Le Dernier Jour d’un condamné

Le Dernier Jour d’un condamné

de Victor Hugo

PRÉFACE

Il n’y avait en tête des premières éditions de cet ouvrage, publié d’abord sans nom d’auteur, que les quelques lignes qu’on va lire :

« Il y a deux manières de se rendre compte de l’existence de ce livre. Ou il y a eu, en effet, une liasse de papiers jaunes et inégaux sur lesquels on a trouvé,enregistrées une à une, les dernières pensées d’un misérable ;ou il s’est rencontré un homme, un rêveur occupé à observer la nature au profit de l’art, un philosophe, un poëte, que sais-je ? dont cette idée a été la fantaisie, qui l’a prise ou plutôt s’est laissé prendre par elle, et n’a pu s’en débarrasser qu’en la jetant dans un livre. »

« De ces deux explications, le lecteur choisira celle qu’il voudra. »

Comme on le voit, à l’époque où ce livre fut publié, l’auteur ne jugea pas à propos de dire dès lors toute sa pensée. Il aima mieux attendre qu’elle fût comprise et voir si elle le serait. Elle l’a été. L’auteur aujourd’hui peut démasquer l’idée politique, l’idée sociale, qu’il avait voulu populariser sous cette innocente et candide forme littéraire. Il déclare donc, ou plutôt il avoue hautement que le Dernier Jour d’un Condamné n’est autre chose qu’un plaidoyer, direct ou indirect, comme on voudra,pour l’abolition de la peine de mort. Ce qu’il a eu dessein de faire, ce qu’il voudrait que la postérité vît dans son œuvre, si jamais elle s’occupe de si peu, ce n’est pas la défense spéciale,et toujours facile, et toujours transitoire, de tel ou tel criminel choisi, de tel ou tel accusé d’élection ; c’est la plaidoirie générale et permanente pour tous les accusés présents et à venir ; c’est le grand point de droit de l’humanité allégué et plaidé à toute voix devant la société, qui est la grande cour de cassation ; c’est cette suprême fin de non-recevoir,abhorrescere a sanguine, construite à tout jamais en avant de tous les procès criminels ; c’est la sombre et fatale question qui palpite obscurément au fond de toutes les causes capitales sous les triples épaisseurs de pathos dont l’enveloppe la rhétorique sanglante des gens du roi ; c’est la question de vie et de mort, dis-je, déshabillée, dénudée, dépouillée des entortillages sonores du parquet, brutalement mise au jour, etposée où il faut qu’on la voie, où il faut qu’elle soit, où elleest réellement, dans son vrai milieu, dans son milieu horrible, nonau tribunal, mais à l’échafaud, non chez le juge, mais chez lebourreau.

Voilà ce qu’il a voulu faire. Si l’avenir luidécernait un jour la gloire de l’avoir fait, ce qu’il n’oseespérer, il ne voudrait pas d’autre couronne.

Il le déclare donc, et il le répète, iloccupe, au nom de tous les accusés possibles, innocents oucoupables, devant toutes les cours, tous les prétoires, tous lesjurys, toutes les justices. Ce livre est adressé à quiconque juge.Et pour que le plaidoyer soit aussi vaste que la cause, il a dû, etc’est pour cela que Le Dernier Jour d’un Condamné estainsi fait, élaguer de toutes parts dans son sujet le contingent,l’accident, le particulier, le spécial, le relatif, le modifiable,l’épisode, l’anecdote, l’événement, le nom propre, et se borner (sic’est là se borner) à plaider la cause d’un condamné quelconque,exécuté un jour quelconque, pour un crime quelconque. Heureux si,sans autre outil que sa pensée, il a fouillé assez avant pour fairesaigner un cœur sous l’æs triplex du magistrat ! heureux s’ila rendu pitoyables ceux qui se croient justes ! heureux si, àforce de creuser dans le juge, il a réussi quelquefois à yretrouver un homme !

Il y a trois ans, quand ce livre parut,quelques personnes imaginèrent que cela valait la peine d’encontester l’idée à l’auteur. Les uns supposèrent un livre anglais,les autres un livre américain. Singulière manie de chercher à millelieues les origines des choses, et de faire couler des sources duNil le ruisseau qui lave votre rue ! Hélas ! il n’y a enceci ni livre anglais, ni livre américain, ni livre chinois.L’auteur a pris l’idée du Dernier Jour d’un Condamné, nondans un livre, il n’a pas l’habitude d’aller chercher ses idées siloin, mais là où vous pouviez tous la prendre, où vous l’aviezprise peut-être (car qui n’a fait ou rêvé dans son esprit leDernier Jour d’un condamné ?), tout bonnement sur laplace publique, sur la place de Grève. C’est là qu’un jour enpassant il a ramassé cette idée fatale, gisante dans une mare desang sous les rouges moignons de la guillotine.

Depuis, chaque fois qu’au gré des funèbresjeudis de la cour de cassation, il arrivait un de ces jours où lecri d’un arrêt de mort se fait dans Paris, chaque fois que l’auteurentendait passer sous ses fenêtres ces hurlements enroués quiameutent des spectateurs pour la Grève, chaque fois, la douloureuseidée lui revenait, s’emparait de lui, lui emplissait la tête degendarmes, de bourreaux et de foule, lui expliquait heure par heureles dernières souffrances du misérable agonisant, – en ce moment onle confesse, en ce moment on lui coupe les cheveux, en ce moment onlui lie les mains, – le sommait, lui pauvre poëte, de dire toutcela à la société, qui fait ses affaires pendant que cette chosemonstrueuse s’accomplit, le pressait, le poussait, le secouait, luiarrachait ses vers de l’esprit, s’il était en train d’en faire, etles tuait à peine ébauchés, barrait tous ses travaux, se mettait entravers de tout, l’investissait, l’obsédait, l’assiégeait. C’étaitun supplice, un supplice qui commençait avec le jour, et quidurait, comme celui du misérable qu’on torturait au même moment,jusqu’à quatre heures. Alors seulement, une fois leponens caput expiravit crié par la voix sinistre del’horloge, l’auteur respirait et retrouvait quelque libertéd’esprit. Un jour enfin, c’était, à ce qu’il croit, le lendemain del’exécution d’Ulbach, il se mit à écrire ce livre. Depuis lors il aété soulagé. Quand un de ces crimes publics, qu’on nomme exécutionsjudiciaires, a été commis, sa conscience lui a dit qu’il n’en étaitplus solidaire ; et il n’a plus senti à son front cette gouttede sang qui rejaillit de la Grève sur la tête de tous les membresde la communauté sociale.

