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Le cousin Henry

Le cousin Henry

d’ Anthony Trollope
Chapitre 1 L’ONCLE INDEFER

Un vieillard et une jeune fille étaient assis dans la salle à manger d’une maison de campagne du comté de Carmarthen, située sur des rochers qui dominent la mer.

« C’est pour moi un cas de conscience, machère, » dit le vieillard.

– Pour moi aussi, mon oncle ; etcomme ma conscience à moi est d’accord avec mes sentiments, tandis que la vôtre n’est pas…

– Vous pensez alors que je ne dois pas écouter ma conscience ?

– Je ne dis pas cela.

– Quoi donc ?

– Si je pouvais seulement vous faire comprendre combien mes sentiments… ou plutôt combien mon antipathie est forte, et combien il m’est impossible de la vaincre, alors…

– Eh bien ?

– Alors, vous sauriez que moi, je necéderai jamais, et vous consulteriez votre conscience, pour savoirsi ce qu’elle vous suggère est, ou non, un devoir absolu. Vouspouvez être assuré de ceci ; jamais je ne dirai un mot quisoit en opposition avec ce que vous conseille votre conscience. Siune parole de ce genre est prononcée, elle le sera parvous. »

La conversation demeura longtemps interrompue.Pendant le silence d’une heure qui suivit, la jeune fille alla etvint hors de la salle et dans la salle, puis s’assit et se remit àson ouvrage. Le vieillard reprit brusquement le sujet qu’ilsavaient discuté.

« J’obéirai à ma conscience.

– C’est votre devoir, oncleIndefer ; à quoi obéirait-on, sinon à sa conscience ?

– Et pourtant, j’en aurai le cœurbrisé.

– Non, non, non.

– Et vous serez ruinée.

– Cela n’est rien. Je supporteraiaisément ma ruine, mais non votre douleur.

– Pourquoi faut-il qu’il en soitainsi ?

– Vous l’avez dit vous-même, parce quevotre conscience vous l’ordonne. Même pour vous épargner une grandedouleur – bien que vous soyez ce que j’ai de plus cher au monde –je ne saurais épouser mon cousin Henry. J’aimerais mieux que nouspussions mourir ensemble ; j’aimerais mieux vivre malheureuse,tout enfin, plutôt que cela. Ne suis-je pas toujours prête à vousobéir dans les choses possibles ?

– Je l’avais cru jusqu’ici.

– Mais il est impossible à une jeunefemme qui se respecte d’accepter l’autorité d’un homme qui luiinspire de l’horreur. Faites, par rapport à la vieille maison, ceque votre conscience vous dictera. Serai-je moins tendre pour vouspendant votre vie, parce que je devrai partir après votremort ? Croyez-vous que, dans mon cœur, je doive accuser votrejustice et votre bonté ? Jamais ! C’est un accidentrelativement de peu d’importance, qui ne m’atteint pas dans messentiments ; mais être la femme d’un homme que jeméprise !… » Là-dessus, elle se leva et sortit de lasalle.

Un mois s’écoula avant que le vieillard reprîtle même sujet. Il le fit assis dans la même pièce, à la même heuredu jour, à quatre heures environ, quand la table eut étédesservie.

« Isabel, dit-il, il n’y a pas d’autreparti à prendre.

– À propos de quoi, oncleIndefer ? »

Elle savait très bien à propos de quoi ilavait pris un parti. S’il s’était agi d’un service que la jeunefemme pût rendre à son vieil oncle, il n’y aurait eu entre euxaucune hésitation, aucune réticence. Jamais fille ne fut plustendre, jamais père plus confiant. Mais, sur ce sujet, elle nevoulait répondre qu’à des questions nettement posées.

– À propos de votre cousin et de lapropriété.

– Alors, au nom de Dieu, ne voustourmentez pas davantage, et n’attendez aucune aide de qui ne peutvous en donner. Vous pensez que la propriété doit passer à un hommeet non à une femme ?

– Je voudrais qu’elle allât à unJones.

– Je ne suis pas un Jones, ni destinée àle devenir.

– Vous m’êtes une parente aussi proche etmille fois plus chère que lui.

– Mais cela n’empêche pas que je ne suispas un Jones. Mon nom est Isabel Brodrick. Une femme qui n’est pasnée Jones peut avoir la bonne chance de le devenir par lemariage ; mais ce ne sera jamais mon cas.

– Vous ne devriez pas parler en riant dece que je considère comme un devoir.

– Cher, bien cher oncle, dit-elle en lecaressant, si j’ai paru rire – et elle avait ri en effet en parlantde la chance de devenir un Jones – c’est seulement pour vous fairecomprendre le peu d’importance que j’attache à tout ceci, quant àce qui me concerne.

– Mais c’est une chose importante –terriblement importante !

– Très bien. Alors que deux choses soientirrévocablement fixées dans votre esprit, et agissez enconséquence : l’une, que vous devez laisser Llanfeare à votreneveu Henry Jones ; l’autre, que je n’épouserai pas votreneveu Henry Jones. Quand tout ceci sera réglé, ce sera comme si lavieille propriété n’avait jamais cessé d’être transmise de mâle enmâle.

– Je voudrais que cela fût !

– Moi aussi ; cela vous eût épargnébien du souci.

– Mais ce n’est pas la même chose ;– ce ne peut être la même chose. En rachetant les terres que votregrand-père avait vendues, j’ai dépensé l’argent que j’avais réservépour vous.

– Ce sera tout à fait la même chose pourmoi, et je serai heureuse de penser que le vieux bien de famillesera transmis dans les conditions que vous voulez. Je puis êtrefière de la famille, bien que je ne doive jamais en porter lenom.

– Vous ne vous souciez pas plus de lafamille que d’un fétu de paille.

– Vous ne devriez pas parler ainsi, oncleIndefer ; cela n’est pas. Je me soucie assez de la famillepour sympathiser entièrement avec vous dans tout ce que vousfaites, mais pas assez de la propriété pour en obtenir une part ensacrifiant ma personne.

– Je ne sais pourquoi vous avez simauvaise opinion de Henry.

– Et qu’est-ce qui me donnerait de luiune assez bonne opinion pour que je consentisse à devenir safemme ? Je ne le sais vraiment pas. En épousant un homme, unefemme doit l’aimer en tout ; satisfaire ses moindres désirsdoit être son souci ; lui rendre jusqu’aux plus vulgairesservices doit être son plaisir. Croyez-vous que j’éprouve un telsentiment à l’égard de Henry Jones ?

– Tout cela, c’est de la poésie, et vousparlez trop comme vos livres.

– Je me ferais honte à moi-même sij’allais à l’autel avec lui. Renoncez à cette idée, oncle Indefer,enlevez-la de votre esprit comme une chimère qu’elle est. C’est laseule chose que je ne puisse ni ne veuille faire, même pour vous.C’est la seule chose que vous ne devriez pas me demander. Disposezde la propriété comme il vous plaît, – comme vous le croyezbon.

– Mais cela ne me plaît pas de faire ceque vous dites.

– Comme votre conscience vous l’ordonne,alors. Quant à ma personne, la seule petite chose que je possède aumonde, j’en disposerai selon mon goût et selon maconscience. »

Elle prononça ces derniers mots avec unecertaine brusquerie, et quitta la chambre avec un air d’orgueilblessé. C’était une petite comédie, qu’elle jouait à dessein. Sielle affectait une certaine dureté à l’égard de son oncle, si elles’obstinait à ne rien lui céder, il s’obstinerait, lui aussi, àexécuter son projet, et en souffrirait moins. C’était pour elle undevoir de lui faire comprendre qu’il avait le droit de disposer àson gré de la propriété, puisqu’elle-même prétendait disposerégalement de sa personne. Non seulement elle ne dirait pas un motpour le dissuader de modifier ses intentions précédentes, maisencore elle lui rendrait ce changement récent moins pénible, enl’amenant à penser qu’il était justifié par sa manière d’êtreenvers lui. C’était en effet tout un changement qui s’était faitdans les idées du vieillard, et même dans ses intentions déclarées.Llanfeare appartenait aux Indefer Jones depuis plusieursgénérations. Quand le dernier propriétaire était mort, vingt ansauparavant, un seul de ses dix enfants survivait, l’aîné, à qui lapropriété appartenait en ce moment. Quatre ou cinq autres, néssuccessivement après lui, étaient morts sans enfants. Puis étaitvenu un Henry Jones, qui avait quitté le pays, s’était marié, étaitdevenu le père de cet Henry Jones dont il a déjà été question, etétait mort lui aussi. Le plus jeune, une fille, avait épousé unavoué nommé Brodrick, et était mort, ne laissant pas d’autre enfantqu’Isabel. M. Brodrick s’était remarié et était alors le pèred’une nombreuse famille à Hereford. Il n’était pas dans une trèsbonne situation de fortune. La seconde madame Brodrick avait tropmontré sa préférence pour ses propres enfants, et Isabel, à l’âgede quinze ans, était allée habiter avec son oncle, célibataire.C’était à Llanfeare qu’elle avait vécu pendant les dix dernièresannées, faisant de temps en temps une visite à son père, àHereford.

M. Indefer Jones, qui avait en ce momententre soixante-dix et quatre-vingts ans, avait été toute sa vietourmenté par des réflexions, des craintes, des espérancesrelativement à la propriété de famille sur laquelle il était né,dans laquelle il avait toujours vécu, en possession de laquelle ildevait certainement mourir, et dont il devait disposer à son grépour l’avenir. La propriété lui avait été substituée[1] avant sa naissance, du vivant de songrand-père, alors que son père allait se marier ; mais lasubstitution s’était arrêtée à lui. Quant à lui, il ne s’était pasmarié. Son grand-père, s’étant livré à de folles dépenses et ayantété souvent à court d’argent, avait trouvé plus commode de posséderun bien non substitué. Les circonstances avaient amené aussi sonfils à réaliser de l’argent sur la propriété. Ainsi, non seulementdepuis qu’il était lui-même en possession, mais dès avant la mortde son père, notre Indefer avait dû réfléchir à la transmissionfuture de Llanfeare. À cinquante ans il était célibataire, et iln’était pas vraisemblable qu’il dût cessera de l’être. Son frèreHenry vivait encore, mais il avait déshonoré la famille : ils’était, enfui avec une femme mariée, qu’il avait épousée après undivorce ; il était assidu aux courses et fréquentait lessalles de billard ; il s’était rendu odieux à son frèreIndefer. Néanmoins, le fils qui était né de ce mariage, Henry,avait été élevé à ses frais et quelquefois reçu à Llanfeare. Il n’yavait plu à personne : c’était un enfant sournois, menteur, etcomme les domestiques eux-mêmes le disaient, ce n’était pas unJones. Cependant, Isabel avait été amenée à Llanfeare. Henrys’était fait renvoyer d’Oxford pour une faute qui n’était pas sansgravité, et son oncle s’était dit et avait déclaré à tout le mondeque Llanfeare ne lui appartiendrait jamais.

Isabel lui avait inspiré tant d’affection que,deux ans à peine après son arrivée à Llanfeare, elle y étaitdevenue la maîtresse. Tout ce qu’elle faisait, son oncle letrouvait bien ; tout ce qu’elle aurait demandé, elle l’eûtobtenu ; mais elle ne demandait rien. À cette époque, lecousin avait été placé dans des bureaux, à Londres, et était devenu– du moins, on le disait – un travailleur sérieux. Cependant, quandil lui était permis de se montrer à Llanfeare, il continuait àdéplaire à tout le monde, sauf peut-être au vieillard. Il étaitcertain que, dans son emploi, il se rendait utile, et il semblaitqu’il eût perdu l’habitude de faire des dettes et d’envoyer lesbillets à Llanfeare, pratique qu’il avait suivie au commencement desa carrière.

Pendant tout ce temps, le vieillard était dansla plus pénible hésitation au sujet de la transmission de lapropriété. Son testament était toujours à la portée de sa main.Jusqu’au moment où Isabel atteignit vingt et un ans, ce testamentavait été fait en faveur de Henry, avec cette clause pourtant,qu’une somme d’argent, que possédait le testateur, appartiendrait àIsabel. Ensuite, son antipathie pour son neveu changea sesintentions : il fit un autre testament, en faveur de sa nièce.Les choses en restèrent là pendant trois ans ; mais ce furentpour lui trois années de tourments. Il s’était fait difficilement àla pensée que la propriété passerait en dehors de ce qu’il appelaitla ligne mâle directe. Selon lui, c’était par accident que lepouvoir de disposer de la propriété était dans ses mains. C’étaitun principe auquel il fallait obéir religieusement que, dansl’Angleterre, une terre passât du père au fils aîné, et, à défautdu fils, à l’héritier mâle le plus proche. L’Angleterre ne seraitpas ruinée parce que Llanfeare serait transmis en dehors de l’ordrerégulier, mais l’Angleterre serait ruinée si les Anglaisn’accomplissaient pas les devoirs qui leur incombaient à chacundans la situation à laquelle Dieu les avait appelés ; et, dansce cas, son devoir à lui était de maintenir le vieil ordre dechoses.

Cependant, un nouveau souci était venus’ajouter aux autres. Après qu’il se fut décidé à agircontrairement à ses principes et à donner satisfaction à sessentiments, après qu’il eut déclaré à son neveu et à sa niècequ’Isabel serait son héritière, il eut une consolation dans sesennuis : il put racheter un morceau de terre que son pèreavait vendu. Il avait toujours souffert de voir ces quelquesarpents détachés de la propriété, non parce que son bien en étaitamoindri, mais parce que, selon lui, un propriétaire ne devait passe permettre de diminuer sa terre, pendant qu’il l’avait en sapossession. Afin de pouvoir les racheter, il avait économisé del’argent depuis que Llanfeare était entre ses mains. Puis étaitsurvenue la nécessité de pourvoir à l’avenir d’Isabel. Mais quandil eut en gémissant, décidé, qu’Isabel serait son héritière, ilavait pu employer l’argent à l’accomplissement de son premierdessein, et il l’y avait employé en effet. Alors, il n’avait pusupporter les reproches de sa conscience, et il avait fait unnouveau testament.

On verra comment il avait essayé de concilierles choses. Quand on sut que Henry Jones était un travailleursérieux, dans les bureaux de Londres auxquels il était attaché,qu’il avait jeté ses premiers feux, l’oncle Indefer commença à sedemander si tout ne pouvait pas être arrangé par un mariage entreles cousins. « Il y a bien lieu de parler de ses feux, »avait dit Isabel en plaisantant, quand l’idée de ce mariage luiavait été suggérée pour la première fois. « Je les trouve bienéteints. Il n’ose regarder personne en face. » Son oncles’était alors fâché de ce que, par une sotte observation, elleempêchait leur bonheur à tous.

Mais son irritation contre elle s’apaisaittoujours vite ; et, avant le moment où notre histoirecommence, il s’était déjà aperçu qu’Isabel redoutait moins sacolère, que lui-même celle de sa nièce. Elle avait une fermeté querien ne pouvait vaincre. Elle avait grandi sous ses yeux, forte,courageuse, quelquefois presque hardie, avec une pointed’originalité ; quand elle avait estimé qu’une chose étaitjuste ou injuste, elle ne revenait pas sur son jugement. Il avaiteu, ou peu s’en fallait, peur d’elle, quand il s’était vu forcé delui dire la décision à laquelle sa conscience l’avait obligé. Maisle testament était fait – le troisième, peut-être le quatrième oule cinquième qu’il s’était fait devoir d’écrire, depuis lecommencement de ses hésitations. Par ce testament, sur lequel il sepromit de ne plus revenir, il laissait Llanfeare à son neveu, à laseule condition qu’il ajoutât le nom d’Indefer à celui de Jones, etstipulait, par certaines clauses, la reprise de la substitution.Enfin, tout ce qu’il posséderait à sa mort, excepté Llanfeare et lemobilier de la maison, il le laissait à sa nièce Isabel.

« Il faut vendre les chevaux, lui dit-il,quinze jours environ après la conversation que nous avonsrapportée.

– Pourquoi donc ?

– Mon testament est fait, et vous devezavoir si peu, qu’il nous faut mettre de côté le plus d’argentpossible avant ma mort.

– Mon Dieu ! Queltourment !

– Croyez-vous que ce ne soit pas uneterrible pensée pour moi que celle du peu de bien que je puis vousfaire ? Peut-être vivrai-je encore deux ans ; nouspourrons économiser six ou sept cents livres par an. J’ai mis surla terre une charge de quatre mille livres. La propriété est peu dechose, après tout ; elle ne rapporte pas plus de quinze centslivres par an.

– Je ne veux pas entendre parler devendre les chevaux, et qu’il n’en soit plus question. Pendant vingtans, vous avez tous les jours parcouru la propriété, et ce seraitpour moi une souffrance de vous voir changer cette habitude. Vousavez fait pour le mieux ; laissez tout cela maintenant dans lamain de Dieu. Je vous en prie, ne parlons plus de cette affaire. Siseulement vous saviez combien l’entrée en possession de mon cousinme laissera peu de regrets ! »

Chapitre 2ISABEL BRODRICK

Quand M. Indefer Jones parlait de vivreencore deux ans, il montrait plus d’espoir que les médecins n’endonnaient à Isabel. Le docteur de Carmarthen visitait Llanfearedeux fois par semaine ; il était entré dans l’intimité et dansla confiance d’Isabel, et il lui avait dit que « la chandelleétait consumée à peu près jusqu’à la bobèche. » Ce n’était pasqu’Indefer eût une maladie bien accusée : c’était un vieillardusé. Sans doute il pouvait encore se faire voiturer, chaque jourdans la propriété, se lever après le déjeuner, dîner au milieu dujour, suivant sa vieille habitude, faire en un mot bien des chosesque ne ferait pas un homme véritablement malade ; mais ledocteur pensait qu’il ne pouvait plus durer longtemps ; commeil l’avait dit, « la chandelle était consumée jusqu’à labobèche ».

Cependant, l’intelligence du vieillard n’avaitpas visiblement décliné. Il ne s’était jamais beaucoup intéresséaux choses de l’esprit ; mais le peu qu’il avait toujoursfait, il le faisait encore. Il lisait tous les jours, ducommencement à la fin, un exemplaire du journal le plusprofondément conservateur qui se publiât alors, et, avec celui-là,un numéro hebdomadaire du Guardian occupait la somme desheures réservées à l’étude. Chaque dimanche, il lisait deuxsermons, le docteur lui ayant défendu d’aller à l’église, à causedes courants d’air ; il pensait apparemment qu’il serait peudigne de lui de faire de cet inconvénient un prétexte pour éviterun devoir ennuyeux. Il consacrait religieusement une heure par jourà la lecture de la Bible. Le reste de son temps, il le donnait ausoin de sa propriété. Rien ne lui faisait plus de plaisir que lavenue d’un de ses fermiers ; il les connaissait tous si bienque, malgré son grand âge, il n’oubliait jamais le nom de leursenfants. La pensée d’élever la redevance d’un fermier lui semblaitabominable. Autour de la maison, il y avait environ deux centsacres de terres qu’il était censé affermer. Sur ces terres, ilmaintenait une demi-douzaine d’hommes vieux et usés, dans desconditions telles qu’il ne recevait jamais rien d’eux ; sur cesujet, il n’aurait écouté les remontrances de personne, pas mêmed’Isabel.

Tel que nous l’avons dépeint, Indefer auraitété un heureux vieillard pendant ses dernières années, si sonesprit n’avait été tourmenté chaque jour et à toute heure par lesouci toujours présent de la transmission de la propriété. Un cœurplus tendre ne pouvait battre dans une poitrine humaine. Tout cequ’il avait d’amour dans le cœur, il l’avait donné à Isabel. Nulhomme n’avait éprouvé avec plus de vivacité que lui le sentiment dudevoir dont il était possédé ; et, sous l’empire de cesentiment, il se disait à lui-même que, dans la destination àdonner à sa propriété, il était obligé de se conformer à la coutumeétablie dans la classe à laquelle il appartenait. Cette penséel’avait rendu malheureux ; elle l’agitait de sentimentscontradictoires ; et maintenant qu’il approchait de l’heure dela séparation, il souffrait de laisser Isabel sans ressourcessuffisantes.

Mais la chose était faite ; le nouveautestament était écrit et lié au-dessus du paquet qui contenait lesprécédents. Alors naturellement il eut de nouveau la pensée,presque l’espérance, que quelque incident pourrait encore concilierles choses et amener un mariage entre les deux cousins. Isabels’était déclarée si catégoriquement sur ce sujet, qu’il n’osa paslui faire une nouvelle demande. Cependant, il pensait qu’iln’existait pas de raison sérieuse qui les empêchât de devenir mariet femme. Henry, autant qu’il pût le savoir, avait renoncé à sesmauvaises habitudes. Comme homme, il n’était pas désagréable ;il avait l’abord plutôt froid ; il était grand, et ses traitsétaient réguliers, ses cheveux d’un blond clair, ses yeux bleugris ; on ne pouvait dire de lui qu’il n’était pas distingué,mais rien ne faisait dire qu’il le fût. Le défaut qu’il avait de nepas regarder les gens en face n’avait pas frappé le vieillard aussivivement qu’Isabel ; il n’aurait pas plu à son oncle, sans lelien de parenté qui les unissait ; peut-être même, sans celien, aurait-il continué de lui déplaire, comme dans le principe.Au point où en étaient les choses, Henry pouvait encore tenter degagner son affection, et pourquoi pas aussi celle d’Isabel ?Mais il n’osa pas commander à Isabel d’essayer d’aimer soncousin.

« Je crois que j’aurais du plaisir à lerevoir ici, dit-il à sa nièce.

– Certainement, plus les fermiers leverront, mieux cela vaudra. Je puis toujours aller à Hereford.

– Pourquoi vous enfuir loin demoi ?

– Non, pas loin de vous, mon oncle, maisloin de lui.

– Et pourquoi de lui ?

– Parce que je ne l’aime pas.

– Faut-il toujours fuir les personnesqu’on n’aime pas ?

– Oui, quand ces personnes, ou quandcette personne est un homme auquel on a fait un devoir dem’aimer. »

En parlant ainsi, elle regardait fixement sononcle, en souriant, mais sa physionomie montrait assez qu’elleposait indirectement à son oncle une question délicate. Il n’osapas répondre, mais l’expression de son visage était un aveu. Ilavait fait connaître son désir à son neveu.

– Ce n’est pas que j’aie le moins dumonde peur de lui, » continua-t-elle ; « peut-êtrevaut-il mieux le voir ; et, s’il me parle, en finir avec lui.Combien de temps restera-t-il ?

– Un mois, je suppose. Il peut venir pourun mois.

– Alors, je resterai pendant la premièresemaine. Je dois aller à Hereford avant la fin de l’été. Dois-jelui écrire ? » Les choses furent arrangées comme ellel’avait proposé. Elle écrivait toutes les lettres de son oncle,même celles qu’il adressait à son neveu, à moins qu’il n’eût parhasard quelque chose de particulier à lui communiquer. Dans lacirconstance présente, elle lui fit l’invitation dans cestermes :

« Llanfeare, 17 juin 1877, lundi.

« Mon cher Henry.

« Mon oncle désire que vous veniez icivers le 1er juillet, pour rester un mois. Le1er juillet sera un lundi.

Ne voyagez pas un dimanche, comme vous l’avezfait la dernière fois : cela le contrarie. Je serai ici aucommencement de votre séjour ; j’irai ensuite à Hereford. Cen’est qu’en plein été que je puis quitter mon oncle.

« Votre affectionnée cousine,

« Isabel Brodrick. »

Elle s’était souvent reproché à elle-même designer de cette manière, et elle l’avait fait bien à contrecœur.Mais à l’égard d’un cousin, c’était la formule habituelle, commec’est la coutume d’appeler un indifférent « Mon chermonsieur », quoiqu’il ne soit pas cher le moins du monde. Elles’était donc résignée à ce mensonge.

Il faut faire connaître au lecteur un autreincident de la vie d’Isabel. Elle avait l’habitude d’aller àHereford au moins une fois par an, et de passer un mois chez sonpère. Elle avait fait annuellement ces visites depuis qu’ellevivait à Llanfeare, et elle était arrivée ainsi à se créer desrelations avec plusieurs habitants d’Hereford. Parmi ceux quiétaient devenus ses amis était un jeune ecclésiastique, WilliamOwen, chanoine de second ordre attaché à la cathédrale, et qui,pendant sa dernière visite, lui avait demandé d’être sa femme. À cemoment, elle pensait être héritière de son oncle, et, se regardantcomme la propriétaire probable de Llanfeare, elle s’était crueobligée de tenir compte, avant tout, de ses futurs devoirs et del’obéissance qu’elle devait à son bienfaiteur. Elle ne dit jamais àcelui qui l’aimait, et elle ne s’avoua jamais complètement àelle-même, qu’elle l’aurait accepté, si elle n’eût été ainsienchaînée ; mais nous pouvons dire au lecteur qu’il en étaitainsi. Si elle s’était sentie tout à fait libre, elle se seraitdonnée à l’homme qui lui avait offert son amour. Mais, dans sasituation d’héritière, elle lui répondit, sans lui donner d’espoir,sans lui rien dire de ses propres sentiments, et parlantd’elle-même comme si elle dépendait absolument de son oncle.« Il a décidé, » lui dit-elle, « qu’après sa mort lapropriété doit être à moi. » Le jeune chanoine, qui ignoraitcette circonstance, se redressa avec un mouvement d’orgueil blessé,et déclara qu’il n’avait pas eu l’intention de demander la main dela maîtresse de Llanfeare. « Ce ne serait pas uneconsidération pour moi, » continua-t-elle, lisant la pensée dujeune homme sur sa physionomie. « Je n’aurais pas étédéterminée par un motif de ce genre. Mais comme mon oncle veutfaire de moi sa fille, je lui dois l’obéissance d’une fille. Iln’est pas probable qu’il consente à ce mariage. »

Il n’y avait plus eu de communications entreeux jusqu’au jour où Isabel, de retour à Llanfeare, lui avait écritque son oncle était opposé au mariage, et qu’il n’y fallait pluspenser.

Cette rupture avait fait beaucoup de peine àIsabel, mais elle était en partie l’auteur de sa propresouffrance : elle avait trop dissimulé à son oncle sessentiments. Quand elle dit au vieillard l’offre qui lui avait étéfaite, elle en parla comme d’une chose qui lui était presqueindifférente.

« William Owen ! » avait ditIndefer, en répétant le nom, « son grand-père tenait l’hôtel àPembroke !

– Je le crois, dit tranquillementIsabel.

– Et vous voudriez faire de lui lepropriétaire de Llanfeare ?

– Je n’ai pas dit cela, répondit Isabel.Je vous ai soumis une proposition qu’on me faisait, et je vous aidemandé ce que vous en pensiez. »

Le vieillard alors secoua la tête, et tout futdit. Isabel avait écrit la lettre qui informait William que ladécision du vieillard était définitive.

Dans tout cet entretien, Isabel n’avait faitaucune allusion à l’amour qu’elle éprouvait. Si elle l’avait fait,son oncle n’aurait pu la presser au sujet du mariage avec soncousin. Mais elle était restée si froide en parlant du jeuneecclésiastique, que, dans la pensée de son oncle, la chose luitenait très peu au cœur : cet amour était au contrairel’intérêt et le bonheur de sa vie. Et pourtant quand le vieillard,revenant à la charge, lui demanda encore d’aplanir toutes lesdifficultés par un mariage avec son cousin, elle dut soutenir laconversation comme s’il n’y avait pas eu à Hereford un William Owenqui l’aimait et qu’elle aimait aussi.

Cependant le vieillard se rappelait toutcela : il se rappelait que, quand il avait formellement écartéle chanoine, il l’avait fait par devoir, pour empêcher queLlanfeare ne fût la possession d’un petit-fils d’hôtelier. Que lepetit-fils du vieux Thomas Owen, du Lion de Pembroke,régnât à Llanfeare à la place d’un Indefer Jones, c’eût été uneabomination qu’il avait été de son devoir de prévenir. Mais leschoses étaient différentes maintenant qu’il allait laisser la jeunefille sans fortune, sans un ami, sans un abri qui fût à elle !Et pourtant, si son nom était Brodrick, elle n’en était pas moinsune Jones ; et son père, quoique un simple avoué, était d’unefamille presque aussi bonne que la sienne. Dans aucun cas, elle nepouvait épouser le petit-fils du vieux Thomas Owen. Aussin’était-il jamais, jusqu’à ce moment, revenu sur la proposition demariage. Si Isabel lui en avait parlé de nouveau, sa réponse auraitpeut-être été moins formelle ; mais elle non plus n’avaitdepuis lors prononcé le nom de William.

Tout cela était pour Isabel une source depénibles réflexions ; elle ne disait rien, mais elle pensaitencore à celui qui l’aimait ; et il faut reconnaître que, bienqu’elle ne parlât pas de son avenir, elle ne pouvait s’empêcher d’ypenser. Elle avait ri à l’idée de solliciter l’héritage, et ellen’aurait jamais voulu ajouter ainsi aux soucis de son oncle ;mais elle comprenait aussi bien que tout autre la différence qu’ily avait entre la position naguère promise de propriétaire deLlanfeare, et celle à laquelle elle serait réduite, comme la brud’une belle-mère qui ne l’aimait pas. Elle savait aussi qu’elleavait été froide pour William Owen, qu’elle ne lui avait donnéaucune espèce d’encouragement en lui laissant croire qu’elle lerepoussait parce qu’elle était l’héritière de son oncle. Ellesavait aussi ou croyait savoir qu’elle ne possédait pas cesavantages personnels qui font persévérer un homme dans son amour,en dépit des difficultés. Elle n’avait plus entendu parler deWilliam Owen pendant les neuf derniers mois. De temps en temps,elle recevait une lettre de l’une de ses sœurs plus jeunes qui,elles aussi, commençaient à ressentir l’amour et ses soucis. Maisces lettres ne contenaient pas un mot qui concernât William. Aussipeut-on dire que le dernier changement survenu dans les intentionsde son oncle avait été de toute façon pour elle un rude coup.

Mais elle ne proféra jamais une plainte ;jamais son visage ne trahit son chagrin. À qui eût-elle confié sapeine ? Elle avait toujours été réservée avec sa famille surle sujet de l’héritage ; son père avait montré une égaleréserve. La famille d’Hereford la jugeait obstinée et dédaigneuse,peut-être parce qu’elle se montrait telle dans ses relations avecsa belle-mère.

Quoi qu’il en soit, il n’y avait entre elle etsa famille nul échange de confidences au sujet de Llanfeare. Sonpère ne doutait pas qu’elle ne dût hériter la propriété.

Confiante en elle-même, elle l’était dans unecertaine mesure. Elle se croyait une volonté forte et une âmecapable de souffrir. Mais sous d’autres rapports, elle se jugeaitavec plus d’humilité ; elle ne reconnaissait en elle rien dece charme féminin qui séduit les hommes. Sa personne physiquepouvait attirer l’attention : elle était assez grande, forte,active et d’une agréable physionomie. Son front était large etbeau ; ses yeux gris étaient brillants et intelligents ;son nez et sa bouche étaient bien faits ; pas un trait de sonvisage n’était commun. Mais il y avait chez elle quelque chose derude ; son teint avait peut-être trop d’éclat ; ses yeux,plus sévères pour elle-même que ceux des autres personnes, voyaientlà un défaut. Les fermiers des environs et leurs femmes déclaraientque miss Isabel était la plus belle femme de la Galles du Sud. Avecles fermiers et leurs femmes, elle était en excellentstermes : elle connaissait tous leurs usages, et s’intéressaità tous leurs besoins. Elle ne se souciait que peu de la noblessedes environs. Son oncle n’aimait pas à réunir nombreuse compagnie,et elle s’était entièrement conformée aux goûts de son oncle. Aussine connaissait-elle pas plus les jeunes gens du pays qu’ellen’était connue d’eux ; et, comme elle n’avait pas d’amitiés,elle se disait qu’elle n’était pas comme les autres jeunes filles,qu’elle était rude, sans charme, impopulaire.

Bientôt arriva l’époque de la venue de HenryJones. À mesure qu’elle approchait, l’oncle Indefer était de jouren jour de moins en moins à son aise. Isabel n’avait plus dit unmot contre son cousin. Quand il lui avait été proposé comme futurépoux, elle avait déclaré son aversion pour lui. À ce moment, levieillard avait abandonné son projet, ou tout au moins n’en parlaitplus. Aussi Isabel nommait Henry et faisait allusion à son arrivée,comme s’il se fût agi du premier hôte venu. Elle veillait à ce quesa chambre fût prête, et à ce qu’il se trouvât confortablement àLlanfeare. Ne serait-il pas bon de commander pour lui un dîner àpart ? Trois heures de l’après-midi, ne serait-ce pas unemauvaise heure pour un homme habitué à la vie de Londres ?« Si elle ne lui convient pas, » dit le vieillard avecirritation, il retournera à Londres. » Cette irritation nes’adressait pas à la jeune fille, mais à l’homme qui, par le seulfait de sa naissance, soulevait ainsi tout un océan d’ennuis.

« Je vous ai dit mes intentions, ditl’oncle à son neveu le soir de son arrivée.

– Je vous suis assurément très obligé,mon cher oncle.

– Vous n’avez pas à m’être le moins dumonde obligé. J’ai fait ce que je considère comme un devoir. Jepuis prendre d’autres dispositions, si je trouve que vous neméritez pas d’être mon héritier. Quant à Isabel, elle mérite toutle bien qu’on pourrait lui faire. Elle ne m’a jamais causé lemoindre déplaisir. Je ne crois pas qu’il y ait au monde unemeilleure créature qu’elle. Mais comme vous êtes l’héritier mâle,je crois régulier que vous me succédiez dans la propriété, à moinsque vous ne vous en montriez indigne. »

C’était là certainement un accueildésagréable, une déclaration à laquelle il était difficile derépondre. Néanmoins, le jeune homme était satisfait, si levieillard ne devait pas changer encore une fois ses intentions. Ilavait beaucoup réfléchi sur ce sujet, et avait compris que lemeilleur moyen de s’assurer les belles et bonnes choses qui luiétaient promises était d’amener Isabel à être sa femme.

« Je suis certain qu’elle est bien toutce que vous dites, oncle Indefer. »

L’oncle Indefer répondit par un grognement, etlui dit qu’il se fît servir, s’il avait besoin de souper.

Chapitre 3LE COUSIN HENRY

Le cousin Henry trouva sa position difficileet précaire. Cette insinuation de son oncle – ou plutôt cetteaffirmation qu’il pourrait encore changer ses intentions – luiétait désagréable. Sans doute il le pouvait, et, comme le pensaitle cousin Henry, il était homme à le faire, s’il l’irritait, s’ille contrariait, ou même s’il l’ennuyait. Il savait que plus d’untestament déjà avait été fait et mis de côté. Le cousin Henry avaittourné et retourné toute l’affaire dans son esprit, depuis qu’ilavait connu le caractère de son oncle. Si imprudent qu’il eût étédans sa première jeunesse, il comprenait alors vivementl’importance de ce titre, propriétaire de Llanfeare. Il n’y avaitrien qu’il ne fût disposé à faire pour plaire à son oncle et seconcilier ses bonnes grâces. Llanfeare, sans la charge d’Isabel,serait évidemment plus agréable, mais il était prêt à épouserIsabel le lendemain, si seulement Isabel voulait l’accepter.C’était Llanfeare qui était en jeu : ce devait être Llanfeareou rien. La position qui s’offrait à lui, il la devait non àl’affection de son oncle, mais à un scrupule du vieillard. S’ilpouvait confirmer son oncle dans ce sentiment, Llanfeare était àlui. Mais s’il était exclu de l’héritage, il ne devait s’attendre àaucune compensation : son oncle ne lui laisserait rien paraffection. Tout cela, il le comprenait très bien ; et il n’estpas étonnant qu’il fût un peu nerveux dans ses actes et dans sesparoles.

Il était trop évident pour lui que son onclene l’aimait pas. À leur première entrevue, il avait dû entendrel’éloge d’Isabel et des menaces contre lui-même. Il était tout àfait préparé à prendre son parti de l’un et l’autre, comme aussi detoute épreuve désagréable qu’il lui faudrait subir, si le succèsdevait récompenser sa patience. Mais il croyait que le plus sûrétait de faire à Isabel une cour empressée. S’il réussissait, ilétait sauvé, quoi que fît le vieillard. Si elle persévérait dansson refus, ce qu’il croyait probable, il aurait au moins montré lavolonté de donner satisfaction au désir de son oncle. Tout celaétait bien raisonné, mais il ne se rendait pas un compte exact dessentiments du vieillard à son égard. Il ne voyait pas combienpénible encore était son hésitation entre le devoir et l’affection.Il ne mesurait pas la profondeur de l’amour du vieillard pourIsabel. S’il avait été plus clairvoyant, il se serait tenu hors dela vue de son oncle ; il aurait consacré son temps à visiterles fermiers et à surveiller la culture. Mais, au contraire, ilentrait souvent le matin dans la chambre de son oncle, de laquelleil excluait ainsi Isabel. Les choses en étaient venues à ce pointque l’oncle Indefer n’était jamais à son aise que quand Isabelétait avec lui.

« On ne peut être attaché à une personneplus que je ne le suis à Isabel, » dit le neveu à son oncle,le troisième jour de son arrivée. L’oncle répondit par ungrognement. Plus il voyait l’homme, moins il trouvait supportablel’idée de sacrifier Isabel à un tel mari. « Je feraicertainement mon possible pour satisfaire vos désirs.

– Mes désirs n’ont qu’elle pourobjet.

– Sans doute, monsieur, je comprendsparfaitement. Comme elle ne doit pas être l’héritière, il faut luifaire la meilleure position possible.

– Vous pensez que vous épouser seraitpour elle la meilleure position possible ? » L’oncleparla ainsi d’un ton méprisant, qui devait être fort désagréable àsupporter. Il était injuste d’ailleurs, car le malheureux jeunehomme n’avait certes pas voulu parler de lui-même.

Mais il fallait tout endurer. « Jevoulais dire, monsieur, que, si elle voulait accepter ma main, lapropriété aurait pour elle un intérêt presque aussi grand que pourmoi.

– Beaucoup plus grand, dit avecirritation l’oncle Indefer. Il n’est pas d’homme, de femme,d’enfant qu’elle ne connaisse dans les environs. Tous l’aiment, etavec raison ; elle a été leur meilleure amie. Pour ce qui estd’eux, il leur serait pénible de ne pas dépendre d’elle.

– Il en serait pourtant ainsi, monsieur,si elle consentait à faire ce que vous et moi désirons.

– Désirer ! moi ! » Et ilrecommença à grogner, tournant le dos à son neveu, et affectant delire le journal qu’il avait tenu à la main pendant la conversation.Il faut reconnaître combien était difficile le rôle qu’avait àjouer l’héritier présumé. Il comprenait que son oncle le haïssait,mais ce qu’il ne pouvait comprendre, c’est que le meilleur moyen dediminuer cette haine aurait été qu’il délivrât son oncle de saprésence. Il restait là assis, les yeux fixés sur la grille vide,feignant de temps à autre de lire un vieux journal qu’il trouvaitsur la table, tandis que son oncle bouillait de colère et grognait.Pendant tout le temps qu’il souffrait ainsi de la présence de sonneveu, l’oncle Indefer se demandait si la coutume anglaise,concernant les héritiers mâles, était bien nécessaire à laprospérité du pays. Deux personnes occupaient sa pensée, et l’uned’elles devait lui succéder dans la propriété. L’une était sansaucun doute la plus délicieuse créature qu’il eût rencontrée sur lechemin de la vie, l’autre, au moins était-il porté à le croire ence moment, était l’être le plus désagréable qu’on pût voir. Cequ’ils étaient pour lui, ne le seraient-ils pas pour les fermiers,dont le bonheur était entre les mains du futur possesseur deLlanfeare ? Plus il avait à endurer la présence de cet homme,plus il éprouvait le désir d’aller au tiroir qui était là, sous samain, et de détruire celui des testaments qui était au-dessus desautres.

Mais il ne se laissa pas aller à un acte sidéraisonnable. Le jeune homme n’avait rien fait dont il pûts’offenser ; il n’avait fait que lui obéir en se rendant dansla Galles du Sud. La coutume du pays était bonne, sage et fortementétablie. S’il croyait à quelque chose au monde, c’était au droit deprimogéniture en matière de succession foncière. Malgré tout lecharme d’Isabel, le devoir était le devoir. Aurait-il donc osé sedire à lui-même qu’il pouvait, sans être coupable, violer unecoutume à laquelle sa conscience lui faisait une loi d’obéir ?S’il se permettait à lui-même de ne pas l’observer, par amour pourIsabel, pourquoi un autre n’en ferait-il pas autant, puis untroisième, et ainsi de suite ? Ne pensait-il pas qu’il auraitmieux valu que la transmission de la propriété fût réglée par sonpère ? Comment alors pourrait-il, sans commettre une faute,agir en opposition avec l’esprit d’une coutume qu’il croyait bonne.Ainsi, il ne cessait d’argumenter avec lui-même ; mais laprésence odieuse de son neveu enlevait à ses arguments beaucoup deleur force.

Cependant, le cousin Henry s’essayait avecIsabel. Il n’avait qu’une semaine à passer avec elle, et déjà troisjours étaient écoulés. À la fin de la semaine, Isabel allait partirpour Hereford, et Henry savait bien que son oncle attendaittoujours qu’il fît l’offre de sa main à sa cousine. Quant à lui, ily était assez disposé. Ce n’était pas un homme à fortes affections,mais pas davantage un homme à fortes aversions, si ce n’est qu’ence moment il avait un goût très déclaré pour Llanfeare, et unprofond dégoût des bureaux où il gagnait, à Londres, son pain detous les jours. Lui aussi, il désirait faire son devoir, autant dumoins que l’accomplissement de son devoir pût contribuer à luiassurer la propriété tant désirée de Llanfeare. Il trouvaitéquitable qu’à Isabel revînt une part considérable de lasuccession. Oui, sans doute, mais à condition qu’il fût lui-mêmeconstitué héritier définitif.

« Ainsi, vous partez dans deux ou troisjours ? lui dit-il.

– Dans quatre jours ; je m’en irailundi.

– C’est bien tôt. Je regrette que vousnous quittiez ? Mais il vaut mieux, je suppose, que le cheroncle Indefer ne soit pas laissé seul.

– Je serai partie à ce moment de toutefaçon, dit Isabel, qui ne voulait pas lui laisser supposer qu’ilpût la remplacer près de son oncle.

– Quoi qu’il en soit, je suis fâché quevous ne demeuriez pas ici pendant que j’y serai ; mais,naturellement, je n’y puis rien. » Il s’arrêta alors, maiselle n’ajouta pas un mot. Elle voyait, à l’anxiété qu’exprimait saphysionomie, et à un son de voix qui ne lui était pas ordinaire,qu’il était sur le point de faire sa proposition. Elle étaitpréparée à le recevoir, et restait silencieuse et attentive, lesyeux fixés sur lui.

« Isabel, dit-il, je suppose que l’oncleIndefer vous a fait part de ses intentions ?

– Sans doute. Il me dit toujours sesintentions.

– Au sujet de la propriété ?

– Oui, au sujet de la propriété. Il a, jecrois, fait un testament par lequel il vous la laisse. Il a agiainsi, non qu’il vous préfère, mais parce qu’il pense que lapropriété doit aller à l’héritier mâle. Je suis, comme lui,absolument d’avis qu’en ces sortes de choses on ne doit point êtredirigé par l’affection. Il est si absolument honnête qu’il ferasans nul doute ce qu’il croit être son devoir.

– Mais l’effet est toujours le même.

– Oui, quant à ce qui vous concerne, lerésultat sera le même. Vous aurez la propriété, qu’il vous la donnepar amour ou par devoir.

– Et vous, vous la perdrez ?

– Je ne puis perdre ce qui n’a jamais étéà moi, dit-elle en souriant.

– Mais pourquoi ne l’aurions-nous pastous deux, l’un aussi bien que l’autre ?

– Cela n’est pas possible.

– Si, c’est possible, si vous voulez vousrendre à mon désir, et aussi au sien. Je vous aime de tout moncœur.

Elle ouvrit de grands yeux, comme si elleéprouvait une vive surprise. Elle savait qu’il n’était pas bien dejouer cette petite comédie, mais elle n’eut pas la force derésister à la tentation.

« Oui, dit-il, de tout mon cœur. Pourquoine nous marierions-nous pas ? Alors, la propriété nousappartiendrait à tous deux.

– Oui, en effet, elle serait à nousdeux.

– Pourquoi ne pas nous marier, hein,Isabel ? » Et il s’approcha d’elle comme pour fairequelqu’une des démonstrations habituelles aux amoureux.

« Asseyez-vous, Henry ; je vais vousdire pourquoi ce n’est pas possible. Je ne vous aime pas dutout.

– Vous pourriez apprendre à m’aimer.

– Jamais, jamais ; je ne sauraisjamais cette leçon-là. Finissons-en. L’oncle Indefer vous a demandéde me faire cette proposition ?

– Il m’a écrit une lettre dans laquelleil me disait qu’il en serait heureux.

– Bien. Vous vous êtes cru obligé àsatisfaire son désir, et vous l’avez fait. Alors, qu’il n’en soitplus question. Je n’épouserais pas un ange, même pour obliger mononcle, ou pour obtenir Llanfeare ; et vous n’êtes pas un ange– à mes yeux du moins.

– Entre un ange et moi, il n’y a rien decommun, je l’avoue, dit-il, essayant encore de montrer de la bonnehumeur.

– Non, non. Ce que j’ai dit n’avait aucunsens ; il n’est pas question d’anges. Serais-je sur le pointd’aimer un homme, je ne l’épouserais pas, si je devais par làposséder tout Llanfeare et même obliger mon oncle. Je voudraisl’aimer pour lui-même, sans penser à Llanfeare. Je ne suis pas dutout sur le point de vous aimer.

– Et pourquoi ne m’aimeriez-vous pas,Isabel, demanda-t-il sottement.

– Parce que – parce que – parce que vousm’êtes odieux !

– Isabel !

– Je vous demande pardon. Je n’aurais pasdû parler ainsi. J’ai eu grand tort ; mais aussi pourquoi mefaire une semblable question ? Ne vous avais-je pas dit definir là-dessus. Et maintenant, voulez-vous me laisser vous donnerun petit conseil ?

– Qu’est-ce ? » demanda-t-ilavec irritation. Il commençait à la haïr, mais il s’efforçait decontenir sa haine ; en y donnant cours, il aurait pucompromettre ses chances.

« Ne dites pas un mot de moi à mon oncle.Il vaudra mieux pour vous qu’il ignore notre entrevue. S’il a pusouhaiter auparavant que nous devinssions mari et femme, je necrois pas qu’il le désire maintenant. Laissez passer la chose. Il apris des dispositions en votre faveur, parce que c’est son devoir.Si vous ne faites rien qui lui cause un vif déplaisir, il ne leschangera plus. Autant qu’il vous sera possible, ne lui parlez pasde choses qui lui soient désagréables. Or, toute parole à monsujet, venant de vous, lui serait désagréable. Vous feriez mieux devisiter les fermes, de voir les fermiers, et d’apprendre tout cequi est relatif à l’administration de la propriété. Voilà ce dontil faut lui parler. N’émettez jamais l’opinion qu’elle rend moinsd’argent qu’elle ne devrait. Tel est l’avis que je peux vousdonner. Et maintenant, si vous le voulez bien, nous ne reprendronsjamais le sujet de tout à l’heure. » Elle se leva alors etsortit, sans attendre de réponse.

Resté seul, il résolut de suivre ce conseil,tout au moins sur un point. Il ne renouvellerait pas son offre demariage, et n’aurait plus d’entretien avec elle. Elle lui étaitnaturellement devenue odieuse, depuis qu’elle lui avait sifranchement déclaré ce qu’elle pensait de lui. Il avait fait laproposition et accompli ainsi son devoir. Il avait fait laproposition, et il se tirait sain et sauf de ce mauvais pas.

Mais il ne croyait pas entièrement à lasincérité de l’avis, en ce qui concernait leur oncle. Il brûlait dudésir de s’assurer l’héritage à lui-même, et il pensait que sansaucun doute Isabel éprouvait la même convoitise. Il était possibleque la persistance des intentions du vieillard dépendît de sonobéissance ; dans ce cas, il était nécessaire que son onclesût qu’il avait obéi. Naturellement, il lui dirait ce qu’il avaitfait.

Mais il attendit pour cela qu’Isabel fûtpartie. Il suivit son avis relativement à la propriété et auxfermiers ; mais cela ne lui réussit guère. S’il y avait ici untoit qui tombait, là une porte qui fermait mal, il déployait sonzèle en entretenant son oncle de ces dégâts. Mais le vieillardn’aimait pas qu’on lui parlât de ce genre de détails. Il fautreconnaître que seul un homme de grand mérite aurait pu secomporter à l’entière satisfaction du vieillard, dans la positionoù était le jeune homme.

Mais aussitôt qu’Isabel fut partie, il fitconnaître à son oncle qu’il lui avait obéi.

« Je lui ai demandé sa main,monsieur ; elle m’a refusé, dit-il à voix basse, d’un tonmélancolique et pénétré.

– Qu’attendiez-vous donc ?

– À tout prix, j’ai voulu vous obéir.

– Devait-elle vous sauter au cou, quandvous lui avez demandé sa main ?

– Elle était décidée, très décidée.Naturellement, je lui ai dit votre désir.

– Je n’ai pas de désir.

– Je croyais que vous désiriez cemariage.

– Je l’ai désiré, mais j’ai changéd’idée. Cela n’irait pas du tout. Je puis à peine comprendre quevous ayez eu le courage de lui demander sa main. Je ne suppose pasque vous ayez été assez intelligent pour voir combien elle estdifférente des autres jeunes filles.

– Oh ! Si, je l’ai bien vu.

– Et malgré cela, vous allez avec aisancelui demander d’être votre femme, tout comme s’il s’agissait pourvous d’acheter un cheval ! Sans doute vous lui avez dit quevous lui faisiez cette offre à cause de la propriété ?

– Je l’ai dit, » répondit le jeunehomme absolument confondu et dérouté par l’attitude et les parolesde son oncle.

« C’est cela, tout comme si c’était unmarché ! Si vous voulez vous accommoder de moi comme mari, ehbien, vous partagerez avec moi la propriété. C’est bien ainsi,n’est-ce pas ? Et alors vous venez me dire que vous avezaccompli votre devoir en faisant la proposition !

