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Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

de Pierre Ponson du Terrail

Partie 1
LA BELLE JARDINIÈRE

Chapitre 1

M. de Montgeron n’avait vu dans l’expédition de l’avant-veille, quand on était parti du club,qu’une de ces aventures vulgaires d’amour parisien aussi ridicules pour celui qui les entreprend que pour ceux qui en sont les témoins.

Depuis longtemps Paris n’est plus le pays des échelles de corde, des romanceros et des sérénades ; le guerrier ôte son uniforme pour entrer chez ces petites dames, et les poètes ont recours, non à leur guitare, mais à de jolis chiffons de papier signés Garat et Soleil.

M. de Montgeron avait donc accompagné Gustave Marion par curiosité pure, quand il s’était agi d’enlever la Belle Jardinière, persuadé que l’expédition se terminerait par un souper au Café Anglais, dont la belle,peu farouche, ferait les honneurs sans bégueulerie.

Mais les choses avaient tourné autrement.

Alors, M. de Montgeron avait senti s’éveiller en lui une sorte de curiosité âpre, un besoin de savoir ardent.

Quelle était cette femme ?

Et qu’est-ce que Gustave Marion avait donc vu chez elle pour qu’il en perdît ainsi subitement la raison ?

M. de Montgeron s’était juré de pénétrer ce mystère.

Il avait remarqué, durant les quelques heures passées à Saint-Cloud au restaurant de la Tête-Noire, que les quatre jeunes gens qui avaient accompagné avec lui M. Gustave Marion étaient si vivement impressionnés de l’aventure qu’il ne devait pas compter sur eux.

Aussi ne leur avait-il pas dit un mot de son projet, en les quittant, sous le prétexte qu’il avait une affairepressante d’intérêt à régler, le soir même, à Paris.

Le sort, en désignant au club comme soncompagnon M. Casimir de Noireterre, lui avait paruintelligent.

Casimir de Noireterre était un garçon de vingtans, non moins brave que son cousin par alliance,M. de Montgeron.

Il était aspirant de marine et embarqué depuisdeux ans, lorsqu’un héritage considérable l’était venu chercher àRio-de-Janeiro, où son navire était en station.

Casimir avait fait comme Montgeron.

Il avait donné sa démission et était venumener à Paris la haute vie.

Montgeron, le cousin de sa belle-sœur, – ilavait un frère aîné, bon gentilhomme et vivant dans ses terres duPérigord, – Montgeron s’était fait son tuteur et l’avait présentépartout.

Tels étaient donc les deux hommes qui allaientessayer de pénétrer le mystère qui paraissait envelopper la BelleJardinière.

Les nuits se suivent à Paris, comme partoutailleurs, mais elles ne se ressemblent pas.

La veille et l’avant-veille, la nuit étaitclaire et lumineuse.

Ce soir-là, un brouillard épais et jaunecouvrait Paris, dégageant une pluie imperceptible qui pénétraitjusqu’aux os.

M. de Montgeron avait son coupé à laporte du club, sur le boulevard.

Il y fit monter Casimir et lui dit :

– Je suis homme de précaution. Tiens,prends…

Et il lui mit dans la main un joli styletcorse à gaine de velours bleu, garnie d’argent ciselé,ajoutant :

– Les pistolets, les revolvers sont desarmes de comédie, et tout au plus bonnes à vous fairearrêter ; ceci vaut mieux.

Le cocher avait ses ordres d’avance, sansdoute, car il rendit la main à son trotteur, qui démarralestement.

Au lieu de monter les Champs-Élysées et detraverser le Bois, le coupé suivit le bord de l’eau et les rails duchemin de fer américain jusqu’au pont de Sèvres.

Moins de trois quarts d’heure après, ils’arrêtait à l’endroit même où l’avant-veille Gustave Marion avaitlaissé son break.

Pendant le trajet, Montgeron et Casimir deNoireterre avaient à peine échangé quelques mots.

Mais lorsque, laissant le coupé, ilss’engagèrent à pied dans le chemin creux, Casimir dit àMontgeron :

– Comment entrerons-nous ?

– J’ai conservé la clé de la grille.

– Et celle de la maison ?

– Aussi. Marion les a payéesassez cher pour qu’on s’en serve…

Le bruit lointain d’une cloche leur arriva,tandis qu’ils marchaient.

C’était l’horloge de la manufacture de Sèvresqui sonnait minuit.

Au bout d’un quart d’heure et bien que la nuitfut sombre, M. de Montgeron étendit la main etdit :

– Voilà la maison.

La lumière brillait toujours au premier étage.Comme l’avant-veille, la campagne environnante étaitsilencieuse.

On n’entendait même pas les aboiements d’unchien de garde.

M. de Montgeron tira les deux clésde sa poche il ouvrit la grille.

– Maintenant, suis-moi, dit-il à Casimirde Noireterre et à la grâce de Dieu.

De la grille à la maison, qui n’était, à vraidire, qu’un pavillon carré, il y avait une centaine de pas.

Une allée d’arbres y conduisait.

Montgeron et Casimir se mirent à marcher avecprécaution pour ne pas faire crier le sable sous leurs pieds.

Durant le trajet, Montgeron s’arrêta deux foispour prêter l’oreille.

Il lui avait semblé entendre un légerbruit.

Mais, comme pour la seconde fois, et pensantqu’il s’était trompé, il se remettait en marche, une forme noire sedressa tout à coup devant lui.

– Attention ! dit Montgeron.

Et il porta la main à son poignard.

Casimir de Noireterre l’imita. La forme noires’avança, et bientôt Montgeron, qui l’attendait de pied ferme, vitse dessiner nettement la silhouette d’un homme :

– Qui est là ? dit une voix.

Montgeron ne répondit pas.

L’homme s’avança encore, et lorsqu’à fut toutprès, il répéta :

– Qui êtes-vous ? et quevoulez-vous ?

Mais soudain la main de Montgeron s’allongeavers lui et le saisit à la gorge :

– Qui êtes-vous ? et quevoulez-vous ?

– Si tu cries, dit le vicomte, tu esmort.

Et il appuya la pointe de son stylet sur lapoitrine de l’inconnu.

Celui-ci parut alors en proie à une grandeépouvante :

– Ne me tuez pas, balbutia-t-il. Si vousêtes des voleurs, vous vous adressez mal…

– Qui es-tu ?

– Un pauvre domestique.

Montgeron trouva plaisant de jouer le rôle devoleur au sérieux.

– Il y a des domestiques qui ont desépargnes, fit-il.

– Je n’en ai pas… je vous jure…

Mais la voix émue de cet homme était unepreuve qu’il mentait.

Un souvenir traversa l’esprit deM. de Montgeron.

– Quand tu n’aurais, dit-il, que les centlouis que t’a donnés M. Gustave Marion.

– Vous savez cela ? balbutia ledomestique.

– Et la preuve en est que je viens, pourentrer ici, de me servir de la clé que tu lui as vendue.

Soudain l’homme changea d’attitude, et safrayeur parut se calmer :

– Excusez-moi, dit-il, j’avais prismonsieur pour un voleur.

– Ah ! fit Montgeron en riant.

– Mais je vois bien que monsieur…

Et le domestique salua.

– Ah ! tu devines pourquoi nousvenons ?

– À peu près…

– Eh bien ! dit Montgeron, fais tesréflexions et fais-les vite.

– Que désire monsieur ?

– Je te donne a choisir : un coup depoignard ou cent autres louis.

– Monsieur plaisante, car monsieur saitbien qu’il n’y a pas à hésiter.

– Alors tu choisis les cent louis.

– Oh ! bien certainement.

– Parle, en ce cas.

– Que désire savoir monsieur ?

Montgeron étendit la main vers la fenêtreéclairée.

– Qu’y a-t-il là haut ?

– Monsieur, répondit le domestique, jesuis père de famille, j’ai trois enfants, je tiens à ma peau. J’aivendu une clé à M. Marion qui est un jeune fou ; mais jevois bien que monsieur est un autre homme… et…

– Après ? dit froidementMontgeron.

– Monsieur me paraît êtreraisonnable.

– Eh bien !

– Et si je donne un bon conseil àmonsieur.

– Je l’attends, parle…

– Monsieur fera bien de s’en retournerchez lui : la nuit est froide et le brouillard qui tombe estmauvais pour les rhumes de cerveau.

– Drôle ! fit Montgeron, je n’ai paste temps de plaisanter avec toi sur la pluie et le beau temps.

Si tu ne me donnes pas les renseignements dontj’ai besoin, je te tue !

Et il appuya de nouveau te stylet sur lagorge.

Chapitre 2

 

La menace était sérieuse.

Le domestique comprit ou parut comprendre queM. de Montgeron était homme à le tuer, s’il ne répondaitpas brièvement et clairement à ses questions.

– Que monsieur m’interroge, dit-il, et jedirai à monsieur ce qu’il désire savoir.

– À qui est cette maison ?

– À madame.

– Qu’est-ce que madame ?

– Personne ici ne sait son nom. On nel’appelle à Bellevue que la Belle Jardinière.

– Depuis quand est-elle ici ?

– Depuis deux ans.

– D’où venait-elle ?

– Je ne sais pas.

La voix de cet homme avait un accent desincérité que Montgeron ne mit pas en doute. Et, montrant denouveau la lumière :

– Est-ce là sa chambre ?

– Je le crois.

– Comment ! tu le crois ?

– Monsieur, dit le domestique, je ne suisjamais monté au premier étage, ni moi, ni personne des nombreuxouvriers que madame occupe pendant le jour.

Tout ce que je puis dire, c’est queM. Charles Mercier est devenu fou.

– Qu’est-ce que M. CharlesMercier ?

– C’était un jeune homme de Paris quiétait tombé amoureux de madame.

– Bon !

– Une nuit, il escalada les murs dujardin, et il avait posé son échelle contre la maison. Il montaainsi jusqu’à cette fenêtre que vous voyez éclairée…

– Et il tomba à la renverse ?

– Non, mais il redescendit les cheveuxhérissés, pâle, les yeux hors de leur orbite.

Depuis ce jour-là, il est fou.

– Mais que se passa-t-illà-haut ?

– Je ne sais pas, mais monsieur fera biende s’en aller.

– Certes non, dit Montgeron.

– Monsieur compte entrer dans lamaison ?

– Oui. Et tu vas rester ici, ou si tu asle malheur de me suivre…

– Oh ! il n’y a pas de danger.

– Si je te retrouve à cette place, tuauras tes cent louis…

– J’y serai, dit le domestique.

Et il s’assit sur un banc qui était adossé àun arbre.

Casimir de Noireterre était demeuré silencieuxdurant tout ce colloque.

Un moment, Montgeron pensa à lui laisser ledomestique sous sa garde et à pénétrer seul dans la maison.

Mais Casimir répondit :

– Non, non, je ne vous quitterai pas.

– Viens, alors, dit Montgeron.

Et, muni de la seconde clé, il se dirigea versle perron.

La porte s’ouvrit sous sa main aussifacilement qu’elle s’était ouverte devant Gustave Marion l’avantveille.

Montgeron et Casimir de Noireterre pénétrèrentdans le vestibule qui était plongé dans les ténèbres.

Mais une fois entrés, le premier tira de sapoche un rat de cave et une boîte de bougies.

Le rat de cave allumé, il ferma la porte.

La porte était munie d’un verrou àl’intérieur, Montgeron le poussa en disant :

– Voilà pour prévenir toute trahison dela part du domestique.

Casimir avait également son poignard à lamain. L’escalier était, comme on sait, au fond du vestibule.

– En route ! dit Montgeron.

Et il passa devant.

Au premier étage, il trouva ce corridor danslequel Gustave Marion s’était engagé.

Comme l’avant-veille, une lumière brillaittout au fond.

Montgeron s’approcha et reconnut une portevitrée.

Cependant, les deux aventuriers nocturnesn’avaient pris aucun soin de dissimuler le bruit de leurs pas.

Arrivé à la porte vitrée, Montgeron se dressasur la pointe du pied.

Et, comme Marion, il ne put se défendre d’unmouvement d’épouvante.

Un cri même lui échappa.

Mais il ne tomba point à la renverse.

La chambre mortuaire était dans le mêmeétat.

Le cadavre du marquis Gaston de Maureversétait étendu sur le lit de parade, la face tournée vers laporte.

Seulement, la Belle Jardinière n’était pasdans la chambre.

Et, comme Gustave Marion,M. de Montgeron reconnut ce cadavre pour être celui dumarquis disparu.

Casimir de Noireterre, lui aussi s’étaitapproché.

Et bien qu’il n’eût jamais connuM. de Maurevers, il ne put réprimer un cri d’horreur à lavue de ce cadavre.

M. de Montgeron lui serra le bras etlui dit :

– Tais-toi !

Il lui fallut quelques minutes pour seremettre de la violente émotion qu’il venait d’éprouver.

Mais M. de Montgeron était brave, etil eut bientôt reconquis tout son sang-froid.

La Belle Jardinière ne paraissait pas, etpersonne n’était auprès du cadavre.

Montgeron se pencha alors à l’oreille deCasimir de Noireterre et lui dit :

– Je comprends maintenant que Marion soitdevenu fou. Il a reconnu le cadavre.

Casimir tressaillit.

– C’est celui de Maurevers, ajoutaMontgeron.

Le jeune homme frissonna.

Montgeron, qui lui tenait toujours le bras,continua :

– Ce n’est plus sur la piste d’un mystèreque nous sommes, mais bien sur la trace d’un crime et il faut allerjusqu’au bout.

La porte vitrée était fermée.

Montgeron essaya de l’ouvrir et ne le put.

– Arrive que pourra ! dit-il.

Et, regardant son compagnon :

– Es-tu toujours disposé à mesuivre ?

– Jusqu’à l’enfer !répondit-il.

Montgeron s’arc-bouta contre la porte et d’unvigoureux coup d’épaule la renversa.

Mais soudain, et comme il faisait un pas enavant, M. de Montgeron se trouva plongé dans l’obscuritéla plus complète.

Un souffle mystérieux avait subitement éteintles quatre cierges qui brûlaient au coin du lit mortuaire.

– Suis-moi ! répétaM. de Montgeron.

Et, d’une main, il pritM. de Noireterre par le bras, et porta l’autre en avant,armée du poignard. Casimir le suivait.

Ils firent deux pas dans la direction ducadavre ; mais tout à coup, M. de Montgeron jeta uncri.

Le sol avait manqué sous ses pieds et il étaittombé, entraînant son compagnon dans sa chute, au fond d’un abîmeinconnu.

Chapitre 3

 

– Mille tonnerres ! sommes-nousdevenus des personnages de féeries qu’on précipite dans untroisième dessous, à la Porte-Saint Martin ? s’écriaM. de Montgeron d’une voix irritée, mais pleine et sonore, cequi était une preuve qu’il n’était pas tombé de bien haut, et que,dans tous les cas, il ne s’était fait aucun mal.

– On te croirait, répondit une voixauprès de lui.

C’était M. Casimir de Noireterre, quiavait fait la même chute et, comme lui, était sain et sauf.

– Tu n’as aucun mal ? demandaMontgeron.

– Aucun. Et vous ?

– Moi non plus.

– Mais où sommes-nous ?

En tombant, Montgeron n’avait pas lâché sonpoignard.

– Je ne sais pas où nous sommes,répondit-il, mais je le saurai bientôt.

En même temps, il fouilla dans ses poches eten retira sa boîte de bougies. Le rat de cave était resté dans lecorridor.

– Tu feras bien de ne pas bouger, dit-ilà Casimir de Noireterre, jusqu’à ce que nous y voyions clair.

Et il enflamma une bougie.

Alors, Montgeron et son compagnon s’aperçurentqu’ils étaient dans une espèce de serre, ou plutôt de jardind’hiver encombré de vases et de caisses de fleurs.

