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Le Curé de village

Le Curé de village

d’ Honoré de Balzac

A HELENE.

La moindre barque n’est pas lancée à la mer, sans que les marins ne la mettent sous la protection de quelque vivant emblème ou d’un nom révéré ; soyez donc, madame, à l’imitation de cette coutume, la patronne de cet ouvrage lancé dans notre océan littéraire, et puisse-t-il être préservé de la bourrasque par ce nom impérial que l’Eglise a fait saint, et que votre dévouement a doublement sanctifié pour moi .

DE BALZAC.

Chapitre 1 Véronique

Dans le Bas-Limoges, au coin de la rue de la Vieille-Poste et de la rue de la Cité, se trouvait, il y a trente ans, une de ces boutiques auxquelles il semble que rien n’ait été changé depuis le moyen âge. De grandes dalles cassées en mille endroits, posées sur le sol qui se montrait humide par places, auraient fait tomber quiconque n’eût pas observé les creux et les élévations de ce singulier carrelage. Les murs poudreux laissaient voir une bizarre mosaïque de bois, et de briques, de pierres et de fer tassés avec une solidité due au temps, peut-être au hasard. Le plancher,composé de poutres colossales, pliait depuis plus de cent ans sans rompre sous le poids des étages supérieurs. Bâtis en colombage, ces étages étaient à l’extérieur couverts en ardoises clouées de manière à dessiner des figures géométriques, et conservaient une image naïve des constructions bourgeoises du vieux temps. Aucune des croisées encadrées de bois, jadis brodées de sculptures aujourd’hui détruites par les intempéries de l’atmosphère, ne se tenait d’aplomb : les unes donnaient du nez, les autres rentraient,quelques-unes voulaient se disjoindre&|160;; toutes avaient du terreau apporté on ne sait comment dans les fentes creusées par lapluie, et d’où s’élançaient au printemps quelques fleurs légères,de timides plantes grimpantes, des herbes grêles. La mousseveloutait les toits et les appuis. Le pilier du coin, quoiqu’enmaçonnerie composite, c’est-à-dire de pierres mêlées de briques etde cailloux, effrayait le regard par sa courbure&|160;; ilparaissait devoir céder quelque jour sous le poids de la maisondont le pignon surplombait d’environ un demi-pied. Aussi l’autoritémunicipale et la grande voirie firent-elles abattre cette maisonaprès l’avoir achetée, afin d’élargir le carrefour. Ce pilier,situé à l’angle des deux rues, se recommandait aux amateursd’antiquités limousines par une jolie niche sculptée où se voyaitune vierge, mutilée pendant la Révolution. Les bourgeois àprétentions archéologiques y remarquaient les traces de la marge enpierre destinée à recevoir les chandeliers où la piété publiqueallumait des cierges, mettait ses ex-voto et des fleurs. Au fond dela boutique, un escalier de bois vermoulu conduisait aux deuxétages supérieurs surmontés d’un grenier. La maison, adossée auxdeux maisons voisines, n’avait point de profondeur, et ne tiraitson jour que des croisées. Chaque étage ne contenait que deuxpetites chambres, éclairées chacune par une croisée, donnant l’unesur la rue de la Cité, l’autre sur la rue de la Vieille-Poste. Aumoyen âge, aucun artisan ne fut mieux logé. Cette maison avaitévidemment appartenu jadis à des faiseurs d’haubergeons, à desarmuriers, à des couteliers, à quelques maîtres dont le métier nehaïssait pas le plein air&|160;; il était impossible d’y voir clairsans que les volets ferrés fussent enlevés sur chaque face où, dechaque côté du pilier, il y avait une porte, comme dans beaucoup demagasins situés au coin de deux rues. A chaque porte, après leseuil en belle pierre usée par les siècles, commençait un petit murà hauteur d’appui, dans lequel était une rainure répétée à lapoutre d’en haut sur laquelle reposait le mur de chaque façade.Depuis un temps immémorial on glissait de grossiers volets danscette rainure, on les assujettissait par d’énormes bandes de ferboulonnées&|160;; puis, les deux portes une fois closes par unmécanisme semblable, les marchands se trouvaient dans leur maisoncomme dans une forteresse. En examinant l’intérieur que, pendantles premières vingt années de ce siècle, les Limousins virentencombré de ferrailles, de cuivre, de ressorts, de fers de roues,de cloches et de tout ce que les démolitions donnent de métaux, lesgens qu’intéressait ce débris de la vieille ville, y remarquaientla place d’un tuyau de forge, indiqué par une longue traînée desuie, détail qui confirmait les conjectures des archéologues sur ladestination primitive de la boutique. Au premier étage, était unechambre et une cuisine&|160;; le second avait deux chambres. Legrenier servait de magasin pour les objets plus délicats que ceuxjetés pêle-mêle dans la boutique. Cette maison, louée d’abord, futplus tard achetée par un nommé Sauviat, marchand forain, qui, de1792 à 1796, parcourut les campagnes dans un rayon de cinquantelieues autour de l’Auvergne, en y échangeant des poteries, desplats, des assiettes, des verres, enfin les choses nécessaires auxplus pauvres ménages, contre de vieux fers, des cuivres, desplombs, contre tout métal sous quelque forme qu’il se déguisât.L’Auvergnat donnait une casserole en terre brune de deux sous pourune livre de plomb, ou pour deux livres de fer, bêche cassée, houebrisée, vieille marmite fendue&|160;; et, toujours juge en sapropre cause, il pesait lui-même sa ferraille. Dès la troisièmeannée, Sauviat joignit à ce commerce celui de la chaudronnerie. En1793, il put acquérir un château vendu nationalement, et ledépeça&|160;; le gain qu’il fit, il le répéta sans doute surplusieurs points de la sphère où il opérait&|160;; plus tard, cespremiers essais lui donnèrent l’idée de proposer une affaire engrand à l’un de ses compatriotes à Paris. Ainsi, la Bande Noire, sicélèbre par ses dévastations, naquit dans la cervelle du vieuxSauviat, le marchand forain que tout Limoges a vu pendantvingt-sept ans dans cette pauvre boutique au milieu de ses clochescassées, de ses fléaux, de ses chaînes, de ses potences, de sesgouttières en plomb tordu, de ses ferrailles de toute espèce&|160;;on doit lui rendre la justice de dire qu’il ne connut jamais ni lacélébrité, ni l’étendue de cette association&|160;; il n’en profitaque dans la proportion des capitaux qu’il avait confiés à lafameuse maison Brézac. Fatigué de courir les foires et lesvillages, l’Auvergnat s’établit à Limoges, où il avait, en 1797,épousé la fille d’un chaudronnier veuf, nommé Champagnac. Quandmourut le beau-père, il acheta la maison où il avait établi d’unemanière fixe son commerce de ferrailleur, après l’avoir encoreexercé dans les campagnes pendant trois ans en compagnie de safemme. Sauviat atteignait à sa cinquantième année quand il épousala fille au vieux Champagnac, laquelle, de son côté, ne devait pasavoir moins de trente ans. Ni belle, ni jolie, la Champagnac étaitnée en Auvergne, et le patois fut une séduction mutuelle&|160;;puis, elle avait cette grosse encolure qui permet aux femmes derésister aux plus durs travaux&|160;; aussi accompagna-t-elleSauviat dans ses courses. Elle rapportait du fer ou du plomb surson dos, et conduisait le méchant fourgon plein de poteries aveclesquelles son mari faisait une usure déguisée. Brune, colorée,jouissant d’une riche santé, la Champagnac montrait, en riant, desdents blanches, hautes et larges comme des amandes&|160;; enfinelle avait le buste et les hanches de ces femmes que la nature afaites pour être mères. Si cette forte fille ne s’était pas plustôt mariée, il fallait attribuer son célibat au sans dot d’Harpagonque pratiquait son père, sans avoir jamais lu Molière. Sauviat nes’effraya point du sans dot&|160;; d’ailleurs un homme de cinquanteans ne devait pas élever de difficultés, puis sa femme allait luiépargner la dépense d’une servante. Il n’ajouta rien au mobilier desa chambre, où, depuis le jour de ses noces jusqu’au jour de sondéménagement, il n’y eut jamais qu’un lit à colonnes, orné d’unepente découpée et de rideaux en serge verte, un bahut, une commode,quatre fauteuils, une table et un miroir, le tout rapporté dedifférentes localités. Le bahut contenait dans sa partie supérieureune vaisselle en étain dont toutes les pièces étaientdissemblables. Chacun peut imaginer la cuisine d’après la chambre àcoucher. Ni le mari, ni la femme ne savaient lire, léger défautd’éducation qui ne les empêchait pas de compter admirablement et defaire le plus florissant de tous les commerces. Sauviat n’achetaitaucun objet sans la certitude de pouvoir le revendre à cent pourcent de bénéfice. Pour se dispenser de tenir des livres et unecaisse, il payait et vendait tout au comptant. Il avait d’ailleursune mémoire si parfaite, qu’un objet, restât-il cinq ans dans saboutique, sa femme et lui se rappelaient, à un liard près, le prixd’achat, enchéri chaque année des intérêts. Excepté pendant letemps où elle vaquait aux soins du ménage, la Sauviat étaittoujours assise sur une mauvaise chaise en bois adossée au pilierde sa boutique&|160;; elle tricotait en regardant les passants,veillant à sa ferraille et la vendant, la pesant, la livrantelle-même si Sauviat voyageait pour des acquisitions. A la pointedu jour on entendait le ferrailleur travaillant ses volets, lechien se sauvait par les rues, et bientôt la Sauviat venait aiderson homme à mettre sur les appuis naturels que les petits mursformaient rue de la Vieille-Poste et rue de la Cité, des sonnettes,de vieux ressorts, des grelots, des canons de fusil cassés, desbrimborions de leur commerce qui servaient d’enseigne et donnaientun air assez misérable à cette boutique où souvent il y avait pourvingt mille francs de plomb, d’acier et de cloches. Jamais, nil’ancien brocanteur forain, ni sa femme, ne parlèrent de leurfortune&|160;; ils la cachaient comme un malfaiteur cache un crime,on les soupçonna longtemps de rogner les louis d’or et les écus.Quand mourut Champagnac, les Sauviat ne firent point d’inventaire,ils fouillèrent avec l’intelligence des rats tous les coins de samaison, la laissèrent nue comme un cadavre, et vendirent eux-mêmesles chaudronneries dans leur boutique. Une fois par an, endécembre, Sauviat allait à Paris, et se servait alors de la voiturepublique. Aussi, les observateurs du quartier présumaient-ils quepour dérober la connaissance de sa fortune, le ferrailleur opéraitses placements lui-même à Paris. On sut plus tard que, lié dans sajeunesse avec un des plus célèbres marchands de métaux de Paris,Auvergnat comme lui, il faisait prospérer ses fonds dans la caissede la maison Brézac, la colonne de cette fameuse associationappelée la Bande Noire, qui s’y forma, comme il a été dit, d’aprèsle conseil de Sauviat, un des participants.

Sauviat était un petit homme gras, à figure fatiguée, doué d’unair de probité qui séduisait le chaland, et cet air lui servait àbien vendre. La sécheresse de ses affirmations et la parfaiteindifférence de son attitude aidaient ses prétentions. Son teintcoloré se devinait difficilement sous la poussière métallique etnoire qui saupoudrait ses cheveux crépus et sa figure marquée depetite-vérole. Son front ne manquait pas de noblesse, ilressemblait au front classique prêté par tous les peintres à saintPierre, le plus rude, le plus peuple et aussi le plus fin desapôtres. Ses mains étaient celles du travailleur infatigable,larges, épaisses, carrées et ridées par des espèces de crevassessolides. Son buste offrait une musculature indestructible. Il nequitta jamais son costume de marchand forain : gros souliersferrés, bas bleus tricotés par sa femme et cachés sous des guêtresen cuir, pantalon de velours vert bouteille, gilet à carreaux d’oùpendait la clef en cuivre de sa montre d’argent attachée par unechaîne en fer que l’usage rendait luisant et poli comme de l’acier,une veste à petites basques en velours pareil au pantalon, puisautour du cou une cravate en rouennerie usée par le frottement dela barbe. Les dimanches et jours de fête, Sauviat portait uneredingote de drap marron si bien soignée, qu’il ne la renouvela quedeux fois en vingt ans.

La vie des forçats peut passer pour luxueuse comparée à celledes Sauviat, ils ne mangeaient de la viande qu’aux jours de fêtescarillonnées. Avant de lâcher l’argent nécessaire à leursubsistance journalière, la Sauviat fouillait dans ses deux pochescachées entre sa robe et son jupon, et n’en ramenait jamais que demauvaises pièces rognées, des écus de six livres ou decinquante-cinq sous, qu’elle regardait avec désespoir avant d’enchanger une. La plupart du temps, les Sauviat se contentaient deharengs, de pois rouges, de fromage, d’œufs durs mêlés dans unesalade, de légumes assaisonnés de la manière la moins coûteuse.Jamais ils ne firent de provisions, excepté quelques bottes d’ailou d’oignons qui ne craignaient rien et ne coûtaient pasgrand’chose&|160;; le peu de bois qu’ils consommaient en hiver, laSauviat l’achetait aux fagotteurs qui passaient, et au jour lejour. A sept heures en hiver, à neuf heures en été, le ménage étaitcouché, la boutique fermée et gardée par leur énorme chien quicherchait sa vie dans les cuisines du quartier. La mère Sauviatn’usait pas pour trois francs de chandelle par an.

La vie sobre et travailleuse de ces gens fut animée par une joiemais une joie naturelle, et pour laquelle ils firent leurs seulesdépenses connues. En mai 1802, la Sauviat eut une fille. Elles’accoucha toute seule, et vaquait aux soins de son ménage cinqjours après. Elle nourrit elle-même son enfant sur sa chaise, enplein vent, continuant à vendre la ferraille pendant que sa petitetétait. Son lait ne coûtant rien, elle laissa téter pendant deuxans sa fille qui ne s’en trouva pas mal. Véronique devint le plusbel enfant de la basse-ville, les passants s’arrêtaient pour lavoir. Les voisines aperçurent alors chez le vieux Sauviat quelquestraces de sensibilité, car on l’en croyait entièrement privé.Pendant que sa femme lui faisait à dîner, le marchand gardait entreses bras la petite, et la berçait en lui chantonnant des refrainsauvergnats. Les ouvriers le virent parfois immobile, regardantVéronique endormie sur les genoux de sa mère. Pour sa fille, iladoucissait sa voix rude, il essuyait ses mains à son pantalonavant de la prendre. Quand Véronique essaya de marcher, le père sepliait sur ses jambes et se mettait à quatre pas d’elle en luitendant les bras et lui faisant des mines qui contractaientjoyeusement les plis métalliques et profonds de sa figure âpre etsévère. Cet homme de plomb, de fer et de cuivre redevint un hommede sang, d’os et de chair. Etait-il le dos appuyé contre sonpilier, immobile comme une statue, un cri de Véroniquel’agitait&|160;; il sautait à travers les ferrailles pour latrouver, car elle passa son enfance à jouer avec les débris dechâteaux amoncelés dans les profondeurs de cette vaste boutique,sans se blesser jamais&|160;; elle allait aussi jouer dans la rueou chez les voisins, sans que l’oeil de sa mère la perdît de vue.Il n’est pas inutile de dire que les Sauviat étaient éminemmentreligieux. Au plus fort de la Révolution, Sauviat observait ledimanche et les fêtes. A deux fois, il manqua de se faire couper lecou pour être allé entendre la messe d’un prêtre non assermenté.Enfin, il fut mis en prison, accusé justement d’avoir favorisé lafuite d’un évêque auquel il sauva la vie. Heureusement le marchandforain, qui se connaissait en limes et en barreaux de fer, puts’évader&|160;; mais il fut condamné à mort par contumace, et, parparenthèse, ne se présenta jamais pour la purger, il mourut mort.Sa femme partageait ses pieux sentiments. L’avarice de ce ménage necédait qu’à la voix de la religion. Les vieux ferrailleursrendaient exactement le pain bénit, et donnaient aux quêtes. Si levicaire de Saint-Etienne venait chez eux pour demander des secours,Sauviat ou sa femme allaient aussitôt chercher sans façons nigrimaces ce qu’ils croyaient être leur quote-part dans les aumônesde la paroisse. La Vierge mutilée de leur pilier fut toujours, dès1799, ornée de buis à Pâques. A la saison des fleurs, les passantsla voyaient fêtée par des bouquets rafraîchis dans des cornets deverre bleu, surtout depuis la naissance de Véronique. Auxprocessions, les Sauviat tendaient soigneusement leur maison dedraps chargés de fleurs, et contribuaient à l’ornement, à laconstruction du reposoir, l’orgueil de leur carrefour.

Véronique Sauviat fut donc élevée chrétiennement. Dès l’âge desept ans, elle eut pour institutrice une sœur grise auvergnate àqui les Sauviat avaient rendu quelques petits services. Tous deux,assez obligeants tant qu’il ne s’agissait que de leur personne oude leur temps, étaient serviables à la manière des pauvres gens,qui se prêtent eux-mêmes avec une sorte de cordialité. La sœurgrise enseigna la lecture et l’écriture à Véronique, elle luiapprit l’histoire du peuple de Dieu, le Catéchisme, l’Ancien et leNouveau-Testament, quelque peu de calcul. Ce fut tout, la sœur crutque ce serait assez, c’était déjà trop. A neuf ans, Véroniqueétonna le quartier par sa beauté, Chacun admirait un visage quipouvait être un jour digne du pinceau des peintres empressés à larecherche du beau idéal. Surnommée la petite Vierge , ellepromettait d’être bien faite et blanche. Sa figure de madone, carla voix du peuple l’avait bien nommée, fut complétée par une richeet abondante chevelure blonde qui fit ressortir la pureté de sestraits. Quiconque a vu la sublime petite Vierge de Titien dans songrand tableau de la Présentation au Temple, saura ce que futVéronique en son enfance : même candeur ingénue, même étonnementséraphique dans les yeux, même altitude noble et simple, même portd’infante.

A onze ans, elle eut la petite-vérole, et ne dut la vie qu’auxsoins de la sœur Marthe. Pendant les deux mois que leur fille futen danger, les Sauviat donnèrent à tout le quartier la mesure deleur tendresse. Sauviat n’alla plus aux ventes, il resta tout letemps dans sa boutique, montant chez sa fille, redescendant demoments en moments, la veillant toutes les nuits, de compagnie avecsa femme. Sa douleur muette parut trop profonde pour que personneosât lui parler, les voisins le regardaient avec compassion, et nedemandaient des nouvelles de Véronique qu’à la sœur Marthe. Durantles jours où le danger atteignit au plus haut degré, les passantset les voisins virent pour la seule et unique fois de la vie deSauviat des larmes roulant longtemps entre ses paupières et tombantle long de ses joues creuses&|160;; il ne les essuya point, ilresta quelques heures comme hébété, n’osant point monter chez safille, regardant sans voir, on aurait pu le voler.

Véronique fut sauvée, mais sa beauté périt. Cette figure,également colorée par une teinte où le brun et le rouge étaientharmonieusement fondus, resta frappée de mille fossettes quigrossirent la peau, dont la pulpe blanche avait été profondémenttravaillée. Le front ne put échapper aux ravages du fléau, ildevint brun et demeura comme martelé. Rien n’est plus discordantque ces tons de brique sous une chevelure blonde, ils détruisentune harmonie préétablie. Ces déchirures du tissu, creuses etcapricieuses, altérèrent la pureté du profil, la finesse de lacoupe du visage, celle du nez, dont la forme grecque se vit àpeine, celle du menton, délicat comme le bord d’une porcelaineblanche. La maladie ne respecta que ce qu’elle ne pouvaitatteindre, les yeux et les dents. Véronique ne perdit pas non plusl’élégance et la beauté de son corps, ni la plénitude de seslignes, ni la grâce de sa taille. Elle fut à quinze ans une bellepersonne, et ce qui consola les Sauviat, une sainte et bonne fille,occupée, travailleuse, sédentaire. A sa convalescence, et après sapremière communion, son père et sa mère lui donnèrent pourhabitation les deux chambres situées au second étage. Sauviat, sirude pour lui et pour sa femme, eut alors quelques soupçons dubien-être&|160;; il lui vint une vague idée de consoler sa filled’une perte qu’elle ignorait encore. La privation de cette beautéqui faisait l’orgueil de ces deux êtres leur rendit Véroniqueencore plus chère et plus précieuse. Un jour, Sauviat apporta surson dos un tapis de hasard, et le cloua lui-même dans la chambre deVéronique. Il garda pour elle, à la vente d’un château, le lit endamas rouge d’une grande dame, les rideaux, les fauteuils et leschaises en même étoffe. Il meubla de vieilles choses, dont le prixlui fut toujours inconnu, les deux pièces où vivait sa fille. Ilmit des pots de réséda sur l’appui de la fenêtre, et rapporta deses courses tantôt des rosiers, tantôt des oeillets, toutes sortesde fleurs que lui donnaient sans doute les jardiniers ou lesaubergistes. Si Véronique avait pu faire des comparaisons, etconnaître le caractère, les mœurs, l’ignorance de ses parents, elleaurait su combien il y avait d’affection dans ces petiteschoses&|160;; mais elle les aimait avec un naturel exquis et sansréflexion. Véronique eut le plus beau linge que sa mère pouvaittrouver chez les marchands. La Sauviat laissait sa fille libre des’acheter pour ses vêtements les étoffes qu’elle désirait. Le pèreet la mère furent heureux de la modestie de leur fille, qui n’eutaucun goût ruineux. Véronique se contentait d’une robe de soiebleue pour les jours de fêtes, et portait les jours ouvrables unerobe de gros mérinos en hiver, d’indienne rayée en été. Ledimanche, elle allait aux offices avec son père et sa mère, à lapromenade après vêpres le long de la Vienne ou aux alentours. Lesjours ordinaires, elle demeurait chez elle, occupée à remplir de latapisserie, dont le prix appartenait aux pauvres, ayant ainsi lesmœurs les plus simples, les plus chastes, les plus exemplaires.Elle ouvrait parfois du linge pour les hospices. Elle entremêla sestravaux de lectures, et ne lut pas d’autres livres que ceux que luiprêtait le vicaire de Saint-Etienne, un prêtre de qui la sœurMarthe avait fait faire la connaissance aux Sauviat.

Pour Véronique, les lois de l’économie domestique furentd’ailleurs entièrement suspendues. Sa mère, heureuse de lui servirune nourriture choisie, lui faisait elle-même une cuisine à part.Le père et la mère mangeaient toujours leurs noix et leur pain dur,leurs harengs, leurs pois fricassés avec du beurre salé, tandis quepour Véronique rien n’était ni assez frais ni assez beau. -Véronique doit vous coûter cher, disait au père Sauviat unchapelier établi en face et qui avait pour son fils des projets surVéronique en estimant à cent mille francs la fortune duferrailleur. – Oui, voisin, oui, répondit le vieux Sauviat, ellepourrait me demander dix écus, je les lui donnerais tout de même.Elle a tout ce qu’elle veut, mais elle ne demande jamais rien.C’est un agneau pour la douceur&|160;!  » Véronique, en effet,ignorait le prix des choses&|160;; elle n’avait jamais eu besoin derien&|160;; elle ne vit de pièce d’or que le jour de son mariage,elle n’eut jamais de bourse à elle&|160;; sa mère lui achetait etlui donnait tout à souhait, si bien que pour faire l’aumône à unpauvre, elle fouillait dans les poches de sa mère.  » – Elle ne vouscoûte pas cher, dit alors le chapelier. – Vous croyez cela,vous&|160;! répondit Sauviat. Vous ne vous en tireriez pas encoreavec quarante écus par an. Et sa chambre&|160;! elle a chez ellepour plus de cent écus de meubles, mais quand on n’a qu’une fille,on peut se laisser aller. Enfin, le peu que nous possédons seratout à elle. – Le peu&|160;? Vous devez être riche, père Sauviat.Voilà quarante ans que vous faites un commerce où il n’y a pas depertes. – Ah&|160;! l’on ne me couperait pas les oreilles pourdouze cents francs&|160;!  » répondit le vieux marchand deferraille.

A compter du jour où Véronique eut perdu la suave beauté quirecommandait son visage de petite fille à l’admiration publique, lepère Sauviat redoubla d’activité. Son commerce se raviva si bien,qu’il fit dès lors plusieurs voyages par an à Paris. Chacun devinaqu’il voulait compenser à force d’argent ce que, dans son langage,il appelait les déchets de sa fille. Quand Véronique eut quinzeans, il se fit un changement dans les mœurs intérieures de lamaison. Le père et la mère montèrent à la nuit chez leur fille,qui, pendant la soirée, leur lisait, à la lueur d’une lampe placéederrière un globe de verre plein d’eau, la Vie des Saints, lesLettres édifiantes, enfin tous les livres prêtés par le vicaire. Lavieille Sauviat tricotait en calculant qu’elle regagnait ainsi leprix de l’huile. Les voisins pouvaient voir de chez eux ces deuxvieilles gens, immobiles sur leurs fauteuils comme deux figureschinoises, écoutant et admirant leur fille de toutes les forcesd’une intelligence obtuse pour tout ce qui n’était pas commerce oufoi religieuse. Il s’est rencontré sans doute dans le monde desjeunes filles aussi pures que l’était Véronique&|160;; mais aucunene fut ni plus pure, ni plus modeste. Sa confession devait étonnerles anges et réjouir la sainte Vierge. A seize ans, elle futentièrement développée, et se montra comme elle devait être. Elleavait une taille moyenne, ni son père ni sa mère n’étaientgrands&|160;; mais ses formes se recommandaient par une souplessegracieuse, par ces lignes serpentines si heureuses, si péniblementcherchées par les peintres, que la Nature trace d’elle-même sifinement, et dont les moelleux contours se révèlent aux yeux desconnaisseurs, malgré les linges et l’épaisseur des vêtements, quise modèlent et se disposent toujours, quoi qu’on fasse, sur le nu.Vraie, simple, naturelle, Véronique mettait en relief cette beautépar des mouvements sans aucune affectation. Elle sortait son pleinet entier effet, s’il est permis d’emprunter ce terme énergique àla langue judiciaire. Elle avait les bras charnus des Auvergnates,la main rouge et potelée d’une belle servante d’auberge, des piedsforts, mais réguliers, et en harmonie avec ses formes. Il sepassait en elle un phénomène ravissant et merveilleux quipromettait à l’amour une femme cachée à tous les yeux. Ce phénomèneétait peut-être une des causes de l’admiration que son père et samère manifestèrent pour sa beauté, qu’ils disaient être divine, augrand étonnement des voisins. Les premiers qui remarquèrent ce faitfurent les prêtres de la cathédrale et les fidèles quis’approchaient de la sainte table. Quand un sentiment violentéclatait chez Véronique, et l’exaltation religieuse à laquelle elleétait livrée alors qu’elle se présentait pour communier doit secompter parmi les vives émotions d’une jeune fille si candide, ilsemblait qu’une lumière intérieure effaçât par ses rayons lesmarques de la petite-vérole. Le pur et radieux visage de sonenfance reparaissait dans sa beauté première. Quoique légèrementvoilé par la couche grossière que la maladie y avait étendue, ilbrillait comme brille mystérieusement une fleur sous l’eau de lamer que le soleil pénètre. Véronique était changée pour quelquesinstants : la petite Vierge apparaissait et disparaissait comme unecéleste apparition. La prunelle de ses yeux, douée d’une grandecontractilité, semblait alors s’épanouir, et repoussait le bleu del’iris, qui ne formait plus qu’un léger cercle. Ainsi cettemétamorphose de l’oeil, devenu aussi vif que celui de l’aigle,complétait le changement étrange du visage. Etait-ce l’orage despassions contenues, était-ce une force venue des profondeurs del’âme qui agrandissait la prunelle en plein jour, comme elles’agrandit ordinairement chez tout le monde dans les ténèbres, enbrunissant ainsi l’azur de ces yeux célestes&|160;? Quoi que cefût, il était impossible de voir froidement Véronique, alorsqu’elle revenait de l’autel à sa place après s’être unie à Dieu, etqu’elle se montrait à la paroisse dans sa primitive splendeur. Sabeauté eût alors éclipsé celle des plus belles femmes. Quel charmepour un homme épris et jaloux que ce voile de chair qui devaitcacher l’épouse à tous les regards, un voile que la main de l’amourlèverait et laisserait retomber sur les voluptés permises&|160;!Véronique avait des lèvres parfaitement arquées qu’on aurait cruespeintes en vermillon, tant y abondait un sang pur et chaud. Sonmenton et le bas de son visage étaient un peu gras, dansl’acception que les peintres donnent à ce mot, et cette formeépaisse est, suivant les lois impitoyables de la physiognomonie,l’indice d’une violence quasi-morbide dans la passion. Elle avaitau-dessus de son front, bien modelé, mais presque impérieux, unmagnifique diadème de cheveux volumineux, abondants et devenuschâtains.

Depuis l’âge de seize ans jusqu’au jour de son mariage,Véronique eut une attitude pensive et pleine de mélancolie. Dansune si profonde solitude, elle devait, comme les solitaires,examiner le grand spectacle de ce qui se passait en elle : leprogrès de sa pensée, la variété des images, et l’essor dessentiments échauffés par une vie pure. Ceux qui levaient le nez enpassant par la rue de la Cité pouvaient voir par les beaux jours lafille des Sauviat assise à sa fenêtre, cousant, brodant ou tirantl’aiguille au-dessus de son canevas d’un air assez songeur. Sa têtese détachait vivement entre les fleurs qui poétisaient l’appui brunet fendillé de ses croisées à vitraux retenus dans leur réseau deplomb. Quelquefois le reflet des rideaux de damas rouge ajoutait àl’effet de cette tête déjà si colorée&|160;; de même qu’une fleurempourprée, elle dominait le massif aérien si soigneusemententretenu par elle sur l’appui de sa fenêtre. Cette vieille maisonnaïve avait donc quelque chose de plus naïf : un portrait de jeunefille, digne de Mieris, de Van Ostade, de Terburg et de Gérard Dow,encadré dans une de ces vieilles croisées quasi détruites, frusteset brunes que leurs pinceaux ont affectionnées. Quand un étranger,surpris de cette construction, restait béant à contempler le secondétage, le vieux Sauviat avançait alors la tête de manière à semettre en dehors de la ligne dessinée par le surplomb, sûr detrouver sa fille à la fenêtre. Le ferrailleur rentrait en sefrottant les mains, et disait à sa femme en patois d’Auvergne :  » -Hé&|160;! la vieille, on admire ton enfant&|160;!  »

En 1820, il arriva, dans la vie simple et dénuée d’événementsque menait Véronique, un accident qui n’eut pas eu d’importancechez toute autre jeune personne, mais qui peut-être exerça sur sonavenir une horrible influence. Un jour de fête supprimée, quirestait ouvrable pour toute la ville, et pendant lequel les Sauviatfermaient boutique, allaient à l’église et se promenaient,Véronique passa, pour aller dans la campagne, devant l’étalage d’unlibraire où elle vit le livre de Paul et Virginie. Elle eut lafantaisie de l’acheter à cause de la gravure, son père paya centsous le fatal volume, et le mit dans la vaste poche de saredingote.  » – Ne ferais-tu pas bien de le montrer à monsieur levicaire&|160;? lui dit sa mère pour qui tout livre imprimé sentaittoujours un peu le grimoire. – J’y pensais&|160;!  » réponditsimplement Véronique.

L’enfant passa la nuit à lire ce roman, l’un des plus touchantslivres de la langue française. La peinture de ce mutuel amour, àdemi biblique et digne des premiers âges du monde, ravagea le cœurde Véronique. Une main, doit-on dire divine ou diabolique, enlevale voile qui jusqu’alors lui avait couvert la Nature. La petitevierge enfouie dans la belle fille trouva le lendemain ses fleursplus belles qu’elles ne l’étaient la veille, elle entendit leurlangage symbolique, elle examina l’azur du ciel avec une fixitépleine d’exaltation&|160;; et des larmes roulèrent alors sans causedans ses yeux. Dans la vie de toutes les femmes, il est un momentoù elles comprennent leur destinée, où leur organisation jusque-làmuette parle avec autorité&|160;; ce n’est pas toujours un hommechoisi par quelque regard involontaire et furtif qui réveille leursixième sens endormi&|160;; mais plus souvent peut-être unspectacle imprévu, l’aspect d’un site, une lecture, le coup d’oeild’une pompe religieuse, un concert de parfums naturels, unedélicieuse matinée voilée de ses fines vapeurs, une divine musiqueaux notes caressantes, enfin quelque mouvement inattendu dans l’âmeou dans le corps. Chez cette fille solitaire, confinée dans cettenoire maison, élevée par des parents simples, quasi rustiques, etqui n’avait jamais entendu de mot impropre, dont la candideintelligence n’avait jamais reçu la moindre idée mauvaise&|160;;chez l’angélique élève de la sœur Marthe et du bon vicaire deSaint-Etienne, la révélation de l’amour, qui est la vie de lafemme, lui fut faite par un livre suave, par la main du Génie. Pourtoute autre, cette lecture eût été sans danger&|160;; pour elle, celivre fut pire qu’un livre obscène. La corruption est relative. Ilest des natures vierges et sublimes qu’une seule pensée corrompt,elle y fait d’autant plus de dégâts que la nécessité d’unerésistance n’a pas été prévue.

Le lendemain, Véronique montra le livre au bon prêtre qui enapprouva l’acquisition, tant la renommée de Paul et Virginie estenfantine, innocente et pure. Mais la chaleur des tropiques et labeauté des paysages&|160;; mais la candeur presque puérile d’unamour presque saint avaient agi sur Véronique. Elle fut amenée parla douce et noble figure de l’auteur vers le culte de l’Idéal,cette fatale religion humaine&|160;! Elle rêva d’avoir pour amantun jeune homme semblable à Paul. Sa pensée caressa de voluptueuxtableaux dans une île embaumée. Elle nomma par enfantillage, uneîle de la Vienne, sise au-dessous de Limoges, presque en face lefaubourg Saint-Martial, l’Ile-de-France. Sa pensée y habita lemonde fantastique que se construisent toutes les jeunes filles, etqu’elles enrichissent de leurs propres perfections. Elle passa deplus longues heures à sa croisée, en regardant passer les artisans,les seuls hommes auxquels, d’après la modeste condition de sesparents, il lui était permis de songer. Habituée sans doute àl’idée d’épouser un homme du peuple, elle trouvait en elle-même desinstincts qui repoussaient toute grossièreté. Dans cette situation,elle dut se plaire à composer quelques-uns de ces romans que toutesles jeunes filles se font pour elles seules. Elle embrassapeut-être avec l’ardeur naturelle à une imagination élégante etvierge, la belle idée d’ennoblir un de ces hommes, de l’élever à lahauteur où la mettaient ses rêves, elle fit peut-être un Paul dequelque jeune homme choisi par ses regards, seulement pour attacherses folles idées sur un être, comme les vapeurs de l’atmosphèrehumide, saisies par la gelée, se cristallisent à une branched’arbre, au bord du chemin. Elle dut se lancer dans un abîmeprofond, car si elle eut souvent l’air de revenir de bien haut enmontrant sur son front comme un reflet lumineux&|160;; plus souventencore, elle semblait tenir à la main des fleurs cueillies au bordde quelque torrent suivi jusqu’au fond d’un précipice. Elle demandapar les soirées chaudes le bras de son vieux père, et ne manquaplus une promenade au bord de la Vienne où elle allait s’extasiantsur les beautés du ciel et de la campagne, sur les rougesmagnificences du soleil couchant, sur les pimpantes délices desmatinées trempées de rosée. Son esprit exhala dès lors un parfum depoésie naturelle. Ses cheveux qu’elle nattait et tordait simplementsur sa tête, elle les lissa, les boucla. Sa toilette connut quelquerecherche. La vigne qui croissait sauvage et naturellement jetéedans les bras du vieil ormeau fut transplantée, taillée, elles’étala sur un treillis vert et coquet.

Au retour d’un voyage que fit à Paris le vieux Sauviat, alorsâgé de soixante-dix ans, en décembre 1822, le vicaire vint un soir,et après quelques phrases insignifiantes :  » – Pensez à mariervotre fille, Sauviat&|160;! dit le prêtre. A votre âge, il ne fautplus remettre l’accomplissement d’un devoir important. – MaisVéronique veut-elle se marier&|160;? demanda le vieillardstupéfait. – Comme il vous plaira, mon père, répondit-elle enbaissant les yeux. – Nous la marierons, s’écria la grosse mèreSauviat en souriant. – Pourquoi ne m’en as-tu rien dit avant mondépart, la mère&|160;? répliqua Sauviat. Je serai forcé deretourner à Paris.  »

Jérôme-Baptiste Sauviat, en homme aux yeux de qui la fortunesemblait constituer tout le bonheur, qui n’avait jamais vu que lebesoin dans l’amour, et dans le mariage qu’un mode de transmettreses biens à un autre soi-même, s’était juré de marier Véronique àun riche bourgeois. Depuis longtemps, cette idée avait pris dans sacervelle la forme d’un préjugé. Son voisin, le chapelier, riche dedeux mille livres de rente, avait déjà demandé pour son fils,auquel il cédait son établissement, la main d’une fille aussicélèbre que l’était Véronique dans le quartier par sa conduiteexemplaire et ses mœurs chrétiennes. Sauviat avait déjà polimentrefusé sans en parler à Véronique. Le lendemain du jour où levicaire, personnage important aux yeux du ménage Sauviat, eut parléde la nécessité de marier Véronique de laquelle il était ledirecteur, le vieillard se rasa, s’habilla comme pour un jour defête, et sortit sans rien dire ni à sa fille ni à sa femme. L’uneet l’autre comprirent que le père allait chercher un gendre. Levieux Sauviat se rendit chez monsieur Graslin.

Monsieur Graslin, riche banquier de Limoges, était comme Sauviatun homme parti sans le sou de l’Auvergne, venu pour êtrecommissionnaire, et qui, placé chez un financier en qualité degarçon de caisse, avait, semblable à beaucoup de financiers, faitson chemin à force d’économie, et aussi par d’heureusescirconstances. Caissier, à vingt-cinq ans, associé dix ans après dela maison Perret et Grossetête, il avait fini par se trouver maîtredu comptoir après avoir désintéressé ces vieux banquiers, tous deuxretirés à la campagne et qui lui laissèrent leurs fonds à manier,moyennant un léger intérêt. Pierre Graslin, alors âgé dequarante-sept ans, passait pour posséder au moins six cent millefrancs. La réputation de fortune de Pierre Graslin avait récemmentgrandi dans tout le Département, chacun avait applaudi à sagénérosité qui consistait à s’être bâti, dans le nouveau quartierde la place des Arbres, destiné à donner à Limoges une physionomieagréable, une belle maison sur le plan d’alignement, et dont lafaçade correspondait à celle d’un édifice public. Cette maison,achevée depuis six mois, Pierre Graslin hésitait à lameubler&|160;; elle lui coûtait si cher qu’il reculait le moment oùil viendrait l’habiter. Son amour-propre l’avait entraîné peut-êtreau delà des lois sages qui jusqu’alors avaient gouverné sa vie. Iljugeait avec le bon sens de l’homme commercial, que l’intérieur desa maison devait être en harmonie avec le programme de la façade.Le mobilier, l’argenterie, et les accessoires nécessaires à la viequ’il mènerait dans son hôtel, allaient, selon son estimation,coûter autant que la construction. Malgré les dires de la ville etles lazzi du commerce, malgré les charitables suppositions de sonprochain, il resta confiné dans le vieux, humide et salerez-de-chaussée où sa fortune s’était faite, rue Montantmanigne. Lepublic glosa&|160;; mais Graslin eut l’approbation de ses deuxvieux commanditaires, qui le louèrent de cette fermeté peu commune.Une fortune, une existence comme celles de Pierre Graslin devaientexciter plus d’une convoitise dans une ville de province. Aussiplus d’une proposition de mariage avait-elle été, depuis dix ans,insinuée à monsieur Graslin. Mais l’état de garçon convenait sibien à un homme occupé du matin au soir, constamment fatigué decourses, accablé de travail, ardent à la poursuite des affairescomme le chasseur à celle du gibier, que Graslin ne donna dansaucun des piéges tendus par les mères ambitieuses qui convoitaientpour leurs filles cette brillante position. Graslin, ce Sauviat dela sphère supérieure, ne dépensait pas quarante sous par jour, etallait vêtu comme son second commis. Deux commis et un garçon decaisse lui suffisaient pour faire des affaires, immenses par lamultiplicité des détails. Un commis expédiait la correspondance, unautre tenait la caisse. Pierre Graslin était, pour le surplus,l’âme et le corps. Ses commis, pris dans sa famille, étaient deshommes sûrs, intelligents, façonnés au travail comme lui-même.Quant au garçon de caisse, il menait la vie d’un cheval de camion.Levé dès cinq heures en tous temps, ne se couchant jamais avantonze heures, Graslin avait une femme à la journée, une vieilleAuvergnate qui faisait la cuisine. La vaisselle de terre brune, lebon gros linge de maison étaient en harmonie avec le train de cettemaison. L’Auvergnate avait ordre de ne jamais dépasser la somme detrois francs pour la totalité de la dépense journalière du ménage.Le garçon de peine servait de domestique. Les commis faisaienteux-mêmes leur chambre. Les tables en bois noirci, les chaisesdépaillées, les casiers, les mauvais bois de lit, tout le mobilierqui garnissait le comptoir et les trois chambres situées au-dessus,ne valaient pas mille francs, y compris une caisse colossale, touteen fer, scellée dans les murs, léguée par ses prédécesseurs, etdevant laquelle couchait le garçon de peine, avec deux chiens à sespieds. Graslin ne hantait pas le monde où il était si souventquestion de lui. Deux ou trois fois par an, il dînait chez leReceveur-général, avec lequel ses affaires le mettaient enrelations suivies. Il mangeait encore quelquefois à laPréfecture&|160;; il avait été nommé membre du Conseil-général duDépartement, à son grand regret.  » – Il perdait là son temps, « disait-il. Parfois ses confrères, quand il concluait avec eux desmarchés, le gardaient à déjeuner ou à dîner. Enfin il était forcéd’aller chez ses anciens patrons qui passaient les hivers àLimoges. Il tenait si peu aux relations de société, qu’envingt-cinq ans, Graslin n’avait pas offert un verre d’eau à qui quece soit. Quand Graslin passait dans la rue, chacun se le montrait,en se disant :  » Voilà monsieur Graslin&|160;!  » C’est-à-dire voilàun homme venu sans le sou à Limoges et qui s’est acquis une fortuneimmense&|160;! Le banquier auvergnat était un modèle que plus d’unpère proposait à son enfant, une épigramme que plus d’une femmejetait à la face de son mari. Chacun peut concevoir par quellesidées un homme devenu le pivot de toute la machine financière duLimousin, fut amené à repousser les diverses propositions demariage qu’on ne se lassait pas de lui faire. Les filles demessieurs Perret et Grossetête avaient été mariées avant queGraslin eût été en position de les épouser, mais comme chacune deces dames avait des filles en bas âge, on finit par laisser Graslintranquille, imaginant que, soit le vieux Perret ou le finGrossetête avait par avance arrangé le mariage de Graslin avec unede leurs petites-filles. Sauviat suivit plus attentivement et plussérieusement que personne la marche ascendante de son compatriote,il l’avait connu lors de son établissement à Limoges&|160;; maisleurs positions respectives changèrent si fort, du moins enapparence, que leur amitié, devenue superficielle, serafraîchissait rarement. Néanmoins, en qualité de compatriote,Graslin ne dédaigna jamais de causer avec Sauviat quand par hasardils se rencontrèrent. Tous deux ils avaient conservé leurtutoiement primitif, mais en patois d’Auvergne seulement. Quand leReceveur-général de Bourges, le plus jeune des frères Grossetête,eut marié sa fille, en 1823, au plus jeune fils du comte deFontaine, Sauviat devina que les Grossetête ne voulaient pointfaire entrer Graslin dans leur famille. Après sa conférence avec lebanquier, le père Sauviat revint joyeux dîner dans la chambre de safille, et dit à ses deux femmes :  » – Véronique sera madameGraslin. – Madame Graslin&|160;? s’écria la mère Sauviatstupéfaite. – Est-ce possible&|160;? dit Véronique à qui lapersonne de Graslin était inconnue mais à l’imagination de laquelleil se produisait comme se produit un des Rothschild à celle d’unegrisette de Paris. – Oui, c’est fait, dit solennellement le vieuxSauviat. Graslin meublera magnifiquement sa maison&|160;; il aurapour notre fille la plus belle voiture de Paris et les plus beauxchevaux du Limousin, il achètera une terre de cinq cent millefrancs pour elle, et lui assurera son hôtel&|160;; enfin Véroniquesera la première de Limoges, la plus riche du département, et ferace qu’elle voudra de Graslin&|160;!  »

Son éducation, ses idées religieuses, son affection sans bornespour son père et sa mère, son ignorance empêchèrent Véronique deconcevoir une seule objection&|160;; elle ne pensa même pas qu’onavait disposé d’elle sans elle. Le lendemain Sauviat partit pourParis et fut absent pendant une semaine environ.

Pierre Graslin était, vous l’imaginez, peu causeur, il allaitdroit et promptement au fait. Chose résolue, chose exécutée. Enfévrier 1822, éclata comme un coup de foudre dans Limoges unesingulière nouvelle : l’hôtel Graslin se meublait richement, desvoitures de roulage venues de Paris se succédaient de jour en jourà la porte et se déballaient dans la cour. Il courut dans la villedes rumeurs sur la beauté, sur le bon goût d’un mobilier moderne ouantique, selon la mode. La maison Odiot expédiait une magnifiqueargenterie par la malle-poste. Enfin, trois voitures, une calèche,un coupé, un cabriolet, arrivaient entortillées de paille, commedes bijoux. – Monsieur Graslin se marie&|160;! Ces mots furent ditspar toutes les bouches dans une seule soirée, dans les salons de lahaute société, dans les ménages, dans les boutiques, dans lesfaubourgs, et bientôt dans tout le Limousin. Mais avec qui&|160;?Personne ne pouvait répondre. Il y avait un mystère à Limoges.

Au retour de Sauviat, eut lieu la première visite nocturne deGraslin, à neuf heures et demie. Véronique, prévenue, attendait,vêtue de sa robe de soie bleue à guimpe sur laquelle retombait unecollerette de linon à grand ourlet. Pour toute coiffure, sescheveux, partagés en deux bandeaux bien lissés, furent rassemblésen mamelon derrière la tête, à la grecque. Elle occupait une chaisede tapisserie auprès de sa mère assise au coin de la cheminée dansun grand fauteuil à dossier sculpté, garni de velours rouge,quelque débris de vieux château. Un grand feu brillait à l’âtre.Sur la cheminée, de chaque côté d’une horloge antique dont lavaleur était certes inconnue aux Sauviat, six bougies dans deuxvieux bras de cuivre figurant des sarments, éclairaient et cettechambre brune et Véronique dans toute sa fleur. La vieille mèreavait mis sa meilleure robe. Par le silence de la rue, à cetteheure silencieuse, sur les douces ténèbres du vieil escalier,apparut Graslin à la modeste et naïve Véronique, encore livrée auxsuaves idées que le livre de Bernardin de Saint-Pierre lui avaitfait concevoir de l’amour.

Petit et maigre, Graslin avait une épaisse chevelure noiresemblable aux crins d’un houssoir, qui faisait vigoureusementressortir son visage rouge comme celui d’un ivrogne émérite, etcouvert de boutons âcres, saignants ou prêts à percer. Sans être nila lèpre ni la dartre, ces fruits d’un sang échaudé par un travailcontinu, par les inquiétudes, par la rage du commerce, par lesveilles, par la sobriété, par une vie sage, semblaient tenir de cesdeux maladies. Malgré les avis de ses associés, de ses commis et deson médecin, le banquier n’avait jamais su s’astreindre auxprécautions médicales qui eussent prévenu, tempéré cette maladie,d’abord légère et qui s’aggravait de jour en jour. Il voulaitguérir, il prenait des bains pendant quelques jours, il buvait laboisson ordonnée&|160;; mais emporté par le courant des affaires,il oubliait le soin de sa personne. Il pensait à suspendre sesaffaires pendant quelques jours, à voyager, à se soigner auxEaux&|160;; mais quel est le chasseur de millions quis’arrête&|160;? Dans cette face ardente, brillaient deux yeux gris,tigrés de fils verdâtres partant de la prunelle, et semés de pointsbruns&|160;; deux yeux avides, deux yeux vifs qui allaient au fonddu cœur, deux yeux implacables, pleins de résolution, de rectitude,de calcul. Graslin avait un nez retroussé, une bouche à grosseslèvres lippues, un front cambré, des pommettes rieuses, desoreilles épaisses à larges bords corrodés par l’âcreté dusang&|160;; enfin c’était le satyre antique, un faune en redingote,en gilet de satin noir, le cou serré d’une cravate blanche. Lesépaules fortes et nerveuses, qui jadis avaient porté des fardeaux,étaient déjà voûtées&|160;; et, sous ce buste excessivementdéveloppé s’agitaient des jambes grêles, assez mal emmanchées à descuisses courtes. Les mains maigres et velues montraient les doigtscrochus des gens habitués à compter des écus. Les plis du visageallaient des pommettes à la bouche par sillons égaux comme cheztous les gens occupés d’intérêts matériels. L’habitude desdécisions rapides se voyait dans la manière dont les sourcilsétaient rehaussés vers chaque lobe du front. Quoique sérieuse etserrée, la bouche annonçait une bonté cachée, une âme excellente,enfouie sous les affaires, étouffée peut-être, mais qui pouvaitrenaître au contact d’une femme. A cette apparition, le cœur deVéronique se contracta violemment, il lui passa du noir devant lesyeux&|160;; elle crut avoir crié&|160;; mais elle était restéemuette, le regard fixe.

– Véronique, voici monsieur Graslin, lui dit alors le vieuxSauviat.

Véronique se leva, salua, retomba sur sa chaise, et regarda samère qui souriait au millionnaire, et qui paraissait, ainsi queSauviat, si heureuse, mais si heureuse que la pauvre fille trouvala force de cacher sa surprise et sa violente répulsion. Dans laconversation qui eut lieu, il fut question de la santé de Graslin.Le banquier se regarda naïvement dans le miroir à tailles ongléeset à cadre d’ébène.  » – Je ne suis pas beau, mademoiselle, dit-il. » Et il expliqua les rougeurs de sa figure par sa vie ardente, ilraconta comment il désobéissait aux ordres de la médecine, il seflatta de changer de visage dès qu’une femme commanderait dans sonménage, et aurait plus soin de lui que lui-même.

– Est-ce qu’on épouse un homme pour son visage, pays&|160;! ditle vieux ferrailleur en donnant à son compatriote une énorme tapesur la cuisse.

L’explication de Graslin s’adressait à ces sentiments naturelsdont est plus ou moins rempli le cœur de toute femme. Véroniquepensa qu’elle-même avait un visage détruit par une horriblemaladie, et sa modestie chrétienne la fit revenir sur sa premièreimpression. En entendant un sifflement dans la rue, Graslindescendit suivi de Sauviat inquiet. Tous deux remontèrentpromptement. Le garçon de peine apportait un premier bouquet defleurs, qui s’était fait attendre. Quand le banquier montra cemonceau de fleurs exotiques dont les parfums envahirent la chambreet qu’il l’offrit à sa future, Véronique éprouva des émotions biencontraires à celles que lui avait causées le premier aspect deGraslin, elle fut comme plongée dans le monde idéal et fantastiquede la nature tropicale. Elle n’avait jamais vu de camélias blancs,elle n’avait jamais senti le cytise des Alpes, la citronnelle, lejasmin des Açores, les volcamérias, les roses musquées, toutesodeurs divines qui sont comme l’excitant de la tendresse, et quichantent au cœur des hymnes de parfums. Graslin laissa Véronique enproie à cette émotion. Depuis le retour du ferrailleur, quand toutdormait dans Limoges, le banquier se coulait le long des mursjusqu’à la maison du père Sauviat. Il frappait doucement auxvolets, le chien n’aboyait pas, le vieillard descendait, ouvrait àson pays, et Graslin passait une heure ou deux dans la pièce brune,auprès de Véronique. Là, Graslin trouva toujours son souperd’Auvergnat servi par la mère Sauviat. Jamais ce singulier amoureuxn’arriva sans offrir à Véronique un bouquet composé des fleurs lesplus rares, cueillies dans la serre de monsieur Grossetête, laseule personne de Limoges qui fût dans le secret de ce mariage. Legarçon de peine allait chercher nuitamment le bouquet que faisaitle vieux Grossetête, lui-même. En deux mois, Graslin vint cinquantefois environ&|160;; chaque fois il apporta quelque riche présent :des anneaux, une montre, une chaîne d’or, un nécessaire, etc.

Ces prodigalités incroyables, un mot les justifiera. La dot deVéronique se composait de presque toute la fortune de son père,sept cent cinquante mille francs. Le vieillard gardait uneinscription de huit mille francs sur le Grand-livre achetée poursoixante mille livres en assignats par son compère Brézac, à qui,lors de son emprisonnement, il les avait confiées, et qui la luiavait toujours gardée, en le détournant de la vendre. Ces soixantemille livres en assignats étaient la moitié de la fortune deSauviat au moment où il courut le risque de périr sur l’échafaud.Brézac avait été, dans cette circonstance, le fidèle dépositaire dureste, consistant en sept cents louis d’or, somme énorme aveclaquelle l’Auvergnat se remit à opérer dès qu’il eut recouvré saliberté. En trente ans, chacun de ces louis s’était changé en unbillet de mille francs, à l’aide toutefois de la rente duGrand-livre, de la succession Champagnac, des bénéfices accumulésdu commerce et des intérêts composés qui grossissaient dans lamaison Brézac. Brézac avait pour Sauviat une probe amitié, comme enont les Auvergnats entre eux. Aussi quand Sauviat allait voir lafaçade de l’hôtel Graslin, se disait-il en lui-même :  » – Véroniquedemeurera dans ce palais&|160;!  » Il savait qu’aucune fille enLimousin n’avait sept cent cinquante mille francs en mariage, etdeux cent cinquante mille francs en espérance. Graslin, son gendred’élection, devait donc infailliblement épouser Véronique.

Véronique eut tous les soirs un bouquet qui, le lendemain paraitson petit salon et qu’elle cachait aux voisins. Elle admira cesdélicieux bijoux, ces perles, ces diamants, ces bracelets, cesrubis qui plaisent à toutes les filles d’Eve&|160;; elle setrouvait moins laide ainsi parée. Elle vit sa mère heureuse de cemariage, et n’eut aucun terme de comparaison&|160;; elle ignoraitd’ailleurs les devoirs, la fin du mariage&|160;; enfin elleentendit la voix solennelle du vicaire de Saint-Etienne lui vantantGraslin comme un homme d’honneur, avec qui elle mènerait une viehonorable. Véronique consentit donc à recevoir les soins demonsieur Graslin. Quand, dans une vie recueillie et solitaire commecelle de Véronique, il se produit une seule personne qui vient tousles jours, cette personne ne saurait être indifférente : ou elleest haïe, et l’aversion justifiée par la connaissance approfondiedu caractère la rend insupportable&|160;; ou l’habitude de la voirblase pour ainsi dire les yeux sur les défauts corporels. L’espritcherche des compensations. Cette physionomie occupe la curiosité,d’ailleurs les traits s’animent, il en sort quelques beautésfugitives. Puis on finit par découvrir l’intérieur caché sous laforme. Enfin les premières impressions une fois vaincues,l’attachement prend d’autant plus de force, que l’âme s’y obstinecomme à sa propre création. On aime. Là est la raison des passionsconçues par de belles personnes pour des êtres laids en apparence.La forme, oubliée par l’affection, ne se voit plus chez unecréature dont l’âme est alors seule appréciée. D’ailleurs labeauté, si nécessaire à une femme, prend chez l’homme un caractèresi étrange, qu’il y a peut-être autant de dissentiment entre lesfemmes sur la beauté de l’homme qu’entre les hommes sur la beautédes femmes. Après mille réflexions, après bien des débats avecelle-même, Véronique laissa donc publier les bans. Dès lors, il nefut bruit dans tout Limoges que de cette aventure incroyable.Personne n’en connaissait le secret, l’énormité de la dot. Si cettedot eût été connue, Véronique aurait pu choisir un mari&|160;; maispeut-être aussi eût-elle été trompée&|160;! Graslin passait pours’être pris d’amour. Il vint des tapissiers de Paris, quiarrangèrent la belle maison. On ne parla dans Limoges que desprofusions du banquier : on chiffrait la valeur des lustres, onracontait les dorures du salon, les sujets des pendules&|160;; ondécrivait les jardinières, les chauffeuses, les objets de luxe, lesnouveautés. Dans le jardin de l’hôtel Graslin, il y avait,au-dessus d’une glacière, une volière délicieuse, et chacun futsurpris d’y voir des oiseaux rares, des perroquets, des faisans dela Chine, des canards inconnus, car on vint les voir. Monsieur etmadame Grossetête, vieilles gens considérés dans Limoges, firentplusieurs visites chez les Sauviat accompagnés de Graslin. MadameGrossetête, femme respectable, félicita Véronique sur son heureuxmariage. Ainsi l’Eglise, la Famille, le Monde, tout jusqu’auxmoindres choses fut complice de ce mariage.

Au mois d’avril, les invitations officielles furent remises cheztoutes les connaissances de Graslin. Par une belle journée, unecalèche et un coupé attelés à l’anglaise de chevaux limousinschoisis par le vieux Grossetête, arrivèrent à onze heures devant lamodeste boutique du ferrailleur, amenant, au grand émoi duquartier, les anciens patrons du marié et ses deux commis. La ruefut pleine de monde accouru pour voir la fille des Sauviat, à quile plus renommé coiffeur de Limoges avait posé sur ses beauxcheveux la couronne des mariées, et un voile de dentelled’Angleterre du plus haut prix. Véronique était simplement mise enmousseline blanche. Une assemblée assez imposante des femmes lesplus distinguées de la ville attendait la noce à la cathédrale, oùl’Evêque, connaissant la piété des Sauviat, daignait marierVéronique. La mariée fut trouvée généralement laide. Elle entradans son hôtel, et y marcha de surprise en surprise. Un dînerd’apparat devait précéder le bal, auquel Graslin avait invitépresque tout Limoges. Le dîner, donné à l’Evêque, au Préfet, auPrésident de la Cour, au Procureur-général, au Maire, au Général,aux anciens patrons de Graslin et à leurs femmes, fut un triomphepour la mariée qui, semblable à toutes les personnes simples etnaturelles, montra des grâces inattendues. Aucun des mariés nesavaient danser, Véronique continua donc de faire les honneurs dechez elle, et se concilia l’estime, les bonnes grâces de la plupartdes personnes avec lesquelles elle fit connaissance, en demandant àGrossetête, qui se prit de belle amitié pour elle, desrenseignements sur chacun. Elle ne commit ainsi aucune méprise. Cefut pendant cette soirée que les deux anciens banquiers annoncèrentla fortune, immense en Limousin, donnée par le vieux Sauviat à safille. Dès neuf heures, le ferrailleur était allé se coucher chezlui, laissant sa femme présider au coucher de la mariée. Il fut ditdans toute la ville que madame Graslin était laide, mais bienfaite.

Le vieux Sauviat liquida ses affaires, et vendit alors sa maisonà la Ville. Il acheta sur la rive gauche de la Vienne une maison decampagne située entre Limoges et le Cluzeau, à dix minutes dufaubourg Saint-Martial, où il voulut finir tranquillement ses joursavec sa femme. Les deux vieillards eurent un appartement dansl’hôtel Graslin, et dînèrent une ou deux fois par semaine avec leurfille, qui prit souvent leur maison pour but de promenade. Ce reposfaillit tuer le vieux ferrailleur. Heureusement Graslin trouvamoyen d’occuper son beau-père. En 1825, le banquier fut obligé deprendre à son compte une manufacture de porcelaine, auxpropriétaires de laquelle il avait avancé de fortes sommes, et quine pouvaient les lui rendre qu’en lui vendant leur établissement.Par ses relations et en y versant des capitaux, Graslin fit decette fabrique une des premières de Limoges&|160;; puis il larevendit avec de gros bénéfices, trois ans après. Il donna donc lasurveillance de ce grand établissement, situé précisément dans lefaubourg Saint-Martial, à son beau-père qui, malgré sessoixante-douze ans, fut pour beaucoup dans la prospérité de cetteaffaire et s’y rajeunit. Graslin put alors conduire ses affaires enville et n’avoir aucun souci d’une manufacture qui, sans l’activitépassionnée du vieux Sauviat, l’aurait obligé peut-être à s’associeravec un de ses commis, et à perdre une portion des bénéfices qu’ily trouva tout en sauvant ses capitaux engagés. Sauviat mourut en1827, par accident. En présidant à l’inventaire de la fabrique, iltomba dans une charasse, espèce de boîte à claire-voie oùs’emballent les porcelaines&|160;; il se fit une blessure légère àla jambe et ne la soigna pas&|160;; la gangrène s’y mit, il nevoulut jamais se laisser couper la jambe et mourut. La veuveabandonna deux cent cinquante mille francs environ dont secomposait la succession de Sauviat, en se contentant d’une rente dedeux cents francs par mois, qui suffisait amplement à ses besoins,et que son gendre prit l’engagement de lui servir. Elle garda sapetite maison de campagne, où elle vécut seule et sans servante,sans que sa fille pût la faire revenir sur cette décision maintenueavec l’obstination particulière aux vieilles gens. La mère Sauviatvint voir d’ailleurs presque tous les jours sa fille, de même quesa fille continua de prendre pour but de promenade la maison decampagne d’où l’on jouissait d’une charmante vue sur la Vienne. Delà se voyait cette île affectionnée par Véronique, et de laquelleelle avait fait jadis son Ile-de-France.

Pour ne pas troubler par ces incidents l’histoire du ménageGraslin, il a fallu terminer celle des Sauviat en anticipant surces événements, utiles cependant à l’explication de la vie cachéeque mena madame Graslin. La vieille mère, ayant remarqué combienl’avarice de Graslin pouvait gêner sa fille, s’était longtempsrefusée à se dépouiller du reste de sa fortune&|160;; maisVéronique, incapable de prévoir un seul des cas où les femmesdésirent la jouissance de leur bien, insista par des raisonspleines de noblesse, elle voulut alors remercier Graslin de luiavoir rendu sa liberté de jeune fille.

La splendeur insolite qui accompagna le mariage de Graslin avaitfroissé toutes ses habitudes et contrarié son caractère. Ce grandfinancier était un très-petit esprit. Véronique n’avait pas pujuger l’homme avec lequel elle devait passer sa vie. Durant sescinquante-cinq visites, Graslin n’avait jamais laissé voir quel’homme commercial, le travailleur intrépide qui concevait,devinait, soutenait les entreprises, analysait les affairespubliques en les rapportant toutefois à l’échelle de la Banque.Fasciné par le million du beau-père, le parvenu se montra généreuxpar calcul&|160;; mais s’il fit grandement les choses, il futentraîné par le printemps du mariage, et par ce qu’il nommait safolie, par cette maison encore appelée aujourd’hui l’hôtel Graslin.Après s’être donné des chevaux, une calèche, un coupé,naturellement il s’en servit pour rendre ses visites de mariage,pour aller à ces dîners et à ces bals, nommés retours de noces ,que les sommités administratives et les maisons riches rendirentaux nouveaux mariés. Dans le mouvement qui l’emportait en dehors desa sphère, Graslin prit un jour de réception, et fit venir uncuisinier de Paris. Pendant une année environ, il mena donc letrain que devait mener un homme qui possédait seize cent millefrancs, et qui pouvait disposer de trois millions en comprenant lesfonds qu’on lui confiait. Il fut alors le personnage le plusmarquant de Limoges. Pendant cette année, il mit généreusementvingt-cinq pièces de vingt francs tous les mois dans la bourse demadame Graslin. Le beau monde de la ville s’occupa beaucoup deVéronique au commencement de son mariage, espèce de bonne fortunepour la curiosité presque toujours sans aliment en province.Véronique fut d’autant plus étudiée qu’elle apparaissait dans lasociété comme un phénomène&|160;; mais elle y demeura dansl’attitude simple et modeste d’une personne qui observait desmœurs, des usages, des choses inconnues en voulant s’y conformer.Déjà proclamée laide, mais bien faite, elle fut alors regardéecomme bonne, mais stupide. Elle apprenait tant de choses, elleavait tant à écouter et à voir, que son air, ses discours prêtèrentà ce jugement une apparence de justesse. Elle eut d’ailleurs unesorte de torpeur qui ressemblait au manque d’esprit. Le mariage, cedur métier, disait-elle, pour lequel l’Eglise, le Code et sa mèrelui avaient recommandé la plus grande résignation, la plus parfaiteobéissance, sous peine de faillir à toutes les lois humaines et decauser d’irréparables malheurs, la jeta dans un étourdissement quiatteignit parfois à un délire vertigineux. Silencieuse etrecueillie, elle s’écoutait autant qu’elle écoutait les autres. Enéprouvant la plus violente difficulté d’être, selon l’expression deFontenelle, et qui allait croissant, elle était épouvantéed’elle-même. La nature regimba sous les ordres de l’âme, et lecorps méconnut la volonté. La pauvre créature, prise au piége,pleura sur le sein de la grande mère des pauvres et des affligés,elle eut recours à l’Eglise, elle redoubla de ferveur, elle confiales embûches du démon à son vertueux directeur, elle pria. Jamais,en aucun temps de sa vie, elle ne remplit ses devoirs religieuxavec plus d’élan qu’alors. Le désespoir de ne pas aimer son mari laprécipitait avec violence au pied des autels, où des voix divineset consolatrices lui recommandaient la patience.

Elle fut patiente et douce, elle continua de vivre en attendantles bonheurs de la maternité.  » – Avez-vous vu ce matin madameGraslin, disaient les femmes entre elles, le mariage ne lui réussitpas, elle était verte. – Oui, mais auriez-vous donné votre fille àun homme comme monsieur Graslin. On n’épouse point impunément unpareil monstre.  » Depuis que Graslin s’était marié, toutes lesmères qui, pendant dix ans, l’avaient pourchassé, l’accablaientd’épigrammes. Véronique maigrissait et devenait réellement laide.Ses yeux se fatiguèrent, ses traits grossirent, elle parut honteuseet gênée. Ses regards offrirent cette triste froideur, tantreprochée aux dévotes. Sa physionomie prit des teintes grises. Ellese traîna languissamment pendant cette première année de mariage,ordinairement si brillante pour les jeunes femmes. Aussichercha-t-elle bientôt des distractions dans la lecture, enprofitant du privilége qu’ont les femmes mariées de tout lire. Ellelut les romans de Walter Scott, les poèmes de lord Byron, lesœuvres de Schiller et de Goëthe, enfin la nouvelle et l’anciennelittérature. Elle apprit à monter à cheval, à danser et à dessiner.Elle lava des aquarelles et des sépia, recherchant avec ardeurtoutes les ressources que les femmes opposent aux ennuis de lasolitude. Enfin elle se donna cette seconde éducation que lesfemmes tiennent presque toutes d’un homme, et qu’elle ne tint qued’elle-même. La supériorité d’une nature franche, libre, élevéecomme dans un désert, mais fortifiée par la religion, lui avaitimprimé une sorte de grandeur sauvage et des exigences auxquellesle monde de la province ne pouvait offrir aucune pâture. Tous leslivres lui peignaient l’amour, elle cherchait une application à seslectures, et n’apercevait de passion nulle part. L’amour restaitdans son cœur à l’état de ces germes qui attendent un coup desoleil. Sa profonde mélancolie engendrée par de constantesméditations sur elle-même la ramena par des sentiers obscurs auxrêves brillants de ses derniers jours de jeune fille. Elle dutcontempler plus d’une fois ses anciens poèmes romanesques en endevenant alors à la fois le théâtre et le sujet. Elle revit cetteîle baignée de lumière, fleurie, parfumée où tout lui caressaitl’âme. Souvent ses yeux pâlis embrassèrent les salons avec unecuriosité pénétrante : les hommes y ressemblaient tous à Graslin,elle les étudiait et semblait interroger leurs femmes&|160;; maisen n’apercevant aucune de ses douleurs intimes répétées sur lesfigures, elle revenait sombre et triste, inquiète d’elle-même. Lesauteurs qu’elle avait lus le matin répondaient à ses plus hautssentiments, leur esprit lui plaisait&|160;; et le soir elleentendait des banalités qu’on ne déguisait même pas sous une formespirituelle, des conversations sottes, vides, ou remplies par desintérêts locaux, personnels, sans importance pour elle. Elles’étonnait de la chaleur déployée dans des discussions où il nes’agissait point de sentiment, pour elle l’âme de la vie. On la vitsouvent les yeux fixes, hébétée, pensant sans doute aux heures desa jeunesse ignorante, passées dans cette chambre pleined’harmonies, alors détruites comme elle. Elle sentit une horriblerépugnance à tomber dans le gouffre de petitesses où tournaient lesfemmes parmi lesquelles elle était forcée de vivre. Ce dédain écritsur son front, sur ses lèvres, et mal déguisé, fut pris pourl’insolence d’une parvenue. Madame Graslin observa sur tous lesvisages une froideur, et sentit dans tous les discours une âcretédont les raisons lui furent inconnues, car elle n’avait pas encorepu se faire une amie assez intime pour être éclairée ou conseilléepar elle&|160;; l’injustice qui révolte les petits esprits ramèneen elles-mêmes les âmes élevées, et leur communique une sorted’humilité&|160;; Véronique se condamna, chercha ses torts&|160;;elle voulut être affable, on la prétendit fausse&|160;; elleredoubla de douceur, on la fit passer pour hypocrite, et sadévotion venait en aide à la calomnie&|160;; elle fit des frais,elle donna des dîners et des bals, elle fut taxée d’orgueil.

