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Le Commandant Delgrès

Le Commandant Delgrès

de Gustave Aimard

Chapitre 1 L’Œil Gris et le sergent Kerbrock voyagent de compagnie dans des chemins très peu frayés.

Les hautes montagnes qui occupent le centre de l’île de la Guadeloupe et vers lesquelles, depuis le bord de la mer, le terrain s’élève peu à peu par marches immenses et magnifiques comme un escalier de géant, ont toutes été, à une époque reculée, des volcans redoutables.

En effet, leurs laves sont encore amoncelées par blocs noirâtres et monstrueux, depuis leurs cimes chenues jusqu’aux sables du rivage.

Et ce qui prouve clairement la vérité de cette assertion, c’est que, ainsi que nous l’avons rapporté plus haut, le sommet le plus élevé de ces montagnes, la reine de toutes les autres, la Soufrière enfin, bouillonne encore aujourd’hui avec un bruit formidable et lance incessamment d’épaisses vapeurs par les soupiraux de ses ténébreux abîmes.

Ces hautes montagnes de la Guadeloupe sont toutes couvertes de forêts ; forêts séculaires, primitives, où n’a jamais retenti le bruit de la cognée des bûcherons ; que seuls connaissent les nègres marrons qui s’y réfugient, et quelques rares chasseurs de grives et d’agoutis.

Ces forêts vierges servent de barrières et àla fois de ceinture aux mornes ; elles sont presqueimpénétrables ; des arbres gigantesques de tous les âges,couchés les uns sur les autres dans un pêle-mêle effroyable,pourrissent au milieu des arums qui les enveloppent et des lianesqui le couronnent.

D’autres arbres se dressent majestueusement dumilieu de ces fourrés, avec des épanouissements de branchesdévorant un immense espace autour d’eux, sans que l’ombre épaissequ’ils projettent au loin empêche la végétation échevelée etfurieuse de se presser autour de leurs trônes.

Lorsqu’on foule ces débris entassés, craquantet s’effondrant à chaque pas, on sent, en pressant ce terrain, desvapeurs étouffantes que le sol envoie au visage ; toutes lesplantes surgissant de cet engrais éternel ont un aspect pléthoriqueet vénéneux qui atterre.

On est fasciné à l’aspect de cette naturecyclopéenne exagérant toutes les proportions et changeanten arbres jusqu’aux bruyères.

Parfois, le soleil descend au milieu desténèbres crépusculaires de ces océans de verdure, par quelquedéchirure que la chute d’un fromager ou d’un palmier séculaire afaite à la voûte feuillue ; alors les plantes que ces rayonsont visitées se parent de fleurs ravissantes, perdues dans cesgouffres où nul regard ne les cherche, où nulle main ne les cueillejamais.

Rien n’est mélancolique et silencieux commeces grands bois, où nul oiseau ne vole et ne chante, où l’on nevoit que par hasard un agouti craintif, se glissant dans desfourrés inextricables ; dont le seul bruit appréciable est lebourdonnement monotone et continu des insectes qu’entretient etqu’échauffe le détritus des forêts.

L’homme perdu dans ces solitudes, peut êtreconsidéré comme mort ; jamais il ne parviendra à ensortir ; les murailles mouvantes dont il est entouré luiforment un vert linceul qui l’enveloppe de toutes parts et dont illui est impossible de soulever le poids, pourtant si léger enapparence, mais si lourd en réalité ; tous ses efforts poursortir des réseaux immenses qui l’enlacent ne font qu’en resserrerdavantage les flexibles anneaux ; ses forces s’épuisent dansune lutte insensée, il chancelle, veut résister encore, tombe et nese relève plus ; c’en est fait ; la mort implacable étendvers lui sa main de squelette, et lui, ce vivant, si plein dejeunesse, de sève, de courage, de volonté, il est vaincu ; ilse couche haletant et succombe dans d’horribles souffrances, aumilieu de cette luxuriante et puissante végétation qui semble luisourire railleusement, à quelques pas à peine du but qu’il voulaitatteindre, sans se douter que, pendant de longues heures, il avainement consumé toute son énergie à tourner toujours dans le mêmecercle, sans avancer d’un pas vers la délivrance.

C’était dans une de ces clairières, qui, ainsique nous l’avons dit, se trouvent parfois dans les forêts vierges,quatre hommes, assis sur des troncs d’arbres renversés, causaiententre eux à voix basse, tout en mangeant de bon appétit un agouti àdemi grillé sur les charbons, et buvant à longs traits du tafiarenfermé dans une gourde, qu’ils se passaient de main en main.

Ces quatre hommes étaient des noirs, uncinquième, assis un peu à l’écart, le coude sur le genou et la têtedans la main, dormait ou réfléchissait ; l’immobilité destatue dans laquelle depuis longtemps il demeurait et ses yeuxfermés, prêtaient également à ces deux suppositions.

Les noirs, n’étaient autres que des nègresmarrons ; ils avaient chacun un fusil appuyé contre la cuisseet une hache passée dans la ceinture ; hache dont ils seservaient pour se tracer une route à travers ce fouillis de lianessi étroitement enchevêtrées les unes dans les autres ; prèsd’eux, sur le sol, se trouvaient des régimes de bananes, dessapotilles, plusieurs noix de coco et une quantité d’autres fruitsde toutes sortes, dont ils paraissaient apprécier beaucoup lasaveur.

À quelques pas de là, dans un hamac en filsd’aloès de plusieurs couleurs, suspendu entre deux énormesfromagers, une jeune femme était couchée et dormait.

Cette jeune femme, dont la respiration douceet régulière et le sommeil calme et paisible ressemblait à celuid’un enfant, était Mlle Renée de la Brunerie,enlevée la nuit précédente avec une si audacieuse témérité, dansl’habitation de son père, au milieu de ses amis et de sesdéfenseurs.

Il était un peu plus de cinq heures du soir,le soleil baissait rapidement à l’horizon ; l’ombre des arbresgrandissait en s’allongeant d’une façon démesurée, le cielcommençait à prendre une teinte plus sombre ; à l’approche dela nuit les grondements rauques de la Soufrière, sur les pentes delaquelle courait cette forêt vierge, devenaient plus distincts etplus menaçants.

Soudain, par un mouvement brusque, maisparfaitement calculé, les nègres se couchèrent le fusil en avant,derrière les énormes troncs d’arbres qui, un instant auparavant,leur servaient de sièges.

Leurs oreilles félines avaient perçu un bruitfaible, à peine appréciable, mais se rapprochant rapidement del’endroit où ils étaient campés, et sur la cause duquel il futbientôt impossible de se tromper.

Seul, l’homme dont nous avons parlé, unmulâtre, n’avait pas fait un geste, ni semblé attacher la plusminime attention à ce qui inquiétait si fort les nègresmarrons.

Bientôt on aperçut un noir se glissant avecprécaution entre les arbres ; ce noir portait un bandeausanglant autour de la tête, il en avait un second sur la poitrine,et enfin un troisième enveloppait son bras au-dessus du coude.

Malgré ces trois blessures, ce nègreparaissait frais et dispos ; son visage était souriant ;il marchait avec légèreté au milieu des débris de toutes sortesqui, à chaque pas, entravaient sa marche ; son fusil étaitrejeté en bandoulière et il tenait à la main une hache aveclaquelle, probablement, il avait taillé un chemin pour parvenir,jusqu’à l’endroit qu’il venait d’atteindre.

Ce nègre était Pierrot, que nous avons vu sichaudement poursuivi pendant le change audacieux qu’il avaitdonné ; il avait réussi à s’échapper par miracle, mais nonsans emporter avec lui le plomb des chasseurs.

En le reconnaissant, les nègres avaient reprisleurs places, et s’étaient tranquillement remis à manger.

– Bonjour, dit le noir en s’approchant.

– Bonjour, répondirent laconiquement lesautres.

– Où est massa Télémaque ?

– Là. Est-ce qu’il y a du nouveau ?demanda curieusement un des marrons en étendant le bras dans ladirection où se trouvait le mulâtre.

– Cela ne te regarde pas, fît Pierrot.

L’autre haussa les épaules avec dédain et seremit à manger.

Pierrot s’avança alors vers Télémaque ;mais celui-ci sembla alors se réveiller tout à coup, il se leva etlui fit signe de le suivre dans une direction opposée.

– Eh bien ? lui demanda-t-il lorsqu’ilsse trouvèrent placés à égale distance des noirs et du hamac ;as-tu des nouvelles ?

– Oui, massa.

– Tu as fait tes courses ?

– Toutes.

– Parle, je t’écoute.

– Par quoi faut-il commencer ?

– Par ce que tu voudras.

– Par l’habitation alors ?

– Par l’habitation, soit.

– Tout est en rumeur là-bas ; ils fontdes battues de tous les côtés ; le marquis a expédié plusieurscourriers à la Basse-Terre ; puis il s’est résolu à s’y rendrelui-même.

– Il est parti ?

– Et arrivé.

– Bien, continue.

– Le commandeur, M. David, est maintenantle chef de l’habitation ; des postes nombreux ont été établisdu côté de la haie ; toute surprise serait désormaisimpossible.

– À présent, cela m’est égal.

– C’est juste, fit le nègre en jetant unregard du côté du hamac, mais cela nous a coûté cher.

– Possible, mais aussi nous avons réussi.

– On ne peut pas dire le contraire.

– Et le Chasseur de rats ?

– Il a disparu depuis cette nuit.

– Seul ?

– Non, en compagnie d’un sergent français.

– Cela ne vaut rien. Personne ne sait où ilest allé ?

– Personne.

– Ce vieux diable doit être sur nostraces ; il connaît nos repaires aussi bien que nous.

– C’est probable ; cet homme est notremauvais génie ; nous ferons bien de nous tenir sur nosgardes.

– Ah ! ici je ne le crains pas.

– C’est égal, massa, on ne se repent jamaisd’avoir été prudent ; cet homme est bien fin.

– Tu as toujours peur, toi !

– Ce n’est pas ce que vous disiez ce matin,massa.

– J’ai tort, excuse-moi, Pierrot ; c’estgrâce à toi seul que nous avons réussi ; mais, soistranquille, mes précautions sont prises, si rusé que soit leChasseur, cette fois son flair de limier sera mis en défaut.

– Je le désire vivement, massa ;cependant, je vous avoue que je n’ose l’espérer.

– Continue.

– De l’habitation je me suis rendu, selon vosordres, au fort Saint-Charles.

– Ah ! ah ! As-tu réussi à ypénétrer ?

– Certes, et cette blessure au bras en est unepreuve.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

– Une balle qu’un grenadier français m’aenvoyée, et qui m’a traversé le bras au moment où, après avoirtrompé les sentinelles, je frappais à la poterne de l’Est ;pas autre chose.

– Enfin, tu es entré, c’est le principal.

– Je suis entré, oui, massa.

– As-tu vu le capitaine Ignace ?

– Oui ; il m’a interrogé ; je lui airaconté tout ce que mous avons fait.

– Que t’a-t-il répondu ?

– Il a froncé le sourcil et il a grommelé jene sais quoi entre ses dents ; j’ai cru entendre :« C’est trop cher ; cette péronnelle ne vaut pas le quartdu sang généreux qu’elle a fait verser. »

– Est-ce tout ? fit Télémaque avec unmouvement d’épaules.

– Non, massa. Massa Ignace s’est enfermé seulavec moi dans une chambre, il m’a fait boire un verre de bon tafiaet il m’a donné quatre gourdes, des belles gourdes toutesneuves.

– Passe ces détails.

– Puis il m’a dit, continua imperturbablementPierrot : « Je suis content de toi, tu es unbrave. »

– C’est convenu ! mais au fait ! aufait ? dit Télémaque en frappant du pied avec impatience.

– J’y arrive, massa. Alors massa capitaineIgnace a ajouté : « Tu vas retourner tout de suite auprèsde Télémaque, tu lui diras que je suis très satisfait de lui, qu’ilfaut qu’il se hâte ; que ce soir à dix heures je ferai unesortie sur les lignes du côté du Galion ; afin de faciliterson entrée dans le fort ; Télémaque se tiendra prêt ; ilpassera à travers les lignes et filera rapidement sur nos derrièrespendant que nous protégerons son entrée dansSaint-Charles. »

– Hum ! ce ne sera pas facile, cela.

– C’est ce que j’ai fait observer à massaIgnace.

– Ah ! et il ne t’a pas rompu lesos ?

– Non, mais il a ajouté : « Tu dirasà Télémaque que je le veux. »

– Il le veut ! il le veut ! toutcela est bel et bien, mais la besogne est rude.

– Beaucoup ; les Français enveloppentcomplètement le fort ; ils ne laissent pénétrer personne dansleurs retranchements.

– Cependant tu les as traversés deux fois,toi ?

– Oui, mais j’étais seul et malgré cela j’aiattrapé une balle.

– Enfin, nous essayerons : àl’impossible, nul n’est tenu.

– Un homme n’est pas de fer.

– De quel côté se fera la sortie ?

– Par la courtine de l’ouest, du côté duGalion.

– C’est, en effet, l’endroit le pluspropice.

– Oui.

– Et tu m’as dit à dix heures ?

– À dix heures, oui, massa.

– À la grâce de Dieu ! nous tenteronsl’affaire ; ce qui m’inquiète surtout, c’est ce vieux démon deChasseur.

– L’Œil Gris ?

– Oui ; s’il a suivi notre piste, commej’ai tout lieu de le supposer, puisqu’il a quitté cette nuitl’habitation, il pourra nous causer bien de l’embarras.

– Ah ! cela est malheureusementpossible.

– Bah ! ne nous décourageons pas ainsi àl’avance. Tu dois être fatigué et avoir faim, repose-toi etmange ; chaque heure amène avec soi ses ennuis ;profitons des quelques moments de tranquillité qui nous restentencore ; après, eh bien ! nous verrons !

– Tout cela n’est pas rassurant, grommela àpart lui Pierrot en se dirigeant vers ses compagnons. C’est égal,je regrette beaucoup de m’être jeté si sottement dans cettebagarre, et surtout d’avoir quitté l’atelier où j’étais si heureux,ajouta-t-il en poussant un énorme soupir.

Et le pauvre diable alla s’asseoir toutpensif.

Télémaque était assez contrarié de l’ordre quelui faisait donner le capitaine Ignace ; il comprenait fortbien toutes les difficultés presque insurmontables de cetteexpédition ; il en calculait toutes les chances dont bien peu,évidemment, étaient en sa faveur ; seul, cette affaire, touten lui présentant d’énormes difficultés, ne lui paraissaitcependant pas impossible ; mais, en compagnie d’une femme àlaquelle il lui était enjoint péremptoirement de témoigner les plusgrands égards et le plus profond respect, les conditionschangeaient complètement ; l’affaire se présentait sous unjour tout différent et qui était loin de diminuer les difficultés,si nombreuses déjà, de cette audacieuse entreprise.

Le mulâtre en était là de ses réflexions quin’avaient rien de positivement gai, lorsqueMlle de la Brunerie ouvrit les yeux, seredressa sur son hamac, et, après avoir jeté un regard triste,presque désespéré, autour d’elle, lui adressa doucement laparole.

– Monsieur, lui demanda-t-elle, prétendez-vousdonc me faire errer ainsi longtemps, en votre compagnie, à traversces inextricables forêts ?

– Mademoiselle, lui répondit-ilrespectueusement, ce soir même nous arriverons.

– Dans quel endroit, s’il vousplaît ?

– Dans celui où j’ai reçu l’ordre de vousconduire.

– Toujours les mêmes réponses, toujours lemême système de mystères et de réticences. Prenez-y garde,monsieur, tout cela finira peut-être plus tôt que vous ne lesupposez, et vous payerez cher le crime que vous avez commis enm’enlevant violemment et d’une façon si odieuse à ma famille.

– Mademoiselle, j’ai déjà eu l’honneur de vousle dire, je ne suis qu’un instrument entre les mains bien pluspuissantes des hommes que je sers ; une machine qui neraisonne, ni ne discute ; je reçois des ordres, j’obéis ;mon rôle se borne là ; il serait souverainement injuste àvous, mademoiselle, de vous en prendre à moi de ce qui vous arrive,lorsque, au contraire, la responsabilité en doit remonter toutentière à ceux qui m’emploient.

– Est-ce aussi à ces personnes, dont vous vousobstinez à taire le nom, dit-elle avec ressentiment que je doisattribuer les procédés humiliants et surtout arbitraires dont voususez envers moi ?

– Je ne crois pas, sur l’honneur, mademoisellem’être un seul instant écarté du respect que je vous dois.

– En effet, monsieur, je le constate ;vous êtes très respectueux en paroles, mais malheureusement vosactes forment un complet contraste avec, ces parolesmielleuses ; je vous le répète une fois encore, je ne suis pasaussi abandonnée que vous feignez de le supposer ; j’ai desamis nombreux, dévoués, ils me cherchent, ils approchent ;peut-être même en ce moment sont-ils beaucoup plus près de nous quevous ne le croyez.

Au même instant, comme pour affirmer laréalité des paroles ou plutôt des menaces de la jeune fille, unbruit assez fort se fit entendre dans les halliers ; mais cebruit, qui frappa distinctement l’oreille exercée des nègresmarrons, ne parvint pas à celle de Mlle de laBrunerie.

Le mulâtre essaya de sonder les masses deverdure qui l’entouraient, mais l’obscurité déjà assez épaisse sousle couvert de la forêt ne lui permit de rien distinguer.

– Mademoiselle, reprit-il avec vivacité,l’heure est venue de nous remettre en route.

– Encore ? dit-elle avecdécouragement.

– Un peu de courage, mademoiselle ; cettefois est la dernière, mais la marche que nous avons à faire estlongue, hérissée de dangers ; il nous faut partir àl’instant.

– Et si je refusais de vous suivre ?reprit-elle avec hauteur.

– Je serais, à mon grand regret, forcé de vousy contraindre, mademoiselle, répondit Télémaque d’une voix àl’accent de laquelle il n’y avait pas à se méprendre.

– Oui, voilà les procédés généreux dont vousfaites un si bel étalage, et le respect dont vous prétendez nejamais vous écarter envers moi, monsieur.

Télémaque et les nègres étaient de plus enplus inquiets ; ils sentaient qu’un danger s’approchait ;ils jetaient autour d’eux des regards anxieux ; le bruit quedéjà ils avaient entendu se renouvelait plus intense et semblaitêtre beaucoup plus rapproché de leur campement.

Le mulâtre fronça le sourcil.

– Mademoiselle, dit-il froidement maisnettement, voulez-vous, oui ou non, consentir à noussuivre ?

– Non, dit-elle avec force.

– Vous y êtes bien résolue ?

– Oui !

– Alors, excusez-moi, mademoiselle, etn’imputez qu’à vous-même ce qui arrive. Je suis obligé d’exécuterles ordres que j’ai reçus. Faites, vous autres !

En moins d’une minute, la jeune fille futenveloppée dans son hamac, solidement garrottée, sans cependantqu’on lui fit le moindre malet deux nègres s’emparèrent d’elleaprès que Télémaque lui eût enveloppé la tête d’un voile de gazequi, sans gêner la respiration, l’empêchait cependant de voir.

– Il était temps, murmura le mulâtre enpassant la main sur son front inondé d’une sueur froide. Allons, enroute, vivement ! Ne voyez-vous donc pas que nous sommessuivis ? ajouta-t-il avec colère.

Les nègres ne se firent pas répéter deux foiscet avertissement ; ils disparurent sous les taillis.

Presque aussitôt les branches s’écartèrent, etdeux hommes, précédés d’une meute de chiens ratiers, firentirruption dans la clairière.

Ces deux hommes étaient le Chasseur et lesergent Ivon Kerbrock, dit l’Aimable.

Les chiens allaient et venaient le nez àterre, sentant et furetant dans toutes les directions.

– Ils ont campé ici, dit le Chasseur ; àpeine sont-ils partis depuis cinq minutes.

– Nonobstant, comment pouvez-vous savoir cela,vieux Chasseur ? répondit le sergent.

L’Œil Gris haussa les épaules.

– Regardez le feu, dit-il.

– Je le vois, vieux Chasseur, même qu’il mesemble ardent ; mais, peu n’importe.

– Eh bien ? vous ne comprenezpas ?

– Parbleure ! je comprends que c’est unfeu, et que probablement, il ne s’est pas allumé tout seul ;peu n’importe d’ailleurs par qui il a été allumé.

– Au contraire, cela importe beaucoup ;les hommes qui l’on allumé se sentaient suivis de si près qu’ilssont partis sans prendre la peine de l’éteindre.

– Au fait, que je considère que vous avezsubrepticement raison ; les moricauds ont filé en nousentendant venir.

– Grâce à vous, qui faites en marchant unbruit d’enfer ; sans cela nous les surprenions.

– Ah dame ! camarade, que j’entrevois duvrai dans ce que vous dites ; les routes sont si malentretenues dans ces parages déserts et sauvages, qu’il est trèsdifficile, foncièrement parlant, pour un homme civilisé, de lesparcourir sans se casser les reins.

Le Chasseur se mit à rire.

– Êtes-vous fatigué ? luidemanda-t-il.

– Moi, un ancien de la Moselle, fatigué ?Jamais ! vieux Chasseur !

– Alors reprenons la chasse ; voyez, leschiens sont inquiets.

– Pauvres petites bêtes, elles ont, sans vouscommander, beaucoup plus d’intelligence que bien des gens que jeconnais ; que peu n’importe de qui je parle.

– En effet, cela ne fait rien. Partons-noussergent ?

– Un modeste instant ; simplement pourallumer Juliette.

– Qu’est-ce que c’est que cela,Juliette ?

– C’est ma pipe, vieux Chasseur.

– Êtes-vous fou ? Allumer votrepipe ? Il ne manque plus que cela pour nous fairedécouvrir.

– De vrai ?

– Pardieu ! vous devez le comprendre.

– Sacrebleure ! En voilà, par exemple, unchien de métier, qu’on ne peut pas tant seulement griller unebouffarde à sa convenance ; peu n’importe, il me payera cedésagrément fastidieux plus cher qu’à la cantine, le premier qui metombera dessous la patte.

Et le sergent serra sa pipe d’un airtragique.

– Tombons dessus en double et pinçons-les leplus tôt possible ! ajouta-t-il ; je fumeraiensuite ; peu n’importe ce qui surviendra.

– Allons ; mes bellots ! allons, enchasse ! dit le Chasseur à ses chiens.

Ceux-ci partirent aussitôt sous bois ;les deux hommes les suivirent.

– Surtout, je vous en supplie, sergent, pas unmot, même à voix basse.

– Sans vous commander, vieux Chasseur, jeserai muet comme un phoque ; as pas peur ! je connais laconsigne aussi bien que quiconque ; voilà qui est dit.

La nuit était complètement tombée, lesténèbres si épaisses dans ces inextricables fourrés de verdure,qu’à moins de quatre pas de distance, il était impossible dedistinguer le moindre objet.

Mais à part le danger de se casser le cou àchaque minute ou de tomber brusquement à la renverse en buttantcontre une racine, ou de se jeter sur un arbre placé par hasard entravers du passage, il était impossible de s’égarer ; lesnègres ne pouvaient dissimuler leurs traces, car ils étaienteux-mêmes contraints de tracer leur chemin au milieu de cetimpénétrable fouillis, la hache à la main ; ceux qui venaientensuite n’avaient plus qu’à suivre cette voie.

Cependant plus les deux hommes avançaient,plus la forêt s’éclaircissait ; les buissons et les halliersse faisait moins serrés, les arbres s’écartaient à droite et àgauche : selon toutes les probabilités, ils n’allaient pastarder à déboucher dans la savane à la grande satisfaction dusergent Kerbrock dont la marche n’était qu’une suite de culbutes,plus ou moins risquées ; ce qui, malgré les observationsréitérées du Chasseur, lui faisait pousser des exclamationsretentissantes qui s’entendaient au moins à cent pas à laronde.

Tout à coup ils se trouvèrent sur unedéclivité assez rapide : la forêt ne présentait plus alorsqu’un bois assez facile à traverser ; au bout d’un instant,ils émergèrent sur une savane immense couverte de bruyères assezhautes au milieu de laquelle, à une portée de fusil à peu prèsdevant eux, ils virent bondir, comme une bande de daimseffarouchés, les ombres noires des marrons que depuis si longtemps,ils suivaient à la piste.

Ils avaient descendu ainsi, sans s’en douter,jusqu’à deux cents mètres au plus du rivage de la mer, et ils setrouvaient à une assez courte distance des retranchements duGalion.

Le Chasseur comprit aussitôt la tactique desnoirs ; avant un quart d’heure, abrités par les fortificationsdu fort Saint-Charles, où maintenant il était évident pour luiqu’ils se rendaient, ils lui échappaient sans retour.

Il redoubla d’efforts et courut avec unerapidité extrême, suivi pas à pas par le sergent qui se piquaitd’honneur et préférait de beaucoup cette course plate à travers lasavane, à celle si désagréablement accidentée que, pendant delongues heures, il avait faite dans la forêt.

Les nègres, embarrassés par la jeune fillequ’ils étaient contraints de porter sur leurs épaules, perdaientpeu à peu du terrain, malgré l’agilité avec laquelle ils dévoraientl’espace ; ils sentaient l’ennemi sur leurs pas.

– Y sommes-nous ? Demanda tout à coupl’Œil Gris sans ralentir sa course.

– Parbleure ! répondit le sergent,toujours courant.

– Alors, en joue, et visons bien :Feu !

Les deux coups éclatèrent à la fois.

Sans s’être communiqué leurs intentions, lesdeux hommes avaient visé les noirs porteurs du hamac.

Les pauvres diables roulèrent foudroyés sur lesol.

Deux autres remplacèrent aussitôt lesmorts ; et la fuite recommença, plus rapide et plus écheveléeque jamais.

Cependant, ces deux coups de feu avaient donnél’éveil tout le long de la ligne ; maintenant c’était àtravers une fusillade soutenue que les fugitifs étaient obligés depasser.

Bientôt, des cinq hommes, deux seulementrestèrent debout.

Ils continuèrent à pousser hardiment enavant.

À ce moment, une violente canonnade éclata surles parapets du fort, et de nombreuses troupes de révoltés sortispar deux poternes secrètes se ruèrent, la baïonnette en avant, surles glacis.

Il y eut alors une mêlée sanglante et acharnéeentre les assiégeants et les assiégés ; mêlée d’autant plusterrible qu’elle avait lieu dans les ténèbres et à l’armeblanche.

Le Chasseur et le sergent n’avaient pointabandonné la poursuite des noirs de Télémaque.

Tout en courant, ils avaient rechargé leursarmes, et malgré les péripéties du combat dont les glacis étaienten ce moment le théâtre, ils n’avaient pas perdu de vue une secondeceux que depuis si longtemps ils chassaient ; deux nouveauxcoups de feu éclatèrent ; l’un des deux derniers nègres tombacomme une masse, le second chancela, mais, par un effort suprême devolonté, se raidissant contre là douleur et réunissant toutes sesforces, il enleva le hamac, le jeta résolument sur son épaule etrecommença à fuir.

Soudain, sans qu’il pût se rendre compte de lafaçon dont cela était arrivé, il reconnut avec effroi que ses deuxennemis étaient près de lui, qu’ils se tenaient à ses côtés.

Il y eu, de part et d’autre, une seconded’hésitation, puis comme d’un commun accord, les deux hommesfondirent, la baïonnette en avant, sur le nègre.

Il leur fit bravement tête.

Les deux baïonnettes s’étaient enfoncées à lafois dans son dos et dans sa poitrine.

Cependant par un effort surhumain, il posa sonlourd fardeau à terre, et saisissant, malgré sa double blessure,son fusil par le canon, il le brandit au-dessus de sa tête encriant d’une voix vibrante :

– À moi, Ignace ! à Télémaque !

– Ah ! chien marron ! s’écria leChasseur en redoublant ses coups.

– À moi, Ignace ! à moi ! cria denouveau le mulâtre en portant au sergent Kerbrock un coupd’assommoir terrible que celui-ci évita à moitié, mais quicependant le fit rouler sûr le sol.

En ce moment, une foule de révoltés se rua dece côté, ayant le capitaine Ignace à leur tête.

– Ah ! tu ne m’échapperas pas, cettefois ! je te tuerai, chien ! s’écria le Chasseur exaspérépar la chute de son compagnon.

Et d’un dernier coup de baïonnette, il clouale mulâtre sur le sol.

Mais le fruit de sa victoire lui échappa.

Seul, et n’ayant en main que son fusildéchargé, au moment où il se baissait pour s’emparer du hamac, ilfut brusquement repoussé par le capitaine Ignace qui enleva leprécieux fardeau sur ses puissantes épaules.

Le Chasseur fut, malgré lui, contraint dereculer devant la masse des révoltés qui se précipitaient surlui.

Mais il ne voulut pas abandonner son pauvrecompagnon à la barbarie des noirs ; il le chargea sur sesépaules, et alors seulement il consentit à rétrograder, mais pas àpas, comme un lion vaincu, et sans cesser de faire face à sesennemis.

Il est vrai que ceux-ci ayant atteint le butqu’ils se proposaient, c’est-à-dire s’emparer de la jeune fille, nepoussèrent pas la sortie plus loin au contraire, ils regagnèrent entoute hâte le fort, sous la protection de leurs canons, tirant àpleine cible.

Chapitre 2Ce que l’Œil Gris appelle trancher une question

Le premier soin du Chasseur, après s’êtreouvert passage à travers les rangs des révoltés et avoir, àgrand’peine, regagné les lignes de l’armée française, avait été deporter le sergent Ivon Kerbrock à l’ambulance.

Le sergent avait bientôt reprisconnaissance ; les parbleure et les sacrebleure s’échappaientde ses lèvres avec une volubilité et un retentissement de bonaugure pour sa prochaine guérison.

Cependant la crosse du fusil de Télémaque, enretombant sur sa tête, la lui avait horriblement fendue.

Mais une tête cassée, ce n’est rien pour unBreton, et le sergent Ivon Kerbrock soutenait avec cet entêtementet cet aplomb particuliers aux fils de la vieille Armorique, que lemulâtre n’était qu’un maladroit, que son coup de massue n’étaitqu’une égratignure et que les pen-bas des gars deLandivisiau, pays qui lui avait donné le jour, faisaient de bienautres blessures, lorsqu’ils se chamaillaient après boire et serossaient de bonne amitié ; que cela n’était rien du tout, etque dès qu’il aurait bu un verre d’eau-de-vie, il seraitparfaitement en état de suivre son compagnon, dont il ne voulaitpas se séparer et à qui il devait la vie.

Le Chasseur eut une peine énorme à l’empêcherde mettre cette folle résolution à exécution ; il ne fallutrien moins que la toute-puissante intervention du chirurgien-majorde l’armée, pour que l’entêté Breton consentît à se laisser panser,et que le Chasseur réussit à se débarrasser de lui ; mais cene fut que lorsqu’il eut solennellement promis qu’il reviendraitprès de lui le lendemain matin, dès le point du jour, pour luifaire quitter l’ambulance et l’emmener.

Enfin, après avoir amicalement pressé la maindu sergent qui lui dit avec émotion :

– Sacrebleure ! vieux Chasseur, que peun’importe, que vous êtes un vrai homme !

L’Œil Gris s’était éloigné en toute hâte.

Il voulait se rendre à la Basse-Terre, où ilavait appris par hasard d’un officier, que M. de laBrunerie, après avoir confié la défense de sa plantation àM. David, son commandeur, s’était retiré aussitôt aprèsl’enlèvement de sa fille, afin de se concerter avec le généralRichepance sur les moyens à employer pour retrouver les traces deson enfant et la reprendre à ses ravisseurs.

C’était le planteur que le chasseur voulaitvoir.

Celui-ci était bien connu de tous les soldatsde l’armée française dont il lui fallait traverser leslignes ; il leur avait servi de guide pendant leur trajet dela Pointe-à-Pître aux Trois-Rivières, aussi lui fournit-on avecempressement tous les renseignements qu’il demanda sur l’arrivée deLa Brunerie ; personne ne s’opposa à son passage, et il arrivaà la Basse-Terre sans avoir été inquiété.

Il était environ neuf heures et demie du soir,lorsque il Chasseur pénétra dans la ville.

La poursuite obstinée à laquelle il s’étaitlivré contre les ravisseurs de Renée de la Brunerie, encontraignant ceux-ci à chercher le plus promptement possible unrefuge dans la forteresse, avait donné l’éveil au camp, et obligéle capitaine Ignace, qui s’était tout de suite douté de ce qui sepassait au dehors, à brusquer la sorties sans cet incident imprévu,elle n’aurait pas eu lieu avant dix heures, ainsi que, dans laforêt, Pierrot en avait prévenu Télémaque.

Où étaient maintenant Pierrot et Télémaque,ces séides si fidèlement dévoués au capitaine Ignace ? Étendusmorts sur les glacis du fort Saint-Charles ; tués parl’implacable Chasseur, comme l’avaient été avant eux leurs autrescompagnons.

Mais cela importait peu au capitaine, puisqueson expédition avait réussi et qu’il tenait enfin la Jeune fille enson pouvoir.

Le général Richepance, d’après l’invitationfaite par M. de la Brunerie lui-même, lorsqu’ils avaientété présentés l’un à l’autre à la Pointe-à-Pître, s’était installésur la place Nolivos, dans la magnifique maison appartenant auplanteur.

Peut-être, sans oser se l’avouer à lui-même,le général Richepance espérait-il que M. de la Brunerie,pendant le temps que dureraient les troubles se retirerait à laBasse-Terre en compagnie de sa fille, et qu’il aurait alorsl’occasion de voir, plus sauvent qu’il ne l’avait pu jusque-là,celle qu’il aimait si ardemment et de lui faire sa cour.

Le général avait même écrit au planteur, enlui envoyant un détachement de soldats, une lettre dans laquelle ill’engageait fortement, par prudence, à ne pas persévérer dans sonintention de défendre en personne la Brunerie, contre les attaquesprobables des insurgés.

Mais M. de la Brunerie, après avoirpris connaissance de la lettre du général qui lui avait été remisepar le lieutenant Dubourg, y avait répondu immédiatement par unelettre dans laquelle il disait en substance que, tout en remerciantchaleureusement le général du bon conseil qu’il lui donnait et dusecours qu’il lui envoyait, malheureusement il ne pouvait lesuivre ; plusieurs planteurs de ses voisins étant venuschercher un refuge à la Brunerie, il devait, par convenance,demeurer au milieu d’eux ; non seulement pour, leur rendre lecourage qu’ils avaient perdu, mais encore, ce qui était beaucoupplus grave, pour s’acquitter envers ses amis et voisins malheureuxde ces devoirs d’hospitalité considérés dans toutes les colonies,comme tellement sacrés que nul, sous peine d’infamie, n’oserait sehasarder à s’y soustraire.

Le général Richepance ne voulut pointinsister ; mieux que personne il comprenait la valeur detelles raisons, mais son espoir si tristement déçu, le renditd’autant plus malheureux que sa position exigeait qu’il cachât sonchagrin au fond de son cœur, et qu’il montrât un visage froid etimpassible aux regards curieux et surtout scrutateurs des envieuxet des ennemis dont il était entouré.

Aussi fut-ce avec une surprise extrême que, lejour dont nous parlons, vers onze heures du matin, le général vitarriver à l’improviste M. de la Brunerie, seul, à laBasse-Terre.

Le général, fort inquiet de ne pas voirMlle de la Brunerie, s’informa aussitôt de lajeune fille auprès du planteur.

Alors M. de la Brunerie, avec deslarmes de désespoir, lui rapporta dans leurs plus grands détailsles événements affreux dont, le jour précédent et la nuit suivante,son habitation avait été le théâtre et l’enlèvement audacieux de safille.

En apprenant ainsi, d’une façon si subite,cette nouvelle terrible à laquelle il était si loin de s’attendre,le général fut atterré ; sa douleur fut d’autant plus grandequ’il était contraint d’avouer son impuissance à tirer unevengeance immédiate de ce rapt odieux, et à venir en aide à ce pèreaccourant vers lui, plein d’espoir, pour lui demander secours etprotection contre les lâches ravisseurs de sa fille.

Mais ces ravisseurs, quels étaient-ils ?Dans quel but avaient-ils enlevé Renée de la Brunerie ? Oùl’avaient-ils conduite ?

À ces questions terribles, ni le père, ni legénéral ne savaient que répondre ; ils ne pouvaient queconfondre leurs larmes et attendre.

Attendre en pareille circonstance est unsupplice cent fois plus affreux que la mort !

Ce supplice, ils le subissaient, et ilscourbaient la tête avec désespoir, sans qu’il leur fût possible deprendre une détermination quelconque, puisqu’ils ne possédaientaucun renseignement pour guider leurs recherches.

Une seule lueur apparaissait pour eux dans cesténèbres épaisses ; lueur bien faible à la vérité, maissuffisante cependant pour leur rendre un peu d’espoir.

Car l’homme est ainsi fait, et Dieu l’a voulupour que sa créature supportât, sinon avec courage, du moins avecrésignation, la vie, ce pesant fardeau, qui, sans cela, accableraitses faibles épaules, que dans ses plus cuisantes douleurs, l’espoirrestât comme un phare au fond de son cœur, pour lui donner la forcenécessaire de suivre cette route ardue, accomplir ce travail deSisyphe qu’on nomme la bataille de la vie ; combat terrible etsans merci où le vae victis est appliqué avec une siimplacable dureté.

Cet espoir qui soutenait en ce moment legénéral et le planteur, reposait entièrement sur le dévouement sansbornes et tant de fois éprouvé de l’Œil Gris ; cet hommemystérieux qui s’était, pour ainsi dire, constitué de sa propreautorité le gardien de la jeune fille.

Immédiatement après l’enlèvement, le Chasseurs’était mis à la poursuite des ravisseurs ; il avait juréqu’il les retrouverait, et jamais il n’avait failli à saparole.

Tout, pour les deux hommes, se résumait donc,ainsi que nous l’avons dit plus haut, dans ce seul mot, d’une sidésolante logique ; attendre !

Le général, rentré tard dans la soirée d’unevisite assez longue faite aux travaux de siège, par lui poussé aveccette ardeur qu’il mettait à toutes choses, achevait à peine dedîner ; il avait congédié les officiers de son état-major etses aides de camp et venait, en compagnie de M. de laBrunerie, de quitter la salle à manger et de passer au salon,lorsqu’un domestique lui annonça qu’un homme assez pauvrement vêtu,mais se disant batteur d’estrade de l’armée républicaine, insistaitpour être introduit auprès du général Richepance, auquel,disait-il, avait d’importantes communications à faire.

Richepance, occupé à s’entretenir avecM. de la Brunerie sur les mesures qu’il avait jugénécessaire de prendre pour la découverte des ravisseurs de la jeunefille, et fort contrarié d’être ainsi dérangé, en ce momentsurtout, car il était près de dix heures, demanda d’un air demauvaise humeur certains renseignements sur cet individu.

– Mon général, répondit le domestique, c’estun grand vieillard, tout vêtu de cuir fauve ; il porte un longfusil, et a sur ses talons toute une meute de petits chiens.

– C’est notre ami ! s’écria le planteuravec émotion.

– Faites entrer cette personne, ordonnaaussitôt le général.

– Ici, mon général ? s’écria ledomestique au comble de la surprise, en jetant un regard de regretsur les meubles et les tapis.

– Oui, ici, répondit en souriant le général,avec ses chiens et son fusil ; allez.

Le domestique sortit, stupéfait d’un pareilordre.

Un instant plus tard, la porte se rouvrit etle Chasseur parut.

Il salua et demeura immobile au milieu dusalon, appuyé sur son fusil ; ses chiens à ses pieds, selonleur habitude.

– Eh bien ? demandèrent à la fois lesdeux hommes.

– J’ai retrouvé Mlle Renée dela Brunerie, ainsi que je m’y étais engagé, messieurs, répondit leChasseur d’une voix sombre et presque basse, avec une émotioncontenue.

– Enfin ! s’écria avec un mouvement dejoie le général dont le visage s’épanouit.

– Où est-elle ? ajouta le planteur enjoignant les mains avec prière. Parlez, Chasseur, parlez, au nom duciel !

– Ne vous réjouissez pas à l’avance,messieurs ; votre douleur en deviendrait bientôt plusamère.

– Que voulez-vous dire ? s’écrièrent à lafois les deux hommes.

– Ce que je dis, messieurs : j’airetrouvé Mlle de la Brunerie, cela estvrai ; je sais où elle est. Mais, hélas ! malgré mesefforts désespérés, et Dieu m’est témoin que j’ai tentél’impossible pour la délivrer, je n’ai pu y réussir ; lafatalité était sur moi.

– Mon Dieu ! s’écria douloureusement leplanteur.

– Expliquez-vous, au nom du ciel, mon vieuxcamarade ? En quel lieu se trouve actuellement cettemalheureuse jeune fille ? ajouta le général.

– Elle est entrée, il y a une demi-heure, dansle fort Saint-Charles, messieurs.

– Au fort Saint-Charles ?

– Au pouvoir de Delgrès !

– Alors elle est perdue !

– Oh ! le monstre ! Mais comment cemalheur est-il arrivé, mon ami ?

– Depuis hier minuit, en compagnie d’unsergent français nommé Ivon Kerbrock, j’ai suivi pas à pas lesravisseurs sans prendre une heure de sommeil, un instant derepos ; marchant à travers les sentes inextricables d’uneforêt vierge, au milieu de laquelle ces misérables s’étaientréfugiés, au coucher du soleil, j’ai failli surprendre leurcampement ; j’arrivai cinq minutes à peine après leurdépart ; je continuai sans me décourager cette chasse àl’homme ; la forêt traversée, ils entrèrent dans la savane. Lesergent Kerbrock et moi, nous les voyions détaler devant nous avecla rapidité de daims effarés, emportant sur leurs épaules la jeunefille garrottée dans un hamac.

– Ma pauvre enfant ! s’écria le planteuren cachant dans ses mains son visage inondé de larmes.

– Continuez, continuez, mon brave ? ditle général d’une voix nerveuse.

– Ils étaient six hommes résolus répondit leChasseur, nous n’étions que deux, et pourtant la chasse continua,implacable, acharnée ; les ravisseurs couraient vers leGalion ; de deux coups de fusil, deux rebelles tombèrent, tuésraides ; les autres redoublèrent de vitesse ; leursefforts étaient prodigieux, désespérés ; ils se sentaientperdus et pourtant ils ne s’arrêtaient pas ; cependant nousgagnions du terrain, l’alarme avait été donnée par les coups defeu ; toute la ligne des retranchements était illuminés parune fusillade incessante, trois autres nègres furent tués ; unseul restait debout, il se chargea résolument du fardeau que sescompagnons avaient été contraints d’abandonner ; celui-làétait un mulâtre nommé Télémaque, le plus déterminé de tous ;le chef, probablement, de cette sinistre expédition ; ilavait, sans doute, des intelligences dans la place ; il étaitattendu, car il courut droit au fort en appelant à l’aide ;ses cris furent entendus des rebelles, ils se ruèrent à sonsecours ; il y eut alors une mêlée terrible sur les glacismême du fort ; le sergent et moi nous poussions toujours enavant sans rien voir, sans rien entendre ; Télémaque futéventré de deux coups de baïonnette par le sergent et parmoi ; mais je vous le répète, l’appel de cet homme avait étéentendu ; en tombant sous nos coups, le mulâtre avait, par uneffort suprême, renversé le sergent, le crâne fendu ; j’eus uninstant l’espoir de sauver la jeune fille ; hélas ! cetespoir n’eut que la durée d’un éclair ; un gros de rebellesfondit sur moi comme une bande de loups furieux ; la jeunefille, enlevée dans les bras du capitaine Ignace, fut emportée dansle fort sans que je réussisse à m’y opposer. Je voulais vivre pourme venger ; je chargeai le pauvre sergent sur mes épaules, et,la rage dans le cœur, je me résignai à reculer devant cesmisérables, mais sans cesser de combattre ; je pris à peine letemps de déposer mon brave camarade à l’ambulance, et je suisaccouru ici. Voilà tout ce qui s’est passé mon général. Voilà ceque j’ai fait, monsieur de la Brunerie ; un homme ne pouvait,je crois, faire davantage.

– Non ! Oh ! non ! s’écria legénéral avec élan.

– Je vous remercie du fond du cœur, dittristement le planteur. Hélas ! si vous, si brave, si dévoué,vous n’avez pas réussi à sauver ma pauvre enfant, c’est qu’elle nedevait pas l’être ! Mon Dieu ! mon Dieu !

Il y eut un assez long silence, pendant lequelon n’entendait que les sanglots étouffés de M. de laBrunerie.

Le Chasseur se tenait toujours, froid etimpassible en apparence, debout et immobile au milieu de lapièce.

Le général réfléchissait.

– Que faire ? murmura-t-il avecdécouragement au bout d’un instant ; tout nous échappe.

– Il nous reste un espoir, dit leChasseur.

– Un espoir ? s’écria vivement legénéral.

– Oui, mon général ; je veux tenter unmoyen suprême ; je réponds presque du succès.

– Parlez vite, mon ami, de quois’agit-il ? Puis-je vous êtes bon à quelque chose ?

– Certes, mon général, car l’exécution duprojet que j’ai formé dépend de vous seul.

– Oh ! alors, s’il en est ainsi, soyeztranquille, mon brave, vous pouvez compter sur moi ; et,maintenant, dites-moi franchement ce que vous comptez faire.

– Une chose bien simple, mon général ; jeveux, demain, me présenter en parlementaire aux rebelles, et celade votre part.

– Vous feriez cela ?

– Je le ferai, je l’ai résolu.

– Folie !… murmura le planteur qui avaitrelevé la tête et écoutait anxieusement.

– Peut-être ! répondit le Chasseur. Mepermettez-vous de faire cette dernière tentative, mongénéral ?

– Vous avez ma parole, mon Brave ;seulement il est de mon devoir de vous faire observer que lesrebelles ont déclaré que tout parlementaire serait considéré commeespion et immédiatement fusillé par eux.

– J’ai fait toutes ces réflexions, mongénéral.

– Et malgré ce danger terrible, imminent,suspendu sur votre tête, vous persistez ?

– Je persiste, oui, mon général ; ilserait oiseux d’insister davantage sur ce sujet ; de plus, jevous le répète, je réponds presque du succès de cettetentative.

Le général Richepance se leva sansrépondre ; il fit quelques tours de long en large dans lesalon, marchant avec agitation et en proie à une émotion d’autantplus violente qu’il essayait de la renfermer en lui.

Au bout de quelques instants il s’arrêta enfindevant le Chasseur, dont le regard interrogateur suivait sesmouvements avec inquiétude.

– Mon ami, lui dit-il d’une voix profonde,vous n’êtes pas un homme ordinaire ; il y a en vous quelquechose de grand et de simple à la fois que je ne puis définir ;je ne vous connais que depuis bien peu de temps, mais cela m’asuffi cependant pour vous apprécier à votre juste valeur ;renoncez, je vous prie, à cette folle entreprise, qui ne peut avoirpour vous qu’un dénouement terrible ; si grand que soitl’intérêt que je porte à Mlle de la Brunerie,et Dieu, qui lit dans mon cœur, sait quel ardent désir j’ai de lasauver ! eh bien ! Je ne puis prendre sur moi laresponsabilité d’un pareil acte ; vous laisser ainsi vouslivrer à vos implacables ennemis et vous vouer à une mortinévitable et horrible.

Le Chasseur hocha tristement la tête.

– Mon général, répondit-il avec une émotioncontenus, je vous rends grâce pour le grand intérêt que vousdaignez témoigner à un pauvre diable tel que moi ; mais à quoisuis-je bon sur cette terre, où je pèse depuis si longtemps sansprofit pour personne ? À rien. Une occasion se présente de medévouer pour une enfant à laquelle j’ai dû la vie dans unecirconstance terrible ; laissez-moi, je vous en supplie dufond de mon cœur, payer à elle, et à son père la dette de lareconnaissance ; peut-être ne retrouverai-je jamais une aussibelle occasion que celle-ci pour m’acquitter.

– Mais, malheureux entêté que vous êtes !s’écria le général, qui, sous une feinte colère, essayait de cacherl’émotion réelle qui le gagnait, c’est à la mort que vousmarchez !

– Eh ! qu’importe, mon général ?qu’importe que je vive ou que je sois massacré par ces bêtesféroces, si en mourant j’ai la joie immense de sauver cette belleet chaste jeune fille et de la rendre à son père, que le désespoirde sa perte accable d’une douleur que seul son retour pourraconsoler ?

– Je vous en supplie, mon ami, n’insistez pasdavantage pour obtenir ce consentement que je ne veux et que je nedois pas vous donner.

– J’insiste et j’insisterai, au contraire, detoutes mes forces, mon général, car il faut que vous m’accordiez ceque je vous demande.

– Jamais ! s’écria le général Richepanced’une voix ferme.

Il y eut un nouveau silence.

Le général avait repris sa promenade saccadéeà travers le salon ; M. de la Bruneriepleurait ; Le Chasseur semblait préoccupé.

Le général Richepance l’examinait à ladérobée.

– Voyons, dit-il au bout d’un instant, enrevenant à lui, toute question a deux faces, n’est-cepas ?

– On le dit, mon général, réponditdistraitement le Chasseur.

– Essayons de tourner la difficulté.

– Je le veux bien, mon général. À mon humbleavis, il n’y a que deux moyens de sauver Mlle Renéede la Brunerie.

– Ah ! vous le voyez, mon ami, vousreconnaissez vous-même qu’il existe un autre moyen de sauver cettemalheureuse jeune fille que celui que vous me proposez.

– Je vous demande pardon, mon général ;mais je n’ai jamais prétendu le contraire.

– Voyons donc ce moyen, mon brave ; jesuis convaincu à l’avance qu’il est excellent.

– Il est excellent, en effet, mon général,répondit le Chasseur avec une pointe imperceptible d’ironie ;mais je vous confesse que je le crois d’une exécution trèsdifficile.

– La difficulté n’est rien, mon ami, c’est laréussite qui importe. Voyons, de quoi s’agit-il ?

– Tout simplement d’enlever cette nuit même lefort Saint-Charles par un coup de main, et cela si brusquement, queles rebelles, poussés l’épée dans les reins et contraints de fuiren toute hâte, n’aient point le temps, avant d’évacuer le fort,d’assassiner la malheureuse jeune fille, que j’ai juré, moi, desauver à tout prix.

– Assassiner Mlle de laBrunerie !… s’écria le général avec une douloureusestupéfaction ; mais ce serait un acte odieux,horrible !

– Croyez-vous donc, mon général, que desnègres révoltés soient bien délicats sur leurs moyens de vengeance,surtout lorsqu’ils se sentent à peu près vaincus ? Queveulent-ils, en somme, aujourd’hui que leur cause est perdue, queleur espoir est déçu ? Rendre le mal pour le mal, voilàtout ; et plus, la douleur qu’ils causent à leurs ennemis estgrande, plus ils sont satisfaits ; je les connais, moi, je neme trompe pas sur leur compte ; croyez-moi, mon général, ilspossèdent des raffinements de cruauté dont vous êtes loin de vousdouter.

– Mais alors ce sont des barbares, dessauvages !

– Eh ! mon général, ce sont des gensréduits au désespoir.

– Oh ! quelle guerre ! s’écriacelui-ci avec horreur.

– J’en reviens, mon général, à ce que j’avaisl’honneur de vous dire : Pouvez-vous espérer enlever le fortSaint-Charles de la façon que je vous ai indiquée cette nuitmême ?

– Vous savez bien, mon ami, que cela estcomplètement impossible ; c’est mal à vous de m’obliger àconvenir de mon impuissance.

– Mon général, j’ai l’honneur de vous faireobserver que vous vous méprenez complètement sur mesintentions ; telle n’a jamais été ma pensée ; je voulaisseulement vous amener à convenir de ceci : à savoir que vousne pouvez rien.

– Hélas ! ce n’est malheureusement quetrop vrai, mon ami.

– Alors, puisqu’il en est ainsi, vous voyezdonc bien, mon général, qu’il faut absolument nous en tenir à monprojet.

– Ne revenons plus là-dessus, je vous prie,mon ami.

– Vous êtes donc résolu, mon général, à merefuser cette permission ?

– Résolu, oui.

– Vous ne changerez point, quoi que je vousdise, ou quoi que je fasse pour vous fléchir ?

– Mon parti est pris d’une manièreirrévocable ; ainsi, je vous le répète, n’insistez pasdavantage sur ce sujet, tout serait inutile.

– C’est bien, mon général, je n’insisteraipas, puisque vous me l’ordonnez, mais je dois vous avertir que, moiaussi, j’ai pris une résolution irrévocable, et pas plus que vous,lorsque je me suis engagé à faire une chose, je ne change, pourrien au monde je ne consentirais à manquer à une parole donnée,cette parole ne l’eusse-je donnée qu’à moi-même.

– Que voulez-vous dire, mon ami ?

– Je veux dire ceci, mon général : je mesuis engagé envers M. de la Brunerie à lui rendre safille ; je la lui rendrai ou je perdrai la vie.

– Mais, mon ami, réfléchissez donc !

– Toutes mes réflexions sont faites, mongénéral ; je n’insisterai pas davantage sur ce sujet, on nediscute pas les partis pris ; vous et moi nous avons pris lenôtre, que prétendez-vous faire ?

– Ce que je vous ai dit, mon général. Vous nevoulez pas ; je veux ; voilà toute la question ; ilnous faut donc sortir au plus vite d’une situation qui, en seprolongeant, ne peut que devenir plus embarrassante ; pourcela il n’y a qu’un moyen.

– Lequel ? au nom du ciel. Mieux quepersonne, mon ami, vous savez l’intérêt immense que j’attache àcette affaire ! Et si…

– Je le sais, oui, mon général, dit leChasseur en interrompant Richepance ; aussi pour cela mêmen’hésiterai-je pas à trancher la question.

– Tranchez-la donc, je ne demande pas mieux,moi ! Mais comment ?

– Oh ! bien facilement, allez, mongénéral ; vous allez voir.

Le Chasseur se dirigea vers un piédouche, surlequel était placée une grande pendule en rocaille, purPompadour ; devant cette pendule, le général Richepance, à sonretour de la tranchée, avait déposé une magnifique paire depistolets d’arçons.

Le Chasseur appuya tranquillement son fusilcontre le piédouche, prit les pistolets et en fit jouer lesbatteries.

– Prenez garde ! dit le général, quisuivait tous tes mouvements du Chasseur avec une extrême surpriseet cherchait à deviner ses intentions ; prenez garde, mon ami,ces pistolets sont chargés !

– Ah ! fît le Chasseur en souriant avecune expression singulière ; vous en êtes sûr ?

– Pardieu !

L’Œil Gris passa la baguette dans les canonset visita scrupuleusement les amorces.

– En effet, répondit-il, ils sontchargés ; vous ne vous étiez pas trompé, mon général.

– Je vous l’avais dit.

Le Chasseur arma froidement les deux pistoletset montrant le cadran de la pendule au généralRichepance :

– Veuillez, je vous prie, mon général, dit-il,regarder l’heure à cette pendule.

– Il est onze heures moins le quart ;pourquoi me demandez-vous cela, mon ami ?

– Vous allez le savoir, mon général ; etvous me connaissez assez, je l’espère, pour comprendre que toutceci est sérieux et que ce que je vais vous dire je le ferai sanshésiter.

– Mais enfin, expliquez-vous ; vosétranges manières, depuis un instant, me remplissent d’inquiétude.Que voulez-vous faire, au nom du diable ! et pourquoijouez-vous ainsi avec ces armes ?

– Mon général, si vous ne m’accordez pas leconsentement que je vous ai demandé…

– Encore !

– Toujours. Si vous ne m’accordez pas cettepermission, lorsque la grande aiguille de la pendule sera sur lechiffre douze, au premier coup de onze heures je me brûlerai lacervelle.

– C’est de la folie, cela !

– C’est tout ce que vous voudrez, mon général,mais je vous donne ma parole d’honneur que cela sera ;maintenant, vous ayez treize minutes devant vous.

– C’est cela que vous appelez trancher unequestion, vous ?

– Oui, mon général. Nous sommes, vous et moidoués d’une formidable dose d’entêtement ; eh bien, d’ici àquelques minutes, on verra quel est celui de nous deux qui enpossède davantage ; ainsi, d’une façon ou d’une autre, laquestion sera tranchée.

– Ah ! mon ami ! s’écria le planteuren se levant vivement et en accourant à lui ; songez que vousêtes le seul ami resté fidèle à ma pauvre enfant ! Seul,peut-être, vous pouvez la sauver ! Je vous en supplie,renoncez à ce fatal projet !

– Adressez-vous au général en chef, monsieur,répondit froidement le Chasseur ; lui seul est cause de toutceci ; c’est lui qui s’oppose à la délivrance de votrefille.

– Moi ? s’écria le général avec force,moi ?

– Vous seul, oui, mon général, car, pour ladernière fois, je vous le répète, je l’aurais sauvée.

Et il leva lentement les pistolets en jetantun regard ferme sur la pendule.

Le général Richepance était en proie à uneémotion étrange ; un combat terrible se livrait dans son cœurentre son amour et son devoir.

Sa position de commandant en chef luidéfendait de laisser aller ainsi un homme à une mort certaine, sansaucune de ces raisons péremptoires où le salut d’une armée est enjeu et qui justifient le sacrifice en l’ennoblissant.

Mais une telle résolution brillait dans leregard calme et fier du Chasseur ; le général était si bienconvaincu qu’il mettrait, sans hésiter, sa menace à exécution,qu’il se sentit vaincu, un refus de sa part devant immédiatementamener le résultat qu’il redoutait, c’est-à-dire la mort de l’hommequ’il voulait sauver.

– Désarmez et posez ces armes, monsieur,dit-il d’une voix sombre ; puisqu’il n’est pas d’autre moyende vous empêcher de commettre le crime que vous méditez, eh bien,soit ! je vous accorde ce que vous désirez si ardemment. Quevotre sang retombe sur votre tête ! J’ai fait tout ce quiétait en mon pouvoir pour vous empêcher d’accomplir ce projetinsensé, équivalant, pour vous, à une condamnation à mort.

– Peut-être, mon général ! Je ne partagenullement votre opinion à ce sujet ; je suis même tellementconvaincu du succès que je crois pouvoir vous affirmer que jesortirai sain et sauf de l’antre de ces tigres.

– Dieu le veuille ! fit le généralRichepance en secouant la tête d’un air de doute.

– Quoi qu’il arrive, mon général, acceptez mesremerciements les plus sincères ; demain, à six heures dumatin, je me présenterai aux avant-postes. Croyez-moi général,ajouta le Chasseur avec mélancolie, je ne suis pas aussi près de lamort que vous le supposez ; peut-être se passera-t-ilmalheureusement bien des années avant qu’elle daigne, en me fermantenfin les yeux, terminer mes longues souffrances ! Votre main,général. Merci encore et à demain !

– À demain, mon ami, répondit le général avecémotion, en lui donnant une chaleureuse étreinte.

Le Chasseur prit son fusil, salua une dernièrefois les deux hommes, appela ses chiens et sortit du salon d’un pasferme.

Chapitre 3Dans lequel le commandant Delgrès et le capitaine Ignace causent deleurs affaires

Il nous faut maintenant retourner sur lesglacis du fort Saint-Charles, au moment où Télémaque, percé à lafois par les deux baïonnettes des ennemis auxquels, pendant silongtemps, il avait réussi à échapper, s’affaissa sur lui-même enappelant une dernière fois le capitaine Ignace à son secours.

Mlle de la Brunerie,étroitement garrottée dans son hamac et qui, par un hasardprovidentiel, n’avait reçu aucune blessure au milieu del’effroyable fusillade pétillant autour d’elle,avait rouléà terre auprès du cadavre du dernier de ses ravisseurs.

La jeune fille, à demi évanouie, à cause despoignantes émotions dont elle avait été assaillie depuis plusieursheures, n’avait pas conscience des événements qui s’accomplissaientsi près d’elle et dont, pour ainsi dire, elle était lecentre ; elle se croyait en proie à un horrible cauchemar, et,mentalement, elle adressait à Dieu de ferventes prières.

Le capitaine Ignace était accouru en toutehâte, avec le gros des troupes composant la sortie, du côté où lesappels répétés s’étaient fait entendre.

Il avait aperçu le hamac gisant sur le sol,s’en était emparé, puis il l’avait fait enlever par deux de sessoldats, et, tout en protégeant vigoureusement la retraite, ilavait réussi à rentrer le dernier de tous dans le fort, maître dela précieuse proie qu’il payait si cher et que le Chasseur avait,un instant, espéré lui ravir.

La jeune fille avait été aussitôt transportéedans un appartement habité par le capitaine Ignace, sa femme et sesenfants.

Le mulâtre, après avoir instamment recommandéà sa femme de prendre les plus grands soins de la jeuneprisonnière, s’était retiré afin d’aller rendre compte aucommandant Delgrès des événements qui achevaient des’accomplir.

Le visage du féroce rebelle étaitradieux ; cet homme éprouvait pour Delgrès, dont la puissante,intelligence l’avait subjugué, une admiration allant presquejusqu’au fanatisme.

Delgrès était tout pour lui.

Bien que l’intelligence étroite et mêmeobtuse, sous certains rapports, du capitaine Ignace, ne lui permitpas toujours d’apprécier, à leur juste valeur, la profondeur despensées et la grandeur de vues de cet homme réellementextraordinaire, dont le génie planait au-dessus de tous ceux dontil était entouré, et qui méritait mieux que d’être le chef desnègres souvent inconscients du bien comme du mal, Ignace, dompté etséduit par cette organisation d’élite si supérieure en tout à lasienne, en subissait le joug avec une docilité d’enfant, et, qu’onnous passe cette comparaison, peut-être triviale, mais qui rendparfaitement notre pensée, avec une fidélité de chien deTerre-Neuve, qui lèche la main qui le châtie et se sent toutheureux d’un regard ou d’une caresse.

Cet homme indomptable faisant tout tremblerautour de lui, cette nature abrupte, ayant plutôt des instincts quedes sentiments, se courbait, craintive et obéissante, à la moindremanifestation de la volonté, mot ou geste, de celui qui avait sus’en rendre le maître tout-puissant.