L’allumette s’éteignit, maisM. de Montgeron avait eu le temps de s’orienter.

Il avait aperçu dans un coin de la serre unecheminée et sur cette cheminée un flambeau.

Une deuxième allumette prit feu, et Montgeron,marchant vers la cheminée, s’emparât du flambeau.

Le flambeau contenait un reste de bougie quipouvait durer environ trois quarts d’heure.

C’était plus qu’il n’en fallait pour se rendreun compte exact de la situation du lieu où se trouvaient les deuxjeunes gens et chercher le moyen d’en sortir.

Montgeron regarda son compagnon :

– Tu n’es pas blessé, au moins ? luidit-il.

– Non, et vous ?

– Moi, pas davantage. Maintenant, voyonsoù nous sommes ?

Et il replaça le flambeau allumé sur lacheminée.

C’était bien une espèce de jardin d’hiver danslequel ils se trouvaient.

Les fleurs les plus rares, les plantes lesplus exotiques remplissaient de vastes jardinières rangées le longdes murs.

En levant les yeux, Montgeron comprit commentils avaient été précipités de l’étage supérieur.

Le plafond était garni de solives, et une deces solives devait être à charnière et faire bascule, entraînantavec elle, dans son mouvement, une partie du plancher.

La serre avait une croisée, unique, garnie àl’intérieur de volets épais et solidement fermés.

Montgeron donna le flambeau à Casimir en luidisant :

– Éclaire-moi.

Puis il s’approcha de la croisée et essayad’ouvrir l’un des volets.

Le volet était fermé par un ressortinvisible.

Montgeron le chercha et ne put le trouver.

Il introduisit son poignard dans une fente etessaya de soulever le volet.

Mais le poignard se tordit et le voletrésista.

– Une lime ferait mieux notre affaire,dit M. de Noireterre.

– Je me suis trompé à la couleur, repritMontgeron. Ce volet peint en gris n’est pas en bois, mais enfer.

Et il frappa dessus avec le manche dupoignard. Un bruit sonore et métallique lui répondit. Montgeronhésita, un moment.

– Bah ! dit-il, il sera toujourstemps de revenir au volet.

Essayons de sortir par où nous sommesvenus.

Il y avait une table dans un coin.

Montgeron la porta au milieu de la serre,juste au-dessous de cette solive qui lui paraissait être àcharnière.

Puis il monta dessus, et ses mains purentatteindre le plafond.

La solive, en effet, était brisée et garnieaux deux brisures d’une serrure de cuivre.

Mais un rapide examen prouva bien vite àM. de Montgeron que, si la trappe qui avait manqué sousses pieds, tournait de haut en bas, le ressort qui la faisaitmouvoir se trouvait à l’étage supérieur, et que, malgré tous sesefforts, il ne pouvait le faire jouer.

– Il faut revenir au volet, murmura-t-il,et tacher de desceller un de ses gonds.

– Mais, dit Casimir, qui tenait toujoursle flambeau, le volet ouvert, que ferons-nous ?

– Nous briserons les vitres.

– Bon !

– Et nous sauterons ensuite par lafenêtre.

– Mais nous ne fuirons pas,j’imagine.

– Oh ! fit Montgeron avec unsourire, avant de nous en aller, je te prie de croire que nousaurons raison de cette maison machinée comme un théâtre et de seshabitants mystérieux.

Et, reprenant son poignard,M. de Montgeron s’escrima de nouveau contre le volet. Lepoignard s’ébrécha et le volet résista.

– Suis-je bête ! dit Montgeron toutà coup.

– Plaît-il ? fitM. de Noireterre.

– Ne parlais-tu pas d’une lime, tout àl’heure ?

– Oui. Cela vaudrait bien mieux. Nouscouperions un des gonds. Mais hélas ! nous n’avons pas delime.

– Tu te trompes.

– Vous en avez une.

– J’ai le grand ressort de ma montre.

Et Montgeron tira de son gousset un superbechronomètre qu’il ouvrit et disloqua impitoyablement, pour en avoirle ressort.

– À l’œuvre maintenant, dit-il.

Et il se mit à entamer le gond du volet.

– Montgeron ? fit Casimir d’un toninterrogateur. Nous n’avons plus de bougie que pour unedemi-heure.

– Eh bien ! Éteins-la. Je n’ai pasbesoin d’y voir pour limer le gond. Quand il sera détaché, nousrallumerons le flambeau.

Casimir souffla la bougie etM. de Montgeron se mit à limer avec ardeur.

Mais, au bout de quelques instants, Casimirdit encore :

– Monseigneur, est-ce que vous n’avez pasla tête lourde ?

– Moi non.

– C’est bizarre ; il me semble quej’ai une montagne sur la tête.

– Peut-être est-ce l’odeur des fleurs quite monte au cerveau.

– C’est possible.

Et Casimir s’assit sur une jardinière dont ilmassacra le contenu. Montgeron limait avec fureur.

Tout à coup il éprouva, lui aussi, unecertaine lourdeur.

– Tu as raison, Casimir, dit-il, lesexhalaisons de ces fleurs nous montent à la tête.

– Il me semble que tout tourne autour demoi, bien que nous soyons dans l’obscurité, répondit M. deNoireterre d’une voix étouffée.

M. de Montgeron continuait à scierle gond du volet ; mais ses mouvements devenaient plus lentset le malaise augmentait.

– Casimir, dit-il, allume donc leflambeau. Tiens, voici des allumettes.

Casimir ne répondit pas.

Alors M. de Montgeron eut peur.

Il enflamma une des bougies, et à cette lueuril vit M. de Noireterre renversé sans connaissance sur lajardinière.

Rallumer le flambeau fut l’affaire d’uninstant.

Puis, secouant autant qu’il lui était possiblela torpeur qui s’était emparée de lui, il prit le jeune homme dansses bras et essaya de le ranimer.

Efforts inutiles !

Casimir de Noireterre était à demi asphyxié etne donnait plus signe de vie.

Montgeron eut un accès de rage.

– Oh ! de l’air ! del’air ! dit-il.

Et laissant le flambeau allumé et reprenant leressort de montre, il se mit à attaquer de nouveau le gond duvolet.

La besogne avançait.

Déjà le gond ne tenait plus que par une minceépaisseur.

Encore quelques coups de lime et il seséparerait en deux et le volet serait arraché et brisant une vitred’un coup de poing, M. de Montgeron ouvrirait un passageà l’air du dehors.

Mais il n’en eut pas le temps.

La lime s’échappa de sa main, et il tombalourdement sur le parquet en poussant un cri étouffé.

Quelques secondes après ses yeux étaientfermés, et il était aussi immobile que Casimir de Noireterre.

**

*

Alors une porte masquée dans le mur, et queMontgeron n’avait pas aperçue, s’ouvrit.

Un homme et une femme entrèrent.

La femme avait un masque sur le visage.

Mais M. Gustave Marion, s’il eût été là,aurait sans doute reconnu, au travers de ce masque, l’ardent regardde la Belle Jardinière.

L’homme n’était autre que ce domestiquerencontré une heure auparavant dans le jardin par Montgeron et soncompagnon.

– Madame, dit ce dernier, si nous leslaissions là… ils ne se réveilleraient jamais.

– Non, dit-elle, j’ai fait serment de neverser le sang qu’à la dernière extrémité. La voiture est-elleprête ?

– Elle attend à la grille depuis un quartd’heure.

– Eh bien ! appelle tes deux aideset enlevez-moi ces jeunes fous.

Vous les laisserez dans quelque rue déserte deParis et le grand air fera le reste.

– Mais, madame, tout cela finira mal, sivous n’y prenez garde !

Elle haussa les épaules :

– Obéis, dit-elle d’un ton impérieux.

Et le domestique, courbant la tête, chargeaMontgeron surses épaules et l’emporta.

Chapitre 4

 

Deux jours après, à la préfecture de police,le chef d’un service récemment créé et qui s’appelait le servicedes Affaires mystérieuses, était dans son cabinet à huitheures du matin, dépouillant une volumineuse correspondance, dontchaque pièce était écrite en chiffres, véritable langue deconvention dont les deux personnes qui correspondent entre ellesont seules la clé.

Ce personnage était un homme encore jeune,quoique déjà chauve.

Son œil perçant, son nez pointu, ses lèvresminces et ironiques annonçaient une grande perspicacité et unegrande finesse.

On l’appelait monsieur Lépervier.

Peut-être n’était-ce qu’un nom de guerre souslequel il avait été longtemps connu dans la brigade de sûreté.

L’habileté extraordinaire dontM. Lépervier avait fait preuve dans deux ou troiscirconstances, avait attiré sur lui l’attention de l’autoritésupérieure.

Le service des affaires mystérieusesayant été créé, M. Lépervier en fut nommé chef.

Mais, il n’y a qu’heur et malheur dans la vie,la première affaire dont M. Lépervier avait eu à s’occuper enentrant en fonction, était la disparition du marquis Gaston deMaurevers.

M. Lépervier avait bouleversé Paris,envoyé des agents à Londres, à New-York, partout.

Comme on le disait un soir, au Club desCrevés, tout cela avait été en pure perte.

Il est vrai que, depuis ce temps,M. Lépervier avait eu quelques affaires heureuses et rondementmenées à bien ; mais néanmoins il conservait de ce premierinsuccès une mélancolie profonde, et n’avait point abandonné lapartie.

Or donc, ce matin-là, M. Lépervierdépouillait sa correspondance lorsque son garçon de bureau luiapporta une carte.

M. Lépervier jeta les yeux dessus etlut :

Le vicomte de Montgeron

– Monsieur, dit le garçon debureau, ce monsieur insiste beaucoup pour être reçu.

– Tout à l’heure.

– Il prétend avoir une communication dela plus haute importance à vous faire.

– Tout à l’heure !

Cette fois ce fut avec une brusquerieinaccoutumée que M. Lépervier, qui était un homme doux etpoli, fit cette réponse.

Parmi les lettres amoncelées sur son bureau,il venait d’apercevoir un pli qui portait le timbre de Londres, etsur l’enveloppe, dans un coin, un signe mystérieux qui l’avait faittressaillir.

Il s’était emparé de cette lettre, l’avaitouverte précipitamment, et comme le garçon de bureau sortait, illui avait répété pour la troisième fois :

– Priez ce monsieur d’attendre.

Une photographie s’était échappée del’enveloppe ouverte.

Le chef du bureau des affairesmystérieuses n’eut pas plus tôt examiné cette photographie,qu’il jeta un cri :

– C’est lui !

La photographie représentait un homme devingt-huit à trente ans, ou plutôt un cadavre, assis dans unfauteuil, la tête renversée sur l’épaule gauche.

Ce cadavre portait au-dessous du sein gaucheuns blessure qui paraissait avoir été faite soit avec unpoignard, soit avec une épée de combat.

M. Lépervier ouvrit un tiroir qu’il avaitsous la main et en retira aussitôt une autre photographie.

Celle-là représentait, un homme, debout, enhabit de ville, le chapeau et la canne à la main et paraissant enfort bonne santé.

Cette dernière photographie ressemblaitnéanmoins parfaitement à celle de ce cadavre assis dans un fauteuilet il était impossible de ne pas reconnaître le vivant dansl’épreuve du mort.

Or, celle que M. Lépervier avait prisedans un tiroir était le portrait authentique du marquis Gaston deMaurevers.

Le chef de bureau des affairesmystérieuses déplia d’une main fiévreuse la lettre quiaccompagnait la photographie.

Cette lettre émanait d’un agent qu’il avaitenvoyé en Angleterre.

Elle était datée de Londres et ainsiconçue :

 

« Le cadavre dont je vous envoie laphotographie que j’ai fait exécuter ce matin même a été trouvé hierdans la Taverne du Roi George, dans le Wapping.

« La Taverne du Roi George estun des repaires les plus redoutables de Londres.

« Le land-lord, ou tavernier, s’appelleCalcraff, comme le bourreau de Londres dont il est, dit-on, leparent.

« La police anglaise a renoncé às’introduire, passé une certaine heure, dans la taverne.

« De minuit à quatre heures du matin, unpoliceman assez hardi pour y pénétrer, n’en sortirait pasvivant.

« Il a donc fallu pour la découverte dece cadavre dont la mort paraissait remonter à quelques heuresseulement, s’en rapporter à la déclaration du land-lord.

« Voici cette déclaration :

« – Depuis environ six mois, unFrançais dont on ignore le nom venait chaque soir, en compagnied’une femme irlandaise, fort belle du reste, mais couverte dehaillons, boire du gin à la taverne et il passait une partie de lanuit.

« Il ne parlait à personne, ne faisaitaucun bruit, n’était jamais en état d’ivresse et paraissaitfollement épris de l’Irlandaise.

« Chose bizarre ! tandis que cettedernière portait des vêtements sordides, le Français était mis avecune certaine élégance, et il payait souvent sa dépense avec unepièce d’or.

« Dans la nuit d’avant hier – c’esttoujours le land-lord qui parle, – le Français et l’Irlandaise sesont pris de querelle subitement, et l’Irlandaise a poignardé leFrançais.

« Le land-lord a voulu la faire arrêter,mais les matelots qui se trouvaient dans la taverne ont protégé safuite.

« Telle a été la déclaration du maître dela Taverne du roi George.

« Prévenu par le policeman-chief duWapping, je me suis transporté à la taverne hier soir, et je n’aipas hésité à reconnaître dans ce cadavre celui du marquis Gaston deMaurevers que nous cherchons depuis si longtemps.

« Néanmoins j’ai cru devoir en fairefaire une photographie et vous l’envoyer.

« Agréez, etc.

« MANUEL. »

 

Le garçon de bureau avait entr’ouvert la portedu cabinet une seconde fois.

– Monsieur, dit-il à M. Lépervier,M. le vicomte de Montgeron dit qu’il a une révélation des plusimportantes à vous faire, touchant le marquis de Maurevers.

M. Lépervier bondit sur son siège à cenom :

– Qu’il entre ! dit-il, qu’il entresur-le-champ.

Puis, en homme de police qui sait son métieret ne livre son secret qu’à bon escient, il repoussa vivement lesdeux photographies et la lettre de Manuel dans le tiroir qu’ilreferma.

M. de Montgeron entra.

– Monsieur, dit-il en s’asseyant dans lefauteuil queM. Lépervier lui avança, j’étais un ami deM. de Maurevers que nous cherchons depuis un an.

M. Lépervier s’inclina.

– Un hasard étrange m’a révélé le sort demon pauvre ami. Le marquis de Maurevers a été assassiné.

– Ah ! fit M. Lépervierimpassible.

– Je me suis trouvé, il y a quarante-huitheures, poursuivit M. de Montgeron, en présence de soncadavre.

– Vous arrivez, de Londres,monsieur ? demanda M. Lépervier.

– Non, monsieur, je n’ai pas quittéParis.

– Et vous avez vu le cadavre deM. de Maurevers ?

– Oui.

– Quand ?

– Il y a quarante huit heures.

– Où cela ?

– À deux lieues de Paris, dans une maisonde campagne.

M. Lépervier fit un nouveau soubresautdans son fauteuil.

Puis il ouvrit vivement le tiroir et en retirala photographie expédiée de Londres. Et la mettant sous les yeux deM. de Montgeron :

– Reconnaissez-vous cela ?

– C’est lui ! s’écria Montgeron,c’est lui !… et je l’ai vu tel qu’il est là !

M. Lépervier se levasubitement :

– Excusez-moi, monsieur, dit-il, mais ondeviendrait fou pour moins que cela !

Chapitre 5

 

M. Lépervier et le vicomte de Montgeronse regardèrent alors avec une stupéfaction mutuelle.

Que signifiait la déclaration duvicomte ?

Que voulait dire la dernière phrase du chef debureau.

