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La maison du péril Agatha Christie

La maison du péril Agatha Christie

(PERIL AT END HOUSE)

CHAPITRE PREMIER

« LE MAJESTIC HOTEL »

Je ne crois pas qu’il existe, sur la côte méridionale de l’Angleterre, de ville balnéaire aussi attrayante que Saint-Loo, baptisée, à juste titre, « la Reine des Plages », tant elle évoque la Riviera française. À mon avis, la corniche de Saint-Loo peut bel et bien rivaliser avec celle du Midi de la France.

Je faisais part de ces réflexions à mon ami, le détective Hercule Poirot.

— Vous ne m’apprenez rien, mon cher, me dit-il. J’en ai déjà lu tout autant, hier, sur la publicité du wagon-restaurant.

— D’accord ! Mais cette vogue ne vous paraît-elle pas amplement justifiée ?

Dissimulant mal un sourire, il ne me répondit pas immédiatement et je dus répéter ma question.

— Je vous demande mille pardons, Hastings. À la vérité, je rêvassais de ce délicieux paradis auquel vous venez de faire allusion.

— Le midi de la France ?

— Oui, je songeais aux événements qui s’y produisirent au cours du dernier hiver que j’y ai passé.

Je me souvins, en effet, du crime survenu dans le Train Bleu et dont le mystère, aussi compliqué que déconcertant, avait été élucidé par Poirot, grâce à son habituel et infaillible jugement.

— Que j’aurais aimé être près de vous ! m’exclamai-je.

— Votre expérience m’eût été précieuse, me répondit Poirot.

Je le regardai avec méfiance. Depuis longtemps, je suis fixé sur la sincérité des compliments de Poirot. Cependant, cette fois, mon ami me parut sérieux. Après tout, pourquoi pas ? Je connais à fond les méthodes employées par lui avec succès.

— C’est votre vive imagination qui me fit le plus défaut, Hastings, poursuivit-il comme se parlant à lui-même. J’ai parfois besoin de petits conseils. George, mon valet de chambre, est un homme sensé avec qui je discute de certains points, mais il manque de fantaisie.

— Franchement, Poirot, n’êtes-vous pas tenté de reprendre du service ? Cette vie inactive…

— … me convient à merveille. Quoi de plus agréable que de se prélasser au soleil ? Connaissez-vous un geste plus noble que de descendre du piédestal après avoir atteint les sommets de la célébrité ? J’entends murmurer autour de moi : « Voilà Hercule Poirot… Le grand, l’unique !… Personne ne l’a égalé et ne l’égalera jamais… » Ces réflexions me sonnent agréablement à l’oreille : je n’en demande pas davantage. Il est vrai que je suis si modeste, savez-vous ?

Il parlait de sa modestie !… J’en conclus qu’en dépit des années, la vanité de mon ami belge était demeurée intacte. Renversé dans son fauteuil, il caressait ses moustaches et ronronnait presque de satisfaction.

Nous étions installés sur une des terrasses du Majestic, l’hôtel le plus important de Saint-Loo, juché au faîte d’une falaise qui surplombe la mer. Les jardins de l’hôtel plantés de palmiers s’étageaient à nos pieds. L’océan était du bleu le plus profond, sous un ciel clair, illuminé d’un vrai soleil estival, chose rare en Angleterre. Tout concourait à l’idéale beauté de l’endroit.

Arrivés la veille au soir, nous savourions cette première matinée de notre séjour. Nous avions projeté de demeurer une semaine à Saint-Loo et nous souhaitions ardemment de jouir jusqu’au bout d’un temps aussi délicieux.

Ramassant le journal qui m’avait glissé des mains, je repris ma lecture. Bien que peu brillante, la situation politique était dépourvue d’intérêt. En Chine, une escroquerie d’importance venait d’être découverte à Pékin, mais, dans l’ensemble, les nouvelles n’offraient rien de particulièrement émouvant.

— Cette épidémie de psittacose ne vous semble-t-elle pas curieuse ? observai-je en tournant la feuille de mon journal.

— Oui, c’est bizarre.

— On signale deux nouveaux décès à Leeds.

— Je le déplore.

— On reste toujours sans nouvelles de l’aviateur Seton qui effectue le tour du monde, continuai-je. Ces aviateurs montrent une audace inouïe. Quelle machine étonnante, cet appareil amphibie Albatros ! Il serait regrettable que Seton, égaré, eût dû atterrir dans une des îles du Pacifique. Toutefois, on n’abandonne pas encore tout espoir.

— Les habitants des îles Salomon sont-ils toujours anthropophages ? demanda Poirot en manière de plaisanterie.

— Ce Seton est un type admirable. On se sent fier de le compter parmi ses compatriotes.

— Oui, cela console de la défaite de Wimbledon ! repartit Poirot avec le plus grand sérieux.

— Je vous demande pardon, je me suis peut-être mal exprimé…

Mais, d’un geste aimable, mon ami écarta ma tentative d’excuse.

— Quant à moi, dit-il, je ne suis pas amphibie comme l’appareil de ce pauvre capitaine Seton, mais je suis cosmopolite en ce sens que j’admire les gens de toutes nationalités, et en particulier, comme vous le savez, les Anglais, ne serait-ce que pour leur façon de lire et de commenter les nouvelles.

Abandonnant le terrain sportif pour celui de la politique, je poursuivis :

— Le ministre de l’Intérieur semble nettement pris à partie dans cet article, n’est-ce pas votre avis ?

— Je le plains, d’être accablé de tant de soucis. En désespoir de cause, il cherche aide et protection auprès de gens les moins susceptibles de lui être utiles.

Je le regardai, étonné.

Tout en souriant à sa manière, Poirot tira de sa poche son courrier du matin, solidement maintenu par un large élastique. Il prit une lettre et me la lança.

— C’est une missive qu’on a fait suivre après notre départ, hier, ajouta-t-il.

Je la lus avec un intérêt croissant.

— Mais, Poirot, m’écriai-je, les termes en sont extrêmement flatteurs !

— Vous croyez ?

— Il parle de vous avec la plus grande admiration.

— Il a raison, conclut Poirot, en détournant modestement son regard.

— Somme toute, il vous demande, comme un service personnel, de vouloir bien enquêter au sujet de cette affaire :

— Je l’ai très bien compris, mon cher Hastings.

— Nous n’avons vraiment pas de chance, voilà nos vacances fichues.

— Calmez-vous, je vous en prie, il n’est point encore question de cela.

— Le ministre de l’Intérieur ne souligne-t-il pas l’urgence de cette affaire ?

— À juste titre, mais il peut aussi se tromper. Ces hommes politiques sont facilement impressionnables, j’ai eu l’occasion d’en juger moi-même à la Chambre des Députés, à Paris…

— D’accord, Poirot, mais nous devons prendre nos dispositions. Le rapide pour Londres part à midi, il est donc trop tard. Le prochain train…

— Je vous en prie, à quoi sert de vous agiter ainsi ? Nous n’irons pas à Londres aujourd’hui, et demain… pas davantage.

— Mais cette convocation…

— Ne me concerne point. Je n’appartiens pas à la police, Hastings. On me prie simplement, en qualité de détective privé, de me charger d’une affaire. Je refuse.

— Vous refusez ?

— Eh oui ! Je vais répondre au ministre avec la plus grande courtoisie, en lui présentant toutes mes excuses, et lui expliquer combien je suis moi-même désolé. Mais que voulez-vous ? Je suis en retraite… je suis un homme fini.

— Je proteste, vous n’êtes pas fini !

— Je reconnais bien là l’excellent ami que vous êtes. En outre, vous avez raison, mes petites cellules grises fonctionnent toujours à merveille, avec ordre et méthode. Mais je me suis retiré de la scène et je ne reviendrai pas sur ma décision, un point c’est tout ! Je ne ressemble pas à ces vedettes qui donnent au public une douzaine de faux départs. En toute sincérité, j’avoue qu’il faut laisser aux jeunes l’occasion de courir leur chance ; d’aucuns peuvent réussir, encore que j’aie des doutes là-dessus. En tout cas, il s’en trouvera certains pour venir à bout de cette fastidieuse affaire au ministère de l’Intérieur.

— Et l’honneur, Poirot, qu’en-faites-vous ?

— Peuh ! Je suis au-dessus de cela. Le ministre de l’Intérieur, qui est un homme sensé, estime sans doute que mon concours lui est acquis. Je le comprends, mais il tombe mal : Hercule Poirot a clos son dernier dossier.

Je le regardai, déplorant, en mon for intérieur, son obstination. Résoudre un problème de l’ordre de celui qui lui était posé ne pouvait qu’ajouter à la gloire de Poirot ; cependant, son attitude intransigeante suscitait mon admiration. Soudain, une pensée me traversa l’esprit et me fit sourire.

— Vous voulez donc tenter le diable ? lui dis-je.

— Ni le diable, ni personne n’ébranlera la décision d’Hercule Poirot.

Au bout d’un instant, il ajouta :

— Il est évident, parbleu, que si une balle venait s’écraser sur ce mur, près de ma tête, je me livrerais tout de même à une petite enquête pour connaître le coupable. C’est humain !

Au même instant, un petit caillou tombait à nos côtés, sur la terrasse. L’analogie avec la balle dont venait de parler Poirot excita ma curiosité. Tout en se baissant pour ramasser le projectile, mon ami poursuivit :

— Oui… les hommes ont leurs faiblesses ; elles s’éveillent au moment où on s’y attend le moins. « Méfions-nous de l’eau qui dort », dit un proverbe.

À ma grande surprise, Poirot descendit les quelques marches qui menaient de la terrasse au jardin ; à la même minute, une jeune fille d’un pas pressé se dirigeait vers nous.

Je contemplai la beauté de cette inconnue : grands yeux bleus, visage mutin et magnifiques cheveux bruns, lorsque mon attention fut détournée par Poirot qui, sans regarder où il marchait, se prit les pieds dans une racine saillante et s’étala de tout son long. La jeune personne et moi nous précipitâmes pour aider Poirot à se relever.

— Mille pardons, bégaya Poirot ; vous êtes bien aimable, Mademoiselle… Aïe ! mon pied, que j’ai mal !… Non, ce ne sera rien… J’ai dû simplement me tordre la cheville. Dans une seconde, il n’y paraîtra plus. Cependant, Hastings, pourriez-vous, avec Mademoiselle, auprès de qui je m’excuse, m’aider à faire quelques pas ? Que je suis confus !

Soutenu de chaque côté, Poirot put gagner un siège sur la terrasse et s’y reposer. Je proposai d’aller quérir un médecin. Mon ami s’y opposa formellement.

— Ce n’est rien, je vous l’assure, dans une minute je n’y penserai plus. (Il fit une grimace.) Je vous remercie mille fois de votre amabilité, je vous en prie, asseyez-vous.

Prenant un siège la jeune fille répondit :

— Ce n’est peut-être pas grave, mais il serait prudent de faire examiner votre pied.

— Inutile, Mademoiselle. Au seul plaisir de votre société, je sens la douleur disparaître !

— J’en suis ravie, lui répondit-elle en riant.

— Et si nous prenions un cocktail ? proposai-je, je crois que c’est à peu près l’heure.

— Ma foi… oui, repartit la jeune fille, avec une légère hésitation.

J’allai commander les rafraîchissements. À mon retour, Poirot et la jeune fille étaient engagés dans une conversation animée.

— Figurez-vous, Hastings, que cette maison là-bas, à l’extrémité de la pointe, et que nous admirions tant, appartient à Mademoiselle.

— Vraiment ? m’écriai-je, bien que je ne me souvinsse point d’avoir exprimé une opinion quelconque au sujet de cette maison, l’ayant à peine remarquée. Sa situation isolée lui donne un air étrange et imposant.

— On l’appelle « La Maison du Péril », car elle menace de tomber en ruine. Pourtant, je l’adore.

— Seriez-vous, Mademoiselle, l’ultime représentante d’une ancienne famille du pays ?

— Oh ! d’une lignée bien modeste. Il y a deux ou trois cents ans que les Buckley habitent ici. Mon frère étant mort voilà trois ans, je me trouve être la dernière survivante de la famille.

— Que c’est triste ! Habitez-vous seule cette propriété ?

— Oh ! je suis toujours par monts et par vaux. Lorsque par exception je séjourne ici, je m’entoure d’un certain nombre de bons et joyeux amis.

— La vie moderne, quoi ? J’eusse plutôt été tenté de vous y voir mener une existence des plus austères, en perpétuelle communion avec vos chers ancêtres.

— Quelle splendide imagination ! Non, Monsieur. Le manoir n’est pas hanté ou alors c’est un esprit généreux qui l’habite. Sachez, en effet, qu’en trois jours j’ai trois fois échappé à la mort. Convenez avec moi que je jouis d’une protection presque surnaturelle.

Poirot se redressa brusquement.

— Vous avez à trois reprises échappé à la mort ? Votre histoire devient intéressante, Mademoiselle.

— Il s’agit de simples accidents.

Elle détourna la tête de côté pour éviter une guêpe qui approchait et s’écria :

— Que ces guêpes sont désagréables ! Il doit certainement y en avoir un nid près d’ici.

— Auriez-vous déjà souffert de piqûres de guêpes ou d’abeilles, que vous semblez tant les craindre ?

— Non, mais je déteste leur façon de vous frôler le visage.

À ce moment, les cocktails arrivèrent et tout en levant nos verres nous échangeâmes les vains souhaits d’usage.

— À vrai dire, je suis attendue à l’hôtel, annonça Miss Buckley, et l’on doit se demander ce que je suis devenue.

Poirot reposa son verre et s’éclaircit la voix.

— Serait-ce pour y prendre une tasse de chocolat ! s’exclama-t-il. Voilà une boisson qu’on ne sait pas préparer en Angleterre ; en revanche, il y a tellement d’excellentes choses dans votre pays… Par exemple : les chapeaux des jeunes filles… qui se mettent et s’enlèvent si aisément avec tant de grâce.

Miss Buckley le fixa d’un regard interrogateur.

— Qu’entendez-vous par là ? Qu’ont-ils de si particulier ?

— On voit bien que vous êtes jeune, très jeune, Mademoiselle, sinon vous ne poseriez pas cette question. J’ai connu l’époque où les femmes portaient de volumineux chapeaux aux dimensions impressionnantes et de formes bizarres, qu’elles maintenaient sur le faîte de leur tête avec nombre d’épingles.

— Que cela devait être incommode !

— Je vous l’accorde, dit Poirot d’un ton qui donnait à penser qu’il en avait lui-même souffert le martyre. Au moindre vent, le supplice devenait complet et engendrait infailliblement la migraine.

Pour bien marquer le désir de parfaite indépendance des jeunes personnes de sa génération, Miss Buckley saisit à pleines mains le feutre souple à large bord dont elle était coiffée et le posa à côté d’elle.

— Maintenant, voici comment nous procédons ! s’écria-t-elle en riant.

— Ce qui est beaucoup plus charmant et plus sensé, approuva Poirot.

J’observai la jeune fille avec intérêt. Ses cheveux bruns ébouriffés donnaient un air lutin à toute sa personne. Son petit visage expressif, au profil harmonieux, ses grands yeux bleu foncé, au cerne prononcé, avaient ce je-ne-sais-quoi qui la rendait attachante dès le premier abord.

Peu de monde sur la terrasse où nous étions assis. Celle que fréquentaient de préférence les touristes se trouvait un peu plus loin, sur une pointe avancée, presque en encorbellement au-dessus de la mer.

Débouchant de cette partie de la corniche, un homme apparut soudain : il se dirigeait de notre côté, marchait en roulant les épaules, les bras pendants, dans l’attitude typique du marin.

— Où diable peut-elle bien être ? se disait-il à lui-même, d’un ton qui parvint jusqu’à nos oreilles. Nick ! Nick ! appela-t-il.

Miss Buckley se leva.

— Je me doutais bien qu’ils viendraient me chercher. Hé là ? George, je suis ici.

— Freddie meurt de soif. Venez ; nous vous attendons.

Il jeta un regard plein de curiosité vers Poirot, qui, sans conteste, différait des amis et connaissances habituels de Nick.

La jeune fille ébaucha les présentations.

— Commandant Challenger… euh…

À ma grande surprise, Poirot ne cita pas le nom attendu, il se contenta de se lever et de saluer avec la plus grande courtoisie :

— De la marine anglaise, pour laquelle j’éprouve la plus entière admiration.

Ce genre de remarque n’a généralement pas le don de provoquer des flots d’éloquence chez un Anglais ; en l’occurrence, le commandant Challenger se mit à rougir. Par bonheur, Miss Buckley prit la situation en main :

— Je vous en prie, George, ne restez pas ainsi bouche bée. Allons rejoindre Freddie et Jim. Merci pour le cocktail, dit-elle en souriant à Poirot ; j’espère que votre cheville ira bientôt mieux.

Elle m’adressa un salut en passant son bras sous celui du marin, puis elle s’éloigna avec lui…

— Ainsi, voilà un des amis de Miss Nick, murmura Poirot d’un air pensif, un des membres de sa joyeuse escorte. Qui est cet individu ? Donnez-moi sincèrement votre précieux avis, Hastings. Vous fait-il l’effet d’un brave type ?

Prenant le temps de réfléchir sur ce qu’il fallait entendre par « un brave type », j’exprimai un jugement peu compromettant :

— Ma foi, il m’a l’air convenable, autant que j’en puisse juger d’un coup d’œil aussi superficiel.

— Cette question m’intrigue, insista Poirot.

En partant, la jeune fille avait oublié de prendre son chapeau que Poirot ramassa et retourna entre ses doigts.

— Croyez-vous qu’il ait un faible pour elle, Hastings ?

— Mon cher Poirot, comment puis-je le savoir ? Tenez, donnez-moi ce chapeau, je vais le porter à sa propriétaire qui va certainement le chercher.

— Non, pas encore, ce jeu m’amuse, répondit Poirot en continuant lentement de tourner la coiffure en tous sens.

— Vraiment ?

— Eh oui, mon cher… je vieillis et retombe en enfance !

J’abondais tellement dans ce sens que je fus déconcerté d’entendre mon ami en faire l’aveu.

Poirot se pencha en avant et fit claquer sa langue :

— Eh bien, non !… Je ne suis pas encore aussi gaga que vous le pensez ! Certes, nous rendrons ce chapeau, mais plus tard. Nous le rapporterons à la « Maison du Péril », ce qui nous fournira une excellente occasion de revoir la délicieuse Miss Nick.

— Ma parole ! C’est le coup de foudre !

— N’est-elle pas ravissante, cette petite ?

— Vous êtes assez grand pour vous faire une opinion. Pourquoi me demander la mienne ?

— Hélas ! je ne suis plus sûr de moi. À présent, tout ce qui est jeune me paraît aimable… Ah ! jeunesse !… Laissez-moi avoir recours à votre appréciation, encore que je la sache quelque peu atrophiée après votre long séjour en Argentine ! Malgré vos cinq années de retard, vous êtes plus moderne que moi. N’est-elle pas délicieusement jolie, cette petite ?

— Je partage votre enthousiasme, mais pourquoi cette jeune fille vous passionne-t-elle autant ?

— Vous croyez qu’elle m’intéresse, moi ?

— Ma foi, si j’en juge par vos discours.

— Vous vous trompez, mon cher ami. Si cette jeune personne m’intrigue, son chapeau m’intrigue bien davantage.

Je le regardai avec surprise et constatai qu’il s’exprimait avec le plus grand sérieux.

— Mais, oui, Hastings, c’est ce chapeau qui m’intéresse. Regardez-le bien, ajouta-t-il en me tendant la coiffure.

— Il est très bien, dis-je perplexe, mais qu’a-t-il d’extraordinaire ? Quantité de femmes en portent de pareils.

— Pas exactement comme celui-ci.

Je l’examinai de plus près, sans toutefois lui découvrir de particularité.

— Voyez-vous, maintenant ?

— C’est un simple chapeau de feutre brun ; la forme me paraît élégante…

— Je ne vous demande pas de me le décrire. Alors, vous ne voyez rien de spécial ? Vraiment vous manquez d’esprit d’observation. Cela me surprend toujours chez vous ! Je vous en prie, vieux farceur, faites travailler vos cellules grises, et les yeux se chargeront du reste ; allons, regardez un peu…

Enfin, j’aperçus le point sur lequel il tenait tant à attirer mon attention. Le bout de l’index passé au travers du trou situé sur le bord, il faisait pivoter le chapeau comme une crécelle. Voyant que je commençais à comprendre, Poirot enleva son doigt et me confia le feutre. Le trou était parfaitement rond et sa raison d’être, s’il en avait une, me restait étrangère.

— N’avez-vous pas remarqué l’agitation de Miss Nick lorsqu’une guêpe la frôla tout à l’heure ?

— Ce n’est pas tout de même une guêpe qui peut faire un trou comme celui-ci.

— Bravo, Hastings ! Vous faites preuve d’une sagacité extraordinaire ! Et si ce trou avait été fait par une balle ?

— Par une balle ?

— Certainement, une balle comme celle-ci, par exemple.

Et au même instant il me montra, dans le creux de sa main, un minuscule objet.

— Voilà ce qui est tombé sur la terrasse, il y a un instant, lorsque nous parlions. Une balle perdue !

— Hein ?

— Deux centimètres de plus et la tête aurait été percée du même trou que le feutre ; vous comprenez maintenant, je suppose, l’intérêt que je porte à cette jeune fille et à son chapeau ?

« Avouons que ce préposé au crime ne manque pas d’audace en visant sa victime à quinze mètres d’Hercule Poirot ! Ce défi ne lui portera pas chance. Maintenant, entrons à « La Maison du Péril » et entretenons-nous avec Miss Nick. Le plus tôt sera le mieux, Hastings. N’a-t-elle pas dit qu’en trois jours elle avait trois fois échappé à la mort ? Le danger est proche.

CHAPITRE II

« LA MAISON DU PÉRIL »

— Poirot ! m’écriai-je, j’ai réfléchi.

— Félicitations, mon cher ; c’est un excellent exercice, je ne saurais trop vous engager à continuer.

Nous déjeunions tête à tête, installés à une petite table devant la fenêtre.

— Cette balle a dû être tirée tout près de nous, et cependant nous n’avons rien entendu.

— Croyez-vous vraiment que nous eussions dû entendre quelque chose dans ce calme reposant à peine troublé par le mouvement berceur des vagues ?

— C’est pour le moins mon avis.

— Eh bien ! vous vous trompez. Il est des sons auxquels l’oreille s’habitue, des canots automobiles de course ont évolué dans la baie. Vous vous en êtes d’ailleurs plaint au début, puis n’y avez plus fait attention. À peine entendrait-on le crépitement d’une mitrailleuse lorsque ces canots à moteurs sont en marche.

— Je reconnais que vous avez raison.

— Regardez, murmura Poirot, voici Miss Nick et ses amis qui viennent déjeuner. Je vais en profiter pour rendre le chapeau, cela sans préjudice de la visite que nous ferons par la suite à la « Maison du Péril ».

D’un pas agile, il traversa la salle et remit le feutre à Miss Buckley au moment où elle et ses amis s’attablaient. Le petit groupe se composait de Nick Buckley, du commandant Challenger, d’un autre homme et d’une deuxième jeune fille. De notre place, nous les distinguions imparfaitement. Néanmoins, je ressentais une sympathie croissante pour le marin dont le bon rire jovial fusait par intermittences.

Mon ami, préoccupé, parla peu pendant le repas. Constamment, il émiettait son pain, rangeait chaque objet rigoureusement à sa place, tout en marmottant quelques brèves réflexions. Après avoir essayé, en vain, de lier conversation, je compris bientôt qu’il valait mieux ne pas insister. Son déjeuner terminé, Poirot n’en demeura pas moins à table et ne se décida à la quitter qu’après le départ des quatre convives, qui gagnèrent le salon de l’hôtel. À peine venaient-ils de s’y installer que Poirot, de son pas le plus sûr, se dirigea de leur côté et s’adressa directement à Nick :

— Mademoiselle, pouvez-vous m’accorder un petit entretien ?

La jeune fille fronça les sourcils, et je vis tout de suite qu’elle appréhendait d’être importunée par ce petit étranger. Un peu à contrecœur, elle s’écarta du groupe de ses amis.

Dès que mon ami eut prononcé quelques paroles, je remarquai une expression de surprise sur le visage de Nick.

Je me sentais gauche et mal à l’aise. Fort heureusement, Challenger eut l’excellente idée de m’offrir une cigarette et de provoquer entre nous un échange de lieux communs qui me donna une certaine contenance. Il me sembla même que je lui inspirai plus de sympathie que son compagnon de table, un grand blond, aux cheveux vernissés et à la silhouette élégante ; infatué de sa personne, il arborait une attitude arrogante et des gestes précieux qui me le rendaient particulièrement odieux.

Quant à la femme assise en face de moi, son type peu banal rappelait une madone excédée de fatigue. Comme elle venait d’enlever son chapeau, elle révéla d’admirables cheveux d’un blond très clair, qui, séparés par le milieu, lui recouvraient les oreilles puis se rejoignaient sur la nuque en de délicieux entrelacements ; son visage émacié, plein d’attraits, était blême. De ses yeux gris clair, aux larges pupilles, elle m’observait d’un air indifférent. Tout à coup, elle m’adressa la parole :

— Veuillez vous asseoir, Monsieur, en attendant que votre ami en ait terminé avec Nick, dit-elle.

Le timbre de sa voix, affecté et langoureux, s’alliait harmonieusement à son expression de lassitude. À mes yeux, elle personnifiait le désenchantement le plus complet.

— Miss Buckley eut l’amabilité de porter secours à mon ami, ce matin, lorsqu’il s’est tordu le pied, lui dis-je en acceptant son invitation.

— Oui, Nick nous l’a expliqué.

Son regard posé sur moi demeurait aussi lointain que tout à l’heure.

— J’espère qu’il n’en souffre plus ?

J’eus la sensation de rougir.

— Ce n’est qu’une foulure passagère.

— Je me plais à vous entendre confirmer le récit de Nick. Je dois, en effet, vous prévenir que cette enfant, à l’imagination extrêmement fertile, possède un véritable don d’invention.

Je ne sus trop quoi répondre et mon embarras parut l’amuser.

— Nick est une de mes plus anciennes amies, continua-t-elle. N’empêche que je trouve parfois la fidélité une vertu bien fastidieuse, surtout lorsqu’elle est pratiquée par des Écossais qui l’observent comme ils respectent le dimanche ou pratiquent l’économie ! N’est-il pas vrai, Jim, que Nick ment avec une étonnante facilité ? Vous souvenez-vous de cette histoire à propos des freins de sa voiture ?

Le jeune homme répondit d’une voix chaude :

— Oui, je m’en souviens, et si j’ai dit qu’ils fonctionnaient bien, c’est qu’il en était ainsi, car j’ai la prétention de m’y connaître en voitures.

Il tourna légèrement la tête vers la rue, et parmi plusieurs autos en stationnement, j’en remarquai une extraordinairement longue et d’un rouge éclatant, alors que le capot était en métal brillant ; puisque le mot « super » jouit actuellement de la vogue, disons que c’était une « super-voiture ».

— Serait-ce votre voiture ? demandai-je à brûle-pourpoint.

— Oui, me répondit-il.

Poussé par un désir pervers, je faillis ajouter : « Je m’en doutais », lorsque Poirot nous rejoignit et, après une courte révérence aux autres, m’entraîna avec lui.

— Tout est réglé, mon cher. À six heures trente nous irons voir Miss Nick à « La Maison du Péril ». D’ici là, elle sera rentrée de sa promenade en voiture… et à bon port.

Cependant, sa physionomie et le ton de sa voix n’étaient pas aussi affirmatifs qu’il voulait me le faire croire.

— De quoi lui avez-vous parlé ?

— J’ai sollicité d’elle une entrevue… le plus tôt possible. Elle s’est fait prier… J’ai immédiatement deviné sa pensée en ce qui me concerne : « De quoi se mêle ce petit bonhomme ?… Est-ce un nouveau riche… ou un metteur en scène ? »… Si elle avait pu refuser, elle l’aurait fait, mais, prise à l’improviste, elle m’a répondu qu’elle serait de retour à six heures trente. Donc, tout va bien !

Mon approbation demeura inaperçue. Quant à la foulure de Poirot, il n’en était plus question et il avait recouvré son agilité de chat. Il passa son après-midi à faire les cent pas dans notre salon particulier et à marmonner tout en mettant chaque objet rigoureusement à sa place. Pour toute réponse, lorsque je lui adressais la parole, il agitait les mains et hochait la tête. Il était à peine six heures lorsque nous quittâmes l’hôtel.

— Il est inouï, remarquai-je pendant que nous traversions la terrasse, qu’un assassinat puisse être tenté dans un jardin d’hôtel ; un telle pensée est digne d’un fou.

— Je ne partage pas du tout votre avis. Tout d’abord, convenez avec moi que le jardin est peu fréquenté : il est de bon ton de s’asseoir sur la terrasse qui surplombe la baie et les touristes, de vrais moutons, viennent tous s’y installer. Moi, qui suis un original, je préfère la vue des jardins et, malgré cela, je ne vis rien. D’autre part, remarquez que le meurtrier peut aisément se dissimuler parmi les bouquets d’arbres, buissons et fleurs, en attendant le passage de sa victime. En venant de la « Maison du Péril », Miss Nick Buckley devait emprunter ce chemin-ci, d’autant plus qu’elle paraît appartenir à la catégorie des gens toujours en retard et qui choisissent les raccourcis !

— Le risque n’en demeure pas moins grand. S’il avait été vu, le meurtrier n’aurait pu prétendre à un accident.

— Certes non, cela peut simuler un accident.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien, simplement une idée. Pour le moment, laissons-la de côté, l’assassin ne risquait guère d’être découvert… à une condition…

— Laquelle ?

— Je me refuse à croire que vous ne devinez pas, Hastings.

— Je serais désolé de vous priver du plaisir de manifester votre perspicacité à mes dépens !

— Quelle ironie ! Eh bien ! voici… À condition qu’il soit inconnu de l’hôtel, sinon les gens auraient parlé : « Je me demande si ce ne serait Chose », ou encore : « Où donc était Un Tel lorsque le crime fut commis ? » Croyez-moi, Hastings, le meurtrier ou plus exactement le préposé au crime doit bien se cacher, voilà ce qui me tracasse pour le moment. J’essaie de me rassurer en pensant : « Ils sont quatre, rien ne peut survenir tant qu’ils resteront ensemble, à moins d’un prétendu « accident »… mais ce serait pure folie. »

« Il est encore de bonne heure, dit-il en se retournant, passons plutôt par la route, nous en profiterons pour examiner les abords de la propriété.

La grille de l’hôtel franchie, nous tournâmes à droite. La route escaladait une petite colline au faîte de laquelle s’amorçait une allée avec un écriteau ainsi libellé : Chemin privé.

Nous suivîmes cette allée sur quelques centaines de mètres jusqu’au point où elle aboutit à deux grandes grilles en assez mauvais état et auxquelles une bonne couche de peinture n’aurait pas nui.

Passé ces portes, à droite, se dressait un petit pavillon dont l’aspect soigné contrastait singulièrement avec les grilles et les allées envahies d’herbes folles. Les fenêtres, dont les châssis et les chambranles avaient été repeints récemment, étaient garnies de rideaux propres aux coloris éclatants.

Nous aperçûmes, penché au-dessus d’un parterre de fleurs, un personnage vêtu d’un costume Norfolk usagé : au grincement des gonds rouillés de la grille, il se redressa et nous regarda. C’était un individu d’une soixantaine d’années, grand et fort, presque chauve, au visage battu par les intempéries et aux yeux d’un bleu vif. Il offrait l’aspect d’un brave homme.

— Bonsoir, dit-il en nous voyant passer.

Après lui avoir répondu et comme nous poursuivions notre chemin, il me sembla sentir ses yeux bleus nous scruter dans le dos.

— Je me demande… dit Poirot.

Mais il n’alla pas plus loin et je ne sus pas ce qui le préoccupait.

La maison, grande et d’aspect plutôt morne, était entourée d’arbres dont certaines branches frôlaient le toit. D’un coup d’œil rapide, Poirot mesura le délabrement de cette antique demeure, puis il tira la sonnette, une vieille sonnette qui nécessitait une force herculéenne pour l’actionner, mais qui, une fois mise en branle, émettait à l’intérieur un son de glas.

Une femme d’un certain âge, habillée de noir, vint nous ouvrir. Elle nous apprit que Miss Buckley n’était pas encore rentrée. Poirot lui expliqua que nous avions rendez-vous, ce qui n’alla pas sans difficulté, la respectable dame, à l’instar de beaucoup de ses congénères, paraissant nourrir une certaine méfiance à l’égard des étrangers. En fin de compte, elle nous fit entrer dans le salon pour attendre le retour de Miss Buckley.

Contrairement à ce que nous avions vu jusqu’à présent, cette pièce ne présentait aucune note de tristesse. Elle donnait sur la mer, et le soleil y pénétrait à flots. D’aspect pauvre, l’ameublement était des plus disparates, des meubles d’un moderne agressif voisinaient avec d’autres de l’époque victorienne. Les rideaux étaient de brocart fané. En revanche, la couverture des sièges était neuve et gaie et les coussins énormes. Sur les murs, des portraits de famille, dont plusieurs offraient un certain intérêt. Dans un coin, un gramophone et des disques épars, un appareil portatif de T.S.F. Pas ou peu de livres. Un journal était resté ouvert sur le divan. Poirot le prit puis le reposa avec une grimace : c’était le St Loo Weekly Herald and Directory. Brusquement, il s’en saisit de nouveau et il était en train d’en parcourir une colonne lorsque Miss Nick Buckley fit son apparition.

— Apportez la glace, Ellen, fit-elle avant de s’adresser à nous.

— Eh bien ! me voici. J’ai enfin réussi à me débarrasser de mes amis. Je meurs d’envie de vous entendre ! Serais-je la femme fatale tant recherchée par les cinéastes ? Vous prenez un air si solennel ! Il ne saurait évidemment s’agir que d’autre chose, je vous en prie, faites-moi un pont d’or.

— Hélas ! Mademoiselle… commença Poirot.

— N’allez pas me détromper. Ne venez pas me dire que vous peignez des miniatures et m’obliger à vous en acheter une ! Non, pas avec cette moustache-là !… Votre séjour au Majestic dont la cuisine est la plus exécrable et les prix les plus élevés de toute l’Angleterre, non, c’est impossible !

La femme qui nous avait ouvert revint dans la pièce, portant un plateau chargé de bouteilles et de glace. Tout en préparant des cocktails d’une main experte, Nick continuait à parler. Je crois que le mutisme de Poirot (si contraire à ses habitudes) finit par l’impressionner, car elle cessa brusquement d’emplir les verres et prononça :

— Eh bien ?

— Eh bien ! merci, Mademoiselle !

Prenant le cocktail qu’elle lui offrait, Poirot ajouta :

— À votre bonne santé, Mademoiselle. À votre bonne santé présente et future !

Les réticences contenues dans l’intonation, de ce souhait bizarre n’échappèrent pas à la jeune fille.

— Que… se passe-t-il ?

— Mademoiselle, ceci…

Et il lui montra la balle dans le creux de sa main. Elle la prit d’un air renfrogné.

— Savez-vous ce que c’est ?

— Bien sûr. C’est une balle.

— Précisément. Ce n’est pas une guêpe qui vous a frôlé le visage, ce matin, mais cette balle-ci.

— Qu’insinuez-vous par là ? Un fou s’exerçait à tirer des balles dans les jardins de l’hôtel ?

— On serait tenté de le croire.

— Je finirai par m’imaginer qu’un charme protège ma vie.

— Ce serait donc… la quatrième fois…

— Très juste, la quatrième fois.

— Pourriez-vous, Mademoiselle, me fournir quelques détails au sujet des trois autres… accidents ?

Elle le regarda, surprise.

— Je voudrais m’assurer qu’il s’agissait bien d’accidents, insista Poirot.

— Que voulez-vous que ce soit ?

— Ne pensez-vous pas, au contraire, que quelqu’un attente à votre vie ?

Pour toute réponse, Nick éclata de rire. Cette seule pensée paraissait l’amuser éperdument.

— Quelle merveilleuse aventure, cher Monsieur ! Qui donc aurait intérêt à me tuer ? Je ne suis pas la belle héritière dont la mort libère des millions. Pour moi, ce serait un sport de savoir que quelqu’un cherche à me supprimer, mais il me faut abandonner cet espoir !

— Voulez-vous, Mademoiselle, m’entretenir de ces accidents ?

— Volontiers, mais ils sont de la plus plate banalité. Un tableau, pendu à la tête de mon lit, se décrocha au milieu de la nuit. Par bonheur, je venais de me lever pour fermer une porte qui battait et m’empêchait de dormir. Si j’avais été couchée, par son poids ce tableau m’aurait tuée. Voici pour le premier épisode.

— Contez-nous le second, je vous en prie.

— Celui-ci est encore plus banal. Pour aller me baigner, j’emprunte un sentier tortueux qui conduit de la falaise à la mer. Un jour, au moment où j’arrivais au rocher qui surplombe ce chemin, une énorme pierre se détacha au-dessus de moi et dévala à toute vitesse, me manquant d’un cheveu.

« Le troisième est d’un ordre tout différent. Les freins de ma voiture fonctionnaient mal. Le mécanicien m’en expliqua les raisons, mais je n’y compris rien. Toujours est-il que si j’avais tenté de descendre la côte, je n’aurais pu m’arrêter : une catastrophe en serait résultée et j’y aurais laissé ma vie. Grâce à mon éternelle étourderie, je dus faire demi-tour pour revenir réparer un oubli et je m’en tirai par une bénigne collision avec la haie de lauriers.

— Vous ne vous rappelez pas la cause du mauvais fonctionnement de vos freins ?

— Non, mais le patron du garage Mott vous le dira. Il s’agissait, je crois, d’une simple pièce dévissée. Je me demandai si le petit garçon d’Ellen (ma dame de compagnie qui vous a reçus) n’y avait pas touché. La mère s’assura que non. Après tout, peut-être quelque chose s’est détraqué tout seul, quoi qu’en pense Mott.

— Où est votre garage, Mademoiselle ?

— De l’autre côté de la maison.

— Est-il toujours fermé à clef ?

Nick ouvrit de grands yeux pleins de surprise.

— Mais non, bien sûr que non !

— N’importe qui peut donc tripoter votre voiture, sans être vu ?

— Oui, mais c’est une hypothèse tellement invraisemblable !

— Non, Mademoiselle, nullement invraisemblable. Vous ne saisissez pas. Vous courez un grave danger, un très grave danger, c’est moi qui vous l’assure, mais vous ignorez sans doute qui je suis ?

— Oui, répondit Nick, très émue.

— Je suis Hercule Poirot.

— Ah ! dit Nick, d’un ton peu convaincu.

— Vous connaissez mon nom ?

— Certainement.

Elle eut un petit mouvement de gêne et dans ses yeux apparut une lueur d’inquiétude. Poirot, qui l’observait, s’en aperçut et, lui demanda :

— Je vous intimide à ce point ? Cela provient, probablement, de ce que vous n’avez pas lu mes livres.

— Euh ! C’est-à-dire pas tous, mais votre nom ne m’est pas inconnu.

— Mademoiselle, vous êtes une jolie petite menteuse. (J’eus un soubresaut, me souvenant de notre conversation au Majestic, après le déjeuner.) J’oubliais… Mademoiselle… vous n’êtes qu’une enfant et vous n’avez jamais entendu parler de moi. La réputation se perd vite, mon ami ici présent va vous renseigner sur mon compte.

Nick me lança un coup d’œil pendant que, très embarrassé, je m’éclaircissais la voix.

— M. Poirot est… euh… était un… grand détective, débutai-je.

— Ah ! mon cher ami ! s’écria Poirot, est-ce là tout ce que vous trouvez à dire ? Allons, dites à Mademoiselle que je suis un détective unique, inégalé et inégalable.

— Eh bien ! à présent, c’est chose faite, déclarai-je froidement, vous l’avez renseignée vous-même !

— Oui, mais il est toujours plus agréable de ménager sa propre modestie et de laisser aux autres le soin de chanter vos louanges.

— À quoi bon posséder un chien s’il faut aboyer à sa place ? jeta Nick en plaisantant. À propos, qui est le chien ? Le docteur Watson, sans doute ?

— Mon nom est Hastings, rectifiai-je, légèrement vexé.

— Où eut lieu la bataille de 1066[1] ! continua Nick. Qui ose prétendre que j’ignore mon histoire ? Quelqu’un voudrait me tuer ? Ce complot me passionnerait, mais j’ai peine à y croire. Ces histoires-là n’existent que dans les romans. M. Poirot ressemble à un chirurgien qui a découvert une opération ou à un médecin qui a inventé une maladie et souhaite en voir l’humanité entière accablée !

— Allons ! Soyez sérieuse ! tonitrua Poirot. Vous autres, jeunesses d’aujourd’hui, ne croyez plus à rien. Quelle bonne farce, hein, Mademoiselle, si on avait ramassé votre adorable petit corps dans le jardin de l’hôtel, avec dans la tête, la balle qui s’est heureusement logée dans votre chapeau. Vous n’auriez pas eu l’occasion de rire, alors…

— Des rires célestes eussent, en ce cas, égayé une prochaine séance de spiritisme, répondit Nick. Maintenant, Monsieur Poirot, trêve de plaisanteries. Tout ce que vous me dites est fort aimable, mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit tout bonnement d’accidents.

— Vous êtes têtue en diable !

— Précisément, c’est de là que je tiens mon nom[2]. D’après la légende, mon grand-père aurait vendu son âme au Malin, et tout le monde le baptisa « vieux Nick ». C’était, paraît-il, un fripon, mais plein d’esprit. Je l’adorais et le suivais pas à pas. Voilà pourquoi l’on nous nomma le vieux Nick et la jeune Nick. En réalité, je m’appelle Magdala.

— Ce nom sort du commun.

— C’est en quelque sorte un nom de famille, car il y eut de nombreuses Magdala chez les Buckley. En voici une, par exemple, dit-elle en nous désignant un tableau pendu au mur.

— Ah ! dit Poirot.

Puis observant un autre portrait posé au-dessus de la cheminée, il poursuivit :

— Ce Monsieur serait-il votre grand-père, Mademoiselle ?

— Oui. N’est-ce pas que ce portrait est remarquable ? Jim Lazarus m’en a offert un bon prix, mais je ne veux pas m’en séparer. J’aime trop le « vieux Nick ».

— Ah ! s’exclama Poirot.

Et après un court silence :

— Si vous le voulez bien, revenons à nos moutons. Mademoiselle, je vous en supplie, ne plaisantons pas. Vous courez un grave danger. Aujourd’hui même, quelqu’un a tiré sur vous avec un revolver Mauser.

— Un revolver Mauser ?

Nick demeura interdite.

— Pourquoi cette surprise ? Connaissez-vous quelqu’un qui en détienne un ?

Elle sourit.

— Oui… moi-même.

— Vous-même ?

— Il appartenait à mon père, qui le rapporta de la guerre, et depuis je l’ai toujours vu traîner, çà et là. L’autre jour, il se trouvait dans ce tiroir.

Elle désignait un bureau ancien. Comme sous l’impulsion d’une pensée subite, elle traversa la pièce et ouvrit le tiroir. Son visage devint blême et, d’une voix tremblante, elle s’écria :

— Oh !… il n’y est plus !

CHAPITRE III

DES ACCIDENTS

Dès lors, la conversation prit un ton différent. Jusque-là, plusieurs causes avaient mis Poirot et la jeune fille en opposition. L’abîme des années les séparait, la réputation de Poirot signifiait peu de chose à Nick qui appartenait à cette génération à laquelle seuls importent les grands noms du jour. Les avertissements que lui prodiguait mon ami restaient lettre morte pour elle. Poirot lui faisait l’effet d’un vieil étranger, plutôt burlesque, à l’esprit curieusement mélodramatique.

Cette attitude déconcertait le fameux détective et blessait son amour-propre. Selon lui, le monde entier connaissait Hercule Poirot et voici que quelqu’un osait l’ignorer ! Ce fait ne pouvait que l’aider à arriver à ses fins.

