Categories: Romans policiers

LE COUTEAU SUR LA NUQUE AGATHA CHRISTIE

AGATHA CHRISTIE LE COUTEAU SUR LA NUQUE

(LORD EDGWARE DIES)

TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR LOUIS POSTIF

CHAPITRE PREMIER

UNE SOIRÉE AU THÉTRE

La foule oublie facilement : l’indignation soulevée par l’assassinat de George Alfred Saint-Vincent Marsh, baron Edgware, quatrième du nom, s’est déjà envolée pour laisser place à de nouvelles émotions.

Au cours du procès, le nom de mon ami Hercule Poirot n’a jamais été cité. Ce fut, il convient de l’ajouter, selon son propre désir : il préféra demeurer dans l’ombre. Si les lauriers furent décernés à d’autres, c’est qu’il le voulut bien.

Poirot d’ailleurs considérait cette affaire comme un échec et répétait, à qui voulait l’entendre, que seule la réflexion toute fortuite d’un passant dans la rue l’avait mis sur la bonne piste.

Cependant, pour découvrir l’entière vérité dans ce drame, il fallait le génie d’Hercule Poirot, et, sans lui, ce crime serait probablement demeuré impuni.

J’estime que le moment est venu pour moi de dévoiler tous les détails de cette histoire ténébreuse et je suis certain que, ce faisant, je comblerai les vœux d’une charmante personne qui y fut mêlée, comme on le verra dans les pages qui vont suivre.

Je garde le souvenir précis de la soirée où, assis dans le petit salon si coquet et si bien ordonné de Poirot, nous écoutions celui-ci nous raconter le meurtre de lord Edgware.

Comme le fit alors le célèbre détective belge, je débuterai par une représentation, au mois de juin dernier, dans un théâtre londonien, où la vedette américaine, Carlotta Adams, attirait la foule.

L’année précédente, Carlotta Adams avait donné deux matinées qui avaient obtenu un succès triomphal. Au moment où commence mon récit, elle remplissait un engagement de trois semaines, qui prenait fin le lendemain.

Carlotta excellait surtout dans les sketches où elle jouait seule sans changements de costumes ni de décors. Elle semblait capable de s’exprimer en toutes les langues avec une égale facilité. Une de ses saynètes se passait le soir dans un hôtel cosmopolite et elle tenait tour à tour les rôles les plus variés : touristes américains ou allemands, membres différents d’une famille anglaise en voyage, nobles russes ruinés, serviteurs bien stylés… Tous ces personnages s’incarnaient en elle successivement avec une étonnante vérité sous les yeux émerveillés du public.

Ce soir dont il s’agit, elle termina par un numéro intitulé : « Quelques imitations. »

Là encore, elle était incomparable. Nets de tout maquillage, ses traits s’effaçaient brusquement pour former ensuite la caricature d’un homme politique, d’une mondaine célèbre ou d’une star en renom, et avec quelques phrases elle évoquait les travers ou les manies de la personnalité choisie pour modèle.

Une de ses dernières imitations fut celle de Jane Wilkinson, une actrice new yorkaise très belle et de grand talent, particulièrement appréciée à Londres. Carlotta la contrefaisait de façon saisissante, pour moi surtout, fervent admirateur de la comédienne américaine.

Ce soir-là, en écoutant Carlotta, je retrouvais avec émotion cette voix chaude au timbre un peu grave… ce geste lent de la main qui s’ouvrait et se refermait… ce brusque mouvement de la tête rejetant les cheveux en arrière à la fin des tirades dramatiques.

Je savais que, trois ans auparavant, Jane Wilkinson avait épousé lord Edgware, homme puissamment riche mais plutôt original. Le bruit avait couru qu’elle l’avait quitté au bout de quelques mois. Toujours est-il qu’un an et demi après leur mariage elle tournait un film en Amérique et que pendant la dernière saison théâtrale elle connut un vif succès à Londres.

Tout en observant les imitations fort réussies, mais peut-être un peu caustiques, de Carlotta Adams, je me demandais ce qu’en pouvaient penser les personnalités mises sur la sellette. Se réjouissaient-elles de cette publicité gratuite ? Ou bien étaient-elles mortifiées par cet étalage de leurs défauts ?

Il me semblait qu’à la place des personnes ainsi visées, j’eusse éprouvé un vif dépit – en le cachant, bien entendu. Il faut posséder un esprit large et une forte dose d’indifférence pour ne pas se formaliser de caricatures aussi impitoyables.

Tout à coup le rire qui fusait sur la scène trouva son écho tout près de moi.

Je tournai la tête et vis dans le fauteuil placé juste derrière le mien, le corps penché en avant et les lèvres entrouvertes, la personne même prise pour modèle par Carlotta : lady Edgware, mieux connue du public sous le nom de Jane Wilkinson.

Je constatai aussitôt que mon opinion était fausse : Jane Wilkinson riait de bon cœur et prenait un plaisir évident à se voir aussi bien imitée.

Quand ce fut terminé, elle applaudit chaleureusement, et se pencha vers son compagnon, un jeune homme beau comme un dieu grec, et dont le visage m’était plus familier à l’écran qu’au théâtre : Bryan Martin. Lui et Jane Wilkinson avaient tourné ensemble plusieurs films.

— Je la trouve merveilleuse ! déclara-t-elle.

Il sourit.

— Vous paraissez beaucoup vous amuser, Jane.

— Follement ! Jamais je n’aurais cru me voir aussi ressemblante !

Lorsque je songe aux incidents qui surgirent au cours de cette soirée, je suis frappé par une suite de coïncidences vraiment étranges.

Après le théâtre, Poirot et moi nous allâmes souper au Savoy.

À la table voisine de la nôtre, j’aperçus lady Edgware et Bryan Martin en compagnie de deux autres personnes. Je les signalais à l’attention de Poirot, lorsqu’un couple vint s’asseoir tout près de nous. J’avais déjà vu le visage de la femme mais ne parvenais pas à y mettre un nom.

Soudain j’identifiai Carlotta Adams. Elle portait une toilette noire très discrète et sa physionomie n’offrait rien qui attirât particulièrement le regard. Ses traits mobiles et sensibles se prêtaient à l’art de la mimique : étant dénués de caractère personnel, ils prenaient facilement l’expression d’un autre visage.

Je fis part de mes réflexions à Poirot. Il m’écouta, sa tête en pain de sucre penchée légèrement de mon côté, tandis que son œil observait alternativement les deux tables en question.

— Ah ! c’est lady Edgware ! Je l’ai souvent vue jouer. Une belle femme !

— Et non moins parfaite actrice.

— Possible !

— Vous n’en paraissez pas convaincu.

— Tout dépend du rôle qui lui est réservé. Si elle est le centre de la pièce, si tout se rapporte à elle, alors elle devient inégalable. Mais je doute qu’elle se tire convenablement d’un rôle secondaire ou même de ce qu’on appelle une utilité. Elle me paraît être une de ces femmes pour qui rien n’existe en dehors d’elles-mêmes… Ces femmes-là s’exposent à de graves dangers, ajouta-t-il après une pause.

— Quels dangers ? demandai-je, surpris.

— Ce mot vous étonne, mon ami. Je le maintiens pourtant. Une femme trop imbue de sa personnalité ne discerne point les pièges qui peuvent se tendre sous ses pas. Elle ne voit que son ascension vers la gloire. Et, tôt ou tard, gare à la chute !

J’avouai à Poirot qu’une telle éventualité ne s’était point présentée à mon esprit.

— Et l’autre actrice ? questionnai-je.

— Miss Adams ?… Que voulez-vous que je vous dise, mon cher ?

— Ce qui vous frappe en elle.

— Hastings, me prenez-vous pour un diseur de bonne aventure ?

— Vous êtes un devin.

— Votre confiance m’honore infiniment, mon cher Hastings. Ne perdez pas de vue qu’il y a en chacun de nous un personnage mystérieux, chaos d’impulsions diverses… Eh oui !… On juge les autres d’après soi-même, et neuf fois sur dix on se trompe.

— Hercule Poirot excepté, rectifiai-je avec un sourire.

— Mais si, même Hercule Poirot ! Oh ! je sais fort bien que vous me croyez infatué de ma valeur professionnelle… en réalité je suis très modeste.

J’éclatai de rire.

— Vous, modeste !

— Parfaitement… sauf en ce qui concerne ma moustache. Je confesse qu’elle m’inspire un certain orgueil. Dans tout Londres je n’en ai point vu de comparable.

— C’est exact. Vous n’en rencontrerez point de pareilles, répondis-je d’un ton sec. Alors, vous ne voulez pas risquer une opinion sur Carlotta Adams ?

— C’est une artiste. Qu’ajouterais-je de plus ?

— Selon vous, sa vie n’est pas menacée de dangers comme celle de lady Edgware ?

— Nous voguons tous entre des écueils, observa Poirot d’une voix grave. Le malheur se tient souvent en embuscade sur notre route. Mais en ce qui concerne miss Adams, elle en triomphera pour deux raisons : elle ne manque pas d’adresse et, sans doute l’avez-vous remarqué, elle est juive.

Ce détail, je l’avoue, m’avait jusque-là échappé. À présent, je discernais en effet sur son visage des traces d’origine sémitique.

— Je vois là de grandes chances de succès, poursuivit Poirot ; seulement qu’elle prenne garde : un obstacle peut la faire trébucher.

— Lequel ?

— L’amour exagéré de l’argent.

— Chacun de nous peut tomber dans le même travers.

— Je vous l’accorde. Toutefois, vous ou moi soupèserions le pour et le contre avant d’agir, et ne nous laisserions pas guider par le seul souci d’amasser de l’argent.

Le ton sérieux de Poirot me fit sourire. Sans s’émouvoir, le petit détective belge reprit :

— La criminologie implique l’étude de la psychologie. Le détective ne s’attache pas seulement à l’acte de l’assassin il s’évertue à découvrir le mobile qui l’a poussé. Vous m’écoutez, Hastings ?

Je l’assurai de mon attention la plus complète.

— Lorsque nous menons ensemble une enquête, vous ne songez qu’au côté matériel de l’affaire. Vous me pressez de relever des empreintes digitales, d’analyser la cendre des cigarettes et de me jeter à plat ventre sur le sol pour mieux étudier les marques de pas. Ne comprendrez-vous donc jamais qu’installé dans un fauteuil et les yeux fermés, je découvre plus aisément la solution d’un problème ? Je vois avec les yeux de l’esprit.

— Pas moi, mon cher Poirot. Quand je m’enfonce dans un fauteuil, les paupières closes, un seul phénomène se produit chez moi.

— Je m’en suis aperçu, Hastings. À un tel moment, au contraire, le cerveau devrait fonctionner fébrilement au lieu de sombrer dans le sommeil. Quoi de plus passionnant que l’activité mentale ! Faites fonctionner vos petites cellules grises. Elles seules dissiperont les brouillards et l’incertitude et vous conduiront à la vérité.

J’ai fini par prendre l’habitude de penser à autre chose quand Poirot parle des petites cellules grises. Il ressasse continuellement ce même thème.

Cette fois mon attention se reporta sur les quatre personnes assises à la table la plus proche de la nôtre. Lorsque Poirot eut achevé son discours, je lui dis en plaisantant :

— Poirot, vous avez fait une conquête. La belle lady Edgware ne vous quitte pas des yeux.

— Sans doute lui a-t-on appris qui j’étais, répliqua Poirot avec un effort pour paraître indifférent.

— Je crois plutôt qu’elle est subjuguée par l’élégance de vos moustaches.

D’un geste furtif, Poirot caressa cet ornement de son visage.

— Je n’en connais point d’aussi belles, mon ami. La « brosse à dents » que vous avez adoptée me semble un crime contre la bonne et généreuse Nature. Laissez donc pousser entièrement vos moustaches, Hastings.

Je l’interrompis.

— Regardez ! m’exclamai-je. La dame se lève et vient de notre côté !

En effet, Jane Wilkinson quittait vivement sa place et se dirigeait vers notre table. Poirot se leva et salua. Je fis de même.

— M. Hercule Poirot, n’est-ce pas ? dit la voix mélodieuse.

— Lui-même, pour vous servir, madame.

— Monsieur Poirot, je désirerais absolument vous parler.

— Je vous écoute, madame. Veuillez-vous asseoir.

— Non, non, pas ici. Nous monterons dans mon appartement, si vous le voulez bien.

Bryan Martin l’avait rejointe et disait d’une voix instante :

— Attendez au moins la fin du repas, Jane. Nous n’en sommes qu’au début… M. Poirot de même.

Jane Wilkinson ne se laissait pas aisément détourner de son but.

— Qu’importe, Bryan ? Nous ferons monter la suite chez moi. Veuillez donner les ordres au maître d’hôtel… Attendez, Bryan.

Au moment où il s’éloignait, elle se précipita à sa suite. Bryan, le sourcil froncé, hochait la tête. Mais la jeune femme parlait d’un ton péremptoire et il céda en haussant les épaules.

Une ou deux fois durant cette brève discussion, Jane Wilkinson avait tourné son regard du côté de Carlotta Adams ; ses paroles concernaient-elles celle-ci ?

Jane revint vers nous.

— Montons tout de suite, dit-elle et, sans s’inquiéter si son invitation nous plaisait ou non, elle nous entraîna vers l’ascenseur.

— Monsieur Poirot, reprit-elle, la chance me favorise puisqu’elle vous place ce soir sur mon chemin. Je ne savais plus à quel saint me vouer, lorsque je vous ai aperçu à la table voisine de la mienne…

Elle s’interrompit pour dire au garçon d’ascenseur :

— Deuxième étage !

— Si je puis vous rendre quelque service… commença Poirot.

— J’en suis certaine. On m’a affirmé que vous êtes un homme prodigieux.

Au second étage, Jane Wilkinson nous guida le long du couloir et nous fit pénétrer dans un des appartements les plus luxueux de l’hôtel Savoy.

Jetant sa cape de fourrure blanche sur une chaise et son sac orné de pierreries sur la table, l’actrice s’enfonça dans un fauteuil et déclara :

— Monsieur Poirot, de n’importe quelle façon, il faut que je me débarrasse de mon mari !

CHAPITRE II

LE SOUPER

— Voyons, madame, débarrasser une femme de son époux n’entre nullement dans mes attributions, répondit Poirot après le premier moment de surprise.

— Je m’en doute.

— Adressez-vous plutôt à un avocat.

— Pour rien au monde ! J’ai consulté quantité d’hommes de loi, les uns honnêtes, les autres canailles et aucun d’eux ne m’a donné un avis utile. Sortis de leurs dossiers, ils n’ont pas de sens commun !

— Et vous croyez que j’en ai ?

Elle sourit.

— Vous êtes, paraît-il, la raison incarnée.

— Admettons-le, je suis intelligent, dit Poirot. À quoi bon essayer de le nier ? Mais votre affaire n’est pas de mon ressort.

— Il s’agit cependant d’un problème à résoudre. Un problème extrêmement compliqué et vous n’êtes pas un homme à redouter les difficultés.

— Permettez-moi de vous féliciter de votre perspicacité, madame. Mais je vous le répète, je ne me charge point des enquêtes pour divorces. Ce genre de travail ne m’inspire que de la répugnance.

— Mon cher monsieur, il ne s’agit pas d’espionner mon mari. Je désire simplement me débarrasser de lui et je vous prie de m’indiquer la manière de m’y prendre.

Poirot réfléchit. Au bout d’un moment il parla et le ton de sa voix avait changé.

— D’abord, madame, pour quel motif tenez-vous à vous « débarrasser » de lord Edgware ?

La dame n’hésita pas :

— Parce que je veux me remarier. Quelle autre raison pourrais-je avoir ?

— Ne vous est-il pas possible d’obtenir un divorce amiable ?

— Vous ne connaissez pas mon mari, monsieur Poirot. Il est… je ne sais comment m’exprimer. Il est bizarre… Vous n’ignorez sans doute pas que sa première femme s’est enfuie du domicile conjugal, abandonnant un bébé de trois mois derrière elle. Jamais il n’a consenti à divorcer et la malheureuse est morte quelque part à l’étranger. C’est alors qu’il m’a épousée. Sa présence m’est vite devenue insupportable. Il me faisait peur. Je l’ai quitté et suis allée vivre aux États-Unis. Je n’ai aucun motif valable pour obtenir le divorce et lui ne veut pas le demander, C’est un déséquilibré, je crois…

— Dans certains États d’Amérique, on vous accorderait facilement le divorce, madame.

— Oui, mais ce divorce n’aurait aucune valeur en Angleterre où je compte me remarier et me fixer.

— Et quel est l’homme que vous désirez épouser ?

— Le duc de Merton.

Je fus stupéfait. Le duc de Merton était le désespoir des mères ayant des filles à marier. Ce jeune homme, rigide et pieux, menant une vie ascétique, se laissait entièrement dominer par sa mère, la redoutable duchesse douairière. Il passait pour avoir des goûts artistiques et collectionnait des porcelaines chinoises. On le disait misogyne à l’extrême.

— Nous nous aimons ! déclara Jane d’un ton sentimental. Je n’ai jamais rencontré d’homme aussi charmant et le château de Merton est une merveille !… Une fois mariée, je quitterai la scène. Le théâtre ne m’attire plus du tout.

— En attendant, remarqua Poirot d’une voix sèche, lord Edgware constitue un obstacle à ces romanesques projets.

— Oui… vous voyez mon embarras… Si seulement nous étions à Chicago, continua-t-elle tranquillement, je pourrais faire disparaître cet obstacle sans encombre, mais dans ce pays-ci, on ne recourt pas aux bandits professionnels, n’est-ce pas ?

— Dans ce pays, madame, nous reconnaissons à tout être humain le droit de vivre.

— Reste à savoir si c’est un bien, monsieur Poirot. Votre pays ne se porterait peut-être pas plus mal une fois délivré de quelques pantins politiques. Quant à lord Edgware, je puis vous affirmer que sa mort ne pourrait être considérée comme une perte pour l’humanité.

On frappa à la porte et un garçon entra, portant les plats. Jane Wilkinson continua, sans se soucier de sa présence :

— Mais je ne vous demande pas de le tuer pour me faire plaisir, monsieur Poirot.

— Merci, madame.

— Essayez de lui faire entendre raison et amenez-le à demander le divorce. Réfléchissez-y, monsieur Poirot, vous trouverez sûrement un moyen quelconque.

Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et acheva d’une voix douce :

— Vous voudriez me voir heureuse, n’est-ce pas ?

— Mais je désire le bonheur de tout le monde ! assura Poirot avec prudence.

— Évidemment, mais il ne s’agit pas de tout le monde. Je pense à moi pour l’instant… Vous me jugez égoïste ? Non ! Mais je ne puis supporter l’idée de me voir un jour malheureuse… Et à moins qu’il ne consente à divorcer ou… qu’il meure, je suis vouée à une vie misérable.

Elle reprit pensivement :

— Mieux vaudrait qu’il mourût… J’en serais ainsi délivrée une fois pour toutes.

Elle regarda Poirot et ajouta en se levant comme on entendait des pas dans le couloir :

— Je puis compter sur votre concours, n’est-ce pas ? Sinon…

— Sinon, madame ?

— Je prends un taxi et je vais l’abattre moi-même ! déclara-t-elle en riant.

Elle disparut dans la pièce voisine au moment où Bryan Martin entrait avec Carlotta Adams et son cavalier, ainsi que deux autres personnes qui soupaient avec lui et Jane. On nous présenta ces derniers : Mr et Mrs Widburn.

— Où est Jane ? demanda Bryan. Je voulais lui annoncer le résultat de la démarche dont elle m’avait chargé.

Jane apparut dans l’encadrement de la porte un bâton de rouge à la main.

— Elle est là ! s’exclama-t-elle. C’est magnifique ! Miss Adams, votre talent m’a tellement enthousiasmée que je brûlais du désir de vous connaître personnellement. Veuillez entrer ici, nous serons à l’aise pour bavarder pendant que je remettrai un peu de poudre.

Carlotta obéit et Bryan Martin s’affala dans un fauteuil.

— Alors, monsieur Poirot, vous voilà pris ! Notre amie Jane est-elle parvenue à vous persuader de combattre à ses côtés ? Croyez-moi, autant vaut lui céder tout de suite. Elle ne comprend pas le mot « non ».

— On ne le lui a peut-être jamais dit.

Bryan Martin alluma une cigarette.

— Jane est une femme d’un caractère étonnant. Elle ne respecte rien ni personne. Pour elle une seule chose existe sur terre : les volontés de Jane.

Il sourit.

— Elle tuerait quelqu’un qui la gênerait… et trouverait de la dernière injustice si, prise en flagrant délit, on la condamnait. Du reste, elle ne ferait rien pour cacher son crime !…

— Vous la connaissez donc bien, monsieur ? demanda Poirot, et il regardait Bryan Martin avec une curiosité qui me parut singulière.

— Hélas, oui !… Et n’êtes-vous pas de mon avis ? lança l’acteur au couple Widburn.

— Jane est certes une femme volontaire, acquiesça Mrs Widburn. Mais enfin…

À ce moment, Jane arriva de l’autre pièce, suivie de Carlotta Adams… Jane avait sans doute refait son maquillage à son entière satisfaction. Pour moi, elle me paraissait exactement comme auparavant, ne pouvant se faire plus belle qu’elle ne l’était en réalité.

Le souper fut très joyeux ; cependant j’avais l’impression qu’il flottait dans l’atmosphère certains courants subtils dont le sens exact m’échappait.

Je ne songeais point à en rendre responsable Jane Wilkinson. Une seule idée suffisait à occuper son esprit et, pour l’instant, satisfaite d’avoir obtenu avec Poirot l’entretien désiré, elle se montrait fort gaie. Elle avait invité Carlotta par pur caprice, pensai-je, et simplement parce qu’elle avait été très amusée de l’imitation excellente faite par la jeune femme.

À qui donc imputer cette sensation bizarre et inquiétante ?

J’observai les convives à tour de rôle.

Bryan Martin ? Ce jeune homme semblait plein d’afféterie. Ne fallait-il pas attribuer cela à sa qualité de vedette de l’écran ?… à une fatuité d’acteur qui continue de jouer un rôle dans l’existence quotidienne ?

Carlotta Adams demeurait naturelle. Maintenant que je pouvais l’étudier de près, je découvrais en elle une jeune personne calme, à la voix harmonieuse. Elle possédait un charme discret, plutôt d’ordre négatif, qui consistait surtout en l’absence de toute note discordante. Son physique même me parut négatif : chevelure noire, yeux d’un bleu clair, teint mat et bouche très mobile. En somme, une personne sympathique, mais qu’il eût été difficile de reconnaître en la rencontrant, vêtue d’une toilette différente.

Elle acceptait avec un plaisir évident les compliments et les paroles aimables de Jane. Mais soudain il y eut, sur ses traits, un changement d’expression. Elle regardait Jane qui venait de détourner la tête pour parler à Poirot. Dans les yeux de la jeune fille, je découvris une hostilité nettement marquée. Était-ce jalousie professionnelle ? Jane était une actrice parvenue au haut de l’échelle de la renommée, dont miss Adams gravissait seulement les premiers échelons…

J’observai ensuite les trois autres convives. Que dire de Mr et Mrs Widburn ? Lui un échalas et elle une tour, blonde, prétentieuse. Ils me faisaient l’effet de gens riches se passionnant pour les choses théâtrales dont ils parlaient continuellement. Vu ma longue absence d’Angleterre, je n’étais guère au courant de ce qui se jouait à Londres.

Le dernier membre de la compagnie était un jeune homme brun à la face ronde et colorée, qui escortait Carlotta Adams. Dès le début, je soupçonnai ce convive de manquer de sobriété et je constatai, en effet, qu’il absorbait une quantité déraisonnable de champagne.

Pendant la première moitié du repas, il garda un morne silence et l’air bourru d’un homme qui s’estime offensé. Vers la fin, il se confia à moi comme à un ancien ami.

— Vous comprenez mon point de vue, mon vieux ? N’est-ce pas que vous saisissez, hein ? Voyons, si une femme vous fait sans cesse des reproches et bouscule tous vos projets, sans que vous lui ayez jamais dit un mot plus haut que l’autre… D’ailleurs, elle ne se laisserait pas marcher sur les pieds. Vous voyez ça d’ici : famille puritaine, Américains cent pour cent… Ah ! pour ça, c’est une jeune fille vertueuse !… Voyons, où en étais-je ?

— Vous disiez que vous n’étiez pas verni.

— Fichtre, non ! J’ai dû emprunter à mon tailleur pour lui offrir cette petite soirée. Un type très chic, mon tailleur ! Voilà des années que je lui dois de l’argent… c’est un lien entre nous… rien de plus solide !… Vous et moi… Vous et moi… Mais qui diantre êtes-vous donc, mon vieux ?

— Je me nomme Hastings.

— Pas possible. J’aurais juré que je parlais avec mon copain Spencer Jones ! Ce vieux Spencer Jones ! La dernière fois que je l’ai rencontré, je l’ai tapé de cinq livres. Voulez-vous mon opinion : les hommes se ressemblent bigrement entre eux et si nous étions une bande de Chinois, nous ne serions pas fichus de nous reconnaître les uns des autres.

Il hocha tristement la tête, puis avala une coupe de champagne.

— Quoi qu’il en soit, on ne me prendra jamais pour un nègre !

Cette remarque sembla lui procurer une vive joie.

— Prenez toujours la vie du bon côté, cher ami. Faut pas se faire de bile ! Plus tard, quand j’aurai atteint, disons soixante-quinze ou quatre-vingts ans, je serai un richard. À ce moment-là, mon oncle sera mort et je pourrai rembourser mon tailleur.

Il sourit à cette pensée. Il semblait ivrogne mais sympathique.

Carlotta Adams l’épiait du coin de l’œil, et, après un de ces regards rapides, elle se leva de table.

— C’est gentil de votre part d’avoir accepté de monter jusqu’à mon appartement, lui dit Jane. J’adore ces réunions improvisées. Et vous ?

— Moi pas, répondit sèchement miss Adams. Je réfléchis toujours avant d’agir. Cela m’évite beaucoup d’ennuis.

— Quoi qu’il en soit, les résultats vous donnent raison, lui dit Jane avec politesse. Jamais je n’ai tant ri qu’à votre représentation de ce soir.

Les traits de Carlotta se détendirent.

— Que vous êtes aimable ! Comme toutes les débutantes, j’ai besoin d’encouragements.

— Carlotta, dit son compagnon d’une voix pâteuse, souhaitez le bonsoir à tout le monde. Remerciez tante Jane de ce succulent souper et sortons.

Il s’y reprit à deux fois pour franchir la porte. Carlotta s’empressa de le suivre.

Jane Wilkinson haussa les épaules.

— Quel est cet abruti qui m’a appelée « tante Jane » ? Je n’avais pas encore remarqué sa présence.

— Chère amie, n’y prêtez pas attention, dit Mrs Widburn. Tout jeune, ce garçon donnait les plus grands espoirs dans l’art dramatique. On ne le dirait pas aujourd’hui, n’est-ce pas ? C’est triste de voir de si beaux débuts de carrière échouer lamentablement… À présent, Charles et moi devons rentrer.

Les Widburn prirent congé et Bryan Martin les accompagna.

— Eh bien, monsieur Poirot ?

Poirot sourit à l’actrice.

— Eh bien, lady Edgware ?

— Je vous en supplie, ne m’appelez plus ainsi. Laissez-moi oublier ce nom, ou je vous croirai l’homme le plus insensible d’Europe !

— Je n’ai pourtant pas un cœur de pierre.

À mon avis, Poirot avait bu pas mal de champagne, peut-être même une coupe de trop.

— Alors, c’est entendu, cher monsieur Poirot ! Vous irez voir mon mari et le persuaderez d’agir suivant mes vœux ?

— Oui, j’irai le voir, promit Poirot sans se compromettre.

— Et s’il ne veut rien entendre, comme je le prévois, vous imaginerez un adroit stratagème ? Ne vous dit-on pas l’homme le plus fin d’Angleterre ?

— Madame, quand il s’agit de mon bon cœur, vous parlez de l’Europe entière, mais pour ce qui est de ma finesse, vous limitez votre comparaison à l’Angleterre.

— Si vous réussissez, je proclamerai que vous êtes l’homme le plus remarquable de tout l’univers !

— Madame, je ne promets rien. Dans un intérêt tout psychologique, je m’efforcerai d’obtenir de votre mari un rendez-vous.

— C’est cela, « psycho-analysez-le » ! Vous ne pourrez lui faire que du bien. L’essentiel, c’est que vous m’apportiez un bon résultat ! J’aime, monsieur Poirot !…

D’un air rêveur, elle ajouta :

— Songez donc quelle surprise sensationnelle produira l’annonce de mon mariage avec le duc de Merton !

CHAPITRE III

L’HOMME À LA DENT EN OR

Quelques jours plus tard, alors que je déjeunais en tête à tête avec Poirot, il me tendit une lettre qu’il venait de décacheter.

— Que pensez-vous de cela, mon ami ?

Le billet émanait de lord Edgware ; dans son style bref et sec, le mari de Jane Wilkinson donnait rendez-vous à Poirot pour le jour suivant à onze heures.

Je ne laissai pas d’être surpris. Je ne pensais pas que Poirot avait l’intention de tenir la promesse faite à l’actrice.

— Eh non, mon ami, ce n’était pas seulement l’effet du champagne !

— Loin de moi cette idée !

— Mais si… en votre for intérieur vous vous disiez : afin de plaire à son hôtesse, le pauvre vieux a pris un engagement qu’il n’a pas l’intention de remplir. Sachez, mon ami, que la parole d’Hercule Poirot est sacrée.

En prononçant ces derniers mots, il se redressa d’un air digne.

— Bien sûr, je n’en ai jamais douté, me hâtai-je de répondre. Mais je craignais que votre esprit n’eût été légèrement… comment dire ?… influencé…

— Je n’ai pas l’habitude de permettre à mon esprit de se laisser « influencer », selon votre expression. Le champagne le meilleur, la femme la plus jolie n’exercent aucun pouvoir sur l’esprit d’Hercule Poirot.

— Vous vous intéressez aux projets matrimoniaux de Jane Wilkinson ?

— Pas précisément. Son roman d’amour, comme elle l’appelle, est simplement de l’ambition qui veut se satisfaire. Si le duc de Merton ne possédait ni titre ni richesse, il n’attirerait nullement l’actrice. Ce qui m’intrigue plutôt, Hastings, c’est le côté psychologique, l’étude des caractères, et j’apprécie fort l’occasion qui se présente à moi d’observer de près lord Edgware.

— Et vous espérez réussir dans votre mission ?

— Pourquoi pas ? Chacun de nous a son point faible. Si le cas m’intéresse au point de vue psychologique, d’autre part, je m’efforcerai de réussir dans la mission dont on m’a chargé. J’adore mettre mon intelligence à l’épreuve.

Je redoutais une allusion aux petites cellules grises, mais j’y échappai pour cette fois.

— Nous nous rendrons donc à Regent Gate demain à onze heures ? hasardai-je.

— Nous ? fit Poirot en relevant les sourcils, ce qui lui donna un aspect cocasse.

— Voyons, Poirot, vous n’allez pas me laisser tomber ? D’ordinaire, je vous accompagne toujours.

— S’il s’agissait d’un crime, passe encore que vous vous y passionniez… mais un simple différend entre gens de la haute société…

— Inutile, Poirot. Je ne vous lâche pas.

Mon ami esquissa un sourire et à ce moment on nous annonça la visite d’un gentleman.

À notre grande surprise, nous vîmes entrer Bryan Martin.

L’acteur paraissait plus âgé à la lumière du jour. Il était toujours beau, mais d’une beauté légèrement ravagée et je distinguai en lui une certaine nervosité qui me fit supposer qu’il s’adonnait aux stupéfiants.

— Bonjour, monsieur Poirot, dit-il d’un ton insouciant. Êtes-vous très occupé pour le moment ?

— Ma foi, rien ne me presse, aujourd’hui.

— Allons donc, monsieur Poirot ! Ne vous a-t-on pas appelé de Scotland Yard et chargé d’une enquête délicate ?

— Mon cher monsieur, je vous assure que pour l’instant je suis absolument inoccupé.

— Tant mieux, dit Bryan. En ce cas, j’espère que vous voudrez bien m’écouter.

— Vous avez donc un problème à me soumettre ?

— Eh bien… oui et non.

Bryan Martin fit entendre un rire nerveux. Poirot lui offrit un siège en face de nous.

— Maintenant, nous vous écoutons, dit Poirot.

Bryan Martin hésitait.

— L’ennui, c’est que je ne puis vous en raconter aussi long que je voudrais. Mon histoire débute en Amérique.

— En Amérique ?

— Oui. Je voyageais en chemin de fer quand, tout à fait incidemment, je remarquai un homme de petite taille, laid, le visage rasé, le nez chaussé de lunettes, une dent en or sur le devant de la bouche.

— Ah ! une dent en or !

— Parfaitement, et retenez bien ce détail.

Poirot hocha la tête.

— Je commence à comprendre. Continuez !

— Comme je vous le disais, je remarquai la présence de cet homme dans le train en me rendant à New York. Trois mois plus tard, durant un séjour à Los Angeles, je revis le même individu à la dent en or. Cette seconde rencontre me frappa.

— Ensuite ?

— Un mois après, j’étais appelé à Seattle. À peine débarqué dans cette ville, je retrouve mon bonhomme à la dent en or, mais cette fois il portait une barbe.

— Extrêmement curieux !

— N’est-ce pas ? Cette fois encore, sa présence ne m’intrigua pas outre mesure, mais quand je revis à Los Angeles ce même homme dépouillé de sa barbe, à Chicago, avec une moustache et des sourcils maquillés, je commençai à m’inquiéter sérieusement. Plus l’ombre d’un doute. J’étais ce qu’on appelle filé. Partout où j’allais, je revoyais ce même individu sous des déguisements divers. Cependant, grâce à sa dent en or, je l’identifiais toujours.

— Dites-moi, monsieur Martin, n’avez-vous jamais adressé la parole à ce personnage pour lui demander le motif de sa surveillance ?

L’acteur hésita.

— Non. Une ou deux fois il m’est venu à l’esprit de le faire, mais je m’en suis toujours abstenu, afin de ne pas éveiller sa méfiance. Je craignais qu’on le remplaçât par un autre que je n’eusse peut-être jamais soupçonné.

— Oui, quelqu’un dépourvu de cette dent en or si précieuse… Monsieur Martin, tout à l’heure vous parliez de « on ». Qui désignez-vous par ce mot ?

— Personne de précis.

— Ce soupçon s’appuie sur une raison quelconque ?

L’acteur hésita.

— J’ai une vague intuition. Il s’agit d’un incident qui s’est passé à Londres voici deux ans, un de ces faits sans importance, cependant inoubliable. Je me demande si cette filature présente quelque rapport avec l’incident en question, mais j’ai beau y réfléchir, je ne vois pas de lien.

— Peut-être le découvrirai-je.

De nouveau, Bryan Martin parut embarrassé.

— L’ennui est que je ne puis vous parler ouvertement… du moins aujourd’hui. Dans un jour ou deux, peut-être me sera-t-il permis de le faire.

Sous le regard inquisiteur de Poirot, il ajouta :

— Vous comprenez… il y a une jeune fille dans l’histoire.

— Ah ! parfaitement ! Une Anglaise ?

— Pourquoi supposez-vous qu’il s’agit d’une Anglaise ?

— Très simple. Vous ne pouvez en parler à présent, mais vous espérez pouvoir le faire dans un jour ou deux. Autrement dit, vous voulez au préalable obtenir la permission de la jeune personne. Elle se trouve donc en Angleterre et devait y habiter pendant que l’on vous filait ; si elle avait été en Amérique à cette époque, vous auriez tout simplement été la voir pour savoir le mot de l’énigme. Puisqu’elle vit en Angleterre depuis dix-huit mois, j’en déduis, sans aucune certitude toutefois, qu’elle est de nationalité anglaise. Mon raisonnement est-il exact ?

— Je vous félicite, monsieur Poirot. Si elle m’accorde la permission de parler, me promettez-vous votre concours ?

Il y eut une pause, pendant laquelle Poirot sembla s’interroger intérieurement. Enfin, il demanda :

— Pourquoi vous adressez-vous à moi avant d’avoir sollicité son autorisation ?

Bryan Martin balança une seconde :

— Je pensais… je voulais la persuader de vous laisser éclaircir le mystère… En d’autres termes, si vous prenez en main l’affaire, il ne sera pas nécessaire de la rendre publique…

— Cela dépend, répliqua Poirot avec calme.

— Comment cela ?

— S’il ne s’agit pas d’un crime…

— Oh ! non ! il n’en est pas question.

— Peut-être… à votre insu…

— En tout cas, je compte sur vous, monsieur Poirot. Vous voudrez bien nous aider ?

— Volontiers.

Poirot demeura un instant silencieux, puis reprit :

— Dites-moi, votre suiveur… quel âge lui donnez-vous ?

— Oh ! il paraît jeune. Une trentaine d’années.

— Ah ! Voilà qui rend le problème intéressant au possible.

Je le regardai. Bryan Martin en fit autant. La réflexion de Poirot demeurait inexplicable pour lui comme pour moi.

— Oui, murmura Poirot. Dès lors, l’histoire devient extrêmement intéressante.

— Peut-être cet homme est-il plus âgé, indiqua Bryan, mais j’en doute.

— Non, non. Votre appréciation est exacte, monsieur Martin, et votre récit devient des plus romanesque.

Les paroles énigmatiques de Poirot nous interloquèrent. Après un silence, Bryan Martin, n’osant poser des questions au petit détective, se lança dans un autre ordre de conversation.

— Jolie réunion hier soir, n’est-ce pas ? Jane Wilkinson est la femme la plus tyrannique au monde.

— Elle sait ce qu’elle veut, observa Poirot en souriant.

— Oui, et elle finit toujours par l’obtenir.

— On résiste mal à la volonté d’une jolie femme, riposta Poirot. Si elle avait un nez camus, un teint blafard, les cheveux huileux, il en irait sans doute autrement.

— En effet, reconnut Bryan. J’ajouterai que, malgré toute mon amitié pour elle, je ne l’approuve pas toujours… Du reste, je ne la crois pas entièrement responsable de ses actes.

— Eh bien, moi, je prétends qu’elle possède une solide dose de sens pratique.

— Oh ! quand il s’agit de défendre ses intérêts, elle s’y prend à merveille ! Je veux parler de sa responsabilité morale. Aux yeux de Jane, le bien et le mal n’existent pas.

— Il me souvient que vous avez émis la même réflexion l’autre soir, dit Poirot. On parlait de crime…

— Oui ! Eh bien, si Jane commettait un crime, je n’en serais nullement surpris.

— Pourtant vous la connaissez bien, murmura Poirot l’air songeur. Vous avez souvent été son partenaire à la scène ?

— Oui, et je me la figure parfaitement tuant quelqu’un.

— Dans un moment de colère ?

— Non… de sang-froid. Sans hésitation, elle supprimerait un être qui la gênerait… Elle trouverait cela légitime. À ses yeux, tout ce qui gêne Jane Wilkinson doit disparaître.

Il prononça ces derniers mots d’un ton amer et je me demandai quel souvenir hantait sa mémoire en cet instant.

— Et vous pensez qu’elle irait jusqu’au crime ? interrogea Poirot.

Bryan poussa un profond soupir.

— Oui, je le crains. Peut-être un de ces jours vous souviendrez-vous de mes paroles, monsieur Poirot…

— Je vous remercie de votre franchise.

— Je connais cette femme de longue date.

Bryan Martin se leva et, changeant de ton, ajouta :

— Quant à l’affaire qui m’a amené vers vous, nous en reparlerons d’ici quelques jours, monsieur Poirot. Vous voudrez bien vous en charger, n’est-ce pas ?

— Entendu. Je m’en occuperai, car elle me paraît… intéressante.

J’accompagnai Bryan au bas de l’escalier, et à la porte il me demanda :

— Avez-vous saisi ce qu’il voulait dire à propos de l’âge de mon espion ? Pourquoi paraissait-il satisfait que cet individu eût la trentaine ? Je vous l’avoue, je ne comprends pas.

— Et moi pas davantage.

— Voulait-il plaisanter ?

— Non ! Vous le connaissez mal ! Du moment que Poirot insiste sur ce point, c’est qu’il a de l’importance.

— Tant mieux. Mais c’est bien mystérieux…

Il s’éloigna et je montai rejoindre mon ami.

— Poirot, lui dis-je, pourquoi vous obstinez-vous à demander l’âge du suiveur de Bryan Martin ?

— Vous ne saisissez pas, mon pauvre Hastings ?

Il sourit, puis me demanda :

— Quelle impression vous laisse notre entretien ?

— Ma foi, il me paraît difficile de tirer des conclusions avec si peu de données.

— Mais avec le peu que nous connaissons, certaines idées ne vous viennent pas à l’esprit, mon ami ?

À ce moment, la sonnette du téléphone retentit et me sauva de la honte d’admettre que nulle idée ne s’était encore présentée à moi. Je décrochai le récepteur.

— Ici la secrétaire de lord Edgware. Lord Edgware regrette de devoir annuler son rendez-vous de demain matin avec M. Poirot. Il est appelé d’urgence à Paris. Mais il recevra M. Poirot quelques minutes à midi et quart aujourd’hui si cette heure lui convient.

Je consultai Poirot.

— Entendu, nous irons tout à l’heure.

— Parfait, répondit la secrétaire. Lord Edgware vous attendra.

CHAPITRE IV

UNE ENTREVUE

C’est avec une vive curiosité que j’accompagnai Poirot chez lord Edgware, à Regent Gate.

La maison, solidement construite, d’une architecture sobre et sévère, avait un aspect imposant. La porte nous fut rapidement ouverte, non par un vieux valet solennel comme l’eût fait pressentir l’austérité de la demeure, mais par un jeune domestique blond et élancé qu’un sculpteur aurait pu prendre comme modèle pour une statue d’Apollon. Chose bizarre, il me rappelait quelqu’un… une personne rencontrée tout récemment, mais je n’aurais pu dire qui.

Nous demandâmes à voir lord Edgware.

— Par ici, messieurs, je vous prie, dit le jeune homme d’une voix douce.

À sa suite, nous traversâmes le vestibule, passâmes devant l’escalier et gagnâmes une porte au fond.

Il l’ouvrit et nous annonça à son maître, tout en nous faisant entrer dans une pièce aux murs garnis de livres et au magnifique mobilier de bois sombre, sur lequel l’unique fenêtre jetait une lumière imprécise.

