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Le Crime de Rouletabille

Le Crime de Rouletabille

de Gaston Leroux

I. – Réflexions et souvenirs d’un ami

Avec quelle émotion nouvelle, à plus de dix ans de distance, moi, Sainclair, je reprends une plume qui a tracé le sensationnel rapport du « Mystère de la chambre jaune » et les premiers hauts faits du jeune reporter de L’Époque, pour faire connaître, dans ses détails insoupçonnés, cette affaire retentissante dite : « Le Crime de Rouletabille », sombre tragédie où roulent d’effroyables ténèbres et sur le seuil de laquelle apparaît le doux monstre à la tête de sphinx : l’éternel féminin !… Pauvre Rouletabille ! Lui, à qui aucun problème jusqu’alors n’avait résisté, lui, dont l’intelligence avait sondé tous les abîmes ouverts devant la Raison, je l’ai vu, un instant, frissonner,éperdu devant deux yeux de femme comme devant le chaos !…

On a relaté autre part le drame bulgare au milieu duquel le jeune reporter était allé chercher celle qui devait devenir sa femme et qu’il avait vue pour la première fois dans la salle de garde de la Pitié, car Ivana était venue toute jeune à Paris pour y étudier la médecine.

Cette Ivana Vilitchkov, d’une étrange beauté,appartenait à l’une des plus illustres familles de Sofia, qui avaitété mêlée de façon atroce aux malheurs tragiques de Stamboulof etde ses amis. Tous ces incidents sont connus. Tous les journaux ontreproduit le récit des scènes sanglantes qui, en marge du conflitdes Balkans, avaient été comme le sinistre prologue d’une radieuseunion consacrée à la Madeleine au milieu du Tout-Paris.

Après la grande guerre, Ivana s’était remise àses travaux de médecine et de laboratoire. On peut dire qu’elleavait tout quitté pour se consacrer entièrement à l’Institut RolandBoulenger. À mes yeux, c’était un désastre et la faute en avait étépour beaucoup à Rouletabille qui, écœuré de la mauvaise foi aveclaquelle tout ce qui était officiel essayait d’étouffer les effortsd’un homme que l’École et l’Académie affectaient de traiter commeun charlatan, se laissa trop facilement convaincre par Ivana quiavait épousé la querelle du célèbre praticien. Vous connaisseznotre Rouletabille ! Il ne se donne pas à moitié. Ses articlesmirent le feu aux poudres. Il affirmait audacieusement que laméthode de travail de Roland Boulenger triomphait déjà en Amériqueet il faisait prévoir que, pour peu que la France se montrât, unefois de plus, ingrate envers l’un de ses enfants, celui-ci fuiraitpour s’exiler comme tant d’autres, irait porter son génie àl’étranger.

En réalité, Roland Boulenger a-t-il eu dugénie ? Nous le saurons peut-être prochainement. Je l’aitoujours cru un peu faiseur. Assurément il ne savait point êtresimple. Il était trop bel homme et avait la parole trop fleurie.Son charme était certain. Les femmes en raffolaient et sesconférences auxquelles elles ne comprenaient rien étaient lerendez-vous des élégantes, comme au temps de Caro. Avec cela, ilétait très mondain, ce qui ne l’empêchait pas de travailler douzeheures par jour. Son esprit d’invention se répandait dans tous lesdomaines. C’était là son crime. Avait-on assez ri de son nouveaufusil à percussion latérale ? et de son nouveau systèmed’engrenage pour moteurs d’autos ? et de son nouveau procédéde champagnisation ? Cependant des sociétés s’étaient forméesqui exploitaient ses brevets et qui ne paraissaient point s’êtreruinées…

Après avoir fait rire, il avait fait rugir.C’était quand il avait eu la prétention sacrilège de revenir surles travaux de Pasteur en ressuscitant la génération spontanée. Ilaffirmait que rien n’avait été définitivement prouvé à ce sujet etses très curieux travaux sur la sensibilité, l’anesthésie et lagénération des métaux conduisaient, il faut bien l’avouer, à deshypothèses inconnues et jamais encore envisagées. Son derniereffort portait sur le bacille de la tuberculose et il avaitinauguré dans son Institut une nouvelle sérumthérapie qui avait étél’objet de tous les espoirs et de toutes les fureurs. La véritéétait que les résultats avaient été contradictoires et, delui-même, il avait suspendu les traitements, répondant aux hurleursqu’avant la fin de l’année il aurait tué le bacille de Koch.

Ce n’était un secret pour personne que sonnouveau système avait pour point de départ le singulier privilègequ’ont les poules quand on leur inocule la tuberculose humaine deformer des kystes où le microbe persiste fort longtemps sans segénéraliser, de sorte que l’altération tuberculeuse restelocale.

Depuis plus d’un an, les jardins de l’InstitutRoland Boulenger, derrière l’Observatoire, étaient devenus un vastepoulailler. Je savais que Ivana y vivait en fermière le jour et ensecrétaire du grand homme une partie de ses nuits. Rouletabilleavait ce qui restait. Tant mieux pour lui s’il trouvait la vierose. Moi ça ne m’aurait pas plu, bien que je ne doutasse point del’amour d’Ivana pour son époux, mais je suis d’avis qu’il ne fautpas trop tenter la vertu…

Il y a quinze jours que je n’avais vu ni l’unni l’autre – nous étions fin juillet quand, en sortant du Palais oùje pensais bien ne plus retourner qu’après vacations, je me heurtaià Rouletabille.

– Mon cher Sainclair, j’allais chez toi. Noust’emmenons à Deauville.

– À Deauville ! m’écriai-je, Ivana quiaime tant la vraie campagne… Je ne vois pas Ivana à Deauville. Elledéteste les snobs !

– Mon cher, elle s’est fait faire des robes.Je ne la reconnais plus. Ce sont les Boulenger qui nous emmènent.Ils m’ont chargé de t’inviter. Et Ivana compte sur toi.

– C’est bien vrai, ce mensonge-là ?interrogeai-je encore…

Rouletabille quitta alors son airenjoué :

– C’est moi qui te prie de venir !viens !…

Quand je rentrai chez moi, je m’affalai devantmon bureau et, me prenant la tête dans les mains, je fermai lesyeux. Ce n’était pas la figure énigmatique d’Ivana quim’apparaissait maintenant, dans la nuit de mes paupières closes,mais une charmante tête blonde, aux yeux d’un bleu céleste, ausourire en fleur, au front virginal.

Cette pureté m’avait séduit sans qu’elle s’endoutât, la chère enfant, par un beau matin de printemps où il yavait du soleil nouveau sur les quais et dans les boîtes desbouquinistes. Elle était accompagnée de sa bonne vieille maman, quilui cherchait je ne sais quel livre de classe dont elle avaitbesoin pour passer ses examens. Cela avait dix-sept ans. Celan’avait jamais quitté les jupes de sa mère. Cela habitait dans lequartier. Cela n’était point pauvre, mais honnête. Situationmodeste, excellente famille, mœurs irréprochables, un héritage devertus. Cela ignorait toutes les horreurs de la capitale.J’épousai…

Au moins, je savais ce que je faisais,moi ! J’avais pris mes renseignements, j’avais étudié ma bellepetite oie blanche de près, pendant des mois. Je n’étais pas alléchercher une fille indomptée dans les Balkans… et tout de suite,ainsi que je l’avais prévu, je fus tranquillement heureux, comme jele désirais. J’eus grand soin, du reste, d’entourer mon bonheur detoutes les précautions raisonnables. Comme j’étais fort amoureux,je me rendais parfaitement compte qu’il y avait en moi l’étoffed’un jaloux, d’autant que je n’étais plus de la première jeunesse.Aussi ne recevais-je chez moi, en dehors de Rouletabille, que devieux camarades qui ne pouvaient pas me porter ombrage…

Eh bien ! j’eus la preuve un beau jour(je n’ai rien à cacher, hélas ! puisque mon infortune n’a étéque trop publique) que ces yeux candides, ce front de vierge, cesboucles d’enfant, cette bouche naïve, toute cette pureté metrompaient !

Après cela on s’étonnera que je ne croie plusà rien !

On s’étonnera que je termine tout par despoints d’interrogation… Ah ! Rouletabille, quand tu me prispour avocat dans cette affaire terrible, tu savais combien mon cœuravait souffert de la trahison d’un être adoré… et que le tien netrouverait nulle part un plus sensible écho à ta douleur, dans cesmoments où tu croyais tout perdu.

II. – Masques et visages

Ayant reçu une lettre de Mme Boulengerqui m’invitait à venir passer quelques jours aux Chaumes où setrouvaient déjà Rouletabille et Ivana, je partis pourDeauville…

Les Chaumes étaient une des plus belles villasdu pays avec une certaine affectation de style rustique quin’excluait point la magnificence. Les Boulenger étaient trèsriches. Le chirurgien encore pauvre, mais déjà célèbre par sespremiers travaux, avait épousé Mme Hugon, jeune veuve du vieuxMonsieur Hugon qui avait fait une grosse fortune dans lesphosphates siciliens ; ce mariage avait permis au praticien dedélaisser sa clinique pour se livrer presque exclusivement à sestravaux de laboratoire.

Mme Boulenger approchait maintenant de laquarantaine, mais elle montrait encore une grande fraîcheur devisage, et elle n’était point sans une certaine coquetterie un peusévère et qui allait bien à son genre, si j’ose dire… Quel étaitdonc le genre de Mme Boulenger ? Il consistait surtoutdans une austère amabilité, qui n’était certes point dépourvue decharme pour ceux et pour celles que son mari introduisait à sonfoyer.

Elle savait dépouiller la savante qu’elleétait devenue à l’école de son mari, car cette femme qui n’avaitqu’une éducation purement littéraire, s’était mise à la médecine età la chimie comme une écolière, avait forcé les portes dulaboratoire où Roland s’enfermait, et était devenue son premierpréparateur. Les élèves du maître ne se gênaient point pour direqu’elle avait sa grande part dans les derniers succès de l’InstitutBoulenger, mais de tels propos l’horripilaient et elle fermaitimpatiemment la bouche aux indiscrets, et même à son mari, quand oneffleurait ce sujet.

Elle n’avait d’autre joie que la gloire deRoland, d’autre plaisir que celui de lui être agréable. Ellel’entourait de soins presque maternels. Son égalité d’humeur, quiétait parfaite en toutes circonstances, faisait du foyer desBoulenger quelque chose de rare. Elle en avait tout le mérite, carce diable d’homme était doué d’une activité qui se dépensait entous sens. On me comprendra.

Roland Boulenger, qui n’était guère plus âgéque sa femme, avait eu et continuait d’avoir les plus bellesaventures du monde. Il ne perdait son temps en rien : chacunsavait cela et Thérèse (c’était le nom de Mme Boulenger)n’ignorait point que son époux menait de pair le travail et leplaisir. Il n’y mettait point toujours de la discrétion. Elle étaitla première à en sourire et, si elle souffrait, cela ne se voyaitguère. À une allusion un peu trop précise de ses amis qui tentaientde la plaindre, elle répondait :

– Oh ! moi, il y a longtemps que je nesuis plus qu’un pur esprit ! J’aime Roland pour sonintelligence et pour son grand cœur d’honnête homme. Le reste n’apas d’importance, c’est des bêtises !

De fait, elle n’était tracassée que de lasanté de son mari qui se surmenait trop… L’année précédente, lorsde la grande passion de Boulenger pour Théodora Luigi, elle avaitété effrayée de l’état de dépérissement rapide dans lequel elle levoyait. Alors là, elle s’était révoltée :

– Je veux bien que mon mari s’amuse,avait-elle dit à Rouletabille, mais je ne veux pas qu’elles me letuent !

Elle avait été instruite que Théodora étaitune grande fumeuse d’opium, et que son imagination de courtisanesavait créer au plaisir des décors fameux mais redoutables. Elle sejeta aux pieds de son mari :

– Ça, lui dit-elle, tu n’as pas le droit. Tasanté ne t’appartient pas !… Elle appartient à la science, àtous ceux que tu peux sauver !… Mon Roland !Écoute-moi !… Tu sais que je ne te dis jamais rien… je suisavec toi comme une bonne maman quand son grand enfant fait desfrasques : je détourne la tête… mais regarde ton pauvrevisage, tu me fais pleurer.

Elle avait été sublime, cette femme. C’étaitune sainte. Et comme Boulenger n’était ni un misérable, ni un sot,il avait compris qu’elle avait raison et il l’avait serrée sur soncœur.

Il s’était laissé emmener quelques semainesdans le midi. Quand Thérèse avait ramené son mari à Paris, ThéodoraLuigi était partie pour un long voyage avec le prince Henrid’Albanie… Roland était sauvé !…

J’arrivai à Deauville par le train de midi.Rouletabille était à la gare. Il me donna de bonnes nouvelles detous. Nous échangeâmes quelques propos sans importance, et bientôtl’auto s’arrêtait devant la porte des Chaumes. Je fus étonné devoir que personne ne venait au-devant de nous, Rouletabille, en meconduisant à une chambre, me dit qu’on déjeunait très tard àDeauville et que le professeur travaillait jusqu’à une heure.

– Comment ? ici aussi ? Mais tafemme ne travaille pas ?…

– Le professeur, Ivana, Mme Boulengersont enfermés tous les trois avec leur grand rapport sur le dernierétat de leurs travaux relatifs à la tuberculose des gallinacés.

– Charmante villégiature !… Ehbien ! et toi, tu ne travailles pas ?

– Non, moi, je m’amuse !

– À quoi ?

– À faire des pâtés de sable !…

– On va donc à la mer, à Deauville !…

– Oui… moi ! les enfants et lesnourrices !

Là-dessus, il me quitta, car il avaitquelqu’un à voir qu’il était sûr de rencontrer à La Potinière, àcette heure-ci, où toute la clique du Tout-Paris s’écrasait…Quelques instants plus tard, je descendis dans le jardin, qui étaitvaste, avec d’admirables corbeilles de fleurs et de beaux coinsd’ombrage… Les domestiques mettaient le couvert sous des arbres aulointain. Plus près, j’aperçus soudain Mme Boulanger, qui,souriante, venait au-devant de moi. Je m’avançai vers elle, enlongeant le mur de la villa. Au-dessus de moi une fenêtre étaitouverte et j’entendis distinctement ces mots que prononçaitIvana :

– Je vous en prie ! Je vous en prie…laissez ma main ! Oh ! maître, vous êtesinsupportable.

Je n’oublierai jamais l’accent de ce « Jevous en prie ! » Certes était douce la prière, etnullement menaçante… J’étais un peu pâle quand j’abordaiMme Boulenger. Il me paraissait impossible qu’elle n’eût pasentendu. J’avais bien entendu, moi !… et Thérèse n’était guèrealors plus éloignée que moi de la fenêtre… Mais sans doute metrompai-je, car sa figure ne changea point et elle me souhaita labienvenue avec un naturel parfait.

Ivana et Boulenger ne tardèrent point, dureste, à se montrer. Il me sembla, dès l’abord, qu’ils affectaientune correction un peu exagérée, mais cette impression dura peudevant la bonne humeur charmante d’Ivana et l’entrain duprofesseur.

Tous deux marquèrent un grand plaisir de merevoir. Ils ne dissimulaient point que ma présence serait surtoututile à Rouletabille qui était un peu délaissé.

– C’est la faute de ce damné rapport et de cesdamnées poules qui ne nous ont pas encore livré tout leursecret ! mais dans quelques jours, nous en aurons fini avecles paperasses, je l’espère, et alors quelles randonnées enauto ! nous tournons le dos à La Potinière et en route pour laBretagne ! Première étape : une omelette chez la mèrePoulard.

Il rayonnait cet homme, il y avait de laflamme dans ses yeux sombres, aux cavités inquiétantes quidonnaient parfois à réfléchir… Certains prétendaient qu’il nes’était attaqué avec tant d’ardeur au problème de la tuberculoseque parce qu’il était atteint lui-même de la terrible maladie…

Nous nous mîmes à table. Le déjeuner futdélicieux. Rouletabille était revenu de La Potinière avec lesdernières histoires de la nuit. On n’avait vidé les salles de jeuqu’à quatre heures du matin et les plus enragés s’étaient vengés del’administration qui les mettait à la porte en emportant lesinstruments du jazz-band et en faisant un tapage d’enfer. C’estdans cet équipage qu’ils étaient arrivés chez Léontine qui avait dûse relever, leur ouvrir la porte de son bar et leur faire à souper.Et là, ils s’étaient remis à jouer, un jeu terrible, aux dés. Legros Berwick avait forcé un petit reporter, Ramel, deDramatica, à jouer les cinq louis qu’il avait dans sapoche. Vers les huit heures du matin le petit Ramel gagnaitvingt-cinq mille francs. Il en profitait immédiatement pour secommander une soupe à l’oignon.

Je rapporte tous ces détails pour que l’on serende tout de suite compte du ton et de l’air des gens. Dans lemoment même que nous nous égayions tous ainsi, apparemment sansarrière-pensée, Roland Boulenger qui donnait la réplique àRouletabille, cherchait le pied d’Ivana, sous la table. J’en avaisla preuve. Que les passions impétueuses rendent les hommes enfantset menteurs ! Je regardai ce masque enjoué qui, dans le momentmême, était tourné sur nous, et sur lequel j’apercevais, moi, levrai visage dionysiaque de Roland. Cet homme commettait en cemoment une action abominable et je crois pouvoir dire qu’il ne s’endoutait pas !

Plus j’y pense et plus je crois qu’il fautchercher le trait essentiel de ce caractère dans la naïveté de sonégoïsme extrême. Réellement, cette insouciance un peu sauvage,cette violence aristocratique des passions, cette activité devainqueur souriant, cet individualisme farouche, c’est ce quim’apparaissait en Roland Boulenger, beaucoup plus que cette âmegénéreuse d’apôtre et de savant vouée au salut de l’humanité, quiparaissait éblouir tant de gogos, et cette pauvre Thérèse enparticulier. Nous aurons l’occasion de reparler d’Ivana.

« Eh quoi ! pensai-je, serais-jeseul à m’apercevoir de ce qui se passe ?… et faut-il qu’unesprit aussi délié que celui de Rouletabille ne voie rien de cesmanœuvres. Et s’il s’en est aperçu, quel est mon rôle ici et quesuis-je venu y faire ?… »

III. – Le baiser sur la terrasse

Le soir, après dîner, nous allâmes au Casino.On était en pleine saison. C’était une folie. Où donc tous ces genstrouvent-ils tant d’argent ? Mais vous pensez bien que je nevais pas faire le censeur ni découvrir une salle de baccara. Dansle privé, j’ai vu, en quelques coups de cartes, passer descentaines et des centaines de mille francs. Mais ce qui mestupéfiait le plus, c’était la richesse des toilettes des femmes etleur tranquille indécence. Je sais bien que je suis vieux jeu,vieux Palais, tout ce que l’on voudra, mais il y a des limites àtout. Ces dos nus ! Enfin !…

Je constatai avec plaisir qu’Ivana avait unetoilette originale dans sa simplicité, mais de fort bon goût. Bienqu’elle ne fût pas décolletée jusqu’à la ceinture, sa robe de tullenoir pailleté, garnie de cabochons noirs, n’était pas la moinsregardée. Ivana avait dans les cheveux un bandeau de gros cabochonsde jais, fixant une mantille. On eût dit un Goya. Le professeur nela quittait pas. Mais ils nous quittèrent. Évidemment, on ne sepromène pas comme une noce dans les salons d’un casino.

Je retrouvai Rouletabille etMme Boulenger causant dans un coin près des portes-fenêtresouvertes sur les terrasses. Nous nous assîmes tous trois dans desrocking-chairs et goûtâmes la fraîcheur de la nuit lunaire, ce quin’était pas un luxe après l’étouffement des salons de jeu…

Nous étions là depuis quelques instants,rêvant chacun de notre côté, lorsque j’aperçus distinctement dansl’une des allées qui conduisent à la plage, deux silhouettes quivenaient de sortir de l’ombre, traversaient un petit espace declarté et rentraient dans l’obscurité.

J’avais reconnu tout de suite, dans les deuxpromeneurs solitaires, Roland Boulenger et Ivana.

Roland tenait la main d’Ivana sur ses lèvreset y prolongeait un baiser que la brusque lumière avait surpris. Ily avait eu à ce moment un geste de retrait d’Ivana, mais Rolandavait maintenu sa position et il s’était enfoncé dans l’ombre avecsa captive.

De loin, nous dominions la scène qui avaitduré quelques secondes. Nous-mêmes étions dans l’ombre et, d’enbas, l’on ne pouvait nous voir. Du reste, les deux personnages quime préoccupaient ne semblaient guère penser à nous. Ils nousavaient complètement oubliés.

Et maintenant, je dois vous dire que cetterapide vision m’avait complètement bouleversé, non pour moiassurément, mais pour les deux êtres qui étaient assis à mes côtés.Il me paraissait impossible qu’ils n’eussent point vu ce quej’avais si bien vu, moi ! Cependant, Rouletabille n’avaitpoint bougé. Quant à Mme Boulenger, elle se leva endisant :

– Vous ne trouvez pas qu’il fait un peufrais ? Si l’on rentrait ?

Nous nous levâmes à notre tour et la suivîmesjusque dans la salle de la boule où elle s’amusa à jouer sur lesnuméros et où elle gagna une vingtaine de francs, avec desdémonstrations de joie enfantine. Comme nous quittions la boule, ennous retournant, nous nous trouvâmes nez à nez avec Roland et Ivanaqui, depuis un instant, regardaient jouer.

– Tiens, fit Mme Boulenger, vousvoilà ! Où étiez-vous donc ?

– Dans la lune… répondit le professeur, sivous saviez ce qu’il fait beau dehors !

– Si l’on rentrait à pied ? »proposa Thérèse. Nous reprîmes le chemin de la villa. Roland etIvana étaient devant nous, à une certaine distance. Nous marchionstous en silence…

IV. – Confidences

J’étais décidé à parler à Rouletabille. Uninstant j’avais pensé à précipiter mon départ par le jeu de quelquetélégramme me rappelant à Paris et à laisser derrière moi deschoses qui ne me regardaient pas. Et puis, j’avais réfléchi queRouletabille était un ami et que c’était agir en égoïste que nepoint lui ouvrir les yeux s’il les avait fermés. Depuis ma propreaventure, rien ne m’étonne plus de l’aveuglement des hommes. Iln’est point de cire plus chaude qui, en se refroidissant, devienneplus solide que le baiser d’une femme sur deux paupières… et voilàde fameux scellés ! La dame peut se promener à l’aise dans lalumière, l’autre n’y voit plus goutte ! On a beau s’appelerRouletabille, on a beau s’appuyer en marchant sur « le bonbout de la raison », on trébuche comme les autres dans le mêmefossé au fond duquel vous trouvez votre honneur en miettes et votrefoyer en cendres.

Le lendemain matin, comme j’étais à mafenêtre, en train de me faire la barbe, je vis sortir de la villale professeur et Ivana à cheval. Ils étaient montés sur de bellesbêtes impatientes et les cavaliers ne paraissaient point non plusdénués d’une certaine ardeur animale qui me les montrait déjàgrisés de l’air un peu pointu du matin et de la course qu’ilsallaient fournir.

Ivana montait en homme et pressait de sescuisses nerveuses une jument demi-sang que le garçon d’écurie avaitpeine à retenir. Roland avait les pommettes roses et je lui trouvaiun sourire un peu féroce lorsque, tourné vers la villa, il fit unsigne d’adieu avant de partir. Je crus que ce signe s’adressait àMme Boulenger, mais, en me penchant, j’aperçus à la fenêtre desa chambre Rouletabille qui me demanda comment j’avais passé lanuit. On entendait le trot des chevaux qui s’éloignaitrapidement.

– Eh bien ! et toi, tu ne fais pas decheval ? demandai-je.

– Ma foi non ! ça ne me dit rien dans cepays. Il y a trop d’automobiles sur les routes.

– Oh ! à cette heure-ci…

– Et puis, je vais te dire… je les aiaccompagnés une fois… que ce soit à cheval, que ce soit à pied, ilsne parlent, dans leurs promenades, que de leurs poules et de latuberculose… J’aime autant rester ici.

La journée se passa sans incidents. Jeremarquai de plus en plus que nous existions de moins en moins pourle professeur et Ivana. Ils ne s’occupaient que d’eux. Je trouvaiqu’en ce qui nous concernait, c’était assez mélancolique et, lelendemain, je dis à Rouletabille :

– Allons déjeuner ensemble au Havre.

– Entendu ! Je vais prévenir ici !fit-il.

– À quoi bon ? répliquai-je. On nes’apercevra même pas de notre absence.

Il me regarda en souriant et, me donnant unepetite tape sur l’épaule :

– Allons ! je vois que tu as à meparler.

– Peut-être !…

Une heure après, nous prenions le bateau àTrouville et, au Havre, je l’emmenai déjeuner chez Frascati.Pendant la courte traversée, Rouletabille m’avait parlé, avecbeaucoup de liberté d’esprit, de ses projets pour l’hiver, d’ungrand voyage de reportage qu’il voulait faire en Syrie et enMésopotamie.

– Et Ivana ? demandai-je.

– Oh ! elle ne me laissera pas partirseul…

– En es-tu sûr ?

– Que veux-tu dire ?

– Dame ! ses travaux avec RolandBoulenger…

– Oh ! je crois qu’à cette époque ellepourra prendre un congé…

– Eh bien, tant mieux… appuyai-je.

Il ne releva point ce tant mieux. Jecrois même qu’il ne l’entendit point. Il me montrait lesprodigieuses cheminées d’un transatlantique qui dépassaient toutesles constructions du port dans lequel nous faisions alors notreentrée et il m’entretenait déjà du plaisir qu’il prenait aux longsvoyages sur mer, de l’admirable repos qu’ils procuraient. Ilregrettait seulement l’installation du sans fil, qui donnait àchaque instant des nouvelles d’un monde dont on était autrefois siparfaitement coupé.

– Eh ! eh ! fis-je, je ne te croyaispas si ami de la retraite. Deviendrais-tu misanthrope ?

– Je n’ai aucune raison de le devenir !me répondit-il nettement et en levant sur moi, un regard qui megêna.

Si bien, qu’à Frascati, je ne savais, moi,comment engager la conversation à laquelle j’étais si bienrésolu.

Ce fut lui qui me tira d’affaire en me jetant,tout à coup, dans le moment que je le croyais entièrement occupépar le dépècement d’une patte de homard :

– Eh ! bien ! voyons ! dis-moice qui te tracasse ?

– Tu ne le devines pas ? fis-je.

– Parle toujours ! nous verrons bienaprès !

– Je trouve que Roland Boulenger fait bienl’enfant gâté…

– Il l’a toujours été… ça n’est pasnouveau…

– Qu’il ait été gâté par sa femme et même pard’autres, cela m’est parfaitement indifférent, répliquai-je,mais…

– Allons ! interrompit Rouletabille,toujours en se battant avec son crustacé, je vois ce qui techagrine. Tu trouves qu’il prend bien des libertés avec Ivana…

Je fis oui de la tête… Il continua :

– Tu trouves même qu’Ivana les lui laisse bienfacilement prendre ?

Je ne répondis pas, mais mon silence étaitéloquent.

Sur ces entrefaites, un intrus vint serrer lamain du reporter. On parla de choses et d’autres. Notreconversation ne reprit qu’au dessert.

– Tu penses bien que je n’ai pas attendu tonarrivée ici, fit-il, pour m’apercevoir du jeu qui s’y joue…

– Un jeu ? relevais-je. Il est biendangereux !

– Non, répliqua-t-il, péremptoire, avec Ivana,je ne crains rien !

– Tu as tort !

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Je dis que tu as tort ! En principe, tuas raison d’avoir la plus grande confiance en ta femme, qui est laplus honnête des femmes… mais en pratique, quand la plus honnêtedes femmes se prête à ce jeu-là, même en toute innocence… ehbien ! je te dis que son mari peut avoir tout àredouter !…

Rouletabille fronça le sourcil, restasilencieux, quelques secondes, puis laissa tomber cesmots :

– Mon bon Sainclair… tu es excusable de parlerainsi !…

Je rougis, car il venait de toucher une plaievive… Il s’aperçut qu’il m’avait fait de la peine et m’en demandapardon sur-le-champ.

– Hélas ! fis-je en secouantdouloureusement la tête, si nous sommes de vrais amis, je crois quenous n’hésiterons pas à nous faire de la peine l’un et l’autre danscette affaire…

– Dans cette affaire ?… Voilà unbien gros mot pour quelques galanteries mondaines auxquellespersonne, jusqu’à ton arrivée ici, n’a attachéimportance !

– Si ! m’écriai-je… Il y a quelqu’un quia attaché de l’importance à ces galanteries-là !…

– Et qui ?

– Toi ! mon cher, toi ! qui m’asfait venir ici ! toi qui as été le premier à mettre laconversation sur ce sujet… parce que… parce que tu trouvais que jen’y arrivais pas assez vite !

– Eh bien ! c’est exact ! avouaRouletabille. Tu as raison ! Je t’ai fait venir à cause deça ! J’ai voulu que tu voies… Alors ça crève lesyeux ?

– Mon pauvre ami.

Rouletabille pâlit.

– Cette fois, dit-il, tu vas trop loin !je ne suis pas encore ton pauvre ami et j’espère bien nejamais le devenir !… Tu vas savoir ce qui se passe… car il nese passe rien que je ne le sache…

– Je suis heureux de t’entendre parler ainsi…Rouletabille a toujours su tout, avant tout le monde… Tu nem’étonnes donc pas ! Cependant tu m’excuseras de te demandersi tu sais qu’avant le déjeuner, dans le bureau, Roland Boulengers’est saisi de la main d’Ivana et l’a si impatiemment pressée queta femme a dû le supplier de cesser ces déclarationsd’amitié ?

– Oui, je sais cela !

– Sais-tu que, pendant le déjeuner, la bottede Roland est allée chercher, sous la table, le soulierd’Ivana ?

– Je ne l’ignore pas.

– Et que le soir, dans les jardins, devant laterrasse du casino, Ivana a abandonné à Roland cette main qu’ellelui avait ôtée le matin et qu’il a couverte de baisers ?

– Les misérables ! s’écria Rouletabilleen éclatant de rire…

Je le regardai dans l’ahurissement le plusparfait…

– Tu trouves ça risible ?balbutiai-je.

– Eh ! mon Dieu, oui ! tu ne pensespas que je vais pleurer pour des enfantillages pareils ! Si tuconnaissais Roland Boulenger tu saurais qu’il ne peut pas avoir unefemme à côté de lui sans se livrer à quelque manifestation plus oumoins extravagante, mais cela n’a de conséquence que pour cellesqui le veulent bien…

– Tout de même, avoue que tu n’es pastranquille, car si tu sais tout cela, c’est que tu ne cesses desurveiller ta femme…

– Je suis tout à fait tranquille et je nesurveille pas ma femme ! si je sais tout cela, c’est que c’estelle qui me renseigne ! Ah ! te voilà bien attrapé, bonSainclair !

– Je n’ai plus rien à dire.

– Eh bien ! moi je vais commencer,déclara-t-il en se levant. Allons faire un tour sur la digue.

Il mit son bras sous le mien et j’eus bientôtsa confidence :

– Tu as dû remarquer que Mme Boulengerétait au moins aussi calme que moi…

– Oh ! elle ! la pauvre saintefemme ! elle en a tant vu !…

– Eh bien, sache que Thérèse, Ivana et moi,nous avons formé un complot : celui d’arracher Roland à unemauvaise influence… Tu as entendu parler de ThéodoraLuigi ?…

– Certes… Je suis au courant… Le monde entier,du reste, a été au courant, car il y a cela de bon avec RolandBoulenger, c’est qu’on est toujours au courant de tout.

– Il y a des femmes qui ne savent pas cacherleurs bonnes fortunes, me répondit-il… Il y en a même qui sevantent de celles qu’elles n’ont pas eues… mais je ne pense pas queRoland…

– Il est compromettant !… mais passons…alors, vous avez formé un complot… C’est toi qui as eu l’idée de cecomplot ?

– Non !

– Comment l’as-tu appris ?

– Tu ferais un bon juge d’instruction,Sainclair ! Je ne vais pas jouer au plus fin avec toi…

– Je t’en prie… c’est grave… dis-moi bientout… tout…

Il fit quelques pas et se décida : ilm’avoua qu’à Paris il avait été préoccupé par les façonsdésinvoltes du professeur et… par la patience un peu… coquetted’Ivana… Il avait néanmoins une trop grande expériencedel’honnêteté de sa femme pour qu’il put mettre celle-ci en doute. Laterrible aventure qui avait précédé leurs étranges nocesavait été pour lui d’un enseignement qu’il ne pouvait oublier. Ences semaines tragiques, il avait pu croire et il avait cru qu’Ivanaavait trahi la foi jurée au profit de leur plus cruel ennemi… Toutsemblait le démontrer ; les actes les plus éclatants d’Ivana,comme les plus cachés, l’attestaient. Elle trahissaitRouletabille !… Eh bien non ! elle ne lui avait jamaisété aussi fidèle !… elle n’avait jamais autant travaillé pourleur amour ! Et s’il ne l’avait point définitivement condamnéeç’avait été par le miracle toujours renouvelé de la raison deRouletabille, de son « bon bout de la raison » qui luiavait fait voir la lumière là où les autres ne touchaient que desténèbres et du sang.

– Tu comprends, me dit-il, que lorsqu’on apassé par là, on ne se laisse pas aller à son premier mouvement surquelque déplaisante apparence !… Je m’expliquai franchementavec Ivana. Elle ne me répondit point tout d’abord. Je vis que mesquestions, en faisant croire à mes soupçons l’avaientdésagréablement surprise. Elle me demanda quelques heures avant deme répondre. Je connaissais le caractère entier d’Ivana. Jeregrettai presque d’avoir parlé. Notre précédente aventure et soninnocence d’autrefois eussent dû, semble-t-il, lui épargner unetelle conversation entre nous. Bref, je m’attendais à quelqueéclat, et je puis te l’avouer, je n’en menais pas large en rentrantle soir chez moi. Aussi je fus bien soulagé de lui voir tout desuite son bon sourire. Elle me prit la main et me conduisit devantMme Roland Boulenger qui m’attendait dans le salon.

« – Ma bonne Thérèse ! lui dit-elle,je vous l’amène, il est jaloux. Sauvez-moi !…

« C’est alors, continua Rouletabille, quej’appris le complot. Mme Boulenger s’était aperçue, bien avantmoi, des amabilités de son mari pour Ivana, avant même qu’Ivanas’en fut ouverte elle-même à Mme Boulenger… Ma femme, eneffet, avait laissé entendre à son amie qu’elle allait être dans lanécessité de résilier ses fonctions auprès du maître… Mais alorsMme Boulenger avait fondu en larmes : « Si vouspartez, il est perdu ! avait-elle répliqué à Ivana… ThéodoraLuigi est revenue !… Il m’avait juré de ne plus la revoir… etl’a revue ! S’il n’est point retourné auprès d’elle, c’estqu’il vous aime !… mais ne le désespérez pas ! » Tucomprends, Sainclair, tu comprends maintenant le jeu terrible« Ne le désespérez pas ! »

– Eh ! m’écriai-je, je comprends queMme Boulenger est en train de vous sacrifier tous les deux àson mari… À la santé de son mari ! à la gloire de sonmari !… Que ne ferait-elle pas pour son mari ?… Elles’est ouvert le cœur pour lui… Elle s’est mise sous sespieds !… Elle y mettra le monde !… et ce n’est point lebonheur d’un bon petit ménage comme le vôtre qui l’arrêtera dansson holocauste !…

– Mon cher Sainclair, je voudrais tout de mêmebien que tu ne me prisses point pour un imbécile ! Si cettepetite histoire était destinée à durer, je te prie de croire que jene me serais laissé attendrir ni par les larmes deMme Boulenger ni par les raisonnements altruistes d’Ivana quine voit dans cette aventure qu’un merveilleux cerveau à sauver etpeut-être l’aboutissement heureux et prochain d’illustres travauxsur le sérum de la tuberculose…

– Ah ! bien, interrompis-je, tu me labailles bonne !… Alors, tu vas attendre pour reprendre tafemme que ce monsieur ait découvert le moyen de guérir latuberculose !

– Idiot ! éclata-t-il en me bourrant unsolide coup de poing dans les côtes… Nous attendrons simplement queThéodora Luigi soit repartie !… ce qui arrivera avantlongtemps !… Elle ne quitte plus Henri II d’Albanie… Henri IIest pour trois semaines en France… dans quinze jours il rentre dansses États et pour longtemps, paraît-il… Nous sommes débarrassés dela « poison » ! Ivana et moi nous faisons notrevoyage en Syrie… Tu vois qu’au fond, conclut-il en s’efforçant desourire, tout cela n’est pas très grave !… Si tu connaissaismieux Ivana, tu dirais même que ça ne l’est pas du tout ! Ellea la tête solide, tu sais… Pour te tranquilliser tout à fait, je terapporterai la dernière conversation que nous eûmes à ce sujet.Elle se terminait ainsi. C’est Ivana qui parle : « Lejour où tu auras le moindre soupçon, mon petit Zo, fais-moi unsigne ! et nous partons tout de suite ! et RolandBoulanger ne me reverra jamais ! »

– N’attends donc pas ! répliquai-je àRouletabille, n’attends donc pas d’avoir le moindre soupçon etfais-lui signe tout de suite !

– Oui ! mais elle sera sûre alors que lesoupçon, je l’ai eu et cela, elle ne me le pardonnera jamais.

– Oh ! les femmes ! ne puis-jem’empêcher de m’écrier avec une certaine admiration… qu’est-ce quenous sommes auprès des femmes… En somme, résumons : si tu m’asfait venir ici, c’est moins pour que je te tranquillise, que dansle dessein que tu avais de me tranquilliser…

– Ne raille pas ! supplia Rouletabilled’une voix redevenue soudain très grave…

Il m’avait repris le bras et me le serraitavec une tendresse de frère…

– Je t’ai fait venir parce que j’ai voulu quetu sois au courant… et puis parce que j’avais besoin d’avoir prèsde moi un ami… Non, ne raille pas… car, au fond, vois-tu, je suistriste !… je suis triste sans savoir pourquoi… car enfin je nedoute pas d’Ivana… Dans cette affaire, je me suis fait son compliceet celui de Mme Boulenger… et je devrais en rire… Ehbien ! je ne ris pas !… Ivana, elle, rit ! Et c’estpeut-être parce qu’elle rit, vois-tu, que je suis triste… Elle ritavec Boulenger… Elle sourit même à Boulenger, ce qui estpire, je ne me serais jamais imaginé qu’un homme pût – je ne dispas souffrir… en tout cas je ne me l’avoue pas encore – mais êtreainsi désemparé devant le sourire de la femme qu’il aime, quand cesourire s’adresse à un autre homme… Alors ! je ne sais plus…j’ai le cerveau en miettes… je ne puis plus raisonner !… Je teparlais tout à l’heure de la terrible aventure de nos fiançailles…dont je ne me suis tiré que par le raisonnement… Eh bien ! jecrois que cela ne m’a été possible que parce que je me suis trouvéaux prises avec des faits brutaux qu’il m’a été loisible de tourneret de retourner sur toutes leurs faces… mais si j’avais vu Ivanasourire à Gaulow comme je l’ai vue sourire à… à Roland Boulenger…je ne sais pas, non, je ne sais pas si j’aurais pu mettre bout àbout deux idées !…

– Tu en es là et vous restez !m’écriai-je.

