Le cousin Henry

Le cousin Henry

d’ Anthony Trollope
Chapitre 1 L’ONCLE INDEFER

Un vieillard et une jeune fille étaient assis dans la salle à manger d’une maison de campagne du comté de Carmarthen, située sur des rochers qui dominent la mer.

« C’est pour moi un cas de conscience, machère, » dit le vieillard.

– Pour moi aussi, mon oncle ; etcomme ma conscience à moi est d’accord avec mes sentiments, tandis que la vôtre n’est pas…

– Vous pensez alors que je ne dois pas écouter ma conscience ?

– Je ne dis pas cela.

– Quoi donc ?

– Si je pouvais seulement vous faire comprendre combien mes sentiments… ou plutôt combien mon antipathie est forte, et combien il m’est impossible de la vaincre, alors…

– Eh bien ?

– Alors, vous sauriez que moi, je necéderai jamais, et vous consulteriez votre conscience, pour savoirsi ce qu’elle vous suggère est, ou non, un devoir absolu. Vouspouvez être assuré de ceci ; jamais je ne dirai un mot quisoit en opposition avec ce que vous conseille votre conscience. Siune parole de ce genre est prononcée, elle le sera parvous. »

La conversation demeura longtemps interrompue.Pendant le silence d’une heure qui suivit, la jeune fille alla etvint hors de la salle et dans la salle, puis s’assit et se remit àson ouvrage. Le vieillard reprit brusquement le sujet qu’ilsavaient discuté.

« J’obéirai à ma conscience.

– C’est votre devoir, oncleIndefer ; à quoi obéirait-on, sinon à sa conscience ?

– Et pourtant, j’en aurai le cœurbrisé.

– Non, non, non.

– Et vous serez ruinée.

– Cela n’est rien. Je supporteraiaisément ma ruine, mais non votre douleur.

– Pourquoi faut-il qu’il en soitainsi ?

– Vous l’avez dit vous-même, parce quevotre conscience vous l’ordonne. Même pour vous épargner une grandedouleur – bien que vous soyez ce que j’ai de plus cher au monde –je ne saurais épouser mon cousin Henry. J’aimerais mieux que nouspussions mourir ensemble ; j’aimerais mieux vivre malheureuse,tout enfin, plutôt que cela. Ne suis-je pas toujours prête à vousobéir dans les choses possibles ?

– Je l’avais cru jusqu’ici.

– Mais il est impossible à une jeunefemme qui se respecte d’accepter l’autorité d’un homme qui luiinspire de l’horreur. Faites, par rapport à la vieille maison, ceque votre conscience vous dictera. Serai-je moins tendre pour vouspendant votre vie, parce que je devrai partir après votremort ? Croyez-vous que, dans mon cœur, je doive accuser votrejustice et votre bonté ? Jamais ! C’est un accidentrelativement de peu d’importance, qui ne m’atteint pas dans messentiments ; mais être la femme d’un homme que jeméprise !… » Là-dessus, elle se leva et sortit de lasalle.

Un mois s’écoula avant que le vieillard reprîtle même sujet. Il le fit assis dans la même pièce, à la même heuredu jour, à quatre heures environ, quand la table eut étédesservie.

« Isabel, dit-il, il n’y a pas d’autreparti à prendre.

– À propos de quoi, oncleIndefer ? »

Elle savait très bien à propos de quoi ilavait pris un parti. S’il s’était agi d’un service que la jeunefemme pût rendre à son vieil oncle, il n’y aurait eu entre euxaucune hésitation, aucune réticence. Jamais fille ne fut plustendre, jamais père plus confiant. Mais, sur ce sujet, elle nevoulait répondre qu’à des questions nettement posées.

– À propos de votre cousin et de lapropriété.

– Alors, au nom de Dieu, ne voustourmentez pas davantage, et n’attendez aucune aide de qui ne peutvous en donner. Vous pensez que la propriété doit passer à un hommeet non à une femme ?

– Je voudrais qu’elle allât à unJones.

– Je ne suis pas un Jones, ni destinée àle devenir.

– Vous m’êtes une parente aussi proche etmille fois plus chère que lui.

– Mais cela n’empêche pas que je ne suispas un Jones. Mon nom est Isabel Brodrick. Une femme qui n’est pasnée Jones peut avoir la bonne chance de le devenir par lemariage ; mais ce ne sera jamais mon cas.

