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Le Dernier Jour d’un condamné

Le Dernier Jour d’un condamné

de Victor Hugo

PRÉFACE

Il n’y avait en tête des premières éditions de cet ouvrage, publié d’abord sans nom d’auteur, que les quelques lignes qu’on va lire :

« Il y a deux manières de se rendre compte de l’existence de ce livre. Ou il y a eu, en effet, une liasse de papiers jaunes et inégaux sur lesquels on a trouvé,enregistrées une à une, les dernières pensées d’un misérable ;ou il s’est rencontré un homme, un rêveur occupé à observer la nature au profit de l’art, un philosophe, un poëte, que sais-je ? dont cette idée a été la fantaisie, qui l’a prise ou plutôt s’est laissé prendre par elle, et n’a pu s’en débarrasser qu’en la jetant dans un livre. »

« De ces deux explications, le lecteur choisira celle qu’il voudra. »

Comme on le voit, à l’époque où ce livre fut publié, l’auteur ne jugea pas à propos de dire dès lors toute sa pensée. Il aima mieux attendre qu’elle fût comprise et voir si elle le serait. Elle l’a été. L’auteur aujourd’hui peut démasquer l’idée politique, l’idée sociale, qu’il avait voulu populariser sous cette innocente et candide forme littéraire. Il déclare donc, ou plutôt il avoue hautement que le Dernier Jour d’un Condamné n’est autre chose qu’un plaidoyer, direct ou indirect, comme on voudra,pour l’abolition de la peine de mort. Ce qu’il a eu dessein de faire, ce qu’il voudrait que la postérité vît dans son œuvre, si jamais elle s’occupe de si peu, ce n’est pas la défense spéciale,et toujours facile, et toujours transitoire, de tel ou tel criminel choisi, de tel ou tel accusé d’élection ; c’est la plaidoirie générale et permanente pour tous les accusés présents et à venir ; c’est le grand point de droit de l’humanité allégué et plaidé à toute voix devant la société, qui est la grande cour de cassation ; c’est cette suprême fin de non-recevoir,abhorrescere a sanguine, construite à tout jamais en avant de tous les procès criminels ; c’est la sombre et fatale question qui palpite obscurément au fond de toutes les causes capitales sous les triples épaisseurs de pathos dont l’enveloppe la rhétorique sanglante des gens du roi ; c’est la question de vie et de mort, dis-je, déshabillée, dénudée, dépouillée des entortillages sonores du parquet, brutalement mise au jour, etposée où il faut qu’on la voie, où il faut qu’elle soit, où elleest réellement, dans son vrai milieu, dans son milieu horrible, nonau tribunal, mais à l’échafaud, non chez le juge, mais chez lebourreau.

Voilà ce qu’il a voulu faire. Si l’avenir luidécernait un jour la gloire de l’avoir fait, ce qu’il n’oseespérer, il ne voudrait pas d’autre couronne.

Il le déclare donc, et il le répète, iloccupe, au nom de tous les accusés possibles, innocents oucoupables, devant toutes les cours, tous les prétoires, tous lesjurys, toutes les justices. Ce livre est adressé à quiconque juge.Et pour que le plaidoyer soit aussi vaste que la cause, il a dû, etc’est pour cela que Le Dernier Jour d’un Condamné estainsi fait, élaguer de toutes parts dans son sujet le contingent,l’accident, le particulier, le spécial, le relatif, le modifiable,l’épisode, l’anecdote, l’événement, le nom propre, et se borner (sic’est là se borner) à plaider la cause d’un condamné quelconque,exécuté un jour quelconque, pour un crime quelconque. Heureux si,sans autre outil que sa pensée, il a fouillé assez avant pour fairesaigner un cœur sous l’æs triplex du magistrat ! heureux s’ila rendu pitoyables ceux qui se croient justes ! heureux si, àforce de creuser dans le juge, il a réussi quelquefois à yretrouver un homme !

Il y a trois ans, quand ce livre parut,quelques personnes imaginèrent que cela valait la peine d’encontester l’idée à l’auteur. Les uns supposèrent un livre anglais,les autres un livre américain. Singulière manie de chercher à millelieues les origines des choses, et de faire couler des sources duNil le ruisseau qui lave votre rue ! Hélas ! il n’y a enceci ni livre anglais, ni livre américain, ni livre chinois.L’auteur a pris l’idée du Dernier Jour d’un Condamné, nondans un livre, il n’a pas l’habitude d’aller chercher ses idées siloin, mais là où vous pouviez tous la prendre, où vous l’aviezprise peut-être (car qui n’a fait ou rêvé dans son esprit leDernier Jour d’un condamné ?), tout bonnement sur laplace publique, sur la place de Grève. C’est là qu’un jour enpassant il a ramassé cette idée fatale, gisante dans une mare desang sous les rouges moignons de la guillotine.

Depuis, chaque fois qu’au gré des funèbresjeudis de la cour de cassation, il arrivait un de ces jours où lecri d’un arrêt de mort se fait dans Paris, chaque fois que l’auteurentendait passer sous ses fenêtres ces hurlements enroués quiameutent des spectateurs pour la Grève, chaque fois, la douloureuseidée lui revenait, s’emparait de lui, lui emplissait la tête degendarmes, de bourreaux et de foule, lui expliquait heure par heureles dernières souffrances du misérable agonisant, – en ce moment onle confesse, en ce moment on lui coupe les cheveux, en ce moment onlui lie les mains, – le sommait, lui pauvre poëte, de dire toutcela à la société, qui fait ses affaires pendant que cette chosemonstrueuse s’accomplit, le pressait, le poussait, le secouait, luiarrachait ses vers de l’esprit, s’il était en train d’en faire, etles tuait à peine ébauchés, barrait tous ses travaux, se mettait entravers de tout, l’investissait, l’obsédait, l’assiégeait. C’étaitun supplice, un supplice qui commençait avec le jour, et quidurait, comme celui du misérable qu’on torturait au même moment,jusqu’à quatre heures. Alors seulement, une fois leponens caput expiravit crié par la voix sinistre del’horloge, l’auteur respirait et retrouvait quelque libertéd’esprit. Un jour enfin, c’était, à ce qu’il croit, le lendemain del’exécution d’Ulbach, il se mit à écrire ce livre. Depuis lors il aété soulagé. Quand un de ces crimes publics, qu’on nomme exécutionsjudiciaires, a été commis, sa conscience lui a dit qu’il n’en étaitplus solidaire ; et il n’a plus senti à son front cette gouttede sang qui rejaillit de la Grève sur la tête de tous les membresde la communauté sociale.

Toutefois, cela ne suffit pas. Se laver lesmains est bien, empêcher le sang de couler serait mieux.

Aussi ne connaîtrait-il pas de but plus élevé,plus saint, plus auguste que celui-là : concourir àl’abolition de la peine de mort. Aussi est-ce du fond du cœur qu’iladhère aux vœux et aux efforts des hommes généreux de toutes lesnations qui travaillent depuis plusieurs années à jeter bas l’arbrepatibulaire, le seul arbre que les révolutions ne déracinent pas.C’est avec joie qu’il vient à son tour, lui chétif, donner son coupde cognée, et élargir de son mieux l’entaille que Beccaria a faite,il y a soixante-six ans, au vieux gibet dressé depuis tant desiècles sur la chrétienté.

Nous venons de dire que l’échafaud est le seulédifice que les révolutions ne démolissent pas. Il est rare, eneffet, que les révolutions soient sobres de sang humain, et, venuesqu’elles sont pour émonder, pour ébrancher, pour étêter la société,la peine de mort est une des serpes dont elles se dessaisissent leplus malaisément.

Nous l’avouerons cependant, si jamaisrévolution nous parut digne et capable d’abolir la peine de mort,c’est la révolution de juillet. Il semble, en effet, qu’ilappartenait au mouvement populaire le plus clément des tempsmodernes de raturer la pénalité barbare de Louis XI, de Richelieuet de Robespierre, et d’inscrire au front de la loi l’inviolabilitéde la vie humaine. 1830 méritait de briser le couperet de 93.

Nous l’avons espéré un moment. En août 1830,il y avait tant de générosité dans l’air, un tel esprit de douceuret de civilisation flottait dans les masses, on se sentait le cœursi bien épanoui par l’approche d’un bel avenir, qu’il nous semblaque la peine de mort était abolie de droit, d’emblée, d’unconsentement tacite et unanime, comme le reste des choses mauvaisesqui nous avaient gênés. Le peuple venait de faire un feu de joiedes guenilles de l’ancien régime. Celle-là était la guenillesanglante. Nous la crûmes dans le tas. Nous la crûmes brûlée commeles autres. Et pendant quelques semaines, confiant et crédule, nouseûmes foi pour l’avenir à l’inviolabilité de la vie, comme àl’inviolabilité de la liberté.

Et en effet deux mois s’étaient à peineécoulés qu’une tentative fut faite pour résoudre en réalité légalel’utopie sublime de César Bonesana.

Malheureusement, cette tentative fut gauche,maladroite, presque hypocrite, et faite dans un autre intérêt quel’intérêt général.

Au mois d’octobre 1830, on se le rappelle,quelques jours après avoir écarté par l’ordre du jour laproposition d’ensevelir Napoléon sous la colonne, la Chambre toutentière se mit à pleurer et à bramer. La question de la peine demort fut mise sur le tapis, nous allons dire quelques lignes plusbas à quelle occasion ; et alors il sembla que toutes cesentrailles de législateurs étaient prises d’une subite etmerveilleuse miséricorde. Ce fut à qui parlerait, à qui gémirait, àqui lèverait les mains au ciel. La peine de mort, grand Dieu !quelle horreur ! Tel vieux procureur général, blanchi dans larobe rouge, qui avait mangé toute sa vie le pain trempé de sang desréquisitoires, se composa tout à coup un air piteux et attesta lesdieux qu’il était indigné de la guillotine. Pendant deux jours latribune ne désemplit pas de harangueurs en pleureuses. Ce fut unelamentation, une myriologie, un concert de psaumes lugubres, unSuper flumina Babylonis, un Stabat materdolorosa, une grande symphonie en ut, avec chœurs, exécutéepar tout cet orchestre d’orateurs qui garnit les premiers bancs dela Chambre, et rend de si beaux sons dans les grands jours. Telvint avec sa basse, tel avec son fausset. Rien n’y manqua. La chosefut on ne peut plus pathétique et pitoyable. La séance de nuitsurtout fut tendre, paterne et déchirante comme un cinquième actede Lachaussée. Le bon public, qui n’y comprenait rien, avait leslarmes aux yeux[1].

De quoi s’agissait-il donc ? d’abolir lapeine de mort ?

Oui et non.

Voici le fait :

Quatre hommes du monde, quatre hommes comme ilfaut, de ces hommes qu’on a pu rencontrer dans un salon, et avecqui peut-être on a échangé quelques paroles polies ; quatre deces hommes, dis-je, avaient tenté, dans les hautes régionspolitiques, un de ces coups hardis que Bacon appellecrimes, et que Machiavel appelle entreprises. Or,crime ou entreprise, la loi, brutale pour tous, punit cela de mort.Et les quatre malheureux étaient là, prisonniers, captifs de laloi, gardés par trois cents cocardes tricolores sous les bellesogives de Vincennes. Que faire et comment faire ? Vouscomprenez qu’il est impossible d’envoyer à la Grève, dans unecharrette, ignoblement liés avec de grosses cordes, dos à dos avecce fonctionnaire qu’il ne faut pas seulement nommer, quatre hommescomme vous et moi, quatre hommes du monde ? Encores’il y avait une guillotine en acajou !

Hé ! il n’y a qu’à abolir la peine demort !

Et là-dessus, la Chambre se met enbesogne.

Remarquez, messieurs, qu’hier encore voustraitiez cette abolition d’utopie, de théorie, de rêve, de folie,de poésie. Remarquez que ce n’est pas la première fois qu’oncherche à appeler votre attention sur la charrette, sur les grossescordes et sur l’horrible machine écarlate, et qu’il est étrange quece hideux attirail vous saute ainsi aux yeux tout à coup.

Bah ! c’est bien de cela qu’ils’agit ! Ce n’est pas à cause de vous, peuple, que nousabolissons la peine de mort, mais à cause de nous, députés quipouvons être ministres. Nous ne voulons pas que la mécanique deGuillotin morde les hautes classes. Nous la brisons. Tant mieux sicela arrange tout le monde, mais nous n’avons songé qu’à nous.Ucalégon brûle. Éteignons le feu. Vite, supprimons le bourreau,biffons le code.

Et c’est ainsi qu’un alliage d’égoïsme altèreet dénature les plus belles combinaisons sociales. C’est la veinenoire dans le marbre blanc ; elle circule partout, et apparaîtà tout moment à l’improviste sous le ciseau. Votre statue est àrefaire.

Certes, il n’est pas besoin que nous ledéclarions ici, nous ne sommes pas de ceux qui réclamaient lestêtes des quatre ministres. Une fois ces infortunés arrêtés, lacolère indignée que nous avait inspirée leur attentat s’estchangée, chez nous comme chez tout le monde, en une profonde pitié.Nous avons songé aux préjugés d’éducation de quelques-uns d’entreeux, au cerveau peu développé de leur chef, relaps fanatique etobstiné des conspirations de 1804, blanchi avant l’âge sous l’ombrehumide des prisons d’État, aux nécessités fatales de leur positioncommune, à l’impossibilité d’enrayer sur cette pente rapide où lamonarchie s’était lancée elle-même à toute bride le 8 août 1829, àl’influence trop peu calculée par nous jusqu’alors de la personneroyale, surtout à la dignité que l’un d’entre eux répandait commeun manteau de pourpre sur leur malheur. Nous sommes de ceux quileur souhaitaient bien sincèrement la vie sauve, et qui étaientprêts à se dévouer pour cela. Si jamais, par impossible, leuréchafaud eût été dressé un jour en Grève, nous ne doutons pas, etsi c’est une illusion nous voulons la conserver, nous ne doutonspas qu’il n’y eût eu une émeute pour le renverser, et celui quiécrit ces lignes eût été de cette sainte émeute. Car, il faut bienle dire aussi, dans les crises sociales, de tous les échafauds,l’échafaud politique est le plus abominable, le plus funeste, leplus vénéneux, le plus nécessaire à extirper. Cette espèce deguillotine-là prend racine dans le pavé, et en peu de tempsrepousse de bouture sur tous les points du sol.

En temps de révolution, prenez garde à lapremière tête qui tombe. Elle met le peuple en appétit.

Nous étions donc personnellement d’accord avecceux qui voulaient épargner les quatre ministres, et d’accord detoutes manières, par les raisons sentimentales comme par lesraisons politiques. Seulement, nous eussions mieux aimé que laChambre choisît une autre occasion pour proposer l’abolition de lapeine de mort.

Si on l’avait proposée, cette souhaitableabolition, non à propos de quatre ministres tombés des Tuileries àVincennes, mais à propos du premier voleur de grands chemins venu,à propos d’un de ces misérables que vous regardez à peine quand ilspassent près de vous dans la rue, auxquels vous ne parlez pas, dontvous évitez instinctivement le coudoiement poudreux ;malheureux dont l’enfance déguenillée a couru pieds nus dans laboue des carrefours, grelottant l’hiver au rebord des quais, sechauffant au soupirail des cuisines de M. Véfour chez qui vousdînez, déterrant çà et là une croûte de pain dans un tas d’ordureset l’essuyant avant de la manger, grattant tout le jour le ruisseauavec un clou pour y trouver un liard, n’ayant d’autre amusement quele spectacle gratis de la fête du roi et les exécutions en Grève,cet autre spectacle gratis ; pauvres diables, que la faimpousse au vol, et le vol au reste ; enfants déshérités d’unesociété marâtre, que la maison de force prend à douze ans, le bagneà dix-huit, l’échafaud à quarante ; infortunés qu’avec uneécole et un atelier vous auriez pu rendre bons, moraux, utiles, etdont vous ne savez que faire, les versant, comme un fardeauinutile, tantôt dans la rouge fourmilière de Toulon, tantôt dans lemuet enclos de Clamart, leur retranchant la vie après leur avoirôté la liberté ; si c’eût été à propos d’un de ces hommes quevous eussiez proposé d’abolir la peine de mort, oh ! alors,votre séance eût été vraiment digne, grande, sainte, majestueuse,vénérable. Depuis les augustes pères de Trente invitant leshérétiques au concile au nom des entrailles de Dieu, perviscera Dei, parce qu’on espère leur conversion, quoniamsancta synodus sperat hæreticorum conversionem, jamaisassemblée d’hommes n’aurait présenté au monde spectacle plussublime, plus illustre et plus miséricordieux. Il a toujoursappartenu à ceux qui sont vraiment forts et vraiment grands d’avoirsouci du faible et du petit. Un conseil de brahmines serait beauprenant en main la cause du paria. Et ici, la cause du paria,c’était la cause du peuple. En abolissant la peine de mort, à causede lui et sans attendre que vous fussiez intéressés dans laquestion, vous faisiez plus qu’une œuvre politique, vous faisiezune œuvre sociale.

Tandis que vous n’avez pas même fait une œuvrepolitique en essayant de l’abolir, non pour l’abolir, mais poursauver quatre malheureux ministres pris la main dans le sac descoups d’État !

Qu’est-il arrivé ? c’est que, comme vousn’étiez pas sincères, on a été défiant. Quand le peuple a vu qu’onvoulait lui donner le change, il s’est fâché contre toute laquestion en masse, et, chose remarquable ! il a pris fait etcause pour cette peine de mort dont il supporte pourtant tout lepoids. C’est votre maladresse qui l’a amené là. En abordant laquestion de biais et sans franchise, vous l’avez compromise pourlongtemps. Vous jouiez une comédie. On l’a sifflée.

Cette farce pourtant, quelques esprits avaienteu la bonté de la prendre au sérieux. Immédiatement après lafameuse séance, ordre avait été donné aux procureurs généraux, parun garde des sceaux honnête homme, de suspendre indéfiniment toutesexécutions capitales. C’était en apparence un grand pas. Lesadversaires de la peine de mort respirèrent. Mais leur illusion futde courte durée.

Le procès des ministres fut mené à fin. Je nesais quel arrêt fut rendu. Les quatre vies furent épargnées. Hamfut choisi comme juste milieu entre la mort et la liberté. Cesdivers arrangements une fois faits, toute peur s’évanouit dansl’esprit des hommes d’État dirigeants, et, avec la peur, l’humanités’en alla. Il ne fut plus question d’abolir le supplicecapital ; et une fois qu’on n’eut plus besoin d’elle, l’utopieredevint utopie, la théorie, théorie, la poésie, poésie.

Il y avait pourtant toujours dans les prisonsquelques malheureux condamnés vulgaires qui se promenaient dans lespréaux depuis cinq ou six mois, respirant l’air, tranquillesdésormais, sûrs de vivre, prenant leur sursis pour leur grâce. Maisattendez.

Le bourreau, à vrai dire, avait eu grand’peur.Le jour où il avait entendu nos faiseurs de lois parler humanité,philanthropie, progrès, il s’était cru perdu. Il s’était caché, lemisérable, il s’était blotti sous sa guillotine, mal à l’aise ausoleil de juillet comme un oiseau de nuit en plein jour, tâchant dese faire oublier, se bouchant les oreilles et n’osant souffler. Onne le voyait plus depuis six mois. Il ne donnait plus signe de vie.Peu à peu cependant il s’était rassuré dans ses ténèbres. Il avaitécouté du côté des Chambres et n’avait plus entendu prononcer sonnom. Plus de ces grands mots sonores dont il avait eu si grandefrayeur. Plus de commentaires déclamatoires du Traité desDélits et des Peines. On s’occupait de toute autre chose, dequelque grave intérêt social, d’un chemin vicinal, d’une subventionpour l’Opéra-Comique, ou d’une saignée de cent mille francs sur unbudget apoplectique de quinze cents millions. Personne ne songeaitplus à lui, coupe-tête. Ce que voyant, l’homme se tranquillise, ilmet sa tête hors de son trou, et regarde de tous côtés ; ilfait un pas, puis deux, comme je ne sais plus quelle souris de LaFontaine, puis il se hasarde à sortir tout à fait de dessous sonéchafaudage, puis il saute dessus, le raccommode, le restaure, lefourbit, le caresse, le fait jouer, le fait reluire, se remet àsuifer la vieille mécanique rouillée que l’oisivetédétraquait ; tout à coup il se retourne, saisit au hasard parles cheveux dans la première prison venue un de ces infortunés quicomptaient sur la vie, le tire à lui, le dépouille, l’attache, leboucle, et voilà les exécutions qui recommencent.

Tout cela est affreux, mais c’est del’histoire.

Oui, il y a eu un sursis de six mois accordé àde malheureux captifs, dont on a gratuitement aggravé la peine decette façon en les faisant reprendre à la vie ; puis, sansraison, sans nécessité, sans trop savoir pourquoi, pour leplaisir, on a un beau matin révoqué le sursis et l’on a remisfroidement toutes ces créatures humaines en coupe réglée. Eh !mon Dieu ! je vous le demande, qu’est-ce que cela nous faisaità tous que ces hommes vécussent ? Est-ce qu’il n’y a pas enFrance assez d’air à respirer pour tout le monde ?

Pour qu’un jour un misérable commis de lachancellerie, à qui cela était égal, se soit levé de sa chaise endisant : – Allons ! personne ne songe plus à l’abolitionde la peine de mort. Il est temps de se remettre àguillotiner ! – il faut qu’il se soit passé dans le cœur decet homme-là quelque chose de bien monstrueux.

Du reste, disons-le, jamais les exécutionsn’ont été accompagnées de circonstances plus atroces que depuiscette révocation du sursis de juillet, jamais l’anecdote de laGrève n’a été plus révoltante et n’a mieux prouvé l’exécration dela peine de mort. Ce redoublement d’horreur est le juste châtimentdes hommes qui ont remis le code du sang en vigueur. Qu’ils soientpunis par leur œuvre. C’est bien fait.

Il faut citer ici deux ou trois exemples de ceque certaines exécutions ont eu d’épouvantable et d’impie. Il fautdonner mal aux nerfs aux femmes des procureurs du roi. Une femme,c’est quelquefois une conscience.

Dans le midi, vers la fin du mois de septembredernier, nous n’avons pas bien présents à l’esprit le lieu, lejour, ni le nom du condamné, mais nous les retrouverons si l’onconteste le fait, et nous croyons que c’est à Pamiers ; versla fin de septembre donc, on vient trouver un homme dans sa prison,où il jouait tranquillement aux cartes : on lui signifie qu’ilfaut mourir dans deux heures, ce qui le fait trembler de tous sesmembres, car, depuis six mois qu’on l’oubliait, il ne comptait plussur la mort ; on le rase, on le tond, on le garrotte, on leconfesse ; puis on le brouette entre quatre gendarmes, et àtravers la foule, au lieu de l’exécution. Jusqu’ici rien que desimple. C’est comme cela que cela se fait. Arrivé à l’échafaud, lebourreau le prend au prêtre, l’emporte, le ficelle sur la bascule,l’enfourne, je me sers ici du mot d’argot, puis il lâchele couperet. Le lourd triangle de fer se détache avec peine, tombeen cahotant dans ses rainures, et, voici l’horrible qui commence,entaille l’homme sans le tuer. L’homme pousse un cri affreux. Lebourreau, déconcerté, relève le couperet et le laisse retomber. Lecouperet mord le cou du patient une seconde fois, mais ne letranche pas. Le patient hurle, la foule aussi. Le bourreau rehisseencore le couperet, espérant mieux du troisième coup. Point. Letroisième coup fait jaillir un troisième ruisseau de sang de lanuque du condamné, mais ne fait pas tomber la tête. Abrégeons. Lecouteau remonta et retomba cinq fois, cinq fois il entama lecondamné, cinq fois le condamné hurla sous le coup et secoua satête vivante en criant grâce ! Le peuple indigné prit despierres et se mit dans sa justice à lapider le misérable bourreau.Le bourreau s’enfuit sous la guillotine et s’y tapit derrière leschevaux des gendarmes. Mais vous n’êtes pas au bout. Le supplicié,se voyant seul sur l’échafaud, s’était redressé sur la planche, etlà, debout, effroyable, ruisselant de sang, soutenant sa tête àdemi coupée qui pendait sur son épaule, il demandait avec defaibles cris qu’on vînt le détacher. La foule, pleine de pitié,était sur le point de forcer les gendarmes et de venir à l’aide dumalheureux qui avait subi cinq fois son arrêt de mort. C’est en cemoment-là qu’un valet du bourreau, jeune homme de vingt ans montesur l’échafaud, dit au patient de se tourner pour qu’il le délie,et, profitant de la posture du mourant qui se livrait à lui sansdéfiance, saute sur son dos et se met à lui couper péniblement cequi lui restait de cou avec je ne sais quel couteau de boucher.Cela s’est fait. Cela s’est vu. Oui.

Aux termes de la loi, un juge a dû assister àcette exécution. D’un signe il pouvait tout arrêter. Que faisait-ildonc au fond de sa voiture, cet homme pendant qu’on massacrait unhomme ? Que faisait ce punisseur d’assassins, pendant qu’onassassinait en plein jour, sous ses yeux, sous le souffle de seschevaux, sous la vitre de sa portière ?

Et le juge n’a pas été mis en jugement !et le bourreau n’a pas été mis en jugement ! Et aucun tribunalne s’est enquis de cette monstrueuse extermination de toutes leslois sur la personne sacrée d’une créature de Dieu !

Au dix-septième siècle, à l’époque de barbariedu code criminel, sous Richelieu, sous Christophe Fouquet, quandM. de Chalais fut mis à mort devant le Bouffay de Nantespar un soldat maladroit qui, au lieu d’un coup d’épée, lui donnatrente-quatre coups[2] d’unedoloire de tonnelier, du moins cela parut-il irrégulier auparlement de Paris : il y eut enquête et procès, et siRichelieu ne fut pas puni, si Christophe Fouquet ne fut pas puni,le soldat le fut. Injustice sans doute, mais au fond de laquelle ily avait de la justice.