Néanmoins, la disparition du revolver allait ouvrir une phase nouvelle, Nick cessant de considérer l’affaire comme une aimable plaisanterie, encore qu’elle fût incapable de lui accorder tout le sérieux qu’elle méritait.

Elle revint s’asseoir sur le bras d’un fauteuil et murmura :

— Tout cela est, en effet, assez mystérieux.

Poirot se tourna brusquement de mon côté :

— Vous souvenez-vous, Hastings, de ma petite idée de tout à l’heure ? Eh bien, elle était justifiée ! Supposez qu’on ait découvert le corps de Mademoiselle dans le jardin de l’hôtel ? Que se serait-il passé ? Étant donné la solitude de cet endroit, on ne se serait aperçu du drame qu’après plusieurs heures, et comme par hasard on aurait ramassé l’arme à ses côtés, cette brave Mrs Ellen l’aurait identifiée et la mort de Miss Buckley eût été attribuée à des chagrins intimes ou à une dépression nerveuse.

— C’est vrai, reconnut Nick, j’ai été abominablement tourmentée depuis quelque temps, et tout le monde me prétend nerveuse…

— … Tout eût plaidé en faveur du suicide, d’autant plus qu’on eût relevé vos empreintes sur le revolver !

— Que cela est donc amusant ! s’écria-t-elle.

Cependant, à l’intonation de sa voix, il me fut agréable de constater que Nick était loin de s’amuser. Poirot, d’ailleurs, interpréta cette exclamation comme il convenait.

— N’est-ce pas, Mademoiselle ? Toutefois, prenez garde : le moment est grave ; nous avons assez de quatre échecs ; la cinquième tentative pourrait fort bien tourner au tragique.

— Faites avancer le corbillard ! plaisanta Nick à voix basse.

— Inutile, Mademoiselle, nous sommes ici, mon ami et moi, pour parer à une telle éventualité !

Le « nous » de Poirot m’alla droit au cœur, il entre si peu dans ses habitudes de tenir compte de mon existence !

— Oui, ajoutai-je, ne vous alarmez pas outre mesure, Miss Nick, nous sommes là pour vous protéger.

— Combien je vous suis reconnaissante ! repartit la jeune fille. Convenez cependant avec moi que l’aventure ne manque pas de pittoresque et d’émotion.

Malgré l’attitude dégagée qu’elle affectait, je décelai un certain trouble dans son regard.

— L’essentiel, dit Poirot, est de procéder sans retard à un petit interrogatoire.

S’étant confortablement calé dans son fauteuil, il observa Nick d’un air paternel.

— Permettez d’abord, Mademoiselle, que je vous pose une question conventionnelle : vous connaissez-vous des ennemis ?

Nick hocha la tête comme pour manifester un regret :

— Je crains bien que non, dit-elle en manière d’excuse.

— Dans ce cas, écartons ce facteur.

Puis, à la façon du détective de roman ou de cinéma, il poursuivit :

— À qui pourrait profiter votre disparition ?

— Je n’en sais rien, avoua Nick. Voilà pourquoi tout cela me paraît si dénué de sens. Il y a bien cette vieille masure, dont le toit fuit comme une passoire, mais elle est hypothéquée au-delà de sa valeur ; d’autre part, je ne suppose point que la falaise sur laquelle nous nous trouvons recèle un trésor ou une mine de charbon !

— Vous dites que la propriété est hypothéquée ?

— Oui, à mon corps défendant. À deux reprises, il m’a fallu acquitter des droits de succession : d’abord, lors du décès de mon grand-père, voilà six ans, puis à la mort de mon frère. Ce fut l’écroulement de ma petite fortune.

— Et votre père ?

— Il revint mutilé de la guerre, puis contracta une pneumonie dont il succomba en 1919. Ma mère mourut alors que j’étais en bas âge. Je vécus ici avec mon grand-père. Lui et papa ne s’entendaient guère (et pour cause). Mon père me confia à ses soins et s’en alla à travers le monde. Mon frère Gerald ne sympathisait pas non plus avec grand-père et sans doute ne me serais-je pas davantage entendue avec lui si j’eusse été un garçon. Le fait d’être une fille me sauva. Grand-père se plaisait à dire que seule je chassais de race et que j’avais, en particulier, hérité de son esprit.

Elle poursuivit en riant :

— C’était un vieux drôle, incroyablement veinard. Dans la région, on prétendait que tout ce qu’il touchait se transformait en or. En vérité, il avait la passion du jeu et il perdit tout ce qu’il possédait. À sa mort, il ne laissa pour ainsi dire rien, hormis cette propriété ; à cette époque, j’avais seize ans et Gerald vingt-deux. Mon frère trouva la mort dans un accident d’automobile, il y a trois ans, et voilà comment cette maison m’échut.

— Et après vous, Mademoiselle ?… Qui est votre parent le plus proche ?

— Mon cousin Charles Vyse, qui est avocat dans ce pays. C’est un homme excellent et capable, mais ennuyeux au possible. Il s’efforce de bien me conseiller et de refréner mes goûts extravagants.

— Est-ce lui qui gère vos intérêts ?

— Oui, bien que le mot soit trop important pour le peu qui reste à gérer ! Il se chargea de l’hypothèque et me procura un locataire pour le pavillon.

— Ah ! le pavillon, j’allais vous en parler. Il est loué, dites-vous ?

— Oui, à des Australiens du nom de Croft. Ce sont des gens extrêmement aimables, voire un peu tyranniques dans leur affection. À tout bout de champ, ils m’apportent tantôt des brins de céleri, des petits pois précoces et d’autres cadeaux du même acabit. Mon indifférence pour le jardinage les scandalise outrageusement. À vrai dire, ce sont des raseurs, surtout lui, dont l’amitié est facilement débordante. Quant à elle, c’est une pauvre infirme, étendue du matin au soir. Tout cela est secondaire : l’essentiel est qu’ils paient le loyer.

— Depuis quand habitent-ils ici ?

— Environ six mois.

— À propos, votre cousin est-il du côté de votre père, ou de votre mère ?

— De ma mère, qui s’appelait Amy Vyse.

— Outre ce cousin, avez-vous d’autres parents ?

— Oui, des cousins éloignés, dans le Yorkshire, des Buckley.

— Et c’est tout ?

— Oui.

— Comme vous devez vous sentir seule !

Nick le regarda, étonnée :

— Seule ? Quelle drôle d’idée ! Je viens rarement ici et vis la plupart du temps à Londres. En général, les parents sont bien empoisonnants, avec leur manie de fourrer toujours leur nez dans vos affaires : rien ne vaut d’être libre.

— Je ne vous contredirai pas, je vois que vous êtes moderne, Mademoiselle. Maintenant, parlons de votre domesticité.

— Quel nom pompeux ! Ellen et son mari, qui s’occupent du jardin (assez mal d’ailleurs), constituent ma « domesticité ». Je les paie très peu du fait que je les autorise à vivre ici avec leur enfant. Ellen me suffit amplement, et si j’ai une réception, nous nous arrangeons pour trouver un extra qui l’aide ; ce sera le cas lundi prochain, à l’occasion de la « semaine des régates ».

— Lundi ?… Et nous sommes aujourd’hui samedi… très bien. Maintenant, parlez-moi un peu de vos amis… ceux avec qui vous déjeuniez aujourd’hui, par exemple ?

— Ma foi, Freddie Rice, la jolie personne que vous avez vue, est ma meilleure amie. Elle n’a pas eu de chance ; mariée à une brute, qui s’enivrait et prenait des stupéfiants, elle dut le quitter voilà un ou deux ans. Depuis, elle vogue en dérive un peu de tous côtés. J’eusse préféré la voir obtenir le divorce et épouser Jim Lazarus.

— Lazarus ? L’antiquaire de Bond Street ?

— Oui. Jim est fils unique. Il roule sur l’or, cela va sans dire. Avez-vous remarqué sa voiture ? C’est un Juif, mais pas moins sympathique pour autant et il adore Freddie, avec qui il fait de nombreux voyages. Ils sont actuellement au Majestic pour le week-end et compteront parmi mes invités lundi.

— Qu’est devenu le mari de Mrs Rice ?

— Personne ne sait où il est, ce qui complique la situation de Freddie. Il est impossible de divorcer lorsqu’on ignore où se trouve l’un des conjoints.

— Évidemment !

— Pauvre Freddie ! poursuivit tristement Nick, elle n’a pas de veine. À un moment donné, tout semblait se rafistoler avec son mari. Elle lui exposa ses intentions, auxquelles il souscrivait, mais il n’avait pas les moyens de payer leur chambre d’hôtel. Alors, ce fut la fin : elle dut partir et il en profita pour disparaître de nouveau. Depuis on n’en a plus entendu parler. Hein ? Que dites-vous de cette muflerie ?

— Tout à fait odieux ! m’écriai-je.

— Voilà que mon ami Hastings est scandalisé ! remarqua Poirot. Ne faites pas attention, Mademoiselle, il retarde un peu. Il vient à peine de quitter la vie des grands espaces et il a besoin de s’acclimater au langage courant de nos jours.

— Je ne vois pas là matière à m’indigner, dit Nick en écarquillant les yeux. Tout le monde sait ce que je veux dire. Rice a joué un tour de coquin à cette malheureuse, Freddie fut tellement désorientée que, sur le moment, elle ignorait de quel côté se tourner.

— Oui, oui, ce devait être bien lamentable. Et votre autre ami, Mademoiselle, ce bon commandant Challenger ?

— George ? Je le connais depuis toujours, ou tout au moins depuis cinq ans. C’est un brave type.

— Désire-t-il vous épouser ?

— Il lui arrive d’en parler… vers deux ou trois heures du matin, lorsque je reçois des amis, ou après son second verre de porto…

— Et votre cœur ne s’attendrit pas ?

— À quoi bon nous marier ? Aucun de nous deux n’a le sou, et il me semble qu’à la longue je m’ennuierais avec lui, ce brave et vieil ami ; je parie qu’il a au moins quarante ans !

Cette remarque me fit légèrement frémir.

— Autrement dit, il a déjà un pied dans la tombe, renchérit Poirot. Oh ! il n’est pas question de moi, Mademoiselle, je suis un vieux grand-père. Si nous reprenions le récit de vos accidents : celui du tableau, par exemple ?

— On l’a remis en place avec une cordelière neuve. Vous pouvez venir le voir si le cœur vous en dit.

Elle nous conduisit dans sa chambre, devant une toile peinte à l’huile, montée dans un cadre massif.

Tout en murmurant un : « Vous permettez, Mademoiselle », à peine perceptible, Poirot se déchaussa, monta sur le lit de façon à mieux examiner la peinture pendue au-dessus, puis il redescendit après avoir délicatement soupesé le tableau.

— Il ne serait certes pas amusant de recevoir un tel poids sur la tête. À propos, l’ancien mode d’accrochage était-il, comme celui-ci, une cordelière armée ?

— Oui, mais pas aussi robuste. J’ai tenu à ce que, cette fois, ce fût solide.

— Je comprends. Avez-vous examiné l’endroit de la cassure ? Vous souvenez-vous si elle était effilochée ?

— Je crois que oui, mais je ne l’ai pas regardée de près. Pourquoi l’aurais-je fait ?

— C’est exact. Comme vous le dites si justement, pourquoi auriez-vous pris cette peine ? Cependant, j’aimerais beaucoup voir cette ancienne cordelière. L’avez-vous ici ?

— Je l’avais laissée sur le tableau. Sans doute l’homme qui mit le nouveau câble jeta l’ancien.

— Dommage, j’aurais aimé le voir.

— Vous persistez à nier qu’il s’agit d’un accident ? Pourtant il ne saurait en être autrement.

— Vous pouvez avoir raison, mais attendons avant de nous prononcer. Quant à la détérioration des freins de votre voiture, mon opinion est faite, de même au sujet de la chute de cette grosse pierre en bas de la falaise. Pourriez-vous me montrer le théâtre de cet… accident ?

Nick nous fit traverser le jardin et nous mena au bord de la falaise. Un sentier abrupt descendait jusqu’à la mer qui scintillait à nos pieds dans une admirable harmonie de bleu et d’argent. Pendant que Nick nous désignait l’endroit où s’était passé l’accident, Poirot hocha la tête, incrédule.

— Combien y a-t-il d’accès à votre jardin, Mademoiselle ? demanda mon ami.

— D’abord, l’allée principale, qui part de la grille et passe devant le pavillon, et une allée pour les fournisseurs, dont vous apercevez la porte là-bas à mi-chemin de ce sentier ; enfin une porte, en bordure de la falaise, s’ouvre sur un chemin en zigzag qui abouti au Majestic. À cela, ajoutez que l’on peut se faufiler par cette brèche, là, dans la haie, qui donne sur le jardin de l’hôtel ; je suis encore sortie par là ce matin ; c’est un raccourci pour descendre en ville.

— De quel côté votre jardinier travaille-t-il, en général ?

— En principe, il bricole du côté de la cuisine, ou encore dans l’appentis où sont remisés les pots de fleurs, lorsqu’il prétend y affûter ses outils.

— C’est-à-dire derrière la maison, de telle, sorte que si, d’aventure, la fantaisie prenait à quelqu’un de déterrer une grosse pierre, il le ferait à l’abri de tous les regards.

La jeune fille ne put réprimer un léger frisson.

— Prétendez-vous que pareil événement se soit produit ? demanda-t-elle. Personnellement, j’ai peine à le croire, tant cet attentat m’apparaît dénué d’intérêt.

Avant de répondre, Poirot tira la balle de revolver de sa poche et l’examina longuement.

— Et ceci, Mademoiselle, est-ce dénué d’intérêt ?

— C’était sans aucun doute le geste d’un fou.

— Je n’en disconviens pas. Quel passionnant sujet de conversation pour la veillée ? Tous les criminels sont-ils réellement fous ? J’admets une certaine déformation de leurs cellules grises ; oui, peut-être, mais cette question relève des psychiatres ; en ce qui me concerne, mon travail est d’une tout autre nature. Il me faut songer à l’innocent et non pas au coupable, à la victime et non pas à l’assassin ; c’est de vous que je dois m’occuper pour l’instant, Mademoiselle, sans m’attendrir sur votre agresseur encore inconnu. Vous êtes jeune et jolie. Le soleil luit, le monde est beau, et vous avez devant vous la vie et l’amour. Voilà quelles sont mes préoccupations, Mademoiselle. Depuis combien de temps vos amis, Mrs Rice et Mr Lazarus, séjournent-ils dans ces parages ?

— Freddie est arrivée mercredi. Elle est restée deux jours chez des amis, près de Tavistock, et hier elle poussa jusqu’ici. Quant à Jim, je crois qu’il voyage dans la région.

— Et le commandant Challenger ?

— Il habite Devonport et vient ici avec sa voiture, en général pour passer les fins de semaine.

Poirot approuva de la tête et nous regagnâmes l’habitation. Après un silence, brusquement, il demanda :

— Avez-vous une amie en qui vous ayez entièrement confiance, Mademoiselle ?

— Il y a bien Freddie…

— Quelqu’un d’autre que Mrs Rice.

— Je ne vois pas. Je suppose que… mais pourquoi cette question ?

— Parce que je désire que vous ayez une amie auprès de vous… sans tarder.

— Oh !

Cette fois, Nick parut déconcertée et resta pensive un bon moment, puis elle dit, d’une voix hésitante :

— Il y a encore Maggie. Je crois pouvoir la décider.

— Qui est Maggie ?

— Une de mes nombreuses cousines du Yorkshire, leur père est pasteur. Maggie est de mon âge et parfois elle vient passer quelques jours ici, l’été. J’ajoute qu’elle est triste comme un bonnet de nuit : figurez-vous une de ces honnêtes jeunes filles, plutôt fades, que la nature, accidentellement, a gratifiées d’une magnifique chevelure. J’avais d’ailleurs l’intention de ne pas l’inviter cette année.

— Erreur, Mademoiselle, votre cousine répond admirablement au genre de personne à laquelle je pensais.

— Très bien, dit Nick en soupirant, je vais la prévenir par télégramme. Du reste, je ne vois pas à qui d’autre je pourrais m’adresser pour l’instant. Si j’ai la veine de ne pas tomber au moment d’une excursion des Enfants de Marie ou d’une fête religieuse quelconque, elle s’empressera certainement de venir. Toutefois, quel rôle comptez-vous lui attribuer ?

— Voudriez-vous faire en sorte qu’elle couche dans votre chambre ?

— Volontiers.

— Ne croyez-vous pas que cette tactique éveille ses soupçons ?

— Non, car, en principe, Maggie ne cherche jamais à connaître le pourquoi des choses ; en bonne chrétienne, elle se contente d’exécuter avec conscience ce qu’on lui demande. Entendu, je lui télégraphierai de venir lundi.

— Pourquoi pas demain ?

— Un dimanche ? Elle va s’imaginer que je suis à l’article de la mort ! Non, lundi me paraît préférable. Avez-vous l’intention de la mettre au courant du sort terrible qui me guette ?

— Nous verrons ! Vous persistez à ne pas me prendre au sérieux ? Vous êtes courageuse, je me plais à le reconnaître.

— Cette aventure a pour le moins l’avantage de rompre la monotonie de l’existence, ajouta Nick.

Quelque chose, dans sa voix, frappa mon attention et je la regardai avec curiosité. Il me sembla qu’elle n’avait pas exprimé toute sa pensée.

Sur ces entrefaites, nous avions regagné le salon. Poirot feuilleta l’hebdomadaire qui était sur le sofa et demanda subitement à Nick si elle lisait ce périodique.

— Oh ! pas régulièrement. Je l’avais ouvert aujourd’hui pour consulter les heures de marée.

— Pendant que j’y songe, Mademoiselle, avez-vous jamais fait un testament ?

— Si, il y a environ six mois, juste avant qu’on m’opère de l’appendicite. On me conseilla d’en faire un et je m’exécutai pour me donner de l’importance.

— Quelles en étaient les grandes lignes ?

— Je léguais la propriété à Charles. Quant, au reste, d’ailleurs insignifiant, j’en faisais don à Freddie. J’ai tout lieu de penser que le passif pourrait bien excéder l’actif.

Poirot fit un signe de tête d’un air indifférent.

— Nous allons vous quitter maintenant. Au revoir, Mademoiselle. Soyez prudente !

— À quel propos ? demanda Nick.

— Il est difficile de préciser ce dont vous devez vous méfier. Néanmoins, ayez confiance, d’ici peu j’aurai découvert la vérité.

— Jusque-là, gare au poison, aux bombes, aux coups de revolver, aux accidents d’automobiles et aux flèches trempées dans le curare, termina Nick.

— Ne vous moquez pas, Mademoiselle, prononça Poirot d’un ton grave.

Arrivé à la porte, il s’arrêta et posa une nouvelle question :

— À propos, quel prix Mr Lazarus vous a-t-il offert du portrait de votre grand-père ?

— Cinquante livres.

— Ah ! dit Poirot en jetant un dernier regard vers la sombre et saturnienne physionomie au-dessus de la cheminée.

— Mais, comme je vous l’ai dit, je ne veux à aucun prix me séparer de ce vieux coquin !

— Évidemment, répondit Poirot, alors qu’il pensait à tout autre chose, je comprends votre point de vue.

CHAPITRE IV

IL Y A DU LOUCHE LA-DESSOUS

— Poirot, dis-je lorsque nous fûmes sur la route, je voudrais vous confier quelque chose.

— De quoi s’agit-il, mon ami ?

Je lui répétai la version de Mrs Rice concernant le déréglage des freins de la voiture de Nick.

— Tiens ! mais c’est intéressant ! D’autre part n’oublions pas qu’il existe, dans toute affaire, une catégorie d’individus qui se complaisent dans des récits merveilleux, pensant, par là, prendre de l’importance. Fait archiconnu : certains d’entre eux vont jusqu’à se blesser volontairement pour renforcer la thèse des prétendus attentats dont ils se disent l’objet.

— Vous ne pensez tout de même pas…

— Que Miss Nick appartient à cette catégorie ? Non. D’ailleurs, vous avez constaté vous-même combien nous avons de peine à la persuader du danger qui la menace. Elle est de son temps, cette petite. La confidence de Mrs Rice mérite néanmoins de retenir notre attention. Pourquoi aurait-elle inventé cette histoire ? Et en admettant que tout cela soit vrai, quel motif a bien pu la pousser à vous en parler ? Avouons que c’était non pas seulement inutile, mais très maladroit.

— Oui, dis-je, vous avez raison, je ne vois pas ce qui l’a amenée à aborder ce sujet.

— C’est curieux, très curieux. Les détails curieux me passionnent, ils renferment toujours quelque signification et indiquent la voie à suivre.

— La voie ? Quelle voie ? Menant où ?

— Vous mettez le doigt sur le point névralgique, mon cher Hastings. « Menant où ? » Là gît toute la question et nous ne saurons rien avant d’avoir éclairci bien des points.

— Dites-moi, Poirot, pourquoi avez-vous insisté pour que sa cousine vînt habiter avec elle ?

D’un geste, Poirot me fit signe de me taire.

— Mon cher Hastings, réfléchissez un seul instant combien nous sommes handicapés ! Nous avons les mains liées ! Rechercher un meurtrier une fois le crime commis est chose simple – du moins pour quelqu’un de ma compétence. En pareil cas, l’assassin a pour ainsi dire signé son nom en perpétrant le meurtre ; mais, actuellement, il n’y a pas eu crime, et, qui plus est, nous n’en voulons pas. Découvrir un attentat avant qu’il ait eu lieu, voilà qui présente une rare difficulté.

« Quel est notre premier objectif ? La sécurité de Miss Nick. Tâche des plus ardues, croyez-moi, Hastings. Nous ne pouvons veiller sur elle nuit et jour, ni davantage poster un policeman de faction à sa porte. Vous conviendrez qu’il nous est impossible de passer la nuit dans la chambre d’une jeune fille.

« Vraiment, cette affaire est hérissée de complications. Le mieux, à mon avis, serait de rendre intenable le rôle de l’assassin, mettre Miss Nick sur ses gardes et introduire un témoin à la fois discret et impartial. Il faudrait une personne intelligente pour remplir ces deux conditions-là. »

D’une voix différente, il poursuivit :

— Mais ce dont j’ai peur, Hastings…

— Quoi ?

— C’est que le criminel ne soit lui-même trop intelligent ; et je vous avoue ne pas me sentir complètement à l’aise.

— Poirot, vous m’inquiétez.

— Je suis inquiet autant que vous. Écoutez, mon ami, ce que j’ai lu par hasard dans ce journal hebdomadaire de Saint-Loo : « Parmi les touristes descendus au Majestic-Hotel, nous relevons les noms de M. Hercule Poirot et du capitaine Hastings. » Supposez un instant que quelqu’un ait lu cet entrefilet… Ils savent mon nom… tout le monde le connaît…

— Sauf Miss Buckley, qui l’ignorait il y a encore peu de temps, dis-je en plaisantant.

— C’est une tête de linotte… elle ne compte pas. À l’annonce de mon nom, le malfaiteur s’effraie. Par trois fois, il a attenté à la vie de Miss Nick ; s’interroge : voilà Hercule Poirot qui fait son apparition dans le voisinage. Est-ce par pure coïncidence ? Il penchera pour le contraire ; en ce cas, que fera-t-il ?

— Il se terrera, après s’être efforcé de cacher ses traces, suggérai-je.

— Oui… ou, s’il en a l’audace, il frappera son coup sans me donner le temps de procéder à la moindre enquête, et Miss Nick sera tuée. Voilà comment se comportera un gaillard de cette trempe.

— Pourquoi supposez-vous que quelqu’un d’autre que Miss Buckley ait lu cet écho ?

— Elle-même n’en avait pas pris connaissance puisque mon nom ne signifiait rien pour elle, lorsque je le citai devant elle. En outre, elle nous dit n’avoir consulté que l’horaire des marées : or, il ne figurait pas sur cette page-là.

— Croyez-vous que quelqu’un de la maison…

— Quelqu’un de la maison, ou qui y ait pénétré ; c’était chose facile, la fenêtre demeurant ouverte. Sans doute, les amis de Miss Nick doivent entrer et sortir à leur gré.

— Avez-vous une idée quelconque, un soupçon ?

— Pas le moins du monde, s’écria Poirot en levant le bras. Quel que soit le mobile, il n’est pas facile à découvrir ; c’est là-dessus que s’appuie la prétendue sécurité du criminel et voilà pourquoi il s’est montré si osé ce matin lorsqu’il visa Nick. À première vue, personne ne semble désirer particulièrement la mort de cette pauvre enfant. La propriété ? La « Maison du Péril » ? Elle revient au cousin. Mais celui-ci souhaite-t-il entrer en possession d’une masure délabrée et terriblement grevée d’hypothèques ? Elle ne saurait même pas présenter à ses yeux l’attrait d’une maison familiale, étant donné qu’il n’est pas un Buckley. Il nous faut voir ce sieur Charles Vyse, encore que l’idée m’en paraisse fantasque.

« Ensuite, il y a encore Mrs Rice – son amie intime – avec ses yeux étranges et son air de madone languissante. »

— C’est également votre avis ? demandai-je, intrigué.

— Le but est de connaître son rôle dans cette sombre affaire, et la raison qui l’a poussée à traiter son amie de menteuse. Craindrait-elle une révélation de la part de Nick ? Serait-ce quelque chose ayant trait à la voiture ? Ou bien n’a-t-elle pas voulu seulement citer un exemple ? A-t-on vraiment déréglé les freins, en ce cas, qui ? Le sait-elle ?

« Enfin, il y a le blond et délicieux Mr Lazarus. Quel rôle joue-t-il avec sa ravissante automobile et sa fortune ? Est-il seulement mêlé à cette affaire ? J’oubliais le commandant Challenger… »

— Ne nous préoccupons pas de lui, dis-je aussitôt. Je réponds de son innocence. Un honnête homme dans toute l’acception du terme.

— Sans doute appartient-il à ce que vous appelez la haute société. Étant fort heureusement étranger, je me trouve libéré de ces préventions, et puis tout à mon aise poursuivre mes recherches sans la moindre appréhension. Toutefois, en la circonstance, j’admets que j’hésite à mêler le commandant Challenger au cas qui nous intéresse ; et je ne vois pas du tout comment il pourrait y être lié.

— Moi non plus, appuyai-je.

Poirot m’observa, d’un air méditatif.

— Vous exercez sur moi une influence extraordinaire, Hastings. Votre flair vous conduit si souvent dans la direction opposée à la mienne que je suis presque tenté de vous suivre ! Vous êtes le prototype de l’homme intègre, crédule, honorable, qui se fait invariablement rouler par la première canaille venue. Vous appartenez à cette catégorie de gens qui souscrivent à des émissions de puits de pétrole hypothétiques et de mines d’or inexistantes. Grâce à des centaines comme vous, l’escroc a son pain quotidien assuré ! Eh bien, je vais étudier de près ce commandant Challenger ; vous avez su éveiller mes doutes.

— Mon cher Poirot, m’écriai-je, furieux, vous êtes complètement absurde. Un homme qui, comme moi, a parcouru le monde…

— … N’apprend jamais rien, conclut Poirot avec tristesse ; c’est surprenant, mais cependant vrai.

— Vous figurez-vous que j’aurais mené avec autant de succès mon ranch si j’étais le pauvre crétin que vous prétendez ?

— Calmez-vous, mon ami. Oui, c’est indiscutable : vous avez admirablement réussi en Argentine, vous et votre femme.

— Belle s’en rapporte à moi en toute circonstance.

— C’est une femme aussi avisée que charmante, renchérit Poirot. Mais, je vous en prie, ne nous querellons pas. Regardez donc plutôt devant nous : n’est-ce pas le garage Mott dont nous parlait Miss Buckley ? Une petite enquête nous apprendra la vérité au sujet de cette avarie de freins.

Nous entrâmes et Poirot se présenta en expliquant que la maison lui avait été recommandée par Miss Buckley. Il engagea la conversation sous le prétexte de louer une voiture pour quelques excursions et de là passa aux ennuis éprouvés récemment par Miss Buckley avec son automobile.

Aussitôt, le propriétaire du garage devint loquace. Il s’agissait, selon lui, d’un fait rare, et il s’étendit dans une dissertation technique. Je n’ai malheureusement pas le sens de la mécanique, et Poirot, il me semble, le possède à un moindre degré si possible ; toutefois certains détails me frappèrent comme étant d’une indéniable logique. En résumé, la voiture avait été l’objet d’une intervention très simple et nécessitant très peu de temps.

— Somme toute, dit Poirot lorsque nous fûmes dehors, la petite Nick avait raison et le riche Lazarus se trompait. Mon cher Hastings, tout cela me paraît fort intéressant.

— Que faisons-nous, maintenant ?

— Allons à la poste. Nous expédierons un télégramme, s’il n’est pas trop tard.

— Un télégramme ? demandai-je, plein d’espoir.

— Oui, me répondit Poirot, de nouveau en pleine méditation.

Le bureau de poste était encore ouvert. Poirot remplit la formule et la remit au guichet, sans daigner me donner connaissance de son contenu. Devinant qu’il eût aimé être interrogé, je me gardai d’en rien faire !

— Il est regrettable que demain tombe un dimanche, me dit-il comme nous rentrions à l’hôtel. Il nous faudra attendre lundi pour aller voir Mr Vyse.

— Vous pourriez le toucher à son domicile.

— Bien sûr, mais voilà justement ce que je ne veux pas faire. Je préférerais d’abord le consulter professionnellement et partir de ce point pour établir mon jugement.

— Après tout, cela vaut peut-être mieux.

— Sa réponse à une simple question pourrait modifier complètement les données du problème. Si, par exemple, Mr Charles Vyse se trouvait à son bureau ce matin à midi et demi, il en résulterait que le coup de revolver n’aurait pas été tiré par lui dans le jardin de l’hôtel.

— Ne devrions-nous pas examiner l’alibi des trois amis de Nick ?

— Tâche extrêmement difficile, l’un d’eux a pu quitter les deux autres durant un court laps de temps, emprunter, au besoin, une des innombrables fenêtres du hall, du fumoir, du salon ou de la salle d’attente, puis gagner rapidement un point dissimulé sur le passage de la jeune fille, tirer le coup de feu et battre hâtivement en retraite. De plus, nous ne connaissons pas tous les personnages susceptibles d’être mêlés à cette histoire ; il y a la respectable Ellen et son mari, jusque-là invisibles, tous deux co-habitants de la propriété et pouvant nourrir quelque grief à l’endroit de notre chère demoiselle. Plus les locataires du pavillon, que nous ignorons complètement, enfin d’autres connaissances et amis intimes de Miss Buckley, au sujet desquels elle ne conçoit pas le moindre soupçon et que, pour cette raison, elle n’a pas cités.

« Mon cher Hastings, je ne puis m’empêcher de croire qu’il se passe quelque chose là-dessous… quelque chose de louche, et je me demande si Miss Buckley ne nous cache rien. »

— Pensez-vous réellement qu’elle ait fait des réticences ?

— Oui.

— Serait-ce en vue de protéger quelqu’un ?

Poirot hocha énergiquement la tête :

— Non. Jusqu’ici elle m’a donné l’impression d’une grande franchise et je demeure convaincu qu’elle nous a appris tout ce qu’elle savait quant aux attentats dirigés contre elle, mais il doit exister certains faits qu’elle considère comme en-dehors de ce qui nous occupe, et je voudrais bien les connaître. En toute modestie, je prétends être sensiblement plus intelligent que cette enfant. Moi, Hercule Poirot, je m’estime capable de découvrir un rapport qui lui échappe totalement et qui servirait de fil conducteur. Pour le moment, je l’avoue, je suis enveloppé de ténèbres. Il y a du louche là-dessus, mais voilà… qu’est-ce que cela peut bien être ?

— Vous arriverez certainement à élucider ce mystère, dis-je d’un ton rassurant.

— Oui, pourvu que je n’arrive pas trop tard !

CHAPITRE V

MONSIEUR ET MADAME CROFT

Il y avait bal ce soir-là à l’hôtel. Pendant le dîner, Nick Buckley, que nous vîmes en compagnie de ses amis, nous salua gaiement d’un geste de la main. Elle portait une ample robe du soir, de crêpe écarlate, de laquelle émergeaient ses épaules et son cou blancs, surmontés de sa petite tête effrontée à la chevelure noire.

— Quel affriolant petit démon ! remarquai-je.

— Hein ! Quel contraste avec son amie !

Freddie Rice arborait une toilette blanche seyant parfaitement à sa grâce langoureuse qui tranchait de façon surprenante avec l’allure enjouée de Nick.

— Je la trouve admirable, me dit subitement Poirot.

— Qui ? Notre Nick ?

— Non… l’autre. Est-elle perverse ? Est-elle bonne ? Ou simplement malheureuse ? Autant de questions impossibles à résoudre : cette femme est un mystère, à moins qu’elle ne soit la nullité même. Cependant, il faut reconnaître qu’elle est d’une coquetterie consommée.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Vous ne tarderez pas à le constater vous même, me répondit Poirot en souriant.

Brusquement, à ma grande surprise, mon ami se leva. Nick dansait avec George Challenger, tandis que Freddie et Lazarus regagnaient leur table ; puis, presque aussitôt, celui-ci quitta la salle, laissant Mrs Rice seule ; Poirot se dirigea directement vers elle et je le suivis.

Son entrée en matière fut nette et dépourvu de détours.

— Me permettez-vous de m’asseoir ? lui dit-il tout en prenant un siège. Je désirerais vous dire un mot pendant que votre amie danse.

— Je vous écoute, dit-elle d’un ton détaché.

— J’ignore, madame, si votre amie vous a tenue au courant des faits, sinon je crois devoir le faire : aujourd’hui même, on a attenté à sa vie.

Ses grands yeux s’écarquillèrent d’épouvante et de surprise.

— Que dites-vous là ?

— On a tiré sur Miss Buckley dans le jardin de cet hôtel.

Elle eut un gentil sourire, à la fois empreint de compassion et d’incrédulité.

— Est-ce Nick qui vous en a informé ?

— Non, madame, je l’ai constaté de mes propres yeux. Voici d’ailleurs la balle.

Elle recula d’un pas à la vue du projectile que lui montrait Poirot.

— Mais en ce cas… en ce cas…

— Sachez qu’il ne s’agit pas d’une fantaisie imaginaire de votre amie. Nous sommes en présence d’un fait dont je me porte garant. En outre plusieurs accidents lui sont arrivés tout récemment. Peut-être en avez-vous entendu parler ?… Non, probablement pas ; vous n’êtes arrivée qu’hier, si je ne me trompe ?

— C’est exact.

— J’ai cru comprendre que vous étiez ces jours derniers chez des amis à Tavistock.

— Oui.

— Je serais heureux de connaître le nom de ces personnes.

Elle parut surprise de cette question et répondit sèchement :

— Pour quelle raison, je vous prie ?

Immédiatement, Poirot devint tout innocence.

— Je vous demande mille pardons, madame, de ma maladresse ; ayant également des amis à Tavistock, je tenais à savoir si vous les connaissiez. Ces personnes s’appellent Buchanan.

Mrs Rice secoua négativement la tête.

— Ce nom ne me dit rien ; je ne me rappelle pas avoir rencontré ces gens-là.

D’un ton plus aimable, elle pria Poirot de lui fournir de plus amples détails au sujet de Nick :

— Qui a pu tirer sur elle ? Et pourquoi ?

— Pour le moment, impossible de vous répondre, mais je finirai bien par découvrir la vérité. Je suis, pour vous servir, le détective Hercule Poirot.

— Au nom partout célèbre…

— Vous êtes trop aimable, madame.

Puis, lentement, elle lui demanda :

— Que désirez-vous de moi ?

Cette question nous prit tous deux au dépourvu mais Poirot se ressaisit aussitôt :

— Si vous me le permettez, je vous prierai de veiller sur votre amie.

— Très volontiers.

— Votre mission se bornera là.

Hercule se leva, fit une révérence, et nous regagnâmes notre table.

— Ne croyez-vous pas, lui fis-je remarquer, que vous montrez un peu trop votre jeu ?

— Que faire, mon cher ami ? Ma tactique manque peut-être de subtilité, mais la sécurité passe avant tout : je ne puis me permettre le moindre risque. De toute façon, un fait ressort clairement de tout cela.

— Eh bien ?

— Mrs Rice n’est pas allée à Tavistock. Où se trouvait-elle ? Nouveau problème à résoudre… Regardez, voilà le beau Lazarus de retour ; elle le met au courant de notre entretien, il se tourne de notre côté. Remarquez la forme bizarre de sa tête… Je voudrais bien savoir…

— Quoi ? insistai-je comme il se taisait.

— Ce que j’apprendrai lundi, acheva-t-il avec ambiguïté.

Je le regardai sans mot dire. Il poussa un soupir.

— Vous avez perdu votre curiosité d’autrefois, cher ami.

— Il est des plaisirs dont il vaut mieux vous sevrer…

— C’est-à-dire ?

— Vous épargner la satisfaction de ne pas répondre à mes questions !

— Ah ! c’est très malin !

— N’est-ce pas ?

Un éclair traversa son regard.

Peu après, Nick passa auprès de notre table ; après avoir quitté son cavalier, elle revint de notre côté avec une légèreté d’oiseau aux vives couleurs.

— Je danse au bord de l’abîme, dit-elle d’un air détaché.

— Vous cherchez de nouvelles sensations, Mademoiselle ?

— Que voulez-vous, on se divertit comme l’on peut !

Elle se sauva de nouveau en nous faisant un signe de la main.

— Voilà une remarque qui me plaît à demi, dis-je à voix basse. A-t-on idée de danser au bord de l’abîme ?

— Cependant, elle approche de la vérité ; cette petite possède un courage admirable. Malheureusement, ce n’est guère la qualité requise en ce moment, je préférerais la voir plus prudente.

Le lendemain, dimanche, nous étions assis sur la terrasse de l’hôtel, quand brusquement Poirot se leva… Il était environ onze heures et demie.

— Venez, me dit-il, nous allons tenter une petite expérience ; j’ai la certitude que Mr Lazarus et Mrs Rice sont partis en voiture avec Miss Buckley. La voie est libre.

— Pour quoi faire ?

— Vous le saurez bientôt.

Nous descendîmes les marches de la terrasse et gagnâmes le petit chemin en zigzag qui mène à la mer. Deux baigneurs qui remontaient nous croisèrent en riant.

Lorsqu’ils furent passés, Poirot alla jusqu’à une petite porte, passablement rouillée et portant un écriteau à demi effacé : « Maison du Péril. Entrée réservée. » N’apercevant personne, nous entrâmes.

Les baies de la véranda étant ouvertes, nous pénétrâmes dans le salon. Sans perdre de temps, Poirot passa dans le hall puis monta l’escalier et gagna directement la chambre de Nick où je le suivis.

S’étant assis sur le bord du lit, mon ami me clignât de l’œil.

— Comme c’est facile, hein ! Personne ne nous a vus arriver et ne nous verra repartir ; nous pourrions vaquer à nos affaires en toute sécurité, érailler, par exemple, la cordelière d’attache d’un tableau de façon que celui-ci se décrochât avant peu de temps. Quand bien même on nous aurait remarqués devant le perron, quelle importance y aurait-il, puisque nous sommes des amis de la maison ?

— Autrement dit l’alibi serait tout trouvé ?

— Précisément. Ce n’est certes pas un crétin qui mène toute cette affaire, il nous faut examiner la question de plus près.

Nous quittâmes la pièce sans mot dire, tellement nous étions préoccupés.

Nous nous arrêtâmes brusquement dans un tournant de l’escalier : un homme montait. Il fit halte lui aussi et, bien que son visage se dissimulât dans l’ombre, l’attitude de cet inconnu ne laissait aucun doute sur son étonnement.

Il prit la parole le premier et s’exprima d’une voix rude :

— Hé, là-haut ! Je voudrais bien savoir ce que vous fichez ici ?

— Dites-moi, fit Poirot sans s’émouvoir, vous êtes bien Mr Croft ?

— Parfaitement. Mais…

— Nous ferions peut-être mieux de descendre au salon : nous y serions plus à l’aise pour discuter, n’est-ce pas ?

L’inconnu acquiesça et redescendit les marches. Une fois dans la pièce, dont Poirot referma soigneusement la porte, mon ami engagea la conversation :

— Permettez-moi de me présenter ; Hercule Poirot, pour vous servir.

Le visage de notre interlocuteur s’éclaira légèrement.

— Oh ! dit-il lentement, vous êtes le fameux détective, dont j’ai déjà lu le nom…

— Peut-être dans la Gazette de Saint-Loo ?

— Non ! C’était lors de mon retour en Australie. Vous êtes français, je crois ?

— Belge. Cela n’a aucune importance. Mais arrivons aux faits. Que faites-vous ici ? Se passe-t-il quelque chose d’anormal ?

— Tout dépend de ce que vous entendez par : « anormal ».

L’Australien était de belle prestance, bien que d’un âge respectable et presque chauve. Il était d’un physique agréable, non démuni de caractère, grâce à ses traits rudes et à ses yeux bleus particulièrement perçants.

— Voyez-vous, je venais apporter une poignée de tomates et un concombre à notre petite amie, Miss Buckley. Son jardinier est nul et paresseux comme une couleuvre et il ne récolte pour ainsi dire rien. Maman et moi nous sommes indignés et nous essayons de faire de temps en temps plaisir à notre jeune propriétaire. Entre voisins, il faut entretenir de bonnes relations, que diable ! D’autant plus que nous cultivons beaucoup plus de tomates que nous ne pouvons en consommer. J’étais entré par la fenêtre, comme d’habitude, et je venais de déposer mon panier, lorsque j’entendis un bruit de pas et des voix d’hommes à l’étage supérieur. Je fus intrigué… cela va de soi… non qu’il y ait de fréquents cambriolages dans la région… mais sait-on jamais ? Voilà ce qui me vaut de faire connaissance avec un détective célèbre. Puis-je à mon tour connaître le motif de votre présence ?

— C’est extrêmement simple, répondit Poirot en souriant : Miss Buckley a failli être assommée l’autre nuit par la chute d’un tableau accroché au-dessus de son lit. Mais peut-être vous en a-t-elle parlé elle-même ?

— Oui, en effet, il s’en est fallu d’un cheveu pour qu’elle ne fût atteinte.

— Afin d’éviter pareil accident, j’ai promis à Miss Buckley de lui apporter une drisse spéciale à tableaux. Elle m’avait autorisé à venir relever le métrage nécessaire, bien qu’elle dût s’absenter pendant la matinée. Comme vous le voyez, c’est très simple.

Poirot conclut sa petite histoire avec un geste et un sourire des plus innocents.

— Alors, c’est tout ?

— C’est tout. Vous en êtes quitte pour la peur, car mon ami et moi sommes deux citoyens respectueux du code.

— Au fait, ne vous ai-je pas aperçus hier ? demanda Croft. N’êtes-vous point passés devant notre petit pavillon, dans la soirée ?

— Mais certainement, vous étiez en train de jardiner, je me souviens que vous nous avez salués.

— C’est bien cela… Ainsi vous êtes M. Hercule Poirot. Êtes-vous très occupé en ce moment ? Sinon, je serais heureux de vous inviter à prendre une tasse de thé à la maison, sans façon, à la manière australienne, et vous feriez connaissance avec ma femme. Elle connaît certainement votre nom pour l’avoir si souvent lu dans les journaux.

— Vous êtes trop aimable, Mr Croft. Nous acceptons volontiers.

— Voilà qui me fait plaisir.

— Avez-vous bien noté les longueurs exactes, Hastings ? me demanda Poirot en se tournant vers moi.

Je le tranquillisai sur ce point et nous suivîmes notre nouvel ami. Nous ne tardâmes pas à constater que Croft était un bavard. Il fallut qu’il nous entretînt de sa propriété aux environs de Melbourne, de ses débuts difficiles, de ses fiançailles, de ses efforts conjugués à ceux de sa femme, et, enfin, du succès final.