M. de Montgeron rompit le silence lepremier :

– Monsieur, dit-il, je vois que la policem’a prévenu, et cette photographie m’est une preuve que tandis queje revenais peu à peu de l’espèce d’asphyxie qui a été la suite demon aventure, elle faisait une perquisition à Bellevue, dans lamaison de la Belle Jardinière, perquisition qui amenait ladécouverte du cadavre de mon ami Maurevers.

– Monsieur le vicomte, interrompitbrusquement M. Lépervier, je commence par vous dire que je nesais pas le premier mot de ce que vous venez de me raconter.

Montgeron se leva à son tour et recula d’unpas.

– Enfin, monsieur, dit-il, si vous n’avezpas retrouvé le cadavre de M. de Maurevers, comment sefait-il que cette photographie soit entre vos mains ?

– Vous n’êtes pourtant pas fou ! ditM. Lépervier qui arrêta sur M. de Montgeron sonregard scrutateur.

– Non, certes.

– Je ne le suis pas non plus, moi.

– Je l’espère pour vous…

– Eh bien ! monsieur, dit le chefdes affaires mystérieuses, c’est à croire que nous lesommes tous les deux.

– Comment cela ?

– Vous avez vu le cadavre deMaurevers ?

– Oui.

– À Bellevue… près Paris… ?

– Oui.

– Dans une maison appartenant…

– À la Belle Jardinière, monsieur. Je neconnais pas d’autre nom à cette femme.

– Et ce cadavre ?…

– Est bien le même que celui quereprésente cette photographie, dit M. de Montgeron avecun accent de conviction et de sincérité qui impressionna vivementl’homme de police.

J’ai même vu très nettement cette blessureau-dessous du sein gauche.

Et il posait le doigt sur la photographie.

M. Lépervier fit alors appel à toute saraison et à tout son calme d’agent de police.

– Voyons, monsieur, dit-il, mettons queje n’aie rien dit, et ne vous préoccupez ni de mes paroles, ni demon étonnement. Faites-moi votre déclaration.

Montgeron était pareillement, comme on a pu levoir, du reste, un homme de sang-froid :

– Soit, dit-il. Je vois bien que, si jene m’expliquais entièrement, nous courrions le risque d’êtrelongtemps plongés dans les ténèbres.

Et M. de Montgeron racontasuccinctement, mais sans oublier aucun détail, l’amour deM. Gustave Marion pour la Belle Jardinière, l’expéditionnocturne à laquelle il avait assisté, lui, Montgeron, et la foliequi s’était emparée subitement du jeune homme qu’on avait retrouvéà demi mort dans le jardin.

Puis, Montgeron raconta encore son expéditionà lui, expédition dans laquelle il avait été assisté par son jeuneami, M. de Noireterre.

Évidemment, Marion avait vu le cadavre, toutcomme il l’avait vu, lui, Montgeron, ainsi que Casimir.

Puis il ajouta :

– À partir du moment où je suis tombéasphyxié par l’odeur des fleurs, je ne sais plus ce qui s’estpassé.

Quand je suis revenu, à moi, j’étais chez moi,avenue de Marignan, couché dans mon lit et assisté de mon valet dechambre et d’un médecin qu’on était allé chercher en toutehâte.

Il paraît qu’une patrouille d’agents de policem’a retrouvé sur un trottoir de la grande avenue desChamps-Élysées.

J’avais mon portefeuille et des papiers surmoi qui avaient permis de me transporter à mon domicile.

Le médecin, après trois heures d’efforts,avait fini par me rappeler à la vie.

J’ai passé la journée d’avant-hier et celled’hier dans un tel état d’abrutissement que je n’ai eu la force nide sortir ni de vous adresser ma déposition, ni même de m’enquérirdu sort de mon ami, M. Casimir de Noireterre.

Enfin, hier soir, j’ai eu la visite de cedernier.

Son histoire était la mienne, à ceci prèsqu’on l’a trouvé non point, comme moi, dans les Champs-Élyséesmais, sur le boulevard des Italiens.

Alors, après m’être concerté avec lui et avoirpris la résolution de ne pas ébruiter cette mystérieuse aventure,je suis venu vous trouver.

M. Lépervier avait écouté Montgeron avecune religieuse attention, sans l’interrompre.

Quand ce dernier eut fini, l’homme de policerouvrit son tiroir, y prît la lettre de l’agent Manuel et la tendità Montgeron :

– Lisez, dit-il.

La stupeur de Montgeron fut à son comble,lorsqu’il eut pris connaissance de cette lettre.

– Monsieur, reprit M. Lépervier,aucun homme n’a le don d’ubiquité, à plus forte raison uncadavre ; celui de M. de Maurevers ne pouvait setrouver, à la même heure, à Paris et à Londres.

– Monsieur, sur mon honneur, ditMontgeron, je vous jure que j’ai reconnu Maurevers.

– Bien. Mais vous le reconnaissez aussisur cette photographie ?

– Parfaitement, c’est toujoursMaurevers.

– D’après votre déposition, poursuivitM. Lépervier, vous avez vu M. de Maurevers mort, surun lit, dans la nuit de mercredi à jeudi.

– Précisément.

– Quelle heure pouvait-il être ?

– Minuit.

– Attendez…

L’homme de police prit la lettre de l’agentManuel et en souligna avec le doigt ce passage dans la nuitd’avant-hier.

– Je vous ferai remarquer, ditMontgeron, que la lettre est datée d’hier vendredi.

– Précisément. C’est donc bien, la nuitde mercredi àjeudi.

– Du reste, ajouta Montgeron, à moins quela théorie des Ménechmes ne soit devenue une vérité mathématique,et qu’il y ait deux hommes se ressemblant trait pour trait, mortsde la même manière, à deux cents lieues de distance, et portant lemême costume, vous avez raison, monsieur, vous ou moi nous devonsêtre fous !

– S’il y avait vingt-quatre heuresd’intervalle entre votre découverte et celle de mon agent,poursuivit M. Lépervier, on pourrait supposer, à la rigueur,que le cadavre a été transporté de Paris à Londres ouréciproquement. Mais c’est à la même heure que ce cadavre estretrouvé à Paris et à Londres, en même temps. Il y a donc deuxcadavres !

– Évidemment.

– Et cependant, continuaM. Lépervier, c’est bien M. de Maurevers que vousavez vu ?

– Oui, certes.

– Et cette photographie vous représenteégalement M. de Maurevers ?

– La ressemblance est frappante.

M. Lépervier et Montgeron se regardaientavec une sorte de terreur superstitieuse, lorsqu’un tintementmétallique se fit entendre dans un coin du cabinet.

C’était la sonnette d’un appareiltélégraphique.

Le chef des affaires mystérieusesavait un télégraphe dans son bureau même.

Il se leva et s’en approcha.

À la première inspection jetée sur l’appareil,il reconnut que la dépêche annoncée venait de Londres.

Et, s’asseyant avec empressement, il se mit àla traduire :

 

« Londres, samedi, 8 h. du matin

M. Lépervier, Paris

« Cadavre Maurevers transporté à laMorgue de Londres hier soir. Gardé par deux policemen. Policemenendormis avec une prise de tabac mélangé d’un narcotique. Cadavredisparu.

« Lettre, demain avec détails.

« Manuel. »

Tenez ! s’écria. M. Lépervier,lisez !

Et il transmit la dépêche àM. de Montgeron.

Puis, tandis que celui-ci en prenaitconnaissance :

– Il y a vingt ans, monsieur, que jem’occupe de police et jamais je n’ai vu rien d’aussiextraordinaire.

– Monsieur, répondit Montgeron, enattendant la lettre de votre agent à Londres, ne comptez-vous pasopérer une perquisition à Bellevue ?

– Oui, répondit M. Lépervier, et àl’instant même. Puisqu’il y a deux cadavres, nous allons toujoursessayer d’en retrouver un.

Chapitre 6

 

Deux heures après, un fiacre à quatre placesarrivait à Bellevue, et s’arrêtait devant la grille de l’habitationqu’on appelait dans le pays la maison de la Belle Jardinière.

M. Lépervier en descendit avec deuxhommes qu’à leur mine il était facile de reconnaître pour dessergents de ville déguisés en bourgeois, et un quatrièmepersonnage, vêtu de noir des pieds à la tête, et qui paraissaitêtre un magistrat.

Un petit coupé brun, attelé d’un cheval desang, suivait le fiacre, et deux autres personnages ensortirent.

C’étaient M. de Montgeron et sonjeune ami, M. Casimir de Noireterre.

M. Lépervier, avant de sonner, jeta àtravers la grille un regard dans le jardin.

Il y avait bien une dizaine d’ouvrierstravaillant avec ardeur, les uns à bêcher des plates-bandes, lesautres à poser des cloches en verre, d’autres, enfin, à tailler desarbres.

Au milieu d’eux, un gros homme à mine épanouieallait et venait, donnant des ordres.

M. Lépervier fit la réflexion qu’avaitfaite, quatre jours auparavant, M. de Montgeronlui-même.

Ce pavillon carré avait un aspect honnête etbourgeois, et ce jardin n’offrait rien de mystérieux à premièrevue.

M. Lépervier sonna.

Au bruit de la cloche, le gros homme quittales ouvriers et marcha vers la grille d’un air empressé.

Puis ayant ouvert lui-même, il ôta le largechapeau de paille dont il était couvert, et salua avec toutel’aménité d’un commerçant qui voit entrer des clients chez lui.

– Monsieur, lui dit M. Lépervier,nous désirons parler à la maîtresse de maison.

– Ces messieurs, répondit le gros hommequi pouvait bien avoir cinquante ans, sont sans doute des clientsde madame Lévêque ?

– Oui monsieur, réponditM. Lépervier qui se dit :

« Bon ! il paraît que la dames’appelle madame Lévêque. »

– Mille excuses, messieurs, reprit legros homme en saluant une seconde fois ; mais vous aurez étéoubliés, sans doute, dans la distribution des prospectus.

– Hein ? fit M. Lépervier.

Le gros homme tira de sa poche un carré depapier qu’il mit, pour toute réponse, sous les yeux de l’homme depolice.

C’était une circulaire imprimée, conçue en cestermes :

« M.

« J’ai l’honneur de vous informerque, me retirant définitivement des affaires, je viens de céder monfonds à monsieur Polydore Grosjean, jardinier pépiniériste, à quije vous prie de continuer les bontés et la confiance dont vousvouliez bien m’honorez.

« VEUVE LÉVÊQUE. »

M. Lépervier fronça légèrement le sourcilen prenant connaissance de ce factum.

– Pardon, monsieur, dit-il en regardantattentivement le gros homme, c’est vous qui êtes M. PolydoreGrosjean ?

– Pour vous servir, répondit-il.

Et il salua une troisième fois.

– Ainsi vous êtes le successeur de madameLévêque.

– Oui, monsieur.

– Depuis longtemps ?

– J’ai acheté le fonds et la propriétédepuis quinze jours ; mais je ne suis entré en jouissance qued’hier.

– Ah ! et madame Lévêque est encoreici probablement ?

– Non, monsieur, répondit le gros homme,madame Lévêque est partie pour Paris avant-hier soir, mais si vousavez personnellement affaire à elle, je puis vous donner sonadresse.

– Fort bien, dit M. Lépervier.

– Madame Lévêque habite la rue du Temple,n° 69 bis.

Et le gros homme ajouta avec unsoupir :

– Je croyais que ces messieurs étaientdes clients.

M. Lépervier le prit par le bras etl’entraîna un peu à l’écart :

– Monsieur Polydore Grosjean, dit-il, jevois qu’il faut que je vous fasse connaître ma qualité.

Le gros homme le regarda d’un air ébahi.

– Je m’appelle Lépervier, et je suis chefde section dans la brigade de sûreté.

Le gros homme tressaillit ; maisl’ébahissement de sa large figure rougeaude fut si naïf queM. Lépervier en fut quelque peu dérouté.

M. Polydore Grosjean le regardaittoujours, et semblait se poser cette question :

– Qu’est-ce que je puis donc bien avoirde commun avec la police ?

M. Lépervier poursuivit :

– Si, comme j’ai tout lieu de le croire,vous êtes un honnête commerçant, complètement étranger aux faitsqui motivent ma présence ici, je serais désolé de vous causer lemoindre tort.

– Mais… monsieur…

Et l’étonnement du jeune homme se changea enstupeur.

– Cependant, poursuivit.M. Lépervier, il faut que je fasse mon devoir ?

– Votre devoir ?

– Oui monsieur.

– Comment cela.

– J’ai un mandat de perquisition chezvous.

– Chez moi !

– Ou plutôt chez madame Lévêque que jecroyais trouver ici. Par conséquent, acheva M. Lépervier d’unton franc, ne faisons pas de bruit, recevez-moi ainsi que cesmessieurs comme des amis et laissez-nous visiter la maison.

M. Polydore Grosjean n’en revenait pas.Il était fort rouge et quelques gouttes de sueur perlaient à sonfront.

– Monsieur, murmura-t-il enfin d’une voixémue, j’ai été pendant trente années établi pépiniériste àSaint-Mandé. Je suis bien connu… et jamais je n’ai inspiré lemoindre soupçon… je suis un honnête homme… et croyez…

– Je crois, interrompit polimentM. Lépervier, que vous ne me comprenez pas très bien… ouplutôt, peut-être me suis-je mal expliqué. Le mandat deperquisition concernait la maison de madame Lévêque. Vous l’avezachetée ; mais cela ne doit pas m’empêcher d’obéir aux ordresque j’ai reçus.

– Mais enfin, monsieur… pourquoi cetteperquisition ?

– Nous sommes sur les traces d’uncrime.

Cette fois l’émotion de M. PolydoreGrosjean fit place à un gros accès d’hilarité.

– Oh ! par exemple ! dit-il,dans tous les cas si on a commis un crime, ce n’est pas madameLévêque qui est la coupable, c’est bien la plus honnête desfemmes.

– Ah !

– Voilà dix ans que je la connais.

– Vous la connaissez depuis dixans ?

– Et son mari aussi, le pauvre cherhomme ! il est mort dans mes bras, il y aura trois ansbientôt.

L’air candide du gros jardinier et son accentde sincérité produisaient sur M. Lépervier une impression desurprise qui était partagée par M. de Montgeron luimême.

M. Polydore Grosjean ajouta :

– Mais enfin, monsieur, si vous voulezvisiter la maison, je suis à votre disposition. Seulement vousm’excuserez…, elle est à peu près vide… mes meubles ne sont pasencore arrivés…

Et il se dirigea vers la maison.

M. Lépervier, l’homme vêtu de noir quin’était autre qu’un commissaire de police, les deux agents,Montgeron et Casimir de Noireterre le suivirent.

Les jardiniers n’avaient pas interrompu leurbesogne, et ils avaient cru sans doute que les visiteurs étaientdes clients.

Le gros homme poussa la porte d’entrée quiétait entrebâillée et s’effaça pour laisser passerM. Lépervier. Celui-ci dit à Montgeron :

– Maintenant monsieur, rassemblez vossouvenirs et guidez-nous.

– Oh ! dit Montgeron, ce serafacile. Je me reconnais parfaitement ici.

Et le premier, il gravit l’escalier.

Au premier étage il trouva le couloir au boutduquel il trouvait la porte vitrée.

Cette porte était grand ouverte.

Mais la chambre mortuaire était vide ;les tentures funèbres, le lit de parade et le cadavre avaitdisparu.

Un papier à ramages couvrait les murs et unrayon de soleil s’ébattait joyeusement sur le parquet.

Chapitre 7

 

Montgeron et Casimir de Noireterre éprouvèrentbien un premier mouvement de déception ; mais il fut de courtedurée.