Le capitaine Ignace avait deviné, depuis lafameuse soirée où Delgrès était arrivé si à propos au secours deRenée et du Chasseur de rats, bien que jamais le commandant n’eneût dit un mot ni à lui, ni à d’autres, l’amour profond de son chefpour Mlle de la Brunerie ; le voyanttriste, sombre, malheureux, une pensée avait germé dans l’espritinculte du séide du chef des noirs de la Guadeloupe :s’emparer de la jeune fille, quoi qu’il dût en coûter, et la livrerà Delgrès.

De la pensée à l’exécution, il n’y avait qu’unpas dans l’esprit du mulâtre.

Précédemment, on s’en souvient, il avait pardeux fois tenté d’assassiner la pauvre enfant croyant que sa mortne pouvait qu’être agréable à Delgrès, et aussi, disons-le, enhaine, du Chasseur de rats ; – sachant le commandant amoureuxde Mlle de la Brunerie, il ne trouva rien deplus simple, rien de plus naturel, que d’enlever la jeun fille, lafaire conduire au fort Saint-Charles, et la remettre à son chef, del’assentiment duquel il se croyait assuré à l’avance, et auquel ils’imaginait faire une très agréable surprise.

Ce projet une fois entré dans sa tête, ilorganisa avec cette astuce féline et cette patience cauteleuseinnée chez la race noire, l’expédition chargée de mettre dans sesmains Renée de la Brunerie ; – jamais, en effet, l’homme decouleur ne recule devant rien pour l’accomplissement d’un désir, siextravagant qu’il soit ; – puis, toutes choses réglées,l’expédition lancée, il attendit, calme et froid, le résultat deses machinations.

Voilà pour quelles raisons le capitaine Ignacese frottait joyeusement les mains et avait le visage radieux en serendant auprès de son chef bien-aimé, auquel, au prix d’immensessacrifices d’hommes et de sang, il avait, pensait-il, préparé unesurprise devant le combler de joie.

Delgrès, retiré dans une salle de dimensionsassez étroites, meublée parcimonieusement d’une table, de quelqueschaises et de rayons cloués au mur, et sur lesquels étaient rangésune centaine de volumes traitant de stratégie militaire, étaitassis et écrivait à la lueur d’une lampe placée devant lui etrecouverte d’un abat-jour qui, en concentrant toute la lumière surla table, laissait le reste de la pièce dans une obscuritérelative.

Cette chambre servait de cabinet àDelgrès ; c’était là que, loin des regards importuns, il seréfugiait pour se livrer au travail, combiner ses plans de défenseet organiser la résistance.

Le mulâtre était bien changé, au physique etau moral, depuis le débarquement de l’armée française à laBasse-Terre.

À l’enthousiasme des premiers jours avaitsuccédé ; un abattement profond ; les premiers combatslivrés par ses partisans aux Français, combats si acharnés et sisanglants, lui avaient prouvé, par leurs résultats, l’impuissancedes noirs, si grand que fût leur courage, à lutter contre lessoldats aguerris de la République ; la défection presquegénérale des nègres des grandes habitations, qui avaient préféré sesoumettre, à courir les risques d’une guerre impitoyable avaitébranlé sa confiance dans la constance de ces hommes, incapables,il ne le savait que trop, de comprendre la grandeur du sacrificequ’il leur avait fait.

Les nouvelles les plus tristes lui parvenaientincessamment de tous les points de l’île.

Les Français étaient partout reçus auxacclamations générales et accueillis par les noirs eux-mêmes, nonpas seulement comme des amis, mais encore comme deslibérateurs.

Ses lieutenants ne pouvaient, en aucunendroit, parvenir à organiser une défense solide ou seulementréunir des forces capables, par leur nombre, de résister ou, toutau moins, de faire tête pendant quelques jours aux Français.

Delgrès, en moins de dix ou douze jours, enétait arrivé a ce point terrible où un homme calcule froidement,quand il a un grand cœur, les quelques chances qui luirestent ; non pas de sortir vainqueur de la lutte qu’il aentreprise, mais de traîner la guerre en longueur, afin d’obtenirde bonnes conditions ; non pas pour lui, mais du moins pourles siens ; ces dernières chances, il sentait qu’elles luiéchappaient les unes après les autres ; que bientôt ilresterait, sinon complètement seul, mais entouré seulement dequelques hommes fidèles, ou trop compromis pour l’abandonner, etdont la résistance ne saurait être longtemps sérieuse.

En effet, il était trop habile pour se fairela moindre illusion sur les résultats du siège.

Le fort Saint-Charles, spécialement construitpour protéger la Basse-Terre contre l’ennemi du dehors, dominé detoutes parts, établi dans des conditions d’infériorité flagrantes,ne pouvait opposer une longue résistance à une armée brave,disciplinée, commandée par un général intrépide, célèbre, et qui,surtout, n’avait à redouter aucune attaque sur ses derrières, etavait ainsi toute facilité pour conduire les travaux avecsécurité.

La prise du fort Saint-Charles n’était doncqu’une question de temps ou, pour mieux dire, de jours.

Chassé de Saint-Charles, quelle ressourcerestait-il à Delgrès ?

La guerre des mornes.

Mais cette guerre, très avantageuse aux noirsdans une île comme Saint-Domingue, dont l’étendue, d’au moins troiscents lieues de tour, sur plus de soixante de large, est couverted’épaisses forêts impénétrables, de mornes inaccessibles, où lesnoirs poursuivis trouvent un refuge assuré contre les ennemis, lesharcèlent et les détruisent en détail, était impossible dans uneîle comme la Guadeloupe ; cette île n’ayant tout au plus quequatre-vingts lieues de tour, dont la moitié au moins, laGrande-Terre, n’est composée que de plaines basses, où, en quelquesjours, les insurgés, retranchés dans les mornes et les bois,seraient cernés par l’armée française et contraints à se rendre ouà mourir de faim.

Le mulâtre ne se faisait donc aucune illusionsur les résultats d’une guerre, entreprise dans une pensée noble etgénéreuse, il est vrai, mais où manquaient soldats et officiershabiles, et surtout cette foi qui souvent fait accomplir desprodiges contre un ennemi puissant, disposant de ressourcesimmenses en armes et en soldats ; tandis que lui, aucontraire, ne pouvant plus compter sur aucun secours del’intérieur, se trouvait réduit à ses propres forces qui, parsurcroît de malheur, diminuaient dans des proportions énormes etsemblaient fondre dans ses mains.

Le chef des révoltés sentait donc la terretrembler sous ses pas et prête à lui manquer totalement ; ilenvisageait bravement sa position en face et calculait combien dejours, combien d’heures peut-être, lui resteraient encore poursoutenir cette lutte désespérée, avant de succomber, sans espoir dese relever jamais de sa chute.

Telles étaient les dispositions d’esprit danslesquelles se trouvait Delgrès au moment où le capitaine Ignaceouvrit la porte du cabinet et se présenta devant lui, le souriresur les lèvres.

Delgrès fut intérieurement charmé de cetteinterruption ; elle l’enlevait pour un moment à ses tristespréoccupations ; par un effort de volonté, il rendit à sonvisage l’impassibilité froide qui lui était ordinaire, et aprèsavoir indiqué un siège à son fidèle :

– Soyez le bienvenu, capitaine Ignace, luidit-il, quoi de nouveau ?

– Pas grand’chose, mon commandant, réponditrespectueusement Ignace.

– Est-ce que le fort n’a pas tiré, il y a unmoment ?

– Pardonnez-moi, commandant, nous avons eu uneescarmouche du côté du Galion.

– Des détachements sont sortis ?

– Une centaine d’hommes, au plus.

– Vous savez, capitaine, que je vous ai priéde ne plus risquer de sorties ; elles ont le tripledésavantage de fatiguer les hommes, de nous faire perdre du mondeet d’être inutiles, maintenant surtout que l’ennemi a poussé sestranchées presque sous le feu de la place.

– C’est vrai, commandant, mais cette fois il yavait urgence absolue.

– Comment cela ?

– L’ennemi avait occupé, au commencement de lasoirée, une position assez forte, d’où il incommodait beaucoup lagarnison ; il était donc important de le déloger avant qu’ilse fût solidement établi sur ce point.

– Et alors ?

– Alors, nous l’avons culbuté à la baïonnetteet nous l’avons rejeté en désordre dans ses lignes, en bouleversantses tranchées et en enclouant plusieurs pièces.

Ce récit, fait avec un si merveilleux aplombpar le capitaine, n’avait qu’un défaut, c’était d’être à peu prèscomplètement faux ; mais le capitaine Ignace avait, on lesait, à justifier sa conduite.

– Très bien, dit Delgrès en souriant ;mais, mon cher camarade, il m’est permis de vous le dire, à vous,sur qui je puis compter, nous serons avant peu contraints, sinon denous rendre, du moins d’évacuer le fort.

– Le croyez-vous réellement,commandant ?

– Je ne conserve, malheureusement, pas lemoindre doute à cet égard.

– Diable ! la situation se complique,alors ?

– C’est selon le point de vue où l’on se placepour la juger, mon camarade, répondit Delgrès en souriant avecamertume ; d’autres diraient qu’elle se simplifie.

– Dans un cas comme dans l’autre, elle devientcritique, n’est-ce pas, commandant ?

– Oui, très critique, capitaine ; aussi,en y réfléchissant, m’est-il venu une idée que je crois bonne.

– Venant de vous, commandant, cette idée nesaurait être qu’excellente.

– Merci, dit froidement Delgrès. J’ai comptésur vous pour son exécution.

– Vous savez, commandant que je vousappartiens corps et âme.

– Voilà pourquoi Je vous ai choisi, mon ami.En deux mots, voici ce dont il s’agit ; écoutez-moi bien.

– Je suis tout oreilles.

– Vous comprenez, n’est-ce pas, que je neconsentirai jamais à une capitulation, si avantageuse qu’ellesoit.

– D’ailleurs les conditions n’en seraient pastenues par les Français.

– Peut-être ; mais là n’est pas laquestion. Je ne veux pas non plus risquer un assaut, qui nouscauserait inutilement des pertes énormes, ni enfin, en dernierlieu, abandonner le fort aux ennemis.

– Cependant, il me semble qu’il est biendifficile de ne pas employer un de ces trois moyens,commandant ?

– Il vous semble mal, capitaine ; voicimon projet. Demain ou cette nuit même, ce qui peut-être vaudramieux, vous profiterez de l’obscurité pour sortir du fort.

– Moi !

– Vous-même. Vous emmènerez avec vous quatreou cinq cents hommes ; vous aurez soin de les choisir parmiles plus résolus de la garnison. Vous m’écoutez avec attention,n’est-ce pas ?

– Oui, mon commandant.

– Très bien. À la tête de ces cinq centshommes vous tournerez, si cela vous est possible, les lignesfrançaises ; mieux vaudrait éviter le combat et opérersilencieusement et sans être aperçu, votre retraite.

– J’essayerai, commandant ; bien que cesoit difficile de mettre en défaut la vigilance des Français, quine dorment jamais que d’une oreille et les yeux ouverts. Mais si jene réussis pas ?

– Alors, capitaine, à la grâce de Dieu !Vous sortirez la baïonnette et vous vous ouvrirez passage ; ilfaut que vous passiez n’importe comment.

– Soyez tranquille, commandant, jepasserai.

– J’ai l’intention de me retirer à laSoufrière avec tout notre monde ; la position est formidable,nous pourrions y traîner la guerre en longueur et surtout attendreen toute sûreté les secours qui ne sauraient manquer de nousarriver bientôt.

– Ah ! ah ! nous attendons donc dessecours, commandant ? demanda le capitaine avec surprise.

– Des secours nombreux, oui. Mais, chut !pas un mot à ce sujet ; j’en ai peut-être trop dit déjà, maisje suis certain de votre silence, n’est-ce pas,capitaine ?

– Je vous le promets, commandant.

Delgrès n’attendait aucun secours, par laraison toute simple qu’il était impossible qu’il en reçût du dehorsou du dedans ; seulement il connaissait la crédulité des noirset il savait que le péché mignon du capitaine était une notableintempérance de langue ; il comptait sur cette intempérancemême pour que la nouvelle qu’il lui confiait à l’oreille serépandît rapidement parmi ses adhérents, sur l’esprit desquels ellene pouvait manquer de produire un excellent effet.

– Mais, continua-t-il d’un ton confidentiel,pour que notre position soit solidement établie à la Soufrière, ilfaut nous assurer de ses abords, afin surtout de tenir noscommunications ouvertes avec la mer. Me comprenez-vous ?

– Parfaitement, oui, commandant, réponditIgnace, qui se gardait bien d’y voir malice et d’y comprendre unseul mot.

Delgrès comptait aussi sur le manqued’intelligence de son lieutenant.

Il continua :

– Il faut donc nous retrancher au Matouba.

– En effet, dit Ignace.

– Il y a là deux habitations situées dans despositions excellentes, fortifiées admirablement par la nature, etd’où il nous sera facile de commander le pays à plusieurs lieues àla ronde.

– Oui, commandant. Je connais parfaitement cesdeux habitations, ce sont de véritables forteresses ; elles senomment, attendez donc, oui, j’y suis : l’habitation deVermont et l’habitation d’Anglemont.

– C’est cela même ; vous vous enemparerez ; de plus, il se trouve, à une courte distance delà, des fortifications à demi ruinées ; vous les relèverez etvous les remettrez, autant que possible, en état de défense.

– Soyez sans crainte, commandant, je neperdrai pas une seconde ; vos ordres seront exécutésponctuellement et à la lettre.

– J’en ai la conviction, mon cher capitaine.Il est inutile, n’est-ce pas, de vous recommander de rallier autourde vous tous ceux de nos adhérents en ce moment disséminés dans lesmornes et les grands bois, et de faire rassembler aux deuxhabitations le plus de vivres et de munitions de guerre qu’il voussera possible de réunir ?

– Rapportez-vous-en à moi pour cela,commandant. Mais, vous, que ferez-vous ici pendant cetemps-là ?

– Oh ! moi, je ne demeurerai pas inactif,soyez tranquille ; je préparerai tout pour faire sauter lefort, puis je l’évacuerai ; et je vous promets que, sivigilants que soient les Républicains, je réussirai à les tromper.Des hauteurs du Matouba, où vous vous trouverez, vous serez avertisde ma retraite par l’explosion du fort, à laquelle vous assisterezen spectateurs désintéressés.

– C’est vrai, dit en souriant lecapitaine.

– Ainsi, mon cher camarade, voilà qui est bienconvenu : VOUS garderez toutes les avenues de la Soufrière etvous vous emparerez des deux habitations Vermont etd’Anglemont.

– À quelle heure quitterai-je le fort,commandant ?

– Voyons, il est dix heures et demie ; ilvous faut partir entre minuit et demi et une heure du matin ;c’est le moment où la rosée commence à tomber ; lessentinelles sont engourdies par le froid et le sommeil ; vousne sauriez choisir un moment plus favorable pour le succès de votreexpédition. Et maintenant, capitaine, voulez-vous souper avec moi,sans façon ?

– Vous me comblez, mon commandant.

– Allons, nous trinquerons une fois encoreensemble avant notre séparation qui malheureusement, je le crains,sera de courte durée.

– Vous redoutez donc sérieusement, commandant,de ne pouvoir vous maintenir longtemps encore dans laplace ?

– Avant trois jours, les batteries françaisesauront éteint tous nos feux ; ils nous serreront de si prèsque l’assaut deviendra inévitable. Ah ! Si nous n’avionsaffaire qu’aux troupes de la colonie, nous en aurions eu bonmarché ! mais il se trouve en face de nous un général habituéaux grandes guerres européennes ; des soldats qui ont vaincules meilleures troupes du vieux monde ; que pouvons-nousfaire, nous, chétifs, contre de pareils géants ? Mourirbravement, voilà tout, et, le cas échéant, nous saurons accomplirse devoir suprême.

– C’est triste ! murmura le capitaine enhochant la tête.

– Pourquoi cela ? s’écria vivementDelgrès, dont un éclair illumina subitement le regard ; nousaurons la gloire de leur avoir résisté ! N’est-ce donc rien,cela ? Nous succomberons, il est vrai, mais vaillamment, lesarmes à la main, la poitrine tournée vers nos ennemis ; notredéfaite même nous fera illustres, nous ne mourrons pas toutentiers ; nos noms survivront sur l’océan des âges ; nouslégueront notre exemple à suivre à ceux qui viendront après nous etqui, plus heureux que nous ne l’aurons été, conquerront, eux, cetteliberté dont nous aurons été les précurseurs et que nous n’auronsfait qu’entrevoir ! Le siècle qui commence, mon ami, est unede ces époques fatidiques dans l’histoire du monde, plus grandesencore par les idées généreuses qu’elles enfantent que par lagloire dont elles rayonnent ! et qui sont une date grandiosedans le martyrologe de l’humanité ; les semences d’unerégénération universelle, éparpillées depuis deux siècles déjà surtous les points du globe, commencent leur germination ; lafaible plante grandira vite et se fera arbre pour abriter, sous sonombre majestueuse, et cela avant soixante ans, la rénovationgénérale conquise, non par l’épée, mais par la pensée. Nous neverrons pas, cela, nous autres, mais du moins nous aurons la gloirede l’avoir pressenti !

« Oui, Ignace, mon fidèle !continua-t-il avec une animation croissante, je vous le prédis,avant soixante ans, l’esclavage, ce stigmate honteux, cette lèprehideuse appliquée, verrue immonde, sur l’humanité, sera aboli àjamais et la liberté de la race noire proclamée hautement parceux-là mêmes qui, aujourd’hui, sont les plus acharnés à maintenirson honteux asservissement !

« Traçons donc courageusement notresillon fécond ; accomplissons jusqu’au bout, et quoi qu’iladvienne de nous, notre tâche pénible, et à nous reviendral’honneur d’avoir les premiers affirmé glorieusement le droit denos frères, de prendre la place qui leur est due au milieu de lagrande famille humaine !

« Mais pardonnez-moi, Ignace, de vousparler ainsi, ajouta-t-il en changeant de ton. Je me laisse, malgrémoi, entraîner au torrent d’idées qui m’emporte ! Ce qui doitêtre sera. Laissons cela. Soupons, mon ami, et choquons nos verresà l’espérance et surtout à de meilleurs jours !

Delgrès frappa alors sur un gong, pointd’orgue terrible qui, accentuant les chaleureuses paroles dumulâtre, fit malgré lui, tressaillir Ignace.

Un moment après, une porte s’ouvrit et quatrenoirs parurent, portant une table toute servie.

Les deux hommes prirent place et le repascommença.

Delgrès savait parfaitement, lorsque cela luiplaisait, faire les honneurs de chez lui ; cette fois ;il se surpassa et se montra charmant amphitryon et excellentconvive.

Pendant le repas, la conversation entre lesdeux hommes fut vive, enjouée, pétillante même ; nul n’auraitdeviné, à les voir et surtout à les entendre, les dangers terriblesqui planaient sur leurs têtes.

Lorsque le dessert eût été placé sur la table,Delgrès fit un signe, les domestiques se retirèrent.

– À votre réussite ! dit le chef desrévoltés à son convive, en choquant son verre contre le sien.

– À votre succès au fort Saint-Charles, moncommandant ! répondit Ignace.

Les cigares furent allumés.

– Voyons, dit tout à coup Delgrès en regardantfixement le capitaine, expliquez-vous une fois pour toutes, monami, cela vaudra mieux.

– Moi, mon commandant, que jem’explique !  fit le capitaine, pris à l’improviste, avecl’expression d’une surprise feinte ou réelle, mais certainementparfaitement jouée.

– Oui, mon cher Ignace, depuis votre entréedans mon cabinet, je vous examine à la dérobée et je lis sur votrevisage un je ne sais quoi de singulier, d’étrange même, s’il fautle dire, qui m’intrigue, et, pourquoi ne l’avouerais-je pas, quim’inquiète ; et tenez, en ce moment, vous détournez latête ; vous semblez embarrassé. Pardieu ! mon camarade,si vous avez commis quelques-unes de ces excentricités parfois unpeu fortes dont vous êtes coutumier, confessez-vous bravement, jevous donnerai l’absolution ; je ne suis pas pour vous un jugebien sévère, que diable ! plusieurs fois déjà vous avez été àmême de vous en apercevoir.

– Ma foi, mon commandant, je ne sais pascomment vous vous y prenez, mais cette fois, comme toujours, vousavez deviné. J’ai quelque chose là ! ajouta-t-il en se donnantune vigoureuse tape sur le front ; quelque chose enfin qui metaquine. Je crains, depuis quelques instants, d’avoir commis unesottise, et cela avec les meilleures intentions du monde.

– C’est toujours ainsi que cela arrive, moncher capitaine ; mais si la sottise dont vous parlez estréparable, en somme, le mal ne sera pas grand.

– Peut-être… Plus j’y réfléchis, moncommandant, et plus je suis forcé de reconnaître, à ma honte, quej’ai eu tort de faire ce que j’ai fait.

– Expliquez-vous franchement, sansarrière-pensée. Allez, capitaine, je vous écoute.

– Eh bien ; commandant, puisque vousl’exigez, je vous avouerai tout, et cela maintenant avec d’autantplus d’empressement que, devant abandonner le fort dans une heure,j’aurais toujours été obligé de tout vous dire avant mondépart.

– Ceci est une raison, fit Delgrès ensouriant.

Le capitaine Ignace détourna la tête, saisitune bouteille de rhum, vida plus de la moitié de la liqueur qu’ellecontenait dans un grand verre, qu’il avala d’un trait, aspira deuxou trois énormes bouffées de tabac, posa son cigare sur le bord deson assiette, et prenant enfin son parti :

– Commandant, s’écria-t-il d’une voix sourde,je suis un misérable !

– Vous en avez menti, capitaine ! S’écriavivement Delgrès, qui connaissait son homme mieux que celui-ci nese connaissait lui-même.

Le capitaine remua deux ou trois fois la têted’un air de doute et de honte à la fois.

– Si, commandant, reprit-il, je suis unmisérable, mais je le répète, mon intention était bonne, ma fauteprovient de mon dévouement.

– Vous savez, capitaine, que vous procédez parénigmes et que je ne vous comprends pas du tout.

– Cela ne m’étonne pas, commandant, c’est àpeine si je mecomprends moi-même !

– Voyons, capitaine, finissons-en,expliquez-vous.

– M’y voici, puisqu’il le faut. Depuisquelques jours, commandant, je m’étais aperçu que vous étiez enproie à une tristesse sombre, que rien ne pouvait vaincre ;cela me tourmentait, m’inquiétait même, de vous voir ainsi ;cependant je n’osais vous interroger ; d’ailleurs, vous nem’auriez pas répondu.

– C’est probable, murmura Delgrès.

– Alors, comme je vous aime et que jesouffrais de vous voir malheureux, je cherchai quelle pourrait bienêtre la cause de cette tristesse.

– L’avez-vous trouvée ?

– Je le crus, du moins.

– Quelle était cette cause ?

– Pardonnez-moi, commandant, mais puisque vousl’exigez, je vous avouerai tout ; je sais très bien que jamaisvous ne m’en avez rien dit ; cependant j’ai deviné l’amourprofond que vous avez au cœur pour la fille d’un des plus richesplanteurs blancs ; cette jeune fille…

– Ne prononcez pas son nom ici,capitaine ! interrompit vivement le mulâtre.

– Soit, mon commandant, je me tairai même sivous le désirez, répondit humblement Ignace.

– Nullement, nullement, continuez, capitaine,continuez, au contraire. Quel parti prîtes-vous après cettedécouverte ?

– Eh bien, commandant, je me dis alors que cequi vous faisait ainsi souffrir, c’était d’être séparé, de celleque vous aimez.

– Alors ?

– Alors, commandant, je résolus de vous réunirà elle ; comme il vous était impossible d’aller la rejoindre,il fallait que ce fût elle qui vînt vers vous. Vous savez,commandant, lorsque malheureusement une idée se glisse dans macervelle, à tort ou à raison, il faut que je l’exécute.

– Malheureux ! s’écria le commandant avecagitation, qu’avez-vous osé faire ?

– Oui, je le reconnais maintenant, j’ai eutort ; murmura Ignace avec accablement.

– Parlez ? mais parlez donc ?

– J’ai… mais ne me regardez pas ainsi, je vousen prie, commandant, puisque je reconnais mes torts.

– Ah ! je comprends tout,maintenant ! s’écria Delgrès avec indignation. Vous avezenlevé cette jeune fille ?

– C’est vrai, commandant ; seulement, jene l’ai point enlevée, je l’ai fait enlever par des hommessûrs ; ils se sont introduits secrètement dans l’habitation deson père, sont parvenus à s’emparer d’elle et à la conduireici.

– Ici ! elle est ici !

– Oui, commandant.

– Oh ! malheureux, qu’avez-vousfait ? S’écria-t-il avec douleur. Vous m’avez déshonoré auxyeux de cette jeune fille !

– Moi, commandant ?

– Elle est convaincue que c’est moi qui l’aifait enlever ; son estime, que j’avais eu tant de peine àconquérir, vous me l’avez fait perdre sans retour ; jamaiselle ne supposera que la pensée de ce crime odieux soit venue à unautre qu’à moi !

– Commandant, je me suis conduit comme unscélérat, comme un misérable ! mais la faute que j’ai commisedoit retomber sur moi seul ; jamais je ne consentirai qu’il ensoit autrement. Cette jeune fille, je ne l’ai pas vue encore, je nelui ai même pas adressé la parole, je l’ai confiée à Claicine, mafemme. Je vous jure que, avant de quitter le fort, je réparerai,autant que cela dépendra de moi, le mal que j’ai fait, sans levouloir. Mais, je vous en supplie, commandant, nous allons dans uninstant nous séparer, peut-être pour toujours, ne me laissez pasvous quitter ainsi, sous le poids de votre colère ; ne mepardonnez pas, ma faute est trop grande, ce serait trop exiger devous, mais dites-moi un mot, un seul, qui me fasse espérer que vousme pardonnerez un jour ?

Delgrès, par un effort de suprême volonté,avait reconquis toute sa puissance sur lui-même ; son visageétait redevenu de marbre ; il sourit tristement, et tendant lamain au capitaine :

– Puis-je vous en vouloir, mon ami ? luidit-il d’une voix douce ; vous croyiez bien faire !Allez, je parlerai à cette jeune fille, et peut-êtreajoutera-t-elle foi à mes protestations lorsqu’elle verra madouleur.

Ignace serra avec force la main deDelgrès ; il fit un mouvement comme s’il voulait parler, maisil se ravisa, se leva de table, et sortit d’un pas rapide, sansrépondre un mot.

– Mon Dieu ! murmura le mulâtre lorsqu’ilfut seul, cette douleur m’était donc réservée !

Et il laissa tomber tristement sa tête sur sapoitrine.

Chapitre 4Où le capitaine Ignace apparaît sous un nouveau jour

Mlle Renée de la Brunerieétait évanouie.

Mais cet évanouissement n’avait rien dedangereux ; il était causé, et cela se comprend facilementchez une jeune fille frêle et délicate, accoutumée à toutes lesrecherches d’une existence luxueuse, bien plus par l’émotionqu’elle avait dû éprouver, la gêne affreuse à laquelle, pendantplus de deux heures, elle avait été soumise, torture physique àlaquelle était venue se joindre une torture morale, l’ignorance dusort qu’on lui réservait, que par des souffrances maladivesquelconques.

La femme du capitaine Ignace, jeune etcharmante créature, aux traits doux et intelligents, au regardmélancolique, dont le teint pâle et mat aurait, en tout autre paysqu’en Amérique, passé pour être de la blancheur la plus pure, sehâta de prodiguer à la jeune fille que son mari lui avait confiéesi à l’improviste, ses soins empressés et de lui témoigner cettetouchante sollicitude dont les femmes ont seules le secret et queréclamait impérieusement l’état de la belle prisonnière.

Claircine, nous lui avons entendu donner cenom harmonieux par son mari lui-même, avait fait transporter, pardeux domestiques, la jeune fille dans une chambre assez petite,mais élégamment meublée, servant de chambre à coucher ; et làon l’avait étendue sur un lit fort propre.

Au bout de quelques minutes,Mlle de la Brunerie ouvrit les yeux et repritconnaissance.

Ses regards se fixèrent d’abord sur ceux deMme Ignace qui penchée sur elle, la contemplaitavec une expression d’intérêt et de bonté touchante à laquelle ilétait impossible de se tromper.

– Vous êtes bonne et je vous remercie, madame,dit Renée d’une voix faible.

– Comment vous sentez-vous, madame ?demanda la créole avec une douceur dans la voix et l’accent, dontla malade se sentit émue au fond de l’âme.

– Mieux, bien mieux, madame ; dans uninstant, je serai, je le crois, en état de me lever ;l’émotion, la frayeur, que sais-je ? m’ont fait perdreconnaissance, mais à présent je suis bien.

– Ne vous levez pas encore, madame ;attendez pour le faire que vos forces soient complètementrevenues.

– Je vous obéirai, répondit la jeunefille ; vous avez une si douce façon d’ordonner que je ne mesens pas le courage de vous résister.

– Allons, je vois avec plaisir que cettesyncope qui m’inquiétait si fort n’aura pas de suitesdangereuses.

– Je vous assure que je me sens tout à faitguérie ; si vous le permettez, je quitterai ce lit ?

– J’y consens ; mais à unecondition : c’est que vous vous placerez, ne serait-ce quepour quelques instants, dans ce fauteuil, là près de cettetable.

– Combien je regrette de ne pas être plussérieusement indisposée ? dit la jeune fille en s’asseyant surle fauteuil ; c’est réellement un plaisir d’être soignée parune si charmante garde-malade.

– Vous êtes une flatteuse, madame.

– Nullement ; je dis, je vous jure, ceque je pense.

En ce moment, une servante vint annoncer à samaîtresse que le souper était servi et que le capitaine, retenu parle commandant, n’assisterait point au repas.

– Avez-vous besoin de prendre quelque chose,madame ? demanda à Renée sa gentille hôtesse.

– Me permettez-vous d’être franche,madame ? répondit en souriant la jeune fille.

– J’exige la plus grande franchise.

– Eh bien, je vous avoue, puisqu’il en estainsi, que n’ayant rien pris ou du moins fort peu de chose depuishier au soir, j’ai grand appétit.

– Tant mieux, alors ! dit gaiement lajeune femme ; mon mari est retenu par son service, noussouperons toutes deux, tête à tête ; mes enfants sont couchéset dorment, nous pourrons causer tout à notre aise.

– Voilà qui est charmant, dit Renée enriant.

– Donnez-moi votre bras, ma belle malade, etpassons, s’il vous plaît, dans la salle à manger.

Ce qui avait été dit fut aussitôtexécuté ; les deux jeunes femmes prirent place à table en facel’une et l’autre, et commencèrent leur repas.

Cependant Renée de la Brunerie avait sur leslèvres une question que, depuis quelques instants, elle brûlait defaire sans oser s’y décider ; de son côté, la belle créoleétait curieuse aussi de connaître la personne que son mari luiavait amenée si inopinément.

À un certain moment du repas, les deuxjeunes femmes se surprirent à seregarder à la dérobée ; la maîtresse donna un ordre muetauquel les domestiques obéirent en se retirant aussitôt.

– Maintenant, nous voici seules, rien ne vousgêne plus ; vous désirez m’adresser une question, n’est-cepas, madame ? dit Claircine avec un sourire engageant.

– C’est vrai réponditMlle de la Brunerie ; mais votre accueilsi affectueux m’a jusqu’à présent empêché de le faire.

– Parlez donc, je vous prie, madame ; sicela dépend de moi, je répondrai franchement à ce que vous medemanderez et je vous apprendrai ce que vous désirez savoir.

– Je vous rends mille grâces, madame ;sans plus tarder, je mets votre complaisance à contribution ;je voudrais savoir en quel lieu je me trouve ; quelle est lapersonne que je ne connais pas, pour laquelle cependant j’éprouvedéjà une sympathie si vive, et dont je reçois une si affectueusehospitalité ?

– Hélas ! madame, vous êtes ici au fortSaint-Charles.

– Au fort Saint-Charles ?

– Oui ; vous avez été amenée dans cetappartement, qui est le mien, par le capitaine Ignace.

– Oh ! cet homme ! s’écria la jeuneMlle en cachant sa tête dans ses mains avecépouvante.

– N’en dites pas de mal, je vous en supplie,madame ! murmura Claircine d’une voix douce et câline, je suissa femme !

– Vous ! madame ? s’écriaMlle de la Brunerie en la regardant avecsurprise ; oh ! non, c’est impossible !

– Pourquoi donc ?

– Vous, si belle, si bonne, la femme de…

– Je me nomme Claircine Muguet, interrompitdoucement la créole ; depuis cinq ans j’ai épousé le capitaineIgnace.

– Pauvre femme !

– Je ne me plains pas, mon mari m’aime, il estbon pour moi.

– Pardonnez-moi, je vous prie, madame, je nesais ce que je dis, mais votre mari m’a fait beaucoup de mal ;en ce moment encore, vous le voyez ; je suis saprisonnière ! ajouta-t-elle avec amertume.

– Oh ! madame, s’écria Claircine en luipressant affectueusement les mains, l’amour et le respect que jedois à mon mari ne me rendent pas injuste, croyez-lebien ; je compatis très sincèrement à vos souffranceset, si cela ne dépendait que de moi, je vous le jure, bientôt vousseriez rendue à ceux qui vous aiment.

– Vous êtes bonne, bien bonne, madame. Quelsque soient mes griefs contre votre mari, je le sens, ajouta-t-elleen souriant à travers ses larmes, je ne pourrai plus maintenantm’empêcher d’être votre amie.

– Mais comment se fait-il que vous ayez étéainsi faite prisonnière ce soir ? C’est à peine si mon maris’est absenté pendant une heure du fort pour faire une sortie.

– Ce n’est pas ce soir que j’ai été faiteprisonnière, ma chère Claircine, répondit tristement Renée ;la nuit passée j’ai été enlevée pendant mon sommeil dansl’habitation de mon père, au milieu de mes amis.

– Mon Dieu ! que me dites-vous donclà ?

– Je ne sais pas moi-même comment cela s’estpassé, reprit la jeune fille ; les rebelles, pardon, leshommes de couleur, avaient le matin attaqué la Brunerie.

– La Brunerie ?

– Hélas ! chère madame, je suisMlle Renée de la Brunerie.

– Ah ! vous m’êtes doublement sacrée,alors madame.

– Je ne vous comprends pas, madame.

– Je suis la fille de la sœur deM. David, le commandeur de votre habitation.

– Vous êtes la nièce de ce bon et cherDavid ? s’écria Renée en embrassant Mme Ignaceavec effusion. Ah ! la sympathie qui m’entraînait vers vous neme trompait pas ; même avant de vous connaître, je devinaisque vous étiez mon amie.

Les deux charmantes jeunes femmes confondirentun instant leurs caresses.

– Continuez, je vous prie, madame.

– Appelez-moi Renée, chère Claircine.

– Eh bien, Renée ma mignonne, fît la jeunefemme en l’embrassant, continuez. Vous disiez que les rebelles…

– Oui, reprit Mlle de laBrunerie, pendant la matinée, ils avaient attaquél’habitation ; après un combat très vif, les nôtres lesavaient repoussés. Le soir, rentrée chez moi après avoir passé lajournée à soigner et à panser les blessés, me sentant un peufatiguée, je m’étais étendue sur un hamac afin de prendre quelquesinstants de repos ; peu à peu le sommeil ferma mes yeux, jem’endormis. Je ne saurais dire depuis combien de temps je dormaisainsi, lorsque tout à coup je fus éveillée en sursaut ; jevoulus crier, appeler à mon secours, cela me fut impossible :j’avais été garrottée et bâillonnée dans mon hamac pendant monsommeil. Je sentis que plusieurs hommes m’enlevaient dans leursbras et m’emportaient rapidement ; puis je n’entendis et nesentis plus rien, la terreur m’avait fait perdre connaissance.

– Pauvre chère enfant !

– Lorsque je revins à moi, je m’aperçus quej’étais libre, libre seulement de mes mouvements, bienentendu ; mon hamac était accroché à deux énormes fromagersdont la majestueuse ramure s’étendait au-dessus de moi ;j’étais au plus profond des mornes, dans une forêt vierge ;plusieurs hommes, mes ravisseurs probablement, buvaient etmangeaient à quelques pas de moi ; je ne reconnus aucun de ceshommes ; lorsqu’ils s’aperçurent que j’avais ouvert les yeux,celui qui semblait être leur chef s’approcha respectueusement demoi et me demanda si j’avais besoin de quelque chose ;j’acceptai deux ou trois oranges. Mes ravisseurs eurent entre euxune discussion assez longue, à voix basse, dont je ne pus rienentendre, puis l’un d’eux s’éloigna et disparut au milieu desfourrés ; vingt minutes après le départ de cet homme, le chefs’approcha de nouveau de moi ; j’avais la gorge en feu, jesuçais le jus des oranges pour essayer de tromper la soif qui medévorait ; le chef m’annonça que nous allions nous mettre enroute de nouveau ; j’essayai de l’interroger, ce fut envain ; quoiqu’il fût poli, respectueux même, il éluda mesquestions et se borna à me protester que je n’avais rien à redouterni de lui, ni de ses compagnons, et que notre voyage serait decourte durée ; on repartit ; cette fois je voulusmarcher, j’étais brisée d’être demeurée si longtemps couchée dansun hamac.

– Pauvre demoiselle ! quelles angoissesvous avez du éprouver, hélas ! murmura : Claircine enessuyant ses yeux remplis de larmes.

– Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi ;ces hommes se traçaient, la hache à la main, un sentier à traversla forêt ; nous marchions presque dans les ténèbres ; lechef me soutenait dans les passages difficiles. Vers trois heuresde l’après-dîner, on fît une seconde halte ; mon hamac futaccroché, je m’étendis dessus et je ne tardai pas àm’endormir ; lorsque je rouvris les yeux, le soir parti lematin était de retour, mes ravisseurs semblaient inquiets,agités ; leur chef, en m’annonçant que nous allions repartir,jetait autour de lui des regards anxieux, je voulus résister, ildonna un ordre, je fus à l’instant enveloppée dans le hamac, misedans l’impossibilité de faire un mouvement et de rien voir autourde moi ; la marche recommença, mais rapide, cette fois, etprécipitée ; j’entendis des coups de feu, mes ravisseursétaient poursuivis, serrés de près, sans doute ; j’eus unmoment d’espoir ; puis la marche redoubla de rapidité ;je sentis mes porteurs s’affaisser ; d’autres prirent leursplaces ; on repartit ; tout a coup la fusillade éclata detous les côtés à la fois ; j’entendis les grondementsterribles du canon, des clameurs horribles se mêlant au crépitementsinistre des coups de feu, puis je m’évanouis. Lorsque je reprisconnaissance, vous étiez là, près de moi, douce,souriante ; mes funèbres apparitions avaient disparu ; unange les avait remplacées et veillait avec la sollicitude d’unesœur à mon chevet.

– Mais vous ne m’avez pas parlé de monmari ?

– Je ne l’ai pas vu. Probablement les hommesqui m’ont enlevée ont agi par son ordre ; ou peut-être ajoutaRenée avec ressentiment, est-ce par l’ordre d’un autre pluspuissant et plus haut placé encore que votre mari, ma chèreClaircine ?

– Je ne vous comprends pas, Renée.

– Hélas ! répondit la jeune fille avec unprofond soupir, c’est à peine si j’ose m’interroger et mecomprendre moi-même ; cette action est à la fois si honteuseet si horrible que je tremble à la pensée de désigner uncoupable.

– Espérez, chère belle ; dit la jeunefemme d’une voix calme ; peut-être bientôt serez-vous libre etheureuse ; mais vous n’êtes plus seule maintenant ; vousavez près de vous une amie dévouée pour vous consoler et vous aiderà souffrir en partageant vos peines.

– Et cela m’est une grande joie, je vousl’assure, ma chère Claircine ; réponditMlle de la Brunerie avec effusion.

– Maintenant que notre souper est terminé,chère Renée, nous repasserons dans votre chambre à coucher ;l’amie est remplacée par la garde-malade ; venez, ma mignonne,il est temps que vous preniez un peu de repos.

– J’obéis de grand cœur ; malgré moncourage de parade, je me sens brisée.

Elles se levèrent alors de table et sedisposèrent à quitter la salle à manger.

En ce moment, là porte s’ouvrit, et lecapitaine Ignace parut.

Renée de la Brunerie tressaillit à la vue ducapitaine ; Claircine la fit asseoir.

– Veuillez m’excuser, mademoiselle, dit lecapitaine, si j’ose me présenter ainsi devant vous.

– Vous êtes chez vous, monsieur, réponditMlle de la Brunerie avec une politesseglaciale ; libre d’entrer et de sortir à votre guise.D’ailleurs, ajouta-t-elle avec amertume, ne suis-je pas laprisonnière du capitaine Ignace ?

– Voilà précisément pourquoi je viens,mademoiselle, répondit celui-ci avec embarras ; je suischarmé, soyez-en convaincue, de vous voir aussi bien portante.

– Je vous remercie de l’intérêt que vousdaignez me témoigner, monsieur ; je sais, depuis longtemps,combien votre sollicitude pour moi est grande.

– Accablez-moi, mademoiselle, adressez-moi lesreproches les plus sanglants, je sais que je les mérite ; jevous jure, vous ne m’en adresserez jamais autant que je m’enadresse à moi-même.

Renée de la Brunerie le regarda avecsurprise.

– Cela vous étonne de m’entendre parler ainsi,n’est-ce pas mademoiselle ? fit Ignace ; je conçois cela.Que voulez-vous, mademoiselle, c’est ainsi. Je ne suis qu’unmulâtre grossier, brutal, féroce, sans éducation, je le sais ;j’ai de plus cette fatalité que, chaque fois que je veux bienfaire, il paraît que mes bonnes intentions n’aboutissent qu’à dessottises ; il est vrai que, presque toujours, je m’en aperçoisaussitôt après ; mais c’est égale la sottise est faite.

Ces paroles furent prononcées par le capitaineavec un singulier accent de conviction et de franchise, que lajeune fille en fut toute décontenancée ; elle ne sut plus àquoi s’en tenir sur le compte de cet homme qui faisait si bonmarché de lui-même ; elle se demandait si elle devait prendrece qu’il lui disait au pied de la lettre.

– Je vous avoue, monsieur, répondit-elle avechésitation, que…

– Vous ne me comprenez pas,mademoiselle ; interrompit-il vivement ; rien n’est plussimple pourtant. J’ai deviné, maladroitement, une chose dont jen’aurais même pas dû m’apercevoir ; alors, voyant constamment(triste et désespéré un homme pour lequel j’éprouve un respect etun dévouement sans bornes, je me suis sottement fourré dans monétroite cervelle, que la présence près de lui d’une certainepersonne lui rendrait sinon le calme et la tranquillité, du moinsamènerait peut-être un sourire sur ses lèvres.

La jeune fille lui lança un regard d’unefixité étrange.

– Je vous dis la vérité, mademoiselle,répondit-il nettement à cette interrogation muette ; ce quej’ai fait a failli me coûter assez cher, pour que je n’essaye pasde vous tromper.

– Continuez, monsieur, répondit froidementMlle de la Brunerie.

– Que vous dirais-je de plus que vous m’ayezdéjà compris, mademoiselle ? Dès que cette pensée, simalheureuse pour moi, se fut ancrée dans ma cervelle, elle ne melaissa plus in instant de répit : je résolus de vous faireenlever, vous savez de quelle façon j’ai exécuté mon projet etcomment il a réussi ; tous les hommes employés par moi danscette expédition sont morts jusqu’au dernier ; moi qui l’aiordonnée, j’en ai le pressentiment, je payerai de ma vie d’avoirété l’instigateur de cette mauvaise action, que je me reprochemaintenant comme un crime.

– Ignace ! s’écria sa femme avec douleur,que dites-vous, mon ami ?

– La vérité, chère Claircine ; tout sepaye en ce monde, le bien comme le mal ; le mal surtout,ajouta-t-il en baissant tristement la tête.

– Dois-je ajouter foi à vos paroles,monsieur ? demanda Renée d’un air pensif.

– Vous le devez d’autant plus, mademoiselle,que mon repentir est plus sincère ; lorsque j’ai, il y a, uneheure, croyant causer une joie immense à mon ami, raconté ce quej’ai fait pour vous amener ici, sa douleur a été si grande, sinavrante, que moi, l’homme à l’âme de bronze, je me suis sentiblessé au cœur ; j’ai eu honte de mon action, j’ai demandégrâce à mon ami ; lui, il ne m’a adressé ni un reproche ni uneplainte, il a courbé tristement la tête et ne m’a dit qu’un mot, unseul, qui m’a navré.

– Un mot, lequel, monsieur ? Vous vousdevez à vous-même de tout me dire ! s’écria-t-elle avec unevivacité fébrile.

– Aussi vous dirai-je tout, mademoiselle,répondit le capitaine avec tristesse : « Ignace, m’a-t-ildit, je n’avais qu’un bonheur, tu me l’as ravi : j’étaisparvenu à conquérir à force d’abnégation, non pas l’amitié, maisl’estime de cette personne ; par ta faute, je l’ai à jamaisperdue ; quoi qu’il arrive, rien ne parviendra jamais à laconvaincre que je ne suis pas ton complice. »

– Il a dit cela ?

– Textuellement, mademoiselle. Alors, moi, jel’ai quitté et je suis venu vous trouver pour vous dire :Mademoiselle, le seul coupable, c’est moi ; lui, il ignoraittout, il est innocent !

– C’est bien, monsieur, répondit lentementMlle de la Brunerie ; ce que vous faîtesen ce moment rachète jusqu’à un certain point, si elle ne peut laréparer tout à fait, l’action que vous avez commise ; je voussais gré de m’avoir parlé ainsi que vous l’avez fait ; quandj’aurai, moi, obtenu la preuve certaine de ce que vous avancez,peut-être pardonnerai-je l’indigne trahison dont j’ai été lavictime. N’avez-vous rien à ajouter, monsieur ?

– Rien, mademoiselle ; je tenais à vousfaire une confession complète avant mon départ, afin de soulager maconscience du poids qui l’oppressait et implorer mon pardon.Maintenant que j’ai accompli ce devoir, il ne me reste plus rien àajouter.

– Vous partez, Ignace ? demanda vivementsa femme.

– Je pars, ou plutôt nous partons, oui,Claircine ; j’en ai reçu l’ordre à l’instant ; je n’aiplus que quelques minutes à rester dans le fort.

– Mlle de la Brunerierestera-t-elle donc seule ici ? demanda la jeune femme avecinquiétude.

Ignace se frappa le front d’un airembarrassé.

– Je n’avais pas songé à cela, murmura-t-il.En effet, mademoiselle ne doit pas rester ici seule dans cetappartement isolé. Que faire ? J’irais bien le trouver,lui, mais reparaître en sa présence après ce qui s’estpassé entre nous il n’y a qu’un instant, je n’oserai pas !…non, je n’oserai pas ! ajouta-t-il avec une énergiefarouche.

Claircine se pencha doucement vers sonmari.

– Vous partez cette nuit ? luidit-elle.

– À l’instant.

– Où allez-vous ?

– Je ne puis le dire ; c’est une missionsecrète.

– Voulez-vous donc, cher Ignace, exposer vosenfants aux hasards et aux périls d’une longue marche denuit ?

Après Delgrès, et quelquefois même avant, ceque le mulâtre aimait par-dessus tout au monde, c’était sanscontredit sa femme et ses enfants.

– C’est vrai, murmura-t-il, les pauvresinnocents que deviendront-ils dans cette débâcle ?

Renée se leva et marcha droit au mulâtre.

– Capitaine, lui dit-elle, me donnez-vousvotre parole que vous ne m’avez pas menti ?

– Oh ! s’écria-t-il avec un accent devérité auquel il était impossible de se tromper, je vous le jure,mademoiselle !

– Eh bien ! écoutez-moi. Selon toutesprobabilités, je ne resterai pas longtemps prisonnière dans cetteforteresse.

– Cela est certain, mademoiselle.

– Laissez près de moi votre femme et vosenfants ; Claircine est la nièce de M. David, lecommandeur de la Brunerie.

– En effet, madame ; il est le frère desa mère.

– J’aime Claircine, elle est aussi bonne quebelle.

– Oh ! cela est bien vrai. Pauvre chèrecréature, si douce, si dévouée ! s’écria le mulâtre avecémotion.

– Ne la contraignez pas à vous suivre pendantles péripéties sanglantes et terribles de la lutte acharnée quevous avez entreprise ; sa place n’est pas là ; elle estmère, elle se doit à ses enfants. Confiez-moi votre famille ;elle habitera avec moi, près de son oncle, à la Brunerie. Lorsquecette guerre fratricide sera terminée, eh bien, vous viendrez lareprendre ; mais jusque-là elle vivra tranquille et loin dudanger.

– Vous feriez cela, mademoiselle ?s’écria le mulâtre en proie à une émotion singulière.

– Pourquoi ne le ferais-je pas, monsieur,puisque je vous le propose ? répondit simplement Renée.

– C’est vrai, mademoiselle. Oh ! jereconnais à présent que vous êtes un ange, et moi un misérableindigne de pardon.

– Vous vous trompez, monsieur ! lerepentir rachète toutes les fautes ; vous vous repentez, jevous pardonne. D’ailleurs, il y a beaucoup d’égoïsme de ma partdans la proposition que je vous fais, ajouta-t-elle avec unsourire ; j’aime beaucoup votre charmante femme ; cela mechagrinerait fort d’être séparée d’elle ; de plus, j’auraisune peur affreuse de demeurer seule ici, exposée aux insultes detous ces hommes pour lesquels je dois naturellement être uneennemie.

– Madame, Chaque mot que vous prononcez ajouteà mes remords ; votre bonté me navre. Chère Claircine c’estpour elle surtout et pour mes enfants que je redoute lesconséquences terribles de cette guerre. Qui sait, hélas ! cequi adviendra de nous tous ? Oh ! cette pensée m’enlèvetout courage !

– Cher Ignace, dit tendrement sa femme, mesupposes-tu donc une créature sans cœur ? Dieu sait si j’aimenos chers enfants ! mais je t’aime toi surtout, constamment sibon pour moi ; mon devoir est de te suivre, je n’y failliraipas ; ma place est près de toi, je la réclame.

– Merci, chère femme, tu es dévouée commetoujours, mais cette fois tu ne peux me suivre, toi-même l’asreconnu ; tes enfants, ces douces créatures, réclamentimpérieusement tes soins ; ils leur sont indispensables ;il te faut, chère femme, faire deux parts de ton cœur, la plusgrande pour eux, l’autre pour moi ; le mari ne passe qu’aprèsles enfants.

– Mais toi ? toi, cher Ignace ?

– Moi, Claircine, j’accomplirai ma tache commetu accompliras la tienne ; à chacun son lot en ce monde chèrefemme ; le plus dur et le plus pénible appartient de droit àl’homme. Voici l’heure où je dois quitter le fort.

– Ignace !

– Embrasse-moi, chère femme, prends courage,douce et tendre créature, dit-il avec un sourire qui voulait êtregai, mais était d’une tristesse navrante. Bah ! après l’oragele beau temps ! Bientôt nous verrons des joursmeilleurs !

– Je t’en supplie, reprit la mulâtresse avecinsistance, laisse-moi te suivre ; je mourrais loin detoi.

– Non, Claircine, tu vivras pour tes enfants.D’ailleurs, cette séparation ne sera pas de longue durée ; monpremier soin, aussitôt que j’en aurai la possibilité, sera de terappeler près de moi.

– Tu me le jures ?

– En doutes-tu, chère femme ? Ne sais-tupas que tu es l’ange de mon foyer ? le rayon de soleil de mesheures sombres. !… Va, crois-moi, mon plus grand bonheur serade t’avoir près de moi, à mes côtés, ainsi que nos enfants.

– Bien vrai, cela ? bien vrai,Ignace ?

– Enfant ! murmura-t-il en l’embrassantet le pressant avec émotion sur son cœur.

– Oh ! c’est que j’ai peur !

– Tu es folle, chère femme. Avant deux joursnous serons réunis, je te le promets.

– Merci, Ignace, merci.

Le mulâtre se rapprocha alors de Renée de laBrunerie, spectatrice pensive et rêveuse de cette scène, dont elleétait doucement émue.

– Mademoiselle, dit-il, j’ai voulu faire et jevous ai fait bien du mal, vous pourtant, vous vous vengez de moi enme faisant tant de bien ; soyez ; oh ! soyezbénie ! Si tous les blancs vous ressemblaient, mademoiselle,nous n’en serions pas aujourd’hui où nous en sommes. Mais à quoibon songer à cela ? Le mal est fait maintenant, il estirréparable ! Dieu ne consent que difficilement à laisser sesanges descendre sur la terre ; c’est lui qui m’a jeté survotre passage pour me faire rentrer en moi-même et me contraindre àreconnaître sa justice et sa bonté. Je vous confie ma famille,mademoiselle, et je pars sans inquiétude ; je sais que sousvotre toute-puissante protection, désormais le malheur ne sauraitl’atteindre ; vous vous êtes noblement vengée ; ma femmeet mes enfants, les pauvres chères créatures, vous feront oublierles fautes commises par le mari et par le père.

– Partez, monsieur, partez sans crainte, jetiendrai loyalement la promesse que je vous ai spontanémentfaite ; votre femme et vos enfants ne me quitteront pas, jeles garderai près de moi jusqu’au jour prochain que je désire pournous tous, où vous pourrez, sans danger, les rappeler près devous.

– C’est mon plus vif et mon plus sincèredésir, mademoiselle. À présent, daignez recevoir une dernière foismes remerciements et permettez-moi de prendre congé, de vous ;mon devoir m’oblige à quitter immédiatement le fort.

– Allez, monsieur, allez, et que Dieu vousgarde !

Le capitaine Ignace saluaMlle de la Brunerie, puis il passa avec safemme, dont les pleurs inondaient le visage, dans la chambre où sesenfants étaient couchés et dormaient, sous le regard de Dieu, d’uncalme et paisible sommeil.

Ce triste et dernier devoir accompli, lecapitaine Ignace rentra dans la salle à manger.

Son visage était sombre ; ses traits,crispés par la douleur, avaient pris une expression effrayante àcause des efforts qu’il faisait pour paraître impassible.

Après avoir embrassé sa femme à plusieursreprises en la réprimandant doucement de pleurer ainsi qu’elle lefaisait et la raillant avec une feinte gaieté, sur cette douleur,si peu raisonnable, disait-il, puisqu’ils devaient se rejoindredans quelques jours au plus tard ; il voulut s’éloigner.

– Je désire rester près de vous jusqu’audernier moment, lui dit Claircine avec prière ; ne m’enempêchez pas, Ignace, je vous en supplie.

– Viens donc, puisque tu le veux, chèrebelle.

Le capitaine Ignace sortit de la salle àmanger suivi de la pauvre Claircine, sanglotant tout bas malgré sesefforts pour retenir ses larmes, afin de ne pas attrister davantageson mari, dont elle comprenait la muette douleur.

Ils atteignirent bientôt une place d’armes où,depuis quelques temps, les troupes désignées pour l’expédition,étaient réunies avec armes et bagages, prêtes à partir, etn’attendaient plus que l’arrivée de leur chef.

Devant ses soldats, le père et le maridisparurent pour faire place au chef militaire.

Le capitaine embrassa tendrement sa femme unedernière fois ; une larme aussitôt séchée tomba sur sa jouebrunie.

Il se plaça résolument à la tête de sestroupes et donna d’une voix ferme l’ordre du départ.

La petite troupe s’ébranla aussitôt ;elle disparut bientôt dans les ténèbres.

Claircine demeura penchée, comme un blancfantôme, sur le rempart, les regards anxieusement fixés sur lasavane sombre et muette.

Aucun bruit ne troublait le calme silence dela nuit. Soudain, le cri éloigné de l’oiseau-diable traversal’espace.

La jeune femme tressaillit et elle se redressavivement.

– Il est sauvé !… s’écria-t-elle avecjoie.

Elle regagna lentement son appartement.

En pénétrant dans la chambre à coucher, ellevit Renée berçant le plus jeune de ses enfants.

Alors son cœur déborda, elle tomba sur lesgenoux, joignit les mains et éclata en sanglots.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle avec unenavrante douleur.

– Courage ! lui dit doucement Renée enlui montrant le ciel avec un calme et beau sourire.

Chapitre 5Où L’Œil-Gris tient sa promesse qu’il avait faite de pénétrer dansle fort Saint-Charles

Le reste de la nuit fut tranquille…

Parfois, et à d’assez longs intervalles, lefort lançait des pots à feu dans les travaux de tranchées, afind’inquiéter les pionniers occupés à remuer activement la terre.

Mais, à part quelques fusilladesinsignifiantes contre les lignes et quelques boulets tirés sur lesépaulements, les révoltés, satisfaits probablement des résultatsinespérés qu’ils avaient obtenus en réussissant à faire sortir dufort, sans être aperçu, un nombreux détachement de troupes,jugèrent inutile de harceler davantage les assiégeants ; et netentèrent rien de sérieux contre eux.

De leur côté, les troupes de siège avancèrentleurs travaux.

Elles travaillèrent même avec une telle ardeurcette nuit-là, qu’elles commencèrent à mettre plusieurs pièces defort calibre en position dans les tranchées ; soldats etofficiers ne se ménageaient pas ; tous avaient hâte d’enfinir.

Les deux jeunes femmes, retirées dansl’appartement de Claircine, ne songèrent pas un instant à se livrerau repos ; leur tristesse et leur inquiétudes étaient tropgrandes pour que le sommeil fermât leurs paupières.

Les quelques heures qui s’écoulèrent depuis ledépart du capitaine Ignace jusqu’au lever du soleil furententièrement employées en douces causeries, cœur à cœur, entre deuxcharmantes femmes, si bien faites pour s’aimer. Ces heurespassèrent donc rapidement.

Sur la prière de Renée, dont tous les soinstendaient à la distraire de sa douleur, Claircine lui raconta, touten veillant avec sollicitude sur le sommeil de ses deux enfants,l’histoire à la fois simple et touchante de son mariage ; etcomment le capitaine Ignace, cet homme terrible, si redouté et mêmeparfois si cruel, s’était toujours montré pour elle, tendre, doux,affectueux ; quel amour profond cet homme énergique éprouvaitpour sa femme et ses enfants, les seules créatures qu’il aimâtréellement.

Mlle de la Brunerierappela à la jeune femme les promesses qu’elle lui avaitfaites ; elle l’assura, une fois encore, de sa constante etamicale protection ; elle l’engagea fortement à se tenir prêteà quitter Saint-Charles d’un moment à l’autre avec elle, car elleavait l’intime conviction que Delgrès n’oserait la retenirprisonnière.

Mais, dans son for intérieur, la jeune filletrouvait très embarrassée ; elle ne savait quelmoyen employer pour parvenir jusqu’à Delgrès, qui, lui seul, tenaitson sort entre ses mains.

Claircine lui offrit aussitôt de lui servird’intermédiaire auprès du commandant ; proposition accueillieavec une vive reconnaissance par Mlle de laBrunerie.

La jeune mulâtresse allait, en effet, quitterla chambre à coucher et sortir pour accomplir cette missiongénéreuse, car le soleil était depuis quelque temps déjà au-dessusde l’horizon, et il faisait grand jour, lorsque deux coups légersfurent frappés à la porte de l’appartement.

Presque aussitôt une servante vint annoncer àsa maîtresse que le citoyen Noël Corbet, aide de camp du commandantDelgrès, demandait à être introduit, afin d’avoir l’honneur decommuniquer à Mlle Renée de la Brunerie lesinstructions qu’il avait reçues de son chef à son sujet.

La jeune fille, après avoir rapidementéchangé, de bouche à oreille, quelques mots avec la femme ducapitaine Ignace, passa dans le salon où l’attendait l’envoyé encommandant.

Noël Corbet était, nous l’avons dit, un hommede couleur, il était âgé d’environ trente-cinq ans ; lestraits étaient beaux, ses manières distinguées ; il passaitpour être très riche, avait visité l’Europe où il était demeuréassez longtemps, et n’était que depuis deux ou trois ans de retourà la Guadeloupe.

Il salua respectueusementMlle de la Brunerie ; la jeune filleinclina légèrement la tête et attendit qu’il lui adressât laparole.

– Je suis confus, mademoiselle, dit NoëlCorbet, de me présenter si à l’improviste et surtout à une heure simatinale devant vous ; mais j’ai supposé qu’un messager debonnes nouvelles ne saurait témoigner trop d’empressement et nedevait pas hésiter à enfreindre certaines convenances sociales,lorsqu’il s’agissait de s’acquitter d’un devoir aussi agréable.Veuillez donc me pardonner, je vous prie, mademoiselle.

– Non seulement je vous pardonne, monsieur,répondit la jeune fille ; mais encore je vous remercie del’empressement que vous avez mis à vous rendre auprès de moi ;j’attends avec impatience qu’il vous plaise de vous expliquer.

– Cette explication sera courte, mademoiselle,quelques mots suffiront pour la rendre claire. Le commandantDelgrès, dont j’ai l’honneur d’être l’ami, et sous les ordresduquel je sers, en ce moment, a été fort affligé, de la violenceexercée contre vous et la façon brutale dont vous avez, à son insu,été enlevée de votre habitation. Le commandant Delgrès vous suppliehumblement, mademoiselle, – ce sont ses propres paroles, – de luipardonner une injure qu’il ignorait ; il m’a donné l’ordre devous annoncer que vous êtes libre et maîtresse de sortir deSaint-Charles, il m’a, de plus, chargé de vous accompagnerjusqu’aux avant-postes de l’armée française ; honneur dont, jesuis fière, mademoiselle.

– Monsieur, répondit Renée de la Brunerie avecune certaine ; émotion, je n’ai pas douté un seul instant dela prud’homie du commandant Delgrès ; je le sais trop hommed’honneur pour avoir douté un instant de son innocence.

– Le commandant Delgrès, j’en ai laconviction, sera heureux, mademoiselle, lorsqu’il saura l’éclatantejustice que vous rendez à son honneur.

– Ainsi donc, monsieur, je suis libre desortir de cette forteresse dès que j’en témoignerai ledésir ?…

– Oui, mademoiselle… Parlez, dites un mot, Jesuis à vos ordres ; à l’instant même j’aurai l’honneur defaire ouvrir toutes les portes devant vous, et de vous accompagnerjusqu’aux avant-postes.