Lord Edgware, qui se leva pour nous accueillir, était un homme de haute stature, frisant la cinquantaine, aux cheveux noirs légèrement grisonnants, au visage maigre et à la bouche railleuse. Son regard faux m’inspira une antipathie spontanée.

D’une politesse glaciale, il nous invita à nous asseoir et prit sur son bureau la lettre écrite par mon ami.

— Votre nom ne m’est pas inconnu, monsieur Poirot ; qui d’ailleurs n’a entendu parler de vous ? (Poirot salua.) Toutefois, je ne comprends pas votre intervention. Vous désirez me voir au nom de… ma femme ?

Il dit ces deux derniers mots de façon bizarre, comme s’il avait dû faire un effort pour les prononcer.

— En effet, répondit mon ami.

— Il me semblait, monsieur Poirot, que vous étiez surtout spécialisé dans la recherche des criminels ?

— Je m’intéresse à tous les problèmes, lord Edgware. Il y a des problèmes criminels, mais il en existe d’autres.

— Certes. Et quelle est la nature de celui-ci ?

— Je suis venu vous pressentir de la part de lady Edgware. Lady Edgware désire le divorce. Elle m’a prié de discuter ce point avec vous.

— Monsieur, ce point ne supporte aucune discussion.

— Ainsi, vous refusez ?

— Moi ? Pas le moins du monde.

Si jamais j’ai vu mon ami stupéfait, ce fut bien cette fois-là. La bouche entrouverte, les mains écartées, les sourcils relevés, il semblait la caricature de lui-même.

— Voyons ! s’écria-t-il. Soyez précis. Vous consentez au divorce ?

— Monsieur Poirot, votre surprise m’étonne.

— Alors, vous acceptez de divorcer d’avec votre femme ?

— Oui. Elle le sait pertinemment. Je le lui ai même écrit, il y a six mois.

— Alors, je n’y comprends plus rien… Il me semblait que vous étiez par principe ennemi du divorce.

— Mon opinion sur ce sujet ne concerne que moi, monsieur Poirot. En réalité, j’ai refusé de divorcer d’avec ma première femme. Ma conscience me le défendait. Mon second mariage, je l’admets, fut une erreur. Quand ma femme me demanda de divorcer, je refusai net. Voilà six mois, elle revint à la charge, me suppliant de revenir sur ma décision : elle voulait, je crois, épouser un acteur de cinéma ou quelqu’un dans ce goût-là. À cette époque, mon point de vue s’était sensiblement modifié et je lui en fis part dans une lettre que je lui adressai à Hollywood. Aussi, je ne saisis pas pourquoi elle vous envoie vers moi. Je suppose qu’il y a là-dessous une question d’argent.

Un sourire méprisant se dessina sur ses lèvres.

— C’est bizarre… bizarre… répétait Poirot. Il y a là une énigme…

Lord Edgware poursuivit :

— Ma femme m’a quitté de son propre gré. S’il lui plaît d’épouser quelqu’un d’autre, libre à elle, mais je ne vois pas pourquoi je lui donnerais un penny !

— Il ne s’agit point d’argent.

Lord Edgware fronça le sourcil.

— Jane épouserait donc un homme riche, dit-il avec ironie.

— En vain j’essaie d’y voir clair, murmura Poirot. Je croyais que lady Edgware avait fait plusieurs démarches auprès de vous par l’entremise d’hommes de loi ?

— En effet, j’ai là des lettres d’avoués américains et anglais. En fin de compte, comme je vous l’indiquais tout à l’heure, elle m’écrivit elle-même.

— Jusque-là, vous vous étiez montré hostile au divorce ?

— C’est exact.

— Mais, au reçu de sa lettre, vous avez changé d’avis, lord Edgware ?

— Non point à cause de sa lettre, mais parce que ma façon de voir n’était plus la même.

— À la suite de quelle circonstance avez-vous modifié vos intentions ?

— C’est mon affaire, monsieur Poirot. Mettons, si vous le voulez, que j’ai reconnu les avantages de rompre une union que je considérais comme indigne de moi. Excusez mon franc parler. Mon second mariage fut une aberration de ma part.

— Lady Edgware tient le même langage.

— Vraiment ?

Une lueur étrange s’alluma dans les yeux de lord Edgware, mais elle se dissipa aussitôt. Il se leva et nous comprîmes qu’il voulait mettre fin à l’entrevue.

— Veuillez m’excuser d’avoir changé le jour de notre rendez-vous. Je dois me trouver demain à Paris…

— Parfaitement… parfaitement.

— À l’occasion d’une vente d’objets d’art… Je convoite une statuette… un chef-d’œuvre en son genre… un genre plutôt macabre. J’ai toujours eu pour le macabre un goût spécial.

Il sourit d’un sourire cynique et cruel.

Je me rappelai le petit tremblement de Jane Wilkinson lorsqu’elle avait parlé de son mari. Sa peur n’était point feinte, je le compris à cet instant même, et j’essayai de pénétrer la personnalité étrange de ce George Alfred Saint-Vincent Marsh, quatrième baron Edgware.

La main appuyée sur le bouton de sonnette, il prit congé de nous avec une politesse suave. Après lui avoir présenté nos civilités, nous retrouvâmes le maître d’hôtel qui nous attendait dans le vestibule. En refermant la porte du bureau-bibliothèque derrière moi, je jetai un dernier coup d’œil dans la pièce. L’aspect de lord Edgware faillit m’arracher une exclamation de surprise.

Son sourire s’était mué en une sinistre grimace. Les lèvres découvraient des dents prêtes à mordre et les yeux exorbités exprimaient une rage démente.

Lorsque nous traversâmes le vestibule, une porte s’ouvrit à droite. Une jeune fille apparut et recula en nous voyant. Grande et mince, les cheveux noirs et le visage pâle, elle s’arrêta un instant et ses yeux croisèrent les miens. Puis, comme une ombre, elle retourna dans la pièce et ferma la porte.

L’instant d’après Poirot et moi nous nous retrouvions dans la rue. Poirot héla un taxi et dit au chauffeur de nous conduire au Savoy.

— Eh bien, dit Poirot en clignant des yeux, cette entrevue ne s’est pas du tout passée comme je l’avais prévu.

— Non. Quel type extraordinaire, ce lord Edgware !

Je lui fis part de l’impression que j’avais ressentie au moment où je fermais la porte de la bibliothèque. Il hocha la tête d’un air pensif.

— La folie le guette, dit-il enfin. Hastings, cet homme, sous son apparence glaciale, doit dissimuler de profonds instincts de cruauté. Rien d’étonnant si ses femmes n’ont pu supporter la vie commune avec lui !

— Poirot, n’avez-vous pas remarqué une jeune fille à l’instant même où nous sortions ?

— Si, mon ami, j’ai vu cette jeune fille qui paraissait effrayée et pas du tout heureuse, dit-il d’un air grave.

— Qui était-ce, à votre avis ?

— Sans doute sa fille. Je sais qu’il a une fille… Ah ! nous voici arrivés. Allons communiquer la bonne nouvelle à lady Edgware.

Jane se trouvait chez elle. Après avoir téléphoné, l’employé de l’hôtel nous informa que lady Edgware nous priait de monter. Un groom nous conduisit à l’étage.

Une femme portant des lunettes et à cheveux gris soigneusement coiffés vint nous ouvrir. De la chambre à coucher, arriva la voix de Jane, disant à la femme de chambre :

— Ellis, est-ce M. Poirot ? Priez-le de s’asseoir. Dans une minute je suis à lui.

Jane Wilkinson parut, vêtue d’un charmant déshabillé de dentelle.

— Tout va bien ? fit-elle en entrant.

Poirot se leva et s’inclina sur sa main tendue.

— Vous venez de prononcer les mots exacts, madame. Tout va bien. Lord Edgware accepte de divorcer.

— Quoi ?

Si la stupéfaction exprimée par son visage n’était pas sincère, Jane Wilkinson était vraiment une étonnante comédienne.

— Alors, monsieur Poirot, vous avez réussi. Et si vite ! Vous êtes un véritable génie ! Comment diable vous y êtes-vous pris ?

— Madame, je ne puis accepter des compliments immérités. Voilà six mois, votre époux vous a écrit qu’il retirait son opposition.

— Que dites-vous ? Il m’a écrit ? Où ça ?

— Pendant votre séjour à Hollywood, à ce que j’ai compris.

— Je n’ai jamais reçu cette lettre. Elle a dû s’égarer. Et dire que pendant des mois et des mois j’ai remué ciel et terre à m’en rendre folle !

— Lord Edgware semblait sous l’impression que vous songiez épouser un acteur.

— Bien sûr, c’est ce que je lui ai raconté, dit-elle avec un sourire qui, soudain, se transforma en une inquiétude visible. Monsieur Poirot, vous ne lui avez pas au moins parlé de mon projet de mariage avec le duc ?

— Non ! non ! rassurez-vous. Je suis discret ! Vous n’auriez pas voulu qu’il le sût, n’est-ce pas ?

— Il a l’esprit tellement malveillant ! Mon mariage avec Merton paraîtrait à ses yeux une union avantageuse pour moi, et il s’empresserait de mettre des bâtons dans les roues. Tandis qu’un acteur de cinéma, c’est tout différent ! Cependant, j’avoue ma surprise. Cela ne vous étonne pas non plus, Ellis ?

J’avais remarqué que la femme de chambre allait et venait d’une pièce à l’autre, rangeant des vêtements qui traînaient sur les dossiers des chaises. J’étais convaincu qu’elle suivait notre conversation. À présent, il n’était pas difficile de conclure qu’elle recevait toutes les confidences de sa maîtresse.

— Sûrement, m’lady. Sa Seigneurie doit avoir beaucoup changé depuis que nous l’avons connue !

— Sans aucun doute.

— Son attitude vous surprend à ce point ? suggéra Poirot.

— Je vous le certifie. Mais à quoi bon nous creuser la cervelle pour deviner le mobile de ce revirement ? Il consent à divorcer, c’est le principal !

— Pardon, madame, cela m’intéresse fort, au contraire, de connaître ce mobile.

Jane ne prêta aucune attention à cette remarque de Poirot.

— L’essentiel est que je suis libre… enfin !

— Pas encore, madame.

Elle le regarda avec impatience.

— En tout cas, je vais être libre… cela revient au même.

Poirot ne semblait pas partager cet avis.

— Le duc est à Paris, ajouta Jane, je vais immédiatement lui envoyer un câble. Je vois d’ici l’effarement de sa vieille mère.

Poirot se leva.

— Madame, je suis très heureux de constater que tout s’arrange selon vos vœux.

— Au revoir, monsieur Poirot, et merci infiniment.

— Je n’ai rien fait !

— Vous m’avez apporté la bonne nouvelle et je vous en suis profondément reconnaissante.

— Et voilà…, fit Poirot une fois que nous eûmes quitté l’appartement de l’actrice. Cette femme ne voit rien au-delà de sa petite personne… toujours elle ! Rien ne l’intéresse en dehors d’elle-même. Elle n’éprouve même pas la curiosité de savoir pourquoi la lettre de son mari ne lui est jamais parvenue. Hastings, avez-vous observé la mentalité de cette femme ? Elle est rusée, mais absolument dépourvue d’intelligence. Après tout, la Providence ne peut prodiguer toutes les qualités aux mêmes !

— Sauf à Hercule Poirot, insinuai-je.

— Vous raillez, mon ami, répliqua-t-il d’un ton serein. Marchons le long de l’Embankment, si vous le voulez bien. Je sens le besoin de mettre de l’ordre dans mes idées.

Je gardai un silence discret, attendant le moment où il plairait à l’oracle de parler.

Au bout d’un moment, il déclara :

— Cette lettre m’intrigue. J’y découvre quatre explications plausibles.

— Quatre ?

— Oui. D’abord elle a pu être égarée par la poste. Ce fait se produit, vous le savez, mais plutôt rarement. Si l’adresse avait été mal mise, elle eût été retournée à lord Edgware il y a longtemps. Je préfère rayer cette première solution, bien que peut-être ce soit la vraie.

« Deuxième explication : Notre belle dame ment en prétendant ne l’avoir point reçue. C’est très possible. Dès que ses intérêts sont en jeu, cette charmante actrice est capable de proférer les plus énormes mensonges avec une candeur enfantine. Cependant, je ne vois pas ici l’avantage d’un tel mensonge. Si elle sait que son mari consent au divorce, pourquoi m’envoie-t-elle en émissaire auprès de lui pour établir nettement la situation ? C’est à n’y rien comprendre.

« Troisième explication : Lord Edgware ment. Toutefois, je ne discerne pas le but de ce mensonge. Pourquoi inventer une lettre expédiée à sa femme il y a six mois ? N’eût-il pas été plus simple d’acquiescer à ma proposition ? Je crois qu’il a réellement envoyé cette lettre… pourtant je ne conçois pas son changement subit d’attitude.

« Arrivons à la quatrième explication : quelqu’un aurait intercepté la lettre en question. Là nous pénétrons dans un champ d’investigation très intéressant : cette lettre a pu être interceptée… en Amérique ou en Angleterre.

« Celui qui a supprimé cette lettre s’opposait à la rupture du mariage. Hastings, je donnerais gros pour savoir ce qui se trame derrière cette affaire. Car il y a quelque chose… je le jurerais ! Il fit une pause, puis ajouta lentement :

— Quelque chose que je ne fais encore qu’entrevoir.

CHAPITRE V

L’ASSASSINAT

Le lendemain tombait le 30 juin.

À neuf heures et demie exactement, on nous prévint que l’inspecteur Japp était en bas et désirait nous voir.

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis notre dernière rencontre avec le policier de Scotland Yard.

— Ah ! ce bon Japp ! me dit Poirot. Que nous vaut donc l’honneur de sa visite ?

— Il désire faire appel à vos lumières, hasardai-je. Embarrassé devant un cas difficile, il vient vous demander du secours.

Je ne professais point envers Japp la même indulgence que Poirot. Certes, je ne lui tenais pas rigueur de profiter des capacités intellectuelles de Poirot ; celui-ci, du reste, considérait le procédé comme une délicate flatterie. Ce qui me déplaisait de la part de Japp, c’était sa façon hypocrite de ne point l’admettre ; j’aime avant tout la franchise.

Je fis part de ces réflexions à Poirot, qui éclata de rire.

— Souvenez-vous, Hastings, que le pauvre Japp doit sauver les apparences. Cette légère hypocrisie satisfait son amour-propre. C’est tout naturel.

Japp entra et nous salua cordialement.

— À ce que je vois, vous alliez justement déjeuner. Alors, monsieur Poirot, elles ne sont pas encore nées, les poules qui pondront pour vous des œufs de grosseur réglementaire ?

Allusion à une boutade de Poirot relative aux dimensions diverses des œufs ; son sens de la symétrie s’en trouvait offusqué.

— Pas encore, répondit mon ami en souriant. Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir d’une visite si matinale de votre part, mon bon Japp ?

— Vous trouvez que j’arrive de bonne heure ? Depuis l’aube, je suis au travail. L’objet de ma visite, le voici : il s’agit d’un meurtre.

— Un meurtre ?

— Oui, lord Edgware a été assassiné hier soir dans sa résidence de Regent Gate. Tué d’un coup de couteau à la nuque par sa femme.

— Par sa femme ! m’écriai-je.

En un éclair, je me souvins des paroles de Bryan Martin, le matin précédent. Avait-il pressenti ce qui devait arriver ? Je me rappelai également la façon délibérée dont Jane avait parlé de « se débarrasser d’un époux gênant ».

— Oui, par sa femme, poursuivit Japp, une actrice très connue : Jane Wilkinson. Il l’avait épousée il y a trois ans, mais ils ne s’entendirent point et elle ne tarda pas à le quitter.

— Qui vous fait supposer que sa femme l’a tué ? demanda Poirot.

— Il ne s’agit pas d’une supposition. On l’a vue. Elle ne s’est, du reste, pas cachée ; elle est arrivée en taxi… Elle a sonné et demandé à voir lord Edgware. Il était dix heures du soir. Le maître d’hôtel lui dit qu’il allait s’informer si son maître pouvait la recevoir. « Oh ! lui répondit-elle avec un calme imperturbable, inutile ! je suis lady Edgware. Il est sans doute dans le salon-bibliothèque. » Là-dessus, elle poursuivit son chemin, ouvrit la porte, entra et ferma derrière elle.

« Le maître d’hôtel jugea l’incident plutôt étrange. Il redescendit au sous-sol, et dix minutes plus tard il entendit refermer la porte d’entrée. La dame n’était pas demeurée longtemps dans la maison. Vers onze heures, il verrouilla les portes pour la nuit. En passant, il ouvrit la bibliothèque ; comme elle était plongée dans l’obscurité, il pensa que son maître était allé se coucher. Ce matin, le cadavre fut découvert par une femme de chambre. Il y avait une blessure à la nuque.

— Personne n’a rien entendu… pas un cri ?

— Tout le personnel affirme que non. Les portes du salon-bibliothèque sont capitonnées. Par surcroît, il y a le bruit de la rue. Une pareille blessure provoque la mort instantanément. Selon le médecin, la lame a sectionné la moelle épinière. Il suffit de toucher un certain point pour foudroyer un homme. Le meurtrier connaissait sûrement ce détail… ce qui implique un certain savoir médical.

— Tiens, c’est vrai… Voilà un argument à la décharge de la femme. Mais le hasard a peut-être guidé sa main. Certaines personnes sont favorisées par la chance.

— Une chance qui lui vaudra peut-être la pendaison, mon ami, observa Poirot.

— A-t-on idée d’entrer ainsi… sans précautions… en donnant son nom au valet. Mais peut-être venait-elle sans mauvaise intention. Au cours de l’entretien ils se sont querellés. Elle a pris son canif et l’a frappé.

— Vous parlez d’un canif ?

— Une petite lame comme celle d’un canif, à ce que dit le médecin. En tout cas, elle a remporté l’instrument. Il n’est point resté dans la blessure.

L’air mécontent, Poirot hocha la tête.

— Non, non, mon ami, vous faites fausse route. Je connais lady Edgware et je la juge incapable d’agir sous l’impulsion de la colère. En outre, il est fort probable qu’elle ne se promène pas avec un canif dans son sac. Peu de femmes en possèdent… et sûrement pas Jane Wilkinson.

— Ainsi, vous la connaissez.

— Parfaitement.

Poirot se tut un moment. Japp le regardait d’un air inquisiteur.

— Vous avez une idée derrière la tête, monsieur Poirot ?

— À propos, je ne sais encore ce que vous attendez de moi. Voyons, vous avez un beau crime… Vous tenez l’assassin… et même le mobile. Au fait, quel est le véritable mobile ?

— Jane Wilkinson désirait se marier avec un autre homme. Elle l’a dit devant témoins il y a quelques jours. Il paraît même qu’elle proférait des menaces et voulait se rendre en taxi chez son mari pour le tuer.

— À la bonne heure, vous êtes bien renseigné, mon cher Japp : très bien renseigné. On s’est empressé de vous mettre au courant.

— Nous entendons bien des choses, expliqua Japp d’un air fin.

Poirot ramassa un journal que le policier avait apporté et l’ouvrit d’un geste machinal. Ses yeux parcouraient le texte, mais ses pensées étaient ailleurs.

— Vous n’avez pas encore répondu à ma question, dit-il enfin ; pourquoi venez-vous me trouver ?

— Parce que j’ai appris que vous étiez à Regent Gate hier à midi.

— Je comprends.

— Aussitôt, je me suis dit : Pourquoi lord Edgware a-t-il fait appeler M. Poirot ? Que redoutait-il ? Avant de rien entreprendre, il est prudent que j’aille m’entretenir avec M. Poirot.

— Qu’entendez-vous par « rien entreprendre » ? Sans doute, arrêter la femme ?

— Tout juste.

— Vous ne l’avez pas encore vue ?

— Oh ! si ! Je me suis rendu sur-le-champ à l’hôtel Savoy. Je n’allais pas risquer de la laisser m’échapper.

— Ah ! Ainsi vous…

Poirot s’interrompit. Son regard, qui, jusque-là, avait erré sans rien voir sur le journal, sembla soudain attiré par un entrefilet, et l’expression de son visage changea. Il leva la tête et demanda à l’inspecteur de Scotland Yard :

— Eh bien, mon ami, que vous a dit lady Edgware ?

— Je lui ai débité le boniment habituel : il nous fallait son témoignage et nous la priions de se tenir à notre disposition… Allez prétendre après cela que la police anglaise ne se comporte pas loyalement ?

— Elle en est même idiote, déclara Poirot. Et que vous a dit lady Edgware ?

— Elle a piqué une crise de nerfs. Oh ! pour sûr c’était bien imité… en vraie artiste.

— Alors, vous croyez que cette crise de nerfs était feinte ?

Japp cligna de l’œil.

— Et vous, qu’en pensez-vous, monsieur Poirot ? On ne me la fait pas, à moi. Elle n’a pas perdu connaissance une seconde.

— Possible. Et après ?

— Ma foi, elle est revenue à elle… ou plutôt a fait semblant. Elle a gémi, pleuré et tout ce qui s’ensuit ; une domestique à l’air revêche lui administrait des sels. Enfin, elle a réclamé un avocat. Elle ne parlerait qu’en présence de celui-ci. Une femme qui sort d’une crise de nerfs et demande un homme de loi, cela vous semble naturel ?

— Oui, étant donné les circonstances.

— Parce qu’elle est coupable à votre avis et veut un défenseur ?

— Pas du tout, je trouve sa façon d’agir tout à fait naturelle pour une personne de son tempérament. Tout d’abord, elle joue le rôle de l’épouse à qui l’on annonce brusquement la mort de son mari. Puis, ses goûts de comédienne satisfaits, guidée par sa prudence innée, elle songe aussitôt à se procurer un avocat. Son besoin de jouer la comédie ne démontre pas le moins du monde sa culpabilité. Il indique simplement qu’elle est actrice dans l’âme.

— Je donnerais ma main à couper qu’elle n’est point innocente.

— Vous avez peut-être raison. Toutefois, votre jugement me semble prématuré. Elle n’a rien avoué… ni fait aucune déclaration ?

— Impossible de lui arracher un mot en l’absence de son homme de loi, que la femme de chambre a appelé par téléphone. J’ai laissé la lady sous la garde de deux de mes hommes et suis venu jusqu’ici, estimant qu’il valait mieux connaître votre opinion avant de prendre une décision.

— Mais ne venez-vous pas d’affirmer sa culpabilité ?

— J’affirme… bien sûr, que j’affirme ! Cependant, je préfère réunir tous les faits. Cette affaire prendra des proportions effrayantes dans les journaux.

— À propos de journaux, que dites-vous de ceci ? Vous n’avez pas lu attentivement votre gazette ce matin, mon cher Japp.

Le doigt sur un paragraphe dans la colonne des « Mondanités », Poirot avança le journal vers Japp, qui lut tout haut :

Hier soir, sir Montagu Corner a donné un grand dîner dans son hôtel de Chiswick, au bord de la Tamise. Parmi les personnalités présentes, nous relevons les noms de : sir George et lady du Fisse, Mr. James Blunt, le critique dramatique bien connu, sir Oscar Hammerfeldt, des Studios cinématographiques Overton, miss Jane Wilkinson (lady Edgware), etc.

Japp demeura un instant abasourdi. Puis, se ressaisissant, il dit :

— Qu’est-ce que cela change à l’affaire ? Ce communiqué a été envoyé d’avance à la presse. Vous verrez que la dame en question n’assistait point à ce dîner. Vous n’ignorez pas que tout ce qu’on lit dans les journaux ne doit pas être cru comme parole d’Évangile.

— Certes, non ! Et je n’ai remarqué cette note qu’à titre de curiosité.

— Des faits de ce genre se produisent souvent. Je sais par expérience que vous êtes d’ordinaire fermé comme un mollusque ; néanmoins, j’espère que vous voudrez bien répondre à ma question : Pour quelle raison lord Edgware vous a-t-il fait appeler ?

Poirot hocha la tête.

— Il ne m’a pas fait appeler du tout. C’est moi qui, au contraire, l’ai prié de me fixer un rendez-vous.

— Vraiment ? Et pourquoi ?

Poirot hésita une seconde.

— Je répondrai à votre question, annonça-t-il lentement, mais je veux le faire à ma manière.

Japp soupira. J’éprouvai pour lui une certaine sympathie. Poirot se montre parfois bien exaspérant.

— Me permettez-vous de téléphoner à une certaine personne pour lui demander de venir ici ?

— Qui ça ?

— Mr. Bryan Martin.

— La vedette de cinéma ? Que vient-il faire là-dedans ?

— J’espère que vous trouverez sa déclaration très intéressante. Hastings, voulez-vous avoir la bonté de l’appeler ?

Je pris l’annuaire du téléphone. L’artiste habitait un appartement dans un important immeuble aux environs de Saint James Park.

— Victoria 49499.

Au bout de quelques minutes, j’entendis la voix quelque peu endormie de Bryan Martin.

— Allô ! Qui est à l’appareil ?

— Que dois-je lui dire ? murmurai-je, couvrant le récepteur de ma main.

— Dites-lui que lord Edgware a été assassiné et que je le prie de venir me voir immédiatement.

Je répétai les paroles de Poirot. Une exclamation de surprise retentit à l’autre bout du fil.

— Seigneur ! s’écria Martin. Elle l’a donc tué ? J’arrive à l’instant.

— Qu’a-t-il dit ? demanda Poirot.

Je le lui répétai.

— Ah ! s’exclama Poirot, satisfait. « Elle l’a donc tué ! » Je m’y attendais.

Japp l’observait, ahuri.

— Monsieur Poirot, votre attitude me déconcerte. Tout d’abord vous semblez vouloir défendre l’innocence de cette femme et maintenant on jurerait que vous n’avez jamais cessé de la croire coupable.

Poirot se contenta de sourire.

CHAPITRE VI

LA VEUVE

Bryan Martin arriva en moins de dix minutes. En l’attendant, Poirot se refusa à parler davantage du crime.

De toute évidence, la nouvelle de l’assassinat de lord Edgware avait violemment ému le jeune artiste ; il avait le visage pâle et les traits tirés.

— Quel drame épouvantable, monsieur Poirot ! dit-il en nous serrant la main. J’en suis bouleversé, bien que, je l’avoue, cela ne me surprenne pas outre mesure. Vous souvenez-vous de mes paroles d’hier ?

— Mais oui. Je m’en souviens parfaitement. Permettez-moi de vous présenter à l’inspecteur Japp, chargé de l’instruction de l’affaire.

— Vous auriez dû me prévenir, murmura l’acteur d’un ton de reproche.

Il salua froidement l’inspecteur, puis s’assit et déclara :

— Du diable si vous aviez besoin de me convoquer ici ! Cette histoire ne me concerne nullement.

— Je crois que vous vous trompez, répondit Poirot. Dans un cas comme celui qui nous occupe, il faut faire abstraction de ses convenances personnelles.

— Vous savez parfaitement que Jane est de mes amies. Nous avons joué dans les mêmes films et je la connais très bien.

— Et cependant dès qu’on vous annonce l’assassinat de lord Edgware, vous n’hésitez pas à conclure qu’elle a tué son mari, remarqua Poirot d’un ton sec.

L’artiste sursauta.

— Comment ?… Ce n’est pas elle… ?

Japp intervint.

— Si, si, monsieur Martin, c’est bien elle la meurtrière.

— Je craignais d’avoir commis une fâcheuse erreur, dit Bryan Martin.

— Dans une affaire comme celle-ci, l’amitié ne doit point influencer votre jugement, remarqua Poirot.

— Tout cela est très bien, mais…

— Voyons, mon ami, sérieusement, voudriez-vous défendre une femme coupable d’homicide ?

Bryan Martin poussa un soupir.

— Jane n’est pas une meurtrière ordinaire. Elle n’a aucun sens du bien et du mal. Elle est irresponsable.

— Le jury se chargera de répondre à cette question, trancha Japp.

— Monsieur Martin, examinons froidement les faits. Ne croyez pas accuser Jane : elle est déjà accusée. Vous ne pouvez donc refuser de nous dire ce que vous savez. Vous avez un devoir à remplir envers la société.

À nouveau, l’acteur soupira.

— Vous avez sans doute raison. Que faut-il vous apprendre ?

Poirot regarda Japp.

— Avez-vous entendu lady Edgware – peut-être est-il préférable de l’appeler miss Wilkinson – proférer des menaces contre son mari ? demanda l’inspecteur.

— Oui, à plusieurs reprises. Elle disait que s’il ne lui rendait pas sa liberté, elle se verrait obligée de s’en débarrasser un jour ou l’autre.

— Il ne s’agissait pas là d’une plaisanterie, n’est-ce pas ?

— Non. Je crois qu’elle parlait sérieusement. Une fois, elle a spécifié qu’elle prendrait un taxi et irait le tuer chez lui.

Japp poursuivit ses questions.

— De plus, monsieur Martin, nous savons qu’elle désirait divorcer pour se remarier. Savez-vous avec qui ?

— Oui. Avec le duc de Merton.

— Le duc de Merton ! Bigre ! Elle vise haut !… Et son mari ne voulait pas le divorce ?

— Non, il s’y opposait formellement.

— Vous en êtes bien sûr ?

— À présent, dit Poirot intervenant dans la conversation, voici où mon rôle commence, mon cher Japp. Lady Edgware m’a prié d’essayer d’amener son mari à entrer en composition et j’avais pris rendez-vous avec lui pour ce matin.

Bryan Martin haussa les épaules.

— Cette démarche n’aurait pas servi à grand-chose. Edgware n’eût jamais accepté.

— Vous croyez ?

— J’en suis certain. Jane elle-même en était intimement persuadée. Elle n’avait nulle confiance en votre médiation et avait abandonné tout espoir. Lord Edgware ne se serait jamais laissé fléchir.

Poirot sourit et ses yeux prirent soudain un reflet vert.

— Vous vous trompez, jeune homme. J’ai vu hier lord Edgware ; il était prêt à divorcer.

Bryan Martin fut visiblement ahuri. Les yeux écarquillés, il regardait Poirot.

— Vous… vous l’avez vu hier ? bégaya-t-il.

— Oui, à midi et quart.

— Et il consentait au divorce ?

— Il consentait au divorce.

— Vous auriez dû en avertir Jane immédiatement !

— Je l’ai fait, monsieur Martin.

— Vous le lui avez dit ! s’écrièrent en même temps Japp et Martin.

Poirot sourit encore.

— Voilà donc le mobile du crime légèrement infirmé, n’est-ce pas ? À présent, monsieur Martin, permettez-moi d’attirer votre attention sur ceci.

Il lui indiqua le paragraphe du journal.

— Vous pensez que ce dîner constitue un alibi ? dit Bryan après avoir lu. Je suppose que lord Edgware a été tué dans la soirée.

— Oui, d’un coup de couteau.

Martin reposa lentement le journal.

— Cela ne nous avance guère. Jane n’a pas assisté à ce dîner.

— Comment le savez-vous ?

— On me l’a dit.

— C’est regrettable, dit Poirot.

Japp le regarda avec curiosité.

— Je vous comprends de moins en moins. Vous ne voulez donc pas que cette femme soit coupable ?

— Non, non, mon bon Japp. Je ne suis pas un homme de parti pris, comme vous seriez tenté de le croire. Mais l’affaire, telle que vous l’exposez, révolte l’intelligence.

— Comment, révolte l’intelligence ? Pas la mienne, en tout cas.

Je devinais les mots prêts à sortir des lèvres de Poirot, mais il se contint et déclara :

— Voici une jeune femme qui désire se défaire de son mari. Je ne discute pas ce point ; elle-même me l’a avoué en toute franchise. Comment s’y prend-elle ? À qui veut l’entendre, elle répète de sa belle voix claire qu’elle est bien décidée à le supprimer. Un soir, elle se rend chez lui, se fait annoncer, le tue et s’en va. Comment appelez-vous cette façon d’agir, mon bon ami ? Du bon sens ?

— Non, de l’inconscience.

Japp se leva et ajouta :

— Le travail de la police est simplifié lorsque les criminels perdent la tête. À présent, je retourne au Savoy.

— Permettez-moi de vous accompagner.

L’inspecteur ne fit aucune objection et nous le suivîmes.

Bryan Martin nous quitta. Il paraissait très agité et nous pria de le tenir au courant de l’enquête.

« Ce type-là vous tape sur les nerfs. » Telle fut l’opinion de Japp, à laquelle se rangea Poirot.

Au Savoy, nous attendait un personnage ayant toute l’apparence d’un homme de loi. Il venait d’arriver et tous quatre nous fûmes conduits à l’appartement de Jane.

Japp s’adressa à un de ses hommes.

— Rien de nouveau ?

— Elle a voulu téléphoner.

— À qui ? demanda vivement l’inspecteur.

— Chez Jay, pour commander sa toilette de deuil.

Japp jura entre ses dents.

Nous entrâmes dans l’appartement.

La veuve de lord Edgware essayait des chapeaux devant une psyché. Vêtue d’une robe vaporeuse noire et blanche, elle nous accueillit avec son plus éblouissant sourire.

— Monsieur Poirot, vous êtes très aimable d’être venu. Monsieur Moxon (tel était le nom de l’avoué), je suis heureuse aussi de vous voir. Asseyez-vous près de moi et avertissez-moi lorsque je devrai répondre. Ce policier s’imagine que je suis sortie ce matin et que j’ai tué George.

— Pardon, hier soir, rectifia Japp.

— Ne disiez-vous pas à dix heures, ce matin ?

— Non, à dix heures, hier soir.

— Bon, j’ai confondu dix heures du soir avec dix heures du matin.

— Madame, en ce moment il est à peine dix heures, objecta l’inspecteur d’un ton sévère.

Jane ouvrit de grands yeux étonnés.

— Par exemple ! Voilà des siècles que je n’ai été debout à une heure aussi matinale. Vous êtes donc venu me réveiller au petit jour ?

— Un moment, inspecteur, prononça Mr. Moxon, d’une voix calme. Veuillez préciser quand a eu lieu ce… cet événement des plus regrettables ?

— Vers dix heures hier soir, monsieur.

— Dix heures… Mais à cette heure-là je dînais en ville, protesta l’actrice.

D’un geste brusque, elle se couvrit la bouche.

— Oh ! Peut-être n’aurais-je pas dû le dire ?

Du regard, elle interrogea l’avoué.

— Si à dix heures hier au soir vous participiez à un dîner, lady Edgware, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous en informiez l’inspecteur.

— Très bien, dit Japp. Je ne vous demandais que le détail des occupations de votre soirée.

— Vous avez parlé de dix heures sans spécifier si c’était hier ou aujourd’hui. En tout cas, jamais je n’ai été aussi effrayée de ma vie. Croyez-moi, Mr. Moxon. je suis tombée sans connaissance.

— Et chez qui dîniez-vous, lady Edgware ? demanda Japp.

— Chez sir Montagu Corner… à Chiswick.

— À quelle heure y êtes-vous arrivée ?

— Le dîner était pour huit heures et demie.

— Et vous l’avez quitté à quelle heure ?

— Vers onze heures et demie.

— Vous êtes revenue directement ici ?

— Oui.

— Dans un taxi ?

— Non, dans ma voiture. Je la prends en location chez Daimler.

— Pendant le repas, vous n’avez pas quitté la table ?

— C’est-à-dire… que…

— Vous l’avez quittée ?

L’inspecteur me rappelait un chat enserrant une souris entre ses griffes.

— Je ne sais ce que vous insinuez par là. J’ai été appelée au téléphone au cours du repas.

— Qui vous a téléphoné ?

— Je crois qu’il s’agissait d’une mystification. Une voix m’ayant dit :

« — Est-ce bien lady Edgware ?

« J’ai répondu :

« — Elle-même ! » Puis j’ai entendu rire au bout du fil et l’on a raccroché.

— Êtes-vous sortie de la maison pour téléphoner ?

Les yeux de Jane s’écarquillèrent d’étonnement.

— Non, évidemment.

— Combien de temps vous êtes-vous absentée de table ?

— Environ trois minutes.

Après ce coup, Japp demeura effondré. Il ne croyait pas un traître mot de ce que l’actrice venait de dire, mais, ayant reçu sa déclaration, il ne pouvait rien faire avant d’avoir vérifié ses dires.

L’ayant remerciée d’un air froid, il s’en alla.

Nous prîmes également congé, mais lady Edgware retint Poirot.

— Monsieur Poirot, voulez-vous me rendre un service.

— Avec plaisir, madame.

— Câblez de ma part au duc de Merton, à Paris. Il descend à l’hôtel Crillon. Il faut qu’il soit averti de ce qui se passe et j’hésite à lui envoyer ce câble personnellement. Pendant une semaine ou deux, il convient que je joue le rôle de la veuve éplorée.

— Il est tout à fait inutile de lui câbler, madame. Les journaux de Paris parleront sûrement de l’affaire.

— Mais bien sûr ! Monsieur Poirot, vous songez à tout ! Il est, en effet, beaucoup plus prudent de ne point envoyer de câble. Je dois me montrer à la hauteur des circonstances et conserver une certaine dignité dans mon veuvage, puisque tout s’arrange en ce qui me concerne. Sans doute serait-il convenable que j’assiste aux obsèques. Qu’en dites-vous ?

— Il faudra d’abord que vous vous rendiez au tribunal d’enquête.

— Vous avez toujours raison !

Elle ajouta, après une seconde de réflexion :

— Je déteste cet inspecteur de Scotland Yard ! Il m’a fait une peur horrible ! Monsieur Poirot ?…

— Madame ?

— Quelle chance, n’est-ce pas, que j’aie changé d’avis et me sois décidée à assister à ce dîner hier soir !

Poirot se dirigeait vers la porte. En entendant cette phrase, il fit demi-tour :

— Que dites-vous, madame ? Vous avez changé d’avis ?

— Oui. Je voulais m’excuser… Tout l’après-midi j’avais souffert d’une migraine.

Poirot avala sa salive. Il semblait éprouver de la difficulté à parler.

— En avez-vous… en avez-vous… parlé à quelqu’un ?

— Oui. Nous étions toute une bande à prendre le thé et on voulait me faire boire un cocktail. J’ai refusé, disant que ma tête semblait prête à éclater et j’ai déclaré devant tous mes amis que je rentrais chez moi et que je n’irais pas à ce dîner.

— Et pour quelle raison avez-vous ensuite changé d’avis ?

— Ellis m’a fait remarquer que je ne pouvais décemment faire faux bond à mes hôtes. Le vieux lord Montagu est un personnage très influent et extrêmement susceptible. Tout d’abord, je ne voulus rien entendre. Mais Ellis est la prudence même et je ne me repends jamais de suivre ses conseils. Finalement, j’allai à ce dîner.

— Vous devez une fière chandelle à Ellis, madame.

— Je vous crois sans peine.

Elle riait, l’air insouciant.

— Ellis ! appela-t-elle.

La femme de chambre arriva de la pièce voisine.

— M. Poirot me félicite d’avoir suivi votre conseil et de m’être rendue à ce dîner hier soir.

— Cela ne sert à rien de manquer à ses promesses, m’lady. Cela vous arrive trop souvent et certaines personnes ne le pardonnent pas, répondit la femme de chambre.

Jane reprit le chapeau qu’elle essayait au moment de notre entrée et le posa sur sa tête.

— J’exècre le noir, soupira-t-elle, rien ne me va plus mal ! Mais une veuve qui se respecte doit porter le deuil de son mari. Ellis, tous ces chapeaux sont affreux ! Téléphonez à une autre maison de mode.

Poirot et moi nous quittâmes furtivement la pièce.

CHAPITRE VII

LA SECRÉTAIRE

Nous n’avions pas fini de voir Japp. Une heure plus tard, il reparut à notre hôtel et, lançant son chapeau sur la table, il déclara que la malchance s’acharnait sur lui.

— Vous poursuivez votre enquête ? demanda Poirot avec sympathie.

— Oui, répondit Japp tristement, et à moins d’accuser quatorze personnes de faux témoignage, lady Edgware n’a pas commis le crime. Je puis vous l’avouer, monsieur Poirot, je ne m’attendais pas à cela. À première vue, il semblerait que personne autre que lady Edgware pût avoir tué lord Edgware ; elle seule possède un mobile.

— Je ne partage pas du tout votre avis, mais continuez.

— Remarquez que je m’attendais à un truquage quelconque. Ces gens de théâtre se soutiennent. Mais ici la question est tout autre. Les invités d’hier soir, chez lord Montagu, sont de grosses légumes, et nul d’entre eux ne compte l’actrice parmi ses relations ; plusieurs ne la connaissaient même pas. On ne peut donc discuter leur témoignage. J’espérais apprendre qu’elle s’était absentée pendant une demi-heure environ… sous un prétexte quelconque… se remettre un peu de poudre, par exemple. Pas du tout ! Elle a quitté les invités tout juste pour répondre à un appel téléphonique, ainsi qu’elle nous l’a expliqué elle-même ; le maître d’hôtel l’accompagnait… et il a entendu ce qu’elle répondait. Là-dessus encore elle nous a dit la vérité. C’est bizarre, ce coup de téléphone à la blague…

— Bizarre, en effet. Est-ce un homme ou une femme qui a téléphoné ?

— Il me semble que, d’après elle, c’était une femme.

— Voilà qui est étrange, dit Poirot songeur.

— Laissons ce détail de côté. Revenons à un point plus important. La soirée s’est passée exactement comme elle nous l’a déclaré. Elle arriva à neuf heures moins le quart, s’en alla à onze heures et demie et rentra chez elle à minuit moins le quart. J’ai interrogé le chauffeur : il appartient à l’équipe régulière de chez Daimler et le personnel du Savoy a confirmé l’heure du retour.

— Voilà qui paraît concluant.

— Alors que penser de ceux qui l’ont vue à Regent Gate ? Non seulement le maître d’hôtel, mais aussi la secrétaire de lord Edgware : tous deux jurent sur ce qu’ils ont de plus sacré que lady Edgware est venue chez leur maître à dix heures.

— Depuis combien de temps le maître d’hôtel est-il dans la maison ?

— Six mois.

— Mon ami, s’il n’est au service de lord Edgware que depuis six mois, il n’a pu reconnaître lady Edgware, car il ne l’avait pas vue auparavant !

— Il l’a reconnue d’après les photographies reproduites dans les journaux. Quoi qu’il en soit, la secrétaire la connaissait. Elle occupe son emploi chez lord Edgware depuis cinq ou six ans, et elle est la seule à formuler un témoignage absolument affirmatif.

— Ah ! cela m’intéresserait de voir cette femme.

— Eh bien, allons-y maintenant.

— Merci, mon ami, vous m’en voyez enchanté. Hastings est également invité, n’est-ce pas ?

