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Le Coeur cambriolé

Le Coeur cambriolé

de Gaston Leroux

Chapitre 1 Mes fiançailles avec Cordélia

Nos parents nous avaient fiancés dès notre plus jeune âge. Quand j’avais douze ans et qu’elle en avait huit,on disait déjà, autour de nous, que nous formions un couple charmant, et nos mères nous admiraient. Nous aurions voulu nous marier tout de suite, tant nous nous aimions. Nous étions cousins germains et nos familles nous réunissaient pendant les vacances. À cette époque, Cordélia m’avait déjà donné son cœur, son petit cœur de huit ans.

Moi, j’étais un très grand garçon pour mon âge, d’un blond presque roux, très fort, enragé de sport, paresseux à l’étude. La vie au grand air était la seule qui me convînt. J’en avais donné le goût à Cordélia, qui avait plutôt un penchant pour la lecture et les arts. Sa mère était italienne. Mon oncle l’avait épousée au cours d’un voyage d’affaires qu’il avait fait à Turin. À huit ans, Cordélia était déjà bonne musicienne, mais elle nous étonnait surtout par sa facilité à dessiner ou à peindre ce qui la frappait ou l’intéressait. Pour moi tout ce qui sortait des mains de Cordélia me paraissait un miracle.

Je ne l’en aimais que davantage et je ne luimarchandais pas mon admiration. C’est moi qui lui appris à monter àcheval. Elle était intrépide. Quelquefois, elle me faisait peur,mais je n’avais qu’à la suivre : elle faisait de moi tout cequ’elle voulait. Je n’ai jamais été un rêveur ; soudain elleme disait : « Rêvons ! »… et je faisais à côtéd’elle le rêveur, c’est-à-dire que je me taisais. Puis elle meregardait d’un drôle d’air et éclatait de rire en me disant :« Embrasse-moi ! » Je voulais l’embrasser, elle sesauvait.

On s’est amusé comme cela jusqu’à mes dix-neufans. J’étais devenu un grand gaillard avec des taches de rousseur.Elle me trouvait le plus beau des hommes. Elle m’a toujours trouvéle plus beau des hommes. Quant à elle, elle était devenue quelquechose d’ineffable. Sa finesse de petite fille mutine présentait,maintenant, une ligne idéale pleine de noblesse et d’agrément. Ellen’était ni brune ni blonde ; elle avait une couleur de cheveuxbien à elle, que j’appelais de la vapeur de cheveux. Elle avait desyeux verts pailletés d’or, qui changeaient de nuances à chaqueinstant. La jolie taille ! Elle était souple comme une liane,ainsi que l’on dit couramment, mais point fragile.

Nous continuions à jouer comme desenfants.

Cependant, un jour, nous nous prîmes la mainet nous allâmes ainsi, de compagnie, demander à nos parents de nousmarier sans plus tarder. Nous avions une folle envie de faire unvoyage de noces à cheval. À notre grand désespoir, on ne voulut pasnous écouter. On remit le voyage à cheval à cinq ans de là et l’onme fit partir pour l’Amérique, ce qui me parut une amère dérisionet bien cruelle. Puis je fis mon service militaire. Puis l’on merenvoya en Amérique.

Chapitre 2Le petit portrait

Mon père, qui était dans les aciers, avaitdessein de me prendre dans ses affaires, mais, auparavant, iltenait à ce que je fisse un stage complet dans un de ces Institutstechnologiques des États-Unis où l’on est censé apprendre tout cequi peut être utile à un ouvrier et à un ingénieur, mais où,spécialement et glorieusement, on pratique tous les sports. Je puisdire que j’étais l’orgueil de l’Institution, bien que le pluscancre. La boxe, le tennis, le golf, l’équitation, la natation,l’aviron me distrayaient avec violence de la pensée de Cordéliasans m’en détacher jamais.

Je comptais les mois qui me séparaient dubonheur attendu. Entre-temps, mon père et ma mère étaient mortspresque en même temps au cours d’une épidémie d’influenza, comme ondisait alors. J’accomplissais leur volonté, en ne précipitant pointles événements. C’était leur idée que je ne me mariasse point avantque j’eusse atteint mes vingt-quatre ans. Je ne voulais pas lescontrarier, surtout après leur mort.

Mon oncle, en ces circonstances cruelles, futparfait pour moi. Il s’occupa de toutes mes affaires. Je n’eusaucun ennui bien que mes parents me laissassent une grossefortune.

Il me demanda si je voulais prendre la suitedes affaires de mon père. Je lui répondis que je n’y aurais pointmanqué si cela avait été nécessaire, mais que, puisque j’étaissuffisamment riche pour faire le bonheur de Cordélia et le mien,j’avais décidé de vivre le mieux possible de nos rentes. Il merépliqua que je m’ennuierais si je ne travaillais point. Je luirépondis encore que je m’étais quelquefois ennuyé quand jetravaillais, mais jamais quand je ne travaillais point. Mon oncleavait les idées d’un autre âge, qui n’a pas connu tout ce dont lavie d’aujourd’hui est pleine : je veux parler du mouvement,qui donne la santé et la beauté. Un athlète ne s’ennuie pas.

Du reste, le raisonnement que je tiens là, surle travail, n’est point nécessairement celui d’un« sports-man ». J’ai entendu un homme d’une grandeintelligence, un homme de lettres (c’était un romancier quitravaillait dix heures par jour) affirmer qu’il avait horreur dutravail, parce que le travail, en absorbant le meilleur de sontemps, l’empêchait de voir la vie, occupation prodigieuse,spectacle où ne s’ennuient que les imbéciles. Il considérait letravail comme une basse nécessité à laquelle l’humanité avait étécondamnée pour on ne sait quel crime et il disait que ceux deshumains qui, par un sourire des dieux, en ayant été affranchis, leréclament à nouveau parce qu’ils trouvent les heures trop longues,méritent un châtiment éternel.

Et, moi, je suis de cet avis etj’ajoute : « S’ils s’ennuient, qu’ils fassent dufootball, sacrebleu !… »

Enfin, j’atteignis mes vingt-quatre ans et jepris le paquebot pour Le Havre. Je m’imaginais déjà Cordéliam’attendant au bout de la jetée. Il y avait dix-huit mois que je nel’avais revue. Nous n’avions cessé de nous écrire dans la plusgrande liberté. Cependant, dans la dernière période de mon séjourlà-bas, j’avais cru m’apercevoir qu’il y avait quelque chose dechangé en elle.

Son cœur, certes, était resté le même pourmoi, mais sa pensée devenait incertaine, autant dire que je necomprenais point tout ce qu’elle me mettait dans ses lettres. J’aidit que Cordélia avait toujours eu du penchant pour les arts, et,particulièrement, pour la peinture. Eh bien, c’est à propos d’unpetit tableau qu’elle m’avait envoyé (mon portrait fait de mémoire,que je trouvais magnifique) qu’elle m’écrivit des chosesextraordinaires, que je qualifiai avec mépris, et sans trop savoirpourquoi, de « déliquescentes », enfin appartenant à undomaine dans lequel on n’avait pas l’habitude de se promener à monInstitut technologique.

Je me disais : Cordélia pensetrop ! Il est temps que j’arrive. Ce que je vais luifaire lâcher ses livres, sa peinture et sa musique ! ethop ! à cheval ! comme dans le bon vieux temps !

Mais revenons à ce petit portrait, à propos dequoi je vais sortir « mes notes »… Certes ! je n’airien du monsieur qui écrit au jour le jour ses mémoires.. Mais jesuis très heureux d’avoir toutes ces notes et voici comment ellesont été prises, presque sans que je m’en doute, et comment ellesont été conservées. J’ai beaucoup d’ordre et j’ai toujours tenu uncompte exact de mes dépenses. Tous mes petits registres, je les aiencore. Or, le soir, après avoir fait mes comptes de la journée, jerestais là devant mon total à rêver de Cordélia et, quelquefois, jene refermais point le livre sans y avoir consigné quelque pensée àson adresse ou quelques réflexions à propos de sa dernièrelettre.

C’était souvent très simple. Ainsi, je lis,sur le compte de la journée du 25 avril 19… (35 dollars, 10cents… Chère Cordélia, nous aurons de beauxenfants !) ou encore quelque chose de plus simple encore…le 30 mai de la même année (25 dollars, 10 pence… Chère, chère,chère Cordélia !) Et voici les notes à propos du petitportrait : « J’ai reçu, aujourd’hui, mon portrait, peintpar Cordélia. Il est frappant de ressemblance. Rien n’y manque, pasmême la marque que j’ai gardée sous le sourcil droit d’une chutemalheureuse que je fis sur l’angle d’une marche quand j’avais huitans. Je perdis alors du sang en abondance et je me rappelle ledésespoir de Cordélia qui jouait avec moi. Je suis sûr qu’enretraçant cette petite cicatrice, Cordélia s’est souvenue de cetteheure néfaste avec émotion. Chère, chère Cordélia ! »

Et c’est un mois plus tard que j’inscris lanote suivante : « Qu’arrive-t-il ? J’ai reçu unelettre de Cordélia à laquelle je ne comprends rien ! Elle meréclame mon portrait. Elle trouve cette peinture indigne. Je n’aipas bien saisi si elle estimait qu’elle fût indigne d’elle ouindigne de moi. Enfin, elle prétend que tout en me ressemblant,cela ne me ressemble pas !… Quel est cecharabia ? »

Et, toujours à propos de ce portrait que je megardai bien, du reste, de lui renvoyer parce qu’il me plaisait àmoi, beaucoup, je lis encore : « Cordélia m’écrit, que jedevrais comprendre qu’il y a autre chose à mettre dans un portraitque les lignes de la figure, par exemple le dessin del’âme et que, tant que l’on n’a pas dessiné l’âme dans unportrait, on n’a rien dessiné du tout ! »

Eh bien, non, je ne comprends pas comment ellepourrait dessiner mon âme, qui est une chose essentiellementinvisible ! Si elle veut dire par là qu’il est nécessaire demettre de la vie dans un visage, je suis de son avis et il suffitpour cela d’un certain point éclatant et bien placé dansl’œil ; mais dessiner l’âme ?… je vais luidemander des explications…

Je passe quelques autres notes, qui relatentmon étonnement, toujours à propos des lettres de Cordélia qui, dureste, se faisaient de plus en plus rares et de plus en pluscourtes. J’ai hâte d’arriver au Havre. M’y voici.

Hélas ! Cordélia ne m’attendait pas surla jetée…

En revanche, un vieux domestique de mon onclevint au-devant de moi sur le Titan, qui est un petitremorqueur faisant le service du pilotage et de la poste etj’appris que Cordélia et son père étaient partis l’avant-veille« pour un voyage pressé à l’étranger ».

Bien que très endurci par les sports, je nepus retenir mes larmes, car cette nouvelle était si inattendue etcoïncidait si peu avec mes désirs que j’eus le pressentiment d’unmalheur irréparable.

Chapitre 3Vascoeuil et Hennequeville

Non point que je misse en doute le moins dumonde l’amour de Cordélia, mais j’imaginais que mon oncle nevoulait plus de ce mariage et qu’il avait arrangé l’événement pourque je comprisse de moi-même une chose qu’il aurait eu trop depeine à m’exprimer.

– Ils sont partis pour longtemps ?demandai-je d’une voix qui tremblait.

Le vieux Surdon, le domestique, qui n’avaitjamais été bavard, me fit comprendre par un signe qu’il n’en savaitrien.

– Et où sont-ils allés ?

Un autre signe du même genre que le premieracheva de me désespérer. Cependant, Surdon, sans se presser,sortait une lettre de la poche intérieure de sa veste. Je la luiarrachai des mains ; je décachetai et je lus : « Moncher neveu, nous sommes dans l’obligation soudaine de partir pourl’étranger. Il s’agit d’une affaire de la plus haute importance,comme tu peux le penser. Nous ferons notre absence aussi courte quepossible ; cependant je ne prévois guère que nous puissionsêtre de retour avant deux mois. Nous te ferons parvenir souvent denos nouvelles par voie indirecte parce que je tiens à ce que tusois le seul à savoir où nous sommes. Surtout, garde le secret pourtout le monde. Ne t’inquiète de rien : Cordélia t’aimetoujours. Vous serez mariés avant la fin de l’année…Attends-nous à Vascoeuil, où j’envoie mes gens. Surdont’appartient. »

Cette lettre, en même temps qu’elle merassurait sur les intentions de mon oncle (« Vous serez mariésavant la fin de l’année ») me troublait singulièrement en cequi concernait Cordélia (« Cordélia t’aimetoujours ! ») Est-ce qu’il avait besoin de mettrecela ? Enfin, elle me remplissait d’inquiétude pour beaucoupde raisons. Qu’est-ce que signifiait ce voyage mystérieux, etpourquoi des nouvelles indirectes ?… Mais surtout,pourquoi m’envoyait-on à Vascoeuil ?…

Tous les ans, mon oncle et Cordélia passaientleur été à Hennequeville, où ils avaient, sur la route de Honfleur,une magnifique propriété, le Clos Normand, qui était une grandemachine toute neuve, je veux dire datant d’une quinzaine d’annéesau plus et où nous trouvions la chose la plus importante dumonde : le confort moderne tandis que Vascoeuil, où nous nousrendions une fois l’an, à l’ouverture de la chasse, n’était qu’unegrande maison campagnarde qui ne manquait certes point d’allure,mais fort vétuste et où l’on manquait de tout.

Ce manoir m’avait toujours produit un effetdes plus bizarres avec ses grands murs pâles, sa tour de coin semirant dans les eaux froides de la rivière, son immense courabandonnée, ses communs délabrés et, par-derrière, son parc malentretenu, dont les allées moussues avaient une odeur de mort.

Les salles intérieures, avec leurs peintureseffacées, leurs glaces sans tain, me semblaient être habitées pardes ombres que notre visite annuelle dérangeait. Je n’ai jamais cruaux fantômes, mais Vascoeuil m’a toujours fâcheusementimpressionné.

Chose étrange, Cordélia s’y plaisait assez, ytrouvant « de la poésie » ; quand j’analyse messentiments, je crois pouvoir expliquer ce malaise que Vascoeuil mecausait, par le fait qu’étant d’une santé robuste et d’un espritparfaitement sain, je trouvais insupportable tout ce qui, autour demoi, ne se présentait pas avec les mêmes vertus de solidité.Vascoeuil n’était pas une chose « bien portante ». Celasuffisait à me le faire prendre en grippe.

Que fut-ce lorsque je m’y retrouvai sansCordélia, avec le vieux Surdon et sa femme Mathilde ?

J’ai dit que Surdon n’avait jamais été bavard,mais Mathilde avait toujours eu la langue bien pendue. Elle nousavait connus tout petits et nous aimait beaucoup ; depuis desannées, elle se réjouissait de notre mariage. Je ne fus pas plustôt arrivé, que, la prenant à l’écart, je lui demandai sans détourtout ce que cela signifiait.

Elle poussa un soupir et se sauva, je couruset la rattrapai par sa jupe. Elle se mit à pleurer :

– Monsieur Hector, me dit-elle, en semouchant, je vous jure qu’il n’y a rien. C’est une idée du maîtred’habiter ici. Il ne nous a pas consultés, bien sûr !

– Eh bien, si cela lui plaît, qu’il y vienneau lieu de courir l’Europe et de me priver de Cordélia. Quant àmoi, je m’en vais !

– Et où donc ?

– À Hennequeville !

Je n’eus pas plus tôt prononcé ces derniersmots que Mathilde montra une agitation extrême. « Non !Non ! Il ne faut pas aller à Hennequeville ! Monsieur neserait pas content ! C’est une idée qu’il a commeça ! » C’était une Rouennaise, du quartier de Darne’tal.C’est têtu et madré. Je compris que je n’en tirerais rien. Mais jerésolus d’aller à Hennequeville. J’y fus dès le lendemain. J’yarrivai vers six heures du soir. Mon Dieu ! que cette campagneme plaisait et que ce domaine avait d’agrément ! Ah !certes ! avec la verdure lustrée de ses plantureux herbages,l’encadrement odoriférant de ses haies en fleurs, Hennequevillen’avait rien de fantomatique… et, cependant, quand j’aperçus tout àcoup, au détour du chemin, la maison fermée, mon cœur se remplitd’angoisse. Jamais la belle demeure ne m’avait accueilli avec unpareil visage de bois. Quelle étrange impression je reçus de sespersiennes closes et de ses portes verrouillées !… Combienj’étais loin de l’accueil de jadis ! où étaient-ils les rireset les baisers de Cordélia sur ce seuil chéri ? Aucun échod’autrefois. La maison ne me connaissait plus. J’appesantis monfront sur la grille et je restai là des moments que je ne sauraismesurer, en proie à la plus sombre mélancolie.

Le soir était tombé sur ces entrefaites etquand je relevai la tête, je ne fus pas peu étonné d’apercevoir àquelques pas de moi une ombre qui eût pu me paraître être mon ombretant son geste reproduisait le mien. Elle aussi poussa un soupir.J’en fus comme saisi d’effroi…

Mais mon étonnement ne fit que grandir quandj’entendis cette ombre exprimer tout haut ce que je ressentais toutbas ; en des termes que je ne saurais reproduire exactement,mais qui traduisaient admirablement ma pensée, l’ombre expliquaitqu’il était impossible à une âmedouée de quelquesensibilité de passer devant ce joli domaine sans s’y arrêter, aumoins le temps de regretter que toute la vie d’élégance et deplaisir pour laquelle il avait été créé parût s’en être enfuie pourtoujours.

À quoi, un peu interloqué, je répondis, en mementant à moi-même (car, je le répète, mon impression avait été lamême que celle de l’ombre)… je répondis qu’il n’y avait aucuneraison pour que cette demeure, momentanément close, ne se rouvrîtpoint quelque jour et ne se remplît à nouveau de bruits joyeux…Mais l’ombre poussa encore un soupir, secoua la tête, prononça unmot qui me fit frissonner : jamais !… et,glissant derrière le mur, disparut…

Je quittai ces lieux, plus triste que je n’yétais venu. Cette singulière rencontre avec un étranger quiparaissait animé d’une émotion étrangement sœur de la miennem’avait « bouleversé » à un point dont je ne me rendispoint compte tout d’abord ; mais, en descendant la côte qui meramenait dans la vallée de la Touques, je crus reconnaître devantmoi l’ombre qui avait parlé tout haut à mes côtés et je me mis àcourir pour la rattraper.

Je la rejoignis devant un cabaret dont laporte entrouverte laissait passer une bien pauvre lumière,suffisante cependant pour que je pusse distinguer quelques traitsdu personnage qui se retourna à mon approche. Ce qui me frappa toutde suite en lui, en dehors de sa beauté certaine, ce furent sesyeux, ou plutôt leur éclat. Ils paraissaient brûler dans lanuit.

Il n’y a que certains yeux d’albinos pourm’avoir produit un effet approchant ou encore les yeux des chatsqui distinguent, la nuit, des choses que nous n’apercevons point.L’homme était sorti de la lumière, que je voyais encore ses yeuxbrûler sur la route.

Je voulus lui parler, mais je n’en euspoint la force.

Je restai là, comme étourdi, pendant qu’ils’éloignait. L’air frais du large vint, heureusement, me balayer lefront. Quelqu’un me parla. C’était le cabaretier. J’entrai chezlui. Je lui demandai s’il connaissait l’homme qui venait de passerdevant sa porte. Il me répondit que c’était un peintre célèbre enAngleterre et que l’on disait de lui, dans ce pays-ci, qu’il étaitun peu toqué.

Chapitre 4Le mariage d’Hector et de Cordélia

Quand je revins à Vascoeuil, une lettre m’yattendait. Elle venait de Paris et je ne connaissais pointl’écriture de la suscription. Dans l’enveloppe, je trouvai un motde mon oncle, qui m’écrivait à la hâte du fond du Tyrol.

Le Tyrol ! On ne va point dans le Tyrolpour affaires !

Quelle raison avait-il de se promener dans leTyrol avec Cordélia pendant que je les attendais dans cette tristemaison ? Il ne m’en disait rien. Il me donnait uneadresse :

« Écris-nous le plus souvent possible, medisait-il, écris-nous tous les jours. En attendant notre retour, jevais te donner de quoi t’occuper. Tu vas remettre Vascoeuil à neufavec « tout le confort moderne ». Je m’en rapporte à toi.Meuble-le comme il te plaira. Il vous appartient à Cordélia et àtoi. Je le dépose dans la corbeille de noces. C’est à Vascoeuil quevous vous marierez. Je sais que la propriété ne t’a jamais beaucoupséduit ! Fais en sorte qu’elle te plaise. Mais ne touche pasau parc. Ce sera l’affaire de Cordélia. Elle a des idées là-dessus.Nous t’embrassons fort. »

Et pas un mot de la main de ma fiancée !Pourquoi ne m’écrivait-elle pas ? Est-ce qu’elle ne m’aimaitplus ? Depuis le voyage à Hennequeville, sans savoirexactement pourquoi, je ne cessais de me poser cette horriblequestion.

J’écrivis là-dessus à mon oncle et l’entretinsde mon inquiétude.

Je lui déclarai que j’étais incapable dem’occuper de quoi que ce fût au monde avant de savoir à quoi m’entenir sur l’amour de Cordélia et que je ne pourrais êtretranquillisé que par elle-même.

Je restai quinze jours sans réponse. Je passaices deux semaines comme une brute à attendre le facteur… Je faisaispitié à Surdon et à sa femme qui essayaient par instants de me« raisonner » et que je n’entendais même point. Enfin, lalettre arriva. Toujours l’enveloppe de Paris. Comme jel’arrachai !

Une lettre de Cordélia… c’est-à-dire uneligne… « Mais oui, je t’aime toujours, mon bon Hector !…Je n’ai jamais cessé de t’aimer… En voilà des idées !…Deviens-tu fou ?… À bientôt, mon cher mari ! »

Eh bien, voilà une lettre qui ne me contentapoint du tout… « Je t’aime toujours mon bon Hector » meparaissait comme une sorte d’emplâtre sur ma douleur ; cen’était point ce que je demandais. Et même « à bientôt, moncher mari » ne me réchauffait nullement.

J’écrivis à Cordélia toute ma détresse. Surmon papier, je pleurai comme un gosse en lui rappelant nos sermentset je l’assurai que je préférais mourir de désespoir que deconduire à l’autel une Cordélia qui ne m’aimât plus autant que dansce moment-là.

Alors, oh ! alors, quelques jours plustard, je reçus huit pages de Cordélia… huit grandes pages, qui,cette fois, me firent pleurer de bonheur. J’y trouvai ma petitecompagne d’autrefois avec toute sa fraîcheur, sa spontanéité, sajoie de vivre à mes côtés, ses malices adorables. Elle semblaits’être replongée dans le passé avec une frénésie qu’elle voulait mefaire partager. Elle n’y eut point de mal.