Toutefois, cela ne suffit pas. Se laver lesmains est bien, empêcher le sang de couler serait mieux.

Aussi ne connaîtrait-il pas de but plus élevé,plus saint, plus auguste que celui-là : concourir àl’abolition de la peine de mort. Aussi est-ce du fond du cœur qu’iladhère aux vœux et aux efforts des hommes généreux de toutes lesnations qui travaillent depuis plusieurs années à jeter bas l’arbrepatibulaire, le seul arbre que les révolutions ne déracinent pas.C’est avec joie qu’il vient à son tour, lui chétif, donner son coupde cognée, et élargir de son mieux l’entaille que Beccaria a faite,il y a soixante-six ans, au vieux gibet dressé depuis tant desiècles sur la chrétienté.

Nous venons de dire que l’échafaud est le seulédifice que les révolutions ne démolissent pas. Il est rare, eneffet, que les révolutions soient sobres de sang humain, et, venuesqu’elles sont pour émonder, pour ébrancher, pour étêter la société,la peine de mort est une des serpes dont elles se dessaisissent leplus malaisément.

Nous l’avouerons cependant, si jamaisrévolution nous parut digne et capable d’abolir la peine de mort,c’est la révolution de juillet. Il semble, en effet, qu’ilappartenait au mouvement populaire le plus clément des tempsmodernes de raturer la pénalité barbare de Louis XI, de Richelieuet de Robespierre, et d’inscrire au front de la loi l’inviolabilitéde la vie humaine. 1830 méritait de briser le couperet de 93.

Nous l’avons espéré un moment. En août 1830,il y avait tant de générosité dans l’air, un tel esprit de douceuret de civilisation flottait dans les masses, on se sentait le cœursi bien épanoui par l’approche d’un bel avenir, qu’il nous semblaque la peine de mort était abolie de droit, d’emblée, d’unconsentement tacite et unanime, comme le reste des choses mauvaisesqui nous avaient gênés. Le peuple venait de faire un feu de joiedes guenilles de l’ancien régime. Celle-là était la guenillesanglante. Nous la crûmes dans le tas. Nous la crûmes brûlée commeles autres. Et pendant quelques semaines, confiant et crédule, nouseûmes foi pour l’avenir à l’inviolabilité de la vie, comme àl’inviolabilité de la liberté.

Et en effet deux mois s’étaient à peineécoulés qu’une tentative fut faite pour résoudre en réalité légalel’utopie sublime de César Bonesana.

Malheureusement, cette tentative fut gauche,maladroite, presque hypocrite, et faite dans un autre intérêt quel’intérêt général.

Au mois d’octobre 1830, on se le rappelle,quelques jours après avoir écarté par l’ordre du jour laproposition d’ensevelir Napoléon sous la colonne, la Chambre toutentière se mit à pleurer et à bramer. La question de la peine demort fut mise sur le tapis, nous allons dire quelques lignes plusbas à quelle occasion ; et alors il sembla que toutes cesentrailles de législateurs étaient prises d’une subite etmerveilleuse miséricorde. Ce fut à qui parlerait, à qui gémirait, àqui lèverait les mains au ciel. La peine de mort, grand Dieu !quelle horreur ! Tel vieux procureur général, blanchi dans larobe rouge, qui avait mangé toute sa vie le pain trempé de sang desréquisitoires, se composa tout à coup un air piteux et attesta lesdieux qu’il était indigné de la guillotine. Pendant deux jours latribune ne désemplit pas de harangueurs en pleureuses. Ce fut unelamentation, une myriologie, un concert de psaumes lugubres, unSuper flumina Babylonis, un Stabat materdolorosa, une grande symphonie en ut, avec chœurs, exécutéepar tout cet orchestre d’orateurs qui garnit les premiers bancs dela Chambre, et rend de si beaux sons dans les grands jours. Telvint avec sa basse, tel avec son fausset. Rien n’y manqua. La chosefut on ne peut plus pathétique et pitoyable. La séance de nuitsurtout fut tendre, paterne et déchirante comme un cinquième actede Lachaussée. Le bon public, qui n’y comprenait rien, avait leslarmes aux yeux[1].

De quoi s’agissait-il donc ? d’abolir lapeine de mort ?

Oui et non.

Voici le fait :

Quatre hommes du monde, quatre hommes comme ilfaut, de ces hommes qu’on a pu rencontrer dans un salon, et avecqui peut-être on a échangé quelques paroles polies ; quatre deces hommes, dis-je, avaient tenté, dans les hautes régionspolitiques, un de ces coups hardis que Bacon appellecrimes, et que Machiavel appelle entreprises. Or,crime ou entreprise, la loi, brutale pour tous, punit cela de mort.Et les quatre malheureux étaient là, prisonniers, captifs de laloi, gardés par trois cents cocardes tricolores sous les bellesogives de Vincennes. Que faire et comment faire ? Vouscomprenez qu’il est impossible d’envoyer à la Grève, dans unecharrette, ignoblement liés avec de grosses cordes, dos à dos avecce fonctionnaire qu’il ne faut pas seulement nommer, quatre hommescomme vous et moi, quatre hommes du monde ? Encores’il y avait une guillotine en acajou !

Hé ! il n’y a qu’à abolir la peine demort !

Et là-dessus, la Chambre se met enbesogne.

Remarquez, messieurs, qu’hier encore voustraitiez cette abolition d’utopie, de théorie, de rêve, de folie,de poésie. Remarquez que ce n’est pas la première fois qu’oncherche à appeler votre attention sur la charrette, sur les grossescordes et sur l’horrible machine écarlate, et qu’il est étrange quece hideux attirail vous saute ainsi aux yeux tout à coup.