Japp acquiesça et dit :

— Ce meurtre me rappelle l’affaire Elisabeth Canning. Vous en souvenez-vous ? Une vingtaine de témoins certifiaient avoir vu la bohémienne Mary Squires en deux villes différentes. Et des témoins honorables ! Cette Mary Squires était si laide qu’on ne pouvait la prendre pour une autre ! Le mystère n’a jamais été éclairci. Ici, nous retrouvons deux groupes de personnes prêtes à jurer qu’une même femme se trouvait à un moment donné en deux endroits différents. Lesquelles disent la vérité ?

— Cela semble facile à découvrir !

— Que vous dites ! La secrétaire, miss Carroll, connaît parfaitement lady Edgware. Elles ont vécu sous le même toit pendant des mois. Une erreur de sa part paraît impossible.

— Nous l’apprendrons bientôt.

— Qui est l’héritier du titre ? demandai-je.

— Un neveu, le capitaine Ronald Marsh. Un garçon prodigue, à ce qu’on dit.

— D’après le médecin, à quelle heure la victime est-elle morte ? demanda Poirot.

— Nous ne le saurons exactement qu’après l’autopsie. Dix heures semblerait concorder avec le témoignage du personnel de la maison. À neuf heures moins quelques minutes, lord Edgware se leva de table pour se rendre dans le salon-bibliothèque où le maître d’hôtel avait apporté le whisky et le soda. À onze heures, avant de monter se coucher, ce domestique constata que la lumière était éteinte dans ce salon… Lord Edgware devait donc être mort à ce moment-là. Il ne serait pas resté dans l’obscurité.

Poirot hocha pensivement la tête.

Un moment plus tard, nous pénétrions dans la maison, dont les volets étaient à présent clos.

Le beau domestique nous ouvrit la porte.

Japp entra le premier et nous le suivîmes, Poirot et moi. Le maître d’hôtel, debout près de la porte s’ouvrant sur la gauche, ne vit pas tout d’abord Poirot qui se trouvait à ma droite et que dissimulait ma haute stature. Mais soudain, lorsque nous avançâmes dans le vestibule, j’entendis la respiration haletante du domestique. Vivement je me détournai vers lui et m’aperçus qu’il regardait Poirot avec épouvante.

Je consignai ce fait dans ma mémoire, ne sachant encore quelle importance lui attribuer.

Japp entra dans la salle à manger à notre droite.

— Alton, dit-il au maître d’hôtel, rappelez-moi exactement ce qui s’est passé. C’est à dix heures, n’est-ce pas, que cette dame est venue ?

— Lady Edgware ? Oui, monsieur.

— Comment l’avez-vous reconnue ? demanda Poirot.

— Elle m’a dit son nom, monsieur. De plus, j’avais vu son portrait dans les journaux. Je l’ai également vue au théâtre.

— Comment était-elle vêtue ? interrogea encore Poirot.

— En noir, monsieur. Une robe noire d’après-midi et un petit chapeau noir ; un collier de perles et des gants gris.

Poirot interrogea Japp du regard.

— Robe de soirée de taffetas blanc et cape d’hermine blanche, fit le détective d’un ton bref.

Le maître d’hôtel poursuivit son récit, qui concordait exactement avec ce que nous avait déjà dit Japp.

— Aucun autre visiteur n’est venu voir votre maître ? demanda Poirot.

— Non, monsieur.

— Comment était fermée la porte d’entrée ?

— Elle est pourvue d’une serrure Yale, et d’ordinaire avant de me coucher, c’est-à-dire vers onze heures, je mets les verrous… Mais hier soir, miss Geraldine étant à l’Opéra, je n’ai pas touché aux verrous.

— En quel état avez-vous trouvé la porte, ce matin ?

— Elle était verrouillée, monsieur. Miss Geraldine a mis les verrous en entrant.

— Savez-vous à quelle heure elle est entrée ?

— Il devait être minuit moins le quart.

— Comment est-elle entrée ?

— La porte ne pouvait être ouverte de l’extérieur qu’au moyen d’une clef, et de l’intérieur, pour l’ouvrir, il suffisait de tourner la poignée.

— Combien y a-t-il de clefs ?

— Lord Edgware en avait une ; une autre se trouvait dans le meuble du vestibule, précisément celle dont s’est servie miss Geraldine hier soir. C’est tout.

— Dans la maison, personne autre ne détient une clef ?

— Non, monsieur, miss Carroll sonne toujours.

Poirot annonça que c’était tout ce qu’il désirait savoir et nous nous mîmes en quête de la secrétaire. Au premier étage, nous la trouvâmes assise à un grand bureau, en train d’écrire.

Miss Carroll était une personne d’environ quarante-cinq ans, d’aspect correct et de physionomie intelligente. Sa chevelure blonde commençait à grisonner et derrière ses lunettes rondes brillaient deux yeux bleus très vifs. Lorsqu’elle parla, je reconnus la voix claire et nette qui m’avait répondu au téléphone.

— Ah ! monsieur Poirot, dit-elle après que Japp lui eut présenté mon ami, c’est avec vous que je pris, pour mon maître, ce rendez-vous d’hier ?

— Précisément, mademoiselle.

— Eh bien, inspecteur, que puis-je faire pour vous obliger ? reprit-elle.

— Répondre à cette simple question, mademoiselle : Êtes-vous absolument certaine que lady Edgware est venue ici hier soir ?

— Voilà la troisième fois que vous me le demandez. Naturellement, j’en suis sûre ! Je l’ai vue de mes yeux.

— Où cela, mademoiselle ?

— Dans le vestibule. Elle a parlé une minute au maître d’hôtel, puis elle s’est rendue au salon-bibliothèque.

— Où étiez-vous à ce moment ?

— Sur le palier du premier étage. Appuyée sur la rampe, je regardais en bas.

— Vous avez pu faire erreur.

— Impossible ! J’ai parfaitement reconnu son visage.

— Vous avez peut-être été trompée par une ressemblance ?

— Non. Le visage de Jane Wilkinson est unique. C’était bien elle.

Japp lança vers Poirot un coup d’œil qui signifiait : « Hein ? Vous voyez ? »

— Lord Edgware avait-il des ennemis ? demanda subitement Poirot.

— Des ennemis ? Est-ce que de nos jours on a des ennemis ?

— Cependant, lord Edgware a été assassiné…

— Par son épouse, acheva miss Carroll.

— À votre sens, une épouse ne peut être une ennemie ?

— En tout cas, je n’aurais jamais cru possible une telle chose… du moins dans le monde où nous vivons.

De toute évidence, miss Carroll se figurait que les crimes ne sont commis que par des ivrognes ou des voyous.

— Combien de clefs y a-t-il pour la porte d’entrée ?

— Deux, répondit vivement la secrétaire. Lord Edgware en portait toujours une sur lui ; l’autre restait dans le tiroir du meuble du vestibule, de sorte que si quelqu’un devait rentrer tard il pouvait la prendre. Autrefois, il en existait une troisième, mais le capitaine Marsh l’a perdue.

— Le capitaine Marsh venait-il souvent ici ?

— Jusque il y a trois ans, il vivait dans la maison.

— Pourquoi l’a-t-il quittée ?

— Je n’en sais trop rien. Sans doute parce qu’il ne s’entendait guère avec son oncle.

— Je crois bien, mademoiselle, que vous en savez plus long que vous ne voulez dire, suggéra Poirot.

Elle posa ses lunettes sur la table, comme pour mieux le regarder.

— Je ne suis point bavarde, monsieur Poirot.

— Vous pourriez tout de même nous apprendre la vérité au sujet des rumeurs qui courent sur un grave malentendu entre lord Edgware et son neveu.

— Oh ! rien de sérieux. Lord Edgware avait un caractère très difficile.

— Est-ce votre opinion personnelle ?

— Il ne s’agit pas de moi. Je n’ai jamais eu de discussion avec lord Edgware. Il avait en moi une grande confiance.

— Pour ce qui est du capitaine Marsh…, dit Poirot.

— Extravagant et dépensier, il était criblé de dettes. Il existait entre lui et son oncle d’autres causes de dissentiment… que je ne connais pas au juste. À l’issue d’une querelle, lord Edgware lui avait interdit l’entrée de sa maison. Voilà tout.

Elle serra les lèvres, comme pour indiquer qu’elle ne parlerait pas davantage.

Au moment de redescendre, Poirot me prit par le bras.

— Une minute, Hastings. Restez ici, je vais en bas avec Japp. Observez le vestibule jusqu’à ce que nous soyons entrés dans le salon-bibliothèque, où vous nous rejoindrez ensuite.

Depuis longtemps, j’ai perdu l’habitude de poser à Poirot des questions. Je montai donc la garde debout près de la rampe. Poirot et Japp se rendirent d’abord à la porte d’entrée… d’où je ne pouvais les voir. Puis ils reparurent, avançant lentement dans le hall. Mon regard les suivit de dos jusqu’au salon-bibliothèque. J’attendis une minute ou deux puis je dégringolai l’escalier et courus vers la bibliothèque.

On avait enlevé le corps de la victime. Les rideaux étaient tirés et le lustre électrique allumé. Poirot et Japp, arrêtés au milieu de la pièce, regardaient autour d’eux.

— Ici, rien ! déclara Japp.

Poirot répliqua, le sourire aux lèvres :

— Hélas ! Pas de cendre de cigarette… pas d’empreintes sur le parquet… pas un gant de femme… pas la moindre trace de parfum ! Rien de ce que découvrent si à propos les détectives des romans policiers.

Je crus devoir rendre compte de ma mission.

— Tout va bien, Poirot, J’ai surveillé de là-haut, mais personne ne vous épiait, autant que j’aie pu m’en rendre compte.

— Oh ! l’œil vigilant de mon ami Hastings ! fit Poirot sur un ton d’aimable plaisanterie. Voyons, avez-vous remarqué la rose entre mes lèvres ?

— La rose entre vos lèvres ? demandai-je étonné.

Japp éclata de rire.

Je me demandai si mes compagnons devenaient fous, ou si moi-même perdais la boussole.

— Vous ne l’avez pas remarquée, Hastings ? répéta Poirot, cette fois d’un ton chargé de reproche.

— Non. Pour la bonne raison que je ne voyais pas votre visage.

— Peu importe, répondit Poirot imperturbable.

J’étais ahuri.

— Ma foi, déclara Japp, je ne vois rien à faire dans cette pièce. J’aimerais, si c’était possible, revoir la fille de lord Edgware. Je n’ai rien pu en tirer ce matin tant elle était bouleversée.

Il sonna pour appeler le maître d’hôtel.

— Demandez à miss Geraldine si elle peut me recevoir.

L’homme s’éloigna. Ce ne fut pas lui, mais miss Carroll qui reparut quelques minutes plus tard.

— Geraldine dort, expliqua-t-elle. La pauvre enfant a été tellement frappée par la mort tragique de son père ! Lorsque vous êtes parti, je lui ai donné un calmant et maintenant elle est plongée dans un profond sommeil. Dans une heure ou deux, peut-être…

Japp acquiesça.

— En tout cas, ajouta miss Carroll, tout ce qu’elle peut vous dire, je vous le dirai aussi bien.

— Que pensez-vous du maître d’hôtel ? demanda Poirot.

— J’avoue qu’il ne me plaît guère, mais je ne saurais vous en expliquer la raison.

Nous arrivions près de la porte d’entrée.

— Mademoiselle, c’est bien là-haut que vous vous trouviez hier soir ? interrogea Poirot, levant le doigt vers l’escalier.

— Oui. Pourquoi ?

— De là vous avez vu lady Edgware se rendant au salon-bibliothèque ?

— Oui.

— Vous avez vu ses traits distinctement ?

— Sans aucun doute.

— De là-haut, vous ne pouviez discerner sa figure, mais seulement son dos.

Miss Carroll, décontenancée, rougit.

— De dos ! Je l’ai tout de même vue ! J’ai entendu sa voix. Il n’y a pas à s’y méprendre. C’était bien elle… Jane Wilkinson… une femme perverse, s’il en fut !

Et, se détournant, elle se précipita dans l’escalier.

CHAPITRE VIII

POSSIBILITÉS

Japp nous ayant quittés, Poirot et moi allâmes nous asseoir dans un coin tranquille de Regent’s Park.

— À présent, dis-je en riant, je comprends ce que signifiait votre rose entre les dents. Sur le moment, je me demandais si vous perdiez la tête.

Poirot garda son sérieux.

— Mon cher Hastings, je vous félicite de votre esprit d’observation. Le beau maître d’hôtel vous inspire des soupçons parce qu’il semble déplacé dans cette antique demeure. D’autre part, miss Carroll affirmait avoir vu le visage de la visiteuse. Le fait me parut impossible. Elle ne pouvait apercevoir que de dos quelqu’un se dirigeant vers le salon-bibliothèque. Notre expérience a fourni le résultat prévu et j’ai tendu un piège à la respectable demoiselle. Aussitôt, elle a changé de tactique.

— Avouez cependant que son témoignage est resté inébranlable. La voix et la démarche d’une personne suffisent d’ailleurs à la faire reconnaître. Ce sont les deux points les plus caractéristiques de l’être humain.

— Mais ce sont aussi les plus faciles à imiter. Reportez-vous à quelques jours en arrière. Rappelez-vous cette soirée passée au théâtre.

— Carlotta Adams ? Oui, mais elle possède un talent tout spécial.

— D’accord. Et elle pourrait aisément se faire passer pour Jane Wilkinson ailleurs que sur une scène de théâtre.

Une idée soudaine me traversa l’esprit.

— Poirot, vous ne pensez pas que cela soit possible ?

— Cela dépend, Hastings.

— Pour quelle raison Carlotta Adams aurait-elle tué lord Edgware ? Elle ne le connaissait même pas.

— Comment savez-vous si elle le connaissait ou non ? Peut-être existait-il entre eux des liens que nous ignorons. Toutefois, mon hypothèse diffère de la vôtre.

— Vous avez donc une hypothèse ?

— Oui. Dès le début, la possibilité de l’intervention de Carlotta Adams s’est imposée à mon esprit.

— Cependant, Poirot…

— Patience, Hastings ! Permettez-moi de rapprocher certains faits pour votre édification personnelle. Sans nulle réticence, lady Edgware révèle les mauvais rapports qui existent entre elle et son mari et va même jusqu’à parler de le tuer. Nous ne sommes pas les seuls témoins : sa femme de chambre et Bryan Martin entendent également ce propos, et peut-être aussi Carlotta Adams. D’autres peuvent les avoir répétés. Et ce soir-là même on vante la façon étonnante dont Carlotta imite Jane Wilkinson. Qui possède un mobile de supprimer lord Edgware ? Sa femme.

« Supposons maintenant qu’un autre personnage désire assassiner lord Edgware. Il a sous la main une fausse coupable tout indiquée. Et le jour où Jane Wilkinson annonce que, fatiguée par la migraine, elle passera la soirée chez elle, le plan est mis à exécution.

« Il faut absolument que Jane soit vue pénétrant dans l’hôtel de son mari. Eh bien, on la voit et elle n’hésite pas à proclamer son identité. Cela, par exemple, c’est excessif !

« Autre détail… bien infime, je l’admets. La femme qui est entrée dans la maison de Regent Gate hier soir était vêtue de noir. Or, Jane Wilkinson déteste le noir et n’en porte jamais. Elle-même nous l’a dit. Imaginons à présent que la visiteuse en question n’était pas Jane Wilkinson, mais une personne se faisant passer pour elle : cette personne serait-elle la meurtrière ?

« Ou bien une tierce personne se serait-elle introduite dans l’hôtel pour tuer lord Edgware ? Dans cette dernière hypothèse, la personne dont il s’agit serait-elle arrivée avant ou après la visite de la prétendue lady Edgware ? Si elle est arrivée après, comment aurait-elle expliqué sa présence ?… Elle peut avoir surpris la bonne foi du maître d’hôtel, qui ne la connaissait pas, et celle de la secrétaire qui ne l’a pas vue de près, mais elle ne pouvait espérer donner le change au mari. Ou peut-être y avait-il déjà un cadavre dans la pièce ? Lord Edgware fut-il tué avant l’entrée de cette femme dans la maison ?…

— De grâce, Poirot, ma tête éclate !

— Mon ami, nous ne faisons qu’envisager des possibilités. Comme dans un magasin de confections, lorsque nous essayons des vêtements. Celui-ci va-t-il ? Non ! Et celui-là ? Pas encore ! Et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous ayons atteint la perfection, autrement dit la vérité.

— Qui a pu commettre ce crime ?

— Il est encore trop tôt pour parler. D’abord, cherchons qui a intérêt à désirer la suppression de lord Edgware. Le neveu qui hérite ? Trop facile. Malgré les protestations de miss Carroll, ne repoussons pas a priori la question des ennemis. Un homme du genre de lord Edgware me semble, au contraire, capable de susciter bien des haines.

— Je partage entièrement votre avis.

— Toujours est-il que celui ou celle qui a commis le crime comptait sur l’impunité. Songez donc, Hastings, si Jane Wilkinson n’avait changé sa décision à la dernière minute, elle ne possédait aucun alibi. Elle serait restée dans sa chambre à l’hôtel Savoy et il eût été pour ainsi dire impossible de le prouver. On l’eût arrêtée, jugée, et probablement condamnée… Un fait m’intrigue. L’intention de lui imputer le meurtre de son mari reste visible, mais alors que penser du coup de téléphone ? Pourquoi une personne inconnue lui aurait-elle téléphoné à Chiswick, et, après s’être assurée de sa présence au dîner de sir Montagu, aurait-elle raccroché le récepteur ? Cela vers neuf heures et demie, sûrement avant l’assassinat… Tout indique que le meurtrier n’a pas téléphoné… car celui-ci a tout machiné pour qu’on accusât Jane. À mon avis, nous sommes en présence de deux séries de circonstances distinctes.

— Peut-être y a-t-il une coïncidence ?

— Non, non, tout ne peut pas être coïncidence dans la vie. Voilà six mois, une lettre a été supprimée. Pourquoi ? Trop de faits demeurent inexpliqués. Il doit exister entre eux un lien quelconque… Il y a aussi cette histoire que Bryan Martin est venu nous raconter.

— Voyons, Poirot, cela n’a rien à voir avec le meurtre de lord Edgware !

— Hastings, vous êtes aveugle ! Vous refusez de comprendre que tous ces faits juxtaposés forment un ensemble encore assez confus pour l’instant, mais qui petit à petit s’éclairera.

J’essayai avec désespoir de réfléchir.

— C’est impossible ! m’écriai-je soudain. Carlotta Adams est une femme si sympathique.

— Je ne pense pas qu’elle soit coupable, Hastings. Elle est trop fine et trop intelligente pour cela. Sans doute lui a-t-on laissé ignorer qu’un crime se préparait avec sa complicité. Elle a prêté une aide innocente. Mais alors…

Il s’interrompit, les sourcils froncés.

— … Alors, elle apprendra la nouvelle aujourd’hui dans les journaux. Elle se rendra compte…

Tout à coup, Poirot poussa un cri rauque.

— Vite, Hastings ! Vite ! Je ne suis qu’un imbécile ! Un taxi ! Un taxi ! Tout de suite !

J’étais stupéfait. Il héla une voiture qui passait et nous y montâmes.

— Connaissez-vous son adresse ?

— L’adresse de Carlotta ?

— Bien sûr ! Répondez ! Son adresse, Hastings ?

— Je ne la connais pas.

Poirot jura entre ses dents.

— L’annuaire du téléphone ? Non, elle n’y figure certainement pas. Alors, au théâtre !

Au théâtre, on ne paraissait guère disposé à nous communiquer l’adresse de Carlotta, mais Poirot insista et l’obtint. La jeune actrice habitait un appartement dans un immeuble à proximité de Sloane Square. Nous y parvînmes enfin. Poirot bouillonnait d’impatience.

— Pourvu que je n’arrive pas trop tard, Hastings ! Pourvu que je n’arrive pas trop tard !

— Pourquoi cette hâte ? Vraiment, Poirot, je ne vous comprends pas. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie qu’il m’a fallu beaucoup trop de temps pour me rendre à l’évidence ! Pourvu que nous arrivions à temps !

CHAPITRE IX

LE SECOND MEURTRE

Je ne devinais pas le motif de l’agitation de Poirot, mais je connaissais suffisamment mon ami pour savoir qu’il n’agissait pas à la légère.

Poirot sauta du taxi, régla le chauffeur et s’engouffra dans l’immeuble. L’appartement de miss Adams se trouvait au premier étage, ainsi que nous en fûmes informés par une carte de visite collée sur une planchette.

Poirot monta l’escalier quatre à quatre, sans rappeler l’ascenseur arrêté à un des étages supérieurs. Je le suivis. Il sonna. Après un court instant, la porte s’ouvrit et nous vîmes une femme d’âge moyen, aux cheveux tirés en arrière et dont les paupières rougies indiquaient qu’elle venait de pleurer.

— Miss Adams ? demanda vivement Poirot.

La femme le dévisagea.

— Vous ne savez donc pas ?

— Quoi ? Que se passe-t-il ?

Poirot avait pâli et je pressentis que l’événement qu’il redoutait venait de se produire.

— Elle est morte, dit la femme. Morte pendant son sommeil !

Poirot s’appuya au chambranle de la porte.

— Trop tard, murmura-t-il.

Son émotion était si visible que la femme le considéra avec plus d’attention.

— Excusez-moi, monsieur. Êtes-vous un de ses amis ? Je ne me rappelle pas vous avoir vu jusqu’à présent.

Sans répondre à cette remarque, Poirot demanda à brûle-pourpoint :

— Avez-vous appelé le médecin ? Qu’a-t-il dit ?

— Elle a pris une trop forte dose de narcotique. C’est épouvantable ! Ces drogues sont tellement dangereuses ! Le médecin dit que c’est du véronal.

Poirot se redressa soudain et devint autoritaire.

— Il faut que j’entre, dit-il.

La femme fut prise de soupçons.

— Je ne crois pas que…

Poirot se servit du seul moyen à sa disposition.

— Il est indispensable que je visite l’appartement. Je suis un détective chargé de mener une enquête sur les circonstances de la mort de votre maîtresse.

Étonnée, la femme nous laissa passer.

— Ce que je viens de vous dire, lui expliqua Poirot, est strictement confidentiel. Ne le répétez pas. Il faut que l’on continue à croire que miss Adams est morte accidentellement. Veuillez me donner le nom et l’adresse de son médecin.

— Docteur Heath, 17, Carlistle Street.

— Votre nom ?

— Bennett… Alice Bennett.

— À ce que je vois, vous étiez attachée à miss Adams.

— Oh ! oui ! monsieur. Elle était si bonne et si gentille ! J’étais déjà à son service l’année dernière lorsqu’elle vint à Londres. Elle ne ressemblait pas du tout à certaines actrices. C’était vraiment une personne très comme il faut.

— Vous avez dû éprouver une vive émotion en découvrant sa mort, observai-je avec sympathie.

— Oh ! oui, monsieur. À neuf heures et demie, ce matin, je lui apportai son thé comme d’habitude. Elle paraissait dormir. J’ai posé le plateau sur ta table pour ouvrir les rideaux. Un des anneaux se trouvant pris, il m’a fallu tirer très fort et je me suis détournée pour voir si je n’avais pas réveillé ma maîtresse. Soudain, un détail me frappa… un détail dans sa façon peu naturelle de rester étendue. Je m’approchai du lit et lui pris la main. Elle était glacée, monsieur, et je poussai un cri.

Elle s’arrêta en pleurant.

— Je comprends votre frayeur, dit Poirot d’une voix douce. Miss Adams absorbait-elle souvent des drogues pour s’endormir ?

— De temps à autre, quand elle souffrait de la tête, elle avalait un petit comprimé… des petits comprimés dans un flacon. Mais, d’après le docteur, elle aurait pris autre chose cette nuit.

— N’a-t-elle reçu aucune visite dans la soirée ?

— Non, monsieur. Elle est sortie hier soir.

— Vous a-t-elle dit où elle allait ?

— Non, monsieur. Elle est descendue vers sept heures.

— Comment était-elle habillée ?

— En noir, monsieur. Une robe noire et un chapeau noir.

— Portait-elle des bijoux ?

— Un simple collier de perles, monsieur.

— Et des gants… gris ?

— Oui, monsieur, des gants gris.

— Maintenant, veuillez me dire quel était son état d’esprit. Était-elle gaie ? Pensive ? Triste ? Agitée ?

— Quelque chose devait l’amuser. Elle souriait toute seule.

— À quelle heure est-elle rentrée ?

— Un peu après minuit.

— Et alors ? Comment l’avez-vous trouvée ? La même qu’avant sa sortie ?

— Très lasse, monsieur.

— Pas troublée ou angoissée ?

— Oh ! non, monsieur. Elle paraissait plutôt gaie, mais elle se plaignait de sa fatigue. Elle a essayé de téléphoner, puis comme cela n’a pas réussi, elle a dit qu’elle demanderait la communication au matin.

— Ah !…

Les yeux de Poirot brillaient d’animation. Il reprit ses questions d’une voix qui essayait de demeurer calme :

— Avez-vous entendu le nom de la personne qu’elle appelait ?

— Non, monsieur. Elle a simplement demandé le numéro et attendu un petit instant. L’employée a dû lui dire, comme d’habitude : « J’essaie de l’avoir. » Elle a répondu : « Très bien », puis elle a bâillé et a dit : « Ma foi, tant pis ! Je n’attends plus. J’ai trop envie de dormir. » Elle a raccroché le récepteur et ensuite s’est déshabillée.

— Quel numéro a-t-elle demandé ? Vous en souvenez-vous ?

— Excusez-moi, monsieur, mais je ne le sais pas. Tout ce que je me rappelle, c’est le nom du bureau central : « Victoria ». Je n’y prêtais pas spécialement attention.

— A-t-elle mangé ou bu quelque chose avant de s’endormir ?

— Une tasse de lait chaud, selon sa coutume.

— Qui l’a préparée ?

— Moi-même, monsieur.

— Et personne n’est venu ici dans la soirée ?

— Personne, monsieur.

— Et dans l’après-midi ?

— Je ne me souviens pas d’avoir vu quelqu’un. Miss Adams a déjeuné en ville et a pris son thé dehors. Elle est rentrée à six heures.

— Quand le lait est-il arrivé… le lait qu’elle a bu au moment de se coucher ?

— Elle a bu le lait livré dans l’après-midi, monsieur. Le garçon laitier le dépose à la porte à quatre heures. Je suis sûre, monsieur, qu’il n’y avait rien de mauvais dans ce lait ; ce matin, j’en ai versé moi-même dans mon thé. Et le médecin a affirmé qu’elle avait pris quelque drogue pour s’endormir.

— Je puis me tromper, dit Poirot… Il est fort possible que je me trompe. Quoi qu’il en soit, je verrai le médecin. Vous comprenez, miss Adams avait des ennuis. En Amérique, l’existence diffère totalement de celle que nous menons ici.

— Je le sais bien. J’ai lu les exploits des gangsters de Chicago. Ce pays regorge de bandits et les policemen ne valent guère mieux. Ce n’est pas comme les nôtres.

Le chauvinisme d’Alice Bennett le dispensant de plus amples explications, Poirot abandonna ce sujet.

Son regard rencontra par hasard une petite valise posée sur une chaise.

— Miss Adams a-t-elle emporté ce sac au moment de sortir, hier soir ?

— Elle l’a pris le matin, monsieur. Elle ne l’avait pas quand elle revint à l’heure du thé, mais elle l’a rapporté hier soir.

— Ah ! Vous permettez que je l’ouvre ?

Alice Bennett aurait tout permis. Comme la plupart des femmes prudentes et soupçonneuses, une fois sa méfiance vaincue, on la tournait comme on voulait, et Poirot pouvait maintenant agir à sa guise.

La mallette n’étant point fermée à clef, il l’ouvrit.

— Vous voyez, Hastings, vous voyez ? murmura Poirot, tout ému.

Le contenu de la valise donnait plutôt à réfléchir.

Dans une boîte de maquillage se trouvaient deux de ces appareils qui, placés dans les chaussures, grandissent une personne de quelques centimètres. Je remarquai également une paire de gants gris, et, enveloppée dans du papier de soie, une élégante perruque de cheveux dorés, de la même nuance que ceux de Jane Wilkinson, et, comme les siens, partagés au milieu du front et bouclés sur la nuque.

— Doutez-vous encore ? me demanda Poirot.

Il referma la mallette et se tourna vers la domestique.

— Savez-vous avec qui miss Adams a dîné hier soir ?

— Non, monsieur.

— Avec qui elle a déjeuné ou pris le thé ?

— Pour le thé, je n’en sais rien, mais elle a déjeuné avec miss Driver.

— Miss Driver ?

— Sa grande amie, qui dirige une maison de modes dans Moffatt Street, au-delà de Bond Street. Geneviève, telle est l’enseigne du magasin.

Poirot inscrivit l’adresse dans son calepin, au-dessous de celle du médecin.

— Encore une question, madame. Vous souvenez-vous des paroles de miss Adams lorsqu’elle est rentrée ici vers six heures… n’a-t-elle pas dit ou fait quelque chose de particulièrement extraordinaire ?

— Je ne vois pas, monsieur. Je lui ai demandé si elle voulait du thé, et elle m’a répondu qu’elle en avait déjà pris.

— Ah ! oui ! Elle avait déjà pris le thé ? interrompit Poirot. Pardon, madame, continuez.

— Après quoi, elle s’est mise à faire sa correspondance jusqu’au moment où elle est ressortie.

— Savez-vous à qui elle écrivait ?

— Oui, monsieur. Elle n’a écrit qu’une lettre à sa sœur, à Washington. Elle lui écrivait régulièrement deux fois par semaine. Elle emporta la lettre pour la mettre elle-même à la poste, afin de ne pas manquer le courrier. Mais elle l’oublia dans son sac.

— La lettre y est encore ?

— Non, monsieur, Mademoiselle s’en est souvenue hier soir au moment de se mettre au lit. J’ai couru au bureau de poste, j’ai collé un timbre supplémentaire sur l’enveloppe et l’ai glissée dans la boîte spéciale, en sorte que la lettre arrivera à temps.

— Ah !… et la poste se trouve loin d’ici ?

— Non, monsieur, juste au coin de la rue.

— Aviez-vous fermé à clef la porte de l’appartement derrière vous ?

— Je ne la ferme jamais quand je m’absente pour si peu de temps.

Poirot allait parler, mais il se retint.

— Voudriez-vous voir ma maîtresse ? demanda la domestique pleurant de nouveau. Elle est si belle !

Nous suivîmes Bennett dans la chambre à coucher.

Carlotta reposait, l’air paisible. Elle semblait beaucoup plus jeune qu’à la soirée du Savoy. On eût dit une enfant terrassée par le sommeil.

Poirot, une étrange expression sur son visage, l’observa longuement.

— Hastings, me dit-il lorsque nous descendions l’escalier, j’ai fait un serment.

Je ne lui demandai pas la nature de ce serment. Je la devinais sans peine.

Une minute plus tard, il ajouta :

— En tout cas, mon esprit est soulagé d’un gros souci. Je n’aurais pu la sauver : elle était déjà morte quand j’ai appris l’assassinat de lord Edgware. Cette pensée me console…

CHAPITRE X

JENNY DRIVER

Nous nous rendîmes ensuite chez le médecin dont l’adresse nous avait été donnée par la bonne de miss Adams.

C’était un petit vieillard remuant, d’une personnalité plutôt vague. Il connaissait Poirot de réputation et exprima son plaisir de le voir en chair et en os.

— Eh bien, monsieur Poirot, que puis-je faire pour vous être utile ? lui demanda-t-il.

— Ce matin, docteur, vous avez été appelé au chevet de miss Carlotta Adams ?

— Oui !… Pauvre fille !… Excellente actrice !… Quelle triste fin ! Pourquoi tant de jeunes femmes de talent s’adonnent-elles aux stupéfiants !

— Vous croyez qu’elle prenait des stupéfiants ?

— Professionnellement, je ne devrais peut-être pas le dire. En tout cas, elle ne recourait point aux piqûres ; je n’ai relevé aucune trace d’aiguille sur l’épiderme. Elle n’absorbait peut-être pas de véronal chaque soir, mais il est évident qu’elle en usait depuis pas mal de temps.

— Qu’est-ce qui vous le fait penser ?

— Ceci… Ah ! diable ! Où donc l’ai-je fourré ?

Il fouilla dans une petite valise.

— Ah ! voici !

Il nous montra un sac à main en maroquin noir.

— Il y aura une enquête, cela va de soi. Aussi ai-je jugé bon d’emporter ceci, de crainte que la bonne n’y touchât.

Il retira du sac une petite boîte en or, sur laquelle se lisaient les initiales C. A. en rubis ; il l’ouvrit ; la boîte était presque pleine d’une poudre blanche.

— Du véronal, expliqua-t-il. Regardez ce qu’il y a écrit dedans.

À l’intérieur du couvercle était gravée cette inscription :

Souvenir de D. à C. A. Paris, le 10 novembre.

Doux rêves.

— Le 10 novembre, murmura Poirot.

— Parfaitement, et nous voici en juin, son habitude de la drogue date au moins de six mois, et comme l’année ne figure point, elle pourrait aussi bien remonter à dix-huit mois, à deux ans et demi…

— « Paris. D. », répéta Poirot, songeur.

— Oui. Cette indication vous met-elle sur la voie ? À propos, je ne vous ai point demandé à quel titre vous vous intéressez à cette affaire ? Probablement avez-vous de bonnes raisons. Vous voudriez savoir s’il s’agit d’un suicide ? Je n’ose rien affirmer. Nul, d’ailleurs, ne saurait vous le dire. D’après la domestique, miss Adams était hier d’excellente humeur. Je pencherais plutôt pour l’hypothèse de l’accident. Les effets du véronal sont très capricieux : vous en prenez de fortes doses impunément et parfois une dose infime suffit à vous plonger dans le sommeil éternel. Je considère l’usage de ce narcotique comme extrêmement dangereux. Sans aucun doute, l’enquête conclura-t-elle à une mort accidentelle. Désolé, monsieur Poirot, de ne pouvoir vous fournir d’autres renseignements.

— Voulez-vous me permettre d’examiner le contenu du petit sac de miss Adams ?

— Volontiers.

Poirot vida le sac de maroquin sur la table. Il en tira un mouchoir de batiste aux initiales C.M.A., brodées dans un coin, une houppette à poudre, un bâton de rouge, un billet d’une livre sterling avec quelque menue monnaie, et des lunettes aux verres cerclés d’or et d’une forme strictement classique.

Poirot examina ce dernier objet avec curiosité.

— Tiens ! j’ignorais que miss Adams se servît de lunettes, peut-être les mettait-elle seulement pour lire.

Le docteur prit l’objet et l’examina.

— Non, ce sont des verres pour le dehors, affirma-t-il. Des verres très grossissants : leur propriétaire doit être très myope.

— Vous ne savez pas si miss Adams…

— Jusqu’ici je ne l’ai jamais soignée. Je n’ai été appelé qu’une seule fois chez elle, un jour que la bonne s’était blessée au doigt. Miss Adams, que je vis à cette occasion, ne portait certainement pas de lunettes.

Poirot remercia le médecin et nous primes congé.

Mon ami paraissait fort intrigué.

— Sans doute me suis-je fourvoyé, observa-t-il.

— Au sujet de la substitution de personnalité ?

— Non, ce fait reste acquis. Je veux parler de la mort de miss Adams. De toute évidence, elle avait du véronal sous la main et, se sentant lasse et énervée hier soir, elle en aura absorbé une forte dose pour s’assurer une bonne nuit de sommeil.

Il s’arrêta brusquement et, à la grande surprise des passants, frappa dans ses mains.

— Non ! non ! non ! et non ! déclara-t-il. Pourquoi un accident se produirait-il précisément à un moment si propice ? Il ne s’agit ni d’un accident, ni d’un suicide. Non, en jouant son rôle dans l’affaire, Carlotta avait signé son arrêt de mort. On a choisi le véronal simplement parce qu’on savait qu’elle en prenait parfois et en possédait une boîte. En ce cas, le meurtrier devait la connaître intimement. Qui est « D. », Hastings ? Je donnerais gros pour le savoir.

— Poirot, lui dis-je, comme il restait planté sur le trottoir, nous ferions mieux d’avancer. Tout le monde nous regarde.

— Ah ? Vous croyez ? Cela ne me dérange nullement. Du reste, prenons un taxi.

Il agita sa canne vers un chauffeur qui passait et lui demanda de nous conduire chez « Geneviève », Moffatt Street.

« Geneviève » était une de ces entreprises de mode qui s’annoncent par un chapeau féminin de forme excentrique garni d’une écharpe et exposé dans une boîte de verre.

On accédait à son centre d’activité, situé au premier étage de l’immeuble, par un escalier prétentieusement orné. Nous lûmes sur l’écriteau de la porte : Geneviève. Entrez sans frapper. Nous nous trouvâmes dans une petite pièce encombrée de chapeaux. Une blonde créature d’allure imposante s’avança vers nous en jetant à Poirot un regard soupçonneux.

— Miss Driver ? demanda Poirot.

— Je ne sais si Madame est visible. Que lui voulez-vous ?

— Veuillez dire à miss Driver qu’un ami de miss Adams désire lui parler.

La créature blonde n’eut pas le temps de s’acquitter de cette mission. Un rideau de velours s’agita violemment et une petite femme vive, aux cheveux flamboyants, apparut.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Est-ce à miss Driver que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui. Qu’y a-t-il au sujet de Carlotta ?

— Comment ? Vous ne savez pas la triste nouvelle ?

— Quelle triste nouvelle ?

— Miss Adams est morte cette nuit pendant qu’elle dormait. Elle a dû absorber une trop forte dose de véronal.

La jeune femme ouvrit de grands yeux.

— Mais, c’est affreux ! Pauvre Carlotta ! Je ne puis le croire. Hier encore, elle était pleine de vie et de santé !

— Pourtant c’est la vérité, mademoiselle. Il est maintenant une heure. Si vous vouliez nous faire l’honneur, à mon ami et à moi, d’accepter de déjeuner avec nous, nous vous en serions reconnaissants. Je tiendrais à vous poser plusieurs questions.

La jeune femme examina Poirot des pieds à la tête. Douée d’une nature combative, elle évoquait pour moi un roquet prêt à mordre.

— D’abord, qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’un ton hargneux.

— Je m’appelle Hercule Poirot et je vous présente mon ami, le capitaine Hastings.

Je m’inclinai.

— J’ai entendu parler de vous, dit-elle brusquement. Je vous suis.

Elle appela la grosse blonde.

— Dorothy.

— Oui, Jenny.

— Mrs Lester va venir essayer le modèle « Rose Descartes » qu’elle a commandé. Faites-la patienter. Je ne serai pas longue. À tout à l’heure.

Elle prit un petit chapeau noir, le plaça sur l’oreille, se poudra le nez, puis se tourna vers Poirot.

— Me voici prête.

Cinq minutes plus tard, nous étions assis dans un petit restaurant de Dover Street. Poirot avait donné des ordres au garçon et on nous servit des cocktails.

— À présent, dit Jenny Driver, je voudrais savoir le fin fond de l’affaire. Dans quel guêpier est allée se fourrer cette pauvre Carlotta ?

— Elle a donc été mêlée à une intrigue quelconque, mademoiselle ?

— Ah çà ! qui doit poser des questions, vous ou moi ?

— Excusez-moi, mademoiselle, mon intention était de le faire moi-même, répondit Poirot en riant. D’après ce qu’on m’a dit, Carlotta et vous étiez de grandes amies ?

— Certes.

— Eh bien, mademoiselle, sachez tout d’abord que j’agis avec le ferme dessein de défendre la mémoire de votre amie défunte. Je vous en donne ma parole d’honneur.

Jenny Driver réfléchit un instant, puis elle fit un léger signe de tête et répondit :

— Je vous crois. Allez-y ! Que désirez-vous savoir ?

— Il paraît que votre amie a déjeuné avec vous hier ?

— C’est exact.

— Vous a-t-elle informé de son programme pour la soirée ?

— Pas précisément.

— Mais elle vous a mise au courant de certaines choses ?

— Elle m’a parlé, en effet, de différents projets ayant sans doute quelque rapport avec ce qui vous amène. Ne perdez pas de vue qu’elle m’a dit cela à titre confidentiel.

— C’est entendu, mademoiselle.

— Voyons… Mieux vaut que je vous raconte cela à ma manière.

— Comme il vous plaira, mademoiselle.

— Eh bien, voici. Carlotta m’a paru très agitée, contrairement à son habitude. Elle n’a rien voulu préciser, sous prétexte qu’elle avait promis le secret. Mais quelque chose lui trottait par la tête. J’ai dans l’idée qu’il devait s’agir d’une mystification énorme.

— Une mystification ?

— C’est le mot qu’elle a employé. Elle ne m’a donné aucun détail, mais… (Ici, Jenny Driver fronça le sourcil.) Carlotta, d’un caractère plutôt sérieux, se consacrait entièrement à son travail et ne goûtait guère les farces. Il a fallu, à mon avis, que quelqu’un la poussât… Je pense… remarquez bien qu’elle ne me l’a pas dit…

— Je comprends. Que pensez-vous, mademoiselle ?

— Je pense… j’en suis presque certaine… que Carlotta en faisait plutôt une question d’argent. En réalité, Carlotta était assez intéressée ; elle avait un sens aigu des affaires. Il devait s’agir d’une forte somme à toucher, car j’ai rarement vu mon amie aussi enthousiaste. J’eus l’impression qu’elle avait fait un pari et était presque sûre de gagner. Et pourtant, cela m’étonnait : Carlotta ne jouait jamais. Quoi qu’il en soit, je suis sûre qu’il était question d’argent.

— Elle ne vous a rien confié ?

— N…on. Mais elle me parla de ses projets d’avenir. Elle ferait venir sa sœur d’Amérique et elles vivraient ensemble à Paris. Elle adorait sa jeune sœur, une musicienne, mais de santé fragile. Voilà tout ce que je sais. Est-ce suffisant ?

Poirot fit un signe de tête affirmatif.

— Oui. Cela confirme mes hypothèses. Je me doutais bien que miss Adams serait liée par le secret ; toutefois, je me figurais qu’étant femme elle oublierait sa promesse en bavardant avec une amie intime.

— J’ai essayé de la faire parler, avoua Jenny, mais elle riait, disant qu’elle me raconterait tout plus tard.

Poirot, au bout d’un instant, reprit :

— Avez-vous entendu parler de lord Edgware ?

— L’homme qui a été assassiné ?

— Oui. Savez-vous si miss Adams le connaissait ?