Malheureuse dans toutes ses tentatives, mal jugée, repoussée parl’orgueil bas et taquin qui distingue la société de province, oùchacun est toujours armé de prétentions et d’inquiétudes, madameGraslin rentra dans la plus profonde solitude. Elle revint avecamour dans les bras de l’Eglise. Son grand esprit, entouré d’unechair si faible, lui fit voir dans les commandements multipliés ducatholicisme autant de pierres plantées le long des précipices dela vie, autant de tuteurs apportés par de charitables mains poursoutenir la faiblesse humaine durant le voyage&|160;; elle suivitdonc avec la plus grande rigueur les moindres pratiquesreligieuses. Le parti libéral inscrivit alors madame Graslin aunombre des dévotes de la ville, elle fut classée parmi les Ultras.Aux différents griefs que Véronique avait innocemment amassés,l’esprit de parti joignit donc ses exaspérations périodiques : maiscomme elle ne perdait rien à cet ostracisme, elle abandonna lemonde, et se jeta dans la lecture qui lui offrait des ressourcesinfinies. Elle médita sur les livres, elle compara les méthodes,elle augmenta démesurément la portée de son intelligence etl’étendue de son instruction, elle ouvrit ainsi la porte de son âmeà la Curiosité. Durant ce temps d’études obstinées où la religionmaintenait son esprit, elle obtint l’amitié de monsieur Grossetête,un de ces vieillards chez lesquels la vie de province a rouillé lasupériorité, mais qui, au contact d’une vive intelligence,reprennent par places quelque brillant. Le bonhomme s’intéressavivement à Véronique qui le récompensa de cette onctueuse et doucechaleur de cœur particulière aux vieillards en déployant, pour lui,le premier, les trésors de son âme et les magnificences de sonesprit cultivé si secrètement, et alors chargé de fleurs. Lefragment d’une lettre écrite en ce temps à monsieur Grossetêtepeindra la situation où se trouvait cette femme qui devait donnerun jour les gages d’un caractère si ferme et si élevé.

 » Les fleurs que vous m’avez envoyées pour le bal étaientcharmantes, mais elles m’ont suggéré de cruelles réflexions. Cesjolies créatures cueillies par vous et destinées à mourir sur monsein et dans mes cheveux en ornant une fête, m’ont fait songer àcelles qui naissent et meurent dans vos bois sans avoir été vues,et dont les parfums n’ont été respirés par personne. Je me suisdemandé pourquoi je dansais, pourquoi je me parais, de même que jedemande à Dieu pourquoi je suis dans ce monde. Vous le voyez, monami, tout est piége pour le malheureux, les moindres chosesramènent les malades à leur mal&|160;; mais le plus grand tort decertains maux est la persistance qui les fait devenir une idée. Unedouleur constante n’est-elle pas alors une pensée divine&|160;?Vous aimez les fleurs pour elles-mêmes&|160;; tandis que je lesaime comme j’aime à entendre une belle musique. Ainsi, comme jevous le disais, le secret d’une foule de choses me manque. Vous,mon vieil ami, vous avez une passion, vous êtes horticulteur. Avotre retour en ville, communiquez-moi votre goût, faites quej’aille à ma serre, d’un pied agile comme vous allez à la vôtre,contempler les développements des plantes, vous épanouir et fleuriravec elles, admirer ce que vous avez créé, voir des couleursnouvelles, inespérées qui s’étalent et croissent sous vos yeux parla vertu de vos soins. Je sens un ennui navrant. Ma serre à moi necontient que des âmes souffrantes. Les misères que je m’efforce desoulager m’attristent l’âme, et quand je les épouse, quand aprèsavoir vu quelque jeune femme sans linge pour son nouveau-né,quelque vieillard sans pain, j’ai pourvu à leurs besoins, lesémotions que m’a causées leur détresse calmée ne suffisent pas àmon âme. Ah&|160;! mon ami, je sens en moi des forces superbes, etmalfaisantes peut-être, que rien ne peut humilier, que les plusdurs commandements de la religion n’abattent point. En allant voirma mère, et me trouvant seule dans la campagne, il me prend desenvies de crier, et je crie. Il semble que mon corps est la prisonoù quelque mauvais génie retient une créature gémissant etattendant les paroles mystérieuses qui doivent briser une formeimportune&|160;; mais la comparaison n’est pas juste. Chez moi,n’est-ce pas au contraire le corps qui s’ennuie, si je puisemployer cette expression. La religion n’occupe-t-elle pas mon âme,la lecture et ses richesses ne nourrissent-elles pas incessammentmon esprit&|160;? Pourquoi désiré-je une souffrance qui romprait lapaix énervante de ma vie&|160;? Si quelque sentiment, quelque manieà cultiver ne vient à mon aide, je me sens aller dans un gouffre oùtoutes les idées s’émoussent, où le caractère s’amoindrit, où lesressorts se détendent, où les qualités s’assouplissent, où toutesles forces de l’âme s’éparpillent, et où je ne serai plus l’êtreque la nature a voulu que je sois. Voilà ce que signifient mescris. Que ces cris ne vous empêchent pas de m’envoyer des fleurs.Votre amitié si douce et si bienveillante m’a, depuis quelquesmois, réconciliée avec moi-même. Oui, je me trouve heureuse desavoir que vous jetez un coup d’oeil ami sur mon âme à la foisdéserte et fleurie, que vous avez une parole douce pour accueillirà son retour la fugitive à demi brisée qui a monté le chevalfougueux du Rêve.  »

A l’expiration de la troisième année de son mariage, Graslin,voyant sa femme ne plus se servir de ses chevaux, et trouvant unbon marché, les vendit&|160;; il vendit les voitures, renvoya lecocher, se laissa prendre son cuisinier par l’Evêque, et leremplaça par une cuisinière. Il ne donna plus rien à sa femme, enlui disant qu’il paierait tous ses mémoires. Il fut le plus heureuxmari du monde, en ne rencontrant aucune résistance à ses volontéschez cette femme qui lui avait apporté un million de fortune.Madame Graslin, nourrie, élevée sans connaître l’argent, sans êtreobligée de le faire entrer comme un élément indispensable dans lavie, était sans mérite dans son abnégation. Graslin retrouva dansun coin du secrétaire les sommes qu’il avait remises à sa femme,moins l’argent des aumônes et celui de la toilette, laquelle futpeu dispendieuse à cause des profusions de la corbeille de mariage.Graslin vanta Véronique à tout Limoges comme le modèle des femmes.Il déplora le luxe de ses ameublements, et fit tout empaqueter. Lachambre, le boudoir et le cabinet de toilette de sa femme furentexceptés de ses mesures conservatrices qui ne conservèrent rien,car les meubles s’usent aussi bien sous les housses que sanshousses. Il habita le rez-de-chaussée de sa maison, où ses bureauxétaient établis, il y reprit sa vie, en chassant aux affaires avecla même activité que par le passé. L’Auvergnat se crut un excellentmari d’assister au dîner et au déjeûner préparés par les soins desa femme&|160;; mais son inexactitude fut si grande, qu’il ne luiarriva pas dix fois par mois de commencer les repas avecelle&|160;; aussi par délicatesse exigea-t-il qu’elle ne l’attendîtpoint. Néanmoins Véronique restait jusqu’à ce que Graslin fût venu,pour le servir elle-même, voulant au moins accomplir sesobligations d’épouse en quelque point visible. Jamais le banquier,à qui les choses du mariage étaient assez indifférentes, et quin’avait vu que sept cent cinquante mille francs dans sa femme, nes’aperçut des répulsions de Véronique. Insensiblement, il abandonnamadame Graslin pour les affaires. Quant il voulut mettre un litdans une chambre attenant à son cabinet, elle s’empressa de lesatisfaire. Ainsi, trois ans après leur mariage, ces deux êtres malassortis se retrouvèrent chacun dans leur sphère primitive, heureuxl’un et l’autre d’y retourner. L’homme d’argent, riche de dix-huitcent mille francs, revint avec d’autant plus de force à seshabitudes avaricieuses, qu’il les avait momentanémentquittées&|160;; ses deux commis et son garçon de peine furent mieuxlogés, un peu mieux nourris&|160;; telle fut la différence entre leprésent et le passé. Sa femme eut une cuisinière et une femme dechambre, deux domestiques indispensables&|160;; mais, excepté lestrict nécessaire, il ne sortit rien de sa caisse pour son ménage.Heureuse de la tournure que les choses prenaient, Véronique vitdans le bonheur du banquier les compensations de cette séparationqu’elle n’eût jamais demandée : elle ne savait pas être aussidésagréable à Graslin que Graslin était repoussant pour elle. Cedivorce secret la rendit à la fois triste et joyeuse, elle comptaitsur la maternité pour donner un intérêt à sa vie&|160;; mais malgréleur résignation mutuelle, les deux époux avaient atteint à l’année1828 sans avoir d’enfant.

Ainsi, au milieu de sa magnifique maison, et enviée par touteune ville, madame Graslin se trouva dans la solitude où elle étaitdans le bouge de son père, moins l’espérance, moins les joiesenfantines de l’ignorance. Elle y vécut dans les ruines de seschâteaux en Espagne, éclairée par une triste expérience, soutenuepar sa foi religieuse, occupée des pauvres de la ville qu’ellecombla de bienfaits. Elle faisait des layettes pour les enfants,elle donnait des matelas et des draps à ceux qui couchaient sur lapaille&|160;; elle allait partout suivie de sa femme de chambre,une jeune Auvergnate que sa mère lui procura, et qui s’attachacorps et âme à elle&|160;; elle en fit un vertueux espion, chargéede découvrir les endroits où il y avait une souffrance à calmer,une misère à adoucir. Cette bienfaisance active, mêlée au plusstrict accomplissement des devoirs religieux, fut ensevelie dans unprofond mystère et dirigée d’ailleurs par les curés de la ville,avec qui Véronique s’entendait pour toutes ses bonnes œuvres, afinde ne pas laisser perdre entre les mains du vice l’argent utile àdes malheurs immérités.

Pendant cette période, elle conquit une amitié tout aussi vive,tout aussi précieuse que celle du vieux Grossetête, elle devintl’ouaille bien-aimée d’un prêtre supérieur, persécuté pour sonmérite incompris, un des Grands-vicaires du diocèse, nommé l’abbéDutheil. Ce prêtre appartenait à cette minime portion du clergéfrançais qui penche vers quelques concessions, qui voudraitassocier l’Eglise aux intérêts populaires pour lui fairereconquérir, par l’application des vraies doctrines évangéliques,son ancienne influence sur les masses, qu’elle pourrait alorsrelier à la monarchie. Soit que l’abbé Dutheil eût reconnul’impossibilité d’éclairer la cour de Rome et le haut clergé, soitqu’il eût sacrifié ses opinions à celles de ses supérieurs, ildemeura dans les termes de la plus rigoureuse orthodoxie, tout ensachant que la seule manifestation de ses principes lui fermait lechemin de l’épiscopat. Ce prêtre éminent offrait la réunion d’unegrande modestie chrétienne et d’un grand caractère. Sans orgueil niambition, il restait à son poste en y accomplissant ses devoirs aumilieu des périls. Les Libéraux de la ville ignoraient les motifsde sa conduite, ils s’appuyaient de ses opinions et le comptaientcomme un patriote, mot qui signifie révolutionnaire dans la languecatholique. Aimé par les inférieurs qui n’osaient proclamer sonmérite, mais redouté par ses égaux qui l’observaient, il gênaitl’Evêque. Ses vertus et son savoir, enviés peut-être, empêchaienttoute persécution&|160;; il était impossible de se plaindre de lui,quoiqu’il critiquât les maladresses politiques par lesquelles leTrône et le Clergé se compromettaient mutuellement&|160;; il ensignalait les résultats à l’avance et sans succès, comme la pauvreCassandre, également maudite avant et après la chute de sa patrie.A moins d’une révolution, l’abbé Dutheil devait rester comme une deces pierres cachées dans les fondations, et sur laquelle toutrepose. On reconnaissait son utilité, mais on le laissait à saplace, comme la plupart des solides esprits dont l’avénement aupouvoir est l’effroi des médiocrités. Si, comme l’abbé deLamennais, il eût pris la plume, il aurait été sans doute comme luifoudroyé par la cour de Rome. L’abbé Dutheil était imposant. Sonextérieur annonçait une de ces âmes profondes, toujours unies etcalmes à la surface. Sa taille élevée, sa maigreur, ne nuisaientpoint à l’effet général de ses lignes, qui rappelaient celles quele génie des peintres espagnols ont le plus affectionnées pourreprésenter les grands méditateurs monastiques, et celles trouvéesrécemment par Thorwaldsen pour les apôtres. Presque roides, ceslongs plis du visage, en harmonie avec ceux du vêtement, ont cettegrâce que le moyen âge a mise en relief dans les statues mystiquescollées au portail de ses églises. La gravité des pensées, celle dela parole et celle de l’accent s’accordaient chez l’abbé Dutheil etlui seyaient bien. A voir ses yeux noirs, creusés par lesaustérités, et entourés d’un cercle brun, à voir son front jaunecomme une vieille pierre, sa tête et ses mains presque décharnées,personne n’eût voulu entendre une voix et des maximes autres quecelles qui sortaient de sa bouche. Cette grandeur purementphysique, d’accord avec la grandeur morale, donnait à ce prêtrequelque chose de hautain, de dédaigneux, aussitôt démenti par samodestie et par sa parole, mais qui ne prévenait pas en sa faveur.Dans un rang élevé, ces avantages lui eussent fait obtenir sur lesmasses cet ascendant nécessaire, et qu’elles laissent prendre surelles par des hommes ainsi doués&|160;; mais les supérieurs nepardonnent jamais à leurs inférieurs de posséder les dehors de lagrandeur, ni de déployer cette majesté tant prisée des anciens etqui manque si souvent aux organes du pouvoir moderne.

Par une de ces bizarreries qui ne semblera naturelle qu’aux plusfins courtisans, l’autre Vicaire-général, l’abbé de Grancour, petithomme gras, au teint fleuri, aux yeux bleus, et dont les opinionsétaient contraires à celles de l’abbé Dutheil, allait assezvolontiers avec lui, sans néanmoins rien témoigner qui pût luiravir les bonnes grâces de l’Evêque, auquel il aurait toutsacrifié. L’abbé de Grancour croyait au mérite de son collègue, ilen reconnaissait les talents, il admettait secrètement sa doctrineet la condamnait publiquement&|160;; car il était de ces gens quela supériorité attire et intimide, qui la haïssent et qui néanmoinsla cultivent.  » – Il m’embrasserait en me condamnant,  » disait delui l’abbé Dutheil. L’abbé de Grancour n’avait ni amis ni ennemis,il devait mourir Vicaire-général. Il se dit attiré chez Véroniquepar le désir de conseiller une si religieuse et si bienfaisantepersonne, et l’Evêque l’approuva&|160;; mais au fond il futenchanté de pouvoir passer quelques soirées avec l’abbéDutheil.

Ces deux prêtres vinrent dès lors voir assez régulièrementVéronique, afin de lui faire une sorte de rapport sur lesmalheureux, et discuter les moyens de les moraliser en lessecourant. Mais d’année en année, monsieur Graslin resserra lescordons de sa bourse en apprenant, malgré les ingénieusestromperies de sa femme et d’Aline, que l’argent demandé ne servaitni à la maison, ni à la toilette. Il se courrouça quand il calculace que la charité de sa femme coûtait à sa caisse. Il voulutcompter avec la cuisinière, il entra dans les minuties de ladépense, et montra quel grand administrateur il était, endémontrant par la pratique que sa maison devait aller splendidementavec mille écus. Puis il composa, de clerc à maître, avec sa femmepour ses dépenses en lui allouant cent francs par mois, et vantacet accord comme une magnificence royale. Le jardin de sa maison,livré à lui-même, fut fait le dimanche par le garçon de peine, quiaimait les fleurs. Après avoir renvoyé le jardinier, Graslinconvertit la serre en un magasin où il déposa les marchandisesconsignées chez lui en garantie de ses prêts. Il laissa mourir defaim les oiseaux de la grande volière pratiquée au-dessus de laglacière, afin de supprimer la dépense de leur nourriture. Enfin ils’autorisa d’un hiver où il ne gela point pour ne plus payer letransport de la glace. En 1828, il n’était pas une chose de luxequi ne fût condamnée. La parcimonie régna sans opposition à l’hôtelGraslin. La face du maître, améliorée pendant les trois ans passésprès de sa femme, qui lui faisait suivre avec exactitude lesprescriptions du médecin, redevint plus rouge, plus ardente, plusfleurie que par le passé. Les affaires prirent une si grandeextension, que le garçon de peine fut promu, comme le maîtreautrefois, aux fonctions de caissier, et qu’il fallut trouver unAuvergnat pour les gros travaux de la maison Graslin.

Ainsi, quatre ans après son mariage, cette femme si riche ne putdisposer d’un écu. A l’avarice de ses parents succéda l’avarice deson mari. Madame Graslin ne comprit la nécessité de l’argent qu’aumoment où sa bienfaisance fut gênée.

Au commencement de l’année 1828, Véronique avait retrouvé lasanté florissante qui rendit si belle l’innocente jeune filleassise à sa fenêtre dans la vieille maison, rue de la Cité&|160;;mais elle avait alors acquis une grande instruction littéraire,elle savait et penser et parler. Un jugement exquis donnait à sontrait de la profondeur. Habituée aux petites choses du monde&|160;;elle portait avec une grâce infinie les toilettes à la mode. Quandpar hasard, vers ce temps, elle reparaissait dans un salon, elles’y vit, non sans surprise, entourée par une sorte d’estimerespectueuse. Ce sentiment et cet accueil furent dus aux deuxVicaires-généraux et au vieux Grossetête. Instruits d’une si bellevie cachée et de bienfaits si constamment accomplis, l’Evêque etquelques personnes influentes avaient parlé de cette fleur de piétévraie, de cette violette parfumée de vertus, et il s’était faitalors en faveur et à l’insu de madame Graslin une de ces réactionsqui, lentement préparées, n’en ont que plus de durée et desolidité. Ce revirement de l’opinion amena l’influence du salon deVéronique, qui fut dès cette année hanté par les supériorités de laville, et voici comment. Le jeune vicomte de Grandville fut envoyé,vers la fin de cette année, en qualité de Substitut, au parquet dela cour de Limoges, précédé de la réputation que l’on fait d’avanceen province à tous les Parisiens. Quelques jours après son arrivée,en pleine soirée de Préfecture, il répondit à une assez sottedemande, que la femme la plus aimable, la plus spirituelle, la plusdistinguée de la ville était madame Graslin.  » – Elle en estpeut-être aussi la plus belle&|160;? demanda la femme duReceveur-général. – Je n’ose en convenir devant vous,répliqua-t-il. Je suis alors dans le doute. Madame Graslin possèdeune beauté qui ne doit vous inspirer aucune jalousie, elle ne semontre jamais au grand jour. Madame Graslin est belle pour ceuxqu’elle aime, et vous êtes belle pour tout le monde. Chez madameGraslin, l’âme, une fois mise en mouvement par un enthousiasmevrai, répand sur sa figure une expression qui la change. Saphysionomie est comme un paysage triste en hiver, magnifique enété, le monde la verra toujours en hiver. Quand elle cause avec desamis sur quelque sujet littéraire ou philosophique, sur desquestions religieuses qui l’intéressent, elle s’anime, et ilapparaît soudain une femme inconnue d’une beauté merveilleuse. « Cette déclaration, fondée sur la remarque du phénomène qui jadisrendait Véronique si belle à son retour de la sainte-table, fitgrand bruit dans Limoges, où, pour le moment le nouveau Substitut,à qui la place d’Avocat-général était, dit-on, promise, jouait lepremier rôle. Dans toutes les villes de province, un homme élevé dequelques lignes au-dessus des autres devient pour un temps plus oumoins long l’objet d’un engouement qui ressemble à del’enthousiasme, et qui trompe l’objet de ce culte passager. C’est àce caprice social que nous devons les génies d’arrondissement, lesgens méconnus, et leurs fausses supériorités incessammentchagrinées. Cet homme, que les femmes mettent à la mode, est plussouvent un étranger qu’un homme du pays&|160;; mais à l’égard duvicomte de Grandville, ces admirations, par un cas rare, ne setrompèrent point.

Madame Graslin était la seule avec laquelle le Parisien avait puéchanger ses idées et soutenir une conversation variée. Quelquesmois après son arrivée, le Substitut attiré par le charme croissantde la conversation et des manières de Véronique, proposa donc àl’abbé Dutheil, et à quelques hommes remarquables de la ville, dejouer au whist chez madame Graslin. Véronique reçut alors cinq foispar semaine&|160;; car elle voulut se ménager pour sa maison,dit-elle, deux jours de liberté. Quand madame Graslin eut autourd’elle les seuls hommes supérieurs de la ville, quelques autrespersonnes ne furent pas fâchées de se donner un brevet d’esprit enfaisant partie de sa société. Véronique admit chez elle les troisou quatre militaires remarquables de la garnison et del’état-major. La liberté d’esprit dont jouissaient ses hôtes, ladiscrétion absolue à laquelle on était tenu sans convention et parl’adoption des manières de la société la plus élevée, rendirentVéronique extrêmement difficile sur l’admission de ceux quibriguèrent l’honneur de sa compagnie. Les femmes de la ville nevirent pas sans jalousie madame Graslin entourée des hommes lesplus spirituels, les plus aimables de Limoges&|160;; mais sonpouvoir fut alors d’autant plus étendu qu’elle fut plusréservée&|160;; elle accepta quatre ou cinq femmes étrangères,venues de Paris avec leurs maris, et qui avaient en horreur lecommérage des provinces. Si quelque personne en dehors de ce monded’élite faisait une visite, par un accord tacite, la conversationchangeait aussitôt, les habitués ne disaient plus que des riens.L’hôtel Graslin fut donc une oasis où les esprits supérieurs sedésennuyèrent de la vie de province, où les gens attachés augouvernement purent causer à cœur ouvert sur la politique sansavoir à craindre qu’on répétât leurs paroles, où l’on se moquafinement de tout ce qui était moquable, où chacun quitta l’habit desa profession pour s’abandonner à son vrai caractère. Ainsi, aprèsavoir été la plus obscure fille de Limoges, après avoir étéregardée comme nulle, laide et sotte, au commencement de l’année1828, madame Graslin fut regardée comme la première personne de laville et la plus célèbre du monde féminin. Personne ne venait lavoir le matin, car chacun connaissait ses habitudes de bienfaisanceet la ponctualité de ses pratiques religieuses&|160;; elle allaitpresque toujours entendre la première messe, afin de ne pasretarder le déjeuner de son mari qui n’avait aucune régularité,mais qu’elle voulait toujours servir. Graslin avait fini pars’habituer à sa femme en cette petite chose. Jamais Graslin nemanquait à faire l’éloge de sa femme, il la trouvait accomplie,elle ne lui demandait rien, il pouvait entasser écus sur écus ets’épanouir dans le terrain des affaires&|160;; il avait ouvert desrelations avec la maison Brézac, il voguait par une marcheascendante et progressive sur l’océan commercial&|160;; aussi, sonintérêt surexcité le maintenait-il dans la calme et enivrantefureur des joueurs attentifs aux grands événements du tapis vert dela Spéculation.

Pendant cet heureux temps, et jusqu’au commencement de l’année1829, madame Graslin arriva, sous les yeux de ses amis, à un pointde beauté vraiment extraordinaire, et dont les raisons ne furentjamais bien expliquées. Le bleu de l’iris s’agrandit comme unefleur et diminua le cercle brun des prunelles, en paraissant trempéd’une lueur moite et languissante, pleine d’amour. On vit blanchir,comme un faîte à l’aurore, son front illuminé par des souvenirs,par des pensées de bonheur, et ses lignes se purifièrent à quelquesfeux intérieurs. Son visage perdit ces ardents tons bruns quiannonçaient un commencement d’hépatite, la maladie des tempéramentsvigoureux ou des personnes dont l’âme est souffrante, dont lesaffections sont contrariées. Ses tempes devinrent d’une adorablefraîcheur. On voyait enfin souvent, par échappées, le visagecéleste, digne de Raphaël, que la maladie avait encroûté comme leTemps encrasse une toile de ce grand maître. Ses mains semblèrentplus blanches, ses épaules prirent une délicieuse plénitude, sesmouvements jolis et animés rendirent à sa taille flexible et soupletoute sa valeur. Les femmes de la ville l’accusèrent d’aimermonsieur de Grandville, qui d’ailleurs lui faisait une courassidue, et à laquelle Véronique opposa les barrières d’une pieuserésistance. Le Substitut professait pour elle une de cesadmirations respectueuses à laquelle ne se trompaient point leshabitués de ce salon. Les prêtres et les gens d’esprit devinèrentbien que cette affection, amoureuse chez le jeune magistrat, nesortait pas des bornes permises chez madame Graslin. Lassé d’unedéfense appuyée sur les sentiments les plus religieux, le vicomtede Grandville avait, à la connaissance des intimes de cettesociété, de faciles amitiés qui cependant n’empêchaient point saconstante admiration et son culte auprès de la belle madameGraslin, car telle était, en 1829, son surnom à Limoges. Les plusclairvoyants attribuèrent le changement de physionomie qui renditVéronique encore plus charmante pour ses amis, aux secrètes délicesqu’éprouve toute femme, même la plus religieuse, à se voircourtisée, à la satisfaction de vivre enfin dans le milieu quiconvenait à son esprit, au plaisir d’échanger ses idées, et quidissipa l’ennui de sa vie, au bonheur d’être entourée d’hommesaimables, instruits, de vrais amis dont l’attachement s’accroissaitde jour en jour. Peut-être eût-il fallu des observateurs encoreplus profonds, plus perspicaces ou plus défiants que les habituésde l’hôtel Graslin, pour deviner la grandeur sauvage, la force dupeuple que Véronique avait refoulée au fond de son âme. Siquelquefois elle fut surprise, en proie à la torpeur d’uneméditation ou sombre, ou simplement pensive, chacun de ses amissavait qu’elle portait en son cœur bien des misères, qu’elles’était sans doute initiée le matin à bien des douleurs, qu’ellepénétrait en des sentines où les vices épouvantaient par leurnaïveté&|160;; souvent le Substitut, devenu bientôt Avocat-généralla gronda de quelque bienfait inintelligent que, dans les secretsde ses instructions correctionnelles, la Justice avait trouvé commeun encouragement à des crimes ébauchés.  » – Vous faut-il del’argent pour quelques-uns de vos pauvres&|160;? lui disait alorsle vieux Grossetête en lui prenant la main, je serai complice devos bienfaits. – Il est impossible de rendre tout le monderiche&|160;!  » répondait-elle en poussant un soupir. Aucommencement de cette année, arriva l’événement qui devait changerentièrement la vie intérieure de Véronique, et métamorphoser lamagnifique expression de sa physionomie, pour en faire d’ailleursun portrait mille fois plus intéressant aux yeux des peintres.Assez inquiet de sa santé, Graslin ne voulut plus, au granddésespoir de sa femme, habiter son rez-de-chaussée, il remonta dansl’appartement conjugal où il se fit soigner. Ce fut bientôt unenouvelle à Limoges que l’état de madame Graslin, elle étaitgrosse&|160;; sa tristesse, mélangée de joie, occupa ses amis quidevinèrent alors que, malgré ses vertus, elle s’était trouvéeheureuse de vivre séparée de son mari. Peut-être avait-elle espéréde meilleures destinées, depuis le jour où l’Avocat-général lui fitla cour&|160;; car il avait déjà refusé d’épouser la plus richehéritière du Limousin. Dès lors les profonds politiques quifaisaient entre deux parties de whist la police des sentiments etdes fortunes, avaient soupçonné le magistrat et la jeune femme defonder sur l’état maladif du banquier des espérances presqueruinées par cet événement. Les troubles profonds qui marquèrentcette période de la vie de Véronique, les inquiétudes qu’un premieraccouchement cause aux femmes, et qui, dit-on, offre des dangersalors qu’il arrive après la première jeunesse, rendirent ses amisplus attentifs auprès d’elle&|160;; chacun d’eux déploya millepetits soins qui lui prouvèrent combien leurs affections étaientvives et solides.

Chapitre 2Tascheron

Dans cette même année, Limoges eut le terrible spectacle et ledrame singulier du procès Tascheron, dans lequel le magistratdéploya les talents qui plus tard le firent nommerProcureur-général.

Un vieillard qui habitait une maison isolée dans le faubourgSaint-Etienne fut assassiné. Un grand jardin fruitier sépare dufaubourg cette maison, également séparée de la campagne par unjardin d’agrément au bout duquel sont d’anciennes serresabandonnées. La rive de la Vienne forme devant cette habitation untalus rapide dont l’inclinaison permet de voir la rivière. La couren pente finit à la berge par un petit mur où, de distance endistance, s’élèvent des pilastres réunis par des grilles, plus pourl’ornement que pour la défense, car les barreaux sont en boispeint. Ce vieillard nommé Pingret, célèbre par son avarice, vivaitavec une seule servante, une campagnarde à laquelle il faisaitfaire ses labours. Il soignait lui-même ses espaliers, taillait sesarbres, récoltait ses fruits, et les envoyait vendre en ville,ainsi que des primeurs à la culture desquelles il excellait. Lanièce de ce vieillard et sa seule héritière, mariée à un petitrentier de la ville, monsieur des Vanneaulx, avait maintes foisprié son oncle de prendre un homme pour garder sa maison, en luidémontrant qu’il y gagnerait les produits de plusieurs carrésplantés d’arbres en plein vent où il semait lui-même desgrenailles, mais il s’y était constamment refusé. Cettecontradiction chez un avare donnait matière à bien des causeriesconjecturales dans les maisons où les des Vanneaulx passaient lasoirée. Plus d’une fois, les plus divergentes réflexionsentrecoupèrent les parties de boston. Quelques esprits matoisavaient conclu en présumant un trésor enfoui dans les luzernes. – « Si j’étais à la place de madame des Vanneaulx, disait un agréablerieur, je ne tourmenterais point mon oncle ; si onl’assassine, eh ! bien, on l’assassinera. J’hériterais. « Madame des Vanneaulx voulait faire garder son oncle, comme lesentrepreneurs du Théâtre-Italien prient leur ténor à recettes de sebien couvrir le gosier, et lui donnent leur manteau quand il aoublié le sien. Elle avait offert au petit Pingret un superbe chiende basse-cour, le vieillard le lui avait renvoyé par JeanneMalassis, sa servante :  » – Votre oncle ne veut point d’une bouchede plus à la maison,  » dit-elle à madame des Vanneaulx. L’événementprouva combien les craintes de la nièce étaient fondées. Pingretfut assassiné, pendant une nuit noire, au milieu d’un carré deluzerne où il ajoutait sans doute quelques louis à un pot pleind’or. La servante, réveillée par la lutte, avait eu le courage devenir au secours du vieil avare, et le meurtrier s’était trouvédans l’obligation de la tuer pour supprimer son témoignage. Cecalcul, qui détermine presque toujours les assassins à augmenter lenombre de leurs victimes, est un malheur engendré par la peinecapitale qu’ils ont en perspective. Ce double meurtre futaccompagné de circonstances bizarres qui devaient donner autant dechances à l’Accusation qu’à la Défense. Quand les voisins furentune matinée sans voir ni le petit père Pingret ni saservante ; lorsqu’en allant et venant, ils examinèrent samaison à travers les grilles de bois et qu’ils trouvèrent, contretout usage, les portes et les fenêtres fermées, il y eut dans lefaubourg Saint-Etienne une rumeur qui remonta jusqu’à la rue desCloches où demeurait madame des Vanneaulx. La nièce avait toujoursl’esprit préoccupé d’une catastrophe, elle avertit la Justice quienfonça les portes. On vit bientôt dans les quatre carrés, quatretrous vides, et jonchés à l’entour par les débris de pots pleinsd’or la veille. Dans deux des trous mal rebouchés, les corps dupère Pingret et de Jeanne Malassis avaient été ensevelis avec leurshabits. La pauvre fille était accourue pieds nus, en chemise.Pendant que le Procureur du roi, le commissaire de police et lejuge d’Instruction recueillaient les éléments de la procédure,l’infortuné des Vanneaulx recueillait les débris des pots, etcalculait la somme volée d’après leur contenance. Les magistratsreconnurent la justesse des calculs, en estimant à mille pièces parpot les trésors envolés ; mais ces pièces étaient-elles dequarante-huit ou de quarante, de vingt-quatre ou de vingtfrancs ? Tous ceux qui, dans Limoges, attendaient deshéritages, partagèrent la douleur des des Vanneaulx. Lesimaginations limousines furent vivement stimulées par le spectaclede ces pots à or brisés. Quant au petit père Pingret, qui souventvenait vendre des légumes lui-même au marché, qui vivait d’oignonset de pain, qui ne dépensait pas trois cents francs par an, quin’obligeait ou ne désobligeait personne, et n’avait pas fait unscrupule de bien dans le faubourg Saint-Etienne, il n’excita pas lemoindre regret. Quant à Jeanne Malassis, son héroïsme, que le vieilavare aurait à peine récompensé, fut jugé comme intempestif ;le nombre des âmes qui l’admirèrent fut petit en comparaison deceux qui dirent : – Moi j’aurais joliment dormi !

Les gens de justice ne trouvèrent ni encre ni plume pourverbaliser dans cette maison nue, délabrée, froide et sinistre. Lescurieux et l’héritier aperçurent alors les contresens qui seremarquent chez certains avares. L’effroi du petit vieillard pourla dépense éclatait sur les toits non réparés qui ouvraient leursflancs à la lumière, à la pluie, à la neige ; dans leslézardes vertes qui sillonnaient les murs, dans les portes pourriesprès de tomber au moindre choc, et les vitres en papier non huilé.Partout des fenêtres sans rideaux, des cheminées sans glaces nichenets et dont l’âtre propre était garni d’une bûche ou de petitsbois presque vernis par la sueur du tuyau ; puis des chaisesboiteuses, deux couchettes maigres et plates, des pots fêlés, desassiettes rattachées, des fauteuils manchots ; à son lit, desrideaux que le temps avait brodés de ses mains hardies, unsecrétaire mangé par les vers où il serrait ses graines, du lingeépaissi par les reprises et les coutures ; enfin un tas dehaillons qui ne vivaient que soutenus par l’esprit du maître, etqui, lui mort, tombèrent en loques, en poudre, en dissolutionchimique, en ruines, en je ne sais quoi sans nom, dès que les mainsbrutales de l’héritier furieux ou des gens officiels y touchèrent.Ces choses disparurent comme effrayées d’une vente publique. Lagrande majorité de la capitale du Limousin s’intéressa longtemps àces braves des Vanneaulx qui avaient deux enfants ; mais quandla Justice crut avoir trouvé l’auteur présumé du crime, cepersonnage absorba l’attention, il devint un héros et les desVanneaulx restèrent dans l’ombre du tableau.

Vers la fin du mois de mars, madame Graslin avait éprouvé déjàquelques-uns de ces malaises que cause une première grossesse etqui ne peuvent plus se cacher. La Justice informait alors sur lecrime commis au faubourg Saint-Etienne, et l’assassin n’était pasencore arrêté. Véronique recevait ses amis dans sa chambre àcoucher, on y faisait la partie. Depuis quelques jours, madameGraslin ne sortait plus, elle avait eu déjà plusieurs de cescaprices singuliers attribués chez toutes les femmes à lagrossesse ; sa mère venait la voir presque tous les jours, etces deux femmes restaient ensemble pendant des heures entières. Ilétait neuf heures, les tables de jeu restaient sans joueurs, toutle monde causait de l’assassinat et des des Vanneaulx.L’Avocat-général entra.

– Nous tenons l’assassin du père Pingret, dit-il d’un airjoyeux.

– Qui est-ce ? lui demanda-t-on de toutes parts.

– Un ouvrier porcelainier dont la conduite est excellente et quidevait faire fortune. Il travaillait à l’ancienne manufacture devotre mari, dit-il en se tournant vers madame Graslin.

– Qui est-ce ? demanda Véronique d’une voix faible.

– Jean-François Tascheron.

– Le malheureux ! répondit-elle. Oui, je l’ai vu plusieursfois, mon pauvre père me l’avait recommandé comme un sujetprécieux.

– Il n’y était déjà plus avant la mort de Sauviat, il avaitpassé dans la fabrique de messieurs Philippart qui lui ont fait desavantages, répondit la vieille Sauviat. Mais ma fille est-elleassez bien pour entendre cette conversation ? dit-elle enregardant madame Graslin qui était devenue blanche comme sesdraps.

Dès cette soirée, la vieille mère Sauviat abandonna sa maison etvint malgré ses soixante-six ans, se constituer la garde-malade desa fille. Elle ne quitta pas la chambre, les amis de madame Graslinla trouvèrent à toute heure héroïquement placée au chevet du lit oùelle s’adonnait à son éternel tricot, couvant du regard Véroniquecomme au temps de la petite vérole, répondant pour elle et nelaissant pas toujours entrer les visites. L’amour maternel etfilial de la mère et de la fille était si bien connu dans Limoges,que les façons de la vieille femme n’étonnèrent personne.

Quelques jours après, quand l’Avocat-général voulut raconter lesdétails que toute la ville recherchait avidement sur Jean-FrançoisTascheron, en croyant amuser la malade, la Sauviat l’interrompitbrusquement en lui disant qu’il allait encore causer de mauvaisrêves à madame Graslin. Véronique pria monsieur de Grandvilled’achever, en le regardant fixement. Ainsi les amis de madameGraslin connurent les premiers et chez elle, par l’Avocat-général,le résultat de l’instruction qui devait devenir bientôt publique.Voici, mais succinctement, les éléments de l’acte d’accusation quepréparait alors le Parquet.

Jean-François Tascheron était fils d’un petit fermier chargé defamille qui habitait le bourg de Montégnac. Vingt ans avant cecrime, devenu célèbre en Limousin, le canton de Montégnac serecommandait par ses mauvaises mœurs. Le parquet de Limoges disaitproverbialement que sur cent condamnés du Département, cinquanteappartenaient à l’Arrondissement d’où dépendait Montégnac. Depuis1816, deux ans après l’envoi du curé Bonnet, Montégnac avait perdusa triste réputation, ses habitants avaient cessé d’envoyer leurcontingent aux Assises. Ce changement fut attribué généralement àl’influence que monsieur Bonnet exerçait sur cette Commune, jadisle foyer des mauvais sujets qui désolèrent la contrée. Le crime deJean-François Tascheron rendit tout à coup à Montégnac son anciennerenommée. Par un insigne effet du hasard la famille Tascheron étaitpresque la seule du pays qui eût conservé ces vieilles mœursexemplaires et ces habitudes religieuses que les observateursvoient aujourd’hui disparaître de plus en plus dans lescampagnes ; elle avait donc fourni un point d’appui au curé,qui naturellement la portait dans son cœur. Cette famille,remarquable par sa probité, par son union, par son amour dutravail, n’avait offert que de bons exemples à Jean-FrançoisTascheron. Amené à Limoges par l’ambition louable de gagnerhonorablement une fortune dans l’industrie, ce garçon avait quittéle bourg au milieu des regrets de ses parents et de ses amis qui lechérissaient. Durant deux années d’apprentissage, sa conduite futdigne d’éloges, aucun dérangement sensible n’avait annoncé le crimehorrible par lequel finissait sa vie. Jean-François Tascheron avaitpassé à étudier et à s’instruire le temps que les autres ouvriersdonnent à la débauche ou au cabaret. Les perquisitions les plusminutieuses de la justice de province, qui a beaucoup de temps àelle, n’apportèrent aucune lumière sur les secrets de cetteexistence. Soigneusement questionnée, l’hôtesse de la maigre maisongarnie où demeurait Jean-François, n’avait jamais logé de jeunehomme dont les mœurs fussent aussi pures, dit-elle. Il était d’uncaractère aimable et doux, quasi gai. Environ une année avant decommettre ce crime, son humeur parut changée, il découcha plusieursfois par mois, et souvent quelques nuits de suite, dans quellepartie de la ville ? elle l’ignorait. Seulement, elle pensaplusieurs fois, par l’état des souliers, que son locataire revenaitde la campagne. Quoiqu’il sortît de la ville, au lieu de prendredes souliers ferrés, il se servait d’escarpins. Avant de partir, ilse faisait la barbe, se parfumait et mettait du linge blanc.L’Instruction étendit ses perquisitions jusque dans les maisonssuspectes et chez les femmes de mauvaise vie, mais Jean-FrançoisTascheron y était inconnu. L’Instruction alla chercher desrenseignements dans la classe des ouvrières et des grisettes, maisaucune des filles dont la conduite était légère n’avait eu derelations avec l’inculpé. Un crime sans motif est inconcevable,surtout chez un jeune homme à qui sa tendance vers l’instruction etson ambition devaient faire accorder des idées et un senssupérieurs à ceux des autres ouvriers. Le Parquet et le juged’Instruction attribuèrent à la passion du jeu l’assassinat commispar Tascheron ; mais, après de minutieuses recherches, il futdémontré que le prévenu n’avait jamais joué. Jean-François serenferma tout d’abord dans un système de dénégation qui, enprésence du Jury, devait tomber devant les preuves, mais qui dénotal’intervention d’une personne pleine de connaissances judiciaires,ou douée d’un esprit supérieur.

Les preuves, dont voici les principales, étaient, comme dansbeaucoup d’assassinats, à la fois graves et légères. L’absence deTascheron pendant la nuit du crime, sans qu’il voulut dire où ilétait. Le prévenu ne daignait pas forger un alibi. Un fragment desa blouse déchirée à son insu par la pauvre servante dans la lutte,emporté par le vent, retrouvé dans un arbre. Sa présence le soirautour de la maison remarquée par des passants, par des gens dufaubourg, et qui, sans le crime, ne s’en seraient pas souvenus. Unefausse clef fabriquée par lui-même pour entrer par la porte quidonnait sur la campagne, et assez habilement enterrée dans un destrous, à deux pieds en contre-bas, mais où fouilla par hasardmonsieur des Vanneaulx, pour savoir si le trésor n’avait pas deuxétages. L’Instruction finit par trouver qui avait fourni le fer,qui prêta l’étau, qui donna la lime. Cette clef fut le premierindice, elle mit sur la voie de Tascheron arrêté sur la limite duDépartement, dans un bois où il attendait le passage d’unediligence. Une heure plus tard, il eût été parti pour l’Amérique.Enfin, malgré le soin avec lequel les marques des pas furenteffacées dans les terres labourées et sur la boue du chemin, legarde-champêtre avait trouvé des empreintes d’escarpins,soigneusement décrites et conservées. Quand on fit desperquisitions chez Tascheron, les semelles de ses escarpins,adaptées à ces traces, y correspondirent parfaitement. Cette fatalecoïncidence confirma les observations de la curieuse hôtesse.L’Instruction attribua le crime à une influence étrangère et non àune résolution personnelle. Elle crut à une complicité, quedémontrait l’impossibilité d’emporter les sommes enfouies. Quelquefort que soit un homme, il ne porte pas très-loin vingt-cinq millefrancs en or. Si chaque pot contenait cette somme, les quatreavaient nécessité quatre voyages. Or, une circonstance singulièredéterminait l’heure à laquelle le crime avait été commis. Dansl’effroi que les cris de son maître durent lui causer, JeanneMalassis, en se levant, avait renversé la table de nuit surlaquelle était sa montre. Cette montre, le seul cadeau que lui eûtfait l’avare en cinq ans, avait eu son grand ressort brisé par lechoc, elle indiquait deux heures après minuit. Vers la mi-mars,époque du crime, le jour arrive entre cinq et six heures du matin.A quelque distance que les sommes eussent été transportées,Tascheron n’avait donc pu, dans le cercle des hypothèses embrassépar l’Instruction et le Parquet, opérer à lui seul cet enlèvement.Le soin avec lequel Tascheron avait ratissé les traces des pas ennégligeant celles des siens révélait une mystérieuse assistance.Forcée d’inventer, la Justice attribua ce crime à une frénésied’amour ; et l’objet de cette passion ne se trouvant pas dansla classe inférieure, elle jeta les yeux plus haut. Peut-être unebourgeoise, sûre de la discrétion d’un jeune homme taillé en Séïde,avait-elle commencé un roman dont le dénoûment étaithorrible ? Cette présomption était presque justifiée par lesaccidents du meurtre. Le vieillard avait été tué à coups de bêche.Ainsi son assassinat était le résultat d’une fatalité soudaine,imprévue, fortuite. Les deux amants avaient pu s’entendre pourvoler, et non pour assassiner. L’amoureux Tascheron et l’avarePingret, deux passions implacables s’étaient rencontrées sur lemême terrain, attirées toutes deux par l’or dans les ténèbresépaisses de la nuit. Afin d’obtenir quelque lueur sur cette sombredonnée, la Justice employa contre une sœur très-aimée deJean-François la ressource de l’arrestation et de la mise ausecret, espérant pénétrer par elle les mystères de la vie privée dufrère. Denise Tascheron se renferma dans un système de dénégationdicté par la prudence, et qui la fit soupçonner d’être instruitedes causes du crime, quoiqu’elle ne sût rien. Cette détentionallait flétrir sa vie. Le prévenu montrait un caractère bien rarechez les gens du peuple : il avait dérouté les plus habiles moutonsavec lesquels il s’était trouvé, sans avoir reconnu leur caractère.Pour les esprits distingués de la magistrature, Jean-François étaitdonc criminel par passion et non par nécessité, comme la plupartdes assassins ordinaires qui passent tous par la policecorrectionnelle et par le bagne avant d’en venir à leur derniercoup. D’actives et prudentes recherches, se firent dans le sens decette idée ; mais l’invariable discrétion du criminel laissal’instruction sans éléments. Une fois le roman assez plausible decette passion pour une femme du monde admis, plus d’uneinterrogation captieuse lancée à Jean-François ; mais sadiscrétion triompha de toutes les tortures morales que l’habiletédu juge d’Instruction lui imposait. Quand, par un dernier effort,le magistrat dit à Tascheron que la personne pour laquelle il avaitcommis le crime était connue et arrêtée, il ne changea pas devisage, et se contenta de répondre ironiquement.  » – Je serais bienaise de la voir !  » En apprenant ces circonstances, beaucoupde personnes partagèrent les soupçons des magistrats en apparenceconfirmés par le silence de Sauvage que gardait l’accusé. L’intérêts’attacha violemment à un jeune homme qui devenait un problème.Chacun comprendra facilement combien ces éléments entretinrent lacuriosité publique, et avec quelle avidité les débats allaient êtresuivis. Malgré les sondages de la police, l’Instruction s’étaitarrêtée sur le seuil de l’hypothèse sans oser pénétrer le mystère,elle y trouvait tant de dangers ! En certains cas judiciaires,les demi-certitudes ne suffisent pas aux magistrats. On espéraitdonc voir la vérité surgir au grand jour de la Cour d’Assises,moment où bien des criminels se démentent.

Monsieur Graslin fut un des jurés désignés pour la session, ensorte que, soit par son mari, soit par monsieur de Grandville,Véronique devait savoir les moindres détails du procès criminelqui, pendant une quinzaine de jours, tint en émoi le Limousin et laFrance. L’attitude de l’accusé justifia la fabulation adoptée parla ville d’après les conjectures de la Justice ; plus d’unefois, son oeil plongea dans l’assemblée de femmes privilégiées quivinrent savourer les mille émotions de ce drame réel. Chaque foisque le regard de cet homme embrassa cet élégant parterre par unrayon clair, mais impénétrable, il y produisit de violentessecousses, tant chaque femme craignait de paraître sa complice, auxyeux inquisiteurs du Parquet et de la Cour. Les inutiles efforts del’Instruction reçurent alors leur publicité, et révélèrent lesprécautions prises par l’accusé pour assurer un plein succès à soncrime. Quelques mois avant la fatale nuit, Jean-François s’étaitmuni d’un passe-port pour l’Amérique du Nord. Ainsi le projet dequitter la France avait été formé, la femme devait donc êtremariée, il eût sans doute été inutile de s’enfuir avec une jeunefille. Peut-être le crime avait-il eu pour but d’entretenirl’aisance de cette inconnue. La Justice n’avait trouvé sur lesregistres de l’Administration aucun passe-port pour ce pays au nomd’aucune femme. Au cas où la complice se fût procuré son passe-portà Paris, les registres y avaient été consultés, mais en vain, demême que dans les Préfectures environnantes. Les moindres détailsdes débats mirent en lumière les profondes réflexions d’uneintelligence supérieure. Si les dames limousines les plusvertueuses attribuaient l’usage assez inexplicable dans la vieordinaire d’escarpins pour aller dans la boue et dans les terres àla nécessité d’épier le vieux Pingret, les hommes les moins fatsétaient enchantés d’expliquer combien les escarpins étaient utilespour marcher dans une maison, y traverser les corridors, y monterpar les croisées sans bruit. Donc, Jean-François et sa maîtresse(jeune, belle, romanesque, chacun composait un superbe portrait)avaient évidemment médité d’ajouter, par un faux, et son épouse surle passe-port. Le soir, dans tous les salons, les parties étaientinterrompues par les recherches malicieuses de ceux qui, sereportant en mars 1829, recherchaient quelles femmes alors étaienten voyage à Paris, quelles autres avaient pu faire ostensiblementou secrètement les préparatifs d’une fuite. Limoges jouit alors deson procès Fualdès, orné d’une madame Manson inconnue. Aussi jamaisville de province ne fut-elle plus intriguée que l’était chaquesoir Limoges après l’audience. On y rêvait de ce procès où toutgrandissait l’accusé dont les réponses savamment repassées,étendues, commentées, soulevaient d’amples discussions. Quand undes jurés demanda pourquoi Tascheron avait pris un passeport pourl’Amérique, l’ouvrier répondit qu’il voulait y établir unemanufacture de porcelaines. Ainsi, sans compromettre son système dedéfense, il couvrait encore sa complice, en permettant à chacund’attribuer son crime à la nécessité d’avoir des fonds pouraccomplir un ambitieux projet.

Au plus fort de ces débats, il fut impossible que les amis deVéronique, pendant une soirée où elle paraissait moins souffrante,ne cherchassent pas à expliquer la discrétion du criminel. Laveille, le médecin avait ordonné une promenade à Véronique. Lematin même elle avait donc pris le bras de sa mère pour aller, entournant la ville, jusqu’à la maison de campagne de la Sauviat, oùelle s’était reposée. Elle avait essayé de rester debout à sonretour et avait attendu son mari ; Graslin ne revint qu’à huitheures de la Cour d’Assises, elle venait de lui servir à dînerselon son habitude, elle entendit nécessairement la discussion deses amis. – Si mon pauvre père vivait encore, leur dit-elle, nousen aurions su davantage ou peut-être cet homme ne serait-il pasdevenu criminel. Mais je vous vois tous préoccupés d’une idéesingulière. Vous voulez que l’amour soit le principe du crime,là-dessus je suis de votre avis ; mais pourquoi croyez-vousque l’inconnue est mariée, ne peut-il pas avoir aimé une jeunefille que le père et la mère lui auraient refusée ?

– Une jeune personne eût été plus tard légitimement à lui,répondit monsieur de Grandville. Tascheron est un homme qui nemanque pas de patience, il aurait eu le temps de faire loyalementfortune en attendant le moment où toute fille est libre de semarier contre la volonté de ses parents.

– J’ignorais, dit madame Graslin qu’un pareil mariage fûtpossible ; mais comment dans une ville où tout se sait, oùchacun voit ce qui se passe chez son voisin, n’a-t-on pas le plusléger soupçon ? Pour aimer, il faut au moins se voir ou s’êtrevus ? Que pensez-vous, vous autres magistrats !demanda-t-elle en plongeant un regard fixe dans les yeux del’Avocat-général.

– Nous croyons tous que la femme appartient à la classe de labourgeoisie ou du commerce.

– Je pense le contraire, dit madame Graslin. Une femme de cegenre n’a pas les sentiments assez élevés.

Cette réponse concentra les regards de tout le monde surVéronique et chacun attendit l’explication de cette paroleparadoxale.

– Pendant les heures de nuit que je passe sans sommeil ou lejour dans mon lit il m’a été impossible de ne pas penser à cettemystérieuse affaire et j’ai cru deviner les motifs de Tascheron.Voilà pourquoi je pensais à une jeune fille. Une femme mariée a desintérêts sinon des sentiments qui partagent son cœur et l’empêchentd’arriver à l’exaltation complète qui inspire une si grandepassion. Il faut ne pas avoir d’enfant pour concevoir un amour quiréunisse les sentiments maternels à ceux qui procèdent du désir.Evidemment cet homme a été aimé par une femme qui voulait être sonsoutien. L’inconnue aura porté dans sa passion le génie auquel nousdevons les belles œuvres des artistes, des poëtes et qui chez lafemme existe mais sous une autre forme, elle est destinée à créerdes hommes et non des choses. Nos œuvres, à nous, c’est nosenfants ! Nos enfants sont nos tableaux, nos livres, nosstatues. Ne sommes-nous pas artistes dans leur éducation première.Aussi gagerais-je ma tête à couper que si l’inconnue n’est pas unejeune fille, elle n’est pas mère. Il faudrait chez les gens duParquet la finesse des femmes pour deviner mille nuances qui leuréchapperont sans cesse en bien des occasions. Si j’eusse été votreSubstitut, dit-elle à l’Avocat-général, nous eussions trouvé lacoupable, si toutefois l’inconnue est coupable. J’admets, commemonsieur l’abbé Dutheil, que les deux amants avaient conçu l’idéede s’enfuir faute d’argent, pour vivre en Amérique avec les trésorsdu pauvre Pingret. Le vol a engendré l’assassinat par la fatalelogique qu’inspire la peine de mort aux criminels. Aussi, dit-elleen lançant à l’Avocat-général un regard suppliant, serait-ce unechose digne de vous que de faire écarter la préméditation, voussauveriez la vie à ce malheureux. Cet homme est grand malgré soncrime, il réparerait peut-être ses fautes par un magnifiquerepentir. Les œuvres du repentir doivent entrer pour quelque chosedans les pensées de la Justice. Aujourd’hui n’y a-t-il pas mieux àfaire qu’à donner sa tête ou à fonder comme autrefois la cathédralede Milan, pour expier des forfaits ?

– Madame, vous êtes sublime dans vos idées, ditl’Avocat-général ; mais la préméditation écartée, Tascheronserait encore sous le poids de la peine de mort à cause descirconstances graves et prouvées qui accompagnent le vol, la nuit,l’escalade, l’effraction, etc.

– Vous croyez donc qu’il sera condamné ? dit-elle enabaissant ses paupières.

– J’en suis certain, le Parquet aura la victoire.

Un léger frisson fit crier la robe de madame Graslin, qui dit :J’ai froid ! Elle prit le bras de sa mère et s’allacoucher.

– Elle est beaucoup mieux aujourd’hui, dirent ses amis.

Le lendemain, Véronique était à la mort. Quand son médecinmanifesta son étonnement en la trouvant si près d’expirer, elle luidit en souriant : – Ne vous avais-je pas prédit que cette promenadene me vaudrait rien.

Depuis l’ouverture des débats, Tascheron se tenait sansforfanterie comme sans hypocrisie. Le médecin, toujours pourdivertir la malade, essaya d’expliquer cette attitude que sesdéfenseurs exploitaient. Le talent de son avocat éblouissaitl’accusé sur le résultat, il croyait échapper à la mort, disait lemédecin. Par moments, on remarquait sur son visage une espérancequi tenait à un bonheur plus grand que celui de vivre. Lesantécédents de la vie de cet homme, âgé de vingt-trois ans,contredisaient si bien les actions par lesquelles elle seterminait, que ses défenseurs objectaient son attitude comme uneconclusion. Enfin les preuves accablantes dans l’hypothèse del’Accusation devenaient si faibles dans le roman de la Défense, quecette tête fut disputée avec des chances favorables par l’avocat.Pour sauver la vie à son client, l’avocat se battit à outrance surle terrain de la préméditation, il admit hypothétiquement lapréméditation du vol, non celle des assassinats, résultat de deuxluttes inattendues. Le succès parut douteux pour le Parquet commepour le Barreau.

Après la visite du médecin, Véronique eut celle del’Avocat-général, qui tous les matins la venait voir avantl’audience.

– J’ai lu les plaidoiries d’hier, lui dit-elle. Aujourd’hui vontcommencer les répliques, je me suis si fort intéressée à l’accuséque je voudrais le voir sauvé ; ne pouvez-vous une fois envotre vie abandonner un triomphe ? Laissez-vous battre parl’avocat. Allons, faites-moi présent de cette vie, et vous aurezpeut-être la mienne un jour !… Il y a doute après le beauplaidoyer de l’avocat de Tascheron, et bien…

– Votre voix est émue, dit le vicomte quasi surpris.

– Savez-vous pourquoi ? répondit-elle. Mon mari vient deremarquer une horrible coïncidence, et qui, par suite de masensibilité, serait de nature à causer ma mort : j’accoucheraiquand vous donnerez l’ordre de faire tomber cette tête.

– Puis-je réformer le Code ? dit l’Avocat-général.

– Allez ! vous ne savez pas aimer, répondit-elle en fermantles yeux.

Elle posa sa tête sur l’oreiller, et renvoya le magistrat par ungeste impératif.

Monsieur Graslin plaida fortement mais inutilement pourl’acquittement, en donnant une raison qui fut adoptée par deuxjurés de ses amis, et qui lui avait été suggérée par sa femme :  » -Si nous laissons la vie à cet homme, la famille des Vanneaulxretrouvera la succession Pingret.  » Cet argument irrésistible amenaentre les jurés une scission de sept contre cinq qui nécessital’adjonction de la Cour ; mais la Cour se réunit à la minoritédu Jury. Selon la jurisprudence de ce temps, cette réuniondétermina la condamnation. Lorsque son arrêt lui fut prononcé,Tascheron tomba dans une fureur assez naturelle chez un homme pleinde force et de vie, mais que les magistrats, les avocats, les juréset l’auditoire n’ont presque jamais remarquée chez les criminelsinjustement condamnés. Pour tout le monde, le drame ne parut doncpas terminé par l’arrêt. Une lutte si acharnée donna dès lors,comme il arrive presque toujours dans ces sortes d’affaires,naissance à deux opinions diamétralement opposées sur laculpabilité du héros en qui les uns virent un innocent opprimé, lesautres un criminel justement condamné. Les Libéraux tinrent pourl’innocence de Tascheron, moins par certitude que pour contrarierle pouvoir.  » Comment, dirent-ils, condamner un homme sur laressemblance de son pied avec la marque d’un autre pied ? àcause de son absence, comme si tous les jeunes gens n’aiment pasmieux mourir que de compromettre une femme ? Pour avoiremprunté des outils et acheté du fer ? car il n’est pas prouvéqu’il ait fabriqué la clef. Pour un morceau de toile bleue accrochéà un arbre, peut-être par le vieux Pingret, afin d’épouvanter lesmoineaux, et qui se rapporte par hasard à un accroc fait à notreblouse ! A quoi tient la vie d’un homme ! Enfin,Jean-François a tout nié, le Parquet n’a produit aucun témoin quiait vu le crime !  » Ils corroboraient, étendaient,paraphrasaient le système et les plaidoiries de l’avocat. Le vieuxPingret, qu’était-ce ? Un coffre-fort crevé ! disaientles esprits forts. Quelques gens prétendus progressifs,méconnaissant les saintes lois de la Propriété, que lesSaint-simoniens attaquaient déjà dans l’ordre abstrait des idéeséconomistes, allèrent plus loin :  » Le père Pingret était lepremier auteur du crime. Cet homme, en entassant son or, avait voléson pays. Que d’entreprises auraient été fertilisées par sescapitaux inutiles ! Il avait frustré l’Industrie, il étaitjustement puni.  » La servante ? on la plaignait. Denise, qui,après avoir déjoué les ruses de la Justice, ne se permit pas auxdébats une réponse sans avoir longtemps songé à ce qu’elle devaitdire, excita le plus vif intérêt. Elle devint une figurecomparable, dans un autre sens, à Jeanie Deans, de qui ellepossédait la grâce et la modestie, la religion et la beauté.François Tascheron continua donc d’exciter la curiosité,non-seulement de la ville, mais encore de tout le Département, etquelques femmes romanesques lui accordèrent ouvertement leuradmiration.  » – S’il y a là-dedans quelque amour pour une femmeplacée au-dessus de lui, certes cet homme n’est pas un hommeordinaire, disaient-elles. Vous verrez qu’il mourra bien ! « Cette question : Parlera-t-il ? ne parlera-t-il pas ?engendra des paris. Depuis l’accès de rage par lequel il accueillitsa condamnation, et qui eut pu être fatal à quelques personnes dela Cour ou de l’auditoire sans la présence des gendarmes, lecriminel menaça tous ceux qui l’approchèrent indistinctement, etavec la rage d’une bête féroce ; le geôlier fut forcé de luimettre la camisole, autant pour l’empêcher d’attenter à sa vie quepour éviter les effets de sa furie. Une fois maintenu par ce moyenvictorieux de toute espèce de violences, Tascheron exhala sondésespoir en mouvements convulsifs qui épouvantaient ses gardiens,en paroles, en regards qu’au moyen âge on eût attribués à lapossession. Il était si jeune, que les femmes s’apitoyèrent surcette vie pleine d’amour qui allait être tranchée. Le Dernier jourd’un Condamné , sombre élégie, inutile plaidoyer contre la peine demort, ce grand soutien des sociétés, et qui avait paru depuis peu,comme exprès pour la circonstance, fut à l’ordre du jour danstoutes les conversations. Enfin, qui ne se montrait du doigtl’invisible inconnue, debout, les pieds dans le sang, élevée surles planches des Assises comme sur un piédestal, déchirée pard’horribles douleurs, et condamnée au calme le plus parfait dansson ménage. On admirait presque cette Médée limousine, à blanchepoitrine doublée d’un cœur d’acier, au front impénétrable.Peut-être était-elle, chez celui-ci ou chez celui-là, sœur oucousine, ou femme ou fille d’un tel ou d’une telle. Quelle frayeurau sein des familles ! Suivant un mot sublime de Napoléon,c’est surtout dans le domaine de l’imagination que la puissance del’inconnu est incommensurable.

Quant aux cent mille francs volés aux sieur et dame desVanneaulx, et qu’aucune recherche de police n’avait su retrouver,le silence constant du criminel, fut une étrange défaite pour leParquet. Monsieur de Grandville, qui remplaçait leProcureur-général alors à la Chambre des Députés, essaya le moyenvulgaire de laisser croire à une commutation de peine en casd’aveux ; mais quand il se montra, le condamné l’accueillitpar des redoublements de cris furieux, de contorsions épileptiques,et lui lança des regards pleins de rage où éclatait le regret de nepouvoir donner la mort. La Justice ne compta plus que surl’assistance de l’Eglise au dernier moment. Les des Vanneaulxétaient allés maintes fois chez l’abbé Pascal, l’aumônier de laprison. Cet abbé ne manquait pas du talent particulier nécessairepour se faire écouter des prisonniers, il affronta religieusementles transports de Tascheron, il essaya de lancer quelques paroles àtravers les orages de cette puissante nature en convulsion. Mais lalutte de cette paternité spirituelle avec l’ouragan de ces passionsdéchaînées, abattit et lassa le pauvre abbé Pascal.  » – Cet homme atrouvé son paradis ici-bas,  » disait ce vieillard d’une voix douce.La petite madame des Vanneaulx consulta ses amies pour savoir sielle devait hasarder une démarche auprès du criminel. Le sieur desVanneaulx parla de transactions. Dans son désespoir, il allaproposer à monsieur de Grandville de demander la grâce del’assassin de son oncle, si cet assassin restituait les cent millefrancs. L’Avocat-général répondit que la majesté royale nedescendait point à de tels compromis. Les des Vanneaulx setournèrent vers l’avocat de Tascheron, auquel ils offrirent dixpour cent de la somme s’il parvenait à la faire recouvrer. L’avocatétait le seul homme à la vue duquel Tascheron ne s’emportaitpas ; les héritiers l’autorisèrent à offrir dix autres pourcent au criminel, et dont il disposerait en faveur de sa famille.Malgré les incisions que ces castors pratiquaient sur leur héritageet malgré son éloquence, l’avocat ne put rien obtenir de sonclient. Les des Vanneaulx furieux maudirent et anathématisèrent lecondamné.  » – Non-seulement il est assassin, mais il est encoresans délicatesse ! s’écria sérieusement des Vanneaulx sansconnaître la fameuse complainte Fualdès, en apprenant l’insuccès del’abbé Pascal et voyant tout perdu par le rejet probable du pourvoien cassation. A quoi lui servira notre fortune, là où il va ?Un assassinat, cela se conçoit, mais un vol inutile estinconcevable. Dans quel temps vivons-nous, pour que des gens de lasociété s’intéressent à un pareil brigand ? il n’a rien pourlui. – Il a peu d’honneur, disait madame des Vanneaulx. – Cependantsi la restitution compromet sa bonne amie ? disait une vieillefille. – Nous lui garderions le secret, s’écriait le sieur desVanneaulx. – Vous seriez coupable de non révélation, répondait unavocat. – Oh ! le gueux !  » fut la conclusion du sieurdes Vanneaulx.

Une des femmes de la société de madame Graslin, qui luirapportait en riant les discussions des des Vanneaulx, femmetrès-spirituelle, une de celles qui rêvent le beau idéal et veulentque tout soit complet, regrettait la fureur du condamné ; ellel’aurait voulu froid, calme, digne.  » – Ne voyez-vous pas, lui ditVéronique, qu’il écarte ainsi les séductions et déjoue lestentatives, il s’est fait bête féroce par calcul. – D’ailleurs, cen’est pas un homme comme il faut, reprit la Parisienne exilée,c’est un ouvrier. – Un homme comme il faut en eût bientôt fini avecl’inconnue !  » répondit madame Graslin.