Et puis, brusquement, après d’aussi cherssouvenirs, elle parla du présent avec une confiance qui me renditsur l’heure ma belle santé physique et morale. Elle se promettaitdes joies enfantines de notre mariage. Elle me parlait de notreinstallation à Vascoeuil avec des détails qui me le firentsubitement aimer. Elle me disait :

« Tu verras comme Vascoeuil sera joliquand nous l’aurons arrangé à notre goût tous les deux. Tu vascourir à Paris et tu achèteras tout ce que je vais te dire (ici laliste des achats). II faut que tout soit prêt à notre retour, carpapa veut nous marier tout de suite. Ce n’est pas moi qui lecontrarierai. Ah ! pendant que j’y pense : ne touche pasau parc ; tu ne l’as jamais compris. Il a sa beautéparticulière que je me réserve de mettre en valeur. J’en ferai lejardin de Pelléas et de Mélisande. Nous nous y promènerons dans nosheures de mélancolie, car on a beau être heureux, on a des heuresde mélancolie, ce qui n’est, du reste, pas désagréable du tout. Enattendant ces moments-là, je voudrais que nous fassions notrevoyage de noces à cheval, comme deux fous. Tu te rappelles que nousavions rêvé d’un voyage pareil quand nous étions tout petits et quenous nous moquions des bourgeois qui prenaient le train ! Maistu verras que nous prendrons le train comme tout le monde…Qu’est-ce que cela fait si, au bout du train, il y a unegondole ? Nous irons à Venise. Ça, ça a toujours été entendu.Le Tyrol est affreux. Il n’y a là que des montagnes et je détesteles montagnes, surtout quand elles me séparent detoi ! »

Et, pendant huit pages, cela continuait ainsi.Chère, chère, chère Cordélia ! Comment pouvais-je douter detoi ! de ton cher petit cœur, de ton cher petit cœur !…Vite ! vite ! à l’ouvrage ! À moi les maçons, lespeintres et « tout le tremblement ! » comme dit mononcle.

J’activai le zèle de tous par ma bonne humeuret mes largesses. J’étais fait moi-même comme un gâcheur de plâtre,et Surdon en riait silencieusement quand il me tendait la bolée decidre doré que j’avalais d’un trait pour montrer aux autres quel’on pouvait faire honneur aux brocs.

J’avais bien fait de me presser. Mon oncle etCordélia arrivèrent huit jours plus tôt qu’ils ne l’avaientannoncé. Je les attendais vers le 8 octobre et ils débarquèrent àVascoeuil fin septembre. Tout n’était pas fini.

Cordélia me trouva au haut d’une échelle,posant le papier de son boudoir. Je tombai dans ses bras. Elle mesupporta très bien en disant : « Dieu, qu’il estlaid ! » J’eus un mouvement qui déchaîna son rire.J’avais cru qu’elle parlait de moi et il ne s’agissait que dupapier. Il n’en fallut pas davantage pour nous mettre dans unegaieté qui attira mon oncle.

Il nous bénit, nous embrassa, nous rembrassa,nous rebénit, nous conta qu’il s’était marié lui-même dans cettemaison, que Cordélia y était née, que nos enfants y naîtraient etnos petits-enfants aussi. À quoi Cordélia, qui ne l’écoutait pas,répliquait :

– Dieu ! que ça sent bon la peintureici !… Tiens, vois-tu, papa, maintenant je ne veux plus faireque de la peinture en bâtiment ! Qu’est-ce que tu endis ?

– Je t’approuve, ma fille ! Ah !comme je t’approuve ! Voilà qui est sain !

J’étais un peu étonné de l’entendre parlerainsi. J’avais toujours entendu dire que la santé des peintres enbâtiment courait de grands dangers à cause, je crois, de la céruse…et je présentai l’objection à mon oncle qui me donna une bonne tapedans le dos pour tout réponse.

Quelques instants plus tard, il me disait avecun bon sourire : « Tu es toujours le meilleur des Hector…ne change jamais ! » Je ne savais pas pourquoi il medisait cela, car je n’avais pas l’intention de changer… et puis eny réfléchissant, j’ai compris depuis qu’il devait trouver en moiune simplicité qui lui plaisait, un esprit tranquille et pondéréqui ne cherche point, comme on dit, « midi à quatorzeheures » et qu’il me conseillait, pour notre bonheur à tous,d’en rester là.

Les trois semaines qui suivirent passèrentvite et d’une façon si heureuse que je me les rappelle comme étantles meilleures de ma vie. J’avais chassé de mon esprit toutepréoccupation qui n’avait point de rapport avec les plaisirs de lajournée, lesquels se résumaient pour Cordélia et pour moi à faireenrager tout le monde, à nous cacher derrière les portes, à nouspoursuivre comme des écoliers et à nous embrasser, si bien queCordélia toute rouge, m’écartait gentiment en me disant :« Hector… laisses-en… laisses-en pour demain ! »

Chère, chère, chère Cordélia !

Quand elle était arrivée, je l’avais trouvéeun peu pâlotte, surmenée sans doute par le voyage… maintenant, elleavait repris de belles couleurs. Elle était toujours aussi fine,mais je voyais bien qu’aucune des beautés naturelles de la femme nelui manquait. Je ne saurais comment vous dire cela : pour moi,il n’y avait jamais eu de plus belle femme sur la terre et mon avisn’a point changé là-dessus. Son esprit et son corps, tout étaitdivin. Je ne saurais en dire davantage.

Enfin, le grand jour arriva. Ce fut unecérémonie admirable dont on parla longtemps à Vascoeuil. Le père deCordélia, qui était un grand propriétaire terrien, avait invitétout le département à la mode de son temps ; je veux dire quetous les châteaux des environs étaient représentés à la noce. Il yavait là de grands noms et de grosses fortunes. Tout ce monde futtraité avec magnificence.

Mon oncle eût voulu que la fête durât troisjours, mais il céda aux instances de Cordélia qui déclara que sitous les invités n’étaient point partis à six heures du soir, nousnous en irions. Le déjeuner fut, selon le désir de Cordélia, appelélunch, mais quel lunch !

Tout ceci, du reste, n’était rien encomparaison de ce qui se passait à cinq cents mètres de là, chez leprincipal fermier de mon oncle. On avait dressé des tentes dans unimmense clos et, là-dessous, toute la paysannerie se comportaitpuissamment, comme aux noces de Gamache. Cordélia fit gentiment letour des tables, sans montrer aucun écœurement de cette mangeaille,ce qui me plut beaucoup ; je la suivais comme un toutou.Chacun disait autour de nous : « Ils ne sont pasfiers ! Qu’ils soient heureux ! »

Chapitre 5Le cadeau inattendu

Rentrés au château, nous retrouvâmes toutnotre monde en extase dans la salle où l’on avait exposé lescadeaux. Dieu sait s’il y en avait !

C’est dans ce moment que le vieux Surdonapparut, portant difficilement un grand paquet plat tout enveloppéde toiles et sur lequel on avait épinglé un petit carré de cartonoù l’on pouvait lire exactement ceci :

« Mon cadeau pour le panier denoces »… Il n’y avait pas de signature.

Déjà plusieurs invités avaient lu ets’amusaient du « panier » de noces. Ces rires attirèrentnotre attention. Mon oncle, Cordélia et moi, nous nous approchâmes,dans le moment que des voix impatientes parlaient déjà d’unesurprise et demandaient à la voir tout de suite.

Mon oncle, après avoir lu, releva la tête,très pâle, et regarda Cordélia qui, elle aussi, avait lu. Elleétait devenue toute rouge. Cependant, elle ne se troubla pointdevant le regard de son père et elle sourit même en disant :« C’est bien de lui ; il emploie souvent un mot pourl’autre ; quelquefois même, il le fait avec intention, çal’amuse. Et puis, c’est son écriture ! »

Pour moi, tout ceci était une énigme. Lapâleur du père, la rougeur de la fille, les mots qu’ilséchangeaient, tout commençait à m’inquiéter.

– On pourrait voir ce que c’est ! fis-jeen montrant le paquet apporté par Surdon.

– À quoi bon ? dit mon oncle ; nousverrons cela plus tard !

Quant à Cordélia, elle s’en était allée dansune autre salle.

Alors, je fus pris d’une grande curiosité etj’ouvris le paquet moi-même. Quand les toiles qui l’enfermaientfurent tombées, je ne pus retenir un cri d’admiration et tous ceuxqui étaient autour de moi poussèrent des soupirs d’extase.

C’était un portrait… celui de Cordélia… maisquel portrait !…

C’était une image d’un rayonnementmerveilleux… Elle semblait peinte avec la plus douce des lumières…Il était absolument impossible de comprendre par quel sortilège dela couleur, un être humain, qui ne dispose que de ses pinceaux etde ce qu’il trouve dans ses tubes de plomb, était arrivé à fixersur la toile une figure aussi idéale.

Je n’avais jamais rien vu qui pût me fairesoupçonner un art pareil. J’ai cependant eu l’occasion detraverser, avec le Tout-Paris qui s’en amusait, une ou deuxexpositions de peintures qui s’affirmaient nouvelles etprétendaient à révolutionner l’art. Il y avait là de grandes chosessymboliques ou encore des dessins de fantômes : une grandefarce, quoi ! Je dis les choses tout de go ; tant pispour ceux qui peuvent s’en froisser. Généralement, ces figuress’enveloppaient d’un nuage derrière quoi brillait une lueur bizarreet incertaine.

Mais ici, comprenez bien le miracle… C’étaitla figure elle-même qui était peinte avec des rayons et quirayonnait d’elle-même sans aucun truc intermédiaire.

L’artiste avait réussi à faire voir à l’œil dechair ce que celui-ci ne perçoit généralement point, c’est-à-direla lumière invisible que le corps rayonne autour de lui…Je puis parler de ces choses, maintenant que j’ai acquis la pluscruelle et la plus redoutable expérience dans ce domaine, maisalors je sentais tout cela sans m’en rendre bien compte et il m’eûtété difficile de préciser ma pensée avec des mots quej’ignorais.

Bref, dans ce fulgurant portrait, il semblaitque l’âme de Cordélia venait vous saluer tout d’abord avec unsourire céleste qui précédait ses lèvres de chair…

Ah ! maintenant je comprenais ce qu’ellevoulait dire quand elle m’écrivait « qu’il y a autre chose àmettre dans un portrait que les lignes de la figure : parexemple, le dessin de l’âme ! »…

Elle connaissait certainement alors unepeinture pareille à celle qui nous tenait ce jour en extase etaussi sans doute le maître qui lui envoyait « son petit cadeaupour le panier de mariage »… Il ne m’était pluspossible d’en douter !

Je me penchai sur la toile pour y lire unesignature. J’y trouvai une lettre : « P ».

Mon oncle et Cordélia n’étaient plus là poursatisfaire ma curiosité. Je les cherchai sans les trouver. On medit que ma femme venait de se retirer dans sa chambre pour yprendre quelques minutes de repos.

Nos invités commençaient de prendre congé. Mononcle réapparut. Il n’avait plus cette pâleur qui m’avait frappé.Bien au contraire, il était fort réjoui et très exubérant dans lesadieux qu’il adressait à ses hôtes. Il me regardait de temps entemps et me souriait largement comme s’il eût voulu me faireentendre : « Soyons heureux ! tout vabien ! »

Qu’avait-il donc pu craindre à un moment decette inoubliable journée ?…

Obéissant à ma pensée latente et qui metravaillait ardemment depuis la scène du portrait, je retournaidans la salle des cadeaux. Le tableau avait disparu.

Je demandai au vieux Surdon ce qu’on avaitfait de ce chef-d’œuvre. Il me répondit que, sur l’ordre de« Mademoiselle » – il ne pouvait s’habituer à l’appelerMadame – il avait descendu lui-même le portrait à la cave.

Comme je m’en étonnais, il me répondit quec’était une place toute trouvée pour cette peinture dudiable !

Je l’arrêtai, comme il s’en allait sur cesmots, et je lui dis : « Surdon, tu connais l’homme qui afait cette peinture-là ? » Surdon me regarda, fronça lessourcils et dit : « Monsieur a autre chose à faireaujourd’hui qu’à s’occuper de bêtises pareilles ! »

Il voulait m’échapper, je le retinsencore : « Écoute, Surdon, je ne vais plus te demanderqu’une chose, mais il faut que tu me répondes si tu veux que nousrestions bons amis… Quand je suis allé à Hennequeville, j’ai trouvédevant la grille un homme qui regardait la maison fermée. On m’adit que cet homme était un peintre anglais qui passait pour toquédans le pays ; n’est-ce point le même que celui qui a envoyéaujourd’hui le portrait de ta maîtresse ? »

Mais Surdon, têtu, se détourna, me répondantencore cette phrase qui m’horripilait : « J’ai déjà dit àMonsieur que tout ça, c’étaient des bêtises !… »

J’étais furieux et stupide.

C’était Surdon qui avait raison. J’étais dansun jour où rien ne devait me préoccuper que mon bonheur et voilàque j’interrogeais un domestique en cachette sur des événements quin’avaient certainement plus aucune gravité et que l’on désirait detoute évidence me cacher par amitié pour moi.

Je me retirai d’assez méchante humeur, du côtéde cette partie solitaire du parc que je n’avais jamais aimée,parce que je la trouvais lugubre. Je fus tout étonné moi-même dem’y trouver en proie à des pensées indignes et de Cordélia et demoi. Mais quelqu’un a dit que l’homme est un sot animal.

Sur ces entrefaites, mon oncle s’avança. Ilétait en habit de voyage. Il avait décidé de partir en effet, lesoir même, pour Caen. Il me déclara tout de suite qu’il avait uneconfidence à me faire, que la chose était, du reste, de peud’importance et qu’il ne m’en aurait certainement point parlé siSurdon n’était venu l’entretenir de la curiosité que j’avaismontrée à propos du portrait de Cordélia.

Chapitre 6Patrick

J’étais un peu confus, mais comme il arriveparfois dans les minutes de grande timidité, je me tirai de cemauvais pas par de l’audace.

– Écoutez, mon oncle, il faut m’excuser,fis-je, mais le hasard m’a mis sur la route d’un homme quisoupirait en regardant le château normand, et qui, m’a-t-on dit,était peintre. J’ai pensé qu’il y avait peut-être quelquecorrélation entre ce peintre et le portrait qui nous est arrivétantôt et aussi avec certains événements qui, avant mon mariage,m’ont beaucoup fait souffrir.

– Quels ? demanda-t-il.

– Votre voyage précipité…

– Eh bien, c’est vrai ! et c’est de celaque je veux te parler pour qu’il n’en soit plus jamais questionentre nous. Sache donc que Cordélia rentra un soir au château avecun étranger qu’elle avait découvert dans la cour d’une ferme entrain de peindre je ne sais quelle goton donnant à manger à sespoules. Elle me déclara que cet homme était un artiste unique etqu’elle lui était très reconnaissante qu’il voulût bien faired’elle son élève.

« L’étranger riait de cet enthousiasmejuvénile et se présenta en parfait homme du monde. C’était unAnglais de noble race, un peu bizarre, avec des idées étrangementpersonnelles sur toutes choses. Je ne comprenais point toujours cequ’il disait, mais ses idées séduisaient, pour le moment, Cordélia.Je ne vis aucun inconvénient à ce qu’ils travaillassent tous lesdeux, tantôt au château, tantôt dans les champs. Patrick (tel estle petit nom de ce gentleman, le seul dont il signât ses œuvres),habitait, dans les environs, un cottage sur la lisière de la forêtde Touques.

« J’étais, à ce moment, très occupé parune affaire qui m’obligeait à faire souvent le voyage de Paris… etje ne m’aper­cevais point des changements qui s’opéraient enCordélia.

« Ce furent Surdon et sa femme qui mesignalèrent que la petite ne riait plus, ne jouait plus à lafermière, ne montait plus à cheval, passait tout son temps àpeindre ou à lire, ou à rêver, ne sortait que lorsque l’étrangerlui avait donné un rendez-vous d’études dans quelque coin decampagne d’où elle revenait pensive et muette.

« Je considérai alors Cordélia et je fusstupéfait de lui voir un visage nouveau, aussi grave qu’il étaitnaguère enjoué, avec un regard singulier qui ne fixait rien, quisemblait voir des choses absentes. Je me fis d’amers reproches surmon imprudence et sur ma négligence. Cependant, je ne dis rien pourmieux observer. Je dus me rendre compte tout de suite que Cordéliane vivait plus que par la pensée de ce Patrick…

– Ah ! mon Dieu ! soupirai-je… voilàbien ce que je craignais d’apprendre…

– Ne soupire pas ainsi, continua mon oncle, nesoupire pas ainsi, car tu vas voir que toute cette histoire n’aaucune importance… Sais-tu à qui Cordélia avait affaire ?

– À un drôle ! déclarai-je.

– Tout simplement, à une espèce de charlatanqui lui faisait prendre des vessies pour des lanternes, qui luiracontait des histoires à dormir debout sur sa puissancepsychique et un tas d’autres balançoires qui avaient fini par luitourner la tête…

– Mais m’aimait-elle toujours ?

– Je crois bien qu’elle t’aimait toujours…seulement elle ne voulait plus se marier !

– Ah ! mon Dieu ! soupirai-je…

– Je vais te dire comment les choses se sontpassées et tu verras que cela n’a aucune importance…

– Pardon, mon oncle… pardon ! Je voisbien maintenant que tout ce que vous me dites là est fortimportant !… Je n’aurais même jamais pensé que ça avait étéaussi important que cela !…

– Ah, ça ! mon garçon, tu me fais hausserles épaules. Es-tu un homme, oui ou non ? n’es-tu point mariéà une jeune femme que tu adores et qui t’aime, elle, depuis qu’ellea ouvert les yeux ?… S’il est encore question de cet illuminéde Patrick demain matin, que le diable m’emporte !… je ne teserre plus la main !… Écoute-moi donc, car il faut en finir…je venais de découvrir dans un meuble de l’atelier de Cordéliatoute une correspondance secrète entre elle et Patrick…

– Eh bien, il ne manquait plus queça !

– Cette correspondance, continua mon oncle,était ce que ces gens-là appellent une correspondanced’âmes… Et je te prie de croire, mon bon Hector, que ce n’estpoint ce commerce psychique, comme ils disent, qui me feragrand-père un de ces quatre matins… Presque en même temps que cecharabia, je trouvai dans la chambre de Cordélia une nouvellebibliothèque pleine de livres magiques !… Oui, unebibliothèque de sciences occultes… Des bouquins invraisemblablessur le monde invisible, sur les visages et les âmes, tuvois ça d’ici : « les visages et les âmes »…Ah ! et un livre illustré sur les stigmatisées, les médiums etles thaumaturges !… Est-ce que je sais ? est-ce que jesais ?… Mon petit, pour te prouver que tout ceci n’avaitaucune importance, sache que ce Patrick, je n’ai même pas eu besoinde le voir, pas eu besoin de le chasser !… Tout est venu, etle plus naturellement du monde, de Cordélia, qui n’a jamais été unetoquée et qui s’est rendu compte elle-même du danger qu’ellecourait à écouter ce saltimbanque… Comme elle me surprit au milieude sa bibliothèque dévastée et devant les lettres de Patrick, ellese jeta à mon cou avec un grand cri : « Papa !sauve-moi ! »

– Chère ! chère ! chèreCordélia ! ne puis-je m’empêcher de m’exclamer… Je laretrouve ! Je la retrouve bien là !

– Oui, je vais te sauver de ce fou, maCordélia, repartit mon oncle à sa fille : Hector arrivebientôt d’Amérique ; je vais vous marier !… Et c’estalors, mon cher Hector, qu’elle me dit : « Mais je nepeux plus me marier avec Hector ! Patrick me l’adéfendu ! »

– Ah ! oui, fis-je suffoqué à nouveau…Ah ! oui… pas possible !… En vérité ! ce Patrick luidéfendait de se marier avec moi !…

– Oui, elle prétendait qu’elle étaitmoralement obligée d’obéir à Patrick… que sa pensée luiappartenait !

– Sa pensée lui appartenait ! Eh bien,voilà qui est plus fort que tout, par exemple ! Et qu’est-ceque vous lui avez répondu, je vous prie, mon oncle ?

– Je lui ai répondu : « Fais tamalle, ma chérie, nous allons aller nous promener dans un coin del’Europe où nous ne risquerons pas de rencontrer ce joli monsieuret surtout pas de correspondance !… Nous reparlerons de toutcela dans deux mois !… » Eh bien, conclut mon oncle, nouspartîmes, comme tu le sais, et nous n’eûmes pas besoin d’attendredeux mois… Au bout de six semaines, Patrick était oublié etCordélia ne pensait plus qu’à toi !… Et maintenant, mon cherenfant, je t’embrasse !… Cordélia t’appartient, j’espère quetu n’auras pas de mal à la garder ! Rends-la heureuse,sacrebleu !…

Sur quoi, il me serra dans ses bras àm’étouffer et partit en répétant dans sa moustache :« Des histoires à dormir debout ! Des histoires àdormir debout ! »

Quand je rentrai au château, Mathilde, lafemme du vieux Surdon, me dit que sa maîtresse m’attendait dans sonappartement. En y pénétrant j’y trouvai, tout servi, un petitsouper fin au champagne qui n’était pas du luxe, car, nous autres,nous n’avions rien mangé ou à peu près ; tout notre tempsayant été employé à embrasser les gens ou à leur rendre leurspolitesses.

La table avait été dressée dans le boudoir. Laporte de la chambre de Cordélia était restée fermée. J’étais commeune grande bête. Je n’osais frapper, et je me mis à tousser enregardant stupidement le papier que j’avais collé moi-même sur lesmurs.

À ce moment, la porte s’entrouvrit toutdoucement et j’entendis la voix rieuse de Cordélia qui disaitencore : « Dieu ! qu’il est laid ! Dieu !qu’il est laid ! » Je me retournai en riant aussi, car,cette fois, je savais bien qu’il n’était pas question de moi.

Je fus étonné de voir Cordélia tout enveloppéed’une fourrure :

– Ah ! mon Dieu, m’écriai-je, aurais-tuattrapé froid ?

– Je n’ai pas attrapé froid, medit-elle. J’ai froid. Tu ne trouves pas qu’il fait un froid deloup ?

Je crus à une plaisanterie, car, en vérité, lajournée avait été exceptionnellement chaude pour la saison et il yavait dans le boudoir un bon petit feu de bois dont je me seraisparfaitement passé.

– Cordélia, fis-je, tu sais que cette zibelinete va très bien et tu fais la coquette. Ce n’est pas moi qui m’enplaindrai ; mais tu vas étouffer là-dessous.

Elle me répondit en frissonnant et en appelantMathilde pour qu’elle remît du bois dans la cheminée.

Je devins triste, car je la crus réellementmalade.

– Je t’affirme que je n’ai rien, fit-elle, del’air le plus naturel. J’ai un peu froid. Cela arrive à tout lemonde d’avoir un peu froid. Je te défends de t’affliger ; jene peux pas dire que j’ai chaud quand j’ai froid ! queltyran ! Eh bien, le ménage commence bien !s’exclama-t-elle de la façon la plus drôle en m’embrassant devantMathilde qui n’en parut pas autrement gênée, habituée qu’elle étaità nous voir nous embrasser depuis beau temps !…

Ce fut Cordélia qui mit Mathilde à la porte.Elle me demanda tout de suite :

– Qu’est-ce que papa t’a raconté ?… Vousvous êtes promenés plus d’une demi-heure dans ce parc que tudétestes… qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

– Écoute, Cordélia, il m’a raconté des chosessans importance. Mangeons. Tu n’as pas faim, toi ?