— Je… Ah ! J’y suis. Attendez !… Carlotta a prononcé ce nom une fois… d’un ton haineux.

— Haineux ?

— Oui. Elle disait que ce genre d’individus, par leur cruauté et leur égoïsme, empoisonne l’existence d’autrui. Et que s’il mourait ce serait un bienfait pour la société.

— Quand vous a-t-elle dit cela, mademoiselle ?

— Il y a environ un mois.

— Et à quel propos ?

Jenny Driver se creusa la cervelle quelques instants, puis secoua la tête.

— Impossible de me le rappeler. Sans doute parlait-on de lord Edgware dans le journal. Je me souviens que j’ai trouvé bizarre la sévérité de Carlotta envers cet homme qu’en somme elle ne connaissait pas.

— En effet, observa Poirot.

Puis il demanda :

— Savez-vous si miss Adams avait l’habitude de prendre du véronal ?

— Ma foi, non. Je n’ai jamais vu mon amie prendre de drogues, et je ne l’ai jamais entendue en parler.

— N’avez-vous pas vu dans son sac à main une petite boîte en or portant des initiales en rubis : C.A.

— Une petite boîte en or ?… Non !

— Savez-vous où se trouvait miss Adams en novembre dernier ?

— Laissez-moi me souvenir. En novembre, elle est repartie pour les États-Unis… vers la fin du mois, il me semble. Auparavant, elle vivait à Paris.

— Seule ?

— Évidemment ! Carlotta n’était pas de ces sortes de femmes qui courent les aventures.

— Mademoiselle, je vais vous poser une question importante. Y a-t-il eu un homme dans la vie de miss Adams ?

— Ma réponse sera : Non. Depuis que je la connais, je l’ai toujours vue absorbée par son travail et le souci de sa jeune sœur. Elle se considérait comme chef de famille et prenait ses responsabilités à cœur. Donc, strictement parlant, je répondrai : Non !

— Et parlant un peu moins strictement ? suggéra Poirot.

— Cela ne m’étonnerait pas que, récemment, Carlotta ait eu une petite affaire sentimentale.

— Ah !

— Remarquez-le bien : tout ceci n’est que supposition de ma part. Depuis quelque temps, je la trouvais changée… distraite… Ce n’est qu’une impression personnelle et je puis fort bien me tromper.

— Merci, mademoiselle, dit Poirot. Encore un détail. Miss Adams avait-elle une amie dont le nom commence par D ?

— « D. » ? dit Jenny Driver pensive, « D. » ? Je ne vois personne.

CHAPITRE XI

UNE BELLE ÉGOÏSTE

Poirot ne s’attendait pas, j’imagine, à une autre réponse. Cependant, il hocha tristement la tête et demeura un moment perdu dans ses pensées. Jenny Driver se pencha vers lui, les coudes sur la table.

— Et maintenant, monsieur Poirot, consentiriez-vous à m’apprendre quelque chose ?

— Mademoiselle, tout d’abord permettez-moi de vous féliciter. Vos réponses font honneur à votre intelligence. Vous êtes une femme de valeur. Pour le moment, je ne puis vous révéler que quelques faits.

Après une pause, il parla d’une voix calme.

— Cette nuit, lord Edgware a été assassiné dans son salon-bibliothèque. À dix heures du soir, une femme, que je soupçonne être votre amie Carlotta Adams, s’est présentée chez lui sous le nom de lady Edgware. Elle portait une perruque blonde et s’était maquillée à la ressemblance de la véritable lady Edgware qui, vous le savez probablement, n’est autre que miss Jane Wilkinson, la célèbre artiste. Miss Adams, si c’était elle, ne resta que quelques minutes. Elle quitta la maison de lord Edgware à dix heures cinq, mais ne rentra chez elle qu’après minuit. Elle se coucha, après avoir absorbé une forte dose de véronal. À présent, mademoiselle, vous comprenez pourquoi je vous ai posé certaines questions.

Jenny poussa un profond soupir.

— Oui. Je comprends à présent, et je crois que vous avez raison, monsieur Poirot : ce doit être elle qui est allée chez lord Edgware. Elle a acheté un chapeau neuf hier.

— Ah !

— Oui, et elle désirait qu’il cachât le côté gauche du visage.

Ici, je me permettrai quelques mots d’explication, car j’ignore quand ces lignes seront lues. J’ai déjà vu se succéder plusieurs modes de chapeaux féminins : la cloche qui dissimulait le visage à tel point qu’il était presque impossible de reconnaître ses amies, la toque qui descend sur le front, le bibi qui se met de côté, le béret, et bien d’autres. En ce mois de juin où ces événements se passent, le chapeau à la mode affectait la forme d’une assiette à soupe renversée et se portait fixé, comme par succion, sur une oreille, laissant l’autre côté de la figure et de la tête entièrement livré aux regards.

— Il me semble que les chapeaux se portent sur l’oreille droite ? observa Poirot.

La petite modiste acquiesça d’un signe de tête.

— Nous en réservons toujours quelques modèles pour nos clientes qui, par goût personnel, désirent se coiffer du côté gauche, expliqua-t-elle. Carlotta avait-elle une raison particulière de choisir un chapeau qui dissimulât le côté gauche de son visage ?

Je me souvins alors que la porte d’entrée de la maison de Regent Gate s’ouvrait à gauche, de sorte que le visiteur ne pouvait échapper de ce côté-là à l’attention du maître d’hôtel. Je me rappelai également que Jane Wilkinson (je l’avais remarqué l’autre soir) était affligée d’un léger signe de la peau au coin de l’œil gauche.

Je communiquai ces réflexions à Poirot qui approuva.

— C’est vrai. Vous avez parfaitement raison, Hastings. Voilà qui explique le choix du chapeau.

Jenny se redressa soudain.

— Monsieur Poirot, dit-elle, vous ne soupçonnez pas au moins Carlotta d’avoir… commis le crime ? Ce n’est point parce qu’une fois elle a mal parlé devant moi que vous pourriez vous imaginer…

— Non, non, mais il est tout de même curieux qu’elle vous ait fait ces confidences. Je voudrais connaître le motif de son ressentiment contre lord Edgware. Que savait-elle sur cet homme pour qu’il lui ait inspiré un tel jugement ?

— Je n’en sais rien, mais je donnerais ma tête à couper qu’elle ne l’a pas tué. Elle est… oh ! elle était trop raffinée.

— Bravo ! approuva Poirot. Vous exprimez excellemment ma façon de penser. Dans un meurtre, la psychologie de l’assassin entre en jeu. Ici nous sommes en présence d’un crime scientifique…

— Scientifique ?

— Oui. Le meurtrier savait exactement l’endroit où il devait frapper pour atteindre les centres vitaux à la base du crâne.

— Peut-être est-ce un médecin ? observa Jenny.

— Miss Adams comptait-elle un médecin au nombre de ses amis ?

Jenny secoua la tête.

— Pas en Angleterre en tout cas, car elle m’en aurait sûrement parlé.

— Encore une question : Miss Adams portait-elle des lunettes ?

— Des lunettes !… Jamais de la vie !

— À propos, miss Adams connaissait-elle Bryan Martin ? demanda Poirot.

— Oh ! oui. Elle l’a connu tout enfant, mais ils ne se voyaient plus que rarement. Carlotta le trouvait trop infatué par le succès.

Jenny consulta sa montre et poussa un cri.

— Je me sauve ! Vous ai-je été de quelque utilité, monsieur Poirot ?

— N’en doutez pas, mademoiselle, et j’aurai même encore recours à vos services.

— Quand bon vous semblera, monsieur Poirot.

Elle nous donna une vigoureuse poignée de main ; ses dents blanches étincelèrent dans un sourire, puis elle nous quitta.

— Une jeune personne très intéressante, observa Poirot, en réglant l’addition.

— Elle m’est sympathique, dis-je.

— Il est toujours agréable de parler à une jeune femme d’esprit vif.

— Un peu sèche, peut-être. La mort de son amie ne paraît pas l’avoir bouleversée comme je m’y attendais.

— Évidemment, elle n’a rien de commun avec ces femmes qui sans cesse fondent en larmes.

— Avez-vous tiré de cette entrevue tout ce que vous escomptiez ?

Poirot hocha la tête.

— Non. J’en escomptais davantage… J’espérais déceler la personnalité de « D. », l’énigmatique « D. », qui a offert la petite boîte en or à Carlotta Adams. Malheureusement, Carlotta était une femme discrète qui ne divulguait à personne ses affaires de cœur. D’autre part, la mystification a pu lui être proposée par une connaissance de hasard qui lui aura offert une importante somme d’argent ; cette personne, ayant aperçu la boîte en or que Carlotta portait dans son sac, aura réussi à découvrir ce qu’elle contenait.

— Mais comment est-on parvenu à lui faire absorber une aussi forte dose de véronal… et quand ?

— Souvenez-vous que l’appartement resta ouvert pendant que la bonne se rendit à la poste. J’avoue que cette hypothèse est loin de me satisfaire ; elle laisse trop de place à l’imprévu. Allons, remettons-nous à l’ouvrage. Il nous reste deux faits à vérifier.

— Lesquels ?

— Le premier est le coup de téléphone à un numéro du central de Victoria. Il est probable que Carlotta aura voulu annoncer son succès aussitôt rentrée chez elle. Où donc se trouvait-elle entre dix heures cinq et minuit ? Peut-être à un rendez-vous avec l’instigateur de la supercherie, auquel cas l’appel téléphonique aurait plutôt été adressé à une personne amie.

— Et la seconde piste ?

— Il s’agit de la lettre envoyée par Carlotta à sa jeune sœur. Il est possible – je dis seulement possible – que dans cette lettre Carlotta ait tout raconté en détail, sans pour cela manquer à sa promesse, la missive ne devant parvenir à destination qu’une semaine plus tard.

— Voilà qui serait merveilleux !

— Ne fondons pas trop d’espoir là-dessus, Hastings. Ce serait simplement du hasard. Pour le moment, étudions l’autre aspect du crime.

— Qu’appelez-vous « l’autre aspect » ?

— L’ensemble de ceux à qui profite le décès de lord Edgware.

Je haussai les épaules.

— À part son neveu et sa femme…

— Et celui qui voulait épouser sa femme, ajouta Poirot.

— Le duc ? Il est à Paris.

— Oui. Cependant, vous ne nierez point qu’il avait tout intérêt à la suppression du mari. Restent les gens de la maison : le maître d’hôtel, les autres domestiques. Qui sait les griefs qu’ils nourrissaient contre leur maître ? Il me semble que nous ferions bien de revoir Mrs. Jane Wilkinson. Peut-être pourrait-elle nous inspirer quelque bonne idée.

Une fois de plus, nous nous rendîmes au Savoy. La dame était entourée de cartons et de papier de soie ; de nombreux voiles de deuil garnissaient les dossiers des chaises. L’air grave, Jane essayait encore un chapeau noir devant sa psyché.

— Tiens ! c’est vous, monsieur Poirot ! Prenez la peine de vous asseoir. Du moins, si vous trouvez un siège disponible. Ellis, débarrassez les chaises, je vous prie.

— Vous êtes ravissante, madame, lui dit Poirot.

Elle ne se départit point de son sérieux.

— Monsieur Poirot, je ne cherche point à jouer la veuve éplorée. Toutefois, il faut se conformer aux convenances… À propos, j’ai reçu un télégramme très touchant du duc de Merton.

— Ce télégramme venait de Paris ?

— Oui, de Paris. Plein de réticences et adressé sous forme de condoléances, mais tourné de telle façon que je puisse lire entre les lignes.

— Madame, toutes mes félicitations !

Jane Wilkinson joignit les mains ; sa voix s’adoucit et je fus frappé par l’angélique pureté de ses traits.

— Monsieur Poirot, dit-elle, si vous saviez comme je suis heureuse ! Je nage en pleine félicité ! Tous les obstacles s’écroulent d’eux-mêmes. Devant moi s’ouvre une nouvelle voie droite et splendide. Je rends grâce à la Providence !

Je demeurai abasourdi. Poirot, la tête penchée de côté, considérait Jane Wilkinson.

— Alors, madame, vous jugez que tout est pour le mieux ?

— Oui, tout s’arrange à mon gré. Plusieurs fois, ces temps derniers, je me suis dit : Si au moins lord Edgware disparaissait. Et le voilà mort ! C’est miraculeux !

Poirot s’éclaircit la voix.

— Madame, je ne puis considérer le meurtre de votre mari d’un point de vue aussi optimiste. Quelqu’un a tué lord Edgware.

— Ne vous êtes-vous pas demandé qui pouvait être le coupable ?

— C’est certain.

Elle dévisagea Poirot.

— Que m’importe ? Après tout, cela ne me regarde pas. Le duc et moi nous pourrons nous marier dans quelques mois…

Poirot se contint avec peine.

— Je le sais, madame. Mais, en dehors de cela, ne vous est-il pas venu à l’idée de vous demander qui avait tué votre mari ?

— Ma foi, non.

Elle paraissait surprise que Poirot lui posât une pareille question.

— Vous intéresserait-il de le savoir ?

— Pas tellement, je l’avoue. Je suppose que la police découvrira le meurtrier. Les détectives de Scotland Yard sont très habiles, n’est-ce pas ?

— On le dit. Moi aussi, je suis chargé de rechercher l’assassin.

— Vraiment ? Que c’est drôle !

— Pourquoi est-ce drôle ?

— Je ne sais pas.

Son regard se reporta sur les vêtements de deuil. Elle endossa un manteau de satin et s’étudia devant la glace.

— Vous n’y voyez aucun inconvénient ? lui demanda Poirot.

— Aucun. Au contraire, je souhaite de tout cœur vous voir réussir.

— Madame, vos vœux ne me suffisent pas. Je désire votre opinion.

— Mon opinion ? À quel propos ?

— Qui, selon vous, aurait tué lord Edgware ?

— Je n’en ai aucune idée.

Elle se tortilla devant la psyché et prit le miroir à main.

— Madame, proféra Poirot d’une voix forte, qui, croyez-vous, a tué votre mari ?

Cette fois, il atteignit son but. Jane sursauta et se retourna vers lui.

— Sans doute Geraldine, répondit-elle.

— Qui ça, Geraldine ?

De nouveau, l’attention de Jane s’était envolée.

— Ellis, relevez un peu l’épaule droite de ce vêtement… oui, comme cela. Geraldine est la fille de lord Edgware. Non, Ellis, seulement du côté droit… Voilà… cela va mieux. Vous partez déjà, monsieur Poirot ? Je vous suis très reconnaissante de votre démarche au sujet de mon divorce, bien que par la suite elle soit devenue inutile. Je ne saurais trop vous complimenter de votre diplomatie.

Je ne revis Jane Wilkinson que deux fois : un soir sur la scène et à un déjeuner où le hasard m’avait placé en face d’elle. Mais lorsque j’évoque le souvenir de cette grande artiste, je me la représente toujours telle qu’elle m’apparut lors de notre visite, absorbée par l’essayage de toilettes neuves et lançant d’une moue indifférente les mots qui devaient influencer les faits et gestes de Poirot au cours de l’enquête. L’esprit serein, elle se complaisait dans l’admiration de sa belle personne.

— Épatant ! déclara Poirot, lorsque nous nous retrouvâmes dans la rue.

CHAPITRE XII

LA FILLE DE LORD EDGWARE

De retour à notre hôtel, nous trouvâmes une lettre adressée à Poirot et qui avait été portée à la main.

— Qu’est ceci, Hastings ? Un message de l’au-delà ?

Il tira le papier de l’enveloppe et me le tendit.

Au haut de la feuille, était gravée l’adresse 17, Regent Gate. L’écriture droite semblait très nette au premier abord, mais sa lecture offrait de réelles difficultés. Enfin, je déchiffrai :

Cher monsieur.

J’ai appris que vous êtes venu à la maison ce matin, accompagné d’un inspecteur de police. Je m’excuse de n’avoir pu vous recevoir. Si cela vous convient, je vous prierai de me réserver quelques minutes à l’heure qu’il vous plaira cet après-midi.

Veuillez agréer, monsieur, mes salutations distinguées,

GERALDINE MARSH.

— Voilà qui me paraît bizarre, déclarai-je. Pourquoi désire-t-elle vous voir ?

— Vous me le demandez ? Vous n’êtes guère poli, mon ami.

Poirot avait cette manie exaspérante de plaisanter aux moments les plus critiques.

— Nous allons de ce pas chez cette demoiselle, Hastings.

L’accusation irréfléchie de Jane Wilkinson me paraissait de plus en plus absurde. Il fallait être privé de sens commun, en effet, pour soupçonner Geraldine Marsh d’avoir tué son père.

Je fis part de mes réflexions à Poirot.

— La cervelle, la cervelle, mon ami. Qu’en faites-vous ? Selon vous, Jane Wilkinson possède une cervelle d’oiseau… comparaison désobligeante dans le parler courant. Veuillez cependant considérer un moment la nature de l’oiseau, qui accomplit parfaitement sa fonction dans la création. La belle lady Edgware ignore l’histoire, la géographie, et sans doute les classiques. Le nom de Lao-Tseu évoquerait pour elle un pékinois primé à l’exposition canine et celui de Molière une maison de couture. Mais s’agit-il du choix des toilettes, de la réussite d’un mariage riche et avantageux, ou de sa satisfaction personnelle, elle se montre une femme supérieure. Je n’attacherais aucun prix à l’opinion d’un philosophe sur l’identité du meurtrier de lord Edgware, tandis que l’accusation étourdie de lady Edgware peut nous être utile, parce qu’elle part d’un point de vue matériel basé sur la connaissance des instincts les plus méprisables de la nature humaine.

— Vous avez peut-être raison.

— Enfin, nous arrivons, dit Poirot. Je suis curieux de savoir ce que me veut miss Geraldine.

Je voulus le taquiner un peu.

— Miss Geraldine veut sans doute voir de près un phénomène unique au monde.

— C’est fort probable, me répondit avec sang-froid Poirot en sonnant à la porte.

On nous fit monter au premier dans un grand salon ; au bout d’une ou deux minutes, Geraldine entra.

Cette grande jeune fille, élancée, aux profonds yeux noirs, me causa, en cette occurrence, une impression plus vive encore que la première fois. Malgré sa jeunesse, elle avait l’air grave et réfléchi.

— C’est très aimable à vous de répondre si vite à mon appel, monsieur Poirot. Combien je regrette de ne point vous avoir vu ce matin !

— Vous étiez endormie ?

— Oui. Miss Carroll, la secrétaire de mon père, a insisté pour que je me repose. Elle est la bonté même.

Le ton de sa voix me parut démentir le sens de ses paroles.

— En quoi puis-je vous être utile, mademoiselle ? demanda Poirot.

Elle hésita un instant.

— La veille du drame, vous êtes venu trouver mon père ?

— C’est exact, mademoiselle.

— Pourquoi ? Vous avait-il fait appeler ?

Poirot garda le silence. Il semblait se demander s’il devait répondre. Je soupçonne à présent que cette indécision était adroitement calculée pour pousser la jeune fille à parler.

— Dites-moi, monsieur Poirot, mon père éprouvait-il quelque crainte ? De qui se méfiait-il ? Que vous a-t-il dit ? Je vous en prie, parlez !

Sa première attitude froide et rigide venait soudain de disparaître. Penchée en avant, la jeune fille tordait nerveusement ses mains sur ses genoux.

— La conversation entre lord Edgware et moi était confidentielle, prononça enfin Poirot.

Son regard ne quittait point le visage de Geraldine.

— Alors… Il s’agissait de quelque chose ayant trait… à la famille. Oh ! votre silence me torture, parlez ! Il est nécessaire que je sache à quoi m’en tenir. Je vous en supplie…

Apparemment en proie à une intense perplexité, Poirot hocha la tête.

— Voyons, monsieur Poirot, je suis sa fille. J’ai le droit de savoir ce qu’il redoutait !

— Vous aimiez donc bien votre père, mademoiselle ? demanda doucement Poirot.

Elle recula comme si elle venait d’être frappée.

— Si je l’aimais ?… Je… Je…

Soudain, elle perdit toute maîtrise de soi et éclata d’un rire nerveux, presque fou.

La porte s’ouvrit et miss Carroll apparut.

— Voyons, voyons, Geraldine, mon enfant, à quoi songez-vous ? Je ne vous permets pas de rire ainsi. Cessez ! cessez immédiatement !

Ce ton autoritaire produisit son effet. Geraldine se calma. Elle essuya ses yeux et se redressa.

— Excusez-moi, dit-elle d’une voix basse. Il ne m’est jamais arrivé de rire ainsi, miss Carroll. C’était plus fort que moi.

Toute droite dans son fauteuil, elle ne regardait personne.

— Il m’a demandé si j’aimais mon père ! expliqua-t-elle avec un sourire amer.

Et après un silence, elle poursuivit :

— Je me demande s’il vaut mieux mentir ou dire la vérité ? Sans doute, est-il préférable d’être franche. Je n’aimais pas mon père. Je le haïssais.

— Oh ! Geraldine !

— Pourquoi prétendre le contraire ? Vous n’aviez aucune raison de le haïr parce qu’il ne pouvait vous nuire. Vous étiez une des rares personnes hors de son atteinte. Vous le considériez comme un patron qui vous paie tant d’appointements. Ses bizarreries et ses colères ne vous effrayaient point… vous n’y prêtiez aucune attention. Je sais bien ce que vous pensiez : « Chacun a ses ennuis dans la vie ! » Vous êtes une femme forte. Et puis vous pouviez quitter cette maison quand bon vous semblerait, tandis que moi, je n’avais pas cette ressource.

— Vraiment, Geraldine, je ne vois point la nécessité d’entrer dans ces détails. La mésentente entre père et fille est une chose assez commune ; moins on en parle, mieux cela vaut.

Geraldine lui tourna le dos et s’adressa à Poirot.

— Monsieur Poirot, je haïssais mon père ! Sa mort m’apporte la liberté et l’indépendance ! La recherche de son meurtrier ne m’intéresse pas ! Des raisons puissantes ont certainement provoqué et justifié son acte…

— Mademoiselle, votre attitude me semble plutôt… périlleuse, dit Poirot.

— Le fait de condamner quelqu’un ramènera-t-il mon père à la vie ?

— Non, mais il peut préserver d’autres existences innocentes.

— Je ne saisis pas bien.

— Quelqu’un coupable d’un meurtre n’hésitera pas à en commettre un second et souvent plusieurs.

— Je ne le crois pas… du moins pas une personne normale.

— Vous voulez dire s’il ne s’agit pas d’un maniaque de l’homicide ? Détrompez-vous, mademoiselle, on tue une première fois… souvent après une lutte intérieure très longue. Puis, la crainte d’être dénoncé pousse à un second crime plus facile. Au moindre soupçon, un troisième suit. Et, bientôt, le meurtre devient une habitude. On s’y adonne en dilettante… presque par plaisir.

La jeune fille cachait son visage dans ses mains.

— C’est affreux !… Mais ce n’est pas vrai.

— Et si je vous apprenais que le meurtrier pour sauver sa tête a déjà commis un second assassinat ?

— Comment, monsieur Poirot ? s’écria miss Carroll. Un autre assassinat ? Où ? Qui donc ?

Poirot hocha la tête.

— Excusez-moi. Je voulais seulement illustrer notre conversation.

— Oh ! Je comprends. Un moment, j’ai cru… J’espère, Geraldine, que vous avez fini de proférer des sottises.

— Je vois que vous êtes de mon avis, dit Poirot à miss Carroll.

— Je n’approuve pas la peine capitale, objecta cette personne raisonnable. Pour le reste, je partage tout à fait votre opinion. La société doit être protégée.

Geraldine se leva et rejeta ses cheveux en arrière.

— Excusez-moi, dit-elle, vous allez me prendre pour une folle. Monsieur Poirot, vous refusez toujours de me dire pourquoi mon père vous a fait appeler ?

— Fait appeler ? répéta miss Carroll, très étonnée.

— Vous interprétez mal mes paroles, miss Marsh. Je n’ai pas refusé de vous répondre, dit Poirot. Je voulais seulement me rendre compte jusqu’à quel point notre entretien pouvait être tenu pour confidentiel. Mademoiselle, votre père ne m’a pas fait appeler. C’est moi qui ai sollicité de sa part un rendez-vous à la demande d’une cliente… Lady Edgware.

— Oh ! Je comprends !

Une expression bizarre se peignit sur les traits de la jeune fille. Tout d’abord, je la pris pour de la déception, puis je me rendis compte que c’était un grand soulagement.

— J’étais stupide, prononça-t-elle lentement. Je me figurais que mon père se sentait menacé d’un danger quelconque.

— Savez-vous, monsieur Poirot, que vous venez de me donner une réelle émotion, lorsque vous avez insinué que cette femme avait perpétré un second meurtre ? dit miss Carroll.

Poirot ne lui répondit pas, mais s’adressa à la jeune fille.

— Croyez-vous que lady Edgware ait commis le crime ?

— Non, je ne le crois pas. Elle me semble incapable d’un tel acte. Elle est trop – comment dire ? – trop superficielle.

— Pour moi, intervint miss Carroll, je ne vois personne d’autre.

— Ce n’est pas elle nécessairement, répliqua Geraldine. Elle est peut-être entrée dans la maison pour dire un mot à mon père et s’en aller aussitôt ; le meurtrier, sans doute un fou quelconque, a pu s’introduire ensuite.

— Tous les criminels sont des malades, ajouta miss Carroll… Il existe chez eux un désordre dans la sécrétion des glandes.

À cet instant, la porte s’ouvrit et un homme entra… Puis s’arrêta, interdit.

— Excusez-moi. J’ignorais qu’il y avait du monde.

Geraldine, machinalement, le présenta :

— Mon cousin, lord Edgware, monsieur Poirot. Vous pouvez entrer, Ronald. Vous ne nous gênez point.

— C’est bien sûr, Dina ? Bonjour, monsieur Poirot. Vos cellules grises parviennent-elles à élucider le mystère qui entoure notre famille ?

J’essayai de me rappeler où j’avais vu cette figure ronde et colorée, ces yeux sous lesquels se dessinaient déjà de légères poches et cette petite moustache au-dessus de cette bouche aux coins tombants.

Mais oui ! C’était l’homme qui accompagnait Carlotta Adams le soir du dîner dans l’appartement de Jane Wilkinson.

Le capitaine Marsh… maintenant lord Edgware.

CHAPITRE XIII

LE NEVEU

Le nouveau lord Edgware avait l’œil vif ; il remarqua ma surprise.

— Ah ! vous me remettez à présent, dit-il aimablement. Le petit dîner chez tante Jane… J’étais légèrement éméché ce soir-là, n’est-ce pas ? J’espère qu’on ne s’en est pas trop aperçu.

Poirot prit congé de Geraldine et de miss Carroll.

— Je descends avec vous, fit Ronald.

Il nous précéda dans l’escalier, tout en continuant à parler.

— Quelle chose bizarre que l’existence ! Un jour, flanqué à la porte et le lendemain seigneur et maître de la maison. Mon oncle me congédia il y a trois ans, vous le savez sans doute, monsieur Poirot ?

— On me l’a dit, répondit mon ami avec calme.

Ronald ricana, puis ouvrit la porte de la salle à manger.

— Acceptez donc de prendre quelque chose avant de partir.

Poirot refusa. Moi de même. Cependant le jeune homme se prépara un cocktail et devint lyrique :

— Je bois à la santé du meurtrier de mon oncle. En l’espace d’une courte nuit, me voilà transporté d’une situation critique aux honneurs les plus convoités. Hier, menacé par la ruine, aujourd’hui puissant et comblé. À la santé de tante Jane.

Il vida son verre. Puis, changeant d’attitude, il s’adressa à Poirot.

— Trêve de plaisanterie ! Voyons, monsieur Poirot, que faites-vous ici ? Il y a quatre jours, tante Jane déclamait d’un ton dramatique : « Qui me délivrera de ce tyran ? » Et, sans plus tarder, la voilà libre ! Vous n’y êtes pour rien, j’espère ? Quelle manchette sensationnelle : M. Poirot, ex-détective et parfait assassin !

Poirot sourit.

— Je suis ici cet après-midi pour répondre à l’appel de miss Geraldine Marsh.

— Je vous félicite de votre discrétion, monsieur Poirot. Vous ne répondez pas à ma question. Que faites-vous ici réellement ? Pour une raison que j’ignore, vous vous intéressez à la mort de mon oncle.

— Je m’intéresse toujours au crime, lord Edgware.

— Cependant vous ne le commettez pas. En homme avisé, vous devriez donner quelques leçons de prudence à tante Jane. Excusez-moi de la nommer ainsi. Cela m’amuse. Avez-vous remarqué son air effaré lorsque j’ai prononcé ces mots l’autre soir ? Elle était à cent lieues de se douter de mon identité.

— Vous croyez ?

— Comme je vous le dis. J’ai été chassé de cette maison trois mois avant son arrivée.

L’expression joviale de ses traits s’effaça un moment, mais il continua d’un ton léger :

— Une belle femme, mais d’intelligence médiocre. Elle emploie des procédés plutôt simplistes. Qu’en pensez-vous ?

Poirot haussa les épaules.

— C’est possible.

Ronald le considéra avec surprise.

— Vous la jugez innocente ? Elle a donc réussi à vous embobeliner ?

— Je professe une admiration sans borne pour la beauté, déclara Poirot, imperturbable… et aussi pour l’évidence.

— L’évidence ? répéta vivement l’autre.

— Vous ignorez peut-être, lord Edgware, que lady Edgware assistait à un dîner à Chiswick hier soir au moment même où l’on affirme qu’elle était présente ici.

Ronald proféra un juron.

— Ainsi, elle y est tout de même allée ! Voilà bien les femmes ! À six heures, elle se plaignait de ne pouvoir tenir debout et jurait ses grands dieux que rien ne la déciderait à s’y rendre, et dix minutes plus tard elle avait déjà changé d’idée. Dans la préparation d’un crime, on ne doit jamais compter sur ce qu’une femme prétend devoir faire ; c’est ainsi qu’échouent les plans les mieux échafaudés. Surtout ne croyez pas que je suis en train de me dénoncer comme le coupable… Si si, je lis ce qui se passe dans votre esprit. Qui suspecter d’abord, si ce n’est ce vaurien de neveu ?

Il se renversa en riant dans son fauteuil.

— Monsieur Poirot, en ce moment je ménage vos petites cellules grises. Inutile de vous enquérir si l’on m’a vu dans les parages au moment où ma tante Jane affirmait avec véhémence qu’elle ne mettrait pas le nez dehors ce soir-là… J’y étais, monsieur Poirot. Alors vous vous demandez si le méchant neveu ne serait pas venu ici hier soir en chair et en os, déguisé en femme avec une perruque blonde et un chapeau de Paris ?

Paraissant beaucoup se divertir de la situation, il nous observait tous deux. Poirot, la tête inclinée d’un côté, l’étudiait avec attention. Je me sentais gêné.

— Par surcroît, j’avais un mobile et je vais vous faire cadeau d’un « tuyau » extrêmement important. Hier matin, je suis venu voir mon oncle. Pourquoi ? Pour lui demander de l’argent. Parfaitement, pourléchez-vous les babines ! Pour lui demander de l’argent ! Je m’en allai bredouille. Ce soir-là même… lord Edgware meurt.

Il fit une pause. Poirot se tenait toujours coi.

— Monsieur Poirot, vous me voyez réellement flatté de votre attention. Le capitaine Hastings semble avoir vu un fantôme. Ne vous frappez pas, mon cher. Nous ne sommes pas encore au coup de théâtre. Nous disions que le neveu pervers cherche à rejeter la culpabilité sur la maudite tante par alliance. Le neveu, autrefois célèbre pour avoir joué des rôles féminins, retrouve en un suprême effort son talent de comédien. D’une voix féminine, il s’annonce comme lady Edgware, à petits pas il passe devant le maître d’hôtel, sans éveiller le moindre soupçon. « Jane » ! s’écrie mon oncle repris d’un accès de tendresse. « George ! » Et doucement je lui entoure le cou de mes bras et proprement j’introduis la lame du canif. Puis la fausse dame sort et va se reposer après une journée bien remplie.

Il éclata de rire et se versa un verre de whisky et soda.

— Tout s’arrange à souhait, n’est-ce pas ? Mais voici qui complique l’histoire. Une déception nous attend : nous arrivons à l’alibi.

Il vida son verre.

— Dans un roman policier, ce qui me passionne surtout, c’est la question des alibis. Comme alibi, je puis fournir le témoignage de trois personnes, toutes trois israélites ; à savoir : Mr, Mrs et miss Dortheimer, des gens extrêmement riches et mélomanes. Ils ont une loge au théâtre de Covent Garden. Ils y invitent les jeunes gens dotés de belles espérances. J’appartiens à cette confrérie… je suis… extrêmement intéressant… Si j’aime l’opéra ? Franchement, non. Mais j’apprécie fort un excellent dîner à Grosvenor Square, avant le spectacle, puis un excellent souper quelque part en sortant du théâtre. Même si je dois danser avec Rachel Dortheimer. Et voilà, monsieur Poirot. Tandis que l’on assassinait mon oncle, je débitais des niaiseries à l’oreille incrustée de diamants de la brune Rachel, dans une loge de Covent Garden. Vous comprenez à présent pourquoi je me permets de parler sans ambages ?

Il se renversa dans son fauteuil.

— Je ne vous ai pas trop ennuyé, j’espère ? Désirez-vous m’interroger sur quelques points de l’affaire ?

— Soyez certain que vous ne m’avez pas du tout ennuyé, répondit Poirot. Et puisque vous vous montrez si aimable, laissez-moi vous poser une petite question.

— Enchanté.

— Depuis combien de temps connaissez-vous Carlotta Adams ?

Le jeune homme ne s’attendait certes pas à celle-là.

Il se redressa et son visage prit une expression toute nouvelle.

— Pourquoi diable voulez-vous le savoir ? Quel rapport cela a-t-il avec ce qui nous occupe ?

— Simple curiosité de ma part.

— Carlotta Adams ? Attendez. Je la connais depuis un an environ… Lorsqu’elle vint à Londres pour la saison.

— Vous la connaissez bien ?

— Assez bien. C’est une jeune fille réservée avec qui la familiarité n’est point de mise.

— Mais vous l’aimez ?

Ronald le dévisagea.

— Je voudrais bien savoir pourquoi vous me questionnez au sujet de cette personne. Est-ce parce que je l’accompagnais l’autre soir ? Eh bien, oui, je l’aime beaucoup. Elle est très gentille… sait écouter quand on lui parle et vous laisse l’impression que vous êtes un homme de valeur.

— Je comprends. En ce cas, vous allez éprouver un grand chagrin.

— Un grand chagrin ? Pourquoi ?

— Parce qu’elle est morte.

— Hein ? (Ronald se leva brusquement.) Carlotta est morte ?

Il était blême.

— Vous plaisantez, monsieur Poirot. Carlotta se portait à merveille la dernière fois que je l’ai vue.

— Quand cela ? demanda vivement Poirot.

— Avant-hier, il me semble. Ma mémoire m’est parfois infidèle.

— Carlotta est morte, répéta Poirot.

— D’un accident ?… Écrasée dans la rue ?

— Non. Elle a absorbé une trop forte dose de véronal.

— Oh ! Pauvre petite ! Que c’est lamentable ! Elle commençait à se faire un nom. Elle échafaudait toutes sortes de projets pour faire venir sa sœur d’Amérique. Vraiment, c’est affreux !…

— Oui, il est bien triste de mourir si jeune – alors que l’existence s’ouvre devant vous et qu’on a mille raisons de s’y attacher.

Ronald le regarda.

— Monsieur Poirot, je ne saisis pas très bien le sens de vos paroles.

— Vraiment ?… Je m’exprime parfois un peu brutalement, peut-être… car je me révolte lorsque je vois enlever à la jeunesse le droit à la vie. Cette mort me chagrine énormément. Au revoir, lord Edgware.

— Oui… oui… au revoir, répondit Ronald, étonné.

En ouvrant la porte, j’entrai presque en collision avec miss Carroll.

— Ah ! Monsieur Poirot, on vient de me dire que vous êtes encore là. Puis-je vous dire un petit mot ? Si cela ne vous ennuie pas, veuillez monter dans mon bureau. Je voudrais vous parler au sujet de Geraldine, ajouta-t-elle lorsque nous nous trouvâmes enfermés dans le bureau.

— Je vous écoute, mademoiselle.

— Elle bavardait à tort et à travers, tout à l’heure. Ne protestez pas ! Dans son ressentiment, elle dénaturait les faits.

— J’ai bien vu qu’elle était en proie à une crise nerveuse.

— À vous dire vrai… elle menait une existence plutôt morne. Lord Edgware ne s’entendait nullement à l’éducation des jeunes filles. En réalité, il terrorisait Geraldine.

— Je me doutais bien de quelque chose de semblable.

— D’un tempérament tyrannique, il… je ne sais comment m’exprimer… il aimait se faire craindre et semblait savourer un plaisir cruel à voir les autres trembler devant lui.

— Ah !

— C’était un homme intelligent et très cultivé. Mais dans la vie de famille… Naturellement, je ne subissais pas ses sautes d’humeur, mais j’en étais témoin. Quand sa femme le quitta, je n’en fus guère surprise. Sans vouloir porter de jugement sur elle, j’affirme qu’en épousant lord Edgware elle a eu plus que son lot de souffrances. Elle est partie… Tandis que Geraldine ne pouvait s’en aller. Il demeurait parfois longtemps sans se soucier d’elle, puis, tout à coup, il se souvenait de son existence. Je songe parfois… peut-être ne devrais-je pas le dire…

— Si, si, mademoiselle, je vous en prie !

— Il se vengeait à sa façon du départ de la mère, sa première femme, une créature si bonne et si douce… Je n’aurais point fait allusion à tous ces faits, monsieur Poirot, n’eussent été les déclarations de Geraldine. Entendre une jeune fille dire qu’elle hait son père peut paraître monstrueux à ceux qui ignorent le caractère de lord Edgware.

— Je vous remercie infiniment, mademoiselle. Lord Edgware eût mieux fait, ce me semble, de ne jamais se marier.

— Certes.

— Songeait-il à convoler en troisièmes noces ?

— Comment l’aurait-il pu ? Sa femme vivait encore.

— En accordant la liberté à celle-ci, il se rendait libre lui-même.

— Je pense qu’il avait eu assez de difficultés avec deux femmes, observa miss Carroll en souriant à demi.

— Ainsi, selon vous, il n’était nullement question d’un troisième mariage. Réfléchissez bien, mademoiselle ! Il n’existait, à votre connaissance, aucun projet d’union ?

Miss Carroll rougit légèrement.

— Je ne vois pas pourquoi vous insistez sur ce point. Naturellement, il n’y en avait aucun.

CHAPITRE XIV

CINQ QUESTIONS

— Pourquoi avez-vous interrogé miss Carroll sur la possibilité d’un troisième mariage pour lord Edgware ? demandai-je avec curiosité, tandis que nous retournions à l’hôtel.

— Parce qu’il m’est venu à l’idée qu’il y songeait peut-être.

— Pour quelle raison ?

— Je cherchais l’explication de la brusque volte-face de lord Edgware concernant le divorce. Il y a là un phénomène bizarre, mon ami.

— En effet. Cela me paraît plutôt singulier.

— Vous voyez, Hastings, lord Edgware a confirmé les dires de Jane Wilkinson. Tout d’abord, elle a fait agir des hommes de loi de tous genres, mais lui n’a rien voulu entendre… Puis, brusquement, il accepte.

— Tout au moins, il le prétend.

— Vous avez raison, Hastings. Nous ne possédons aucune preuve que cette lettre ait jamais été écrite. S’il l’a écrite réellement, il ne l’a pas fait sans raison. Et la raison qui s’impose naturellement à mon esprit, c’est qu’il a rencontré une troisième candidate au mariage : d’où son changement de décision.

— Mais miss Carroll a repoussé cette hypothèse de façon catégorique.

— Oui… miss Carroll…, dit Poirot d’un air rêveur.

— Où voulez-vous en venir à présent ? répliquai-je, exaspéré.

Poirot excelle à éveiller des doutes chez les gens par le seul ton de sa voix. J’ajoutai :

— Pour quel motif nous aurait-elle menti ?

— Pour aucun… Toutefois, Hastings, il me paraît difficile d’ajouter foi à ses paroles.

— Vous supposez qu’elle ment ? Pourquoi ? Elle me semble une honnête personne.

— Précisément. Entre le mensonge de propos délibéré et l’erreur involontaire, il est parfois ardu d’établir une différence.

— Expliquez-vous.

— Mentir sciemment… est une chose. D’autre part, être si sûr de ce que l’on croit être la vérité que l’on n’attache aucune importance aux détails, cela, mon ami, est particulier aux honnêtes gens. Remarquez que miss Carroll nous a déjà menti une fois. N’a-t-elle pas affirmé avoir vu le visage de Jane Wilkinson, alors qu’elle ne pouvait le voir ? Comment le fait s’est-il produit ? Voici : elle se penche sur la balustrade au moment où Jane Wilkinson entre et elle a, prétend-elle, distingué nettement le visage de l’artiste ; miss Carroll est d’ailleurs tellement sûre de ce qu’elle avance que l’exactitude du détail lui importe peu. On lui fait remarquer qu’elle ne peut matériellement avoir vu le visage de Jane Wilkinson. Elle n’en a cure. N’est-elle pas certaine du contraire ? Et il en va de même pour toute autre question. Elle sait d’avance ; et ses réponses sont dictées par cette opinion entêtée et non par le souvenir de faits exacts. Le témoin qui affirme trop vite doit être sujet à caution, celui qui fouille sa mémoire, qui n’est pas très sûr, qui réfléchit une minute : « Ah ! oui, c’est ainsi que cela s’est passé… » mérite davantage notre confiance.

— Ah çà ! Poirot, vous bouleversez toutes mes idées sur les témoignages !

— En réponse à la question que je lui pose sur le mariage de lord Edgware, miss Carroll juge cette idée ridicule, tout simplement parce qu’elle ne lui est jamais venue à l’esprit. Elle ne prend même pas la peine de chercher dans ses souvenirs quelque indice, si minime soit-il, qui puisse nous mettre sur la voie… Je ne discerne d’ailleurs pas le motif qui l’eût poussée à mentir… à moins… bien entendu… Tiens, c’est une idée !

— Quelle idée ? demandai-je plein de curiosité.

— Une idée qui a jailli dans mon cerveau. Mais elle est par trop saugrenue.

Et il se refusa d’aller plus loin.

— Elle paraît bien aimer la jeune fille, remarquai-je.