Ces événements, pressés, tordus dans les salons, dans lesménages, commentés de mille manières, épluchés par les plus habileslangues de la ville, donnèrent un cruel intérêt à l’exécution ducriminel, dont le pourvoi fut, deux mois après, rejeté par la Coursuprême. Quelle serait à ses derniers moments l’attitude ducriminel, qui se vantait de rendre son supplice impossible enannonçant une défense désespérée ? Parlerait-il ? sedémentirait-il ? qui gagnerait le pari ? Irez-vous ?n’irez-vous pas ? comment y aller ? La disposition deslocalités, qui épargne aux criminels les angoisses d’un longtrajet, restreint à Limoges le nombre des spectateurs élégants. LePalais-de-Justice où est la prison occupe l’angle de la rue duPalais et de la rue du Pont-Hérisson. La rue du Palais estcontinuée en droite ligne par la courte rue de Honte-à-Regret quiconduit à la place d’Aîne ou des Arènes où se font les exécutions,et qui sans doute doit son nom à cette circonstance. Il y a doncpeu de chemin, conséquemment peu de maisons, peu de fenêtres.Quelle personne de la société voudrait d’ailleurs se mêler à lafoule populaire qui remplirait la place ? Mais cetteexécution, de jour en jour attendue, fut de jour en jour remise, augrand étonnement de la ville, et voici pourquoi. La pieuserésignation des grands scélérats qui marchent à la mort est un destriomphes que se réserve l’Eglise, et qui manque rarement son effetsur la foule ; leur repentir atteste trop la puissance desidées religieuses pour que, tout intérêt chrétien mis à part, bienqu’il soit la principale vue de l’Eglise, le clergé ne soit pasnavré de l’insuccès dans ces éclatantes occasions. En juillet 1829,la circonstance fut aggravée par l’esprit de parti qui envenimaitles plus petits détails de la vie politique. Le parti libéral seréjouissait de voir échouer dans une scène si publique leparti-Prêtre, expression inventée par Montlosier, royaliste passéaux constitutionnels et entraîné par eux au delà de ses intentions.Les partis commettent en masse des actions infâmes qui couvriraientun homme d’opprobre ; aussi, quand un homme les résume auxyeux de la foule, devient-il Roberspierre, Jeffries, Laubardemont,espèces d’autels expiatoires où tous les complices attachent des exvoto secrets. D’accord avec l’Evêché, le Parquet retardal’exécution, autant dans l’espérance de savoir ce que la Justiceignorait du crime, que pour laisser la Religion triompher en cettecirconstance. Cependant le pouvoir du Parquet n’était pas sanslimites, et l’arrêt devait tôt ou tard s’exécuter. Les mêmesLibéraux qui, par opposition, considéraient Tascheron commeinnocent et qui avaient tenté de battre en brèche l’arrêt de laJustice, murmuraient alors de ce que cet arrêt ne recevait pas sonexécution. L’Opposition, quand elle est systématique, arrive à desemblables non-sens ; car il ne s’agit pas pour elle d’avoirraison, mais de toujours fronder le pouvoir. Le Parquet eut donc,vers les premiers jours d’août, la main forcée par cette rumeur sisouvent stupide, appelée l’Opinion publique. L’exécution futannoncée. Dans cette extrémité, l’abbé Dutheil prit sur lui deproposer à l’Evêque un dernier parti dont la réussite devait avoirpour effet d’introduire dans ce drame judiciaire le personnageextraordinaire qui servit de lien à tous les autres, qui se trouvela plus grande de toutes les figures de cette Scène, et, qui, pardes voies familières à la Providence, devait amener madame Graslinsur le théâtre où ses vertus brillèrent du plus vif éclat, où ellese montra bienfaitrice sublime et chrétienne angélique.

Le palais épiscopal de Limoges est assis sur une colline quiborde la Vienne, et ses jardins, que soutiennent de fortesmurailles couronnées de balustrades, descendent par étages enobéissant aux chutes naturelles du terrain. L’élévation de cettecolline est telle, que, sur la rive opposée, le faubourgSaint-Etienne semble couché au pied de la dernière terrasse. De là,selon la direction que prennent les promeneurs, la rivière sedécouvre, soit en enfilade, soit en travers, au milieu d’un richepanorama. Vers l’ouest, après les jardins de l’évêché, la Vienne sejette sur la ville par une élégante courbure que borde le faubourgSaint-Martial. Au delà de ce faubourg, à une faible distance, estune jolie maison de campagne, appelée le Cluzeau, dont les massifsse voient des terrasses les plus avancées, et qui, par un effet dela perspective, se marient aux clochers du faubourg. Eu face duCluzeau se trouve cette île échancrée, pleine d’arbres et depeupliers, que Véronique avait dans sa première jeunesse nomméel’Ile-de-France. A l’est, le lointain est occupé par des collinesen amphithéâtre. La magie du site et la riche simplicité dubâtiment font de ce palais le monument le plus remarquable de cetteville où les constructions ne brillent ni par le choix desmatériaux ni par l’architecture. Familiarisé depuis longtemps avecles aspects qui recommandent ces jardins à l’attention des faiseursde Voyages Pittoresques, l’abbé Dutheil, qui se fit accompagner demonsieur de Grancour, descendit de terrasse en terrasse sans faireattention aux couleurs rouges, aux tons orangés, aux teintesviolâtres que le couchant jetait sur les vieilles murailles et surles balustrades des rampes, sur les maisons du faubourg et sur leseaux de la rivière. Il cherchait l’Evêque, alors assis à l’angle desa dernière terrasse sous un berceau de vigne, où il était venuprendre son dessert en s’abandonnant aux charmes de la soirée. Lespeupliers de l’île semblaient en ce moment diviser les eaux avecles ombres allongées de leurs têtes déjà jaunies, auxquelles lesoleil donnait l’apparence d’un feuillage d’or. Les lueurs ducouchant diversement réfléchies par les masses de différents vertsproduisaient un magnifique mélangé de tons pleins de mélancolie. Aufond de cette vallée, une nappe de bouillons pailletés frissonnaitdans la Vienne sous la légère brise du soir, et faisait ressortirles plans bruns que présentaient les toits du faubourgSaint-Etienne. Les clochers et les faîtes du faubourgSaint-Martial, baignés de lumière, se mêlaient au pampre destreilles. Le doux murmure d’une ville de province à demi cachéedans l’arc rentrant de la rivière, la douceur de l’air, toutcontribuait à plonger le prélat dans la quiétude exigée par tousles auteurs qui ont écrit sur la digestion ; ses yeux étaientmachinalement attachés sur la rive droite de la rivière, àl’endroit où les grandes ombres des peupliers de l’île yatteignaient, du côté du faubourg Saint-Etienne, les murs du closoù le double meurtre du vieux Pingret et de sa servante avait étécommis ; mais quand sa petite félicité du moment fut troubléepar les difficultés que ses Grands-vicaires lui rappelèrent, sesregards s’emplirent de pensées impénétrables. Les deux prêtresattribuèrent cette distraction à l’ennui, tandis qu’au contraire leprélat voyait dans les sables de la Vienne le mot de l’énigme alorscherché par les des Vanneaulx et par la Justice.

– Monseigneur, dit l’abbé de Grancour en abordant l’évêque, toutest inutile, et nous aurons la douleur de voir mourir ce malheureuxTascheron en impie, il vociférera les plus horribles imprécationscontre la religion, il accablera d’injures le pauvre abbé Pascal,il crachera sur le crucifix, il reniera tout, même l’enfer.

– Il épouvantera le peuple, dit l’abbé Dutheil. Ce grandscandale et l’horreur qu’il inspirera cacheront notre défaite etnotre impuissance. Aussi disais-je en venant, à monsieur deGrancour, que ce spectacle rejettera plus d’un pécheur dans le seinde l’Eglise.

Troublé par ces paroles, l’évêque posa sur une table de boisrustique la grappe de raisin où il picorait et s’essuya les doigtsen faisant signe de s’asseoir à ses deux Grands-vicaires.

– L’abbé Pascal s’y est mal pris, dit-il enfin.

– Il est malade de sa dernière scène à la prison, dit l’abbé deGrancour. Sans son indisposition, nous l’eussions amené pourexpliquer les difficultés qui rendent impossibles toutes lestentatives que monseigneur ordonnerait de faire.

– Le condamné chante à tue-tête des chansons obscènes aussitôtqu’il aperçoit l’un de nous, et couvre de sa voix les paroles qu’onveut lui faire entendre, dit un jeune prêtre assis auprès del’Evêque.

Ce jeune homme doué d’une charmante physionomie tenait son brasdroit accoudé sur la table, sa main blanche tombait nonchalammentsur les grappes de raisin parmi lesquelles il choisissait lesgrains les plus roux, avec l’aisance et la familiarité d’uncommensal ou d’un favori. A la fois commensal et favori du prélat,ce jeune homme était le frère cadet du baron de Rastignac, que desliens de famille et d’affection attachaient à l’évêque de Limoges.Au fait des raisons de fortune qui vouaient ce jeune homme àl’Eglise, l’Evêque l’avait pris comme secrétaire particulier, pourlui donner le temps d’attendre une occasion d’avancement. L’abbéGabriel portait un nom qui le destinait aux plus hautes dignités del’Eglise.

– Y es-tu donc allé, mon fils ? lui dit l’évêque.

– Oui, monseigneur, dès que je me suis montré, ce malheureux avomi contre vous et moi les plus dégoûtantes injures, il se conduitde manière à rendre impossible la présence d’un prêtre auprès delui. Monseigneur veut-il me permettre de lui donner unconseil ?

– Ecoutons la sagesse que Dieu met quelquefois dans la bouchedes enfants, dit l’Evêque en souriant.

– N’a-t-il pas fait parler l’ânesse de Balaam ? réponditvivement le jeune abbé de Rastignac.

– Selon certains commentateurs, elle n’a pas trop su ce qu’elledisait, répliqua l’Evêque en riant.

Les deux Grands-vicaires sourirent ; d’abord laplaisanterie était de monseigneur, puis elle raillait doucement lejeune abbé que jalousaient les dignitaires et les ambitieux groupésautour du prélat.

– Mon avis, dit le jeune abbé, serait de prier monsieur deGrandville de surseoir encore à l’exécution. Quand le condamnésaura qu’il doit quelques jours de retard à notre intercession, ilfeindra peut-être de nous écouter, et s’il nous écoute…

– Il persistera dans sa conduite en voyant les bénéfices qu’ellelui donne, dit l’Evêque en interrompant son favori. Messieurs,reprit-il après un moment de silence, la ville connaît-elle cesdétails ?

– Quelle est la maison où l’on n’en parle pas ? dit l’abbéde Grancour. L’état où son dernier effort a mis le bon abbé Pascalest en ce moment le sujet de toutes les conversations.

– Quand Tascheron doit-il être exécuté ? demandal’Evêque.

– Demain, jour de marché, répondit monsieur de Grancour.

– Messieurs, la religion ne saurait avoir le dessous, s’écrial’Evêque. Plus l’attention est excitée par cette affaire, plus jetiens à obtenir un triomphe éclatant. L’Eglise se trouve en desconjonctures difficiles. Nous sommes obligés à faire des miraclesdans une ville industrielle où l’esprit de sédition contre lesdoctrines religieuses et monarchiques a poussé des racinesprofondes, où le système d’examen né du protestantisme et quis’appelle aujourd’hui libéralisme, quitte à prendre demain un autrenom, s’étend à toutes choses. Allez, messieurs, chez monsieur deGrandville, il est tout à nous, dites-lui que nous réclamons unsursis de quelques jours. J’irai voir ce malheureux.

– Vous ! monseigneur, dit l’abbé de Rastignac. Si vouséchouez, n’aurez-vous pas compromis trop de choses. Vous ne devez yaller que sûr du succès.

– Si monseigneur me permet de donner mon opinion, dit l’abbéDutheil, je crois pouvoir offrir un moyen d’assurer le triomphe dela religion en cette triste circonstance.

Le prélat répondit par un signe d’assentiment un peu froid quimontrait combien le Vicaire-général avait peu de crédit.

– Si quelqu’un peut avoir de l’empire sur cette âme rebelle etla ramener à Dieu, dit l’abbé Dutheil en continuant, c’est le curédu village où il est né, monsieur Bonnet.

– Un de vos protégés, dit l’évêque.

– Monseigneur, monsieur le curé Bonnet est un de ces hommes quise protègent eux-mêmes et par leurs vertus militantes et par leurstravaux évangéliques.

Cette réponse si modeste et si simple fut accueillie par unsilence qui eût gêné tout autre que l’abbé Dutheil ; elleparlait des gens méconnus, et les trois prêtres voulurent y voir unde ces humbles, mais irréprochables sarcasmes habilement limés quidistinguent les ecclésiastiques habitués, en disant ce qu’ilsveulent dire, à observer les règles les plus sévères. Il n’en étaitrien, l’abbé Dutheil ne songeait jamais à lui.

– J’entends parler de saint Aristide depuis trop de temps,répondit en souriant l’Evêque. Si je laissais cette lumière sous leboisseau, il y aurait de ma part ou injustice ou prévention. VosLibéraux vantent votre monsieur Bonnet comme s’il appartenait àleur parti, je veux juger moi-même cet apôtre rural. Allez,messieurs, chez le Procureur-général demander de ma part un sursis,j’attendrai sa réponse avant d’envoyer à Montégnac notre cher abbéGabriel qui nous ramènera ce saint homme. Nous mettrons SaBéatitude à même de faire des miracles.

En entendant ce propos de prélat gentilhomme, l’abbé Dutheilrougit, mais il ne voulut pas relever ce qu’il offrait dedésobligeant pour lui. Les deux Grands-vicaires saluèrent ensilence et laissèrent l’Evêque avec son favori.

– Les secrets de la confession que nous sollicitons sont sansdoute enterrés là, dit l’Evêque à son jeune abbé en lui montrantles ombres des peupliers qui atteignaient une maison isolée, siseentre l’île et le faubourg Saint-Etienne.

– Je l’ai toujours pensé, répondit Gabriel. Je ne suis pas juge,je ne veux pas être espion ; mais si j’eusse été magistrat, jesaurais le nom de la femme qui tremble à tout bruit, à touteparole, et dont néanmoins le front doit rester calme et pur, souspeine d’accompagner à l’échafaud le condamné. Elle n’a cependantrien à craindre : j’ai vu l’homme, il emportera dans l’ombre lesecret de ses ardentes amours.

– Petit rusé, dit l’Evêque en tortillant l’oreille de sonsecrétaire et en lui désignant entre l’île et le faubourgSaint-Etienne l’espace qu’une dernière flamme rouge du couchantilluminait et sur lequel les yeux du jeune prêtre étaient fixés. LaJustice aurait dû fouiller là, n’est-ce pas ?…

– Je suis allé voir ce criminel pour essayer sur lui l’effet demes soupçons ; mais il est gardé par des espions : en parlanthaut, j’eusse compromis la personne pour laquelle il meurt.

Taisons-nous, dit l’Evêque, nous ne sommes pas les hommes de laJustice humaine. C’est assez d’une tête. D’ailleurs, ce secretreviendra tôt ou tard à l’Eglise.

La perspicacité que l’habitude des méditations donne auxprêtres, était bien supérieure à celle du Parquet et de la Police.A force de contempler du haut de leurs terrasses le théâtre ducrime, le prélat et son secrétaire avaient, à la vérité, fini parpénétrer des détails encore ignorés, malgré les investigations del’Instruction, et les débats de la Cour d’assises. Monsieur deGrandville jouait au whist chez madame Graslin, il fallut attendreson retour, sa décision ne fut connue à l’Evêché que vers minuit.L’abbé Gabriel, à qui l’évêque donna sa voiture, partit vers deuxheures du matin pour Montégnac. Ce pays, distant d’environ neuflieues de la ville, est situé dans cette partie du Limousin quilonge les montagnes de la Corrèze et avoisine la Creuse. Le jeuneabbé laissa donc Limoges en proie à toutes les passions soulevéespar le spectacle promis pour le lendemain, et qui devait encoremanquer.

Chapitre 3Le curé de Montegnac

Les prêtres et les dévots ont une tendance à observer, en faitd’intérêt, les rigueurs légales. Est-ce pauvreté&|160;? est-ce uneffet de l’égoïsme auquel les condamne leur isolement et quifavorise en eux la pente de l’homme à l’avarice&|160;? est-ce uncalcul de la parcimonie commandée par l’exercice de laCharité&|160;? Chaque caractère offre une explication différente.Cachée souvent sous une bonhomie gracieuse, souvent aussi sansdétours, cette difficulté de fouiller à sa poche se trahit surtouten voyage. Gabriel de Rastignac, le plus joli jeune homme quedepuis longtemps les autels eussent vu s’incliner sous leurstabernacles, ne donnait que trente sous de pourboire auxpostillons, il allait donc lentement. Les postillons mènent fortrespectueusement les évêques qui ne font que doubler le salaireaccordé par l’ordonnance, mais ils ne causent aucun dommage à lavoiture épiscopale de peur d’encourir quelque disgrâce. L’abbéGabriel, qui voyageait seul pour la première fois, disait d’unevoix douce à chaque relais :  » – Allez donc plus vite, messieursles postillons. – Nous ne jouons du fouet, lui répondit un vieuxpostillon, que si les voyageurs jouent du pouce&|160;!  » Le jeuneabbé s’enfonça dans le coin de la voiture sans pouvoir s’expliquercette réponse. Pour se distraire, il étudia le pays qu’iltraversait, et fit à pied plusieurs des côtes sur lesquellesserpente la route de Bordeaux à Lyon.

A cinq lieues au delà de Limoges, après les gracieux versants dela Vienne et les jolies prairies en pente du Limousin quirappellent la Suisse en quelques endroits, et particulièrement àSaint-Léonard, le pays prend un aspect triste et mélancolique. Ilse trouve alors de vastes plaines incultes, des steppes sans herbeni chevaux, mais bordés à l’horizon par les hauteurs de la Corrèze.Ces montagnes n’offrent aux yeux du voyageur ni l’élévation à pieddroit des Alpes et leurs sublimes déchirures, ni les gorges chaudeset les cimes désolées de l’Apennin, ni le grandiose desPyrénées&|160;; leurs ondulations, dues au mouvement des eaux,accusent l’apaisement de la grande catastrophe et le calme aveclequel les masses fluides se sont retirées. Cette physionomie,commune à la plupart des mouvements de terrain en France, apeut-être contribué autant que le climat à lui mériter le nom dedouce que l’Europe lui a confirmé. Si cette plate transition, entreles paysages du Limousin, ceux de la Marche et ceux de l’Auvergne,présente au penseur et au poète qui passent les images de l’infini,l’effroi de quelques âmes&|160;; si elle pousse à la rêverie lafemme qui s’ennuie en voiture&|160;; pour l’habitant, cette natureest âpre, sauvage et sans ressources. Le sol de ces grandes plainesgrises est ingrat. Le voisinage d’une capitale pourrait seul yrenouveler le miracle qui s’est opéré dans la Brie pendant les deuxderniers siècles. Mais là, manquent ces grandes résidences quiparfois vivifient ces déserts où l’agronome voit des lacunes, où lacivilisation gémit, où le touriste ne trouve ni auberge ni ce quile charme, le pittoresque. Les esprits élevés ne haïssent pas ceslandes, ombres nécessaires dans le vaste tableau de la Nature.Récemment Cooper, ce talent si mélancolique, a magnifiquementdéveloppé la poésie de ces solitudes dans la Prairie . Ces espacesoubliés par la génération botanique, et que couvrent d’infertilesdébris minéraux, des cailloux roulés, des terres mortes sont desdéfis portés à la Civilisation. La France doit accepter la solutionde ces difficultés, comme les Anglais celles offertes par l’Ecosseoù leur patiente, leur héroïque agriculture a changé les plusarides bruyères en fermes productives. Laissées à leur sauvage etprimitif état, ces jachères sociales engendrent le découragement,la paresse, la faiblesse par défaut de nourriture, et le crimequand les besoins parlent trop haut. Ce peu de mots est l’histoireancienne de Montégnac. Que faire dans une vaste friche négligée parl’Administration, abandonnée par la Noblesse, maudite parl’Industrie&|160;? la guerre à la société qui méconnaît sesdevoirs. Aussi les habitants de Montégnac subsistaient-ilsautrefois par le vol et par l’assassinat, comme jadis les Ecossaisdes hautes terres. A l’aspect du pays, un penseur conçoit biencomment, vingt ans auparavant, les habitants de ce village étaienten guerre avec la Société. Ce grand plateau, taillé d’un côté parla vallée de la Vienne, de l’autre par les jolis vallons de laMarche, puis par l’Auvergne, et barré par les monts corréziens,ressemble, agriculture à part, au plateau de la Beauce que séparele bassin de la Loire du bassin de la Seine, à ceux de la Touraineet du Berry, à tant d’autres qui sont comme des facettes à lasurface de la France, et assez nombreuses pour occuper lesmédiations des plus grands administrateurs. Il est inouï qu’on seplaigne de l’ascension constante des masses populaires vers leshauteurs sociales, et qu’un gouvernement n’y trouve pas de remède,dans un pays où la Statistique accuse plusieurs millions d’hectaresen jachère dont certaines parties offrent, comme en Berry, sept ouhuit pieds d’humus. Beaucoup de ces terrains, qui nourriraient desvillages entiers, qui produiraient immensément, appartiennent à desCommunes rétives, lesquelles refusent de les vendre auxspéculateurs pour conserver le droit d’y faire paître une centainede vaches. Sur tous ces terrains sans destinations est écrit le motincapacité . Toute terre a quelque fertilité spéciale. Ce n’est niles bras, ni les volontés qui manquent, mais la conscience et letalent administratifs. En France, jusqu’à présent, ces plateaux ontété sacrifiés aux vallées, le gouvernement a donné ses secours, aporté ses soins là où les intérêts se protégeaient d’eux-mêmes. Laplupart de ces malheureuses solitudes manquent d’eau, premierprincipe de toute production. Les brouillards qui pouvaientféconder ces terres grises et mortes en y déchargeant leurs oxydes,les rasent rapidement, emportés par le vent, faute d’arbres qui,partout ailleurs, les arrêtent et y pompent des substancesnourricières. Sur plusieurs points semblables, planter, ce seraitévangéliser. Séparés de la grande ville la plus proche par unedistance infranchissable pour des gens pauvres, et qui mettait undésert entre elle et eux, n’ayant aucun débouché pour leursproduits s’ils eussent produit quelque chose jetés auprès d’uneforêt inexploitée qui leur donnait du bois et l’incertainenourriture du braconnage, les habitants étaient talonnés par lafaim pendant l’hiver. Les terres n’offrant pas le fond nécessaire àla culture du blé, les malheureux n’avaient ni bestiaux, niustensiles aratoires, ils vivaient de châtaignes. Enfin, ceux qui,en embrassant dans un muséum l’ensemble des productionszoologiques, ont subi l’indicible mélancolie que cause l’aspect descouleurs brunes qui marquent les produits de l’Europe, comprendrontpeut-être combien la vue de ces plaines grisâtres doit influer surles dispositions morales par la désolante pensée de l’inféconditéqu’elles présentent incessamment. Il n’y a là ni fraîcheur, niombrage, ni contraste, aucune des idées, aucun des spectacles quiréjouissent le cœur. On y embrasserait un méchant pommier rabougricomme un ami.

Une route départementale, récemment faite, enfilait cette plaineà un point de bifurcation sur la grande route. Après quelqueslieues, se trouvait au pied d’une colline, comme son noml’indiquait, Montégnac, chef-lieu d’un canton où commence un desarrondissements de la Haute-Vienne. La colline dépend de Montégnacqui réunit dans sa circonscription la nature montagnarde et lanature des plaines. Cette Commune est une petite Ecosse avec sesbasses et ses hautes terres. Derrière la colline, au pied delaquelle gît le bourg, s’élève à une lieue environ un premier picde la chaîne corrézienne. Dans cet espace s’étale la grande forêtdite de Montégnac, qui prend à la colline de Montégnac, la descend,remplit les vallons et les coteaux arides, pelés par grandesplaces, embrasse le pic et arrive jusqu’à la route d’Aubusson parune langue dont la pointe meurt sur un escarpement de ce chemin.L’escarpement domine une gorge par où passe la grande route deBordeaux à Lyon. Souvent les voitures, les voyageurs, les piétonsavaient été arrêtés au fond de cette gorge dangereuse par desvoleurs dont les coups de main demeuraient impunis : le site lesfavorisait, ils gagnaient, par des sentiers à eux connus, lesparties inaccessibles de la forêt. Un pareil pays offrait peu deprise aux investigations de la Justice. Personne n’y passait. Sanscirculation, il ne saurait exister ni commerce, ni industrie, niéchange d’idées, aucune espèce de richesse : les merveillesphysiques de la civilisation sont toujours le résultat d’idéesprimitives appliquées. La pensée est constamment le point de départet le point d’arrivée de toute société. L’histoire de Montégnac estune preuve de cet axiome de science sociale. Quand l’administrationput s’occuper des besoins urgents et matériels du pays, elle rasacette langue de forêt, y mit un poste de gendarmerie qui accompagnala correspondance sur les deux relais : mais, à la honte de lagendarmerie, ce fut la parole et non le glaive, le curé Bonnet etnon le brigadier Chervin qui gagna cette bataille civile, enchangeant le moral de la population. Ce curé, saisi pour ce pauvrepays d’une tendresse religieuse, tenta de le régénérer, et parvintà son but.

Après avoir voyagé durant une heure dans ces plaines,alternativement caillouteuses et poudreuses, où les perdrixallaient en paix par compagnies, et faisaient entendre le bruitsourd et pesant de leurs ailes en s’envolant à l’approche de lavoiture, l’abbé Gabriel, comme tous les voyageurs qui ont passé parlà, vit poindre avec un certain plaisir les toits du bourg. Al’entrée de Montégnac est un de ces curieux relais de poste qui nese voient qu’en France. Son indication consiste en une planche dechêne sur laquelle un prétentieux postillon a gravé ces mots :Pauste o chevos , noircis à l’encre, et attachée par quatre clousau-dessus d’une misérable écurie sans aucun cheval. La porte,presque toujours ouverte, a pour seuil une planche enfoncée surchamp, pour garantir des inondations pluviales le sol de l’écurie,plus bas que celui du chemin. Le désolé voyageur aperçoit desharnais blancs, usés, raccommodés, près de céder au premier effortdes chevaux. Les chevaux sont au labour, au pré, toujours ailleursque dans l’écurie. Si par hasard ils sont dans l’écurie, ilsmangent&|160;; s’ils ont mangé, le postillon est chez sa tante ouchez sa cousine, il rentre des foins, ou il dort&|160;; personne nesait où il est, il faut attendre qu’on soit allé le chercher, il nevient qu’après avoir fini sa besogne&|160;; quand il est arrivé, ilse passe un temps infini avant qu’il n’ait trouvé une veste, sonfouet, ou bricolé ses chevaux. Sur le pas de la maison, une bonnegrosse femme s’impatiente plus que le voyageur et, pour l’empêcherd’éclater, se donne plus de mouvement que ne s’en donneront leschevaux. Elle vous représente la maîtresse de poste dont le mariest aux champs. Le favori de monseigneur laissa sa voiture devantune écurie de ce genre, dont les murs ressemblaient à une carte degéographie, et dont la toiture en chaume, fleurie comme unparterre, cédait sous le poids des joubarbes. Après avoir prié lamaîtresse de tout préparer pour son départ qui aurait lieu dans uneheure, il demanda le chemin du presbytère&|160;; la bonne femme luimontra entre deux maisons une ruelle qui menait à l’église, lepresbytère était auprès.

Pendant que le jeune abbé montait ce sentier plein de pierres etencaissé par des haies, la maîtresse de poste questionnait lepostillon. Depuis Limoges, chaque postillon arrivant avait dit àson confrère partant les conjectures de l’Evêché promulguées par lepostillon de la capitale. Ainsi, tandis qu’à Limoges les habitantsse levaient en s’entretenant de l’exécution de l’assassin du pèrePingret, sur toute la route, les gens de la campagne annonçaient lagrâce de l’innocent obtenue par l’Evêque, et jasaient sur lesprétendues erreurs de la justice humaine. Quand plus tardJean-François serait exécuté, peut-être devait-il être regardécomme un martyr.

Après avoir fait quelques pas en gravissant ce sentier rougi parles feuilles de l’automne, noir de mûrons et de prunelles, l’abbéGabriel se retourna par le mouvement machinal qui nous porte tous àprendre connaissance des lieux où nous allons pour la premièrefois, espèce de curiosité physique innée que partagent les chevauxet les chiens. La situation de Montégnac lui fut expliquée parquelques sources qu’épanche la colline et par une petite rivière lelong de laquelle passe la route départementale qui lie le chef-lieude l’Arrondissement à la Préfecture. Comme tous les villages de ceplateau, Montégnac est bâti en terre séchée au soleil, et façonnéeen carrés égaux. Après un incendie, une habitation peut se trouverconstruite en briques. Les toits sont en chaume. Tout y annonçaitalors l’indigence. En avant de Montégnac, s’étendaient plusieurschamps de seigle, de raves et de pommes de terre, conquis sur laplaine. Au penchant de la colline, il vit quelques prairies àirrigations où l’on élève ces célèbres chevaux limousins, quifurent, dit-on, un legs des Arabes quand ils descendirent desPyrénées en France, pour expirer entre Poitiers et Tours sous lahache des Francs que commandait Charles Martel. L’aspect deshauteurs avait de la sécheresse. Des places brûlées, rougeâtres,ardentes indiquaient la terre aride où se plaît le châtaignier. Leseaux, soigneusement appliquées aux irrigations, ne vivifiaient queles prairies bordées de châtaigniers, entourées de haies oùcroissait cette herbe fine et rare, courte et quasi sucrée quiproduit cette race de chevaux fiers et délicats, sans granderésistance à la fatigue, mais brillants, excellents aux lieux oùils naissent, et sujets à changer par leur transplantation.Quelques mûriers récemment apportés indiquaient l’intention decultiver la soie. Comme la plupart des villages du monde, Montégnacn’avait qu’une seule rue, par où passait la route. Mais il y avaitun haut et un bas Montégnac, divisés chacun par des ruelles tombantà angle droit sur la rue. Une rangée de maisons assises sur lacroupe de la colline, présentait le gai spectacle de jardinsétagés&|160;; leur entrée sur la rue nécessitait plusieursdegrés&|160;; les unes avaient leurs escaliers en terre, d’autresen cailloux, et, de ci de là, quelques vieilles femmes, assisesfilant ou gardant les enfants, animaient la scène, entretenaient laconversation entre le haut et le bas Montégnac en se parlant àtravers la rue ordinairement paisible, et se renvoyaient assezrapidement les nouvelles d’un bout à l’autre du bourg. Les jardins,pleins d’arbres fruitiers, de choux, d’oignons, de légumes, avaienttous des ruches le long de leurs terrasses. Puis une autre rangéede maisons à jardins inclinés sur la rivière, dont le cours étaitmarqué par de magnifiques chènevières et par ceux d’entre lesarbres fruitiers qui aiment les terres humides, s’étendaitparallèlement&|160;; quelques-unes, comme celle de la poste, setrouvaient dans un creux et favorisaient ainsi l’industrie dequelques tisserands&|160;; presque toutes étaient ombragées par desnoyers, l’arbre des terres fortes. De ce côté, dans le bout opposéà celui de la grande plaine, était une habitation plus vaste etplus soignée que les autres, autour de laquelle se groupaientd’autres maisons également bien tenues. Ce hameau, séparé du bourgpar ses jardins, s’appelait déjà LES TASCHERONS, nom qu’il conserveaujourd’hui. La Commune était peu de chose par elle-même&|160;;mais il en dépendait une trentaine de métairies éparses. Dans lavallée, vers la rivière, quelques traînes semblables à celles de laMarche et du Berry, indiquaient les cours d’eau, dessinaient leursfranges vertes autour de cette commune, jetée là comme un vaisseauen pleine mer. Quand une maison, une terre, un village, un pays,ont passé d’un état déplorable à un état satisfaisant, sans êtreencore ni splendide ni même riche, la vie semble si naturelle auxêtres vivants, qu’au premier abord, le spectateur ne peut jamaisdeviner les efforts immenses, infinis de petitesse, grandioses depersistance, le travail enterré dans les fondations, les laboursoubliés sur lesquels reposent les premiers changements. Aussi cespectacle ne parut-il pas extraordinaire au jeune abbé quand ilembrassa par un coup d’oeil ce gracieux paysage. Il ignorait l’étatde ce pays avant l’arrivée du curé Bonnet.

Il fit quelques pas de plus en montant le sentier, et revitbientôt, à une centaine de toises au-dessus des jardins dépendantdes maisons du Haut-Montégnac, l’église et le presbytère, qu’ilavait aperçus les premiers de loin, confusément mêlés aux ruinesimposantes et enveloppées par des plantes grimpantes du vieuxcastel de Montégnac, une des résidences de la maison de Navarreinsau douzième siècle. Le presbytère, maison sans doute primitivementbâtie pour un garde principal ou pour ou intendant, s’annonçait parune longue et haute terrasse plantée de tilleuls, d’ou la vueplanait sur le pays. L’escalier de cette terrasse et les murs quila soutenaient étaient d’une ancienneté constatée par les ravagesdu temps. Les pierres de l’escalier, déplacées par la forceimperceptible mais continue de la végétation, laissaient passer dehautes herbes et des plantes sauvages. La mousse plate quis’attache aux pierres avait appliqué son tapis vert dragon sur lahauteur de chaque marche. Les nombreuses familles des pariétaires,la camomille, les cheveux de Vénus sortaient par touffes abondanteset variées entre les barbacanes de la muraille, lézardée malgré sonépaisseur. La botanique y avait jeté la plus élégante tapisserie defougères découpées, de gueules-de-loup violacées à pistils d’or, devipérines bleues, de cryptogames bruns, si bien que la pierresemblait être un accessoire, et trouait cette fraîche tapisserie àde rares intervalles. Sur cette terrasse, le buis dessinait lesfigures géométriques d’un jardin d’agrément, encadré par la maisondu curé, au-dessus de laquelle le roc formait une marge blanchâtreornée d’arbres souffrants, et penchés comme un plumage. Les ruinesdu château dominaient et cette maison et l’église. Ce presbytère,construit en cailloux et en mortier, avait un étage surmonté d’unénorme toit en pente à deux pignons, sous lequel s’étendaient desgreniers sans doute vides, vu le délabrement des lucarnes. Lerez-de-chaussée se composait de deux chambres séparées par uncorridor, au fond duquel était un escalier de bois par lequel onmontait au premier étage, également composé de deux chambres. Unepetite cuisine était adossée à ce bâtiment du côté de la cour où sevoyaient une écurie et une étable parfaitement désertes, inutiles,abandonnées. Le jardin potager séparait la maison de l’église. Unegalerie en ruine allait du presbytère à la sacristie. Quand lejeune abbé vit les quatre croisées à vitrages en plomb, les mursbruns et moussus, la porte de ce presbytère en bois brut fendillécomme un paquet d’allumettes, loin d’être saisi par l’adorablenaïveté de ces détails, par la grâce des végétations quigarnissaient les toits, les appuis en bois pourri des fenêtres, etles lézardes d’où s’échappaient de folles plantes grimpantes, parles cordons de vignes dont les pampres vrillés et les grappillonsentraient par les fenêtres comme pour y apporter de riantes idées,il se trouva très-heureux d’être évêque en perspective, plutôt quecuré de village. Cette maison toujours ouverte semblait appartenirà tous. L’abbé Gabriel entra dans la salle qui communiquait avec lacuisine, et y vit un pauvre mobilier : une table à quatre colonnestorses en vieux chêne, un fauteuil en tapisserie, des chaises touten bois, un vieux bahut pour buffet. Personne dans la cuisine,excepté un chat qui révélait une femme au logis. L’autre pièceservait de salon. En y jetant un coup d’oeil, le jeune prêtreaperçut des fauteuils en bois naturel et couverts en tapisserie. Laboiserie et les solives du plafond étaient en châtaignier et d’unnoir d’ébène. Il y avait une horloge dans une caisse verte à fleurspeintes, une table ornée d’un tapis vert usé, quelques chaises, etsur la cheminée deux flambeaux entre lesquels était un entant Jésusen cire, sous sa cage de verre. La cheminée, revêtue de bois àmoulures grossières, était cachée par un devant en papier dont lesujet représentait le bon Pasteur avec sa brebis sur l’épaule, sansdoute le cadeau par lequel la fille du maire ou du juge de paixavait voulu reconnaître les soins donnés à son éducation. Le piteuxétat de la maison faisait peine à voir : les murs, jadis blanchis àla chaux, étaient décolorés par places, teints à hauteur d’hommepar des frottements&|160;; l’escalier à gros balustres et à marchesen bois, quoique proprement tenu, paraissait devoir trembler sousle pied. Au fond, en face de la porte d’entrée, une autre porteouverte donnant sur le jardin potager permit à l’abbé de Rastignacde mesurer le peu de largeur de ce jardin, encaissé comme par unmur de fortification taillé dans la pierre blanchâtre et friable dela montagne que tapissaient de riches espaliers, de longuestreilles mal entretenues et dont toutes les feuilles étaientdévorées de lèpre. Il revint sur ses pas, se promena dans lesallées du premier jardin, d’où se découvrit à ses yeux, par-dessusle village, le magnifique spectacle de la vallée, véritable oasissituée au bord des vastes plaines qui, voilées par les légèresbrumes du matin, ressemblaient à une mer calme. En arrière, onapercevait d’un côté les vastes repoussoirs de la forêt bronzée, etde l’autre, l’église, les ruines du château perchées sur le roc,mais qui se détachaient vivement sur le bleu de l’Ether. En faisantcrier sous ses pas le sable des petites allées en étoile, en rond,en losange, l’abbé Gabriel regarda tour à tour le village où leshabitants réunis par groupes l’examinaient déjà, puis cette valléefraîche avec ses chemins épineux, sa rivière bordée de saules sibien opposée à l’infini des plaines&|160;; il fut alors saisi pardes sensations qui changèrent la nature de ses idées, il admira lecalme de ces lieux, il fut soumis à l’influence de cet air pur, àla paix inspirée par la révélation d’une vie ramenée vers lasimplicité biblique&|160;; il entrevit confusément les beautés decette cure où il rentra pour en examiner les détails avec unecuriosité sérieuse. Une petite fille, sans doute chargée de garderla maison, mais occupée à picorer dans le jardin, entendit, sur lesgrands carreaux qui dallaient les deux salles basses, les pas d’unhomme chaussé de souliers craquant. Elle vint. Etonnée d’êtresurprise un fruit à la main, un autre entre les dents, elle nerépondit rien aux questions de ce beau, jeune, mignon abbé. Lapetite n’avait jamais cru qu’il put exister un abbé semblable,éclatant de linge en batiste, tiré à quatre épingles, vêtu de beaudrap noir, sans une tache ni un pli.

– Monsieur Bonnet, dit-elle enfin, monsieur Bonnet dit la messe,et mademoiselle Ursule est à l’église.

L’abbé Gabriel n’avait pas vu la galerie par laquelle lepresbytère communiquait à l’église, il regagna le sentier pour yentrer par la porte principale. Cette espèce de porche en auventregardait le village, on y parvenait par des degrés en pierresdisjointes et usées qui dominaient une place ravinée par les eauxet ornée de ces gros ormes dont la plantation fut ordonnée par leprotestant Sully. Cette église, une des plus pauvres églises deFrance où il y en a de bien pauvres, ressemblait à ces énormesgranges qui ont au-dessus de leur porte un toit avancé soutenu pardes piliers de bois ou de briques. Bâtie en cailloux et en mortier,comme la maison du curé, flanquée d’un clocher carré sans flèche etcouvert en grosses tuiles rondes, cette église avait pour ornementsextérieurs les plus riches créations de la Sculpture, maisenrichies de lumière et d’ombres, fouillées, massées et coloréespar la Nature qui s’y entend aussi bien que Michel-Ange. Des deuxcôtés, le lierre embrassait les murailles de ses tiges nerveuses endessinant à travers son feuillage autant de veines qu’il s’entrouve sur un écorché. Ce manteau, jeté par le Temps pour couvrirles blessures qu’il avait faites, était diapré par les fleursd’automne nées dans les crevasses, et donnait asile à des oiseauxqui chantaient. La fenêtre en rosace, au-dessus de l’auvent duporche, était enveloppée de campanules bleues comme la premièrepage d’un missel richement peint. Le flanc qui communiquait avec lacure, à l’exposition du nord, était moins fleuri, la muraille s’yvoyait grise et rouge par grandes places où s’étalaient desmousses&|160;; mais l’autre flanc et le chevet entourés par lecimetière offraient des floraisons abondantes et variées.

Quelques arbres, entre autres un amandier, un des emblèmes del’espérance, s’étaient logés dans les lézardes. Deux pinsgigantesques adossés au chevet servaient de paratonnerres. Lecimetière, bordé d’un petit mur en ruine que ses propres décombresmaintenaient à hauteur d’appui, avait pour ornement une croix enfer montée sur un socle, garnie de buis bénit à Pâques par une deces touchantes pensées chrétiennes oubliées dans les villes. Lecuré de village est le seul prêtre qui vienne dire à ses morts aujour de la résurrection pascale : – Vous revivrez heureux&|160;! Çàet là quelques croix pourries jalonnaient les éminences couvertesd’herbes.

L’intérieur s’harmoniait parfaitement au négligé poétique de cethumble extérieur dont le luxe était fourni par le Temps, charitableune fois. Au dedans, l’oeil s’attachait d’abord à la toiture,intérieurement doublée en châtaignier auquel l’âge avait donné lesplus riches tons des vieux bois de l’Europe, et que soutenaient, àdes distances égales, de nerveux supports appuyés sur des poutrestransversales. Les quatre murs blanchis à la chaux n’avaient aucunornement. La misère rendait cette paroisse iconoclaste sans lesavoir. L’église, carrelée et garnie de bancs, était éclairée parquatre croisées latérales en ogive, à vitrages en plomb. L’autel,en forme de tombeau, avait pour ornement un grand crucifixau-dessus d’un tabernacle en noyer décoré de quelques moulurespropres et luisantes, huit flambeaux à cierges économiques en boispeint en blanc, puis deux vases en porcelaine pleins de fleursartificielles, que le portier d’un agent de change aurait rebutés,et desquels Dieu se contentait. La lampe du sanctuaire était uneveilleuse placée dans un ancien bénitier portatif en cuivreargenté, suspendu par des cordes en soie qui venaient de quelquechâteau démoli. Les fonts baptismaux étaient en bois comme lachaire et comme une espèce de cage pour les marguilliers, lespatriciens du bourg. Un autel de la Vierge offrait à l’admirationpublique deux lithographies coloriées, encadrées dans un petitcadre doré. Il était peint en blanc, décoré de fleurs artificiellesplantées dans des vases tournés en bois doré, et recouvert par unenappe festonnée de méchantes dentelles rousses. Au fond del’église, une longue croisée voilée par un grand rideau en calicotrouge, produisait un effet magique. Ce riche manteau de pourprejetait une teinte rose sur les murs blanchis à la chaux il semblaitqu’une pensée divine rayonnât de l’autel et embrassât cette pauvrenef pour la réchauffer. Le couloir qui conduisait à la sacristieoffrait sur une de ses parois le patron du village, un grand saintJean-Baptiste avec son mouton, sculptés en bois et horriblementpeints. Malgré tant de pauvreté, cette église ne manquait pas desdouces harmonies qui plaisent aux belles âmes, et que les couleursmettent si bien en relief. Les riches teintes brunes du boisrelevaient admirablement le blanc pur des murailles, et semariaient sans discordance à la pourpre triomphale jetée sur lechevet. Cette sévère trinité de couleurs rappelait la grande penséecatholique. A l’aspect de cette chétive maison de Dieu, si lepremier sentiment était la surprise, il était suivi d’uneadmiration mêlée de pitié : n’exprimait-elle pas la misère dupays&|160;? ne s’accordait-elle pas à la simplicité naïve dupresbytère&|160;? Elle était d’ailleurs propre et bien tenue. On yrespirait comme un parfum de vertus champêtres, rien n’y trahissaitl’abandon. Quoique rustique et simple, elle était habitée par laPrière, elle avait une âme, on le sentait sans s’expliquercomment.

L’abbé Gabriel se glissa doucement pour ne point troubler lerecueillement de deux groupes placés en haut des bancs, auprès dumaître-autel, qui était séparé de la nef à l’endroit où pendait lalampe, par une balustrade assez grossière, toujours en bois dechâtaignier, et garnie de la nappe destinée à la communion. Dechaque côté de la nef, une vingtaine de paysans et de paysannes,plongés dans la prière la plus fervente, ne firent aucune attentionà l’étranger quand il monta le chemin étroit qui divisait les deuxrangées de bancs. Arrivé sous la lampe, endroit d’où il pouvaitvoir les deux petites nefs qui figuraient la croix, et dont l’uneconduisait à la sacristie, l’autre au cimetière, l’abbé Gabrielaperçut du côté du cimetière une famille vêtue de noir, etagenouillée sur le carreau&|160;; ces deux parties de l’églisen’avaient pas de bancs. Le jeune abbé se prosterna sur la marche dela balustrade qui séparait le chœur de la nef, et se mit à prier,en examinant par un regard oblique ce spectacle qui lui fut bientôtexpliqué.

L’évangile était dit. Le curé quitta sa chasuble et descendit del’autel pour venir à la balustrade. Le jeune abbé, qui prévit cemouvement, s’adossa au mur avant que monsieur Bonnet ne pût levoir. Dix heures sonnaient.

– Mes frères, dit le curé d’une voix émue, en ce moment même, unenfant de cette paroisse va payer sa dette à la justice humaine ensubissant le dernier supplice, nous offrons le saint sacrifice dela messe pour le repos de son âme. Unissons nos prières afind’obtenir de Dieu qu’il n’abandonne pas cet enfant dans sesderniers moments, et que son repentir lui mérite dans le ciel lagrâce qui lui a été refusée ici-bas. La perte de ce malheureux, unde ceux sur lesquels nous avions le plus compté pour donner de bonsexemples, ne peut être attribuée qu’à la méconnaissance desprincipes religieux.

Le curé fut interrompu par des sanglots qui partaient du groupeformé par la famille en deuil, et dans lequel le jeune prêtre, à cesurcroît d’affliction, reconnut la famille Tascheron, sans l’avoirjamais vue. D’abord étaient collés contre la muraille deuxvieillards au moins septuagénaires, deux figures à rides profondeset immobiles, bistrées comme un bronze florentin. Ces deuxpersonnages, stoïquement debout comme des statues dans leurs vieuxvêtements rapetassés, devaient être le grand-père et la grand’mèredu condamné. Leurs yeux rougis et vitreux semblaient pleurer dusang, leurs bras tremblaient tant, que les bâtons sur lesquels ilss’appuyaient rendaient un léger bruit sur le carreau. Après eux, lepère et la mère, le visage caché dans leurs mouchoirs, fondaient enlarmes. Autour de ces quatre chefs de la famille, se tenaient àgenoux deux sœurs mariées, accompagnées de leurs maris. Puis, troisfils stupides de douleur. Cinq petits enfants agenouillés, dont leplus âgé n’avait que sept ans, ne comprenaient sans doute point cedont il s’agissait, ils regardaient, ils écoutaient avec lacuriosité torpide en apparence qui distingue le paysan, mais quiest l’observation des choses physiques poussée au plus haut degré.Enfin, la pauvre fille emprisonnée par un désir de la justice, ladernière venue, cette Denise, martyre de son amour fraternel,écoutait d’un air qui tenait à la fois de l’égarement et del’incrédulité. Pour elle, son frère ne pouvait pas mourir. Ellereprésentait admirablement celle des trois Marie qui ne croyait pasà la mort du Christ, tout en en partageant l’agonie. Pâle, les yeuxsecs, comme le sont ceux des personnes qui ont beaucoup veillé, safraîcheur était déjà flétrie moins par les travaux champêtres quepar le chagrin&|160;; mais elle avait encore la beauté des fillesde la campagne, des formes pleines et rebondies, de beaux brasrouges, une figure toute ronde, des yeux purs, allumés en ce momentpar l’éclair du désespoir. Sous le cou, à plusieurs places, unechair ferme et blanche que le soleil n’avait pas brunie annonçaitune riche carnation, une blancheur cachée. Les deux filles mariéespleuraient&|160;; leurs maris, cultivateurs patients, étaientgraves. Les trois autres garçons, profondément tristes, tenaientleurs yeux abaissés vers la terre. Dans ce tableau horrible derésignation et de douleur sans espoir, Denise et sa mère offraientseules une teinte de révolte. Les autres habitants s’associaient àl’affliction de cette famille respectable par une sincère et pieusecommisération qui donnait à tous les visages la même expression, etqui monta jusqu’à l’effroi quand les quelques phrases du curéfirent comprendre qu’en ce moment le couteau tombait sur la tête dece jeune homme que tous connaissaient, avaient vu naître, avaientjugé sans doute incapable de commettre un crime. Les sanglots quiinterrompirent la simple et courte allocution que le prêtre devaitfaire à ses ouailles, le troublèrent à un point qu’il la cessapromptement, en les invitant à prier avec ferveur. Quoique cespectacle ne fût pas de nature à surprendre un prêtre, Gabriel deRastignac était trop jeune pour ne pas être profondément touché. Iln’avait pas encore exercé les vertus du prêtre, il se savait appeléà d’autres destinées, il n’avait pas à aller sur toutes les brèchessociales où le cœur saigne à la vue des maux qui les encombrent, samission était celle du haut clergé qui maintient l’esprit desacrifice, représente l’intelligence élevée de l’Eglise, et dansles occasions d’éclat déploie ces mêmes vertus sur de plus grandsthéâtres, comme les illustres évêques de Marseille et de Meaux,comme les archevêques d’Arles et de Cambrai. Cette petite assembléede gens de la campagne pleurant et priant pour celui qu’ilssupposaient supplicié dans une grande place publique, devant desmilliers de gens venus de toutes parts pour agrandir encore lesupplice par une honte immense&|160;; ce faible contre-poids desympathies et de prières, opposé à cette multitude de curiositésféroces et de justes malédictions, était de nature à émouvoir,surtout dans cette pauvre église. L’abbé Gabriel fut tenté d’allerdire aux Tascheron : Votre fils, votre frère a obtenu un sursis.Mais il eut peur de troubler la messe, il savait d’ailleurs que cesursis n’empêcherait pas l’exécution. Au lieu de suivre l’office,il fut irrésistiblement entraîné à observer le pasteur de qui l’onattendait le miracle de la conversion du criminel.

Sur l’échantillon du presbytère, Gabriel de Rastignac s’étaitfait un portrait imaginaire de monsieur Bonnet : un homme gros etcourt, à figure forte et rouge, un rude travailleur à demi paysan,hâlé par le soleil. Loin de là, l’abbé rencontra son égal. Depetite taille et débile en apparence, monsieur Bonnet frappait toutd’abord par le visage passionné qu’on suppose à l’apôtre : unefigure presque triangulaire commencée par un large front sillonnéde plis, achevée des tempes à la pointe du menton par les deuxlignes maigres que dessinaient ses joues creuses. Dans cette figureendolorie par un teint jaune comme la cire d’un cierge, éclataientdeux yeux d’un bleu lumineux de foi, brûlant d’espérance vive. Elleétait également partagée par un nez long, mince et droit, à narinesbien coupées, sous lequel parlait toujours, même fermée, une bouchelarge à lèvres prononcées, et d’où il sortait une de ces voix quivont au cœur. La chevelure châtaine, rare, fine et lisse sur latête, annonçait un tempérament pauvre, soutenu seulement par unrégime sobre. La volonté faisait toute la force de cet homme.Telles étaient ses distinctions. Ses mains courtes eussent indiquéchez tout autre une pente vers de grossiers plaisirs, et peut-êtreavait-il, comme Socrate, vaincu ses mauvais penchants. Sa maigreurétait disgracieuse. Ses épaules se voyaient trop. Ses genouxsemblaient cagneux. Le buste trop développé relativement auxextrémités lui donnait l’air d’un bossu sans bosse. En somme, ildevait déplaire.

Les gens à qui les miracles de la Pensée, de la Foi, de l’Artsont connus, pouvaient seuls adorer ce regard enflammé du martyr,cette pâleur de la constance et cette voix de l’amour quidistinguaient le curé Bonnet. Cet homme, digne de la primitiveEglise qui n’existe plus que dans les tableaux du seizième siècleet dans les pages du martyrologe, était marqué du sceau desgrandeurs humaines qui approchent le plus des grandeurs divines,par la Conviction dont le relief indéfinissable embellit lesfigures les plus vulgaires, dore d’une teinte chaude le visage deshommes voués à un Culte quelconque, comme il relève d’une sorte delumière la figure de la femme glorieuse de quelque bel amour. LaConviction est la volonté humaine arrivée à sa plus grandepuissance. Tout à la fois effet et cause, elle impressionne lesâmes les plus froides, elle est une sorte d’éloquence muette quisaisit les masses.

En descendant de l’autel, le curé rencontra le regard de l’abbéGabriel&|160;; il le reconnut, et quand le secrétaire de l’Evêchése présenta dans la sacristie, Ursule, à laquelle son maître avaitdonné déjà ses ordres, y était seule et invita le jeune abbé à lasuivre.

– Monsieur, dit Ursule femme d’un âge canonique en emmenantl’abbé de Rastignac par la galerie dans le jardin, monsieur le curém’a dit de vous demander si vous aviez déjeuné. Vous avez dû partirde grand matin de Limoges, pour être ici à dix heures, je vais donctout préparer pour le déjeûner. Monsieur l’abbé ne trouvera pas icila table de monseigneur&|160;; mais nous ferons de notre mieux.Monsieur Bonnet ne tardera pas à revenir, il est allé consoler cespauvres gens… les Tascheron… Voici la journée où leur fils éprouveun bien terrible accident…

– Mais, dit enfin l’abbé Gabriel, où est la maison de ces bravesgens&|160;? je dois emmener monsieur Bonnet à l’instant à Limogesd’après l’ordre de monseigneur. Ce malheureux ne sera pas exécutéaujourd’hui, monseigneur a obtenu un sursis…

– Ah&|160;! dit Ursule à qui la langue démangeait d’avoir àrépandre cette nouvelle, monsieur a bien le temps d’aller leurporter cette consolation pendant que je vais apprêter le déjeuner,la maison aux Tascheron est au bout du village. Suivez le sentierqui passe au bas de la terrasse, il vous y conduira.

Quand Ursule eut perdu de vue l’abbé Gabriel, elle descenditpour semer cette nouvelle dans le village, en y allant chercher leschoses nécessaires au déjeuner.

Le curé avait brusquement appris à l’église une résolutiondésespérée inspirée aux Tascheron par le rejet du pourvoi encassation. Ces braves gens quittaient le pays, et devaient, danscette matinée, recevoir le prix de leurs biens vendus à l’avance.La vente avait exigé des délais et des formalités imprévus par eux.Forcés de rester dans le pays depuis la condamnation deJean-François, chaque jour avait été pour eux un calice d’amertumeà boire. Ce projet accompli si mystérieusement ne transpira que laveille du jour où l’exécution devait avoir lieu. Les Tascheroncrurent pouvoir quitter le pays avant cette fatale journée&|160;;mais l’acquéreur de leurs biens était un homme étranger au canton,un Corrézien à qui leurs motifs étaient indifférents, et quid’ailleurs avait éprouvé des retards dans la rentrée de ses fonds.Ainsi la famille était obligée de subir son malheur jusqu’au bout.Le sentiment qui dictait cette expatriation était si violent dansces âmes simples, peu habituées à des transactions avec laconscience, que le grand-père et la grand’mère, les filles et leursmaris, le père et la mère, tout ce qui portait le nom de Tascheronou leur était allié de près, quittait le pays. Cette émigrationpeinait toute la commune. Le maire était venu prier le curéd’essayer de retenir ces braves gens. Selon la loi nouvelle, lepère n’est plus responsable du fils, et le crime du père n’entacheplus sa famille. En harmonie avec les différentes émancipations quiont tant affaibli la puissance paternelle, ce système a faittriompher l’individualisme qui dévore la Société moderne. Aussi lepenseur aux choses d’avenir voit-il l’esprit de famille détruit, làoù les rédacteurs du nouveau code ont mis le libre arbitre etl’égalité. La famille sera toujours la base des sociétés.Nécessairement temporaire, incessamment divisée, recomposée pour sedissoudre encore, sans liens entre l’avenir et le passé, la familled’autrefois n’existe plus en France. Ceux qui ont procédé à ladémolition de l’ancien édifice ont été logiques en partageantégalement les biens de la famille, en amoindrissant l’autorité dupère, en faisant de tout enfant le chef d’une nouvelle famille, ensupprimant les grandes responsabilités, mais l’Etat socialreconstruit est-il aussi solide avec ses jeunes lois, encore sanslongues épreuves, que la monarchie l’était malgré ses anciens abus.En perdant la solidarité des familles, la Société a perdu cetteforce fondamentale que Montesquieu avait découverte et nomméel’Honneur . Elle a tout isolé pour mieux dominer, elle a toutpartagé pour affaiblir. Elle règne sur des unités, sur des chiffresagglomérés comme des grains de blé dans un tas. Les Intérêtsgénéraux peuvent-ils remplacer les Familles&|160;? le Temps a lemot de cette grande question. Néanmoins la vieille loi subsiste,elle a poussé des racines si profondes que vous en retrouvez devivaces dans les régions populaires. Il est encore des coins deprovince où ce qu’on nomme le préjugé subsiste, où la famillesouffre du crime d’un de ses enfants, ou d’un de ses pères. Cettecroyance rendait le pays inhabitable aux Tascheron. Leur profondereligion les avait amenés à l’église le matin : était-il possiblede laisser dire, sans y participer, la messe offerte à Dieu pourlui demander d’inspirer à leur fils un repentir qui le rendît à lavie éternelle, et d’ailleurs ne devaient-ils pas faire leurs adieuxà l’autel de leur village. Mais le projet était consommé. Quand lecuré, qui les suivit, entra dans leur principale maison, il trouvales sacs préparés pour le voyage&|160;? L’acquéreur attendait sesvendeurs avec leur argent. Le notaire achevait de dresser lesquittances. Dans la cour, derrière la maison, une carriole atteléedevait emmener les vieillards avec l’argent, et la mère deJean-François. Le reste de la famille comptait partir à piednuitamment.

Au moment où le jeune abbé entra dans la salle basse où setrouvaient réunis tous ces personnages, le curé de Montégnac avaitépuisé les ressources de son éloquence. Les deux vieillards,insensibles à force de douleur, étaient accroupis dans un coin surleurs sacs en regardant leur vieille maison héréditaire, sesmeubles et l’acquéreur, et se regardant tour à tour comme pour sedire : Avons-nous jamais cru que pareil événement putarriver&|160;? Ces vieillards qui, depuis longtemps, avaientrésigné leur autorité à leur fils, le père du criminel, étaient,comme de vieux rois après leur abdication, redescendus au rôlepassif des sujets et des enfants. Tascheron était debout, ilécoutait le pasteur auquel il répondait à voir basse par desmonosyllabes. Cet homme, âgé d’environ quarante-huit ans, avaitcette belle figure que Titien a trouvée pour tous ses apôtres : unefigure de foi, de probité sérieuse et réfléchie, un profil sévère,un nez coupé en angle droit, des yeux bleus, un front noble, destraits réguliers, des cheveux noirs et crêpus, résistants, plantésavec cette symétrie qui donne du charme à ces figures brunies parles travaux en plein air. Il était facile de voir que lesraisonnements du curé se brisaient devant une inflexible volonté.Denise était appuyée contre la huche au pain, regardant le notairequi se servait de ce meuble comme d’une table à écrire, et à quil’on avait donné le fauteuil de la grand’mère. L’acquéreur étaitassis sur une chaise à côté du tabellion. Les deux sœurs mariéesmettaient la nappe sur la table et servaient le dernier repas queles ancêtres allaient offrir et faire dans leur maison, dans leurpays, avant d’aller sous des cieux inconnus. Les hommes étaient àdemi assis sur un grand lit de serge verte. La mère, occupée à lacheminée, y battait une omelette. Les petits-enfants encombraientla porte devant laquelle était la famille de l’acquéreur. Lavieille salle enfumée, à solives noires, et par la fenêtre delaquelle se voyait un jardin bien cultivé dont tous les arbresavaient été plantés par ces deux septuagénaires, était en harmonieavec leurs douleurs concentrées, qui se lisaient en tantd’expressions différentes sur ces visages. Le repas était surtoutapprêté pour le notaire, pour l’acquéreur, pour les enfants et leshommes. Le père et la mère, Denise et ses sœurs avaient le cœurtrop serré pour satisfaire leur faim. Il y avait une haute etcruelle résignation dans ces derniers devoirs de l’hospitalitéchampêtre accomplis. Les Tascheron, ces hommes antiques,finissaient comme on commence, en faisant les honneurs du logis. Cetableau sans emphase et néanmoins plein de solennité frappa lesregards du secrétaire de l’Evêché quand il vint apprendre au curéde Montégnac les intentions du prélat.

– Le fils de ce brave homme vit encore, dit Gabriel au curé.

A cette parole, comprise par tous au milieu du silence, les deuxvieillards se dressèrent sur leurs pieds, comme si la trompette duJugement dernier eût sonné. La mère laissa tomber sa poêle dans lefeu. Denise jeta un cri de joie. Tous les autres demeurèrent dansune stupéfaction qui les pétrifia.

– Jean-François a sa grâce, cria tout à coup le village entierqui se rua vers la maison des Tascheron. C’est monseigneur l’évêquequi…

– Je savais bien qu’il était innocent, dit la mère.

– Cela n’empêche pas l’affaire, dit l’acquéreur au notaire quilui répondit par un signe satisfaisant.

L’abbé Gabriel devint en un moment le point de mire de tous lesregards, sa tristesse fit soupçonner une erreur, et pour ne pas ladissiper lui-même, il sortit suivi du curé, se plaça en dehors dela maison pour renvoyer la foule en disant aux premiers quil’environnèrent que l’exécution n’était que remise. Le tumulte futdonc aussitôt remplacé par un horrible silence. Au moment où l’abbéGabriel et le curé revinrent, ils virent sur tous les visagesl’expression d’une horrible douleur, le silence du village avaitété deviné.

– Mes amis, Jean-François n’a pas obtenu sa grâce, dit le jeuneabbé voyant que le coup était porté&|160;; mais l’état de son âme atellement inquiété monseigneur, qu’il a fait retarder le dernierjour de votre fils pour au moins le sauver dans l’éternité.

– Il vit donc, s’écria Denise.

Le jeune abbé prit à part le curé pour lui expliquer lasituation périlleuse où l’impiété de son paroissien mettait lareligion, et ce que l’évêque attendait de lui.

– Monseigneur exige ma mort, répondit le curé. J’ai déjà refuséà cette famille affligée d’aller assister ce malheureux enfant.Cette conférence et le spectacle qui m’attendrait me briseraientcomme un verre. A chacun son œuvre. La faiblesse de mes organes, ouplutôt la trop grande mobilité de mon organisation nerveuse,m’interdit d’exercer ces fonctions de notre ministère. Je suisresté simple curé de village pour être utile à mes semblables dansla sphère où je puis accomplir une vie chrétienne. Je me suis bienconsulté pour satisfaire et cette vertueuse famille et mes devoirsde pasteur envers ce pauvre enfant&|160;; mais à la seule pensée demonter avec lui sur la charrette des criminels, à la seule idéed’assister aux fatals apprêts, je sens un frisson de mort dans mesveines. On ne saurait exiger cela d’une mère, et pensez, monsieur,qu’il est né dans le sein de ma pauvre église.

– Ainsi, dit l’abbé Gabriel, vous refusez d’obéir àmonseigneur&|160;?

– Monseigneur ignore l’état de ma santé, il ne sait pas que chezmoi la nature s’oppose… dit monsieur Bonnet en regardant le jeuneabbé.

– Il y a des moments où, comme Belzunce à Marseille, nous devonsaffronter des morts certaines, lui répliqua l’abbé Gabriel enl’interrompant.

En ce moment, le curé sentit sa soutane tirée par une main, ilentendit des pleurs, se retourna, et vit toute la familleagenouillée.

Vieux et jeunes, petits et grands, hommes et femmes, toustendaient des mains suppliantes. Il y eut un seul cri quand il leurmontra sa face ardente.

– Sauvez au moins son âme&|160;!

La vieille grand’mère avait tiré le bas de la soutane, etl’avait mouillée de ses larmes.

– J’obéirai, monsieur.

Cette parole dite, le curé fut forcé de s’asseoir, tant iltremblait sur ses jambes. Le jeune secrétaire expliqua dans quelétat de frénésie était Jean-François.

– Croyez-vous, dit l’abbé Gabriel en terminant, que la vue de sajeune sœur puisse le faire chanceler&|160;?

– Oui, certes, répondit le curé. Denise, vous nousaccompagnerez.

– Et moi aussi, dit la mère.

– Non, s’écria le père. Cet enfant n’existe plus, vous le savez.Aucun de nous ne le verra.

– Ne vous opposez pas à son salut, dit le jeune abbé, vousseriez responsable de son âme en nous refusant les moyens del’attendrir. En ce moment, sa mort peut devenir encore pluspréjudiciable que ne l’a été sa vie.

– Elle ira, dit le père. Ce sera sa punition pour s’être opposéeà toutes les corrections que je voulais infliger à songarçon&|160;!

L’abbé Gabriel et monsieur Bonnet revinrent au presbytère, oùDenise et sa mère furent invitées à se trouver au moment du départdes deux ecclésiastiques pour Limoges. En cheminant le long de cesentier qui suivait les contours du Haut-Montégnac, le jeune hommeput examiner, moins superficiellement qu’à l’église, le curé sifort vanté par le Vicaire-général&|160;; il fut influencépromptement en sa faveur par des manières simples et pleines dedignité, par cette voix pleine de magie, par des paroles enharmonie avec la voix. Le curé n’était allé qu’une seule fois àl’Evêché depuis que le prélat avait pris Gabriel de Rastignac poursecrétaire, à peine avait-il entrevu ce favori destiné àl’épiscopat, mais il savait quelle était son influence&|160;;néanmoins il se conduisit avec une aménité digne, où se trahissaitl’indépendance souveraine que l’Eglise accorde aux curés dans leursparoisses. Les sentiments du jeune abbé, loin d’animer sa figure, yimprimèrent un air sévère&|160;; elle demeura plus que froide, elleglaçait. Un homme capable de changer le moral d’une populationdevait être doué d’un esprit d’observation quelconque, être plus oumoins physionomiste&|160;; mais quand le curé n’eût possédé que lascience du bien, il venait de prouver une sensibilité rare, il futdonc frappé de la froideur par laquelle le secrétaire de l’Evêqueaccueillait ses avances et ses aménités. Forcé d’attribuer cedédain à quelque mécontentement secret, il cherchait en lui-mêmecomment il avait pu le blesser, en quoi sa conduite étaitreprochable aux yeux de ses supérieurs. Il y eut un moment desilence gênant que l’abbé de Rastignac rompit par une interrogationpleine de morgue aristocratique.

– Vous avez une bien pauvre église, monsieur le curé&|160;?

– Elle est trop petite, répondit monsieur Bonnet. Aux grandesfêtes, les vieillards mettent des bancs sous le porche, les jeunesgens sont debout en cercle sur la place&|160;; mais il règne un telsilence, que ceux du dehors peuvent entendre ma voix.

Gabriel garda le silence pendant quelques instants. – Si leshabitants sont si religieux, comment la laissez-vous dans un pareilétat de nudité&|160;? reprit-il.

– Hélas&|160;! monsieur, je n’ai pas le courage d’y dépenser dessommes qui peuvent secourir les pauvres. Les pauvres sont l’église.D’ailleurs, je ne craindrais pas la visite de Monseigneur par unjour de Fête-Dieu&|160;! les pauvres rendent alors ce qu’ils ont àl’Eglise&|160;! N’avez-vous pas vu, monsieur, les clous qui sont dedistance en distance dans les murs&|160;? ils servent à y fixer uneespèce de treillage en fil de fer où les femmes attachent desbouquets. L’église est alors en entier revêtue de fleurs quirestent fleuries jusqu’au soir. Ma pauvre église, que vous trouvezsi nue, est parée comme une mariée, elle embaume, le sol est jonchéde feuillages au milieu desquels on laisse, pour le passage duSaint-Sacrement, un chemin de roses effeuillées. Dans cettejournée, je ne craindrais pas les pompes de Saint-Pierre de Rome.Le Saint-Père a son or, moi j’ai mes fleurs&|160;! à chacun sonmiracle. Ah&|160;! monsieur, le bourg de Montégnac est pauvre, maisil est catholique. Autrefois on y dépouillait les passants,aujourd’hui le voyageur peut y laisser tomber un sac plein d’écus,il le retrouverait chez moi.