— Ayant atteint notre but, nous décidâmes de voyager et de revenir voir la mère patrie. Nous choisîmes ce comté, dans l’espoir de retrouver certains parents de ma femme, originaires de la région, mais ce fut en vain. Nous visitâmes alors Paris, Rome, les lacs italiens, Florence et tous les centres intéressants. Au cours de notre excursion en Italie, ma pauvre femme fut horriblement blessée dans un accident de chemin de fer et les plus grands médecins que je consultai me recommandèrent la patience ; seuls le temps et un repos absolu remédieraient à son état, la colonne vertébrale ayant été touchée.

— Quel malheur !

— Pas de chance, en effet, mais qu’y faire ? Ma femme manifesta le désir de revenir ici : elle se sentirait, en quelque sorte, plus chez elle. Pure imagination, je vous l’accorde, mais je tenais à lui faire plaisir. Après avoir beaucoup cherché, je dénichai enfin ce pavillon tranquille, loin des bruits des voitures et des gramophones. L’affaire fut conclue sur-le-champ.

À ce moment du récit, nous approchions de la maisonnette. Notre compagnon, en signe de ralliement, poussa un « Popop ! » auquel un cri similaire fit écho.

— Entrez, dit Mr Croft, puis il nous guida à l’étage supérieur dans une chambre à l’aspect sympathique. Sur un divan était allongée une grosse personne entre deux âges, aux cheveux grisonnants, et qui nous accueillit d’un aimable sourire.

— Tu ne devineras jamais qui je t’amène, maman. Je te le donne en cent, en mille ! Eh bien, Monsieur est le fameux détective, à la réputation mondiale, dont tu connais le nom : M. Hercule Poirot. Je me suis permis de le prier de venir prendre le thé avec nous.

— Mais c’est tout simplement délicieux ! s’écria Mrs Croft en serrant la main de Poirot. J’ai suivi naguère avec passion cette affaire du « Train bleu[3] » dans lequel vous vous trouviez, et quantité d’autres encore. Depuis que je suis souffrante, je crois avoir dévoré tous les romans policiers qui existent. C’est ma seule diversion. Bert chéri, prie donc Édith de monter le thé.

— Oui, maman.

— Édith est en quelque sorte une aide-infirmière, précisa Mrs Croft. Elle vient chaque matin m’aider à ma toilette ; car nous ne nous embarrassons pas de domestiques. Bert, mon mari, s’acquitte admirablement de la cuisine, du ménage et du jardin ; cela lui procure une occupation.

— Voici ! s’exclama Bert en remontant avec un plateau chargé de tout le nécessaire pour le thé. Quelle journée agréable et dont nous nous souviendrons, petite mère !

— Vous habitez ici, je suppose, Monsieur Poirot ? demanda Mrs Croft, se penchant un peu de côté pour prendre la théière.

— Oui, madame. Je suis venu passer quelques jours de repos.

— Mais il me semble avoir lu quelque part que vous aviez quitté la police pour vous octroyer des vacances définitives ?

— Ah ! Madame, il ne faut pas prendre au sérieux tout ce que disent les journaux.

— Très juste. J’en déduis donc que vous travaillez toujours ?

— Chaque fois qu’une affaire m’intéresse.

— Cette raison expliquerait-elle votre présence dans notre ville ? demanda Mr Croft avec sagacité. Peut-être est-ce par discrétion que vous prétendez être en déplacement pour vous distraire ?

— Ne pose pas de telles questions, Bert, réprimanda Mrs Croft, sinon M. Poirot ne voudra plus revenir. Nous sommes des gens simples, Monsieur Poirot, et vous nous honorez beaucoup en nous rendant visite avec votre ami. Vous ne soupçonnez pas la joie que vous nous procurez !

Elle s’exprimait avec une franchise si naturelle, que mon cœur s’emplit de sympathie pour cette malheureuse femme.

— La chute de ce tableau aurait pu occasionner de graves conséquences, reprit Mr Croft.

— Cette pauvre petite aurait pu être tuée, renchérit Mrs Croft avec compassion. Elle a du vif-argent dans les veines et sa présence, lorsqu’elle vient nous voir, anime aussitôt notre maison. On ne l’aime pas beaucoup dans le voisinage, si j’en crois la rumeur, mais cela se passe toujours ainsi dans les coins reculés de l’Angleterre. Les provinciaux réprouvent la vie et la gaieté chez une jeune fille, aussi je m’explique sa répugnance à vivre continuellement parmi nous, et ce n’est pas son cousin au long nez qui la convaincra à s’y établir pour de bon.

— Allons, pas de bavardages, Milly ! lui dit son mari.

— Ah ! ah ! L’amour soufflerait-il dans ces parages ? observa Poirot. Croyez-moi : l’instinct féminin ne s’y trompe jamais ! Ainsi, Mr Charles Vyse serait amoureux de notre petite amie ?

— Il en est fou, reprit Mrs Croft, mais elle ne consentira jamais à épouser un avocaillon de province et je la félicite. En outre, il est pauvre comme Job. Je préférerais la voir se marier avec ce marin… Voyons, comment s’appelle-t-il ? Ah ! oui, Mr Challenger. Il est plus âgé qu’elle, mais qu’importe ? Il la calmera. Ces voyages de tous côtés, en Angleterre ou sur le continent, seule ou en compagnie de cette bizarre Mrs Rice, ne peuvent lui être profitables. C’est une délicieuse enfant, Monsieur Poirot… Croyez-m’en. J’avoue me tracasser à son sujet, et depuis quelque temps elle n’est guère heureuse ; elle semble persécutée, si je puis dire, et cela me chagrine ! J’ai des raisons de m’intéresser à cette petite, n’est-ce pas, Bert ?

Mr Croft se leva brusquement :

— À quoi bon entrer dans les détails, Milly ? Vous plairait-il, Monsieur Poirot, de regarder mes photographies d’Australie ?

La fin de notre visite fut insignifiante. Au bout de six minutes, nous prenions congé de nos nouvelles connaissances.

— Ce sont de braves gens, dis-je, simples, de vrais Australiens.

— Ils vous plaisent ?

— Pas à vous ?

— Hé, ma foi oui, ils sont très aimables.

— Eh bien, que vous faut-il de plus ? Vous me cachez quelque chose, Poirot…

— Je les juge peut-être un peu trop « Australiens ». Ce cri de « Popop ! », cette insistance à nous montrer les instantanés, n’est-ce pas là, à votre sens, un rôle un peu trop convenu ?

— Bougre de méfiant !

— Vous avez raison, mon cher. Je me méfie comme de la peste, des gens ainsi que des choses ; en outre, je vous avoue, Hastings… que j’ai peur… très peur…

CHAPITRE VI

UNE VISITE À MR VYSE

Fidèle au petit déjeuner français, Poirot se montrait toujours désolé de me voir avaler des œufs au bacon et de la marmelade d’orange.

Le lundi matin, en descendant, je jetai un coup d’œil dans sa chambre et le trouvai assis sur son lit en train de manger ses petits pains beurrés et de boire son café. Il avait revêtu une somptueuse robe de chambre.

— Bonjour, Hastings. J’allais sonner. Pourriez-vous faire porter cette lettre tout de suite à Miss Buckley ?

Comme je tendais la main pour prendre l’enveloppe, Poirot m’observa et exhala un profond soupir.

— Ah ! Hastings. Si seulement vous consentiez à faire votre raie au milieu et non sur le côté ! Comme votre esthétique y gagnerait ! Quant à vos moustaches, laissez-moi vous dire que, si vous y tenez, il serait plus seyant de vous orner de vraies moustaches, quelque chose de décoratif, dans le genre des miennes, par exemple.

À cette pensée, je réprimai un frisson, je saisis la lettre d’une main ferme et m’éloignai.

Je venais de rejoindre Poirot dans notre salon lorsqu’on nous rapporta un mot nous avisant que Miss Buckley désirait nous voir. Mon ami pria qu’on fît monter la jeune fille.

Elle arriva presque aussi gaie que de coutume, mais il me sembla que le cerne de ses yeux était plus sombre ; elle tenait un télégramme qu’elle remit à Poirot.

— Lisez, dit-elle. J’espère que, cette fois, vous serez satisfait !

Poirot lut à haute voix.

— « Arriverai à 5 h 30 aujourd’hui. Maggie. »

— C’est ma gouvernante et ma gardienne ! ajouta Nick. Mais ne vous y trompez pas, Maggie n’est pas un phénix. Elle travaille consciencieusement, mais ne distingue jamais le côté amusant de la vie. Freddie lui damerait dix fois le pion pour déceler des assassins. Quant à Jim Lazarus, il remplirait encore mieux l’office. Je ne connais pas son égal en finesse.

— Et le commandant Challenger ?

— Oh ! George ! Il ne voit les choses que si on les lui fourre sous le nez. Et, une fois qu’il a vu, il faut qu’il le crie par-dessus les toits.

Elle enleva son chapeau et continua :

— J’ai donné ordre qu’on laissât entrer l’homme au sujet duquel vous m’avez écrit. Va-t-il installer un dictaphone ou un appareil du même genre ?

Poirot secoua négativement la tête :

— Non, rien de scientifique. Il n’est question que d’un simple point de vue, Mademoiselle. Un détail que je voudrais connaître.

— Oh ! très bien ! dit la jeune fille. Tout cela est très divertissant, n’est-ce pas ?

— Vous croyez ? demanda gentiment Poirot.

Nick, qui regardait par la fenêtre, se détourna vers nous : son air de défi avait abandonné son visage, contracté à présent comme celui d’une gamine qui retient ses larmes à grand-peine.

— Eh bien, non ! je déguise ma pensée. En réalité, j’ai peur, terriblement peur… et dire que je me croyais brave !

— Vous l’êtes, mon enfant, vous l’êtes ! Hastings et moi avons admiré plusieurs fois votre courage !

— C’est vrai, confirmai-je avec chaleur.

— Vous vous trompez, reprit Nick en hochant la tête, je ne suis pas vaillante. Ce qui me tourmente le plus, c’est de toujours attendre je ne sais quoi et de me demander sans cesse quand et comment l’événement appréhendé se produira.

— Oui, je reconnais que c’est là une tension bien déprimante.

— Hier soir, j’ai tiré mon lit au milieu de la chambre après m’être assurée que la fenêtre et la porte étaient solidement fermées. Ce matin, pour venir ici, j’ai emprunté la route… je n’ai pas osé prendre le raccourci des jardins. J’ai l’impression que mes nerfs m’abandonnent. Ces émotions ajoutées au reste m’épuisent.

— Qu’entendez-vous, Mademoiselle, par ces mots : « Ajoutées au reste » ?

Elle attendit un court instant avant de répondre :

— Oh ! rien de bien défini… Peut-être ce surmenage de la vie moderne, dont les journaux font si souvent état… trop de cocktails, de cigarettes et tout ce qui s’ensuit… Voilà, je suppose, ce qui me plonge dans cette prostration ridicule.

Elle s’était effondrée dans un fauteuil, liant et déliant nerveusement ses jolis doigts effilés.

— Vous n’êtes pas franche à mon égard, Mademoiselle. Vous me cachez certainement quelque chose.

— Non, rien… franchement rien.

— Si, vous avez omis de tout me dire.

— Je vous ai raconté jusqu’aux moindres détails.

Elle s’exprimait d’un ton sérieux et empreint de sincérité.

— À propos de ces accidents… et des attaques dont vous avez été l’objet ?

— Eh bien ! que puis-je vous apprendre d’autre ?

— Vous ne m’avez pas confié le secret de votre cœur… de votre vie…

— Vous m’en demandez peut-être un peu trop.

— Ah ! ah ! s’exclama Poirot, triomphant ; c’est un aveu !

Elle hocha légèrement la tête ; mon ami ne la quittait pas des yeux.

— Peut-être ne s’agit-il pas de « votre » secret ?

Je crus saisir un prompt et expressif mouvement de ses yeux, mais au même instant, elle se leva.

— En toute franchise, Monsieur Poirot, je vous ai raconté tout ce que je sais de cette stupide affaire. Vous faites erreur si vous suspectez la moindre dissimulation de ma part. C’est l’absence de soupçons qui me rend folle. Je ne suis pas assez sotte pour douter que ces « accidents », résultats de machinations, ne soient provoqués par quelqu’un qui me touche de près… et me connaît parfaitement. C’est le côté le plus démoralisant de toute cette histoire, car je n’ai pas la moindre idée de qui peut me persécuter ainsi.

Elle avança de nouveau jusqu’à la fenêtre et se remit à regarder le paysage. D’un signe, Poirot m’ordonna le silence. Il s’attendait, je crois, à quelque nouvelle révélation maintenant que la jeune fille paraissait avoir perdu un peu de sa maîtrise de soi.

Lorsqu’elle reprit la parole, le timbre de sa voix était tout différent ; il paraissait lointain, rêveur.

— Vous ferai-je part d’un désir bizarre qui m’a toujours hantée ? J’adore « La Maison du Péril », où j’aurais aimé monter une pièce de théâtre… une atmosphère dramatique enveloppe cette demeure et de nombreuses tragédies se sont échafaudées en mon esprit. Tenez, il me semble qu’on présente un drame aujourd’hui, mais ce n’est pas moi l’auteur : je fais partie de la troupe, le rôle principal m’est dévolu… et peut-être me faudra-t-il mourir au premier acte.

Sa voix se brisa.

— Allons, allons, lui dit Poirot d’un ton à la fois aimable et résolu. Calmez-vous. Maîtrisons un peu ces vilains nerfs qui vous mèneront tout droit à une maison de santé, si vous n’y prenez garde.

Elle se retourna et dévisagea mon compagnon.

— Freddie vous a-t-elle dit que j’étais parfois sujette aux crises de nerfs ? demanda-t-elle. Ne la croyez pas, il lui arrive souvent d’exagérer.

Après un long silence, Poirot lui posa une question tout à fait hors de propos :

— Dites-moi, Mademoiselle, vous a-t-on offert d’acheter « La Maison du Péril » ?

— Jusqu’ici, non.

— Consentiriez-vous à la vendre si une offre intéressante vous était faite ?

Nick réfléchit un instant :

— Je ne le crois pas, à moins d’une proposition tellement avantageuse que refuser équivaudrait à une sottise.

— Précisément.

— J’aime tant cette vieille demeure que je ne m’en séparerais pas volontiers.

— Je vous comprends.

Puis, se dirigeant d’un pas lent vers la porte :

— À propos, reprit-elle, il y a feu d’artifice, ce soir, à neuf heures. Venez, nous dînons à huit heures. Nous serons admirablement placés dans le jardin qui surplombe la baie.

— J’accepte avec plaisir.

— Amenez votre ami, cela va de soi.

— Mille fois merci, répondis-je.

— Rien ne vaut une petite réunion pour ranimer un moral défaillant, ajouta la jeune fille.

Puis elle se sauva en riant.

— Pauvre enfant ! dit Poirot.

Mon ami prit son chapeau et lui donna une pichenette pour en ôter un grain de poussière.

— Alors, nous sortons ? demandai-je.

— Mais oui, d’autres occupations nous attendent, mon cher.

— Très bien.

Les bureaux de Messrs Vyse, Trevannion et Wynnard étaient situés dans la rue principale.

Nous montâmes au premier étage, dans un bureau où travaillaient trois employés. Poirot demanda à voir Mr Charles Vyse.

Un des employés murmura quelques mots au téléphone et, ayant reçu apparemment une réponse affirmative, il nous accompagna dans un long couloir, frappa à une porte et se rangea de côté pour nous laisser passer.

De derrière son bureau chargé de papiers, Mr Vyse nous salua en se levant. C’était un homme jeune, grand, au teint pâle et aux traits impassibles ; ses tempes se dégarnissaient légèrement de ses cheveux blonds. Enfin, il portait des lunettes.

Ayant dûment préparé sa rencontre, Poirot s’était muni d’un contrat, non encore signé et au sujet duquel il venait solliciter un conseil.

Mr Vyse, qui s’exprimait avec la plus grande netteté, s’empressa d’élucider les points obscurs du document.

— Je vous suis très reconnaissant, murmura Poirot, mais, étant étranger, le sens de certaines expressions légales m’échappe complètement.

À ce moment, Mr Vyse demanda qui nous avait adressés à lui.

— Miss Buckley, répondit Poirot sans la moindre hésitation. Elle est votre cousine, n’est-ce pas ? C’est une charmante jeune fille. Devant mes doutes pour la teneur de cet acte, elle m’a conseillé de venir vous consulter. Je suis déjà passé samedi matin, à midi et demi, pour vous voir, mais vous étiez absent.

— C’est exact, j’ai dû partir tôt, samedi.

— J’imagine que Miss Buckley doit se sentir bien seule dans cette vaste maison ? Car j’ai cru comprendre qu’elle l’habite seule.

— Oui.

— Dites-moi, Mr Vyse, pensez-vous qu’éventuellement cette propriété soit à vendre ?

— Pas le moins du monde.

— Remarquez que je ne vous pose pas cette question par pure curiosité, mais parce que la maison me conviendrait à merveille ; le climat de Saint-Loo m’enchante. De toute évidence, cette demeure n’est pas en très bon état, on n’a pas dû faire de grosses dépenses pour l’entretenir ; dans ces circonstances, ne croyez-vous pas que Mademoiselle votre cousine puisse prendre une offre en considération ?

— C’est peu probable, répondit Charles Vyse avec un mouvement de tête bien décisif, ma cousine tient trop à cette habitation pour accepter de s’en défaire. Songez qu’il s’agit là d’un bien de famille.

— Je comprends. Cependant…

— Il n’en saurait être question. Je connais suffisamment ma cousine. Son attachement à cette demeure atteint presque au fanatisme.

Peu après, nous quittions notre interlocuteur.

— Eh bien, mon cher, quelle impression vous a faite ce Mr Charles Vyse ?

— Assez négative, si je puis dire…

— Vous entendez par là qu’il n’a pas de personnalité bien accusée, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est le genre d’individus dont on ne se souvient jamais quand on les rencontre. En somme, un type falot.

— C’est cela : il n’a rien de transcendant. Avez-vous remarqué une contradiction quelconque de sa part au cours de notre entretien ?

— Oui. Surtout au sujet de la vente de « La Maison du Péril ».

— Parfaitement exact. En toute sincérité, Miss Buckley vous semble-t-elle vouer un « attachement fanatique » à sa propriété ?

— L’expression me paraît un peu exagérée.

— Et Mr Vyse n’a pas coutume d’en employer d’aussi puissantes, son attitude normale, de par sa profession, étant d’atténuer les faits plutôt que de les amplifier.

— D’autre part, au cours de nos entrevues, Miss Buckley n’affichait pas de tels sentiments. Elle vous a répondu, sur ce point, d’une façon très sensée, sans la moindre emphase ; en résumé, la maison lui plaît, sans plus !

— Ainsi l’un des deux doit mentir.

— En ce qui concerne Vyse, on ne le soupçonnerait point capable de mensonge.

— En effet, observa Poirot. Il a l’air digne d’un George Washington. N’avez-vous rien remarqué d’autre, Hastings ?

— Non, pourquoi ?

— Il était absent de son bureau à midi et demi, samedi dernier.

CHAPITRE VII

UNE TRAGÉDIE

Ce soir-là, quand nous arrivâmes à la « Maison du Péril », Nick fut la première personne à nous saluer. Elle dansait dans le hall, revêtue d’un délicieux kimono brodé.

— Ah ! ce n’est que vous !

— Mademoiselle je suis navré…

— C’est moi qui vous demande pardon, je me suis mal exprimée. Comme vous le voyez, j’attends encore ma robe, bien qu’on ait promis de me la livrer à temps !

— Ah ! c’est une histoire de toilette ! Il y a donc bal, ce soir ?

— Oui, nous danserons après le feu d’artifice, si tout va bien, dit-elle en baissant la voix.

Presque aussitôt, elle éclata de rire.

— Ne jamais céder aux soucis, telle est ma maxime. Ne pensons pas aux ennuis, ils disparaîtront. Je me sens parfaitement d’attaque, ce soir ! Je peux être gaie et m’amuser.

Un pas se fit entendre dans l’escalier. Nick se retourna.

— Oh ! voici Maggie. Ma chère Maggie, je te présente les limiers qui me protègent de l’assassin mystérieux. Emmène-les au salon et demande-leur de te mettre au courant.

Après un échange de poignées de main, Maggie Buckley nous accompagna au salon. J’eus, dès l’abord, une opinion très favorable de cette jeune fille. C’est surtout, je crois, son calme réfléchi qui m’impressionna. Elle était réservée et jolie (au sens où on l’entendait autrefois), sans la moindre afféterie. Sa simple robe noire de soirée paraissait même légèrement fatiguée. L’absence de tout maquillage faisait agréablement valoir ses yeux bleus pleins de franchise. D’une voix posée, elle engagea la conversation.

— Nick m’a appris des choses extraordinaires. Elle a sans doute exagéré. Qui donc pourrait lui vouloir du mal ? Elle ne saurait avoir d’ennemis au monde.

L’incrédulité se trahissait dans sa voix en même temps qu’une certaine suspicion à l’endroit de Poirot, sans doute du fait de sa qualité d’étranger.

— La vérité n’en demeure pas moins tragique, Mademoiselle, prononça Poirot tranquillement.

Elle ne répondit rien, mais sa physionomie exprima le scepticisme.

Je crus comprendre qu’elle était mieux disposée à mon égard qu’envers Poirot et j’eus le sentiment que ma parole aurait plus de poids auprès d’elle.

— Votre cousine fait preuve d’un remarquable courage, dis-je, elle se déclare décidée à ne rien changer à ses habitudes.

— N’est-ce pas le seul moyen ? Quelles que soient nos inquiétudes, à quoi bon en faire montre et importuner tous nos amis ? J’aime beaucoup Nick, ajouta-t-elle, elle s’est toujours montrée si bienveillante avec moi.

Nous dûmes interrompre la conversation ; à ce moment, Frederica Rice apparut dans la pièce vêtue d’une robe bleu ciel qui accentuait encore son aspect délicat et éthéré ; Lazarus la suivait et, bientôt, Nick se joignit au couple. Elle portait une robe noire, sur laquelle elle avait jeté un magnifique châle chinois, rouge laque.

— Eh bien ! chers amis, désirez-vous des cocktails ?

Nous acceptâmes l’invitation et Lazarus porta un toast à la santé de notre hôtesse.

— Quel superbe châle, Nick ! Il est fort ancien, n’est-ce pas ?

— Oui, il a été rapporté par mon grand-grand-grand-père Timothy de ses voyages en Chine.

— C’est une merveille… une vraie merveille. Je suis persuadé qu’on ne trouverait pas son pareil dans le monde entier.

— Il me tient chaud et me sera précieux pendant que nous contemplerons le feu d’artifice ; en outre, il égaie ma robe : j’ai tellement horreur du noir !

— En effet, dit Frederica ; je ne me souviens pas vous avoir déjà vue en noir. Comment expliquez-vous ce changement de goût, Nick ?

— Je serais fort embarrassée de vous répondre. Pourquoi fait-on telle chose plutôt que telle autre ?

Après cette boutade, la jeune fille se retourna d’un mouvement brusque, mais j’eus le temps d’apercevoir comme un rictus douloureux sur son visage.

Tout le monde gagna la salle à manger. Un domestique, engagé probablement comme extra pour cette réception, assurait le service. Les mets me parurent sans grande saveur. En revanche, le champagne était délicieux.

— Tiens ! George n’est pas de retour ? s’exclama Nick. Que je déplore son voyage à Plymouth ! Heureusement, il doit revenir ce soir à temps, je l’espère, pour le bal. Voilà, pour Maggie, un cavalier présentable, sinon passionnément intéressant !

Un ronronnement se fit entendre du dehors.

— Que ce canot de course est agaçant, protesta Lazarus.

— Ce n’est pas un canot de course, répondit Nick, mais un hydravion.

— Je crois que vous avez raison.

— J’en suis certaine ; le bruit du moteur est tout différent.

— Quand aurez-vous votre « Moth[4] », Nick ?

— Lorsque j’aurai réuni les fonds nécessaires, répliqua-t-elle en riant.

— Alors, vous vous envolerez probablement pour l’Australie tout comme cette jeune fille… Miss… voyons…

— J’aimerais pouvoir l’imiter…

— Je l’admire sans réserve, dit Mrs Rice de sa voix languissante. Quel courage lui a-t-il fallu pour réaliser, toute seule, un tel exploit !

— J’admire tous les aviateurs, appuya Lazarus. Si Michel Seton avait réussi son raid autour du monde, il serait le héros du jour, et il aurait bien mérité ce titre. Quel dommage qu’il ait échoué ! Il appartient à cette race d’hommes dont l’Angleterre ne saurait subir allègrement la perte.

— Rien ne prouve qu’il soit perdu, dit Nick.

— Non, mais il reste peu d’espoir, mettons une chance sur mille. Ce pauvre fou de Seton !

— On l’a toujours appelé : Seton le fou, n’est-ce pas ? demanda Frederica.

Lazarus hocha la tête.

— Il descend d’une famille prétendue déséquilibrée ; son oncle, sir Matthew Seton, qui mourut voilà environ une semaine était absolument toqué.

— N’était-ce pas le « millionnaire fou », qui entretenait des refuges pour oiseaux ? s’enquit Frederica. Après une déception sentimentale, il s’éprit d’histoire naturelle, à titre de consolation.

— Oui, il achetait des îles. C’était un grand misogyne.

— Qui vous fait supposer que Michel Seton est mort ? insista Nick. Je ne vois aucune raison d’abandonner tout espoir.

— Excusez-moi, j’oubliais que vous l’aviez connu, dit Lazarus.

— Freddie Rice et moi l’avons rencontré au Touquet, l’année dernière. Il était extraordinaire… Pas vrai, Freddie ?

— Pourquoi cette question, chérie ? Il était votre béguin et non le mien. Il vous a emmenée un jour avec lui dans son appareil, si j’ai bonne mémoire ?

— Oui, à Scarborough. Ce fut un voyage délicieux.

— Êtes-vous déjà monté en avion, capitaine Hastings ? me demanda Maggie du ton le plus banal.

Il me fallut avouer que ma pratique des voyages aériens se limitait à un aller et retour de Londres à Paris.

Soudain Nick bondit en poussant un cri d’exclamation :

— Allons ! voilà le téléphone ! Ne m’attendez pas, il commence à se faire tard et j’ai demandé pas mal de numéros.

Lorsqu’elle quitta la table, je consultai ma montre à la dérobée : il était exactement neuf heures. On servit le dessert et le porto. Poirot et Lazarus se mirent à bavarder art. Lazarus prétendait que les tableaux faisaient prime actuellement sur le marché. De là, ils gagnèrent le terrain « meubles et décorations ».

Je m’efforçai d’entretenir la conversation avec Maggie Buckley, mais j’avoue que cette jeune personne ne me facilitait nullement la tâche. Non pas qu’elle fût désagréable, mais ses réparties manquaient de vivacité et d’esprit.

Frederica Rice demeurait silencieuse, les coudes sur la table, la cigarette aux lèvres, son joli visage méditatif perdu dans les nimbes.

Il était neuf heures vingt, exactement, lorsque Nick passa sa tête par la porte :

— Tout le monde dehors ! Voici la bande qui arrive au pas cadencé !

Docilement, nous nous levâmes pendant que Nick adressait un mot amical aux nouveaux venus, une douzaine environ. Les invités se trouvaient maintenant au complet ; c’étaient, en général, des gens insignifiants qui mettaient en valeur les qualités de Nick en tant que maîtresse de maison. Par exception, ce soir-là, elle se départit de sa désinvolture coutumière pour accueillir chacun avec les bonnes vieilles façons d’autrefois. Je remarquai Charles Vyse parmi les invités.

Bientôt nous sortîmes dans le jardin pour gagner ensuite un endroit qui surplombait le port ; quelques sièges avaient été disposés à l’intention des personnes âgées, mais presque tout le monde resta debout. La première fusée ne tarda pas à s’élever dans le ciel.

À ce moment précis, j’entendis à côté de moi une voix familière : c’était Mr Croft qui répondait aux salutations de Nick.

— Il est regrettable que Mrs Croft n’ait pu vous accompagner. On aurait pu la transporter ici sur une civière, par exemple.

— Oh ! cette pauvre maman n’a réellement pas de chance, mais jamais elle ne se plaint. C’est l’âme la plus résignée qu’il soit… Ah ! celle-ci est réussie !

Une pluie d’or venait d’animer le ciel.

La nuit était sombre, sans lune (la nouvelle lune ne devant se lever que dans trois jours) et ainsi qu’il arrive souvent en été, la soirée était fraîche. Maggie Buckley, qui se tenait auprès de moi, se mit à frissonner.

— Je cours à la maison chercher un manteau, murmura-t-elle.

— Permettez-moi d’y aller.

— Non, vous ne sauriez pas où le trouver.

Elle s’éloigna vers la maison, quand Frederica Rice l’appela :

— Maggie, soyez gentille d’apporter aussi le mien ; il est dans ma chambre.

— Elle n’a pas entendu, dit Nick, je vais le chercher, Freddie. Je veux prendre également ma cape de fourrure, ce châle n’est pas assez chaud, il fait tellement de vent !

Une forte brise soufflait, en effet, du large.

Quelques fusées s’élevaient du quai, lorsque ma voisine, une demoiselle d’âge mûr, m’entreprit sur les sujets les plus divers : ma vie, ma profession, mes goûts et le temps de mon séjour ici. Bing ! une averse d’étoiles vertes emplit le ciel, puis elles devinrent bleues, rouges, couleur argent, et une multitude d’autres gerbes se succédèrent.

— Que de « Oh ! » et de « Ah ! », me dit Poirot en se penchant vers moi. Ne trouvez-vous pas cela monotone à la longue ? Brr ! On a les pieds humides sur cette herbe, je crains que ce feu d’artifice ne me rapporte un bon rhume… Si encore on pouvait se faire servir des infusions chaudes !

— S’enrhumer par une aussi belle nuit ?

— Vous appelez cela une belle nuit ? Moi, pas. Si nous avions un thermomètre ici, il approuverait ma façon de voir !

— Ma foi, j’endurerais volontiers un pardessus.

— Voilà qui est déjà plus sensé.

— Je vous rapporterai le vôtre.

Poirot levait successivement chaque pied, à la manière d’un chat qui redoute l’eau froide.

— C’est le froid aux pieds que j’appréhende ! Ne pourrait-on pas se procurer des galoches ?

Je réprimai une envie de rire à cette remarque.

— Je crois plus prudent d’écarter un tel espoir !

— En ce cas, je rentre m’asseoir à la maison. Non, merci ! Je ne vais pas m’enrhumer de gaieté de cœur pour célébrer cette charmante fête ! (Tout en grommelant entre ses dents, il m’entraîna dans le jardin, tandis que de chaleureux applaudissements montaient du port.)

— Nous sommes de grands enfants, dit mon ami, nous nous laissons facilement émerveiller… mais qu’avez-vous donc ?

Je lui serrai le bras et lui désignai, à cent mètres de la maison, non loin devant nous, une forme confuse, enveloppée d’un châle chinois, rouge, et qui gisait sur le sol.

— Mon Dieu ! soupira Poirot.

CHAPITRE VIII

LE CHLE FATAL

Pendant quelques secondes, nous demeurâmes interdits de frayeur. Alors, Poirot s’avança en écartant ma main ; il marchait tel un automate.

— Le malheur est arrivé ! murmura-t-il d’une voix pleine d’angoisse. Et cela malgré toutes mes précautions ! Misérable que je suis ! Pourquoi ne l’ai-je mieux surveillée ? J’aurais dû prévoir… et ne pas l’abandonner un seul instant.

— Vous n’avez rien à vous reprocher, lui dis-je.

J’étais secoué d’une telle émotion que j’avais peine à articuler ces mots.

Poirot me répondit d’un signe de tête affligé et s’agenouilla auprès du corps. Un second choc nous était réservé. En effet, la voix claire et gaie de Nick se fit entendre et la silhouette de la jeune fille apparut encadrée dans le chambranle de la grande baie illuminée du salon.

— Excusez-moi, Maggie, de vous avoir tant fait attendre, disait-elle, mais…

Elle s’interrompit brusquement en remarquant la scène qui s’offrait à ses yeux.

Laissant échapper une exclamation, Poirot retourna le cadavre étendu sur la pelouse et se pencha plus avant pour mieux voir.

Je l’imitai et reconnus la pauvre Maggie Buckley. Nick accourut à nos côtés.

— Oh ! Maggie ! s’écria-t-elle, ce n’est pas possible !

Poirot continuait à examiner le cadavre de la jeune fille. Enfin, il se releva lentement.

— Est-elle morte ? questionna Nick, effrayée.

— Oui, Mademoiselle, elle est morte.

— Mais pourquoi cela ? Qui a pu la tuer ?

Poirot répondit sans l’ombre d’une hésitation :

— Ce n’est pas elle qu’on visait, c’était vous ! Le châle a trompé l’assassin.

Nick ne put réprimer un cri d’effroi.

— Quel malheur que ce ne soit pas moi ! Combien je l’eusse préféré ! Je ne tiens plus à la vie, maintenant, et j’appelle la mort de toute mon âme !

Elle s’évanouit et j’eus tout juste le temps de la retenir.

— Transportez-la à la maison, Hastings, et téléphonez à la police, me dit Poirot.

— Téléphoner à la police ?

— Mais certainement ! Prévenez les agents que quelqu’un a été tué. Ensuite, restez auprès de Miss Nick et ne la quittez sous aucun prétexte.

J’acquiesçai et m’éloignai soutenant Nick à demi évanouie. Je l’installai sur le divan du salon avant de gagner le hall à la recherche du téléphone. Dans ma précipitation, je faillis me jeter sur Ellen qui se trouvait sur mon chemin. Son visage reflétait une expression bizarre, ses yeux brillaient fébrilement et, machinalement, elle passait sa langue sur ses lèvres sèches. Ses mains trahissaient un tremblement convulsif. Dès qu’elle m’aperçut, elle me demanda :

— Est-il… est-il arrivé quelque chose, Monsieur ?

— Oui, dis-je brièvement, où est le téléphone ?

— Rien de… grave, j’espère ?

— Il s’est produit un accident ! répondis-je évasivement. Il y a un blessé et il me faut absolument téléphoner.

— Qui est blessé, Monsieur ?

Son visage s’assombrit.

— Miss Buckley, Miss Maggie Buckley.

— Miss Maggie ?… Miss Maggie ? Êtes-vous bien sûr que ce soit Miss Maggie ?

— Tout à fait certain. Pourquoi ?

— Oh ! rien… je supposais qu’il s’agissait d’une autre de ces dames, Mrs Rice, par exemple…

— Dites-moi, où est le téléphone ?

— Dans cette petite pièce, me dit-elle en ouvrant la porte et en me désignant l’appareil.

— Merci !

Et comme elle semblait peu pressée de s’éloigner, j’ajoutai :

— C’est tout ce qu’il me faut, merci…

— Si vous avez besoin du docteur Graham…

— Non, inutile ; vous pouvez vous retirer.

Elle partit comme à regret et aussi lentement que possible. Sans aucun doute, elle écouterait à la porte, mais je ne pouvais l’éviter. D’autre part, elle ne tarderait pas à tout connaître.

Ayant téléphoné au poste de police, de ma propre initiative, j’appelai le docteur Graham dont m’avait parlé Ellen. Il était urgent qu’on s’occupât de Nick et le docteur me promit de venir séance tenante. Après ces communications, je regagnai le hall.

Si Ellen écoutait à la porte, elle disparut rapidement, car je ne vis personne. Lorsque j’entrai dans le salon, Nick s’efforçait de se lever.

— Voudriez-vous me donner un peu de cognac ?

— Très volontiers.

Je m’empressai d’aller dans la salle à manger chercher ce qu’il me fallait. Quelques gorgées d’alcool eurent vite fait de ranimer la jeune fille, dont les joues se colorèrent de nouveau.

— C’est horrible, murmura-t-elle. Tout… partout.

— Je sais, chère amie, je sais.

— Non, vous ne savez pas ! C’est impossible ! Et tout cela… pour rien ! Ah ! si seulement c’était moi, tout serait fini…

— Voyons, un peu de courage, lui conseillai-je.

Mais elle se contenta de secouer la tête en répétant :

— Vous ne savez pas ! Vous ne savez pas !

Brusquement, elle se mit à sangloter comme une enfant. Cette crise de larmes, pensai-je, arrivait à propos et je ne tentai pas de la réprimer. Lorsque Nick se fut un peu calmée, je m’approchai de la fenêtre, ayant entendu proférer des cris au-dehors. Tout le monde était rassemblé en demi-cercle à l’endroit du drame et Poirot s’efforçait d’écarter les curieux.

À ce moment, deux hommes en uniforme traversèrent la pelouse.

Je revins auprès de Nick, qui leva vers moi un pauvre visage baigné de larmes.

— Ne devrais-je pas m’occuper d’elle ?

— Non, chère amie, Poirot se charge de tout, laissez-le faire.

Après une ou deux minutes de silence, Nick reprit :

— Pauvre chère Maggie, une aussi bonne âme qui ne fit jamais tort à personne ! Quel affreux malheur ! Je me sens presque coupable de l’avoir appelée ici.

Je hochai tristement la tête. Quelle présomption de vouloir prévoir l’avenir ! En insistant auprès de Nick pour qu’elle fît venir son amie, Poirot ne pensait, certes, pas signer l’arrêt de mort de cette jeune fille.

Nous observâmes un long silence. Je m’impatientais de savoir ce qu’il advenait dehors, mais je me tins aux consignes de Poirot et ne quittai pas le poste qu’il m’avait assigné.

Au bout d’un certain temps qui me sembla interminable, la porte du salon s’ouvrit et Poirot parut, accompagné d’un inspecteur et d’un autre visiteur, sans doute le docteur Graham, qui vint tout droit vers Nick.

— Comment vous sentez-vous, Miss Buckley ? Cet événement doit vous avoir bouleversée, bien sûr.

Il lui tâta le pouls et déclara qu’il n’y avait rien de grave. Puis, se tournant vers moi :

— A-t-elle pris quelque chose ?

— Oui, un peu de cognac.

— Cela m’a bien remontée, dit Nick avec courage.

— Êtes-vous à même de répondre à quelques questions ?

— Certainement.

L’inspecteur s’approcha en s’éclaircissant la voix. Nick le salua d’un sourire à peine perceptible.

— Cette fois, ce n’est pas pour entrave à la circulation que j’ai affaire à vous, dit-elle.

À cette remarque, je compris que Nick et l’inspecteur se connaissaient.

— Quel terrible drame, Miss Buckley ! dit l’inspecteur. Je ne sais comment exprimer mon indignation. Mr Poirot, que je suis fier de voir à nos côtés, m’apprend que vous avez failli être l’objet d’un attentat, l’autre matin, dans les jardins de l’hôtel Majestic. Est-ce bien votre avis ?

— Je croyais qu’une guêpe m’avait frôlée, mais c’était une balle, répondit-elle.

— Ne vous est-il pas arrivé, auparavant, d’autres accidents bizarres ?

Et Nick fit un bref récit de ces différents événements.

— Comment expliquez-vous que votre cousine portait, ce soir, votre propre châle ?

— Nous sommes revenues toutes deux pour prendre notre manteau ; il faisait si froid à regarder le feu d’artifice. Après avoir jeté mon châle sur ce divan, je montai chercher le manteau que je porte actuellement et une écharpe pour mon amie, Mrs Rice… La voilà, d’ailleurs, par terre, près de la fenêtre. Maggie m’appela pour me dire qu’elle ne trouvait pas son manteau. Je lui conseillai d’aller voir au rez-de-chaussée. Ses recherches demeurèrent vaines, j’en conclus que ce vêtement était dans la voiture ; je m’apprêtais à offrir à Maggie un de mes manteaux, quand elle s’avisa de mettre mon châle, prétextant qu’il suffirait amplement, puis elle sortit.

— « Au moment où j’allais la rejoindre, je… »

Elle s’interrompit, la voix brisée.

— Ne vous alarmez pas, Miss Buckley. Veuillez me dire seulement si vous avez entendu un ou deux coups de revolver ?

Nick hocha la tête négativement.

— Je n’ai perçu que le crépitement des pétards et le sifflement des fusées.

— C’est bien cela, commenta l’inspecteur. Il n’est guère possible de distinguer la détonation d’un coup de feu parmi tout ce vacarme. Vous ne soupçonnez pas qui est l’auteur des attaques dont vous fûtes l’objet ?

— Pas du tout, répondit Nick.

— Parbleu ! Selon moi, il s’agit d’un maniaque, ce qui ne simplifie pas l’affaire. Allons, je ne veux pas, ce soir, vous accabler d’autres questions. Ce drame m’afflige plus que je ne saurais dire.

À son tour, le docteur Graham s’approcha de la jeune fille.

— Je vous recommande de ne pas rester davantage ici, Miss Buckley. Mr Poirot, avec qui je m’en suis entretenu, partage ma façon de voir. Après un tel coup, il vous faut un repos complet et je connais une clinique où vous serez parfaitement bien.

Interrogeant Poirot du regard, Nick lui demanda :

— Est-ce à cause de l’émotion que je viens de ressentir ?

Le détective s’avança.

— Je veux que vous soyez en sécurité, mon enfant, non seulement pour vous, mais pour ma tranquillité personnelle. La vigilance d’une infirmière sérieuse, à vos côtés, me paraît indispensable.

— Oui, reprit Nick, j’entends très bien, mais vous ne semblez pas comprendre que ma frayeur est passée. Si quelqu’un désire me tuer, qu’il ne se gêne pas… peu m’importe, maintenant.

— Chut ! chut ! Calmez vos nerfs ! dis-je.

— Vous ne savez pas. Aucun de vous ne sait ce qui se passe en moi.

— Suivez notre conseil, poursuivit le docteur sur un ton plein de sollicitude. Si vous le permettez, je vous conduirai dans ma voiture ; ensuite, je vous ferai prendre un léger soporifique qui vous procurera une nuit calme. Qu’en dites-vous ?

— Faites ce qui vous plaira. Quant à moi, cela me laisse tout à fait indifférente.

— J’imagine facilement votre état d’esprit, Mademoiselle, lui dit Poirot en lui touchant le bras d’un geste fraternel. Vous me voyez confus d’avoir échoué si lamentablement. Moi qui vous avais offert ma protection, je n’ai rien su éviter, je suis un misérable. Pardonnez-moi.

— Je vous en prie, lui répondit Nick de la même voix lasse. Vous n’avez rien à vous reprocher. Je suis sûre que vous avez rempli tout votre devoir. Nul au monde n’aurait pu empêcher ce malheur. De grâce, cessez de vous tourmenter à ce sujet.

— Vous êtes l’indulgence même, Mademoiselle.

— Non, je…

Elle s’interrompit brusquement en entendant la voix de George Challenger qui se précipitait en coup de vent dans la pièce.

— Que se passe-t-il ? s’écria le jeune marin. J’arrive à l’instant et je trouve deux agents de police à la grille. De quoi s’agit-il ? On m’apprend que quelqu’un est mort. Je vous en supplie, renseignez-moi. Serait-ce… Nick ?

Le ton de sa voix trahissait une profonde angoisse. Au même moment, je me rendis compte que Poirot et le docteur lui interceptaient complètement la vue de la jeune fille. Sans donner à ses interlocuteurs le temps de répondre, il réitéra sa question :

— Dites-moi… ce n’est pas possible… Nick n’est pas morte ?

— Tranquillisez-vous, cher Monsieur, lui répondit Poirot d’un ton calme, elle est en vie.

Il se rangea de côté et Challenger put voir Nick allongée sur le sofa.

Durant quelques secondes, Challenger ne put en croire, ses yeux. Puis, tel un homme ivre, il balbutia :

— Nick… Nick…

Tout à coup, il tomba à genoux près du divan. La tête dans les mains, il prononça d’une voix étouffée :

— Nick, ma chérie, je vous avais crue morte.

Nick essaya de se redresser.

— Voyons, George, vous voyez bien que je suis vivante ; ne faites donc pas le sot.

Il se releva et, l’air anxieux, promena ses regards autour de la pièce.

— Mais quelqu’un est mort, m’a dit un des agents.

— Oui, répondit Nick. C’est Maggie… cette pauvre Maggie. Oh !…

La douleur lui crispa le visage. Le docteur et Poirot, la soutenant chacun d’un côté, l’aidèrent à se lever et à sortir du salon.