Bah ! c’est bien de cela qu’ils’agit ! Ce n’est pas à cause de vous, peuple, que nousabolissons la peine de mort, mais à cause de nous, députés quipouvons être ministres. Nous ne voulons pas que la mécanique deGuillotin morde les hautes classes. Nous la brisons. Tant mieux sicela arrange tout le monde, mais nous n’avons songé qu’à nous.Ucalégon brûle. Éteignons le feu. Vite, supprimons le bourreau,biffons le code.

Et c’est ainsi qu’un alliage d’égoïsme altèreet dénature les plus belles combinaisons sociales. C’est la veinenoire dans le marbre blanc ; elle circule partout, et apparaîtà tout moment à l’improviste sous le ciseau. Votre statue est àrefaire.

Certes, il n’est pas besoin que nous ledéclarions ici, nous ne sommes pas de ceux qui réclamaient lestêtes des quatre ministres. Une fois ces infortunés arrêtés, lacolère indignée que nous avait inspirée leur attentat s’estchangée, chez nous comme chez tout le monde, en une profonde pitié.Nous avons songé aux préjugés d’éducation de quelques-uns d’entreeux, au cerveau peu développé de leur chef, relaps fanatique etobstiné des conspirations de 1804, blanchi avant l’âge sous l’ombrehumide des prisons d’État, aux nécessités fatales de leur positioncommune, à l’impossibilité d’enrayer sur cette pente rapide où lamonarchie s’était lancée elle-même à toute bride le 8 août 1829, àl’influence trop peu calculée par nous jusqu’alors de la personneroyale, surtout à la dignité que l’un d’entre eux répandait commeun manteau de pourpre sur leur malheur. Nous sommes de ceux quileur souhaitaient bien sincèrement la vie sauve, et qui étaientprêts à se dévouer pour cela. Si jamais, par impossible, leuréchafaud eût été dressé un jour en Grève, nous ne doutons pas, etsi c’est une illusion nous voulons la conserver, nous ne doutonspas qu’il n’y eût eu une émeute pour le renverser, et celui quiécrit ces lignes eût été de cette sainte émeute. Car, il faut bienle dire aussi, dans les crises sociales, de tous les échafauds,l’échafaud politique est le plus abominable, le plus funeste, leplus vénéneux, le plus nécessaire à extirper. Cette espèce deguillotine-là prend racine dans le pavé, et en peu de tempsrepousse de bouture sur tous les points du sol.

En temps de révolution, prenez garde à lapremière tête qui tombe. Elle met le peuple en appétit.

Nous étions donc personnellement d’accord avecceux qui voulaient épargner les quatre ministres, et d’accord detoutes manières, par les raisons sentimentales comme par lesraisons politiques. Seulement, nous eussions mieux aimé que laChambre choisît une autre occasion pour proposer l’abolition de lapeine de mort.

Si on l’avait proposée, cette souhaitableabolition, non à propos de quatre ministres tombés des Tuileries àVincennes, mais à propos du premier voleur de grands chemins venu,à propos d’un de ces misérables que vous regardez à peine quand ilspassent près de vous dans la rue, auxquels vous ne parlez pas, dontvous évitez instinctivement le coudoiement poudreux ;malheureux dont l’enfance déguenillée a couru pieds nus dans laboue des carrefours, grelottant l’hiver au rebord des quais, sechauffant au soupirail des cuisines de M. Véfour chez qui vousdînez, déterrant çà et là une croûte de pain dans un tas d’ordureset l’essuyant avant de la manger, grattant tout le jour le ruisseauavec un clou pour y trouver un liard, n’ayant d’autre amusement quele spectacle gratis de la fête du roi et les exécutions en Grève,cet autre spectacle gratis ; pauvres diables, que la faimpousse au vol, et le vol au reste ; enfants déshérités d’unesociété marâtre, que la maison de force prend à douze ans, le bagneà dix-huit, l’échafaud à quarante ; infortunés qu’avec uneécole et un atelier vous auriez pu rendre bons, moraux, utiles, etdont vous ne savez que faire, les versant, comme un fardeauinutile, tantôt dans la rouge fourmilière de Toulon, tantôt dans lemuet enclos de Clamart, leur retranchant la vie après leur avoirôté la liberté ; si c’eût été à propos d’un de ces hommes quevous eussiez proposé d’abolir la peine de mort, oh ! alors,votre séance eût été vraiment digne, grande, sainte, majestueuse,vénérable. Depuis les augustes pères de Trente invitant leshérétiques au concile au nom des entrailles de Dieu, perviscera Dei, parce qu’on espère leur conversion, quoniamsancta synodus sperat hæreticorum conversionem, jamaisassemblée d’hommes n’aurait présenté au monde spectacle plussublime, plus illustre et plus miséricordieux. Il a toujoursappartenu à ceux qui sont vraiment forts et vraiment grands d’avoirsouci du faible et du petit. Un conseil de brahmines serait beauprenant en main la cause du paria. Et ici, la cause du paria,c’était la cause du peuple. En abolissant la peine de mort, à causede lui et sans attendre que vous fussiez intéressés dans laquestion, vous faisiez plus qu’une œuvre politique, vous faisiezune œuvre sociale.

Tandis que vous n’avez pas même fait une œuvrepolitique en essayant de l’abolir, non pour l’abolir, mais poursauver quatre malheureux ministres pris la main dans le sac descoups d’État !

Qu’est-il arrivé ? c’est que, comme vousn’étiez pas sincères, on a été défiant. Quand le peuple a vu qu’onvoulait lui donner le change, il s’est fâché contre toute laquestion en masse, et, chose remarquable ! il a pris fait etcause pour cette peine de mort dont il supporte pourtant tout lepoids. C’est votre maladresse qui l’a amené là. En abordant laquestion de biais et sans franchise, vous l’avez compromise pourlongtemps. Vous jouiez une comédie. On l’a sifflée.

Cette farce pourtant, quelques esprits avaienteu la bonté de la prendre au sérieux. Immédiatement après lafameuse séance, ordre avait été donné aux procureurs généraux, parun garde des sceaux honnête homme, de suspendre indéfiniment toutesexécutions capitales. C’était en apparence un grand pas. Lesadversaires de la peine de mort respirèrent. Mais leur illusion futde courte durée.