– Eh oui, car je ne veux pas perdreIvana !… Je dompte une jalousie stupide, indigne d’elle… etindigne de moi !… Si tu savais comme elle m’aime !… Tousles sentiments qui m’agitent et dont je te fais part, je les trouveridicules, odieux lorsque, sa journée de comédie terminée, elle mepresse sur son cœur.

– Bien ! bien ! fis-je… et jel’embrassai…

Au fond il ne m’avait fait venir que pourcela… Avoir mon affection près de lui… Il n’y avait plus rien à luidire… Quand nous rentrâmes aux Chaumes, nous trouvâmesMme Boulenger qui nous guettait… La pauvre femme étaitaffolée.

– Théodora Luigi est ici ! nousdit-elle.

V. – Théodora Luigi

Elle nous suivit jusque dans l’appartement desRouletabille où nous trouvâmes Ivana également inquiète. J’observaibien la femme de mon ami sans en avoir l’air. Certes ! ellen’était point dans cet état de fièvre qui faisait trembler Thérèse,mais, sous des dehors qui affectaient le calme, je démêlaifacilement un trouble que je ne lui avais point vu les journéesprécédentes.

Que le même tourment possédât la femme deRoland Boulenger et la femme de Rouletabille, au regard duprofesseur et de ses frasques amoureuses, je ne pus m’empêcher detrouver la chose assez curieuse en dépit de tout ce que m’avaitraconté mon ami. Rouletabille avertit ces dames que je savais toutet prit sur lui d’annoncer que j’entrais dans le complot. Ilsouriait et parlait d’un air dégagé qui me faisait de la peine, àmoi qui n’ignorais plus l’anxiété de son cœur.

– Ne plaisante pas, Zo ! pria Ivana,d’une voix grave, regarde notre pauvre Thérèse…

Le fait est que notre pauvre Thérèse, tombéeau fond d’une bergère, nous montrait une bien pauvre figure.

– Elle est ici et il le sait !gémit-elle. Et, depuis qu’il le sait, il lui a été impossible detravailler. C’est une feuille du pays qui lui a appris l’arrivée deThéodora Luigi à Deauville. Il est allé, après déjeuner, s’enfermerdans son cabinet dont il nous a consigné la porte, à Ivana et àmoi, ses collaboratrices quotidiennes. Quand il est sorti, à cinqheures, j’ai pu constater, en examinant son bureau, ses papiers,qu’il n’avait pas écrit une ligne. En revanche, il a consumé uneboîte d’égyptiennes, dont j’ai retrouvé les bouts brûlés partout,sur le tapis, sous les meubles… À cinq heures, il a commandé qu’onlui sellât son cheval et il est parti seul, je ne sais où, sansplus se préoccuper de nous que si nous n’existions pas !…n’est-ce pas, Ivana ?…

Ivana, que je ne quittai pas des yeux, nerépondit rien et haussa tristement les épaules comme si ellecompatissait à une peine pour laquelle elle ne pouvait plus rien…cependant je la trouvai un peu pâle…

Thérèse continuait :

– Quand il est rentré tout à l’heure, il nousa dit de nous habiller, que nous irions, ce soir, au Casino où ildoit y avoir une fête éclatante dont on parle depuis huit jours, età laquelle il était entendu que nous ne mettrions point les pieds àcause de la cohue. Mais voilà, il a changé d’avis : ThéodoraLuigi y sera ! Ah ! je m’attendais bien à ce qu’elle lepoursuivît jusqu’ici, quoique mes renseignements me donnaientquelque espérance : la présence nécessaire à Paris d’Henri IId’Albanie et la jalousie du prince qui n’admet point qu’elle lequitte un instant…

– Eh bien, mais voilà une garantie !fis-je.

– Vous ne connaissez point les femmes, éclataThérèse.

– Hélas, si, madame.

– Mon pauvre ami, je vous demande pardon… Vousavez été bien malheureux, vous aussi… vous me comprendrez !C’est vrai qu’il y a des femmes abominables, et elles disentqu’elles aiment ! Elles appellent ça de l’amour !… Etelles apportent avec elles la mort !… Elles la traînent dansles plis de leurs jupes… Et ce sont des femmes fatales auxquellesvous ne résistez pas, vous, les hommes !… tandis que vousdétournez le visage d’un honnête sourire… Ma pauvre Ivana, jen’avais plus confiance qu’en toi ! qu’allons-nousdevenir ?…

– Mon Dieu, fis-je, je comprends votredouleur, madame, mais peut-être n’y a-t-il point lieu de se livrerà un si grand désespoir… Henri II est jaloux !… Henri II vaquitter bientôt la France… Le mal ne pourra être que passager… mêmesi les deux personnages qui vous préoccupent parviennent à sejoindre… Ce ne sera pas pour longtemps ! Remarquez que je nevous parlerais pas ainsi si je ne vous connaissais pas suffisammentpour savoir que votre amour est au-dessus des jalousiesvulgaires…

Mais je m’arrêtai. Thérèse pleurait. Ivanas’en fut l’embrasser et Rouletabille et moi-même nous lui offrîmesnos consolations… Tout en continuant de pleurer, elle tira unpapier de sa poche :

– Lisez ceci, fit-elle dans ses larmes… alorsvous comprendrez… c’est une lettre qu’un chasseur du Royal aapportée tout à l’heure pour Roland. J’avais pris mes précautionsavec mon concierge. Voilà où j’en suis descendue !

Nous lûmes :

« Mon cher Roland, j’ai pu l’amenerici. J’ai eu à cela toutes les peines du monde. Quelqu’un l’a misau courant de notre belle aventure. Il est horriblement jaloux. Ilm’ennuie. Je ne pense qu’à toi, qu’à nos amours. Ton esprit, tessens, ton imagination m’ont fait gravir des sommets que je neretrouverai jamais qu’avec toi ! Le reste n’est que ténèbres.Le doux poison sans toi est plat. Rappelle-toi !rappelle-toi ! Ah ! si tu voulais !… Je ne tedemande pas grand-chose… je sais que ta vie appartient à d’autres,à tous les autres !… mais laisse reposer ton génie deux mois…seulement deux mois… Je ne te demande que deux mois de ta vie… nousabandonnerons tout pour être l’un à l’autre, loin du monde entier,deux mois… Fuyons ! Veux-tu ? Je serai ce soir auCasino…

Ta Dora. »

Mme Boulenger remit la lettre dans sapoche en éclatant en sanglots :

– Vous voyez !… Nous savons ce que c’estque ces deux mois… et son poison !… Ah ! si elle me lereprend, c’est fini ! Elle me le tuera !… sans cela,qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse à moi… elle ou une autre…tout m’est égal à moi, pourvu qu’il vive ! qu’ilvive !…

Ma foi, nous pleurions tous. Tout à coup Ivanase redressa et, d’un air déterminé, déclara que la partie n’étaitpas perdue et qu’après tout, cette Théodora Luigi n’était peut-êtrepoint invincible. Elle releva Thérèse et lui dit enl’embrassant :

– Allons ! du courage ! et fais-moibelle !… bien belle !…

Ses yeux brillaient… Le sang, maintenant,affluait à ses joues tout à l’heure si pâles. Une étrange confianceen elle émanait de tout son être qui semblait rayonner. Nous fûmesfrappés de sa subite beauté. Je me retournai vers Rouletabille quise tenait muet et pâle dans un coin.

Les deux femmes nous mirent à la porte et nousallâmes, Rouletabille et moi, nous habiller, chacun dans notrechambre, sans plus nous dire un mot.

Tout cela devenait bien grave et j’en avais lefrisson. Je fus le premier descendu au salon. Roland Boulengersurvint. Il paraissait plein d’entrain et ses yeux brillaient d’unéclat nouveau. Il était vraiment beau, d’une beauté mâle,intelligente et pleine d’une forte séduction. Je l’enviai. Celui-làfaisait souffrir les femmes. Il nous vengeait. Certes, il faisaitdes victimes innocentes, mais est-ce que, le plus souvent, nous nesommes pas des victimes innocentes, nous aussi ?… Enfin, jeparle pour moi !…

Ivana parut, suivie de Mme Boulenger. Envérité, elle était adorable ! Je dois dire de suite que satoilette ne rappelait en rien celle que j’avais louée précédemmentpour sa décence et son élégante modestie… Tout de même par cestemps de décolletage à outrance, elle ne choquait point, tout en nelaissant pas grand-chose à deviner d’un buste charmant, ferme etdélicat. Des bretelles de roses soutenaient un fourreau de gazed’argent et se prolongeaient jusqu’au bas de la robe qui moulaitdes formes jeunes au rythme parfait.

– Dieu ! que vous êtes jolie !s’exclama Roland Boulenger en faisant quelques pas au-devant d’elleet en lui baisant la main.

– N’est-ce pas ? appuya Thérèse quiparaissait ravie et qui faisait valoir Ivana avec une émotion égaleà celle de l’artiste qui exhibe l’œuvre sortie de ses mainscréatrices.

– Mes compliments ! prononça Rouletabillederrière nous, je ne te connaissais pas cette robe, Ivana.

– C’est une surprise que nous avons voulu tefaire, Thérèse et moi ! expliqua Ivana avec un calme sourire.Nous l’avons commandée ensemble… Je suis heureuse qu’elle teplaise…

On passa à table. Alors on s’aperçut queMme Boulenger ne s’était point habillée pour la soirée. Sonmari s’en étonna. Elle prétexta une grande fatigue. Rolandn’insista point, la pensée à tout autre chose qu’à sa femme. Il semontra d’une jeunesse étonnante, séduisant, beau diseur, un rienmystificateur avec une facilité d’improvisation éblouissante.

Ivana lui donnait coquettement la réplique enl’admirant ostensiblement. Tout en elle lui disait : jet’admire ! Ses regards, son geste penché, son attention dévotedisaient cela et bien autre chose, et si cette femme n’aimait pascet homme, il y avait là un mensonge sacré, et si elle l’aimait, àl’abri d’une si prodigieuse comédie, c’était le démon !…

Mme Boulenger respirait une rose thé quisemblait contenir de la tristesse. Rouletabille, silencieux, avaitune figure contractée de passion… Il souffrait. Ah ! ilsouffrait, le malheureux ! Tout à coup Ivana s’en aperçut etelle ne dit plus rien… Elle avait pâli… l’autre parlaittoujours !… Jamais je n’avais eu une telle preuve vivante del’amour d’Ivana pour son mari. Elle était triste, elle aussimaintenant.

– Mon Dieu ! me glissa Thérèse, si ellecontinue à faire cette tête-là, tout est perdu !…

Rouletabille entendit-il cette phrase ?…Il changea immédia­tement d’attitude, se montra à son tour pleind’entrain et, regardant sa femme, sembla lui demander pardon…Ah ! il était bien brave ou bien lâche !… auprès de lafemme aimée, les mots ne signifient plus rien, rien que ceci :fais ce que tu veux ! je t’aime et j’ai confiance en toi…

Elle le remercia d’un regard chargé d’amour etrecommença son terrible jeu…

Quand nous nous levâmes de table,Mme Boulenger dit à mi-voix à Ivana en rectifiant un pli de satoilette :

– Je te remercie, ma chérie !

On ne s’attarda point. Roland savait ce qu’ilvoulait. Il voulait être le plus tôt possible au Casino. Il pensaitsans doute que Théodora avait dû y dîner. Mais ceci ne l’empêchapoint dans l’auto de serrer tendrement la main d’Ivana pendant queRouletabille descendait de voiture et que je ramassais uneécharpe :

– Voilà une petite partie de cache-cache quifinira par des coups de revolver ! pensai-je…

Hélas ! je ne croyais pas si bienpenser.

Nous parcourûmes les salles de jeu. Pas deThéodora Luigi… pas de prince d’Albanie… Rouletabille, comme il luiarrivait souvent, avait disparu sans rien dire… Roland avait l’airdéçu… Ivana se mit à rire.

– Elle n’est pas là ! luidit-elle en le regardant bien en face, voulez-vous que l’onrentre ?

Il resta quelques secondes sans répondre, puisil lui dit, très grave :

– Vous vous moquez de moi et vous aveztort !… On ne doit jamais rire quand on parle de ThéodoraLuigi…

Mais il l’avait prise sous le bras et jen’entendis point le reste de l’entretien… Il était facile d’endeviner le sens, cependant… Ce qu’il disait là n’était pointmaladroit… en tout cas, c’était une riche entrée en matière pourdécider sa nouvelle conquête… Il lui avouait qu’il étaitencore sous l’empire néfaste de la courtisane… et laconclusion s’imposait : « Il y a beau temps que je nepenserais plus à elle si quelqu’un qui n’est pas loin de moi,l’avait bien voulu ! »

La conversation dura-t-elle longtemps ?…qu’étaient-ils devenus ?… En les cherchant, je trouvaiRouletabille qui était en train de jouer. C’était bien la premièrefois. Le malheureux gagnait tout ce qu’il voulait. Il m’aperçut eteut un singulier sourire en me montrant les billets accumulésdevant lui. Il fit un gros « banco » et gagna encore. Ilparaissait exaspéré. Son geste semblait dire : Il n’y a doncpas moyen de perdre ici ! Le petit Ramel, deDramatica, qui ne jouait pas parce qu’il ne lui restaitplus rien des vingt-cinq mille francs qu’il avait gagnés au grosBerwick chez Léontine, fit tout haut :

– Si ça te gêne, tu en seras bientôtdébarrassé, va ! mais le sabot, arrivé devant Rouletabille,lui donna un démenti.

Mon ami poussa sur le tapis tout ce qu’ilavait devant lui. Le croupier compta et le coup fut tenu.Rouletabille gagna. C’était une main. Après avoir passé troiscoups, il se leva, comiquement furieux. Il faut qu’aux drames lesplus farouches, se mêle toujours un peu de vaudeville. À mes yeux,Rouletabille se sentait ridicule. Il prit à poignées ses billets,se leva, me dit : « Sortons ! » et sur le seuilde la salle de jeu, il donna tout à un petit chasseur nègre quetout le monde appelait « Chocolat » et qui, ne sachant ceque cela voulait dire, restait ahuri, les bras en l’air, transforméen candélabre.

– Je ne t’ai jamais donné de pourboire !dit Rouletabille, et il passa.

Je le suivis sur les terrasses. Ilétouffait :

– J’en ai assez ! gronda-t-il. Il fautque cette histoire cesse ! Il arrivera ce qui arrivera. Rolandcrèvera. La tuberculose des poules restera inexplicable ! Detout cela, après tout, je m’en fiche ! Ivana traitera monmanque de confiance à l’égal d’une insulte… La connaissant comme jela connais, il en résultera un drame affreux et elle m’en voudra àmort pendant un an là où une autre aurait tout oublié au bout dequinze jours, mais tant pis !… C’est inouï… À la fin ! Iln’y a que les femmes pour inventer un pareil imbroglio où noussommes tous ridicules, jusqu’au moment où nous nous casserons la g…Les plus raisonnables d’entre elles ont une fêlure !… Je voisça d’ici !… Ivana ?… Eh bien, mais Ivana est comme toutesles autres dès qu’il s’agit d’user de coquetterie pour jouer un bontour à un amoureux ; c’est cela qui l’a tentée ! Retenirun homme fou d’une autre femme, avec un sourire ! queltriomphe ! et comme c’est amusant ! Là-dessus, on nousparle de sauver un cerveau ! Des intérêts supérieurs de lascience… Ah ! la bonne blague ! Je le lui dirai àIvana ! Je le lui dirai !… pas plus tard que ce soir… sonjeu… ce petit jeu, essentiellement féminin, qui consiste à empaumerun homme avec la certitude de ne rien lui donner… ce jeu-là esthonteux !… de quelque nom qu’on le décore !… Et puis nerien lui donner !… faudrait voir !… Elle appelle ça rien,elle… cette promiscuité de chaque jour, cette main qu’elle lui aabandonnée tout à l’heure dans l’auto… car j’ai vu ; je voistout !… et ce sourire quand elle le regarde !… Ah !ce sourire. Et lui ! et le sien, de sourire ! Ahnon ! zut !… n-i-ni c’est fini !…

– Il n’est que temps, fis-je.

– Quoi « Il n’est que temps » ?Que veux-tu dire ? Alors tu t’imagines que parce qu’elle lui alaissé prendre ses mains, elle n’a plus rien à lui refuser !…Tu es à empailler, toi aussi !… comme amiconsolateur !…

– Assez ! Rouletabille !… moi aussi,j’en ai assez !… je rentre.

Il me prit le bras.

– Pardonne-moi… je suis écumant… mais ne pensepas une seconde que je crains quoi que ce soit de la faiblessed’Ivana… Il ne s’agit pas de cela !… Comprends qu’il y a unechose que je ne puis supporter plus longtemps, c’est qu’un hommes’imagine qu’un jour ou l’autre il aura ma femme !…Voilà !… C’est simple !… Et maintenant, allons leschercher !…

Nous les trouvâmes dans la salle du souper,dansant un tango. Je sentis Rouletabille frémissant à côté demoi…

– J’espère, lui dis-je, que tu sauras tecontenir jusqu’à ce que nous soyons rentrés. Si tu es fermementrésolu à avoir une explication avec Ivana, que ce soit desang-froid et que Roland ne le soupçonne même pas. Au fond, tafemme n’use que de la liberté que tu lui as laissée… N’oublie pasque tu es un peu coupable dans tout ceci…

– Je te remercie, fit-il en me serrant lamain.

Comme nous passions près du couple, Roland,d’un signe, nous désigna la table où nous devions souper et nousnous assîmes. Je trouvais ce tango un peu long. Des gouttes desueur perlaient au front de Rouletabille. Si chaste que puisse êtredansée cette danse – Ivana la dansait comme une jeune fille – ellea des frôlements d’une lenteur qui apparaissent plus voluptueux quela valse la plus enivrante. Roland et Ivana étaient le point demire de tous les yeux. Les danseurs de tango étaient rares, ou, dumoins, les autres s’étaient effacés devant le succès du couple. Lenom de Roland Boulenger était sur toutes les lèvres et de table entable on se demandait :

– avec qui danse-t-il ?

– Avec ma femme ! finit par répondreRouletabille agacé.

Quand ils vinrent s’asseoir, une rumeurd’admiration les suivit et on entendit quelques bravos, Ivana étaittoute rose.

– Mes compliments ! fit Rouletabille,quel succès !

À ce moment, chacun se retourna vers l’entréeà laquelle Roland Boulenger tournait le dos.

– Le prince Henri et la Théodora ! ditquelqu’un.

Roland ne fut pas maître de son mouvement. Ilse retourna tout d’une pièce. Un groupe pénétrait dans la salle. Entête s’avançait Théodora Luigi bavardant avec un jeune homme de lasuite du prince. Puis venaient le prince et quelques autrespersonnes.

Cette courtisane marchait comme une reine. Onne regarda plus qu’elle. Tout à l’heure la grâce d’Ivana avaitsoulevé d’aimables murmures. Maintenant c’était le silence, unemuette admiration devant la beauté, la redoutable beauté. Elleétait haute et droite dans le lourd brocart d’une robe d’un bleuglacial balafré d’arabesques d’or. Le décolleté, d’une audacemerveilleuse, était coupé par une riche broderie or et rubis. Etl’or continuait à se mêler à la chair, à fusionner avec elle dansd’originales bretelles qui retenaient le peu d’étoffe constituantle corsage, si peu d’étoffe… La jambe était gantée de soie bleue,le pied monté sur un cothurne d’or à talon écarlate. L’une deschevilles était cerclée d’un anneau d’esclavage en forme de serpentqui tordait sa tête de diamant et ses yeux de rubis vers lahautaine majesté qui le traînait dans ses pas… Cette reine dessombres voluptés avait les yeux écartés, la bouche charnue, le nezdroit, un visage long et immobile de biche, infinimentaristocratique. Ses cheveux tirés en arrière découvrant un front demarbre, étaient emprisonnés dans une résille ponctuée de perles.Des perles partout, s’égouttaient aux oreilles, sur sa poitrine,aux mailles de sa robe…

Roland avait repris sa position première mais,tout en lui tournant le dos il ne voyait plus que Théodora. Ivanaparla, dit une banalité sur le prince. Roland ne l’entendit pas.Rouletabille me montra la main du professeur qui tenait un couteauà fruits. Elle tremblait.

La musique reprit un one step. Rolandse leva, comme sortant d’un rêve et prit la main d’Ivana :

– Allons ! fit-il.

Ivana se leva, heureuse de toute évidencequ’il pensât à danser encore avec elle quand l‘autre étaitlà.

Ils dansèrent donc et Théodora aussi dansait,avec le jeune attaché.

Henri II d’Albanie se leva, allant faire untour avec un de ses compagnons dans la salle de jeu. C’était unhomme d’une quarantaine d’années, déjà courbé par les excès, plusencore, pensai-je, que par les malheurs de sa patrie. On luiprêtait de grands désordres et une sombre neurasthénie.

Je reportai mes yeux sur Roland Boulenger.Tout en dansant avec Ivana, à laquelle il ne parlait plus, il neregardait que Théodora. Celle-ci, en passant près de lui, luisourit et lui fit signe. Ivana se trouva soudain fatiguée et Rolandla reconduisit à sa place. Elle était un peu pâle et se mordait lalèvre inférieure…

Le professeur était resté debout et, tout àcoup, Théodora, en passant près de lui, lâcha son danseur et tenditles bras vers lui. Il ne pouvait résister. Il n’y pensa même pas.Et ils ne s’occupèrent plus de rien, que d’eux-mêmes. Ils necessaient de bavarder en riant, tout en faisant machinalement lesmouvements de cette danse sournoise.

Quand la musique s’arrêta, Roland allareconduire Théodora Luigi à sa table et revint auprès de nous.

– Vous ne le direz pas à ma femme ! nousfit-il… c’est inutile de lui faire de la peine !

Il paraissait radieux.

– Nous ne le dirons surtout pas au princeHenri !… fit en riant Ivana.

Justement le prince revenait.

– Si vous êtes réellement fatiguée, dit RolandBoulenger, nous pourrions rentrer…

– Ma foi, oui ! répondit Ivana… Nousn’avons plus rien à faire ici !…

Et elle fut debout. Elle jeta encore un coupd’œil sur Théodora et dit :

– Évidemment !

– Évidemment quoi ?… interrogeaRoland.

– Rien ! je pense à la tuberculose despoules.

Et comme Ivana, en disant cela, avait glisséson bras sous celui de Rouletabille, celui-ci ne fut pas le dernierà rire de la répartie de la jeune femme. À la villa, quand Rolandse fut enfermé dans sa chambre, nous vîmes apparaître Thérèse. Lamalheureuse avait une figure… une figure…

– Eh bien ? interrogea-t-elle.

– Eh bien, ma bonne amie, dit Ivana, j’ai faittout ce que j’ai pu… je t’assure… tu peux demander à ces messieurs…mais j’y renonce !… Il vaut mieux que tu l’apprennes tout desuite. Tu le saurais demain. Il a dansé avec Théodora Luigi. Il n’ya qu’une prompte fuite qui peut le sauver. Emporte-le tout desuite. Partez dès demain pour cette tournée en Bretagne.

– Vous m’abandonnez !… s’écria Thérèse…Tu me quittes ?

– Oui, ton mari devient fou !… Ah !il n’a pas l’habitude qu’on lui résiste…

Mme Boulenger se leva sans ajouter un motet nous quitta, stupide de douleur…

VI. – Le drame

Le lendemain, je revis mon Rouletabille desbeaux jours. Je retrouvai sa gaieté, sa joie de vivre, soninsouciance. Il n’avait pas eu besoin de parler à Ivana. Par sonattitude dernière, par sa propre initiative, sa résolution expriméela veille d’abandonner la dangereuse partie que Thérèse lui avaitfait jouer, Ivana avait rendu toute explication inutile. EtRouletabille profitait particulièrement de la situation,c’est-à-dire que sa patience conjugale, sa confiance merveilleuseétaient récompensées comme s’il n’en avait point touché leslimites. Je trouvai que le hasard faisait bien les choses.

Sur la prière de Mme Boulenger nous nequittâmes point de suite les Chaumes. Du reste, un départ aussiprécipité aurait été un peu ridicule pour Ivana après les scènes dubal qui avaient vu le triomphe de la Théodora ; et puis iln’avait plus sa raison d’être. Roland Boulenger ne s’intéressaitplus du tout à Ivana.

Il était souvent absent. Le martyre de Thérèsefaisait peine à voir. Elle n’avait même pas essayé de reparler duvoyage en Bretagne ; elle savait que ce serait inutile !Une après-midi où Roland nous avait quittés de bonne heure, ellenous retint pour nous apprendre son calvaire : Roland etThéodora se revoyaient en secret dans une villa de Sainte-Adresse.Elle espionnait son mari, faisait suivre Théodora et même leprince.

– Car le plus grand danger, en ce moment, estde ce côté, nous dit-elle… Je sais que le prince est affreusementjaloux, qu’il fait des scènes terribles à sa maîtresse et que lenom de Roland revient souvent entre eux. Mon Dieu ! S’il lessurprenait jamais !…

– Mais s’il est jaloux, comment fait-elle doncpour rejoindre Roland ? interrompis-je.

– Le prince est souffrant… oui, il est tombésubitement malade…

– Oh ! il était déjà suffisammentdémoli.

– Par toutes les drogues qu’elle lui faitprendre ! continua Thérèse… Elle a dû lui faire goûter àquelque chose de nouveau pour qu’il se mette au lit… et ne la gênepas !… Une femme comme celle-là est capable de tout !…Bref il ne quitte pas son appartement de Frascati… mais elle sort,elle !…

– Ils ne sont donc plus à Deauville ? Jeles croyais au Royal ?

– C’est elle qui lui a fait quitter Deauville…Elle lui fait faire, au fond, tout ce qu’elle veut. Vous comprenezqu’ici elle était gênée… Elle ne pouvait faire un pas sans avoirtous les yeux sur elle… Enfin, Roland lui-même, par un reste depudeur, a dû lui faire comprendre qu’ici… eh bien, ici… il y amoi !… Du moins, je l’espère… oui, j’espère qu’il aura aumoins pensé à moi pour s’éloigner de moi… mais je n’en suis passûre… Mais revenons au prince… hier, elle l’avait quitté à troisheures… À quatre, le prince s’est fait habiller pour sortir, maisil a été pris d’une défaillance et on a dû le recoucher… Voilà dansquel état sera mon malheureux Roland avant deux mois si on nel’arrache pas aux griffes de cette gouge.

– Moi, je la tuerais ! dit froidementIvana.

Je regardais la jeune femme. Elle avait sonplus sombre regard, dans un visage glacé… on eût dit qu’elle venaitde la tuer vraiment et qu’elle fixait devant elle sa rivaleabattue.

– La tuer ! s’écria Thérèse… Ah ! sivous croyez que je n’y ai pas pensé !…

– Eh bien alors, qu’est-ce qui t’arrête,reprit la voix morne d’Ivana. Tu serais acquittée, n’est-ce pasSainclair ?

– Mon Dieu, oui ! fis-je… mais ça causebeaucoup d’ennuis de tuer les gens… sans compter que je ne connaispas le jury de la Seine-Inférieure et que l’on n’est sûr de rien,après tout ! Entre nous il vaudrait mieux trouver une autresolution…

– Je ne la tuerai pas ! dit Thérèse,parce qu’il ne me le pardonnerait jamais… Il m’aime encore unpeu !… je ne veux pas qu’il me haïsse !

– Alors ? questionna Ivana, deplus en plus sombre…

– Alors, je veille ! soupira lamalheureuse femme…

Et elle nous quitta, s’accrochant aux meubles…Ivana courut derrière elle… et nous les entendîmes bientôt toutesles deux qui pleuraient ensemble… Rouletabille et moi descendîmesdans le jardin. Nous regardâmes les fenêtres ouvertes du bureaudans lequel personne n’entrait plus…

– La pauvre femme ! dit Rouletabille. Onne peut pourtant pas la laisser… j’ai pourtant bien envie de ficherle camp !…

– Eh bien ! et moi !…

– Oh ! toi, je te défends de partir sansnous !

Ivana vint nous rejoindre. Elle s’essuyait lesyeux.

– C’est affreux ! dit-elle… Roland estperdu… vous saviez ce que Thérèse me raconte !… Elle estarrivée à soudoyer la femme de ménage de la villa deSainte-Adresse. Cette femme, qui va à la villa chaque matin pour yaccomplir une besogne sommaire qui consiste surtout à donner del’air, à ouvrir les fenêtres et à les refermer pour l’après-midi,moment de la journée où elle ne doit jamais paraître à la villa…cette femme, veuve d’un maître d’équipage, qui sait ce que c’estque l’opium, a dit à Thérèse qu’il s’en faisait là-bas une orgie…qu’un matin elle avait trouvé la Théodora comme morte, sur lescoussins à côté de sa fumerie… qu’autour d’elle il y avait undésordre indescriptible, attestant une lutte… sans doute avait-elletenté de retenir Roland malgré lui… Thérèse calcule que cela devaitcoïncider avec le soir où Roland est rentré avec une figured’outre-tombe – nous ne l’avons pas vu, nous autres – et où ils’est enfermé tout de suite dans sa chambre. Le lendemain matin levalet l’a trouvé sur son lit, tout habillé. Voilà les détails quela malheureuse nous avait cachés jusqu’alors… Pour moi et pourThérèse, Roland se défend encore au bord de l’abîme où l’autre veutl’entraîner… Thérèse m’a encore avoué des choses qu’elle avaithonte d’étaler devant toi et devant Sainclair… Toute samisère ! Elle s’est jetée encore une fois aux genoux deRoland, mais cette fois, l’autre l’a balayée en lui disant de nepas se mêler de ça !… que ça passerait mais qu’il ne fallaitpas se mêler de ça !… Il aurait été très dur, paraît-il…

– Et elle pense que cet homme l’aime encore unpeu !… interrompis-je.

– C’est ce que je lui ai dit… Elle m’arépondu : « S’il ne m’aimait plus du tout, il serait déjàparti avec elle !… C’est pour moi qu’il lutte encore,pauvre Roland !… » Textuel, je n’invente rien…termina Ivana.

– Est-ce qu’il l’a jamais aimée ?questionnai-je.

– Oui !… répondit Ivana… comme on aime unange !… Avec un tempérament comme le sien Rolland a dû selasser vite…

– Il y a peut-être de sa faute à elle, danstout ça ! repris-je.

– Elle se le demande… elle s’accuse… elle faitpitié !…

Rouletabille qui n’avait encore rien ditdemanda :

– Quand est-elle allée se jeter à sesgenoux ?

– La nuit dernière… nous étions encore auCasino.

– Non ! nous venions de rentrer…fit-il ; tu étais déjà montée dans ta chambre. Sainclair etmoi nous finissions de fumer un cigare dans le jardin… puis nousnous sommes séparés pour regagner chacun notre appartement… au coindu couloir, je vis passer comme une folle Mme Boulenger quisortait de la chambre de son mari et qui rentrait dans la sienne.Elle était dans un grand désordre, les cheveux sur le dos, la gorgedécouverte et dans un déshabillé magnifique…

– Oui !… eh bien, il venait de la mettreà la porte !…

– La pauvre femme ! fis-je… elle s’étaitfaite belle. Avez-vous remarqué que, depuis quelques jours, Thérèsese parfume d’une façon extravagante ?…

– C’est touchant !… dit Rouletabille.

– Comment se fait-il, demanda Ivana àRouletabille, qu’en rentrant chez moi, tu ne m’aies point parlé decette rencontre avec Thérèse dans le couloir ?

– Parce que, entendant toute la journée parlerde cette histoire, je suis trop heureux, quand je pénètre chez moi,d’oublier et Thérèse et Théodora Luigi… et même RolandBoulenger !…

Ceci avait été dit d’un ton si net que nousrestâmes un instant interdits, Ivana et moi.

– C’est un reproche ? releva Ivana, d’unevoix calme mais un peu tremblante… Mon Dieu ! fit-elle en nousquittant, que les hommes sont égoïstes et méchants !

Rouletabille voulut la rappeler, mais ellesecoua la tête et continua tranquillement de s’éloigner.

– Non ! non ! fit-elle encore, j’aicompris !

Les événements se précipitèrent. Un jourThérèse nous apprit que le prince était sorti de son hôtel, avecson secrétaire, et qu’il avait fait une promenade en voiture ducôté de Sainte-Adresse, mais on avait dû le rentrer presqu’aussitôtchez lui, car il était tout défaillant… Théodora Luigi, en rentrantà Frascati, l’avait vivement réprimandé de cette incartade. Lesmédecins s’étaient joints à elle. Il avait promis d’être plusraisonnable…

– Cela ne fait pas de doute qu’il lescherche !… cette promenade du côté de Sainte-Adresse… Il doitêtre renseigné ! nous dit-elle. Nous allons assister à quelquechose d’affreux !

Et elle se prit la tête dans les mains.

– Mais il faudrait prévenir Roland !dis-je.

– Sainclair, je compte sur vous !… (ellen’osait plus rien demander à Rouletabille, et depuis la petitescène de l’autre jour, Ivana, de son côté s’était comme enfermée enelle-même, nous laissant dire, se mêlant peu à nos propos !…)Prévenez-le, continua Thérèse… moi, je ne le puis, sans avouer queje les espionne, ce qui le mettrait en fureur…

Le soir même, j’eus une courte entrevue avecRoland. Je pris toutes les précautions possibles en abordant unpareil sujet… Il sourit, me remercia et me demanda comment jeconnaissais tous ces détails… Je lui répondis que l’on s’occupaitdu prince et de Théodora Luigi au Casino et que j’avais surpris despropos…

– C’est ma femme qui vous à renseigné… medit-il, en accusant son sourire… je sais qu’elle nous faitsurveiller…

– Vous ne lui en voudrez pas !… Elle vitdans la terreur d’une catastrophe…

– Bonne Thérèse ! dit-il… Rassurez-la etdites-lui que ses tourments vont prendre fin… Je le lui ai déjà ditplusieurs fois… mais elle ne veut pas me croire… Le prince vamieux, et j’en suis enchanté, oui, je serai heureux de les voirpartir tous les deux… et ce sera bientôt !

– Vous me permettez de répéter tout cela àvotre femme ? Elle sera si heureuse !

– Comment donc ! Mais elle ne vous croirapas… Elle est têtue comme une mule, ma bonne Thérèse !…

– Elle ne vit que pour vous ! dis-je…Soyez prudent ! S’il vous arrivait quelque malheur, elle enmourrait !…

– J’en suis persuadé, dit-il… je vous prometsd’être prudent… et pour elle… et pour moi !… Diantre ! jetiens encore à la vie !…

Il avait raison. Mme Boulenger eut untriste sourire quand je lui répétai les paroles de Roland. Elle necroyait plus en ses promesses. Tout de même elle put constater lelendemain que Roland fut assez prudent pour ne pas retourner auHavre… Il resta presque toute la journée avec nous et se montra gaicomme les premiers jours. Il taquina Ivana qui fut assez maussade,ce qui parut le surprendre outre mesure.

– Nous ne sommes plus amis ?demanda-t-il.

– Je vous répondrai quand nous nous remettronsau travail ! lui dit-elle.

– Eh bien ! faisons la paix tout desuite ! car nous travaillerons dès demain matin, après unebonne promenade à cheval, suivant le programme… ça vousva ?

– Si ça pouvait être vrai ! s’écria Ivanadont les joues s’étaient empourprées.

Quant à Thérèse, elle avait la fièvre.L’événement la surpre­nait tellement qu’elle en paraissait commeanéantie. Cependant son inquiétude, de temps à autre, reprenaitvisiblement le dessus. Quand nous fûmes seuls, je lui adressaiquelques paroles mais elle ne parut pas m’entendre. Tantôt ellenous montrait une figure illuminée et tantôt elle paraissait céderà un accablement nouveau. La pauvre femme ne pouvait croireentièrement à tant de bonheur. Et par instants, son regard quiétait loin de nous, semblait entrevoir des choses bien sombres.Nous pûmes craindre, ce jour-là, quelque peu pour sa raison. C’estdu moins l’effet qu’elle nous produisit et je vois encore Ivanaprendre dans les siennes ses mains brûlantes et lui tenir despropos pleins d’espoir.

Le lendemain matin, Roland fit la promenade àcheval annoncée. Cette fois, Rouletabille s’était mis de la partie.Cette détermination me plut. De toute évidence mon ami n’était pasd’humeur à se prêter à une nouvelle édition des expériencespassées. Quand ils revinrent tous trois à la villa, un jeunematelot, qui portait à son béret le nom de l’Astarté,joignit Roland Boulenger au moment où celui-ci descendait decheval, lui remit un pli sous enveloppe. Roland décacheta avec unemain fébrile et lut. Ce ne fut pas long, il mit le papier dans sapoche, cria au palefrenier de sauter sur l’un de nos chevaux et dele suivre. Quant à lui, il était de nouveau en selle et, sans nousavoir dit un mot, il repartait à fond de train. Le matelot couraitderrière lui dans la direction du port.

Rouletabille, Ivana et moi-même qui venais dedescendre les degrés de la villa, restâmes un instant à nousregarder : puis, levant les yeux vers la fenêtre de la chambrede Thérèse, nous aperçûmes, sous un rideau soulevé, une figure despectre. La pauvre Thérèse était effrayante à voir.

Le rideau tomba.

– C’est elle qui avait raison, fis-je.

Nous ne pouvions douter, en effet, que, sur unmot de Théodora, Roland ne fût allé la rejoindre et avec quellerapidité !… Nous n’en doutions pas car nous savions quec’était par le truchement de la chaloupe automobile del’Astarté, yacht ancré au Havre, que Roland se rendait àSainte-Adresse presque tous les jours et en revenait.

Nous étions encore à notre place, en proie ànotre saisissement, quand Thérèse parut sur le perron. Elle avaitcette figure sèchement dramatique dans la douleur que Guido Reni adonnée à sa Mater Dolorosa, avec cette bouche entrouvertequi n’a plus de sanglots et ces yeux glacés qui n’ont plus delarmes.