– Un tel résultat fait votre éloge, dit Gabriel.

– Il ne s’agit point de moi, répondit en rougissant le curéatteint par cette épigramme ciselée, mais de la parole de Dieu, dupain sacré.

– Du pain un peu bis, reprit en souriant l’abbé Gabriel.

– Le pain blanc ne convient qu’aux estomacs des riches, réponditmodestement le curé.

Le jeune abbé prit alors les mains de monsieur Bonnet, et leslui serra cordialement.

– Pardonnez-moi, monsieur le curé, lui dit-il en se réconciliantavec lui tout à coup par un regard de ses beaux yeux bleus qui allajusqu’au fond de l’âme du curé. Monseigneur m’a recommandéd’éprouver votre patience et votre modestie&|160;; mais je nesaurais aller plus loin, je vois déjà combien vous êtes calomniépar les éloges des Libéraux.

Le déjeuner était prêt : des œufs frais, du beurre, du miel etdes fruits, de la crème et du café, servis par Ursule au milieu debouquets de fleurs sur une nappe blanche sur la table antique, danscette vieille salle à manger. La fenêtre qui donnait sur laterrasse, était ouverte. La clématite, chargée de ses étoilesblanches relevées au cœur par le bouquet jaune de ses étaminesfrisées, encadrait l’appui. Un jasmin courait d’un côté, descapucines montaient de l’autre. En haut, les pampres déjà rougisd’une treille faisaient une riche bordure qu’un sculpteur n’auraitpu rendre tant le jour découpé par les dentelures des feuilles luicommuniquait de grâce.

– Vous trouvez ici la vie réduite à sa plus simple expression,dit le curé en souriant sans quitter l’air que lui imprimait latristesse qu’il avait au cœur. Si nous avions su votre arrivée, etqui pouvait en prévoir les motifs&|160;! Ursule se serait procuréquelques truites de montagnes, il y a un torrent au milieu de laforêt qui en donne d’excellentes. Mais j’oublie que nous sommes enaoût et que le Gabou est à sec&|160;! J’ai la tête bientroublée…

– Vous vous plaisez beaucoup ici&|160;? demanda le jeuneabbé.

– Oui, monsieur. Si Dieu le permet, je mourrai curé deMontégnac. J’aurais voulu que mon exemple fût suivi par des hommesdistingués qui ont cru faire mieux en devenant philanthropes. Laphilanthropie moderne est le malheur des sociétés, les principes dela religion catholique peuvent seuls guérir les maladies quitravaillent le corps social. Au lieu de décrire la maladie etd’étendre ses ravages par des plaintes élégiaques, chacun aurait dûmettre la main à l’œuvre, entrer en simple ouvrier dans la vigne duSeigneur. Ma tâche est loin d’être achevée ici, monsieur : il nesuffit pas de moraliser les gens que j’ai trouvés dans un étataffreux de sentiments impies, je veux mourir au milieu d’unegénération entièrement convaincue.

– Vous n’avez fait que votre devoir, dit encore sèchement lejeune homme qui se sentit mordre au cœur par la jalousie.

– Oui, monsieur, répondit modestement le prêtre après lui avoirjeté un fin regard comme pour lui demander : Est-ce encore uneépreuve&|160;? – Je souhaite à toute heure, ajouta-t-il, que chacunfasse le sien dans le royaume.

Cette phrase d’une signification profonde fut encore étendue parune accentuation qui prouvait qu’en 1829, ce prêtre, aussi grandpar la pensée que par l’humilité de sa conduite et qui subordonnaitses pensées à celles de ses supérieurs, voyait clair dans lesdestinées de la Monarchie et de l’Eglise.

Quand les deux femmes désolées furent venues, le jeune abbétrès-impatient de revenir à Limoges, les laissa au presbytère etalla voir si les chevaux étaient mis. Quelques instants après, ilrevint annoncer que tout était prêt pour le départ. Tous quatre ilspartirent aux yeux de la population entière de Montégnac, groupéesur le chemin, devant la poste. La mère et la sœur du condamnégardèrent le silence. Les deux prêtres, voyant des écueils dansbeaucoup de sujets, ne pouvaient ni paraître indifférents, nis’égayer. En cherchant quelque terrain neutre pour la conversation,ils traversèrent la plaine, dont l’aspect influa sur la durée deleur silence mélancolique.

– Par quelles raisons avez-vous embrassé l’étatecclésiastique&|160;? demanda tout à coup l’abbé Gabriel au curéBonnet par une étourdie curiosité qui le prit quand la voituredéboucha sur la grand’route.

– Je n’ai point vu d’état dans la prêtrise, répondit simplementle curé. Je ne comprends pas qu’on devienne prêtre par des raisonsautres que les indéfinissables puissances de la Vocation. Je saisque plusieurs hommes se sont faits les ouvriers de la vigne duSeigneur après avoir usé leur cœur au service des passions : lesuns ont aimé sans espoir, les autres ont été trahis&|160;; ceux-ciont perdu la fleur de leur vie en ensevelissant soit une épousechérie, soit une maîtresse adorée&|160;; ceux-là sont dégoûtés dela vie sociale à une époque où l’incertain plane sur toutes choses,même sur les sentiments, où le doute se joue des plus doucescertitudes en les appelant des croyances. Plusieurs abandonnent lapolitique à une époque où le pouvoir semble être une expiationquand le gouverné regarde l’obéissance comme une fatalité. Beaucoupquittent une société sans drapeaux, où les contraires s’unissentpour détrôner le bien. Je ne suppose pas qu’on se donne à Dieu parune pensée cupide. Quelques hommes peuvent voir dans la prêtrise unmoyen de régénérer notre patrie&|160;; mais, selon mes faibleslumières, le prêtre patriote est un non sens. Le prêtre ne doitappartenir qu’à Dieu. Je n’ai pas voulu offrir à notre Père, quicependant accepte tout, les débris de mon cœur et les restes de mavolonté, je me suis donné tout entier. Dans une des touchantesThéories des religions païennes, la victime destinée aux faux dieuxallait au temple couronnée de fleurs. Cette coutume m’a toujoursattendri. Un sacrifice n’est rien sans la grâce. Ma vie est doncsimple et sans le plus petit roman. Cependant si vous voulez uneconfession entière, je vous dirai tout. Ma famille est au-dessus del’aisance, elle est presque riche. Mon père, seul artisan de safortune, est un homme dur, inflexible&|160;; il traite d’ailleurssa femme et ses enfants comme il se traite lui-même. Je n’ai jamaissurpris sur ses lèvres le moindre sourire. Sa main de fer, sonvisage de bronze, son activité sombre et brusque à la fois, nouscomprimaient tous, femme, enfants, commis et domestiques, sous undespotisme sauvage. J’aurais pu, je parle pour moi seul,m’accommoder de cette vie si ce pouvoir eût produit une compressionégale&|160;; mais quinteux et vacillant, il offrait desalternatives intolérables. Nous ignorions toujours si nous faisionsbien ou si nous étions en faute, et l’horrible attente qui enrésultait est insupportable dans la vie domestique. On aime mieuxalors être dans la rue que chez soi. Si j’eusse été seul au logis,j’aurais encore tout souffert de mon père sans murmurer&|160;; maismon cœur était déchiré par les douleurs acérées qui ne laissaientpas de relâche à une mère ardemment aimée dont les pleurs surprisme causaient des rages pendant lesquelles je n’avais plus maraison. Le temps de mon séjour au collège, où les enfants sont enproie à tant de misères et de travaux, fut pour moi comme un âged’or. Je craignais les jours de congé. Ma mère était elle-mêmeheureuse de me venir voir. Quand j’eus fini mes humanités, quand jedus rentrer sous le toit paternel et devenir commis de mon père, ilme fut impossible d’y rester plus de quelques mois : ma raison,égarée par la force de l’adolescence, pouvait succomber. Par unetriste soirée d’automne, en me promenant seul avec ma mère le longdu boulevard Bourdon, alors un des plus tristes lieux de Paris jedéchargeai mon cœur dans le sien, et lui dis que je ne voyais devie possible pour moi que dans l’Eglise. Mes goûts, mes idées, mesamours même devaient être contrariés tant que vivrait mon père.Sous la soutane du prêtre, il serait forcé de me respecter, jepourrais ainsi devenir le protecteur de ma famille en certainesoccasions. Ma mère pleura beaucoup. En ce moment mon frère aîné,devenu depuis général et mort à Leipsick, s’engageait comme simplesoldat, poussé hors du logis par les raisons qui décidaient mavocation. J’indiquai à ma mère, comme moyen de salut pour elle, dechoisir un gendre plein de caractère, de marier ma sœur dès qu’elleserait en âge d’être établie, et de s’appuyer sur cette nouvellefamille. Sous le prétexte d’échapper à la conscription sans riencoûter à mon père, et en déclarant aussi ma vocation, j’entrai doncen 1807, à l’âge de dix-neuf ans, au séminaire de Saint-Sulpice.Dans ces vieux bâtiments célèbres, je trouvai la paix et lebonheur, que troublèrent seulement les souffrances présumées de masœur et de ma mère&|160;; leurs douleurs domestiquess’accroissaient sans doute, car lorsqu’elles me voyaient, elles meconfirmaient dans ma résolution. Initié peut-être par mes peinesaux secrets de la Charité, comme l’a définie le grand saint Pauldans son adorable épître, je voulus panser les plaies du pauvredans un coin de terre ignoré, puis prouver par mon exemple, si Dieudaignait bénir mes efforts, que la religion catholique, prise dansses œuvres humaines, est la seule vraie, la seule bonne et bellepuissance civilisatrice. Pendant les derniers jours de mondiaconat, la grâce m’a sans doute éclairé. J’ai pleinement pardonnéà mon père, en qui j’ai vu l’instrument de ma destinée. Malgré unelongue et tendre lettre où j’expliquais ces choses en y montrant ledoigt de Dieu imprimé partout, ma mère pleura bien des larmes envoyant tomber mes cheveux sous les ciseaux de l’Eglise&|160;; ellesavait, elle, à combien de plaisirs je renonçais, sans connaître àquelles gloires secrètes j’aspirais. Les femmes sont sitendres&|160;! Quand j’appartins à Dieu, je ressentis un calme sansbornes, je ne me sentais ni besoins, ni vanités, ni soucis desbiens qui inquiètent tant les hommes. Je pensais que la Providencedevait prendre soin de moi comme d’une chose à elle. J’entrais dansun monde d’où la crainte est bannie, où l’avenir est certain, et oùtoute chose est œuvre divine, même le silence. Celle quiétude estun des bienfaits de la grâce. Ma mère ne concevait pas qu’on pûtépouser une église&|160;; néanmoins, en me voyant le front serein,l’air heureux, elle fut heureuse. Après avoir été ordonné, je vinsvoir en Limousin un de mes parents paternels qui, par hasard, meparla de l’état dans lequel était le canton de Montégnac. Unepensée jaillie avec l’éclat de la lumière me dit intérieurement :Voilà ta vigne&|160;! Et j’y suis venu. Ainsi, monsieur, monhistoire est, vous le voyez, bien simple et sans intérêt.

En ce moment, aux feux du soleil couchant, Limoges apparut. Acet aspect, les deux femmes ne purent retenir leurs larmes.

Le jeune homme que ces deux tendresses différentes allaientchercher, et qui excitait tant d’ingénues curiosités, tant desympathies hypocrites et de vives sollicitudes, gisait sur ungrabat de la prison, dans la chambre destinée aux condamnés à mort.Un espion veillait à la porte pour saisir les paroles qui pouvaientlui échapper, soit dans le sommeil, soit dans ses accès defureur&|160;; tant la Justice tenait à épuiser tous les moyenshumains pour arriver à connaître le complice de Jean-FrançoisTascheron et retrouver les sommes volées. Les des Vanneaulx avaientintéressé la Police, et la Police épiait ce silence absolu. Quandl’homme commis à la garde morale du prisonnier le regardait par unemeurtrière faite exprès, il le trouvait toujours dans la mêmeattitude, enseveli dans sa camisole, la tête attachée par unbandage en cuir, depuis qu’il avait essayé de déchirer l’étoffe etles ligatures avec ses dents. Jean-François regardait le plancherd’un oeil fixe et désespéré, ardent et comme rougi par l’affluenced’une vie que de terribles pensées soulevaient. Il offrait unevivante sculpture du Prométhée antique, la pensée de quelquebonheur perdu lui dévorait le cœur&|160;; aussi quand le secondavocat-général était venu le voir, ce magistrat n’avait-il pus’empêcher de témoigner la surprise qu’inspirait un caractère sicontinu. A la vue de tout être vivant qui s’introduisait dans saprison, Jean-François entrait dans une rage qui dépassait alors lesbornes connues par les médecins en ces sortes d’affections. Dèsqu’il entendait la clef tourner dans la serrure ou tirer lesverrous de la porte garnie en fer, une légère écume luiblanchissait les lèvres. Jean-François, alors âgé de vingt-cinqans, était petit, mais bien fait. Ses cheveux crépus et durs,plantés assez bas, annonçaient une grande énergie. Ses yeux, d’unjaune clair et lumineux, se trouvaient trop rapprochés vers lanaissance du nez, défaut qui lui donnait une ressemblance avec lesoiseaux de proie. Il avait le visage rond et d’un coloris brun quidistingue les habitants du centre de la France.

Un trait de sa physionomie confirmait une assertion de Lavatersur les gens destinés au meurtre, il avait les dents de devantcroisées. Néanmoins sa figure présentait les caractères de laprobité, d’une douce naïveté de mœurs&|160;; aussi n’avait-il pointsemblé extraordinaire qu’une femme eût pu l’aimer avec passion. Sabouche fraîche, ornée de dents d’une blancheur éclatante, étaitgracieuse. Le rouge des lèvres se faisait remarquer par cetteteinte de minium qui annonce une férocité contenue, et qui trouvechez beaucoup d’êtres un champ libre dans les ardeurs du plaisir.Son maintien n’accusait aucune des mauvaises habitudes desouvriers. Aux yeux des femmes qui suivirent les débats, il parutévident qu’une femme avait assoupli ces fibres accoutumées autravail, ennobli la contenance de cet homme des champs, et donné dela grâce à sa personne. Les femmes reconnaissent les traces del’amour chez un homme, aussi bien que les hommes voient chez unefemme si, selon un mot de la conversation, l’amour a passé parlà.

Dans la soirée, Jean-François entendit le mouvement des verrouset le bruit de la serrure&|160;; il tourna violemment la tête etlança le terrible grognement sourd par lequel commençait sa rage,mais il trembla violemment quand, dans le jour adouci ducrépuscule, les têtes aimées de sa sœur et de sa mère sedessinèrent, et derrière elles le visage du curé de Montégnac.

– Les barbares&|160;! voilà ce qu’ils me réservaient, dit-il enfermant les yeux.

Denise, en fille qui venait de vivre en prison, s’y défiait detout, l’espion s’était sans doute caché pour revenir&|160;; elle seprécipita sur son frère, pencha son visage en larmes sur le sien,et lui dit à l’oreille : – On nous écoutera peut-être.

– Autrement on ne vous aurait pas envoyées, répondit-il à hautevoix. J’ai depuis longtemps demandé comme une grâce de ne voirpersonne de ma famille.

– Comme ils me l’ont arrangé, dit la mère au curé. Mon pauvreenfant, mon pauvre enfant&|160;! Elle tomba sur le pied du grabat,en cachant sa tête dans la soutane du prêtre, qui se tint deboutauprès d’elle. – Je ne saurais le voir ainsi lié, garrotté, misdans ce sac…

– Si Jean, dit le curé, veut me promettre d’être sage, de nepoint attenter à sa vie, et de se bien conduire pendant que nousserons avec lui, j’obtiendrai qu’il soit délié&|160;; mais lamoindre infraction à sa promesse retomberait sur moi.

– J’ai tant besoin de me mouvoir à ma fantaisie, cher monsieurBonnet, dit le condamné dont les yeux se mouillèrent de larmes, queje vous donne ma parole de vous satisfaire.

Le curé sortit, le geôlier entra, la camisole fut ôtée.

– Vous ne me tuerez pas ce soir, lui dit le porte-clefs.

Jean ne répondit rien.

– Pauvre frère&|160;! dit Denise en apportant un panier que l’onavait soigneusement visité, voici quelques-unes des choses que tuaimes, car on te nourrit sans doute pour l’amour de Dieu&|160;!

Elle montra des fruits cueillis aussitôt qu’elle sut pouvoirentrer dans la prison, une galette que sa mère avait aussitôtsoustraite. Cette attention, qui lui rappelait son jeune temps,puis la voix et les gestes de sa sœur, la présence de sa mère,celle du curé, tout détermina chez Jean une réaction : il fondit enlarmes.

– Ah&|160;! Denise, dit-il, je n’ai pas fait un seul repasdepuis six mois. J’ai mangé poussé par la faim, voilàtout&|160;!

La mère et la fille sortirent, allèrent et vinrent. Animées parcet esprit qui porte les ménagères à procurer aux hommes leurbien-être, elles finirent par servir un souper à leur pauvreenfant. Elles furent aidées : il y avait ordre de les seconder entout ce qui serait compatible avec la sûreté du condamné. Les desVanneaulx auraient eu le triste courage de contribuer au bien-êtrede celui de qui ils attendaient encore leur héritage. Jean eut doncainsi un dernier reflet des joies de la famille, joies attristéespar la teinte sévère que leur donnait la circonstance.

– Mon pourvoi est rejeté&|160;? dit-il à monsieur Bonnet.

– Oui, mon enfant. Il ne te reste plus qu’à faire une fin digned’un chrétien. Cette vie n’est rien en comparaison de celle quit’attend&|160;; il faut songer à ton bonheur éternel. Tu peuxt’acquitter avec les hommes en leur laissant ta vie, mais Dieu nese contente pas de si peu de chose.

– Laisser ma vie&|160;?… Ah&|160;! vous ne savez pas tout cequ’il me faut quitter.

Denise regarda son frère comme pour lui dire que, jusque dansles choses religieuses, il fallait de la prudence.

– Ne parlons point de cela, reprit-il en mangeant des fruitsavec une avidité qui dénotait un feu intérieur d’une grandeintensité. Quand dois-je&|160;?…

– Non, rien de ceci encore devant moi, dit la mère.

– Mais je serais plus tranquille, dit-il tout bas au curé.

– Toujours son même caractère, s’écria monsieur Bonnet, qui sepencha vers lui pour lui dire à l’oreille : – Si vous vousréconciliez cette nuit avec Dieu, et si votre repentir me permet devous absoudre, ce sera demain. – Nous avons obtenu déjà beaucoup envous calmant, répéta-t-il à haute voix.

En entendant ces derniers mots, les lèvres de Jean pâlirent, sesyeux se tournèrent par une violente contraction, et il passa sur saface un frisson d’orage.

– Comment suis-je calme&|160;? se demanda-t-il. Heureusement ilrencontra les yeux pleins de larmes de sa Denise, et il reprit del’empire sur lui. – Eh&|160;! bien, il n’y a que vous que je puisseentendre, dit-il au curé. Ils ont bien su par où l’on pouvait meprendre. Et il se jeta la tête sur le sein de sa mère.

– Ecoute-le, mon fils, dit la mère en pleurant, il risque savie, ce cher monsieur Bonnet, en s’engageant à te conduire… Ellehésita et dit : A la vie éternelle. Puis elle baisa la tête de Jeanet la garda sur son cœur pendant quelques instants.

– Il m’accompagnera&|160;? demanda Jean en regardant le curé quiprit sur lui d’incliner la tête. – Eh&|160;! bien, je l’écouterai,je ferai tout ce qu’il voudra.

– Tu me le promets, dit Denise, car ton âme à sauver, voilà ceque nous voyons tous. Et puis, veux-tu qu’on dise dans tout Limogeset dans le pays, qu’un Tascheron n’a pas su faire une belle mort.Enfin, pense donc que tout ce que tu perds ici, tu peux leretrouver dans le ciel, où se revoient les âmes pardonnées.

Cet effort surhumain dessécha le gosier de cette héroïque fille.Elle fit comme sa mère, elle se tut, mais elle avait triomphé. Lecriminel, jusqu’alors furieux de se voir arracher son bonheur parla Justice, tressaillit à la sublime idée catholique si naïvementexprimée par sa sœur. Toutes les femmes, même une jeune paysannecomme Denise, savent trouver ces délicatesses&|160;; n’aiment-ellespas toutes à éterniser l’amour&|160;? Denise avait touché deuxcordes bien sensibles. L’Orgueil réveillé appela les autres vertus,glacées par tant de misère et frappées par le désespoir. Jean pritla main de sa sœur, il la baisa et la mit sur son cœur d’unemanière profondément significative&|160;; il l’appuya tout à lafois doucement et avec force.

– Allons, dit-il, il faut renoncer à tout : voilà le dernierbattement et la dernière pensée, recueille-les, Denise&|160;! Et illui jeta un de ces regards par lesquels, dans les grandescirconstances, l’homme essaie d’imprimer son âme dans une autreâme.

Cette parole, cette pensée, étaient tout un testament. Tous ceslegs inexprimés qui devaient être aussi fidèlement transmis quefidèlement demandés, la mère, la sœur, Jean et le prêtre lescomprirent si bien, que tous se cachèrent les uns des autres pourne pas se montrer leurs larmes et pour se garder le secret surleurs idées. Ce peu de mots était l’agonie d’une passion, l’adieud’une âme paternelle aux plus belles choses terrestres, enpressentant une renonciation catholique. Aussi le curé, vaincu parla majesté de toutes les grandes choses humaines, même criminelles,jugea-t-il de cette passion inconnue par l’étendue de la faute : illeva les yeux comme pour invoquer la grâce de Dieu. Là, serévélaient les touchantes consolations et les tendresses infiniesde la Religion catholique, si humaine, si douce par la main quidescend jusqu’à l’homme pour lui expliquer la loi des mondessupérieurs, si terrible et divine par la main qu’elle lui tend pourle conduire au ciel. Mais Denise venait d’indiquer mystérieusementau curé l’endroit par où le rocher céderait, la cassure par où seprécipiteraient les eaux du repentir. Tout à coup ramené par lessouvenirs qu’il évoquait ainsi, Jean jeta le cri glacial de l’hyènesurprise par des chasseurs.

– Non, non, s’écria-t-il en tombant à genoux, je veux vivre. Mamère, prenez ma place, donnez-moi vos habits, je saurai m’évader.Grâce, grâce&|160;! allez voir le roi, dites-lui…

Il s’arrêta, laissa passer un rugissement horrible, ets’accrocha violemment à la soutane du curé.

– Partez, dit à voix basse monsieur Bonnet aux deux femmesaccablées.

Jean entendit cette parole, il releva la tête, regarda sa mère,sa sœur, et leur baisa les pieds.

– Disons-nous adieu, ne revenez plus&|160;; laissez-moi seulavec monsieur Bonnet, ne vous inquiétez plus de moi, leur dit-il enserrant sa mère et sa sœur par une étreinte où il semblait vouloirmettre toute sa vie.

– Comment ne meurt-on pas de cela&|160;? dit Denise à sa mère enatteignant au guichet.

Il était environ huit heures du soir quand cette séparation eutlieu. A la porte de la prison, les deux femmes trouvèrent l’abbé deRastignac, qui leur demanda des nouvelles du prisonnier.

– Il se réconciliera sans doute avec Dieu, dit Denise. Si lerepentir n’est pas encore venu, il est bien proche.

L’Evêque apprit alors quelques instants après que le clergétriompherait en cette occasion, et que le condamné marcherait ausupplice dans les sentiments religieux les plus édifiants.L’Evêque, auprès de qui se trouvait le Procureur-général, manifestale désir de voir le curé. Monsieur Bonnet ne vint pas à l’Evêchéavant minuit. L’abbé Gabriel, qui faisait souvent le voyage del’évêché à la geôle, jugea nécessaire de prendre le curé dans lavoiture de l’Evêque&|160;; car le pauvre prêtre était dans un étatd’abattement qui ne lui permettait pas de se servir de ses jambes.La perspective de sa rude journée le lendemain et les combatssecrets dont il avait été témoin, le spectacle du complet repentirqui avait enfin foudroyé son ouaille longtemps rebelle quand legrand calcul de l’éternité lui fut démontré, tout s’était réunipour briser monsieur Bonnet, dont la nature nerveuse, électrique semettait facilement à l’unisson des malheurs d’autrui. Les âmes quiressemblent à cette belle âme épousent si vivement les impressions,les misères, les passions, les souffrances de ceux auxquels elless’intéressent, qu’elles les ressentent en effet, mais d’une manièrehorrible, en ce qu’elles peuvent en mesurer l’étendue qui échappeaux gens aveuglés par l’intérêt du cœur ou par le paroxysme desdouleurs. Sous ce rapport, un prêtre comme monsieur Bonnet est unartiste qui sent, au lieu d’être un artiste qui juge. Quand le curése trouva dans le salon de l’Evêque, entre les deuxGrands-vicaires, l’abbé de Rastignac, monsieur de Grandville et leProcureur-général, il crut entrevoir qu’on attendait quelquenouvelle chose de lui.

– Monsieur le curé, dit l’Evêque, avez-vous obtenu quelquesaveux que vous puissiez confier à la Justice pour l’éclairer, sansmanquer à vos devoirs&|160;?

– Monseigneur, pour donner l’absolution à ce pauvre enfantégaré, je n’ai pas seulement attendu que son repentir fût aussisincère et aussi entier que l’Eglise puisse le désirer, j’ai encoreexigé que la restitution de l’argent eût lieu.

– Cette restitution, dit le Procureur-général, m’amenait chezmonseigneur&|160;; elle se fera de manière à donner des lumièressur les parties obscures de ce procès. Il y a certainement descomplices.

– Les intérêts de la justice humaine, reprit le curé, ne sontpas ceux qui me font agir. J’ignore où, comment se fera larestitution, mais elle aura lieu. En m’appelant auprès d’un de mesparoissiens, monseigneur m’a replacé dans les conditions absoluesqui donnent aux curés, dans l’étendue de leur paroisse, les droitsqu’exerce monseigneur dans son diocèse, sauf le cas de disciplineet d’obéissance ecclésiastiques.

– Bien, dit l’Evêque. Mais il s’agit d’obtenir du condamné desaveux volontaires en face de la justice.

– Ma mission est d’acquérir une âme à Dieu, répondit monsieurBonnet.

Monsieur de Grancour haussa légèrement les épaules, mais l’abbéDutheil hocha la tête en signe d’approbation.

– Tascheron veut sans doute sauver quelqu’un que la restitutionferait connaître, dit le Procureur-général.

– Monsieur, répliqua le curé, je ne sais absolument rien quipuisse soit démentir soit autoriser votre soupçon. Le secret de laconfession est d’ailleurs inviolable.

– La restitution aura donc lieu&|160;? demanda l’homme de laJustice.

– Oui, monsieur, répondit l’homme de Dieu.

– Cela me suffit, dit le Procureur-général qui se fia surl’habileté de la Police pour saisir des renseignements, comme siles passions et l’intérêt personnel n’étaient pas plus habiles quetoutes les polices.

Le surlendemain, jour du marché, Jean-François Tascheron futconduit au supplice, comme le désiraient les âmes pieuses etpolitiques de la ville. Exemplaire de modestie et de piété, ilbaisait avec ardeur un crucifix que lui tendait monsieur Bonnetd’une main défaillante. On examina beaucoup le malheureux dont lesregards furent espionnés par tous les yeux : les arrêterait-il surquelqu’un dans la foule ou sur une maison&|160;? Sa discrétion futcomplète, inviolable. Il mourut en chrétien, repentant etabsous.

Le pauvre curé de Montégnac fut emporté sans connaissance aupied de l’échafaud, quoiqu’il n’eût pas aperçu la fatalemachine.

Pendant la nuit, le lendemain, à trois lieues de Limoges, enpleine route, et dans un endroit désert, Denise, quoique épuisée defatigue et de douleur, supplia son père de la laisser revenir àLimoges avec Louis-Marie Tascheron, l’un de ses frères.

– Que veux-tu faire encore dans cette ville&|160;? réponditbrusquement le père en plissant son front et contractant sessourcils.

– Mon père, lui dit-elle à l’oreille, non-seulement nous devonspayer l’avocat qui l’a défendu, mais encore il faut restituerl’argent qu’il a caché.

– C’est juste, dit l’homme probe en mettant la main dans un sacde cuir qu’il portait sur lui.

– Non, non, fit Denise, il n’est plus votre fils. Ce n’est pas àceux qui l’ont maudit, mais à ceux qui l’ont béni de récompenserl’avocat.

– Nous vous attendrons au Havre, dit le père.

Denise et son frère rentrèrent en ville avant le jour, sans êtrevus. Quand, plus tard, la Police apprit leur retour, elle ne putjamais savoir où ils s’étaient cachés. Denise et son frèremontèrent vers les quatre heures à la haute ville en se coulant lelong des murs. La pauvre fille n’osait lever les yeux, de peur derencontrer des regards qui eussent vu tomber la tête de son frère.Après être allés chercher le curé Bonnet, qui, malgré sa faiblesse,consentit à servir de père et de tuteur à Denise en cettecirconstance, ils se rendirent chez l’avocat, qui demeurait rue dela Comédie.

– Bonjour, mes pauvres enfants, dit l’avocat en saluant monsieurBonnet, à quoi puis-je vous être utile&|160;? Vous voulez peut-êtreme charger de réclamer le corps de votre frère.

– Non, monsieur, dit Denise en pleurant à cette idée qui ne luiétait pas venue, je viens pour nous acquitter envers vous, autantque l’argent peut acquitter une dette éternelle.

– Asseyez-vous donc, dit l’avocat en remarquant alors que Deniseet le curé restaient debout.

Denise se retourna pour prendre dans son corset deux billets decinq cents francs, attachés avec une épingle à sa chemise, ets’assit en les présentant au défenseur de son frère. Le curé jetaitsur l’avocat un regard étincelant qui se mouilla bientôt.

– Gardez, dit l’avocat, gardez cet argent pour vous, ma pauvrefille, les riches ne paient pas si généreusement une cause perdue.Monsieur, dit Denise, il m’est impossible de vous obéir.

– L’argent ne vient donc pas de vous&|160;? demanda vivementl’avocat.

– Pardonnez-moi, répondit-elle en regardant monsieur Bonnet poursavoir si Dieu ne s’offensait pas de ce mensonge.

Le curé tenait ses yeux baissés.

– Eh&|160;! bien, dit l’avocat en gardant un billet de cinqcents francs et tendant l’autre au curé, je partage avec lespauvres. Maintenant, Denise, échangez ceci, qui certes est bien àmoi, dit-il en lui présentant l’autre billet, contre votre cordonde velours et votre croix d’or. Je suspendrai la croix à macheminée en souvenir du plus pur et du meilleur cœur de jeune filleque j’observerai sans doute dans ma vie d’avocat.

– Je vous la donnerai sans vous la vendre, s’écria Denise enôtant sa jeannette et la lui offrant.

– Eh&|160;! bien, dit le curé, monsieur, j’accepte les cinqcents francs pour servir à l’exhumation et au transport de cepauvre enfant dans le cimetière de Montégnac, Dieu sans doute lui apardonné, Jean pourra se lever avec tout mon troupeau au grand jouroù les justes et les repentis seront appelés à la droite duPère.

– D’accord, dit l’avocat. Il prit la main de Denise, et l’attiravers lui pour la baiser au front&|160;; mais ce mouvement avait unautre but. – Mon enfant, lui dit-il, personne n’a de billets decinq cents francs à Montégnac&|160;; ils sont assez rares à Limogesoù personne ne les reçoit sans escompte&|160;; cet argent vous adonc été donné, vous ne me direz pas par qui, je ne vous le demandepas&|160;; mais écoutez-moi : s’il vous reste quelque chose à fairedans cette ville relativement à votre pauvre frère, prenezgarde&|160;! monsieur Bonnet, vous et votre frère, vous serezsurveillés par des espions. Votre famille est partie, on le sait.Quand on vous verra ici, vous serez entourés sans que vous puissiezvous en douter.

– Hélas&|160;! dit-elle. je n’ai plus rien à faire ici.

– Elle est prudente, se dit l’avocat en la reconduisant. Elleest avertie, ainsi qu’elle s’en tire.

Dans les derniers jours du mois de septembre qui furent aussichauds que des jours d’été, l’Evêque avait donné à dîner auxautorités de la ville. Parmi les invités se trouvaient le Procureurdu roi et le premier Avocat-général. Quelques discussions animèrentla soirée et la prolongèrent jusqu’à une heure indue. On joua auwhist et au trictrac, le jeu qu’affectionnent les évêques. Versonze heures du soir, le Procureur du roi se trouvait sur lesterrasses supérieures. Du coin où il était, il aperçut une lumièredans cette île qui, par un certain soir, avait attiré l’attentionde l’abbé Gabriel et de l’Evêque, l’île de Véronique enfin&|160;;cette lueur lui rappela les mystères inexpliqués du crime commispar Tascheron. Puis, ne trouvant aucune raison pour qu’on fît dufeu sur la Vienne à cette heure, l’idée secrète qui avait frappél’Evêque et son secrétaire le frappa d’une lueur aussi subite quel’était celle de l’immense foyer qui brillait dans le lointain. -Nous avons tous été de grands sots, s’écria-t-il, mais nous tenonsles complices. Il remonta dans le salon, chercha monsieur deGrandville, lui dit quelques mots à l’oreille, puis tous deuxdisparurent&|160;; mais l’abbé de Rastignac les suivit parpolitesse, il épia leur sortie, les vit se dirigeant vers laterrasse, et il remarqua le feu au bord de l’île. – Elle estperdue, pensa-t-il.

Les envoyés de la Justice arrivèrent trop tard. Denise etLouis-Marie, à qui Jean avait appris à plonger, étaient bien aubord de la Vienne, à un endroit indiqué par Jean&|160;; maisLouis-Marie Tascheron avait déjà plongé quatre fois, et chaque foisil avait ramené vingt mille francs en or. La première somme étaitcontenue dans un foulard noué par les quatre bouts. Ce mouchoir,aussitôt tordu pour en exprimer l’eau, avait été jeté dans un grandfeu de bois mort allumé d’avance. Denise ne quitta le feu qu’aprèsavoir vu l’enveloppe entièrement consumée. La seconde enveloppeétait un châle, et la troisième un mouchoir de batiste. Au momentoù elle jetait au feu la quatrième enveloppe, les gendarmes,accompagnés d’un commissaire de police, saisirent cette pièceimportante que Denise laissa prendre sans manifester la moindreémotion. C’était un mouchoir sur lequel, malgré son séjour dansl’eau, il y avait quelques traces de sang. Questionnée aussitôt surce qu’elle venait de faire, Denise dit avoir retiré de l’eau l’ordu vol d’après les indications de son frère&|160;; le commissairelui demanda pourquoi elle brûlait les enveloppes, elle réponditqu’elle accomplissait une des conditions imposées par son frère.Quand on demanda de quelle nature étaient ces enveloppes, ellerépondit hardiment et sans aucun mensonge : – Un foulard, unmouchoir de batiste et un châle.

Le mouchoir qui venait d’être saisi appartenait à son frère.

Cette pêche et ses circonstances firent grand bruit dans laville de Limoges. Le châle surtout confirma la croyance où l’onétait que Tascheron avait commis son crime par amour.  » – Après samort, il la protège encore, dit une dame en apprenant ces dernièresrévélations si habilement rendues inutiles. – Il y a peut-être dansLimoges un mari qui trouvera chez lui un foulard de moins, mais ilsera forcé de se taire, dit en souriant le Procureur-général. – Leserreurs de toilette deviennent si compromettantes que je vaisvérifier dès ce soir ma garde-robe, dit en souriant la vieillemadame Perret. – Quels sont les jolis petits pieds dont la trace aété si bien effacée&|160;? demanda monsieur de Grandville. -Bah&|160;! peut-être ceux d’une femme laide, répondit le général. -Elle a payé chèrement sa faute, reprit l’abbé de Grancour. -Savez-vous ce que prouve cette affaire, s’écria l’Avocat-général.Elle montre tout ce que les femmes ont perdu à la Révolution qui aconfondu les rangs sociaux. De pareilles passions ne se rencontrentplus que chez les hommes qui voient une énorme distance entre euxet leurs maîtresses. – Vous donnez à l’amour bien des vanités,répondit l’abbé Dutheil. – Que pense madame Graslin&|160;? dit lepréfet. – Et que voulez-vous qu’elle pense, elle est accouchée,comme elle me l’avait dit, pendant l’exécution, et n’a vu personnedepuis, car elle est dangereusement malade,  » dit monsieur deGrandville.

Dans un autre salon de Limoges, il se passait une scène presquecomique. Les amis des des Vanneaux venaient les féliciter sur larestitution de leur héritage  » – Eh&|160;! bien, on aurait dû fairegrâce à ce pauvre homme, disait madame des Vanneaulx. L’amour etnon l’intérêt l’avait conduit là : il n’était ni vicieux niméchant. – Il a été plein de délicatesse, dit le sieur desVanneaulx, et si je savais où est sa famille, je les obligerais .C’est de braves gens ces Tascheron.  »

Quand, après la longue maladie qui suivit ses couches et qui laforça de rester dans une retraite absolue et au lit, madame Graslinput se lever, vers la fin de l’année 1829, elle entendit alorsparler à son mari d’une affaire assez considérable qu’il voulaitconclure. La maison de Navarreins songeait à vendre la forêt deMontégnac et les domaines incultes qu’elle possédait à l’entour.Graslin n’avait pas encore exécuté la clause de son contrat demariage, par lequel il était tenu de placer la dot de sa femme enterres, il avait préféré faire valoir la somme en banque et l’avaitdéjà doublée. A ce sujet, Véronique parut se souvenir du nom deMontégnac, et pria son mari de faire honneur à cet engagement enacquérant cette terre pour elle. Monsieur Graslin désira beaucoupvoir monsieur le curé Bonnet, afin d’avoir des renseignements surla forêt et les terres que le duc de Navarreins voulait vendre, carle duc prévoyait la lutte horrible que le prince de Polignacpréparait entre le libéralisme et la maison de Bourbon et il enaugurait fort mal&|160;; aussi était-il un des opposants les plusintrépides au coup d’Etat. Le duc avait envoyé son homme d’affairesà Limoges, en le chargeant de céder devant une forte somme enargent, car il se souvenait trop bien de la révolution de 1789,pour ne pas mettre à profit les leçons qu’elle avait données àtoute l’aristocratie. Cet homme d’affaires se trouvait depuis unmois face à face avec Graslin, le plus fin matois du Limousin, leseul homme signalé par tous les praticiens comme capable d’acquériret de payer immédiatement une terre considérable. Sur un mot quelui écrivit l’abbé Dutheil, monsieur Bonnet accourut à Limoges etvint à l’hôtel Graslin. Véronique voulut prier le curé de dîneravec elle&|160;; mais le banquier ne permit à monsieur Bonnet demonter chez sa femme, qu’après l’avoir tenu dans son cabinet durantune heure, et avoir pris des renseignements qui le satisfirent sibien, qu’il conclut immédiatement l’achat de la forêt et desdomaines de Montégnac pour cinq cent mille francs. Il acquiesça audésir de sa femme en stipulant que cette acquisition et toutescelles qui s’y rattacheraient étaient faites pour accomplir laclause de son contrat de mariage, relative à l’emploi de la dot.Graslin s’exécuta d’autant plus volontiers que cet acte de probiténe lui coûtait alors plus rien. Au moment où Graslin traitait, lesdomaines se composaient de la foret de Montégnac qui contenaitenviron trente mille arpents inexploitables, des ruines du château,des jardins et d’environ cinq mille arpents dans la plaine incultequi se trouve en avant de Montégnac. Graslin fit aussitôt plusieursacquisitions pour se rendre maître du premier pic de la chaîne desmonts Corréziens, où finit l’immense forêt dite de Montégnac.Depuis l’établissement des impôts, le duc de Navarreins ne touchaitpas quinze mille francs par an de cette seigneurie, jadis une desplus riches mouvances du royaume, et dont les terres avaientéchappé à la vente ordonnée par la Convention, autant par leurinfertilité que par l’impossibilité reconnue de les exploiter.

Quand le curé vit la femme célèbre par sa piété, par son espritet de laquelle il avait entendu parler, il ne put retenir un gestede surprise. Véronique était alors arrivée à la troisième phase desa vie, à celle où elle devait grandir par l’exercice des plushautes vertus, et pendant laquelle elle fut une tout autre femme. Ala madone de Raphaël, ensevelie à onze ans sous le manteau troué dela petite vérole, avait succédé la femme belle, noble,passionnée&|160;; et de cette femme, frappée par d’intimesmalheurs, il sortait une sainte. Le visage avait alors une teintejaune semblable à celle qui colore les austères figures desabbesses célèbres par leurs macérations. Les tempes attendriess’étaient dorées. Les lèvres avaient pâli, on n’y voyait plus larougeur de la grenade entr’ouverte, mais les froides teintes d’unerose de Bengale. Dans le coin des yeux, à la naissance du nez, lesdouleurs avaient tracé deux places nacrées par où bien des larmessecrètes avaient cheminé. Les larmes avaient effacé les traces dela petite-vérole, et usé la peau. La curiosité s’attachaitinvinciblement à cette place où le réseau bleu des petits vaisseauxbattait à coups précipités, et se montrait grossi par l’affluencedu sang qui se portait là, comme pour nourrir les pleurs. Le tourdes yeux seul conservait des teintes brunes, devenues noiresau-dessous et bistrées aux paupières horriblement ridées. Les jouesétaient creuses, et leurs plis accusaient de graves pensées. Lementon, où dans la jeunesse une chair abondante recouvrait lesmuscles, s’était amoindri, mais au désavantage del’expression&|160;; il révélait alors une implacable sévéritéreligieuse que Véronique exerçait seulement sur elle. A vingt-neufans, Véronique, obligée de se faire arracher une immense quantitéde cheveux blancs, n’avait plus qu’une chevelure rare etgrêle&|160;; ses couches avaient détruit ses cheveux, l’un de sesplus beaux ornements. Sa maigreur effrayait. Malgré les défenses deson médecin, elle avait voulu nourrir son fils. Le médecintriomphait dans la ville en voyant se réaliser tous les changementsqu’il avait pronostiqués au cas où Véronique nourrirait malgré lui. » – Voilà ce que produit une seule couche chez une femme,disait-il. Aussi, adore-t-elle son enfant. J’ai toujours remarquéque les mères aiment leurs enfants en raison du prix qu’ils leurcoûtent.  » Les yeux flétris de Véronique offraient néanmoins laseule chose qui fût restée jeune dans son visage : le bleu foncé del’iris jetait un feu d’un éclat sauvage, où la vie semblait s’êtreréfugiée en désertant ce masque immobile et froid, mais animé parune pieuse expression dès qu’il s’agissait du prochain. Aussi lasurprise, l’effroi du curé cessèrent-ils à mesure qu’il expliquaità madame Graslin tout le bien qu’un propriétaire pouvait opérer àMontégnac, en y résidant. Véronique redevint belle pour un moment,éclairée par les lueurs d’un avenir inespéré.

– J’irai, lui dit-elle. Ce sera mon bien. J’obtiendrai quelquesfonds de monsieur Graslin, et je m’associerai vivement à votreœuvre religieuse. Montégnac sera fertilisé, nous trouverons deseaux pour arroser votre plaine inculte. Comme Moïse, vous frappezun rocher, il en sortira des pleurs&|160;!

Le curé de Montégnac, questionné par les amis qu’il avait àLimoges sur madame Graslin, en parla comme d’une sainte.

Le lendemain matin même de son acquisition, Graslin envoya unarchitecte à Montégnac. Le banquier voulut rétablir le château, lesjardins, la terrasse, le parc, aller gagner la forêt par uneplantation, et il mit à cette restauration une orgueilleuseactivité.

Deux ans après, madame Graslin fut atteinte d’un grand malheur.En août 1830, Graslin, surpris par les désastres du commerce et dela banque, y fut enveloppé malgré sa prudence&|160;; il ne supportani l’idée d’une faillite, ni celle de perdre une fortune de troismillions acquise par quarante ans de travaux&|160;; la maladiemorale qui résulta de ses angoisses, aggrava la maladieinflammatoire toujours allumée dans son sang, et il fut obligé degarder le lit. Depuis sa grossesse, l’amitié de Véronique pourGraslin s’était développée et avait renversé toutes les espérancesde son admirateur, monsieur de Grandville&|160;; elle essaya desauver son mari par la vigilance de ses soins, elle ne réussit qu’àprolonger pendant quelques mois le supplice de cet homme&|160;;mais ce répit fut très-utile à Grossetête, qui, prévoyant la fin deson ancien commis, lui demanda les renseignements nécessaires à uneprompte liquidation de l’Avoir. Graslin mourut en avril 1831, et ledésespoir de sa veuve ne céda qu’à la résignation chrétienne. Lepremier mot de Véronique fut pour abandonner sa propre fortune afinde solder les créanciers&|160;; mais celle de monsieur Graslinsuffisait au delà. Deux mois après, la liquidation, à laquelles’employa Grossetête&|160;; laissa à madame de Graslin la terre deMontégnac et six cent soixante mille francs, toute sa fortune àelle&|160;; le nom de son fils resta donc sans tache, Graslinn’écornait la fortune de personne, pas même celle de sa femme.Francis Graslin eut encore environ une centaine de mille francs.Monsieur de Grandville, à qui la grandeur d’âme et les qualités deVéronique étaient connues, se proposa&|160;; mais, à la surprise detout Limoges, madame Graslin refusa le nouveau Procureur-général,sous ce prétexte que l’Eglise condamnait les secondes noces.Grossetête, homme de grand sens et d’un coup d’oeil sûr, donna leconseil à Véronique de placer en inscriptions sur le Grand-livre lereliquat de sa fortune et de celle de monsieur Graslin, et il opéralui-même immédiatement ce placement, au mois de juillet, dans celuides fonds français qui présentait les plus grands avantages, letrois pour cent alors à cinquante francs. Francis eut donc sixmille livres de rentes, et sa mère quarante mille environ. Lafortune de Véronique était encore la plus belle du Département.Quand tout fut réglé, madame Graslin annonça son projet de quitterLimoges pour aller vivre à Montégnac, auprès de monsieur Bonnet.Elle appela de nouveau le curé pour le consulter sur l’œuvre qu’ilavait entreprise à Montégnac et à laquelle elle voulaitparticiper&|160;; mais il la dissuada généreusement de cetterésolution, en lui prouvant que sa place était dans le monde.

– Je suis née du peuple, et veux retourner au peuple,répondit-elle.

Le curé, plein d’amour pour son village, s’opposa d’autant moinsalors à la vocation de madame Graslin, qu’elle s’étaitvolontairement mise dans l’obligation de ne plus habiter Limoges,en cédant l’hôtel Graslin à Grossetête qui, pour se couvrir dessommes qui lui étaient dues, l’avait pris à toute sa valeur.

Le jour de son départ, vers la fin du mois d’août 1831, lesnombreux amis de madame Graslin voulurent l’accompagner jusqu’audelà de la ville. Quelques-uns allèrent jusqu’à la première poste.Véronique était dans une calèche avec sa mère. L’abbé Dutheil,nommé depuis quelques jours à un évêché, se trouvait sur le devantde la voiture avec le vieux Grossetête. En passant sur la placed’Aine, Véronique éprouva une sensation violente, son visage secontracta de manière à laisser voir le jeu des muscles, elle serrason enfant sur elle par un mouvement convulsif que cacha la Sauviaten le lui prenant aussitôt, car la vieille mère semblait s’êtreattendue à l’émotion de sa fille. Le hasard voulut que madameGraslin vit la place où était jadis la maison de son père, elleserra vivement la main de la Sauviat, de grosses larmes roulèrentdans ses yeux, et se précipitèrent le long de ses joues. Quand elleeut quitté Limoges, elle y jeta un dernier regard, et parutéprouver une sensation de bonheur qui fut remarquée par tous sesamis. Quand le Procureur-général, ce jeune homme de vingt-cinq ansqu’elle refusait de prendre pour mari, lui baisa la main avec unevive expression de regret, le nouvel évêque remarqua le mouvementétrange par lequel le noir de la prunelle envahissait dans les yeuxde Véronique le bleu qui, cette fois, fut réduit à n’être qu’unléger cercle. L’oeil annonçait évidemment une violente résolutionintérieure.

– Je ne le verrai donc plus&|160;! dit-elle à l’oreille de samère qui reçut cette confidence sans que son vieux visage révélâtle moindre sentiment.

La Sauviat était en ce moment observée par Grossetête qui setrouvait devant elle&|160;; mais, malgré sa finesse, l’ancienbanquier ne put deviner la haine que Véronique avait conçue contrece magistrat, néanmoins reçu chez elle. En ce genre, les gensd’Eglise possèdent une perspicacité plus étendue que celle desautres hommes&|160;; aussi l’évêque étonna-t-il Véronique par unregard de prêtre.

– Vous ne regretterez rien à Limoges&|160;? dit monseigneur àmadame Graslin.

– Vous le quittez, lui répondit-elle. Et monsieur n’y reviendraplus que rarement, ajouta-t-elle en souriant à Grossetête qui luifaisait ses adieux.

L’évêque conduisait Véronique jusqu’à Montégnac.

– Je devais cheminer en deuil sur cette route, dit-elle àl’oreille de sa mère en montant à pied la côte deSaint-Léonard.

La vieille, au visage âpre et ride, se mit un doigt sur leslèvres en montrant l’évêque qui regardait l’enfant avec uneterrible attention. Ce geste, mais surtout le regard lumineux duprélat, causa comme un frémissement à madame Graslin. A l’aspectdes vastes plaines qui étendent leurs nappes grises en avant deMontégnac, les yeux de Véronique perdirent de leur feu, elle futprise de mélancolie. Elle aperçut alors le curé qui venait à sarencontre et le fit monter dans la voiture.

– Voilà vos domaines, madame, lui dit monsieur Bonnet enmontrant la plaine inculte.

Chapitre 4Madame Graslin à Montegnac

En quelques instants, le bourg de Montégnac et sa colline où lesconstructions neuves frappaient les regards, apparurent dorées parle soleil couchant et empreints de la poésie due au contraste decette jolie nature jetée là comme une oasis au désert. Les yeux demadame Graslin s’emplirent de larmes, le curé lui montra une largetrace blanche qui formait comme une balafre à la montagne.

– Voilà ce que mes paroissiens ont fait pour témoigner leurreconnaissance à leur châtelaine, dit-il en indiquant ce chemin.Nous pourrons monter en voiture au château. Cette rampe s’estachevée sans qu’il vous en coûte un sou, nous la planterons dansdeux mois. Monseigneur peut deviner ce qu’il a fallu de peines, desoins et de dévouement pour opérer un pareil changement.

– Ils ont fait cela&|160;? dit l’évêque.

– Sans vouloir rien accepter, monseigneur. Les plus pauvres yont mis la main, en sachant qu’il leur venait une mère.

Au pied de la montagne, les voyageurs aperçurent tous leshabitants réunis qui firent partir des boîtes, déchargèrentquelques fusils&|160;; puis les deux plus jolies filles, vêtues deblanc, offrirent à madame Graslin des bouquets et des fruits.

– Etre reçue ainsi dans ce village&|160;! s’écria-t-elle enserrant la main de monsieur Bonnet comme si elle allait tomber dansun précipice.

La foule accompagna la voiture jusqu’à la grille d’honneur. Delà, madame Graslin put voir son château dont jusqu’alors ellen’avait aperçu que les masses. A cet aspect, elle fut commeépouvantée de la magnificence de sa demeure. La pierre est raredans le pays, le granit qui se trouve dans les montagnes estextrêmement difficile à tailler&|160;; l’architecte, chargé parGraslin de rétablir le château, avait donc fait de la briquel’élément principal de cette vaste construction, ce qui la renditd’autant moins coûteuse que la forêt de Montégnac avait pu fourniret la terre et le bois nécessaires à la fabrication. La charpenteet la pierre de toutes les bâtisses étaient également sorties decette forêt. Sans ces économies, Graslin se serait ruiné. Lamajeure partie des dépenses avait consisté en transports, enexploitations et en salaires. Ainsi l’argent était resté dans lebourg et l’avait vivifié. Au premier coup d’oeil et de loin, lechâteau présente une énorme masse rouge rayée de filets noirsproduits par les joints, et bordée de lignes grises&|160;; car lesfenêtres, les portes, les entablements, les angles et les cordonsde pierre à chaque étage sont de granit taillé en pointes dediamant. La cour, qui dessine un ovale incliné comme celle duchâteau de Versailles, est entourée de murs en briques divisés partableaux encadrés de bossages en granit. Au bas de ces murs règnentdes massifs remarquables par le choix des arbustes, tous de vertsdifférents. Deux grilles magnifiques, en face l’une de l’autre,mènent d’un côté à une terrasse qui a vue sur Montégnac, de l’autreaux communs et à une ferme. La grande grille d’honneur à laquelleaboutit la route qui venait d’être achevée, est flanquée de deuxjolis pavillons dans le goût du seizième siècle. La façade sur lacour, composée de trois pavillons, l’un au milieu et séparé desdeux autres par deux corps de logis, est exposée au levant. Lafaçade sur les jardins, absolument pareille, est à l’exposition ducouchant. Les pavillons n’ont qu’une fenêtre sur la façade, etchaque corps de logis en a trois. Le pavillon du milieu, disposé encampanile, et dont les angles sont vermiculés, se fait remarquerpar l’élégance de quelques sculptures sobrement distribuées. L’artest timide en province, et quoique, dès 1829, l’ornementation eûtfait des progrès à la voix des écrivains, les propriétaires avaientalors peur de dépenses que le manque de concurrence et d’ouvriershabiles rendaient assez formidables. Le pavillon de chaqueextrémité, qui a trois fenêtres de profondeur, est couronné par destoits très-élevés, ornés de balustrades en granit, et dans chaquepan pyramidal du toit, coupé à vive arête par une plate-formeélégante bordée de plomb et d’une galerie en fonte, s’élève unefenêtre élégamment sculptée. A chaque étage, les consoles de laporte et des fenêtres se recommandent d’ailleurs par des sculpturescopiées d’après celles des maisons de Gênes. Le pavillon dont lestrois fenêtres sont au midi voit sur Montégnac, l’autre, celui dunord, regarde la forêt. De la façade du jardin, l’oeil embrasse lapartie de Montégnac où se trouvent les Tascherons, et plonge sur laroute qui conduit au chef-lieu de l’Arrondissement. La façade surla cour jouit du coup d’oeil que présentent les immenses plainescerclées par les montagnes de la Corrèze du côté de Montégnac, maisqui finissent par la ligne perdue des horizons planes. Les corps delogis n’ont au-dessus du rez-de-chaussée qu’un étage terminé pardes toits percés de mansardes dans le vieux style&|160;; mais lesdeux pavillons de chaque bout sont élevés de deux étages. Celui dumilieu est coiffé d’un dôme écrasé semblable à celui des pavillonsdits de l’Horloge aux Tuileries ou au Louvre, et dans lequel setrouve une seule pièce formant belvédère et ornée d’une horloge.Par économie, toutes les toitures avaient été faites en tuiles àgouttière, poids énorme que portent facilement les charpentesprises dans la forêt. Avant de mourir, Graslin avait projeté laroute qui venait d’être achevée par reconnaissance&|160;; car cetteentreprise, que Graslin appelait sa folie, avait jeté cinq centmille francs dans la Commune. Aussi Montégnac s’était-ilconsidérablement agrandi. Derrière les communs, sur le penchant dela colline qui, vers le nord, s’adoucit en finissant dans laplaine, Graslin avait commencé les bâtiments d’une ferme immensequi accusaient l’intention de tirer parti des terres incultes de laplaine. Six garçons jardiniers, logés dans les communs, et auxordres d’un concierge jardinier en chef, continuaient en ce momentles plantations, et achevaient les travaux que monsieur Bonnetavait jugés indispensables. Le rez-de-chaussée de ce château,destiné tout entier à la réception, avait été meublé avecsomptuosité. Le premier étage se trouvait assez nu, la mort demonsieur Graslin ayant fait suspendre les envois du mobilier.

– Ah&|160;! monseigneur, dit madame Graslin à l’évêque aprèsavoir fait le tour du château, moi qui comptais habiter unechaumière, le pauvre monsieur Graslin a fait des folies.

– Et vous, dit l’évêque, vous allez faire des actes decharité&|160;? ajouta-t-il après une pause en remarquant le frissonque son mot causait à madame Graslin.

Elle prit le bras de sa mère, qui tenait Francis par la main, etalla seule jusqu’à la longue terrasse au bas de laquelle est situéel’église, le presbytère, et d’où les maisons du bourg se voient parétages. Le curé s’empara de monseigneur Dutheil pour lui montrerles différentes faces de ce paysage. Mais les deux prêtresaperçurent bientôt à l’autre bout de la terrasse Véronique et samère immobiles comme des statues : la vieille avait son mouchoir àla main et s’essuyait les yeux, la fille avait les mains étenduesau-dessus de la balustrade, et semblait indiquer l’égliseau-dessous.

– Qu’avez-vous, madame&|160;? dit le curé à la vieilleSauviat.

– Rien, répondit madame Graslin qui se retourna et fit quelquespas au-devant des deux prêtres. Je ne savais pas que le cimetièredût être sous mes yeux.

– Vous pouvez le faire mettre ailleurs, la loi est pourvous.

– La loi&|160;! dit-elle en laissant échapper ce mot comme uncri.

Là, l’évêque regarda encore Véronique. Fatiguée du regard noirpar lequel ce prêtre perçait le voile de chair qui lui couvraitl’âme, et y surprenait le secret caché dans une des fosses de cecimetière, elle lui cria : – Eh&|160;! bien, oui.

L’évêque se posa la main sur les yeux et resta pensif, accablépendant quelques instants.

– Soutenez ma fille, cria la vieille, elle pâlit.

– L’air est vif, il m’a saisie, dit madame Graslin en tombantévanouie dans les bras des deux ecclésiastiques qui la portèrentdans une des chambres du château.

Quand elle reprit connaissance, elle vit l’évêque et le curépriant Dieu pour elle, tous deux à genoux.

– Puisse l’ange qui vous a visitée ne plus vous quitter, lui ditl’évêque en la bénissant. Adieu, ma fille.

Ces mots firent fondre en larmes madame Graslin.

– Elle est donc sauvée&|160;? s’écria la Sauviat.

– Dans ce monde et dans l’autre, ajouta l’évêque en seretournant avant de quitter la chambre.

Cette chambre où la Sauviat avait fait porter sa fille estsituée au premier étage du pavillon latéral dont les fenêtresregardent l’église, le cimetière et le côté méridional deMontégnac. Madame Graslin voulut y demeurer, et s’y logea tant bienque mal avec Aline et le petit Francis. Naturellement la Sauviatresta près de sa fille. Quelques jours furent nécessaires à madameGraslin pour se remettre des violentes émotions qui l’avaientsaisie à son arrivée, sa mère la força d’ailleurs de garder le litpendant toutes les matinées. Le soir, Véronique s’asseyait sur lebanc de la terrasse, d’où ses yeux plongeaient sur l’église, sur lepresbytère et le cimetière. Malgré la sourde opposition qu’y mit lavieille Sauviat, madame Graslin allait donc contracter une habitudede maniaque en s’asseyant ainsi à la même place, et s’y abandonnantà une sombre mélancolie.

– Madame se meurt, dit Aline à la vieille Sauviat.

Averti par ces deux femmes, le curé, qui ne voulait pass’imposer, vint alors voir assidûment madame Graslin, dès qu’on luieut indiqué chez elle une maladie de l’âme. Ce vrai pasteur eutsoin de faire ses visites à l’heure où Véronique se posait àl’angle de la terrasse avec son fils, en deuil tous deux. Le moisd’octobre commençait, la nature devenait sombre et triste. MonsieurBonnet qui, dès l’arrivée de Véronique à Montégnac, avait reconnuchez elle quelque grande plaie intérieure, jugea prudent d’attendrela confiance entière de cette femme qui devait devenir sapénitente. Un soir, madame Graslin regarda le curé d’un oeilpresque éteint par la fatale indécision observée chez les gens quicaressent l’idée de la mort. Dès cet instant monsieur Bonnetn’hésita plus, et se mit en devoir d’arrêter les progrès de cettecruelle maladie morale. Il y eut d’abord entre Véronique et leprêtre un combat de paroles vides sous lesquelles ils se cachèrentleurs véritables pensées. Malgré le froid, Véronique était en cemoment sur un banc de granit et tenait Francis assis sur elle. LaSauviat était debout, appuyée contre la balustrade en briques, etcachait à dessein la vue du cimetière. Aline attendait que samaîtresse lui rendît l’enfant.

– Je croyais, madame, dit le curé qui venait déjà pour laseptième fois, que vous n’aviez que de la mélancolie&|160;; mais jele vois, lui dit-il à l’oreille, c’est du désespoir. Ce sentimentn’est ni chrétien ni catholique.

– Et, répondit-elle en jetant au ciel un regard perçant etlaissant errer un sourire amer sur ses lèvres, quel sentimentl’Eglise laisse-t-elle aux damnés, si ce n’est le désespoir.

En entendant ce mot, le saint homme aperçut dans cette âmed’immenses étendues ravagées.

– Ah&|160;! vous faites de cette colline votre Enfer, quand elledevrait être le Calvaire d’où vous vous élancerez dans le ciel.

– Je n’ai plus assez d’orgueil pour me mettre sur un pareilpiédestal, répondit-elle d’un ton qui révélait le profond méprisqu’elle avait pour elle-même.

Là, le prêtre, par une de ces inspirations qui sont sinaturelles et si abondantes chez ces belles âmes vierges, l’hommede Dieu prit l’enfant dans ses bras, le baisa au front et dit : -Pauvre petit&|160;! d’une voix paternelle en le rendant lui-même àla femme de chambre, qui l’emporta.

La Sauviat regarda sa fille, et vit combien le mot de monsieurBonnet était efficace. Ce mot avait attiré des pleurs dans les yeuxsecs de Véronique. La vieille Auvergnate fit un signe au prêtre etdisparut.

– Promenez-vous, dit monsieur Bonnet à Véronique en l’emmenantle long de cette terrasse à l’autre bout de laquelle se voyaientles Tascherons. Vous m’appartenez, je dois compte à Dieu de votreâme malade.

– Laissez-moi me remettre de mon abattement, lui dit-elle.

– Votre abattement provient de méditations funestes, reprit-ilvivement.

– Oui, dit-elle avec la naïveté de la douleur arrivée au pointoù l’on ne garde plus de ménagements.

– Je le vois, vous êtes tombée dans l’abîme de l’indifférence,s’écria-t-il. S’il est un degré de souffrance physique où la pudeurexpire, il est aussi un degré de souffrance morale où l’énergie del’âme disparaît, je le sais.

Elle fut étonnée de trouver ces subtiles observations et cettepitié tendre chez monsieur Bonnet&|160;; mais, comme on l’a vudéjà, l’exquise délicatesse qu’aucune passion n’avait altérée chezcet homme lui donnait pour les douleurs de ses ouailles le sensmaternel de la femme. Ce mens divinior , cette tendresseapostolique, met le prêtre au-dessus des autres hommes, et en faitun être divin. Madame Graslin n’avait pas encore assez pratiquémonsieur Bonnet pour avoir pu reconnaître cette beauté cachée dansl’âme comme une source, et d’où procèdent la grâce, la fraîcheur,la vraie vie.

– Ah&|160;! monsieur&|160;? s’écria-t-elle en se livrant et luipar un geste et par un regard comme en ont les mourants.

– Je vous entends&|160;! reprit-il. Que faire&|160;? quedevenir&|160;?

Ils marchèrent en silence le long de la balustrade en allantvers la plaine. Ce moment solennel parut propice à ce porteur debonnes nouvelles, à cet homme de l’Evangile.

– Supposez-vous devant Dieu, dit-il à voix basse etmystérieusement, que lui diriez-vous&|160;?…

Madame Graslin resta comme frappée par la foudre et frissonnalégèrement. – Je lui dirais comme Jésus-Christ :  » Mon père, vousm’avez abandonnée et j’ai succombé&|160;!  » répondit-ellesimplement et d’un accent qui fit venir des larmes aux yeux ducuré.

– O Madeleine&|160;! voilà le mot que j’attendais, s’écriamonsieur Bonnet, qui ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Vousvoyez, vous recourez à la justice de Dieu, vous l’invoquez&|160;!Ecoutez-moi, madame. La religion est, par anticipation, la justicedivine. L’Eglise s’est réservé le jugement de tous les procès del’âme. La justice humaine est une faible image de la justicecéleste, elle n’en est qu’une pâle imitation appliquée aux besoinsde la société.

– Que voulez-vous dire&|160;?

– Vous n’êtes pas juge dans votre propre cause, vous relevez deDieu, dit le prêtre&|160;; vous n’avez le droit ni de vouscondamner, ni de vous absoudre. Dieu, ma fille, est un grandréviseur de procès.

– Ah&|160;! fit-elle.

– Il voit l’origine des choses là où nous n’avons vu que leschoses elles-mêmes.

Véronique s’arrêta frappée de ces idées, toutes neuves pourelle.

– A vous, reprit le courageux prêtre, à vous dont l’âme est sigrande, je dois d’autres paroles que celles dues à mes humblesparoissiens. Vous pouvez, vous dont l’esprit est si cultivé, vousélever jusqu’au sens divin de la religion catholique, exprimée pardes images et par des paroles aux yeux des Petits et des Pauvres.Ecoutez-moi bien, il s’agit ici de vous&|160;; car, malgrél’étendue du point de vue où je vais me placer pour un moment, cesera bien votre cause. Le Droit , inventé pour protéger lesSociétés, est établi sur l’Egalité. La Société, qui n’est qu’unensemble de faits, est basée sur l’Inégalité. Il existe donc undésaccord entre le Fait et le Droit. La Société doit-elle marcherréprimée ou favorisée par la Loi&|160;? En d’autres termes, la Loidoit-elle s’opposer au mouvement intérieur social pour maintenir laSociété, ou doit-elle être faite d’après ce mouvement pour laconduire&|160;? Depuis l’existence des Sociétés, aucun législateurn’a osé prendre sur lui de décider cette question. Tous leslégislateurs se sont contentés d’analyser les faits, d’indiquerceux blâmables ou criminels, et d’y attacher des punitions ou desrécompenses. Telle est la Loi humaine : elle n’a ni les moyens deprévenir les fautes, ni les moyens d’en éviter le retour chez ceuxqu’elle a punis. La philanthropie est une sublime erreur, elletourmente inutilement le corps, elle ne produit pas le baume quiguérit l’âme. Le philanthrope fait des projets, a des idées, enconfie l’exécution à l’homme, au silence, au travail, à desconsignes, à des choses muettes et sans puissance. La Religionignore ces imperfections, car elle a étendu la vie au delà de cemonde. En nous considérant tous comme déchus et dans un état dedégradation, elle a ouvert un inépuisable trésord’indulgence&|160;; nous sommes tous plus ou moins avancés versnotre entière régénération, personne n’est infaillible, l’Eglises’attend aux fautes et même aux crimes. Là où la Société voit uncriminel à retrancher de son sein, l’Eglise voit une âme à sauver.Bien plus&|160;!… inspirée de Dieu qu’elle étudie et contemple,l’Eglise admet l’inégalité des forces, elle étudie la disproportiondes fardeaux. Si elle vous trouve inégaux de cœur, de corps,d’esprit, d’aptitude, de valeur, elle vous rend tous égaux par lerepentir. Là l’Egalité, madame, n’est plus un vain mot, car nouspouvons être, nous sommes tous égaux par les sentiments. Depuis lefétichisme informe des sauvages jusqu’aux gracieuses intentions dela Grèce, jusqu’aux profondes et ingénieuses doctrines de l’Egypteet des Indes, traduites par des cultes riants ou terribles, il estune conviction dans l’homme, celle de sa chute, de son péché, d’oùvient partout l’idée des sacrifices et du rachat. La mort duRédempteur, qui a racheté tout le genre humain, est l’image de ceque nous devons faire pour nous-même : rachetons nos fautes&|160;!rachetons nos erreurs&|160;! rachetons nos crimes&|160;! Tout estrachetable, le catholicisme est dans cette parole&|160;; de là sesadorables sacrements qui aident au triomphe de la grâce etsoutiennent le pécheur. Pleurer, madame, gémir comme la Madeleinedans le désert, n’est que le commencement, agir est la fin. Lesmonastères pleuraient et agissaient, ils priaient et civilisaient,ils ont été les moyens actifs de notre divine religion. Ils ontbâti, planté, cultivé l’Europe, tout en sauvant le trésor de nosconnaissances et celui de la justice humaine, de la politique etdes arts. On reconnaîtra toujours en Europe la place de ces centresradieux. La plupart des villes nouvelles sont filles d’unmonastère. Si vous croyez que Dieu ait à vous juger, l’Eglise vousdit par ma voix que tout peut se racheter par les bonnes œuvres durepentir. Les grandes mains de Dieu pèsent à la fois le mal qui futfait, et le trésor des bienfaits accomplis. Soyez à vous seule lemonastère, vous pouvez en recommencer ici les miracles. Vos prièresdoivent être des travaux. De votre travail doit découler le bonheurde ceux au-dessus desquels vous ont mis votre fortune, votreesprit, tout, jusqu’à cette position naturelle, image de votresituation sociale.