— Oui, et elle tenait à assister à notre entrevue. Hastings, que pensez-vous de l’« honorable Geraldine Marsh » ?

— Elle m’a fait de la peine…

— Vous avez toujours le cœur tendre, Hastings. La beauté dans le malheur vous émeut invariablement.

— En tout cas, ajoutai-je avec conviction, l’accusation de Jane Wilkinson est absurde. Geraldine ne peut en rien être mêlée à ce crime.

— Sans doute a-t-elle fourni un alibi satisfaisant ; mais Japp ne m’en a pas encore informé.

— Mon cher Poirot, insinuez-vous que, même après avoir vu cette jeune fille et lui avoir parlé, vous doutez encore de son innocence ?

— Dites-moi, mon ami, quel est le résultat de notre entrevue avec cette jeune fille ? Nous découvrons qu’elle a mené une existence des plus tristes, qu’elle hait son père et se réjouit de sa mort ; en outre, elle est on ne peut plus anxieuse de connaître ce qu’il nous a dit hier matin. Après cela, vous jugez qu’un alibi est inutile ?

— Sa grande franchise suffit à la disculper, répliquai-je avec chaleur.

— La franchise est une des qualités de la famille. Voyez avec quelle franchise le jeune lord Edgware a étalé ses cartes.

— Oui… nous avions l’air plutôt ridicules.

— Quelle idée bizarre ! Quant à moi, pas un instant, je ne me suis senti ridicule. Au contraire, mon ami, j’estime avoir confondu le bonhomme.

— Est-ce possible ? m’écriai-je, n’ayant remarqué rien de semblable.

— Si, si. Je l’ai écouté, et quand il eut fini de parler, je lui ai posé une question sur un sujet tout à fait différent. Vous auriez dû constater son trouble à ce moment-là.

— Je pensais que son horreur et sa stupéfaction à l’annonce de la mort de Carlotta Adams étaient véridiques. Vous allez sans doute prétendre qu’il jouait la comédie.

— Impossible de le savoir ; cependant, s’il a parlé, c’est peut-être pure diplomatie de sa part. Les faits que l’on dissimule acquièrent une importance suspecte, tandis que les faits révélés sans détours perdent, aux yeux de beaucoup, une partie de leur réelle gravité.

— Ah !… la querelle avec son oncle ?

— Exactement. Il sait que le mystère ne tardera pas à transpirer. Alors, il commence par en faire étalage.

— Il n’est pas si sot qu’il en a l’air.

— Oh ! il a oublié de l’être. Il connaît sa situation sur le bout du doigt et prend les devants en abattant ses cartes. Vous jouez au bridge, Hastings. Dites-moi, quand procède-t-on ainsi ?

— Vous-même jouez au bridge, observai-je en riant. Vous le savez aussi bien que moi… quand vous tenez tous les atouts en main et que vous êtes sûr de gagner, vous abattez vos cartes.

— C’est vrai, mon ami. Mais on peut agir encore de cette manière dans une autre circonstance. Je l’ai constaté une ou deux fois en jouant avec des femmes. Bien qu’il lui reste un léger doute, une femme n’hésite pas : elle lance ses cartes en proclamant : « Tout le reste est pour moi. » Les autres joueurs ne protestent pas, surtout s’ils manquent un peu d’expérience.

— Vous croyez ?

— Hastings, je trouve cette sorte de bluff très intéressant à étudier. J’estime également qu’il est temps d’aller dîner. Après quoi, vers neuf heures, je ferai encore une visite.

— Où pensez-vous aller ?

— Songeons d’abord à nous restaurer, Hastings. Nous en reparlerons au moment du café.

Poirot me conduisit dans un petit restaurant de Soho où il était fort connu, et on nous servit une sole, un poulet et un savarin au rhum, friandise très goûtée de Poirot.

Tandis que nous sirotions notre café, Poirot m’adressa un sourire affectueux.

— Mon bon ami, vous m’êtes plus utile que vous ne le croyez.

Je demeurai confus et joyeux de ce compliment inattendu. Jusqu’ici, Poirot ne m’avait encore rien dit de semblable. Parfois, en mon for intérieur, j’éprouvais une certaine rancune pour sa façon brutale de critiquer mes facultés mentales.

— Oui, ajouta-t-il d’un ton rêveur, il vous arrive souvent de me mettre sur la bonne piste.

Je ne pouvais en croire mes oreilles. Je rougis de joie.

— Vraiment, Poirot, vous m’en voyez tout heureux. J’ai sans doute beaucoup appris en votre compagnie.

Il hocha la tête.

— Mais non, ce n’est pas cela. Vous n’avez rien appris du tout.

— Oh !…

— C’est dans l’ordre des choses. Nul être humain ne profite de l’expérience de son semblable. Chacun doit développer ses propres facultés, sans essayer d’imiter autrui. Je ne désire point reconnaître en vous un second et inférieur Poirot, mais l’incomparable Hastings. Si ! Si ! vous êtes incomparable ! En vous, je retrouve le modèle parfait de l’homme normal.

— Je ne suis pas un anormal, du moins je l’espère.

— Vous êtes la raison même. Comprenez-vous ce que cela signifie pour moi ? Lorsqu’un criminel se décide à commettre un meurtre, il cherche d’abord à tromper. Et qui essaie-t-il de tromper ? Ce qui représente dans son esprit l’homme normal. Cette entité pratiquement n’existe pas, mais vous en approchez d’aussi près que possible. À certains moments, vous manifestez des éclairs d’intelligence ; à d’autres moments (excusez ma franchise, mon bon ami), vous atteignez d’étonnantes profondeurs d’ineptie ; dans l’ensemble, vous personnifiez l’homme normal. Et voici de quelle façon vous me servez : comme en un miroir je lis en vous ce que l’assassin désire me faire croire. Et cela m’est infiniment précieux.

En réalité, je ne comprenais pas bien. Il me semblait toutefois que Poirot était loin de m’adresser un compliment. Mais lui-même rectifia mon impression.

— Je me suis mal exprimé, s’empressa-t-il d’ajouter. Vous possédez, mon cher ami, la pénétration psychologique d’un criminel dont je manque totalement. Vous me montrez ce qu’il désire me faire croire…

— L’esprit de pénétration… oui, peut-être n’en suis-je point dépourvu.

Tout en fumant une de ses minuscules cigarettes, il me regardait avec bonté.

— Cher Hastings, murmura-t-il. J’éprouve une sincère affection pour vous.

Fort content, mais un peu embarrassé, je me hâtai d’aborder un autre sujet.

— Voyons, dis-je, ne perdons pas de vue notre enquête.

— Eh bien ?

Poirot rejeta la tête en arrière et ses petits yeux se rétrécirent.

— Je me pose certaines questions, ajouta-t-il.

— Naturellement, dis-je. Qui a tué lord Edgware ?

Poirot secoua la tête avec énergie.

— Non ! Non ! cette question est prématurée. Vous ressemblez au lecteur d’un roman policier qui, dès le début, veut connaître le coupable, et accuse tous les personnages du livre sans rime ni raison. Une fois, dans un cas exceptionnel, je me suis laissé aller à ce procédé et, ma foi, j’ai assez bien réussi. Je vous raconterai cette histoire un de ces jours. En attendant… de quoi parlions-nous ?

— Des questions que vous vous posiez, répondis-je sèchement.

— Parfaitement, me répondit-il. Nous avons déjà discuté la première : pourquoi lord Edgware a-t-il changé d’idée au sujet du divorce ? Deux suggestions se présentent à mon esprit. Vous connaissez l’une d’elles.

« Voici la seconde question que je me pose : Qu’est devenue la lettre ? Qui avait intérêt à ce que lord Edgware et sa femme demeurassent liés par le mariage ?

« Troisième question : comment interpréter l’expression que vous avez surprise sur ses traits hier matin, au moment de quitter le salon-bibliothèque ? Êtes-vous sûr que ce n’était pas un effet de votre imagination ?

— Non, je vous assure que je ne me suis pas trompé.

— Bien, ce fait reste donc à expliquer. Ma quatrième question concerne les lunettes. Carlotta Adams, pas plus que Jane Wilkinson, ne portait de verres. Alors, pourquoi ces lunettes dans le sac de Carlotta ?

« Nous en arrivons à la cinquième question : Pourquoi a-t-on voulu savoir si Jane Wilkinson était à Chiswick, et qui a téléphoné ?

« Voilà, mon ami, les questions qui harcèlent mon esprit.

— Il en existe plusieurs autres, dis-je.

— Lesquelles ?

— Qui a incité Carlotta à monter cette mystification ? Où se trouvait-elle avant et après dix heures du soir ? Qui est ce mystérieux « D. » qui lui a donné la boîte en or ?

— Vos questions, mon ami, n’offrent qu’un intérêt secondaire. Ce sont là de simples détails. Tandis que mes questions à moi sont des questions d’ordre psychologique. Les petites cellules grises du cerveau…

À tout prix, je devais l’interrompre ; j’en avais assez des petites cellules grises.

— Poirot, vous parliez d’une visite à faire ce soir.

— C’est vrai. Je vais téléphoner pour savoir si on peut me recevoir.

Il s’éloigna et revint au bout de quelques minutes.

— Tout va bien. Accompagnez-moi.

— Où allons-nous ?

— Chez sir Montagu Corner, à Chiswick. Je désirerais en savoir plus long sur ce fameux coup de téléphone.

CHAPITRE XV

SIR MONTAGU CORNER

Il était près de dix heures lorsque nous arrivâmes chez sir Montagu Corner, à Chiswick, au bord de la Tamise. La maison, magnifique, se dressait au fond d’un parc. On nous introduisit dans un vestibule lambrissé. À notre droite, par une porte ouverte, nous aperçûmes la salle à manger, avec sa longue table cirée, éclairée par des bougies.

Le maître d’hôtel nous fit monter le grand escalier jusqu’au premier étage et nous pria d’entrer dans une longue pièce prenant vue sur la Tamise et qui avait un air vaguement mystérieux avec ses lampes soigneusement voilées. Dans un coin, devant une fenêtre ouverte, quatre personnes étaient assises autour d’une table de bridge. À notre entrée, l’une de ces personnes se leva et s’avança vers nous.

— Enchanté de faire votre connaissance, monsieur Poirot.

J’examinai avec curiosité le maître de céans. Il avait le type tout à fait israélite avec de petits yeux noirs pétillants d’intelligence. Il était de très courte taille ; ses manières dénotaient une certaine affectation.

— Permettez-moi de vous présenter mes amis : Mr. et Mrs. Widburn.

— Nous nous connaissons déjà, annonça Mr. Widburn.

— Et Mr Ross.

Ross était un jeune homme blond d’environ vingt-deux ans, au visage aimable.

— Je vous dérange dans votre jeu. Mille excuses, dit Poirot.

— Pas du tout. Nous n’avons pas encore commencé. Veuillez accepter une tasse de café, monsieur.

Poirot refusa, mais accepta un verre de vieux brandy.

Sir Montagu se mit à discourir.

Il nous parla d’estampes japonaises, de laques chinoises, de tapis persans, des impressionnistes français, de la musique moderne et des théories d’Einstein.

Puis il se renversa dans son fauteuil, le visage souriant, satisfait de sa petite conférence.

— Sir Montagu, lui dit Poirot, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre complaisance et j’arrive à l’objet de ma visite.

Sir Montagu étendit la main.

— Rien ne presse. Le temps est infini.

— C’est du moins l’impression que donne cette maison, soupira Mrs. Widburn. On s’y trouve si bien !

— Je ne vivrais pas à Londres pour un million de livres sterling ! déclara sir Montagu. Ici, on respire cette paisible atmosphère de jadis qui, à notre époque troublée, tend, hélas ! de plus en plus à disparaître.

— Parler de crime dans une telle ambiance me semble impardonnable, commença Poirot.

— Pas du tout, dit sir Montagu. Un crime peut être une œuvre d’art, et un détective un artiste. Il ne s’agit pas, bien entendu, des policiers. Un inspecteur est venu ici aujourd’hui. Drôle d’individu ! Figurez-vous qu’il n’avait jamais entendu parler de Benvenuto Cellini.

— Peut-être est-il venu se renseigner au sujet de Jane Wilkinson ? interrogea Mrs. Widburn, pleine de curiosité.

— Cette personne peut, en tout cas, se féliciter d’avoir assisté à votre dîner, hier soir, observa Poirot.

— Je m’en doute. Je l’ai invitée en raison de sa beauté et de son talent, et dans l’espoir de lui être utile. Elle désirait prendre elle-même la direction d’un théâtre. Il paraît que j’étais destiné à lui rendre un tout autre service.

— Jane est née sous une heureuse étoile, dit Mrs. Widburn. Elle désirait se débarrasser d’Edgware et le voilà qui est mort, lui évitant les soucis du divorce. Désormais, elle pourra épouser le jeune duc de Merton. Du moins, on le dit.

— Elle m’a laissé une impression favorable, observa sir Montagu. Elle a émis plusieurs remarques très intelligentes sur l’art grec.

Je souris, en me représentant Jane répondant par des « oui » et des « non » et des « c’est merveilleux », aux observations de sir Montagu. Il suffisait sans doute d’écouter avec attention ce qu’il disait pour être classé parmi les gens intelligents.

— Toujours est-il qu’Edgware était un drôle de sire. Il s’était créé pas mal d’ennemis.

— Est-il vrai, monsieur Poirot, qu’on lui a enfoncé un canif à la base du crâne ? demanda Mrs. Widburn.

— Parfaitement vrai, madame. Le coup a été porté avec une netteté et une précision quasi scientifiques. Maintenant, venons-en à l’objet de ma visite. Lady Edgware fut appelée au téléphone durant le dîner. Je voudrais recueillir quelques renseignements à ce sujet. Voudriez-vous me permettre d’interroger vos domestiques ?

— Certainement. Ross, sonnez, je vous prie.

Le maître d’hôtel parut aussitôt. C’était un homme de belle taille, à l’âge moyen, à l’allure très digne.

Sir Montagu lui expliqua ce qu’on attendait de lui. Le maître d’hôtel se tourna vers Poirot.

— Qui a répondu à la sonnerie du téléphone ? demanda Poirot.

— Moi-même, monsieur. Le téléphone se trouve dans un petit cabinet au fond du vestibule.

— La personne qui appelait a-t-elle demandé à parler à lady Edgware ou à Jane Wilkinson ?

— À lady Edgware, monsieur.

— Qu’est-ce qui a été dit exactement ?

Le serviteur réfléchit un moment.

— Autant que je me rappelle, monsieur, j’ai dit : « Allô ! » Puis une voix me demanda si c’était bien Chiswick 43434. Je répondis oui. On me pria de garder la ligne. Une autre voix s’enquit également si c’était Chiswick 43434, et, comme je répondais affirmativement, elle ajouta : « Lady Edgware est-elle là ? » Je l’informai que lady Edgware dînait dans la maison. La voix reprit : « Je voudrais lui parler, s’il vous plaît. » J’allai informer Sa Seigneurie qu’on la priait de venir au téléphone. Elle se leva et je la conduisis à l’appareil.

— Et ensuite ?

— La dame prit le récepteur et prononça : « Allô ! Qui parle ? » Puis, quelques instants après : « Oui… très bien. Lady Edgware est à l’appareil. » J’allais m’éloigner, lorsque Sa Seigneurie me rappela et m’apprit que la communication avait été coupée. Elle me dit que son interlocutrice avait éclaté de rire et raccroché le récepteur. Sa Seigneurie me demanda si cette personne avait donné son nom. Je lui répondis que non. Voilà tout ce qui s’est passé, monsieur.

Poirot fronça le sourcil.

— Croyez-vous réellement que le coup de téléphone ait quelque chose à voir avec l’assassinat, monsieur Poirot ? demanda Mrs. Widburn.

— Impossible de rien affirmer, madame. C’est une coïncidence plutôt curieuse.

— Les gens vous appellent parfois histoire de se divertir. On m’a déjà joué ce tour-là.

— C’est encore possible, madame.

De nouveau, Poirot s’adressa au maître d’hôtel.

— Était-ce une voix d’homme ou de femme qui appelait de l’autre bout du fil ?

— Une voix de femme, je crois monsieur.

— Quel genre de voix… basse ou aiguë ?

— Basse, monsieur… lente et très distincte. Je puis me tromper, mais on eût dit une personne étrangère, car elle roulait les « r ».

— C’était probablement un Écossais, Donald, dit en riant Mrs. Widburn à Ross.

Ross éclata de rire.

— Ce ne peut être moi, j’étais à table.

— Reconnaîtriez-vous cette voix si vous l’entendiez de nouveau ? demanda Poirot au domestique.

Celui-ci hésita.

— Je ne pourrais l’affirmer, monsieur. Néanmoins, je crois que oui.

— Merci.

Le serviteur s’inclina et sortit, toujours digne.

Sir Montagu Corner nous persuada de demeurer pour jouer une partie de bridge. Je m’excusai, les enjeux me paraissant excessifs. Le jeune Ross eut l’air soulagé de céder sa place à Poirot. Lui et moi regardâmes jouer.

À la fin de la soirée, Poirot et sir Montagu empochaient un gain fort appréciable.

Ayant remercié notre hôte, nous prîmes congé. Ross sortit avec nous.

La nuit était splendide et nous décidâmes de marcher un peu avant de prendre un taxi.

— Quel drôle de petit bonhomme ! dit Poirot commentant notre visite.

— Un petit bonhomme très riche, répondit Ross avec conviction. Il semble s’intéresser à moi. J’espère que cette fantaisie lui durera. Avec l’appui d’un homme aussi puissant, on fait son chemin dans la vie.

— Vous êtes acteur, monsieur Ross ?

Ross répondit oui. Il parut affligé que son nom ne nous l’eût pas fait reconnaître immédiatement. Il venait d’obtenir un grand succès d’estime dans quelque sombre tragédie traduite du russe.

Poirot lui demanda :

— Vous connaissiez sans doute Carlotta Adams ?

— Non. J’ai appris sa mort par les journaux de ce soir : absorption d’une trop forte dose de drogue ! Effrayante manie qu’ont les jeunes actrices.

— Oui, c’est bien triste, surtout qu’elle ne manquait pas de talent. L’avez-vous vue dans ses sketches ?

— Non. Cette sorte de chose ne me passionne guère. Le public en raffole pour l’instant, mais cette vogue ne durera pas.

— Ah ! fit Poirot. Voici un taxi.

Il leva sa canne et fit signe au chauffeur.

— Moi, je continue à pied jusqu’à Hammersmith, annonça Ross. Le métro me ramènera directement chez moi.

Soudain, il éclata d’un rire nerveux.

— Je pense à ce dîner d’hier soir.

— Hein ?

— Nous étions treize à table. Un invité a fait faux bond à la dernière minute et on n’a remarqué notre nombre qu’à la fin du repas.

— Et qui a quitté la table le premier ? lui demandai-je.

De nouveau, il eut un petit rire bizarre.

— Moi, répondit-il.

CHAPITRE XVI

DISCUSSIONS

En arrivant à l’hôtel, nous trouvâmes Japp qui nous attendait.

— Avant d’aller me coucher, j’ai voulu venir bavarder un peu avec vous, nous dit-il.

— Cela va bien ? demanda Poirot.

— Pas trop bien, si vous tenez à le savoir. Pouvez-vous m’aider de vos lumières, monsieur Poirot ?

— Quel point dois-je éclairer ?

— Monsieur Poirot, je voudrais particulièrement savoir votre opinion sur la présence de la même femme en deux endroits différents.

— Tiens !… J’allais précisément vous poser la même question. Connaissez-vous Carlotta Adams ?

— J’ai entendu prononcer ce nom-là, mais je ne saurais dire où.

Poirot lui fournit les éclaircissements nécessaires et lui dit les conclusions auxquelles nous étions arrivés.

— Ma foi, c’est peut-être elle, en effet, dit Japp. Les vêtements, le chapeau, les gants… et la perruque blonde. Monsieur Poirot, vous êtes inégalable ! Toutefois, j’estime que vous exagérez un brin. Rien ne prouve qu’on ait tué Carlotta Adams. Carlotta Adams est coupable de l’assassinat, aucun doute là-dessus. Mais je découvre d’autres interprétations à son geste. Elle est allée voir lord Edgware pour son propre compte… peut-être pour le faire chanter, puisqu’elle avait fait allusion à une grosse somme qui devait lui revenir. Une querelle s’est élevée entre eux. Elle l’a tué. Une fois rentrée chez elle, affolée par ce crime commis sans préméditation, elle a pris une forte dose de véronal.

— Cette explication vous suffit ?

— Bien sûr, il reste maints détails que nous ignorons encore. Toutefois, cette version me paraît bonne. Je prétends, d’autre part, que le déguisement et le crime sont deux faits totalement étrangers l’un à l’autre. Je n’y vois qu’une curieuse coïncidence !

Poirot ne partageait pas cet avis, je le savais. Cependant, il répondit sans se compromettre :

— Oui, c’est possible !

— Et que pensez-vous de cette troisième solution ? La farce du déguisement était innocente en soi, mais quelqu’un en a eu vent et s’en est servi pour perpétrer le crime ? Hein, cette idée n’est pas mauvaise ? Pourtant, je préfère la première. Quel lien existait-il entre la jeune artiste et le lord, nous l’apprendrons plus tard.

Poirot parla de la lettre écrite par Carlotta à sa sœur d’Amérique et Japp opina que cette lettre pouvait être d’un grand secours.

— Je vais m’en occuper immédiatement, déclara-t-il, prenant une note sur son calepin.

— Plus j’y songe, et plus j’incline à accuser cette femme, ajouta-t-il. Quant au capitaine Marsh, le lord actuel, il a un alibi. Invité des Dortheimer, de riches juifs de Grosvenor Square, il a passé la soirée à l’Opéra. J’ai vérifié. Il a dîné en leur compagnie avant le théâtre et ensuite ils ont soupé au restaurant Sobranis. Et voilà.

— Et miss Geraldine ?

— Vous voulez parler de la fille de lord Edgware. Elle était également sortie. Elle dîna chez des gens nommés Carthew West, qui la conduisirent au théâtre et la ramenèrent chez elle vers minuit moins le quart. La secrétaire de lord Edgware me semble une femme capable et honnête. Mais il y a le maître d’hôtel. Celui-là ne me plaît guère. Il y a quelque chose de louche dans la façon dont il est entré au service de lord Edgware. Je l’étudie sous tous les angles, mais jusqu’ici je ne lui découvre aucun motif de tuer son maître.

— Pas de faits nouveaux ? lui demanda Poirot.

— Si. Il est bien difficile de juger de leur importance. D’abord, la clef de lord Edgware manque.

— La clef de la porte d’entrée ?

— Oui.

— Cela semble intéressant.

— Comme je viens de le dire, ce fait présente une grande importance ou pas la moindre. Autre chose : lord Edgware avait touché un chèque hier – oh ! pas une très grosse somme – une centaine de livres. En prévision de son voyage à Paris, il s’était fait remettre de l’argent français. Eh bien, cette somme a disparu.

— Qui vous l’a dit ?

— Miss Carroll. Elle-même a encaissé le chèque. Et j’ai constaté que les billets n’y étaient plus.

— Où étaient-ils hier soir ?

— Miss Carroll l’ignore. Elle les a remis à lord Edgware vers le milieu de l’après-midi. À ce moment-là, lord Edgware travaillait dans son cabinet. Il a pris l’enveloppe de la banque renfermant les billets et l’a posée près de lui sur la table.

— Cela complique les choses, observa Poirot.

— Ou bien les simplifie. À propos… la blessure…

— Eh bien ?

— Le docteur ne croit pas qu’elle ait été faite avec un canif ordinaire, mais avec une lame très effilée et d’une forme spéciale.

Poirot eut l’air songeur.

— Le nouveau lord Edgware, reprit Japp, insiste sur sa plaisanterie, qui n’est pourtant pas très drôle. Il s’amuse beaucoup de se voir soupçonner de meurtre. N’est-ce pas bizarre ?

— Oui, dit Poirot.

— La mort de son oncle est pour lui providentielle, ajouta l’inspecteur. Le voilà maintenant dans cette demeure somptueuse.

— Où habitait-il avant ?

— Martin Street, une rue qui donne dans Saint-George’s Road, un quartier peu reluisant.

— Vous pourriez en prendre note, Hastings.

Je le fis sans en comprendre la raison. Puisque Ronald vivait à Regent Gate, quelle nécessité de noter son adresse précédente ?

Japp se leva.

— Pour moi, c’est miss Adams la coupable. Je vous félicite d’avoir découvert cela, monsieur Poirot. Malheureusement, je ne discerne pas le mobile qui aurait poussé cette femme au crime.

— Je connais une personne qui possède un mobile très plausible et à laquelle vous ne prêtez aucune attention, remarqua Poirot.

— Qui ça ?

— Le gentleman qui, d’après la rumeur, désirait épouser la femme de lord Edgware. En d’autres termes, le duc de Merton.

— Il a certainement un mobile, dit Japp en riant, mais un homme dans sa situation ne peut vraisemblablement s’abaisser à commettre un assassinat. En tout cas, il se trouve à Paris.

— Alors, sérieusement, vous ne le considérez pas comme suspect ?

— Et vous, monsieur Poirot ?

S’esclaffant devant l’absurdité d’une telle idée, Japp nous quitta.

CHAPITRE XVII

LE MAÎTRE D’HÔTEL

Le lendemain nous prîmes quelque repos, tandis que Japp déployait une activité débordante. Il vint nous rendre visite à l’heure du thé.

Il semblait en colère :

— Je viens de commettre une bévue.

— Impossible, mon ami, dit Poirot poliment.

— Si, malheureusement. Ce… (il proféra un mot qu’on ne saurait reproduire) de maître d’hôtel m’a glissé entre les doigts.

— Il a disparu ?

— Oui. Ah ! la fripouille !

— Calmez-vous…

— Facile à dire. Mais on m’a houspillé en haut lieu !

Japp avait l’air vraiment malheureux. Poirot poussa quelques gloussements de compassion. Plus familier avec le caractère anglais, je remplis un verre de whisky et soda et le plaçai devant l’inspecteur.

— Merci, capitaine, c’est pas de refus.

Il but et poursuivit d’un ton moins tragique :

— Je n’irai pas jusqu’à affirmer que c’est lui le meurtrier. Sa fuite paraît suspecte, mais peut s’expliquer d’autre façon. Je commençais à le surveiller ; il fréquentait des boîtes de nuit de mauvaise réputation. Je le répète, c’est une vraie fripouille ! Cela explique sa fuite. Il redoutait d’être pris pour quelque autre exploit. De plus en plus, je suis persuadé que c’est miss Adams la coupable, sans toutefois en avoir aucune preuve encore. J’ai envoyé des hommes fouiller son appartement, mais ils n’ont rien découvert d’utile. Elle ne conservait aucune correspondance, à part quelques papiers d’affaires et des contrats, tous classés en bon ordre, et deux lettres de sa sœur de Washington…

— Elle était d’un caractère discret, dit Poirot. Pour nous, c’est regrettable.

— Je me suis entretenu avec la femme qui la servait. Rien à en tirer. J’ai aussi été voir son amie qui tient un magasin de mode.

— Ah ! Et que pensez-vous de miss Driver ?

— C’est une personne d’une très vive intelligence. Malheureusement, elle ne m’a été d’aucun secours ! Il m’a fallu courir partout pour découvrir en fin de compte que la demoiselle allait dîner et danser avec divers jeunes gens, dont aucun, du reste, ne lui est particulièrement attaché. Il y avait lord Edgware, Mr. Bryan Martin, vedette de cinéma, et une demi-douzaine d’autres.

« Monsieur Poirot, il ne faut pas soupçonner une complicité masculine. Nous finirons par trouver qu’elle seule a commis le crime. En attendant, je cherche le lien qui existait sûrement entre elle et la victime. Sans doute devrai-je me rendre à Paris, car le mot « Paris » était gravé sur la petite boîte en or et le défunt lord fit plusieurs séjours dans la capitale française au cours de l’automne dernier pour acquérir des antiquités et des tableaux. Je tiens ce détail de miss Carroll. Oui, il faut que j’aille à Paris. Je prendrai le bateau dès demain après-midi.

— Votre esprit énergique et plein de décision m’éblouit, mon cher Japp.

— Vous, au contraire, sombrez dans la paresse. Vous restez là, assis, en train de réfléchir… À quoi bon ? Il faut se remuer au lieu d’attendre que les alouettes vous tombent toutes rôties dans le bec !

La petite bonne ouvrit à ce moment la porte et annonça :

— Mr. Bryan Martin, monsieur. Il demanda si vous pouvez le recevoir ?

— Je vous quitte, dit Japp en se levant. Toutes les étoiles de cinéma viennent vous consulter.

— Un mot encore, dit Poirot. Comment lord Edgware a-t-il disposé de sa fortune ?

— Il a légué ses propriétés à sa fille, cinq cents livres sterling à miss Carroll… et c’est tout. Un testament des plus simple, comme vous voyez.

— Quand a-t-il été rédigé ?

— Après le départ de sa femme… voilà un peu plus de deux ans. Il ne lui accorde aucune part dans son héritage.

— Quelle rancune tenace ! murmura Poirot.

Japp sortit en nous disant : À bientôt !

Bryan Martin entra. Vêtu de façon impeccable, c’était réellement un beau spécimen d’homme, mais il avait l’air sombre.

— Excusez-moi d’avoir tardé à revenir vous voir, monsieur Poirot. Je crains d’avoir abusé de votre temps pour rien.

— Vraiment ?

— Oui. J’ai vu la dame dont je vous ai parlé. Elle refuse catégoriquement de vous mettre dans le secret. Je regrette vivement de vous avoir dérangé.

— Cela ne fait rien. Je m’y attendais.

— Hein ? fit l’acteur surpris. Vous savez donc de quoi il s’agit ?

— Pas exactement, monsieur Martin, mais un détective bâtit toujours des hypothèses. Si elles se réalisent… alors il conclut.

— Pourrai-je connaître vos conclusions ?

— Autre principe : un détective doit se taire. Je vous dirai simplement que je me suis formé une opinion dès que vous m’avez parlé de l’homme à la dent en or.

— Vous m’étonnez de plus en plus. Où voulez-vous en venir ? Si vous consentiez seulement à me donner quelques explications ?

Poirot sourit et hocha la tête.

— Changeons de conversation.

— Si vous le voulez, mais d’abord veuillez me dire combien je vous dois.

Poirot agita la main.

— Pas un sou ! Je n’ai rien fait pour vous. Et lorsqu’un cas m’intéresse, j’écarte la question d’argent.

— Je n’ose insister, dit l’acteur un peu gêné.

Et après un silence il demanda :

— N’est-ce pas un inspecteur de Scotland Yard que j’ai rencontré il y a un instant dans l’escalier ?

— Si, l’inspecteur Japp.

— Je ne l’ai pas reconnu sur le moment. Il est venu me voir pour m’interroger sur la pauvre Carlotta Adams.

— Vous la connaissiez bien ?

— J’ai été son camarade d’enfance en Amérique, mais depuis je l’ai à peine vue. Cependant sa mort m’a fait beaucoup de chagrin. Elle était charmante. Je ne comprends pas son suicide. Il est vrai que je ne sais rien de ses affaires personnelles. Je l’ai dit à l’inspecteur.

— Je rejette, pour ma part, la version du suicide, déclara Poirot.

Il fit une pause et ajouta :

— Ne trouvez-vous pas que le mystère de la mort de lord Edgware se complique ?

— C’est vrai. Mais, monsieur Poirot, maintenant que Jane est tout à fait hors de cause, soupçonne-t-on quelqu’un d’autre ?

— Oui. Il y a du moins de fortes présomptions.

Bryan Martin parut troublé.

— Sur qui ?

— Le maître d’hôtel de lord Edgware a disparu… Une fuite en de telles circonstances constitue presque un aveu.

— Le maître d’hôtel ! Vous me surprenez.

— Un fort beau jeune homme. Il vous ressemble un peu, dit Poirot avec un salut.

Bryan Martin eut un demi-sourire.

— Vous me flattez !

— Non ! non ! non ! Est-ce que toutes les femmes n’ont pas la photographie de Bryan Martin ? Est-il indifférent à une seule ?

— Vous exagérez, dit l’acteur en se levant. Merci encore, monsieur Poirot. Excusez-moi de vous avoir dérangé.

Il nous serra la main.

Dévoré par la curiosité, j’interrogeai Poirot dès que notre visiteur eut refermé la porte derrière lui.

— Poirot, vous attendiez-vous, en réalité, qu’il renoncerait à approfondir l’histoire de ces filatures en Amérique ?

— Vous me l’avez entendu dire, Hastings.

— Mais alors ?

— Eh bien, vous devez savoir qui est la mystérieuse jeune fille de qui il a dû prendre l’avis ? Mon ami, j’ai ma petite idée. Comme je l’ai déjà dit, elle m’est venue en entendant parler de la dent en or, et si mon hypothèse se justifie, je sais qui est la jeune fille et pourquoi elle a dissuadé Bryan Martin de se confier à moi. Vous en seriez au même point si vous essayiez de faire usage de votre cerveau.

CHAPITRE XVIII

LE PRÉTENDANT

Je n’ai pas le dessein d’exposer en détail l’instruction sur le décès de lord Edgware et de Carlotta Adams. Mort accidentelle : telle fut la décision des magistrats en ce qui concerne la seconde affaire. L’instruction de la première fut ajournée après identification et examen médical de la victime. L’examen des viscères révéla que le décès avait eu lieu au moins une heure et au plus deux heures après la fin du repas, ce qui fixe l’heure du crime entre dix et onze heures du soir, plutôt peu après dix heures.

On garda le secret sur la substitution de personnalité entre Jane Wilkinson et Carlotta Adams. Les journaux publièrent le signalement du maître d’hôtel en fuite et tout le monde resta sous l’impression que c’était lui le meurtrier. On l’accusa d’avoir forgé de toutes pièces son histoire de la visite de Jane Wilkinson en omettant d’ajouter que son témoignage avait été corroboré par celui de la secrétaire. Dans tous les journaux les détails concernant le meurtre occupaient des colonnes entières sans apporter en fait le moindre renseignement.

Pendant ce temps, Japp se démenait et l’inertie de Poirot m’irritait à l’extrême. Je le soupçonnais de vieillir et j’essayais de le secouer.

— Voyons, cher ami, remuez-vous. C’est Japp qui fait tout le travail.

— Vous m’en voyez ravi.

— Je ne partage pas votre optimisme. Je voudrais vous voir enfin mettre la main à la pâte.

— C’est ce que je fais.

— Comment ?

— J’attends.

— Vous attendez quoi ?

— Que mon chien me rapporte le gibier, répondit Poirot.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Je fais allusion à ce bon Japp. Il dispose de moyens que je n’ai pas. Sans doute ne tardera-t-il pas à venir nous donner de ses nouvelles.

Avec une ténacité persistante, Japp continuait son enquête. Il avait fait chou blanc à Paris, mais deux jours plus tard, il monta nous voir, l’air très satisfait de lui-même.

— L’enquête exige du temps et de la patience, dit-il, mais elle avance peu à peu !

— Mes félicitations, mon ami.

— Oui. J’ai découvert que le soir du crime, vers neuf heures, une dame blonde a déposé une mallette à la consigne de la gare d’Euston. La mallette de miss Adams a été montrée au préposé qui l’a nettement reconnue.

— Euston ! Ah ! oui… Station importante la plus proche de Regent Gate. Sans doute y est-elle entrée pour se maquiller au lavabo et y a laissé ensuite se mallette. Quand la mallette fut-elle retirée ?

— À dix heures et demie… par la même personne.

Poirot approuva d’un signe de tête.

— Autre découverte, poursuivit Japp. J’ai tout lieu de croire que Carlotta Adams se trouvait au Lyons Corner, dans le Strand, à onze heures.

— Ah ! Voilà qui est intéressant ! Comment êtes-vous arrivé à le savoir ?

— Ma foi, plus ou moins par hasard. Comme vous le savez, les journaux ont parlé de la petite boîte en or aux initiales de rubis. Un reporter a relevé ce détail dans un article ayant trait à l’usage de la drogue dans les milieux du théâtre. Cet article, publié dans un journal féminin du dimanche, faisant mention de la petite boîte en or, donnait un portrait pathétique de la jeune femme devant qui s’ouvrait une magnifique carrière, et l’auteur se demandait où elle avait passé sa dernière soirée et si quelque chagrin intime l’avait poussée à mettre fin à ses jours.

« Alors, il paraît qu’une des serveuses de chez Lyons, ayant lu cet article, s’est rappelé avoir eu, ce soir-là, une cliente qui tenait en main une boîte semblable, et elle se souvenait même des initiales « C. A. ». Très intriguée, elle en avait parlé à toutes ses camarades…

« Un jeune journaliste a interviewé la serveuse et dans le prochain Cri du soir vous pourrez lire un article également pathétique : Les dernières heures d’une jeune artiste. – L’attente anxieuse… celui qui ne vient pas au rendez-vous. – L’intuition de la serveuse qui devine la souffrance d’une femme… Vous connaissez cette littérature stupide, monsieur Poirot ?

— Et alors ?

— Eh bien, nous sommes en excellents termes avec les journalistes du Cri du soir. Ils m’ont donné le tuyau parce qu’ils voulaient avoir des détails sur une autre affaire. J’ai filé jusque chez Lyons. J’ai vu la serveuse… et son récit ne permet aucun doute. Elle n’a pu reconnaître la photographie de Carlotta entre plusieurs autres, mais elle n’avait pas prêté une attention particulière aux traits de la femme : une brune, jeune et élancée, très élégamment vêtue, et qui portait un petit chapeau à la mode. Les femmes devraient observer davantage les visages et un peu moins les chapeaux.

— La physionomie de miss Adams se fixait difficilement dans l’esprit, remarqua Poirot. Ses traits possédaient une mobilité d’expression extraordinaire.

— Vous avez raison. D’après la serveuse, cette cliente tenait une mallette à la main. L’employée avait été surtout intriguée par le fait qu’une personne aussi élégante se promenât avec une mallette. Elle commanda un léger repas et, comme si elle attendait quelqu’un, elle ne cessait de consulter sa montre-bracelet. En lui remettant l’addition, la jeune fille aperçut la boîte en or. La cliente la prit dans son sac à main et la posa près d’elle sur la table, l’ouvrit, puis la referma. La serveuse admira et envia la jolie boîte.

« La cliente – selon toute apparence miss Adams – demeura quelque temps après avoir réglé sa note, puis, ayant une dernière fois regardé l’heure à sa montre, elle s’en alla.

Poirot fronça le sourcil.

— Il s’agissait donc d’un rendez-vous, murmura-t-il… un rendez-vous avec quelqu’un qui ne vint pas. Carlotta Adams a-t-elle rencontré cette personne ensuite ? Ou bien est-elle rentrée chez elle et lui a-t-elle téléphoné ? Je voudrais bien le savoir !

— Alors, vous tenez toujours à votre hypothèse de l’homme qui a poussé la femme au crime ? Cela ne tient pas debout. Nous savons ce qui s’est passé. Carlotta a perdu la tête et a tué lord Edgware. Mais elle ne tarde pas à retrouver son sang-froid, transforme son aspect extérieur à la station d’Euston, reprend sa mallette et va à un rendez-vous donné auparavant. À ce moment, se produit ce qu’on appelle la « réaction. L’horreur la saisit à la pensée de son acte… L’absence de son ami au rendez-vous la démoralise tout à fait. Cet ami savait sans doute que ce soir-là elle devait aller à Regent Gate. Comprenant que tout va être découvert, elle considère sa petite boîte en or. Une dose un peu trop forte de cette poudre, et tout sera fini. Pour moi, c’est aussi apparent que le nez au milieu de votre visage.

Poirot porta la main à son appendice nasal.

— Nulle part, je ne vois trace de votre « homme dans la coulisse », reprit Japp. Jusqu’ici, je n’ai pas établi le lien qui existait entre miss Adams et lord Edgware, mais j’y arriverai… C’est une question de temps. Mon voyage à Paris a été décevant… Cependant, j’y ai laissé deux de mes limiers et j’espère qu’ils réussiront à dénicher quelque fait nouveau. Naturellement, vous n’en croyez rien. Laissez-moi vous dire que vous avez une tête de mule ! Allons, je m’en vais… Quels sont vos ordres ? termina Japp d’un air facétieux.

— Je n’ai pas d’ordres à vous donner… mais plutôt une suggestion…

— Laquelle ?

— Je voudrais que vous trouviez le taxi qui a pris en charge une ou deux personnes dans le voisinage de Covent Garden pour aller à Regent Gate la nuit du crime… vers onze heures moins vingt.

L’œil de Japp s’alluma soudain.

— Bien, c’est entendu ! Vous avez quelquefois de bonnes idées.

À peine l’inspecteur était-il sorti que Poirot se leva et, d’un geste énergique, se mit à brosser son chapeau.

— Mon ami, ne me posez pas de questions !

— Cette fois, dis-je, c’est inutile. Je devine aisément votre pensée. Y croyez-vous réellement ?

— Mon ami, si vous me permettez une remarque, votre cravate me déplaît.

— Elle est pourtant bien jolie.

— Changez-la, je vous en prie, et brossez-vous.

— Devons-nous rendre visite au roi George ?

— Non. J’ai lu ce matin dans les journaux que le duc de Merton est rentré à Londres. Je désire lui présenter mes hommages.

— Pourquoi allons-nous voir le duc de Merton ?

— Parce que je désire faire connaissance avec lui.

C’est tout ce que je pus tirer de Poirot.

À la résidence du duc de Merton, un valet de pied nous demanda si nous étions attendus. Poirot répondit négativement. Le domestique prit la carte et reparut peu après pour nous transmettre les regrets de Sa Grâce, trop occupée pour nous recevoir. Poirot s’assit aussitôt sur une chaise.

— Très bien, j’attendrai. J’attendrai même plusieurs heures s’il le faut.

Ce ne fut point nécessaire. Comme le moyen le plus expéditif de se débarrasser d’un visiteur importun est de le recevoir incontinent, Poirot fut sans retard introduit en présence du duc.

Celui-ci avait environ vingt-sept ans. Maigre et jeune, il n’était guère imposant. Ses cheveux, d’une nuance indéfinissable, se raréfiaient aux tempes ; sa bouche mince avait un pli amer et ses yeux sans éclat semblaient rêver. Tel était l’homme sur qui Jane Wilkinson avait jeté son dévolu ! Il nous reçut de façon tout juste polie, assis devant une table où se trouvait une lettre commencée.

— Vous me connaissez peut-être de nom ? demanda Poirot.

— … Je ne me rappelle pas l’avoir déjà entendu.