Le procès des ministres fut mené à fin. Je nesais quel arrêt fut rendu. Les quatre vies furent épargnées. Hamfut choisi comme juste milieu entre la mort et la liberté. Cesdivers arrangements une fois faits, toute peur s’évanouit dansl’esprit des hommes d’État dirigeants, et, avec la peur, l’humanités’en alla. Il ne fut plus question d’abolir le supplicecapital ; et une fois qu’on n’eut plus besoin d’elle, l’utopieredevint utopie, la théorie, théorie, la poésie, poésie.

Il y avait pourtant toujours dans les prisonsquelques malheureux condamnés vulgaires qui se promenaient dans lespréaux depuis cinq ou six mois, respirant l’air, tranquillesdésormais, sûrs de vivre, prenant leur sursis pour leur grâce. Maisattendez.

Le bourreau, à vrai dire, avait eu grand’peur.Le jour où il avait entendu nos faiseurs de lois parler humanité,philanthropie, progrès, il s’était cru perdu. Il s’était caché, lemisérable, il s’était blotti sous sa guillotine, mal à l’aise ausoleil de juillet comme un oiseau de nuit en plein jour, tâchant dese faire oublier, se bouchant les oreilles et n’osant souffler. Onne le voyait plus depuis six mois. Il ne donnait plus signe de vie.Peu à peu cependant il s’était rassuré dans ses ténèbres. Il avaitécouté du côté des Chambres et n’avait plus entendu prononcer sonnom. Plus de ces grands mots sonores dont il avait eu si grandefrayeur. Plus de commentaires déclamatoires du Traité desDélits et des Peines. On s’occupait de toute autre chose, dequelque grave intérêt social, d’un chemin vicinal, d’une subventionpour l’Opéra-Comique, ou d’une saignée de cent mille francs sur unbudget apoplectique de quinze cents millions. Personne ne songeaitplus à lui, coupe-tête. Ce que voyant, l’homme se tranquillise, ilmet sa tête hors de son trou, et regarde de tous côtés ; ilfait un pas, puis deux, comme je ne sais plus quelle souris de LaFontaine, puis il se hasarde à sortir tout à fait de dessous sonéchafaudage, puis il saute dessus, le raccommode, le restaure, lefourbit, le caresse, le fait jouer, le fait reluire, se remet àsuifer la vieille mécanique rouillée que l’oisivetédétraquait ; tout à coup il se retourne, saisit au hasard parles cheveux dans la première prison venue un de ces infortunés quicomptaient sur la vie, le tire à lui, le dépouille, l’attache, leboucle, et voilà les exécutions qui recommencent.

Tout cela est affreux, mais c’est del’histoire.

Oui, il y a eu un sursis de six mois accordé àde malheureux captifs, dont on a gratuitement aggravé la peine decette façon en les faisant reprendre à la vie ; puis, sansraison, sans nécessité, sans trop savoir pourquoi, pour leplaisir, on a un beau matin révoqué le sursis et l’on a remisfroidement toutes ces créatures humaines en coupe réglée. Eh !mon Dieu ! je vous le demande, qu’est-ce que cela nous faisaità tous que ces hommes vécussent ? Est-ce qu’il n’y a pas enFrance assez d’air à respirer pour tout le monde ?

Pour qu’un jour un misérable commis de lachancellerie, à qui cela était égal, se soit levé de sa chaise endisant : – Allons ! personne ne songe plus à l’abolitionde la peine de mort. Il est temps de se remettre àguillotiner ! – il faut qu’il se soit passé dans le cœur decet homme-là quelque chose de bien monstrueux.

Du reste, disons-le, jamais les exécutionsn’ont été accompagnées de circonstances plus atroces que depuiscette révocation du sursis de juillet, jamais l’anecdote de laGrève n’a été plus révoltante et n’a mieux prouvé l’exécration dela peine de mort. Ce redoublement d’horreur est le juste châtimentdes hommes qui ont remis le code du sang en vigueur. Qu’ils soientpunis par leur œuvre. C’est bien fait.

Il faut citer ici deux ou trois exemples de ceque certaines exécutions ont eu d’épouvantable et d’impie. Il fautdonner mal aux nerfs aux femmes des procureurs du roi. Une femme,c’est quelquefois une conscience.

Dans le midi, vers la fin du mois de septembredernier, nous n’avons pas bien présents à l’esprit le lieu, lejour, ni le nom du condamné, mais nous les retrouverons si l’onconteste le fait, et nous croyons que c’est à Pamiers ; versla fin de septembre donc, on vient trouver un homme dans sa prison,où il jouait tranquillement aux cartes : on lui signifie qu’ilfaut mourir dans deux heures, ce qui le fait trembler de tous sesmembres, car, depuis six mois qu’on l’oubliait, il ne comptait plussur la mort ; on le rase, on le tond, on le garrotte, on leconfesse ; puis on le brouette entre quatre gendarmes, et àtravers la foule, au lieu de l’exécution. Jusqu’ici rien que desimple. C’est comme cela que cela se fait. Arrivé à l’échafaud, lebourreau le prend au prêtre, l’emporte, le ficelle sur la bascule,l’enfourne, je me sers ici du mot d’argot, puis il lâchele couperet. Le lourd triangle de fer se détache avec peine, tombeen cahotant dans ses rainures, et, voici l’horrible qui commence,entaille l’homme sans le tuer. L’homme pousse un cri affreux. Lebourreau, déconcerté, relève le couperet et le laisse retomber. Lecouperet mord le cou du patient une seconde fois, mais ne letranche pas. Le patient hurle, la foule aussi. Le bourreau rehisseencore le couperet, espérant mieux du troisième coup. Point. Letroisième coup fait jaillir un troisième ruisseau de sang de lanuque du condamné, mais ne fait pas tomber la tête. Abrégeons. Lecouteau remonta et retomba cinq fois, cinq fois il entama lecondamné, cinq fois le condamné hurla sous le coup et secoua satête vivante en criant grâce ! Le peuple indigné prit despierres et se mit dans sa justice à lapider le misérable bourreau.Le bourreau s’enfuit sous la guillotine et s’y tapit derrière leschevaux des gendarmes. Mais vous n’êtes pas au bout. Le supplicié,se voyant seul sur l’échafaud, s’était redressé sur la planche, etlà, debout, effroyable, ruisselant de sang, soutenant sa tête àdemi coupée qui pendait sur son épaule, il demandait avec defaibles cris qu’on vînt le détacher. La foule, pleine de pitié,était sur le point de forcer les gendarmes et de venir à l’aide dumalheureux qui avait subi cinq fois son arrêt de mort. C’est en cemoment-là qu’un valet du bourreau, jeune homme de vingt ans montesur l’échafaud, dit au patient de se tourner pour qu’il le délie,et, profitant de la posture du mourant qui se livrait à lui sansdéfiance, saute sur son dos et se met à lui couper péniblement cequi lui restait de cou avec je ne sais quel couteau de boucher.Cela s’est fait. Cela s’est vu. Oui.