En disant ces derniers mots, le prêtre et madame Graslins’étaient retournés pour revenir sur leurs pas vers les plaines, etle curé put montrer et le village au bas de la colline, et lechâteau dominant le paysage. Il était alors quatre heures et demie.Un rayon de soleil jaunâtre enveloppait la balustrade, les jardins,illuminait le château, faisait briller le dessin des acrotères enfonte dorée, il éclairait la longue plaine partagée par la route,triste ruban gris qui n’avait pas ce feston que partout ailleursles arbres y brodent les deux côtés. Quand Véronique et monsieurBonnet eurent dépassé la masse du château, ils purent voirpar-dessus la cour, les écuries et les communs, la forêt deMontégnac sur laquelle cette lueur glissait comme une caresse.Quoique ce dernier éclat du soleil couchant n’atteignît que lescimes, il permettait encore de voir parfaitement, depuis la collineoù se trouve Montégnac jusqu’au premier pic de la chaîne des montsCorréziens, les caprices de la magnifique tapisserie que fait uneforêt en automne. Les chênes formaient des masses de bronzeflorentin&|160;; les noyers, les châtaigniers offraient leurs tonsde vert-de-gris&|160;; les arbres hâtifs brillaient par leurfeuillage d’or, et toutes ces couleurs étaient nuancées par desplaces grises incultes. Les troncs des arbres entièrementdépouillés de feuilles montraient leurs colonnades blanchâtres. Cescouleurs rousses, fauves, grises, artistement fondues par lesreflets pâles du soleil d’octobre, s’harmoniaient à cette plaineinfertile, à cette immense jachère&|160;; verdâtre comme une eaustagnante. Une pensée du prêtre allait commenter ce beau spectacle,muet d’ailleurs : pas un arbre, pas un oiseau, la mort dans laplaine, le silence dans la forêt&|160;; çà et là, quelques fuméesdans les chaumières du village. Le château semblait sombre comme samaîtresse. Par une loi singulière, tout imite dans une maison celuiqui y règne, son esprit y plane. Madame Graslin, frappée àl’entendement par les paroles du curé, et frappée au cœur par laconviction, atteinte dans sa tendresse par le timbre angélique decette voix, s’arrêta tout à coup. Le curé leva le bras et montra laforêt, Véronique la regarda.

– Ne trouvez-vous pas à ceci quelque ressemblance vague avec lavie sociale&|160;? A chacun sa destinée&|160;! Combien d’inégalitésdans cette masse d’arbres&|160;! Les plus haut perchés manquent deterre végétale et d’eau, ils meurent les premiers&|160;!…

– Il en est que la serpe de la femme qui fait du bois arrêtedans la grâce de leur jeunesse&|160;! dit-elle avec amertume.

– Ne retombez plus dans ces sentiments, reprit le curésévèrement quoiqu’avec indulgence. Le malheur de cette forêt est den’avoir pas été coupée, voyez-vous le phénomène que ses massesprésentent&|160;?

Véronique, pour qui les singularités de la nature forestièreétaient peu sensibles, arrêta par obéissance son regard sur laforêt et le reporta doucement sur le curé.

– Vous ne remarquez pas, dit-il en devinant dans ce regardl’ignorance de Véronique, des lignes où les arbres de toute espècesont encore verts&|160;?

– Ah&|160;! c’est vrai, s’écria-t-elle. Pourquoi&|160;?

– Là, reprit le curé, se trouve la fortune de Montégnac et lavôtre, une immense fortune que j’avais signalée à monsieur Graslin.Vous voyez les sillons de trois vallées, dont les eaux se perdentdans le torrent du Gabou. Ce torrent sépare la forêt de Montégnacde la Commune qui, de ce côté, touche à la nôtre. A sec enseptembre et octobre, en novembre il donne beaucoup d’eau. Son eau,dont la masse serait facilement augmentée par des travaux dans laforêt, afin de ne rien laisser perdre et de réunir les plus petitessources, cette eau ne sert à rien&|160;; mais faites entre les deuxcollines du torrent un ou deux barrages pour la retenir, pour laconserver, comme a fait Riquet à Saint-Ferréol, où l’on pratiquad’immenses réservoirs pour alimenter le canal du Languedoc, vousallez fertiliser cette plaine inculte avec de l’eau sagementdistribuée dans des rigoles maintenues par des vannes, laquelle seboirait en temps utile dans ces terres, et dont le trop-pleinserait d’ailleurs dirigé vers notre petite rivière. Vous aurez debeaux peupliers le long de tous vos canaux, et vous élèverez desbestiaux dans les plus belles prairies possibles. Qu’est-ce quel’herbe&|160;? du soleil et de l’eau. Il y a bien assez de terredans ces plaines pour les racines du gramen&|160;; les eauxfourniront des rosées qui féconderont le sol, les peupliers s’ennourriront et arrêteront les brouillards, dont les principes serontpompés par toutes les plantes : tels sont les secrets de la bellevégétation dans les vallées. Vous verrez un jour la vie, la joie,le mouvement, là où règne le silence, là où le regard s’attriste del’infécondité. Ne sera-ce pas une belle prière&|160;? Ces travauxn’occuperont-ils pas votre oisiveté mieux que les pensées de lamélancolie&|160;?

Véronique serra la main du curé, ne dit qu’un mot, mais ce motfut grand : – Ce sera fait, monsieur.

– Vous concevez cette grande chose, reprit-il, mais vous nel’exécuterez pas. Ni vous ni moi nous n’avons les connaissancesnécessaires à l’accomplissement d’une pensée qui peut venir à tous,mais qui soulève des difficultés immenses, car quoique simples etpresque cachées, ces difficultés veulent les plus exactesressources de la science. Cherchez donc dès aujourd’hui lesinstruments humains qui vous feront gagner dans douze ans six ousept mille louis de rente avec les six mille arpents que vousfertiliserez ainsi. Ce travail rendra quelque jour Montégnac l’unedes plus riches communes du Département. La forêt ne vous rapporterien encore&|160;; mais, tôt ou tard, la Spéculation viendrachercher ces magnifiques bois, trésors amassés par le temps, lesseuls dont la production ne peut être ni bâtée ni remplacée parl’homme. L’Etat créera peut-être un jour lui-même des moyens detransport pour cette forêt dont les arbres seront utiles à samarine&|160;; mais il attendra que la population de Montégnacdécuplée exige sa protection, car l’Etat est comme la Fortune, ilne donne qu’au riche. Cette terre sera, dans ce temps, l’une desplus belles de la France, elle sera l’orgueil de votre petit-fils,qui trouvera peut-être le château mesquin, relativement auxrevenus.

– Voilà, dit Véronique, un avenir pour ma vie.

– Une pareille œuvre peut racheter bien des fautes, dit lecuré.

En se voyant compris, il essaya de frapper un dernier coup surl’intelligence de cette femme : il avait deviné que chez elle,l’intelligence menait au cœur&|160;; tandis que, chez les autresfemmes, le cœur est au contraire le chemin de l’intelligence. -Savez-vous, lui dit-il après une pause, dans quelle erreur vousêtes&|160;? Elle le regarda timidement. – Votre repentir n’estencore que le sentiment d’une défaite essuyée, ce qui est horrible,c’est le désespoir de Satan, et tel était peut-être le repentir deshommes avant Jésus-Christ&|160;; mais notre repentir à nous autrescatholiques, est l’effroi d’une âme qui se heurte dans la mauvaisevoie, et à qui, dans ce choc, Dieu s’est révélé&|160;! Vousrassemblez à l’Oreste païen, devenez saint Paul&|160;!

– Votre parole vient de me changer entièrement, s’écria-t-elle.Maintenant, oh&|160;! maintenant, je veux vivre.

– L’esprit a vaincu, se dit le modeste prêtre qui s’en allajoyeux. Il avait jeté une pâture au secret désespoir qui dévoraitmadame Graslin en donnant à son repentir la forme d’une belle etbonne action. Aussi Véronique écrivit-elle à monsieur Grossetête lelendemain même. Quelques jours après, elle reçut de Limoges, troischevaux de selle envoyés par ce vieil ami. Monsieur Bonnet avaitoffert à Véronique, sur sa demande, le fils du maître de poste, unjeune homme enchanté de se mettre au service de madame Graslin, etde gagner une cinquantaine d’écus. Ce jeune garçon, à figure ronde,aux yeux et aux cheveux noirs, petit, découplé, nommé MauriceChampion, plut à Véronique et fut aussitôt mis en fonctions. Ildevait accompagner sa maîtresse dans ses excursions et avoir soindes chevaux de selle.

Le garde général de Montégnac était un ancien maréchal des logisde la garde royale, né à Limoges, et que monsieur le duc deNavarreins avait envoyé d’une de ses terres à Montégnac pour enétudier la valeur et lui transmettre des renseignements, afin desavoir quel parti on en pouvait tirer. Jérôme Colorat n’y vit quedes terres incultes et infertiles, des bois inexploitables à causede la difficulté des transports, un château en ruines, et d’énormesdépenses à faire pour y rétablir une habitation et des jardins.Effrayé surtout des clairières semées de roches granitiques quinuançaient de loin cette immense forêt, ce probe mais inintelligentserviteur fut la cause de la vente de ce bien.

– Colorat, dit madame Graslin à son garde qu’elle fit venir, àcompter de demain, je monterai vraisemblablement à cheval tous lesmatins. Vous devez connaître les différentes parties de terres quidépendent de ce domaine et celles que monsieur Graslin y a réunies,vous me les indiquerez, je veux tout visiter par moi-même.

Les habitants du château apprirent avec joie le changement quis’opérait dans la conduite de Véronique. Sans en avoir reçul’ordre, Aline chercha, d’elle-même, la vieille amazone noire de samaîtresse, et la mit en état de servir. Le lendemain, la Sauviatvit avec un indicible plaisir sa fille habillée pour monter àcheval. Guidée par son garde et par Champion qui allèrent enconsultant leurs souvenirs, car les sentiers étaient à peine tracésdans ces montagnes inhabitées, madame Graslin se donna pour tâchede parcourir seulement les cimes sur lesquelles s’étendaient sesbois, afin d’en connaître les versants et de se familiariser avecles ravins, chemins naturels qui déchiraient cette longue arête.Elle voulait mesurer sa tâche, étudier la nature des courants ettrouver les éléments de l’entreprise signalée par le curé. Ellesuivait Colorat qui marchait en avant et Champion allait à quelquespas d’elle.

Tant qu’elle chemina dans des parties pleines d’arbres, enmontant et descendant tour à tour ces ondulations de terrain sirapprochées dans les montagnes en France, Véronique fut préoccupéepar les merveilles de la forêt. C’était des arbres séculaires dontles premiers l’étonnèrent et auxquels elle finit pars’habituer&|160;; puis de hautes futaies naturelles, ou dans uneclairière quelque pin solitaire d’une hauteur prodigieuse&|160;;enfin, chose plus rare, un de ces arbustes, nains partout ailleurs,mais qui, par des circonstances curieuses, atteignent desdéveloppements gigantesques et sont quelquefois aussi vieux que lesol. Elle ne voyait pas sans une sensation inexprimable une nuéeroulant sur des roches nues. Elle remarquait les sillonsblanchâtres faits par les ruisseaux de neige fondue, et qui, deloin, ressemblent à des cicatrices. Après une gorge sansvégétation, elle admirait, dans les flancs exfoliés d’une collinerocheuse, des châtaigniers centenaires, aussi beaux que des sapinsdes Alpes. La rapidité de sa course lui permettait d’embrasser,presqu’à vol d’oiseau, tantôt de vastes sables mobiles, desfondrières meublées d’arbres épars, des granits renversés, desroches pendantes, des vallons obscurs, des places étendues pleinesde bruyères encore fleuries, et d’autres desséchées&|160;; tantôtdes solitudes âpres où croissaient des genévriers, descapriers&|160;; tantôt des prés à herbe courte, des morceaux deterre engraissée par un limon séculaire&|160;; enfin lestristesses, les splendeurs, les choses douces, fortes, les aspectssinguliers de la nature montagnarde au centre de la France. Et àforce de voir ces tableaux variés de formes, mais animés par lamême pensée, la profonde tristesse exprimée par cette nature à lafois sauvage et minée, abandonnée, infertile, la gagna et répondità ses sentiments cachés. Et lorsque, par une échancrure, elleaperçut les plaines à ses pieds, quand elle eut à gravir quelquearide ravine entre les sables et les pierres de laquelle avaientpoussé des arbustes rabougris, et que ce spectacle revint demoments en moments, l’esprit de cette nature austère la frappa, luisuggéra des observations neuves pour elle, et excitées par lessignifications de ces divers spectacles. Il n’est pas un site deforêt qui n’ait sa signification&|160;; pas une clairière, pas unfourré qui ne présente des analogies avec le labyrinthe des penséeshumaines. Quelle personne parmi les gens dont l’esprit est cultivé,ou dont le cœur a reçu des blessures, peut se promener dans uneforêt, sans que la forêt lui parle&|160;? Insensiblement, il s’enélève une voix ou consolante ou terrible, mais plus souventconsolante que terrible. Si l’on recherchait bien les causes de lasensation, à la fois grave, simple, douce, mystérieuse qui vous ysaisit, peut-être la trouverait-on dans le spectacle sublime etingénieux de toutes ces créatures obéissant à leurs destinées, etimmuablement soumises. Tôt ou tard le sentiment écrasant de lapermanence de la nature vous emplit le cœur, vous remueprofondément, et vous finissez par y être inquiets de Dieu. AussiVéronique recueillit-elle dans le silence de ces cimes, dans lasenteur des bois, dans la sérénité de l’air, comme elle le dit lesoir à monsieur Bonnet, la certitude d’une clémence auguste. Elleentrevit la possibilité d’un ordre de faits plus élevés que celuidans lequel avaient jusqu’alors tourné ses rêveries. Elle sentitune sorte de bonheur. Elle n’avait pas, depuis longtemps, éprouvétant de paix. Devait-elle ce sentiment à la similitude qu’elletrouvait entre ces paysages et les endroits épuisés, desséchés deson âme. Avait-elle vu ces troubles de la nature avec une sorte dejoie, en pensant que la matière était punie là, sans avoirpéché&|160;? Certes, elle fut puissamment émue&|160;; car, àplusieurs reprises, Colorat et Champion se la montrèrent commes’ils la trouvaient transfigurée. Dans un certain endroit,Véronique aperçut dans les roides pentes des torrents je ne saisquoi de sévère. Elle se surprit à désirer d’entendre l’eaubruissant dans ces ravines ardentes. – Toujours aimer&|160;!pensa-t-elle. Honteuse de ce mot qui lui fut jeté comme par unevoix, elle poussa son cheval avec témérité vers le premier pic dela Corrèze, où, malgré l’avis de ses deux guides, elle s’élança.Elle atteignit seule au sommet de ce piton, nommé la Roche-Vive ,et y resta pendant quelques instants, occupée à voir tout le pays.Après avoir entendu la voix secrète de tant de créations quidemandaient à vivre, elle reçut en elle-même un coup qui ladétermina à déployer pour son œuvre cette persévérance tant admiréeet dont elle donna tant de preuves. Elle attacha son cheval par labride à un arbre, alla s’asseoir sur un quartier de roche, enlaissant errer ses regards sur cet espace où la nature se montraitmarâtre, et ressentit dans son cœur les mouvements maternelsqu’elle avait jadis éprouvés en regardant son enfant. Préparée àrecevoir la sublime instruction que présentait ce spectacle par lesméditations presque involontaires qui, selon sa belle expression,avaient vanné son cœur, elle s’y éveilla d’une léthargie. Ellecomprit alors, dit-elle au curé, que nos âmes devaient êtrelabourées aussi bien que la terre. Cette vaste scène était éclairéepar le pâle soleil du mois de novembre. Déjà quelques nuées griseschassées par un vent froid venaient de l’ouest. Il était environtrois heures, Véronique avait mis quatre heures à venir là&|160;;mais comme tous ceux qui sont dévorés par une profonde misèreintime, elle ne faisait aucune attention aux circonstancesextérieures. En ce moment sa vie véritablement s’agrandissait dumouvement sublime de la nature.

– Ne restez pas plus longtemps là, madame, lui dit un homme dontla voix la fit tressaillir, vous ne pourriez plus retourner nullepart, car vous êtes séparée par plus de deux lieues de toutehabitation&|160;; à la nuit, la forêt est impraticable&|160;; mais,ces dangers ne sont rien en comparaison de celui qui vous attendici. Dans quelques instants il fera sur ce pic un froid mortel dontla cause est inconnue, et qui a déjà tué plusieurs personnes.

Madame Graslin aperçut au-dessous d’elle une figure presquenoire de hâle où brillaient deux yeux qui ressemblaient à deuxlangues de feu. De chaque côté de cette face, pendait une largenappe de cheveux bruns, et dessous s’agitait une barbe en éventail.L’homme soulevait respectueusement un de ces énormes chapeaux àlarges bords que portent les paysans au centre de la France, etmontrait un de ces fronts dégarnis, mais superbes, par lesquelscertains pauvres se recommandent à l’attention publique. Véroniquen’eut pas la moindre frayeur, elle était dans une de ces situationsoù, pour les femmes, cessent toutes les petites considérations quiles rendent peureuses.

– Comment vous trouvez-vous là&|160;? lui dit-elle.

– Mon habitation est à peu de distance, répondit l’inconnu.

– Et que faites-vous dans ce désert&|160;? demandaVéronique.

– J’y vis.

– Mais comment et de quoi&|160;?

– On me donne une petite somme pour garder toute cette partie dela forêt, dit-il en montrant le versant du pic opposé à celui quiregardait les plaines de Montégnac.

Madame Graslin aperçut alors le canon d’un fusil et vit uncarnier. Si elle avait eu des craintes, elle eût été dès lorsrassurée.

– Vous êtes garde&|160;?

– Non, madame, pour être garde, il faut pouvoir prêter serment,et pour le prêter, il faut jouir de tous ses droits civiques…

– Qui êtes-vous donc&|160;?

– Je suis Farrabesche, dit l’homme avec une profonde humilité enabaissant les yeux vers la terre.

Madame Graslin, à qui ce nom ne disait rien, regarda cet hommeet observa dans sa figure, excessivement douce, des signes deférocité cachée : les dents mal rangées imprimaient à la bouche,dont les lèvres étaient d’un rouge de sang, un tour plein d’ironieet de mauvaise audace&|160;; les pommettes brunes et saillantesoffraient je ne sais quoi d’animal. Cet homme avait la taillemoyenne, les épaules fortes, le cou rentré, très-court, gros, lesmains larges et velues des gens violents et capables d’abuser deces avantages d’une nature bestiale. Ses dernières parolesannonçaient d’ailleurs quelque mystère auquel son attitude, saphysionomie et sa personne prêtaient un sens terrible.

– Vous êtes donc à mon service&|160;? lui dit d’une voix douceVéronique.

– J’ai donc l’honneur de parler à madame Graslin&|160;? ditFarrabesche.

– Oui, mon ami, répondit-elle.

Farrabesche disparut avec la rapidité d’une bête fauve, aprèsavoir jeté sur sa maîtresse un regard plein de crainte. Véroniques’empressa de remonter à cheval et alla rejoindre ses deuxdomestiques qui commençaient à concevoir des inquiétudes sur elle,car on connaissait dans le pays l’inexplicable insalubrité de laRoche-Vive . Colorat pria sa maîtresse de descendre par une petitevallée qui conduisait dans la plaine.  » Il serait, dit-il,dangereux de revenir par les hauteurs où les chemins déjà si peufrayés se croisaient, et où, malgré sa connaissance du pays, ilpourrait se perdre.

Une fois en plaine, Véronique ralentit le pas de son cheval.

– Quel est ce Farrabesche que vous employez&|160;? dit-elle àson garde général.

– Madame l’a rencontré, s’écria Colorat.

– Oui, mais il s’est enfui.

– Le pauvre homme&|160;! peut-être ne sait-il pas combien madameest bonne.

– Enfin qu’a-t-il fait&|160;?

– Mais, madame, Farrabesche est un assassin, répondit naïvementChampion.

– On lui a donc fait grâce, à lui&|160;? demanda Véronique d’unevoix émue.

– Non, madame, répondit Colorat. Farrabesche a passé auxAssises, il a été condamné à dix ans de travaux forcés, il a faitson temps, et il est revenu du bagne en 1827. Il doit la vie àmonsieur le curé qui l’a décidé à se livrer. Condamné à mort parcontumace, tôt ou tard il eût été pris, et son cas n’eût pas étébon. Monsieur Bonnet est allé le trouver tout seul, au risque de sefaire tuer. On ne sait pas ce qu’il a dit à Farrabesche. Ils sontrestés seuls pendant deux jours, le troisième il l’a ramené àTulle, où l’autre s’est livré. Monsieur Bonnet est allé voir un bonavocat, lui a recommandé la cause de Farrabesche, Farrabesche en aété quitte pour dix ans de fers, et monsieur le curé l’a visitédans sa prison. Ce gars-là, qui était la terreur du pays, estdevenu doux comme une jeune fille, il s’est laissé emmener au bagnetranquillement. A son retour, il est venu s’établir ici sous laprotection de monsieur le curé&|160;; personne ne lui dit plus hautque son nom, il va tous les dimanches et les jours de fêtes auxoffices, à la messe. Quoiqu’il ait sa place parmi nous, il se tientle long d’un mur, tout seul. Il fait ses dévotions de temps entemps&|160;; mais à la sainte table, il se met aussi à l’écart.

– Et cet homme a tué un autre homme&|160;?

– Un, dit Colorat, il en a bien tué plusieurs&|160;? Mais c’estun bon homme tout de même&|160;!

– Est-ce possible&|160;! s’écria Véronique qui dans sa stupeurlaissa tomber la bride sur le cou de son cheval.

– Voyez-vous, madame, reprit le garde qui ne demandait pas mieuxque de raconter cette histoire, Farrabesche a peut-être eu raisondans le principe, il était le dernier des Farrabesche, une vieillefamille de la Corrèze, quoi&|160;! Son frère aîné, le capitaineFarrabesche, est donc mort dix ans auparavant en Italie, àMontenotte, capitaine à vingt-deux ans. Etait-ce avoir duguignon&|160;? Et un homme qui avait des moyens, il savait lire etécrire, il se promettait d’être fait général. Il y eut des regretsdans la famille, et il y avait de quoi vraiment&|160;! Moi, quidans ce temps étais avec l’Autre, j’ai entendu parler de samort&|160;! Oh&|160;! le capitaine Farrabesche a fait une bellemort, il a sauvé l’armée et le petit caporal&|160;! Je servais déjàsous le général Steingel, un Allemand, c’est-à-dire un Alsacien, unfameux général, mais il avait la vue courte, et ce défaut-là futcause de sa mort arrivée quelque temps après celle du capitaineFarrabesche. Le petit dernier, qui est celui-ci, avait donc six ansquand il entendit parler de la mort de son grand frère. Le secondfrère servait aussi, mais comme soldat&|160;; il mourut sergent,premier régiment de la garde, un beau poste, à la batailled’Austerlitz, où, voyez-vous, madame, on a manœuvré aussitranquillement que dans les Tuileries… J’y étais aussi&|160;!Oh&|160;! j’ai eu du bonheur, j’ai été de tout, sans attraper uneblessure. Notre Farrabesche donc, quoiqu’il soit brave, se mit dansla tête de ne pas partir. Au fait, l’armée n’était pas saine pourcette famille-là. Quand le sous-préfet l’a demandé en 1811, ils’est enfui dans les bois&|160;; réfractaire quoi, comme on lesappelait. Pour lors, il s’est joint à un parti de chauffeurs, degré ou de force&|160;; mais enfin il a chauffé&|160;! Vouscomprenez que personne autre que monsieur le curé ne sait ce qu’ila fait avec ces mâtins-là, parlant par respect&|160;! Il s’estsouvent battu avec les gendarmes et avec la ligne aussi&|160;!Enfin, il s’est trouvé dans sept rencontres…

– Il passe pour avoir tué deux soldats et trois gendarmes&|160;!dit Champion.

– Est-ce qu’on sait le compte&|160;? il ne l’a pas dit, repritColorat. Enfin, madame, presque tous les autres ont été pris&|160;;mais lui, dame&|160;! jeune et agile, connaissant mieux le pays, ila toujours échappé. Ces chauffeurs-là se tenaient aux environs deBrives et de Tulle&|160;; ils rabattaient souvent par ici, à causede la facilité que Farrabesche avait de les cacher. En 1814, on nes’est plus occupé de lui, la conscription était abolie&|160;; maisil a été forcé de passer l’année de 1815 dans les bois. Comme iln’avait pas ses aises pour vivre, il a encore aidé à arrêter lamalle, dans la gorge, là-bas&|160;; mais enfin, d’après l’avis demonsieur le curé, il s’est livré. Il n’a pas été facile de luitrouver des témoins, personne n’osait déposer contre lui. Pourlors, son avocat et monsieur le curé ont tant fait, qu’il en a étéquitte pour dix ans. Il a eu du bonheur, après avoir chauffé, caril a chauffé&|160;!

– Mais qu’est-ce que c’était que de chauffer&|160;?

– Si vous le voulez, madame, je vas vous dire comment ilsfaisaient, autant que je le sais par les uns et les autres, car,vous comprenez, je n’ai point chauffé&|160;! Ca n’est pas beau,mais la nécessité ne connaît point de loi. Donc, ils tombaient septou huit chez un fermier ou chez un propriétaire soupçonné d’avoirde l’argent&|160;; ils vous allumaient du feu, soupaient au milieude la nuit&|160;; puis, entre la poire et le fromage, si le maîtrede la maison ne voulait pas leur donner la somme demandée, ils luiattachaient les pieds à la crémaillère, et ne les détachaientqu’après avoir reçu leur argent : voilà. Ils venaient masqués. Dansle nombre de leurs expéditions, il y en a eu de malheureuses.Dame&|160;! il y a toujours des obstinés, des gens avares. Unfermier, le père Cochegrue, qui aurait bien tondu sur un œuf, s’estlaissé brûler les pieds&|160;! Ah&|160;! ben, il en est mort. Lafemme de monsieur David, auprès de Brives, est morte des suites dela frayeur que ces gens-là lui ont faite, rien que d’avoir vu lierles pieds de son mari. – Donne-leur donc ce que tu as&|160;!qu’elle s’en allait lui disant. Il ne voulait pas, elle leur amontré la cachette. Les chauffeurs ont été la terreur du payspendant cinq ans&|160;; mais mettez-vous bien dans la boule,pardon, madame, que plus d’un fils de bonne maison était des leurs,et que c’est pas ceux-là qui se laissaient gober.

Madame Graslin écoutait sans répondre. Il y eut un moment desilence. Le petit Champion, jaloux d’amuser sa maîtresse, voulutdire ce qu’il savait de Farrabesche.

– Il faut dire aussi à madame tout ce qui en est, Farrabeschen’a pas son pareil à la course, ni à cheval. Il tue un bœuf d’uncoup de poing&|160;! Il porte sept cents, dà&|160;! personne netire mieux que lui. Quand j’étais petit, on me racontait lesaventures de Farrabesche. Un jour il est surpris avec trois de sescompagnons : ils se battent, bien&|160;! deux sont blessés et letroisième meurt, bon&|160;! Farrabesche se voit pris&|160;;bah&|160;! il saute sur le cheval d’un gendarme, en croupe,derrière l’homme, pique le cheval qui s’emporte&|160;; le met augrand galop et disparaît en tenant le gendarme àbras-le-corps&|160;; il le serrait si fort qu’à une certainedistance, il a pu le jeter à terre, rester seul sur le cheval, etil s’évada maître du cheval&|160;! Et il a eu le toupet de l’allervendre à dix lieues au delà de Limoges. De ce coup, il restapendant trois mois caché et introuvable. On avait promis cent louisà celui qui le livrerait.

– Une autre fois, dit Colorat, à propos des cent louis promispour lui par le préfet de Tulle, il les fit gagner à un de sescousins, Giriex de Vizay. Son cousin le dénonça et eut l’air de lelivrer&|160;! Oh&|160;! il le livra. Les gendarmes étaient bienheureux de le mener à Tulle. Mais il n’alla pas loin, on fut obligéde l’enfermer dans la prison de Lubersac, d’où il s’évada pendantla première nuit, en profitant d’une percée qu’y avait faite un deses complices, un nommé Gabilleau, un déserteur du 17e, exécuté àTulle, et qui fut transféré avant la nuit où il comptait se sauver.Ces aventures donnaient à Farrabesche une fameuse couleur. Latroupe avait ses affidés, vous comprenez&|160;! D’ailleurs on lesaimait les chauffeurs. Ah dame&|160;! ces gens-là n’étaient pascomme ceux d’aujourd’hui, chacun de ces gaillards dépensaitroyalement son argent. Figurez-vous, madame, un soir, Farrabescheest poursuivi par des gendarmes, n’est-ce pas&|160;; eh,bien&|160;! il leur a échappé cette fois en restant pendantvingt-quatre heures dans la mare d’une ferme, il respirait de l’airpar un tuyau de paille à fleur du fumier. Qu’est-ce que c’était quece petit désagrément pour lui qui a passé des nuits au fin sommetdes arbres où les moineaux se tiennent à peine, en voyant lessoldats qui le cherchaient passant et repassant sous lui.Farrabesche a été l’un de cinq à six chauffeurs que la Justice n’apas pu prendre&|160;; mais, comme il était du pays et par forceavec eux, enfin il n’avait fui que pour éviter la conscription, lesfemmes étaient pour lui, et c’est beaucoup&|160;!

– Ainsi Farrabesche a bien certainement tué plusieurs hommes,dit encore madame Graslin.

– Certainement, reprit Colorat, il a même, dit-on, tué levoyageur qui était dans la malle en 1812&|160;; mais le courrier,le postillon, les seuls témoins qui pussent le reconnaître, étaientmorts lors de son jugement.

– Pour le voler, dit madame Graslin.

– Oh&|160;! ils ont tout pris&|160;; mais les vingt-cinq millefrancs qu’ils ont trouvés étaient au Gouvernement.

Madame Graslin chemina silencieusement pendant une lieue. Lesoleil était couché, la lune éclairait la plaine grise, il semblaitalors que ce fût la pleine mer. Il y eut un moment où Champion etColorat regardèrent madame Graslin dont le profond silence lesinquiétait&|160;; ils éprouvèrent une violente sensation en luivoyant sur les joues deux traces brillantes, produites pard’abondantes larmes, elle avait les yeux rouges et remplis depleurs qui tombaient goutte à goutte.

– Oh&|160;! madame, dit Colorat, ne le plaignez pas&|160;! Legars a eu du bon temps, il a eu de jolies maîtresses&|160;; etmaintenant, quoique sous la surveillance de la haute police, il estprotégé par l’estime et l’amitié de monsieur le curé&|160;; car ils’est repenti, sa conduite au bagne a été des plus exemplaires.Chacun sait qu’il est aussi honnête homme que le plus honnêted’entre nous&|160;; seulement il est fier, il ne veut pas s’exposerà recevoir quelque marque de répugnance, et il vit tranquillementen faisant du bien à sa manière. Il vous a mis de l’autre côté dela Roche-Vive une dizaine d’arpents en pépinières, et il plantedans la forêt aux places où il aperçoit la chance de faire venir unarbre&|160;; puis il émonde les arbres, il ramasse le bois mort, ilfagotte et tient le bois à la disposition des pauvres gens. Chaquepauvre, sûr d’avoir du bois tout fait, tout prêt, vient lui endemander au lieu d’en prendre et de faire du tort à vos bois, ensorte qu’aujourd’hui s’il chauffe le monde, il leur fait dubien&|160;! Farrabesche aime votre forêt, il en a soin comme de sonbien.

– Et il vit&|160;!… tout seul, s’écria madame Graslin qui sehâta d’ajouter les deux derniers mots.

– Faites excuse, madame, il prend soin d’un petit garçon qui vasur quinze ans, dit Maurice Champion.

– Ma foi, oui, dit Colorat, car la Curieux a eu cet enfant-làquelque temps avant que Farrabesche se soit livré.

– C’est son fils&|160;? dit madame Graslin.

– Mais chacun le pense.

– Et pourquoi n’a-t-il pas épousé cette fille&|160;?

– Et comment&|160;? on l’aurait pris&|160;! Aussi, quand laCurieux sut qu’il était condamné, la pauvre fille a-t-elle quittéle pays.

– Etait-elle jolie&|160;?

– Oh&|160;! dit Maurice, ma mère prétend qu’elle ressemblaitbeaucoup, tenez… à une autre fille qui, elle aussi, a quitté lepays, à Denise Tascheron.

– Il était aimé&|160;? dit madame Graslin.

– Bah&|160;! parce qu’il chauffait, dit Colorat, les femmesaiment l’extraordinaire. Cependant rien n’a plus éloigné le paysque cet amour-là. Catherine Curieux vivait sage comme une SainteVierge, elle passait pour une perle de vertu dans son village, àVizay, un fort bourg de la Corrèze, sur la ligne des deuxdépartements. Son père et sa mère y sont fermiers de messieursBrézac. La Catherine Curieux avait bien ses dix-sept ans lors dujugement de Farrabesche. Les Farrabesche étaient une vieillefamille du même pays, qui se sont établis sur les domaines deMontégnac, ils tenaient la ferme du village. Le père et la mèreFarrabesche sont morts&|160;; mais les trois sœurs à la Curieuxsont mariées, une à Aubusson, une à Limoges, une àSaint-Léonard.

– Croyez-vous que Farrabesche sache où est Catherine&|160;? ditmadame Graslin.

– S’il le savait, il romprait son ban, oh&|160;! il irait… Dèsson arrivée, il a fait demander par monsieur Bonnet le petitCurieux au père et à la mère qui en avaient soin&|160;; monsieurBonnet le lui a obtenu tout de même.

– Personne ne sait ce qu’elle est devenue.

– Bah&|160;! dit Colorat, cette jeunesse s’est crueperdue&|160;! elle a eu peur de rester dans le pays&|160;! Elle estallée à Paris. Et qu’y fait-elle&|160;? Voilà le hic . La chercherlà, c’est vouloir trouver une bille dans les cailloux de cetteplaine&|160;!

Colorat montrait la plaine de Montégnac du haut de la rampe parlaquelle montait alors madame Graslin, qui n’était plus qu’àquelques pas de la grille du château. La Sauviat inquiète, Aline,les gens attendaient là, ne sachant que penser d’une si longueabsence.

– Eh&|160;! bien, dit la Sauviat en aidant sa fille à descendrede cheval, tu dois être horriblement fatiguée.

– Non, ma mère, dit madame Graslin d’une voix si altérée, que laSauviat regarda sa fille et vit alors qu’elle avait beaucouppleuré.

Madame Graslin rentra chez elle avec Aline, qui avait ses ordrespour tout ce qui concernait sa vie intérieure, elle s’enferma chezelle sans y admettre sa mère&|160;; et quand la Sauviat voulut yvenir, Aline dit à la vieille Auvergnate :  » – Madame est endormie. »

Le lendemain Véronique partit à cheval accompagnée de Mauriceseulement. Pour se rendre rapidement à la Roche-Vive, elle prit lechemin par lequel elle en était revenue la veille. En montant parle fond de la gorge qui séparait ce pic de la dernière colline dela forêt, car vue de la plaine, la Roche-Vive semblait isolée.Véronique dit à Maurice de lui indiquer la maison de Farrabesche etde l’attendre en gardant les chevaux&|160;; elle voulut aller seule: Maurice la conduisit donc vers un sentier qui descend sur leversant de la Roche-Vive, opposé à celui de la plaine, et luimontra le toit en chaume d’une habitation presque perdue à moitiéde cette montagne, et au bas de laquelle s’étendent des pépinières.Il était alors environ midi. Une fumée légère qui sortait de lacheminée indiquait la maison auprès de laquelle Véronique arrivabientôt&|160;; mais elle ne se montra pas tout d’abord. A l’aspectde cette modeste demeure assise au milieu d’un jardin entouré d’unehaie en épines sèches, elle resta pendant quelques instants perdueen des pensées qui ne furent connues que d’elle. Au bas du jardinserpentent quelques arpents de prairies encloses d’une haie vive,et où, çà et là, s’étalent les têtes aplaties des pommiers, despoiriers et de pruniers. Au-dessus de la maison, vers le haut de lamontagne où le terrain devient sablonneux, s’élèvent les cimesjaunies d’une superbe châtaigneraie. En ouvrant la porte àclaire-voie faite en planches presque pourries qui sert de clôture,madame Graslin aperçut une étable, une petite basse-cour et tousles pittoresques, les vivants accessoires des habitations dupauvre, qui certes ont de le poésie aux champs. Quel être a pu voirsans émotion les linges étendus sur la haie, la botte d’oignonspendue au plancher, les marmites en fer qui sèchent, le banc debois ombragé de chèvrefeuilles, et les joubarbes sur le faite duchaume qui accompagnent presque toutes les chaumières en France etqui révèlent une vie humble, presque végétative.

Il fut impossible à Véronique d’arriver chez son garde sans êtreaperçue, deux beaux chiens de chasse aboyèrent aussitôt que lebruit de son amazone se fit entendre dans les feuillessèches&|160;; elle prit la queue de cette large robe sous son bras,et s’avança vers la maison. Farrabesche et son enfant, qui étaientassis sur un banc de bois en dehors, se levèrent et se découvrirenttous deux, en gardant une attitude respectueuse, mais sans lamoindre apparence de servilité.

– J’ai su, dit Véronique en regardant avec attention l’enfant,que vous preniez mes intérêts, j’ai voulu voir par moi-même votremaison, les pépinières, et vous questionner ici même sur lesaméliorations à faire.

– Je suis aux ordres de madame, répondit Farrabesche.

Véronique admira l’enfant qui avait une charmante figure, un peuhâlée, brune, mais très-régulière, un ovale parfait, un frontpurement dessiné, des yeux orange d’une vivacité excessive, descheveux noirs, coupés sur le front et longs de chaque côté duvisage. Plus grand que ne l’est ordinairement un enfant de cet âge,ce petit avait près de cinq pieds. Son pantalon était comme sachemise en grosse toile écrue, son gilet de gros drap bleu très-uséavait des boutons de corne, il portait une veste de ce drap siplaisamment nommé velours de Maurienne et avec lequel s’habillentles savoyards, de gros souliers ferrés et point de bas. Ce costumeétait exactement celui du père&|160;; seulement, Farrabesche avaitsur la tête un grand feutre de paysan et le petit avait sur lasienne un bonnet de laine brune. Quoique spirituelle et animée, laphysionomie de cet enfant gardait sans effort la gravitéparticulière aux créatures qui vivent dans la solitude&|160;; ilavait dû se mettre en harmonie avec le silence et la vie des bois.Aussi Farrabesche et son fils étaient-ils surtout développés ducôté physique, ils possédaient les propriétés remarquables dessauvages : une vue perçante, une attention constante, un empirecertain sur eux-mêmes, l’ouïe sûre, une agilité visible, uneintelligente adresse. Au premier regard que l’enfant lança sur sonpère, madame Graslin devina une de ces affections sans bornes oùl’instinct s’est trempé dans la pensée, et où le bonheur le plusagissant confirme et le vouloir de l’instinct et l’examen de lapensée.

– Voilà l’enfant dont on m’a parlé&|160;? dit Véronique enmontrant le garçon.

– Oui, madame.

– Vous n’avez donc fait aucune démarche pour retrouver samère&|160;? demanda Véronique à Farrabesche en l’emmenant àquelques pas par un signe.

– Madame ne sait sans doute pas qu’il m’est interdit dem’écarter de la commune sur laquelle je réside.

– Et n’avez-vous jamais eu de nouvelles&|160;?

– A l’expiration de mon temps, répondit-il, le commissaire meremit une somme de mille francs qui m’avait été envoyée par petitesportions de trois en trois mois, et que les règlements nepermettaient pas de me donner avant le jour de ma sortie. J’aipensé que Catherine pouvait seule avoir songé à moi, puisque cen’était pas monsieur Bonnet&|160;; aussi ai-je gardé cette sommepour Benjamin.

– Et les parents de Catherine&|160;?

– Ils n’ont plus pensé à elle après son départ. D’ailleurs, ilsont fait assez en prenant soin du petit.

– Eh&|160;! bien, Farrabesche, dit Véronique en se retournantvers la maison, je ferai en sorte de savoir si Catherine vitencore, où elle est, et quel est son genre de vie…

– Oh&|160;! quel qu’il soit, madame, s’écria doucement cet hommeje regarderai comme un bonheur de l’avoir pour femme. C’est à elleà se montrer difficile et non à moi. Notre mariage légitimerait cepauvre garçon, qui ne soupçonne pas encore sa position.

Le regard que le père jeta sur le fils expliquait la vie de cesdeux êtres abandonnés ou volontairement isolés : ils étaient toutl’un pour l’autre, comme deux compatriotes jetés dans undésert.

– Ainsi vous aimez Catherine, demanda Véronique.

– Je ne l’aimerais pas, madame, répondit-il, que dans masituation elle est pour moi la seule femme qu’il y ait dans lemonde. Madame Graslin se retourna vivement et alla jusque sous lachâtaigneraie, comme atteinte d’une douleur. Le garde crut qu’elleétait saisie par quelque caprice, et n’osa la suivre. Véroniqueresta là pendant un quart d’heure environ, occupée en apparence àregarder le paysage. De là elle apercevait toute la partie de laforêt qui meuble ce côté de la vallée où coule le torrent, alorssans eau, plein de pierres, et qui ressemblait à un immense fossé,serré entre les montagnes boisées dépendant de Montégnac et uneautre chaîne de collines parallèles, mais rapides, sans végétation,à peine couronnées de quelques arbres mal venus. Cette autre chaîneoù croissent quelques bouleaux, des genévriers et des bruyères d’unaspect assez désolé appartient à un domaine voisin et audépartement de la Corrèze. Un chemin vicinal qui suit lesinégalités de la vallée sert de séparation à l’arrondissement deMontégnac et aux deux terres. Ce revers assez ingrat, mal exposé,soutient, comme une muraille de clôture, une belle partie de boisqui s’étend sur l’autre versant de cette longue côte dont l’ariditéforme un contraste complet avec celle sur laquelle est assise lamaison de Farrabesche. D’un côté, des formes âpres ettourmentées&|160;; de l’autre, des formes gracieuses, dessinuosités élégantes&|160;; d’un côté, l’immobilité froide etsilencieuse de terres infécondes, maintenues par des blocs depierres horizontaux, par des roches nues et pelées&|160;; del’autre, des arbres de différents verts, en ce moment dépouillés defeuillages pour la plupart, mais dont les beaux troncs droits etdiversement colorés s’élancent de chaque pli de terrain, et dontles branchages se remuaient alors au gré du vent. Quelques arbresplus persistants que les autres, comme les chênes, les ormes, leshêtres, les châtaigniers conservaient des feuilles jaunes, bronzéesou violacées.

Vers Montégnac, où la vallée s’élargit démesurément, les deuxcôtes forment un immense fer-à-cheval, et de l’endroit où Véroniqueétait allée s’appuyer à un arbre, elle put voir des vallonsdisposés comme les gradins d’un amphithéâtre où les cimes desarbres montent les unes au-dessus des autres comme des personnages.Ce beau paysage formait alors le revers de son parc, où depuis ilfut compris. Du côté de la chaumière de Farrabesche, la vallée serétrécit de plus en plus, et finit par un col d’environ cent piedsde large.

La beauté de cette vue, sur laquelle les yeux de madame Graslinerraient machinalement, la rappela bientôt à elle-même, elle revintvers la maison où le père et le fils restaient debout etsilencieux, sans chercher à s’expliquer la singulière absence deleur maîtresse. Elle examina la maison qui, bâtie avec plus de soinque la couverture en chaume ne le faisait supposer, avait été sansdoute abandonnée depuis le temps où les Navarreins ne s’étaientplus souciés de ce domaine. Plus de chasses, plus de gardes.Quoique cette maison fût inhabitée depuis plus de cent ans, lesmurs étaient bons&|160;; mais de tous côtés le lierre et lesplantes grimpantes les avaient embrassés. Quand on lui eut permisd’y rester, Farrabesche avait fait couvrir le toit en chaume, ilavait dallé lui-même à l’intérieur la salle, et y avait apportétout le mobilier. Véronique, en entrant, aperçut deux lits depaysan, une grande armoire en noyer, une huche au pain, un buffet,une table, trois chaises, et sur les planches du buffet quelquesplats en terre brune, enfin les ustensiles nécessaires à la vie.Au-dessus de la cheminée étaient deux fusils et deux carniers. Unequantité de choses faites par le père pour l’enfant causa le plusprofond attendrissement à Véronique : un vaisseau armé, unechaloupe, une tasse en bois sculpté, une boîte en bois d’unmagnifique travail, un coffret en marqueterie de paille, uncrucifix et un chapelet superbes. Le chapelet était en noyaux deprunes, qui avaient sur chaque face une tête d’une admirablefinesse : Jésus-Christ, les apôtres, la Madone, saintJean-Baptiste, saint Joseph, sainte Anne, les deux Madeleines.

– Je fais cela pour amuser le petit dans les longs soirsd’hiver, dit-il en ayant l’air de s’excuser.

Le devant de la maison est planté en jasmins, en rosiers à hautetige appliqués contre le mur, et qui fleurissent les fenêtres dupremier étage inhabité, mais où Farrabesche serrait sesprovisions&|160;; il avait des poules, des canards, deuxporcs&|160;; il n’achetait que du pain, du sel, du sucre etquelques épiceries. Ni lui ni son fils ne buvaient de vin.

– Tout ce que l’on m’a dit de vous et ce que je vois, dit enfinmadame Graslin à Farrabesche, me fait vous porter un intérêt qui nesera pas stérile.

– Je reconnais bien là monsieur Bonnet, s’écria Farrabesche d’unton touchant.

– Vous vous trompez, monsieur le curé ne m’a rien dit encore, lehasard ou Dieu peut-être a tout fait.

– Oui, madame, Dieu&|160;! Dieu seul peut faire des merveillespour un malheureux tel que moi.

– Si vous avez été malheureux, dit madame Graslin assez bas pourque l’enfant n’entendît rien par une attention d’une délicatesseféminine qui toucha Farrabesche, votre repentir, votre conduite etl’estime de monsieur le curé vous rendent digne d’être heureux.J’ai donné les ordres nécessaires pour terminer les constructionsde la grande ferme que monsieur Graslin avait projeté d’établirauprès du château&|160;; vous serez mon fermier, vous aurezl’occasion de déployer vos forces, votre activité, d’employer votrefils. Le Procureur-général à Limoges apprendra qui vous êtes, etl’humiliante condition de votre ban, qui gêne votre vie,disparaîtra, je vous le promets.

A ces mots, Farrabesche tomba sur ses genoux comme foudroyé parla réalisation d’une espérance vainement caressée&|160;; il baisale bas de l’amazone de madame Graslin, il lui baisa les pieds. Envoyant des larmes dans les yeux de son père, Benjamin se mit àsangloter sans savoir pourquoi.

– Relevez-vous, Farrabesche dit madame Graslin, vous ne savezpas combien il est naturel que je fasse pour vous ce que je vouspromets de faire. N’est-ce pas vous qui avez planté ces arbresverts&|160;? dit-elle en montrant quelques épicéas, des pins duNord, des sapins et des mélèzes au bas de l’aride et sèche collineopposée.

– Oui, madame.

– La terre est donc meilleure là&|160;?

– Les eaux dégradent toujours ces rochers et mettent chez vousun peu de terre meuble&|160;; j’en ai profité, car tout le long dela vallée ce qui est en dessous du chemin vous appartient. Lechemin sert de démarcation.

– Coule-t-il donc beaucoup d’eau au fond de cette longuevallée&|160;?

– Oh&|160;! madame, s’écria Farrabesche, dans quelques jours,quand le temps sera devenu pluvieux, peut-être entendrez-vous duchâteau mugir le torrent&|160;! Mais rien n’est comparable à ce quise passe au temps de la fonte des neiges. Les eaux descendent desparties de forêt situées au revers de Montégnac, de ces grandespentes adossées à la montagne sur laquelle sont vos jardins et leparc&|160;; enfin toutes les eaux de ces collines y tombent et fontun déluge. Heureusement pour vous, les arbres retiennent lesterres, l’eau glisse sur les feuilles, qui sont, en automne, commeun tapis de toile cirée&|160;; sans cela, le terrain s’exhausseraitau fond de ce vallon, mais la pente est aussi bien rapide, et je nesais pas si des terres entraînées y resteraient.

– Où vont les eaux&|160;? demanda madame Graslin devenueattentive.

Farrabesche montra la gorge étroite qui semblait fermer cevallon au-dessous de sa maison : – Elles se répandent sur unplateau crayeux qui sépare le Limousin de la Corrèze, et yséjournent en flaques vertes pendant plusieurs mois, elles seperdent dans les pores du sol, mais lentement. Aussi personnen’habite-t-il cette plaine insalubre où rien ne peut venir. Aucunbétail ne veut manger les joncs ni les roseaux qui viennent dansces eaux saumâtres. Cette vaste lande, qui a peut-être trois millearpents, sert de communaux à trois communes&|160;; mais il en estcomme de la plaine de Montégnac, on n’en peut rien faire. Encore,chez vous, y a-t-il du sable et un peu de terre dans voscailloux&|160;; mais là c’est le tuf tout pur.

– Envoyez chercher les chevaux, je veux aller voir tout ceci parmoi-même.

Benjamin partit après que madame Graslin lui eut indiquél’endroit où se tenait Maurice.

– Vous qui connaissez, m’a-t-on dit, les moindres particularitésde ce pays, reprit madame Graslin, expliquez-moi pourquoi lesversants de ma forêt qui regardent la plaine de Montégnac n’yjettent aucun cours d’eau, pas le plus léger torrent, ni dans lespluies, ni à la fonte des neiges&|160;?

– Ah&|160;! madame, dit Farrabesche, monsieur le curé, quis’occupe tant de la prospérité de Montégnac en a deviné la raison,sans en avoir la preuve. Depuis que vous êtes arrivée, il m’a faitrelever de place en place le chemin des eaux dans chaque ravine,dans tous les vallons. Je revenais hier du bas de la Roche-Vive, oùj’avais examiné les mouvements du terrain, au moment où j’ai eul’honneur de vous rencontrer. J’avais entendu le pas des chevaux etj’ai voulu savoir qui venait par ici. Monsieur Bonnet n’est passeulement un saint, madame, c’est un savant.  » Farrabesche,m’a-t-il dit,- je travaillais alors au chemin que la Communeachevait pour monter au château&|160;; de là monsieur le curé memontrait toute la chaîne des montagnes, depuis Montégnac jusqu’à laRoche-Vive, près de deux lieues de longueur,- pour que ce versantn’épanche point d’eau dans la plaine, il faut que la nature aitfait une espèce de gouttière qui les verse ailleurs&|160;! « Hé&|160;! bien, madame, cette réflexion est si simple qu’elle enparaît bête, un enfant devrait la faire&|160;! Mais personne,depuis que Montégnac est Montégnac, ni les seigneurs, ni lesintendants, ni les gardes, ni les pauvres, ni les riches, qui, lesuns comme les autres, voyaient la plaine inculte faute d’eau, ne sesont demandé où se perdaient les eaux du Gabou. Les trois communesqui ont les fièvres à cause des eaux stagnantes n’y cherchaientpoint de remèdes, et moi-même je n’y songeais point, il a fallul’homme de Dieu…

Farrabesche eut les yeux humides en disant ce mot.

– Tout ce que trouvent les gens de génie, dit alors madameGraslin, est si simple que chacun croit qu’il l’aurait trouvé.Mais, se dit-elle à elle-même, le génie a cela de beau qu’ilressemble à tout le monde et que personne ne lui ressemble.

– Du coup, reprit Farrabesche, je compris monsieur Bonnet, iln’eut pas de grandes paroles à me dire pour m’expliquer ma besogne.Madame, le fait est d’autant plus singulier que, du côté de votreplaine, car elle est entièrement à vous, il y a des déchiruresassez profondes dans les montagnes, qui sont coupées par des ravinset par des gorges très-creuses&|160;; mais, madame, toutes cesfentes, ces vallées, ces ravins, ces gorges, ces rigoles enfin paroù coulent les eaux, se jettent dans ma petite vallée, qui est dequelques pieds plus basse que le sol de votre plaine. Je saisaujourd’hui la raison de ce phénomène, et la voici : de laRoche-Vive à Montégnac, il règne au bas des montagnes comme unebanquette dont la hauteur varie entre vingt et trente pieds&|160;;elle n’est rompue en aucun endroit, et se compose d’une espèce deroche que monsieur Bonnet nomme schiste. La terre, plus molle quela pierre, a cédé, s’est creusée, les eaux ont alors naturellementpris leur écoulement dans le Gabou, par les échancrures de chaquevallon. Les arbres, les broussailles, les arbustes cachent à la vuecette disposition du sol&|160;; mais, après avoir suivi lemouvement des eaux et la trace que laisse leur passage, il estfacile de se convaincre du fait. Le Gabou reçoit ainsi les eaux desdeux versants, celles du revers des montagnes en haut desquellesest votre parc, et celles des roches qui nous font face. D’aprèsles idées de monsieur le curé, cet état de choses cessera lorsqueles conduits naturels du versant qui regarde votre plaine seboucheront par les terres, par les pierres que les eaux entraînent,et qu’ils seront plus élevés que le fond du Gabou. Votre plainealors sera inondée comme le sont les communaux que vous voulezaller voir&|160;; mais il faut des centaines d’années. D’ailleurs,est-ce à désirer, madame&|160;? Si votre sol ne buvait pas commefait celui des communaux cette masse d’eau, Montégnac aurait aussides eaux stagnantes qui empesteraient le pays.

– Ainsi, les places où monsieur le curé me montrait, il y aquelques jours, des arbres qui conservent leurs feuillages encoreverts, doivent être les conduits naturels par où les eaux serendent dans le torrent du Gabou.

– Oui, madame. De la Roche-Vive à Montégnac, il se trouve troismontagnes, par conséquent trois cols où les eaux, repoussées par labanquette de schiste, s’en vont dans le Gabou. La ceinture de boisencore verts qui est au bas, et qui semble faire partie de votreplaine, indique cette gouttière devinée par monsieur le curé.

– Ce qui fait le malheur de Montégnac en fera donc bientôt laprospérité, dit avec un accent de conviction profonde madameGraslin. Et puisque vous avez été le premier instrument de cetteœuvre, vous y participerez, vous chercherez des ouvriers actifs,dévoués, car il faudra remplacer le manque d’argent par ledévouement et par le travail.

Benjamin et Maurice arrivèrent au moment où Véronique achevaitcette phrase&|160;; elle saisit la bride de son cheval, et fitsigne à Farrabesche de monter sur celui de Maurice.

– Menez-moi, dit-elle, au point où les eaux se répandent sur lescommunaux.

– Il est d’autant plus utile que madame y aille, ditFarrabesche, que, par le conseil de monsieur le curé, feu monsieurGraslin est devenu propriétaire, au débouché de cette gorge, detrois cents arpents sur lesquels les eaux laissent un limon qui afini par produire de la bonne terre sur une certaine étendue.Madame verra le revers de la Roche-Vive sur lequel s’étendent desbois superbes, et où monsieur Graslin aurait placé sans doute uneferme. L’endroit le plus convenable serait celui où se perd lasource qui se trouve auprès de ma maison et dont on pourrait tirerparti.

Farrabesche passa le premier pour montrer le chemin, et fitsuivre à Véronique un sentier rapide qui menait à l’endroit où lesdeux côtes se resserraient et s’en allaient l’une à l’est, l’autreà l’ouest, comme renvoyées par un choc. Ce goulet, rempli degrosses pierres entre lesquelles s’élevaient de hautes herbes,avait environ soixante pieds de largeur. La Roche-Vive, coupée àvif, montrait comme une muraille de granit sur laquelle il n’yavait pas le moindre gravier, mais le haut de ce mur inflexibleétait couronné d’arbres dont les racines pendaient. Des pins yembrassaient le sol de leurs pieds fourchus et semblaient se tenirlà comme des oiseaux accrochés à une branche. La colline opposée,creusée par le temps, avait un front sourcilleux, sablonneux etjaune&|160;; elle montrait des cavernes peu profondes, desenfoncements sans fermeté&|160;; sa roche molle et pulvérulenteoffrait des tons d’ocre. Quelques plantes à feuilles piquantes, aubas quelques bardanes, des joncs, des plantes aquatiquesindiquaient et l’exposition au nord et la maigreur du sol. Le litdu torrent était en pierre assez dure, mais jaunâtre. Evidemmentles deux chaînes, quoique parallèles et comme fendues au moment dela catastrophe qui a changé le globe, étaient, par un capriceinexplicable ou par une raison inconnue et dont la découverteappartient au génie, composées d’éléments entièrementdissemblables. Le contraste de leurs deux natures éclatait surtouten cet endroit. De là, Véronique aperçut un immense plateau sec,sans aucune végétation, crayeux&|160;; ce qui expliquaitl’absorption des eaux, et parsemé de flaques d’eau saumâtre ou deplaces où le sol était écaillé. A droite, se voyaient les monts dela Corrèze. A gauche, la vue s’arrêtait sur la bosse immense de laRoche-Vive, chargée des plus beaux arbres, et au bas de laquelles’étalait une prairie d’environ deux cents arpents dont lavégétation contrastait avec le hideux aspect de ce plateaudésolé.

– Mon fils et moi nous avons fait le fossé que vous apercevezlà-bas, dit Farrabesche, et que vous indiquent de hautes herbes, ilva rejoindre celui qui limite votre forêt. De ce côté, vos domainessont bornés par un désert, car le premier village est à une lieued’ici.

Véronique s’élança vivement dans cette horrible plaine où ellefut suivie par son garde. Elle fit sauter le fossé à son cheval,courut à bride abattue dans ce sinistre paysage, et parut prendreun sauvage plaisir à contempler cette vaste image de ladésolation.

Farrabesche avait raison. Aucune force, aucune puissance nepouvait tirer parti de ce sol, il résonnait sous le pied deschevaux comme s’il eût été creux. Quoique cet effet soit produitpar les craies naturellement poreuses, il s’y trouvait aussi desfissures par où les eaux disparaissaient et s’en allaient alimentersans doute des sources éloignées.

– Il y a pourtant des âmes qui sont ainsi, s’écria Véronique enarrêtant son cheval après avoir galopé pendant un quartd’heure.

Elle resta pensive au milieu de ce désert où il n’y avait nianimaux ni insectes, et que les oiseaux ne traversaient point. Aumoins dans la plaine de Montégnac se trouvait-il des cailloux, dessables, quelques terres meubles ou argileuses, des débris, unecroûte de quelques pouces où la culture pouvait mordre&|160;; maislà, le tuf le plus ingrat, qui n’était pas encore la pierre etn’était plus la terre, brisait durement le regard&|160;; aussi là,fallait-il absolument reporter ses yeux dans l’immensité del’éther. Après avoir contemplé la limite de ses forêts et laprairie achetée par son mari, Véronique revint vers l’entrée duGabou, mais lentement. Elle surprit alors Farrabesche regardant uneespèce de fosse qui semblait faire croire qu’un spéculateur avaitessayé de sonder ce coin désolé, en imaginant que la nature y avaitcaché des richesses.

– Qu’avez-vous&|160;? lui dit Véronique en apercevant sur cettemâle figure une expression de profonde tristesse.

– Madame, je dois la vie à cette fosse, ou, pour parler avecplus de justesse, le temps de me repentir et de racheter mes fautesaux yeux des hommes…

Cette façon d’expliquer la vie eut pour effet de clouer madameGraslin devant la fosse où elle arrêta son cheval.

– Je me cachais là, madame. Le terrain est si sonore que,l’oreille appliquée contre la terre, je pouvais entendre à plusd’une lieue les chevaux de la gendarmerie ou le pas des soldats,qui a quelque chose de particulier. Je me sauvais par le Gabou dansun endroit où j’avais un cheval, et je mettais toujours entre moiet ceux qui étaient à ma poursuite des cinq ou six lieues.Catherine m’apportait à manger là pendant la nuit&|160;; si elle neme trouvait point, j’y trouvais toujours du pain et du vin dans untrou couvert d’une pierre.

Ce souvenir de sa vie errante et criminelle, qui pouvait nuire àFarrabesche, trouva la plus indulgente pitié chez madameGraslin&|160;; mais elle s’avança vivement vers le Gabou, où lasuivit le garde. Pendant qu’elle mesurait cette ouverture, àtravers laquelle on apercevait la longue vallée si riante d’uncôté, si ruinée de l’autre, et dans le fond, à plus d’une lieue,les collines étagées du revers de Montégnac, Farrabesche dit : -Dans quelques jours il y aura là de fameuses cascades&|160;!

– Et l’année prochaine, à pareil jour, jamais il ne passera pluspar là une goutte d’eau. Je suis chez moi de l’un et l’autre côté,je ferai bâtir une muraille assez solide, assez haute pour arrêterles eaux. Au lieu d’une vallée qui ne rapporte rien, j’aurai un lacde vingt, trente, quarante ou cinquante pieds de profondeur, surune étendue d’une lieue, un immense réservoir qui fournira l’eaudes irrigations avec laquelle je fertiliserai toute la plaine deMontégnac.

– Monsieur le curé avait raison, madame, quand il nous disait,lorsque nous achevions votre chemin :  » Vous travaillez pour votremère&|160;!  » Que Dieu répande ses bénédictions sur une pareilleentreprise.

– Taisez-vous là-dessus, Farrabesche, dit madame Graslin, lapensée en est à monsieur Bonnet.

Revenue à la maison de Farrabesche, Véronique y prit Maurice etretourna promptement au château. Quand sa mère et Aline aperçurentVéronique, elles furent frappées du changement de sa physionomie,l’espoir de faire le bien de ce pays lui avait rendu l’apparence dubonheur. Madame Graslin écrivit à Grossetête de demander à monsieurde Grandville la liberté complète du pauvre forçat libéré, sur laconduite duquel elle donna des renseignements qui furent confirméspar un certificat du maire de Montégnac et par une lettre demonsieur Bonnet. Elle joignit à cette dépêche des renseignementssur Catherine Curieux, en priant Grossetête d’intéresser leProcureur-général à la bonne action qu’elle méditait, et de faireécrire à la Préfecture de Police de Paris pour retrouver cettefille. La seule circonstance de l’envoi des fonds au bagne oùFarrabesche avait subi sa peine devait fournir des indicessuffisants. Véronique tenait à savoir pourquoi Catherine avaitmanqué à venir auprès de son enfant et de Farrabesche. Puis ellefit part à son vieil ami de ses découvertes au torrent du Gabou, etinsista sur le choix de l’homme habile qu’elle lui avait déjàdemandé.

Le lendemain était un dimanche, et le premier où, depuis soninstallation à Montégnac, Véronique se trouvait en état d’allerentendre la messe à l’église, elle y vint et prit possession dubanc qu’elle y possédait à la chapelle de la Vierge. En voyantcombien cette pauvre église était dénuée, elle se promit deconsacrer chaque année une somme aux besoins de la fabrique et àl’ornement des autels. Elle entendit la parole douce, onctueuse,angélique du curé, dont le prône, quoique dit en termes simples età la portée de ces intelligences, fut vraiment sublime. Le sublimevient du cœur, l’esprit ne le trouve pas, et la religion est unesource intarissable de ce sublime sans faux brillants&|160;; car lecatholicisme, qui pénètre et change les cœurs, est tout cœur.Monsieur Bonnet trouva dans l’épître un texte à développer quisignifiait que, tôt ou tard, Dieu accomplit ses promesses, favoriseles siens et encourage les bons. Il fit comprendre les grandeschoses qui résulteraient pour la paroisse de la présence d’un richecharitable, en expliquant que les devoirs du pauvre étaient aussiétendus envers le riche bienfaisant que ceux du riche l’étaientenvers le pauvre, leur aide devait être mutuelle.

Farrabesche avait parlé à quelques-uns de ceux qui le voyaientavec plaisir, par suite de cette charité chrétienne que monsieurBonnet avait mise en pratique dans la paroisse, de la bienveillancedont il était l’objet. La conduite de madame Graslin envers luivenait d’être le sujet des conversations de toute la commune,rassemblée sur la place de l’église avant la messe, suivant l’usagedes campagnes. Rien n’était plus propre à concilier à cette femmel’amitié de ces esprits, éminemment susceptibles. Aussi, quandVéronique sortit de l’église, trouva-t-elle presque toute laparoisse rangée en deux haies. Chacun, à son passage, la saluarespectueusement dans un profond silence. Elle fut touchée de cetaccueil sans savoir quel en était le vrai motif, elle aperçutFarrabesche un des derniers et lui dit : – Vous êtes un adroitchasseur, n’oubliez pas de nous apporter du gibier.

Quelques jours après, Véronique alla se promener avec le curédans la partie de la forêt qui avoisinait le château, et voulutdescendre avec lui les vallées étagées qu’elle avait aperçues de lamaison de Farrabesche. Elle acquit alors la certitude de ladisposition des hauts affluents du Gabou. Par suite de cet examen,le curé remarqua que les eaux qui arrosaient quelques parties duhaut Montégnac venaient des monts de la Corrèze. Ces chaînes semariaient en cet endroit à la montagne par cette côte aride,parallèle à la chaîne de la Roche-Vive. Le curé manifestait unejoie d’enfant au retour de cette promenade : il voyait avec lanaïveté d’un poète la prospérité de son cher village. Le poèten’est-il pas l’homme qui réalise ses espérances avant letemps&|160;? Monsieur Bonnet fauchait ses foins, en montrant duhaut de la terrasse la plaine encore inculte.

Le lendemain Farrabesche et son fils vinrent chargés de gibier.Le garde apportait pour Francis Graslin une tasse en coco sculpté,vrai chef-d’œuvre qui représentait une bataille. Madame Graslin sepromenait en ce moment sur sa terrasse, elle était du côté quiavait vue sur les Tascherons. Elle s’assit alors sur un banc, pritla tasse et regarda longtemps cet ouvrage de fée. Quelques larmeslui vinrent aux yeux.

– Vous avez dû beaucoup souffrir, dit-elle à Farrabesche aprèsun long moment de silence.

– Que faire, madame, répondit-il, quand on se trouve là sansavoir la pensée de s’enfuir qui soutient la vie de presque tous lescondamnés.