– Vous ne devriez pas parler en riant dece que je considère comme un devoir.

– Cher, bien cher oncle, dit-elle en lecaressant, si j’ai paru rire – et elle avait ri en effet en parlantde la chance de devenir un Jones – c’est seulement pour vous fairecomprendre le peu d’importance que j’attache à tout ceci, quant àce qui me concerne.

– Mais c’est une chose importante –terriblement importante !

– Très bien. Alors que deux choses soientirrévocablement fixées dans votre esprit, et agissez enconséquence : l’une, que vous devez laisser Llanfeare à votreneveu Henry Jones ; l’autre, que je n’épouserai pas votreneveu Henry Jones. Quand tout ceci sera réglé, ce sera comme si lavieille propriété n’avait jamais cessé d’être transmise de mâle enmâle.

– Je voudrais que cela fût !

– Moi aussi ; cela vous eût épargnébien du souci.

– Mais ce n’est pas la même chose ;– ce ne peut être la même chose. En rachetant les terres que votregrand-père avait vendues, j’ai dépensé l’argent que j’avais réservépour vous.

– Ce sera tout à fait la même chose pourmoi, et je serai heureuse de penser que le vieux bien de famillesera transmis dans les conditions que vous voulez. Je puis êtrefière de la famille, bien que je ne doive jamais en porter lenom.

– Vous ne vous souciez pas plus de lafamille que d’un fétu de paille.

– Vous ne devriez pas parler ainsi, oncleIndefer ; cela n’est pas. Je me soucie assez de la famillepour sympathiser entièrement avec vous dans tout ce que vousfaites, mais pas assez de la propriété pour en obtenir une part ensacrifiant ma personne.

– Je ne sais pourquoi vous avez simauvaise opinion de Henry.

– Et qu’est-ce qui me donnerait de luiune assez bonne opinion pour que je consentisse à devenir safemme ? Je ne le sais vraiment pas. En épousant un homme, unefemme doit l’aimer en tout ; satisfaire ses moindres désirsdoit être son souci ; lui rendre jusqu’aux plus vulgairesservices doit être son plaisir. Croyez-vous que j’éprouve un telsentiment à l’égard de Henry Jones ?

– Tout cela, c’est de la poésie, et vousparlez trop comme vos livres.

– Je me ferais honte à moi-même sij’allais à l’autel avec lui. Renoncez à cette idée, oncle Indefer,enlevez-la de votre esprit comme une chimère qu’elle est. C’est laseule chose que je ne puisse ni ne veuille faire, même pour vous.C’est la seule chose que vous ne devriez pas me demander. Disposezde la propriété comme il vous plaît, – comme vous le croyezbon.

– Mais cela ne me plaît pas de faire ceque vous dites.

– Comme votre conscience vous l’ordonne,alors. Quant à ma personne, la seule petite chose que je possède aumonde, j’en disposerai selon mon goût et selon maconscience. »

Elle prononça ces derniers mots avec unecertaine brusquerie, et quitta la chambre avec un air d’orgueilblessé. C’était une petite comédie, qu’elle jouait à dessein. Sielle affectait une certaine dureté à l’égard de son oncle, si elles’obstinait à ne rien lui céder, il s’obstinerait, lui aussi, àexécuter son projet, et en souffrirait moins. C’était pour elle undevoir de lui faire comprendre qu’il avait le droit de disposer àson gré de la propriété, puisqu’elle-même prétendait disposerégalement de sa personne. Non seulement elle ne dirait pas un motpour le dissuader de modifier ses intentions précédentes, maisencore elle lui rendrait ce changement récent moins pénible, enl’amenant à penser qu’il était justifié par sa manière d’êtreenvers lui. C’était en effet tout un changement qui s’était faitdans les idées du vieillard, et même dans ses intentions déclarées.Llanfeare appartenait aux Indefer Jones depuis plusieursgénérations. Quand le dernier propriétaire était mort, vingt ansauparavant, un seul de ses dix enfants survivait, l’aîné, à qui lapropriété appartenait en ce moment. Quatre ou cinq autres, néssuccessivement après lui, étaient morts sans enfants. Puis étaitvenu un Henry Jones, qui avait quitté le pays, s’était marié, étaitdevenu le père de cet Henry Jones dont il a déjà été question, etétait mort lui aussi. Le plus jeune, une fille, avait épousé unavoué nommé Brodrick, et était mort, ne laissant pas d’autre enfantqu’Isabel. M. Brodrick s’était remarié et était alors le pèred’une nombreuse famille à Hereford. Il n’était pas dans une trèsbonne situation de fortune. La seconde madame Brodrick avait tropmontré sa préférence pour ses propres enfants, et Isabel, à l’âgede quinze ans, était allée habiter avec son oncle, célibataire.C’était à Llanfeare qu’elle avait vécu pendant les dix dernièresannées, faisant de temps en temps une visite à son père, àHereford.