Ici, rien. La chose a eu lieu après juillet,dans un temps de douces mœurs et de progrès, un an après la célèbrelamentation de la Chambre sur la peine de mort. Eh bien ! lefait a passé absolument inaperçu. Les journaux de Paris l’ontpublié comme une anecdote. Personne n’a été inquiété. On a suseulement que la guillotine avait été disloquée exprès parquelqu’un qui voulait nuire à l’exécuteur des hautesœuvres. C’était un valet du bourreau, chassé par son maître,qui, pour se venger, lui avait fait cette malice.

Ce n’était qu’une espièglerie. Continuons.

À Dijon, il y a trois mois, on a mené ausupplice une femme. (Une femme !) Cette fois encore, lecouteau du docteur Guillotin a mal fait son service. La tête n’apas été tout à fait coupée. Alors les valets de l’exécuteur se sontattelés aux pieds de la femme, et à travers les hurlements de lamalheureuse, et à force de tiraillements et de soubresauts, ils luiont séparé la tête du corps par arrachement.

À Paris, nous revenons au temps des exécutionssecrètes. Comme on n’ose plus décapiter en Grève depuis juillet,comme on a peur, comme on est lâche, voici ce qu’on fait. On a prisdernièrement à Bicêtre un homme, un condamné à mort, un nomméDésandrieux, je crois ; on l’a mis dans une espèce de paniertraîné sur deux roues, clos de toutes parts, cadenassé etverrouillé ; puis, un gendarme en tête, un gendarme en queue,à petit bruit et sans foule, on a été déposer le paquet à labarrière déserte de Saint-Jacques. Arrivés là, il était huit heuresdu matin, à peine jour, il y avait une guillotine toute fraîchedressée et pour public quelque douzaine de petits garçons groupéssur les tas de pierres voisins autour de la machineinattendue ; vite, on a tiré l’homme du panier, et, sans luidonner le temps de respirer, furtivement, sournoisement,honteusement, on lui a escamoté sa tête. Cela s’appelle un actepublic et solennel de haute justice. Infâme dérision !

Comment donc les gens du roi comprennent-ilsle mot civilisation ? Où en sommes-nous ? La justiceravalée aux stratagèmes et aux supercheries ! la loi auxexpédients ! monstrueux !

C’est donc une chose bien redoutable qu’uncondamné à mort, pour que la société le prenne en traître de cettefaçon !

Soyons juste pourtant, l’exécution n’a pas ététout à fait secrète. Le matin on a crié et vendu comme de coutumel’arrêt de mort dans les carrefours de Paris. Il paraît qu’il y ades gens qui vivent de cette vente. Vous entendez ? du crimed’un infortuné, de son châtiment, de ses tortures, de son agonie,on fait une denrée, un papier qu’on vend un sou. Concevez-vous riende plus hideux que ce sou, vert de grisé dans le sang ? Quiest-ce donc qui le ramasse ?

Voilà assez de faits. En voilà trop. Est-ceque tout cela n’est pas horrible ?

Qu’avez-vous à alléguer pour la peine demort ?

Nous faisons cette questionsérieusement : nous la faisons pour qu’on y réponde :nous la faisons aux criminalistes, et non aux lettrés bavards. Noussavons qu’il y a des gens qui prennent l’excellence de la peine demort pour texte à paradoxe comme tout autre thème. Il y en ad’autres qui n’aiment la peine de mort que parce qu’ils haïssenttel ou tel qui l’attaque. C’est pour eux une question quasilittéraire, une question de personnes, une question de nomspropres. Ceux-là sont les envieux, qui ne font pas plus faute auxbons jurisconsultes qu’aux grands artistes. Les Joseph Grippa nemanquent pas plus aux Filangieri que les Torregiani aux Michel-Angeet les Scudéry aux Corneille.

Ce n’est pas à eux que nous nous adressons,mais aux hommes de loi proprement dits, aux dialecticiens, auxraisonneurs, à ceux qui aiment la peine de mort pour la peine demort, pour sa beauté, pour sa bonté, pour sa grâce.

Voyons, qu’ils donnent leurs raisons.

Ceux qui jugent et qui condamnent disent lapeine de mort nécessaire. D’abord, – parce qu’il importe deretrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déjà nui etqui pourrait lui nuire encore. – S’il ne s’agissait que de cela, laprison perpétuelle suffirait. À quoi bon la mort ? Vousobjectez qu’on peut s’échapper d’une prison ? faites mieuxvotre ronde. Si vous ne croyez pas à la solidité des barreaux defer, comment osez-vous avoir des ménageries ?

Pas de bourreau où le geôlier suffit.

Mais, reprend-on, – il faut que la société sevenge, que la société punisse. – Ni l’un, ni l’autre. Se venger estde l’individu, punir est de Dieu.

La société est entre deux. Le châtiment estau-dessus d’elle, la vengeance au-dessous. Rien de si grand et desi petit ne lui sied. Elle ne doit pas « punir pour sevenger » ; elle doit corriger pour améliorer.Transformez de cette façon la formule des criminalistes, nous lacomprenons et nous y adhérons.

Reste la troisième et dernière raison, lathéorie de l’exemple. – Il faut faire des exemples ! il fautépouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux quiseraient tentés de les imiter ! Voilà bien à peu prèstextuellement la phrase éternelle dont tous les réquisitoires descinq cents parquets de France ne sont que des variations plus oumoins sonores. Eh bien ! nous nions d’abord qu’il y aitexemple. Nous nions que le spectacle des supplices produise l’effetqu’on en attend. Loin d’édifier le peuple, il le démoralise, etruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. Les preuvesabondent, et encombreraient notre raisonnement si nous voulions enciter. Nous signalerons pourtant un fait entre mille, parce qu’ilest le plus récent. Au moment où nous écrivons, il n’a que dixjours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval. ÀSaint-Pol, immédiatement après l’exécution d’un incendiaire nomméLouis Camus, une troupe de masques est venue danser autour del’échafaud encore fumant. Faites donc des exemples ! le mardigras vous rit au nez.

Que si, malgré l’expérience, vous tenez àvotre théorie routinière de l’exemple, alors rendez-nous leseizième siècle, soyez vraiment formidables, rendez-nous la variétédes supplices, rendez-nous Farinacci, rendez-nous lestourmenteurs-jurés, rendez-nous le gibet, la roue, le bûcher,l’estrapade, l’essorillement, l’écartèlement, la fosse à enfouirvif, la cuve à bouillir vif ; rendez-nous, dans tous lescarrefours de Paris, comme une boutique de plus ouverte parmi lesautres, le hideux étal du bourreau, sans cesse garni de chairfraîche. Rendez-nous Montfaucon, ses seize piliers de pierre, sesbrutes assises, ses caves à ossements, ses poutres, ses crocs, seschaînes, ses brochettes de squelettes, son éminence de plâtretachetée de corbeaux, ses potences succursales, et l’odeur ducadavre que par le vent du nord-est il répand à larges bouffées surtout le faubourg du Temple. Rendez-nous dans sa permanence et danssa puissance ce gigantesque appentis du bourreau de Paris. À labonne heure ! Voilà de l’exemple en grand. Voilà de la peinede mort bien comprise. Voilà un système de supplices qui a quelqueproportion. Voilà qui est horrible, mais qui est terrible.

Ou bien faites comme en Angleterre. EnAngleterre, pays de commerce, on prend un contrebandier sur la côtede Douvres, on le pend pour l’exemple, pour l’exemple onle laisse accroché au gibet ; mais, comme les intempéries del’air pourraient détériorer le cadavre, on l’enveloppesoigneusement d’une toile enduite de goudron, afin d’avoir à lerenouveler moins souvent. Ô terre d’économie ! goudronner lespendus !

Cela pourtant a encore quelque logique. C’estla façon la plus humaine de comprendre la théorie de l’exemple.

Mais vous, est-ce bien sérieusement que vouscroyez faire un exemple quand vous égorgillez misérablement unpauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevardsextérieurs ? En Grève, en plein jour, passe encore ; maisà la barrière Saint-Jacques ! mais à huit heures dumatin ! Qui est-ce qui passe là ? Qui est-ce qui valà ? Qui est-ce qui sait que vous tuez un homme là ? Quiest-ce qui se doute que vous faites un exemple là ? Un exemplepour qui ? Pour les arbres du boulevard, apparemment.

Ne voyez-vous donc pas que vos exécutionspubliques se font en tapinois ? Ne voyez-vous donc pas quevous vous cachez ? Que vous avez peur et honte de votreœuvre ? Que vous balbutiez ridiculement votre discitejustitiam moniti ? Qu’au fond vous êtes ébranlés,interdits, inquiets, peu certains d’avoir raison, gagnés par ledoute général, coupant des têtes par routine et sans trop savoir ceque vous faites ? Ne sentez-vous pas au fond du cœur que vousavez tout au moins perdu le sentiment moral et social de la missionde sang que vos prédécesseurs, les vieux parlementaires,accomplissaient avec une conscience si tranquille ? La nuit,ne retournez-vous pas plus souvent qu’eux la tête sur votreoreiller ? D’autres avant vous ont ordonné des exécutionscapitales, mais ils s’estimaient dans le droit, dans le juste, dansle bien. Jouvenel des Ursins se croyait un juge ; Élie deThorrette se croyait un juge ; Laubardemont, La Reynie etLaffemas eux-mêmes se croyaient des juges ; vous, dans votrefor intérieur, vous n’êtes pas bien sûrs de ne pas être desassassins !

Vous quittez la Grève pour la barrièreSaint-Jacques, la foule pour la solitude, le jour pour lecrépuscule. Vous ne faites plus fermement ce que vous faites. Vousvous cachez, vous dis-je !

Toutes les raisons pour la peine de mort, lesvoilà donc démolies. Voilà tous les syllogismes de parquets mis ànéant. Tous ces copeaux de réquisitoires, les voilà balayés etréduits en cendres. Le moindre attouchement de la logique dissouttous les mauvais raisonnements.

Que les gens du roi ne viennent donc plus nousdemander des têtes, à nous jurés, à nous hommes, en nous adjurantd’une voix caressante au nom de la société à protéger, de lavindicte publique à assurer, des exemples à faire. Rhétorique,ampoule, et néant que tout cela ! un coup d’épingle dans ceshyperboles, et vous les désenflez. Au fond de ce doucereuxverbiage, vous ne trouvez que dureté de cœur, cruauté, barbarie,envie de prouver son zèle, nécessité de gagner ses honoraires.Taisez-vous, mandarins ! Sous la patte de velours du juge onsent les ongles du bourreau.

Il est difficile de songer de sang-froid à ceque c’est qu’un procureur royal criminel. C’est un homme qui gagnesa vie à envoyer les autres à l’échafaud. C’est le pourvoyeurtitulaire des places de Grève. Du reste, c’est un monsieur qui ades prétentions au style et aux lettres, qui est beau parleur oucroit l’être, qui récite au besoin un vers latin ou deux avant deconclure à la mort, qui cherche à faire de l’effet, qui intéresseson amour-propre, ô misère ! là où d’autres ont leur vieengagée, qui a ses modèles à lui, ses types désespérants àatteindre, ses classiques, son Bellart, son Marchangy, comme telpoëte a Racine et tel autre Boileau. Dans le débat, il tire du côtéde la guillotine, c’est son rôle, c’est son état. Son réquisitoire,c’est son œuvre littéraire, il le fleurit de métaphores, il leparfume de citations, il faut que cela soit beau à l’audience, quecela plaise aux dames. Il a son bagage de lieux communs encore trèsneufs pour la province, ses élégances d’élocution, ses recherches,ses raffinements d’écrivain. Il hait le mot propre presque autantque nos poëtes tragiques de l’école de Delille. N’ayez pas peurqu’il appelle les choses par leur nom. Fi donc ! Il a pourtoute idée dont la nudité vous révolterait des déguisementscomplets d’épithètes et d’adjectifs. Il rend M. Samsonprésentable. Il gaze le couperet. Il estompe la bascule. Ilentortille le panier rouge dans une périphrase. On ne sait plus ceque c’est. C’est douceâtre et décent. Vous le représentez-vous, lanuit, dans son cabinet, élaborant à loisir et de son mieux cetteharangue qui fera dresser un échafaud dans six semaines ? Levoyez-vous suant sang et eau pour emboîter la tête d’un accusé dansle plus fatal article du code ? Le voyez-vous scier avec uneloi mal faite le cou d’un misérable ? Remarquez-vous comme ilfait infuser dans un gâchis de tropes et de synecdoches deux outrois textes vénéneux pour en exprimer et en extraire à grand’peinela mort d’un homme ? N’est-il pas vrai que, tandis qu’ilécrit, sous sa table, dans l’ombre, il a probablement le bourreauaccroupi à ses pieds, et qu’il arrête de temps en temps sa plumepour lui dire, comme le maître à son chien : – Paix là !paix là ! tu vas avoir ton os !

Du reste, dans la vie privée, cet homme du roipeut être un honnête homme, bon père, bon fils, bon mari, bon ami,comme disent toutes les épitaphes du Père-Lachaise.

Espérons que le jour est prochain où la loiabolira ces fonctions funèbres. L’air seul de notre civilisationdoit dans un temps donné user la peine de mort.

On est parfois tenté de croire que lesdéfenseurs de la peine de mort n’ont pas bien réfléchi à ce quec’est. Mais pesez donc un peu à la balance de quelque crime que cesoit ce droit exorbitant que la société s’arroge d’ôter ce qu’ellen’a pas donné, cette peine, la plus irréparable des peinesirréparables !

De deux choses l’une :

Ou l’homme que vous frappez est sans famille,sans parents, sans adhérents dans ce monde. Et dans ce cas, il n’areçu ni éducation, ni instruction, ni soins pour son esprit, nisoins pour son cœur ; et alors de quel droit tuez-vous cemisérable orphelin ? Vous le punissez de ce que son enfance arampé sur le sol sans tige et sans tuteur ! Vous lui imputez àforfait l’isolement où vous l’avez laissé ! De son malheurvous faites son crime ! Personne ne lui a appris à savoir cequ’il faisait. Cet homme ignore. Sa faute est à sa destinée, non àlui. Vous frappez un innocent.

Ou cet homme a une famille ; et alorscroyez-vous que le coup dont vous l’égorgez ne blesse que luiseul ? que son père, que sa mère, que ses enfants, n’ensaigneront pas ? Non. En le tuant, vous décapitez toute safamille. Et ici encore vous frappez des innocents.

Gauche et aveugle pénalité, qui, de quelquecôté qu’elle se tourne, frappe l’innocent !

Cet homme, ce coupable qui a une famille,séquestrez-le. Dans sa prison, il pourra travailler encore pour lessiens. Mais comment les fera-t-il vivre du fond de sontombeau ? Et songez-vous sans frissonner à ce que deviendrontces petits garçons, ces petites filles, auxquelles vous ôtez leurpère, c’est-à-dire leur pain ? Est-ce que vous comptez surcette famille pour approvisionner dans quinze ans, eux le bagne,elles le musico ? Oh ! les pauvres innocents !

Aux colonies, quand un arrêt de mort tue unesclave, il y a mille francs d’indemnité pour le propriétaire del’homme. Quoi ! vous dédommagez le maître, et vousn’indemnisez pas la famille ! Ici aussi ne prenez-vous pas unhomme à ceux qui le possèdent ? N’est-il pas, à un titre bienautrement sacré que l’esclave vis-à-vis du maître, la propriété deson père, le bien de sa femme, la chose de ses enfants ?

Nous avons déjà convaincu votre loid’assassinat. La voici convaincue de vol.

Autre chose encore. L’âme de cet homme, ysongez-vous ? Savez-vous dans quel état elle se trouve ?Osez-vous bien l’expédier si lestement ? Autrefois du moins,quelque foi circulait dans le peuple ; au moment suprême, lesouffle religieux qui était dans l’air pouvait amollir le plusendurci ; un patient était en même temps un pénitent ; lareligion lui ouvrait un monde au moment où la société lui enfermait un autre ; toute âme avait conscience de Dieu ;l’échafaud n’était qu’une frontière du ciel. Mais quelle espérancemettez-vous sur l’échafaud maintenant que la grosse foule ne croitplus ? maintenant que toutes les religions sont attaquées dudry-rot, comme ces vieux vaisseaux qui pourrissent dans nos ports,et qui jadis peut-être ont découvert des mondes ? maintenantque les petits enfants se moquent de Dieu ? De quel droitlancez-vous dans quelque chose dont vous doutez vous-mêmes les âmesobscures de vos condamnés, ces âmes telles que Voltaire etM. Pigault-Lebrun les ont faites ? Vous les livrez àvotre aumônier de prison, excellent vieillard sans doute ;mais croit-il et fait-il croire ? Ne grossoie-t-il pas commeune corvée son œuvre sublime ? Est-ce que vous le prenez pourun prêtre, ce bonhomme qui coudoie le bourreau dans lacharrette ? Un écrivain plein d’âme et de talent l’a dit avantnous : C’est une horrible chose de conserver le bourreauaprès avoir ôté le confesseur !

Ce ne sont là, sans doute, que des« raisons sentimentales », comme disent quelquesdédaigneux qui ne prennent leur logique que dans leur tête. À nosyeux, ce sont les meilleures. Nous préférons souvent les raisons dusentiment aux raisons de la raison. D’ailleurs les deux séries setiennent toujours, ne l’oublions pas. Le Traité des Délitsest greffé sur l’Esprit des Lois. Montesquieu a engendréBeccaria.

La raison est pour nous, le sentiment est pournous, l’expérience est aussi pour nous. Dans les états modèles, oùla peine de mort est abolie, la masse des crimes capitaux suitd’année en année une baisse progressive. Pesez ceci.

Nous ne demandons cependant pas pour le momentune brusque et complète abolition de la peine de mort, comme celleoù s’était si étourdiment engagée la Chambre des députés. Nousdésirons, au contraire, tous les essais, toutes les précautions,tous les tâtonnements de la prudence. D’ailleurs, nous ne voulonspas seulement l’abolition de la peine de mort, nous voulons unremaniement complet de la pénalité sous toutes ses formes, du hauten bas, depuis le verrou jusqu’au couperet, et le temps est un desingrédients qui doivent entrer dans une pareille œuvre pour qu’ellesoit bien faite. Nous comptons développer ailleurs, sur cettematière, le système d’idées que nous croyons applicable. Mais,indépendamment des abolitions partielles pour le cas de faussemonnaie, d’incendie, de vols qualifiés, etc., nous demandons quedès à présent, dans toutes les affaires capitales, le présidentsoit tenu de poser au jury cette question : L’accuséa-t-il agi par passion ou par intérêt ?et que, dans lecas où le jury répondrait : L’accusé a agi parpassion, il n’y ait pas condamnation à mort. Ceci nousépargnerait du moins quelques exécutions révoltantes. Ulbach etDebacker seraient sauvés. On ne guillotinerait plus Othello.

Au reste, qu’on ne s’y trompe pas, cettequestion de la peine de mort mûrit tous les jours. Avant peu, lasociété entière la résoudra comme nous.

Que les criminalistes les plus entêtés yfassent attention, depuis un siècle la peine de mort vas’amoindrissant. Elle se fait presque douce. Signe de décrépitude.Signe de faiblesse. Signe de mort prochaine. La torture a disparu.La roue a disparu. La potence a disparu. Chose étrange ! laguillotine elle-même est un progrès.

M. Guillotin était un philanthrope.

Oui, l’horrible Thémis dentue et vorace deFarinace et de Vouglans, de Delancre et d’Isaac Loisel, de d’Oppèdeet de Machault, dépérit. Elle maigrit. Elle se meurt.

Voilà déjà la Grève qui n’en veut plus. LaGrève se réhabilite. La vieille buveuse de sang s’est bien conduiteen juillet. Elle veut mener désormais meilleure vie et rester dignede sa dernière belle action. Elle qui s’était prostituée depuistrois siècles à tous les échafauds, la pudeur la prend. Elle ahonte de son ancien métier. Elle veut perdre son vilain nom. Ellerépudie le bourreau. Elle lave son pavé.

À l’heure qu’il est, la peine de mort est déjàhors de Paris. Or, disons-le bien ici, sortir de Paris c’est sortirde la civilisation.

Tous les symptômes sont pour nous. Il sembleaussi qu’elle se rebute et qu’elle rechigne, cette hideuse machine,ou plutôt ce monstre fait de bois et de fer qui est à Guillotin ceque Galatée est à Pygmalion. Vues d’un certain côté, leseffroyables exécutions que nous avons détaillées plus haut sontd’excellents signes. La guillotine hésite. Elle en est à manquerson coup. Tout le vieil échafaudage de la peine de mort sedétraque.

L’infâme machine partira de France, nous ycomptons, et, s’il plaît à Dieu, elle partira en boitant, car noustâcherons de lui porter de rudes coups.

Qu’elle aille demander l’hospitalité ailleurs,à quelque peuple barbare, non à la Turquie, qui se civilise, nonaux sauvages, qui ne voudraient pas d’elle[3] ; maisqu’elle descende quelques échelons encore de l’échelle de lacivilisation, qu’elle aille en Espagne ou en Russie.

L’édifice social du passé reposait sur troiscolonnes, le prêtre, le roi, le bourreau. Il y a déjà longtempsqu’une voix a dit : Les dieux s’en vont !Dernièrement une autre voix s’est élevée et a crié : Lesrois s’en vont ! Il est temps maintenant qu’une troisièmevoix s’élève et dise : Le bourreau s’en va !

Ainsi l’ancienne société sera tombée pierre àpierre ; ainsi la providence aura complété l’écroulement dupassé.

À ceux qui ont regretté les dieux, on a pudire : Dieu reste. À ceux qui regrettent les rois, on peutdire : la patrie reste. À ceux qui regretteraient le bourreau,on n’a rien à dire.

Et l’ordre ne disparaîtra pas avec lebourreau ; ne le croyez point. La voûte de la société futurene croulera pas pour n’avoir point cette clef hideuse. Lacivilisation n’est autre chose qu’une série de transformationssuccessives. À quoi donc allez-vous assister ? à latransformation de la pénalité. La douce loi du Christ pénétreraenfin le code et rayonnera à travers. On regardera le crime commeune maladie, et cette maladie aura ses médecins qui remplacerontvos juges, ses hôpitaux qui remplaceront vos bagnes. La liberté etla santé se ressembleront. On versera le baume et l’huile où l’onappliquait le fer et le feu. On traitera par la charité ce malqu’on traitait par la colère. Ce sera simple et sublime. La croixsubstituée au gibet. Voilà tout.

15mars 1832.

UNE COMÉDIE À PROPOS D’UNE TRAGÉDIE

 

[4]PERSONNAGES

MADAME DE BLINVAL

LE CHEVALIER ERGASTE

UN POËTE ÉLÉGIAQUE

UN PHILOSOPHE

UN GROS MONSIEUR

UN MONSIEUR MAIGRE

DES FEMMES

UN LAQUAIS

 

–Un salon. –

UN POËTE ÉLÉGIAQUE, lisant.

Le lendemain, des pas traversaient la forêt,

Un chien le long du fleuve en aboyant errait ;

Et quand la bachelette en larmes

Revint s’asseoir, le cœur rempli d’alarmes,

Sur la tant vieille tour de l’antique châtel,

Elle entendit les flots gémir, la triste Isaure,

Mais plus n’entendit la mandore

Du gentil ménestrel !

 

TOUT L’AUDITOIRE. – Bravo !charmant ! ravissant !

On bat des mains.

MADAME DE BLINVAL. – Il y a dans cette fin unmystère indéfinissable qui tire les larmes des yeux.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE, modestement. – Lacatastrophe est voilée.

LE CHEVALIER, hochant la tête. –Mandore, ménestrel, c’est du romantique, ça !

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Oui, monsieur, mais duromantique raisonnable, du vrai romantique. Que voulez-vous ?Il faut bien faire quelques concessions.

LE CHEVALIER. – Des concessions ! desconcessions ! c’est comme cela qu’on perd le goût. Jedonnerais tous les vers romantiques seulement pour cequatrain :

De par le Pinde et par Cythère,

Gentil-Bernard est averti

Que l’Art d’Aimer doit samedi

Venir souper chez l’Art de Plaire.

Voilà la vraie poésie ! L’Art d’aimerqui soupe samedi chez l’Art de Plaire ! à la bonneheure ! Mais aujourd’hui c’est la mandore, leménestrel. On ne fait plus de poésies fugitives. Sij’étais poëte, je ferais des poésies fugitives : maisje ne suis pas poëte, moi.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Cependant, lesélégies…

LE CHEVALIER. – Poésies fugitives,monsieur. (Bas àMme de Blinval 🙂 Et puis,châtel n’est pas français ; on ditcastel.

QUELQU’UN, au poëte élégiaque. – Uneobservation, monsieur. Vous dites l’antique châtel,pourquoi pas le gothique ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Gothique ne sedit pas en vers.

LE QUELQU’UN. – Ah ! c’est différent.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE, poursuivant. –Voyez-vous bien, monsieur, il faut se borner. Je ne suis pas deceux qui veulent désorganiser le vers français, et nous ramener àl’époque des Ronsard et des Brébeuf. Je suis romantique, maismodéré. C’est comme pour les émotions. Je les veux douces,rêveuses, mélancoliques, mais jamais de sang, jamais d’horreurs.Voiler les catastrophes. Je sais qu’il y a des gens, des fous, desimaginations en délire qui… Tenez, mesdames, avez-vous lu lenouveau roman ?

LES DAMES. – Quel roman ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Le DernierJour…

UN GROS MONSIEUR. – Assez, monsieur ! jesais ce que vous voulez dire. Le titre seul me fait mal auxnerfs.

MADAME DE BLINVAL. – Et à moi aussi. C’est unlivre affreux. Je l’ai là.

LES DAMES. – Voyons, voyons.

On se passe le livre de main en main.

QUELQU’UN, lisant. – Le Dernier jourd’un…

LE GROS MONSIEUR. – Grâce, madame !

MADAME DE BLINVAL. – En effet, c’est un livreabominable, un livre qui donne le cauchemar, un livre qui rendmalade.

UNE FEMME, bas. – Il faudra que jelise cela.

LE GROS MONSIEUR. – Il faut convenir que lesmœurs vont se dépravant de jour en jour. Mon Dieu, l’horribleidée ! développer, creuser, analyser, l’une après l’autre etsans en passer une seule, toutes les souffrances physiques, toutesles tortures morales que doit éprouver un homme condamné à mort, lejour de l’exécution ! Cela n’est-il pas atroce ?Comprenez-vous, mesdames, qu’il se soit trouvé un écrivain pourcette idée, et un public pour cet écrivain ?