– C’est une horrible vie, dit-elle avec un accent plaintif eninvitant et du geste et du regard Farrabesche à parler.

Farrabesche prit pour un violent intérêt de curiositécompatissante le tremblement convulsif et tous les signes d’émotionqu’il vit chez madame Graslin. En ce moment, la Sauviat se montradans une allée, et paraissait vouloir venir&|160;; mais Véroniquetira son mouchoir, fit avec un signe négatif, et dit avec unevivacité qu’elle n’avait jamais montrée à la vieille Auvergnate : -Laissez-moi, ma mère&|160;!

– Madame, reprit Farrabesche, pendant dix ans, j’ai porté,dit-il en montrant sa jambe, une chaîne attachée par un gros anneaude fer, et qui me liait à un autre homme. Durant mon temps, j’aiété forcé de vivre avec trois condamnés. J’ai couché sur un lit decamp en bois. Il a fallu travailler extraordinairement pour meprocurer un petit matelas, appelé serpentin . Chaque salle contienthuit cents hommes. Chacun des lits qui y sont, et qu’on nomme destolards , reçoit vingt-quatre hommes tous attachés deux à deux.Chaque soir et chaque matin, on passe la chaîne de chaque coupledans une grande chaîne appelée le filet de ramas . Ce filetmaintient tous les couples par les pieds, et borde le tolard. Aprèsdeux ans, je n’étais pas encore habitué au bruit de cetteferraille, qui vous répète à tous moments : – Tu es au bagne&|160;!Si l’on s’endort pendant un moment, quelque mauvais compagnon seremue ou se dispute, et vous rappelle où vous êtes. Il y a unapprentissage à faire, rien que pour savoir dormir. Enfin, je n’aiconnu le sommeil qu’en arrivant au bout de mes forces par unefatigue excessive. Quand j’ai pu dormir, j’ai du moins eu les nuitspour oublier. Là, c’est quelque chose, madame, que l’oubli&|160;!Dans les plus petites choses, un homme, une fois là, doit apprendreà satisfaire ses besoins de la manière fixée par le plusimpitoyable règlement. Jugez, madame, quel effet cette vieproduisait sur un garçon comme moi qui avais vécu dans les bois, àla façon des chevreuils et des oiseaux&|160;! Si je n’avais pasdurant six mois mangé mon pain entre les quatre murs d’une prison,malgré les belles paroles de monsieur Bonnet, qui, je peux le dire,a été le père de mon âme, ah&|160;! je me serais jeté dans la meren voyant mes compagnons. Au grand air, j’allais encore&|160;;mais, une fois dans la salle, soit pour dormir, soit pour manger,car on y mange dans des baquets, et chaque baquet est préparé pourtrois couples, je ne vivais plus, les atroces visages et le langagede mes compagnons m’ont toujours été insupportables. Heureusement,dès cinq heures en été, dès sept heures et demie en hiver, nousallions, malgré le vent, le froid, le chaud ou la pluie, à lafatigue , c’est-à-dire au travail. La plus grande partie de cettevie se passe en plein air, et l’air semble bien bon quand on sortd’une salle où grouillent huit cents condamnés. Cet air, songez-ybien, est l’air de la mer. On jouit des brises, on s’entend avec lesoleil, on s’intéresse aux nuages qui passent, on espère la beautédu jour. Moi je m’intéressais à mon travail.

Farrabesche s’arrêta, deux grosses larmes roulaient sur lesjoues de Véronique.

– Oh&|160;! madame, je ne vous ai dit que les roses de cetteexistence, s’écria-t-il en prenant pour lui l’expression du visagede madame Graslin. Les terribles précautions adoptées par legouvernement, l’inquisition constante exercée par les argousins, lavisite des fers, soir et matin, les aliments grossiers, lesvêtements hideux qui vous humilient à tout instant, la gêne pendantle sommeil, le bruit horrible de quatre cents doubles chaînes dansune salle sonore, la perspective d’être fusillés et mitraillés,s’il plaisait à six mauvais sujets de se révolter, ces conditionsterribles ne sont rien : voilà les roses, comme je vous le disais.Un homme, un bourgeois qui aurait le malheur d’aller là doit ymourir de chagrin en peu de temps. Ne faut-il pas vivre avec unautre&|160;? N’êtes-vous pas obligé de subir la compagnie de cinqhommes pendant vos repas, et de vingt-trois pendant votre sommeil,d’entendre leurs discours. Cette société, madame, a ses loissecrètes&|160;; dispensez-vous d’y obéir, vous êtesassassiné&|160;; mais obéissez-y, vous devenez assassin&|160;! Ilfaut être ou victime ou bourreau&|160;! Après tout, mourir d’unseul coup, ils vous guériraient de cette vie&|160;; mais. ils seconnaissent à faire le mal, et il est impossible de tenir à lahaine de ces hommes, ils ont tout pouvoir sur un condamné qui leurdéplaît, et peuvent faire de sa vie un supplice de tous lesinstants, pire que la mort. L’homme qui se repent et veut se bienconduire, est l’ennemi commun&|160;; avant tout, on le soupçonne dedélation. La délation est punie de mort, sur un simple soupçon.Chaque salle a son tribunal où l’on juge les crimes commis enversla société. Ne pas obéir aux usages est criminel, et un homme dansce cas est susceptible de jugement : ainsi chacun doit coopérer àtoutes les évasions&|160;; chaque condamné a son heure pours’évader, heure à laquelle le bagne tout entier lui doit aide,protection. Révéler ce qu’un condamné tente dans l’intérêt de sonévasion est un crime. Je ne vous parlerai pas des horribles mœursdu bagne, à la lettre, on ne s’y appartient pas. L’administration,pour neutraliser les tentatives de révolte ou d’évasion, accoupletoujours des intérêts contraires et rend ainsi le supplice de lachaîne insupportable, elle met ensemble des gens qui ne peuvent passe souffrir ou qui se défient l’un de l’autre.

– Comment avez-vous fait&|160;! demanda madame Graslin.

– Ah&|160;! voilà, reprit Farrabesche, j’ai eu du bonheur : jene suis pas tombé au sort pour tuer un homme condamné, je n’aijamais voté la mort de qui que ce soit, je n’ai jamais été puni, jen’ai pas été pris en grippe, et j’ai fait bon ménage avec les troiscompagnons que l’on m’a successivement donnés, ils m’ont tous troiscraint et aimé. Mais aussi, madame, étais-je célèbre au bagne avantd’y arriver. Un chauffeur&|160;! car je passais pour être un de cesbrigands-là. J’ai vu chauffer, reprit Farrabesche après une pauseet à voix basse, mais je n’ai jamais voulu ni me prêter à chauffer,ni recevoir d’argent des vols. J’étais réfractaire, voilà tout.J’aidais les camarades, j’espionnais, je me battais, je me mettaisen sentinelle perdue ou à l’arrière-garde&|160;; mais je n’aijamais versé le sang d’un homme qu’à mon corps défendant&|160;!Ah&|160;! j’ai tout dit à monsieur Bonnet et à mon avocat : aussiles juges savaient-ils bien que je n’étais pas un assassin&|160;!Mais je suis tout de même un grand criminel, rien de ce que j’aifait n’est permis. Deux de mes camarades avaient déjà parlé de moicomme d’un homme capable des plus grandes choses. Au bagne,voyez-vous, madame, il n’y a rien qui vaille cette réputation, pasmême l’argent. Pour être tranquille dans cette république demisère, un assassinat est un passe-port. Je n’ai rien fait pourdétruire cette opinion. J’étais triste, résigné&|160;; on pouvaitse tromper à ma figure, et l’on s’y est trompé. Mon attitudesombre, mon silence, ont été pris pour des signes de férocité. Toutle monde, forçats, employés, les jeunes, les vieux m’ont respecté.J’ai présidé ma salle. On n’a jamais tourmenté mon sommeil et jen’ai jamais été soupçonné de délation. Je me suis conduithonnêtement d’après leurs règles : je n’ai jamais refusé unservice, je n’ai jamais témoigné le moindre dégoût, enfin j’aihurlé avec les loups en dehors et je priais Dieu en dedans. Mondernier compagnon a été un soldat de vingt-deux ans qui avait voléet déserté par suite de son vol&|160;; je l’ai eu quatre ans, nousavons été amis&|160;; et partout où je serai, je suis sûr de luiquand il sortira. Ce pauvre diable nommé Guépin n’était pas unscélérat, mais un étourdi, ses dix ans le guériront. Oh&|160;! simes camarades avaient découvert que je me soumettais par religion àmes peines&|160;; que, mon temps fait, je comptais vivre dans uncoin, sans faire savoir où je serais, avec l’intention d’oubliercette épouvantable population, et de ne jamais me trouver sur lechemin de l’un d’eux, ils m’auraient peut-être fait devenirfou.

– Mais alors, pour un pauvre et tendre jeune homme entraîné parune passion, et qui gracié de la peine de mort…

– Oh&|160;! madame, il n’y a pas de grâce entière pour lesassassins&|160;! On commence par commuer la peine en vingt ans detravaux. Mais surtout pour un jeune homme propre, c’est à fairefrémir&|160;! on ne peut pas vous dire la vie qui les attend, ilvaut mieux cent fois mourir. Oui, mourir sur l’échafaud est alorsun bonheur.

– Je n’osais le penser, dit madame Graslin.

Véronique était devenue blanche d’une blancheur de cierge. Pourcacher son visage, elle s’appuya le front sur la balustrade, et yresta pendant quelques instants. Farrabesche ne savait plus s’ildevait partir ou rester. Madame Graslin se leva, regardaFarrabesche d’un air presque majestueux, et lui dit, à son grandétonnement : – Merci, mon ami&|160;! d’une voix qui lui remua lecœur. – Mais où avez-vous puisé le courage de vivre et desouffrir&|160;? lui demanda-t-elle après une pause.

– Ah&|160;! madame, monsieur Bonnet avait mis un trésor dans monâme&|160;! Aussi l’aimé-je plus que je n’ai aimé personne aumonde.

– Plus que Catherine&|160;? dit madame Graslin en souriant avecune sorte d’amertume.

– Ah&|160;! madame, presque autant.

– Comment s’y est-il donc pris&|160;?

– Madame, la parole et la voix de cet homme m’ont dompté. Il futamené par Catherine à l’endroit que je vous ai montré l’autre jourdans les communaux, et il est venu seul à moi : il était, medit-il, le nouveau curé de Montégnac, j’étais son paroissien, ilm’aimait, il me savait seulement égaré, et non encore perdu&|160;;il ne voulait pas me trahir, mais me sauver&|160;; il m’a dit enfinde ces choses qui vous agitent jusqu’au fond de l’âme&|160;! Et cethomme-là, voyez-vous, madame, il vous commande de faire le bienavec la force de ceux qui vous font faire le mal. Il m’annonça,pauvre cher homme, que Catherine était mère, j’allais livrer deuxcréatures à la honte et à l’abandon&|160;?  » – Eh&|160;! bien, luiai-je dit, elles seront comme moi, je n’ai pas d’avenir.  » Il merépondit que j’avais deux avenirs mauvais : celui de l’autre mondeet celui d’ici-bas, si je persistais à ne pas réformer ma vie.Ici-bas, je mourrais sur l’échafaud. Si j’étais pris, ma défenseserait impossible devant la justice. Au contraire, si je profitaisde l’indulgence du nouveau gouvernement pour les affaires suscitéespar la conscription&|160;; si je me livrais, il se faisait fort deme sauver la vie : il me trouverait un bon avocat qui me tireraitd’affaire moyennant dix ans de travaux. Puis monsieur Bonnet meparla de l’autre vie. Catherine pleurait comme une Madeleine.Tenez, madame, dit Farrabesche en montrant sa main droite, elleavait la figure sur cette main, et je trouvai ma main toutemouillée. Elle m’a supplié de vivre&|160;! Monsieur le curé mepromit de me ménager une existence douce et heureuse ainsi qu’à monenfant, ici même, en me garantissant de tout affront. Enfin, il mecatéchisa comme un petit garçon. Après trois visites nocturnes, ilme rendit souple comme un gant. Voulez-vous savoir pourquoi,madame&|160;?

Ici Farrabesche et madame Graslin se regardèrent en nes’expliquant pas à eux-mêmes leur mutuelle curiosité.

– Hé&|160;! bien, reprit le pauvre forçat libéré, quand ilpartit la première fois, que Catherine m’eut laissé pour lereconduire, je restai seul : Je sentis alors dans mon âme comme unefraîcheur, un calme, une douceur, que je n’avais pas éprouvésdepuis mon enfance. Cela ressemblait au bonheur que m’avait donnécette pauvre Catherine. L’amour de ce cher homme qui venait mechercher, le soin qu’il avait de moi-même, de mon avenir, de monâme, tout cela me remua, me changea. Il se fit une lumière en moi.Tant qu’il me parlait, je lui résistais. Que voulez-vous&|160;? Ilétait prêtre, et nous autres bandits, nous ne mangions pas de leurpain. Mais quand je n’entendis plus le bruit de son pas ni celui deCatherine, oh&|160;! je fus, comme il me le dit deux jours après,éclairé par la grâce, Dieu me donna dès ce moment la force de toutsupporter : la prison, le jugement, le ferrement, et le départ, etla vie du bagne. Je comptai sur sa parole comme sur l’Evangile, jeregardai mes souffrances comme une dette à payer. Quand jesouffrais trop, je voyais, au bout de dix ans, cette maison dansles bois, mon petit Benjamin et Catherine. Il a tenu parole, ce bonmonsieur Bonnet. Mais quelqu’un m’a manqué. Catherine n’était ni àla porte du bagne, ni dans les communaux. Elle doit être morte dechagrin. Voilà pourquoi je suis toujours triste. Maintenant, grâceà vous, j’aurai des travaux utiles à faire, et je m’y emploieraicorps et âme, avec mon garçon, pour qui je vis…

– Vous me faites comprendre comment monsieur le curé a puchanger cette commune…

– Oh&|160;! rien ne lui résiste, dit Farrabesche.

– Oui, oui, je le sais, répondit brièvement Véronique en faisantà Farrabesche un signe d’adieu.

Farrabesche se retira. Véronique resta pendant une partie de lajournée à se promener le long de cette terrasse, malgré une pluiefine qui dura jusqu’au soir. Elle était sombre. Quand son visage secontractait ainsi, ni sa mère, ni Aline n’osaient l’interrompre.Elle ne vit pas au crépuscule sa mère causant avec monsieur Bonnet,qui eut l’idée d’interrompre cet accès de tristesse horrible, enl’envoyant chercher par son fils. Le petit Francis alla prendre parla main sa mère qui se laissa emmener. Quand elle vit monsieurBonnet, elle fit un geste de surprise où il y avait un peud’effroi.

Le curé la ramena sur la terrasse, et lui dit : – Eh&|160;!bien, madame, de quoi causiez-vous donc avec Farrabesche&|160;?

Pour ne pas mentir, Véronique ne voulut pas répondre, elleinterrogea monsieur Bonnet.

– Cet homme est votre première victoire&|160;!

– Oui, répondit-il. Sa conquête devait me donner tout Montégnac,et je ne me suis pas trompé.

Véronique serra la main de monsieur Bonnet, et lui dit d’unevoix pleine de larmes : – Je suis dès aujourd’hui votre pénitente,monsieur le curé. J’irai demain vous faire une confessiongénérale.

Ce dernier mot révélait chez cette femme un grand effortintérieur, une terrible victoire remportée sur elle-même, le curéla ramena, sans lui rien dire, au château, et lui tint compagniejusqu’au moment du dîner, en lui parlant des immenses améliorationsde Montégnac.

– L’agriculture est une question de temps, dit-il, et le peu quej’en sais m’a fait comprendre quel gain il y a dans un hiver mis àprofit. Voici les pluies qui commencent, bientôt nos montagnesseront couvertes de neige, vos opérations deviendront impossibles,ainsi pressez monsieur Grossetête.

Insensiblement, monsieur Bonnet, qui fit des frais et forçamadame Graslin de se mêler à la conversation, à se distraire, lalaissa presque remise des émotions de cette journée. Néanmoins, laSauviat trouva sa fille si violemment agitée qu’elle passa la nuitauprès d’elle.

Le surlendemain, un exprès, envoyé de Limoges par monsieurGrossetête à madame Graslin, lui remit les lettres suivantes.

A MADAME GRASLIN.

 » Ma chère enfant, quoiqu’il fût difficile de vous trouver deschevaux, j’espère que vous êtes contente des trois que je vous aienvoyés. Si vous voulez des chevaux de labour ou des chevaux detrait, il faudra se pourvoir ailleurs. Dans tous les cas, il vautmieux faire vos labours et vos transports avec des bœufs. Tous lespays où les travaux agricoles se font avec des chevaux perdent uncapital quand le cheval est hors de service&|160;; tandis qu’aulieu de constituer une perte, les bœufs donnent un profit auxcultivateurs qui s’en servent.

 » J’approuve en tout point votre entreprise, mon enfant : vous yemploierez cette dévorante activité de votre âme qui se tournaitcontre vous et vous faisait dépérir. Mais ce que vous m’avezdemandé de trouver outre les chevaux, cet homme capable de vousseconder et qui surtout puisse vous comprendre, est une de cesraretés que nous n’élevons pas en province ou que nous n’y gardonspoint. L’éducation de ce haut bétail est une spéculation à troplongue date et trop chanceuse pour que nous la fassions, D’ailleursces gens d’intelligence supérieure nous effraient, et nous lesappelons des originaux . Enfin les personnes appartenant à lacatégorie scientifique d’où vous voulez tirer votre coopérateursont ordinairement si sages et si rangées que je n’ai pas vouluvous écrire combien je regardais cette trouvaille impossible. Vousme demandiez un poète ou si vous voulez un fou&|160;; mais nos fousvont tous à Paris. J’ai parlé de votre dessein à de jeunes employésdu Cadastre, à des entrepreneurs de terrassement, à des conducteursqui ont travaillé à des canaux, et personne n’a trouvé d’ avantagesà ce que vous proposez. Tout à coup le hasard m’a jeté dans lesbras l’homme que vous souhaitez, un jeune homme que j’ai cruobliger&|160;; car vous verrez par sa lettre que la bienfaisance nedoit pas se faire au hasard. Ce qu’il faut le plus raisonner en cemonde, est une bonne action. On ne sait jamais si ce qui nous aparu bien, n’est pas plus tard un mal. Exercer la bienfaisance, jele sais aujourd’hui, c’est se faire le Destin&|160;!…

En lisant cette phrase, madame Graslin laissa tomber leslettres, et demeura pensive pendant quelques instants : – MonDieu&|160;! dit-elle, quand cesseras-tu de me frapper par toutesles mains&|160;! Puis, elle reprit les papiers et continua.

 » Gérard me semble avoir une tête froide et le cœur ardent,voilà bien l’homme qui vous est nécessaire. Paris est en ce momenttravaillé de doctrines nouvelles, je serais enchanté que ce garçonne donnât pas dans les piéges que tendent des esprits ambitieux auxinstincts de la généreuse jeunesse française. Si je n’approuve pasentièrement la vie assez hébétée de la province, je ne saurais nonplus approuver cette vie passionnée de Paris, cette ardeur derénovation qui pousse la jeunesse dans des voies nouvelles. Vousseule connaissez mes opinions : selon moi, le monde moral tournesur lui-même comme le monde matériel. Mon pauvre protégé demandedes choses impossibles. Aucun pouvoir ne tiendrait devant desambitions si violentes, si impérieuses, absolues. Je suis l’ami duterre à terre, de la lenteur en politique, et j’aime peu lesdéménagements sociaux auxquels tous ces grands esprits noussoumettent. Je vous confie mes principes de vieillard monarchiqueet encroûté parce que vous êtes discrète&|160;! ici, je me tais aumilieu de braves gens qui, plus ils s’enfoncent, plus ils croientau progrès&|160;; mais je souffre en voyant les maux irréparablesdéjà faits à notre cher pays.

 » J’ai donc répondu à ce jeune homme, qu’une tâche digne de luil’attendait. Il viendra vous voir&|160;; et quoique sa lettre, queje joins à la mienne, vous permette de le juger, vous l’étudierezencore, n’est-ce pas&|160;? Vous autres femmes, vous devinezbeaucoup de choses à l’aspect des gens. D’ailleurs, tous leshommes, même les plus indifférents dont vous vous servez doiventvous plaire. S’il ne vous convient pas, vous pourrez le refuser,mais s’il vous convenait, chère enfant, guérissez-le de sonambition mal déguisée, faites-lui épouser la vie heureuse ettranquille des champs où la bienfaisance est perpétuelle, où lesqualités des âmes grandes et fortes peuvent s’exercercontinuellement, où l’on découvre chaque jour dans les productionsnaturelles des raisons d’admiration et dans les vrais progrès, dansles réelles améliorations, une occupation digne de l’homme. Jen’ignore point que les grandes idées engendrent de grandes actions,mais comme ces sortes d’idées sont fort rares, je trouve, qu’àl’ordinaire, les choses valent mieux que les idées. Celui quifertilise un coin de terre, qui perfectionne un arbre à fruit, quiapplique une herbe à un terrain ingrat est bien au-dessus de ceuxqui cherchent des formules pour l’Humanité. En quoi la science deNewton a-t-elle changé le sort de l’habitant des campagnes&|160;?Oh&|160;! chère, je vous aimais&|160;; mais aujourd’hui, moi quicomprends bien ce que vous allez tenter, je vous adore. Personne àLimoges ne vous oublie, l’on y admire votre grande résolutiond’améliorer Montégnac. Sachez-nous un peu gré d’avoir l’espritd’admirer ce qui est beau, sans oublier que le premier de vosadmirateurs est aussi votre premier ami, F. Grossetête.  »

GERARD A GROSSETETE.

Je viens, monsieur, vous faire de tristes confidences&|160;;mais vous avez été pour moi comme un père, quand vous pouviezn’être qu’un protecteur. C’est donc à vous seul, à vous qui m’avezfait tout ce que je suis, que je puis les dire. Je suis atteintd’une cruelle maladie, maladie morale d’ailleurs : j’ai dans l’âmedes sentiments et dans l’esprit des dispositions qui me rendentcomplètement impropre à ce que l’Etat ou la Société veulent de moi.Ceci vous paraîtra peut-être un acte d’ingratitude, tandis quec’est tout simplement un acte d’accusation. Quand j’avais douzeans, vous, mon généreux parrain, vous avez deviné chez le fils d’unsimple ouvrier une certaine aptitude aux sciences exactes et unprécoce désir de parvenir&|160;; vous avez donc favorisé mon essorvers les régions supérieures, alors que ma destinée primitive étaitde rester charpentier comme mon pauvre père, qui n’a pas assez vécupour jouir de mon élévation. Assurément, monsieur, vous avez bienfait, et il ne se passe pas de jour que je ne vous bénisse&|160;;aussi, est-ce moi peut-être qui ai tort. Mais que j’aie raison ouque je me trompe, je souffre&|160;; et n’est-ce pas vous mettrebien haut que de vous adresser mes plaintes&|160;? n’est-ce pasvous prendre, comme Dieu, pour un juge suprême&|160;? Dans tous lescas, je me confie à votre indulgence.

 » Entre seize et dix-huit ans, je me suis adonné à l’étude dessciences exactes de manière à me rendre malade, vous le savez. Monavenir dépendait de mon admission à l’Ecole Polytechnique. Dans cetemps, mes travaux ont démesurément cultivé mon cerveau, j’aifailli mourir, j’étudiais nuit et jour, je me faisais plus fort quela nature de mes organes ne le permettait peut-être. Je voulaispasser des examens si satisfaisants, que ma place à l’Ecole fûtcertaine et assez avancée pour me donner le droit à la remise de lapension que je voulais vous éviter de payer : j’ai triomphé&|160;!Je frémis aujourd’hui quand je pense à l’effroyable conscription decerveaux livrés chaque année à l’Etat par l’ambition des famillesqui, plaçant de si cruelles études au temps où l’adulte achève sesdiverses croissances, doit produire des malheurs inconnus, en tuantà la lueur des lampes certaines facultés précieuses qui plus tardse développeraient grandes et fortes. Les lois de la Nature sontimpitoyables, elles ne cèdent rien aux entreprises ni aux vouloirsde la Société. Dans l’ordre moral comme dans l’ordre naturel, toutabus se paie. Les fruits demandés avant le temps en serre chaude àun arbre, viennent aux dépens de l’arbre même ou de la qualité deses produits. La Quintinie tuait des orangers pour donner à LouisXIV un bouquet de fleurs, chaque matin, en toute saison. Il en estde même pour les intelligences. La force demandée à des cerveauxadultes est un escompte de leur avenir. Ce qui manqueessentiellement à notre époque est l’esprit législatif. L’Europen’a point encore eu de vrais législateurs depuis Jésus-Christ, qui,n’ayant point donné son Code politique, a laissé son œuvreincomplète. Ainsi, avant d’établir les Ecoles Spéciales et leurmode de recrutement, y a-t-il eu de ces grands penseurs quitiennent dans leur tête l’immensité des relations totales d’uneInstitution avec les forces humaines, qui en balancent lesavantages et les inconvénients, qui étudient dans le passé les loisde l’avenir&|160;? S’est-on enquis du sort des hommes exceptionnelsqui, par un hasard fatal, savaient les sciences humaines avant letemps&|160;? En a-t-on calculé la rareté&|160;? En a-t-on examinéla fin&|160;? A-t-on recherché les moyens par lesquels ils ont pusoutenir la perpétuelle étreinte de la pensée&|160;? Combien, commePascal, sont morts prématurément, usés par la science&|160;? A-t-onrecherché l’âge auquel ceux qui ont vécu longtemps avaient commencéleurs études&|160;? Savait-on, sait-on, au moment où j’écris, lesdispositions intérieures des cerveaux qui peuvent supporterl’assaut prématuré des connaissances humaines&|160;? Soupçonne-t-onque cette question tient à la physiologie de l’homme avanttout&|160;? Eh&|160;! bien, je crois, moi, maintenant, que la règlegénérale est de rester longtemps dans l’état végétatif del’adolescence. L’exception que constitue la force des organes dansl’adolescence a, la plupart du temps, pour résultat l’abréviationde la vie. Ainsi, l’homme de génie qui résiste à un précoceexercice de ses facultés doit être une exception dans l’exception.Si je suis d’accord avec les faits sociaux et l’observationmédicale, le mode suivi en France pour le recrutement des Ecolesspéciales est donc une mutilation dans le genre de celle de laQuintinie, exercée sur les plus beaux sujets de chaque génération.Mais je poursuis, et je joindrai mes doutes à chaque ordre defaits. Arrivé à l’Ecole, j’ai travaillé de nouveau et avec bienplus d’ardeur, afin d’en sortir aussi triomphalement que j’y étaisentré. De dix-neuf à vingt et un ans, j’ai donc étendu chez moitoutes les aptitudes, nourri mes facultés par un exercice constant.Ces deux années ont bien couronné les trois premières, pendantlesquelles je m’étais seulement préparé à bien faire. Aussi, quelne fut pas mon orgueil d’avoir conquis le droit de choisir celledes carrières qui me plairait le plus, du Génie militaire oumaritime, de l’Artillerie ou de l’Etat-major, des Mines ou desPonts-et-chaussées. Par votre conseil, j’ai choisi lesPonts-et-chaussées. Mais, là où j’ai triomphé, combien de jeunesgens succombent&|160;! Savez-vous que, d’année en année, l’Etataugmente ses exigences scientifiques à l’égard de l’Ecole, lesétudes y deviennent plus fortes, plus âpres, de période enpériode&|160;? Les travaux préparatoires auxquels je me suis livrén’étaient rien comparés aux ardentes études de l’Ecole, qui ontpour objet de mettre la totalité des sciences physiques,mathématiques, astronomiques, chimiques, avec leurs nomenclatures,dans la tête de jeunes gens de dix-neuf à vingt et un ans. L’Etat,qui en France semble, en bien des choses, vouloir se substituer aupouvoir paternel, est sans entrailles ni paternité&|160;; il faitses expériences in anima vili . Jamais il n’a demandé l’horriblestatistique des souffrances qu’il a causées&|160;; il ne s’est pasenquis depuis trente-six ans du nombre de fièvres cérébrales qui sedéclarent, ni des désespoirs qui éclatent au milieu de cettejeunesse, ni des destructions morales qui la déciment. Je voussignale ce côté douloureux de la question, car il est un descontingents antérieurs du résultat définitif : pour quelques têtesfaibles, le résultat est proche au lieu d’être retardé. Vous savezaussi que les sujets chez lesquels la conception est lente, ou quisont momentanément annulés par l’excès du travail, peuvent restertrois ans au lieu de deux à l’Ecole, et que ceux-là sont l’objetd’une suspicion peu favorable à leur capacité. Enfin, il y a chancepour des jeunes gens, qui plus tard peuvent se montrer supérieurs,de sortir de l’Ecole sans être employés, faute de présenter auxexamens définitifs la somme de science demandée. On les appelle desfruits secs , et Napoléon en faisait des sous-lieutenants&|160;!Aujourd’hui le fruit sec constitue en capital une perte énorme pourles familles, et un temps perdu pour l’individu. Mais enfin, moij’ai triomphé&|160;! A vingt et un ans, je possédais les sciencesmathématiques au point où les ont amenées tant d’hommes de génie,et j’étais impatient de me distinguer en les continuant. Ce désirest si naturel, que presque tous les Elèves, en sortant, ont lesyeux fixés sur ce soleil moral nommé la Gloire&|160;! Notrepremière pensée à tous a été d’être des Newton, des Laplace ou desVauban. Tels sont les efforts que la France demande aux jeunes gensqui sortent de cette célèbre Ecole&|160;!

 » Voyons maintenant les destinées de ces hommes triés avec tantde soin dans toute la génération&|160;? A vingt et un ans on rêvetoute la vie, on s’attend à des merveilles. J’entrai à l’Ecole desPonts-et-chaussées, j’étais Elève-ingénieur. J’étudiai la sciencedes constructions, et avec quelle ardeur&|160;! vous devez vous ensouvenir. J’en suis sorti en 1826, âgé de vingt-quatre ans, jen’étais encore qu’Ingénieur-Aspirant, l’Etat me donnait centcinquante francs par mois. Le moindre teneur de livres gagne cettesomme à dix-huit ans, dans Paris, en ne donnant, par jour, quequatre heures de son temps. Par un bonheur inouï, peut-être à causede la distinction que mes études m’avaient value, je fus nommé àvingt-cinq ans, en 1828, ingénieur ordinaire. On m’envoya, voussavez où, dans une Sous-préfecture, à deux mille cinq cents francsd’appointements. La question d’argent n’est rien. Certes, mon sortest plus brillant que ne devait l’être celui du fils d’uncharpentier&|160;; mais quel est le garçon épicier qui, jeté dansune boutique à seize ans, ne se trouverait à vingt-six sur lechemin d’une fortune indépendante&|160;? J’appris alors à quoitendaient ces terribles déploiements d’intelligence, ces effortsgigantesques demandés par l’Etat. L’Etat m’a fait compter etmesurer des pavés ou des tas de cailloux sur les routes. J’ai eu àentretenir, réparer et quelquefois construire des cassis, despontceaux, à faire régler des accotements, à curer ou bien à ouvrirdes fossés. Dans le cabinet, j’avais à répondre à des demandesd’alignement ou de plantation et d’abattage d’arbres. Telles sont,en effet, les principales et souvent les uniques occupations desingénieurs ordinaires, en y joignant de temps en temps quelquesopérations de nivellement qu’on nous oblige à faire nous-mêmes, etque le moindre de nos conducteurs, avec son expérience seule, faittoujours beaucoup mieux que nous, malgré toute notre science. Noussommes près de quatre cents ingénieurs ordinaires ouélèves-ingénieurs, et comme il n’y a que cent et quelquesingénieurs en chef, tous les ingénieurs ordinaires ne peuvent pasatteindre à ce grade supérieur&|160;; d’ailleurs, au-dessus del’ingénieur en chef il n’existe pas de classe absorbante&|160;; ilne faut pas compter comme moyen d’absorption douze ou quinze placesd’inspecteurs généraux ou divisionnaires, places à peu près aussiinutiles dans notre corps que celles des colonels le sont dansl’artillerie, où la batterie est l’unité. L’ingénieur ordinaire, demême que le capitaine d’artillerie, sait toute la science&|160;; ilne devrait y avoir au-dessus qu’un chef d’administration pourrelier les quatre-vingt-six ingénieurs à l’Etat&|160;; car un seulingénieur, aidé par deux aspirants, suffit à un Département. Lahiérarchie, en de pareils corps, a pour effet de subordonner lescapacités actives à d’anciennes capacités éteintes qui, tout encroyant mieux faire, altèrent ou dénaturent ordinairement lesconceptions qui leur sont soumises, peut-être dans le seul but dene pas voir mettre leur existence en question&|160;; car telle mesemble être l’unique influence qu’exerce sur les travaux publics,en France, le Conseil général des Ponts-et-chaussées. Supposonsnéanmoins qu’entre trente et quarante ans, je sois ingénieur depremière classe et ingénieur en chef avant l’âge de cinquanteans&|160;? Hélas&|160;! je vois mon avenir, il est écrit à mesyeux. Mon ingénieur en chef a soixante ans, il est sorti avechonneur, comme moi, de cette fameuse Ecole&|160;; il a blanchi dansdeux départements à faire ce que je fais, il y est devenu l’hommele plus ordinaire qu’il soit possible d’imaginer, il est retombé detoute la hauteur à laquelle il s’était élevé&|160;; bien plus, iln’est pas au niveau de la science, la science a marché, il estresté stationnaire&|160;; bien mieux, il a oublié ce qu’ilsavait&|160;! L’homme qui se produisait à vingt-deux ans avec tousles symptômes de la supériorité, n’en a plus aujourd’hui quel’apparence. D’abord, spécialement tourné vers les sciences exacteset les mathématiques par son éducation, il a négligé tout ce quin’était pas sa partie . Aussi ne sauriez-vous imaginer jusqu’où vasa nullité dans les autres branches des connaissances humaines. Lecalcul lui a desséché le cœur et le cerveau. Je n’ose confier qu’àvous le secret de sa nullité, abritée par le renom de l’EcolePolytechnique. Cette étiquette impose, et sur la foi du préjugé,personne n’ose mettre en doute sa capacité. A vous seul je diraique l’extinction de ses talents l’a conduit à faire dépenser dansune seule affaire un million au lieu de deux cent mille francs auDépartement. J’ai voulu protester, éclairer le préfet&|160;; maisun ingénieur de mes amis m’a cité l’un de nos camarades devenu labête noire de l’Administration pour un fait de ce genre. – « Serais-tu bien aise, quand tu seras ingénieur en chef, de voir teserreurs relevées par ton subordonné&|160;? me dit-il. Ton ingénieuren chef va devenir inspecteur divisionnaire. Dès qu’un des nôtrescommet une lourde faute, l’Administration, qui ne doit jamais avoirtort, le retire du service actif en le faisant inspecteur.  » Voilàcomment la récompense due au talent est dévolue à la nullité. LaFrance entière a vu le désastre, au cœur de Paris, du premier pontsuspendu que voulut élever un ingénieur, membre de l’Académie dessciences, triste chute qui fut causée par des fautes que ni leconstructeur du canal de Briare, sous Henri IV, ni le moine qui abâti le Pont-Royal, n’eussent faites, et que l’Administrationconsola en appelant cet ingénieur au Conseil général. Les EcolesSpéciales seraient-elles donc de grandes fabriquesd’incapacités&|160;? Ce sujet exige de longues observations. Sij’avais raison, il voudrait une réforme au moins dans le mode deprocéder, car je n’ose mettre en doute l’utilité des Ecoles.Seulement, en regardant le passé, voyons-nous que la France aitjamais manqué jadis des grands talents nécessaires à l’Etat, etqu’aujourd’hui l’Etat voudrait faire éclore à son usage par leprocédé de Monge&|160;? Vauban est-il sorti d’une Ecole autre quecette grande Ecole appelée la Vocation&|160;? Quel fut leprécepteur de Riquet&|160;? Quand les génies surgissent ainsi dumilieu social, poussés par la vocation, ils sont presque toujourscomplets, l’homme alors n’est pas seulement spécial, il a le dond’universalité. Je ne crois pas qu’un ingénieur sorti de l’Ecolepuisse jamais bâtir un de ces miracles d’architecture que savaitélever Léonard de Vinci, à la fois mécanicien, architecte, peintre,un des inventeurs de l’hydraulique, un infatigable constructeur decanaux. Façonnés, dès le jeune âge, à la simplicité absolue desthéorèmes, les sujets sortis de l’Ecole perdent le sens del’élégance et de l’ornement&|160;; une colonne leur semble inutile,ils reviennent au point où l’art commence, en s’en tenant àl’utile. Mais ceci n’est rien en comparaison de la maladie qui memine&|160;! Je sens s’accomplir en moi la plus terriblemétamorphose&|160;; je sens dépérir mes forces et mes facultés,qui, démesurément tendues, s’affaissent. Je me laisse gagner par leprosaïsme de ma vie. Moi qui, par la nature de mes efforts, medestinais à de grandes choses, je me vois face à face avec les pluspetites, à vérifier des mètres de cailloux, visiter des chemins,arrêter des états d’approvisionnement. Je n’ai pas à m’occuper deuxheures par jour. Je vois mes collègues se marier, tomber dans unesituation contraire à l’esprit de la société moderne. Mon ambitionest-elle donc démesurée&|160;? je voudrais être utile à mon pays.Le pays m’a demandé des forces extrêmes, il m’a dit de devenir undes représentants de toutes les sciences, et je me croise les brasau fond d’une province&|160;? Il ne me permet pas de sortir de lalocalité dans laquelle je suis parqué pour exercer mes facultés enessayant des projets utiles. Une défaveur occulte et réelle est larécompense assurée à celui de nous qui, cédant à ses inspirations,dépasse ce que son service spécial exige de lui. Dans ce cas, lafaveur que doit espérer un homme supérieur est l’oubli de sontalent, de son outrecuidance, et l’enterrement de son projet dansles cartons de la direction. Quelle sera la récompense de Vicat,celui d’entre nous qui a fait faire le seul progrès réel à lascience pratique des constructions&|160;? Le conseil général desPonts-et-chaussées, composé en partie de gens usés par de longs etquelquefois honorables services, mais qui n’ont plus de force quepour la négation, et qui rayent ce qu’ils ne comprennent plus, estl’étouffoir dont on se sert pour anéantir les projets des espritsaudacieux. Ce Conseil semble avoir été créé pour paralyser les brasde cette belle jeunesse qui ne demande qu’à travailler, qui veutservir la France&|160;! Il se passe à Paris des monstruosités :l’avenir d’une province dépend du visa de ces centralisateurs qui,par des intrigues que je n’ai pas le loisir de vous détailler,arrêtent l’exécution des meilleurs plans&|160;; les meilleurs sonten effet ceux qui offrent le plus de prise à l’avidité descompagnies ou des spéculateurs, qui choquent ou renversent le plusd’abus, et l’Abus est constamment plus fort en France quel’Amélioration.

 » Encore cinq ans, je ne serai donc plus moi-même, je verrais’éteindre mon ambition, mon noble désir d’employer les facultésque mon pays m’a demandé de déployer, et qui se rouilleront dans lecoin obscur où je vis. En calculant les chances les plus heureuses,l’avenir me semble être peu de chose. J’ai profité d’un congé pourvenir à Paris, je veux changer de carrière, chercher l’occasiond’employer mon énergie, mes connaissances et mon activité. Jedonnerai ma démission, j’irai dans les pays où les hommes spéciauxde ma classe manquent et peuvent accomplir de grandes choses. Sirien de tout cela n’est possible, je me jetterai dans une desdoctrines nouvelles qui paraissent devoir faire des changementsimportants à l’ordre social actuel, en dirigeant mieux lestravailleurs. Que sommes-nous, sinon des travailleurs sans ouvrage,des outils dans un magasin&|160;? Nous sommes organisés comme s’ils’agissait de remuer le globe, et nous n’avons rien à faire. Jesens en moi quelque chose de grand qui s’amoindrit, qui va périr,et je vous le dis avec une franchise mathématique. Avant de changerde condition, je voudrais avoir votre avis, je me regarde commevotre enfant et ne ferai jamais de démarches importantes sans vousles soumettre, car votre expérience égale votre bonté. Je sais bienque l’Etat, après avoir obtenu ses hommes spéciaux, ne peut pasinventer exprès pour eux des monuments à élever, il n’a pas troiscents ponts à construire par année&|160;; et il ne peut pas plusfaire bâtir des monuments à ses ingénieurs qu’il ne déclare deguerre pour donner lieu de gagner des batailles et de faire surgirde grands capitaines&|160;; mais alors, comme jamais l’homme degénie n’a manqué de se présenter quand les circonstances leréclamaient, qu’aussitôt qu’il y a beaucoup d’or à dépenser et degrandes choses à produire, il s’élance de la foule un de ces hommesuniques, et qu’en ce genre surtout un Vauban suffit, rien nedémontre mieux l’inutilité de l’Institution. Enfin, quand on astimulé par tant de préparations un homme de choix, comment ne pascomprendre qu’il fera mille efforts avant de se laisser annuler.Est-ce de la bonne politique&|160;? N’est-ce pas allumer d’ardentesambitions&|160;? Leur aurait-on dit à tous ces ardents cerveaux desavoir calculer tout, excepté leur destinée&|160;? Enfin, dans cessix cents jeunes gens, il existe des exceptions, des hommes fortsqui résistent à leur démonétisation, et j’en connais&|160;; mais sil’on pouvait raconter leurs luttes avec les hommes et les choses,quand, armés de projets utiles, de conceptions qui doiventengendrer la vie et les richesses chez des provinces inertes, ilsrencontrent des obstacles là où pour eux l’Etat a cru leur fairetrouver aide et protection, on regarderait l’homme puissant,l’homme à talent, l’homme dont la nature est un miracle, comme plusmalheureux cent fois et plus à plaindre que l’homme dont la natureabâtardie se prête à l’amoindrissement de ses facultés. Aussiaimé-je mieux diriger une entreprise commerciale ou industrielle,vivre de peu de chose en cherchant à résoudre un des nombreuxproblèmes qui manquent à l’industrie, à la société, que de resterdans le poste où je suis. Vous me direz que rien ne m’empêched’occuper, dans ma résidence, mes forces intellectuelles, dechercher dans le silence de cette vie médiocre la solution dequelque problème utile à l’humanité. Eh&|160;! monsieur, neconnaissez-vous pas l’influence de la province et l’actionrelâchante d’une vie précisément assez occupée pour user le tempsen des travaux presque futiles et pas assez néanmoins pour exercerles riches moyens que notre éducation a créés. Ne me croyez pas,mon cher protecteur, dévoré par l’envie de faire fortune, ni parquelque désir insensé de gloire. Je suis trop calculateur pourignorer le néant de la gloire. L’activité nécessaire à cette vie neme fait pas souhaiter de me marier, car en voyant ma destinationactuelle, je n’estime pas assez l’existence pour faire ce tristeprésent à un autre moi-même. Quoique je regarde l’argent comme undes plus puissants moyens qui soient donnés à l’homme social pouragir, ce n’est, après tout, qu’un moyen. Je mets donc mon seulplaisir dans la certitude d’être utile à mon pays. Ma plus grandejouissance serait d’agir dans le milieu convenable à mes facultés.Si, dans le cercle de votre contrée, de vos connaissances, si dansl’espace où vous rayonnez, vous entendiez parler d’une entreprisequi exigeât quelques-unes des capacités que vous me savez,j’attendrai pendant six mois une réponse de vous. Ce que je vousécris là, monsieur et ami, d’autres le pensent. J’ai vu beaucoup demes camarades ou d’anciens élèves, pris comme moi dans letraquenard d’une spécialité, des ingénieurs-géographes, descapitaines-professeurs, des capitaines du génie militaire qui sevoient capitaines pour le reste de leurs jours et qui regrettentamèrement de ne pas avoir passé dans l’armée active. Enfin, àplusieurs reprises, nous nous sommes, entre nous, avoué la longuemystification de laquelle nous étions victimes et qui se reconnaîtlorsqu’il n’est plus temps de s’y soustraire, quand l’animal estfait à la machine qu’il tourne, quand le malade est accoutumé à samaladie. En examinant bien ces tristes résultats, je me suis poséles questions suivantes et je vous les communique, à vous homme desens et capable de les mûrement méditer, en sachant qu’elles sontle fruit de méditations épurées au feu des souffrances. Quel but sepropose l’Etat&|160;? Veut-il obtenir des capacités&|160;? Lesmoyens employés vont directement contre la fin, il a biencertainement créé les plus honnêtes médiocrités qu’un gouvernementennemi de la supériorité pourrait souhaiter. Veut-il donner unecarrière à des intelligences choisies&|160;? Il leur a préparé lacondition la plus médiocre : il n’est pas un des hommes sortis desEcoles qui ne regrette, entre cinquante et soixante ans, d’avoirdonné dans le piége que cachent les promesses de l’Etat. Veut-ilobtenir des hommes de génie&|160;? Quel immense talent ont produitles Ecoles depuis 1790&|160;? Sans Napoléon, Cachin, l’homme degénie à qui l’on doit Cherbourg, eût-il existé&|160;? Le despotismeimpérial l’a distingué, le régime constitutionnel l’aurait étouffé.L’Académie des sciences compte-t-elle beaucoup d’hommes sortis desEcoles spéciales&|160;? Peut-être y en a-t-il deux ou trois&|160;!L’homme de génie se révélera toujours en dehors des Ecolesspéciales. Dans les sciences dont s’occupent ces Ecoles, le génien’obéit qu’à ses propres lois, il ne se développe que par descirconstances sur lesquelles l’homme ne peut rien : ni l’Etat, nila science de l’homme, l’Anthropologie, ne les connaissent. Riquet,Perronet, Léonard de Vinci, Cachin, Palladio, Brunelleschi,Michel-Ange, Bramante, Vauban, Vicat tiennent leur génie de causesinobservées et préparatoires auxquelles nous donnons le nom dehasard, le grand mot des sots. Jamais, avec ou sans Ecoles, cesouvriers sublimes ne manquent à leurs siècles. Maintenant est-ceque, par cette organisation, l’Etat gagne des travaux d’utilitépublique mieux faits ou à meilleur marché&|160;? D’abord, lesentreprises particulières se passent très-bien desingénieurs&|160;; puis, les travaux de notre gouvernement sont lesplus dispendieux et coûtent de plus l’immense état-major desPonts-et-chaussées. Enfin, dans les autres pays, en Allemagne, enAngleterre, en Italie où ces institutions n’existent pas, lestravaux analogues sont au moins aussi bien faits et moins coûteuxqu’en France. Ces trois pays se font remarquer par des inventionsneuves et utiles en ce genre. Je sais qu’il est de mode, en parlantde nos Ecoles, de dire que l’Europe nous les envie&|160;; maisdepuis quinze ans, l’Europe qui nous observe n’en a point créé desemblables. L’Angleterre, cette habile calculatrice, a demeilleures Ecoles dans sa population ouvrière d’où surgissent deshommes pratiques qui grandissent en un moment quand ils s’élèventde la Pratique à la Théorie. Sthéphenson et Mac-Adam ne sont passortis de nos fameuses Ecoles. Mais à quoi bon&|160;? Quand dejeunes et habiles ingénieurs, pleins de feu, d’ardeur, ont, audébut de leur carrière, résolu le problème de l’entretien desroutes en France qui demande des centaines de millions par quart desiècle, et qui sont dans un pitoyable état, ils ont eu beau publierde savants ouvrages, des mémoires&|160;; tout s’est engouffré dansla Direction Générale, dans ce centre parisien où tout entre etd’où rien ne sort, où les vieillards jalousent les jeunes gens, oùles places élevées servent à retirer le vieil ingénieur qui sefourvoie. Voilà comment, avec un corps savant répandu sur toute laFrance, qui compose un des rouages de l’administration, qui devraitmanier le pays et l’éclairer sur les grandes questions de sonressort, il arrivera que nous discuterons encore sur les chemins defer quand les autres pays auront fini les leurs. Or si jamais laFrance avait dû démontrer l’excellence de l’institution des EcolesSpéciales, n’était-ce pas dans cette magnifique phase de travauxpublics, destinée à changer la face des Etats, à doubler la viehumaine en modifiant les lois de l’espace et du temps. La Belgique,les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre, qui n’ont pas d’EcolesPolytechniques, auront chez elles des réseaux de chemins de fer,quand nos ingénieurs en seront encore à tracer les nôtres, quand dehideux intérêts cachés derrière des projets en arrêterontl’exécution. On ne pose pas une pierre en France sans que dixpaperassiers parisiens n’aient fait de sots et inutiles rapports.Ainsi, quant à l’Etat, il ne tire aucun profit de ses EcolesSpéciales&|160;; quant à l’individu, sa fortune est médiocre, savie est une cruelle déception. Certes, les moyens que l’Elève adéployés entre seize et vingt-six ans, prouvent que, livré à saseule destinée, il l’eût faite plus grande et plus riche que celleà laquelle le gouvernement l’a condamné. Commerçant, savant,militaire, cet homme d’élite eut agi dans un vaste milieu, si sesprécieuses facultés et son ardeur n’avaient pas été sottement etprématurément énervées. Où donc est le Progrès&|160;? L’Etat etl’Homme perdent assurément au système actuel. Une expérience d’undemi-siècle ne réclame-t-elle pas des changements dans la mise enœuvre de l’Institution&|160;? Quel sacerdoce constitue l’obligationde trier en France, parmi toute une génération, les hommes destinésà être la partie savante de la nation&|160;? Quelles études nedevraient pas avoir faites ces grands-prêtres du Sort&|160;? Lesconnaissances mathématiques ne leur sont peut-être pas aussinécessaires que les connaissances physiologiques. Ne voussemble-t-il pas qu’il faille un peu de cette seconde vue qui est lasorcellerie des grands Hommes&|160;? Les Examinateurs sontd’anciens professeurs, des hommes honorables, vieillis dans letravail, dont la mission se borne à chercher les meilleuresmémoires : ils ne peuvent rien faire que ce qu’on leur demande.Certes, leurs fonctions devraient être les plus grandes de l’Etat,et veulent des hommes extraordinaires. Ne pensez pas, monsieur etami, que mon blâme s’arrête uniquement à l’Ecole de laquelle jesors, il ne frappe pas seulement sur l’Institution en elle-même,mais encore et surtout sur le mode employé pour l’alimenter. Cemode est celui du Concours , invention moderne, essentiellementmauvaise, et mauvaise non-seulement dans la Science, mais encorepartout où elle s’emploie, dans les Arts, dans toute électiond’hommes, de projets ou de choses. S’il est malheureux pour noscélèbres Ecoles de n’avoir pas plus produit de gens supérieurs, quetoute autre réunion de jeunes gens en eût donnés, il est encoreplus honteux que les premiers grands prix de l’Institut n’aientfourni ni un grand peintre, ni un grand musicien, ni un grandarchitecte, ni un grand sculpteur&|160;; de même que, depuis vingtans, l’Election n’a pas, dans sa marée de médiocrités, amené aupouvoir un seul grand homme d’Etat. Mon observation porte sur uneerreur qui vicie, en France, et l’éducation et la politique. Cettecruelle erreur repose sur le principe suivant que les organisateursont méconnu :

 » Rien, ni dans l’expérience, ni dans la nature des choses nepeut donner la certitude que les qualités intellectuelles del’adulte seront celles de l’homme fait .

 » En ce moment, je suis lié avec plusieurs hommes distingués quise sont occupés de toutes les maladies morales par lesquelles laFrance est dévorée. Ils ont reconnu, comme moi, que l’Instructionsupérieure fabrique des capacités temporaires parce qu’elles sontsans emploi ni avenir&|160;; que les lumières répandues parl’Instruction inférieure sont sans profit pour l’Etat, parcequ’elles sont dénuées de croyance et de sentiment. Tout notresystème d’Instruction Publique exige un vaste remaniement auqueldevra présider un homme d’un profond savoir, d’une volontépuissante et doué de ce génie législatif qui ne s’est peut-êtrerencontré chez les modernes que dans la tête de Jean-JacquesRousseau. Peut-être le trop plein des spécialités devrait-il êtreemployé dans l’enseignement élémentaire, si nécessaire aux peuples.Nous n’avons pas assez de patients, de dévoués instituteurs pourmanier ces masses. La quantité déplorable de délits et de crimesaccuse une plaie sociale dont la source est dans cettedemi-instruction donnée au peuple, et qui tend à détruire les lienssociaux en le faisant réfléchir assez pour qu’il déserte lescroyances religieuses favorables au pouvoir et pas assez pour qu’ils’élève à la théorie de l’Obéissance et du Devoir qui est ledernier terme de la Philosophie Transcendante. Il est impossible defaire étudier Kant à toute une nation&|160;; aussi la Croyance etl’Habitude valent-elles mieux pour les peuples que l’Etude et leRaisonnement. Si j’avais à recommencer la vie, peut-êtreentrerais-je dans un séminaire et voudrais-je être un simple curéde campagne, ou l’instituteur d’une Commune. Je suis trop avancédans ma voie pour n’être qu’un simple instituteur primaire, etd’ailleurs, je puis agir sur un cercle plus étendu que ceux d’uneEcole ou d’une Cure. Les Saint-Simoniens, auxquels j’étais tenté dem’associer, veulent prendre une route dans laquelle je ne sauraisles suivre&|160;; mais, en dépit de leurs erreurs, ils ont touchéplusieurs points douloureux, fruits de notre législation, auxquelson ne remédiera que par des palliatifs insuffisants et qui neferont qu’ajourner en France une grande crise morale et politique.Adieu, cher monsieur, trouvez ici l’assurance de mon respectueux etfidèle attachement qui, nonobstant ces observations, ne pourrajamais que s’accroître.

 » GREGOIRE GERARD.  »

Selon sa vieille habitude de banquier, Grossetête avait minutéla réponse suivante sur le dos même de cette lettre en mettantau-dessus le mot sacramentel : Répondue .

 » Il est d’autant plus inutile, mon cher Gérard, de discuter lesobservations contenues dans votre lettre, que, par un jeu du hasard(je me sers du mot des sots), j’ai une proposition à vous fairedont l’effet est de vous tirer de la situation où vous vous trouvezsi mal. Madame Graslin, propriétaire des forêts de Montégnac etd’un plateau fort ingrat qui s’étend au bas de la longue chaîne decollines sur laquelle est sa forêt, a le dessein de tirer parti decet immense domaine, d’exploiter ses bois et de cultiver sesplaines caillouteuses. Pour mettre ce projet à exécution, elle abesoin d’un homme de votre science et de votre ardeur, qui ait à lafois votre dévouement désintéressé et vos idées d’utilité pratique.Peu d’argent et beaucoup de travaux à faire&|160;! un résultatimmense par de petits moyens&|160;! un pays à changer enentier&|160;! Faire jaillir l’abondance du milieu le plus dénué,n’est-ce pas ce que vous souhaitez, vous qui voulez construire unpoème&|160;? D’après le ton de sincérité qui règne dans votrelettre, je n’hésite pas à vous dire de venir me voir àLimoges&|160;; mais, mon ami, ne donnez pas votre démission,faites-vous seulement détacher de votre corps en expliquant à votreAdministration que vous allez étudier des questions de votreressort, en dehors des travaux de l’Etat. Ainsi vous ne perdrezrien de vos droits, et vous aurez le temps de juger si l’entrepriseconçue par le curé de Montégnac, et qui sourit à madame Graslin,est exécutable. Je vous expliquerai de vive voix les avantages quevous pourrez trouver, le cas où ces vastes changements seraientpossibles.

Comptez toujours sur l’amitié de votre tout dévoué,

GROSSETETE.  »

Madame Graslin ne répondit pas autre chose à Grossetête que cepeu de mots :  » Merci, mon ami, j’attends vote protégé.  » Ellemontra la lettre de l’ingénieur à monsieur Bonnet, en lui disant :- Encore un blessé qui cherche le grand hôpital.

Le curé lut la lettre, il la relut, fit deux ou trois tours deterrasse en silence, et la rendit en disant à madame Graslin : -C’est d’une belle âme et d’un homme supérieur&|160;! Il dit que lesEcoles inventées par le génie révolutionnaire fabriquent desincapacités, moi je les appelle des fabriques d’incrédules, car simonsieur Gérard n’est pas un athée, il est protestant…

– Nous le demanderons, dit-elle frappée de cette réponse.

Quinze jours après, dans le mois de décembre, malgré le froid,monsieur Grossetête vint au château de Montégnac pour y présenterson protégé que Véronique et monsieur Bonnet attendaientimpatiemment.

– Il faut vous bien aimer, mon enfant, dit le vieillard enprenant les deux mains de Véronique dans les siennes et les luibaisant avec cette galanterie de vieilles gens qui n’offense jamaisles femmes, oui, bien vous aimer pour avoir quitté Limoges par untemps pareil&|160;; mais je tenais à vous faire moi-même cadeau demonsieur Grégoire Gérard que voici. C’est un homme selon votrecœur, monsieur Bonnet, dit l’ancien banquier en saluantaffectueusement le curé.

L’extérieur de Gérard était peu prévenant. De moyenne taille,épais de forme, le cou dans les épaules, selon l’expressionvulgaire, il avait les cheveux jaunes d’or, les yeux rouges del’albinos, des cils et des sourcils presque blancs. Quoique sonteint, comme celui des gens de cette espèce, fût d’une blancheuréclatante, des marques de petite-vérole et des couturestrès-apparentes lui ôtaient son éclat primitif&|160;; l’étude luiavait sans doute altéré la vue, car il portait des conserves. Quandil se débarrassa d’un gros manteau de gendarme, l’habillement qu’ilmontra ne rachetait point la disgrâce de son extérieur. La manièredont ses vêtements étaient mis et boutonnés, sa cravate négligée,sa chemise sans fraîcheur offraient les marques de ce défaut desoin sur eux-mêmes que l’on reproche aux hommes de science, tousplus ou moins distraits.

Comme chez presque tous les penseurs, sa contenance et sonattitude, le développement du buste et la maigreur des jambesannonçaient une sorte d’affaissement corporel produit par leshabitudes de la méditation&|160;; mais la puissance de cœur etl’ardeur d’intelligence, dont les preuves étaient écrites dans salettre, éclataient sur son front qu’on eût dit taillé dans dumarbre de Carrare. La nature semblait s’être réservé cette placepour y mettre les signes évidents de la grandeur, de la constance,de la bonté de cet homme. Le nez, comme chez tous les hommes derace gauloise, était d’une forme écrasée. Sa bouche, ferme etdroite, indiquait une discrétion absolue, et le sens del’économie&|160;; mais tout le masque fatigué par l’étude avaitprématurément vieilli.

– Nous avons déjà, monsieur, à vous remercier, dit madameGraslin à l’ingénieur, de bien vouloir venir diriger des travauxdans un pays qui ne vous offrira d’autres agréments que lasatisfaction de savoir qu’on peut y faire du bien.

– Madame, répondit-il, monsieur Grossetête m’en a dit assez survous pendant que nous cheminions pour que déjà je fusse heureux devous être utile, et que la perspective de vivre auprès de vous etde monsieur Bonnet me parût charmante. A moins que l’on ne mechasse du pays, j’y compte finir mes jours.

– Nous tâcherons de ne pas vous faire changer d’avis, dit ensouriant madame Graslin.

– Voici, dit Grossetête à Véronique en la prenant à part, despapiers que le Procureur-général m’a remis&|160;; il a été fortétonné que vous ne vous soyez pas adressée à lui. Tout ce que vousavez demandé s’est fait avec promptitude et dévouement. D’abord,votre protégé sera rétabli dans tous ses droits de citoyen&|160;;puis, d’ici à trois mois, Catherine Curieux vous sera envoyée.

– Où est-elle&|160;? demanda Véronique.

– A l’hôpital Saint-Louis, répondit le vieillard. On attend saguérison pour lui faire quitter Paris.

– Ah&|160;! la pauvre fille est malade&|160;!

– Vous trouverez ici tous les renseignements désirables, ditGrossetête en remettant un paquet à Véronique.

Elle revint vers ses hôtes pour les emmener dans la magnifiquesalle à manger du rez-de-chaussée où elle alla, conduite parGrossetête et Gérard auxquels elle donna le bras. Elle servitelle-même le dîner sans y prendre part. Depuis son arrivée àMontégnac, elle s’était fait une loi de prendre ses repas seule, etAline, qui connaissait le secret de cette réserve, le gardareligieusement jusqu’au jour où sa maîtresse fut en danger demort.

Le maire, le juge de paix et le médecin de Montégnac avaient éténaturellement invités.

Le médecin, jeune homme de vingt-sept ans, nommé Roubaud,désirait vivement connaître la femme célèbre du Limousin. Le curéfut d’autant plus heureux d’introduire ce jeune homme au château,qu’il souhaitait composer une espèce de société à Véronique, afinde la distraire et de donner des aliments à son esprit. Roubaudétait un de ces jeunes médecins absolument instruits, comme il ensort actuellement de l’Ecole de Médecine de Paris et qui, certes,aurait pu briller sur le vaste théâtre de la capitale&|160;; mais,effrayé du jeu des ambitions à Paris, se sentant d’ailleurs plus desavoir que d’intrigue, plus d’aptitude que d’avidité, son caractèredoux l’avait ramené sur le théâtre étroit de la province, où ilespérait être apprécié plus promptement qu’à Paris. A Limoges,Roubaud se heurta contre des habitudes prises et des clientèlesinébranlables&|160;; il se laissa donc gagner par monsieur Bonnet,qui, sur sa physionomie douce et prévenante, le jugea comme un deceux qui devaient lui appartenir et coopérer à son œuvre. Petit etblond, Roubaud avait une mine assez fade&|160;; mais ses yeux gristrahissaient la profondeur du physiologiste et la ténacité des gensstudieux. Montégnac ne possédait qu’un ancien chirurgien derégiment, beaucoup plus occupé de sa cave que de ses malades, ettrop vieux d’ailleurs pour continuer le dur métier d’un médecin decampagne. En ce moment il se mourait. Roubaud habitait Montégnacdepuis dix-huit mois, et s’y faisait aimer. Mais ce jeune élève desDesplein et des successeurs de Cabanis ne croyait pas aucatholicisme. Il restait en matière de religion dans uneindifférence mortelle et n’en voulait pas sortir. Aussidésespérait-il le curé, non qu’il fît le moindre mal, il ne parlaitjamais religion, ses occupations justifiaient son absence constantede l’église, et d’ailleurs incapable de prosélytisme, il seconduisait comme se serait conduit le meilleur catholique&|160;;mais il s’était interdit de songer à un problème qu’il considéraitcomme hors de la portée humaine. En entendant dire au médecin quele panthéisme était la religion de tous les grands esprits, le curéle croyait incliné vers les dogmes de Pythagore sur lestransformations. Roubaud, qui voyait madame Graslin pour lapremière fois, éprouva la plus violente sensation à sonaspect&|160;; la science lui fit deviner dans la physionomie, dansl’attitude, dans les dévastations du visage, des souffrancesinouïes, et morales et physiques, un caractère d’une forcesurhumaine, les grandes facultés qui servent à supporter lesvicissitudes les plus opposées&|160;; il y entrevit tout, même lesespaces obscurs et cachés à dessein. Aussi aperçut-il le mal quidévorait le cœur de cette belle créature&|160;; car, de même que lacouleur d’un fruit y laisse soupçonner la présence d’un verrongeur, de même certaines teintes dans le visage permettent auxmédecins de reconnaître une pensée vénéneuse. Dès ce moment,monsieur Roubaud s’attacha si vivement à madame Graslin, qu’il eutpeur de l’aimer au delà de la simple amitié permise. Le front, ladémarche et surtout les regards de Véronique avaient une éloquenceque les hommes comprennent toujours, et qui disait aussiénergiquement qu’elle était morte à l’amour, que d’autres femmesdisent le contraire par une contraire éloquence&|160;; le médecinlui voua tout à coup un culte chevaleresque. Il échangea rapidementun regard avec le curé. Monsieur Bonnet se dit alors en lui-même :- Voilà le coup de foudre qui le changera. Madame Graslin aura plusd’éloquence que moi.

Le maire, vieux campagnard ébahi par le luxe de cette salle àmanger, et surpris de dîner avec l’un des hommes les plus riches duDépartement, avait mis ses meilleurs habits, mais il s’y trouvaitun peu gêné, et sa gêne morale s’en augmenta&|160;; madame Graslin,dans son costume de deuil, lui parut d’ailleurs extrêmementimposante&|160;; il fut donc un personnage muet. Ancien fermier àSaint-Léonard, il avait acheté la seule maison habitable du bourg,et cultivait lui-même les terres qui en dépendaient, Quoiqu’il sûtlire et écrire, il ne pouvait remplir ses fonctions qu’avec lesecours de l’huissier de la justice de paix qui lui préparait sabesogne. Aussi désirait-il vivement la création d’une charge denotaire, pour se débarrasser sur cet officier ministériel dufardeau de ses fonctions. Mais la pauvreté du canton de Montégnac yrendait une Etude à peu près inutile, et les habitants étaientexploités par les notaires du chef-lieu d’arrondissement.

Le juge de paix, nommé Clousier, était un ancien avocat deLimoges où les causes l’avaient fui, car il voulut mettre enpratique ce bel axiome, que l’avocat est le premier juge du clientet du procès. Il obtint vers 1809 cette place, dont les maigresappointements lui permirent de vivre. Il était alors arrivé à laplus honorable, mais à la plus complète misère. Après vingt-deuxans d’habitation dans cette pauvre Commune, le bonhomme, devenucampagnard, ressemblait, à sa redingote près, aux fermiers du pays.Sous cette forme quasi grossière, Clousier cachait un espritclairvoyant, livré à de hautes méditations politiques, mais tombédans une entière insouciance due à sa parfaite connaissance deshommes et de leurs intérêts. Cet homme, qui pendant longtempstrompa la perspicacité de monsieur Bonnet, et qui, dans la sphèresupérieure, eût rappelé Lhospital, incapable d’aucune intriguecomme tous les gens réellement profonds, avait fini par vivre àl’état contemplatif des anciens solitaires. Riche sans doute detoutes ses privations, aucune considération n’agissait sur sonesprit, il savait les lois et jugeait impartialement. Sa vie,réduite au simple nécessaire, était pure et régulière. Les paysansaimaient monsieur Clousier et l’estimaient à cause dudésintéressement paternel avec lequel il accordait leurs différendset leur donnait ses conseils dans leurs moindres affaires. Lebonhomme Clousier, comme disait tout Montégnac, avait depuis deuxans pour greffier un de ses neveux, jeune homme assez intelligent,et qui, plus tard, contribua beaucoup à la prospérité du canton. Laphysionomie de ce vieillard se recommandait par un front large etvaste. Deux buissons de cheveux blanchis étalent ébouriffés dechaque côté de son crâne chauve. Son teint coloré, son embonpointmajeur eussent fait croire, en dépit de sa sobriété, qu’ilcultivait autant Bacchus que Troplong et Toullier. Sa voix presqueéteinte indiquait l’oppression d’un asthme. Peut-être l’air sec duHaut-Montégnac avait-il contribué à le fixer dans ce pays. Il ylogeait dans une maisonnette arrangée pour lui par un sabotierassez riche à qui elle appartenait. Clousier avait déjà vuVéronique à l’église, et il l’avait jugée sans avoir communiqué sesidées à personne, pas même à monsieur Bonnet, avec lequel ilcommençait à se familiariser. Pour la première fois de sa vie, lejuge de paix allait se trouver au milieu de personnes en état de lecomprendre.

Une fois placés autour d’une table richement servie, carVéronique avait envoyé tout son mobilier de Limoges à Montégnac,ces six personnages éprouvèrent un moment d’embarras. Le médecin,le maire et le juge de paix ne connaissaient ni Grossetête niGérard. Mais, pendant le premier service, la bonhomie du vieuxbanquier fondit insensiblement les glaces d’une première rencontre.Puis l’amabilité de madame Graslin entraîna Gérard et encourageamonsieur Roubaud. Maniées par elle, ces âmes pleines de qualitésexquises reconnurent leur parenté. Chacun se sentit bientôt dans unmilieu sympathique. Aussi, lorsque le dessert fut mis sur la table,quand les cristaux et les porcelaines à bords dorés étincelèrent,quand des vins choisis circulèrent servis par Aline, par Championet par le domestique de Grossetête, la conversation devint-elleassez confidentielle pour que ces quatre hommes d’élite réunis parle hasard se dissent leur vraie pensée sur les matières importantesqu’on aime à discuter en se trouvant tous de bonne foi.