Renée de la Brunerie eut une hésitation dequelques secondes, puis elle dit avec une légère émotion dans lavoix :

– Ne pourrai-je, monsieur, remercier votrechef de ses attentions pour moi, avant mon départ ?

– Le commandant Delgrès n’aurait jamais oséambitionner une pareille faveur, mademoiselle, répondit Noël Corbeten s’inclinant ; mais il serait très honoré si vous daigniezle recevoir.

– Il est de mon devoir, monsieur, de ne pas memontrer ingrate envers lui ; je désire lui exprimer mareconnaissance ; mais je ne souffrirai pas qu’il viennejusqu’ici, c’est à moi de me rendre auprès de lui ; veuillezdonc, je vous prie, me montrer le chemin, monsieur.

– Venez, mademoiselle, puisque vous entémoignez le désir.

Mlle de la Brunerieentrebâilla légèrement la porte de la chambre à coucher, échangeaquelques mots avec Claircine, puis elle referma cette porte et setournant vers Noël Corbet :

– Me voici prête à vous suivre, monsieur, luidit-elle.

Le mulâtre s’empressa de lui indiquer lechemin.

Ils sortirent de l’appartement et s’engagèrentdans les corridors de la forteresse.

Cependant, au lever du soleil, ainsi que, laveille, il s’y était engagé envers le général Richepance,l’Œil-Gris avait quitté la Basse-Terre et s’était dirigé vers lefort Saint-Charles.

Lorsqu’il fut arrivé aux avant-postes, il pritune trompette avec lui, déploya un drapeau parlementaire ets’avança résolument en avant des batteries.

Au pied des glacis, le Chasseur s’arrêta, et,après avoir planté en terre la hampe de son drapeau, il ordonna autrompette de sonner un appel.

Quelques minutes s’écoulèrent.

Un appel de trompette répondit enfin sur lesommet des remparts ; une poterne s’ouvrit et un officierparut, suivi de deux soldats dont l’un portait un drapeau blanc etl’autre tenait en main la trompette dont il s’était servi, uninstant auparavant pour répondre à l’appel du Chasseur.

L’officier fît quelques pas en avant.

Le parlementaire s’avança aussitôt à sarencontre.

Les deux hommes se saluèrent.

Les remparts et les tranchées étaient garnisde spectateurs attirés par la curiosité.

L’officier noir était un homme de couleurnommé Palème, grand gaillard à la mine patibulaire, aux regards unpeu louches et à l’air narquois, mais dévoué à Delgrès, dont ils’était fait l’aide de camp.

– Quel mauvais vent vous amène et que diablevenez-vous faire ici ? demanda-t-il au Chasseur lorsqu’il nefut plus qu’à deux pas de celui-ci.

– Je viens en parlementaire, monsieur,répondit : sèchement le Chasseur.

– En parlementaire ? reprit l’autre avecun singulier ricanement. Sur ma foi ! vous avez eu là unetriomphante idée ! Est-ce que, par hasard, vous seriez, à cepoint las de vivre, que vous ne craigniez pas de vous risquer parminous ?

– Pourquoi donc cela ? fit le Chasseursur le même ton.

– Ignorez-vous donc vraiment la résolution quenous avons prise ?

– Peut-être, monsieur ; mais, dans tousles cas, je vous serai obligé de me la faire connaître.

– Bien volontiers. Apprenez : donc quenous avons arrêté que tout parlementaire qui se présentera à noussera considéré comme espion et pendu haut et court. Que dites-vousde cela ?

– Je dis que c’est très ingénieux.

– Vous n’avez pas peur pour votre vieillepeau ?

– Pas le moins du monde ! J’admire mêmecette résolution que je trouve bien digne de scélérats de votreespèce.

– Ah ça ! dites-donc, est-ce que vousvoulez m’insulter par hasard ?

– Nullement, vous me parlez, je vous, réponds,voilà tout.

– C’est bon, grommela le mulâtre. Quevoulez-vous, enfin ?

– Parler à votre chef.

– Quel chef ?

– Le commandant Delgrès.

– De quelle part ?

– De la mienne.

– Hein ?

– Faut-il répéter ?

– Non, c’est inutile, j’ai entendu.

– Eh bien, alors ?

– Mais je n’ai pas compris.

– Comment vous n’avez pas compris ?

– Dam ! que pouvez-vous avoir à dire desi important au commandant Delgrès ?

– Quant à ceci, monsieur, vous me permettez devous faire observer que ce n’est pas votre affaire.

– Vous avez raison, cette fois ; maiscroyez-moi, vieil homme, retournez plutôt sur vos pas, si voustenez à votre carcasse, que de vous obstiner à entrer dans laforteresse.

– Si, ce dont je doute, ce que vous me ditesvient d’une bonne intention, je vous remercie ; mais je suisrésolu, quoi qu’il arrive, à parler à votre chef.

– Puisque vous le voulez, cela vousregarde ; car vous le voulez, n’est-ce pas ?

– Je le veux, oui, répondit nettement leChasseur.

– C’est bien. Mais, comme je ne suis pasautorisé à vous conduire auprès du commandant, il me faut d’abordprendre ses ordres ; attendez-moi ici.

– Faites vite ; je vous attends.

– Vous êtes bien pressé d’être pendu fitPalème en ricanant.

Le Chasseur haussa dédaigneusement les épaulessans répondre.

Palème fit signe de le suivre aux deux hommesdont il était accompagné et il retourna au fort.

Mais, sur le seuil de la poterne, il trouva,l’attendant, Codou, un autre des aides de camp de Delgrès.

– Qu’y a-t-il ? demanda Codou.

– Un parlementaire, répondit Palème avec sonrire sournois.

– Tu ne l’amènes pas ?

– Je vais prendre les ordres ducommandant.

– Je suis ici de sa part.

– Ah ! tant mieux, cela m’évitera unecourse.

– Oui : ordre d’introduire leparlementaire avec tous les égards dus à sa position, et selon lesrèglements militaires.

– Pourquoi faire, puisqu’il va êtrependu ?

– Erreur, ami Palème, erreur. Il ne sera paspendu.

– Il ne sera pas pendu ? s’écria l’autreavec surprise.

– Non, dit froidement Codou.

– Ah ! diable ! Sais-tu qui est cethomme ?

– Serait-ce le démon en personne, tel estl’ordre.

– Ce n’est pas le démon, mais, ce qui estpeut-être pire, c’est le vieux Chasseur blanc, celui qu’on nomme leChasseur de rats.

– Voilà qui est malheureux, mais, queveux-tu ? nous n’y pouvons rien faire, c’est l’ordre.

– Enfin, puisqu’il le faut !

– Va, je t’attends ici.

Palème retourna lentement sur ses pas ;le digne mulâtre était d’exécrable humeur ; il avaitsournoisement espéré une si jolie pendaison !

Le Chasseur n’avait pas bougé de place.

– Vous n’avez pas été longtemps, monsieur,dit-il d’un ton de bonne humeur à l’aide de camp, en le voyant sipromptement revenir vers lui.

– Voulez-vous toujours entrer ? secontentât de demander l’officier.

– Plus que jamais.

– Alors, je vais vous bander les yeux.

– Rien de plus juste.

– Avez-vous bien réfléchi ?

– Allons-nous recommencer ?

– Que le diable vous emporte ! Au fait,cela vous regarde ; je vous ai averti ; je me lave lesmains de ce qui arrivera.

– Comme Ponce Pilate, dit le Chasseur. Je vousremercie de votre sollicitude, ajouta-t-il d’un air narquois quifit faire la grimace au mulâtre.

– Vieux diable ! murmura-t-il. Et il luibanda les yeux.

Deux soldats accompagnaient l’officier, ilsprirent le Chasseur par-dessous les bras, et ils le conduisirent àla poterne où Codou attendait ; puis ils retournèrent prendreleur poste en face du trompette français occupé à fumertranquillement sa pipe, auprès de la hampe de son drapeauparlementaire, au pied de laquelle étaient couchés les six chiensratiers du Chasseur.

Codou et Palème avaient remplacé lessoldats ; le Chasseur marcha pendant près de dix minutes entreeux deux ; il entendit le bruit de plusieurs portes qu’onouvrait et qu’on fermait sur son passage ; puis ses guidess’arrêtèrent tout à coup, et le bandeau lui fut enlevé.

Il était en présence de Delgrès.

Le commandant fit un geste ; les aides decamp sortirent en refermant la porte derrière eux.

La chambre dans laquelle on avait conduitl’Œil-Gris était celle dans laquelle nous avons précédemmentintroduit le lecteur.

Delgrès, revêtu de son uniforme, mais sansarmes, se promenait de long en large, les bras derrière le dos etla tête penchée sur la poitrine.

En reconnaissant le parlementaire, il s’avançavivement vers lui, et lui tendant la main :

– Soyez le bienvenu, Chasseur ; luidit-il amicalement.

– Je vous remercie de cet accueil, répondit levieillard en lui serrant la main ; vos aides de camp nem’avaient pas fait espérer, commandant, une aussi cordialeréception.

– Oui, je sais, fît en souriant lemulâtre ; ils n’auraient pas été fâchés de vous voir pendre unpeu.

– Je dois avouer qu’ils semblaient le désirerfort, un surtout.

– Bah ! laissons cela. Asseyez-vous etcausons.

Le Chasseur prit un siège et s’assit en facedu commandant.

– Vous êtes sans doute porteur, repritcelui-ci, de certaines propositions de la part du généralRichepance ?

– Non pas, commandant.

– De celle de Pelage, alors ?

– Pas davantage.

– Qui vous envoie donc vers moi ?

– Personne, je viens de ma part.

– De la vôtre ?

– Mon Dieu, oui. Est-ce que je m’occupe depolitique, moi, commandant ? Je suis un chasseur, pas autrechose.

– C’est vrai. Ainsi vous avez tenu à avoir unentretien avec moi ?

– Précisément.

– Puisqu’il en est ainsi, parlez, je vousécoute.

– Je serai bref, commandant, je sais que vousn’avez pas de temps à perdre, et moi, je suis pressé.

– Alors, venons au fait.

– M’y voici, commandant.Mlle Renée de la Brunerie a été enlevée, d’unefaçon que je ne veux pas qualifier, de son habitation, arrachée àsa famille et conduite ici, à Saint-Charles.

– Ah ! vous savez cela ? dit lemulâtre d’une voix sourde et en fronçant le sourcil.

– Je le sais mieux que personne, reprit leChasseur sans autrement s’émouvoir, puisque c’est moi qui aipoursuivi les ravisseurs depuis l’habitation jusqu’au pied de vosmurailles ; ce n’est que par miracle que je n’ai pas réussi àsauver la malheureuse enfant.

– Quel effet a produit cet événement auquartier général ? répondit froidement Delgrès.

– Au quartier général, répondit le Chasseuravec vivacité, personne n’a compris les motifs de cet attentat.

– Vous les avez compris, vous ? demandaDelgrès avec amertume.

– Certes, je les ai compris, commandant ;je n’ai même pas eu besoin de beaucoup réfléchir pour cela.

– Sans doute, on vous aura demandé votreopinion ?

– C’est ce qui est effectivement arrivé,commandant.

– Ah ! et qu’avez-vous répondu ? Jeserais curieux de le savoir.

– À votre aise, commandant : j’ai dit augénéral Richepance et à M. de la Brunerie qui, je doisl’avouer, vous accusaient presque, M. de la Brunerie,surtout, que son désespoir égarait, j’ai dit que non seulement vousn’aviez pas donné l’ordre d’enlever Mlle de laBrunerie, que par conséquent vous n’aviez pas autorisé cet odieuxattentat, mais encore que vous l’ignoriez ; j’ai ajouté que,dès que vous en auriez connaissance, vous en seriez désespéré.

– Vous avez dit cela, vous ? s’écria lemulâtre avec une émotion qu’il essayait vainement dedissimuler.

– Certes, je l’ai dit.

– Merci ! reprit Delgrès, en lui serrantla main avec force ; merci de m’avoir si loyalementdéfendu.

– Je ne vous ai pas défendu, mon Commandant,répondit le Chasseur de rats avec bonhomie, j’ai dit seulement, cequi est vrai : que vous êtes un homme de cœur et, parconséquent, incapable de commettre, non pas une action honteuse,mais seulement un acte qui ne soit pas essentiellement honorable,et je crois ne pas m’être trompé.

– Non, vous ne vous êtes pas trompé. En effet,j’ignorais cette malheureuse affaire.

– Commandant Delgrès, je suis un vieillard,j’ai une longue connaissance du cœur humain, je n’ai pas besoin deregarder deux fois un homme en face pour le juger et savoir ce dontil est capable. Que vous ayez tort ou raison dans la cause que voussoutenez ; que vos intentions soient bonnes ou mauvaises aupoint de vue du gouvernement français ; en un mot, que voussoyez ou non rebelle, cela ne me regarde pas ; vous avez misbravement pour enjeu votre tête dans la terrible partie que vousjouez, nul ne saurait exiger davantage ; mais ce qui meregarde, moi, ce que je sais, ce que je soutiendrai devant tousenfin, c’est que vous êtes un homme d’honneur.

– Oui, je suis un homme d’honneur et bientôtvous en aurez la preuve ; vous êtes venu franchement metrouver pour vous expliquer avec moi ; je vous en remerciesincèrement, Chasseur ; un autre que vous eût peut-être hésitéavant de tenter une pareille démarche.

– Je dois avouer que lorsque j’ai manifesté augénéral en chef l’intention de me rendre auprès de vous, il s’y estformellement opposé ; votre déclaration péremptoire deconsidérer les parlementaires comme espions et de les pendre sansautre forme de procès, l’inquiétait vivement pour moi à qui, je nesais trop pourquoi, il porte un grand intérêt.

– C’est juste, murmura le mulâtre d’un airpensif ; vous saviez cela, et pourtant vous avezinsisté ?…

– Oui, j’ai insisté ; de telle sorte mêmequ’il a fini par me permettre de venir et que me voilà.

– Bien. Maintenant, que désirez-vous demoi ?

– La liberté deMlle de la Brunerie.

– Vous êtes venu expressément pourcela ?

– Expressément, oui, commandant.

– Et sans doute, avec l’intention de laramener vous-même à son père ?

– Telle est, en effet, mon intention, oui,commandant, si vous ne me refusez pas, ainsi que je l’espère, laliberté de Mlle de la Brunerie.

– Mlle de la Brunerien’est pas ma prisonnière ; répondit froidement Delgrès.

– Comment cela, commandant ? Je l’ai vuemoi-même, transporter dans le fort.

– Je ne vous dis pas non, Chasseur ; maisil ne s’ensuit pas de là, je suppose, que cette dame soit maprisonnière.

– C’est vrai, commandant, j’avais tort.

– Écoutez-moi, Chasseur.

– Je ne demande pas mieux, commandant.

– Je n’attendais pas votre visite ce matin,n’est-ce pas ?

– En effet.

– Je ne pouvais aucunement supposer que vousvous présenteriez, en parlementaire à mes avant-postes ?

– Non certes : à moins d’être sorcier, etrien ne m’autorise à supposer que vous le soyez, commandant ;répondit le vieillard avec un sourire de bonne humeur.

– Rassurez-vous, je ne le suis pas, loin de làmalheureusement ; fit-il sur le même ton.

– Ce qui veut dire ?

– Vous allez voir.

Delgrès frappa sur un gong.

La porte de la chambre s’ouvrit. Codouparut.

– Vous avez appelé, commandant ?demanda-t-il.

– Oui, monsieur. Si le capitaine Noël Corbetn’a pas encore quitté la forteresse, comme je lui en avais donnél’ordre, priez-le de se rendre immédiatement ici.

– Où rencontrerai-je le capitaine, moncommandant ?

– Du côté de l’appartement du capitaineIgnace, allez, monsieur, je suis pressé.

Codou salua et sortit.

– Un peu de patience, Chasseur, ditDelgrès.

– Je ne comprends pas du tout.

– Bientôt vous saurez tout.

En ce moment un coup léger fut frappé à laporte.

– Entrez, dit Delgrès.

La porte s’ouvrit, le capitaine Noël Corbetparu !

– Écoutez bien ; dit le commandant auChasseur ; ceci est à votre adresse.

Et se tournant vers le capitaine :

– Vous arrivez bien promptement ? luidit-il.

– Mon commandant, répondit le capitaine, j’airencontré le capitaine Codou à quelques pas d’ici seulement ;je me rendais auprès de vous.

– Auriez-vous déjà exécuté mesordres ?

– Pas encore, commandant.

– Pourquoi ce retard, capitaine ? repritDelgrès d’une voix sévère.

– Excusez-moi, mon commandant ; je n’aicommis aucune faute. Avant de sortir de la forteresse,Mlle Renée de la Brunerie désire vous adresserelle-même ses remerciements.

Delgrès échangea à la dérobée un regard avecle Chasseur.

Celui-ci commençait à comprendre.

– Vous voyez, lui dit le commandant.

– Je vois que vous êtes un homme, commandant,répondit le Chasseur avec une brutale franchise qui était le plusbel éloge qu’il pouvait lui faire ; et un homme des pieds à latête. Vive Dieu ! je le signerais de mon sang.

Le commandant sourit.

– Avez-vous fait observer àMlle de la Brunerie, reprit-il en s’adressantau capitaine, qu’elle ne me doit aucun remerciement ; quec’est moi, au contraire, qui aurais des excuses à lui faire pour cequi s’est passé ?

– J’ai exécuté textuellement vos ordres,commandant ; Mlle de la Brunerie insistepour vous faire ses adieux.

– Vous ne pouvez refuser sans manquer auxconvenances, commandant, dit vivement le vieux Chasseur.

– Peut-être vaudrait-il mieux, murmuraDelgrès, que cette entrevue n’eût pas lieu ?

– Vous vous trompez, commandant ; pourvous et pour Mlle de la Brunerie vous devezconsentir à la recevoir.

– Qu’il soit donc fait selon votre volonté,Chasseur. Capitaine, veuillez, je vous prie, informerMlle de la Brunerie, que je vais avoirl’honneur de me rendre auprès d’elle.

– Pardon, commandant ;Mlle de la Brunerie désire se rendre auprès devous ; elle attend votre réponse dans la salle du conseil où,sur ma prière ? elle a consenti à s’arrêter un instant.

– Retournez donc auprès de cette jeune dame,mon cher capitaine, et, après m’avoir de nouveau excusé auprèsd’elle, veuillez lui dire, je vous prie, que je suis à ses ordreset la conduire ici le plus tôt possible.

– Oui, mon commandant.

– À propos, mon cher capitaine, lorsqueMlle de la Brunerie sera entrée dans cettepièce, vous pourrez vous retirer, je n’aurai plus besoin devous ; ce brave Chasseur, qui est un ami dévoué de la famillede cette jeune dame, se chargera de la reconduire à son père.

– Très bien, commandant, répondit lecapitaine.

Sur ce, il salua et sortit.

Il y eut un moment de silence entre les deuxhommes.

Delgrès s’était levé ; il marchait àgrands pas de long en large, dans la pièce.

Soudain, il s’arrêta devant le chasseur, etlui posant la main sur l’épaule :

– Me croyez-vous, maintenant ?fit-il.

– Que voulez-vous dire ? répondit levieillard en tressaillant.

– Je vous demande si vous me croyez ?

– Commandant, la question que vous m’adresseza lieu de me surprendre ; elle me peine plus que je ne sauraisle dire, en me laissant supposer que vous pensez que j’ai douté devous, et pourtant ma présence ici devrait vous prouver lecontraire.

– C’est vrai, murmura Delgrès, comme s’il sefût parlé à lui-même ; et pourtant les hommes sont ainsi faitsque souvent même l’évidence ne réussit pas à les convaincre ;hélas ! personne mieux que moi ne le peut savoir ;n’ai-je pas tout sacrifié, honneurs, considération, honneur,fortune, sans calcul ni arrière-pensée, au succès de la cause queje défends ? Et, pourtant, à combien de calomnies suis-jeexposé de la part de mes partisans eux-mêmes ! Combien dehaines injustes n’ai-je pas soulevées autour de moi ! Mesennemis me représentent comme un scélérat, un monstre qui à peine àfigure humaine ; les crimes les plus odieux, les fourberiesles plus indignes, on me les impute ; les lâchetés, lescruautés les plus effroyables, on m’en suppose capable !

– Oh ! commandant ! vous allez troploin ! il est, croyez-moi, des hommes en plus grand nombre quevous le supposez, parmi vos ennemis eux-mêmes, qui vous apprécientet vous rendent justice. Ne vous ai-je pas défendu, moi qui vousparle ?

– Vous dites vrai, mon ami, et pourtant,ajouta Delgrès avec amertume, on m’a accusé d’avoir enlevé cettemalheureuse jeune fille, pour le bonheur de laquelle je verseraismon sang, jusqu’à la dernière goutte.

Cette supposition était de toutes les chosesqu’on lui imputait celle qui l’affectait le plus.

Le Chasseur de rats comprit que la colère queDelgrès laissait ainsi déborder provenait de là ; il ne voulutpas l’irriter davantage en entamant une discussion sans but ;il ne répondit donc que par un léger haussement d’épaules.

– Oui, reprit le commandant avec force, on n’apas craint de m’accuser de cette infamie. Ignace a tout fait, depropos délibéré sans m’en rien dire. Pourquoi ? Je l’ignore,ou plutôt je veux, je dois l’ignorer.Mlle de la Brunerie est entrée cette nuit àdix heures dans le fort ; je ne l’ai pas vue encore, je n’aipas voulu la voir ; et si maintenant presque malgré moi, jeconsens à l’entrevue qu’elle me demande, vous serez là, vous sonmeilleur ami, témoin de ce qui se passera entre elle et moi. Sivous n’étiez pas venu, rien n’aurait pu me faire consentir àrecevoir cette jeune fille ; elle serait sortie du fort sansque mon regard eût, même à la dérobée, effleuré sa personne. Voilàla vérité tout entière, je vous le jure sur mon honneur de soldatet d’honnête homme.

– Calmez-vous, je vous en supplie, commandant.Je suis heureux, moi, de cette entrevue que vous semblez, je nesais pourquoi, si fort redouter. Mlle de laBrunerie vous rendra, je l’espère, un peu de courage qui semble ence moment complètement vous abandonner.

– Oui, oui, je le sais depuis longtemps déjà,cette jeune fille est un ange, son regard seul, en tombant sur moi,me rend meilleur. Hélas ! pourquoi faut-il…

Il n’acheva pas, se frappa le front avecdésespoir, et reprit sa promenade saccadée à travers la pièce.

Chapitre 6Quel fut le résultat de l’entrevue de Delgrès avec Mademoiselle dela Brunerie.

Soudain, la porte s’ouvrit etMlle de la Brunerie entra, calme, souriante,heureuse.

Lorsque Mlle de laBrunerie pénétra à l’improviste dans cette pièce si obscure et siétroite, son clair regard sembla l’illuminer tout entière.

La jeune fille s’avança de quelques pas enavant, du côté du commandant Delgrès, qui se tenait immobile,respectueux et courbé, devant elle.

Elle le salua en baissant doucement sacharmante tête souriante, et prenant aussitôt la parole :

– Monsieur… dit-elle.

Mais tout à coup elle s’interrompit.

Elle venait d’apercevoir, assis à quelques pasde Delgrès, le Chasseur de rats qui fixait sur elle des yeux pleinsde larmes.

Alors une joie ineffable emplit le cœur de lajeune fille ; elle oublia tout pour ne plus songer qu’à cetami dévoué qui jamais ne lui avait manqué dans la douleur commedans la joie, et, s’élançant vers lui, elle alla tomber, à demiévanouie dans les bras que lui tendait le vieillard, et s’écriantd’une voix étranglée par l’émotion :

– Ô père, père ! vous, toujours !vous, partout ! Béni soit le ciel qui me procure un si grandbonheur après tant de si cruelles angoisses, de vous voir lepremier de tous ceux que j’aime !

– Chère, bien chère enfant ! répondit leChasseur de rats presque aussi ému que la jeune fille en lapressant tendrement sur son cœur, revenez à vous, ne pleurez pasainsi.

– Oh ! oui ! je pleure, mais c’estde joie, père ? Cet instant me paye de tout ce que j’aisouffert ; je savais bien, moi, que vous ne m’abandonneriezjamais.

– Vous abandonner ! moi, Renée ?Oh ! non ! mais cette fois, chère enfant, je n’ai pu quefaire preuve de zèle pour votre défense. Grâce à Dieu, maprotection vous était inutile, et avant même que j’eusse réussi àpénétrer dans cette forteresse, la liberté qu’un lâche ravisseurvous avait enlevée, un homme de cœur vous l’avait déjà rendue.

Mlle de la Brunerie, àces mots, dont le but évident était de la rappeler à elle-même, seredressa comme si elle avait été frappée d’un chocélectrique ; elle essuya les larmes qui coulaient encore deses yeux, et promenant un regard inquiet autour d’elle :

– C’est vrai, dit-elle. Mon Dieu !pardonnez-moi, je crois que l’excès même de ma joie me rendingrate ; j’oublie tout pour ne songer qu’au bonheur, quej’éprouve.

Elle s’approcha alors du commandant Delgrès,qui, toujours immobile à la même place, la considérait avec uneexpression de joie et de douleur, impossible à rendre.

– Me pardonnerez-vous d’être ingrate etoublieuse pour ne songer qu’à mon vieil ami, monsieur ? luidit doucement la jeune fille de sa voix la plus harmonieuse ;ce bonheur que j’éprouve en ce moment est votre ouvrage ;aussi je suis convaincue que vous ne m’en voudrez pas d’avoir ainsidevant vous laissé déborder mon cœur ?

– Mademoiselle, répondit Delgrès, en essayantde sourire, si j’ai été assez heureux pour vous soustraire auxoutrages dont vous menaçaient des hommes égarés par leur dévouementà ma personne, la scène dont j’ai été témoin, il n’y a qu’uninstant, me paye au centuple du peu de bien que j’ai pu faire.

– Ne rabaissez pas ainsi, je vous prie, leservice que vous m’avez rendu, monsieur. Ce service est immense,répondit la jeune fille avec chaleur ; j’en conserverai dansmon cœur un éternel souvenir. Vos procédés envers moi, je le dishautement, ont été d’une incomparable délicatesse. Hélas !pourquoi faut-il que je sois contrainte de vous compter au nombrede mes ennemis ? Pourquoi vous obstiner ainsi à défendre unelutte insensée qui doit inévitablement se terminer par unesanglante catastrophe, et causer votre mort et celle de tous voscompagnons ?

– Hélas ! mademoiselle, répondit Delgrèsavec une douloureuse amertume, nous, hommes de couleur, lesdescendants d’une race maudite, nous devons subir dans toute leurrigueur les conséquences de notre couleur si méprisée.

– Mais, reprit la jeune fille d’une voixinsinuante, si, dans les colonies, un préjugé que je reconnaisaujourd’hui injuste, vous repousse, en Europe il n’en est plus demême ; en France, par exemple, un homme de cœur, quelle quesoit d’ailleurs la couleur de son teint, est certain de se faireune place honorable, de voir ses talents récompensés et deconquérir l’estime de tous. Voyez le général Alexandre Dumas,– je vous cite cet exemple entre autres, parce que cetofficier est presque notre compatriote, – n’a-t-il pas étécommandant en chef de l’armée des Pyrénées ? N’est-il pashautement apprécié du gouvernement de notre mère-patrie ? Tantd’autres encore que je pourrais nommer, car le nombre en est grand.Oh ! monsieur, la reconnaissance que j’éprouve pour vous estbien vive et bien réelle, je vous le jure ; c’est elle qui mepousse à vous parler ainsi que je le fais, et si je l’osais,ajouta-t-elle timidement, bien que je ne sois qu’une jeune filleignorante des choses du monde, je vous dirais…

– Vous me diriez, mademoiselle ? fitvivement Delgrès en voyant qu’elle s’arrêtait ; continuez, jevous en conjure ; toutes paroles tombant de vos lèvres sont,croyez-le bien, précieusement recueillies par moi et pieusementconservées dans mon cœur.

– Me permettez-vous, monsieur, de vous dire mapensée toute entière ?

– Oh ! parlez, parlez, mademoiselle.

– Si j’ai insisté avec autant de persévérance,lisons franchement le mot : d’entêtement, pour ne pas sortirde cette forteresse avant de vous avoir vu, c’est que je voulaisobtenir de vous une grâce.

– Une grâce de moi, mademoiselle ?Oh ! soyez convaincue…

– Ne vous engagez pas à l’avance, monsieurpeut-être ne consentiriez-vous pas à m’accorder ma demande lorsquevous la connaîtrez.

– Pour vous prouver mon dévouement,mademoiselle, il n’est rien que je ne me sente capabled’accomplir ; je tenterais même l’impossible ; necraignez donc pas de vous expliquer clairement.

– Vous l’exigez ?

– Je vous en prie, mademoiselle.

– Mon Dieu ! monsieur, c’est bien hardi àmoi je le sais, d’oser m’occuper de telles questions ; mais,je vous le répète, vous m’avez rendu de si grands et si importantsservices que je me considère comme presque autorisée à le faire, àcause de l’intérêt que je vous porte, et de la dette dereconnaissance que j’ai contractée envers vous ; d’ailleurs,vous n’ignorez pas, monsieur, qu’un service engage tout autantcelui qui le rend que celui qui le reçoit.

– Cela est vrai, mademoiselle.

– Il me semble, pardonnez-moi de m’exprimerainsi, monsieur, que cette malheureuse révolte à la tête delaquelle vous vous êtes si imprudemment placé, et dont vous êtes leseul chef réellement capable et influent, a été causée, en grandepartie, par les insinuations malveillantes d’hommes, dont l’intérêtétait non seulement de vous tromper, vous, mais aussi de tromper legénéral en chef du corps expéditionnaire ; que tout reposesurtout sur des malentendus que, je n’en doute pas, desexplications franches et loyales de part et d’autre suffiraient àéclaircir. Pourquoi ne consentiriez-vous pas à une entrevue avec legénéral en chef ?

– Commandant, ce que dit mademoiselle est trèsjuste et très sensé, fît le Chasseur. Cette démarche, si, ce quiest possible, elle obtenait un bon résultat, préviendrait peut-êtred’irréparables malheurs.

– Oui, reprit chaleureusement la jeune fille,et arrêterait l’effusion du sang français qui n’a que trop coulédéjà, hélas ! d’un côté comme de l’autre.

Delgrès demeurait muet, sombre, les sourcilsfroncés et les regards baissés vers la terre.

– Vous ne me répondez pas, monsieur ? luidemanda doucement la jeune fille.

– Hélas ! mademoiselle, que voulez-vousexiger de moi ? dit enfin le commandant avec un geste dedouleur. J’avais fait un beau rêve : donner aux hommes de marace les droits, de citoyens et d’hommes libres que Dieu a mis dansle cœur de toute créature humaine. Ce rêve, je le reconnaismaintenant, ne s’accomplira pas par moi, mais j’aurai été leprécurseur d’une idée juste, d’une pensée vraie, grande etgénéreuse… Je me contente de cette gloire modeste. Dois-je vousl’avouer ? Je me suis trompé. Le temps n’est pas encore venude l’émancipation de la race noire, mais ce temps est proche… Lejour où les hommes de couleur auront, avec la conscience de leursdroits, le sentiment de leurs devoirs, ils seront dignes de laliberté. Aujourd’hui, ils sont encore ignorants de cesdevoirs ; ils n’ont ni la foi qui fait accomplir des prodiges,ni cette bravoure froide et raisonnée de l’homme qui combat pourson drapeau et pour sa patrie ; ce sont des enfants méfiants,soupçonneux, crédules, qui considéreraient toute démarche de mapart vers le général Richepance comme un acte de couardise ou detrahison.

– Raison de plus, dit le Chasseur avec force,non pas pour les abandonner, mais pour les contraindre, par votreexemple, commandant, à rentrer dans leur devoir ; le généralRichepance ne vous refusera pas des conditions honorables.

– Le devoir !… répliqua Delgrès avec unaccent plein d’amertume, nous ne l’entendons pas de la même façon,vieillard… Et puis, reprit-il après un instant de silence, il esttrop tard… Je commande ici, mais je ne suis pas le maître… Ce quivous est arrivé à vous-même, mademoiselle, le guet-apens dont vousavez failli être la victime, en est une preuve irrécusable. Legénéral Richepance m’a adressé des parlementaires ; cesparlementaires sont ici, prisonniers, enfermés dans des cachots,contre les droits de la guerre et le droit des gens ; vingtfois j’ai voulu les renvoyer libres, vingt fois ma volonté s’estbrisée contre la pression générale que je suis contraint desubir ; ce n’est qu’à force d’audace, de courage même, que jesuis parvenu jusqu’à présent à les préserver de la mort que l’onprétendait leur faire subir ; par cet exemple, jugez dureste ; je ne puis rien.

– Ce que vous dites n’est malheureusement quetrop vrai, reprit le Chasseur ; cependant, vous vous l’avouezà vous-même, la cause que vous vous obstinez à défendre estperdue ; aucun effort, si héroïque qu’il fût, ne la sauraitrelever. Il vous reste un dernier, un suprême devoir àaccomplir : sauver à tout prix les malheureux qui vousentourent ; les sauver malgré eux, car ils sont inconscientsde la situation affreuse dans laquelle ils se trouvent :Hâtez-vous ! chaque jour, chaque heure de retard, augmententles difficultés de votre position déjà si précaire.

– Je vous en conjure, si ce n’est pourvous-même, que ce soit au moins pour ceux qui vous portent intérêt,qui vous estiment et vous… aiment ! dit la jeune fille avecune craintive et timide insistance.

– Ceux qui m’aiment ! s’écria Delgrèsavec une expression de poignante douleur. Oh ! mademoiselle,vous rouvrez, sans le savoir, une plaie terrible, toujourssaignante au fond de mon cœur ! Personne ne m’aime, moi !Je suis un de ces hommes, parias de l’humanité, marqués en naissantd’un stigmate fatal, dont la vie ne doit être qu’une longuesouffrance ; qui tracent, seuls et haïs de tous, leur péniblesillon sur cette terre, et sont destinés, après avoir vécusdétestés et méconnus, à mourir flétris et méprisés ! Jamaisles ardents baisers d’une mère n’ont réchauffé ma faibleenfance ; j’ai grandi seul, sans un ami dont la main se fûttendue vers moi, dont la voix m’ait crié : courage ! auxheures sombres des désillusions ; les femmes elles-mêmes, cesanges qui ont une larme pour toutes les douleurs, un sourire pourtoutes les joies, ces anges consolateurs que Dieu a donnés auxhommes dans sa toute-puissante bonté pour les soutenir pendant lalongue lutte de la vie, m’ont fui avec épouvante, sans qu’aucuned’elles ait jeté sur moi un regard de pitié ou m’ait crié :Espère !

– Vous souffrez, oui, vous souffrezhorriblement ; je le vois, je le comprends, mais la douleurvous rend injuste ; je ne discuterai pas avec vous, ce seraitinutile ; croyez-moi, vous avez plus d’amis que vous ne voulezle supposer ; ces amis, ce sont ceux qui, par ma voix vousprient de ne pas refuser cette entrevue qui, peut-être, voussauvera, vous et les vôtres, et fera enfin cesser pour toujours cesdiscordes civiles qui, depuis trop longtemps, ensanglantent notremalheureux pays.

– Commandant, ajouta le Chasseur de rats, vousne connaissez pas le général Richepance ; les récits qu’onvous a faits de lui sont mensongers, je vous le jure ; legénéral est non seulement un vaillant soldat, mais encore c’est unhomme d’élite, une puissante organisation, une vaste intelligence,un grand cœur, en un mot. Contraint malgré lui à la guerre, il l’afaite en déplorant, lui tout le premier, ses conséquencesdouloureuses et fatales ; essayant sans cesse, par tous lesmoyens en son pouvoir, de les amoindrir et qui, j’en ai l’intimeconviction, n’attend qu’un mot, une concession de votre part, pourse laisser toucher et pardonner aux révoltés.

– Pardonner ! s’écria vivement Delgrès enredressant fièrement la tête. Pardonner quoi ? D’avoir vouluêtes libres !…

– Non, commandant, répondit paisiblement leChasseur, mais de vous êtes révoltés contre la France, notre mèrecommune, notre patrie à tous, à quoi bon ergoter et discuter surdes mots ? Nous ne sommes pas des avocats bavards, mais deshommes au cœur fort et à l’âme fière ; ne songeons qu’auxfaits eux-mêmes ; voyons, de bonne foi entre nous,supposez-vous que le général Richepance, s’il n’avait voulu userenvers vous de ménagements jusqu’au dernier moment, ne vous auraitpas contraints depuis longtemps déjà à vous rendre ?

– Erreur ! Des hommes comme moi ne serendent pas, Chasseur ; il leur reste toujours une ressourcesuprême.

– Laquelle ?

– Celle de mourir bravement les armes à lamain et d’illustrer leur défaite.

– En effet, il vous reste cette dernièreressource qui prouvera votre impuissance.

– Non, mais qui enseignera à ceux qui noussurvivront à suivre un jour notre exemple.

Le Chasseur secoua la tête.

– Commandant, répondit-il avec émotion,l’héroïque sacrifice que peut-être vous méditez déjà et que vousêtes, je le reconnais, homme à accomplir sans hésitation et sansfaiblesse, ce sacrifice sera inutile ; mieux que personne vousle savez. Les hommes que vous commandez ne sont ni des soldats, nides citoyens, ce sont, pardonnez-moi de vous le dire sibrutalement : des exaltés ou des bêtes fauves qui, vous mort,et mort pour eux, seront les premiers à insulter à votremémoire.

Delgrès baissa la tête sans répondre ; ilavait la foi qui fait les martyrs, mais, – car les passions,hélas ! sont le guide de toutes les actions de l’homme, – iln’était pas complètement convaincu que son amour pourMlle de la Brunerie fût sans espoir.

– Aurai-je donc le chagrin de me séparer devous, pour toujours peut-être, monsieur, dit la jeune fille, sansobtenir de vous ce que je désire ardemment ?

Le commandant fut subitement agité d’unfrisson nerveux qui parcourut tout son corps ; ses sourcils sefroncèrent à se joindre, ses traits prirent une expression depoignante douleur ; il essuya d’un geste fébrile la sueur quiinondait son front et poussant un profond soupir :

– Vous l’exigez, mademoiselle ;répondit-il enfin d’une voix sourde et hachée par une émotionintérieure qui la rendait presque indistincte ; je dois vousobéir ; soit, je ferai ce que vous me demandez ; cettefois encore vous avez dompté ma volonté, mademoiselle.

– Oh ! merci ! merci,monsieur ! s’écria Mlle de la Brunerie enjoignant les mains avec joie.

– Je le ferai, mais à une condition ?reprît-il avec prière.

– Une condition ? laquelle ? Parlez,monsieur.

– C’est que vous daignerez consentir àassister à cette entrevue que, lorsque le moment sera venu de lefaire, je demanderai au général Richepance.

– Moi, monsieur ? fit-elle avecsurprise.

– Vous, oui, mademoiselle. Me refusez-vouscette grâce ? reprit-il avec instance.

– Mais, monsieur…

– Mon Dieu, mademoiselle, que ce soitsuperstition ou faiblesse d’esprit, je m’imagine, je ne sauraisdire pourquoi, que votre présence à cette entrevue me porterabonheur ; il y a des gens dont le regard, dit-on, donne lamort ou exerce une fascination fatale sur les personnes surlesquelles il tombe ; pourquoi n’existerait-il pas d’autrespersonnes qui, à leur insu peut-être, exercent une influencecontraire ? Et pourquoi, ainsi que j’en ai la profonde etintime conviction, ne seriez-vous pas au nombre de ces personneschéries de Dieu ?

– Monsieur, je dois tout d’abord vous avertir,que je ne suis nullement superstitieuse, et que, par conséquent, jene crois aucunement à ces influences ; cependant,ajouta-t-elle avec un doux sourire, je ferai ce que vous medemandez.

– Vous me le promettez,mademoiselle ?

– Oui, monsieur, je m’y engage.

– Soyez bénie pour cette promesse,mademoiselle. Et maintenant, ajouta-t-il en prenant sur la table unpapier plié en quatre et le lui présentant, veuillez accepter ceci,mademoiselle ; c’est un sauf-conduit qui vous permettra deparcourir l’île, dans tous les sens et même de vous retirer à laBrunerie, si tel est votre désir, seule et sans défenseurs ;sans avoir rien à redouter de ceux de mes partisans qui sont, en cemoment, en armes dans les Mornes, et dont les nombreux détachementssillonnent toutes les routes.

– J’accepte ce sauf-conduit avecreconnaissance, monsieur, et puisque je vous trouve si bienveillantpour moi, je me hasarderai à vous adresser encore une demande.

– Après le succès obtenu par la première,mademoiselle, vous ne devez rien redouter pour la seconde. De quois’agit-il, s’il vous plaît ?

– Monsieur, j’ai été, comme vous le savez sansdoute, à mon entrée dans le fort, cette nuit, vers dix heures,transportée à l’appartement du capitaine Ignace.

– Le capitaine Ignace a pris soin de m’eninformer lui-même, mademoiselle.

– J’étais très souffrante, très fatiguée, trèseffrayée surtout ; je trouvai là une jeune femme, belle,douce, affectueuse, qui, sans savoir qui j’étais, me prodigua lessoins les plus délicats.

– Claircine Ignace. Cette jeune femme est eneffet telle que vous la dépeignez, mademoiselle ; elle est,sous tous les rapports, digne du respect que chacun a pourelle.

– Cette personne est la nièce deM. David.

– Le commandeur de la Brunerie ; eneffet, mademoiselle ; la fille de sa sœur, je crois.

– Bien qu’elle soit de quelques années plusâgée que moi, cependant, nous nous sommes connues enfants ;j’ai toujours éprouvé un vif intérêt pour elle ; cet intérêts’est aujourd’hui augmenté d’une dette de reconnaissance que j’aicontractée envers elle pour la façon charmante dont elle m’a reçueet les soins dont elle m’a entourée ; lorsque son mari, aprèsvous avoir quitté, monsieur, m’a avoué que seul et sans que vous lesachiez, il m’avait fait enlever et a imploré mon pardon avec lesmarques du plus vif repentir, il a ajouté qu’il était biensévèrement puni de la faute qu’il avait commise, puisque vous luiaviez intimé l’ordre de quitter immédiatement le fort, sans luipermettre d’emmener avec lui, ni sa femme ni ses enfants.

De parti pris, sans doute, à l’exemple desgrands diplomates, Mlle de la Brunerie fardaitlégèrement la vérité ; peut-être avait-elle des raisons pourle faire ; mais ce qu’il y a de bizarre en cette affaire,c’est que, bien que le capitaine Ignace ne lui eût pas dit un motde tout cela, et que, par conséquent, elle crût mentir, il setrouva qu’elle avait sans s’en douter, percé à jour les intentionsdu commandant ; que, dans la pensée de Delgrès, le départ ducapitaine Ignace équivalait à une véritable disgrâce et que, ainsique cela arrive souvent, elle avait dit vrai sans le savoir ;du reste, la réponse du commandant le lui prouva de la manière laplus convaincante.

– Tout cela est strictement vrai,mademoiselle, lui dit-il.

Encouragée par cet assentiment donné à sesparoles et auquel elle était loin de s’attendre, la jeune fillecontinua bravement :

La douleur si vraie, si poignante de cet hommeen se séparant de tout ce qu’il aime le plus au monde m’a brisé lecœur ; j’ai oublié tout le mal que ce farouche capitaine avaittenté de me faire, tout celui qu’il m’avait fait, je ne me suisplus souvenue que du malheur qui le frappait, lui et safamille ; en une seconde, tous mes griefs contre luis’effacèrent de ma pensée ; malgré moi, je me sentisattendrie, et comme avant de s’éloigner, il insistait pour obtenirmon pardon, non seulement je le lui accordai, mais encore jem’engageai envers lui à me charger de sa femme et de sesenfants ; à les prendre sous ma protection et à les garderprès de moi jusqu’à la fin de la guerre ; lecapitaine Ignace me remercia avec effusion, embrassa ces chèrescréatures qu’il adore, et sortit de la forteresse, non pas heureux,mais tout au moins rassuré sur leur sort.

– Oh ! mademoiselle, s’écria Delgrès avecadmiration, comment faites-vous donc, lorsque vous-même êtes simalheureuse et je dirai presque abandonnée, pour réussir ainsi àoublier votre propre douleur, pour répandre autour de vous tant debienfaits ?

– Je vous demande donc, monsieur, reprit Renéeen souriant, l’autorisation de tenir envers cette malheureusefamille, la promesse que j’ai faite.

– Vous désirez emmener avec vous la pauvreClaircine et ses enfants.

– Oui, monsieur, si vous me le permettez.

– En avez-vous douté, mademoiselle ?

– J’étais, au contraire, tellement certaine decette autorisation, monsieur, que j’ai à l’avance, averti Claircinede se tenir prête à me suivre.

– Dans un instant, mademoiselle, votreheureuse protégée sera ici.

Delgrès appela Codou.

– Capitaine, dit le commandant, priezMme Claircine Ignace de se rendre auprès de moi, jevous prie ; vous ajouterez que c’est à propos de ce queMlle de la Brunerie a daigné lui promettre,qu’elle veuille bien agir en conséquence.

Le capitaine Codou salua et sortit.

– Ma dette envers vous s’augmente encore,monsieur, dit la jeune fille ; si je ne m’arrêtais, elleprendrait bientôt des proportions formidables.

– Non, mademoiselle, vous vous trompez,répondit Delgrès ; au contraire, demandez-moi ce qu’il vousplaira, c’est moi que vous faites votre débiteur, à chaque demandeque vous daignez m’adresser.

– Si je l’osais, moi aussi, fit le Chasseuravec une légère teinte d’embarras, je vous adresserais une demande,commandant ?

– Malheureusement cette demande, que jedevine, je ne puis, à mon grand regret, y accéder.

– Pourquoi donc cela ?

– Je vais vous le dire. Il s’agit, n’est-cepas des deux officiers parlementaires retenus dans lefort ?

– En effet, c’est d’eux-mêmes.

– Eh bien, répondit le commandant avecmélancolie, ma réponse sera simple et péremptoire. Je puis vousautoriser à sortir, vous, parce que vous êtes entré dans le fort,non pas en qualité de parlementaire envoyé par l’ennemi, mais survotre propre déclaration, comme venant causer avec moi d’affairesparticulières n’ayant aucunement trait à la guerre, d’affaires qui,en un mot, me regardent seul ; Mlle de laBrunerie se trouve dans la même situation, elle est victime d’unetrahison odieuse que je suis le maître de réparer en lui rendant laliberté qu’elle n’aurait pas dû perdre, puisque nous ne faisons laguerre, ajouta noblement Delgrès, ni aux femmes, ni aux enfants. Mecomprenez-vous ?

– Parfaitement, commandant.

– Quant à Mme Ignace, femme del’un de nos premiers officiers, elle est maîtresse de ses actionset libre de demeurer ou de sortir du fort ; du reste,maintenant que son mari ne doit plus y rentrer, mieux vaut, soustous les rapports, qu’elle ; quitte Saint-Charles le plus tôtpossible. Qui sait si, dans quelques jours, je pourrai lui offrirune protection efficace ? Quant aux officiers parlementaireset autres prisonniers français détenus actuellement àSaint-Charles, sans discuter avec vous le plus ou moins de légalitéde leur arrestation, vous admettez cependant, n’est-ce pas, queleur position n’est pas la même ?

– Oh ! cela parfaitement, commandant.Cependant, je croyais, j’espérais…

– Vous aviez tort, mon ami ;malheureusement leur liberté ne dépend pas seulement de mavolonté ; sans cela, je vous le jure, il y a longtemps que jela leur aurais rendue.

– Mais ils sont traités, dit-on, avec unebarbarie…

– C’est une calomnie, et lorsque je vousl’affirme, vous pouvez me croire ; je ne suis pas homme àfaire de la cruauté à froid, surtout envers de braves officiersqui, en me venant trouver, ont obéi à un ordre et accompli undevoir.

– Je vous crois, commandant.

– Ils sont traités avec les plus grandségards, sans distinction de grades. La seule chose que je puissefaire pour vous, parce que cette chose dépend essentiellement demoi, c’est de vous promettre que si le hasard voulait, ajouta-t-ilavec un sourire amer, que nous fussions contraints d’abandonner lefort ou de l’évacuer enfin, n’importe de quelle façon, tous cesofficiers y demeureront après notre départ et que leur vie seraefficacement protégée par moi. Voilà tout ce que je puis faire.

– C’est beaucoup, commandant ; je vousremercie avec effusion de cette promesse ; je sais que vous latiendrez. À présent que j’ai votre parole, je suis complètementrassuré sur le sort de ces malheureux.

– Je vous autorise même, si vous jugez quecela soit nécessaire, à rapporter au général en chef des forcesfrançaises la conversation que nous avons eue à ce sujet ; etl’engagement que j’ai pris vis-à-vis de vous de protéger lesprisonniers français qui sont en mon pouvoir, contre toute insultede la part de mes soldats.

– C’est ce que je ne manquerai pas de faire,commandant.

– Et moi, monsieur, ajouta la jeune fille, jeproclamerai hautement de quelle manière noble et généreuse vousavez agi envers moi.

– Vous me comblez réellement,mademoiselle ; je ne mérite pas de si grands éloges, pouravoir simplement accompli un devoir d’honnête homme.

En ce moment, on frappa légèrement à laporte.

– Entrez, dit Delgrès.

La porte s’ouvrit, Claircine parut.

Le commandant se leva avec empressement etprésenta un siège à la jeune femme.

– Madame, lui dit-il lorsqu’elle se futassise, Mlle de la Brunerie m’a fait part devotre intention de quitter le fort Saint-Charles ; vospréparatifs sont-ils faits ?

– Oui, monsieur ; répondit la jeunefemme. Mlle Renée la Brunerie a daigné m’offrir deme prendre auprès d’elle ; j’ai cru devoir accepter cettegracieuse invitation, surtout dans l’isolement où me laisse ledépart de mon mari.

– Mlle de la Brunerie estun ange ; heureuses les personnes qu’elle daigne prendre soussa bienveillante protection ! Vous avez parfaitement faitd’accepter cette proposition, et cela d’autant plus que votre mari,comme je crois le savoir, a consenti à cet arrangement qui vous estsi avantageux.

– Oui, monsieur.

– Vous serez sans doute contrainte à laisserici presque tout ce que vous possédez.

– Malheureusement, oui, monsieur. Je n’emporteavec moi que les vêtements et le linge strictement nécessaire pourmes enfants et pour moi, ainsi que l’argent que mon mari m’alaissé.

– Fort bien. N’ayez aucune inquiétude, madame,pour ce qui vous appartient. Avez-vous fermé votreappartement ?

– Oui, monsieur : en voici la clef.

– Veuillez, je vous prie, madame, me remettecette clef. Quoi qu’il arrive et n’importe en quelle compagnie vousreveniez plus tard au fort Saint-Charles, lorsque vous rentrerezdans votre appartement, vous retrouverez tout, je vous lejure : dans l’état où vous le laissez aujourd’hui ; pasune chaise n’aura été dérangée, pas un tiroir ouvert. Seulement,ajouta-t-il en souriant, peut-être serez-vous obligée de faireenfoncer la porte, car cette clef ne me quittera plus, et jeveillerai moi-même, en gardien fidèle, à ce qui vousappartient.

– Vous pouvez faire de cette clef ce qu’ilvous plaira, monsieur, j’en ai une seconde que je conserverai sivous m’y autorisez ?

– Parfaitement, chère madame. Voilà qui estdonc entendu entre nous ; il ne me reste plus à présent qu’àprendre congé de vous et vous souhaiter autant de bonheur que vousen méritez. Veuillez, je vous prie, avertir vos servantes de votredépart et vous rendre avec elles auprès de la poterne desGalions ; c’est de ce côté que vous devez quitter le fort.Adieu, madame, soyez heureuse.

– Au revoir, monsieur, répondit Claircine enaccentuant cette parole d’un sourire. Que Dieu vous paye du bienque vous me faites !

– Vous êtes mille fois bonne, madame ;mais, croyez-moi, ajouta-t-il avec tristesse, mieux vaut, quand onse sépare, dans certaines circonstances, dire adieu qu’au revoir,c’est plus sûr. Adieu donc, madame.

– Non, monsieur, je ne veux pas vous direadieu, répondit Claircine avec des larmes dans la voix, mon cœurs’y refuse : au revoir, monsieur, au revoir !

Et après avoir fait une révérence, la jeunefemme se retira en essuyant son visage inondé de larmes.

Delgrès la suivit un instant du regard ;il étouffa unsoupir, mais, se remettant presque aussitôt il appelases aides de camp.

La porte s’ouvrit.

Les capitaines Codou et Palème entrèrent,suivis de plusieurs autres officiers.

– Citoyens, dit le commandant en avançant àleur rencontre, Mlle de la Brunerie quitteimmédiatement le fort Saint-Charles en compagnie de ce chasseurqui, sur mon ordre, est expressément venu ici pour me réclamer saliberté qui lui avait été injustement ravie ; nous sommes deshommes trop braves pour faire la guerre aux femmes. Avez-vousquelques observations à m’adresser à ce sujet ?

– Aucune, commandant, répondit le capitainePalème au nom de ses compagnons et au sien ; nousreconnaissons, au contraire, que vous agissez avec justice.

– C’est bien, je vous remercie, citoyens.Mademoiselle et vous, vieux Chasseur, me donnez-vous votre paroled’honneur de ne fournir aucun renseignement à l’ennemi sur ce quevous verrez en traversant la forteresse ? Sinon, je seraiforcé de vous faire bander les yeux.

– Cette précaution est inutile, monsieur,répondit en souriant la jeune fille ; je suis trop ignorantedes choses de la guerre pour comprendre quoi que ce soit à ce quipourra frapper mes regards. D’ailleurs, en serait-il autrement, quevos généreux procédés suffiraient pour me rendre, sourde, aveugleet muette ; je vous donne ma parole.

– Quant à moi, vous le savez, commandant, jene suis pas soldat, et je ne m’occupe pas de politique ; jen’hésite donc pas à faire le serment que vous exigez de moi. Jevous jure sur l’honneur de ne rien voir.

– Je n’insiste pas. Veuillez me permettre devous précéder.

Il sortit.

Renée de la Brunerie, le Chasseurs de rats etles officiers le suivirent.

Arrivés à la poterne, oùMme Ignace attendait avec ses deux enfants et sesdomestiques, les derniers saluts furent échangés, puis, sur l’ordrede Delgrès, la poterne fut ouverte et les sept personnes, lesservantes y compris, sortirent.

Dix minutes plus tard, le feu recommençaitentre les Français et les noirs enfermés dans le fortSaint-Charles.

Chapitre 7Où paraît enfin un personnage depuis longtemps attendu

Lorsque les troupes françaises avaientdébarqué à la Pointe-à-Pître, leur arrivée, annoncée cependantdepuis si longtemps, avait causé dans toute l’île de la Guadeloupeune émotion extrême, dont il aurait été assez difficile dans lepremier moment, de définir bien exactement la véritableexpression.

Cette émotion ressemblait bien plutôt à de lapeur qu’à de la joie ; elle ne tarda pas à prendre lesimmenses proportions d’une véritable terreur panique, lorsquel’escadre française apparut deux ou trois jours plus tard dans leseaux de la Basse-Terre.

Les riches planteurs, les grands commerçantssurtout se sentaient en proie à une épouvante que rien neréussissait à calmer ; les excès commis par les noirs à l’îlede Saint-Domingue étaient sans cesse présents à leur imaginationtroublée, sous les plus sombres couleurs ; ainsi que celaarrive toujours, ils avaient transformé en événements terribles cequi, en réalité, n’était que des faits isolés, sans importance etn’ayant rien de grave en eux-mêmes.

Si bien, que les clameurs discordantespoussées dans les rues et sur les places par les nègres avinésappelés par Delgrès à la révolte ; leurs menaces furibondes,cependant non encore suivies d’effet, avaient suffi, ainsi que déjànous l’avons rapporté, pour opérer une déroute générale ; mêmeparmi les plus braves représentants de la race blanche à laGuadeloupe.

Il y avait eu un sauve-qui-peut, qui, enquelques heures, avait acquis des proportions incalculables. Lesplanteurs les plus courageux s’étaient, comme M. de laBrunerie, mis en état de défense dans leurs propres habitations oùquelques-uns de leurs voisins, aussi déterminés mais moinsfavorisés qu’eux par la fortune, étaient venus en foule chercher unabri, assez précaire, contre les attaques des révoltés.

Le plus grand nombre enfin, apprenant quel’armée française avait débarquée à la Basse-Terre, dont elles’était emparée, était venu se réfugier sous la protection dudrapeau français ? prêts cependant à abandonner l’île, si lasituation ne prenait pas une tournure meilleure, et si l’armée neleur offrait pas toutes les conditions de sécurité qu’ilsdésiraient.

Dans les premiers jours qui suivirent ledébarquement des troupes françaises à la Pointe-à-Pître, et lesoulèvement déclaré des nègres presque immédiatement après cedébarquement, la Basse-Terre avait été abandonnée par ses notableshabitants ; changée en désert et livrée sans défense auxinsultes des nègres dont le quartier général était au fortSaint-Charles.

Mais, grâce aux mesures énergiques prises parle général en chef, la panique fut de courte durée et la villevoyait maintenant sa population presque triplée, à cause del’affluence de tous les habitants de l’île qui étaient venus pours’y réfugier, afin d’échapper aux bandes de l’intérieur, quipillaient et incendiaient les villages et les habitations isolées.Au nombre de ces riches familles de planteurs établies en ce momentà la Basse-Terre, et dont l’affluence donnait une apparenced’animation extraordinaire à la ville, se trouvait la famille deFoissac.

La famille de Foissac était une des plusimportantes, des plus anciennes et surtout des plus considérées dela Guadeloupe.

Les biens de cette famille, tant en Francequ’en Amérique, étaient immenses, sa fortune véritablementprincière.

À la Guadeloupe seule, elle possédait sixhabitations sucrières, dans lesquelles étaient employés plus dequatre mille noirs.

Quoique ces nègres fussent très bien traités,car M. de Foissac était un homme humain et bon pour sesesclaves, lorsque la révolte avait éclaté, la plupart des noirs,depuis longtemps excités en secret par les émissaires des chefsrévoltés, s’étaient laissés entraîner à les suivre ; ilsavaient abandonné les ateliers, et, après avoir commis quelquesexcès, s’étaient réfugiés dans les mornes qu’ils ne quittaient plusque pour faire la guerre à leurs anciens maîtres.

Au commencement de l’insurrection, vingt-troispersonnes, appartenant toutes par des liens plus ou moins étroits àla famille de Foissac, réfugiées sur une de ses plantations,avaient été surprises à l’improviste pendant leur sommeil par unebande de noirs révoltés, et impitoyablement mises à mort sans quel’age ni le sexe eussent trouvé grâce devant ces férocesbourreaux.

M. de Foissac, son fils, Gaston deFoissac, jeune homme de vingt-huit ans, et sa fille aînée,Mlle Hélène de Foissac, jeune fille de dix-sept ansà peine, ainsi que deux autres jeunes enfants, avaient seuls parmiracle échappé à cette horrible tuerie.

Réfugiés avec quelques noirs restés fidèles dans un pavillon isoléde l’habitation, ils avaient bravement fait le coup de feu, etrésisté avec toute l’énergie du désespoir, assez longtemps pourpermettre à M. David, commandeur de la Brunerie, d’accourir àleur secours ; de chasser les révoltés et de reconquérirl’habitation à laquelle ils allaient sans doute mettre le feu.

En cette circonstance, le commandeur de laBrunerie fut assez heureux, pour sauver la vie à plus dequatre-vingts personnes de race blanche, parents ou amis de lafamille de Foissac, et à les amener avec lui à la Brunerie, oùl’hospitalité la plus large leur fut aussitôt donnée.

M. de Foissac, ne jugeant pasd’après les faits dont il avait été témoin et avait même failliêtre victime, qu’il y eût de sécurité pour lui dans aucune de sesplantations, avait refusé de se rendre à la Brunerie ; suivide ses enfants et de quelques serviteurs sur lesquels il croyaitpouvoir compter ; il s’était rendu en toute hâte à laBasse-Terre, où il s’était établi dans la magnifique maison que, demême que la plupart des autres riches planteurs de la Guadeloupe,il possédait sur le champ d’Arbaud.

La famille de la Brunerie et celle de Foissacavaient entre elles quelques liens éloignés de parentés ; cesliens, depuis un siècle et demi environ, avaient tendu à seresserrer plus étroitement, à la suite de plusieurs alliancescontractées entre elles et des intérêts de fortune leur étaientdevenus communs, et avaient encore augmenté, en les rapprochant,les relations intimes qui les unissaient.

Lors de la naissance deMlle de la Brunerie, une parole avait étééchangée entre MM. de Foissac et de la Brunerie sur lemariage du fils aîné de M. de Foissac, enfant alors âgéd’une dizaine d’années au plus, et la fillette qui ne faisait quede naître.

Cette union avait été convenue d’un communaccord entre les deux pères, afin de terminer à l’amiable unediscussion qui s’était élevée sur la propriété d’une importanteplantation sucrière que chacune des deux familles, avec des raisonssemblant également plausibles, revendiquait comme luiappartenant ; cette contestation avait failli amener unebrouille entre les deux riches planteurs, à cause de l’acharnementavec lequel leurs hommes d’affaires, en défendant leurs intérêts,avaient réussi à envenimer la question.

Heureusement les deux planteurs étaient deshommes d’un grand sens, doués surtout d’une honnêtetéproverbiale ; ils aperçurent à temps l’abîme vers lequel lezèle maladroit de leurs agents les entraînait.

Alors ils coupèrent le mal dans sa racine endéclarant que cette propriété, à laquelle chacun d’eux renonçaitpour sa part, ne resterait ni à l’un ni à l’autre ; quel’abandon en serait fait conjointement, à M. Gaston de Foissacet à Mlle Renée de la Brunerie, et ajouté à leurdot lors de leur mariage ; que cette propriété serait, jusqu’àcette époque, administrée en leur nom commun, et les revenus placéspour ne leur être remis que le jour même où leur union seraitconclue.