L’héritier en expectative fut alors convaincuqu’il aurait été plus sage à lui de suivre l’avis d’Isabel, bienqu’il ne pût encore admettre qu’il fût désintéressé. Comment Isabellui aurait-elle donné un conseil en opposition à ses propresintérêts ! Isabel ne devait-elle pas avoir, par rapport à lapropriété, les mêmes sentiments que lui ?

Chapitre 4MORT DE L’ONCLE INDEFER

Isabel partit toute triste pourHereford : elle savait qu’elle laissait son oncle soucieux etcontrarié.

« Je sais que je m’affaiblis tous lesjours, » lui dit-il. Et pourtant, il n’y avait pas longtempsqu’il avait parlé de vivre encore deux ans.

« Dois-je rester ? demandaIsabel.

– Non ; ce ne serait pas bien. Vousdevez aller voir votre père. J’espère bien vivre jusqu’à votreretour.

– Oh ! oncle Indefer !

– Et d’ailleurs, qu’est-ce que cela faitque je meure ? Ce n’est pas cela qui me tourmente. » Ellel’embrassa et partit. Elle comprenait que toute question eût étéinutile ; elle savait bien la cause de son souci. L’idée queson neveu devait être maître de Llanfeare lui était si odieusequ’il pouvait à peine la supporter ; et à cela venaits’ajouter par surcroît l’ennui de la présence de ce neveu. Ilfallait donc passer avec cet homme trois semaines, trois de cellesqu’il lui restait à vivre ; c’était là une aggravation cruellede ses ennuis. Isabel partit, et l’oncle et le neveu restèrent enface l’un de l’autre, mais non pour leur plus grand agrément à tousdeux.

Isabel n’avait ni vu M. Owen, ni entenduparler de lui, depuis qu’elle avait écrit la lettre renfermant ladécision de son oncle. Elle allait maintenant le rencontrerinévitablement, et elle considérait avec effroi, presque entremblant, cette nécessité. Sur un point elle s’était fait unerésolution ; elle le croyait au moins. Comme elle avait refuséWilliam, quand elle était l’héritière présumée de Llanfeare, ellene l’accepterait certainement pas, si un sentiment d’honneur et degénérosité le poussait à renouveler sa proposition, dans lasituation si différente où elle était. Elle ne l’avait pas accusédans son cœur d’être venu à elle à cause de sa richessesupposée : elle avait une trop haute opinion de lui. Mais, lefait était là ; elle l’avait refusé, quand elle étaithéritière présumée ; et, pas même au prix de son bonheur, ellene voulait lui laisser croire qu’elle pût accepter à cause durenversement de ses espérances. Pourtant, elle l’aimait, elle sel’avouait à elle-même. Sa position, à tous les points de vue, luisemblait bien cruelle. Si elle avait été héritière de Llanfeare,elle n’aurait pu l’épouser, par obéissance à la volonté de sononcle. Maintenant, ce devoir n’existait plus pour elle ; toutau moins, il n’existerait plus après la mort de son oncle. N’étantqu’Isabel Brodrick, elle pouvait épouser qui elle voudrait, sansjeter de déconsidération sur les Indefer Jones. Mais le refusqu’elle avait dû faire, avant que son oncle changeât sesintentions, lui liait maintenant les mains.

Son sort était bien cruel ; mais elle sedisait à elle-même qu’elle avait le devoir de l’endurer sans seplaindre. Elle connaissait la profondeur de l’affection que luiportait son oncle, et, comme elle l’aimait tendrement elle aussi,elle était prête à tout supporter pour lui. C’était l’irrésolutiondu vieillard qui avait fait son malheur à elle ; mais il avaitfait ce qu’il croyait être le mieux. Peut-être éprouvait-ellequelque chose de la fierté du martyr. Peut-être trouvait-ellequelque gloire à tant souffrir. Mais elle était décidée à garder lesecret de sa gloire et de son martyre. Nul être humain n’entendraitjamais sortir de ses lèvres une plainte contre l’oncle Indefer.

Le lendemain de son arrivée, son père lui fitquelques questions sur les intentions de son oncle relativement àla propriété.

« Je crois que tout est réglé, dit-elle.Je crois que Llanfeare est laissé à mon cousin Henry.

– Alors, il a changé ses dispositions,dit son père avec irritation. Il avait l’intention de faire de vousson héritière.

– Henry est en ce moment à Llanfeare, etHenry sera son héritier.

– Pourquoi ce changement ? C’est lecomble de l’injustice de faire une promesse en pareille matière etde la violer ensuite.

– Qui vous a parlé d’une promesse ?Jamais je ne vous ai dit semblable chose. Papa, j’aimerais mieux nepas parler de Llanfeare. Depuis le premier jour que je l’ai connu,l’oncle Indefer a été pour moi plein de tendresse. Je ne voudraispas qu’une de mes pensées fût souillée par l’ingratitude. Quoiqu’il ait fait, il l’a fait croyant agir pour le mieux. Peut-êtredevrais-je vous dire qu’il a mis sur la propriété, en ma faveur,une charge, grâce à laquelle je ne serai pas un fardeau pourvous. »

Huit ou dix jours après cette conversation,une quinzaine de jours après son arrivée à Hereford, elle appritque William Owen devait venir prendre le thé. Cet avis lui futdonné par sa belle-mère avec le ton sérieux que l’on prend pourannoncer une chose que l’on juge importante. Si c’eût été un autrechanoine ou un autre jeune homme qui avait dû venir prendre le thé,la communication eût été faite avec moins de solennité.

« Je serai enchantée de le voir, »dit Isabel, réprimant avec son énergie habituelle le plus légersigne d’émotion.

– Je l’espère, ma chère. Je suis certainequ’il a le plus grand désir de vous voir. »

M. Owen vint prendre le thé avec lafamille. Isabel put remarquer qu’il était un peu troublé, qu’il neparlait pas avec la même liberté que d’ordinaire, et qu’il étaitembarrassé dans son attitude envers elle. Elle prit part à laconversation, comme s’il n’y avait entre eux rien de particulier.Elle parla de Llanfeare, de la santé affaiblie de son oncle, de lavisite de son cousin, prenant soin de faire comprendre, parquelques paroles dites comme par hasard, que Henry avait été reçuen héritier. Elle joua bien son rôle, ne manifestant aucuneémotion ; mais son oreille était au guet pour surprendre laplus légère altération dans la voix de William, après qu’elle luieût appris sa situation nouvelle. Cette altération, elle la sentit,mais elle l’interpréta mal.

« Je viendrai dans la matinée, »dit-il en lui donnant la main à son départ. Sa main ne pressa pascelle d’Isabel, mais c’était à elle spécialement qu’il s’étaitadressé.

Pourquoi devait-il venir dans lamatinée ? Elle s’était dit au premier moment que les nouvellesqu’elle apportait à William détermineraient celui-ci à renoncer àses anciens projets. Et pourtant, il avait dit qu’il reviendraitdans la matinée. Elle sentit alors que cette émotion du premiermoment lui avait fait commettre, une injustice cruelle. Oui, ellel’avait jugé injustement ; pourquoi aurait-il dit qu’ilviendrait ? Mais s’il pouvait être généreux, elle pouvaitl’être, elle aussi. Elle l’avait refusé quand elle croyait êtrel’héritière de Llanfeare ; elle ne l’accepterait certainementpas maintenant.

Il vint le lendemain matin vers onze heures.Elle savait que toute la famille avait pris ses dispositions pourqu’elle le vît seule ; elle n’essaya pas d’éviter une entrevuequi devait avoir lieu ; mieux valait que ce fût sur-le-champ.Ni sa belle-mère, ni ses demi-sœurs ne lui avaient fait deconfidence à ce sujet. Mais elle savait qu’elles attribuaient lavisite de M. Owen à l’intention de renouveler ses anciennespropositions. C’est ce qu’il fit, aussitôt arrivé.

« Isabel, dit-il, j’ai apporté avec moila lettre que vous m’avez écrite. Voulez-vous la reprendre ?Et il la lui tendit.

– Non ; pourquoi reprendrais-je unelettre que j’ai écrite ? répondit-elle en souriant.

– Parce que j’espère – je ne dis pas queje compte, mais j’espère recevoir une autre réponse.

– Pourquoi auriez-vous cet espoir ?demanda-t-elle un peu étourdiment.

– Parce que je vous aime tendrement.Laissez-moi parler franchement. Si vous trouvez l’histoire un peulongue, pardonnez-moi, elle a tant d’importance pour moi !J’avais cru que je ne vous déplaisais pas.

– Me déplaire ! Vous m’avez toujoursplu. Vous me plaisez.

– J’espérais mieux. Peut-être pensais-jequ’il y avait dans votre cœur plus que cela pour moi. Non ;Isabel, ne m’interrompez pas. Quand on m’a dit que vous deviez êtrel’héritière de votre oncle, j’ai compris que vous ne deviez pasm’épouser.

– Pourquoi non ?

– Parce que je pensais que cela ne devaitpas être. Je savais que votre oncle le jugeait ainsi.

– Oui, il a jugé ainsi.

– Je le savais bien ; dans mapensée, votre lettre ne faisait que m’apporter sa décision. Monintention n’était pas de demander la main de l’héritière deLlanfeare.

– Pourquoi pas ? Pourquoipas ?

– Je n’avais pas l’intention de demanderla main de l’héritière de Llanfeare, dit-il, en répétant sesparoles. J’ai appris hier soir que vous ne l’étiez plus.

– Non, je ne suis plus héritière.

– Pourquoi alors Isabel Brodrick neserait-elle pas la femme de William Owen, s’il ne lui déplaît pas –si seulement elle croit pouvoir arriver à l’aimer assez pourcela ? »

Elle ne pouvait dire qu’elle ne l’aimait pasassez pour cela. C’eût été un mensonge qu’elle ne pouvait prendresur elle de faire, et pourtant sa résolution n’était pas ébranlée.Ayant refusé William quand elle se croyait riche, elle ne pouvaitle prendre maintenant qu’elle était pauvre. Elle secoua tristementla tête.

« Vous ne m’aimez pas assez pourcela ?

– Ce mariage ne doit pas se faire.

– Ce mariage ne doit pas se faire ?Et pourquoi ?

– Il ne peut se faire.

– Alors Isabel, dites que vous ne m’aimezpas.

– Je n’ai rien à dire, monsieur Owen. Etelle sourit de nouveau. Il me suffit de dire que cela ne peut pasêtre. Si je vous demande de ne pas me presser davantage, je suissûre que vous me ferez cette grâce.

– Je vous presserai davantage, dit-il enla quittant ; mais je veux vous laisser une semaine deréflexion. »

Elle réfléchit pendant une semaine, et laréflexion amena, de jour en jour, un changement dans son esprit.Pourquoi ne l’épouserait-elle pas, si ce mariage faisait leurbonheur à tous deux ? Pourquoi rester immuable dans unerésolution prise à un moment où les choses n’étaient pas cequ’elles étaient devenues ? Elle le savait maintenant, elle enétait certaine : la première fois qu’il était venu à elle, ilignorait que l’héritage lui fût promis. Il était venu à ellesimplement parce qu’il l’aimait, et pour cette raison, pour cetteraison seule, il était revenu cette fois. Et pourtant – etpourtant, cette résolution, elle l’avait prise. Elle l’avait prisese croyant héritière. Peut-être William ne se rappelait-il pas,mais il se rappellerait dans la suite qu’elle l’avait refusé quandelle était riche, accepté quand elle était pauvre. Quedeviendraient alors son martyre, sa fierté, sa gloire ? Sielle se mariait, elle ne serait plus qu’une jeune fille commetoutes les autres. Quoiqu’il n’y eût rien eu de bas dans saconduite, elle pourrait être mal jugée ; elle se jugerait malelle-même. Avant la fin de la semaine, elle s’était dit qu’elledevait rester fidèle à sa détermination.

La famille lui avait très peu parlé deWilliam. La belle-mère redoutait Isabel, et elle cherchait à sefaire illusion sur la peur qu’elle avait d’elle, en prenant un tond’autorité ; les demi-sœurs aimaient Isabel, tout en lacraignant un peu. Il y avait en elle si peu de la faiblesseféminine, elle était si dure à elle-même, elle ressemblait si peuaux autres jeunes filles de la ville ! On savait queM. Owen devait revenir un certain jour, à une certaineheure ; on savait aussi pourquoi il devait revenir ; maispersonne n’avait osé demander ouvertement à Isabel quel serait lerésultat de cette nouvelle entrevue.

Il vint, et cette fois la fermeté d’Isabelfaillit l’abandonner. Quand il entra, il lui sembla plus grandqu’auparavant ; il lui sembla qu’il était devenu son maître.L’émotion qu’elle éprouvait lui montra qu’elle l’aimait plus quejamais. Elle commença à sentir qu’un homme de cet extérieur et decet air était assuré de la conquérir. Elle ne se dit pas àelle-même qu’elle céderait ; mais son esprit était assiégé decette pensée : quelle est la meilleure manière decéder ?

« Isabel, dit-il, en lui prenant la main,Isabel, je suis revenu, comme je vous avais prévenue que je leferais. »

Elle ne pouvait ni retirer sa main, ni luiparler de son ton ordinaire. Tandis qu’il avait les yeux fixés surelle, elle sentait qu’elle avait déjà cédé ; mais tout à coupla porte s’ouvrit, et l’une des jeunes filles entra précipitammentdans la chambre.

« Isabel, dit-elle, voici pour vous untélégramme de Carmarthen. »

Elle l’ouvrit avec précipitation, éperdue,tremblante. Il contenait ces mots.

« Votre oncle est très mal, tout à faitmal, et désire que vous reveniez sur-le-champ. »

Le télégramme n’était pas de son cousin Henry,mais du docteur.

Le temps lui manquait soit pour donner, soitpour refuser son amour. Elle présenta à William le papier pourqu’il le lût, et s’élança hors de la chambre, comme si le train quidevait l’emmener allait partir à l’instant.

« Vous me permettrez de vous écrirebientôt ? » dit M. Owen au moment où ellesortait ; mais elle ne répondit pas, dans sa précipitation àquitter la chambre ; elle ne répondit pas davantage auxparoles d’espoir et de consolation de ses parents. À quelle heurele train prochain ? À quelle heure atteindrait-elleCarmarthen ? Quand serait-elle, une fois encore, au chevet duvieillard ? Elle quitta Hereford dans l’après-midi, et à dixheures du soir, elle était à Carmarthen. Une personne quiconnaissait bien le service des trains avait dû prévoir son arrivéepour cette heure : à la gare, une voiture l’attendait pour laconduire à Llanfeare. Avant onze heures, assise près du lit de sononcle, elle tenait la main du vieillard dans les siennes.

Son cousin Henry était dans la chambre, ainsique la femme de charge, qui n’avait presque pas quitté son maîtredepuis le départ d’Isabel. Isabel avait vu tout d’abord, àl’attitude qu’avaient les vieux serviteurs à son entrée, à lafigure désolée du sommelier, a la présence de la cuisinière, quiétait dans la maison depuis vingt ans, que l’on attendait quelqueterrible événement. Ce n’est pas ainsi qu’on l’aurait reçue si ledanger n’avait pas été imminent.

« Le docteur Powell vous fait dire,mademoiselle, qu’il sera ici de grand matin. »

Cet avis de la cuisinière lui fit comprendreque tout ce que l’on espérait, c’était que le vieillard passeraitla nuit.

« Oncle Indefer, dit-elle, comment celava-t-il ? Oncle Indefer, parlez-moi. »

Il remua un peu la tête sur sonoreiller ; il tourna un peu son visage vers celuid’Isabel ; sa main eut une faible étreinte ; un rayon detendresse brilla dans ses yeux ; mais il ne put parler. Quand,une heure après, elle quitta la chambre pour aller retirer seshabits de voyage et se disposer pour veiller son oncle pendant lereste de la nuit, la femme de charge, qu’Isabel avait toujoursconnue à Llanfeare, lui déclara que, selon elle, le vieillard neparlerait plus.

« C’était l’opinion du docteur, dit-elle,quand il est parti. »

Elle redescendit promptement et occupa laplace que la vieille domestique n’avait pas quittée depuis troisjours et trois nuits. Elle la renvoya bientôt, pour avoir lasatisfaction de faire elle-même tout ce qui serait à faire. Il n’yavait aucune nécessité que son cousin fût là. Si le vieillard avaitencore quelque connaissance à son lit de mort, ce n’étaitcertainement pas l’héritier choisi par lui qu’il désirait voir.

« Il faut vous retirer, » ditIsabel.

Le cousin s’en alla, et quelques parolespersuasives décidèrent la femme de charge à en faire autant.

Les heures s’écoulèrent ; Isabel étaitassise, la main posée légèrement sur celle du vieillard. Quand ellela retirait, ne fût-ce que pour humecter les lèvres du malade, ilfaisait un léger signe d’impatience. Enfin, les premières lueurs dujour pénétrèrent dans la chambre par la fente des volets ; àce moment, le vieillard sembla reprendre un peu de vie ;enfin, d’une voix basse, il murmura ces mots mal articulés, maisintelligibles :

« Tout est bien ; c’estfait. »

Bientôt après Isabel tira violemment lasonnette, et, quand la femme de charge entra dans la chambre, ellelui annonça que son vieux maître n’était plus. Arrivé à cheval deCarmarthen, à sept heures, le médecin n’eut plus qu’à certifier lamort d’Indefer Jones, en son vivant propriétaire de Llanfeare, dansle comté de Carmarthen.

Chapitre 5AVANT LES FUNÉRAILLES

Restée seule, Isabel sentit quel terriblefardeau le devoir faisait peser sur elle. Si elle avait pu selivrer à sa douleur bien légitime, elle aurait éprouvé quelquesoulagement à pleurer son bon oncle. Mais on lui expliqua que,jusqu’après les funérailles et après la lecture du testament, elledevait tout ordonner à Llanfeare. Cette nécessité d’agir lui étaitpénible dans un moment surtout où la douleur ne lui laissait voirque confusément ce qu’elle avait à faire.

Le docteur fut bienveillant pour elle et luidonna quelques avis avant de la quitter. « Dois-je donner lesclefs à mon cousin ? lui demanda-t-elle. Mais tout en faisantcette question, elle se demandait ce que signifiaient les derniersmots prononcés par son oncle. Quoique sa peine fût vive et que sadouleur fût sincère, elle ne pouvait s’empêcher de penser à cesparoles. Ce n’était pas qu’elle désirât posséder la propriété. Non,elle ne pensait pas à elle. Mais l’intention qu’elle attribuait àson oncle ne lui imposait-elle pas un devoir ? Devait-elle, ounon, faire connaître ces paroles ? Devait-elle leur prêter unesignification ? Si elles en avaient une, ne fallait-il pas lescomprendre par rapport au testament ?

« Je crois que vous devez garder lesclefs jusqu’après la lecture du testament, dit le docteur.

– Même s’il les demandait ?

– Même s’il les demandait. Il n’insisterapas, si vous lui dites que c’est mon avis. Si vous rencontrezquelque difficulté, envoyez chercher M. Apjohn. »

M. Apjohn était l’homme d’affaires ;mais tout récemment il y avait eu un désaccord entre lui et l’oncleIndefer ; aussi le conseil du docteur ne plaisait-il pas àIsabel.

« D’ailleurs, continua-t-il, vous nerencontrerez aucune difficulté de ce genre. Il serait bon que lesfunérailles eussent lieu lundi ; le testament sera luimmédiatement après. M. Apjohn viendra pour cet objet. Toutcela ne peut soulever aucune objection ; je connais lessentiments de M. Apjohn : il vous est tout dévoué, commeil l’était à votre oncle. »

M. Apjohn avait pris sur lui de« gronder » le vieillard à cause du changement,désavantageux pour Isabel, qu’il avait fait dans son testament. Levieillard l’avait dit à Isabel. « Si je crois bien agir, queldroit a-t-il de me gronder ? » La « gronderie »n’avait été sans doute qu’un de ces avis qu’un homme d’affaires secroit souvent appelé par son métier à donner à ses clients.

Isabel pensa que le mieux était de tenir cesparoles secrètes, au moins pour le moment. Elle prit même larésolution de ne jamais les rapporter, à moins que d’autres faitsne permissent d’en interpréter le sens avec certitude. Elle nevoulait pas laisser croire que ces mots l’eussent amenée à espérerla propriété. Elle était pourtant convaincue que le vieillardpensait à sa propriété en parlant ainsi : « Tout estbien, c’est fait. » Quand son oncle avait, en rassemblant toutce qui lui restait de forces, prononcé ces mots, il avait voulufaire entendre que sa dernière décision avait été« bonne » pour Isabel. Elle en était convaincue. Mais, enmême temps, elle se rappelait l’intelligence affaiblie du vieillardet ses pensées fugitives, qui s’efforçaient sans doute de se fixersur elle et sur la propriété, en associant l’une avec l’autre.Combien il était probable qu’il songeait à quelque chose qu’ilaurait été bien heureux de faire, et qu’il se figurait avoirfait ! Elle savait aussi que les paroles n’avaient aucunevaleur légale, même proférées devant une douzaine de témoins. S’ily avait un testament ultérieur, ce testament parlerait assez parlui-même. Sinon, les paroles n’étaient que du vent.

Par-dessus tout, elle ne voulait pas qu’on pûtlui attribuer le désir d’hériter, qu’on pût la croire piquée de nepas hériter. Elle n’avait ni ce désir, ni cette susceptibilité.L’affaire en question était si grave, elle avait pesé si lourdementsur l’esprit de son oncle, qu’elle ne pouvait pas n’en pas sentirelle-même l’importance ; mais quant à ses désirs, ils seréduisaient à celui que le testament de son oncle, quel qu’il pûtêtre, fût entièrement exécuté. N’avoir pas Llanfeare, n’avoir pasmême un centime de la fortune de son oncle, ne la laisserait pasindifférente ; elle n’en serait pas blessée. Mais savoir qued’autres pouvaient la croire déçue dans son espoir, voilà ce quilui était odieux et insupportable ! Aussi parla-t-elle audocteur Powell, et même à son cousin, comme si la propriétéappartenait maintenant sans aucun doute à ce dernier.

Henry Jones, à ce moment, pendant les joursqui suivirent immédiatement la mort de son oncle, considéra sanouvelle position avec une sorte de crainte respectueuse qui lerendait incapable d’action. Il obéissait presque servilement à sacousine Isabel. Avec hésitation et en baissant la voix, il émitl’idée que les clefs pourraient lui être données à lui-même ;c’était, disait-il, pour éviter tout ennui à sa cousine. Mais quandelle lui eut répondu qu’il était de son devoir de les garderjusqu’après les funérailles, et de faire acte de maîtresse dans lamaison jusqu’après la cérémonie, il se soumit docilement.

« Tout se fera comme vous le jugerez bon,Isabel. Je ne vous contrarierai en rien. »

Quelque temps après, le lendemain, il l’assuraque, quelles que fussent les dispositions du testament, elle devaitse regarder à Llanfeare comme chez elle, aussi longtemps qu’ellevoudrait y demeurer.

« Je ne tarderai pas à retourner chez monpère, lui avait-elle répondu. Je partirai aussitôt mes mallesfaites. Je l’ai déjà écrit à mon père.

– Ce sera comme vous voudrez,répliqua-t-il ; mais veuillez bien croire que tout ce que jepourrai pour votre commodité, je le ferai. »

Elle fit à ces paroles une réponse banale,polie, mais sans doute peu gracieuse. Elle ne croyait pas à lasincérité de ce langage obséquieux ; elle ne pensait pas qu’aufond du cœur il lui voulût du bien, et elle ne pouvait secontraindre jusqu’à prendre une attitude qui mentît à sessentiments. Après ce dialogue, pendant les jours qui s’écoulèrentavant les funérailles, ils échangèrent peu de paroles. L’aversiond’Isabel pour son cousin devint plus vive, quoiqu’elle ne pût s’enexpliquer la cause à elle-même. Elle savait que son oncle avait étéréellement aussi peu porté qu’elle à aimer le jeune homme, et cettepensée la justifiait à ses yeux. Les dernières paroles du vieillardle lui avaient clairement montré ; et, quoique sûre de sapropre conscience, quoique certaine de ne pas convoiter lapossession du domaine, elle était malheureuse à la pensée de levoir passer aux mains d’un homme qu’elle méprisait. Quand ce n’eûtété que pour les fermiers, les serviteurs, pour la vieille maisonelle-même, c’était une pitié ! Et alors dans son esprits’affermissait la conviction que son oncle, dans la dernièreexpression de ses volontés, n’avait pas voulu que son neveu fût sonhéritier.

Pendant ces jours, elle reçut des rapports quisemblaient confirmer sa croyance. Elle n’avait pas l’habitude deparler familièrement aux servantes, quoiqu’il n’y eût pas àLlanfeare d’autres femmes avec qui elle pût avoir quelque intimité.Elle avait un sentiment de sa dignité qui lui rendait déplaisantetoute familiarité chez les domestiques et l’amenait à la réprimer.Mais à ce moment la femme de charge vint lui faire un récit auquelIsabel ne put s’empêcher de prêter l’oreille. On racontait dans lesenvirons que le vieillard avait certainement fait un autretestament, depuis qu’Isabel avait quitté Llanfeare pour aller àHereford.

« Si cela est, dit sévèrement Isabel, onle trouvera quand M. Apjohn viendra dépouiller les papiers demon oncle. »

Mais ces paroles ne semblèrent pas satisfairela femme de charge. Elle croyait que son maître avait écrit unacte, et pourtant on n’avait pas envoyé chercher M. Apjohn,comme auparavant, dans les autres circonstances semblables. Toutesles fois que le vieillard avait fait un testament, nul ne l’avaitignoré à Llanfeare. On avait mandé M. Apjohn, qui était revenuun ou deux jours après avec deux clercs. On comprenait bien que lesclercs devaient être les témoins. Le vieux sommelier, qui apportaitle xérès et les biscuits après que l’acte était dressé, était bienau courant de ce qui se passait dans ces occasions. Cette fois,rien de semblable. Le vieux Joseph Cantor, l’un des fermiers de lafamille depuis trente ans, et son fils Joseph, avaient étéappelés ; et l’on supposait qu’ils avaient servi de témoins.La femme de charge semblait croire que, quand on les avaitinterrogés, ils avaient refusé de donner aucun renseignement sur cesujet. Elle ne les avait pas vus elle-même, mais elle avait vud’autres fermiers, et la croyance générale à Llanfeare était,disait-elle, que le vieillard avait fait un autre testament aprèsle départ de sa nièce.

En réponse à tous ces propos, Isabel disaitque si un testament nouveau, qui serait alors seul valable, avaitété fait, on le trouverait parmi les papiers de son oncle. Ellesavait que les testaments précédents étaient liés en un paquet etdéposés dans l’un des tiroirs du bureau de son oncle. Celui-cil’avait invitée à les lire ; de mille manières, il lui avaitmontré qu’il ne voulait pas avoir de secrets pour elle. La clef dece tiroir même était en ce moment dans les mains d’Isabel. Rien nepouvait l’empêcher de faire des recherches, si elle l’avaitvoulu ; mais elle ne toucha jamais au tiroir. Elle en renfermala clef dans une enveloppe qu’elle mit encore sous clef. Tout enécoutant les récits de la vieille servante, elle la grondait.« Il ne faut point parler de ces choses-là, disait-elle ;mon oncle a eu l’intention d’instituer son neveu héritier deLlanfeare ; je crois qu’il l’a fait en réalité. Il vaut mieuxque l’on n’en cause pas jusqu’après la lecture dutestament. »

Pendant ces jours, elle ne sortit pas dujardin et évita soigneusement de rencontrer les fermiers, mêmequand ils venaient à la maison. Elle ne vit pas M. Apjohn, etne revit pas le docteur avant les funérailles. L’homme d’affaireslui avait écrit plusieurs fois et lui avait expliqué comment ilavait l’intention de procéder. Il arriverait, avec le docteurPowell, à la maison, à onze heures. Les funérailles seraientterminées à midi et demi ; on ferait une collation à uneheure, et, aussitôt après, on chercherait le testamentpour le lire. Les mots « on chercherait » étaientsoulignés dans la lettre, sans que rien n’expliquât pourquoi ilsétaient soulignés. Il continuait en disant que les fermierssuivraient naturellement le convoi, et qu’il avait pris sur luid’inviter ceux d’entre eux qui avaient connu leur maître le plusintimement à assister à la lecture du testament. Il donnait leursnoms ; parmi eux étaient les deux Joseph Cantor, le père et lefils. Isabel remarqua aussitôt que le fils n’était pas lui-mêmel’un des fermiers, et que, pourtant, la liste ne contenait que desnoms de fermiers. Elle en conclut que M. Apjohn connaissaitaussi l’histoire que la femme de charge lui avait racontée. Pendantces quelques jours, Isabel n’eut que très peu de rapports avec soncousin. Ils ne se rencontraient qu’au dîner et ne se parlaientpresque pas. Ce que Henry faisait pendant la journée, elle ne lesavait même pas. Il y avait, entre le salon et la salle à manger,une pièce qu’on appelait la chambre aux livres ; c’est làqu’étaient rangées les quelques centaines de volumes quicomposaient la bibliothèque de Llanfeare. L’oncle Indefer nel’avait guère fréquentée ; de temps en temps, il y entraitpour prendre sur les rayons un volume de sermons. Depuis longtempsil avait l’habitude de se tenir dans la pièce où il faisait sesrepas, et détestait d’aller dans le salon. Isabel avait un salon àelle, au premier étage ; elle ne s’était jamais tenue dans lachambre aux livres. C’était la que s’était installé le cousinHenry ; il y restait toute la journée, et l’on ne croyaitpourtant pas qu’il y lût beaucoup. Pour le déjeuner et le souper,il allait seul à la salle à manger. Au dîner, Isabel descendait.Mais, pendant les longues heures du jour, il demeurait au milieudes livres, et ne quitta jamais la maison, jusqu’au moment où ildut recevoir M. Apjohn et le docteur Powell, avant lacérémonie des funérailles. La femme de charge se demandait ce qu’ilpouvait faire dans la bibliothèque et manifestait quelquefois sonétonnement. Mais Isabel n’accordait en apparence aucune attention àses paroles et faisait remarquer simplement qu’il était naturelque, dans de si tristes moments, le jeune homme restât enfermé.

« Mais il devient si pâle, mademoiselle,disait la femme de charge. Il n’était pas blanc comme cela lapremière fois qu’il est venu à Llanfeare. » Isabel nerépondait pas ; mais elle avait remarqué, elle aussi, lapâleur et l’abattement de son cousin.

Le lundi matin, tandis que les hommes chargésde l’ensevelissement accomplissaient leur lugubre tâche, avantl’arrivée du docteur et de l’homme d’affaires, elle descendit letrouver pour lui dire quelques mots du programme des cérémonies dela journée. Jusque-là, on s’était borné à avertir Henry que, lematin de ce jour, on devait enterrer le corps au pied des murs dela vieille église, et, qu’après les funérailles, lecture seraitfaite du testament. Entrant dans la pièce d’une façon un peusoudaine, elle le trouva assis, inoccupé ; il y avait bien unlivre ouvert sur une table près de lui ; mais, d’après laposition qu’avait le livre, elle vit que son cousin ne le lisaitpas. Il était là ; ses yeux paraissaient fixés sur lesrayons ; et, quand elle entra dans la chambre, il bondit, pouraller la recevoir, avec une expression manifeste de surprise.

« M. Apjohn et le docteur Powellseront ici à onze heures, dit-elle.

– Ah ! oui, répondit-il.

– J’ai cru devoir vous le dire, pour quevous soyez prêt.

– Oui ; c’est bien aimable à vous.Mais je suis prêt. Les hommes viennent d’arriver ; ils ont misle crêpe à mon chapeau et ont posé ici mes gants. Vous ne viendrezpas, naturellement ?

– Si, je suivrai le corps. Je ne vois paspourquoi je ne le ferais pas comme vous. Une femme peut avoir assezd’énergie pour rendre ce devoir. Ensuite on reviendra faire unecollation.

– Oh ! vraiment ? Je ne savaispas qu’il dût y avoir une collation.

– Si, le docteur Powell dit que c’estconvenable. Je n’y assisterai pas, mais vous, naturellement, vousdevrez occuper la place d’honneur.

– Si vous le désirez.

– Oui, sans doute, ce sera convenable. Ilfaut qu’il y ait quelqu’un qui semble les recevoir. Après lacollation, M. Apjohn trouvera et lira le testament. Richardservira la collation ici, pour que vous puissiez ensuite passersans retard dans la salle à manger, où le testament sera lu. On m’adit que je devais assister à cette lecture. Je le ferai, mais avecune profonde tristesse. Le docteur Powell sera là avec quelques-unsdes fermiers. M. Apjohn a pensé qu’il était bien de lesinviter ; j’ai cru devoir vous en prévenir. Ceux qui serontprésents sont : John Griffiths, de Coed ; WilliamGriffiths, qui occupe la ferme même de la maison ;M. Mortimer Green, de Kidwelly ; Samuel Jones, deLlanfeare Grange, et les deux Joseph Cantor, le père et le fils. Jene sais si vous les connaissez.

– Oui, dit-il, je les connais. » Ilavait, en parlant ainsi, l’air d’un spectre ; en le regardant,elle vit ses lèvres trembler légèrement, tandis qu’elle prononçaitplus distinctement encore que les autres les deux derniers noms dela liste.

« J’ai pensé qu’il valait mieux vousprévenir de tout cela, ajouta-t-elle. Si cela m’est possible, jeserai à Hereford mercredi. J’ai déjà fait, en grande partie, mespréparatifs de départ. Peut-être quelque circonstance meretiendra-t-elle ; mais, autant que possible, je m’en iraimercredi. »

Chapitre 6L’EXPLICATION DE M. APJOHN

Il est inutile d’arrêter longtemps le lecteursur la description des funérailles. Tous les fermiers, tous lesouvriers de la propriété étaient là ; il y avait aussibeaucoup de personnes de Carmarthen. L’église de Llanfeare, situéesur la pointe de terre qu’un petit cours d’eau, à son embouchure,forme avec la mer, n’est pas à moins de quatre milles de laville ; cependant, tel était le respect qu’on avait pour levieux Jones qu’une foule considérable assista à la descente ducorps dans le caveau. Après l’enterrement eut lieu la collation,comme l’avait dit Isabel. Avec le cousin Henry s’y trouvèrent ledocteur et l’homme d’affaires, les fermiers qui avaient reçu uneinvitation, et aussi Joseph Cantor le jeune. On fit honneur auxmets, quoique la circonstance fût triste. La peine n’enlève pastoujours l’appétit, et les fermiers de Llanfeare mangèrent etburent, observant un silence funèbre, mais sans être indifférents àla bonne chère. M. Apjohn et le docteur Powell avaient faimaussi ; et, comme ils avaient l’habitude des repas de cegenre, ils ne laissèrent pas se perdre les excellentes choses qu’onavait préparées. Mais le cousin Henry, malgré ses efforts, ne putavaler une bouchée. Il prit un verre de vin, puis un autre, qu’ilse versait lui-même de la bouteille placée près de lui ; maisil ne mangea rien et dit à peine un mot. Il essaya d’abord deparler, mais la voix sembla lui manquer. Pas un des fermiers ne luiadressa une parole. Avant les funérailles, il leur avait donné lamain à tous, mais alors même personne ne lui avait parlé. C’étaientdes hommes rudes de manières, incapables de cacher leurssentiments, et il voyait bien à leur attitude qu’il leur étaitodieux. Aussi, tandis qu’il était à table avec eux, résolut-il dequitter Llanfeare aussitôt que l’affaire de la succession seraitréglée, et alors même que Llanfeare lui appartiendrait. Pendant lerepas, l’homme d’affaires et le docteur lui dirent quelques mots,faisant un effort évident pour être polis ; mais, après cepremier effort, ils gardèrent eux aussi le silence. D’ailleurs, lataciturnité du jeune homme et même sa pâleur pouvaient s’expliquerpar les circonstances.

« Maintenant, » dit M. Apjohnse levant de table quand on eut fini de manger et de boire,« nous pourrions passer dans la pièce voisine. Miss Brodrick,qui veut bien assister à notre réunion, nous attend sansdoute. »

Ils passèrent, formant une longue file, de lachambre aux livres dans la salle à manger. M. Apjohn marchaitle premier, suivi du cousin Henry. Ils trouvèrent Isabel assise,et, près d’elle, la femme de charge. Elle serra silencieusement lamain à l’homme de loi, au docteur, à tous les fermiers, et dit ens’asseyant à M. Apjohn : « Comme il m’était pénibled’être seule, j’ai demandé à miss Griffith de rester avec moi. Iln’y a pas d’inconvénients, je l’espère ?

– Il n’y a aucune raison au monde, ditM. Apjohn, qui puisse empêcher miss Griffith d’entendre lirele testament de son maître, qui avait pour elle tant deconsidération. Miss Griffith répondit à cette parole polie par unerévérence et s’assit, vivement intéressée par la cérémonie quicommençait.

M. Apjohn tira de sa poche l’enveloppecontenant la clef, et, décachetant avec lenteur le petit paquet,ouvrit non moins lentement le tiroir, duquel il tira une liasse depapiers entourée d’un ruban rouge. Il défit le nœud, et, plaçantdevant lui les papiers, il examina celui qui était au-dessus. Puis,les répandant devant lui, toujours avec la même lenteur, il gardadans sa main celui qu’il avait pris d’abord. Eh réalité, ilsongeait à ce qu’il devait dire. Il avait pensé, mais sans ycompter beaucoup, qu’un autre acte pourrait être trouvé dans letiroir. Tout près de lui, à sa droite, était le docteur Powell.Autour de la pièce, à quelque distance, étaient assis les sixfermiers, tenant leur chapeau dans leurs mains entre leurs genoux.Sur un sofa, vis-à-vis, étaient Isabel et la femme de charge. Lecousin Henry était assis seul, près de l’une des extrémités dusofa, presque au centre de la pièce. Pendant que la cérémonie secontinuait, l’une de ses mains tremblait tellement qu’ils’efforçait de la maintenir avec l’autre. Il n’était pas possibleque l’on ne remarquât pas ce tremblement et le malaise trop évidentdu jeune homme.

Le testament qui était au-dessus du paquet futouvert lentement par l’homme de loi, qui l’étala avec la main avantd’en commencer la lecture. Puis il en regarda la date, pours’assurer que c’était bien le dernier de ceux qu’il avait déjàrédigés lui-même. Il ne l’ignorait pas, d’ailleurs, et il savaitque l’acte était légalement irréprochable. Il aurait pu enexpliquer toutes les clauses sans en lire un mot, et c’étaitprobablement ce qu’il aurait à faire avant la fin de laséance ; mais il différait, les yeux fixés sur le papier, dontil effaçait toujours les plis avec la main, se donnant évidemmentquelques minutes pour recueillir ses idées. Le testament qu’ilavait sous la main lui avait toujours déplu : Indefer l’avaitfait contrairement à ses avis, et c’était ce qui avait amené la« gronderie » dont le vieillard s’était plaint à Isabel.Il donnait la propriété tout entière au cousin Henry. Une sommed’argent était laissée à Isabel, mais cette somme ne devait pasêtre une charge sur la propriété. Or, peu de jours auparavant,M. Apjohn avait appris qu’il ne restait pas d’argent comptantpour le payement de ce legs. Aussi le testament lui était-ilodieux. S’il contenait bien réellement l’expression des dernièresvolontés du vieillard, il était de son devoir de déclarer que lapropriété, avec tout ce qu’elle contenait, appartenait au cousinHenry, et que rien ne pouvait fournir même à un payement partiel dela somme léguée à miss Brodrick. C’était, dans sa pensée, le comblede la cruauté et de l’injustice.

Certains bruits étaient venus jusqu’à lui, quilui faisaient un devoir de vérifier la validité du testament qu’ilavait sous la main ; le moment était venu pour lui des’expliquer à ce sujet.

« Le document que je tiens, dit-il,semble exprimer les dernières volontés de notre vieil ami. Touttestament est naturellement l’expression des dernières volontés dutestateur ; mais il peut toujours y avoir un testamentpostérieur à un autre. Il s’arrêta, et regarda les fermiers l’unaprès l’autre.

– C’est ici le cas, dit Joseph Cantor lefils.

– Tenez votre langue, Joseph, jusqu’à ceque l’on vous interroge, » lui dit son père.

Pendant cette courte interruption, lesfermiers faisaient tourner leurs chapeaux dans leurs mains. Lecousin Henry les regardait fixement, sans dire un mot. L’homme deloi jeta les yeux sur l’héritier, et vit de grosses gouttes desueur perler sur son front.

« Vous avez entendu ce que vient de direM. Cantor, dit l’homme d’affaires. Je suis heureux de cetteinterruption qui rend ma tâche plus facile.

– Voyez-vous, père ? dit le jeunehomme d’un air triomphant.

– Tenez votre langue jusqu’à ce qu’onvous interroge, Joseph, ou je vais vous allonger un coup depoing.

– Je dois maintenant expliquer, continuaM. Apjohn, ce qui s’est passé entre mon vieil ami et moi,quand j’ai reçu de lui, dans cette même pièce, mes instructions ausujet de l’acte qui est en ce moment devant vous. Vous m’excuserez,monsieur Jones – il s’adressait directement au cousin Henry – si jedis que je n’approuvais pas les intentions nouvelles de mon vieilami. Il voulait prendre des dispositions tout autres quant à lapropriété, et, quoiqu’il ne pût y avoir de doute, pas l’ombre d’undoute, sur le bon état de ses facultés mentales à ce moment, je necroyais pas qu’un vieillard affaibli déjà par les années agît bienen changeant une détermination prise dans l’âge mûr, après delongues réflexions, sur un sujet si grave. J’exprimai énergiquementmon opinion, et il m’expliqua ses raisons. Il me dit qu’il croyaitdevoir transmettre la propriété dans la ligne directe de safamille. J’essayai de lui faire comprendre qu’il atteindrait cebut, en transmettant la propriété même à une femme, à la conditionque cette femme prît le nom de la famille et le donnât à son mari,si elle se mariait dans la suite. Vous comprendrez tous sans doutece que je voulais dire.

– Nous le comprenons tous, dit JohnGriffiths de Coed, que l’on regardait comme le principal fermier dela propriété.

– Eh bien, j’exprimai mes sentiments avectrop de vivacité peut-être. Je dois dire que j’étais sous l’empired’une émotion très vive. M. Indefer Jones me fit observer queje n’avais pas à lui faire la leçon sur un sujet qui intéressait saconscience. En cela il avait assurément raison ; mais jepersistai à croire que je n’avais fait que mon devoir, et je ne pusqu’être peiné de voir mon vieil ami se fâcher contre moi. Je puisvous affirmer que pas un moment je n’éprouvai à son égard unsentiment d’irritation. Il était absolument dans son droit, etn’obéissait qu’à l’impulsion de sa conscience.

– Nous en sommes convaincus, dit SamuelJones de La Grange, un vieux fermier que l’on croyait être uncousin éloigné de la famille.

– J’ai voulu, par cet exposé, continual’homme de loi, expliquer pourquoi il n’était pas probable queM. Jones me fît appeler, si, pendant ses derniers jours, il secroyait obligé à changer une fois de plus la décision qu’il avaitprise. Vous pouvez comprendre que si, pendant sa maladie, il s’estdéterminé à faire encore un autre testament…

– Qu’il a fait, dit le jeune Cantor.

– C’est exact, nous allons y arriver.

– Joseph, je vais vous envoyer à lacuisine, dit Cantor le père.

– Vous comprenez, dis-je, qu’il nepouvait lui être agréable de revenir, en ma présence, sur ce sujet.Il aurait dû en effet se ranger à l’opinion que j’avaissoutenue ; et quoique personne ne fût plus prompt qu’IndeferJones en bonne santé à reconnaître une erreur, nous savons tous quele courage faiblit en même temps que les forces. C’est, je pense,ce qui s’est produit en lui, et c’est pour cette raison qu’il n’apas eu recours à mes services. S’il y a un autre testament…

– Il y en a un ! s’écrial’incorrigible Joseph Cantor le jeune. Son père se borna à leregarder. « Notre nom y est, continua Joseph.

– Nous ne pouvons parler d’une façon siaffirmative, monsieur Cantor, dit l’homme de loi. Le vieillard peutavoir fait un autre testament et l’avoir détruit. Il faut que nousayons le testament pour agir conformément aux dispositions qu’ilcontient. S’il a laissé un autre testament, nous le trouverons dansses papiers. Je n’ai encore fait aucune recherche ; mais,comme c’était ici, dans ce tiroir, et dans ce paquet noué queM. Jones avait coutume de placer ses testaments, comme ledernier qu’il a fait est ici, ainsi que je m’attendais à l’ytrouver avec ceux qu’il a écrits auparavant et qu’il semble n’avoirjamais voulu détruire, je devais vous donner toutes cesexplications. Est-il vrai, monsieur Cantor, que vous et votre filsavez été appelés par M. Indefer Jones à être témoins de lasignature qu’il a apposée sur un acte, un testament, le lundi 15juillet ? »

Joseph Cantor le père raconta alors commentles choses s’étaient passées. « Il y avait environ quinzejours que M. Henry Jones était à Llanfeare, et une semaine quemiss Isabel était partie, quand lui, Cantor, vint faire à sonmaître la visite qu’il lui faisait au moins une fois chaquesemaine. Son maître lui avait dit qu’il avait besoin de lui et deson fils pour être les témoins d’un acte. M. Jones avaitajouté que cet acte devait être son dernier testament. Le vieuxfermier avait insinué qu’il serait bon d’appeler M. Apjohn.Indefer Jones avait répondu que cela n’était pas nécessaire ;qu’il avait lui-même copié exactement un testament antérieur, qu’illes avait comparés mot par mot, et que la seule différence étaitdans la date. Il ne manquait plus qu’une chose, sa signature,apposée en présence de deux témoins. L’acte avait été signé alorspar le vieillard, et après lui, par le fermier et son fils. Ilétait écrit, dit Joseph Cantor, non sur une longue et large feuillede papier, comme celle qui a servi pour le testament déplié en cemoment devant l’homme d’affaires, mais sur un carré de papier,comme on en voyait encore dans le bureau. Lui, Cantor, n’avait paslu un mot de l’acte, mais il avait pu voir que l’écriture étaitbien cette écriture soignée et difficilement tracée que l’onconnaissait à M. Indefer Jones, qui d’ailleurs écrivait lemoins souvent qu’il pouvait. »

Voilà ce que raconta Cantor, ou du moins cequ’il avait à raconter pour le moment. Le tiroir fut ouvert etsoigneusement examiné, ainsi que les autres tiroirs de la table.Puis une recherche minutieuse fut faite dans la pièce par l’hommede loi, accompagné du docteur, du sommelier, de la servante, et futcontinuée pendant tout l’après-midi, mais en vain. Les femmesavaient été congédiées après l’exposé fait par M. Apjohn.Pendant le reste de la journée, le cousin Henry demeura assis,suivant des yeux les quatre personnes occupées à faire lesrecherches. Il n’offrit pas de les aider, ce qui était naturel, etne fit aucune observation, ce qui était tout aussi naturel. Lachose était d’une si grande importance pour lui que l’on ne devaitguère s’attendre à le voir en parler. Allait-il avoir la propriétéde Llanfeare et de ses dépendances, ou allait-il n’avoirrien ? Et puis, quoiqu’on ne l’accusât de rien, quoiquepersonne n’insinuât que sa conduite, dans la circonstance, pouvaitprêter au soupçon, il se voyait de la part de tout le monde l’objetd’une antipathie non dissimulée. Qui avait fait disparaître cetestament, dont l’existence à un certain moment ne pouvait êtremise en doute ? L’idée se présenta naturellement à son espritqu’on devait l’en accuser. Dans ces conditions, il n’était pasétrange qu’il ne parlât pas et ne fît rien.

À une heure avancée de la soirée,M. Apjohn, au moment de quitter la maison, posa une questionau cousin Henry, et reçut de lui une réponse.

« Mistress Griffith me dit, monsieurJones, que vous avez été enfermé avec votre oncle pendant une heureenviron après que les deux Cantor l’ont eu quitté, immédiatementaprès l’apposition des signatures. Est-ce vrai ? »

La sueur perla de nouveau sur le front deHenry. M. Apjohn le vit, mais sans en conclure à saculpabilité, même au fond de son cœur. Sentir qu’on le soupçonnaitétait pour le jeune homme une torture et une humiliation assezpénible pour que l’on s’expliquât la sueur qui couvrait son front.Il fut quelques instants sans répondre, et, prenant l’air d’unhomme qui réfléchit : « Oui, » dit-il, « jecrois que j’ai été avec mon oncle ce matin-là.

– Et saviez-vous que les Cantor avaientété avec lui ?

– Non, que je me souvienne. Je savais, jepense, que quelqu’un avait été avec mon oncle… Ah ! oui, je lesavais. J’avais vu leurs chapeaux dans la salle d’entrée.

– Votre oncle vous a-t-il parléd’eux ?

– Non, que je me souvienne.

– Que vous a-t-il dit ? Pouvez-vousme le faire connaître ? Je me figure qu’il ne vous parlait pasbeaucoup.

– Je crois que c’est dans cettecirconstance qu’il m’a dit le nom de ses fermiers. Il me grondaitsouvent, parce que je ne comprenais pas la nature de leursbaux.

– Ce jour-là vous a-t-ilgrondé ?

– Oui, je crois. Il me grondait toujours.Il ne m’aimait pas. Je pensais à m’en aller et à le laisser là. Jevoudrais n’être jamais venu à Llanfeare ; oui, je levoudrais. »

Il y avait dans ces paroles un accent devérité qui adoucit un peu le cœur de M. Apjohn en faveur dupauvre garçon. « Voudriez-vous répondre à une autre question,monsieur Jones ? dit-il. Votre oncle vous a-t-il dit qu’ilavait fait un autre testament ?

– Non.

– Ni qu’il avait l’intention d’en faireun ?

– Non.

– Il ne vous a jamais parlé d’un autretestament ; un testament postérieur qui mettrait votre cousineen possession de la propriété ?

– Non, » dit le cousin Henry, lefront encore baigné de sueur.

Et pourtant, M. Apjohn était convaincuque si le vieillard avait changé ses intentions, il avait dû enavertir son neveu.