– Oh ! si… mais tu sais, tu peux me diretout ce qu’il t’a dit ! C’est moi qui l’ai envoyé verstoi !… je voulais que tu saches tout, mon chéri, avant que tune montes me retrouver ici… Crois-tu que tout ça c’est desbêtises !… dis, mon chéri… dis-moi que tu mepardonnes…

Ah ! si je lui pardonnais !… chère,chère, chère Cordélia !… Elle continuait, en découpant lagalantine truffée :

– Quand j’y pense maintenant, je me trouvetout à fait stupide, mais c’était un être si bizarre… Il m’avaitcomme étourdie, en vérité !…

– N’en parlons plus, suppliai-je, n’en parlonsplus !

– Tu devrais être heureux que je t’en parle,Hector, avec cette tranquillité… Cela prouve que j’en suis bienguérie !… Et je te prie de croire que cela me fait aumoins autant de plaisir qu’à toi !… Vois-tu, le psychisme,l’hypnotisme, la magie, il ne faut pas y toucher… On se monte latête, on ne s’appartient plus ! C’est une vraie maladie…Comment trouves-tu la galantine ? Eh bien ! verse-moidonc du champagne !… Et embrasse-moi !… À quoipenses-tu ?… Ah ! mais, ce n’est pas toi qui vas penser àPatrick, maintenant ?… Tiens ! cela m’a fait tout drôlede prononcer son nom !

Là-dessus, elle frissonna encore :

– Je t’assure, Hector, qu’il y a quelque partun courant d’air.

– Non, ma chérie, toutes les portes sontfermées…

– Un courant d’air glacé !…

Elle claquait des dents. Je me levai dans uneinquiétude sans nom. Et tout à coup, sous mes yeux, je la vispâlir…

– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il ya ? Cordélia, mon amour !…

– Je vois maintenant ce que c’est, fit-elle ens’enveloppant plus étroitement dans sa fourrure… c’est leportrait !

– Comment, le portrait ?

– Oui, le portrait que m’a envoyé Patrick etque j’ai fait descendre à la cave…

– Eh bien ?

– Eh bien, le portrait afroid !…

Cette phrase était de l’hébreu pour moi et mesyeux, démesurément ouverts, attestaient non seulement monincompréhension, mais encore mon inquiétude.

– Tu ne comprends pas, tu ne peux pascomprendre, prononça Cordélia d’une voix blanche. C’est ce qu’ilsappellent l’extériorisation de la sensibilité. Ilsaffirment que de grands savants ont fait là-dessus des expériencesconcluantes, Ainsi, le célèbre M. de Rochas a trouvéscientifiquementque l’on peut prendre la sensibilité d’unsujet, la transporter dans un verre d’eau, et faire souffrir lesujet en enfonçant une épingle dans l’eau de ce verre !

Je me levai littéralement épouvanté par lecalme avec lequel Cordélia me débitait ce que je croyais être alorsdes « sornettes du diable ».

– Deviens-tu folle, Cordélia ?… Tu necrois pas à de pareilles stupidités ?… Dis !… dis !…mais parle donc !

– J’ai froid ! répliqua-t-elle d’une voixde plus en plus blanche, lointaine, j’ai froid à monportrait !… Je vois que je vais attraper mal si on laissele portrait dans la cave !… Et puis, c’est très mal d’avoirdescendu ce portrait à la cave ! Il ne doit pas êtrecontent !

Je pensai alors, avec une grande pitié, que maCordélia n’était point aussi guérie qu’elle le disait de sonétrange maladie, et c’est les larmes aux yeux que je luiproposai :

– Où veux-tu qu’on le mette, leportrait ?… Je ne veux pas te contrarier pour une bêtisepareille !…

– Où tu voudras ! où tu voudras !mais ne le laisse pas dans cette cave !… Et surtout, ne lebouscule pas !…

– C’est entendu ! je descends lechercher… et je me levai, navré.

– Je te demande pardon, mon chéri… mais cen’est pas ma faute, n’est-ce pas ?… Je regrette bien qu’ilnous ait envoyé ce portrait.

– Moi aussi ! fis-je.

Je descendis. J’étais furieux. J’appelaiSurdon et lui donnai des ordres pour qu’il allât chercher letableau et puis je lui dis de ne pas s’en occuper… après ce quem’avait dit Cordélia, j’avais peur qu’il lemaltraitât !…

C’est moi qui m’en fus à la cave. Je la pris,cette toile maudite, et je la transportai dans le grand salon dupremier étage, prenant soin, malgré moi, de ne point la heurter auxmurs ni aux meubles. Certains diront (il y a toujours des malins),que je me conduisais comme un grand enfant, un niais.Possible ! Nous en reparlerons ! Nous enreparlerons ! Le fait est que Cordélia avait eu tellementd’emprise sur mon esprit que je ne pouvais m’empêcher d’agir commeelle me l’avait commandé.

Cependant, devant le portrait que j’avaisdéposé contre le pied d’un guéridon, j’ouvris, toutes grandes, lesportes-fenêtres du balcon, ce qui n’était point pour lui donnerchaud… La nuit, très fraîche après cette belle journée, entra dansla pièce. On ne pouvait rien me reprocher : je n’avais pasmaltraité le portrait, il n’était pas dans la cave ; c’étaittout ce que l’on m’avait demandé et si, maintenant, Cordélian’avait plus froid, je pouvais la guérir, du coup, de sessingulières idées…

Quand je la retrouvai elle était toujoursfrissonnante dans sa fourrure et elle me regarda avectristesse.

– Pourquoi l’as-tu mis dans un courantd’air ? me dit-elle… j’étais sûre que tu allais te jouer demoi ! C’est mal, j’ai encore froid !… Apporte le portraitici ; alors je serai tout à fait tranquille…

– Mon Dieu, oui ! m’écriai-je… c’est cequ’il y a de mieux à faire, et je repartis regrettant amèrementd’avoir fait un faux calcul.

J’aurais dû mettre le portrait au chaud.Cordélia pensant que, par malice, je l’avais laissé au froid,aurait été confondue, une fois pour toutes.

Naturellement, quand le portrait fut dans leboudoir, Cordélia déclara qu’elle n’avait plus froid. Elle laissatomber son manteau et je l’aperçus dans le plus charmant déshabilléqui se pût concevoir. Ah ! la jolie petite femme que j’avaislà !…

– Ma chérie ! ma chérie !m’écriai-je… tu ne sais pas comme tu es belle ! voilà la vraievérité du Bon Dieu ! et ce ne sont pas des idées, cela !et quand je t’embrasse, je sens que je n’embrasse pas tonportrait !

– Moi aussi ! je le sens ! fit-elleen riant de tout son cœur, tu m’étouffes !…

La vérité en effet, était que je la serrais unpeu fort dans mes bras, tremblant de bonheur. Elle était redevenuetout à fait normale, si bien qu’elle me rappela le plus gentimentdu monde aux réalités du souper. Et nous nous remîmes à manger avecappétit et gaieté ! Nous buvions dans la même coupe comme desenfants amoureux. Tout de même, averti par l’expérience duportrait, je prenais garde que la conversation ne s’égarât plusdans le passé. Nos projets d’avenir, notre prochain voyage enfaisaient les frais.

– Comme nous allons être heureux !s’exclama-t-elle.

– Oui, ma chère Cordélia, nous serons bienheureux ! Il ne faut plus penser qu’à cela !ajoutai-je.

C’était un mot de trop, car ellerepartit :

– Et à qui donc veux-tu que je pense, mon bonHector ?… Ah ! oui, reprit-elle tout à coup enconsidérant ma mine « embarrassée »… Tu me dis cela àcause du portrait !… J’avoue que j’ai été très impressionnéepar le portrait… ou plutôt par la présence du portrait, car je nel’ai pas encore vu et je ne désire pas le voir (j’avais déposé latoile dans un coin, face au mur)… mais c’est tout à fait passé…tout à fait… Oh ! tout à fait !… Et quand j’y réfléchis,maintenant que je suis bien, je me trouve un peu sotte,évidemment !

Rien ne pouvait me faire plus de plaisir quece qu’elle disait là. Je marquai le coup tout de suite.

– Tu vois, ma chérie, tu avoues toi-même que,tout à l’heure, « tu n’étais pas bien » ? Lesfatigues de la journée, le besoin de reprendre des forces… tu avaisfaim, tout simplement… voilà la cause de ton étourdissement et detes frissons, sois-en persuadée.

– Ma foi, je suis portée à le croire.

Je l’embrassai à nouveau pour cette bonneparole… mais je crus nécessaire d’ajouter en riant d’une façon toutà fait gaillarde :

– Et moi, je ne crains plusl’extériorisation de la sensibilité !

Je n’avais pas plus tôt dit cela que le visagede Cordélia redevint tout à fait grave.

– Je crois, en tout cas, que l’on aurait tortde rire de ces choses. J’ai pu, moi, me faire des idées… mais je terépète que l’« extériorisation de la sensibilité » estune chose scientifique­ment prouvée… c’est le positivisme modernequi a enfermé l’âme dans le corps, mais au Moyen Âge…

Ah ! là, là ! Ah ! là,là ! pensai-je, où sommes-nous repartis ? Nous voilàmaintenant au Moyen Âge !

– … au Moyen Âge, l’âme se libérait facilementde la chair…

– Nous ne sommes plus au Moyen Âge, machérie !

– La belle promenade qu’elle faisait, hors desa prison !

– Oui ! oui ! comment donc !…Tiens, partageons ce fruit !…

– As-tu entendu parler del’envoûtement ?

– Jamais !… et je n’en veux riensavoir !…

– Hector, Hector, que tu es bête, grandenfant !… Il est impossible de causer sérieusement avec toi.Il y a des choses qu’il faut que tu saches à moins de rester unâne !

– Merci !

– L’envoûtement, c’est de l’histoire deFrance… et les découvertes modernes viennent nous prouver que cen’est pas de la pure fantaisie… Quand on voulait envoûterquelqu’un, on prenait une petite statuette de cire qui ressemblaitautant que possible à la personne dont on voulait sedébarrasser…

– Oui da ! et alors ? fis-je en luiprenant sournoisement la taille…

– Et alors, après avoir naturellementextériorisé la sensibilité de cette personne, sur cette statuette,on perçait la statuette d’une épingle et la personne mourait.

– Tu es sûre qu’elle mourait ?

– Si j’en suis sûre ?… Non ! je n’ensuis pas sûre !…

– Tant mieux ! (disant cela, je regardaisma Cordélia avec une ardente tendresse).

– Mais il y a des personnes qui en sont sûres,des personnes qui prétendent même qu’il y a beaucoup de mortsmystérieuses du Moyen Âge qui ne peuvent s’expliquer que commecela.

Je n’osai demander qui étaient cespersonnes-là… J’étais tout à fait désespéré que laconversation eût encore une fois dévié sur un sujet qui m’étaitodieux… Tout à coup, elle se leva :

– Montre-moi le portrait, commanda-t-elle, jeveux le voir. (Il n’y avait pas cinq minutes qu’elle m’avaitdéclaré qu’elle ne désirait pas le voir.)

– Est-ce bien nécessaire, fis-je, ma chèreCordélia ?… ne dissimulant pas une émotion que j’aurais voulului faire partager…

Mais hélas ! elle ne pensait plus, encoreune fois, qu’au portrait… et c’est avec une douleur que jeressentirai toute ma vie que je la vis se pencher sur la toile etla retourner de notre côté…

Bien qu’elle fût restée dans l’ombre, lafigure qui y était peinte apparut nettement, dans son étrangerayonnement.

– Ah ! soupira Cordélia, que c’estbeau !…

Elle resta quelques instants silencieuse etpuis elle me demanda mon avis :

– N’est-ce pas, Hector, que c’estbeau ?

– Très beau ! répondis-je. Trèsbeau !…

Certes ! je ne voulais pas la contrarieret puis, après tout, c’était mon avis… En vérité, je ne savais plusquelle contenance tenir… quand une femme navigue dans le grand art,le moindre geste d’un homme peut lui paraître d’une brute… Tout demême, je me risquai à lui serrer doucement la main pour luirappeler que j’étais là !… Elle tourna la tête de mon côté etme regarda avec une douceur charmante, puis elle prononça, medésignant la toile du doigt :

– On peut dire de celui qui a fait cela toutce qu’on voudra, mon bon Hector, on peut dire que c’est un toqué…et je crois bien qu’il est un peu fou, en effet, mais on ne peutnier que ce soit un très grand artiste…

Et comme j’avais le malheur de ne pas répondretout de suite :

– Mais parle donc !… Enfin, c’est lui, lepremier qui a su peindre l’« aura » !

– Parfaitement !

– Quoi, parfaitement ?… Tu sais ce quec’est que l’« aura » ?

– Non !

– Alors, pourquoi dis-tu :parfaitement !… Je vais le dire, moi, ce que c’est quel’aura… c’est le rayonnement qui émane de chacun de nous,perceptible pour l’âme entraînée.

– Ah ! ah ! Il faut que l’âme soitentraînée !

Cordélia délia la timide étreinte de mon braset me considéra avec tristesse.

– Mon pauvre Hector, n’aie pas l’air de temoquer de ce que tu ignores… Réfléchis plutôt un peu à toute lamatière rayonnante ; pourquoi ne veux-tu pas que le corpshumain rayonne ? Ce rayonnement-là, ce n’est pas seulement uneâme entraînée qui peut l’apercevoir, mais certains yeux qui ontreçu le don de voir, je t’assure. Regarde ceportrait !Enfin, la plaque photographique nous restitueces rayons, même éloignés du corps dont ils émanent et dont ilsgardent quelquefois la forme ! c’estl’« aura » !…

– Vraiment, la plaque photographique ?…(Il fallait bien que je dise quelque chose.)

– Il n’y a que toi à l’ignorer !

– Je te demande pardon !…

– Ce fluide, continua-t-elle avec un sérieuxterrible, ce n’est pas autre chose que notre sensibilitéet plus que notre sensibilité, notre vie intellectuellequi émane de nous, qui nous devance, qui perçoit les choses bienavant notre corps… Qui me fait penser, dans la rue, à quelqu’un queje vais rencontrer dans cinq minutes, parce que monaural’a vu avant mes yeux de chair, comprends-tu ?…comprends-tu, mon Hector ?…

– Oui ! oui, acquiesçai-je tout à faiteffaré de la tournure de l’événement, je commence à comprendre…

– Eh bien, ce n’est pas trop tôt ! Si, tusavais, au fond, comme tout cela est intéressant… c’est lavéritable science nouvelle !… la seule qui comptera dansquelques années… Et cette aura, ma sensibilité, la tienne,est une force qui peut agir à distance et que l’on peut faireagir à distance !… c’est un phénomène bien connu… Dans cedernier cas c’est ce qu’on appelle la suggestion… La suggestion estune chose aussi claire maintenant, qu’une formule mathématique,comme deux et deux font quatre, par exemple ! Avec lasuggestion, on a vu des auras s’éloigner du corps à desdistances incroyables, sinon s’en détacher tout à fait, car ceserait la mort… du moins, presque l’oublier !

Et sur ces derniers mots qu’elle avaitprononcés avec une exaltation qui m’avait littéralement atterré,elle redevint à nouveau pensive.

À quoi pensait-elle ? à quoipensait-elle ? J’étais tombé sur une chaise et je regardaisCordélia avec accablement ; je la voyais de profil, toutedroite, en face de ce maudit tableau. Le léger voile qui recouvraitson épaule avait glissé et j’apercevais sa chair nue, sa jeunegorge, la ligne adorable des bras qui pendaient avec une grâcesuprême… Mon accablement, peu à peu, faisait place à une admirationqui ne demandait qu’à s’exprimer… je me soulevai avec précaution,je me glissai vers elle comme un voleur et je refermai mes bras surelle comme pour un rapt et aussi comme si j’avais déjà peur qu’onne me l’enlevât, ce cher trésor de beauté… Surprise, elle poussa unléger cri, tourna vers moi des yeux étranges que je ne connaissaispas et qui me regardaient comme s’ils ne me reconnaissaientplus.

– Cordélia ! soupirai-je… je suis tonépoux, je t’adore !

Et je posai mes lèvres sur les siennes, mais,ô terreur ! je rencontrai une bouche de marbre et je ne luiavais pas plus tôt imposé mon baiser que je n’eus plus entre mesbras qu’une statue !… je n’avais plus, sur mon cœur, qu’unêtre inanimé… non dénué de vie, mais dont la vie était partieailleurs ! Cordélia dormait d’un effrayant sommeilcataleptique sur mon épaule ! Je l’appelai, je lui donnai lesplus doux noms !… Je la suppliai de répondre à ma voix !Elle ne m’entendait pas ! De me rendre mesembrassements ; elle ne les sentait pas !…Cordélia !… « Chère ! chère, chère Cordélia !sanglotai-je… où es-tu ?… où es-tu ?… » Enfin,l’ayant déposée sur sa couche, dans sa rigidité funèbre… je me misà crier, à appeler comme un fou !…

Chapitre 7Suite de la nuit de noces

Mathilde et Surdon accoururent et furent aussiépouvantés que moi d’apercevoir Cordélia dans cet état de pierre.Tout ce dont nous pouvions nous assurer, c’est qu’elle n’étaitpoint morte. Je ne sais plus tout ce que nous tentâmes, Mathilde etmoi, « pour lui faire reprendre les sens », tandis queSurdon était allé quérir le médecin le plus proche.

Nous portâmes Cordélia, toujours endormie, surle balcon. Nous la rentrâmes. Nous essayâmes du froid et duchaud.

Nous lui mîmes des briques brûlantes aux piedset des compresses glacées sur le front. Ce qui nous effrayait pardessus tout, c’était de la sentir dans nos bras toujours raidecomme un bâton sans que rien parvînt à la détendre. Précédemment,je me suis servi d’un terme dont j’ignorais alors toute lapuissance. J’ai dit que Cordélia dormait sur mon épaule soneffrayant sommeil cataleptique. C’était vrai, mais je ne fus à peuprès renseigné pour la première fois sur la catalepsie que par lemédecin du village que m’amena Surdon.

Et, encore, je ne compris rien à ce qu’il medisait, sinon que c’était une maladie nerveuse et que la criseavait dû être déterminée par une grande fatigue du corps et del’esprit et par les exceptionnelles émotions d’une journéematrimoniale. Il ne nous apprenait rien de nouveau, à ce point devue : c’était bien ainsi que nous comprenions l’événement. Etquoi donc aurions-nous accusé dans notre ignorance, en dehors del’émotion et de la fatigue ?

Le malheur fut que cet âne bâté se montraincapable de réveiller Cordélia. Après lui avoir vainement soufflésur les yeux, il parut fort embarrassé… Il en savait peut-être pluslong que nous, mais il n’en pouvait davantage. À nos objurgations,à mes soupirs, il ne sut que répondre ceci : « Elle seréveillera d’elle-même comme elle s’est endormie. » Et il meprêcha la patience.

La patience !… Il était bon, lui !…Je lui demandai avec angoisse combien de temps cela pouvait durer.Il ne me répondit que par un hochement de tête. Ilm’horripilait.

– Mais, enfin ! en avons-nous encore pourune heure ? deux heures ?

– On ne peut pas savoir !… On ne peut passavoir !…

– Tout de même ! m’écriai-je, exaspéré,cela ne peut pas durer deux jours ?

– Eh ! eh ! On a vu des cas… maisgénéralement…

Ah ! je l’aurais tué ! je l’auraistué !… C’était pourtant un brave homme qui essaya de merassurer, de me prouver que ce n’était pas très grave, de me faireespérer que nous nous trouvions en face d’un phénomène qui pouvait,avec quelques précautions, ne plus se renouveler, enfin, que celase guérirait, et qui me renvoya au bout du compte à un spécialistedes maladies nerveuses. Sur quoi, il me planta là. J’envoyai sur lechamp Surdon, dans l’auto, à Rouen, d’où il devait ramener ledocteur Thurel, célèbre dans tout le département pour certainescures bizarres qui touchaient au miracle.

J’avais rejeté Mathilde hors de la chambre,car ses cataplasmes et le médecin n’ayant servi de rien, elle nouscroyait la proie du diable et me fatiguait maintenant avec sesjérémiades et ses exorcismes. J’eus toutes les peines du monde àl’empêcher d’aller chercher le curé. Quelle nuit denoces !…

Resté seul en face de la couche nuptiale, oùCordélia allongeait son corps de statue, je fus moins entrepris parle désespoir pitoyable où aurait dû me jeter le spectacle de mabien-aimée que par une sorte de rage presque enfantine contre ledestin qui me jouait un aussi mauvais tour ! Mon Dieu !que j’étais à plaindre ! Avoir tant attendu cette heure-là etla passer en face d’une femme de pierre ! Par quelle fatalitéCordélia s’était-elle endormie, debout dans mes bras, dans lemoment même que je l’embrassais ? Ah ! c’était bien là,comme disait mon oncle, « une histoire à dormirdebout ! »

Dans mon affreux égoïsme, maintenant que jesavais que la vie de Cordélia ne courait aucun danger, je pleuraismon malheur avant celui de ma bien-aimée. La victime, c’étaitmoi !… Voilà bien les hommes, quand ils sont frustrés decertaines joies ou quand l’objet de leur désir leur échappe :ils deviennent des brutes. J’ai honte de moi quand je me revois,injuriant le Ciel dans la chambre où Cordélia et moi nous noustrouvions « enfin seuls ». Je dois dire, cependant, à monhonneur, que, peu à peu, cet aveugle ressentiment qui me soulevaitcontre la nature entière fit place uniquement à une grande pitié età une grande douleur pour celle qui ne se réveillaitpas.

Au fur et à mesure que les heuress’écoulaient, une angoisse grandissante m’étouffait. Maintenant, jeveillais Cordélia comme une morte et je m’étais mis à genoux devantce grand mystère, aussi effrayant que l’autre… Pauvre, pauvre,pauvre Cordélia !…

Chapitre 8Le docteur Thurel

Il faisait petit jour quand Surdon revint avecle docteur Thurel.

Il était allé chercher l’illustre praticienjusqu’au milieu d’une fête officielle. Il n’avait, du reste, pas eubesoin de le ramener de force. L’histoire que lui avait racontée ledomestique l’avait décidé à tout quitter et il n’avait même paspris la peine de repasser chez lui pour changer de vêtements.

Je le verrai toujours arriver dans le jourblême, avec son plastron pâle et sa longue figure blanche, ses yeuxétrangement décolorés, dont on ne pouvait oublier l’expression unefois que l’on avait rencontré ce regard tout chargé de la penséeintérieure.

Depuis ce jour-là, l’image du docteur Thurelne m’a jamais quitté. Il apportait avec lui tant de chosesnouvelles pour moi sur le seuil de ce drame obscur dans lequel jecommençais de me débattre… et tant de lumière !… Certes, jen’en fus pas tout d’abord ébloui… mais j’en fus, dans l’instant,« remué » au fond de mes ténèbres.