Elle ne nous dit rien et nous ne savions quelui dire. Elle s’était enveloppée d’un manteau sombre et coifféed’une toque. Évidemment, elle allait là-bas, reprendre « saveille »… Elle se dirigea vers le garage et demanda l’auto.Elle nous étonna par sa démarche assurée, cette femme qui venait denous montrer une figure à l’agonie.

Elle revint vers nous, elle était calme. Elledit encore tout haut :

– Je ne suis pas pressée. J’ai le temps. Je nedispose pas de chaloupe automobile. Je prends le bateau comme toutle monde.

Elle ouvrit son sac et en tira un de cespetits cartons où sont inscrites les heures de marées et quiindique l’horaire des départs de bateaux.

– C’est bien cela, j’ai vingt minutes.

L’auto venait se ranger devant nous. Elle ymonta après nous avoir fait un signe. Ivana courut l’embrasser etnous l’entendîmes qui lui demandait si elle voulait bien qu’ellel’accompagnât… Mais Thérèse la remercia assez sèchement et refermala portière.

Quand l’auto fut partie :

– C’est un crime, jeta Ivana, que de lalaisser s’en aller ainsi : Elle est froide comme un marbre. Lavie va lui manquer tout d’un coup… son cœur va s’arrêter… voicil’effet qu’elle me fait !… Tout ceci est horrible !…

– Horrible ! répéta Rouletabille…mais il est suffisamment démontré que nous n’y pouvonsrien !… tu ne vas pas aller espionner avec elle,peut-être ! écouter aux portes… compter les minutes d’amour deces deux déséquilibrés !… Plaignons-la, c’est tout ce que nouspouvons faire…

– Oh ! oui, je la plains, je la plains detout mon cœur !…

– Voilà ce que c’est d’épouser un homme degénie ! grogna Rouletabille qui, dans le moment, me parutodieux.

Ivana tourna sur lui des yeux sombres etpleins de larmes.

– Oh ! Zo ! tu oublies tout ce quej’ai souffert pour toi !…

Il eut les yeux humides à son tour… et jemurmurai en les prenant tous les deux par un bras :

– Peut-on se déchirer ainsi quand ons’aime !

– Sainclair est celui qui a le plus souffertde nous tous et c’est encore lui qui est resté le meilleur… ditRouletabille…

– Oh ! moi, fis-je, je ne compte pas… unpauvre petit divorce bien banal…

– Oui, toi, si tu as pleuré, il n’y a que tonpapier timbré qui l’a su… Tu es plus grand que nous tous,Sainclair ! Allons déjeuner au Normandy !

Le déjeuner ne fut pas folâtre comme bien onle pense. Ivana était inquiète et répétait : « Jen’aurais pas dû la laisser partir seule », ce qui continuait àhorripiler Rouletabille. Au dessert, nous ne pûmes éviter le petitRamel, de Dramatica, qui passait entre les tables, serrantles mains, recueillant les potins.

– Comment va la tuberculose des poules ?nous demanda-t-il…

Je pus croire que Rouletabille allait luiflanquer des gifles. Mais l’autre continua sans lesattendre :

– Vous savez la dernière nouvelle ? Leprince Henri devient fou. On va peut-être être obligé del’enfermer. En tout cas, il nous quitte ou plutôt sa Théodoral’emmène on ne sait où. Le départ est commandé pour demain àFrascati.

Là-dessus il nous quitta.

– Tout devient clair ! fis-je et il n’y avraiment pas de quoi s’affoler au contraire ! Roland aura reçude Théodora ce matin la nouvelle de son brusque départ et il estallé lui dire un dernier adieu.

– C’est bien possible ! exprimaRouletabille avec indifférence.

Après déjeuner, Ivana, qui avait à peineprononcé quelques paroles en dehors de son refrain : « Jen’aurais pas dû la laisser partir seule » nous quitta sous jene sais quel prétexte. Nous allâmes, Rouletabille et moi, faire untour dans la campagne, d’où nous revînmes vers les cinq heures. Enpassant devant La Potinière, nous fûmes surpris de l’agitation quiy régnait.

Aussitôt qu’on nous aperçut, plusieurspersonnes se levèrent et nous entourèrent. On nous croyait aucourant de l’affreux événement et nous eûmes quelque mal à démêlertout de suite les faits qui provoquaient une telle émotion. Lanouvelle du drame était arrivée par un coup de téléphone adressé duHavre au comte de Mornac et voici ce que nous apprîmes : leprince Henri II d’Albanie, après avoir essayé d’atteindre RolandBoulenger et Théodora Luigi enfermés dans une villa deSainte-Adresse, avait abattu à coups de revolver Mme Boulengerqui se trouvait non loin de là et qui, l’ayant aperçu, s’étaitprécipitée pour lui barrer le chemin. Après quoi, il était allé sejeter du haut de la falaise. On venait de rapporter son corps dansune dépendance de l’hôtel Frascati…

Mme Boulenger était-elle morte ouvivante ? voilà ce que l’on ne put nous dire.

Je vous fais grâce de tous les commentairesdont on accompa­gnait cette tragédie et de toutes les folies qui sedébitaient autour des tables. Nous avions encore un bateau pournous rendre au Havre, le dernier de la journée, mais il fallaitnous presser. Nous nous jetâmes dans une voiture et c’est toutjuste si nous ne le manquâmes point. Nous n’avions pris que letemps de faire prévenir Ivana des événements et de notre départ parun ami des Boulenger qui se trouvait là.

– Quel coup pour Ivana ! me fitRouletabille qui ne pouvait retenir ses larmes. C’est inouï,exprima-t-il, ce que nous sommes peu de chose auprès des femmes.Elles sentent, elles devinent, elles touchent avec leur merveilleuxinstinct la forme des minutes à venir qui restent obscures pour lesplus forts et les plus malins d’entre nous.

L’agitation d’Ivana nous paraissait anormale,presque ridicule. Elle voyait déjà ce que nous venonsd’apprendre et ce qui n’était pas encore pour notre misérableintelligence de mathématiciens, qui enferme tout dans des formulessans issue, qu’une image future, c’est-à-dire rien ! moins querien… une idée de femme !…

Sur le bateau, nous nous trouvâmes avec lepetit Ramel, de Dramatica, qui allait au Havre dans ledessein tout naturel d’y trouver les éléments d’un sensationnelreportage. Il nous dit que ce drame ne surprenait personne, maisqu’aucun personnage n’y était plus préparé que la victimeelle-même…

Et il nous confia que, quelques minutesauparavant, à La Potinière, quand l’affaire avait éclaté, le comtede Mornac lui avait donné à lire une lettre qu’il venait derecevoir de Paris, de sa vieille amie Mme de Lens, quiétait une intime de Thérèse et à laquelle cette dernière avaitécrit l’avant-veille qu’elle s’attendait à tout et à quelquechose de pire encore. Mme de Lens écrivait au comtequ’elle ne pouvait lui en dire davantage dans une lettre et que, dureste, elle espérait bien que Thérèse se trompait et que seshorribles pronostics ne seraient point réalisés.

Je n’attachai, quant à moi, aucune importanceà cette conversation avec le petit Ramel, mais on verra plus tardque Rouletabille ne l’avait pas oubliée.

Au Havre, Ramel ne voulait pas nous lâcher, etmon ami dut lui faire comprendre qu’en ce qui le concernait, lui,Rouletabille, il n’était conduit sur les lieux que par son amitiépour les Boulenger de qui il était l’hôte ; en raison de quoiil serait obligé à Ramel de mener son enquête journalistique tout àfait en dehors de lui.

Nous eûmes la chance de trouver une auto et,semant le Ramel, nous nous fîmes conduire en grande vitesse àSainte-Adresse.

Nous dûmes descendre avant la Villa Fleurie(c’était le nom de cette fatale demeure) à cause du serviced’ordre. Il y avait là beaucoup de monde.

Nous nous trouvions tout à fait à l’extrémitéde Sainte-Adresse sur le haut de la falaise, devant une maisonnettebasse, toute en rez-de-chaussée, qui était habitée – nous apprîmesces détails quelques instants plus tard – par la femme de ménage dela villa, dont Thérèse avait parlé à Ivana… Cette femme cachaitThérèse chez elle quand la malheureuse venait au Havre. De là,celle-ci pouvait surveiller la Villa Fleurie dont nous apercevionsle visage de bois, les fenêtres closes…

Quelles heures Mme Boulenger avait dûpasser derrière les petits rideaux blancs de cette maisonnette dematelot, en face de ces murs derrière lesquels il y avait de lavolupté et de la mort !

Mais nous fendions la foule. Rouletabille eutla chance de tomber sur un inspecteur de la Sûreté de Paris,M. Tamar, qui le reconnut et facilita notre passage. Dans lemoment, nous ne nous étonnâmes point de trouver déjà sur les lieuxun représentant de la police de Paris. Du reste il me semblait bienavoir déjà vu cette figure au Casino de Deauville, le soir oùThéodora Luigi avait fait son apparition avec le prince Henri.Encore un détail qui devait avoir plus tard son importance, maisvous pensez bien qu’alors nous n’avions qu’une hâte, qu’un désir,qu’une angoisse, savoir si Thérèse était encore vivante, et cethomme n’en savait pas plus long que nous à ce sujet. Il revenait del’hôtel Frascati où il s’était occupé de faire porter le corps duprince. Nous pénétrâmes dans la villa avec lui et la premièrepersonne que nous aperçûmes, traversant un corridor, fut…Ivana !

Aussitôt qu’elle nous vit, elle s’arrêta. Safigure était bien belle dans sa douleur. Elle prononça d’une voixbasse, déchirée :

– Eh bien ! mes pauvres amis, qu’est-ceque je vous avais dit ?

– Mais est-elle morte, est-ellevivante ?…

– Elle vit et Roland la sauvera !… Nouspouvons maintenant en avoir le ferme espoir !…

– Dieu soit loué ! soupirai-je… peut-onla voir ?

– Je crois qu’elle sera très heureuse de vousvoir… Elle s’est inquiétée de vous… Vous entrerez et sortirezpresque aussitôt… ne la faites pas parler !

– Un instant ! fit Rouletabille…où ? quand ? comment a-t-elle été frappée ?… quellesblessures ?

– Voyons-la d’abord ! déclarai-je avec unpeu d’impatience.

– Nous la verrons ensuite… répliquaRouletabille, très froid et très calme. Ivana connaissait sonRouletabille. Elle savait qu’il fallait en passer, quand il prenaitce ton, par où il voulait.

– Elle a été frappée par deux balles,commença-t-elle. La première, entrée à la hauteur du cœur arencontré heureusement le sternum, sur lequel elle a glissé, etelle est sortie en remontant à la hauteur de la clavicule. Laseconde a pénétré dans la poitrine, au-dessus du foie, mais Rolandcroit pouvoir affirmer qu’aucun organe important n’a été lésé… Il aprocédé à l’extraction de la balle. Thérèse a subi, avec un grandcourage, l’opération qui s’est achevée sans complication. Vousvoyez que rien n’est perdu. Maintenant voilà ce que l’on sait ducrime…

Rouletabille l’interrompit et lui ditbrusquement :

– Tu as pris le bateau de troisheures ?

– Oui ! ne m’en veux pas… j’étais sûreque c’était pour aujourd’hui !… Un pressentiment quia été plus fort que tout… Je ne vous ai rien dit quand je vous aiquittés, mais j’étais résolue à venir au Havre cetaprès-midi !… Hélas ! quand je suis arrivée, il étaittrop tard !

– Trop tard, pour quoi ? interrogeaRouletabille blême…

– Mais pour me jeter entre la malheureuse etcette brute…

– Il vous aurait abattues toutes les deux etje bénis le ciel que tu sois arrivée trop tard, Ivana !

– Que ne l’ai-je accompagnée ce matin, repritla jeune femme sans s’arrêter à ce que lui disait Rouletabille ettout à fait indifférente à la pensée qu’il exprimait qu’elle auraitpu être victime, elle aussi…

– Comment es-tu venue ici tout desuite ?… Tu connaissais donc l’endroit ?

– Oh ! Il n’était pas difficile à trouveraprès tout ce que m’en avait dit Thérèse… et puis, ajouta-t-elleaprès une seconde d’hésitation, je puis bien te l’avouer maintenantqu’une fois, sans rien dire à qui que ce soit, pas même à Thérèse,je suis venue en me cachant jusqu’à la maison d’en face…

– Tu as fait cela, toi ? c’est assezsingulier ! émit Rouletabille d’une voix sourde… Tu as bienfait de ne pas m’en parler ! Je t’aurais sérieusementblâmée…

Elle regarda Rouletabille puis nous poussadans une petite pièce qui prenait jour sur une cour intérieure.Quand elle en eut fermé la porte :

– Évidemment ce n’était pas ma place, maisThérèse m’effrayait de plus en plus, j’avais entendu dire deschoses du prince Henri qui m’épouvantaient…

– Tu voulais sauver Roland, toiaussi !

– Peut-être ! Mais je crois bien quec’est la pensée du malheur de Thérèse qui m’a surtout guidée alors…répliqua-t-elle sur un ton d’une tristesse infinie… Je voulaisavoir un entretien avec cette femme de marin que je croyais aucourant de tout… Elle allait peut-être m’apprendre des choses quieussent pu être utiles à tout le monde… mais je n’ai pu rien entirer… si elle sait quelque chose, Thérèse doit la payer cher… Etpuis, cette femme dit sans doute la vérité… Elle fait des ménagesen ville et est rarement chez elle. Thérèse avait une clef etentrait dans cette maison, en sortait comme elle voulait. Au fait,cette personne, Mme Merlin, était absente au moment du drameet n’a pu donner aucun renseignement.

– Comment connais-tu les détails dudrame ?

– Mais par Roland qui m’a tout raconté… et parun témoin, un agent de la police locale qui se trouvait sur leslieux… Enfin, Thérèse a pu prononcer quelques paroles qui nous ontfixés définitivement… Roland m’a dit qu’il se trouvait dans unepièce du rez-de-chaussée avec Théodora Luigi quand ils avaiententendu des cris au dehors… d’abord il n’avait pas reconnu la voixde sa femme. Et puis une clameur distincte et toute proche :« À l’assassin ! Roland ! Roland ! Cette fois,il avait reconnu la voix de Thérèse ! Il ne s’étonna pointqu’elle l’eût suivi jusqu’ici… car il connaissait ses transes etsavait ce qu’elle était capable de faire pour le sauver… D’autrepart, comme Théodora venait de lui avouer que le valet de chambredu prince n’avait point trouvé son maître, le matin même, dans sachambre et que l’on ne savait ce qu’il était devenu, il ne doutapoint que sa femme ne fût aux prises avec ce fou !… Théodoranon plus n’en douta point ; mais cette même pensée qu’ilsavaient tous deux se traduisait chez l’un et chez l’autre par desgestes différents : Roland se précipitait sur la porte duvestibule mais Théodora le retenait de toutes ses forces.Cependant, l’ayant secouée brutalement, il ouvrit et ils setrouvèrent en face du corps de Thérèse étendu en travers duseuil !…

– La malheureuse ! elle leur a donné savie ! m’écriai-je.

– C’est une femme qui sait aimer !exprima Ivana d’une voix profonde… moi je ne saurais pas !…j’aurais pris la vie de quelqu’un, je n’aurais pas donné lamienne ! Roland a juré de la sauver et de vivre à genouxdevant elle ! Il le peut !

– Parle-moi de l’agent ! commandaRouletabille qui n’aimait point les digressions sentimentales…

– Il s’en est fallu de quelques secondes qu’ilsauvât Thérèse de ce fou !… Quand Roland ouvrit la porte, unagent en bourgeois de la police locale, un nommé Michel était déjàpenché sur Thérèse. Cet agent veillait sur la villa. Il avait étérequis et était payé par Théodora qui en était arrivée à toutcraindre du prince mais ne voulait point s’en aller sans avoir revuRoland. Roland m’a confié que la passion de cette femme pour luiavait augmenté en raison même de ce que la sienne diminuait, carelle s’était aperçue de sa lassitude. En effet, Roland en avaitassez ! Et c’est seulement la crainte qu’elle ne se livrât àquelque acte de désespoir si elle ne le voyait pas venir au dernierrendez-vous qu’elle lui fixait avant son départ, qui fit que Rolandnous a quittés ce matin si précipitamment.

– Il te l’a dit ! soulignaRouletabille… Mais c’est un autre ordre d’idées. Revenons àl’agent… Ce Michel n’a donc pas vu arriver le prince ?

– Malheureusement non !… et c’est toutnaturel !… L’agent faisait le tour de la villa, qui estisolée, comme vous avez pu vous en rendre compte. C’est pendant quel’agent était derrière la villa que le prince aurait surgi d’ungros bouquet d’ajoncs, à deux cents pas d’ici, sur la gauche. Leprince devait être sûr que Théodora et Roland se trouvaient dans lavilla. On avait dû l’en avertir et il accourait pour lessurprendre, après avoir attendu sans doute que l’agent eût disparu…Il est à présumer qu’on lui avait procuré quelque moyen de pénétrerdans la villa. Peut-être obéissait-il simplement, dans son état defièvre, à un mouvement spontané qui le jetait contre ces murs quicachaient les amours de sa maîtresse… Ce qu’il y a de certain,hélas ! c’est qu’un affreux besoin de massacre l’agitait… Lemalheur voulut que Thérèse, qui venait d’arriver, eût vu le princesortir de ses ajoncs et courir à la villa. Elle se jeta au-devantde lui, s’accrocha à lui, poussa des cris, et l’autre, fou de rage,a tiré. Vous pensez bien que Thérèse ne s’est même pas défendue. Ilfaut la connaître. Elle a dû goûter une joie surhumaine à êtrefrappée ainsi ! et si elle a crié ce n’était point pour elle,soyez-en assurés, mais pour avertir Roland du danger qu’ilcourait.

– Quelle tragédie ! murmurai-je.

– Après ? fit Rouletabille.

– Au premier coup de revolver, continua Ivana,l’agent s’est précipité. Il allait tourner l’angle de la maison,sur la façade, quand le second coup retentit (car il y eut uncertain temps entre le premier et le second coup) et l’agent arrivajuste pour voir Thérèse s’écrouler contre la porte… pendant cetemps, le prince, après avoir abattu Thérèse, et se rendant comptesans doute de l’horreur de son acte, jetait son revolver…

– Qui l’a ramassé, ce revolver ?

– L’agent.

– Comment est-il, ce revolver ?

– C’est une solide petite arme de poche demodèle courant. Le prince, après l’avoir jeté, s’enfuit encontournant l’angle de la villa, non pour se cacher,vraisemblablement, mais pour arriver plus vite à la fin de sestourments, au suicide du haut de la falaise… Quant à l’agent,n’ayant pas vu le meurtrier, il ne s’est occupé d’abord que decette femme ensanglantée qui lui tombait presque dans les bras…C’est à ce moment que la porte s’ouvrit et que Roland et Théodoraapparurent. Vous voyez la scène. Roland fut d’abord comme fou…Cependant, quand il eut constaté que sa femme respirait encore, ilreconquit tout son sang-froid, la transporta lui-même sur un divan,ordonna à Théodora, qui le regardait agir comme dans un rêve, dequitter cette maison et de n’y plus revenir tant qu’il seraitlà.

– Par qui a été louée la villa ?

– Par elle !

– Il la chassait donc de chez elle ?

– Mon Dieu ; oui !… elle ne fitaucune objection, elle dit simplement : « Vous mepermettrez peut-être de vous envoyer un chirurgien avec satrousse ? » Il lui répondit que l’agent se chargeait decela… Et il la laissa partir sans un adieu.

– Qu’est-ce que ça peut nous faire ?…exprima Rouletabille… Mais, dis-moi, quand tu es arrivée, toi, oùen étaient les choses ?

– Il y avait déjà beaucoup de monde autour dela villa… Je me suis doutée que mon pressentiment ne m’avait pasmenti !…

– Ce n’est pas ce que je te demande… Tesangoisses, je les connais… En somme, quand tu es arrivée, toutétait terminé ?

– Oui ! répondit Ivana d’une voix dure…l’assassinat et l’opération…

– Bien !

– Pourquoi, bien ?

– Parce que c’est net ! Tu es endehors du drame et en dehors de l’intervention chirurgicale…de toute façon, si la malheureuse succombe, on n’aura rien à tedire…

– Mais toi, que veux-tu dire ?

– Rien, qu’exprimer ma satisfaction que tu nesois mêlée en rien à une affaire aussi embrouillée !…

– Embrouillée ! releva Ivana. Il n’y en ajamais eu hélas d’aussi claire !

– Dame !… fis-je.

Rouletabille haussa les épaules…

– Enfin, en arrivant, tu as vuThérèse ?

– Non ! elle reposait après le dernierpansement… On lui avait fait une piqûre.

– Alors tu as vu Roland ?

– Évidemment !… Comme on peut voir lastatue du désespoir… ou du remords !… d’abord je n’ai pas pului tirer un mot puis, peu à peu, j’ai tout appris… À la fin ilpleurait comme un enfant. Il m’a dit de bien belles choses surThérèse…

– Et l’enquête ?

– Eh bien ! l’enquête… Naturellement lavilla est envahie par les commissaires, les magistrats… Il y enavait partout, qui fouillaient partout… Ils avaient apporté aveceux la nouvelle du suicide du prince Henri…

« – Je le regrette, avait dit Roland, carj’aurais voulu le tuer de ma main !

« – Ah !autant que possiblepoint de scandale ! avait répondu le commissaire central…tout le monde aura à y gagner…

– Le drame, quoi que tu en dises, continuaIvana, paraissait tellement simple que l’enquête la plus sommairepourrait dès lors le résumer. Elle fut encore plus rapide qu’on nepouvait l’espérer et c’est tout juste si le commissaire centralposa, dans le particulier, si l’on peut dire, deux ou troisquestions à Thérèse qui avait retrouvé sa pleine connaissance etqui confirma qu’elle s’était trouvée en présence d’Henri II.« Il était fou ! a-t-elle dit, je ne lui en veuxpas ! » À la suite de quoi le commissaire eut une longueconversation avec Roland et je crois bien que l’on est en train des’entendre pour bâtir de toutes pièces un accident… Ces messieursde la police et du parquet, qui sont enfermés en ce moment dans unepièce du premier étage, y travaillent… C’est à souhaiter qu’ilsréussissent… même pour les Boulenger !

– Surtout pour les Boulenger ! appuyaRouletabille. Pouvons-nous voir Thérèse ? demanda-t-ilenfin.

Ivana nous quitta quelques minutes, puisrevint nous chercher et nous fûmes introduits auprès deMme Boulenger.

Je vous avoue que j’attendais ce moment avecla plus grande impatience, qui se doublait de la plus profondeangoisse… Depuis près d’une demi-heure, malgré tout l’intérêt durécit d’Ivana, je brûlais de me retrouver en face de cette grandefigure de martyre auprès de laquelle je voyais tous les autres etmoi-même si petits… mais il en était, ce jour-là, avec Rouletabillecomme toujours ; il fallait attendre qu’il eût fini de mettreà leur place, dans sa tête, une série de petits détailsinsignifiants en apparence, avant qu’on eût le droit de reporterson attention sur des objets capitaux. Que de fois avait-il ainsiexcité notre impatience dont il n’avait cure. Cependant c’était cesystème qui lui permettait de se présenter devant les auteursprincipaux du drame avec des armes que nul ne lui soupçonnait, etde remporter, sur le mensonge de certains ou sur la niaiseriegénérale, des victoires sensationnelles. Je savais tout cela, etque ce n’était pas une vaine curiosité qui lui faisait souventposer des questions qu’à première vue, on pouvait juger oiseuses.Mais, dans cette affaire qui apparaissait claire comme le jour,j’imaginai facilement que mon ami, en continuant d’agir comme pourtoutes les autres, était victime de sa propre routine et j’avouequ’il se diminuait à mes yeux… d’autant plus que ces questions,dont il pressait Ivana, paraissaient avoir pour point de départ,peut-être sans qu’il s’en doutât, un sentiment de jalousie que jejugeai bien intempestif.

Enfin ! nous pénétrons dans la pièce oùRoland veillait cette femme à laquelle il avait fait tant de mal etqui venait de lui donner son sang. C’est un spectacle que jen’oublierai jamais : la pauvre femme allongée sur un drap, quel’on avait jeté sur un divan, était enveloppée jusqu’au cou dans ungrand peignoir blanc et, assurément, elle était plus blanche queson peignoir… À genoux devant elle, et retenant sa main dans lessiennes, Roland Boulenger pleurait. Thérèse tourna vers nous desyeux admirablement vivants et que semblait habiter une espérancecéleste… Malgré la défense qui lui était faite de parler, elle nousdit, dans un souffle :

– Pourquoi pleure-t-il ?…C’est le plusbeau jour de ma vie !…

Nous ne pûmes retenir nos larmes et, sur unsigne de Roland, nous sortîmes.

Deux heures plus tard, alors que nous noustrouvions chez Tortoni, où Rouletabille et moi nous avions retenudes chambres, l’inspecteur de la Sûreté que nous avions trouvé ànotre arrivée à Sainte-Adresse, M. Tamar, vint chercherRouletabille de la part du commissaire central.

Voici ce qui se passa au commissariat. Lesreporters locaux s’y trouvaient déjà réunis et Rouletabille y vitaussi le petit Ramel, du Dramatica.Le commissaire fitalors à ces messieurs de la presse une communication qui pourrait àpeu près se résumer en ces termes :

– Messieurs, deux événements regrettables sesont produits aujourd’hui qui ont donné naissance aux bruits lesplus fantaisistes. D’une part, le prince Henri II d’Albanie, dansun accès de fièvre chaude, s’est jeté du haut de la falaise deSainte-Adresse, d’autre part, un accident, survenu vers la mêmeheure sur les hauteurs de Sainte-Adresse, a profondément affligéune honorable famille, celle du célèbre professeur RolandBoulenger. M. et Mme Boulenger visitaient des villas àlouer, sur la prière d’une amie de Paris qui avait dessein de venirpasser le mois de septembre sur l’une de nos plages, j’ai nomméMme de Lens, vous voyez que je cite mes auteurs. Lemalheur voulut que, dans l’un de ces chalets, la Villa Fleurie,Mme Boulenger trouva, sur un meuble, un revolver qu’on y avaitoublié. Elle voulut se rendre compte de son fonctionnement, savoirs’il était chargé ou non et il arriva ce qui arrive trop souventquand les armes à feu se trouvent entre des mains inexpérimentées,le revolver partit et Mme Boulenger a été blessée.Heureusement, si grave qu’ait été sa blessure…

– Ses blessures ! interrompit trèshostilement le petit Ramel.

– Oui ! ses blessures, car, en effet,sous la pression nerveuse, inconsidérée et machinale de la victimeaffolée de son imprudence, la gâchette agit deux fois… concéda lecommissaire… Enfin, le principal est que Mme Boulenger nesuccombera point à ses blessures. Son mari même répond d’uneprompte guérison… Déjà ce soir son état est à ce point satisfaisantque Mme Boulenger a pu nous donner tous les détails del’accident… Je vous ai réunis ici, messieurs, qui représentez lapresse, parce que je compte sur vous pour établir la vérité desfaits qui a été dénaturée par de méchants propos, de stupidesracontars. La malheureuse coïncidence de ces deux événements a étépurement fortuite, et cela vous le direz. Vous devez la vérité àMme Boulenger qui vous la demande par ma bouche et vous ladevez aussi à la famille d’Albanie qui entretient avec la France,vous ne l’oublierez pas, messieurs, les relations les plusamicales…

Des murmures accueillirent, comme l’on pensebien, cette singulière déclaration qui était si peu en rapport avecles faits les plus évidents, mais Rouletabille prit à son tour laparole :

– Mes chers camarades, ce que vient de nousdire M. le commissaire est de tous points exact. Je puis vousl’affirmer mieux que personne, moi qui ai entendu cet après-midiMme Boulenger elle-même et, du reste, voici l’article que jevais téléphoner à mon journal.

Là-dessus, il lut son article qui était detous points conforme au récit des événements tel que venait de lefaire le commissaire.

– C’est un coup monté ! s’écria le petitRamel.

– Monsieur, protesta le commissaire en setournant vers Rouletabille, je vous serais obligé de dire à vosconfrères que je ne vous connais pas… que nous ne nous sommesjamais rencontrés et que vous n’avez reçu de moi ni des gens de monservice aucune communication préalable !…

– J’en donne ma parole d’honneur !répliqua Rouletabille.

Les journalistes sortirent. Le petit Ramelricanait :

– Tu nous prends vraiment pour despoires ! dit-il à Rouletabille et il lui montra l’articlequ’il allait télégraphier à Dramatica.

Le lendemain, nous nous jetâmes surDramatica à l’arrivée du rapide de Paris. Mais l’articlen’y était pas. Il n’y eut qu’une feuille de chou de la localité etun journal anarchiste de Paris pour écrire ce que tout le mondesavait sur le drame de la Villa Fleurie et sur le rôle qu’y avaitjoué Henri II d’Albanie, avant de se jeter du haut de la falaise.Ce jour-là nous vîmes arriver le chef de la Sûreté lui-même.

– Décidément, c’est une affaire d’État, ditRouletabille… tant mieux.

– Oui, fis-je, le scandale en sera mieuxétouffé.

– Et personne ne saura la véritéjamais !… ajouta-t-il.

– Oh ! personne ! relevai-je avec untriste sourire… personne excepté tout le monde !

Il ne me répondit point, mais je vis bienqu’il avait sa mine singulière des grands jours de mystère, quandil était le seul à voir des choses que lui montrait le bon boutde sa raison !…

VII. – Où Rouletabille redevientRouletabille

Le lendemain de ce jour funeste, nous eûmes lajoie d’apprendre de la bouche de M. Boulenger que sa femmeétait sauvée et que la fièvre qui l’avait prise la veille au soiret l’avait tenue délirante toute la nuit était presque entièrementtombée. Il prévoyait la possibilité pour le lendemain du transportde Thérèse dans une petite villa qu’il venait de louer à ce desseinsur la côte d’Ingouville.

Là, elle finirait de se rétablir, loin de tousles objets qui, à Deauville ou ailleurs, pouvaient encore luirappeler ses peines secrètes et toutes les étapes de son martyre.En attendant, nous la vîmes encore, ce matin-là, dans le cadretragique de la Villa Fleurie, dans ce salon où je ne pouvaispénétrer sans évoquer les terribles amours de Roland et de ThéodoraLuigi. Mais cette femme n’ouvrait les yeux que pour voir son mari àses genoux et ses regards disaient assez qu’une telle vision lapayait de toutes les misères passées.

Voici la scène à laquelle nous assistâmes.Introduits par Ivana, nous n’avions fait, sur sa recommandation,aucun bruit en entrant et je ne pense point que M. Boulenger,qui nous tournait le dos, s’aperçut tout d’abord de notre présence.Il était à genoux comme la veille… Il faut dire que le divan surlequel était étendue Thérèse était très bas et que Roland n’avaitsans doute point trouvé de meilleure position pour la soigner quecette génuflexion qu’il prolongeait, du reste, volontairement. Ilne se lassait point de demander pardon à Thérèse. Alors, celle-cifermait les yeux en murmurant :

– Tais-toi ! tais-toi !

Il lui jurait aussi, sur sa vie, de ne plusjamais revoir Théodora Luigi !

– Ne dis plus rien ! ne dis plusrien !… dis-moi seulement que tu m’aimes encore unpeu !

– Je t’adore, ma chérie !…

Et il lui couvrait les mains de baisers.

– Ah ! soupira-t-elle en tournant la têtede notre côté, je suis contente que vous soyez tous là autour demoi, mes bons amis !… vous avez entendu cela !… Ilm’aime !… Il m’aime encore un peu !… je vous disais bienqu’il n’avait jamais cessé de m’aimer !… Dieu que je suisheureuse !…

Je sortis, de cette séance, bouleversé. Rolandparaissait vraiment sincère dans ses remords… et il l’était… Ivananous rejoignit un instant et nous fit part de ses espérances.

– C’est une nouvelle vie qui commence poureux !… Il fallait un coup de tonnerre pour ramener Roland dansla normale !… Désormais ce sera un autre homme, tout à lascience et à sa femme !… Vous verrez !… C’est dans sanature de ne jamais faire les choses à moitié !…

Comme nous quittions la Villa Fleurie, nousnous trouvâmes en face d’une limousine de route d’où descendait uneassez jolie femme aux traits fatigués et qui paraissait avoirvoyagé toute la nuit. Roland arriva pour la recevoir, mais elle nelui parla que pour lui demander des nouvelles de Thérèse et lepresser de l’introduire auprès d’elle immédiatement. Nous apprîmespar Ivana que c’était Mme de Lens à qui Thérèse avaitécrit qu’elle s’attendait à tout et même à quelque chose depire. Mme de Lens, après avoir vu Thérèse, repartitpresque immédiatement pour Paris.

Il n’était pas plus de huit heures quand nousredescendîmes au Havre. Rouletabille me quitta de bonne heure et melaissa déjeuner seul. Je profitai de ma solitude pour mettre moncourrier à jour, ce qui me prit jusqu’à cinq heures du soir. Jesortis alors pour aller faire un tour de jetée. Mais je m’aperçusque le vent qui avait fraîchi depuis le matin, commençait àsouffler en tempête. Je m’enveloppai dans un caoutchouc et m’en fusainsi jusqu’au bout de la digue qui était, par instants, balayéepar la lame. Mais, depuis mon enfance qui s’était passée au bord dela mer, j’ai toujours eu du goût pour ces petits bains forcés etrien ne m’amuse tant qu’un bon paquet de mer sur le dos, quand,naturellement, il n’y a pas de danger à cela et que je me trouve àcôté d’un solide garde-fou…

Le spectacle est toujours poignant. Desbateaux de pêche se hâtent de rentrer, les petites barques doublentla jetée sur le dos d’une lame, d’un audacieux coup de barre. L’uned’elles, depuis quelques minutes, m’occupait particulièrement.

Elle semblait manœuvrer assez difficilement.Elle devait avoir perdu son foc, car je ne le lui voyais pointcomme aux autres qui avaient abattu toutes leurs voiles en dehorsde celle-là. Enfin, après de grandes difficultés, elle doubla à sontour la digue et je ne fus pas peu surpris de reconnaître à côtédes deux matelots qui la montaient et qui étaient enveloppés desuroîts, mon ami Rouletabille, dans son costume du matin, pantalonblanc et veston bleu. Il était propre !…

Lui aussi me reconnut et me fit un signe. Jecourus pour arriver à quai en même temps que lui, mais il avaitdéjà débarqué quand j’arrivai. Il était en loques et trempé commeune soupe. Il avait perdu son feutre, naturellement, et montraitune chevelure de sauvage mais, sous sa tignasse, une figure où il yavait du nouveau…

– Rentrons vite ! m’écriai-je… Tu n’espas fou de sortir en mer par un temps pareil !…

– Il faisait beau quand je suis sorti cematin, me dit-il.

Nous nous jetâmes dans une voiture et, àl’hôtel, je lui servis de valet de chambre, tant j’avais peur qu’ilattrapât quelque méchant rhume. Heureusement que nous avions faitvenir nos bagages. Quand je l’eus bien frictionné et qu’il se futchangé, je lui demandai :

– Me diras-tu, enfin, ce que tu es allé faireen mer aujourd’hui ?

Il me répliqua :

– Quand j’aurai bu mon grog et encore ça n’estpas sûr !

– Pourquoi ?

– Parce que j’attends quelqu’un et que si cequelqu’un là arrive tu me feras le plaisir de me laisser seul aveclui.

– Veux-tu que je m’en aille tout de suite,fis-je un peu vexé, car j’ai toujours été d’une susceptibilitéridicule.

– Mon bon Sainclair, tu penses bien que jen’attends pas quelqu’un pour lui faire mes confidences mais pourlui en tirer… Mes confidences, c’est toi seul qui les auras !…et nul autre, je te prie de le croire !… Et d’abord, puisquemon homme est en retard, je te dis tout de suite que ce n’estpas le prince Henri qui a tiré sur Thérèse !

– Pas possible ! m’écriai-je… Tues sûr de cela ?

– Sans cela je ne t’en parleraispas !

– C’est vrai, je te demande pardon, jet’écoute… C’est en mer que tu as appris cela ?

– Mon Dieu, oui… et de la façon la plussimple… je ne suis, du reste, allé chercher que la corroborationd’une idée qui me possédait déjà… Rappelle-toi qu’hier soir je t’aiun peu intrigué par la façon de te dire : « Et personnene saura la vérité jamais ! » Sais-tu à quoi je pensaisen te disant cela ? C’est que le crime avait eu lieu à onzeheures trente-cinq exactement… et que la haute mer n’atteignaithier son maximum qu’à dix heures quarante…

– Je ne vois pas ce que la marée…

– Et maintenant, suis bien mon raisonnement…On a relevé le cadavre du prince, au bas de la falaise, à midi… Sic’est lui l’assassin, il faut donc qu’il se soit jeté du haut de lafalaise entre onze heures trente-cinq, heure du crime (mettons onzeheures quarante, car il faut bien cinq minutes pour atteindre lebord de la falaise) et midi… Or, il est impossible que le prince sesoit jeté du haut de la falaise dans ce laps de tempsdéterminé…

– Et pourquoi ?

– Parce que la marée, en ce moment, nerecouvre l’endroit où s’est jeté le prince que lorsqu’elle aatteint son maximum et qu’elle avait atteint ce maximum presque uneheure avant le crime !… Comme on a relevé le corps du princemouillé, les habits trempés comme s’il avait passé plusieurs heuresdans l’eau, tu vois donc bien que le prince était déjà mort àl’heure où l’on a tiré sur Thérèse !…

– Mais c’est lumineux !m’écriai-je… Comment n’a-t-on pas pensé à cela ?

– Christophe Colomb te répondra, fitRouletabille avec un sourire. Quant à moi, comme je connais bien cecoin de la falaise et que je sais que l’eau y atteint rarement, monattention avait été attirée dès hier sur ce détail. L’horaire desmarées me donnait déjà raison avant toute enquête, mais je nevoulais rien te dire tant que je n’aurais pas été sur les lieux…j’y voulais être avant, pendant et après la marée… Voilà pourquoi,je pris ce matin une barque et la raison pour laquelle tu m’as vurevenir tout à l’heure en si piteux état, mais parfaitementsatisfait. Non seulement la marée n’atteint l’endroit en questionque dans les limites du temps que je t’ai dit, mais il lui estimpossible, en se retirant, vu la déclivité du terrain, d’y laisserune mare, si petite soit-elle…

– Mais alors, qui est l’assassin ?