Chapitre 7RECHERCHE DU TESTAMENT

La recherche fut poursuivie jusqu’à neufheures du soir ; M. Apjohn retourna à Carmarthen, endisant qu’il enverrait deux personnes pour continuer ce travailpendant la journée du mardi, et qu’il reviendrait lui-même lemercredi lire ce que l’on pourrait alors considérer commel’expression de la dernière volonté du vieillard, le derniertestament fait, si l’on pouvait le trouver, et le précédent, si larecherche était infructueuse. « Il va sans dire, ajouta-t-ilen présence des deux cousins, que l’acte de lire le testamentn’ajoutera rien à sa valeur. Des documents trouvés déjà, le dernieren date sera le bon – jusqu’à ce qu’on en trouve un autre plusrécent. Il sera bon, pourtant, de prendre certaines dispositions,et l’on ne peut rien faire jusqu’après cette lecture. » Ilprit ensuite congé et retourna à Carmarthen.

Isabel ne s’était pas montrée tout cetaprès-midi. Après l’exposé de M. Apjohn, et au moment où lesrecherches furent commencées, elle s’était retirée dans sa chambre.Il lui était impossible de prendre part à cette opération ; illui était presque aussi impossible de rester, sans paraître prendreun intérêt trop vif à ce qui se serait fait sous ses yeux. Touts’expliquait clairement pour elle, jusqu’aux moindres détails. Ellene doutait pas que son oncle, sous l’empire du double sentiment quelui faisaient éprouver la présence de l’homme qu’il n’aimait pas etl’absence de celle qu’il chérissait si tendrement, ne fût revenusur la décision qu’il avait prise. Voici comment elle s’expliquaitla chose : l’affection de son oncle pour elle avait étouffé,pendant ces derniers jours d’affaiblissement physique et moral, cequ’il croyait être la voix de sa conscience. C’était regrettable,bien regrettable ! Que n’avait-il eu près de lui quelqu’un quile soutînt et le fortifiât dans ce déplorable moment de faiblesse,qui avait produit un si triste résultat ! Un testament,pensait-elle, doit être l’expression d’une volonté ferme et nonl’acte d’un esprit irrésolu. Puisqu’il avait obéi à sa conscience,il aurait dû continuer à le faire. Mais ce qui était fait étaitfait. Isabel ne doutait pas qu’un autre testament n’eût été écriten bonne forme. Et alors même qu’il n’eût pas été fait en bonneforme et ne dût pas être valable, il devait avoir existé à uncertain moment. Où était-il maintenant ? Toutes ces penséesassiégeant son esprit, il lui était impossible d’assister auxrecherches qui se poursuivaient dans la maison. Il lui répugnaitd’être témoin de l’anxiété de son cousin et du tremblement nerveuxqui secouait tous ses membres. Qu’il frissonnât, qu’il fût baignéde sueur sous l’influence d’un trouble si violent, elle le trouvaitassez naturel. Ce n’était pas sa faute si la nature ne lui avaitpas donné le courage d’un homme. La lâcheté le lui rendait plusantipathique qu’auparavant ; mais elle ne se croyait pasencore le droit de le soupçonner d’un crime.

Immédiatement avant de partir, M. Apjohneut une entrevue avec elle dans sa chambre.

« Je ne puis partir sans vous dire unmot, c’est que je ne puis encore exprimer une opinion arrêtée surl’affaire qui nous occupe.

– Ne supposez pas, monsieur Apjohn, quej’éprouve la moindre anxiété au sujet de l’existence d’un autretestament.

– Alors, ce n’est pas comme moi ;mais cela ne fait rien à la chose. Qu’il ait fait un testamentqu’ont signé avec lui les deux Cantor, cela, je crois, ne peut êtremis en doute. Qu’il l’ait ensuite détruit sans le dire aux deuxtémoins qui devaient certainement raconter plus tard ce qu’ilsavaient été appelés à faire, cela me semble tout à faitincompatible avec le caractère réfléchi et prudent de votre oncle.Mais l’affaiblissement de ses facultés a été rapide à ce moment. Ledocteur Powell croit qu’il était sain d’esprit le jour où il a faitle testament, mais il croit possible qu’il l’ait détruit un ou deuxjours après, alors qu’il n’avait plus l’esprit assez lucide pourpouvoir juger ce qu’il faisait. Si ce dernier testament n’est pastrouvé, nous devons, je crois, expliquer comme je viens de le fairece qui s’est passé. Je vous le dis avant de partir, pour que vouspuissiez, vous aussi, vous faire une opinion. »

Et il s’en alla.

Il était impossible à Isabel de ne pas êtrecertaine qu’elle en savait plus là-dessus que M. Apjohn et ledocteur Powell. C’était à elle que le vieillard avait confié sesdernières pensées. N’avait-il pas murmuré à son oreille cesparoles : « Tout va bien. C’est fait. » Alors mêmeque son intelligence eût été très obscurcie et que sa force l’eûtdéjà abandonné, il ne lui aurait pas dit ces paroles, s’il avaitdétruit le testament. M. Apjohn lui avait parlé de se faireune opinion ; mais cette opinion, elle ne pouvait pas ne pasl’avoir toute faite déjà. Elle ne pouvait faire le vide dans sonesprit. M. Apjohn avait dit que si l’on ne trouvait pas letestament, il conclurait que le vieillard avait encore changéd’idée et l’avait détruit. Pour elle, elle était certaine que celan’était pas. Elle seule avait entendu ses dernières paroles.Était-ce pour elle un devoir de dire à M. Apjohn qu’ellesavaient été prononcées ? Si c’était une autre personnequ’elles dussent concerner, sans doute ce serait un devoir pourelle. Mais dans l’état des choses, elle ne savait que faire. Ellene voulait pas que l’on pût lui attribuer la pensée d’unerevendication de droits. De quelle utilité d’ailleurs pouvait êtrela révélation de ces paroles ? Elles ne seraient considéréespar aucun tribunal comme établissant une évidence. Tout bienconsidéré, elle prit le parti de ne plus se tourmenter à ce sujetet de ne rien dire à M. Apjohn. Si son cousin devait vivredans la propriété comme seigneur et maître de Llanfeare, pourquoichercherait-elle à le déconsidérer en mettant en doute la validitédu testament qui lui conférait la qualité d’héritier ? Elledécida donc qu’elle ne ferait connaître à personne les dernièresparoles de son oncle.

Mais quelle devait être son opinion sur toutecette affaire ? À ce moment, elle ne pouvait s’empêcher depenser que l’acte cherché serait trouvé. Cette solution luisemblait être la seule qu’elle pût considérer sans terreur. Uneautre, celle de la destruction du testament par son oncle lui-même,elle la repoussait absolument ! Et alors ne serait-il pasévident qu’une fraude avait été commise ? Dans ce cas, parqui ? Et tandis que ces réflexions se pressaient dans sonesprit, elle ne pouvait s’empêcher de penser à cette figure livide,à ces mains tremblantes et aux grosses gouttes de sueur qui detemps en temps perlaient sur le front de son cousin. Il étaitnaturel qu’il souffrît ; il était naturel que, se sentantl’objet des sentiments hostiles de tous ceux qui l’entouraient, ilfût dans un trouble extrême. Mais cela n’expliquait passuffisamment les signes de frayeur qu’il lui avait été impossiblede ne pas remarquer sur son visage, dans la salle à manger, pendantque M. Apjohn rappelait les circonstances dans lesquellesavaient été faits les deux testaments. Un innocent aurait-iltremblé ainsi, parce qu’il se serait trouvé dans une situationdifficile ? De si vives émotions ne trahissaient-elles pas uneâme coupable ? Si des mains humaines avaient fait disparaîtrele testament, n’étaient-ce pas les siennes ? Quel autre étaitintéressé à le faire ? Quel autre, à Llanfeare, n’était pasintéressé à la conservation d’un testament qui la faisait elle-mêmehéritière ? Elle ne lui enviait pas la propriété. Elle avaitreconnu la force des raisons qui avaient déterminé le vieillard àlaisser sa succession à son neveu ; mais elle se disait que,si le dernier document ne se trouvait pas, c’est qu’un acte infâmeavait dû être commis par son cousin. Ces pensées, qui l’obsédaientet l’oppressaient, la tenaient éveillée pendant les longues heuresde la nuit.

M. Apjohn était parti, les domestiquesétaient allés se coucher, le sommelier avait fermé la porte avecdeux barres de fer, comme il le faisait tous les jours ; lecousin Henry était encore assis, seul dans la chambre aux livres.Après avoir répondu aux questions de M. Apjohn, il n’avaitplus parlé à personne, mais s’était assis, éclairé par une bougie,près de laquelle il était accoudé. Le sommelier était venu deuxfois lui demander s’il n’avait besoin de rien, et insinuer qu’ilferait mieux de se mettre au lit. Mais l’héritier – s’il étaithéritier – n’avait vu dans cet acte du sommelier qu’uneindiscrétion, et avait répondu qu’on pouvait bien le laisser seul.On l’avait laissé seul, et il restait là, assis.

Son esprit était alors soumis à une cruelletorture. Il pouvait prendre, à son choix, l’un des deuxpartis ; il s’agissait de se décider. « L’honnêteté estla meilleure politique ! L’honnêteté est la meilleurepolitique ! » Il se répéta cent fois à lui-même cetteparole bien connue, sans remuer les lèvres, sans articuler un son.Il était là, assis, essayant de fixer sa pensée. Il était là,assis, ne cessant de trembler, dans son horrible agonie, tandis queles heures succédaient aux heures. Tantôt il était décidé à agirselon la maxime, de la vérité de laquelle il cherchait à seconvaincre, que l’honnêteté est la meilleure politique ;tantôt il se rasseyait, irrésolu comme avant, se déclarant àlui-même que l’honnêteté ne l’obligeait pas à accomplir l’acte quivenait d’être l’objet de ses méditations. « Qu’ils letrouvent, disait-il enfin à haute voix, qu’ils le trouvent. C’estleur affaire, non la mienne. » Et il restait toujours assis,les yeux fixés sur la rangée de livres qui était devant lui.

Minuit était passé depuis longtemps déjà. Ilse leva et marcha de long en large dans la chambre, tout enessuyant son front, comme s’il était échauffé par le mouvement,mais ne quittant pas les livres de l’œil. Il se pressait lui-mêmed’agir, il se faisait un devoir de mettre en pratique cettehonnêteté. Enfin, il s’élança vers l’un des rayons, et, tirant unvolume des œuvres de Jérémie Taylor, il le jeta sur la table.C’était le volume dans lequel son oncle lisait le sermon qui devaitêtre sa dernière préparation au passage dans un monde meilleur. Ilouvrit le livre : entre les feuilles était le derniertestament que le vieillard avait écrit.

À ce moment il entendit marcher dans la salled’entrée, puis le bruit léger d’une main qui se posait sur laporte. D’un mouvement rapide, il cacha le testament sous lelivre.

« Il est bientôt deux heures,M. Henry, dit le sommelier. Que faites-vous si tard ?

– Je lis, dit l’héritier.

– Il est bien tard pour lire. Vous feriezmieux de vous coucher. Il n’aimait pas les gens qui lisentà ces heures indues. Il aimait qu’on secouchât. »

Qu’un homme qui était, pour ainsi dire, sonserviteur, invoquât contre lui l’autorité d’un mort, c’était tropde sans-gêne et d’inconvenance. Henry sentit qu’il devait bienétablir sa situation, sous peine de baisser de plus en plus dansl’estime de ceux qui l’entouraient. « Je resterai aussi tardqu’il me plaira, dit-il. Allez, et ne me dérangez pasdavantage.

– On devrait bien lui obéirencore ; il n’y a pas vingt-quatre heures qu’il estsous terre, » dit le sommelier.

– Je serais resté à lire aussi longtempsqu’il m’aurait plu, de son vivant même, » dit le cousin Henry.Le sommelier murmura et partit en tirant la porte derrière lui.

Pendant quelques minutes, le cousin Henrydemeura immobile ; puis il se leva doucement, silencieusement,et regarda si la porte était fermée. Elle l’était, et c’était laseule porte qui donnât entrée dans la pièce. Les fenêtres étaientfermées par des volets. Il regarda autour de lui et s’assura qu’iln’y avait pas dans la chambre d’autres yeux que les siens. Il tiral’acte de l’endroit où il l’avait caché, le replaça exactemententre les feuilles où il était enfermé auparavant, et remit lelivre à sa place sur le rayon.

Il n’avait pas caché le testament. Il nel’avait pas dérobé ainsi aux regards de ceux qui avaient intérêt àce qu’il fût trouvé. Il n’avait rien soustrait, rien dissimulé. Ilavait simplement pris le livre sur la table de son oncle, où ill’avait aperçu, et, en le remettant à sa place sur les rayons, il yavait trouvé le papier. C’était ce qu’il se disait en ce moment, cequ’il s’était dit mille fois. Était-ce son devoir de produire auxyeux de tous cet acte, preuve de l’injustice monstrueuse dont ilétait victime ? Qui d’ailleurs pourrait mettre en doute cetteinjustice, parmi ceux qui savaient qu’on l’avait fait venir deLondres, pour l’installer à Llanfeare comme héritier de lapropriété ? Ne commettait-il pas envers lui-même, en livrantle papier, une iniquité plus grande qu’en le laissant là où lehasard le lui avait fait trouver ?

Il n’avait pas eu la pensée qu’il agît mal,jusqu’au moment où M. Apjohn lui avait demandé si son onclelui avait parlé de ce nouveau testament. Il avait menti alors. Sononcle lui avait annoncé en effet son intention, avant de l’écrire,et, après le départ des Cantor, lui avait dit que la chose étaitfaite. Le vieillard n’avait pas ménagé l’expression de ses regrets,mais le jeune homme était resté impassible, sombre, anéanti, ilavait ressenti vivement, mais en silence, l’affront qu’on luifaisait. Il n’avait pas osé soumettre d’observations, ni même seplaindre de ce traitement injuste.

Et le testament était en son pouvoir ! Ilcomprenait très bien la force de sa position, mais il n’ignoraitpas quel en était le point faible. S’il se déterminait à laisserl’acte enfermé dans le livre, personne ne pourrait l’accuser demalhonnêteté. Ce n’était pas lui qui l’avait mis là. Il n’avaitrien fait. Quant au désarroi occasionné par la disparition dutestament, il n’en était pas la cause ; mais c’était lanégligence d’un homme usé par la vieillesse, et qui avait atteintl’âge où l’on n’est plus en état de prendre des décisions siimportantes. Il lui semblait que la justice, l’honnêteté,exigeaient qu’un tel acte demeurât éternellement soustrait à tousles yeux. Pourquoi irait-il faire connaître la cachette ?C’était à ceux qui désiraient trouver que revenait le soin dechercher. N’avait-il pas assez servi déjà la cause de l’honnêtetéen ne détruisant pas le papier qu’il pouvait si facilementanéantir ?

Mais, s’il restait là, ne serait-il pascertainement trouvé ? Y restât-il des semaines, des mois, desannées même, ne serait-il pas fatalement découvert un jour, etn’établirait-il pas que Llanfeare ne lui appartenait pas ? Àquoi lui servirait la propriété ? Quel bien-être pourrait-iléprouver, avec cette pensée, presque cette certitude, que tôt outard, un accident, un hasard l’en dépouillerait à jamais ? Sonimagination était assez vive pour lui dépeindre la vied’appréhension et de misère qu’il allait mener. Il tremblerait,quand un visiteur de passage entrerait dans la chambre. Il seraitépouvanté si une servante se trouvait être trop soigneuse. Queferait-il, si les sentiments religieux de sa femme future laportaient à se livrer aux mêmes lectures que son oncle ?

Plus d’une fois, il s’était dit qu’il seraitfou de laisser le testament où il l’avait trouvé. Il fallait enfaire connaître l’existence à ceux qui le cherchaient, ou ledétruire. Son bon sens lui disait qu’il lui était impossible desortir de cette alternative. Il pouvait assurément le détruire,sans que personne en fût plus avancé. Il pouvait le réduire, dansla solitude de sa chambre, en cendres presque impalpables, qu’ilavalerait ensuite. Il sentait que, malgré tous les soupçons quepourraient concevoir Apjohn, Powell, les fermiers, Isabelelle-même, personne n’oserait l’accuser d’un tel acte. Et alorsmême qu’ils l’accuseraient, il n’y aurait aucune preuve contrelui.

Mais il ne pouvait se décider à détruire letestament. Plus il y pensait, plus il était forcé de reconnaîtrequ’il était incapable de montrer tant de résolution. Brûler unmorceau de papier ; – oh ! chose bien facile ! Maisil savait que ses mains se refuseraient à le faire. Déjà il y avaitrenoncé ; il était décidé à tirer le testament du livre, àfaire lever Isabel au milieu de la nuit et à le lui remettre. Illui serait facile de dire qu’il avait ouvert les livres l’un aprèsl’autre. Ce serait là, pensait-il, une grande et généreuse action.Puis il avait été interrompu, insulté par le sommelier, et, dans sacolère, il avait décidé que le papier resterait caché encore unjour.

Chapitre 8LA LECTURE DU TESTAMENT

Pendant tout le jour suivant, on continua larecherche. Quoiqu’il eût pris peu de repos les nuits précédentes,le cousin Henry se leva tôt, ne s’occupa en rien des investigationsqui se faisaient dans les autres pièces, et resta, commeauparavant, assis au milieu des livres. Les deux hommes queM. Apjohn avait envoyés de son bureau, et avec eux lesommelier et M. Griffiths, commencèrent l’opération par lachambre à coucher du vieillard et la continuèrent par la salle àmanger. Quand ils arrivèrent à la bibliothèque, qui était à lasuite, le cousin Henry prit son chapeau et descendit au jardin. Ilallait et venait sur l’allée sablée, voulant s’imposer à lui-mêmede ne pas s’approcher de la fenêtre, mais il n’y réussissait pas.Il ne pouvait se tenir dans un endroit d’où il lui eût étéimpossible de voir ce qui se passait dans la pièce. Il craignait,et cette crainte le faisait trembler, que l’on ne mît la main surle fatal volume. Et pourtant, il se répétait et s’affirmait àlui-même qu’il désirait qu’on le trouvât. N’était-ce pas ce quipouvait lui arriver de plus heureux ? Puisqu’il n’avait pasl’énergie de se résoudre à le détruire, sans aucun doute, tôt outard, il serait trouvé.

On tirait tous les livres des rayons,évidemment pour regarder dans l’espace vide laissé par-derrière. Àtravers la fenêtre, il pouvait voir tous les mouvements. Parhasard, la partie de la bibliothèque qui contenait le fatal rayon –celui sur lequel était le volume – fut la dernière que l’on visita.On n’examinait pas les livres un à un ; mais ce volume, siépais qu’il attirait les yeux, s’ouvrirait certainement delui-même. Il l’avait si souvent ouvert que les deux partiess’écarteraient seules. Eh bien ! Il pouvait s’ouvrir !Personne ne dirait alors qu’il eût connaissance de ce qu’ilcontenait. Il savait pourtant qu’il serait incapable de parler,qu’il balbutierait, et qu’il démontrerait sa culpabilité par sonsilence et sa consternation.

On tirait les livres trois par trois, et onles replaçait. On était arrivé au rayon. Pourquoi ne pouvait-ils’éloigner de la fenêtre, près de laquelle il était commefixé ? Il n’avait rien fait, rien, rien ; et pourtant, ilétait là tout tremblant, immobile, le visage baigné de sueur,impuissant à détourner un instant les yeux de ce qui se faisaitdans la chambre. Enfin descendirent les trois volumes, au milieudesquels était celui qui contenait le testament. Il s’appuya contreun arbre, incapable de se soutenir, tandis que ses yeux suivaientl’opération. On regarda dans l’espace vide derrière les livres,puis on les replaça. On ne pensa pas à les examiner. Les hommes quidirigeaient la recherche ne savaient évidemment pas que ces volumesavaient été sans cesse entre les mains du vieillard. Ils furentreplacés, et la perquisition, dans cette pièce au moins, futterminée. Quand les clercs furent sortis, le cousin Henry retournadans la chambre et y demeura pendant le reste de la journée. Ce quel’on faisait dans les autres parties de la maison ne l’intéressaitplus.

Sans doute, la disparition du testamentcauserait un préjudice à d’autres ; sans doute il y auraitquelqu’un qui souffrirait plus particulièrement de cepréjudice ; mais celui-là, pensait-il, ne serait pas l’objetd’un traitement aussi cruel que celui qu’on lui avait infligé àlui-même. Le testament dût-il ne jamais être trouvé, de quelleinjustice n’était-il pas la victime ! Il n’avait pas demandéd’être fait héritier de la propriété. Il avait été invité à venirpour être reçu en qualité d’héritier, et, depuis son arrivée, onn’avait eu pour lui que de mauvais procédés. Les fermiers l’avaienttraité avec dédain ; les domestiques mêmes avaient étéinsolents ; sa cousine Isabel, à qui il avait offert departager avec lui la propriété, lui avait déclaré qu’elle éprouvaitde la haine pour lui ; son oncle lui-même avait entasséinsulte sur injustice, et avait aggravé l’injustice parl’expression du plus profond mépris.

« Oui, mon intention avait été de fairede vous mon héritier, et c’est pour cela que je vous ai fait venir.Je vois maintenant que vous êtes un si pauvre sire que je changed’intention. » Voilà ce que son oncle avait dit et avait fait.Après cela, qui pouvait attendre de lui qu’il agît contre sesintérêts, et qu’il voulût faire de la grandeur d’âme ? Qu’ilstrouvent le testament, s’ils désirent tant l’avoir. Quand même ilrenoncerait à tous ses droits sur la propriété, quand même ilrenoncerait au bénéfice de tout testament fait en sa faveur, il neleur dirait pas où était le testament valable. Pourquoi lesaiderait-il dans leur embarras ?

Tous les tapis furent enlevés, tous lesmeubles déplacés, toutes les malles et toutes les boîtesexaminées ; mais il ne vint à l’esprit de personne d’ouvrirtous les livres. On était encore en juillet, et les jours étaientlongs. On chercha de six heures du matin à neuf heures du soir, etquand la nuit vint, les hommes déclarèrent qu’on avait fouillé lamaison dans tous ses recoins.

« Je pense, mademoiselle, que mon vieuxmaître l’a détruit. Il avait des absences à la fin. » C’estainsi que Mrs. Griffith exprima son opinion à Isabel.

Isabel était convaincue du contraire ;mais elle ne répliqua rien.

Que ne pouvait-elle quitter encore Llanfeareet en avoir fini avec tout cela ! Llanfeare lui était devenuodieux et éveillait en elle des pensées et des soupçons dont elleétait effrayée. Elle avait hâte d’en partir et de se laver lesmains de tout ce qui pourrait s’y passer. Elle savait pourtantcombien sa situation allait être triste. M. Apjohn lui avaitdéjà expliqué qu’il ne restait pas de fonds sur lesquels on pût luipayer le legs de son oncle. Elle avait dit à M. Brodrick,pendant son dernier séjour à Hereford, que son oncle avait pris desdispositions pour qu’elle ne fût pas à la charge de sa proprefamille. Elle devait maintenant retourner chez son père les mainsvides. Dénuée de toutes ressources, comme elle l’était,pouvait-elle penser à épouser un homme qui n’avait que le modiquerevenu de sa position ? Ne serait-ce pas une bassesse, unemauvaise action ? Tout devait être rompu entre elle etM. Owen. Si son père ne pouvait pourvoir à ses besoins, ellese placerait comme gouvernante, et si elle ne trouvait pas cetemploi, comme femme de charge. Même l’asile des pauvres lui seraitun séjour moins désagréable que Llanfeare, si Llanfeare devait êtrela propriété du cousin Henry.

M. Apjohn lui avait dit qu’elle nepourrait pas partir le mercredi, comme elle en avait eul’intention. Il revint ce jour-là à Llanfeare, et elle le vit avantqu’il procédât à l’opération pour laquelle il était venu. Ilvoulait lire le dernier testament qui avait été trouvé, et dire àceux qui assisteraient à cette lecture, qu’il se proposait, ainsique le docteur Powell, exécuteur testamentaire adjoint, d’exécuterles dispositions de ce testament, mais à la condition que, si unautre acte postérieur était trouvé dans la suite, il annuleraitcelui-ci. Quoique ce testament eût été l’occasion d’une querelleentre lui et le vieillard, celui-ci l’avait désigné comme exécuteurtestamentaire, ainsi qu’il l’avait fait toutes les fois qu’il avaitécrit ses dernières volontés. Il expliqua tout cela à Isabel danssa chambre et comprit sa répugnance à assister à la lecture del’acte.

« Cela me serait impossible, »dit-elle ; « à quoi bon d’ailleurs ? Je saisd’avance tout ce qu’il contient ? Je souffriraistrop. »

Se rappelant le peu d’importance du legs quilui était fait, et la nécessité où il serait d’expliquer que lesfonds manquaient pour le payer, M. Apjohn n’insista pas pourqu’elle fût présente.

« Je partirai demain, »dit-elle.

Il lui demanda alors s’il ne lui était paspossible de rester jusqu’au commencement de la semaine suivante,disant que sa présence pourrait être utile, lorsqu’il s’agirait deremettre définitivement l’héritage aux mains de son cousin ;mais il ne put changer son intention. « La propriété deLlanfeare va lui être délivrée, » dit-elle ; « lamaison deviendra la sienne, et il pourrait m’en chasser si cela luiplaisait.

– Il ne le ferait pas.

– Il n’aura toujours pas l’occasion de lefaire. – Je ne puis vous le dissimuler, nous ne nous aimons pas.Depuis qu’il est ici, une sorte d’aversion m’a tenue éloignée delui. Il est certain qu’il me hait, et je ne veux pas lui devoirl’hospitalité. D’ailleurs, pourquoi resterais-je ?

– Le testament ne sera pas encorevalidé.

– Il le sera un jour ou l’autre.Naturellement, mon cousin aura les clefs et sera seul maître detout. Voici les clefs. Et elle tendit à M. Apjohn plusieurstrousseaux. « Vous pourrez les lui remettre après la lecturedu testament, afin que je n’aie pas à lui parler. J’ai quelqueslivres que mon oncle m’a donnés. Mrs. Griffith les emballeraet me les enverra à Hereford – à moins qu’il n’y trouve à redire. –Quant aux autres objets qui m’appartiennent, je puis les prendreavec moi. Vous aurez la bonté de me faire envoyer une voiture quime conduise à temps au train du matin. »

Les choses furent ainsi réglées.

Lecture fut faite du testament – de cetestament que nous savons n’avoir pas été écrit le dernier, enprésence du cousin Henry, du docteur Powell et des fermiers, réuniscomme la première fois.

Cette lecture fut longue et fastidieuse. Letestateur s’étendait sur les raisons qui l’avaient déterminé àprendre de nouvelles dispositions au sujet de la propriété. Aprèsavoir longuement réfléchi, il avait pensé que la propriété devaitpasser à l’héritier mâle. Ainsi, quoique son affection pour sanièce Isabel Brodrick fût toujours aussi tendre, quoique saconfiance en elle fût toujours la même, il avait considéré comme undevoir de laisser la vieille propriété de famille à son neveu HenryJones. Puis, dans toutes les formes voulues, le testament étaitfait en faveur de son neveu. Il y avait d’autres legs ; unesomme peu considérable était attribuée à M. Apjohn lui-même, àtitre d’exécuteur testamentaire, une année de gages à chacun desserviteurs ; suivaient d’autres détails du même genre. ÀIsabel, il laissait cette somme de quatre mille livres, dont il adéjà été fait mention. Quand l’homme d’affaires eut achevé lalecture, il déclara qu’à sa connaissance, cette somme n’existaitpas. Le testateur avait pensé, sans nul doute, que ces legsseraient payés par la propriété, tandis que la propriété ne pouvaitsubir une telle charge, qu’en vertu d’un acte spécial.

« Mais, » dit-il,« M. Henry Jones, une fois devenu propriétaire, regarderaprobablement comme un devoir de régler cette affaire conformémentaux vœux de son oncle. »

Là-dessus, le cousin Henry, qui n’avait pasencore prononcé un mot depuis le commencement de la cérémonie, serépandit en promesses. Si la propriété devenait sienne, ilaviserait à ce que les désirs de son oncle fussent accomplis en cequi concernait sa chère cousine. M. Apjohn l’écouta dire, etcontinua ses explications. Quoique le testament qu’il venait delire dût être exécuté, comme s’il était l’expression des dernièresvolontés du défunt, quoique, à défaut de celui que l’on avaitinutilement cherché, il fût entièrement valable, les raisons qu’ilavait exposées le lundi précédent, et d’après lesquelles il y avaitlieu de supposer que le vieillard avait fait un autre testament,conservaient toute leur force. À ce moment, Joseph Cantor le jeunemanifesta, par une mimique expressive, sa disposition à rouvrir ladiscussion sur ce sujet ; mais il fut arrêté par les effortsréunis de son père et de l’homme de loi. Si ce testament postérieurétait trouvé, il devait être considéré comme le testament valable,à la place de celui dont lecture venait d’être donnée. Après cela,toutes les formalités ayant été dûment accomplies, M. Apjohnprit congé et retourna à Carmarthen.

Les clefs furent remises au cousin Henry, quise trouva, de fait, seigneur et maître de la maison, et possesseurde tout ce qui en dépendait. Le sommelier, Mrs. Griffith et lejardinier l’avertirent qu’ils quittaient son service. Ilsresteraient encore, s’il le désirait, pendant trois mois ;mais ils ne pensaient pas pouvoir être heureux dans la maison,maintenant que leur vieux maître était mort et queMlle Isabel allait partir. Certainement, iln’éprouva à ce moment aucune des jouissances d’une entrée enpossession. Il aurait volontiers, croyait-il, renoncé à Llanfeare,s’il avait pu faire cette renonciation avant tous les événements dudernier mois. Il aurait voulu que Llanfeare n’eût jamaisexisté.

Mais les choses étaient ce quellesétaient ; il fallait prendre un parti. Il fallait mettre lepapier dans quelque cachette plus profonde et plus sûre, ou ledétruire, ou en révéler l’existence. Il pensa qu’il pouvait jeterle livre avec le testament à la mer, quoiqu’il ne pût se résoudre àle brûler lui-même. Le livre lui appartenait maintenant ; ilpouvait en disposer à son gré. Mais ce serait folie de laisser làle papier.

Alors, il eut de nouveau la pensée que lemieux pour lui et pour Isabel serait que la propriété fût partagéeentre eux deux. À un point de vue, elle lui appartenait àlui ; elle était devenue sienne sans qu’il eût commis aucunacte frauduleux. C’est du moins ce qu’il se disait à lui-même. À unautre point de vue, elle était à Isabel, quoiqu’elle ne pûtappartenir à sa cousine qu’en vertu d’un acte de lui, qui seraitplus qu’un acte de générosité ordinaire. Le mieux était évidemmentde la partager. Mais quel autre moyen pour cela qu’unmariage ? Rien ne pouvait donner prétexte à un partage d’unautre genre, comme celui qui aurait consisté à faire une part desterres, une autre des revenus ; le fatal papier n’en seraitpas moins toujours là, entre les feuilles du livre. Tandis que siIsabel consentait à l’épouser, il trouverait, pensait-il, lecourage de détruire le testament.

Il devait voir sa cousine cette après-midi,quand ce n’eût été que pour lui dire adieu et lui promettre qu’elleaurait certainement la somme qui lui était léguée ; si celaétait possible, il toucherait un mot de l’autre affaire.

« Vous n’avez pas entendu lire letestament ? lui dit-il.

– Non, répondit-elle brusquement.

– Mais on vous en a dit lesdispositions ?

– Sans doute.

– Celle qui est relative aux quatre millelivres ?

– Il n’y a pas lieu de parler des quatremille livres ; qu’il n’en soit pas question – du moins entrevous et moi.

– Je suis venu vous annoncer, »dit-il, sans comprendre en aucune façon les sentiments d’Isabel, etmontrant, par l’altération de sa voix, qu’il croyait que cetteouverture serait favorablement accueillie, « je suis venu pourvous dire que le legs sera intégralement payé. J’y aviseraimoi-même, aussitôt que je pourrai tirer quelque argent de lapropriété.

– Ne vous inquiétez pas de cela, je vousprie, cousin Henry.

– Oh ! si, certainement, je leferai.

– Ne vous en inquiétez pas. Soyez assuréque rien au monde ne me déciderait à accepter un sou de vous.

– Et pourquoi ?

– On accepte un don de ceux qu’on aime etqu’on estime, et non de ceux qu’on méprise.

– Pourquoi me méprisez-vous ?demanda-t-il.

– Trouvez-en la raison vous-même ;mais, soyez-en bien convaincu, je mourrais de faim, que jen’accepterais rien de vous. »

Elle se leva alors et, se retirant dans sachambre, le laissa seul. Il était évident qu’Isabel n’accepteraitpas le moyen de partage auquel il avait pensé.

Chapitre 9SEUL À LLANFEARE.

Le jour qui suivit la lecture du testament,Henry Indefer Jones, Esq. de Llanfeare, comme il devait désormaisêtre appelé, fut laissé seul chez lui, sa cousine Isabel étantpartie, comme elle en avait manifesté l’intention. L’hommed’affaires n’était plus là ; le docteur et les fermiers nel’approchèrent pas ; le sommelier et la femme de charge setinrent à distance ; et ce matin-là il n’y eut sans doute pasdans la Galles du Sud d’homme plus tristement isolé que le nouveaupropriétaire de Llanfeare.

Quelle cruauté ! quelle injustice !quelle inhumanité sans précédent ! Voilà ce qu’il se redisaitsans cesse, tandis que les heures s’écoulaient, assis dans unfauteuil de la bibliothèque, les yeux fixés sur le volume desermons de Jérémie Taylor. Il n’avait rien fait de mal, serépétait-il à lui-même, il n’avait rien convoité qui ne luiappartînt pas. C’était pour complaire au désir exprès de son onclequ’il était venu à Llanfeare, qu’il avait été présenté aux fermierscomme leur futur maître, et qu’il avait pris place dans la maisoncomme héritier. Le vieillard lui avait annoncé le changement de sesintentions ; mais il ne l’avait pas annoncé à d’autres ;il n’avait pas déclaré sa volonté nouvelle aux gens de Llanfeare etne l’avait pas renvoyé à son bureau. S’il avait agi ainsi, cela eûtmieux valu. Il eût commis envers lui une grande injustice ;mais au moins, sa situation eût été réglée, et il aurait repris sontravail à Londres, sans bonheur, il est vrai, mais avec laperspective d’une vie tranquille. Mais alors il lui semblait quetoute vie lui fût impossible. Tant que le fatal papier demeureraitcaché dans le fatal volume, il ne pouvait faire autre chose que derester là assis, à le garder.

Il sentait bien qu’il lui fallait prendre lecourage de parcourir la propriété et le voisinage, de se montrer,de se mêler à la vie des habitants de la localité, quelque ennuiqu’il eût à le faire, quelque terreur qu’il dût éprouver de perdredes yeux, pour quelques moments, le papier qui faisait son malheur.Mais il ne pouvait se décider à quitter son fauteuil avant d’avoirpris un parti définitif. Il était encore en proie à d’horriblesincertitudes. Pendant toute cette première journée, il se dit àlui-même que sa résolution n’était pas encore arrêtée, qu’iln’était pas encore fixé sur la meilleure conduite à tenir. Ilpouvait dire encore qu’à un moment ou à un autre il venait detrouver le testament. S’il s’y décidait, il courrait à Carmarthenavec l’acte dans sa poche et apparaîtrait devant l’homme d’affairescomme le plus honnête des hommes, qui, aussitôt qu’il lui avait étépossible, avait rendu tout ce qui ne lui appartenait paslégitimement, et cela, malgré les mauvais procédés qu’on avait euspour lui. Il pourrait encore se donner des airs d’innocentcalomnié, restituer la propriété à la jeune femme qui l’avaitinsulté, et retourner à son bureau de Londres, demeurant, aux yeuxdes habitants du comté, le type de la grandeur d’âme, de l’honneur.Cette conduite avait pour lui un certain attrait. Il ressentaitvivement la jouissance d’imposer sa générosité à sa cousine. Ellelui avait déclaré qu’elle ne recevrait rien de ses mains, parcequ’elle le méprisait. Ce serait alors pour lui une délicieusevengeance que de la forcer à tout recevoir de ses mains. Tout lemonde saurait que c’était lui qui avait trouvé le testament – luiqui aurait pu le détruire sans courir le moindre danger d’êtredécouvert – lui qui aurait pu sans péril devenir le possesseur deLlanfeare. Il éprouverait un grand bonheur à devenir l’objet d’unetelle estime. Mais elle l’avait outragé ! Jamais lèvresn’avaient proféré de paroles plus insultantes ; jamais yeuxn’avaient exprimé semblable mépris. « On reçoit un don de ceuxqu’on aime et qu’on estime, non de ceux qu’on méprise ! »Il n’avait pas osé sur le moment relever ces paroles ; maiselles avaient été jusqu’au plus profond de son cœur ; ilhaïssait la femme qui n’avait pas craint de répondre ainsi à uneoffre généreuse.

Et puis cette pensée était toujours présente àson esprit que la justice absolue voulait que la propriété luiappartînt. Le vieillard avait fait son testament dans les formeslégales, en présence de son homme d’affaires et des témoins amenéspar l’homme d’affaires ; il avait déclaré et expliqué lesraisons qui le déterminaient à faire ce testament. On l’avaitenvoyé chercher lui, Henry, et tout le comté de Carmarthen savaitpourquoi. Puis, affaibli par la maladie, le vieillard avait changéd’idée, sous l’influence de quelque inexplicable caprice. Presquesur son lit de mort, alors que ses forces l’abandonnaient déjà etque ses facultés ne devaient plus lui permettre l’accomplissementd’un acte si important, il avait fait un écrit que la loi pouvaitrespecter, mais que l’équité, si elle était invoquée, nereconnaîtrait pas comme valable. Si le testament était détruit, cene serait que justice. Mais, quoique l’acte en son pouvoir, sesmains étaient impuissantes à le faire disparaître.

Quant à cette suppression du testament, ilavait en effet parfaitement conscience de sa faiblesse. Il n’avaitpas le courage de tirer le papier de sa cachette et de le jeter aufeu. Il ne s’était même pas demandé s’il ne prendrait pas ce parti.Les cheveux se dressaient sur sa tête, à la pensée des horriblesconséquences d’une telle action. Sentir fixés sur soi les regardsirrités de toute une cour de justice, figurer dans les journauxcomme le grand criminel du jour, entendre le verdict deculpabilité, puis la sentence, savoir qu’il serait enfermé et privéde toutes les commodités de la vie pendant le reste de sesjours ! Et puis, et puis plus tard ! Un crime commecelui-là, n’était-ce pas la damnation certaine ? Bien qu’il sedît à lui-même que l’équité voulait la destruction du testament, ilsavait bien qu’il ne pouvait se faire ainsi justice de ses propresmains.

Non, il ne pouvait détruire lui-même ledocument, dût le papier rester là pendant des années et faire pesersur sa vie comme un insupportable fardeau. Quant à cela au moins,son parti était pris. Alors même qu’il ne devrait courir aucundanger dans ce monde, et que son crime devrait échapper à tous lesyeux humains ; alors qu’il saurait n’avoir pas à redouter cejuge irrité, ce jury prêt à le condamner, cette sentenceeffroyable ; non, il ne pourrait se décider à détruire letestament. La conscience n’était pas nulle chez lui. S’il devait enarriver à commettre le crime, dès ce moment, la crainte duchâtiment éternel pèserait lourdement sur son âme, jusqu’à ce qu’ill’eût confessé et expié par cette terrible épreuve avec le juge, lejury et la sentence ! Il ne pouvait détruire letestament ; mais si le livre pouvait l’être, quel bonheur ceserait ! Le livre lui appartenait, ou plutôt luiappartiendrait dans quelques jours, quand le testament aurait étévalidé. S’il l’emportait et le précipitait dans un puits ou au fondde la mer, s’il l’enterrait profondément, il reparaîtraitcertainement, par un de ces hasards qui se produisent toujours pourjeter la lumière sur les actes ténébreux. S’il le lançait à la meraprès l’avoir entouré de papier et ficelé, après l’avoir chargéd’un poids, pour qu’il enfonçât plus sûrement, alors même, lelivre, avec son enveloppe, ses cordes et son poids, viendrait unjour ou l’autre porter témoignage contre lui. S’il l’enlevait,l’espace vide pourrait éveiller un soupçon. L’unique sûreté pourlui était de ne pas retirer le volume, et de ne pas laissersupposer qu’il eût jamais eu connaissance de ce qu’ilcontenait.

Et pourtant, si le livre restait là, ilrévélerait certainement à la fin son terrible secret. Un jourviendrait, bientôt peut-être, où le testament serait trouvé, où onle chasserait de Llanfeare, misérable comme auparavant. Uneservante pourrait le découvrir, ou quelque personne pieuse de lamaison, qui viendrait chercher dans ce livre une bonne directionreligieuse. S’il pouvait se décider à prendre un parti – à déclarerque le testament était là, afin d’éviter pour l’avenir toute unevie de malheur ! Mais pourquoi lui avait-elle dit qu’elle leméprisait, et pourquoi le vieillard l’avait-il traité avec unecruauté si peu justifiée ? Telles furent ses pensées pendanttrois ou quatre jours, durant lesquels il demeura constamment dansla bibliothèque.

Posséder Llanfeare serait une grandejouissance, s’il le possédait vraiment. Il n’y vivrait pas. Noncertainement, il n’y vivrait pas. Tous les fermiers lui avaientmontré qu’ils le méprisaient. Leur attitude à son égard avant lamort du vieillard, leurs visages, pendant que s’accomplissaient lesformalités relatives au testament, le lui avaient prouvé. Iln’avait pas osé aller à l’église le dimanche ; et, bien quepersonne ne lui eût parlé de la vie qu’il menait, il sentait qu’ontenait des propos sur son compte. Il était certain queMrs. Griffith avait raconté dans le pays qu’il ne quittait pasla chambre aux livres, et que ceux à qui elle avait parlécommençaient à se dire qu’une conduite si étrange devait avoirquelque relation avec le testament perdu. Non, il ne vivrait passans répugnance à Llanfeare ; mais, s’il pouvait louerLlanfeare, ne fût-ce qu’à un prix insignifiant, et aller jouir desrevenus a Londres, ce serait le bonheur pour lui. Et pourtantjamais homme aurait-il eu suspendue sur sa tête, attachée par unmince cheveu, l’épée de Damoclès qui menacerait la sienne, s’illouait Llanfeare et abandonnait la maison, laissant le livre, avecson contenu, sur les rayons ? Il lui semblait, tout en pensantainsi, que la vie n’était désormais possible pour lui que danscette chambre, aussi longtemps que le testament demeurerait cachédans les feuilles du volume.

Depuis le moment où il avait découvert lepapier, il avait senti la nécessité d’entrer en négociations avecles administrateurs de l’établissement auquel il était attaché àLondres. Il était commis dans une compagnie d’assurances sur lavie, dans les bénéfices de laquelle il avait un intérêt. Il luifallait naturellement soit abandonner sa place, soit retourner àson emploi. Que le propriétaire de Llanfeare fût un simple commisdans une compagnie d’assurances, c’était inadmissible. S’il entraitdéfinitivement en possession de ses revenus, la compagnieévidemment ne le reverrait plus ; mais s’il renonçait à saposition, pour perdre ensuite Llanfeare, à quelle misérablesituation il serait réduit ! Il fallait pourtant faire quelquechose. Il écrivit au directeur une lettre dans laquelle il exposaiten détail et avec assez de vérité sa situation, ne passant soussilence qu’une petite chose, la connaissance qu’il avait del’existence du dernier testament.

« Tout cela peut changer d’un moment àl’autre, écrivait-il, et ma position comme propriétaire deLlanfeare n’a rien d’assuré. Je le sens si bien que, si j’avais, ence moment, à choisir entre les deux, je conserverais ma place à lacompagnie ; mais, tenant compte de ce qu’il y ad’extraordinaire dans ma situation, peut-être les administrateursvoudront-ils bien m’accorder un délai de six mois pour prendre unparti définitif ; ils me conserveraient mon emploi, pourlequel, bien entendu, je ne recevrais aucunerétribution. »

Sûrement, pensait-il, sa résolution seraitarrêtée avant six mois. Il aurait détruit le testament, ou jeté lelivre à la mer, ou bien il aurait accompli l’acte généreux de larestitution.

La seule chose qui lui parût impossible étaitde quitter Llanfeare, pour aller vivre dans le luxe de Londres,pendant que le testament resterait caché dans le volume.

« Je pense, monsieur, que vous n’avezrien arrêté encore relativement à votre manière de vivre, »dit Mrs. Griffith, entrant dans la bibliothèque, après avoirfrappé sur la porte un coup quelque peu impérieux. Il y avait eujusque-là de rares communications entre le cousin Henry et sesdomestiques, depuis la mort du vieillard. Mrs. Griffithl’avait averti qu’elle voulait quitter son service, et il lui avaitrépondu avec irritation qu’elle pouvait s’en aller quand ellevoudrait. Depuis ce moment, elle était venue tous les jourschercher les ordres, qui avaient été assurément fort simples. Il nes’était livré à aucun luxe de nourriture ni de vin, depuis que lesclefs lui avaient été remises. Il avait dit à la femme de charge defaire préparer une cuisine simple, et c’est ce qu’elle avait fait.Il avait été dans une situation d’esprit telle que le désir ne luiétait pas venu de jouir des délices d’une bonne table. Ce livremaudit, sur le rayon d’en face, avait détruit chez lui le goût desviandes et du vin.

« Que voulez-vous savoir ?demanda-t-il.

– Une femme de charge doit savoir quelquechose, monsieur, et s’il n’y a pas de maîtresse, elle ne peuts’adresser qu’au maître. Nous vivions toujours bien tranquillesici ; mais quand on attendait quelque chose,Mlle Isabel m’en prévenait.

– Je n’attends rien, dit le cousinHenry.

– Quelqu’un doit-il meremplacer ?

– Qu’est-ce que cela peut vousfaire ? Vous pouvez partir quand il vous plaira.

– Les autres domestiques veulent s’enaller aussi. Polly ne veut pas rester, pas plus queMrs. Bridgemann. » Mrs. Bridgemann était lacuisinière.

« Ils disent qu’ils ne veulent pas vivreavec un maître qui reste toujours dans la même chambre.

– En quoi cela les regarde-t-il ? Jesuppose que je peux vivre, chez moi, dans la chambre qui meplaît. » Il parla ainsi en se forçant pour paraîtreirrité ; il sentait qu’il lui fallait accueillir avecindignation ces questions indiscrètes d’un de ses serviteurs ;mais il y avait plus de frayeur que de colère au fond de son cœur.Ainsi, on s’était demandé déjà pourquoi il restait toujours assisdans cette chambre à regarder les livres.

« C’est juste, monsieur Jones.Naturellement vous pouvez vivre comme vous le voulez, dans votrepropre maison. »

Ces derniers mots furent prononcés d’un tonsignificatif qui voulait être insolent. Tout le monde lui parlaitinsolemment.

« Eux aussi, qui ne sont pas dans leurmaison, ils peuvent vivre comme il leur plaît et se chercher uneplace. J’ai cru qu’il était de mon devoir de vous le dire ; ilne vous serait sans doute pas agréable de vous trouver un beau jourtout seul chez vous.

– Pourquoi donc tout le monde setourne-t-il contre moi ? » s’écria-t-il tout à coup,comme s’il allait éclater en pleurs.

La femme de charge, quoiqu’elle n’eût que dumépris pour son maître, fut un peu radoucie par cette manifestationde douleur. « Je ne sais pas si l’on se tourne contre vous,monsieur Jones ; mais nous étions habitués à une manièred’être si différente chez notre vieux maître ! »

– N’ont-ils pas assez à manger ?

– Si, monsieur, on a assez à manger.Pourquoi d’ailleurs vous occuperiez-vous de cela ? C’est monaffaire. Ce n’est pas à cause de la nourriture.

– Pourquoi donc alors, mistress Griffith,veulent-ils partir ?

– C’est surtout parce que vous resteztoujours ici seul, ne bougeant jamais, n’ayant jamais votre chapeausur la tête pour sortir. Naturellement, un propriétaire peut fairece qu’il veut chez lui. Rien ne l’oblige à sortir, pas même à voirses fermiers, sa propre ferme, n’importe quoi, en un mot. Il estson maître ; mais c’est mystérieux. Il n’y a rien qui soitdésagréable à ces gens-là – elle voulait parler des gens quiétaient au-dessous d’elle – comme les mystères. »

Ainsi, ils sentaient déjà qu’il y avait unmystère. Quelle folie avait été la sienne de s’enfermer et demanger dans cette chambre ! Naturellement, ils se doutaientqu’il y avait une relation entre ce mystère et le testament. Ilsétaient déjà sur la piste de la vérité ; ils avaient devinéqu’il y avait un mystère dans l’affaire de l’héritage, et que lemystère était dans cette chambre !

Il est un jeu amusant, qui demande beaucoup definesse, dans lequel un petit nombre de réponses amènent unepersonne à deviner peu à peu un mot qu’il s’agit de trouver ;il en était de son secret comme de ce mot. Il devait veiller à ceque personne ne vît son visage tourné dans la direction du rayon. Àce moment même, il changea de position pour ne pas regarder lerayon, et pensa que Mrs. Griffith avait observé son mouvementet en avait deviné la cause.

« Enfin, ils vous exprimentrespectueusement le désir de partir dans un mois. Quant à moi, jene voudrais pas causer d’ennui à l’héritier de mon vieux maître. Jeresterai tant que cela vous conviendra, monsieur Jones ; maisla maison n’est plus ce qu’elle était.

– C’est bien, mistress Griffith, »dit le cousin Henry, en s’efforçant de fixer les yeux sur un livreouvert qu’il avait entre les mains.