Alors que les faits eux-mêmes ne soulevaientque ma colère sans pénétrer mon intelligence, il sut, lui, avecquelques paroles, ouvrir celle-ci à un monde nouveau… C’était unhomme qui disait des choses étonnantes, mais toujours pleinesde bon sens… On était obligé de le suivre et de le croire, àmoins d’être un sot.

Il considéra longuement Cordélia, l’ausculta,se releva et dit :

– Ce n’est pas tout à fait la catalepsie…c’est ce qu’on appelle « le sommeil hypnotique rigide ».Ne craignez rien ! Nous en viendrons à bout !

Là-dessus, il se pencha sur elle, lui soufflasur les yeux, fit des gestes bizarres, mais, pas plus que sonconfrère de la campagne, n’obtint de résultat…

Seulement, à chaque expérience inutile, ilparaissait satisfait.

– Évidemment, évidemment ! murmurait-il,évidemment !

Chose curieuse, tout ce qu’il faisait et mêmetout ce qu’il ne réussissait pas me donnait pleine confiance. Je nedoutais point que, grâce à lui, nous ne dussions sortir bientôt decette misère.

Il me fit passer dans le boudoir et mequestionna longuement. Il me dit qu’il avait interrogé, en route,le domestique, et que celui-ci lui avait parlé de l’état d’espritassez singulier dans lequel s’était trouvée sa maîtresse quelquesmois avant notre mariage. Il me pria de lui dire tout ce que jesavais, non seulement comme à un médecin, mais encore comme à unconfesseur.

Alors, je lui racontai tout : l’histoirede l’Anglais et l’histoire du portrait et les incidents s’yrapportant et comment Cordélia avait eu « froid à ceportrait ».

Il demanda à le voir ; quand il l’eut vu,il me dit :

– Tout le mal vient de là, cela ne sauraitfaire de doute. Votre femme, monsieur, est sous l’influence de cePatrick !… mais nous l’en débarrasserons, soyez-encertain !…

– Oh !monsieur, il y a des mois qu’ellen’a vu ce Patrick !

– Sans doute, monsieur, mais il y a leportrait !… Par l’entremise du portrait, Patrick peutbeaucoup. Il a renoué avec elle la chaîne par leportrait !

Et, là-dessus, voilà qu’il me narre deshistoires d’extériorisation de la sensibilité auprès desquellescelles dont m’avait parlé Cordélia n’étaient que des enfantillageset cela d’un ton si simple et accompagné d’explications sinaturelles qu’elles ne m’étonnaient plus !

Ah ! le docteur Thurel avait le don deconvaincre !

– Ainsi, fis-je, la sensibilité de ma femmeétait réellement sur ce portrait.

– En partie, oui, monsieur ! Le corpspeut être quelque part et la sensibilité ailleurs. Le corps desvoyantes, par exemple, ne bouge pas, leur personnalitévisuelle est à l’endroit même qu’elles décrivent !… Demême, pour votre femme, sa sensibilité avait été transportée sur leportrait par l’idée !

– Comment, par l’idée ?

– Oui, la sienne obéissait à celle d’unautre !… Mais elle y était vraiment, l’idée commandant ensouveraine à la sensibilité et pouvant faire produire à lasensibilité tous ses effets… Le docteur Charcot, notre maîtreà tous, en a fait publiquement l’expérience en appliquant surl’épiderme d’un sujet une feuille de papier et en lui suggérantqu’on venait de lui poser un vésicatoire. Immédiatement, tous leseffets du vésicatoire se produisaient… la peau se soulevait, etc.Je vous cite cette expérience parce qu’elle est la plus typique… etvous voyez la conclusion que l’on peut en tirer…

Tout à coup, il s’arrêta, regardant fixementle portrait qui était resté dans le boudoir et devant lequel ils’était, lui aussi, extasié comme tout le monde… et il le souleva…et il souffla dessus ! Il souffla avec force sur les yeuxdu portrait !…

… Puis, ayant déposé la toile, il se dirigeasur la pointe des pieds vers la chambre, dont la porte était restéeentrouverte, cependant qu’un signe de lui me clouait sur place. Ilregarda dans la chambre. Soudain, il retourna vers moi sa facevictorieuse.

Il revint me trouver, toujours sur la pointedes pieds.

– Elle se réveille, me dit-il à voix basse… Nelui parlez de rien… faites semblant de croire à un sommeil naturel…Je n’ai plus rien à faire ici, pendant quelques heures… Je vais mereposer ; ne vous occupez pas de moi ! Occupez-vousd’elle… Ah ! je voulais vous dire aussi : « Si vousl’embrassez, embrassez-la comme un frère… »

– Comment ! fis-je, comme unfrère ?

– Oui, oui, soyez doux et bon avec ellecomme un frère !Allez !…

Mais je ne l’écoutais plus… J’étais déjà surle seuil… Cordélia avait les yeux grands ouverts et semblait mechercher. Cependant, quand elle me vit, elle parut tout étonnéecomme si elle ne s’attendait pas à m’apercevoir là !…

– Tiens ! soupira-t-elle… Te voilà… Oùsommes-nous donc ?

– Mais, chez nous, chère, chèreCordélia !

Je vis soudain ses joues rosir, ses yeuxsourire, ses lèvres fleurir…

– Ah ! oui, fit-elle, ah !oui !… Ah ! mon Hector ! Quelle bellenuit !… Mais pourquoi ne t’es-tu pas couché en rentrant ?Tu n’as pas attrapé froid ? Il faisait frais au bord de larivière… Quels fous nous faisons !… A-t-on idée d’une nuit denoces pareille sous la lune ? Hein ? qu’est-ce que jet’avais dit de mon parc ? Connais-tu une plus belle chambred’amour ?…

Je l’écoutais divaguer avec consternation… Sespremiers mots : « Quelle belle nuit ! »m’avaient frappé au cœur… Ah ! oui ! elle était belle, lanuit… et qu’est-ce qu’elle voulait dire avec sa « plus bellechambre d’amour » ? Et pourquoi, ayant dit cela,considérait-elle autour de nous, notre chambre à nous, comme sielle la voyait pour la première fois ? De quel rêvesortait-elle donc ? Je n’eus pas le temps de le lui demander.Sa tête était retombée sur l’oreiller, ses paupières s’étaientrefermées et, cette fois, elle reposait paisiblement,naturellement… Ses lèvres expiraient un doux souffle régulier dansun sourire qui eût dû m’enchanter, mais qui me faisaitmal !… car, enfin, à quoi souriait-elle ?… Àquoi ?… Je n’osais, dans mon désarroi éperdu, me dire àqui ?… Elle était sortie de son premier sommeil pourretomber dans un autre, sans même me donner le temps del’embrasser, même comme un frère !… Qu’est-ce que c’était quecette promenade le long de la rivière ?… Cette chambre d’amourque je ne connaissais pas ?… J’étais de nouveau toutseul ! tout seul, à côté d’elle ! et je me mis à pleurerpendant qu’elle continuait à sourire… Ah ! j’étais bienmalheureux !…

Des heures se passèrent ainsi. Le matin arrivaenfin.

J’avais posé mon front contre la vitre et jeregardais s’éveiller autour de moi la vie de la campagne comme dansune sorte de mauvais rêve. Du reste, tout, maintenant,m’apparaissait rêve, cauchemar.

La nuit que je venais de passer, cetteinvraisemblable nuit de noces, avait-elle réellement existé ?Est-ce que j’en sortais vraiment les yeux éveillés sur les chosesde chaque jour ? Ces chars qui passaient sur la routen’étaient-ils point seulement des images de chars ? J’étaisrompu de fatigue et je sentais qu’il me serait, cependant,impossible de m’anéantir dans un repos nécessaire à ma santéphysique et morale. Ma pensée douloureuse n’avait jamais été plusactive.

Et c’était autour des étranges paroles…prononcées par Cordélia, entre ses deux sommeils, que cette penséetournait, tournait, tournait sans s’arrêter : « Pourquoine t’es-tu pas couché en rentrant ? » Eh bien, faisais-jeen moi-même avec une sourde rancune contre mon imaginationhésitante et stupide, eh bien, qu’y a-t-il là de siangoissant ? Cordélia a rêvé qu’elle a fait une promenade avectoi, cette nuit, dans le parc ! En voilà, unehistoire !

Sans doute ! sans doute ! Ah !je voudrais bien que le docteur Thurel fût réveillé ! J’aibesoin de lui parler ! j’ai besoin de lui parler !… Onl’a logé dans l’aile gauche du château… J’aperçois ses fenêtres auxpersiennes closes. En vérité, je ne regarde que ça !…

Derrière moi, Cordélia dort toujours son légersommeil, en souriant… Je m’en détourne. Non ! non ! je necomprends pas qu’elle puisse sourire, même en dormant, quand jesuis si à plaindre…

Ah ! voilà la fenêtre du docteur quis’ouvre… je me glisse hors de la chambre. Je traverse la cour, jefrappe à la porte :

– Docteur, c’est moi !

Il murmure :

– Eh bien ?

– Eh bien, elle dort d’un sommeilnaturel ! Elle repose le plus paisiblement du monde, comme sirien n’était arrivé.

– C’était à prévoir et tout est pour lemieux !

– Docteur, elle a prononcé des paroles avantde se rendormir.

– Dites-moi bien lesquelles ! Dites-moibien lesquelles !

Je les lui répétai toutes et, le voyantréfléchir profondément, j’ajoutai :

– Elle se souvenait sans doute d’un rêvequ’elle avait fait lorsqu’elle était en catalepsie !

– Un rêve ! Eh ! eh !… unrêve !… C’est bien possible !… Mais…

– Dame ! Il y a l’autre hypothèse… quel’état de suggestion indéniable dans lequel se trouve votre femmerend tout à fait plausible…

– Quelle hypothèse ?

– Eh bien, nous nous trouverions toutnaturellement en face du phénomène que nous appelons :extériorisation…

– Je sais ! Je sais !…Extériorisation de la sensibilité…

– Pardon ! ici, le phénomène del’extériorisation de la sensibilité se doublerait de cet autrephénomène : l’extériorisation de lamotricité !…

– Et, alors ?…

– Et, alors, son moi agissant, son fluidevital, son aura,comme disent les thaumaturges, a puréellement sortir cette nuit, faire cette promenade qui neserait nullement un rêve…

– C’est extraordinaire !

– Mais non !…

– Enfin, si elle est réellement sortie de cheznous, comment expliquez-vous qu’elle parle d’une promenade qu’ellea faite avec moi ? Je ne suis pas sorti de chez moi,moi ! ni en corps, ni en esprit !

– Je vous ai déjà dit, répondit le docteur,qu’il ne s’agit point en l’occurrence… (textuellement, ildit : en l’occurrence ! et avec quelletranquillité de savant qui ne faisait qu’augmenter, dans le moment,mon agitation) qu’il ne s’agit point de l’état cataleptiqueproprement dit, car, alors, elle ne se souviendrait nullement dece qu’elle a fait, mais de « l’état hypnotiquerigide », d’où l’on sort quelquefois avec des souvenirsconfus !… ici, évidemment, il y a souvenir confus !…

– Ce qui signifie, m’écriai-je, qu’elle croitse rappeler être sortie avec moi et qu’en réalité, pourparler votre langage, elle serait allée se promener avec unautre !… c’est absurde !… c’est absurde !…

– Ou toute seule !…Calmez-vous !…

Il avait beau me dire :« Calmez-vous ! » je ne me calmais pas dutout !…

– Docteur, tout ceci me paraîtépouvantable !… Est-il bien possible qu’on puisse faire et nonrêver tant de choses, alors que le corps est en sommeil ?

– Mon pauvre ami ! répondit le docteurThurel, en êtes-vous encore à savoir qu’à l’état de somnambulisme,par exemple, un ignorant peut devenir un savant, peut passer sesnuits à meubler son polygone de littératures diverses et,même, à apprendre des langues étrangères ! Voilà ce que l’onpeut faire en dormant !

– Qu’est-ce que c’est que cela : sonpolygone ?

– Nous en reparlerons une autre fois,jeune homme, cela nous entraînerait trop loin…

– En attendant, il y a une chose que jecomprends avant tout ! c’est que ma femme est atteinte d’unemaladie terrible !…

– Eh ! mon ami, ne vous désespérez pasainsi !… laissa tomber le docteur d’une voix ferme… Unemaladie de la pensée peut se guérir par la pensée. Ayez doncconfiance en la mienne et conduisez-moi auprès de votre jeunefemme…

Cordélia venait de se lever. Je la trouvaienveloppée d’un kimono, les cheveux fous, les yeux encore bouffisde sommeil, en face d’un miroir, se tirant la langue. Dès qu’elleme vit, elle se jeta dans mes bras en s’écriant de sa voixrieuse :

– Ah ! mon petit mari !

Puis, tout à coup me demanda :

– Qui est donc dans la chambre àcôté ?

Rien n’avait remué. Le docteur Thurel s’étaitinstallé là sans bruit et j’avais refermé la porte… J’étaistellement étonné que je ne répondis pas. Elle continua :

– C’est un de tes amis ? Pourquoi ne mele présentes-tu pas ?

Elle oubliait le lieu, sa toilette sommaire,tout !… Elle marcha vers la porte d’un pas sûr, l’ouvritdoucement, aperçut le vieillard étrange en habit de soirée, ne s’enétonna nullement, lui sourit, et s’avança vers lui, la maintendue.

– Le docteur Thurel, dis-je… C’est, en effet,un ami, Cordélia, le meilleur, le plus sûr des amis !

– Ah ! mais, j’ai entendu beaucoup parlerde vous ! dit-elle. Oh ! maître, comme je suis heureusede faire votre connaissance !…

Et elle s’assit près de lui… Il avait gardé samain dans la sienne… Maintenant, ses yeux ne quittaient plus ceuxde Cordélia et le regard de ma femme semblait rivé au sien.

– Laissez-nous ! m’ordonna-t-il dans unsouffle, il faut que je lui parle !

Je les laissai seuls et je descendis dans lejardin, en proie à un énervement qui me faisait claquer desdents.

Dix minutes ainsi s’écoulèrent qui me parurentd’une longueur à me faire crier !… Enfin, Thurel apparut. Ilétait radieux.

– Soyez heureux, me dit le bon vieillard, jecrois que je l’ai tout à fait débarrassée de l’idée del’autre ! Tout de même, il l’avait bienensorcelée ! Adieu, mon ami !

– Docteur ! docteur ! m’écriai-je,éperdu, s’il en est ainsi, comment pourrais-je vous en exprimer mareconnaissance ?

– Bah ! tenez, donnez-moi leportrait ! Je le mettrai dans ma galerie…

Je lui donnai le portrait et Dieu sait avecquelle joie !

Chapitre 9Je découvre en Cordélia une femme nouvelle

En vérité, je crus d’abord n’avoir plus qu’àme réjouir, car, ainsi que me l’avait fait prévoir cet hommeadmirable, Cordélia, après le départ du docteur, se montra d’espritlibre entièrement normal.

On eût dit que rien d’extraordinaire nes’était passé. Quand elle descendit dans sa toilette légère etqu’elle se pendit à mon bras avec une grâce confiante quim’enchanta, le vieux Surdon et Mathilde la félicitèrent de sa bonnemine et me firent entendre par leurs signes qu’ils estimaient quetout allait pour le mieux.

Surdon voulait nous seller Tonnerre etMonarque ou nous atteler la charrette anglaise, pour que nousfissions une bonne promenade avant le déjeuner, mais Cordélia s’yopposa. Son désir était de marcher dans les champs, de se promenerà mon bras dans la campagne.

– Nous n’avons pas besoin de chevauxaujourd’hui, me dit-elle en m’entraînant et en me serrant la maindoucement. Nous n’avons besoin de personne ni de rien. Ne nousoccupons que de nous. J’ai tant de choses à te dire, maintenantque je suis ta femme !

Cette dernière phrase fut prononcée d’une voixgrave et profonde que je ne connaissais pas encore ; je ne pusm’empêcher de tressaillir en regardant Cordélia.

Ayant dit cela, elle levait vers moi des yeuxdont l’expression m’apparut aussi nouvelle que sa voix. J’y lisais,à ne m’y point méprendre, une tendresse et une reconnaissance émuesqui me bouleversèrent sans que je susse exactement pourquoi ;du moins, dans le moment, je ne pouvais analyser ce qui se passaiten moi, mais ce qui était sûr, c’est que j’étais assez inquiet… Eneffet, une expression pareille, cet élan d’une créature vers celuiqui est déjà tout pour elle, cette émotion tremblante etreconnaissante, je m’attendais bien à les trouver un jour chez machère Cordélia, mais pas après les heures que nous venions depasser !

Pour tout dire, j’en étais surpris au-delà detoute expression…

La promenade que nous fîmes, la conversationque nous eûmes à déjeuner, le doux abandon avec lequel, penchée surmon épaule, elle me confia ses projets d’avenir et même ses idées àelle sur l’éducation des enfants, tout cela ne fut point poureffacer en moi cette singulière impression que je me trouvais enface d’une Cordélia nouvelle, qui n’avait plus rien à faire avec lapetite fille de la veille. J’en étais tout pâle.

Elle s’en aperçut.

Elle s’inquiéta, à son tour, de monémoi :

– Mais, mon chéri, qu’as-tu ? tu n’es pasmalade ? tu ne me réponds rien !

Je l’embrassai dans les cheveux, en luidisant, banalement : « Je t’adore ! »

Mon cœur battait à se rompre… Ellel’entendit :

– Je le pense bien que tu m’adores, fit-elle,et du reste, ton cœur me le dit !… Écoute mon cœur à ton tour,toi ! et entends comme il t’aime !…

Elle prit ma tête entre ses deux petites mainset la plaça sur sa jeune poitrine battante, d’un geste tranquillede femme qui donne à l’époux ce qui lui appartient.

– Ah ! mon chéri ! sentir ainsi sesartères, quelle communion !

J’étais anéanti.

Elle continuait, en me caressant lescheveux :

– Quelle nuit ! Quelle belle nuit…Ah ! tu m’as comprise toi !… Tu es sublime, monHector !…

Je ne sais pas si je lui paraissais vraimentsublime, mais je me redressai brutalement. Je devais avoir unefigure de sauvage ! Elle me regarda avec inquiétude…

– Qu’as-tu ? Qu’as-tu ?

– Rien !… rien !… c’estpassé !… un peu de névralgie.

– Ah ! mon amour !… c’est lafatigue. Tu n’as pas dormi, toi !…

– Non, en effet, je n’ai pas dormi,moi !…

– Tu aurais dû te coucher, je te l’ai déjàdit, quand nous sommes rentrés de notre promenade dans le parc…

– Ah ! oui !… de la promenade dansle parc ! Certes ! certes !…

– Mais, qu’est-ce que tu as ?… Qu’est-ceque tu as ?…

– Rien ! je te dis… un peu de mal à latête !…

– Eh bien, sois raisonnable… Il faut aller tereposer, mon chéri !…

Je dus lui céder… Elle me conduisit à la portede ma chambre. Je me laissai pousser par ses petites mains. Choseinouïe !… Je ne la retins pas !… Elle s’en alla et je mejetai sur mon lit comme une bête se couche. Bientôt, pour cesser deréfléchir à des choses qui me paraissaient ou épouvantables ouabsurdes, je m’endormis.

Le soir tombait quand je me réveillai, desplus dispos ; j’ai toujours eu un sommeil parfait… Une bonnedouche finit de me rendre tout mon sang-froid. Pendant que jedormais, mon oncle était venu. Il arrivait de Caen et repartait lesoir même pour Paris. Je vis bien, aux premiers mots qu’ilm’adressa, qu’il ignorait tout des événements de la nuitprécédente. Surdon et Mathilde voyant que, maintenant, « toutallait pour le mieux », n’avaient pas jugé utile de le mettreau courant… Je ne pouvais que les approuver.

Il était allé faire une courte promenade avecCordélia, qui, à son retour, me montra la figure la plus heureusedu monde :

– Tu t’es bien reposé, mon chéri !fit-elle en se jetant dans mes bras… Ce vilain mal de tête estpassé !…

Je lui rendis son baiser avec émotion…

Mon oncle souriait, en contemplant cet aimablespectacle. Il voulut me prendre à part pour m’exprimer toute sasatisfaction :

– Eh bien, qu’est-ce que je disais ?… Tevoilà le plus heureux des hommes et elle la plus heureuse desfemmes ! Elle me l’a dit ! Tous mes compliments,gredin !…

Ah ! je l’aurais tué ! je l’auraisbien tué !… Il ne m’en laissa pas le temps. Il nous embrassaet partit en répétant :

– Sont-ils gentils tous les deux !

Chapitre 10Ma seconde nuit de noces

J’ai pris grand soin de traverser à pas lentstoutes les étapes de cette étrange histoire, pour que ceux quivoudront nous juger, après les juges, en sachent aussilong que moi et que les responsabilités soient définitivementétablies entre moi et le plus grand voleur du monde !Si l’on me suit pas à pas, on me comprendra et il sera loisible àtoute personne de bonne foi et d’intelligence moyenne de mesurerl’immensité de mon malheur.

Mais j’arrive à ma seconde nuit de noces, quiva jeter sur les événements de Vascoeuil, et sur ceux qui devaientsuivre, une lumière que d’aucuns qualifieront de surnaturelle etque je suis bien obligé, hélas ! après ce que je sais et aprèsce que mes yeux ont vu, de déclarer la plus naturelle du monde.C’est, du moins, ce que j’affirme aujourd’hui, mais alors jenaviguais en plein inconnu, et l’on verra jusqu’où il me fallutaller pour me rendre à l’évidence.

Cordélia désira terminer notre journée commenous l’avions fait la veille, par un petit dîner intime dans sonboudoir et, certes, ce n’est pas moi qui pouvais avoir l’idée dem’y opposer. Tout ce qui me rapprochait de ma femme me donnaitl’espoir, sans cesse renouvelé, que j’arriverais à chasser, d’unefaçon définitive, les mirages qui me séparaient encored’elle ! J’ai dit mirages, car j’en étais revenu là,le second soir où je m’assis à son côté, devant notre table.

Et comment eût-il pu en être autrement,comment ne me serais-je point raccroché à ce mot, si l’on considèreune seconde l’abîme où ma pauvre pensée désemparée était restée uninstant suspendue, au cours de cette inquiétante journée ?Rappelez-vous !… Rappelez-vous l’attitude trop inattendued’une Cordélia reconnaissante et tendre. Mirages !Mirages ! Je vous invoquai comme des sauveurs, ômirages ! et toi, comme ma moindre ennemie, imaginationmalade, embrasée, mais poétique, de ma bien-aimée, oui,oui, tout cela n’était que de la poésie… Je voulais m’enpersuader.