Aux termes de la loi, un juge a dû assister àcette exécution. D’un signe il pouvait tout arrêter. Que faisait-ildonc au fond de sa voiture, cet homme pendant qu’on massacrait unhomme ? Que faisait ce punisseur d’assassins, pendant qu’onassassinait en plein jour, sous ses yeux, sous le souffle de seschevaux, sous la vitre de sa portière ?

Et le juge n’a pas été mis en jugement !et le bourreau n’a pas été mis en jugement ! Et aucun tribunalne s’est enquis de cette monstrueuse extermination de toutes leslois sur la personne sacrée d’une créature de Dieu !

Au dix-septième siècle, à l’époque de barbariedu code criminel, sous Richelieu, sous Christophe Fouquet, quandM. de Chalais fut mis à mort devant le Bouffay de Nantespar un soldat maladroit qui, au lieu d’un coup d’épée, lui donnatrente-quatre coups[2] d’unedoloire de tonnelier, du moins cela parut-il irrégulier auparlement de Paris : il y eut enquête et procès, et siRichelieu ne fut pas puni, si Christophe Fouquet ne fut pas puni,le soldat le fut. Injustice sans doute, mais au fond de laquelle ily avait de la justice.

Ici, rien. La chose a eu lieu après juillet,dans un temps de douces mœurs et de progrès, un an après la célèbrelamentation de la Chambre sur la peine de mort. Eh bien ! lefait a passé absolument inaperçu. Les journaux de Paris l’ontpublié comme une anecdote. Personne n’a été inquiété. On a suseulement que la guillotine avait été disloquée exprès parquelqu’un qui voulait nuire à l’exécuteur des hautesœuvres. C’était un valet du bourreau, chassé par son maître,qui, pour se venger, lui avait fait cette malice.

Ce n’était qu’une espièglerie. Continuons.

À Dijon, il y a trois mois, on a mené ausupplice une femme. (Une femme !) Cette fois encore, lecouteau du docteur Guillotin a mal fait son service. La tête n’apas été tout à fait coupée. Alors les valets de l’exécuteur se sontattelés aux pieds de la femme, et à travers les hurlements de lamalheureuse, et à force de tiraillements et de soubresauts, ils luiont séparé la tête du corps par arrachement.

À Paris, nous revenons au temps des exécutionssecrètes. Comme on n’ose plus décapiter en Grève depuis juillet,comme on a peur, comme on est lâche, voici ce qu’on fait. On a prisdernièrement à Bicêtre un homme, un condamné à mort, un nomméDésandrieux, je crois ; on l’a mis dans une espèce de paniertraîné sur deux roues, clos de toutes parts, cadenassé etverrouillé ; puis, un gendarme en tête, un gendarme en queue,à petit bruit et sans foule, on a été déposer le paquet à labarrière déserte de Saint-Jacques. Arrivés là, il était huit heuresdu matin, à peine jour, il y avait une guillotine toute fraîchedressée et pour public quelque douzaine de petits garçons groupéssur les tas de pierres voisins autour de la machineinattendue ; vite, on a tiré l’homme du panier, et, sans luidonner le temps de respirer, furtivement, sournoisement,honteusement, on lui a escamoté sa tête. Cela s’appelle un actepublic et solennel de haute justice. Infâme dérision !

Comment donc les gens du roi comprennent-ilsle mot civilisation ? Où en sommes-nous ? La justiceravalée aux stratagèmes et aux supercheries ! la loi auxexpédients ! monstrueux !

C’est donc une chose bien redoutable qu’uncondamné à mort, pour que la société le prenne en traître de cettefaçon !

Soyons juste pourtant, l’exécution n’a pas ététout à fait secrète. Le matin on a crié et vendu comme de coutumel’arrêt de mort dans les carrefours de Paris. Il paraît qu’il y ades gens qui vivent de cette vente. Vous entendez ? du crimed’un infortuné, de son châtiment, de ses tortures, de son agonie,on fait une denrée, un papier qu’on vend un sou. Concevez-vous riende plus hideux que ce sou, vert de grisé dans le sang ? Quiest-ce donc qui le ramasse ?

Voilà assez de faits. En voilà trop. Est-ceque tout cela n’est pas horrible ?

Qu’avez-vous à alléguer pour la peine demort ?

Nous faisons cette questionsérieusement : nous la faisons pour qu’on y réponde :nous la faisons aux criminalistes, et non aux lettrés bavards. Noussavons qu’il y a des gens qui prennent l’excellence de la peine demort pour texte à paradoxe comme tout autre thème. Il y en ad’autres qui n’aiment la peine de mort que parce qu’ils haïssenttel ou tel qui l’attaque. C’est pour eux une question quasilittéraire, une question de personnes, une question de nomspropres. Ceux-là sont les envieux, qui ne font pas plus faute auxbons jurisconsultes qu’aux grands artistes. Les Joseph Grippa nemanquent pas plus aux Filangieri que les Torregiani aux Michel-Angeet les Scudéry aux Corneille.

Ce n’est pas à eux que nous nous adressons,mais aux hommes de loi proprement dits, aux dialecticiens, auxraisonneurs, à ceux qui aiment la peine de mort pour la peine demort, pour sa beauté, pour sa bonté, pour sa grâce.

Voyons, qu’ils donnent leurs raisons.

Ceux qui jugent et qui condamnent disent lapeine de mort nécessaire. D’abord, – parce qu’il importe deretrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déjà nui etqui pourrait lui nuire encore. – S’il ne s’agissait que de cela, laprison perpétuelle suffirait. À quoi bon la mort ? Vousobjectez qu’on peut s’échapper d’une prison ? faites mieuxvotre ronde. Si vous ne croyez pas à la solidité des barreaux defer, comment osez-vous avoir des ménageries ?