LE CHEVALIER. – Voilà en effet qui estsouverainement impertinent.

MADAME DE BLINVAL. – Qu’est-ce que c’est quel’auteur ?

LE GROS MONSIEUR. – Il n’y avait pas de nom àla première édition.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – C’est le même qui a déjàfait deux autres romans… ma foi, j’ai oublié les titres. Le premiercommence à la Morgue et finit à la Grève. À chaque chapitre, il y aun ogre qui mange un enfant.

LE GROS MONSIEUR. – Vous avez lu cela,monsieur ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Oui, monsieur ; lascène se passe en Islande.

LE GROS MONSIEUR. – En Islande, c’estépouvantable !

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il a fait en outre desodes, des ballades, je ne sais quoi, où il y a des monstres qui ontdes corps bleus.

LE CHEVALIER, riant. – Corbleu !cela doit faire un furieux vers.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il a publié aussi undrame, – on appelle cela un drame, – où l’on trouve ce beauvers :

Demain vingt-cinq juin mil six cent cinquante sept.

QUELQU’UN. – Ah, ce vers !

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Cela peut s’écrire enchiffres, voyez-vous, mesdames :

Demain, 25 juin 1657.

Il rit. On rit.

LE CHEVALIER. – C’est une chose particulièreque la poésie d’à présent.

LE GROS MONSIEUR. – Ah çà ! il ne saitpas versifier, cet homme-là ! Comment donc s’appelle-t-ildéjà ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il a un nom aussidifficile à retenir qu’à prononcer. Il y a du goth, du wisigoth, del’ostrogoth dedans.

Il rit.

MADAME DE BLINVAL. – C’est un vilainhomme.

LE GROS MONSIEUR. – Un abominable homme.

UNE FEMME. – Quelqu’un qui le connaît m’adit…

LE GROS MONSIEUR. – Vous connaissez quelqu’unqui le connaît ?

LA JEUNE FEMME. – Oui, et qui dit que c’est unhomme doux, simple, qui vit dans la retraite, et passe ses journéesà jouer avec ses petits enfants.

LE POËTE. – Et ses nuits à rêver des œuvres deténèbres. – C’est singulier ; voilà un vers que j’ai fait toutnaturellement. Mais c’est qu’il y est, le vers :

Et ses nuits à rêver des œuvres de ténèbres.

Avec une bonne césure. Il n’y a plus quel’autre rime à trouver. Pardieu ! funèbres.

MADAME DE BLINVAL. – Quidquid tentabatdicere, versus erat[5].

LE GROS MONSIEUR. – Vous disiez donc quel’auteur en question a des petits enfants. Impossible, madame.Quand on a fait cet ouvrage-là ! un roman atroce !

QUELQU’UN. – Mais, ce roman, dans quel butl’a-t-il fait ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Est-ce que je sais,moi ?

UN PHILOSOPHE. – À ce qu’il paraît, dans lebut de concourir à l’abolition de la peine de mort.

LE GROS MONSIEUR. – Une horreur, vousdis-je !

LE CHEVALIER. – Ah ça ! c’est donc unduel avec le bourreau ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il en veut terriblementà la guillotine.

UN MONSIEUR MAIGRE. – Je vois cela d’ici. Desdéclamations.

LE GROS MONSIEUR. – Point. Il y a à peine deuxpages sur ce texte de la peine de mort. Tout le reste, ce sont dessensations.

LE PHILOSOPHE. – Voilà le tort. Le sujetméritait le raisonnement. Un drame, un roman ne prouve rien. Etpuis, j’ai lu le livre, et il est mauvais.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Détestable ! Est-ceque c’est là de l’art ? C’est passer les bornes, c’est casserles vitres. Encore, ce criminel, si je le connaissais ? maispoint. Qu’a-t-il fait ? on n’en sait rien. C’est peut-être unfort mauvais drôle. On n’a pas le droit de m’intéresser à quelqu’unque je ne connais pas.

LE GROS MONSIEUR. – On n’a pas le droit defaire éprouver à son lecteur des souffrances physiques. Quand jevois des tragédies, on se tue, eh bien ! cela ne me fait rien.Mais ce roman, il vous fait dresser les cheveux sur la tête, ilvous fait venir la chair de poule, il vous donne de mauvais rêves.J’ai été deux jours au lit pour l’avoir lu.

LE PHILOSOPHE. – Ajoutez à cela que c’est unlivre froid et compassé.

LE POËTE. – Un livre !… unlivre !…

LE PHILOSOPHE. – Oui. – Et comme vous disieztout à l’heure, monsieur, ce n’est point là de véritableesthétique. Je ne m’intéresse pas à une abstraction, à une entitépure. Je ne vois point là une personnalité qui s’adéquate avec lamienne. Et puis, le style n’est ni simple ni clair. Il sentl’archaïsme. C’est bien là ce que vous disiez, n’est-cepas ?

LE POËTE. – Sans doute, sans doute. Il ne fautpas de personnalités.

LE PHILOSOPHE. – Le condamné n’est pasintéressant.

LE POËTE. – Comment intéresserait-il ? ila un crime et pas de remords. J’eusse fait tout le contraire.J’eusse conté l’histoire de mon condamné. Né de parents honnêtes.Une bonne éducation. De l’amour. De la jalousie. Un crime qui n’ensoit pas un. Et puis des remords, des remords, beaucoup de remords.Mais les lois humaines sont implacables : il faut qu’il meure.Et là j’aurais traité ma question de la peine de mort. À la bonneheure !

MADAME DE BLINVAL. – Ah ! ah !

LE PHILOSOPHE. – Pardon. Le livre, commel’entend monsieur, ne prouverait rien. La particularité ne régitpas la généralité.

LE POËTE. – Eh bien ! mieux encore ;pourquoi n’avoir pas choisi pour héros, par exemple… Malesherbes,le vertueux Malesherbes ? son dernier jour, sonsupplice ? Oh ! alors, beau et noble spectacle !J’eusse pleuré, j’eusse frémi, j’eusse voulu monter sur l’échafaudavec lui.

LE PHILOSOPHE. – Pas moi.

LE CHEVALIER. – Ni moi. C’était unrévolutionnaire, au fond, que votreM. de Malesherbes.

LE PHILOSOPHE. – L’échafaud de Malesherbes neprouve rien contre la peine de mort en général.

LE GROS MONSIEUR. – La peine de mort ! àquoi bon s’occuper de cela ? Qu’est-ce que cela vous fait, lapeine de mort ? Il faut que cet auteur soit bien mal né devenir nous donner le cauchemar à ce sujet avec son livre !

MADAME DE BLINVAL. – Ah ! oui, un bienmauvais cœur !

LE GROS MONSIEUR. – Il nous force à regarderdans les prisons, dans les bagnes, dans Bicêtre. C’est fortdésagréable. On sait bien que ce sont des cloaques. Mais qu’importeà la société ?

MADAME DE BLINVAL. – Ceux qui ont fait leslois n’étaient pas des enfants.

LE PHILOSOPHE. – Ah ! cependant ! enprésentant les choses avec vérité…

LE MONSIEUR MAIGRE. – Eh ! c’estjustement ce qui manque, la vérité. Que voulez-vous qu’un poëtesache sur de pareilles matières ? Il faudrait être au moinsprocureur du roi. Tenez : j’ai lu dans une citation qu’unjournal faisait de ce livre, que le condamné ne dit rien quand onlui lit son arrêt de mort ; eh bien, moi, j’ai vu un condamnéqui, dans ce moment-là, a poussé un grand cri. – Vous voyez.

LE PHILOSOPHE. – Permettez…

LE MONSIEUR MAIGRE. – Tenez, messieurs, laguillotine, la Grève, c’est de mauvais goût. Et la preuve, c’estqu’il paraît que c’est un livre qui corrompt le goût, et vous rendincapable d’émotions pures, fraîches, naïves. Quand donc selèveront les défenseurs de la saine littérature ? Je voudraisêtre, et mes réquisitoires m’en donneraient peut-être le droit,membre de l’académie française… – Voilà justement monsieur Ergaste,qui en est. Que pense-t-il du Dernier Jour d’uncondamné ?

ERGASTE. – Ma foi, monsieur, je ne l’ai lu nine le lirai. Je dînais hier chezMme de Sénange, et la marquise de Morival en aparlé au duc de Melcour. On dit qu’il y a des personnalités contrela magistrature, et surtout contre le président d’Alimont. L’abbéde Floricour aussi était indigné. Il paraît qu’il y a un chapitrecontre la religion, et un chapitre contre la monarchie. Si j’étaisprocureur du roi !…

LE CHEVALIER. – Ah bien oui, procureur duroi ! et la charte ! et la liberté de la presse !Cependant, un poëte qui veut supprimer la peine de mort, vousconviendrez que c’est odieux. Ah ! ah ! dans l’ancienrégime, quelqu’un qui se serait permis de publier un roman contrela torture !… – Mais depuis la prise de la Bastille, on peuttout écrire. Les livres font un mal affreux.

LE GROS MONSIEUR. – Affreux. – On étaittranquille, on ne pensait à rien. Il se coupait bien de temps entemps en France une tête par-ci par-là, deux tout au plus parsemaine. Tout cela sans bruit, sans scandale. Ils ne disaient rien.Personne n’y songeait. Pas du tout, voilà un livre… – un livre quivous donne un mal de tête horrible !

LE MONSIEUR MAIGRE. – Le moyen qu’un jurécondamne après l’avoir lu !

ERGASTE. – Cela trouble les consciences.

MADAME DE BLINVAL. – Ah ! leslivres ! les livres ! Qui eût dit cela d’unroman ?

LE POËTE. – Il est certain que les livres sontbien souvent un poison subversif de l’ordre social.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Sans compter la langue,que messieurs les romantiques révolutionnent aussi.

LE POËTE. – Distinguons, monsieur ; il ya romantiques et romantiques.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Le mauvais goût, lemauvais goût.

ERGASTE. – Vous avez raison. Le mauvaisgoût.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Il n’y a rien à répondreà cela.

LE PHILOSOPHE, appuyé au fauteuil d’unedame. – Ils disent là des choses qu’on ne dit même plus rueMouffetard.

ERGASTE. – Ah ! l’abominablelivre !

MADAME DE BLINVAL. – Hé ! ne le jetez pasau feu. Il est à la loueuse.

LE CHEVALIER. – Parlez-moi de notre temps.Comme tout s’est dépravé depuis, le goût et les mœurs ! Voussouvient-il de notre temps, madame de Blinval ?

MADAME DE BLINVAL. – Non, monsieur, il ne m’ensouvient pas.

LE CHEVALIER. – Nous étions le peuple le plusdoux, le plus gai, le plus spirituel. Toujours de belles fêtes, dejolis vers. C’était charmant. Y a-t-il rien de plus galant que lemadrigal de M. de La Harpe sur le grand bal queMme la maréchale de Mailly donna en mil sept cent…l’année de l’exécution de Damiens[6] ?

LE GROS MONSIEUR, soupirant. –Heureux temps ! Maintenant les mœurs sont horribles, et leslivres aussi. C’est le beau vers de Boileau :

Et la chute des arts suit la décadence des mœurs.

LE PHILOSOPHE, bas au poëte. –Soupe-t-on dans cette maison ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Oui, tout à l’heure.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Maintenant on veutabolir la peine de mort, et pour cela on fait des romans cruels,immoraux et de mauvais goût, Le Dernier jour d’uncondamné, que sais-je ?

LE GROS MONSIEUR. – Tenez, mon cher, neparlons plus de ce livre atroce ; et, puisque je vousrencontre, dites-moi, que faites-vous de cet homme dont nous avonsrejeté le pourvoi depuis trois semaines ?

LE MONSIEUR MAIGRE. – Ah ! un peu depatience ! je suis en congé ici. Laissez-moi respirer. À monretour. Si cela tarde trop pourtant, j’écrirai à mon substitut…

UN LAQUAIS, entrant. – Madame estservie.

I

Bicêtre

Condamné à mort !

Voilà cinq semaines que j’habite avec cettepensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence,toujours courbé sous son poids !

Autrefois, car il me semble qu’il y a plutôtdes années que des semaines, j’étais un homme comme un autre homme.Chaque jour, chaque heure, chaque minute avait son idée. Monesprit, jeune et riche, était plein de fantaisies. Il s’amusait àme les dérouler les unes après les autres, sans ordre et sans fin,brodant d’inépuisables arabesques cette rude et mince étoffe de lavie. C’étaient des jeunes filles, de splendides chapes d’évêque,des batailles gagnées, des théâtres pleins de bruit et de lumière,et puis encore des jeunes filles et de sombres promenades la nuitsous les larges bras des marronniers. C’était toujours fête dansmon imagination. Je pouvais penser à ce que je voulais, j’étaislibre.

Maintenant je suis captif. Mon corps est auxfers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une idée. Unehorrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n’ai plusqu’une pensée, qu’une conviction, qu’une certitude : condamnéà mort !

Quoi que je fasse, elle est toujours là, cettepensée infernale, comme un spectre de plomb à mes côtés, seule etjalouse, chassant toute distraction, face à face avec moimisérable, et me secouant de ses deux mains de glace quand je veuxdétourner la tête ou fermer les yeux. Elle se glisse sous toutesles formes où mon esprit voudrait la fuir, se mêle comme un refrainhorrible à toutes les paroles qu’on m’adresse, se colle avec moiaux grilles hideuses de mon cachot, m’obsède éveillé, épie monsommeil convulsif, et reparaît dans mes rêves sous la forme d’uncouteau.

Je viens de m’éveiller en sursaut, poursuivipar elle et me disant : – Ah ! ce n’est qu’un rêve !– Hé bien ! avant même que mes yeux lourds aient eu le tempsde s’entr’ouvrir assez pour voir cette fatale pensée écrite dansl’horrible réalité qui m’entoure, sur la dalle mouillée et suantede ma cellule, dans les rayons pâles de ma lampe de nuit, dans latrame grossière de la toile de mes vêtements, sur la sombre figuredu soldat de garde dont la giberne reluit à travers la grille ducachot, il me semble que déjà une voix a murmuré à monoreille : – Condamné à mort !

II

C’était par une belle matinée d’août.

Il y avait trois jours que mon procès étaitentamé ; trois jours que mon nom et mon crime ralliaientchaque matin une nuée de spectateurs, qui venaient s’abattre surles bancs de la salle d’audience comme des corbeaux autour d’uncadavre ; trois jours que toute cette fantasmagorie des juges,des témoins, des avocats, des procureurs du roi, passait etrepassait devant moi, tantôt grotesque, tantôt sanglante, toujourssombre et fatale. Les deux premières nuits, d’inquiétude et deterreur, je n’en avais pu dormir ; la troisième, j’en avaisdormi d’ennui et de fatigue. À minuit, j’avais laissé les jurésdélibérant. On m’avait ramené sur la paille de mon cachot, etj’étais tombé sur-le-champ dans un sommeil profond, dans un sommeild’oubli. C’étaient les premières heures de repos depuis bien desjours.

J’étais encore au plus profond de ce profondsommeil lorsqu’on vint me réveiller. Cette fois il ne suffit pointdu pas lourd et des souliers ferrés du guichetier, du cliquetis deson nœud de clefs, du grincement rauque des verrous ; ilfallut pour me tirer de ma léthargie sa rude voix à mon oreille etsa main rude sur mon bras. – Levez-vous donc ! – J’ouvris lesyeux, je me dressai effaré sur mon séant. En ce moment, parl’étroite et haute fenêtre de ma cellule, je vis au plafond ducorridor voisin, seul ciel qu’il me fût donné d’entrevoir ce refletjaune où des yeux habitués aux ténèbres d’une prison savent si bienreconnaître le soleil. J’aime le soleil.

– Il fait beau, dis-je au guichetier.

Il resta un moment sans me répondre, comme nesachant si cela valait la peine de dépenser une parole ; puisavec quelque effort il murmura brusquement :

– C’est possible.

Je demeurais immobile, l’esprit à demiendormi, la bouche souriante, l’œil fixé sur cette douceréverbération dorée qui diaprait le plafond.

– Voilà une belle journée,répétai-je.

– Oui, me répondit l’homme, on vousattend.

Ce peu de mots, comme le fil qui rompt le volde l’insecte, me rejeta violemment dans la réalité. Je revissoudain, comme dans la lumière d’un éclair, la sombre salle desassises, le fer à cheval des juges chargés de haillonsensanglantés, les trois rangs de témoins aux faces stupides, lesdeux gendarmes aux deux bouts de mon banc, et les robes noiress’agiter, et les têtes de la foule fourmiller au fond dans l’ombre,et s’arrêter sur moi le regard fixe de ces douze jurés, qui avaientveillé pendant que je dormais !

Je me levai ; mes dents claquaient, mesmains tremblaient et ne savaient où trouver mes vêtements, mesjambes étaient faibles. Au premier pas que je fis, je trébuchaicomme un portefaix trop chargé. Cependant je suivis le geôlier.

Les deux gendarmes m’attendaient au seuil dela cellule. On me remit les menottes. Cela avait une petite serrurecompliquée qu’ils fermèrent avec soin. Je laissai faire ;c’était une machine sur une machine.

Nous traversâmes une cour intérieure. L’airvif du matin me ranima. Je levai la tête. Le ciel était bleu, etles rayons chauds du soleil, découpés par les longues cheminées,traçaient de grands angles de lumière au faîte des murs hauts etsombres de la prison. Il faisait beau en effet.

Nous montâmes un escalier tournant envis ; nous passâmes un corridor, puis un autre, puis untroisième ; puis une porte basse s’ouvrit. Un air chaud, mêléde bruit, vint me frapper au visage ; c’était le souffle de lafoule dans la salle des assises. J’entrai.

Il y eut à mon apparition une rumeur d’armeset de voix. Les banquettes se déplacèrent bruyamment, les cloisonscraquèrent ; et, pendant que je traversais la longue salleentre deux masses de peuple murées de soldats, il me semblait quej’étais le centre auquel se rattachaient les fils qui faisaientmouvoir toutes ces faces béantes et penchées.

En cet instant je m’aperçus que j’étais sansfers ; mais je ne pus me rappeler où ni quand on me les avaitôtés.

Alors il se fit un grand silence. J’étaisparvenu à ma place. Au moment où le tumulte cessa dans la foule, ilcessa aussi dans mes idées. Je compris tout à coup clairement ceque je n’avais fait qu’entrevoir confusément jusqu’alors, que lemoment décisif était venu, et que j’étais là pour entendre masentence.

L’explique qui pourra, de la manière dontcette idée me vint elle ne me causa pas de terreur. Les fenêtresétaient ouvertes ; l’air et le bruit de la ville arrivaientlibrement du dehors ; la salle était claire comme pour unenoce ; les gais rayons du soleil traçaient ça et là la figurelumineuse des croisées, tantôt allongée sur le plancher, tantôtdéveloppée sur les tables, tantôt brisée à l’angle des murs ;et de ces losanges éclatants aux fenêtres chaque rayon découpaitdans l’air un grand prisme de poussière d’or.

Les juges, au fond de la salle, avaient l’airsatisfait, probablement de la joie d’avoir bientôt fini. Le visagedu président, doucement éclairé par le reflet d’une vitre, avaitquelque chose de calme et de bon ; et un jeune assesseurcausait presque gaiement en chiffonnant son rabat avec une joliedame en chapeau rose, placée par faveur derrière lui.

Les jurés seuls paraissaient blêmes etabattus, mais c’était apparemment de fatigue d’avoir veillé toutela nuit. Quelques-uns bâillaient. Rien, dans leur contenance,n’annonçait des hommes qui viennent de porter une sentence demort ; et sur les figures de ces bons bourgeois je ne devinaisqu’une grande envie de dormir.

En face de moi une fenêtre était toute grandeouverte. J’entendais rire sur le quai des marchandes defleurs ; et, au bord de la croisée, une jolie petite plantejaune, toute pénétrée d’un rayon de soleil, jouait avec le ventdans une fente de la pierre.

Comment une idée sinistre aurait-elle pupoindre parmi tant de gracieuses sensations ? Inondé d’air etde soleil, il me fut impossible de penser à autre chose qu’à laliberté ; l’espérance vint rayonner en moi comme le jourautour de moi ; et, confiant, j’attendis ma sentence comme onattend la délivrance et la vie.

Cependant mon avocat arriva. On l’attendait.Il venait de déjeuner copieusement et de bon appétit. Parvenu à saplace, il se pencha vers moi avec un sourire.

– J’espère, me dit-il.

– N’est-ce pas ? répondis-je, légeret souriant aussi.

– Oui, reprit-il ; je ne sais rienencore de leur déclaration, mais ils auront sans doute écarté lapréméditation, et alors ce ne sera que les travaux forcés àperpétuité.

– Que dites-vous là, monsieur ?répliquai-je indigné ; plutôt cent fois la mort !

Oui, la mort ! – Et d’ailleurs, merépétait je ne sais quelle voix intérieure, qu’est-ce que je risqueà dire cela ? A-t-on jamais prononcé sentence de mortautrement qu’à minuit, aux flambeaux, dans une salle sombre etnoire, et par une froide nuit de pluie et d’hiver ? Mais aumois d’août, à huit heures du matin, un si beau jour, ces bonsjurés, c’est impossible ! Et mes yeux revenaient se fixer surla jolie fleur jaune au soleil.

Tout à coup le président, qui n’attendait quel’avocat, m’invita à me lever. La troupe porta les armes ;comme par un mouvement électrique, toute l’assemblée fut debout aumême instant. Une figure insignifiante et nulle, placée à une tableau-dessous du tribunal, c’était, je pense, le greffier, prit laparole, et lut le verdict que les jurés avaient prononcé en monabsence. Une sueur froide sortit de tous mes membres ; jem’appuyai au mur pour ne pas tomber.

– Avocat, avez-vous quelque chose à diresur l’application de la peine ? demanda le président.

J’aurais eu, moi, tout à dire, mais rien ne mevint. Ma langue resta collée à mon palais.

Le défenseur se leva.

Je compris qu’il cherchait à atténuer ladéclaration du jury, et à mettre dessous, au lieu de la peinequ’elle provoquait, l’autre peine, celle que j’avais été si blesséde lui voir espérer.

Il fallut que l’indignation fût bien forte,pour se faire jour à travers les mille émotions qui se disputaientma pensée. Je voulus répéter à haute voix ce que je lui avais déjàdit : Plutôt cent fois la mort ! Mais l’haleine me manquaet je ne pus que l’arrêter rudement par le bras, en criant avec uneforce convulsive : Non !

Le procureur général combattit l’avocat, et jel’écoutai avec une satisfaction stupide. Puis les juges sortirent,puis ils rentrèrent, et le président me lut mon arrêt.

– Condamné à mort ! dit lafoule ; et, tandis qu’on m’emmenait, tout ce peuple se rua surmes pas avec le fracas d’un édifice qui se démolit. Moi jemarchais, ivre et stupéfait. Une révolution venait de se faire enmoi. Jusqu’à l’arrêt de mort, je m’étais senti respirer, palpiter,vivre dans le même milieu que les autres hommes ; maintenantje distinguais clairement comme une clôture entre le monde et moi.Rien ne m’apparaissait plus sous le même aspect qu’auparavant. Ceslarges fenêtres lumineuses, ce beau soleil, ce ciel pur, cettejolie fleur, tout cela était blanc et pâle, de la couleur d’unlinceul. Ces hommes, ces femmes, ces enfants qui se pressaient surmon passage, je leur trouvais des airs de fantômes.

Au bas de l’escalier, une noire et salevoiture grillée m’attendait. Au moment d’y monter, je regardai auhasard dans la place. – Un condamné à mort ! criaient lespassants en courant vers la voiture. À travers le nuage qui mesemblait s’être interposé entre les choses et moi, je distinguaideux jeunes filles qui me suivaient avec des yeux avides ; –Bon, dit la plus jeune en battant des mains, ce sera dans sixsemaines !

III

Condamné à mort !

Eh bien, pourquoi non ? Leshommes, je me rappelle l’avoir lu dans je ne sais quel livreoù il n’y avait que cela de bon, les hommes sont tous condamnésà mort avec des sursis indéfinis. Qu’y a-t-il donc de sichangé à ma situation ?

Depuis l’heure où mon arrêt m’a été prononcé,combien sont morts qui s’arrangeaient pour une longue vie !Combien m’ont devancé qui, jeunes, libres et sains, comptaient bienaller voir tel jour tomber ma tête en place de Grève ! Combiend’ici là peut-être qui marchent et respirent au grand air, entrentet sortent à leur gré, et qui me devanceront encore !

Et puis, qu’est-ce que la vie a donc de siregrettable pour moi ? En vérité, le jour sombre et le painnoir du cachot, la portion de bouillon maigre puisée au baquet desgalériens, être rudoyé, moi qui suis raffiné par l’éducation, êtrebrutalisé des guichetiers et des gardes-chiourme, ne pas voir unêtre humain qui me croie digne d’une parole et à qui je le rende,sans cesse tressaillir et de ce que j’ai fait et de ce qu’on mefera ; voilà à peu près les seuls biens que puisse m’enleverle bourreau.

Ah ! n’importe, c’est horrible !

IV

La voiture noire me transporta ici, dans cehideux Bicêtre.

Vu de loin, cet édifice a quelque majesté. Ilse déroule à l’horizon, au front d’une colline, et à distance gardequelque chose de son ancienne splendeur, un air de château de roi.Mais à mesure que vous approchez, le palais devient masure. Lespignons dégradés blessent l’œil. Je ne sais quoi de honteux etd’appauvri salit ces royales façades ; on dirait que les mursont une lèpre. Plus de vitres, plus de glaces aux fenêtres ;mais de massifs barreaux de fer entre-croisés, auxquels se colle çaet là quelque hâve figure d’un galérien ou d’un fou.

C’est la vie vue de près.

V

À peine arrivé, des mains de fer s’emparèrentde moi. On multiplia les précautions ; point de couteau, pointde fourchette pour mes repas ; la camisole de force, uneespèce de sac de toile à voilure, emprisonna mes bras ; onrépondait de ma vie. Je m’étais pourvu en cassation. On pouvaitavoir pour six ou sept semaines cette affaire onéreuse, et ilimportait de me conserver sain et sauf à la place de Grève.