Les choses ainsi convenues avec une loyauté sicaractéristique entre les deux planteurs, l’incident futvidé ; ainsi que l’on dit dans l’affreux langage de dameJustice ; l’amitié un instant obscurcie entre les deuxfamilles, reprit, grâce à cet accord, tout son primitif éclat.

Les enfants furent élevés dans les prévisionsde l’union convenue ; dès leurs premières années, ons’appliqua à les persuader que ce mariage était une choseirrévocable.

Gaston de Foissac, âgé de près de onze ans deplus que sa jeune fiancée, était déjà presque un homme, lorsque lajeune fille n’était encore qu’une enfant, jouant à la poupée et sebarbouillant le visage de confitures.

Il comprit naturellement plus vite que Renéel’importance de l’engagement pris en son nom ; il en calculales avantages dans son esprit, et comme en sus la petite personne,qui déjà était une ravissante enfant, promettait de devenir plustard une délicieuse jeune fille, il ne trouva rien de sérieux àobjecter contre cette union, qui lui parut, au contraire, devoirêtre un jour fort agréable pour lui. Peu à peu et au fur et àmesure que les années s’écoulaient, l’intérêt tout fraternel qued’abord il portait à l’enfant se changea en un véritable amour, etil appela de tous ses vœux, l’époque marquée pour la réalisation duprojet formé entre les deux familles.

C’est que la jeune fille avait surpassé toutesles promesses de l’enfant, et était devenue une ravissantecréature, dont la beauté était déjà citée avec admiration.

Du côté du jeune homme, il ne s’éleva doncaucun obstacle.

Mais il n’en fut pas ainsi de la jeunefille.

Nous avons eu occasion, dans un précédentchapitre de faire connaître cet éloignement de la jeune fille pourcelui qu’elle devait épouser ; éloignement qui datait de fortloin, ainsi qu’on va le voir.

Renée de la Brunerie, élevée avec son cousinet sa cousine, les aimait beaucoup et paraissait même ne pouvoir sepasser d’eux ; elle éprouvait surtout une vive amitié pourHélène, la sœur de Gaston, charmante enfant, son aînée de deux ansà peine, qu’elle prenait plaisir à nommer en riant, sa grandesœur.

Cette amitié des trois enfants, persévéra sansaucun nuage pendant plusieurs années, en s’accroissant tous lesjours dans des proportions qui remplissaient leurs parents dejoie ; mais, un an environ avant le départ de Renée pour laFrance, où, selon l’habitude des riches créoles, elle devait allerterminer son éducation, son père la jugeant sans doute assezraisonnable pour lui faire enfin la confidence de son unionconvenue avec son cousin, – confidence que M. de laBrunerie avait jugé prudent de reculer jusqu’à ce jour, – la jeunefille, au profond étonnement de son père, l’écouta toutepâlissante, les lèvres frémissantes, les yeux pleins de larmes,mais sans interrompre une seule fois son père ; dès qu’ellefut libre, elle se retira dans sa chambre à coucher où elles’enferma, et passa toute la journée à pleurer et à sangloter.

Renée avait alors quatorze ans ; chasteet pure créature, elle n’aimait et ne pouvait aimer personne ;elle ignorait jusqu’à la signification du mot amour ; mais,doué d’un caractère hautain ; élevée dans une libertécomplète, accoutumée à faire tout ce qui lui plaisait et à voir sesplus légers caprices obéis avec empressement, elle ne pouvaitsupporter la pensée de se voir, sans que son consentement lui eûtété même demandé, destinée contre sa volonté, à devenir l’époused’un homme qui, certain d’être un jour son mari, la traiterait sansdoute bientôt comme une chose lui appartenant ; sans sesoucier de lui plaire ou de savoir si, lui, il lui plaisait àelle ; une telle union parut monstrueuse à la jeunefille ; elle jura au fond de son cœur, avec la ténacitéd’enfant gâté qui était le côté saillant de son caractère, quejamais cette union détestée ne s’accomplirait ; qu’ellemourrait vieille fille, plutôt que d’épouser l’homme qu’onprétendait lui imposer de force pour mari.

À compter de ce jour, les manières de Renéeenvers son cousin subirent un changement complet, elle devintsubitement pour lui d’une froideur tellement glaciale, que le jeunehomme, effrayé à bon droit d’un changement aussi radical, et dontil cherchait vainement la cause, lui demanda à plusieurs reprisesune explication, que la capricieuse jeune elle s’obstinaconstamment à lui refuser, avec une rudesse qui le désespéra.

Ce qu’il y eut de plus singulier dans cetteaffaire, c’est qu’Hélène de Foissac, la confidente de toutes lespensées de Renée, et à laquelle celle-ci jugea inutile de riencacher, se mit aussitôt de son côté ; et au lieu de l’engagerà se soumettre à la volonté de leurs parents respectifs, la soutintau contraire dans ses projets de révolte et la poussa, de tout sonpouvoir, à résister énergiquement à la violence que l’on prétendaitexercer sur elle. Mais la jeune fille n’avait pas besoin de cesencouragements ; son parti était pris sans retour ; rienau monde n’aurait pu la faire revenir sur sa résolution.

Cependant, elle sut beaucoup de gré à Hélènede Foissac de l’appui moral qu’elle lui donnait dans cettecirconstance si critique ; de sorte que son amitié enredoubla, et les deux jeunes filles devinrent plus intimes quejamais.

À plusieurs reprises, M. de laBrunerie avait voulu reprendre avec sa fille, l’entretien qu’unefois déjà il avait eu avec elle, au sujet de ce mariage ; maisRenée témoigna tant de tristesse ; son chagrin fut si grand,son air si désolé, chaque fois que son père se hasarda à essayerd’entamer de nouveau cette question délicate, que le planteur, quiadorait sa fille, très peiné de l’effet que ses insinuationsproduisaient sur l’esprit de celle-ci, jugea enfin prudent des’abstenir, et, supposant avec assez de raison qu’avec l’âge lesidées de le jeune fille se modifieraient, que d’elle-même ellereviendrait sur sa résolution et consentirait à se soumettre à sesvolontés, il ne lui dit plus un mot de l’engagement pris ets’abstint même d’y faire la plus légère allusion.

Cependant, Gaston de Foissac, ne comprenantplus rien à ce qui se passait dans l’esprit deMlle de la Brunerie, et désespéré del’éloignement que, tout à coup, sans que rien le justifiât à sesyeux, sa fiancée lui avait témoigné, – éloignement qui augmentaittous les jours et se changeait presque en haine, – renonçant àobtenir de Renée l’explication de son étrange conduite, résolut, lamort dans le cœur, car il éprouvait pour elle un violent amour, des’éloigner au moins pour quelque temps de la Guadeloupe ;après avoir obtenu l’assentiment de son père, il vint prendre congéde Mlle de la Brunerie en lui annonçant sonprochain départ pour l’Europe, où il se proposait, disait-il avecintention, de faire un séjour qui probablement se prolongeraitplusieurs années.

Pendant qu’il parlait, le malheureux jeunehomme épiait avec anxiété, sur le visage froid et dédaigneusementhautain de sa cousine, l’effet que produisait sur elle l’annonce decet exil ; il n’attendait qu’un mot, qu’un geste, pourrenoncer à son voyage.

Le geste ne fut pas fait, le mot ne fut pasprononcé ; Renée demeura impassible, glaciale ; ellel’écouta sans témoigner la plus légère émotion, et, lorsqu’il eûtcessé de parler, elle lui souhaita un bon voyage sans même leregarder, lui fît une grande révérence, lui tourna le dos et sortitde l’appartement.

Le jeune homme quitta l’habitation en proie àune agitation extrême, et à un désespoir profond.

Deux jours plus tard, il avait quitté laGuadeloupe sur un bâtiment qui se rendait à New-York.

Une dizaine de mois après, Renée abandonnaitl’île à son tour, et se dirigeait vers la France.

Mais avant son départ, la jeune fille avaittout avoué au Chasseur de rats, son confident en titre, la seulepersonne pour laquelle elle n’avait réellement pas de secrets.

Le vieux Chasseur avait écouté cetteconfidence en souriant, bien qu’elle arrachât à la jeune fille deslarmes de honte et de colère, et il lui avait répondu avec unaccent qui lui avait rendu tout son courage et l’avait plus quejamais affermie dans ses projets de résistance :

– Nous n’avons pas, quant à présent, ma chèreenfant, à nous préoccuper de cette affaire ; plusieurs annéess’écouleront encore avant que ce projet de vos deux familles soitde nouveau remis en question ; d’ici là, ne vous inquiétez derien ; lorsque le moment viendra, où il vous faudradéfinitivement répondre par un non ou par un oui, soyez tranquille,je ne vous faillirai pas ; quoi qu’il arrive, soyez certaine,ma chère enfant, que jamais vous ne serez sacrifiée et que votrepère ne vous imposera contre votre gré ni cette union, ni uneautre, quelle qu’elle soit, je vous le jure.

– Mais enfin, mon ami, comment ferez-vous pourvous opposer à la volonté de mon père ?

– Ceci me regarde, chère enfant.

– Jamais M. de la Brunerie n’estrevenu sur une résolution prise, dit-elle avec anxiété.

– Eh bien, alors, il fera une exception en mafaveur, répondit le Chasseur avec ce sourire narquois qui lui étaitparticulier. Je vous ai donné ma parole, rassurez-vous donc ;vous devez savoir que moi aussi je n’y ai jamais manqué.

Ces derniers mots avaient terminél’entretien ; quelques jours plus tard, la jeune fille s’étaitembarquée calme et souriante, pour la France.

Gaston de Foissac n’était revenu à laGuadeloupe qu’un mois à peine avant l’arrivée de l’expéditionfrançaise ; c’était alors un beau jeune homme de vingt-neufans, ainsi que plus haut nous l’avons dit ; les voyages luiavaient donné cette grâce et cette élégance de manières quicomplètent l’homme du monde ; ses traits avaient pris deslignes plus accentuées, sa physionomie une expression plus ferme eten même temps plus calme ; son front pur, ses grands yeuxpensifs, son teint d’une blancheur mate, le fin et charmant sourireque trop rarement il laissait errer sur ses lèvres, en faisant uncavalier accompli que toutes les jeunes filles regardaient ensouriant à la dérobée, et dont le cœur en le voyant battait avec dedoux frissons d’amour.

Lui, sérieux, presque sombre, il ne semblaitpoint s’apercevoir de l’effet qu’il produisait et de l’émoi qu’ilcausait à ses ravissantes compatriotes.

Galant, sans être empressé auprès d’elles,causant avec infiniment d’esprit et de retenue, il savait, tout encaptivant l’attention et éveillant la sympathie, demeurer pourainsi dire en dehors de ce qui se passait autour de lui et vivreisolé au milieu de ce monde que sa présence galvanisait.

Sa sœur, Mlle Hélène deFoissac, avait été, pendant l’absence de son frère, fiancée aucapitaine Paul de Chatenoy. Les deux jeunes gens éprouvaient l’unpour l’autre un amour profond et sincère. Gaston de Foissac, à peuprès du même âge que Paul, voyait cette union avec plaisir, il endésirait la prompte conclusion, malheureusement indéfinimentajournée à cause des troubles qui bouleversaient la colonie, etavaient depuis quelque temps, pris de si inquiétantesproportions.

La première entrevue de Gaston de Foissac avecRenée de la Brunerie, après une longue séparation, n’avait eu lieuque deux jours avant l’enlèvement de la jeune fille par lecapitaine Ignace ; Gaston s’était expressément rendu à laplantation pour saluer sa fiancée.

Renée de la Brunerie avait tenu la promessequ’elle avait faite à son ami le Chasseur quelques joursauparavant, en recevant le jeune homme, non pas comme un ami, maiscomme un indifférent, que l’on éprouve quelque plaisir à revoiraprès une longue, absence, mais pas davantage.

C’est que la situation de la jeune fille étaitcomplètement changée, elle avait une ardente passion au cœur, elleaimait un homme auquel elle aurait tout sacrifié avec joie ;ce qui jadis n’était qu’un entêtement d’enfant gâté sans aucunmotif sérieux, avait à présent une raison d’être impossible ;aussi cette entrevue avait-elle été qui rendait toute concession ettout rapprochement telle qu’on devait l’attendre de ces deux fièresnatures : froide sans raideur, hautaine sans morgue, elle setermina par une escarmouche de réparties vives, spirituelles, maissans aigreur, échangées avec une rapidité, qui donnait du premiercoup, la mesure de la force acquise par ces deux adversairespendant les années qui s’étaient écoulées depuis leurséparation ; et montrait de plus l’entière liberté d’esprit dela jeune fille ; c’est-à-dire sa complète indifférence pourcelui qui se flattait peut-être encore en secret, de lui fairepartager son amour.

Gaston de Foissac, après une visite assezcourte, se retira et ne revint plus.

La jeune fille fut piquée de cet abandon sansdoute calculé.

Les femmes veulent bien imposer tyranniquementleurs volontés ; écraser de leurs dédains et de leurssarcasmes, les hommes qui ne sont pas assez heureux pour leurplaire ; mais elles n’acceptent sous aucun prétexte, que ceuxqu’elles prennent ainsi plaisir à torturer, demeurent froids etimpassibles sous leurs morsures.

Les femmes, ces charmantes panthères, auxgriffes rosées, sont essentiellement cruelles ; elles tiennentde bien plus près qu’on ne se l’imagine à la race féline ; lavictime qui semble se rire de leur colère, devient aussitôt, pourelles un ennemi qu’elles craignent d’autant plus qu’il s’estsoustrait à leur pouvoir et auquel, par conséquent, elless’intéressent malgré elles, tout en le détestant de toutes lesforces centuplées de leur organisation essentiellementnerveuse.

Lors de son arrivée à la Basse-Terre,M. de la Brunerie se retrouva naturellement avecM. de Foissac ; les relations qui avaient toujoursexisté entre eux se renouèrent plus étroitement que jamais ;d’abord à cause du voisinage de leurs maisons qui se trouvaient àquelques pas l’une de l’autre, et par suite de ce besoind’épanchement que l’on éprouve dans les situations critiques de lavie.

L’enlèvement de Mlle Renée dela Brunerie, fut un texte tout trouvé, sur lequel on broda de centfaçons diverses, pour imposer au malheureux père des consolationsqu’il ne demandait pas et qui ne produisaient d’autre effet surlui, que de lui faire sentir plus vivement encore touts la grandeurdu malheur qui avait fondu à l’improviste sur sa personne ;mais, comme les compliments de condoléances qui lui arrivaient à lafois de tous les côtés, provenaient évidemment de l’immense pitiéqu’il inspirait et de l’intérêt que l’on éprouvait pour sa douleur,il se voyait contraint de subir sans sourciller toutes cesconsolations qui lui rendaient plus cuisante, s’il est possible, lablessure qu’il avait reçue.

Une seule personne se montra très sobre de cesconsolations de commande, ce fut Gaston de Foissac.

Le jeune homme se borna à dire au planteur enlui serrant affectueusement la main :

– On ne console pas un père de la perte de safille, on pleure avec lui ; donnez-moi le moyen de vous vengeret de sauver celle qui, pour vous, est tout, et je me ferai tuerpour vous la rendre.

Les deux hommes tombèrent dans les bras l’unde l’autre et confondirent leurs larmes.

– Oh ! murmura le planteur, pourquoi nepuis-je pas vous appeler mon fils ?

– Ne préjugeons rien encore, réponditdoucement le jeune homme ; ne suis-je pas votre fils parl’affection ? Dieu fera le reste.

M. de la Brunerie avait rapporté àMM. de Foissac la scène qui s’était passée chez legénéral Richepance, et comment le Chasseur de rats avait pris larésolution de pénétrer en parlementaire dans le fortSaint-Charles.

– Il se fera assassiner par ces misérablesrebelles, dit M. de Foissac.

– Peut-être ! ajouta Gaston. Mais,certainement cette audacieuse démarche n’aboutira à rien.

– Je ne partage pas votre opinion, repritM. de la Brunerie ; cet homme est un être réellementincompréhensible ; je lui ai vu accomplir des chosesextraordinaires ; j’ai la conviction que s’il n’est paspoignardé au premier mot qu’il prononcera, il parviendra, je nesais comment, à dominer ces brutes, à les convaincre et à obtenirla liberté de ma fille.

– Allons donc ! fitM. de Foissac, en haussant les épaules, ce que vous ditesest impossible, mon cher cousin ; Delgrès est un homme troprusé pour se laisser jouer ainsi ; d’ailleurs, il se garderabien de laisser échapper un si précieux otage.

Cette conversation avait lieu dansl’appartement particulier de M. de la Brunerie ; leplanteur avait séparé sa maison en deux parties, dont l’une étaitoccupée par le général en chef de l’armée française et sonétat-major ; il avait réservé la seconde pour lui et safamille.

En ce moment, la porte s’ouvrit et undomestique annonça le général en chef.

Le général Richepance entra ; son frontétait soucieux.

– J’ai l’honneur de vous saluer, messieurs,dit-il du ton le plus amical ; pardonnez-moi de me venir ainsijeter à la traverse de votre conversation ; mais, d’honneur,je ne pouvais y tenir davantage ; mon inquiétude est extrême,je viens à l’instant même de la tranchée.

– Eh bien ! général ? s’écrièrentles trois hommes d’une seule voix.

– Eh bien ! messieurs, jusqu’à présent dumoins, les rebelles semblent respecter le drapeauparlementaire ; c’est à n’y pas croire ! Ce vieuxChasseur est l’homme le plus étrange que j’ai jamais vu.

– Je disais précisément cela, il n’y a qu’uninstant, à ces messieurs, général, répondît M. de laBrunerie. Ainsi le Chasseur a mis son projet à exécution ?

– Certainement ! l’avez-vous jamais vuhésiter, monsieur ? Au lever du soleil, ainsi qu’il nousl’avait dit hier au soir, il s’est présenté hardiment au pied desglacis, un drapeau blanc à la main, et suivi pour toute escorte desix chiens ratiers et d’un trompette ; ce serait à pouffer derire si l’affaire n’était pas si grave !

– Et les rebelles l’ont reçu ?

– Parfaitement, selon les règles de la guerreque, contrairement à leurs habitude, en cette circonstance, ils ontstrictement observées ; depuis, plus rien ; le vieuxChasseur est toujours dans le fort. Je vous avoue, messieurs, queje ne comprends plus un mot à ce qui se passe.

– Les rebelles auront sans doute retenu cepauvre homme prisonnier, général, dit M. de Foissac.

– Non pas, monsieur ; le drapeauparlementaire est arboré sur le fort, les sentinelles noirescausent amicalement avec les nôtres. Que diable notre ami peut-ilfaire dans ce traquenard ?

– Il est plus de neuf heures, dit Gaston deFoissac en consultant sa montre.

– Ce qui signifie que depuis plus de troisheures notre homme est là ; je n’y comprends plus rien dutout.

– Ni moi non plus dit M. de laBrunerie ; mais je suis convaincu qu’il me ramènera mafille.

– Dieu le veuille ! s’écria le généralavec un soupir étouffé. Je ne sais plus que penser.

En effet, l’inquiétude du général était sigrande, qu’il lui était impossible de demeurer une seconde enplace ; il allait et venait à travers le salon, avec uneagitation qui avait quelque chose de fébrile.

– Êtes-vous bien assuré de la fidélité de cethomme, mon général ? demanda Gaston.

– Lui ! s’écrièrent à la fois le généralet le planteur avec stupéfaction.

– Je vous demande pardon de vous adressercette question, qui semble si fort vous surprendre, général, repritle jeune homme, mais, pour ma part, je confesse que j’ignorecomplètement qui est ce singulier personnage dont le nom, ou plutôtla profession, se trouve dans toutes les bouches, et dont chacunparle avec enthousiasme à la Basse-Terre.

– Vous pouvez ajouter dans toute l’île, moncher Gaston, répondit le planteur, et vous ne vous tromperezpas.

– Vous savez, messieurs, reprit le jeunehomme, que depuis quelques jours seulement je suis de retour à laGuadeloupe, et que, par conséquent, il n’y a rien d’étonnant à ceque je ne connaisse pas le Chasseur de rats.

– Cet homme, dit le général, est lapersonnification la plus complète que j’aie rencontrée jusqu’à cejour, du désintéressement, de la bravoure et du dévouement.

– Voilà, général, un éloge qui, dans votrebouche surtout, est bien beau, répondit Gaston.

– Il n’est que juste, monsieur ; jamaison n’appréciera comme il mérite de l’être, ce noble et grandcaractère.

– Allons, tranchons le mot : c’est unhéros ! fît le jeune homme avec une légère teinted’ironie.

– Non, monsieur, répondit un peu sèchement legénéral ; c’est un homme, un homme dans toute l’acception laplus étendue du mot, avec toutes les vertus et peut-être tous lesvices de l’espèce.

– Oh ! oh ! reprit en souriantGaston, nous tombons, général.

– Ne vous y trompez pas, monsieur, répondît legénéral, nous nous relevons au contraire.

– Je ne comprends plus, général.

– Ce que je vous ai dit est pourtant biensimple, monsieur. Que sont en général les hommes auxquels on donnele nom de héros ? Des hommes qui poussent à un degréextraordinaire une vertu ou un talent quelconque, et qui cependantpour le reste se trouvent souvent placés au-dessous duvulgaire ; le génie n’implique pas le bon sens ; on peutêtre un conquérant fameux et un très mauvais législateur, ou ungrand poète et un exécrable politique ; de même on peut faireles inventions les plus sublimes et dans la vie privée de tous lesjours n’être qu’un niais, presque un imbécile ; je n’enfinirais pas, je préfère m’arrêter. Un héros ne l’est le plussouvent que par un point unique, sublime à la vérité ; maisseul et sans contrepoids pour toutes les autres fonctions del’intelligence humaine ; au lieu que les organisationspuissantes, qui ressemblent à celle de cet humble chasseur dontnous parlons, sont complètes ; elles résument en ellesl’humanité tout entière dans ses défaillances. Que répondrez-vous àcela, monsieur ?

Les trois hommes échangèrent un regard, et ilss’inclinèrent sans répondre, l’argument leur semblaitirréfutable.

– Mais, reprit le général, nous nouséloignons, il me semble, de notre sujet, qui est la délivrance deMlle de la Brunerie. Pardonnez-moi, messieursde m’être laissé emporter ainsi ; oh ! je vous en donnema parole, si notre brave Chasseur a échoué dans sa généreuse ettéméraire entreprise, dussé-je ne pas laisser pierre sur pierre dufort Saint-Charles, il sera cruellement vengé, ainsi que lamalheureuse et innocente jeune fille à laquelle nous nousintéressons tous si vivement.

En ce moment, un grand bruit, mêlé de cris dejoie et d’acclamations répétées, se fit entendre sur le coursNolivos.

La porte s’ouvrit et un aide de camp dugénéral Richepance parut.

– Que se passe-t-il donc, capitaine ?demanda vivement le général.

– Mon général, voici le Chasseur derats ; il est de retour, il me suit, dans une seconde il seraici.

– Il est seul ? s’écria le général avecanxiété.

– Non, mon général ;Mlle de la Brunerie l’accompagne.

– Ah ! je le savais !… fitRichepance avec émotion. Oh ! oui, c’est un homme !

Au même instant le Chasseur parut.

Renée de la Brunerie se tenait près de lui,calme et souriante ; un peu en arrière, modeste et timide, onapercevait la charmante Claircine.

Les assistants poussèrent un cri de joie ets’élancèrent au-devant de la jeune fille, que déjà son pèrepressait sur son cœur.

– Général, dit le vieux Chasseur de cet airtranquille qu’il savait si bien affecter dans certainescirconstances, me voici de retour. Voulez-vous me permettre de vousfaire mon rapport ?

– Je veux, avant tout, répondit le généralavec un sourire épanoui, que vous me fassiez l’honneur, de medonner votre main, mon vieil ami.

– Oh ! avec bien de la joie, mon général,répondit le vieillard avec émotion, et vrai ! je crois avoirmérité que vous me traitiez avec cette bienveillance.

Et il pressa chaleureusement dans la sienne lamain que lui tendait le général.

Chapitre 8Comment Renée de la Brunerie se trouve à l’improviste dans unesituation embarrassante

Il est impossible de s’imaginer l’émotion etla joie causées à la Basse-Terre par l’arrivée imprévue et siardemment désirée de Mlle Renée de la Brunerie.

À la nouvelle de ce retour qui se répanditdans toute la ville avec la rapidité d’une traînée de poudre,l’enthousiasme de la population fut si vif qu’il atteignit presquejusqu’au délire.

Plus on avait craint pour la jeune fille, pluson fut heureux de la revoir.

Les planteurs chez lesquels, à cause desterribles représailles dont ils avaient été les victimes aucommencement de l’insurrection, la haine instinctive qu’ilsportaient à la race noire étouffait toute impartialité et toussentiments généreux, ne comprenaient rien à la conduite noble etdésintéressée du commandant Delgrès, qu’ils affectaient deconfondre avec les monstres, et auquel ils refusaient presquel’apparence humaine pour en faire une bête fauve ; ne pouvantnier un fait dont l’évidence les aurait écrasés, ils luicherchaient des motifs intéressés ; s’ils l’avaient osé, ilsauraient été jusqu’à attribuer cette clémence, incompréhensiblepour eux, à une faiblesse de Mlle de laBrunerie.

Heureusement pour celle-ci, sa réputation depureté était si bien établie que le serpent qui aurait essayé d’ymordre s’y serait brisé les dents ; les envieux et lescalomniateurs y auraient perdu leur venin ; les ennemis deDelgrès furent contraints, bien à contrecœur, d’avouer leurimpuissance et de reconnaître tacitement sa générosité.

Entre toutes les personnes charmées du retourde Mlle de la Brunerie, nous citerons, enpremière ligne le général Richepance.

En effet, depuis le jour où le corpsexpéditionnaire français avait débarqué à la Pointe-à-Pitre, legénéral en chef n’avait eu qu’une seule fois l’occasion de voir etd’entretenir la jeune fille, et encore n’avait-il pu en profiterque par hasard, devant cinq cents personnes, au milieu d’unbanquet, sous le feu des regards curieux de la foule incessammentfixés sur lui ; il brûlait du désir de causer sans témoinsincommodes avec la jeune fille ; de lui dire combien ill’aimait, et pour se concerter avec elle sur la marche qu’il devaitsuivre pour demander sa main à son père, et prendre hautementdevant tous, le titre de son fiancé.

En la voyant revenir, après avoir simiraculeusement échappé aux serres de Delgrès, un rayon de bonheurinonda le cœur du général ; il espéra que, vivant sous le mêmetoit, côte à côte avec elle dont un étage seul le séparerait, cetteoccasion que depuis si longtemps il attendait, se présenteraitenfin.

Grande fut sa désillusion, profonde sadouleur, lorsque, après les premiers épanchements et les premiersmoments donnés tout au bonheur d’être enfin réunie à son père, ilentendit Mlle de la Brunerie, après avoirrapporté dans les plus minutieux détails et avec une impartialitécomplète, tout ce qui lui était arrivé depuis son enlèvement,témoigner le désir de retourner le plus promptement possible à laBrunerie ; et comme son père lui objectait doucement lesdangers qui la menaceraient encore dans cette habitation qui, unefois déjà l’avait si mal protégée, il la vit retirer de sa poitrinele sauf-conduit que le chef des révoltés lui avait donné, enajoutant d’une voix ferme que ce papier suffisait pour lui assurerune sécurité entière que nul ne s’aviserait de troubler.

Cependant le hasard ménagea au général plusqu’il n’osait espérer.

Deux heures plus tard, Richepance, ayantquelques renseignements peu importants à demander àM. de la Brunerie, monta à l’appartement du planteur, levalet, accoutumé à voir toutes les heures le général, et professantpour lui un profond respect, l’introduisit sans l’annoncer dans lesalon.

Renée de la Brunerie, à demi étendue sur unfauteuil à disque, un livre ouvert à la main, lisait, ou, pourmieux dire, se laissait doucement bercer par ses rêves, car lelivre était tombé sur ses genoux, et elle ne songeait pas à lerelever.

Claircine, assise près de la jeune fille, surun coussin, était occupée à bercer le plus jeune de ses enfants, enlui chantant d’un timbre à la fois doux, harmonieux etmélancolique, une de ces chansons créoles que les nourricesimprovisent presque toujours en les chantant.

Renée de la Brunerie écoutait rêveuse cesparoles mélodieuses qu’elle semblait elle-même répéter au fur et àmesure que la jeune créole les prononçait.

Souvenir d’enfance à peine effacéencore ; car c’était avec cette chanson que bien souvent sanourrice l’avait bercée et endormie.

En apercevant le général, la jeune mulâtressese tut subitement et se leva honteuse et rougissante, en regardantla jeune fille à la dérobée.

Mais celle-ci, d’un geste imperceptible,l’engagea à reprendra sa place, et elle se rassit sur lecoussin.

Richepance salua les deux dames.

– Je suis aux regrets, mademoiselle, dit-il,en s’adressant à la jeune fille avec embarras, de me présenterainsi à l’improviste devant vous, sans avoir été annoncé par ledomestique placé dans l’antichambre.

– Pourquoi donc vous feriez-vous annoncer,général ? répondit Renée avec un sourire. N’êtes-vous pasnotre hôte, celui de mon père surtout, et en cette qualité, librede vous présenter lorsque cela vous plaît dans notre appartement.Je suis heureuse, croyez-le bien, de vous recevoir.

– Vous me comblez, mademoiselle ; jen’aurais jamais osé, soyez-en convaincue, paraître ainsi devantvous sans votre formelle autorisation.

– C’est sans doute à mon père que vous désirerparler, général ?

– Oui, mademoiselle ; quelquesrenseignements seulement à lui demander, pas autre chose.

– Mon père est sorti depuis une heure environ,général ; j’espère que son absence ne se prolongera pluslongtemps à présent ; si rien ne vous presse en ce moment, etque cela ne vous ennuie pas trop de nous tenir compagnie, à madameet à moi, veuillez, je vous prie, vous asseoir sur ce fauteuil quiest là près de vous ; je vous le répète, votre supplice nesera pas de longue durée, car mon père ne tardera pas sans doute àrentrer, je suis même surprise qu’il ne soit pas encore ici.

Le général s’empressa de prendre le siège quilui était si gracieusement offert.

– Je vous obéis avec plaisir, mademoiselle,répondit-il en s’asseyant ; mais je serais désespéré de voustroubler ; soyez donc assez bonne pour reprendre votrelecture, et ne pas plus vous occuper de moi que si je n’étais paslà.

– Oh ! non, général ! la punitionserait trop forte et pour vous et pour moi ; je préfère fermermon livre et causer avec vous, répondit-elle en riant.

– Je ne sais comment vous remercier de cettefaveur, mademoiselle. Depuis mon arrivée à la Guadeloupe, le hasardsemble s’obstiner à nous séparer, quoi que je fasse pour merapprocher de vous.

– C’est vrai, murmura-t-elle d’un airpensif.

– Depuis si longtemps je désire trouverl’occasion d’avoir avec vous, mademoiselle, un entretien quidécidera du bonheur de ma vie entière.

– Eh bien, général, reprit Renée, redevenuesubitement sérieuse, nous voici enfin en présence ; le hasard,qui, si longtemps, s’est plu à nous séparer, cette fois, nousréunit. Parlez, parlez sans crainte, cette jeune femme est mon amiedévouée, elle m’aime et je l’aime ; que sa présence ne vousempêche pas de vous expliquer.

– Puisque vous m’y autorisez d’une façon sicharmante, mademoiselle, je saisis avec empressement cette bienheureuse occasion, qui peut-être ne se présentera plus, pour vousdire seulement trois mots qui depuis bien longtemps brûlent meslèvres, sur lesquelles je suis forcé de les retenir : Je vousaime.

– Moi aussi, je vous aime, général, je vousl’ai avoué et je vous le répète dans toute la sincérité de moncœur ; je suis fière et heureuse de votre amour.

– Oh ! je sais que vous êtes un noble etvaillant cœur, que vous ne comprenez rien à cette pruderie coquetteet de mauvais aloi qui fait que souvent on s’obstine à fairemystère de ses sentiments.

– Je méprise par dessus tout les calculsfroids et égoïstes de la coquetterie, général. Mais, ajouta-t-elleavec un sourire enchanteur, ne nous engageons pas dans desdiscussions métaphysiques sans fin ; profitons des quelquesminutes qui nous sont si bénignement offertes par le hasard pourcauser sérieusement ; peut-être ne se représenteront-ellesplus d’ici à longtemps, profitons-en donc pour nous expliquer.

– Vous êtes le plus délicieux Mentor qui sepuisse voir, mademoiselle, dit Richepance en souriant.

– Ne faut-il pas que l’un de nous soit plusraisonnable que l’autre ? reprit Renée sur le même ton. Jesuis femme, c’est donc à moi à vous donner l’exemple, c’est monrôle, il me semble ?

– Parfaitement, mademoiselle ; aussi jevous obéis sans murmurer et je viens au fait franchement.

– C’est cela, général.

– M’autorisez-vous, mademoiselle, à faireofficiellement demander votre main à monsieur votre père, par moncollègue le général Gobert, mon ami et votre parent ? Vousvoyez que je vous parle net et que je vais droit au but.

– En vrai général républicain, s’écriaMlle de la Brunerie.

Mais redevenant subitement sérieuse :

– Je ne crois pas que le moment soit bienchoisi, ajouta-t-elle.

– Que me dites-vous là,mademoiselle ?

– La vérité, général. Écoutez-moi à votretour. Je veux et je dois, moi aussi, être franche avec vous.Connaissez-vous ce jeune homme qui se trouvait ici ce matin, lorsde mon arrivée, et qui se nomme Gaston de Foissac ?

– Certes, mademoiselle, c’est un charmantcavalier, un jeune homme très instruit, très intelligent et qui, cequi ne gâte rien, paraît plein de cœur.

– Allons, général, vous êtes généreux pourvotre rival, c’est très bien.

– Mon rival, M. Gaston de Foissac,mademoiselle ! s’écria Richepance avec étonnement.

– Lui-même.

– Fou que je suis de m’étonner ainsi !Tous ceux qui vous voient doivent vous aimer, mademoiselle ;un homme aussi distingué que l’est M. Gaston de Foissac nepouvait éviter ce malheur. C’est fatal, cela !

– Comment ! vous trouvez que c’est unmalheur de m’aimer, général ? dit-elle avec une fineironie.

– Mais oui, certainement, mademoiselle ;je plains lesmalheureux qui se sont laissés séduire par votreincomparable beauté ; ils aiment sans espoir ; douleur laplus cruelle que puisse éprouver un homme, et que le Dante n’a eugarde d’oublier dans son enfer. Comment ne les plaindrais-je pas,ces infortunés, puisque seul je possède votre cœur !

– C’est vrai, général, et mon cœur n’est pasde ceux qui se donnent deux fois. Cependant, bien que mon amoursoit à vous tout entier, à vous seul, M. Gaston de Foissac a,ou du moins croit avoir, des droits à ma main.

– Expliquez-vous, au nom du ciel,mademoiselle !

– En deux mots, général, voici l’histoire.J’ignore pour quels motifs mon père m’a, dès ma naissance, fiancéeà Gaston, le fils de M. de Foissac, notre parent.

– Je connais M. de Foissac, le père,mademoiselle ; mais permettez-moi de vous faire observer quecette manière de disposer de l’avenir, ou, pour mieux dire, dubonheur de la vie entière de deux enfants, est… inqualifiable.Pardonnez-moi ce que ce mot a de rude, mais je n’en trouve pasd’autre pour exprimer ma pensée.

– N’en cherchez pas, c’est inutile,général ; je partage complètement votre opinion. Gaston deFoissac, sa sœur Hélène et moi, nous avons été élevés ensemble.

– Une bien charmante jeune fille queMlle Hélène de Foissac.

– Le mot est trop faible, général ;Hélène est belle et bonne dans toute l’acception que comporte cemot. J’aimais beaucoup, mais beaucoup mon cousin.

– Ah ! fit le général en se mordant leslèvres.

– Mon Dieu, oui. Mais un jour, mon père eut lapensée de me révéler le projet d’union convenu entre lui et le pèrede Gaston. Alors, il arriva tout le contraire de ce que, sansdoute, mon père attendait de cette révélation : il faut quevous sachiez, général, que j’ai un affreux caractère.

– Oh ! mademoiselle !

– Hélas ! oui, général, continua Renéetoujours souriante ; je suis fille d’Ève ; vous savez lavieille histoire du fruit défendu ; dès qu’on m’ordonnad’aimer mon cousin, moi qui était parfaitement disposé à cela sansqu’il fût besoin de m’en rien dire, je le pris tout de suite engrippe ; bientôt je ne pus plus le souffrir, j’en arrivai mêmeà le haïr bel et bien et cela d’une telle force, que le pauvregarçon, qui naturellement n’y comprenait rien, en devint comme fou,et ne pouvant obtenir, malgré ses prières, aucun renseignement à cesujet, en désespoir de cause, il se résolut à quitter laGuadeloupe.

– Oui, mais il est revenu.

– Il a eu tort ; que me fait cela ?Lorsque j’ai refusé de subir cette union…

– Le mot est cruel, mademoiselle.

– Il est juste, puisque je ne l’aime pas.

Le général s’inclina sans répondre. Ce n’étaitpas à lui de défendre son rival ; il le comprit et se tintcoi.

Renée continua avec une certaineanimation :

– Lorsque je refusai de contracter cetteunion, reprit-elle en appuyant avec intention sur le mot, quim’était imposée par mon père et qui devait avoir lieu lorsquej’aurais accompli ma dix-huitième année, je n’étais encore qu’uneenfant ; j’ignorais mon cœur, je ne savais pas ce que l’onentendait par ce mot : aimer, que je trouve aujourd’hui sidoux à prononcer ; aujourd’hui, je suis femme et j’aime ;supposez-vous un seul instant que je consentirais à épouser cejeune homme que j’estime, à la vérité, à cause de ses grandes etbelles qualités mais qui, pour moi, ne sera jamais qu’unami ?

– Depuis votre retour d’Europe, mademoiselle,jamais M. de la Brunerie n’est revenu avec vous sur cesujet ?

– Jamais, général ; mais je prévois avecdouleur, car j’ai une profonde affection pour mon père, et lapensée de lui causer un chagrin me remplit de tristesse, je prévoisdis-je, que bientôt une nouvelle explication entre nous auralieu…

– Et alors ?

– Je refuserai ! dit-elle nettement.

– Non, mademoiselle, dit une voix affectueuseavec un accent de mélancolie inexplicable, vous ne causerez pascette immense douleur à votre père ; ce sera moi quirefuserai.

La jeune fille et le général se retournèrentavec surprise, presque avec épouvante.

Ils aperçurent Gaston de Foissac, immobile etrespectueusement incliné à deux pas d’eux.

Le Chasseur de rats, ses ratiers aux talonscomme toujours, se tenait, sombre et pensif, appuyé sur son fusil,derrière le jeune homme.

– Vous, ici, mon cousin ? s’écria lajeune fille avec embarras.

– Pardonnez-moi ma cousine, répondit le jeunehomme avec tristesse, une surprise involontaire ; nel’attribuez ni à un manque de convenance, ni surtout à unecuriosité coupable.

– Je me porte votre garant, monsieur, ditvivement le général en se levant et lui tendant la main.

– Je vous remercie, général ; et puisquej’ai été assez disgracié du sort pour que ma cousine ne pûtm’aimer, ajouta-t-il avec un pâle sourire, je suis heureux,croyez-le bien, que son choix soit tombé sur vous ; vous êtesdigne de posséder un cœur comme le sien.

– Mais, comment se fait-il, mon cousin ?…reprit Renée de la Brunerie.

– Que je suis ici, ma cousine ?interrompit doucement le jeune homme. !

– Oui, murmura-t-elle enrougissant.

– L’explication sera courte, ma cousine. Votrepère et le mien sont réunis en ce moment, causant, selon toutesprobabilités, de cette union qu’ils ont si malencontreusement rêvéepour nous, fit-il avec une feinte gaieté ; c’est, du moins, ceque mon père m’a laissé vaguement supposer. Alors, pardonnez-moi,ma cousine, j’ai voulu, moi aussi, obtenir enfin de vous uneexplication franche et qui me traçât définitivement la ligne deconduite qu’il me conviendrait de tenir à l’avenir.

– Mon cousin !

– Oui, je le sais, c’était bien présomptueuxde ma part, mais je vous aime, ma cousine, pardonnez-moi cet aveuqui, pour la première et la dernière fois, sortira de mes lèvres,je vous aime de toutes les forces de mon âme de toute la puissancede mon être ; j’ai fait les efforts les plus grands pourcombattre et pour vaincre mon amour, je n’ai pas pu yréussir ; mais cet amour n’est pas égoïste : je vous aimepour vous et non pas pour moi ; ce que je veux, avant tout,dussé-je en mourir, c’est que vous soyez heureuse, et, je le saismaintenant, vous ne pouvez l’être avec moi ; je me courbe sansmurmurer sous le coup de cette implacable fatalité. Hélas !nul ne peut commander à son cœur ; l’amour naît d’un mot, d’unregard, d’une sympathie inexplicable ; c’est une forcemystérieuse dont Dieu dispose d’après ses desseins. Mais je suis etje veux demeurer votre ami.

– Mon ami…

– L’amitié n’est plus l’amour, macousine ; l’amitié c’est le dévouement du cœur ; l’amour,au contraire, n’en est que l’égoïsme. Ma part est belle encore,puisque le dévouement me reste. Eh bien, je ne faillirai pas audevoir qui m’est imposé ; j’aurai le courage de refuser votremain.

– Monsieur ! s’écria le général avecélan, vous êtes, un noble cœur !

– Ne faut-il pas que je sois quelquechose ? répondit M. de Foissac avec amertume. Maisje reprends mon explication : J’allais entrer dans cettemaison, lorsque je rencontrai ce brave Chasseur ; je saiscombien il vous est attaché…

– Permettez-moi de terminer pour vous,M. de Foissac, interrompit alors le Chasseur de rats, enfaisant un pas en avant. Je savais tout, moi, pour qui lesmurailles n’ont plus de secrets, j’avais aussi bien deviné ce quise passait chez M. de Foissac, votre père, que jepressentais ce qui devait se passer chez M. de laBrunerie. Que voulez-vous ? je suis un vieux chasseur, moi,ainsi que vous l’avez dit ; j’aime me mettre à l’affût,ajouta-t-il avec bonhomie ; en vous apercevant, je compris survotre visage à peu près ce que vous veniez faire ici ; le casme sembla grave ; je vous accompagnai, un peu malgré vous,convenez-en ?

– Je l’avoue, murmura le jeune homme.

– Arrivés dans l’antichambre, non seulementj’empêchai le domestique de vous annoncer, mais encore je lerenvoyai sans cérémonie ; j’avais mon plan. Cette explicationfort difficile entre Mlle de la Brunerie etvous, fort délicate même, je vous jugeai assez noble de cœur pourtenter sur vous une de ces épreuves terribles qui décident à jamaisdu sort d’un homme ; je voulus éviter cette explication,impossible entre votre cousine et vous, en vous la faisant écoutersans l’interrompre, et vous la faire entendre plus franche et plusexplicite que vous n’auriez pu l’obtenir directement d’elle ;je vous retins presque de force et je vous fis ainsi assister,presque malgré vous, à la conversation si intime du général et deMlle de la Brunerie. Il y a peu de personnesau monde avec lesquelles j’aurais risqué employer un semblablemoyen, mais avec des âmes loyales, je savais ce que je faisais,j’étais d’avance certain de la réussite. Maintenant, m’envoulez-vous, monsieur, de m’être conduit ainsi enversvous ?

– Non, quoique j’ai bien souffert, répondît lejeune homme avec cœur. Vous êtes un terrible chirurgien, monsieur,votre scalpel impitoyable s’enfonce sans pitié dans la chair viveet fouille les plaies les plus douloureuses sans que la main voustremble jamais.

– Certaines douleurs, et la vôtre est dunombre, monsieur, doivent être traitées ainsi ; c’est entranchant dans le vif, sans fausse pitié, que plus tard la curepeut avoir quelques chances de succès.

– Je ne me plains pas, Monsieur, au contraire,je vous remercie encore, bien que je croie peu à la cure que voustentez aujourd’hui sur moi. Mais brisons là. Pardonnez-moi, macousine, et permettez-moi de prendre, congé de vous.

– Pourquoi nous quitter ainsi, Gaston ?Demeurez, je vous prie, quelques instants encore.

– Non, ma cousine, excusez-moi ; d’uninstant à l’autre, votre père peut rentrer, mieux vaut qu’il ne merencontre pas ici.

– Monsieur de Foissac a raison, dit froidementle Chasseur de rats. D’ailleurs, à quoi bon lui infliger, comme àplaisir, une torture cruelle ? Un honnête homme peut avoirl’héroïsme de renoncer à la femme qu’il aime mais il ne sauraitsans souffrir horriblement, la voir heureuse auprès de sonrival.

Le général et Renée de la Brunerie échangèrentun long regard.

Tous deux avaient compris la dure leçon queleur avait donnée le Chasseur avec sa rude franchise ordinaire, etque rien n’était assez puissant pour lui faire, non pas modifier,mais simplement adoucir.

Le général se leva et s’approchant vivement dujeune homme toujours immobile au milieu du salon :

– Monsieur de Foissac, lui dit-il, moi aussije me préparais à prendre congé de Mlle de laBrunerie ; me permettez-vous de vous accompagner ?

– Je suis à vos ordres, général, répondit lejeune homme qui se méprit sans doute aux paroles de son heureuxrival, et dont un trait de flamme traversa le regard.

Renée de la Brunerie se leva alors ; ellefit quelques pas au-devant de son cousin, et lui tendant lamain :

– Gaston, lui dit-elle avec son plus séduisantsourire, prenez ma main, soyons amis.

Un frisson parcourut tout le corps du jeunehomme ; son visage devint pâle comme un suaire, mais seremettant aussitôt :

– Oui, Renée ; oui, répondit-il aveceffort, je suis votre ami, je le serai… jusqu’à la mort.

Il serra la main que lui tendait la jeunefille.

Une sueur froide coulait en nombreusesgouttelettes à ses tempes, mais il avait la force de dissimulertoute émotion, et il demeurait, en apparence, calme etsouriant.

– Adieu, ma cousine dit-il.

– Au revoir, mon bon, mon cher Gaston,répondit Renée émue malgré elle de tant de stoïcisme.

– Général, je vous suis, repritM. de Foissac.

– Je suis à vos ordres, monsieur.

Le général Richepance salua la jeune fille,puis il quitta le salon accompagné par M. de Foissac.

Le Chasseur regarda, d’un air pensif,s’éloigner les deux hommes.

– Voilà deux belles et puissantes natures,murmura-t-il ; ces deux hommes me réconcilieraient presqueavec l’humanité… si cela était possible…

– Bah ! ajouta-t-il après un instant avecun dédaigneux haussement d’épaules, à quoi bon songer àcela ?… Ils sont comme tous les autres, moins mauvais,peut-être !… mais ils ont, eux aussi, un serpent imperceptiblequi leur ronge le cœur !

Renée de la Brunerie, brisée par tantd’émotions, s’était laissé retomber avec accablement sur sonfauteuil en cachant son visage dans ses mains.

Elle sanglotait tout bas.

Son vieil ami s’approcha lentementd’elle ; il la considéra un instant avec une fixitéétrange.

– Vous pleurez, Renée, lui dit-il enfin.Pourquoi pleurez-vous, enfant ?

La jeune fille tressaillit au son de cettevoix, elle essuya vivement ses larmes, et se tournant vers leChasseur de rats :

– Vous vous trompez, mon ami, luirépondit-elle d’une voix éteinte.

– Non, je ne me trompe pas, chèreenfant ; j’ai vu des perles humides trembloter à l’extrémité,de vos cils, et tenez, en voici encore une que vous n’avez puretenir et qui trace son sillon sur vos joues.

– Eh bien ! oui, mon ami, je pleure,répondit-elle d’un air de pitié, mais je ne sais pourquoi, sansraison.

– Comme pleurent les jeunes filles, enfin,reprit le vieillard de son air railleur.

– Oui, je me sens nerveuse, je ne sais ce quej’éprouve.

– Je le sais, moi, mon enfant ; essuyezvos larmes, il ne faut pas que votre père les voie ; composezvotre visage ; riez, ou, du moins, feignez de rire.

– Vous êtes cruel, mon ami.

– Non, je suis vrai. Ah ! ajouta à partlui le vieux philosophe, qui jamais connaîtra le cœur des femmes etqui pourrait en ce moment dire avec certitude pour lequel des deuxhommes qui sortent d’ici coulent ces larmes brûlantes ?Celle-ci est bonne entre toutes, et pourtant elle n’oserait sonderà présent les replis secrets de son cœur ; elle craindraittrop d’y découvrir ce qu’elle redoute de s’avouer à elle-même.

– Que murmurez-vous là entre vos dents ?demanda subitement Mlle de la Brunerie enlançant au vieux Chasseur un regard chargé de méfiance.

– Moi ? répondit-il avec une feintebonhomie, n’y faites pas attention, chère enfant ; c’est unemauvaise habitude de solitaire et de vieillard ; je me parle àmoi-même.

– Mais enfin, que dites-vous ?

– Rien qui vous puisse intéresser, je vousjure ; mais permettez-moi de vous donner un conseil.

– Parlez, mon ami.

– Lorsque, dans un instant, votre pèrerentrera, feignez d’ignorer pour quel motif il est sorti ;gardez-vous surtout de lui parler de la visite du général, ni decelle de votre cousin.

– Mais, cependant, mon ami, si le valet del’antichambre lui apprend que le général est venu ?

– Votre père n’a pas l’habitude d’interrogerses domestiques, cependant comme, à là rigueur, il pourraitdemander s’il est venu des visites en son absence et savoir que legénéral est entré ici, vous lui répondrez que c’est à lui que legénéral voulait parler et qu’il s’est retiré dès que vous lui avezeu dit que votre père était absent.

– Je le ferai, oui, mon ami.

– Si, ce qui est presque certain, votre pèreentame avec vous l’explication que, jusqu’à présent, il a reculée,mais qui est imminente, ne paraissez pas fuir cetteexplication : soyez franche, loyale, comme toujours ; necraignez pas de lui faire connaître l’état de votre cœur ;n’hésitez pas à lui révéler le nom de celui que vous aimez, maissur toutes choses, évitez d’irriter votre père par un refus positifde lui obéir.

– Comment, mon ami, vous vouliez ?

– Je veux seulement, comprenez-moi bien, chèreenfant, que vous demandiez quelques jours pour réfléchir ; cerépit, si court qu’il soit, permettra à votre cousin de tenir lapromesse qu’il vous a si généreusement faite.

– Mais, si, cependant, mon ami, malgré lerefus de mon cousin, mon père s’obstine dans sa résolution ?Vous connaissez son opiniâtreté.

– Alors, mais seulement alors, mon enfant,j’interviendrai, moi, reprit-il, d’une voix dont le timbre clair etsec la fît tressaillir, et, je vous le jure, votre père m’accorderace que je lui demanderai ; jusque-là promettez-moi dem’obéir ; je ne vous ai jamais trompée, n’est-ce pas, ma chèreRenée ?

– Oh ! non, mon ami ! Aussi, je vousle promets, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez de faire.

– Bien, enfant, vous serez heureuse !… Àbientôt. La jeune fille lui présenta son front, sur lequel il mitun baiser paternel, et il sortit de ce pas tranquille et cadencéqui lui était habituel.

– Il y a des instants où il m’épouvante, etpourtant il m’aime, je le sais, je le sens ; murmura Renée ensuivant machinalement le Chasseur du regard.

Chapitre 9Ce qui se passe entre le général Richepance et Gaston deFoissac

Les nouvelles que l’on recevait del’insurrection devenaient chaque jour de plus en plus graves.

Le général en chef avait appris que lecapitaine Ignace, échappé, on ne savait comment, du fortSaint-Charles à la tête d’une nombreuse colonne, s’était jeté dansle Matouba, où il s’était solidement établi, et, de la, dominaittout l’intérieur de l’île et envoyait des détachements jusqu’à laGrande-Terre.

Tous les ateliers avaient été successivementabandonnés par les noirs, qui s’étaient, pour la plupart, réunisaux révoltés et avaient été grossir leurs rangs ; plusieurspetits détachements français surpris à l’improviste par lesrebelles avaient été enlevés ou taillés en pièces.

L’intérieur de l’île était en feu, lesplantations brûlaient toutes. C’était la guerre – une guerre deraces – avec toutes ses horreurs.

La terreur était partout.

L’île de la Guadeloupe n’était plus qu’unimmense brasier ; seules, les villes offraient encore unrefuge précaire aux colons épouvantés.

Il fallait frapper un grand coup et, n’importeà quel prix, abattre la rébellion.

Le siège du fort Saint-Charles était pousséavec une extrême vigueur.

Le général en chef voulait absolument délogerles révoltés de la redoutable position qu’ils occupaient ; lescontraindre à se réfugier dans les mornes et délivrer ainsi laville de la Basse-Terre du voisinage redoutable des noirs et del’appréhension continuelle dans laquelle vivaient les habitants,qui, tant que la forteresse demeurait aux mains des insurgés,craignaient que Delgrès ne mit à exécution la menace qu’il leuravait faite de bombarder la ville.

Enlever le fort Saint-Charles, c’était priverles révoltés d’une base d’opérations solide et les contraindre àune guerre de partisans dans laquelle ils ne pouvaient tarder àsuccomber, aussi tous les efforts de l’armée françaisetendaient-ils à obtenir le plus promptement possible ce résultat siimportant pour le succès des opérations militaires qui devaientterminer brillamment la guerre civile.

Ainsi que nous l’avons dit, on se battit sansdiscontinuer.

Depuis le 24 jusqu’au 30 floréal, le corpsd’observation avait constamment été aux prises avec les révoltésqui tenaient la campagne et ceux-ci avaient constamment étérepoussés.

Les sorties du fort pour combler les tranchéesn’avaient pas été moins fréquentes ni moins meurtrières pour lagarnison.

Enfin, le 1er prairial, quatrebatteries furent établies avec des difficultés extrêmes et mises enétat de battre en brèche.

On les fit jouer toutes à la fois ;l’effet qu’elles produisirent fut terrible.

Plusieurs mortiers qui lançaient des bombesachevèrent d’écraser le fort.

Malgré tous leurs efforts, les noirs furentd’abord contraints à diminuer leur feu et bientôt de l’éteindretout à fait, à l’exception de deux pièces que les artilleursfrançais ne parvinrent pas à démonter et qui tiraientcontinuellement sur la ville, dans laquelle elles répandaient uneindicible épouvante.

Le général Sériziat, dans le but de resserrerencore le fort de plus près et de balayer en même temps toutes lesbandes insurgées qui se montraient de plus en plus nombreuses surles routes, avait ordonné au général Pelage de se transporter enpersonne sur l’habitation Armand ; de prendre avec lui toutesles troupes réunies aux Palmistes, composées de la 15edemi-brigade tout entière et des grenadiers et des chasseurs de laRéunion ; puis de descendre sur deux colonnes et de setransporter en masse sur l’habitation de l’Hôpital qui devait êtreoccupée de force.

Le général Pelage exécuta ce mouvement avecbeaucoup de vigueur ; il prit position ainsi qu’il en avaitreçu l’ordre ; puis, afin d’établir solidement sescommunications, il fit longer la rive gauche du Galion par deuxcompagnies de la 60e demi-brigade, qui descendirent cetorrent jusqu’à la hauteur du passage Jésus-Maria où elless’établirent militairement sous une grêle de balles, et semaintinrent malgré les efforts désespérés des insurgés pour lesdéloger.

Ce premier et double succès obtenu, les deuxcompagnies opérèrent leur jonction au passage Jésus-Maria,balayèrent par une charge vigoureuse les tirailleurs quiincommodaient les batteries de l’Isle et les rejetèrent auloin ; puis, sans prendre à peine le temps de respirer, guidéspar leur valeureux chef, les Français s’élancèrent à la baïonnettesur le poste de Bisdary, occupé par les noirs.

Deux fois repoussés, deux fois ils revinrentavec une nouvelle ardeur, franchirent les retranchements sur desmonceaux de cadavres et, finalement, réussirent à rester maîtres decette forte position dont ils chassèrent les défenseurs l’épée dansles reins.

Le succès de cette opération difficile, permitau général Pelage d’étendre sa gauche et de demeurer définitivementen possession des passages principaux qui conduisaient au fort etpar lesquels les révoltés communiquaient avec l’intérieur de l’île,et recevaient des renforts que leur envoyaient incessamment leursadhérents des mornes.

C’était de ce côté que le capitaine Ignace,trois jours auparavant, avait opéré sa retraite sans avoir même étéaperçu et s’était retiré au Matouba.

En quelques jours, les révoltés furent enfinrejetés définitivement loin de la Basse-Terre, et le fortSaint-Charles demeura seul en leur pouvoir.

Nous ferons, remarquer un fait qui eut plustard de très graves conséquences et contribua beaucoup à éteindrela révolte. Dans les derniers combats qui furent livrés par lecorps d’observation, les nègres insurgés furent extrêmement étonnésde voir leurs anciens camarades, des noirs comme eux, incorporésaux bataillons français, les attaquer et les combattre comme si detous temps ils avaient été leurs plus cruels ennemis.

Les révoltés se crurent trahis ; ladémoralisation commença à se mettre dans leurs rangs et amena unehésitation, dans leurs mouvements, dont les Français surenthabilement profiter en toutes circonstances.

Cette vue de leurs compagnons combattantcontre eux et devenus leurs ennemis, fit complètement perdre auxinsurgés l’espoir de réussir à chasser les Français de l’île et àse rendre indépendants, espérance que, ainsi que nous l’avonsexpliqué plus haut, ils avaient conçue et qui avait été, enréalité, la seule cause de leur formidable levée deboucliers ; cette idée, toute absurde qu’elle parût enprincipe aux blancs, ne manquait pas cependant d’une certainevraisemblance de logique lorsque ces malheureux n’avaient àcombattre que les Français qui, décimés par le climat et lesmaladies terribles qu’il engendre parmi les Européens, voyaientleur nombre diminuer tous les jours, et ne pouvaient, ainsi que lesupposaient les noirs, vu leur faiblesse numérique, conserverl’espoir de les réduire.

Les insurgés découragés commencèrent à seréfugier dans les bois et les mornes.

Ils sentaient que tout croulait sous leurspieds, que leur entreprise avorterait misérablement et qu’ils netarderaient pas à être réduits au rôle précaire de nègres marrons,c’est-à-dire de simples brigands.

Exaspérés par l’insuccès, ils ne gardaientplus aucune mesure ; des faits de violence atroces signalaientleur retraite ; la route qu’ils suivaient était littéralementsemée de cadavres de blancs et de plantations ravagées, brûlantcomme de sinistres phares pour éclairer la fuite précipitée de ceshommes qui, ne pouvant plus conquérir la liberté, se livraient à lavengeance.

Tels étaient les résultats obtenus par l’arméefrançaise au 1er prairial an X.

Ce fut deux jours plus tard queMlle Renée de la Brunerie, rendue à la liberté parle commandant Delgrès, avait été ramenée à la Basse-Terre par leChasseur de rats, acclamée sur sa route par la foule qui saluaitson retour avec enthousiasme.

Le général Richepance et M. Gaston deFoissac avaient quitté de compagnie le salon deMlle de la Brunerie, arrivé sur le palier del’appartement qu’il occupait au premier étage dans la maison duplanteur, le général se préparait à prendre poliment congé de soncompagnon, lorsque celui-ci l’arrêta en lui disant avec la plusextrême courtoisie :

– Serai-je assez heureux, général, pour quevous daigniez m’accorder quelques minutes ?

– Vous désirez me parler, monsieur ?répondit le général en réprimant un mouvement de surprise.

– Si vous me le permettez, oui, général. Mais,rassurez-vous, ajouta-t-il avec son sourire triste et sympathique,je n’abuserai, ni de vos précieux instants, ni de votrepatience.

– Je suis à vos ordres, monsieur. Uneconversation avec un homme de votre valeur ne saurait être que fortintéressante ; je vous remercie de me procurer cettesatisfaction, répondit le général d’un ton de bonne humeur.Veuillez me suivre.

Le jeune homme passa devant son hôte etpénétra avec lui dans son appartement.

Le général traversa, sans s’y arrêter deux outrois pièces où se trouvaient des officiers de tous grades et danslesquelles des secrétaires, assis à des tables couvertes de papiersécrivaient ou compulsaient des registres. Il ouvrit une dernièreporte, et se tournant vers M. de Foissac, qui marchaitsur ses pas :

– Entrez, monsieur, lui dit-il.

Et s’adressant à un de ses aides decamp :

– Capitaine Pâris, ajouta-t-il, veillez, jevous prie, à ce que, à moins de motifs très sérieux, je ne sois pasdérangé.

– Vous serez obéi, général, réponditle capitaine.

La pièce dans laquelle le général Richepanceavait introduit M. de Foissac était son cabinetparticulier, l’arrangement en était significatif.

Cette pièce, très vaste et éclairée par troislarges et hautes fenêtres, n’était meublée que d’un grand bureau enbois de citronnier, couvert de papiers de toutes sortes, d’unpiédouche en palissandre placé en face du bureau entre deuxfenêtres et supportant une magnifique pendule en rocaille du rococole plus authentique.

Un fauteuil sur lequel s’asseyait le générallorsqu’il voulait écrire, un second fauteuil et quatre chaisescomplétaient l’ameublement plus que simple de ce cabinet ;mais ce qui lui imprimait un caractère particulier, était uneimmense carte de l’île de la Guadeloupe et de ses dépendances,longue de huit mètres sur autant de large, étendue à plat sur leparquet.

Cette carte, dressée avec un soin minutieux,indiquait jusqu’aux moindres sentiers, les ajoupas et les fourrésavec leur position exacte ; une foule de grosses épingles àtête rouge plantées çà et là dans la carte indiquaient lesdifférents points occupés par les troupes françaises ;d’autres épingles à tête noire, en nombre beaucoup plusconsidérable encore, servaient à désigner les positions défenduespar les insurgés et jusqu’aux plans des fortifications élevées dansles places principales ; cette carte était d’une exactituderigoureuse, rien n’avait été négligé ni oublié ; jusqu’auxplus minces ruisseaux s’y trouvaient, ainsi que la largeur et laprofondeur des gués et les sentes presque impraticables quiserpentaient capricieusement sur le flanc des mornes.