Et aussi, je ne voulais plus me souvenir quedes paroles rassurantes du docteur Thurel : « Elle estdébarrassée de l’idée de l’autre ! Elle estguérie ! »

Mon Dieu ! quand je me la rappelle telleque je la vis ce deuxième soir, autour de notre petit gala intime,me servant comme une enfant gâtée, prévenant mes moindres désirs,tisonnant le feu pour que je ne prisse point froid, affectant desgrâces souveraines et dominatrices de garde-malade qui nousfaisaient pouffer de rire, je ne puis que m’écrier : « Lavoilà telle que Dieu l’a faite et telle qu’Il me l’a donnée, machère, chère, chère Cordélia ! »

Avant qu’elle eût rencontré levoleur, c’était une petite femme bien nature, d’esprit clairet joyeux, un peu malicieuse et mutine, mise au monde pour lebonheur d’un mari qui eût fait le sien. Et je vous le dis,moi : il ne s’agissait point d’être un aigle pour faire cebonheur-là ! Il s’agissait d’être simple et brave homme, dumoins je le crois encore et j’attends qu’on me démontre lecontraire ! Je m’entends. Il s’agissait aussi de l’aimer. Quidonc l’a jamais aimée plus que moi ? Et qui donc en a été aiméplus que moi ? Est-ce le voleur ? Ah !seigneur Dieu !… Dites-moi donc, vous autres qui savez tout,si la colombe qui s’arrête, extasiée, aime l’épervier qu’elle arencontré sur le chemin du nid ?… Mais revenons à notre petitsouper.

Je ne sais plus à quel sujet Cordélia se moquagentiment de moi. J’ai toujours eu très bon caractère. Je me suistoujours laissé taquiner sans me fâcher, comme un bon gros toutouqui se laisse tirer les oreilles par ceux qu’il aime. Vous voyez siCordélia pouvait s’en donner « à cœur joie »…

… Mais, tout à coup, je me levai avec un bonair féroce, un excellent air féroce, et marchai vers elle engrinçant des dents, comme si j’avais juré de la manger vivante.Elle se mit à fuir autour de la table, en éclatant de rire. Quant àmoi, tout en la poursuivant, je m’efforçai de garder mon sérieux etd’avoir l’air plus terrible que jamais… Elle finit par simulerl’effroi comme je simulais la fureur et si l’on songe que, dansnotre course autour des meubles, le léger voile dont ma Cordéliaétait recouverte se soulevait, s’accrochait et même se déchiraitpour me laisser voir quelque beauté nouvelle, on comprendra que cejeu était devenu le plus joli du monde, si bien que je ne pouvaismieux le terminer qu’en capturant la fugitive et en la serrant dansmes bras.

Elle s’était réfugiée dans un coin de lafenêtre ; c’était là que j’allai la chercher. Je la saisis,mais tout de suite, je fus frappé de ne plus l’entendre rire.J’abaissai mes yeux sur son visage. Elle n’avait plus sa figure depetite fille. Elle me regardait avec une émotion grave, mais pleined’amour, je l’affirme. Je sentais sa jeune poitrine battre sur moncœur. Je la serrai en lui donnant les plus doux noms :

– Oh ! mon chéri, soupira-t-elle, as-tuvu le parc ? Regarde le parc, comme il est beau !…

Et ses yeux ne me regardaient plus. Ilsétaient retournés vers le parc qui, à travers la vitre, nousapparaissait, fantoma­tique, sous la lune. La nuit était d’uneclarté, d’une transparence de rêve. Les hauts arbres, déjàdépouillés, se dressaient, tels d’immenses chandeliers d’argentdont les ombres, d’une netteté étonnante, s’allongeaient comme aupinceau sur les pelouses et sur les allées de lumière.

Dans le fond, frissonnait tout le noirmystérieux du parc, où je n’avais jamais pénétré et où regardait lalune immobile, éclatante et froide.

Je voulus détourner la tête de Cordélia decette vision funeste, je voulus la ramener aux choses de chez nous.Ses petites mains m’écartèrent et elle retourna appuyer son front àla haute fenêtre. On me dira : « Pourquoi ne l’avez-vouspas forcée à quitter cette fenêtre et le spectacle dangereux duparc sous la lune ? » Je répondrai : « Que ceuxqui ne comprennent point qu’il y a quelquefois plus de force dansle petit doigt d’une petite fille que dans la patte d’un éléphantcessent de me lire ! »

Voilà ce que je répondrai !

Les savants, ou ceux qui se disent tels, n’ontpeut-être pas encore donné un nom à cette vérité« psychique », mais si l’on prenait la peine d’en fairele tour, d’en soupeser la force par a + bet de ladécorer de quelque nom en us ou en a, ons’étonnerait peut-être moins de voir l’aura d’unedemoiselle à marier obéir à la suggestion d’un pseudo-mage que deconstater qu’une masse de chair et d’os de quatre-vingts kilos(exactement à cette époque je pesais 79 kg 400) ne pèse pas plusqu’un soupir de nouveau-né dans le creux de la menotte de lademoiselle en question ! Oui ! Oui ! Il est encorelà dans toute sa splendeur, le phénomène de la lévitation.Hélas ! après ce que j’ai vu, rien ne pèse quel’esprit !

J’en ai peut-être manqué ce soir-là. Iln’appartient à personne de me le dire. Dans la vie, on fait ce quel’on peut. Et je ne pouvais rien contre la volonté de Cordélia, quiétait de rester auprès de cette fenêtre. C’est alors qu’ellerevécut tout haut sa nuit précédente et que je me pris àsouffrir, en l’écoutant, la plus grande douleur de ma vie. Vousallez comprendre immédiatement pourquoi ; du moins, jel’espère.

Sa petite main sournoise était allée chercherla mienne et m’avait ramené près d’elle dans l’auréole lunaire.Elle avait penché sa tête sur mon épaule et nous devions avoir unpeu l’air, derrière notre vitre, vus d’en bas, de ces sortes decouples de saints, peints dans les verrières qui décorent etéclairent les absides. Je note cette remarque parce que je la fisalors, ce qui atteste que, dans mon esprit, je nous trouvais un peuridicules, mais ce qui témoigne par cela même que j’étaisabsolument dénué de résistance.

Ah ! la pauvre chère Cordélia, ellefaisait bien de moi tout, tout, tout ce qu’elle voulait !« Allons nous promener dans le parc comme hier, veux-tu, monchéri ? – Allons, Cordélia, allons… – Suivons cette allée…(nous ne bougions pas.) Prenons par les peupliers !… (Ici desphrases très curieuses sur la chanson des peupliers, quand le ventsouffle dans la ramure…) suivons le bord de l’eau. (Encore desphrases singulières, découpées en strophes, sur le cœur flottant dunénuphar et sur les petits berceaux des fées qui se promènent surla rivière.) C’est par ce sentier que nous arriverons à la chambred’amour ! »

– Quelle chambre d’amour ? ne pus-jem’empêcher de demander.

– Tu sais bien, mon chéri ! la chambreque le Bon Dieu a faite pour nous, tout en or, tout enor ?

Et, là-dessus, elle me fait une descriptioncomplète de la chambre tout en or. Je ne saurais reproduireexactement les termes mêmes dont se servit Cordélia pour me parlerde cette chambre. À partir de ce moment, du reste, son langagesembla quitter la terre et même le terre-à-terre pour devenir unesorte de musique propre à l’entendement des anges ou encore despoètes, qui ne sont jamais embarrassés pour trouver un sens auxmots les moins usités dans la conversation. Quoi qu’il en fût decette idéale mélodie déversée par les lèvres de ma bien-aimée, monbon sens naturel ramena à de justes proportions le palais de rêvedans lequel l’imagination de Cordélia me promenait depuis quelquesinstants. Je compris que cette chambre, tout en or, n’était rien demoins ni rien de plus que quelque petite clairière en forme deberceau, abritée de beaux arbres à demi dépouillés et qui avaientétendu entre eux sur la terre le riche et épais tapis de leursfeuilles jaunies par l’automne.

Ce qui commença ma peine cruelle dansl’occurrence fut que toute cette poésie, qui accompagna lapromenade dans la chambre en or, se débita en anglais. Cordélia etmoi, nous savions parfaitement l’anglais, mais nous n’en usionsjamais entre nous ! Mon douloureux étonnement arriva à soncomble quand Cordélia, le plus sérieusement du monde, me demanda delui réciter comme je l’avais fait, paraissait-il, la veille, dansla chambre en or, des strophes de Lara et duCorsaire. Je devais ouvrir des yeux stupides, carCordélia, se faisant plus pressante, me dit :« Allons ! Allons, mon chéri, ne te fais pas prier !Dépêche-toi ! C’est si beau, si touchant, si magnifique !Et puis, tu finiras par les adieux de Childe Harold à sa patrie, tusais : “Adieu, adieu, my native shore… Adieu, adieu, mylittle page !…” et pendant ce temps moi, comme hier,je poserai ma tête sur ton sein pour entendre ta voix charmantedans ta poitrine ! »

Ce qu’elle fit, du reste, aussitôt… mais jelui relevai la tête entre mes mains tremblantes et la forçai àregarder mon visage qui, sans doute, était troublant à voir, carelle s’inquiéta tout de suite :

– Mon Dieu, qu’as-tu ?

– Ce que j’ai, Cordélia ? J’ai cettechose bien simple que je n’ai jamais su par cœur un vers de Byronni d’aucun autre, que je n’ai jamais lu Lara ni leCorsaire, ni Childe Harold !

– Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tudis ?

– Je dis que ce n’est pas moi qui suisallé avec toi dans la chambre en or !…

– Tais-toi, malheureux, tais-toi !

– Je dis que ce n’est pas sur mon sein que tuas posé ta tête, ô Cordélia !…

Je m’arrêtai. C’était elle, maintenant, quim’effrayait, c’était son aspect qui me remplissait d’épouvante. Sesyeux me fixaient avec une lueur étrange, comme si elle medécouvrait tout à coup. Sa bouche râlait une plainte désespérée ettout à coup laissa échapper ce cri d’une âme à l’agonie et quitente de se rattacher aux choses de la terre :« Sauve-moi, Hector !sauve-moi ! »

Oui, elle l’a poussé et poussé vers moi ce crisuprême qui prouve qu’elle était à moi, à moi seul, vous dis-je,qu’elle n’a jamais été qu’à moi ! Le voleur aura beaudire, il n’est qu’un voleur !Il a eu beau faire lesuperbe en cour d’assises, tout le monde a bien compris quand ildisait que ce cœur était à lui ! Il l’avaitcambriolé, lui ! Quelle infamie !

À cet appel déchirant de Cordélia :« Sauve-moi, Hector, sauve-moi ! » je répondis parun transport de souveraine allégresse ! Oui, certes ! monamour la sauverait de tous ces affreux mirages ! Mes braspuissants n’eurent point de peine, cette fois, à l’arracher à cettemaudite fenêtre. Elle ne pesait pas plus dans mes bras qu’uneplume. Sa tête, aux cheveux dénoués, roulait adorablement sur monépaule. Ce mélange d’effroi et d’amour, qui était peint sur sestraits, m’enivrait avec une force singulière. Je crus bien être,enfin, le maître de cette magnifique détresse amoureuse etfrissonnante, et j’appuyai mes lèvres sur les lèvres deCordélia…

Il m’apparut aussitôt que je l’avais tuée etque j’embrassais une morte… Comme la veille, je ne tenais plus dansmes bras qu’une statue.

Chapitre 11La chambre en or

Cette fois, je n’appelai personne. J’étaisentrepris par une rage froide, par un désespoir sombre, quin’avaient point besoin de témoins. Je transportai Cordélia sur lelit de notre chambre et, là, je la contemplai en me mordant lespoings de rage impuissante.

Je me rappelai tout ce que le docteur Thurelavait dit de cet état où je voyais ce corps immobile et je nedoutai plus, après tout ce que j’avais entendu dans la bouche deCordélia, que l’esprit qui, tout à l’heure, animait cette matièremaintenant inerte, ne fût parti pour ailleurs !

Pour où ? Était-il difficile de ledeviner ? Dans le moment même qu’il m’avait fui, ne sedirigeait-il pas déjà à tire-d’aile vers cette chambre d’amour queje ne connaissais pas et où il semblait qu’une force indépendantede sa volonté et de la mienne l’attirât avec une puissance quej’avais tenté vainement de briser avec un baiser !

Bien mieux, ne paraissait-il point qu’il avaitsuffi que mes lèvres joignissent celles de Cordélia, pour que lacatastrophe de la veille se renouvelât immédiatement ?

Je me rappelai alors, dans l’irritationcroissante de ma pensée en flammes, les étonnantes paroles dudocteur Thurel : « Surtout, n’embrassez votre jeune femmeque comme un frère ! » Que voulait dire ceci ? Jetremblais d’horreur et du plus terrible dépit ! Fallait-ilcomprendre que chaque fois que ma bouche s’approcherait de celle deCordélia, j’aurais à redouter l’affreux phénomène et que ma chèrefemme ne serait plus qu’un morceau de pierre entre mes brasinassouvis ?

À cette idée qu’une si diabolique suggestionfût dans les choses possibles, une fureur gigantesque galopa dansmes veines et je me sentis capable d’un crime contre celui quiétait responsable de cette suggestion-là, contre le misérable quime faisait souffrir mille morts sans compter l’affreux ridicule quis’attachait à une situation maritale aussi exceptionnelle que lamienne ! De cela, je me rendais parfaitement compte aussi etje ne manquai point de puiser dans ce sentiment une force devengeance qui finit de me transporter !

Tant est que, ne pouvant me résoudre à resterplus longtemps spectateur impassible et inopérant d’une scène quine m’offrait que l’image d’un corps sans vie, je courus vers cetendroit où je savais que dans le moment même l’esprit de Cordéliase promenait avec la pensée d’un autre !

Et, quelques minutes plus tard, jefranchissais, dans le grand silence de la lune ennemie, et quivoyait, peut-être, elle, des choses qui restaient inaperçues de mesyeux de chair, cette ligne des grands arbres qui formaient comme unrideau au bord du parc et où je n’avais jamais pénétré.

Sitôt franchi ce rideau, je me trouvai dansune futaie si curieusement enchevêtrée que je ne sus d’abord par oùla prendre ; et je me rappelai les mots avec lesquels Cordéliaen parlait quand elle me la dépeignait : pleine de malice pourceux qui ne la connaissaient pas et accueillante seulement aux amisdes bois et de la solitude. Je n’étais, certes, pas un ami de cesbois, car, malgré toute la peine que je me donnais, je ne parvenaispoint à m’en dépêtrer et je n’avançai guère. La futaie m’accrochaitde partout et me retenait de ses mille petits bras ou encore mepiquait sournoisement de ses aiguilles. Ah ! la chambred’amour qui se trouvait au fond de tout cela était biendéfendue !

Cordélia, dans ses propos inconscients, m’enavait, du reste, suffisamment averti. Tout de même, avant de s’yrendre en esprit, je savais qu’elle y était allée plus d’une fois,en chair et en os, sans quoi je m’imaginais comme un sot qu’elle neme l’aurait pas si bien décrite. Encore une idée sur laquelle jesuis bien revenu depuis.

Enfin, par où pouvait-on bien passer ? Jeme rappelai, soudain, que la chambre d’amour était bordée par larivière. Textuellement, Cordélia disait : « Dans lachambre d’amour, il y a la grande glace de la rivière, toutencadrée d’or et toute rétamée d’argent par la lune. On s’y voitdes pieds à la tête. Grâce à elle, on n’est jamais seule. Quand oncroit être un, on est deux ; quand on croit être deux, on estquatre. Il faut bien faire attention ! »

Alors, je me dis : « En suivant laberge de la rivière, je serai sûr d’arriver à la chambred’amour », et j’allai rejoindre cette berge par l’allée depeupliers.

Je n’eus d’abord qu’à me louer de mon idée, etmon chemin, pendant quelque temps, se trouva tout tracé. Ma marche,cependant, commença de se ralentir quand j’eus laissé derrière moiles peupliers, et j’eus bientôt de graves difficultés à surmonterpour suivre la rive. Tout chemin avait disparu et je dus m’aiderdes branches des saules pour ne point choir dans l’eau.

L’Andelle, qui coule à Vascoeuil, est unerivière bien modeste. On ne saurait en user pour le halage, et sesbords ne sont fréquentés que par de rares pêcheurs, qui viennentsurtout goûter là les joies de la solitude entre les roseaux.

Telle quelle, elle coulait, cette nuit-là,avec tant de grâce paisible entre ses rives délicates, mirant sicoquettement les petits chignons argentés de ses buissonsaquatiques au sein d’une nature sauvageonne où tout n’était quesourire, grâce et volupté – la lune elle-même me souriaitétrangement dans la rivière – que je fus moi-même, en dépit del’horreur funeste qui m’agitait, frappé par tant de charme et queje suspendis un instant ma course pour m’écrier du fond ducœur : « Je te comprends, ô Cordélia ! »

Qu’est-ce que je comprenais ? Qu’est-ceque je comprenais ? En vérité, allais-je devenir malade, moiaussi ? Était-ce donc une chose si surprenante, ce parc, sousla lune, que mon esprit dût en rester à jamais frappé et que jedusse préférer, pour la nuit de mes noces, cette retraite sauvageau doux nid moderne, qui m’avait coûté bel et bien cinq cents louischez W… de la place Vendôme !…

Tout de même, ressaisissons-nous !

Enfin, où était-elle cette chambred’amour ?… Tout à coup, je l’aperçus de loin ou, plutôt, je ladevinai. C’était bien cette sorte de rotonde qui devait seprésenter, le jour ou au crépuscule, comme un berceau d’or rouge,miracle de l’automne, au bord de l’eau murmurante…

Aussitôt, je m’avançai avec degrandes précautions…je me glissai sans bruit entre les herbeset les branches, comme l’homme du Far West sur la piste deguerre ; je ne sentais plus la piqûre des épines, jeretenais ma respiration…

Tout cela, tout cela pour surprendre deuxesprits qui s’étaient donné rendez-vous dans uneclairière !

Je ne sais si vous pouvez vous rendre comptede l’énormité de la chose ; quant à moi, j’accomplissais cesgestes à la fois de la façon la plus inconsciente et la plusnaturelle. Comprenez par là que je ne raisonnais en rien, mais,qu’obéissant à ce mouvement spontané qui m’avait jeté à lapoursuite de l’esprit fugitif de Cordélia et subissant en mêmetemps l’influence des explications bizarres, quoique scientifiques,du docteur Thurel, j’agissais en tout et pour tout comme le plusordinaire des maris trompés et que je m’attachais à ne commettreaucune impru­dence qui pût avertir les coupables et m’empêcherd’atteindre la preuve de mon malheur !

Sous quelle forme cette preuveallait-elle m’apparaître ? Certes ! je n’en savais rienet je ne me le demandais même pas, mais je doutais si peu quej’allais être renseigné là-dessus par un de ces phénomènespsychiques, dont l’illustre maître m’avait bourré la cervelle, queje fus parfaitement désemparé lorsque je pénétrai, enfin,sournoisement, et à quatre pattes, dans la chambre d’amour, den’apercevoir que le vide, c’est-à-dire une atmosphère transparenteet nette comme le cristal, traversée de rayons de lune éclatantsqui avaient fait de la chambre tout en or une chambre tout enargent !

Elle n’en était pas moins belle, mais je vousprie de croire que le paysage et la grâce de ce berceau champêtreétaient, dans cette minute, la moindre de mes préoccupations. Levide et le silence ! Je me relevai et restai quelques instantshaletant devant ce néant.

Le vide et le silence ! Et ilsétaient peut-être là !

Et moi, avec les yeux de chair, je ne pouvaisles voir ! C’était effrayant !

Je regardais stupidement les choses :j’en fis le tour, glissant dans l’ombre des arbres comme une ombremoi-même à la recherche de deux ombres !

Tout à coup je me mis à rire ! Je metrouvais monstrueu­sement bête !

Mais, alors, si je me trouvais si parfaitementinsensé, pourquoi mon rire était-il si incomplet, pourquois’était-il arrêté tout à coup au fond de ma gorge sèche, dans lemoment qu’un peu de lumière et un peu d’ombre avaient trembléau-dessus d’un vieux banc de pierre moussue, au fond duberceau ? Pourquoi m’avançai-je vers ce banc, penché etfermant les poings ? Qu’est-ce que je voulais faireavec mes poings, mes gros poings de boxeur poids lourd ?Battre la lumière ? Ficher une pile à un rayon de lune ?…Misère de ma vie et de la vie universelle ! Pourquoi y a-t-ildes gens qui voient et d’autres qui ne voient pas ? Il mesemble que si je voyais, j’aurais moins peur ! car,maintenant, j’ai peur !… De quoi ?… Eh bien, de ceque je vais voir, car si je ne vois pas encore,j’entends !

Chapitre 12Le voleur

J’entendais une sorte de murmure, une sorte dedoux murmure. Cela était encore lointain, mais assurément, celaétait humain et cela se rapprochait… mais se rapprochait sans faireaucun autre bruit… et c’est bien cela qui m’épouvantait !… Jem’attendais à entendre craquer des branches, des feuilles mortessous le pas de ceux qui venaient ; mais rien, dans le grandsilence de la nuit pâle que ce murmure humain qui semblait flotterdans l’air, non loin de moi, et qui se rapprochait, se rapprochait.Je ne pensais plus au banc, je l’avais quitté. La voix très douce,très claire, devenait de plus en plus distincte, si distincte, queje crus bien saisir quelques syllabes qui me firent frissonner dela tête aux pieds et me rejetèrent dans la futaie pour m’ydissimuler.

En hâte ! en hâte ! car la voix serapprochait de plus en plus. Elle semblait, maintenant, portée parl’eau, et, instinctivement, je me tournai vers la rivière. Un mot,un mot terrible – je ne distinguais que ce mot-là – m’arrivait,porté par l’eau – et c’était un mot anglais :love,qui veut dire amour.

Je n’étais pas loin de la berge ; je vis,soudain, les roseaux s’incliner, les cœurs innombrables desnénuphars s’écarter sur la nappe d’argent et une nacelle glissersilencieusement jusqu’au bord de la chambre d’amour.

Dans cette embarcation légère, il y avait unhomme que je reconnus tout de suite au battement furieux de moncœur, puis à ses yeux étranges, ses yeux de chat mélancolique quisemblaient éclairer son visage pâle. Je le reconnus aussi àd’autres détails ; il avait ce vêtement flottant très ouvertsur la poitrine, retenu plus haut que la taille par une martingale,ce même vêtement que le soir où je l’avais aperçu pour la premièrefois. Et il était nu-tête comme ce soir-là, les cheveux rejetés enarrière, découvrant ce haut front d’ivoire qu’il avait appuyé à lagrille…

Mon premier mouvement fut de me précipiter surlui. J’avais toutes sortes de raisons pour régler définitivementmon compte avec ce personnage. Sa présence dans mon parc, chez moi,me donnait tous les droits. Elle mettait le comble à son audace età son forfait d’amour. Elle expliquait le plus naturel­lement et leplus criminellement du monde les phénomènes atroces dont ma pauvrechère Cordélia était la victime ! Si l’intervention du docteurThurel avait été vaine, c’est que la cause du mal était touteproche,rôdant autour de nous, rôdant autourd’elle !… Depuis deux jours, le misérable n’avait pasdû quitter cette inextricable retraite ou n’en était sorti que pourse rapprocher de Cordélia, la prendre, la surprendre, la reprendred’un regard qui pouvait tout pénétrer, et l’emporter avec lui,comme un voleur ! comme un voleur ! au fond de satanière.