Pas de bourreau où le geôlier suffit.

Mais, reprend-on, – il faut que la société sevenge, que la société punisse. – Ni l’un, ni l’autre. Se venger estde l’individu, punir est de Dieu.

La société est entre deux. Le châtiment estau-dessus d’elle, la vengeance au-dessous. Rien de si grand et desi petit ne lui sied. Elle ne doit pas « punir pour sevenger » ; elle doit corriger pour améliorer.Transformez de cette façon la formule des criminalistes, nous lacomprenons et nous y adhérons.

Reste la troisième et dernière raison, lathéorie de l’exemple. – Il faut faire des exemples ! il fautépouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux quiseraient tentés de les imiter ! Voilà bien à peu prèstextuellement la phrase éternelle dont tous les réquisitoires descinq cents parquets de France ne sont que des variations plus oumoins sonores. Eh bien ! nous nions d’abord qu’il y aitexemple. Nous nions que le spectacle des supplices produise l’effetqu’on en attend. Loin d’édifier le peuple, il le démoralise, etruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. Les preuvesabondent, et encombreraient notre raisonnement si nous voulions enciter. Nous signalerons pourtant un fait entre mille, parce qu’ilest le plus récent. Au moment où nous écrivons, il n’a que dixjours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval. ÀSaint-Pol, immédiatement après l’exécution d’un incendiaire nomméLouis Camus, une troupe de masques est venue danser autour del’échafaud encore fumant. Faites donc des exemples ! le mardigras vous rit au nez.

Que si, malgré l’expérience, vous tenez àvotre théorie routinière de l’exemple, alors rendez-nous leseizième siècle, soyez vraiment formidables, rendez-nous la variétédes supplices, rendez-nous Farinacci, rendez-nous lestourmenteurs-jurés, rendez-nous le gibet, la roue, le bûcher,l’estrapade, l’essorillement, l’écartèlement, la fosse à enfouirvif, la cuve à bouillir vif ; rendez-nous, dans tous lescarrefours de Paris, comme une boutique de plus ouverte parmi lesautres, le hideux étal du bourreau, sans cesse garni de chairfraîche. Rendez-nous Montfaucon, ses seize piliers de pierre, sesbrutes assises, ses caves à ossements, ses poutres, ses crocs, seschaînes, ses brochettes de squelettes, son éminence de plâtretachetée de corbeaux, ses potences succursales, et l’odeur ducadavre que par le vent du nord-est il répand à larges bouffées surtout le faubourg du Temple. Rendez-nous dans sa permanence et danssa puissance ce gigantesque appentis du bourreau de Paris. À labonne heure ! Voilà de l’exemple en grand. Voilà de la peinede mort bien comprise. Voilà un système de supplices qui a quelqueproportion. Voilà qui est horrible, mais qui est terrible.

Ou bien faites comme en Angleterre. EnAngleterre, pays de commerce, on prend un contrebandier sur la côtede Douvres, on le pend pour l’exemple, pour l’exemple onle laisse accroché au gibet ; mais, comme les intempéries del’air pourraient détériorer le cadavre, on l’enveloppesoigneusement d’une toile enduite de goudron, afin d’avoir à lerenouveler moins souvent. Ô terre d’économie ! goudronner lespendus !

Cela pourtant a encore quelque logique. C’estla façon la plus humaine de comprendre la théorie de l’exemple.

Mais vous, est-ce bien sérieusement que vouscroyez faire un exemple quand vous égorgillez misérablement unpauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevardsextérieurs ? En Grève, en plein jour, passe encore ; maisà la barrière Saint-Jacques ! mais à huit heures dumatin ! Qui est-ce qui passe là ? Qui est-ce qui valà ? Qui est-ce qui sait que vous tuez un homme là ? Quiest-ce qui se doute que vous faites un exemple là ? Un exemplepour qui ? Pour les arbres du boulevard, apparemment.

Ne voyez-vous donc pas que vos exécutionspubliques se font en tapinois ? Ne voyez-vous donc pas quevous vous cachez ? Que vous avez peur et honte de votreœuvre ? Que vous balbutiez ridiculement votre discitejustitiam moniti ? Qu’au fond vous êtes ébranlés,interdits, inquiets, peu certains d’avoir raison, gagnés par ledoute général, coupant des têtes par routine et sans trop savoir ceque vous faites ? Ne sentez-vous pas au fond du cœur que vousavez tout au moins perdu le sentiment moral et social de la missionde sang que vos prédécesseurs, les vieux parlementaires,accomplissaient avec une conscience si tranquille ? La nuit,ne retournez-vous pas plus souvent qu’eux la tête sur votreoreiller ? D’autres avant vous ont ordonné des exécutionscapitales, mais ils s’estimaient dans le droit, dans le juste, dansle bien. Jouvenel des Ursins se croyait un juge ; Élie deThorrette se croyait un juge ; Laubardemont, La Reynie etLaffemas eux-mêmes se croyaient des juges ; vous, dans votrefor intérieur, vous n’êtes pas bien sûrs de ne pas être desassassins !

Vous quittez la Grève pour la barrièreSaint-Jacques, la foule pour la solitude, le jour pour lecrépuscule. Vous ne faites plus fermement ce que vous faites. Vousvous cachez, vous dis-je !

Toutes les raisons pour la peine de mort, lesvoilà donc démolies. Voilà tous les syllogismes de parquets mis ànéant. Tous ces copeaux de réquisitoires, les voilà balayés etréduits en cendres. Le moindre attouchement de la logique dissouttous les mauvais raisonnements.

Que les gens du roi ne viennent donc plus nousdemander des têtes, à nous jurés, à nous hommes, en nous adjurantd’une voix caressante au nom de la société à protéger, de lavindicte publique à assurer, des exemples à faire. Rhétorique,ampoule, et néant que tout cela ! un coup d’épingle dans ceshyperboles, et vous les désenflez. Au fond de ce doucereuxverbiage, vous ne trouvez que dureté de cœur, cruauté, barbarie,envie de prouver son zèle, nécessité de gagner ses honoraires.Taisez-vous, mandarins ! Sous la patte de velours du juge onsent les ongles du bourreau.