Le général passait souvent des heures entièrescouché sur cette carte et dictant à ses secrétaires des ordres queses aides de camp transmettaient aussitôt aux chefs de corps del’armée républicaine.

Après avoir refermé la porte du cabinet, legénéral indiqua de la main un siège à son visiteur, en prit un pourlui-même et s’inclinant avec un bon sourire :

– Me voici prêt à vous entendre, dit-il ;parlez monsieur, je vous écoute.

Gaston de Foissac semblait en proie à une viveémotion intérieure ; cependant, à l’invitation du général, ilfit un violent effort sur lui-même, épongea à deux ou troisreprises, avec son mouchoir, son front moite de sueur, ets’inclinant à son tour :

– Pardonnez-moi, général, dit-il d’une voixdans laquelle tremblait encore une légère émotion, l’étrangeté dela démarche que je tente en ce moment et plus encore, lasingularité des questions que je désire vous adresser, en vouspriant de daigner y répondre.

En parlant ainsi, il avait un accent bref,saccadé, qui, sans doute, provenait des efforts immenses qu’ilétait contraint de faire, pour renfermer en lui les sentiments quigrondaient sourdement dans son cœur.

– Monsieur, répondit le général toujours calmeet souriant, votre démarche n’a rien que de très ordinaire ;je serai toujours fort honoré de recevoir la visite d’une personnede votre intelligence et de votre nom. Quant aux questions que vousme désirez adresser, bien que je soupçonne un peu ce dont vousvoulez me parler et ce que vous comptez me demander, je suis prêt àvous répondre, n’ayant jamais eu, que je sache, rien dans ma vieque je ne puisse hautement avouer. Maintenant, parlez sanshésitation et avec une entière franchise ; croyez que je vousrépondrai de même.

– Je vous remercie de m’encourager ainsi,général ; je me hâte de profiter de votre bienveillance.

– À la bonne heure, monsieur ; je voisque nous comprenons. Je prête la plus sérieuse attention à vosparoles.

– Général, je ne chercherai pas à ruser avecVous ; je vois que vous avez compris dès le premier moment,que je désirais vous entretenir de Mlle Renée de laBrunerie.

– Cela n’était pas difficile à comprendre,monsieur. D’ailleurs, permettez-moi de vous répondre avec autant defranchise, je ne vois pas quel autre sujet plus intéressantpourrait être traité entre vous et moi, dont les positionsrespectives sont en ce moment si différentes.

– En effet, général ; c’est donc de cesujet seul que nous allons nous entretenir. Je ne vous dirai riende ma première jeunesse ni du projet formé, peut-être un peu à lalégère, entre le père de Mlle Renée et le mien, denous marier, alors que ni elle, ni moi, nous n’étions en état deprotester contre une semblable prétention ;Mlle Renée de la Brunerie vous a complètementédifié à cet égard ; je ne prétends faire valoir à vos yeux,aucun des prétendus droits que me donne l’engagement que voussavez, et dont, moi, tout le premier, je n’admets et ne puisreconnaître la valeur. Je me présente donc à vous, général, sansaucun titre réel à vos yeux qu’une connaissance antérieure et jevous demande franchement ceci, à vous mon rival, vous, homme loyal,sincère, habitué, par les exigences de ce dur métier de soldat quevous faites presque depuis votre enfance, à mûrement réfléchir, àpeser sérieusement vos actions, même les plus indifférentes, et àjuger plus sainement les choses ; croyez-vous que cet amour deMlle de la Brunerie pour vous soitsincère ?

– Monsieur !…

– Pardon, général, je n’ai pas terminéencore ; laissez-moi achever, je vous prie.

– Soit ! continuez donc, monsieur.

– Croyez-vous, dis-je, reprit le jeune hommed’une voix ferme et accentuée, que dans cette passion d’un jour,née d’un regard, d’un mot peut-être, depuis que vous êtes arrivé àla Guadeloupe, c’est à dire dix jours au plus, croyez-vous qu’iln’y ait pas une surprise, une espèce de fascinationincompréhensible ? Supposez-vous que cette passion, autant devotre part que de celle de Mlle de laBrunerie, elle-même, soit assez réelle, assez profonde, en un mot,pour fonder sur elle un avenir de bonheur, et que tous deux vous necédez pas à un entraînement qui peut amener de douloureusesconséquences, lorsque, plus tard, la désillusion sera venue ;que vous reconnaîtrez avec épouvante, que tous deux vous vous êtestrompés ; que ce que vous avez de bonne foi pris pour del’amour, n’était qu’un de ces fugitifs mirages moraux qui exercentpour un temps une puissance irrésistible sur notre être, pour nenous laisser, après quelques jours, que le regret tardif de nousêtre trompés ; et là où nous pensions trouver le bonheur,n’avoir résolument accompli qu’une double infortune ?

– Monsieur, répondit le général avec uneexpression de tristesse sympathique, ce que vous me dites me toucheprofondément ; j’apprécie, comme je le dois, le sentimentgénéreux qui vous anime en me parlant ainsi que vous lefaites ; malheureusement, après ce que vous achevez de medire, je me trouve placé par vous-même dans l’obligation terriblede vous causer une grande douleur.

– Parler général. Quoi que vous me disiez, jesuis préparé à l’entendre ; vous êtes homme d’honneur, vous nevoudriez pas me tromper, j’ai foi en vous.

– Merci, monsieur ; je saurai me montrerdigne de l’opinion que vous avez de moi ; tout ce que vousm’avez fait l’honneur de me dire serait de la logique la plusrigoureuse, si d’un seul mot je ne réduisais pas à néant votreraisonnement, d’ailleurs si sensé, si vrai et si profondémenthonnête et humain : Depuis près de trois ans, j’aimeMlle de la Brunerie et j’ai le bonheur d’enêtre aimé.

– Depuis trois ans ! s’écria le jeunehomme avec une surprise inexprimable, c’est impossible général.

– Je ne relèverai pas, monsieur, réponditRichepance avec calme, ce que votre incrédulité et la façon dontvous l’exprimez ont de blessant pour moi…

– Oh ! pardonnez-moi, général, jevoulais…

– Vous êtes tout excusé, monsieur, interrompitdoucement le général Richepance ; ma position vis-à-vis devous est extrêmement difficile ; nous aimons la même femme,elle me préfère, vous avez le désespoir au cœur…

– Hélas ! murmura le jeune homme.

– Je sympathise de toutes les forces de monâme à votre douleur ; Dieu m’est témoin que je ne voudrais pasl’augmenter ; malheureusement cet entretien que je ne désiraispas, que j’aurais, je vous l’avoue, évité de tout mon pouvoir, sicela m’eût été permis, c’est vous-même qui l’avez exigé.L’explication que vous me demandez doit donc être nette, claire etsurtout franche entre nous.

– C’est ce que je désire, général.

– Ainsi ferai-je, monsieur. Je dois, et j’ysuis obligé, essayer d’arracher de votre cœur le dernier rayond’espoir qui, malgré vous, à votre insu, y est resté. Cetteobligation pénible, je saurai la remplir ; j’aurai le tristecourage de vous rendre ce service terrible ; l’amour ne senourrit que d’espoir, on ne peut aimer seul ; l’espoir tué,l’amour meurt, c’est une des lois fatales de la nature. Je vous aidit que, depuis trois ans à peu près, j’aimeMlle de la Brunerie. J’ajouterai que c’esttout exprès pour me rapprocher d’elle et pouvoir demander sa main àson père que j’ai accepté, ou, pour mieux dire, sollicité dupremier consul le commandement du corps expéditionnaire destiné àopérer contre les révoltés de l’île de la Guadeloupe.Mlle de la Brunerie, pendant les trois annéesqu’elle passa dans le couvent du Sacré-Cœur à Paris, sortait chaquesemaine ; elle allait passer la journée du dimanche chezMme la comtesse de Brévannes, sa parente, àlaquelle son père l’avait recommandée ; j’avais l’honneurd’être reçu chez Mme de Brévannes ; cefut là que, pendant les trop courts loisirs que me laissait laguerre, j’eus l’honneur de voir Mlle de laBrunerie. Sans qu’un seul mot eût été prononcé à ce sujet entreMlle de la Brunerie et moi, je vous le juresur l’honneur, monsieur, je compris que j’étais aimé.

– Oh ! je vous crois, général, celadevait être ainsi !

– La veille du jour oùMlle de la Brunerie quitta Paris, j’osai, nonpas lui déclarer mon amour, mais seulement le lui laisserentrevoir ; elle lut dans mon cœur tout ce qu’il renfermait depassion vraie, de dévouement ; elle ne me repoussa pas, sanspourtant m’encourager à l’aimer ; elle partit. Vous savez lereste, monsieur ; c’est à vous maintenant à juger si vousdevez conserver l’espoir d’être aimé un jour.

– Je vous remercie de cette explication siloyale que je n’avais pas le droit de vous demander, général, etque vous m’avez si franchement donnée. Je connais le caractère dema cousine ; son cœur, elle l’a dit elle-même, et je sais quecela est vrai, ne se donne pas deux fois, je ne conserve aucunespoir, je tuerai cet amour en l’arrachant violemment de mon cœur,où il me tuera ; mais, quoi qu’il arrive, général, soyezconvaincu que je saurai rester digne d’elle, de vous et de moi.Voici ma main, général, serrez-la moi aussi franchement que je vousla tends ; c’est celle d’un ami.

– Bien, monsieur, voilà qui me charme, s’écriale général en lui pressant chaleureusement la main ; c’estparler et agir en homme. Maintenant, voulez-vous me permettre devous adresser une question à mon tour ?

– Parlez, général.

– Est-il une chose, quelle qu’elle soit, quidépende de moi seul et que je puisse faire pour vous ?

– Il en est une, oui, général.

– J’y souscris devance.

– Vous me le promettez ?

– Sur l’honneur.

– Eh bien, général, je désirerais…

– En ce moment on frappa à la porte ; lejeune homme fut contraint de s’arrêter.

– Entrez, dit le général.

La porte s’ouvrit, le capitaine Pâris, lepremier aide de camp du général en chef, parut.

– Que désirez-vous, mon cher Pâris ? luidemanda Richepance.

– Excusez-moi, mon général, répondit lecapitaine, le général Gobert vient d’arriver au quartier général entoute hâte ; il a, dit-il, à vous communiquer d’importantesnouvelles qui ne souffrent point de retard. Que faut-il faire,général ?

– Le faire entrer, capitaine. Vous permettez,n’est-ce pas, cher monsieur ? ajouta-t-il en se tournant versM. de Foissac avec un sourire amical.

– Faites, général, et même, si vous désirezêtre seul ? ajouta-t-il en se levant.

– Non pas, monsieur, c’est inutile ;restez, je vous en prie.

En ce moment le général Gobert pénétra dans lecabinet.

Le général Gobert, né à la Guadeloupe en 1769,avait à cette époque 33 ans. C’était un des plus beaux et des pluscomplets types créoles qui existassent alors ; grand, bienfait, l’œil noir et perçant, le front large, les traits énergiques,son visage respirait la franchise, la loyauté et la bonnehumeur ; il était adoré par les soldats et le méritait par sabonté d’abord, et ensuite par sa valeur à toute épreuve et sestalents hors ligne.

– Tu te fais donc invisible ? dit-il enriant, en tendant la main au général.

– Pas pour toi, toujours, répondit Richepancesur le même ton, puisque te voilà.

– C’est juste. Ah ! bonjour, mon cousin,ajouta-t-il en apercevant le jeune homme et s’avançant vivementvers lui ; je suis charmé de vous voir. Comment vousportez-vous. C’est donc vous qui accaparez le général ?

– Ma foi, oui, mon cousin, je l’avoue,répondit Gaston en lui rendant son salut.

– Ah ça ! vous êtes donc parents,messieurs ? reprit Richepance.

– Je le crois bien ! s’écria le généralGobert, nous sommes tous parents à la Guadeloupe. C’est commecela.

– Blancs et noirs ?

– Mauvais plaisant !… Mais je tepardonne, tu es Européen, toi ! fit-il avec un léger mouvementd’épaules.

– Mais, voyons, qu’est-ce que tu as de sipressé à m’annoncer ?

– Une nouvelle excessivement grave.

– Diable ! Assieds-toi d’abord.

Le général Gobert se laissa tomber sur unfauteuil.

– Parle maintenant, reprit Richepance. Est-cesérieux ?

– Très sérieux ; d’ailleurs, tu vas enjuger. Je viens d’être averti par mes espions que ce drôle d’Ignaces’est, il y a deux nuits, échappé je ne sais comment du fortSaint-Charles.

– Seul ?

– Non pas ; à la tête de huit centsnoirs.

– Allons donc ! tu rêves, mon ami, c’estmatériellement impossible.

– Malheureusement, je ne rêve pas ; manouvelle est rigoureusement exacte ; toute la campagne est enfeu ; Ignace brûle, pille et massacre tout sur sonpassage.

– Oh ! voilà une rude nouvelle, mon ami.Par quel côté s’est-il échappé ?

– Par la poterne du Galion ; il s’est ruécomme un démon à l’arme blanche, sur les grand’gardes de Sériziat,leur a passé sur le corps, a comblé les tranchées et a disparu avecles diables incarnés qui le suivaient.

– Tu es certain que ce n’est pas une sortie,et que ce drôle, après son coup de main, n’est pas rentré dans lefort ?

– Je te répète que j’en ai la preuve.

– Voilà qui est malheureux. Connaît-onexactement la direction qu’il a prise ?

– Non, car jusqu’à présent, il semble n’ensuivre aucune ; il dévaste, voilà tout.

– C’est bien assez ; il faut en finiravec cet homme.

– Je viens tout exprès pour m’entendre avectoi à ce sujet.

– Où se trouve-t-il en ce moment ?

– Aux environs des Trois-Rivières, à unendroit nommé, m’a-t-on dit, le Pacage.

– Bon ; attends un peu.

Le général se leva et alla s’étendre tout deson long sur l’immense carte dont nous avons, parlé.

Il examina, pendant quelques instants, lacarte avec la plus sérieuse attention, puis se tournant vers legénéral Gobert qui s’était agenouillé près de lui :

– Tiens, regarde ; il est là ! luidit-il.

– C’est cela même.

– La position est excellente, elle est surtouttrès intelligemment choisie…

– Pardieu ! Ignace est un affreux gredin,mais ce n’est pas un imbécile ; il sait la guerre.

– Cela se voit ; il est à cheval sur deuxroutes : celle qui mène à la Pointe-à-Pitre et celle quiconduit au Matouba. Maintenant, laquelle prendra-t-il ? voilàce qu’il est important pour nous de découvrir au plus vite.

– Je pense, dit alors le général Gobert, quele plan de ce drôle doit être celui-ci…

– Voyons.

– Marcher sur la Pointe-à-Pitre qu’il sait àpeu près dégarnie de soldats, en faisant une fausse démonstrationsur le Matouba pour nous donner le change, rallier sur son chemintoutes les bandes insurgées éparses dans les mornes ;s’emparer du passage de la Rivière-Salée, des forts Fleur-d’Epée,Brimbridge, Union, etc. ; se rendre, en un mot, maître de laGrande-Terre, y concentrer les forces des rebelles et reprendrevigoureusement l’offensive en nous contraignant, par des marches etdes contre-marches habiles dans un pays qu’il connaît parfaitement,à fatiguer nos troupes et à les disséminer dans toutes lesdirection ?

– Tandis que Delgrès, ajouta Richepance, serenfermera, lui, dans les mornes et fera un appel énergique auxnègres révoltés. Oui, tu as raison, ce plan doit être celui adoptépar Ignace et Delgrès, car il est logique et ils sont habiles, nousdevons en convenir ; ils jouent en ce moment leur fortune surun coup de dès ; s’ils réussissent, ils nous placent dans unesituation, sinon dangereuse, du moins très difficile. Il faut lescontrecarrer à tout prix. Veux-tu te charger de cetteaffaire ?

– C’est exprès pour cela que je suis venu tetrouver, cher ami.

– Tu as bien fait, dit le général en serelevant ; je préfère que ce soit toi ; au moins, je suissûr que l’expédition sera menée rondement ; le général Pelaget’accompagnera.

– J’allais te le demander, c’est un braveofficier que j’aime.

– Et moi aussi.

– Quels sont les ordres ?

– Je te donne carte blanche ; dans uneexpédition comme celle qu’il s’agit de faire, mon ami, tu doisprendre la responsabilité, ainsi que disent les médecins, et resterseul maître de tes actions, que des ordres supérieure, donnés deloin, pourraient contrarier et nuire ainsi au succès de tonentreprise ; tu connais l’homme auquel tu vas avoiraffaire ; c’est à toi à agir en conséquence, et surtout ;suivre sans hésiter tes inspirations, qui sont toujours bonnes.

– Merci. De combien d’hommes pourrai-jedisposer ?

– Douze cents. Est-ce assez ?

– Cela suffira. Quand dois-jepartir ?

– Quand tu voudras ; le plus tôt sera lemieux, oui de suite même, si tu veux : le temps presse.

– Tu as raison, avant une demi-heure je seraien route. Au revoir, ajouta-t-il en lui serrant la main.

– Au revoir, répondit Richepance ; bonneréussite ; frotte-moi rudement ces gens-là.

– Je tâcherai.

– Pardon, messieurs, dit alorsM. de Foissac qui, pendant toute cette conversation,avait cru devoir garder un silence modeste, un mot, s’il vousplaît ?

– Parlez, monsieur, lui répondit gracieusementRichepance.

– Lorsque mon cousin est entré, je vous priaisde me rendre un service, général.

– En effet, monsieur, et moi je vous répondaisque, quel que fût ce service, j’étais prêt à vous le rendre.

– Êtes-vous toujours dans les mêmesintentions, général ?

– Toujours, monsieur. Quedésirez-vous ?

– Je désire, général, être attaché jusqu’à lafin de la guerre à mon cousin, en qualité d’officier d’ordonnance,volontaire, bien entendu ; je n’ai d’autre prétention quecelle de me rendre utile.

Richepance lui lança un regard clair etperçant qui semblait vouloir découvrir sa pensée secrète jusqu’aufond de son cœur.

– Ne craignez rien, général, réponditM. de Foissac, avec un sourire mélancolique, monintention n’est aucunement celle que vous me supposez.

– Je le désire, monsieur. Je suis tenu par maparole ; si mon collègue y consent, c’est chose faite, et vousêtes dès ce moment attaché à son état-major.

– Certes, j’y consens. Ce cher cousin !s’écria le général Gobert en lui serrant gaiement la main, Je suisheureux de la préférence qu’il me donne ; c’est une affaireconvenue.

– Merci, messieurs, dit Gaston de Foissac ens’inclinant devant les deux généraux.

Chapitre 10Où Gaston de Foissac refuse la main de Renée de la Brunerie

Le général Gobert sortit avec son jeunecousin, et tous deux s’éloignèrent en causant.

Le digne officier était assez intrigué ;il ne comprenait rien à la singulière détermination de sonparent ; la façon surtout dont cette détermination avait étéprise, lui donnait fort à penser : il se creusait la tête pouressayer de découvrir quelles raisons cachées avaient pu la luifaire prendre si à l’improviste.

En effet, quels motifs sérieux pouvaientengager un jeune homme bien posé dans le monde, riche, indépendant,que l’expérience acquise pendant plusieurs années de voyages surl’ancien continent devait avoir depuis longtemps guéri despremières illusions de la jeunesse et surtout de l’ambition, laplus creuse de toutes les passions parce qu’elle trompe toujoursles désirs qu’elle excite ; quelles raisons assez puissantes,disons-nous, pouvaient engager un jeune homme dans cette positionexceptionnelle à renoncer à son indépendance, à abandonner ainsi,par un caprice inconcevable, la place enviée de tous qu’il occupaitdans la haute société de la colonie, où chacun l’aimait et leconsidérait, pour aller se mêler à une guerre sans merci et risquersa vie sans espoir d’un dédommagement quelconque, soit du côté del’orgueil, soit de celui de la fortune ?

Telles étaient les questions que le généralGobert s’adressait à part lui et auxquelles, bien entendu, il netrouvait aucune réponse satisfaisante, pas même celle d’un dépitamoureux ; le brave général, de même que les militaires decette époque, avait certaines théories de caserne qui n’admettaientaucun grand chagrin d’amour ; il posait en principe que,lorsqu’on était jeune, beau et riche, comme son cousin on nepouvait jamais en rencontrer de cruelles. Avait-il tort ?Avait-il raison ? C’est ce que nous ne nous permettrons pas dedécider de notre autorité privée.

Quoi qu’il en fût, malgré sa curiosité, legénéral Gobert était, avant tout, un homme du meilleur monde ;de plus, il aimait beaucoup son jeune parent, il ne voulut luiadresser aucune question indiscrète et essayer de pénétrer ainsidans des secrets qui n’étaient point les siens, préférant attendreque son cousin se décidât à lui faire de lui-même une confidencequ’il brûlait d’entendre, ce à quoi, dans sa pensée, Gaston deFoissac ne devait pas manquer un jour ou l’autre.

Après avoir pris rendez-vous pour une heureplus tard au Galion, les deux hommes se séparèrent, le généralGobert pour aller au campement du général Sériziat, et Gaston deFoissac pour rentrer chez lui.

Le jeune homme ne voulait pas s’éloigner sansfaire ses adieux à son père ; et à sa sœur, de plus, il luifallait, changer de vêtements ; et se mettre eu tenue decampagne pour l’expédition à laquelle il allait assister.

Au moment où il rentrait chez lui, Gastonrencontra sur le seuil ; même M. de la Brunerieprenant congé de M. de Foissac qui le reconduisait tout,en causant.

– Eh ! mais, s’écriaM. de Foissac, voici justement mon fils, il ne pouvaitarriver plus à propos ; rentrez, mon cousin, nousallons ; tout terminer, séance tenante.

– Oui, cela vaudra mieux, répondit gaiementM. de la Brunerie.

Et il rentra.

Gaston pénétra à sa suite dans le salon.

Le jeune homme avait le pressentiment de cequi allait se passer ; cependant il ne laissa rienparaître ; sa résolution, était irrévocablement prise ;intérieurement il préférait en finir tout de suite ; il étaitdonc préparé aux questions qui, sans doute, lui seraient adresséeset il se proposait d’y répondre de manière à ne plus laisser auxvieillards la moindre illusion sur le projet dont ils caressaientdepuis si longtemps l’exécution.

Les trois hommes prirent des sièges.

Ce fut M. de Foissac qui, en saqualité de maître de la maison, entama l’entretien.

– Je ne t’attendais ; pas aussipromptement, dit-il à son fils, avec un sourire significatif.

– Pourquoi donc cela, mon père réponditdoucement le jeune homme.

– Parce que, si je ne me trompe tu étais alléfaire une visite à ta cousine Renée.

– En effet, mon père, j’ai eu l’honneur devoir pendant quelques instants ma cousine.

– Votre conversation n’a pas été longue,d’après ce que tu me laisses supposer.

– Pardonnez-moi, mon père ; nous avons,au contraire, beaucoup causé ; j’ai même rencontré, dans lesalon de ma cousine, le général Richepance, qui désirait, je crois,demander certains renseignements à M. de la Brunerie, etavec lequel je me suis entretenu assez longtemps.

– Savez-vous ce que désirait me demander legénéral Richepance, mon cher Gaston ? demanda le planteur.

– Je l’ignore, mon cousin ; ne vousvoyant pas revenir, le général s’est retiré et je n’ai pas tardé àsuivre son exemple ; mais je vous demande la permission devous laisser, mon père, j’ai quelques préparatifs à faire…

– Des préparatifs ! et lesquels ?Vas-tu donc quitter la Basse-Terre ? demandaM. de Foissac avec surprise.

– C’est, en effet, ce que je me propose defaire ? mon père ; j’ai même pris rendez-vous à ce sujetavec le général Gobert.

– Veux-tu me faire le plaisir de m’expliquerce que tout cela signifie ?

– Parfaitement, mon père. La plupart desjeunes gens de l’île, ainsi que vous le savez, se sont joints àl’expédition française ; parmi eux on compte des membres desfamilles les plus riches et les plus influentes ; certainsreproches indirects m’ont été, à plusieurs reprises, adressés surmon indifférence et mon inaction ; alors…

– Alors ? demandèrent les deux planteursavec un vif mouvement de curiosité ou plutôt d’intérêt.

– L’occasion s’est aujourd’hui présentée à moide sortir de cette inaction qui me pèse, je l’avoue, et de donnerun éclatant démenti à ceux qui m’adressaient des reproches, et jeme suis empressé de la saisir.

– De sorte que ?… ditM. de Foissac avec une colère contenue en regardantfixement son fils.

– De sorte que j’ai prié le général Richepancede vouloir bien m’employer. Le général, qui daigne me porter uncertain intérêt, a favorablement accueilli ma demande, et, sur maprière, il m’a séance tenante, attaché en qualité d’officierd’ordonnance à l’état-major de notre cousin le général Gobert, queje dois, dans une demi-heure, rejoindre au Galion, où j’ai l’ordrede me rendre ; la division dont j’ai l’honneur de faire partiedevant immédiatement marcher sur les Trois-Rivières et aller de làà la Grande-Terre.

– Ah ! ainsi, tu pars tout desuite ?

– Dans un instant, oui, mon père ; voilàpourquoi je…

M. de Foissac ne le laissa pasachever.

– Dis-moi, Gaston, fit-il en le regardant bienen face, est-ce que tu es fou ?

– Je ne crois pas, mon père, répondit le jeunehomme en souriant.

– Je t’assure que tu te trompes, monami ; demande à ton cousin. N’est-ce pas, laBrunerie ?

– Le fait est que je ne comprends rien à cetteétrange résolution, dit le planteur avec bonhomie.

– Bah ! quelque querelled’amoureux ! fit M. de Foissac en haussant lesépaules.

– À mon tour, je ne vous comprends pas, monpère dit Gaston un peu sèchement.

– Allons donc ! ne fais pas l’ignorant.Sans doute ta fiancée ne t’aura, pas reçu, aussi bien que tul’espérais, indeliræ ! tu es sorti de son salon et tuas fait un coup de tête.

– Ce doit être cela, appuya en souriantM. de la Brunerie.

– Excusez-moi, mon père, si j’insiste et si jevous répète que je ne comprends pas ; je n’ai vu aujourd’huique ma cousine.

– Eh bien ! ta cousine Renée n’est-ellepas ta fiancée ? s’écria son père.

– Et depuis, assez longtemps, Dieumerci ! Cela date de dix-sept ans, et cela est si vrai, moncher Gaston, que ma visite d’aujourd’hui à votre père n’a pasd’autre but que celui de fixer définitivement l’époque de votremariage.

– Oui, et puisque te voilà, mon ami, nousallons en finir tout de suite avec cette affaire, qui dure depuissi longtemps.

– Permettez, mon père, vous me prenez àl’improviste ; je vous avoue que je n’y suis plus du tout.

– Voyez un peu le beau malheur ! cegarçon auquel on a tout simplement réservé la plus charmante jeunefille de toute la colonie ! Et monsieur s’avise, Dieu mepardonne, de faire le difficile.

– Ma cousine est un ange, mon père, heureuxl’homme qui aura le bonheur de l’épouser.

– Ce bonheur, il ne tient qu’à toi de l’avoirquand il te plaira, mon ami.

– Il me semble que depuis longtemps vous devezle savoir, mon cher Gaston ? dit M. de la Bruneried’une voix railleuse.

– Je vous demande humblement pardon moncousin, mais je dois vous avouer que je n’ai jamais pris au sérieuxces projets, que je croyait oublié depuis des années déjà.

– Comment oubliés ? s’écriaM. de la Brunerie.

– Nous y tenons plus que jamais, ajoutaM. de Foissac.

– Nous avons échangé nos paroles.

– Messieurs, dit froidement Gaston, moi quisuis, je le suppose, assez intéressé dans la question, etMlle de la Brunerie qu’elle touche d’assezprès, elle aussi, je crois, nous n’avons été consultés ni l’un, nil’autre, et nous n’avons pas, que je sache, donné notre parole, quidoit cependant avoir une certaine valeur dans cette affaire.

– Qu’est-ce à dire ? s’écriaM. de Foissac avec colère.

– Permettez-moi, je vous prie, mon père, deposer nettement et clairement la situation…

– Comment vous osez !…

– Laissez parler votre fils, mon ami,dit M. de la Brunerie, dont les sourcilss’étaient froncés ; il doit y avoir au fond de tout celacertaines choses que nous ignorons et qu’il nous importe deconnaître.

– Il n’y a, qu’une seule chose mon cousin,reprit le jeune homme avec un accent glacial, vous et mon père vousavez formé le projet de me marier avec ma cousine il y a quinze ouseize ans, je crois, ce projet m’a été communiqué par mon pèreavant que j’atteignisse ma majorité ; depuis, je n’en ais plusentendu parler une seule fois ; les années se sont écoulées,l’enfant est devenu homme ; j’ai quitté la colonie pendantassez longtemps ; de son côté, ma cousine est allée en Franceterminer son éducation ; depuis que je suis de retour à laGuadeloupe, il y a à peine quinze jours de cela, je n’ai eul’honneur de voir ma cousine que trois ou quatre fois, toujoursdans les conditions de froideur et d’étiquette qui existent entreparents éloignés, et non avec ce laisser-aller et cette aisanceaffectueuse de deux fiancés qui s’aiment et désirent s’unir l’un àl’autre ; jamais une allusion n’a été faite entre nous à unmariage, je ne dirai pas prochain, mais seulement possible.

– Que signifie tout ce verbiage ! s’écriaM. de Foissac avec impatience.

– Beaucoup plus que vous ne le supposez, monpère. J’ignore si Mlle de la Brunerie daignem’honorer d’une attention particulière, puisque jamais je ne mesuis hasardé à lui faire la cour ; de mon côté, je l’avoue àma honte, tout en m’inclinant avec une admiration profonde devantla suprême beauté de ma cousine, tout en reconnaissant l’excellencede son cœur et la supériorité de son intelligence et éprouvant pourelle une sincère affection et un dévouement à toute épreuve, cesinnombrables qualités réunies en elle m’effrayent ; j’ai peur,malgré moi, de cette incontestable supériorité qu’elle a sur toutesses compagnes ; je me reconnais trop au-dessous à elle soustous les rapports pour oser lever les yeux et prétendre à samain.

– Au diable ! tu divagues ! s’écrial’irascible M. de Foissac.

– Non pas, mon père, je suis vrai. Une unionentre ma cousine et moi, qui comblerait tous mes vœux si je mesentais digne d’aspirer à tant de perfections, au lieu de me rendreheureux, ferait le malheur de deux êtres qui ne sont pas nés l’unpour l’autre, et entre lesquels il existe une trop grandeincompatibilité, je ne dirai pas d’humeur, mais de caractère,presque d’intelligence. Dans toute alliance il doit y avoir égalitéde force ; dans la question du mariage, cette force, pour quel’union soit heureuse, doit être du côté de l’homme, sinon la vieen commun n’est plus qu’une torture morale de chaque jour, dechaque heure, de chaque seconde ; en un mot, et pour merésumer, je ne veux pas infliger à ma cousine le supplice dem’avoir pour époux ; je suis fermement résolu, si jamais je memarie, ce qui n’est pas probable, à n’épouser qu’une femme que jepourrai aimer sans craindre d’être écrasé par sa supériorité.Pardonnez-moi donc, mon père ; appelez cette résolution unefolie, dites qu’elle ne provient que de mon orgueil, de ma vanité,c’est possible ; mais mon parti est pris, et je n’en changeraipoint ; j’ai près de trente ans, et dans une question où ils’agit du bonheur de toute une vie, je crois être le seul juge,parce que je suis le seul intéressé.

– Ainsi, tu es bien décidé à résister à tonpère et à ne pas épouser ta cousine ? Tu refuses de remplirl’engagement que ton cousin et moi nous avons pris en ton nom et encelui de Renée ? dit M. de Foissac d’une voix que lacolère faisait trembler et rendait presque indistincte.

– À mon grand regret, oui, mon père, réponditfroidement et nettement Gaston, parce que, non seulement je mereconnais indigne d’être le mari de la femme charmante que, par unsentiment de bonté que j’apprécie comme je le dois, vous et moncousin, vous m’avez depuis si longtemps destiné, mais encore, parceque en faisant mon malheur, ce qui serait peu important, jecraindrais de causer celui de la douce et ravissante créature àlaquelle vous prétendez m’unir à jamais.

– Voilà certes, des sentiments qui sont fortet beaux, dit M. de la Brunerie d’une voixincisive ; un tel dévouement est véritablementadmirable ; il dénote chez vous mon cher cousin, une grandeélévation de cœur et une générosité incomparable ;malheureusement, permettez moi de vous le dire, je suis un peusceptique en faite de beaux, sentiments ; comme tous lesvieillards que l’expérience a rendus soupçonneux, je crains quetout ce bel étalage de générosité et de dévouement ne cache desmotifs que vous ne voulez pas nous faire connaître et ne soit, enréalité, qu’une comédie ; froidement préparée, étudiéeàl’avance, et dont, je dois vous rendre cette justice, vous vousacquittez à merveille ; il est un peu tard, vous enconviendrez, mon cher cousin, pour répondre par un refuspéremptoire à des engagements dont la date ; remonte à près devingt ans, et, dont vous avez sanctionné la validité, sinon par vosparoles, du moins par un silence qu’il vous était cependant si vousl’aviez voulu, bien facile de rompre.

– Je l’aurais fait, mon cousin, si j’avais pusupposer une seconde que cet engagement, dont on m’avait à peinedit quelques mots alors que j’avais tout au plus dix-huit ans, quepar conséquent j’étais un enfant, eût été sérieux ;aujourd’hui, pour la première fois depuis cette époque, onme parle de ce mariage ; je réponds ce que j’aurais réponduplus tôt si vous aviez jugé convenable de m’interroger ; cen’était pas à moi, mais à vous, il me semble, de me rappeler cetteaffaire.

– Ah ! certes, vous êtes un excellentavocat, mon cher Gaston ; vous avez plaidé une mauvaise causeavec un admirable talent ; malheureusement, malgré vos habilesréticences, j’ai parfaitement compris d’où vient le coup que vousvoulez me porter, répondit M. de la Brunerie, toujoursrailleur. Pourquoi ne pas être franc avec votre père et avec moi,et vous obstiner ainsi à vouloir nous cacher la vérité ?

– Je vous répète, monsieur, que je necomprends rien absolument à vos allusions ; libre à vous, dureste, puisque vous refusez de croire à ma sincérité, libre à vousd’interpréter mes paroles comme cela vous plaira ; la véritéest une et vous me connaissez assez, je l’espère, mon cousin, poursavoir que jamais le mensonge n’a souillé mes lèvres.

– Aussi n’est-ce pas de mensonge que je vousaccuse, mon cher Gaston.

– De quoi, donc, alors, mon cousin ?

– Mon Dieu ! reprit M. de laBrunerie avec amertume, tout simplement des restrictionsmentales ; cela était, si je ne me trompe, fort bien porté audernier siècle, ajouta-t-il avec une mordante ironie.

– Mon cousin, il me semble… murmura Gaston enrougissant jusqu’aux yeux.

– Eh quoi ! s’écriaM. de Foissac d’un ton raillerie, allez-vous vous fâchermaintenant ? Que signifie ce visage irrité, lorsque c’est vousqui avez tous les torts.

– Moi ! mon père…

– Oui, certes, vous, monsieur. Comment,pendant une heure, vous insultez froidement, vous traitez avec leplus profond mépris une jeune fille, votre parente, digne de tousles hommages, avec laquelle vous avez été élevé, qui aux yeux detoute la colonie doit être votre épouse, vous refusez sa main depropos délibéré, sans motifs, je ne dirai pas graves, maisseulement spécieux, et vous prenez le rôle de l’offensé !Cela, convenez-en, est de la dernière bouffonnerie. Ah ! nousn’agissions pas ainsi, nous autres gentilshommes de l’ancienne Courou de l’ancien régime, ainsi que l’on dit aujourd’hui ; sidissolus qu’on se plût à nous supposer, monsieur, nous professionsl’adoration la plus respectueuse pour toute femme quelle qu’ellefût ; nous savions que la réputation d’une jeune fille nedoit, ni par un mot, ni par une allusion, si voilée qu’elle soit,être seulement effleurée ; que ce manteau d’hermine quil’enveloppe tout entière ne supporte aucune souillure ; nousne connaissions pas ces grandes phrases, si à la mode aujourd’hui,de convenances mutuelles, d’incompatibilité d’humeur et autresniaiseries aussi creuses et aussi vides de sens ; nous ne nousconsidérions jamais comme affranchis de la tutellepaternelle ; nous obéissions sans un murmure, sans une timideobservation, aux ordres qui nous étaient donnés par nos grandsparents, quelque fût notre âge, et le monde n’en allait pas plusmal pour cela, au contraire ; nos prétendus mariagesdeconvenance, contractés sans que souvent les époux se fussent vusplus de deux ou trois fois à la grille du parloir d’un couvent,devenaient pour la plupart des mariages d’amour, lorsque, livrés àeux-mêmes, les nouveaux mariés avaient pris le temps de seconnaître ; la morale ne souffrait aucune atteinte de cettemanière de procéder, qui était sage, puisque les fils, à leur tour,suivaient avec leurs enfants l’exemple qui, précédemment, leuravait été donné par leurs pères.

À la sortie, peut-être fort discutable, queM. de Foissac, en proie à une violente colère, avaitprononcée tout d’une haleine, Gaston sentit un frisson de douleurparcourir tout son corps ; ces injustes accusations, cesrécriminations mordantes lui causaient une indignation qu’à forcede puissance sur lui-même il parvenait à peine à ne pas laisseréclater. Bien qu’il reconnût la fausseté de ces attaques, il ensouffrait horriblement et craignait, si cette scène douloureuse seprolongeait plus longtemps, de ne pas réussir à se contenir.

Lorsque son père se tut enfin, le jeune hommese leva, s’inclina sans répondre et se dirigea vers la porte dusalon.

– Où allez-vous, monsieur ? demandaM. de Foissac avec violence.

– Je me retire, monsieur, répondit le jeunehomme d’une vois que l’émotion faisait trembler ; j’ai eul’honneur de vous dire, sans doute vous l’avez oublié, que je suisattaché à l’état-major du général Gobert ; je me rends où mondevoir m’appelle.

– Ainsi vous partez, monsieur ?

– Il le faut, mon père.

– Rien ne saurait vous obliger à demeurer à laBasse-Terre.

– Que me dites-vous donc là,monsieur ?

– Un chose fort simple, il me semble. Ainsi,vous avez bien réfléchi ?

– Oui, mon père.

– vous vous obstinez, sans raison, à vousmêler sottement à cette guerre ?

– Je vous l’ai dit, mon père, ma parole estdonnée ; mieux que personne vous savez que, dans notrefamille, l’honneur, quoi qu’il arrive, doit rester pur de toutesouillure, et qu’un Foissac n’a jamais failli à sa parole.

– C’est bien ! je ne vous retiens plus,monsieur. Allez donc là où votre prétendu devoir plutôt votrecaprice vous entraîne ; mais vous venez de me le direvous-même : un Foissac ne manque jamais à sa parole.

– Je l’ai dit, oui mon père.

– Souvenez vous alors monsieur que moi aussi,j’ai donné ma parole, et que, en l’engageant, j’ai engagé lavotre.

– Je vous ferai respectueusement observer,monsieur, que ne saurais admettre cette prétention, répondit Gastond’une voix ferme ; moiseul ai le droit de donner maparole ; vous n’avez pu vous engager que personnellement.

– Trêve de subtilité monsieur, je ne veux pasdiscuter davantage avec vous ; souvenez-vous seulement que jene faillirai pas à la parole que j’ai donnée ; je vous laisseun mois pour réfléchir.

– Ce délai est inutile, mon père, marésolution est inébranlable, quoi qu’il arrive.

– Ne m’interrompez pas, monsieur, je vousprie, s’écria M. de Foissac avec hauteur ; si dansun mois vous n’êtes pas, venu à résipiscence, si vous n’avez pasconsenti à m’obéir…

– Je ne suis plus un enfant, mon père, jeregrette que vous m’obligiez à vous le rappeler ; me parlerainsi est m’affermir dans ma résolution.

– Monsieur s’écria violemment Monsieur deFoissac, au comble de la fureur, prenez garde !

Gaston pâlit comme un suaire et fit un pas enavant, les sourcils froncés, le regard plein d’éclairs.M. de la Brunerie contint le jeune homme d’un gestesuppliant, et s’adressant à M. de Foissac :

– Arrêtez mon ami s’écria-t-il vivement ;ne poussez pas les choses à l’extrême en prononçant des paroles queplus tard vous regretteriez de vous être laissé emporter à dire, jeconnais vote fils, je l’ai presque, élevé ; c’est un grand etnoble, cœur, un homme qu’on n’effraye ni ne dompte avec desmenaces ; il réfléchira. Vous lui accordez un mois,soit ; d’ici là, sans doute, il aura compris bien des chosesque, sous la pression de votre volonté il ne sauraitadmettre : aujourd’hui.

M. de Foissac sembla réfléchirpendant quelques secondes, puis, s’adressant à son fils :

– Allez donc, monsieur, lui dit-il, vous êteslibre d’agir à votre guise ; dans un mois nous reprendrons cetentretien ; j’espère alors vous trouver plus docile.

– Mon père, répondit le jeune homme avecémotion, je vous aime par-dessus tout. Dieu m’est témoin que jemettrais mon bonheur suprême à aller au devant de vos moindresdésirs ; votre irritation contre moi, votre colère, me brisentle cœur. Me laisserez-vous donc m’éloigner de vous, marcher à lamort peut-être sans un mot affectueux, sans une de ces caressesdont, en un autre temps, vous étiez si prodigue envers moi ?Me faudra-t-il donc vous quitter sous le poids de votreirritation ?

– Marcher à la mort ! s’écria levieillard avec une subite émotion qui, tout à coup, remplaça lacolère évanouie ; que dis-tu donc là, Gaston ?

– Pardon, mon père, j’ai tort encore cettefois ; votre mécontentement me cause un trouble si grand queje ne sais même plus comment vous parler ; excusez-moi donc,je vous prie, je voulais vous dire seulement que l’expédition quise prépare sera, dit-on, très sérieuse ; nous allons avoir àforcer, dans son dernier repaire, un des plus redoutables officiersde Delgrès, un bandit sans foi ni loi, dont la résistance sera,selon toutes probabilités, désespérée, et que, pendant un combat,les balles sont aveugles… voilà tout, mon père.

M. de Foissac se leva.

– Il y a dans tout ceci, dit-il d’une voixsombre, en secouant tristement sa tête blanchie, quelque chosed’incompréhensible que je cherche vainement à m’expliquer.Écoute-moi, Gaston, nous ne t’avons rien dit, mon cousin de laBrunerie et moi ; tu ne nous as rien répondu ; considèrede même que de notre côté nous considérons cette malheureuseconversation comme si elle n’avait pas eu lieu ; dans un moisnous la reprendrons sous de meilleurs auspices, je l’espère. Est-cebien entendu entre nous ?

– Oui, mon père.

– Quant à présent, cher enfant, ne songeonsplus qu’à une chose, une seule, notre séparation.

– Provisoire, mon père, et qui ne doit, enaucune façon, vous inquiéter. J’espère, avant quatre ou cinq jours,peut-être même plus tôt, être de retour parmi vous, répondit-ilavec un sourire.

– Dieu le veuille ! mon fils, reprit levieillard toujours sombre. Tu m’as fait bien du mal tout à l’heure,Gaston ; cette parole que tu as laissé tomber à l’improviste,de tes lèvres, sans intention, je veux le croire, m’a glacé lecœur ; prends garde, enfant les douleurs les plus terribless’émoussent au frottement continuel du temps, une seule restetoujours poignante, celle d’un père dont le fils…

– Oh ! n’achevez pas, mon excellent etvénéré père ! s’écria le jeune homme avec un élan passionné.Cette parole imprudente que j’ai, sans y songer, je vous le jure,laissé échapper, je ne sais comment, de mes lèvres, je suis audésespoir de l’avoir prononcée. Est-ce donc à mon âge, mon père,ajouta-t-il avec une feinte gaieté, lorsque la vie commence àpeine, que l’avenir apparaît radieux, que tout sourit, que l’onsonge à la mort ?

– Peut-être, Gaston, repritM. de Foissac que ces protestations ne parvenaient pas àconvaincre ; tu es un esprit trop solide, un caractère tropréfléchi, pour te laisser ainsi emporter à prononcer certainesparoles. Depuis longtemps déjà, mon fils, je t’observesilencieusement, et sans que tu t’en sois aperçu, toi si gai, siinsouciant jadis, je te vois souvent triste, sombre pâle ;malgré tes efforts pour me donner le change, mon fils, tu souffres.Gaston, n’essaye pas de me tromper, ce serait inutile ; tuportes en toi une douleur que tu t’obstines à cacher à tous, mais,que tu n’as pu dissimuler aux yeux clairvoyants de ton père. Prendsgarde, enfant, la douleur dont seul on porte le poids estdouble ; elle est mauvaise conseillère ; malheur à celuiqui n’a pas la fore et le courage de lutter bravement contre, elleincessamment, et de la dompter : Cette douleur que je neconnais pas, dont, je ne veux pas même te demander la confidence,elle m’effraye.

– Allons donc, mon bon père, s’écria le jeunehomme avec un rire forcé, à vous entendre on supposerait, Dieu mepardonne, que je suis ; attaqué du spleen, comme ; nosvoisins les Anglais, que je vois tout en noir et que je rêve lesuicide ! Pourquoi, je vous le demande, mon père, serais-jeaussi malheureux que vous vous le figurez ? je n’ai rien dansma vie passée ; qui me puisse attrister ; tout m’aconstamment souri allons, rassurez-vous mon père, ajouta-t-ilsérieusement, de quelque façon et n’importe à quelle époque la mortme donne son sinistre embrassement, ce ne sera jamais par le faitde ma volonté ; j’ai trop et de trop bonnes raisons pour tenirà l’existence ; jamais, je vous le jure, je n’attenterai à mavie…

– Tu me donnes ta parole ?

– Certes, mon père, je vous la donne, loyaleet sincère, je vous le répète. Mais, au nom du ciel, je vous ensupplie, ne prenez pas ainsi au sérieux quelques mots enl’air ; jamais ; je n’ai autant tenu à la vie qu’en cemoment.

– Soit, je veux te croire, je te crois.Embrasse-moi, Gaston, embrasse ton cousin, et va, enfant ; quema bénédiction te suive. Fais ton devoir, agis en véritableFoissac. Je ne désapprouve pas ta résolution ; il est bon deprouver que notre vieux sang de gentilhomme n’a pas dégénéré et quenous sommes les dignes fils des héros de Taillebourg et deBouvines !

Il ouvrit alors ses bras au jeune homme, quis’y précipita.

Le père et le fils demeurèrent un instantétroitement embrassés.

– Pars, maintenant, repritM. de Foissac, et souviens-toi que rien n’a étédit ; tout est remis en question dans un mois, pas auparavant,nous causerons.

– Je vous remercie, mon père ; au revoir,et vous aussi, mon cousin. D’ailleurs, je vous répète qu’avantquatre jours probablement, j’espère être de retour près devous.

– Je l’espère, moi aussi, et je prie Dieu quecela soit, répondit M. de Foissac.

Le jeune homme prit alors congé et seretira.

Les deux vieillards le suivirent tristementdes yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée sur lui.

– Il y a quelque chose de fatal dans toutecette affaire, murmura M. de Foissac, en laissantdouloureusement pencher sa tête sur la poitrine.

– Je le ferai surveiller de près, mon ami,répondit M. de la Brunerie, non moins ému que sonparent ; soyez certain que bientôt nous saurons à quoi nous entenir.

Et après avoir affectueusement serré la mainde M. de Foissac, le planteur regagna tristement samaison, où il arriva quelques instants plus tard.

Chapitre 11Comment fut évacué le fort Saint-Charles et ce qui s’ensuivit

On était au 2 prairial an X.

Au prix de difficultés presque insurmontableset de fatigues inouïes, supportées avec ce courage et cette bonnehumeur intarissable qui sont le côté saillant des soldats françaisdans les circonstances critiques, le général commandant en chefavait enfin réussi à faire mettre en batterie toutes les pièces queles moyens très restreints dont il pouvait disposer lui avaientpermis d’utiliser.

Le matin du 1er prairiall’investissement du fort Saint-Charles avait été complété.

Le commandant en chef, après avoir connu, parle général Gobert, la fuite audacieuse exécutée par le capitaineIgnace, avait donné l’ordre au général Sériziat d’envoyer unrenfort de 400 hommes pour empêcher que pareil fait pût serenouveler.

Enfin, le 1er prairial, tout étantprêt, au lever du soleil, sur l’ordre du général Richepance, lesbatteries avaient été brusquement démasquées, et le bombardementavait commencé sur toute la ligne avec une extrême violence.

Les noirs répondirent bravement.

Cette effroyable canonnade continua sansinterruption pendant toute la journée du 1er.

Le 2 prairial au matin, le feu desinsurgés commença à se ralentir, tandis qu’au contraire celui del’armée républicaine semblait encore redoubler d’intensité etprenait des proportions réellement effrayantes.

Le général Richepance, malgré la fermecontenance et le courage des révoltés, comprit que l’heure suprêmene tarderait pas à sonner pour eux. Il donna alors au généralSériziat l’ordre de faire franchir le Galion à une partie de sadivision et de lui faire descendre cette rivière jusqu’à la mer,pour achever complètement la circonvallation du fort Saint-Charles,que la grande difficulté des communications et, plus que tout, lepetit nombre de soldats composant l’armée de siège avaient empêchéde terminer plus tôt entièrement.

Ce mouvement fut exécuté par la divisionSériziat avec une grande vigueur et une précision réellementmathématique.

Mais, depuis le commencement du bombardement,c’est-à-dire près de trente heures, l’artillerie avait fait uneconsommation énorme de munitions ; la poudre allaitmanquer ; les chemins étaient si mauvais et les moyens detransport tellement insuffisants, que les munitions n’arrivaientqu’en très petite quantité de la Basse-Terre ; force fut alorsau général Richepance de faire ralentir le tir pendant quelquesheures en ne tirant que huit coups par pièce, par heure ; maisil ordonna, en même temps de rectifier le tir, afin que chaque coupportât juste.

Vers six heures du soir toutes les pièces dufort étaient démontées ou enterrées sous les débris desmurailles ; les bombes et les boulets de l’armée françaisefouillaient l’intérieur de la place comme à la cible et allaientchercher les malheureux noirs dans tous les coins, sans qui leurfût possible de se mettre à l’abri des projectiles.

Le bombardement définitif devait recommencer àneuf heures du soir et être immédiatement suivi de l’assaut. Lestroupes étaient pleines d’enthousiasme et demandaient à grands crisà s’élancer à la baïonnette sur la brèche, dont la largeur étaiteffrayante pour les noirs chargés de la défendre.

Or, ainsi que nous l’avons dit au commencementde ce chapitre, c’était le 2 prairial, le soir ; sept heuressonnaient lentement au beffroi du fort Saint-Charles.

Chaque vibration du timbre semblait avoir unécho douloureux dans le cœur d’un homme qui se promenait d’un passaccadé dans un étroit cabinet où déjà deux fois nous avonsintroduit le lecteur.

Cet homme, dont les traits énergiques secontractaient malgré lui sous l’effort irrésistible d’une poignantedouleur, dont le visage avait pris une teinte cendrée et dont lessourcils se fronçaient sous la pression incessante de la pensée,était le commandant Delgrès.

Le chef des noirs ne se faisait aucuneillusion sur le sort de la forteresse qu’il avait opiniâtrementdéfendue contre toute l’armée française ; il comprenait qu’uneplus longue résistance, était impossible ; la brèche étaiténorme, les fossés comblés, toutes les pièces hors de service, lesmunitions presque épuisées.

La garnison réduite de moitié, avait perdutoute énergie ; elle était prête à se mutiner, et, comme ilarrive souvent en pareil cas, imputait à son chef tous les mauxdont elle était accablée ; il était matériellement impossiblede compter plus longtemps sur des hommes que l’épouvante affolaitpresque, et qui ne se sentaient plus la force ni le courage deretourner au combat.

Le moment fatal, depuis si longtemps prévu,était enfin arrivé.

Il fallait prendre un parti décisif.

Se rendre ? Le chef des révoltés n’ysongeait pas ; il n’y aurait jamais consenti. Plutôt que desubir un tel affront, Delgrès, se serait fait sauter la cervelledevant toutes ses troupes rassemblées.

Le capitaine Palème entr’ouvrit doucement laporte.

– Eh bien ? demanda le commandantDelgrès, en s’arrêtant, ne viennent-ils pas ?

– Ils sont là et attendent votre bon plaisir,répondit le capitaine.

– Qu’ils entrent.

L’officier se retira.

Quelques instants plus tard, deux hommespénétrèrent dans le cabinet.

Sur un signe de Delgrès, la porta se referma,il demeura seul avec eux.

Ces deux hommes étaient pâles, défaits ;leurs traits, émaciés par la souffrance, portaient la marque degrandes privations subies pendant de longs jours.

Leurs uniformes, presque en lambeaux, souilléset tachés en maints endroits, les faisaient cependant reconnaîtrepour officiers français.

C’étaient le capitaine Paul de Chatenoy etl’aspirant de marine Losach, les deux parlementaires envoyés, on sele rappelle, par le général Richepance aux révoltés avant sondébarquement à la Basse-Terre, et que Delgrès avait, malgré lui, onle sait, retenus prisonniers.

Le commandant les examina un instant avec laplus sérieuse attention, puis il se décida enfin à prendre laparole avec un accent d’intérêt.

– Je vois avec regret, messieurs, dit-il, quemes ordres n’ont point été exécutés.

– Les aviez-vous donc donnés plus sévèresencore, monsieur, répondit le capitaine avec ironie.

– J’avais recommandé, monsieur, reprit Delgrèssans paraître comprendre ce sarcasme, que, tout en vous retenantprisonniers, on vous traitât cependant avec tous les égards dus àvotre grade et à votre position de parlementaires.

– Jamais, si ce n’est par des sauvages,parlementaires n’ont été traités comme nous l’avons été ici, repritle capitaine en haussant dédaigneusement les épaules ; maislaissons cela, ajouta-t-il froidement, qu’avez-vous à nousdemander ?

– Qui vous fait supposer, monsieur, que j’aiquelque chose à vous demander ? répondit Delgrès avechauteur.

– La démarche que vous faites aujourd’hui,monsieur. Si vous n’aviez pas besoin de nous, vous nous auriezlaissés, sans songer à nous, pourrir au fond des cachots infects,où nous avons si traîtreusement été jetés.

– Quel que soit le motif qui occasionne votreprésence ici, capitaine de Chatenoy, souvenez-vous que je suisvotre supérieur ; qu’en cette qualité j’ai droit à votrerespect ; veuillez donc, je vous prie, changer de ton etsonger devant qui vous vous trouvez appelé.

– Je nie la vérité et l’exactitude de ce quevous me dites, monsieur ; non seulement vous n’êtes et nepouvez être mon supérieur, mais encore votre conduite, en vousmettant au ban de l’armée et de la société tout entière, vous rend,par ce seul fait, incapable de porter l’uniforme dont vous vousobstinez à vous parer.

Delgrès fixa un regard étincelant sur le jeuneofficier qui se tenait, froid, impassible devant lui.

Il eut, une seconde, la pensée de le fairefusiller, mais, se remettant presque aussitôt :

– Prenez garde, capitaine, lui dit-il d’un tonde sourde menace, ne jouez pas avec ma colère ; il pourraitvous en coûter plus cher que vous ne le supposez.

– Monsieur, répondit dédaigneusement lecapitaine, veuillez, je vous prie donner l’ordre qu’on mereconduise dans mon cachot ; je préfère supporter les mauvaistraitements de vos geôliers que de subir vos menaces.

– Monsieur ! s’écria Delgrès aveccolère.

Mais il fit un violent effort sur lui-même, etreprenant son sang-froid, il continua d’une voix dont l’accentpouvait sembler tout amical :

– Vous avez raison, monsieur,pardonnez-moi ; j’ai eutort de vous parler ainsi que je l’aifait ; vous êtes prisonnier, je dois user envers vous decertains ménagements. Le capitaine ne répondît pas. Le commandantDelgrès continua en fixant sur lui son regard, afin d’épier sur sonvisage l’effet que produiraient ses paroles :

– Venons donc au fait, monsieur. Je suiscontraint d’évacuer le fort Saint-Charles ; avant une heure jel’aurai quitté à la tête de ma garnison et j’aurai traversé leslignes françaises.

Delgrès fit une pause.

Le capitaine demeura impassible, ne témoignantni surprise, ni assentiment.

Il attendait.

– Vos compatriotes s’imaginent m’avoir vaincu,reprit le chef des noirs après un instant, Ils se trompent ;je n’ai défendu contre eux si longtemps le fort Saint-Charles quedans le seul but d’augmenter mes ressources, de doubler mes moyensd’action et de me préparer des retraites impénétrables, du fonddesquelles je braverai comme en me jouant, tous les efforts destroupes françaises, pour me débusquer ou me soumettre ; jeparviendrai ainsi, dans un avenir prochain, à rendre aux hommes decouleur, dont j’ai pris la cause en main, la liberté qu’on prétendleur ravir.

Le capitaine de Chatenoy haussa les épaulessans répondre.

– Vous ne me croyez pas, monsieur ? fitDelgrès avec une colère contenue.

– Vous croyez-vous vous-même, ou meprenez-vous pour un niais, monsieur ? répondit le capitaineavec un sourire dédaigneux. Il faut, monsieur, que vous vousfassiez de moi une bien triste opinion pour supposer un instant queje puisse ajouter foi aux forfanteries qu’il vous plaît de medébiter. Vous êtes vaincu, contraint de fuir ; dans quelquesjours, si aujourd’hui même ; vous n’êtes pas arrêté aupassage, vous serez traqué dans les mornes et les bois comme unebête fauve  et réduits aux abois. Voilà la vérité ; lereste n’est que mensonge ; veuillez donc ne pas insister surce point. Venez au plus vite au but réel que vous vous êtes proposéde l’entretien que vous avez voulu avoir avec mon collègue et avecmoi, et qui, je crois, est la seule chose qui importe à vous commeà nous.

– Eh bien, soit, messieurs, ce but, je vaisvous l’apprendre.

– Nous vous écoutons.

– Je vais donc quitter le fortSaint-Charles…

– Alors, bon voyage…, murmuraM. Losach.

– Avant d’abandonner le fort, j’hésite entretrois moyens que je me propose d’employer avec vous.

– N’hésitez pas, faites-nous fusiller, dit M,de Chatenoy, c’est le moyen le plus simple de tous, et le seulparti que je vous conseille de prendre.

– Non, messieurs, il est trop simple, eneffet ; j’en ai choisi un autre.

– Il doit être charmant.

– Vous allez en juger.

– Voyons ce moyen. Je vous donneraifranchement mon opinion sur sa valeur ? dit le jeunemarin.

– J’ai, prisonniers dans ce fort, en sus devous, deux cent cinquante à trois cents soldats français etcoloniaux ; remarquez que je ne vous compte pas dans cenombre.

– Gracieuseté dont je vous remercie ;mais vous l’avez dit d’abord.

– Parlez, monsieur, ajouta le capitaine.

– Ah ! cela vous intéresse ? ditDelgrès avec ironie.

– Peut-être.

– Je consens, écoutez bien ceci, je consens àrenvoyer ces prisonniers sains et saufs à votre général, à unecondition : vous suivrez ma retraite et consentirez à servirsous mes ordres pendant tout le temps de la guerre.

L’aspirant de marine éclata de rire.

– Voilà donc pourquoi, dit-il, vous ne nousaviez pas compris au nombre de vos prisonniers ?

– Oui, monsieur, répondit froidementDelgrès.

– Parfait ! Et vous, Chatenoy, quepensez-vous de cela ?

– Ce que dit monsieur est absurde et ridicule,mon cher ; il se moque de nous.

– Je plaisante si peu, messieurs, et je suissi loin d’avoir la pensée de me moquer de vous, que j’ajoute ceci,si vous refusez, vos compagnons et vous, vous serez fusillés avantune heure. Maintenant, messieurs, j’attends votre réponse.

Les deux officiers se regardèrent en souriantet haussèrent les épaules avec mépris.

– Je vous répète, messieurs, que j’attendsvotre réponse.

– Eh bien, la voici, monsieur, dit froidementle capitaine : Faites-nous fusiller !

– C’est votre dernier mot,messieurs ?

– Parfaitement.

– C’est bien, reprit Delgrès d’une voix sourdeque la colère faisait trembler ; c’est bien, vous mourrez. Lesdeux jeunes officiers demeurèrent silencieux. Delgrès frappa sur ungong.

– Reconduisez ces messieurs à leurcachot ; dit Delgrès en s’adressant au capitaine Palème quis’était présenté à son appel.

Les deux officiers sortirent la tête haute,sans même regarder le chef des insurgés.

Delgrès était en proie à une violentecolère.

Cette résistance obstinée, cette railleriecontinuelle l’avaient mis hors de lui ; aussi s’était-illaissé emporter plus loin qu’il ne l’aurait voulu. Mais, réagissantcontre sa colère, et comprenant que la mort des prisonniers nepourrait être d’aucune utilité à la cause qu’il défendait, qu’aucontraire elle lui serait imputée comme un acte de barbarie, il serésolut à la générosité.

Le temps pressait ; il fallait, sanstarder davantage, tout préparer pour l’évacuation du fort ; lecommandant fit appeler près de lui ses principaux officiers, leurdonna ses ordres, et tout fut bientôt en mouvement pour un départprécipité de cette place défendue avec tant d’acharnement, mais quine pouvait plus tenir davantage.

– Quant aux prisonniers, avait-il dit aucapitaine Palème, vous ferez ouvrir les portes de leurscachots ; il ne leur sera fait aucun mal.

Les noirs, en apprenant que leur chefconsentait enfin à l’abandon de la forteresse, étaient au comble dela joie ; ils étouffaient entre ces épaisses murailles ;ces hommes, accoutumés à l’air vif et pénétrant des mornes,dépérissaient d’ennui et de nostalgie ; ils regrettaient lesbois et les montagnes. Cette détermination leur rendait l’espoir etle courage ; ils se croyaient assurés de pouvoir tenir tête àtoutes les forces françaises réunies, dès qu’ils se retrouveraientenfin libres dans leurs chères montagnes ; aussiexécutèrent-ils avec une ardeur fébrile les ordres que leurs chefsleur donnèrent ; en très peu de temps tout fut prêt pourl’évacuation de la forteresse.