Hélas ! Hélas ! cette nuit-là, quen’en ai-je fini alors avec le cambrioleur du cœur deCordélia ? Car il était bien là, en chair et en os, lui !Et Dieu sait ce que je pouvais en faire avec mes poings, malgré sesgrands yeux de chat mélancolique !

Or, voici comment les choses se passèrent. Ilvenait d’abandonner les rames et de se lever dans la nacelle et,effectivement, j’allais me jeter sur lui, quand je l’entendisprononcer cette phrase : My love, I am yours with all myheart (Mon amour, je suis à vous de tout mon cœur), puis,se penchant vers le fond du bateau, il continua :There is nothing I would not do for you (Il n’y a rien queje ne fasse pour vous).

À qui s’adressait-il ainsi ? Il étaitseul, tout seul dans le canot.

Allons, allons, Hector ! Tu le sais bienà qui Patrick adresse de telles phrases, de si douces et complètesphrases d’amour, qui ne laissent quant à leur sens rien àdeviner !… À qui Patrick dit-il : My love, àqui ?… Ne regarde pas plus loin ! Elle est prèsde lui ! Il se penche sur elle, pour lui murmurer de tellesphrases qu’elle entend aussi bien que toi !… Car elle estlà ! Tu ne la vois pas ?… Tu ne la vois pas ?…Tout de même, tu sais bien qu’elle est assise au fond ducanot !…

Eh bien, non, je ne la voyais pas ! Envérité, en vérité, je faisais tout mon possible pour la voir,car je sentais que l’autre la voyait, mais je n’ai pas lesyeux de l’autre ! Seulement, il n’y avait pas à douter qu’ellefût là !… Il n’y avait qu’à regarder l’autre ! Et àl’écouter !

Il faisait le beau, avec des effets de torse,il se relevait, puis s’asseyait à côté d’elle, avec des grâces… Jele trouvais grotesque, hideux. Je plaignais sincèrement Cordéliad’être obligée d’écouter un pareil raseur. À un moment, il luirécita des vers ! Quel cabotin !…

Tout à coup, il se rassit, se pencha sur lecôté et arrondit le bras comme s’il le lui glissait autour de lataille. C’était plus que je ne pouvais en supporter. Je me décidaià mettre fin à cette sinistre comédie, mais un spectacle nouveau mecloua sur place. Maintenant, je la voyais, elle !

Enfin sachez ce que je vis et comprenez-moibien. J’écris tout ceci pour l’enseignement du monde et poursoulager ma conscience et aussi pour arriver, autant que possible,à voir tout à fait clair au fond de cette terrible histoire ;c’est pourquoi je ne voudrais pas en dire plus que ce que j’ai vu,ni que l’on dépassât ma pensée dans l’interprétation de montémoignage écrit, ni, autant que possible, que l’on restât endeçà.

Oui, je supplie celui qui me lira de ne pasavoir plus peur que moi dans ce voyage extrêmement inquiétant aubord extrême de l’abîme psychique, sans quoi, il n’y a pas deprogrès possible pour l’humanité !

Que cette épouvantable histoire d’amour serveau moins à quelque chose ! Que le monde apprenne une foispour toutes ce qu’il en peut coûter de rester un poids lourd,hermétiquement clos dans son volume de chair, devant l’espritqui se promène, léger, impalpable ou, tout au moins, insaisissablecomme une poignée d’eau !

Écoutez ! L’homme s’était redressé dansla barque, la tête toujours inclinée sur le côté et le brastoujours arrondi autour d’une taille que je ne voyais pas !Car je ne voyais que lui dans la barque, lui et ce geste galant quim’avait mis en fureur. Mais si je ne voyais qu’une personne dans labarque, je les voyais tous les deux dans le miroir del’eau !…

Oui, dans le léger remous produit par lebalancement de la nacelle, sous la clarté lunaire, j’apercevais lecouple qu’ils formaient, debout dans la barque !

Était-ce une illusion ! un trouble de lavue ! un jeu de mes sens ? Encore, aujourd’hui, aprèsavoir ramassé, tassé mes souvenirs, je suis bien obligé dedire : « Non ! non ! cela n’était pas uneillusion ! J’ai vu ! j’ai vu !… J’ai vu le reflet dela barque dans l’eau et au-dessous, toujours dans l’eau, Patrick etCordélia, appuyés l’un sur l’autre. »

Je suis sûr de cela, parce que si mes yeux,après avoir vu la double image dans l’eau, et être allés à nouveauchercher sa réalité dans la barque, ne trouvaient plus que Patricktout seul, avec son bras arrondi et sa tête penchée, en revanche,quand ils retournaient à l’eau, ils retrouvaient la doubleimage !…

Je précise ces choses parce qu’il y a là,certainement, un phénomène qui joint de façon singulièrementintéressante la physique et la psychie. Je le donne à étudier auxsavants qui s’essaient à surprendre toutes les formes de la Forceau fond des laboratoires…

De toute évidence, mon regard traversaitl’aura de Cordélia, debout, dans l’atmosphère, sans enêtre le moins du monde impressionné ; mais, par contre, ilpouvait en saisir les contours (un peu flous, je l’avoue, maiscertains tout de même) en se posant sur cette partie de l’eau quien avait arrêté l’image comme la plaque photographique avait arrêtél’image de Kattie King lors des fameuses expériences d’un des plusillustres savants du siècle dernier, j’ai nommé WilliamCrookes.

Vous pensez bien que ces curieuses etscientifiques réflexions, que je note ici au passage, ne me vinrentque par la suite et que, dans le moment, j’étais beaucoup plusoccupé par ce que me montrait le phénomène que par l’explication àtrouver du phénomène lui-même. Je ne pus, malheureusement, retenirle cri de mon courroux, lorsque je vis, dans la glace de l’eau, leplus grand voleur du monde déposer un baiser sur le front de mabien-aimée… Aussitôt le phénomène disparut, c’est-à-dire qu’il neresta plus sur l’eau que le reflet de Patrick… l’image de Cordélias’était enfuie, pendant que j’entendais le misérable luicrier : Remember ! Remember !(Souviens-toi !)

Chapitre 13Le bonheur que la main n’atteint pas n’est qu’un rêve

Je n’étais pas arrivé à la berge que Patricklui-même et la barque qui le portait échappaient à ma vue, derrièreles roseaux qui se refermaient sur lui. La rivière, à quelque centmètres de là, faisait un coude et sortait du parc. Je n’avais aucunespoir de rejoindre mon homme et, après quelques vaines injures àson adresse, auxquelles il ne répondit pas, je retournai au châteaule plus vite que je pus.

Je courus réveiller Surdon, lui dire quel’Anglais était dans le parc et lui commandai de prendreson fusil. Il me comprit sans plus.

– Ne le tue pas, autant que possible, fis-je,mais fais-lui passer le goût de Vascoeuil !

– Monsieur peut compter sur moi.

Et il ajouta :

– Tout s’explique !

– Oui, Surdon, tout s’explique !

Là-dessus, je montai à la chambre de Cordélia.Elle venait de se réveiller. Cela ne m’étonna point.« Sais-tu d’où tu viens ? » luidemandai-je, mais elle ne sut rien me répondre : cette fois,elle ne se souvenait de rien ; en tout cas, elle n’en avaitpas l’air. Alors, je lui racontai tout ce que je venais de voir.Les événements prenaient une tournure telle que nous devions, elleet moi, les considérer en face si nous voulions garder quelqueespoir d’en rester les maîtres. Et puis, je me rendais parfaitementcompte que je ne pouvais rien sans elle. Elle était avec moi ouavec lui ! Si elle était avec moi, elle devait m’aider à lecombattre et je ne doutais point de cela.

J’étais sûr de Cordélia. Mon intervention surla berge avait été trop spontanée pour que j’eusse eu le temps deme rendre compte des modalités de son attitude, dans le miroir del’eau, mais j’étais trop persuadé, depuis la visite du docteurThurel, de l’enchantement fatal dans lequel son prolongementpsychique, c’est-à-dire son corps astral, avait été retenu captif,pour en vouloir à Cordélia de n’avoir pas repoussé un bras qui luiserrait trop tendrement la taille – ou d’avoir subi un baisercontre lequel elle ne pouvait rien !

En apprenant que le voleur avait eul’audace de pénétrer jusque chez nous et qu’il était sans douteencore « dans les environs », elle jeta ses bras autourde mon cou et s’écria :

– Emporte-moi loin, bien loin ! Il estcapable de tout ! Il est capable de ne plus me laisserrevenir !

Ah ! chère, chère, chère Cordélia. Je neme le fis pas répéter deux fois et notre petit bagage fut viteprêt. Je laissai, du reste, un mot pour Surdon, lui ordonnant devenir nous rejoindre là-bas, dès le lendemain, à Paris, avec lesmalles, et nous montâmes dans la petite auto que je conduisaismoi-même.

J’eus, tout de suite, à me féliciter d’avoirjeté ma bien-aimée dans l’étourdissement de la capitale. Elle étaitsi joyeuse qu’elle en oubliait les fatigues des terriblesquarante-huit heures que nous venions de passer. Tout l’amusait.Une promenade au bois, à l’heure des acacias, lui avait faitcomplètement oublier la fameuse promenade dans le parc, au clair delune : du moins, j’aimais à le croire. Nous déjeunâmes auchampagne, dans un restaurant chic et, en sortant de là, nousriions de tout et de rien, comme des enfants étourdis par leurpremier verre de vin pur.

Pour la première fois, Cordélia avait voulufumer, et elle avait trouvé les cigarettes d’Orient si bien à songoût qu’elle en avait vidé la moitié d’une boîte. Tout cela fitqu’en arrivant à l’hôtel elle dut s’étendre pour se reposer un peu.Je la laissai sous la garde de Surdon. En sortant, je ne pusretenir une exclamation : sur le seuil du Palace, je venais dereconnaître le docteur Thurel.

Celui-ci fut, au moins, aussi étonné que moi.Il me demanda immédiatement des nouvelles de ma femme et ce que jelui racontai de ma seconde nuit de noces lui parut si intéressantqu’il m’entraîna dans son appartement. Là, il me fit répéter letout avec détails et prit des notes, puis il me dit :

– Tout cela est logique ; dumoment que votre femme se trouvait sous l’influence directe del’individu qui rôdait autour d’elle, tout ce que j’avais pu fairepour la libérer devait forcément être réduit à néant, aussitôtaprès mon départ. C’est ce qui est arrivé, mais c’est ce quiprouve aussi que, pour que votre femme soit influencée, il estnécessaire que le suggestionneur soit à faible distance. Il y en ade plus malades qu’elle ! continua, pensif, le docteur, et ilne faut désespérer de rien, assurément. Vous avez bien fait dequitter Vascoeuil ! Il faut voyager. Le cas est guérissable.Tout dépend de vous, mon ami !

Comme il répétait ces derniers mots avecinsistance, je ne pus m’empêcher de marquer mon impatience et mamauvaise humeur.

– Tout dépend de moi ! m’écriai-je, c’estfacile à dire ! Mais quelle influence voulez-vous que j’aie,moi, si chaque fois que mes lèvres rencontrent les siennes, mafemme se met à dormir ! Il faut être juste, aussi ! Et jesuis, au moins, aussi à plaindre qu’elle !

– Je vous avais bien recommandé de l’embrassercomme un frère !

– Et vous croyez, vraiment, que l’influenced’un frère suffirait à la débarrasser de l’autre ?

– Non ! non ! je ne crois pas cela,mais je crois qu’il est nécessaire, pour risquer le baiser quevous dites, que le souvenir de votre femme se soitsuffisamment écarté des suggestions de l’autre, dans le tempset dans l’espace ! Voyagez et soyez patient, jusqu’àl’heure où vous vous sentirez vous-mêmes assez maître de son Opour que vous n’ayez plus rien à redouter de son« polygone ».

Je pris ma tête à deux mains. C’était laseconde fois que ce terme de géométrie revenait dans laconversation du docteur Thurel. Qu’est-ce que c’était que cepolygone et qu’est-ce que c’était que cet O dont je devais être lemaître ? Mon interlocuteur daigna alors me faire connaître quec’étaient là des formes du langage psychique employées par ledocteur Grasset « pour expliquer bien des choses »(Le Spiritisme devant la science). Je voudrais, à montour, vous les faire comprendre, comme ce bon vieillard me lesenseigna. Je ne le tenterais même point s’il n’avait eu la bonté deme faire tenir quelques livres dans ce genre pour me mettre aucourant d’une science qui pouvait m’être utile dans le cas deCordélia et que je m’efforçai d’assimiler par amour de ma femme etsans qu’elle en sût rien. Sachez donc qu’il y a un psychismesupérieur, c’est-à-dire des actes psychiques volontaires etlibres, précédés de réflexion, que le docteur Grasset représentepar O et un psychisme inférieur, quasi automatique,représenté par des centres nerveux reliés entre eux à la façond’un polygone. Ce polygone doit être considéré, soit à l’étatphysiologique (distraction, sommeil et rêve), soit à l’étatextraphysique (hypnose provoquée), soit à l’état pathologique(somnambulisme, automatisme ambula­toire, etc.). Quand O nes’occupe plus de son polygone, ce dernier fait à peu près ce qu’ilveut et il arrive que l’on puisse en faire à peu près ce qu’onveut. Pour cela, il suffit que O soit distrait (par exemple,je pense à autre chose et je continue, avec mon polygone, à viderla carafe dans mon verre plein), il suffit que la pensée d’un autrese soit momentanément emparée de O. Alors, le polygone peutaller loin !…

Tout cela me parut clair comme le jour, tantcela était bien expliqué et je m’écriai :

– Ah ! docteur ! comptez surmoi ! Je vais veiller sur le polygone de Cordélia ! et cene sera pas ma faute s’il m’échappe !

– En attendant, prenez le train !répondit cet excellent docteur ! Et vite ! Vous pourriezrencontrer ici l’autre,comme vous m’y avez rencontrémoi-même ! Ce palace n’est pas un endroit où l’on se cache. Etpuis, il n’y a pas de ville au monde plus petite queParis !

Je courus aux sleepings et, le soir même, nousprenions le train pour Rome. J’emmenais Surdon avec nous. Lorsque,le surlendemain matin, nous aperçûmes la muraille de ServiusTullius, Cordélia poussa des cris de joie.

En descendant du train, elle voulut courir auForum, mais j’eus tôt fait, en la bousculant un peu (il s’agissaitde prendre de l’ascendant), de lui faire momentanément oubliertoutes ces vieilleries pour lui faire goûter des joies plusmodernes telles que celles du confort le plus raffiné dans lemeilleur hôtel de la capitale italienne, puis celle d’un excellentdéjeuner à la mode de la campagne romaine, au Castello diConstantino, sur une terrasse d’où l’on découvrait un paysage d’unerare beauté, bien qu’il fût un peu gâté par le spectacle de ruines,dites imposantes ; mais les ruines, à moi, m’ont toujours faitde la peine.

Il fallut, cependant, dans l’après-midi,passer en revue quelques vieilles pierres. Le Colisée eut beaucoupde succès auprès de Cordélia, qui me raconta des histoires lugubressur le martyre des premiers chrétiens. Je me hâtai de l’entraînerdans des endroits moins tristes. Une promenade à l’heure du« persil » dans les jardins du Pincio, des sorbets dansun café du Corso, et le soir, après dîner, la tarentelle dansée parde jolies filles dans le grand hall de l’hôtel nous ramenèrent dansle tourbillon de la vie vivante.

Cordélia avait pris un plaisir extrême àtoutes ces manifestations élégantes de la vie romaine. De la voirsi heureuse et les yeux si brillants, j’étais moi-même fort ému. Jene l’avais jamais trouvée si belle. Quand nous fûmes dans notreappartement, je le lui dis d’un peu près, mais prudemment,toutefois, et fort anxieusement. Est-ce que j’étais devenu assezmaître de son O pour n’avoir plus rien à redouter des fantaisies deson polygone ? À l’idée que si j’embrassais ma femme, elleallait encore s’endormir instantanément dans mes bras, de grossesgouttes de sueur me perlaient aux tempes.

– Mon Dieu, Hector, que tu as chaud ! medit-elle en m’essuyant le front avec son mouchoir, d’un gesteadorable.

Je ne savais plus beaucoup ce que je faisais.Ses lèvres me souriaient. Son parfum acheva de me griser ; mafoi j’oubliai toutes mes résolutions, je l’embrassai solidement,comme c’était mon droit.

Ô miracle ! elle ne s’endormitpas !…

Chapitre 14Les beaux jours

Ah ! chère, chère, chère Cordélia !quelles semaines merveilleuses nous vécûmes et combien lemélancolique Patrick fut oublié. Je dois dire que je ne négligeairien pour cela ! Tout ce qu’un mari amoureux peut offrir à sajeune femme pour la distraire, je m’empressai d’en accabler maCordélia ; les fêtes succédaient aux fêtes et je voulais mabien-aimée la mieux parée, la plus belle de toutes. Nous avionsfait quelques connaissances. Grâce à un secrétaire d’ambassade, quiétait mon ami, les salons les plus fermés nous étaientouverts ; Cordélia en était la reine. Elle ne m’ennuyait plusavec ses visites aux antiquités. Je m’étais arrangé pour qu’ellen’eût plus que le temps de se distraire. Les musées étaientoubliés. J’avais toutes sortes de raisons de me méfier de lapeinture.

Quand elle fut un peu lasse de Rome, nouspartîmes pour Naples, où de nouvelles joies nous attendaient. Songolfe merveilleux connut nos baisers sur les plus belles rives dumonde. Nous allâmes à Capri, à Sorrente, à Castellamare. Lesbateliers chantaient. J’avais brûlé tous ces petits livres appelés« guides », car j’avais remarqué que, lorsqu’elle lesemportait, Cordélia, partout où elle passait, ne me parlait que desmorts, ce qui était tout à fait triste.

Mon petit autodafé nous épargna bien deshistoires sur Tibère et tutti quanti. C’était toujours çade gagné. Évidemment, nous n’échappâmes point à Pompéi, mais cen’est pas là une promenade ennuyeuse. Il y a toujours un monde fouqui se promène dans les ruines, des costumes de touristes à mourirde rire, des caravanes d’agence Cook qui, à elles seules, valent ledéplacement ; enfin, il y a le coup des peintures un peulestes sur certains murs, en face desquelles se trouvent subitementde vieilles demoiselles anglaises qui se sauvent en criant :« Aoh ! shocking ! » Cordélia et moi, nouspouffions. Chère, chère, chère Cordélia !

Ah ! je t’avais bien à moi en ces heuresbénies, où nous ne pensions qu’à nous réjouir de la beauté desjours, et qu’à nous aimer, sans nous préoccuper une seconde de cequi avait été avant nous, de ce qui existerait après. N’est-ce paslà la condition du vrai bonheur ? Il ne faut pas troppenser ! Non ! non ! il ne le faut pas !Regardez comme nous étions heureux tous les deux depuis que nouspensions le moins possible. De fait, nous étions toujours présents,l’un bien en face de l’autre, sans que nous ayions l’occasion denous demander : « À quoi penses-tu ? » C’estpendant ces absences d’un esprit préoccupé que « lepolygone » fait des siennes. La meilleure méthode pour que lapensée ne s’égare pas est encore de ne pas penser. Croyez-moi.

Seulement, il faut s’occuper. Après Naples,nous remontâmes à Florence ; enfin, nous fûmes à Venise, quenous avions gardée pour le bouquet. Ah ! ville fatale !Mais n’anticipons pas.

Chapitre 15Où le polygone de Cordélia renouvelle mes inquiétudes.

 

Surdon nous avait retenu un appartement àl’hôtel Danieli, sur le quai des Esclavons. C’est dans cet hôtel,paraît-il, que Musset, le poète, tomba malade et s’aperçut de latrahison de son amie, George Sand. Cette aventure lamentable, quel’on conta à Cordélia, dès le second jour de notre arrivée, parutl’attrister au-delà de toute mesure. Je maudis le fâcheux avec sonhistoire et voulus quitter l’hôtel. Mais Cordélia s’y plaisait etil me fallut céder. Je la trouvai, un jour, avec un livre. C’étaitla correspondance de ce Musset avec cette George Sand. J’en lusquelques lignes et le jetai par la fenêtre en embrassant mabien-aimée et en lui disant que c’était un crime de gâter notrebonheur parfait en ouvrant notre porte aux pensées moroses de deuxêtres qui n’avaient pas su s’aimer.

N’avais-je point raison ? Elle merépondit :

– Oh ! mon ami ! voilà maintenantque tu m’empêches de lire ! Songe, Hector, que tu m’as déjàinterdit les musées !

– Moi ? m’écriai-je, moi ! À Dieu neplaise, Cordélia, que je t’interdise jamais quoi que ce soit !Je suis ton esclave, tu le sais bien ! Si tu tiens absolumentà voir de la peinture, nous irons cet après-midi même dans tonmusée ! Veux-tu que je décommande notre promenade auLido ?

– C’est trop ! c’est trop, Hector !me répondit-elle en souriant. Nous irons au Lido, nous y dînerons,nous y souperons. Tout de même, je te serais reconnaissante demontrer plus d’empressement à visiter avec moi « lesmerveilles de l’art ».

– Seigneur Dieu ! m’écriai-je encore,quelle nouvelle chanson est-ce là ? Est-ce que nous n’avonspas visité, comme il convenait, le palais des Doges et le cachot deMarino Faliero ?

– Ô Hector ! tu t’es amusé à glissernotre carte de visite dans cette boîte aux lettres mystérieuse, quiservait à recevoir les dénonciations anonymes auprès du Conseil desDix. Voilà ce que tu appelles visiter les merveilles del’art !

– Oui, oui ! je dénonçais le patron denotre hôtel et je l’accusais de nous vouloir empoisonner ! Tuas bien ri sur le moment, il faut l’avouer !

Pourquoi ne riait-elle plus ? Quelleombre nouvelle passait sur son front charmant ? Elle me parut,soudain, entraînée dans une mélancolie qui la faisait plus belleencore, mais qui m’effraya, parce qu’elle me parut côtoyer ladouleur. Et, de fait, quelques larmes parurent dans les yeux deCordélia. Je me jetai à ses pieds :

– Mon Dieu ! m’écriai-je, je t’ai fait dela peine !

– Non ! non ! mais laisse-moipleurer ! fit-elle d’une voix brisée et lointaine. Elles sontbien douces ! les larmes que l’on doit à l’émotion duBeau ! Je songe à ces minutes sacrées où nous quittâmes notregondole pour entrer à la Salute ! Rappelle-toi la lagune, lequai des Esclavons, toute la pierre et toute l’eau qui étaientcomme un miracle d’or et d’opale…

– Une promenade à la Salute ?interrompis-je sans cacher mon étonnement, nous ne sommes jamaisallés ensemble à la Salute, m’amie !

– Ah ! par exemple ?protesta-t-elle… nous avons visité cette Notre-Dame des pieds à latête !