Les premiers jours on me traita avec unedouceur qui m’était horrible. Les égards d’un guichetier sententl’échafaud. Par bonheur, au bout de peu de jours, l’habitude repritle dessus ; ils me confondirent avec les autres prisonniersdans une commune brutalité, et n’eurent plus de ces distinctionsinaccoutumées de politesse qui me remettaient sans cesse lebourreau sous les yeux. Ce ne fut pas la seule amélioration. Majeunesse, ma docilité, les soins de l’aumônier de la prison, etsurtout quelques mots en latin que j’adressai au concierge, qui neles comprit pas, m’ouvrirent la promenade une fois par semaine avecles autres détenus, et firent disparaître la camisole où j’étaisparalysé. Après bien des hésitations, on m’a aussi donné del’encre, du papier, des plumes, et une lampe de nuit.

Tous les dimanches, après la messe, on melâche dans le préau, à l’heure de la récréation. Là, je cause avecles détenus ; il le faut bien. Ils sont bonnes gens, lesmisérables. Ils me content leurs tours, ce serait à fairehorreur ; mais je sais qu’ils se vantent. Ils m’apprennent àparler argot, à rouscailler bigorne, comme ils disent.C’est toute une langue entée sur la langue générale comme uneespèce d’excroissance hideuse, comme une verrue. Quelquefois uneénergie singulière, un pittoresque effrayant : il y a duraisiné sur le trimar (du sang sur le chemin), épouser laveuve (être pendu), comme si la corde du gibet était veuve detous les pendus. La tête d’un voleur a deux noms : lasorbonne, quand elle médite, raisonne et conseille lecrime ; la tronche, quand le bourreau la coupe.Quelquefois de l’esprit de vaudeville : un cachemired’osier (une hotte de chiffonnier), la menteuse (lalangue) ; et puis partout, à chaque instant, des motsbizarres, mystérieux, laids et sordides, venus on ne saitd’où : le taule (le bourreau), la cône (lamort), la placarde (la place des exécutions). On diraitdes crapauds et des araignées. Quand on entend parler cette langue,cela fait l’effet de quelque chose de sale et de poudreux, d’uneliasse de haillons que l’on secouerait devant vous.

Du moins ces hommes-là me plaignent, ils sontles seuls. Les geôliers, les guichetiers, les porte-clefs, – je neleur en veux pas – causent et rient, et parlent de moi, devant moi,comme d’une chose.

VI

Je me suis dit :

– Puisque j’ai le moyen d’écrire,pourquoi ne le ferais-je pas ? Mais quoi écrire ? Prisentre quatre murailles de pierre nue et froide, sans liberté pourmes pas, sans horizon pour mes yeux, pour unique distractionmachinalement occupé tout le jour à suivre la marche lente de cecarré blanchâtre que le judas de ma porte découpe vis-à-vis sur lemur sombre, et, comme je le disais tout à l’heure, seul à seul avecune idée, une idée de crime et de châtiment, de meurtre et demort ! Est-ce que je puis avoir quelque chose à dire, moi quin’ai plus rien à faire dans ce monde ? Et que trouverai-jedans ce cerveau flétri et vide qui vaille la peine d’êtreécrit ?

Pourquoi non ? Si tout, autour de moi,est monotone et décoloré, n’y a-t-il pas en moi une tempête, unelutte, une tragédie ? Cette idée fixe qui me possède ne seprésente-t-elle pas à moi à chaque heure, à chaque instant, sousune nouvelle forme, toujours plus hideuse et plus ensanglantée àmesure que le terme approche ? Pourquoi n’essayerais-je pas deme dire à moi-même tout ce que j’éprouve de violent et d’inconnudans la situation abandonnée où me voilà ? Certes, la matièreest riche ; et, si abrégée que soit ma vie, il y aura bienencore dans les angoisses, dans les terreurs, dans les tortures quila rempliront, de cette heure à la dernière, de quoi user cetteplume et tarir cet encrier. – D’ailleurs ces angoisses, le seulmoyen d’en moins souffrir, c’est de les observer, et les peindrem’en distraira.

Et puis, ce que j’écrirai ainsi ne serapeut-être pas inutile. Ce journal de mes souffrances, heure parheure, minute par minute, supplice par supplice, si j’ai la forcede le mener jusqu’au moment où il me sera physiquementimpossible de continuer, cette histoire, nécessairement inachevée,mais aussi complète que possible, de mes sensations, neportera-t-elle point avec elle un grand et profondenseignement ? N’y aurait-il pas dans ce procès-verbal de lapensée agonisante, dans cette progression toujours croissante dedouleurs, dans cette espèce d’autopsie intellectuelle d’uncondamné, plus d’une leçon pour ceux qui condamnent ?Peut-être cette lecture leur rendra-t-elle la main moins légère,quand il s’agira quelque autre fois de jeter une tête qui pense,une tête d’homme, dans ce qu’ils appellent la balance de lajustice ? Peut-être n’ont-ils jamais réfléchi, les malheureux,à cette lente succession de tortures que renferme la formuleexpéditive d’un arrêt de mort ? Se sont-ils jamais seulementarrêtés à cette idée poignante que dans l’homme qu’ils retranchentil y a une intelligence, une intelligence qui avait compté sur lavie, une âme qui ne s’est point disposée pour la mort ? Non.Ils ne voient dans tout cela que la chute verticale d’un couteautriangulaire, et pensent sans doute que, pour le condamné, il n’y arien avant, rien après.

Ces feuilles les détromperont. Publiéespeut-être un jour, elles arrêteront quelques moments leur espritsur les souffrances de l’esprit ; car ce sont celles-là qu’ilsne soupçonnent pas. Ils sont triomphants de pouvoir tuer sanspresque faire souffrir le corps. Eh ! c’est bien de cela qu’ils’agit ! Qu’est-ce que la douleur physique près de la douleurmorale ! Horreur et pitié, des lois faites ainsi ! Unjour viendra, et peut-être ces Mémoires, derniers confidents d’unmisérable, y auront-ils contribué…

À moins qu’après ma mort le vent ne joue dansle préau avec ces morceaux de papier souillés de boue, ou qu’ilsn’aillent pourrir à la pluie, collés en étoiles à la vitre casséed’un guichetier.

VII

Que ce que j’écris ici puisse être un jourutile à d’autres, que cela arrête le juge prêt à juger, que celasauve des malheureux, innocents ou coupables, de l’agonie àlaquelle je suis condamné, pourquoi ? à quoi bon ?qu’importe ? Quand ma tête aura été coupée, qu’est-ce que celame fait qu’on en coupe d’autres ? Est-ce que vraiment j’ai pupenser ces folies ? Jeter bas l’échafaud après que j’y auraimonté ! je vous demande un peu ce qui m’en reviendra.

Quoi ! le soleil, le printemps, leschamps pleins de fleurs, les oiseaux qui s’éveillent le matin, lesnuages, les arbres, la nature, la liberté, la vie, tout cela n’estplus à moi ?

Ah ! c’est moi qu’il faudraitsauver ! – Est-il bien vrai que cela ne se peut, qu’il faudramourir demain, aujourd’hui peut-être, que cela est ainsi ? ÔDieu ! l’horrible idée à se briser la tête au mur de soncachot !

VIII

Comptons ce qui me reste.

Trois jours de délai après l’arrêt prononcépour le pourvoi en cassation.

Huit jours d’oubli au parquet de la courd’assises, après quoi les pièces, comme ils disent, sont envoyéesau ministre.

Quinze jours d’attente chez le ministre, quine sait seulement pas qu’elles existent, et qui, cependant, estsupposé les transmettre, après examen, à la cour de cassation.

Là, classement, numérotage,enregistrement ; car la guillotine est encombrée, et chacun nedoit passer qu’à son tour.

Quinze jours pour veiller à ce qu’il ne voussoit pas fait de passe-droit.

Enfin la cour s’assemble, d’ordinaire unjeudi, rejette vingt pourvois en masse, et renvoie le tout auministre, qui renvoie au procureur général, qui renvoie aubourreau. Trois jours.

Le matin du quatrième jour, le substitut duprocureur général se dit, en mettant sa cravate : – Il fautpourtant que cette affaire finisse. – Alors, si le substitut dugreffier n’a pas quelque déjeuner d’amis qui l’en empêche, l’ordred’exécution est minuté, rédigé, mis au net, expédié, et lelendemain dès l’aube on entend dans la place de Grève clouer unecharpente, et dans les carrefours hurler à pleine voix des crieursenroués.

En tout six semaines. La petite fille avaitraison.

Or, voilà cinq semaines au moins, sixpeut-être, je n’ose compter, que je suis dans ce cabanon deBicêtre, et il me semble qu’il y a trois jours, c’était jeudi.

IX

Je viens de faire mon testament.

À quoi bon ? Je suis condamné aux frais,et tout ce que j’ai y suffira à peine. La guillotine, c’est fortcher.

Je laisse une mère, je laisse une femme, jelaisse un enfant.

Une petite fille de trois ans, douce, rose,frêle, avec de grands yeux noirs et de longs cheveux châtains.

Elle avait deux ans et un mois quand je l’aivue pour la dernière fois.

Ainsi, après ma mort, trois femmes sans fils,sans mari, sans père ; trois orphelines de différenteespèce ; trois veuves du fait de la loi.

J’admets que je sois justement puni ; cesinnocentes, qu’ont-elles fait ? N’importe ; on lesdéshonore, on les ruine ; c’est la justice.

Ce n’est pas que ma pauvre vieille mèrem’inquiète ; elle a soixante-quatre ans, elle mourra du coup.Ou si elle va quelques jours encore, pourvu que jusqu’au derniermoment elle ait un peu de cendre chaude dans sa chaufferette, ellene dira rien.

Ma femme ne m’inquiète pas non plus ;elle est déjà d’une mauvaise santé et d’un esprit faible, ellemourra aussi.

À moins qu’elle ne devienne folle. On dit quecela fait vivre ; mais du moins, l’intelligence ne souffrepas ; elle dort, elle est comme morte.

Mais ma fille, mon enfant, ma pauvre petiteMarie, qui rit, qui joue, qui chante à cette heure, et ne pense àrien, c’est celle-là qui me fait mal !

X

Voici ce que c’est que mon cachot :

Huit pieds carrés ; quatre murailles depierre de taille qui s’appuient à angle droit sur un pavé de dallesexhaussé d’un degré au-dessus du corridor extérieur.

À droite de la porte, en entrant, une espèced’enfoncement qui fait la dérision d’une alcôve. On y jette unebotte de paille où le prisonnier est censé reposer et dormir, vêtud’un pantalon de toile et d’une veste de coutil, hiver commeété.

Au-dessus de ma tête, en guise de ciel, unenoire voûte en ogive – c’est ainsi que cela s’appelle – à laquelled’épaisses toiles d’araignée pendent comme des haillons.

Du reste, pas de fenêtres, pas même desoupirail ; une porte où le fer cache le bois.

Je me trompe ; au centre de la porte,vers le haut, une ouverture de neuf pouces carrés, coupée d’unegrille en croix, et que le guichetier peut fermer la nuit.

Au dehors, un assez long corridor, éclairé,aéré au moyen de soupiraux étroits au haut du mur, et divisé encompartiments de maçonnerie qui communiquent entre eux par unesérie de portes cintrées et basses ; chacun de cescompartiments sert en quelque sorte d’antichambre à un cachotpareil au mien. C’est dans ces cachots que l’on met les forçatscondamnés par le directeur de la prison à des peines de discipline.Les trois premiers cabanons sont réservés aux condamnés à mort,parce qu’étant plus voisins de la geôle, ils sont plus commodespour le geôlier.

Ces cachots sont tout ce qui reste de l’ancienchâteau de Bicêtre tel qu’il fut bâti, dans le quinzième siècle,par le cardinal de Winchester, le même qui fit brûler Jeanne d’Arc.J’ai entendu dire cela à des curieux qui sont venus me voir l’autrejour dans ma loge, et qui me regardaient à distance comme une bêtede la ménagerie. Le guichetier a eu cent sous.

J’oubliais de dire qu’il y a nuit et jour unfactionnaire de garde à la porte de mon cachot, et que mes yeux nepeuvent se lever vers la lucarne carrée sans rencontrer ses deuxyeux fixes toujours ouverts.

Du reste, on suppose qu’il y a de l’air et dujour dans cette boîte de pierre.

XI

Puisque le jour ne paraît pas encore, quefaire de la nuit ? Il m’est venu une idée. Je me suis levé etj’ai promené ma lampe sur les quatre murs de ma cellule. Ils sontcouverts d’écritures, de dessins, de figures bizarres, de noms quise mêlent et s’effacent les uns les autres. Il semble que chaquecondamné ait voulu laisser trace, ici du moins. C’est du crayon, dela craie, du charbon, des lettres noires, blanches, grises, souventde profondes entailles dans la pierre, ça et là des caractèresrouillés qu’on dirait écrits avec du sang. Certes, si j’avaisl’esprit plus libre, je prendrais intérêt à ce livre étrange qui sedéveloppe page à page à mes yeux sur chaque pierre de ce cachot.J’aimerais à recomposer un tout de ces fragments de pensée, éparssur la dalle ; à retrouver chaque homme sous chaque nom ;à rendre le sens et la vie à ces inscriptions mutilées, à cesphrases démembrées, à ces mots tronqués, corps sans tête, commeceux qui les ont écrits.

À la hauteur de mon chevet, il y a deux cœursenflammés, percés d’une flèche, et au-dessus : Amour pourla vie. Le malheureux ne prenait pas un long engagement.

À côté, une espèce de chapeau à trois cornesavec une petite figure grossièrement dessinée au-dessus, et cesmots : Vive l’empereur ! 1824.

Encore des cœurs enflammés, avec cetteinscription, caractéristique dans une prison : J’aime etj’adore Mathieu Danvin. JACQUES.

Sur le mur opposé on lit ce mot :Papavoine. Le P majuscule est brodé d’arabesques etenjolivé avec soin.

Un couplet d’une chanson obscène.

Un bonnet de liberté sculpté assezprofondément dans la pierre, avec ceci dessous : – Bories.– La République. C’était un des quatre sous-officiers de LaRochelle. Pauvre jeune homme ! Que leurs prétendues nécessitéspolitiques sont hideuses ! Pour une idée, pour une rêverie,pour une abstraction, cette horrible réalité qu’on appelle laguillotine ! Et moi qui me plaignais, moi, misérable qui aicommis un véritable crime, qui ai versé du sang !

Je n’irai pas plus loin dans ma recherche. –Je viens de voir, crayonnée en blanc au coin du mur, une imageépouvantable, la figure de cet échafaud qui, à l’heure qu’il est,se dresse peut-être pour moi. – La lampe a failli me tomber desmains.

XII

Je suis revenu m’asseoir précipitamment sur mapaille, la tête dans les genoux. Puis mon effroi d’enfant s’estdissipé, et une étrange curiosité m’a repris de continuer lalecture de mon mur.

À côté du nom de Papavoine j’ai arraché uneénorme toile d’araignée, tout épaissie par la poussière et tendue àl’angle de la muraille. Sous cette toile il y avait quatre ou cinqnoms parfaitement lisibles, parmi d’autres dont il ne reste rienqu’une tache sur le mur. – DAUTUN, 1815. – POULAIN, 1818. – JEANMARTIN, 1821. – CASTAING, 1823. J’ai lu ces noms, et de lugubressouvenirs me sont venus. Dautun, celui qui a coupé son frère enquartiers, et qui allait la nuit dans Paris jetant la tête dans unefontaine, et le tronc dans un égout ; Poulain, celui qui aassassiné sa femme ; Jean Martin, celui qui a tiré un coup depistolet à son père au moment où le vieillard ouvrait unefenêtre ; Castaing, ce médecin qui a empoisonné son ami, etqui, le soignant dans cette dernière maladie qu’il lui avait faite,au lieu de remède lui redonnait du poison ; et auprès deceux-là, Papavoine, l’horrible fou qui tuait les enfants à coups decouteau sur la tête !

Voilà, me disais-je, et un frisson de fièvreme montait dans les reins, voilà quels ont été avant moi les hôtesde cette cellule. C’est ici, sur la même dalle où je suis, qu’ilsont pensé leurs dernières pensées, ces hommes de meurtre et desang ! C’est autour de ce mur, dans ce carré étroit, que leursderniers pas ont tourné comme ceux d’une bête fauve. Ils se sontsuccédé à de courts intervalles ; il paraît que ce cachot nedésemplit pas. Ils ont laissé la place chaude, et c’est à moiqu’ils l’ont laissée. J’irai à mon tour les rejoindre au cimetièrede Clamart, où l’herbe pousse si bien !

Je ne suis ni visionnaire, ni superstitieux,il est probable que ces idées me donnaient un accès defièvre ; mais, pendant que je rêvais ainsi, il m’a semblé toutà coup que ces noms fatals étaient écrits avec du feu sur le murnoir ; un tintement de plus en plus précipité a éclaté dansmes oreilles ; une lueur rousse a rempli mes yeux ; etpuis il m’a paru que le cachot était plein d’hommes, d’hommesétranges qui portaient leur tête dans leur main gauche, et laportaient par la bouche, parce qu’il n’y avait pas de chevelure.Tous me montraient le poing, excepté le parricide.

J’ai fermé les yeux avec horreur, alors j’aitout vu plus distinctement.

Rêve, vision ou réalité, je serais devenu fou,si une impression brusque ne m’eût réveillé à temps. J’étais prèsde tomber à la renverse lorsque j’ai senti se traîner sur mon piednu un ventre froid et des pattes velues ; c’était l’araignéeque j’avais dérangée et qui s’enfuyait.

Cela m’a dépossédé. – Ô les épouvantablesspectres ! – Non, c’était une fumée, une imagination de moncerveau vide et convulsif. Chimère à la Macbeth ! Les mortssont morts, ceux-là surtout. Ils sont bien cadenassés dans lesépulcre. Ce n’est pas là une prison dont on s’évade. Comment sefait-il donc que j’aie eu peur ainsi ?

La porte du tombeau ne s’ouvre pas endedans.

XIII

J’ai vu, ces jours passés, une chosehideuse.

Il était à peine jour, et la prison étaitpleine de bruit. On entendait ouvrir et fermer les lourdes portes,grincer les verrous et les cadenas de fer, carillonner lestrousseaux de clefs entre-choqués à la ceinture des geôliers,trembler les escaliers du haut en bas sous des pas précipités, etdes voix s’appeler et se répondre des deux bouts des longscorridors. Mes voisins de cachot, les forçats en punition, étaientplus gais qu’à l’ordinaire. Tout Bicêtre semblait rire, chanter,courir, danser.

Moi, seul muet dans ce vacarme, seul immobiledans ce tumulte, étonné et attentif, j’écoutais.

Un geôlier passa.

Je me hasardai à l’appeler et à lui demandersi c’était fête dans la prison.

– Fête si l’on veut ! merépondit-il. C’est aujourd’hui qu’on ferre les forçats qui doiventpartir demain pour Toulon. Voulez-vous voir ? cela vousamusera.

C’était en effet, pour un reclus solitaire,une bonne fortune qu’un spectacle, si odieux qu’il fût. J’acceptail’amusement.

Le guichetier prit les précautions d’usagepour s’assurer de moi, puis me conduisit dans une petite cellulevide, et absolument démeublée, qui avait une fenêtre grillée, maisune véritable fenêtre à hauteur d’appui, et à travers laquelle onapercevait réellement le ciel.

– Tenez, me dit-il, d’ici vous verrez etvous entendrez. Vous serez seul dans votre loge, comme le roi.

Puis il sortit et referma sur moi serrures,cadenas et verrous.

La fenêtre donnait sur une cour carrée assezvaste, et autour de laquelle s’élevait des quatre côtés, comme unemuraille, un grand bâtiment de pierre de taille à six étages. Riende plus dégradé, de plus nu, de plus misérable à l’œil que cettequadruple façade percée d’une multitude de fenêtres grilléesauxquelles se tenaient collés, du bas en haut, une foule de visagesmaigres et blêmes, pressés les uns au-dessus des autres, comme lespierres d’un mur, et tous pour ainsi dire encadrés dans lesentre-croisements des barreaux de fer. C’étaient les prisonniers,spectateurs de la cérémonie en attendant leur jour d’être acteurs.On eût dit des âmes en peine aux soupiraux du purgatoire quidonnent sur l’enfer.

Tous regardaient en silence la cour videencore. Ils attendaient. Parmi ces figures éteintes et mornes, çàet là brillaient quelques yeux perçants et vifs comme des points defeu.

Le carré de prisons qui enveloppe la cour nese referme pas sur lui-même. Un des quatre pans de l’édifice (celuiqui regarde le levant) est coupé vers son milieu, et ne se rattacheau pan voisin que par une grille de fer. Cette grille s’ouvre surune seconde cour, plus petite que la première, et, comme elle,bloquée de murs et de pignons noirâtres.

Tout autour de la cour principale, des bancsde pierre s’adossent à la muraille. Au milieu se dresse une tige defer courbée, destinée à porter une lanterne.

Midi sonna. Une grande porte cochère, cachéesous un enfoncement, s’ouvrit brusquement. Une charrette, escortéed’espèces de soldats sales et honteux, en uniformes bleus, àépaulettes rouges et à bandoulières jaunes, entra lourdement dansla cour avec un bruit de ferraille. C’était la chiourme et leschaînes.

Au même instant, comme si ce bruit réveillaittout le bruit de la prison, les spectateurs des fenêtres,jusqu’alors silencieux et immobiles, éclatèrent en cris de joie, enchansons, en menaces, en imprécations mêlées d’éclats de rirepoignants à entendre. On eût cru voir des masques de démons. Surchaque visage parut une grimace, tous les poings sortirent desbarreaux, toutes les voix hurlèrent, tous les yeux flamboyèrent, etje fus épouvanté de voir tant d’étincelles reparaître dans cettecendre.

Cependant les argousins, parmi lesquels ondistinguait, à leurs vêtements propres et à leur effroi, quelquescurieux venus de Paris, les argousins se mirent tranquillement àleur besogne. L’un d’eux monta sur la charrette, et jeta à sescamarades les chaînes, les colliers de voyage, et les liasses depantalons de toile. Alors ils se dépecèrent le travail ; lesuns allèrent étendre dans un coin de la cour les longues chaînesqu’ils nommaient dans leur argot les ficelles ; lesautres déployèrent sur le pavé les taffetas, les chemiseset les pantalons ; tandis que les plus sagaces examinaient unà un, sous l’œil de leur capitaine, petit vieillard trapu, lescarcans de fer, qu’ils éprouvaient ensuite en les faisant étincelersur le pavé. Le tout aux acclamations railleuses des prisonniers,dont la voix n’était dominée que par les rires bruyants des forçatspour qui cela se préparait, et qu’on voyait relégués aux croiséesde la vieille prison qui donne sur la petite cour.

Quand ces apprêts furent terminés, un monsieurbrodé en argent, qu’on appelait monsieur l’inspecteurdonna un ordre au directeur de la prison ; et un moment aprèsvoilà que deux ou trois portes basses vomirent presque en mêmetemps, et comme par bouffées, dans la cour, des nuées d’hommeshideux, hurlants et déguenillés. C’étaient les forçats.

À leur entrée, redoublement de joie auxfenêtres. Quelques-uns d’entre eux, les grands noms du bagne,furent salués d’acclamations et d’applaudissements qu’ilsrecevaient avec une sorte de modestie fière. La plupart avaient desespèces de chapeaux tressés de leurs propres mains, avec la pailledu cachot, et toujours d’une forme étrange, afin que dans lesvilles où l’on passerait le chapeau fît remarquer la tête. Ceux-làétaient plus applaudis encore. Un, surtout, excita des transportsd’enthousiasme ; un jeune homme de dix-sept ans, qui avait unvisage de jeune fille. Il sortait du cachot, où il était au secretdepuis huit jours ; de sa botte de paille il s’était fait unvêtement qui l’enveloppait de la tête aux pieds, et il entra dansla cour en faisant la roue sur lui-même avec l’agilité d’unserpent. C’était un baladin condamné pour vol. Il y eut une rage debattements de mains et de cris de joie. Les galériens yrépondaient, et c’était une chose effrayante que cet échange degaietés entre les forçats en titre et les forçats aspirants. Lasociété avait beau ; être là, représentée par les geôliers etles curieux épouvantés, le crime la narguait en face, et de cechâtiment horrible faisait une fête de famille.

À mesure qu’ils arrivaient, on les poussait,entre deux haies de gardes-chiourme, dans la petite cour grillée,où la visite des médecins les attendait. C’est là que toustentaient un dernier effort pour éviter le voyage, alléguantquelque excuse de santé, les yeux malades, la jambe boiteuse, lamain mutilée. Mais presque toujours on les trouvait bons pour lebagne ; et alors chacun se résignait avec insouciance,oubliant en peu de minutes sa prétendue infirmité de toute lavie.

La grille de la petite cour se rouvrit. Ungardien fit l’appel par ordre alphabétique ; et alors ilssortirent un à un, et chaque forçat s’alla ranger debout dans uncoin de la grande cour, près d’un compagnon donné par le hasard desa lettre initiale. Ainsi chacun se voit réduit à lui-même ;chacun porte sa chaîne pour soi, côte à côte avec un inconnu ;et si par hasard un forçat a un ami, la chaîne l’en sépare.Dernière des misères.

Quand il y en eut à peu près une trentaine desortis, on referma la grille. Un argousin les aligna avec sonbâton, jeta devant chacun d’eux une chemise, une veste et unpantalon de grosse toile, puis fit un signe, et tous commencèrent àse déshabiller. Un incident inattendu vint, comme à point nommé,changer cette humiliation en torture.

Jusqu’alors le temps avait été assez beau, et,si la bise d’octobre refroidissait l’air, de temps en temps aussielle ouvrait çà et là dans les brumes grises du ciel une crevassepar où tombait un rayon de soleil. Mais à peine les forçats sefurent-ils dépouillés de leurs haillons de prison, au moment où ilss’offraient nus et debout à la visite soupçonneuse des gardiens, etaux regards curieux des étrangers qui tournaient autour d’eux, pourexaminer leurs épaules, le ciel devint noir, une froide aversed’automne éclata brusquement, et se déchargea à torrents dans lacour carrée, sur les têtes découvertes, sur les membres nus desgalériens, sur leurs misérables sayons étalés sur le pavé.