Pendant que ceci se passait parmi lesinsurgés ; les deux officiers avaient été reconduits chacundans un cachot séparé, par le capitaine Palème et, remis aux mainsde leur geôlier.

Ce geôlier était un vieux nègre, fort ignoranten matière politique et ne s’en souciant guère ; depuis plusde vingt ans, il occupait cet emploi de confiance au fortSaint-Charles ; lors de l’occupation de la place par lesrévoltés, ceux-ci l’avaient trouvé là et l’y avaient laissé, sansmême songer à lui demander s’il partageait ou non leursopinions ; il remplissait très exactement son office ;ils n’avaient rien de plus à exiger de lui.

D’ailleurs, il était assez difficile deconnaître l’opinion de ce bonhomme ; il était sombre,taciturne, ne parlant que très rarement par mots entrecoupés et parphrases hachées, à peu près incompréhensibles pour ceux quicausaient avec lui, de sorte que les habitants du fort avaient finipar renoncer tout à fait à sa conversation ; mais il étaitactif, paraissait fidèle, obéissait sans se permettre la pluslégère observation ; de bon compte, il aurait fallu posséderun bien mauvais caractère pour ne pas être satisfait de la manièredont ce singulier personnage remplissait ses péniblesfonctions.

Lorsque les deux prisonniers eurent été remispar le capitaine aux mains du geôlier, Palème, au lieu de rejoindreimmédiatement Delgrès, se dirigea vers la poudrière qui touchaitaux cachots.

Le geôlier parut inquiet de cettemanœuvre ; au lieu d’enfermer tout de suite ses prisonniers,d’affecter avec eux les manières bourrues qu’il leur avaitconstamment montrées jusque-là, il les mit tous deus dans la mêmecasemate ; ce qui était une grave infraction à ses devoirs,puis, fait bien plus étrange encore, il se contenta de repousser laporte sans la refermer ; mais, au lieu de s’éloigner ainsiqu’il en avait l’habitude, il commença à se promener de long enlarge dans le corridor sur lequel ouvraient les prisons.

La promenade ou plutôt la marche du geôlierétait inquiète, saccadée ; il jetait autour de lui des regardségarés ; parfois il s’arrêtait, penchait le corps en avant etsemblait prêter l’oreille, à des bruits perceptibles pour luiseul.

Soudain, il se colla contre la muraille, seglissa lentement le long du corridor et disparut.

Le capitaine Paul de Chatenoy et soncompagnon, le jeune aspirant de marine, étonnés avec raison desfaçons singulières de leur gardien, suivaient tous ses mouvementsavec une curiosité anxieuse, ne sachant à quoi attribuer unchangement aussi complet dans son humeur.

À peine le vieux nègre eut-il disparu, que lecapitaine, inquiet des menaces du commandant Delgrès et sachantqu’il avait tout à redouter des excitations de sa colère, fit signeà son compagnon de l’imiter, s’arma d’une énorme barre de ferjetée, avec bon nombre d’autres, dans un coin du corridor, puistous les deux se blottirent dans l’ombre et attendirentsilencieusement le retour du geôlier.

M. Losach ignorait quelles étaient lesintentions du capitaine de Chatenoy ; pas un mot n’avait étééchangé entre eux, mais il comprenait que le moment était décisif,que son chef avait arrêté un projet dans son esprit et que, dansleur intérêt commun, il devait exécuter, sans même essayer de lescomprendre, les ordres qu’il recevrait de lui.

L’attente des deux hommes ne fut pas longue,elle dura quelques minutes à peine.

Bientôt le bruit d’un pas lourd se fitentendre et le geôlier parut.

Les deux guetteurs aperçurent le pauvre diabled’assez loin ; ils échangèrent entre eux un regardsignificatif et se tinrent prêts à agir.

Le geôlier revenait presque en courant ;il était pâle, de cette pâleur cendrée des nègres et desmulâtres ; ses traits semblaient bouleversés par l’épouvante,ses yeux étaient hagards, un tremblement convulsif agitait tout soncorps, il grommelait à demi-voix des mots sans suite etentrecoupés.

Au moment où les deux hommes se préparaient àsélancer sur lui, pensant qu’il ne les avait pasaperçus, il sarrêta, fit un geste désespéré de la mainpour les contenir, en même temps qu’il s’écriait d’une voix hachéepar la terreur :

– Ne me faites pas de mal, massa ! ne mefaites pas de mal ! Je viens pour vous prévenir…

– Que veux-tu dire ? s’écria le capitaineen s’approchant vivement de lui, tout en conservant à la main labarre de fer dont il s’était armé.

– Vous êtes perdus ! s’écria legeôlier.

– Perdus ?… Explique-toi… Que sepasse-t-il ? Parle donc, au nom du diable !

– Tous partis, massa ! tous !

– Qui, partis ?

– Les nègres marrons.

– Où est Delgrès ?

– Parti aussi.

– Avec eux ?

– Oui, massa.

– Alors le fort est abandonné ?

– Oui, massa, abandonné ; plus personneque moi, vous et les autres prisonniers.

– Alors, nous sommes sauvés…

– Non, massa.

– Comment, non ?

– Perdus ! tous mourir ! Grandtonnerre préparé par Palème.

– Ah ! s’écria le capitaine avecépouvante, je comprends ! Les poudres, n’est-ce pas ?

– Oui ! oui ! dit le nègre dont lesdents claquaient de terreur, allez, massa ! allez vite !vite !… perdus ! tous sauter !…

– Losach, s’écria le capitaine, obligez cethomme à délivrer les autres prisonniers, armez-vous tous, si celavous est possible, puis réunissez-vous dans la première cour dufort. Hâtez-vous, chaque minute qui s’écoule est un siècle !Moi, je vais essayer de nous sauver tous !

– Mon Dieu ! s’écria le jeune homme quicomprit alors quel horrible danger était suspendu sur sa tête etsur celle de ses malheureux compagnons de captivité, nous sommesperdus !

– J’espère que non ! s’écria lecapitaine.

Et il s’élança en courant au dehors.

Le capitaine de Chatenoy connaissaitparfaitement le fort Saint-Charles, dans lequel il avait pendantplusieurs mois tenu garnison. Il se dirigea, aussi rapidement quecela lui fut possible. La terreur lui donnait des ailes versl’endroit où se trouvait la poudrière.

Sur son chemin, il rencontra plusieurs noirsqui ne voulant pas persévérer plus longtemps dans leur révolte,s’étaient cachés au moment du départ de leurs compagnons ilsétaient environ une centaine ; la nouvelle du danger terriblequi les menaçait s’était déjà répandue parmi eux ; ilscouraient, affolés, dans les cours et les corridors, poussant descris lamentables et implorant des secours que personne n’aurait puleur donner. Le capitaine, sans s’occuper de ces malheureux,s’élança dans la poudrière, dont la porte avait été laissée entrebaillée, afin d’accélérer la combustion de la mèche par un courantd air.

Palème s’était dit que rendre la liberté auxprisonniers était à la fois une faiblesse et une folie, puisque cesprisonniers devaient immédiatement augmenter le nombre des ennemisdes noirs ; cédant à son instinct sauvage, ne voulant pascependant désobéir à Delgrès, il s’était arrêté à l’idée de fairesauter le fort et d’anéantir ainsi les Français qui s’y trouvaientdétenus. Si, plus tard, on lui faisait des reproches de cetteaction, il mettrait sur le compte d’un accident fortuit l’éclat dela poudrière. Au surplus, Palème, fort intelligent, savait que dansune guerre comme celle que soutenaient les noirs, on ne leursaurait jamais gré d’un acte de générosité.

Les déserteurs de la garnison avaient, centfois peut-être, passé devant cette porte depuis le départ de leurscamarades ; mais, dominés et domptés par l’épouvante, aucund’eux n’avait osé en franchir le seuil.

Le capitaine avait résolument, en homme quifait le sacrifice de sa vie pour le salut de tous, pénétré dans lapoudrière ; il frémit en apercevant une chandelle fichée dansun baril de poudre ; cette chandelle presque consumée brûlaitrapidement ; elle ne pouvait plus durer que quelquesminutes ; une fumerolle, une étincelle tombant sur la poudre,suffisait pour produire une effroyable détonation, faire sauter lefort, et avec lui ensevelir sous ses décombres, non seulement lesmalheureux prisonniers renfermés dans les cachots et casemates,mais encore détruire l’armée assiégeante, et renverser, de fond encomble, la ville de la Basse-Terre, qui est si rapprochée de laforteresse. Le capitaine de Chatenoy, sans songer une seconde audanger terrible auquel il s’exposait, sélança bravementen avant ; d’un bond, il enleva la chandelle et l’écrasa sousses pieds.

Tout danger avait disparu.

Le fort était sauvé, et avec lui un nombreconsidérable de malheureux que cet effroyable sinistre auraitpulvérisés.

Mais l’émotion éprouvée par le capitaine deChatenoy avait été si forte, sa terreur si grande, que cet homme,brave jusqu’à la plus extrême témérité, dont le dévouement etl’abnégation avaient méprisé tout calcul, et qui, par ce traitinouï d’audace, avait sauvé une population tout entière, succombantun instant sous le poids d’une épouvante pour ainsi direrétrospective, fut contraint de s’appuyer contre la muraille, pourne pas s’affaisser et rouler sur lui-même.

Mais cette prostration n’eut que la durée d’unéclair ; presque aussitôt le sentiment du devoir rendit aucapitaine son énergie première, il se redressa fièrement et sortitdans la cour en criant d’une voix retentissante :

– Courage, enfants ! vous êtessauvés !

Des cris joyeux lui répondirent.

M. Losach, le jeune aspirant de marine,avait ponctuellement exécuté les ordres que lui avait donnés lecapitaine ; tous les prisonniers étaient libres, bien armés,et rangés en bataille dans la principale cour de la forteresse.

Le capitaine, après avoir, par quelques motschaleureux, encouragé les prisonniers à bien faire leur devoir, etavoir complimenté les noirs qui n’avaient pas voulu demeurer pluslongtemps sous le drapeau de l’insurrection, s’occupa, sans perdreun instant, de la sûreté de la place.

Au cas où la pensée serait venue aux révoltésde rentrer dans la forteresse s’ils ne parvenaient pas, ainsiqu’ils se le promettaient, à franchir les lignes françaises, lecapitaine de Chatenoy fit lever le pont-levis du passage par lequelils avaient opéré leur évasion et plaça des sentinelles à toutesles issues qui auraient pu donner accès dans la place.

Ce devoir accompli, le capitaine confiaprovisoirement le commandement du fort Saint-Charles àM. Losach, auquel il recommanda la plus minutieuse vigilance,et il sortit du fort pour se rendre dans les lignes de l’arméefrançaise afin d’avertir le général en chef de ce qui venait de sepasser.

Le général Richepance était dans l’ignorancela plus complète des événements qui, en si peu de temps, s’étaientaccomplis dans l’intérieur de la forteresse ; ainsi qu’ill’avait arrêté, il se préparait à donner l’ordre de recommencer lebombardement, les colonnes d’attaque étaient formées et prêtes às’élancer sur la brèche, lorsque le capitaine de Chatenoy fut amenéen sa présence.

D’abord, le général trouva ce que luiracontait le capitaine si incroyable et si impossible, qu’il nevoulut pas y ajouter foi ; il lui semblait, avec raison,matériellement impossible que, d’après les ordres qu’il avaitdonnés quelques heures seulement auparavant, les noirs eussentréussi, en si grand nombre, à se glisser inaperçus à travers leslignes françaises, qui de tous côtés devaient cerner le fort.

Mais Richepance fut bientôt contraint, malgrélui, de se rendre à l’évidence.

Ses ordres, mal compris, avaient été malexécutés. Delgrès, bien servi par ses espions et parfaitementinformé, avait habilement profité de cette faute, pour luiprovidentielle, pour opérer sûrement, et sans être inquiété, sonincroyable et audacieuse retraite.

Le général en chef embrassa cordialement lecapitaine de Chatenoy.

Pour le récompenser de sa belle conduite, ille nomma, séance tenante, chef de bataillon, et, sans perdre uninstant, il fit occuper le fort Saint-Charles.

Au point du jour, les troupes françaises semettaient à la poursuite de Delgrès et des noirs qu’ilcommandait.

Chapitre 12Pourquoi Delgrès envoya le capitaine Ignace en parlementaire.

Le lendemain, le général en chef fut informéd’une manière certaine, par ses espions, que Delgrès, à la têted’une partie des révoltés qui avaient avec lui abandonné le fortSaint-Charles, après avoir habilement dérobé sa marche et laissé enarrière quelques détachements afin de masquer son mouvement, avaitpris une route détournée pour gagner les hauteurs du Matouba.

Le général se mit aussitôt en devoir de l’ypoursuivre avec des forces considérables.

Quelques jours s’écoulèrent après lesquelsRichepance reçut, par un aide de camp du général Gobert, le rapportdétaillé de l’expédition dont ce général avait été chargé par luiet qu’il avait heureusement terminée.

Le capitaine Ignace, ainsi que Richepancel’avait prévu, s’était mis en marche sur la Pointe-à-Pitre dans ledessein de surprendre cette ville et de la détruire.

L’exécution de ce projet paraissait aucapitaine Ignace le seul moyen de rétablir les affaires del’insurrection, et de relever les espérances de ses adhérents, quetant de défaites successives commençaient à sérieusement inquiétersur l’issue de la guerre.

Le général Gobert n’avait pas tardé àatteindre l’arrière-garde du capitaine Ignace au poste du Dolé, quele mulâtre avait fortifié pour arrêter les troupes dont il sesavait poursuivi de près.

Ce poste fut emporté à la baïonnette ; ony prit deux pièces de canon.

Puis, le général Gobert continua de suivre lapiste du lieutenant de Delgrès, qui brûlait et pillait tout cequ’il rencontrait ; il avait déjà réduit en cendres les bourgsdes Trois-Rivières, celui de Saint-Sauveur,ettout le quartier de la Capesterre, un des plus riches dela colonie.

Ces incendies ; ces massacres, nelaissaient pas un instant de repos à l’armée ; elle étaitcontinuellement contrainte à des marches et à des contremarches,pour se porter partout où les révoltés, qui ne semblaient plussuivre aucun plan arrêté dans leurs mouvements, brûlaient etmassacraient, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; puis,ramenés par le désespoir dans les mêmes lieux où ils avaient déjàsignalé leur fureur, ils y venaient pour brûler et massacrer ce quileur avait échappé la première fois.

On comprend combien, sous ce ciel de feu,l’armée devait être excédée de fatigues, mille fois plus pénibles àsupporter que celles dont en Europe elle aurait eu à souffrir.

Mais l’espoir de mettre bientôt un terme àtant de désastres horribles, soutenait l’ardeur des chefs et dessoldats et redoublait leur dévouement.

Après avoir campé à la Capesterre, auPetit-Bourg, et dispersé sur sa route divers détachements derévoltés, le général Gobert s’était rendu par mer à laPointe-à-Pitre, afin de s’assurer par lui-même de la situation danslaquelle se trouvait cette ville, où il n’y avait qu’une assezfaible garnison.

Il recommanda la plus grande vigilance jusqu’àce qu’il pût y faire entrer des secours, puis il retourna à soncamp du Petit-Bourg.

À peine y fut-il arrivé, qu’il eut à combattreun parti nombreux d’insurgés qui, pour arrêter la marche de sestroupes, s’étaient établis sur l’habitation Paul ; ils enfurent délogés. Le général Pélage fut chargé de les poursuivre,l’épée dans les reins, jusqu’aux Palétuviers qui bordentla rivière Salée, mission que cet officier accomplit avec savigueur ordinaire.

Sur la fin de cette action, un courrierexpédié par le commandant de la Pointe-à-Pitre, avait annoncé augénéral Gobert que cette ville était menacée, que le capitaineIgnace avait paru dans les environs à la tête de quatre centshommes bien disciplinés et d’une multitude de nègres armés depiques ; qu’il insurgeait les ateliers et qu’il brûlait enmême temps toutes les habitations qui se trouvaient sur sonpassage.

Le commandant ajoutait dans sa lettre qu’ils’attendait à être attaqué la nuit suivante et que laPointe-à-Pitre courait le plus sérieux danger ; cette ville,ouverte de toutes parts, n’avait, ainsi que nous l’avons dit,qu’une très faible garnison.

Le général Gobert aurait voulu volersur-le-champ au secours de la place, mais ses troupes étaientépuisées de fatigue, harassées ; il expédia en toute hâte legénéral Pélage, dont la conduite ne se démentit pas une seule foispendant cette guerre fratricide ; sa présence seule suffitpour contenir les noirs.

Pélage composa ses forces, des garnisons,partie du fort Fleur-d’Épée, partie du fort Union, où il ne laissaqu’un petit nombre d’hommes, partie des gardes nationauxsédentaires, et surtout des dragons et des jeunes conscrits.

Avec les moyens qu’il venait pour ainsi dired’improviser, le général Pélage tint toute la nuit les révoltés enéchec ; pour empêcher le capitaine Ignace d’attaquer la ville,il lui fit craindre d’être attaqué lui-même, en l’inquiétant pardes vedettes et des patrouilles continuelles.

Le lendemain, 5 prairial, dès que le jourparut, les noirs virent toutes les hauteurs qui les environnaientoccupées par des détachements que le général Pélage y avaitplacés ; ils le crurent alors à la tête de forcesconsidérables ; ils abandonnèrent aussitôt la plaine deStiwenson, pour se renfermer dans le fort Brimbridge,avantageusement situé au sommet d’un morne, à mille toises,c’est-à-dire environ deux mille mètres, de la Pointe-à-Pitre ;mais ils ne trouvèrent dans ce fort que deux pièces de canon sansaffûts ; bien faibles moyens de défense dans la situationcritique où ils étaient réduits.

Le général Pélage profita habilement de cettefaute commise par le capitaine Ignace ; après avoir cernécomplètement le fort, le général fit venir plusieurs pièces decampagne et un obusier qu’il plaça sur un morne voisin ; unfeu terrible commença aussitôt contre les révoltés ; ceux-cine répondaient que faiblement avec leurs deux canons sans affûtqu’ils avaient montés, tant bien que mal, sur des chariots.

Le capitaine Ignace ne tarda pas às’apercevoir du danger de sa position ; il tenta d’évacuer lefort pour se répandre dans la campagne, mais toutes les issues luiétaient fermées ; plusieurs fois il fut repoussé avec despertes sérieuses.

Dans ces différents chocs, Gaston de Foissac,qui faisait son apprentissage du métier de soldat à la tête desjeunes conscrits et des créoles volontaires, fit des prodiges devaleur ; il perdit même plusieurs des siens qui se firentbravement tuer plutôt que de reculer ; quant à lui, il nereçut pas une égratignure.

Cependant Pélage était assez inquiet ; ilavait expédié courriers sur courriers au général Gobert pourl’instruire de l’état des choses et lui demander des secours.

Le général était parti de bonne heure duPetit-Bourg avec sa colonne ; lorsqu’il rejoignit Pélage,après l’avoir félicité sur ses heureuses dispositions, il se mit enmesure de pousser vigoureusement l’attaque de Brimbridge ;tous les postes furent doublés ; le général fit jouer denouvelles pièces qui causèrent un ravage affreux parmi les noirs,rassemblés comme des moutons sur la plate-forme du fort, et netrouvant plus le moindre abri contre les boulets et lamitraille.

À six heures du soir, l’ordre de l’assautgénéral fut donné par Gobert ; les troupes s’élancèrentaussitôt au pas de course ; après avoir abattu les portes àcoups de hache, malgré la mousqueterie des insurgés, les soldats,se ruèrent sur les noirs qui les attendaient bravement de piedferme ; les noirs furent culbutés par un élanirrésistible ; on en fit un carnage horrible.

Ceux qui voulaient tenter de s’échapper en seprécipitant du haut des murailles, étaient reçus sur la pointe desbaïonnettes.

Enfin, après une résistance désespérée, qui nedura pas moins d’une heure, le fort Brimbridge demeuradéfinitivement au pouvoir des Français ; les révoltésperdirent à cette sanglante affaire, deux cent cinquanteprisonniers et huit cents hommes tués.

Les restes désormais impuissants des révoltés,parmi lesquels se trouvait le capitaine Ignace, que d’abord onavait cru reconnaître parmi les morts, se dispersèrent dans lacampagne à la faveur des ténèbres([2]) ;mais de promptes mesures furent prises pour les empêcher de serallier et de commettre de nouvelles dévastations sur laGrande-Terre ; d’ailleurs, Ignace n’y songeait pas ;atterré par sa défaite, il parvint cependant à réunir autour de luideux ou trois cents hommes démoralisés, réussit à dérober sestraces et à traverser la rivière Salée.

Ignace n’avait plus qu’un seul but, un désir,rejoindre Delgrès et mourir avec lui.

Ce fut ainsi que d’un seul coup laPointe-à-Pitre fut sauvée, en même temps que toute la Grande-Terre,la partie la plus considérable de la colonie.

Trois cantons les plus voisins de laville : les Abymes, le Gozier et le Morne-à-l’Eau, eurentseuls à souffrir des premiers effets de la terrible invasion ducapitaine Ignace.

Le général Gobert, assuré par les rapports deses espions que le lieutenant de Delgrès se retirait définitivementsur le Matouba où il espérait rejoindre son chef, et fort satisfaitdes résultats glorieux qu’il avait obtenus en si peu de temps, serembarqua avec ses troupes pour la Basse-Terre, où il arriva aumoment où le général en chef prenait toutes les mesures nécessairesque lui suggérait son talent militaire allié à la plus hauteprudence, pour en finir par une allure décisive avec Delgrès, lepremier et le plus redoutable de tous ses adversaires.

Dès son débarquement à la Basse-Terre, legénéral Gobert expédia à Richepance, par un courrier, le récitexact de ses opérations et des résultats qu’il avait obtenus ;puis il se mit en devoir de le rejoindre au plus vite avec toutesses troupes ; au cas où il y aurait bientôt bataille, le bravegénéral voulait y assister.

Le lecteur se rappellera qu’après l’évacuationdu fort Saint-Charles, Delgrès, comptant sur une sérieuse diversionde la part du capitaine Ignace, s’était retiré au Matouba.

Là, il attendait que les succès de sonlieutenant lui permissent de prendre l’offensive.

Ainsi que le Chasseur de rats l’avait prévulongtemps auparavant, le mulâtre s’était retranché sur l’habitationd’Anglemont, appartenant à la famille de la Brunerie, particularitécomplètement ignorée de Delgrès ; le mulâtre avait ajouté auxsuperbes défenses dont la nature avait entouré cette magnifiquehabitation toutes celles que son expérience de l’art militairepouvait lui fournir.

Il avait sous ses ordres de nombreux adhérentsfanatiquement dévoués à sa personne et commandés par Kirwand,Dauphin, Jacquet, Codou, Palème et Noël Corbet ; c’est-à-direles officiers les plus braves, les plus résolus et les plusintelligents.

Cette position avait de très grands avantagespour les insurgés.

Ils s’y trouvaient, par la disposition mêmedes lieux, maîtres d’accepter le combat ou de le refuser contre destroupes supérieures ; de plus, ils pouvaient se répandre àvolonté, par des expéditions soudaines, dans toutes les parties dela Basse-Terre ; en même temps qu’ils établissaient, par lesbois, avec le capitaine Ignace, une correspondance prompte etfacile ; surtout pour des noirs accoutumés à courir sur lesommet des montagnes et à franchir tous les obstacles comme en sejouant.

Voilà quelle était la situation deDelgrès.

Cette situation était loin d’êtredésespérée ; un coup de main hardi, une rencontre heureuse,suffisaient non pas à faire réussir la révolte, mais à lui rendretoute sa force première ; de plus, si le succès couronnait latentative du capitaine Ignace sur la Grande-Terre, la guerrepouvait, longtemps encore, être traînée en longueur et permettreaux noirs, s’ils étaient contraints de se soumettre, de ne le fairequ’à des conditions avantageuses.

Nous avons rendu compte des résultats de latentative faite par Ignace.

Les choses étaient en cet état ; Delgrès,prenant ses rêves pour des réalités, se berçait des plus rianteschimères, lorsqu’il fut tout à coup réveillé de son extase par uncoup de foudre.

Un matin, un peu avant le lever du soleil, lechef des révoltés vit soudain arriver à son quartier générald’Anglemont une troupe peu nombreuse, mais hurlante, effarée, lesvêtements en lambeaux et couverts de sang, au milieu de laquelle setrouvait Ignace, honteux, désespéré, presque fou de douleur.

L’arrivée si peu prévue de cette troupe àd’Anglemont, produisit l’effet le plus déplorable sur lesdéfenseurs de l’habitation.

Les nouvelles qu’elle apportait étaientterribles.

L’expédition de la Grande-Terre avaitcomplètement échoué ; les troupes du capitaine Ignace étaientdétruites ; lui-même n’avait réussi que par miracle às’échapper avec les quelques hommes démoralisés qu’il avait àgrand’peine maintenus sous son drapeau ; de plus, tout espoirde tenter une seconde expédition contre la Pointe-à-Pitre étaitperdu sans retour.

Delgrès écouta froidement, sans témoigner lamoindre émotion, le rapport de son lieutenant ; cependant ilavait la mort dans le cœur ; mais il comprenait de quelleimportance il était pour lui de ne pas laisser voir à ceux quil’entouraient les divers sentiments dont il était agité.

Le mulâtre, brutalement renversé du haut deses rêves, envisagea sa situation telle qu’elle était enréalité ; elle était des plus critiques, presque sansremède.

À part quelques bandes peu nombreuses et malorganisées qui guerroyaient encore dans les mornes, et se livraientplutôt au meurtre et au pillage, qu’elles ne faisaient une guerreen règle contre les Français ; toutes les forces vives desnoirs se trouvaient maintenant concentrées sur le même point,l’habitation d’Anglemont.

Si redoutable que fût la position qu’ilsoccupaient, les révoltés connaissaient trop bien les Français, ilsles avaient vus de trop près à l’œuvre pour conserver la moindreillusion sur le sort qui les attendait.

Ils savaient que le général en chef Richepanceétait un de ces inflexibles soldats que les difficultés loin de lesdécourager, excitent au contraire à vaincre ; qu’ilfranchirait, n’importe à quel prix, tous les obstacles, mais qu’ilviendrait sans hésiter les attaquer dans leur dernier refuge ;ce qu’ils lui avaient vu accomplir de miracles d’audace et depatience, lors du siège du fort Saint-Charles, leur avait donné lamesure de ce dont il était capable, et, malgré les minutieusesprécautions qu’ils avaient prises, à chaque instant ilsredoutaient, tant leur terreur était grande, de le voir arriver àla tête de ces invincibles soldats qui, débarqués depuis moins d’unmois dans la colonie, escaladaient déjà les mornes les plusinaccessibles d’un pas aussi assuré que le plus intrépide et leplus adroit nègre marron.

Sur la prière de ses officiers qui voyaientavec crainte l’effet produit sur les troupes de l’habitation parl’arrivée des hommes du capitaine Ignace, Delgrès se résolut àréunir un conseil de guerre.

Ce fut alors, que le chef des révoltés setrouva à même de se rendre exactement compte du découragement deses adhérents et de la démoralisation qui commençait à se glissersourdement dans leurs rangs.

La réunion fut tumultueuse, désordonnée.

Pendant longtemps, Delgrès fit de vainsefforts pour ramener un peu d’ordre, rétablir le silence nécessairepour que la délibération fût calme, raisonnée ; pendant,longtemps il ne réussit qu’à grand’peine à se faire entendre etécouter.

Les avis du conseil étaient fortpartagés ; les uns voulaient mettre bas les armes sans plusattendre et implorer la clémence du général en chef ; d’autresparlaient de se réfugier à la Dominique ou même aux Saintes ;sans réfléchir que le chemin de la mer leur était coupé et que, deplus, ils n’avaient pas à leur disposition une seule pirogue.Quelques-uns, plus résolus, voulaient fondre à l’improviste sur lesFrançais, les attaquer à la baïonnette et se faire tuer bravement,les armes à la main ; s’ils ne réussissaient pas à les vaincrepar cette attaque désespérée ; dautres enfin enplus grand nombre, plus sages et surtout plus logiques, proposaientde demander une entrevue au général en chef de larméefrançaise, de lui faire des propositions qui sauvegarderaientsurtout leur honneur et leur liberté, ajoutant, avec infiniment deraison, que si ces propositions très peu exagérées, étaientrepoussées, il serait toujours temps d’en venir à des moyensextrêmes et de se faire bravement tuer les armes à la main.

Delgrès, dès qu’il avait vu la discussionentrer dans une voie anormale, s’était tenu à l’écart et n’y avaitplus pris aucune part ; silencieux, pensif, il écoutait, sanss’émouvoir, les diverses opinions qui, tour à tour, étaientémises ; enfin, lorsque les membres du conseil se furent à peuprés mis d’accord entre eux et qu’ils se tournèrent vers lui pourlui demander de sanctionner ce qu’ils avaient arrêté, un sourireamer plissa ses lèvres, il se leva et prit la parole :

– Citoyens, dit-il, j’ai suivi avec la plussérieuse attention la marche de la longue discussion qui vient,d’avoir lieu devant moi ; vous me demandez mon opinion, il estde mon devoir de vous la donner avec franchise et surtout avecloyauté, c’est ce que je vais faire. À mon avis, l’intention quevous émettez de demander une entrevue au général Richepance, afinde lui faire des propositions, me semble de tous points une folie.Nous avons nous-mêmes refusé, il y a quelques jours à peine, derecevoir des parlementaires en les menaçant de les pendre commeespions ; les deux seuls qui sont parvenus jusqu’à nous aufort Saint-Charles, vous m’avez contraint, malgré ma volontéexpresse, à les retenir prisonniers et à manquer ainsi, moi soldat,aux lois de la guerre. Pourquoi le général Richepance n’agirait-ilpas envers nos parlementaires de la même façon que nous avons agienvers les siens ? Nous l’y avons autorisé par notre exemple,et il ne ferait ainsi que nous imposer la loi du talion.

Plusieurs dénégations interrompirent lecommandant ; celui-ci sourit avec dédain, et aussitôt que lebruit se fut un peu calmé, il reprit :

– J’admets comme vous, pour un instant, que legénéral en chef, militaire honorable s’il en fut, dédaigned’employer de tels moyens et consente à recevoir notreparlementaire. Qu’arrivera-t-il ? Supposez-vous que le généralRichepance ne connaisse pas aussi bien que nous la situationcritique dans laquelle nous nous trouvons ? Si vous pensiezainsi, vous commettriez une grave erreur ; le général en chefnous considère comme perdus ; notre soumission n’est plus pourlui qu’une question de temps ; on ne traite pas avec desennemis vaincus ; on ne perd pas son temps à discuter lespropositions qu’ils sont assez niais pour faire ; on leurimpose les siennes. Voilà de quelle façon agira le généralRichepance avec votre parlementaire, et il aura raison, parce quela démarche que vous voulez tenter lui enlèvera les derniers doutesque peut-être, il conserve encore sur la situation précaire danslaquelle nous nous trouvons réduits ; réfléchissez doncmûrement, dans votre intérêt même, je vous en prie, avant de mettrevotre projet à exécution, et de tenter auprès de notre ennemi ladémarche hasardeuse et imprudente que vous voulez faire.

Il y eut un court silence, mais bientôtl’effet produit par ces sages paroles s’évanouit ; ladiscussion recommença plus vive et plus acerbe que jamais.

– C’est notre dernière ressource, ditCodou.

– Le général Richepance n’est pas cruel, ilaura pitié de nous, ajouta Palème.

– D’autant plus, dit Noël Corbet, que sesinstructions lui recommandent surtout la clémence.

– D’ailleurs, interrompit le capitaine Ignace,nous serons toujours à même de nous faire tuer en braves gens lesarmes à la main, si nos propositions sont repoussées.

– Cela ne fait pas le moindre doute ;mais il serait préférable qu’elles ne le fussent pas ; ditDauphin d’un air assez piteux.

Malgré la gravité des circonstances, lanaïveté de Dauphin souleva une hilarité générale.

– Ainsi, vous êtes bien résolus à faire cettedémarche auprès du général en chef ? demanda Delgrès.

– Oui ! répondirent-ils tous à lafois.

– Cest bien, reprit le commandantdune voix brève ; puisque vous l’exigez il en seraainsi.

– Nous n’exigeons rien, commandant,sécria vivement Noël Corbet, nous vous prions.

– Oui, dit Delgrès avec un sourire amer ;mais vos prières, citoyens, ressemblent assez à des menaces ;la pression morale que vous exercez sur moi, me contraint à céder àvotre volonté.

– Commandant ! s’écrièrent plusieursofficiers avec prière.

– Soit, vous dis-je, je consens ; nediscutons donc pas sur les mots, cela est inutile et nous faitperdre un temps précieux ; je demanderai une entrevue augénéral Richepance. Qui de vous, citoyens, osera se présenter auxavant-postes français ?

– Jirai, moi, commandant ! sivous n’y voyez pas d’inconvénient, répondit aussitôt le capitaineIgnace.

– Ce sera donc vous, capitaine ;préparez-vous à partir dans une heure ; je vous chargeraid’une lettre pour le général en chef. Maintenant, citoyens, vousêtes satisfaits, vous avez obtenu ce que vous désiriez ;bientôt nous saurons qui, de vous ou de moi, avait raison ; sila démarche à laquelle vous me contraignez obtiendra les résultatsque vous vous en promettez. Le conseil est levé ; veuillezfaire réunir les troupes et leur annoncer la résolution importantequi a été prise ; profitez de cette circonstance pour rétablirla discipline parmi les soldats et surtout les rappeler à leurdevoir.

Les officiers saluèrent leur chef et seretirèrent.

Demeuré seul, Delgrès se laissa tomber avecaccablement sur un siège.

Tous ses projets avaient avorté ; il sesentait perdu, les pensées les plus sinistres traversaient soncerveau bourrelé par la douleur. Cependant cet état de prostrationne persévéra point ; le militaire dompta l’émotion qui luiétreignait le cœur, il se leva, alla se placer devant un bureau etd’une main fébrile il écrivit la lettre dont le capitaine Ignacedevait être le porteur.

En pliant ce papier fatal qui semblait luibrûler les doigts, un sourire vague et triste éclaira, comme unrayon de lune dans une nuit sombre, le visage de Delgrès ; unedouce et chère apparition passa peut-être devant ses yeux ; ilsoupira, mais se redressant tout à coup :

– Soyons homme, murmura-t-il ; j’ai jouéune partie terrible, j’ai perdu ; je saurai payer madette.

Il jeta négligemment la lettre sur la table,se leva, alluma un cigare et commença à se promener de long enlarge dans le salon dans lequel il se tenait et dont il avait faitson cabinet de travail.

Une demi-heure plus tard, lorsque le capitaineIgnace se présenta, en proie, il faut l’avouer ; à unecertaine appréhension secrète, il trouva son chef calme, souriant,comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé.

Le capitaine Ignace avait fait toilette.

Les vêtements déchirés et souillés de boue etde sang avaient disparu pour faire place à d’autres, taillés à ladernière mode, qui lui donnaient une tournure singulière, mais qui,cependant, n’avaient rien de prétentieux ni de ridicule.

Le mulâtre avait eu le bon goût, sans quepersonne le lui eut conseillé, d’adopter pour son ambassade l’habitbourgeois au lieu de luniforme militaire français quedepuis sa révolte il n’avait naturellement plus le droit de porter,et sur lequel se trouvaient des insignes militaires dont, selontoutes probabilités, le général Richepance n’aurait pas souffertqu’il fit parade devant lui.

Par une coïncidence singulière, les troupesfrançaises étaient, depuis ce jour-là même, campées dans uneimmense savane, presque aux pieds des premiers plateaux duMatouba ; leurs grand’gardes atteignaient, pour ainsi dire,les contreforts des mornes.

Delgrès donna à son lieutenant lesinstructions les plus détaillées sur la façon dont il devait agiren présence du général en chef, lui remit la lettre qui devait luiservir d’introduction ; puis il lui souhaita bonne chance avecun sourire railleur, le congédia en deux mots et lui tourna le dossans cérémonie, le laissant tout penaud d’une telle façon de lerecevoir.

Le capitaine quitta aussitôt l’habitation.

Le mulâtre, rendons-lui cette justice, ne sefaisait aucune illusion sur le respect que devait inspirer auxFrançais sa personnalité, qu’il savait, de longue date, leur êtredes moins sympathiques ; ils avaient, du reste, de fortesraisons pour qu’il en fût ainsi ; les excès dont il s’étaitrendu depuis si longtemps coupable l’avaient fait exécrer de lapopulation entière de la Guadeloupe ; il n’espérait rien debon du résultat de la mission dont il s’était chargé ; ilcroyait marcher à la mort ; jugeant les officiers françaisd’après lui-même, il était convaincu qu’ils saisiraient avecempressement l’occasion qu’il leur offrait de tirer une éclatantevengeance du mal qu’il leur avait fait, et qu’il seraitimmédiatement fusillé ; mais cette sombre perspective nel’effrayait nullement ; son parti était pris ; après ladéfaite qu’il avait subie, défaite qui entraînait la perte de sonchef et devait inévitablement amener l’extinction de la révolte, iln’aspirait plus qu’à mourir bravement, comme il avait vécu, enregardant la mort en face.

Un trompette et un soldat portant un drapeaublanc, soigneusement roulé, accompagnaient le capitaine etmarchaient à quelques pas derrière lui.

Après une course de près de trois quartsd’heure, les trois hommes atteignirent enfin un plateau élevé d’oùon apercevait distinctement les bivouacs de l’armée françaiseétablie à environ une lieue et demie de l’endroit où ils setrouvaient ; les grand’gardes et les avant-postes étaient debeaucoup plus rapprochés.

Le capitaine Ignace fit alors sonner un appelde trompette, tandis que, par ses ordres, le drapeau parlementaireétait déployé.

La réponse ne se fit pas longtempsattendre.

Le capitaine descendit alors, suivi de sesdeux compagnons, et il se présenta aux avant-postes.

Là, après lui avoir bandé les yeux avec soin,on le hissa sur un cheval, et tandis que le trompette et leporte-drapeau attendaient le retour de leur chef en dehors de laligne des grand’gardes, une patrouille de grenadiers conduisit lecapitaine au quartier général.

Le trajet fut assez long, il dura unedemi-heure ; enfin on s’arrêta ; le capitaine futdescendu de cheval, conduit sous une tente et le bandeau qui luicouvrait les yeux tomba.

Le premier soin du mulâtre en recouvrant lavue fut de regarder curieusement autour de lui.

Il se trouvait en présence des générauxfrançais.

Une carte de la Guadeloupe était dépliée surdes tambours posés les uns sur les autres et recouverts d’une largeplanche formant table.

Le commandant en chef de l’armée, Richepance,facile à reconnaître à cause de sa haute et noble stature, causaitdans un groupe d’officiers supérieurs parmi lesquels se trouvaientles généraux Gobert et Pélage, qui quelques jours auparavantavaient infligé une si rude défaite au capitaine.

Cependant celui-ci ne perdit pascontenance ; il se tint immobile et respectueux, prêt àrépondre aux questions qui lui seraient adressées, sans que riendans son maintien prêtât à la raillerie ou excitât le mépris.

Le général Richepance se tourna brusquementvers le mulâtre, et après l’avoir un instant examiné :

– Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il d’unevoix brève.

– Général, répondit le mulâtre en s’inclinant,je suis le capitaine Ignace.

– Ah ! ah ! murmura le général en leregardant curieusement. C’est vous qui commandiez àBrimbridge ?

– Et que le général Gobert a si rudementfrotté, oui, mon général.

– Allons, le drôle n’est pas sot ! dit enriant le général Gobert.

Richepance sourit.

– Que demandez-vous ? reprit-il.

– Mon général, je viens en parlementaire.

– En parlementaire ? Vous reconnaissezdonc les lois de la guerre, maintenant ?

– Vous nous avez donné de trop bonnes leçonspour que nous ne les connaissions pas, général.

– Oui, lorsque vous avez intérêt à le faire,n’est-ce pas ?

– L’intérêt n’est-il pas la loi suprême ?mon général.

– Je ne m’en dédis pas, reprit le généralGobert ; le drôle est loin d’être sot.

– Ainsi vous avez renoncé à pendre commeespions ou à retenir prisonniers les parlementaires ? continuaRichepance.

– Oui, mon général ; d’ailleurs, nousn’en avons pendu aucun.

– C’est vrai ; mais vous en avez faitdeux prisonniers.

– En effet, mon général ; mais c’estgrâce à cette mesure… équivoque que le fort Saint-Charles n’a passauté.

– Le drôle a vraiment réponse à tout, fit legénéral Gobert en s’approchant, il a une façon charmante detoujours se donner raison.

– Qui vous envoie ? demanda le général enchef.

– Le commandant Delgrès.

– Delgrès n’est plus commandant, dit sèchementle général.

– Pour vous, général, en effet, pas plus queje ne suis capitaine, mais pour nous il a toujours conservé songrade, puisqu’il est notre chef.

– Que vous a chargé de me direM. Delgrès ? reprit le général en se mordant leslèvres.

– Rien, mon général, mais il m’a remis unelettre.

– Où est cette lettre ?

– La voici, mon général, répondit Ignace enprésentant la missive de Delgrès :

Le général prit la lettre, l’ouvrit et, aprèsl’avoir rapidement parcourue des yeux, il reprit en s’adressant àIgnace qui attendait, immobile :

– Votre chef, lui dit-il, me demande pourdemain une entrevue à l’habitation Carol ; il met à cetteentrevue certaines conditions de peu d’importance quej’accepte ; voici ma réponse, vous la lui répétereztextuellement.

– Textuellement, oui, mon général.

– Demain à dix heures du matin, je me rendraiavec une escorte de vingt dragons à l’habitation Carol, lieu choisipour l’entrevue ; Delgrès et moi, nous pénétrerons seuls dansl’intérieur de l’habitation ; son escorte et la mienne, toutesdeux en nombre égal, demeureront en dehors ; elles devront setenir hors de la portée de la voix. Vous m’avez compris ?

– Parfaitement, oui, mon général.

– Dieu veuille que cette entrevue, quoiquetardive, réussisse à arrêter l’effusion du sang ! Allez.Lieutenant, reconduisez cet homme aux avant-postes.

Le capitaine Ignace salua le généralRichepance, qui lui tourna le dos sans même lui rendre sonsalut.

On banda de nouveau les veux au mulâtre et onle fit sortir de la tente.

Trois heures plus tard, le capitaine Ignaceétait de retour à d’habitation d’Anglemont où il rendait compte desa mission au commandant Delgrès, sans omettre un seul mot.

En somme, les nouvelles que le capitaineapportait étaient plutôt bonnes que mauvaises ; les révoltés,avec cette facilité qui caractérise la race nègre, se crurentsauvés ; ils sentirent l’espoir rentrer dans leurs cœurs.

Seul, Delgrès n’espérait pas.

Cest que, seul, il savait quetoute capitulation était impossible.

Chapitre 13Où Renée de la Brunerie voit monter un nuage à l’horizon de sonbonheur

Il était environ huit heures du soir.

Le dîner s’achevait à l’habitation de laBrunerie où, depuis trois jours déjà, le planteur et sa filleétaient de retour.

Renée de la Brunerie, à laquelle le séjour dela Basse-Terre déplaisait, surtout depuis que le général en chefavait quitté la ville pour se mettre, en personne, à la poursuitedes noirs, avait obtenu de son père de revenir à laplantation ; prière que M. de la Brunerie avaitimmédiatement exaucée.

Sans être avare, le planteur savait parexpérience qu’il ny a rien de tel que l’œil du maître,et dans les circonstances difficiles où la colonie était plongée,il n’était pas fâché de veiller par lui-même sur ses biens.

Donc, le dîner s’achevait ; les convivesbeaucoup plus nombreux encore qu’ils ne l’étaient huit ou dix joursauparavant, car les déprédations commises par les troupes noiresqui tenaient la campagne, avaient obligé tous les blancs disséminésçà et là dans leurs exploitations à chercher provisoirement unrefuge chez les riches propriétaires, plus en état de se défendrecontre les attaques des révoltés ; les convives, disons-nous,fumaient et causaient tout en savourant leur café.

La conversation était très animée.

Elle roulait exclusivement sur la guerre,sujet palpitant et qui, naturellement, intéressait au plus hautpoint la plupart des personnes présentes.

MM. Rigaudin et des Dorides soutenaientune polémique assez vive contre le lieutenant Alexandre Dubourg,émettant chacun leur tour et souvent tous les deux à la fois, lesopinions les plus erronées sur les mouvements stratégiques del’armée française, avec un aplomb qui ne pouvait être égalé que parleur complète ignorance du sujet qu’ils traitaient avec une sigrande désinvolture ; ces hérésies, auxquelles, à cause deleur ineptie même, il lui était souvent impossible de répondre,faisaient bondir l’officier sur son siège, ce que les deuxplanteurs ne manquaient point de prendre pour une victoire ;alors ils accablaient le malheureux lieutenant de plaisanteries àdouble sens et de sourires ironiques, en se frottant les mains eten promenant avec fatuité des regards triomphants autour d’eux.

Cependant les nouvelles de la guerre étaientmeilleures ; on avait appris par le sergent Kerbrock, sorti del’ambulance et de retour depuis l’après-dîner à l’habitation, quele capitaine Ignace avait été mis en déroute et son détachementcomplètement détruit à Brimbridge ; que lui-même avait étécontraint de fuir presque seul et de se réfugier en toute hâte dansles mornes, d’où on espérait qu’il ne sortirait plus.

Les hôtes de M. de la Bruneriesavaient de plus – comment le savaient-ils ? nul n’aurait pule dire, puisque le sergent Kerbrock, le seul étranger qui eut paruce jour-là à la Brunerie, lignorait lui-même, – que, lematin, les noirs retranchés à l’habitation d’Anglemont avaientenvoyé un parlementaire au général en chef, à son quartiergénéral ; que ce parlementaire avait été reçu par Richepanceet traité avec les plus grands égards.

Là s’arrêtaient les renseignements.

Mais les dignes planteurs en savaient assezpour étayer sur ces renseignements les théories les plussaugrenues.

Avec l’insouciance native qui distingue lescréoles, les braves planteurs, à peu près ruinés pour la plupart,avaient déjà oublié leurs malheurs particuliers pour ne plus songerqu’aux événements dont leur île était le théâtre ; lescommenter et les discuter avec ce feu et cette animation, qu’ilsmettent même dans les discussions les plus futiles, et qui fontsouvent supposer qu’ils se querellent, aux étrangers peu au fait deleur caractère, lorsqu’ils ne font, au contraire, que causer de lamanière la plus amicale, mais avec force cris et gestes.

M. de la Brunerie, comme de coutume,présidait une des tables, et M. David, le majordome, présidaitla seconde.

Renée de la Brunerie, un peu souffrante,nassistait pas au dîner ; elle s’était fait servirchez elle.

Retirée dans son appartement, assise à unetable où se trouvaient deux couverts, Renée dînait en tête à têteavec une belle jeune fille ; à peu près de son âge,douce ; gracieuse, et dont les grands yeux noirs pétillaientde malice et de gaieté.

Cette jeune fille était MelleHélène de Foissac, la sœur de Gaston, la compagne d’enfance deRenée et surtout son amie de cœur.

Les deux jeunes filles dînaient, avons-nousdit ; nous nous sommes trompé, nous avons voulu direpicoraient comme des bengalis capricieux, et surtoutrassasiés ; en effet, c’est à peine si elles touchaient oumordillaient du bout de leurs lèvres roses, les mets appétissantset variés que tour à tour leur présentaient d’un air câlin leursménines, admises seules à les servir à table.

Une indéfinissable appréhension se laissaitvoir sur leurs charmants visages.

Renée était préoccupée, triste, pensive ;Hélène, elle-même, peut-être par sympathie, semblait avoir perduune partie de sa gaieté ordinaire.

Leur conversation, à bâtons rompus, neprocédait que par bonds et par saccades, tantôt vive, fébrile même,tantôt froide, languissante ; elle effleurait tous les sujetset souvent elle était interrompue par de longs silences.

Le matin de ce jour, M. de laBrunerie avait eu avec sa fille une longue et sérieuse conversationqui avait causé à la jeune fille une impression tout à la fois sivive et si forte, que, bien que plusieurs heures se fussentécoulées depuis cet entretien, cette impression durait encore.

Le planteur, à la vérité en termes très vagueset sans vouloir rien préciser positivement, avait fait sentir à safille, qu’il était résolu à mettre un terme à ses hésitationscontinuelles sur son mariage.

Que le bruit fâcheux d’une rupture entre elleet son fiancé Gaston de Foissac s’était répandu dans la colonie etsurtout à la Basse-Terre ; que les commentaires allaient grandtrain comme toujours en pareil cas ; que ces commentairesétaient loin d’être obligeants pour elle, qu’il était temps de lesfaire cesser et de les arrêter complètement, en fermant la boucheaux bavards par son mariage avec son cousin Gaston deFoissac ; mariage convenu depuis tant d’années et qu’ilvoulait absolument conclure aussitôt après la défaite des rebelles,ce qui, ajoutait-il, ne pouvait pas manquer d’avoir lieubientôt.

M. de la Brunerie, qui, encommençant cette conversation avec sa fille, s’était intérieurementpromis de rester dans les généralités et de ne rien dire de troppositif ou de trop direct, n’avait pas manqué cette fois de fairecomme il faisait toujours, c’est-à-dire qu’il s’était laissé allertrop loin, et avait ainsi obtenu un résultat diamétralement opposéà celui qu’il se proposait d’obtenir.

La même chose arriva à Renée, mais de la partde la jeune fille, ce fut avec intention, de parti pris.

Au lieu de suivre, ainsi qu’elle devait lefaire, l’excellent conseil que son ami le Chasseur de rats luiavait donné, de ne répondre ni oui ni non à son père, et d’essayerainsi de gagner du temps, la fière jeune fille, dont le noblecaractère répugnait surtout au mensonge et que son organisationessentiellement loyale rendait très peu apte à ces discussions dontla ruse et la finesse doivent faire tous les frais, avait répondude telle sorte à M. de la Brunerie, sans cependant pourcela, sortir des bornes du respect qu’elle professait pour lui, quele planteur en était d’abord demeuré abasourdi ; puis au boutde quelques instants, aussitôt que son sang-froid était revenu ou àpeu près, il était sorti en déclarant à sa fille qu’avant quinzejours, elle épouserait son cousin Gaston de Foissac.

Jamais son père, dont elle se savaittendrement aimée, ne lui avait parlé avec cette rudesse ;aussi Renée avait-elle été douloureusement frappée ; non paspeut-être autant de la décision de M. de la Brunerie quedu ton blessant dont ces paroles avaient été prononcées parlui.

Lorsque la hautaine jeune fille avait entenduson père s’exprimer ainsi qu’il l’avait fait, il lui avait sembléqu’une fibre secrète de son cœur s’était tout à coup rompue ;elle qui aimait si pieusement son père, qui se croyait aimée de luiau-dessus de tout ; elle s’était sentie douloureusementaffectée en reconnaissant que l’orgueilleux vieillard avait placél’amour-propre et l’entêtement au-dessus de la tendresse filiale sipure et si entière de sa fille ; elle en concluait que tousles torts se trouvaient du côté de son père, puisque l’obéissancequ’il exigeait d’elle devait faire le malheur de sa vie, en lacontraignant, malgré ses prières, à épouser un homme qu’ellen’aimait pas ; qu’elle n’aimerait jamais.

Il est vrai que la réponse faite par la jeunefille avait été si nette, si claire, si précise que, jusqu’à uncertain point elle justifiait la grande colère du vieillard.

– Mon père, avait-elle dit, tout en rendant laplus entière justice aux belles et nobles qualités de mon cousinGaston de Foissac, jamais je ne l’aimerai ; j’en aime un autreauquel j’ai, depuis longtemps déjà, engagé ma foi ; je seraisa femme ou je mourrai vieille fille.

– Ah ! avait répondu le planteur, vousrefusez d’épouser votre cousin envers lequel, moi, je me suisengagé ?

– Je regrette, mon père, que vous, qui m’aimeztant, ayez pris cet engagement funeste, sans daigner consulter moncœur.

– Ta ! ta ! ta ! avait-il faiten riant, tout cela n’a pas le sens commun ; ce sont desraisonnements de petite fille ; vous l’épouserez.

– J’ai le chagrin de vous répéter pour laseconde fois, mon père, que je n’épouserai pas mon cousin parce quemon cœur est à un autre ; que cet autre m’aime et que nousnous sommes juré de nous unir ensemble ou de ne jamais nousmarier.

– Fadaises que tout cela, mademoiselle ;j’ai entendu parler de cet amour romanesque ; j’ai refusé d’yajouter foi, sans même me soucier de prendre la peine de demanderle nom de ce beau ténébreux.

– Vous avec eu grand tort, mon père, de ne pasajouter foi à cet amour ; il est sincère et profond. Quant aunom de ce beau ténébreux que vous avez refusé de connaître, je n’aiaucun motif de le cacher ; je vais vous le dire, monpère : c’est le général Antoine Richepance, commandant en chefle corps expéditionnaire français.

– Ah ! ah ! c’est donc lui !s’écria M. de la Brunerie, je m’en doutais.

– Vous deviez vous en douter, en effet.

– Que voulez-vous dire ?

– Rien de plus que ce que je vous dis, monpère.

– Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, j’ensuis fâché pour le général Richepance, mais vous ne l’épouserezpas, mademoiselle.

– Soit, mon père ; à mon tour je vousdéclare aussi que je népouserai personne, dussé-je enmourir ! avait-elle répondu avec une fermeté qui avait causéau vieillard l’émotion dont nous avons parlé.

Cest alors que M. de laBrunerie avait dit à sa fille les paroles que nous avons rapportéesplus haut, et avait quitté sa chambre à coucher, où cette scène sepassait, en proie à une si grande animation.

Renée avait passé la journée tout entière àpleurer, sans que son amie, Mlle Hélène de Foissac,avec ses douces caresses, réussit à tarir ses larmes. D’ailleurs,Hélène aussi avait ses peines, mélangées de joie, il est vrai, maiscuisantes cependant.

La conduite héroïque du capitaine Paul deChatenoy lors de l’évacuation du fort Saint-Charles par les noirset la distinction éclatante qui en avait été la récompensel’avaient, à la vérité, comblée de joie ; car, on le sait,Hélène aimait le jeune officier, dont elle était adorée ; leurmariage était convenu et devait être célébré trèsprochainement ; mais, d’un autre côté, Hélène avait étéexcessivement peinée par la résolution prise si à l’improviste parson frère Gaston, résolution dont elle avait aussitôt deviné lesmotifs secrets ; elle ne pouvait en vouloir à son amie de nepas aimer Gaston, quelles que fussent d’ailleurs ses qualitéspersonnelles ; mais si elle plaignait Renée, son amie, elleplaignait bien plus encore Gaston, son frère, si digne d’être aiméet si malheureux de ne l’être pas.

Les jeunes filles avaient terminé leurrepas ; depuis quelques minutes elles s’étaient levées detable et étaient passées dans un boudoir, lorsqueM. de la Brunerie, après s’être fait annoncer, entra unelettre à la main, en compagnie du Chasseur de rats que suivait àses talons, comme de coutume, son inséparable meute de chiensratiers.

En apercevant son père, la jeune fille sesentit pâlir malgré elle ; cependant, se remettant aussitôt,elle se leva, fit une profonde révérence, baissa les yeux etattendit.

– Ma chère enfant, dit le planteur d’un tonqu’il essayait de rendre enjoué, sans doute afin de donner lechange au Chasseur, dont la perspicacité l’inquiétait toujours, jereçois à l’instant une lettre du général Richepance.

– Ah ! fit-elle, avec un tressaillementnerveux, en levant sur son père ses grands yeux pleins delarmes.

M. de la Brunerie détourna la têtepour ne pas voir l’émotion de sa fille et il continua en feignantde plus en plus la bonne humeur.

– Oui, cette lettre m’a été remise à l’instantpar notre ami le Chasseur, qui me l’a apportée en personne. Legénéral, paraît-il, a véritablement accordé une entrevue à cemisérable Delgrès ; cette entrevue, dont, entre nous, jen’augure rien de bon au reste, doit, paraît-il avoir lieu demain, àdix heures du matin, à l’habitation Carol, sur la première pente duMatouba.

– Que me fait cela, mon père ? demandaRenée avec un accent glacial.

– Attends donc, chère enfant, continuaimperturbablement le planteur. Il paraît que ce Delgrès exige quetu tiennes la promesse que tu lui as faite, prétend-il, et que tuassistes à cette entrevue.

– Le commandant Delgrès ne prétend rien qui nesoit exact, mon père ; je lui ai, en effet, promis d’assisterà l’entrevue qu’il demanderait au général Richepance ; cettepromesse a été faite devant témoin.

– Je l’affirme, dit le Chasseur de rats ;cela a eu lieu en ma présence au fort Saint-Charles.

– Soit ; cest possible, sehâta de dire le planteur, bien, que je ne me doute nullementpourquoi ; mais ces hommes de couleur sont tellement maniaquesque, quoi qu’on fasse, on ne sait jamais à quoi s’en tenir aveceux.

– Mon père, répondit la jeune fille, je nepuis ni ne veux essayer de pénétrer les motifs secrets que pouvaitavoir le commandant Delgrès, lorsqu’il me pria de lui faire cettepromesse ; je me bornerai à vous dire qu’il venait de merendre un service immense, vous le savez déjà depuis mon retour àla Basse-Terre ; je n’insisterai donc pas sur ce sujet ;je ne devais pas refuser à cet homme une aussi légère satisfaction.Cette promesse, je la lui fis volontairement, il me la rappelleaujourd’hui, c’est son droit ; je la tiendrai de même que j’aitoujours tenu et que toujours je tiendrai les promesses que j’aifaites ou que je ferai, ajouta-t-elle d’une voix ferme avec unaccent incisif.

– Hum ! fit le planteur avec embarras enentendant articuler si nettement par sa fille cette menacevoilée.

Mais se remettant presque aussitôt, il repriten souriant :

– Voilà qui est bien ; quand partons-nouspour le camp, ma mignonne ?

– Cela m’est complètement indifférent, monpère, répondit-elle nonchalamment ; cela dépend de vous, nouspartirons quand il vous plaira.

– Merci, chère enfant. Vous nousaccompagnerez, n’est-ce pas, Chasseur ?

– Oui, répondit laconiquement le vieillard,dont le regard scrutateur ; était depuis quelques instantsopiniâtrement fixé sur le pâle visage de la jeune fille.

– À quelle heure pensez-vous que nous devionspartir ?

– À huit heures du matin, au plus tard. Bienque la route ne soit pas longue, cependant il faut tenir compte del’état des chemins ; ils sont mauvais, difficiles, obstrués etmême coupés en plusieurs endroits.

– C’est parfaitement exact. Nous partironsdonc à huit heures du matin, c’est convenu ; je donnerai lesordres nécessaires pour que l’escorte soit prête.

– Quelle escorte ? demanda leChasseur.

– Pardieu ! celle que nous emmèneronsavec nous pour nous défendre en cas de besoin.

– Cest inutile, monsieur ; ily a une suspension d’armes entre les Français et lesrebelles ; d’ailleurs, Mlle de laBrunerie ne possède-t-elle pas la meilleure escorte possible, unsauf-conduit signé par Delgrès lui-même ?

– Je possède en effet ce sauf-conduit, dit lajeune fille.

– Cest possible ; mais,franchement, croyez-vous bien sérieusement que ce misérableDelgrès…

– Le commandant Delgrès n’est pas unmisérable, monsieur, interrompit durement le Chasseur ; c’estun homme d’honneur comme vous, qui combat pour une cause qu’ilcroit juste et qui l’est effectivement à ses yeux et à ceux de biend’autres encore ; son seul tort vis-à-vis de vous, est d’êtrevotre adversaire.

– Permettez, vieux Chasseur ; mon opinionsur cet homme est faite depuis longtemps, je n’en changeraipas ; il est donc inutile de discuter à ce sujet ;puisque vous êtes convaincu que ce sauf-conduit sera respecté etqu’il suffira pour protéger ma fille, nous ne prendrons pasd’escorte. Ainsi n’oublions pas, mon enfant, demain, à huit heuresprécises du matin.

– Je serai prête, mon père, dit Renée.

– Et moi aussi ! s’écria vivementHélène.

– Comment, vous aussi, petitecousine ?

– Certes, cher monsieur de la Brunerie, jedésire beaucoup, depuis longtemps, visiter le camp français ;l’occasion s’en présente, j’en profite ; quoi de plussimple ? À moins pourtant, mon cousin, que ma compagnie nevous paraisse ennuyeuse et désagréable, auquel cas jem’abstiendrai.

– Vous ne pouvez le supposer, chèrecousine ; je serai, au contraire, très heureux que cettepromenade – car ce n’est pas autre chose, – soit honorée de votrecharmante présence.

– On n’est pas plus aimable ; puisquevous êtes si gracieux, mon cousin, cest entendu, jepars avec vous.

– Vous me comblez, Hélène, répondit leplanteur, qui faisait une moue affreuse. Maintenant je prends congéde vous, en vous souhaitant une bonne nuit.

– Bonsoir donc, mon cousin, et à demain.

– C’est entendu ; bonsoir Renée, dorsbien, ma chère enfant.

– Bonsoir, mon père, répondit froidement lajeune fille en tendant, d’un air distrait, son front au planteurqui y mit un baiser.

M. de la Brunerie se retira alors,suivi du Chasseur qui, avant de sortir, échangea un regard tristeavec Renée.

Les jeunes filles se trouvèrent seules dans leboudoir.

– Courage, chère Renée ! s’écriajoyeusement Hélène, qui sait si demain ne sera pas pour toi un jourde bonheur !

– Charmante folle que tu es, répondittristement son amie, pourquoi veux-tu qu’il en soitainsi ?