Le premier se tourna vers M. Lépervier,qui paraissait partager leur désappointement et lui dit :

– Du moment où la Belle Jardinière n’estplus ici et, où monsieur que voilà s’est rendu acquéreur de lamaison, il est évident que ce que nous cherchons ne pouvaitdemeurer à la place où je l’ai vu.

– Sans doute, mais…

– Mais, dit M. Montgeron, onn’emporte pas un cadavre facilement et…

– Un cadavre ! s’exclamaM. Polydore Grosjean avec effroi.

M. Lépervier attacha sur lui le regardclair et profond particulier aux agents de police et il fut de plusen plus convaincu que le gros homme était de bonne foi et qu’ilignorait absolument tout.

Montgeron reprit :

– Il y avait un cadavre ici.

– Mais où ? fitM. Grosjean.

– Là… sur un lit… recouvert d’un drapnoir. Les murs étaient pareillement tendus.

– Positivement, affirma M. Casimirde Noireterre.

Un des agents subalternes qui accompagnaientM. Lépervier s’approcha du mur et posa la main sur un clou àcrochet qui était enfoncé dans la corniche.

– Excusez, mon chef, dit cet homme. Je nesais pas si la pièce était tendue de noir, mais ce qui est certainc’est qu’il y a eu une tenture quelconque sur le mur. Je vois latrace d’une tringle sur le papier, et tout le long de la cornichedes clous à crochet de distance en distance.

– C’est parfaitement vrai, ditM. Lépervier, qui s’approcha et remarqua pareillement desclous sur la plinthe du bas, preuve que la tenture avait été tenduede bas en haut.

M. Lépervier alors s’approcha de lafenêtre et regarda au-dessous de lui.

La fenêtre du rez-de-chaussée, verticalementsituée au-dessous de celle où il se penchait, était ouverte.

Il s’adressa à Montgeron :

– Si j’ai bonne mémoire, dit-il, le solaurait cédé sous nos pieds ?

– Oui, monsieur.

– Et vous seriez tombés tous deux àl’étage inférieur ?

– Parfaitement.

M. Lépervier se baissa et se mit àexaminer le parquet avec attention, espérant trouver une fente, unesolution de continuité quelconque qui pût indiquer cette trappemystérieuse qui avait cédé sous les pieds de Montgeron et de soncompagnon.

Mais le parquet n’offrait aucun indice de cegenre.

Il était uni et d’une parfaitehomogénéité.

– Descendons, ditM. Lépervier ; avant de chercher le cadavre, il faut nousrendre compte de la chute que vous pensez avoir faite.

La chambre où M. Montgeron avait vu lecorps était vaste et prenait le jour par quatre croisées, dont deuxdonnaient sur la façade principale du pavillon et les deux autressur la façade opposée.

Avant de la quitter, M. Lépervier laparcourut en comptant ses pas.

Puis il descendit à l’étage inférieur et toutle monde le suivit.

La pièce du dessous n’avait que deux croiséeset ne prenait jour que sur la façade principale.

M. Polydore Grosjean qui paraissaitprendre un certain intérêt à ces recherches ne quittait pasM. Lépervier. Celui-ci retourna dans le vestibule et acquit laconviction que la pièce du bas avait été séparée en deux, lorsqu’ileut ouvert une porte.

Mais ni dans la première pièce, ni dans laseconde M. de Montgeron ne se reconnut.

Nulle part le plafond ne portait les traces decette bascule qui avait joué sous ses pieds.

M. Lépervier se mit à compter les pas dela poutre au mur, dans chacune de ces deux pièces.

Puis, quand ce fut fait, il se prit à sourireet sa figure s’illumina.

– Voilà, dit-il en frappant du poing surle mur de séparation, une maîtresse muraille. Elle a quatre mètresde profondeur… et elle sonne creux… remontons !

Puis s’adressant à PolydoreGrosjean :

– Je vous serais bien reconnaissant,monsieur, de me procurer une hache, une bêche, un instrumentquelconque pour effondrer le parquet.

– Effondrer le parquet ? exclama legros homme que domina l’intérêt de la propriété.

– Ah ! soyez tranquille, ditM. Lépervier en riant, les réparations sont à notrecharge.

Revenu dans la chambre du premier étage où,selon M. de Montgeron et Casimir de Noireterre, avait étéexposé le cadavre, M. Lépervier ordonna à ses deux agents dedesceller une planche du parquet.

M. Polydore Grosjean avait complaisammentmis à sa disposition un marteau et un ciseau froid.

Les agents obéirent.

Ce fut une besogne plus facile qu’on nepensait tout d’abord.

Au deuxième coup de marteau poussant le ciseauentre deux planches de parquet, l’une de ces planches s’endétacha.

Alors M. de Montgeron poussa un cride joie.

La planche enlevée, on vit un second parquetplus bas de deux pouces.

Après la première planche, on en enleva uneseconde, puis une troisième.

Alors, les yeux de lynx de M. Lépervierdécouvrirent deux boutons de cuivre placés à une certaine distancel’un de l’autre.

– Donnez-moi un coup de marteaulà-dessus, dit-il.

Les agents obéirent encore.

Soudain, le parquet s’effondra.

Cette trappe qui avait cédé sous les pieds deMontgeron s’ouvrit de nouveau et l’un des deux agents fut précipitédans la serre où les deux jeunes gens avaient failli périrasphyxiés.

Mais la trappe ne se referma point, le coup demarteau ayant sans doute brisé le ressort.

En même temps, un jet de lumière vint frapperle visage de M. Lépervier qui s’était penché sur latrappe ; en même temps aussi, l’agent qui était tombé dans laserre jetait un cri d’épouvante.

M. Lépervier, M. de Montgeronet les autres purent voir alors le lit de parade qu’on avaitdescendu dans la serre et, sur le lit, le cadavre.

Les cierges brûlaient aux quatre coins.

Mais ils étaient à demi consumés.

M. Lépervier et Montgeron sautèrent dansla serre et tombèrent sur leurs pieds.

– C’est bien Maurevers, disaitM. de Montgeron.

– En effet, réponditM. Lépervier.

Et tous deux s’approchèrent.

Mais, soudain, M. Lépervier jeta un crid’étonnement en posant sa main sur le cadavre.

– Qu’est-ce donc ? fitMontgeron.

– Mais voyez donc !

– Eh bien, quoi ?

– Ce n’est pas un cadavre, dit froidementM. Lépervier.

– Plaît-il ?

Et Montgeron recula stupéfait.

– C’est une figure de cire, achevaM. Lépervier… et nous sommes mystifiés, monsieur.

Et M. Lépervier avait raison : ilavait sous les yeux non point un vrai cadavre, non pointM. de Maurevers assassiné, mais bien une de ces figuresde cire qui font l’orgueil de certains muséesbritanniques !

Chapitre 8

 

L’agent de police Manuel à M. Lépervier, chef du bureaudes affaires mystérieuses.

« Mon chef,

« Je vais compléter par cette lettre ladépêche télégraphique expédiée il y a une heure.

Les lois anglaises exigent des formalités sansnombre, et il est plus difficile de se faire rendre un cadavre qued’obtenir l’extradition d’un assassin.

Le corps de M. de Maureversretrouvé, j’ai pu en faire faire une photographie que je vous aitransmise dans ma lettre d’hier.

Mais la loi veut que tout homme assassiné soittransporté dans une salle dite « des morts » et qu’il yreste jusqu’à ce que son inhumation ait été permise par un jugementdu shériff.

Naturellement, et me conformant à vosinstructions, j’ai demandé que le cadavre me fût rendu, et je mesuis soumis à toutes les formalités voulues.

Ma journée d’hier a été employée à cela.

Dans le courant de cette journée, le corps deM. de Maurevers a été l’objet de la curiositéuniverselle.

La chambre des morts est ouverte au public, deneuf heures du matin à cinq heures du soir.

Le policeman Watson que j’avais prié de resterauprès du corps et de me faire un rapport, a constaté que plusieurspersonnes l’avaient reconnu.

C’est d’abord un membre de l’aristocratie,lord G… qui passe les hivers à Paris et n’a point hésité às’écrier :

– Mais c’est un Français, le marquisGaston de Maurevers !…

Ensuite, une femme qui tient une maison garnieà Hampstead a affirmé qu’elle l’avait eu pour locataire.

Le policeman a pris l’adresse de cette femmeet, hier soir, je me suis présenté chez elle.

Elle m’a montré la chambre qu’avait occupéeM. de Maurevers et qui, depuis, n’a été habitée parpersonne.

On avait brûlé différents papiers dans lacheminée… J’ai pu ressaisir quelques morceaux épargnés par lefeu.

L’un d’eux, que je vous envoie est, comme vouspourrez le voir, couvert d’une écriture de femme. On litdistinctement ces mots :

 

Reviens, mon bien-aimé, je tepardonne.

 

Hier soir, j’ai obtenu l’autorisation de faireenlever ce matin à neuf heures le corps deM. de Maurevers et de l’embarquer pour la France.

Comme je craignais la décomposition, je mesuis entendu avec un chirurgien très habile qui devait faire uneincision à la carotide et injecter le cadavre d’une solution detanin.

Ce matin donc, je terminais ma mission et mespréparatifs de départ, lorsque le policeman Watson est entréprécipitamment chez moi et m’a annoncé la disparition ducadavre.

Comment cet enlèvement a-t-il eulieu ?

C’est ce que nous avons cru deviner à certainsindices.

Comme la Morgue de Paris, la chambre des mortsest située au bord de la rivière.

C’est un bâtiment carré n’ayant qu’unrez-de-chaussée divisé en trois pièces :

La salle des morts, proprement dite, qui estséparée par un grillage et une balustrade à hauteur d’appui, duvestibule dans lequel le public est admis.

Derrière la salle des morts, une chambre dedissection où couchent les gardiens.

Le soir, on ferme les portes ouvertes aupublic durant le jour et les gardiens, au nombre de deux, seretirent dans la salle de dissection.

Néanmoins, j’avais obtenu que deux policemen,dont l’agent Watson, passassent la nuit auprès du corps deM. de Maurevers.

La salle de dissection ouvre sur la Tamise pardeux fenêtres à terrasse de bois qui surplombent la rivière.

Ces fenêtres ne sont point grillées.

Quand la rivière est grosse, un homme quipasse debout dans une barque, peut atteindre avec les mains la basede ces terrasses.

C’est par l’une d’elles que les ravisseurs ontdû pénétrer dans le monument funèbre.

On laisse quelquefois les fenêtres ouvertessurtout quand il y a des corps dans la chambre de dissection.

Les gardiens allument alors un grand feu pourse préserver du froid.

C’est ce qui est arrivé la nuit dernière.

L’agent de police Watson m’affirme que jusqu’àdix heures du soir, les deux gardiens ont joué aux cartes.

Lui et son collègue sont demeurés dans lasalle des morts.

Ce dernier a éprouvé le besoin de dormir etWatson lui ayant promis de veiller, il s’est allongé sur une tablede marbre qui était vide.

Mais bientôt il a été pris lui-même d’unimpérieux besoin de dormir, auquel, malgré ses efforts, il n’a purésister.

Quand il s’est éveillé, le soleil pénétraitdans la salle des morts.

Watson avait la tête si lourde que d’abord ilne s’est pas rendu compte du lieu où il se trouvait.

Puis ses souvenirs revenant, il s’est aperçuque le corps de M. de Maurevers avait disparu.

L’autre policeman dormait toujours.

Watson a essayé de l’éveiller et ne pouvant yparvenir, il s’est précipité dans la salle de dissection.

Les deux gardiens dormaient pareillement, l’uncouché sur la table, l’autre dessous.

Les cartes jonchaient le sol.

La fenêtre de droite était ouverte.

Watson a trouvé une corde solidement attachéeà l’un des barreaux de la balustrade qui entoure la terrasse.

À force de secouer les gardiens et lepoliceman, il est parvenu à les éveiller.

Ni ce dernier, ni les deux autres, pas plusque Watson n’ont rien entendu, durant la nuit.

Mais il est évident que les voleurs sontentrés par la fenêtre et ont emporté le cadavre, qu’ils aurontdescendu dans une barque en s’aidant de cette corde retrouvée parWatson.

Comment les gardiens se sont-ilsendormis ? C’est là une énigme dont le chirurgien qui s’étaitrendu directement à la Morgue m’a donné le mot.

Dans la soirée l’un des gardiens est alléacheter du tabac à priser.

Ce tabac a été pris dans un magasin de cigaresdu quartier.

Les deux policemen et l’autre gardien eu ontpris plusieurs prises, en commençant à jouer.

Le chirurgien ayant trouvé la tabatièreouverte sur la table, a soumis à une analyse le reste du tabacqu’elle contenait.

Le tabac était mélangé d’un narcotique presquefoudroyant, ce qui explique la promptitude avec laquelle gardienset policemen se sont endormis.

Sur ma demande, on a mis le marchand de tabacen état d’arrestation.

Mais cet homme que j’ai vu protesterénergiquement de son innocence, soutient qu’il a vendu du tabacordinaire.

D’un autre côté, le gardien croit se souvenirqu’un homme du peuple, au moment où il sortait du magasin decigares lui a demandé une prise.

On recherche cet homme qui aurait fort bien puen introduisant ses deux doigts dans la tabatière, y laisser tomberle narcotique en question sous forme de poudre noirâtre.

Toute la police de Londres est sur pied etj’espère encore retrouver le corps deM. de Maurevers.

Demain vous aurez une seconde lettre.

Agréez, etc.…

MANUEL. »

Chapitre 9

 

La figure de cire qui représentait siparfaitement le cadavre de M. de Maurevers que tout lemonde s’y était trompé à première vue, avait été mise sous la gardede deux des agents de police conduits par le chef des affairesmystérieuses à Bellevue.

En même temps ils avaient ordre de surveillerM. Polydore Grosjean et de ne pas le laisser sortir de sapropriété.

M. Lépervier était revenu à Paris avec lecommissaire de police, Montgeron et M. de Noireterre.

– Je vais arrêter cette femme qui habite,dit-on, maintenant, la rue Vieille-du-Temple. Ou M. PolydoreGrosjean est son complice, ou bien il m’a donné une adresseréelle.

Tel avait été le raisonnement deM. Lépervier.

Cependant, au lieu de se transporterdirectement rue Vieille-du-Temple, il avait fait un léger détour etpassé à son bureau pour y prendre deux autres agents.

Montgeron et Casimir de Noireterrel’accompagnaient toujours.

Moins d’une heure après, M. Lépervier,laissant tout son monde dans la rue, se présentait seul auconcierge du n° 69 bis.

Il avait cru devoir prendre un déguisement ets’habiller en commissionnaire porteur d’une lettre.

– Madame Lévêque ? demanda-t-il auconcierge.

Ce dernier, qui était au fond de sa loge,accourut et répondit :

– Elle n’y est pas.

– Savez-vous si elle rentrerabientôt ?

– Elle ne rentrera pas.

– À quel étage demeure-t-elle ?

– Au troisième, au fond de la cour. Maisil n’y a personne ; elle est partie ce matin en me disantqu’elle allait en voyage pour huit jours !

M. Lépervier comprit qu’il fallaitdécliner sa qualité.

Il annonça donc au concierge qu’il était agentde police et muni d’un mandat de perquisition.

Le concierge donna sans difficulté les clés del’appartement.

Alors, M. Lépervier appela sescompagnons, et tous montèrent à l’appartement indiqué, à la grandeémotion du concierge, qui répétait, en joignant les mains, quemadame Lévêque était la plus honnête des femmes.

L’appartement était tout petit, meublé sansluxe, et indiquait une femme de moyen état.

Mais à peine M. de Montgeronétait-il entré qu’il aperçut un portrait dans la chambre àcoucher.

Ce portrait était celui d’un ouvrier, si on enjugeait par les vêtements.