Il est difficile de songer de sang-froid à ceque c’est qu’un procureur royal criminel. C’est un homme qui gagnesa vie à envoyer les autres à l’échafaud. C’est le pourvoyeurtitulaire des places de Grève. Du reste, c’est un monsieur qui ades prétentions au style et aux lettres, qui est beau parleur oucroit l’être, qui récite au besoin un vers latin ou deux avant deconclure à la mort, qui cherche à faire de l’effet, qui intéresseson amour-propre, ô misère ! là où d’autres ont leur vieengagée, qui a ses modèles à lui, ses types désespérants àatteindre, ses classiques, son Bellart, son Marchangy, comme telpoëte a Racine et tel autre Boileau. Dans le débat, il tire du côtéde la guillotine, c’est son rôle, c’est son état. Son réquisitoire,c’est son œuvre littéraire, il le fleurit de métaphores, il leparfume de citations, il faut que cela soit beau à l’audience, quecela plaise aux dames. Il a son bagage de lieux communs encore trèsneufs pour la province, ses élégances d’élocution, ses recherches,ses raffinements d’écrivain. Il hait le mot propre presque autantque nos poëtes tragiques de l’école de Delille. N’ayez pas peurqu’il appelle les choses par leur nom. Fi donc ! Il a pourtoute idée dont la nudité vous révolterait des déguisementscomplets d’épithètes et d’adjectifs. Il rend M. Samsonprésentable. Il gaze le couperet. Il estompe la bascule. Ilentortille le panier rouge dans une périphrase. On ne sait plus ceque c’est. C’est douceâtre et décent. Vous le représentez-vous, lanuit, dans son cabinet, élaborant à loisir et de son mieux cetteharangue qui fera dresser un échafaud dans six semaines ? Levoyez-vous suant sang et eau pour emboîter la tête d’un accusé dansle plus fatal article du code ? Le voyez-vous scier avec uneloi mal faite le cou d’un misérable ? Remarquez-vous comme ilfait infuser dans un gâchis de tropes et de synecdoches deux outrois textes vénéneux pour en exprimer et en extraire à grand’peinela mort d’un homme ? N’est-il pas vrai que, tandis qu’ilécrit, sous sa table, dans l’ombre, il a probablement le bourreauaccroupi à ses pieds, et qu’il arrête de temps en temps sa plumepour lui dire, comme le maître à son chien : – Paix là !paix là ! tu vas avoir ton os !

Du reste, dans la vie privée, cet homme du roipeut être un honnête homme, bon père, bon fils, bon mari, bon ami,comme disent toutes les épitaphes du Père-Lachaise.

Espérons que le jour est prochain où la loiabolira ces fonctions funèbres. L’air seul de notre civilisationdoit dans un temps donné user la peine de mort.

On est parfois tenté de croire que lesdéfenseurs de la peine de mort n’ont pas bien réfléchi à ce quec’est. Mais pesez donc un peu à la balance de quelque crime que cesoit ce droit exorbitant que la société s’arroge d’ôter ce qu’ellen’a pas donné, cette peine, la plus irréparable des peinesirréparables !

De deux choses l’une :

Ou l’homme que vous frappez est sans famille,sans parents, sans adhérents dans ce monde. Et dans ce cas, il n’areçu ni éducation, ni instruction, ni soins pour son esprit, nisoins pour son cœur ; et alors de quel droit tuez-vous cemisérable orphelin ? Vous le punissez de ce que son enfance arampé sur le sol sans tige et sans tuteur ! Vous lui imputez àforfait l’isolement où vous l’avez laissé ! De son malheurvous faites son crime ! Personne ne lui a appris à savoir cequ’il faisait. Cet homme ignore. Sa faute est à sa destinée, non àlui. Vous frappez un innocent.

Ou cet homme a une famille ; et alorscroyez-vous que le coup dont vous l’égorgez ne blesse que luiseul ? que son père, que sa mère, que ses enfants, n’ensaigneront pas ? Non. En le tuant, vous décapitez toute safamille. Et ici encore vous frappez des innocents.

Gauche et aveugle pénalité, qui, de quelquecôté qu’elle se tourne, frappe l’innocent !

Cet homme, ce coupable qui a une famille,séquestrez-le. Dans sa prison, il pourra travailler encore pour lessiens. Mais comment les fera-t-il vivre du fond de sontombeau ? Et songez-vous sans frissonner à ce que deviendrontces petits garçons, ces petites filles, auxquelles vous ôtez leurpère, c’est-à-dire leur pain ? Est-ce que vous comptez surcette famille pour approvisionner dans quinze ans, eux le bagne,elles le musico ? Oh ! les pauvres innocents !

Aux colonies, quand un arrêt de mort tue unesclave, il y a mille francs d’indemnité pour le propriétaire del’homme. Quoi ! vous dédommagez le maître, et vousn’indemnisez pas la famille ! Ici aussi ne prenez-vous pas unhomme à ceux qui le possèdent ? N’est-il pas, à un titre bienautrement sacré que l’esclave vis-à-vis du maître, la propriété deson père, le bien de sa femme, la chose de ses enfants ?

Nous avons déjà convaincu votre loid’assassinat. La voici convaincue de vol.

Autre chose encore. L’âme de cet homme, ysongez-vous ? Savez-vous dans quel état elle se trouve ?Osez-vous bien l’expédier si lestement ? Autrefois du moins,quelque foi circulait dans le peuple ; au moment suprême, lesouffle religieux qui était dans l’air pouvait amollir le plusendurci ; un patient était en même temps un pénitent ; lareligion lui ouvrait un monde au moment où la société lui enfermait un autre ; toute âme avait conscience de Dieu ;l’échafaud n’était qu’une frontière du ciel. Mais quelle espérancemettez-vous sur l’échafaud maintenant que la grosse foule ne croitplus ? maintenant que toutes les religions sont attaquées dudry-rot, comme ces vieux vaisseaux qui pourrissent dans nos ports,et qui jadis peut-être ont découvert des mondes ? maintenantque les petits enfants se moquent de Dieu ? De quel droitlancez-vous dans quelque chose dont vous doutez vous-mêmes les âmesobscures de vos condamnés, ces âmes telles que Voltaire etM. Pigault-Lebrun les ont faites ? Vous les livrez àvotre aumônier de prison, excellent vieillard sans doute ;mais croit-il et fait-il croire ? Ne grossoie-t-il pas commeune corvée son œuvre sublime ? Est-ce que vous le prenez pourun prêtre, ce bonhomme qui coudoie le bourreau dans lacharrette ? Un écrivain plein d’âme et de talent l’a dit avantnous : C’est une horrible chose de conserver le bourreauaprès avoir ôté le confesseur !