— Plus tôt vous vous coucherez, mieux cela vaudra, dit le docteur. Je vous emmène immédiatement. J’ai prié Mrs Rice de vous préparer quelques objets de toilette indispensables.

Lorsqu’ils eurent franchi la porte, Challenger me prit par le bras.

— Je n’y comprends rien. Où l’emmènent-ils ?

Je le mis au courant.

— Maintenant, Hastings, je vous en prie, racontez-moi tout ce drame. Cette pauvre Maggie !

— Venez prendre un cordial pour vous remettre un peu d’aplomb. Vous me paraissez horriblement défait.

— Peuh ! Que m’importe !

« J’ai été terrifié en pensant qu’il pouvait s’agir de Nick, me dit-il une fois que nous fûmes dans la salle à manger.

Aucun doute ne pouvait subsister sur la nature des sentiments du commandant Challenger à l’égard de Nick : jamais admirateur ne dévoila plus ouvertement les replis de son cœur.

CHAPITRE IX

DE A À J

Jamais je n’oublierai, je crois, la nuit qui suivit. Poirot fut en proie à une telle dépression morale que son état finit par m’alarmer sérieusement. Marchant de long en large dans sa chambre, il s’adressait les pires reproches et demeurait insensible aux apaisements que je ne cessais de lui prodiguer.

— À quoi bon professer une trop haute opinion de moi-même ? J’en suis cruellement puni. Qui aurait pu imaginer pareille audace ? Moi qui pensais avoir pris toutes les précautions… j’avais simplement prévenu l’assassin…

— Comment cela ?

— J’avais, pour ainsi dire, établi un cordon de sécurité autour de Miss Nick et presque sous nos yeux il a passé au travers ! Malgré notre vigilance à tous, l’assassin n’en a pas moins atteint son but !

— Pas tout à fait, remarquai-je.

— Par pur hasard, seulement ! Selon moi, cela revient au même. Quelqu’un a payé de sa vie notre négligence. Peut-on sacrifier une existence humaine ?

— Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire.

— J’en suis bien persuadé, mon cher Hastings. Cette méprise de l’assassin aggrave encore la situation, en ce sens qu’il ne considère certainement pas sa tâche terminée. Me comprenez-vous bien ? De tout cela, il peut résulter la suppression d’une seconde vie.

— Sûrement pas pendant votre séjour ici ! m’écriai-je, indigné.

— Merci, mon ami ! Merci de votre foi et de votre confiance. Vos paroles m’insufflent un nouveau courage. Ah ! non ! Hercule Poirot ne va pas commettre une nouvelle faute. Un cadavre suffit ! Je redresserai mon erreur, car il s’agit purement d’une erreur ! J’ai manqué d’ordre et de méthode dans mes idées pourtant si bien équilibrées. Je vais tout reprendre par le commencement ; cette fois, j’agirai à coup sûr.

— En somme, vous persistez à croire Miss Nick en danger ?

— Naturellement, sinon pourquoi l’aurais-je fait entrer dans une clinique ?

— Le choc ne fut alors qu’un simple prétexte…

— Le choc ! Peuh ! Ne se remet-on pas d’une émotion, tout aussi bien et même mieux chez soi que dans une maison de santé ? Pensez-vous qu’il soit indispensable de fouler un linoléum vert, d’entendre continuellement des infirmières bavarder autour de vous, ou de prendre vos repas servis sur un plateau, pour recouvrer un peu de quiétude morale ? Non, certes, non ! Seule une question de sécurité m’a inspiré ce plan auquel le docteur a bien voulu souscrire. Personne, pas même son ami le plus intime, ne sera autorisé à approcher Miss Buckley. Seuls vous et moi pourrons la voir. Quant aux autres visiteurs…

« Impossible, ordre du docteur ! » leur dira-t-on. Voilà un ordre que chacun devra respecter.

— Oui, mais…

— Mais, quoi, Hastings ?

— On ne peut en user indéfiniment.

— Très juste, et je ne vois en cela que l’occasion de reprendre haleine. Convenez avec moi que la nature de nos opérations est toute différente.

— En quel sens ?

— Au début, notre mission consistait à protéger Miss Nick. À présent, notre tâche devient beaucoup plus aisée : il s’agit de donner la chasse au meurtrier.

— Vous trouvez cela plus aisé ?

— Certainement. Ainsi que je vous le disais l’autre jour, l’assassin a signé le crime de son nom. Il s’est avancé en pleine lumière.

— Vous croyez que… (j’hésitais à émettre ma pensée) vous croyez que la police ait raison ? Que ce soit le meurtre d’un fou, d’un déséquilibré ?

— Plus que jamais, je suis persuadé du contraire.

— En réalité, vous croyez que…

Je me tus, Poirot prenant sur lui d’achever ma phrase :

— Que le criminel appartient à l’entourage de Miss Nick ? C’est mon intime conviction.

— En tout cas, cette hypothèse ne tiendrait pas pour hier soir ; nous étions tous réunis, et…

Poirot m’interrompit :

— Hastings, oseriez-vous affirmer que personne n’a quitté notre petite société, hier soir, au bord de la falaise ? Vous porteriez-vous garant de la présence ininterrompue de qui que ce fût ?

— Non. Je ne saurais fournir un tel témoignage. Il faisait noir et chacun se déplaçait plus ou moins. J’ai bien remarqué Mrs Rice, Lazarus, vous-même, Croft, Vyse… mais seulement à intervalles irréguliers.

Poirot fit un signe approbateur.

— Tout à fait d’accord. Les deux jeunes filles retournent à la maison ; l’assassin s’écarte sans être vu et se dissimule derrière ce sycomore planté au milieu de la pelouse. Il aperçoit Nick Buckley (ou plus exactement celle qu’il croit être Nick Buckley) qui sort du salon et passe auprès de lui… il tire trois balles d’affilée…

— Trois ? interrompis-je.

— Oui, il ne voulait pas, cette fois, manquer sa victime. On retrouve trois balles dans le cadavre.

— C’était risqué, n’est-ce pas ?

— Beaucoup moins qu’un simple coup de feu. Un Mauser ne fait pas grand bruit et la détonation a dû se confondre avec celles du feu d’artifice.

— Avez-vous ramassé le revolver ?

— Non, et c’est précisément ce qui apporte à mes yeux une preuve irréfutable que le crime n’est pas l’œuvre d’un étranger. Nous admettons, n’est-ce pas, que la première disparition du revolver de Miss Buckley n’avait d’autre but que de faire croire au suicide de Nick ?

— Oui.

— Eh bien ! maintenant, cette hypothèse disparaît. Le meurtrier sait pertinemment que nous ne nous laisserons pas leurrer par les apparences. Il nous devine au courant de ses intentions.

Après réflexion, je me rangeai aux déductions logiques de mon ami.

— À votre avis, qu’a-t-il fait de l’arme ?

Poirot haussa les épaules.

— C’est difficile à dire. Toutefois, la mer étant toute proche, il était facile de l’y jeter… c’est, du moins, ce que j’aurais fait !

Le ton froid et positif de mon ami me fit courir un frisson dans le dos.

— Pensez-vous qu’il se soit aperçu immédiatement de son épouvantable méprise ?

— Non, je ne le crois pas, dit Poirot. La surprise a dû lui être fort désagréable lorsqu’il a appris la vérité. Conserver un visage impassible et ne pas se trahir représente un tour de force.

À ce moment précis, je me rappelai l’attitude équivoque de la femme de chambre Ellen, et j’en touchai un mot à Poirot, qui sembla intéressé.

— Vous dites qu’elle parut consternée en apprenant que Maggie était morte ?

— Oui.

— C’est d’autant plus curieux que la tragédie, en elle-même, ne l’étonna pas outre mesure. Il y a là un fait qui mérite d’être approfondi. Qui est cette Ellen, à l’allure si sereine, si « respectable » au sens anglais du mot ? Serait-ce elle qui…

Il s’interrompit.

— Quant aux simulacres d’accidents, l’intervention d’un solide gaillard a été nécessaire pour précipiter cette roche en bas de la falaise, remarquai-je.

— Rien n’est moins sûr : elle a pu être déplacée au moyen d’un levier, ce qui nécessite une force sensiblement moindre.

Poirot continua de marcher de long en large.

— Quiconque était présent hier soir à la « Maison du Péril » peut être soupçonné, mais j’ai peine à croire qu’il s’agisse d’un des invités. Pour la plupart, c’étaient de simples connaissances et il n’existait aucune intimité entre eux et la maîtresse de maison.

— Charles Vyse était présent… remarquai-je.

— Nous n’aurons garde de l’oublier ; c’est le personnage dont il faudra même se méfier le plus. Suivant la coutume, nous sommes amenés à rechercher le mobile de l’assassin, conclut mon ami en se jetant dans un fauteuil face au mien.

« Oui, il est nécessaire de découvrir avant tout le mobile du crime, reprit Poirot après un court silence. Arrivé à ce point d’une enquête, je suis toujours dérouté, mon cher Hastings. Qui peut donc avoir intérêt à se débarrasser de Miss Nick ? Moi, Hercule Poirot, j’ai envisagé les suppositions les plus absurdes et je sens que je finis par m’affubler de la mentalité d’un détective de bas roman-feuilleton.

« D’abord, examinons le cas du grand-père, le « vieux Nick », qui s’est, prétend-on, ruiné au jeu. En a-t-il bien été ainsi ? Voilà la question que je me pose. N’aurait-il pas, au contraire, caché sa fortune en un coin quelconque de la « Maison du Péril » ? C’est, je l’avoue, ce qui m’a incité à demander à Miss Nick si personne ne lui avait jamais offert d’acheter sa propriété.

— Mon cher Poirot, votre idée est éblouissante et mérite d’être retenue.

Poirot émit un grognement.

— Je me doutais bien que cette hypothèse séduirait votre esprit à la fois romanesque et simpliste : Un trésor enfoui… quelle agréable perspective !

— Hé ! Pourquoi pas ?

— Parce que souvent les suppositions les plus simples se rapprochent davantage de la réalité. J’ai songé ensuite au père de Nick, et me suis permis les conjectures les plus déshonorantes à son égard. Il voyageait beaucoup ; eh bien ! supposons, me suis-je dit, qu’il ait volé un joyau… une pierrerie dans un temple. Des prêtres vengeurs se lancent à sa poursuite. Hélas ! voilà jusqu’où je suis tombé !

« D’autres idées m’ont hanté à son sujet ; j’ajoute tout de suite qu’elles sont plus dignes et plus vraisemblables. Aurait-il, au cours de ses pérégrinations, contracté un second mariage ? Existerait-il un héritier plus proche que Mr Charles Vyse ? Mais tout cela n’aboutit à rien, car l’héritage recueilli représente, en fin de compte, bien peu de valeur.

« Je n’ai écarté aucune éventualité, même cette offre que fit Lazarus à Miss Buckley et dont elle nous parla, un jour, au hasard d’une conversation. Vous en souvenez-vous, cette proposition d’acheter le portrait du grand-père ? J’ai télégraphié samedi dernier pour demander un expert qui examinera cette toile. J’ai d’ailleurs prévenu ce matin, par lettre, Miss Nick de mon intention. Si cette œuvre valait plusieurs milliers de livres sterling ? »

— Vous ne pensez tout de même pas qu’un homme comme le jeune Lazarus… ?

— Est-il si riche ? Les apparences ne prouvent rien. Une maison de commerce ancienne et disposant de somptueux salons de présentation peut reposer sur une assise vermoulue en dépit de tous les signes de prospérité.

« En pareil cas, que fait-on ? Va-t-on crier sur les toits que les temps sont difficiles ? Que non pas ! On s’empresse d’acquérir une nouvelle et luxueuse voiture, on dépense un peu plus que de coutume, surtout de façon plus ostentatoire. Le crédit est à la base de tout ! On a vu certaines affaires d’une importance colossale s’effondrer par manque de quelques milliers de livres d’argent liquide.

« Oui, je sais ! continua-t-il, prévenant mes objections, je vais chercher loin, mais cette manière de voir est supérieure aux histoires de prêtres vengeurs, ou de trésor enterré. Croyez-moi, l’hypothèse Lazarus possède l’avantage de rapprocher des faits, et nous avons le droit de ne rien négliger qui soit susceptible de nous amener vers la vérité. »

Avec son soin accoutumé, Poirot remit en ordre divers objets sur la table. Pour la première fois depuis notre entretien, sa voix se fit grave et posée :

— Le mobile du crime ! Voilà où il nous faut revenir ; examinons le problème avec calme et méthode. D’abord, combien peut-il exister de mobiles capables de pousser un individu à tuer son semblable ?

« Pour le moment, éliminons l’hypothèse d’un geste de folie : ce serait s’éloigner de la vraisemblance ; ne nous arrêtons pas davantage à celle de la colère, car nous sommes en présence d’un crime commis de sang-froid. Il reste donc les causes plausibles suivantes : « Pour commencer, l’appât du gain. Qui donc pouvait profiter, directement ou indirectement, de la mort de Miss Buckley ? Examinons le cas de Mr Charles Vyse. Certes, la propriété ne représente pas une grosse valeur, mais il peut se libérer de l’hypothèque qui la grève, faire construire de petites villas sur le terrain, et tirer ainsi un coquet bénéfice. En outre, il est possible que cette habitation exerce sur lui un attrait moral, surtout s’il l’affectionne, par exemple, en tant que souvenir de famille : ce sentiment est si ancré chez certains individus que parfois il les pousse au crime. Cependant, j’ai peine à croire que Mr Vyse soit un spécimen du genre.

« À part lui, la seule bénéficiaire du décès de Miss Buckley serait son amie, Mrs Rice, mais la somme à lui revenir me semble bien insignifiante. Je ne vois personne d’autre pouvant tirer profit de la disparition de notre jeune amie.

« Quel est l’autre mobile ? La haine, l’amour non partagé transformé en haine, c’est-à-dire le crime passionnel. À ce propos, nous savons par Mrs Croft que Charles Vyse et le commandant Challenger sont tous deux épris de la jeune fille.

« Le second de ces deux phénomènes nous a d’ailleurs éclairés par son attitude.

« Oui, pour un peu, il afficherait ses sentiments aussi clairement que son insigne de commandement !

« Quant à Vyse, la parole de Mrs Croft doit nous suffire… Or, Charles Vyse serait-il capable de commettre un assassinat plutôt que de se résigner à voir sa cousine devenir l’épouse d’un autre ? »

— Cela devient un vrai mélodrame, fis-je avec quelque scepticisme.

— Autant dire, sans le moindre rapport avec le tempérament britannique, je vous l’accorde. Cependant, vous admettrez que les Anglais eux-mêmes ne sont pas totalement réfractaires à certaines émotions et Charles Vyse me semble surtout de ceux-là, malgré son air insensible. Méfions-nous des gens à l’aspect calme. Bien souvent leurs réactions émotionnelles sont les plus violentes. Tenez, il ne me viendrait pas à l’idée de soupçonner le commandant Challenger ; ce n’est pas son genre. Quant à Charles Vyse… je ne mettrais pas ma main au feu. Mais toutes ces considérations ne sont guère concluantes. La jalousie peut encore être l’instigatrice d’un crime. Je l’écarte nettement du précédent mobile, car la jalousie n’est pas obligatoirement d’origine sentimentale. Elle peut être inspirée par l’envie de posséder, le besoin de dominer, comme dans le cas de Iago, ce personnage de votre grand Shakespeare. N’est-ce pas cette jalousie qui le poussa a commettre un des assassinats les plus intelligents qui fût ?… Au seul point de vue professionnel, s’entend.

— Vous trouvez ce crime si intelligent ? demandai-je, intrigué.

— Parbleu, puisque Iago parvint à le faire exécuter par un tiers ! Imaginez un meurtrier qu’on ne pourrait arrêter parce que, de fait, il n’a point participé au crime. Mais nous nous éloignons du sujet. La jalousie est-elle à la base de l’assassinat qui nous intéresse ? Qui peut envier Miss Nick ? Une autre femme ? Nous ne connaissons que Mrs Rice, et autant que nous sachions, il ne semble exister aucune rivalité entre elles. Mais ce n’est là qu’une supposition gratuite. Peut-être est-ce une piste intéressante à suivre.

« Enfin, reste la peur. Miss Nick détiendrait-elle un secret susceptible de nuire à quiconque ? Serait-elle en mesure de ruiner l’existence de quelqu’un si elle commettait la moindre indiscrétion ? S’il en est ainsi, nous pouvons affirmer que la jeune fille ignore la puissance de l’arme en sa possession ; d’où complexité de la situation. »

— Croyez-vous que ce soit possible ?

— Ce n’est qu’une hypothèse à laquelle j’arrive après en avoir écarté bien d’autres.

Un long silence suivit, puis Poirot prit une feuille de papier et se mit à écrire.

— Que faites-vous ? lui demandai-je, pris de curiosité.

— Une énumération des gens qui constituent l’entourage de Miss Buckley. Si mes présomptions se justifient, cette liste me révélera le nom du criminel.

Mon ami continua d’écrire pendant une vingtaine de minutes, puis il me tendit la feuille de papier :

— Examinez cela et donnez-moi votre avis. La liste était ainsi établie :

A : Ellen.

B : Son mari, le jardinier.

C : Leur enfant.

D : Mr Croft.

E : Mrs Croft.

F : Mrs Rice.

G : Mr Lazarus.

H : Le commandant Challenger.

I : Mr Charles Vyse.

J : ?

Remarques :

A : Ellen. – Circonstances suspectes : Son attitude et ses paroles en apprenant le crime. Particulièrement bien située pour avoir provoqué les accidents et faire disparaître le revolver. Cependant, incapable d’avoir touché à la voiture. Mentalité apparemment au-dessus du niveau moyen des criminels.

Mobile : Aucun, sauf le dépit qui aurait pu naître d’un incident ignoré.

Observation : Rechercher de plus amples renseignements quant à ses antécédents et à ses rapports en général avec N.B.

B : Son mari. – Voir ci-dessus, mais plus susceptible d’avoir saboté la voiture. Observation : L’interroger.

C : L’enfant. – À écarter.

Observation : L’interroger ; pourrait fournir de précieux indices.

D : Mr Croft. – Seule circonstance troublante ; notre rencontre fortuite alors qu’il montait l’escalier à l’étage de la chambre. Ses explications spontanées qui peuvent être vraies… ou ne pas l’être ! Antécédents inconnus.

Mobile : Aucun.

E : Mrs Croft. – Aucun soupçon à son endroit.

Mobile : Aucun.

F : Mrs Rice. – Circonstances suspectes : Demanda à N.B. de lui rapporter un vêtement chaud. A tenté de faire passer N.B. pour une menteuse. A fait relation fausse des « accidents » ; elle ne se trouvait pas à Tavistock lorsqu’ils se produisirent. Où était-elle ?

Mobile : Appât du gain ? Peu probable. Jalousie ? Possible, mais aucune preuve positive. La crainte ? Également plausible, mais assez vague.

Observation : Parler d’elle à N.B. afin d’éclaircir, si possible, certains points. Corrélation avec le mariage de F.R.

G : M. Lazarus. – Motifs de suspicion : Offre d’achat du tableau. Prétendit que les freins de la voiture étaient en bon état (selon F.R.). Pouvait hanter les parages avant vendredi.

Mobile : Aucun, sauf profit sur la vente du tableau. Crainte ? Peu probable.

Observations : Établir la dernière résidence de J.L. avant sa venue à Saint-Loo. Renseignements sur situation financière de la firme Aaron Lazarus and Son…

H : Commandant Challenger. – Rien de suspect contre lui. Se trouvait dans la région toute la semaine précédente ; susceptible de connaître la nature exacte des « accidents ». Arrive une demi-heure après le crime.

Mobile : Aucun.

I : Mr Vyse. – Circonstances accablantes : était absent de son bureau lorsque le coup de revolver fut tiré dans le jardin de l’hôtel. Déclaration prêtant au doute relativement à la vente éventuelle de la « Maison du Péril ». Caractère renfermé. Doit être au courant de la disparition du revolver.

Mobile : Le gain ? Douteux. Amour ou haine ? Possible, vu son caractère. Crainte ? Peu probable.

Observation : Rechercher qui détient l’hypothèque et situation financière de Vyse.

J : ?. – Ce dixième personnage peut exister. En quelque sorte un outsider, mais en étroit contact avec l’un des précités. Peut-être : A, D, E, ou F. L’existence de J expliquerait 1° l’absence de surprise d’Ellen en apprenant le crime et son air presque satisfait (mais cette attitude peut se justifier par cette sorte de joie malsaine que paraît provoquer la mort chez certaines gens de son milieu) ; 2° la raison qui décida Croft et sa femme à louer le pavillon ; 3° la crainte que pourrait ressentir F.R. au sujet d’une révélation de la part de N.B., à défaut du mobile « jalousie ».

Poirot m’observa pendant que je lisais.

— Voilà qui est bien rédigé, n’est-ce pas ? remarqua-t-il avec orgueil. Je suis plus anglais en écrivant qu’en parlant.

— C’est un magnifique travail et je vous en félicite. Il présente toutes les hypothèses avec une clarté admirable.

— Oui, me répondit Poirot en reprenant sa feuille de papier. Un nom retient particulièrement l’attention, mon cher : celui de Charles Vyse. Nous avons prêté à ce Monsieur deux mobiles très plausibles. Si mon tableau était une liste de pronostics de courses, ce Charles Vyse partirait favori, n’est-ce pas votre impression ?

— Il me paraît le plus suspect de tous.

— Vous avez tendance à accuser l’inculpé apparemment le moins coupable. Cela provient sans doute de ce que vous lisez trop de romans policiers. Dites-vous bien que, dans la vie courante, c’est ordinairement l’inverse qui se passe.

— Ne croyez-vous pas que ce soit le cas, présentement ?

— Un seul fait pourrait éventuellement s’y opposer : l’audace du crime ! C’est ce qui m’a frappé dès le début et rend le mobile du meurtre difficile à saisir.

Puis, d’un mouvement brusque, il froissa les notes qu’il avait écrites et les jeta à terre.

— Non, dit-il en réponse à la protestation que son geste m’avait arrachée, cette liste ne m’intéresse plus ; elle a simplement servi à m’éclaircir les idées. Ordre et méthode, d’abord. Ensuite…

— Ensuite ?

— Nous recourrons à la psychologie. Nous ferons fonctionner comme il convient les petites cellules grises ! Maintenant, Hastings, je vous conseille d’aller vous coucher.

— À moins que vous n’imitiez mon exemple, je ne vous quitte pas.

— Vous êtes un adorable chien fidèle ! Mais vous ne sauriez m’aider à penser. Or, pour le moment, c’est la seule occupation à laquelle je vais m’adonner.

— Peut-être vous conviendrait-il de discuter certains points avec moi ?

— Ah ! Quel ami loyal ! Eh bien ! si vous tenez à veiller avec moi, prenez au moins ce fauteuil.

Cette fois, j’acceptai sa proposition. Peu après, la pièce se mit à rouler et à tanguer. Le dernier détail dont je me souvienne, c’est d’avoir vu mon ami ramasser soigneusement les papiers froissés qu’il avait jetés sur le sol et les mettre dans la corbeille à papiers. Ensuite, je dus m’endormir.

CHAPITRE X

LE SECRET DE NICK

Il faisait jour lorsque je m’éveillai et Poirot était encore assis sur le siège qu’il occupait la veille au soir, dans la même attitude, mais je remarquai un léger changement dans sa physionomie. Ses yeux pareils à ceux d’un chat, brillaient de ce reflet vert que je connaissais si bien.

À grand-peine je parvins à me redresser, me sentant terriblement ankylosé et mal à l’aise. Dormir dans un fauteuil n’est guère recommandable à un homme de mon âge ; néanmoins je dois convenir qu’au lieu de me prélasser dans cet état de douce somnolence et de paresse suivant immédiatement le réveil, je me sentais l’esprit aussi dispos et aussi vif qu’à l’heure où je m’endormis.

— Poirot, vous avez découvert quelque chose ! m’écriai-je.

Il fit un signe approbateur et se pencha vers moi :

— Répondez à chacune de ces trois questions, Hastings : 1° Pourquoi Miss Nick a-t-elle souffert d’insomnie ces temps derniers ? 2° Pourquoi a-t-elle acheté une robe de soirée noire, alors que jamais elle ne porte cette couleur ? 3° Pourquoi a-t-elle, hier soir, prononcé cette phrase : « Si quelqu’un désire me tuer, qu’il ne se gêne pas, peu m’importe, maintenant » ?

Je le regardai, légèrement surpris. Ces questions me paraissaient pour le moins hors de propos.

— Allons, Hastings, répondez-moi, je vous prie.

— Eh bien… quant à la première question, Nick vous a dit avoir été tourmentée tout récemment.

— D’accord, mais d’où provenaient ses soucis ?

— En ce qui concerne la robe noire, j’estime… ma foi… que nous aimons tous un peu le changement…

— Pour un homme marié vous semblez bien mal connaître la psychologie féminine. Lorsqu’une femme prétend qu’une teinte ne lui sied point, elle se refuse généralement à l’adopter.

— Arrivons enfin à notre question. Je considère comme très naturelle la remarque de Miss Nick après une telle émotion.

— Cette exclamation, mon, ami, n’avait rien de naturel. Que la mort de sa cousine l’ait frappée d’horreur et lui ait causé du remords, je vous l’accorde ; mais le ton sur lequel elle manifesta son dégoût de la vie constituait un fait tout nouveau chez cette jeune personne, jusque-là débordante de gaieté et d’entrain.

« Nous nous trouvons, Hastings, devant un changement psychologique remarquable. Quelle peut bien en être la cause ?

— La mort tragique de sa parente, parbleu !

— Je me le demande et j’inclinerais plutôt à croire que l’émotion seule lui a arraché cet aveu. Supposé que ce revirement fût antérieur à la triste journée d’hier, comment expliqueriez-vous cet état d’esprit de Nick ?

— Je ne saurais vous répondre.

— Un peu de réflexion, Hastings, faites fonctionner vos petites cellules grises.

— Non, vraiment… je ne vois pas…

— À quel moment avons-nous eu l’occasion de l’observer pour la dernière fois ?

— Au cours du dîner, il me semble.

— Précisément. Ensuite, nous l’avons vue recevoir ses invités dans une attitude purement conventionnelle. Mais que s’est-il passé à la fin du repas ?

— Elle a téléphoné, dis-je lentement.

— Bravo ! Vous y êtes ! Oui, elle alla téléphoner et demeura absente un certain temps, une vingtaine de minutes ; ce n’est pas mal pour une communication téléphonique. À qui a-t-elle parlé ? Qu’a-t-elle dit ? Est-ce bien sûr qu’elle a téléphoné ? Il nous faudra établir ce qui s’est produit pendant ces vingt minutes ! J’ai, en effet, le sentiment que de ce point partira la bonne piste.

— Vraiment, c’est votre avis ?

— Absolument, mon cher Hastings. Ne vous ai-je pas dit tout le temps que Miss Nick nous cachait quelque chose ? La corrélation avec le crime lui échappe mais moi, Hercule Poirot, je prétends m’y connaître mieux qu’elle ! Elle a omis de nous confier certains détails qui, à son insu, se rapportent directement avec le meurtre et constituent la clef de voûte de tout ce mystère ! J’ai l’intime conviction de ne pas me tromper, Hastings.

« Il me faut la réponse à ces trois questions ; ensuite, je commencerai à y voir clair… »

— Très bien ! dis-je en étirant mes membres engourdis, mais pour l’instant un bon bain et un brin de toilette me paraissent tout indiqués.

Après cette double opération, il ne subsista pas chez moi le moindre vestige de la courbature inhérente à cette nuit passée de façon si peu confortable. Une tasse de café me remit le cœur en place. Je jetai un coup d’œil sur les journaux, qui confirmaient la mort de Michel Seton ; l’intrépide aviateur avait bel et bien péri. Je me demandai si, le lendemain matin, d’autres manchettes annonceraient la nouvelle : « Une jeune fille assassinée au cours d’un feu d’artifice. Mystérieuse tragédie », ou quelque chose de ce genre.

Je venais d’achever mon petit déjeuner lorsque Frederica Rice se dirigea vers ma table. Elle portait une robe très simple de crêpe marocain noir, agrémentée d’un col de lingerie plissée, blanc. La beauté de la jeune femme était plus éclatante que jamais.

— J’aimerais voir M. Poirot, me dit-elle. Savez-vous s’il est levé ?

— Je vais vous accompagner auprès de lui ; nous le trouverons vraisemblablement au salon.

— Merci.

— J’espère que vous n’avez pas passé une trop mauvaise nuit ?

— La secousse a été terrible, répondit-elle à voix basse, et encore je ne connais guère la malheureuse enfant ! S’il s’était agi de Nick…

— Vous n’aviez jamais vu cette petite auparavant ?

— Si, une fois, à Scarborough, elle accompagnait Nick à la maison un jour à déjeuner.

— Quel horrible coup pour ses parents !

— Oh ! épouvantable !

Mrs Rice proféra cette dernière exclamation d’un ton banal, en égoïste. En dehors de ce qui la touchait directement, rien ne semblait exister pour elle.

Poirot, son petit déjeuner terminé, était en train de parcourir les journaux. À la vue de Frederica, il se leva et vint à sa rencontre pour la saluer avec sa courtoisie coutumière.

— Enchanté de vous revoir, Madame, dit-il en approchant un siège.

Sa visiteuse le remercia d’un faible sourire et s’installa dans une attitude digne, les bras posés sur les accoudoirs du fauteuil et le regard dirigé droit devant elle. Son calme et sa réserve à exposer la raison de sa venue avaient quelque chose d’inquiétant. Après une longue pause, elle se décida enfin à prendre la parole :

— J’ai tout lieu de croire que le triste événement d’hier soir fait partie intégrante de la même affaire, en d’autres termes que la victime visée par l’assassin était Nick. C’est bien là, je suppose, votre avis.

— J’ai le sentiment, Madame, qu’il ne peut subsister aucun doute sur ce point.

Frederica fronça légèrement le sourcil.

— Il semblerait que Nick bénéficie d’une protection surnaturelle, ajouta-t-elle.

— Oui, mais attention ! La chance tourne, observa Poirot.

— Possible ! Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est vain de résister à la fatalité.

Une sorte de lassitude, de dégoût se dégageaient du ton sur lequel elle parlait.

Après quelques secondes de silence, elle reprit :

— Je vous prie de m’excuser, Monsieur Poirot, tant en mon nom personnel qu’en celui de Nick, car jusqu’ici nous n’avions jamais songé que le danger fût sérieux à ce point.

— Vraiment ?

— Je vois maintenant qu’il y aura intérêt à examiner méticuleusement chaque point de détail et j’imagine que même les amis les plus intimes de Nick ne seront pas exempts d’une enquête ou d’un interrogatoire. Aussi ridicule que le fait puisse paraître, il faudra en passer par là. N’ai-je pas raison, Monsieur Poirot ?

— On ne saurait s’exprimer avec plus de bon sens, Madame.

— L’autre jour, vous m’avez posé quelques questions à propos de Tavistock, Monsieur Poirot. Eh bien, puisque tôt ou tard vous serez renseigné, autant vous avouer immédiatement la vérité : je ne me trouvais pas à Tavistock.

— Tiens ! Tiens !

— J’ai parcouru cette région en voiture, au début de la semaine dernière, en compagnie de Mr Lazarus, et comme nous désirions éviter tout bavardage, nous séjournâmes dans un petit bourg nommé Shellacombe.

— C’est-à-dire à moins de dix kilomètres d’ici, si je ne me trompe ?

— Oui… environ.

Toujours la même lassitude prédominait dans ses gestes et sa manière de s’exprimer.

— Me permettez-vous une indiscrétion, Madame ?

— Croyez-vous qu’une telle chose existe de nos jours ?

— C’est peut-être vrai, Madame. Depuis combien de temps datent vos relations avec Mr Lazarus ?

— J’ai fait sa connaissance voilà six mois.

— Et… l’aimez-vous, Madame ?

Frederica haussa les épaules :

— Il est… riche !

— Oh ! que cela sonne mal ! s’indigna Poirot.

Cette remarque parut presque amuser la jeune femme.

— Ne vaut-il pas mieux l’avouer… plutôt que de vous l’envoyer dire à ma place ?

— Euh… c’est un point de vue ; je me plais à répéter, Madame, que vous êtes pleine de bon sens.

— Vous allez avant peu me décerner un diplôme, si vous continuez ainsi, dit Frederica en se levant.

— Ne voyez-vous rien d’autre à me dire, Madame ?

— Ma foi… non… je ne crois pas. Je vais aller voir Nick et lui porter quelques fleurs.

— Voilà un joli geste. Laissez-moi vous remercier de la franchise avec laquelle vous venez de vous confier à moi.

Elle regarda Poirot dans les yeux comme si elle désirait encore lui parler, puis, à la réflexion, elle quitta la pièce en m’adressant un sourire, tandis que je lui ouvrais la porte.

— Elle est intelligente, me dit Poirot, mais Hercule Poirot ne l’est pas moins !

— Expliquez-vous !

— Elle emploie une tactique habile en cherchant à me convaincre de la richesse de Mr Lazarus…

— J’avoue que la conduite de cette femme ne laisse pas de me répugner.

— Essayez, mon cher, de calmer cette fichue « saine réaction » qui se manifeste toujours mal à propos. Il n’est nullement question de tact ou de convenance en ce moment ! Un fait demeure patent : si Mrs Rice possède un ami dévoué, dont la fortune lui permet de combler tous ses désirs, pour quel profit Mrs Rice chercherait-elle à tuer sa plus chère camarade ?

— Oh ! m’écriai-je.

— Eh bien, oui ! Oh !

— Pourquoi ne l’avez-vous pas empêchée de se rendre à la maison de santé ?

— Et pourquoi montrer mes cartes ? Hercule Poirot va-t-il défendre à Miss Nick de voir ses amis ? Curieuse idée ! Les médecins et les infirmières s’en chargeront ! Oh ! ces infirmières, quelles pestes ! Toujours leurs règlements, leurs « ordres formels du médecin ».

— Vous ne craignez pas qu’on la laisse passer et qu’au besoin Miss Nick insiste pour la recevoir ?

— Je vous en prie, tranquillisez-vous, personne ne franchira le seuil de sa chambre, sauf vous et moi. D’ailleurs, le mieux est que nous y allions sans plus tarder.

Brusquement, la porte du salon s’ouvrit et George Challenger entra en coup de vent, sa figure hâlée empreinte de la plus vive indignation.

— Dites-moi, Monsieur Poirot, que signifie tout ceci ? Je viens de téléphoner à la clinique où se trouve Nick et on m’a répondu que les médecins ne permettaient aucune visite. Je veux savoir pourquoi. En d’autres termes, est-ce vous qui avez donné cette consigne ? Ou Nick était-elle vraiment malade de l’émotion subie ?

— Il n’est pas dans mes habitudes, Monsieur, d’imposer des règlements aux maisons de santé. Je ne me permettrais point pareille indiscrétion. Mais pourquoi diable ne vous adressez-vous pas à ce cher docteur euh… Graham ?

— Je suis allé le voir. Il m’a répondu que Nick allait aussi bien que possible… la rengaine habituelle… Attention ! On ne me la fait pas, à moi ! Je connais tous ces trucs-là ! Mon oncle est médecin spécialiste des nerfs dans Harley Street[5]. Je sais comment on évince les parents et amis avec des paroles doucereuses. Je me refuse à croire que Nick soit dans un état tel qu’elle ne puisse recevoir qui que ce soit. Je demeure persuadé que vous avez tramé tout cela, Monsieur Poirot !

Mon ami, toujours indulgent envers les amoureux, lui sourit de la façon la plus aimable.

— Écoutez-moi, Monsieur, lui dit-il, si on permet à un visiteur de voir Miss Nick, comment tenir les autres à l’écart ? Vous saisissez ? Une consigne doit s’appliquer à tous, sinon elle devient inutile. Puisque vous et moi désirons la sécurité de Miss Buckley, respectons la consigne.

— Je vous comprends, reprit Challenger, mais en ce cas…

— Chut ! N’en disons pas davantage et oublions même les paroles que nous venons de prononcer. Une extrême prudence est de rigueur, ne perdons pas cela de vue.

— Je saurai tenir ma langue, répondit tranquillement le marin en se dirigeant vers la porte.

Arrivé sur le seuil, il s’arrêta pour demander :

— Vous ne jetez pas l’embargo sur les fleurs, j’espère ?

Poirot lui répondit d’un large sourire.

Dès que la porte fut refermée sur l’impétueux Challenger, mon ami me dit :

— Tandis que Challenger, Mrs Rice et peut-être Mr Lazarus se rencontreront chez le fleuriste, nous nous ferons conduire à destination.

— Et demanderons la réponse aux trois questions ?

— Précisément… bien que cette réponse, je la connaisse déjà.

— Quoi ?

— Oui, je la connais.

— Quand l’avez-vous trouvée ?

— Ce matin, en prenant mon petit déjeuner, Hastings. À vrai dire, elle a surgi subitement devant moi.

— Peut-on savoir ?

— Pas maintenant. Patience. Vous l’entendrez sortir bientôt des lèvres mêmes de Miss Nick.

Afin de créer une diversion, Poirot me glissa sous les yeux le rapport de l’expert auquel il avait demandé d’examiner le portrait de Nicolas Buckley. Le spécialiste l’estimait à vingt livres sterling au plus.

— Voilà un point acquis, dit Poirot.

— Pas de souris dans le piège, dis-je, citant une métaphore qui eut un certain temps la prédilection de Poirot.

— Tiens ! vous vous en souvenez encore ? Comme vous dites, pas de souris dans le piège. Vingt livres contre cinquante offertes par Lazarus, quelle grossière erreur pour un jeune homme apparemment si futé ! Mais ne gaspillons pas un temps précieux, vaquons à nos affaires.

La maison de santé, perchée au sommet d’une montagne, dominait la baie. Un serviteur en tenue blanche nous fit entrer dans un petit-bureau où une infirmière au regard éveillé nous rejoignit. Un seul coup d’œil sur Poirot suffit à la renseigner. Le docteur Graham lui avait évidemment donné toutes les instructions voulues, y compris le signalement du petit détective, seul visiteur à admettre auprès de la malade.

— Miss Buckley a passé une excellente nuit. Voulez-vous me suivre ?

Nous trouvâmes Nick dans une chambre accueillante et baignée de soleil. Fatiguée et pâle, les yeux encore rouges, on eût dit une enfant lasse dans son étroit lit de fer.

— Que vous êtes aimables d’être venus ! prononça-t-elle d’une voix dolente.

Lui prenant une main dans les deux siennes, mon ami la réconforta :

— Du courage, Mademoiselle. Rappelez-vous que la vie mérite toujours d’être vécue.

Ces paroles la firent sursauter et elle leva les yeux vers Poirot :

— Oh ! s’écria-t-elle.

— Maintenant, Mademoiselle, voulez-vous me raconter ce qui vous tourmente depuis quelque temps ? Préférez-vous, au contraire, que je le devine et vous présente l’expression de ma profonde sympathie ?

Le sang lui monta au visage.

— Ainsi, vous êtes au courant ! Peu importe, maintenant que tout est fini et que je ne le reverrai plus jamais.

Sa voix se brisa.

— Courage ! Mademoiselle !

— Je n’en possède plus la moindre parcelle, je l’ai épuisé jusqu’à la dernière bribe au cours des semaines passées. J’ai espéré, espéré sans trêve ; voilà encore quelques jours, je persistais à espérer contre toute espérance.

Les yeux écarquillés, je l’observais sans comprendre le moindre mot.

— Regardez notre pauvre ami Hastings, prononça Poirot. Ne dirait-on qu’il tombe du ciel ?

Elle dirigea vers moi son triste regard :

— Michel Seton, l’aviateur… dit-elle avec douleur, nous étions fiancés… et il est mort.

CHAPITRE XI

LE MOBILE

Abasourdi, je me tournai vers Poirot.

— Est-ce à cela que vous faisiez allusion ?

— Oui, mon ami. Je l’ai appris ce matin.

— Comment ? Vous l’avez deviné ?

— La première page du journal me renseigna ce matin, au petit déjeuner.

J’évoquai la conversation au cours du dîner d’hier et tout s’éclaircit aussitôt en mon esprit.

— La nouvelle vous est-elle parvenue hier soir ?

— Oui, par T.S.F. ; je me suis retirée sous prétexte de téléphoner, car je voulais être seule… au cas…

À grand-peine elle acheva sa phrase :

— Voilà comment j’ai été mise au courant.

— Je sais, je sais, lui fit mon ami en la réconfortant de son mieux.

— Ce fut un moment horrible. Les invités arrivaient et je me demande comment je suis parvenue à surmonter ce choc sans rien laisser paraître.

— Oui, je vous comprends.

— En allant chercher le manteau de Freddie, je faillis m’évanouir, mais je réussis à me ressaisir. Pendant la minute que dura ce malaise, Maggie ne cessait de m’appeler au sujet de son manteau. De guerre lasse, elle prit mon châle et s’éloigna. Je m’empressai de mettre un peu de rouge et de poudre et suivis mon amie dehors. Quelques secondes après, je trébuchais sur son cadavre…

— Et vous avez dû éprouver une affreuse angoisse…

— Vous ne semblez pas me comprendre. J’étais furieuse ! J’enviais le sort de Maggie, j’aurais voulu disparaître, moi aussi… tous mes rêves s’écroulaient autour de moi. Songez donc : je vivais et Michel était mort… noyé, Dieu sait où, dans l’immense Pacifique !

— Pauvre enfant !

— Je ne veux plus vivre, m’entendez-vous ! Je ne veux plus vivre ! s’écria-t-elle dans un moment de révolte.

— Je compatis à votre douleur, Mademoiselle. Nous avons tous connu ces moments tragiques au cours de notre existence, où la mort nous tenait, mais cela passe, le chagrin perd de son acuité et, avec le temps, la vie reprend le dessus. Mais vous ne croyez pas un vieux radoteur comme moi. Mes paroles doivent vous sembler odieuses…

— Vous imaginez-vous que j’oublierai et qu’un jour, pour me consoler j’épouserai n’importe qui ? Jamais !

Elle était ravissante, assise dans son lit, les deux mains appliquées sur ses joues brûlantes.

Poirot lui répondit d’une voix douce :

— Non, non, je n’imagine pas cela du tout. Je songe que vous serez fière plus tard d’avoir été aimée d’un homme aussi courageux… d’un véritable héros. Comment avez-vous fait la connaissance de Michel Seton ?

— Au Touquet, en septembre dernier, il y a presque un an.

— Quand vous êtes-vous fiancés ?

— Tout de suite après la Noël. Mais ce fut en secret.

— Et pourquoi cela ?

— À cause de l’oncle de Michel, le vieux sir Matthew Seton, que seuls les oiseaux intéressaient, mais qui abhorrait les femmes.

— Quel drôle d’homme ! En voilà une idée.

— Cette espèce de toqué rejetait sur toutes les femmes les malheurs de ce bas monde. Michel dépendait entièrement de lui au point de vue financier. Très fier de son neveu, sir Matthew lui fournit les capitaux nécessaires à la construction de l’Albatros et à ce raid autour du monde. L’entreprise était devenue leur plus cher rêve à tous deux. Eût-il réussi, Michel aurait pu obtenir le consentement de son oncle à notre mariage et, même s’il avait opposé quelque résistance au début, les choses se seraient arrangées. Michel ayant accédé à la gloire mondiale, son oncle aurait fini par céder.

— Oui, oui, je comprends.

— Michel m’ayant dit que toute indiscrétion pourrait être fatale à nos projets, j’en conservai religieusement le secret, même envers Freddie.

Poirot émit un sourd grognement.

— Si seulement vous m’aviez fait confiance, Mademoiselle.

Nick le regarda avec surprise.

— En quoi cela eût-il changé mon destin ? Mon secret ne se rattache en rien aux attaques mystérieuses dont je suis l’objet depuis quelque temps. Non, j’avais promis à Michel et voulais tenir ma promesse jusqu’au bout. Mais cette longue inquiétude me plongeait par instants dans un état de nervosité indescriptible. Chacun m’en faisait la remarque mais j’étais dans l’impossibilité absolue d’expliquer quoi que ce fût.