Mais c’était aussi celui deM. de Maurevers, si on regardait le visage.

– Lui ! toujours lui !murmura-t-il.

En même temps, M. Lépervier trouvait surun guéridon une lettre cachetée qui portait cettesuscription :

 

À monsieur le vicomte de Montgeron.

 

– Voyez ! dit-il, en la luitendant aussitôt.

Montgeron prit la lettre et l’ouvrit.

Elle était signée : la BelleJardinière, et l’écriture en était élégante et fine :

 

« Monsieur,

« Cette lettre vous parviendra, j’en suissûre, et peut-être la trouverez-vous vous-même à la place où je lalaisse.

« Vous avez voulu pénétrer un mystère,et, pour cela, vous vous êtes adressé à la police.

« Ni la police, ni vous, ne saurez jamaisla vérité.

« Vous me chercherez vainement. Pas plusvous, que M. Lépervier ne me trouvera.

« D’ailleurs, vous ne me connaissez nil’un ni l’autre.

« Un seul homme m’a vue, et cet homme,M. Gustave Marion, est fou.

« Monsieur le vicomte, laissez-moi vousdonner un conseil.

« Vous êtes jeune, vous êtes riche, vouspouvez vivre heureux et atteindre une vieillesse respectable.

« Ne compromettez rien de cela par unecuriosité imprudente qui pourrait amener pour vous unecatastrophe.

« La police, que je défie, finira par selasser de chercher inutilement M. de Maurevers mort ouvivant.

« Faites comme la police.

« C’est au nom de l’amitié qu’avait pourvous le marquis de Maurevers que je vous parle.

« Je quitte Paris.

« Peut-être n’y reviendrai-je jamais.

« Peut-être aussi nous rencontrerons-nousvingt fois tête à tête, et ne saurez-vous pas qui j’ai été.

« Adieu, monsieur de Montgeron, suivezmon conseil. C’est une femme qui a ardemment aimé votre ami quivous le donne.

« Votre servante,

« LA BELLE JARDINIÈRE. »

 

Les perquisitions minutieuses opérées parM. Lépervier dans l’appartement n’amenèrent aucune découverte.Il ne trouva ni lettres, ni papiers, ni rien qui pût mettre sur lestraces de la Belle Jardinière.

L’agent Manuel revint de Londres huit joursaprès.

Il n’avait pu, en dépit des efforts de lapolice anglaise, retrouver le cadavre qu’on disait être celui dumarquis Gaston de Maurevers.

Tout Paris connut cette aventure et s’enémut.

La police française rechercha la BelleJardinière inutilement.

M. Polydore Grosjean, mis en étatd’arrestation, fut relâché au bout de huit jours.

La figure de cire représentée à tous ceux quiavaient connu M. de Maurevers, fut reconnue par les unset niée par les autres.

Il s’éleva même des doutes sur cetteressemblance qui avait frappé si fortM. de Montgeron.

L’agent Manuel prétendit qu’elle n’avait aucunrapport avec le cadavre volé à Londres.

Plusieurs mois s’écoulèrent.

Les recherches de la police se ralentirent,puis cessèrent tout à coup.

Cependant, au bout d’un an, une nouvellerumeur se fit dans le monde où avait vécu M. de Maurevers.

Un jeune officier de la marine anglaiseprétendit avoir rencontré aux Indes le marquis parfaitementvivant.

Enfin, à la même époque, l’agent de policeManuel, atteint par un camion dans une rue encombrée de voitures,fût écrasé et transporté à l’Hôtel-Dieu, mourant.

Mais, avant de rendre le dernier soupir, ildemanda avec insistance à voir le préfet de police. Ce hautmagistrat se rendit à l’Hôtel-Dieu et reçut sa confession.

Cette confession avait-elle trait à ladisparition du marquis Gaston de Maurevers ?

Mystère !

Chapitre 10

 

Rocambole, on s’en souvient, avait laissé desinstructions pour Marmouset, au cas où il ne serait pas de retour àParis, dans un an.

Et il y avait près de deux ans qu’il étaitparti, sans qu’il eût, depuis, donné aucun signe de vie.

Le navire qui le transportait aux Indes avecsa cargaison de prisonniers, avait-il réellement péri par lefeu ?

Rocambole était-il mort ?

Nul ne le savait en Europe, pas même Vanda,qui, depuis deux années, attendait vainement que le maître revintou donnât de ses nouvelles.

Vanda et Marmouset ne s’étaient plus quittésdepuis la mort tragique de Gipsy.

Milon vivait avec eux.

Tous trois attendaient le retour dumaître ; et le maître était l’objet de toutes leursconversations.

Quelquefois Milon hochait tristement la têteet disait :

– Oh ! Bien certainement, il estmort.

Mais Vanda répondait :

– C’est impossible ! je suiscertaine qu’il n’est pas mort.

Et, comme elle disait cela pour la centièmefois peut-être depuis le départ de Rocambole, elle ajouta, cesoir-là :

– Voulez-vous savoir sur quoi se fonde maconviction ?

– Oui, dit Milon, qui ne demandait pasmieux que de la partager.

– Eh bien ! reprit Vanda, je suistrès nerveuse, par conséquent très impressionnable, et je possèdece que les magnétiseurs appellent une organisation devoyant.

Les gens que j’aime m’apparaissent souvent enrêve, fussent-ils à une distance de mille lieues.

– Et vous avez vu Rocambole ?

– Dix fois depuis son départ.

Et, comme Milon continuait à hocher latête :

– Tenez, dit Vanda, je gage que, s’il yavait ici un magnétiseur qui m’endormit, je pourrais vous dire oùest Rocambole, ce qu’il fait, comment il est et s’il reviendrabientôt.

Milon se montrait incrédule.

Mais Marmouset, dont l’imagination était plusvive, s’écria :

– S’il ne faut qu’un magnétiseur, je saisoù le trouver.

– Eh bien ! va le chercher, monenfant, dit Vanda.

Marmouset se leva, secoua le gland d’unesonnette qui pendait auprès de la glace, et dit au valet quientra :

– Faites atteler Tempête au coupé.

Marmouset, qui était bien changé déjà àl’époque de la mort de Gipsy, était maintenant un grand jeune hommemélancolique, d’une blancheur mate et distinguée, et d’une parfaiteélégance.

On ne meurt pas d’un désespoir d’amour.

Vanda l’avait empêché de se tuer en lui disantque Rocambole comptait sur lui.

Marmouset avait d’abord vécu par ordre,indifférent à tout, songeant seulement à Gipsy morte.

Mais Gipsy lui avait laissé des millions, etl’homme riche se console toujours à la longue.

Le souvenir de Gipsy n’était plus maintenantqu’une douce mélancolie.

Il se complaisait dans les tristesses dupassé, mais les ardeurs de l’avenir commençaient à l’assiéger.

Pendant, ces deux années qui venaient des’écouler, Marmouset avait complété son éducation et il était,grâce à cette merveilleuse intelligence de l’enfant de Paris, unhomme en tous points bien élevé.

D’ailleurs, il était si riche !

On l’avait remarqué au Bois pour son habiletéd’écuyer et la beauté de ses chevaux.

C’était le garçon qui avait les voitures etles équipages les mieux tenus de Paris.

Le Club des Crevés avait sollicitél’honneur de le posséder dans son sein.

Les plus belles femmes du monde galantl’avaient fusillé de tendres regards et de sourires.

Mais Marmouset n’aimait personne ; soncœur était vide.

Peut-être eût-il voulu pouvoir s’abandonner àquelqu’une de ces passions dévorantes qui absorbent si bien la vied’un homme de vingt ans.

Mais le sentiment d’un devoir à remplirl’avait plus retenu peut-être que le triste et doux souvenir de sachère Gipsy.

Ce devoir à remplir, c’était une missionmystérieuse laissée par Rocambole, à son départ, sous forme de plicacheté que Marmouset ne devait ouvrir que dans deux ans.

Marmouset savait bien que cette fortune quelui avait laissé Gipsy était destinée à quelque grande œuvre deréparation et qu’il devait l’employer à racheter son passé.

D’un autre côté, l’époque fixée par Rocamboleapprochait.

Et Marmouset attendait avec une fiévreuseimpatience cette heure où il pourrait déployer sa dévoranteactivité.

Il avait donc demandé sa voiture.

Neuf heures sonnaient à la pendule du boudoirde Vanda, qui habitait toujours le petit hôtel de l’avenue deMarignan, jadis acheté par sir James Nively.

– Je serai de retour dans une heure, ditMarmouset en s’en allant.

Et il se fit conduire rue duFaubourg-Poissonnière, 89 ter.

C’était là qu’habitait un homme dont toutParis était alors engoué.

C’était un Américain du nom de Hunt, qui avaitopéré des cures merveilleuses par le magnétisme.

Petit, grêle, nerveux, il avait dans le regardune puissance extraordinaire et passait pour avoir endormi les gensles plus incrédules et les plus rebelles au somnambulisme.

Comme on le pense bien, Marmouset avait changéde nom.

Sur les registres de l’Hôtel-Dieu, où il étaitné, il avait été inscrit sous les prénoms de Victor-Albert et lenom de Prytavin qui était celui de sa mère.

Il avait repris ce nom.

Paris est léger, il s’occupe peu de savoird’où viennent les gens qui se présentent à lui avec une grandefortune et un grand train.

M. Albert Prytavin était reçu partoutavec le respect qu’inspire cette puissance moderne qu’on appellel’argent, et nul ne s’était inquiété de savoir qu’il était né dansun hospice, d’un repris de justice et d’une femme perdue.

Marmouset fit donc passer sa carte aumagnétiseur, qui était logé comme un nabab ou un fastueux dentisteet laissait volontiers faire antichambre à ceux qui le venaientconsulter.

Sa carte eut un effet magique.

Le spirite sortit de son cabinet et vint avecempressement à la rencontre de Marmouset. Celui-ci luidit :

– Monsieur, veuillez prendre la peine dem’accompagner. Une de mes amies a la singulière fantaisie de sefaire magnétiser.

En même temps, Marmouset jeta un chiffon depapier, qui n’était autre qu’un billet de mille francs, sur lacheminée de M. Hunt.

Celui-ci ne prit que le temps de remplacer sarobe de chambre à ramages par un paletot et sa calotte de veloursnoir à gland d’or par un chapeau.

Puis il suivit Marmouset.

Moins d’une heure après, comme il l’avaitpromis, Marmouset était de retour dans le boudoir de Vanda, amenantle magnétiseur.

– Monsieur, dit Vanda à ce dernier,regardez-moi bien. Suis-je lucide ?

– Je le crois, dit le magnétiseur. Jecrois même que vous avez une merveilleuse organisation desomnambule.

– Alors, endormez-moi.

Et elle se renversa dans le fauteuil où elleétait assise, tandis que l’Américain attachait sur elle son œilplein de fluide, et appuyait ses deux mains sur ses bras.

Milon et Marmouset attendaient avec unecertaine anxiété le résultat de cette bizarre épreuve.

Tout à coup, les yeux de Vanda sefermèrent ; sa tête s’inclina un peu sur son épaule.

Elle poussa un soupir.

Alors, le magnétiseur lui dit :

– Voyez ! je le veux !

Un frisson parcourut tout le corps de Vanda etelle commença à s’agiter comme jadis la pythonisse de Delphes surson trépied.

Puis, soudain, ses lèvres s’entrouvrirent.

– Je vois, dit-elle, je vois…

Milon et Marmouset avaient la sueur au front.Ils allaient enfin savoir ce qu’était devenu Rocambole.

Chapitre 11

 

Vanda prononça d’abord quelques mots confus età peine articulés.

Elle se débattait sans doute avec ces ténèbresmystérieuses qui enveloppent l’âme du somnambule, au moment oùcette âme va s’élancer dans les espaces, franchir d’innombrablesdistances et cependant demeurer en contact avec son corps qui aurapour mission de transmettre ses sensations et ses aventures.

Puis, peu à peu, tandis que les yeuxdemeuraient fermés, le front s’éclaira et parut entouré d’un rayonlumineux, le visage eut une expression calme, les lèvress’entrouvrirent et laissèrent passer une parole nette etparfaitement articulée.

– Je le vois, dit-elle.

– Qui voyez-vous ?

– Lui !

Marmouset fit un signe au magnétiseur quivoulait dire :

– Nous savons parfaitement, Milon et moi,de qui elle veut parler.

Puis, se penchant à l’oreille deM. Hunt :

– Demandez-lui où il est.

– Où le voyez-vous ? fit lemagnétiseur.

Vanda répondit :

– Le ciel est étincelant d’étoiles, etcependant il est comme noir ; la chaleur est brûlante. Le ventqui soulève la mer est un vent de feu. Il souffle de l’ouest. Letropique n’est pas loin.

Les voiles du navire sont tendues sousl’effort du vent. Les vagues s’entr’ouvrent devant lui et lesillage qu’il creuse est rempli d’étincelles phosphorescentes.

Lui, il est sur le banc de quart, calme,hautain, commandant à la mer comme il sait commander auxhommes.

Bon vent, bonne route, tout va bien àbord !

Et Vanda se tut.

– Que voyez-vous encore ? répéta lemagnétiseur.

– Rien, le brouillard, répondit-elle.

Et elle retomba dans une sorte d’atoniesilencieuse.

– La scène va changer sans doute, soufflaM. Hunt à l’oreille de Marmouset. Attendons !

Au bout de quelques minutes, Vanda s’agita denouveau ; mais son visage exprimait une épouvanteindicible :

– Mon Dieu ! mon Dieu !murmurait-elle.

– Que voyez-vous ?

– Le feu est à bord, il a envahi la cale,il menace la soute aux poudres. Mon Dieu !…

Et, d’une voix saccadée, tandis que son visageet tout son corps révélaient une terreur profonde :

– Le feu est à bord… on a mis le canot àla mer… les hommes s’éloignent…

– Et lui ?

– Lui, il reste, il est là, debout…suivant des yeux le canot… Le feu gagne… gagne ! monDieu !…

Vanda fit un bond sur son siège et poussa ungrand cri :

– L’explosion ! dit-elle.

Marmouset, Milon et le magnétiseur lui-même seregardaient avec effroi.

Mais soudain, le visage crispé de Vanda serasséréna, elle cessa de s’agiter convulsivement, un soupir desoulagement s’échappa de sa poitrine :

– Ah ! dit-elle.

– Eh bien ! qu’avez-vous vu ?demanda le magnétiseur.

– Je n’ai pas vu, je vois.

– Que voyez-vous ?

– Lui, il nage, appuyé sur une plancheprovenant, des débris du navire.

Le jour est venu… il nage toujours… tempscalme… une voile paraît à l’horizon… il nage avec ardeur… la voilegrandit… c’est un navire, le canot est mis à la mer…sauvé !…

Milon et Marmouset jetèrent un cri.

Vanda se tut et retomba dans, cetteprostration qui paraissait devoir suivre chacun de ses accès declairvoyance.

– Il faut la réveiller, dit Milon.

– Non, dit Marmouset, pas encore.

– Pourquoi donc ? fit naïvement lecolosse.

– Parce qu’il ne nous suffit pas desavoir que le Maître est sauvé.

– Vous voulez savoir où il est ?

– Oui.

Et Marmouset fit un nouveau signe aumagnétiseur. M. Hunt posa sa main sur le front de Vanda,reprit son accent d’autorité et dit :

– Voyez ! je le veux ! il lefaut !

Vanda s’agita encore ; mais son visages’éclaira de nouveau de ce rayonnement mystérieux qui semblaitprésager un spectacle agréable à sa vue intérieure.

– Il est à cheval, dit-elle. Le chevalest blanc, caparaçonné comme une monture de roi.

Il marche à côté d’un homme vêtu de rouge avecépaulettes d’or.