— Je me consacre à l’étude de la psychologie criminelle.

— Quel est l’objet de votre visite ?

Poirot lui faisait face, le dos à la fenêtre, et le visage du duc se trouvait en pleine lumière.

— En ce moment, je poursuis une enquête personnelle sur les circonstances qui, d’une manière directe ou indirecte, se rattachent à la mort de lord Edgware.

Pas un muscle ne bougea dans la figure maigre du duc de Merton.

— Vraiment ? Je ne connaissais pas Lord Edgware.

— Je crois que vous connaissez sa femme, miss Jane Wilkinson ?

— En effet.

— Vous devez savoir qu’elle avait de fortes raisons de souhaiter la mort de son mari.

— Je ne suis nullement au courant…

— Votre Grâce, permettez-moi de vous poser une question. Vous disposez-vous à épouser sous peu miss Jane Wilkinson ?

— Lorsque j’aurai pris l’engagement de me marier, la presse se chargera d’annoncer cette nouvelle. Je considère votre question comme une impertinence. Au revoir.

Il s’était levé. Poirot, l’air penaud, bégaya :

— Je ne pensais pas… Je… je vous demande pardon.

— Au revoir, répéta le duc.

Nous sortîmes couverts de honte.

— Cela n’a pas marché, dis-je à Poirot avec sympathie. Quel homme insolent et orgueilleux ! Pourquoi donc vouliez-vous le voir ?

— Je tenais à savoir si lui et Jane Wilkinson allaient réellement se marier.

— Ne vous l’a-t-elle pas dit ?

— Bien sûr. Mais une femme de son espèce raconte ce qui lui plaît. Peut-être a-t-elle décidé de l’épouser, et lui ne s’en doute même pas.

— En tout cas, il vous a envoyé promener.

— Il m’a répondu comme à un reporter. N’empêche que je sais tout ce que je désirais savoir.

— À quoi l’avez-vous deviné ? À son attitude ?

— Pas du tout. Au moment où nous sommes entrés, il écrivait une lettre.

— Oui.

— Eh bien, au cours de mon apprentissage dans la police belge, j’ai appris qu’il était très utile de lire l’écriture à l’envers. Vous répéterai-je ce qu’il disait dans cette lettre ?

Ma chérie, je ne puis attendre davantage pour vous revoir. Jane, mon ange radieux, comment vous dire à quel point vous m’êtes chère ? Vous avez tant souffert ! Votre nature délicate et généreuse…

— Poirot ! m’exclamai-je, scandalisé. Cela ne se fait pas !

— Vous dites des sottises, Hastings. Quelle absurdité de prétendre que cela ne se fait pas… puisque je l’ai fait !

Je demeurai silencieux, incapable d’approuver que Poirot eût commis pareille indélicatesse.

— Il était tout à fait inutile de lire cette lettre, lui dis-je. Si vous lui aviez simplement expliqué qu’à la prière de Jane Wilkinson vous aviez été voir lord Edgware, il vous eût reçu différemment.

— Je ne puis trahir Jane Wilkinson, ma cliente. Parler de ses affaires à une autre personne serait faillir à mon devoir professionnel.

— Puisqu’elle doit épouser le duc ?

— Cela n’implique point qu’elle n’ait pas de secret pour lui. Et n’oubliez pas que j’ai un meurtrier à découvrir et que je dois songer à mon honneur de détective.

— Après tout, chacun conçoit l’honneur à sa façon, dis-je.

CHAPITRE XIX

UNE GRANDE DAME

La visite que nous reçûmes le lendemain matin, reste, selon moi, un des faits les plus surprenants de l’affaire.

Je m’attardais dans ma chambre, quand Poirot s’y glissa sans bruit, les yeux brillants.

— Mon ami, nous avons une visite.

— Qui est-ce ?

— La duchesse douairière de Merton !

— Pas possible ! Que désire-t-elle ?

— Accompagnez-moi en bas et vous le saurez.

Je m’empressai de le suivre, et nous entrâmes ensemble au salon. La duchesse douairière était une femme de petite taille avec un nez busqué et des yeux autoritaires. En dépit de ses formes replètes, personne n’eût osé la qualifier de boulotte, et bien qu’elle portât un costume noir passé de mode, on devinait en elle la grande dame.

Elle ajusta son face-à-main et nous observa, moi d’abord, mon ami ensuite ; puis, s’adressant à Poirot d’une voix de commandement ferme et claire :

— Vous êtes M. Hercule Poirot ?

— À votre service, madame la Duchesse. Et voici mon ami, le capitaine Hastings. Il me prête son concours en certaines circonstances.

La vieille dame fit un petit salut de la tête, et prit le siège que lui offrait Poirot.

— Je viens vous consulter sur une question très délicate, monsieur Poirot, et je vous prie de considérer ma démarche comme entièrement confidentielle.

— Cela va sans dire, madame.

— C’est lady Yardly qui m’a parlé de vous. D’après ce qu’elle m’a dit et la gratitude qu’elle éprouve à votre égard, je sens que vous êtes le seul capable de m’éclairer.

— Madame, soyez assurée que je m’y appliquerai de mon mieux.

Elle aborda son sujet et cela avec une franchise directe qui me rappela de façon bizarre Jane Wilkinson en cette nuit mémorable à l’hôtel Savoy.

— Monsieur Poirot, je m’oppose de toutes mes forces au mariage de mon fils avec l’actrice Jane Wilkinson.

Si Poirot éprouva quelque étonnement, il se garda de l’exprimer. Il répondit :

— Pourriez-vous me faire connaître ce que vous attendez de moi ?

— Ce n’est pas facile. Ce mariage serait désastreux pour mon fils.

— Croyez-vous, madame ?

— J’en suis persuadée. Mon fils ne connaît pas le monde ; il vit dans l’idéal. Il a de l’éloignement pour les jeunes filles de son rang qu’il juge frivoles et sans cervelle. Mrs. Wilkinson possède, je l’admets, une beauté remarquable… et aussi le don de captiver les hommes. Elle a ensorcelé mon fils. J’espérais que cette folie serait passagère, cette femme n’étant pas libre. Mais à présent que son mari est mort…

Sa voix se brisa.

— … Ils ont l’intention de s’épouser d’ici quelques mois. Le bonheur de mon enfant est en jeu. Monsieur Poirot, il faut absolument empêcher cela !

— Je ne prétends point que vous n’ayez raison, madame. Cette union n’est nullement souhaitable. Mais qu’y puis-je ?

— C’est à vous de le savoir. Agissez !

Poirot secoua lentement la tête.

— Madame, votre fils, je le crains, refusera d’entendre quoi que ce soit contre cette personne. En outre, je ne pense pas qu’on puisse trouver grand-chose à dire contre elle ! En fouillant son passé, on ne découvrirait sans doute aucun incident fâcheux. Elle a été… comment dirai-je… prudente.

— Je le sais, murmura la duchesse.

— Ah ! vous avez donc déjà fait votre petite enquête ?

Sous le regard perçant de Poirot, la duchesse ne broncha pas.

— Je ne reculerai devant rien pour empêcher ce mariage ! Devant rien ! dit-elle avec énergie. Peu importe l’argent. Monsieur Poirot, vous fixerez vous-même la somme. Mais il faut rompre ce projet d’union. Et vous seul en êtes capable.

— Je n’en fais pas une question d’argent, madame. Mais je ne puis rien tenter… pour une raison que je ne vous donnerai que tout à l’heure. En outre laissez-moi vous prévenir que nos efforts demeureraient vains. Madame la Duchesse, il m’est impossible de vous aider ; toutefois, si vous ne me jugez pas trop impertinent, me permettez-vous un conseil ?

— Lequel ?

— Ne contrariez pas votre fils. Il est d’âge à fixer lui-même son choix. Si ce choix ne répond pas au vôtre, il ne s’ensuit pas que vous soyez dans le vrai. Si pour vous c’est un désastre, acceptez cette épreuve. Soyez toujours prête à venir à son secours s’il a besoin de vous. Mais ne le heurtez pas, ne le dressez point contre vous…

— Vous ne me comprenez pas…

Les lèvres tremblantes, la duchesse se leva.

— Mais si, madame, je vous comprends très bien. Nul mieux que moi, Hercule Poirot, ne saurait comprendre le cœur d’une mère. Croyez-en ma longue expérience, madame la Duchesse : patientez ! Demeurez calme et dissimulez votre ressentiment ! Le hasard peut encore empêcher ce mariage, alors que votre opposition ne réussirait qu’à augmenter l’obstination de votre fils.

— Au revoir, monsieur Poirot, dit-elle avec froideur. Je suis vraiment déçue.

— Madame, je regrette infiniment de ne pouvoir vous rendre service. Vous me voyez placé dans une situation très délicate. Lady Edgware m’a déjà fait l’honneur de me consulter.

— Oh ! je saisis à présent. Vous combattez dans le camp adverse. Voilà qui explique pourquoi lady Edgware n’a pas encore été arrêtée.

— Comment, madame la Duchesse ?

— Vous avez fort bien entendu mes paroles. Pourquoi la laisse-t-on en liberté ? On l’a vue dans la maison ce soir-là. Elle a rejoint son mari dans le salon-bibliothèque. Personne d’autre n’a approché lord Edgware le soir où il a été assassiné. Et cette femme n’est point sous les verrous ! La police doit être corrompue jusqu’aux moelles !

Après un soupçon de salut, elle s’en alla.

— Peste ! Quelle femme autoritaire ! m’exclamai-je. Cependant, je l’admire.

— Parce qu’elle veut imposer à tous sa volonté ?

— Elle n’a d’autre souci au monde que le bonheur de son fils.

— C’est vrai, Hastings. Mais pensez-vous que le duc commettrait une grosse sottise en épousant Jane Wilkinson ?

— Hein ? Vous croyez donc qu’elle l’aime réellement ?

— Non, mais elle est éprise de sa situation et saura admirablement jouer son rôle de duchesse. Elle est très belle et très ambitieuse. Je ne vois pas du tout que cette union soit un désastre. Le duc aurait très bien pu choisir une jeune fille de son rang qui l’aurait épousé pour des raisons identiques… et personne n’aurait trouvé à redire… Notez qu’en réalité je suis du côté de la bonne maman.

Je ne pus m’empêcher de rire en l’entendant désigner ainsi l’altière duchesse de Merton.

— Je ne ris pas, continua Poirot. Cette question prend une extrême importance, mon ami. Il me faut réfléchir… Avez-vous remarqué à quel point la duchesse est renseignée ? Quelle personne vindicative ! Elle est au courant de tout ce qui accuse Jane Wilkinson.

— Et elle ignore ce qui pourrait l’innocenter, ajoutai-je.

— Comment a-t-elle appris la visite de Jane à lord Edgware ?

— Jane a parlé au duc, qui a ensuite tout raconté à sa mère, suggérai-je.

— C’est possible. Toutefois…

La sonnette du téléphone retentit à ce moment et je pris l’appareil.

Mon rôle dans cette conversation se borna à répondre « oui » à intervalles variés. Enfin, je raccrochai le récepteur.

— C’était Japp. Tout d’abord, vous êtes un « type épatant », comme toujours. Ensuite, il a reçu un câble d’Amérique. Troisièmement, il a trouvé le chauffeur de taxi. Quatrièmement, il vous prie d’interroger le chauffeur. Cinquièmement, il a répété que vous étiez un « type épatant » et que d’ores et déjà il était convaincu que votre idée de l’homme-dans-la-coulisse ne manquait pas d’intérêt. J’ai omis de l’avertir qu’une visiteuse venait d’accuser la police de corruption.

— Japp est enfin convaincu, murmura Poirot. C’est curieux qu’il adopte cette hypothèse au moment où je me disposais à en suivre une autre.

— Laquelle ?

— Supposons que le mobile du crime n’ait rien à voir avec lord Edgware, mais que quelqu’un éprouvait envers Jane Wilkinson une haine allant jusqu’à vouloir la faire pendre pour meurtre… Hastings, allons voir ce brave Japp !

CHAPITRE XX

LE CHAUFFEUR DE TAXI

Nous surprîmes Japp en train d’interroger un vieil homme portant lunettes, à la moustache rude, et qui parlait d’une voix rauque.

— Ah ! vous voilà, nous dit Japp. Tout marche comme sur des roulettes. Voilà le dénommé Jobson qui a pris deux personnes dans sa voiture à Long Acre, dans la nuit du 29 juin.

— C’est exact, approuva Jobson. Il faisait une nuit superbe, la jeune femme et le gentleman se tenaient près de la station de métro lorsqu’ils me hélèrent.

— Étaient-ils en habit de soirée ?

— Oui, le monsieur en gilet blanc et la dame en blanc avec des oiseaux brodés dessus. Ils devaient sortir du Royal Opéra.

— Quelle heure était-il ?

— Pas tout à fait onze heures. Ils me demandèrent de les conduire à Regent Gate… Arrivés là, ils m’indiqueraient le numéro de la maison. Ils me dirent de me presser, comme si je voulais flâner en toute. Les clients se ressemblent tous. Plus vite on arrive…

— Ça va, interrompit Japp. Et après ?

— Quand j’arrivai à Regent Gate… ce qui me prit à peine sept minutes… le gentleman frappa sur la vitre et je m’arrêtai. On était devant le numéro 8. Le monsieur et la dame descendirent. La dame traversa la chaussée et redescendit le trottoir en longeant les maisons. Le monsieur m’avait dit d’attendre ; debout près de la voiture, il me tournait le dos et regardait du côté de la dame. Je le suivis des yeux, de crainte d’être refait. On m’a souvent joué ce tour-là, aussi je l’avais à l’œil. Je le vis monter le perron d’une des maisons du trottoir d’en face et entrer.

— La porte était-elle ouverte ?

— Non, mais il avait une clef.

— Quel était le numéro de l’immeuble ?

— Ce doit être le 17 ou le 19. Comme ils m’avaient recommandé de rester à l’endroit où j’étais, je jugeai leur manège plutôt bizarre. Cinq minutes plus tard, ils sortirent ensemble de la maison, revinrent à ma voiture et me demandèrent de les conduire à l’Opéra. Ils firent stopper un peu avant Covent Garden et me payèrent… généreusement, je dois le dire. Mais voilà que ça va me créer encore des ennuis…

— N’ayez pas peur, dit Japp. Tout ce qu’on vous demande, c’est de jeter un coup d’œil sur ces photographies et de nous dire si vous reconnaissez la jeune dame.

Le policier disposa devant l’homme une demi-douzaine de portraits de femmes, d’allures assez semblables.

— La voici, déclara Jobson, indiquant sans hésitation celui de Geraldine Marsh en toilette du soir.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Aussi sûr que me voici. Une brune au teint pâle.

— Et l’homme ?

Japp tendit au chauffeur un autre groupe de photographies.

Il les considéra attentivement, puis hocha la tête.

— Ma foi, sans trop affirmer, ce serait peut-être un de ces deux-là.

Parmi les photographies, se trouvait celle de Ronald Marsh ; Jobson ne l’avait pas du tout repérée, mais il venait de désigner deux autres hommes du type de Ronald.

Japp remercia le chauffeur et le congédia.

— Ce n’est pas mal, dit-il. Quant à l’identification de Marsh, elle était assez difficile, je n’ai pu mettre la main que sur une vieille photo datant de sept ans. Mais, pour moi, aucun doute ne subsiste et voilà deux alibis entièrement renversés. Poirot, je vous félicite d’y avoir songé.

Poirot prit un air modeste.

— Lorsque j’appris que lui et sa cousine avaient passé la nuit à l’Opéra, il me parut plausible qu’ils se fussent donné rendez-vous à l’un des entractes. Naturellement, les gens qui se trouvaient avec eux ne se doutent point de leur expédition nocturne, mais une demi-heure suffit amplement pour aller de Covent Garden à Regent Gate et en revenir. À entendre le nouveau lord proclamer si chaleureusement son alibi, je flairais quelque chose de louche.

— Mon vieux Poirot, vous êtes bien soupçonneux. Et ma foi, vous avez raison. Le nouveau lord Edgware est certainement le coupable. Voyez plutôt ceci. Il tendit un papier à mon ami.

— Un câble de New York. La police américaine a vu Lucie Adams. La lettre de sa sœur venait de lui parvenir le matin même. Elle a refusé de se dessaisir de l’original, mais voulut bien permettre à l’inspecteur d’en prendre copie. Lisez, c’est concluant !

Poirot s’empressa de prendre le câble, que je lus par-dessus son épaule :

Texte de la lettre reçue par Lucie Adams, datée du 29 juin, 8, Rosedew Mansions, London S. W. 3 ;

Ma chère petite sœur,

Excuse-moi de t’avoir écrit une lettre si courte la semaine dernière, mais j’étais très occupée. Enfin, le succès a couronné mes efforts. La presse a été magnifique et tout le monde me comble de gentillesses. Je possède ici quelques amis sincères et je songe à louer, l’année prochaine, un théâtre pour deux mois. Le sketch de la danseuse russe a beaucoup plu, ainsi que celui de l’Américaine à Paris. Je suis si émue en ce moment que je sais à peine ce que j’écris et tu vas comprendre pourquoi dans un instant, mais d’abord il faut que tu saches comment on m’apprécie. Mr. Hergesheimer, avec son amabilité habituelle, m’a promis de m’inviter à déjeuner pour me faire rencontrer sir Montagu Corner, qui pourrait m’aider puissamment. L’autre soir, j’ai parlé avec Jane Wilkinson, qui s’est montrée enthousiaste sur la façon dont je l’ai imitée. Et voilà qui m’amène à la nouvelle que je veux t’apprendre. Je n’éprouve pas pour cette femme une grande estime parce que j’ai entendu parler d’elle tout récemment par quelqu’un qui la connaît très bien. Il parait qu’elle est sournoise et méchante… Tu sais qu’en réalité elle est l’épouse de lord Edgware. Il n’est pas non plus une perfection. Il a abominablement traité son neveu, le capitaine Marsh dont je t’ai parlé. Celui-ci me l’a raconté lui-même et cela m’a fait de la peine. Mon imitation de Jane Wilkinson l’a tellement frappé qu’il m’a dit : « Je prétends que lord Edgware lui-même s’y laisserait prendre. Voulez-vous parier ? – Combien ? » dis-je en riant. Ma chère Lucie, sa réponse me coupa net la respiration. Dix mille dollars !… Songes-y, ma chérie, dix mille dollars !… et cela simplement pour faire une farce ! « Comment donc, lui répondis-je, à ce compte-là, je veux bien mystifier le roi à Buckingham et encourir le risque de lèse-majesté. » Puis nous avons discuté les détails.

La semaine prochaine, tu sauras le reste… si oui ou non on m’a découverte. Quoi qu’il arrive, ma chère Lucie, en cas de succès ou d’échec, je toucherai les dix mille dollars. Oh ! ma petite sœur chérie, que de bonheur pour nous deux avec cet argent ! Je n’ai pas le temps de t’en écrire davantage, car je vais à présent mettre mon projet à exécution.

Je te quitte, ma petite sœur chérie, en t’embrassant des milliers de fois.

Carlotta.

Poirot posa lentement la dépêche sur la table. Je devinais son émotion.

— Nous le tenons enfin ! s’écria Japp.

— Oui, dit Poirot, d’une voix sans timbre.

Japp le considéra avec curiosité.

— Qu’avez-vous, monsieur Poirot ?

— Rien. J’avoue cependant que je m’attendais à autre chose.

— Comment ? Vous l’aviez prévu ainsi depuis longtemps ? Ne disiez-vous pas qu’un homme dans la coulisse avait dû persuader la jeune fille d’exécuter cette mystification innocemment ?

— Oui, oui…

— Eh bien, que demandez-vous de plus ? À mon avis, c’est une chance inouïe pour nous que Carlotta ait écrit cette lettre.

— Le meurtrier ne l’avait point prévu, dit Poirot. Lorsque miss Adams accepta ces dix mille dollars, elle signa son arrêt de mort. L’assassin croyait avoir pris toutes ses précautions… Et cependant, sans le vouloir, elle le dénonce. La mort parle.

— Je n’ai jamais cru que miss Adams agissait pour son propre compte, proféra Japp sans rougir. À présent, procédons par ordre.

— Vous allez arrêter le capitaine Marsh… c’est-à-dire lord Edgware ?

— Pourquoi pas ? Nous possédons suffisamment de preuves de sa culpabilité.

— C’est pourtant vrai.

— Vous semblez profondément découragé, monsieur Poirot. On dirait que vous aimez à compliquer les choses. Votre hypothèse se confirme et vous n’êtes pas satisfait. Découvrez-vous quelque faille dans ce témoignage ?

Poirot secoua négativement la tête.

— Je me demande ce que vient faire ici miss Marsh, dit Japp. Sans doute, était-elle complice, puisqu’ils ont quitté l’Opéra ensemble pour se rendre à Regent Gate. Je vais de ce pas les interroger tous les deux.

— Ma présence ne vous gênerait pas ? demanda Poirot d’un air modeste.

— Certes non ! C’est à vous que je dois cette idée.

— Qu’avez-vous, Poirot ? demandai-je en aparté à mon ami.

— Hastings, je suis consterné. Tout cela paraît simple comme bonjour, mais je sens là-dessous quelque chose de louche. Il existe certainement un fait qui nous échappe. Tout semble confirmer mes présomptions, mais ce n’est pas du tout ce que je souhaitais.

Il me considéra d’un air lamentable.

Je ne sus que répondre pour le consoler.

CHAPITRE XXI

LE TÉMOIGNAGE DE RONALD

Dans le taxi qui nous conduisait à Regent Gate, Poirot garda un air morne et perplexe.

— Bah ! Nous pouvons toujours écouter ce qu’il va dire, murmura-t-il enfin.

Arrivés à Regent Gate, on nous annonça que la famille terminait le lunch. Japp exprima le désir de voir lord Edgware personnellement. On nous introduisit dans le salon-bibliothèque.

Au bout de quelques minutes, le jeune homme parut, souriant. Ses traits s’assombrirent et il serra les lèvres quand Japp lui exposa l’objet de sa visite.

— Alors, voilà l’histoire, fit Ronald.

Il prit une chaise et s’assit.

— Inspecteur, je voudrais vous faire un aveu.

— Comme il vous plaira.

— Vous pensez peut-être que c’est folie de ma part. Tant pis, je vais parler… n’ayant rien à redouter de la vérité, comme disent toujours les héros de romans… Tout d’abord, comme je n’ai pas encore tout à fait perdu la raison, je devine que mon alibi ne tient plus debout. On a suspecté le témoignage des fidèles Dortheimer et mis la main sur le chauffeur de taxi, sans doute ?

— Nous sommes au courant de vos faits et gestes en cette soirée-là, dit Japp, impassible.

— Je professe une admiration illimitée pour Scotland Yard. Tout de même, vous devriez songer que si j’avais eu l’intention de commettre un acte criminel, je n’aurais pas demandé à un chauffeur de taxi de me conduire jusqu’à la maison, et de m’y attendre. Y avez-vous réfléchi ? Ah ! je vois que M. Poirot m’a compris. Mais, inspecteur, je prévois votre réponse. L’idée du crime m’est venue brusquement. J’attendais près de la voiture quand, soudain, je me dis : Vas-y, mon garçon, et ne le rate pas !

« La vérité est tout autre : je me débattais contre de gros embarras d’argent. Ce n’est pas un mystère. Il me fallait une forte somme pour le lendemain. Dans cette situation désespérée, j’allai solliciter mon oncle. Il ne m’aimait pas, mais je pensais que pour sauver l’honneur de son nom il se laisserait persuader. Les hommes d’âge mûr sont en général sensibles à ces sentiments, mais mon oncle, en sa cynique indifférence, refusa.

« Emprunter à Dortheimer ? Je savais qu’il n’y avait rien à espérer de ce côté. Quant à épouser sa fille, impossible. Elle est trop intelligente pour m’accepter comme époux. Tout à fait par hasard, je rencontrai ma cousine à l’Opéra. Nous n’avons pas souvent l’occasion de nous voir, mais elle s’était toujours montrée gentille pour moi quand j’habitais chez mon oncle. Je lui racontai mes déboires ; mon oncle lui en avait déjà dit un mot. Avec son bon cœur, elle m’offrit d’engager ses perles. Elle était libre d’en disposer puisqu’elles lui venaient de sa mère.

Le jeune homme fit une pause… une réelle émotion lui étreignait la gorge, me semblait-il… ou bien il jouait admirablement la comédie.

— J’acceptai l’offre de ma cousine. J’emprunterais sur ce bijou, mais je promis sous la foi du serment de le dégager, dussé-je m’astreindre au travail pour ce faire. Le collier se trouvait à Regent Gate. Aussitôt, nous décidâmes de nous y rendre, et nous sautâmes dans un taxi.

« Nous fîmes arrêter la voiture de l’autre côté de la rue. Geraldine descendit et traversa la chaussée. Comme elle avait sa clef, il lui fut facile d’ouvrir la porte sans déranger personne, de prendre les perles, puis de me les rapporter. Tout au plus, risquait-elle de rencontrer un domestique. Miss Carroll, la secrétaire de mon oncle, se couchait habituellement à neuf heures et demie. Et mon oncle s’attardait toujours dans sa bibliothèque.

« Pendant l’absence de Geraldine, je demeurai près du taxi. De temps à autre, je regardais du côté de la maison pour voir si elle revenait. Et à présent j’arrive à une partie de mon histoire à laquelle vous pourrez ajouter foi ou non. Un homme passa sur le trottoir d’en face. Je le suivis des yeux et, à mon étonnement, je le vis gravir les marches du perron du numéro 17 et entrer dans la maison. Du moins, il me sembla que c’était le numéro 17, mais j’étais un peu trop loin pour l’affirmer. En tout cas, ma stupéfaction fut grande pour deux raisons : d’abord, parce que l’homme s’était introduit au moyen d’une clef, ensuite parce que je le reconnus pour un artiste en vogue.

« Je résolus alors de me rendre compte de ce qui se passait. Par hasard, j’avais en ma possession la clef du numéro 17. Je l’avais perdue, ou plutôt je croyais l’avoir perdue il y a trois ans, et je l’ai retrouvée voilà deux jours, j’avais eu l’intention de la remettre le matin à mon oncle, mais dans le feu de la discussion, j’oubliai ce détail, et quand je changeai de costume le soir pour me rendre à l’Opéra, je transférai cette clef dans la poche de mon habit.

« Ayant prié le chauffeur d’attendre, je fis quelques pas sur le trottoir, traversai la chaussée et à l’aide de ma clef, entrai au numéro 17. Le vestibule était désert et je ne vis aucune trace du visiteur. Je demeurai un instant immobile, regardant autour de moi, puis j’allai vers la porte de la bibliothèque. L’homme s’y trouvait peut-être avec mon oncle. En ce cas, j’entendrais le bruit de leurs voix. Je me collai contre la porte, mais aucun bruit ne me parvint de l’intérieur.

« Je pensai alors que cet homme avait dû entrer dans un autre immeuble… Regent Gate est plutôt mal éclairé la nuit. Quelle sottise de filer cet individu ! Aurais-je l’air assez ridicule si mon oncle, sortant de sa bibliothèque, me surprenait chez lui ? Et cela parce que j’avais soupçonné un passant de mauvaises intentions. Fort heureusement, personne ne m’avait vu.

« À reculons, je gagnai la porte et au même instant Geraldine arrivait au bas de l’escalier, tenant à la main le collier de perles.

« Elle fut très surprise de me voir là. Une fois dehors, je lui expliquai mon initiative. Nous retournâmes vivement à l’Opéra, et entrâmes dans la salle au moment où le rideau se levait. Personne ne s’aperçut de notre absence. La nuit étant étouffante, beaucoup de spectateurs étaient sortis à l’entracte pour respirer un peu.

Il s’arrêta un moment.

— Oh ! je sais ce que vous allez me dire : pourquoi n’avez-vous pas fait cette déposition immédiatement ? Eh bien, permettez-moi de vous poser la même question : alors qu’on avait d’excellentes raisons de vous soupçonner, auriez-vous avoué de gaieté de cœur que vous vous étiez rendu dans la maison de la victime la nuit du crime ? Non, n’est-ce pas ?

« Je savais que même si on nous avait crus, Geraldine et moi, nous serions en butte à d’innombrables ennuis. Nous ne pouvions en aucune façon aider à découvrir le meurtrier : nous n’avions rien vu ni rien entendu. J’étais du reste persuadé que tante Jane elle-même avait tué mon oncle. Alors, pourquoi intervenir ? Je vous ai raconté ma querelle avec mon oncle et mon besoin d’argent parce que je savais que vous l’auriez tôt ou tard découvert. Si je cherchais à vous cacher ces faits, vous étudieriez de plus près mon alibi. Les Dortheimer étaient convaincus que je n’avais point quitté Covent Garden. Que j’eusse passé un entracte en compagnie de ma cousine n’éveilla nullement leurs soupçons. Et Geraldine pouvait toujours affirmer que ni l’un ni l’autre n’avions quitté les parages du théâtre.

— Miss Marsh était-elle d’accord avec vous sur cette dissimulation ?

— Oui. J’allai la voir et lui conseillai à tout prix de ne rien dire de notre venue ici au cours de la nuit tragique. Elle et moi nous ne nous étions pas éloignés durant le dernier entracte à Covent Garden, nous avions fait les cent pas dans la rue, voilà tout. Elle comprit et me promit son entière discrétion.

« Évidemment, je sais que cet aveu fait après coup ne compte pas à vos yeux. Mais je vous jure que c’est l’exacte vérité. Je puis vous donner le nom et l’adresse du bijoutier qui m’a prêté sur les perles de Geraldine. Et ma cousine vous confirmera tout ce que je viens de vous révéler.

— Selon vous, dit Japp, Jane Wilkinson aurait commis le meurtre ? Vous l’avez affirmé.

— N’auriez-vous pas conçu la même idée, d’après les dires du maître d’hôtel ?

— Et votre pari avec miss Adams ?

— Un pari avec Carlotta Adams ? Qu’est-ce que ça signifie ?

— Niez-vous lui avoir offert la somme de dix mille dollars si elle se présentait à votre oncle ce soir-là en se faisant passer pour Jane Wilkinson ?

Ronald ouvrit des yeux étonnés.

— Je lui aurais offert dix mille dollars, moi ? Où donc aurais-je été les prendre ? C’est elle qui vous a dit cela !… Oh ! pardon ! j’oublie qu’elle est morte !

— Oui, répondit Poirot, elle est morte.

Ronald nous regarda fixement l’un après l’autre. Son visage pâlissait, la frayeur se lisait dans ses yeux.

— Je n’y comprends plus rien, murmura-t-il. Je vous ai dit la vérité, et je vois qu’aucun de vous n’ajoute foi à mes paroles.

Alors, à ma stupéfaction, Poirot répondit au jeune homme :

— Si, moi je vous crois.

CHAPITRE XXII

L’ÉTRANGE CONDUITE D’HERCULE POIROT

Nous étions dans notre appartement à l’hôtel.

— Que diable ?… commençai-je.

Poirot m’interrompit.

— Je vous en supplie, Hastings ! Pas maintenant ! Pas maintenant !

Là-dessus, il saisit son chapeau, le planta sur sa tête et sortit en coup de vent.

Il n’était pas encore de retour, lorsque, au bout d’une heure, Japp apparut.

— M. Poirot est sorti ?

Sur ma réponse affirmative, il s’assit et s’épongea le front. La chaleur était accablante.

— Je me demande ce qui lui a pris ! Écoutez, Hastings, lorsqu’il s’est avancé vers cet homme et lui a dit : « Je vous crois », j’ai été ahuri !

Moi, j’étais aussi ahuri et je le dis à l’inspecteur Japp qui reprit :

— Que vous a-t-il dit ensuite ?

— Absolument rien. Lorsque j’ai voulu lui en parler, quand nous avons été de retour ici, il a pris son chapeau et il est sorti brusquement.

— Il déménage, dit Japp.

J’étais disposé à le croire. Japp m’avait souvent confié auparavant que Poirot était ce qu’il appelait « timbré ». Cette fois, je dois avouer que moi-même je ne comprenais nullement l’attitude de Poirot, Au moment même où son hypothèse allait triompher il ne voulait plus l’admettre.

— Je l’ai toujours considéré comme un type bizarre, continua Japp. Je lui reconnais une sorte de génie, mais ne dit-on pas que, du génie à la folie, il n’y a qu’un pas ? Poirot adore la difficulté. Une affaire simple ne l’intéresse pas, il la complique à souhait…

Poirot lui-même, entrant dans la pièce, m’évita de répondre.

Il enleva son chapeau, le plaça soigneusement sur la table auprès de sa canne et s’assit dans son fauteuil habituel.

— Tiens, vous voilà, mon bon Japp ? Je pensais justement à vous rendre visite.

Japp le regarda sans répondre ; il attendait la suite.

Elle ne tarda point. Poirot prononça d’une voix lente et précise :

— Écoutez-moi, Japp. Nous avons fait fausse route. C’est déplorable.

— À quoi bon vous faire du mauvais sang pour cet individu ? Il mérite ce qui lui arrive.

— Ce n’est pas à son sujet que je me tracasse, mais à cause de vous.

— À cause de moi ?

— Oui. Je suis responsable. Qui vous a mis sur cette piste ? Moi ! C’est moi qui ai attiré votre attention sur Carlotta Adams et vous ai parlé de la lettre à sa sœur d’Amérique. C’est moi qui, pas à pas, vous ai engagé dans cette voie.

— De toute façon, je m’y serais dirigé, trancha Japp. Vous m’y avez devancé, voilà tout.

— Possible, mais si votre prestige subissait quelque atteinte parce que vous avez suivi mes idées, je me le reprocherais éternellement.

Japp paraissait amusé. Je soupçonne qu’il s’imaginait que Poirot lui enviait l’honneur qui lui reviendrait s’il découvrait le réel assassin.

— C’est compris, dit-il. Je n’oublierai pas de proclamer que je vous dois des lauriers en cette affaire.

Poirot haussa les épaules avec impatience.

— Vous ne comprenez pas du tout. Je ne tiens nullement aux honneurs. De plus, je vous préviens, ce ne sont pas des lauriers qui nous attendent, mais un échec pour vous, pour moi, et pour la Justice.

Japp éclata de rire.

— Monsieur Poirot, je veux bien accepter la gloire ou le blâme que nous récolterons dans ce procès. Il fera grand bruit, je vous l’accorde. Eh bien, je vais vous dire ma façon de penser. Il se peut que, grâce à un habile avocat, lord Edgware soit gracié – avec les jurés, sait-on jamais ? – eh bien, même alors je suis au-dessus des attaques. On saura que nous avons démasqué le vrai coupable, même si nous ne réussissons pas à le faire condamner.

Poirot le considéra d’un œil indulgent.

— L’ennui, c’est que vous ne doutez jamais de vous-même, Japp. Jamais vous ne vous dites : « C’est trop facile ! »

— Ah ! pour cela non ! Et, permettez-moi de vous mettre en garde contre cette habitude que vous avez de trouver toujours les choses trop faciles. Pourquoi ne seraient-elles pas faciles ?… Maintenant, revenons à nos moutons. Sans doute aimeriez-vous savoir ce que j’ai fait ?

— Assurément.

— J’ai d’abord interrogé miss Geraldine Marsh, et sa déposition concorde exactement avec celle de lord Edgware. Peut-être sont-ils complices, mais je ne le crois pas. Il exerce sur elle une énorme influence. Quand elle a appris son arrestation, elle s’est évanouie.

— Et la secrétaire… miss Carroll ?

— Elle n’a point paru trop surprise.

— Et les perles ? demandai-je. Cette partie de l’histoire est-elle vraie ?

— Parfaitement. De bonne heure le lendemain, il a emprunté une forte somme sur le collier. Pour moi, cela n’a rien à voir avec l’assassinat. Je suppose plutôt que cette idée lui est venue lorsqu’il a rencontré sa cousine à l’Opéra. Désemparé, sans le sou, il préméditait son crime et voilà pourquoi il gardait la clef dans sa poche. Tandis qu’il parle à sa cousine, il lui vient à l’esprit qu’en l’impliquant dans l’affaire, elle représentera un atout de plus pour sa sécurité à lui. Jouant avec la sensibilité féminine, il fait allusion aux perles, elle se laisse persuader, et ils s’éloignent. Dès qu’elle est entrée dans la maison, il la suit et pénètre dans le salon-bibliothèque. Son oncle s’est sans doute assoupi dans son fauteuil. Quoi qu’il en soit, le neveu accomplit son forfait en deux secondes et s’en va. Il ne s’attendait pas à être surpris par la jeune fille dans la maison, mais comptait qu’elle le retrouverait au-dehors.

« Le lendemain matin, il emprunte sur le collier. Lorsqu’il entend parler du crime, il persuade la jeune fille de tenir secrète leur visite nocturne.

— En ce cas, pourquoi a-t-il parlé ? demanda Poirot.

— Il a changé d’idée. Ou peut-être a-t-il jugé que sa cousine flancherait. C’est une jeune fille nerveuse.

— Oui, approuva Poirot. Elle est d’une nervosité extrême… Mais ne vous semble-t-il pas qu’il eût été plus facile et plus simple pour le capitaine Marsh de quitter seul l’Opéra durant l’entracte ? Il aurait pénétré tranquillement avec sa clef et serait retourné au théâtre après avoir tué son oncle… au lieu d’avoir un taxi à l’attendre au-dehors, et une cousine nerveuse qui pouvait descendre d’un instant à l’autre et le trahir involontairement.

Japp ricana :

— Voilà comment vous ou moi aurions agi. Oui, mais nous possédons un peu plus de jugeote que ce capitaine Ronald Marsh… Et, s’il est innocent, pourquoi ce pari avec miss Adams ?

— C’est peut-être lui qui a parlé de miss Adams…, prononça Poirot d’un ton rêveur. Non, je dis des sottises. Que pensez-vous de la mort de cette artiste ? demanda-t-il brusquement à Japp.

— Ma foi, je penche pour l’accident… coïncidence propice… Ronald Marsh n’a rien à y voir. Son alibi après l’Opéra ne laisse aucun doute. Il est resté chez Sobrand en compagnie des Dortheimer jusqu’après une heure du matin,… Si l’accident ne s’était pas produit, Marsh aurait acheté le silence de cette femme avec une nouvelle somme d’argent et suscité en elle la frayeur d’être arrêtée pour assassinat si elle révélait la vérité.

— Et vous pensez que miss Adams aurait laissé pendre une autre femme, alors que son témoignage suffisait pour la sauver ?

— Jane Wilkinson n’aurait pas été pendue : la déposition des invités de Montagu Corner suffisait à prouver son innocence.

— Mais le meurtrier ignorait sa présence à ce repas. Il devait compter sur la condamnation de Jane Wilkinson et le silence de Carlotta Adams.

— Monsieur Poirot, vous voilà convaincu que Ronald Marsh est innocent. Prêtez-vous créance à cette histoire d’un autre homme qui s’est glissé furtivement dans la demeure de lord Edgware et qui serait, d’après Ronald, l’acteur de cinéma Bryan Martin ?

— Il pouvait, en effet, s’étonner de voir cet homme entrer chez son oncle avec une clef.

— Oui, mais par malheur – ou par bonheur – Mr. Bryan Martin ne se trouvait pas à Londres ce soir-là. Il emmena une jeune femme dîner chez Moseley et ils ne revinrent qu’après minuit.

— Ah ! dit Poirot. Cette jeune femme est-elle aussi une actrice ?

— Non. C’est une modiste, une amie de miss Adams, et son témoignage est, vous en conviendrez, hors de question.

— Je ne le mets point en doute.

— Enfin, vous vous avouez vaincu, dit Japp en riant. Personne n’est entré au numéro 17 avant lui, et pas davantage dans aucune des deux maisons voisines… Ce sont des contes à dormir debout !

— Qui était « D, Paris, novembre » ? demanda Poirot.

Japp haussa les épaules.

— Vieille histoire datant de six mois ! Aucun rapport avec le meurtre de lord Edgware !

— Six mois, murmura Poirot, une flamme brillant dans son regard. Que je suis bête !

— Que dit-il ? me demanda Japp.

Poirot se leva et du doigt toucha Japp à la poitrine.

— Écoutez-moi. Pourquoi la servante de miss Adams ne reconnaît-elle pas cette boîte ? Pourquoi miss Driver ne la reconnaît-elle pas non plus ?

— Pourquoi ?

— Parce que la boîte est neuve ! On vient de la lui offrir. « Paris, novembre »… c’est parfait… cette date évoque sans doute un souvenir. Mais le cadeau n’a été remis que maintenant et non pas alors. On l’a acheté tout récemment !… Je vous en prie, Japp, renseignez-vous sur ce point. Ce bijou n’a pas été acheté ici, mais à l’étranger… peut-être à Paris. Je vous en supplie, cherchez qui est ce mystérieux « D ».

— Ma foi, cela ne peut nuire. Personnellement, votre idée ne m’enthousiasme pas, mais je ferai mon possible.

Il nous dit au revoir et s’en alla.

CHAPITRE XXIII

LA LETTRE

— À présent, fit Poirot, allons déjeuner. Mon ami, j’ai de l’espoir !

J’en étais fort heureux. Toutefois, je restais convaincu de la culpabilité de Ronald. Selon moi, Poirot partageait cet avis et la recherche de l’origine de la boîte n’était qu’un prétexte pour sauver la face.

Nous allâmes déjeuner. Au restaurant, je fus quelque peu surpris d’apercevoir, à l’autre extrémité de la salle, Jenny Driver et Bryan Martin assis à la même table. Évoquant les propos de Japp, je soupçonnai entre eux un flirt.

Ils nous virent, et Jenny, à la fin du repas, quitta son compagnon et vint à notre table.

— Puis-je m’asseoir une minute près de vous, monsieur Poirot ?

— Certes, mademoiselle, je suis enchanté de vous revoir. Pourquoi Mr. Martin reste-t-il seul dans son coin ?

— Je l’ai prié de m’attendre. Je désire vous parler de Carlotta.

— Je vous écoute, mademoiselle.

— Vous me demandiez si elle n’avait pas d’amis intimes, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Depuis, j’ai réfléchi et essayé de rappeler mes souvenirs. En me rappelant certaines de nos conversations auxquelles je n’avais pas attaché d’importance sur le moment, j’ai fini par conclure que l’homme auquel elle portait intérêt… était Ronald Marsh… vous savez, celui qui vient d’hériter du titre de lord Edgware.

— Pourquoi croyez-vous que c’était lui, mademoiselle ?