En un clin d’œil le préau se vida de tout cequi n’était pas argousin ou galérien. Les curieux de Paris allèrents’abriter sous les auvents des portes.

Cependant la pluie tombait à flots. On nevoyait plus dans la cour que les forçats nus et ruisselants sur lepavé noyé. Un silence morne avait succédé à leurs bruyantesbravades. Ils grelottaient, leurs dents claquaient ; leursjambes maigries, leurs genoux noueux s’entre-choquaient ; etc’était pitié de les voir appliquer sur leurs membres bleus ceschemises trempées, ces vestes, ces pantalons dégouttant de pluie.La nudité eût été meilleure.

Un seul, un vieux, avait conservé quelquegaieté. Il s’écria, en s’essuyant avec sa chemise mouillée, quecela n’était pas dans le programme ; puis se prit àrire en montrant le poing au ciel.

Quand ils eurent revêtu les habits de route,on les mena par bandes de vingt ou trente à l’autre coin du préau,où les cordons allongés à terre les attendaient. Ces cordons sontde longues et fortes chaînes coupées transversalement de deux endeux pieds par d’autres chaînes plus courtes, à l’extrémitédesquelles se rattache un carcan carré, qui s’ouvre au moyen d’unecharnière pratiquée à l’un des angles et se ferme à l’angle opposépar un boulon de fer, rivé pour tout le voyage sur le cou dugalérien. Quand ces cordons sont développés à terre, ils figurentassez bien la grande arête d’un poisson.

On fit asseoir les galériens dans la boue, surles pavés inondés ; on leur essaya les colliers ; puisdeux forgerons de la chiourme, armés d’enclumes portatives, lesleur rivèrent à froid à grands coups de masses de fer. C’est unmoment affreux, où les plus hardis pâlissent. Chaque coup demarteau, asséné sur l’enclume appuyée à leur dos, fait rebondir lementon du patient ; le moindre mouvement d’avant en arrièrelui ferait sauter le crâne comme une coquille de noix.

Après cette opération, ils devinrent sombres.On n’entendait plus que le grelottement des chaînes, et parintervalles un cri et le bruit sourd du bâton des gardes-chiourmesur les membres des récalcitrants. Il y en eut quipleurèrent ; les vieux frissonnaient et se mordaient leslèvres. Je regardai avec terreur tous ces profils sinistres dansleurs cadres de fer.

Ainsi, après la visite des médecins, la visitedes geôliers ; après la visite des geôliers, le ferrage. Troisactes à ce spectacle.

Un rayon de soleil reparut. On eût dit qu’ilmettait le feu à tous ces cerveaux. Les forçats se levèrent à lafois, comme par un mouvement convulsif. Les cinq cordons serattachèrent par les mains, et tout à coup se formèrent en rondeimmense autour de la branche de la lanterne. Ils tournaient àfatiguer les yeux. Ils chantaient une chanson du bagne, une romanced’argot, sur un air tantôt plaintif, tantôt furieux et gai ;on entendait par intervalles des cris grêles, des éclats de riredéchirés et haletants se mêler aux mystérieuses paroles ; puisdes acclamations furibondes ; et les chaînes quis’entre-choquaient en cadence servaient d’orchestre à ce chant plusrauque que leur bruit. Si je cherchais une image du sabbat, je nela voudrais ni meilleure ni pire.

On apporta dans le préau un large baquet. Lesgardes-chiourme rompirent la danse des forçats à coups de bâton, etles conduisirent à ce baquet, dans lequel on voyait nager je nesais quelles herbes dans je ne sais quel liquide fumant et sale.Ils mangèrent.

Puis, ayant mangé, ils jetèrent sur le pavé cequi restait de leur soupe et de leur pain bis, et se remirent àdanser et à chanter. Il paraît qu’on leur laisse cette liberté lejour du ferrage et la nuit qui le suit.

J’observais ce spectacle étrange avec unecuriosité si avide, si palpitante, si attentive, que je m’étaisoublié moi-même. Un profond sentiment de pitié me remuait jusqu’auxentrailles, et leurs rires me faisaient pleurer.

Tout à coup, à travers la rêverie profonde oùj’étais tombé, je vis la ronde hurlante s’arrêter et se taire. Puistous les yeux se tournèrent vers la fenêtre que j’occupais. – Lecondamné ! le condamné ! crièrent-ils tous en me montrantdu doigt ; et les explosions de joie redoublèrent.

Je restai pétrifié.

J’ignore d’où ils me connaissaient et commentils m’avaient reconnu.

– Bonjour ! bonsoir ! mecrièrent-ils avec leur ricanement atroce. Un des plus jeunes,condamné aux galères perpétuelles, face luisante et plombée, meregarda d’un air d’envie en disant : – Il est heureux !il sera rogné ! Adieu, camarade !

Je ne puis dire ce qui se passait en moi.J’étais leur camarade en effet. La Grève est sœur de Toulon.J’étais même placé plus bas qu’eux ; ils me faisaient honneur.Je frissonnai.

Oui, leur camarade ! Et quelques joursplus tard, j’aurais pu aussi, moi, être un spectacle pour eux.

J’étais demeuré à la fenêtre, immobile,perclus, paralysé. Mais quand je vis les cinq cordons s’avancer, seruer vers moi avec des paroles d’une infernale cordialité ;quand j’entendis le tumultueux fracas de leurs chaînes, de leursclameurs, de leurs pas, au pied du mur, il me sembla que cette nuéede démons escaladait ma misérable cellule ; je poussai un cri,je me jetai sur la porte d’une violence à la briser ; mais pasmoyen de fuir ; les verrous étaient tirés en dehors. Jeheurtai, j’appelai avec rage. Puis il me sembla entendre de plusprès encore les effrayantes voix des forçats. Je crus voir leurstêtes hideuses paraître déjà au bord de ma fenêtre, je poussai unsecond cri d’angoisse, et je tombai évanoui.

XIV

Quand je revins à moi, il était nuit. J’étaiscouché dans un grabat ; une lanterne qui vacillait au plafondme fit voir d’autres grabats alignés des deux côtés du mien. Jecompris qu’on m’avait transporté à l’infirmerie.

Je restai quelques instants éveillé, mais sanspensée et sans souvenir, tout entier au bonheur d’être dans un lit.Certes, en d’autres temps, ce lit d’hôpital et de prison m’eût faitreculer de dégoût et de pitié ; mais je n’étais plus le mêmehomme. Les draps étaient gris et rudes au toucher, la couverturemaigre et trouée ; on sentait la paillasse à travers lematelas ; qu’importe ! mes membres pouvaient se déroidirà l’aise entre ces draps grossiers ; sous cette couverture, simince qu’elle fût, je sentais se dissiper peu à peu cet horriblefroid de la moelle des os dont j’avais pris l’habitude. – Je merendormis.

Un grand bruit me réveilla ; il faisaitpetit jour. Ce bruit venait du dehors ; mon lit était à côtéde la fenêtre, je me levai sur mon séant pour voir ce quec’était.

La fenêtre donnait sur la grande cour deBicêtre. Cette cour était pleine de monde ; deux haies devétérans avaient peine à maintenir libre, au milieu de cette foule,un étroit chemin qui traversait la cour. Entre ce double rang desoldats cheminaient lentement, cahotées à chaque pavé, cinq longuescharrettes chargées d’hommes ; c’étaient les forçats quipartaient.

Ces charrettes étaient découvertes. Chaquecordon en occupait une. Les forçats étaient assis de côté surchacun des bords, adossés les uns aux autres, séparés par la chaînecommune, qui se développait dans la longueur du chariot, et surl’extrémité de laquelle un argousin debout, fusil chargé, tenait lepied. On entendait bruire leurs fers, et, à chaque secousse de lavoiture, on voyait sauter leurs têtes et ballotter leurs jambespendantes.

Une pluie fine et pénétrante glaçait l’air, etcollait sur leurs genoux leurs pantalons de toile, de gris devenusnoirs. Leurs longues barbes, leurs cheveux courtsruisselaient ; leurs visages étaient violets ; on lesvoyait grelotter, et leurs dents grinçaient de rage et de froid. Dureste, pas de mouvements possibles. Une fois rivé à cette chaîne,on n’est plus qu’une fraction de ce tout hideux qu’on appelle lecordon, et qui se meut comme un seul homme. L’intelligence doitabdiquer, le carcan du bagne la condamne à mort ; et quant àl’animal lui-même, il ne doit plus avoir de besoins et d’appétitsqu’à heures fixes. Ainsi, immobiles, la plupart demi-nus, têtesdécouvertes et pieds pendants, ils commençaient leur voyage devingt-cinq jours, chargés sur les mêmes charrettes, vêtus des mêmesvêtements pour le soleil à plomb de juillet et pour les froidespluies de novembre. On dirait que les hommes veulent mettre le cielde moitié dans leur office de bourreaux.

Il s’était établi entre la foule et lescharrettes je ne sais quel horrible dialogue ; injures d’uncôté, bravades de l’autre, imprécations des deux parts ; mais,à un signe du capitaine, je vis les coups de bâton pleuvoir auhasard dans les charrettes, sur les épaules ou sur les têtes, ettout rentra dans cette espèce de calme extérieur qu’on appellel’ordre. Mais les yeux étaient pleins de vengeance, et lespoings des misérables se crispaient sur leurs genoux.

Les cinq charrettes, escortées de gendarmes àcheval et d’argousins à pied, disparurent successivement sous lahaute porte cintrée de Bicêtre ; une sixième les suivit, danslaquelle ballottaient pêle-mêle les chaudières, les gamelles decuivre et les chaînes de rechange. Quelques gardes-chiourme quis’étaient attardés à la cantine sortirent en courant pour rejoindreleur escouade. La foule s’écoula. Tout ce spectacle s’évanouitcomme une fantasmagorie. On entendit s’affaiblir par degrés dansl’air le bruit lourd des roues et des pieds des chevaux sur laroute pavée de Fontainebleau, le claquement des fouets, lecliquetis des chaînes, et les hurlements du peuple qui souhaitaitmalheur au voyage des galériens.

Et c’est là pour eux lecommencement !

Que me disait-il donc, l’avocat ? Lesgalères ! Ah ! oui, plutôt mille fois la mort, plutôtl’échafaud que le bagne, plutôt le néant que l’enfer ; plutôtlivrer mon cou au couteau de Guillotin qu’au carcan de lachiourme ! Les galères, juste ciel !

XV

Malheureusement je n’étais pas malade. Lelendemain il fallut sortir de l’infirmerie. Le cachot mereprit.

Pas malade ! en effet, je suis jeune,sain et fort. Le sang coule librement dans mes veines ; tousmes membres obéissent à tous mes caprices ; je suis robuste decorps et d’esprit, constitué pour une longue vie ; oui, toutcela est vrai ; et cependant j’ai une maladie, une maladiemortelle, une maladie faite de la main des hommes.

Depuis que je suis sorti de l’infirmerie, ilm’est venu une idée poignante, une idée à me rendre fou, c’est quej’aurais peut-être pu m’évader si l’on m’y avait laissé. Cesmédecins, ces sœurs de charité, semblaient prendre intérêt à moi.Mourir si jeune et d’une telle mort ! On eût dit qu’ils meplaignaient, tant ils étaient empressés autour de mon chevet.Bah ! curiosité ! Et puis, ces gens qui guérissent vousguérissent bien d’une fièvre, mais non d’une sentence de mort. Etpourtant cela leur serait si facile ! une porte ouverte !Qu’est-ce que cela leur ferait ?

Plus de chance maintenant ! Mon pourvoisera rejeté, parce que tout est en règle ; les témoins ontbien témoigné, les plaideurs ont bien plaidé, les juges ont bienjugé. Je n’y compte pas, à moins que… Non, folie ! plusd’espérance ! Le pourvoi, c’est une corde qui vous tientsuspendu au-dessus de l’abîme, et qu’on entend craquer à chaqueinstant, jusqu’à ce qu’elle se casse. C’est comme si le couteau dela guillotine mettait six semaines à tomber.

Si j’avais ma grâce ? – Avoir magrâce ! Et par qui ? et pourquoi ? et comment ?Il est impossible qu’on me fasse grâce. L’exemple ! comme ilsdisent.

Je n’ai plus que trois pas à faire :Bicêtre, la Conciergerie, la Grève.

XVI

Pendant le peu d’heures que j’ai passées àl’infirmerie, je m’étais assis près d’une fenêtre, au soleil – ilavait reparu – ou du moins recevant du soleil tout ce que lesgrilles de la croisée m’en laissaient.

J’étais là, ma tête pesante et embrassée dansmes deux mains, qui en avaient plus qu’elles n’en pouvaient porter,mes coudes sur mes genoux, les pieds sur les barreaux de machaise ; car l’abattement fait que je me courbe et me repliesur moi-même comme si je n’avais plus ni os dans les membres nimuscles dans la chair.

L’odeur étouffée de la prison me suffoquaitplus que jamais, j’avais encore dans l’oreille tout ce bruit dechaînes des galériens, j’éprouvais une grande lassitude de Bicêtre.Il me semblait que le bon Dieu devrait bien avoir pitié de moi etm’envoyer au moins un petit oiseau pour chanter là, en face, aubord du toit.

Je ne sais si ce fut le bon Dieu ou le démonqui m’exauça ; mais presque au même moment j’entendis s’éleversous ma fenêtre une voix, non celle d’un oiseau, mais bienmieux : la voix pure, fraîche, veloutée d’une jeune fille dequinze ans. Je levai la tête comme en sursaut, j’écoutai avidementla chanson qu’elle chantait. C’était un air lent et langoureux, uneespèce de roucoulement triste et lamentable ; voici lesparoles :

C’est dans la rue du Mail

Où j’ai été coltigé,

Maluré,

Par trois coquins de railles,

Lirlonfa malurette,

Sur mes -sique’ont foncé,

Lirlonfa maluré.

Je ne saurais dire combien fut amer mondésappointement. La voix continua :

Sur mes sique’ont foncé,

Maluré.

Ils m’ont mis la tartouve,

Lirlonfa malurette,

Grand Meudon est aboulé,

Lirlonfa maluré.

Dans mon trimin rencontre,

Lirlonfa malurette,

Un peigre du quartier

Lirlonfa maluré.

Un peigre du quartier

Maluré.

– Va-t’en dire à ma largue,

Lirlonfa malurette,

Que je suis enfourraillé,

Lirlonfa maluré.

Ma largue tout en colère,

Lirlonfa malurette,

M’dit : Qu’as-tu donc morfillé ?

Lirlonfa maluré.

M’dit : Qu’as-tu donc morfillé ?

Maluré. – J’ai fait suer un chêne,

Lirlonfa malurette,

Son auberg j’ai enganté,

Lirlonfa maluré,

Son auberg et sa toquante,

Lirlonfa malurette,

Et ses attach’s de cés,

Lirlonfa maluré.

Et ses attach’s de cés,

Maluré.

Ma largu’part pour Versailles,

Lirlonfa malurette,

Aux pieds d’sa majesté,

Lirlonfa maluré.

Elle lui fonce un babillard,

Lirlonfa malurette,

Pour m’faire défourrailler

Lirlonfa maluré.

Pour m’faire défourrailler

Maluré.

– Ah ! si j’en défourraille,

Lirlonfa malurette,

Ma largue j’entiferai,

Lirlonfa maluré.

J’li ferai porter fontange,

Lirlonfa malurette,

Et souliers galuchés,

Lirlonfa maluré.

Et souliers galuchés,

Maluré.

Mais grand dabe qui s’fâche,

Lirlonfa malurette,

Dit : – Par mon caloquet,

Lirlonfa maluré,

J’li ferai danser une danse,

Lirlonfa malurette,

Où il n’y a pas de plancher

Lirlonfa maluré.

Je n’en ai pas entendu et n’aurais pu enentendre davantage. Le sens à demi compris et à demi caché de cettehorrible complainte ; cette lutte du brigand avec le guet, cevoleur qu’il rencontre et qu’il dépêche à sa femme, cetépouvantable message : J’ai assassiné un homme et je suisarrêté, j’ai fait suer un chêne et je suisenfourraillé ; cette femme qui court à Versailles avec unplacet, et cette Majesté qui s’indigne et menace lecoupable de lui faire danser la danse où il n’y a pas deplancher ; et tout cela chanté sur l’air le plus doux etpar la plus douce voix qui ait jamais endormi l’oreillehumaine !… J’en suis resté navré, glacé, anéanti. C’était unechose repoussante que toutes ces monstrueuses paroles sortant decette bouche vermeille et fraîche. On eût dit la bave d’une limacesur une rose.

Je ne saurais rendre ce que j’éprouvais ;j’étais à la fois blessé et caressé. Le patois de la caverne et dubagne, cette langue ensanglantée et grotesque, ce hideux argot,marié à une voix de jeune fille, gracieuse transition de la voixd’enfant à la voix de femme ! tous ces mots difformes et malfaits, chantés, cadencés, perlés !

Ah ! qu’une prison est quelque chosed’infâme ! Il y a un venin qui y salit tout. Tout s’y flétrit,même la chanson d’une fille de quinze ans ! Vous y trouvez unoiseau, il a de la boue sur son aile ; vous y cueillez unejolie fleur, vous la respirez ; elle pue.

XVII

Oh ! si je m’évadais, comme je courrais àtravers champs !

Non, il ne faudrait pas courir. Cela faitregarder et soupçonner. Au contraire, marcher lentement, têtelevée, en chantant. Tâcher d’avoir quelque vieux sarrau bleu àdessins rouges. Cela déguise bien. Tous les maraîchers des environsen portent.

Je sais auprès d’Arcueil un fourré d’arbres àcôté d’un marais, où, étant au collège, je venais avec mescamarades pêcher des grenouilles tous les jeudis. C’est là que jeme cacherais jusqu’au soir.

La nuit tombée, je reprendrais ma course.J’irais à Vincennes. Non, la rivière m’empêcherait. J’irais àArpajon. – Il aurait mieux valu prendre du côté de Saint-Germain,et aller au Havre, et m’embarquer pour l’Angleterre. –N’importe ! j’arrive à Longjumeau. Un gendarme passe ; ilme demande mon passeport… Je suis perdu !

Ah ! malheureux rêveur, brise doncd’abord le mur épais de trois pieds qui t’emprisonne ! Lamort ! la mort !

Quand je pense que je suis venu tout enfant,ici, à Bicêtre, voir le grand puits et les fous !

XVIII

Pendant que j’écrivais tout ceci, ma lampe apâli, le jour est venu, l’horloge de la chapelle a sonné sixheures. –

Qu’est-ce que cela veut dire ? Leguichetier de garde vient d’entrer dans mon cachot, il a ôté sacasquette, m’a salué, s’est excusé de me déranger et m’a demandé,en adoucissant de son mieux sa rude voix, ce que je désirais àdéjeuner…

Il m’a pris un frisson. – Est-ce que ce seraitpour aujourd’hui ?

XIX

C’est pour aujourd’hui !

Le directeur de la prison lui-même vient de merendre visite. Il m’a demandé en quoi il pourrait m’être agréableou utile, a exprimé le désir que je n’eusse pas à me plaindre delui ou de ses subordonnés, s’est informé avec intérêt de ma santéet de la façon dont j’avais passé la nuit ; en me quittant, ilm’a appelé monsieur !

C’est pour aujourd’hui !

XX

Il ne croit pas, ce geôlier, que j’aie à meplaindre de lui et de ses sous-geôliers. Il a raison. Ce serait malà moi de me plaindre ; ils ont fait leur métier, ils m’ontbien gardé ; et puis ils ont été polis à l’arrivée et audépart. Ne dois-je pas être content ?

Ce bon geôlier, avec son sourire bénin, sesparoles caressantes, son œil qui flatte et qui espionne, sesgrosses et larges mains, c’est la prison incarnée, c’est Bicêtrequi s’est fait homme. Tout est prison autour de moi ; jeretrouve la prison sous toutes les formes, sous la forme humainecomme sous la forme de grille ou de verrou. Ce mur, c’est de laprison en pierre ; cette porte, c’est de la prison enbois ; ces guichetiers, c’est de la prison en chair et en os.La prison est une espèce d’être horrible, complet, indivisible,moitié maison, moitié homme. Je suis sa proie ; elle me couve,elle m’enlace de tous ses replis. Elle m’enferme dans ses muraillesde granit, me cadenasse sous ses serrures de fer, et me surveilleavec ses yeux de geôlier.

Ah ! misérable ! que vais-jedevenir ? qu’est-ce qu’ils vont faire de moi ?

XXI

Je suis calme maintenant. Tout est fini, bienfini. Je suis sorti de l’horrible anxiété où m’avait jeté la visitedu directeur. Car, je l’avoue, j’espérais encore. – Maintenant,Dieu merci, je n’espère plus.

Voici ce qui vient de se passer :

Au moment où six heures et demie sonnaient, –non, c’était l’avant-quart – la porte de mon cachot s’est rouverte.Un vieillard à tête blanche, vêtu d’une redingote brune, est entré.Il a entr’ouvert sa redingote. J’ai vu une soutane, un rabat.C’était un prêtre.

Ce prêtre n’était pas l’aumônier de la prison.Cela était sinistre.

Il s’est assis en face de moi avec un sourirebienveillant ; puis a secoué la tête et levé les yeux au ciel,c’est-à-dire à la voûte du cachot. Je l’ai compris.

– Mon fils, m’a-t-il dit, êtes-vouspréparé ?

Je lui ai répondu d’une voix faible :

– Je ne suis pas préparé, mais je suisprêt.

Cependant ma vue s’est troublée, une sueurglacée est sortie à la fois de tous mes membres, j’ai senti mestempes se gonfler, et j’avais les oreilles pleines debourdonnements.

Pendant que je vacillais sur ma chaise commeendormi, le bon vieillard parlait. C’est du moins ce qu’il m’asemblé, et je crois me souvenir que j’ai vu ses lèvres remuer, sesmains s’agiter, ses yeux reluire.

La porte s’est rouverte une seconde fois. Lebruit des verrous nous a arrachés, moi à ma stupeur, lui à sondiscours. Une espèce de monsieur, en habit noir, accompagné dudirecteur de la prison, s’est présenté, et m’a salué profondément.Cet homme avait sur le visage quelque chose de la tristesseofficielle des employés des pompes funèbres. Il tenait un rouleaude papier à la main.

– Monsieur, m’a-t-il dit avec un sourirede courtoisie, je suis huissier près la cour royale de Paris. J’ail’honneur de vous apporter un message de la part de monsieur leprocureur général.

La première secousse était passée. Toute maprésence d’esprit m’était revenue.

– C’est monsieur le procureur général,lui ai-je répondu, qui a demandé si instamment ma tête ? Biende l’honneur pour moi qu’il m’écrive. J’espère que ma mort lui vafaire grand plaisir ; car il me serait dur de penser qu’il l’asollicitée avec tant d’ardeur et qu’elle lui étaitindifférente.

J’ai dit tout cela, et j’ai repris d’une voixferme :

– Lisez, monsieur !

Il s’est mis à me lire un long texte, enchantant à la fin de chaque ligne et en hésitant au milieu dechaque mot. C’était le rejet de mon pourvoi.

– L’arrêt sera exécuté aujourd’hui enplace de Grève, a-t-il ajouté quand il a eu terminé, sans lever lesyeux de dessus son papier timbré. Nous partons à sept heures etdemie précises pour la Conciergerie. Mon cher monsieur aurez-vousl’extrême bonté de me suivre ?

Depuis quelques instants je ne l’écoutaisplus. Le directeur causait avec le prêtre ; lui avait l’œilfixé sur son papier ; je regardais la porte, qui était restéeentrouverte… – Ah ! misérable ! quatre fusiliers dans lecorridor !

L’huissier a répété sa question, en meregardant cette fois.

– Quand vous voudrez, lui ai-je répondu.À votre aise !

Il m’a salué en disant :

– J’aurai l’honneur de venir vouschercher dans une demi-heure.

Alors ils m’ont laissé seul.

Un moyen de fuir, mon Dieu ! un moyenquelconque ! Il faut que je m’évade ! il le faut !sur-le-champ ! par les portes, par les fenêtres, par lacharpente du toit ! quand même je devrais laisser de ma chairaprès les poutres !

Ô rage ! démons ! malédiction !Il faudrait des mois pour percer ce mur avec de bons outils, et jen’ai ni un clou, ni une heure !

XXII

De la Conciergerie.

Me voici transféré, comme dit leprocès-verbal.

Mais le voyage vaut la peine d’être conté.

Sept heures et demie sonnaient lorsquel’huissier s’est présenté de nouveau au seuil de mon cachot. –Monsieur, m’a-t-il dit, je vous attends. – Hélas ! lui etd’autres !

Je me suis levé, j’ai fait un pas ; ilm’a semblé que je n’en pourrais faire un second, tant ma tête étaitlourde et mes jambes faibles. Cependant je me suis remis et j’aicontinué d’une allure assez ferme. Avant de sortir du cabanon, j’yai promené un dernier coup d’œil. – Je l’aimais, mon cachot. –Puis, je l’ai laissé vide et ouvert ; ce qui donne à un cachotun air singulier.

Au reste, il ne le sera pas longtemps. Ce soiron y attend quelqu’un, disaient les porte-clefs, un condamné que lacour d’assises est en train de faire à l’heure qu’il est.

Au détour du corridor l’aumônier nous arejoints. Il venait de déjeuner.

Au sortir de la geôle, le directeur m’a prisaffectueusement la main, et a renforcé mon escorte de quatrevétérans.

Devant la porte de l’infirmerie, un vieillardmoribond m’a crié : Au revoir !

Nous sommes arrivés dans la cour. J’airespiré ; cela m’a fait du bien.

Nous n’avons pas marché longtemps à l’air. Unevoiture attelée de chevaux de poste stationnait dans la premièrecour ; c’est la même voiture qui m’avait amené ; uneespèce de cabriolet oblong, divisé en deux sections par une grilletransversale de fil de fer si épaisse qu’on la dirait tricotée. Lesdeux sections ont chacune une porte, l’une devant, l’autre derrièrela carriole. Le tout si sale, si noir si poudreux, que lecorbillard des pauvres est un carrosse du sacre en comparaison.