Devant eux, des hommes également rouges, avecdes coiffures blanches, s’avancent en battant le tambour… J’entendsdes instruments de cuivre.

C’est la musique d’un régiment de cipayes.

Derrière viennent les soldats, les uns blancs,les autres cuivrés…

C’est le lendemain d’une bataille…

Une bataille où il était et où il s’estconduit comme un lion.

Ils marchent sous un ciel brûlant au milieu deplaines, vertes, hérissées de monuments étranges…

– L’Inde, sans doute, murmuraMarmouset.

– Où va-t-il ? demanda lemagnétiseur.

– Je ne sais pas… La nuit est venue… Lesoleil s’est abîmé dans la mer… mais j’entends toujours lestambours et les instruments de cuivre…

M. Hunt se tourna versMarmouset :

– Monsieur, dit-il, cette dame estfatiguée… il faut en rester là pour aujourd’hui.

– Comme vous voudrez, réponditMarmouset.

M. Hunt passa alors ses deux mains sur latête, les épaules et les bras de Vanda, chassant le fluidemagnétique en sens inverse ; et bientôt cette dernière rouvritles yeux et promena autour d’elle un regard étonné.

Puis elle se souvint :

– Eh bien ? dit-elle.

– Le Maître n’est pas mort.

– Ah ! je le savais, bien.

– Où est-il ?

– Dans l’Inde.

– Ai-je dit s’il reviendrait ?

– Non, dit le magnétiseur. Je vous aitrouvée fatiguée et j’ai pensé qu’il serait toujours temps de vousrendormir de nouveau.

Vanda regarda Marmouset d’un air qui voulaitdire :

– Nous ne pouvons pas causer librement enprésence de cet homme ; il faut le laisser partir.

L’Américain prit son chapeau, et Marmouset luidit :

– Je vais vous reconduire chez vous,monsieur.

– Mon ami, dit Vanda au jeune homme,n’oubliez pas une chose !

– Laquelle, madame ? demandaMarmouset.

– C’est demain le jour fixé.

– Pour l’ouverture des instructions duMaître ?

– Oui.

– Demain, à huit heures précises, jeserai ici.

Et Marmouset sortit avec le magnétiseur.

– Eh bien ! dit alors Vanda, setournant vers Milon, encore tout ému de ce qu’il venait de voir etd’entendre ; eh bien ! crois-tu maintenant que Rocambolen’est pas mort ?…

Chapitre 12

 

Marmouset reconduisit le magnétiseur chezlui ; puis, éprouvant le besoin de marcher, il renvoya savoiture, alluma un cigare et s’en revint à pied par lesboulevards.

Il était alors environ onze heures du soir,les boutiques et les magasins étaient fermés. Les cafés et lesbureaux de tabac restaient seuls ouverts.

Comme on était à la fin de mars, que le tempsétait doux, l’air tiède et le macadam sec, le boulevard étaitencombré comme en plein jour.

Marmouset marchait à petits pas, rêveur, et sedemandait si, dans vingt-quatre heures, il ne serait pas l’homme leplus agité du monde, comme il en était en ce moment le plusoisif ; car il était probable que les instructions, laisséespar Rocambole n’étaient pas de nature à le laisser les brascroisés.

Et, cheminant ainsi, il arrivait à la hauteurdu passage de l’Opéra, lorsqu’on lui frappa sur l’épaule.

Il se retourna et se vit en présence d’unhomme d’environ trente-six ans qui n’était autre que notre ancienneconnaissance, M. le vicomte de Montgeron, actuellementprésident du Club des Crevés :

– Bonjour, Victor, dit le vicomte.

– Bonsoir, Montgeron, réponditMarmouset.

Le vicomte passa son bras sous lesien :

– Il fait bon flâner, n’est-cepas ?

– Certainement, répondit Marmouset, ilfait un temps de printemps.

– Et, pourvu, reprit Montgeron, qu’on aitl’esprit calme et le cœur libre…

– Comme vous me dites cela,Montgeron.

Et Marmouset regarda le vicomte, qui ne puts’empêcher de tressaillir.

– Mon cher, répondit-il, je suis unsingulier homme en vérité.

– Comment cela ?

– Je finis par où les autrescommencent.

– Expliquez-vous, Montgeron…

Le vicomte tira sa montre.

– L’Opéra ne finit qu’à minuit moins dix,il est onze heures et quart… nous avons le temps de causer.Voulez-vous un grog au Café Riche ? Je vais vousfaire mes confidences.

– Allons ! dit Marmouset.

Et ils traversèrent la rue Lepeletier ets’assirent devant le café, tout au coin, de façon que l’œil duvicomte pouvait surveiller la sortie de l’Opéra.

– Mon cher, dit alors celui-ci, de vingtà trente ans j’ai été le garçon le plus insouciant et le pluspositif du monde, en même temps.

Je dépensais mes revenus avec méthode,ménageant mon cœur et mes émotions, prenant une somme de plaisirassez raisonnable pour ne jamais troubler l’équilibre de mesfacultés, quittant ma maîtresse aussitôt que je croyais ressentirpour elle un vague attachement, et fuyant avec sagesse touteaventure un peu romanesque, toute émotion un peu pimentée.

– Et après trente ans ? demandaMarmouset.

– Les choses ont changé.

– Ah !

– Je me suis lancé à corps perdu dans lesaventures de toutes sortes. Vous avez connu l’histoire deMaurevers ?

– Sa disparition, vous voulezdire ?

– Justement ; j’ai passé deux annéesde ma vie avec une idée fixe, pénétrer ce mystère impénétrable.

– Et vous n’y êtes pointparvenu ?

– Mon Dieu, non ! d’ailleurs, j’aiété prié par la famille elle-même de cesser touteinvestigation.

– Pourquoi ?

– Maurevers avait un cousin germaindevenu son héritier. Un matin, il est venu chez moi et m’adit : « J’ai eu une entrevue avec le préfet de police, etnous sommes tombés d’accord qu’il ne fallait plus rechercher monmalheureux cousin, je vous serais donc obligé de ne plus vous enoccuper. »

– Alors, dit Marmouset, vous vous êtesabstenu ?

– D’autant plus facilement que jecommençais à me lasser. Mais il fallait une nouvelle pâture à cettedévorante activité qui s’était emparée de moi.

– Et vous l’avez trouvée ?

– Naturellement ; je suis devenuamoureux.

– De qui ?

– Avant de vous le dire, moncher, laissez-moi vous raconter ma vie depuis un mois que durecette passion à tous crins.

– Voyons ?

– Trois fois par semaine je viensattendre à la porte de l’Opéra, elle y est : je lavois monter en voiture et j’ai des battements de cœur à jeter parterre un mur d’église.

– Bon ! après ?

– Tous les matins je monte à cheval et jepasse deux fois sous les fenêtres de l’hôtel qu’elle habite auxChamps-Élysées.

Naturellement, à cette heure-là, elle dort etje ne la vois point. Mais, mon regard caresse les persiennes quil’abritent.

Chaque soir, excepté les jours d’Opéra, jevais dans un salon quelconque, où je suis certain de larencontrer.

Pourtant, je ne lui ai jamais adressé laparole.

– Bah ! fit Marmouset, étourdi decette dernière confidence.

– Je ne sais même pas si elle a devinémon amour.

– Mais, ajouta Montgeron, tenez, si cettefemme consentait à m’aimer une heure à la condition que cette heureexpirée, je me ferais sauter la cervelle, j’accepterais.

– Montgeron, dit Marmouset avecmélancolie, vous êtes sérieusement malade, je le vois.

– Je suis fou.

– Cette femme est donc bienbelle ?

– Je n’en sais rien. On ne voit pas lafemme qu’on aime telle qu’elle est. Mais elle a le regard fatal, lavoix enivrante et quelque chose de dominateur qui courbe tous lesfronts sur son passage.

Voulez-vous la voir ?

– Je le veux bien, dit Marmouset questimula soudain une vague curiosité.

– Eh bien ! entrez à l’orchestre del’Opéra, du côté gauche et regardez dans l’avant-scène dedroite.

Vous la verrez assise auprès d’un homme dequarante-cinq ans environ, brun comme un mulâtre. C’est sonmari.

– Un étranger, sans doute ?

– Un Espagnol.

– Ah ! elle est Espagnole ?

– Pas elle. Je la crois Russe, plutôt.Elle a d’adorables cheveux blonds, tirant sur le roux, et des yeuxnoirs d’où jaillissent de fauves étincelles. Il n’y a que deux moisqu’ils sont à Paris ; d’où viennent-ils ? Personne ne lesait au juste. Cependant ils sont merveilleusement accueillis etfêtés dans le monde des ambassades.

Marmouset se leva :

– Mais vous allez m’accompagner, n’est-cepas ?

– Non, dit Montgeron, je préfère resterici. Ce soir, je suis plus amoureux que de coutume, et je serais sipâle sous le lustre que tout Paris s’en apercevrait. Tout àl’heure, quand on sortira, j’irai me cacher derrière une colonne dupéristyle et je la verrai monter en voiture.

– Vous retrouverai-je ?

– Sans doute.

– En quel endroit ?

– Ici.

Marmouset se dirigea vers l’Opéra. Il avaitune loge à l’année. Il entra et gagna l’orchestre.

Le rideau se levait sur le quatrième acte duProphète ;mais Marmouset ne vit ni la scène ni lasalle.

Ses yeux furent subitement attirés vers cetteavant-scène qui contenait les amours deM. de Montgeron.

Et Marmouset demeura alors comme ébloui, tantcette femme était belle.

On causait d’elle à l’orchestre !

Marmouset écouta, sans cesser de laregarder.

Chapitre 13

 

Cette femme dont M. de Montgeronétait amoureux fou et que Marmouset regardait en ce moment avec unecuriosité pleine d’une naïve admiration, avait, en effet, une deces beautés étranges, qui séduisent et épouvantent tout à tafois.

Avec son teint d’une blancheur marmoréenne,ses cheveux roux, ses yeux noirs, elle formait un contrastefrappant avec l’homme assis auprès d’elle et qui, dit-on, était sonmari.

Ce dernier était un Espagnol de la plus belleeau, tout au moins, si ce n’était un Mexicain ou un planteur deRio-de-Janeiro.

Il promenait autour de lui un regardétincelant de jalousie qui semblait faire défense, sous peine demort, à toute la salle, de regarder sa compagne. Mais ce regardféroce s’éteignait subitement et devenait tout tremblant, toutindécis, s’il rencontrait le cher regard de la femme aux cheveuxroux.

Celle-ci avait-elle vingt ou trenteans ?

Il était impossible de trancher laquestion.

Marmouset s’était assis au deuxième rang del’orchestre.

Le premier rang était occupé par deux hommesqui causaient à voix basse en anglais.

Marmouset prêta l’oreille et comprit qu’ilsparlaient de la belle étrangère.

Ces deux hommes, d’une irréprochable élégance,n’étaient pourtant pas des insulaires. Ils avaient au contraire lecachet parisien le plus pur ; et s’ils s’exprimaient en langueanglaise, c’était sans doute pour que leur conversation ne fût passurprise par le premier venu.

Peu de gens à Paris savent l’anglais assezbien pour saisir au vol une conversation à mi-voix.

Mais Marmouset avait si bien étudié cettelangue, par amour pour sa chère Gipsy !

Il ne perdit pas un mot de ce que disaient lesdeux jeunes gens.

– Ainsi, mon ami, tu ne crois pas aumariage de don Ramon ?

– Pas le moins du monde.

– Pourtant, il a dansé avant-hier àl’ambassade d’Espagne.

– Qu’est-ce que cela prouve ?

– Mais qu’il faudrait bien de l’audacepour présenter àl’ambassadeur de son pays, comme sa femme, unefemme qui ne serait que sa maîtresse.

– Mon cher ami, reprit le premier desdeux causeurs, si don Ramon a épousé cette femme, c’est qu’elle estveuve de ses trois maris.

– Plaît-il ?

– Je les ai connus tous les trois.

– Allons donc !

– Tous les trois vivants, à la mêmeheure.

– Baron, tu te moques…

– Sur l’honneur, je dis vrai. Veux-tul’histoire de cette rousse éblouissante ?

– Voyons ?

– Elle n’est ni Russe, ni Anglaise, commeon le croit. Je suis sûr qu’elle est née à Paris.

– Bah !

– Cependant, c’est à Londres que je l’aivue pour la première fois.

– Quand cela ?

– Il y a cinq ans. Elle était alors lafemme de lord Harring, lequel prétendait l’avoir épousée enIrlande.

Elle faisait à Londres, au théâtre du Lyceumou à Covent-Garden, exactement le même effet que celui qu’elleproduit ici.

– Et elle s’appelait ladyHarring ?

– Comme elle s’appelle ici doña Figuerray Mendez, comme elle s’appelait à Constantinople…

– Ah ! elle a été àConstantinople ?

– Elle y était la femme du prince russeKolotine.

– Quelle plaisanterie !

– Enfin, un an plus tard, je la retrouvaià Marseille, s’appelant madame Catelan, et la femme d’un opulentarmateur.

– Tout ce que tu racontes là est fortbizarre, baron.

– C’est la vérité, mon cher.

– Après bout, qu’est-ce que celaprouverait ! C’est que, veuve de lord Harring, elle a épouséle prince Kolotine, et, veuve de ce dernier, le MarseillaisCatelan.

– Lequel serait mort à son tour pourfaire place à don Ramon, n’est-ce pas ?

– Justement.

– Mon cher, dit celui à qui son amidonnait le titre de baron, je n’habite plus Paris, tu le sais, etje me suis retiré, grand chasseur que je suis, dans mon château deLorraine où je passe les quatre saisons.

Je ne viens pas à Paris deux fois par an et jerepars demain.

Il est donc probable que je ne rencontreraipas doña Figuerra y Mendez, comme il est certain que nous l’avonsexaminée toute la soirée et que, habituée à faire sensation, ellene s’est préoccupée de personne et ne nous a pas vus.

– Où veux-tu en venir ?

– À ceci : je pars demain. Je ne larencontrerai donc pas.

– Mais si tu la rencontrais ?…

– En pleine lumière ou en plein jour,face à face…

– Eh bien ?

– Tu la verrais pâlir et se trouver mal àl’aise.

– Je comprends cela, pour peu que tu aiesété lié avec tous ses maris.

– Oh ! ce n’est pas pour cela.

– Hein ?

– Je te l’ai dit, mon cher, continua lebaron avec insouciance, je suis retiré du monde et je ne me mêleplus de rien.

– Mais tu as donc connu particulièrementcette femme ?

– Très particulièrement.

– Et tu possèdes quelque secret laconcernant ?

– Peut-être.

– Baron, tu excites ma curiosité.

– Bah ! je me suis juré de ne riendire.

– Je suis curieux, pourtant.

– Je le vois bien.

– Et je suis ton ami.

– C’est précisément pour cela que je neveux pas t’embarquer dans une série d’aventures désagréables.

Tiens, mon bon ami, tout ce que je puis fairepour toi, je vais le faire.

– Ah !

– Es-tu réellement amoureux de cettefemme ?

– J’en meurs…

– La toile va baisser sur le dernieracte.

– Bon !

– Nous allons sortir ensemble, tuprendras mon bras et nous nous promènerons sous le péristylejusqu’à ce qu’elle sorte.

– Ce qui fait qu’elle te verra ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Eh bien ! mon cher, ce seraensuite à toi à la rencontrer, au Bois, au spectacle, dans unsalon, et à lui dire :

« Madame, je vous aime, et je suis l’amidu baron Henri de C… »

– Et tu penses que je serai bienaccueilli ?

– Peut-être bien.

Et le baron eut un sourire moqueur que nesurprit pas son interlocuteur, mais qui n’échappa point àMarmouset.