– Votre congé a coïncidé avec la Révolution de Juillet, ditGrossetête à Gérard d’un air par lequel il lui demandait sonopinion.

– Oui, répondit l’ingénieur. J’étais à Paris durant les troisfameux jours, j’ai tout vu&|160;; j’en ai conclu de tristeschoses.

– Et quoi&|160;? dit monsieur Bonnet avec vivacité.

– Il n’y a plus de patriotisme que sous les chemises sales,répliqua Gérard. Là est la perte de la France. Juillet est ladéfaite volontaire des supériorités de nom, de fortune et detalent. Les masses dévouées ont remporté la victoire sur desclasses riches, intelligentes, chez qui le dévouement estantipathique.

– A en juger par ce qui arrive depuis un an, reprit monsieurClousier, le juge de paix, ce changement est une prime donnée aumal qui nous dévore, à l’individualisme. D’ici à quinze ans, toutequestion généreuse se traduira par : Qu’est-ce que cela mefait&|160;? le grand cri du Libre-Arbitre descendu des hauteursreligieuses où l’ont introduit Luther, Calvin, Zwingle et Knoxjusque dans l’Economie politique. Chacun pour soi, chacun chez soi, ces deux terribles phrases formeront, avec le Qu’est-ce que celame fait&|160;? la sagesse trinitaire du bourgeois et du petitpropriétaire. Cet égoïsme est le résultat des vices de notrelégislation civile, un peu trop précipitamment faite, et à laquellela Révolution de Juillet vient de donner une terribleconsécration.

Le juge de paix rentra dans son silence habituel après cettesentence, dont les motifs durent occuper les convives. Enhardi parcette parole de Clousier, et par le regard que Gérard et Grossetêteéchangèrent, monsieur Bonnet osa davantage.

– Le bon roi Charles X, dit-il, vient d’échouer dans la plusprévoyante et la plus salutaire entreprise qu’un monarque aitjamais formée pour le bonheur des peuples qui lui sont confiés, etl’Eglise doit être fière de la part qu’elle a eue dans sesconseils. Mais le cœur et l’intelligence ont failli aux classessupérieures, comme ils lui avaient déjà failli dans la grandequestion de la loi sur le droit d’aînesse, l’éternel honneur duseul homme d’Etat hardi qu’ait eu la Restauration, le comte dePeyronnet. Reconstituer la Nation par la Famille, ôter à la Presseson action venimeuse en ne lui laissant que le droit d’être utile,faire rentrer la Chambre Elective dans ses véritables attributions,rendre à la Religion sa puissance sur le peuple, tels ont été lesquatre points cardinaux de la politique intérieure de la maison deBourbon. Eh&|160;! bien, d’ici à vingt ans, la France entière aurareconnu la nécessité de cette grande et saine politique. Le roiCharles X était d’ailleurs plus menacé dans la situation qu’il avoulu quitter que dans celle où son paternel pouvoir a péri.L’avenir de notre beau pays, où tout sera périodiquement mis enquestion, où l’on discutera sans cesse au lieu d’agir, où laPresse, devenue souveraine, sera l’instrument des plus bassesambitions, prouvera la sagesse de ce roi qui vient d’emporter aveclui les vrais principes du gouvernement, et l’Histoire lui tiendracompte du courage avec lequel il a résisté à ses meilleurs amis,après avoir sondé la plaie, en avoir reconnu l’étendue et vu lanécessité des moyens curatifs qui n’ont pas été soutenus par ceuxpour lesquels il se mettait sur la brèche.

– Hé&|160;! bien, monsieur le curé, vous y allez franchement etsans le moindre déguisement, s’écria Gérard&|160;; mais je ne vouscontredirai pas. Napoléon, dans sa campagne de Russie, était dequarante ans en avant sur l’esprit de son siècle, il n’a pas étécompris. La Russie et l’Angleterre de 1830 expliquent la campagnede 1812. Charles X a éprouvé le même malheur : dans vingt-cinq ans,ses ordonnances deviendront peut-être des lois.

– La France, pays trop éloquent pour n’être pas bavard, tropplein de vanité pour qu’on y reconnaisse les vrais talents, est,malgré le sublime bon sens de sa langue et de ses masses, ledernier de tous où le système des deux assemblées délibérantespouvait être admis, reprit le juge de paix. Au moins, lesinconvénients de notre caractère devaient-ils être combattus parles admirables restrictions que l’expérience de Napoléon y avaitopposées. Ce système peut encore aller dans un pays dont l’actionest circonscrite par la nature du sol, comme en Angleterre&|160;;mais le droit d’aînesse, appliqué à la transmission de la terre,est toujours nécessaire, et quand ce droit est supprimé, le systèmereprésentatif devient une folie. L’Angleterre doit son existence àla loi quasi féodale qui attribue les terres et l’habitation de lafamille aux aînés. La Russie est assise sur le droit féodal pur.Aussi ces deux nations sont-elles aujourd’hui dans une voie deprogrès effrayant. L’Autriche n’a pu résister à nos invasions etrecommencer la guerre contre Napoléon qu’en vertu de ce droitd’aînesse qui conserve agissantes les forces de la famille etmaintient les grandes productions nécessaires à l’Etat. La maisonde Bourbon, en se sentant couler au troisième rang en Europe par lafaute de la France, a voulu se maintenir à sa place, et le pays l’arenversée au moment où elle sauvait le pays. Je ne sais où nousfera descendre le système actuel.

– Vienne la guerre, la France sera sans chevaux comme Napoléonen 1813, qui, réduit aux seules ressources de la France, n’a puprofiter des deux victoires de Lutzen et Bautzen, et s’est vuécraser à Leipsick, s’écria Grossetête. Si la paix se maintient, lemal ira croissant : dans vingt-cinq ans d’ici, les races bovine etchevaline auront diminué de moitié en France.

– Monsieur Grossetête a raison, dit Gérard. Aussi l’œuvre quevous voulez tenter ici, madame, reprit-il en s’adressant àVéronique, est-elle un service rendu au pays.

– Oui, dit le juge de paix, parce que madame n’a qu’un fils. Lehasard de cette succession se perpétuera-t-il&|160;? Pendant uncertain laps de temps, la grande et magnifique culture que vousétablirez, espérons-le, n’appartenant qu’à un seul propriétaire,continuera de produire des bêtes à cornes et des chevaux. Maismalgré tout, un jour viendra où forêts et prairies seront oupartagées ou vendues par lots. De partages en partages, les sixmille arpents de votre plaine auront mille ou douze centspropriétaires, et dès lors, plus de chevaux ni de haut bétail.

– Oh&|160;! dans ce temps-là… dit le maire.

– Entendez-vous le : Qu’est-ce que cela me fait&|160;? signalépar monsieur Clousier, s’écria monsieur Grossetête, le voilà prissur le fait&|160;! Mais, monsieur, reprit le banquier d’un tongrave en s’adressant au maire stupéfait, ce temps est venu&|160;!Sur un rayon de dix lieues autour de Paris, la campagne, divisée àl’infini, peut à peine nourrir les vaches laitières. La communed’Argenteuil compte trente-huit mille huit cent quatre-vingt-cinqparcelles de terrain dont plusieurs ne donnent pas quinze centimesde revenu. Sans les puissants engrais de Paris, qui permettentd’obtenir des fourrages de qualités supérieures, je ne sais commentles nourrisseurs pourraient se tirer d’affaire. Encore cettenourriture violente et le séjour des vaches à l’étable lesfait-elle mourir de maladies inflammatoires. On use les vachesautour de Paris comme on y use les chevaux dans les rues. Descultures plus productives que celle de l’herbe, les culturesmaraîchères, le fruitage, les pépinières, la vigne y anéantissentles prairies. Encore quelques années, et le lait viendra en poste àParis, comme y vient la marée. Ce qui se passe autour de Paris alieu de même aux environs de toutes les grandes villes. Le mal decette division excessive des propriétés s’étend autour de centvilles en France, et la dévorera quelque jour tout entière. Apeine, selon Chaptal, comptait-on, en 1800, deux millionsd’hectares en vignobles&|160;; une statistique exacte vous endonnerait au moins dix aujourd’hui. Divisée à l’infini par lesystème de nos successions, la Normandie perdra la moitié de saproduction chevaline et bovine&|160;; mais elle aura le monopole dulait à Paris, car son climat s’oppose heureusement à la culture dela vigne. Aussi sera-ce un phénomène curieux que celui del’élévation progressive du prix de la viande. En 1850, dans vingtans d’ici, Paris, qui payait la viande sept et onze sous la livreen 1814, la paiera vingt sous, à moins qu’il ne survienne un hommede génie qui sache exécuter la pensée de Charles X.

– Vous avez mis le doigt sur la grande plaie de la France,reprit le juge de paix. La cause du mal gît dans le Titre desSuccessions du Code civil, qui ordonne le partage égal des biens.Là est le pilon dont le jeu perpétuel émiette le territoire,individualise les fortunes en leur ôtant une stabilité nécessaire,et qui, décomposant sans recomposer jamais, finira par tuer laFrance. La Révolution française a émis un virus destructif auquelles journées de Juillet viennent de communiquer une activiténouvelle. Ce principe morbifique est l’accession du paysan à lapropriété. Si le Titre des Successions est le principe du mal, lepaysan en est le moyen. Le paysan ne rend rien de ce qu’il aconquis. Une fois que cet Ordre a pris un morceau de terre dans sagueule toujours béante, il le subdivise tant qu’il y a troissillons. Encore alors ne s’arrête-t-il pas&|160;! Il partage lestrois sillons dans leur longueur, comme monsieur vient de vous leprouver par l’exemple de la commune d’Argenteuil. La valeurinsensée que le paysan attache aux moindres parcelles, rendimpossible la recomposition de la Propriété. D’abord la Procédureet le Droit sont annulés par cette division, la propriété devientun non-sens. Mais ce n’est rien que de voir expirer la puissance duFisc et de la Loi sur des parcelles qui rendent impossibles sesdispositions les plus sages, il y a des maux encore plus grands. Ona des propriétaires de quinze, de vingt-cinq centimes derevenu&|160;! Monsieur, dit-il en indiquant Grossetête, vient devous parler de la diminution des races bovine et chevaline, lesystème légal y est pour beaucoup. Le paysan propriétaire n’a quedes vaches, il en tire sa nourriture, il vend les veaux, il vendmême le beurre, il ne s’avise pas d’élever des bœufs, encore moinsdes chevaux&|160;; mais comme il ne récolte jamais assez defourrage pour soutenir une année de sécheresse, il envoie sa vacheau marché quand il ne peut plus la nourrir. Si, par un hasardfatal, la récolte du foin manquait pendant deux années de suite,vous verriez à Paris, la troisième année, d’étranges changementsdans le prix du bœuf, mais surtout dans celui du veau.

– Comment pourra-t-on faire alors les banquetspatriotiques&|160;? dit en souriant le médecin.

– Oh&|160;! s’écria madame Graslin en regardant Roubaud, lapolitique ne peut donc se passer nulle part du petit journal, mêmeici&|160;?

– La Bourgeoisie, reprit Clousier, remplit dans cette horribletâche le rôle des pionniers en Amérique. Elle achète les grandesterres sur lesquelles le paysan ne peut rien entreprendre, elle seles partage&|160;; puis, après les avoir mâchées, divisées, lalicitation ou la vente en détail les livre plus tard au paysan.Tout se résume par des chiffres aujourd’hui. Je n’en sais pas deplus éloquents que ceux-ci : la France a quarante-neuf millionsd’hectares qu’il serait convenable de réduire à quarante&|160;; ilfaut en distraire les chemins, les routes, les dunes, les canaux etles terrains infertiles, incultes ou désertés par les capitaux,comme la plaine de Montégnac. Or, sur quarante millions d’hectarespour trente-deux millions d’habitants, il se trouve cent vingt-cinqmillions de parcelles sur la cote générale des impositionsfoncières. J’ai négligé les fractions, Ainsi, nous sommes au delàde la Loi Agraire, et nous ne sommes au bout ni de la Misère, ni dela Discorde&|160;! Ceux qui mettent le territoire en miettes etamoindrissent la Production auront des organes pour crier que lavraie justice sociale consisterait à ne donner à chacun quel’usufruit de sa terre. Ils diront que la propriété perpétuelle estun vol&|160;! Les saint-simoniens ont commencé.

– Le magistrat a parlé, dit Grossetête, voici ce que le banquierajoute à ces courageuses considérations. La propriété, rendueaccessible au paysan et au petit bourgeois, cause à la France untort immense que le gouvernement ne soupçonne même pas. On peutévaluer à trois millions de familles la masse des paysans,abstraction faite des indigents. Ces familles vivent de salaires.Le salaire se paie en argent au lieu de se payer en denrées…

– Encore une faute immense de nos lois, s’écria Clousier eninterrompant. La faculté de payer en denrées pouvait être ordonnéeen 1790&|160;; mais, aujourd’hui, porter une pareille loi, ceserait risquer une révolution.

– Ainsi le prolétaire attire à lui l’argent du pays. Or, repritGrossetête, le paysan n’a pas d’autre passion, d’autre désir,d’autre vouloir, d’autre point de mire que de mourir propriétaire.Ce désir, comme l’a fort bien établi monsieur Clousier, est né dela Révolution&|160;; il est le résultat de la vente des biensnationaux. Il faudrait n’avoir aucune idée de ce qui se passe aufond des campagnes, pour ne pas admettre comme un fait constant,que ces trois millions de familles enterrent annuellement cinquantefrancs, et soustraient ainsi cent cinquante millions au mouvementde l’argent. La science de l’Economie politique a mis à l’étatd’axiome qu’un écu de cinq francs, qui passe dans cent mainspendant une journée, équivaut d’une manière absolue à cinq centsfrancs. Or, il est certain pour nous autres, vieux observateurs del’état des campagnes, que le paysan choisit sa terre&|160;; il laguette et l’attend, il ne place jamais ses capitaux. L’acquisitionpar les paysans doit donc se calculer par périodes de sept années.Les paysans laissent donc par sept années, inerte et sansmouvement, une somme de onze cents millions. Certes, la petitebourgeoisie en enterre bien autant, et se conduit de même à l’égarddes propriétés auxquelles le paysan ne peut pas mordre. Enquarante-deux ans, la France aura donc perdu, par chaque période desept années, les intérêts d’au moins deux milliards, c’est-à-direenviron cent millions par sept ans, ou six cents millions enquarante-deux ans. Mais elle n’a pas perdu seulement six centsmillions, elle a manqué à créer pour six cents millions deproductions industrielles ou agricoles qui représentent une pertede douze cents millions&|160;; car si le produit industriel n’étaitpas le double en valeur de son prix de revient en argent, lecommerce n’existerait pas. Le prolétariat perd donc six centsmillions de salaires&|160;! Ces six cent millions de perte sèche,mais qui, pour un sévère économiste, représentent, par lesbénéfices manquants de la circulation, une perte d’environ douzecents millions, expliquent l’état d’infériorité où se trouventnotre commerce, notre marine, et notre agriculture, à l’égard decelles de l’Angleterre. Malgré la différence qui existe entre lesdeux territoires, et qui est de plus des deux tiers en notrefaveur, l’Angleterre pourrait remonter la cavalerie de deux arméesfrançaises, et la viande y existe pour tout le monde. Mais aussi,dans ce pays, comme l’assiette de la propriété rend son acquisitionpresque impossible aux classes inférieures, tout écu devientcommerçant et roule. Ainsi, outre la plaie du morcellement, cellede la diminution des races bovine, chevaline et ovine, le Titre desSuccessions nous vaut encore six cents millions d’intérêts perduspar l’enfouissement des capitaux du paysan et du bourgeois, douzecents millions de productions en moins, ou trois milliards denon-circulation par demi-siècle.

– L’effet moral est pire que l’effet matériel&|160;! s’écria lecuré. Nous fabriquons des propriétaires mendiants chez le peuple,des demi-savants chez les petits bourgeois, et le : Chacun chezsoi, chacun pour soi, qui avait fait son effet dans les classesélevées en juillet de cette année, aura bientôt gangrené lesclasses moyennes. Un prolétariat déshabitué de sentiments, sansautre Dieu que l’Envie, sans autre fanatisme que le désespoir de laFaim, sans foi ni croyance, s’avancera et mettra le pied sur lecœur du pays. L’étranger, grandi sous la loi monarchique, noustrouvera sans roi avec la Royauté, sans lois avec la Légalité, sanspropriétaires avec la Propriété, sans gouvernement avec l’Election,sans force avec le Libre-Arbitre, sans bonheur avec l’Egalité.Espérons que, d’ici là, Dieu suscitera en France un hommeprovidentiel, un de ces élus qui donnent aux nations un nouvelesprit, et que, soit Marius, soit Sylla, qu’il s’élève d’en bas ouvienne d’en haut, il refera la Société.

– On commencera par l’envoyer en Cour d’Assise ou en Policecorrectionnelle, répondit Gérard. Le jugement de Socrate et celuide Jésus-Christ seraient rendus contre eux en 1831 comme autrefoisà Jérusalem et dans l’Attique. Aujourd’hui, comme autrefois, lesMédiocrités jalouses laissent mourir de misère les penseurs, lesgrands médecins politiques qui ont étudié les plaies de la France,et qui s’opposent à l’esprit de leur siècle. S’ils résistent à lamisère, nous les ridiculisons ou nous les traitons de rêveurs. EnFrance, on se révolte dans l’Ordre Moral contre le grand hommed’avenir, comme on se révolte dans l’Ordre Politique contre lesouverain.

– Autrefois les sophistes parlaient à un petit nombre d’hommes,aujourd’hui la presse périodique leur permet d’égarer toute unenation, s’écria le juge de paix&|160;; et la presse qui plaide pourle bon sens n’a pas d’écho&|160;!

Le maire regardait monsieur Clousier dans un profond étonnement.Madame Graslin, heureuse de rencontrer dans un simple juge de paixun homme occupé de questions si graves, dit à monsieur Roubaud, sonvoisin : – Connaissiez-vous monsieur Clousier&|160;?

– Je ne le connais que d’aujourd’hui. Madame, vous faites desmiracles, lui répondit-il à l’oreille. Cependant voyez son front,quelle belle forme&|160;! Ne ressemble-t-il pas au front classiqueou traditionnel donné par les statuaires à Lycurgue et aux sages dela Grèce&|160;? – Evidemment la Révolution de Juillet a un sensanti-politique, dit à haute voix et après avoir embrassé lescalculs exposés par Grossetête cet ancien étudiant qui peut-êtreaurait fait une barricade.

– Ce sens est triple, dit Clousier. Vous avez compris le Droitet la Finance, mais voici pour le Gouvernement. Le pouvoir royal,affaibli par le dogme de la souveraineté nationale en vertu delaquelle vient de se faire l’élection du 9 août 1830, essayera decombattre ce principe rival, qui laisserait au peuple le droit dese donner une nouvelle dynastie chaque fois qu’il ne devinerait pasla pensée de son roi&|160;; et nous aurons une lutte intérieure quicertes arrêtera pendant longtemps encore les progrès de laFrance.

– Tous ces écueils ont été sagement évités par l’Angleterre,reprit Gérard&|160;; j’y suis allé, j’admire cette ruche quiessaime sur l’univers et le civilise, chez qui la discussion estune comédie politique destinée à satisfaire le peuple et à cacherl’action du pouvoir, qui se meut librement dans sa haute sphère, etoù l’élection n’est pas dans les mains de la stupide bourgeoisiecomme elle l’est en France. Avec le morcellement de la propriété,l’Angleterre n’existerait plus déjà. La haute propriété, les lordsy gouvernent le mécanisme social. Leur marine, au nez de l’Europe,s’empare de portions entières du globe pour y satisfaire lesexigences de leur commerce et y jeter les malheureux et lesmécontents. Au lien de faire la guerre aux capacités, de lesannuler, de les méconnaître, l’aristocratie anglaise les cherche,les récompense, et se les assimile constamment. Chez les Anglais,tout est prompt dans ce qui concerne l’action du gouvernement, dansle choix des hommes et des choses, tandis que chez nous tout estlent&|160;; et ils sont lents et nous sommes impatients. Chez euxl’argent est hardi et affairé, chez nous il est effrayé etsoupçonneux. Ce qu’a dit monsieur Grossetête des pertesindustrielles que le paysan cause à la France, a sa preuve dans untableau que je vais vous dessiner en deux mots. Le Capital anglais,par son continuel mouvement, a créé pour dix milliards de valeursindustrielles et d’actions portant rente, tandis que le Capitalfrançais, supérieur comme abondance, n’en a pas créé la dixièmepartie.

– C’est d’autant plus extraordinaire, dit Roubaud, qu’ils sontlymphatiques et que nous sommes généralement sanguins ounerveux.

– Voilà, monsieur, dit Clousier, une grande question à étudier.Rechercher les Institutions propres à réprimer le tempérament d’unpeuple. Certes, Cromwell fut un grand législateur. Lui seul a faitl’Angleterre actuelle, en inventant l’acte de navigation , qui arendu les Anglais les ennemis de toutes les autres nations, quileur a inoculé un féroce orgueil, leur point d’appui. Mais malgréleur citadelle de Malte, si la France et la Russie comprennent lerôle de la mer Noire et de la Méditerranée, un jour, la routed’Asie par l’Egypte ou par l’Euphrate, régularisée au moyen desnouvelles découvertes, tuera l’Angleterre, comme jadis ladécouverte du Cap de Bonne-Espérance a tué Venise.

– Et rien de Dieu&|160;! s’écria le curé. Monsieur Clousier,monsieur Roubaud, sont indifférents en matière de religion. Etmonsieur&|160;? dit-il en interrogeant Gérard.

– Protestant, répondit Grossetête.

– Vous l’aviez deviné, s’écria Véronique en regardant le curépendant qu’elle offrait sa main à Clousier pour monter chezelle.

Les préventions que donnait contre lui l’extérieur de monsieurGérard s’étaient promptement dissipées, et les trois notables deMontégnac se félicitèrent d’une semblable acquisition.

– Malheureusement, dit monsieur Bonnet, il existe entre laRussie et les pays catholiques que baigne la Méditerranée, unecause d’antagonisme dans le schisme de peu d’importance qui séparela religion grecque de la religion latine, un grand malheur pourl’avenir de l’humanité.

– Chacun prêche pour son saint, dit en souriant madameGraslin&|160;; monsieur Grossetête pense à des milliards perdus,monsieur Clousier au Droit bouleversé, le médecin voit dans laLégislation une question de tempéraments, monsieur le curé voitdans la Religion un obstacle à l’entente de la Russie et de laFrance…

– Ajoutez, madame, dit Gérard, que je vois dans l’enfouissementdes capitaux du petit bourgeois et du paysan, l’ajournement del’exécution des chemins de fer en France.

– Que voudriez-vous donc&|160;? dit-elle.

– Oh&|160;! les admirables Conseillers-d’Etat qui, sousl’Empereur, méditaient les lois, et ce Corps-Législatif, élu parles capacités du pays aussi bien que par les propriétaires, et dontle seul rôle était de s’opposer à des lois mauvaises ou à desguerres de caprice. Aujourd’hui, telle qu’elle est constituée, laChambre des Députés arrivera, vous le verrez, à gouverner, ce quiconstituera l’Anarchie légale.

– Mon Dieu&|160;! s’écria le curé dans un accès de patriotismesacré, comment se fait-il que des esprits aussi éclairés queceux-ci, dit-il en montrant Clousier, Roubaud et Gérard, voient lemal, en indiquent le remède, et ne commencent pas par sel’appliquer à eux-mêmes&|160;? Vous tous, qui représentez lesclasses attaquées, vous reconnaissez la nécessité de l’obéissancepassive des masses dans l’Etat, comme à la guerre chez lessoldats&|160;; vous voulez l’unité du pouvoir, et vous désirezqu’il ne soit jamais mis en question. Ce que l’Angleterre a obtenupar le développement de l’orgueil et de l’intérêt humain, qui sontune croyance, ne peut s’obtenir ici que par les sentiments dus aucatholicisme, et vous n’êtes pas catholiques&|160;! Moi, prêtre, jequitte mon rôle, je raisonne avec des raisonneurs. Commentvoulez-vous que les masses deviennent religieuses et obéissent, sielles voient l’irréligion et l’indiscipline au-dessusd’elles&|160;? Les peuples unis par une foi quelconque auronttoujours bon marché des peuples sans croyance. La loi de l’Intérêtgénéral, qui engendre le Patriotisme, est immédiatement détruitepar la loi de l’Intérêt particulier, qu’elle autorise, et quiengendre l’Egoïsme. Il n’y a de solide et de durable que ce qui estnaturel, et la chose naturelle en politique est la Famille. LaFamille doit être le point de départ de toutes les Institutions. Uneffet universel démontre une cause universelle&|160;; et ce quevous avez signalé de toutes parts vient du Principe social même,qui est sans force parce qu’il a pris le Libre Arbitre pour base,et que le Libre Arbitre est le père de l’Individualisme. Fairedépendre le bonheur de la sécurité, de l’intelligence, de lacapacité de tous, n’est pas aussi sage que de faire dépendre lebonheur de la sécurité, de l’intelligence des institutions et de lacapacité d’un seul. On trouve plus facilement la sagesse chez unhomme que chez toute une nation. Les peuples ont un cœur et n’ontpas d’yeux, ils sentent et ne voient pas. Les gouvernements doiventvoir et ne jamais se déterminer par les sentiments. Il y a donc uneévidente contradiction entre les premiers mouvements des masses etl’action du pouvoir qui doit en déterminer la force et l’unité.Rencontrer un grand prince est un effet du hasard, pour parlervotre langage&|160;; mais se fier à une assemblée quelconque,fût-elle composée d’honnêtes gens, est une folie. La France estfolle en ce moment&|160;! Hélas&|160;! vous en êtes convaincusaussi bien que moi. Si tous les hommes de bonne foi comme vousdonnaient l’exemple autour d’eux, si toutes les mains intelligentesrelevaient les autels de la grande république des âmes, de la seuleEglise qui ait mis l’Humanité dans sa voie, nous pourrions revoiren France les miracles qu’y firent nos pères.

– Que voulez-vous, monsieur le curé, dit Gérard, s’il faut vousparler comme au confessionnal, je regarde la Foi comme un mensongequ’on se fait à soi-même, l’Espérance comme un mensonge qu’on sefait sur l’avenir, et votre Charité, comme une ruse d’enfant qui setient sage pour avoir des confitures.

– On dort cependant bien, monsieur, dit madame Graslin, quandl’Espérance nous berce.

Cette parole arrêta Roubaud qui allait parler, et fut appuyéepar un regard de Grossetête et du curé.

– Est-ce notre faute à nous, dit Clousier, si Jésus-Christ n’apas eu le temps de formuler un gouvernement d’après sa morale,comme l’ont fait Moïse et Confucius, les deux plus grandslégislateurs humains&|160;; car les Juifs et les Chinois existent,les uns malgré leur dispersion sur la terre entière, et les autresmalgré leur isolement, en corps de nation.

– Ah&|160;! vous me donnez bien de l’ouvrage, s’écria naïvementle curé, mais je triompherai, je vous convertirai tous&|160;!… Vousêtes plus près que vous ne le croyez de la Foi. C’est derrière lemensonge que se tapit la vérité, avancez d’un pas etretournez-vous&|160;!

Sur ce cri du curé, la conversation changea.

Le lendemain, avant de partir, monsieur Grossetête promit àVéronique de s’associer à ses plans, dès que leur réalisationserait jugée possible&|160;; madame Graslin et Gérardaccompagnèrent à cheval sa voiture, et ne le quittèrent qu’à lajonction de la route de Montégnac et de celle de Bordeaux à Lyon.L’ingénieur était si impatient de reconnaître le terrain etVéronique si furieuse de le lui montrer, qu’ils avaient tous deuxprojeté cette partie la veille. Après avoir fait leurs adieux aubon vieillard, ils se lancèrent dans la vaste plaine et côtoyèrentle pied de la chaîne des montagnes depuis la rampe qui menait auchâteau jusqu’au pic de la Roche-Vive. L’ingénieur reconnut alorsl’existence du banc continu signalé par Farrabesche, et qui formaitcomme une dernière assise de fondations sous les collines. Ainsi,en dirigeant les eaux de manière à ce qu’elles n’engorgeassent plusle canal indestructible que la Nature avait fait elle-même, et ledébarrassant des terres qui l’avaient comblé, l’irrigation seraitfacilitée par cette longue gouttière, élevée d’environ dix piedsau-dessus de la plaine. La première opération et la seule décisiveétait d’évaluer la quantité d’eau qui s’écoulait par le Gabou, etde s’assurer si les flancs de cette vallée ne la laisseraient paséchapper.

Véronique donna un cheval à Farrabesche, qui devait accompagnerl’ingénieur et lui faire part de ses moindres observations. Aprèsquelques jours d’études, Gérard trouva la base des deux chaînesparallèles assez solide, quoique de composition différente pourretenir les eaux. Pendant le mois de janvier de l’année suivante,qui fut pluvieux, il évalua la quantité d’eau qui passait par leGabou. Cette quantité, jointe à l’eau de trois sources quipouvaient être conduites dans le torrent, produisait une massesuffisante à l’arrosement d’un territoire trois fois plusconsidérable que la plaine de Montégnac. Le barrage du Gabou, lestravaux et les ouvrages nécessaires pour diriger les eaux par lestrois vallons dans la plaine, ne devaient pas coûter plus desoixante mille francs, car l’ingénieur découvrit sur les communauxune masse calcaire qui fournirait de la chaux à bon marché, laforêt était proche, la pierre et le bois ne coûtaient rien etn’exigeaient point de transports. En attendant la saison pendantlaquelle le Gabou serait à sec, seul temps propice à ces travaux,les approvisionnements nécessaires et les préparatifs pouvaient sefaire de manière à ce que cette importante construction s’élevâtrapidement. Mais la préparation de la plaine coûterait au moins,selon Gérard, deux cent mille francs, sans y comprendre nil’ensemencement ni les plantations. La plaine devait être diviséeen compartiments carrés de deux cent cinquante arpents chacun, oùle terrain devait être non pas défriché, mais débarrassé de sesplus gros cailloux. Des terrassiers auraient à creuser un grandnombre de fossés et à les empierrer, afin de ne pas laisser seperdre l’eau, et la faire courir ou monter à volonté. Cetteentreprise voulait les bras actifs et dévoués de travailleursconsciencieux. Le hasard donnait un terrain sans obstacles, uneplaine unie&|160;; les eaux, qui offraient dix pieds de chute,pouvaient être distribuées à souhait&|160;; rien n’empêchaitd’obtenir les plus beaux résultats agricoles en offrant aux yeuxces magnifiques tapis de verdure, l’orgueil et la fortune de laLombardie. Gérard fit venir du pays où il avait exercé sesfonctions un vieux conducteur expérimenté, nommé Fresquin.

Madame Graslin écrivit donc à Grossetête de lui négocier unemprunt de deux cent cinquante mille francs, garanti par sesinscriptions de rentes, qui, abandonnées pendant six ans,suffiraient, d’après le calcul de Gérard, à payer les intérêts etle capital. Cet emprunt fut conclu dans le courant du mois de mars.Les projets de Gérard, aidé par Fresquin son conducteur, furentalors entièrement terminés, ainsi que les nivellements, lessondages, les observations et les devis. La nouvelle de cette vasteentreprise, répandue dans toute la contrée, avait stimulé lapopulation pauvre. L’infatigable Farrabesche, Colorat, Clousier, lemaire de Montégnac, Roubaud, tous ceux qui s’intéressaient au paysou à madame Graslin choisirent des travailleurs ou signalèrent lesindigents qui méritaient d’être occupés. Gérard acheta pour soncompte et pour celui de monsieur Grossetête un millier d’arpents del’autre côté de la route de Montégnac. Fresquin, le conducteur,prit aussi cinq cents arpents, et fit venir à Montégnac sa femme etses enfants.

Dans les premiers jours du mois d’avril 1833, monsieurGrossetête vint voir les terrains achetés par Gérard, mais sonvoyage à Montégnac fut principalement déterminé par l’arrivée deCatherine Curieux que madame Graslin attendait, et venue de Parispar la diligence à Limoges. Il trouva madame Graslin prête à partirpour l’église. Monsieur Bonnet devait dire une messe pour appelerles bénédictions du ciel sur les travaux qui allaient s’ouvrir.Tous les travailleurs, les femmes, les enfants y assistaient.

– Voici votre protégée, dit le vieillard en présentant àVéronique une femme d’environ trente ans, souffrante et faible.

– Vous êtes Catherine Curieux&|160;? lui dit madame Graslin.

– Oui, madame.

Véronique regarda Catherine pendant un moment. Assez grande,bien faite et blanche, cette fille avait des traits d’une excessivedouceur et que ne démentait pas la belle nuance grise de ses yeux.Le tour du visage, la coupe du front offraient une noblesse à lafois auguste et simple qui se rencontre parfois dans la campagnechez les très-jeunes filles, espèce de fleur de beauté que lestravaux des champs, les soins continus du ménage, le hâle, lemanque de soins enlèvent avec une effrayante rapidité. Son attitudeannonçait cette aisance dans les mouvements qui caractérise lesfilles de la campagne, et à laquelle les habitudes involontairementprises à Paris avaient encore donné de la grâce. Restée dans laCorrèze, certes Catherine eût été déjà ridée, flétrie, ses couleursautrefois vives seraient devenues fortes&|160;; mais Paris, en lapâlissant, lui avait conservé sa beauté&|160;; la maladie, lesfatigues, les chagrins l’avaient douée des dons mystérieux de lamélancolie, de cette pensée intime qui manque aux pauvrescampagnards habitués à une vie presque animale. Sa toilette, pleinede ce goût parisien que toutes les femmes, même les moinscoquettes, contractent si promptement, la distinguait encore despaysannes. Dans l’ignorance où elle était de son sort, et incapablede juger madame Graslin, elle se montrait assez honteuse.

– Aimez-vous toujours Farrabesche&|160;? lui demanda Véronique,que Grossetête avait laissée seule un instant.

– Oui, madame, répondit-elle en rougissant.

– Pourquoi, si vous lui avez envoyé mille francs pendant letemps qu’a duré sa peine, n’êtes-vous pas venue le retrouver à sasortie&|160;? Y a-t-il chez vous une répugnance pour lui&|160;?parlez-moi comme à votre mère. Aviez-vous peur qu’il ne se fût toutà fait vicié, qu’il ne voulût plus de vous&|160;?

– Non, madame&|160;; mais je ne savais ni lire ni écrire, jeservais une vieille dame très-exigeante, elle est tombée malade, onla veillait, j’ai dû la garder. Tout en calculant que le moment dela libération de Jacques approchait, je ne pouvais quitter Parisqu’après la mort de cette dame, qui ne m’a rien laissé, malgré mondévouement à ses intérêts et à sa personne. Avant de revenir, j’aivoulu me guérir d’une maladie causée par les veilles et par le malque je me suis donné. Après avoir mangé mes économies, j’ai dû merésoudre à entrer à l’hôpital Saint-Louis, d’où je sors guérie.

– Bien, mon enfant, dit madame Graslin émue de cette explicationsi simple. Mais dites-moi maintenant pourquoi vous avez abandonnévos parents brusquement, pourquoi vous avez laissé votre enfant,pourquoi vous n’avez pas donné de vos nouvelles, ou faitécrire…

Pour toute réponse, Catherine pleura.

– Madame, dit-elle rassurée par un serrement de main deVéronique, je ne sais si j’ai eu tort, mais il a été au-dessus demes forces de rester dans le pays. Je n’ai pas douté de moi, maisdes autres, j’ai eu peur des bavardages, des caquets. Tant queJacques courait ici des dangers, je lui étais nécessaire, mais luiparti, je me suis sentie sans force : être fille avec un enfant, etpas de mari&|160;! La plus mauvaise créature aurait valu mieux quemoi. Je ne sais pas ce que je serais devenue si j’avais entendudire le moindre mot sur Benjamin ou sur son père. Je me serais faitpérir moi-même, je serais devenue folle. Mon père ou ma mère, dansun moment de colère, pouvaient me faire un reproche. Je suis tropvive pour supporter une querelle ou une injure, moi qui suisdouce&|160;! J’ai été bien punie puisque je n’ai pu voir monenfant, moi qui n’ai pas été un seul jour sans penser à lui&|160;!J’ai voulu être oubliée, et, je l’ai été. Personne n’a pensé à moi.On m’a crue morte, et cependant j’ai bien des fois voulu toutquitter pour venir passer un jour ici, voir mon petit.

– Votre petit, tenez, mon enfant, voyez-le&|160;!

Catherine aperçut Benjamin et fut prise comme d’un frisson defièvre.

– Benjamin, dit madame Graslin, viens embrasser ta mère.

– Ma mère&|160;? s’écria Benjamin surpris. Il sauta au cou deCatherine, qui le serra sur elle avec une force sauvage. Maisl’enfant lui échappa et se sauva en criant : – Je vais le quérir.

Madame Graslin, obligée d’asseoir Catherine qui défaillait,aperçut alors monsieur Bonnet, et ne put s’empêcher de rougir enrecevant de son confesseur un regard perçant qui lisait dans soncœur.

J’espère, monsieur le curé, lui dit-elle en tremblant, que vousferez promptement le mariage de Catherine et de Farrabesche. Nereconnaissez-vous pas monsieur Bonnet, mon enfant&|160;? il vousdira que Farrabesche, depuis son retour, s’est conduit en honnêtehomme, il a l’estime de tout le pays, et s’il est au monde unendroit où vous puissiez vivre heureux et considérés, c’est àMontégnac. Vous y ferez, Dieu aidant, votre fortune, car vous serezmes fermiers. Farrabesche est redevenu citoyen.

– Tout cela est vrai, mon enfant, dit le curé.

En ce moment, Farrabesche arriva traîné par son fils&|160;; ilresta pâle et sans parole en présence de Catherine et de madameGraslin. Il devinait combien la bienfaisance de l’une avait étéactive et tout ce que l’autre avait dû souffrir pour n’être pasvenue. Véronique emmena le curé, qui, de son côté, voulaitl’emmener. Dès qu’ils se trouvèrent assez loin pour n’être pasentendus, monsieur Bonnet regarda fixement sa pénitente et la vitrougissant, elle baissa les yeux comme une coupable.

– Vous dégradez le bien, lui dit-il sévèrement.

– Et comment&|160;? répondit-elle en relevant la tête.

– Faire le bien, reprit monsieur Bonnet, est une passion aussisupérieure à l’amour, que l’humanité, madame, est supérieure à lacréature. Or, tout ceci ne s’accomplit pas par la seule force etavec la naïveté de la vertu. Vous retombez de toute la grandeur del’humanité au culte d’une seule créature&|160;! Votre bienfaisanceenvers Farrabesche et Catherine comporte des souvenirs et desarrière-pensées qui en ôtent le mérite aux yeux de Dieu. Arrachezvous-même de votre cœur les restes du javelot qu’y a plantél’esprit du Mal. Ne dépouillez pas ainsi vos actions de leurvaleur. Arriverez-vous donc enfin à cette sainte ignorance du bienque vous faites, et qui est la grâce suprême des actionshumaines&|160;?

Madame Graslin s’était retournée afin d’essuyer ses yeux, dontles larmes disaient au curé que sa parole attaquait quelque endroitsaignant du cœur où son doigt fouillait une plaie mal fermée.Farrabesche, Catherine et Benjamin vinrent pour remercier leurbienfaitrice&|160;; mais elle leur fit signe de s’éloigner, et dela laisser avec monsieur Bonnet.

– Voyez comme je les chagrine, lui dit-elle en les lui montrantattristés, et le curé, dont l’âme était tendre, leur fit alorssigne de revenir. – Soyez, leur dit-elle, complétementheureux&|160;; voici l’ordonnance qui vous rend tous vos droits decitoyen et vous exempte des formalités qui vous humiliaient,ajouta-t-elle en tendant à Farrabesche un papier qu’elle gardait àsa main.

Farrabesche baisa respectueusement la main de Véronique et laregarda d’un oeil à la fois tendre et soumis, calme et dévoué querien ne devait altérer, comme celui du chien fidèle pour sonmaître.

– Si Jacques a souffert, madame, dit Catherine, dont les beauxyeux souriaient, j’espère pouvoir lui rendre autant de bonheurqu’il a eu de peine&|160;; car, quoi qu’il ait fait, il n’est pasméchant.

Madame Graslin détourna la tête, elle paraissait brisée parl’aspect de cette famille alors heureuse, et monsieur Bonnet laquitta pour aller à l’église, où elle se traîna sur le bras demonsieur Grossetête.

Après le déjeuner, tous allèrent assister à l’ouverture destravaux, que vinrent voir aussi tous les vieux de Montégnac. De larampe sur laquelle montait l’avenue du château, monsieur Grossetêteet monsieur Bonnet, entre lesquels était Véronique, purentapercevoir la disposition des quatre premiers chemins que l’onouvrit, et qui servirent de dépôt aux pierres ramassées. Cinqterrassiers rejetaient les bonnes terres au bord des champs, endéblayant un espace de dix-huit pieds, la largeur de chaque chemin.De chaque côté, quatre hommes, occupés à creuser le fossé, enmettaient aussi la bonne terre sur le champ en forme de berge.Derrière eux, à mesure que cette berge avançait, deux hommes ypratiquaient des trous et y plantaient des arbres. Dans chaquepièce, trente indigents valides, vingt femmes et quarante filles ouenfants, en tout quatre-vingt-dix personnes, ramassaient lespierres que des ouvriers métraient le long des berges afin deconstater la quantité produite par chaque groupe. Ainsi tous lestravaux marchaient de front et allaient rapidement, avec desouvriers choisis et pleins d’ardeur. Grossetête promit à madameGraslin de lui envoyer des arbres et d’en demander pour elle à sesamis. Evidemment, les pépinières du château ne suffiraient pas à desi nombreuses plantations. Vers la fin de la journée qui devait seterminer par un grand dîner au château, Farrabesche pria madameGraslin de lui accorder un moment d’audience.

– Madame, lui dit-il en se présentant avec Catherine, vous avezeu la bonté de me promettre la ferme du château. En m’accordant unepareille faveur, votre intention est de me donner une occasion defortune&|160;; mais Catherine a sur notre avenir des idées que jeviens vous soumettre. Si je fais fortune, il y aura des jaloux, unmot est bientôt dit, je puis avoir des désagréments, je lescraindrais, et d’ailleurs Catherine serait toujours inquiète&|160;;enfin le voisinage du monde ne nous convient pas. Je viens doncvous demander simplement de nous donner à ferme les terres situéesau débouché du Gabou sur les communaux, avec une petite partie debois au revers de la Roche-Vive. Vous aurez là, vers juillet,beaucoup d’ouvriers, il sera donc alors facile de bâtir une fermedans une situation favorable, sur une éminence. Nous y seronsheureux. Je ferai venir Guépin. Mon pauvre libéré travaillera commeun cheval, je le marierai peut-être. Mon garçon n’est pas unfainéant, personne ne viendra nous regarder dans le blanc des yeux,nous coloniserons ce coin de terre, et je mettrai mon ambition àvous y faire une fameuse ferme. D’ailleurs, j’ai à vous proposerpour fermier de votre grande ferme un cousin de Catherine qui a dela fortune, et qui sera plus capable que moi de conduire unemachine aussi considérable que cette ferme-là. S’il plaît à Dieuque votre entreprise réussisse, vous aurez dans cinq ans d’icientre cinq à six mille bêtes à cornes ou chevaux sur la plainequ’on défriche, et il faudra certes une forte tête pour s’yreconnaître.

Madame Graslin accorda la demande de Farrabesche en rendantjustice au bon sens qui la lui dictait.

Depuis l’ouverture des travaux de la plaine, la vie de madameGraslin prit la régularité d’une vie de campagne. Le matin, elleallait entendre la messe, elle prenait soin de son fils, qu’elleidolâtrait, et venait voir ses travailleurs. Après son dîner, ellerecevait ses amis de Montégnac dans son petit salon, situé aupremier étage du pavillon de l’horloge. Elle apprit à Roubaud, àClousier et au curé le whist, que savait Gérard. Après la partie,vers neuf heures, chacun rentrait chez soi. Cette vie douce eutpour seuls événements le succès de chaque partie de la grandeentreprise. Au mois de juin, le torrent du Gabou étant à sec,monsieur Gérard s’installa dans la maison du garde. Farrabescheavait déjà fait bâtir sa ferme du Gabou. Cinquante maçons, revenusde Paris, réunirent les deux montagnes par une muraille de vingtpieds d’épaisseur, fondée à douze pieds de profondeur sur un massifen béton. La muraille, d’environ soixante pieds d’élévation, allaiten diminuant, elle n’avait plus que dix pieds à son couronnement.Gérard y adossa, du côté de la vallée, un talus en béton, de douzepieds à sa base. Du côté des communaux, un talus semblablerecouvert de quelques pieds de terre végétale appuya ce formidableouvrage, que les eaux ne pouvaient renverser. L’ingénieur ménagea,en cas de pluies trop abondantes, un déversoir à une hauteurconvenable. La maçonnerie fut poussée dans chaque montagne jusqu’autuf ou jusqu’au granit, afin que l’eau ne trouvât aucune issue parles côtés. Ce barrage fut terminé vers le milieu du mois d’août. Enmême temps, Gérard prépara trois canaux dans les trois principauxvallons, et aucun de ces ouvrages n’atteignit au chiffre de sesdevis. Ainsi la ferme du château put être achevée. Les travauxd’irrigation dans la plaine conduits par Fresquin correspondaientau canal tracé par la nature au bas de la chaîne des montagnes ducôté de la plaine, et d’où partirent les rigoles d’arrosement. Desvannes furent adaptées aux fossés que l’abondance des caillouxavait permis d’empierrer, afin de tenir dans la plaine les eaux àdes niveaux convenables.

Tous les dimanches après la messe, Véronique, l’ingénieur, lecuré, le médecin, le maire descendaient par le parc et allaient yvoir le mouvement des eaux. L’hiver de 1833 à 1834 futtrès-pluvieux. L’eau des trois sources qui avaient été dirigéesvers le torrent et l’eau des pluies convertirent la vallée du Gabouen trois étangs, étagés avec prévoyance afin de créer une réservepour les grandes sécheresses. Aux endroits où la vallées’élargissait, Gérard avait profité de quelques monticules pour enfaire des îles qui furent plantées en arbres variés. Cette vasteopération changea complétement le paysage&|160;; mais il fallaitcinq ou six années pour qu’il eût sa vraie physionomie.  » – Le paysétait tout nu, disait Farrabesche, et Madame vient de l’habiller. »

Depuis ces grands changements, Véronique fut appelée madame danstoute la contrée. Quand les pluies cessèrent, au mois de juin 1834,on essaya les irrigations dans la partie de prairies ensemencées,dont la jeune verdure ainsi nourrie offrit les qualités supérieuresdes marciti de l’Italie et des prairies suisses. Le systèmed’arrosement, modelé sur celui des fermes de la Lombardie,mouillait également le terrain, dont la surface était unie comme untapis. Le nitre des neiges, en dissolution dans ces eaux, contribuasans doute beaucoup à la qualité de l’herbe. L’ingénieur espératrouver dans les produits quelque analogie avec ceux de la Suisse,pour qui cette substance est, comme on le sait, une sourceintarissable de richesses. Les plantations sur les bords deschemins, suffisamment humectées par l’eau qu’on laissa dans lesfossés, firent de rapides progrès. Aussi, en 1838, cinq ans aprèsl’entreprise de madame Graslin à Montégnac, la plaine inculte,jugée infertile par vingt générations, était-elle verte, productiveet entièrement plantée. Gérard y avait bâti cinq fermes de millearpents chacune, sans compter le grand établissement du château. Laferme de Gérard, celle de Grossetête et celle de Fresquin, quirecevaient le trop-plein des eaux des domaines de madame Graslin,furent élevées sur le même plan et régies par les mêmes méthodes.Gérard se construisit un charmant pavillon dans sa propriété. Quandtout fut terminé, les habitants de Montégnac, sur la proposition dumaire enchanté de donner sa démission, nommèrent Gérard maire de lacommune.

En 1840, le départ du premier troupeau de bœufs envoyés parMontégnac sur les marchés de Paris, fut l’objet d’une fêtechampêtre. Les fermes de la plaine élevaient de gros bétail et deschevaux, car on avait généralement trouvé, par le nettoyage duterrain, sept pouces de terre végétale que la dépouille annuelledes arbres, les engrais apportés par le pacage des bestiaux, etsurtout l’eau de neige contenue dans le bassin du Gabou, devaientenrichir constamment. Cette année, madame Graslin jugea nécessairede donner un précepteur à son fils, qui avait onze ans&|160;; ellene voulait pas s’en séparer, et voulait néanmoins en faire un hommeinstruit. Monsieur Bonnet écrivit au séminaire. Madame Graslin, deson côté, dit quelques mots de son désir et de ses embarras àmonseigneur Dutheil, nommé récemment archevêque. Ce fut une grandeet sérieuse affaire que le choix d’un homme qui devait vivrependant au moins neuf ans au château. Gérard s’était déjà offert àmontrer les mathématiques à son ami Francis&|160;; mais il étaitimpossible de remplacer un précepteur, et ce choix à faireépouvantait d’autant plus madame Graslin, qu’elle sentait chancelersa santé. Plus les prospérités de son cher Montégnac croissaient,plus elle redoublait les austérités secrètes de sa vie. MonseigneurDutheil, avec qui elle correspondait toujours, lui trouva l’hommequ’elle souhaitait. Il envoya de son diocèse un jeune professeur devingt-cinq ans, nommé Ruffin, un esprit qui avait pour vocationl’enseignement particulier&|160;; ses connaissances étaientvastes&|160;; il avait une âme d’une excessive sensibilité quin’excluait pas la sévérité nécessaire à qui veut conduire unenfant&|160;; chez lui, la piété ne nuisait en rien à lascience&|160;; enfin il était patient et d’un extérieur agréable. « C’est un vrai cadeau que je vous fais, ma chère fille, écrivit leprélat&|160;; ce jeune homme est digne de faire l’éducation d’unprince&|160;; aussi compté-je que vous saurez lui assurer un sort,car il sera le père spirituel de votre fils.  »

Monsieur Ruffin plut si fort aux fidèles amis de madame Graslin,que son arrivée ne dérangea rien aux différentes intimités qui segroupaient autour de cette idole dont les heures et les momentsétaient pris par chacun avec une sorte de jalousie.

L’année 1843 vit la prospérité de Montégnac s’accroître au delàde toutes les espérances. La ferme du Gabou rivalisait avec lesfermes de la plaine, et celle du château donnait l’exemple detoutes les améliorations. Les cinq autres fermes, dont le loyerprogressif devait atteindre la somme de trente mille francs pourchacune à la douzième année du bail, donnaient alors en toutsoixante mille francs de revenu. Les fermiers, qui commençaient àrecueillir le fruit de leurs sacrifices et de ceux de madameGraslin, pouvaient alors amender les prairies de la plaine, oùvenaient des herbes de première qualité qui ne craignaient jamaisla sécheresse. La ferme du Gabou paya joyeusement un premierfermage de quatre mille francs. Pendant cette année, un homme deMontégnac établit une diligence allant du chef-lieud’arrondissement à Limoges. et qui partait tous les jours et deLimoges, et du chef-lieu. Le neveu de monsieur Clousier vendit songreffe et obtint la création d’une étude de notaire en sa faveur.L’administration nomma Fresquin percepteur du canton. Le nouveaunotaire se bâtit une jolie maison dans le Haut-Montégnac, plantades mûriers dans les terrains qui en dépendaient, et fut l’adjointde Gérard. L’ingénieur, enhardi par tant de succès, conçut unprojet de nature à rendre colossale la fortune de madame Graslin,qui rentra cette année dans la possession des rentes engagées poursolder son emprunt. Il voulait canaliser la petite rivière, en yjetant les eaux surabondantes du Gabou. Ce canal, qui devait allergagner la Vienne, permettrait d’exploiter les vingt mille arpentsde l’immense forêt de Montégnac, admirablement entretenue parColorat, et qui, faute de moyens de transport, ne donnait aucunrevenu. On pouvait couper mille arpents par année en aménageant àvingt ans, et diriger ainsi sur Limoges de précieux bois deconstruction. Tel était le projet de Graslin, qui jadis avait peuécouté les plans du curé relativement à la plaine, et s’étaitbeaucoup plus préoccupé de la canalisation de la petiterivière.

Chapitre 5Véronique au tombeau

Au commencement de l’année suivante, malgré la contenance demadame Graslin, ses amis aperçurent en elle les symptômesavant-coureurs d’une mort prochaine. A toutes les observations deRoubaud, aux questions les plus ingénieuses des plus clairvoyants,Véronique faisait la même réponse :  » Elle se portait à merveille. » Mais au printemps, elle alla visiter ses forêts, ses fermes, sesbelles prairies en manifestant une joie enfantine qui dénotait enelle de tristes prévisions.

En se voyant forcé d’élever un petit mur en béton depuis lebarrage du Gabou jusqu’au parc de Montégnac, le long et au bas dela colline dite de la Corrèze, Gérard avait eu l’idée d’enfermer laforêt de Montégnac et de la réunir au parc. Madame Graslin affectatrente mille francs par an à cet ouvrage, qui exigeait au moinssept années, mais qui soustrairait cette belle forêt aux droitsqu’exerce l’Administration sur les bois non clos des particuliers.Les trois étangs de la vallée du Gabou devaient alors se trouverdans le parc. Chacun de ces étangs, orgueilleusement appelés deslacs, avait son île. Cette année, Gérard avait préparé, d’accordavec Grossetête. une surprise à madame Graslin pour le jour de sanaissance. Il avait bâti dans la plus grande de ces îles, laseconde, une petite chartreuse assez rustique au dehors et d’uneparfaite élégance au dedans. L’ancien banquier trempa dans cetteconspiration, à laquelle coopérèrent Farrabesche, Fresquin, leneveu de Clousier et la plupart des riches de Montégnac. Grossetêteenvoya un joli mobilier pour la chartreuse. Le clocher, copié surcelui de Vévay, faisait un charmant effet dans le paysage. Sixcanots, deux pour chaque étang, avaient été construits, peints etgréés en secret pendant l’hiver par Farrabesche et Guépin, aidés ducharpentier de Montégnac. A la mi-mai donc, après le déjeuner quemadame Graslin offrait à ses amis, elle fut emmenée par eux àtravers le parc, supérieurement dessiné par Gérard qui depuis cinqans le soignait en architecte et en naturaliste, vers la jolieprairie de la vallée du Gabou, où, sur la rive du premier lac,flottaient les deux canots. Cette prairie, arrosée par quelquesruisseaux clairs, avait été prise au bas du bel amphithéâtre oùcommence la vallée du Gabou. Les bois défrichés avec art et demanière à produire les plus élégantes masses ou des découpurescharmantes à l’oeil, embrassaient cette prairie en y donnant un airde solitude doux à l’âme. Gérard avait scrupuleusement rebâti surune éminence ce chalet de la vallée de Sion qui se trouve sur laroute de Brigg et que tous les voyageurs admirent. On devait yloger les vaches et la laiterie du château. De la galerie, onapercevait le paysage créé par l’ingénieur, et que ses lacsrendaient digne des plus jolis sites de la Suisse. Le jour étaitsuperbe. Au ciel bleu, pas un nuage ; à terre, mille accidentsgracieux comme il s’en forme dans ce beau mois de mai. Les arbresplantés depuis dix ans sur les bords : saules pleureurs, saulesmarceau, des aulnes, des frênes, des blancs de Hollande, despeupliers d’Italie et de Virginie, des épines blanches et roses,des acacias, des bouleaux, tous sujets d’élite, disposés tous commele voulait et le terrain et leur physionomie, retenaient dans leursfeuillages quelques vapeurs nées sur les eaux et qui ressemblaientà de légères fumées. La nappe d’eau, claire comme un miroir etcalme comme le ciel, réfléchissait les hautes masses vertes de laforêt, dont les cimes nettement dessinées dans la limpideatmosphère, contrastaient avec les bocages d’en bas, enveloppés deleurs jolis voiles. Les lacs, séparés par de fortes chaussées,montraient trois miroirs à reflets différents, dont les eauxs’écoulaient de l’un dans l’autre par de mélodieuses cascades. Ceschaussées formaient des chemins pour aller d’un bord à l’autre sansavoir à tourner la vallée. On apercevait du chalet, par uneéchappée, le steppe ingrat des communaux crayeux et infertiles qui,vu du dernier balcon, ressemblait à la pleine mer, et quicontrastait avec la fraîche nature du lac et de ses bords. QuandVéronique vit la joie de ses amis qui lui tendaient la main pour lafaire monter dans la plus grande des embarcations, elle eut deslarmes dans les yeux, et laissa nager en silence jusqu’au moment oùelle aborda la première chaussée. En y montant pour s’embarquer surla seconde flotte, elle aperçut alors la Chartreuse et Grossetêteassis sur un banc avec toute sa famille.

– Ils veulent donc me faire regretter la vie ? dit-elle aucuré.

– Nous voulons vous empêcher de mourir, répondit Clousier.

– On ne rend pas la vie aux morts, répliqua-t-elle.

Monsieur Bonnet jeta sur sa pénitente un regard sévère qui lafit rentrer en elle-même.

– Laissez-moi seulement prendre soin de votre santé, lui demandaRoubaud d’une voix douce et suppliante, je suis certain deconserver à ce canton sa gloire vivante, et à tous nos amis le liende leur vie commune.

Véronique baissa la tête et Gérard nagea lentement vers l’île,au milieu de ce lac, le plus large des trois et où le bruit deseaux du premier, alors trop plein, retentissait au loin en donnantune voix à ce délicieux paysage.

– Vous avez bien raison de me faire faire mes adieux à cetteravissante création, dit-elle en voyant la beauté des arbres toussi feuillus qu’ils cachaient les deux rives.

La seule désapprobation que ses amis se permirent fut un mornesilence, et Véronique, sur un nouveau regard de monsieur Bonnet,sauta légèrement à terre en prenant un air gai qu’elle ne quittaplus. Redevenue châtelaine, elle fut charmante, et la familleGrossetête reconnut en elle la belle madame Graslin des anciensjours.  » – Assurément, elle pouvait vivre encore !  » lui ditsa mère à l’oreille. Dans ce beau jour de fête, au milieu de cettesublime création opérée avec les seules ressources de la nature,rien ne semblait devoir blesser Véronique, et cependant elle yreçut son coup de grâce. On devait revenir sur les neuf heures parles prairies, dont les chemins, tous aussi beaux que des routesanglaises ou italiennes, faisaient l’orgueil de l’ingénieur.L’abondance du caillou, mis de côté par masses lors du nettoyage dela plaine, permettait de si bien les entretenir, que depuis cinqans, elles s’étaient en quelque sorte macadamisées. Les voituresstationnaient au débouché du dernier vallon du côté de la plaine,presque au bas de la Roche-Vive. Les attelages, tous composés dechevaux élevés à Montégnac, étaient les premiers élèvessusceptibles d’être vendus, le directeur du haras en avait faitdresser une dizaine pour les écuries du château, et leur essaifaisait partie du programme de la fête. A la calèche de madameGraslin, un présent de Grossetête, piaffaient les quatre plus beauxchevaux harnachés avec simplicité. Après le dîner, la joyeusecompagnie alla prendre le café dans un petit kiosque en bois, copiésur l’un de ceux du Bosphore et situé à la pointe de l’île d’où lavue plongeait sur le dernier étang. La maison de Colorat, car legarde, incapable de remplir des fonctions aussi difficiles quecelles de garde-général de Montégnac, avait eu la succession deFarrabesche, et l’ancienne maison restaurée formait une desfabriques de ce paysage, terminé par le grand barrage du Gabou quiarrêtait délicieusement les regards sur une masse de végétationriche et vigoureuse.

De là, madame Graslin crut voir son fils Francis aux environs dela pépinière due à Farrabesche ; elle le chercha du regard, nele trouva pas, et monsieur Ruffin le lui montra jouant en effet, lelong des bords, avec les enfants des petites-filles de Grossetête.Véronique craignit quelque accident. Sans écouter personne, elledescendit le kiosque, sauta dans une des chaloupes, se fitdébarquer sur la chaussée et courut chercher son fils. Ce petitincident fut cause du départ. Le vénérable trisaïeul Grossetêteproposa le premier d’aller se promener dans le beau sentier quilongeait les deux derniers lacs en suivant les caprices de ce solmontagneux.

Madame Graslin aperçut de loin Francis dans les bras d’une femmeen deuil. A en juger par la forme du chapeau, par la coupe desvêtements, cette femme devait être une étrangère. Véroniqueeffrayée appela son fils, qui revint.

– Qui est cette femme ? demanda-t-elle aux enfants, etpourquoi Francis vous a-t-il quittés ?

– Cette dame l’a appelé par son nom, dit une petite fille.

En ce moment, la Sauviat et Gérard, qui avaient devancé toute lacompagnie, arrivèrent.

– Qui est cette femme, mon cher enfant ? dit madame Graslinà Francis.

– Je ne la connais pas, dit l’enfant, mais il n’y a que toi etma grand’mère qui m’embrassiez ainsi. Elle a pleuré, dit-il àl’oreille de sa mère.

– Voulez-vous que je coure après elle ? dit Gérard.

– Non, lui répondit madame Graslin avec une brusquerie quin’était pas dans ses habitudes.

Par une délicatesse qui fut appréciée de Véronique, Gérardemmena les enfants, et alla au-devant de tout le monde en laissantla Sauviat, madame Graslin et Francis seuls.

– Que t’a-t-elle dit ? demanda la Sauviat à sonpetit-fils.

– Je ne sais pas, elle ne me parlait pas français.

– Tu n’as rien entendu ? dit Véronique.

– Ah ! elle a dit à plusieurs reprises, et voilà pourquoij’ai pu le retenir : dear brother !

Véronique prit le bras de sa mère, et garda son fils à lamain ; mais elle fit à peine quelques pas, ses forcesl’abandonnèrent.

– Qu’a-t-elle ? qu’est-il arrivé ? demanda-t-on à laSauviat.

– Oh ! ma fille est en danger, dit d’une voix gutturale etprofonde la vieille Auvergnate.

Il fallut porter madame Graslin dans sa voiture ; ellevoulut qu’Aline y montât avec Francis et désigna Gérard pourl’accompagner.

– Vous êtes allé, je crois, en Angleterre ? lui dit-ellequand elle eut recouvré ses esprits, et vous savez l’anglais. Quesignifient ces mots : dear brother ?

– Qui ne le sait ? s’écria Gérard. Ça veut dire : cherfrère !

Véronique échangea avec Aline et avec la Sauviat un regard quiles fit frémir ; mais elles continrent leurs émotions. Lescris de joie de tous ceux qui assistaient au départ des voitures,les pompes du soleil couchant dans les prairies, la parfaite alluredes chevaux, les rires de ses amis qui suivaient, le galop quefaisaient prendre à leurs montures ceux qui l’accompagnaient àcheval, rien ne tira madame Graslin de sa torpeur ; sa mèrefit alors hâter le cocher, et leur voiture arriva la première auchâteau. Quand la compagnie y fut réunie, on apprit que Véroniques’était renfermée chez elle et ne voulait voir personne.

– Je crains, dit Gérard à ses amis, que madame Graslin n’aitreçu quelque coup mortel…

– Où ? comment ? lui demanda-t-on.

– Au cœur, répondit Gérard.

Le surlendemain, Roubaud partit pour Paris ; il avaittrouvé madame Graslin si grièvement atteinte, que, pour l’arracherà la mort, il allait réclamer les lumières et le secours dumeilleur médecin de Paris. Mais Véronique n’avait reçu Roubaud quepour mettre un terme aux importunités de sa mère et d’Aline, qui lasuppliaient de se soigner : elle se sentit frappée à mort. Ellerefusa de voir monsieur Bonnet, en lui faisant répondre qu’iln’était pas temps encore. Quoique tous ses amis, venus de Limogespour sa fête, voulussent rester près d’elle, elle les pria del’excuser si elle ne remplissait pas les devoirs del’hospitalité ; mais elle désirait rester dans la plusprofonde solitude. Après le brusque départ de Roubaud, les hôtes duchâteau de Montégnac retournèrent alors à Limoges, moinsdésappointés que désespérés, car tous ceux que Grossetête avaitamenés adoraient Véronique. On se perdit en conjectures surl’événement qui avait pu causer ce mystérieux désastre.

Un soir, deux jours après le départ de la nombreuse famille desGrossetête, Aline introduisit Catherine dans l’appartement demadame Graslin. La Farrabesche resta clouée à l’aspect duchangement qui s’était si subitement opéré chez sa maîtresse, à quielle voyait un visage presque décomposé.

– Mon Dieu ! madame, s’écria-t-elle, quel mal a fait cettepauvre fille ! Si nous avions pu le prévoir, Farrabesche etmoi nous ne l’aurions jamais reçue ; elle vient d’apprendreque madame est malade, et m’envoie dire à madame Sauviat qu’elledésire lui parler.

– Ici ! s’écria Véronique. Enfin où est-elle ?

– Mon mari l’a conduite au chalet.

– C’est bien, répondit madame Graslin, laissez-nous, et dites àFarrabesche de se retirer. Annoncez à cette dame que ma mère ira lavoir, et qu’elle attende.

Quand la nuit fut venue, Véronique, appuyée sur sa mère, cheminalentement à travers le parc jusqu’au chalet. La lune brillait detout son éclat, l’air était doux, et les deux femmes, visiblementémues, recevaient en quelque sorte des encouragements de la nature.La Sauviat s’arrêtait de moments en moments, et faisait reposer safille, dont les souffrances furent si poignantes, que Véronique neput atteindre que vers minuit au sentier qui descendait des boisdans la prairie en pente, où brillait le toit argenté du chalet. Lalueur de la lune donnait à la surface des eaux calmes la couleurdes perles. Les bruits menus de la nuit, si retentissants dans lesilence, formaient une harmonie suave. Véronique se posa sur lebanc du chalet, au milieu du beau spectacle de cette nuit étoilée.Le murmure de deux voix, et le bruit produit sur le sable par lespas de deux personnes encore éloignées, furent apportés par l’eau,qui, dans le silence, traduit les sons aussi fidèlement qu’ellereflète les objets dans le calme. Véronique reconnut à sa douceurexquise l’organe du curé, le frôlement de la soutane, et le crid’une étoffe de soie qui devait être une robe de femme.

– Entrons, dit-elle à sa mère.

La Sauviat et Véronique s’assirent sur une crèche dans la sallebasse destinée à être une étable.

– Mon enfant, disait le curé, je ne vous blâme point, vous êtesexcusable, mais vous pouvez être la cause d’un malheur irréparable,car elle est l’âme de ce pays.