Avant de m’ensevelir dans cette tombe à deuxroues, j’ai jeté un regard dans la cour, un de ces regardsdésespérés devant lesquels il semble que les murs devraientcrouler. La cour, espèce de petite place plantée d’arbres, étaitplus encombrée encore de spectateurs que pour les galériens. Déjàla foule !

Comme le jour du départ de la chaîne, iltombait une pluie de la saison, une pluie fine et glacée qui tombeencore à l’heure où j’écris, qui tombera sans doute toute lajournée, qui durera plus que moi.

Les chemins étaient effondrés, la cour pleinede fange et d’eau. J’ai eu plaisir à voir cette foule dans cetteboue.

Nous sommes montés, l’huissier et un gendarme,dans le compartiment de devant ; le prêtre, moi et un gendarmedans l’autre. Quatre gendarmes à cheval autour de la voiture.Ainsi, sans le postillon, huit hommes pour un homme.

Pendant que je montais, il y avait une vieilleaux yeux gris qui disait : – J’aime encore mieux cela que lachaîne.

Je conçois. C’est un spectacle qu’on embrasseplus aisément d’un coup d’œil, c’est plus tôt vu. C’est tout aussibeau et plus commode. Rien ne vous distrait. Il n’y a qu’un homme,et sur cet homme seul autant de misère que sur tous les forçats àla fois. Seulement cela est moins éparpillé ; c’est uneliqueur concentrée, bien plus savoureuse.

La voiture s’est ébranlée. Elle a fait unbruit sourd en passant sous la voûte de la grande porte, puis adébouché dans l’avenue, et les lourds battants de Bicêtre se sontrefermés derrière elle. Je me sentais emporté avec stupeur, commeun homme tombé en léthargie qui ne peut ni remuer ni crier et quientend qu’on l’enterre. J’écoutais vaguement les paquets desonnettes pendus au cou des chevaux de poste sonner en cadence etcomme par hoquets, les roues ferrées bruire sur le pavé ou cognerla caisse en changeant d’ornière, le galop sonore des gendarmesautour de la carriole, le fouet claquant du postillon. Tout cela mesemblait comme un tourbillon qui m’emportait.

À travers le grillage d’un judas percé en facede moi, mes yeux s’étaient fixés machinalement sur l’inscriptiongravée en grosses lettres au-dessus de la grande porte deBicêtre : HOSPICE DE LA VIEILLESSE.

– Tiens, me disais-je, il paraît qu’il ya des gens qui vieillissent, là.

Et, comme on fait entre la veille et lesommeil, je retournais cette idée en tous sens dans mon espritengourdi de douleur. Tout à coup la carriole, en passant del’avenue dans la grande route, a changé le point de vue de lalucarne. Les tours de Notre-Dame sont venues s’y encadrer, bleueset à demi effacées dans la brume de Paris. Sur-le-champ le point devue de mon esprit a changé aussi. J’étais devenu machine comme lavoiture. À l’idée de Bicêtre a succédé l’idée des tours deNotre-Dame. – Ceux qui seront sur la tour où est le drapeau verrontbien, me suis-je dit en souriant stupidement.

Je crois que c’est à ce moment-là que leprêtre s’est remis à me parler. Je l’ai laissé dire patiemment.J’avais déjà dans l’oreille le bruit des roues, le galop deschevaux, le fouet du postillon. C’était un bruit de plus.

J’écoutais en silence cette chute de parolesmonotones qui assoupissaient ma pensée comme le murmure d’unefontaine, et qui passaient devant moi, toujours diverses ettoujours les mêmes, comme les ormeaux tordus de la grande route,lorsque la voix brève et saccadée de l’huissier, placé sur ledevant, est venue subitement me secouer.

– Eh bien ! monsieur l’abbé,disait-il avec un accent presque gai, qu’est-ce que vous savez denouveau ?

C’est vers le prêtre qu’il se retournait enparlant ainsi.

L’aumônier, qui me parlait sans relâche, etque la voiture assourdissait, n’a pas répondu.

– Hé ! hé ! a repris l’huissieren haussant la voix pour avoir le dessus sur le bruit desroues ; infernale voiture !

Infernale ! En effet.

Il a continué :

– Sans doute, c’est le cahot ; on nes’entend pas. Qu’est-ce que je voulais donc dire ? Faites-moile plaisir de m’apprendre ce que je voulais dire, monsieurl’abbé ! – Ah ! savez-vous la grande nouvelle de Paris,aujourd’hui ?

J’ai tressailli, comme s’il parlait demoi.

– Non, a dit le prêtre, qui avait enfinentendu, je n’ai pas eu le temps de lire les journaux ce matin. Jeverrai cela ce soir. Quand je suis occupé comme cela toute lajournée, je recommande au portier de me garder mes journaux, et jeles lis en rentrant.

– Bah ! a repris l’huissier, il estimpossible que vous ne sachiez pas cela. La nouvelle deParis ! la nouvelle de ce matin !

J’ai pris la parole.

– Je crois la savoir.

L’huissier m’a regardé.

– Vous ! vraiment ! En ce cas,qu’en dites-vous ?

– Vous êtes curieux ! lui ai-jedit.

– Pourquoi, monsieur ? a répliquél’huissier. Chacun a son opinion politique. Je vous estime troppour croire que vous n’avez pas la vôtre. Quant à moi, je suis toutà fait d’avis du rétablissement de la garde nationale. J’étaissergent de ma compagnie, et, ma foi, c’était fort agréable.

Je l’ai interrompu.

– Je ne croyais pas que ce fût de celaqu’il s’agissait.

– Et de quoi donc ? Vous disiezsavoir la nouvelle…

– Je parlais d’une autre, dont Pariss’occupe aussi aujourd’hui.

L’imbécile n’a pas compris ; sa curiosités’est éveillée.

– Une autre nouvelle ? Où diableavez-vous pu apprendre des nouvelles ? Laquelle, de grâce, moncher monsieur ? Savez-vous ce que c’est, monsieurl’abbé ? êtes-vous plus au courant que moi ? Mettez-moiau fait, je vous prie. De quoi s’agit-il ? – Voyez-vous,j’aime les nouvelles. Je les conte à monsieur le président, et celal’amuse.

Et mille billevesées. Il se tournait tour àtour vers le prêtre et vers moi, et je ne répondais qu’en haussantles épaules.

– Eh bien ! m’a-t-il dit, à quoipensez-vous donc ?

– Je pense, ai-je répondu, que je nepenserai plus ce soir.

– Ah ! c’est cela ! a-t-ilrépliqué. Allons, vous êtes trop triste ! M. Castaingcausait.

Puis, après un silence :

– J’ai conduit M. Papavoine ;il avait sa casquette de loutre et fumait son cigare. Quant auxjeunes gens de La Rochelle, ils ne parlaient qu’entre eux. Mais ilsparlaient.

Il a fait encore une pause, et apoursuivi :

– Des fous ! desenthousiastes ! Ils avaient l’air de mépriser tout le monde.Pour ce qui est de vous, je vous trouve vraiment bien pensif, jeunehomme.

– Jeune homme ! lui ai-je dit, jesuis plus vieux que vous ; chaque quart d’heure qui s’écouleme vieillit d’une année.

Il s’est retourné, m’a regardé quelquesminutes avec un étonnement inepte, puis s’est mis à ricanerlourdement.

– Allons, vous voulez rire, plus vieuxque moi ! je serais votre grand‘père.

– Je ne veux pas rire, lui ai-je répondugravement.

Il a ouvert sa tabatière.

– Tenez, cher monsieur, ne vous fâchezpas ; une prise de tabac, et ne me gardez pas rancune.

– N’ayez pas peur ; je n’aurai paslongtemps à vous la garder.

En ce moment sa tabatière, qu’il me tendait, arencontré le grillage qui nous séparait. Un cahot a fait qu’ellel’a heurté assez violemment et est tombée tout ouverte sous lespieds du gendarme.

– Maudit grillage ! s’est écriél’huissier.

Il s’est tourné vers moi.

– Eh bien ! ne suis-je pasmalheureux ? tout mon tabac est perdu !

– Je perds plus que vous, ai-je réponduen souriant.

Il a essayé de ramasser son tabac, engrommelant entre ses dents :

– Plus que moi ! cela est facile àdire. Pas de tabac jusqu’à Paris ! c’est terrible !

L’aumônier alors lui a adressé quelquesparoles de consolation, et je ne sais si j’étais préoccupé, mais ilm’a semblé que c’était la suite de l’exhortation dont j’avais eu lecommencement. Peu à peu la conversation s’est engagée entre leprêtre et l’huissier ; je les ai laissés parler de leur côté,et je me suis mis à penser du mien.

En abordant la barrière, j’étais toujourspréoccupé sans doute, mais Paris m’a paru faire un plus grand bruitqu’à l’ordinaire.

La voiture s’est arrêtée un moment devantl’octroi. Les douaniers de ville l’ont inspectée. Si c’eût été unmouton ou un bœuf qu’on eût mené à la boucherie, il aurait falluleur jeter une bourse d’argent ; mais une tête humaine ne paiepas de droit. Nous avons passé.

Le boulevard franchi, la carriole s’estenfoncée au grand trot dans ces vieilles rues tortueuses dufaubourg Saint-Marceau et de la Cité, qui serpentent ets’entrecoupent comme les mille chemins d’une fourmilière. Sur lepavé de ces rues étroites le roulement de la voiture est devenu sibruyant et si rapide, que je n’entendais plus rien du bruitextérieur. Quand je jetais les yeux par la petite lucarne carrée,il me semblait que le flot des passants s’arrêtait pour regarder lavoiture, et que des bandes d’enfants couraient sur sa trace. Il m’asemblé aussi voir de temps en temps dans les carrefours ça et là unhomme ou une vieille en haillons, quelquefois les deux ensemble,tenant en main une liasse de feuilles imprimées que les passants sedisputaient, en ouvrant la bouche comme pour un grand cri.

Huit heures et demie sonnaient à l’horloge duPalais au moment où nous sommes arrivés dans la cour de laConciergerie. La vue de ce grand escalier, de cette noire chapelle,de ces guichets sinistres, m’a glacé. Quand la voiture s’estarrêtée, j’ai cru que les battements de mon cœur allaient s’arrêteraussi.

J’ai recueilli mes forces ; la portes’est ouverte avec la rapidité de l’éclair ; j’ai sauté à basdu cachot roulant, et je me suis enfoncé à grands pas sous la voûteentre deux haies de soldats. Il s’était déjà formé une foule surmon passage.

XXIII

Tant que j’ai marché dans les galeriespubliques du Palais de Justice, je me suis senti presque libre et àl’aise ; mais toute ma résolution m’a abandonné quand on aouvert devant moi des portes basses, des escaliers secrets, descouloirs intérieurs, de longs corridors étouffés et sourds, où iln’entre que ceux qui condamnent ou ceux qui sont condamnés.

L’huissier m’accompagnait toujours. Le prêtrem’avait quitté pour revenir dans deux heures ; il avait sesaffaires.

On m’a conduit au cabinet du directeur, entreles mains duquel l’huissier m’a remis. C’était un échange. Ledirecteur l’a prié d’attendre un instant, lui annonçant qu’ilallait avoir du gibier à lui remettre, afin qu’il le conduisîtsur-le-champ à Bicêtre par le retour de la carriole. Sans doute lecondamné d’aujourd’hui, celui qui doit coucher ce soir sur la bottede paille que je n’ai pas eu le temps d’user.

– C’est bon, a dit l’huissier audirecteur, je vais attendre un moment ; nous ferons les deuxprocès-verbaux à la fois, cela s’arrange bien.

En attendant, on m’a déposé dans un petitcabinet attenant à celui du directeur. Là on m’a laissé seul, bienverrouillé.

Je ne sais à quoi je pensais, ni depuiscombien de temps j’étais là, quand un brusque et violent éclat derire à mon oreille m’a réveillé de ma rêverie.

J’ai levé les yeux en tressaillant. Je n’étaisplus seul dans la cellule. Un homme s’y trouvait avec moi, un hommed’environ cinquante-cinq ans, de moyenne taille ; ridé, voûté,grisonnant ; à membres trapus ; avec un regard louchedans des yeux gris, un rire amer sur le visage ; sale, enguenilles, demi-nu, repoussant à voir.

Il paraît que la porte s’était ouverte,l’avait vomi, puis s’était refermée sans que je m’en fusse aperçu.Si la mort pouvait venir ainsi !

Nous nous sommes regardés quelques secondesfixement, l’homme et moi ; lui, prolongeant son rire quiressemblait à un râle ; moi, demi-étonné, demi-effrayé.

– Qui êtes-vous ? lui ai-je ditenfin.

– Drôle de demande ! a-t-il répondu.Un friauche.

– Un friauche ! Qu’est-ce que celaveut dire ?

Cette question a redoublé sa gaieté.

– Cela veut dire, s’est-il écrié aumilieu d’un éclat de rire, que le taule jouera au panier avec masorbonne dans six semaines, comme il va faire avec ta tronche danssix heures. – Ha ! ha ! il paraît que tu comprendsmaintenant.

En effet, j’étais pâle, et mes cheveux sedressaient. C’était l’autre condamné, le condamné du jour, celuiqu’on attendait à Bicêtre, mon héritier.

Il a continué :

– Que veux-tu ? voilà mon histoire àmoi. Je suis fils d’un bon peigre ; c’est dommage queCharlot[7] ait pris la peine un jour de lui attachersa cravate. C’était quand régnait la potence, par la grâce de Dieu.À six ans, je n’avais plus ni père ni mère ; l’été, je faisaisla roue dans la poussière au bord des routes, pour qu’on me jetâtun sou par la portière des chaises de poste ; l’hiver,j’allais pieds nus dans la boue en soufflant dans mes doigts toutrouges ; on voyait mes cuisses à travers mon pantalon. À neufans, j’ai commencé à me servir de mes louches[8], detemps en temps je vidais une fouillouse[9], je filaisune pelure[10] ; à dix ans, j’étais unmarlou[11]. Puis j’ai fait desconnaissances ; à dix-sept, j’étais un grinche[12]. Je forçais une boutanche, je faussaisune tournante[13]. On m’a pris. J’avais l’âge, on m’aenvoyé ramer dans la petite marine[14]. Lebagne, c’est dur ; coucher sur une planche, boire de l’eauclaire, manger du pain noir, traîner un imbécile de boulet qui nesert à rien ; des coups de bâton et des coups de soleil. Aveccela on est tondu, et moi qui avais de beaux cheveuxchâtains !… N’importe ! j’ai fait mon temps. Quinze ans,cela s’arrache ! J’avais trente-deux ans. Un beau matin on medonna une feuille de route et soixante-six francs que je m’étaisamassés dans mes quinze ans de galères, en travaillant seize heurespar jour, trente jours par mois, et douze mois par année. C’estégal, je voulais être honnête homme avec mes soixante-six francs,et j’avais de plus beaux sentiments sous mes guenilles qu’il n’y ena sous une serpillière de ratichon[15]. Maisque les diables soient avec le passeport ! Il était jaune, eton avait écrit dessus forçat libéré. Il fallait montrercela partout où je passais et le présenter tous les huit jours aumaire du village où l’on me forçait de tapiquer[16]. Labelle recommandation ! un galérien ! Je faisais peur, etles petits enfants se sauvaient, et l’on fermait les portes.Personne ne voulait me donner d’ouvrage. Je mangeai messoixante-six francs. Et puis il fallut vivre. Je montrai mes brasbons au travail, on ferma les portes. J’offris ma journée pourquinze sous, pour dix sous, pour cinq sous. Point. Que faire ?Un jour, j’avais faim, je donnai un coup de coude dans le carreaud’un boulanger ; j’empoignai un pain, et le boulangerm’empoigna ; je ne mangeai pas le pain, et j’eus les galères àperpétuité, avec trois lettres de feu sur l’épaule. – Je temontrerai, si tu veux. – On appelle cette justice-là larécidive. Me voilà donc cheval de retour[17]. Onme remit à Toulon ; cette fois avec les bonnets verts[18]. Il fallait m’évader. Pour cela, jen’avais que trois murs à percer, deux chaînes à couper, et j’avaisun clou. Je m’évadai. On tira le canon d’alerte ; car, nousautres, nous sommes comme les cardinaux de Rome, habillés de rouge,et on tire le canon quand nous partons. Leur poudre alla auxmoineaux. Cette fois, pas de passeport jaune, mais pas d’argent nonplus. Je rencontrai des camarades qui avaient aussi fait leur tempsou cassé leur ficelle. Leur coire[19] meproposa d’être des leurs ; on faisait la grande soûlasse surle trimar[20]. J’acceptai, et je me mis à tuer pourvivre. C’était tantôt une diligence, tantôt une chaise de poste,tantôt un marchand de bœufs à cheval. On prenait l’argent, onlaissait aller au hasard la bête ou la voiture, et l’on enterraitl’homme sous un arbre, en ayant soin que les pieds ne sortissentpas ; et puis on dansait sur la fosse, pour que la terre neparût pas fraîchement remuée. J’ai vieilli comme cela, gîtant dansles broussailles, dormant aux belles étoiles, traqué de bois enbois, mais du moins libre et à moi. Tout a une fin, et autantcelle-là qu’une autre. Les marchands de lacets[21],une belle nuit, nous ont pris au collet. Mes fanandels[22] se sont sauvés ; mais moi, le plusvieux, je suis resté sous la griffe de ces chats à chapeauxgalonnés. On m’a amené ici. J’avais déjà passé par tous leséchelons de l’échelle, excepté un. Avoir volé un mouchoir ou tué unhomme, c’était tout un pour moi désormais ; il y avait encoreune récidive à m’appliquer. Je n’avais plus qu’à passer par lefaucheur[23]. Mon affaire a été courte. Ma foi, jecommençais à vieillir et à n’être plus bon à rien. Mon père aépousé la veuve[24], moi je me retire à l’abbaye deMont’-à-Regret[25]. – Voilà, camarade.

J’étais resté stupide en l’écoutant. Il s’estremis à rire plus haut encore qu’en commençant, et a voulu meprendre la main. J’ai reculé avec horreur.

– L’ami, m’a-t-il dit, tu n’as pas l’airbrave. Ne va pas faire le singe devant la carline[26]. Vois-tu, il y a un mauvais moment àpasser sur la placarde[27] ;mais cela est sitôt fait ! Je voudrais être là pour te montrerla culbute. Mille dieux ! j’ai envie de ne pas me pourvoir, sil’on veut me faucher aujourd’hui avec toi. Le même prêtre nousservira à tous deux ; ça m’est égal d’avoir tes restes. Tuvois que je suis un bon garçon. Hein ! dis, veux-tu ?d’amitié !

Il a encore fait un pas pour s’approcher demoi.

– Monsieur, lui ai-je répondu en lerepoussant, je vous remercie.

Nouveaux éclats de rire à ma réponse.

– Ah ! ah ! monsieur,vousailles[28] êtes un marquis ! c’est unmarquis !

Je l’ai interrompu :

– Mon ami, j’ai besoin de me recueillir,laissez-moi.

La gravité de ma parole l’a rendu pensif toutà coup. Il a remué sa tête grise et presque chauve ; puis,creusant avec ses ongles sa poitrine velue, qui s’offrait nue soussa chemise ouverte :

– Je comprends, a-t-il murmuré entre sesdents ; au fait, le sanglier[29] !…

Puis, après quelques minutes desilence :

– Tenez, m’a-t-il dit presque timidement,vous êtes un marquis, c’est fort bien ; mais vous avez là unebelle redingote qui ne vous servira plus à grand’chose ! letaule la prendra. Donnez-la-moi, je la vendrai pour avoir dutabac.

J’ai ôté ma redingote et je la lui ai donnée.Il s’est mis à battre des mains avec une joie d’enfant. Puis,voyant que j’étais en chemise et que je grelottais :

– Vous avez froid, monsieur, mettezceci ; il pleut, et vous seriez mouillé ; et puis il fautêtre décemment sur la charrette.

En parlant ainsi, il ôtait sa grosse veste delaine grise et la passait dans mes bras. Je le laissais faire.

Alors j’ai été m’appuyer contre le mur, et jene saurais dire quel effet me faisait cet homme. Il s’était mis àexaminer la redingote que je lui avais donnée, et poussait à chaqueinstant des cris de joie.

– Les poches sont toutes neuves ! lecollet n’est pas usé ! J’en aurai au moins quinze francs. Quelbonheur ! du tabac pour mes six semaines !

La porte s’est rouverte. On venait nouschercher tous deux ; moi, pour me conduire à la chambre où lescondamnés attendent l’heure ; lui, pour le mener à Bicêtre. Ils’est placé en riant au milieu du piquet qui devait l’emmener, etil disait aux gendarmes :

– Ah ça ! ne vous trompez pas ;nous avons changé de pelure, monsieur et moi ; mais ne meprenez pas à sa place. Diable ! cela ne m’arrangerait pas,maintenant que j’ai de quoi avoir du tabac !

XXIV

Ce vieux scélérat, il m’a pris ma redingote,car je ne la lui ai pas donnée, et puis il m’a laissé cetteguenille, sa veste infâme. De qui vais-je avoir l’air ?

Je ne lui ai pas laissé prendre ma redingotepar insouciance ou par charité. Non ; mais parce qu’il étaitplus fort que moi. Si j’avais refusé, il m’aurait battu avec sesgros poings.

Ah bien oui, charité ! j’étais plein demauvais sentiments. J’aurais voulu pouvoir l’étrangler de mesmains, le vieux voleur ! pouvoir le piler sous mespieds !

Je me sens le cœur plein de rage etd’amertume. Je crois que la poche au fiel a crevé. La mort rendméchant.

XXV

Ils m’ont amené dans une cellule où il n’y aque les quatre murs, avec beaucoup de barreaux à la fenêtre etbeaucoup de verrous à la porte, cela va sans dire.

J’ai demandé une table, une chaise, et cequ’il faut pour écrire. On m’a apporté tout cela.

Puis j’ai demandé un lit. Le guichetier m’aregardé de ce regard étonné qui semble dire : – À quoibon ?

Cependant ils ont dressé un lit de sangle dansle coin. Mais en même temps un gendarme est venu s’installer dansce qu’ils appellent ma chambre. Est-ce qu’ils ont peur queje ne m’étrangle avec le matelas ?

XXVI

Il est dix heures.

Ô ma pauvre petite fille ! encore sixheures, et je serai mort ! Je serai quelque chose d’immondequi traînera sur la table froide des amphithéâtres ; une têtequ’on moulera d’un côté, un tronc qu’on disséquera del’autre ; puis de ce qui restera, on en mettra plein unebière, et le tout ira à Clamart.

Voilà ce qu’ils vont faire de ton père, ceshommes dont aucun ne me hait, qui tous me plaignent et touspourraient me sauver. Ils vont me tuer. Comprends-tu cela,Marie ? Me tuer de sang-froid, en cérémonie, pour le bien dela chose ! Ah ! grand Dieu !

Pauvre petite ! ton père, qui t’aimaittant, ton père qui baisait ton petit cou blanc et parfumé, quipassait la main sans cesse dans les boucles de tes cheveux commesur de la soie, qui prenait ton joli visage rond dans sa main, quite faisait sauter sur ses genoux, et le soir joignait tes deuxpetites mains pour prier Dieu !

Qui est-ce qui te fera tout celamaintenant ? Qui est-ce qui t’aimera ? Tous les enfantsde ton âge auront des pères, excepté toi. Comment tedéshabitueras-tu, mon enfant, du Jour de l’An, des étrennes, desbeaux joujoux, des bonbons et des baisers ? – Comment tedéshabitueras-tu, malheureuse orpheline, de boire et demanger ?

Oh ! si ces jurés l’avaient vue, aumoins, ma jolie petite Marie, ils auraient compris qu’il ne fautpas tuer le père d’un enfant de trois ans.

Et quand elle sera grande, si elle vajusque-là, que deviendra-t-elle ? Son père sera un dessouvenirs du peuple de Paris. Elle rougira de moi et de monnom ; elle sera méprisée, repoussée, vile à cause de moi, demoi qui l’aime de toutes les tendresses de mon cœur. Ô ma petiteMarie bien-aimée ! Est-il bien vrai que tu auras honte ethorreur de moi ?

Misérable ! quel crime j’ai commis, etquel crime je fais commettre à la société !

Oh ! est-il bien vrai que je vais mouriravant la fin du jour ? Est-il bien vrai que c’est moi ?Ce bruit sourd de cris que j’entends au dehors, ce flot de peuplejoyeux qui déjà se hâte sur les quais, ces gendarmes quis’apprêtent dans leurs casernes, ce prêtre en robe noire, cet autrehomme aux mains rouges, c’est pour moi ! c’est moi qui vaismourir ! moi, le même qui est ici, qui vit, qui se meut, quirespire, qui est assis à cette table, laquelle ressemble à uneautre table, et pourrait aussi bien être ailleurs ; moi,enfin, ce moi que je touche et que je sens, et dont le vêtementfait les plis que voilà !

XXVII

Encore si je savais comment cela est fait etde quelle façon on meurt là-dessus ! mais, c’est horrible, jene le sais pas.

Le nom de la chose est effroyable, et je necomprends point comment j’ai pu jusqu’à présent l’écrire et leprononcer.

La combinaison de ces dix lettres, leuraspect, leur physionomie est bien faite pour réveiller une idéeépouvantable, et le médecin de malheur qui a inventé la chose avaitun nom prédestiné.

L’image que j’y attache, à ce mot hideux, estvague, indéterminée, et d’autant plus sinistre. Chaque syllabe estcomme une pièce de la machine. J’en construis et j’en démolis sanscesse dans mon esprit la monstrueuse charpente.

Je n’ose faire une question là-dessus, mais ilest affreux de ne savoir ce que c’est, ni comment s’y prendre. Ilparaît qu’il y a une bascule et qu’on vous couche sur le ventre… –Ah ! mes cheveux blanchiront avant que ma tête netombe !

XXVIII

Je l’ai cependant entrevue une fois.

Je passais sur la place de Grève, en voiture,un jour, vers onze heures du matin. Tout à coup la voitures’arrêta.