— Je conçois votre angoisse.

— Une fois, déjà, Michel a été porté disparu, lors de la traversée du désert dans sa randonnée vers les Indes. Je vécus des heures épouvantables, mais heureusement ces tortures prirent bientôt fin. Seul son appareil ayant souffert, mon fiancé put poursuivre son raid, après les réparations nécessaires. J’avoue que cette fois-ci je comptais retrouver les mêmes circonstances. Chacun le disait mort, mais je ne voulais pas perdre courage. Cependant, hier soir, il a bien fallu me rendre à l’évidence…

Sa voix devenait de plus en plus faible.

— Jusqu’à quel moment avez-vous persisté à espérer ?

— Je n’en sais trop rien. Quel martyre de ne pouvoir me confier à personne !

— N’avez-vous jamais été tentée d’en toucher un mot à Mrs Rice ?

— Il m’arriva d’en éprouver l’ardent désir.

— Ne supposez-vous pas qu’elle ait pu… deviner ?

— Je ne le crois pas.

Nick sembla méditer quelques instants, puis continua :

— Mon amie n’y a jamais fait la moindre allusion directe et pourtant il me souvient de certains sous-entendus…

— N’avez-vous pas songé davantage à lui faire part de vos projets lors du décès de l’oncle de Mr Seton, c’est-à-dire il y a environ une semaine ?

— Lorsque j’ai appris sa mort consécutive à une intervention chirurgicale, j’aurais pu mettre tout le monde au courant de mes espérances, mais c’eût été un manque de tact : les journaux ne cessaient de parler de Michel et ma révélation eût été jugée peu modeste. Les journalistes m’eussent assiégée et cette publicité aurait souverainement déplu à Michel.

— Je comprends votre point de vue, Mademoiselle, mais n’auriez-vous pu vous confier à un ami intime ?

— J’en fis une discrète allusion à quelqu’un, dit Nick, cela me paraissait équitable ; mais j’ignore comment il… comment cette personne interpréta ma pensée.

Poirot acquiesça de la tête.

— Êtes-vous en bons termes avec votre cousin, Mr Vyse ? demanda-t-il, changeant brusquement de sujet.

— Charles ? Qui vous fait songer à lui ?

— Euh… une simple idée, voilà tout.

— Charles ne me veut que du bien. Il est, certes, un peu vieux, je vous l’accorde. Sous prétexte qu’il ne bouge jamais d’ici, il trouve extraordinaire que je voyage et désapprouve nettement ma façon de vivre.

— Oh ! Mademoiselle ! Et moi qui me suis laissé dire qu’il éprouve envers vous une adoration sans bornes.

— Le fait de blâmer la conduite de quelqu’un n’implique pas nécessairement qu’on le déteste. Charles critique mon genre de vie, mon goût pour les cocktails, ma manière de me farder, mes amis et mes distractions ne lui plaisent pas ; mais malgré tous mes défauts, il n’a pu échapper au charme qu’on m’attribue, et il espère m’amender à la longue.

Elle s’interrompit et, avec un clignement d’œil à peine perceptible :

— Qui avez-vous donc sondé pour être aussi bien renseigné ?

— Je vais vous l’apprendre, mais ne me trahissez pas : j’ai eu une petite conversation avec Mrs Croft, cette dame australienne à qui nous avons été présentés.

— C’est une charmante femme, mais très exclusive. Elle est terriblement sentimentale : l’amour, le foyer, les enfants, voilà son idéal.

— Passablement arriéré, je cultive, moi aussi, la petite fleur bleue, Mademoiselle.

— Vraiment ? J’aurais plutôt désigné le capitaine Hastings comme le plus sentimental de vous deux.

Cette appréciation me fit rougir d’indignation.

— Regardez-le, il est furieux, dit Poirot, se plaisant à constater mon embarras. Vous venez de porter une opinion parfaitement justifiée.

— Pas le moins du monde ! protestai-je.

— Avec son tempérament généreux, Hastings a été souvent pour moi une entrave.

— Je vous en prie, Poirot, ne soyez pas ridicule.

— D’abord, il se refuse systématiquement à admettre le mal et, lorsque l’évidence lui crève les yeux, sa droiture l’entraîne dans une telle indignation qu’il devient incapable de dissimuler. Quelle nature d’élite ! Non, mon cher, je ne vous permettrai pas de me contredire.

— Vous vous êtes tous deux montrés très bons envers moi, dit Nick avec une amabilité non feinte.

— Ne nous remerciez pas. Nous ne sommes pas au bout de notre tâche, Mademoiselle. Pour commencer, vous ne bougerez pas d’ici et vous suivrez mes instructions à la lettre.

Nick soupira de lassitude.

— J’agirai suivant votre désir. Peu m’importe !

— Je vous prierai de ne voir aucun de vos amis pour le moment.

— Cela m’est égal, je ne souhaite actuellement que la solitude.

— Votre rôle demeurera passif ; à nous le rôle actif. Maintenant, permettez-moi de me retirer : je ne veux pas vous importuner davantage dans votre douleur.

La main posée sur la poignée de la porte, il détourna légèrement la tête et dit, par-dessus son épaule :

— À propos, vous m’avez parlé, d’un testament que vous auriez fait ? Où se trouve-t-il ?

— Oh ! il doit traîner quelque part.

— Chez vous ?

— Oui.

— Dans un coffre ? Sous clef dans un bureau ?

— J’avoue ne pas me souvenir, j’ai si peu d’ordre ! En principe, des documents de ce genre devraient être renfermés dans la table-bureau de la bibliothèque où je range d’ordinaire les factures. Le testament s’y trouve, à moins qu’il ne soit dans ma chambre.

— Me permettez-vous de le chercher ?

— Je n’y vois aucun inconvénient. Fouillez partout où il vous plaira.

— Merci, Mademoiselle, je profiterai volontiers de votre autorisation.

CHAPITRE XII

ELLEN

Poirot ne souffla mot jusqu’à ce que nous fussions dans la rue. Puis il me prit par le bras.

— Voyez-vous, Hastings ? Voyez-vous ? J’avais raison, sacré tonnerre ! Je me doutais qu’il me manquait un des éléments du puzzle. L’essentiel était de le trouver.

— Pensez-vous qu’il ait un rapport direct avec le crime ?

— Ne comprenez-vous pas, Hastings ?

— Ma foi, j’avoue mon incapacité.

— C’est inouï ! Eh bien, il nous fournit ce que nous cherchions depuis si longtemps : le mobile secret.

— Mon intelligence doit être bornée, car je ne saisis encore rien. Songeriez-vous à un crime de la jalousie ?

— Pas le moins du monde. Il s’agit de l’argent. L’argent ! L’inévitable argent, l’éternel mobile !

Je regardai mon ami, un peu étonné. Il poursuivit, d’une voix tout à fait calme :

— Suivez-moi, mon cher : voilà une semaine environ, sir Matthew Seton meurt. C’était un millionnaire, peut-être l’homme le plus riche d’Angleterre.

— Oui, mais…

— Attendez, une chose à la fois. Ce millionnaire a un neveu qu’il adore et à qui, nous pouvons le présumer, il laisse son immense fortune.

— Mais…

— Mais oui… des legs, des dotations pour satisfaire sa manie ? Je vous l’accorde, mais il n’en demeure pas moins que le plus gros de son bien reviendra à Michel Seton. Mardi dernier, le valeureux aviateur est signalé disparu et mercredi Miss Buckley est victime d’attentats. Supposons, Hastings, que Michel Seton ait rédigé un testament avant son départ et qu’il ait fait abandon à sa fiancée de tout son héritage ?

— Ce n’est là qu’une simple supposition…

— D’accord ; mais il doit en être ainsi, sinon les événements subséquents seraient totalement dépourvus de sens. Ne perdons pas de vue qu’il s’agit d’une énorme fortune.

Pendant quelques minutes, j’examinai la situation sous tous ses angles. À mon avis, Poirot se précipitait bien vite vers les conclusions. Cependant, en mon for intérieur, j’étais convaincu qu’il voyait juste, malgré l’absence de preuves, et j’avais confiance en son flair habituel.

— Et si personne n’a été informé de ces fiançailles ? repartis-je.

— Peuh ! Quelqu’un est sûrement au courant. Il y a toujours des gens bien renseignés dans ces cas-là : s’ils ne savent pas, ils devinent. D’après Nick, Mrs Rice éprouvait quelques soupçons, rien ne prouve qu’ils ne se soient transformés en certitude.

— Comment cela ?

— D’abord, il doit exister des lettres de Michel à Nick, puisque les jeunes gens étaient fiancés depuis quelque temps déjà. Or, Freddie n’ignorait pas la négligence de sa meilleure amie et son incorrigible désordre. Étant donné son étourderie, je me demande même si Miss Nick a jamais pris la précaution d’enfermer sous clef certains papiers intimes.

— En sorte que Frederica Rice connaîtrait l’existence du testament de son amie ?

— Très probablement. Vous voyez, le cercle se referme ; la liste que j’avais dressée, et qui s’étendait de A à J, ne comporte plus que deux noms. J’écarte les domestiques, le commandant Challenger, encore qu’il lui ait fallu une heure et demie pour venir de Plymouth (une cinquantaine de kilomètres). Je raye également le nom de Mr Lazarus au long nez, qui offrit cinquante livres pour un tableau estimé vingt. (Chose étrange, lorsqu’on réfléchit, et bien peu caractéristique de sa race !) Les Australiens (si bons et si aimables) une fois supprimés, il ne reste que deux noms.

— L’un est Frederica Rice, dis-je avec lenteur.

En cet instant, je revis en imagination le visage de la jeune femme, ses cheveux d’or et toute la délicatesse de ses traits.

— Oui, elle est tout indiquée. Quelle que soit la forme du testament établi par Nick, il en ressort certainement que Frederica Rice devient sa légataire universelle. Sauf la « Maison du Péril », tous ses biens lui reviennent. Si Miss Nick avait été tuée hier à la place de Miss Maggie, Mrs Rice serait riche à l’heure actuelle.

— J’ai peine à croire cette éventualité.

— Autrement dit, vous vous refusez à admettre qu’une jolie personne puisse commettre un crime ? C’est là un point qui, parfois, fait hésiter certains membres du jury. Néanmoins, il se peut que vous ayez raison, car il reste un autre personnage suspect.

— Qui ?

— Charles Vyse.

— Il n’hériterait que de la maison.

— Oui… mais peut-être l’ignore-t-il. Est-ce lui qui a rédigé le testament de Miss Nick ? Je ne le pense pas, autrement cet acte serait en sa possession et ne « traînerait pas quelque part », selon les propres paroles de la jeune fille. Par conséquent, mon cher Hastings, il est fort probable que Vyse, ne sachant pas que ce testament existe, nourrisse l’espoir d’hériter de la totalité des biens à titre de parent le plus proche.

— Je conviens que cette alternative m’apparaît beaucoup plus vraisemblable.

— Encore votre esprit romanesque, Hastings ! Moi je vois en Vyse l’avocat sans cause et vénal, traître assez courant au théâtre et dans les romans. Si, en sa qualité d’homme de loi, Vyse sait garder son visage impassible, les apparences sont en sa faveur. Mais peut-être sait-il mieux que Mrs Rice où se trouve le revolver et comment s’en servir.

— Et comment précipiter aussi la grosse roche en bas de la falaise !

— Possible. Cependant, comme je vous l’ai dit, le même résultat pouvait être obtenu par la simple force d’un levier ; en outre, le fait que le coupable ait si mal calculé son coup et manqué son but explique qu’il s’agit là d’une main féminine. À première vue, il semble que le truquage de la voiture ait été l’œuvre d’une main masculine, mais convenons que, de nos jours, les femmes connaissent autant la mécanique que les hommes. Enfin, notre hypothèse contre Mr Vyse comporte un ou deux points faibles.

— Lesquels ?

— Il était moins bien placé que Mrs Rice pour recevoir les confidences de Nick concernant ses fiançailles. En outre, sa réaction précipitée me surprend quelque peu.

— Je ne vous suis pas.

— Jusqu’à hier soir, il n’existait aucune certitude sur la mort de Seton. Agir de façon aussi inconsidérée n’est pas, ce me semble, le propre d’un homme de loi.

— Autrement dit, on serait presque tenté de conclure à la culpabilité d’une femme.

— Précisément. « Ce que femme veut, Dieu le veut. » Voilà comment l’affaire se présente.

— La façon dont Nick échappa au sort qui l’attendait tient du miracle.

À cet instant précis, je me remémorai l’intonation avec laquelle Frederica avait prononcé ces paroles : « Il semble que Nick bénéficie d’une protection surnaturelle. »

— Très juste, répondit Poirot. Mon seul regret c’est de n’être pour rien dans cette protection.

— La Providence l’a voulu ainsi, murmurai-je.

— Mon cher ami, je déteste entendre imputer à Dieu les maladresses des humains. Vous vous exprimez sur le même ton que si vous récitiez vos actions de grâces au Seigneur, sans réfléchir que vous accusez ainsi le Très-Haut d’avoir tué Maggie Buckley.

— Poirot !

— Mais oui, mon cher ! Laissez-moi vous dire que je ne compte jamais sur la divine puissance pour arranger les choses ici-bas. Je suis, au contraire, convaincu que Dieu a créé Poirot et l’a mis sur terre avec mission expresse d’intervenir dans les affaires de ses contemporains chaque fois que la nécessité l’y contraindrait.

Nous avions gravi le petit sentier qui escalade la falaise et entrions dans les dépendances de la « Maison du Péril » par la petite porte à laquelle il aboutissait.

— Dieu ! que ce chemin est raide ! Quel bain de vapeur ! Comme je vous le disais, je prends le parti de l’innocent ; je plaide en faveur de Miss Nick parce qu’elle a été attaquée et je venge Miss Maggie parce qu’elle a été tuée.

— Et vous êtes contre Frederica Rice et Charles Vyse ?

— Pas le moins du monde ; je garde un esprit absolument libre. Mes paroles de tout à l’heure n’étaient que supposition et non un jugement. Chut !

Un homme coupait le gazon d’une pelouse à l’aide d’une tondeuse. Il avait un long visage stupide, aux yeux dépourvus de toute expression. Auprès de lui se tenait un petit garçon d’une dizaine d’années, qui ne brillait pas par la beauté, ni par les signes de l’intelligence.

Soudain, je remarquai que nous n’avions pas entendu fonctionner la tondeuse ; j’en déduisis que le jardinier ne se tuait pas au travail. Probablement, au son de nos voix, il s’était mis debout, interrompant ainsi sa petite sieste.

— Bonjour, Monsieur ! lui cria Poirot.

— Bonjour, Monsieur.

— Vous êtes le jardinier, sans doute ? Le mari de la personne qui est occupée à la maison ?

— C’est mon papa, dit le gamin.

— C’est exact, répondit l’homme. N’êtes-vous pas le Monsieur étranger, le détective qui s’occupe de l’affaire ? A-t-on des nouvelles de notre jeune maîtresse ?

— Je viens de la voir à l’instant même, elle a passé une nuit satisfaisante.

— Il est venu des policemen, dit l’enfant. C’est à cet endroit que la dame a été tuée, là, près des marches, où une fois tu as égorgé un cochon, dis, tu t’en souviens, papa ?

— Ah ! répondit le père sans s’émouvoir.

— Papa tuait des cochons lorsqu’il travaillait à la ferme, n’est-ce pas, papa ? Que c’était drôle à voir !

— Les gosses du village raffolent de ce genre de spectacle, prononça l’homme, comme s’il constatait un des faits inéluctables de la nature humaine.

— On a tué la dame d’un coup de revolver, continua l’enfant, on ne l’a pas égorgée, elle !

Nous poursuivîmes notre chemin vers la maison. Je ne fus point fâché d’être débarrassé de ce sinistre gamin.

Poirot entra dans le salon dont les fenêtres étaient ouvertes et sonna. Ellen, proprement vêtue, fit aussitôt son apparition, sans paraître surprise de notre visite.

Mon ami lui expliqua que Miss Buckley nous avait autorisés à faire des recherches chez elle.

— Très bien, Monsieur.

— Les policiers ont-ils terminé leur mission ?

— Ils ont vu tout ce qu’ils désiraient voir, m’ont-ils dit. Ils ont fouillé tous les coins du jardin ce matin de très bonne heure, mais j’ignore s’ils ont découvert quelque chose.

Ellen se disposait à s’éloigner, lorsque Poirot lui posa une question :

— Avez-vous été très surprise d’apprendre, hier soir, le meurtre de Maggie ?

— Oui, Monsieur, très surprise. C’était une si gentille personne, Monsieur. Je ne comprends pas qu’il puisse exister des gens aussi mauvais pour commettre pareil assassinat.

— Eussiez-vous été surprise à ce point s’il se fût agi de quelqu’un d’autre ? lui demandai-je.

— Je ne vous comprends pas, Monsieur.

— Hier soir, aussitôt que j’entrai dans le vestibule, vous vous êtes inquiétée de savoir s’il y avait quelqu’un de blessé. Vous attendiez-vous donc à un événement de ce genre ?

Elle se tut, et, de ses doigts, tortilla distraitement un coin de son tablier. Enfin, elle secoua la tête :

— Vous ne sauriez comprendre, Messieurs.

— Détrompez-vous, répondit Poirot. Aussi invraisemblable que puisse être votre déclaration, je suis de force à la comprendre.

Elle le regarda d’un air méfiant, puis, tout à coup, se décida à s’ouvrir à lui.

— Voyez-vous, Monsieur, cette maison ne vaut rien pour moi.

Cette remarque m’étonna quelque peu, mais Poirot sembla la trouver toute naturelle.

— Vous voulez dire que c’est une vieille maison ?

— Oui, Monsieur, et malsaine !

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Six ans, Monsieur. Mais je travaillais comme aide de cuisine du temps du vieux sir Nicolas. D’ailleurs, rien n’a changé depuis.

Poirot l’observa avec attention.

— Dans cette vieille demeure, il flotte une certaine atmosphère de mal.

— C’est cela même, Monsieur, dit Ellen avec empressement. Du mal, de vilaines pensées et de vilains actes. C’est comme lorsqu’une maison sent le renfermé, impossible d’en chasser l’odeur. Eh bien, j’avais le sentiment qu’un jour il se produirait un malheur ici. Cela se devine à l’avance, c’est dans l’air !

— Vous ne vous étiez pas trompée.

— Non, dit-elle avec une pointe de satisfaction dans la voix.

— Mais vous ne vous doutiez pas que Miss Maggie serait la victime.

— Oh ! non ! pour sûr, Monsieur. Personne ne la haïssait, j’en suis persuadée.

Croyant déceler un indice dans cette phrase, je m’attendais à ce que Poirot en suivît le fil conducteur. À ma grande surprise il n’en fit rien et aborda un sujet tout différent.

— Avez-vous entendu tirer les coups de revolver ?

— Je n’aurais pu les distinguer du crépitement des fusées.

— Vous n’étiez pas sortie pour admirer le spectacle ?

— Non, je n’avais pas terminé mon travail.

— Le garçon vous aidait-il ?

— Non, il était allé dans le jardin pour jeter un coup d’œil au feu d’artifice.

— Et vous ne l’aviez pas imité ?

— Non, Monsieur.

— Et pourquoi ?

— Je voulais finir l’ouvrage.

— Le feu d’artifice ne vous intéressait donc pas ?

— Oh ! si, mais le lendemain on devait en donner un second et comme Williams et moi étions libres toute la soirée, nous avions décidé de descendre en ville pour le voir.

— Je comprends. Avez-vous entendu Miss Maggie réclamer son manteau et dire qu’elle ne le trouvait pas ?

— J’ai entendu Miss Nick monter en courant et Miss Buckley lui parler dans le hall, puis elle ajouta « Tant pis !… Je prendrai le châle… »

— Pardon, interrompit Poirot, n’avez-vous pas essayé de chercher ce manteau… ou de le lui rapporter de la voiture où il était resté ?

— J’étais trop occupée à mon travail, Monsieur.

— Certainement, et il est fort probable qu’aucune des deux jeunes filles ne songea à réclamer vos services ; supposant que vous étiez dehors à regarder le feu d’artifice ?

— Sans aucun doute, Monsieur.

— D’autant plus que les années précédentes vous alliez le voir en ville ?

Les joues pâles s’empourprèrent.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Monsieur. On nous autorise toujours à sortir dans le jardin. Si cette année je me suis abstenue, c’est parce que je désirais activer mon travail pour aller me coucher, mais cela ne regarde que moi, il me semble.

— Assurément, je ne veux nullement m’immiscer dans votre vie privée. Pourquoi, après tout, n’auriez-vous pas agi à votre guise ? Il est parfois très agréable de changer ses habitudes.

Après un court silence, il ajouta :

— Il reste un autre point au sujet duquel vous pourriez peut-être me renseigner : savez-vous s’il existe dans cette vieille maison certaines chambres secrètes ?

— Ma foi, dans cette pièce-ci, il y a un panneau coulissant. On me l’a montré jadis mais je ne me souviens plus de son emplacement. Peut-être même était-ce dans le bureau-bibliothèque, je ne saurais dire exactement.

— Était-il assez grand pour dissimuler quelqu’un ?

— Oh ! certainement pas, Monsieur. C’était une sorte de niche d’environ trente centimètres carrés, pas davantage.

— Ce n’est pas ce que je veux dire.

Ellen rougit de nouveau.

— Si vous supposiez que je me cachais, vous faites erreur. J’ai entendu nettement Miss Nick descendre, courir, puis… crier. À ce moment, je vins dans le hall pour voir ce qui se passait. Ce que je vous dis là est aussi vrai que l’Évangile. Croyez-moi, Monsieur.

CHAPITRE XIII

DES LETTRES

S’étant adroitement débarrassé d’Ellen, Poirot tourna vers moi un visage soucieux.

— Je me demande si elle a perçu les coups de feu. Selon moi, elle a dû ouvrir la porte de la cuisine au bruit des détonations, puis elle entendit Nick descendre et sortir à son tour, elle gagna le hall pour satisfaire sa curiosité. Tout cela me semble assez naturel. Pourquoi Ellen n’est-elle pas allée voir le feu d’artifice ? Voilà ce que je souhaiterais savoir, Hastings.

— Qui vous a fait lui demander s’il existait des pièces secrètes ?

— Une simple fantaisie qui m’a traversé l’esprit. Après tout, nous aurions pu ne pas nous servir de « J ».

— « J » ?

— Oui, le dernier personnage de ma liste. L’outsider problématique. Supposez un instant que, pour une cause quelconque concernant Ellen, « J » soit venu à la maison hier soir (je présume qu’il s’agit d’un homme) et se dissimule dans une alcôve secrète de cette pièce. Une jeune fille passe, qu’il prend pour Nick. Il la suit dans le jardin… et la tue. Non, c’est idiot ! En tout cas, nous savons qu’il n’existe pas de cachette. La décision d’Ellen de demeurer dans sa cuisine fut un pur hasard. Allons, inquiétons-nous maintenant de rechercher le testament de Miss Nick.

Aucun document dans le salon. Nous gagnâmes la bibliothèque, une pièce plutôt sombre donnant sur la promenade et dans laquelle nous remarquâmes une grande table-bureau, de style ancien, en noyer. Il nous fallut un certain temps pour en examiner le contenu, d’un désordre indescriptible : factures, reçus, lettres d’invitations, lettres sollicitant le règlement d’acomptes, lettres d’amis, tout y était pêle-mêle.

— Rangeons ces papiers, voulez-vous ? dit Poirot d’un ton grave. Procédons avec ordre et méthode.

Après une demi-heure de travail, il se rassit, l’air satisfait : tous les documents étaient soigneusement triés, étiquetés et classés.

— À quelque chose, malheur est bon. Ce rangement nous a permis d’étudier chaque document, l’un après l’autre : rien ne nous aura échappé.

— En effet. Toutefois, jusqu’ici, nos trouvailles ne sont pas fameuses…

— Sauf, peut-être, celle-ci, dit-il en me lançant une lettre par-dessus la table ; l’écriture, grande et couchée, en était pour ainsi dire indéchiffrable :

Chérie,

La soirée fut véritablement splendide. Je me sens très lasse aujourd’hui. Vous avez bien fait de ne pas toucher à ce produit ; surtout gardez-vous bien de vous laisser tenter un jour, chérie. Il est trop pénible de s’en déshabituer, ensuite. J’écris à cette jeune amie de m’en procurer une nouvelle provision. Quel enfer que la vie ! Bien à vous.

FREDDIE.

— Cette lettre est datée de février dernier, observa Poirot. Freddie prend donc des stupéfiants. Je m’en étais douté dès notre première rencontre.

— Vraiment ? Moi, je ne m’en étais pas aperçu.

— C’est pourtant bien visible. Il suffit de regarder ses yeux. Ses sautes d’humeur n’ont pas d’autres causes ; tantôt elle témoigne d’une nervosité extrême, tantôt d’une inertie complète.

— Les stupéfiants atrophient les facultés morales, n’est-ce pas ?

— Inévitablement, mais je ne crois pas que Mrs Rice s’adonne à la drogue de façon régulière. Elle en est au premier stade… heureusement.

— Et Nick ?

— Elle ne révèle aucun symptôme. Il se peut qu’elle ait assisté à quelques réunions, mais seulement à titre de curiosité.

— Je l’en félicite.

Je me rappelai que Nick nous avait dit, en parlant de Frederica, que son amie n’était pas toujours elle-même.

— C’est à cela qu’elle devait faire allusion, déclara Poirot en tapotant des doigts la lettre qu’il tenait encore sous sa main. Pour reprendre vos propres paroles, Hastings, nous allons rentrer presque bredouilles. Si nous montions maintenant voir la chambre de Miss Nick ?

Cette pièce était garnie d’un bureau, mais il ne contenait pour ainsi dire rien. Pas la moindre trace du testament.

Exaspéré, Poirot maugréa :

— Les jeunes filles d’aujourd’hui ne sont pas élevées convenablement : elles ignorent tout de l’ordre et de la méthode. Miss Nick ne manque pas de charme, mais c’est une vraie tête de linotte !

Après quoi, il entreprit de fouiller une commode.

— Aucun doute, Poirot, lui dis-je avec quelque embarras, il ne s’agit là que du linge de dessous.

Il s’arrêta, surpris.

— Et après, pourquoi ne pas l’examiner ?

— Ne pensez-vous pas… je veux dire… nous ne pouvons…

Mon ami éclata d’un gros rire.

— Vraiment, mon cher Hastings, vous appartenez à l’époque de la reine Victoria, comme dirait Miss Nick si elle se trouvait ici. Les jeunes filles modernes ne rougissent plus de montrer leurs dessous. Voyez-les un peu sur les plages se dévêtir sans vergogne à quelques pas de vous !

— Néanmoins, je ne vois pas la nécessité…

— Écoutez, mon cher. Miss Nick ne met pas ses trésors sous clef. D’ailleurs, où pourrait-elle bien ranger des objets qu’elle ne voudrait pas exposer à la vue ? Peut-être parmi ses bas et sa lingerie ? Tenez ! Qu’est-ce que cela ?

Poirot brandissait un paquet de lettres attachées à l’aide d’un ruban rose fané.

— Ce sont, si je ne me trompe les billets doux de Mr Michel Seton.

D’un geste lent, il dénoua le ruban et se mit à ouvrir les lettres.

— Poirot ! m’écriai-je scandalisé. Cette indiscrétion est indigne de vous. Ce n’est pas de jeu.

— Je ne suis pas en train de jouer, mon cher Hastings. (Sa voix était brusquement redevenue sévère.) Je m’efforce de pister un meurtrier.

— Entendu, mais des lettres personnelles…

— … peuvent ne rien m’apprendre, mais l’inverse peut se produire. Je ne veux négliger aucune chance. D’ailleurs, vous allez m’aider : mieux valent deux paires d’yeux qu’une seule ; si vous en éprouvez le besoin, consolez-vous à la pensée que l’intègre Ellen a lu ces lettres avant vous et doit maintenant les connaître par cœur !

Ce procédé me déplaisait souverainement. Mais je finis par comprendre que Poirot ne devait point pécher par excès de scrupule : Miss Nick ne nous avait-elle pas donné pleins pouvoirs d’examiner chez elle ce qu’il nous plairait ?

Cette pensée dissipa mes remords de conscience.

La correspondance remontait à l’hiver dernier.

1er janvier, – Chérie. Le nouvel an vient de commencer et je prends de bonnes résolutions. Quel immense bonheur pour moi de savoir que vous m’aimez ! Cela me semble trop beau pour être vrai. Vous avez complètement transformé ma vie. Je crois que nos cœurs se sont conquis, dès notre première rencontre. Je vous envoie mes meilleurs souhaits, amie jolie.

À vous pour toujours, Michel.

8 février. – Mon adorée, que ne puis-je vous voir plus souvent ! J’en veux au destin qu’il en soit autrement. Je hais toutes ces cachotteries dont je vous ai expliqué les raisons. Je sais combien vous méprisez le mensonge et la dissimulation, mais agir différemment risquerait de tout compromettre. Mon oncle Matthew professe une véritable phobie pour les mariages contractés entre de trop jeunes gens : il prétend que c’est la carrière de l’homme qui en souffre. Comme si vous pouviez porter atteinte à mon avenir !

Courage, chérie. Tout finira selon nos vœux.

Votre Michel.

2 mars. – Je ne devrais pas vous écrire deux jours de suite, je le sais, mais comment résister à ce désir ? Dès mon réveil, hier, j’ai pensé à vous. J’ai survolé Scarborough, ville adorable, trois fois bénie. Vous ne sauriez croire, chérie, à quel point je vous aime.

Votre Michel.

18 avril. – Ma décision est définitivement prise. Si je réussis (et je réussirai), j’adopterai une attitude énergique envers mon oncle Matthew, que cela lui plaise ou non… Que vous êtes charmante de vous intéresser à mes interminables descriptions techniques de l’Albatros ! Comme il me tarde de vous emmener à bord, quelque prochain jour ! Je vous en supplie, ne vous inquiétez pas de moi. Ce raid n’offre pas la moitié du danger qu’on redoute. Vous imaginez-vous que j’irais me faire tuer aussi bêtement, maintenant que je connais la douceur d’être aimé de vous ? Tout se passera bien, chérie.

Ayez confiance en votre Michel.

20 avril. – À vous, cher ange. Chaque mot de votre lettre semble sortir de votre cœur. Je la conserverai précieusement. Je me sens indigne de vous. Vous êtes si différente des autres femmes ! Je vous adore.

Votre Michel.

La dernière ne portait pas de date.

Chérie. – Le départ est fixé à demain ! Je me sens extraordinairement enthousiaste et sûr du succès. Le vieil Albatros est au point et ne m’abandonnera pas.

Du courage, chérie, et ne vous tourmentez pas. Certes, il y a des risques, mais la vie n’est-elle pas composée que de risques ? À propos, un ami m’a conseillé de faire un testament (un type plein de tact… mais je reconnais que l’intention était bonne). Je l’ai rédigé sur une demi-feuille de papier à lettre que j’ai adressée à ce cher vieux Whitfield n’ayant pas le temps d’aller moi-même le voir. On m’a cité l’exemple d’un homme qui résuma ses dernières volontés en trois mots : « Tout pour maman », et l’acte fut reconnu valable. Voilà, à peu de chose près, comment j’ai établi le mien. Je me suis souvenu – quelle mémoire ! – que votre vrai nom était Magdala et j’ai pu obtenir le témoignage de deux camarades.

Surtout ne prenez pas trop au sérieux cette histoire de testament. Tout ira selon nos désirs. Je vous enverrai des télégrammes des Indes, d’Australie, etc. Ne vous tracassez pas : tout marchera à souhait. Bonne nuit et que Dieu vous bénisse !

Michel.

Poirot reficela le paquet de lettres.

— Voyez-vous, Hastings ? Il me fallait les lire pour me faire une opinion… et dissiper mes doutes.

— Peut-être auriez-vous pu procéder d’une autre manière, ne croyez-vous pas ?

— Non, mon cher, nous devions fatalement en passer par là. Mais nous possédons maintenant un précieux témoignage.

— Lequel ?

— Michel a laissé un testament olographe en faveur de Miss Nick. Quiconque a lu cette correspondance en sait autant que nous. Grâce au désordre qui règne dans cette maison, n’importe qui peut prendre connaissance de ces lettres.

— Ellen ?

— Sans aucun doute. Si vous voulez, nous allons nous livrer à une expérience avant notre départ de cette maison.

— Nous n’avons vu aucune trace du testament de Nick Buckley.

— Non, c’est curieux, mais, selon toute probabilité, elle a dû le jeter au-dessus d’une bibliothèque ou à l’intérieur d’un vase de porcelaine. Nous essaierons de rafraîchir la mémoire de Miss Nick sur ce point. Pour le moment, il ne nous reste plus rien à faire ici.

Ellen époussetait le hall lorsque nous descendîmes. Poirot lui souhaita aimablement le bonjour en passant. Arrivé à la porte d’entrée, il s’arrêta pour lui demander :

— Saviez-vous que Miss Buckley était fiancée à l’aviateur Michel Seton ?

Elle le regarda fixement, puis :

— Quoi ? Cet aviateur dont les journaux parlent tant ?

— Oui.

— Pas possible ! Il était fiancé à Miss Nick ? Ah ! par exemple ! C’est bien la première nouvelle !

— Au moins, sa surprise n’était pas simulée, dis-je une fois dans la rue.

— En effet, les sentiments de cette femme semblent sincères…

— Peut-être le sont-ils en réalité.

— Et ce paquet de lettres caché depuis des mois sous la lingerie ? Qu’en faites-vous ?

« Tout cela est très bien, me dis-je en moi-même, mais ne sommes-nous pas tous des Hercule Poirot et ne fourrons-nous pas toujours le nez dans ce qui ne nous regarde pas ? »

Je me gardai bien de formuler cette opinion à haute voix.

— Cette Ellen est une énigme, reprit Poirot. Il y a là quelque chose que je ne comprends pas et qui ne laisse pas de me déplaire.

CHAPITRE XIV

LA MYSTÉRIEUSE DISPARITION DU TESTAMENT

Nous retournâmes à la clinique, où Nick fut surprise de nous revoir.

— Oui, Mademoiselle, dit Poirot en réponse au regard interrogateur de la jeune fille, je surgis à la manière du diable dans sa boîte ! D’abord, je vous apprendrai que j’ai mis le nez dans vos affaires, qui sont maintenant en ordre.

— Le besoin s’en faisait sentir depuis longtemps, dit Nick, incapable de réprimer un sourire. Vous êtes donc maniaque à ce point, Monsieur Poirot ?

— Demandez-le plutôt à mon ami Hastings.

La jeune fille tourna vers moi un regard interrogateur.

Je lui citai quelques particularités de Poirot, son désir de ne voir sur la table que des rôties faites de mie de pain carré ou des œufs de même grosseur ; ou encore son aversion pour le golf, qu’il qualifie de jeu de pur hasard dont les petits monticules de terre sur lesquels on place les balles constituent la seule originalité. Pour terminer, je mentionnai la fameuse affaire que Poirot parvint à résoudre grâce à sa manie de toujours aligner les bibelots sur la cheminée.

Poirot écoutait en souriant.

— Mon ami exagère un peu, dit-il lorsque j’eus terminé, mais dans l’ensemble il a raison. Figurez-vous, Mademoiselle, que je m’efforce sans cesse de persuader Hastings de se faire la raie au milieu de la tête et non sur le côté, tellement sa façon de se coiffer lui donne un air rustre et asymétrique !

— J’attends vos reproches, lui répondit Nick, car moi aussi je sépare mes cheveux sur le côté ! En revanche, la coiffure de Freddie doit vous plaire davantage !

— Je ne m’étonne plus qu’il admire tant votre amie, dis-je avec malice. J’en sais maintenant la raison.

— Trêve de plaisanterie, interrompit Poirot, arrivons aux choses sérieuses. Où diable se trouve votre testament ? Malgré mes efforts, j’ai été incapable de mettre la main dessus.

— Oh ! s’écria-t-elle en fronçant les sourcils, est-ce donc si important ? Après tout, je ne suis pas encore morte et il me semble que ces documents ne prennent de la valeur qu’au décès de leur auteur, n’est-ce pas ?

— C’est exact. Néanmoins, votre testament m’intéresse : il m’inspire certaines petites idées que je voudrais mettre à profit. Réfléchissez bien, Mademoiselle, efforcez-vous de vous rappeler où vous l’avez mis, où vous l’avez vu pour la dernière fois.

— Je ne crois pas l’avoir rangé en un endroit particulier, répondit. Nick. Je n’assigne jamais aux choses une place déterminée. J’ai dû le jeter dans un tiroir.

— Vous ne l’avez pas fourré, par hasard, dans le panneau secret du salon ou de la bibliothèque ?

— Quel panneau secret ?

— Votre gouvernante, Ellen, prétend qu’il en existe un dans une de ces pièces.

— C’est tout simplement ridicule. En voilà une plaisanterie ! Ellen vous a dit cela ?

— Oui. J’ai compris qu’elle servait depuis très longtemps à la « Maison du Péril » et qu’un jour la cuisinière lui avait montré le fameux panneau.

— C’est bien la première fois que j’en entends parler. Peut-être grand-père en connaissait-il l’existence ; en ce cas, il me l’aurait sûrement indiqué. Ne croyez-vous pas qu’Ellen lâche bride à son imagination ?

— Ce n’est pas mon avis ! Il doit y avoir du vrai là-dessous, encore que cette femme ne m’inspire pas une entière confiance.

— Je n’irai pas jusque-là dans mon jugement, Williams est un peu simple, le gamin une vraie petite brute, mais tout en Ellen respire l’honnêteté.

— L’avez-vous autorisée, hier soir, à aller voir le feu d’artifice ?

— Naturellement, comme toujours en pareil cas, pourvu que le travail n’en souffre point.

— Cependant elle n’est point sortie.

— Mais si !

— Comment le savez-vous, Mademoiselle ?

— En réalité… je ne sais rien. Quand je lui ai donné cette permission, Ellen m’a remerciée : tout me porte donc à croire qu’elle voulait profiter de sa soirée.

— Pas le moins du monde, elle est demeurée à la maison.

— C’est bizarre !

— Vous trouvez ?

— Oui, car c’est certainement la première fois qu’elle manque le feu d’artifice. Vous a-t-elle dit pourquoi ?

— Ellen ne m’en a pas donné la véritable raison… j’en suis sûr.

— Attachez-vous un grand poids à cette réticence ?

Poirot leva, puis laissa retomber ses bras.

— Voilà précisément ce que je ne saurais affirmer, Mademoiselle… Pour le moment, je me contente de m’étonner.

— Cette histoire de panneau n’est pas moins curieuse, ajouta Nick. Vous a-t-elle montré l’endroit où il se trouvait ?

— Elle a prétendu ne pas s’en souvenir.

— Sornettes que tout cela !

— Tout porte à le croire.

— La pauvre fille doit sûrement perdre la tête.

— Ce n’est pas tout. Elle nous a avoué également que la « Maison du Péril » n’était pas un lieu sûr à habiter.

Nick eut un léger frisson.

— Je ne lui donnerai pas tort sur ce point, car il m’est arrivé d’éprouver moi-même ce sentiment… Une drôle d’atmosphère flotte dans cette vieille demeure…

Ses yeux, grands ouverts, s’assombrirent, comme frappés par le destin. Aussi Poirot s’empressa-t-il d’orienter la conversation sur d’autres terrains.

— Nous nous sommes écartés de notre sujet, Mademoiselle, c’est-à-dire de votre testament. Le dernier testament de Magdala Buckley.

— Je me souviens d’avoir écrit cette phrase : « Ceci est mon testament », et j’ajoutai : « Qu’on paie toutes mes dettes et frais de succession. » Je m’étais inspirée de ce que j’avais lu dans un livre.

— Vous n’avez donc pas utilisé un formulaire spécial ?

— Je n’en avais pas le temps. J’ai rédigé mes dernières volontés au moment d’entrer à la maison de santé. En outre, Mr Croft m’a avertie que les formulaires testamentaires comportaient des clauses dangereuses ; selon lui, il était préférable de faire un simple libellé sans tomber dans un texte par trop légal.

— Mr Croft ? Était-il donc présent ?

— Oui. C’est lui-même qui m’a demandé si j’avais songé à faire un testament. Jamais l’idée ne m’en serait venue. Il m’a dit : « Supposez que vous veniez à mourir in… in… »

— Intestat, précisai-je.

— C’est cela même. Si je décédais intestat, m’expliqua-t-il, presque tous mes biens reviendraient à l’état.

— Quel homme précieux, cet excellent Mr Croft !

— N’est-ce pas ? Il a pris Ellen et son mari comme témoins. Mais que je suis donc sotte !

Nous la regardâmes, surpris.

— Bien sûr. Je ne me pardonnerai jamais de vous avoir laissé chercher ce testament à la « Maison du Péril », alors qu’il se trouve entre les mains de Charles, mon cousin. Charles Vyse.

— Ah ! tout s’explique.

— Un homme de loi, avait ajouté Mr Croft, est tout désigné pour la garde d’un document de cette nature.

— Comme ce bon Mr Croft est respectueux des usages !

— Les hommes sont parfois utiles, dit Nick. Mr Croft me conseilla de confier cet acte à un homme d’affaires ou à la banque. Mon choix s’était arrêté sur Charles. Nous avons mis le testament sous enveloppe et l’avons adressé séance tenante à Mr Vyse.

Elle s’adossa à son oreiller et poussa un soupir.

— Je regrette cette étourderie, mais à présent tout est pour le mieux. Si vous tenez absolument à voir ce papier, Charles se fera certainement un plaisir de vous le montrer.

— Pas sans votre autorisation, précisa Poirot en souriant.

— Vous plaisantez !

— Non pas, Mademoiselle. Je suis simplement prudent.

— Cela n’en est pas moins ridicule.

Elle saisit une feuille de papier d’un petit bloc auprès du lit.

— Que dois-je dire ? « J’autorise le chat à voir la souris » ? fit-elle en riant.

Revenu d’une certaine surprise, Poirot dicta à Nick quelques phrases qu’elle transcrivit docilement.

— Merci, Mademoiselle, dit mon ami en prenant le billet.

— Je suis désolée de vous avoir causé tant de dérangement, mais j’avais totalement oublié. Vous savez comme on perd quelquefois vite la mémoire.

— Avec un peu d’ordre et de méthode, pareilles erreurs ne se produisent pas.

— Il faudra que je prenne des cours sur ces matières, répondit Nick. Vous me faites par trop sentir mon infériorité.

— Vous prenez tout au tragique, Mademoiselle. Allons, au revoir. Tiens ! comme vous avez de jolies fleurs, ajouta-t-il en promenant son regard dans la pièce.

— N’est-ce pas qu’elles sont jolies ! Les œillets sont de Freddie, les roses de George, les lis de Lazarus. Regardez donc ceci…

Elle souleva l’emballage d’un énorme panier plein de magnifiques grappes de raisin de serre.

Changeant d’expression, Poirot s’avança d’un air décidé :

— Vous n’en avez pas mangé, au moins ?

— Non, pas encore.

— Eh bien, n’y touchez pas. Ne mangez rien de ce qui vient du dehors. Rien, vous m’entendez bien ?

— Oh !

Elle le regarda en blêmissant.

— Je comprends, vous imaginez… que ce n’est pas encore fini, qu’ils vont encore essayer ? dit-elle à voix basse.

Il prit la main de la jeune fille dans la sienne.

— Ne vous tourmentez pas. Ici, vous ne risquez rien, mais n’oubliez point ma recommandation de tout à l’heure.

En quittant la pièce, je remarquai la pâleur du joli visage enfoncé dans l’oreiller.

Poirot consulta sa montre.

— Bon ! Il nous reste juste le temps de rejoindre Mr Vyse à son étude avant qu’il aille déjeuner.

Dès notre arrivée, nous fûmes introduits auprès de lui. Le jeune avocat se leva pour nous saluer. Il était aussi formaliste et austère que de coutume.

— Bonjour, Monsieur Poirot, que puis-je faire pour vous être agréable ?