Chapitre 10LE COUSIN HENRY FAIT UN RÊVE

Ce qui venait de se passer entre lui etMrs. Griffith fit comprendre au cousin Henry qu’il devaitsortir et se montrer dans le voisinage. Cette femme avait eu raisonde dire que sa réclusion était mystérieuse, et le mystère étaitsurtout ce qu’il devait éviter. Il aurait dû le sentir plustôt ; il aurait dû y penser lui-même et prévenir lesremontrances d’une domestique. Maintenant, il ne pouvait queréparer cette faute par sa conduite future, et tâcher de détruireles soupçons qui avaient pu naître. À peine Mrs. Griffithl’avait-elle quitté qu’il se prépara à sortir. Mais il pensa qu’ilne devait pas paraître céder sur-le-champ aux avis d’uneservante ; il s’assit de nouveau et remit au lendemain ou ausurlendemain la visite qu’il avait eu l’idée de faire à l’un desfermiers. Il s’assit, mais en tournant le dos au rayon, de peurque, par la fenêtre, on n’épiât son attitude.

Le lendemain matin une lettre deM. Apjohn lui fournit l’occasion de sa première sortie. Ilfallait que la déclaration relative au testament fût faite devantun certain fonctionnaire, à Carmarthen ; et, comme les piècesnécessaires avaient été préparées dans les bureaux de l’hommed’affaires, le cousin Henry était invité à se rendre à Carmarthenpour l’accomplissement de cette formalité. Immédiatement après, ildevait être mis en pleine possession de la propriété.M. Apjohn l’informa aussi qu’il avait préparé l’acte parlequel la propriété devait être chargée des quatre mille livresattribuées par le vieillard à Isabel. Le cousin Henry s’engageait àlui payer deux cents livres par an pendant les deux premièresannées, et, après ce temps, à lui compléter la somme. C’était uneoccasion de quitter la maison et d’aller jusqu’à Carmarthen. Ilavait à sa disposition les chevaux et la voiture dans laquelle onpromenait le vieillard dans la propriété, et le vieux cocher, quiservait dans la maison depuis vingt ans. Il donna ses ordres, etrecommanda que les chevaux fussent attelés à deux heures, pour êtreexact au rendez-vous que l’homme d’affaires lui avait donné pourtrois heures. Il envoya l’ordre à l’écurie par le sommelier, et, enle donnant, il sentit combien il lui était difficile de prendre leton naturel d’un maître qui parle à ses serviteurs.

« La voiture ? monsieur, » ditle sommelier stupéfait. Le propriétaire de Llanfeare dut alorsexpliquer à son domestique qu’il devait aller voir son hommed’affaires à Carmarthen.

Prendrait-il ou ne prendrait-il pas le livreavec lui ? C’était un fort volume, qu’il n’était pas facile decacher dans une poche. Il pouvait sans doute emporter un livre aveclui, pour le lire dans la voiture ; mais alors, lesdomestiques remarqueraient quel livre il avait choisi. Il compritbientôt que le volume devait rester à sa place. Il pouvait prendrele testament et le tenir, à l’abri de tous les regards, dans lapoche de sa redingote. Mais tirer le testament de sa cachette, legarder sur lui, à moins que ce ne fût avec l’intention d’en révélerimmédiatement l’existence, ce serait là, pensait-il, entrer dans lavoie du crime. Ce serait agir que d’enlever le testament du livreoù l’avait laissé le vieillard, et sa sûreté exigeait qu’ildemeurât absolument passif. S’il avait une attaque d’apoplexie,s’il tombait et se blessait, et que le papier fût trouvé sur sapersonne ? Il y aurait alors une intervention de la police, ilserait emprisonné, il aurait, à entendre les cris d’indignation dela foule, à baisser les yeux devant le regard menaçant dujuge ; puis, après une sentence bientôt rendue, à passer touteune vie maudite au milieu des voleurs et des criminels ! Alorsrésonnerait à son oreille le commandement de Dieu : « Tune déroberas point ! » Le remords l’accablerait à jamais.Mais ne point parler du testament, n’y pas toucher, n’être enaucune façon responsable de la place qu’il occupait là, sur lerayon, ce n’était pas voler. Jusqu’alors l’idée qu’il commît un« crime » n’avait pas pénétré dans sa conscience. Mais ceserait un crime d’avoir le testament dans sa poche, à moins que cene fût pour en révéler généreusement l’existence, pensée qu’ilavait eue si souvent.

Quelques minutes après deux heures, il quittala chambre, non sans pouvoir s’empêcher de jeter un rapide regardvers le livre. Il était là, à sa place. Oh ! qu’il leconnaissait bien ce livre ! Il y avait, en bas, sur le dos dela reliure, une petite tache qui y avait été faite par accident.Pour lui, cette tache distinguait le volume entre mille autres. Illui semblait presque prodigieux qu’une tache d’un aspect siparticulier n’eût pas tout d’abord signalé le livre, dans lesrecherches qui avaient été faites. Mais il était là, il le laissa,exposé à la chance d’une découverte. Qu’on fondît sur le volume,aussitôt après sa sortie de la chambre, on ne pourrait pasl’accuser, lui Henry, parce qu’un livre contenait un testament.

Il alla à Carmarthen, et là son courage futsoumis à une terrible épreuve. Il avait à déclarer devant unmagistrat que, à sa connaissance, le testament qui allait êtrevalidé était le dernier qu’eût fait Indefer Jones. SiM. Apjohn l’eût averti dans sa lettre de la formalité qu’ilaurait à accomplir, il aurait trouvé le moyen de s’éviter la fauted’un si coupable mensonge ; il aurait eu le temps de méditeret de prendre une résolution. Si M. Apjohn lui avait dit, àson arrivée, ce qu’on allait exiger de lui, avant le moment décisifil aurait pu réfléchir un instant, et cette hésitation, en présencede l’homme d’affaires, aurait fait connaître sur-le-champ lavérité. Mais il fut conduit devant le magistrat dans une complèteignorance de la nécessité où il allait être de mentir ; et,avant qu’il pût réunir ses idées, la fausse déclaration étaitfaite.

« Vous comprenez, monsieur Jones, »dit l’homme d’affaires en présence du magistrat, « que, dansnotre pensée, il est toujours possible qu’on trouve un testamentpostérieur.

– Je le comprends, grogna lemalheureux.

– Il est bon que vous ne perdiez pas devue cette éventualité, » dit d’un ton sévère M. Apjohn,« dans votre intérêt, bien entendu. »

Ce fut tout sur ce sujet. On lui donnait àcomprendre que Llanfeare était alors en sa possession, mais qu’ilétait possible qu’il en fût dépouillé dans la suite.

On traita ensuite de l’affaire de la charge àmettre sur la propriété en faveur d’Isabel. Les actes étaientprêts : il n’y manquait que la signature du nouveaupropriétaire.

« Mais elle a refusé de recevoir un soude moi, » dit Henry, en hésitant au moment de signer.Rendons-lui la justice de dire que, malgré sa haine pour sacousine, il n’hésitait pas à lui donner cette somme. Pour ce qui leconcernait, il lui assurait volontiers les quatre mille livres.

L’homme d’affaires ne comprit pas la pensée deson client. « J’aurais cru, monsieur Jones, » dit-il avecun redoublement de sévérité « que vous vous seriez fait undevoir de restituer à votre cousine l’argent dépensé par votreoncle pour acheter une terre qui vous appartient aujourd’hui.

– Eh ! qu’y puis-je faire, si ellene veut pas le recevoir ?

– Ne pas le recevoir ? Ce seraitabsurde. Dans une affaire de cette importance, elle seranaturellement guidée par son père. Elle ne vous devra pas pour celade reconnaissance. L’argent doit être considéré comme luiappartenant, et vous ne ferez que lui restituer ce qui estréellement à elle.

– J’y consens très volontiers. Je n’y aifait aucune difficulté, monsieur Apjohn. Je ne comprends paspourquoi vous me parlez sur ce ton, comme si j’avais hésité uninstant. » Néanmoins, le regard de l’homme d’affaires restasévère, sévère aussi le ton avec lequel il parla au pauvre garçonquand il quitta les bureaux. Il était bien malheureux ! Ilétait si évident pour lui que tout le monde le soupçonnait. Ilétait prêt à retirer de sa poche une grosse somme d’argent pour ladonner à sa cousine, qui l’avait insulté, à signer avecempressement l’acte, au moment où on le lui présentait, et sa bonnevolonté était récompensée par des paroles sévères et desreproches ! Oh ! maudit testament ! Pourquoi sononcle l’avait-il arraché au calme et au bien-être de son anciennevie de Londres ?

Quand il rentra dans la bibliothèque, ils’assura que le volume n’avait pas été touché. Il n’était pas toutà fait sur la même ligne que les deux livres voisins ; ilétait plus enfoncé d’un demi-centimètre. Henry l’avait siattentivement observé qu’il était impossible qu’il ne vît pas sil’on était allé au rayon. Il ne s’approcha pas ; il put voirde la table que le livre n’avait pas été déplacé. Il prit alors larésolution de ne plus le regarder, à moins qu’il ne se décidât àrévéler ce qu’il contenait. Son cou s’endolorit par les effortsqu’il fit pour le tenir immobile.

Cette nuit, il écrivit la lettre suivante à sacousine :

« Ma chère Isabel,

« Je suis allé aujourd’hui à Carmarthen,et, en présence de M. Apjohn, j’ai signé un acte par lequelune charge de quatre mille livres, en votre faveur, est mise sur lapropriété, il a établi que vous aviez tout droit à recevoir cetargent, et j’ai été de son avis. Je n’ai jamais hésité là-dessus,depuis la lecture du testament de mon oncle. L’agent qui reçoit lesrentes vous remettra cent livres tous les six mois, pendant lesdeux années suivantes. Après ce temps, j’aurai pu réaliser del’argent, et vous serez complètement payée.

« Vous n’avez pas à considérer ce que jefais comme une faveur. J’ai parfaitement compris ce que vous m’avezdit. Je ne le méritais pas, je pense, et, après tout ce que m’afait souffrir cette affaire de testament, vos paroles ont été biencruelles. Ce n’est pas ma faute si mon oncle a changé plusieursfois ses intentions. Je ne lui ai jamais demandé la propriété. Jene suis venu à Llanfeare que sur son appel. Je n’ai pris possessionde la propriété que quand M. Apjohn m’a dit de le faire. Sij’ai pu vous être désagréable, ce n’est pas par ma faute. Je croisque vous devriez avoir quelques remords de ce que vous m’avez ditsitôt après la mort de notre vieil oncle !

« Mais tout cela n’a rien à faire avecl’argent, que, naturellement, vous voudrez bien recevoir. Quant àmoi, je ne crois pas que je continue à habiter Llanfeare. J’y suiscomme dans un nid de guêpes que mon oncle aurait excitées contremoi, je ne sais pourquoi. S’il vous plaisait d’y revenir vivrecomme propriétaire, sauf à me payer une certaine somme sur lesrevenus, vous seriez bienvenue à le faire. Je vous parle trèssérieusement ; pensez-y de même.

« Votre bien dévoué,

« Henry Jones »

Sa résolution au sujet du payement des quatremille livres était déjà prise quand il était revenu deCarmarthen ; mais ce ne fut que quand il eut la plume à lamain, et qu’il eut écrit le paragraphe où il se plaignait à Isabelde sa cruauté, qu’il pensa à lui faire l’offre de résider àLlanfeare. L’idée traversa rapidement son esprit et fut,sur-le-champ, mise à exécution. Qu’elle vînt à Llanfeare, qu’elle yvécût, qu’elle trouvât le testament elle-même, si cela luiplaisait. Si elle était portée aux lectures pieuses, elle aurait sarécompense. Cette conduite montrerait au moins à tout le mondequ’il n’avait peur de rien. Il resterait, pensait-il, à son bureau,si la chose pouvait s’arranger ; il abandonnerait le vaintitre de seigneur de Llanfeare, et vivrait avec tout le confortableque lui permettrait le revenu qui lui serait fait sur les rentes,jusqu’à ce que le papier fût trouvé. Tel était son dernier plan, etla lettre qui contenait la proposition fut mise à la poste.

Le lendemain, il sentit de nouveau le besoinde parcourir le voisinage, afin de faire évanouir peu à peu lessoupçons qu’avait pu faire naître sa vie mystérieuse, et il sortitpour se promener. Il descendit vers les falaises et s’assit, lesyeux fixés sur la mer. Il pensait toujours au livre. Oh ! sice livre pouvait être au plus profond de la mer, être englouti àjamais, sans que ce fût sa main qui le précipitât ! Et ildemeurait là immobile, attendant qu’il se fût écoulé un assez longtemps depuis sa sortie de la maison. Peu à peu il s’endormit et fitun rêve. Il rêva qu’il était seul dans une barque, le livre cachésous le banc, et qu’il ramait vers la haute mer, jusqu’au moment oùil pouvait être devenu invisible du rivage. Alors, il levait lelivre et allait se décharger pour toujours du poids qui l’accablait– quand arriva à la nage un homme vigoureux. L’homme observaitfixement tous ses mouvements ; il ne jeta pas le livre, et ilreconnut dans le nageur le jeune Joseph Cantor, qui avait sirésolument soutenu qu’un autre testament avait été fait.

La vision ne s’était pas encore dissipée,qu’il fut éveillé soudain, soit par un attouchement, soit par unson ; il ne put s’en rendre compte. Il leva les yeux etreconnut le jeune homme qu’il avait vu nager vers lui dans la mer.Le terrain sur lequel il était dépendait de la ferme du vieuxCantor, et la présence du fils n’aurait rien eu qui pût lesurprendre, s’il avait un peu réfléchi. Mais il lui semblait que lenouveau venu avait lu toutes ses pensées, et parfaitementinterprété le songe qu’il venait lui-même de faire.

« C’est vous, monsieur ? dit lejeune homme.

– Oui, c’est moi, dit le cousin Henry,tremblant encore sur le gazon où il était couché.

– Je ne savais pas que vous étiez ici,monsieur, je ne savais pas que vous y vinssiez jamais. Bonjour,monsieur. » Et le jeune homme s’en alla, ne se souciant pas deprolonger la conversation avec un maître qui était si peu selon songoût.

Henry rentra chez lui, toujours sousl’impression de son rêve. Le lendemain matin, il se décida à faireun nouvel effort et à vivre de la vie de tout le monde. Il sortit,prit la route qui, en passant le long de l’église, conduisait à lacrique, et, à deux milles de chez lui, arriva à la ferme de Coed,chez John Griffiths, celui des fermiers qui occupait le plus deterres. Il trouva John à la porte de son jardin, et, ayant cruremarquer qu’il était plus poli et mieux élevé que les autresfermiers en présence desquels il s’était déjà trouvé, il entra enconversation avec lui.

« Oui, monsieur, » dit JohnGriffiths, « c’est une belle journée ; les récoltespromettent d’être bonnes. Voulez-vous entrer et voir mafemme ? Vous lui ferez honneur. »

Le cousin Henry entra dans la maison et ditquelques mots à la fermière, qui ne fut pas, d’ailleurs,particulièrement gracieuse dans l’accueil qu’elle lui fit. Iln’avait pas le don de se faire bien venir des personnes de cetteclasse, et il en avait conscience. Mais enfin, il avait faitquelque chose ; il avait montré qu’il n’avait pas peurd’entrer chez un de ses fermiers. Quand il se retira, le fermier lesuivit jusqu’à la porte, et, voulant lui donner un avis amical etutile :

« Vous devriez faire quelque chose,monsieur, des terrains enclos qui sont entre les plantations dejeunes arbrisseaux et la route.

– Sans doute, monsieur Griffiths ;mais je ne suis pas fermier.

– Louez-les alors, monsieur. WilliamGriffiths sera bien content de vous en payer le fermage. Notrevieux maître n’aimait pas que sa terre passât dans d’autres mains.Dans les dernières années, il ne s’est pas occupé d’améliorer sapropriété ; mais c’est différent maintenant.

– Oui, c’est différent maintenant. Je necrois pas que je vive ici, monsieur Griffiths.

– Vous ne vivriez pas àLlanfeare ?

– Je ne le crois pas. Je ne suis pas faitpour vivre ici. Ce n’est pas ma faute ; mais, je le vois bien,on ne m’aime pas ici. » Et il s’efforçait de rire.

« On vous aimera, monsieur, si vousfaites votre devoir, si vous êtes bon pour les gens, si vous nedemandez que ce qui vous est dû. Mais peut-être n’aimez-vous pas lacampagne ?

– Il ne m’est pas agréable de vivre là oùl’on ne m’aime pas, monsieur Griffiths ; voilà la vérité.

– Qui viendra à votre place, si j’osevous le demander ?

– Miss Brodrick, si elle veut. Ce n’estpas moi qui ai demandé à mon oncle de venir ici.

– Mais ce n’est pas elle qui doit avoirla propriété ?

– Non, sans doute, pas lapropriété ; du moins, je le suppose. Mais elle aura la maison,les jardins et les terres qui dépendent immédiatement de la maison.Elle gouvernera les choses comme elle l’entendra, en partageant lesrevenus avec moi. Je lui en ai fait la proposition, mais je ne puisdire si elle l’acceptera. En attendant, si vous voulez venir mevoir de temps en temps, vous me ferez plaisir. Je ne sais pas quelmal j’ai pu faire, pour que l’on m’évite ainsi. »

Le fermier Griffiths répondit avecempressement qu’à l’occasion il irait le voir.

Chapitre 11ISABEL À HEREFORD

Isabel était à peine à Hereford depuisquelques heures, que son père, comme cela était naturel, lui parlade la propriété et de la clause qui lui était relative dans letestament qui venait d’être enfin validé. Il faut dire qu’Isabelétait reçue dans la maison un peu comme une étrangère. Sabelle-mère ne désirait nullement sa présence, ses frères et sœursla désiraient à peine, et son père lui-même n’avait pas vivementsouhaité sa venue. Elle et sa belle-mère ne s’étaient jamaisbeaucoup aimées. Isabel était intelligente ; elle avaitl’esprit élevé, mais un caractère énergique, impérieux, quelquefoisrude. On peut dire qu’elle était de tous points une femmedistinguée. On n’en pouvait pas dire autant de la secondeMrs. Brodrick ; et, telle était la mère, tels étaient lesenfants. Le père était de bonne naissance et de bonneéducation ; mais son second mariage l’avait fait un peudéchoir de sa condition, et il s’était mis au niveau de sasituation nouvelle. Plusieurs enfants étaient nés, et la familles’était accrue plus vite que le revenu. Aussi l’avoué n’était-ilpas riche. Tel était l’intérieur qu’Isabel avait été appelée àquitter, quelques années auparavant, pour aller vivre à Llanfearecomme l’enfant chérie de son oncle. Là, sa vie avait été biendifférente de celle que l’on menait à Hereford. Elle avait vu peude monde, mais elle était devenue l’objet d’une grandeconsidération, presque d’une sorte de culte, de la part de ceux quil’entouraient. Elle devait être, elle méritait d’être la dame deLlanfeare. Tous les fermiers l’avaient estimée et aimée. Sur lesserviteurs, elle avait toute autorité. Même à Carmarthen, quandelle y paraissait, on la regardait comme l’héritière reconnue, quidevait, avant peu, être maîtresse de Llanfeare. On disait d’elle,avec raison, qu’elle avait de grandes qualités. Elle étaitcharitable, soucieuse de ce qui intéressait les autres, oublieused’elle-même ; elle accomplissait scrupuleusement tous sesdevoirs, par-dessus tout elle montrait à son oncle une affectiontoujours attentive. Mais elle était devenue impérieuse et étaitportée à imposer aux autres, sinon la conduite qu’ils devaienttenir, du moins ses idées. Elle avait beaucoup vécu au milieu deslivres, et c’était un bonheur pour elle de contempler la mer, unvolume de poésies à la main, jouissant dans toute leur plénitudedes dons de l’intelligence qu’elle avait si largement reçus. Elleavait peut-être appris à connaître trop bien sa supériorité, etelle était quelque peu disposée à mépriser les plaisirs d’un ordremoins élevé, auxquels les autres se livraient. Le changement de laposition augmenta plutôt qu’il ne corrigea ces faiblesses. Dans sonabsolue pauvreté – car elle voulait que sa pauvreté demeurâtabsolue –, elle ne pourrait se faire et se maintenir unesupériorité que par son mérite personnel. Elle décida que, si elleétait réduite à vivre dans la maison de son père, elle rempliraittous ses devoirs à l’égard de sa belle-mère et de ses sœurs. Elleleur serait utile autant qu’il serait en son pouvoir ; mais illui serait impossible de jouer avec les jeunes filles et debavarder avec Mrs. Brodrick. Tant qu’il y aurait un ouvrage àfaire, elle le ferait, si pénible, si vulgaire, si révoltant qu’ilfût ; mais, une fois son travail achevé, elle irait retrouverses livres.

On comprendra que, avec cette humeur et cesidées, il devait lui être bien difficile de se rendre heureuse, oude contribuer au bonheur des autres, dans la maison de son père. Etpuis, il y avait cette terrible question d’argent. Dans sa dernièrevisite à Hereford, elle avait dit à son père que, bien qu’elle nedût plus être l’héritière de Llanfeare, il lui reviendrait unesomme d’argent qui l’empêcherait d’être un fardeau pour la famille.Maintenant, tout était changé. Si son père ne pouvait l’entretenir,ou ne le faisait que de mauvaise grâce, elle était décidée àsupporter les plus dures privations : mais elle n’accepteraitjamais un don de son cousin. Un acte avait été accompli, elle enétait convaincue, acte criminel, et le coupable était son cousinHenry. Elle seule avait entendu les dernières paroles de son oncle,et elle avait observé attentivement la contenance de l’héritierpendant la lecture du testament. Son opinion était arrêtée. Sonpère aurait beau dire, sa belle-mère aurait beau la regarder avecdes yeux où se lirait l’avidité, rien ne ferait : ellen’accepterait pas un sou de son cousin. Dût-elle mourir de faimdans les rues, elle ne prendrait pas un morceau de pain des mainsde son cousin Henry.

Elle fut la première à parler de l’héritage,le lendemain de son arrivée. « Papa, dit-elle, il n’y a rienpour moi. »

M. Apjohn, dévoué aux intérêts de lafamille, avait écrit à M. Brodrick pour lui exposer toutel’affaire ; il lui avait parlé du legs de quatre mille livres,en disant qu’il n’y avait pas de fonds sur lesquels on pût prendrelibrement cette somme, mais que, étant données les circonstancesdans lesquelles il héritait, il n’était pas possible queM. Henry Jones ne se déclarât pas responsable du payement dece legs. Puis était arrivée une nouvelle lettre, annonçant quel’héritier prenait en effet cet engagement.

« Si, Isabel, il y aura quelque chosepour vous, » dit son père.

Elle sentit alors que la lutte allaitcommencer, et elle résolut de la soutenir. « Non, papa, pas unsou.

– Si, ma chérie, si, » dit-il ensouriant. « J’ai reçu un avis de M. Apjohn et je suis aucourant de tout. L’argent, sans doute, n’est pas encoredisponible ; mais votre cousin est tout prêt à charger lapropriété de cette somme. D’ailleurs, il ne pouvait faireautrement. Personne ne lui parlerait, s’il avait l’âme assez vilepour s’y refuser. Je n’ai pas une haute opinion de votre cousinHenry, mais, si peu estimable qu’il me semble être, il ne pouvaits’abaisser à une semblable conduite. Il n’a pas assez de couragepour commettre une telle vilenie.

« J’en aurai assez, moi, »dit-elle.

– Que voulez-vous dire ?…

– Oh, papa, ne vous fâchez pas contremoi ! Rien, rien ne pourra me décider à recevoir l’argent demon cousin Henry.

– Ce sera votre argent, oui, de l’argentà vous, d’après le testament de votre oncle. C’est la somme qu’ilvous a attribuée lui-même.

– Oui, papa ; mais mon oncle Indeferne pouvait donner cet argent : il ne l’avait pas. Ni vous, nimoi n’avons le droit de lui en vouloir ; il voulait faire pourle mieux.

– Je lui en veux, » dit avecirritation l’avoué, parce qu’il vous a trompée, et qu’il m’a trompéau sujet de la propriété.

– Jamais il n’a trompé personne, il neconnaissait pas le mensonge.

– Il ne s’agit pas de celamaintenant, » dit le père. « Il vous donne une légèrecompensation, vous devez l’accepter ; cela ne peut pas êtremis en question.

– Cela peut être et doit être mis enquestion. Je n’accepte pas cet argent. Si mon séjour chez vous estla cause d’une dépense trop forte pour votre revenu, jepartirai.

– Où irez-vous ?

– Peu m’importe. Je gagnerai mon pain. Sije ne le peux pas, je vivrai plus volontiers encore dans un asilede pauvres que je n’accepterai l’argent de mon cousin.

– Qu’a-t-il donc fait ?

– Je ne sais pas.

– Comme M. Apjohn l’établit fortnettement, il n’est pas question de reconnaissance de votrepart : vous n’acceptez rien ; vous recevez ce que votrecousin doit vous payer. Il serait vil au-delà de toute expression,s’il ne le faisait pas.

– Il est vil au-delà de touteexpression.

– Pas dans cette circonstance, au moins.Il agit de très bonne grâce. Vous n’aurez qu’à signer un reçu deuxfois par an, jusqu’à ce que la somme entière ait été versée.

– Je ne signerai rien qui soit relatif àcet argent ; je ne prendrai rien.

– Mais pourquoi cela ? qu’a-t-ilfait ?

– Je n’en sais rien. Je ne dis pas qu’ilait fait quelque chose. J’aime mieux ne pas parler de lui. Necroyez pas, je vous prie, papa, que je convoite la propriété et queje sois malheureuse de ne l’avoir pas. S’il avait plu à mon oncleet aux fermiers, s’il s’était montré un homme, je me serais réjouiede le voir à Llanfeare. Je crois que mon oncle avait raison devouloir un héritier mâle. J’en aurais fait autant, à sa place.

– Il a eu tort, et sa conduite a étécoupable, après ses promesses.

– Il ne m’avait fait aucune promesse, uneinsinuation seulement ; il avait conservé toute sa libertéd’action. Il est d’ailleurs inutile de parler du passé. Mon cousinHenry est propriétaire de Llanfeare, et de lui, propriétaire deLlanfeare, je n’accepterai rien. Mourrais-je de faim dans la rue,je ne prendrais pas une croûte de pain de sa main. »

Bien des fois cette conversation fut reprise,et toujours avec le même résultat. Il s’était établi unecorrespondance entre les deux hommes de loi, et M. Apjohn eutla pensée de demander au propriétaire de Llanfeare la permission depayer l’argent sur un reçu, non de la fille, mais du père. Isabelle sut ; elle déclara que, si l’on agissait ainsi, elle étaitdéterminée à sortir de chez son père. Elle partirait, sans savoirmême où elle irait. Elle ne voulait pas que l’on arrangeât leschoses de telle manière, qu’en réalité ce fût l’argent du cousinHenry qui fournît à ses dépenses.

Ainsi, dès son arrivée, Isabel ne fut pasheureuse chez son père. Sa belle-mère lui parlait à peine, et lesjeunes filles comprenaient qu’on lui en voulait. Il y avait bien làM. Owen, qui désirait ardemment, la belle-mère ne l’ignoraitpas, prendre Isabel pour femme et les débarrasser ainsi d’unfardeau ; avec les quatre mille livres, il pouvait sans doutelui faire un intérieur confortable. Mais la chose lui étaitdifficile, si quelques ressources nouvelles ne venaient pointgrossir son modeste revenu. Quand même M. Owen aurait lagénérosité d’épouser Isabel sans aucune fortune, et justifieraitainsi le nom de « bon M. Owen » que lui donnaitMrs. Brodrick en parlant de lui avec ses filles, il était plusflatteur d’avoir en lui un parent pourvu d’une jolie fortune. PourMrs. Brodrick, ce refus d’Isabel était absolumentinintelligible. Plus le cousin Henry était ladre, plus il y auraitde plaisir à tirer de lui de l’argent. Refuser un legs parce qu’iln’était pas régulier était, pour elle, un acte de folie. Si l’onavait refusé le payement de ce legs, à cause de son irrégularité,il y aurait eu de quoi avoir le cœur brisé ; mais que l’on fîtde cette irrégularité un motif de refus, elle ne pouvait ledigérer. Si elle avait pu faire à sa guise, elle aurait eu bien duplaisir à raisonner à coups de fouet son excentrique belle-fille.Isabel n’était donc pas heureuse chez son père.

À ce moment, M. Owen n’était pas àHereford ; il était allé passer ses vacances sur le continent.Chez tous les Brodrick, il n’y avait pas l’ombre d’un doute qu’iln’épousât Isabel dès son retour, et qu’il ne fût toujours le« bon M. Owen ». Mais quelle différence entre unbeau-frère assez riche pour être généreux envers sa nouvellefamille, et un beau-frère réduit à la plus stricte économie !Refuser, même avoir l’idée de refuser ces quatre bonnes millelivres, c’était un crime contre l’époux aux mains duquel le mariagedevait les faire passer. Voilà comment Mrs. Brodrickconsidérait la chose. M. Brodrick lui-même voyait chez safille un entêtement qui l’attristait profondément. Quant à Isabel,elle avait sa manière à elle d’envisager la situation. Elle étaitaussi fermement résolue à ne pas épouser M. Owen qu’à ne pasaccepter l’argent de son cousin ; – du moins, elle y étaitpresque aussi fermement résolue.

C’est à ce moment qu’elle reçut la lettre ducousin Henry, dans laquelle deux points s’imposaient à sesréflexions. D’abord, la proposition d’aller à Llanfeare et d’yvivre comme propriétaire de la maison. Cette offre ne demandait pasune longue considération. Il ne pouvait être question del’accepter, et Isabel n’y arrêta sa pensée que parce qu’elle luimontrait combien rapidement son cousin avait réussi à se rendreodieux dans le pays. Son oncle, écrivait-il, avait fait deLlanfeare un nid de guêpes pour lui. Isabel se disait qu’ellesavait bien pourquoi Llanfeare était pour lui un nid de guêpes. Àqui cet être lâche, vil, malhonnête, pouvait-il ne pas êtreodieux ? Elle le comprenait fort bien.

Il y avait un second point, sur lequel ellemédita plus longtemps.

« Il me semble que vous devriez rougir dece que vous m’avez dit, sitôt après la mort de notreoncle. »

Elle resta longtemps à réfléchir sur cesparoles, se demandant s’il avait raison, si elle devait se repentirde la dureté qu’elle lui avait montrée. Elle se rappelait bien cequ’elle avait dit : « On accepte un don de ceux que l’onaime, mais non de ceux qu’on méprise. »

C’étaient de dures paroles, qui ne pouvaientse justifier que si la conduite de son cousin avait été en effet,digne d’un profond mépris. Ce n’était pas parce que le pauvregarçon avait montré peu d’énergie, parce qu’il avait attristé lesderniers jours de son oncle, en lui faisant voir qu’il étaitdépourvu de tout sentiment généreux, parce qu’il avait étéabsolument différent de ce que devait être, selon elle, le maîtrede Llanfeare, qu’elle lui avait répondu par ces parolesécrasantes : c’était parce que, à ce moment, elle l’avait crumille fois pire que tout cela.

Fondant son aversion sur la preuve qu’elleavait, ou qu’elle croyait avoir, elle avait, dans sa pensée,formulé contre lui une terrible accusation. Elle ne pouvait luidire en face qu’il avait dérobé le testament, elle ne pouvaitl’accuser d’un crime, mais elle avait employé, aussitôt qu’elless’étaient présentées à son esprit, les expressions les plus propresà faire comprendre à son cousin qu’il était, dans son estime, aussibas qu’un criminel. Et cela, elle l’avait fait au moment où ils’efforçait d’accomplir ce qu’on lui avait présenté comme undevoir. Maintenant, il lui marquait son irritation et lui faisaitde vifs reproches, ce qui était bien naturel de la part d’un hommesi cruellement injurié.

Elle le haïssait, elle le méprisait, et, dansson cœur, le condamnait. Elle croyait toujours qu’il avait étécoupable. S’il ne l’avait pas été, des gouttes de sueur n’auraientpas coulé sur son front ; il n’aurait pas passé soudainementde la rougeur à la pâleur, de la pâleur à la rougeur ; iln’aurait pas tremblé quand elle le regardait en face. Il n’auraitpas été aussi absolument lâche, s’il ne s’était senti coupable. Etpourtant, sa raison si droite le lui faisait voir – maintenantqu’elle n’était, plus sous l’empire de la passion : – ellen’avait pas eu le droit de l’accuser en face. S’il était coupable,c’était à d’autres à le découvrir, à reprocher au misérable sonacte criminel. C’était son devoir à elle, comme maîtresse demaison, comme nièce de son oncle, de le recevoir chez son oncle àtitre d’héritier de leur parent commun. Mais aucun devoir nepouvait l’obliger à éprouver de l’amour pour lui ; ce n’étaitpas pour elle un devoir d’accepter même son amitié. Elle sentaitpourtant qu’elle avait mal agi en l’insultant. Elle avait honte den’avoir pas su cacher ses sentiments, et de lui avoir permisd’attribuer son irritation au dépit d’avoir perdu la fortune de sononcle. Elle lui écrivit la lettre suivante :

« Mon cher Henry,

« Ne prenez aucune mesure relativement àl’argent ; je suis absolument décidée à ne pas l’accepter.J’espère qu’on ne l’enverra pas, et qu’on ne me donnera pas ainsil’embarras de le renvoyer. Il ne pourrait me convenir d’habiter àLlanfeare. Je n’aurais pas de quoi y vivre, sans parler desdomestiques. La chose est donc hors de question. Vous me dites queje devrais avoir honte de vous avoir adressé certainesparoles : j’aurais dû, en effet, ne pas vous les dire. J’ensuis honteuse et vous envoie mes excuses.

« Votre dévouée,

« Isabel Brodrick. »

Le lecteur comprendra peut-être combien Isabeldut souffrir en écrivant ces lignes ; mais le cousin Henry nele comprit pas du tout.

Chapitre 12M. OWEN

Isabel passa à Hereford quatre semaines bientristes avant le retour de M. Owen. La perspective de ceretour ne diminuait en rien sa peine et ses embarras. Elleconnaissait parfaitement la position de fortune de M. Owen, etse disait à elle-même qu’il aurait tort de se marier avec si peu deressources. Quant à elle-même, elle ne se reconnaissait pas lesqualités nécessaires à une femme qui épouse un mari pauvre. Elle secroyait capable de mourir de faim sans se plaindre, si elle y étaitréduite. Elle se croyait capable de travailler depuis le matinjusqu’à la nuit, et cela, pendant des semaines et des mois, sanslaisser voir ni fatigue, ni ennui ; mais elle ne se croyaitpas femme à montrer un visage toujours souriant à un mari portantdes habits usés, ni à partager, avec cette tendresse naturelle quene diminue pas le souci de la pauvreté, une nourriture à peinesuffisante entre des enfants nombreux. Mourir et en finir, sic’était possible, voilà le seul remède à ses maux auquel ellepensât pour le moment. Aussi ne se sentait-elle pas consolée parcette arrivée prochaine de l’homme qui l’aimait, et dont ses jeunessœurs lui parlaient sans cesse. Elle avait refusé M. Owenquand elle occupait la haute position d’héritière de Llanfeare,refusé, sans doute, pour obéir à la volonté de son oncle, et nonpour donner satisfaction à ses propres sentiments ; mais ellel’avait refusé. Dans la suite, quand elle avait cru que, d’après letestament, elle recevrait une certaine somme d’argent, elle avaitpu revenir, en elle-même, sur son refus, et considérer de nouveauquelle conduite elle tiendrait. Si cette somme était assezconsidérable pour qu’en épousant M. Owen elle apportâtl’aisance dans son intérieur, loin d’être une charge pour son mari,ce serait peut-être son devoir de l’épouser, puisqu’elle l’aimaitde tout son cœur et avait l’assurance d’être aimée par lui. Mêmeainsi, il y aurait toujours eu contre le mariage cette grosseobjection qu’elle l’avait refusé quand elle était une grande dame.Mais maintenant, il n’y avait pas d’hésitation possible.Pourrait-elle, elle qui l’avait refusé parce qu’elle étaitl’héritière de son oncle, et pour cette seule raison, pouvait-elle,maintenant qu’elle était pauvre, accepter d’être une charge pourlui ? Il serait, sans nul doute, assez généreux pourrenouveler sa proposition. Elle connaissait bien la noblesse de soncœur ; mais, elle aussi, elle pouvait être généreuse etmontrer un noble cœur. C’est ainsi qu’elle raisonnait avecelle-même, et qu’elle faisait à son inflexible fierté le sacrificede ses plus tendres affections.

Ainsi, le retour annoncé de M. Owen nedevait guère la rendre heureuse.

« Il sera ici demain, » lui dit sabelle-mère. « Mrs. Richard l’attend par le dernier trainde la nuit. Je l’ai vue hier, et elle me l’a dit. »Mrs. Richard était la respectable dame chez qui logeaitM. Owen.

« Je n’en doute pas, » dit Isabeld’un ton ennuyé ; elle était fâchée que l’on suivît d’un œilsi attentif les allées et venues de M. Owen.

« Voyons, Isabel, laissez-moi vous donnerun avis. Il n’est pas possible que vous soyez assez injuste àl’égard de M. Owen pour lui laisser croire un moment que vousrefuserez l’argent de votre oncle. Pensez à sa position, environdeux cent cinquante livres par an ! Avec vos deux centslivres, ce serait le bien-être ; sans cet argent, vous serezterriblement pauvres.

– Pensez-vous que je n’y aie pasréfléchi ?

– Je suppose que si. Mais vous êtes siétrange, si obstinée, si différente de toutes les jeunes filles quej’ai vues ! Je ne comprendrais pas que vous eussiez le frontde refuser l’argent, pour aller ensuite manger son pain. »

C’étaient là de malheureuses paroles, surtoutdans la bouche de Mrs. Brodrick. Elles donnèrent à Isabel lecourage de faire une réponse catégorique. Jusqu’alors, sabelle-mère avait conservé la certitude que le mariage se ferait,malgré les premiers refus de la jeune fille : mais Isabelétait amenée à formuler maintenant un refus énergique etdécisif.

« J’y ai réfléchi, dit Isabel, j’y airéfléchi bien souvent, et je me suis dit à moi-même qu’il n’yaurait pas d’expression pour qualifier une conduite si vile.Quoi ! vivre sur ses modiques ressources, après lui avoirrefusé ma fortune, quand on croyait qu’elle serait siconsidérable ! Certainement non, je n’aurai pas le front de lefaire, ni le front, ni le courage. Il y a des actions ignobles quine se peuvent faire que par une audace à laquelle je ne sauraisatteindre.

– Alors, vous accepterez l’argent devotre cousin ?

– Certainement non, dit Isabel ; nicet argent, ni la position que M. Owen m’offrira peut-être denouveau.

– Sans doute, il vous l’offriraencore.

– Qu’on lui dise alors qu’aucuneconsidération ne me fera l’accepter.

– C’est de la folie ; vous mourezd’amour l’un pour l’autre.

– Eh bien, nous mourrons. Mais je necrois pas d’ailleurs que l’on meure d’amour aujourd’hui. Si nousnous aimons, nous aurons à nous passer l’un de l’autre, comme ilfaut apprendre à se passer de la plupart des choses que l’ondésire.

– Je n’ai jamais vu semblable déraison,semblable perversité ! Voilà de l’argent qui est à vous,pourquoi ne pas le prendre ?

– Je puis vous dire, ma mère, »dit-elle, en prononçant avec gravité ce nom qu’elle donnaitrarement à sa belle-mère, « pourquoi je ne prendrai pasM. Owen pour mari, mais je ne puis vous dire pourquoi je nepuis prendre l’argent de mon cousin. Je peux seulement vous assurerque je ne le ferai pas, et que je n’épouserai jamais un homme quiaccepterait cet argent.

– Encore une fois, c’est de laperversité ; vous vous conduisez méchamment à l’égard de votrepère.

– J’ai tout dit à papa. Il sait que jen’aurai pas cet argent.

– Voulez-vous dire alors que vousentrerez dans cette maison comme une charge de plus, comme unfardeau sur les épaules de votre pauvre père, quand vous pourriezau contraire le soulager ? Ne savez-vous pas combien il estgêné, et qu’il a à pourvoir à l’éducation de vosfrères ? » Isabel restait silencieuse, les yeux fixés surle plancher, et sa belle-mère continuait, sans se douter du peud’impressions que produisaient ses reproches sur une nature dontelle ne comprenait pas la fierté. « Il avait toute raison des’attendre à ce que vous ne lui coûtiez pas un sou. On lui a ditmille fois que votre oncle vous assurerait d’amples moyensd’existence. Vous savez qu’on le lui a dit ?

– Oui, je le lui ai dit moi-même ladernière fois que je suis venue ici avant la mort de mon oncleIndefer.

– Et pourtant, vous ne voulez rien fairepour le soulager ! Vous voulez refuser cet argent, quoiqu’ilvous appartienne, et quand vous pourriez épouser demainM. Owen ! » Elle s’arrêta pour voir l’effet queproduirait son éloquence.

« Je ne reconnais pas le droit de monpère, ni le vôtre à me presser d’épouser quelque homme que cesoit.

– Mais vous reconnaissez, je suppose, ledroit que vous avez de tenir votre parole ? L’argent est là,vous n’avez qu’à le prendre.

– Vous voulez dire que je dois mereconnaître tenue par ma parole. Je n’hésite pas à le faire. J’aidit à mon père que je ne voulais pas être un fardeau pourlui : je ne serai pas pour lui un fardeau. Il aura d’ailleurscompris que si je viole ma promesse en ce moment, c’est à caused’une erreur de mon oncle Indefer, à laquelle je ne pouvaism’attendre.

– Vous violez votre promesse en ce quevous ne voulez pas accepter l’argent qui vous appartient.

– Je viole ma promesse ; celasuffit. Je sortirai de cette maison, où je ne serai plus un fardeaupour personne. Si seulement je savais où aller, je partirais dèsdemain.

– Tout cela est de la folie, » ditMrs. Brodrick se levant en colère et sortant violemment de lachambre. « Vous avez, d’un côté l’homme prêt à vous épouser,de l’autre, l’argent. Il ne faut pas deux yeux pour voir quel estvotre devoir. »

Isabel ne le voyait pourtant pas siclairement. Ce ne pouvait être un devoir pour elle d’accepter unprésent d’argent de l’homme qu’elle supposait l’avoir dépouilléefrauduleusement de la propriété. Ce ne pouvait être un devoir pourelle d’apporter la pauvreté à l’homme qu’elle aimait, et surtoutaprès qu’elle avait refusé de lui apporter la richesse. C’étaitévidemment son devoir, à ce qu’elle pensait, de ne pas être unecharge pour son père, puisqu’elle lui avait promis que cela neserait jamais. C’était son devoir de gagner le pain qu’ellemangerait, ou de n’en pas manger du tout. Disposée comme ellel’était à ce moment, elle aurait quitté la maison sur-le-champ, siquelqu’un avait voulu l’accepter comme fille de cuisine. Mais iln’y avait personne pour la prendre. Elle avait questionné son pèresur ce sujet, et il avait accueilli en se moquant l’idée qu’ellegagnât son pain. Quand elle avait parlé de service, il s’étaitfâché. Ce n’était pas ainsi, avait-il dit, qu’elle pouvait lesoulager ; il n’éprouvait pas le besoin de voir sa filleservante ou même gouvernante. Ce n’était pas par de semblablesmoyens qu’elle pouvait améliorer la position des siens. Ce qu’ilvoulait, c’était l’amener à penser comme lui, à accepter le largerevenu qui était à sa disposition, à devenir la femme d’un galanthomme que chacun estimait. Mais, en ce moment, il était bienindifférent à Isabel qu’en acceptant d’être domestique elledéconsidérât sa famille. On lui avait dit qu’elle était unfardeau : elle voulait cesser de l’être.

Elle y pensa toute la nuit, et résolut deconsulter M. Owen lui-même. Il serait facile, pensait-elle, outout au moins possible de lui faire comprendre qu’il ne fallait passonger à un mariage. Avec lui au moins elle pouvait discuter. Iln’avait pas autorité sur elle, et elle se connaissait assez pouravoir toute confiance dans sa force de caractère. Son père avait uncertain droit à vouloir diriger sa conduite. Sa belle-mère avaitaussi ce droit, par délégation en quelque sorte. M. Owen n’enavait aucun. Elle lui ferait comprendre pourquoi elle ne voulaitpas l’épouser, et alors il pourrait servir, par d’utiles avis, sonprojet d’être gouvernante, femme de chambre, maîtresse d’école,n’importe quoi enfin.

Le lendemain matin, il vint et fut bientôtenfermé avec elle. Au moment où il arriva, Isabel était assise avecMrs. Brodrick et ses sœurs, mais elles eurent bientôt fait deplier leur ouvrage et de sortir, montrant ainsi que c’était choseconvenue qu’Isabel et M. Owen fussent laissés ensemble. Laporte ne fut pas plus tôt fermée, qu’il vint à elle, comme pour laprendre dans ses bras, et l’empêcher ainsi de se dérober, en seretirant, au baiser qu’il voulait lui donner comme à sa futurefemme. Elle comprit tout sur-le-champ. Il semblait que, depuis ladernière entrevue dont elle eût gardé le souvenir, il y en avait euune autre, oubliée par elle, dans laquelle elle avait consenti àêtre sa femme. Elle ne pouvait s’irriter contre lui. Comment unejeune fille s’irriterait-elle contre un homme dont l’amour est sitendre, si constant ? Il n’aurait pas songé à lui donner unbaiser, s’il avait eu devant lui l’héritière définitive deLlanfeare. Elle le sentait bien. Elle comprenait à son attitudequ’il savait sa résolution de ne pas prendre l’argent de soncousin.

Elle ignorait d’ailleurs qu’il eût eu le matinmême un entretien avec son père ; mais elle ne doutait pasqu’il ne connût sa résolution. Comment pouvait-elle se fâchercontre lui ?

Elle se déroba pourtant. « Non, pas cela,dit-elle. Cela ne doit pas être, cela ne peut pas être.

– Dites-moi une chose, Isabel, avant quenous allions plus, loin, et dites-la-moi franchement :m’aimez-vous ? »

Elle était debout à six pieds de lui, leregardant fixement, et déterminée à ne pas rougir devant lui. Maiselle ne sut pas d’abord quelle réponse il convenait de luifaire.

« Je sais, ajouta-t-il, que vous êtestrop fière pour dire un mensonge.

– Je ne dirai pas de mensonge.

– M’aimez-vous ? Il s’arrêta uninstant. M’aimez-vous comme une femme aime l’homme qu’elle veutépouser ?

– Je vous aime.

– Alors, au nom de Dieu, pourquoi ne paséchanger un baiser ? J’ai votre amour, et vous avez le mien.Votre père et votre mère voient nos sentiments avec satisfaction.Est-ce alors une faute de donner et de recevoir un baiser ?Puisque j’ai gagné votre cœur, ne puis-je avoir le bonheur depenser que vous désirez me sentir près de vous ?

– Vous le savez bien, dit-elle, quoiqu’ilsoit peu convenable à une femme de le dire.

– Qu’est-ce que je sais bien ?

– Qu’il n’y a jamais eu un homme dont jeme sois approchée avec plaisir, tandis qu’auprès de vous je suisheureuse. Vous donner un baiser ? Je baiserais vos pieds en cemoment, j’embrasserais vos genoux. Tout ce qui est vous m’est cher.Les objets que vous avez touchés me sont sacrés. Le livre deprières dit que la jeune femme doit aimer son époux jusqu’à ce quela mort la sépare de lui, je crois que mon amour vous suivra plusloin encore.

– Isabel ! Isabel !

– Retirez-vous ! je ne vous donneraipas même ma main à presser tant que vous ne m’aurez pas promisd’être d’accord avec moi. Je ne veux pas être votre femme.

– Vous serez ma femme.

– Jamais ! jamais ! J’ai bannicette pensée de mon esprit, et je sais que j’ai eu raison de lefaire. Les circonstances m’ont été bien contraires.

– Non pas à moi ! Et elles ne me leseront point, si j’obtiens de vous ce que je désire.

– J’ai dû paraître devant vous commel’héritière de mon oncle.

– Cela a-t-il eu quelque influence surmes sentiments ?

– Et j’ai été forcée de refuser votreproposition, pour obéir à la volonté de celui qui m’avaitadoptée.

– J’ai très bien compris tout cela.

– Ensuite, il a fait un nouveau testamentpar lequel il me laissait une somme d’argent.

– Je le sais, et je connais, je pense,l’affaire dans tous ses détails.

– Mais je n’ai pas l’argent. » Ellesecoua alors la tête, comme si elle souriait de sa sottise àrevenir sur des faits si bien connus de son amant et d’elle.« L’argent m’est offert par mon cousin, mais je ne veux pas leprendre.

– À cela je n’ai rien à dire. C’est leseul point sur lequel, une fois que nous serons mariés, je refusede vous donner aucun avis.

– Monsieur Owen, » et elle vint plusprès de lui, pas assez près pourtant pour qu’elle ne pût luiéchapper, si cela était nécessaire, « monsieur Owen, je vaisvous dire une chose que je n’ai dite à personne.

– Pourquoi à moi ?

– Parce que j’ai en vous une confianceque je n’ai en aucun autre.

– Dites alors.

– Il y a un autre testament – ou plutôt,il y avait un autre testament, et il l’a détruit.

– Pourquoi dites-vous cela ? Vous nedevez pas parler ainsi ; vous ne pouvez pas lesavoir !

– Aussi vous le dis-je à vous, comme jele dirais à mon propre cœur. Le vieillard me l’a dit – dans sesderniers moments. Et puis cet homme a une physionomie si répulsive.Si vous aviez pu voir combien sa lâcheté tremblait sous mesregards !

– Il ne faut pas juger d’après desindices de ce genre. On ne peut que les voir et lesremarquer ; on ne doit pas en faire la base d’un jugement.

– Vous auriez jugé vous-même, si vousaviez vu, et vous n’auriez pu vous empêcher de juger comme moi.D’ailleurs, la seule conséquence de la conviction que je me suisfaite est… que pour rien au monde je n’accepterai son argent.

– Il est peut-être bon, Isabel, que nousdiscutions entre nous tout ce qui est pour vous l’objet d’un doute,l’occasion d’un embarras. Je serai heureux de penser qu’il n’y aurajamais de secret entre nous. Mais croyez-moi, ma chérie, tout celan’a aucun rapport avec l’affaire qui nous concerne tous deux.

– Il est indifférent que je sois privéede toutes ressources ?

– Absolument.