Marmouset avait entendu toute cetteconversation que nous venons de rapporter ; conversation quin’avait fait qu’aiguillonner sa curiosité. Il quitta l’orchestreavant les deux jeunes gens et se trouva avant eux sous lepéristyle.

Puis il attendit.

Quelques secondes après, le baron Henri de C…et son ami se tenaient au bas du grand escalier.

Trois minutes plus tard, don Ramon Figuerra yMendez descendait, donnant le bras à la femme aux cheveux roux.

Marmouset, à trois pas de distance, observaittout.

La femme aux cheveux roux se trouva tout àcoup face à face avec le baron Henri de C…

Et soudain, elle pâlit étouffa un cri etpassa, jetant au baron un regard de haine profonde.

Marmouset la suivit.

Chapitre 14

 

Marmouset, en même temps qu’il suivait labelle étrangère dont il avait surpris le premier mouvement d’effroiet ensuite le regard de haine qu’elle avait laissé tomber sur lebaron Henri de C…, Marmouset, disons-nous, aperçutM. de Montgeron au dehors.

Le vicomte était pâle et tout son sang venaitd’affluer à son cou, au moment où la femme aux cheveux roux passaitprès de lui.

Elle était en voiture et la voitures’éloignait rapidement que M. de Montgeron était encorelà, planté sur ses deux pieds, et semblable à une statue.

Seulement sa pâleur fit place tout à coup àune vive rougeur quand Marmouset s’approcha de lui.

– Eh bien ! dit ce dernier, vousl’avez vue…

Montgeron le prit par le bras et l’entraînabrusquement hors de la foule.

– Mon ami, lui dit-il, quand ils furentsur le boulevard, je crois que je deviens fou.

– Bah ! fit Marmouset.

– Il me semble qu’elle m’a souri enpassant.

– À vous ?

– À moi, mon ami : j’ai un volcandans la tête et dans le cœur. Elle m’a regardé, elle m’a souri…

– Eh bien ! dit Marmouset, il n’y apas là de quoi devenir fou, vous êtes un homme heureux, Montgeron,voilà tout !

– Oui, mais le bonheur tue.

– Quelle folie !

– Victor, dit le vicomte en s’appuyantfamilièrement sur le bras de Marmouset, êtes-vous un peu monami ?

– Mais certainement.

– Alors, ne me quittez pas ; je sensque la folie me gagne ; venez avec moi, nous monterons dans uncabinet du Café Anglais… nous souperons… vous resterezavec moi jusqu’au jour… dites, le voulez-vous ?

– Allons, répondit Marmouset.

M. de Montgeron était dans un telétat de surexcitation qu’il faisait peine à voir.

Marmouset l’accompagna.

Ils s’enfermèrent dans un cabinet du CaféAnglais, laissèrent la fenêtre ouverte et continuèrent àcauser tandis qu’on les servait.

– Mon ami, disait le vicomte, j’aitrente-six ans, l’âge par excellence où l’on meurt d’amour aussifacilement que je bois ce verre de madère.

– Mais dit Marmouset, que cetteexaltation inquiétait quelque peu, puisqu’elle vous a souri.

– C’est précisément là ce quim’épouvante.

– Pourquoi ?

– Mais parce que cette femme peut medemander à présent ma vie, ma fortune et mon honneur.

– C’est beaucoup, dit Marmouset ensouriant.

Le garçon entra sur ces mots, apportant unelettre sur un plateau.

– Un domestique s’est présenté aucomptoir tout à l’heure, dit-il, et il a demandé si M. levicomte de Montgeron soupait ici : sur la réponse affirmativequi lui a été faite, il a laissé cette lettre en insistant pourqu’elle fût remise à M. le vicomte à l’instant même.

Montgeron était redevenu pâle.

Marmouset fit un signe et le garçonsortit.

M. de Montgeron regardait cettelettre qui était toujours sur le plateau et qu’il n’avait pas osétoucher.

Un tremblement nerveux s’était emparé delui.

– Je n’ose pas, dit-il.

– Comment ! exclama Marmouset, vousen êtes arrivé à cet état de faiblesse et de fièvre !

– Oui.

– Mais vous ne savez pas d’où vient cettelettre ?

– D’elle.

– Ah ! parexemple !

– J’en suis sûr. Tenez… ouvrez-la pourmoi…

Et M. de Montgeron tremblait de plusen plus.

Marmouset prit la lettre et l’ouvrit.

Elle contenait deux lignes d’une écriture fineet allongée.

– Pas de signature, dit-il.

– Lisez, dit fiévreusement Montgeron.

Marmouset lut à mi-voix :

« Si M. le vicomte de Montgeron esttoujours l’homme aventureux et brave que tout Paris a connu, il setrouvera à deux heures du matin derrière la Madeleine ets’approchera d’un petit coupé attelé de deux chevaux baibrun. »

– C’est elle ! répétaM. de Montgeron.

– En êtes-vous bien certain ?

– Je le sens aux battements précipités demon cœur.

– Et, vous irez ?

– Oh ! pouvez-vous me ledemander !

Marmouset fronça légèrement le sourcil. Il luisemblait que ce rendez-vous cachait un piège.

Mais il ne fit part d’aucune de sesimpressions à M. de Montgeron, pas même de ce qu’il avaitentendu dire au spectacle, et de ce qu’il avait vu sous lepéristyle de l’Opéra.

M. de Montgeron consulta samontre.

Il n’était pas une heure du matin.

– Un siècle de tortures à attendre !dit-il.

– Montgeron, reprit Marmouset, savez-vousque vous me mettez dans l’embarras ?

– Comment cela ?

– Ne m’avez-vous pas demandé de passer lereste de la nuit avec vous ?

– Certainement.

– Mais si vous allez à cerendez-vous…

– Eh bien ! vous m’attendrezici.

– Et si vous ne revenez pas ?

– À six heures du matin, vous reprendrezvotre liberté.

– Mon cher Montgeron, continua Marmouset,vous êtes, comme on dit, un homme de haute vie, parconséquent, il est tout naturel que beaucoup de femmes songent àvous. Nous sommes en carnaval. Qui vous prouve que c’estprécisément la femme qui vous tourne la tête ?…

– C’est elle, vous dis-je.

– Soit, je n’insistepas !…

Et, Marmouset, comprenant queM. de Montgeron était arrivé à ce paroxysme de la folieamoureuse qui n’admet plus aucun raisonnement, se borna à lui faireprendre patience jusqu’à deux heures moins un quart.

Comme le vicomte se levait pour courir à sonrendez-vous, Marmouset plongea la main dans une des poches de sonpaletot.

– Tenez, dit-il prenez toujours cela.

– Pourquoi faire ? demandaM. de Montgeron stupéfait.

L’objet que lui tendait Marmouset n’étaitautre qu’un revolver.

– Mon cher, dit froidement Marmouset,quand on à un rendez-vous d’amour, il faut prendre ses précautions.Cette femme a un mari… et un mari jaloux.

– Vous avez raison, dit Montgeron.

Et il mit le revolver dans sa poche.

**

*

Quatre heures après, Marmouset achevait sonsixième cigare et son flacon de kummel, dans le cabinet du CaféAnglais.

La pendule allait sonner six heures.

– Ce pauvre Montgeron ! murmura lejeune homme en souriant, il a été sans doute bien heureux… Pourvuqu’il songe à me renvoyer mon inutile revolver.

Et il endossa son paletot, au moment oùtintait le premier coup de six heures.

Mais soudain, la porte s’ouvrit, etM. de Montgeron entra.

Le vicomte, toujours un peu pâle, avait l’œilen feu, la démarche brusque, le geste saccadé.

– Mon ami, dit-il à Marmouset, je mebats.

– Plaît-il ? fit Marmouset.

– Je me bats dans une heure, au Bois,derrière Madrid. Vous êtes mon témoin. Nous allons passer chezNoireterre, qui viendra avec nous.

– Mais avec qui vousbattez-vous ?

– Je vous le dirai en route. Partons. Lavoiture est en bas… avec les épées.

– Et moi qui croyais que vous alliez à unrendez-vous d’amour ?

– Oh ! fit M. de Montgeronavec une sorte d’extase, si vous saviez comme elle estbelle !

– Il est fou ! pensa Marmouset.

Et il le suivit.

Que s’était-il donc passé ?

Chapitre 15

 

M. de Montgeron était donc allé aurendez-vous.

L’état de surexcitation dans lequel il setrouvait était si visible et il le sentait si bien lui-même qu’ilévita, en suivant le boulevard, de passer devant le Club desCrevés, de peur de rencontrer quelque ami qui n’aurait pasmanqué de lui demander où il allait et de s’étonner de son aspectfiévreux.

À l’heure dite, il était derrière laMadeleine.

Le coupé désigné dans la lettre attendait à laplace indiquée.

Montgeron chancelait en marchant, à mesurequ’il s’en approchait.

Alors, la portière encadra une tête de femme,mais tellement encapuchonnée, tellement voilée queM. de Montgeron ne la reconnut qu’aux battements de soncœur.

En même temps, une petite main finement gantéesaisit la sienne et une voix douce et ferme tout à la foisdit :

– Montez !

M. de Montgeron, plus mort que vif,entra dans le coupé.

Le cocher avait des ordres sans doute, car ilrendit la main à ses chevaux, qui tournèrent l’église, descendirentla rue Royale, et gagnèrent les Champs-Élysées.

– Monsieur de Montgeron, dit alors lafemme voilée, je sais que vous êtes brave.

– Madame…

– Je sais que vous m’aimez…

– Faut-il mourir pour vous ?demanda-t-il avec un accent chevaleresque.

– Non, mais il faut risquer votre viepour moi.

– Je suis prêt.

Elle eut un regard ardent à travers son voilequi brûla le cœur de Montgeron.

Le cocher avait alors ralenti l’allure de seschevaux, et le coupé montait au pas la grande ailée desChamps-Élysées.

– Monsieur de Montgeron, reprit-elle, ildépend de vous que demain j’aie quitté Paris pour n’y jamaisrevenir.

– Madame…

– Il dépend de vous que j’y reste… Ildépend de vous que… je vous aime…

Elle prononça ces derniers mots avec lafranchise d’une Espagnole offrant son amour à qui saura la vengerd’un affront.

– Écoutez-moi, reprit-elle, tandis queMontgeron palpitait d’une joie sauvage.

– Parlez, dit-il, et ce que vousordonnerez, je le ferai.

Elle reprit :

– Il est de par le monde un homme qui m’aoutragée, un homme qui, las de mes refus, a vu son amour se changeren haine ; un homme qui me poursuit partout avec un tissu decalomnies. Partout j’ai fui devant lui… Partout il m’arejointe…

– Je le tuerai, dit simplementMontgeron.

– Mon mari, poursuivit-elle, est un hommejaloux et féroce, mais je n’aime pas mon mari, et ce n’est pas àlui, par conséquent, de me venger.

– Donnez-moi le nom de cet homme,répondit Montgeron. Le reste me regarde.

– Pardon… encore un mot, dit-elle.

– Parlez.

– L’homme que je vais vous désigner estbrave, querelleur et il se bat facilement. Mais s’il savait quej’ai armé votre bras, il deviendrait lâche.

– Oh ! par exemple !

– Il tient à sa vengeance, il sedéroberait par la fuite.

– Le misérable !

– Jurez-moi que vous trouverez, unprétexte, que mon nom ne sera pas prononcé…

– Je vous le jure.

Elle lui pressa doucement la main.

– Si vous tuez cet homme, dit-elle, vousordonnerez ensuite, je serai votre esclave et j’abandonnerai toutpour vous suivre, fût-ce au bout du monde !

Elle lui disait cela avec une émotiondélicieuse et une voix enchanteresse qui achevèrent de faire perdrela tête à M. de Montgeron.

– Son nom. répéta-t-il, sonnom ?

Mais elle hésitait encore.

– Et si cet homme, dit-elle, était connude vous ?…

– Qu’importe !

– S’il était votre ami ?

– Il est devenu mon ennemi mortel du jouroù il vous a outragée.

– Monsieur de Montgeron, acheva-t-elle,l’homme qui me hait et que-je hais se nomme le baron Henri deC…

Montgeron tressaillit.

Le baron Henri de C… était membre d’un clubfameux et dont se souviennent les lecteurs de ce récit, – leClub des Asperges.

Montgeron en faisait également partie, bienqu’il passât plutôt ses soirées et ses nuits au Club desCrevés.

Le baron de C…, qu’on appelait pluscommunément le baron Henri, dans le cercle des viveurs, était unoriginal qu’on voyait rarement à Paris.

Il avait beaucoup voyagé, il était grandchasseur ; depuis plusieurs années, il vivait presqueconstamment dans ses terres.

Mais il ne passait jamais vingt-quatre heuresà Paris sans faire une apparition au Club desAsperges.

M. de Montgeron n’était pas plus liéavec lui qu’il ne l’était avec cinquante viveurs du même genre.

Quand la femme voilée eut prononcé cenom. il respira.

– C’est bien, madame, dit-il ; je letuerai, ou il me tuera !

Elle pesa sur le gland de soie quicorrespondait au petit doigt du cocher.

Le coupé s’arrêta.

– Au revoir, dit-elle. Ou plutôt non… àdemain.

– Où vous verrai-je ? demanda-t-ilavec un accent qui tenait du délire.

– Au même endroit et à la même heure.

Elle lui donna sa main à baiser.

– Allez, mon chevalier, dit-elle ;mon âme vous protège.

Montgeron s’élança sur la chaussée, ivred’amour, fou, délirant.

Il demeura quelques minutes debout, immobile,suivant des yeux le coupé qui s’en allait au grand trot, emportantcette mystérieuse créature pour laquelle il allait verser son sangdans quelques heures, avec une âcre volupté.

Puis, lorsqu’il eut disparu dans l’éloignementet l’obscurité, il redescendit à pied vers la place de laConcorde.

Montgeron avait besoin de marcher, derafraîchir à l’air de la nuit sa tête en feu, et d’adopter un plande conduite.

S’il eût eu un éclair de raison, peut-être sefût-il demandé si une femme qui mettait pour prix de son amour lavie d’un homme n’était pas la dernière des créatures, indigne detoute affection.

Mais Montgeron était fou, et cette question,il ne se l’adressa point.

Les fous ont d’ailleurs des heures desang-froid superbes.

M. de Montgeron n’était pas encore àla Madeleine qu’il était devenu maître de lui et avait repris toutson calme.

Dix minutes plus tard, il arrivait au Clubdes Asperges, sûr d’y rencontrer le baron Henri qu’il avaitaperçu le soir, à huit heures, entrant à l’Opéra.

Il gravit l’escalier, de marbre du club d’unpas leste et pénétra dans le salon de jeu, un sourire auxlèvres.

La partie était très animée.

Un homme tenait la banque du baccara à deuxtableaux.

C’était précisément le baron Henri.

M. de Montgeron s’approcha.

Chapitre 16

 

La partie était si animée que personne netourna la tête.

M. de Montgeron s’était presqueavancé sur la pointe du pied et l’épaisseur du tapis avait assourdises pas.

Le baron Henri de C… était fort riche.

Mais il n’aimait pas à perdre et il était defort méchante humeur ce soir-là.

– Je n’ai jamais vu, disait-il, unebanque aussi maquignonnée que celle-là.

– Tu perds tes deux cents louis !belle misère ! dit un joueur.

– Et je vais user de mon droit,messieurs, reprit le banquier.

– Plaît-il ? fit-on de touscôtés.

– Je vais brûler quelques cartes,peut-être que la veine changera.

– Fi ! baron, dit un de cesmessieurs, c’est un jeu de cuistre que tu joues.

– Messieurs, répondit une voix, le baronest maintenant un homme rangé.

On tourna la tête, et on reconnutMontgeron.

Le vicomte avait un rire moqueur qui fitfroncer le sourcil au baron.