Sans autre préambule, mon ami présenta la lettre que lui avait remise Nick. Vyse la parcourut, puis leva les yeux sur nous d’un air intrigué.

— Je vous demande pardon, mais j’avoue ne pas comprendre. Par cette lettre, Miss Nick me prie de vous remettre un testament qu’elle m’aurait confié en février dernier.

— C’est bien cela.

— Mais, mon cher Monsieur, aucun acte de ce genre ne m’a été remis en garde.

— Hein ? Que dites-vous là ?

— Autant que je sache, ma cousine n’a jamais fait de testament. En tout cas, elle ne m’a jamais chargé de ce soin pour elle.

— Je crois savoir qu’elle l’a écrit de sa propre main sur une simple feuille de papier et vous l’a adressé par la poste.

L’avocat hocha négativement la tête.

— Tout ce que je puis vous affirmer, c’est qu’il ne m’est jamais parvenu.

— Non, vraiment, Mr Vyse…

— Jamais je n’ai reçu un tel papier, Monsieur Poirot.

Après un instant de silence, Poirot se leva.

— En ce cas, Mr Vyse, je ne vois aucune raison de prolonger notre entretien, il doit y avoir une erreur.

— Cela ne fait aucun doute.

Et il se leva également.

— Au revoir, Mr Vyse.

— Au revoir, Monsieur Poirot.

— Un point c’est tout, remarquai-je lorsque nous fûmes dehors.

— Hélas ! oui.

— Croyez-vous que cet homme mente ?

— Impossible de le dire, tant son visage est impassible. Un fait reste certain : il ne se départira pas de l’attitude qu’il vient d’adopter. « Il n’a jamais reçu le testament. » Il n’en démordra pas.

— Mais Nick doit détenir un récépissé de la poste ?

— Peuh ! Cette petite ne s’est même pas donné la peine d’y songer. Elle a envoyé la lettre, puis il ne fut plus question de rien. Voilà tout ! En outre, ajoutez que ce même jour elle entra à la clinique pour se faire opérer de l’appendicite et eut à se débattre avec d’autres soucis.

— Eh bien, qu’allons-nous faire ?

— Tout simplement demander à Mr Croft s’il se souvient de cette affaire, car il est évident qu’il s’y est passablement intéressé.

— Sans en tirer le moindre profit, ajoutai-je.

— Non, pour le moment, je ne le pense pas, il doit plutôt jouer le rôle d’un homme zélé, toujours prêt à régler les intérêts du voisin.

J’eus l’impression qu’un tel rôle devait assez bien convenir à Mr Croft : il représentait le type omniscient qui, souvent, complique à plaisir les choses de ce bas monde.

Nous le prîmes dans la cuisine, les manches relevées, penché sur une casserole. Un fumet savoureux se répandait dans toute la pièce.

Il interrompit aussitôt ses occupations culinaires, impatient de s’entretenir avec nous de l’assassinat.

— Une seconde, Messieurs, dit-il, montez donc. C’est maman qui va être heureuse de vous revoir. Elle ne nous pardonnerait pas de bavarder en bas et de la tenir à l’écart dans sa chambre. Ohé ! Milly ! Je t’envoie deux amis.

Mrs Croft nous accueillit chaleureusement et s’inquiéta de connaître des nouvelles de Nick. Elle me parut beaucoup plus sympathique que son mari.

— Pauvre petite ! s’écria-t-elle. Vous dites qu’elle est à la maison de santé ? Elle souffre d’un ébranlement nerveux ? Cela ne m’étonne pas. Quelle terrible affaire, Monsieur Poirot. A-t-on idée ! Tuer une jeune fille si innocente. On a peine à y croire. Et dire que le crime a eu lieu dans un pays civilisé, en Angleterre. Je n’ai pu en fermer l’œil de la nuit.

— J’en suis devenu inquiet pour toi, ma pauvre vieille, et je n’ose plus te laisser seule, lui dit son mari qui était venu nous rejoindre après avoir endossé son veston. Si tu savais comme je regrette de t’avoir quittée hier au soir, j’en frissonne de peur.

— Je ne veux plus demeurer seule ici, surtout après la tombée de la nuit, entends-tu ? dit Mrs Croft, Oh ! comme il me plairait de fuir cette partie du monde ! Jamais plus je ne me sentirai en sûreté dans ce pays. Sans aucun doute, cette pauvre Nick Buckley ne supportera pas davantage l’idée d’habiter longtemps cette maison.

Nous éprouvâmes certaines difficultés à aborder le sujet de notre visite. Assoiffés de nouvelles, nos hôtes nous assaillaient de questions. Les parents de la malheureuse victime allaient-ils venir ? Quand auraient lieu les obsèques ? Procéderait-on à une enquête ? Qu’en pensait la police ? Tenait-on une piste ? Était-ce vrai qu’un homme avait été arrêté à Plymouth ?

Lorsque nous eûmes satisfait à leur curiosité, les deux vieux insistèrent pour nous retenir à table. Prétextant d’un déjeuner avec le chef de police, Poirot nous rendit heureusement notre liberté.

Une minute de répit permit à mon ami de poser la question qui lui tenait tant à cœur.

— Certainement, répondit Mr Croft, en faisant manœuvrer le store du haut en bas à deux reprises. Je me souviens. Cela se passait au début de notre arrivée ici, elle souffrait d’une crise d’appendicite, du moins selon le médecin…

— Ou d’une autre maladie, interrompit Mrs Croft. Ces médecins sont toujours prêts à vous charcuter sous n’importe quel prétexte !

— En manière de plaisanterie, je lui demandai si elle avait fait un testament.

— Ah !

— Et elle le rédigea séance tenante. Elle voulait se procurer un de ces formulaires qu’on vend dans les bureaux de poste, mais je l’en dissuadai ; il paraît que cela attire parfois de sérieux ennuis. Son cousin étant avocat, je fis remarquer à Miss Nick qu’il établirait un autre testament par la suite s’il le jugeait nécessaire, car j’étais persuadé qu’elle se remettrait. Pour le moment, il ne s’agissait que d’une simple mesure de précaution.

— Qui servit de témoins ?

— Ellen et son mari.

— Et qu’advint-il de ce testament ?

— Il fut adressé par la poste à Mr Vyse, l’homme d’affaires que vous connaissez.

— Êtes-vous bien sûr qu’il fut bien mis à la poste ?

— Certainement, cher Monsieur Poirot, c’est moi-même qui ai jeté le pli dans la boîte aux lettres.

— Mr Vyse prétend ne l’avoir jamais reçu…

Croft regarda Poirot, tout surpris.

— Voulez-vous dire que la lettre s’est perdue ? Impossible !

— En tout cas, vous êtes bien sûr de l’avoir mise à la boîte ?

— Aussi sûr que me voici ! affirma Croft d’un air convaincu. Je puis en jurer devant Dieu.

— Parfait, dit Poirot. Fort heureusement, tout cela importe peu.

— Miss Nick n’est pas encore à l’article de la mort.

— Et voilà ! s’écria Poirot lorsque, une fois dehors, nous nous acheminions vers l’hôtel. Qui est l’imposteur ? Mr Croft ou Mr Vyse ? À vrai dire, je ne vois pas quelle raison aurait pu pousser Mr Croft à mentir. La suppression du testament ne devait l’avantager en rien, puisque c’est grâce à lui-même que ce document existe. Sa déclaration me paraît en somme assez nette et confirme exactement les dires de Miss Nick. Cependant…

— Quoi donc ?

— Cependant je me félicite de ce que Mr Croft s’occupait de la popote au moment de notre arrivée. Il a laissé sur la marge du journal qui recouvrait la table une excellente trace de son pouce et de son index généreusement empreints de graisse. J’ai réussi à détacher ce coin de papier à l’insu de Mr Croft. Nous l’enverrons à notre ami l’inspecteur Japp, de Scotland Yard. Qui sait ? Peut-être ces renseignements anthropométriques lui diront-ils quelque chose.

— Vous croyez ?

— À mon sens, Mr Croft déploie peut-être un peu trop d’amabilité pour être sincère. Sur ce, filons déjeuner, je meurs de faim.

CHAPITRE XV

ATTITUDE ÉTRANGE DE FREDERICA

Le prétexte inventé par Poirot n’était qu’en partie mensonger, puisque le chef de la police, le colonel Weston, vint nous voir aussitôt après le déjeuner.

C’était un homme de haute taille, à l’allure militaire et portant beau. Il rendait hommage aux prouesses de Poirot.

— C’est une chance inespérée que de vous voir ici en de telles circonstances, ne cessait-il de répéter à mon ami.

Son unique crainte était de devoir recourir aux services de Scotland Yard. Il désirait surtout éclaircir le mystère et arrêter le criminel sans l’aide de cet organisme officiel. D’où sa joie de rencontrer Poirot. Autant que j’en pus juger, Poirot capta entièrement sa confiance.

— Fichue affaire, disait le colonel. Jamais je n’ai entendu parler d’une pareille histoire. Ma foi, cette jeune fille me paraît en sécurité dans cette clinique ; cependant il faudra bien l’en faire sortir un jour !

— Là gît précisément la difficulté, mon colonel. Je ne vois qu’un seul moyen d’aboutir.

— Lequel ?

— Mettre la main sur le coupable.

— Si ce que vous venez de me confier est exact, la chose ne sera pas facile.

— Ah ! je le sais bien !

— Il nous faut des témoignages. Eh bien ! nous ne sommes pas au bout de nos peines ! Ces enquêtes sont extrêmement ardues dès qu’elles sortent un peu de l’ordinaire. Ah ! si seulement nous pouvions trouver le revolver…

— Il gît probablement au fond de la mer à l’heure actuelle, à moins que le coupable n’ait manqué du plus élémentaire bon sens.

— Il arrive souvent à ces gens-là d’en être totalement dépourvus, repartit le colonel Weston.

— Ils font preuve parfois d’une insondable bêtise. Je ne parle pas des assassins, on en voit rarement dans cette région ; je fais allusion aux délinquants de simple police.

— Ceux-là ont une autre mentalité.

— En tout cas, si Vyse est l’homme que nous recherchons, il nous donnera du fil à retordre : il est prudent et rompu aux finasseries de la loi. Il ne se trahira pas. S’il s’agissait d’une femme, je conserverais plus d’espoir, car il y a neuf chances sur dix qu’elle récidiverait sans tarder. Les femmes ne connaissent pas la patience.

Il se leva.

— L’enquête officielle aura lieu demain matin. L’officier de police judiciaire y assistera sans trop se faire reconnaître. Gardons-nous, pour le moment, de révéler notre tactique.

Il se disposait à sortir, lorsqu’il se ravisa :

— J’allais oublier la chose qui vous intéresse le plus et sur laquelle j’aimerais savoir votre opinion.

S’étant assis de nouveau, il tira de sa poche un morceau de papier déchiré qu’il tendit à Poirot.

— Mes hommes l’ont ramassé par terre, à peu de distance de l’endroit où la foule regardait le feu d’artifice, expliqua-t-il. C’est la seule pièce à conviction que nous possédions.

Après en avoir effacé les plis avec la main, Poirot vit apparaître une écriture haute, aux jambages écartés :

« …besoin immédiatement d’argent. Si pas vous… qu’arrivera-t-il ; Je vous préviens. »

Poirot fronça le sourcil en lisant et relisant ces quelques mots.

— Ce papier est précieux, prononça-t-il enfin. Puis-je le conserver ?

— Certainement. Il ne présente aucune empreinte digitale, mais je serais heureux s’il peut vous servir. Il faut que je vous quitte, dit-il en se levant. N’oubliez pas : l’enquête est pour demain.

— À propos, seul Mr Hastings est appelé à témoigner ; nous ne tenons pas à ce que les journalistes vous sachent sur cette affaire.

— Je comprends. A-t-on songé aux parents de la malheureuse enfant ?

— Son père et sa mère arrivent aujourd’hui du Yorkshire. Ils seront ici vers cinq heures et demie. Pauvres gens ! Comme je les plains ! Ils doivent emmener le corps avec eux, dès demain.

Il hocha la tête.

— Que tout cela est lamentable ! Je céderais volontiers ma place à un autre, je vous assure, Monsieur Poirot.

— À qui cette enquête pourrait-elle plaire, mon colonel ? Comme vous le dites, tout cela est lamentable !

Après le départ du colonel Weston, Poirot examina de nouveau le morceau de papier.

— Est-ce une pièce importante ? demandai-je.

Pour toute réponse, Poirot haussa les épaules.

— Comment le saurais-je ? Il y a une tentative de chantage là-dessous ! Un des amis de Miss Nick avait un besoin pressant d’argent. Il se peut qu’il s’agisse d’un des invités.

Là-dessus mon ami étudia le papier à la loupe.

— Cette écriture vous est-elle familière, Hastings ?

— Elle me rappelle quelque chose… Ah ! j’y suis, le billet de Mrs Rice.

— En effet, répliqua Poirot au bout d’un instant. Bizarre… Il existe une certaine similitude. Cependant je doute que ces lignes aient été tracées de la main de Mrs Rice. Entrez ! s’écria-t-il en réponse à un coup frappé à la porte.

C’était le commandant Challenger.

— Je me permets de venir vous demander si l’affaire marche…

— Parbleu ! Mais, hélas ! j’ai l’impression de marcher à reculons !

— Oh ! je ne puis vous croire, Monsieur Poirot. On m’a trop raconté de merveilles sur votre compte ! Ne va-t-on pas jusqu’à dire que vous ignorez la défaite ?

— C’est faux ! protesta mon ami. J’ai échoué une fois en Belgique en 1893. Vous en souvenez-vous, Hastings ? Je vous ai narré tous les détails… vous savez… cette histoire de la boîte de chocolat.

— Si je m’en souviens ! lui répondis-je en souriant.

À l’époque, il m’avait prié de lui souffler : « Boîte de chocolat » chaque fois qu’il ferait montre de trop de vanité ! Or, il fut horriblement vexé lorsque, une minute et quart après sa propre recommandation, je l’eus rappelé à l’ordre en prononçant ces mots magiques.

— Tout cela est de la vieille histoire dont on ne saurait tenir compte. Promettez-moi de tirer au clair cette énigme, voulez-vous ?

— Je vous le jure et vous avez la parole d’Hercule Poirot. Je ressemble au chien de chasse qui ne lâche pas sa piste une fois qu’il l’a flairée !

— Bravo ! Mais en flairez-vous une ?

— J’ai des soupçons sur deux personnes.

— Puis-je m’arroger le droit de vous demander des noms ?

— Je ne vous les dirai pas ! Je suis d’ailleurs sujet à me tromper.

— J’espère que mon alibi vous donne pleine et entière satisfaction ? demanda Challenger en clignant de l’œil.

Poirot sourit avec indulgence au bon visage hâlé qui lui faisait face.

— Vous avez quitté Devonport un peu après 8 h 30 et vous êtes arrivé, ici à 10 h 15, c’est-à-dire vingt minutes après le crime. Mais le trajet de Devonport ne compte qu’une quarantaine de kilomètres et vous l’avez parcouru plus d’une fois en une heure depuis que la route a été refaite, d’où je conclus à la faiblesse de votre alibi !

— Mais je…

— Comprenez-moi bien, je ne dois négliger aucun détail. Or, vos explications se défendent mal. Mais tout ne se résume pas aux alibis. Je crois savoir que vous aimeriez épouser Miss Nick.

Le marin rougit comme une jeune fille.

— J’ai toujours désiré l’épouser, dit-il d’une voix rauque.

— Précisément. Eh bien, Miss Nick était fiancée à quelqu’un d’autre. Une raison peut-être pour supprimer celui-ci, mais qui disparaît puisqu’il mourut en héros.

— Alors, c’était vrai… Nick était fiancée à Michel Seton ? Ce matin, tout le monde en parlait en ville.

— Oui, il est curieux, n’est-ce pas, de constater comme les nouvelles se répandent vite ! Vous ne vous étiez donc jamais douté de ces fiançailles ?

— Nick y avait fait allusion, voilà deux jours, sans me citer de nom.

— Il s’agit de Michel Seton. Entre nous, il lui laisse, j’ai tout lieu de le croire, une très jolie fortune. Ce n’est certes pas, en ce qui vous concerne, le moment choisi pour voir disparaître Miss Nick ! Elle pleure son fiancé perdu, mais avec le temps le cœur se console ; elle est jeune, et je crois, Monsieur, que vous ne lui êtes pas indifférent…

Challenger se tut un instant, puis il murmura :

— Si cela devait être…

Un coup à la porte l’interrompit. Frederica Rice entra.

— Je vous cherchais, dit-elle à Challenger. J’ai appris que vous étiez ici. Je voulais vous demander si l’horloger vous avait rendu ma montre-bracelet.

— Oui, je suis allé la réclamer ce matin.

Il la tira de sa poche et la lui remit.

C’était une montre de forme peu banale, sphérique, fixée sur un simple ruban de moire, et je me souvins d’avoir vu la pareille au bras de Nick Buckley.

— J’espère qu’elle ne variera plus, maintenant.

— Elle se dérègle continuellement. C’est assommant.

— Cette montre est un objet de luxe, Madame, et non d’utilité, murmura Poirot à Mrs Rice.

— Est-il impossible de concilier l’un avec l’autre ? dit-elle en nous regardant tous. Mais peut-être que je vous dérange ?

— Pas le moins du monde, Madame, nous parlions non pas du crime, mais de la rapidité avec laquelle s’est répandue la nouvelle des fiançailles de Miss Nick et de ce brave aviateur dont on vient d’annoncer la mort.

— Tiens ! Nick était fiancée à Michel Seton ! s’exclama Frederica.

— Cela vous surprend, Madame ?

— Un peu, encore que je ne sache pas pourquoi. À vrai dire, il m’avait paru très épris d’elle, l’automne dernier. Ils sortaient souvent ensemble, puis peu après Noël il y eut un froid entre eux et ils ne se rencontrèrent presque plus.

— En tout cas, ils ont su conserver leur secret.

— Probablement à cause du vieux sir Matthew, qui, je crois, était quelque peu dérangé du cerveau.

— Et vous ne vous doutiez de rien, Madame ? Pourtant Mademoiselle et vous étiez si intimes !

— Nick sait garder sa langue lorsqu’elle le veut, murmura Frederica. Je m’explique maintenant pourquoi elle se montrait si nerveuse dernièrement, et ce qu’elle me dit l’autre jour aurait dû éveiller mon attention.

— Votre petite amie est bien séduisante, Madame.

— Naguère, Jim Lazarus partageait cette opinion, répondit Challenger secoué d’un gros rire.

— Oh ! Jim…

Frederica haussa les épaules, mais elle paraissait quelque peu ennuyée.

Elle se tourna vers Poirot :

— Dites-moi, Monsieur Poirot, avez-vous…

Elle s’arrêta court. Son corps oscilla sur lui-même, elle pâlit et tint ses yeux rivés sur la table.

— Vous sentez-vous souffrante, Madame ?

J’avançai rapidement un siège et l’y fis asseoir.

— Non, je suis très bien, dit-elle à voix basse, en se tenant la tête à deux mains.

Nous la regardions, embarrassés.

Au bout d’un instant, elle se redressa sur son siège.

— Comme c’est ridicule ! Voyons, George, ne prenez pas cet air désolé. Parlons un peu du crime : ce sujet est si passionnant. J’aimerais savoir si M. Poirot tient une bonne piste.

— Il est un peu tôt pour me prononcer, Madame, déclara Poirot, ne voulant pas se compromettre.

— Mais vous avez certainement une idée…

— Peut-être, mais je manque encore de preuves.

— Oh ! dit-elle d’un ton peu assuré.

Puis elle se leva en prétextant une migraine et le désir de se reposer. Elle quitta brusquement la pièce en formulant l’espoir que le lendemain il lui serait permis de voir Nick.

Challenger émit un grognement après son départ et précisa sa pensée :

— Impossible de deviner où cette femme veut en venir. Nick a dû éprouver une grande affection pour elle ; toutefois, je doute que la réciproque soit vraie. Mais sait-on jamais avec les femmes ? Vous partez, Monsieur Poirot ? lui demanda Challenger en voyant mon ami brosser son chapeau.

— Oui, je vais en ville…

— Je n’ai rien à faire, puis-je vous accompagner ?

— Certainement, vous me ferez plaisir.

Au moment où nous franchissions le seuil, Poirot retourna dans la pièce.

— J’avais oublié ma canne, dit-il en manière d’excuse.

Poirot se dirigea d’abord chez le fleuriste.

— Je voudrais envoyer des fleurs à Miss Nick, expliqua-t-il.

Poirot est un client difficile à contenter. Après bien des hésitations, il jeta son dévolu sur une corbeille dorée qu’il fit garnir d’œillets oranges et ceindre d’un large ruban bleu.

Sur une carte que lui remit la vendeuse, de sa plus belle écriture, il traça ces mots : « Avec les hommages d’Hercule Poirot. »

— Je lui ai déjà adressé des fleurs ce matin, dit Challenger. Peut-être pourrais-je lui faire porter quelques fruits ?

— Non, c’est inutile, répondit Poirot.

— Pourquoi ?

— Aucune denrée comestible ne doit être envoyée, c’est expressément défendu.

— Qui a dit cela ?

— J’en ai décidé ainsi. D’ailleurs, Miss Nick se range absolument à mon point de vue.

— Par exemple ! s’exclama Challenger d’un air médusé.

Il regarda curieusement Poirot pendant quelques secondes.

— Ah ! je vois… continua-t-il. Vous redoutez toujours… quelque chose ?

CHAPITRE XVI

UN ENTRETIEN AVEC MR WHITFIELD

L’enquête fut des plus sommaires. On procéda à l’identification et je témoignai de l’endroit où je découvris le corps. Le rapport médico-légal déposé, les conclusions furent remises à huitaine.

L’intérêt du crime de Saint-Loo avait rebondi dans les quotidiens. Il venait de succéder, en effet, à la « Disparition du fameux aviateur ». À présent que la mort de Seton ne faisait plus de doute et que la nation tout entière avait rendu hommage à sa mémoire, il fallait au public une nouvelle sensation. Aussi le mystère de Saint-Loo était-il un présent des dieux pour la presse qui, en ce mois d’août, manquait de matières intéressantes.

Après ma déposition, qui fournit un os à ronger aux journalistes, je rejoignis Poirot à son rendez-vous avec le Révérend Père Giles Buckley et son épouse[6].

Le père et la mère de Maggie étaient de braves gens, étrangers au monde et de la plus grande simplicité. Mrs Buckley semblait être une femme de caractère. Blonde, de forte stature, elle trahissait ses origines nordiques ; son mari était petit, avait des cheveux grisonnants, des manières timides et presque défiantes.

Ces pauvres êtres semblaient écrasés par le malheur qui leur ravissait leur enfant bien-aimée.

— Je ne peux pas m’habituer à l’idée de perdre une fille si bonne et si douce, disait Mr Buckley. Inoffensive et toujours dévouée. Qui pouvait en vouloir à la vie de cette malheureuse enfant ?

— J’avais peine à comprendre le télégramme, se lamentait Mrs Buckley, car elle nous avait quittés la veille au matin.

— Cette épreuve nous anéantit complètement, murmura le père.

— Le colonel Weston s’est montré on ne peut plus aimable, dit Mrs Buckley, et il nous a assuré que la police a tout mis en œuvre pour découvrir le meurtrier. Ce ne peut être que l’acte d’un fou ; aucune autre explication ne paraît plausible.

— Je ne saurais vous exprimer à quel point je compatis à votre douleur, Madame, ni combien j’admire votre courage.

— Se laisser abattre ne nous rendrait pas notre chère enfant, déclara tristement Mrs Buckley.

— Ma femme est admirable, dit le pasteur, sa foi et sa vaillance sont étonnantes… Ce drame est si effarant, Monsieur Poirot.

— Hélas ! Je le sais, Monsieur.

— Vous êtes un grand détective, Monsieur Poirot ! dit Mrs Buckley.

— On le prétend, Madame.

— Votre gloire est justifiée. Votre nom est connu partout, même dans notre petit village. Vous allez découvrir le coupable, n’est-ce pas, Monsieur Poirot ?

— Je n’aurai de repos que je n’y sois parvenu, Madame.

— La vérité vous sera révélée sous peu, prononça le pasteur d’un ton ému. Le mal ne peut rester impuni.

— Je vous approuve, Monsieur, mais il arrive que le châtiment demeure secret.

— Qu’entendez-vous par là, Monsieur Poirot ?

Poirot se contenta de hocher la tête.

— Pauvre petite Nick ! dit Mrs Buckley. Dans la lettre si pathétique qu’elle m’a adressée, c’est tout juste si elle ne s’accuse pas de la mort de Maggie !

— Ce sont des sentiments morbides, expliqua Mr Buckley.

— Possible. Cependant, je sais combien elle souffre à notre sujet et j’arriverai bien à lui parler. Il est inconcevable que les visites soient interdites aux membres de sa propre famille.

— Les médecins et les infirmières sont très stricts, répondit Poirot. Ils suivent les règlements, que rien ne saurait modifier. Ils redoutent les émotions, et le fait seul de vous voir ébranlerait les nerfs de la malade.

— Peut-être, acquiesça Mrs Buckley avec une certaine réserve, mais je n’accorde pas une confiance illimitée aux maisons de santé. À mon avis, il serait de beaucoup préférable d’autoriser Nick à venir immédiatement chez nous.

— Je doute qu’il vous soit donné satisfaction. Y a-t-il longtemps que vous avez vu Miss Buckley ?

— Depuis l’automne dernier. Elle était à Scarborough où Maggie passa une journée avec elle. Elles refirent le chemin ensemble et Nick passa la nuit à la maison. C’est une délicieuse enfant, toutefois, je ne l’approuve pas dans le choix de ses amis, ni dans sa façon de vivre. Mais ce n’est pas sa faute, la pauvre enfant, elle s’est élevée pour ainsi dire seule.

— La « Maison du Péril » est une étrange demeure, dit Poirot pensivement.

— Moi, je ne l’aime pas, répondit Mrs Buckley, et je ne l’ai jamais aimée. Il y a quelque chose d’anormal dans cette demeure et le vieux Nicolas me déplaisait souverainement. J’éprouvais une sorte d’angoisse en sa présence.

— On ne le disait pas très bon, confirma le mari, mais il n’était pas dépourvu d’un certain charme.

— En tout cas, je ne m’en suis jamais rendu compte. Cette maison semble être hantée par un mauvais génie. Oh ! pourquoi y avons-nous laissé aller notre pauvre petite ?

— Il est bien trop tard pour regretter, hélas ! dit Mr Buckley.

— Je ne veux pas vous importuner davantage, coupa Poirot. Je désirais simplement vous témoigner toute ma sympathie.

— Vous êtes très aimable, Monsieur Poirot, et nous vous sommes reconnaissants de tout ce que vous faites.

— Quand partez-vous pour le Yorkshire ?

— Demain. Triste voyage. Au revoir, Monsieur Poirot, et merci encore.

— Quels gens simples et sympathiques ! confiai-je à Poirot après notre départ.

— Cela vous déchire le cœur, n’est-ce pas ! Un drame si inutile… sans le moindre but ! Que je me reproche de n’avoir pas évité ce malheur ! Moi, Hercule Poirot, je me trouvais sur les lieux quand le meurtre a été commis !

— Personne n’aurait pu l’éviter.

— Vous parlez sans réfléchir, Hastings. Un profane n’aurait évidemment rien empêché, mais à quoi sert Hercule Poirot, doté de cellules grises d’une qualité si rare, s’il est incapable de prouver sa supériorité au premier venu ?

— Bien sûr, si vous vous placez sous cet angle-là !

— J’ai perdu tout courage et me sens complètement diminué.

Il me semble que son amoindrissement ressemblait fort à de l’orgueil, mais je m’abstins de formuler mon impression.

— Et maintenant, en route pour Londres !

— Pour Londres ?

— Oui, nous attraperons facilement l’express de deux heures. Ici, rien à redouter pour l’instant. Miss Nick est en sécurité, personne ne peut lui nuire ; il nous est donc loisible de relâcher notre surveillance. Je voudrais me procurer là-bas un ou deux petits renseignements.

Dès notre arrivée à Londres, nous passâmes à l’étude des avoués de feu Michel Seton ; Messrs Whitfield, Pargiter et Whitfield. Bien qu’il fût six heures passées, Mr Whitfield, le chef de la maison, nous reçut immédiatement, rendez-vous ayant été pris au préalable.

Nous vîmes devant nous un homme courtois, à l’allure imposante ; il avait sur son bureau une lettre du commissaire et une autre d’un haut fonctionnaire de Scotland Yard.

— Votre demande me semble irrégulière et peu commune, Monsieur… euh… Poirot, dit l’avoué en essuyant les verres de ses lunettes.

— Je partage votre avis, Monsieur Whitfield, mais un crime est un fait irrégulier et, je me plais à le reconnaître, peu commun !

— D’accord, d’accord, mais je ne vois guère le rapport que peut avoir ce crime avec le testament de mon client.

— Ce rapport existe, cependant.

— Ah ! il existe, selon vous ? En ce cas, et suivant les instructions formelles de sir Henry, il me sera agréable… de faire tout ce qui dépendra de moi pour faciliter votre tâche.

— Vous étiez, en quelque sorte, le conseil juridique de feu le capitaine Seton ?

— …Et de toute la famille Seton, mon cher Monsieur, depuis une centaine d’années.

— Très bien. Feu sir Matthew Seton a-t-il fait un testament ?

— Nous-mêmes l’avons établi.

— Quels en sont les bénéficiaires ?

— Il nous a laissé plusieurs legs – un au musée d’Histoire Naturelle, entre autres. Quant au gros de sa fortune – j’ose ajouter, de son immense fortune – il l’a donné entièrement au capitaine Michel Seton. Il n’avait d’ailleurs aucun autre parent proche.

— Vous dites qu’il s’agissait d’une immense fortune ?

— Sir Matthew était peut-être l’homme le plus riche de toute l’Angleterre, répondit Mr Whitfield avec calme.

— N’avait-il pas des idées plutôt… étranges ?

Mr Whitfield lança vers mon ami un regard sévère :

— Un millionnaire, Monsieur Poirot, a non seulement le droit d’être original, mais c’est presque une obligation pour lui.

Poirot encaissa placidement cette petite leçon et posa une nouvelle question :

— Personne ne s’attendait à sa mort, n’est-ce pas ?

— Personne. Sir Matthew jouissait d’une excellente santé. Cependant, il avait une tumeur dont nul ne soupçonnait l’existence et qui, à certain moment, gagna un organe vital. Une intervention chirurgicale immédiate s’imposa. L’opération réussit parfaitement, mais sir Matthew succomba par la suite.

— Et sa fortune revenait au capitaine Seton ?

— Exactement.

— Je crois savoir que le capitaine Seton avait fait un testament avant son départ d’Angleterre ?

— Oui, si toutefois on peut appeler ça un testament, dit Mr Whitfield avec un certain mépris.

— Est-il légal ?

— Parfaitement légal, la volonté du testateur est clairement exprimée et l’acte dûment signé par des témoins. Mais oui ; il est tout à fait légal.

— Cependant vous n’en approuvez pas les termes ?

— À quoi servirions-nous, mon cher Monsieur ?

Je me l’étais souvent demandé. Ayant eu une fois l’occasion de faire moi-même un testament des plus simples, je fus épouvanté de la longueur et de la complexité du texte imprimé par mon homme d’affaires !

— La vérité, poursuivit Mr Whitfield, c’est qu’à l’époque où fut rédigé ce testament, le capitaine Seton n’avait pour ainsi dire rien à léguer. Il vivait exclusivement de la pension que lui servait son oncle. J’en déduis qu’il attacha peu d’importance à l’acte qu’il établissait.

« C’est une déduction logique », me dis-je en moi-même.

— Quelle est la teneur de ce testament ? demanda Poirot.

— À sa mort, il abandonne tous ses biens à sa fiancée, Miss Magdala Buckley. Je suis son exécuteur testamentaire.

— Ainsi, c’est Miss Buckley l’héritière ?

— Sans aucun doute.

— Et si Miss Buckley était morte lundi dernier ?

— Le capitaine Seton l’ayant précédée dans la tombe, la fortune revenait à la personne que la jeune fille eût constituée sa légataire dans son propre testament. À défaut de cet acte, le plus proche parent de Miss Nick eût hérité. J’ajouterai, dit-il en plaisantant, que les droits de succession eussent été énormes ! Songez un peu : trois décès successifs !

— Il serait au moins resté quelque chose après déduction de ces frais ? demanda Poirot, à voix basse.

— Souvenez-vous, cher Monsieur, que sir Matthew possédait une des plus grosses fortunes d’Angleterre.

Mon ami se leva.

— Merci, Monsieur Whitfield, des renseignements que vous avez bien voulu me fournir.

— À votre service… Je puis encore vous dire que je compte me mettre sous peu en rapport avec Miss Buckley. De fait… je crois même que la lettre est déjà partie. Je serais heureux de lui être utile.

— Cette jeune personne aura grand besoin de conseils juridiques.

— Elle ne pourra bientôt dénombrer les coureurs de dot qui solliciteront sa main, dit Mr Whitfield en hochant la tête.

— Il faut s’y attendre, admit Poirot. Au revoir, Monsieur.

— Au revoir, Monsieur Poirot. Très flatté si je puis avoir rendu service au célèbre détective Poirot !

Il prononça ces dernières paroles à la façon de quelqu’un qui se plaît à rendre un hommage dûment mérité.

— Voilà donc la confirmation de vos pressentiments, dis-je à Poirot lorsque nous fûmes dehors.

— Il devait en être ainsi, et pas autrement, mon cher ami. Maintenant, allons au Cheshire Cheese[7] où Japp doit nous retrouver pour déjeuner.

L’inspecteur de Scotland Yard nous avait précédés au rendez-vous. Il accueillit Poirot avec empressement.

— Une éternité depuis que je ne vous ai vu, Monsieur Poirot ! Je croyais que vous étiez parti planter vos choux !

— J’ai essayé, Japp, mais même en plantant ses choux on ne peut se tenir à l’écart des affaires criminelles.

Il poussa un soupir. Sans aucun doute évoquait-il le crime étrange de Feraley Park. Combien ai-je regretté, depuis, qu’une absence intempestive m’ait tenu éloigné de Londres à cette époque !

— Et vous, cher capitaine Hastings, comment allez-vous ?

— À merveille, merci.

— Maintenant, y a-t-il d’autres crimes ? continua Japp en manière de plaisanterie.

— Comme vous le dites, il y a d’autres crimes.

— Ne vous découragez pas, mon vieux. Même si cela ne va pas selon votre gré, songez qu’à votre âge vous ne pouvez prétendre remporter vos succès d’antan ! Nous prenons tous de l’âge et il faut laisser les jeunes courir leur chance !

— Oui, mais le vieux singe est encore celui qui sait le mieux faire des grimaces. Il est futé et ne lâche pas facilement sa piste.

— Voyons, nous parlons d’hommes et non pas de singes !

— La différence est-elle si grande ?

— Tout dépend de la façon dont vous considérez les choses. Mais vous êtes un phénomène, Poirot. N’est-ce pas votre avis, Hastings ? Vous n’avez pas changé, mon cher Poirot, votre crâne se dégarnit peut-être, mais les joues sont plus remplies que jamais.

— Eh ! que dit-il ? demanda Poirot.

— Il vous félicite de vos moustaches, lui dis-je pour le consoler.

— Elles sont encore superbes, n’est-ce pas ? s’écria Poirot en les caressant d’une main complaisante.

L’inspecteur partit d’un gros rire.

— Revenons aux choses sérieuses, dit-il après un instant. Je me suis occupé des empreintes digitales…

— Ah ! oui.

— Rien d’intéressant. L’individu ne nous est jamais passé entre les mains. On ne le connaît pas davantage à Melbourne où j’ai câblé.

— Ah !

— J’en conclus qu’il doit y avoir anguille sous roche. En tout cas, il n’appartient pas à la bande. Quant à l’autre affaire… poursuivit Japp.

— Eh bien ?

— Lazarus et fils jouissent d’une bonne réputation, très corrects dans leurs opérations. Un peu durs, mais ceci est autre chose : il ne faut pas de sentiment en affaires. Autrement, rien à redire sur leur compte, sauf cependant qu’au point de vue financier, ils sont en difficultés.

— Ah ! vraiment ?

— Oui, la crise actuelle dans le commerce des tableaux et meubles anciens les frappe terriblement. Ce sont ces productions modernes dont nous inonde le continent qui ont déclenché le mouvement. L’an dernier, ils ont construit de nouveaux magasins et… ma foi… je les crois bien près du « tournant dangereux » !

— Je vous suis très reconnaissant de ces indications.

— Il n’y a vraiment pas de quoi. Ce genre de renseignements ne rentrent pas tout à fait dans ma spécialité. Cependant, j’avais à cœur de vous aider. De façon ou d’autre, nous arrivons toujours à nous débrouiller !

— Mon cher Japp, que ferais-je sans vous ?

— Vous plaisantez ! Il m’est agréable de rendre service à un vieil ami ! Ne vous ai-je pas mis sur la piste de quelques belles affaires, autrefois ? Vous vous souvenez ?

C’était, pour Japp, l’occasion de manifester sa gratitude à Poirot, qui avait résolu bien des problèmes dépassant l’habileté de l’inspecteur.

— Eh oui, c’était le bon temps !

— J’aimerais tant renouveler nos bonnes causeries d’autrefois ! Vos méthodes peuvent être quelque peu désuètes, mais en revanche, Monsieur Poirot, vous avez un cerveau admirablement organisé.

— Et à propos, ma deuxième question : le docteur Mac Allister ?

— C’est un spécialiste pour maladies de femmes, non pas un gynécologue, mais un de ces médecins pour troubles nerveux, qui vous recommandent de dormir dans une pièce tapissée de pourpre avec un plafond orange, ou vous entretiennent de votre libido, ou quelque chose du même genre, puis vous conseillent de la laisser s’épanouir. C’est une espèce de charlatan, mais il réussit parfaitement avec les femmes qui accourent en foule vers lui. Il lui arrive d’aller fréquemment sur le continent et en particulier à Paris, où, je crois, il se livre à certaines recherches médicales.

— Que vient faire ici ce docteur Mac Allister ? demandai-je, surpris. Je n’ai jamais entendu prononcer son nom. D’où vient-il ?

— Le docteur Mac Allister est l’oncle du commandant Challenger, m’expliqua Poirot. Vous vous souvenez sans doute qu’il fit allusion à l’un de ses oncles qui est docteur ?

— Rien ne vous échappe, Poirot. Croyez-vous qu’il ait opéré sir Matthew ?

— Il n’est pas chirurgien, repartit Japp.

— J’aime à connaître une affaire dans ses moindres détails, dit Poirot. Je prétends être un bon limier. Or, le propre du limier, c’est de suivre une piste et, s’il n’en a pas, de la découvrir. Voilà comment procède Hercule Poirot et très souvent avec plein succès !

— Notre profession n’est guère enviable, et la vôtre encore moins que la mienne. N’étant pas reconnu officiellement, il vous faut davantage recourir au travail dissimulé.

— Jamais, cependant, je ne me suis déguisé, Japp.

— Et pour cause : lorsqu’on vous a vu une fois, on ne saurait vous oublier.

Poirot observa Japp d’un air sceptique.

— Je voulais seulement plaisanter, ajouta l’inspecteur en riant. Ne faites pas attention. Un porto ?

La soirée se passa dans une atmosphère des plus amicales. Bientôt nous fûmes plongés dans nos lointains souvenirs et nous revîmes défiler devant nos yeux les multiples affaires qui nous avaient tant passionnés autrefois. Cette promenade dans le passé me laissa plein de mélancolie. Quel joyeux temps ! Et comme à présent, je me sentais vieilli et saturé d’expérience !

Pauvre Poirot ! Le crime actuel le laissait perplexe, je le voyais à sa mine. Ses facultés n’étaient plus ce qu’elles avaient été. Je pressentais qu’il échouerait dans cette affaire et la mort tragique de Maggie Buckley ne serait jamais éclaircie.

— Courage, mon ami, me dit Poirot en me donnant une tape dans le dos. Tout n’est pas perdu. Je vous en prie, ne faites pas cette figure d’enterrement.

— Oh ! je déborde d’espoir !

— Eh bien, moi aussi, et Japp également !

— Nous sommes donc tous en forme, ajouta Japp en riant.

Nous nous quittâmes sur cette heureuse constatation.

Nous regagnâmes Saint-Loo le lendemain matin. Dès notre arrivée à l’hôtel, Poirot téléphona à la clinique et demanda à être mis en communication avec Nick.

Je vis tout à coup mon ami pâlir et l’appareil faillit lui échapper de la main.

— Comment ? Que dites-vous ? Répétez, je vous en prie.

Il attendit une minute ou deux.

— Entendu, j’arrive dans un instant.

Il se tourna, tout défait, de mon côté.

— Pourquoi sommes-nous partis, Hastings ? Oh ! Pourquoi ? Miss Nick est gravement malade, empoisonnée à la cocaïne. Les bandits sont arrivés à leurs fins ! Mon Dieu ! Pourquoi me suis-je éloigné ?

CHAPITRE XVII

UNE BOITE DE CHOCOLATS

Durant tout le trajet de la clinique, Poirot ne cessa un seul instant d’invectiver contre lui-même.

— J’aurais dû m’en douter, grommelait-il. Et, cependant, comment pouvais-je prendre plus de précautions ? Cet empoisonnement est impossible… impossible ! Personne ne devait approcher Miss Nick. Qui a enfreint mes ordres ?

Nous fûmes introduits dans un petit salon d’attente, où le docteur Graham ne tarda pas à nous rejoindre. Il était pâle et fatigué.

— Elle s’en tirera, dit-il. Le tout était de savoir quelle quantité elle avait absorbé de cette maudite drogue.

— Qu’était-ce ?

— De la cocaïne.

— Survivra-t-elle ?

— Oui, oui, tranquillisez-vous, elle survivra.

— De quelle façon ce stupéfiant est-il parvenu jusqu’à elle ? Qui a été autorisé à la voir ?

Poirot était toute nervosité.

— Aucun visiteur n’est monté dans sa chambre.

— C’est incompréhensible.

— Et cependant vrai.

— Alors…

— On lui a envoyé une boîte de bonbons de chocolat.

— Sacré tonnerre ! Je lui avais interdit de manger quoi que ce fût venant du dehors !

— J’ignore comment cette boîte entra en sa possession. En tout cas, il est bien difficile d’empêcher une jeune fille de toucher à des friandises. Fort heureusement, elle n’a avalé qu’un seul bonbon.

— Tous contenaient-ils de la cocaïne ?

— Non, seulement deux bonbons de la première rangée étaient empoisonnés ; les autres étaient naturels.

— De quelle manière la drogue y fut-elle introduite ?

— Très simplement. Le bonbon était coupé en deux, la cocaïne noyée dans la garniture intérieure et les deux moitiés ressoudées. Du pur travail d’amateur ; ce qu’on pourrait qualifier de « fabrication maison ».

Poirot poussa un grognement :

— Ah ! si j’avais su ! Si j’avais su ! Puis-je voir Mademoiselle ?

— Oui, mais dans une heure seulement, répondit le docteur. Allons, remettez-vous. La petite s’en tirera !

Pendant une heure d’attente, nous déambulâmes dans les rues de Saint-Loo et je m’évertuai à distraire mon ami de ses sombres pensées en l’assurant que rien d’irréparable n’avait été commis.

Pour toute réponse, il se contenta de hocher la tête et de me répéter :

— J’ai peur, Hastings, j’ai peur… d’une voix impressionnante.

À un certain moment, il me prit par le bras :

— Écoutez-moi, mon ami, dit-il. Je me suis trompé. Je me suis trompé depuis le début…

— Autrement dit, l’argent n’est pas le vrai mobile…

— Non, sur ce point j’ai vu juste. Mais il y a encore ces deux-ci… non, car le jeu deviendrait trop facile. Il doit y avoir un autre traquenard.

Puis dans un sursaut d’indignation :

— Ah ! cette chère enfant ! Pourquoi m’a-t-elle désobéi ? Avoir échappé de si près à la mort, n’était-ce pas suffisant ? Devait-elle s’exposer une cinquième fois ? C’est inouï !