– Non, monsieur Owen ; et en celamon père lui-même est d’accord avec moi. » Elle avait tort deparler ainsi. Son père avait seulement voulu lui démontrer que lemodique revenu de son futur mari lui faisait une nécessitéd’accepter l’argent. « Je ne veux à aucun prix être un fardeaupour vous, et, comme je ne puis me donner à vous sans vous imposeren même temps une charge, je ne veux pas être à vous. Qu’importeque nous souffrions un peu plus ou un peu moins ?

– Cela m’importe beaucoup à moi.

– Un homme a bientôt fait, je pense,d’oublier cette souffrance.

– Une femme aussi – si elle est de cellesqui surmontent aisément des difficultés de ce genre. Vous n’êtespas de ces femmes-là, je pense ?

– J’essayerai.

– Moi, je n’essayerai pas. » Et, enparlant ainsi, il la regardait bien en face. Ma philosophiem’enseigne à dédaigner les raisins qui pendent trop haut au-dessusde ma tête, mais à prendre le plus possible de ceux qui sont à maportée.

– Je ne suis pas à votre portée.

– Si, excusez ma confiance, vousm’appartenez. Vous avez avoué que vous m’aimez.

– Je vous aime.

– Alors, vous n’aurez pas la méchancetéde me refuser ce que j’ai le droit de vous demander. Si vousm’aimez comme une femme doit aimer l’homme qui sera son époux, vousn’avez pas le droit de me repousser. J’ai donc établi la justice demes prétentions, à moins qu’il n’y ait encore d’autres raisons…

– Il y a une autre raison.

– Il n’y en a pas d’autre dont je puisseêtre juge. Si votre père avait fait quelque objection, ce serait làune raison ; quand votre oncle a désapprouvé notre mariage àcause de la propriété, c’était une raison. Quant à l’argent, je nevous demanderai jamais de le prendre, à moins que vous ne disiezvous-même que la pauvreté vous fait peur. » Il s’arrêta alors,la regardant, comme pour la mettre au défi de plaider sa proprecause avec d’aussi bons arguments. Elle ne répondit pas, maisdemeura assise, toute palpitante et comme effrayée par l’énergie deses paroles.

« Elle ne me fait pas peur à moi nonplus, » continua-t-il avec douceur, « pas le moins dumonde. Pensez-y, et vous sentirez que j’ai raison ; alors, lapremière fois que je reviendrai, peut-être ne me refuserez-vous pasun baiser. Et il partit.

Oh ! combien elle l’aimait ! Combienil lui serait doux de sacrifier sa fierté, son indépendance à unhomme comme lui ! Combien il méritait un absolu respect, uneconfiance sans bornes, un entier dévouement ! Combien il étaitau-dessus de tous les hommes qu’elle avait jamais rencontrés sur lechemin de la vie ! Et pourtant, elle était déterminée encore àne pas l’épouser.

Chapitre 13LA GAZETTE DE CARMARTHEN

On parla beaucoup à Carmarthen du testament deM. Indefer. Les scènes qui s’étaient passées dans la maison,la production du testament, les recherches faites ensuite, lalecture de l’acte avaient donné lieu à des commentaires. Plusieurspersonnes y avaient assisté ; quelques-unes avaient étéfrappées par certaines circonstances mystérieuses. On croyaitfermement que le vieillard avait fait un testament postérieur àcelui qui avait dû être déclaré valable, et l’idée suggérée parM. Apjohn que le vieillard, à ses derniers moments, avaitlui-même détruit ce document n’était généralement pas acceptée.S’il l’avait fait, on en aurait su quelque chose. Les cendres oules menus morceaux du papier auraient été retrouvés. QueM. Apjohn crût ou ne crût pas à ce qu’il présentait commepossible, il y en avait qui n’y croyaient pas du tout. Parmi lesfermiers et les domestiques, à Llanfeare, le sentiment commun étaitqu’un acte coupable avait été commis. Ceux que leur caractère neportait pas à des jugements malveillants, comme John Griffiths, deCoed, pensaient que le testament était encore caché, et queprobablement il serait trouvé un jour. Les autres étaientconvaincus qu’il était tombé entre les mains du possesseur actuelde la propriété, qui, au prix d’un crime, avait réussi à ledétruire. Personne ne soupçonnait la vérité. Comment concevoirl’idée que l’héritier illégitime était là, le testament devant lesyeux, presque sous la main, sans l’avoir détruit, et sans en avoirrévélé l’existence ?

Au nombre de ceux qui avaient la plus mauvaiseopinion du cousin Henry étaient les deux Cantor. Quand on a vufaire une chose, il est naturel que l’on soit porté à y croire,surtout si l’on a contribué soi-même à la faire. Ils avaient étéchoisis pour signer comme témoins le testament ; ils nedoutaient pas que le testament n’existât à la mort du vieillard.Depuis, il avait pu être détruit ; il l’avait été,pensaient-ils. Mais ils ne pouvaient se figurer qu’une si grandeinjustice demeurât sans châtiment, et que le préjudice qu’ellecausait ne fût pas un jour réparé. Ne suffirait-il pas qu’un jugesût qu’ils avaient servi de témoins pour un testament, eux genshonorables, et que ce testament était en opposition avec celui quivenait d’être à tort déclaré valable ? Le jeune Cantor surtoutne se gênait pas pour le dire bien haut, et il ne manquait pasd’oreilles à Carmarthen qui recueillaient avidement sesparoles.

La Gazette de Carmarthen, journaltrès estimé dans toute la Galles du Sud, traita la question avectant d’insistance et dans des termes si énergiques que l’on sedemanda si le nouveau maître de Llanfeare ne serait pas amené à sedéfendre par le moyen d’une poursuite en diffamation. Le rédacteurn’affirmait pas que le cousin Henry eût détruit le testament, maisil donnait des détails circonstanciés sur tout ce qui s’était passéà Llanfeare, et, dans chaque numéro du journal, faisait valoir lesraisons desquelles on pouvait conclure à l’accomplissement d’unacte frauduleux. La théorie d’après laquelle le vieil Indeferaurait détruit son dernier testament sans en rien dire à personneétait absolument écartée. Le docteur l’avait vu chaque jour etaurait eu certainement connaissance de cette intention, si levieillard l’avait eue. La femme de charge, Henry Jones, l’auraientconnue. Le neveu n’avait parlé à personne de ce qui s’était passéentre son oncle et lui. Ceux qui avaient connu le vieil IndeferJones pendant tant d’années, et qui savaient combien était vif etdélicat en lui le sentiment de l’honneur, pouvaient-ils croire quele vieillard, après avoir changé les dispositions prises d’abord enfaveur de son neveu, y était revenu sans lui en rien dire ? Etpourtant, Henry Jones ne rapportait aucune parole en ce sens. HenryJones avait gardé le silence sur tout ce qui s’était passé pendantles dernières semaines ; Henry Jones avait gardé le silencequand le testament avait été lu, quand les recherches avaient étéfaites ; il continuait d’observer toujours le même silence.« Nous ne disons pas, » écrivait le rédacteur, « queHenry Jones, depuis qu’il est entré en possession de Llanfeare, asemblé craindre de se mêler à la société des personnes de sacondition. Nous n’avons pas le droit de parler ainsi. Mais notredevoir est de constater ce fait. Des circonstances se présentent,de temps en temps, où l’intérêt public exige que l’on scrute la vieprivée des individus, et nous estimons que les circonstancesactuelles sont de cette nature. » Et le style devenait de plusen plus vif, les insinuations de moins en moins dissimulées ;il était aisé de comprendre que l’on voulait réduire Henry Jones àpoursuivre en justice l’auteur de la diffamation, afin que lapartie adverse pût le soumettre lui-même à un interrogatoire et luifaire avouer ce qui avait été dit, ce qui s’était passé entre luiet son oncle, dans les quinze derniers jours de la vie duvieillard. Beaucoup pensaient que, si l’on arrivait à le fairecomparaître comme témoin, on tirerait de lui tous les aveux qu’onvoudrait, si du moins il avait des aveux à faire. Sa poltronnerieétait bien connue, exagérée même par ceux qui l’entouraient. Onracontait de lui comment il vivait toujours dans la même pièce,comment il ne sortait presque jamais de la maison, comment ilpassait toutes ses journées dans la plus complète inaction. Onexagérait la singularité de ses habitudes ; et tout Carmarthencroyait que le remords de quelque crime mystérieusement accompli lerendait incapable de remplir aucun des devoirs de la vie nouvellequ’il était appelé à mener. Quand on lui parlait, iltremblait ; quand on le regardait, il se détournait.

On recherchait curieusement quelles étaientses habitudes. – On disait que la Gazette de Carmarthenétait le seul journal qu’il eût entre les mains, et qu’il passaitdes heures entières à lire et à relire les accusations terriblesque l’on dirigeait contre lui, non ouvertement, mais à motscouverts. Les hommes de loi, et M. Apjohn lui-même, sentirentbientôt que Henry Jones, s’il était innocent, devait à l’honneur età la considération de l’ancienne famille dont il portait le nom, dese justifier en poursuivant le propriétaire du journal commediffamateur. S’il était innocent, entièrement innocent, il n’avaitaucune raison de craindre l’interrogatoire auquel le soumettrait lapartie adverse. Enfin, dans la Gazette, étaient inséréesdeux lettres du jeune Cantor, lettres évidemment diffamatoires, quin’avaient pas été rédigées par le jeune Cantor lui-même, lettresque tout Carmarthen savait avoir été écrites par l’un desrédacteurs du journal et signées par le jeune fermier ; on ydéclarait formellement que le vieil Indefer avait laissé untestament postérieur à celui qui constituait Henry Jones héritier.Quand on discuta la question de savoir si Henry Jones obtiendraitou non du jury un verdict favorable, M. Apjohn déclara que cen’était pas là l’objet principal de la poursuite. « Il devramontrer, dit-il, qu’il n’a pas peur de paraître devant une cour dejustice. »

Mais il en avait peur. Quand nous l’avonslaissé, après sa visite à Coed, il ignorait encore les attaquesdirigées contre lui. Le lendemain, il reçut un premier numéro dujournal, puis d’autres régulièrement. Après avoir lu le premier, ilne put s’empêcher de lire les suivants. Ils étaient introduits dansla maison à mesure qu’ils s’imprimaient, et l’on disait dansCarmarthen qu’il buvait jusqu’à la dernière goutte l’amer venin quela plume du rédacteur y distillait à son intention. En vain ils’efforçait de cacher le journal ou de paraître le recevoir avecindifférence. Mrs. Griffith savait toujours où il l’avaitmis ; elle savait qu’il l’avait lu en entier. Le cousin Henryavait accepté qu’elle et le sommelier ne demeurassent plus qu’unmois à Llanfeare, au lieu de trois mois, comme ils l’avaientoffert ; le mois était écoulé, le sommelier était parti,Mrs. Griffith et les deux autres femmes restaient, sans direpourquoi elles avaient changé d’avis. Quant au cousin Henry, ilétait trop faible de caractère, il avait trop peur, il était tropcomplètement absorbé par l’horreur de sa situation, pour leurdemander quand elles s’en iraient.

Il comprenait parfaitement à quoi visait lejournaliste qui l’attaquait ainsi, et sentait vivement le danger desa position. On disait de lui certaines choses, on insinuaitcertaines accusations qu’en lui-même il déclarait être fausses. Iln’avait ni détruit ni même caché le testament. Il avait eu l’idéebien innocente de prendre un livre laissé sur une table et de leremettre à sa place. Quand tous ces fureteurs étaient venus àLlanfeare faire si négligemment des recherches mal conduites, iln’avait pas dissimulé le livre. Il l’avait laissé sur son rayon, àportée de leurs mains. Qui donc oserait dire qu’il avait étécoupable ? Si l’on trouvait maintenant le testament, quipourrait avoir raisonnablement la pensée de l’accuser defraude ? Alors même qu’on saurait tout, on ne pourrait que leproclamer innocent, à moins qu’on n’eût, par impossible, surpris cefurtif coup d’œil qu’il lançait par moments du côté du livre. Etpourtant, il se connaissait assez pour savoir qu’il manqueraitd’énergie et d’assurance devant une cour de justice, et perdrait latête, s’il lui fallait répondre aux questions insidieuses etsoutenir les regards malveillants de l’avocat de son adversaire.Ses jambes ne le porteraient pas, quand il aurait à traverser lasalle. Les paroles ne sortiraient pas de sa bouche, il tremblerait,frissonnerait et défaillirait devant l’assistance. Il lui étaitplus facile de se jeter dans la mer du haut des rochers où il avaiteu un songe, que de se rendre dans une cour de justice, pour yraconter à sa façon l’histoire du testament. On ne pouvait leforcer à y aller. L’action, s’il y en avait une, devait êtreintentée par lui. Il n’existait aucune preuve d’après laquelle onpût l’inculper de crime capital ou même de fraude. On ne pouvait letraîner devant la cour. Mais il savait que tout le mondes’attendait à le voir paraître, s’il était un honnête homme, devantla justice, à dénoncer la calomnie et à défendre ainsi l’honneur deson nom. Et comme il manquait chaque jour à remplir ce devoir, ilavouait lui-même sa culpabilité. Et cependant, il ne pourraitparaître en justice, il le savait bien.

N’y avait-il aucun moyen de sortir de cettehorrible position ? Il voyait bien maintenant que lapropriété, si considérable qu’elle fût, lui coûtait plus detourments qu’elle n’avait de valeur pour lui. Non, elle n’avaitplus de valeur à ses yeux. C’était un bien maudit dont il se seraitvite débarrassé, s’il pouvait seulement se dégager de toutes cesdifficultés, conséquences de l’héritage. Mais comment sortir decette position ? S’il tirait le testament du livre, s’il leportait lui-même à Carmarthen, se déclarant prêt à livrer lapropriété à sa cousine, n’y aurait-il encore personne pour penseret pour dire que le testament avait été en sa possession depuis lamort de son oncle, et que la peur seule l’avait amené à s’endéfaire ? N’y aurait-il personne pour penser et pour direqu’il l’avait caché de ses propres mains ? Serait-il encorel’homme désintéressé et généreux dont on aurait admiré les noblessentiments, si, lors de la lecture du testament, il avait remis àM. Apjohn le livre et l’important papier qu’ilcontenait ?

Il pensait avec consternation à la sottisequ’il avait faite de laisser échapper l’occasion d’une si glorieuseconduite. Maintenant, il ne voyait plus d’issue. Il avait beauquitter tous les jours la chambre aux livres, personne ne trouvaitle testament. Si quelqu’un avait mis la main sur le papier, ill’aurait béni ; mais non, personne ne le trouvait. Cet infâmejournal mentait, pensait-il avec amertume, en disant qu’il nequittait pas la pièce. Tous les jours, il errait par la propriétépendant une heure ou deux, sans parler d’ailleurs à personne, sansregarder personne. En cela, le journal avait dit vrai. Mais c’étaità tort qu’on l’accusait de se tenir comme emprisonné, du moinsdepuis le jour où il avait reçu, à ce sujet, les reproches de lafemme de charge. Personne ne touchait le livre. Il en était presqueà penser que, laissât-il le papier ouvert sur la table, personnen’aurait l’idée de le lire. Et il était là, toujours caché dans lesfeuilles du livre de sermons, ce poids dont son cœur étaitoppressé, ce cauchemar qui le privait de sommeil, et il ne pouvaits’en délivrer ! Oui, vraiment, la propriété ! Oh !que ne pouvait-il être rendu à sa vie de Londres, sa cousine étantdame et maîtresse de Llanfeare !

John Griffiths, de Coed, avait promis de luifaire visite ; mais trois semaines s’étaient passées déjà sansqu’il parût. Il vint un matin et vit son propriétaire seul dans labibliothèque. « C’est aimable à vous, monsieurGriffiths, » dit le cousin Henry, faisant un effort pourprendre les manières dégagées d’un homme dont le cœur estléger.

« Je suis venu, monsieur Jones, dit lefermier d’un ton grave, pour vous dire quelques mots qu’il faut quel’on vous dise.

– Qu’est-ce donc, monsieurGriffiths ?

– Ce n’est pas, monsieur Jones, que jesois homme à me mêler des affaires des autres, surtout des affairesde mes supérieurs.

– J’en suis certain.

– Moins encore de celles de monpropriétaire. » Il s’arrêta alors ; mais, le cousin Henryne pouvant trouver un mot à lui dire, soit pour l’arrêter, soitpour l’encourager à poursuivre, il fut forcé de continuer.« Il m’a bien fallu lire toutes ces choses qui sont écritesdans la Gazette de Carmarthen. » Le cousin Henrydevint pâle comme un mort. « Nous avons tous dû les lire. Jereçois ce journal depuis vingt ans ; mais aujourd’hui onl’envoie à tous vos fermiers, qu’ils le payent ou non.Mrs. Griffith l’a dans la cuisine. Je suppose qu’on vousl’envoie à vous aussi.

– Oui, il arrive ici, » dit lecousin Henry, s’efforçant faiblement de sourire.

– Et vous avez lu ce qu’ilsdisent ?

– Oui, presque tout.

– Ils ont été bien durs pour vous,monsieur. » Le cousin Henry affecta de rire, mais son rireétait affreux. « Bien durs, continua le fermier. J’ai senticomme un frisson en lisant tout cela. Savez-vous ce qu’ils veulentdire, monsieur Jones ?

– Je crois le savoir.

– Ils veulent dire que vous avez volé lapropriété à votre cousine, miss Brodrick ! » Le fermierprononça solennellement ces paroles, en les détachant et en lesaccentuant. « Je ne dis pas que ce soit vrai, monsieurJones.

– Non, non, non, » balbutia lemalheureux d’une voix étranglée.

« Non, vraiment. Si je le croyais, je neserais pas ici pour vous le dire. Si je suis venu, c’est que jepense que l’on vous calomnie !

– On me calomnie ! on mecalomnie !

– Je le pense ; j’en suis certain.Je ne sais pas quel est ce mystère, si mystère il y a ; maisje ne crois pas que vous ayez dépouillé cette pauvre dame, votrecousine, en détruisant un acte aussi important que le testament devotre oncle.

– Non, non, non.

– Y a-t-il au fond de tout cela quelquesecret que vous puissiez dire ? »

Consterné, terrifié, paralysé par l’angoisse,le cousin Henry restait assis, silencieux, devant soninterlocuteur.

« S’il y en avait un, monsieur, vousferiez mieux de le confier à quelqu’un. Votre oncle me connaissaitdepuis plus de quarante ans et avait une entière confiance en moi.Je ferais volontiers quelque chose pour son neveu. S’il y a quelquechose à révéler, parlez en homme. »

Le cousin Henry ne sortait pas de son silence.Il ne pouvait ni prendre le courage de nier qu’il existât unsecret, ni se résoudre à tirer le livre de son rayon et à montrerle testament. Il hésitait, et cette hésitation même prouvait saculpabilité à l’homme qui l’observait. « Oh ! monsieurGriffiths, s’écria-t-il après quelques moments, voulez-vous êtremon ami ?

– Sans doute, monsieur Jones, si je puisl’être – honnêtement.

– On m’a cruellement traité.

– C’est pour vous une dure épreuve, ditM. Griffiths.

– Terrible, cruelle ! » Et ilse tut de nouveau, s’efforçant de se résoudre à quelque chose, devoir à l’aide de quels moyens il pourrait sortir de cet enfer. S’ilexistait des moyens, peut-être arriverait-il, avec le concours decet homme, à se dégager d’une si terrible situation. Mais, tandisque l’homme l’observait en silence, son esprit ne trouvait rien,rien.

« Il n’y a pas de mystère, »balbutia-t-il enfin.

– Aucun ? » dit sévèrement lefermier.

« Pas de mystère. Quel mystèrepourrait-il y avoir ? Mon oncle a fait un testament en mafaveur ; je n’ai rien détruit. Je n’ai rien caché. Je n’airien fait. Si le vieillard a changé souvent d’intentions, faut-ilm’en blâmer ?

– Alors, monsieur Jones, pourquoi ne pasaller dire tout cela devant la justice – en prêtantserment ?

– Qu’ai-je à faire pour cela ?

– Allez trouver M. Apjohn, etparlez-lui avec l’énergie d’un homme. Demandez-lui d’intenter, envotre nom, au journal une poursuite en diffamation. Il y aura uneenquête. Vous serez appelé comme témoin, et vous pourrez racontertoute votre affaire – sous la foi du serment. »

Le cousin Henry, pâle, épouvanté, gémissant,murmura quelque chose qui signifiait qu’il y penserait.M. Griffiths le quitta. En entrant dans la chambre, le fermierétait convaincu de l’innocence de son propriétaire ; quand ilsortit, cette conviction n’existait plus en lui.

Chapitre 14UNE POURSUITE EN DIFFAMATION

Quand le fermier lui avait fait cettequestion : « Y a-t-il un secret que vous pourriezrévéler ? » le cousin Henry eut pendant quelques secondesla pensée de lui raconter toute l’histoire et de lui faireconnaître ce qui c’était passé. Mais il se rappela le mensongequ’il avait fait, le mensonge qu’il avait signé de son nom, quandil était allé à Carmarthen pour entendre déclarer le testamentvalable. N’avait-il pas, en agissant alors si inconsidérément,commis un crime pour lequel il pourrait être poursuivi etemprisonné ? N’avait-il pas été parjure ? Dès le premiermoment, il avait résolu de n’employer aucun moyen criminel pours’assurer la possession de la propriété. Il n’avait pas caché letestament dans le livre. Il n’avait pas entravé les recherches. Iln’avait rien fait qui l’empêchât de se considérer comme strictementinnocent, et cela, jusqu’au moment où on l’avait invité, sans luilaisser un instant de réflexion, à mettre son nom au bas de cettedéclaration. Ce souvenir lui revint alors qu’il était presquedécidé à se lever pour aller prendre le livre. Puis il eut uneautre pensée. Ne pouvait-il pas dire à M. Griffiths qu’ilavait découvert le testament depuis le jour où il avait fait cettedéclaration – qu’il l’avait découvert seulement ce matin-là ?Mais il avait senti qu’une semblable histoire ne rencontreraitaucune créance, et il avait craint de s’aliéner, par un mensongeévident, le seul ami qu’il eût. Il avait donc dit qu’il n’y avaitpas de secret – il l’avait dit après un long silence qui avait faitcroire tout le contraire à M. Griffiths – il l’avait dit avecun visage dont l’expression seule montrait assez quelle était lavérité.

Il savait bien que le fermier, en le quittant,doutait de sa bonne foi, bien plus, qu’il était convaincu de saculpabilité. C’était ce qui était arrivé pour tous ceux qu’il avaitrencontrés, depuis sa venue à Llanfeare. Son oncle, qui l’avaitappelé, s’était détourné de lui ; sa cousine l’avaitinsulté ; les fermiers lui avaient refusé, sans motif, lerespect qu’ils avaient eu pour leur ancien maître ;M. Apjohn l’avait regardé tout d’abord avec des yeuxaccusateurs ; ses serviteurs l’espionnaient ; cettegazette le mettait à la torture ; et voici que son seul amil’avait abandonné. Il pensa que, s’il en avait le courage, le mieuxserait bien de se jeter à la mer.

Mais il n’avait pas ce courage. La pensée quidominait en lui était celle d’échapper aux horreurs d’une poursuitecriminelle. S’il ne touchait pas au testament, s’il ne montrait paraucun signe qu’il savait que cet acte existait, on ne pourraitprouver qu’il en eût connaissance. Si seulement on pouvait trouverle testament, et le laisser ensuite lui-même retourner à sa vietranquille de Londres ! Mais on ne le trouvait pas, et il nepouvait mettre personne sur la trace. Quant à ces articlesdiffamatoires, M. Griffiths lui avait demandé pourquoi il n’enattaquait pas les auteurs en justice et ne les confondait pas parune attitude énergique. Il comprenait toute la justesse, toute laforce de cette observation. Pourquoi ne se montrait-il pas capabled’entendre sans trouble les observations qu’un avocat retors luiposerait ? Simplement parce qu’il n’était pas capable de lesentendre. On tirerait de lui la vérité, au cours du procès. Ilaurait beau prendre les plus fermes résolutions, il lui seraitimpossible de ne pas laisser voir à ses adversaires qu’iln’ignorait pas l’existence du testament. Il se connaissait assezpour en être convaincu. Il était assuré que, par son attitude, iltémoignerait si fortement contre lui-même, qu’il passerait du bancdes témoins dans la prison.

Le journal dirait ce qu’il voudrait, iln’irait pas, de son propre mouvement, se jeter dans la gueule dulion. Mais, en prenant cette détermination, il ne prévoyait pas parquels moyens irrésistibles on l’y entraînerait. Quand le vieuxfermier lui avait dit sévèrement qu’il devait avoir le couraged’aller témoigner devant la cour et tout raconter sous la foi duserment, il avait frémi en recevant cet avis. Mais c’était peu dechose auprès de ce qui l’attendait. Le lendemain matin arriva àLlanfeare M. Apjohn venant de Carmarthen ; il futsur-le-champ introduit dans la bibliothèque. L’avoué était un hommeque ses amis et ses clients en général considéraient comme unagréable compagnon, mais comme un homme d’affaires sérieux. Ilétait affectueux, à une table bien servie, toujours prêt à obliger,quand il avait le fusil à la main ; il était de la pluscharmante humeur, quand il faisait une promenade à cheval. C’étaitun pêcheur adroit et il avait une faiblesse pour le whist. On ne leregardait certainement pas comme un homme dur ou cruel. Mais lecousin Henry lui avait toujours vu l’œil sévère, les sourcilsfroncés, et était fort mal à l’aise devant lui. Dès le début deleurs relations, il avait eu peur de lui. Il sentait que cet hommecherchait toujours à lire dans son cœur et à le trouver coupable.M. Apjohn avait été naturellement favorable à Isabel. ToutCarmarthen savait qu’il avait fait son possible pour amener levieillard à conserver son héritage à sa nièce. Le cousin Henry nel’ignorait pas. Mais pourquoi cependant l’avoué ne le regardait-iljamais qu’avec des yeux accusateurs ? Quand lui, Henry Jones,avait signé cette déclaration à Carmarthen, l’avoué avait montré,par l’expression de son visage, qu’il croyait la déclarationfausse. Et cet homme était là, devant lui, et il lui fallaitendurer ses questions.

« M. Jones, dit l’homme de loi, j’aicru qu’il était de mon devoir de faire près de vous une démarche àl’occasion de ces articles de la Gazette deCarmarthen ?

– Je ne puis empêcher la Gazette deCarmarthen de parler.

– Mais si, vous le pouvez, M. Jones.Il y a des lois qui donnent à un homme le moyen d’arrêter ladiffamation et d’en faire punir les auteurs, s’il le juge àpropos. » Il s’arrêta un moment ; mais, voyant que lecousin Henry ne répondait pas, il continua. « Pendantplusieurs années, j’ai été l’homme d’affaires de votre oncle, commemon père l’avait été avant moi. Vous ne m’avez jamais chargé de vosintérêts, mais, dans les circonstances présentes, je dois enprendre soin, jusqu’à ce que vous les mettiez en d’autres mains.Telle étant la situation, je considère comme un devoir de faire unedémarche auprès de vous au sujet de ces articles. Certainement ilssont calomnieux.

– Ils sont cruels ; je le saisbien, » dit le cousin Henry, avec des larmes dans la voix.

« Des accusations de ce genre sontcruelles, si elles sont fausses.

– Elles sont fausses, odieusementfausses.

– Je n’en doute pas ; aussi suis-jevenu vous dire qu’il est de votre devoir de les repousser par lesplus énergiques dénégations.

– Dois-je aller témoigner pourmoi-même ?

– Oui, c’est tout à fait cela. Vous deveztémoigner pour vous-même. Quel autre que vous peut dire le vrai decette affaire ? Vous comprendrez d’ailleurs, monsieur Jones,que ce que vous devez poursuivre, ce n’est pas la condamnation dujournaliste.

– Quoi donc alors ?

– Vous devez vous montrer prêt à répondreà toutes les questions. « Me voici, direz-vous. S’il est unpoint sur lequel vous désiriez que je sois interrogé, dans cetteaffaire d’héritage et de testament, je suis là pourrépondre. » Vous montrerez ainsi que vous n’avez pas peur d’uninterrogatoire. »

Mais c’était justement de quoi le cousin Henryavait peur. « Sans doute vous savez ce qu’on dit àCarmarthen ?

– Je le sais par le journal.

– C’est mon devoir de vous montrer leschoses telles qu’elles sont. Tout le monde, aussi bien dans lacampagne qu’à la ville, exprime l’opinion qu’un acte coupable a étécommis.

– Que veulent-ils donc ? Je n’y puisrien, si mon oncle n’a pas fait un testament qui leur plaise.

– Ils pensent qu’il a fait un testamentqui leur aurait plu davantage, mais qu’on l’a fait criminellementdisparaître.

– M’accusent-ils ?

– Réellement, oui. Ces articles dujournal ne sont qu’un écho de la voix publique. Et cette voixdevient chaque jour plus forte et plus bruyante, parce que vous netentez rien pour la faire taire. Avez-vous lu le numérod’hier ?

– Oui, je l’ai vu, » dit le cousinHenry avec une respiration entrecoupée.

Alors, M. Apjohn tira de sa poche unexemplaire du journal et se mit à lire une liste de questions quel’éditeur était supposé adresser au public. Chaque question étaitune insulte, et le cousin Henry, s’il l’eût osé, aurait arrêté lelecteur, l’eût traité d’insolent et l’eût mis à la porte de lasalle.

« M. Henry Jones a-t-il exprimé uneopinion personnelle relativement à la disparition du testament queMM. Cantor ont signé comme témoins ?

« M. Henry Jones a-t-il consultéquelque ami, versé ou non dans la connaissance de la loi, au sujetde son droit à posséder Llanfeare ?

« M. Henry Jones a-t-il, dans toutle comté, un ami à qui il puisse parler ?

« M. Henry Jones a-t-il cherché àconnaître la cause de l’isolement où on le laisse ?

« M. Henry Jones a-t-il quelque idéedu motif pour lequel nous l’attaquons dans tous les numéros denotre journal ?

« M. Henry Jones a-t-il considéréquelle pouvait être l’issue de tout ceci ?

« M. Henry Jones a-t-il pensé à nouspoursuivre pour diffamation ?

« M. Henry Jones a-t-il jamaisentendu dire qu’un héritier se vît aussi mal accueilli à son entréeen possession ? »

Et ainsi de suite ; la liste desquestions était interminable, et l’homme d’affaires les lutsuccessivement d’une voix basse, lente, en accentuant, danschacune, les mots importants. Certainement, jamais homme n’avaitété soumis à un semblable martyre. Dans chaque ligne était uneaccusation de vol. Et pourtant, il supporta cette torture. QuandM. Apjohn eut parcouru la série de ces abominables questions,il était toujours assis, silencieux, essayant de sourire. Quedevait-il dire ?

« Avez-vous l’intention d’endurer toutcela ? » demanda M. Apjohn avec ce froncement desourcils qui causait tant d’épouvante au cousin Henry.

– Que dois-je faire ?

– Que devez-vous faire ? Tout,plutôt que de rester assis à dévorer silencieusement tantd’outrages. À défaut d’autre chose, je lui arracherais la langue dugosier, ou tout au moins la plume de la main.

– Comment le trouver ? Je n’aijamais employé de procédés si violents.

– Ce n’est pas nécessaire. Je veux direseulement ce que ferait un homme de cœur, s’il n’avait pas d’autresmoyens de vengeance. C’est bien simple. Donnez-moi mission d’allerdevant les magistrats de Carmarthen et de poursuivre le journalpour diffamation. Voilà ce que vous avez à faire. »

M. Apjohn parlait avec un ton d’autoritéauquel il était presque impossible de ne pas obéir. Néanmoins, lecousin Henry essaya faiblement de résister. « Je serais engagédans un procès. »

– Un procès ! Naturellement. Quelprocès ne serait pas préférable à votre situation ? Il vousfaut faire ce que j’ai dit, ou consentir à ce qu’on répète danstout le comté que vous vous êtes rendu coupable d’un acte criminel,et que vous avez, comme un vulgaire filou, dérobé une fortune àvotre cousine.

– Je n’ai commis aucune actioncoupable, » dit le malheureux, pleurant à chaudes larmes.

« Alors, allez le déclarera la face dumonde, » dit l’avoué, frappant violemment la table de sonpoing. « Allez le dire, et qu’on vous entende, au lieu derester ici à pleurer comme une femme. Comme une femme ! Quellefemme honnête supporterait de telles insultes ? Si vousn’agissez pas, vous convaincrez tout le monde, vous convaincrez vosvoisins et moi que vous avez fait disparaître le testament. Dans cecas, nous remuerons ciel et terre pour découvrir la vérité.L’éditeur du journal s’expose de parti pris à une poursuite, pourvous forcer à subir l’interrogatoire d’un avocat, et tout le mondedit qu’il a raison. Vous ne pouvez prouver qu’il a tort qu’enacceptant le défi. Si vous le refusez, vous reconnaissez, comme jevous le disais, que… que vous avez, dans l’ombre, commis uncrime ! »

Y eut-il jamais torture plus cruelle, plusinjuste que celle-là ? On lui demandait de tendre ses mainsaux menottes, d’aller, de lui-même, s’étendre sur la roue, pour s’yvoir briser les membres et arracher le cœur ! Il devait allervolontairement dans une cour de justice, pour y être harcelé commeun rat par un terrier, pour y être mis en pièces par un habilechicaneur, un bourreau de profession, pour y être contraint derévéler malgré lui les secrets les plus cachés de son âme – ouautrement se résigner à vivre dans le mépris des hommes. Il sedemanda s’il avait mérité tout cela, et il se répondit à lui-mêmequ’il n’avait pas mérité un si dur châtiment. S’il n’était pas toutà fait innocent, s’il n’était pas aussi blanc que la neige, iln’avait rien fait qui pût lui faire valoir un si crueltraitement.

« Eh bien ? » ditM. Apjohn, comme pour demander une réponse définitive.

– J’y penserai, » balbutia le cousinHenry.

« Il ne s’agit plus d’y penser. Le tempsde la réflexion est passé. Si vous voulez me donner vosinstructions pour commencer les poursuites contre la Gazette deCarmarthen, j’agirai comme votre avoué. Sinon, je dirai danstoute la ville quelle proposition je vous ai faite, et comment vousl’avez acceptée. Il faut que tout cela finisse. »

Le malheureux sanglotait, haletait, luttaitavec lui-même, tandis que l’avoué, assis, le considérait. La seulechose qu’il s’était appliqué à éviter, c’était la comparution enjustice. Et voici que, de sa propre initiative, il allait seprésenter devant la cour.

« Quand cela devra-t-il se faire ?demanda-t-il.

– J’irai demain devant les magistrats.Votre présence n’est pas encore nécessaire. La partie adverse nedemandera pas de délai ; elle est toute prête à soutenirl’épreuve. Les assises commencent à Carmarthen le 29 du moisprochain. Vous serez probablement interrogé ce jour-là, unvendredi, ou le lendemain. Vous serez appelé à prouver ladiffamation. Mais les questions qui vous seront posées par votreavoué ne compteront pour rien.

– Pour rien ! s’écria le cousinHenry.

– Vous serez là pour autre chose,continua l’homme de loi. Quand cet interrogatoire insignifiant auraété fait, vous serez mis à la disposition de la partie adverse,afin que l’on arrive enfin à éclaircir la question qui est le fondde toute cette affaire.

– Quelle question ?

– Je ne sais comment s’y prendra l’avocatde vos adversaires, mais il vous faudra dire si vous avez, ou non,connaissance d’un testament disparu. »

En parlant ainsi, M. Apjohn s’arrêta etregarda bien en face son client. Il semblait faire lui-mêmel’interrogatoire que devait faire au cours du procès l’avocat desdéfendeurs. « Il vous demandera si vous avez connaissance dutestament disparu. » Il s’arrêta de nouveau, mais le cousinHenry ne dit rien. « Si vous n’en avez pas connaissance, sivous n’avez de ce chef aucune faute à vous reprocher, rien quipuisse vous faire pâlir sous le regard d’un juge, rien qui vousfasse redouter le verdict d’un jury – alors vous lui répondrez, lesyeux fixés sur ses yeux, d’une voix claire et ferme, que votrepropriété est à vous aussi légitimement qu’aucune autre dans leroyaume. »

Chacune de ces paroles était une condamnation.Dans la pensée du cousin Henry, M. Apjohn se plaisait à lelivrer à une torture affreuse, en lui représentant que le seulmoyen d’échapper à l’infamie était de montrer une énergie dont ilétait absolument incapable. Il était évident pour lui queM. Apjohn voulait le mener adroitement non à uneréhabilitation, mais à une honteuse défaite. M. Apjohn étaitvenu à lui, se donnant hypocritement pour son conseiller et sonami ; mais, en réalité, il était ligué avec tous les autrespour le pousser à sa ruine. Il en était bien convaincu ; il levoyait dans les yeux, la physionomie, les gestes, la voix de sonodieux visiteur. Il ne pouvait pourtant céder à un mouvementd’indignation et chasser cet homme de chez lui. Cette cruauté,cette barbarie était, selon lui, bien plus criminelle que tout cequ’il avait pu faire lui-même.

« Eh bien ? dit M. Apjohn.

– Je crois comme vous qu’il faut enarriver là.

– J’ai vos pouvoirs alors ?

– Ne m’avez-vous pas entendu dire qu’ilfallait en arriver là ?

– Très bien. Demain l’affaire sera portéedevant les magistrats, et comme je ne doute pas que la poursuite nesoit autorisée, je mènerai rondement les choses. Je vous dirai quinous choisirons pour notre conseil aux assises, et je vous feraisavoir quel est le leur, aussitôt que je le saurai. Laissez-moiseulement vous supplier de ne pas vous contenter de dire desvérités, mais de dire toute la vérité. Si vous essayez de cacherquelque chose, on aura bientôt fait de le tirer de vous. »

Et, sur ces paroles encourageantes, il quittason client.

Chapitre 15LE COUSIN HENRY FAIT UNE NOUVELLE TENTATIVE

Quand M. Apjohn fut parti, le cousinHenry resta pendant une heure, non à réfléchir – on n’a plus laforce de penser quand on est accablé à ce point – mais paralysésous le poids de son malheur, se répétant à lui-même que jamaispersonne n’avait été si cruellement traité. S’il avait été un autrehomme, il aurait jeté M. Apjohn hors de la maison, à lapremière parole qui trahissait chez lui un soupçon injurieux ;mais la force lui avait manqué pour cela. Il s’avoua à lui-même safaiblesse, sans pouvoir se résoudre à s’avouer aussi qu’il étaitcoupable : pourquoi ne trouvaient-ils pas le testament ?Leurs attaques et ses tourments auraient ainsi leur terme.

Sentant à la fin qu’il serait incapable derassembler ses idées, tant qu’il demeurerait dans la bibliothèque,et comprenant en même temps qu’il lui fallait arrêter une ligne deconduite, il prit son chapeau et se dirigea vers les rochers.

Il avait un mois devant lui, juste un mois,avant le jour où il devait paraître au banc des témoins. Voilà cequ’à tout prix il voulait éviter. Il résolut, quoi qu’il dût enrésulter, de ne pas se soumettre à l’interrogatoire de sesadversaires. On ne pouvait le tirer de son lit, s’il s’y disaitretenu par une maladie. On ne pouvait envoyer des agents de policeà sa recherche, s’il se cachait dans Londres. À moins qu’il ne sedéclarât lui-même coupable de connaître l’existence du testament,on ne pouvait produire aucune charge contre lui. Ou enfin, s’ilavait seulement le courage de se précipiter des rochers, il seraitcertain d’échapper au moins ainsi à ses ennemis.

Pourquoi toutes ces attaques dirigées contrelui ? Il se le demandait, assis sur les rochers, regardant lamer à ses pieds. Pourquoi toutes ces attaques ? Si l’onvoulait que sa cousine Isabel eût la propriété, on n’avait qu’à lalui donner. Il ne désirait qu’une chose, pouvoir quitter ce paysmaudit, n’en plus entendre parler et y être oublié. Ne pouvait-ilrenoncer à la propriété par un acte légal, et réduire au silenceles voix ennemies qui s’élevaient contre lui ? Mais cela étaitpossible sans qu’il eût besoin de recourir à un acte légal :il n’avait qu’à prendre le livre contenant le testament et à leremettre à l’homme de loi. Cela pouvait se faire ; et puisquepersonne ne savait d’une façon certaine qu’il connût l’existence dece testament, il semblerait agir non seulement en honnête homme,mais en homme généreux. Quel jugement porterait-on sur lui si,réellement, c’était ce jour-là même qu’il découvrait letestament ? On le jugerait le plus honnête des hommes. Ehbien, il pouvait encore faire croire qu’il en était ainsi. Il avaitpris le livre, dirait-il, pour y trouver quelque soulagement à sapeine, et voilà qu’il avait trouvé le papier dans lesfeuillets ! Personne ne le croirait. Il se disait que telleétait déjà sa réputation dans le comté, que personne n’ajouteraitfoi à ses paroles. Mais, alors même qu’on ne le croirait pas, onaccepterait assurément la restitution sans récriminations. Alors,plus de banc des témoins, plus d’avocat, plus de limier féroce,avide de le déchirer. Qu’on le sût ou non, on le laisserait aller.Au moins dirait-on de lui que, ayant le testament entre les mains,il ne l’avait pas détruit. Là-bas, à Londres, où l’on neconnaissait pas les détails de cette malheureuse affaire, onparlerait favorablement de lui. Et alors il aurait le temps et leloisir d’apaiser sa conscience par le repentir.

Mais à qui remettre le testament, et que direen le remettant ? Il se savait malhabile à formuler unmensonge. C’était actuellement à M. Apjohn, et personne ne luifaisait peur comme M. Apjohn. S’il portait le livre et lepapier à l’homme de loi et essayait de lui faire le récit préparé,en une minute M. Apjohn aurait tiré de lui la vérité :ses yeux perçants et ses sourcils froncés le rendaient impuissant àtenir caché ce qu’il voulait dissimuler. Il ne trouverait nireconnaissance, ni pitié, ni justice chez l’homme de loi : ilaccepterait la restitution, pour le fouler ensuite aux pieds. Nevaudrait-il pas mieux aller à Hereford, sans parler à personne deson départ, et remettre l’acte à Isabel ? Mais Isabel l’avaitoutragé ; elle l’avait traité avec le plus absolu mépris. S’ilcraignait M. Apjohn, il haïssait sa cousine. S’il y avaitencore dans son cœur un sentiment vigoureux, c’était la haine qu’ilportait à Isabel.

La seule voix qui lui eût parlé avecbienveillance, depuis son arrivée dans ce pays détesté, était celledu vieux fermier Griffiths. Encore cette voix était-elle devenuesévère ; mais dans cette sévérité même il y avait un peu decompassion. Il pensa que s’il y avait quelqu’un à qui il pût conterson histoire, c’était à M. Griffiths. Il se décidasur-le-champ à aller à Coed. Il avait bien encore devant lui cetautre moyen d’échapper à ses tourments que lui offraient lesrochers et la mer. Tandis qu’il se rendait, le matin, à l’endroitoù il était couché en ce moment, il en avait eu la pensée, maissans croire qu’il aurait l’énergie nécessaire pour un telacte ; il était presque certain, au contraire, que, le momentvenu, le courage lui manquerait. Pourtant, se disait-il, le courageviendra peut-être. Qu’un mouvement soudain l’emportât en avant, ilespérait que Dieu, ayant égard à ses souffrances, lui pardonneraitsa faute. Mais en considérant l’endroit, en voyant qu’il tomberaitsur les rochers et non dans la mer, et que sa mort seraitinstantanée, il réfléchit que Dieu ne pardonnerait pas une fautedont il n’aurait pas le temps de se repentir. C’était donc encoreun moyen auquel il ne pouvait avoir recours. Il ne lui restait plusqu’à s’adresser au fermier Griffiths.

« Vous voilà donc encore à rôder sur lesterres de mon père ? »

Le cousin Henry reconnut aussitôt la voix deson ennemi le plus acharné, le jeune Cantor, et, si accablé qu’ilfût, il éprouva le sentiment d’orgueil froissé d’un propriétaire àqui l’on interdit l’accès de sa propre terre. « Je suppose quej’ai le droit de me promener sur mes terres ? dit-il.

– Je ne sais pas si ce sont vos terres,répliqua le fils du fermier ; je n’en sais rien du tout. Il ya des gens qui en parlent beaucoup ; moi, je ne disrien : j’ai mon opinion, mais je ne dis rien. Il y en ad’autres qui ne se gênent pas, vous devez le savoir, monsieurJones ; mais moi, je ne dis rien.

– Comment osez-vous parler si insolemmentà votre maître ?

– Mon maître ? Je n’en sais rien. Jesais que mon père a un bail et qu’il paye son fermage, que ce soitun autre ou vous qui le receviez ; et mon opinion est que vousn’avez pas plus le droit qu’un autre étranger d’entrer chez nous.Sortez donc d’ici, s’il vous plaît.

– Je resterai aussi longtemps qu’il meconviendra, » dit le cousin Henry.

« Très bien ! Alors, mon père vousfera un procès pour violation de propriété, et vous devrez vousprésenter devant une cour de justice. Une fois cité, vous serezbien obligé d’y aller. Vous avez beau vous appeler propriétaire,vous n’avez aucun droit ici. Si vous avancez, je vous rosserai,voilà tout. Vous n’oseriez pas paraître devant un magistrat ;bien sûr, vous n’oseriez pas. »

Le jeune homme resta quelque temps comme s’ilattendait une réponse ; puis il partit avec un grand éclat derire.

On pouvait donc impunément l’insulter et lebattre sans qu’il pût obtenir réparation, puisqu’il n’osait pas sesoumettre à l’épreuve du témoignage en justice. Tout le monde lesavait autour de lui. Sa position fausse ou sa lâcheté le tenaienten dehors de la protection de la loi. Évidemment, il fallait agirde quelque manière ; et, n’ayant pas le courage de se noyer,il devait se rendre chez M. Griffiths et lui débiter sonmensonge. Il irait sur-le-champ. Il n’avait ni le livre ni letestament, mais peut-être n’en serait-il que plus à l’aise pourparler.

À Coed, il trouva le fermier dans sa cour.

« Vous voyez un homme bien ennuyé, »dit le cousin Henry, commençant son histoire.

« Qu’y a-t-il, monsieur ? » Lefermier s’assit sur une barre mobile et basse qui fermait l’entréed’une grange ouverte, et le cousin Henry s’assit près de lui.

– Le jeune Cantor vient de m’insultergrossièrement.

– Il a eu tort. Quoi qu’il advienne detout ceci, il n’aurait pas dû agir ainsi. C’est un roquet qui atoujours été trop hardi.

– J’ai été bien durement traité parmivous.

– Quant à cela, monsieur Jones, voussavez quelles opinions on émet bien haut au sujet du testament. Jevous l’ai dit hier quand je vous ai vu.

– Quelque chose est arrivé depuis hier,quelque chose que je venais justement vous dire.

– Qu’est-ce qui est arrivé ? »Le cousin Henry poussa un gémissement lamentable en voyant venir lemoment de la révélation. Il sentit que l’observation qu’il venaitde faire relativement au jeune Cantor rendait inopportune pourl’instant cette révélation. Il aurait fallu qu’il lançâtimmédiatement son histoire. « Oh ! monsieur Griffiths,j’ai trouvé le testament ! » Voilà comment il aurait dûprocéder. Il comprenait maintenant qu’il avait maladroitementlaissé échapper l’occasion.

« Qu’est-ce qui est arrivé, monsieurJones, depuis que je suis allé hier à Llanfeare ?

– Je crois que ce n’est pas ici le lieuet le moment de vous le dire.

– Quand, alors ?

– Pas aujourd’hui. Le jeune Cantor m’amis hors de moi ; je ne sais plus ce que je dis.

– S’il ne s’agit que de dire quelquechose, monsieur, pourquoi ne pas vous expliquer ?

– J’ai aussi quelque chose à vousmontrer, répondit le cousin Henry, et, si vous pouviez venir chezmoi demain ou après-demain, je vous expliquerais tout.

– Eh bien, demain, dit le fermier.Après-demain je dois aller au marché à Carmarthen. Je serai chezvous à onze heures, si ce n’est pas trop tôt. »

Une heure, ou trois heures, ou cinq heures, oumême le surlendemain auraient plu davantage au cousin Henri, qui nedemandait qu’à reculer l’heure fatale. Il accepta pourtant laproposition et partit. Il s’était donc engagé à faire unerévélation ; il ne pouvait plus éviter de la faire. Il avaitun vif regret de sa sotte conduite pendant le dernier quartd’heure. Si quelque chose pouvait faire croire au vieux fermier quele testament avait été trouvé le matin même, c’était un récit faitcomme sous le coup de l’émotion d’une découverte inattendue. Ilsentait bien que sa maladresse et son manque d’énergie lui créaientà chaque pas de nouvelles difficultés. Comment pourrait-ilmaintenant prendre l’attitude d’un homme qui vient d’éprouver uneviolente surprise ? N’importe, il lui fallait poursuivre sonplan jusqu’au bout ; c’était son unique moyen de salut. Lefermier ne le croirait pas ; mais au moins, il pourrait ainsifuir cet odieux Llanfeare.

Il veilla bien avant dans la nuit, pensant àtout cela. Depuis plusieurs jours, il n’avait pas touché le livreni regardé le testament. Il s’était déclaré à lui-même que lepapier resterait là, tant que le hasard ne le ferait pas découvrir.La chose ne le regardait plus. Pendant les quinze derniers jours,il avait conformé sa conduite à cite résolution. Mais maintenanttout était changé : il allait livrer le testament de sa propremain ; il fallait bien qu’il s’assurât qu’il était toujourslà.

Il prit le livre ; le papier y était. Ildéplia l’acte et le lut avec attention dans les moindres détails.L’acte avait été composé et rédigé dans l’étude d’un avoué, avec ledéfaut de ponctuation et l’inintelligible phraséologie qu’on trouvehabituellement dans les actes légaux. Il avait été copié à lalettre par le vieillard ; c’était bien là un testamentvalable, qui ne pouvait manquer d’être considéré comme tel. Jamaisil ne l’avait si longuement examiné. Il aurait craint qu’une marquelaissée par son doigt, une tache, une brûlure faite par uneétincelle ne révélât qu’il l’avait déjà lu. Mais maintenant ilétait décidé à bannir toute crainte et à faire connaître à tous quele testament avait été entre ses mains. Aussi se croyait-ilautorisé à le relire, sans redouter d’être trahi par ces petitsaccidents. Que les femmes de la maison le vissent occupé à cettelecture, qu’est-ce que cela pouvait faire désormais ?