Il y avait foule sur la place. Je mis la têteà la portière. Une populace encombrait la Grève et le quai, et desfemmes, des hommes, des enfants étaient debout sur le parapet.Au-dessus des têtes, on voyait une espèce d’estrade en bois rougeque trois hommes échafaudaient.

Un condamné devait être exécuté le jour même,et l’on bâtissait la machine.

Je détournai la tête avant d’avoir vu. À côtéde la voiture, il y avait une femme qui disait à unenfant :

– Tiens, regarde ! le couteau coulemal, ils vont graisser la rainure avec un bout de chandelle.

C’est probablement là qu’ils en sontaujourd’hui. Onze heures viennent de sonner. Ils graissent sansdoute la rainure.

Ah ! cette fois, malheureux, je nedétournerai pas la tête.

XXIX

Ô ma grâce ! ma grâce ! on me ferapeut-être grâce. Le roi ne m’en veut pas. Qu’on aille chercher monavocat ! vite l’avocat ! Je veux bien des galères. Cinqans de galères, et que tout soit dit – ou vingt ans – ou àperpétuité avec le fer rouge. Mais grâce de la vie !

Un forçat, cela marche encore, cela va etvient, cela voit le soleil.

XXX

Le prêtre est revenu.

Il a des cheveux blancs, l’air très doux, unebonne et respectable figure ; c’est en effet un hommeexcellent et charitable. Ce matin, je l’ai vu vider sa bourse dansles mains des prisonniers. D’où vient que sa voix n’a rien quiémeuve et qui soit ému ? D’où vient qu’il ne m’a rien ditencore qui m’ait pris par l’intelligence ou par le cœur ?

Ce matin, j’étais égaré. J’ai à peine entenduce qu’il m’a dit. Cependant ses paroles m’ont semblé inutiles, etje suis resté indifférent ; elles ont glissé comme cette pluiefroide sur cette vitre glacée.

Cependant, quand il est rentré tout à l’heureprès de moi, sa vue m’a fait du bien. C’est parmi tous ces hommesle seul qui soit encore homme pour moi, me suis-je dit. Et il m’apris une ardente soif de bonnes et consolantes paroles.

Nous nous sommes assis, lui sur la chaise, moisur le lit. Il m’a dit : – Mon fils… Ce mot m’a ouvert lecœur. Il a continué :

– Mon fils, croyez-vous enDieu ?

– Oui, mon père, lui ai-je répondu.

– Croyez-vous en la sainte églisecatholique, apostolique et romaine ?

– Volontiers, lui ai-je dit.

– Mon fils, a-t-il repris, vous avezl’air de douter.

Alors il s’est mis à parler. Il a parlélongtemps ; il a dit beaucoup de paroles ; puis, quand ila cru avoir fini, il s’est levé et m’a regardé pour la premièrefois depuis le commencement de son discours, enm’interrogeant :

– Eh bien ?

Je proteste que je l’avais écouté avec aviditéd’abord, puis avec attention, puis avec dévouement. Je me suis levéaussi.

– Monsieur, lui ai-je répondu,laissez-moi seul, je vous prie.

Il m’a demandé :

– Quand reviendrai-je ?

– Je vous le ferai savoir.

Alors il est sorti sans rien dire, mais enhochant la tête, comme se disant à lui-même :

– Un impie !

Non, si bas que je sois tombé, je ne suis pasun impie, et Dieu m’est témoin que je crois en lui. Mais quem’a-t-il dit, ce vieillard ? rien de senti, rien d’attendri,rien de pleuré, rien d’arraché de l’âme, rien qui vînt de son cœurpour aller au mien, rien qui fût de lui à moi. Au contraire, je nesais quoi de vague, d’inaccentué, d’applicable à tout et àtous ; emphatique où il eût été besoin de profondeur, plat oùil eût fallu être simple ; une espèce de sermon sentimental etd’élégie théologique. Çà et là, une citation latine en latin. SaintAugustin, Saint Grégoire, que sais-je ? Et puis, il avaitl’air de réciter une leçon déjà vingt fois récitée, de repasser unthème, oblitéré dans sa mémoire à force d’être su. Pas un regarddans l’œil, pas un accent dans la voix, pas un geste dans lesmains.

Et comment en serait-il autrement ? Ceprêtre est l’aumônier en titre de la prison. Son état est deconsoler et d’exhorter, et il vit de cela. Les forçats, lespatients sont du ressort de son éloquence. Il les confesse et lesassiste, parce qu’il a sa place à faire. Il a vieilli à mener deshommes mourir. Depuis longtemps il est habitué à ce qui faitfrissonner les autres ; ses cheveux, bien poudrés à blanc, nese dressent plus ; le bagne et l’échafaud sont de tous lesjours pour lui. Il est blasé. Probablement il a son cahier ;telle page les galériens, telle page les condamnés à mort. Onl’avertit la veille qu’il y aura quelqu’un à consoler le lendemainà telle heure ; il demande ce que c’est, galérien ousupplicié, et relit la page ; et puis il vient. De cettefaçon, il advient que ceux qui vont à Toulon et ceux qui vont à laGrève sont un lieu commun pour lui, et qu’il est un lieu communpour eux.

Oh ! qu’on m’aille donc, au lieu de cela,chercher quelque jeune vicaire, quelque vieux curé, au hasard, dansla première paroisse venue ; qu’on le prenne au coin de sonfeu, lisant son livre et ne s’attendant à rien, et qu’on luidise :

– Il y a un homme qui va mourir, et ilfaut que ce soit vous qui le consoliez. Il faut que vous soyez làquand on lui liera les mains, là quand on lui coupera lescheveux ; que vous montiez dans sa charrette avec votrecrucifix pour lui cacher le bourreau ; que vous soyez cahotéavec lui par le pavé jusqu’à la Grève ; que vous traversiezavec lui l’horrible foule buveuse de sang ; que vousl’embrassiez au pied de l’échafaud, et que vous restiez jusqu’à ceque la tête soit ici et le corps là.

Alors, qu’on me l’amène, tout palpitant, toutfrissonnant de la tête aux pieds ; qu’on me jette entre sesbras, à ses genoux ; et il pleurera, et nous pleurerons, et ilsera éloquent, et je serai consolé, et mon cœur se dégonflera dansle sien, et il prendra mon âme, et je prendrai son Dieu.

Mais, ce bon vieillard, qu’est-il pourmoi ? que suis-je pour lui ? Un individu de l’espècemalheureuse, une ombre comme il en a déjà tant vu, une unité àajouter au chiffre des exécutions.

J’ai peut-être tort de le repousserainsi ; c’est lui qui est bon et moi qui suis mauvais.Hélas ! ce n’est pas ma faute. C’est mon souffle de condamnéqui gâte et flétrit tout.

On vient de m’apporter de la nourriture ;ils ont cru que je devais avoir besoin. Une table délicate etrecherchée, un poulet, il me semble, et autre chose encore. Ehbien ! j’ai essayé de manger ; mais, à la premièrebouchée, tout est tombé de ma bouche, tant cela m’a paru amer etfétide !

XXXI

Il vient d’entrer un monsieur, le chapeau surla tête, qui m’a à peine regardé, puis a ouvert un pied-de-roi ets’est mis à mesurer de bas en haut les pierres du mur, parlantd’une voix très haute pour dire tantôt : C’estcela ; tantôt : Ce n’est pas cela.

J’ai demandé au gendarme qui c’était. Ilparaît que c’est une espèce de sous-architecte employé à laprison.

De son côté, sa curiosité s’est éveillée surmon compte. Il a échangé quelques demi-mots avec le porte-clefs quil’accompagnait ; puis a fixé un instant les yeux sur moi, asecoué la tête d’un air insouciant, et s’est remis à parler à hautevoix et à prendre des mesures.

Sa besogne finie, il s’est approché de moi enme disant avec sa voix éclatante :

– Mon bon ami, dans six mois cette prisonsera beaucoup mieux.

Et son geste semblait ajouter :

– Vous n’en jouirez pas, c’estdommage.

Il souriait presque. J’ai cru voir le momentoù il allait me railler doucement, comme on plaisante une jeunemariée le soir de ses noces.

Mon gendarme, vieux soldat à chevrons, s’estchargé de la réponse.

– Monsieur, lui a-t-il dit, on ne parlepas si haut dans la chambre d’un mort.

L’architecte s’en est allé.

Moi, j’étais là, comme une des pierres qu’ilmesurait.

XXXII

Et puis, il m’est arrivé une choseridicule.

On est venu relever mon bon vieux gendarme,auquel, ingrat égoïste que je suis, je n’ai seulement pas serré lamain. Un autre l’a remplacé, homme à front déprimé, des yeux debœuf, une figure inepte.

Au reste, je n’y avais fait aucune attention.Je tournais le dos à la porte, assis devant la table ; jetâchais de rafraîchir mon front avec ma main, et mes penséestroublaient mon esprit.

Un léger coup, frappé sur mon épaule, m’a faittourner la tête. C’était le nouveau gendarme, avec qui j’étaisseul.

Voici à peu près de quelle façon il m’aadressé la parole.

– Criminel, avez-vous bon cœur ?

– Non, lui ai-je dit.

La brusquerie de ma réponse a paru ledéconcerter. Cependant il a repris en hésitant :

– On n’est pas méchant pour le plaisir del’être.

– Pourquoi non ? ai-je répliqué. Sivous n’avez que cela à me dire, laissez-moi. Où voulez-vous envenir ?

– Pardon, mon criminel, a-t-il répondu.Deux mots seulement. Voici. Si vous pouviez faire le bonheur d’unpauvre homme, et que cela ne vous coûtât rien, est-ce que vous nele feriez pas ?

J’ai haussé les épaules.

– Est-ce que vous arrivez deCharenton ? Vous choisissez un singulier vase pour y puiser dubonheur. Moi, faire le bonheur de quelqu’un !

Il a baissé la voix et pris un air mystérieux,ce qui n’allait pas à sa figure idiote.

– Oui, criminel, oui bonheur, ouifortune. Tout cela me sera venu de vous. Voici. Je suis un pauvregendarme. Le service est lourd, la paye est légère ; moncheval est à moi et me ruine. Or, je mets à la loterie pourcontre-balancer. Il faut bien avoir une industrie. Jusqu’ici il nem’a manqué pour gagner que d’avoir de bons numéros. J’en cherchepartout de sûrs ; je tombe toujours à côté. Je mets le76 ; il sort le 77. J’ai beau les nourrir, ils ne viennentpas… – Un peu de patience, s’il vous plaît ; je suis à lafin. – Or, voici une belle occasion pour moi. Il paraît,pardon, criminel, que vous passez aujourd’hui. Il est certain queles morts qu’on fait périr comme cela voient la loterie d’avance.Promettez-moi de venir demain soir, qu’est-ce que cela vousfait ? me donner trois numéros, trois bons. Hein ? – Jen’ai pas peur des revenants, soyez tranquille. – Voici monadresse : Caserne Popincourt, escalier A, n° 26, au fonddu corridor. Vous me reconnaîtrez bien, n’est-ce pas ? – Venezmême ce soir, si cela vous est plus commode.

J’aurais dédaigné de lui répondre, à cetimbécile, si une espérance folle ne m’avait traversé l’esprit. Dansla position désespérée où je suis, on croit par moments qu’onbriserait une chaîne avec un cheveu.

– Écoute, lui ai-je dit en faisant lecomédien autant que le peut faire celui qui va mourir, je puis eneffet te rendre plus riche que le roi, te faire gagner desmillions. – À une condition.

Il ouvrait des yeux stupides.

– Laquelle ? laquelle ? toutpour vous plaire, mon criminel.

– Au lieu de trois numéros, je t’enpromets quatre. Change d’habits avec moi.

– Si ce n’est que cela ! s’est-ilécrié en défaisant les premières agrafes de son uniforme.

Je m’étais levé de ma chaise. J’observais tousses mouvements, mon cœur palpitait. Je voyais déjà les portess’ouvrir devant l’uniforme de gendarme, et la place, et la rue, etle Palais de Justice derrière moi !

Mais il s’est retourné d’un air indécis.

– Ah ça ! ce n’est pas pour sortird’ici ?

J’ai compris que tout était perdu. Cependantj’ai tenté un dernier effort, bien inutile et bieninsensé !

– Si fait, lui ai-je dit, mais ta fortuneest faite…

Il m’a interrompu.

– Ah bien non ! tiens ! et mesnuméros ! Pour qu’ils soient bons, il faut que vous soyezmort.

Je me suis rassis, muet et plus désespéré detoute l’espérance que j’avais eue.

XXXIII

J’ai fermé les yeux, et j’ai mis les mainsdessus, et j’ai tâché d’oublier, d’oublier le présent dans lepassé. Tandis que je rêve, les souvenirs de mon enfance et de majeunesse me reviennent un à un, doux, calmes, riants, comme desîles de fleurs sur ce gouffre de pensées noires et confuses quitourbillonnent dans mon cerveau.

Je me revois enfant, écolier rieur et frais,jouant, courant, criant avec mes frères dans la grande allée vertede ce jardin sauvage où ont coulé mes premières années, ancienenclos de religieuses que domine de sa tête de plomb le sombre dômedu Val-de-Grâce.

Et puis, quatre ans plus tard, m’y voilàencore, toujours enfant, mais déjà rêveur et passionné. Il y a unejeune fille dans le solitaire jardin.

La petite Espagnole, avec ses grands yeux etses grands cheveux, sa peau brune et dorée, ses lèvres rouges etses joues roses, l’Andalouse de quatorze ans, Pepa.

Nos mères nous ont dit d’aller courirensemble : nous sommes venus nous promener.

On nous a dit de jouer, et nous causons,enfants du même âge, non du même sexe.

Pourtant, il n’y a encore qu’un an, nouscourions, nous luttions ensemble. Je disputais à Pepita la plusbelle pomme du pommier ; je la frappais pour un nid d’oiseau.Elle pleurait ; je disais : C’est bien fait ! etnous allions tous deux nous plaindre ensemble à nos mères, qui nousdonnaient tort tout haut et raison tout bas.

Maintenant elle s’appuie sur mon bras et jesuis tout fier et tout ému. Nous marchons lentement, nous parlonsbas. Elle laisse tomber son mouchoir ; je le lui ramasse. Nosmains tremblent en se touchant. Elle me parle des petits oiseaux,de l’étoile qu’on voit là-bas, du couchant vermeil derrière lesarbres, ou bien de ses amies de pension, de sa robe et de sesrubans. Nous disons des choses innocentes, et nous rougissons tousdeux. La petite fille est devenue jeune fille.

Ce soir-là – c’était un soir d’été –, nousétions sous les marronniers, au fond du jardin. Après un de ceslongs silences qui remplissaient nos promenades, elle quitta tout àcoup mon bras, et me dit : Courons !

Je la vois encore ; elle était tout ennoir, en deuil de sa grand’mère. Il lui passa par la tête une idéed’enfant, Pepa redevint Pepita, elle me dit :Courons !

Et elle se mit à courir devant moi avec sataille fine comme le corset d’une abeille et ses petits pieds quirelevaient sa robe jusqu’à mi-jambe. Je la poursuivis, ellefuyait ; le vent de sa course soulevait par moments sapèlerine noire, et me laissait voir son dos brun et frais.

J’étais hors de moi. Je l’atteignis près duvieux puisard en ruine ; je la pris par la ceinture, du droitde victoire, et je la fis asseoir sur un banc de gazon ; ellene résista pas. Elle était essoufflée et riait. Moi, j’étaissérieux, et je regardais ses prunelles noires à travers ses cilsnoirs.

– Asseyez-vous là, me dit-elle. Il faitencore grand jour, lisons quelque chose. Avez-vous unlivre ?

J’avais sur moi le tome second des Voyages deSpallanzani. J’ouvris au hasard, je me rapprochai d’elle, elleappuya son épaule à mon épaule, et nous nous mîmes à lire chacun denotre côté, tout bas, la même page. Avant de tourner le feuillet,elle était toujours obligée de m’attendre. Mon esprit allait moinsvite que le sien.

– Avez-vous fini ? me disait-elle,que j’avais à peine commencé.

Cependant nos têtes se touchaient, nos cheveuxse mêlaient, nos haleines peu à peu se rapprochèrent, et nosbouches tout à coup.

Quand nous voulûmes continuer notre lecture,le ciel était étoilé.

– Oh ! maman, maman, dit-elle enrentrant, si tu savais comme nous avons couru !

Moi, je gardais le silence.

– Tu ne dis rien, me dit ma mère, tu asl’air triste.

J’avais le paradis dans le cœur.

C’est une soirée que je me rappellerai toutema vie.

Toute ma vie !

XXXIV

Une heure vient de sonner. Je ne saislaquelle : j’entends mal le marteau de l’horloge. Il me sembleque j’ai un bruit d’orgue dans les oreilles ; ce sont mesdernières pensées qui bourdonnent.

À ce moment suprême où je me recueille dansmes souvenirs, j’y retrouve mon crime avec horreur ; mais jevoudrais me repentir davantage encore. J’avais plus de remordsavant ma condamnation ; depuis, il semble qu’il n’y ait plusde place que pour les pensées de mort. Pourtant, je voudrais bienme repentir beaucoup.

Quand j’ai rêvé une minute à ce qu’il y a depassé dans ma vie, et que j’en reviens au coup de hache qui doit laterminer tout à l’heure, je frissonne comme d’une chose nouvelle.Ma belle enfance ! ma belle jeunesse ! étoffe dorée dontl’extrémité est sanglante. Entre alors et à présent il y a unerivière de sang ; le sang de l’autre et le mien.

Si on lit un jour mon histoire, après tantd’années d’innocence et de bonheur, on ne voudra pas croire à cetteannée exécrable, qui s’ouvre par un crime et se clôt par unsupplice ; elle aura l’air dépareillée.

Et pourtant, misérables lois et misérableshommes, je n’étais pas un méchant !

Oh ! mourir dans quelques heures, etpenser qu’il y a un an, à pareil jour, j’étais libre et pur, que jefaisais mes promenades d’automne, que j’errais sous les arbres, etque je marchais dans les feuilles !

XXXV

En ce moment même, il y a tout auprès de moi,dans ces maisons qui font cercle autour du Palais et de la Grève,et partout dans Paris, des hommes qui vont et viennent, causent etrient, lisent le journal, pensent à leurs affaires ; desmarchands qui vendent ; des jeunes filles qui préparent leursrobes de bal pour ce soir ; des mères qui jouent avec leursenfants !

XXXVI

Je me souviens qu’un jour, étant enfant,j’allai voir le bourdon de Notre-Dame.

J’étais déjà étourdi d’avoir monté le sombreescalier en colimaçon, d’avoir parcouru la frêle galerie qui lieles deux tours, d’avoir eu Paris sous les pieds, quand j’entraidans la cage de pierre et de charpente où pend le bourdon avec sonbattant, qui pèse un millier.

J’avançai en tremblant sur les planches maljointes, regardant à distance cette cloche si fameuse parmi lesenfants et le peuple de Paris, et ne remarquant pas sans effroi queles auvents couverts d’ardoises qui entourent le clocher de leursplans inclinés étaient au niveau de mes pieds. Dans lesintervalles, je voyais, en quelque sorte à vol d’oiseau, la placedu Parvis-Notre-Dame, et les passants comme des fourmis.

Tout à coup l’énorme cloche tinta ; unevibration profonde remua l’air, fit osciller la lourde tour. Leplancher sautait sur les poutres. Le bruit faillit merenverser ; je chancelai, prêt à tomber, prêt à glisser surles auvents d’ardoises en pente. De terreur, je me couchai sur lesplanches, les serrant étroitement de mes deux bras, sans parole,sans haleine, avec ce formidable tintement dans les oreilles, et,sous les yeux, ce précipice, cette place profonde où se croisaienttant de passants paisibles et enviés.

Eh bien ! il me semble que je suis encoredans la tour du bourdon. C’est tout ensemble un étourdissement etun éblouissement. Il y a comme un bruit de cloche qui ébranle lescavités de mon cerveau, et autour de moi je n’aperçois plus cettevie plane et tranquille que j’ai quittée, et où les autres hommescheminent encore, que de loin et à travers les crevasses d’unabîme.

XXXVII

L’Hôtel de Ville est un édifice sinistre.

Avec son toit aigu et roide, son clochetonbizarre, son grand cadran blanc, ses étages à petites colonnes, sesmille croisées, ses escaliers usés par les pas, ses deux arches àdroite et à gauche, il est là, de plain-pied avec la Grève ;sombre, lugubre, la face toute rongée de vieillesse, et si noirqu’il est noir au soleil.

Les jours d’exécution, il vomit des gendarmesde toutes ses portes, et regarde le condamné avec toutes sesfenêtres.

Et le soir, son cadran, qui a marqué l’heure,reste lumineux sur sa façade ténébreuse.

XXXVIII

Il est une heure et quart.

Voici ce que j’éprouve maintenant :

Une violente douleur de tête. Les reinsfroids, le front brûlant. Chaque fois que je me lève ou que je mepenche, il me semble qu’il y a un liquide qui flotte dans moncerveau, et qui fait battre ma cervelle contre les parois ducrâne.

J’ai des tressaillements convulsifs, et detemps en temps la plume tombe de mes mains comme par une secoussegalvanique.

Les yeux me cuisent comme si j’étais dans lafumée.

J’ai mal dans les coudes.

Encore deux heures et quarante-cinq minutes,et je serai guéri.

XXXIX

Ils disent que ce n’est rien, qu’on ne souffrepas, que c’est une fin douce, que la mort de cette façon est biensimplifiée.

Eh ! qu’est-ce donc que cette agonie desix semaines et ce râle de tout un jour ? Qu’est-ce que lesangoisses de cette journée irréparable, qui s’écoule si lentementet si vite ? Qu’est-ce que cette échelle de tortures quiaboutit à l’échafaud ?

Apparemment ce n’est pas là souffrir.

Ne sont-ce pas les mêmes convulsions, que lesang s’épuise goutte à goutte, ou que l’intelligence s’éteignepensée à pensée ?

Et puis, on ne souffre pas, en sont-ilssûrs ? Qui le leur a dit ? Conte-t-on que jamais une têtecoupée se soit dressée sanglante au bord du panier et qu’elle aitcrié au peuple : Cela ne fait pas de mal !

Y a-t-il des morts de leur façon qui soientvenus les remercier et leur dire : C’est bien inventé.Tenez-vous-en là. La mécanique est bonne.

Est-ce Robespierre ? Est-ce LouisXVI ?…

Non, rien ! moins qu’une minute, moinsqu’une seconde, et la chose est faite. – Se sont-ils jamais mis,seulement en pensée, à la place de celui qui est là, au moment oùle lourd tranchant qui tombe mord la chair, rompt les nerfs, briseles vertèbres… Mais quoi ! une demi-seconde ! la douleurest escamotée… Horreur !

XL

Il est singulier que je pense sans cesse auroi. J’ai beau faire, beau secouer la tête, j’ai une voix dansl’oreille qui me dit toujours :

– Il y a dans cette même ville, à cettemême heure, et pas bien loin d’ici, dans un autre palais, un hommequi a aussi des gardes à toutes ses portes, un homme unique commetoi dans le peuple, avec cette différence qu’il est aussi haut quetu es bas. Sa vie entière, minute par minute, n’est que gloire,grandeur, délices, enivrement. Tout est autour de lui amour,respect, vénération. Les voix les plus hautes deviennent basses enlui parlant et les fronts les plus fiers ploient. Il n’a que de lasoie et de l’or sous les yeux. À cette heure, il tient quelqueconseil de ministres où tous sont de son avis, ou bien songe à lachasse de demain, au bal de ce soir, sûr que la fête viendra àl’heure, et laissant à d’autres le travail de ses plaisirs. Ehbien ! cet homme est de chair et d’os comme toi !– Et pour qu’à l’instant même l’horrible échafaud s’écroulât,pour que tout te fût rendu, vie, liberté, fortune, famille, ilsuffirait qu’il écrivît avec cette plume les sept lettres de sonnom au bas d’un morceau de papier, ou même que son carrosserencontrât ta charrette ! – Et il est bon, et il nedemanderait pas mieux peut-être, et il n’en sera rien !

XLI

Eh bien donc ! ayons courage avec lamort, prenons cette horrible idée à deux mains, et considérons-laen face. Demandons-lui compte de ce qu’elle est, sachons ce qu’ellenous veut, retournons-la en tous sens, épelons l’énigme, etregardons d’avance dans le tombeau.

Il me semble que, dès que mes yeux serontfermés, je verrai une grande clarté et des abîmes de lumière où monesprit roulera sans fin. Il me semble que le ciel sera lumineux desa propre essence, que les astres y feront des taches obscures, etqu’au lieu d’être comme pour les yeux vivants des paillettes d’orsur du velours noir, ils sembleront des points noirs sur du drapd’or.

Ou bien, misérable que je suis, ce serapeut-être un gouffre hideux, profond, dont les parois seronttapissées de ténèbres, et où je tomberai sans cesse en voyant desformes remuer dans l’ombre.

Ou bien, en m’éveillant après le coup, je metrouverai peut-être sur quelque surface plane et humide, rampantdans l’obscurité et tournant sur moi-même comme une tête qui roule.Il me semble qu’il y aura un grand vent qui me poussera, et que jeserai heurté ça et là par d’autres têtes roulantes. Il y aura parplaces des mares et des ruisseaux d’un liquide inconnu ettiède ; tout sera noir. Quand mes yeux, dans leur rotation,seront tournés en haut, ils ne verront qu’un ciel d’ombre, dont lescouches épaisses pèseront sur eux, et au loin dans le fond degrandes arches de fumée plus noires que les ténèbres. Ils verrontaussi voltiger dans la nuit de petites étincelles rouges, qui, ens’approchant, deviendront des oiseaux de feu. Et ce sera ainsitoute l’éternité.

Il se peut bien aussi qu’à certaines dates lesmorts de la Grève se rassemblent par de noires nuits d’hiver sur laplace qui est à eux. Ce sera une foule pâle et sanglante, et je n’ymanquerai pas. Il n’y aura pas de lune, et l’on parlera à voixbasse. L’Hôtel de Ville sera là, avec sa façade vermoulue, son toitdéchiqueté, et son cadran qui aura été sans pitié pour tous. Il yaura sur la place une guillotine de l’enfer où un démon exécuteraun bourreau ; ce sera à quatre heures du matin. À notre tournous ferons foule autour.