— Voici. Un jour, Carlotta, me parlant d’une façon générale, disait que la malchance pouvait influer sur le caractère d’un individu et que beaucoup d’hommes, pas mauvais au fond, glissaient sur la pente du mal parce que la société avait été injuste envers eux ; ils étaient plutôt à plaindre qu’à blâmer. Elle ne cita aucun nom, mais elle fit aussitôt après dévier la conversation sur Ronald Marsh. Ce jour-là, je ne m’attardai guère à ces réflexions, mais plus j’y songe, plus je crois que Carlotta avait un faible pour ce jeune homme. Qu’en pensez-vous, monsieur Poirot ?

— Je pense, mademoiselle, que vous venez de me donner un renseignement précieux.

— Ah ! tant mieux ! déclara Jenny.

Poirot l’observait d’un œil plein de sympathie.

— Peut-être ignorez-vous que Ronald Marsh – lord Edgware – vient d’être arrêté ?

Elle sursauta.

— Oh ! j’arrive trop tard.

— Il n’est jamais trop tard pour bien faire, dit Poirot. Merci, mademoiselle.

Elle nous quitta et rejoignit Bryan Martin.

— Cette fois, Poirot, votre foi en l’innocence du jeune lord se trouve fortement ébranlée ?

— Non, Hastings. Au contraire… elle n’est que plus forte.

En dépit de cette vaillante assurance, je crus qu’il perdait pied.

Durant les jours qui suivirent, il garda le silence sur l’affaire Edgware. Si j’en parlais, il me répondait par monosyllabes. Malgré lui, il revenait à sa première idée, qui était la bonne : Ronald Marsh était bel et bien le criminel. Seulement, Poirot ne pouvait admettre ouvertement son erreur.

Telle était du moins ma façon d’interpréter son attitude, et ce ne fut que quinze jours après l’arrestation du jeune lord Edgware que je compris mon erreur.

Nous nous asseyions à table pour le petit déjeuner ; comme d’habitude, le courrier s’empilait devant l’assiette de Poirot. Il le dépouilla, et soudain poussa une exclamation de satisfaction en prenant une enveloppe qui portait un timbre américain.

Il l’ouvrit et en tira une lettre et d’autres papiers.

Poirot lut la lettre et me la tendit :

— Hastings, voulez-vous prendre connaissance de cela ?

Je lus à mon tour :

Cher monsieur Poirot,

Votre lettre m’a beaucoup touchée. Je viens de passer par une si cruelle épreuve ! En plus de mon affreux chagrin, j’ai beaucoup souffert des insinuations au sujet de Carlotta, la meilleure des sœurs.

Non, monsieur Poirot, Carlotta ne prenait aucune drogue. Elle les avait en horreur ; elle me l’a dit cent fois.

Si elle a joué un rôle quelconque dans la mort de ce malheureux homme, ce fut tout à fait innocemment… comme sa lettre vous le prouvera. Je vous en envoie l’original, puisque vous m’en manifestez le désir. J’ai hésité avant de m’en séparer, mais je sais que vous en prendrez grand soin et que vous me la rendrez ; si elle doit contribuer à éclaircir le mystère qui entoure sa mort, je vous la confie sans hésiter.

Vous me demandez si Carlotta me parlait de ses amis dans sa correspondance. Elle me parlait évidemment de beaucoup de monde, mais de personne en particulier. Bryan Martin, que nous connaissons depuis des années, une jeune fille nommée Jenny Driver, et un certain capitaine Ronald Marsh, tels sont les gens qu’elle voyait le plus souvent, me semble-t-il.

Vous comprenez si bien l’affection qui nous unissait, Carlotta et moi, que je voudrais de tout mon cœur, pouvoir vous être utile dans vos recherches.

Croyez, cher monsieur Poirot, à mon entière gratitude.

Lucie Adams.

P. S. – Un inspecteur de police est venu me demander la lettre de Carlotta. Je lui ai répondu que je vous l’avais expédiée. Bien entendu, ce n’est pas la vérité, mais il me semble que vous devez l’avoir d’abord. Scotland Yard la réclame, parait-il, pour s’en servir comme témoignage contre le coupable. Vous la communiquerez sans doute ; je vous en supplie, assurez-vous bien qu’on vous la rendra. Ce sont les dernières lignes que m’a adressées Carlotta !

— Ainsi vous lui aviez câblé directement ? remarquai-je. Pourquoi lui avez-vous demandé l’original de la lettre ?

— En vérité, je ne saurais le dire, Hastings… peut-être dans l’espoir que la lettre originale pourrait expliquer l’inexplicable.

— Le texte en est extrêmement clair et ne renferme aucune équivoque. Carlotta Adams a remis la lettre à sa bonne, celle-ci l’a portée à la poste, il n’y a rien là qu’une lettre ordinaire.

Poirot soupira.

— Je le constate et voilà précisément ce qui m’intrigue… parce que, Hastings, telle qu’elle est, cette lettre demeure incompréhensible.

— Vous dites des sottises, Poirot.

— Non, non. Veuillez m’écouter, Hastings. J’ai mûrement réfléchi. Certains faits se suivent avec ordre et méthode… puis vient cette lettre, qui bouleverse toutes mes hypothèses. Qui a tort ? Hercule Poirot ou la lettre ?

— Selon vous, est-il impossible que ce soit Hercule Poirot ? insinuai-je aussi délicatement que possible.

Poirot me lança un regard de reproche.

— J’ai parfois commis des erreurs, mais ce n’est point le cas aujourd’hui. Ce document contient une énigme que j’essaie de résoudre.

S’armant de son petit microscope de poche, il étudia de près l’autographe.

Lorsqu’il eut achevé l’examen de chaque page, il me passa l’instrument. Je n’y pus trouver rien de bizarre : l’écriture ferme et lisible reproduisant mot pour mot le texte déjà télégraphié.

— Je ne discerne aucune contrefaçon dans l’écriture… tout est rédigé de la même main, dit Poirot. Et pourtant, j’ai beau réfléchir, il m’est impossible…

Il me demanda de lui rendre les feuilles, et il les parcourut une fois de plus.

Tout à coup, tremblant d’émotion, il eut un cri :

— Venez voir, Hastings. Vite !

Je courus vers lui. Sur la table était étalée une des pages de la lettre.

— Vous ne voyez rien ? Toutes les autres pages ont les bords nets, ce sont des feuillets simples ; tandis que celle-ci… observez ce bord inégal… celle-ci était une double feuille. À présent, vous comprenez qu’il nous manque une page de la lettre.

Je levai les yeux vers lui, tout abasourdi.

— Comment cela ? Le sens y est, pourtant.

— Évidemment, le sens y est ; c’est même là l’idée ingénieuse. Lisez et vous verrez.

Je crois ne pouvoir mieux faire que de reproduire ici le fac-similé de la page en question.

— Vous saisissez à présent ? demanda Poirot. La lettre est interrompue à l’endroit où il s’agit du capitaine Marsh. Miss Carlotta le plaint, cet homme, et ajoute ensuite : « Mon imitation… », etc. et – sur la page suivante : « m’a dit… » Mais mon ami, une page manque. La personne qui « a dit » n’est peut-être pas celle dont miss Adams parle dans la précédente page. C’est quelqu’un d’autre qui a proposé la mystification. Remarquez que le nom n’est répété nulle part. Notre meurtrier a dû avoir la lettre en main. Se voyant trahi, il songe à la supprimer, puis, en la relisant, il découvre un moyen ingénieux de s’en tirer… La suppression d’une page fait tomber les soupçons sur un tiers… un homme qui a un mobile pour assassiner lord Edgware. Ah ! il fallait y penser. Il enlève la page et remet la lettre dans l’enveloppe.

Je contemplai Poirot avec admiration, sans toutefois partager entièrement son opinion. À mon avis, Carlotta s’était servie d’une moitié de feuille déjà déchirée. Je n’eus pas le courage d’exposer une manière de voir aussi prosaïque. Après tout, peut-être avait-il raison.

Je hasardai cependant une objection.

— Comment l’assassin a-t-il pu avoir la lettre entre les mains ? Miss Adams l’a prise dans son sac pour la remettre à la bonne qui, si nous en croyons ses dires, l’a portée à la poste.

— Cette femme a menti, ou bien Carlotta a vu le meurtrier au cours de la soirée. Cette solution me semble la plus probable, car nous ignorons où se trouvait Carlotta entre le moment où elle a quitté son appartement et celui où elle a déposé sa valise à la station d’Euston, c’est-à-dire entre six et neuf heures. Durant ce temps, elle a sans doute rencontré le meurtrier dans un restaurant : ils ont dîné ensemble et il lui a donné ses dernières instructions. Qu’arriva-t-il en ce qui concerne la lettre ? Nous n’en savons rien, mais il est permis d’imaginer que la jeune femme la gardait à la main en vue de la jeter dans une boîte voisine, ou l’a posée sur la table du restaurant. L’homme surprend l’adresse, pressent un danger possible, s’empare adroitement de l’enveloppe, s’absente sous un prétexte quelconque, décolle l’enveloppe sans doute mal fermée, lit la lettre, déchire la page compromettante, replace la lettre sur la table ou la remet à Carlotta au moment où elle se lève en lui disant qu’elle vient de la laisser tomber. L’exactitude de ces détails importe peu… mais deux faits s’imposent à nous : Carlotta Adams a rencontré le meurtrier ce soir-là, avant ou après l’assassinat de lord Edgware (ils ont encore eu le temps de se voir après son départ de chez Lyons.) Je me trompe peut-être, mais je soupçonne fort le criminel de lui avoir offert la boîte en or, souvenir de leur premier rendez-vous. En ce cas, le meurtrier est le mystérieux « D. ».

— Je ne comprends pas ce que vient faire ici la boîte en or.

— Écoutez-moi, Hastings. Carlotta ne s’adonnait point aux stupéfiants. Lucie Adams l’affirme et je l’admets volontiers. Cette jeune personne au regard droit et énergique débordait de santé et ne pouvait tomber dans ce vice. Aucun de ses amis, pas plus que sa servante, ne reconnaissent cette boîte. Pourquoi a-t-on trouvé cet objet dans son sac tout de suite après sa mort ? Afin de donner l’impression qu’elle prenait du véronal et en faisait usage depuis longtemps… six mois au moins. Supposons qu’elle ait vu le meurtrier après le crime, ne fût-ce que quelques minutes. Ils boivent quelque chose ensemble pour célébrer le succès de leur machination. Et il verse dans le verre de la jeune femme une dose de véronal suffisante pour qu’elle ne se réveille pas le lendemain matin.

— Horreur ! m’écriai-je. Raconterez-vous tout cela à Japp ? demandai-je au bout d’une minute.

— Pas encore. Cet excellent Japp rirait. La jeune femme a écrit sur une feuille de papier déjà coupée ! Voilà tout ! ne manquerait-il pas d’objecter.

Tel un coupable, je baissai les yeux.

— Que lui répondre ? poursuivit Poirot. Rien ; les événements auraient bien pu se dérouler différemment. Ils se sont passés de la sorte, parce qu’il fallait qu’il en fût ainsi.

Il fit une pause.

— Hastings, songez que si cet homme avait eu un peu d’ordre et de méthode, il eût coupé cette feuille avec un canif au lieu de la déchirer. Et cette fois nous n’aurions rien vu…

— D’où nous concluons que c’est un hurluberlu, fis-je.

— Non pas ! Le temps lui a sans doute manqué.

Poirot ajouta, après quelques secondes de réflexion :

— Vous avez certainement déduit que ce « D. » devait posséder un excellent alibi ?

— Je ne conçois pas qu’il en ait même un s’il a d’abord passé son temps à Regent Gate pour commettre son crime, et ensuite en compagnie de Carlotta Adams.

— Précisément. Il a tellement besoin d’un alibi qu’il a dû s’en préparer un. Autre chose : son nom commence-t-il réellement par un D, ou cette initiale est-elle celle d’un petit surnom que Carlotta lui donnait ?… Un homme dont le nom ou le surnom commence par un D… Hastings, il faut que nous dénichions cet homme !

CHAPITRE XXIV

DES NOUVELLES DE PARIS

Le lendemain, nous reçûmes une visite inattendue.

On nous annonça Geraldine Marsh.

Poirot avança un siège à la jeune fille, dont je remarquai les yeux, entourés de grands cernes noirs, trahissant des nuits d’insomnie, et les traits pâles et fatigués. Pourtant, elle paraissait si jeune… presque une enfant.

— Monsieur Poirot, je ne sais que devenir… c’est si affreux !

— Que se passe-t-il donc, mademoiselle ? demanda Poirot avec sympathie.

— Ronald m’a répété vos paroles le jour horrible de son arrestation. Il venait de déclarer que personne ne voudrait le croire. Vous lui avez dit : « Moi, je vous crois. » Est-ce vrai ?

— C’est vrai, mademoiselle, j’ai bien dit cela.

— Et vous le pensiez vraiment ?

— J’ai exprimé ma pensée, mademoiselle. Je ne crois pas que votre cousin ait tué lord Edgware.

Un peu de couleur reparut sur les joues de la jeune fille.

— Merci de me dire cela, monsieur Poirot… Mais alors, quelqu’un d’autre l’a tué ?

Poirot sourit :

— Évidemment, mademoiselle.

— Je suis ridicule et je vous parle à tort et à travers. Je voudrais vous demander si vous connaissiez le criminel ?

— J’ai là-dessus mon opinion… ou, pour mieux dire, mes soupçons.

— Pourrais-je savoir… Ne suis-je pas trop indiscrète ?…

— Toute accusation serait prématurée, mademoiselle.

La jeune fille insista.

— Si vous pouviez m’en apprendre davantage, je serais peut-être à même de vous aider.

Poirot ne répondit pas.

— La duchesse de Merton demeure convaincue que la femme de mon père a commis le crime, reprit la jeune fille… Personnellement, j’en doute…

— Quelle opinion avez-vous de Jane Wilkinson ? demanda Poirot.

— Je la connais à peine. J’étais en pension à Paris quand mon père l’épousa. Lorsque je revins à la maison, elle se montra aimable, c’est-à-dire qu’elle ne s’inquiéta guère de ma présence. Je la juge un peu… sans cervelle, et… intéressée.

Poirot approuva d’un signe de tête.

— Vous parliez tout à l’heure de la duchesse de Merton. La voyez-vous souvent ?

— Oui. Elle m’a témoigné beaucoup d’amitié. J’ai passé chez elle la plus grande partie de cette horrible quinzaine… Ronald en prison, les journalistes, les bavardages… J’ai bien peu d’amis sincères ; mais la duchesse m’a montré beaucoup de sympathie… son fils aussi.

— Que pensez-vous de lui ?

— Je le trouve un peu timide et d’un caractère peu sociable. Sa mère fait le plus grand éloge de lui… Sans doute que je le connais mal…

— Je comprends. Dites-moi, mademoiselle, vous aimez bien votre cousin ?

— Ronald ? Certainement ! Nous ne nous sommes guère vus durant ces deux dernières années, mais lorsqu’il vivait à la maison, je le trouvais très gentil, très gai…

Poirot lui posa alors une question qui me révolta :

— Alors, vous ne voulez pas qu’on le pende ?

La jeune fille sursauta.

— Quelle horreur ! Ah ! si seulement la coupable c’était elle… ma belle-mère ! Ce doit être elle. La duchesse l’affirme…

— Ah ! dit Poirot, si seulement le capitaine Marsh était resté dans le taxi…

— Oui… c’est-à-dire… Je ne comprends pas. Expliquez-vous.

Geraldine fronça le sourcil.

— S’il n’avait pas suivi l’homme dans la maison. À propos, n’aviez-vous entendu personne entrer ?

— Non, je n’ai entendu aucun bruit.

— Qu’avez-vous fait dans la maison ?

— J’ai couru tout droit à ma chambre… pour y prendre mes perles.

— Et il vous fallut quelque temps pour les trouver ?

— Oui. Tout d’abord, il me fut impossible de mettre la main sur mon coffret à bijoux.

— Vous n’avez donc pu descendre tout de suite… et alors… votre cousin était dans le vestibule ?

— Oui, il venait du salon-bibliothèque.

— Je comprends. Vous avez été effrayée.

— Certes. Il m’a surprise.

— Je le conçois aisément.

— Ronnie m’a dit : « Eh bien ! Dina, vous les avez ? » Il surgissait derrière moi et j’ai sursauté.

— Comme je vous le disais tout à l’heure, il est regrettable que votre cousin ne soit pas resté dehors. Le chauffeur de taxi aurait pu témoigner, sur la foi du serment, qu’il n’était pas entré dans la maison…

Elle pleurait à présent sans pouvoir s’en empêcher. Elle se leva. Poirot lui prit la main.

— Vous désirez que je lui sauve la vie, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, monsieur Poirot. Je vous en supplie !… Elle essayait de contenir ses larmes, serrant ses mains l’une dans l’autre.

— Mademoiselle, lui dit Poirot d’une voix douce, soyez sûre que je compatis à votre chagrin. Hastings, voulez-vous appeler un taxi pour mademoiselle ?

J’accompagnai la jeune fille en bas et la mis dans un taxi. Dominant son émotion, elle me remercia.

Je retrouvai Poirot se promenant dans la chambre, les sourcils froncés. Soudain, la sonnerie du téléphone fit diversion.

— Qui est à l’appareil ? Ah ! c’est vous, Japp. Bonjour, mon ami !

J’approchai. Après quelques moments, Poirot dit :

— Et qui est venu la prendre ? Le savez-vous ?

Quelle que fût la réponse, Poirot ne devait pas s’y attendre, car son visage s’allongea.

— En êtes-vous bien sûr ?

— …

— Non, mais cela me surprend un peu, voilà tout.

— …

— Comment ?

— …

— J’avais tout de même vu clair sur ce point… un détail, comme vous dites.

— …

— Non ! non ! je n’ai pas changé d’avis. Je vous prie de poursuivre vos recherches dans les restaurants des environs de Regent Gate et d’Euston, de Tottenham Court Road et même jusqu’à Oxford Street.

— …

— Oui, un homme et une femme. Et aussi du côté du Strand, peu avant minuit. Comment ?

— …

— Oui, oui, je sais que le capitaine Marsh se trouvait avec les Dortheimer. Mais il n’y a pas que le capitaine Marsh au monde.

— …

— J’ai une tête de mule ? Le compliment me touche ! Ayez, en tout cas, l’obligeance de me rendre ce service, hein ?

Il raccrocha le récepteur.

— Eh bien ? demandai-je à Poirot avec impatience.

— Hastings, la boîte en or a bien été achetée à Paris. Elle a été commandée par écrit à une importante firme spécialisée dans ce genre d’articles. L’ordre était signé : Constance Ackerley. Naturellement, Constance Ackerley n’existe pas. La lettre arriva deux jours avant l’assassinat. Le signataire demandait que les initiales et l’inscription fussent gravés en rubis. La commande était très urgente, on devait venir en prendre livraison dès le lendemain… c’est-à-dire la veille du crime. La boîte fut livrée au moment indiqué et payée en billets de banque.

— Et qui s’est présenté chez le bijoutier ? demandai-je, sentant que nous atteignions le but.

— Une femme, Hastings.

— Une femme ?

— Oui. Une femme d’un certain âge, petite et portant des lunettes.

Complètement ahuris, nous nous regardions l’un et l’autre.

CHAPITRE XXV

UN DÉJEUNER MONDAIN

Ce fut le lendemain de ce jour-là que nous nous rendîmes au déjeuner des Widburn, à l’hôtel Claridge.

Poirot, pas plus que moi, ne se réjouissait de cette invitation. C’était au moins la sixième que nous recevions, Mrs Widburn était tenace et raffolait des célébrités. Sans se laisser décourager par les refus successifs de Poirot, elle nous avait proposé un tel choix de dates que nous avions dû capituler afin d’en être débarrassés.

Depuis les nouvelles de Paris, Poirot s’était montré discret sur le crime, me répétant seulement :

— Il y a quelque chose qui me dépasse.

Une fois, il ajouta pour lui-même :

— Lunettes à Paris. Lunettes dans le sac de Carlotta Adams…

Si bien que ce déjeuner au Claridge me parut finalement comme un excellent dérivatif à nos soucis.

Le jeune Donald Ross s’y trouvait et il vint vers moi d’un air aimable. Il y avait plus d’hommes que de femmes et je fus placé à côté de lui. Jane Wilkinson se trouvait assise presque en face de nous ; entre elle et Mrs Widburn, était placé le duc de Merton.

Le duc me parut mal à l’aise. La compagnie n’était sans doute pas de son goût. Ce jeune homme semblait descendre tout droit du moyen âge. Son enthousiasme pour la toute moderne Jane Wilkinson constituait un de ces anachronismes où se complaît parfois la nature.

Appréciant moi-même à leur juste valeur la beauté et la voix ensorceleuse de Jane, l’engouement du duc ne m’étonnait point. Mais on s’habitue à la perfection et alors le sens commun reprend ses droits. Une gaffe commise par Jane me le prouva.

Un des invités – je ne sais plus lequel – prononça une phrase où il était question du « jugement de Paris ». Aussitôt, s’éleva la voix exquise de Jane :

— Paris ? Mais, de nos jours, Paris ne donne plus le ton ! C’est avec Londres et New York qu’il faut compter à présent !

Ces mots tombèrent dans un moment où la conversation languissait. Il y eut une gêne générale. Près de moi, Donald Ross toussota. Mr Widburn se lança dans un violent discours sur l’opéra russe. Chacun se hâta de dire n’importe quoi. Seule Jane, sans se douter le moins du monde qu’elle venait de dire quelque chose d’anormal, gardait sa sérénité et son adorable sourire.

À cet instant, je remarquai l’expression du duc de Merton. Les lèvres serrées, il était très rouge, et je le vis s’éloigner imperceptiblement de Jane Wilkinson, Sans doute venait-il d’avoir un avant-goût des impairs qui auraient lieu à ses dîners s’il épousait cette femme.

Détournant les yeux, j’aperçus alors Bryan Martin. Il avait dû arriver au moment où l’on s’asseyait. Placé un peu plus bas, du même côté que moi de la table, il se penchait en avant et parlait avec animation à sa voisine, une jolie blonde.

Depuis quelque temps je ne l’avais pas vu et je fus frappé de sa transformation avantageuse. Il était gai et semblait rajeuni.

Je n’eus pas le temps de l’observer plus longuement ; ma voisine de gauche, une énorme dame de haute noblesse, me favorisait d’un discours concernant des matinées enfantines qu’elle organisait.

Poirot, ayant un rendez-vous, dut quitter le Claridge dès qu’on fut sorti de table. Il enquêtait sur l’étrange disparition des chaussures d’un ambassadeur et on l’attendait à deux heures. Il me chargea de l’excuser auprès de Mrs Widburn. Comme j’essayais d’approcher de celle-ci, quelqu’un me frappa sur l’épaule.

C’était le jeune Donald Ross.

— M. Poirot n’est-il pas ici ? Je désirerais lui parler.

— Il vient juste de s’en aller.

Ross sembla consterné.

— Teniez-vous à le voir personnellement ? lui demandai-je.

Il me répondit avec hésitation.

— Je… je ne sais pas.

Je le regardai très étonné. Il rougit.

— Ce que je vous dis doit vous paraître drôle, n’est-ce pas ? Mais il vient de se passer quelque chose d’insolite… d’inexplicable… Je désirerais l’avis de M. Poirot.

Il paraissait bouleversé.

— Poirot avait un rendez-vous à deux heures, dis-je, mais il sera chez lui vers cinq heures. Téléphonez à cette heure-là, ou bien venez le voir.

— Merci, je passerai chez lui. À cinq heures. Ce que j’ai à lui confier a peut-être beaucoup d’importance.

Ma mission remplie auprès de Mrs. Widburn, je me disposais à sortir, lorsqu’une main se glissa sous mon bras.

C’était Jenny Driver, très élégante.

— Tiens ! Je ne vous avais pas vue. Comment marchent les affaires ?

— Très bien, merci. Nous allons lancer un nouveau chapeau. Une sorte de toquet avec une plume et que les femmes s’enfonceront jusqu’aux yeux.

— Vous n’avez pas de scrupules, mademoiselle ?

— Que voulez-vous, il faut bien venir au secours des autruches. Elles sont toutes au chômage.

Elle ajouta en s’éloignant :

— Au revoir. Cet après-midi, je me repose. Je vais faire un tour à la campagne.

— Bonne promenade !

Il faisait une chaleur étouffante, je traversai tranquillement le parc et rentrai à l’hôtel vers quatre heures ; Poirot ne parut qu’à cinq heures moins vingt. Il était de très bonne humeur.

— Avez-vous retrouvé les chaussures de l’ambassadeur ? lui dis-je.

— Il s’agissait d’un trafic de cocaïne… une cachette très ingénieuse. J’ai dû passer une heure dans un institut de beauté. Il y avait là une jeune femme aux cheveux acajou qui eût certainement capturé votre tendre cœur.

La sonnerie du téléphone l’interrompit.

— C’est probablement Donald Ross, observai-je, en me dirigeant vers l’appareil.

— Donald Ross ?

— Oui. Ce jeune homme que nous avons rencontré à Chiswick. Il désire vous parler.

Ross se trouvait en effet à l’appareil.

— M. Poirot est-il là ?

— Oui. Il vient d’arriver. Vous allez venir ?

— Puis-je lui parler au téléphone ?

Poirot saisit le récepteur. Je me trouvais si près que je pouvais percevoir la voix de Ross.

— C’est bien M. Poirot ?

— Oui, lui-même.

— Excusez-moi de vous déranger, mais j’ai relevé un fait bizarre… touchant la mort de lord Edgware. C’est peut-être stupide.

— Non ! Non ! Parlez tout de suite !

— C’est à propos de Paris. Vous comprenez…

À cet instant, j’entendis retentir une sonnerie lointaine.

— Une seconde, s’il vous plaît, dit Ross.

Je perçus le bruit de l’appareil que l’on pose sur une table.

Nous attendîmes, Poirot tenant le récepteur et moi debout près de lui.

Une minute passa, puis deux, trois, quatre, cinq…

Poirot manœuvra le crochet de haut en bas et parla à la téléphoniste. Il se tourna vers moi.

— Le récepteur est toujours décroché à l’autre bout, mais on ne répond plus. Vite, Hastings, cherchez l’adresse de Ross sur l’Annuaire du téléphone. Il faut que nous allions chez lui sur-le-champ.

CHAPITRE XXVI

PARIS ?

Quelques minutes plus tard, nous sautions dans un taxi.

— Hastings, j’ai peur, me dit Poirot.

— Vous ne croyez tout de même pas…

— Nous luttons contre un individu qui n’a pas hésité à commettre deux crimes et ne reculera pas devant un troisième. Pour lui, Ross devient dangereux et doit être supprimé. De toute évidence, ce qu’il avait à nous dire offrait une importance capitale.

— Comment pouvait-on le savoir ?

— Vous dites qu’il vous a parlé au Claridge. Il y avait du monde autour de vous. Quelle folie ! Ah ! pourquoi ne l’avez-vous pas ramené avec vous ?…

— Je ne pensais pas…

— Je ne vous reproche rien, Hastings. Comment pouviez-vous deviner ?… Ah ! arriverons-nous jamais ?

Enfin le taxi s’arrêta. Ross habitait à Kensington, dans une maisonnette donnant sur une vaste place. Une carte fixée près de la sonnette nous indiqua que son appartement se trouvait au premier étage. La porte de l’entrée était ouverte et nous vîmes un grand escalier où s’élança Poirot.

— On pénètre ici comme dans un moulin, me dit-il.

Au premier étage, une autre carte de visite était clouée sur une porte étroite munie d’une serrure Yale.

Je poussai la porte… À ma grande surprise, elle céda.

Deux autres portes donnaient sur l’antichambre, une à droite et l’autre en face de nous. Celle-ci s’ouvrait sur un petit salon confortablement meublé. Il était vide. Sur une table, le téléphone avec le récepteur posé près de l’appareil.

— Par ici. Venez, Hastings, me dit Poirot.

Revenant sur nos pas, nous entrâmes dans une minuscule salle à manger. Nous vîmes Ross étendu sous la table, comme s’il avait glissé d’une chaise.

Poirot se pencha sur lui et se redressa, très pâle.

— Il est mort, frappé d’un coup de couteau à la nuque.

Longtemps par la suite, ce tragique événement hanta mon souvenir comme un cauchemar. J’éprouvais l’impression que j’étais, en quelque sorte, coupable avec le jeune acteur.

Après notre découverte du cadavre de Ross, Poirot était demeuré très calme. Il avait attendu l’arrivée de la police et suivi l’interrogatoire des autres locataires de la maison.

— Hastings, me dit-il enfin, inutile de perdre notre temps en lamentations et de nous demander ce qui serait si… et si… Le pauvre jeune homme avait une révélation à nous faire… et elle était d’importance, sans quoi on ne l’aurait pas tué. À nous de deviner de quoi il s’agissait… Il ne nous reste qu’un seul petit mot pour guider nos recherches.

— Paris ?

— Oui, Paris.

Il se leva et marcha de long en large dans la pièce.

— Paris a été prononcé à plusieurs reprises dans cette affaire, malheureusement chaque fois en des circonstances différentes. Ce mot se trouve gravé dans la boîte en or. « Paris, novembre » : miss Adams séjourne dans la capitale française à cette époque… et peut-être Ross également. S’y trouvait-il une autre personne connue de Ross et que le jeune homme aurait remarquée en compagnie de miss Adams ?

— Nous ne le saurons jamais.

— Mais si, mon ami, nous pourrons le savoir, et nous le saurons ! La puissance du cerveau humain est presque illimitée, Hastings. Voyons en quelles autres occasions le mot Paris se présente à nous. Nous avons la femme aux lunettes qui a pris livraison de la boîte en or. Ross la connaissait-il ? Le duc de Merton habitait Paris à la date du crime. Paris, Paris, Paris… Lord Edgware devait se rendre à Paris. Tiens ! Y aurait-il là-dessous quelque indice ? A-t-il été tué pour l’empêcher d’aller à Paris ?

Il s’assit, les sourcils froncés.

— Que se passa-t-il au déjeuner du Claridge ? reprit-il, songeur. Le mot Paris suffirait… en liaison avec un fait quelconque. Mais quel est ce fait ? Que regardait Ross… ou de quoi parlait-il à ce moment ?

— Des superstitions écossaises, il me semble.

— Et de quel côté tournait-il les yeux ?

— Il me semble qu’il regardait du côté de Mrs Widburn.

— Qui était placé près d’elle ?

— Le duc de Merton, puis Jane Wilkinson, et ensuite quelqu’un que je ne connaissais pas.

— Le duc de Merton. Il est très possible qu’il observait le duc de Merton lorsque le mot Paris fut prononcé. Le duc était à Paris, ou était censé y être, à la date du crime. Supposons que Ross se fût soudain rappelé un détail prouvant que Merton n’était pas à Paris ?

— Mon cher Poirot, comment voulez-vous…

— Vous estimez ce raisonnement absurde ? Le contraire m’étonnerait. Le duc avait-il un mobile pour commettre ce crime ? Oui, très plausible. Mais personne n’oserait soupçonner un tel homme. Nul ne songerait à vérifier de trop près son alibi. Et pourtant il est si facile de simuler un alibi dans un grand hôtel. Prendre le bateau pour le Continent l’après-midi et rentrer le lendemain. La chose est faisable, Hastings, Ross n’a-t-il rien dit lorsqu’il a entendu le mot Paris ? N’a-t-il trahi aucune émotion ?

— Je me souviens qu’il a toussoté.

— Et ensuite, lorsqu’il vous adressa la parole, vous a-t-il paru embarrassé ? ennuyé ?

— Oui, très embarrassé.

— Parfaitement. Il lui est venu à l’esprit une idée qu’il a jugée absurde !… Il hésite à vous la communiquer. Il songe à m’en faire part. Malheureusement, j’ai déjà quitté le Claridge.

— Si seulement il m’en avait appris davantage ! soupirai-je.

— Oui, si… Qui se trouvait près de vous à ce moment-là ?

— Ma foi, un peu tout le monde. Je n’ai remarqué personne en particulier.

— Me serais-je leurré du commencement à la fin ? murmura Poirot.

— En tout cas, observai-je, le meurtre ne saurait être imputé à Ronald Marsh.

— C’est toujours un point en sa faveur dit-il d’un air distrait.

Brusquement, il reprit :

— Je ne puis me tromper sur toute la ligne. Hastings, vous souvenez-vous qu’un jour je me suis posé cinq questions ?

— Je m’en souviens, en effet.

— Voici ces questions : pourquoi lord Edgware a-t-il changé d’idée au sujet du divorce ? Comment expliquer qu’il ait écrit à sa femme et que celle-ci n’ait point reçu la lettre ? Pourquoi l’expression haineuse de son visage au moment où nous l’avons quitté dans son salon-bibliothèque ? Pourquoi-ces lunettes dans le sac de Carlotta Adams ? Pourquoi a-t-on téléphoné à lady Edgware à Chiswick et coupé aussitôt la communication ?… Hastings, depuis le début une idée me poursuit… une idée me poursuit… une idée qui se rapporte à l’identité de l’homme-dans-la-coulisse. J’ai répondu à trois de mes questions… et ces réponses concordent avec mon idée. Mais il me reste deux questions à résoudre.

Se levant, il alla vers son bureau, l’ouvrit et prit la lettre que Lucie Adams lui avait envoyée d’Amérique. Il avait demandé à Japp de la lui laisser un jour ou deux. Poirot la déplia sur la table et l’étudia longuement.

Plus d’une fois, nous avions examiné cette lettre ensemble. Mais dès l’instant où il ne s’agissait pas de Ronald Marsh, que pouvait-elle nous apprendre ?… Je pris un livre… Peut-être même sommeillai-je…

Tout à coup, Poirot poussa une exclamation. Je me redressai.

De ses yeux verts et luisants, il me fixait.

— Hastings, Hastings ! Rappelez-vous ce que je vous ai dit au sujet de la page déchirée…

— Que l’homme était pressé ?

— Pressé ou non, c’eût été de même, voyez-vous, mon ami, il fallait déchirer la feuille…

Je hochai la tête sans rien comprendre.

D’une voix basse, Poirot ajouta :

— J’ai été un sot… un aveugle. Mais à présent… à présent !… Nous allons avancer à pas de géant !

CHAPITRE XXVII

OÙ IL EST QUESTION DES LUNETTES

Poirot me parut métamorphosé. Vivement, il se leva de son siège. Je l’imitai, sans comprendre toujours, mais plein de bonne volonté.

— Nous allons prendre un taxi. Il n’est que neuf heures… il n’est pas trop tard pour faire une visite.

Je le suivis dans l’escalier.

— Où allons-nous ?

— À Regent Gate.

Je gardai le silence. Poirot, assis à côté de moi dans le taxi, tambourinait de ses doigts sur ses genoux avec une nervosité inhabituelle.

À Regent Gate, un nouveau majordome nous ouvrit la porte. Poirot demanda à voir miss Carroll. Tandis que nous suivions le majordome dans l’escalier, je me demandai, pour la cinquantième fois, où avait disparu le jeune maître d’hôtel beau comme un dieu de l’Olympe. Jusque-là, la police n’avait pas réussi à mettre la main dessus. Je frémis à la pensée que peut-être lui aussi était mort…

La vue de miss Carroll, vive, alerte et pleine de bon sens, fit diversion.

— Je me félicite de vous rencontrer encore ici, mademoiselle, lui dit Poirot. Je craignais que vous n’ayez quitté la maison.

— Geraldine ne veut pas entendre parler de mon départ. Et, en réalité, à un moment comme celui-ci, la pauvre enfant a besoin de quelqu’un capable de la protéger et de tenir les gens à distance.

— Mademoiselle, vous m’avez dès le début donné l’impression d’une personne de valeur. J’admire l’énergie chez une femme. Quant à miss Marsh, elle ne possède pas un sou d’esprit pratique.

— C’est une rêveuse, dénuée de tout sens des réalités. Elle a toujours été ainsi. Heureusement, elle n’est pas tenue de gagner sa vie.

« Mais dites-moi, monsieur Poirot, vous n’êtes pas venu ici, à cette heure, pour discuter sur les caractères. Que puis-je faire pour vous servir ?

Je doute que Poirot ait goûté ce rappel à l’ordre. Mais il n’en laissa rien paraître.

— Je désirerais vous demander des précisions sur certains points. Je sais que je puis faire appel à votre mémoire, miss Carroll.

— On n’est pas une bonne secrétaire si on ne possède pas une bonne mémoire.

— Lord Edgware est-il allé à Paris au mois de novembre dernier ?

— Attendez, je vais vous le dire.

Elle se leva, ouvrit un tiroir et en retira un petit agenda qu’elle feuilleta.

— Lord Edgware s’est rendu à Paris le 3 novembre et il est rentré le 7. Il y est retourné le 27 novembre pour revenir le 4 décembre.

— Qu’était-il allé faire à Paris ?

— La première fois, il voulait voir des statuettes anciennes qu’il désirait acheter ; le second voyage n’avait, que je sache, aucun but déterminé.

— Miss Marsh accompagnait-elle son père ?

— Jamais elle n’a accompagné son père, monsieur Poirot. À cette époque, Geraldine était pensionnaire dans un couvent près de Paris. Je ne crois pas que lord Edgware ait même pensé à aller la voir.

— Vous-même ne l’accompagniez pas ?

— Non… Mais pourquoi me posez-vous ces questions, monsieur Poirot ? Où voulez-vous en venir ?

Au lieu de répondre, Poirot demanda :

— Miss Marsh aime beaucoup son cousin, n’est-ce pas ?

— Vraiment, monsieur Poirot, je ne vois pas du tout en quoi cela peut vous intéresser.

— Elle est venue me trouver l’autre jour. Le saviez-vous ?

La secrétaire parut suffoquée.

— Non, je ne le savais pas. Que vous a-t-elle dit ?

— Elle m’a avoué – ou plutôt j’ai deviné qu’elle aimait son cousin.

— Alors, pourquoi me le demander ?

— Parce que je désire connaître votre opinion.

Cette fois, miss Carroll se décida à répondre.

— À mon sens, elle est beaucoup trop entichée de lui.

— Vous n’aimez pas le nouveau lord Edgware ?

— Je ne dis pas cela. Il me laisse indifférente, voilà tout. Certes, il a un caractère plaisant, mais je préférerais voir Geraldine s’intéresser à un jeune homme plus sérieux.

— Le duc de Merton, par exemple ?

— Je ne connais pas le duc. Je sais cependant qu’il respecte les obligations de son rang. Mais il s’est engoué de cette Jane Wilkinson… Je suis sûre que sa mère aimerait mieux le voir épouser Geraldine. Mais les fils ne choisissent jamais les épouses que leur destinent leurs mères.

— Croyez-vous que le cousin de miss Marsh soit épris d’elle ?

— Dans la situation où il se trouve, cette question n’a aucune importance.

— Alors, vous supposez qu’il sera condamné ?

— Je ne le crois pas coupable.

— Mais il pourrait tout de même être condamné ?

Miss Carroll ne répondit pas.

— Je ne vous retiens pas plus longtemps, dit Poirot en se levant. À propos, connaissiez-vous Carlotta Adams ?

— Je l’ai vue sur la scène… une brillante artiste !

— Oui, elle jouait à la perfection… Ah ! où ai-je mis mes gants ?

Se penchant pour les prendre sur la table où il les avait posés, il poussa les lunettes de miss Carroll placées à côté et les fit choir. Il les ramassa et les rendit à leur propriétaire en s’excusant.

— Je regrette de vous avoir dérangée, mademoiselle. Je comptais découvrir un nouvel indice au sujet d’un différend qui a eu lieu l’an dernier à Paris entre lord Edgware et quelqu’un d’autre. Je n’ai plus d’espoir, mais miss Marsh affirmait avec tant de conviction l’innocence de son cousin ! Bonsoir, mademoiselle.

Nous avions atteint la porte quand miss Carroll nous rappela :

— Monsieur Poirot, ces lunettes ne m’appartiennent pas. Je ne distingue rien à travers ces verres.

— Comment ?

Poirot la regardait, l’air étonné. Puis il s’écria :

— Idiot que je suis ! Mes lunettes sont tombées de ma poche quand je me suis baissé pour ramasser les vôtres et j’ai confondu les deux paires. Voyez : elles se ressemblent.

L’échange s’opéra.

— Poirot ! m’écriai-je lorsque nous fûmes dans la rue, vous ne portez pas de lunettes !

— Quel esprit vif et pénétrant, mon cher Hastings !

— Ces lunettes sont-elles celles que contenait le sac de Carlotta Adams ?

— Parfaitement.

— Comment avez-vous pu croire qu’elles appartenaient à miss Carroll ?

— Elle est la seule personne de l’entourage de la victime qui porte des lunettes.

— Mais ce ne sont pas les siennes !

— En effet. Autrement, elle n’aurait pas remarqué la substitution. Je m’y suis pris très adroitement, mon ami.

Nous déambulions à travers les rues, sans nous presser. Par cette nuit suffocante, nous n’éprouvions aucune hâte de rentrer.

— Vos questions sur Paris étaient-elles un simple subterfuge ? demandai-je au bout d’un instant.

— Pas entièrement.

— Nous n’avons pas encore résolu le mystère de l’initiale D. Parmi les suspects, aucun n’a l’initiale D… Ah ! mais, voilà qui est bizarre… Donald Ross. Et il est mort.

— Oui, dit Poirot. Il est mort.

Je me rappelai une nuit où tous trois avions marché ensemble.

— Poirot, vous rappelez-vous ?

— Quoi, mon ami ?

— Ross nous a dit qu’ils étaient treize à table. Et qu’il avait été le premier à se lever.

Poirot ne répondit pas.

— C’est drôle, tout de même, fis-je à mi-voix. Cette coïncidence entre la mort de Ross et le fait qu’ils étaient treize à table. Poirot, pourquoi riez-vous ?

À ma stupéfaction et, je l’avoue, à mon indignation, Poirot se tordait.

— Oh ! ce n’est rien, balbutia-t-il. Je pense à une devinette que j’ai entendue l’autre jour. Je vais vous la dire. Qu’est-ce qui a deux pattes, des plumes, et qui aboie comme un chien ?

— Une poule, naturellement, dis-je, mortifié. Je la savais, quand je fréquentais la classe enfantine.

— Hastings, vous êtes trop savant. Vous auriez dû répondre : « Je ne sais pas. » Moi, je vous aurais dit : « Une poule. » Vous vous seriez alors récrié : « Mais une poule n’aboie pas comme un chien. » J’aurais répliqué à mon tour : « Ah ! j’ai ajouté ce détail pour rendre ma devinette plus difficile. » Et si telle était l’explication de la lettre D ?

— Quelle sottise !