– Je vais peut-être te le dire tout à l’heure,me répondit-il, après avoir jeté un coup d’œil à la fenêtre. Voilàmon homme !

Je collai mon front à la vitre et je vis,traversant la place et se dirigeant vers l’hôtel, un personnagequi, au premier aspect, me parut sans aucun intérêt. Il avaitl’allure et les habits de quelque boutiquier ou même d’un courtierde commerce. Je quittai Rouletabille, fort ému de ce que je venaisd’apprendre et roulais dans ma tête cent hypothèses aussi absurdesles unes que les autres.

Mon ami ne resta pas enfermé avec l’homme plusde deux minutes. Quand son visiteur fut parti, Rouletabille vint mechercher. Il avait un visage dur et ses yeux flambaient.

Quand nous fûmes dans sa chambre, il me dittout de suite :

– C’est bien ce que je pensais. Je viens defaire porter mon enquête sur le revolver. Cet homme est un armurierde la rue de Paris. Je n’ai pas voulu que l’on me vît entrer chezlui, car il est inutile que la police s’imagine que je veuilleêtre plus curieux qu’elle. En raison de la personnalité duprince d’Albanie qui se trouve dans le drame, elle ne veut riensavoir et son enquête est déjà classée ; c’est du reste ce quisauve l’assassin… J’ai donc fait venir l’armurier chez moi :voilà ce que j’ai dit à cet homme :

« – Quand vous vendez un revolver, quelleque soit la marque, avez-vous un moyen de le reconnaître une foisqu’il est sorti de chez vous ?

« – Oui, m’a-t-il répondu, je faismoi-même sous la crosse, près de la gâchette une légère marque encroix au poinçon.

« – C’est tout ce que j’avais à vousdemander, lui répondis-je…

« J’ai voulu lui payer son dérangementmais il n’a rien voulu accepter et il est parti non sans m’avoirdemandé cependant :

« – Vous n’êtes pas M. Rouletabille,l’ami de M. Roland Boulenger ? »

« Je lui répondis affirmativement. Il m’aregardé une seconde et a pris la porte.

– Et alors ?

– Et alors, il faut que tu saches qu’hier,j’ai vu le revolver ramassé par Michel, l’agent en bourgeois. C’estTamar, l’inspecteur de la Sûreté qui voulut bien me le montrer, carnous sommes de vieux copains… Eh bien, j’avais remarqué le coup depoinçon en croix. Ce revolver a été acheté dans la boutique de larue de Paris.

– Par qui ?

– Par Roland Boulenger ! répondit-il etil se mit à bourrer sa pipe.

J’en étais resté la bouche ouverte.

– Tu as le souffle coupé ? fit-il enrelevant vers moi une figure de marbre.

– Dame ! est-ce que tu crois ?

– Je ne crois jamais… je cherche… je vois… jeconstate… et quand je n’ai plus rien à constater, je conclus… Cerevolver a été acheté, il y a huit jours dans la rue de Paris, parRoland Boulenger qui ne sortait plus sans cette arme.

– Qui est-ce qui te l’a dit ?

– Lui !…

– Et qui est-ce qui t’a dit qu’il avait achetéce revolver rue de Paris ?

– Toujours lui !… Dame !… quelle quesoit la conclusion, je ne pense pas à lapréméditation ! et la preuve en est qu’il ne s’est cachéde personne pour se procurer une arme dont il estimait pouvoiravoir besoin dans les circonstances créées par ses intrigues avecThéodora Luigi… On lui disait tous les jours que sa vie étaitmenacée par le prince…

– Et il a tiré sur sa femme ! C’esthorrible !…

– Tu vas vite !… En tout cas, il y a descirconstances atténuantes, répliqua froidement Rouletabille.

– Jamais ! tu me révoltes !

– Ils avaient déjà deux heures d’opium« dans le coco » quand Thérèse leur est apparue… As-tusenti l’odeur de la drogue en arrivant ?… On avait cependantaéré… Oui ! ils devaient être dans un bel état… La dernièregrande séance avant la séparation, pense donc !

Je saisis les poignets de Rouletabille,tellement j’étais indigné.

– Tu appelles ça des circonstancesatténuantes. Ah ! je te prie de croire que si j’étais sonjuge !…

– Il ne s’agit pas de ça ! interrompitRouletabille de plus en plus glacé !… il s’agit d’expliquerles faits… Eh bien ! je ne crois pas que Roland Boulengers’il a tiré, ait tiré sur sa femme de sang-froid !voilà tout !… Tu ne veux pas que ces circonstances soientatténuantes… ça m’est égal, mais cesse de me malaxer lespoignets !… Thérèse devait être un peu folle, elleaussi !… Tu comprends qu’on ne s’impose pas le régime deregarder, pendant des jours, une porte derrière laquelle votre mariécoute les contes orientaux de Mlle Théodora Luigi sans que tout àcoup n’éclate l’impérieux désir de tomber au milieu de laconversation !…

Il tira quelques bouffées de sa pipe etcontinua :

– Thérèse avait le moyen, par la femme deménage, de pénétrer dans la villa. Les autres ontpeut-être entendu ouvrir la porte et se sontpeut-être trouvés tout à coup devant Thérèse. Il fautadmettre que ces trois personnages étaient dans un état à nemesurer ni leurs gestes ni leurs paroles. Dans son cauchemard’opium, Roland s’est-il cru menacé ou a-t-il cru que Théodoral’était, ce qui me paraît plus normal ? Le bruit fait à laporte par Thérèse l’avait certainement fait venir avec sonrevolver… et il ne fait plus de doute, hélas, que le revolvera servi… Il est même à présumer que s’il n’a servi quedeux fois c’est que Thérèse le lui a arraché des mainspeut-être… Quand l’agent est arrivé, Roland venait derefermer la porte peut-être… quand il a entendu l’agent,il l’a rouverte !… sûrement…

– Voilà bien des« peut-être » pour un seul « sûrement »… Aprèstout, c’est peut-être Théodora Luigi qui a tiré ? objectai-je,tant cette idée de Roland, tirant sur sa femme, me semblaitmonstrueuse.

– Je vais encore te dire une chose,Sainclair ; j’ai bien interrogé Michel, l’agent, je l’ai vidé…et j’en ai interrogé d’autres aussi qui étaient dans le voisinage…Eh bien ! Thérèse n’a pas crié : « Àl’assassin ! Roland !… À l’assassin ! » Elle acrié : « Assassin ! Roland !…Assassin !… »

– Le misérable !… Et elle luipardonne ! Ah ! il peut se traîner à ses pieds !Mais cette femme est plus qu’une sainte !

– C’est un ange ! exprima Rouletabille…Quant à moi, inutile de te dire qu’aussitôt Thérèse rétablie,j’emmène Ivana et « Partons pour la Syrie ! »

Huit jours plus tard, Thérèse était hors dedanger… Nous lui avions fait nos adieux. Sur sa prière,Rouletabille lui laissait Ivana quelques jours encore. Avant derentrer à Paris, mon ami et moi avions fait un tour à Deauville oùnous avions quelques objets à prendre aux Chaumes. Nous ignorionsque, dans ce moment même, Roland fût à la villa. Nous entendîmessoudain sa voix. Il semblait avoir une discussion avec Bernard, sonvalet de chambre. Il lui disait :

– Que voulez vous, Bernard, si ce revolverest perdu, tant pis ! j’en serai quitte pour en acheterun autre !… et laissez-moi tranquille avec cettehistoire-là !

Je regardai Rouletabille et mes lèvresmurmurèrent :

– à l’assassin !…

– Tu vas encore tropvite !… me répondit-il, dans un souffle… Tout n’estpas fini !…

VIII. – La tuerie

Le drame de Sainte-Adresse, comme on le sait,ne fut que le prélude de l’affreuse tuerie de Passy, mais làencore, procédons par étapes.

À Paris, je fus quelque temps sans voirRouletabille. Un jour, je le rencontrai dans la salle desPas-Perdus. Je la traversais en hâte et tout à faitexceptionnellement, car il n’est point d’usage de se montrer auPalais pendant les vacations. Il revenait du bureau de la Pressejudiciaire et nous nous arrêtâmes en nous trouvant en face l’un del’autre. Nous étions à peu près seuls sous l’immense vaisseau,cependant nos voix avaient là des sonorités qui le gênèrent tout desuite, sans doute pour ce qu’il avait à me dire. Il m’entraîna dansune galerie adjacente en me demandant :

– As-tu des nouvelles de Boulenger ?

Je lui répondis que j’avais reçu une réponsede Roland à l’une de mes lettres et que j’avais appris ainsi queMme Boulenger était en pleine convalescence, ce dont,naturellement, je m’étais réjoui.

– À qui avais-tu écrit ?

– À Madame Boulenger. Je t’avouerai quedepuis ce que tu m’as fait voir du drame deSainte-Adresse, j’ai la plus grande répugnance à entretenirdes relations avec l’illustre professeur !

– Et c’est lui qui t’a répondu ? As-tugardé sa lettre ?

– C’est possible mais je n’en suis pas sûr…mes secrétaires sont en vacances et il y a assez de désordre en cemoment dans mes paperasses.

– Allons chez toi !…

– Tu tiens donc bien à voir cettelettre ?

– Surtout l’enveloppe, si tu l’as encore…

– Ah ! ce coup-ci, tu m’en demandespeut-être trop !

Vingt minutes plus tard nous étions dans moncabinet et je retrouvai la lettre dans son enveloppe. Aussitôtqu’il vit cette enveloppe, Rouletabille pâlit… Cependant il n’ytoucha même point… j’étais à quelques pas de lui et la lui tendais…Il la regarda deux ou trois secondes et me dit tout de suite, lavoix changée :

– C’est bien ! tu peux brûlerça !

Et il s’assit en s’épongeant le front, commen’importe lequel d’entre nous qui vient de recevoir un rude coup…un de ces coups qui vous brouillent un peu la cervelle…

– Que se passe-t-il ? lui demandai-jeavec toute ma tendresse et toute ma pitié en éveil.

– Tu vas le savoir ! fit-il, tu vas lesavoir, ce qui se passe, mon bon Sainclair !…

Mais il eut peur de s’attendrir et essaya deme narrer les choses sur ce ton indifférent et net, un peu« sécot » avec lequel il m’expliquait, à sa manière, ledossier d’une affaire à laquelle personne ne voyait goutte.

Mais c’est une chose que de travailler sur lachair des autres et c’en est une autre que de promener le scalpeldans ses propres fibres. Au fait, sa main tremblait.

– Ivana, commença-t-il, est revenue à Paris ily a huit jours.

– Seulement ! m’étonnai-je.

– Oui ! sur les prières suppliantes quem’envoyait Thérèse, car je ne reçois de lettres, moi, que deMme Boulenger… j’ai consenti à ce qu’elle prolongeât là-basson séjour auquel, du reste, je ne pouvais m’opposer. Enfin, elleest revenue. Elle paraissait fort heureuse de me retrouver. Ce fut,pendant quelques jours, une véritable fête. Nous nous sommesconduits comme des écoliers. Si nous ne sommes pas allés àRobinson, c’est tout juste.

« Elle m’avait dit que le ménageBoulenger était maintenant un ménage modèle et que Roland s’étaitremis au travail comme si rien ne s’était passé !

« – Il s’est cependant passé quelquechose, ma chère Ivana, avais-je répondu… et à cause de cettechose-là, je te demanderai, même s’il doit t’en coûter, de cessertoute collaboration avec Roland Boulenger. Tu as un prétextemagnifique. Tu m’accompa­gnes en Asie Mineure dans quelquessemaines, je presserai notre départ si c’est nécessaire, et lespréparatifs de ce voyage ne te laissent pas une liberté d’espritsuffisante pour l’aider dans des travaux que, de toute façon, tuserais obligée d’abandonner.

« – C’est tout ce qu’il y a de plusnaturel, mon petit Zo, me répliqua-t-elle… Inutile de lui faire dela peine d’avance… Je lui ferai comprendre cela de vive voix à leurretour… et ainsi, tu auras toute satisfaction…

« Je t’avoue, Sainclair, que je nem’attendais point à cette docilité et que je l’embrassaid’enthousiasme…

– Pardon, interrompis-je, as-tu fait part àIvana de ta façon de concevoir le drame deSainte-Adresse ?

– Non ! me répondit Rouletabille…Personne, pas même toi, à cette heure, ne connaît ma façonde concevoir le drame de Sainte-Adresse… Il n’y a qu’une personnequi ait le droit de dire la vérité dans cette affaire et elle eûtpréféré mourir que de la faire connaître… Je me suis tu pourThérèse… et ma foi, je ne le regrette pas aujourd’hui…

– À cause ?

– À cause de ce qui s’est passé hier !…Hier, Sainclair, je me croyais le plus heureux des hommes quand jesuis entré au bureau de poste de la rue d’Amsterdam pour y fairerecomman­der une lettre… J’attendais mon tour, près du guichet,quand, ayant machinalement porté les yeux devant moi, je découvris,à quelques pas de moi, attendant à un autre guichet celui de laposte restante, Ivana ! Je fus tellement surpris de latrouver là que je n’eus même pas un mouvement inconsidéré pour merapprocher d’elle. Je la regardai, stupide. Trois personnes nousséparaient. Elle n’avait qu’à tourner la tête pour m’apercevoir…mais elle était trop préoccupée… Je la vis se pencher au guichet etparler bas à l’employé… L’employé lui donnait une lettre qu’ellesaisit comme une voleuse et avec laquelle elle s’échappa… Je ne lasuivis même point. L’aurais-je pu ! je ne tenais pas sur mesjambes… Cette lettre, cette enveloppe, son format, l’écriture, uneécriture un peu hiéroglyphique à laquelle on ne saurait se tromper,j’aurai tout cela longtemps devant les yeux. Ce fut un éclair, unéblouissement… un coup de foudre… Cependant, je voulais être sûr,je veux toujours être sûr… et je ne doute plus depuis que j’ai vuton enveloppe. Du reste je n’ai point douté un instant. Je savaisque c’était de lui !… Ivana a une correspondance clandestineavec Roland Boulenger…

Il se leva, prêt à partir et me tendant lamain.

– Ne fais pas de bêtises, lui dis-je… Tu essûr de cette correspondance et c’est tout !… Sois aussi lucidepour toi-même que tu l’es pour les autres… Après l’explication trèsnette que tu as eue avec Ivana, celle-ci aura voulu préparer leprofesseur à la résolution qu’elle a prise d’accord avec toi, luifaire comprendre qu’il ne faut plus compter sur elle… qu’elle secherche une remplaçante… que sais-je ? Elle se cache… elle atort… mais, d’autre part, elle voit bien que tu ne veux plusentendre parler de cet homme.

– Tout ceci est bien possible !… merépondit Rouletabille et il s’en alla.

Resté seul, je n’eus qu’un mot :« Pauvre Rouletabille ! ». On m’avait tant de foisdit : « Pauvre Sainclair ! », mais je ne suispas égoïste. J’aimais Rouletabille comme un frère, un très jeunefrère que j’aurais élevé et mon chagrin fut profond.

Je ne manquai point, les jours suivants, delui téléphoner. Je lui demandai même des rendez-vous. Mais je ne levis pas. Je reconnus, une fois, à l’appareil, la voix d’Ivana. Cequ’elle me dit était plein d’amitié mais assez indifférent et jejugeai qu’apparemment il n’y avait rien de nouveau dans le ménage,Rouletabille ne lui avait rien dit de l’incident du bureau deposte. C’était grave.

À quelques jours de là, j’appris le retour desBoulenger. Je me disposais à aller faire une visite à Thérèse quandRouletabille fit son apparition dans mon bureau. Il m’apparut tropcalme, trop renfermé dans une vaine armature d’indifférence, tropcuirassé d’avance contre les émotions du dehors… et contre cellesdu dedans. Je vis bien tout de suite qu’il m’apportait quelquechose de douloureux, mais l’orgueil de l’homme est tel que mêmecelui-ci pour qui, moi, en une telle occurrence, je n’avais eu riende caché, voulait me cacher sa douleur ! Il jouait à l’hommefort !… Allons donc ! Est-ce qu’il y a des hommes fortsdans ces moments-là ? Manant ou empereur, c’est bien le mêmedéchirement, le même dégoût de tout ; après on agit suivantson tempérament, on tue, on assassine, on se suicide, ou l’onpousse en tremblant la porte du juge qui va tenter laréconciliation mais, tout d’abord, on a fléchi sous le coup commeun enfant !…

Il s’assit en face de moi, croisa les mainsau-dessus de mon bureau (il ne pensait plus à bourrer sa pipe) etme dit :

– Je n’ai jamais soupçonné qu’une femme pûtmentir comme Ivana !

J’avais envie de lui répondre : Ehbien ! et la mienne, mais je m’abstins d’un rapprochement quilui eût fait perdre du coup ce bel air doctrinal avec lequel ilessayait de me donner le change sur le bouillonnement de sonsentiment intime.

– Depuis le retour des Boulenger,continua-t-il, elle m’avait déclaré qu’en dehors de la visite quenous leur fîmes tous deux, elle n’avait vu Roland qu’une fois, pourlui faire part de mon prochain départ et de la nécessité où elleétait de le laisser continuer sans elle ses travaux. Or, mon cher,Ivana et Roland se voient tous les jours de trois à cinq heurespendant que je la crois à l’hôpital Trousseau !… Et quand ellerentre, elle me donne des détails sur ce qu’elle a fait àl’hôpital, sur les personnages qu’elle y a rencontrés, etc., etc.C’est inimaginable !… et c’est bien triste pour ces dames… unhomme ne mentirait pas ainsi…

– Savoir ! fis-je.

– Non ! non, ne nous calomnie pas !…Nous ne pourrions mentir ainsi… Nous ne saurions pas !… Nousn’en aurions pas l’effronterie. Et puis il faut avoir cette bellefoi insolente dans la crédulité, la stupidité, l’aveugle bêtise del’autre ! Quand elles mentent, elles, « l’autre »c’est un homme… quand nous mentons, nous, « l’autre »c’est une femme… Nous sommes battus d’avance, nous n’essayons mêmepas…

– Où se voient-ils ? demandai-je…

– Depuis l’histoire de la lettre, je suisIvana, je l’espionne !… Tu penses bien que je ne me suis pasadressé à une agence ! Rouletabille ne saurait être mieuxservi que par lui-même… En sortant de chez nous, elle va donc àl’hôpital Trousseau… et puis elle ressort presque aussitôt et serend non loin de là, à la clinique du Dr Schall où Roland Boulengerse trouve déjà quand elle arrive… elle en ressort deux heures plustard, retourne à l’hôpital Trousseau où elle a dû laisser desinstructions dans le cas où je lui téléphonerais et rentre à lamaison. Elle a le front serein, l’œil clair, la bouche vermeille.Elle se porte bien.

– Elle ne te demande pas si tu as desnouvelles de Boulenger ?

– Non pas encore… mais cela viendra…

– En somme, malgré ta défense, elle continue àtravailler avec lui ?

– Oui. Schall, qui est un ami de Boulenger,leur prête son cabinet et ils paperassent là deux heures…

– Je comprends, fis-je, que le mensonged’Ivana t’énerve, mais réfléchis qu’en somme, la science seule està ce rendez-vous.

– Je le penserais de tout autre que de Roland,mais en cet homme je n’ai aucune confiance… Il a trop bien commencéun certain jeu avec Ivana pour qu’il ne le continue pas… et d’unautre côté, en te concédant qu’Ivana à joué la comédie, j’ajouteraiqu’il n’y a aucune raison pour qu’elle ait abandonné son rôle. Nefaut-il pas mener à bien, coûte que coûte et avant son départ, lefameux rapport sur la tuberculose ! Tu vois, ajouta-t-il, queje mets les choses dans l’état où elles se présentent au mieux demes intérêts. Mais tu m’as dit toi-même qu’une pareille comédien’allait pas sans quelques inconvénients…

– Certes ! la preuve en est qu’aprèsl’avoir jouée avec votre assentiment, elle la joue maintenant endehors de vous… Mme Boulanger ne doit pas être aucourant ?

– Je ne le crois pas… elle s’imagine avoirreconquis un nouveau Roland et on l’étonnerait bien, je lejurerais, si on lui disait que son mari a recommencé à flirter.

– Oh ! avec Ivana !… Au fond, vousêtes les premiers coupables !… Ne te monte pas la tête… Tu essûr que ta femme ne te trompe pas ! au sens le plus cruel dumot ! C’est quelque chose cela !… Vous allez partirbientôt !… N’édifie pas une tragédie avec la tuberculose desgallinacés !

– Tu me dis que ma femme ne me trompepas ! je n’en sais rien, exprima posément Rouletabille en selevant… quand une femme vous ment, elle vous trompe… je t’ai dit oùcommençait le mensonge… je te dirai peut-être la prochaine fois queje te verrai où il finit.

Là-dessus il me quitta après une poignée demains solide où son émotion se manifestait plus que sur sonvisage.

Trois jours s’écoulèrent. Le troisième jourj’appris par un coup de téléphone de mon ami que son départ pourl’Asie Mineure était avancé et qu’il quitterait la France avecIvana, dès la semaine suivante. Je le félicitai d’une décisionaussi raisonnable et je crus, dès lors, que le ménage étaitsauvé.

Deux jours plus tard, je me trouvais dans uneloge à l’Opéra-Comique avec des amis, quand ceux-ci me signalèrentl’entrée dans une avant-scène de M. Parapapoulos, le célèbreThessalien.

– Vous savez, me dit-on, que c’est lui qui asuccédé au prince d’Albanie dans les bonnes grâces de ThéodoraLuigi.

– Elle n’aura pas pleuré longtemps Henri II,fis-je…

– Ça n’est pas son genre, me répliqua-t-on.Les Princes et Excellences se la disputent. Après la mort dugrand-duc Michel Androvitch, dont elle avait été l’amie pendant dixans, elle accepta les hommages du prince Prozor qu’on lui avaitprésenté à l’enterrement !… Mais tenez, la voilà !

En effet, Théodora Luigi venait de s’asseoirdans une loge, en face de nous, loge adjacente à l’avant-scène deM. Parapapoulos. Théodora ne m’était jamais apparue avec unebeauté aussi fatale. Ses yeux sombres, son teint de marbre, sonfront dur ne s’éclairaient même point du plus faible rayon quandM. Parapapoulos, se penchant, lui adressait les plusgracieuses paroles.

Ces phrases, nous ne les entendions point maisnous en devinions la galanterie aux manières du Thessalien.Théodora ne paraissait même point les entendre et quand il parlait,elle ne le regardait pas. Cette femme me gâta ma soirée. J’essayaide ne plus la voir, mais mes yeux la retrouvaient malgré moi, elleme faisait frissonner et je n’enviais pointM. Parapapoulos !

Pendant les entractes, pour échapper à cettehantise, je sortis dans les couloirs. Je croisai à plusieursreprises un monsieur en habit, d’une ligne assez vulgaire, maisdont la figure ne m’était pas inconnue. Un moment nos yeux serencontrèrent. Alors je me rappelai : c’était l’agent de laSûreté Tamar qui nous avait introduits, Rouletabille et moi, dansla Villa Fleurie, le jour du drame. J’en conclus que lui aussiavait pris la succession du prince Henri et qu’il veillaitmaintenant sur le bonheur de M. Parapapoulos.

Nous étions alors un samedi, le départ deRouletabille était fixé au mercredi suivant. Je devais dîner chezeux le mardi. Or, le mardi matin je reçus un mot de mon ami mepriant de me trouver chez lui à six heures. Je m’y trouvai plus enavance que je ne le pensais. Je vis à la pendule du salon qu’ilétait cinq heures et demie. Ma hâte était bien compréhensible. Jem’assis et me mis à feuilleter un illustré, quand on sonna à laporte de l’appartement j’entendis un murmure de voix et ledomestique, ouvrant la porte du salon, fit entrerMme Boulenger. J’étais heureux de la revoir. Par deux foisj’étais allé chez elle sans avoir eu la chance de la rencontrer, jelui exprimai mes regrets et elle me répondit qu’elle avait étéaussi peinée que moi.

Je la trouvai bien changée, maissingulièrement belle dans sa pâleur. Elle ne devait pas être encoretout à fait remise physiquement de la terrible secousse, mais elleétait mise avec une coquetterie qui ne me déplut point, car elleattestait que cette femme avait retrouvé le bonheur ou croyaitl’avoir retrouvé, ce qui est souvent la même chose. Elle me parlade son mari avec une tendresse admirable et ne fit allusion audrame de Sainte-Adresse que pour me donner à comprendre qu’elleétait prête à subir encore de pareilles affres, qui avaient eu unaboutissement aussi heureux. Par un égoïsme naturel au bonheur,elle ne s’intéressa que médiocrement à nos personnes et ne parlad’Ivana que pour regretter qu’elle ne continuât point avec son marides travaux dont elle avait tiré, elle aussi, le plus grandprofit.

– Rouletabille est un peu jaloux, me dit-elleavec un bon et triste sourire, je ne lui en veux pas !… maisj’ai trouvé Ivana bien obéissante. Je voudrais la voir pour lui enfaire tous mes compliments !…

Ainsi, cette femme qui nous avait prouvéqu’elle était la meilleure de toutes et que nous savions parée detoutes les vertus et de toutes les délicatesses, ne trouvait pointun mot pour nous remercier de tout ce que nous avions fait pourelle et ne semblait retenir à l’égard d’Ivana qu’un peu d’amertumeparce que celle-ci avait laissé son mari continuer son effort toutseul. Évidemment elle n’arrivait pas à comprendre comment onpouvait, quand on avait l’honneur de travailler à côté d’un hommecomme Roland Boulenger, se résoudre à le quitter. Ah ! ellel’aimait bien !…

Rouletabille ne rentrait toujours pas. Ilétait maintenant cinq heures et demie. Elle se leva et prit congéde moi en me disant de l’excuser auprès de mon ami mais qu’il luifallait être chez elle quand Roland allait rentrer.

Moi-même, je commençais à m’impatienter etj’arpentais un peu nerveusement le salon quand Rouletabille arriva.Il me parut bien ému.

Mme Boulenger qu’il avait rencontrée dansl’escalier était remontée avec lui.

– Mais enfin ! qu’avez-vous ? vousn’êtes pas fâché ? lui dit-elle… Écoutez, nous pouvons nousexpliquer devant Sainclair !… Je vois bien qu’il est inutilede continuer à vous mentir… Tout à l’heure j’essayais encore dedonner le change à votre ami… mais je désarme et faites de moi ceque vous voudrez ! Battez-moi si vous le voulez !… maissurtout n’en voulez pas à Ivana la pauvre enfant !… Vous venezde me lancer dans l’escalier un de ces « bonjour madame »qui me condamne d’avance. Eh bien ! j’accepte lacondamnation !… Oui, c’est moi qui ai organisé les rendez-vousde travail chez le Dr Schall puisqu’il faut maintenant se cacher devous pour travailler. On vous a vu rôder hier autour de laclinique, je suis venue pour savoir dans quel état d’esprit vousvous trouviez !… vous êtes furieux ! vous saveztout !… je m’en doutais, maintenant j’en suis sûre !…c’est affreux n’est-ce pas, c’est épouvantable !… Avant departir pour un voyage de quelques mois Ivana a consenti à mettre aunet les résultats de ses travaux avec mon mari, aux fins qu’unpareil labeur ne soit pas perdu !… C’est impardonnable !…Mais vous ignorez donc, mon pauvre enfant, ce que c’est que lesscientifiques. Vous ne vivez que d’imagination et de reportage aujour le jour !… Vous ne pouvez concevoir ce qu’est un cerveaude scientifique, ni l’esprit qui l’habite !… l’esprit desuite dans la poursuite de l’idée !… Le scientifique nes’arrête que lorsqu’il a touché l’idée, c’est-à-dire quand il l’acomplètement matérialisée, ou il meurt !… Je parle de l’hommede génie, naturellement… Dans l’ombre de sa course il entraîne desdisciples qui seront aussi acharnés que lui s’ils sont dignes delui !… Et voici Ivana, assise dans le bureau du Dr Schall àcôté de Roland Boulenger. Quel crime !… Dites-moi tout desuite que vous lui pardonnez !… ou je ne vous pardonne pas,moi, le mensonge que vous nous avez imposé… Tyran !… Etdépêchez-vous, car je suis en retard, termina-t-elle en nousmontrant la pendule.

La véhémente apostrophe de Mme Boulenger,en prenant toute mon attention, m’avait fait négliger Rouletabille.Je le regardai sur ce dernier mot. Il avait le visage empreint dela plus dure impassibilité. Et il ne répondait pas àMme Boulenger.

– Je vois, dit la pauvre femme, que j’ai eutort de remonter ! et elle se dirigea vers la porte.

Rouletabille qui, en toutes circonstances semontrait si parfaitement poli, ne la reconduisit point… mais je lasuivis, dans la galerie elle eut une légère défaillance et meglissa presque dans les bras.

– Je reviens tout de suite ! criai-je àRouletabille, j’accompagne Mme Boulenger !…

Elle me remercia d’un bon regard car elle sesentait en effet très faible… Dehors j’arrêtai un auto-taxi, je lafis monter et lui dis :

– Où voulez-vous que je vous dépose ?

– Conduisez-moi chez le Dr Schall… me fit-elleavec un pâle sourire… Hélas ! je vois bien que Roland et moinous avons perdu un ami… J’ai une bien grosse peine pour Ivana…

– Leur voyage leur fera oublier !… et jevous ramènerai Rouletabille, lui dis-je.

Elle me remercia en me pressant doucement lamain.

Devant la clinique du Dr Schall je la laissai…elle paraissait un peu remise.

– Je vais dire à Roland combien vous avez étébon ! et avertir notre pauvre Ivana de la scène quil’attend…

Je la rassurai un peu :

– Les femmes savent toujours se fairepardonner… Rouletabille est beaucoup moins méchant qu’il n’en al’air.

Dix minutes plus tard j’étais revenu chezRouletabille. Six heures sonnaient. Je le retrouvai dans le salon àla même place !… Sans me dire un mot il me fit passer dans soncabinet de travail, s’assit à son bureau, l’ouvrit, en releva lecylindre et, dans un tiroir secret prit trois lettres qu’il me priade lire. C’étaient des lettres de Roland à Ivana où il était parléde toute autre chose que de la tuberculose des poules.

Le plus ardent amour s’y formulait avec unenaïve audace. Je ne les transcris pas ici parce que ce serait toutà fait inutile et puis parce que je ne m’en rappelle pas le texteexact. Tout de même elles laissaient cette impression, plus quel’impression : la certitude qu’Ivana se défendait le plusaimablement du monde, en tout cas qu’elle n’avait pas dépassé leslimites du jeu. C’est ce que je fis comprendre à Rouletabille etc’est seulement alors que je m’aperçus du bouleversement danslequel il était. Jusqu’alors il s’était maîtrisé mais ici iléclata :

– C’est une misérable !

Puis, honteux d’avoir trahi dans un cri toutson désespoir, il se mit les mains devant la figure et restaquelques instants sans prononcer une parole. Derrière ses mains ildomptait ses larmes, il étouffait le sanglot qui lui gonflait lagorge. Quand il me montra à nouveau son visage je vis une facehâve, creusée, vieillie mais grimaçante de froide ironie. Je vis unnouveau Rouletabille : celui qui ne croyait plus àrien !… Je ne reconnus plus mon ami… Tant de jeunesse, une sibelle foi, tant de lumière sur un noble front, tant de confiancenaïve dans un génie au service de la vérité, ses yeux clairs etpleins de rayons, tout avait disparu sous un masque de cendres…

– Je n’ai plus rien à apprendre, me dit-il,j’ai fait le tour de l’infamie. Maintenant je connais les hommes.Une femme a été mon porte-flambeau dans ces ténèbres que je croyaisconnaître et où j’entrais d’un pas léger. Maintenant les ténèbresme font peur et la lumière m’épouvante. Tout à l’heure tu vas voirentrer cette femme. Elle me tendra son front pur et elle serreraton honnête main. Imagine que je ne t’aie rien dit : c’est ladouce flamme de mon foyer, c’est l’amour conjugal dans ce qu’il ade plus noble et de plus charmant. Elle est belle et tranquille.Elle a un baiser pour l’époux, un sourire pour l’ami ! Ellenous parle de ses travaux et nous l’écoutons. Eh bien ! cetange, mon cher, sort des bras de Roland !… Je t’ai écrit devenir pour que tu assistes à ce qui va se passer ici. Depuis que jeconnais mon infortune j’aurais pu la tuer… mais j’ai parcouru tropd’étapes pour arriver à « toute la vérité », mon malheur,je l’ai trop prévu pour qu’il déchaîne la foudre. Et puis, la tuer,c’est lui prouver que je l’aime encore et c’est elle qui triomphe.Non ! elle vivra ! J’ai pensé à toi : c’est toi leplus fort. Tu as méprisé. Je lui dirai mon dégoût, sans paraîtreétonné et puis je continuerai ma route en lui tournant le dos…

Il sortit sa pipe de sa poche, mais il neparvenait pas à la bourrer. Il finit par la jeter avec violence surle bureau et il se leva en poussant un effrayant soupir :« Ah ! Sainclair ! » Nous tombâmes dans lesbras l’un de l’autre.

Mais notre effusion fut courte : Unedomestique vint nous dire que des messieurs désiraient parler àM. Rouletabille. Ces messieurs suivaient cette femme dechambre sur ses talons.

– Tiens ! Mifroid, fit mon ami enreconnaissant le sympathique commissaire bien connu de Tout-Paris,qu’est-ce qui vous amène, mon ami ?

Malgré le tragique des circonstances, je nepus m’empêcher d’admirer l’art avec lequel Rouletabille étaitparvenu, en une seconde, à cacher son émotion. Le commissaire fermala porte derrière lui, sur le nez des autres messieurs et s’avançadans le bureau.

– Mon pauvre ami, lui dit-il, sans voir lamain que Rouletabille lui tendait, j’ai une terrible nouvelle àvous annoncer… Avec un autre, je pourrais voiler la vérité… Soyezfort !… Votre femme a été assassinée !

Rouletabille poussa un cri et s’accrocha à monbras.

– Assassinée, fit-il d’une voix rauque, oùçà ?

– À Passy, impasse La Roche… j’ai une auto, sivous voulez m’accompagner.

Rouletabille était comme hébété. Il meregardait avec des yeux d’où l’intelligence avait fui. Vous pensezque je ne le quittai pas. Un quart d’heure plus tard, nous noustrouvions tout au fond de Passy, devant une villa entourée de hautsmurs. En route j’avais interrogé le commissaire mais il paraissaitn’être encore au courant de rien. Il ne put même me dire à quelleheure le crime avait eu lieu. Du reste j’étais moi-même tout à faitétourdi de la brusquerie et de la cruauté des événements ; jeme rappelle vaguement avoir traversé un jardin planté d’arbrestouffus… avoir monté un escalier, avoir traversé une salle où, surune table-guéridon, se trouvaient les restes d’un goûter. Enfin,dans une chambre à coucher indiquant le plus grand désordre, touteune troupe d’hommes noirs s’écarta devant nous et nous aperçûmessur le tapis, deux corps étendus… celui de Roland Boulenger etcelui d’Ivana…

Le vêtement de l’homme ne témoignait d’aucuncombat. Roland avait reçu deux balles, l’une en plein cœur, cetteballe avait fracassé, en passant, la montre dans la poche du giletet l’autre dans le poumon gauche, par derrière. Ivanaégalement avait reçu deux balles, l’une qui l’avait atteinte à lahanche gauche, cette balle avait dû être tirée pendant une courtelutte attestée par l’épaulette droite de la robe arrachée, lamanche froissée, le poignet droit et l’épiderme de la main droitelégèrement déchirés.

Une seconde balle près de la tempe semblaitavoir été tirée pour l’achever, pour lui régler définitivement soncompte… Et cependant, Ivana respirait encore. Disons tout de suiteque l’on retrouva une cinquième balle dans le plafond, nouveautémoignage de lutte avec celui ou celle qui apportait la mort danscette demeure.

J’ai dit qu’Ivana n’était pas encore morte.Elle rouvrit les yeux pour fixer Rouletabille d’un suprême regardimmobile… Je vis distinctement ses lèvres s’entrouvrir comme pourun baiser.

Alors, il y eut un affreux gémissement et lechoc d’un corps sur le plancher… c’était Rouletabille qui tombait àgenoux et qui, écartant le médecin, prenait un baiser suprême surles lèvres de sa femme expirante. Ainsi recueillit-il son derniersouffle. Nous eûmes beaucoup de peine à l’arracher à cettedépouille chérie.

– Elle était innocente ! soupira-t-ilpresque expirant lui-même… c’était ma petite Ivana !…

On le porta plutôt qu’on ne le conduisit dansla salle à côté et là l’un des hommes noirs lui posa tout à coupcette question :

– Vous connaissiez cette villa ?

Rouletabille releva la tête et regarda lemagistrat jusqu’au fond des yeux…

– Je l’ai vue aujourd’hui pour la premièrefois, dit-il.

– Et à quelle heure en êtes-vous sorti lapremière fois ?

Le malheureux hésita, nous regarda, finit parprononcer dans un souffle :

– Je ne vous comprends pas !

– Je vais vous le dire, moi, fit le magistrat…vous en êtes sorti à cinq heures… et le crime a eu lieu à cinqheures moins cinq exactement !…

Rouletabille se redressa dans une protestationimmense de tout son être :

– Vous croyez donc que c’est moi qui l’aiassassinée ?

Le soir même, il couchait à la Santé.

IX. – Hypothèses

On imagine facilement le retentissement dansParis de cette nouvelle inouïe : « Rouletabille vientd’être arrêté ! » Et quand on sut, quelques heures plustard, de quel crime le célèbre reporter était accusé, on peut direque toute la ville ne s’occupa plus que de ce scandale tragique.Survenant si peu de temps après le drame de Sainte-Adresse, lequelavait déjà excité singulièrement toutes les curiosités, l’affreuxmassacre de Passy acheva de bouleverser l’opinion publique. Lesnoms de Rouletabille et de Roland Boulenger étaient sur toutes leslèvres. J’ai encore devant moi les journaux qui parurent lelendemain matin. Ils étaient pleins du funeste événement.

D’une façon générale, bien que l’on regrettâtla disparition d’une personnalité scientifique de la valeur del’illustre professeur, on était d’accord pour faire entendre queRoland, avec son mépris de la morale courante, était asseznaturellement arrivé au bout de sa chance et l’on réservait toutepitié pour la seule victime intéressante des coups de revolver deRouletabille : cette pauvre Thérèse Boulenger, quicertainement en mourrait, elle aussi.