M. Indefer Jones, qui avait en ce momententre soixante-dix et quatre-vingts ans, avait été toute sa vietourmenté par des réflexions, des craintes, des espérancesrelativement à la propriété de famille sur laquelle il était né,dans laquelle il avait toujours vécu, en possession de laquelle ildevait certainement mourir, et dont il devait disposer à son grépour l’avenir. La propriété lui avait été substituée[1] avant sa naissance, du vivant de songrand-père, alors que son père allait se marier ; mais lasubstitution s’était arrêtée à lui. Quant à lui, il ne s’était pasmarié. Son grand-père, s’étant livré à de folles dépenses et ayantété souvent à court d’argent, avait trouvé plus commode de posséderun bien non substitué. Les circonstances avaient amené aussi sonfils à réaliser de l’argent sur la propriété. Ainsi, non seulementdepuis qu’il était lui-même en possession, mais dès avant la mortde son père, notre Indefer avait dû réfléchir à la transmissionfuture de Llanfeare. À cinquante ans il était célibataire, et iln’était pas vraisemblable qu’il dût cessera de l’être. Son frèreHenry vivait encore, mais il avait déshonoré la famille : ils’était, enfui avec une femme mariée, qu’il avait épousée après undivorce ; il était assidu aux courses et fréquentait lessalles de billard ; il s’était rendu odieux à son frèreIndefer. Néanmoins, le fils qui était né de ce mariage, Henry,avait été élevé à ses frais et quelquefois reçu à Llanfeare. Il n’yavait plu à personne : c’était un enfant sournois, menteur, etcomme les domestiques eux-mêmes le disaient, ce n’était pas unJones. Cependant, Isabel avait été amenée à Llanfeare. Henrys’était fait renvoyer d’Oxford pour une faute qui n’était pas sansgravité, et son oncle s’était dit et avait déclaré à tout le mondeque Llanfeare ne lui appartiendrait jamais.

Isabel lui avait inspiré tant d’affection que,deux ans à peine après son arrivée à Llanfeare, elle y étaitdevenue la maîtresse. Tout ce qu’elle faisait, son oncle letrouvait bien ; tout ce qu’elle aurait demandé, elle l’eûtobtenu ; mais elle ne demandait rien. À cette époque, lecousin avait été placé dans des bureaux, à Londres, et était devenu– du moins, on le disait – un travailleur sérieux. Cependant, quandil lui était permis de se montrer à Llanfeare, il continuait àdéplaire à tout le monde, sauf peut-être au vieillard. Il étaitcertain que, dans son emploi, il se rendait utile, et il semblaitqu’il eût perdu l’habitude de faire des dettes et d’envoyer lesbillets à Llanfeare, pratique qu’il avait suivie au commencement desa carrière.

Pendant tout ce temps, le vieillard était dansla plus pénible hésitation au sujet de la transmission de lapropriété. Son testament était toujours à la portée de sa main.Jusqu’au moment où Isabel atteignit vingt et un ans, ce testamentavait été fait en faveur de Henry, avec cette clause pourtant,qu’une somme d’argent, que possédait le testateur, appartiendrait àIsabel. Ensuite, son antipathie pour son neveu changea sesintentions : il fit un autre testament, en faveur de sa nièce.Les choses en restèrent là pendant trois ans ; mais ce furentpour lui trois années de tourments. Il s’était fait difficilement àla pensée que la propriété passerait en dehors de ce qu’il appelaitla ligne mâle directe. Selon lui, c’était par accident que lepouvoir de disposer de la propriété était dans ses mains. C’étaitun principe auquel il fallait obéir religieusement que, dansl’Angleterre, une terre passât du père au fils aîné, et, à défautdu fils, à l’héritier mâle le plus proche. L’Angleterre ne seraitpas ruinée parce que Llanfeare serait transmis en dehors de l’ordrerégulier, mais l’Angleterre serait ruinée si les Anglaisn’accomplissaient pas les devoirs qui leur incombaient à chacundans la situation à laquelle Dieu les avait appelés ; et, dansce cas, son devoir à lui était de maintenir le vieil ordre dechoses.