— Oui, pour la plupart des gens, mais pas pour tout le monde. Oh ! si je pouvais interroger quelqu’un…

Nous passions devant un grand cinéma. Les spectateurs en sortaient, parlant – quelques-uns du moins – du film qu’ils venaient de voir.

— C’était magnifique ! soupirait une jeune fille. Bryan Martin est extraordinaire ! Je ne manque jamais de venir voir les films où il joue. Avez-vous vu comme il a dévalé la falaise à cheval, juste à temps pour remettre les papiers ?

Son compagnon montrait moins d’enthousiasme.

— L’histoire était stupide. Si seulement ils avaient interrogé Ellis tout de suite, comme l’aurait fait n’importe qui doué de sens commun…

Le reste nous échappa. Nous traversions la chaussée. Arrivé sur le trottoir, je me retournai et vis Poirot resté en arrière et immobile parmi les voitures et les autobus… D’instinct je fermai les yeux. J’entendis le grincement des freins et les jurons des chauffeurs. L’air digne, Poirot me rejoignit.

— Poirot ! m’écriai-je, vous êtes fou ?

— Non, mon ami. Je l’étais… Une inspiration m’est venue il y a un instant.

— Un instant mal choisi… et qui aurait pu être le dernier de votre existence.

— Peu importe ! Ah ! mon ami… j’étais aveugle, sourd, insensible. À présent, je connais les réponses à toutes ces questions… Oui, aux cinq. C’est simple… d’une simplicité enfantine…

CHAPITRE XXVIII

POIROT POSE QUELQUES QUESTIONS

Pendant le retour à l’hôtel, Poirot, suivant le cours de ses pensées, de temps à autre marmottait une parole entre ses dents. Une fois, je discernai le mot « bougie » et une autre fois quelque chose comme « douzaine ». Si j’avais été perspicace, sans doute eussé-je deviné la relation entre ces idées. Quoi qu’il en fût, je n’y découvris aucun sens.

À peine étions-nous dans l’appartement qu’il se jeta sur le téléphone, demanda le numéro de l’hôtel Savoy et expliqua qu’il voulait parler à lady Edgware.

— Impossible, mon vieux, lui dis-je. Ignorez-vous qu’elle joue dans une nouvelle pièce ? Elle doit être sur la scène en ce moment.

Poirot ne prêtait aucune attention à mon discours. Il s’adressait au téléphoniste de l’hôtel qui devait lui dire la même chose.

— Ah ! vraiment… En ce cas, je voudrais parler à la femme de chambre de lady Edgware.

Quelques moments après, la communication était établie.

— Vous êtes bien la femme de chambre de lady Edgware ? C’est M. Poirot qui vous parle… M. Hercule Poirot. Vous vous souvenez de moi, n’est-ce pas ?

— …

— Très bien. Il se passe quelque chose d’important. Je désire que vous veniez me voir immédiatement.

— …

— Si, c’est indispensable. Je vais vous donner mon adresse. Écoutez bien !

Par deux fois, il répéta notre adresse, puis raccrocha le récepteur.

— Qu’est-ce qui vous prend ? demandai-je à Poirot avec curiosité. Avez-vous de nouveaux renseignements ?

— Non, Hastings, c’est elle qui va me les fournir.

— Sur Jane Wilkinson ?

— En ce qui la concerne, je possède toutes les indications désirables. Je connais cette femme comme ma poche.

— Qui, alors ?

Poirot sourit et me pria d’attendre.

Dix minutes plus tard, la servante fit son apparition. Elle paraissait un peu méfiante et hésitante.

Poirot l’accueillit avec empressement :

— C’est fort aimable d’être venue. Veuillez-vous asseoir, mademoiselle… Ellis, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

Elle s’assit sur la chaise que venait de lui avancer Poirot. Son maigre visage blême était figé.

— Tout d’abord, miss Ellis, dites-moi depuis combien de temps vous êtes au service de lady Edgware ?

— Trois ans, monsieur.

— Vous êtes au courant de ses affaires personnelles ? Vous connaissez ses ennemis ?

Elle serra davantage ses lèvres minces. Enfin elle parla :

— Beaucoup de femmes ont essayé de lui nuire… par jalousie.

— Les autres femmes la détestent ?

— Oui, monsieur. Elle est trop jolie et remporte trop de succès. Il y a beaucoup de rivalités dans le monde théâtral.

— Et les hommes ?

Un sourire aigre apparut sur le visage d’Ellis.

— Elle en fait ce qu’elle veut, ça, c’est connu.

— Connaissez-vous Bryan Martin, l’artiste de cinéma ?

— Oh ! oui, monsieur.

— Je ne sais si je me trompe, mais il y a un an à peine, Mr Bryan Martin voyait beaucoup votre maîtresse ?

— Il en était fou, monsieur. Et, si vous voulez savoir, il ne faut pas dire « était », mais plutôt « est ».

— À cette époque, il comptait l’épouser ?

— Oui, monsieur.

— Et elle-même ?

— Également, monsieur. Si à ce moment elle avait pu obtenir le divorce, le mariage se serait fait tout de suite.

— Ensuite, le duc de Merton paraît ?

— Oui, monsieur, il voyageait aux États-Unis. Il a rencontré Madame.

— Alors, finies les espérances de Bryan Martin ?

— Oui, Mr Martin gagnait énormément d’argent, mais le duc de Merton offrait son titre en plus d’une grosse fortune solide. En épousant le duc, ma maîtresse devenait une de plus grandes ladies d’Angleterre.

— Mr Bryan Martin prit-il la chose au tragique ?

— Oui. Il fit des scènes effrayantes. Une fois, il la menaça du revolver. Il se mit à boire au point d’en perdre la raison.

— Mais il a fini par se calmer…

— On le dirait, monsieur. Mais il la poursuit toujours. Ça m’inquiète. Madame, elle, se contente de rire. Elle adore montrer son pouvoir… vous comprenez.

— Oui, répondit Poirot, je comprends.

— Ces temps-ci, il ne vient plus. Tant mieux ! s’il commence à se consoler…

— Peut-être.

La façon dont Poirot prononça ce mot sembla étonner Ellis. Elle demanda avec inquiétude.

— Vous ne la croyez pas en danger, monsieur ?

— Si, répondit gravement Poirot. Je redoute pour elle un grand danger, mais elle l’aura bien cherché.

Sa main, se posant négligemment sur le marbre de la cheminée, poussa un vase de roses et le renversa. L’eau éclaboussa le visage d’Ellis. J’avais rarement eu l’occasion de constater des maladresses chez Poirot. J’en conclus qu’il souffrait d’un état de nervosité peu ordinaire. Désolé, il courut prendre une serviette dans sa chambre, aida la servante à essuyer le visage et le cou tout en s’excusant.

Enfin un billet de banque changea de propriétaire, et il reconduisit Ellis à la porte.

— Il n’est pas encore trop tard, dit-il après avoir jeté un coup d’œil à la pendule. Vous serez de retour avant votre maîtresse.

— Cela n’a pas d’importance, monsieur. Elle doit aller souper après le théâtre. Du reste, elle ne veut pas que je reste à l’attendre, à moins que, par exception, elle me le demande.

La femme de chambre sortit.

Je bouillais de curiosité.

— Eh bien, Poirot ?

Il sourit.

— Rien encore pour ce soir, mon ami. Demain matin, de bonne heure, nous téléphonerons à Japp et nous le prierons de venir ici. Nous convoquerons également Bryan Martin. Sans doute nous fera-t-il de précieuses déclarations. En outre, je veux m’acquitter d’une dette envers lui.

Poirot souriait d’un air bizarre.

— Vous ne pouvez tout de même pas l’accuser du meurtre de lord Edgware ? Surtout après ce que nous venons d’entendre ce soir. Il n’aurait pas été assez stupide pour tuer le mari afin de permettre à la femme qui le dédaigne d’en épouser un autre !

— Quel profondeur de jugement !

— Cessez vos sarcasmes, je vous en prie, lui dis-je un peu vexé. Mais qu’est-ce que c’est que ça ?

Poirot me montra l’objet qu’il tenait.

— Les lunettes de cette brave Ellis, mon ami. Elle les a oubliées…

— Vous plaisantez ! Elle les avait sur le nez en nous quittant.

Il hocha lentement la tête.

— Détrompez-vous, Hastings ! Elle est sortie d’ici avec les lunettes que nous avons trouvées dans le sac de Carlotta Adams !

Je demeurai ahuri.

CHAPITRE XXIX

POIROT PARLE

Le lendemain matin, il me fallut téléphoner à l’inspecteur Japp.

Il me répondit d’une voix découragée :

— Ah ! c’est vous, capitaine Hastings. Quoi de nouveau ?

Je lui transmis le message de Poirot.

— Que je vienne à onze heures ? Oui, je peux ! A-t-il découvert un indice quelconque au sujet de la mort du jeune Ross ?

— Je crois qu’il vous réserve une surprise. En tout cas, il a l’air très satisfait.

— Je ne pourrais en dire autant ; nous piétinons. À tout à l’heure, capitaine Hastings.

Je dus ensuite me mettre en communication avec Bryan Martin et lui répéter textuellement les paroles de Poirot : Poirot avait découvert quelques détails intéressants que Mr Martin désirerait sans doute connaître. Lorsque l’acteur me demanda de quoi il s’agissait, je lui répondis que je l’ignorais totalement, Poirot ne m’ayant pas mis dans ses confidences. Il y eut une pause.

— C’est entendu, dit enfin Bryan, comptez sur ma visite.

Et il raccrocha le récepteur.

Au bout d’un moment, à ma stupéfaction, Poirot le décrocha et pria aussi Jenny Driver de venir à onze heures.

Sûr qu’il ne me dirait rien, je m’abstins de lui poser des questions.

Bryan Martin arriva le premier. Il semblait en parfaite santé physique et morale – peut-être n’était-ce qu’une idée – je lui trouvai l’air un peu gêné. Jenny Driver apparut un instant après. Elle et Bryan furent également surpris de se voir.

Poirot consulta sa montre.

— L’inspecteur Japp ne va pas tarder à paraître.

Bryan sursauta.

— L’inspecteur Japp ?

— Oui, je lui ai donné rendez-vous ici… c’est un vieil ami…

Bryan retomba dans le silence. Jenny lui lança un coup d’œil mais ne dit rien ; elle paraissait légèrement préoccupée.

Au bout d’un moment, Japp entra. S’il fut étonné à la vue de Bryan Martin et de Jenny Driver, il n’en laissa rien paraître et salua Poirot avec sa rondeur habituelle.

— Eh bien, monsieur Poirot, que signifie cette réunion ? Vous vous apprêtez sans doute à nous faire quelques déclarations importantes ?

Poirot sourit.

— Seulement une petite histoire très simple… si simple que je rougis de n’avoir pas vu clair plus tôt. Si vous le permettez, je vais commencer par le commencement.

Japp regarda sa montre.

— Si cela ne doit pas durer plus d’une heure…

— Rassurez-vous. Cela me prendra moins de temps que cela. Vous désirez connaître l’assassin de lord Edgware, de miss Adams et de Donald Ross ?

— Autant que possible, dit Japp avec prudence.

— Accordez-moi un peu d’attention et vous saurez tout. Je vais vous conduire pas à pas sur la piste… vous montrer mon aveuglement et ma sottise. Il a fallu la conversation de mon ami Hastings et une remarque surprise par hasard dans la rue pour m’aiguiller sur le bon chemin.

Il fit une pause et commença :

— Je débute par le dîner à l’hôtel Savoy. Lady Edgware vint vers moi et me demanda une entrevue. Elle désirait se débarrasser de son mari et elle déclara – sans réfléchir, me sembla-t-il – qu’il lui faudrait peut-être le tuer elle-même. Bryan Martin entendit ces paroles… C’est bien exact, n’est-ce pas Mr Bryan Martin ?

— Toutes les personnes présentes l’entendirent, répliqua l’acteur.

— D’accord. Je n’eus point le loisir d’oublier ces paroles de lady Edgware. Bryan Martin se présenta ici le lendemain matin pour me les rappeler.

— Pardon ! s’écria Bryan Martin violemment, j’étais venu…

Poirot leva la main.

— Vous êtes venu soi-disant pour me raconter une histoire sans queue ni tête où il était question de filature. Mais un enfant ne s’y serait pas laissé prendre. Une femme dont vous désiriez obtenir le consentement… un homme que vous reconnaissiez à sa dent en or. Mon ami, une dent en or ne se fait plus de nos jours… surtout en Amérique ! La chirurgie dentaire a fait des progrès ! Oh ! votre boniment était cousu de fil blanc. Quand vous en avez fini avec vos absurdités, vous arrivez au but réel de votre visite… susciter mes soupçons contre lady Edgware. Pour parler clairement, vous prépariez le terrain en vue du moment où cette personne tuerait son mari.

Bryan Martin était blême.

— Je ne sais ce que vous racontez, murmura-t-il.

— Vous tournez en ridicule l’idée que lord Edgware puisse consentir au divorce ! Vous pensez que je vais le voir le lendemain matin, mais le rendez-vous se trouvant modifié, je me rends chez lui ce jour-là même et il accepte le divorce. Lady Edgware n’a donc plus de raison de supprimer son mari. En outre, celui-ci a déjà écrit dans ce sens à lady Edgware. Mais celle-ci affirme n’avoir jamais reçu cette lettre. Ou elle ment, ou son mari ment, ou quelqu’un a intercepté la lettre… Qui ? Je me pose alors cette question : pourquoi Mr Bryan Martin a-t-il pris la peine de venir me raconter ces mensonges ? Et j’en viens à conclure que vous êtes follement épris de lady Edgware. Lord Edgware m’apprend que sa femme désire épouser un acteur. Soit. Mais cette femme versatile change d’idée et lorsque la lettre de lord Edgware consentant au divorce lui parvient, ce n’est plus vous qu’elle veut épouser, c’est un autre ! Vous aviez donc une raison de supprimer cette lettre.

— Moi ? Jamais…

— Attendez. Tout à l’heure, vous parlerez tant qu’il vous plaira. Pour l’instant, veuillez me suivre.

« Quel devait être votre état d’esprit, vous, l’idole des femmes, qui jusque-là vous considériez comme irrésistible ? Dans votre colère, vous songiez à vous venger de lady Edgware en lui causant le plus de mal possible. Et que souhaiter de plus que de la voir accusée… peut-être condamnée ?…

— Sacrebleu ! s’exclama Japp.

Poirot se tourna vers lui.

— Eh oui, mon ami, voilà la petite idée qui germa dans mon cerveau et sur laquelle vinrent se greffer plusieurs autres faits : Carlotta Adams avait l’amitié de deux hommes : le capitaine Marsh et Bryan Martin. Il est possible que Bryan Martin, l’artiste qui gagne des sommes folles, ait suggéré la mystification et offert les dix mille dollars. En effet, je ne pouvais croire que miss Adams supposât Ronald Marsh en possession de dix mille dollars. Elle le savait fauché comme les blés. Bryan Martin, lui…

— Je vous jure que ce n’est pas moi ! je vous le jure ! cria le jeune acteur d’une voix rauque.

Poirot continua :

— Quand le texte de la lettre de miss Adams à sa sœur fut télégraphié de Washington à Scotland Yard, je ne sus que penser. Plus tard, je reçus l’original de la lettre et je découvris qu’une page manquait, de sorte que la teneur de la page suivante devait se rapporter à quelqu’un d’autre qu’au capitaine Marsh.

« Lorsque celui-ci fut arrêté, il déclara nettement avoir vu un homme, qu’il prit pour Bryan Martin, entrer chez son oncle. Venant de quelqu’un en état d’arrestation, cette déposition n’offrait aucune valeur. En outre, Mr Martin possédait un alibi. Bien sûr ! Il fallait s’y attendre. Si Mr Martin avait commis le meurtre, il était indispensable qu’il pût fournir un alibi… Cet alibi fut attesté par un seul témoin, miss Driver.

— Et alors ? dit la jeune modiste.

— Rien, mademoiselle, répondit Poirot en souriant. Permettez-moi cependant de vous rappeler que ce jour-là même je vous ai vue déjeunant en tête à tête avec Mr Martin. Vous êtes venue à ma table pour essayer de me persuader que miss Adams avait un penchant pour Ronald Marsh… et non – alors que tel était le cas – pour Bryan Martin.

— Pas du tout ! protesta l’acteur avec énergie.

— Vous ne vous en doutiez peut-être pas, monsieur, prononça Poirot avec calme, mais je crois que c’est la vérité. Cela expliquerait, mieux peut-être que n’importe quelle autre raison, son antipathie pour lady Edgware. Elle la détestait à cause de vous. Vous lui avez fait part de vos déceptions, n’est-ce pas ?

— Oui, je sentais le besoin de me confier à quelqu’un, et, elle…

— Elle savait témoigner de la sympathie. Je le sais. Eh bien, qu’arrive-t-il ensuite ? Ronald Marsh est arrêté. Aussitôt vous voilà rassuré. Encore que votre plan ait échoué en ce sens que lady Edgware changea d’avis à la dernière minute et assista au dîner de sir Montagu, un autre pseudo-coupable vous libère de tout souci… lorsque, à un lunch, vous entendez Donald Ross, ce jeune homme aimable, mais écervelé, confier à Hastings quelque chose qui vous inquiète.

— C’est faux ! cria l’acteur, le visage bouleversé par la peur. Je vous jure que je n’ai rien entendu !… rien !…

Alors, se produisit un coup de théâtre.

— Vous dites vrai, prononça Poirot avec calme. Et j’espère que vous voilà suffisamment puni pour être venu me raconter à moi, à moi Hercule Poirot, une histoire à dormir debout.

Nous demeurions tous abasourdis. Poirot continua :

— Vous voyez… Je viens de vous exposer mes erreurs. Je m’étais posé cinq questions. Hastings les connaît. J’avais réponse à trois. Qui a supprimé la lettre ? Bryan Martin. Pourquoi lord Edgware s’était-il subitement ravisé et avait-il accepté le divorce ? Ou bien il voulait se remarier – mais là je ne découvre aucune preuve –, ou bien il craignait le chantage pour un motif quelconque. Lord Edgware était un homme haineux et déséquilibré. Pour moi, voilà ce qui s’est passé. Lord Edgware consentit au divorce pour éviter le scandale de certaines divulgations. Mais sa fureur éclata sur ses traits dès qu’il se crut sans témoins.

« Restaient deux questions. À qui appartenaient les lunettes trouvées dans le sac de Carlotta Adams et qui ne lui appartenaient pas ? Et pourquoi a-t-on téléphoné à lady Edgware pendant qu’elle assistait au dîner de sir Montagu ? Je ne pouvais introduire le nom de Bryan Martin dans aucun de ces deux cas.

« Je fus donc obligé de conclure que je me trompai en accusant Mr Martin, ou que mes questions ne reposaient sur rien. En désespoir de cause, je relus attentivement la lettre de miss Adams. Et je découvris du nouveau !

« Constatez par vous-même. Comme vous voyez, la feuille est déchirée de façon irrégulière. Supposons qu’au haut de la page il y ait eu « Elle m’a dit »… Alors nous y sommes ! Ce n’est pas un homme, mais une femme qui a proposé la mystification à Carlotta Adams.

« Je dressai une liste des femmes qui, de près ou de loin, avaient été rattachées à la personne de la victime. Outre Jane Wilkinson, j’en soupçonnais quatre : Geraldine Marsh, miss Carroll, miss Driver et la duchesse de Merton.

« De ces quatre personnes, la plus suspecte me parut être miss Carroll. Elle portait des lunettes, elle se trouvait dans la maison du crime cette nuit-là, et elle s’était par trop empressée d’accuser Jane Wilkinson ; de surcroît, c’est une femme énergique et capable de mener à bien un assassinat. Pour quelles raisons ? Elle avait travaillé depuis plusieurs années pour le compte de lord Edgware… Peut-être certains mobiles nous échappaient-ils…

« Je ne pouvais écarter le nom de Geraldine Marsh à la légère. Elle haïssait son père : elle-même l’avouait. Admettons qu’une fois entrée dans la maison, elle ait tué son père délibérément, puis qu’elle soit montée chercher ses perles. Imaginez son angoisse lorsqu’elle constate que son cousin, pour qui elle éprouve une profonde affection, l’a suivie à l’intérieur au lieu de rester près de la voiture.

« Son agitation extrême pourrait facilement s’expliquer ainsi. La boîte en or découverte dans le sac de miss Adams portait l’initiale « D ». J’ai entendu son cousin appeler Geraldine « Dina ». Ajoutons qu’elle se trouvait en pension à Paris en novembre dernier et pouvait très bien y avoir rencontré Carlotta Adams.

« Peut-être jugerez-vous bizarre mon idée de placer la duchesse de Merton dans ma liste. Cette grande dame est venue me consulter et je la crois une fanatique de l’amour maternel. Elle concentre tous ses sentiments sur son fils et il est fort possible qu’elle ait machiné tout un complot pour perdre la femme qui attente au bonheur de son unique enfant.

« N’oublions pas non plus miss Jenny Driver…

Il s’arrêta et regarda Jenny. Elle soutint bravement son regard et lui demanda :

— Qu’avez-vous à me reprocher ?

— Rien, mademoiselle, sinon que vous êtes une amie de Bryan Martin, et que votre nom de famille commence par un D.

— C’est tout ?

— Pas encore. Plus que tout autre, vous possédez le cran et l’énergie nécessaires pour accomplir un crime.

— Continuez, lui dit-elle sans s’émouvoir.

Et elle alluma une cigarette.

— L’alibi de Mr Martin était-il vrai ou faux ? Voilà ce que je désirais savoir. Dans l’affirmative, qui donc Ronald Marsh avait-il vu entrer dans la maison ? Soudain, je me souvins que le beau majordome de Regent Gate offrait une ressemblance assez étroite avec Mr Martin. C’était lui que le capitaine Marsh avait vu et là-dessus j’échafaudai une hypothèse. Le majordome fut le premier à découvrir l’assassinat de son maître. Aux côtés de lord Edgware, gisait une enveloppe contenant cent livres sterlings en billets de banque français. Il prit cet argent, sortit subrepticement et alla confier le produit de son vol à un de ses amis, puis rentra à l’aide de la clé de lord Edgware. Il laissa à la femme de chambre le soin de découvrir le cadavre le lendemain. Il ne courait aucun risque, le meurtre, il en était convaincu, ayant été commis par lady Edgware, les billets de banque étant hors de la maison et sans doute déjà convertis en monnaie anglaise avant qu’on s’aperçût de leur disparition. Cependant, lorsqu’il apprit que lady Edgware avait un alibi et qu’il fut interrogé par Scotland Yard sur ses propres antécédents, il eut peur et crut bon de décamper au plus vite.

Japp approuva de la tête.

— Reste la question des lunettes. Si miss Carroll en était la propriétaire, tout devenait clair comme l’eau de roche. Elle pouvait avoir supprimé la lettre et en discutant les détails avec Carlotta Adams, ou au cours d’une entrevue le soir du crime, elle aurait par mégarde égaré ses lunettes qui se seraient glissées dans le sac de Carlotta Adams.

« Mais les lunettes n’appartenaient point à miss Carroll. Un soir, je rentrais en compagnie de Hastings et, quelque peu découragé, j’essayais de mettre de l’ordre dans ma tête lorsque le miracle se produisit !

« D’abord Hastings fit allusion à la remarque de Donald Ross : ils étaient treize à table au dîner de sir Montagu Corner et il fut le premier à se lever. Je suivais le cours de mes pensées et ne prêtais guère attention à ses paroles quand tout à coup une idée surgit dans mon esprit : strictement parlant, Donald Ross ne disait pas la vérité. Il avait peut-être quitté le premier la table à la fin du repas, mais lady Edgware avait été la première à se lever, puisqu’elle avait été répondre au téléphone. En pensant à elle, il me vint une certaine devinette que j’imaginais convenir parfaitement à sa mentalité à certains points de vue puérile, je cherchais ensuite à qui m’adresser pour obtenir des détails sur les sentiments de Mr Martin envers Jane Wilkinson, lorsqu’une simple phrase, prononcée par un passant sortant du cinéma, me tira d’embarras.

« Il disait à sa compagne qu’un des personnages du film aurait dû interroger Ellis ». Immédiatement, la lumière jaillit en mon cerveau.

Il regarda autour de lui.

— Oui, oui, les lunettes, l’appel téléphonique, la femme qui se présenta chez le bijoutier parisien pour prendre livraison de la boîte en or : Ellis, naturellement, la femme de chambre de Jane Wilkinson ! Je menai l’enquête pas à pas : les bougies, la demi-clarté, Mme Van Dusen… enfin tout ! Je savais tout !

CHAPITRE XXX

LE RÉCIT DU CRIME

Poirot nous considéra un moment.

— Mes amis, reprit-il d’une voix douce, je vais vous apprendre maintenant ce qui se passa au cours de cette nuit tragique.

« À sept heures, Carlotta Adams quitte son appartement et se rend en taxi au Piccadilly Palace.

Je poussai une exclamation de surprise.

— Parfaitement, Hastings, au Piccadilly Palace, où elle a déjà retenu une chambre sous le nom de Mme Van Dusen. Elle porte des lunettes aux verres très épais, ce qui, vous le savez, modifie beaucoup l’aspect d’un visage. En retenant sa chambre, elle prétend qu’elle part le soir même pour Liverpool et que ses bagages sont déjà en route. À huit heures trente, lady Edgware se présente à l’hôtel et demande à la voir. On l’accompagne à la chambre de Mme Van Dusen. Là, les deux femmes échangent des vêtements. Portant une perruque blonde, une robe de taffetas blanc et un manteau d’hermine, Carlotta Adams, et non Jane Wilkinson, quitte l’hôtel et se fait conduire à Chiswick. Si ! si ! c’est possible. Je suis allé le soir à l’hôtel de sir Montagu Corner. La table du dîner n’est éclairée que par des bougies, les lampes sont voilées, aucun des invités ne connaît très bien Jane Wilkinson. Tous retrouvent les cheveux d’or et la voix mélodieuse. Comme tout cela est simple ! Si le tour n’avait pas réussi, si quelqu’un avait découvert la mystification, Carlotta s’en tirait indemne.

« Lady Edgware, portant une perruque noire, les vêtements de Carlotta et les lunettes, règle la note, monte avec sa valise dans un taxi et file à Euston. Elle retire la perruque noire dans les lavabos et mets sa mallette en consigne. Avant de se rendre à Regent Gate, elle demanda la communication téléphonique avec lady Edgware. Cela fait partir du programme et si tout marche à souhait, Carlotta doit répondre : « Très bien ! » Inutile d’ajouter que miss Adams ignore totalement la raison de cet appel téléphonique. Ayant entendu les mots : « Très bien ! » lady Edgware poursuit la réalisation de son plan. À Regent Gate, elle demande à voir lord Edgware, annonce son identité, entre dans la bibliothèque… et commet le premier meurtre. Bien entendu, elle ne se sait pas surveillée du premier étage par miss Carroll. Pour elle, le seul témoin est le maître d’hôtel (qui ne l’a encore jamais vue – et en outre elle porte un chapeau qui lui cache la moitié du visage) et seule la parole de ce serviteur sera mise dans la balance contre le témoignage de douze personnes honorables qui assistèrent au dîner de lord Montagu Corner.

« Elle quitte la maison, retourne à Euston, de blonde redevient brune et reprend sa valise. Elle doit maintenant attendre le retour de Carlotta Adams de Chiswick. Elles sont convenues d’une certaine heure et, pour passer le temps, Jane Wilkinson entre dans une maison de thé. De temps à autre, elle jette un coup d’œil à sa montre puis elle prépare le second assassinat. Elle glisse la petite boîte en or commandée par elle à Paris dans le sac à main de Carlotta, dont elle s’est munie. Peut-être à ce moment aperçoit-elle la lettre ? Peut-être plus tôt ? Peu importe. Dès qu’elle déchiffre l’adresse, elle flaire un danger. Elle ouvre l’enveloppe et ses craintes se justifient.

« Sans doute, sa première impulsion a-t-elle été de détruire la lettre. Mais bientôt une meilleure inspiration se présente à son esprit. Une page déchirée et la lettre deviendra un document accablant contre Ronald Marsh, sur qui pèseront de forts soupçons. Et même si Ronald possède un alibi, elle fera retomber l’accusation sur un homme en enlevant le mot « elle ». Ainsi procède-t-elle, puis elle replace la lettre dans l’enveloppe et l’enveloppe dans le sac.

« L’heure du rendez-vous approche. Elle se dirige vers l’hôtel Savoy. Dès qu’elle voit la voiture dans laquelle arrive son sosie, elle presse le pas, entre au même moment, et monte l’escalier. Sa toilette noire très discrète lui permet de passer inaperçue.

« Elle pénètre dans sa chambre aussitôt après Carlotta Adams. Avant de sortir, Jane Wilkinson avait recommandé à sa femme de chambre de se coucher sans attendre son retour. Les deux actrices se trouvent donc seules, elles échangent de nouveau leurs vêtements et c’est alors, j’imagine, que lady Edgware propose de boire à la réussite de leur petite farce. Dans le verre qu’elle tend à Carlotta se trouve le véronal.

« Jane Wilkinson félicite sa victime et lui promet de lui faire parvenir le chèque dès le lendemain. Carlotta rentre chez elle, très lasse. Elle essaie de téléphoner à un ami… Mr Bryan Martin ou le capitaine Marsh, car tous deux sont reliés au Central de Victoria… puis y renonce. Elle est trop fatiguée. Le véronal commence à produire son effet. Elle se couche, s’endort… pour ne plus se réveiller. Le second crime a réussi.

« Arrivons maintenant au troisième. Au cours d’un déjeuner au Claridge, sir Montagu Corner fait allusion à un entretien qu’il eut avec lady Edgware le soir même de l’assassinat de son mari. Jusque-là, rien de compliqué. Il suffit à la dame de répondre par quelques paroles aimables. Mais l’impitoyable Némésis la guette. Quelqu’un parle du « jugement de Paris » et, pour elle, il n’existe qu’un Paris… le Paris de la mode et des colifichets !

« En face d’elle est assis un jeune homme qui assistait également au dîner de Chiswick… un jeune artiste qui entendit la lady Edgware de ce soir-là parler de l’art et de la civilisation grecque. Carlotta Adams était une jeune femme intelligente et cultivée. Le jeune homme s’étonne. Il ne comprend plus rien… Quand soudain ses yeux se dessillent : ce n’est pas la même femme ! Troublé au plus haut point par cette découverte, il songe à me demander conseil. Il voudrait s’adresser à moi et, en mon absence, parle à Hastings.

« Mais la femme surprend leur conversation. Elle est assez fine pour deviner qu’elle vient de se trahir. Elle entend Hastings dire que je ne serai pas rentré avant cinq heures, et à cinq heures moins dix elle se rend chez Ross. Il lui ouvre. Il est très surpris de la voir là, mais ne songe pas à se méfier. Comment un homme jeune et vigoureux peut-il craindre une femme ? Il la conduit dans la salle à manger, où elle lui raconte une histoire quelconque. Peut-être se jette-t-elle à son cou. L’homme est réduit pour toujours au silence.

Poirot fit une pause. Japp demanda :

— Alors, vous accusez cette femme des trois crimes ?

Poirot affirma d’un hochement de tête.

— Pourquoi, si son mari consentait au divorce ?

— Parce que le duc de Merton est un fervent catholique. Jamais il n’accepterait d’épouser une femme dont le mari serait vivant. En tant que veuve, au contraire, elle était certaine de devenir l’épouse du duc. Elle a sûrement essayé de lui parler d’un divorce possible avec lord Edgware, mais il a dû protester.

— Alors, pourquoi vous a-t-elle envoyé vers lord Edgware ?

— Pour me jeter de la poudre aux yeux ! Pour que je témoigne en sa faveur et que j’affirme à tout le monde qu’elle n’avait aucune raison plausible de tuer son mari ! Elle a réussi à me duper. Quel étrange cerveau que celui de cette femme, un cerveau astucieux et enfantin à la fois. Mais quelle comédienne ! Comme elle sut feindre la surprise lorsque je lui parlai de la lettre que son mari lui avait envoyée ! Elle jura ne l’avoir jamais reçue ! Et certes pas le moindre remords !…

— Ne vous avais-je pas prévenu ? s’écria Bryan Martin. Elle a une ruse diabolique. J’espère bien qu’elle sera condamnée !

Son visage s’empourprait de colère. Jenny Driver le calma.

— Et la boîte en or à l’initiale D, portant l’inscription « Paris, novembre » ? demanda Japp.

— Elle la commanda par lettre et envoya Ellis, sa femme de chambre, la chercher. Ellis prit possession du paquet et régla la note, sans se douter de ce qu’elle emportait. Lady Edgware emprunta à Ellis une de ses paires de lunettes pour personnifier lady Van Dusen. Elle n’y pensa plus et l’oublia dans le sac de Carlotta Adams.

« Tout cela me vint à l’esprit au moment où je traversais : Ellis ! Les lunettes d’Ellis ! Ellis en mission à Paris pour prendre livraison de la boîte. Ellis puis Jane Wilkinson. Sans doute celle-ci emprunta-t-elle encore un autre objet à Ellis…

— Lequel ?

— Un canif…

Je frémis.

Un silence suivit. Puis Japp demanda :

— Monsieur Poirot, tout cela est-il vrai ?

— Oui, mon ami, c’est la vérité même.

— Et moi, alors ? s’écria tout à coup Bryan Martin avec irritation, pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Pourquoi m’avez-vous accusé ?…

Poirot lui répondit avec sang-froid :

— Monsieur, je vous l’ai déjà dit : pour vous punir de votre impertinence. Pourquoi vous êtes-vous permis de raconter des histoires à Hercule Poirot ?

Jenny Driver éclata de rire.

— Vous avez perdu une excellente occasion de vous taire, Bryan. Bien fait pour vous !

Puis elle dit à Poirot :

— Je suis heureuse que Ronnie Marsh soit hors de cause, dit-elle. Ce garçon m’a toujours été sympathique. J’éprouve aussi un soulagement à la pensée que la mort de Carlotta sera vengée. Quant à Bryan Martin, ici présent, je vais l’épouser, monsieur Poirot. Et s’il se figure pouvoir divorcer et se remarier tous les deux ou trois ans, comme cela se pratique à Hollywood, eh bien ! il se trompe ! S’il m’épouse, ce sera pour la vie.

Poirot considéra la jeune femme.

— Je n’en doute pas, mademoiselle. N’ai-je pas déjà dit que vous possédiez assez de cran pour réaliser l’impossible ?…

CHAPITRE XXXI

UN DOCUMENT

Le lendemain de cette entrevue, je fus appelé brusquement en Argentine. Je ne revis donc point Jane Wilkinson et c’est par les journaux que j’appris son jugement et sa condamnation.

Comme je l’ai dit, ma dernière rencontre avec Jane Wilkinson eut lieu au déjeuner du Claridge. Cependant, chaque fois que je pense à elle, je la revois dans son appartement de l’hôtel Savoy essayant d’élégants chapeaux noirs devant sa psyché. Je suis certain qu’à ce moment elle ne jouait pas la comédie de la tranquillité. Son plan avait réussi, elle n’éprouvait ni remords ni inquiétude.

Je reproduis ici un document qui, d’après ses dernières volontés, devait être remis après sa mort à Poirot. Cette communication suprême dépeint bien cette femme à la figure d’ange et à l’âme de démon.

Cher monsieur Poirot,

J’ai repassé les faits dans ma mémoire et j’éprouve le besoin de tout vous raconter. Je sais que vous publiez de temps à autre des rapports sur les affaires criminelles dont vous avez dirigé l’enquête, mais je doute que jusqu’ici vous ayez reproduit un document rédigé de la main même de la coupable. En outre, je désire que chacun connaisse le détail de mes projets qui, je le crois encore, étaient admirablement échafaudés. Sans votre intervention, tout eût marché à souhait. À un moment donné, je vous en ai voulu, mais je comprends maintenant que vous ne pouviez agir autrement. Si cette lettre vous parvient, je vous prie de lui donner toute la publicité possible. Je voudrais que l’on se souvint de moi, car je suis une femme peu banale. Ici, tout le monde s’accorde à le reconnaître.

Mon histoire débute en Amérique, lorsque je rencontrai Merton. Je compris aussitôt que si j’étais veuve, il m’épouserait. Il était imbu malheureusement d’un bizarre préjugé contre le divorce. J’ai bien essayé de le raisonner, mais en vain. Je n’osai trop insister pour ne pas heurter ses principes.

Alors, je ne vis qu’une solution : mon mari devait mourir. Oui, mais comment m’y prendre ? Je me tourmentais l’esprit pour trouver un moyen, lorsqu’un soir je vis Carlotta Adams m’imiter sur la scène. Alors, jaillit l’inspiration. Grâce à son aide, je pouvais fabriquer un alibi. Ce soir même je vous rencontrai et il me vint l’idée géniale de vous envoyer vers mon mari pour lui demander de consentir à notre divorce. Je parlai ensuite de tuer mon mari ; en effet, j’ai remarqué que si vous dites la vérité en ayant l’air de plaisanter, personne ne vous croit. J’ai maintes fois constaté qu’il vaut mieux paraître plus sotte qu’on ne l’est. Dès ma seconde entrevue avec Carlotta Adams, je lui parlai de mon projet, en lui expliquant qu’il s’agissait d’un pari. Elle devait figurer à ma place dans un dîner et si le succès couronnait ses efforts, elle recevrait une récompense de dix mille dollars. Ravie de cette offre, elle imagina elle-même les détails de nos échanges de costumes, etc. Nous ne pouvions opérer le déguisement ni chez moi ni chez elle, à cause de nos domestiques. Elle ne comprit pas pourquoi, je ne savais quelle raison lui donner, et, pour couper court à toute discussion, je m’y opposai simplement. Elle dut me juger sans doute aussi stupide qu’obstinée, mais elle finit par céder ; nous échafaudâmes ensemble l’histoire du Piccadilly Palace, et je pris les lunettes d’Ellis.

Je ne tardai pas à me rendre compte que Carlotta devait aussi disparaître. Je le regrettais, bien que je désapprouve ces imitations de personnes connues, très impertinentes, à mon avis. Je conservais un peu de véronal, encore que j’en prenne très rarement. Cela faciliterait les choses. J’eus ensuite un éclair de génie : pourquoi ne pas faire croire qu’elle-même avait l’habitude de se droguer ? Je commandai donc une boite, reproduction d’un bijou qui m’avait été offert, et fis graver les initiales de l’artiste et une inscription à l’intérieur. Une initiale fantaisiste, suivie de « Paris » avec une date quelconque, compliqueraient singulièrement les recherches. Un jour que je déjeunais au Ritz, j’écrivis de l’hôtel pour commander la boîte et j’envoyai Ellis la chercher. Bien entendu, Ellis n’était au courant de rien.

Cette nuit-là, tout marcha à souhait. Je m’étais munie d’un canif, petit et très pointu, que j’avais soustrait à Ellis pendant son voyage à Paris. Elle ne s’en aperçut pas, parce que je remis l’objet en place après m’en être servi. Un médecin de San-Francisco m’a appris, sans le vouloir, où frapper pour donner la mort. Il me parla un jour de ponctions et il m’expliqua qu’on devait agir avec mille précautions, faute de quoi on perforait les centres nerveux vitaux, d’où une mort foudroyante. À plusieurs reprises, je le priai de me montrer l’emplacement exact, sur la nuque, songeant que cette indication pourrait me servir. Je prétextai vouloir utiliser cette idée dans un film.

Carlotta manqua à l’honneur en dévoilant notre secret à sa sœur. Elle m’avait juré de n’en parler à personne. J’estime très habile d’avoir songé à enlever cette page pour créer une confusion. Cette idée m’appartient en propre. On prétend que je manque d’intelligence… mais, à mon avis, il en fallait une bonne dose pour imaginer cela.

J’avais tout bien combiné, point par point, et suivi mon plan avec une rigoureuse méthode. Je craignais un peu, tout d’abord, d’être arrêtée, mais bientôt je me sentis tout à fait rassurée, car on ne pouvait mettre en doute le témoignage des personnes présentes au dîner de Chiswick, et je ne soupçonnais pas qu’on découvrirait l’échange de toilettes entre Carlotta et moi. Tout allait bien. La duchesse de Merton se comportait avec moi de façon ignoble, mais le duc se montrait très gentil. Il ne se doutait de rien et désirait m’épouser le plus vite possible. L’arrestation du neveu de mon mari contribua encore à augmenter ma quiétude. De plus en plus, je me félicitais d’avoir déchiré cette page de la lettre de Carlotta Adams.

En ce qui concerne Donald Ross, il n’eut pas de veine. À ce déjeuner, il me démasqua d’une façon que je n’ai pas bien comprise. Il paraît que le Paris dont on parlait était un homme et non une ville. J’ignore toujours qui était ce Paris… En tout cas, je trouve ridicule de donner ce nom à un homme. Toujours est-il qu’il me fallait mettre promptement un frein aux divagations de Donald Ross. Je n’avais guère le temps de réfléchir, mais le coup réussit à merveille. Ensuite, je me considérai comme définitivement hors de danger.

Ellis m’apprit que vous l’aviez convoquée pour l’interroger. Je compris qu’il s’agissait de mes relations avec Bryan Martin, mais sans deviner où vous vouliez en venir. Vous n’avez pas cru devoir lui demander si elle était allée chercher la boite en or à Paris. Vous supposiez, sans doute, que si elle me le répétait, j’aurais flairé du vilain. Cependant, j’en éprouvai quelque surprise et demeurai perplexe en constatant que vous connaissiez tous mes faits et gestes.

À partir de ce moment, je me suis rendu compte que la chance tournait. Ne regrettez-vous pas tout le mal que vous m’avez fait ? Somme toute, je voulais simplement être heureuse à ma façon. Sans mon entrevue avec vous au Savoy, vous n’auriez jamais eu à vous occuper de cette affaire. Je ne vous aurais jamais cru si perspicace. À vous voir, on ne le dirait pas.

Malgré tous les soucis que m’a causés cet affreux jugement, je n’ai rien perdu de ma beauté. Si j’ai un peu pâli et maigri, cela me va à ravir. Tout le monde admire mon courage.

Mon cas est unique dans l’histoire du crime.

À présent, il faut que je vous quitte. Adieu ! Je conserve tout mon calme et ne m’effraie nullement à l’avance. Demain, je verrai le chapelain.

Je vous pardonne. (Ne doit-on pas pardonner à ses ennemis ?)

Jane Wilkinson.

P.S. – Croyez-vous que je figurerai dans la collection des cires du musée Tussaud ?

FIN

Share