Il le lut trois fois, pendant que les heuresde la nuit s’écoulaient ; trois fois il lut cet acte, rédigéavec une habileté diabolique en vue de le dépouiller d’un bien quilui avait été promis. S’il avait commis une faute en le cachant, endissimulant son existence, quelle faute plus grande avait commisece vieillard qui, à son lit de mort, avait employé ses dernièresforces à le dépouiller ! Maintenant que le jour, presque lemoment, était venu de remettre en d’autres mains la propriété qu’ilavait si sincèrement maudite quelques heures auparavant, il sentitrenaître en lui l’amour de l’argent et le sentiment de la dignitéque lui donnait la possession d’un domaine étendu. Il pensa tout àcoup qu’avec un peu de courage, de persévérance, de patience, ilverrait un jour la fin de tous ses maux. En se représentant cequ’il serait dans cinq ans peut-être, propriétaire de Llanfeare,pourvu de bonnes rentes, il eut honte de sa faiblesse.

Quelques questions qu’on pût lui poser, onn’établirait aucune charge contre lui. S’il brûlait le testament,nul ne le saurait. Si le testament restait caché, on pourraitpeut-être tirer de lui son secret ; mais aucun avocat, sihabile qu’il fût, n’arriverait jamais à lui faire dire qu’il avaitlivré le papier aux flammes.

Il était là assis à le regarder, en grinçantdes dents et en serrant les poings. S’il osait ! S’ilpouvait ! Un instant il fut décidé. Mais aussitôt apparurentdevant ses yeux le juge, le jury, tout l’appareil de la cour et leslongues horreurs d’un emprisonnement à vie. En ce moment même, cesfemmes qui l’épiaient pouvaient être occupées à surveiller sesactions. Et alors même qu’il n’y aurait eu ni femmes curieuses, nijugement, ni preuves, il aurait toujours sur la conscience unefaute entraînant la damnation de son âme, un crime que le repentirne pourrait effacer que s’il l’expiait en se livrant lui-même à lajustice. À peine avait-il résolu de détruire le testament qu’il sesentait incapable de le détruire. À peine avait-il senti sonimpuissance, que le désir d’agir renaissait plus vif en lui. Quand,à trois heures, il se traîna péniblement jusqu’à son lit, le papierétait de nouveau dans le livre de sermons, et le livre à sa placehabituelle sur le rayon.

À l’heure dite, M. Griffithsarriva ; son attitude montrait qu’il croyait à un heureuxdénouement de l’affaire ; il voulait être bienveillant etgracieux.

« Eh bien, monsieur, voyons ce quec’est ; j’espère que ce que vous allez me dire mettra enfinvotre esprit en repos. Vous avez été bien malheureux depuis la mortde votre oncle.

– Vraiment oui, monsieur Griffiths.

– Qu’y a-t-il maintenant ? Quoi quece soit, soyez certain que vous aurez en moi un confidentcharitable. Je ne chercherai pas le mal, et si je peux vous êtreutile, ce sera bien volontiers. »

En entendant la porte s’ouvrir et les pas dufermier résonner dans les pièces voisines, le cousin Henry avaitrésolu de ne pas révéler ce jour-là son secret. C’était encoreimpossible, après sa manière d’être de la veille. Il ne voulut mêmepas tourner les yeux vers le livre ; il resta les yeux fixéssur la grille vide du foyer.

« Qu’y a-t-il, monsieur Jones ?demanda le fermier.

– Mon oncle a fait un testament, ditfaiblement le cousin Henry.

– Sans doute, il a fait untestament ; il en a fait plusieurs – un ou deux de plus qu’iln’aurait dû, à mon sens.

– Il a fait un testament après ledernier.

– Après celui qui était en votrefaveur ?

– Oui, après celui-là. Ce que j’ai vu neme permet pas d’en douter, et j’ai voulu vous le dire.

– C’est tout ?

– J’ai cru devoir vous dire que j’avaiscette certitude. Qu’est devenu le testament depuis qu’il a étéfait, c’est une autre question. Je crois qu’il doit être dans lamaison et qu’il faut faire des recherches. Si l’on croit que cetestament existe, pourquoi ne pas venir faire une perquisitionminutieuse ? Je n’y mettrais certes pas empêchement.

– C’est tout ce que vous avez à medire ?

– J’ai beaucoup pensé à cela, et labienveillance que vous m’avez montrée me faisait un devoir de toutvous raconter.

– Mais, vous aviez quelque chose à memontrer.

– Oui, c’est vrai. Si vous voulez monter,je vous ferai voir l’endroit où le vieillard a écrit ce derniertestament.

– Rien de plus ?

– Rien de plus, monsieur Griffiths.

– Alors bonjour, monsieur Jones. Jecrains que vous ne soyez pas encore au bout de vospeines. »

Chapitre 16À HEREFORD

Bon nombre d’habitants de Carmarthens’occupaient activement de cette affaire. Un exemplaire de laGazette était régulièrement envoyé à M. Brodrick, unautre à Isabel, un autre à M. Owen. On voulait qu’ils fussentau courant de tout ce qui se passait. Le numéro publié après ladernière visite de M. Apjohn à Llanfeare contenait un articleoù le rédacteur récapitulait tout ce qui avait déjà été dit sur cesujet. « M. Henry Jones, » écrivait-il dans ledernier paragraphe, « est enfin forcé d’intenter un procès endiffamation contre le journal. Nous doutons beaucoup qu’ilpoursuive l’affaire jusqu’au bout. Mais, s’il le fait, il devra seprésenter comme témoin, et nous saurons enfin la vérité sur ledernier testament fait par M. Indefer. » Ceci fut lu àHereford, et avec un vif intérêt, par les personnes que l’affaireconcernait.

Après avoir laissé quelques jours s’écoulerdepuis l’entrevue qu’il avait eue avec Isabel, M. Owenrecommença à la voir fréquemment, et trouva souvent le moyend’être, pendant quelques instants au moins, seul avec elle. Elle nechercha pas à l’éviter ; elle aurait été heureuse de pouvoirle traiter simplement comme son ami le plus cher. Mais ilpersistait à la vouloir considérer comme sa future femme. Ce n’estpas qu’il l’entourât de ses bras, qu’il fût familier dans sesgestes. Isabel ne l’aurait pas permis. Mais les termes affectueuxdont il se servait en parlant d’elle ou en lui parlant, montraientqu’il la regardait comme lui appartenant ; et il riaitdoucement quand elle lui assurait que cela ne pouvait être.

« Vous pouvez bien me tourmenter unpeu, » disait-il en souriant ; « tant de forces sontréunies contre vous que vous n’avez pas une chance de votre côté.Il serait monstrueux de supposer que vous voulez me rendremalheureux pour toujours, et vous aussi. »

À cela que pouvait-elle répondre, sinonqu’elle ne s’inquiétait pas de son propre malheur, et qu’elle necroyait pas au sien. « Serait-ce convenable ?disait-elle. Comme je juge que non, je ne me marierai pas. »Il répondait en souriant encore, et en lui disant que, dans un oudeux mois au plus, elle serait absolument vaincue.

C’est à ce moment que les journauxcommencèrent à leur arriver. Quand M. Owen vit clairementcombien étaient fondés les doutes des habitants de Carmarthenrelativement à la validité du testament qui déshéritait Isabel, ilfit des visites plus rares et prît une autre attitude. Il venaitsimplement comme un ami de la famille et ne cherchait plus lesentrevues particulières avec Isabel. Il ne parla pas à la jeunefille des articles de la Gazette, mais il s’en entretintlonguement avec M. Brodrick. M. Brodrick déclara à sonfutur gendre qu’il croyait fermement aux accusations du journal,qui, après avoir été des insinuations, étaient devenues siprécises. Puisque ces choses avaient été dites et imprimées, iln’était point douteux qu’on y donnât créance à Carmarthen. Etpourquoi n’y donnerait-on créance, si l’on n’avait de fortesraisons de croire que quelqu’un s’était rendu coupable du crimeodieux de détruire un testament ? Les cheveux de l’avoué sehérissaient presque sur sa tête, quand il parlait d’un acte aussimonstrueux ; il ne doutait pas cependant qu’il n’eût étécommis. Un journal respectable comme la Gazette deCarmarthen mettrait-il tant d’acharnement dans ses attaques,s’il n’avait pas une certitude absolue ? En quoi toutes cesaffaires importaient-elles à la Gazette ? Lacontinuité des articles ne montrait-elle pas que les lecteursétaient d’accord avec le journaliste ? Et le public deCarmarthen, s’il n’y avait aucun fondement, approuverait-il desemblables accusations ? Lui, homme de loi, était convaincu dela culpabilité du cousin Henry ; mais il convenait que lespreuves manquaient. Si, pendant son séjour à Llanfeare, avant ouaprès la mort du vieillard, mais avant les funérailles, il avaitmis la main sur le testament et l’avait détruit, comment pouvait-onespérer faire la preuve de la culpabilité ? Quant à l’idéed’amener, par la torture de l’interrogatoire, un homme à avouer unsi grand crime, il la rejetait. Celui qui avait eu la force dedétruire un testament aurait celle de résister aux pièges d’unavocat. Peut-être, s’il avait connu le cousin Henry, n’aurait-ilpas pensé ainsi. Parmi toutes les possibilités qui se présentaientà son esprit – et son esprit était plein alors de ces pensées –aucune n’approchait de la vérité. Il souffrait de voir son enfantprivée de son bien, de se voir ravir la gloire d’être le beau-pèredu possesseur de Llanfeare, et de ne pouvoir faire triompher desdroits incontestables. Il était entièrement d’accord avec lerédacteur ; il lui était reconnaissant ; il le proclamaitun noble cœur et un galant homme. Mais il ne pensait pas que lejournal pût servir la cause d’Isabel et la sienne.

M. Owen se demandait si le rédacteuravait bien le droit d’agir comme il le faisait. Ses yeux ne luimontraient aucune preuve contre le cousin Henry. Il lui semblaitinjuste d’accuser un homme d’un grand crime, simplement parce qu’ilétait possible qu’un crime eût été commis, et parce que c’était àlui que le crime profitait, s’il avait été commis. Le plan quiconsistait à amener un homme à se dénoncer lui-même, par lesterreurs d’un interrogatoire, révoltait sa droiture. Le rédacteurne lui semblait pas si estimable. Cependant, il crut devoir cesserd’affecter, quant à la possession d’Isabel, cet air de certitudequ’il avait pris depuis que le cousin Henry était entré dans lajouissance de ses droits de propriétaire. Il avait pensé alorsqu’Isabel était à jamais privée de l’héritage. Il apprenaitmaintenant que telle n’était pas l’opinion générale dans le comtéde Carmarthen, et son intention n’était pas de demander la main del’héritière de Llanfeare. Il reprenait l’attitude qu’il avait cruconvenable de garder quand telle avait déjà été la positiond’Isabel. Lorsque l’affaire serait définitivement réglée en faveurdu cousin Henry, il reparaîtrait en prétendant.

Isabel était absolument certaine que lerédacteur avait raison. Ne se rappelait-elle pas les dernièresparoles de son oncle, lui disant qu’il l’avait faite de nouveau sonhéritière, et n’avait-elle pas toujours devant les yeux la minepiteuse du misérable ? Elle était intelligente etraisonnable ; mais elle était femme, et avait le penchant deson sexe à suivre ses sentiments plutôt que l’évidence des faits.M. Owen lui avait dit que son oncle était bien faible d’espritquand il avait prononcé ces paroles, que ses idées étaient sansdoute confuses et sans suite ; peut-être avait-il parlé dansun rêve. Dans de semblables conditions, quelques mots neconstituaient pas une preuve suffisante pour que l’on crût un hommecoupable d’un si grand crime. Mais elle, elle savait bien – elle sele disait du moins – que les paroles de son oncle n’avaient pas étévagues. Quant à la figure malheureuse de son cousin, M. Owenlui avait dit qu’elle n’avait pas le droit de faire une preuve d’untémoignage de si peu de valeur ; que ce serait vouloirs’attribuer un coup d’œil infaillible. Elle ne voulait pascontredire un avis si sage, mais elle était certaine de ne s’êtrepas trompée ; elle ne doutait pas que cet air malheureux nefût l’indice de la culpabilité.

Elle s’était juré mille fois à elle-mêmequ’elle ne convoiterait pas la maison et la propriété. Quand sononcle lui avait annoncé la première fois sa détermination de ladéshériter, elle s’était sentie assez sûre de son affection pourlui pour ne pas craindre qu’elle fût diminuée par ce changementd’intentions. Elle était fière de penser qu’elle était capable des’élever au-dessus de mesquines considérations d’argent, deconserver la noblesse de ses sentiments dans la pauvreté absolue àlaquelle elle pouvait être réduite. Mais maintenant elle étaittentée de désirer que le rédacteur eût raison. Y avait-il un hommequi méritât autant que M. Owen de grandir dans le monde et quipût occuper aussi honorablement une haute position ? Si ellene désirait pas Llanfeare pour elle-même, ne devait-elle pas ledésirer pour lui ? Il lui avait dit combien il était assuré deson amour, que tôt ou tard il obtiendrait sa main. Elle commençaitpresque à penser qu’elle devrait céder en effet, et que sa volontéplierait fatalement devant celle de l’homme qu’elle aimait. Maiscombien son triomphe serait doux si elle pouvait lui dire un jourque le moment était venu où elle serait fière de devenir safemme ! « Je vous aime assez pour être heureuse de vousdonner quelque chose ; mais je vous aime trop pour avoir vouluvous imposer un fardeau, quand je ne pouvais rien vousdonner. » C’est alors que l’on échangerait de douxbaisers ! Quant au cousin Henry, elle n’avait même pas decompassion pour lui. Il serait temps de prendre son sort en pitiéquand il aurait été contraint d’abandonner ce qu’il avait acquispar des moyens malhonnêtes, et de confesser ses fautes.

On n’expliqua pas à Mrs. Brodrick ce quedisaient les journaux, et elle attachait d’ailleurs peu d’intérêt àcette campagne entreprise contre le cousin Henry. Que l’on amenâtIsabel à accepter le legs, de manière que M. Owen pûtl’épouser et l’emmener, c’était tout ce qu’elle désirait. Si lesrevenus réunis d’Isabel et de M. Owen étaient suffisants pourque le nouveau couple ne dût pas être aidé par M. Brodrick,c’était assez pour Mrs. Brodrick ; elle s’inquiétait fortpeu de Llanfeare. Qui sait même si elle désirait voir la demi-sœurde ses propres enfants s’élever si haut au-dessus de leur modesteposition ? Et il était si facile à Isabel de s’assurersur-le-champ cette aisance ! Il suffisait d’un mot, d’un motqu’une fille moins entêtée n’aurait pas hésité à prononcer. Quant àl’héritage considérable qui devait dépendre d’un aveu deculpabilité si invraisemblable, elle le considérait comme aussiéloigné que jamais.

« Maudits soient lesjournalistes ! » disait-elle à sa fille aînée ;« pourquoi ne signe-t-elle pas un reçu et ne touche-t-elle passon revenu, comme le ferait une autre ? Elle a commandé hierdes bottines neuves chez Jackson ; où est l’argent pour lespayer ? »

Sa malveillance était encore envenimée par desreproches sévères qu’elle avait reçus de son mari. Isabel étaitallée trouver son père, quand sa belle-mère lui avait dit qu’elleétait une charge pour la maison.

« Papa, lui avait-elle dit, permettez-moide quitter la maison et de gagner quelque chose. Je puis toujoursbien me procurer mon pain. »

M. Brodrick s’était fâché. Il avaitdésiré, lui aussi, hâter le mariage de sa fille avec M. Owen,pensant que, par amour pour son futur mari, elle accepteraitl’argent. Il avait été ennuyé lui aussi de la persistance de sesrefus. Mais il avait été bien loin de songer à chasser sa fille dela maison, ou à lui faire les reproches humiliants et cruels que safemme n’hésitait pas à lui adresser.

« Ma chère enfant, lui avait-il répondu,je ne vois pas que cela soit nécessaire. Votre mère et moi nepensons qu’à votre bonheur. Je crois que vous devriez prendrel’argent de votre oncle, sinon pour vous, du moins pour celuiauquel nous espérons vous voir bientôt unie. Mais, laissant de côtécette question, vous avez le même titre que vos sœurs à rester ici,et jusqu’à votre mariage, cette maison sera la vôtre. »

Ces paroles soulagèrent le cœur d’Isabel, maiselles rendirent plus difficiles encore ses relations avec sabelle-mère. Mrs. Brodrick se soumettait habituellement à sonmari et s’appliquait à lui obéir ; mais elle avait certainesidées à elle, desquelles elle ne voulait pas se départir. Elleconsidérait la présence d’Isabel dans la maison comme un tort quilui était fait à elle-même. Quelques années avant, quand Isabelavait quitté Hereford, on lui avait donné à entendre que c’étaitpour toujours. Dès ce moment, plus de dépenses, plus d’ennuis, plusde jalousies relativement à Isabel. Le vieil oncle avait promis depourvoir à son avenir ; c’était donc un souci dont elle étaitdélivrée. Mais voilà qu’Isabel était revenue et insistait pourrester dans la maison – alors qu’elle pouvait faire autrement. Etpuis, ces bottines commandées à Jackson, et toutes les dépenses quedevaient occasionner un corps de plus à habiller, une bouche deplus à nourrir ! De plus, il était si évident qu’à Hereford onavait une grande estime pour Isabel, tandis qu’on ne pensait quepeu de bien de ses filles à elle, ou même on ne s’en inquiétait pasdu tout ! Il était inévitable qu’une femme du caractère deMrs. Brodrick montrât une humeur fort désagréable dans lescirconstances présentes.

« Isabel, lui dit-elle un jour, je nevous ai pas parlé de quitter la maison.

– Personne n’a dit que vous m’en eussiezparlé, ma mère.

– Vous n’auriez pas dû entretenir votrepère de votre idée d’être servante ailleurs.

– J’ai dit à papa que, si c’était sonavis, je chercherais à gagner mon pain.

– Vous lui avez dit que je m’étaisplainte de votre présence ici.

– Vous vous en êtes plainte en effet. Ilfallait bien le lui dire pour lui faire comprendre mon intention.Je suis une charge, je le sais bien. Tout être humain qui mange ets’habille, sans rien gagner, est une charge. Et je sais que l’onm’en veut plus encore, parce que l’on avait espéré que j’entreraisdans une autre maison.

– Vous le pouvez encore, si vous levoulez.

– Mais je ne le veux pas. C’est unematière sur laquelle je n’accepte d’avis de personne. Voilàpourquoi je désirais m’en aller pour gagner mon pain. Comme jevoulais garder ma liberté d’action, dans cette question d’argent,il était naturel que je supportasse les conséquences de maconduite ; et je comprends que l’on me considère comme unfardeau. » Les autres jeunes filles entrèrent, et laconversation fut interrompue. Une heure ou deux après,Mrs. Brodrick et Isabel se retrouvèrent seules.

« Bien certainement, je trouve bizarreque vous ne preniez pas l’argent, dit Mrs. Brodrick.

– Pourquoi revenir là-dessus ? Je nele prendrai pas.

– Et tous ces gens de Carmarthen qui sontsi convaincus de vos droits à une fortune bien plus grandeencore ! Ne parlons pas de charges ; mais je ne puiscomprendre que votre conscience ne vous reproche rien, quand vousvoyez votre père obligé de payer tant de choses et si peu en étatde le faire.

Isabel ne voulut pas répéter qu’elle entendaitgarder sa liberté.

« Vous vous obstinez, continuaMrs. Brodrick, à vouloir faire triompher vos idées sur cellesde gens qui ont plus d’expérience et de raison que vous. Quant àM. Owen, vous l’amènerez un jour ou l’autre à chercherailleurs. Il faut une femme à ce jeune homme, et naturellement ilen trouvera une. Toute chance alors sera perdue pourvous. »

C’est ainsi qu’Isabel passait tristement sontemps à Hereford.

Chapitre 17M. CHEEKEY

Le cousin Henry avait un mois pour considérerce qu’il devait faire, un mois, depuis le jour où il avait étécontraint d’accepter la proposition de M. Apjohn, jusqu’àcelui où il serait en présence, à Carmarthen, de l’avocat de sesadversaires, s’il était assez brave pour affronter l’épreuve. Orcette épreuve, il était absolument décidé à ne pas l’affronter. Iln’était ni cordes ni police qui pussent le traîner au banc destémoins. Mais il avait un mois devant lui. Des pensées diversesagitaient son esprit. La poursuite allait donner lieu à de grandsfrais, frais inutiles, s’il avait l’intention de se dérober avantle jour fatal – et qui payerait ces frais ? Il ne croyait pasque la propriété demeurât entre ses mains ; il ne désiraitd’ailleurs qu’une chose : en être délivré, fuir loin deLlanfeare, et n’avoir plus à s’occuper de fermiers et de fermages.Mais ce serait toujours à lui qu’incomberaient ces frais énormes.M. Apjohn lui avait expliqué qu’il pouvait intenter aupropriétaire du journal soit une action criminelle, soit une actioncivile avec demande de dommages-intérêts. M. Apjohn avaitfortement insisté pour qu’il adoptât l’action criminelle. Elle luicoûterait moins cher, avait-il dit, et montrerait que le demandeurvoulait simplement venger son honneur. Il dépenserait moins, parceque son intention serait moins de faire rendre un verdict, que deprouver, par sa présence devant la cour, qu’il n’avait peur depersonne. S’il poursuivait en dommages-intérêts et que, comme ilfallait s’y attendre, on ne les lui accordât pas, il aurait alors àsupporter les frais à la fois comme demandeur et comme défendeur.Tels étaient les arguments que M. Apjohn avait faitvaloir ; mais il avait considéré aussi que, s’il amenait lecousin Henry à attaquer les journalistes au criminel, lamalheureuse victime ne pourrait plus se dérober. Dans ce cas, eneffet, si le courage lui manquait au dernier moment, un agent depolice le conduirait de force au banc des témoins. Dans une actioncivile, il conservait toute sa liberté. C’est pour ces raisons queM. Apjohn avait représenté la poursuite au criminel commebeaucoup plus avantageuse, et le cousin Henry était tombé dans lepiège. Il le comprenait bien maintenant, mais il n’avait pas eu letemps de la réflexion au moment où il avait été mis en demeure dechoisir. Il s’était donc engagé à poursuivre, et, il n’en pouvaitpas douter, on le conduirait de force à Carmarthen, si auparavantil n’avait fait connaître la vérité relativement au testament. S’ilfaisait la révélation, il pensait que la poursuite tomberaitd’elle-même. S’il allait leur dire : « voyez, j’ai enfintrouvé le testament. Le voici ! Prenez-le, prenez Llanfeare,et que je n’entende plus parler de rien, » alors assurément onne le contraindrait plus à se présenter pour une affaire que lesfaits mêmes auraient décidée en faveur des adversaires. Il avaitlaissé échapper l’occasion de livrer le testament à la justice parles mains de M. Griffiths, mais il était bien décidé à trouverun autre moyen, avant que le mois fût écoulé. Les heures étaientprécieuses ; les jours se passaient, et il ne faisait rien. Sadernière idée fut d’envoyer le testament à M. Apjohn avec unelettre, dans laquelle il lui dirait qu’il avait trouvé le papierdans un livre de sermons, et qu’il était prêt à quitter lapropriété. Mais la lettre ne s’écrivait pas, et le testament étaittoujours entre les feuillets du livre.

On parlait beaucoup à Carmarthen de latournure nouvelle que les choses avaient prise. On savait que HenryJones, de Llanfeare, attaquait M. Gregory Evans, de laGazette de Carmarthen, pour la publication de plusieursarticles calomnieux : on savait aussi que M. Jones avaitpour avoué M. Apjohn ; mais on n’ignorait pas non plusque M. Apjohn et M. Evans n’étaient adversaires qu’enapparence.

M. Apjohn était d’ailleurs parfaitementhonnête et bien intentionné. Il ferait tout son possible pourétablir la calomnie, à la condition que son client fût le légitimepossesseur de Llanfeare. En réalité, leur objet à tous étaitd’amener Henry Jones au banc des témoins, afin qu’on pût tirer delui, s’il était possible, l’exacte vérité.

De jour en jour, de semaine en semaine, depuisles funérailles, l’opinion avait été s’affermissant à Carmarthenqu’un acte coupable avait été commis. On était irrité qu’un HenryJones eût pu accomplir un tel crime, et n’en pût être convaincu. Levieil Indefer Jones avait été respecté par tous ses voisins. MissBrodrick, bien que peu connue personnellement dans le pays, yjouissait d’une réputation très avantageuse. L’idée que Llanfearedevait lui appartenir avait été agréable à tout le monde. Puis, onavait appris que le vieillard avait changé ses dispositions, et saconduite avait été énergiquement désapprouvée, par M. Apjohnle premier ; et, quoique la discrétion soit une qualiténécessaire chez un homme d’affaires, on avait su leur dissentiment.Ensuite on avait appris que le vieillard était revenu à sespremières intentions. Les Cantor ne s’étaient pas gênés pourparler. On connaissait à Carmarthen tout ce qui s’était fait àLlanfeare, et même ce qui n’y avait jamais été fait. Enfin,M. Griffiths, le dernier défenseur de l’honnêteté du cousinHenry, avait parlé.

On était donc convaincu que le cousin Henryavait tout simplement volé la propriété ; et pouvait-onsupporter qu’un tel homme eût commis un tel acte, et qu’il n’en pûtêtre convaincu ? On louait beaucoup M. Apjohn d’avoir,par son énergie, forcé le coupable à poursuivre M. Evans, etM. Evans lui-même n’était pas celui qui le louait le moins.Ceux qui avaient vu le cousin Henry croyaient qu’on lecontraindrait à dire la vérité ; et ceux qui avaient seulemententendu parler de lui ne doutaient pas que l’audience ne dûtprésenter le plus vif intérêt. La vente du journal s’étaiténormément accrue, et M. Evans était le héros du jour.

« Ainsi, vous aurez M. Balsam contremoi ? » dit un jour M. Evans à M. Apjohn.M. Balsam était un respectable avocat qui, pendant bien desannées, avait plaidé dans la circonscription judiciaire du pays deGalles, et qui était renommé pour la douceur de ses manières et sascience exacte du droit, deux qualités qui d’ailleurs ne sont pasd’une absolue nécessité dans un avocat d’assises.

« Oui, monsieur Evans. M. Balsam, jen’en doute pas, nous fera obtenir ce que nous voulons.

– Ce que vous voulez, c’est, je suppose,me faire mettre en prison ?

– Certainement, s’il est prouvé que vousl’avez mérité. Les imputations calomnieuses sont si évidentes qu’ilsuffira de les lire à un jury. À moins que vous ne puissiez lesjustifier, je crois que vous devez aller en prison.

– Je le crois aussi. Vous viendrez m’yvoir, n’est-ce pas, monsieur Apjohn ?

– Je suppose que M. Cheekey trouverale moyen de vous épargner ce désagrément. »

M. Cheekey était un homme d’unecinquantaine d’années, qui depuis peu avait acquis une grandeconsidération dans les cours de justice. Ses confrères l’appelaient« Jean le Foudroyant », à cause d’un mouvement desourcils qu’il avait, quand il voulait intimider un témoin. C’étaitun Irlandais solidement bâti, à la physionomie jeune encore,généralement gai, et qui avait toutes sortes de bonnes qualités.Jamais il n’aurait voulu agir par la crainte contre une femme – nimême contre un homme, à moins que, selon sa façon d’envisager lecas, il ne fût nécessaire d’employer ce moyen. Mais quand ilcroyait devoir procéder par intimidation – et la lecture des procèsde cour d’assises montrerait que cela arrivait très souvent – Jeanle Foudroyant faisait sentir des dents plus aiguës que celles d’unterrier. Il s’arrêtait dans un interrogatoire, regardait son homme,avançant peu à peu la figure, sans le quitter des yeux, avec uneexpression qui terrifiait un faux témoin insuffisamment pourvu decourage – et souvent aussi, hélas ! un témoin véridique.Malheureusement en effet, malgré sa volonté de ne soumettre à sesprocédés d’intimidation que ceux qui en avaient besoin, comme il ledisait, il se trompait quelquefois. Il avait aussi un autre donprécieux, dont il usait à la perfection, celui d’intimider le jugelui-même. Il se faisait ce raisonnement, qu’en faisant peur aujuge, il le rabaissait dans l’estime des jurés et diminuait ainsila force de la prévention. On s’était assuré ses services pourcette affaire, dont toutes les circonstances lui avaient étéexpliquées. On sentait que ce serait un grand jour que celui oùM. Cheekey interrogerait dans la cour de justice le cousinHenry.

« Oui, » dit M. Evans en riant,« je crois que M. Cheekey m’épargnera ce désagrément.Quelle sera l’issue, monsieur Apjohn ? » demanda-t-ilbrusquement.

– Comment puis-je le savoir ? S’ilse montre un homme, il y aura naturellement un verdict deculpabilité.

– Mais le pourra-t-il ? demanda lejournaliste.

– Je l’espère de tout mon cœur – s’il n’arien fait qu’il ait dû ne pas faire. Dans celle affaire, monsieurEvans, je suis partagé entre deux sentiments. Je déteste l’hommecordialement, et il m’est bien indifférent qu’on le sache. L’idéequ’il venait supplanter ici cette jeune demoiselle m’a étéinsupportable dès le premier moment. Quand je l’ai vu, que je l’aientendu parler, que j’ai vu ce qu’il était – un pauvre être,rampant et lâche –, mon antipathie a pris plus de force encore. Jesouffrais de voir que le vieil Indefer Jones, que j’avais toujoursrespecté, eût amené un tel homme au milieu de nous. Il l’a faitvenir pour l’instituer son héritier. Si en effet il l’a fait sonhéritier, si le testament que j’ai lu était bien le dernier, alorsj’espère de tout mon cœur que M. Cheekey ne pourra rien contremon client. Et, s’il en est ainsi, je serai heureux de vous rendrevisite dans votre nouveau domicile.

– Mais, s’il y a eu un autre testament,monsieur Apjohn – un testament postérieur ?

– Alors, on peut se demander si cet hommeen a connaissance.

– Et s’il en a connaissance ?

– Alors j’espère que M. Cheekeytirera de lui la vérité lambeau par lambeau.

– Mais vous avez la conviction qu’il acette connaissance ?

– Je n’en sais rien. Il est si difficiled’être certain d’une chose. Quand je le vois, je suis presque sûrqu’il est coupable ; mais, à la réflexion, mes doutes mereviennent. Ce ne sont point des êtres de ce calibre-là quicommettent des crimes. J’ai peine à m’imaginer qu’il ait détruit untestament.

– Ou caché ?

– S’il était caché, il serait dans lestranses et craindrait toujours de le voir découvrir. J’ai eu cettepensée, quand j’ai su qu’il passait des journées entières assisdans la même pièce. Maintenant, il sort plusieurs heures de suite.Deux ou trois fois, il est allé chez le vieux Griffiths, à Coed, etdeux fois le jeune Cantor l’a vu couché sur les rochers. Je necrois pas qu’il se serait tant éloigné de la maison, si letestament y avait été caché.

– Ne peut-il pas l’avoir surlui ? »

– Il n’est pas assez courageux pour cela.S’il l’avait sur lui, on le verrait aux mouvements de ses mains.Ses doigts tâteraient fréquemment la poche qui le renfermerait. Jene sais que penser. Et c’est à cause de cette incertitude que jel’ai mis sous la vis de pression de M. Cheekey. C’est un casdans lequel je voudrais contraindre un homme, si c’est possible, àconfesser contre lui-même la vérité. Et voilà pourquoi j’ai insistépour qu’il vous poursuivît. Mais, en honnête homme, je dois espérerqu’il aura gain de cause contre vous, s’il est le légitimepossesseur de Llanfeare.

– Personne ne le croit, monsieur Apjohn,personne à Carmarthen.

– Je ne dirai pas ce que je crois,moi ; je n’en sais rien moi-même. Mais ce que j’espère, c’estqu’avec l’aide de M. Cheekey, ou par quelque moyen, nousarriverons à connaître la vérité. »

Dans le cercle de ses amis, avecM. Geary, l’avoué, M. Jones, le commissaire-priseur,M. Powell, le propriétaire de l’hôtel du Buisson,M. Evans était plus glorieux. Il était pour eux, comme pour lapopulation de Carmarthen en général, une sorte de héros.

On croyait que l’intrus serait expulsé de lapropriété qui ne lui appartenait pas, et que le mérite en serait àM. Evans. « Apjohn prétend que son opinion n’est pasfaite, » dit celui-ci à ses amis.

« Apjohn a son opinion faite, » ditM. Geary, « mais il parle toujours aveccirconspection.

– Apjohn a très bien agi, » fitobserver l’hôtelier. « Sans lui, on n’aurait jamais amené lecoquin à comparaître. Il est sorti une fois dans une de mesvoitures, mais je ne veux plus les donner pour une besogne commecelle-là.

– Je suppose que vous en donnerez bienune pour conduire le cousin Henry devant la justice, « dit lecommissaire-priseur. On avait pris l’habitude de l’appeler lecousin Henry, depuis le moment où l’on avait commencé à croirequ’il avait dépouillé sa cousine Isabel.

– Ce jour-là, je le conduirai pour rien,et je lui donnerai son déjeuner par-dessus le marché, plutôt que delui faire manquer le plaisir de se rencontrer avecM. Cheekey.

– Cheekey tirera de lui tout ce qu’il yaura à tirer, dit M. Evans.

– Je pense que M. Cheekey va leréduire au mutisme. S’il a quelque chose à cacher, il sera siterrifié qu’il ne pourra ouvrir la bouche. On ne lui fera pas direqu’il a commis le crime, mais il sera incapable de dire qu’il nel’a pas commis. » Telle fut l’opinion de M. Geary.

« À combien se monteront lesfrais ? » demanda M. Powell.

– Le jury acquittera M. Evans. Voilàce qu’il en coûtera, dit l’avoué.

– Et le cousin Henry retournera àLlanfeare, pour y être désormais tranquille, » fit observerM. Jones. C’était parce résultat désastreux que probablementseraient récompensés leurs efforts : ils le prévoyaientbien.

Ils s’accordaient à penser que M. Cheekeylui-même aurait bien du mal à faire avouer au cousin Henry qu’ilavait détruit de ses propres mains le testament. Il n’y avait pasd’exemple que l’avocat le plus habile eût obtenu, par uninterrogatoire, un semblable succès. Que le cousin Henry restâtmuet, qu’il se trouvât mal, qu’il fût poursuivi pour refus deparaître en justice – tout cela était possible, ou, au moins,n’était pas impossible ; mais qu’il dît : « Oui, jel’ai fait, j’ai brûlé le testament de mes propres mains, » ilsreconnaissaient tous que c’était impossible. Et ainsi, le cousinHenry retournerait à Llanfeare, confirmé dans la possession de lapropriété, « Il rira de nous dans sa manche, quand tout serafini, » dit le commissaire-priseur.

Ils ne se doutaient pas des tourments danslesquels vivait le malheureux. Ils n’imaginaient pas combien ilétait invraisemblable qu’il rît dans sa manche de qui que ce fût.Nous sommes trop portés, quand nous pensons aux crimes ou auxfautes des autres hommes, à oublier qu’ils ont une conscience etqu’ils peuvent être torturés par le remords. Tandis qu’ilsparlaient ainsi du cousin Henry, celui-ci essayait en vain de seconsoler par la réflexion qu’il n’avait pas commis de crime, que lavoie du repentir lui était encore ouverte, que si seulement on lelaissait partir pour Londres, pour y regretter et expier sa faute,il serait heureux d’abandonner Llanfeare et tous ses honneurs. Lelecteur aura de la peine à supposer qu’après le jugement, le cousinHenry dût revenir dans la bibliothèque pour y rire dans samanche.

Quelques jours après, M. Apjohn eut, àLondres, une entrevue avec M. Balsam. « Le client dontvous m’avez confié la cause, dit M. Balsam, ne me semble pasêtre la fleur des gentilshommes.

– Non certes. Vous comprendrez, monsieurBalsam, que mon seul objet, en lui persuadant de poursuivre lejournal, a été de l’amener au banc des témoins. Je le lui ai dit,naturellement. Je lui ai expliqué que, s’il n’y paraissait point,il ne pourrait pas marcher la tête haute.

– Et il a adopté votre avis ?

– De bien mauvaise grâce. Il aurait donnésa main droite pour échapper à cette nécessité. Mais je ne lui aipas laissé d’alternative. Je lui ai présenté la chose de tellemanière qu’il ne pouvait me faire un refus sans se déclarerlui-même un coquin. Vous dirai-je ce qui va arriver, à monavis ?

– Qu’arrivera-t-il ?

– Il ne paraîtra pas. Je suis certainqu’il n’aura pas le courage de se montrer devant la justice. Quandle jour sera venu, ou, peut-être, un ou deux jours auparavant, ils’enfuira.

– Que ferez-vous alors ?

« Ah ! voilà la question. Queferons-nous alors ? Il est tenu de poursuivre, et aura à payerune amende. Nous pourrons le faire rechercher et comparaître auxprochaines assises. Mais que pourrons-nous alors ? Quelquesévèrement qu’on le punisse pour avoir fait défaut, on ne peut luienlever la propriété. S’il a détruit le testament ou s’il le cache,nous ne pouvons rien sur Llanfeare, tant qu’il saura tenir salangue. Si l’on peut le faire parler : à nous, je crois, lapropriété. »

M. Balsam secoua la tête. Il admettaitbien que son client fût le méprisable personnage que dépeignaitM. Apjohn ; mais il n’admettait pas que M. Cheekeyfût l’adversaire irrésistible qu’on le disait être.

Chapitre 18LE COUSIN HENRY VA À CARMARTHEN

À son retour de Londres, M. Apjohnécrivit à son client la lettre suivante, qu’il lui fit porter àLlanfeare par un clerc chargé d’attendre la réponse.

« Mon cher Monsieur,

« Je reviens de Londres, où j’ai vuM. Balsam, qui vous prêtera son ministère aux assises. Il estnécessaire que vous veniez à mon bureau, afin que je puisse rédigeravec précision les instructions que nous donnerons à votre conseil.Ne pouvant, sans me gêner beaucoup, me rendre à Llanfeare à ceteffet, je suis forcé de vous déranger vous-même. Mon clerc, quivous remettra cette lettre, me dira si onze heures du matin outrois heures de l’après-midi vous conviennent. Vous pouvez lui direaussi si vous désirez que je vous envoie une voiture de louage. Jecrois que vous avez encore la voiture de votre oncle, ce quirendrait la chose inutile. Une réponse orale suffira : neprenez pas la peine d’écrire.

« Votre bien dévoué,

« Nicolas Apjohn. »

Le clerc était entré dans la bibliothèque oùétait assis le cousin Henry, et ne le quittait pas des yeux tandisqu’il lisait la lettre. Le cousin Henry était persuadé queM. Apjohn avait voulu faire en sorte qu’il n’eût pas le tempsde réfléchir à sa réponse. M. Apjohn avait traîtreusementcalculé, pensait-il, que la vue du clerc lui enlèverait touteprésence d’esprit et l’empêcherait d’envoyer un refus.

« Je ne vois pas pourquoi j’irais àCarmarthen, dit-il.

– C’est tout à fait nécessaire, monsieur,dans une affaire comme celle-ci. Vous êtes tenu de poursuivre, et,naturellement, vous devez donner vos instructions. SiM. Apjohn devait se transporter ici pour les recevoir, lesfrais seraient énormes. Pour aller à la ville, vous n’avez que ladépense de la voiture, et tout sera fait en cinq minutes.

– Qui sera là ? » demanda lecousin Henry ; après quelques moments de silence.

– Moi, » répondit le clerc encommençant par lui-même, « M. Apjohn, et peut-être unautre clerc.

– N’y aura-t-il pas aussi unavocat ? demanda le cousin Henry, montrant par sa voix et saphysionomie combien il avait peur.

« Oh, certes non ; il n’y en aurapas à Carmarthen avant les assises. Un avocat ne voit jamais sonclient. Vous paraîtrez comme témoin, et vous n’aurez pas affaireaux avocats avant le moment de l’interrogatoire. M. Balsam estun excellent homme.

– C’est par moi qu’il estemployé ?

– Oui, il est de notre côté. Peu imported’ailleurs quel avocat on a pour soi, mais c’est l’autre, celui parqui on est empoigné…

– Quel est l’avocat de monadversaire ? » demanda le cousin Henry.

– Vous ne le savez pas ? » Leton avec lequel il dit ces paroles frappa de terreur le malheureux.Il exprimait une sorte d’effroi et de pitié ; c’était comme unavis de préparer son âme à une catastrophe inévitable. « Ilsont M. Cheekey ! » Et la voix devint plus lugubreencore. « J’ai bien pensé qu’ils le prendraient quand j’aiconnu l’affaire. Ils ont M. Cheekey ! On voit bien qu’ilsne craignent pas de dépenser de l’argent. J’ai connu bien desavocats redoutables, je n’en ai pas vu un aussi terrible queM. Cheekey.

– Il ne me mangera pas, » dit lecousin Henry, essayant de faire bonne contenance.

– Non, il ne vous mangera pas ; cen’est pas ainsi qu’il procède. J’en ai connu qui avaient l’air devouloir manger leur homme. Lui, il semble vouloir vous écorcher,pour laisser ensuite votre carcasse aux oiseaux. Mais, au premierabord, c’est un homme aimable que M. Cheekey.

– Qu’est-ce que tout cela me fait ?dit le cousin Henry.

– Rien, évidemment, monsieur. Quand onn’a, comme vous, rien à cacher, tout cela importe peu. Mais quandun témoin a quelque chose à dissimuler – et c’est quelquefois lecas –, c’est alors que se montre M. Cheekey. Ses yeux vousentrent dans le corps et voient s’il y a quelque chose. S’il y aquelque chose, il vous retourne et vous arrache votre secret. C’estce que j’appelle écorcher un témoin. J’ai vu une fois un pauvrediable si terriblement malmené par lui qu’on dut l’emporter sansparole du banc des témoins. »

Cette peinture saisissante, le cousin Henry sel’était déjà faite à lui-même. Et c’était de sa propre volontéqu’il s’était soumis à l’épreuve de ce procès ! S’il avaitfermement refusé de poursuivre le journaliste, M. Cheekey nepouvait rien contre lui. Et voici qu’il lui fallait aller àCarmarthen pour y souffrir comme des angoisses préparatoires à latorture qu’on se proposait d’exercer sur lui.

« Je ne vois pas du tout pourquoi j’iraisà Carmarthen, » dit-il, après quelques moments de silence,pendant lesquels il repassa dans son esprit ce qu’il venaitd’entendre.

– Ne pas venir à Carmarthen ! Mais,monsieur, il faut que vous complétiez les instructions.

– Je n’en vois pas du tout lanécessité.

– Alors, vous voulez vous retirer tout àfait, monsieur Jones ? Je ne voudrais pas montrer que j’ai sipeur de M. Cheekey ! »

Le cousin Henry pensa alors que s’il voulaitsi retirer de l’affaire, il lui serait aisé de le faire plus tard,tant qu’on n’aurait pas le droit de le traîner par la force devantle tribunal redouté. Et comme c’était actuellement son intentiond’éviter le jugement en livrant le testament, qu’il prétendraitavoir trouvé au moment même, il ruinerait son propre projet – commeil l’avait fait plusieurs fois déjà – s’il refusait sottement de serendre à l’appel de l’homme d’affaires. Cheekey ne serait pas dansle bureau de M. Apjohn, et il n’y aurait ni juge, ni jury, nipublic pour lui faire perdre contenance par leurs regards.

« Je n’ai nullement l’intention de meretirer, dit-il, et je vous trouve impertinent de me parlerainsi.

– Je ne voulais pas l’être, monsieurJones, mais il est nécessaire que vous veniez chezM. Apjohn.

– Très bien ; j’y serai demain àtrois heures.

– Que faut-il faire pour la voiture,monsieur Jones ?

– J’irai dans la mienne.

– Naturellement ; c’est ce qu’avaitdit M. Apjohn. Mais oserais-je vous dire, monsieur Jones, quetout le monde, à Carmarthen, reconnaîtra la voiture deM. Indefer Jones ? »

Autre tourment pour le malheureux. Oui, tousles habitants de Carmarthen reconnaîtraient la voiture de sononcle, et croyant, d’après les articles du journal, qu’il avaitvolé la propriété, ils monteraient jusque sur les roues pour ledévisager. Le clerc avait raison.

« Je ne veux pas me mêler de ce qui ne meregarde pas, monsieur Jones ; mais ne vaudrait-il pas mieuxaller et revenir tranquillement dans l’une des voitures de louagede M. Powell ?

– Très bien, dit le cousin Henry ;faites venir une voiture.

– Je pensais bien que cela valaitmieux, » dit le clerc, enhardi par l’avantage facile qu’ilvenait de remporter sur un adversaire abattu. « Est-il besoind’aller dans sa propre voiture, dans une circonstance commecelle-ci ? Ils sont si curieux à Carmarthen ! Tandis ques’ils voient l’une des voitures de l’hôtel du Buisson, ils sesoucieront peu de savoir qui est dedans. » Les choses furentainsi réglées. La voiture serait à Llanfeare le lendemain à deuxheures.

Oh ! s’il pouvait mourir ! Si lamaison pouvait tomber sur lui et l’écraser ! Ce serpent declerc n’avait pas dit un mot qu’il n’eût compris ; il ne luiavait pas lancé une flèche qui ne l’eût percé jusqu’à lamoelle ! « Oh ! cela ne fait rien à un homme commevous. » Le clerc, en prononçant ces mots, lui avait faitcomprendre par son regard qu’il voulait le menacer et qu’il savaitl’effrayer. Ils se préparent à vous bien recevoir, vous qui avezvolé à votre cousine sa fortune ! C’est pour vous que vientM. Cheekey ! Voilà ce que lui avait dit ce clercinsolent. Et, bien qu’il eût cru sage de se rendre à l’avis qu’onlui donnait par rapport à la voiture, combien il était humiliantd’avoir à avouer qu’il craignait de se montrer à Carmarthen dansson propre équipage !

Il irait donc à Carmarthen, pour s’y trouverune seconde fois face à face avec M. Apjohn. C’était bienclair. Il ne pouvait y envoyer le testament à sa place. Pourquoin’avait-il pas eu la présence d’esprit de dire au clerc qu’ilfallait arrêter toutes démarches ? Il n’y a plus rien à faire.J’ai trouvé le testament. Le voici ; je l’ai trouvé ce matinmême dans les livres. Portez-le à M. Apjohn, et dites-lui quej’en ai fini avec Llanfeare. Combien l’occasion étaitfavorable ! Il ne lui aurait pas été difficile de jouer sonrôle, en présence du clerc, confondu par l’importance de larévélation qu’on lui faisait. Mais il avait laissé échapper cetteoccasion, et il lui fallait aller à Carmarthen !

Le lendemain, à deux heures et demie passées,il monta dans la voiture de louage. Le matin, il avait tiré letestament du livre, bien décidé à le porter à Carmarthen, dans sapoche. Mais au moment où il essaya de l’introduire dans uneenveloppe, il changea d’idée et le remit dans le livre. Si odieuseque lui fût devenue la propriété et tout ce qui s’y rapportait, iln’eut pas plus tôt commencé à préparer l’acte par lequel il allaitla perdre, qu’il en eut regret. La propriété reprenait tous sescharmes, et il songeait que, une fois le testament livré, toutétait perdu pour lui sans retour.

« Je suis heureux de vous voir, monsieurJones, » dit l’avoué, quand il vit son client entrer dans soncabinet. « Nous devons convenir de certaines choses avant lejour du procès, et il n’y a pas de temps à perdre. Asseyez-vous,monsieur Ricketts, écrivez les demandes et les réponses.M. Jones n’aura qu’à les parafer. »

M. Ricketts était le clerc qui avait étéenvoyé à Llanfeare. Le cousin Henry resta assis en silence, tandisque M. Ricketts pliait une double marge à sa longue feuille depapier. Encore une nouvelle cause de terreur ! La vue de cespréparatifs le décida presque à ne donner aucune signature.

Les instructions qui devaient êtrecommuniquées à M. Balsam étaient très simples ; il n’estpas besoin de les énumérer ici. Son oncle l’avait fait venir àLlanfeare, lui avait dit qu’il serait son héritier, et l’avaitinformé qu’il avait fait un nouveau testament en sa faveur. Aprèsla mort et les funérailles de son oncle, il avait assisté à lalecture d’un testament d’après lequel il était entré en possessionde la propriété. Dans sa pensée et à sa connaissance, ce testamentétait bien l’expression des dernières volontés de son oncle. Tellesétaient les communications qui, d’après l’avis de M. Apjohn,devaient être faites à M. Balsam ; voilà ce queM. Balsam devait déclarer au jury en faveur de son client.

Puis, le cousin Henry, se rappelant sadernière conversation avec le fermier Griffiths, et aussi lesaffirmations contraires à sa cause que pourraient faire les Cantor,ajouta quelques détails qui étaient à sa connaissancepersonnelle.

« J’ai vu le vieillard écrire dans sachambre, dit-il, copier quelque chose que j’ai compris être untestament. J’étais convaincu qu’il prenait de nouvellesdispositions et me déshéritait. – Non ; je ne lui ai pas faitde questions. Je trouvais sa conduite cruelle, mais il ne m’auraitservi à rien de parler. – Non, il ne me dit pas ce qu’ilfaisait ; mais je savais bien qu’il écrivait un autretestament. Je n’ai pas voulu m’abaisser à faire des questions.Quand les Cantor ont dit qu’ils avaient signé un testament commetémoins, je n’ai jamais douté que ce ne fût vrai. Quand vous êtesvenu à Llanfeare lire le testament, je croyais qu’on trouveraitl’autre. Il doit y être encore, et sans doute on le trouverait, sil’on faisait une recherche attentive. Voilà tout ce que je puisdire à M. Balsam, si cela peut l’intéresser.

– Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit àmoi auparavant ? » demanda M. Apjohn.