Il est probable que cela est ainsi. Mais sices morts-là reviennent, sous quelle forme reviennent-ils ?Que gardent-ils de leur corps incomplet et mutilé ? Quechoisissent-ils ? Est-ce la tête ou le tronc qui estspectre ?

Hélas ! qu’est-ce que la mort fait avecnotre âme ? quelle nature lui laisse-t-elle ? qu’a-t-elleà lui prendre ou à lui donner ? où la met-elle ? luiprête-t-elle quelquefois des yeux de chair pour regarder sur laterre et pleurer ?

Ah ! un prêtre ! un prêtre qui sachecela ! Je veux un prêtre, et un crucifix à baiser !

Mon Dieu, toujours le même !

XLII

Je l’ai prié de me laisser dormir, et je mesuis jeté sur le lit.

En effet, j’avais un flot de sang dans latête, qui m’a fait dormir. C’est mon dernier sommeil, de cetteespèce.

J’ai fait un rêve.

J’ai rêvé que c’était la nuit. Il me semblaitque j’étais dans mon cabinet avec deux ou trois de mes amis, je nesais plus lesquels.

Ma femme était couchée dans la chambre àcoucher, à côté, et dormait avec son enfant.

Nous parlions à voix basse, mes amis et moi,et ce que nous disions nous effrayait.

Tout à coup il me sembla entendre un bruitquelque part dans les autres pièces de l’appartement ; unbruit faible, étrange, indéterminé.

Mes amis avaient entendu comme moi. Nousécoutâmes ; c’était comme une serrure qu’on ouvre sourdement,comme un verrou qu’on scie à petit bruit.

Il y avait quelque chose qui nousglaçait ; nous avions peur. Nous pensâmes que peut-êtrec’étaient des voleurs qui s’étaient introduits chez moi, à cetteheure si avancée de la nuit.

Nous résolûmes d’aller voir. Je me levai, jepris la bougie. Mes amis me suivaient, un à un.

Nous traversâmes la chambre à coucher, à côté.Ma femme dormait avec son enfant.

Puis nous arrivâmes dans le salon. Rien. Lesportraits étaient immobiles dans leurs cadres d’or sur la tenturerouge. Il me sembla que la porte du salon à la salle à mangern’était point à sa place ordinaire.

Nous entrâmes dans la salle à manger ;nous en fîmes le tour. Je marchais le premier. La porte surl’escalier était bien fermée, les fenêtres aussi. Arrivé près dupoêle, je vis que l’armoire au linge était ouverte, et que la portede cette armoire était tirée sur l’angle du mur, comme pour lecacher.

Cela me surprit. Nous pensâmes qu’il y avaitquelqu’un derrière la porte.

Je portai la main à cette porte pour refermerl’armoire ; elle résista. Étonné, je tirai plus fort, ellecéda brusquement, et nous découvrîmes une petite vieille, les mainspendantes, les yeux fermés, immobile, debout, et comme collée dansl’angle du mur.

Cela avait quelque chose de hideux, et mescheveux se dressent d’y penser.

Je demandai à la vieille :

– Que faites-vous là ?

Elle ne répondit pas.

Je lui demandai :

– Qui êtes-vous ?

Elle ne répondit pas, ne bougea pas, et restales yeux fermés.

Mes amis dirent :

– C’est sans doute la complice de ceuxqui sont entrés avec de mauvaises pensées ; ils se sontéchappés en nous entendant venir ; elle n’aura pu fuir, ets’est cachée là.

Je l’ai interrogée de nouveau ; elle estdemeurée sans voix, sans mouvement, sans regard.

Un de nous l’a poussée à terre, elle esttombée.

Elle est tombée tout d’une pièce, comme unmorceau de bois, comme une chose morte.

Nous l’avons remuée du pied, puis deux de nousl’ont relevée et de nouveau appuyée au mur. Elle n’a donné aucunsigne de vie. On lui a crié dans l’oreille, elle est restée muettecomme si elle était sourde.

Cependant, nous perdions patience, et il yavait de la colère dans notre terreur. Un de nous m’adit :

– Mettez-lui la bougie sous lementon.

Je lui ai mis la mèche enflammée sous lementon. Alors elle a ouvert un œil à demi, un œil vide, terne,affreux, et qui ne regardait pas.

J’ai ôté la flamme et j’ai dit :

– Ah ! enfin ! répondras-tu,vieille sorcière ? Qui es-tu ?

L’œil s’est refermé comme de lui-même.

– Pour le coup, c’est trop fort, ont ditles autres. Encore la bougie ! encore ! il faudra bienqu’elle parle.

J’ai replacé la lumière sous le menton de lavieille.

Alors, elle a ouvert ses deux yeux lentement,nous a regardés tous les uns après les autres, puis, se baissantbrusquement, a soufflé la bougie avec un souffle glacé. Au mêmemoment j’ai senti trois dents aiguës s’imprimer sur ma main dansles ténèbres.

Je me suis réveillé, frissonnant et baignéd’une sueur froide.

Le bon aumônier était assis au pied de monlit, et lisait des prières.

– Ai-je dormi longtemps ? lui ai-jedemandé.

– Mon fils, m’a-t-il dit, vous avez dormiune heure. On vous a amené votre enfant. Elle est là dans la piècevoisine qui vous attend. Je n’ai pas voulu qu’on vous éveillât.

– Oh ! ai-je crié. Ma fille !qu’on m’amène ma fille !

XLIII

Elle est fraîche, elle est rose, elle a degrands yeux, elle est belle !

On lui a mis une petite robe qui lui vabien.

Je l’ai prise, je l’ai enlevée dans mes bras,je l’ai assise sur mes genoux, je l’ai baisée sur ses cheveux.

Pourquoi pas avec sa mère ? – Sa mère estmalade, sa grand’mère aussi. C’est bien.

Elle me regardait d’un air étonné. Caressée,embrassée, dévorée de baisers et se laissant faire, mais jetant detemps en temps un coup d’œil inquiet sur sa bonne, qui pleuraitdans le coin.

Enfin j’ai pu parler.

– Marie ! ai-je dit, ma petiteMarie !

Je la serrais violemment contre ma poitrineenflée de sanglots. Elle a poussé un petit cri.

– Oh ! vous me faites du mal,monsieur, m’a-t-elle dit.

Monsieur ! il y a bientôt un anqu’elle ne m’a vu, la pauvre enfant. Elle m’a oublié, visage,parole, accent ; et puis, qui me reconnaîtrait avec cettebarbe, ces habits et cette pâleur ? Quoi ! déjà effacé decette mémoire, la seule où j’eusse voulu vivre ! Quoi !déjà plus père ! être condamné à ne plus entendre ce mot, cemot de la langue des enfants, si doux qu’il ne peut rester danscelle des hommes : papa !

Et pourtant l’entendre de cette bouche, encoreune fois, une seule fois, voilà tout ce que j’eusse demandé pourles quarante ans de vie qu’on me prend.

– Écoute, Marie, lui ai-je dit enjoignant ses deux petites mains dans les miennes, est-ce que tu neme connais point ?

Elle m’a regardé avec ses beaux yeux, et arépondu :

– Ah bien non !

– Regarde bien, ai-je répété. Comment, tune sais pas qui je suis ?

– Si, a-t-elle dit. Un monsieur.

Hélas ! n’aimer ardemment qu’un seul êtreau monde, l’aimer avec tout son amour, et l’avoir devant soi, quivous voit et vous regarde, vous parle et vous répond et ne vousconnaît pas ! Ne vouloir de consolation que de lui, et qu’ilsoit le seul qui ne sache pas qu’il vous en faut parce que vousallez mourir !

– Marie, ai-je repris, as-tu unpapa ?

– Oui, monsieur, a dit l’enfant.

– Eh bien, où est-il ?

Elle a levé ses grands yeux étonnés.

– Ah ! vous ne savez donc pas ?il est mort.

Puis elle a crié ; j’avais failli lalaisser tomber.

– Mort ! disais-je. Marie, sais-tuce que c’est qu’être mort ?

– Oui, monsieur, a-t-elle répondu. Il estdans la terre et dans le ciel.

Elle a continué d’elle-même :

– Je prie le bon Dieu pour lui matin etsoir sur les genoux de maman.

Je l’ai baisée au front.

– Marie, dis-moi ta prière.

– Je ne peux pas, monsieur. Une prière,cela ne se dit pas dans le jour. Venez ce soir dans mamaison ; je la dirai.

C’était assez de cela. Je l’aiinterrompue.

– Marie, c’est moi qui suis ton papa.

– Ah ! m’a-t-elle dit.

J’ai ajouté : – Veux-tu que je sois tonpapa ?

L’enfant s’est détournée.

– Non, mon papa était bien plus beau.

Je l’ai couverte de baisers et de larmes. Ellea cherché à se dégager de mes bras en criant :

– Vous me faites mal avec votrebarbe.

Alors, je l’ai replacée sur mes genoux, en lacouvant des yeux, et puis je l’ai questionnée.

– Marie, sais-tu lire ?

– Oui, a-t-elle répondu. Je sais bienlire. Maman me fait lire mes lettres.

– Voyons, lis un peu, lui ai-je dit enlui montrant un papier qu’elle tenait chiffonné dans une de sespetites mains.

Elle a hoché sa jolie tête.

– Ah bien ! je ne sais lire que desfables.

– Essaie toujours. Voyons, lis.

Elle a déployé le papier, et s’est mise àépeler avec son doigt :

– A, R, ar, R, Ê, T,rêt, ARRÊT…

Je lui ai arraché cela des mains. C’est masentence de mort qu’elle me lisait. Sa bonne avait eu le papierpour un sou. Il me coûtait plus cher, à moi.

Il n’y a pas de paroles pour ce quej’éprouvais. Ma violence l’avait effrayée ; elle pleuraitpresque. Tout à coup elle m’a dit :

– Rendez-moi donc mon papier ;tiens ! c’est pour jouer.

Je l’ai remise à sa bonne.

– Emportez-la.

Et je suis retombé sur ma chaise, sombre,désert, désespéré. À présent ils devraient venir ; je ne tiensplus à rien ; la dernière fibre de mon cœur est brisée. Jesuis bon pour ce qu’ils vont faire.

XLIV

Le prêtre est bon, le geôlier aussi. Je croisqu’ils ont versé une larme quand j’ai dit qu’on m’emportât monenfant.

C’est fait. Maintenant il faut que je meroidisse en moi-même, et que je pense fermement au bourreau, à lacharrette, aux gendarmes, à la foule sur le pont, à la foule sur lequai, à la foule aux fenêtres, et à ce qu’il y aura exprès pour moisur cette lugubre place de Grève, qui pourrait être pavée des têtesqu’elle a vu tomber.

Je crois que j’ai encore une heure pourm’habituer à tout cela.

XLV

Tout ce peuple rira, battra des mains,applaudira. Et parmi tous ces hommes, libres et inconnus desgeôliers, qui courent pleins de joie à une exécution, dans cettefoule de têtes qui couvrira la place, il y aura plus d’une têteprédestinée qui suivra la mienne tôt ou tard dans le panier rouge.Plus d’un qui y vient pour moi y viendra pour soi.

Pour ces êtres fatals il y a sur un certainpoint de la place de Grève un lieu fatal, un centre d’attraction,un piège. Ils tournent autour jusqu’à ce qu’ils y soient.

XLVI

Ma petite Marie ! – On l’a remmenéejouer ; elle regarde la foule par la portière du fiacre, et nepense déjà plus à ce monsieur.

Peut-être aurais-je encore le temps d’écrirequelques pages pour elle, afin qu’elle les lise un jour, et qu’ellepleure dans quinze ans pour aujourd’hui.

Oui, il faut qu’elle sache par moi monhistoire, et pourquoi le nom que je lui laisse est sanglant.

XLVII – MON HISTOIRE.

Note de l’éditeur. – On n’a pu encoreretrouver les feuillets qui se rattachaient à celui-ci. Peut-être,comme ceux qui suivent semblent l’indiquer, le condamné n’a-t-ilpas eu le temps de les écrire. Il était tard quand cette pensée luiest venue.

XLVIII

D’une chambre de l’Hôtel de Ville.

De l’Hôtel de Ville !… – Ainsi j’y suis.Le trajet exécrable est fait. La place est là, et au-dessous de lafenêtre l’horrible peuple qui aboie, et m’attend, et rit.

J’ai eu beau me roidir, beau me crisper, lecœur m’a failli. Quand j’ai vu au-dessus des têtes ces deux brasrouges avec leur triangle noir au bout, dressés entre les deuxlanternes du quai, le cœur m’a failli. J’ai demandé à faire unedernière déclaration. On m’a déposé ici, et l’on est allé chercherquelque procureur du roi. Je l’attends, c’est toujours cela degagné.

Voici.

Trois heures sonnaient, on est venu m’avertirqu’il était temps. J’ai tremblé, comme si j’eusse pensé à autrechose depuis six heures, depuis six semaines, depuis six mois. Celam’a fait l’effet de quelque chose d’inattendu.

Ils m’ont fait traverser leurs corridors etdescendre leurs escaliers. Ils m’ont poussé entre deux guichets durez-de-chaussée, salle sombre, étroite, voûtée, à peine éclairéed’un jour de pluie et de brouillard. Une chaise était au milieu.Ils m’ont dit de m’asseoir ; je me suis assis.

Il y avait près de la porte et le long desmurs quelques personnes debout, outre le prêtre et les gendarmes,et il y avait aussi trois hommes.

Le premier, le plus grand, le plus vieux,était gras et avait la face rouge. Il portait une redingote et unchapeau à trois cornes déformé. C’était lui.

C’était le bourreau, le valet de laguillotine. Les deux autres étaient ses valets, à lui.

À peine assis, les deux autres se sontapprochés de moi, par derrière, comme des chats ; puis tout àcoup j’ai senti un froid d’acier dans mes cheveux, et les ciseauxont grincé à mes oreilles.

Mes cheveux, coupés au hasard, tombaient parmèches sur mes épaules, et l’homme au chapeau à trois cornes lesépoussetait doucement avec sa grosse main.

Autour, on parlait à voix basse.

Il y avait un grand bruit au dehors, comme unfrémissement qui ondulait dans l’air. J’ai cru d’abord que c’étaitla rivière ; mais, à des rires qui éclataient, j’ai reconnuque c’était la foule.

Un jeune homme, près de la fenêtre, quiécrivait, avec un crayon, sur un portefeuille, a demandé à un desguichetiers comment s’appelait ce qu’on faisait là.

– La toilette du condamné, a répondul’autre.

J’ai compris que cela serait demain dans lejournal.

Tout à coup l’un des valets m’a enlevé maveste, et l’autre a pris mes deux mains qui pendaient, les aramenées derrière mon dos, et j’ai senti les nœuds d’une corde serouler lentement autour de mes poignets rapprochés. En même temps,l’autre détachait ma cravate. Ma chemise de batiste, seul lambeauqui me restât du moi d’autrefois, l’a fait en quelque sorte hésiterun moment ; puis il s’est mis à en couper le col.

À cette précaution horrible, au saisissementde l’acier qui touchait mon cou, mes coudes ont tressailli, et j’ailaissé échapper un rugissement étouffé. La main de l’exécuteur atremblé.

– Monsieur, m’a-t-il dit, pardon !Est-ce que je vous ai fait mal ?

Ces bourreaux sont des hommes très doux.

La foule hurlait plus haut au dehors.

Le gros homme au visage bourgeonné m’a offertà respirer un mouchoir imbibé de vinaigre.

– Merci, lui ai-je dit de la voix la plusforte que j’ai pu, c’est inutile ; je me trouve bien.

Alors l’un d’eux s’est baissé et m’a lié lesdeux pieds, au moyen d’une corde fine et lâche, qui ne me laissaità faire que de petits pas. Cette corde est venue se rattacher àcelle de mes mains.

Puis le gros homme a jeté la veste sur mondos, et a noué les manches ensemble sous mon menton. Ce qu’il yavait à faire là était fait.

Alors le prêtre s’est approché avec soncrucifix.

– Allons, mon fils, m’a-t-il dit.

Les valets m’ont pris sous les aisselles. Jeme suis levé, j’ai marché. Mes pas étaient mous et fléchissaientcomme si j’avais eu deux genoux à chaque jambe.

En ce moment la porte extérieure s’est ouverteà deux battants. Une clameur furieuse et l’air froid et la lumièreblanche ont fait irruption jusqu’à moi dans l’ombre. Du fond dusombre guichet, j’ai vu brusquement tout à la fois, à travers lapluie, les mille têtes hurlantes du peuple entassées pêle-mêle surla rampe du grand escalier du Palais ; à droite, de plain-piedavec le seuil, un rang de chevaux de gendarmes, dont la porte bassene me découvrait que les pieds de devant et les poitrails ; enface, un détachement de soldats en bataille ; à gauche,l’arrière d’une charrette, auquel s’appuyait une roide échelle.Tableau hideux, bien encadré dans une porte de prison.

C’est pour ce moment redouté que j’avais gardémon courage. J’ai fait trois pas, et j’ai paru sur le seuil duguichet.

– Le voilà ! le voilà ! a criéla foule. Il sort ! enfin !

Et les plus près de moi battaient des mains.Si fort qu’on aime un roi, ce serait moins de fête.

C’était une charrette ordinaire, avec uncheval étique, et un charretier en sarrau bleu à dessins rouges,comme ceux des maraîchers des environs de Bicêtre.

Le gros homme en chapeau à trois cornes estmonté le premier.

– Bonjour, monsieur Samson !criaient des enfants pendus à des grilles.

Un valet l’a suivi.

– Bravo, Mardi ! ont crié de nouveaules enfants.

Ils se sont assis tous deux sur la banquettede devant.

C’était mon tour. J’ai monté d’une allureassez ferme.

– Il va bien ! a dit une femme àcôté des gendarmes.

Cet atroce éloge m’a donné du courage. Leprêtre est venu se placer auprès de moi. On m’avait assis sur labanquette de derrière, le dos tourné au cheval. J’ai frémi de cettedernière attention.

Ils mettent de l’humanité là dedans.

J’ai voulu regarder autour de moi. Gendarmesdevant, gendarmes derrière ; puis de la foule, de la foule, etde la foule ; une mer de têtes sur la place.

Un piquet de gendarmerie à cheval m’attendaità la porte de la grille du Palais.

L’officier a donné l’ordre. La charrette etson cortège se sont mis en mouvement, comme poussés en avant par unhurlement de la populace.

On a franchi la grille. Au moment où lacharrette a tourné vers le Pont-au-Change, la place a éclaté enbruit, du pavé aux toits, et les ponts et les quais ont répondu àfaire un tremblement de terre.

C’est là que le piquet qui attendait s’estrallié à l’escorte.

– Chapeaux bas ! chapeaux bas !criaient mille bouches ensemble. – Comme pour le roi.

Alors j’ai ri horriblement aussi, moi, et j’aidit au prêtre :

– Eux les chapeaux, moi la tête.

On allait au pas.

Le quai aux Fleurs embaumait ; c’est jourde marché. Les marchandes ont quitté leurs bouquets pour moi.

Vis-à-vis, un peu avant la tour carrée quifait le coin du Palais, il y a des cabarets, dont les entresolsétaient pleins de spectateurs heureux de leurs belles places,surtout des femmes. La journée doit être bonne pour lescabaretiers.

On louait des tables, des chaises, deséchafaudages, des charrettes. Tout pliait de spectateurs. Desmarchands de sang humain criaient à tue-tête :

– Qui veut des places ?

Une rage m’a pris contre ce peuple. J’ai euenvie de leur crier :

– Qui veut la mienne ?

Cependant la charrette avançait. À chaque pasqu’elle faisait, la foule se démolissait derrière elle, et je lavoyais de mes yeux égarés qui s’allait reformer plus loin surd’autres points de mon passage.

En entrant sur le Pont-au-Change, j’ai parhasard jeté les yeux à ma droite en arrière. Mon regard s’estarrêté sur l’autre quai, au-dessus des maisons, à une tour noire,isolée, hérissée de sculptures, au sommet de laquelle je voyaisdeux monstres de pierre assis de profil. Je ne sais pourquoi j’aidemandé au prêtre ce que c’était que cette tour.

– Saint-Jacques-la-Boucherie, a répondule bourreau.

J’ignore comment cela se faisait ; dansla brume, et malgré la pluie fine et blanche qui rayait l’air commeun réseau de fils d’araignée, rien de ce qui se passait autour demoi ne m’a échappé. Chacun de ces détails m’apportait sa torture.Les mots manquent aux émotions.

Vers le milieu de ce Pont-au-Change, si largeet si encombré que nous cheminions à grand’peine, l’horreur m’apris violemment. J’ai craint de défaillir, dernière vanité !Alors je me suis étourdi moi-même pour être aveugle et pour êtresourd à tout, excepté au prêtre, dont j’entendais à peine lesparoles, entrecoupées de rumeurs.

J’ai pris le crucifix et je l’ai baisé.

– Ayez pitié de moi, ai-je dit, ô monDieu ! Et j’ai tâché de m’abîmer dans cette pensée.

Mais chaque cahot de la dure charrette mesecouait. Puis tout à coup je me suis senti un grand froid. Lapluie avait traversé mes vêtements, et mouillait la peau de ma têteà travers mes cheveux coupés et courts.

– Vous tremblez de froid, mon fils ?m’a demandé le prêtre.

– Oui, ai-je répondu.

Hélas ! pas seulement de froid.

Au détour du pont, des femmes m’ont plaintd’être si jeune.

Nous avons pris le fatal quai. Je commençais àne plus voir, à ne plus entendre. Toutes ces voix, toutes ces têtesaux fenêtres, aux portes, aux grilles des boutiques, aux branchesdes lanternes ; ces spectateurs avides et cruels ; cettefoule où tous me connaissent et où je ne connais personne ;cette route pavée et murée de visages humains… J’étais ivre,stupide, insensé. C’est une chose insupportable que le poids detant de regards appuyés sur vous.

Je vacillais donc sur le banc, ne prêtant mêmeplus d’attention au prêtre et au crucifix.

Dans le tumulte qui m’enveloppait, je nedistinguais plus les cris de pitié des cris de joie, les rires desplaintes, les voix du bruit ; tout cela était une rumeur quirésonnait dans ma tête comme dans un écho de cuivre.

Mes yeux lisaient machinalement les enseignesdes boutiques.

Une fois l’étrange curiosité me prit detourner la tête et de regarder vers quoi j’avançais. C’était unedernière bravade de l’intelligence. Mais le corps ne voulutpas ; ma nuque resta paralysée et d’avance comme morte.

J’entrevis seulement de côté, à ma gauche,au-delà de la rivière, la tour de Notre-Dame, qui, vue de là, cachel’autre. C’est celle où est le drapeau. Il y avait beaucoup demonde, et qui devait bien voir.

Et la charrette allait, allait, et lesboutiques passaient, et les enseignes se succédaient, écrites,peintes, dorées, et la populace riait et trépignait dans la boue,et je me laissais aller, comme à leurs rêves ceux qui sontendormis.

Tout à coup la série des boutiques quioccupait mes yeux s’est coupée à l’angle d’une place ; la voixde la foule est devenue plus vaste, plus glapissante, plus joyeuseencore ; la charrette s’est arrêtée subitement, et j’ai faillitomber la face sur les planches. Le prêtre m’a soutenu. –Courage ! a-t-il murmuré. Alors on a apporté une échelle àl’arrière de la charrette ; il m’a donné le bras, je suisdescendu, puis j’ai fait un pas, puis je me suis retourné pour enfaire un autre, et je n’ai pu. Entre les deux lanternes du quaij’avais vu une chose sinistre.

Oh ! c’était la réalité !

Je me suis arrêté, comme chancelant déjà ducoup.

– J’ai une dernière déclaration àfaire ! ai-je crié faiblement.

On m’a monté ici.

J’ai demandé qu’on me laissât écrire mesdernières volontés. Ils m’ont délié les mains, mais la corde estici, toute prête, et le reste est en bas.

XLIX

Un juge, un commissaire, un magistrat, je nesais de quelle espèce, vient de venir. Je lui ai demandé ma grâceen joignant les deux mains et en me traînant sur les deux genoux.Il m’a répondu, en souriant fatalement, si c’est là tout ce quej’avais à lui dire.

– Ma grâce ! ma grâce ! ai-jerépété, ou, par pitié, cinq minutes encore !

Qui sait ? elle viendra peut-être !Cela est si horrible, à mon âge, de mourir ainsi ! Des grâcesqui arrivent au dernier moment, on l’a vu souvent. Et à quifera-t-on grâce, monsieur, si ce n’est à moi ?

Cet exécrable bourreau ! il s’estapproché du juge pour lui dire que l’exécution devait être faite àune certaine heure, que cette heure approchait, qu’il étaitresponsable, que d’ailleurs il pleut et que cela risque de serouiller.

– Eh, par pitié ! une minute pourattendre ma grâce ! ou je me défends, je mords !

Le juge et le bourreau sont sortis. Je suisseul. – Seul avec deux gendarmes.

Oh ! l’horrible peuple avec ses crisd’hyène ! – Qui sait si je ne lui échapperai pas ? si jene serai pas sauvé ? si ma grâce ?… Il est impossiblequ’on ne me fasse pas grâce !

Ah ! les misérables ! il me semblequ’on monte l’escalier…

QUATRE HEURES.

 

NOTES DU DERNIER JOUR D’UN CONDAMNÉ

1829

Nous donnons ci-jointe, pour les personnescurieuses de cette sorte de littérature, la chansond’argot[30] avec l’explication en regard, d’aprèsune copie que nous avons trouvée dans les papiers du condamné, etdonc ce fac-simile reproduit tout, orthographe et écriture. Lasignification des mots était écrite de la main du condamné ;il y a aussi dans le dernier couplet deux vers intercalés quisemblent de son écriture ; le reste de la complainte est d’uneautre main. Il est probable que, frappé de cette chanson, mais nese la rappelant qu’imparfaitement, il avait cherché à se laprocurer, et que copie lui en avait été donnée par quelquecalligraphe de la geôle.

La seule chose que ce fac-simile ne reproduisepas, c’est l’aspect du papier de la copie, qui est jaune, sordideet rompu à ses plis.

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Tags: Victor Hugo