Là-dessus, elle se mit en frais de m’en fairela description. Et puis, tout à coup, s’apercevant de monahurissement, elle s’arrêta et ne voulut plus rien me dire desa promenade à la Salute. Elle était rouge comme une cerise etnous nous quittâmes dans un trouble profond. J’avais besoin d’êtreseul pour réfléchir à ce qui venait de se passer. Depuis que nousétions à Venise, nous ne nous étions pas quittés. Je laissaisquelquefois Cordélia dans sa chambre, mais, moi, je restais àl’hôtel. Elle n’avait donc pu visiter la Salute. Je m’y rendis surl’heure et je fus bien stupéfait d’y trouver tout ce qu’elle m’enavait dit.

Mon inquiétude était immense, car je nepouvais plus en douter : le polygone de Cordélia recommençaità me jouer des tours ! Pendant une de ces heures qu’elle étaitcensée consacrer au repos, son polygone était allé se promener à laSalute ! Je me rappelai certaines paroles du docteurThurel : « De même, disait-il, que l’on cite des cas oùle sujet retrouve en rêve des souvenirs déposés à son insupar son polygone à l’état de veille (O, alors était distrait), demême, nombreux sont les cas où le sujet à l’état deveille, retrouve des souvenirs déposés à son insu par lepolygone qui a travaillé pendant l’état de sommeil (Oétant endormi ou suggestionné !). »

En quittant ma gondole et en me retrouvant surle quai des Esclavons, je ne pus retenir une exclamation :

– Ah ! misère ! encore ce satanépolygone !… Nous sommes pourtant loin de Patrick, àVenise !…

Je n’avais pas plus tôt prononcé ces paroles,que j’entendis derrière moi une voix qui disait :

– Détrompez-vous, monsieur, Patrick estici !

Chapitre 16Le rendez-vous

C’était Surdon qui me parlait de la sorte. Ilparaissait aussi agité que moi. Je l’entrepris avec une fièvre biencompréhensible :

– Patrick ! m’écriai-je ! commentsais-tu cela ?

– Je l’ai rencontré !

– Quand ?

– Ce matin.

– Et depuis ce matin tu n’as pas pu…

– Monsieur, je l’ai suivi et je vous prie decroire que je n’ai pas perdu mon temps !

– Parle ! Parle ! Dis-moi ce que tusais ; tout ceci est épouvantable !

– Oh ! oui, monsieur…épouvantable !

– Je le tuerai.

– Évidemment, c’est ce qu’il y aurait de mieuxà faire, car il n’y a point de doute qu’il ne poursuivemonsieur ! (le brave Surdon n’osait faire aucune allusion à« madame »). Ce Patrick, continua-t-il, pensait bien quemonsieur passerait par Venise. Il attendait monsieur ici depuistrois semaines ! Et il est à peu près devenu fou depuis quemonsieur est arrivé !

– Eh là ! il l’était bien avant cela,Surdon !… Mais dis-moi tout ce que tu sais, dans ledétail…

– Eh bien, voilà, monsieur !… J’étais entrain de brosser, ce matin, les effets de monsieur, quand, ayantmis le nez à la fenêtre, j’aperçus, dans une gondole, une personnequi fixait nos fenêtres, avec une attention si persévérante que jem’en arrêtai dans ma besogne. Il ne m’avait pas vu. Pour tout dire,monsieur, son regard allait à la chambre de madame…

– Madame était-elle sortie ? demandai-je,haletant, à Surdon.

– Non, monsieur, elle s’apprêtait à sortir, etmonsieur l’attendait dans le hall… À l’instant, je reconnus cePatrick et je continuai d’épier son jeu.

– Pourrais-tu me dire si madame l’avu ?

– Cela, je ne pourrais pas ! non !je ne puis rien affirmer… La gondole s’était arrêtée un instant,puis avait fait demi-tour et redescendait vers le bassin ; jeme précipitai hors de l’hôtel dans le moment que vous en sortiezavec madame. J’eus le bonheur d’arriver au coin du quai desEsclavons quand l’embarcation de Patrick en doublait la pointe. Jepris moi-même une gondole et suivis la sienne. Mon dessein étaitd’apprendre où il était descendu. Il me traîna pendant des heuresdans des endroits impossibles et sans aucun intérêt apparent.Enfin, il se fit descendre au Grand Hôtel où j’appris qu’il avaitune chambre, dont les fenêtres s’ouvrent au rez-de-chaussée, jeveux dire, au ras de l’eau sur le grand Canal, en face de la pointede Notre-Dame della Salute ! (À ce nom, je me remis àfrissonner.) Le domestique qui le sert, continua Surdon, ne fitaucune difficulté pour me donner certains détails qui sont, dureste, la fable de tout le personnel du Grand Hôtel ! Ilparaît, monsieur, que, depuis quatre jours, il s’enfermerégulièrement dans sa chambre entre cinq et sept, après s’y êtrefait servir, sur un guéridon, une collation pourdeux !

– Une collation pour deux !répétai-je en tressaillant de la tête aux pieds, entre cinq etsept !

– Exactement ! monsieur,exactement ! Le domestique doit mettre deux couverts, et leplus beau est que l’on n’a jamais vu notre homme entrer dans sachambre avec quiconque et qu’on l’en voit toujours sortirseul ! Et, cependant, monsieur, il ne fait point de doute pource domestique que deux personnages se sont assis à ce guéridon pourpartager la collation qu’il y a servie ! C’est là un mystèrequi amuse tout le monde et dont le Patrick n’a pas l’air des’apercevoir, car il ne parle jamais à personne. On le considère,généralement, comme un fier original et même comme un peu fou.L’opinion des gens sensés est qu’il se joue à lui-même la comédieet qu’il vit avec ses souvenirs… Mon Dieu ! comme monsieur estpâle ! J’ai peut-être eu tort de lui rapporter toutcela ? Peut-être eût-il mieux fallu lui cacher la présence dePatrick à Venise ?

– Non ! Surdon ! non ! tu asbien fait ! Tu es un fidèle et intelligent serviteur, maisdis-moi, Surdon, quand donc as-tu quitté le Grand Hôtel ?

– À l’instant, monsieur !

– Et Patrick ?

– Je l’ai laissé enfermé dans sa chambre commeà l’ordinaire à cette heure-ci !

Je regardai ma montre qui tremblait dans mamain…

– C’est vrai, fis-je, c’est l’heure de lacollation ! Attends-moi ici, Surdon, dans cette gondole, jereviens tout de suite !

Je courus à l’hôtel dans une agitation quitouchait au délire. Ce qui me bouleversait ainsi (qu’on lecomprenne bien !) était moins la preuve que m’apportait Surdondes récentes tentatives de Patrick pour s’emparer à nouveau de l’Ode Cordélia que la façon trop bénévole avec laquelle ma bien-aiméesemblait consentir à laisser diriger son polygone dansVenise par le plus dangereux des séducteurs ! De cela, dontl’idée seule me faisait grelotter de fièvre, pouvais-je douter enme rappelant ce qui s’était passé le jour même entre Cordélia etmoi ? Elle m’avait parlé d’abord tout naturellement desa visite à Notre-Dame della Salute ; et puis, devantmon effarement, elle s’était aperçue que son polygone bavardaittrop, et elle lui avait ordonné tout à coup de se taire, et cela enrougissant jusqu’à la racine des cheveux !

Naguère, lorsqu’elle s’apercevait que quelquechose d’anormal venait de se passer entre nous, elle ne manquaitpas de me jeter ses beaux bras autour du cou, en s’écriant :« Sauve-moi, Hector ! sauve-moi ! » maismaintenant elle paraissait marquer uniquement un certain embarrasd’avoir laissé surprendre le secret d’un état psychique qui devaitme rester fermé, d’une autre existence dans laquelle elle ne mejugeait peut-être pas digne d’entrer et, dans tous les cas, quine lui faisait plus peur, puisque son O, après réflexion, neme disait plus : « Emporte-moi ! »

Hélas ! n’était-ce pas un autre quil’emportait où il voulait, maintenant, et sinon avec sonassentiment parfait – car dans mon délire je m’efforçais de resterjuste du moins sans qu’elle s’en défendit beaucoup. Ah !malheur de ma vie ! Non, non ! elle ne s’en défendaitplus ! sans quoi elle m’eût averti ! elle m’eûtcrié : « Il est revenu, le voleur de mon cœur, lecambrioleur d’amour ! »

Son O et son polygone étaient bien d’accord,maintenant, pour me cacher cette infamie ! Car, enfin,l’adhérence du fluide nerveux (comme disait le docteurThurel) a beau être faible chez certains sujets (et, assurément,Cordélia était de ceux-là) on ne saurait l’attirer loin de sonfoyer visible (le corps) sans une certaine douleur qui, autrefois,se défendait chez Cordélia et qui, maintenant, consentait. Cordéliame trahissait avec une douleur consentante !Effroyable ! insupportable pensée !

De si tragiques réflexions ne me venaientpoint, comme l’on pense bien, seulement par la déduction que jetirai de cette rapide scène du matin avec Cordélia, mais aussi parle rappel subit de quelques autres petites scènes de ce genre quim’avaient moins frappé parce qu’elles étaient moins importantes,mais qui acquéraient maintenant toute leur signification et celadepuis la première heure de notre arrivée à Venise ! Enfin, cequi me faisait gravir quatre à quatre les degrés de l’escalier quime conduisait à la chambre de Cordélia, c’était une penséeépouvantable que, depuis quelques jours, elle m’avait prié de lalaisser prendre quelque repos avant qu’elle s’habillât pour ledîner, et qu’il y avait peut-être là un subterfuge destiné àm’éloigner pendant le grand mystère de la promenadepolygonale !

Tout ce que venait de m’apprendre Surdon desfaçons de faire de Patrick au Grand Hôtel, à la mêmeheure, ne faisait que renforcer cette imagination infernalequi n’aboutissait à rien de moins qu’à accuser Cordélia d’unvéritable crime, celui de la préméditation, alors qu’il n’y avaitpeut-être que coïncidence ; mais, ainsi va à l’extrême lajalousie qui ne se sent jamais aussi satisfaite que lorsque, parquelque nouvelle invention, elle a augmenté son supplice !

Quand, à bout de souffle, j’eus pénétré dansnotre appartement, je restai suspendu cependant à un suprêmeespoir, celui d’apercevoir Cordélia, debout, devant une glace,mettant coquettement la dernière main à sa toilette du soir, mais,hélas ! la porte de sa chambre était fermée et c’est en vainque je la secouai avec force. J’appelai :« Cordélia ! Cordélia ! » mais rien ne merépondit ; je me penchai et, par le trou de la serrure, je pusl’apercevoir étendue sur une chaise longue, auprès de la fenêtre,dans cette posture rigide qui, à Vascoeuil, m’avait tanteffrayé.

Je ne pus retenir un cri de rage et, fermantles poings, grinçant des dents, je courus rejoindre Surdon dans sagondole : « Vite ! au Grand Hôtel ! »commandai-je.

Le gondolier nous y conduisit en quelquesminutes. Comme nous en approchions, Surdon me montra à droite desdegrés de l’entrée principale, une fenêtre éclairée, car, à cetteheure de la saison, la nuit était déjà venue et il me dit :« C’est là !… » Aussitôt, je fis godiller de tellesorte que nous rasâmes le pied du mur et que nous nous confondîmesavec son ombre, et cela sans le moindre bruit.

Quand la gondole se fut arrêtée sous lafenêtre, je me dressai et parvins sans peine à memaintenir sur une petite corniche, le coude appuyé à la pierre del’embrasure de la fenêtre. Celle-ci était ouverte. Je pouvais voiret entendre.

Mon émotion était à son comble et jen’essaierai point de la décrire. Du reste, il n’est pas difficilede deviner ce qui se passa en moi, à partir de cette minute et lessentiments qui m’agitèrent devant un spectacle que je pouvaisseul comprendre et dont je devais seulsouffrir.

Les deux couverts, sur le guéridon quioccupait le milieu de la chambre, étaient près l’un del’autre ; les deux chaises étaient rapprochées à se toucher.L’une d’elles était occupée par Patrick, qui se penchait surl’autre dans une attitude pleine de langueur, cependant que sonvisage de chat mélancolique exprimait une quiétude, pour ne pasdire une béatitude qui me donna tout de suite l’envie de sauterdans la pièce et de lui administrer une paire de gifles. Mais je mecontins.

Il y avait sur la table un flambeau quiéclairait doucement les choses et les gens. Pourquoi dis-je lesgens ? Je n’apercevais que Patrick et, quant àl’autre personne, je ne la voyais pas du tout, en dépit detoute ma volonté concentrée et de toute ma foi tendue. Dans lemoment, j’eusse donné tout ce que je possédais pour que mon regardà moi eût la vertu de celui de Patrick qui, certainement, caressaiteffectivement les contours divins de la forme astrale deCordélia !

Oh ! ses yeux de chat mélancolique !ses yeux de chat mélancolique ! tranquille etheureux, tandis que moi, je bouillais, à la fenêtre !

Comment eus-je la force de retenir monélan ? Mais je voulais en savoir davantage !… Etmaintenant, j’écoutais, car il parlait…

Tandis que sa main était allée chercher unfruit dans le compotier, pour le déposer dans l’assiette deCordélia, il disait : « Le mélange des espritsproduit la sympathie, et de cette sympathie naît le véritableamour, auprès duquel l’autre n’est rien qu’un instrumentaveugle de l’aveugle nature aux instincts nécessaires degigogne ! » Cette phrase, je la retiendrai toute mavie ! « Le lien qui nous unit, ô Cordélia (lui aussidisait : « Ô Cordélia » et j’en eus dans la secondele cœur transpercé comme d’une épée) le lien qui nous unit neconnaît pas d’obstacle et n’est arrêté par rien ; rien nesaurait le briser ; il traverse les murailles, franchitl’espace, défie le temps ! Il participe de l’essence divine,etc. » Je ne sais tout ce qu’il lui raconta encore dans cegenre, tout en épluchant une poire qu’il partagea avec elle, jeveux dire : dont il déposa la moitié dans l’assiette qui setrouvait à côté de la sienne !

Je vous avouerai que ses gestes m’intriguaientencore plus que ses discours. Je trouvais insupportable qu’il sepenchât trop sur la chaise voisine et j’éprouvais un affreuxmalaise à le voir porter à ses lèvres un verre rempli de vin doréqu’il avait préalablement incliné dans le vide, sur sa droite,à la hauteur d’une bouche, qui avait bu, peut-être, elleaussi !

Les misérables ! grondai-je entre mesdents serrées, ils boivent dans le même verre ! Ne vous gênezpas !

J’étais tellement « entraîné » partout le psychique dont j’avais été la victime depuis ma premièrenuit de noces, et aussi par tout ce qui m’avait étéscientifiquement expliqué et par ce que je voyais encore, que rienne me surprenait plus et que l’impossibilité pour un corps astrald’absorber la matérialité d’un repas ne me parut pas évidente dèsl’abord !

Il fallut que je me rendisse compte que le vinétait entièrement bu par Patrick et que les morceaux déposés dansl’assiette de Cordélia passaient finalement dans celle de l’Anglaispour que je revinsse de cette idée saugrenue. Ce qui prouve unefois de plus qu’un esprit dérangé dans ses habitudes perdfacilement toute mesure et est prêt à ouvrir les portes à toutesles illusions : mon illusion dans ce moment cruel où d’autresque moi eussent également perdu le bon sens, était de croire à laréalité même de cette illusion, de cette comédie qui se jouaitentre Patrick et le prolongement psychique de Cordélia ! Cequi était la vérité vraie, c’est que, dans cette chambre, ils sedonnaient le spectacle et la joie d’une dînette à deux, mais leseul qui consommât matériellement ne pouvait être quePatrick.

Et comme il buvait pour deux de ce vin doréque je crus bien être du Tokay, il commença de ressembler moins àun chat mélancolique et il se mit à raconter des histoires qui nemanquaient point d’un certain humour.

Justement, c’était à propos de la limitematérielle où se heurtait sa puissance fluidique : « Ilest malheureux, disait-il à Cordélia, que je ne puisse attirer icivotre estomac, comme j’y attire toute votresensibilité ! mais, qui sait : c’est un miracle quela science psychique, qui en est encore à son aurore, réaliserapeut-être bientôt… Regardez donc ce que l’on fait déjàinstinctivement avec les tables tournantes ! Le jouroù les imbéciles (je parle des savants officiels) ne riront plus deces phénomènes, on ne sera pas loin de trouver la méthode quipermettra sûrement à l’esprit invisible de soulever lamatière visible. Ce jour-là, on apprendra ce que ne savait pasNewton, c’est que la pesanteur est une propriétévariable[1] deschoses !… À ce propos, ma chère Cordélia (Ah ! ce que jepouvais souffrir en l’entendant dire : « Ma chèreCordélia ! ») à ce propos le père Sardou racontait unehistoire bien amusante : « Moi, disait-il, je fais sauterce guéridon par la fenêtre, quand et comme il me plaît !L’autre jour, deux amis prenaient leur café dessus. J’ordonne auguéridon de bouger. Il ne bouge pas ! Quand ils sont partis,j’eng… le guéridon. Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? Ils sonttrop bêtes ! »

Là-dessus, Patrick se mit à rire, àrire ! et il me semblait entendre rire aussi Cordélia !…(et leur joie me faisait plus de mal que tout à l’heure leurmélancolie). Soudain, ils ne rirent plus et il y eutun grand silence pendant lequel ils se parlaient.

Cela, j’en étais sûr ! j’en étaissûr !

Ils se parlaient et ils se comprenaient.D’abord, c’est une chose reconnue de tous que les sujets et lesmédiums et les maîtres de l’esprit s’entretiennent entre eux sansle secours des sons, par la seule puissance de la suggestion etde la communion. Quand Patrick usait de sa voix degorge, c’était par-dessus le marché et par habitude, peut-êtreaussi pour se donner l’illusion, à laquelle il semblait tenir, quoiqu’il dît, de la présence matérielle de Cordélia dans sachambre, à ses côtés, mais cette voix de gorge n’était pasnécessaire. Maintenant, il lui parlait certainement avec la voix del’âme !

Et, assurément, Cordélia lui répondait… car ilne faudrait pas croire que j’aie assisté, dans cette fameuse ethorrible séance, à un monologue. Loin de là, hélas ! Mêmequand Patrick usait de sa voix de gorge, il y avait des silencesqui, certainement, étaient meublés par la réponse de Cordélia. Lespropos de Patrick, qui suivaient, m’en donnaient la preuve ;j’étais à peu près au courant de ce qui se passait, mais maintenantils parlaient en silence ! Que se disaient-ils ? Que sedisaient-ils ? Pourquoi Patrick était-il si penché ? sipenché ? et son bras droit allongé sur le dossier de la chaisede Cordélia ! Je voyais frémir son bras !…

Tout à coup, il redressa la tête et dit avecsa voix de gorge : « Je suis injuste d’accuser le Ciel dene pas t’avoir donné à moi corps et âme, car, en même temps que tonâme, j’ai le meilleur de ton corps mortel ! » Sur quoi,il prit son verre dans la main gauche, sans déranger sa maindroite, qui frémissait toujours sur le dossier de la chaise deCordélia, et il s’écria : « J’ai le goût de tes lèvres, ôCordélia ! J’ai le goût de tes dents ! J’ai le goûtde ta vie ! Je bois à notre soif d’amouréternelle ! »

Il n’avait pas plus tôt fini de vider sonverre dans le fond de sa voix de gorge que je me précipitai dans lachambre. (Il paraît que j’étais littéralement écumant. C’est luiqui l’a dit plus tard, et c’était, ma foi, très possible, carj’étais au bout de la patience dont j’avais armé mon inquiète etsournoise curiosité, et ma rage débordait.) Je courus sureux en m’écriant : « Moi aussi, j’ai soif, vousne m’invitez pas ? »

Il s’était dressé aussitôt et jeté au-devantde moi comme pour la défendre : « Maladroit !gémit-il, vous l’avez blessée ! » Et il se baissa pourramasser un couteau que j’avais fait tomber par terre quand jem’étais rué sur le guéridon…

– Quoi, blessée ? Quoi, blessée ?haletai-je.

– Calmez-vous, monsieur, fit-il avec un flegmebien britannique, ce ne sera rien, indeed ! (envérité), mais ça aurait pu être grave ! Que ceci vous serve deleçon ! Une autre fois, vous frapperez à la porte ou à lafenêtre… ajouta-t-il sur un ton qui acheva de me mettre hors demoi.

– Ceci n’arrivera plus jamais !râlai-je…

Et comme je regardais du côté de la chaise deCordélia :

– Oh ! monsieur ! vous pouvez allerjusqu’au bout de votre pensée, exprima-t-il avec un gested’encouragement. Nous sommes seuls ! Elle n’est pluslà !

– Eh bien, monsieur, je voulais vousdire simplement ceci : c’est que, de nous deux, il en est un,assurément, qui est de trop ici-bas !

– C’est bien mon avis, monsieur, acquiesçaPatrick, mais ce n’est pas moi !

– C’est ce que nous verrons, monsieur, et pasplus tard que demain.

– Comme il vous plaira !

Sur quoi, n’ayant plus rien à lui dire cejour-là, je me dirigeai vers la fenêtre, mais il m’ouvrit sa porteet nous nous saluâmes tout à fait correctement.

Chapitre 17Le duel

Quand je relis les pages précédentes, je netrouve rien à y enlever, car elles retracent fidèlementl’abominable état où j’étais depuis que Surdon m’avait appris quePatrick se trouvait à Venise et que je croyais avoir des raisons dem’imaginer que le pur esprit de ma bien-aimée obéissait sans tropde résistance aux fantaisies d’une suggestion coupable. Et quandj’évoque l’heure affreuse du rendez-vous dans la petite chambre duGrand Canal, je me revois tel que j’étais alors, c’est-à-dire moinstransporté de fureur contre Patrick que déchiré par l’apparentconsentement de Cordélia.

Insensé ! Insensé ! Est-ce que, dansmon ignorance du redoutable mystère psychique, ou me méfiant de moninitiation toute neuve, je n’aurais pas dû faire profiter Cordéliade tout ce qui me paraissait suspect ou incompréhensible ?Mais non ! Je prenais un âpre plaisir à mon désespoir et jevoulais que tout se retournât contre elle et contre moi !…

Bref, tout mon sang bouillonnait au feu decette phrase stupide : « Tout cela ne serait pas arrivési elle l’avait bien voulu ! » Et c’est avec cettephrase-là à la bouche et cette injustice dans le cœur que je courusà l’hôtel Danieli.

Cordélia, que je trouvai toujours étendue sursa chaise longue, venait de se réveiller, et elle s’enveloppait ledoigt d’un linge, détail auquel, dans ma première agitation, jen’attachai d’abord aucune importance. La femme de chambre luitendait un fil ; je la priai de nous laisser seuls.

Au son de ma voix, Cordélia tressaillit etleva vers moi une face étrangement pâle.

– Patrick est ici ! m’écriai-je comme unebrute, et tu le sais bien ! Pourquoi ne m’en as-tu riendit ?

Elle considéra ma fureur d’abord avec unétonnement indicible et puis avec effroi. Elle semblait ne plus mereconnaître. Je n’étais plus son Hector. Elle ne me répondit pas etelle fit bien. Que répondre à un lion déchaîné et qui n’entendrien, qui ne comprend rien ?