Enfin, nous nous dirigeâmes de nouveau vers la maison de santé. Après une courte attente, on nous fit monter. Nick était assise sur son lit, les pupilles démesurément dilatées. Elle était fébrile et ses mains tremblaient.

— Ils ont recommencé, murmura-t-elle.

Tout secoué d’émotion, Poirot s’éclaircit la voix et prit la main de la jeune fille dans une des siennes.

— Ah ! Mademoiselle, Mademoiselle…

— Que n’ont-ils pas réussi leur coup, cette fois-ci ! s’écria-t-elle, pleine de dépit. Je suis lasse de toutes ces histoires.

— Pauvre petite !

— Et pourtant quelque chose en moi se révolte et résiste.

— C’est votre esprit combatif, Mademoiselle. Soyez bonne et généreuse jusqu’au bout !

— En somme, votre chère vieille clinique ne s’est pas révélée d’une sûreté à toute épreuve, dit Nick.

— Si seulement vous vous étiez conformée à mes instructions, Mademoiselle !

Elle regarda Poirot, légèrement surprise :

— Mais je les ai observées.

— Ne vous avais-je pas recommandé de ne toucher à quoi que ce fût qui vînt de l’extérieur.

— C’est exactement ce que j’ai fait.

— Mais ces chocolats…

— Qu’y avait-il à craindre ? N’est-ce pas vous qui me les avez fait envoyer ?

— Que dites-vous là, Mademoiselle ?

— Vous-même me les avez envoyés !

— Moi ? Jamais. Je proteste.

— Permettez… votre carte y était jointe.

— Hein ?

Nick tenta de se retourner vers la table de chevet et aussitôt l’infirmière s’approcha.

— Vous désirez la carte qui se trouvait dans la boîte de chocolats ?

— Oui, s’il vous plaît.

Après un court instant, la garde reparut, le bristol à la main.

— Voici, Mademoiselle.

Poirot et moi eûmes la respiration coupée. La carte portait le même libellé que celui qu’avait rédigé Poirot pour la corbeille de fleurs envoyée par lui : « Avec les hommages d’Hercule Poirot. »

— Sacré tonnerre !

— Vous le voyez bien, dit Nick, d’un ton accusateur.

— Jamais je n’ai écrit cela !

— Quoi ?

— Et cependant, murmura Poirot, c’est ma propre écriture.

— Oui, exactement la même que celle de la carte accompagnant les œillets oranges. Jamais je n’aurais douté qu’un autre que vous m’eût envoyé ces chocolats.

Poirot secoua la tête :

— Comment auriez-vous pu douter ? Oh ! quel démon ! Quel cruel démon ! Je n’en crois pas mes yeux ! Cet homme est un génie, un génie, ma parole ! « Avec les hommages d’Hercule Poirot. » C’est la simplicité même. Et… dire… que je n’y ai point songé.

Ce coup d’audace ne figurait pas au programme.

Nick s’agitait nerveusement.

— Calmez-vous, Mademoiselle. Vous n’êtes nullement responsable, moi seul suis répréhensible, j’aurais dû me montrer plus perspicace, dit-il.

Il laissa retomber son menton sur sa poitrine, comme un être accablé sous le poids de l’adversité.

— Je crois, Messieurs… dit la garde dont le visage, depuis quelques minutes, donnait des signes d’impatience.

— Oui, oui. Je m’en vais. Reprenez courage, Mademoiselle. C’est la dernière bévue que je commettrai. Je suis confus, navré, d’avoir été joué comme un enfant. Mais cela ne se répétera pas. Je vous le promets. Partons, Hastings.

Le premier soin de Poirot fut d’interroger la directrice de la maison de santé qui, naturellement, ne dissimula pas sa surprise.

— C’est inimaginable, Monsieur Poirot, absolument inimaginable. Jamais je n’aurais cru qu’une telle infamie pût se produire dans ma clinique !

Poirot se montra compatissant et d’un tact parfait, puis il s’enquit de la façon dont était arrivé le fatal colis. La directrice lui conseilla de s’adresser au portier de garde, ce jour-là, à l’entrée.

L’homme en question, un nommé Hood, ne donnait pas l’impression d’avoir décroché la lune, mais il paraissait d’une parfaite honnêteté ; il pouvait avoir de vingt à vingt-deux ans. Devant son air impressionnable, Poirot s’empressa de le mettre à l’aise.

— Vous n’êtes pas le moins du monde à blâmer, mon brave, seulement je voudrais savoir exactement quand, et comment ce paquet est arrivé ici.

Le portier demeura un instant perplexe.

— C’est difficile à savoir, Monsieur, dit-il enfin, il y a tant de visiteurs qui viennent prendre des nouvelles et déposer des paquets.

— L’infirmière prétend que cette boîte a été remise hier soir vers six heures, précisai-je.

Le visage du jeune homme s’anima :

— En effet, je me le rappelle maintenant, il a été apporté par un Monsieur.

— Un Monsieur blond à la figure plutôt maigre ?

— Oui, il était blond, mais je n’ai pas remarqué sa figure.

— Croyez-vous qu’il s’agisse de Charles Vyse ? murmurai-je à Poirot. J’avais oublié que le portier pouvait connaître le nom que je venais de prononcer et qu’il avait, d’ailleurs, parfaitement entendu.

— Non, ce n’est pas Mr Vyse, répondit-il aussitôt. Je le connais. Le visiteur d’hier soir est plus grand, d’allure élégante… et il conduisait une forte voiture.

— Lazarus ! m’exclamai-je.

Le coup d’œil de reproche que me lança Poirot me fit regretter aussitôt ma précipitation.

— Ainsi, il est venu en voiture et a remis ce paquet au nom de Miss Buckley ?

— Oui, Monsieur.

— Et qu’en avez-vous fait ?

— Je n’y ai pas touché, Monsieur. L’infirmière l’a monté elle-même.

— Je comprends. Mais vous l’avez tout de même touché lorsque le visiteur en question vous le confia ?

— Oui, mais je n’ai fait que le poser sur la table.

— Sur quelle table ? Pouvez-vous me la désigner ?

Le jeune homme nous conduisit dans le vestibule.

Près de la porte d’entrée se trouvait une grande table dont le dessus était de marbre ; des lettres et des paquets y étaient déposés et attendaient leur distribution.

— Le courrier et les paquets sont apportés ici et montés par les infirmières chez les malades.

— Vous souvenez-vous de l’heure à laquelle on apporta ce fameux paquet ?

— Environ cinq heures et demie, peut-être un peu plus. Le facteur venait de passer ; or, vers cette heure-là a lieu une distribution. Une grande activité régnait ici ce jour-là, nombre de gens ont apporté des fleurs et des paquets aux patients.

— Merci. Maintenant, nous allons voir l’infirmière qui monta la boîte.

C’était une stagiaire, une petite personne très remuante. Elle se souvenait d’avoir monté la boîte à six heures, au moment où elle prenait son tour de service.

— Six heures ! murmura Poirot. En ce cas, le colis a dû demeurer une vingtaine de minutes sur la table du vestibule.

— Comment ?

— Rien, Mademoiselle. Continuez, je vous écoute. Vous avez remis vous-même le présent à Miss Buckley ?

— Oui, il y avait d’autres choses pour elle. Cette boîte, des fleurs, des pois de senteur envoyés par Mr et Mrs Croft, je crois. Je montai le tout ensemble. Il se trouvait aussi un paquet arrivé par poste et, fait curieux, c’était également une boîte de chocolats « Fuller ».

— Quoi ? Une deuxième boîte ?

— Oui, par pure coïncidence. Miss Buckley ouvrit les deux boîtes et s’écria : « Et dire que je ne suis pas autorisée à en goûter ! » Votre carte de visite était incluse dans une des boîtes. Par crainte de la confondre avec l’autre, Miss Buckley me pria d’emporter celle qui ne contenait aucune indication de provenance. Tout cela ne ressemblait-il pas à un roman d’Edgar Wallace ?

Poirot coupa court à ce flot de volubilité :

— De ces deux boîtes, laquelle est arrivée par la poste ? Celle qui était censée être la mienne, ou l’autre ?

— J’avoue ne plus me souvenir. Puis-je monter le demander à Miss Buckley ?

— Je vous en prie.

La garde revint tout essoufflée et nous déclara que Miss Buckley n’en était elle-même pas sûre. Elle avait défait les deux paquets avant d’ouvrir les boîtes ; toutefois, elle croit se rappeler que le colis envoyé par vous ne portait point le cachet de la poste.

— Sapristi ! s’exclama Poirot comme nous redescendions la rue. Ne peut-on donc jamais être affirmatif ? Dans les romans policiers, les gens sont toujours sûrs d’eux-mêmes, mais la vie présente d’autres difficultés. Moi qui vous parle, donnerais-je toujours ma main à couper sur ce que j’avance ? Non, mille fois non !

— Lazarus… dis-je.

— Hein, en voilà une surprise ?

— Comptez-vous lui en parler ?

— Certes oui. Je serais curieux de voir comment il prendra la chose. À propos si nous exagérions un brin l’état de Miss Nick ? Laissons-lui croire qu’elle est à l’article de la mort. Saisissez-vous pourquoi ? Oui, je vois à votre mine que vous comprenez ma tactique. Ma foi, on vous prendrait presque pour un ordonnateur de pompes funèbres. À la bonne heure !

Nous eûmes la chance de rencontrer Lazarus qui, devant l’hôtel, examinait le moteur de sa voiture.

Poirot se dirigea droit vers lui.

— Monsieur Lazarus, vous avez déposé hier soir, à la clinique, une boîte de bonbons de chocolat au nom de Miss Nick ? commença-t-il sans autre préambule.

— C’est exact, répondit Lazarus, plutôt surpris.

— C’est très aimable à vous…

— De fait, c’est Freddie, Mrs Rice, qui m’a chargé de cette commission.

— Ah ! oui.

— J’y suis allé avec la voiture.

— Je comprends.

Après une légère pause, Poirot poursuivit :

— Savez-vous où se trouve Mrs Rice ?

— Elle doit être dans le hall.

En effet, Frederica y prenait le thé. Elle parut troublée à notre vue.

— Que viens-je d’apprendre ? Nick est tombée malade ?

— C’est une affaire des plus mystérieuses, Madame. Dites-moi, lui avez-vous envoyé une boîte de chocolats, hier ?

— Oui. Plus exactement, c’est elle qui m’a priée de lui faire porter.

— Elle vous a priée de lui en envoyer ? Elle ne devait recevoir personne. Comment avez-vous pu la voir ?

— Je ne l’ai pas vue, elle m’a téléphoné.

— Ah ! ah ! Que vous a-t-elle dit ?

— Que je lui fasse parvenir une livre de chocolats Fuller.

— Comment vous a paru sa voix… Faible ?

— Pas le moins du monde. Mais j’ai eu peine, au début, à reconnaître le timbre de sa voix.

— Jusqu’à ce qu’elle vous eût dit son nom. Êtes-vous bien sûre que c’était votre amie qui parlait ?

Frederica sembla abasourdie.

— Mais… oui… qui aurait pu se substituer à elle ?

— Vous venez de poser une question intéressante, Madame.

— Vous ne voulez pas dire…

— Seriez-vous prête à jurer, sous la foi du serment, que vous avez vraiment entendu la voix de votre amie ?

— Non, dit Frederica, sa voix m’a semblé trop altérée. J’en attribuai la cause à l’appareil, ou encore à la maladie…

— Auriez-vous reconnu la voix de votre amie si elle ne vous avait appris qui elle était ?

— Non, je ne le pense pas. Mais qui était-ce, Monsieur Poirot, qui était-ce ?

— Voilà ce que je désirerais connaître, Madame.

La gravité soudaine de Poirot parut éveiller les soupçons chez son interlocutrice.

— Nick est-elle… que lui est-il arrivé ? interrogea-t-elle, haletante.

Poirot fit un signe de tête.

— Elle est gravement malade. Ces chocolats étaient empoisonnés, Madame.

— Ceux que je lui ai envoyés ? Mais c’est impossible ! Impossible !

— C’est tellement possible, Madame, qu’en ce moment Miss Nick est à deux doigts de la mort.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, pâle et agitée. Je ne comprends pas ! Mais je ne comprends pas, insista-t-elle. D’autres bonbons, peut-être, mais pas ceux-là… Personne autre que Jim et moi n’y a touché… Vous faites une horrible méprise, Monsieur Poirot.

— Non, Madame, je ne me trompe pas : ma carte se trouvait dans la boîte.

Elle lui jeta un regard dénué d’expression.

— Si Miss Nick vient à mourir…, prononça Poirot en soulignant cette phrase d’un geste de menace.

Mrs Rice ne put réprimer un cri. Poirot se détourna et, me prenant par le bras, m’entraîna au salon situé à l’étage supérieur.

Poirot jeta son chapeau sur la table.

— Je n’y comprends vraiment rien… mais plus rien ! Je nage dans d’épaisses ténèbres ! Je redeviens un petit enfant. Qui profite du décès de Miss Nick ? Mrs Rice ? Qui achète et envoie les chocolats ? Qui échafaude cette histoire invraisemblable d’un coup de téléphone ? Mrs Rice. Tout cela ne résiste pas au moindre examen et ne saurait être pris au sérieux. Pourtant, il faut admettre que cette personne est loin d’être stupide.

— Alors ?

— Cette femme prend de la cocaïne, j’en suis persuadé, Hastings. Aucune erreur là-dedans. Ces bonbons de chocolat contenaient de la cocaïne. D’ailleurs, que veut-elle dire par là : « D’autres bonbons, possible, mais pas ceux-là. » Voilà un point qui mérite d’être élucidé. En outre, que vient faire ce bellâtre de Lazarus dans cet imbroglio ! Jusqu’où Mrs Rice est-elle renseignée ? Elle sait quelque chose, mais allez donc lui tirer les vers du nez ! Elle n’est pas de celles qui se laissent intimider. Son histoire de téléphone est-elle vraie ou l’a-t-elle inventée de toutes pièces ? Sinon, à qui appartenait cette voix ? Tout cela me semble bien ténébreux, Hastings.

— Les ténèbres précèdent toujours l’aube, répondis-je pour le consoler.

— Et cette deuxième boîte… envoyée par la poste… n’éclaircit pas la situation. Miss Nick elle-même ne peut nous fournir de renseignements précis. Comment s’y reconnaître ? grommela-t-il.

J’allais prendre la parole quand il m’arrêta d’un geste.

— Non ! non ! Pas d’autres proverbes ! Épargnez-moi, Hastings, je vous en prie ! Tenez, si vous étiez gentil, vous iriez m’acheter en cet instant même un jeu de cartes.

— Un jeu de cartes ! Bien. J’y vais de ce pas.

J’eus le sentiment très net qu’il cherchait, par ce prétexte, à se débarrasser de moi.

Cependant, je me trompais sur ses intentions : le soir même, vers dix heures, je trouvai mon ami au salon en train d’édifier des châteaux de cartes… et je me souvins !

C’était une de ses plus douces manies pour se calmer les nerfs. Il m’accueillit d’un sourire.

— Eh ! oui, mon cher ami, il faut avant tout de la précision. Une carte judicieusement placée en supporte une seconde, et ainsi de suite. Ne m’attendez pas, Hastings, allez vous coucher, ce petit manège me calme l’esprit.

À cinq heures du matin environ, je fus réveillé en sursaut par Poirot qui, la mine réjouie, se tenait auprès de moi.

— Vous aviez raison, mon cher. Vous voyiez juste, je rends hommage à votre perspicacité.

Je me frottai les yeux, encore gonflés de sommeil.

— « Les ténèbres précèdent toujours l’aube », avez-vous dit. Eh bien ! c’est exact, l’aube vient de poindre.

Je tournai mon regard vers la fenêtre, par laquelle, en effet, le jour commençait de pénétrer dans ma chambre.

— Non ! Non ! Hastings ! C’est dans mon esprit, dans mes petites cellules grises que les premières lueurs font leur apparition.

Après une pause, il continua, toujours calme :

— Mademoiselle est morte.

— Quoi ? m’écriai-je, cette fois les yeux grands ouverts.

— Chut ! Chut ! Pas en réalité, bien entendu, mais on peut simuler son décès, tout au moins pour vingt-quatre heures. Je m’arrangerai pour obtenir la complicité des médecins et des infirmières. Vous saisissez, Hastings ? Le meurtrier a réussi à sa cinquième tentative. Maintenant, nous allons voir ce qui va se passer. Cela ne manquera pas d’intérêt, croyez-moi.

CHAPITRE XVIII

LE VISAGE À LA FENÊTRE

Les événements du lendemain s’estompent complètement dans ma mémoire. Par malheur, je m’éveillai avec de la fièvre ; je suis sujet à ces fâcheux accès de temps à autre depuis que j’ai contracté la malaria. Il en résulte que cette journée demeure en mon souvenir comme un vrai cauchemar au milieu duquel Poirot, au comble de la joie, va et vient à la manière d’un clown excentrique. De quelle façon il réalisa le projet dont il m’avait entretenu au petit jour, je n’en sais rien, mais le fait est qu’il arriva à ses fins.

La tâche avait dû être ardue et l’obliger à pas mal de subterfuges, suivis d’autant de déceptions. Il lui fallut d’abord gagner le docteur Graham à sa cause, puis, aidé de celui-ci, persuader l’infirmière-chef et certaines des gardes-malades. Sans aucun doute, l’influence du docteur Graham avait fait pencher le plateau de la balance en sa faveur.

Restait à convaincre le chef de la police et ses subordonnés. On imagine que là encore, aux prises avec l’administration, Poirot eut à surmonter les pires difficultés. Cependant, il parvint à arracher le consentement du colonel Weston, à condition qu’on le dégageât de toute responsabilité : Poirot seul prenait sur lui la fausse déclaration de décès et toutes ses conséquences. Poirot accepta. Il eût d’ailleurs tout accepté pourvu qu’on lui laissât les mains libres.

Quant à moi, la journée s’écoula en un long assoupissement dans un fauteuil, avec une couverture sur les genoux. Toutes les deux ou trois heures, Poirot faisait irruption pour me tenir au courant de la marche des opérations.

— Comment ça va, mon cher ? Comme je plains votre sort ; mais peut-être vaut-il mieux que vous ne fussiez pas mêlé à cette mascarade. Je viens de commander une immense couronne, avec des lis en quantité et cette mirobolante inscription : « Regrets sincères. Hercule Poirot. » Quelle farce !

Puis il disparaissait pour revenir un peu plus tard m’apporter les dernières nouvelles :

— Je viens d’avoir un émouvant entretien avec Mrs Rice, entièrement vêtue de noir. « Pauvre amie ! Quel affreux drame ! Et dire qu’elle était si gaie, si débordante de vie ! Je ne puis me la figurer morte ! » J’abondai dans son sens à grand renfort de lieux communs, tel que : « L’ironie du sort qui veut que les êtres chers disparaissent », ou encore : « Les bons s’en vont, les mauvais restent », etc.

— Cette comédie vous amuse ? demandai-je.

— Du tout, mais cela fait partie de mon plan. Pour bien jouer son rôle, il faut s’y adonner tout entier. Après avoir exprimé tous ses regrets de circonstance, Mrs Rice a abordé des sujets d’un intérêt plus immédiat ; elle n’avait pu fermer l’œil de la nuit, tellement ces chocolats meurtriers l’obsédaient. « C’est impossible !… impossible ! » disait-elle. Devant son doute persistant, je lui offris de lui montrer le rapport du chimiste qui fit l’analyse. Alors, moins sûre d’elle-même, elle ajouta : « Vous dites que c’était de la cocaïne ? » Je le lui confirmai, « Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle. C’est à n’y rien comprendre. »

— Il se peut qu’elle ne simule pas.

— En tout cas, elle devine fort bien qu’elle est en danger, car elle ne manque pas d’intelligence. Ne vous l’ai-je pas déjà dit ?

— Et pourtant il me semble que, pour la première fois, vous ne la croyez pas coupable.

Poirot fronça le sourcil, puis il reprit son calme.

— Votre remarque est juste, Hastings. En effet, j’ai l’impression que la réalité ne corrobore plus mes présomptions. Ce qui caractérise ce genre de crime, c’est ordinairement la subtilité de l’assassin, n’est-ce pas ? Or, qu’observons-nous ici ? Aucune finesse : rien que des faits brutaux. Non, le problème se pose maintenant sous un autre aspect.

Puis, s’appuyant à la table :

— Trois éventualités se présentent. D’abord, les chocolats achetés par Mrs Rice et déposés par Lazarus : en ce cas, le coupable ne peut être que l’un des deux, ou les deux à la fois. Quant au coup de téléphone prétendu de Miss Nick, considérons-le comme une invention pure et simple. C’est la solution directe, sans détours.

« Solution numéro deux. La seconde boîte de chocolats, celle qui est arrivée par la poste. N’importe, qui peut l’avoir adressée ; l’un quelconque des personnages figurant sur notre liste noire de A à J (vous vous en souvenez, n’est-ce pas ?). Si cette boîte contenait en réalité les friandises empoisonnées, que vient faire ici l’histoire de la communication téléphonique ? À quoi bon embrouiller les choses avec cette seconde boîte de bonbons ?

Je me contentai de hocher faiblement la tête. Avec mes 38°2 de fièvre, toute complication m’apparaissait inutile, voire ridicule !

— Reste la troisième solution. Une boîte empoisonnée est substituée à l’inoffensive boîte de Mrs Rice. Alors, l’appel téléphonique s’explique et il est même ingénieux : il fait jouer à Mrs Rice le rôle de bouc émissaire ; en d’autres termes, elle doit tirer les marrons du feu. Cette troisième solution est la plus logique, mais également la plus ardue. Comment opérer cette substitution au moment propice ? Le portier peut monter la première immédiatement et rendre ainsi l’échange presque impossible. Non, cela manque de sens commun.

— À moins que ce ne soit Lazarus, ajoutai-je.

Poirot me regarda, l’air un peu inquiet :

— Vous avez de la fièvre, mon ami. Ne monte-t-elle pas, pour une fois ?

Je lui répondis d’un signe affirmatif.

— Il est curieux de constater comme quelques degrés de plus stimulent l’intelligence d’un homme ! Vous venez de formuler une remarque simple et profonde ; tellement simple que je n’y avais point songé. Cette supposition révélerait un bizarre état de choses : cela reviendrait à dire que Mr Lazarus, le bon, l’excellent ami de Mrs Rice, s’évertuerait à la faire prendre. L’affaire s’orienterait vers une tout autre direction, mais terriblement compliquée.

Je fermai les yeux, heureux de m’être montré aussi perspicace, mais, réfractaire à l’idée de m’enfoncer dans un nouveau problème complexe, j’éprouvai soudain l’envie de dormir.

Poirot, je crois, n’en continua pas moins de parler, mais déjà je ne l’écoutais plus. Sa voix, cependant, me parut vaguement berceuse…

Vers la fin de l’après-midi, mon ami fit une nouvelle apparition.

— La fleuriste fait fortune grâce à mon petit plan, s’écria-t-il. Tout le monde commande des couronnes : Mr Croft, Mr Vyse, le commandant Challenger, etc.

Ce dernier nom éveilla ma pitié.

— Je vous en prie, Poirot, dites-lui toute la vérité, sinon le pauvre garçon deviendra fou de douleur.

— Vous conservez toujours la même tendresse à son égard, à ce que je vois.

— J’avoue que Challenger m’est sympathique. C’est d’ailleurs un brave homme et il faut le mettre dans le secret…

Poirot hocha négativement la tête.

— Non, mon cher, je ne veux favoriser personne.

— Mais songez donc comme il doit souffrir !

— Je préfère songer à la bonne surprise que je lui réserve ! Retrouver vivante la femme qu’on aime, alors qu’on la croyait morte, n’est-ce pas là une sensation unique… prodigieuse ?

— Vous êtes un infâme tyran ! Je suis convaincu que le commandant Challenger saurait bien garder votre secret.

— J’en suis moins sûr.

— C’est un homme d’honneur, j’en réponds.

— Raison de plus pour qu’il tienne difficilement sa langue. L’art de garder un secret implique nécessairement celui du mensonge et de la comédie. Croyez-vous le commandant Challenger capable de simuler, de feindre ? S’il possède les qualités que vous vous plaisez à lui reconnaître, il ne saurait avoir celles que je juge indispensables dans la situation actuelle.

— Alors, vous vous refusez à lui parler ?

— Je me refuse à sacrifier ma petite idée sur l’autel de la sensiblerie. N’oublions pas qu’une existence est en jeu. D’autre part, la souffrance trempe le caractère ; beaucoup de vos pasteurs et même un évêque, si j’ai bonne souvenance, l’ont proclamé en chaire.

Je n’insistai pas davantage devant la décision bien arrêtée de Poirot.

— Je ne m’habillerai pas pour dîner, déclara-t-il en baissant la voix. Mon rôle exige que je devienne un vieillard écrasé sous le poids des soucis. Finie, ma merveilleuse confiance en moi ! Je suis une loque. J’ai échoué lamentablement dans ma tâche ! Je laisserai passer les mets devant moi sans même y goûter. Toutefois, avant de quitter ma chambre, j’aurai eu soin de faire un sort à quelques brioches et éclairs que j’ai eu la précaution de me procurer chez le pâtissier. Et vous, que prendrez-vous ?

— Un peu de quinine, je crois, dis-je d’un air sombre.

— Allons, mon brave Hastings, un peu de courage, et demain tout ira bien !

— Je l’espère, car ces crises ne durent généralement pas plus de vingt-quatre heures.

Je ne l’entendis pas revenir dans la pièce. Sans doute avais-je dormi tout ce temps-là.

Lorsque je m’éveillai, je vis Poirot assis à ma table-bureau, avec devant lui une feuille de papier toute froissée dans laquelle je reconnus notre fameuse liste de suspects.

— Oui, mon ami, me dit-il après avoir suivi mon regard, j’ai trouvé ma petite liste et je l’utilise de façon toute différente ; j’établis toute une série de questions concernant chaque personne mentionnée. Ces questions ont trait à certains points qui m’échappent et auxquels j’essaie de répondre par moi-même.

— Où en êtes-vous ?

— J’ai terminé. Vous plairait-il de m’entendre ? Vous sentez-vous assez fort aujourd’hui ?

— Oui, je me sens beaucoup mieux.

— À la bonne heure ! Certains détails vous paraîtront puérils, peut-être, mais peu importe.

Il s’éclaircit la voix.

A. : Ellen. – Pourquoi est-elle restée à la maison au lieu d’aller voir le feu d’artifice (fait surprenant, si on se reporte à la déclaration et à la surprise qu’en laissa paraître Miss Nick). Craignait-elle un événement quelconque ? A-t-elle fait entrer quelqu’un en cachette ? (J., par exemple). Dit-elle bien la vérité au sujet du panneau secret ? Si ledit panneau existe, pourquoi prétend-elle ne pas se rappeler son emplacement ? (Miss Nick affirme que ce panneau n’existe pas, et elle doit savoir à quoi s’en tenir). S’il s’agit d’une invention, pourquoi ce mensonge ? A-t-elle lu les lettres d’amour de Michel Seton, ou a-t-elle feint l’étonnement lorsque nous lui avons parlé des fiançailles de sa maîtresse ?

B. : son mari. – Est-il aussi stupide qu’il en a l’air ? Est-il au courant de ce que peut savoir Ellen, ou ignore-t-il tout ? Est-il, oui ou non, un détraqué ?

C. : l’enfant – Ses instincts sanguinaires sont-ils normaux chez un enfant de son âge ? Est-ce plutôt un symptôme morbide héréditaire ? S’est-il jamais exercé à tirer avec une carabine de bazar ?

D. : – Qui est Mr Croft ? D’où vient-il, en réalité ? A-t-il mis le testament à la poste comme il jure l’avoir fait ? Dans quel dessein ne l’aurait-il pas envoyé ?

E. : – Même question préalable que ci-dessus. Que peuvent bien être Mr et Mrs Croft ? Cherchent-ils à se cacher pour un mobile quelconque ? Ont-ils quelque lien de parenté avec la famille Buckley ?

F. : Mrs Rice. – Était-elle au courant des fiançailles de Nick et de Michel Seton ? L’a-t-elle simplement deviné ou a-t-elle, en réalité, pris connaissance des lettres échangées entre les amoureux ? (En ce cas, elle aurait appris que Miss Buckley est l’héritière de Seton.) Se savait-elle la légataire universelle de Nick ? (Chose probable, car la jeune fille a dû l’en informer, en ajoutant qu’il lui reviendrait peu de chose.) Quelle part de vérité contient la déclaration du commandant Challenger, à savoir que Lazarus éprouvait une certaine affection envers Miss Nick ? (Ce fait expliquerait le manque de cordialité qui s’est manifesté ces derniers mois entre les deux amis.) Qui est l’ami mentionné sur une fiche comme étant le pourvoyeur de la drogue ? Serait-ce J. ? Pourquoi a-t-elle failli s’évanouir ? A-t-elle été troublée par quelque parole prononcée ici même ou par quelque autre chose qu’elle aurait vue ? Le prétendu coup de téléphone a-t-il même jamais existé, ou n’est-ce qu’un mensonge ? Que signifie cette phrase : « Les autres bonbons, peut-être, mais pas ceux-là ! » Supposé qu’elle ne soit pas elle-même coupable, quel secret cache-t-elle ?

— Vous constaterez, poursuivit Poirot, que les questions concernant Mrs Rice sont pour ainsi dire innombrables. Cette femme est une véritable énigme, ce qui m’oblige à cette conclusion : Mrs Rice est coupable – ou bien elle connaît ou croit connaître le vrai criminel ! Oui, mais peut-être ne fait-elle que le soupçonner ? Comment la faire parler ?

Continuons.

G. : Mr Lazarus. – Fait curieux, il n’y a pour ainsi dire aucune question à lui poser, sauf celle-ci, assez brutale : A-t-il lui-même opéré la substitution des chocolats empoisonnés ? Autrement, je ne relève qu’une anomalie contre lui, d’ailleurs tout à fait en dehors de l’affaire : Pourquoi Mr Lazarus a-t-il offert cinquante livres d’un tableau qui n’en valait que vingt ?

— Peut-être voulait-il se montrer agréable aux yeux de Miss Nick ?

— Il ne s’y serait pas pris de cette façon ; homme d’affaires avant tout, Mr Lazarus n’achète pas pour vendre à perte. S’il avait désiré lui rendre service, il lui eût avancé de l’argent à titre privé.

— Cela ne saurait avoir de rapport avec le crime.

— Possible… mais ma curiosité n’en est pas moins éveillée. N’oublions pas que je me livre à une étude psychologique. Maintenant voyons le H.

H. : commandant Challenger. – Pourquoi Miss Nick lui a-t-elle confié qu’elle était fiancée ? Quelle raison l’a poussée, puisqu’elle n’en avait fait part à personne ? Quelles relations Challenger entretient-il avec son oncle ?

— Quel oncle ?

— Le docteur. La nouvelle de la mort de Michel Seton serait-elle parvenue à l’Amirauté avant d’être rendue publique ?

— Je ne vois pas très bien où vous désirez en venir, Poirot. Même si Challenger eût été un des premiers avisés de la mort de Seton, à quoi cela nous avance-t-il ? Dans ce cas, quel mobile l’aurait déterminé à tuer la jeune fille qu’il aime ?

— Tout à fait d’accord, votre remarque est pleine de bon sens, mais ce sont des petits détails sur lesquels j’aimerais à être fixé.

I. : Mr Vyse. – Pour quelle raison a-t-il tenu à faire état de l’attachement passionné de sa cousine envers cette « Maison du Péril » ? Oui ou non, a-t-il reçu le testament ? Est-il honnête ou non ?

Enfin, voici J. – Un grand point d’interrogation suit cette lettre ; ce personnage énigmatique existe-t-il ?

— Hé là ! Qu’avez-vous donc, cher ami ?

Je m’étais dressé de ma chaise en poussant un cri. D’une main tremblante, je désignais la fenêtre.

— Un visage, Poirot ! un horrible visage contre la vitre… Il vient de disparaître, mais je l’ai bien vu !

Poirot se dirigea vers la croisée, l’ouvrit et se pencha au-dehors.

— Il n’y a personne. Êtes-vous bien sûr de ne pas être le jouet de votre imagination, Hastings ?

— Je n’imagine rien. C’était, je vous le répète, un épouvantable visage.

— J’oublie qu’il y a un balcon et quiconque peut l’escalader pour nous espionner. Qu’entendez-vous par cet « épouvantable visage » ?

— Un visage blême, au regard fixe, à peine humain !

— C’est la fièvre qui vous tourmente, cher ami. Un visage, oui. Un visage plus ou moins agréable, je vous l’accorde, mais un visage à peine humain… ah ! non. L’émotion que vous a causée cette apparition, contre la vitre vous en a sûrement déformé les traits.

— C’était épouvantable ! insistai-je.

— Était-ce une physionomie connue de vous ?

— Pas le moins du monde.

— Hum… voilà qui est étrange ! Oui, je sais, il est presque impossible, en de pareilles circonstances, de reconnaître quelqu’un. Cependant, je me demande… oui, je me demande…

Poirot rassembla ses notes d’un air méditatif.

— Une chose me console, en tout cas, c’est que le propriétaire dudit visage, s’il a pu surprendre notre conversation, ignore que Miss Nick jouit d’une parfaite santé, puisque nous n’avons pas fait allusion à son prétendu décès !

— Oui, mais votre brillante tactique ne semble guère jusqu’ici se traduire par des résultats sensationnels.

— Patience, cher ami. Je me suis fixé vingt-quatre heures, et, sauf imprévu, j’attends du nouveau pour demain. Au cas contraire, je me serai fourvoyé d’un bout à l’autre. Reste la poste, et j’ai confiance dans le courrier de demain.

Je m’éveillai le lendemain matin en proie à une grande faiblesse, encore que la fièvre fût tombée. Je me sentais un appétit de loup. On nous monta le petit déjeuner dans notre salon.

— Eh bien ! m’écriai-je pendant que Poirot triait son courrier, la poste a-t-elle exaucé votre désir ?

Poirot, qui venait de décacheter deux enveloppes contenant des factures, se garda bien de répondre. Il me parut légèrement déçu.

À mon tour, j’ouvris mon courrier : la première lettre était une invitation à une réunion spirite.

— Si rien n’aboutit, il nous faudra recourir au spiritisme, remarquai-je. Je suis d’ailleurs étonné qu’on ne lui fasse pas plus souvent crédit dans des affaires de ce genre. L’esprit de la victime se manifeste et cite le nom du meurtrier. Quel témoignage probant !

— Cela ne nous avancerait guère, répondit Poirot, d’un air distrait. Je doute même que Maggie Buckley connaissait son assassin. Si elle pouvait parler, que nous apprendrait-elle d’intéressant ? Tiens ! Que c’est donc bizarre !

— Quoi donc ?

— Au moment même où vous me parlez des révélations d’outre-tombe, j’ouvre cette lettre.

Poirot me la lança par-dessus la table. Elle provenait de Mrs Buckley et était ainsi conçue :

Presbytère de Langeley.

Cher Monsieur Poirot,

De retour ici, je trouve une lettre que m’avait écrite ma pauvre enfant à son arrivée à Saint-Loo. Je ne crois pas qu’elle puisse vous être utile, mais peut-être désirez-vous en prendre connaissance. Je vous renouvelle mes remerciements pour votre amabilité et vous adresse mes très distinguées salutations.

Jeanne Buckley

Cette lettre de Maggie Buckley était d’une platitude écœurante et dépourvue de tout sentiment :

Chère Maman,

Je suis bien arrivée après un excellent voyage ; il n’y avait que deux autres voyageurs dans mon compartiment jusqu’à Exeter.

Il fait délicieusement beau. Nick est en excellente santé et pleine de gaieté, un peu agitée peut-être, mais je ne comprends vraiment pas pourquoi elle m’a ainsi télégraphié de venir. J’aurais aussi bien pu attendre à mardi.

À part cela, rien de nouveau. Nous nous apprêtons à recevoir quelques voisins pour le thé, des Australiens qui ont loué le pavillon. Nick les prend pour de braves gens, mais un peu ennuyeux ! Mrs Rice et Mr Lazarus, l’antiquaire, viendront séjourner ici. Je vais jeter ma lettre dans la boîte à l’extérieur de la grille, afin qu’elle ne manque pas le courrier. Je t’enverrai un petit mot demain.

Ta fille affectueuse.

Maggie.

P.S. – Nick m’a dit qu’elle avait une raison pour m’envoyer ce télégramme, et me la fera connaître après le goûter. Elle me paraît bizarre et inquiète.

— La voix de la défunte ne nous apprend pas grand-chose, dit lentement Poirot.

— Cette boîte à lettres à l’extérieur de la grille doit être celle où Croft prétend avoir mis le testament.

— Tiens, mais c’est vrai !… Très curieux !

— Rien d’autre dans le courrier ?

— Rien d’intéressant. Plaignez-moi, Hastings, je suis malheureux ! Je souffre de ne pouvoir sortir des ténèbres. Je ne comprends plus rien.

À ce moment, Poirot se leva pour répondre à la sonnerie du téléphone. Aussitôt son visage se transfigura. Malgré le calme qu’il essayait de feindre, son agitation intérieure ne m’échappa point. Sa participation à l’entretien était trop vague pour me permettre d’en saisir le sens. Enfin, sur un : « Très bien, je vous remercie », il raccrocha le récepteur et regagna son siège, les yeux pétillants d’impatience.

— Hein ? Que vous ai-je annoncé ? Les événements commencent à se déclencher.

— Qui vous a téléphoné ?

— Mr Charles Vyse. Il m’apprend que, par le courrier de ce matin, il a reçu un testament signé de Miss Buckley et daté du 25 février.

— Quoi ? Le testament ?

— Le testament.

— Enfin arrivé ?

— Oui, et fort à propos, n’est-ce pas ?

— Pensez-vous qu’il dise la vérité ?…

— … Ou que je le soupçonne d’avoir gardé ce papier depuis longtemps ? Est-ce là votre pensée ? Ma foi, tout cela me semble étrange. Vous le voyez, je ne m’étais pas trompé en vous annonçant que le prétendu décès de Miss Nick provoquerait quelques faits nouveaux !

— Je m’incline devant votre génie. Mais dites-moi : ce testament est-il celui qui institue Mrs Rice légataire universelle de Miss Nick ?

— Mr Vyse ne précise pas, il est trop discret. Mais pourquoi en serait-il autrement ? Ce testament est, paraît-il, contresigné par Ellen Wilson et son mari, à titre de témoins.

— Nous voici donc revenus à Frederica Rice ?

— Notre vieille énigme !

— Frederica Rice est un bien joli nom, murmurai-je.

— Plus harmonieux, certes, que celui de « Freddie », dont l’ont baptisée ses amies.

— Frederica n’offre pas de nombreux diminutifs, Margaret en présente davantage : Maggie, Margot, Magde, Peggie…

— Très juste. Eh bien, Hastings, êtes-vous satisfait maintenant ? Les choses commencent à prendre tournure, hein ?

— Je vous en félicite, mais, avouez-le, vous attendiez-vous à cela ?

— Pas précisément… J’avais tablé sur des faits beaucoup plus vagues. Je m’étais simplement dit qu’étant donné certains résultats, leurs causes déterminantes finiraient par s’imposer à nos sens. Mais qu’allais-je vous dire lorsque retentit la sonnerie du téléphone ?… Ah ? j’y suis, je vous parlais de cette lettre de Miss Maggie que je tenais à relire. Je crois y avoir discerné un point curieux et je désirerais m’en assurer.

Je pris la missive et la tendis à mon ami. Tandis qu’il en relisait le contenu, je me promenai dans la pièce, jetant de temps à autre un coup d’œil par la fenêtre pour observer les yachts qui croisaient dans la baie.

Un cri d’exclamation me fit sursauter. En me retournant, je vis Poirot qui, la tête entre les mains, se balançait d’avant en arrière dans son fauteuil, comme en proie à une indicible douleur.

— Oh ! Aveugle… aveugle que je suis ! grommelait-il.

— Que se passe-t-il ?

— Je prétendais que le problème était compliqué, confus ? Mais non, pas le moins du monde ! Il est d’une extrême simplicité. Et dire que je n’y ai rien vu !

— Je vous en prie, Poirot, quel est ce flot de lumière qui brusquement vous éblouit ?

— Attendez… attendez… ne parlez pas encore… Après cette stupéfiante découverte, j’ai besoin de remettre un peu d’ordre dans mes idées.

Saisissant son questionnaire, il le parcourut en silence, se contentant de remuer rapidement les lèvres. À deux ou trois reprises, il hocha la tête, puis il s’adossa dans son fauteuil et ferma les yeux ; je crus un moment qu’il s’était endormi !

Tout à coup, il rouvrit les paupières et poussa un soupir :

— Mais oui ! s’écria-t-il. Tous les faits qui m’intriguaient s’expliquent maintenant. Ils avaient tous leur raison d’être.

— Comment… vous savez tout ?

— Presque tout ou plutôt tout ce qui importe. Certaines de mes déductions tombaient juste, d’autres s’écartaient nettement de la vérité, mais à présent l’atmosphère s’éclaircit. Aujourd’hui même, je vais envoyer un télégramme en posant deux questions… dont je connais d’avance la réponse. Elle est là ! ajouta-t-il en se frappant le front.

— Et que ferez-vous, une fois en possession de cette réponse ? demandai-je.

Poirot bondit sur ses pieds.

— Vous souvenez-vous, mon cher, que Miss Nick avait l’intention de monter une pièce à la « Maison du Péril » ? Eh bien, c’est nous-mêmes qui l’organiserons ce soir, mais j’en serai le metteur en scène. Miss Nick y créera un rôle. Un revenant jouera dans cette pièce, ami Hastings, un revenant ! La « Maison du Péril » n’a jamais été hantée par un fantôme : elle le sera ce soir… Non, Hastings ! inutile de m’interroger davantage. Ce soir même, nous allons produire notre comédie de laquelle jaillira la vérité. Mettons-nous sans tarder à l’ouvrage.

Sur ces paroles, Poirot quitta la pièce.

CHAPITRE XIX

LE METTEUR EN SCÈNE

Une curieuse réunion avait lieu ce soir-là à la « Maison du Péril ».

De toute la journée, j’avais à peine entrevu Poirot. Avant d’aller dîner, il m’avait laissé un mot me donnant rendez-vous à la « Maison du Péril » à neuf heures. « La tenue de soirée n’est pas de rigueur », avait-il pris la précaution d’ajouter. Tous ces préparatifs me semblaient une chimérique tentative.

À mon arrivée, je fus introduit dans la salle à manger où, après un rapide coup d’œil, je constatai que chaque personne figurant sur la liste, de A à I, était présente (sauf J, cela va de soi, puisque cette initiale attendait une affectation).

Mrs Croft elle-même était venue, calée dans une sorte de fauteuil roulant. Souriante, elle me fit signe d’approcher.

— Quelle surprise ! me dit-elle d’un air réjoui. J’avoue que cette soirée constitue pour moi un grand événement ; aussi m’efforcerai-je à l’avenir de sortir de temps à autre. Je sais gré à M. Poirot de sa gentille attention. Cependant, tout cela me paraît bien macabre… Mais c’est sur l’insistance de Mr Vyse…

— Mr Vyse ? dis-je, étonné.

Debout près de la cheminée, Charles Vyse parlait en aparté avec Poirot. Je promenai mes yeux dans la pièce. Tout le monde était présent. Ellen, qui m’avait fait entrer (j’étais arrivé une ou deux minutes en retard) se posta de nouveau près de la porte.

Se tenant droit et respirant avec difficulté, son mari était assis un peu plus loin à côté de son fils, qui ne cessait de s’agiter sur sa chaise. Les autres invités étaient rassemblés autour de la table. Vêtue de sa robe noire, Frederica était placée auprès de Lazarus, George Challenger et Croft leur faisant vis-à-vis. Je pris place à côté de Mrs Croft, tandis que Charles Vyse, après avoir fait un dernier signe de tête, s’installa à une extrémité de la table. Poirot se glissa discrètement sur le siège proche de Lazarus.