Quant au reporter, on ne trouvait nullementson geste condamnable dans l’état de nos mœurs. Un mari surprend safemme avec un ami dans des conditions telles qu’il ne sauraitmettre en doute la nature du rendez-vous, il supprime les deuxcoupables : l’affaire n’était pas neuve.

Évidemment l’affaire n’était pas neuve, sielle s’était passée comme ça ! mais moi, j’étais persuadéqu’elle ne s’était pas passée comme ça !… moi qui,quelques instants avant l’arrestation me trouvais encore avecRouletabille, moi qui me rappelais, certes ! ses proposdésenchantés, mais son calme dans le désespoir, – moi quil’entendais encore dire : « Mon malheur, je l’ai tropprévu pour qu’il déchaîne la foudre. Et puis la tuer, c’est luiprouver que je l’aime encore et c’est elle qui triomphe. Non !Elle vivra ! Je lui dirai mon dégoût sans paraître étonné etpuis je continuerai ma route en lui tournant le dos !… »– moi qui me souvenais de ces choses, je savais bien queRouletabille était innocent de tout ce sang versé.

On me dira qu’il s’était bien gardé cependantde me faire part de son passage dans la petite maison dePassy, où il était allé, de toute évidence, constater son malheur…Mais je pouvais penser que s’il ne m’en avait point parlé, c’estqu’il n’en avait pas eu le temps ! Est-ce que le commissairede police Mifroid n’était pas arrivé juste dans le moment qu’uneétreinte fraternelle nous réunissait après ces premières et atrocesconfidences… D’autres certainement allaient suivre. Pourquoim’eût-il caché quelque chose ? Enfin, s’il avait commis lecrime, je le connaissais assez pour savoir qu’il eût été le premierà se dénoncer. Or il niait.

Aussitôt après le coup de foudre del’arrestation de Rouletabille, je m’étais fait conduire chezMme Boulenger. On se rappelle que j’étais avec elle chezRouletabille à cinq heures et demie, détail d’importancecar, en dépit de ce que venait de dire le substitut lequelprétendait que le crime avait eu lieu à cinq heures moins cinqexactement, il fut prouvé bientôt qu’il avait été accompli àcinq heures et demie. On se rappelle également qu’endescendant de chez Rouletabille, j’avais conduit Mme Boulengerchez le Dr Schall. Je ne la trouvai point chez elle. Je pensaiqu’elle pouvait être encore chez le Dr Schall. Les événementsavaient été si précipités qu’elle ne devait encore rien savoir.

Je n’entrerai point dans le détail de l’heureabominable que nous passâmes. Lorsqu’elle sut enfin la vérité, ellepassa trois jours entre la vie et la mort… Schall ne quitta pas sonchevet et parvint à la sauver. Elle le lui reprocha, du reste. Maisdu moment qu’elle n’était point morte, elle voulait vivre pourle venger ! Elle aussi était persuadée queRouletabille était innocent. Et je savais bien où allaient sespensées. Elles allaient où étaient déjà les miennes.

L’ardeur qu’elle avait de démêler la véritélui fit reprendre des forces avec une rapidité extraordinaire. Ilfaut bien dire, du reste, que cette sorte de renaissance, derésurrection était assez factice, car Thérèse ne vivait plus quepar les nerfs, jetée hors de son lit par son idée fixe que jepartageais et à laquelle il est temps maintenant de donner unnom : Théodora Luigi !…

X. – Nouvelles précisions et nouveauxdoutes

On n’a pas oublié que le samedi qui précéda ledrame de Passy (lequel eut lieu un mardi) je m’étais trouvé àl’Opéra-Comique en face de Théodora Luigi, qui avait déjà donné unsuccesseur à Henri II et qui flirtait ostensiblement avec lecélèbre Hellène Parapapoulos. Je pris mes renseignements etj’appris que la redoutable courtisane avait quitté la France avecson nouveau maître le jour même du drame par l’Orient-Express deune heure de l’après-midi. Ce renseignement que je m’étaisprocuré par l’intermédiaire de mes amis de la Sûreté me cassa braset jambes. J’allai à la gare de l’Est où il me fut confirmé.

On comprend mon état d’âme. Il étaitlamentable. Pour expliquer le crime, je ne me trouvais plus qu’enface de Rouletabille et la parole du substitut me sonnait defurieuses cloches aux oreilles : « Vous êtes sorti d’icià cinq heures et le crime a eu lieu à cinq heures moins cinqexactement. » Je répète qu’à ce moment rien encoren’était venu relever cette erreur qui accusait si terriblementRouletabille et je passai par des affres, par des doutes, deshypothèses qui me déchiraient.

Cette heure avait été établie par lesmagistrats sur le témoignage de la montre de Roland Boulengerfracassée par une balle et arrêtée à cinq heures moinscinq. Quant à Rouletabille, il avait été aperçu sortant de lapetite maison par une porte qui donnait sur un terrain vaguederrière l’impasse La Roche et reconnu par un agent (tous lesagents connaissaient Rouletabille) qui s’entretenait avec unemarchande de journaux. Tous deux (l’agent et la marchande) avaientété frappés de la pâleur et de l’air égaré du célèbre reporter quiétait passé près d’eux sans les apercevoir. Il parlait toutseul.

Comment avait-on découvert le crime ? Parle fait de l’enfant d’un menuisier qui jouait à la bloquette toutseul avec ses billes, contre le mur de derrière de la villaelle-même, dans une venelle à laquelle on n’a même pas donné denom. Au-dessus de lui, à la hauteur du premier étage, derrière desfenêtres aux volets clos il avait entendu des coups de revolver etdes cris et il s’était enfui aussitôt chez lui.

Son père était rentré plus d’une heure plustard et n’avait prêté qu’une oreille distraite à l’histoire del’enfant. Cependant, comme un sergent de ville passait devant sonatelier, le menuisier avait dit à l’enfant de refaire son récitdevant le représentant de la force publique. Or, le hasard voulutque cet agent fût le même que celui qui avait vu sortirRouletabille. Il courut à l’endroit désigné par l’enfant et crutentendre des gémissements. C’était sans doute Ivana qui agonisait.Quelques instants plus tard, il pénétrait avec le commissaire depolice du quartier dans la fatale petite maison de Passy. On saitla suite. Mais les dires de l’enfant étaient tout à fait vaguespour ce qui concernait l’heure. Il était impossible, à unedemi-heure près, de préciser l’instant où il avait entendu lescoups de revolver. L’arrêt de la montre à 5 heures moins cinq mitmomentanément tout le monde d’accord avec la sortie de Rouletabilleà 5 heures. Et en vérité, je comprends les magistrats. Moi-même,dans l’impossibilité où j’étais de me retourner du côté de ThéodoraLuigi, j’avais besoin de revoir Rouletabille !…

Or, le reporter ne voulait voir personne pourle moment, pas même son avocat ! On le laissait tranquilledepuis sa confronta­tion avec ses victimes et l’on procédait àl’autopsie de celles-ci. De cette autopsie, on ne tira rien sinonla confirmation à peu près inutile de ce fait que l’on ne setrouvait point en face d’un suicide consenti par les deux victimes.On sait du reste que l’on n’avait trouvé sur les lieux aucune arme.Enfin, la plus sommaire enquête avait démontré que le massacren’avait été possible que par l’intervention d’untiers.

Ceci étant resté la vérité de l’affaire, nousn’aurons pas une seconde à évoquer l’hypothèse qui fut un instantémise dans un journal (L’Époque) : Roland Boulengeret Ivana avaient pu se massacrer l’un l’autre.

Je disais donc que, dans les ténèbres où jem’agitais, j’avais besoin de revoir Rouletabille…

XI. – La petite maison de Passy

Je savais, par le juge d’instruction,M. Hébert, et par des indiscrétions venues de la prison que lemalheureux était anéanti. Il ne mangeait pas, ne parlait pas,restant étendu, sans un mouvement, sur sa couchette. Tout le mondel‘incitait à avouer, lui disant qu’il serait sûrementacquitté. Il ne répondait pas.

Je n’avais reçu qu’un mot de lui :« Occupe-toi de sa tombe. Deux places, une pour elle, une pourmoi ! »

Et maintenant j’ai hâte de me retrouver aveclui dans la seconde visite qu’on lui fit faire aux lieux du crime.Averti, je m’y suis rendu avec les magistrats. Rouletabille n’étaitpas encore arrivé.

J’eus une courte conversation avec le juged’instruction et lui fis part naturellement de tout ce qui pouvaitservir mon ami et client, notamment son attitude avec moi si peud’instants après le crime, alors que, de toute apparence, ill’ignorait encore. Mais M. Hébert paraissait avoir son siègefait.

À tout ce que je pus lui dire, il ne réponditqu’en haussant les épaules et qu’en caressant, d’un geste un peuagacé, ses favoris poivre et sel qu’il portait à l’anciennemode.

Autour de la villa, jusque dans l’impasse,malgré le service d’ordre, il y avait une foule incroyable. Lesjournalistes étaient, comme toujours, encombrants. Mais pas unn’avait été admis dans la villa.

Pressé par les événements, au moment de ladécouverte du crime, je n’ai donné aucune indication, mêmesommaire, des lieux. Du reste, je n’avais rien vu que Rouletabilleet les deux corps. Aujourd’hui, regardons.

Cette villa, perdue tout au fond de Passy,était charmante. Ce n’était point d’hier que Roland Boulengerl’avait louée, pour venir s’y distraire du travail formidable qu’ilfournissait par ailleurs. Ce sont là des détails qui nous furentrévélés par l’enquête. Mais il y a cent à parier contre un qu’ilfit entendre à Ivana, comme précédemment à Théodora Luigi, qu’ilavait acquis, meublé, arrangé ce petit coin pour son amour dumoment, le seul qui comptât à ses yeux, comme toujours.

Cette villa avait été certainement ce qu’onappelait dans le temps « une petite maison ». Elle dataitdu 18e siècle avec un rappel du style jésuite dont lesconsoles renversées et les pilastres mêlaient un peu de majestéridicule au rococo de l’ensemble. Bref, elle était d’un mauvaisgoût adorable sous la grisaille du temps. J’imaginais qu’elle avaitdû être horrible à l’état neuf. Au fond de son nid de verdure,cette vieille chose était plaisante à trouver pour des amoureux.Mais les boiseries de l’intérieur, assez bien conservées,rafistolées du reste avec art, étaient à se mettre à genoux.

Les pièces du rez-de-chaussée, fort humides,étaient condamnées. On accédait au premier et unique étage par unescalier de marbre dont la balustrade de fer forgé étaitremarquable. Tout l’étage était des plus galants. Dans lestrumeaux, bergers et bergères se bousculaient avec une audace àpeine effacée. Dans la salle à manger, une merveilleuse tapisseriede Beauvais, une bergerade d’après F. Boucher, tenait tout unpanneau. Les meubles, les fauteuils Louis XV étaient recouverts deGobelins représentant les fables de La Fontaine, d’après Oudry.Cette salle donnait directement sur la chambre à coucher, dont deuxfenêtres ouvraient sur le jardin et dont les deux autres fenêtres,donnant sur la venelle dont nous avons eu l’occasion de parler,étaient toujours closes avec leurs volets fermés. Il y avait là unimmense divan qui servait de lit, un tapis persan de plus haut prixet sur le mur, debout derrière le divan, une garniture de lit ensatin blanc brodé d’applications de velours cerise, du16e siècle, du plus curieux effet.

Derrière la chambre, un cabinet de toilette –salle de bains. Une porte donnait de ce cabinet sur un escalier deservice qui descendait au jardin et aux sous-sols où se trouvait lacuisine. Celle-ci ne devait pas servir souvent. Les services devaisselle et de verrerie s’y trouvaient rangés dans des armoirespleines d’ordre et de poussière.

J’ai noté les débris d’un goûter qui setrouvaient sur le guéridon de la salle à manger, j’aurais pu parlerdu goûter tout entier, car on y avait à peine touché. Des gâteaux,une bouteille de vin d’Espagne que Roland Boulenger avaitcertainement apportée lui-même…

Le jardin était assez profond devant la villa.Il était mal tenu avec des arbres tout rabougris de vieillesse.J’ai dit que le fond de la villa était adossé à une venelle. Ledevant des jardins donnait sur l’impasse La Roche. C’est làqu’était l’entrée avec une grande grille que l’on n’ouvrait jamaiset qui était close de volets de fer et, à côté, une petite porte dechêne vermoulu, à judas.

Au coin de l’impasse La Roche et de l’avenueRameau, il y avait une boutique de coiffeur. Pour peu que cecoiffeur ne fût point assailli par la clientèle et qu’il aimât àmusarder sur son seuil, il ne pouvait manquer de remarquer ceux quientraient et sortaient par la petite porte de chêne. La boutiqueavait une enseigne : « Marius Poupardin, coiffeur »entre deux plats à barbe.

La propriété possédait encore une autre sortieaux trois quarts dissimulée sous un envahissement extraordinaire delierre et de plantes grimpantes. C’était cette porte par laquelleon avait vu sortir Rouletabille, porte donnant à l’extérieur sur unterrain vague, envahi d’ordures ménagères, un vrai dépotoir… Àl’intérieur, elle ouvrait sur un petit chemin dallé de briquesmoussues qui traversait les hautes herbes d’un jardin fruitierrendu à l’état de nature et aboutissant directement à une portebasse de la villa donnant sur l’escalier de service.

Je crois bien avoir donné toute la topographieutile, sinon à la compréhension du mystère qui reste opaque, dumoins à la connaissance des lieux où il se déroule. Et maintenantassistons à l’arrivée de Rouletabille. De grands bruits extérieursl’annoncè­rent. On nous l’amenait dans un auto-taxi, entre deuxagents de la Sûreté. Des cris de « ViveRouletabille ! » partirent d’un peu partout dans la foulequi se pressait autour de la villa. C’était déplorable.

La petite porte s’ouvrit et il apparut.Dieu ! qu’il était pâle ! Il ne semblait plus que lefantôme de lui-même. Cependant il avait aux yeux une flamme ardentequi révélait le feu intérieur qui le dévorait et qui brûlait ceuxqui le regardaient. Combien en ai-je vu détourner la tête sous cetéclair insupportable ! Son regard, dans l’instant, semblaitvous dire : « Pourquoi êtes-vous ici ? En quoi celavous regarde-t-il, ce drame qui s’est passé entre ce monsieur, mafemme et moi ? Pourquoi tout cet appareil de justice ? Jele connais depuis longtemps. Je n’en suis pas accablé. »

XII. – Étrange attitude deRouletabille

De fait, sans plus se préoccuper despersonnages, ses yeux se mirent à faire le tour des choses, maissans perdre de cette flamme qui le consumait. Il m’avait vu.J’allais me précipiter, quand un de ces coups d’œil que jeconnaissais bien me cloua sur place. M. le juge d’instructionHébert nous fit monter tout de suite au premier étage.

Nous ne nous arrêtâmes point dans la salle àmanger et ce fut dans cette chambre encore toute chaude du meurtreque l’interrogatoire reprit. Les deux corps n’étaient plus là, maisils avaient laissé partout leurs traces sanglantes, sur le tapis etjusque sur la garniture de lit de satin blanc du 16esiècle où une main ensanglantée s’était accrochée, sans doute celled’Ivana.

Rouletabille, en se retrouvant dans cettehorrible pièce où, dans un baiser suprême, Ivana avait rendu sondernier soupir… Rouletabille eut un mouvement de défaillance. Je lereçus presque dans mes bras.

– Avouez donc !… s’écria le juged’instruction…

Mon pauvre ami tourna vers lui des yeuxhagards. Sur quoi, M. Hébert, jugeant l’instant propice,sortit en douce tous les arguments qui pouvaient décider l’inculpéà changer d’attitude et à dire ce que tout le monde, excepté moi,estimait être la vérité… c’est-à-dire son crime !… mais uncrime passionnel accompli dans les conditions classiques et pourlequel le jury de la Seine s’était toujours montré fort indulgent.C’est tout juste s’il ne promit point à Rouletabillel’acquittement ! En tout cas, il faisait parfaitement entendrequ’en son âme et conscience, lui, bon, juge et bon bourgeois et bonmari qui a le droit de compter sur la vertu de sa femme, ilabsolvait Rouletabille.

Ce n’était pas pourtant un méchant homme, ceM. Hébert, et comme on dit, il n’aurait pas fait de mal à unemouche, bien qu’il eût envoyé pas mal d’assassins à la guillotine,mais il trouvait tout naturel qu’un mari trompé tuât autour de luicomme un sauvage ! C’est extraordinaire, comme, par certainscôtés, nous tenons encore à l’âge des cavernes.

Ceux qui étaient là se souviendront longtempsde la façon dont Rouletabille accueillit ces singulièresavances.

D’abord il fit une déclaration qui remplittout le monde de stupeur et je ne cacherai pas que j’en fusmoi-même assez gêné bien que je fusse préparé à cet éclatpar certaines phrases que je lui avais entendu prononcer dans lemoment que nous avions eu tant de peine à l’arracher à la dépouilled’Ivana.

– Monsieur ! jeta-t-il au juge d’une voixhostile et où grondait une colère mal domptée : vous parlez demari trompé. La première chose que je veux que l’on entende de moi,c’est l’expression de la foi complète que j’ai dans la parfaitehonnêteté de ma femme ! Quant à ce que vous pouvez penser demon rôle en tout ceci, je dois vous avouer qu’après la mort de ceque j’avais de plus précieux au monde, cela m’importe aussi peu quepossible ! si bien que, si je condescends à répondre à vosquestions, c’est moins pour moi que pour sauver une mémoire quim’est chère ! Vous entendez, monsieur Hébert, IvanaVilitchkov, qui m’a fait l’honneur de devenirMme Rouletabille, a toujours été la plus loyale et la plusprobe des femmes ! Elle n’a jamais manqué à sesdevoirs !

M. Hébert eut un haut-le-corps trèsmarqué devant cette agressive et inattendue proclamation.

Au fait, les personnes qui étaient làn’auraient pas manqué d’en sourire, s’il ne s’était agi de la vied’un homme en suspens sur ces deux cadavres.

– Monsieur, répliqua M. Hébert sur un tonqui n’était pas dénué d’une certaine pitié philosophique… monsieur,je ne demande pas mieux que de vous croire, mais mon opinion à cetégard importe beaucoup moins que la vôtre et vous me permettrez devous répondre que vous n’avez point toujours été aussi parfaitementassuré de la vertu de Mme Rouletabille ! Et, mon Dieu,vous étiez de cela fort excusable, car vous avouerez bien avec moique les circonstances et les apparences étaient tout à fait contreelle ! Ce rendez-vous dans cette petite maison galante où leprofesseur Roland Boulenger était accoutumé de venir se distrairede ses importants travaux, cette dînette interrompue, cette chambreoù nous avons trouvé les deux corps de M. Boulenger et devotre femme, tout cela était bien fait pour inquiéter l’esprit dumari le moins soupçonneux et même pour déchaîner – nous en avons lapreuve, hélas ! – sa colère…

– Il est tristement exact, réponditRouletabille, d’une voix sourde, qu’un moment j’ai pu croire que mamalheureuse Ivana était prête à céder aux instances du professeurBoulenger qui était, lui, fort amoureux d’elle. Je n’entrerai pointmaintenant dans des détails qui vous feront comprendre bien deschoses et qui feront voir à tous la conduite de ma femme sous unjour tout à fait nouveau, presque sublime, monsieur le juge !Il s’agissait, pour elle et pour la science, de sauver leprofesseur d’une influence néfaste, terrible ! Qu’un telprogramme, difficile et dangereux à réaliser, eût amené ma femme àaccepter, sans que j’en fusse averti, un rendez-vous dans cettepetite maison de Passy, cela me bouleversa à un point que je me misà l’espionner… espionnage dont je demande publiquement pardon à lamémoire de celle qui a droit à tous les respects !…

Il y eut un court silence glacé sur le sensduquel Rouletabille ne se méprit point, et il continua :

– Je l’espionnai donc, et je la fis espionner…et je sus qu’elle devait se rendre ce mardi-là dans cette maison.Dès le lundi, j’avais une clef qui me permettait d’ouvrir la portequi donne sur le terrain vague, je connaissais l’heure durendez-vous, j’arrivai ici un quart d’heure après ma femme. RolandBoulenger était déjà là… Monsieur, je vous jure que je n’avais pasd’armes !… Monsieur, je ne suis point de ceux qui s’arrogentle droit de tuer parce qu’une femme sourit à un autre !…Monsieur, cette sauvagerie n’est point dans mes idées et jeregrette qu’elle ait encore cours à une époque qui prétend à lacivilisation… J’étais venu pour constater un horrible mensonge…mais on ne tue pas une femme parce qu’elle ment !… Elle ment àses vœux, elle ment à des promesses sacrées… Détournez-vousd’elle !… Ne vous transformez pas en bourreau, domptezl’instinct de propriété de la chair qui n’est que le corollaire del’antique esclavage… ou subissez les justes lois !… Monsieur,si vous me prouvez que j’ai tué, je réclame la guillotine et jedemande votre destitution pour avoir encouragé, par les propos quevous teniez tout à l’heure, l’assassinat !

Ah ! si nous nous attendions àcelle-là !… Fou de Rouletabille !

Médusés, nous étions médusés… c’est le cas dele dire. Quant à M. Hébert il eût bien voulu se fâcher mais ilavait peur de paraître ridicule. Toute sa figure se pinça et ce futsur un ton plein d’amertume qu’il répondit à peu près ceci quitraduisait assez le sentiment général :

– Monsieur, je ne retiens point des parolesqui attestent pour le moins votre profond désarroi ! Innocentou coupable, votre trouble s’explique. Je regrette simplement qu’ilne vous permette pas d’user pour vous-même de cette méthode sinette et si sûre et si dénuée de discours qui apportait la lumièredans les affaires des autres…

– Monsieur, il faut avoir pitié de moi !On m’a tué ma femme !

Et Rouletabille pleura.

XIII. – Ce qu’avait vu Rouletabille –dans la petite maison de Passy

Les larmes nous émurent plus que toutes lesparoles qu’il avait prononcées, assez incohérentes du reste, ou quenous jugions telles.

Alors M. Hébert redevint trèsdoux :

– Voyons, lui dit-il, quand vous avez pénétréici par la petite porte dérobée, vous êtes allé tout de suite àl’escalier de service et par là vous êtes monté au premier étage…c’est le chemin du reste qu’avait suivi votre femme… nous avonssuivi la trace de ses pas jusque dans le cabinet de toilette…Mme Rouletabille n’avait pas voulu entrer par la porte del’impasse La Roche où elle pouvait être vue…

– Avez-vous vu la trace de mes pas dansl’escalier de service ? interrompit Rouletabille, soudainrendu à tout son intérêt par cet interrogatoire précis.

– Non ! répondit M. Hébert, mais envérité, Rouletabille trouve si facilement la trace des autres qu’ilne lui doit pas être bien difficile de dissimuler lessiennes !

– Je vais vous prouver, repartit mon ami, queje n’ai rien essayé de dissimuler du tout. Mes traces, ellescrèvent les yeux ! Mais vous allez les chercher là où ellesvous sont utiles et vous ne les trouvez pas. Tenez ! vous lestrouverez là, fit-il, en lui désignant l’allée qui passait près dela villa sous les fenêtres même de la chambre et sous l’une desfenêtres de la salle à manger.

– Monsieur le juge, continua le reporter, sivous aviez été moins entrepris par votre idée de l’escalier deservice, vous auriez pu voir que mes pas, quasi invisibles surl’allée briquetée et moussue, qui conduit de la porte dérobée à cetescalier de service, apparaissent tout à coup sur la gauche, lelong de la maison, c’est-à-dire quand ils quittent cette alléebriquetée alors ils se sont imprimés nettement sur la terre molle,nouvellement détrempée par les pluies. Je ne sais si les agents onttout mêlé dans leurs recherches ou dans leurs allées et venuesinconsidérées, mais ces traces doiventy être encore… C’estpar là que je suis venu, c’est par là que je m’en suisretourné.

– Nous verrons cela tout à l’heure, concédaM. Hébert, qui attachait peu d’importance à tous ces détailset je l’admets pour l’instant. Au fond, que vous soyez entré dansla maison par l’escalier de service, ou par tout autre chemin, iln’en reste pas moins que vous rejoigniez les deuxvictimes…

– Pardon ! monsieur le juge, je neles rejoignais pas !… Il est exact que je suis arrivé icidans un esprit des plus douloureux, mettons désespéré, maisnullement tragique, au sens que vous attachez à ce mot… Et lapreuve, c’est que – je le répète – je n’étais pas armé.

– Vous le dites !

– Je le jure !… Mon malheur me paraissaitsi inimaginable que je voulais m’en assurer de mes yeux… Cependant,je n’avais point d’autre clef que celle de la porte du petit mur…me voilà errant autour de la maison… je savais que ma femme étaitlà, avec Roland Boulenger… c’était atroce. Tout à coup, j’entendsune voix… elle venait de la fenêtre de la salle à manger et c’étaitla voix de Roland Boulenger qui disait : « Si tu n’étaispas venue, je ne sais ce qui serait arrivé. Je n’ai jamais aimé quetoi au monde ! » Sur quoi la fenêtre fut refermée… Alors,monsieur, je me suis sauvé… parce que, justement, je ne voulais pastuer !… On a beau être venu sans armes et mépriser les brutes…Il y a des moments où la brute galope en vous d’une façon terrible…Eh bien ! j’ai eu la force de la mater… j’ai eu la forcede la sortir de là !… Voilà toute mon histoire à moi… Etmonsieur, maintenant il faut que vous sachiez que je regretted’être parti sur une phrase… sur cette phrase… sur ce tutoiement…Souvent le maître tutoyait ses élèves et j’ai entendu quelquefoisRoland Boulenger tutoyer ma femme devant moi !… Si j’étaisresté, si j’étais intervenu, mon Dieu !… elle vivraitencore !… Mais c’est tout ce que j’ai pu faire de diriger labrute vers cette porte… de me sauver avec cette phrase dans mesoreilles…

– Oui !… vous étiez suffisammentrenseigné appuya M. Hébert avec une tristesse affectée qui nemasquait point suffisamment une amère ironie…

Rouletabille était devenu horriblementpâle…

– Vous avez beaucoup d’esprit, MonsieurHébert ! lui fit-il en lui jetant un regard terrible… maisvous faites un mauvais juge d’instruction… Heureusement que je suislà pour vous épargner encore quelque lamentable gaffe comme celleque je vous ai évitée dans le procès Madieu… mais comptez sur moi…Il s’agit ici de sauver l’honneur de ma femme et j’y arriveraimalgré vous !

Et comme le juge voulait parler, Rouletabillele fit taire d’un geste. En vérité on eût dit que c’était lui quidirigeait toute l’affaire et que les autres étaient venus là à sesordres…

– Non, monsieur le juge, je ne suis pas partirenseigné, je suis parti, au contraire, trompé par lesapparences comme un simple magistrat. Dans tous les cas, quand jesuis parti, les deux personnes qui s’étaient donné rendez-vous dansla petite maison de Passy étaient encore vivantes !… Il étaità ce moment exactement cinq heures…

– Et la montre du professeur, montre fracasséepar un projectile, s’est arrêtée à cinq heures moinscinq !…

– Évidemment ! c’est dommage pour vous,monsieur qui en tirez une conclusion des plus erronées… Lespersonnes étaient vivantes à cinq heures… La montre était arrêtée àcinq heures moins cinq ! Qu’est-ce que vous voulez que j’yfasse… Je ne peux pas empêcher une montre de s’arrêter à cinqheures moins cinq… M. Boulenger avait peut-être oublié de laremonter… Cette montre reçoit ensuite une balle qui la fracasse…Fâcheuse coïncidence, mais qui ne prouve rien…

– Rouletabille… vous oubliez une hypothèse ausujet de la montre de M. Roland Boulenger… Pourquoiaurait-elle été arrêtée ?… Même si le crime a eu lieu un quartd’heure ou une demi-heure plus tard… la balle n’aurait-elle pufrapper à cinq heures et demie, par exemple, je répète que c’estune hypothèse ; une montre qui eût retardé d’unedemi-heure ?

– Possible ! s’écria Rouletabille,étrangement exalté, possible, monsieur le juge !… mais je suissorti à cinq heures, moi !…

– Vous êtes sorti d’ici comme un fou parlanttout haut, d’un air absolument égaré… Rouletabille, si vousn’aviez pas d’arme en venant ici… vous alliez peut-être lorsquevous en êtes sorti, en chercher une avant de revenir…

XIV. – Coup de théâtre

Devant cette réplique, qui était venue toutnaturellement au juge et que celui-ci n’avait pas imaginé sifoudroyante, Rouletabille un instant resta muet. Moi qui leconnaissais bien, je le vis tout à coup désemparé… Il chercha monregard et j’eus froid au cœur pour lui… Mon Dieu ! serait-ilpossible… Ah ! plus d’une fois au cours de cette douloureuseséance, je n’avais pas reconnu mon Rouletabille… On eût dit qu’ilvoulait s’étourdir et étourdir les autres, comme visiblement ilétait désemparé lui-même.

– Nous avons essayé de savoir, Rouletabille,reprit durement le juge d’instruction, ce que vous avez faitexactement, depuis le moment où, à cinq heures, vous avez quittécette maison et le moment où, plus d’une heure plus tard, vous avezréintégré votre domicile…

– C’est un laps de temps bien court pourquelqu’un qui sortait de cette maison avec mon état d’esprit,répondit-il en fronçant les sourcils et en assurant sa voix…évidemment, j’ai bien perdu une demi-heure à errer comme unmalheureux… où… je n’en sais rien… dans les environs certainement,je ne pourrais pas vous dire…

– Ni moi non plus !… acheva le juge qui,décidément, semblait prendre sa revanche au moment où il s’yattendait le moins… Je dois vous dire tout de suite, du reste, quesi par hasard vous étiez revenu ici (chose que, dans votre étatd’esprit, vous pourriez peut-être avoir oubliée)… nous n’ensavons encore rien !

– Monsieur, fit Rouletabille, je n’aiplus rien à vous dire pour le moment mais j’ai une prière à vousadresser ! Voulez-vous me laisser travailler dans cettemaison, comme j’avais l’habitude de travailler quand je n’étais pasarrêté ?

– Je vous en prie, concéda M. Hébert etil ajouta assez ironiquement : Travaillez pour vous et pourmoi et tâchez de me garder d’une erreur qui, cette fois, pourraitvous être funeste !

Alors une demi-heure se passa pourRouletabille à tout examiner du jardin au grenier. Nous le vîmes àquatre pattes sous les meubles, flairant toutes choses comme unchien de chasse, ainsi qu’il m’était apparu pour la première foisau temps lointain de la Chambre jaune.

Nous fûmes étonnés de le voir passer assezrapidement dans les pièces mêmes qui avaient été le théâtre dudrame. Au contraire, il grimpa, descendit et redescendit plusieursfois à quatre pattes l’escalier de service, se fit ouvrir toutesles armoires dans la cuisine et le sous-sol, enfin s’attarda àl’allée du milieu qui joignait la façade du pavillon à l’impasse LaRoche et qui, elle, n’était point dallée ni briquetée comme lapetite allée de service qui conduisait au terrain vague.

Mille pas s’étaient imprégnés là, sur la terremolle, et on se demandait ce que le reporter pouvait encoredistinguer des impressions premières.

M. Hébert sembla avoir pitié de lui.

– Sachez, monsieur, lui dit-il, qu’à lapremière visite ici du parquet, il a été relevé dans cette alléecertains pas masculins qui allaient directement de l’impasse LaRoche à la villa et qui n’en sont jamais revenus,hélas ! C’étaient les pas de Roland Boulenger. C’étaientles seuls. Aucun pas féminin. Voilà pourquoi je vous disais queMme Rouletabille avait certainement passé par la porte dérobéeainsi que vous l’avez fait vous-même… ce qui n’a du reste aucuneimportance…

Rouletabille se releva tout à coup : ilétait boueux, sale, dépeigné, hirsute :

– Monsieur, dit-il, on a certainementinterrogé ce Poupardin, le barbier du coin du passage La Roche… Ila peut-être vu quelque chose, lui !

Sur quoi un des agents de la sûreté qui étaitlà répondit :

– C’est moi-même qui ai voulu interroger cePoupardin, mais sa boutique était fermée. Il était parti depuis lelundi, c’est-à-dire la veille du drame. Il avait annoncé depuisquelque temps qu’il projetait un voyage dans son pays. MariusPoupardin n’a donc pu rien voir…

– Et vous, monsieur, avez-vous découvertquelque chose ? fit, une dernière fois, M. Hébert àRouletabille.

– Non, monsieur ! répondit Rouletabilled’une voix atone et sans regarder personne.

– Eh bien ! en voilà assez pouraujourd’hui Allons ! commanda le juge d’instruction.

J’allai serrer la main de mon ami qui répondità ma pression d’une façon assez distraite. Et les agents le firentmonter dans le taxi. Il y eut encore des bruits dehors. Nous nousséparâmes tous sans une parole. Nous dûmes subir l’assaut desjournalistes. Je rentrai chez moi accablé. Je ne sortis de maprostration que vers les huit heures du soir en entendant clamerles journaux.

– Dernière heure : L’affaireRouletabille !… On a retrouvé le revolver del’assassin !…

Je descendis moi-même en courant acheter lesfeuilles.

Alors j’appris la dernière et sensationnellenouvelle. On venait de découvrir l’armurier du quartier de l’Étoilechez qui Rouletabille, le mardi du crime, à cinq heures et quart,était allé acheter un revolver. Il n’y avait plus de doute :M. Hébert, par hasard, avait deviné… Si Rouletabille étaitentré sans arme dans la petite maison de Passy, il en était sortipour en acheter une, à la première boutique venue. On admettaitmaintenant que l’arrêt de la montre ne prouvait rien, commel’affirmait Rouletabille et comme, hélas !… l’heure à laquelleil avait acheté le revolver, dans le quartier proche du crime, leprouvait.

On arrêtait désormais l’heure du massacre àcinq heures et demie, heure qui a été reconnue exacte depuis.Rouletabille était donc coupable !…

XV. – Rouletabille en prison

Comment n’en aurais-je pas été persuadé ?Quand j’écris « Rouletabille était donc coupable ! »c’est que, dans l’instant, je le croyais tel. Ainsi en est-il pourtoutes les parties de ce récit dont je vous fais franchir lesétapes en vous mettant dans l’état d’esprit qui était le mien dansle moment même que je vous le décris. Aussi bien n’en ai-je pointfini avec les hypothèses ou les certitudes ou les quasi-certitudesrelatives au rôle de Rouletabille dans ce qu’on a appelé soncrime.

Dans le moment, je croyais donc Rouletabillecoupable, mais je n’en avais pas l’esprit plus clair pour cela. Aucontraire, je ne pouvais m’expliquer une attitude aussi basse dansle cas où mon ami eût fait œuvre de justicier, ni aussi mensongère,surtout vis-à-vis de moi-même, s’il avait obéi, sans pouvoir yrésister, au mouvement de la bête.

Finalement, je me dis qu’il devait être bienmalheureux et je résolus de l’aller voir dans la prison dès lelendemain matin. J’avais justement un « permis decommuniquer » signé de la veille par M. Hébert. Après unenuit pendant laquelle je ne pus fermer l’œil, je me dirigeai doncvers la prison où Rouletabille était détenu en pensant avectristesse combien les drames de l’amour changeaient les hommes,même les plus forts…

Je soupirais :

– Que n’a-t-il avoué noblement son crimepuisqu’il n’a pu s’en défendre : tout le monde luipardonnait ! Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un objet depitié !

Mais j’étais encore loin de m’attendre à lasurprise qui m’était réservée et qui, pour moi comme pour tout lemonde, ne fit que corroborer l’opinion où nous étions de laculpabilité du célèbre reporter, dans ces heures néfastes.

Je venais, au greffe, de faire viser monpermis de communiquer et, accompagné d’un gardien, je me dirigeaisvers la cellule de mon pauvre ami quand je rencontrai le directeurde la prison, M. Mazeau, que je connaissais depuis longtemps.Il faisait une ronde générale et il m’arrêta pour me parler deRouletabille et pour me confier que les affaires de mon clientallaient mal. Hélas ! j’en savais aussi long que lui ou toutau moins je le croyais. M. Mazeau est un homme sympathique,bien connu de tout Paris et qui, avant d’entrer dansl’administration pénitentiaire, a tenu son petit coin dans leslettres.

C’était une figure de l’ancien Montmartre. Ilfaisait partie de la noble phalange qui entourait Salis, auChat-Noir de la rue de Laval, aujourd’hui rue Victor-Massé.M. Mazeau avait alors une belle barbe d’or, un langage fleuri,spirituel et pompeux à l’instar du maître de céans. Ce Salis a faitdes élèves qui ont, ma foi, fort bien réussi. Les uns sont arrivésà l’Académie, les autres, comme Mazeau, occupent des postes detoute confiance dans la haute administration, d’autres ont faitleur chemin dans la publicité littéraire. Une figure aussiparisienne que celle-là n’était point ignorée, comme on pense bien,de Rouletabille. Sans faire une paire d’amis, ils s’étaient,autrefois, rencontrés assez souvent autour d’une pile de soucoupes,dans les tavernes gothiques, pour être un peu camarades. C’est cequi explique le ton véritablement désolé avec lequel M. Mazeaum’entretient de la cruelle situation du grand reporter deL’Époque.

Tout en parlant, il m’accompagnait et nousnous trouvâmes ensemble devant la porte de la cellule deRouletabille quand le gardien l’ouvrit. Nous ne fûmes pas peuétonnés de trouver cette cellule vide !

Je dois dire, du reste, que M. Mazeauétait encore plus stupéfait que moi. Je pouvais penser, en effet,que c’était l’heure de la promenade dans le préau, enfin, jen’avais aucune raison de m’imaginer que, parce que Rouletabillen’était point dans sa cellule, il se fût évadé. Mais le directeurqui savait, lui, que son client devait être là ne comprenait pasqu’il n’y fût point et je le vis tout de suite pâlir.

Il appela les gardiens, lessurveillants-chefs, bref, il fit un tapage d’enfer, ce qui meparut, au premier abord, assez maladroit, car enfin, s’il y avaiteu une faute commise, il était de son intérêt d’essayer d’yremédier sans la rendre aussi publique. Rouletabille, après tout,était peut-être encore dans la prison ! Ne pouvait-on pointessayer de le rattraper sans toute cette rumeur ?…

Mais M. Mazeau agissait comme si tout fûtperdu, et comme s’il tenait, aussi, à faire étalage de sastupéfaction et de sa colère. Ces façons me revinrent plus tard àl’esprit et je n’en tirai point alors la conclusion qu’il enattendait certainement, et telle qu’elle dût écarter tout soupçonde complaisance ou de complicité. Mais là-dessus je ne connusjamais la vérité. Quand j’eus l’occasion d’interroger Rouletabille,il me répondit toujours un peu vaguement, non sans une pointed’amicale ironie pour ce pauvre M. Mazeau qui fut bel et biendéplacé après le scandale d’une fuite pareille. Mais commeM. Mazeau, à quelque temps de là, fut nommé directeur d’uneprison centrale dans le midi – ce qui avait toujours été son rêve–, je ne vois point de quoi il se plaindrait si Rouletabille lui avraiment joué un tour de sa façon.