– Je ne pouvais rien assurer. Ce n’étaitqu’une opinion chez moi. Si, après les affirmations des Cantor, etavec votre croyance à tous à l’existence d’un autre testament, vousne l’avez pas trouvé, ce n’était pas ce que j’avais à dire quipouvait vous aider. Ce ne sont, après tout, que de puressuppositions. »

Ces paroles déconcertèrent M. Apjohn etle firent retomber dans ses incertitudes. N’était-il pas possible,après tout, que la conduite et l’attitude qui avaient tant nui aumalheureux, dans l’esprit de tout le monde, eussent été simplementla conséquence des ennuis qu’il avait éprouvés ? Le vieillardpouvait bien avoir détruit lui-même l’acte qu’il avait eu latentation de faire ; et alors on aurait été cruellementinjuste pour le pauvre garçon. M. Apjohn ajouta ces nouveauxdétails aux instructions qui devaient être données àM. Balsam, et le cousin Henry les signa.

La conversation roula ensuite surM. Cheekey. M. Apjohn ne savait pas officiellementquelles questions M. Cheekey poserait au cousin Henry ;c’était avec l’avoué de la partie adverse que M. Cheekey avaitdû en convenir. Il avait pourtant eu la pensée d’entretenir chezson client la terreur que son clerc avait fait naître ; ilcroyait que l’on servirait la cause de la vérité en agissant sur lepauvre être par l’intimidation. Mais cette nouvelle histoirechangea ses dispositions. Si le cousin Henry était innocent – ilétait, après tout, possible qu’il fût innocent – n’était-il pas deson devoir de le protéger contre les procédés impitoyables deCheekey ? Sans doute, on ne pouvait le soustraire àl’interrogatoire du terrible avocat – si du moins il ne faisait pasdéfaut ; – mais il était bon de lui donner une idée de ce quil’attendait.

« C’est M. Cheekey qui vousinterrogera au nom de la partie adverse, » dit-il d’un tonqu’il voulait rendre plaisant. À ce nom terrible, la sueur perlasur le front du cousin Henry. « Vous savez quelle sera satactique ?

– Je ne sais pas du tout.

– Il essayera de prouver qu’un autretestament a été fait.

– Je ne le nie pas. N’ai-je pas dit aucontraire que je croyais qu’un autre testament avait étéfait ?

– Et que, ou bien vous avez connaissancede son existence ; » ici M. Apjohn s’arrêta ;il avait repris cette voix sévère qui frappait si désagréablementles oreilles du cousin Henry, « ou bien que vous l’avezdétruit. »

– Quel droit a-t-il de dire que je l’aidétruit ? Je n’ai rien détruit. »

La façon dont le cousin Henry appuya sur lemot détruire fit revivre chez M. Apjohn sa croyance àla culpabilité de son client. « Il s’efforcera de démontrer aujury, soit par les paroles qu’il tirera de vous, soit par votresilence, que vous avez détruit l’acte, ou que vous l’avezcaché. »

Le cousin Henry se demanda un moment s’ilavait caché ou non le testament. Non ! ce n’était pas lui quil’avait mis dans le livre. L’homme qui cache une chose est celuiqui la dérobe aux yeux, et non celui qui ne dit pas qu’il l’atrouvée.

– Ou caché, » répéta M. Apjohnde sa voix la plus dure.

– Je ne l’ai pas caché, dit lavictime.

– Ni eu connaissance de l’endroit où ilétait caché ? » Le malheureux devint, par degrés, livide,pâle comme un mort, presque bleu. Quoiqu’il fût absolument décidé àlivrer le testament, il ne pouvait céder à la pression qu’onexerçait sur lui en ce moment. Il ne pouvait non plus y résister.Cette question le mettait à la torture, bien qu’il eût fait lesacrifice de la propriété. Reconnaître qu’il avait su de tout tempsoù se trouvait caché le testament, c’était avouer sa culpabilité etse livrer lui-même à ses bourreaux.

« Ni eu connaissance de l’endroit où ilétait caché ? » répéta M. Apjohn à voix basse.« Sortez, Ricketts, dit-il. Ni eu connaissance de l’endroit oùil était caché ? » demanda-t-il pour la troisième fois,quand le clerc eut fermé la porte derrière lui.

« Je ne sais rien là-dessus, balbutia lemalheureux.

– Vous n’avez rien de plus à medire ?

– Rien.

– Vous aimez mieux que ce soitM. Cheekey qui s’en charge ? Si vous avez autre chose àdire, je serai moins dur que lui avec vous.

– Rien.

– Ici, dans cette chambre, où il n’y apas de public qui vous dévisage.

– Rien, balbutia-t-il de nouveau.

– Très bien. Je désire qu’il en soitainsi. Ricketts, voyez, si la voiture de M. Jones estlà. »

Quelques minutes après, son clerc de confianceétait seul avec lui.

« Je n’ai pas perdu mon temps, Ricketts,dit-il. Le testament existe encore, j’en suis certain, et il nel’ignore pas non plus. Avant Noël, nous aurons ici missBrodrick. »

Chapitre 19M. APJOHN DEMANDE DU SECOURS

Ces dernières paroles, M. Apjohn lesavait dites à son clerc d’une voix triomphante. Il savait quelquechose de plus, et la conscience qu’il devait ce succès à sonadresse le rendit, pendant un instant, tout fier de lui. Mais aprèsquelques heures de réflexion, il se sentit moins satisfait. Unegrande responsabilité pesait sur lui. Il était certain nonseulement qu’un testament postérieur avait été fait, mais que cetestament existait encore. Il était caché quelque part, dans unendroit que connaissait le cousin Henry. Ce matin même, il existaitassurément ; mais – et M. Apjohn se faisait cettequestion avec terreur – le malheureux, poussé à bout, ne ledétruirait-il pas ? Non seulement M. Apjohn avaitdécouvert le secret, mais il avait laissé comprendre au cousinHenry qu’il connaissait ce secret ; et cependant, pas uneparole n’avait été échangée entre eux par laquelle on pût prouver,si plus tard le testament était détruit, qu’il avait jamais existé.Que le cousin Henry brûlât le papier, il était le tranquillepossesseur de la propriété ; M. Cheekey pourraittourmenter sa victime ; il ne tirerait pas de lui un aveu decette importance. Peut-être arriverait-on à savoir à quel endroitexactement l’acte était caché : l’adresse chez l’un, chezl’autre une terreur qui paralysait en quelque sorte sa pensée,conduiraient à cette dernière découverte. Mais il n’était pas àespérer qu’un criminel se dénonçât lui-même dans une cour dejustice. Le cousin Henry, pensait M. Apjohn, ferait peut-êtrelui-même ces réflexions, et verrait pour lui plus de sûreté dans ladestruction du testament. La grosse affaire était de sauver cetacte qui avait, comme par un pouvoir magique, échappé à tant dedangers. S’il y avait un parti à prendre, il fallait agir sansdélai. En ce moment, la voiture de M. Powell ramenaitlentement chez lui le cousin Henry. Mais aussitôt arrivé, aussitôtqu’il se retrouverait seul dans la bibliothèque, celui-ci pourraitbrûler le testament. M. Apjohn était presque certain que lepapier était dans la bibliothèque. Le séjour presque ininterrompudu cousin Henry dans cette pièce, séjour dont on avait tant parlédans le pays, en était une preuve. C’est là qu’il était toujours,veillant sur la cachette. Était-il à propos d’envoyer de nouveaudes clercs faire une perquisition, avec l’ordre de ne pas quitterla pièce avant que le procès fût terminé ? Dans ce cas, ilfallait envoyer sur-le-champ un homme à cheval, pour empêcher ladestruction du testament. Mais il n’avait pas le droit de violerainsi le domicile d’autrui. Un magistrat consentirait-il à luidonner cette autorisation, sachant que des recherches avaient déjàété faites en vain, et que le testament avait été déclarévalable ? Un homme est chez lui comme dans une forteresse, àquelques soupçons qu’il soit en butte, à moins que l’on n’ait despreuves contre lui. S’il avait recours à un magistrat, quepourrait-il lui dire, sinon que l’attitude et la paroleembarrassées de l’homme lui avaient démontré sa culpabilité ?Et pourtant, tout dépendait de la résolution à prendre dans lemoment. Llanfeare retournerait-il aux mains de sa légitimepropriétaire, ou demeurerait-il dans celles du voleur qui ledétenait : c’est ce qu’allait décider sa conduiteimmédiate.

M. Ricketts, son clerc, était la seulepersonne avec laquelle il eût discuté tous les détails del’affaire, la seule personne à laquelle il eût découvert toutes sespensées. Après le départ du cousin Henry, il lui avait dit avecorgueil le succès qu’il venait d’obtenir ; mais, quelque tempsaprès, il le rappela ; il n’avait plus le même ton.« Ricketts, dit-il, il a le testament près de lui, dans labibliothèque, à Llanfeare.

– Ou dans sa poche, monsieur, »suggéra Ricketts.

– Je ne crois pas. Dans quelque endroitque soit maintenant le papier, ce n’est pas lui qui l’y a mis. Levieillard l’avait déposé quelque part, et il l’a trouvé.

– Le vieillard était bien faible,monsieur, quand il a fait ce testament, dit le clerc. À ce moment,il ne descendait à la salle à manger qu’une ou deux heures avant lecoucher du soleil. S’il a placé le testament quelque part, ce doitêtre dans sa chambre à coucher.

– Le cousin Henry occupe-t-il une autrechambre ? » demanda l’avoué.

– Oui, monsieur, la pièce qu’il occupaitdéjà avant la mort de son oncle.

– C’est la bibliothèque, » répétaM. Apjohn.

– Alors, c’est là qu’il doit l’avoirmis.

– Non, il ne l’y a pas mis. D’après sonattitude, d’après un ou deux mots qu’il a dits, je suis certain quece sont d’autres mains qui ont placé le testament là où il est.

– Le vieillard n’allait jamais dans cettepièce. Pendant les perquisitions, Mrs. Griffith m’a donné toutesorte de détails sur les derniers temps de sa vie. Il n’y était pasentré depuis plus d’un mois. Après le départ de la jeunedemoiselle, s’il voulait quelque chose, il l’envoyait prendre parMrs. Griffith.

– Que l’envoyait-il prendre ? »demanda M. Apjohn.

– Il lisait un peu de temps en temps.

– Des sermons ? » suggéraM. Apjohn. « Depuis plusieurs années, quand il ne pouvaitaller à l’église, il lisait des sermons. Je voyais les volumes surla table du salon, quand je lui faisais visite. A-t-on fait unerecherche parmi les livres ?

– On a retiré tous les volumes desrayons.

– Les a-t-on tous ouverts ?

– Je ne sais, car je n’y étais pas.

– On aurait dû secouer tous lesvolumes, » dit M. Apjohn.

– Il n’est pas encore trop tard,monsieur, » dit le clerc.

– Mais comment faire ? Je n’ai pasle droit d’entrer chez les gens pour faire une perquisition dansleurs meubles.

– Il n’oserait pas vous en empêcher,monsieur. »

M. Apjohn garda quelque temps lesilence.

« C’est une démarche un peurisquée, » dit l’homme de loi, « quand on ne faitqu’obéir à une conviction intime. Je ne puis prouver qu’unechose : c’est que le vieil Indefer Jones a fait, dans lesderniers temps de sa vie, un testament qui n’a pas été retrouvé.Nos recherches infructueuses nous ont contraints à reconnaîtrecomme valable le dernier testament que nous avions rédigénous-mêmes. Depuis ce moment, aucun fait nouveau ne s’est produit,à ma connaissance. La vie qu’a menée le cousin Henry à Llanfeare,sa manière d’être et ses hésitations m’ont conduit à me faire uneconviction ; mais je n’oserais pas demander à un magistrat defaire de ma conviction la base d’une action judiciaire.

– Mais s’il y consentait,monsieur ?

– Même ainsi ; je me reprocherais àmoi-même de l’avoir ainsi importuné, si la recherche devaitdemeurer sans résultat. Nous n’avons pas le droit de profiter de ceque ce pauvre être est sans défense, pour le torturer. J’ai déjàquelque remords d’avoir lancé sur lui Jean Cheekey. Si ce quej’imagine est vrai, que le testament est caché, peut-être dans unlivre de sermons, est-il probable qu’il le détruisemaintenant ?

– Il le fera avant le procès, jecrois.

– Mais pas maintenant, n’est-cepas ? Je ne le pense pas non plus. Il ne se laissera pas allerà l’accomplissement du crime avant le dernier moment. Encore est-ilcertain pour moi que, même au dernier moment, sa conscience sera laplus forte.

– Nous devons lui être reconnaissants,monsieur, de n’avoir pas détruit le testament après qu’il l’a eutrouvé.

– Sans doute ! Si nous voyons clairdans tout ceci, nous lui devons de la reconnaissance, tout aumoins, nous devons être assez charitables pour croire que cet hommedoit répugner à l’accomplissement d’un tel crime. Plus j’y pense,moins je devine ce qu’il fera.

– Il me demandait pourquoi on nerecommençait pas les recherches.

– Vraiment ? Je ne serais pas étonnéque le pauvre diable fût charmé d’être enfin délivré de sesennuis ; même au prix de la perte de Llanfeare. Voici ce queje vais faire, Ricketts. Je vais écrire au père de miss Brodrick etle prier de venir ici avant le procès. Il est beaucoup plusintéressé que moi dans l’affaire, et il doit avoir une opinion surla conduite à tenir.

M. Apjohn écrivit à M. Brodrickd’arriver sur-le-champ. « Je n’ai pas le droit de vousaffirmer, disait-il, qu’il y a lieu de considérer un testamentpostérieur comme existant encore. Je ne voudrais pas faire naîtreen vous des espérances qui pourraient être déçues. Je ne puis quevous dire mes soupçons ; et sur quoi ils sont fondés. Ilserait bon, je crois ; que vous vinssiez convenir avec moi desmesures à prendre. Si c’est votre avis, arrivez sans délai. Leprocès doit être jugé le vendredi 30. » La lettre était écritele jeudi 22 ; il ne restait donc guère qu’une semaine :« Vous viendrez avec moi, » dit M. Brodrick àM. Owen, après lui avoir montré la lettre deM. Apjohn.

« Pourquoi irais-je avec vous ?

« Je le désire ainsi. – à caused’Isabel.

– Nous ne sommes rien l’un à l’autre,Isabel et moi.

– Je suis fâché de vous entendre parlerainsi. Ne me disiez-vous pas l’autre jour qu’elle serait votrefemme, en dépit d’elle-même ?

– Elle sera ma femme, si M. Jonesdemeure le propriétaire incontesté de Llanfeare. On m’a expliquéautrefois pourquoi votre fille, comme propriétaire de Llanfeare, nedevait pas m’épouser ; cette raison m’ayant semblé juste, ilne me convient pas aujourd’hui d’agir dans cette affaire. Commepropriétaire de Llanfeare, elle me redeviendrait étrangère. Je nepuis donc pas seconder vos efforts dans ce sens. En toute autrematière, mon dévouement à ses intérêts serait sans bornes.

Le père pensa sans doute que les deux jeunesgens étaient entêtés et qu’ils agissaient contre leurs propressentiments. Sa fille ne voulait pas épouser M. Owen, parcequ’elle avait été privée de l’héritage. M. Owen refusaitmaintenant d’épouser sa fille parce qu’il était à présumer que lapropriété serait rendue à Isabel. Ne pouvant donc amenerM. Owen à l’accompagner à Carmarthen, il se décida à partirseul. Ce n’est pas qu’il eût grand espoir. Il lui semblait certainque le cousin Henry détruirait le testament – ou l’avait déjàdétruit – s’il avait été capable de le tenir caché. Néanmoins,l’affaire était si importante en elle-même et pour sa fille, qu’illui était impossible de ne pas se rendre au désir deM. Apjohn. Mais il ne suivit pas exactement l’avis qu’il avaitreçu ; il traita d’autres affaires avant son départ, et ne semit en route que le mardi 27. Il arriva à Carmarthen à une heureavancée de la soirée et se rendit immédiatement chezM. Apjohn.

C’était le jeudi précédent que le cousin Henryétait allé à Carmarthen, et depuis ce jour rien n’avait été faitpour éclaircir le mystère. On n’avait point pratiqué de recherchesparmi les livres. Tout ce que l’on savait, à Carmarthen, du cousinHenry, pendant ces quelques jours, c’est qu’il n’était pas sorti dela maison. S’il avait eu l’intention de détruire le testament, letemps ne lui avait pas manqué. Dans la ville, on faisait lespréparatifs ordinaires pour les assises, et le grand intérêt de lasession devait être la mise en accusation de M. Evans pourdiffamation. On supposait généralement que le cousin Henryparaîtrait, et il y avait un léger retour de faveur de son côté. Onne croyait pas que, s’il était coupable, il osât affronterM. Cheekey.

Pendant ces quelques jours, M. Apjohnlui-même avait perdu quelque peu de sa confiance. S’il fallaitemployer de nouveaux moyens d’action, il était naturel qu’ils lefussent par le père de la jeune fille intéressée. Pourquoi ceretard, alors que l’affaire était d’une importance si considérablepour lui ? Mais les deux avoués étaient enfin réunis, et ilfallait se décider à faire quelque chose – ou à ne pas agir.

« J’espérais que vous seriez arrivé lasemaine dernière, dit M. Apjohn.

– Je n’ai pu partir. J’avais des affairesque je ne pouvais laisser en suspens.

– Celle-ci est si importante ! ditM. Apjohn.

– Sans doute, de la plus grandeimportance – s’il y a quelque espoir.

– Je vous ai dit exactement mon opinionet mon sentiment.

– Oui, oui ; je sais combien votreconduite a été honorable et bienveillante. Vous pensez toujours quele testament est caché ?

– Je pensais ainsi.

– Quelque chose a-t-il changé votrecroyance ?

– Je ne puis le dire. Mon opinion étaitfondée sur certaines probabilités ; mais je ne saurais dire cequi la modifie. L’incertitude est bien naturelle ; tout ce quise passe est si mystérieux. Ma pensée était qu’il avait trouvé letestament dans un volume de sermons, volume que son oncle lisaitpendant sa maladie, et qu’il avait laissé le livre à sa place, surle rayon. Vous direz sans doute que les faits ne sont pas assezévidents pour que j’en puisse tirer une conclusion si précise.

– Je ne dis pas cela ; mais j’ignorecomment vous êtes arrivé peu à peu à vous faire cette opinion.

– Moi, je serai moins indulgent quevous : les faits n’autorisent pas ma conclusion ;l’imagination m’y a conduit plus que la logique, et je nerecommanderai à personne cette façon de raisonner. Voici ce quis’est passé dans mon esprit. » Il exposa alors à son confrèreles petits faits qui, en se succédant les uns aux autres, avaientfini par lui faire une opinion : le peu de goût qu’avait lecousin Henry à sortir de chez lui, le séjour continuel dans la mêmepièce, la connaissance évidente qu’il avait d’un secret, ce quel’on pouvait conclure de sa conversation avec le fermier Griffiths,ses appréhensions de tous les moments, la terreur que lui causaitl’interrogatoire prochain, la vivacité avec laquelle il s’étaitécrié qu’il n’avait rien détruit, rien caché, et son silence, quandon lui avait demandé s’il savait que le testament fût caché quelquepart ; puis encore, que l’on n’avait pas examiné les livres unà un, que le vieil Indefer Jones n’allait pas d’ordinaire danscette pièce, mais y avait fait prendre un ou deux volumes ;que ces volumes avaient été près de lui pendant les jours où ilavait dû écrire le testament perdu. C’étaient tous ces petitsfaits, et d’autres connus du lecteur, qui avaient amené laconclusion que M. Apjohn exposait à M. Brodrick.

« Je reconnais que la chaîne est mince,et qu’on la briserait avec une plume, continue M. Apjohn. Cequi, plus que tout le reste, me confirme dans mon opinion, c’est laphysionomie du malheureux, quand je lui ai posé la dernièrequestion. Maintenant que je vous ai tout dit, décidez ce qu’il fautfaire. »

Mais M. Brodrick était moins habile queson confrère, et il en avait le sentiment. « Que pensez-vousvous-même ? » dit-il à M. Apjohn.

– Je propose que demain nous allions tousdeux à Llanfeare, et que nous demandions au cousin Henry de nouslaisser opérer dans sa maison toutes les recherches que nousvoudrons. S’il le permet…

– Mais, le permettra-t-il ?

– Je le crois. J’ai même idée qu’il neserait pas fâché qu’on trouvât le testament. Si donc il le permet,nous commencerons par examiner tous les volumes de labibliothèque ; nous prendrons d’abord les sermons, et nousverrons si ma conjecture est juste.

– Mais, s’il refuse ?

– Alors, je m’établirai de force dans labibliothèque, tandis que vous irez chercher un magistrat.D’ailleurs, j’ai déjà préparé M. Evans de Llancolly, qui estle magistrat le plus voisin. Je refuserai de quitter la salle,jusqu’à ce que vous reveniez avec un mandat et un agent de police.Quant à ce qui est d’ouvrir certains livres, je saurai bien lefaire, avec ou sans sa permission. Tandis que vous lui parlerez,j’examinerai la pièce, et je découvrirai où ils sont placés. Cen’est pas que j’attende grand-chose de tout cela, monsieurBrodrick, mais l’enjeu vaut bien la peine qu’on cherche à legagner. Si nous échouons à Llanfeare, nous attendrons et nousverrons ce que le redoutable Cheekey fera pour nous. »

Il fut donc décidé que M. Brodrick etM. Apjohn iraient le lendemain à Llanfeare.

Chapitre 20Hésitations

« Je n’en sais rien, » avaitbalbutié le cousin Henry, quand M. Apjohn, après la sortie duclerc Ricketts, lui avait demandé s’il savait où était caché letestament. Après cette déclaration, M. Apjohn l’avait laisséaller.

En revenant dans la voiture de louage àLlanfeare, il faisait bien des réflexions : M. Apjohnsavait qu’il y avait eu un testament, que ce testament existaitencore, qu’il se trouvait être accidentellement caché, et que lui,Henry Jones, connaissait l’endroit où il était caché. Il étaitterrifié de voir que l’avoué avait lu si habilement son secret. Sion l’avait soupçonné d’avoir détruit le testament, ce qui auraitété bien plus naturel, il aurait moins cruellement souffert ;il n’avait rien fait, il n’avait commis aucun crime ; ilconnaissait simplement l’existence d’un papier que les autres, etnon lui, avaient le devoir de trouver ; et voilà que cetavoué, aussi malfaisant que fin, avait tout découvert ! Il nerestait plus qu’à indiquer l’endroit, et l’on allait lâcher sur luiM. Cheekey pour l’y contraindre.

Il lui avait été presque impossible de trouverun mot à répondre à cette question de M. Apjohn :« Vous n’avez pas eu connaissance de l’endroit où il étaitcaché ? » Il avait répondu de façon que M. Apjohn nepouvait plus douter qu’il ne l’ignorât. Il sentait qu’il s’étaitperdu par sa lâcheté : rien, dans la manière d’être deM. Apjohn, ne justifiait l’épouvante dont il avait été saisi.Que serait-ce donc le jour où, pendant de longues heures, lesquestions se succéderaient les unes aux autres, où son bourreauimpitoyable le torturerait en présence de toute la cour ? Maisil serait bien inutile de prolonger ces tourments. Tout ce qu’onvoulait savoir de lui, il l’aurait bientôt dit. Le premier coupfrappé par le bourreau ferait jaillir le secret.

Mais il y avait une chose à laquelle il étaitbien décidé : quand il paraîtrait en présence deM. Cheekey, le testament serait détruit, et le danger seraitainsi beaucoup diminué pour lui. Sans doute il souffriraitcruellement de l’accomplissement d’un si exécrable forfait ;sa conscience serait soumise à la plus épouvantable torture ;mais il pensait que M. Cheekey lui-même ne serait pas capablede lui faire avouer qu’il avait commis un si grand crime.

De la sorte, il demeurerait le possesseur deLlanfeare. Il n’aimait pas la propriété ; mais il éprouvaitune haine si violente pour ceux qui le persécutaient, qu’ilconsidérait presque comme un devoir de les punir en se maintenanten possession malgré eux. S’il pouvait sortir vivant des mains deM. Cheekey, s’il pouvait ne pas succomber aux angoisses de cesheures affreuses, il resterait propriétaire incontesté deLlanfeare. Il serait comme le malade qui supporte une douloureuseopération, soutenu par la certitude qu’il jouira d’une santéparfaite pendant le reste de sa vie.

La destruction du testament était donc saseule chance de salut. Aucun autre moyen ne lui restait, puisqu’iln’avait pas le courage de se détruire lui-même. Tous les artificesqu’il avait imaginés pour se donner le moyen de révéler le secretsans confesser en même temps sa faute n’avaient pu réussir. Ilcomprit qu’il ne pouvait rien espérer de son adresse. Mais aumoins, il pouvait brûler le testament ; il pouvait le tirer dulivre, le fixer au bout de son tisonnier et le tenir dans le feu.Ou bien, comme on ne lui allumait pas de feu pendant ces moisd’été, il pouvait le consumer à la flamme d’une bougie, quand lanuit serait assez avancée pour que toute la maison dormît ;ensuite il avalerait les cendres. Il sentait qu’il aurait assezd’énergie pour faire tout cela, si seulement il pouvait se déciderà l’accomplissement du crime.

Il pensait que dans son crime même ilpuiserait un nouveau courage. Ayant détruit le testament, certainde n’avoir pas été vu, et comprenant que sa sûreté dépendait de sonsilence, il ne doutait pas qu’il ne sût cacher son secret, même enprésence de M. Cheekey.

« Je ne sais rien du testament, »dirait-il, je ne l’ai ni vu, ni caché, ni trouvé, nidétruit. »

Sachant bien que s’il paraissait hésiter, ilétait perdu, il était déterminé à maintenir énergiquement cesquatre dénégations. Il serait alors bien plus ferme et plus ensûreté que dans sa position actuelle d’homme à demi coupable.

Il était si complètement absorbé dans sespensées, si impatient de prendre enfin une résolution décisive,qu’il ne savait plus où il était, quand la voiture s’arrêta devantsa porte. En entrant dans la maison, il avait les regards étonnésd’un homme qui se trouve dans un lieu tout nouveau pour lui ;sans dire un mot, il alla dans la bibliothèque et s’assit sur sonfauteuil. Une servante vint lui demander s’il ne fallait pas donnerde l’argent au cocher.

« Quel cocher ? » dit-il.« Qu’il aille trouver M. Apjohn ; c’est son affaireet non la mienne. » Il se leva et ferma violemment la porte,quand la femme se fut retirée.

Oui, c’était l’affaire deM. Apjohn ; et il pensa qu’il pouvait bien mettre desbâtons dans les roues de cet avoué si fin. Ce n’était pas seulementmaintenant que celui-ci s’acharnait à l’accuser ; il avaitdirigé contre lui des insinuations à un moment où rien encore danssa manière de vivre et dans son attitude n’avait pu y donner lieu.M. Apjohn avait été tout d’abord son ennemi, et c’était cetteinimitié qui avait fait naître chez son oncle l’aversion quecelui-ci avait si peu dissimulée. M. Apjohn était maintenantdécidé à le ruiner ; il était venu à Llanfeare, se donnantcomme son homme d’affaires, son ami, son conseiller, et l’avaitamené à exercer cette poursuite en diffamation, simplement pour lelivrer à M. Cheekey. Il voyait bien tout cela, ou du moins ilcroyait voir tout cela dans la conduite de M. Apjohn.« C’est un habile homme, et il me prend pour un sot. Il apeut-être raison, mais il verra qu’on ne fait pas d’un sot tout ceque l’on veut. »

On lui servit son dîner dans la bibliothèque,et il y passa seul toute la soirée, comme il l’avait fait tous lesjours depuis la mort de son oncle. Mais cette nuit ne luiparaissait pas ressembler aux autres : il se sentaitvivre ; il se faisait dans son esprit un travail inaccoutumé.Il avait un acte à accomplir, et, quoiqu’il ne fût pas déterminé àl’accomplir cette nuit même, il était tout heureux d’avoir pris unparti, de sentir comme exorcisé l’esprit muet qui refusait deparler en lui, d’être sorti de cette affreuse torpeur des joursprécédents. Non, ce ne serait pas encore cette nuit que letestament serait brûlé, mais il le serait. Il n’avait pas vécu tantqu’il avait cherché des moyens de salut sans en pouvoirtrouver ; il n’avait pas vécu tant qu’il avait passé sesjournées dans la pièce même où était le testament. Il avait eu peurde sa femme de charge, du fermier Griffiths, des deux Cantor, deM. Apjohn, de ce tyran de Cheekey, de son ombre même. Maistout cela était fini ; il tenait enfin son moyen de salut, etrien ne referait renoncer.

Il pensa ensuite à l’avenir prospère quis’ouvrait devant lui. Il n’avait pas joui jusqu’alors de sarichesse, et, toujours en proie à de noires pensées, il ne s’étaitpas demandé quelle fortune lui apportait Llanfeare. Naturellement,il n’y vivrait pas ; il n’y avait pas de loi qui lecontraignît à y habiter. Il calcula qu’il pourrait tirer quinzecents livres par an de la propriété ; quinze cents livres paran ! Tout cet argent serait bien à lui ; personne nepourrait y toucher ; quelle vie de plaisir il mènerait avecquinze cents livres par an !

Il alla donc se coucher, bien résolu àdétruire le testament et à dormir le mieux possible. Quand il eutéteint sa bougie, avant de se mettre au lit, et que la chambre futdans l’obscurité, il sentit naître le remords. Mais, comme iln’avait pas encore accompli l’acte, il n’avait pas à écouter lavoix de sa conscience. Il se coucha ; il fit même sa prière,mais il s’efforça de ne pas dire les paroles : ne nousinduisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal.

Il passa de la même façon les journées duvendredi et du samedi. Sa résolution était donc toujours la même,mais toutes les nuits il éprouvait des remords dont il ne sedélivrait qu’en se disant que le testament était encore là. Ilfaisait toujours sa prière matin et soir, en s’appliquant à ne pasprononcer les paroles qui étaient sa condamnation ; mais il nepouvait s’empêcher de les dire comme dans un murmure. Il persistaitdans sa détermination : comment sortir autrement de laposition où il était ? Le cerf aux abois piétine sur leschiens : il piétinerait sur ses adversaires. Llanfeare seraità lui. Il ne retournerait pas à son bureau, pour y être l’objet dumépris de tous, pour y montrer en lui un homme qui, après avoirfrauduleusement tenu caché un testament, l’avait ensuite produit,non pour réparer sa faute, mais parce qu’il avait eu peur deM. Cheekey. Oui, il était bien décidé ; mais il n’étaitpas nécessaire d’agir si tôt. Moins il aurait de nuits à passerdans la maison, après la destruction du testament, mieux celavaudrait.

Le jugement devait avoir lieu le vendredi. Ilne voulait pas attendre le dernier jour, car il était possiblequ’on envoyât des gens pour veiller à ce qu’il ne pûts’échapper ; mais il aimait mieux garder les mains pures leplus longtemps possible. Il détruirait le testament. Et pourtant,qui sait ce qui pouvait arriver ? Jusqu’au moment fatal, lavoie du repentir lui était toujours ouverte ; il pouvaitdemeurer innocent. Après ce moment, adieu l’innocence, plus deretour possible dans la voie de l’honnêteté, plus de repentir.Comment se repentir, quand on tient le prix de son crime, etcomment abandonner le prix du crime sans livrer le criminel auchâtiment de la loi ? Il résolut donc d’agir dans la nuit dumardi.

Il y pensa pendant toute cette journée. Si aumoins il pouvait croire que cette histoire des âmes coupablescondamnées au feu éternel était un conte de bonne femme ! S’ilpouvait le croire, il aurait bientôt étouffé ses remords. Etpourquoi pas ? Les croyances religieuses avaient bien peu,jusqu’alors, troublé son âme. L’Église, le service divin n’avaientpas existé pour lui. Il n’avait eu ni la crainte ni l’amour deDieu. Il le savait, et ne pensait pas qu’il dût suivre dansl’avenir une autre ligne de conduite. Il n’éprouvait aucun désir dedevenir religieux. Mais alors, pourquoi ces remords qui letourmentaient ?

C’était par une habitude d’enfance qu’ildisait sa prière en se couchant ; s’il avait rarement omis dela faire, il se méprisait presque de continuer cette pratique. Augrand jour, ou lorsqu’à la lumière des bougies il était entouré degais compagnons, le blasphème ne l’effrayait pas. Mais maintenant,au milieu de tous ses tourments, il se rappelait qu’il y a unenfer, et il ne pouvait secouer cette pensée. Pour le pécheur nonrepentant s’ouvrait une éternité de tortures ! S’il ne serepentait pas du crime qu’il méditait, il souffrirait une peineéternelle. Il agirait pourtant. Après tout, combien, parmi lessages de la terre, considéraient la damnation et ses horreurs commeune invention des prêtres, à l’usage des enfants et desfemmes !

Vint enfin la nuit du mardi ; les heuress’écoulèrent ; minuit sonna : les femmes étaientcouchées ; il tira le testament de sa cachette. Il moucha labougie et la plaça sur un journal ouvert, afin de pouvoirrecueillir toutes les cendres. Il fit le tour de la chambre, pours’assurer que rien n’était ouvert. Il éteignit sa bougie, pours’assurer qu’aucun rayon de lumière n’entrait dans la pièce ;puis il la ralluma. Le moment était venu.

Il relut le testament d’un bout àl’autre ; – pourquoi ? Il ne le savait pas ; mais,en réalité, il cherchait à gagner du temps. Avec quel soin levieillard en avait formé toutes les lettres ! Il était assiset considérait le dernier écrit de son oncle, se disant qu’un légermouvement de sa main suffirait pour qu’il fût détruit, il moucha denouveau la bougie, tenant toujours le papier. Un acte si simplepouvait-il avoir de si grandes conséquences ? La damnation deson âme ! Serait-ce vraiment se condamner à la peineéternelle ? Dieu savait qu’il n’avait pas désiré voler lapropriété et qu’il ne le désirait pas maintenant encore ! Dieusavait qu’il ne voulait qu’une chose : échapper auxpersécutions de ses ennemis ! Dieu savait avec quelleinjustice le vieillard l’avait traité ! Par moments, il sepersuadait à lui-même que la destruction du testament ne seraitqu’un acte de justice, pour lequel Dieu ne condamneraitcertainement pas un homme au châtiment éternel. Et pourtant, quandil se tournait du côté de la lumière, sa main refusait d’élever lepapier jusqu’à la flamme. Qu’il dût être livré ou non au feuéternel, il aurait toujours l’enfer devant les yeux et vivraittorturé par la crainte. Qu’est-ce que M. Cheekey pouvait luifaire de pire ?

Il ferait aussi bien d’attendre jusqu’aumercredi. Pourquoi ravir à lui-même un jour d’innocence ? Ilallait pouvoir dormir cette nuit encore. Pourrait-il dormir, lecrime une fois commis ? Pécher comme tant d’autres, ce n’étaitrien pour lui ; il ne comptait pas comme faute la violationdes règles ordinaires de conduite que les parents enseignent àleurs enfants et les pasteurs à leur troupeau ; le monde s’ensoucie bien ! Convoiter la fortune d’autrui, médire de sonprochain, courir après la femme de son voisin, si on la trouve sursa route, faire de menus vols, vendre, par exemple, un chevalboiteux, ou regarder dans le jeu de son adversaire, affirmer unmensonge par serment, ridiculiser la mémoire de ses parents,c’étaient peccadilles qui n’avaient jamais pesé sur sa conscience.En ne révélant pas l’existence du testament, il n’avait pas éprouvéde remords ; il avait seulement craint d’être découvert. Maisle brûler et voler quinze cents livres par an à sa cousine !Commettre un acte criminel, pour lequel il pourrait être enfermé àDartmoor toute sa vie, les cheveux coupés, vêtu des habitsmalpropres des prisonniers, mal nourri, condamné à un travailforcé ! Il valait mieux, pensa-t-il, éviter pour un jourencore tant de maux possibles. Il remit le testament dans le livreet alla se coucher.

Chapitre 21LE SUCCÈS DE M. APJOHN

Le mercredi matin, de bonne heure,M. Apjohn et M. Brodrick étaient sur pied et sepréparaient à leur désagréable besogne de la journée.M. Brodrick n’en attendait rien, et le dit nettement àM. Apjohn, après qu’il eut discuté l’affaire avec lui etqu’ils eurent arrêté leur ligne de conduite. Il était évident pourlui que si le testament était tombé dans les mains d’un malhonnêtehomme, et si cet homme pouvait atteindre son but par la destructiondu testament, cet acte devait être déjà détruit. Qu’était le cousinHenry ? Avait-il seulement l’honnêteté vulgaire, l’honnêtetéde tout le monde ? Il ne le savait pas. Ou bien le testamenten question n’avait jamais existé, ou bien il se trouvait êtreaccidentellement caché – ou bien il avait été trouvé et détruit.Mais qu’ils pussent trouver un testament dont la cachette fûtconnue du cousin Henry, cela ne supportait pas la réflexion.L’autre avoué, d’un esprit plus fin, comprenait que la question pûtêtre embrouillée par les hésitations et les actes contradictoiresd’un esprit faible, et voyait plus clair que son confrère. Quand ils’aperçut que M. Brodrick ne pensait pas comme lui et nevoulait raisonner que d’après des faits, il n’essaya plus de lepersuader ; il lui dit simplement que leur devoir à tous deuxétait de ne pas laisser une pierre, sans voir ce qu’il y avaitdessous. Ils partirent.

« Nous nous écarterons d’un demi-mille denotre route, dit M. Apjohn ; je veux vous montrer laporte de M. Evans. Sa maison n’est qu’à vingt minutes deLlanfeare ; s’il est nécessaire de lui demander assistance,vous le trouverez instruit de tout. Il y aura un agent de policeprêt à vous suivre. Mais mon opinion est que le cousin Henryn’essayera pas d’empêcher nos recherches. »

Il était à peu près dix heures quand ilsarrivèrent à la maison. Mrs. Griffith les introduisitimmédiatement dans la bibliothèque, où le cousin Henry déjeunait ence moment. Le malheureux avait tout le monde contre lui.Mrs. Griffith savait que M. Apjohn avait le désir de lechasser de Llanfeare, si c’était possible, et elle était disposée àl’aider par tous les moyens en son pouvoir. Aussi, sans donner àson maître avis de l’arrivée des deux étrangers, les fit-elleentrer sur-le-champ près de lui.

Le déjeuner du cousin Henry était frugal,comme l’avaient été d’ailleurs tous ses repas depuis qu’il étaitdevenu le possesseur de Llanfeare. Ce n’est pas qu’il n’aimât pasla bonne chère ; mais il avait trop peur de ses domestiquespour leur montrer ses goûts. Et puis, ses ennuis étaient tropgrands pour qu’il en pût chercher la consolation dans les plaisirsde la table. Devant lui étaient une théière, une tasse, du pain etdu beurre, et l’os presque dépouillé d’un gigot de mouton. Lesobjets n’étaient pas disposés, comme sur la table d’une personne debonne condition et bien servie, mais jetés pêle-mêle, comme dansune auberge de dernier ordre, sur une nappe fripée.

« M. Jones, » dit l’avoué deCarmarthen, « voici votre oncle, M. Brodrick,d’Hereford. » Les deux hommes, bien que proches parents, nes’étaient jamais vus ; ils se serrèrent la main.« L’affaire est d’une importance trop grande, pour queM. Brodrick ne soit pas venu veiller aux intérêts de safille.

– Je suis enchanté de voir mon oncle, ditle cousin Henry en tournant involontairement les yeux du côté durayon où était le volume de sermons. Je crains de ne pouvoir pasvous offrir un déjeuner convenable.

– Nous avons déjeuné avant de quitterCarmarthen, dit M. Apjohn. Si vous le voulez bien, nouscauserons pendant que vous continuerez à manger. » Le cousinHenry ne pouvait plus avaler une bouchée : il dut supporter àjeun la torture de cette entrevue. « Il vaut mieux que je vousapprenne tout de suite, dit M. Apjohn, ce que nous voulonsfaire en ce moment.

– Que voulez-vous faire maintenant ?Je suppose que c’est toujours vendredi que je dois aller auxassises ?

– Cela dépend. Il est possible que celadevienne inutile ; » En parlant ainsi, il regarda lecousin Henry et crut voir sur son visage une expression desatisfaction. Il savait bien que la plus riante perspective qu’ilpût ouvrir devant son client était celle de n’avoir pas à serencontrer avec M. Cheekey.

« Nous pensons, M. Brodrick et moi,que le dernier testament de votre oncle doit être caché quelquepart dans cette maison. » De nouveau, le cousin Henry lança unregard vers le fatal rayon.

« Quand M. Apjohn parle ainsi en monnom, » dit M. Brodrick, qui ouvrait la bouche pour lapremière fois, « vous devez comprendre que personnellement jene connais rien de l’affaire ; je ne suis guidé dans monopinion que par l’exposé qu’il m’en a fait.

– C’est très juste, dit M. Apjohn.Comme au père de la jeune dame qui serait héritière de Llanfeare sivous cessiez de l’être, j’ai cru devoir tout lui dire – luidécouvrir même mes sentiments les plus secrets.

– Naturellement, dit le cousin Henry.

– Ma position, continua M. Apjohn,est pénible et étrange ; mais, comme homme d’affaires dudéfunt, je suis tenu de faire exécuter ce qui a été réellement savolonté dernière et son dernier testament.

– Je pensais qu’il avait été déclarévalable à Carmarthen, dit le cousin Henry.

– Sans doute. Un testament a été déclarévalable – un testament qui est excellent, si l’on n’en trouve pasun autre qui lui soit postérieur. Comme on vous l’a dit bien desfois, un testament déclaré valable ne vaut plus rien, s’il enparaît un autre qui a été fait après. La grosse question est donccelle-ci : Y a-t-il un testament postérieur ?

– Comment puis-je le savoir ?

– Personne ne dit que vous lesachiez.

– Je ne suppose pas que vous tomberiezici avec mon oncle Brodrick, sans me prévenir, tandis que jedéjeune, si, vous, vous ne le pensiez pas. Je ne sais pasd’ailleurs de quel droit vous êtes ici ! »

Il essayait de le prendre d’un peu haut,espérant se délivrer ainsi de ses visiteurs. Pourquoi, oh !pourquoi n’avait-il pas détruit l’acte la nuit précédente, quand ill’avait tiré de sa cachette pour le brûler ?

« C’est chose ordinaire, M. Jones,qu’on aille trouver les gens quand on a affaire à eux, ditM. Apjohn.

– Mais ce n’est pas chose ordinaire quel’on vienne accuser quelqu’un, chez lui, d’avoir fait disparaîtreun testament.

– Personne ne vous en a accusé.

– Il ne s’en faut guère.

– Voulez-vous nous permettre de faire unenouvelle recherche ? Deux de mes clercs vont arriver etparcourront la maison avec nous, si vous le permettez. »

Le cousin Henry ouvrait de grands yeux. Peu dejours avant, il avait demandé lui-même à un clerc de M. Apjohnpourquoi on ne recommençait pas les recherches. Mais alors sespensées étaient différentes ; alors, il aurait voulu pouvoirabandonner Llanfeare, de façon à être délivré de M. Cheekey.Maintenant, il était résolu à détruire le testament, à jouir de lapropriété, à affronter M. Cheekey. L’idée lui traversal’esprit que, s’il opposait un refus, on n’oserait pas insisterpour faire immédiatement les recherches. On lui faisait unedemande ; or une demande implique le pouvoir de refuser, chezcelui à qui on l’adresse.

« Où voulez-vous chercher ? »demanda-t-il.

M. Brodrick parcourut des yeux lachambre ; le regard du cousin Henry suivit celui de sononcle ; il lui sembla que M. Brodrick considérait toutparticulièrement le rayon où était le livre.

« Nous désirons visiter la maison engénéral ; par exemple, la chambre à coucher de votreoncle, » dit M. Apjohn.

– Certes, vous pouvez y aller. » Ileut un moment d’espoir. S’ils montaient à la chambre à coucher,resté seul, il prendrait le testament et le détruiraitsur-le-champ, il le mangerait morceau par morceau, si c’étaitnécessaire – il sortirait de la maison et le réduirait en fragmentsimperceptibles, avant d’y rentrer. Il était libre encore, etpouvait aller et venir comme il lui plaisait. « Oui, vouspouvez y aller. »

Mais ce n’était pas là le plan deM. Apjohn. « Ou peut-être nous pourrions commencer parici, dit-il. Voici justement mes deux clercs. »

Le cousin Henry rougit, puis pâlit. Il essayade voir dans quelle direction M. Brodrick avait les yeuxtournés. M. Apjohn n’avait pas encore regardé les livres. Ilétait assis tout près de la table, les yeux fixés sur ceux ducousin Henry, qui le savait bien.

S’ils commençaient leur perquisition par labibliothèque, ils trouveraient le testament. Ils ne laisseraientaucun livre, sans avoir regardé ce que les feuillets contenaient.S’il y avait encore une chance pour lui, il fallait la saisirsur-le-champ. Soudain, la possession de Llanfeare lui parut pleinede charmes. Soudain, la crainte d’un châtiment éternel s’évanouitde son âme. Soudain, il maudit la faiblesse qui lui avait faitrespecter l’acte. Soudain, il se sentit brave contreM. Cheekey, comme un tigre contre un lion. Soudain, s’éveillaen lui le désir de ne pas laisser le testament aux mains de cesintrus.

« Cette pièce est mon cabinet, dit-il. Jene puis permettre que vous veniez me déranger ainsi tandis que jedéjeune.

– Dans une affaire aussi grave, vous nedevriez pas considérer vos aises ! dit sévèrementM. Apjohn. Il s’agit bien de votre commodité !Pouvez-vous être à votre aise, quand vous pensez que cette maisonoù vous vivez appartient peut-être à votre cousine ?

– Vous avez raison ; vous m’avezfait une vie peu agréable.

– Soyez donc un homme ; et, quandvous nous aurez laissé agir dans l’intérêt de votre cousine,jouissez de votre bien et parlez de vos aises. Dois-je faire entrermes clercs, et commencer la recherche comme je viens de ledire ? »

S’ils le trouvaient – et ils le trouveraientcertainement –, ils ne l’accuseraient pas de l’avoir caché. Ilpourrait montrer quelque surprise, et ils n’oseraient pas dire quecette surprise était jouée, alors même qu’au fond du cœur ils nedouteraient pas qu’il ne connût la cachette. Quel soulagementalors ! ce serait la fin de tous ses ennuis ! Maiscombien il avait été faible ! Le prix était sous sa main, etil l’avait perdu ! Il lui monta comme une bouffée decourage : il ne fallait pas qu’on trouvât le testament.« On ne fera pas de recherches, dit-il ; à moins qu’ellesne soient ordonnées par une autorité plus haute que celle deM. Apjohn. Je ne puis me laisser traiter ainsi.

– Que voulez-vous dire,M. Jones ?

– Je ne veux pas qu’on vienne toutfouiller chez moi comme si j’étais un escroc ou un voleur.Pouvez-vous entrer dans une maison et y faire des recherches,simplement parce que vous êtes avoué ?

– Vous avez dit l’autre jour à mon clerc,dit M. Apjohn, que nous pouvions recommencer les recherches sicela nous faisait plaisir.

– Vous le pouvez, mais en vertu d’unmandat de quelqu’un qui ait autorité. Vous n’êtes personne,vous.

– Vous avez raison, dit M. Apjohn,qui était décidé à ne pas prendre en mauvaise part les paroles ducousin Henry, tant qu’elles seraient dirigées contre lui. Maisassurément il vaudrait mieux pour vous que la recherche se fîtentre nous. Nous pouvons obtenir un mandat, si cela est nécessaire,mais il y aura un agent de police pour en assurer l’exécution.

– Qu’ai-je à faire d’agents depolice ? dit le cousin Henry. Vous n’avez jamais eu que demauvais procédés à mon égard. Je ne ferai rien sur votredemande. »

M. Apjohn et M. Brodrick seregardèrent mutuellement. L’avoué étranger ne voulait procéder qued’après les instructions de son confrère, et celui-ci, qui nemanquait pourtant pas d’initiative, paraissait hésiter. Il se levaet marcha de long en large dans la chambre, tandis que le cousinHenry, debout aussi, observait tous ses mouvements. Le cousin Henryse plaça à l’extrémité de la table la plus éloignée du feu, à sixpieds de l’endroit où était le livre, prêt à agir, tandis quel’avoué continuait à parcourir la chambre, se demandant ce qu’ildevait faire. Il semblait porter le nez en l’air, et sa démarchen’était pas celle que lui connaissait le cousin Henry. En réalité,M. Apjohn promenait ses yeux sur les rangées de livres. Ils’était souvent trouvé dans cette chambre et avait lu un grandnombre des titres imprimés au dos des volumes. Il savait de quelgenre étaient ces ouvrages, et n’ignorait pas que très peu d’entreeux avaient été déplacés du temps du vieillard. Il ne voulait pass’arrêter et les examiner de près – ce n’était pas encore lemoment. Il marchait comme pour recueillir ses idées, et, enmarchant, il s’efforçait de découvrir les livres de sermons qu’ilse rappelait bien être dans la bibliothèque. « Vous devrieznous laisser faire ce que nous désirons, dit-il.

– Certainement non. À dire vrai, ce queje désire, c’est que vous vous en alliez, et que vous me laissieztranquille.

– M. Cheekey saura tout cela, et quelui répondrez-vous, à M. Cheekey ?

– Je me moque de M. Cheekey. Qui lelui dira à M. Cheekey ? Est-ce vous ?

– Si vous vous conduisez ainsi, je nepuis demeurer votre avoué. »

En parlant ainsi, M. Apjohn s’étaitarrêté, s’adossant aux rayons et touchant presque, de la tête lasérie des dix volumes de sermons de Jérémie Taylor. Le cousin Henryétait devant lui, se demandant si c’était par hasard que sonadversaire avait pris cette position, et tremblant à le voir siprès du livre fatal. Il était prêt à s’élancer, s’il le fallait, età tout risquer pour empêcher la découverte. M. Brodrick étaittoujours assis sur la chaise qu’il occupait depuis le commencementde l’entrevue, attendant l’ordre d’aller chercher le mandat.