– Que sais-je ? J’ignore pourquoi, unpressentiment peut-être ! On en a parfois comme cela, c’estindépendant de la volonté. Il me semble que demain il nous arriveraquelque chose d’heureux. Sèche tes beaux yeux et sois gaie, mamignonne, et surtout espère. L’espérance est le diamant le plus purque Dieu ait déposé dans le cœur de ses créatures pour leur donnerle courage et la force de vivre ; sans l’espérance, ma chérie,la vie deviendrait impossible.

Malgré sa tristesse, Renée ne put s’empêcherde sourire.

– À la bonne heure, repritMlle de Foissac ; voilà comme je t’aime,cher ange ne pleure pas, si tu veux toujours être belle ; celarend très laide les larmes, je t’en avertis. Bah ! attendonsdemain… Veux-tu m’embrasser ?

– Oh ! de grand cœur, ma chèreHélène.

Les deux jeunes filles tombèrent en souriantdans les bras l’une de l’autre.

Le lendemain à huit heures du matin, ainsi quecela avait été convenu la veille, tout était prêt pour ledépart.

Une dizaine de chevaux fringants et richementharnachés piaffaient, en blanchissant leur mors d’écume, au bas duperron de l’esplanade.

Car, bien que M. de la Brunerie eût,d’après l’avis du Chasseur, complètement renoncé à son projetd’escorte, il ne pouvait cependant marcher sans cette suite deserviteurs, cortège obligé, qui sans cesse accompagne les planteurslorsqu’ils sortent de leur habitation pour faire une excursion, sicourte qu’elle soit.

Les commentaires ne tarissaient pas parmi leshôtes de M. de la Brunerie sur l’imprudence quecommettait le planteur en se hasardant ainsi en rase campagne, sansemmener seulement un homme armé avec lui.

Mais M. de la Brunerie ne répondaitque par des sourires de bonne humeur aux observations qui luiétaient faites par ces officieux importuns, bien qu’animés desmeilleures intentions ; le Chasseur de rats, immobile auprèsdes chevaux, les deux mains croisées appuyées sur l’extrémité ducanon de son fusil et ses chiens couchés à ses pieds, haussaitdédaigneusement les épaules en les regardant d’un air goguenard,tout en murmurant à demi voix ce mot si désagréable et simalsonnant pour les oreilles auxquelles il seraitparvenu :

– Imbéciles !

Les deux dames parurent enfin, suivies deleurs ménines et de deux ou trois servantes chacune, pasdavantage ; c’était modeste pour des créoles ; il n’yavait, certes, pas à se plaindre.

Elles montèrent à cheval. PuisM. de la Brunerie, après avoir, à voix basse, adresséquelques recommandations à M. David, se mit en selle à sontour, et, le Chasseur ayant pris la tête de la petite troupe, onpartit.

Le Chasseur de rats n’avait rien exagérélorsqu’il avait dit la veille que les chemins étaientmauvais : ils étaient exécrables ; tous autres chevauxque les excellentes petites bêtes montées par les voyageurs,accoutumées à grimper comme des chèvres à travers les sentiers lesplus abrupts sans jamais y trébucher, ne seraient point parvenus àen sortir.

Les noirs avaient tout détruit et bouleverséavec acharnement, dans le but sans doute de fortifier les positionsqu’ils occupaient dans les mornes ; non-seulement ces chemins,assez difficiles déjà en temps ordinaire, étaient défoncés dedistance en distance et coupés par de larges tranchées trèsprofondes ; mais, comme si ce n’eût pas été assez de cetobstacle, des arbres énormes, coupés au pied, étaient jetés entravers de la route, entassés pêle-mêle les uns sur les autres, etformaient ainsi de véritables barricades qui obstruaientcomplètement le passage.

Il fallait des prodiges d’adresse, une sûretéde pied inimaginable chez les chevaux, pour qu’ils réussissent à sefrayer un chemin à travers cesinextricables fouillis, sansrenverser leurs cavaliers, ou rouler eux-mêmes au fond desprécipices, béants sous leurs pas.

Le spectacle qui s’offrait aux regards desvoyageurs le long de leur route, et aussi loin que leur vue pouvaits’étendre dans toutes les directions, était des plus tristes et desplus désolés.

Partout c’étaient des décombres, des ruines,dont quelques-unes fumaient encore ; des débris tachés desang, des cadavres enfouis pêle-mêle sous des monceaux de poutres àdemi brûlées, et au-dessus desquels planaient en larges cerclesavec des cris rauques et stridents les immondes gypaètes.

Partout c’était l’aspect le plus hideux desdésastres de la guerre, avec toutes les horreurs qu’elle entraîne àsa suite.

Un tremblement de terre, eût-il duré unejournée entière, n’eût certes pas causé d’aussi effroyablesravages, et produit de tels malheurs.

Les jeunes filles se sentaient frémir malgréelles à la vue de cette campagne si belle, si riante, dont lavégétation était, quelques semaines auparavant, si puissante et siplantureusement exubérante ; et maintenant, semblait avoir étébouleversée de fond en comble par un cataclysme horrible, et neprésentait plus aux regards affligés, qu’un chaos confus, immonde,repoussant, d’objets sans nom, sans couleur, foulés aux pieds,brisés comme par la rage insensée des bêtes sauvages, et dont lavue seule faisait horreur.

Vers neuf heures et demie, c’est-à-dire uneheure et demie après son départ de la plantation, la petite troupe,qui avait été contrainte de marcher très lentement au milieu de ceteffrayant dédale où elle ne parvenait que fort difficilement às’ouvrir un passage, aperçut enfin, à environ deux portées de fusildevant elle, les grand’gardes de l’armée française ; et, plusloin en arrière, les feux de bivouac du camp, dont la fumée montaitvers le ciel en longues spirales bleuâtres.

Le commandant Paul de Chatenoy, car déjà lejeune officier portait les insignes de son nouveau grade, attendaitaux avant-postes larrivée des voyageurs, avec uneescorte de dix dragons, que le général en chef avait envoyés pourleur faire les honneurs à leur entrée dans le camp.

La vue du commandant de Chatenoy causa unejoyeuse surprise à Mlle Hélène de Foissac ; lajeune fille était loin de s’attendre à rencontrer si promptement,et surtout si à limproviste, celui qu’elle aimait.

La réception faite par M. de laBrunerie et sa fille au nouveau chef de bataillon, fut des plusaffectueuses.

Paul de Chatenoy leur souhaita la bienvenue dela part du général en chef, et rangeant son cheval auprès desleurs, après avoir donné à ses dragons l’ordre de prendre la têtede la troupe, il guida les nouveaux venus à travers les rues ducamp, jusqu’au quartier général, au milieu duquel s’élevait latente du commandant en chef, surmontée d’un large drapeautricolore.

Le général Richepance était à cheval ; ilattendait au milieu d’un nombreux et brillant état-major.

En apercevant M. de la Brunerie, legénéral poussa vivement son cheval à sa rencontre, mit le chapeau àla main pour le saluer, et s’inclinant devant les dames avec cetteexquise courtoisie dont il possédait si bien le secret, après lespremiers compliments, il dit, en s’adressant à Renée de laBrunerie, qui n’avait pas encore prononcé une seule parole, maisqui fixait sur lui un regard d’une expression singulière :

– Mademoiselle, avant tout, permettez-moi devous adresser mes excuses les plus humbles et les plusprofondes ; je suis aux regrets, croyez-le bien, de vous avoiroccasionné un aussi désagréable dérangement, surtout à une heure simatinale, et de vous avoir ainsi contrainte à vous rendre dans moncamp ; soyez bien convaincue, je vous en conjure, qu’il n’apas dépendu de moi qu’il en fût autrement.

– Général, répondit doucement la jeune filleavec un pâle sourire, il n’est besoin de m’adresser aucuneexcuse ; je viens accomplir un devoir en m’acquittant de lapromesse que j’avais faite au commandant Delgrès ; il estdonc, je vous le répète, inutile de vous excuser près de moi d’unechose, qui n’est en réalité que le fait de ma propre volonté. Mevoici à vos ordres et prête à vous accompagner où vous jugerezconvenable de me conduire.

– Je suis réellement confus,mademoiselle ; heureusement que le but de notre excursion estassez rapproché.

– À l’habitation Carol, je crois,général ? dit alors le planteur.

– Oui, monsieur, à deux pas d’ici ; c’estle lieu choisi par le chef des rebelles lui-même, pour notreentrevue.

– Allez donc, général ; je vous confieMlle de la Brunerie.

– Honneur dont je saurai être digne, monsieur,répondit Richepance.

– Général, demanda Renée, est-ce queMlle de Foissac ne peut pasm’accompagner ?

– Si cela lui plaît, mademoiselle, rien ne s’yoppose.

– Oh ! quel bonheur ! s’écria lajeune fille en battant des mains ; c’est charmant ! Jevais enfin voir ce féroce rebelle. Est-ce qu’il est bien laid,général ?

– Mais pas trop, mademoiselle ; réponditRichepance, je le crois, du moins, car je ne le connais pas.Excusez-moi de donner l’ordre du départ, mademoiselle, le tempsnous presse. M. de la Brunerie, à bientôt et milleremerciements.

– Vous ne me devez rien, général, je n’ai faitqu’accomplir un devoir, répondit courtoisement le planteur.

– Commandant, demanda Richepance à Paul deChatenoy, l’escorte est-elle prête ?

– Oui, mon général.

– Alors, en marche… Messieurs, ajoutaRichepance en saluant à la ronde, au revoir !

– À bientôt, général ! répondirentrespectueusement les assistants.

Le commandant en chef sortit alors du camp, encompagnie des deux jeunes filles et sous l’escorte du commandant deChatenoy et de vingt dragons.

Il était dix heures moins un quart dumatin.

Chapitre 14Deux lions face à face.

L’habitation Carol, plusieurs fois pilléedepuis l’insurrection des nègres et le commencement des hostilitésentre les blancs et les noirs, et définitivement incendiée,quelques jours avant les faits dont nous nous occupons maintenant,par une des nombreuses troupes de révoltés échappés du fortSaint-Charles qui battaient sans cesse la campagne dans tous lessens, était avant les événements malheureux qui bouleversaient sicruellement la colonie, une très agréable habitation, non pas trèsgrande, mais, grâce à sa position, une des plus productives detoute l’île.

Cette plantation était située sur un despremiers mamelons du Matouba, dans une position extrêmementpittoresque.

La maison de maître, ou corps de logisprincipal, construite en bois curieusement fouillé et découpé,était coquettement perchée sur le sommet formant plate-forme d’unelarge éminence, du haut de laquelle la vue s’étendait sansobstacles dans toutes les directions jusqu’à des distancesconsidérables ; de riches champs de cannes à sucre et descaféières en plein rapport l’enserraient de toutes parts et luiformaient ainsi une verdoyante ceinture sur une assez grandeétendue.

M. Carol, propriétaire de cettehabitation, était un vieux planteur sagace et rusé, doué d’uneextrême prudence ; il connaissait à fond le caractère desnègres et le degré de confiance qu’on devait leur accorder ;aussi, dès le premier jour du débarquement du corps expéditionnairefrançais à la Pointe-à-Pitre, prévoyant déjà sans doute ce qui, eneffet, ne tarda pas à arriver, c’est-à-dire la levée générale desnoirs contre leurs anciens maîtres et surtout contre l’arméefrançaise ; reconnaissant, à certains indices qui ne lepouvaient tromper, que ses nègres n’éprouvaient qu’une médiocresympathie pour lui et qu’il régnait une sourde agitation dans sesateliers, il commença aussitôt à opérer à petit bruit sondéménagement.

La façon dont il procéda fut à la fois trèssimple et très expéditive ; il fit d’abord, et avant tout,partir sa famille pour la Basse-Terre, où elle s’installa dans unemaison à lui, située sur la place Nolivos ; cette première etimportante précaution prise, M. Carol dirigea par petitsdétachements séparés, tous les nègres dont il croyait devoirsurtout se méfier, sur une plantation qu’il possédait à laGrande-Terre, aux environs de la Pointe-à-Pitre, où ils arrivèrenttous, et furent si rigoureusement surveillés, qu’aucun d’eux ne semêla à la révolte.

Demeuré au Matouba avec une trentaine de noirsseulement, après avoir fait ainsi évacuer ses ateliers, le planteursans perdre un instant, fit enlever tout ce qui pouvait setransporter, c’est-à-dire qu’il ne laissa à l’habitation que lesquatre murs nus et dégarnis ; les meubles, le linge, etc.,étaient en sûreté à la Basse-Terre.

Ce déménagement effectué, M. Carol avaitsoigneusement fermé les portes, et il était parti à son tour avecses derniers noirs ; si bien que lorsque les bandes depillards arrivèrent quelques jours plus tard, ils ne trouvèrentrien à prendre et furent très penauds de cette déconvenue ;mais à défaut des richesses sur lesquelles ils comptaient, et quele planteur n’avait eu garde de leur laisser, restaient les champsqui n’avaient pu être enlevés.

Les bandes, furieuses d’avoir été prises pourdupes, se rejetèrent sur les plantations et y causèrent par dépitdes dégâts matériels considérables ; puis, non contentes decela et afin de laisser des traces indélébiles de leur passage,elles revinrent quelques jours après ; tout ce qui avaitéchappé lors de la première visite, fut cette fois impitoyablementsacrifié, et le feu mis à l’habitation.

Delgrès avait choisi cette plantation pourêtre le lieu de son entrevue avec le commandant en chef ;d’abord à cause de la situation, presque à égale distance de soncampement et de celui des Français, bien qu’elle fût un peu plusrapprochée de ces derniers ; ensuite parce que de cet endroit,la vue planait sur une immense étendue de terrain dépouilléed’arbres et même de la moindre végétation depuis les ravages quiprécédemment y avaient été exercés ; de sorte qu’une surpriseou une trahison étaient également impossibles.

La veille, quelques instants après le départdu capitaine Ignace pour le camp français, par les ordres deDelgrès, des chaises, trois ou quatre fauteuils, une ou deux tableset quelques autres menus objets avaient été transportés en celieu ; disposés sous une vaste tente dressée à quelquescentaines de mètres des ruines de l’habitation et sous laquelle, àcause de la chaleur des ardents rayons du soleil, l’entrevue devaitavoir lieu.

La marche des parlementaires avait été siadroitement combinée, que les deux troupes parurent à la fois surle mamelon, chacune d’un côté différent, et à une distance égaledes ruines de l’habitation.

Le drapeau blanc fut arboré de chaque côté, etun double appel de trompette se fit entendre.

Les deux troupes étaient à cheval ; ilfallait des chevaux créoles de la Guadeloupe, pour qu’un pareiltour de force fût possible.

Delgrès galopait à une quinzaine de pas enavant de son escorte, composée, ainsi que celle du commandant enchef, de vingt cavaliers sous la direction d’un officiersupérieur ; cet officier était le capitaine Ignace, en granduniforme, cette fois.

Les deux détachements firent halte en mêmetemps ; le commandant de Chatenoy se détacha alors del’escorte du général et s’avança entre les deux troupes, à larencontre du capitaine Ignace qui, de son côté, venait au devant delui :

– Que demandez-vous ? s’écria brusquementIgnace.

– Je ne demande rien, répondit l’officierfrançais ; je suis seulement chargé de vous dire queMlle Renée de la Brunerie a daigné condescendre àse rendre au désir de votre chef et à assister à l’entrevue qu’il ademandée au général en chef, mais je dois ajouter queMlle de la Brunerie a exigé que son amie, deFoissac, laccompagnât dans cette démarche assezextraordinaire de la part d’une jeune fille, et queMlle de Foissac ne se séparera pointdelle pendant l’entrevue ; double conditionimposée par Mlle de la Brunerie et à laquellele général a cru devoir se soumettre. Avertissez donc sans retardvotre chef du désir de Mlle de laBrunerie.

– Vous n’avez rien autre chose àajouter ?

– Rien.

– Alors, attendez-moi là où vous êtes. Dans uninstant je vous ferai connaître la réponse du commandantDelgrès.

Le capitaine Ignace, sans même attendre laréplique du commandant de Chatenoy, tourna bride et partit augalop.

L’officier français haussa les épaules etdemeura immobile.

Le capitaine rejoignit Delgrès, avec lequel iléchangea quelques mots ; presque aussitôt il revint auprès deM. de Chatenoy, qui le regardait venir d’un airrailleur.

– Eh bien ? demanda le jeuneofficier.

– Le commandant Delgrès consent à ce queMlle de Foissac accompagne son amie et assisteà l’entrevue, répondit Ignace avec emphase.

– Naturellement, l’un est la conséquence del’autre, fit l’officier français d’un air goguenard. Passonsmaintenant aux conditions de l’entrevue.

– Soit.

– Les deux escortes demeureront à la placequ’elles occupent en ce moment, en arrière du drapeauparlementaire ; les cavaliers mettront pied à terre et setiendront, la bride passée dans le bras, auprès du drapeau qui seraplanté en terre. Consentez-vous à cela ?

– Oui, répondit le mulâtre :

– Les deux chefs descendront de cheval à laplace même où ils sont maintenant ; ils se rendront à piedjusqu’à la tente désignée pour l’entrevue ; les dames seuless’y rendront à cheval, par politesse d’abord et ensuite à cause desdifficultés du terrain. Cela vous convient-il ainsi ?

– Parfaitement, commandant.

– Alors voilà qui est entendu, n’est-cepas ? Oui.

– Au revoir.

– Au revoir.

Ils se saluèrent légèrement, puis ilstournèrent bride, et chacun des deux officiers rejoignit sa trouperespective.

Chacun rendit compte de sa mission à sonchef.

Quelques instants plus tard, les conditionsstipulées étaient rigoureusement exécutées ; le général et lecommandant mettaient pied à terre, abandonnaient la bride à unsoldat et se dirigeaient lentement vers la tente.

À une quinzaine de pas de cette tente, lesdeux jeunes filles firent halte près d’un bouquet de trois ouquatre troncs d’arbres noircis par le feu, sombres squelettes quiavaient été, quelques jours à peine auparavant, de majestueuxtamariniers, et qui, maintenant brûlés et tristes, demeuraientseuls debout après l’incendie de la plantation.

Le général Richepance aida les deux dames àmettre pied à terre, puis il leur offrit son bras qu’ellesrefusèrent d’accepter, et, suivi de ses deux compagnes qui,marchaient un peu en arrière, il s’avança vers la tente où Delgrès,arrivé avant lui, l’attendait.

Le mulâtre était en grand uniforme de chef debataillon ; il fit quelques pas au devant du général et desdeux dames, se découvrit et les salua respectueusement.

Le commandant en chef et ses compagnes luirendirent son salut, et tous les quatre de compagnie, ilspénétrèrent sous la tente.

C’était, on le sait, la première fois que legénéral Richepance voyait le redoutable chef des insurgés de laGuadeloupe ; de son côté, le commandant Delgrès, neconnaissait pas le commandant en chef de l’armée française.

Les deux hommes s’examinèrent ou plutôt,s’étudièrent un instant en silence avec la plus sérieuseattention ; chacun d’eux essayait sans doute de deviner à quelhomme il allait avoir affaire ; mais tous deux, après cerapide examen, convaincus probablement qu’ils se trouvaient en faced’une puissante organisation et d’une intelligente nature,s’inclinèrent comme d’un commun accord l’un devant l’autre, avec unsourire d’une expression indéfinissable.

Les dames avaient été conduites par le généralà des fauteuils à disques, les seuls à peu près employés par lesindolents créoles et dans lesquels elles s’étaient assises ;depuis leur entrée, elles n’avaient point prononcé un mot.

Les deux hommes avaient pris des chaises ets’étaient placés, face à face, chacun d’un côté d’une table.

Le silence commençait à devenirembarrassant ; ce fut le général Richepance qui se décidaenfin à le rompre.

– Monsieur, dit-il, vous êtes bien, n’est-cepas, l’ex-chef de bataillon Delgrès, actuellement chef avoué desrévoltés de l’île de la Guadeloupe ?

– Oui, général, répondit le mulâtre ens’inclinant avec un sourire amer ; car le ex placépar Richepance devant son titre de commandant avait intérieurementblessé son orgueil ; je suis le chef de bataillon Delgrès. Jeme permettrai de vous faire observer que le mot de révolté employépar vous n’est pas juste ; mais, avant tout, j’ai l’honneur deparler au commandant en chef au corps expéditionnaire français, legénéral Antoine Richepance ?

– Oui, monsieur : je suis le général dedivision Richepance, chargé, par le premier consul de la Républiquefrançaise, du commandement en chef du corps expéditionnaire de laGuadeloupe.

Delgrès s’inclina sans répondre.

– Maintenant, monsieur, continua le généralavec une certaine hauteur, je vous prie de vous expliquer au sujetdu mot révolté qui vous paraît à ce qu’il semble malsonnant et queje trouve, moi, être le mot propre.

– Pardonnez-moi, général, si je ne partage pasvotre opinion. À mon avis, l’épithète de révolté implique forcémentune condition d’infériorité que nous ne saurions admettre ; unesclave se révolte contre un maître, un enfant contre sonpédagogue ; mais un homme libre et qui prétend, quoi qu’ilarrive, rester tel, tout en demandant certaines modifications auxlois édictées par le gouvernement qui est censé le régir, se met enétat de rébellion contre ce gouvernement : ce n’est pas unrévolté, c’est un rebelle ; la différence, à mon point de vue,est sensible.

– La distinction que vous établissez,monsieur, est subtile et sujette à controverse ; révolté etrévolution étant synonymes et représentant un fait accompli ;un tout complet, un changement radical, en un mot, dans lesinstitutions d’un pays, comme par exemple, la Révolutionfrançaise ; au lieu que le fait de la rébellion n’est qu’unepartie de ce tout, un acheminement vers lui ; mais jecomprends les motifs qui vous font établir cette distinction plusspécieuse en réalité que logique, et l’acception dans laquelle vousprétendez prendre ce mot ; comme nous ne sommes pas venus ici,vous et moi, pour faire un cours de grammaire, mais bien pourtraiter d’intérêts de la plus haute importance, j’admettraisimplement, et par pure condescendance pour vous, monsieur, le motque vous préférez, la chose pour moi demeurant au fond toujours lamême.

Delgrès s’inclina.

– Pour quel motif, monsieur, m’avez-vous faitdemander cette entrevue ? continua le général Richepance.

Le mulâtre jeta à la dérobée un regard surRenée de la Brunerie, qui semblait prêter une attention soutenue àcet entretien.

– Général, répondit-il, cette entrevue je vousl’ai fait demander, afin de tenir une promesse sacrée faite par moià Mlle de la Brunerie.

– Je ne comprends pas, monsieur, permettez-moide vous le faire observer, ce que Mlle de laBrunerie, qui est, je le reconnais hautement, une jeune personnedigne à tous les titres du respect de tous ceux qui ont le bonheurde la connaître, mais qui jamais ne s’est occupée, j’en suisconvaincu, des questions ardues et ennuyeuses de la politique, peutavoir à faire dans tout cela ?

– Nous différons complètement d’opinion,général ; je trouve, au contraire, queMlle de la Brunerie a beaucoup à voir danscette affaire, puisque c’est à sa seule considération que je mesuis résolu, après bien des hésitations, à vous demander cetteentrevue.

– Dans le but, monsieur, de faire cesser laguerre, dit doucement la jeune fille.

– Certes, mademoiselle, répondit Delgrès aveceffort, en détournant la tête.

– Monsieur, je n’ai consenti à cette entrevueavec le chef des rebelles, dit le général Richepance avec hauteuren appuyant sur le mot, que parce que j’ai un ferme désir d’arrêterle plus tôt possible l’effusion du sang français et de faire cesserune guerre fratricide dans laquelle le sang coule à flots des deuxcôtés ; si vous avez comme moi, ce que je suppose d’après ladémarche faite par vous, l’intention de mettre un terme à cet étatde choses déplorable, soyez franc avec moi comme je le serai avecvous et nous nous entendrons bientôt, j’en ai la conviction, pourramener enfin la paix dans cette colonie.

– C’est mon ferme désir, général, réponditDelgrès d’une voix sourde.

– Voyons alors ; jouons cartes sur tablecomme de braves soldats que nous sommes. Quedemandez-vous ?

– Général, vous ne l’avez pas oublié sansdoute, au mois de pluviôse an II de la République française, laConvention nationale a décrété l’abolition de l’esclavage danstoute l’étendue du territoire français ; nous demandonssimplement le maintien de cette loi.

– Continuez, dit le général d’un airpensif.

– Nous demandons, en outre, que le capitainede vaisseau Lacrosse, ancien capitaine général et gouverneur del’île de la Guadeloupe, ne puisse jamais, pour quelque raison quece soit, remettre le pied dans la colonie, où il a, pendant tout letemps que sa gestion a duré, accompli des dilapidations affreuseset des exactions que rien ne saurait justifier.

– Est-ce tout, monsieur ?

– Encore quelques mots seulement si vous me levoulez permettre, général ?

– Je vous écoute, monsieur.

– Nous désirons, général, qu’une amnistiecomplète, sans limites, soit octroyée par vous à toutes lespersonnes, quelles qu’elles soient, qui, n’importe sous quelprétexte et à quelque titre que ce soit, ont été mêlées auxévénements qui ont eu lieu dans ces derniers temps ; que nulne puisse être inquiété, soit pour le rôle qu’il aura joué pendantla guerre, soit pour ses opinions politiques. Voici quelles sontnos conditions, général ; je les crois, permettez-moi de vousle dire, non seulement d’une justice indiscutable, mais encored’une excessive modération.

Il y eut un assez long silence ; legénéral Richepance semblait réfléchir profondément.

– Monsieur, répondit-il enfin, je serai francavec vous : vos conditions sont beaucoup plus modérées que jene le supposais ; de plus je les crois, jusquà uncertain point, assez justes ; malheureusement je ne suis qu’unchef militaire chargé de trancher par l’épée des questions qui,peut-être, le seraient beaucoup plus avantageusement d’une autrefaçon ; mes instructions ne vont pas au delà des choses de laguerre qui sont essentiellement de ma compétence ; quant auxautres, elles appartiennent aux diplomates et doivent être traitéesdiplomatiquement par eux. Je suis donc dans l’impossibilitécomplète de vous adresser aucune réponse claire et catégorique surles demandes que vous me faites ; les promesses que je vousferais en dehors de mes attributions militaires, je ne pourrais lestenir ; par conséquent je vous tromperais, ce que je ne veuxpas.

– Cette réponse, général, est celle d’un hommeloyal ; je l’attendais ainsi de vous ; je vous remerciesincèrement de me l’avoir faite avec cette franchise.

– Elle m’était impérieusement commandée par maconscience, répondit le général.

– Mais, reprit le chef des rebelles, puisqueces questions, ainsi que vous le reconnaissez vous-même, ne peuventêtre résolues par vous, général, il est inutile, je le crois, deprolonger plus longtemps un entretien qui ne saurait avoir de butsérieux ni pour vous, ni pour moi.

– Je vous demande pardon, monsieur ; jene partage pas votre sentiment à cet égard.

– Je vous écoute, général.

– Il m’est impossible, et je vous en ai donnéla raison, de résoudre les questions que vous me posez, ni fairedroit à vos demandes ; je ne puis que vous promettre de lesappuyer de toute mon influence auprès du premier consul. Le nouveauchef du gouvernement français est un homme qui veut sincèrement lebien et cherche à le faire autant que cela lui est possible ;je suis convaincu qu’il m’écoutera favorablement, qu’il prendra mesobservations en considération, et qu’il fera droit sinon à toutes,du moins à la plus grande partie de vos demandes et de vosréclamations qui, je vous le répète, me semblent justes.

– Permettez-moi de vous le dire, général,cette promesse est bien précaire, pour des hommes placés dans notresituation, répondit Delgrès avec tristesse. La France est bien loinet le danger est bien proche.

– Cest vrai, monsieur, je lereconnais avec vous ; mais il y a cependant certainesquestions, je vous l’ai dit, que je reste le maître de traiter à maguise.

– Et ces questions sont, général ?

– Naturellement, monsieur, toutes celles quise rapportent essentiellement à la guerre.

– Cest juste, je l’avais oublié,général, excusez-moi, répondit Delgrès avec amertume. Vous avezdonc des conditions à nous offrir ?

– Oui, monsieur.

– Je vous écoute, général.

– Laissez-moi d’abord, monsieur, vous faireenvisager, ce que peut-être vous n’avez pas songé à faire encore,votre position sous son véritable jour.

– Pardon, général ; cette position nousla connaissons au contraire parfaitement, je vous l’assure.

– Peut-être pas aussi bien que vous lesupposez.

– Alors, parlez, général.

– Lorsque, à la Basse-Terre, vous vous êtesmis en rébellion ouverte contre le gouvernement de la Républiquefrançaise, dit le général, vous disposiez de forces considérables,montant à plus de 25,000 hommes ; vous étiez maîtres de laBasse-Terre ; vous occupiez des positions formidables que vousavez été contraints d’abandonner les unes après les autres, nonsans avoir, je dois en convenir, opposé aux troupes dirigées contrevous, la résistance la plus acharnée. Je rends, vous le voyez,pleine justice à un courage que, cependant, vous auriez pu mieuxemployer.

– Notre cause est juste, général.

– Vous la croyez telle, mais ici je ne discutepas, je constate ; votre dernière position, la plus solide detoutes, le fort Saint-Charles, vous avez été contraints del’évacuer au bout de quelques jours, en reconnaissant qu’il vousétait impossible de vous y maintenir plus longtemps ; vousvous êtes jetés dans les mornes où vous occupez, paraît-il, uneposition très redoutable.

– Inexpugnable, général.

– Je ne le crois pas, mon cher monsieur,répondit Richepance en souriant avec bonhomie ; le premierconsul qui est passé maître en ces matières, a dit un jour, que lesforteresses n’étaient faites que pour être prises ; jepartage, je vous l’avoue, entièrement cette opinion ;j’ajouterai de plus ceci : non seulement les forteresses sontfaites pour être prises, mais leur seule utilité consiste à arrêteret retarder les opérations de l’ennemi assez longtemps pourpermettre d’organiser de puissants moyens de résistance et parfoisune offensive redoutable ; mais ici, malheureusement pourvous, cher monsieur, ce n’est point le cas.

– Comment cela, général ?

– Par une raison toute simple et que vousconnaissez aussi bien que moi ; c’est qu’il vous estaujourd’hui, je ne dirai pas non seulement impossible de reprendrel’offensive, mais seulement possible d’opposer une résistancesérieuse aux troupes que j’ai l’honneur de commander.

– Général !

– Ce que je dis je le prouve, monsieur, repritRichepance avec une certaine animation. Votre plan était habilementConçu en quittant le fort Saint-Charles ; malheureusement pourvous, il a complètement échoué ; la diversion tentée sur laGrande-Terre par votre plus habile lieutenant n’a pas réussi ;cet officier s’est laissé battre de la façon la plus honteuse, parles généraux Gobert et Pélage ; ses troupes ont été tuées oudispersées sans espoir de se réunir jamais, et lui-même n’a réussique par miracle à s’échapper.

– Il me reste dautres ressourcesencore.

– J’en doute, monsieur ; les hommes, lesvivres et les munitions vous manquent. De vingt-cinq mille hommesdont vous disposiez, vous êtes, en moins de trois semaines, tombé àquatre ou cinq mille tout au plus, en y comprenant, bien entendu,les bandes fort peu nombreuses qui, ne pouvant ou ne voulant pasvous rejoindre, battent encore la campagne, mais qui, isolées commeelles le sont, ne tarderont pas être détruites ; quant à vous,réfugié au Matouba, votre retraite est coupée, le chemin de la mervous est intercepté ; en somme, votre soumission, je vous ledis en toute franchise, n’est plus pour moi qu’une question detemps ; il ne vous reste pas le plus léger espoir de vaincreou seulement de traîner la guerre pendant huit jours encore.

– Si nous ne pouvons pasvaincre ; général, nous pouvons toujoursmourir.

– Triste, bien triste ressource, monsieur,répondit le général avec émotion, et qui, convenez-en, n’avanceraen aucune façon vos affaires.

– Oui, mais nous mourrons libres, général.

– En laissant derrière vous vos malheureuxadhérents esclaves, et en butte à la vengeance générale à cause del’appui qu’ils vous auront donné ; la réaction sera terriblecontre eux ; vous seul, par un point d’honneur mal entendu,vous les aurez entraînés à leur perte.

Il y eut un silence de quelques secondes.

Delgrès réfléchissait ; enfin ilreprit :

– Quelles conditions mettez-vous à notresoumission, général ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

– Celles-ci : vous déposerezimmédiatement les armes ; vos soldats seront libres de seretirer où bon leur semblera, sans craindre d’être poursuivis ourecherchés pour faits de guerre quelconques ; les noirsappartenant aux habitations rentreront immédiatement dans leursateliers, où aucuns mauvais traitements ne seront exercés contreeux. Quant aux chefs de la rébellion, ils devront quitter àl’instant la Guadeloupe et seront embarqués sur des bâtiments quiles conduiront en tel lieu qu’ils le désireront, mais avec défenseexpresse de mettre le pied dans aucune partie du territoirefrançais en Amérique, en Afrique, ou dans l’Inde, et de rentrerjamais dans la colonie de la Guadeloupe. Les biens des chefs de larébellion ne seront pas confisqués, ils seront libres de les vendreet d’en toucher l’argent pour en faire l’usage qui leur plaira, Deplus, je m’engage a appuyer personnellement vos demandes auprès dupremier consul, et à les lui faire agréer, si cela m’estpossible.

– Voilà tout ce que vous nous offrez,général ?

– Tout ce que je puis vous offrir,monsieur.

– Il m’est impossible, général, de vous donnerune réponse définitive avant d’avoir consulté mes officiers et messoldats, tous aussi intéressés que moi dans cette affaire. Queldélai m’accordez-vous ?

– Votre observation est juste, monsieur ;je vous accorde jusqu’à demain au lever du soleil pour me donnervotre réponse ; mais je dois vous avertir que passé ce délai,qui vous est plus que suffisant, je marcherai en avant, et je neconsentirai plus qu’à une seule condition, si vous me renvoyez unnouveau parlementaire.

– Laquelle, général ?

– Mettre bas les armes et vous rendre àdiscrétion.

– Cette dernière condition, général, jamais,quoi quil advienne de nous, nous ne consentirons àlaccepter.

– Ceci vous regarde, monsieur. Maintenant, jecrois quil est inutile dinsisterdavantage.

– En effet, général, nous n’avons plus rien ànous dire.

Les deux hommes se levèrent.

L’entretien était terminé.

Les dames quittèrent leurs sièges.

Renée de la Brunerie s’approcha doucement deDelgrès, qui était demeuré sombre, immobile, la tête penchée sur lapoitrine, près de la table sur laquelle sa main droite était encoremachinalement appuyée.

– Monsieur, murmura-t-elle avec un accent dedoux et timide reproche, est-ce donc là ce que vous m’aviez promisau fort Saint-Charles ?

– J’ai tenu plus que je ne vous ai promis,madame, répondit-il avec amertume, puisque j’ai consenti à écouterfroidement, et sans laisser éclater ma colère, des conditionshonteuses auxquelles je ne consentirai jamais à souscrire.

– Mais il me semble à moi, monsieur,pardonnez-moi de ne point partager votre opinion, que cesconditions sont douces, humaines et surtout fort acceptables, ellessauvegardent votre honneur militaire et les intérêts de vosadhérents. Que pouviez-vous exiger davantage ? Je vous ensupplie, monsieur, réfléchissez-y sérieusement, songez que vousjouez en ce moment la vie de milliers d’individus, qu’il dépend devous seul de sauver, et dont votre détermination cruelle seral’arrêt de mort.

– Ni eux, ni moi, nous ne tenons plus à lavie, mademoiselle ; une seule personne aurait pu peut-être mesauver et sauver ainsi mes compagnons, en laissant tomber un mot deses lèvres ; elle ne l’a pas voulu, elle n’a pas daigné mecomprendre ; mon sort est fixé désormais d’une façonirrévocable ; il ne me reste plus qu’à mourir, et à tomberbravement à mon poste, les armes à la main.

– Vos paroles me font peur, monsieur, réponditRenée en rougissant jusqu’aux yeux ; je ne vous comprendspas ; au nom du ciel, expliquez-vous !

– À quoi bon, mademoiselle ? vous ne mecomprendriez pas davantage ; reprit-il avec un sourirenavré.

– Parlez, je vous en prie ! Quevoulez-vous dire ?

– Rien, mademoiselle, répondit-il d’une voixferme, mais avec un accent d’amertume inexprimable ; j’ai faitun rêve insensé, mais le réveil a été terrible. Soyez bénie,mademoiselle, pour avoir daigné si loyalement tenir la promesse quevous maviez faite, et mavoir ainsi causécette joie suprême de vous voir une fois encore.

– Monsieur ! s’écria-t-elle.

– Mademoiselle, celui qui va mourir voussalue, dit-il, avec un sourire triste et résigné.

Et après avoir porté à ses lèvres la main quela jeune fille lui abandonna, plutôt qu’elle ne la lui tendit, ilse redressa et, se tournant fièrement vers le général Richepancequi causait à demi-voix avecMlle de Foissac :

– Général, lui dit-il d’une voix sourde etmenaçante, vous trouverez demain la réponse à vos conditionsderrière mes retranchements ; venez l’y chercher.

– Non, monsieur, répondit le généralRichepance d’une voix ironique, j’irai l’y prendre.

– Il lui tourna le dos et continua saconversation avec Mlle de Foissac.

Delgrès fit un profond salut aux dames,s’inclina légèrement devant le général, puis il sortit d’un pasrapide et saccadé, en étouffant un sanglot qui ressemblait à unrugissement de fauve.

L’escorte s’approcha alors, on monta àcheval.

Une heure plus tard, le général Richepanceavait regagné son camp en compagnie des deux jeunes filles.

Il était plus de midi ; l’entrevue avaitduré une heure sans qu’il en fût résulté aucun avantage pour lesFrançais ou les rebelles.

Chapitre 15Comment le chasseur de rats apparut tout à coup, entre le généralRichepance et M. de la Brunerie.

Le retour de l’habitation Carol au camp, bienqu’en réalité il dura assez longtemps, sembla au général Richepances’être écoulé avec la rapidité d’un rêve ; pourtant, pendanttoute la route, ce fut lui qui fit à peu près seul les frais de laconversation.

Hélène de Foissac lui tenait vaillamment têteet lui répondait par des réparties d’une gaieté entraînante.

Renée demeura constamment triste,préoccupée ; elle ne se mêla que rarement à la conversation etsimplement par des monosyllabes, que la politesse lui arrachait,quand Hélène ou le général lui adressaient une question directe, àlaquelle elle était contrainte de répondre.

Le temps était magnifique, mais la chaleurétouffante.

Par les soins du général Richepance, deuxtentes avaient été disposées près de la sienne, au quartiergénéral, et garnies de tous les meubles nécessaires.

Ces tentes, devant lesquelles des sentinellesavaient été placées, étaient destinées, la première àM. de la Brunerie, la seconde à Mlles Renée dela Brunerie et Hélène de Foissac.

Les deux jeunes filles, un peu fatiguées deleur double course matinale, malgré le repos qui leur avait étéaccordé à l’habitation Carol, avaient été charmées de cettedélicate galanterie du général en chef, galanterie qui leurpermettait non seulement de prendre quelques instants de reposnécessaire, mais encore de réparer les désordres causés dans leursfraîches toilettes par les difficultés de la route ; légersdésagréments auxquels les femmes, même les moins coquettes, sontcependant toujours très sensibles.

Elles profitèrent donc avec empressement durépit qui leur fut laissé avant le déjeuner auquel les avaitconviées le général en chef, non pas pour se faire belles, il leuraurait été complètement impossible d’ajouter quelque chose à leursséduisants attraits, mais pour rétablir l’harmonie de leur coiffureet changer leurs robes, un peu fripées, contre dautresqu’elles avaient eu grand soin de faire emporter par leursservantes, pour le temps que durerait leur excursion.

On ne sait jamais ce qui peut arriver envoyage ; il est bon de tout prévoir ; les coquettesjeunes filles avaient tout prévu ; cela ne pouvait êtreautrement.

Sous la tente même du général en chef, unelongue table avait été dressée.

Cette table, chargée à profusion des mets lesplus recherchés, des fruits les plus savoureux, des vins les plusexquis et des liqueurs les plus rares, avait un aspect réellementféerique, très réjouissant surtout pour des appétits mis en éveilpar une longue promenade faite à cheval, à travers des cheminsexécrables.

Le général reçut ses convives sur le seuilmême de sa tente et il les conduisit avec un engageant sourire auxplaces qu’il leur avait réservées.

Outre le planteur, sa fille etMlle Hélène de Foissac, le général en chef avaitinvité à sa table les principaux officiers de son armée.

Le général Richepance avait placéMlle Renée de la Brunerie à sa droite,Mlle Hélène de Foissac à sa gauche, etM. de la Brunerie en face de lui.

MM. les généraux Gobert, Sériziat,Dumoutier, Pélage ; le commandant Paul de Chatenoy, lescapitaines Prud’homme, Gaston de Foissac et plusieurs autres encorequ’il est inutile de nommer, puisqu’ils ne figurent pas dans cettehistoire ; s’étaient placés par rang d’ancienneté de grade,selon l’étiquette militaire.

À une petite table, dressée exprès pour luidans un enfoncement de la tente, était assis le Chasseur derats.

Le vieux Chasseur, malgré l’estime et laconsidération dont tout le monde l’entourait, n’avait pas voulucéder aux prières du général en chef ; il avait exigé qu’on leservît à part, il avait fallu céder à ce caprice.

Il est vrai que cet acte d’humilité, si c’enétait réellement un, car personne ne pouvait préjuger les raisonssecrètes d’un tel homme, n’avait porté au Chasseur aucun préjudiceau point de vue gastronomique ; chaque plat servi sur lagrande table passait ensuite sur la sienne, où il trônaitmajestueusement, ses chiens ratiers couchés à ses pieds et auxquelsde temps en en temps il donnait de bons morceaux.

Tous les convives mangeaient de bonappétit ; la faim avait été aiguisée par une longueabstinence ; les premiers moments du repas furent doncsilencieux ou à peu près, ainsi que cela arrive toujours ensemblable circonstance ; mais, lorsque la faim fut un peucalmée, les conversations particulières commencèrent à s’engagerentre voisins de table ; peu à peu on éleva la voix, etbientôt la conversation devint générale.

La première chose dont il fut d’abordquestion, ce fut tout naturellement l’entrevue de la matinée àl’habitation Carol avec Delgrès.

Chacun émettait son avis ; les opinionsétaient partagées sur le résultat probable de l’entrevue ;quelques-uns des convives supposaient que les rebellesn’attendraient point qu’on les vint forcer dans leur dernierrefuge, qu’ils profiteraient avec empressement des bonnesintentions que leur avait manifestées le général pour se rendre, etuser ainsi de l’amnistie qui leur était offerte ; les autressoutenaient au contraire que, rassurés par la force de leursretranchements qu’ils croyaient inexpugnables, les rebelles sedéfendraient avec acharnement, et que l’on serait contraint de lesexterminer jusqu’au dernier pour en avoir raison.

– Ce Delgrès est, certes, un hommeremarquable, dit Richepance ; il a produit sur moi, qui nem’étonne cependant pas facilement, une forteimpression ; il est malheureux que cet homme soit ainsi jetéhors de sa voie ; il ma paru doué d’une vasteintelligence et dune habileté extraordinaire ; ilest fin, délié, prompt à la réplique ; il a la répartie vive,le coup d’œil juste ; il était évidemment né pour accomplir degrandes choses. Je regrette de l’avoir pour adversaire et d’êtrecontraint de le combattre.

– Oui, dit le général Gobert, placé sur unautre théâtre et dans des conditions plus favorables, peut-êtreserait-il devenu un grand homme.

– Au lieu que ce n’est qu’un grand scélérat,ponctua M. de la Brunerie.

– On ne fait pas sa vie, dit le généralSériziat. L’homme s’agite et Dieu le mène, cette vérité, vieillecomme le monde, sera toujours de circonstance ; j’ai vu cethomme dans certains moments se conduire très bien ; sonambition l’a perdu.

– Ou son orgueil, fit le planteur.

– Tous les deux probablement, dit Gobert.

– Que pensez-vous de cet homme, vous général,qui le connaissez de longue date ? demanda Richepance augénéral Pélage, qui jusque-là avait gardé modestement le silence,tout en ne perdant pas un mot de ce qui se disait autour de lui, etsouriant parfois à la dérobée.

– Général, répondit Pélage, je connaisbeaucoup et depuis longtemps Delgrès ; j’ai été souvent à mêmede l’étudier sérieusement ; vous et ces messieurs vous l’avezparfaitement jugé, mais vous n’avez vu que les résultats sans enconnaître la cause ; nous autres créoles pouvons seulsémettre, sans crainte de nous tromper, une opinion sur un telcaractère.

– Parlez, parlez, général, dirent plusieursconvives.

– Messieurs, reprit Pélage, Delgrès résumecomplètement en lui, je ne dirai pas la race, le terme seraitimpropre, mais la couleur ou, si vous le préférez, la nuance àlaquelle lui et moi nous appartenons ; en un mot, il en est letype ; l’homme de couleur, le mulâtre surtout, est doué d’unenature ou, pour mieux dire, d’une organisation singulière. Chez luise trouvent réunis, mêlés et confondus dans un inextricablepêle-mêle, tous les instincts des races blanche et noire dont ilsort ; il est un composé de contrastes les plus choquants etles plus saillants ; il est à la fois doux et cruel, fier ethumble, enthousiaste à l’excès et positif, sceptique et crédule,enfant surtout auquel il faut un jouet à briser, n’importe lequel,incapable de suivre une idée, égoïste foncièrement, avec lesapparences de la bonté et de la générosité, employant des ruses desauvage pour aboutir à une niaiserie qui flatte son caprice, et, deplus, doué d’une vanité tellement grande, tellement puissante,qu’elle ne saurait inspirer que du dédain dans une organisationaussi belle ; pourtant Delgrès a de plus, à un suprême degré,cette nervosité féline, ces ondulations serpentines et ces colèresféroces qui caractérisent l’espèce à laquelle nous appartenons etqui chez lui dépasse toutes les bornes ; placé sur un autrethéâtre, Delgrès serait devenu non pas un grand homme, il luimanque pour cela ce qui nous manque souvent, malheureusement, ànous autres, le sens moral et le bon sens, mais un hommeremarquable, brillant, séduisant, entraînant, un général habilesous une direction supérieure, un chevalier de Saint-Georges ou unécrivain à la plume facile, fourmillant des traits les plussinguliers, plus amusant que profond, et, pour me résumer,rattachant à sa personnalité glorieuse, par orgueil ou plutôt parvanité, les choses les plus sérieuses comme les plus niaises, etn’importe dans quelle situation, se croyant au-dessus de l’humanitéqu’il prétendra dominer et à laquelle il se figurera faire subirson influence ; soit par la parole, soit par l’épée, soit parle talent littéraire, sans s’apercevoir jamais que les montagnesqu’il remue ne sont en réalité que des grains de sable. Voilà,général, quel est le caractère de Delgrès, ou plutôt des mulâtres,cette variété malheureuse de l’homme qui ne saurait posséder enpropre aucun des nobles sentiments ni des grandes qualités quidistinguent les deux races blanche et noire dont il est issu ;et moi-même ne vous ai-je pas donné une preuve de l’inconséquencequi nous caractérise en vous parlant ainsi que je l’aifait ?

– Ce portrait, s’il est exact, général, estaffreux, répondit le général Richepance.

– Il y a beaucoup de vrai, dit Gobert,quoiquil soit un peu chargé en couleur.

– Le sujet y prêtait, fit malicieusementobserver M. de la Brunerie.

– Je m’étonne, mon cher général, que vous voussoyez montré si sévère, reprit Richepance en s’adressant àPélage.

– J’ai voulu avant tout être vrai, mongénéral, et ainsi peut être ai-je, malgré moi, un peu exagéré.

– D’autant plus, reprit le général Gobertdun ton de bonne humeur, que malgré la teintelégèrement bistrée de votre teint, mon cher Pélage, je vous diraifranchement, sans compliment aucun, quil faut être nédans les colonies pour reconnaître que vous êtes réellement unhomme de couleur ; partout ailleurs qu’en Amérique vouspasseriez avec raison pour un enfant du Midi, un Espagnol, unPortugais ou un Italien ; le titre de mulâtre dont vous vousêtes si bénévolement affublé pour dire son fait à Delgrès, mesemble tout simplement un passeport dont vous vous êtesprécautionné pour émettre en toute franchise votre opinion survotre adversaire politique.

Le général Pélage sourit avec finesse, tout ens’inclinant pour cacher son embarras de se voir si bien deviné,mais il ne répondit pas.

– Avec tout cela, messieurs, s’écriaRichepance en riant, nous en sommes demeurés absolument au mêmepoint ; nous sommes toujours aussi divisés sur la question desavoir quelle résolution prendra Delgrès.

– C’est vrai ! s’écrièrent lesconvives.

– Je ne vois qu’un moyen de sortir del’impasse dans laquelle nous sommes.

Et se penchant vers Renée de laBrunerie :

– Quelle est votre opinion,mademoiselle ? lui demanda-t-il.

– Moi, monsieur ? fit-elle enrougissant.

– Oui, mademoiselle, vous seule pouvez nousvenir en aide dans cette grave circonstance. En votre qualité defemme, vous avez une sûreté de regard que nous autres hommes noussommes malheureusement bien loin de posséder ; lorsque vous nevous laissez pas dominer par un sentiment quelconque, vous voyezjuste, ou du moins vous ne vous trompez que rarement dans lesjugements que vous portez sur les hommes ou sur les choses.

– Vous faites beaucoup trop d’honneur à notreesprit et à notre pénétration, général ; nousnavons nullement, croyez-le bien, la prétention d’êtreinfaillibles.

– Je vois avec peine, mademoiselle, que vousme refusez le léger service que je vous demande.

– En aucune façon, général, et la preuve c’estque, dussé-je être accusée de présomption, je n’hésiterai pasdavantage à vous donner cette réponse que vous semblez désirer.

– Parlez, mademoiselle, nous vous écoutons,dit Richepance.

– Eh bien, général, le commandant Delgrèss’est, à mon avis, condamné lui-même à mort ; quoi qu’ilarrive, vous ne le prendrez pas vivant.

– Oh ! oh ! vous croyez ?

– Jen suis convaincue.

– Ainsi sa réponse sera négative ?

– Il ne daignera même pas répondre,général ; le commandant Delgrès a pu, contraint de céder à lavolonté des siens ou poussé par un mouvement de vanité, vousdemander une entrevue ; mais soyez bien persuadé que sarésolution de ne pas se rendre était depuis longtemps déjà arrêtéeirrévocablement dans son esprit.

– Eh bien, s’écria le général Richepance, jeme sens, je l’avoue, assez disposé à me ranger àlopinion de Mlle de laBrunerie ; pendant tout le temps qu’a duré notre entrevue,jai examiné cet homme étrange avec la plus sérieuseattention ; j’ai étudié, pour ainsi dire, son caractère ;maintenant plus j’y réfléchis et plus je suis convaincu que, pourdes motifs que nous ignorons et que, selon toutes probabilités nousignorerons toujours, mais qui ne doivent avoir aucun rapport avecla politique, cet homme a joué une partie suprême, insensée,irréalisable, dans laquelle sa tête servait d’enjeu. Il a perdu, ilpayera bravement.

– Je me range complétement à l’opinion deMlle de la Brunerie, dit le généralGobert ; Delgrès ne se rendra pas, il faudra le forcer commeun sanglier dans sa bauge ou un tigre dans sa tanière ; maisje pense que tu vas trop loin, mon cher Richepance, en attribuant àDelgrès des sentiments qu’il est incapable d’éprouver.

– Les sentiments dont parle le général enchef, dit alors le général Pélage, ne sont autre chose et toutsimplement qu’un manque complet de sens moral, joint à une vanitépoussée à l’excès ; Delgrès ne rêvait pas moins que l’empire,il prétendait jouer à la Guadeloupe le rôle que remplit en cemoment avec tant d’éclat Toussaint Louverture à Saint-Domingue.

– Ce doit être cela, dit Gobert.

– Je crois, mon cher général, repritRichepance en s’adressant à Pélage, que cette fois vous avez mis ledoigt sur la plaie, et avez trouvé juste le point réel de laquestion. Oui, en effet, à mon avis, Delgrès ne pouvait rêver autrechose ; il voulait d’abord se faire proclamer chef des noirset hommes de couleur de la Guadeloupe, quitte plus tard, lorsqu’ilaurait réussi à nous chasser de l’île, à prendre un autretitre.

– Comme Roi ou Empereur ? fit en riant legénéral Gobert.

– Ou Protecteur, c’est très bien porté, ajoutale commandant de Chatenoy sur le même ton.

– Oui, messieurs, dit le général Sériziat, telest évidemment le but de cet homme ; la ruine de ses projetsdoit l’avoir rendu fou de rage ; je crains qu’il ne nous donnefort à faire encore, avant que nous réussissions à le réduire.

– Mon cousin le général Gobert l’a dit avecinfiniment de raison, fit le planteur, cest un sanglierqu’il faut forcer dans sa bauge ; il essaye vainement de fairetête aux chasseurs, il sera vaincu, les chiens l’ont coiffédéjà.

– Bien parlé, et en véritable chasseur !s’écria en riant le général Gobert ; quoi qu’il fasse, il serabientôt aux abois, je vous en réponds, mon cousin.

– Cela ne fait certainement aucun doute,messieurs, mais que de sang précieux pour obtenir cerésultat ! dit Richepance en hochant tristement la tête.Bah ! laissons ce pénible sujet, quant à présent, et parlonsde choses plus gaies ; il ne manque pas de joyeux propos.

Cette ouverture fut accueillie favorablementpar tous les convives et la conversation, sans cesser d’êtreanimée, prit aussitôt un autre tour.

Le déjeuner continua dans les plus agréablesconditions.

Le général Richepance possédait au plus hautdegré cette qualité des véritables amphitryons, qui consiste àmettre tous les convives à l’aise et à les faire briller enchoisissant à propos et selon les circonstances l’occasion demettre leur esprit en relief.

Un seul visage faisait tache dans cettejoyeuse réunion ; ce visage était celui de Gaston deFoissac ; malgré tous ses efforts, le malheureux jeune hommene parvenait que difficilement ou plutôt ne réussissait pas àcacher complètement la noire mélancolie qui le dominait ; satristesse était écrite dans ses yeux brûlés de fièvre et sur lapâleur mate de son front ; ce n’était qu’au prix d’effortspresque surhumains qu’il parvenait parfois à se mêler à laconversation par quelques mots jetés ça et là et comme àl’aventure.

Peu de personnes, à la vérité, excepté cellesqui s’y trouvaient directement intéressées, remarquèrent sonsilence et sa contenance embarrassée.

Le général Richepance eut pitié du suppliceque le malheureux jeune homme endurait depuis si longtemps ;vers la fin du repas, il lappela par un signe presqueimperceptible.

Gaston se leva aussitôt et se rendit auprès dugénéral.

– Monsieur de Foissac, lui dit Richepance,n’êtes-vous pas de grand’garde ?

– En effet, général, répondit-il.

– Veuillez donc, je vous prie, prendre unecentaine de grenadiers avec vous et pousser une reconnaissance ducôté du Matouba ; il est de la plus haute importance que lesrebelles ne puissent pas communiquer avec leurs adhérents desmornes ; vous aurez soin surtout de surveiller attentivementleurs mouvements ; peut-être essayeront-ils d’ici à demain detromper notre vigilance et de nous échapper encore, il ne faut pasque cela arrive ; je compte sur vous.

– Je pars à l’instant, général.

– Je regrette de ne pas vous conserver pluslongtemps, monsieur, mais le service commande, ajouta-t-il avecintention.

– Je vous remercie sincèrement au contraire,mon général, répondit M. de Foissac, avec un sourire, deme procurer ainsi l’occasion dêtre utile à l’armée.

– Allez donc, monsieur, je ne vous retiensplus, dit Richepance, que le temps strictement nécessaire pourprendre congé de Mlle votre sœur ainsi que de vosparents.

– Je vous obéis ! mon général.

Le jeune homme embrassa affectueusement sasœur ; il salua Renée, avec laquelle il n’échangea quequelques mots indifférents et de simple politesse, puis il serra lamain de M. de la Brunerie, et il quitta aussitôt latente.

– Charmant garçon ! ditM. de la Brunerie en le suivant des yeux.

– Rempli de bravoure, dit le généralCohen ; il a le cœur d’un lion. Pendant notre dernièreexpédition à la Grande-Terre, et particulièrement à la prise dufort Brimbridge, je lui ai vu accomplir des traits d’une téméritéinouïe.

– La charge qu’il a exécutée à la tête desconscrits créoles à l’assaut du fort Brimbridge, dit vivement legénéral Pélage, est ce que j’ai vu de plus audacieux ; ilmarchait littéralement au milieu d’une fournaise. Il faut,ajouta-t-il en riant, que ce jeune homme possède un charme qui leprotège contre la mort ; ses soldats tombaient autour de luicomme les blés mûrs sous la faucille, il n’a pas même reçu uneégratignure.

– C’est prodigieux ! s’écria leplanteur.

– Ajoutez, dit Richepance, queM. de Foissac est doué de talents militaires réels ;s’il veut suivre la carrière des armes, un avenir magnifiques’ouvre devant lui.

Les deux jeunes filles échangèrent un regard àla dérobée ; Renée soupira.

Le Chasseur de rats n’avait jusqu’à ce momentpris aucune part à la conversation.

Depuis quelque temps, le vieux philosophedevenait plus sombre et plus morose ; son mutisme habituelavait pris des proportions véritablement exagérées ; cen’était qu’à la dernière extrémité, poussé jusqu’au pied du murqu’il se résignait enfin à prononcer quelques mots ; mais cesmots étaient toujours amers et railleurs.

Depuis le commencement de la révolte, l’ŒilGris, à cause de sa connaissance approfondie de tous les lieux derefuge des noirs dans les mornes et surtout par sa finesse et sonadresse à déjouer les pièges diaboliques que les insurgés tendaientavec une incroyable astuce aux soldats, avait rendu d’immensesservices à l’armée ; aussi était-il fort aimé et apprécié detous les officiers ; le général Richepance particulièrementéprouvait pour lui une amitié singulière ; en toutescirconstances, il semblait avoir une grande déférence pour sesconseils et lui témoignait une considération qui souvent étonnaitles autres généraux, pour lesquels il n’était qu’un batteurd’estrade, peut-être plus intelligent et plus dévoué à la cause dela France que les autres, mais en somme rien de plus.

Le Chasseur ne semblait faire que très peu decas de la déférence qu’on lui marquait ; il n’en tenait aucuncompte et n’agissait jamais qu’à sa guise.

Sans se préoccuper de l’effet que produiraitsur les convives cette grave infraction à l’étiquette, peut-êtremême sans y songer, l’Œil Gris avait allumé sa courte pipe ;les épaules appuyées sur le dossier de sa chaise, le coude du brasqui tenait sa pipe posé sur la table, une jambe passée sur l’autre,il regardait d’un air narquois ce brillant état-major, tout enbattant nonchalamment une marche sur son genou, avec les doigts dela main gauche.

Ses yeux pétillaient de malice, presque deméchanceté, lorsque parfois ils se fixaient à la dérobée surM. de la Brunerie ; celui-ci tout à la conversation,était loin de se douter qu’un regard aussi puissant et surtoutaussi sournoisement interrogateur pesait sur lui.

On se leva enfin de table ; le généralCohen et le général Richepance offrirent le bras aux dames et lesconvives quittèrent la tente.

Le général en chef fit galamment les honneursdu camp aux dames, puis après une assez longue promenade pendantlaquelle elles parurent prendre un vif intérêt à ce qu’ellesvoyaient, il les reconduisit jusqu’au seuil de la tente préparéepour elles.

Pendant ce temps, M. de la Brunerieétait en grande discussion avec les généraux et les Officierssupérieurs de l’état-major.

Tout en admirant le magnifique paysage qui sedéroulait devant lui, il examinait avec attention les hauteurspittoresques du Matouba, s’entêtant de plus en plus dans lapersuasion que la position choisie par Delgrès était inexpugnable,que ce serait commettre une insigne folie que d’essayer de fairegravir aux soldats les pentes abruptes des mornes dont les noirsavaient dû, selon toute probabilité, augmenter par des travaux deterrassement les fortifications naturelles.

Les généraux riaient de bon cœur desobservations de M. de la Brunerie qui, de même que toutesles personnes étrangères aux choses de la guerre et prétendantdiscuter sur des sujets qu’elles ignorent, émettait avec le plusremarquable sang-froid les théories les plus renversantes.

Le général Richepance, après avoir pris congédes deux dames, rejoignait en ce moment le groupe decauseurs ; il s’informa du sujet de la discussion.

– Cher monsieur de la Brunerie, dit-il aprèsavoir été en deux mots mis au courant de la conversation, il y a unmoyen bien simple de vous convaincre de la vérité de ce que cesmessieurs avancent.

– Je ne demande pas mieux que d’êtreconvaincu, je vous l’assure, mon cher général, répondit leplanteur ; mais je vous avoue que cela me semblemalheureusement bien difficile.

– Parce que vous ne vous rendez pas bienexactement compte de la situation, cher monsieur de la Brunerie.Faites une chose ?

– Laquelle, général ?

– Vous n’êtes point autrement pressé deretourner à votrehabitation, n’est-ce pas ?

– Rien ne me presse, en effet, général.

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi, demeurezavec nous jusqu’à demain ; je vous donne ma parole de soldatde vous faire assister au spectacle à la fois le plus curieux, leplus intéressant et le plus grandiose que, jamais dans votre vieentière, il vous sera donné d’admirer.

– Quel spectacle ?

– Celui de la prise d’Anglemont.

– Oh ! oh !

– Ma foi, cela est bien tentant et j’avoue quesi j’étais seul…

– Que cela ne vous arrête pas ; ces dameset vous, vous ne courrez aucun danger ; le général Sériziatdemeurera au camp avec toute sa division ; ainsi vous serezbien gardé.

– S’il en est ainsi ?

– Vous acceptez ?

– Il le faut bien, mon cher général, vous êtesirrésistible, fit-il en riant.

– Dieu veuille que vous disiez vrai.

– Pourquoi donc ?

– Parce que j’ai une autre demande à vousadresser.

– Parlez, général.