Ce ne sont là, sans doute, que des« raisons sentimentales », comme disent quelquesdédaigneux qui ne prennent leur logique que dans leur tête. À nosyeux, ce sont les meilleures. Nous préférons souvent les raisons dusentiment aux raisons de la raison. D’ailleurs les deux séries setiennent toujours, ne l’oublions pas. Le Traité des Délitsest greffé sur l’Esprit des Lois. Montesquieu a engendréBeccaria.

La raison est pour nous, le sentiment est pournous, l’expérience est aussi pour nous. Dans les états modèles, oùla peine de mort est abolie, la masse des crimes capitaux suitd’année en année une baisse progressive. Pesez ceci.

Nous ne demandons cependant pas pour le momentune brusque et complète abolition de la peine de mort, comme celleoù s’était si étourdiment engagée la Chambre des députés. Nousdésirons, au contraire, tous les essais, toutes les précautions,tous les tâtonnements de la prudence. D’ailleurs, nous ne voulonspas seulement l’abolition de la peine de mort, nous voulons unremaniement complet de la pénalité sous toutes ses formes, du hauten bas, depuis le verrou jusqu’au couperet, et le temps est un desingrédients qui doivent entrer dans une pareille œuvre pour qu’ellesoit bien faite. Nous comptons développer ailleurs, sur cettematière, le système d’idées que nous croyons applicable. Mais,indépendamment des abolitions partielles pour le cas de faussemonnaie, d’incendie, de vols qualifiés, etc., nous demandons quedès à présent, dans toutes les affaires capitales, le présidentsoit tenu de poser au jury cette question : L’accuséa-t-il agi par passion ou par intérêt ?et que, dans lecas où le jury répondrait : L’accusé a agi parpassion, il n’y ait pas condamnation à mort. Ceci nousépargnerait du moins quelques exécutions révoltantes. Ulbach etDebacker seraient sauvés. On ne guillotinerait plus Othello.

Au reste, qu’on ne s’y trompe pas, cettequestion de la peine de mort mûrit tous les jours. Avant peu, lasociété entière la résoudra comme nous.

Que les criminalistes les plus entêtés yfassent attention, depuis un siècle la peine de mort vas’amoindrissant. Elle se fait presque douce. Signe de décrépitude.Signe de faiblesse. Signe de mort prochaine. La torture a disparu.La roue a disparu. La potence a disparu. Chose étrange ! laguillotine elle-même est un progrès.

M. Guillotin était un philanthrope.

Oui, l’horrible Thémis dentue et vorace deFarinace et de Vouglans, de Delancre et d’Isaac Loisel, de d’Oppèdeet de Machault, dépérit. Elle maigrit. Elle se meurt.

Voilà déjà la Grève qui n’en veut plus. LaGrève se réhabilite. La vieille buveuse de sang s’est bien conduiteen juillet. Elle veut mener désormais meilleure vie et rester dignede sa dernière belle action. Elle qui s’était prostituée depuistrois siècles à tous les échafauds, la pudeur la prend. Elle ahonte de son ancien métier. Elle veut perdre son vilain nom. Ellerépudie le bourreau. Elle lave son pavé.

À l’heure qu’il est, la peine de mort est déjàhors de Paris. Or, disons-le bien ici, sortir de Paris c’est sortirde la civilisation.

Tous les symptômes sont pour nous. Il sembleaussi qu’elle se rebute et qu’elle rechigne, cette hideuse machine,ou plutôt ce monstre fait de bois et de fer qui est à Guillotin ceque Galatée est à Pygmalion. Vues d’un certain côté, leseffroyables exécutions que nous avons détaillées plus haut sontd’excellents signes. La guillotine hésite. Elle en est à manquerson coup. Tout le vieil échafaudage de la peine de mort sedétraque.

L’infâme machine partira de France, nous ycomptons, et, s’il plaît à Dieu, elle partira en boitant, car noustâcherons de lui porter de rudes coups.

Qu’elle aille demander l’hospitalité ailleurs,à quelque peuple barbare, non à la Turquie, qui se civilise, nonaux sauvages, qui ne voudraient pas d’elle[3] ; maisqu’elle descende quelques échelons encore de l’échelle de lacivilisation, qu’elle aille en Espagne ou en Russie.

L’édifice social du passé reposait sur troiscolonnes, le prêtre, le roi, le bourreau. Il y a déjà longtempsqu’une voix a dit : Les dieux s’en vont !Dernièrement une autre voix s’est élevée et a crié : Lesrois s’en vont ! Il est temps maintenant qu’une troisièmevoix s’élève et dise : Le bourreau s’en va !

Ainsi l’ancienne société sera tombée pierre àpierre ; ainsi la providence aura complété l’écroulement dupassé.

À ceux qui ont regretté les dieux, on a pudire : Dieu reste. À ceux qui regrettent les rois, on peutdire : la patrie reste. À ceux qui regretteraient le bourreau,on n’a rien à dire.

Et l’ordre ne disparaîtra pas avec lebourreau ; ne le croyez point. La voûte de la société futurene croulera pas pour n’avoir point cette clef hideuse. Lacivilisation n’est autre chose qu’une série de transformationssuccessives. À quoi donc allez-vous assister ? à latransformation de la pénalité. La douce loi du Christ pénétreraenfin le code et rayonnera à travers. On regardera le crime commeune maladie, et cette maladie aura ses médecins qui remplacerontvos juges, ses hôpitaux qui remplaceront vos bagnes. La liberté etla santé se ressembleront. On versera le baume et l’huile où l’onappliquait le fer et le feu. On traitera par la charité ce malqu’on traitait par la colère. Ce sera simple et sublime. La croixsubstituée au gibet. Voilà tout.

15mars 1832.

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