M. Apjohn avait pu saisir le nom del’auteur sur le dos des livres. Il se rappela tout à coup avoir vuun volume, portant au dos le nom de Jérémie Taylor, sur la table duvieillard, Œuvres de Jérémie Taylor. Sermons. Il voyaitencore le volume. C’était six mois auparavant ; mais levieillard devait mettre longtemps à lire un si gros livre.« Vous me laisserez regarder quelques-uns de cesvolumes, » dit-il en les montrant du pouce derrière lui.

– Vous ne toucherez pas à un livre sansun mandat régulier, » dit le cousin Henry.

M. Apjohn le considéra un instant. Ilétait le plus petit des deux et de beaucoup le plus âgé, mais ilétait nerveux et vigoureux. L’autre était d’un tempérament mou, etil était peu habitué aux exercices du corps. Une lutte corps àcorps ne pouvait tourner à l’avantage du cousin Henry. Par unmouvement brusque, M. Apjohn se retourna et mit la main sur undes volumes de la série, mais ce n’était pas celui-là. Le cousinHenry sauta sur lui : le livre tomba. L’avoué saisit sonadversaire à la gorge et le ramena vers la table. « Prenez lesvolumes de sermons l’un après l’autre, et secouez-les, dit-il àl’autre avoué. Je le tiendrai pendant ce temps-là. »

M. Brodrick obéit. Il secoua tous leslivres, en commençant par le dernier. Du quatrième volume tomba lepapier.

« Est-ce le testament ? » hurlaM. Apjohn, qui avait à peine assez de respiration pourarticuler les mots.

M. Brodrick déplia soigneusement lepapier et examina l’acte. « C’est certainement un testament,dit-il, et il est signé par mon beau-frère. »

Chapitre 22LE COUSIN HENRY QUITTE LLANFEARE

Ce fut un moment de triomphe pourM. Apjohn, de consternation pour le cousin Henry. Les deuxhommes, tandis que M. Brodrick examinait le papier, luttaientsur le plancher. Le cousin Henry se débattait comme un furieux pouréchapper à son adversaire et saisir le testament, sans réfléchirque cela ne lui servirait à rien maintenant. M. Apjohn, de soncôté, était déterminé à donner à M. Brodrick le temps demettre en sûreté les papiers qu’il pourrait trouver, et, échauffépar la lutte, tenait sa proie de plus en plus étroitement serrée.« La date y est, » dit M. Brodrick, qui s’étaitretiré avec le papier dans le coin le plus éloigné de la chambre.« C’est sans aucun doute le dernier testament de monbeau-frère, et, autant que je puis le voir à première inspection,il est absolument régulier.

– Chien ! » s’écriaM. Apjohn en repoussant loin de lui le cousin Henry.« Misérable, voleur ! » Il se releva alors etcommença à réparer le désordre de sa toilette, remettant sa cravateet lissant ses cheveux avec sa main. « La brute m’a enlevé larespiration, dit-il. Mais comment penser que nous serions réduits àle prendre de cette façon ! » Et il y avait dans sa voixcomme un cri de triomphe qu’il ne pouvait comprimer. C’était ungrand succès pour lui que d’avoir restitué à Isabel Brodrick lapropriété qu’il avait, de tout temps, été si désireux de luiassurer ; mais, en ce moment, il triomphait bien plus encored’avoir trouvé, par son intelligence et, en quelque sorte, par sonflair, l’endroit précis où le testament était caché.

Toute l’ardeur belliqueuse du cousin Henryétait tombée. Il n’essaya pas de renouveler la lutte, il n’essayapas de nier sa faute, il ne répondit rien aux injures queM. Apjohn ne lui ménageait pas. Il se releva lui aussi, ets’assit sur la chaise la plus proche, cachant son visage dans sesmains.

« C’est le cas le plus extraordinaire quej’aie jamais connu, dit M. Brodrick.

– Que ce misérable ait caché letestament ? demanda M. Apjohn.

– Pourquoi dites-vous que je l’aicaché ? gémit le cousin Henry.

– Reptile ! s’écriaM. Apjohn.

– Non pas qu’il l’ait caché, dit l’avouéd’Hereford, mais que vous l’ayez trouvé, et trouvé sansperquisitions, que vous l’ayez en quelque sorte suivi à la tracejusque dans le livre où le vieillard l’avait laissé.

– Oui, dit le cousin Henry ; il l’yavait laissé. Je ne l’ai pas caché.

– Voulez-vous nous faire croire, »dit M. Apjohn en le regardant avec toute la sévérité dont ilétait capable, « voulez-vous nous faire croire que, pendanttout ce temps, vous n’avez pas su où était letestament ? » Le malheureux ouvrit la bouche et essaya deparler, mais les mots ne vinrent pas. « Nous direz-vous quequand vous avez refusé, il y a un instant de nous laisser chercherdans cette chambre, tout en nous permettant de chercher ailleurs,vous ne connaissiez pas la cachette ? Quand je vous ai demandél’autre jour, dans mon cabinet, si vous saviez où était letestament, et que la peur vous a empêché de me répondre, voussaviez bien jurer que vous n’aviez pas caché vous-même le papier,mais ignoriez-vous ce que contenait le livre ? Quand vous avezdit à M. Griffiths, à Coed, que vous aviez quelque chose àrévéler, n’était-ce pas votre couardise et la crainte du jugementqui vous réduisaient à dire la vérité ? Et n’est-ce pas parlâcheté encore que vous vous y êtes refusé, après votrepromesse ? Vil poltron ! Oseriez-vous nous dire que,quand nous sommes entrés dans cette chambre ce matin, vous nesaviez pas ce qu’il y avait dans le livre ? » Le cousinHenry ouvrit encore la bouche, sans pouvoir articuler un son.« Répondez, monsieur, si vous voulez échapper au châtiment quevous avez mérité.

– Il ne faut pas lui demander des’accuser lui-même, dit M. Brodrick.

– Non ! cria le cousin Henry ;non ! il ne devrait pas demander à un homme de parler contrelui-même. C’est de la cruauté ; n’est-ce pas, oncleBrodrick ?

– Si je ne vous avais pas amené d’unefaçon ou d’une autre à parler contre vous-même, dit M. Apjohn,le testament serait encore là, et nous ne saurions rien. Il y a descirconstances où il faut extorquer d’un homme la vérité. C’est ceque nous avons fait pour vous, misérable créature ! Brodrick,voyons le papier. Je suppose que tout est en règle. » Ilpouvait à peine contenir sa satisfaction et sa joie. Ce n’était pasqu’il eût la perspective d’un profit dans l’affaire. Il pouvaitmême se faire que tous les frais, y compris les honoraires deCheekey, dussent être payés par lui. Mais il était trop fier de sonsuccès pour s’arrêter à des considérations de ce genre. Pendanttout un mois, il n’avait eu dans l’esprit que cette affaire dutestament : y avait-il, ou non, un testament ? S’il y enavait un, où était-il caché ? Et voici que cette fatigued’esprit, ces méditations, cette anxiété de tout un mois étaientcouronnées par un triomphe ! Peu lui importait d’avoir à payerla carte.

« Autant que je puis le voir, ditM. Brodrick, tout est en règle.

– Voyons. » M. Apjohn, étendantla main, reçut le papier, et, s’asseyant sur le fauteuil du cousinHenry, à la table où était encore le déjeuner, il le lutattentivement du commencement à la fin. Le vieillard avait copiéavec une exactitude merveilleuse le testament précédent, dans lesmêmes termes, avec les mêmes signes de ponctuation, et,quelquefois, avec le même défaut de signes de ponctuation.« C’est mon œuvre, jusqu’à la moindre virgule, » ditM. Apjohn avec satisfaction. « Mais pourquoi n’a-t-il pasbrûlé le testament intermédiaire qu’il avait fait en faveur de cecoquin – il désignait le coquin par un mouvement de tête – etprévenu ainsi toutes ces difficultés ?

– Il y a des gens qui pensent qu’untestament, une fois fait, ne doit pas être détruit, ditM. Brodrick.

– Voilà pourquoi, sans doute. C’était unbon vieillard, mais entêté comme une mule. Eh bien, qu’allons-nousfaire maintenant ?

– Mon neveu devra s’entendre avec sonhomme d’affaires pour savoir s’il veut, ou non, contester cetestament.

– Je ne veux rien contester, dit enpleurnichant le cousin Henry.

– Naturellement, nous lui laisserons letemps d’y penser, dit M. Apjohn. Le temps ne lui manquera pas,puisqu’il est en possession. Il aura aussi à répondre à quelquesquestions de M. Cheekey, qui l’embarrasseront un peu.

– Oh non ! cria la victime.

– Je crains bien que ce ne doiveêtre ! Oh si. M. Jones ! Comment vous retirerez-vousdu procès ? Vous êtes tenu de poursuivre M. Evans, de laGazette de Carmarthen, pour diffamation. Naturellement, onsaura, au cours du procès, que nous avons trouvé cet acte. Il n’y apas de raison pour que je tienne la chose secrète, M. Brodricknon plus, je suppose.

– Je pensais que vous agissiez comme monavoué.

– J’ai agi, j’agis encore et j’agiraicomme votre avoué. Tant que l’on vous supposait un honnête homme,ou, plutôt, qu’il a été possible que l’on vous supposât un honnêtehomme, je vous ai dit ce que vous étiez tenu de faire, à titred’honnête homme. La Gazette de Carmarthen savait que vousn’étiez pas un honnête homme, et elle l’a dit. Si vous êtes prêt àparaître devant la cour et à jurer que vous ne saviez rien del’existence de ce testament, que vous ignoriez qu’il fût caché dansce livre, que vous n’aviez rien fait ce matin pour nous empêcher dele chercher, je serai votre avoué. Si l’on m’appelle comme témoincontre vous, je devrai déposer selon la vérité, et M. Brodrickdevra faire comme moi.

– Mais pourquoi le procès seferait-il ?

– Il ne se fera pas, si vous êtes disposéà admettre qu’il n’y avait pas de diffamation dans les articles dujournal. Si vous reconnaissez que ce qui a été écrit était vrai,alors vous aurez à payer les frais pour les deux parties, et lapoursuite sera annulée. Il me semble difficile qu’on puissedescendre jusque-là ; mais on peut tout attendre d’un homme devotre caractère.

– Je vous trouve bien dur pour lui, ditM. Brodrick.

– Moi ? Peut-on être trop dur pourl’homme qui n’a pas eu honte d’agir ainsi ?

– Il est bien dur, n’est-ce pas,M. Brodrick ?

– Dur ? Oui, je le suis, je veuxl’être ; je piétinerai sur vous jusqu’à ce que je voie votrecousine, miss Brodrick, mise en pleine possession de cettepropriété. Je ne veux pas que, par pitié, on vous ménage quelquemoyen d’échapper aux conséquences de votre conduite. En ce moment,vous êtes Henry Jones, propriétaire de Llanfeare, et vous le serezjusqu’au moment où la loi, bien autrement dure que moi, vous enchassera. Imaginez quelque chose pour votre défense, si vous levoulez ; dites que ce testament est un faux.

– Non, non !

– Que M. Brodrick et moi sommesentrés avec le testament, et que nous l’avons mis dans lelivre.

– Je ne dirai rien de semblable.

– Qui l’a mis là ? » Le cousinHenry soupira, gémit, mais ne dit rien. « Qui l’a mislà ? Si vous voulez nous mieux disposer en votre faveur, sivous voulez que nous essayions de vous sauver, dites la vérité. Quia mis le testament dans ce livre ?

– Comment puis-je le savoir ?

– Vous le savez ! Qui l’a mislà ?

– Je suppose que c’est l’oncleIndefer.

– Et vous l’aviez vu ? Le cousinHenry soupira et gémit de nouveau.

– Ne lui faites pas de semblablesquestions, dit M. Brodrick.

– Si ! Si nous pouvons quelque chosepour lui, c’est de lui faire comprendre qu’il doit nous aider etrendre notre tâche facile. Vous l’y aviez vu ? Dites-le, etnous ferons tout notre possible pour vous laisser échapper.

– Oui, accidentellement, dit-il.

– Vous l’aviez vu, alors ?

– Oui, par hasard.

– Ainsi, vous l’avez vu. Alors le démons’est mis à l’œuvre et vous a suggéré de le détruire ? »Il s’arrêta après cette question ; mais le cousin Henry netrouva rien à répondre. « Pourtant le démon n’a pu vous amenerà le faire ? N’est-ce pas cela ? Vous n’étiez pasabsolument sans conscience ?

– Oh ! non.

– Mais votre conscience n’a pu vouscontraindre à livrer le testament, quand vous l’avez eutrouvé ? » Le cousin Henry éclata en sanglots.« C’est ainsi que les choses se sont passées, je suppose. Sivous pouvez vous décider à tout expliquer, vous rendrez votreposition meilleure.

– Puis-je m’en aller à Londres ?demanda-t-il.

– Quant à cela, il faut y réfléchir unpeu. Mais je crois pouvoir dire que, si vous rendez notre tâchefacile, nous rendrons votre situation moins mauvaise. Vousreconnaissez que c’est bien là le dernier testament de votreoncle ?

– Oui.

– Vous reconnaissez que M. Brodrickl’a trouvé dans le livre que je tiens à la main ?

– Je le reconnais.

– Voilà tout ce que je vous demande designer de votre nom. Quant au reste, il suffit que vous ayez avouéla vérité à votre oncle et à moi. J’écrirai quelques lignes quevous signerez, et nous retournerons à Carmarthen, où nous feronsnotre possible pour arrêter le procès. » Là-dessus,M. Apjohn sonna et demanda à Mrs. Griffith de luiapporter du papier et de l’encre. Il écrivit une lettre, adressée àlui-même, qu’il invita le cousin Henry à signer, après l’avoir lueà haute voix à lui et à M. Brodrick. Le cousin Henryreconnaissait les deux faits mentionnés plus haut, et autorisaitM. Apjohn, comme avoué du signataire, à retirer la poursuiteintentée contre le propriétaire de la Gazette deCarmarthen, « en conséquence, disait la lettre, de lamanière dont la possession de Llanfeare se trouvait, par unedécouverte inattendue, être réglée à nouveau. »

La lettre achevée, les deux avoués partirent,laissant le cousin Henry à ses méditations. Il resta assis quelquetemps, confondu par la soudaineté des événements qui venaient de sesuccéder, et incapable de recueillir ses pensées. Ainsi, ladécouverte du testament mettait un terme à cette agitation, faisaittomber toutes ces ardeurs. Il n’avait plus à se demander maintenantce qu’il devait faire. Tout était fini. Il redevenait un employéayant quelque argent en dehors de son salaire de clerc ; ilretournait à son humble, mais tranquille position. Si seulement sesadversaires pouvaient être discrets ; si seulement sescamarades de Londres pouvaient croire que le testament avait ététrouvé sans qu’il en connût la cachette, il serait satisfait. Ilavait été frappé d’un coup terrible ; mais ce serait uneconsolation pour lui, si, en même temps qu’il perdait la propriété,il était déchargé des responsabilités et des accusations quiavaient pesé si lourdement sur lui. Le terrible M. Apjohn luiavait presque promis qu’on lui ménagerait une retraite facile. Toutau moins, il n’aurait pas à subir l’interrogatoire deM. Cheekey ; tout au moins, il n’aurait pas à paraître enjustice. M. Apjohn avait promis aussi qu’il parlerait le moinspossible. Il aurait à faire, pensait-il, une sorte de renonciationlégale ; il était tout disposé à la signer au plus tôt, à laseule condition qu’on lui permît de partir, sans revenir surl’affaire. N’avoir pas à voir les fermiers, n’avoir pas à dire unmot d’adieu aux domestiques, n’avoir pas à aller à Carmarthen,n’avoir pas à affronter M. Cheekey et la cour de justice –voilà tout ce qu’il souhaitait maintenant.

Vers deux heures, Mrs. Griffith entradans la chambre, en apparence pour desservir la table du déjeuner.Elle avait vu le visage triomphant de M. Apjohn, et comprisqu’il avait remporté une victoire. Mais quand elle vit que lecousin Henry n’avait pas touché au déjeuner, elle s’attendrit unpeu. Le moyen d’attendrir une Mrs. Griffith, c’est de ne pasmanger. « Eh quoi ! M. Jones, vous n’avez pas mangéune bouchée ! Voulez-vous que je vous fasse unerôtie ? » Il accepta la rôtie, et la mangea avec plusd’appétit qu’il n’en avait jamais eu depuis la mort de son oncle.Peu à peu, il en vint à sentir que son cœur était soulagé d’ungrand poids. Le testament n’était plus caché dans le livre. Iln’avait rien fait dont il ne pût se repentir. Il n’avait plus laperspective d’une vie à jamais flétrie par une grande faute et,s’il ne pouvait être propriétaire de Llanfeare, il ne serait pas uncriminel, à ses propres yeux du moins. En somme, bien qu’il n’enconvînt pas encore avec lui-même, les transactions de la matinéeavaient amélioré sa condition.

« Vous ne m’approuvez pas dans tout ceque j’ai fait ce matin ? » dit M. Apjohn, aussitôtque les deux avoués furent remontés en voiture.

– J’admire la justesse de votre coupd’œil.

– Ah ! C’est que j’ai concentrétoutes mes pensées dans cette seule affaire. Je l’ai retournée dansmon esprit, jusqu’à ce qu’enfin j’y visse clair. C’est curieux,n’est-ce pas, que je vous aie dit à l’avance tout ce quiarriverait, que j’aie presque désigné le volume ?

– Vous l’avez désigné.

– Oui, le volume de sermons. Votrebeau-frère ne lisait que des sermons. Mais vous pensez que jen’aurais pas dû poser ces questions à votre neveu ?

– Je n’aime pas à forcer un homme às’accuser lui-même, dit M. Brodrick.

– Moi non plus, quand j’ai déjà àl’accuser moi même. Je veux le laisser partir. Mais il nous fallaitbien pour cela connaître exactement et ce qu’il savait et ce qu’ilavait fait. Vous dirai-je la pensée qui m’est venue, tandis quevous faisiez tomber le testament du livre ? Que serait-ilarrivé, s’il avait déclaré que nous avions apporté le testamentavec nous ? S’il avait été assez rusé pour cela, le fait quenous sommes allés droit au livre aurait témoigné contre nous.

– Il n’était pas de force à trouvercela.

– Non, le pauvre diable ! À monavis, il a déjà le châtiment qu’il mérite. Il aurait pu lui arriverbien pire : Nous lui devons d’ailleurs de la reconnaissancepour n’avoir pas détruit le testament. Sa cousine aura à lui donnerles 4.000 livres qu’il devait lui payer à elle.

– Certainement, certainement.

– Il a été maltraité, vous le savez, parson oncle ; et, sur ma foi, il a passé un bien triste mois. Jene voudrais pas, pour deux fois Llanfeare, avoir été haï et insultécomme il l’a été par tout le monde. Je crois que nous l’avonsmaté ; il filera doux. S’il en est ainsi, nous le laisseronspartir tranquillement. Si je l’avais traité moins durement, il seserait enhardi et aurait fait une résistance plus longue. Il auraitfallu alors l’écraser complètement. Je me demandais, pendant toutela fin de l’entrevue, par quel moyen nous pourrions lui ménager undépart facile.

Chapitre 23LA DEMANDE D’ISABEL

Les nouvelles furent bientôt connues àCarmarthen. On avait trouvé un nouveau testament, d’après lequelmiss Brodrick allait devenir propriétaire de Llanfeare, et – ce quiétait bien plus important à ce moment pour les habitants deCarmarthen – le procès n’aurait pas lieu. Voici quelle étaitl’explication qui avait cours : M. Apjohn avait eul’habileté de trouver le testament. L’acte avait été enfermé dansun livre de sermons, et M. Apjohn, se rappelant tout à coupque le vieillard lisait des sermons peu de temps avant sa mort,était allé droit au volume. Il y avait trouvé en effet letestament, dont la validité avait été reconnue par l’infortunépseudo propriétaire. Henry Jones reconnaissait sa cousine commehéritière et pensait qu’il était inutile de continuer la poursuite.Voilà ce que l’on racontait, et M. Apjohn, qui sentait bienque l’histoire n’était pas acceptée facilement, faisait de sonmieux pour expliquer qu’on ne pouvait raisonnablement attendre d’unhomme dépouillé tout à coup d’une belle propriété qu’il parûtdevant la cour pour y subir l’interrogatoire deM. Cheekey.

« Je sais bien tout cela, » disaitM. Apjohn, quand le propriétaire du journal lui faisaitremarquer qu’il y avait toujours diffamation, que M. Jones fûtou ne fût pas le propriétaire de Llanfeare. « Je sais biencela ; mais vous ne pouvez attendre qu’un homme viennes’embarrasser encore de difficultés et se faire dire des chosesdésagréables, au moment où il éprouve un si terrible malheur. Vousavez attaqué à votre aise, et vous n’en serez point puni :cela devrait vous suffire.

– Et qui payera les frais ? demandaM. Evans.

– Vous, naturellement, vous n’aurez rienà payer, » dit M. Apjohn en se grattant la tête. Gearyréglera tout cela avec moi. Ce serait ce pauvre diable de cousinHenry qui devrait payer.

– Il n’aurait pas l’argentnécessaire.

– En tout cas, j’arrangerai les chosesavec Geary. N’ayez pas d’inquiétude. »

Cette question des frais fut très discutée àCarmarthen. Qui payerait les longs mémoires des hommes de loi, etles voitures de louage qui plusieurs fois, avaient fait le trajetde Carmarthen à Llanfeare ? En dépit des explications bienintentionnées de M. Apjohn, le public de Carmarthen étaitabsolument convaincu que le cousin Henry avait caché le testament.S’il en était ainsi, il ne devait pas seulement payer tous lesfrais, mais encore être envoyé en prison et jugé au criminel. Lejeudi et le vendredi, l’opinion lui fut très défavorable. S’ils’était montré dans la ville, on aurait été presque jusqu’à lemettre en pièces. Le tuer, vendre sa carcasse pour ce qu’ellepouvait valoir, et diminuer ainsi les dépenses faites à cause delui semblait être la chose la plus juste du monde. M. Apjohnétait naturellement le héros du moment, et c’était lui, à ce quel’on pensait, qui aurait à payer les frais. Tous ces proposarrivèrent aux oreilles de M. Brodrick et l’amenèrent à direquelques mots à M. Apjohn.

« Cette affaire, dit-il, seranaturellement à la charge de la propriété.

– Quelle affaire ?

– Le procès qui n’aura pas lieu, et toutle reste.

– Le procès n’a rien de commun avec lapropriété.

– Le procès et la propriété ne fontqu’un. Je vous le dis, parce que j’ai l’intention, comme pèred’Isabel, de m’occuper ensuite de tout cela.

– En vérité, Brodrick, » dit l’avouéde Carmarthen avec cet air triomphant qu’on lui avait vu si souventdepuis la découverte du testament, « cette affaire a été pourmoi la cause d’un si vif plaisir que je me soucie de mes dépensescomme d’un fétu. Si je paye de ma bourse tous les frais, depuis lecommencement jusqu’à la fin, au moins aurai-je eu de lasatisfaction pour mon argent. Peut-être miss Isabel merécompensera-t-elle en me faisant faire un jour sontestament. »

Tels étaient les sentiments, tels étaient lespropos à Carmarthen. Disons seulement, avant de quitter cetteville, que les opérations nécessaires pour établir la validité dudernier testament et pour annuler le précédent, pour déposséder lecousin Henry et pour mettre Isabel en pleine jouissance de sonnouveau titre, furent terminées aussi promptement que cela futpossible, grâce à l’activité combinée de M. Apjohn et de tousses clercs.

Le cousin Henry, auquel nous pouvons direadieu maintenant, fut autorisé à rester enfermé dans Llanfearejusqu’à ce qu’il eût apposé sa signature sur le dernier des actesnécessaires. Personne ne lui dit un mot, personne ne vint le voir.S’il y eut quelques curieux qui rôdèrent aux environs, avecl’espoir d’apercevoir le pseudo propriétaire, ils furentdésappointés.

Mrs. Griffith, d’après lesrecommandations de l’avoué, fut plus polie avec lui qu’auparavant.Elle s’efforça de lui faire de bons petits plats et de le consolerpar des morceaux friands. Aucun fermier ne parut devant lui ;pas une parole dure ne lui fut adressée, même par le jeune Cantor.Tout cela diminuait un peu le chagrin du cousin Henry ; et cefut un autre grand soulagement pour lui que d’apprendre qu’ilpouvait rentrer à Londres dans sa place.

La Gazette de Carmarthen, la dernièrefois qu’elle parla des affaires de Llanfeare, déclara simplementque le testament valable avait été enfin trouvé, et que miss IsabelBrodrick avait été rétablie dans ses droits. Les directeurs de lacompagnie où le cousin Henry était employé crurent que leur clercavait été plus à plaindre qu’à blâmer.

Quant au cousin Henry lui-même, il sera, de lapart de nos lecteurs, nous l’espérons, l’objet de quelquecompassion. Il avait été attiré à Llanfeare par des promesses quidevaient n’être pas tenues. Victime d’un traitement injurieux etinjuste, et déshérité, il était assez naturel qu’il eût l’idée dese venger, quand l’occasion s’en présenta à lui. Ne pas faire toutce que commande la justice est, pour celui qui a quelqueconscience, plus facile que de commettre un acte évidemmentfrauduleux ! Enfin, sa conscience le sauva, et M. Apjohnavait peut-être raison de dire qu’on lui devait beaucoup dereconnaissance pour n’avoir pas détruit le testament ; il futamplement récompensé d’avoir reculé devant le crime.

Aussitôt qu’on put réaliser de l’argent sur lapropriété, quatre mille livres lui furent comptées : c’étaitla somme dont le vieil Indefer Jones voulait charger la propriétéen faveur d’Isabel, au moment où il avait cru devoir ladéshériter.

Nous pouvons ajouter que, malgré la notoriétéde l’affaire dans le comté de Carmarthen, on ne sut presque rien àLondres de la conduite coupable du cousin Henry.

Revenons maintenant à Hereford. Les deuxavoués furent d’avis qu’il ne fallait pas faire connaîtresur-le-champ à Isabel le changement heureux de sa position.« Il y a souvent si loin de la coupe aux lèvres, » ditM. Apjohn à M. Brodrick. Mais dès le commencement de lasemaine suivante, M. Brodrick porta lui-même les nouvelleschez lui.

« Ma chère enfant, » dit-il à Isabelaussitôt qu’il fut seul avec elle, et après l’avoir avertie qu’ilavait à lui faire une communication très importante, « aprèstout, votre oncle Indefer a fait un autre testament.

– J’en étais certaine, mon père.

– Comment en étiez-vouscertaine ?

– Il me l’a dit, mon père.

– Il vous l’a dit ! Vous ne m’enaviez jamais parlé.

– Il me l’a dit – au moment de mourir. Àquoi servait-il d’en parler ? Mais comment a-t-il ététrouvé ?

– Il était caché dans un livre de labibliothèque. Aussitôt que les opérations nécessaires auront étéfaites, Llanfeare vous appartiendra. Il est mot pour mot le mêmeque celui qu’il avait signé avant de faire venir votre cousinHenry.

– Alors le cousin Henry ne l’a pasdétruit ?

– Non, il ne l’a pas détruit.

– Ni caché dans un endroit où l’on ne pûtpas le trouver ?

– Ni caché.

– Combien j’ai été coupable et injusteenvers lui !

– Quant à cela, ne disons rien, Isabel.Vous n’avez pas été injuste envers lui. Mais ne parlons plus detout ce passé. Vous voilà donc l’héritière de Llanfeare.

Naturellement, il lui raconta ensuite leschoses en détail – comment le testament avait été trouvé par lecousin Henry, qui avait commis la faute de n’en pas révélerl’existence ; mais il fut convenu entre eux qu’aucune parolemalveillante ne serait désormais prononcée dans la famille contreleur infortuné parent. Il aurait pu leur faire un tort irréparable,et il ne l’avait pas fait.

« Papa, » dit-elle à son père, quandils se retrouvèrent seuls le même soir, « il faut dire toutcela à M. Owen. Racontez-lui tout ce que vous m’avezraconté.

– Certainement, ma chérie, si vous ledésirez.

– Je le désire.

– Pourquoi ne vous donneriez-vous pas leplaisir de le lui apprendre vous-même ?

– Ce ne serait pas un plaisir ;aussi est-ce vous que j’en charge. Mon plaisir, si plaisir il y a,ne viendra qu’après. Je voudrais qu’il sût tout, avant que je levoie moi-même.

Il aura certainement quelque idée insensée,dit le père en souriant.

– Je veux qu’il ait son idée, insensée ounon, avant de le voir. Si vous pouvez aller le trouver le plus tôtpossible, je vous en serai obligée. »

Isabel, quand elle se trouva seule, eut aussison triomphe. Elle était loin d’être insensible au plaisir dedevenir héritière. Pendant une période de sa vie, elle s’étaitregardée comme le possesseur assuré de Llanfeare, et elle avait étéfière de cette haute position. Les fermiers l’avaient connue commela future propriétaire des terres qu’ils cultivaient ; ilsavaient conçu pour une elle sincère affection et la lui avaienttémoignée. Elle connaissait toutes les dépendances de la propriété,toutes les bornes, tous les champs. Elle savait quels étaient lespauvres à secourir, quels étaient les besoins de la petite école.Tout, à Llanfeare, avait un intérêt pour elle. Ensuite étaitsurvenu ce changement soudain dans les dispositions de son oncle –cette idée nouvelle de devoir – et elle avait héroïquement supportéla ruine de ses espérances. Non seulement elle ne lui avait jamaisdit un mot de reproche, mais elle s’était juré à elle-même que,dans le secret même de son cœur, elle ne le blâmerait jamais. Ungrand coup l’avait frappée, mais elle l’avait accepté de la main duTout-Puissant – comme un mal physique, la cécité ou la paralysie.Elle se promit de tenir cette conduite, et elle eut l’énergied’être fidèle à la parole qu’elle s’était donnée. Un moment abattuepar le coup, elle s’était relevée aussitôt, et, après un jour deméditation, elle avait repris sa tâche avec courage. Puis étaientvenues la dernière maladie de son oncle, ces paroles à peinearticulées, la mort du vieillard, et la conviction que son cousinétait un criminel. À ce moment, elle avait été malheureuse, et lalutte contre la mauvaise fortune lui avait semblé difficile àsoutenir. Ajoutez à cela les reproches de sa belle-mère et la peineque sa résolution avait causée à son père. La maison dans laquelleelle était rentrée avait été pour elle un triste séjour. Elle avaitpris ensuite la pénible résolution de ne pas donner sa main àl’homme qui l’aimait et qu’elle aimait si tendrement. Elle étaitconvaincue que sa conduite était dictée par des sentimentsdélicats, et pourtant elle était mécontente d’elle-même. Elle étaitdécidée à être fidèle à sa résolution, et elle craignait que sarésolution ne fût pas bonne. Elle avait refusé M. Owen quandelle était riche ; devenue pauvre, sa fierté l’avait empêchéed’aller à lui. Elle avait persévéré dans sa détermination, maiselle avait déjà commencé à comprendre que sa fierté était unemauvaise fierté.

Le jour du triomphe était enfin venu. Ses yeuxbrillaient de joie, quand elle pensait, quand elle sentait qu’elleallait pouvoir donner le bonheur en le recevant. Oui, sans doute,il aurait tout d’abord une idée déraisonnable, comme l’avait ditM. Brodrick ; mais elle le ramènerait à la raison. Femme,elle triompherait d’un homme. Il avait raillé son obstination àelle, jurant qu’il la vaincrait ; ce serait elle qui vaincraitcertainement l’obstination de celui qu’elle aimait.

Pendant un jour ou deux, on ne vit pasM. Owen. Elle apprit de son père qu’il avait été mis aucourant des nouvelles, mais elle ne sut pas autre chose.M. Owen ne parut plus à la maison ; elle s’y attendaitd’ailleurs. Sa belle-mère devint tout à coup gracieuse – n’hésitantpas à expliquer que le changement de son attitude était causé parle changement de la position d’Isabel.

« Ma chère Isabel, » dit-elle,« quelle différence ! Vous allez être une riche dame, etvous n’aurez pas à vous préoccuper du prix des bottines. » Lessœurs parlaient avec la même franchise et avaient pour Isabel unesorte d’admiration respectueuse.

Trois ou quatre jours après le retour deM. Brodrick, Isabel mit son châle et son chapeau et alla seulechez M. Owen. Elle connaissait ses habitudes, et savait qu’onle trouvait généralement chez lui une heure avant son dîner. Cen’était pas le moment, se disait-elle, d’être formaliste. Leursrelations avaient été trop familières pour qu’elle vît quelqueinconvenance dans sa démarche ; peu lui importait ce qu’on enpenserait. Néanmoins, elle rougit sous son voile, quand elledemanda à la porte si M. Owen était chez lui. M. Owenétait chez lui, et on la fit entrer dans le salon.

« William, » dit-elle – malgré leurintimité, elle ne l’avait jamais appelé William auparavant –« Vous avez appris les nouvelles ?

– Oui, j’en ai eu connaissance, »dit-il d’un ton très sérieux, sans ce sourire avec lequel il avaitjusque-là accueilli les objections d’Isabel.

« Et vous n’êtes pas venu meféliciter ?

– J’aurais dû le faire. Je conviens quej’ai mal agi.

– Mal – très mal ! Commentpouvais-je être heureuse de me voir rétablie dans mes droits, sivous n’étiez pas heureux avec moi ?

– Cela ne me regarde pas, Isabel.

– Au contraire, absolument, monsieur.

– Non, ma chère.

– Ce changement est considérable pourmoi ; sans vous, il me laissera indifférente. Vous le savez,je suppose ? » Elle attendit sa réponse. « Vous lesavez, n’est-ce pas ? Vous connaissez mes sentiments pourvous ? Pourquoi ne me répondez-vous pas ? Hésitez-vous àle faire ?

– Les événements nous ont séparés,Isabel.

– Rien ne peut nous séparer. » Elles’arrêta un moment. Elle avait pensé à cette entrevue, mais il luifallait recueillir ses pensées avant d’exécuter son projet. Elleavait son plan tout prêt ; mais il lui fallait d’abord faireappel à son courage, à sa fermeté. Elle s’approcha de lui, leregardant en face, tandis que M. Owen se reculait un peu,comme pour se soustraire au danger de ce voisinage trop proche.« William, » dit-elle, « prenez-moi dans vos bras etdonnez-moi un baiser. Combien de fois me l’avez-vous demandépendant ce dernier mois ! Je suis venue pour cela. »

Il resta un moment immobile, comme si, aprèsavoir rassemblé toute son énergie, il devait être assez fort pourrésister à cette demande. Mais il fut bientôt vaincu : il laprit dans ses bras, la serra contre sa poitrine, couvrit de baisersses lèvres, son front, ses joues – tandis qu’Isabel, qui avaitobtenu ce qu’elle voulait, essayait en vain de se dégager de ceslongs embrassements.

« Maintenant, je serai votre femme,dit-elle enfin, lorsqu’elle eut pu reprendre haleine.

– Cela ne devrait pas être.

– Comment, après tout cela ?osez-vous le dire ? – après tout cela ? Vous ne pourriezplus marcher la tête haute. Dites, dites-moi que vous êtes heureux.Pensez-vous que je puisse l’être, sinon avec vous ? »Naturellement il lui donna toutes les assurances possibles ;et Isabel n’eut pas à répéter sa demande.

« Je vous prie, M. Owen, désormais,de venir à moi, pour ne pas m’obliger d’aller à vous. Ma démarchem’a été désagréable ; elle a été coupable et donnera lieu àbien des propos. Il a fallu, pour m’y déterminer, que j’eussel’intention bien arrêtée de vous imposer ma volonté. »Naturellement encore, il lui promit de lui éviter désormais un teldésagrément.

Chapitre 24CONCLUSION

Isabel passa une agréable semaine à Herefordavec son fiancé, et fut appelée ensuite dans le comté deCarmarthen. Sur l’invitation de M. Brodrick, M. Apjohnvint à Hereford et insista pour emmener Isabel à Llanfeare.

« Il y a mille choses à faire, »dit-il, « et plus tôt vous vous mettrez à l’œuvre, mieux cesera. Naturellement, vous vivrez dans la maison de votre oncle, etil sera bon que vous y habitiez quelque temps avant ce nouveauchangement de condition. » Par ces mots, il entendait lemariage prochain, que l’on avait appris à l’homme d’affaires.

Puis, d’autres questions furent soulevées. Sonpère irait-il avec elle, ou serait-ce son prétendu ? Il futenfin décidé qu’elle partirait sans aucun des siens, mais avecM. Apjohn. C’était elle que l’on avait connue à Llanfeare,c’était elle que l’on devait y revoir, comme représentant sononcle.

« Vous vous appellerez miss Jones, »dit l’homme d’affaires, « miss Indefer Jones. Il y aura uneformalité à remplir, pour laquelle nous aurons des droits à payer,je le crains ; mais il vaut mieux prendre le nom tout desuite. Votre signature aura successivement des formes différentes.Vous deviendrez d’abord miss Isabel Brodrick Indefer Jones, puisMrs. William Owen, puis, après le règlement de toutes lesaffaires de succession, Mrs. William Owen Indefer Jones.J’espère que sous ce nom on vous connaîtra un jour comme la plusancienne habitante du comté. »

M. Apjohn la conduisit à Carmarthen, puisà Llanfeare. À la gare, beaucoup de personnes étaient venues à sarencontre, et son triomphe, quand elle monta dans la voiture, luifut presque pénible. Quand elle entendit sonner les cloches deséglises voisines, elle eut peine à se persuader que ce joyeuxcarillon fêtait son retour. On lui fit faire un détour par Coed,afin qu’elle entendît bien distinctement le tintement des clochesde sa propre paroisse. Si son retour dans la propriété semblait auxautres un événement si important qu’ils le célébrassent par cesdémonstrations, quel sentiment profond ne devait-elle pas avoir deses devoirs ! La voiture s’arrêta à la porte de la ferme deCoed, et le vieux fermier sortit pour lui adresser quelquesmots.

« Dieu vous bénisse, miss Isabel !C’est un bonheur pour moi de vous revoir.

– Vous êtes bien bon,M. Griffiths.

– Nous avons passé de mauvais moments,miss Isabel – non que je veuille blâmer votre cher oncle, ou quenous ayons le droit de mal parler du pauvre garçon qui estparti ; – mais c’était vous que nous attendions, et nous avonsvu avec dépit nos espérances déçues. C’est vous que nousconsidérerons toujours comme notre véritable maîtresse ; mais,en même temps, je vous souhaite tout le bonheur possible avec lenouveau maître que vous allez nous donner. Il fallait bien s’yattendre ; mais au moins, vous ne nous quitterez plus. »Isabel, dont le visage était baigné de larmes, ne put que presseren partant la main du vieillard.

« Ma chère demoiselle, » ditM. Apjohn, « il n’a fait que vous exprimer nos sentimentsà tous. Naturellement, ils sont encore plus vifs chez vos fermierset vos domestiques. Mais tout le pays pense comme eux. Quand unemaison appartient personnellement à un homme, il peut en faire cequ’il en veut, comme de l’argent qu’il a dans sa poche ; maiss’il s’agit de terres, il faut compter avec les sentiments de ceuxqui les occupent. Dans un sens, Llanfeare appartenait à votreoncle, et il pouvait en faire ce qu’il voulait ; mais, dans unautre sens, il ne faisait que le partager avec ses fermiers ;aussi quand, d’après une théorie qu’il ne comprenait pas très bienlui-même, il a fait venir le cousin Henry au milieu d’eux, il les ablessés dans leurs plus légitimes sentiments.

– Il croyait accomplir un devoir,M. Apjohn.

– Certainement, mais il s’en est fait uneidée fausse. Il ne comprenait pas cette idée de la transmission àl’héritier mâle. Le but en a été, dans le principe, de maintenirtoujours, autour d’une ancienne famille, les mêmes fermiers etdépendants, et les mêmes terres. L’Angleterre doit beaucoup à cettecoutume. Mais, dans ce cas, votre oncle, se tenant à la lettre,aurait violé l’esprit, et il aurait été justement contre lapratique qu’il voulait continuer. Voici un sermon auquel, je crois,vous ne comprenez pas un mot.

– Je le comprends jusqu’à la dernièresyllabe, M. Apjohn. »

Ils arrivèrent bientôt à la maison, où ilstrouvèrent non seulement Mrs. Griffith et la vieillecuisinière, qui étaient toujours restées, mais aussi le vieuxsommelier, qui était parti, par aversion pour le cousin Henry, etqui était revenu, comme si son service n’eût pas été interrompu.Ils la reçurent avec des cris de joie et de bienvenue. L’arrivée ducousin Henry, la mort de leur vieux maître, le départ de leur jeunemaîtresse avaient été pour eux comme la fin du monde. Être auservice était leur seule ambition – mais ils voulaient que ceservice leur donnât un bien-être honorable. Servir le cousin Henry,c’était le comble de l’humiliation. Leur vieux maître avait fait unacte, qu’ils savaient bien n’avoir été qu’une erreur, mais qui neleur en avait pas moins été une cruelle déception. S’entendre diretout d’un coup qu’ils devaient être les serviteurs d’un homme commele cousin Henry, sans contrat ni consentement de leur part, êtrelivrés, comme des articles de mobilier, à un clerc de Londres, deréputation médiocre, que, dans leur esprit, ils regardaient commeinférieur à eux-mêmes ! Eux aussi, comme M. Griffiths etles autres fermiers, s’étaient habitués à considérer comme chosenaturelle le règne futur de la reine Isabel. Dans ce cas, c’eût étécomme si on les avait consultés, et qu’ils eussent accepté ladestination qu’on leur donnait dans l’avenir. Mais un cousinHenry ! Maintenant, le tort qu’on leur avait fait à eux-mêmeset à tous ceux qui dépendaient de Llanfeare était réparé ;justice était faite. Ils avaient été fortement convaincus que leurmaître avait laissé en mourant un autre testament. Le sommelierétait certain que l’acte avait été détruit par le cousin Henry, etil avait juré qu’il ne se tiendrait pas derrière la chaise d’uncriminel. Le jardinier avait été aussi violent, et avait refusé decouper un seul chou pour l’usage du cousin Henry. Les femmes enétaient restées aux soupçons. Elles croyaient fermement qu’un actecoupable avait été commis, mais elles hésitaient entre plusieursexplications. Maintenant, tous les droits avaient reçusatisfaction ; l’héritier légitime était arrivé ; plusd’ennuis pour eux ; Llanfeare redevenait un séjourheureux.

« Oh, miss Isabel ! » ditMrs. Griffith, sanglotant aux pieds de sa jeune maîtresse,dans la chambre à coucher : « Je disais bien que cela nepourrait aller ainsi. Le Tout-Puissant ne pouvait le permettre. Iln’était pas possible que M. Henry Jones demeurât pour toujoursle maître de Llanfeare. »

Quand Isabel descendit et s’assit, par hasard,dans le vieux fauteuil qui avait été celui de son oncle,M. Apjohn lui prêcha un autre sermon, ou plutôt lui chanta unchant de victoire, avec une joie qu’il ne pouvait réprimer.

« Maintenant, ma chère demoiselle, ilfaut que je vous laisse – heureusement dans votre propre maison.Vous pouvez à peine vous imaginer quel bonheur j’éprouve.

– Je sais combien je vous dois.

– Dès qu’il m’annonça son intention dechanger ses dernières dispositions, j’en fus si malheureux que j’enperdis presque le repos. Je savais que, dans les objections que jelui faisais, j’allais au-delà de la liberté que peut prendre unhomme d’affaires, et il le supporta avec bonté.

– Il était toujours bon.

– Cependant, je ne pus modifier sesidées. Je lui dis ce que je vous ai dit tout à l’heure sur laroute, mais sans effet. Je n’avais donc plus qu’à obéir à sesordres : je le fis de mauvaise grâce. J’en avais le cœurbrisé, non pas seulement à cause de vous, ma chère demoiselle, maisà cause de la propriété, et de ce que j’avais entendu dire de votrecousin. Puis, le bruit se répandit qu’il avait fait un nouveautestament. Il a dû l’écrire aussitôt après votre départ deLlanfeare.

– Il ne m’avait pas dit qu’il eût cetteintention.

– Il ne l’a dit à personne, c’estcertain ; mais cela prouve combien son esprit travaillait.Peut-être mes remontrances ont-elles fait enfin quelque impressionsur lui. C’est alors que les Ganter m’apprirent qu’ils avaient étéappelés à signer un testament. Je n’ai pas besoin de vous dire ceque j’éprouvai à ce moment. Il aurait mieux valu pour lui qu’il mefît venir.

– Oh oui !

– Cela eût mieux valu aussi pour cepauvre, garçon. » Le pauvre garçon était naturellement lecousin Henry. « Mais je ne pouvais intervenir. Je ne pouvaisqu’entendre ce que l’on m’apprenait – et attendre. Puis votre onclemourut.

– Je savais alors qu’il avait fait cetestament.

– Vous saviez qu’il avait pensé l’avoirfait ; mais peut-on croire avec quelque certitude les parolesd’un mourant, dont l’intelligence est affaiblie, et dont lespensées sont fugitives ? Quand nous avons cherché cetestament, et lu l’autre, j’étais assuré que les Cantor avaient étéappelés comme témoins et avaient réellement signé l’acte. Commenten douter ? Mais votre oncle, qui avait fait secrètement letestament, pouvait l’avoir détruit secrètement, aussi.Insensiblement la conviction se fit chez moi qu’il ne l’avait pasdétruit, qu’il existait encore – ou que votre cousin l’avaitdétruit. Mais ceci, je ne l’ai jamais cru fermement. Il n’était pashomme à le faire – il n’était ni assez courageux, ni assezméchant.

– Je crois qu’il n’était pas assezméchant.

– Pour quelque cause que ce fût, il enétait incapable. Pourtant, il était clair comme le jour que saconscience était troublée. Il se renferma dans sa misère, sanscomprendre que son air malheureux parlait contre lui. Pourquoi nese réjouissait-il pas de sa position inespérée ? C’est alorsque je me dis à moi-même qu’il sentait combien cette position étaitpeu sûre.

– Il doit avoir été bien malheureux.

– Oui, sans doute. Je le plaignais detout mon cœur. La façon injurieuse dont il était traité par tout lemonde me faisait souffrir, quoique je fusse convaincu qu’ilagissait mal. Je savais qu’il était coupable – mais de quoi ?Ce pouvait être de tenir caché le testament, ou de savoir qu’ilétait caché. Quoique fripon, il n’était pas habile. La moindre rusele mettait en défaut. Quand je lui demandai s’il savait où letestament était caché, il répondit faiblement que non, mais sesyeux disaient ouvertement qu’il mentait. Il était comme une petitefille qui hésite, rougit, et a déjà avoué toute la vérité avantd’avoir à demi murmuré le conte qu’elle invente pour sa défense.Comment se fâcher sérieusement contre l’enfant qui ment en quelquesorte malgré elle ? Je dus être sévère avec lui, jusqu’à ceque tout devînt clair pour moi ; mais je le plaignais etj’avais pitié de lui.

– Vous avez été bon pour tout lemonde.

– Enfin, je ne doutai plus que votreoncle n’eût mis lui-même l’acte quelque part. Je me rappelai parhasard qu’il avait l’habitude de lire des sermons, et peu à peu jetrouvai quelle devait être la cachette. Quand, le dernier jour, lecousin Henry nous engagea à faire une recherche dans la chambre àcoucher de son oncle, mais nous défendit de toucher à quoi que cefût dans la bibliothèque, je fus convaincu. Je n’eus qu’à parcourirdes yeux les rayons jusqu’à ce que je découvrisse la série, et jecompris que nous avions remporté la victoire. Votre père vous a ditcomment il sauta sur moi, quand je voulus mettre la main sur leslivres. L’angoisse lui donna un moment de courage. C’est alors quevotre père fit tomber le papier des feuilles de l’un desvolumes.

– Ce dut être un moment de triomphe pourvous.

– Oui. J’étais assez fier de mon succès.Et je suis fier de vous voir assise ici, et je sens que justice aété faite.

– Par vos mains.

– Que justice a été faite, et que chacunest remis à sa place. Je conviens que les hommes de loi aiment lesluttes et les batailles. Mais une cause à la justice de laquelle jene crois pas est un tourment pour moi. Vaincre l’injustice et lafouler aux pieds, voilà le triomphe que je désire. Il n’arrive passouvent à un homme de loi d’avoir une si heureuse chance, etpersonne n’en aurait joui plus que moi. » Enfin, après unelongue conversation, il lui dit adieu. « Dieu vous bénisse etvous donne ici le bonheur, ainsi qu’à votre époux ! Si vousvoulez suivre mon conseil, vous substituerez la propriété. Vousaurez sans doute des enfants, et vous la transmettrez à l’aîné devos garçons. C’est une sage mesure. Vous voyez au contraire quelsterribles inconvénients il y a à laisser ignorer à ceux quiviennent après vous ce qu’ils peuvent attendre. »

Isabel resta seule à Llanfeare pendantquelques semaines ; pendant ce temps, tous les fermiersvinrent lui faire visite, ainsi qu’une grande partie de la noblessedes environs.

« Je le savais bien, » dit le jeuneCantor, en se frappant presque du poing. « J’en étais sûr, etj’avais peine à me contenir. Mais penser qu’il l’avait laissé dansun livre de sermons ! »

Quand Isabel fut demeurée assez longtemps àLlanfeare pour donner ses ordres, signer des actes, et bienconnaître la propriété dont elle devenait maîtresse, son père vintla chercher pour la ramener à Hereford. Elle dut alors accomplircet autre devoir de se donner, elle, et sa fortune, à celui quil’aimait. Comme ce sont plutôt les incidents relatifs à la fortunede notre héroïne, que son amour, qui donnent à cette histoire lepeu d’intérêt qu’elle peut avoir – comme ce n’est pas une histoired’amour que nous avons racontée – le lecteur ne demande pas àsuivre l’heureux couple jusqu’au pied de l’autel. Mais nous pouvonsdire, en anticipant sur l’avenir, que plusieurs fils leurnaquirent ; que la propriété fut transmise à l’aîné et, aprèslui, à sa descendance masculine ; et qu’à son baptême il futinscrit avec cette suite majestueuse de noms : William ApjohnOwen Indefer Jones.

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