Toujours est-il qu’il fut établi que le détenuavait franchi les portes de la prison avec le gros manteau-cape, lechapeau de feutre mou, et le cache-nez sans lequel on ne voyaitguère sortir M. le directeur en cette arrière-saison…

J’ai pensé aussi qu’il avait pu y avoird’autres complaisances autour de cette affaire. Rouletabille, depar sa profession, connaissait non seulement tout le personnel dela police, mais tous les vieux gardiens et porte-clefs de prison.Et il avait, parmi ces derniers, de fameux admirateurs, presque desfanatiques.

Enfin, il faut bien expliquer, d’une façongénérale, une évasion que Rouletabille ne consentit jamais àexpliquer d’une façon particulière. Dans le fait, cela touchait àla fantasmagorie. Si l’on s’en fût tenu aux dires des gardiens,aucun n’aurait manqué à son devoir et Rouletabille aurait passé àtravers murs et portes comme un simple rayon X.

Il ne s’était jamais évadé personne decette prison !… On juge du désarroi au-dedans et duretentissement de l’affaire au-dehors… Le bruit de l’évasioncommença à se répandre vers midi. J’allai faire un tour deboulevard ; je fus arrêté presque à chaque pas. Maintenant, onétait plein d’enthousiasme pour Rouletabille. On oubliait le dramelui-même et la désolante attitude de l’inculpé pour ne plus voirque ce tour de force inimaginable. Cependant Rouletabille avait fuiles juges comme un vulgaire malfaiteur. C’était affreux, n’est-cepas ?… Eh bien, sur le boulevard, on trouvait que c’étaitépatant !…

XVI. – Une lettre recommandée

Les journaux tirèrent encore, ce jour-là, deséditions spéciales, à profusion. Les petits canards du soir s’endonnèrent à cœur-joie, inventant les incidents les plus plaisantset les plus grotesques, donnant des détails aussi extraordinairesque précis sur la façon dont Rouletabille s’était débarrassé de sesgardiens. Le Courrier de cinq heures affirma qu’on avaitvu Rouletabille se promenant, en plein boulevard, sans êtreinquiété.Le Paris laissa entendre que rien de tout cela neserait arrivé sans la complai­sance du gouvernement qui avait toutintérêt à ménager, non point le reporter de L’Époque, maisL’Époque même, journal à très gros tirage ? Quant àL’Époque, ce journal relatait les faits sans aucuncommentaire.

Il n’en fallut point davantage pour que toutela police fût sur pied à la recherche de Rouletabille… Je reçusmoi-même un agent de la Sûreté qui me posa quelques questionsauxquelles je ne pus répondre. À tous, je disais que je regrettaiscette évasion.

Mon domicile était strictement surveillé. Verssept heures du soir, ayant soulevé le rideau de ma fenêtre, je vissur le trottoir en face deux silhouettes sur la nature desquellesje ne pouvais me tromper. Je laissai retomber mon rideau enhaussant les épaules… « La police sera toujours aussibête ! » pensai-je tout haut, « c’est bien ici ledernier endroit où Rouletabille viendra se faireprendre ! »

Et là-dessus, j’essayai de me mettre autravail, quand mon domestique vint m’annoncer que le facteur avaitune lettre recommandée à me faire signer. Je lui dis de le faireentrer. Le facteur entra, me tendit une lettre que je regardaimachinalement. Je fus étonné de ne voir sur l’enveloppe aucun dessignes habituels ; enfin la suscription en était des plussingulières : À mon bon ami Sainclair… et monadresse. J’avais reconnu l’écriture de Rouletabille. Je regardai lefacteur qui se tenait immobile avec sa boîte sur le ventre, toutedébordante de rouleaux et de paquets qu’il avait peine àmaintenir.

– Mais cette lettre n’est pas recommandée,dis-je étonné. Il ne me répondit pas.

De plus en plus intrigué, j’ouvrisl’enveloppe. Il y avait là-dedans une feuille de papier blanche queje tournai et retournai de toute façon.

– Ah çà !… m’écriai-je, quelle est cetteplaisanterie ?

– Chut ! Sainclair ! pas sifort ! me fit le facteur.

Je me levai étourdi. Cette fois, j’avaisreconnu la voix de Rouletabille ! Mais quant à reconnaîtreRouletabille lui-même sous cet uniforme, sous cette barbe poivre etsel qui lui mangeait la moitié du visage, sous ce képi crasseux,dont la visière lui descendait jusque sur les yeux… ah !non !… Et cependant c’était bien lui ! Il déposa uninstant sa boîte, me prit la main, me la serra fortement et medit :

– Tu ne me crois pas coupable, toi ?

Je fus lâche, je répondis :

– Ma foi, je ne sais plus ! Pourquoit’es-tu évadé ? Et pourquoi as-tu acheté lerevolver !

– Je suis venu ici pour tel’apprendre, mon cher maître ! Je ne t’ai jamais menti !Je suis sorti de la petite maison de Passy le plus malheureux deshommes, accablé par la fatalité et persuadé qu’Ivana y avait étéamenée par la force même des événements dont je ne rendaisresponsable qu’une seule personne au monde. Contre celle-là quiavait sacrifié à sa chimère mon bonheur et la vertu d’Ivana,j’avais une haine rouge. J’ai acheté ce revolver dans l’embrasementde ma douleur pour tuer Thérèse Boulenger… J’étais fou ! maislogique, car elle était cause de tout. Je me rendis chez elle, maisje m’arrêtai à mi-chemin. L’accès était passé. Un immense dégoût detoutes choses m’avait envahi et quand, en rentrant chez moi, j’ytrouvai cette pauvre Thérèse qui ne savait encore rien maiscependant toute pâle de la même douleur que moi, et meparlant des rendez-vous chez le Dr Schall, je ne pus que laplaindre à l’égal de moi-même. Je la rudoyai un peu. C’était fini.Je m’étais reconquis ; je te laissai partir avec elle… Jen’avais plus que la force de t’attendre pour te confesser ma misèreet mon néant. Voilà, mon pauvre vieux, pourquoi, ayant trouvé unarmurier sur mon chemin, j’avais acheté un revolver !…

Ce dut être un spectacle bizarre que l’instantqui suivit cette confidence. Si le domestique était entré, il eûtpu me voir embrasser le facteur ! Rouletabille rajusta sabarbe, son képi, sa boîte et prit congé :

– Je te quitte. Ton domestique finirait partrouver bizarre cette conférence avec le facteur, un facteurnouveau qu’il n’a jamais vu. L’autre est malade, paraît-il, maiscomme il pourrait arriver tout de même, je me sauve.

Et il partit en me recommandant de sortir duPalais, le lendemain, par l’escalier du quai des Orfèvres, ce quidéjouerait toute filature, et de venir le retrouver chez un bistrotde la rue de Charonne dont il me donna l’adresse.

J’arrivai là le lendemain, à la nuit tombante.C’était une petite boîte intitulée « à la Peau deLapin ». Il n’y avait pas de clients. Une vieille femme quitricotait avec acharnement derrière le comptoir ne me posa aucunequestion. Dans l’ombre d’une petite salle basse adjacente, jedistinguai, accoudé à une table, mon facteur. On ne nous dérangeapas. Nous pûmes causer.

– Tu comprends, me dit tout de suiteRouletabille, que je ne pouvais plus rester en prison. Avec cettehistoire du revolver, tout se tournait contre moi, et parconséquent, contre elle ! En ce qui me concerne,l’affaire m’est parfaitement égale… mais je ne veux pas que l’oncontinue à croire que je l’ai tuée parce que je l’ai cruecoupable !… Je ne l’ai pas tuée et elle étaitinnocente !… Voilà ce qu’il faut que je fasse éclater auxyeux de tous… Je ne vais pas non plus laisser cet assassinatimpuni… L’être, homme ou femme qui a abattu ma petite Ivana commeune chienne d’amour, y passera, je te le jure !…

– Où donc te caches-tu ? lui demandai-je.Tu dois manquer de tout ?

– Je ne manque de rien !

– Tu dois avoir besoin d’argent ; j’en aiapporté.

– Je n’en manque pas… mais donne toujours, onne sait pas ce qui doit arriver…

Je lui passai les cinq mille francs quej’avais apportés à tout hasard.

Il me conta alors en quelques mots qu’il étaitcaché chez un facteur du quartier auquel il avait rendu le grosservice de bien placer son fils dans les services d’électricité deL’Époque… Avec ce costume-là et son postiche, il pouvaitse promener partout, même en plein jour sans courir aucun risque.Enfin, depuis le matin, il avait d’autres déguisements sous lamain.

– Je n’ai pas perdu mon temps, me dit-il, tune sais pas où j’ai passé une partie de la nuit dernière ? (Ilavait quitté la prison à dix heures du soir, la veille.)

– Ma foi non !…

– Eh bien ! dans la petite maison dePassy… Je n’ai point découvert autre chose, du reste, que ce quej’y avais vu devant le juge d’instruction.

– Mais tu as déclaré n’avoir rienvu !

– J’avais mes raisons pour cela !… Tu netrouves pas que la police a une attitude bizarre dans cetteaffaire ?

– Non ! en quoi ?

– Ah ! en quoi ?… Tu te rappelles maquestion à M. Hébert relativement à Marius Poupardin, lebarbier de l’avenue Rameau ?

– Parfaitement ! Il t’a répondu…

– Pardon ! ce n’est pas lui qui m’arépondu… c’est un agent de la Sûreté, un nommé Page, un type quej’ai été étonné de trouver là, du reste, car je sais qu’il a étémêlé à de bien louches besognes… et on l’emploie plus souvent àcertaines enquêtes secrètes… et politiques… Page a réponducarrément que la boutique avait été fermée la veille ducrime… eh bien ! c’est faux ! la boutique a étéfermée le lendemain du crime !

– Alors, c’est idiot ce que Page adit, car enfin, la vérité ne saurait être difficilementrétablie…

– Évidemment ! mais la police secrèteaura gagné du temps… paraît qu’elle en a besoin !

– Il y a donc de la politique dans cetteaffaire ?

– Il y en a un côté, exprimaRouletabille… Et maintenant, je vais te dire ce que j’ai découvertdans la villa… En étudiant bien le petit escalier de service, j’yai retrouvé non seulement les traces descendantes, très effacées,celles-ci, à peine visibles, tandis que les traces montantesétaient beaucoup plus marquées, ce qui attesterait qu’ellesauraient été faites par des pieds humides encore de la terre ouplutôt de la mousse du jardin.

– Ivana était donc redescendue ?

– Ivana est arrivée par la porte de l’impasseLa Roche et je te le prouverai tout à l’heure… Puis, elle estdescendue, après le rendez-vous, par l’escalier de service (d’oùles légères traces descendantes) et elle s’en allait par l’alléeaboutissant à la porte dérobée quand elle s’est ravisée et qu’elleest remontée par l’escalier de service (traces marquantes, toutesfraîches du jardin). Pourquoi s’en retournait-elle parcette allée de service ? Première question à laquelle jerépondrai plus tard quand elle aura cessé dans mon esprit de n’êtrequ’une hypothèse… et pourquoi Ivana est-elle remontée ?Seconde question à laquelle je vais répondre tout de suite… parceque, mon cher, le drame était déjà commencé là-haut ! etqu’il faisait du bruit, le drame !

– Il y avait donc une tiercepersonne…

– Oui, comme tu dis si bien ! Une tiercepersonne !

– La preuve ? La preuve ?

– Rappelle-toi avec quel soin je me suisattardé à relever les traces de pas dans l’allée du milieu, cellequi joint la porte de l’impasse La Roche à la façade dupavillon.

– Oui ! On n’y a trouvé aucun pas defemme… La tierce personne était donc un homme ?

– Non ! C’était une femme !

– Comprends plus !

– As-tu déjà regardé marcher les femmes dansla rue, quand il pleut ou qu’il fait mauvais ?

– Évidemment. Et j’ai admiré bien souvent letalent de ces dames à garder des bottines immaculées, quand nousautres, hommes…

– Eh bien ! rappelle-toi qu’il avait pluet que l’allée du milieu était détrempée. Une femme un peu élégantedevait hésiter à y mettre le pied… mais cette allée est bordée pardeux bandes de briques moussues où j’ai retrouvé, moi, desempreintes restées invisibles pour les autres, parce que les autresne les cherchaient point ! (Ici je reconnaissais bien lefameux système de Rouletabille qui était de partir d’une idée justenécessaire, une idée qui s’imposait, fatale en quelque sorte, pourde là chercher les traces qui devaient corroborer cette idée-là, enquoi son système différait de la méthode inductive de tous lesSherlock Holmes qui sont victimes des pistes ou empreintes qu’ilsrencontrent par hasard, et qui les conduisent où ellesveulent, c’est-à-dire à une erreur souvent édifiée à l’avancepar les intéressés.)

– Or, continua Rouletabille, ces empreintessont des empreintes de femme. J’y ai trouvé le pied d’Ivana etaussi un autre pied plus long, plus solide, enfermé dans unebottine à la pointe aiguë, genre américain…

– Mon Dieu ! soupirai-je en merappelant la façon (qui paraissait excentrique alors, car tous lesbottiers faisaient encore les bouts ronds) dont était chausséescertaine dame, l’été précédent, à Deauville… voilà qui expliqueraitbien des choses… malheureusement…

Rouletabille m’interrompit, poursuivant sonidée ou plutôt son exposition :

– Ces pas-là dans le jardin allaient etrevenaient par le même chemin… et ces pas-là, tu comprends qu’ilsne venaient pas pour rien… Or, je n’en trouve plus trace dans lavilla… si légers soient-ils, je ne peux pas douter qu’ils yauraient laissé leur empreinte avec l’humidité du dehors, lapreuve, c’est que j’ai retrouvé sur l’escalier du vestibule latrace, à trois reprises, de la bottine d’Ivana, trace qui a échappéd’autant plus facilement à l’instruction que celle-ci ne l’ycherchait pas… c’est toujours la même chose… les traces des pasd’Ivana avaient sauté aux yeux de ces messieurs, dans l’escalier deservice, ils avaient immédiatement bâti leur système là-dessus…pourquoi voir dans l’escalier du vestibule une trace de pas quigênait leur petite combinaison ?… Voilà des années que jem’efforce d’apprendre à ces gens-là de se laisser conduire par lebon bout de la raison !… j’y ai renoncé ! Revenons à mespas pointus que je ne retrouve pas dans la villa… Il y a une façond’expliquer cette disparition, c’est d’imaginer que ces pas nevoulaient pas être entendus… Alors les souliers sont ôtés etremis, la besogne faite…

– Horrible ! frisonnai-je…

– Ce n’est qu’une idée… ne tombons point dansle défaut de ces messieurs de la police et du parquet !repartit Rouletabille… mais c’est une idée possible qui vaut qu’ons’y arrête !… bien qu’elle ne m’empêche point d’en avoird’autres !…

– Je comprends où va ta pensée, repris-je…malheureuse­ment rien ne te dit que ces pas sont venus dans lejardin au moment qui nous intéresse…

– C’est ce qu’il nous reste à savoir… murmuraRouletabille…

Je repris encore… en me penchant à sonoreille :

– J’ai fait, moi, une enquête de ce côté etj’ai appris d’une façon certaine que Théodora Luigi avait quittéParis à une heure de l’après-midi le jour du drame… avant ledrame !…

– Elle a quitté Paris le jour du drame, à uneheure de l’après-midi, ricana affreusement Rouletabille, commeMarius Poupardin a fermé boutique la veille du crime. Qui t’a sibien renseigné, Sainclair ?

– Eh mais ! je l’ai su au palais parl’entremise de Giraud, le greffier de la neuvième qui est intimeavec le sous-chef de la sûreté…

– Que voilà un service admirable ! Onsavait que la question venait de toi ?

– Probable !

– Mon pauvre Sainclair ! fitRouletabille.

– Pardon ! fis-je un peu vexé (j’ai déjàdit que j’étais d’un caractère assez susceptible surtout avecRouletabille que j’avais connu si jeune…) pardon… je suis allémoi-même à la gare… et le renseignement était exact…

– Qu’est-ce que tu as appris à lagare ?

– Que Parapapoulos était bien parti parl’Orient-Express de une heure, ce jour-là, le mardi !

– Et alors ?

– Eh bien ! mais alors, comme ThéodoraLuigi est partie avec Parapapoulos…

– Non ! elle n’est pas partie avecParapapoulos !… Elle n’est allée le rejoindre que lelendemain, le mercredi !

– Tu es sûr de cela ?

– Aussi sûr que Marius Poupardin, le jour dudrame, n’avait pas encore fermé boutique… Ah ! la Sûreté nousment ! Il y a autour de Théodora Luigi un étrange mystère… Cen’est du reste pas la première fois que je m’en aperçois… Tucomprends maintenant pourquoi je n’ai rien dit au juged’instruction de ce que mes yeux avaient pu voir devant lui !…Il faut que mon système soit bien solide avant que je le montre…car je suis assuré maintenant qu’il y a beaucoup de gens intéressésà le jeter par terre.

– C’est affreux soupirai-je… Commentpouvons-nous penser que ces gens-là puissent aller jusqu’à teperdre, te sachant innocent ?

– D’abord, il n’est point sûr qu’ils mesachent innocent !… Et puis si tu crois que l’on se gêne quandon fait de la haute police !…

À ce moment, nous fûmes interrompus par unbruit de pas dans la salle à côté…

– Bonsoir, ma tante !… fit une voix derogomme.

Et, brusquement, la porte de la pièce où nousnous trouvions fut poussée et deux personnages que nousdistinguions à peine, dans l’obscurité, s’avancèrent sanscérémonie… Je serrai avec inquiétude la main de Rouletabille quirestait impassible. Il faisait si noir que l’on n’y voyait pas plusque dans un four…

– Tout de même ! on peut allumer lalampe ! fit la voix de rogomme, et on entendit craquer uneallumette…

J’aperçus aussitôt deux figures sinistres.L’homme qui allumait un quinquet pendu au plafond paraissaiténorme, avec des épaules et des poings formidables… Il était vêtud’un paletot graisseux au col relevé et d’un feutre informe dontles bords rabattus lui cachaient la moitié du visage. L’autre avaitune silhouette fine, enfermée dans un vieux complet-veston quiavait dû avoir autrefois des prétentions à l’élégance ; ilétait coiffé d’une casquette enfoncée jusqu’aux oreilles. Un boutde cigarette pendait à sa lèvre inférieure. C’était le gigolo danstoute son horreur… j’avais froid au cœur.

Le géant s’assit sans cérémonie aucune à notretable en face de nous… Il me tendit la main et cessant de déguisersa voix :

– Hé bien ! quoi, monsieur Sainclair,vous ne me reconnaissez pas ?

– La Candeur ! m’exclamai-je.

– Chut ! on ne peut rien vouscacher ! fit le brave garçon…

Et, sans plus s’occuper de moi, il se mit às’entretenir avec Rouletabille.

Je savais combien celui-là lui était dévoué,comme il l’avait suivi dans les pires aventures, reconnaissantcomme un chien fidèle de la niche et de la pâtée que Rouletabillelui avait fait avoir, à côté de lui, au journal L’Époquedans un moment où, venu à Paris pour faire de la littérature (LaCandeur avait été instituteur) il mourait quasi de faim.

Je l’entendis souffler àRouletabille :

– Du nouveau ! La boutique de MariusPoupardin est rouverte ! mais il a vendu son fonds et c’estson commis qui lui succède…

– En vérité, fit Rouletabille, visiblementheureux de la nouvelle… Poupardin prend de la distance…

– Oui, il irait s’établir à Marseille, citéqui lui a donné le jour, qu’il ne faudrait pas autrement s’enétonner… Voilà tout ce que j’ai pu savoir !…

– C’est déjà beaucoup, ça, mon vieux LaCandeur… Poupardin a donc subitement fait fortune ?

– Probable !

– Et l’empreinte ?

– Vladimir va t’en donner desnouvelles !

Ainsi le joli monsieur qui accompagnait LaCandeur n’était autre que l’illustre Vladimir !… dont j’avaisentendu tant parler… qui avait partagé avec les deux reporters desi curieuses aventures au cours de la guerre des Balkans… Un trèsjoli garçon, d’une moralité au-dessous de tout, mais brave etcapable d’un dévouement à toute épreuve, lui aussi, pourRouletabille. Enfin je n’ignorais pas que dans le moment, veufd’une vieille dame millionnaire qui avait trahi ses espérances lorsde l’ouverture du testament, il courtisait, pour le bon motif, unejeune artiste endiamantée du théâtre des Capucines, éblouie par lechic d’un fiancé qui prétendait descendre d’une des plus nobles etdes plus riches familles de Kiev à laquelle la paix du monde et laruine du bolchevisme allaient incessamment rendre son antiqueprospérité. En attendant, Mlle Michelette des Capucines lui payaitses cigarettes.

Vladimir s’était absenté et remontait de lacave chargé de bouteilles, à la grande satisfaction de LaCandeur.

– La vieille t’a vu ? demanda le géanteffaré.

– Les femmes ne savent rien me refuser !laissa tomber le jeune Slave avec une charmante négligence.

– Tu fais la cour à ma tante ?…

– Mes amis, interrompit Rouletabille, vousdégusterez le bourgueil de Mme Peau de Lapin quand je serai parti.En attendant, je t’écoute Vladimir !

Le séduisant apache ne se le fit pas répéter.Sans plus s’occuper du précieux liquide laissé à la garde de LaCandeur, il sortit de la poche intérieure de son veston un élégantportefeuille, récent cadeau de son aimable fiancée, et en fitglisser une feuille de papier découpée qu’il étala sur la table.Ceci était la mesure (me fut-il expliqué) de l’empreinte queRouletabille avait prise lui-même la nuit précédente, dans lapetite maison de Passy.

– Eh bien ! et la mesure du pied deThéodora, tu me l’apportes ? interrogea anxieusementRouletabille…

– Ma foi, non monsieur, répondit Vladimir qui,malgré bien des aventures communes, n’avait jamais tenté defranchir, du côté de Rouletabille, les bornes d’une trèsrespectueuse camara­derie (il y avait quelques honnêtes raisons àcela), mais ne vous fâchez pas… je crois avoir fait mieux !Voici ce que je vous amène.

D’une autre poche, il sortit un élégantsoulier de ville,qu’il appliqua sur la découpure depapier.

– Voyez comme cela s’adapte ! fit-ilobserver avec une orgueilleuse satisfaction.

– Et ce soulier appartient à ThéodoraLuigi ? interrogea Rouletabille, haletant…

– Monsieur, il ne lui appartient plus !Cette belle personne en a fait cadeau, il y a quelques semaines, àsa femme de chambre… Je dois même dire que la générosité deThéodora est allée jusqu’à lui abandonner la paire… La femme dechambre de Théodora n’en a pas été plus reconnaissante envers samaîtresse, car vous savez qu’elle a abandonné récemment sonservice, devenu difficile et peu réjouissant, pour devenir la femmede chambre de Mlle Michelette qui veut bien avoir quelques bontéspour moi !… À propos, monsieur, je crois pouvoir vous annoncerque mon mariage avec cette jeune artiste, pleine d’avenir, est unechose décidée…

– Je te souhaite beaucoup de bonheur !jeta Rouletabille en mettant dans sa poche le soulier et ladécoupure, tu as bien travaillé, mon garçon !…

Et se tournant vers moi :

– Sainclair, tu vas nous quitter… Sois iciaprès-demain soir à onze heures… Ça n’est pas trop tedemander ?

– Je ne crains qu’une chose, fis-je, c’estd’être suivi et de te créer des incidents fâcheux !

– Rends-toi ostensiblement à la générale de laRenaissance, invite des amis, je te ferai parvenir une loge…Pendant l’entracte va dire un petit bonjour de ma part à CoraLaparcerie, sors par le boyau de la rue de Bondy. Un taxi-auto,dont le chauffeur ne sera autre que La Candeur t’attendra…Évidemment je ne t’engage pas à raconter à ton bâtonnier la façondont tu t’y prends pour donner tes consultations !…

– Oh ! fis-je, la vie est devenuebeaucoup plus facile au palais depuis la mort de ce pauvreM. Cresson

Là-dessus, je lui serrai la main avec unegrosse émotion et nous nous quittâmes.

Au moment où je refermais la porte, jel’entendis qui disait à La Candeur et à Vladimir :

– Nous voilà en guerre à mort avec la Tourpointue…

XVII. – Nouvelles hypothèses

Je rentrai chez moi sans incident, mais cesdernières paroles me poursuivirent toute la nuit…

La fatalité qui s’était acharnée siaffreusement sur Rouletabille dans cette mystérieuse affaire,redoublait singulière­ment ses coups. Il ne s’agissait plusmaintenant, pour mon malheureux ami, de combattre une erreur, maisde se mesurer tout seul, dans l’ombre où il était traqué, avec latoute-puissance d’une police secrète intéressée à maintenir cetteerreur, coûte que coûte, par tous les moyens visibles et invisiblesdont dispose la Raison d’État !

Théodora était une terrible femme, mais cedevait être aussi – puisqu’il faut appeler les choses par leur nom– une admirable espionne, rendant au pays des services tels qu’ilétait inconcevable que ceux-ci pussent être interrompus par un faitdivers, si important fut-il !

Certes ! la police devait vivre aveccette redoutable courtisane aux passions ardentes, des heuresdifficiles ! mais quoi ? n’était-ce point pour cettepolice une manière de payer ce rare instrument que de couvrir lesécarts de la femme et de la garer du scandale… même et surtoutlorsqu’elle en sortait les mains rouges… Dans cet ordre d’idées,j’en avais trop vu ou trop deviné, moi qui vivais depuis trente ansdans l’ombre de la Tour pointue, pour m’étonner de rien…

Ainsi donc m’apparut le rôle de Théodora Luigiaprès mon dernier entretien avec Rouletabille ; il prenait uneampleur telle que j’en fus épouvanté ; malgré toutes lesexpériences passées où nous avions vu Rouletabille triompher despires épreuves, je redoutais qu’il ne fût bientôt broyé dans cetteaffaire où il pesait si peu !…

Avec quelle anxiété le surlendemain, en mejetant dans l’auto qui m’attendait au fond des ténèbres de la ruede Bondy, je demandai des nouvelles de mon pauvre ami !… LaCandeur me répondit que sa santé était toujours excellente« mais qu’il était revenu de voyage avec du nouveau, dunouveau qui fichait tout par terre !… »

Là-dessus, le brave garçon ferma la porte etj’eus le temps de me creuser encore la cervelle jusqu’au bouge dela rue de Charonne.

Là, je n’eus pas le temps de descendre. Uncoup de sifflet se fit entendre dans la nuit et Rouletabille sautadans l’auto, à côté de moi :

– Filons !… Il y a du pé !…ce soir. Faudra choisir un autre quartier général !…

Et, penché à la portière, il jeta à LaCandeur :

– En zigzag… au coin du quai et, de là, placeSaint-Michel !

– Nous sommes suivis ?interrogeai-je.

– Oui ! fit-il en haussant les épaules…par Vladimir !

Je respirai… Il commença tout desuite :

– Je reviens du Havre…

– Du Havre ! Qu’est-ce que tu es alléfaire au Havre ?

– J’avais appris que Théodora Luigi y avaitfait un court voyage avant le crime.

– J’ai vu, moi, Théodora Luigi àl’Opéra-Comique le samedi qui a précédé le drame.

– …où elle était en service commandéauprès de Parapapoulos… mais le lendemain matin, lâchant tout,au grand affolement, du reste, de certaines personnes, elle partaitpour Le Havre et venait s’enfermer à Sainte-Adresse où elledéclarait à la mère Merlin (la gardienne de la Villa Fleurie) que,quoi qu’il arrivât, elle n’y était pour personne !… Théodoraavait gardé en location la maison de la falaise et venait s’yenfermer avec ses souvenirs. Paraît qu’elle avait une figure demorte, qu’elle n’a vécu depuis le dimanche que de fruits etd’opium, mais qu’une lettre est arrivée qui l’a rendue soudainà la vie. Une heure après la réception de cette lettre, lelundi soir, elle reprenait le chemin de Paris, rayonnante,méconnaissable ! La gardienne n’en revenait pas. Or, lemercredi, lendemain du drame de Passy, Tamar, l’agent de la policesecrète que nous retrouvons partout, arrivait au Havre et mettaittout sens dessus dessous dans la Villa Fleurie. Il s’agissait deretrouver la lettre que Théodora avait reçue et qui lui avait faitquitter Sainte-Adresse si précipitam­ment. La dame, dans sonaffolement, l’avait oubliée… Sans doute, la missive avait-ellequelque importance… Or, cette lettre que Tamar n’a pu retrouver,car il la cherchait mal, comme si on l’avait rangée et noncomme si on l’avait perdue, cette lettre je l’ai retrouvée…moi… non dans la villa mais devant la villa, dans le fossé de laroute. Elle a dû glisser du gant ou du manchon au moment oùThéodora montait en auto. La voici.

Et il sortit de son portefeuille un papierfroissé mais soigneusement plié…

– Je ne peux pas lire dans cette obscurité,fis-je… tu dois la savoir par cœur…

– Je voudrais que tu la voies… insista-t-il…et soudain sur le papier jaillit le rayon d’une petite lanternesourde.

– Ça, c’est l’écriture de RolandBoulenger ! m’écriai-je aussitôt.

Elle était en effet des plus reconnaissables,hautement bâtonnante avec de singuliers petits crochets comme desparaphes à toutes les lettres majuscules. « Lis ! »et je lus :

« Mon adorée, arrive vite… je ne peuxplus me passer de toi… je ne vis plus que de toi… L’amour, la mort,tout ce qu’on voudra !… mais dans tes bras, à toi ! Lereste ne compte pas !… Mardi… Passy… À notre heure… soisexacte je compterai les minutes. Ton Roland. »

– Qu’est-ce que tu penses de ça ?interrogea froidement Rouletabille…

– Mon Dieu, balbutiai-je… toutes mes idéessont brouillées… J’aurais besoin de réfléchir… ce papier est siinattendu !…

– Mais dis donc ce que tu penses ! éclataRouletabille… dis donc que puisque c’était avec Théodora queRoland avait un rendez-vous ce mardi-là à Passy… la tierce personnequi est venue si tragiquement troubler le rendez-vous estIvana !

L’argument était si « nécessaire »que je ne savais que lui répliquer, cependant…

– C’est elle qui a été assassinée, fis-je… jene l’oublie pas…

– Ce n’est point la première fois, repritRouletabille en ricanant affreusement et en continuant de se fairel’avocat du diable… ce n’est pas la première fois que les porteursde mauvais desseins se trouvent finalement en être victimes !…L’arme qui venait de supprimer tout d’abord Roland n’était pointattachée au poignet de l’intruse et la belle Théodora n’est pointune agnelle à l’abattoir qui attend le coup qui va la frapper entremblant sur ses pattes !… Et comme tout s’explique !…Cette balle dans le plafond n’atteste-t-elle point la lutte ?Et ce poignet froissé, cette main déchirée… Allons !Messieurs ! n’insistons pas… acheva le terrible homme commes’il parlait à un jury déjà convaincu. Passée de cette main débiledans le poignet vengeur de Théodora, l’arme a eu vite couché lacoupable à côté de sa victime !… Après ce coup heureuxThéodora n’avait plus qu’à filer ! ce qu’elle a fait, du resteavec empressement… et vous, messieurs, vous n’avez plus qu’àacquitter Rouletabille !… Merci, Sainclair !… acheva lemalheureux en me serrant atrocement la main.

À ce moment la voiture stoppait etRouletabille me jetait carrément dehors. Je me trouvai soudain seulsur un trottoir. Je m’orientai, un peu éperdu. J’étais placeSaint-Michel à quelques pas de chez moi…

XVIII. – Étrange aventure de Rouletabille– dans un sleeping-car

Le lendemain je fus averti par La Candeur dudépart de Rouletabille pour Marseille, je compris qu’il continuaità marcher à fond contre la dangereuse amie de Parapapoulos. Ils’agissait, de toute évidence, de retrouver le barbier du coin del’impasse La Roche, car Marius Poupardin devait en savoir long surce qui s’était passé, cet après-midi-là, dans la petite maison dePassy…

Je dis à La Candeur qui s’était arrangé pourme rencontrer par hasard au Palais :

– Ils ne le laisseront pas arriver jusqu’àPoupardin !… Je crains tout !… J’apprendrais demain queRouletabille est mort d’un accident que je n’en serais passurpris !…

Comme, en disant cela, j’avais les yeuxhumides, La Candeur qui était lui-même fort inquiet tenta de merassurer :

– Il n’a pas voulu que je l’accompagne là-bas…ma sacrée taille ! Il prétend que c’est elle qui nous avendus… savez-vous bien que lorsque vous êtes venu hier, rue deCharonne, il y avait vingt-quatre heures que ces messieurs étaientau courant… Ils auraient pu l’arrêter s’ils avaient voulu ;or, ils ne l’ont pas fait… C’est ce qui me fait espérer que toutcela va s’arranger…

– Dieu vous entende ! soupirai-je, maisc’est bien parce qu’ils ne l’ont point arrêté que vous me voyezdans de pareilles transes.

Pendant ce temps les événements les pluscurieux se déroulaient autour de Rouletabille. Son voyage ensleeping est une chose certainement unique en son genre etj’en donnerai tout de suite le récit tel qu’il me le fit plustard.

Pendant sa période d’évasion, Rouletabilletrouva une aide efficace chez tous ceux qu’il avait obligés. Parmiceux-ci, il y avait un M. Teulat, garçon fort distingué, entrésur le tard dans la carrière consulaire et que Rouletabille avaitfait nommer consul à Barcelone. Ce M. Teulat, de passage àParis, devait rejoindre son poste le lendemain de la dernièrevisite que je fis à Rouletabille dans les conditions que l’on sait.La place de M. Teulat était retenue aux wagons-lits (il allaità Barcelone par le P.-L.-M. et Port-Bou, changement de train àAvignon). Le soir à huit heures, Rouletabille était à la gare deLyon avec les papiers de M. Teulat et tout ce qui pouvaitfaire croire qu’il était M. Teulat lui-même, c’est-à-dire unejolie perruque aux boucles grisonnantes, une superbe moustachenoire, un binocle en or, des talonnettes dans ses chaussures qui legrandissaient, un ample pardessus qui l’arrondissait et unecasquette de voyage à carreaux.

Cette fois, il croyait bien avoir dépisté lapolice. Il arriva deux minutes exactement avant le départ du train,son sac de voyage à la main, se hâta vers son wagon. Comme ilallait l’atteindre, il aperçut de dos une silhouette qui lui parutêtre celle de l’agent Tamar. Il se glissa dans son compartimentsans être aperçu du policier, puis revenant dans le couloir duwagon il jeta un coup d’œil sur le quai. Il vit l’homme de profilet ne reconnut plus Tamar. Décidément l’idée de Tamar lepoursuivait et cela n’avait rien que de très naturel. L’homme, dureste, ne prêtait aucune attention aux voyageurs mais bavardaitassidûment avec un grand escogriffe (dans le sens de l’origine dumot hupogrupos, qui désigne quelque chose de crochu) auxjambes en arc, aux longs bras, au dos légèrement voûté, l’alluretourmentée, le tout couronné par une grosse tête rose, toute rase,aux yeux très doux, calmes et pensifs, aux cheveux blond filassecoiffés d’une casquette à carreaux.

J’ai dit que Rouletabille ne reconnut pasTamar, mais il fut instantanément persuadé qu’il avait déjàrencontré le grand escogriffe quelque part.

Le train partait. Rouletabille ferma la portede son compartiment, heureux de constater qu’il n’aurait pasapparem­ment de compagnon et décidé à sortir de cette boîte lemoins souvent possible. Malheureusement, la porte se rouvritpresque aussitôt et il vit entrer l’escogriffe, suivi de l’employédes wagons-lits qui lui portait son sac. Et maintenant je laisse laparole à mon ami :

– À ce moment de ma lutte avec la police, araconté Rouletabille, une chose me donnait quelquetranquillité : on aurait pu m’arrêter depuis la veille,pourquoi ne l’avait-on pas fait ? Je pouvais répondre presqueaffirmativement que c’était que l’on me savait porteur de la lettrede Roland à Théodora Luigi, lettre cherchée vainement par Tamar àla Villa Fleurie, trouvée ensuite par moi et si terriblementcompromettante pour Théodora. Tant que j’aurais sur moi ce papierqui mêlait si tragiquement la célèbre courtisane, instrument de lahaute police, au drame de la petite maison de Passy, j’étais assuréque l’on ne mettrait point la main sur moi. Je pouvais faire tropd’esclandre avec ce papier et retourner l’affaire d’une façondécisive. C’était mon meilleur sauf-conduit. Il fallait avoir lepapier d’abord, on m’arrêterait ensuite ! Je croyais bienqu’ils m’eussent plutôt fait tuer que de me prendre vivant avec cedocument dans ma poche.

« Tout de même, comme je pensais qu’ilsn’en arriveraient là qu’à la dernière extrémité, s’ils s’yrésolvaient jamais, cela me laissait quelque liberté d’espritd’autant plus que, depuis la veille, je pensais avoir réussi àsemer définitivement ces messieurs. Or, la vision de l’homme quiressemblait à Tamar suivie de l’entrée de son compagnon dans moncompartiment me redonna à réfléchir…

« Tamar pouvait s’être déguisé, grimé,comme je l’étais moi-même ; enfin ce singulier voyageur nem’était point inconnu… Il salua, s’installa, me fixa tranquillementde ses yeux doux et me demanda la permission de relever la glace.Je reconnus aussi sa voix que je n’avais certainement pas entenduedepuis très longtemps. Il avait un léger accent belge… oùdonc ?… où donc ?….