De toute évidence, « l’auteur » (titre que Poirot s’était pompeusement décerné) ne cherchait pas le rôle de premier qui devait échoir à Charles Vyse. Je me demandai quelles surprises mon ami lui réservait.

Le jeune avocat s’éclaircit la voix et se leva, avec son attitude ordinaire, c’est-à-dire impassible, cérémonieuse et froide.

— Cette réunion est des plus imprévues, dit-il, mais nous nous trouvons en présence d’un état de choses tout à fait exceptionnel : je veux parler, et tout le monde m’a compris, des circonstances qui entourent le décès de ma cousine, Miss Buckley. L’autopsie s’impose : je puis affirmer à présent, sans l’ombre d’un doute, qu’il s’agit d’un empoisonnement prémédité. Mais ceci regarde la police et je me garderai d’empiéter sur son domaine.

« Dans un cas normal, le testament du défunt est lu après les obsèques, mais pour satisfaire au désir de Mr Poirot, je me propose de vous en donner lecture en cet instant même. Voilà pourquoi vous avez été tous convoqués ici. Les circonstances exceptionnelles souffrent une dérogation aux usages.

« Ce testament est entré en ma possession de façon plutôt bizarre : daté de février dernier, je ne l’ai reçu qu’au courrier de ce matin. Cependant, l’écriture n’en est pas moins de la main de ma cousine, et bien que la teneur s’éloigne du style généralement adopté, il est dûment valable. »

Il fit une pause et en profita pour toussoter une deuxième fois. Tous les regards étaient vrillés sur le jeune homme de loi. D’une longue enveloppe, il tira une feuille de papier à lettre généralement employé à la « Maison du Péril », ainsi que tous les assistants purent s’en rendre compte.

— Le texte est très court, précisa Mr Vyse, puis il observa un silence voulu avant de poursuivre :

Le présent acte est le dernier testament de Magdala Buckley. Je désire que les frais de mes obsèques soient prélevés sur mon avoir et désigne mon cousin Charles Vyse comme exécuteur testamentaire. Je lègue tous mes biens, meubles et immeubles à Mrs Mildred Croft, en témoignage de reconnaissance pour les services qu’elle a rendus à mon père, Philip Buckley, et qui ont fait d’elle notre éternelle créancière.

Signé Magdala Buckley.

Témoins : Ellen Wilson, William Wilson.

Je n’en pouvais croire mes oreilles ! Et j’ai lieu de penser que je n’étais pas le seul.

Mrs Croft hocha la tête d’un air calme et entendu.

— C’est exact, dit-elle avec lenteur. Non que j’aie jamais eu l’intention de m’en prévaloir, mais durant le séjour de Philip Buckley en Australie, si je ne m’étais trouvée là… non, je préfère me taire à ce sujet. C’est un secret et je veux continuer à le garder. Cependant, Magdala en eut connaissance, sans doute, par son père. Nous sommes venus habiter ici car je mourais d’envie de voir cette « Maison du Péril » dont Philip nous avait tant parlé. Cette chère petite était au courant de tout et ne savait comment nous prouver sa reconnaissance. Elle insista pour nous avoir auprès d’elle, mais nous refusâmes. En fin de compte, elle nous offrit le pavillon pour lequel elle ne voulut jamais accepter un sou de loyer. Pour éviter les bavardages, nous faisions le simulacre de la payer, mais elle nous rendait notre argent. Eh bien ! que quelqu’un ose me dire maintenant que la gratitude n’existe pas ? Preuves en mains, je confondrai cet imposteur !

Un silence plein de surprise planait sur l’auditoire. Poirot regarda Vyse :

— Vous doutiez-vous de cela ?

Vyse secoua négativement la tête :

— Je savais que Philip Buckley avait habité l’Australie, mais j’ignorais absolument qu’il eût été là-bas l’objet d’un scandale, répondit-il en jetant un coup d’œil interrogateur vers Mrs Croft.

— Inutile, vous ne tirerez pas un mot de moi ! Je n’ai jamais parlé de cela à quiconque, ce n’est pas aujourd’hui que je commencerai. Le secret me suivra dans la tombe.

Vyse ne broncha pas. Il s’était rassis et tapotait la table de son crayon.

— Je présume, Mr Vyse, dit Poirot en se penchant en avant, qu’en votre qualité de parent le plus proche, vous pourriez contester la validité de ce testament ? Je crois comprendre qu’une énorme fortune est en jeu, et qui n’existait d’ailleurs pas lors de la rédaction de cet acte.

Vyse leva vers lui un œil flegmatique.

— Le testament est parfaitement valable et l’idée ne me viendrait pas de faire opposition aux dernières volontés de ma cousine.

— Vous êtes un honnête homme, dit Mrs Croft d’un ton approbateur, et je veillerai à ce que vous n’y perdiez pas !

Charles se renfrogna un peu devant cette remarque plutôt gênante, encore qu’inspirée par une généreuse intention.

— Eh bien, maman ! dit Mr Croft avec une certaine joie qu’il ne pouvait réprimer, en voilà une surprise ! Nick ne m’avait jamais mis au courant de ses desseins.

— La pauvre chère enfant, murmura Mrs Croft en se couvrant les yeux de son mouchoir. Comme je voudrais qu’elle pût nous voir en ce moment ! Qui sait, peut-être nous voit-elle ?

— C’est possible, dit Poirot.

Brusquement une idée géniale lui germa dans l’esprit. Il promena son regard autour de lui.

— Une idée ! Puisque nous voici tous réunis autour d’une table, organisons une séance de spiritisme.

— Une séance ! s’écria Mrs Croft, scandalisée. Mais vous n’y pensez pas…

— Si, si, ce sera très intéressant. Mon ami Hastings ici présent, possède un pouvoir médiumnique très puissant ; l’occasion est unique d’obtenir une communication de l’au-delà, les conditions s’y prêtent admirablement. N’hésitons pas, n’est-ce point votre avis, Hastings ?

Bien que pas très fier des qualités de médium que venait de m’octroyer le généreux Poirot, j’acquiesçai.

— À la bonne heure ! Je le savais bien. Vite, éteignons les lumières !

En un clin d’œil, Poirot s’était mis debout et avait tourné tous les commutateurs. La séance fut imposée aux assistants avant qu’ils eussent le temps de protester. Pour mon compte, j’attribuai cette apathie générale à la stupéfaction que leur avait causée la lecture du testament.

L’obscurité n’était pas complète dans la pièce ; il faisait tellement chaud qu’on avait laissé la fenêtre ouverte. Au bout d’une ou deux minutes, mes yeux commencèrent à distinguer le contour des meubles. En mon for intérieur, je maudissais copieusement Poirot pour ne m’avoir pas initié à l’avance au rôle qu’il m’avait dévolu.

Néanmoins, je fermai les paupières et respirai d’une façon bruyante. Au même moment, Poirot se leva et s’approcha de ma chaise sur la pointe des pieds, puis il retourna à sa place, et prononça à voix basse :

— Oui, il est déjà en transes, les manifestations ne vont pas tarder maintenant.

Le fait de rester assis et d’attendre dans le noir vous remplit d’une insupportable appréhension. Personnellement, j’éprouvais une nervosité extrême. Et cependant, je pressentais ce qui allait survenir. Seul avec Poirot, je connaissais l’événement capital, ignoré de tous. Malgré tout, le cœur faillit me manquer lorsque je vis la porte de la salle à manger s’ouvrir doucement, sans le moindre bruit (cette porte avait dû être préalablement graissée). Un frisson parcourut les spectateurs. Un souffle d’air frais, évoquant la brise, s’engouffra dans la pièce. En l’occurrence, il ne pouvait s’agir que d’un simple courant d’air venant du jardin par la fenêtre ouverte.

Alors, nous vîmes tous le fantôme ! Une forme confuse drapée de blanc, encadrée dans le chambranle de la porte : Nick Buckley.

Elle avançait à pas lents et en silence… d’un mouvement flottant, éthéré, qui lui prêtait un aspect surnaturel. Quelle admirable actrice le monde aurait pu connaître ! Nick avait souhaité jouer un rôle à la « Maison du Péril », elle était en train de le remplir à la perfection et j’étais convaincu qu’elle savourait cet instant de toute son âme. Elle continuait d’avancer quand tout à coup le silence fut interrompu.

L’occupante du fauteuil roulant près duquel je me trouvais poussa un cri étouffé, une sorte de gargouillement fut proféré, par Mr Croft, Challenger lâcha un juron, Charles Vyse recula sa chaise, tandis que Lazarus se penchait en avant. Seule Frederica ne fit aucun bruit ni aucun mouvement.

À ce moment, un cri strident nous déchira le tympan et Ellen bondit de son siège.

— C’est elle, hurla la domestique. Elle est revenue, elle marche ! Les gens empoisonnés se remettent toujours à marcher ! C’est elle, oui, c’est elle !

Un déclic, puis la lumière reparut.

Debout auprès de l’assistance, Poirot arborait le sourire satisfait d’un chef de piste. Drapée de son voile blanc, Nick se tenait immobile au milieu de la salle. La première, Frederica prit la parole. Incrédule, elle étendit la main pour toucher son amie.

— Nick ! Est-ce bien vous ? dit-elle dans un soupir.

Éclatant de rire, Nick s’avança.

— Oui, c’est bien moi. Je vous remercie, Mrs Croft, de tous les services que vous avez rendus à mon père, mais je crains fort que vous ne bénéficiez pas immédiatement de mon testament.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! haleta l’interpellée en se retournant de tous côtés sur son fauteuil. Emmène-moi, Bert, emmène-moi. Ma chérie, tout cela n’était qu’une plaisanterie !

— Drôle de plaisanterie, repartit Nick.

La porte s’ouvrit de nouveau et un homme entra d’un pas si calme que je ne l’avais pas entendu. À ma stupéfaction, je reconnus Japp. Il échangea un signe avec Poirot et, le visage radieux, il se dirigea vers l’infirme qui, dans son fauteuil, ne savait plus où se fourrer.

— Tiens ! Tiens ! s’écria-t-il. Comme on se retrouve ! Mais c’est mon ancienne connaissance, Milly Merton, ma parole ! Alors, on continue ces bons vieux tours !

Il se retourna vers l’auditoire, sans prêter attention aux bruyantes protestations de Mrs Croft.

— Mesdames et messieurs, je vous présente notre plus habile faussaire. Nous savions qu’il était arrivé un accident à la voiture dans laquelle elle s’était enfuie avec ses complices, mais une blessure à la colonne vertébrale ne décourage pas Milly Merton. Vous avez devant vous, Mesdames et Messieurs, une véritable artiste !

— Ce testament était-il faux ? demanda Vyse sur un ton de surprise.

— Bien sûr, repartit Nick avec mépris. Vous ne pensez tout de même pas que j’aurais rédigé un testament aussi grotesque ? Je vous avais légué la « Maison du Péril », Charles, et tout le reste à Frederica.

Tout en parlant, Nick se dirigeait vers son amie, lorsque l’événement se produisit. Un éclair jaillit de la fenêtre, une balle siffla… puis une autre… enfin un gémissement et un bruit de chute, au-dehors… Le bras de Frederica se couvrit d’un léger filet de sang…

CHAPITRE XXI

« J. »

Le coup fut si soudain que personne ne comprit ce qui s’était passé. Poussant une forte exclamation, Poirot se précipita à la fenêtre, suivi de Challenger. Ils revinrent peu après en portant le corps inerte d’un homme qu’ils déposèrent dans un grand fauteuil de cuir. En voyant le visage de la victime, je laissai échapper un cri.

— Le visage… le visage que j’ai entrevu à la fenêtre.

C’était, en effet, le personnage que j’avais vu nous épier la veille au soir. Je le reconnus sans hésitation. Je compris que je m’étais trompé en lui attribuant un aspect surnaturel. Cependant, ma première impression s’avérait amplement justifiée par la sinistre apparence de ce déchet humain. Son visage blême, suant le vice, ressemblait à un masque ; on eût dit que l’âme de cet homme s’était depuis longtemps enfuie. Le long de sa joue coulait un ruisseau de sang.

Frederica s’avança, et s’appuya au dossier d’une chaise. Poirot alla au-devant d’elle.

— Êtes-vous blessée, Madame ?

Elle secoua négativement la tête :

— Non, la balle n’a fait qu’effleurer mon épaule.

Elle écarta Poirot d’un geste et se baissa vers l’inconnu qui, au même moment, rouvrit les yeux.

— Je vous ai touchée, cette fois, hein ? dit-il en étouffant un grognement, puis subitement sa voix changea et prit l’intonation de celle d’un enfant :

— Oh ! Freddie, je ne voulais pas vous faire de mal ! je ne voulais pas vous faire de mal ! vous vous êtes toujours montrée si bonne envers moi.

— Ne vous tourmentez pas, lui répondit-elle en s’agenouillant auprès de lui.

— Je ne voulais pas vous faire mal…

La tête s’affaissa en avant et la phrase demeura inachevée.

Frederica interrogea Poirot du regard.

— Oui, Madame, il est mort, lui dit-il d’une voix douce.

Elle se leva lentement et regarda le corps inerte. D’une main pleine de pitié, elle caressa le front de l’homme. Poussant un long soupir, elle se tourna vers le reste de l’assistance.

— C’était mon mari, prononça-t-elle avec calme.

— « J », murmurai-je.

Poirot, qui avait saisi ma remarque, m’adressa un signe d’acquiescement.

— Oui, reprit-il à voix basse, j’ai toujours eu l’intuition que ce « J » existait. Ne vous l’ai-je pas dit dès le début ?

— C’était mon mari, reprit Frederica d’une voix lasse, et elle s’affaissa dans le fauteuil que Lazarus avait approché à son intention. Autant que je vous explique tout… maintenant, dit-elle.

« Cet homme s’était avili à force de prendre des stupéfiants. Il avait même réussi à m’en faire absorber. Il m’a fallu lutter sans trêve, du jour où je l’ai quitté, pour me déshabituer de ces drogues. Enfin… je suis aujourd’hui presque guérie. Mais après des efforts inouïs et dont personne ne saurait se douter. J’eus toutes les peines du monde à lui échapper ; il me poursuivait sans cesse pour me soutirer de l’argent par des menaces et du chantage, jusqu’au jour où lui vint l’obsession de me tuer. Le malheureux était irresponsable. C’est sans doute lui a qui a tué Maggie Buckley, l’ayant prise pour moi. J’aurais peut-être dû parler plus tôt, mais je n’étais pas sûre et les étranges accidents de Nick m’incitèrent à croire qu’après tout il ne s’agissait peut-être pas de lui. Mais un jour… je reconnus son écriture sur un morceau de papier déchiré, sur la table de M. Poirot. C’était le fragment d’une lettre que mon mari m’avait adressée. Dès cet instant, je fus convaincue que M. Poirot suivait la piste, et que la découverte du coupable n’était plus qu’une affaire de temps… Cependant, je ne m’explique pas l’histoire des bonbons. Mon mari n’avait aucune raison d’empoisonner Nick et je ne vois pas comment il aurait pu se trouver mêlé à quelque complot dirigé contre elle. J’ai beau me creuser la cervelle, je ne parviens point à résoudre cette énigme.

Pendant un moment elle enfouit sa figure dans ses mains, puis elle conclut d’une voix pathétique :

— Voilà… c’est tout…

CHAPITRE XXI

LE PERSONNAGE … « K »

Lazarus la rejoignit aussitôt.

— Ma chérie, ma chérie ! dit-il.

Poirot se dirigea vers l’argentier, versa un verre de porto et l’apporta à Frederica. Après l’avoir bu, elle lui rendit le verre en souriant et lui dit :

— Cela va mieux… merci… Et maintenant, qu’allons-nous faire ?

Elle lança un regard interrogateur à Japp qui hocha la tête.

— Je prends mes vacances, Mrs Rice. Mon intervention n’avait pour but que d’obliger un vieil ami… mais mon rôle se borne là. La police de Saint-Loo se charge de l’affaire.

— Et M. Poirot dirige la police de Saint-Loo, j’imagine ?

— Oh ! Quelle idée, Madame ! Je ne suis qu’un simple conseiller en la circonstance.

— Ne pourrait-on étouffer ce scandale, M. Poirot ? demanda Nick.

— Y tenez-vous réellement, Mademoiselle ?

— Oui. Après tout, je suis la personne la plus particulièrement visée, et on ne m’attaquera plus maintenant.

— C’est exact, on n’attentera plus à vos jours…

— Vous pensez à Maggie, n’est-ce pas, M. Poirot, mais hélas, rien ne la ranimera. Si vous divulguez cette affaire, il s’ensuivra quantité d’ennuis et une fâcheuse publicité pour Frederica… qui ne le mérite pas.

— Vous dites qu’elle ne le mérite pas ?

— Je le maintiens. Ne vous ai-je pas dit, dès le début, qu’elle avait une brute de mari ? Vous avez pu en juger par vous-même, ce soir. En outre, cet homme est mort. À quoi bon discuter davantage là-dessus ? Que la police continue à rechercher l’assassin de Maggie. D’ailleurs, elle peut courir, elle ne le rattrapera jamais.

— Ainsi, c’est là votre conclusion, Mademoiselle ? Étouffons toute l’affaire ?

— Oui, je vous en prie, je vous en supplie, cher Monsieur Poirot.

Poirot jeta un regard circulaire sur l’auditoire.

— Qu’en pensez-vous, Mesdames et Messieurs ?

Chacun répondit à tour de rôle.

— Je suis d’accord, dis-je, voyant que Poirot m’observait.

— Moi également, renchérit Lazarus.

— Je n’envisage pas de meilleure solution, repartit Challenger.

— Oublions tout ce qui s’est passé ce soir dans cette pièce, suggéra Mr Croft, d’un ton ferme.

— Je vous attendais là, souligna Japp.

— Soyez indulgente, chérie, supplia Mrs Croft, s’adressant à Nick qui, pour toute réponse, la toisa de son mépris.

— Ellen ?

— Moi et Williams ne souffleront mot, Monsieur. Moins il en sera dit, mieux cela vaudra.

— Qu’en dites-vous, Mr Vyse ?

— On ne peut étouffer une telle histoire. Les faits doivent être portés à la connaissance des milieux intéressés.

— Charles ! s’exclama Nick.

— Excusez-moi, Nick, mais je considère la question du point de vue légal.

Dans un éclat de rire, Poirot s’écria :

— Ainsi, vous êtes sept contre un, ce soir, Japp restant neutre !

— Je vous répète que je suis en congé. Ma voix ne compte pas !

— Sept contre un ! Mais la voix de Mr Vyse représente l’ordre et la loi ! Mr Vyse, vous êtes un homme de caractère !

L’interpellé haussa les épaules.

— La question est bien nette. Il n’y a qu’une seule position à prendre.

— Vous êtes un honnête homme. Eh bien, moi aussi, je me range dans la minorité. Je suis, avant tout, pour la vérité.

— Monsieur Poirot ! s’écria Nick.

— Mademoiselle… vous m’avez entraîné dans cette affaire : j’ai répondu à votre appel. Vous ne pouvez plus m’imposer silence.

Levant son index d’un geste menaçant très bien connu de moi, il poursuivit :

— Veuillez tous vous asseoir… je vais vous apprendre… la vérité.

Subjugué par son attitude impérative, tout le monde obéit à l’intimation de Poirot et les regards se rivèrent sur lui.

— Voici ! Je possède une liste… une liste des personnes mêlées directement ou indirectement au meurtre de Maggie Buckley. Je les ai désignées par des lettres de l’alphabet allant jusqu’à « J » inclus. Celle-ci représente une personne inconnue, rattachée au crime par l’une des neuf autres. Jusqu’à ce soir, j’ignorais l’identité de « J », bien que persuadé de son existence. Les événements qui viennent de se dérouler me montrent surabondamment que j’avais vu juste.

« Cependant, m’étant aperçu, hier, que j’avais commis une erreur, ou plus exactement une omission, j’ajoutai à ma liste la lettre « K ».

— Une autre inconnue ? demanda Vyse avec un léger ricanement.

— Pas précisément. « J » personnifiait une inconnue, la lettre « K » a une tout autre signification. En effet, cette initiale correspond à un personnage qui aurait dû figurer dans ma liste originale et que j’avais simplement oublié.

Il se pencha sur Frederica et lui dit :

— Rassurez-vous, Madame. Votre mari n’est pas coupable : c’est « K » qui a tué Miss Maggie.

Elle écarquilla les yeux de surprise.

— Mais qui est « K » ?

Poirot fit signe à Japp. L’inspecteur s’approcha et exprima de la même voix lente et précise qu’il aimait à employer au cours de ses dépositions judicaires :

— Conformément aux ordres reçus, je m’insinuai ce soir parmi vous, M. Poirot m’ayant introduit secrètement dans cette maison. Caché derrière les rideaux du salon, voici ce dont je fus témoin : lorsque tout le monde eut pris sa place ici, une jeune femme entra dans la pièce où je me trouvais et tourna le commutateur. Elle se dirigea ensuite vers la cheminée et ouvrit une petite cachette dissimulée dans le lambris ; elle en tira un revolver et s’éloigna. J’eus l’idée de la suivre. Laissant la porte légèrement entrebâillée, je fus à même de bien observer les faits et gestes de cette étonnante visiteuse. Les invités avaient déposé leurs vêtements dans le vestibule. Je vis la jeune personne essuyer méticuleusement son arme avec son mouchoir et la glisser dans la poche d’un manteau gris, qui appartient, je crois, à Mrs Rice…

Nick laissa échapper un cri.

— C’est faux… entièrement faux !

Levant une main accusatrice vers la jeune fille, Poirot s’écria :

— Voici le personnage « K » ! C’est Mlle Nick qui a tué sa propre cousine, Maggie Buckley.

— Êtes-vous devenu fou ? hurla Nick. Pourquoi aurais-je tué Maggie ?

— Pour hériter de la fortune que lui a laissée Michel Seton ! Elle aussi s’appelait Magdala Buckley. L’aviateur était fiancé avec elle et non avec vous !

— Vous… vous…

Elle tremblait comme une feuille, incapable de proférer un mot.

Poirot se tourna vers Japp.

— Avez-vous avisé le bureau de police ?

— Oui, les policiers attendent dans le vestibule. Ils ont apporté avec eux le mandat d’arrêt.

— Vous êtes tous fous à lier ! s’écria de nouveau Nick, d’une voix pleine de mépris.

Elle se précipita vers Frederica.

— Freddie, donnez-moi, en souvenir, votre montre-bracelet, voulez-vous ?

Lentement Frederica détacha sa montre rehaussée de pierres précieuses et la remit à Nick.

— Merci. Et maintenant subissons, jusqu’au bout, cette comédie profondément grotesque.

— Ah ! oui ! La comédie projetée par vous et montée pour la « Maison du Péril. » Permettez-moi de vous dire, Mademoiselle, que vous n’auriez jamais dû en confier le rôle de vedette à Hercule Poirot. Vous avez commis là une erreur, Mademoiselle… une très grave erreur.

Nick sortit, accompagnée de Japp.

CHAPITRE XXII

LA FIN DE L’HISTOIRE

— Désirez-vous que je m’explique ?

Poirot promena son regard autour de lui, avec un sourire satisfait et son air de feinte modestie.

Nous nous étions retirés dans le salon. Les domestiques s’étaient éloignés discrètement, et les Croft avaient été priés d’accompagner les policiers. Seuls Frederica, Lazarus, Challenger, Vyse et moi-même restions présents.

— Eh bien, j’avoue avoir été roulé de façon absolue. La petite Nick m’a eu comme elle a voulu. Vous aviez raison, Madame, de m’avertir que votre amie était une habile petite menteuse !

— Nick n’a fait que mentir dans sa vie, dit Frederica avec calme ; voilà pourquoi je n’ai jamais attaché la moindre créance à ses extraordinaires récits d’attentats.

— Et moi, pauvre imbécile, je les avalais !

— Ils étaient donc tous faux ? demandai-je encore incrédule, je l’avoue.

— Oui, elle les inventait de toutes pièces, de manière à créer une atmosphère autour d’elle.

— Comment cela ?

— On était ainsi tenté de croire sa vie en danger. Je vais, si vous le voulez bien, remonter un peu plus loin dans le passé, d’après les renseignements que j’ai pu rassembler sur le compte de Miss Buckley. Jeune et jolie, sans scrupules et fanatiquement éprise de sa demeure.

— Je vous l’avais dit, renforça Charles Vyse.

— Vous ne vous trompiez point. Miss Nick adorait la « Maison du Péril » ; mais, hélas ! elle ne possédait aucune fortune et sa propriété était grevée d’hypothèques. Il lui fallait absolument de l’argent, mais elle ne parvenait pas à s’en procurer. Au hasard d’un séjour au Touquet, elle rencontra le jeune Seton. Elle sait que, selon toute probabilité, il héritera de son oncle, dont la fortune se monte à des millions de livres sterling. Tout va bien pense-t-elle, son étoile commence à briller. Cependant, le jeune homme n’est pas très emballé ; il considère Nick comme une agréable camarade, sans plus. Ils se donnent rendez-vous à Scarborough, Seton emmène Nick à bord de son appareil. Catastrophe ! Le jeune aviateur fait alors la connaissance de Maggie dont il devient éperdument amoureux.

Miss Nick n’en revient pas, elle qui n’avait jamais voulu admettre le moindre charme chez sa cousine ! Toutefois, le jeune Seton en juge tout autrement ; il ne voit que par elle. Ils se fiancent secrètement, une seule personne est mise au courant : Miss Nick, à qui Maggie est ravie de confier son bonheur. Elle va même jusqu’à lui communiquer certaines lettres de son fiancé. C’est ainsi que Nick entend parler du testament. Sur le moment, elle n’y prête aucune attention, mais le fait n’en demeure pas moins dans sa mémoire.

« Puis surviennent successivement la mort inattendue de sir Matthew Seton ; puis les nouvelles de la disparition de son neveu, et aussitôt un projet odieux s’échafaude dans l’esprit de notre jeune demoiselle. Seton ignorait que les deux cousines portaient le même prénom, Magdala : d’où le peu de précision apporté dans la rédaction de son testament. Nick ne doute pas un seul instant que pour le commun des mortels Seton est son admirateur : elle est donc certaine de ne point créer de surprise en se disant fiancée à l’aviateur. Néanmoins, pour que la réussite couronne cette épouvantable machination, Maggie doit disparaître.

« Le temps presse. Elle invite Maggie à venir passer quelques jours auprès d’elle. Puis commence la série des « attentats » (le tableau dont elle coupe la corde ; les freins de la voiture qu’elle parvient à fausser ; la roche qui dévale de la falaise, accident possible après tout, la prétendue présence de Nick en bas du chemin, à ce moment précis, n’était que pure invention), voici qu’elle lit mon nom dans les journaux (combien de fois vous ai-je dit, Hastings que tout le monde me connaît) et l’audacieuse pensée lui vint de me choisir comme complice ! La jolie mise en scène de la balle qui traverse le chapeau, laquelle tombe à mes pieds ! Pris au piège, je me pose en défenseur. Je crois au péril qui menace ses jours ! En un mot, elle s’est attachée un témoin de valeur. Je fais admirablement son jeu en insistant pour qu’elle fasse venir une amie auprès d’elle.

« Elle saisit l’occasion et prie sa cousine d’avancer d’un jour son voyage. Désormais, le chemin s’aplanit devant elle. Elle s’absente au cours du dîner et, après avoir appris par T.S.F. la confirmation du décès de Seton, elle met aussitôt son plan à exécution. Elle s’empare des lettres de Seton à Maggie qui serviront le mieux à sa triste cause et les range dans sa chambre. Plus tard, Maggie et Nick quittent le feu d’artifice et rentrent à la maison ; elle commande à sa cousine de revêtir son châle pour ne pas prendre froid, puis, courant subrepticement après elle, elle l’abat d’un coup de revolver. Immédiatement, elle dissimule l’arme dans sa cachette (qu’elle croit ignorée de tout le monde), puis elle monte et attend les événements. Des cris se font entendre. On vient de découvrir le cadavre. Le rôle public de Nick va commencer : elle descend en toute hâte et se précipite dans le jardin. Quelle actrice consommée ! Oui, elle a su créer un beau drame. Ellen me disait l’autre jour qu’elle supposait cette demeure hantée par les esprits du mal. J’inclinerais à la croire. N’est-ce pas cette maison qui l’a inspirée à commettre son crime ?

— Et les bonbons empoisonnés ? remarqua Frederica.

— Autre stratagème très habile. Comprenez-moi bien ! Un nouvel attentat contre la vie de Nick, après le décès de sa cousine, confirmait définitivement le fait que, la première fois, l’assassin de Maggie s’était trompé de personne.

« Au moment propice, Nick pria Mrs Rice, par téléphone, de lui apporter une boîte de chocolats…

— Mais alors, c’était sa voix ?

— Naturellement ! Souvent l’explication la plus simple demeure la vraie.

« Nick se contente de contrefaire légèrement sa voix de façon à créer le doute dans votre esprit lorsque vous serez interrogée. Une fois la boîte en sa possession elle remplit de cocaïne trois bonbons (elle avait pris soin de se procurer de la drogue et de la dissimuler adroitement), en mange un, et tombe malade, sans toutefois risquer de s’empoisonner. Elle connaît la dose que son organisme peut supporter et le genre de symptômes qu’il convient de manifester. Que faisait ma carte dans tout cela ? Parbleu ! Je l’avais jointe en lui faisant porter des fleurs. Rien de bien compliqué, il suffisait d’y penser…

Après un silence, Frederica demanda :

— Pourquoi cachait-elle le revolver dans mon manteau ?

— Je m’attendais à cette question, Madame. N’avez-vous jamais compris que non seulement Miss Nick n’avait plus la moindre affection pour vous, mais que peut-être elle vous haïssait ?

— C’est difficile à dire, avoua Frederica. Nous menions une vie si hypocrite ! À un certain moment, cependant, je crois qu’elle m’aimait beaucoup.

— Monsieur Lazarus, je vous prie de me répondre en toute franchise : y a-t-il eu quelque chose entre elle et vous ?

— Non, répondit Lazarus en hochant la tête. Pendant un temps, je me suis senti fort attiré par Nick, puis sans trop savoir pourquoi, je m’éloignai d’elle.

— Ah ! ah ! dit Poirot, voilà une des causes de son malheur. Elle inspirait tout d’abord une vive sympathie, puis brusquement on éprouvait le besoin de l’éviter. Aussi, au lieu de vous attacher à Nick, petit à petit vous vous intéressâtes à son amie ; de là Nick se prit à haïr Mrs Rice, en la voyant aimée et par un ami riche et puissant. L’hiver dernier, lorsqu’elle fit un testament, elle éprouvait encore une grande affection pour Madame, mais cela ne dura pas.

« Elle se souvint de ce testament, mais elle ignorait que Croft l’ayant supprimé, il n’était jamais parvenu à destination. Le monde croirait ainsi que Mrs Rice avait une raison de supprimer Nick, ce qui explique pourquoi celle-ci s’est adressée à son amie pour lui demander de lui envoyer une boîte de chocolats. Ce soir aurait lieu la lecture du testament, instituant Mrs Rice légataire universelle, et on découvrirait, dans la poche de son manteau, le revolver qui avait servi à tuer Maggie Buckley.

— Comme elle devait me détester pour avoir échafaudé pareil guet-apens ! murmura Frederica.

— Oui, Madame, car vous possédez une vertu qu’elle n’a pas : celle de conquérir l’amour et de le conserver.

— Je dois avoir la tête dure, car je n’ai pas encore saisi cette affaire du testament dont on nous a donné connaissance ce soir.

— C’est pourtant la simplicité même. Les Croft se débattent dans une situation pécuniaire assez critique. Une occasion s’offre à eux de s’enrichir. Miss Nick va subir une opération et leur avoue ne pas avoir songé à son testament : aussi se hâtent-ils de lui en faire faire un qu’ils se chargeront de mettre à la poste. S’il arrive malheur à la jeune fille, ils se prévaudront d’un acte habilement contrefait, par lequel tout l’argent reviendra à Mrs Croft sous prétexte de services rendus à Philip Buckley, père, lors de son séjour en Australie (dont ils ont eu vent au hasard d’une conversation).

« Mais, hélas ! les choses tournent différemment, l’opération réussit à merveille, et le faux testament perd toute valeur, momentanément. Cependant, la série des attentats sur la personne de Nick commence, et voici nos amis Croft redevenus pleins d’espoir. Leur joie atteint son comble lorsque je leur annonce la mort de la jeune fille ; l’occasion est trop belle pour qu’ils la laissent échapper… Aussitôt ils adressent l’acte falsifié à Mr Vyse. Tout d’abord, les Croft croient Miss Buckley bien plus riche qu’elle n’est en réalité, car ils ignorent tout des hypothèques.

— Il est un point sur lequel j’aimerais à être fixé, demanda Lazarus. Comment avez-vous pu percer tous ces complots et quand avez-vous commencé à percevoir des doutes ?

— Ah ! si vous saviez combien j’ai honte de moi-même ! Hélas ! il m’a fallu longtemps pour y voir clair ; bien des faits m’intriguaient par leur anomalie, par exemple, les contradictions entre les dires de Miss Nick et ce que j’apprenais par des tiers. Par malheur, j’accordais une inébranlable confiance à la jeune fille.

« Un jour, Miss Nick commit une grosse bévue et ce fut pour moi une révélation. Lorsque je la priai de faire venir une amie pour vivre auprès d’elle, elle me promit d’acquiescer à mon désir… mais elle avait déjà écrit à ce sujet à Miss Maggie et elle crut habile sans doute de me cacher ce fait pour ne pas éveiller mes soupçons. Voilà son erreur !

« Or, dès son arrivée à Saint-Loo, sa cousine envoya une lettre à ses parents et une phrase bien innocente m’intrigua : Je ne comprends pas pourquoi elle m’a ainsi télégraphié de venir, j’aurais aussi bien pu n’arriver que mardi. Que signifie ce passage de la lettre ? Seulement ceci : que, de toute façon, Maggie devait arriver le mardi. En ce cas, Miss Nick avait pour le moins altéré la vérité.

« Dès ce moment, la méfiance naquit dans mon esprit, j’épluchai ses déclarations et me posai maintes fois cette question : « Et si ce qu’elle me dit n’était pas vrai ? » Devant ses continuelles contradictions, je finis par supposer que Miss Nick me mentait sur toute la ligne.

« Dès lors, je me donnai comme consigne de chercher simplement à rétablir, si possible, les faits réels. Maggie avait été assassinée, mais qui avait intérêt à sa disparition ? Tout à fait par hasard, ma pensée se remémora quelques remarques apparemment insignifiantes que Hastings avait faites peu de temps auparavant sur les nombreux diminutifs et abréviations de Marguerite, Maggie, Margot, etc. Or, l’idée me vint de connaître le véritable prénom de Maggie.

« Puis tout à coup, j’eus une inspiration. Si elle s’appelait Magdala ! Ne m’avait-elle pas dit que ce patronyme était très répandu parmi les Buckley ? Pourquoi n’y aurait-il pas deux Magdala Buckley ?

« J’essayai de me rappeler celles des lettres de Seton que j’avais lues et me souvins qu’il parlait de Scarborough… Mais Maggie n’était-elle pas allée dans cette ville avec Nick ?… sa mère me l’avait dit.

« J’eus là l’explication d’un détail qui m’avait intrigué : pourquoi y avait-il si peu de lettres de Seton ? En général, lorsqu’une jeune fille garde des billets doux, elle les garde tous. Pourquoi un choix de quelques-unes seulement ? Leur contenu était-il d’un caractère particulier ?

« Il me souvint alors qu’aucune de celles qui m’étaient passées sous les yeux ne portait de prénom. Toutes commençaient, de façon distincte, par une appellation tendre et affectueuse, mais le nom de Nick n’était cité nulle part.

« J’aurais dû remarquer tout de suite un autre fait qui me crevait les yeux : le 27 février dernier, Miss Nick fut opérée de l’appendicite. Or, dans une lettre de Seton datée du 2 mars, le jeune aviateur n’y fait pas la moindre allusion. Cela seul aurait dû suffire à me démontrer que les lettres étaient adressées à une tout autre personne. J’établis donc une série de questions et, en regard de chacune d’elles, j’inscrivis une phrase en tenant compte de ma nouvelle découverte. Sauf de rares exceptions, les réponses s’avéraient simples et convaincantes. Un détail, entre autres, me rendait depuis longtemps perplexe : pourquoi Miss Nick s’était-elle procuré une robe noire ? Tout bonnement pour être vêtue comme sa cousine, le châle écarlate devant constituer la note complémentaire. Je ne voyais pas de solution plus vraisemblable. Aucune jeune fille n’aurait normalement porté le deuil de son fiancé avant de connaître de façon certaine la mort de celui-ci.

« Voilà pourquoi je décidai ma mise en scène de mon petit drame et le succès dépassa mes prévisions : Nick avait nié formellement l’existence du panneau secret, cependant Ellen avait été affirmative et rien ne pouvait me faire la soupçonner de mentir sur ce point. Pourquoi cette protestation de la part de Nick ? Aurait-elle dissimulé dans la cachette le revolver avec la secrète intention de s’en servir et de rejeter la suspicion sur quelqu’un d’autre ?

« Je lui laissai croire que les apparences étaient nettement défavorables à Mrs Rice. Cette attitude convenait parfaitement au plan de Miss Nick. Comme je le prévoyais, elle n’eut rien de plus pressé que d’inventer un témoignage écrasant qui la mettait à l’abri au cas où le panneau mobile et son contenu seraient découverts par Ellen !

« Nous sommes tous ici tranquillement installés, Miss Nick attend dehors le moment de jouer son rôle. Sûre d’elle-même, elle tire l’arme de sa cachette et la glisse dans le manteau de Mrs Rice… Ce fut l’échec…

— Je suis heureuse de lui avoir donné ma montre !

— Certes, Madame, vous aviez raison.

Elle leva les yeux sur lui.

— Vous êtes également au courant ?

— Et Ellen ? interrompis-je. Savait-elle, ou bien soupçonnait-elle quelque chose ?

— Non. Je l’ai interrogée. Elle avait, paraît-il, décidé de rester à la maison le soir du feu d’artifice, « flairant un événement dans l’air », selon sa propre expression. Il semble que Nick ait un peu trop insisté pour la faire sortir. Ellen avait remarqué l’antipathie de Miss Nick pour Mrs Rice. Elle me dit « avoir un pressentiment », mais craignait plutôt un malheur pour Mrs Rice. La brave femme connaissait le caractère de sa maîtresse et la qualifiait de « bizarre ».

— Oui, murmura Frederica, mettons… bizarre.

Poirot lui prit la main et la porta doucement à ses lèvres.

Charles Vyse, mal à l’aise, exposa son point de vue :

— Tout cela s’annonce comme une bien pénible affaire. Il me faudra sans doute établir sa défense, n’est-ce pas ?

— Inutile, repartit Poirot, si toutefois mes présomptions sont fondées.

Puis se tournant brusquement vers Challenger :

— Est-ce bien dans ces montres-bracelets que vous mettiez la cocaïne ?

— Je… je… bégaya le marin, pris au dépourvu.

— N’essayez pas de me tromper avec vos manières de faux bonhomme. Hastings s’y est laissé prendre : quant à moi, je vous ai jugé il y a longtemps. Si je ne me trompe, vous et votre oncle de Harley Street tirez un joli profit de votre trafic.

— Monsieur Poirot ! s’écria Challenger en se levant.

Mon ami lui jeta un coup d’œil sans se troubler :

— Oui. C’est vous l’ami précieux, toujours prêt à rendre un petit service ! Libre à vous de nier. Néanmoins, je vous invite charitablement à prendre le large, si vous ne voulez pas que je saisisse la police de votre commerce !

À mon étonnement, Challenger sortit de la pièce sans s’en faire prier davantage.

J’en restai bouche bée, tandis que Poirot riait à gorge déployée.

— Ne vous ai-je pas toujours dit que vous manquiez de flair ? Comme c’est drôle !

— Ainsi cette montre-bracelet contenait de la cocaïne ?

— Certainement ! C’est grâce à ce jouet que Miss Nick en fut pourvue pendant son séjour à la maison de santé. Ayant épuisé sa petite réserve pour falsifier les bonbons de chocolat, elle demanda à Mrs Rice de lui confier sa montre, qui en est copieusement garnie.

— Est-ce à dire qu’elle ne puisse s’en passer ?

— Pas le moins du monde ; miss Nick ne s’y adonne pas ordinairement, c’est beaucoup plus par distraction que par besoin. Mais ce soir la drogue lui est nécessaire pour une autre fin, et cette fois elle absorbera la ration forte !

— Insinuez-vous qu’elle… m’écriai-je, haletant.

— C’est la meilleure solution pour elle, si elle ne veut pas connaître l’infamie de la pendaison. Mais… chut ! ne parlons pas ainsi devant Mr Vyse, digne défenseur de la loi et de l’ordre. Officiellement, j’ignore tout et cette allusion au contenu des boîtiers de montres n’est qu’une simple conjecture de ma part.

— Vos présomptions s’avèrent toujours justes, Monsieur Poirot, dit Frederica.

— Il faut que je vous quitte, déclara Charles Vyse, d’un ton froid et réprobateur.

Poirot observa Frederica et Lazarus, puis d’un air innocent leur demanda :

— Ne comptez-vous pas vous marier bientôt ?

— Si, dès qu’il sera possible, répondit Lazarus.

— En toute franchise, Monsieur Poirot, je ne suis pas la cocaïnomane que vous me supposez, repartit Frederica. Je suis parvenue à me rationner, et, avec la perspective du bonheur, j’ai tout lieu de croire que je n’aurai plus besoin de montre-bracelet.

— Je vous souhaite d’être heureuse, Madame, lui répondit Poirot ; malgré vos souffrances et ces pénibles épreuves, j’ai la certitude que l’indulgence demeure entière en votre cœur…

— Je saurai prendre soin d’elle, dit Lazarus. Bien que mes affaires ne soient pas florissantes, j’espère m’en tirer et, au cas contraire, j’ai le sentiment que Frederica acceptera de partager ma pauvreté.

Souriante, Frederica acquiesça de la tête.

— Il se fait tard, déclara Poirot en consultant sa montre, et chacun se prépara à partir. Nous venons de vivre une nuit étrange dans cette sinistre maison. Je suis tenté de dire, comme Ellen : « Un mauvais esprit l’habite », conclut Poirot.

Après avoir levé les yeux sur le portrait de sir Nicolas, mon ami entraîna Lazarus à l’écart.

— Je m’excuse de vous importuner encore, mais une de mes nombreuses questions est demeurée sans réponse : pour quelle raison avez-nous offert cinquante livres sterling de ce tableau ? Répondez-moi. Ainsi toutes les données du problème seront résolues.

— Vous savez bien que je suis antiquaire ?

— Justement.

— Ce tableau ne vaut pas plus de vingt livres. Je savais qu’en lui proposant cinquante livres, Nick s’empresserait de le faire estimer. Elle se rendrait compte de ma méprise et, lors d’une nouvelle offre de ma part pour une autre toile, ne chercherait pas à soumettre celle-ci à une contre-expertise.

— Et alors ?

— Et alors ? Cette peinture que vous apercevez là-bas, sur l’autre mur, vaut au moins cinq mille livres sterling, déclara Lazarus d’un ton sec.

— Ah ! soupira Poirot. Et maintenant je sais tout ! s’exclama-t-il, au comble du bonheur.

FIN

* * *

[1] Ville du Sussex où Guillaume le Conquérant battit Harold.

[2] Nik, en anglais, signifie, en effet, diable, démon, Satan, etc.

[3] Le Train bleu, roman d’Agatha Christie, traduit par Louis Postif et publié aux Éditions du Masque.

[4] Marque d’avion de tourisme.

[5] Quartier de prédilection des célébrités londoniennes de la médecine.

[6] Rappelons que le mariage des membres du corps ecclésiastique est admis dans la religion protestante.

[7] Restaurant historique dans les parages de Fleet Street, à Londres, et où se réunissaient jadis les gloires littéraires anglaises : Charles Dickens, Thackeray, Ben Johnson, etc.

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