– Pas ici, si vous me le permettez, sous matente ; la demande que j’ai à vous faire est trop grave.

– Je suis à vos ordres. Ainsi vous croyez qued’ici ?

– Vous verrez ou plutôt vous assisterez à laprise d’Anglemont ; oui, monsieur, parfaitement. Prenez cettelongue-vue, je vous prie ; bien ; maintenant voyez-vousce large point blanc qui semble être d’ici suspendu entre le cielet la terre ?

– Parfaitement, général.

– Eh bien, ce point blanc, c’estd’Anglemont.

– Comment c’est là mon habitation, fit-il avecsurprise ; je ne m’en serais jamais douté ; enfin,puisque vous me l’assurez, général, je dois vous croire : nousserons en effet très bien placés ici pour tout voir. C’est convenu,général, j’accepte votre proposition.

– Vous me comblez, monsieur.

– Maintenant je suis à vos ordres.

– Alors veuillez me suivre, s’il vousplait ?

– Comment donc, général, avec plaisir.

Ils pénétrèrent dans la tente.

La table avait été enlevée déjà et tout remisen ordre.

Seul, le vieux Chasseur fumait toujours, assisdans un coin ; il ne semblait attacher aucune importance à cequi se passait autour de lui.

Mais aussitôt que le général et le planteureurent pénétré dans un compartiment intérieur de la tente, leChasseur se leva vivement, prit la chaise et alla s’asseoir toutauprès de la portière qui servait de porte de communication et ilprêta attentivement l’oreille à la conversation des deuxhommes.

Le général Richepance offrit un siège auplanteur, et se tenant debout devant lui :

– Monsieur, lui dit-il je vous ai annoncé quej’ai une demande à vous adresser ; de cette demande dépend lebonheur de ma vie entière, mais les convenances exigent que je lafasse précéder d’un aveu.

– Parlez, général, mais veuillez avant toutvous asseoir, je vous prie.

– Je préfère demeurer debout si vous me lepermettez, monsieur.

– Soit ; expliquez-vous, général.

– Monsieur, je serai bref et franc. J’ai eul’honneur de rencontrer à plusieurs reprisesMlle Renée de la Brunerie, votre fille, à Paris,chez une de ses proches parentes, de Brévannes. Je naipu voir Mlle de la Brunerie sans l’aimer…

– Général…

– Je ne me suis jamais écarté du respect queje dois à votre fille, monsieur ; elle maime et jel’aime.

– Général, ce que vous me dites…

– Est l’exacte vérité. Je vous demande encoreune fois pardon de vous parler avec autant de franchise et mêmebrusquerie ; mais je suis soldat et accoutumé à aller droit aubut.

– Vous dites que ma fille vous aime,général ?

– J’en ai la certitude, monsieur. C’estl’amour profond, et sincère que j’éprouve pourMlle de la Brunerie qui m’a engagé à demanderau premier consul le commandement de l’expédition française à laGuadeloupe ; je voulais me rapprocher de votre fille, entreren relations avec vous, monsieur, et vous mettre ainsi à même de mejuger.

– Général…

– Maintenant je viens à la demande que jedésire vous adresser : Monsieur, j’ai l’honneur de vousdemander la main de Mlle de la Brunerie, votrefille.

Le planteur se leva ; il était très pâleet semblait en proie à une vive émotion intérieure.

– Général, répondit-il, la demande que vousm’adressez, bien que faite un peu à l’improviste et pour ainsi direpresque à brûle-pourpoint, m’honore plus que je ne saurais vousl’exprimer, mais je dois à mon grand regret vous avertir que…

En ce moment la portière fut soulevée et l’ŒilGris parut.

– Pardon, messieurs, si je vous interromps,dit-il froidement, veuillez m’excuser, j’ai àmentretenir avec M. de la Brunerie decertaines choses qui n’admettent pas de retard.

– Cependant ? objecta le général.

– Il le faut, reprit nettement le Chasseur, enlui lançant un regard d’une expression singulière.

– Je ne comprends rien à cette interruption,vieux Chasseur, dit le planteur avec une certaine vivacité.

– Vous la comprendrez bientôt, monsieur. Quantà vous, général, je vous prie de me laisser quelques instants seulavec M. de la Brunerie ; j’ai, sans le vouloir,entendu votre conversation ; c’est à propos même de cettedemande que vous avez adressée à M. de la Brunerie, queje désire l’entretenir.

– Je n’ai rien, que je sache, à traiter avecvous à ce sujet, répondit le planteur, et je ne vous reconnaisaucunement le droit de vous immiscer…

– Pardon, monsieur, nous discuterons ce pointdans un instant, interrompit le Chasseur. Général, voulez-vousm’accorder la grâce que j’attends de vous ?

– Je me retire, puisqu’il le faut, mais je nem’éloigne pas.

L’Œil Gris semblait transfiguré ; lamétamorphose était complète ; ce n’était plus le mêmehomme ; le ton, les manières, la voix, l’expression du visage,tout était changé en lui.

– Soit, général, ne vous éloignez pas, etrassurez-vous, je ne mettrai pas votre patience à une longueépreuve.

Le général sortit fort intrigué par cetteétrange interruption et surtout très curieux de connaître lerésultat de l’entretien que les deux hommes allaient avoirensemble.

Quant à écouter cet entretien, la pensée nelui en vint même pas.

Chapitre 16Comment l’Œil gris causa une désagréable surprise à M. de laBrunerie.

Lorsque le général en chef se fut retiré, lesdeux hommes demeurèrent un instant immobiles et silencieux l’undevant l’autre.

Leur contenance était significative.

Une lutte sérieuse allait avoir lieu entreeux. Chacun d’eux le savait.

Le Chasseur de rats se préparait à l’attaque,M. de la Brunerie à la défense.

Le planteur avait enfin compris que cet hommequi toujours lui avait témoigné, malgré toutes les avances qu’illui avait faites ; une si grande froideur, était un ennemi, etque l’heure était venue où cet ennemi se décidait à laisser tomberdéfinitivement son masque.

Mais quel était cet ennemi ? pourquoiavait-il tardé si longtemps à se déclarer ?

Voilà ce que le planteur essayait vainement decomprendre.

M. de la Brunerie, gentilhomme derace, malgré ou peut-être à cause des maximes philosophiques qu’ilprofessait, était profondément imbu des préjugés de sa caste ;hautain et orgueilleux, il se sentait blessé dans son amour-propreet froissé au plus haut degré de l’inqualifiable outrecuidance dece misérable Chasseur sans nom, sans feu ni lieu, qui de proposdélibéré osait ainsi intervenir dans ses affaires intimes,simmiscer dans des intérêts qui ne le regardaient enaucune façon et auxquels il n’avait, sous aucun prétexte, le droitde se mêler.

De son côté le Chasseur, les deux mainscroisées sur le canon de son long fusil de boucanier, les jambesécartées, le corps un peu penché en avant, ses chiens Couchés à sespieds, fixait sur le planteur ses yeux perçants qui avaient uneexpression étrange, et semblaient lire ses pensées les plussecrètes au fond de son cœur.

La physionomie ordinairement calme, froide etlégèrement ironique du Chasseur avait complètement changé ;maintenant elle respirait une résolution implacable mêlée à unecertaine et fugitive expression de pitié douce et presquebienveillante.

Pendant quelques secondes, les deux hommess’examinèrent ainsi sans prononcer une parole ; on eût dit quechacun d’eux craignait instinctivement d’engager cet entretien dontla portée leur était à tous deux également inconnue, mais qu’ilssavaient cependant devoir amener de graves conséquences.

Enfin, M. de la Brunerie, voyant quele Chasseur s’obstinait dans son mutisme et furieux d’être ainsitenu en échec par un pareil personnage ; fatigué en sus de cesilence qui commençait à lui paraître pesant et à le gêner, sedécida tout à coup à le rompre.

– Eh bien ! vieux Chasseur, lui dit-ilavec un accent de condescendance, vous avez désiré être seul avecmoi ; le général Richepance a daigné, je ne sais par quelleconsidération, céder à ce désir ; nous voici face à face, vousêtes seul avec moi comme vous le vouliez ; je suppose qu’unintérêt très important vous a engagé à tenter une démarche aussisingulière et aussi en dehors de toutes les convenances. Quepuis-je pour vous ? Parlez sans crainte ; mais faitesvite, mon ami, je suis très pressé.

– Je vous demande pardon, monsieur, réponditplacidement le Chasseur, mais je ne vous comprends pas.

– Je veux dire, mon ami, que je suis très biendisposé en votre faveur, à cause de quelques services que vous avezrendus à ma famille.

– Quelques services, monsieur ? fit lechasseur en fronçant légèrement les sourcils.

– De grands services, si vous lepréférez ; mon Dieu, je ne discuterai pas pour si peu ;mon intention n’est nullement de nier ou même de rabaisser lesobligations que je puis vous avoir ; et la preuve, c’est quesi, ainsi que je le suppose, vous avez besoin de moi, je suis prêtà vous venir en aide.

– Je vous remercie humblement, monsieur.

– Seulement, je vous prie, à l’avenir, deprendre mieux votre temps pour m’adresser vos demandes.

– Soyez persuadé, monsieur, que ce n’est pasma faute si je suis intervenu si brusquement dans votreconversation avec M. le général Richepance ; ce n’étaitaucunement mon intention ; des circonstances impérieuses etindépendantes de ma volonté ont seules pu m’y contraindre.

– J’admets parfaitement cette excuse, mon ami,à la condition bien entendu que pareille chose ne se représenteraplus à l’avenir.

– Je l’espère, monsieur.

– Eh bien, voyons, parlez sans crainte ;vous savez que je m’intéresse à vous.

– Je vous remercie de tant de bienveillance,monsieur, et puisque vous êtes assez bon pour m’y autoriser,j’userai de cet intérêt que vous daignez me témoigner.

– Usez, mon ami, usez ; abusez même sicela peut vous être agréable ; je suis réellement charmé quevous me procuriez enfin l’occasion que je cherche depuis silongtemps de vous être utile. Ma bourse vous est ouverte, vouspouvez y puiser tout à votre aise.

– Ah ! monsieur, que de bonté !

– De quelle somme avez-vous,besoin ? Dites un chiffre rond.

– Vous m’y autorisez bien positivement,monsieur ?

– Certes, puisque je vous l’ai dit.

M. de la Brunerie étaitintérieurement charmé du tour que la conversation avait pris ;de reconnaître qu’il s’était trompé, et que tout allait finir parune demande d’argent. D’après la façon dont le Chasseur lui avaitdemandé un entretien, il était à cent lieues d’espérer un pareilrésultat.

– Vous ne dites rien ? reprit-il ensouriant.

– C’est que…

– Parlez donc, un peu de courage, quediable !

– Eh bien ! M. de la Brunerie,j’ai besoin… Il sembla hésiter un instant.

– Allez donc ! Ne vous arrêtez pas en sibeau chemin. De combien avez-vous besoin ?

– De quatorze millions, répondit froidementl’Œil Gris avec un grand salut.

M. de la Brunerie recula comme s’ilavait été subitement mordu par un serpent.

Cette colossale plaisanterie dépassait tout cequ’il aurait pu imaginer.

Il regarda autour de lui comme s’il cherchaitune issue.

Il croyait avoir affaire in un insensé.

– Quatorze millions ! murmura-t-il.

– Oui, monsieur, répondit le Chasseur avec sonplus fin sourire ; j’ai provisoirement laissé les fractions decôté ; d’après votre conseil, je vous ai dit un chiffre rond…Mais, vous n’êtes pas bien, il me semble ; donnez-vous donc,je vous prie, la peine de vous asseoir.

Et il lui approcha complaisamment un fauteuildans lequel le planteur se laissa tomber machinalement.

– Ne m’avez-vous pas recommandé, monsieur, dene pas me gêner avec vous ? reprit-il d’une voixdoucereuse ; eh bien, vous le voyez, je vous obéis ; j’aibesoin de quatorze millions, je vous les demande.

– Vous êtes fou ! s’écria le planteur enhaussant les épaules avec mépris.

Il commençait à reprendre sonsang-froid ; la secousse avait été rude ; il s’enressentait encore.

– Fou ! moi ? reprit le Chasseur.Pas le moins du monde, monsieur, et je ne me suis, au contraire,jamais mieux senti dans mon bon sens. Vous ne sauriez vous imaginercombien cette misérable somme me fait faute.

– Soyez sérieux, monsieur ; cessez cetteridicule plaisanterie.

– M. de la Brunerie, repritfroidement le Chasseur, je ne plaisante pas plus en ce moment quej’étais fou tout à l’heure.

– Ainsi, c’est véritablement que vous osez medemander cette somme ?

– Parfaitement, monsieur.

– Et vous supposez que je serai assez niaispour vous la donner ?

– Je ne le suppose en aucune façon,monsieur ; j’en suis certain.

– Cest absurde !

– Peut-être.

– Ignorez-vous donc que ma fortune se monteà…

– Quatorze millions sept centsoixante-dix-huit mille, six cent quatre-vingt-trois francs etquelques fractions infimes, je le sais très bien, ainsi que vous levoyez, monsieur, interrompit l’Œil Gris avec une froideurglaciale.

– Et sachant cela, vous me demandez…

– Quatorze millions, sept centsoixante-dix…

– Allons donc ! interrompit à son tour leplanteur avec un rire nerveux ; vous ne plaisantez que trèsrarement ; cela est véritablement malheureux, car vous êtes,sur ma parole, réellement impayable !

– Est-ce à propos des quatorze millions quevous me dites cela, monsieur ?

– Peut-être ! vous dirai-je à montour.

– Parce que ?

– Parce que je les garde.

– Vous vous trompez, monsieur.

– Hein ?

– Vous me les payerez.

– Quand cela, s’il vous plaît ? fit leplanteur en ricanant.

– Avant dix minutes, répondit froidement soninterlocuteur.

– Je ne m’en dédis pas : vous êtesimpayable !

– Cest ce que nous allonsvoir.

– Permettez, monsieur, toute plaisanterie, sibonne qu’elle soit, doit avoir un terme ; la vôtre estravissante, sans doute, j’en conviens ; mais vous m’excuserezde ne pas vous donner plus longtemps la réplique ; j’ai fort àfaire en ce moment, vous le savez, et puisque vous vous obstinez àdemeurer ici, je prendrai la liberté de vous céder la place.

La vérité était que M. de laBrunerie avait intérieurement une peur effroyable ; il était,de bonne foi, persuadé qu’il se trouvait en présence d’unfou ; il ne voulait pas demeurer plus longtemps seul avec lui,de crainte de l’exaspérer, et que, dans un moment de crise, il nese portât à quelque violence sur sa personne.

Au fond du cœur, rendons-lui cette justice,M. de la Brunerie était désespéré de voir l’homme auquelsa famille avait de si grandes et de si nombreuses obligations,réduit à cet état malheureux ; il se promettait de ne pasl’abandonner, mais provisoirement il éprouvait un vif désir des’éloigner au plus vite.

Le chasseur de rats l’examinait d’un regardnarquois ; il semblait lire sur son visage les diversespensées qui agitaient le planteur, et venaient tour à tour serefléter sur ses traits comme sur un miroir.

– Pardon, monsieur, lui dit-il en l’arrêtantd’un geste, vous avez fort à faire, je le sais et je lecomprends ; mais moi aussi je suis très pressé, je vousl’avoue, et comme peut-être une occasion aussi favorable quecelle-ci ne se représentera pas avant longtemps pour moi, veuillezm’excuser si j’en profite pour terminer cette affaire qui, vous enconviendrez, ne manque pas d’une certaine importance.

– Mais, monsieur, cette demande n’a pas lesens commun.

– Je vous arrête là, monsieur. Cette demandeest fort autorisée, au contraire ; je nai pointlair dun mendiant, que je sache, et je n’aipas pour habitude de demander laumône, ajouta-t-il enredressant sa haute taille.

– Peste ! je le crois bien, fit leplanteur avec ironie ; une aumône de quatorzemillions !

– Et des fractions. Aussi, je vous le répète,n’en est-ce pas une.

– Quest-ce donc, alors ?

– Une restitution.

– De moi à vous ?

– Non, monsieur ; de votre père aumien.

Cette froide parole résonna comme un glasfunèbre aux oreilles du planteur.

Il pâlit et fit un pas en arrière.

M. de la Brunerie commençait àcomprendre que peut-être cet homme n’était pas aussi insensé qu’ill’avait supposé d’abord ; que derrière ces tergiversationsapparentes ; ces mots à double entente, il y avait, en effet,quelque chose de sérieux, une terrible menace, peut-être !

Il y avait une sombre et ténébreuse histoiredans la famille de la Brunerie.

Quatre-vingts ans avaient, à la vérité, passésur cette histoire ; le silence s’était fait sur elle à causede la haute position occupée par la famille de la Brunerie et deses immenses richesses ; mais le souvenir des faits étrangesqui s’étaient accomplis, la disparition inexpliquée du chef decette famille, l’entrée de la branche cadette en jouissance de tousses biens, branche qui, disait-on tout bas, avait odieusementdépouillé son chef après l’avoir réduit au désespoir et contraint àfuir ; tous ces faits étaient encore présents dans le souvenirdes habitants de l’île.

Les hommes puissants qui avaient joué un rôlehonteux dans cette sinistre tragédie, et dont la vénalité cyniqueavait autorisé et justifié les actes odieux qui s’étaient commis,ces hommes étaient morts ; leurs familles renversées de lahaute position qu’elles occupaient alors ; la Révolution avaitpassé, son terrible niveau sur tous les abris ; la justiceétait égale pour tous maintenant.

Et qui sait ?

M. de la Brunerie, bien qu’il fûtinnocent des crimes de ses ascendants, en avait profité, il enprofitait encore ; les biens immenses qu’il possédait et dontle vieux Chasseur connaissait si bien le chiffre, il savait à quelprix terrible ils avaient été acquis.

Sans se rendre parfaitement compte encore dudanger qui le menaçait, sans même en calculer la portée,M. de la Brunerie avait peur ; non pour lui, maispour son enfant, sa fille qu’il chérissait et pour le bonheur delaquelle il était prêt à accomplir tous les sacrifices.

M. de la Brunerie était honnêtehomme dans toute la belle et grande acception du mot ; s’ilavait joui sans remords des immenses richesses qui lui avaient étéléguées par son père, c’est qu’il était convaincu que leurpropriétaire légitime, celui à qui on les avait si lâchementvolées, disons le mot, avait disparu sans laisser de traces, quetout portait à supposer qu’après un temps si long, ni lui, ni aucunde ses descendants, ne reviendrait jamais revendiquer cethéritage.

Mais si, contre toutes les prévisions, cethéritier, quel qu’il fut, se présentait un jour, le parti deM. de la Brunerie était pris à l’avance, sa résolutionirrévocable : il lui rendrait tous ses biens à la premièresommation, et réhabiliterait ainsi la réputation flétrie de sonpère, dût-il, après avoir accompli cet acte de loyauté et de hautejustice, demeurer non seulement pauvre, mais encore complètementruiné.

Ce que nous avons employé tant de temps àrapporter et à écrire, avait traversé l’esprit du planteur avec larapidité fulgurante d’un éclair.

Un changement complet s’était aussitôt opérédans toute sa personne ; il était subitement devenu un autrehomme ; son droit ou pour mieux dire sa loyauté, le rendaitfort.

– Pardon, monsieur, dit-il au Chasseur qui setenait sombre et pensif en face de lui ; je crois que vous etmoi nous nous sommes trompés jusqu’à présent sur le compte l’un del’autre.

– Cest probable, monsieur,répondit le Chasseur avec une ironie froide.

– Je le regrette bien vivement pour ma part,monsieur ; bientôt, je l’espère, vous en aurez une preuveirrécusable.

– Ah ! fit le Chasseur en souriant, avecun ton de raillerie.

– Ne raillez pas, monsieur ; cette foisje suis aussi sérieux et peut-être plus que vous ne l’êtesvous-même ; cette conversation que nous avons aujourd’huiseulement, comment se fait-il que depuis de si longues années quevous avez vécu près de moi ; presque dans ma maison et faisantpour ainsi dire partie de ma famille, la pensée ne vous soit jamaisvenue de me demander à l’avoir, afin de terminer avec moi cetteaffaire ?

– Souvent cette pensée m’est venue aucontraire, monsieur. Après avoir rendu à mon père, expirantdésespéré dans mes bras, les derniers devoirs, je suis arrivé à laGuadeloupe dans le but, non de vous redemander mes biens, mafortune, que votre père avait si indignement volés au mien. Maisafin de me venger de vous d’une manière éclatante…

– Ainsi vous êtes réellement le fils deM. de…

– Silence, monsieur ; ne prononcez pas lenom de l’homme que les vôtres ont si odieusement déshonoré etdépouillé. Lisez ceci.

Le vieillard retira alors de sa poitrine unsachet en peau de daim pendu à une chaîne d’acier ; ill’ouvrit et en sortit plusieurs papiers jaunis par le temps qu’ilprésenta au planteur.

Celui-ci s’en saisit d’une main fébrile, lesparcourut rapidement des yeux, puis il les rendit au Chasseur sansque la plus fugitive émotion se reflétât sur son visage quisemblait être de marbre.

– Ces papiers sont parfaitement en règle,dit-il ; l’acte qui les accompagne, et dont on avait niél’existence, prouve vos droits incontestables et imprescriptibles àla, fortune que vous me réclamez.

– Ainsi vous le reconnaissez, monsieur ?dit l’Œil Cris.

– Je le reconnais, oui, mon cousin, réponditle planteur avec noblesse ; je le reconnais non seulementdevant vous, mais si vous l’exigez, je ferai publiquement cettedéclaration.

Le Chasseur regarda un instantM. de la Brunerie avec une surprise extrême.

– Cela vous étonne, n’est-ce pas, monsieur, dem’entendre parler ainsi ? reprit le planteur avecmélancolie.

– Je vous l’avoue, monsieur.

– Ah ! c’est que, ainsi que déjà je vousl’ai dit, tous deux nous nous sommes trompés sur le comptelun de l’autre.

– Je commence à le croire, en effet, réponditle Chasseur d’une voix profonde.

Il y eut une courte pause.

Les deux hommes qui déjà n’étaient plusennemis, réfléchissaient profondément.

– Pourquoi donc, reprit le planteur au boutd’un instant, puisque vous professiez contre moi et les miens unehaine si implacable ; car souvent je me suis aperçu, sansparvenir à en comprendre les motifs cachés, de la répulsion quevous éprouviez pour moi ; j’ai même remarqué que jamais,depuis que nous nous connaissions, et voilà longtemps ! jamaisvous n’avez accepté de serrer dans la vôtre la main que si souventje vous ai tendue ?

– C’est vrai, murmura le Chasseur.

– Pourquoi, dis-je, continuaM. de la Brunerie, n’avez-vous pas mis à exécution vosprojets de vengeance contre moi ? Ce ne sont cependant pas, ilme semble, les occasions qui vous ont manqué pour cela ?

– Pourquoi ?

– Oui, je vous le demande.

– Parce que vous avez près de vous un ange, etque cet ange vous a sauvegardé.

– Ma fille ?

– Oui, votre fille Renée ; Renée qui afait pénétrer dans mon âme un sentiment dont j’ignoraisl’existence, dont je niais la possibilité ; Renée que j’aimeplus que si elle était ma fille ! cette douce et bellecréature qui m’a révélé le bonheur suprême que l’on éprouve à fairele bien.

– Ah ! je le vois, vous l’aimez !fit le planteur avec entraînement.

– Si je l’aime ! s’écria le vieillardavec une émotion qui faisait trembler sa voix ; pauvre chèreenfant, si je l’aime ! Elle qui m’a presque amené à vousaimer, vous le fils du bourreau de mon père !

Il cacha sa tête dans ses mains ; unsanglot déchirant souleva sa puissante poitrine et pour la premièrefois dans sa vie entière, cette âme de bronze, cédant àl’entraînement de la passion, se fit presque humaine et se fonditen larmes généreuses.

Le planteur considérait cet homme si forttoujours et maintenant si faible, avec une admirationrespectueuse.

Il comprenait la lutte terrible que ce cœur delion devait avoir soutenue contre lui-même avant de se laisserainsi dompter par une enfant ; lui aussi il se sentait ému,des larmes roulaient dans ses yeux et coulaient lentement sur sesjoues brunies sans qu’il songeât à les retenir.

– Je vous remercie d’aimer ainsi ma fille, moncousin lui dit-il doucement ; elle a trouvé en vous un secondpère.

– Un père ! répondit le vieillard enrelevant brusquement la tête, car elle possédait mon secret ;elle savait quelle haine terrible grondait contre vous dans moncœur, et cependant elle m’aimait, elle aussi ! elle meconsolait dans ma douleur ; elle ma presque faitconsentir à vivre, lorsqu’à sa prière j’ai renoncé à mes projets devengeance contre vous. Oh ! bénissez votre enfant,bénissez-la, monsieur, chérissez-la comme on chérit son angegardien, car elle a été le bouclier qui toujours s’est placé,barrière infranchissable, entre vous et ma haine !

– Mon cousin, répondit le planteur avecnoblesse, les crimes comme les fautes sont personnels ; aucunehaine ne doit désormais exister entre vous et moi ; un lientrop fort nous unit maintenant, l’amour de ma fille ou plutôt de lanôtre.

– Mon cousin, s’écria le Chasseur avec élan endonnant pour la première fois ce titre à M. de laBrunerie, vous dites vrai ; votre fille doit être un trait,d’union entre nous ! elle nous force à nous estimer, ne lavouons pas à un malheur éternel.

– Que voulez-vous dire ?

– Elle aime le général Richepance, ne lacontraignez pas à en épouser un autre.

– Hélas ! maintenant, murmura le planteuravec une tristesse navrante, je nai plus le droit delui imposer ma volonté ; qui sait même si…

– Arrêtez, monsieur ! s’écria le Chasseuravec, une généreuse émotion ; votre fille doit être heureuse,mais par le fait seul de votre volonté ; reprenez tous vosdroits sur elle ; ces papiers ; les seules armes que jepossède contre vous, les voilà ; je vous les donne, Renée dela Brunerie est toujours la plus riche héritière de l’île de laGuadeloupe.

Il tendit alors au planteur les papiers quejusqu’à ce moment il avait machinalement conservés à la main.

M. de la Brunerie repoussa doucementles papiers.

– Non, mon cousin, dit-il, avec un accent quivenait réellement du cœur ; conservez ces papiers, ces titresqui, sont vôtres ; je ne vous dépouillerai pas une secondefois de ce qui vous appartient si légitimement ; j’ai été parorgueil, par entêtement, sur le point de faire le malheur de mafille ; vous m’avez sauvé de moi-même en me montrant legouffre dans lequel j’étais sur le point de tomber, je vous enremercie ; c’est une dette de plus à ajouter à toutes lesautres que j’ai contractées envers vous. Nous voulons que Renéesoit heureuse, elle le sera, si cela dépend de moi. Gardez votrefortune, je n’en veux pas ; elle me brûlerait les doigtsmaintenant, mon cousin. Le général Richepance aime ma fille,dites-vous ; si cela est vrai, il l’acceptera sans dot, j’ensuis convaincu, c’est un noble cœur.

– Ah ! vous refusez d’accepter cettefortune que je vous donne, monsieur ? s’écria le Chasseur.

– Je la refuse parce qu’elle est à vous et nonà moi, mon cousin :

– Je saurai vous contraindre à l’acceptermalgré vous, cette fortune…

– Au nom du ciel, que voulez-vousfaire ?

– Je la donne en dot à notre fille.

Saisissant alors les papiers, il les déchira,et, en quelques minutes, les réduisit en parcellesimperceptibles.

– Et maintenant, mon cousin, ajouta-t-il avecun sourire en tendant la main au planteur, muet de surprise etd’émotion, prenez ma main, c’est franchement que je vous la donnecette fois !

Les deux hommes tombèrent dans les bras l’unde l’autre, et, pendant quelques instants, ils confondirent leurslarmes, pressés dans une chaleureuse étreinte.

Le Chasseur fut le premier à reprendre sonsang-froid.

– Tout est fini, dit-il d’une voix danslaquelle tremblait encore une dernière émotion ; remettons nosmasques et soyons chacun à notre rôle véritable ; aux yeux desindifférents, je continuerai d’être le pauvre vieux Chasseur derats ; pour vous, dans l’intimité, si vous y consentez, ehbien, je serai…

– Mon frère, mon ami… Ô mon cher Hector,pourquoi ne nous sommes-nous pas connus plus tôt !

– Chut, ami, répondit le vieillard toutsouriant, Dieu ne l’a pas voulu ainsi ; inclinons-nous devantsa volonté. Mais, silence, j’entends des pas qui se rapprochent.N’oubliez pas nos conventions.

– Vous l’exigez, mon ami ?

– Je vous en prie.

– Je serais si heureux cependant…

– Non, il faut qu’il en soit ainsi ; pourl’enfant, pour vous et pour moi évitons les commentaires. Que nousimporte d’ailleurs, puisque nous pourrons nous aimer.

– C’est vrai, vous avez raison comme toujours,et pourtant…

– Voici le général, fit le vieillard à voixbasse.

– Ah ! ah ! dit Richepance, enpassant sa tête souriante par l’entrebâillement de la portière, ilparaît que le vieux Chasseur a raison ?

– Ma foi, oui, général, répondit gaîment leplanteur.

– Suis-je de trop ?

– Non pas, général, vous arrivez, aucontraire, au bon moment.

– Alors, puisqu’il en est ainsi, me voilà.Maintenant, veuillez me dire pourquoi mon vieux camarade l’ŒilGris, a raison, comme toujours ; je vous avoue que je suistrès curieux de l’apprendre ?

– Je le sais, général, répondit en riant leplanteur ; aussi je m’empresse de vous satisfaire.

– Ah ! ah ! voyons cela ?

– Oh ! cest bien simple,général.

– J’en suis convaincu ; donc…

– Donc, je disais à mon… à notre ami leChasseur, veux-je dire, qu’il valait beaucoup mieux attendre que laguerre fût terminée, avant que d’annoncer publiquement votremariage avec ma fille.

– Vous m’accordez donc la main deMlle de la Brunerie, monsieur ? s’écriale général avec une émotion remplie de joie et de surprise.

– Il le faut bien, général, répondit leplanteur, puisque, paraît-il, ma fille vous aime et que vousl’aimez.

– Oh ! oui je l’aime, monsieur, de toutesles forces de mon âme ! s’écria le général avecravissement.

– Eh bien, voilà précisément ce que m’arépondu notre ami : ils saiment, mieux vaut ne pasdifférer leur bonheur et annoncer leur mariage aujourd’hui même encélébrant leurs fiançailles. C’est peut-être aller un peu vite enbesogne, aussi je résistais ; mais vous autres militaires,ajouta-t-il avec un fin sourire, vous êtes accoutumés à mener touttambour battant, et je cède.

– Ah ! pardieu oui, il a toujours raisonle vieux Chasseur, et aujourd’hui plus que jamais ! s’écriajoyeusement Richepance, qui était ivre de bonheur.

– Alors, fit le Chasseur en souriant,puisqu’il en est ainsi, voilà qui va bien, comme dit parfoisM. de la Brunerie.

Et, sur cette boutade du vieillard, les troishommes éclatèrent d’un franc et joyeux rire.

Chapitre 17L’assaut d’Anglemont.

Les choses se passèrent ainsi qu’elles avaientété réglées et convenues à l’avance.

Le général Richepance, sans leur en faireconnaître le motif, réunit le soir même ses principaux officiers àsa table ; vers la fin du dîner, lorsque le dessert eut faitson apparition, le général Gobert se leva, un verre de champagne àla main, et déclara qu’en sa qualité de cousin deM. de la Brunerie et chargé par lui de le faire, ilannonçait officiellement le mariage deMlle de la Brunerie, sa cousine, avec legénéral de division Antoine Richepance, commandant en chef del’armée française à la Guadeloupe, et qu’il buvait à la santé desfiancés et à leur prochain bonheur !

Puis, après avoir salué les deux fiancés, legénéral Gobert vida son verre, rubis sur l’ongle.

C’est ainsi que fut solennellement annoncée àl’armée française, l’union de la jeune fille avec celui qu’elleaimait.

Cette nouvelle fut accueillie avec les marquesde la joie la plus vive, par tous les officiers français, quis’associèrent de grand cœur au bonheur de leur général, pour lequelils professaient une affection profonde.

Les santés se succédèrent alors avec unerapidité extrême, et les souhaits les plus chaleureux furent faitspour le bonheur des futurs époux.

Les soldats eurent aussi, comme de raison,leur part de la joie de leurs chefs, par une distribution qui leurfut faite de vin et de liqueurs.

Certes, nul n’aurait supposé, en entendant lesvivats et les chants joyeux qui s’élevaient sans interruption ducamp français, que le lendemain, au lever du soleil, ces bravesgens livreraient une bataille terrible, acharnée, décisive, contrel’ennemi, dont ils n’étaient séparés que par deux lieues àpeine.

Un feu d’artifice improvisé, suivi d’un bal,qui dura pendant la nuit tout entière, portèrent au comble la joiedes soldats.

Le général Richepance, oubliant pour un momentles lourds soucis du commandement, dansa avec sa fiancée ; lecommandant de Chatenoy lui fit vis-à-vis avec la sienne ; lesautres officiers ou soldats s’arrangèrent comme ils purent, car lesdanseuses manquaient, mais aucune ombre ne vint obscurcir lesplaisirs de cette joyeuse nuit trop rapidement écoulée pourbeaucoup des assistants, dont, hélas ! le lendemain devaitêtre le dernier jour.

Ainsi que nous l’avons dit, le généralRichepance avait, le matin, pendant le déjeuner, confié une missionassez importante à M. Gaston de Foissac, mission dont le jeunehomme sétait acquitté avec une adresse et uneintelligence remarquables ; le général en chef, dont ladélicatesse naturelle l’engageait à ne pas faire parade de sonbonheur, aux yeux du malheureux jeune homme qui avait fait sinoblement le sacrifice de son amour ; s’était lui-mêmetransporté aux avant-postes, en compagnie du Chasseur de rats.

Le vieux batteur d’estrade, auquel le succèsde son intervention auprès de M. de la Brunerie semblaitavoir rendu toute l’ardeur de la jeunesse, avait eu une longueconversation avec le général en chef ; conversation danslaquelle il lui avait offert de diriger pendant la nuit une colonneà travers les mornes, de tourner l’habitation d’Anglemont, laprincipale forteresse et le quartier général des rebelles,d’occuper les hauteurs qui dominent cette habitation, et de couperainsi aux noirs toute retraite à travers les bois.

L’expédition était périlleuse, la tentativepresque désespérée ; les noirs s’étaient retranchés d’unemanière formidable dans l’aire d’aigle qu’ils avaientchoisie ; ils avaient surtout établi dans les mornes desdétachements communiquant et se soutenant tous les uns les autres,et dont la mission principale consistait surtout à maintenir à toutprix les communications ouvertes avec les bois.

Cétait dans le maintien de cescommunications, que reposait le dernier espoir des révoltés.

Il était donc de la plus haute importanced’anéantir au plus vite cet espoir des rebelles, et de leur enleverainsi tous moyens possibles de prolonger plus longtemps une guerresans issue, en les écrasant tous à la fois et d’un seul coup, dansl’habitation dAnglemont.

Le général en chef avait reconnu du premiercoup d’œil toute l’importance du plan que lui soumettait soncompagnon ; il en avait calculé toutes les chances bonnes oumauvaises, mais il ne se dissimulait pas, combien son exécutionprésentait de difficultés presque insurmontables.

Les troupes choisies pour tenter cet audacieuxcoup de main devaient tout d’abord être considérées comme à peuprès sacrifiées ; cependant, si, contre toutes apparences,elles réussissaient à opérer leur mouvement tournant et à s’établirsolidement sur les hauteurs dominant l’habitation d’Anglemont, lavictoire était assurée ; les rebelles contraints à mettre basles armes.

Après avoir longtemps pesé dans son esprit lesavantages pour ou contre de cette entreprise, le général en chef serésolut enfin à l’exécuter.

En conséquence, ainsi que nous l’avons dit, ilse rendit aux avant-postes, où M. Gaston de Foissac se tenaitainsi qu’il en avait reçu l’ordre de le faire aussitôt que lamission qu’il avait reçue serait exécutée.

Le général salua cordialement le jeune homme,et après l’avoir conduit un peu à l’écart, certain de ne pas êtreentendu, il lui expliqua le plan qu’il avait conçu et lui offritfranchement de prendre le commandement de la colonne destinée àl’exécuter.

Le jeune homme tressaillit à cetteproposition ; un pâle sourire éclaira son mâle et beauvisage.

– Je vous remercie sincèrement, mon général,dit-il avec émotion ; j’accepte de grand cœur la missionimportante que vous daignez me confier ; je comprends tout cequ’elle a de sérieux. Comme vous, mon général, j’ai calculé toutesles chances de succès ; je vous donne ma parole d’honneur queje réussirai ou que je mourrai !

– Ne parlons pas de mort, mon cher monsieur deFoissac, lui répondit affectueusement le général ; à notre âgel’avenir se présente sous de trop riantes couleurs, pour que nousnous laissions envahir par ces tristes pensées ; parlons degloire et de bonheur.

– Le bonheur ! la gloire ! douxrêves, qui font accomplir de grandes choses, général, dit Gastonavec mélancolie ; mais, hélas ! ce ne sont que des plumesau vent ! Mieux que moi, général, vous avez été à mêmed’apprécier le néant de toutes les joies humaines ; prismetrompeur qui ne luit un instant à nos yeux, que pour s’évanouirpour toujours. Mais laissons cela ; à quoi bon nousattrister ? J’ai compris, général, tout ce qu’il y a dedélicat et de réellement affectueux dans la démarche que vousfaites en ce moment. Encore une fois, je vous remercie.

– Que voulez-vous dire ? Je ne vouscomprends pas, mon cher monsieur de Foissac.

– Peut-être, mon général ; mais vous lesavez, le cœur a des pressentiments qui ne le trompent pas ;je ne sais rien, mais je devine ; je sens,japprécie, et voilà pourquoi du fond de l’âme je vousrépète : Merci, général.

– Gaston, mon ami, ne me parlez pas ainsi,vous m’inquiétez véritablement, lui dit Richepance avectristesse.

– Pourquoi donc cela, général ? Parceque, comprenant tout ce qu’il y a de noble et de généreux en vous,je laisse franchement déborder mon cœur. Oh ! vous ne merendriez pas justice, général ; que suis-je en ce moment,sinon le gladiateur saluant l’empereur dans le cirque ?

Et lui prenant chaleureusement lamain :

– Oui, général, ajouta-t-il avec une émotioncontenue, c’est avec joie que je vous dis : Salut,César ! celui qui va mourir te salue !

– Encore ce mot, mon ami ? lui dit legénéral avec reproche.

– Vous avez raison, pardonnez-moi, mongénéral, je me tais, brisons là. Revenons à notre expédition,reprit-il avec une certaine animation fébrile ; je vous priede me donner vos ordres bien exactement ; il est important queje comprenne parfaitement votre pensée, afin que je puissel’exécuter comme vous le désirez.

– Le plan général, vous le connaissez, monami ; je suis convaincu que déjà, avec votre hauteintelligence, vous avez compris toute la portée de ce coup demain ; je n’ai plus, ce qui sera bientôt fait, qu’à entreravec vous dans quelques questions de détail dont l’intérêt nesaurait être naturellement que très secondaire ; mais qui,froidement exécutées, assureront la réussite de votre téméraireentreprise.

– Je vous écoute, mon général.

– La pensée première de cette expédition nem’appartient pas ; elle revient tout entière au vieux Chasseurde rats, je dois lui rendre cette justice aussi a-t-il le droit, etil le réclame, de concourir à son exécution ; c’est pour celaque je vous le laisse pour vous servir de guide au milieu deschemins infranchissables à travers lesquels vous serez obligé depasser ; je vous donnerai cinq cents de mes grenadiers, cesont tous des hommes d’élite ; anciens soldats de Masséna pourla plupart, ils sont de longue main habitués à la guerre demontagnes et ils courraient sans trébucher sur la lèvre étroite desplus profonds précipices ; ils assistaient tous à cettemémorable bataille de Zurich où l’on combattit au-dessus desnuages ; vous pouvez donc avoir confiance en eux, pas un nerestera en route, ils vous suivront en riant dans les sentiers lesplus impraticables ; avec de tels hommes le succès estcertain.

– Aussi je n’en doute pas, mon général.

– Je le sais, mon cher Foissac. Vous quitterezle camp aussitôt après le coucher du soleil, votre détachement seraici dans deux heures ; vous marcherez toute la nuit sans vousarrêter, afin d’atteindre le poste que vous devez occuper une heureenviron avant le lever du soleil, de manière à ce que vous puissiezsolidement vous établir dans votre position ; une fusée partiedu camp vous instruira des mouvements de l’armée, afin que vouspuissiez combiner vos manœuvres de sorte qu’elles coïncident avecles nôtres. Je calcule qu’en partant à cinq heures du matin, commeje n’ai à exécuter qu’une marche en avant de front, malgré lesdifficultés que je pourrai rencontrer sur ma route, je serai enmesure d’attaquer vers dix heures les positions des rebelles ;c’est donc à dix heures précises que vous vous démasquerez, quevous engagerez le feu avec l’ennemi et que vous le rejetterez surmes baïonnettes ; jusque-là tenez-vous coi ; il faut queles noirs ignorent votre présence, que vous tombiez tout à coup sureux comme la foudre, sans leur laisser le temps de sereconnaître ; là est le succès de la bataille. Pendant votremarche de nuit, je n’ai pas besoin d’ajouter que vous devez surtoutéviter tout engagement avec les postes ennemis, les tourner sansvous occuper de les laisser derrière vous ; je me charge deles empêcher de se disséminer dans les mornes. Est-ce bien entenducomme cela ? Est-il besoin d’ajouter quelque choseencore ?

– Non, mon général ; je vous aiparfaitement compris ; vos ordres seront exécutés à lalettre.

– Je compte sur vous et je suis tranquille,mon ami ; de plus, je vous laisse le vieux Chasseur ; nulmieux que lui ne connaît les montagnes de ce pays ;laissez-vous conduire par lui ; il vous fera passer à traversles ennemis sans qu’ils vous aperçoivent ou soupçonnent seulementvotre présence, je vous le certifie.

– Ce ne sera pas difficile, dit le Chasseur ensouriant. Je réponds que, si fins que soient ces démons de nègres,ils ne nous verront pas ; nous franchirons leurs lignes sansque seulement ils s’en doutent.

– D’ailleurs, reprit le général, l’emplacementmême qu’ils ont choisi pour s’y retrancher éloigne toutesupposition pour eux d’une attaque sur leurs derrières ; ilsne peuvent admettre que les Français les assaillent du haut desmornes et se cachent dans les nuages pour les surprendre ;c’est donc surtout une affaire de ruse et de sang-froid.

– Ainsi, général, dans deux heures, vousm’expédierez mon détachement ?

– Oui, mon ami.

– Me permettez – vous une observation, mongénéral ?

– Sans doute.

– Il me semble que, peut-être, il seraitpréférable que ces troupes ne se missent en marche pour merejoindre ici qu’après le coucher du soleil ; l’ennemi dominele camp rien de ce qui s’y passe n’échappe à ses regards ; lavue d’une troupe aussi nombreuse se dirigeant vers les avant-postessur la fin de la journée, peut éveiller ses soupçons et lui fairecraindre un mouvement offensif, chose que nous devons éviter pardessus tout.

– Vous avez, pardieu ! raison, mon ami,et sans vous nous allions commettre une grave maladresse.

– Je puis, si vous le permettez, général,aller tout de suite me mettre à la tête des troupes.

– Non, c’est inutile, s’écria vivementRichepance, je préfère que vous les attendiez ici ; il n’y aaucune nécessité à ce que vous rentriez au camp que vous devrezquitter immédiatement.

– Soit, général, j’attendrai donc ici, ditM. de Foissac avec un sourire mélancolique.

Le général toussa deux ou trois fois avecembarras, et se levant du tertre de gazon sur lequel il s’étaitassis :

– Maintenant je vous quitte, mon cherGaston ; nous nous reverrons après la bataille, dit-ilgaiement. À demain, et bonne chance !

– Votre main, général.

– Non, mon ami, embrassons-nous, je préfèrecela.

– Oh ! de grand cœur, général.

Après s’être tenus un moment pressés sur lapoitrine l’un de l’autre, ils se serrèrent chaleureusement la main,puis le général fit un signe ; une ordonnance lui amena soncheval, il se mit en selle.

– Allons, au revoir, Gaston, dit-il àM. de Foissac en lui tendant une dernière fois lamain.

– Adieu, mon général, répondit le jeune hommeavec intention.

Puis il recula de deux ou trois pas et ilsalua le général en chef.

Richepance fit un geste de douleur, etenfonçant les éperons dans les flancs de son cheval, il partit augalop dans la direction du camp, en murmurant avectristesse :

– Il a tout compris, tout deviné ; pauvregarçon ! Il veut mourir ; oh ! je l’espère, Dieu nele permettra pas, ce serait trop affreux !

Le 8 prairial, à cinq heures du matin, lestroupes françaises levèrent leur camp à petit bruit, sans tamboursni trompettes, afin de ne pas donner l’éveil à l’ennemi quiprobablement était aux aguets.

Le plan du général en chef était simple etmûrement réfléchi, quoique d’une témérité extrême.

Il faisait nuit encore, l’obscurité étaitprofonde, les soldats marchaient dans le plus complet silence.

Le deuxième bataillon du 66e,commandé par le chef de demi-brigade Cambriel et le capitaineLaporte, aide de camp du général en chef, partit de Legretet, par des chemins qu’il se traça avec d’énormes difficultés aumilieu d’horribles précipices, il franchit les mornesHouel etColin et atteignit enfin l’habitationLasalle.

Là eut lieu un combat acharné ; l’ennemisurpris à l’improviste, se rallia bravement sous le feu même destroupes françaises, et opposa une résistance vigoureuse ; maisenfin il fut contraint de reculer ; puis mis en déroute,chassé de la position qu’il occupait ; le commandant Cambrielarriva en poursuivant les noirs, la baïonnette dans les reins,jusqu’au Presbytère, où il s’établit solidement.

En même temps que ce mouvement s’exécutait, letroisième bataillon du 66e s’élançait sur les pentesabruptes du morne Louis, qu’il gravissait au pas decourse.

Bientôt ce bataillon rencontra lesavant-postes ennemis, contre lesquels il se rua à la baïonnette, etqu’il mit presque aussitôt en déroute.

Ce premier succès obtenu, sans même reprendrehaleine, les soldats s’élancèrent avec une ardeur indicible àl’assaut du morne Fifi-Macieux,défendu par une forteredoute garnie d’artillerie.

Le choc fut terrible ; les noirscombattaient avec l’intrépidité de gens résolus à mourir ; lesboulets labouraient sans interruption les rangs des soldats etcausaient des pertes énormes parmi eux ; les grenadiers,s’encourageant les uns les autres, s’élancèrent contre cesretranchements qu’ils couronnèrent.

Il y eut alors une mêlée affreuse, corps àcorps ; nul ne demandait merci, nul ne l’accordait ; lesartilleurs étaient poignardés sur leurs pièces ; enfin, aprèsune lutte effroyable, qui ne dura pas moins de trois quartsd’heure, le retranchement resta au pouvoir des Français ; lesnoirs, ou du moins quelques-uns de ceux qui avaient échappé à lamort, s’enfuirent dans toutes les directions, en poussant des crisde terreur.

Ils croyaient avoir affaire à des démons.

Ce fut à cette brillante action que lecommandant Lacroix fut atteint d’un biscaïen ; le général enchef envoya aussitôt le commandant de Chatenoy pour leremplacer ; mais ce brave officier ne voulut pas, malgré sablessure, quitter son bataillon que sa présence électrisait ;il lança ses troupes en avant, traversa la rivière des Pères, sousle feu de l’ennemi, et, au milieu de difficultés sans nombre, ilréussit à faire sa jonction au Presbytère avec le deuxièmebataillon, toujours poursuivant les rebelles, les refoulant devantlui et les rejetant vers leur centre, à d’Anglemont.

De son côté, Gaston de Foissac, obéissant auxordres qu’il avait reçus du général en chef, avait pris unevigoureuse offensive.

L’apparition subite des grenadiers français enhaut des mornes causa un instant de stupeur parmi les noirs ;ils comprirent instinctivement que, cette fois encore, la victoireleur échapperait.

Gaston de Foissac se mit bravement à la têtede ses troupes, et se lança à la baïonnette contre un retranchementformidable défendu par plus de six cents noirs.

Ignace était accouru en toute hâte prendre lecommandement de ce poste.

Le mulâtre avait une revanche à prendre de sesterribles défaites de la Grande-Terre ; il était résolu à nepas reculer d’un pas ; à se faire tuer sur le retranchementmême, plutôt que de subir un nouvel échec.

Bientôt les ennemis se joignirent.

Gaston de Foissac se tenait à la tête dessiens, suivi par le vieux Chasseur qui ne le quittait point.

Le brave Chasseur de rats faisait une rudebesogne, avec son long fusil de boucanier, dont chaque coupabattait un homme.

Deux fois les grenadiers français couronnèrentle retranchement, deux fois ils furent rejetés en arrière.

Leur rage était extrême d’être si longtempstenus en échec ; une troisième fois ils s’élancèrent dans leretranchement, où ils réussirent enfin à prendre pied.

Ignace semblait se multiplier ; il étaitpartout à la fois, gourmandant les uns, excitant les autres,faisant passer dans l’âme de ses compagnons l’ardeur quil’animait.

Le mulâtre accomplissait des prodiges devaleur ; il était dans son véritable élément, se jetant auplus épais de la mêlée, se délectant de carnage avec des rires detigre à la curée !

Seul il soutenait la défense, en excitantjusqu’à la frénésie le courage de ses compagnons.

Bien que les Français eussent pris pied dansle retranchement, grâce à l’énergique initiative du capitaineIgnace, le combat se maintenait cependant avec des chances presqueégales ; les grenadiers, contraints à l’immobilité, sedébattaient au milieu d’une horrible mêlée corps à corps.

Il fallait à tout prix en finir ; lesnoirs recevaient incessamment des renforts, tandis que lesFrançais, au contraire, malgré leurs efforts surhumains, sentaientleurs forces s’épuiser.

Tout à coup, Gaston de Foissac se lança commeun lion sur Ignace, et le souffleta du plat de son épée.

Le mulâtre poussa un rugissement de rage et sejeta à corps perdu sur le jeune homme.

Celui-ci l’attendait de pied ferme ; il yeut alors entre les deux ennemis un combat terrible de quelquesminutes, pendant lequel les deux adversaires accomplirent desprodiges d’adresse et de courage.

Soudain le mulâtre jeta un cri de joie et sefendit à fond sur Gaston ; mais celui-ci, froid et calme commedans une salle d’armes, le reçut bravement la pointe au corps.

Au même instant, Ignace roula sur le sol.

Le Chasseur de rats lui avait fracassé lecrâne.

– Oh ! pourquoi avez-vous faitcela ? lui dit le jeune homme avec reproche.

– Parce que cet enragé vous aurait tué !Et, ajouta-t-il avec intention, vous l’auriez laissé faire, etc’eut été un suicide !

Le jeune homme rougit ; il ne réponditpas et se lança au plus épais de la mêlée.

– Ah ! murmura-t-il à part lui, il nesera pas toujours là pour m’empêcher de mourir !… la bataillen’est pas finie encore !

Cependant la mort d’Ignace avait jeté unepanique générale parmi les défenseurs des retranchements ;sans chefs désormais, ils nessayèrent pas de prolongerplus longtemps une défense inutile ; ils abandonnèrent lesretranchements en toute hâte, les laissèrent au pouvoir desFrançais, et ils se mirent en retraite sur l’habitationd’Anglemont, poursuivis de près par les grenadiers, lancés contreeux au pas de course par Gaston de Foissac qui s’était, avec uneardeur fébrile, remis à leur tête.

Sur les autres points, le combat se maintenaitencore avec des avantages marqués, il est vrai, pour les Français,mais qui étaient loin d’être décisifs pour le résultat final de labataille.

Les troupes rencontraient des difficultés bienplus grandes encore qu’elles ne l’avaient supposé ; cependantl’élan était donné, rien n’arrêtait les soldats.

La réserve des grenadiers, commandée par lecapitaine Crabé, avait tenté une diversion très utile, en essayantd’arriver au poste de Guichard,encore au pouvoir desrebelles, par le morne Constantin ; cette tentativene réussit pas ; le but que se proposait le capitaine Crabéétait impossible à atteindre ; cet officier eut un cheval tuésous lui ; tous les soldats qui se présentèrent de ce côtéfurent tués sans même avoir pu tirer un seul coup de fusil.

Par ordre supérieur, les grenadiersreculèrent ; ils renoncèrent à une attaque dont le succèsmême, n’eût point compensé les pertes énormes quilaurait causées.

Seulement, le général en chef acquit lacertitude, que l’ennemi ne tenterait pas d’effectuer sa retraite dece côté, parce que les grenadiers étaient en mesure d’empêcher lepassage aussi vigoureusement que les rebelles l’avaient défendu dubord opposé, et avec les mêmes avantages.

De plus le général en chef, assuré que leposte de Guichard ne pourrait pas manquer d’être écrasé par lesforces imposantes des deux bataillons du 66° réunis au Presbytère,dont les hauteurs atteignaient presque le niveau de l’habitationd’Anglemont, résolut de se mettre à leur tête et de brusquerl’attaque du quartier général des rebelles.

Il était onze heures du matin.

Le général Richepance accorda aux troupes unrepos d’une demi-heure, pour manger un morceau à la hâte, et boireun coup d’eau-de-vie.

À onze heures et demie, le rappel fut battusur toute la ligne, les troupes se massèrent et, au cri de :En avant ! elles marchèrent en colonnes sur d’Anglemont.

La véritable bataille allait enfincommencer.

Il fallait, pour atteindre le dernier refugedes noirs, refuge considéré comme inexpugnable, passer deux ravinsdont les bords s’élevaient à pic à plus de cinquante pieds, gravirdes pentes abruptes, escalader des parapets garnis d’artillerie, encombattant à chaque pas des hommes qui, n’ayant plus d’autrealternative que la victoire ou la mort, déployaient pour sedéfendre une intrépidité qu’on ne pouvait s’empêcher d’admirer.

Depuis cinq heures du matin, les troupesfrançaises ne s’avançaient le long de ces mornes menaçants qu’enlivrant un combat à chaque pas et franchissant des obstaclesimpraticables pour toutes autres que ces troupes d’élite, etpourtant, après plus de six heures de luttes désespérées, soutenuesavec une fermeté et un entrain irrésistibles, tout restait à faireencore, puisque d’Anglemont n’était pas pris.

C’est que là, dans cette habitation, véritableforteresse, s’étaient concentrées toutes les forces vives del’insurrection ; là battait réellement le cœur de larévolte.

Delgrès, fier, calme, intrépide, les regardspleins d’éclairs, la bouche railleuse, se tenait debout, immobile,menaçant, l’épée à la main, sur le faîte des retranchements,écoutant les bruits qui montaient du fond des savanes, couraient lelong des pentes et, répercutés par les échos, arrivaient enfinjusqu’à lui, comme les roulements sinistres d’un tonnerrelointain.

Pendant que le général en chef attaquait defront l’habitation d’Anglemont, Gaston de Foissac s’élançait de soncôté à la tête de ses grenadiers.

Les noirs étaient enveloppés de tous les côtésà la fois.

Il leur fallait vaincre ou mourir.

Ils attendaient, froids, résolus, impatientsde commencer cette lutte suprême.

Les colonnes d’attaque s’avançaient fièrement,l’arme au bras, au pas ordinaire, contre les retranchements.

Pendant plus d’un quart dheure, unsiècle dans un pareil moment, elles bravèrent une pluie de balleset de mitraille, sans pouvoir ou plutôt, sans daigner yrépondre.

Rien ne les arrêtait ; elles serraientles rangs, c’était tout.

Elles atteignirent ainsi le pied desretranchements.

Sur un mot du général Richepance, souriant aumilieu de la mitraille qui semblait lui former une auréole, lessoldats électrisés s’élancèrent au pas de course aux cris millefois répétés de : Vive la République !… En avant !En avant ! »

En quelques secondes les retranchements furentenvahis et les soldats bondirent comme des tigres au milieu desnoirs.

Mais ceux-ci se ruèrent sur eux, lesrejetèrent en dehors et les poignardèrent à coups de baïonnette.Les Français, refoulés, revinrent à l’assaut avec des rugissementsde rage.

Il y eut alors une mêlée affreuse, uneboucherie épouvantable.

Aucun des noirs ne reculait ; tousvoulaient mourir !

Ils se prenaient corps à corps avec lessoldats, les étreignaient comme des serpents, les déchirant avecles ongles et les dents en poussant des cris d’hyène.

La masse des combattants vacillait surelle-même, comme fouettée par un vent de mort, sans reculer, sansse disjoindre.

Ceux qui tombaient, étaient aussitôt remplacéspar dautres plus furieux, plus acharnésencore !

Les blessés eux-mêmes, foulés aux pieds et àdemi étouffés sous les pas des combattants, essayaient de sesoulever pour continuer encore cette lutte désespérée !

Le carnage était horrible, sans nom !

Tout à coup, les rebelles, décimés, à bout deforces, accablés par le nombre, firent un pas en arrière ; lavictoire leur échappait.

Les retranchements étaient pris !

Les noirs firent retraite surl’habitation.

Les Français se mirent à leur poursuite.

L’habitation d’Anglemont rayonnait, elle étaitceinte d’une triple couronne d’éclairs.

Les rebelles combattaient toujours avec uncourage héroïque.

On se battait à chaque porte, à chaquefenêtre, avec une rage indicible ; enfin l’habitation futenvahie de tous les côtés à la fois ; les noirs reculèrentsans cesser le combattre ; les Français se précipitèrent dansl’habitation avec des hurlements de joie.

– Vive la liberté ! s’écria Delgrès d’unevoix stridente qui domina le fracas du combat.

– Vive la liberté ! répétèrent les noirsen bondissant une dernière fois sur leurs ennemis.

Tout à coup une épouvantable détonation se fitentendre.

La terre trembla sous les pieds descombattants ; une immense gerbe de feu s’élança dans lesairs ; un nuage horrible formé d’une poussière sanglante, decorps humains affreusement mutilés et de débris de toutes sortes,informes et sans nom, voila pendant quelques minutes l’éclat dujour !

D’Anglemont venait de sauter !…

Delgrès avait tenu son serment.

Plutôt que de se rendre, il s’était ensevelisous les ruines de son dernier refuge !

Plus de trois cents des siens avaient sautéavec lui, mais ils n’étaient pas morts sans vengeance : prèsde quatre cents Français, parmi lesquels se trouvaient un grandnombre d’officiers et notamment Gaston de Foissac, avaient été tuéspar l’explosion !

Cette effroyable catastrophe frappa lesassistants de stupéfaction et de terreur.

Un horrible gouffre, fumant encore, s’étaitouvert là où était quelques instants auparavant l’habitationdAnglemont.

Amis et ennemis cessèrent le combat, commed’un commun accord.

D’ailleurs la bataille était terminée ;la rébellion, décapitée de ses chefs, était à jamais anéantie.

Les quelques bandes peu nombreuses,éparpillées dans les mornes, sous les ordres de Codou, de Palème etde Noël Corbet, les seuls chefs survivants, n’étaient plusconsidérées comme des rebelles, ni même des révoltés ;c’étaient des brigands, des nègres marrons.

Il ne fallait plus d’armée pour marcher contreeux et les vaincre, quelques soldats coloniaux suffirent à cettetriste besogne :

 

Le 20 prairial an X, c’est-à-dire douze joursaprès l’effroyable coup de tonnerre d’Anglemont, par lequel avaitété si tragiquement terminée l’insurrection des noirs de laGuadeloupe, le général Richepance épousa à la Basse-TerreMlle de la Brunerie.

Le général se hâtait d’être heureux ;peut-être avait-il le pressentiment que son bonheur n’aurait que ladurée d’un météore et que la mort horrible, qui, trois mois plustard, devait l’enlever si brusquement à ses rêves de gloire etd’avenir, étendait déjà sa main glacée sur lui.

Les deux époux rayonnaient de joie etdespoir.

Au milieu de la foule qui se pressaitcurieusement sur leur passage, se trouvaient deux de nos anciennesconnaissances : mamzelle Zénobie, la jolie mulâtresse, etmaman Suméra.

– Ah ! qu’elle est belle ! qu’elleest heureuse ! s’écriait avec admiration mamzelle Zénobie enregardant la jeune mariée.

– Eh ! eh ! ma mignonne, fit enricanant maman Suméra, les apparences sont souventtrompeuses ! Regarde, ajouta-t-elle en désignant la jeunefemme de son doigt décharné, cette belle mamzelle-là était aiméepar trois jeunes hommes beaux et riches, deux sont morts là-bas àd’Anglemont, je vois le linceul de celui-ci sur sa poitrine, ilmourra bientôt, elle le tuera aussi ; pauvre monde !

La vieille poussa tout à coup un cri dedouleur et de colère ; la crosse d’un fusil venait de tomberlourdement sur ses gros pieds.

– Hors d’ici, sorcière maudite ! s’écriale Chasseur de rats, avec un regard étincelant ; va croasserplus loin, vilain corbeau !

Maman Suméra s’enfuit en hurlant et enboitant.

Cet incident passa inaperçu ; cependantcette prédiction devait saccomplir.

Le Chasseur s’éloigna d’un air pensif enhochant tristement la tête.

Renée ignorait la mort de Gaston, elle ne laconnut jamais.

Richepance avait exigé que le général Pélagefût son premier témoin ; le Chasseur de rats fut lesecond.

Une autre union fut célébrée en même temps quecelle du général en chef de l’armée française ; le comandantde Chatenoy épousait Hélène de Foissac.

Comme tout le monde à la Guadeloupe, la jeunefille ignorait la mort de son frère ; elle le croyait partipour l’Europe, avec une mission du général Richepance.

Arrêtons-nous à ce tableau d’un bonheur sichèrement acheté.

Laissons l’avenir, trop prochain, hélas !l’envelopper de ses sombres voiles. Devant tant de joie etd’espérance, ce serait presque un crime de les soulever !

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