« À ce moment, l’employé duwagon-restaurant passa en annonçant le premier service. Bien que jen’eusse point pris de ticket, je me levai aussitôt. J’avais besoind’être quelques instants loin de cet homme, pour mieux y penser… Jeme glissai dans le corridor ; j’étais dans un de ces souffletsqui relient entre eux les wagons, quand une légère secousse merejeta sur l’un des voyageurs qui se rendait comme moi aurestaurant. Je m’excusai en tournant légèrement la tête. C’étaitl’escogriffe. Arrivé sans autre incident à destination, j’attendisque mon suiveur fût installé pour m’asseoir à une autre table, maistoutes les places étaient retenues à l’exception de celle qui setrouvait en face de lui… Décidément je n’avais pas dechance !… Non seulement j’étais condamné à dormir avec cethomme, mais encore il me fallait dîner en face de lui… Quoi qu’ilfît pour jouer de l’indifférence à mon égard, il m’était de plus enplus suspect…

« Je m’assis et déployai ma serviette.Et, dans le moment, j’eus ce geste instinctif qu’ont les porteursde grosses sommes qui tâtent, du gras du bras, leur poitrine pours’assurer que le matelas y repose toujours. Or, j’eus la révélationnette que, déjà, je n’avais plus mon portefeuille !… leportefeuille dans lequel j’avais mis la lettre de Roland Boulengerà Théodora Luigi !

« À la minute même, un nom passa enlettres de feu dans ma mémoire “Léopold Drack !”

« Et je revis la scène datant d’unedizaine d’années : Dans une petite pièce de la Préfecture oùétaient réunis une trentaine d’agents et quelques hauts personnagesde l’Administration, amusés par une exceptionnelle conférence de ceLéopold Drack, un des plus habiles pickpockets qui aient jamaisexisté, ayant fait fortune en Amérique, retiré des affaires,dévoilant bénévolement tous ses trucs, faisant servir sonexpérience à la défense de la propriété après avoir mis celle-ci aupillage. C’était charmant et ahurissant comme une séance deprestidigitation bien réussie par un maître élégant qui accomplitles tours les plus compliqués sans qu’on puisse soupçonner lemoindre effort… avec le sourire… Seulement Léopold Drack nesouriait pas. Il vous parlait. D’un ton monotone et traînant ilvous racontait n’importe quoi, vous posait les plus ordinairesquestions qui vous surprenaient par leur banalité même et vousaviez la poche vide avant que vous ne lui ayez répondu. Entre-tempsil ne vous avait pas quitté des yeux, fixant sur vous son douxregard tranquille, un peu stupide et il vous avait offert unecigarette ou vous avait demandé du feu ou encore l’heure qu’ilétait. Averti par un ami de la Sûreté, je m’étais glissé dans cettesalle sans que personne ne me prêtât la moindre attention et j’enétais sorti sans que Drack eût eu l’occasion de m’apercevoir. Etc’était cet homme que l’on avait lancé sur moi. Sa besogne étaitdéjà accomplie. Ça n’avait pas été long. J’étais perdu !…

« Cependant le ressort qui est toujoursen moi dans les instants les plus critiques ne me fit point défaut.Rien ne put trahir ma consternation (je pourrais écrire mondésespoir !…) Je me mis à dîner de fort grand appétit, et, monDieu ! la conversation s’engagea le plus naturellement dumonde. Nous nous trouvâmes d’accord sur les plus minces sujets etnous nous découvrîmes les mêmes goûts pour l’ancien Opéra-Comique.Sans faire déjà une paire d’amis nous nous supportions fortaisément. On s’était présenté. Il se disait représentant d’unegrande maison de champagne et il voulut que je goûtasse à sa marqueque j’appréciai en connaisseur. Il régla même l’addition avant queje pusse m’interposer.

« Du reste, je n’insistai point car jevenais de m’apercevoir que je n’avais point suffisamment de monnaiedans mes poches et qu’il m’allait falloir chercher monportefeuille, geste que je voulais éviter par-dessus tout. Comme sagénérosité devait avoir été dictée pour beaucoup par une crainte dece geste-là, au moins égale à la mienne, tout se passa donc pour lemieux du monde et il put croire que je continuais d’ignorer madéconfiture.

« En sortant du restaurant j’eus grandsoin de le laisser marcher devant moi, mais il y eut à la porte unelégère bousculade et je me trouvai un instant séparé de lui ;quelques secondes plus tard, j’étais à nouveau sur ses talons quandil pénétrait dans notre compartiment. Nous bavardâmes encore unedemi-heure. Mon plan était simple. J’étais décidé, quand nous noustrouverions enfermés là-dedans pour la nuit, à lui mettre monrevolver sur la tempe et à exiger la restitution de monportefeuille, mais il en alla tout autrement comme vous allez voir,et ma foi, ce fut tant mieux car un geste brutal qu’il avait dûprévoir aurait peut-être tout perdu. D’autant plus qu’il pouvaits’être débarrassé de mon portefeuille après s’être emparé de lalettre… J’en étais là dans mes réflexions quand je sentis quemon portefeuille était revenu dans la poche de monveston !…

« Ainsi, il s’était débarrassé de monportefeuille mais dans ma poche !… Je n’avais plusrien à dire…

« Mais la lettre, maintenant, oùétait-elle ? Eh bien ! elle devait être dans sonportefeuille à lui !…

« Je ne désespérai plus de rien, carenfin, j’avais maintenant un avantage sur mon pickpocket, c’estqu’il croyait que j’ignorais que j’avais été volé, excellentesituation pour le voler à mon tour…

« Je crois avoir joué là une des plusfines parties de ma vie, mais, dans cette partie, le masque deparfaite et presque niaise sécurité que je posai si hermétiquementsur ma folle inquiétude ne fut pas une des choses les moinsremarquables du jeu. Si bien, ma foi, que mon homme y fut pris. Ilse coucha avant moi car je ne voulais pas le laisser seul dans lecorridor et j’étais décidé à ne plus le quitter d’un pas.

« Quand je me déshabillai à mon tour,j’eus la satisfaction de constater qu’il n’avait point pendu sonveston aux patères communes. Mon voleur était couché au-dessus demoi et je pus voir, d’un coup d’œil jeté sur la glace du lavaboqu’il finissait de rouler son veston dans le filet pendu, à portéede sa main, dans ce que je puis appeler son alcôve. Décidément, ilpouvait être plus fort que moi avec ses mains mais au point de vuepsychologique il n’était pas très fort, l’escogriffe !

« Cinq minutes plus tard, après avoirpris de mon côté toutes sortes de précautions (destinées à ne pointpasser inaperçues) pour garer mon portefeuille dans le filet quim’était réservé au fond de ma couchette et faire croire que j’yattachais toujours la plus grande importance, je lui souhaitai unebonne nuit et me pris à ronfler consciencieusement.

« Il ne s’endormit vraiment qu’à Mâcon.Je mis tout le temps et tout le soin qu’il fallait pour m’enassurer. Mais je n’en eus vraiment la certitude que lorsque j’eusterminé ma délicate opération. Je remuais le moins possible etcependant je n’eus de ma vie, pareille suée… Ah ! ladécomposition lente des mouvements est un travail de géant et lepire des martyres !…

« Enfin j’avais eu le veston, leportefeuille et j’étais rentré en possession de ma lettre à notreentrée en gare de Lyon… Il était temps car les cris des employés,les mouvements de la gare réveillèrent mon homme. Il put constaterque mon ronflement n’avait rien perdu de sa régularité. Au départde Lyon, sans qu’il se fût apparemment aperçu de rien, il seretournait contre la cloison et se rendormait.

« Je m’étais juré, moi, de ne pointdormir. Après l’expérience du portefeuille, vous pensez bien que jen’y avais point replacé la lettre… Cette lettre se trouvaitenfermée dans une double feuille et le tout dans une enveloppe, àpeu près dénuée de gomme et que je n’avais du reste point close,car lorsque je me trouvais seul, je ne manquais point de sortir cedocument pour l’étudier plus à fond (ce qui me permettait, chaquefois, d’y découvrir quelque chose de nouveau)… j’avais donc gardél’enveloppe dans ma main.

« Ma main était passée sous mon oreiller(car j’ai l’habitude de dormir sur le ventre, les bras recourbéssous mon oreiller, comme si j’allais le dévorer et j’ai ainsi lasensation de dormir plus vite, d’en prendre le plus dans lemoins de temps possible…) mais je le répète, je ne voulais pasdormir. Hélas ! j’oubliais que je ne connaissais pas un litdepuis trois jours… depuis trois jours je n’avais pas mangéd’oreiller… j’avais faim. Inconsciemment j’en goûtai un peu, puisbeaucoup… c’était bon… c’était doux !… Annibal à Capoue !Je m’endormis sur ma victoire !…

« Quand je me réveillai, les premiersrayons du jour glissaient entre les rideaux tirés des fenêtres etun homme en chemise de nuit était debout près de mon lit. En uneseconde je fus tout à la situation ! je m’en voulus de mafaiblesse, mais une légère crispation de ma main sur l’enveloppeque je n’avais pas lâchée me rassura…

« J’avais dû faire quelque mouvement enme réveillant car l’homme en chemise de nuit disparut rapidementdans le lavabo en emportant son sac et, du reste, en faisant lemoins de bruit possible. Je tâtai encore mon enveloppe. J’étaistout à fait réveillé… il me sembla qu’il y avait quelque chose denouveau dans l’enveloppe… en ce sens qu’il y avait quelque chose demoins dedans… Je tente d’y glisser mon doigt… À cause de la chaleurde ma main sans doute… l’enveloppe s’était collée… j’arrache… Il yavait bien la double feuille là-dedans ! mais la lettren’y était plus !…

« Décidément mon escogriffe n’était passi simple qu’il en avait l’air ou si dénué de sens psychologiqueque je l’avais cru. Il avait dû s’apercevoir, à Lyon (en seréveillant et dès son premier coup d’œil sur son filet), que l’onavait touché à ses affaires et qu’il m’avait bien mis dedans en seretournant contre sa cloison et en feignant à son tour lesommeil pendant que je m’endormais pour de bon, à montour.

« Mâtin ! on était digne de lutterl’un contre l’autre ! J’avais gagné la première manche… Ilavait remporté la seconde !… À qui la belle ?

« Mais la partie devenait terriblementdifficile pour moi, maintenant que je savais qu’il savait queje savais qu’il avait la lettre !…

« Et je n’avais pas beaucoup de tempsdevant moi pour la lui reprendre, si tant est que la chose fûtencore possible.

« Je feignis bien de ne point m’êtreréveillé et je ne simulai le réveil que lorsqu’il réapparut,sortant du petit lavabo avec son sac… Je m’arrangeai pour qu’il neperdît aucun de mes mouvements, ce qui était moins difficile que deles lui dissimuler, et pour qu’il m’aperçût du coin de l’œilrangeant hâtivement l’enveloppe que je venais de tirer sousl’oreiller comme si je continuais d’être persuadé que je possédaisun trésor.

« Toutefois je doutais qu’il fût pris àune aussi mince comédie. En ce qui me concernait, toutes mesfacultés étaient en éveil pour deviner ce que l’autre avait pufaire de la lettre. J’avais dû me réveiller dans le moment qu’il mereglissait l’enveloppe dans la main ; j’imaginai que sabrusque disparition avait témoigné de sa surprise et il ne faisaitpoint de doute qu’il était entré dans le lavabo avec le précieuxdocument en main. Sans quoi, quand j’avais remué pour la premièrefois, il n’eût point marqué cet émoi.

« Il était donc rentré dans le lavabo enchemise de nuit avec la lettre et avec son sac ouvert. Ilen ressortit avec son sac fermé. Il y avait toute chance pour quela lettre fût dans le sac. Il se hâtait de s’habiller pour melaisser la place libre…

« Pendant ce temps nous échangions cespropos du matin qui sont de rigueur entre gens qui ont passé lanuit dans la même cabine. Nous nous félicitâmes l’un l’autre durepos que nous avions goûté. Il était comme moi : le mouvementdu train le berçait et il ne dormait jamais si bien qu’en voyage.Enfin il fut prêt et, après avoir fermé son sac à clef, ilsortit.

« Je me jetai hors de ma couchette et fisjouer le verrou de la cabine. J’étais seul, sans surprise possible.Je me ruai sur le sac. Aucune de mes clefs ne l’ouvrait, maisj’avais un petit outil avec lequel je forçai les serrures, sans queje me demandasse une seconde ce qu’il adviendrait, par la suite, decette effraction. Je vidai son sac, je le mis au pillage, je letâtai sur toutes les coutures : pas de poche secrète… et pasde lettre. Il avait donc gardé sa lettre sur lui en tout cas, ill’avait emportée avec lui. Je remis en vrac toutes les affaires dece damné Drack dans son damné sac et jetai ce dernier dans le coindu filet où j’étais allé le chercher, puis je m’habillai en cinqminutes. Après quoi, en face de la glace, je composai mon visage,lui commandai le sourire et l’indifférence et je rentrai dans lecorridor croyant y trouver mon homme… mais point de Drack dans lecorridor…

« Je glissai comme une flèche jusqu’auwagon-restaurant. Drack y prenait tranquillement son café aulait.

« Cette fois je ne le fuyai point et jefus fort heureux de constater qu’une place était libre en face delui. Je m’y assis. Il me sourit, je lui souris. Nous avions l’airaussi contents l’un que l’autre, l’un de l’autre.

« Je savais qu’il savait… Il savaitaussi que je savais qu’il savait… Quelle situation que cellede ces deux individus qui, depuis la veille au soir, ne cessaientde se voler mutuellement sans que rien, dans leurs façons d’être nidans leurs paroles, ne dénonçât leur intime pensée, la joie de lavictoire ou le désagrément de la défaite ni l’espoir frénétique dela revanche…

« J’avais commandé deux œufs sur le plat…Il beurrait ses toasts… on approchait d’Avignon… j’avais peut-êtreencore vingt minutes devant moi.

« – Vous avez chaud ? medemanda-t-il.

« Oui j’avais chaud… de grosses gouttesde sueur me perlaient aux tempes… je jetai ma casquette dans lefilet au-dessus de nous, à côté de sa casquette à lui.

« – On chauffe trop dans ces wagons deluxe ! fis-je…

« – Cela dépend des tempéraments,répliqua-t-il… moi je n’ai jamais trop chaud. Si vouspermettez ?

« Là-dessus il prit sa casquette et s’encoiffa solidement.

« J’étais renseigné. La lettre était dansla casquette !

« Le coup d’œil qu’il lui avait lancélorsque j’avais jeté la mienne dans le filet, le soin qu’il prenaitde se recoiffer aussitôt mon arrivée et la solidité même aveclaquelle l’opération avait été faite, tout le dénonçait !

« Pour quelqu’un dont les sens étaientexacerbés comme les miens, il n’avait même pas été difficile depercevoir dans un dixième de seconde, le sentiment évident desatisfaction dans la sécurité qu’avait exprimé cette tête dèsqu’elle avait été coiffée de cette casquette…

« Rien ne m’avait échappé, pas même leléger effort qui attestait l’étroitesse, sans doute récente, de lacoiffe.

« Enfin, une minute plus tard, je luscomme dans un livre cette phrase visible pour moi seul, dans cesdeux beaux grands yeux dont la placidité apparente semblait menarguer : “Elle est là, la lettre ! viens donc lachercher !”

« Tout à coup, j’y allai. Ce fut rapidecomme la foudre.

« Je venais de payer mon déjeuner et ilréglait le sien… déjà le train ralentissait et l’on allait entreren gare d’Avignon. Je me levai. Il était encore assis. Je pris macasquette dans le filet. Elle était à carreaux comme la sienne… et,avec un peu de bonne volonté, on eût pu prendre l’une pour l’autre…et, tout à coup, lui jetant la mienne sur la table, je m’emparaid’un geste brusque de celle qu’il avait sur la tête.

« Il poussa un cri, se dressa,hagard !… Moi je souriais, en déclaranttranquillement :

« – Je vous demande pardon, vous vousêtes trompé de casquette, monsieur !

« – Jamais de la vie ! s’écria-t-ilet il se jeta sur moi.

« Mais j’avais prévu le mouvement et jem’étais assez reculé pour avoir mis la précieuse casquette hors desa portée… Des voyageurs s’étaient levés, nous entouraient,intervenaient, s’amusaient de cet intermède incompréhensible etgrotesque de la fureur éclatante de ce voyageur (les yeux naguèreplacides lançaient des flammes et la douce face rose était devenuecomme un énorme boulet rouge prêt à porter l’incendie) pour unecasquette !…

« Moi, j’étais de plus en plus calme,séparé du dangereux escogriffe par deux voyageurs. Et je prononçaien ouvrant la coiffe de la casquette :

« – Cette casquette est si bien à moique, comme elle était trop large, je l’ai garnie avec une lettreque voici. Si Monsieur désire que je lui dise quels sont les termesde cette lettre, je les répéterai et tout le monde pourra constaterlequel de nous s’est trompé !…

« Ces derniers mots eurent le don decalmer Drack instantanément. Ils furent comme un bain glacé pour leboulet rouge qui n’éclata point. L’homme regarda ma casquette, surla table, la prit… et convint en bougonnant qu’il s’était trompé…que c’était bien la sienne !… Il y eut des rires. Le trainstoppait en gare d’Avignon. Je sautai sur le quai, mon trésor surla tête…

« Quelques secondes plus tard, j’étaishors de la gare, ayant abandonné mon bagage… et, pendant que Drackme cherchait dans le train de Port-Bou, j’avais sauté dans une autoqui, à prix d’or et à quatre-vingt-dix à l’heure me conduisait àMarseille… mais vrai ! j’avais eu chaud !

XIX. – Où il est démontré une fois deplus – que la fortune vient en dormant

Ce n’est que deux jours après son arrivée àMarseille, où il se promenait sous un nouveau déguisement, queRouletabille découvrit le nouvel établissement de MariusPoupardin.

Errant dans la rue Saint-Ferréol, il futarrêté par un léger échafaudage qui encombrait le trottoir. Desouvriers recrépis­saient une façade et un artiste peintre dessinaiten lettres d’or, sur une grande glace, ces mots delumière :

ÀL’INSTAR.

Premier salon de coiffure de la capitale phocéenne

Le nom de Marius Poupardin ne flamboyait pointsur l’enseigne encore absente, mais Rouletabille eut lepressentiment qu’il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait. Ilpénétra dans une salle déserte que les ouvriers venaient de quitteret il perçut immédiatement des voix qui venaient d’une petitepièce, au fond d’un corridor.

Il entra dans le corridor et s’arrêta devantune porte aux vitres dépolies. Une voix qu’il connaissait bien leclouait là : c’était la voix deMme Boulenger…

– Ces dix mille francs sont à vous,Poupardin !… mais dites-moi toute la vérité. Vous étiez établidepuis deux ans au coin de l’impasse La Roche, vous connaissezThéodora Luigi. Tout le quartier la connaissait… Elle ne se cachaitpas quand elle venait au Pavillon… Vous l’avez vue maintes foisl’an passé… Or, la femme qui est entrée chez vous le mardi du crime(ne niez pas, votre commis qui était dans l’arrière-boutique et quia entendu vos chuchotements pourrait vous donner un démenti), cettefemme dont la visite vous a fait riche !… car c’est avecl’argent de cette femme que vous êtes venu vous installer ici…cette femme c’était Théodora Luigi !… Combien vousa-t-elle donné ? Je vous donnerai davantage, moi !… Maisil faut que vous parliez ! J’ai juré de savoir lavérité ! je la saurai ! Vous savez qui je suis ? Jesuis la femme du malheureux que l’on a assassiné, là-bas, peut-êtresous vos yeux ! Je remuerai ciel et terre pour levenger !… Enfin, vous savez bien que celui que l’on a arrêtéest innocent !… Vous n’allez pas le laisserguillotiner !

– Ah ! celui-là peut être tranquille, fitentendre la voix grasse de Poupardin… D’abord il court, et puis, sion le rattrape, il sera acquitté…

– Poupardin, vous êtes un misérable…

– Marius Poupardin est un honnête homme et ilparlera !

C’était Rouletabille qui venait de lancercette dernière phrase. À l’apparition de ce personnage inattendu,Mme Boulenger se leva et Marius Poupardin, ramassant vivementles dix mille francs qui se trouvaient sur la table, fit entendre àl’intrus les propos les plus désobligeants. Rouletabille n’étaitpas mis avec une extrême élégance : le complet assez informequi le déguisait ce matin-là, le chapeau melon un peu trop usagéqui le coiffait le rejetaient d’emblée, sinon parmi la classepauvre, du moins dans celle des gens « gênés ». L’effetqu’il produisit n’en fut que plus grand quand, après avoirsoigneusement fermé la porte, il sortit de sa poche dix billets demille francs qu’il plaça sur la table à la place même qu’occupaienttout à l’heure ceux qui venaient de disparaître dans la poche dePoupardin.

« Encore ! » s’écria le barbierdans un ahurissement si prodigieux qu’en toute occasion on eût puen rire… mais Mme Boulenger retombait alors sur sa chaise,pâle d’émotion en reconnaissant Rouletabille. C’était la premièrefois qu’elle le voyait depuis que tous deux avaient été frappés parle même coup du destin… Rouletabille, après avoir voulu tuer cettefemme qui avait si inconsciemment mené Ivana aux abîmes, alla luiserrer la main. Il venait de la trouver sur la même piste que lui,accomplissant la même besogne que lui, travaillant pourlui !…

– Ah ! mon Dieu… gémit-elle.

Rouletabille aussi était plus ému qu’on nesaurait le dire. Il se retourna vers Marius Poupardin qui assistaità cette petite scène avec un air de plus en plus ahuri…

– Oui ! dit Rouletabille… encoredix mille francs et il y en aura d’autres, mais le moment est venude parler, monsieur, et, il faut bien que vous le sachiez, dechoisir entre la richesse qui semble en ce moment vous combler etles pires désagréments…

– Mais, monsieur, grogna Marius… je ne vousdemande rien et ne crains pas vos menaces !

– Eh bien, acceptez tout etredoutez-les !…

Sur quoi, Rouletabille sortit sa carte,appelée coupe-file, délivrée par la préfecture, et mettant sonpouce sur les mots qui pouvaient révéler sa qualité de reporter, ilne laissa paraître que ceux qui pouvaient faire croire qu’ilappartenait à la police. C’était un petit truc qui lui avaitsouvent servi et qui lui réussit une fois de plus.

– Ah ! monsieur est de la police, fitPoupardin, horriblement ennuyé… il fallait donc le dire…

À la vérité, on eût été perplexe à moins… Ilavait vu ce policier serrer la main de Mme Boulenger… Ilfallait croire qu’ils étaient d’accord… et du coup ilsreprésentaient à eux deux une puissance que Poupardin ne tenaitnullement à s’aliéner, surtout dans sa situation un peuexceptionnelle… D’autre part, fallait-il qu’elle eût intérêt, lapolice, à ce qu’il dit la vérité pour la lui payer aussicher ! Son parti fut vite pris… Fini de fairel’imbécile !… il dirait tout ce qu’il savait !

– Vous pouvez m’interroger, fit-il aRouletabille en s’asseyant et en poussant un gros soupir.

– Vous avez vu sortir Théodora Luigi de lavilla de l’impasse La Roche ?

– Non, monsieur !… je ne l’ai pas vuesortir.

– Alors, vous l’avez vue entrer ?

– Non, monsieur, je ne l’ai pas vueentrer !

– Poupardin, gronda Rouletabille, vous êtesdans une affaire extraordinaire… et des plus dangereuses pour vouspersonnelle­ment… un rien peut vous perdre !… Seule la véritévous sauvera, je ne vous le répéterai pas !…

Ce disant, au fond de sa poche, il remuait sesclefs comme s’il eût agité des menottes… Poupardin pâlit etbalbutia :

– Mais monsieur, je vous dis la vérité !…Il faut que vous sachiez qu’il m’est arrivé une aventure inouïe…Vous me disiez tout à l’heure, que j’étais dans une affaireextraordinaire… je vous crois !… Figurez-vous, monsieur,madame… que je suis un pauvre diable, moi, à qui rien n’a jamaisréussi. Si j’ai pu ouvrir une boutique au coin de l’impasse LaRoche, c’est qu’on me l’a donnée quasi pour rien… mais c’étaitencore trop cher pour les clients qui y venaient… j’avais le tempsde me croiser les bras et de piquer mon petit somme, je vous lejure !… c’est même la position que j’occupais cemardi-là…

– Comment ! la position que vousoccupiez ?

– Oui, je sommeillais les bras croisés debout,sur le seuil de ma porte, l’épaule appuyée au mur, quand je fustout à coup bousculé par une femme qui entrait en trombe dans maboutique… Cette femme, je l’avoue, c’était Théodora Luigi…

– Enfin ! poussèrent en même tempsMme Boulenger et Rouletabille…

– Quelle heure était-il ? interrogeaimmédiatement ce dernier.

– Cinq heures et demie.

– Nous sommes bons ! s’exclamaRouletabille… Continuez, Marius Poupardin… vous êtes trèsintéressant, mon ami…

– Elle était comme folle, la figure toutepâle, les mains tremblantes. Elle me dit à voix basse :« Dans une heure vous aurez dix mille francs… mais vous mejurez que vous ne direz jamais que vous m’avez vue sortir duPavillon !… » Je lui jurai cela et elle disparut. Jepouvais d’autant plus lui jurer cela, expliqua Poupardin,qu’effectivement je ne l’avais vue sortir de rien du tout… et, aufait, dans ce moment même, je ne vais pas contre mon serment,puisque je vous déclare que je ne l’ai pas vue sortir duPavillon !

– Très juste ! votre conscience peut êtreen paix, Marius Poupardin ! approuva Rouletabille en admirantla haute philosophie et la remarquable dialectique de cet humble« Figaro ». En somme, vous n’avez rien vu et rienentendu, pas même les coups de revolver ?

– Non, monsieur ! Le pavillon est troploin… et puis, si j’avais entendu, j’aurais sans doute vusortir…

– Exact ! Enfin, vous avez tout demême vu Théodora Luigi, ce qui est bien quelque chose.

– Oui, monsieur, mais comme si elle tombait duciel.

– Pour vous faire cadeau de dix millefrancs !

– Absolument !… mais le plus beau sepassa une heure après, quand je vis entrer chez moi un petit hommeque je ne connaissais pas et qui me dit à l’oreille après avoirfermé la porte : « Je viens de la part de Théodora Luigi…– Oui ! oui ! fis-je, pour les dix mille francs. – Nonmonsieur, pour les vingt mille, répliqua le petit homme… Seulement,vous allez fermer votre boutique tout de suite et vous quitterezParis demain et vous irez vous installer au diable… » Et ilm’allongea vingt billets…

– Vous faisiez un beau rêve ! fitRouletabille.

– C’est-à-dire, monsieur, que je n’en étaispas encore revenu lorsque ce matin, dans ce magasin que je suis entrain de créer À L’instar…

– À l’instar de quoi ? interrogea lereporter qui ne perdait pas une nuance du discours duMarseillais.

– Eh bien ! mais à l’instar des pluscélèbres salons de Paris… La rue Saint-Ferréol, monsieur !c’est notre rue de la Paix…

– Vous disiez donc que ce matin ?

– Lorsque ce matin, je vis entrer Madame qui,avant même de m’avoir dit son nom, déposait sur cette table dixnouveaux billets de mille francs !

– Et je suis arrivé à mon tour, renchéritRouletabille…

– Avec dix mille autres !… Eh bien,monsieur ! c’est trop une fortune si inattendue, qui m’estvenue en dormant, c’est le cas de le dire, commence à m’épouvanter…déclara Poupardin qui, de fait, paraissait de plus en plusinquiet.

– L’homme vertueux défie le malheur !…prononça Rouletabille…

Sur quoi, l’ayant entrepris assez sévèrement,il lui fit comprendre qu’il avait tout à gagner (c’est-à-dire toutà garder) s’il savait tenir sa langue jusqu’au moment où on la luidélierait. On lui demandait simplement, lors du procès, de venir encour d’assises, répéter, dans les termes mêmes dont il venait de seservir, qu’il n’avait pas vu Théodora Luigi, le jour du drame,à cinq heures et demie, entrer dans le Pavillon ni ensortir, puisqu’il dormait lorsque celle-ci avait pénétré sibrusquement chez lui… !

La curieuse aventure de Marius Poupardin nedevait point se terminer là. Dans ce drame affreux, elle apparaîtcomme un aveugle sourire du destin qui, par ailleurs, frappaitcomme un sourd… Il n’est point rare de trouver dans les causes lesplus tragiques de ces minutes qui paraissent invraisemblables, tantelles apportent de farce inattendue à deux pas de l’échafaud. J’entracerai jusqu’au bout le récit qui paraîtrait invraisemblable s’iln’avait pour lui la logique et l’histoire (lire La Gazette desTribunaux)… Il n’y avait pas dix minutes que Rouletabille etMme Boulenger étaient sortis du magasin de la rueSaint-Ferréol que Poupardin voyait arriver ce petit homme qui luiavait remis à Paris, le soir même du drame, les premiers vingtmille francs de la part de Théodora Luigi et qui n’était autre queTamar, lequel lui sortant, comme on dit, les vers du nez, n’eutpoint de peine à lui prouver que son dernier visiteur avait usurpéune fausse qualité en se disant de la police et sut le convaincremoyennant vingt autres billets de mille francs de l’urgentenécessité qu’il y avait, pour lui Poupardin, à quitter sans plustarder Marseille et à aller s’installer définitivement à Smyrne oùil avait des parents qui l’adoraient.

– Dommage ! aurait dit Poupardin à Tamar,lors de ses adieux à la Canebière… Encore quelques semaines et jedevenais millionnaire !…

XX. – Quelque chose qui brillait dansl’ombre

Marius Poupardin partit donc pour d’autrescieux, mais s’ils ne pouvaient plus guère compter sur lui pour unedéposition en cour d’assises, Rouletabille et Mme Boulengern’en avaient pas moins tiré le principal : que Théodora Luigis’était trouvée, au Pavillon, à l’heure du drame.

Il ne s’agissait plus que d’en trouver lapreuve absolue, irréfutable. La lettre était une invite àvenir ; elle ne témoignait point que la courtisane fût venue.Quant à la trace de pas qui était passée inaperçue des magistrats,elle devait avoir maintenant complètement disparu et Rouletabillen’en pouvait faire état. Et cependant, il fallait agir et agirvite, car nous sentions rôder autour du reporter évadé quelquechose de sinistre et de pire que la prison.

Mme Boulenger me confiait alors sesinquiétudes. Elle tremblait pour notre ami dont elle ne pouvaitm’entretenir sans retenir ses larmes.

Le moment était venu de nous résoudre auxmesures les plus graves. Nous nous réunîmes en secret chez V…,professeur au Collège de France, ami de Thérèse, et là il futdécidé que l’on poursuivrait Théodora au bout du monde, mais qu’onl’amènerait, coûte que coûte, devant ses juges. En dépit de ce queje pus dire, le plan de Rouletabille et de Mme Boulengertriomphait. Thérèse mettait à la disposition de Rouletabille safortune.

Or, la veille du jour où Rouletabille devaitfranchir la frontière pour commencer sa campagne contre l’amie deParapapoulos, il se passa un événement décisif. Rouletabille, surun mot que lui dit Mme Boulenger, avait voulu revoir une dernièrefois la petite maison de Passy. Sur sa prière, j’y retournai enamenant avec moi un premier clerc d’avoué de mes amis qui pouvaitnous servir de témoin. De son côté, Mme Boulenger avait amenéle professeur V… À deux heures du matin, alors que la policecroyait déjà Rouletabille à l’étranger, ce qui nous donna quelquesheures de sécurité, nous nous trouvâmes tous réunis dans la salle àmanger du premier étage du Pavillon…

Dans ce lieu de mort où chacun d’eux avaitperdu ce qu’il avait de plus cher au monde, Rouletabille et Thérèsese regar­dèrent comme des ombres de vivants qui visitent lesenfers…

Et puis, Rouletabille sembla nous oublier,tout entier à son étrange besogne. Nous le suivîmes en silence, lecœur étouffant d’une singulière angoisse comme ces personnes qui selaissent guider par les gestes « de l’au-delà » duspirite ou du somnambule…

Nous descendîmes avec lui jusque dans lesous-sol… jusque dans la cuisine qui servait aussi d’office.Apparemment, il sembla n’y rien avoir découvert, mais moi qui avaisl’habitude de Rouletabille, j’avais surpris son regard qui avaitfixé un dixième de seconde un alignement de verres sans pied dansun buffet dont j’avais inconsciemment ouvert la porte…

Je restai dans cette cuisine quand tout lemonde fut remonté, comme si le regard de Rouletabille m’y avaitfixé…

Cependant je n’aperçus rien qui fût capable deretenir mon attention… à moins que ce ne fût ce verre qui étaitbien dans sa place et dans l’alignement de la rangée, mais quin’était point retourné comme les autres, c’est-à-dire le fond enhaut, les bords sur la planchette, seul il avait son fond sur laplanchette et ses bords en haut… Y avait-il quelque conclusionà tirer de cela ?

C’était bien possible, mais je n’eus point letemps de m’y attarder, car j’entendais là-haut un remuement et unmurmure de voix insolites… J’arrivai dans le vestibule alors que leprofesseur V…, que mon premier clerc d’avoué et queMme Boulenger entouraient Rouletabille, qui venait de faireune découverte d’importance.

Il tenait dans la main une sorte d’anneaud’esclavage qu’il venait de ramasser entre deux dalles disjointes,en bas de la grille de fer forgé de l’escalier… C’était un de cesbijoux comme quelques dames en portent à la cheville ; undouble cercle en forme de serpent formant ressort et qui avait putrès bien se détendre et se détacher pour peu qu’il eût étéaccroché par quelque aspérité de la grille de l’escalier« dans le mouvement brusque d’une personne qui descendrapidement et qui a hâte de fuir », expliquait Rouletabilled’une voix singulièrement calme, alors que nous l’entourions denotre fièvre… car cet anneau d’esclave en forme de serpent, nous enreconnaissions la tête de diamant et les yeux de rubis !

Mme Boulenger en défaillait et moi, j’entremblais de joie…

Rouletabille, lui, continuait de tenir d’unemain ferme ce joyau qui le sauvait.

– Remercions le ciel, dit-il àMme Boulenger, d’être venus ici par ce clair de lune. Dèsl’ouverture de la porte du vestibule, j’ai vu quelque chose quibrillait dans l’ombre… Et maintenant, allons-nous-en, je n’ai plusrien à faire ici.

– Avec un joyau pareil, tu n’as plus qu’à terendre chez le juge… fis-je, et tout est terminé !…

Il me regarda de cet air qu’ont facilement lesêtres supérieurs quand ils considèrent un pauvre d’esprit !…Le lendemain, il avait de nouveau disparu…

XXI. – Ténèbres

Les semaines se passèrent, qui furent pour moicomme un grand trou tout noir dans lequel je ne cessais de tomber,tel un damné de La Divine Comédie. La dernière visite lunaire à lapetite maison de Passy, au lieu de m’apporter cette quiétudeparfaite et la fin des hypothèses à laquelle nous tendions siâprement, m’avait laissé sous une impression indéfinissable deterreur inexpliquée.

Pourquoi aussi, Rouletabille avait-il disparuavec son joyau ?… avec ce quelque chose qui avait brillé dansl’ombre… avec ce commencement de lumière à la cheville de ThéodoraLuigi !…

N’en savait-il pas assez ?… qu’allait-ilchercher au fond de l’Europe ?…

Et pourquoi n’en revenait-il point ?… Carje fus trois mois sans nouvelles… Mme Boulenger et moi, nousle crûmes mort.

Les autres le voyaient seulement coupable etqu’il était parti quelque part là-bas, pour se faire oublierici !…

Pendant ce temps, on avait clos l’instructionet on avait décidé de le juger par contumace…

Nous atteignîmes ainsi la veille du procès etj’étais effondré sur mon dossier quand la porte de mon cabinets’ouvrit et je vis surgir un La Candeur formidable, aux jouesrubescentes, aux yeux hors de la tête :

– Il est là ! Il est revenu !…

– Rouletabille est là ?…

– Oui, m’sieur !… Il est à Paris !Il sera demain à la cour d’Assises !…

Là-dessus avant même que j’aie pu faire ungeste, il m’avait quitté. Quand j’arrivai, le lendemain, de trèsbonne heure, au Palais, il y avait déjà une foule immense quis’écrasait devant les grilles, dans la galerie de l’Horloge… Onavait établi des barrières et un service d’ordre comme aux plusgrands jours… Tout ce monde-là savait que Rouletabille étaitrevenu…

Moi, je n’avais plus eu de ses nouvellesdepuis la veille… Ce ne fut que quelques minutes avant l’ouverturede l’audience que l’on vint m’avertir à mon banc que Rouletabilles’était constitué prisonnier ! Le bruit s’en répanditimmédiatement dans le public et nous en entendîmes la rumeurjusqu’au fond des corridors qui entourent la salle…

Après les premières formalités, je vous laisseà penser quel fut le mouvement de toute la salle quand le présidentprononça ces mots :

– Faites entrer l’accusé !

Mouvement de curiosité – certes ! – maisd’immense sympathie, car Rouletabille, comme grand reporter, étaitadoré du public, et chez moi, d’inexprimable angoisse… Il entra… Sabonne figure était pâle et sévère… Ses yeux allèrent à moiimmédiatement. Je lui tendis les mains et il me les prit aveceffusion. Notre émotion parut gagner toute la salle. Ah ! envérité, le procès s’ouvrait dans une admirable atmosphère.

– Tu as préparé mon dossier, lui dis-je,passe-le-moi !

Il secoua la tête…

– Mais, pour ma plaidoirie ?

– Oh ! Sainclair… j’espère bien que tun’auras pas à plaider !

Et ce fut tout… Ce fut tout pour moi et pourles autres… Après avoir répondu aux questions banales d’identitéque lui posa d’abord le président, il déclara à toute autrequestion « qu’il n’avait plus rien à dire pour lemoment ! » Avec un entêtement effrayant, il se refusa àentrer en conversation avec le président… pas plus qu’avec l’avocatgénéral, du reste… À tous les dires, à toutes les accusations, àtoutes ces demandes d’explications, il opposa le mutisme le plusabsolu… J’en étais malade… Je le suppliai de mettre fin à uneattitude qui retournait tout le monde contre lui : leprésident, la Cour, le jury et même le public… À la fin, exaspéréde ce mutisme qui était comme la forme la plus haïssable d’unorgueil insolent, le président s’écria :

– Si c’est pour nous dire tout cela que vousêtes revenu vous constituer prisonnier, vous pouviez rester où vousétiez. !… C’est comme si nous allions vous juger parcontumace…

C’est tout juste si le président ne fut pasapplaudi, en tout cas une immense rumeur lui donna raison… mon amise perdait… J’étais effondré…

Quant à Rouletabille, il laissa sa têteretomber sur ses bras appuyés à la barre des accusés… et bientôtnous pûmes croire qu’il dormait…

XXII. – La foudre

Alors l’affaire alla vite… Les témoins del’accusation défilèrent rapidement à la barre… Puis ce furent lestémoins de la défense… Dans les conditions où s’engageait pour moicet étrange procès, j’avais à tout hasard fait venirMme Boulenger… et les témoins de notre nuit d’enquête à Passy…Quelle sensation quand Thérèse Boulenger parut !… La hautefigure de cette femme était aussi célèbre que celle de son mari.Nul n’ignorait la part admirable qu’elle avait prise à ses travauxet le secours merveilleux que Roland Boulenger avait trouvé auprèsd’elle, dans les moments difficiles de sa vie de savant jalousé desconfrères, détesté des officiels. Personne n’ignorait non plus lesentiment d’abnégation et quasi de sainteté avec lequel elle avaitsouffert les pires écarts conjugaux d’un homme qui ne se refusaitaucune fantaisie. Quand elle s’avança à la barre dans ses voiles dedeuil, ce fut dans la salle, comme un immense gémissement. Elleétait belle encore, avec une pâleur lumineuse, divine… Les tempescependant avaient blanchi, les lèvres avaient pâli… au coin desyeux, à la naissance du nez, les douleurs avaient tracé le sillonde leurs larmes secrètes.