Alors, je continuai comme un fou :

– Vous ne vous refusez rien ! Promenadesen gondole ! Vous êtes allés ensemble visiter les musées, leséglises, Notre-Dame della Salute !

À ces derniers mots, elle soupira :

– Oh ! mon Dieu ! c’était doncvrai ! J’avais cru que ce n’était qu’un rêve !

Ce qu’elle disait là aurait dû m’éclairer, memontrer ce qu’elle était restée : l’éternelle victime desmachinations de l’autre ! Mais j’étais parti pour nous fairesouffrir et je ne m’arrêtai point en si beau chemin !

– Vous avez des rendez-vous tous les joursentre cinq et sept !

– Qu’est-ce que tu dis ? qu’est-ce que tudis ?

Et Cordélia se soulevait, ouvrait des yeuximmenses, comme si elle découvrait tout à coup à l’état de veilleet au son de ma voix des choses qui avaient été déposées dans sonpolygone à l’état de sommeil.

– Je dis que tu abuses de ma bonne foi.Pendant que je te crois ici, en train de te reposer, tu coursgoûter avec Patrick dans son appartement du Grand Canal !

Elle poussa un cri et se cacha la figure dansles mains.

– Ah ! ne dis pas le contraire, je vousai vus ! je vous ai entendus !

– Qu’est-ce que tu as entendu ?gémit-elle. Lui ai-je dit que je l’aimais ? (avec quelle voixd’angoisse elle me demandait cela !)

– Je n’ai point entendu cela ! fis-je,surpris du ton dont elle m’avait posé cette question, mais tu saisbien que je ne puis entendre « ta voix de silence ».

– Si je n’ai point dit cela, je n’ai riendit ! déclara-t-elle en me regardant avec ses yeuximmenses. Le reste est en dehors de moi !

Là-dessus, la voilà qui s’affale sur la chaiselongue et son corps est tout secoué de sanglots ! Je tombai àgenoux. Toute l’horreur de ma conduite m’apparaissait en même tempsque l’innocence de Cordélia ! Chère, chère, chèreCordélia !

Je me maudissais ! J’essayais de calmerses pleurs, je lui pris la main. À ce moment, je m’aperçus que lelinge qui enveloppait son doigt était tout rouge.

– Tu saignes, Cordélia, tu t’es doncblessée ?

– Sans doute, répondit-elle entre deux larmes,je me serai heurtée à quelque meuble en rêvant !

– Cordélia ! Cordélia ! tu n’as pasrêvé, déclarai-je en lui démaillotant le doigt avec une émotion oùpassait tout ce que le docteur Thurel m’avait dit del’extériorisation de la sensibilité. Non ! Cordélia tu n’aspas rêvé hélas ! et en voici la triste preuve !… Pendantque tu étais réellement en esprit dans l’appartement duGrand Canal, j’y fis irruption avec une violence si grande que jebousculai tout devant moi ! un couteau qui se trouvait sur leguéridon tomba et Patrick s’écria : Elle estblessée !…

Cette fois, Cordélia s’était levée, siblanche, si blanche, qu’on eût dit son propre fantôme :

– Comment peux-tu croire que je ne t’aimepas ? exprima-t-elle dans un souffle… C’est le sang de moncœur qui coule par cette blessure que tu m’as faite, là-bas, dansla chambre de Patrick… Le comprends-tu ! lecomprends-tu[2] ?

J’étais resté à ses genoux en entendant cesparoles sublimes, je serrai ses nobles jambes entre mes brastremblants et la suppliai de me pardonner, mais une autre idée lapossédait déjà et je compris que c’était cette idée-là qui lafaisait si terriblement pâle.

– Que vous êtes-vous dit en mon absence ?demanda-t-elle.

J’étais pris de court et ne sus d’abord quebalbutier un mensonge.

– Jure-moi, fit-elle, que vous n’allez pasvous battre ?

Je fus bien obligé de lui jurer cela, maisencore elle me dit :

– Tu fais un faux serment ! C’estmal ! N’importe ! je ne veux pas que vous vousbattiez ! (j’eusse préféré qu’elle dît : Je ne veux pasque tu te battes). Vous ne vous battrez pas !… Jet’accompagnerai partout !

Elle fit si bien qu’il me fut impossible desortir de l’hôtel et, comme je tenais absolument à nous débarrasserà jamais de l’Anglais, je fus obligé de lui envoyer en secretSurdon pour le mettre au courant de ce qui se passait et le prierde se charger de tout, des armes, des témoins, etc. Je demandai àce que le duel eût lieu à la première heure, car je comptaism’échapper pendant le sommeil du matin de Cordélia, qui nemanquerait point d’être accablant après toutes ces émotions.

Surdon revint en me disant que je n’avais à mepréoccuper de rien que de me présenter, à la pointe du jour, àl’hôtel du comte de C… qui se trouve à l’extrémité de ce que l’onappelle « les jardins de Venise ». Cordélia étaitredevenue plus calme ; nous fûmes nous promener sur lapiazzetta, et nous parvînmes même jusqu’au café de Florian, où nousprîmes un porto au son des guitares. Tout était gai autour de nous.Je m’efforçai d’être gai, moi aussi, mais Cordélia restaittristement pensive. En rentrant chez nous, elle déclara qu’elle nese coucherait pas.

– Je ne te crois plus, tu m’as menti. Si jeprenais quelque repos, tu en profiterais pour aller te battre.Je ne veux pas que vous vous battiez !

Je haussai les épaules pour exprimer monindifférence, mais j’étais horriblement ennuyé. J’avais uneoccasion merveilleuse et légitime de supprimer la cause de tous mesmalheurs (on se battait au pistolet et j’étais sûr de tuer Patrick)et voilà que l’entêtement de Cordélia allait tout gâter.Heureusement, je pus renvoyer Surdon vers l’Anglais pourl’instruire encore de ce qui se passait et pour lui dire que je nevoyais aucune issue à cette situation s’il ne consentait pointà endormir Cordélia pour que je pusse aller me battre aveclui. Si jamais on m’avait dit que j’adresserais un jour unepareille prière à cet homme dont la puissance psychique avait faittoute ma misère ! Mais passons ! Tout ceci prouve unefois de plus que, quelle que soit notre façon de concevoir le mondeet les rapports de l’âme et de la matière, nous ne sommes qu’un peude poussière dansante dans un bref rayon de soleil.

Surdon revint en me disant que l’Anglais luiavait déclaré qu’il tenait à se battre au moins autant que moi etqu’il serait fait comme je le désirais. Nuit douloureuse, nuit quime parut d’une longueur infinie ! Ah ! malheureux !si j’avais su !… si j’avais su, comme j’en eusse compté toutesles minutes avec la terreur de les voir s’enfuir trop vite !…Cordélia avait tenu sa parole. Elle ne s’était point couchée, quoique j’eusse pu lui dire. Allongée sur le canapé, elle lisait oufaisait semblant de lire. Et moi, je la regardais.

J’attendais maintenant avec impatience ceque l’autre avait promis. La chose arriva un peu après cinqheures du matin. Ses paupières se fermèrent, son livre tomba de sesmains et son corps prit cette rigidité que je connaissais tropbien.

Je fermai la porte de sa chambre à clef et miscette clef dans ma poche, puis j’appelai Surdon. À six heures dumatin, nous frappions à la porte de l’hôtel du comte de C…

Patrick n’était pas encore arrivé, mais lemédecin et les témoins s’y trouvaient déjà… Il y en avait deux pourmoi, avec qui je fis connaissance et dont je n’eus qu’à me louer.Le comte de C…, qui appartient à la plus vieille noblessevénitienne, était absent, mais c’est un homme qui, paraît-il, aimeles arts et les artistes et qui avait mis son hôtel à l’entièredisposition de Patrick.

On sait ce que sont les jardins de Venise.C’est l’un des rares îlots de l’antique cité qui ne soit pasentièrement envahi par la construction ; cependant, l’hôtel ducomte y trouve sa place et a une entrée particulière sur cesjardins publics comme chez nous les hôtels du parc Monceau. C’estle seul qui ait ce privilège, de telle sorte qu’à cette heure, oùles jardins étaient fermés, nous nous trouvions comme si nouscontinuions d’être dans la propriété privée du Comte.

Sur ces entrefaites, Patrick arriva, les mainsvides, je l’affirme ici comme je l’ai juré à la cour d’assises. Lesarmes étaient dans des boîtes que les témoins avaient apportéesavec eux et qu’ils avaient prises la veille chez l’armurier.Patrick ne connaissait pas ces armes ; du moins il l’affirmaet je le crois. Elles furent du reste tirées au sort : ce sontles pistolets apportés par ses témoins qui nous servirent.

Nous étions maintenant dans la grande alléecentrale des jardins. On dit qu’au printemps cet endroit est unemerveille, un enchantement, quelque chose comme le miracle desroses ; en cette saison d’automne, je vis, sous les premiersreflets d’un jour blême, un lieu assez lugubre et bien propre àencadrer l’effroyable drame. Du reste, tout se passa avec unerapidité terrible. On compta les pas, vingt-cinq nous séparaientl’un de l’autre. Nous devions échanger quatre balles. Mais je suisd’une telle force au pistolet que j’étais sûr de tuer mon homme aupremier coup. J’y étais bien résolu et je n’en concevais aucunremords. Je savais qu’aucun bonheur avec Cordélia ne me seraitpossible sur cette terre tant que Patrick vivrait ; qu’ilallât au diable !

J’avais tout mon sang-froid quand retentit lecommandement de feu !… un… deux trois ! Patrick et moitirâmes presque en même temps que le directeur du combatcomptait ; deux ! Seulement Patrick tira en l’air enpoussant un cri désespéré. Moi, j’avais déjà lâché mon coup àhauteur du cœur et cependant je répète ici que je n’euspoint la sensation que Patrick avait jeté ce cri parce qu’il venaitd’être touché par ma balle. Au surplus, il ne l’était pas. À cecri, répondit un autre cri, d’une angoisse indicible. Il sortait dema gorge et de mon cœur et cependant, moi non plus, je n’avais pasété frappé. La seule personne dont on n’entendit point le cride douleur fut la seule qui fut atteinte ! et je jureici, devant Dieu et devant les hommes, que mon cri m’a été arrachépar la vision certaine de l’image de Cordélia qui s’étaitsoudain dressée entre nous à la seconde où nous appuyions sur ladétente de nos pistolets ; seulement Patrick avait eu le tempsde lever son arme mais moi, mon coup était parti !

L’image s’était évanouie aussi vite qu’ellem’était apparue. Je jure que le corps astral de Cordélia, quijusqu’alors était resté invisible à mes yeux de chair (si ce n’estdans le miroir de l’eau et encore faut-il se demander si ce n’étaitpoint là un jeu de l’eau et de mon imagination), m’est apparu, àcette seconde, avec netteté. Ce phénomène, du reste, venait si biencorroborer tant d’autres phénomènes illustres de l’âme apparaissantsubitement à des personnes aimées dans le moment même qu’elledépouille, pour toujours, son enveloppe terrestre, que je comprisle cri d’épouvante de Patrick qui, lui aussi, avait vu !

– Malheureux ! s’écria-t-il,malheureux ! qu’avez-vous fait ?

Mes cheveux durent se dresser d’horreur sur matête et nous ne connûmes plus tous deux que notre infernaleangoisse… Sans nous préoccuper des témoins et sans aucuneexplication, nous laissâmes là tout l’appareil du duel et nouscourûmes nous jeter dans une gondole. Pas un mot durant le trajet.Du reste, je me sentais devenir fou. En arrivant à l’hôtel nousnous ruâmes vers la chambre de Cordélia. Tout étaittranquille ; les choses étaient telles que je les avaislaissées. Un immense espoir commença de monter en moi ;cependant, ma main tremblait tellement que je ne parvenais pas àmettre la clef dans la serrure. Ce fut Patrick qui ouvrit laporte.

Nous nous précipitâmes. Cordélia étaittoujours sur la chaise longue, mais elle avait déjà une figured’outre-tombe et un peu de sang tachait son peignoir à la hauteurde la gorge. Cordélia était morte d’une balle qui lui avaittraversé le cœur !

Chapitre 18Et maintenant…

Et maintenant, je l’ai bien à moi ce cœurdéchiré, que le plus grand voleur du monde m’avait cambriolé danssa prison de chair. Devant l’urne où, pieusement, je l’ai enfermé,je puis me mettre à genoux en toute tranquillité, nul ne me levolera plus ! C’est quand il tenait encore à toutes les fibresde la vie, c’est quand il animait de son souffle ardent une épouseadorée, qu’un misérable tentait d’en faire sa proie sublime etvenait me le ravir jusque dans mes bras, mais aujourd’hui qu’iln’est plus qu’un peu de limon, et un grand souvenir, nul ne me ledisputera plus !

Pendant ces audiences terribles de courd’assises où l’on jugeait le cas le plus extraordinaire qui eûtjamais été soumis, de mémoire d’homme, à la routinière consciencedes juges, je voyais que le voleur du cœur de Cordélia ne tenaitdéjà plus à l’objet de son affreuse rapine. Pas une fois, au coursde ces débats qui ont soulevé la curiosité du monde sans lasatisfaire, pas une fois le voleur n’a eu un regard pourla table des pièces à conviction où il avait bien fallu que l’ondéposât cette relique sainte qui sortait de la main profane des« experts » ! Tandis que moi, hélas ! je nepouvais en détacher mes yeux noyés de douleur…

Ô cœur de Cordélia ! moi seult’aimais !… L’autre n’a jamais été qu’unartiste !… Mais moi, ô Cordélia, je n’ai jamais été qu’unpauvre homme d’amour… et je ne suis encore qu’un pauvre hommed’amour, en face de ton cœur mort, comme il en fut de moi en facede ton cœur vivant ! Ce que je peux saisir de toi, jel’emporte !… Du bocal judiciaire à cette urne funèbre, j’aitransféré en tremblant ton cœur chéri… N’est-ce pas, ô mon Dieu,qu’on ne me le volera plus ?… Je ne sens plus le voleurautour de moi !… Tout de même, tout de même, malgré mabelle assurance de tranquillité, j’ai fait mettre un verrou de plusà la porte de la cellule où je me suis retiré des vivants…

… Dans cette retraite, j’ai voulu accomplirmon premier devoir envers moi-même et envers les autres… j’aiconsigné ici tous les événements qui ont précédé, à maconnaissance, préparé, accompagné l’affreux drame… j’ai racontésimplement comment les choses sont arrivées même quand ces chosesétaient fort extraordinaires. Si l’on me suit pas à pas et sil’on me croit, on comprendra !… À la cour d’assises,c’est parce que l’on ne m’a pas cru que l’on ne m’a pascompris !… Et cependant, je ne me ménageais pas !… Jeprenais toute l’horreur pour moi !… Pourquoi ne m’a-t-on paspoursuivi ? Je vous dis que c’est moi qui l’ai tuée !… ômisère du monde ! je puis me réjouir aujourd’hui de ce quel’on ne me volera plus le cœur de Cordélia parce qu’il estmort ! Et c’est moi qui l’ai tué ! Je vous le crie, jevous le répète : n’en doutez plus puisque je n’en doute plusmoi-même !

L’enquête fut longue et retardée par le malqui s’empara de moi à la suite de cette tragédie. Quand je fus enmesure de parler, je trouvai les affaires de la justice engagéesdans les voies les plus fausses, comme il fallait s’y attendre.N’avait-on pas, un instant, arrêté Surdon sous prétexte qu’ilpossédait un revolver chargé dont une cartouche avait étébrûlée ? On supposait qu’il s’était introduit dans la chambrede sa maîtresse pour voler quelque bijou pendant son sommeil. Desniaiseries, des stupidités et comment en eût-il étéautrement ? Les magistrats se trouvaient en face du corpsd’une femme tuée d’une balle en plein cœur, et cela dans unechambre close de toutes parts, aux fenêtres fermées intérieurementet à la porte fermée à clef.

Le plus extraordinaire était bien que l’on eûtcherché la balle partout sans la trouver. Elle avait traversé lecorps de part en part et on ne la découvrit ni dans la chaiselongue ni sur les murs. Je savais bien, moi, où elle était, laballe. Elle était quelque part dans les jardins deVenise !

On avait dû relâcher Surdon, mais on avaitarrêté ensuite Patrick et ils le gardèrent, celui-ci, jusqu’à lacour d’assises. On avait fait l’autopsie du cœur et il résultait del’expertise de la blessure qu’elle avait été produite non par uneballe de revolver, mais par une balle de pistolet du calibre deceux que Patrick s’était procurés pour le duel. Comme l’enquêteavait démontré que Patrick, le matin avant le duel et dans la nuitqui avait précédé le duel, avait rôdé autour de l’hôtel Danieli, iln’en avait pas fallu davantage pour que la justice accusâtl’Anglais d’avoir pénétré dans l’hôtel et dans la chambre deCordélia à l’aide de quelque passe-partout ou d’une clef qu’ilpouvait tenir précédemment de la complaisance d’un domestique payépour aider Patrick dans ses coupables entreprises. Il avait tuéCordélia par jalousie, pour qu’elle n’appartînt plus à personne,s’il mourait. C’était simple ! comme c’était simple !…Lamentable humanité !…

Le malheur était qu’un coup de pistolet faitdu bruit et que personne ne l’avait entendu dans l’hôtel.

Patrick s’était en vain défendu en racontantdes histoires de suggestion et de communion d’âmes qui avaient faitsourire ces messieurs. S’il était venu autour de l’hôtel Danielicette nuit-là, c’était que je l’avais prié d’endormir Cordélia auxfins qu’elle ne nous gênât point pour nous tuer, et que Cordélian’était suggestionnable qu’à certaine distance.

Quand je vins, moi, renforcer ses dires etaffirmer à mon tour que Cordélia avait été tuée dans l’hôtelDanieli par la balle que j’avais tirée dans les jardins de Venise,les magistrats cessèrent de sourire et témoignèrent d’une grandecolère. Je fus considéré comme un fou par les uns, comme unimbécile par les autres et ils m’en voulurent beaucoup de ce que jene me joignisse pas à eux pour accabler Patrick. Le père deCordélia ne me le pardonna point et se sépara de moi avecmépris.

Les agences ont rapporté en quelques lignes cequ’il advint de Patrick. Il y avait trop peu de preuves matériellespour le condamner ; le jury l’acquitta en dépit de tous lesefforts du ministère public.

En d’autres temps moins troublés par lapolitique européenne et s’il n’avait pas eu lieu à l’étranger, leprocès n’eût point manqué d’avoir un retentissement immense et ille méritait, car il mettait aux prises devant des juges le plusgrand drame du monde, celui qui se passe entre le visible etl’invisible. Ces ânes bâtés n’y comprirent rien. Je vois encoreleur ahurissement lorsque le docteur Thurel, cité par la défense,vint leur expliquer qu’il n’y avait point d’impossibilitéscientifique absolue à ce que Cordélia fût morte de la balle quiavait frappé son prolongement psychique dans les jardins de Venise.C’est ce que le docteur Thurel appelle la mort par traumatismeastral !… (Il y a même une phrase latine pour exprimercela, une phrase qui date du Moyen Âge, mais je ne me la rappelleplus.)

Chapitre 19La dernière visite

Ô Cordélia ! tu es morte de mamain ! Si je vis encore, sois assurée que c’est pour monexpiation ! Que de fois ai-je évoqué ton image devant ladépouille de ton cœur, que de fois l’ai-je appelée ! mais tun’es jamais revenue.

Il y avait des jours et des jours que jen’avais ajouté une ligne à ces lignes et je restais comme anéantien face du grand mystère de la vie et de la mort quand la porte dema cellule s’ouvrit et qu’un homme entra. C’était Patrick. Iln’était plus que l’ombre de lui-même.

Je m’étais jeté devant l’urne qui contient lecœur de ma bien-aimée. Il me comprit et eut un sourire amer :« Ne craignez rien, me dit-il, je vous le laisse. Que me faità moi son cœur de la terre ? J’ai son cœurcéleste ! »

Je me levai en trébuchant comme un homme ivre,tant ce qu’il venait de prononcer me remplissait de douleur et dejalousie.

– Que voulez-vous dire ? râlai-je. Vousvoyez toujours Cordélia !

Il secoua la tête.

– Calmez-vous, fit-il, non je ne la vois plus.Elle est trop loin de nous et je n’ai jamais cru au retour,ici-bas, du fantôme des morts ! Quand je dis que j’ai son cœurcéleste, je veux dire que je l’ai eu ! La mort me l’a enlevé,mais la mort me le rendra, ajouta-t-il d’un air sombre etinspiré.

– Eh ! fis-je, taisez-vous. Qu’est-ce quevous voulez que ça me fasse ?

– Bien ! bien ! du moment que vousle prenez ainsi, je ne vois pas ce que je suis venu faireici !

– Ni moi !

– Monsieur, fit-il sur un ton d’une noblesseadmirable, j’étais venu vous demander si vous n’aviez pas quelquecommission pour elle, car elle vous aimait bien, vousaussi !

– Elle n’aimait que moi !affirmai-je, étrangement troublé, cependant, par l’air et lesparoles de Patrick.

L’autre soupira et secoua encore latête :

– Vous avez cru cela, mais ce n’était paspossible ! fit-il avec une grande douceur, sans quoi elleserait encore de ce monde !

– C’est donc vous, au vrai, qui l’avez tuée,m’écriai-je, du moins qui êtes responsable de sa mort ! Cela atoujours été mon avis !

– C’est vous et c’est moi ! C’est nousdeux ! confirma Patrick avec un grand accablement. Oui, j’aiété bien coupable, de mon côté, j’ai trop détaché son esprit de soncorps dans mon délire, dans la soif que j’avais de son âme, dansl’amour dont je brûlais pour son pur esprit, mais vous, vous aveztrop détaché son corps de son esprit ! Nous marchions à unecatastrophe inévitable…

Ces paroles me frappèrent comme un glaive etje n’interrompis plus le visiteur.

– Ceci prouve, ajouta-t-il en prenant lechemin de la porte, qu’on ne peut vraiment donner le bonheur à unecréature terrestre qu’en lui apportant un équilibre dont nousétions incapables. Si Cordélia avait rencontré dans un seul hommeun peu de vous et un peu de moi, elle eût pu être heureuse, dumoins je me plais à le croire ! Maintenant, là où elle est,son âme n’a plus besoin que de l’esprit ! J’y vais. Adieu,monsieur !

** * * *

Les journaux m’ont apporté ce matin lanouvelle de la mort de Patrick. Il ne sera pas dit que je lelaisserai poursuivre Cordélia à son aise. J’entends qu’ellem’appelle. J’ai sa voix dans mon oreille : « Ausecours ! Hector ! Au secours ! » Moi aussi, JEVEUX devenir un pur esprit et, pour être plus tôt arrivé, je vaisfaire le même voyage qu’elle, par le même chemin. Bien que partiavant moi, Patrick arrivera trop tard. Il sera bien attrapé !Le cœur de Cordélia m’indique la route qu’il faut prendre. La ballefrappera mon cœur exactement au même endroit qu’elle a troué lesien. J’aurai le même soupir qui me mènera au même point del’espace où elle m’attend ! J’en suis sûr… Chère, chère, chèreCordélia !

Deauville, septembre 1919.

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