Cependant, un nouveau souci était venus’ajouter aux autres. Après qu’il se fut décidé à agircontrairement à ses principes et à donner satisfaction à sessentiments, après qu’il eut déclaré à son neveu et à sa niècequ’Isabel serait son héritière, il eut une consolation dans sesennuis : il put racheter un morceau de terre que son pèreavait vendu. Il avait toujours souffert de voir ces quelquesarpents détachés de la propriété, non parce que son bien en étaitamoindri, mais parce que, selon lui, un propriétaire ne devait passe permettre de diminuer sa terre, pendant qu’il l’avait en sapossession. Afin de pouvoir les racheter, il avait économisé del’argent depuis que Llanfeare était entre ses mains. Puis étaitsurvenue la nécessité de pourvoir à l’avenir d’Isabel. Mais quandil eut en gémissant, décidé, qu’Isabel serait son héritière, ilavait pu employer l’argent à l’accomplissement de son premierdessein, et il l’y avait employé en effet. Alors, il n’avait pusupporter les reproches de sa conscience, et il avait fait unnouveau testament.

On verra comment il avait essayé de concilierles choses. Quand on sut que Henry Jones était un travailleursérieux, dans les bureaux de Londres auxquels il était attaché,qu’il avait jeté ses premiers feux, l’oncle Indefer commença à sedemander si tout ne pouvait pas être arrangé par un mariage entreles cousins. « Il y a bien lieu de parler de ses feux, »avait dit Isabel en plaisantant, quand l’idée de ce mariage luiavait été suggérée pour la première fois. « Je les trouve bienéteints. Il n’ose regarder personne en face. » Son oncles’était alors fâché de ce que, par une sotte observation, elleempêchait leur bonheur à tous.

Mais son irritation contre elle s’apaisaittoujours vite ; et, avant le moment où notre histoirecommence, il s’était déjà aperçu qu’Isabel redoutait moins sacolère, que lui-même celle de sa nièce. Elle avait une fermeté querien ne pouvait vaincre. Elle avait grandi sous ses yeux, forte,courageuse, quelquefois presque hardie, avec une pointed’originalité ; quand elle avait estimé qu’une chose étaitjuste ou injuste, elle ne revenait pas sur son jugement. Il avaiteu, ou peu s’en fallait, peur d’elle, quand il s’était vu forcé delui dire la décision à laquelle sa conscience l’avait obligé. Maisle testament était fait – le troisième, peut-être le quatrième oule cinquième qu’il s’était fait devoir d’écrire, depuis lecommencement de ses hésitations. Par ce testament, sur lequel il sepromit de ne plus revenir, il laissait Llanfeare à son neveu, à laseule condition qu’il ajoutât le nom d’Indefer à celui de Jones, etstipulait, par certaines clauses, la reprise de la substitution.Enfin, tout ce qu’il posséderait à sa mort, excepté Llanfeare et lemobilier de la maison, il le laissait à sa nièce Isabel.

« Il faut vendre les chevaux, lui dit-il,quinze jours environ après la conversation que nous avonsrapportée.

– Pourquoi donc ?

– Mon testament est fait, et vous devezavoir si peu, qu’il nous faut mettre de côté le plus d’argentpossible avant ma mort.

– Mon Dieu ! Queltourment !

– Croyez-vous que ce ne soit pas uneterrible pensée pour moi que celle du peu de bien que je puis vousfaire ? Peut-être vivrai-je encore deux ans ; nouspourrons économiser six ou sept cents livres par an. J’ai mis surla terre une charge de quatre mille livres. La propriété est peu dechose, après tout ; elle ne rapporte pas plus de quinze centslivres par an.

– Je ne veux pas entendre parler devendre les chevaux, et qu’il n’en soit plus question. Pendant vingtans, vous avez tous les jours parcouru la propriété, et ce seraitpour moi une souffrance de vous voir changer cette habitude. Vousavez fait pour le mieux ; laissez tout cela maintenant dans lamain de Dieu. Je vous en prie, ne parlons plus de cette affaire. Siseulement vous saviez combien l’entrée en possession de mon cousinme laissera peu de regrets ! »

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