Le geste avec lequel elle jura de dire lavérité, toute la vérité fut d’une beauté auguste. Elle avait tournéla tête du côté de Rouletabille qui, lui, n’avait pas encore levéla sienne et restait enfermé dans ses bras. Et tout de suite, elleproclama sa conviction de l’innocence de l’accusé et sortit, augrand émoi de l’avocat général et pour la stupéfaction du public,le nom de Théodora Luigi !…

– Quand Rouletabille quitta, le mardi dudrame, la maison de Passy, déclara-t-elle solennellement, les deuxpersonnes qui s’y trouvaient étaient encore vivantes… Unedemi-heure plus tard quand Théodora Luigi, qui y vint après lui, ensortit, elles étaient mortes !…

Là-dessus, l’avocat général s’étaitlevé :

– C’est la première fois, s’écria-t-il, quenous entendons prononcer ce nom dans cette affaire… Nous avons tropde respect pour la douleur de Mme Roland Boulenger pour nepoint comprendre les sentiments qui l’animent si… naturellementcontre une femme…

– Monsieur l’avocat général ! interrompitThérèse… il ne s’agit point ici de mes sentiments… Il s’agit de lavérité… je l’apporte, même si elle gêne quelques-uns. Jel’apporte et je la prouve !

– Prouvez donc, madame ! fit leprésident.

– Messieurs, fit alors Thérèse en sortant unpapier de son sac… voici une lettre trouvée par Rouletabille etqu’il me confia avant son départ pour l’étranger, pour que jepuisse m’en servir, si par hasard on ne le revoyait pas !Cette lettre, adressée par mon mari à Théodora Luigi, lui donnaitrendez-vous pour le mardi du crime, à la maison de Passy qu’elleconnaissait bien !… Théodora était à ce moment au Havre… c’estlà que Rouletabille a trouvé la lettre… Sans doute n’a-t-elle pointrépondu à mon mari comme celui-ci s’y attendait… et mon mari,croyant que cette femme ne viendrait pas… avait offert à Ivana unecollation qui n’avait pas été préparée pour elle… et cela, j’ensuis persuadée, en tout honneur ! Je n’ignorais rien du flirtsentimental et scientifique qui existait entre mon mari et Ivana…mais je n’ai jamais douté de cette dernière… Elle était audacieusemais sûre d’elle et elle n’eût, pour rien au monde, trahi ni monamitié ni surtout le seul être qu’elle aimât d’amour… l’homme quiest sur ce banc d’infamie. (On s’attendait à voir se redresserRouletabille… Je le poussai même du coude… mais il ne broncha pas…son attitude continuait d’être déplorable… Ah ! il n’aidaitcertes pas ceux qui essayaient de le sauver !…) Or, continuaMme Boulenger (on eût entendu une mouche voler), ThéodoraLuigi est venue, a trouvé sa place prise et a frappé !…

– Pardon ! Cette lettre (l’huissier avaitpassé la lettre au président) ne prouve point qu’elle soitvenue !… interrompit le président.

– Non, monsieur… mais il est une autre chosequi le prouve, c’est ceci… (Et, puisant une seconde fois dans sonsac, elle sortit l’anneau d’esclavage.) C’est ce bijou qui ornait àl’ordinaire la cheville de Théodora Luigi… cet anneau qui s’estdétaché dans la fuite de la coupable et que Rouletabille a retrouvédans la petite maison de Passy devant des témoins que nous vousferons entendre… Rouletabille m’avait confié cet anneau comme lalettre !… (Rumeur… l’huissier passe le bijou au président… lacour l’examine… puis l’avocat général… On a le plus grand mal àrétablir le silence.)

– Serait-il prouvé, émit l’avocat général, quece bijou ait appartenu à Théodora Luigi… Il resterait à établir queThéodora Luigi qui était venue souvent à la petite maison de Passy,l’aurait justement perdu ce jour-là !…

– Il y a un homme qui a vu ce jour-là et àcette heure-là Théodora Luigi sortant de la petite maison de Passy…cet homme, c’est le coiffeur dont la boutique était établie au coinde l’impasse La Roche… mais il est probable que l’on redoutait sadéposition… car on a fait quitter à cet homme Paris d’abord, puisla France.

– Et l’on ne sait maintenant où il setrouve ? interrogea le président…

– C’est tout à fait dommage ! appuyal’avocat général… car, jusqu’à maintenant, le témoin n’a fait quenous apporter une hypothèse… une simple hypothèse… et,permettez-moi de le répéter, excusable de la part deMme Boulenger, mais tout à fait invraisemblable pour qui veutbien réfléchir de sang-froid…

C’est alors que l’on vit se lever Rouletabilleet l’on fut étonné de l’entendre parler.

– Pardon, monsieur l’avocat général… fit-il,d’un air assez détaché, d’un air peu sympathique assurément…pardon ! mais il y a quelqu’un qui pourrait vous dire bienmieux que ce M. Poupardin lui-même (c’est ainsi que se nommele coiffeur dont vient de parler Mme Boulenger) ce queThéodora Luigi a fait ce jour-là… et à cette heure-là… si elle estvenue à Passy et si elle a pénétré dans la villa La Roche…

– Et qui donc ?

– Mais, monsieur l’avocat général, c’estThéodora Luigi elle-même !

– Sans doute, admit l’avocat général avec unsourire, mais qui pourrait nous dire où est ThéodoraLuigi ?

– À cette heure-ci, prononça Rouletabille deson air détaché et insupportable, elle doit entrer dans la galeriede Harlay avec mon ami La Candeur…

Quels mouvements dans l’auditoire et chez lesjuges ! Et moi-même je ne savais plus où j’en étais… Leprésident donna des ordres à voix basse à l’huissier, mais celui-cin’eut pas plutôt franchi la porte des témoins qu’il rentrait endisant :

– Mme Théodora Luigi est ici !

– Faites-la entrer.

Elle entra. Et il y eut, quand elle se montra,un silence terrible… comme sur la place de la Roquette jadis, quands’ouvraient les portes de la prison devant le condamné à mort… Lesderniers incidents avaient retourné l’assistance… Maintenant, onétait avec Mme Boulenger contre cette femme qui avait uneréputation de désastres et de ruines… Si tout le monde ne croyaitpas encore que c’était elle qui avait tué… tout le mondel’espérait !… L’audace avec laquelle elle se présentait plusodieuse encore… Ah ! on voyait bien que c’était une femmecapable de tout !… Cependant, elle n’avait jamais été aussibelle. Elle s’avança dans les longs plis d’un manteau violet avecla démarche d’une reine de tragédie… Elle ne regarda pasMme Boulenger qui, elle, ne la quittait point de ses yeux deflamme. Quel duel allait s’engager entre ces deux femmes !Mais encore là on se trompait : ce n’était point entre cesdeux femmes qu’il allait avoir lieu, mais il n’en fut pas moinsterrible. Théodora prêta serment et commença de déposer avec laplus grande simplicité :

– Je suis venue de loin, dit-elle, sur laprière de celui que vous accusez… Il paraît que je puis aider àprouver son innocence ! Toute dangereuse que soit la véritépour moi, je me confie à lui et je la dirai tout entière…La voici : Ayant reçu une lettre de M. Roland Boulengerqui me priait d’être le mardi dans la capitale, je quittai Le Havrele lundi. Arrivée à Paris, je trouvai un mot qui me donnaitrendez-vous à la petite maison de l’impasse La Roche vers cinqheures ! Je ne pus m’y rendre qu’à cinq heures et demie…J’avais une clef de la porte du jardin qui donnait sur l’impasse…Je pénétrai dans le jardin et j’allais gravir le perron de la villaquand j’entendis au-dessus de ma tête, au premier étage, des criset des coups de revolver !… Je m’enfuis aussitôt comme unefolle, refermai la porte du jardin et me précipitai dans laboutique de Poupardin. Le coiffeur était sur sa porte et il m’avaitcertainement vue sortir de cette maison ! Je ne savais queldrame venait de s’y passer !… Je l’ai payé pour qu’il se tûtet pour qu’il allât s’établir ailleurs. Ma conduite a peut-être étéimprudente… En tout cas, je vous ai dit tout ce que je sais, je nevous ai rien caché !… Le soir même, j’apprenais l’horriblecrime… Moi aussi j’ai pleuré ! Je suis allée pleurer àl’étranger…

– Vous avez fui à l’étranger ! s’écriaMme Boulenger… et maintenant, vous croyant sûre de l’impunité,vous êtes venue nous braver ici !… Mais reconnaissez-vousceci ?… Et, allant prendre elle-même le bijou d’entre lesmains du président elle présenta l’anneau d’esclavage à ThéodoraLuigi…

– Oui ! fit Théodora… Je le reconnaisparfaitement ! C’est un anneau d’esclavage que j’ai perdu dansla Villa Fleurie à Sainte-Adresse…

– Madame ! répartit Thérèse avec uneagitation qui semblait avoir gagné toute l’assistance, vousmentez ! Cet anneau a été retrouvé dans la maison de Passy, cequi prouve que vous y avez pénétré… Cet anneau, vous l’avez perduen fuyant après avoir accompli votre ignoble forfait !…

Théodora Luigi était devenue soudain d’unepâleur de cire.

– Par qui donc cet anneau a-t-il ététrouvé ? demanda-t-elle en ouvrant des yeux immenses…

– Par Rouletabille ! s’écriaMme Boulenger.

Théodora se retourna vers l’accusé :

– Oh ! monsieur, dit-elle d’une voixdouce, vous aviez oublié de me dire ceci !

– Oui, je l’avais oublié ! répliqua lavoix éclatante de Rouletabille, mais Mme Boulenger aoublié, elle, de vous dire, que si je l’avais trouvé, c’est qu’ellel’y avait mis !…

Il y eut là un coup de stupeur dont Thérèse neparut pas seule frappée. On ne comprenait plus !… QuandMme Boulenger put reprendre la parole ce ne fut d’abord quepour laisser entendre quelques exclamations confuses…

– Moi !… que veut-il dire ? Mais ilest fou !

Ce fut comme une espèce de chavirementgénéral, comme si le terrain eut subitement basculé sous les piedsde tous… On ne savait plus où se raccrocher… Seul, Rouletabillerestait droit, hostile, au centre de ce chaos.

Le président qui sentait l’affaire lui filerentre les doigts comme une poignée d’eau, avait des gestes de noyé…Il demanda, comme s’il étouffait :

– Mais quelle preuve avez-vous de cetteaccusation inexcusable contre Mme Boulenger ?…

– Je n’en ai point d’autre que celle-ci…répliqua Rouletabille c’est que les deux premières fois que j’aifait mon enquête dans la petite maison de Passy (la première foisdevant le juge d’instruction, la seconde tout seul) je n’ai rientrouvé et que ce n’est que la troisième, en compagnie deMme Boulenger et devant les témoins amenés par elle, que j’aidécouvert l’anneau d’esclavage !… Je vous jure monsieur, quelorsque j’ai passé quelque part deux fois, il ne reste plus rien àdécouvrir…

– Ah ! le malheureux ! s’écriaMme Boulenger, le malheureux fou !

– Mais quel intérêt… interrogea leprésident.

– Oui ! quel intérêt aurais-je eu ?répéta Thérèse, comme à bout de tenir tête à de pareillesextravagances…

– Quel intérêt ? éclata Rouletabille… Jevais vous le dire, madame ! Votre haine, d’abord, contre cettefemme, et puis l’intérêt que vous aviez à tromper la justice !L’assassin, c’est vous !…

XXIII. – Le chaos

– Il est fou !… La mort de sa femme lui afait perdre la raison !

Ce cri désespéré, poussé parMme Boulenger, fut comme l’expression du sentiment général… Lamême indignation qui soulevait cette femme d’une beauté sublimedans cette dernière étape de son martyre, gonflait tous les cœurs,toutes les gorges… On criait avec elle !… Quant à moi, jedévorais mes poings et je n’osais plus regarder Rouletabille…

Mais lui, il avait gardé un calme effrayant aumilieu de cette tempête qu’il déchaînait. Il réclama le silencecomme s’il présidait les débats.

– On exigeait tout à l’heure que jeparle !… Je voudrais bien maintenant que l’onm’entende !

Et moi, je l’entendrai toujours (de cettepetite voix sèche et dure qu’il prenait quelquefois, quand au fondde lui-même il était exaspéré qu’on ne comprit pas aussi vite quelui), je l’entendrai toujours nous rapporter les détails de sapremière inspiration… celle qui lui était venue quand il avaitdécouvert les pas de Théodora Luigi qui allaient de la porte del’impasse La Roche et qui revenaient aussitôt sans avoir touché aupavillon… cependant que les pas d’Ivana quittaient par l’escalierde service le pavillon, allaient à la porte du terrain vague etrevenaient tout de suite au pavillon ! Là des pas qui sesauvent !… Ici des pas qui reviennent dans le même moment.Ceux-là se sauvent devant quoi ? Ceux-ci reviennentpourquoi ? Qu’y avait-il entre eux ? Il y avait un drame…Un drame qui faisait du bruit dans le pavillon !… Un drame quichassait Théodora Luigi et qui ramenait Ivana !… Entre cesdeux personnes, il y en avait donc eu d’autres, au moins deux(puisque toute idée de suicide devait être écartée) deux autresqui constituaient le drame !… Roland Boulenger… et…et qui ?… quelqu’un qui était déjà là quand Ivanavenait de quitter Roland… une personne qui savait… qui devaitsavoir qu’Ivana viendrait ce jour-là rejoindre Roland à la petitemaison de Passy !… Et par qui cette personne savait-ellecela !

Par Ivana elle-même !…

Ici, quelques secondes, Rouletabilles’arrêta…

Et quand il reprit, je vous prie de croire quesa voix n’était plus sèche !… Ah ! avec quelle émotion,il parlait maintenant de sa femme !…

– Messieurs ! Il faut que vous sachiezqui était Ivana !…

Comment parvenait-il à retenir sessanglots !… Maintenant on pleurait pour lui… je n’essaieraipas de reproduire les termes avec lesquels il retraça le caractèresacré de sa femme, le culte scientifique qu’elle avait voué àl’œuvre de Roland Boulenger, le dévouement avec lequel elle s’étaitprêtée au jeu dangereux pour toute autre que pour elle, auquell’avait suppliée de condescendre Mme Boulenger !… Ils’agissait de sauver Roland de Théodora Luigi !…

Qui pourrait dire jusqu’où peut aller le rêvemoitié mystique, moitié romantique d’une femme comme Ivana !…Elle ne faisait rien que d’accord avec MmeBoulenger !… Elle ne souriait au professeur qu’avec lapermission de Mme Boulenger !… Elle n’alla chez le DrSchall que parce que Mme Boulenger l’y conduisit ! Etelle ne serait jamais allée une fois, une seule, dans la petitemaison de Passy si Mme Boulenger n’y fût venueelle-même !

– Messieurs, le lendemain de ce jour fatal,nous devions partir pour un long voyage !… Le jeu terribleallait prendre fin !… depuis longtemps je l’avais exigé… j’enavais moi-même fixé le terme… Avant ce dernier adieu, RolandBoulenger a dû supplier ma femme de lui accorder son premier, sondernier rendez-vous avec toutes les paroles de folie et toutes lesmenaces de suicide dont il était capable… Ivana s’est réfugiée dansle sein de Mme Boulenger !… Que s’est-il passé entre cesdeux femmes ?… Ivana a dû rêver de réconcilier ces deux êtresqui eussent dû s’adorer !… rêver de laisser Roland dans lesbras de Thérèse !… Hélas ! hélas !… ne croyait-ellepoint avoir accompli son sublime mais dangereux programme quandelle s’arrêtait soudain dans le jardin de cette maison qu’ellefuyait, et qu’à ses oreilles épouvan­tées arrivait le bruit desdétonations !… Le bruit que faisait le dramelà-haut !… Brave, généreuse, folle Ivana ! tu courusau danger ! tu arrivas pour voir tomber sous les coups d’unefemme, outragée peut-être dans son suprême espoir, pour voir tombercelui pour qui tu avais fait le sacrifice de notre repos et pourqui tu allais faire celui de ta vie !… Car, comme tu voulaislui arracher sa proie, cette femme t’a frappée !…

À cette évocation qui me parut celle d’unhalluciné à ce que nous croyions être une imagination folle de sondésespoir, Rouletabille ne parut plus se posséder… et nous ne pûmesque le plaindre en l’entendant proférer des accusations sans suite,des mots qui n’étaient plus que des cris…

– Elle t’a frappée !… Elle t’a frappéeavec une joie sauvage !… car cette femme qui disaitt’aimer comme une sœur, était atrocement jalouse de toi… plusencore qu’elle ne l’avait été de Théodora Luigi !… Cettefemme avait fait un rêve monstrueux. Te faire tuer, te faireassassiner par Théodora Luigi !… car c’est elle qui avaitenvoyé à Théodora Luigi cette lettre imitée de l’écriture de sonmari, pour la faire accourir à l’heure du rendez-vous à la petitemaison de Passy. Et Théodora ne venant pas, Thérèse a eu sa morte,elle a eu ses morts, quand même !… car cette femme, cettefemme qui se disait tout amour et que l’on disait tout amour étaittoute haine !… Son mari ! elle avait calculé sa perte, jedis bien « calculé » depuis longtemps !… Messieurs,cette femme avait rêvé l’échafaud pour RolandBoulenger !…

C’était du délire…

Mme Boulenger avait poussé un criterrible et se trouvait mal… Le Président suspendit la séance…

XXIV. – La lumière

Quant à moi j’étais accablé, anéanti plusqu’indigné. La fureur de Rouletabille allait de pair avec sa folie.Quand je pus prononcer un mot, j’essayai cependant de me faireentendre de lui, bien qu’il eût retrouvé soudain ce visage fermé etces yeux lointains qui le mettaient à l’autre bout dumonde :

– Tu n’oublies qu’une chose, c’est qu’àl’heure du crime, à cinq heures et demie, Mme Boulenger étaitavec moi, chez toi !… Je n’attendrai point qu’elle s’ensouvienne pour le dire ici.

Croyez-vous qu’il me répondit ? Il restaà l’autre bout du monde sans plus se préoccuper de moi que si jen’avais jamais existé.

Un quart d’heure après, quand on repritl’audience, Mme Boulenger se présenta à nous comme pétrifiéedans l’horreur que lui avait versée Rouletabille. La cavité de sesyeux s’était accrue, le double sillon de la douleur s’était encoreélargi, lui tirant les joues. Sa beauté, en un instant, étaitdétruite. Un grand sentiment de pitié l’entoura, car bien que l’oncommençât à soupçonner qu’elle avait été beaucoup plus mêlée audrame qu’on ne l’avait cru jusqu’alors, on ne pouvait ajouter foiaux divagations de Rouletabille.

Le président, tout d’abord, admonestacelui-ci. Il lui rappela qu’il était sur ce banc moins pour accuserque pour se défendre et que, dans tous les cas, s’il s’attaquait àune renommée jusqu’alors sans tache et qui avait toujours brillé dudoux éclat de la vertu, il devait le faire dans des termes qui nerévoltassent point la conscience publique et surtout apporter dansson inattendu système de défense plus de preuves qued’imprécations !

Rouletabille inclina la tête en signe qu’ilavait compris et reprit la parole sur un ton doux et mesuré qu’iln’aurait jamais dû quitter…

– Messieurs, dit-il, mon ami Sainclair merappelait à l’instant qu’à l’heure du crime, cinq heures et demie,Mme Boulenger se trouvait avec lui, chez moi, dans mon salon.C’est bien cette coïncidence de l’heure du crime (sur laquelle toutle monde est d’accord maintenant) et de la présence deMme Boulenger à mon domicile qui, dans le moment que jecherchais le quatrième personnage nécessaire au drame, tel que jele concevais après mes investigations, m’empêchait d’entreprendre« celui de Mme Boulenger », me le barraiten quelque sorte !… Et je me rappelai l’insistance aveclaquelle, sans en avoir l’air, Mme Boulenger nous avait faitconstater l’heure à ma pendule… Cela, déjà, ne me parut pointnaturel… D’après ce que m’avait dit mon ami Sainclair, c’était luiqui était arrivé le premier dans mon salon et il avait entenduMme Boulenger sonner à la porte de l’appartement ; ledomestique avait ouvert à la visiteuse dans la pièce où mon ami setrouvait. Sainclair ne l’avait pas quittée. En principe je devaisabandonner l’idée que Mme Boulenger aurait pu se créer unalibi en retardant ma pendule d’une demi-heure, je dis en principe,mais non en fait, car en fait, je découvris que la chose avait ététout à fait possible. Un enquête auprès de mon domestique m’appritque Mme Boulenger était venue chez moi cinq minutes avantl’arrivée de Sainclair, avait été introduite dans le salon puisétait sortie de chez moi en annonçant qu’elle allait revenir ;elle y revenait en effet, y trouvait Sainclair, en ressortait et yremontait avec moi. Pourquoi cette insistance à revenir chezmoi ? à se faire voir chez moi ?… Je dis qu’une personnequi aurait eu intérêt à se créer un alibi n’aurait pas agiautrement… rien de plus… mais tout de même… depuis que je savaisque Mme Boulenger s’était trouvée seule dans mon salon en facede ma pendule, l’heure ne me gênait plus !…

« C’est dans ces conditions, messieurs,que je partis pour Le Havre.

« Jusqu’alors poussé par mon idée absoluede l’innocence, c’est-à-dire de la parfaite honnêteté de ma femme,innocence qui ne pouvait se présenter à mon esprit qu’à lacondition que ma femme n’eût rien caché à Mme Boulenger de sonrendez-vous, avec le docteur, à Passy (ce qui du coup faisaitentrer le personnage de Mme Boulenger dans le drame)…jusqu’alors, dis-je, je n’avais qu’une conviction morale del’intervention de Mme Boulenger, mais nullementintellectuelle ni surtout matérielle…Je devaistrouver bientôt ce qui me manquait encore… Ayant relevé les tracesde Théodora Luigi, il me fallait déterminer son rôle dans cetteaffaire, d’après les traces mêmes ; enfin et surtout dansquelles conditions, elle qui se trouvait au Havre la veille ducrime, en était partie pour accourir à Paris… C’est alors,messieurs, que je revis cette villa de la Falaise où s’étaitdéroulé, l’été précédent, un drame qui avait été, en quelque sorte,le prélude de celui-ci et sur lequel vous ne savez encorerien !…

Ici l’avocat général ayant esquissé unmouvement pour se lever, le président le devança dans sesintentions en déclarant :

– Le drame de Saint-Adresse a fait l’objetd’une instruction qui est close et j’estime qu’il est inutile d’enreparler ici…

Aussitôt, en tant qu’avocat de Rouletabille,je protestai contre cette façon de restreindre les débats maiscette fois, ce fut Rouletabille qui me calma :

– Messieurs, dit-il, la présence en ces lieuxde Madame (il désignait Théodora Luigi) qui a bien voulu m’y suivrepour vous aider à démêler ce criminel imbroglio doit vous être unsûr garant qu’il n’y sera point prononcé de paroles gênantes pourqui que ce soit… L’ombre de Henri II d’Albanie peut reposer enpaix… Ce prince n’a été mêlé en rien au drame de la falaise !Ceci posé, il me sera permis de dire, sans m’arrêter bien entenduau système de l’accident qui n’a trompé personne… Il me sera permisde dire que nul n’a rien su du drame !… Ni les magistrats quiont cru le soupçonner, ni ma femme qui est arrivée sur les lieuxquelques instants après les coups de feu… et qui a eu, cependant,les fausses confidences de Mme Boulenger sur son lit dedouleur… ni Roland Boulenger lui-même… ni Théodora Luigi qui n’arien vu et n’a pu qu’entendre les coups de revolver qui éclataientderrière une porte !… Il n’y a que Madame qui connaît lavérité ! (Le doigt de Rouletabille montrait, cette fois, lastatue qu’était devenue Mme Boulenger) Madame etmoi !…

« Messieurs, lors de mon retour à Parisl’automne précédent après le drame de la Falaise, j’avais déjàdécouvert que l’auteur du crime ne pouvait être Henri II d’Albaniepour cette raison entre autres, que le revolver qui avait servi àfrapper Mme Boulenger avait été acheté quelques joursauparavant chez un armurier du Havre, par Roland Boulengerlui-même… et j’étais revenu avec cette idée que c’étaitpeut-être Roland Boulenger qui avait frappé sa femmelaquelle, plus sublime que jamais, lui avait pardonné. Cependant,bien des points du drame restaient obscurs et quand, après le dramede Passy je retournai au Havre, emportant dans la pensée une autreThérèse Boulenger que celle qui l’avait habitée jusqu’alors etaussi le souvenir de certaines scènes assez caractéristiquesqui ne prenaient leur signification qu’à la lueur de cette penséenouvelle, je résolus de compléter mon enquête en même tempsque je m’occupais de Théodora Luigi en ce qui concernait le seconddrame…

« J’eus la chance de tomber à Trouville,sur le valet de chambre de Roland Boulenger, Bernard, qui étaitvenu, sur l’ordre de Mme Boulenger, chercher quelques objetsdans la villa de Deauville… J’étais déguisé ; il ne mereconnut pas… et je mis la conversation sur le drame de la falaise.Il y avait une phrase qui me trottait dans la tête depuis que jel’avais entendue quelque temps après le drame, en traversant lavilla de Deauville… Roland Boulenger disait alors à Bernard :« Que voulez-vous, Bernard, si ce revolver est perdu, tantpis !… j’en serai quitte pour en acheter un autre !… etlaissez-moi tranquille avec cette histoire-là !… »D’où j’en avais momentanément conclu que « cette histoire derevolver » gênait singulièrement Boulenger et le chargeaitpar conséquent. Or, de ma dernière conversation avec Bernard àDeauville, il résultât que c’était Roland Boulenger lui-même qui,le premier, s’était préoccupé de la disparition de cette arme etavait prié Bernard de la lui retrouver ! Tout se trouvaitretourné !… Si Roland Boulenger avait tiré avec ce revolversur sa femme, il n’avait aucun intérêt à attirer l’attention dequiconque et surtout de son valet sur sa disparition !… Jecontinuai d’interroger Bernard avec méthode. Il s’agissait, pourmoi, de savoir si Boulenger était parti, ce jour-là pourSainte-Adresse avec son revolver. Je me rappelai qu’il avait sautéà cheval et qu’il nous avait quittés sans autre cérémonie : jedemandai à Bernard s’il y avait au pantalon de cheval à son maîtreune poche pour le revolver… Il n’y en avait pas !… et le matinmême, après le départ de son maître, Bernard avait enlevé de lapoche du pantalon que Roland portait la veille, le revolver qu’ilavait mis dans le tiroir de la table de nuit. Depuis on neretrouvait plus le revolver !…Qui donc pouvait avoiremporté le revolver de Roland Boulenger sur les lieux dudrame ? Qui, sinon la seule personne auprès de laquelle onl’a retrouvé ! (revolver que l’on a vite caché car on acru qu’il appartenait à Henri II). Qui, si ce n’estMadame ? (et encore le doigt terrible de Rouletabille surMme Boulenger) et je la défie bien de dire lecontraire !…

– Et bien ! oui, c’estvrai ! s’écria-t-elle. J’avais emporté ce revolver pour mefrapper… et je m’en suis frappée par deux fois ! c’estvrai ! J’ai voulu mourir ! n’était-ce pas mondroit ? Ne l’avais-je pas assez gagné ?…

– Vous, madame, reprit froidementRouletabille, au milieu d’une rumeur immense qui n’était certes pasentièrement hostile à celle qu’il accusait… vous aviez toutarrangé pour faire croire que votre mari vous avaitassassinée !…

– Misérable !… J’adorais monmari !…

– Il y a des minutes où, dans le cœur d’unefemme, répliqua sourdement Rouletabille, l’amour devient plusterrible que la haine et se confond avec elle bien singulièrementet vous avez connu ce moment-là madame !… et je vais vousdire quand !… Rappelez-vous certain soir, où, dans lavilla de Deauville, je me heurtai presque à vous, au coin d’uncouloir… je ne devrais pas vous dire : rappelez-vous !car, en réalité, je ne saurais prétendre que vous m’ayezaperçu ! mais moi, je vous ai vue ! Vous sortiez commeune furie de la chambre de votre mari… vous étiez dans un granddésordre et dans un déshabillé magnifique… vous aviez repris deshabitudes de grande élégance… quoi de plus naturel pour une femmeaimante que de se refaire belle pour l’objet aimé ? Je vousjure que je n’en ai pas souri !… Non ! ce soir-là en vousvoyant sortir de la chambre de votre mari, j’en ai étéépouvanté !… j’ai été épouvanté parce qu’un grand voilequi couvrait mes yeux et que vous aviez mis sur nos yeux à tous, aété déchiré !… Une femme, par son attitude extérieure, toucheà l’ange !… Elle représente une si pure vertu qu’ellen’appartient plus à la terre !… Elle le dit à qui veutl’entendre… Elle le répète avec extase… elle n’est plus qu’unepensée et qu’un cœur !… Sa pensée comprend tout !…son cœur pardonne tout !… Roland, pour elle, a cesséd’être un homme, que lui importe, pourvu qu’il vive avec soncerveau ? Nous l’avez-vous assez fait entendre cettephrase !… Eh bien cette femme ment !… Cette épouseextra-terrestre, cette collaboratrice qui ne prétend connaître quel’œuvre immortelle à laquelle elle travaille à côté du génie, cepur esprit, cette noble intelligence, cette divine organisation quiconfond dans un même culte l’amour platonique et l’amour de lascience, tout cela ment, tout cela râle de désespoir parcequ’on ne l’embrasse plus comme au lendemain de ses noces… et toutcela rugit sous son masque de céleste indifférence quand un sourires’égare !

– Et tout cela se tue, c’est vrai !…Après, monsieur ?

– Et tout cela se tue… c’est votre droit, vousl’avez dit ! mais là où vous dépassez votre droit, c’estlorsque vous venez chercher dans un ménage qui ne connaît que lapaix et le bonheur, une victime pour la jeter au milieu de vosmachinations ténébreuses, c’est lorsqu’au lendemain de cette nuitoù vous étiez si inutilement parée, vous concevez ce projetabominable de vous tuer dans des conditions telles qu’on puissecroire que vous êtes tombée assassinée par votre époux !…Ah ! laissez-moi finir ! Madame !… madame !…c’est avec son revolver que vous allez vous frapper devantsa porte en prenant soin de crier : « Roland !assassin ! assassin ! »

– J’ai crié : « Àl’assassin ! » râla Mme Boulenger.

– Pourquoi auriez-vous crié « Àl’assassin ! » puisque personne ne vous assassinait.Je prouverai quand vous le voudrez que le prince Henri était déjàmort, lorsque vous essayiez de mourir. Mais vous vouliez mourir enperdant Roland !… et la preuve, madame, je vais vous ladonner, irréfutable. Au lendemain de cette nuit qui avaittransformé votre folie d’amour en folie de haine… vous écriviez àune de vos amies de Paris, à Mme de Lens, une lettre… unelettre qui la faisait accourir au Havre en apprenant, deux joursplus tard, le drame… Dans cette lettre vous lui disieztextuellement : « Maintenant il me hait… j’ai lu celadans ses yeux… Il me voudrait morte !… Attends-toi à quelquedrame effroyable !… Moi je m’y attends, et je suisprête !… Si tu apprends ma mort, dis-toi bien que c’est luiqui m’a tuée ! » Mais vous n’en mourûtespoint !… et lorsque Mme de Lens vous vit àSainte-Adresse, vous lui montrâtes votre époux à vos genoux… Àcette heure-là, vous croyiez l’avoir reconquis et vous acceptiez lalégende qui était déjà établie autour de vous quand vous rouvrîtesles yeux… de la tentative d’assassinat par Henri IId’Albanie !

Quel silence ! Un silence affreux quiattendait quelque chose de cette femme cramponnée à la barre, commeau bord d’un abîme… et ce quelque chose ne vint pas !…

Quant à Rouletabille, implacable, ilreprit :

– Et maintenant en voilà assez pour cettepremière histoire… Passons à la seconde ! Je n’ai plus dureste, que quelques mots à en dire !… quand je revins auHavre, j’étais sûr que c’était vous qui aviez tout fait à Passycomme à Sainte-Adresse. Il ne me fallait plus que des preuves et jerésolus de les acquérir en y mettant tout le temps nécessaire et envous trompant comme vous aviez trompé tout le monde !… Quellevictoire pour moi que le geste qui vous faisait apporter à la villade Passy l’anneau d’esclavage que vous aviez trouvé à la villa deSainte-Adresse !… quel aveu !… Enfin, j’avais cettelettre signée Roland Boulanger, cette lettre qui appelait ThéodoraLuigi !… cette lettre que les experts nient être de votremari ! Elle ne pouvait être que de vous !…

– Mensonge ! Invention !folie !… râla ardemment Mme Boulenger qui neregardait plus Rouletabille…

– Madame… j’ai la preuve ici, que vous avezessayé maintes fois d’imiter l’écriture de votre mari… et j’aimieux que cela !… j’ai ici… recollés… reconstitués… les essaissuccessifs de cette lettre. Monsieur le Président… ouvrez cetteenveloppe… je vous jure que madame n’aura plus rien àdire !

Et Rouletabille fixait Mme Boulenger commes’il voulait l’hypnotiser pendant que l’huissier passait uneenveloppe au président.

– J’ai justement quelque chose à dire,Monsieur le président, murmura Mme Boulenger dans un souffle…Il est exact que j’ai essayé souvent d’imiter l’écriture de monmari, c’est lui-même qui m’en avait priée pour que je réponde à sesnombreux correspondants en ses lieu et place… pour que je signemême pour lui !

– C’est tout ce que je voulais savoir !s’écria Rouletabille… Et maintenant Monsieur le président, vouspouvez arracher l’enveloppe… Il n’y a rien dedans !…

Quelle stupeur !… Et puis, malgré lagravité de l’événement, il y eut des rires.

– Lagardère n’est pas mort ! fit leprésident.

– Rouletabille non plus, ajouta froidement monami. Et maintenant plus qu’un mot… La preuve absolue de la présencede Mme Boulenger dans la villa de Passy, à l’heure du crime etla preuve de son crime !… Quand elle eut fini d’assassiner…Mme Boulenger descendit dans la cuisine… et elle but, car elleavait soif… elle but de l’eau fraîche du robinet, de la bonne eauglacée qu’elle faisait couler dans un verre pris dans l’armoire àcôté d’elle… Seulement Mme Boulenger a eu tort de ne pas replacerexactement ce verre comme les autres… car ce verre-là, je l’ai faitexaminer, moi, par le service Bertillon !… J’ai là en effetquelques amis qui ont bien voulu m’aider de leurs« expériences » et qui apporteront ici le résultat deleur examen… Ils ont relevé sur le verre la marque à laquelle nulne peut plus se tromper, la marque des doigts del’assassin.

– C’est faux ! s’écria lamalheureuse femme dans un dernier sursaut de défense.

– Pourquoi avez-vous dit : c’estfaux ? parce que vous aviez gardé vos gants defil ? Mais votre gant à laissé son empreinte sur leverre !… Il vous dénonce plus qu’un aveu…

– Mme Boulenger, interrompit leprésident, est donc la seule à porter des gants de fil ?

– Non, mais elle en portait souvent… et elleen portait ce jour-là qui était bien reconnaissable… car il avaitune couture au pouce que nous retrouverons sur le verre !… Dureste, ce gant, le voilà !… Vous avez eu tort, madame, de leperdre chez le Dr Schall en sortant de chez moi.

Et Rouletabille sortit le gant d’un petitpaquet qu’il tira de la poche de son gilet.

– Cette fois, il y est, dit-il… Ça n’est pascomme les papiers de tout à l’heure !…

On entendit, du coté de Mme Boulenger, unesorte de respiration rauque, un gémissement lointain et profond… etpuis plus rien ! Elle s’était redressée devant la barre, plushaute que jamais… comme si elle allait prendre son élan…

– Savez-vous, madame, prononça le président,que tout cela est au-dessus de l’horrible…

– Tout cela, reprit-elle, d’une voix que nousne reconnûmes plus et qui paraissait déjà appartenir à l’autremonde… tout cela n’est pas au-dessus de l’amour !

Et elle s’effondra comme un bloc !Mme Roland Boulenger était morte ! On reconnut le soirmême qu’elle s’était empoison­née avec de l’acide prussique.

Rouletabille ne fut nullement ému de cettemort qui affola l’auditoire… Tandis que l’on se précipitait detoutes parts et que l’audience était levée, il me confia avec unsang-froid incroyable :

– Le plus beau est que le gant estfaux !… Je l’ai acheté ce matin et c’est moi qui ai faitla couture !… ce qui est vrai c’est l’empreinte du gant defil et de la couture au pouce sur le verre !… Donc je nerisquais rien en fabriquant la preuve qui me manquait !… Cetteterrible femme inventait des preuves contre Théodora Luigi !…Je me suis servi, pour la combattre, des mêmes armesqu’elle !… Seulement mes preuves à moi étaient plus faussesque les siennes ! voilà, peut-être, pourquoi elles ont si bienréussi !…

Je termine ici la narration de ce que l’on aappelé le « Crime de Rouletabille ». Dans cette affaire,il ne fait point de doute que matériellement le célèbre reporter aétabli toute la vérité des faits, mais la vérité moralel’a-t-il eue tout entière ?

Qui la connaîtra jamais, maintenant qu’Ivanaest morte ?… C’était une honnête femme et elle est mortehonnête femme au sens bourgeois du mot, mais c’était un grand cœur,un cœur magnifique, à y mettre Rouletabille et leMonde !…

C’est tout ce qu’on peut dire !…

Et le sphinx reste debout, au seuil destombeaux, avec son profil de femme.

FIN

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