– Oh ! monsieur, je m’en irai dès ce soir, réponditl’étrangère ; mais je puis vous le dire, quitter encore unefois mon pays, ce sera mourir. Si j’étais restée une journée deplus dans cet horrible New-York et aux Etats-Unis, où il n’y a niespérance, ni foi, ni charité, je serais morte sans avoir étémalade. L’air que je respirais me faisait mal dans la poitrine, lesaliments ne m’y nourrissaient plus, je mourais en paraissant pleinede vie et de santé. Ma souffrance a cessé dès que j’ai eu le piedsur le vaisseau : j’ai cru être en France. Oh ! monsieur, j’aivu périr de chagrin ma mère et une de mes belles-sœurs. Enfin, mongrand-père Tascheron et ma grand-mère sont morts, morts, mon chermonsieur Bonnet, malgré les prospérités inouïes de Tascheronville.Oui, mon père a fondé un village dans l’Etat de l’Ohio. Ce villageest devenu presque une ville, et le tiers des terres qui endépendent sont cultivées par notre famille, que Dieu a constammentprotégée : nos cultures ont réussi, nos produits sont magnifiques,et nous sommes riches. Aussi avons-nous pu bâtir une églisecatholique, la ville est catholique, nous n’y souffrons pointd’autres cultes, et nous espérons convertir par notre exemple lesmille sectes qui nous entourent. La vraie religion est en minoritédans ce triste pays d’argent et d’intérêts où l’âme a froid.Néanmoins, j’y retournerai mourir plutôt que de faire le moindretort et causer la plus légère peine à la mère de notre cherFrancis. Seulement, monsieur Bonnet, conduisez-moi pendant cettenuit au presbytère, et que je puisse prier sur sa tombe, qui m’aseule attirée ici ; car à mesure que je me rapprochais del’endroit où il est, je me sentais toute autre. Non, je ne croyaispas être si heureuse ici !…

– Eh ! bien, dit le curé, partons, venez. Si quelque jourvous pouviez revenir sans inconvénients, je vous écrirai,Denise ; mais peut-être cette visite à votre pays vouspermettra-t-elle de demeurer là-bas sans souffrir…

– Quitter ce pays, qui maintenant est si beau ! Voyez doncce que madame Graslin a fait du Gabou ? dit-elle en montrantle lac éclairé par la lune. Enfin, tous ces domaines seront à notrecher Francis !

– Vous ne partirez pas, Denise, dit madame Graslin en semontrant à la porte de l’étable.

La sœur de Jean-François Tascheron joignit les mains à l’aspectdu spectre qui lui parlait. En ce moment, la pâle Véronique,éclairée par la lune, eut l’air d’une ombre en se dessinant sur lesténèbres de la porte ouverte de l’étable. Ses yeux brillaient commedeux étoiles.

– Non, ma fille, vous ne quitterez pas le pays que vous êtesvenue revoir de si loin, et vous y serez heureuse ; ou Dieurefuserait de seconder mes œuvres, et c’est lui qui sans doute vousenvoie !

Elle prit par la main Denise étonnée, et l’emmena par un sentiervers l’autre rive du lac, en laissant sa mère et le curé quis’assirent sur le banc.

– Laissons-lui faire ce qu’elle veut, dit la Sauviat.

Quelques instants après, Véronique revint seule, et futreconduite au château par sa mère et par le curé. Sans doute elleavait conçu quelque projet qui voulait le mystère, car personnedans le pays ne vit Denise et n’entendit parler d’elle. Enreprenant le lit, madame Graslin ne le quitta plus ; elle allachaque jour plus mal, et parut contrariée de ne pouvoir se lever,en essayant à plusieurs reprises, mais en vain, de se promener dansle parc. Cependant, quelques jours après cette scène, ancommencement du mois de juin, elle fit dans la matinée un effortviolent sur elle-même, se leva, voulut s’habiller et se parer commepour un jour de fête ; elle pria Gérard de lui donner le bras,car ses amis venaient tous les jours savoir de ses nouvelles ;et quand Aline dit que sa maîtresse voulait se promener, tousaccoururent au château. Madame Graslin, qui avait réuni toutes sesforces, les épuisa pour faire cette promenade. Elle accomplit sonprojet dans un paroxisme de volonté qui devait avoir une funesteréaction.

– Allons au chalet, et seuls, dit-elle à Gérard d’une voix douceet en le regardant avec une sorte de coquetterie. Voici ma dernièreescapade, car j’ai rêvé cette nuit que les médecins arrivaient.

– Vous voulez voir vos bois ? dit Gérard.

– Pour la dernière fois, reprit-elle ; mais j’ai, luidit-elle d’une voix insinuante, à vous y faire de singulièrespropositions.

Elle força Gérard à s’embarquer avec elle sur le second lac, oùelle se rendit à pied. Quand l’ingénieur, surpris de lui voir faireun pareil trajet, fit mouvoir les rames, elle lui indiqua laChartreuse comme but du voyage.

– Mon ami, lui dit-elle après une longue pause pendant laquelleelle avait contemplé le ciel, l’eau, les collines, les bords, j’aila plus étrange demande à vous faire ; mais je vous croishomme à m’obéir.

– En tout, sûr que vous ne pouvez rien vouloir que de bien,s’écria-t-il.

– Je veux vous marier, répondit-elle, et vous accomplirez le vœud’une mourante certaine de faire votre bonheur.

– Je suis trop laid, dit l’ingénieur.

– La personne est jolie, elle est jeune, elle veut vivre àMontégnac, et si vous l’épousez, vous contribuerez à me rendre douxmes derniers moments. Qu’il ne soit pas entre nous question de sesqualités, je vous la donne pour une créature d’élite ; et,comme en fait de grâces, de jeunesse, de beauté, la première vuesuffit, nous l’allons voir à la Chartreuse. Au retour, vous medirez un non ou un oui sérieux.

Après cette confidence, l’ingénieur accéléra le mouvement desrames, ce qui fit sourire madame Graslin. Denise, qui vivait cachéeà tous les regards dans la Chartreuse, reconnut madame Graslin ets’empressa d’ouvrir. Véronique et Gérard entrèrent. La pauvre fillene put s’empêcher de rougir en rencontrant le regard del’ingénieur, qui fut agréablement surpris par la beauté deDenise.

– La Curieux ne vous a laissé manquer de rien ? lui demandaVéronique.

– Voyez, madame, dit-elle en lui montrant le déjeuner.

– Voici monsieur Gérard de qui je vous ai parlé, repritVéronique, il sera le tuteur de mon fils, et, après ma mort, vousdemeurerez ensemble au château jusqu’à sa majorité.

– Oh ! madame, ne parlez pas ainsi.

– Mais regardez-moi, mon enfant, dit-elle à Denise, à qui ellevit aussitôt des larmes dans les yeux. – Elle vient de New-York,dit-elle à Gérard.

Ce fut une manière de mettre le couple en rapport. Gérard fitdes questions à Denise, et Véronique les laissa causer en allantregarder le dernier lac du Gabou. Vers six heures, Gérard etVéronique revenaient en bateau vers le chalet.

– Eh ! bien ? dit-elle en regardant son ami.

– Vous avez ma parole.

– Quoique vous soyez sans préjugés, reprit-elle, vous ne devezpas ignorer la circonstance cruelle qui a fait quitter le pays àcette pauvre enfant, ramenée ici par la nostalgie.

– Une faute ?

– Oh ! non, dit Véronique, vous la présenterais-je ?Elle est la sœur d’un ouvrier qui a péri sur l’échafaud…

– Ah ! Tascheron, reprit-il, l’assassin du pèrePingret…

– Oui, elle est la sœur d’un assassin, répéta madame Graslinavec une profonde ironie, vous pouvez reprendre votre parole.

Elle n’acheva pas, Gérard fut obligé de la porter sur le banc duchalet où elle resta sans connaissance pendant quelques instants.Elle trouva Gérard à ses genoux qui lui dit quand elle rouvrit lesyeux : – J’épouserai Denise !

Madame Graslin releva Gérard, lui prit la tête, le baisa sur lefront ; et, en le voyant étonné de ce remerciement, Véroniquelui serra la main et lui dit : – Vous saurez bientôt le mot decette énigme. Tâchons de regagner la terrasse où nous retrouveronsnos amis ; il est bien tard, je suis bien faible, et néanmoinsje veux faire de loin mes adieux à cette chère plaine !

Quoique la journée eût été d’une insupportable chaleur, lesorages qui pendant cette année dévastèrent une partie de l’Europeet de la France, mais qui respectèrent le Limousin, avaient eu lieudans le bassin de la Loire, et l’air commençait à fraîchir. Le cielétait alors si pur que l’oeil saisissait les moindres détails àl’horizon. Quelle parole peut peindre le délicieux concert queproduisaient les bruits étouffés du bourg animé par lestravailleurs à leur retour des champs ? Cette scène, pour êtrebien rendue, exige à la fois un grand paysagiste et un peintre dela figure humaine. N’y a-t-il pas en effet dans la lassitude de lanature et dans celle de l’homme une entente curieuse et difficile àrendre ? La chaleur attiédie d’un jour caniculaire et lararéfaction de l’air donnent alors au moindre bruit fait par lesêtres toute sa signification. Les femmes assises à leurs portes enattendant leurs hommes qui souvent ramènent les enfants, babillententre elles et travaillent encore. Les toits laissent échapper desfumées qui annoncent le dernier repas du jour, le plus gai pour lespaysans : après, ils dormiront. Le mouvement exprime alors lespensées heureuses et tranquilles de ceux qui ont achevé leurjournée. On entend des chants dont le caractère est biencertainement différent de ceux du matin. En ceci, les villageoisimitent les oiseaux, dont les gazouillements, le soir, neressemblent en rien à leurs cris vers l’aube. La nature entièrechante un hymne au repos, comme elle chante au lever du soleil unhymne d’allégresse. Les moindres actions des êtres animés semblentse teindre alors des douces et harmonieuses couleurs que lecouchant jette sur les campagnes et qui prêtent au sable deschemins un caractère placide. Si quelqu’un osait nier l’influencede cette heure, la plus belle du jour, les fleurs le démentiraienten l’enivrant de leurs plus pénétrants parfums, qu’elles exhalentalors et mêlent aux cris les plus tendres des insectes, auxamoureux murmures des oiseaux. Les traînes qui sillonnent la plaineau delà du bourg s’étaient voilées de vapeurs fines et légères.Dans les grandes prairies que partage le chemin départemental,alors ombragé de peupliers, d’acacias et de vernis du Japon,également entre-mêlés, tous si bien venus qu’ils donnaient déjà del’ombrage, on apercevait les immenses et célèbres troupeaux de hautbétail, parsemés, groupés, les uns ruminant, les autres paissantencore. Les hommes, les femmes, les enfants achevaient les plusjolis travaux de la campagne, ceux de la fenaison. L’air du soir,animé par la subite fraîcheur des orages, apportait lesnourrissantes senteurs des herbes coupées et des bottes de foinfaites. Les moindres accidents de ce beau panorama se voyaientparfaitement : et ceux, qui craignant l’orage, achevaient en toutehâte des meules autour desquelles les faneuses accouraient avec desfourches chargées, et ceux qui remplissaient les charrettes aumilieu des botteleurs, et ceux qui, dans le lointain, fauchaientencore, et celles qui retournaient les longues lignes d’herbesabattues comme des hachures sur les prés pour les faner, et cellesqui se pressaient de les mettre en maquets. On entendait les riresde ceux qui jouaient, mêlés aux cris des enfants qui se poussaientsur les tas de foin. On distinguait les jupes roses, ou rouges, oubleues, les fichus, les jambes nues, les bras des femmes paréestoutes de ces chapeaux de paille commune à grands bords, et leschemises des hommes, presque tous en pantalons blancs. Les derniersrayons du soleil poudroyaient à travers les longues lignes despeupliers plantés le long des rigoles qui divisent la plaine enprairies inégales, et caressaient les groupes composés de chevaux,de charrettes, d’hommes, de femmes, d’enfants et de bestiaux. Lesgardeurs de bœufs, les bergères commençaient à réunir leurstroupeaux en les appelant au son de cornets rustiques. Cette scèneétait à la fois bruyante et silencieuse, singulière antithèse quin’étonnera que les gens à qui les splendeurs de la campagne sontinconnues. Soit d’un côté du bourg, soit de l’autre, des convois devert fourrage se succédaient. Ce spectacle avait je ne sais quoid’engourdissant. Aussi Véronique allait-elle silencieuse, entreGérard et le curé. Quand une brèche faite par une rue champêtreentre les maisons étagées au-dessous de cette terrasse, dupresbytère et de l’église, permettait au regard de plonger dans lagrande rue de Montégnac, Gérard et monsieur Bonnet apercevaient lesyeux des femmes, des hommes, des enfants, enfin tous les groupestournés vers eux, et suivant, plus particulièrement sans doute,madame Graslin. Combien de tendresses, de reconnaissances expriméespar les attitudes ! De quelles bénédictions Véroniquen’était-elle pas chargée ! Avec quelle religieuse attentionces trois bienfaiteurs de tout un pays n’étaient-ils pascontemplés ! L’homme ajoutait donc un hymne de reconnaissanceà tous les chants du soir. Mais si madame Graslin marchait les yeuxattachés sur ces longues et magnifiques nappes vertes, sa créationla plus chérie, le prêtre et le maire ne cessaient de regarder lesgroupes d’en bas, il était impossible de se méprendre àl’expression : la douleur, la mélancolie, les regrets mêlésd’espérances s’y peignaient. Personne à Montégnac n’ignorait quemonsieur Roubaud était allé chercher des gens de science à Paris,et que la bienfaitrice de ce canton atteignait au terme d’unemaladie mortelle. Dans tous les marchés, à dix lieues à la ronde,les paysans demandaient à ceux de Montégnac : –  » Comment va votrebourgeoise ?  » Ainsi la grande idée de la mort planait sur cepays, au milieu de ce tableau champêtre. De loin, dans la prairie,plus d’un faucheur en repassant sa faux, plus d’une jeune fille, lebras posé sur sa fourche, plus d’un fermier du haut de sa meule, enapercevant madame Graslin, restait pensif, examinant cette grandefemme, la gloire de la Corrèze, et cherchant dans ce qu’il pouvaitvoir un indice de favorable augure, ou regardant pour l’admirer,poussé par un sentiment qui l’emportait sur le travail.  » – Elle sepromène, elle va donc mieux !  » Ce mot si simple était surtoutes les lèvres. La mère de madame Graslin, assise sur le banc enfer creux que Véronique avait fait mettre au bout de sa terrasse, àl’angle d’où la vue plongeait sur le cimetière à travers labalustrade, étudiait les mouvements de sa fille ; elle laregardait marchant, et quelques larmes roulaient dans ses yeux.Initiée aux efforts de ce courage surhumain, elle savait queVéronique en ce moment souffrait déjà les douleurs d’une horribleagonie, et se tenait ainsi debout par une héroïque volonté. Ceslarmes, presque rouges, qui firent leur chemin sur ce visageseptuagénaire, hâlé, ridé, dont le parchemin ne paraissait devoirplier sous aucune émotion, excitèrent celles du jeune Graslin, quemonsieur Ruffin tenait entre ses jambes.

– Qu’as-tu, mon enfant ? lui dit vivement sonprécepteur.

– Ma grand’mère pleure, répondit-il.

Monsieur Ruffin, dont les yeux étaient arrêtés sur madameGraslin qui venait à eux, regarda la mère Sauviat, et reçut unevive atteinte à l’aspect de cette vieille tête de matrone romainepétrifiée par la douleur et humectée de larmes.

– Madame, pourquoi ne l’avez-vous pas empêchée de sortir ?dit le précepteur à cette vieille mère que sa douleur muetterendait auguste et sacrée.

Pendant que Véronique venait d’un pas majestueux par unedémarche d’une admirable élégance, la Sauviat, poussée par ledésespoir de survivre à sa fille, laissa échapper le secret de biendes choses qui excitaient la curiosité.

– Marcher, s’écria-t-elle, et porter un affreux cilice de crinqui lui fait de continuelles piqûres sur la peau !

Cette parole glaça le jeune homme, qui n’avait pu demeurerinsensible à la grâce exquise des mouvements de Véronique, et quifrémit en pensant à l’horrible et constant empire que l’âme avaitdû conquérir sur le corps. La Parisienne la plus renommée pourl’aisance de sa tournure, pour son maintien et sa démarche, eût étévaincue peut-être en ce moment par Véronique.

– Elle le porte depuis treize ans, elle l’a mis après avoirachevé la nourriture du petit, dit la vieille en montrant le jeuneGraslin. Elle a fait des miracles ici ; mais si l’onconnaissait sa vie, elle pourrait être canonisée. Depuis qu’elleest ici, personne ne l’a vue mangeant, savez-vous pourquoi ?Aline lui apporte trois fois par jour un morceau de pain sec surune grande terrine de cendre et des légumes cuits à l’eau, sanssel, dans un plat de terre rouge, semblable à ceux qui servent àdonner la pâtée aux chiens ! Oui, voilà comment se nourritcelle qui a donné la vie à ce canton. Elle fait ses prières àgenoux sur le bord de son cilice. Sans ces austérités, elle nesaurait avoir, dit-elle, l’air riant que vous lui voyez. Je vousdis cela, reprit la vieille à voix basse, pour que vous le répétiezau médecin que monsieur Roubaud est allé quérir à Paris. Enempêchant ma fille de continuer ses pénitences, peut-être lasauverait-on encore, quoique la main de la Mort soit déjà sur satête. Voyez ! Ah ! il faut que je sois bien forte pouravoir résisté depuis quinze ans à toutes les choses !

Cette vieille femme prit la main de son petit-fils, la leva, sela passa sur le front, sur les joues, comme si cette main enfantineavait le pouvoir d’un baume réparateur ; puis elle y mit unbaiser plein d’une affection dont le secret appartient aussi bienaux grand’mères qu’aux mères. Véronique était alors arrivée àquelques pas du banc en compagnie de Clousier, du curé, de Gérard.Eclairée par les lueurs douces du couchant, elle resplendissaitd’une horrible beauté. Son front jaune sillonné de longues ridesamassées les unes au-dessus des autres, comme des nuages,révélaient une pensée fixe au milieu de troubles intérieurs. Safigure, dénuée de toute couleur, entièrement blanche de lablancheur mate et olivâtre des plantes sans soleil, offrait alorsdes lignes maigres sans sécheresse, et portait les traces desgrandes souffrances physiques produites par les douleurs morales.Elle combattait l’âme par le corps, et réciproquement. Elle étaitsi complétement détruite, qu’elle ne se ressemblait à elle-même quecomme une vieille femme ressemble à son portrait de jeune fille.L’expression ardente de ses yeux annonçait l’empire despotiqueexercé par une volonté chrétienne sur le corps réduit à ce que lareligion veut qu’il soit. Chez cette femme, l’âme entraînait lachair comme l’Achille de la poésie profane avait traîné Hector,elle la roulait victorieusement dans les chemins pierreux de lavie, elle l’avait fait tourner pendant quinze années autour de laJérusalem céleste où elle espérait entrer, non par supercherie,mais au milieu d’acclamations triomphales. Jamais aucun dessolitaires qui vécurent dans les secs et arides déserts africainsne fut plus maître de ses sens que ne l’était Véronique au milieude ce magnifique château, dans ce pays opulent aux vues molles etvoluptueuses, sous le manteau protecteur de cette immense forêtd’où la science, héritière du bâton de Moïse, avait fait jaillirl’abondance, la prospérité, le bonheur pour toute une contrée. Ellecontemplait les résultats de douze ans de patience, œuvre qui eûtfait l’orgueil d’un homme supérieur, avec la douce modestie que lepinceau du Panormo a mise sur le sublime visage de sa Chastetéchrétienne caressant la céleste licorne. La religieuse châtelaine,dont le silence était respecté par ses deux compagnons en luivoyant les yeux arrêtés sur les immenses plaines autrefois arideset maintenant fécondes, allait les bras croisés, les yeux fixés àl’horizon sur la route.

Tout à coup, elle s’arrêta à deux pas de sa mère, qui lacontemplait comme la mère du Christ a dû regarder son fils encroix, elle leva la main, et montra l’embranchement du chemin deMontégnac sur la grande route.

– Voyez-vous, dit-elle en souriant, cette calèche attelée dequatre chevaux de poste ? voilà monsieur Roubaud qui revient.Nous saurons bientôt combien il me reste d’heures à vivre.

– D’heures ! dit Gérard.

– Ne vous ai-je pas dit que je faisais ma dernièrepromenade ? répliqua-t-elle à Gérard. Ne suis-je pas venuepour contempler une dernière fois ce beau spectacle dans toute sasplendeur ? Elle montra tour à tour le bourg, dont en cemoment la population entière était groupée sur la place del’église, puis les belles prairies illuminées par les derniersrayons du soleil. – Ah ! reprit-elle, laissez-moi voir unebénédiction de Dieu dans l’étrange disposition atmosphérique àlaquelle nous avons dû la conservation de notre récolte. Autour denous, les tempêtes, les pluies, la grêle, la foudre, ont frappésans relâche ni pitié. Le peuple pense ainsi, pourquoi nel’imiterais-je pas ? J’ai tant besoin de trouver en ceci unbon augure pour ce qui m’attend quand j’aurai fermé les yeux !L’enfant se leva, prit la main de sa mère et la mit sur sescheveux. Véronique, attendrie par ce mouvement plein d’éloquence,saisit son fils, et avec une force surnaturelle l’enleva, l’assitsur son bras gauche comme s’il eût été encore à la mamelle,l’embrassa et lui dit : – Vois-tu cette terre, mon fils ?continue, quand tu seras homme, les œuvres de ta mère.

– Il est un petit nombre d’êtres forts et privilégiés auxquelsil est permis de contempler la mort face à face, d’avoir avec elleun long duel, et d’y déployer un courage, une habileté qui frappentd’admiration ; vous nous offrez ce terrible spectacle, madame,dit le curé d’une voix grave ; mais peut-être manquez-vous depitié pour nous, laissez-nous au moins espérer que vous voustrompez. Dieu permettra que vous acheviez tout ce que vous avezcommencé.

– Je n’ai rien fait que par vous, mes amis, dit-elle. J’ai puvous être utile, et je ne le suis plus. Tout est vert autour denous, il n’y a plus rien ici de désolé que mon cœur. Vous le savez,mon cher curé, je ne puis trouver la paix et le pardon que là…

Elle étendit la main sur le cimetière. Elle n’en avait jamaisautant dit depuis le jour de son arrivée où elle s’était trouvéemal à cette place. Le curé contempla sa pénitente, et la longuehabitude qu’il avait de la pénétrer lui fit comprendre qu’il avaitremporté dans cette simple parole un nouveau triomphe. Véroniqueavait dû prendre horriblement sur elle-même pour rompre après cesdouze années le silence par un mot qui disait tant de choses. Aussile curé joignit-il les mains par un geste plein d’onction qui luiétait familier, et regarda-t-il avec une profonde émotionreligieuse le groupe que formait cette famille dont tous lessecrets avaient passé dans son cœur. Gérard, à qui les mots de paixet de pardon devaient paraître étranges, demeura stupéfait.Monsieur Ruffin, les yeux attachés sur Véronique, était commestupide. En ce moment la calèche, menée rapidement, fila d’arbre enarbre.

– Ils sont cinq ! dit le curé, qui put voir et compter lesvoyageurs.

– Cinq ! reprit monsieur Gérard. En sauront-ils plus à cinqqu’à deux ?

– Ah ! s’écria madame Graslin, qui s’appuya sur le bras ducuré, le Procureur-général y est ! Que vient-il faireici ?

– Et papa Grossetête aussi, s’écria le jeune Graslin.

– Madame, dit le curé, qui soutint madame Graslin en l’emmenantà quelques pas, ayez du courage, et soyez digne devous-même !

– Que veut-il ? répondit-elle en allant s’accoter à labalustrade. Ma mère ? La vieille Sauviat accourut avec unevivacité qui démentait toutes ses années. – Je le reverrai,dit-elle.

– S’il vient avec monsieur Grossetête, dit le curé, sans douteil n’a que de bonnes intentions.

– Ah ! monsieur, ma fille va mourir, s’écria la Sauviat envoyant l’impression que ces paroles produisirent sur la physionomiede sa fille. Son cœur pourra-t-il supporter de si cruellesémotions ? Monsieur Grossetête avait jusqu’à présent empêchécet homme de voir Véronique.

Madame Graslin avait le visage en feu.

– Vous le haïssez donc bien ? demande l’abbé Bonnet à sapénitente.

– Elle a quitté Limoges pour ne pas mettre tout Limoges dans sessecrets, dit la Sauviat épouvantée du rapide changement qui sefaisait dans les traits déjà décomposés de madame Graslin.

– Ne voyez-vous pas qu’il empoisonnera les heures qui merestent, et pendant lesquelles je ne dois penser qu’au ciel ;il me cloue à la terre, cria Véronique.

Le curé reprit le bras de madame Graslin et la contraignit àfaire quelques pas avec lui ; quand ils furent seuls, il lacontempla en lui jetant un de ces regards angéliques par lesquelsil calmait les plus violents mouvements de l’âme.

– S’il en est ainsi, lui dit-il, comme votre confesseur, je vousordonne de le recevoir, d’être bonne et affectueuse pour lui, dequitter ce vêtement de colère, et de lui pardonner comme Dieu vouspardonnera. Il y a donc encore un reste de passion dans cette âmeque je croyais purifiée. Brûlez ce dernier grain d’encens surl’autel de la pénitence, sinon tout serait mensonge en vous.

– Il y avait encore cet effort à faire, il est fait,répondit-elle en s’essuyant les yeux. Le démon habitait ce dernierpli de mon cœur, et Dieu, sans doute, a mis au cœur de monsieur deGrandville la pensée qui l’envoie ici. Combien de fois Dieu mefrappera-t-il donc encore ? s’écria-t-elle.

Elle s’arrêta comme pour faire une prière mentale, elle revintvers la Sauviat, et lui dit à voix basse : – Ma chère mère, soyezdouce et bonne pour monsieur le Procureur-général.

La vieille Auvergnate laissa échapper un frisson de fièvre.

– Il n’y a plus d’espoir, dit-elle en saisissant la main ducuré.

En ce moment, la calèche annoncée par le fouet du postillonmontait la rampe ; la grille était ouverte, la voiture entradans la cour, et les voyageurs vinrent aussitôt sur la terrasse.C’était l’illustre archevêque Dutheil, venu pour sacrer monseigneurGabriel de Rastignac ; le Procureur-général, monsieurGrossetête, et monsieur Roubaud qui donnait le bras à l’un des pluscélèbres médecins de Paris, Horace Bianchon.

– Soyez les bien-venus, dit Véronique à ses hôtes. Et vousparticulièrement, reprit-elle en tendant la main auProcureur-général, qui lui donna une main qu’elle serra.

L’étonnement de monsieur Grossetête, de l’archevêque et de laSauviat, fut si grand qu’il l’emporta sur la profonde discrétionacquise qui distingue les vieillards. Tous troiss’entre-regardèrent !…

– Je comptais sur l’intervention de monseigneur, réponditmonsieur de Grandville, et sur celle de mon ami monsieurGrossetête, pour obtenir de vous un favorable accueil. C’eût étépour toute ma vie un chagrin que de ne pas vous avoir revue.

– Je remercie celui qui vous a conduit ici, répondit-elle enregardant le comte de Grandville pour la première fois depuisquinze ans. Je vous en ai voulu beaucoup pendant longtemps, maisj’ai reconnu l’injustice de mes sentiments à votre égard, et voussaurez pourquoi, si vous demeurez jusqu’après demain à Montégnac. -Monsieur, dit-elle en se tournant vers Horace Bianchon et lesaluant, confirmera sans doute mes appréhensions. – C’est Dieu quivous envoie, monseigneur, dit-elle en s’inclinant devantl’archevêque. Vous ne refuserez pas à notre vieille amitié dem’assister dans mes derniers moments. Par quelle faveur ai-jeautour de moi tous les êtres qui m’ont aimée et soutenue dans lavie !

Au mot aimée , elle se tourna par une gracieuse attention versmonsieur de Grandville, que cette marque d’affection touchajusqu’aux larmes. Le silence le plus profond régnait dans cetteassemblée. Les deux médecins se demandaient par quel sortilégecette femme se tenait debout en souffrant ce qu’elle devaitsouffrir. Les trois autres furent si effrayés des changements quela maladie avait produits en elle, qu’ils ne se communiquaientleurs pensées que par les yeux.

– Permettez, dit-elle avec sa grâce habituelle, que j’aille avecces messieurs, l’affaire est urgente.

Elle salua tous ses hôtes, donna un bras à chaque médecin, sedirigea vers le château, en marchant avec une peine et une lenteurqui révélaient une catastrophe prochaine.

– Monsieur Bonnet, dit l’archevêque en regardant le curé, vousavez opéré des prodiges.

– Non pas moi, mais Dieu, monseigneur ! répondit-il.

– On la disait mourante, s’écria monsieur Grossetête, mais elleest morte, il n’y a plus qu’un esprit…

– Une âme, dit monsieur Gérard.

– Elle est toujours la même, s’écria le Procureur-général.

– Elle est stoïque à la manière des anciens du Portique, dit leprécepteur.

Ils allèrent tous en silence le long de la balustrade, regardantle paysage où les feux du soleil couchant jetaient des clartés duplus beau rouge.

– Pour moi qui ai vu ce pays il y a treize ans, dit l’archevêqueen montrant les plaines fertiles, la vallée et la montagne deMontégnac, ce miracle est aussi extraordinaire que celui dont jeviens d’être témoin ; car comment laissez-vous madame Graslindebout ? elle devrait être couchée.

– Elle l’était, dit la Sauviat. Après dix jours pendant lesquelselle n’a pas quitté le lit, elle a voulu se lever pour voir unedernière fois le pays.

– Je comprends qu’elle ait désiré faire ses adieux à sacréation, dit monsieur de Grandville, mais elle risquait d’expirersur cette terrasse.

– Monsieur Roubaud nous avait recommandé de ne pas lacontrarier, dit la Sauviat.

– Quel prodige ! s’écria l’archevêque dont les yeux ne selassaient pas d’errer sur le paysage. Elle a ensemencé ledésert ! Mais nous savons, monsieur, ajouta-t-il en regardantGérard, que votre science et vos travaux y sont pour beaucoup.

– Nous n’avons été que ses ouvriers, répondit le maire, oui,nous ne sommes que des mains, elle est la pensée !

La Sauviat quitta le groupe pour aller savoir la décision dumédecin de Paris.

– Il nous faudra de l’héroïsme, dit le Procureur-général àl’archevêque et au curé, pour être témoins de cette mort.

– Oui, dit monsieur Grossetête ; mais on doit faire degrandes choses pour une telle amie.

Après quelques tours et retours faits par ces personnes toutesen proie aux plus graves pensées, ils virent venir à eux deuxfermiers de madame Graslin qui se dirent envoyés par tout le bourg,en proie à une douloureuse impatience de connaître la sentenceprononcée par le médecin de Paris.

– On consulte, et nous ne savons rien encore, mes amis, leurrépondit l’archevêque.

Monsieur Roubaud accourut alors, et son pas précipité fit hâtercelui de chacun.

– Hé ! bien ? lui dit le maire.

– Elle n’a pas quarante-huit heures à vivre, répondit monsieurRoubaud. En mon absence, le mal est arrivé à tout sondéveloppement ; monsieur Bianchon ne comprend pas comment ellea pu marcher. Ces phénomènes si rares sont toujours dus à unegrande exaltation. Ainsi, messieurs, dit le médecin à l’archevêqueet au curé, elle vous appartient, la science est inutile, et monillustre confrère pense que vous avez à peine le temps nécessaire àvos cérémonies.

– Allons dire les prières de quarante heures, dit le curé à sesparoissiens en se retirant. Sa Grandeur daignera sans douteconférer les derniers sacrements ?

L’archevêque inclina la tête, il ne put rien dire, ses yeuxétaient pleins de larmes. Chacun s’assit, s’accouda, s’appuya surla balustrade, et resta enseveli dans ses pensées. Les cloches del’église envoyèrent quelques volées tristes. On entendit alors lespas de toute une population qui se précipitait vers le porche. Leslueurs des cierges allumés percèrent à travers les arbres du jardinde monsieur Bonnet, les chants détonnèrent. Il ne régna plus surles campagnes que les rouges lueurs du crépuscule, tous les chantsd’oiseaux avaient cessé. La rainette seule jetait sa note longue,claire et mélancolique.

– Allons faire mon devoir, dit l’archevêque qui marcha d’un paslent et comme accablé.

La consultation avait eu lieu dans le grand salon du château.Cette immense pièce communiquait avec une chambre d’apparat meubléeen damas rouge, où le fastueux Graslin avait déployé lamagnificence des financiers. Véronique n’y était pas entrée sixfois en quatorze ans, les grands appartements lui étaientcomplétement inutiles, elle n’y avait jamais reçu ; maisl’effort qu’elle venait de faire pour accomplir sa dernièreobligation et pour dompter sa dernière révolte lui avait ôté sesforces, elle ne put monter chez elle. Quand l’illustre médecin eutpris la main à la malade et tâté le pouls, il regarda monsieurRoubaud en lui faisant un signe ; à eux deux, ils la prirentet la portèrent sur le lit de cette chambre. Aline ouvritbrusquement les portes. Comme tous les lits de parade, ce litn’avait pas de draps, les deux médecins déposèrent madame Graslinsur le couvre-pied de damas rouge et l’y étendirent. Roubaud ouvritles fenêtres, poussa les persiennes et appela. Les domestiques, lavieille Sauviat accoururent. On alluma les bougies jaunies descandélabres.

– Il est dit, s’écria la mourante en souriant, que ma mort serace qu’elle doit être pour une âme chrétienne : une fête !Pendant la consultation, elle dit encore : – Monsieur leProcureur-général a fait son métier, je m’en allais, il m’apoussée… La vieille mère regarda sa fille en se mettant un doigtsur les lèvres. – Ma mère, je parlerai, lui répondit Véronique.Voyez ! le doigt de Dieu est en tout ceci : je vais expirerdans une chambre rouge.

La Sauviat sortit épouvantée de ce mot : – Aline, dit-elle, elleparle, elle parle !

– Ah ! madame n’a plus son bon sens, s’écria la fidèlefemme de chambre qui apportait des draps. Allez chercher monsieurle curé, madame.

– Il faut déshabiller votre maîtresse, dit Bianchon à la femmede chambre quand elle entra.

– Ce sera bien difficile, madame est enveloppée d’un cilice encrin.

– Comment ! au dix-neuvième siècle, s’écria le grandmédecin, il se pratique encore de semblables horreurs !

– Madame Graslin ne m’a jamais permis de lui palper l’estomac,dit monsieur Roubaud. Je n’ai rien pu savoir de sa maladie que parl’état du visage, par celui du pouls, et par des renseignements quej’obtenais de sa mère et de sa femme de chambre.

On avait mis Véronique sur un canapé pendant qu’on luiarrangeait le lit de parade placé au fond de cette chambre. Lesmédecins causaient à voix basse. La Sauviat et Aline firent le lit.Le visage des deux Auvergnates était effrayant à voir, ellesavaient le cœur percé par cette idée : Nous faisons son lit pour ladernière fois, elle va mourir là ! La consultation ne fut paslongue. Avant tout, Bianchon exigea qu’Aline et la Sauviatcoupassent d’autorité, malgré la malade, le cilice de crin et luimissent une chemise. Les deux médecins allèrent dans le salonpendant cette opération. Quand Aline passa, tenant ce terribleinstrument de pénitence enveloppé d’une serviette, elle leur dit :- Le corps de madame n’est qu’une plaie !

Les deux docteurs rentrèrent.

– Votre volonté est plus forte que celle de Napoléon, madame,dit Bianchon après quelques demandes auxquelles Véronique réponditavec clarté, vous conservez votre esprit et vos facultés dans ladernière période de la maladie où l’empereur avait perdu sarayonnante intelligence. D’après ce que je sais de vous, je doisvous dire la vérité.

– Je vous la demande à mains jointes, dit-elle ; vous avezle pouvoir de mesurer ce qui me reste de forces, et j’ai besoin detoute ma vie pour quelques heures.

– Ne pensez donc maintenant qu’à votre salut, dit Bianchon.

– Si Dieu me fait la grâce de me laisser mourir tout entière,répondit-elle avec un sourire céleste, croyez que cette faveur estutile à la gloire de son Eglise. Ma présence d’esprit estnécessaire pour accomplir une pensée de Dieu, tandis que Napoléonavait accompli toute sa destinée.

Les deux médecins se regardaient avec étonnement, en écoutantces paroles prononcées aussi aisément que si madame Graslin eût étédans son salon.

– Ah ! voilà le médecin qui va me guérir, dit-elle envoyant entrer l’archevêque.

Elle rassembla ses forces pour se mettre sur son séant, poursaluer gracieusement monsieur Bianchon, et le prier d’accepterautre chose que de l’argent pour la bonne nouvelle qu’il venait delui donner ; elle dit quelques mots à l’oreille de sa mère,qui emmena le médecin ; puis elle ajourna l’archevêquejusqu’au moment où le curé viendrait, et manifesta le désir deprendre un peu de repos. Aline veilla sa maîtresse. A minuit,madame Graslin s’éveilla, demanda l’archevêque et le curé, que safemme de chambre lui montra priant pour elle. Elle fit un signepour renvoyer sa mère et la servante, et, sur un nouveau signe, lesdeux prêtres vinrent à son chevet.

– Monseigneur, et vous, monsieur le curé, je ne vous apprendrairien que vous ne sachiez. Vous le premier, monseigneur, vous avezjeté votre coup-d’oeil dans ma conscience, vous y avez lu presquetout mon passé, et ce que vous y avez entrevu vous a suffi. Monconfesseur, cet ange que le ciel a mis près de moi, sait quelquechose de plus : j’ai dû lui tout avouer. Vous de qui l’intelligenceest éclairée par l’esprit de l’Eglise, je veux vous consulter surla manière dont, en vraie chrétienne, je dois quitter la vie. Vous,austères et saints esprits, croyez-vous que si le ciel daignepardonner au plus entier, au plus profond repentir qui jamais aitagité une âme coupable, pensez-vous que j’aie satisfait à tous mesdevoirs ici-bas ?

– Oui, dit l’archevêque, oui ma fille.

– Non, mon père, non, dit-elle en se dressant et jetant deséclairs par les yeux. Il est, à quelques pas d’ici, une tombe oùgît un malheureux qui porte le poids d’un horrible crime, il estdans cette somptueuse demeure une femme que couronne une renomméede bienfaisance et de vertu. Cette femme, on la bénit ! Cepauvre jeune homme, on le maudit ! Le criminel est accablé deréprobation, et je jouis de l’estime générale ; je suis pourla plus grande partie dans le forfait, il est pour beaucoup dans lebien qui me vaut tant de gloire et de reconnaissance ; fourbeque je suis, j’ai les mérites, et, martyr de sa discrétion, il estcouvert de honte ! Je mourrai dans quelques heures, voyanttout un canton me pleurer, tout un département célébrer mesbienfaits, ma piété, mes vertus ; tandis qu’il est mort aumilieu des injures, à la vue de toute une population accourue enhaine des meurtriers ! Vous, mes juges, vous êtesindulgents ; mais j’entends en moi-même une voix impérieusequi ne me laisse aucun repos. Ah ! la main de Dieu, moinsdouce que la vôtre, m’a frappée de jour en jour, comme pourm’avertir que tout n’était pas expié. Mes fautes ne serontrachetées que par un aveu public. Il est heureux, lui !Criminel, il a donné sa vie avec ignominie à la face du ciel et dela terre. Et moi, je trompe encore le monde comme j’ai trompé lajustice humaine. Il n’est pas un hommage qui ne m’ait insultée, pasun éloge qui n’ait été brûlant pour mon cœur. Ne voyez-vous pas,dans l’arrivée ici du Procureur-général, un commandement du cield’accord avec la voix qui me crie : Avoue !

Les deux prêtres, le prince de l’Eglise comme l’humble curé, cesdeux grandes lumières tenaient les yeux baissés et gardaient lesilence. Les juges étaient trop émus par la grandeur et par larésignation du coupable pour pouvoir prononcer un arrêt.

– Mon enfant, dit l’archevêque en relevant sa belle tête macéréepar les coutumes de sa pieuse vie, vous allez au delà descommandements de l’Eglise. La gloire de l’Eglise est de faireconcorder ses dogmes avec les mœurs de chaque temps : elle estdestinée à traverser les siècles des siècles en compagnie del’Humanité. La confession secrète a, selon ses décisions, remplacéla confession publique. Cette substitution a fait la loi nouvelle.Les souffrances que vous avez endurées suffisent. Mourez en paix :Dieu vous a bien entendue.

– Mais le vœu de la criminelle n’est-il pas conforme aux lois dela première Eglise qui a enrichi le ciel d’autant de saints, demartyrs et de confesseurs qu’il y a d’étoiles au firmament,reprit-elle avec véhémence. Qui a écrit : Confessez-vous les unsaux autres ? n’est-ce pas les disciples immédiats de notreSauveur ? Laissez-moi confesser publiquement ma honte, àgenoux. Ce sera le redressement de mes torts envers le monde,envers une famille proscrite et presque éteinte par ma faute. Lemonde doit apprendre que mes bienfaits ne sont pas une offrande,mais une dette. Si plus tard, après moi, quelque indice m’arrachaitle voile menteur qui me couvre ?… Ah ! cette idée avancepour moi l’heure suprême.

– Je vois en ceci des calculs, mon enfant, dit gravementl’archevêque. Il y a encore en vous des passions bien fortes, celleque je croyais éteinte est…

– Oh ! je vous le jure, monseigneur, dit-elle eninterrompant le prélat et lui montrant des yeux fixes d’horreur,mon cœur est aussi purifié que peut l’être celui d’une femmecoupable et repentante : il n’y a plus en tout moi que la pensée deDieu.

– Laissons, monseigneur, son cours à la justice céleste, dit lecuré d’une voix attendrie. Voici quatre ans que je m’oppose à cettepensée, elle est la cause des seuls débats qui se soient élevésentre ma pénitente et moi. J’ai vu jusqu’au fond de cette âme, laterre n’y a plus aucun droit. Si les pleurs, les gémissements, lescontritions de quinze années ont porté sur une faute commune à deuxêtres, ne croyez pas qu’il y ait eu la moindre volupté dans ceslongs et terribles remords. Le souvenir n’a point mêlé ses flammesà celles de la plus ardente pénitence. Oui, tant de larmes ontéteint un si grand feu. Je garantis, dit-il en étendant sa main surla tête de madame Graslin et en laissant voir des yeux humides, jegarantis la pureté de cette âme archangélique. D’ailleurs,j’entrevois dans ce désir la pensée d’une réparation envers unefamille absente que Dieu semble avoir représentée ici par un de cesévénements où sa Providence éclate.

Véronique prit au curé sa main tremblante et la baisa.

– Vous m’avez été bien souvent rude, cher pasteur, mais en cemoment je découvre où vous renfermiez votre douceurapostolique ! Vous, dit-elle en regardant l’archevêque, vous,le chef suprême de ce coin du royaume de Dieu, soyez en ce momentd’ignominie mon soutien. Je m’inclinerai la dernière des femmes,vous me relèverez pardonnée, et, peut-être, l’égale de celles quin’ont point failli.

L’archevêque demeura silencieux, occupé sans doute à pesertoutes les considérations que son oeil d’aigle apercevait.

– Monseigneur, dit alors le curé, la religion a reçu de fortesatteintes. Ce retour aux anciens usages, nécessité par la grandeurde la faute et du repentir, ne sera-t-il pas un triomphe dont ilnous sera tenu compte ?

– On dira que nous sommes des fanatiques ! On dira que nousavons exigé cette cruelle scène. Et il retomba dans sesméditations.

En ce moment, Horace Bianchon et Roubaud entrèrent après avoirfrappé. Quand la porte s’ouvrit, Véronique aperçut sa mère, sonfils et tous les gens de sa maison en prières. Les curés de deuxparoisses voisines étaient venus assister monsieur Bonnet, etpeut-être aussi saluer le grand prélat, que le clergé françaisportait unaniment aux honneurs du cardinalat, en espérant que lalumière de son intelligence, vraiment gallicane, éclairerait lesacré collége. Horace Bianchon repartait pour Paris ; ilvenait dire adieu à la mourante, et la remercier de sa munificence.Il vint à pas lents, devinant, à l’attitude des deux prêtres, qu’ils’agissait de la plaie du cœur qui avait déterminé celle du corps.Il prit la main de Véronique, la posa sur le lit et lui tâta lepouls. Ce fut une scène que le silence le plus profond, celui d’unenuit d’été dans la campagne rendit solennelle. Le grand salon, dontla porte à deux battants restait ouverte, était illuminé pouréclairer la petite assemblée des gens qui priaient, tous à genoux,moins les deux prêtres assis et lisant leur bréviaire. De chaquecôté de ce magnifique lit de parade, étaient le prélat dans soncostume violet, le curé, puis les deux hommes de la Science.

– Elle est agitée jusque dans la mort ! dit Horace Bianchonqui semblable à tous les hommes d’un immense talent, avait laparole souvent aussi grande que l’étaient les choses auxquelles ilassistait.

L’archevêque se leva, comme poussé par un élan intérieur ;il appela monsieur Bonnet en se dirigeant vers la porte, ilstraversèrent la chambre, le salon, et sortirent sur la terrasse, oùils se promenèrent pendant quelques instants. Au moment où ilsrevinrent après avoir discuté ce cas de discipline ecclésiastique,Roubaud venait à leur rencontre.

– Monsieur Bianchon m’envoie vous dire de vous presser, madameGraslin se meurt dans une agitation étrangère aux douleursexcessives de la maladie.

L’archevêque hâta le pas et dit en entrant à madame Graslin, quile regardait avec anxiété : – Vous serez satisfaite !

Bianchon tenait toujours le pouls de la malade, il laissaéchapper un mouvement de surprise, et jeta un coup d’oeil surRoubaud et sur les deux prêtres.

– Monseigneur, ce corps n’est plus de notre domaine, votreparole a mis la vie là où il y avait la mort. Vous feriez croire àun miracle.

– Il y a longtemps que madame est tout âme ! dit Roubaudque Véronique remercia par un regard.

En ce moment un sourire où se peignait le bonheur que luicausait la pensée d’une expiation complète rendit à sa figure l’aird’innocence qu’elle eut à dix-huit ans. Toutes les agitationsinscrites en rides effrayantes, les couleurs sombres, les marqueslivides, tous les détails qui rendaient cette tête si horriblementbelle naguère, quand elle exprimait seulement la douleur, enfin lesaltérations de tout genre disparurent ; il semblait à tous quejusqu’alors Véronique avait porté un masque, et que ce masquetombait. Pour la dernière fois s’accomplissait l’admirablephénomène par lequel le visage de cette créature en expliquait lavie et les sentiments. Tout en elle se purifia, s’éclaircit, et ily eut sur son visage comme un reflet des flamboyantes épées desanges gardiens qui l’entouraient. Elle fut ce qu’elle était quandLimoges l’appelait la belle madame Graslin . L’amour de Dieu semontrait plus puissant encore que ne l’avait été l’amour coupable,l’un mit jadis en relief les forces de la vie, l’autre écartaittoutes les défaillances de la mort. On entendit un criétouffé ; la Sauviat se montra, elle bondit jusqu’au lit, endisant : –  » Je revois donc enfin mon enfant !  » L’expressionde cette vieille femme en prononçant ces deux mots mon enfant ,rappela si vivement la première innocence des enfants, que lesspectateurs de cette belle mort détournèrent tous la tête pourcacher leur émotion. L’illustre médecin prit la main de madameGraslin, la baisa, puis il partit. Le bruit de sa voiture retentitau milieu du silence de la campagne, en disant qu’il n’y avaitaucune espérance de conserver l’âme de ce pays. L’archevêque, lecuré, le médecin, tous ceux qui se sentirent fatigués allèrentprendre un peu de repos, quand madame Graslin s’endormit elle-mêmepour quelques heures. Car elle s’éveilla dès l’aube en demandantqu’on ouvrît ses fenêtres, Elle voulait voir le lever de sondernier soleil.

A dix heures du matin, l’archevêque, revêtu de ses habitspontificaux, vint dans la chambre de madame Graslin. Le prélat eut,ainsi que monsieur Bonnet, une si grande confiance en cette femme,qu’ils ne lui firent aucune recommandation sur les limites entrelesquelles elle devait renfermer ses aveux. Véronique aperçut alorsun clergé plus nombreux que ne le comportait l’église de Montégnac,car celui des communes voisines s’y était joint. Monseigneur allaitêtre assisté par quatre curés. Les magnifiques ornements, offertspar madame Graslin à sa chère paroisse, donnaient un grand éclat àcette cérémonie. Huit enfants de chœur, dans leur costume rouge etblanc, se rangèrent sur deux files, à partir du lit jusque dans lesalon, tenant tous un de ces énormes flambeaux de bronze doré queVéronique avait fait venir de Paris. La croix et la bannière del’église étaient tenues de chaque côté de l’estrade par deuxsacristains en cheveux blancs. Grâce au dévouement des gens, onavait placé près de la porte du salon l’autel en bois pris dans lasacristie, orné, préparé pour que monseigneur pût y dire la messe.Madame Graslin fut touchée de ces soins que l’Eglise accordeseulement aux personnes royales. Les deux battants de la porte quidonnait sur la salle à manger étaient ouverts, elle put voir lerez-de-chaussée de son château rempli par une grande partie de lapopulation. Les amis de cette femme avaient pourvu à tout, car lesalon était exclusivement occupé par les gens de sa maison. Enavant et groupés devant la porte de sa chambre, se trouvaient lesamis et les personnes sur la discrétion desquelles on pouvaitcompter. Messieurs Grossetête, de Grandville, Roubaud, Gérard,Clousier, Ruffin, se placèrent au premier rang. Tous devaient selever et se tenir debout pour empêcher ainsi la voix de lapénitente d’être écoutée par d’autres que par eux. Il y eutd’ailleurs une circonstance heureuse pour la mourante : les pleursde ses amis étouffèrent ses aveux. En tête de tous, deux personnesoffraient un horrible spectacle. La première était DeniseTascheron ; ses vêtements étrangers, d’une simplicitéquakerienne, la rendaient méconnaissable à ceux du village qui lapouvaient apercevoir ; mais elle était, pour l’autre personne,une connaissance difficile à oublier, et son apparition fut unhorrible trait de lumière. Le Procureur-général entrevit lavérité ; le rôle qu’il avait joué auprès de madame Graslin, ille devina dans toute son étendue. Moins dominé que les autres parla question religieuse, en sa qualité d’enfant du dix-neuvièmesiècle, le magistrat eut au cœur une féroce épouvante, car il putalors contempler le drame de la vie intérieure de Véronique àl’hôtel Graslin, pendant le procès Tascheron. Cette tragique époquereparut tout entière à son souvenir, éclairée par les deux yeux dela vieille Sauviat, qui, allumés par la haine, tombaient sur luicomme deux jets de plomb fondu ; cette vieille, debout à dixpas de lui, ne lui pardonnait rien. Cet homme, qui représentait laJustice humaine, éprouva des frissons. Pâle, atteint dans son cœur,il n’osa jeter les yeux sur le lit où la femme qu’il avait tantaimée, livide sous la main de la Mort, tirait sa force, pourdompter l’agonie, de la grandeur même de sa faute ; et le secprofil de Véronique, nettement dessiné en blanc sur le damas rouge,lui donna le vertige. A onze heures la messe commença. Quandl’épître eut été lue par le curé de Vizay, l’archevêque quitta sadalmatique et se plaça au seuil de la porte.

– Chrétiens rassemblés ici pour assister à la cérémonie del’Extrême-Onction que nous allons conférer à la maîtresse de cettemaison, dit-il, vous qui joignez vos prières à celles de l’Egliseafin d’intercéder pour elle auprès de Dieu et obtenir son salutéternel, apprenez qu’elle ne s’est pas trouvée digne, à cette heuresuprême, de recevoir le saint-viatique sans avoir fait, pourl’édification de son prochain, la confession publique de la plusgrande de ses fautes. Nous avons résisté à son pieux désir, quoiquecet acte de contrition ait été pendant longtemps en usage dans lespremiers jours du christianisme ; mais comme cette pauvrefemme nous a dit qu’il s’agissait en ceci de la réhabilitation d’unmalheureux enfant de cette paroisse, nous la laissons libre desuivre les inspirations de son repentir.

Après ces paroles dites avec une onctueuse dignité pastorale,l’archevêque se retourna pour faire place à Véronique. La mouranteapparut soutenue par sa vieille mère et par le curé, deux grandeset vénérables images : ne tenait-elle pas son corps de laMaternité, son âme de sa mère spirituelle, l’Eglise ? Elle semit à genoux sur un coussin, joignit les mains, et se recueillitpendant quelques instants pour puiser en elle-même à quelque sourceépanchée du ciel la force de parler. En ce moment, le silence eutje ne sais quoi d’effrayant. Nul n’osait regarder son voisin. Tousles yeux étaient baissés. Cependant le regard de Véronique, quandelle leva les yeux, rencontra celui du Procureur-général, etl’expression de ce visage devenu blanc la fit rougir.

– Je ne serais pas morte en paix, dit Véronique d’une voixaltérée, si j’avais laissé de moi la fausse image que chacun devous qui m’écoutez a pu s’en faire. Vous voyez en moi une grandecriminelle qui se recommande à vos prières, et qui cherche à serendre digne de pardon par l’aveu public de sa faute. Cette fautefut si grave, elle eut des suites si fatales qu’aucune pénitence nela rachètera peut-être. Mais plus j’aurai subi d’humiliations surcette terre, moins j’aurai sans doute à redouter de colère dans leroyaume céleste où j’aspire. Mon père, qui avait tant de confianceen moi, recommanda, voici bientôt vingt ans, à mes soins un enfantde cette paroisse, chez lequel il avait reconnu l’envie de se bienconduire, une aptitude à l’instruction et d’excellentes qualités.Cet enfant est le malheureux Jean-François Tascheron, qui s’attachadès lors à moi comme à sa bienfaitrice. Comment l’affection que jelui portais devint-elle coupable ? C’est ce que je crois êtredispensée d’expliquer. Peut-être verrait-on les sentiments les pluspurs qui nous font agir ici-bas détournés insensiblement de leurpente par des sacrifices inouïs, par des raisons tirées de notrefragilité, par une foule de causes qui paraîtraient diminuerl’étendue de ma faute. Que les plus nobles affections aient été mescomplices, en suis-je moins coupable ? J’aime mieux avouerque, moi qui par l’éducation, par ma situation dans le monde,pouvais me croire supérieure à l’enfant que me confiait mon père,et de qui je me trouvais séparée par la délicatesse naturelle ànotre sexe, j’ai fatalement écouté la voix du démon. Je me suisbientôt trouvée beaucoup trop la mère de ce jeune homme pour êtreinsensible à sa muette et délicate admiration. Lui seul, lepremier, m’appréciait à ma valeur. Peut-être ai-je moi-même étéséduite par d’horribles calculs : j’ai songé combien serait discretun enfant qui me devait tout, et que le hasard avait placé si loinde moi, quoique nous fussions égaux par notre naissance. Enfin,j’ai trouvé dans ma renommée de bienfaisance et dans mes pieusesoccupations un manteau pour protéger ma conduite. Hélas ! etceci sans doute est l’une de mes plus grandes fautes, j’ai caché mapassion à l’ombre des autels. Les plus vertueuses actions, l’amourque j’ai pour ma mère, les actes d’une dévotion véritable etsincère au milieu de tant d’égarements, j’ai tout fait servir aumisérable triomphe d’une passion insensée, et ce fut autant deliens qui m’enchaînèrent. Ma pauvre mère adorée, qui m’entend, aété, sans en rien savoir pendant longtemps, l’innocente complice dumal. Quand elle a ouvert les yeux, il y avait trop de faitsdangereux accomplis pour qu’elle ne cherchât pas dans son cœur demère la force de se taire. Chez elle, le silence est ainsi devenula plus haute des vertus. Son amour pour sa fille a triomphé de sonamour pour Dieu. Ah ! je la décharge solennellement du voilepesant qu’elle a porté. Elle achèvera ses derniers jours sans fairementir ni ses yeux ni son front. Que sa maternité soit pure deblâme, que cette noble et sainte vieillesse, couronnée de vertus,brille de tout son éclat, et soit dégagée de cet anneau par lequelelle touchait indirectement à tant d’infamie !…

Ici, les pleurs coupèrent pendant un moment la parole àVéronique ; Aline lui fit respirer des sels.

– Il n’y a pas jusqu’à la dévouée servante qui me rend cedernier service qui n’ait été meilleure pour moi que je ne leméritais, et qui du moins a feint d’ignorer ce qu’ellesavait ; mais elle a été dans le secret des austérités parlesquelles j’ai brisé cette chair qui avait failli. Je demande doncpardon au monde de l’avoir trompé, entraînée par la terriblelogique du monde. Jean-François Tascheron n’est pas aussi coupableque la société a pu le croire. Ah ! vous tous qui m’écoutez,je vous en supplie ! tenez compte de sa jeunesse et d’uneivresse excitée autant par les remords qui m’ont saisie que pard’involontaires séductions. Bien plus ! ce fut la probité,mais une probité mal entendue, qui causa le plus grand de tous lesmalheurs. Nous ne supportâmes ni l’un ni l’autre ces tromperiescontinuelles. Il en appelait, l’infortuné, à ma propre grandeur, etvoulait rendre le moins blessant possible pour autrui ce fatalamour. J’ai donc été la cause de son crime. Poussé par lanécessité, le malheureux, coupable de trop de dévouement pour uneidole, avait choisi dans tous les actes répréhensibles celui dontles dommages étaient réparables. Je n’ai rien su qu’au moment même.A l’exécution, la main de Dieu a renversé tout cet échafaudage decombinaisons fausses. Je suis rentrée ayant entendu des cris quiretentissent encore à mes oreilles, ayant deviné des luttessanglantes qu’il n’a pas été en mon pouvoir d’arrêter, moi l’objetde cette folie. Tascheron était devenu fou, je vous l’atteste.

Ici, Véronique regarda le Procureur-général, et l’on entendit unprofond soupir sorti de la poitrine de Denise.

– Il n’avait plus sa raison en voyant ce qu’il croyait être sonbonheur détruit par des circonstances imprévues. Ce malheureux,égaré par son cœur, a marché fatalement d’un délit dans un crime,et d’un crime dans un double meurtre. Certes, il est parti de chezma mère innocent, il y est revenu coupable. Moi seule au mondesavais qu’il n’y eut ni préméditation, ni aucune des circonstancesaggravantes qui lui ont valu son arrêt de mort. Cent fois j’aivoulu me livrer pour le sauver, et cent fois un horrible héroïsme,nécessaire et supérieur, a fait expirer la parole sur mes lèvres.Certes, ma présence à quelques pas a contribué peut-être à luidonner l’odieux, l’infâme, l’ignoble courage des assassins. Seul,il aurait fui. J’avais formé cette âme, élevé cet esprit, agrandice cœur, je le connaissais, il était incapable de lâcheté ni debassesse. Rendez justice à ce bras innocent, rendez justice à celuique Dieu dans sa clémence laisse dormir en paix dans le tombeau quevous avez arrosé de vos larmes, devinant sans doute lavérité ! Punissez, maudissez la coupable que voici !Epouvantée du crime, une fois commis, j’ai tout fait pour lecacher. J’avais été chargée par mon père, moi privée d’enfant, d’enconduire un à Dieu, je l’ai conduit à l’échafaud ; ah !versez sur moi tous les reproches, accablez-moi, voicil’heure !

En disant ces paroles, ses yeux étincelaient d’une fiertésauvage, l’archevêque debout derrière elle, et qui la protégeait desa crosse pastorale, quitta son attitude impassible, il voila sesyeux de sa main droite. Un cri sourd se fit entendre, comme siquelqu’un se mourait. Deux personnes, Gérard et Roubaud, reçurentdans leurs bras et emportèrent Denise Tascheron complètementévanouie. Ce spectacle éteignit un peu le feu des yeux deVéronique, elle fut inquiète ; mais sa sérénité de martyrereparut bientôt.

– Vous le savez maintenant, reprit-elle, je ne mérite nilouanges ni bénédictions pour ma conduite ici. J’ai mené pour leciel une vie secrète de pénitences aiguës que le cielappréciera ! Ma vie connue a été une immense réparation desmaux que j’ai causés : j’ai marqué mon repentir en traitsineffaçables sur cette terre, il subsistera presque éternellement.Il est écrit dans les champs fertilisés, dans le bourg agrandi,dans les ruisseaux dirigés de la montagne dans cette plaine,autrefois inculte et sauvage, maintenant verte et productive. Il nese coupera pas un arbre d’ici à cent ans, que les gens de ce paysne se disent à quels remords il a dû son ombrage, reprit-elle.Cette âme repentante et qui aurait animé une longue vie utile à cepays, respirera donc longtemps parmi vous. Ce que vous auriez dû àses talents, à une fortune dignement acquise, est accompli parl’héritière de son repentir, par celle qui causa le crime. Tout aété réparé de ce qui revient à la société, moi seule suis chargéede cette vie arrêtée dans sa fleur, qui m’avait été confiée, etdont il va m’être demandé compte !…

Là, les larmes éteignirent le feu de ses yeux. Elle fit unepause.

– Il est enfin parmi vous un homme qui, pour avoir strictementaccompli son devoir, a été pour moi l’objet d’une haine que jecroyais devoir être éternelle, reprit-elle. Il a été le premierinstrument de mon supplice. J’étais trop près du fait, j’avaisencore les pieds trop avant dans le sang, pour ne pas haïr laJustice. Tant que ce grain de colère troublerait mon cœur, j’aicompris qu’il y aurait un reste de passion condamnable ; jen’ai rien eu à pardonner, j’ai seulement purifié ce coin où leMauvais se cachait. Quelque pénible qu’ait été cette victoire, elleest complète.

Le Procureur-général laissa voir à Véronique un visage plein delarmes. La Justice humaine semblait avoir des remords. Quand lapénitente détourna la tête pour pouvoir continuer, elle rencontrala figure baignée de larmes d’un vieillard, de Grossetête, qui luitendait des mains suppliantes, comme pour dire : – Assez ! Ence moment, cette femme sublime entendit un tel concert de larmes,qu’émue par tant de sympathies, et ne soutenant pas le baume de cepardon général, elle fut prise d’une faiblesse ; en la voyantatteinte dans les sources de sa force, sa vieille mère retrouva lesbras de la jeunesse pour l’emporter.

– Chrétiens, dit l’archevêque, vous avez entendu la confessionde cette pénitente ; elle confirme l’arrêt de la Justicehumaine, et peut en calmer les scrupules ou les inquiétudes. Vousdevez avoir trouvé en ceci de nouveaux motifs pour joindre vosprières à celles de l’Eglise, qui offre à Dieu le saint sacrificede la messe, afin d’implorer sa miséricorde en faveur d’un si grandrepentir.

L’office continua, Véronique le suivit d’un air qui peignait untel contentement intérieur, qu’elle ne parut plus être la mêmefemme à tous les yeux. Il y eut sur son visage une expressioncandide, digne de la jeune fille naïve et pure qu’elle avait étédans la vieille maison paternelle. L’aube de l’éternitéblanchissait déjà son front, et dorait son visage de teintescélestes. Elle entendait sans doute de mystiques harmonies, etpuisait la force de vivre dans son désir de s’unir une dernièrefois à Dieu ; le curé Bonnet vint auprès du lit et lui donnal’absolution ; l’archevêque lui administra les saintes huilesavec un sentiment paternel qui montrait à tous les assistantscombien cette brebis égarée, mais revenue, lui était chère. Leprélat ferma aux choses de la terre, par une sainte onction, cesyeux qui avaient causé tant de mal, et mit le cachet de l’Eglisesur ces lèvres trop éloquentes. Les oreilles, par où les mauvaisesinspirations avaient pénétré, furent à jamais closes. Tous lessens, amortis par la pénitence, furent ainsi sanctifiés, etl’esprit du mal dut être sans pouvoir sur cette âme. Jamaisassistance ne comprit mieux la grandeur et la profondeur d’unsacrement, que ceux qui voyaient les soins de l’Eglise justifiéspar les aveux de cette femme mourante. Ainsi préparée, Véroniquereçut le corps de Jésus-Christ avec une expression d’espérance etde joie qui fondit les glaces de l’incrédulité contre laquelle lecuré s’était tant de fois heurté. Roubaud confondu devintcatholique en un moment ! Ce spectacle fut touchant etterrible à la fois ; mais il fut solennel par la dispositiondes choses, à un tel point que la peinture y aurait trouvépeut-être le sujet d’un de ses chefs-d’œuvre. Quand, après cefunèbre épisode, la mourante entendit commencer l’évangile de saintJean, elle fit signe à sa mère de lui ramener son fils, qui avaitété emmené par le précepteur. Quand elle vit Francis agenouillé surl’estrade, la mère pardonnée se crut le droit d’imposer ses mains àcette tête pour la bénir, et rendit le dernier soupir. La vieilleSauviat était là, debout, toujours à son poste, comme depuis vingtannées. Cette femme, héroïque à sa manière, ferma les yeux de safille qui avait tant souffert, et les baisa l’un après l’autre.Tous les prêtres, suivis du clergé, entourèrent alors le lit. Auxclartés flamboyantes des cierges, ils entonnèrent le terrible chantdu De profundis , dont les clameurs apprirent à toute la populationagenouillée devant le château, aux amis qui priaient dans lessalles et à tous les serviteurs, que la mère de ce Canton venait demourir. Cette hymne fut accompagnée de gémissements et de pleursunanimes. La confession de cette grande femme n’avait pas dépasséle seuil du salon, et n’avait eu que des oreilles amies pourauditoire. Quand les paysans des environs, mêlés à ceux deMontégnac, vinrent un à un jeter à leur bienfaitrice, avec unrameau vert, un adieu suprême mêlé de prières et de larmes, ilsvirent un homme de la Justice, accablé de douleur, qui tenaitfroide la main de la femme que, sans le vouloir, il avait sicruellement, mais si justement frappée.

Deux jours après, le Procureur-général, Grossetête, l’archevêqueet le maire, tenant les coins du drap noir, conduisaient le corpsde madame Graslin à sa dernière demeure. Il fut posé dans sa fosseau milieu d’un profond silence. Il ne fut pas dit une parole,personne ne se trouvait la force de parler, tous les yeux étaientpleins de larmes.  » – C’est une sainte !  » fut un mot dit partous en s’en allant par les chemins faits dans le Canton qu’elleavait enrichi, un mot dit à ses créations champêtres comme pour lesanimer. Personne ne trouva étrange que madame Graslin fût ensevelieauprès du corps de Jean-François Tascheron ; elle ne l’avaitpas demandé ; mais la vieille mère, par un reste de tendrepitié, avait recommandé au sacristain de mettre ensemble ceux quela terre avait si violemment séparés, et qu’un même repentirréunissait.

Le testament de madame Graslin réalisa tout ce qu’on enattendait ; elle fondait à Limoges des bourses au collége etdes lits à l’hospice, uniquement destinés aux ouvriers ; elleassignait une somme considérable, trois cent mille francs en sixans, pour l’acquisition de la partie du village appelée lesTascherons, où elle ordonnait de construire un hospice. Cethospice, destiné aux vieillards indigents du canton, à ses malades,aux femmes dénuées au moment de leurs couches et aux enfantstrouvés, devait porter le nom d’hospice des Tascherons ;Véronique le voulait desservi par des Sœurs-Grises, et fixait àquatre mille francs les traitements du chirurgien et du médecin.Madame Graslin priait Roubaud d’être le premier médecin de cethospice, en le chargeant de choisir le chirurgien et de surveillerl’exécution, sous le rapport sanitaire, conjointement avec Gérard,qui serait l’architecte. Elle donnait en outre à la Commune deMontégnac une étendue de prairies suffisante à en payer lescontributions. L’église, dotée d’un fonds de secours dont l’emploiétait déterminé pour certains cas exceptionnels, devait surveillerles jeunes gens, et rechercher le cas où un enfant de Montégnacmanifesterait des dispositions pour les arts, pour les sciences oupour l’industrie. La bienfaisance intelligente de la testatriceindiquait alors la somme à prendre sur ce fonds pour lesencouragements. La nouvelle de cette mort, reçue en tous lieuxcomme une calamité, ne fut accompagnée d’aucun bruit injurieux pourla mémoire de cette femme. Cette discrétion fut un hommage rendu àtant de vertus par cette population catholique et travailleuse quirecommence dans ce coin de la France les miracles des LettresEdifiantes.

Gérard, nommé tuteur de Francis Graslin, et obligé par letestament d’habiter le château, y vint ; mais il n’épousa quetrois mois après la mort de Véronique, Denise Tascheron, en quiFrancis trouva comme une seconde mère.

Paris, janvier 1837. – Mars 1845.

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