– Ah ! je suis un homme rangé,M. de Montgeron ? dit-il.

– On le dit, du moins, répondit levicomte toujours ironique.

– Est-ce un crime ?

– Non pas. Surtout quand on est dansvotre situation.

– Qu’est-ce à dire ? fit le baron,regardant froidement M. de Montgeron.

– Oh ! rien, dit ce dernier,retroussant dédaigneusement sa lèvre supérieure. Ce ne sont pas mesaffaires.

– Me croiriez-vous ruiné ?

– Non, certes.

– Alors ?

– Alors, mon cher baron, j’ai ouï direque vous aviez besoin de conserver votre fortune… pour… voshéritiers…

Et Montgeron prononça ces derniers mots avecun crescendod’ironie.

– En fait d’héritiers, dit le baron, jen’ai qu’un neveu plus riche que moi et que je compte du reste,faire attendre quelque trente ou quarante années.

– Vraiment ! ricana Montgeron. Cen’est pourtant pas ce qu’on dit.

– Plaît-il ?

– Vous vivez longtemps dans vos terres,mon gentilhomme.

– J’aime la campagne.

– C’est en Lorraine, je crois ?

– Mais oui.

– Les Lorraines sont des filles superbes,baron.

– Montgeron, dit le baron de C…impatienté, que veut donc dire ce persiflage ?

– Mettez que je n’ai rien dit.

Et l’attitude de Montgeron devint de plus enplus moqueuse.

– Non pas, dit M. de C… en selevant, vous vous êtes trop avancé pour me refuser uneexplication.

– À quoi bon ?

– De quels héritiersparlez-vous ?

– Vous le savez aussi bien que moi.

Et Montgeron eut un sourire de plus en plusimpertinent.

Tous ceux qui assistaient à cette scènesingulière se regardaient avec un étonnement qui tenait de lastupeur.

Il était évident que M. de Montgeronavait envie de chercher querelle au baron Henri.

Pourquoi ?

Montgeron n’était pourtant pas gris.

– Mon cher baron, reprit ce dernier,avez-vous vu Lafont, cet inimitable comédien, dans une de ses plusjolies créations, le commandant Mauduit, du Lionempaillé ?

– Après ? fit le baron.

– Page était charmante dans Suzon lacuisinière, n’est-ce pas ?

– Où voulez-vous en venir ? demandale baron Henri, pâle de colère.

– À ceci, mon cher baron, continuaMontgeron : il paraît que vous jouez la comédie chez vous,dans votre château.

– Je joue la comédie ?

– Vous tenez l’emploi de Lafont… et,quant à celui de Page, il paraît que c’est une vraie cuisinièrequi… que… enfin… vous comprenez…

– Mon cher Montgeron, dit froidement lebaron, je comprends à tout cela une seule chose.

– Ah ! vraiment ?

– C’est que vous me faites uneplaisanterie du plus mauvais goût.

– Je ne plaisante jamais, baron.

– Oseriez-vous donc soutenir une pareillecalomnie ?

Et M. de C…, tout frémissant, fit unpas en arrière.

M. de Montgeron ôta froidement un deses gants et le jeta au visage du baron.

– Le mot de calomnie est trop gros,baron, dit-il, et je vous le ferai rentrer dans la gorge au pointdu jour.

Le baron Henri ramassa le gant et le plaça surla table.

– M. de Montgeron, dit-il, vousme trouverez à sept heures du matin, au Bois, à la grille deMadrid.

Vous pouvez apporter vos épées et vospistolets ; car je vous préviens que l’un de nous ne doit pasrevenir.

– J’y compte bien, répondit Montgeronavec un accent de férocité qui acheva de plonger les témoins decette scène dans la stupeur.

Et il salua et sortit.

Le baron Hounot, un de ses meilleurs amis,courut après lui.

– Ah çà ! Montgeron, dit-il, commecelui-ci descendait l’escalier du club, es-tu fou ?

– Pas le moins du monde.

– Mais quel mystère y a-t-il donc entrele baron et toi ?

– C’est mon affaire.

– Une histoire de femme,peut-être ?

Montgeron se mit à rire :

– Oui, dit-il, je suis amoureux de sacuisinière.

Et il planta là le baron Hounot qui compritque Montgeron voulait garder son secret.

**

*

Tandis que le vicomte regagnait le CaféAnglais, où il avait laissé Marmouset, on accablait des mêmesquestions, au Club des Asperges, le baron Henri.

Ce dernier répondait avec un grand accent desincérité :

– Je vous jure, messieurs, que je n’aijamais eu avec M. de Montgeron la moindre querelle ;nous n’étions pas liés, mais nous avions l’un pour l’autre uneaffectueuse estime.

Je ne comprends absolument rien, je vous lerépète, à sa singulière agression.

Et tout en disant cela, le baron s’était remisau jeu.

Il joua jusqu’au jour.

Au jour, il se leva, demanda sa voiture, etsortit.

Il avait jugé inutile de prendre des témoinsau club.

Le baron Henri descendait au Grand-Hôtel,depuis qu’il n’habitait plus Paris.

Il s’y trouvait, en ce moment-là, voisin delogis avec deux officiers de son ancien régiment, le 4ehussards.

La veille, ils avaient renouvelé connaissanceà la table d’hôte.

Le baron frappa à leur porte et réclama leursbons offices.

Une demi-heure après, tous trois étaient envoiture, et le baron, pensif, se disait :

– J’ai eu tort de ne pas m’informer si,par hasard, Montgeron ne serait pas amoureux ? Il y a decette femme là-dessous.

À sept heures précises, M. le baron Henride C… et les témoins, munis d’une paire d’épées de combat et de sespistolets de tir, arrivèrent à Madrid.

M. de Montgeron, Marmouset etM. de Noireterre s’y trouvaient déjà.

Chapitre 17

 

Marmouset avait essayé, de son côté, dequestionner M. de Montgeron.

Avec qui et pourquoi se battait-il ?

Montgeron lui avait dit :

– Mon cher ami, mettez que je me batsavec le mari d’une femme que j’aime et restons-en là.

Cette réponse avait dérouté Marmouset, tout enparaissant au contraire, le mettre sur la voie.

Il s’était figuré queM. de Montgeron était allé au rendez-vous donné par lafemme aux cheveux roux, et qu’il avait été surpris et provoqué parle mari.

Était-ce une trahison du hasard ?

Était-ce un piège tendu par cette femme sur lecompte de laquelle le baron Henri s’était si cavalièrement expriméà l’Opéra ?

Marmouset se posa la question sans pouvoir larésoudre, tandis que M. de Montgeron le conduisait chezM. de Noireterre, à qui il allait demander de lui servirde second témoin.

Pendant tout le trajet il se répéta la mêmedemande.

Il essaya même encore, par quelques allusions,d’arracher le secret de cette rencontre àM. de Montgeron.

Mais le vicomte ne souffla mot, etM. de Noireterre, pas plus que Marmouset, ne sut le nomde l’adversaire.

Ce ne fut que lorsqu’ils eurent franchi lagrille du pavillon de Madrid où était le rendez-vous, que Montgeronleur dit à tous deux :

– Messieurs, j’exige de vous unserment.

– Parlez, dit Noireterre.

– Quelle que soit l’issue de cetterencontre, vous allez me jurer de ne jamais chercher à savoirpourquoi je me suis battu.

– Mais, c’est donc un duel à mort ?demanda Noireterre.

– À mort, répondit froidementMontgeron.

Marmouset et M. de Noireterreprêtèrent le serment qu’il exigeait.

En ce moment le fiacre qui renfermait le baronHenri et ses témoins arriva.

Mais il n’entra point à Madrid ; ildemeura au contraire, dans le bois, à la grille de l’octroi, etseul, un des officiers mit pied à terre et vint à la rencontre desdeux témoins de M. de Montgeron.

– Messieurs, leur dit-il, je connais àcent pas d’ici un fourré où nous serons fort bien.

Marmouset et Noireterre s’inclinèrent.

Puis ils regagnèrent leur voiture, sans mêmeque le nom de l’adversaire de Montgeron eût été prononcé, et sansqu’ils eussent aperçu le baron Henri demeuré dans le fiacre avecson second témoin.

Ce ne fut que lorsque les deux voituress’arrêtèrent à l’entrée d’une allée des piétons qui conduisait aufourré indiqué, que Marmouset tressaillit et s’arrêta court, envoyant le baron mettre pied à terre.

Il avait reconnu le personnage de l’orchestrequi s’exprimait sur la femme aux cheveux roux avec un si granddédain.

Et soudain il serra le bras à Montgeron et luidit vivement :

– C’est donc là votreadversaire ?

– Oui.

– Montgeron…

– Eh bien ?

– Avant de vous battre, ne voulez-vouspas m’écouter une minute ?

– À quoi bon !

– Montgeron… il le faut !

– Et si je ne le veux pas, moi ?

– Mon ami… je vous en supplie…

Mais Montgeron se dégagea de l’étreintefiévreuse de Marmouset.

– Allons, messieurs, dit-il,dépêchons-nous, je vous prie.

Marmouset ne se tenait cependant pas pourbattu.

– Montgeron, disait-il à voix basse, jedevine maintenant pourquoi cette femme vous a donné unrendez-vous.

– Ah !

– C’était pour vous prier de provoquer lebaron de C…

– Après ?

– Montgeron, vous ne pouvez vousbattre…

Le vicomte eut un éclat de rire.

– Bon ! dit-il, allez-vous pas meproposer un arrangement sur le terrain ?

Marmouset pâlit. D’un mot,M. de Montgeron lui avait fermé la bouche.

Ce dernier s’approcha deM. de Noireterre et lui dit tout bas :

– Casimir écoute bien mes volontés. C’estun duel à mort que je veux.

– Soit, dit le jeune homme en baissant latête.

Et il rejoignit les témoins du baronHenri.

Les conditions furent réglées en quelquessecondes. Elles étaient terribles.

Les adversaires devaient d’abord se battre aupistolet.

Placés à trente pas, avec la faculté de fairecinq pas, ils échangeraient deux balles chacun.

Si cette première rencontre n’amenait pas derésultat décisif, on continuerait le combat à l’épée.

Marmouset suivait du regard le jeu dephysionomie de M. de Montgeron, dont le visage s’éclairalorsque M. de Noireterre lui rapporta ces conditions.

Aucune explication n’était possible désormais.Il fallait attendre.

Les officiers, selon leur droit de témoins del’offensé chargèrent les armes.

Il avait été convenu que ces messieurs seserviraient de leurs pistolets.

Puis on compta les pas et chacun d’eux prit saplace.

Marmouset était pâle et avait le pressentimentd’une catastrophe.

Ce fut un des officiers qui donna lesignal.

Le baron Henri fit deux pas, ajusta et fitfeu.

M. de Montgeron ne bougea pas. Laballe de son adversaire avait passé un pouce au-dessus de satête.

Cependant le vicomte n’ajusta point, ilattendit le second coup de feu de son adversaire.

Le baron tira de nouveau.

Cette fois le bras levé de Montgeron retombabrusquement.

La seconde balle du baron Henri lui avaitfracassé l’épaule droite et rendait l’usage de son brasimpossible.

Mais, de la main gauche, Montgeron ramassa sonpistolet, marcha ensuite ses cinq pas et fit feu.

Le baron ne fut pas atteint.

Montgeron poussa un cri de rage et tira sonsecond coup.

Cette fois le baron chancela ; mais il netomba point.

Les témoins accoururent.

Montgeron avait le bras droit cassé ;M. de C… avait une balle dans la cuisse.

– Assez, messieurs, dit un desofficiers.

– Non pas, dit Montgeron ; à l’épée,maintenant.

– Mais, Montgeron, observa Marmouset,vous ne pouvez vous servir de votre bras droit.

– Je suis gaucher. Et à moins queM. de C… ne se trouve hors de combat ?

– Je ne souffre pas, et je suis encoresolide sur mes jambes, répondit le baron avec calme.

Devant l’exaltation furieuse de Montgeron, lestémoins ne pouvaient que céder.

On apporta les épées, et le combatrecommença.

La lutte fut longue et acharnée.

Montgeron était de première force et il avaitun avantage, celui de tenir son épée de la main gauche.

Le baron perdait beaucoup de sang etcommençait à chanceler.

Mais la fureur de Montgeron allait croissant.Il ne se battait plus comme on se bat sur le terrain ; iltirait avec l’impétuosité imprudente qu’on déploie dans les sallesd’armes.

Tout à coup on entendit un double cri.

Montgeron s’était fendu et, en se fendant, ils’était enferré sur l’épée du baron.

Mais la sienne avait disparu jusqu’à la gardedans la poitrine de son adversaire, et tous deux s’affaissèrent surl’herbe en même temps.

Chapitre 18

 

Le même jour, à neuf heures du soir,M. Victor Prytavin, c’est-à-dire notre ami Marmouset, entra auClub des Asperges.

Il ne trouva que des visages consternés.

Le duel du matin, dégénéré en véritableboucherie, avait eu une issue funeste pour les deuxcombattants.

M. de Montgeron était mort dans lajournée.

On avait, emporté le baron Henri mourant etles médecins appelés en hâte avaient déclaré la blessuremortelle.

Cependant le baron vivait encore à neuf heuresdu soir.

Marmouset n’avait pas quittéM. de Montgeron jusqu’à son dernier soupir.

Le vicomte était mort en tenant le sermentqu’il avait fait à cette femme mystérieuse qui lui avait mis l’épéeà la main.

En vain, les larmes aux yeux, Marmousetavait-il essayé de lui arracher son secret.

Montgeron était mort en murmurant :

– Je l’aime !

Le vicomte ayant rendu le dernier soupir, unesorte de curiosité ardente s’était emparée de Marmouset.

Il devinait bien que la femme aux cheveux rouxétait la cause du duel. Mais quelle était cette femme ?

C’était là ce qu’il voulait savoir.

Aussi Marmouset venait-il au club avec levague espoir d’obtenir quelque renseignement qui fît jaillir lalumière sur cette ténébreuse affaire.

On causait, il écouta.

– Messieurs, disait le marquis de C…, lemême qui, jadis, avait présenté le major Avatar au club, il est unfait certain pour moi, c’est que ce pauvre Montgeron et le baronHenri n’avaient avant-hier matin aucun motif de haine l’un pourl’autre.

– Moi, dit un autre membre du club, jepuis vous affirmer qu’avant-hier, vers deux heures, je me promenaisavec le baron devant Tortoni lorsque nous avons rencontréMontgeron.

Ils se sont donné une poignée de main.

– Je ne vois qu’une histoire de femme quiait pu amener la singulière provocation de Montgeron, ajouta untroisième.

– Voilà qui est impossible, dit lemarquis.

– Pourquoi ?

– Mais parce que le baron n’habitepresque jamais Paris.

– Qu’importe !

– Qu’il a rompu voici deux ans avecGeorgette, sa dernière maîtresse.

– Peut-être une femme du monde.

– Il ne va pas dans le monde, mesamis.

– Messieurs, dit alors Marmouset, jecrois pouvoir vous certifier, moi, qu’il y a une femme dans cetteaffaire.

– Allons donc !

– Montgeron était amoureux.

– Ah !

– Amoureux fou.

– De qui ?

– D’une femme que j’ai vue… et qui lui adonné rendez-vous la nuit dernière.

J’avais passé la soirée avec lui, il m’aquitté pour aller à son rendez-vous.

Et il est revenu avec un duel sur lesbras ?

– Le baron n’était pas homme pourtant àtroubler un rendez-vous d’amour, observa le marquis de C…

– À quelle heure le rendez-vous deMontgeron ?

– Deux heures du matin.

– Bon ! dit un des membres du club,Henri est venu ici à minuit et ne nous a quittés qu’après laprovocation de Montgeron.

– Mais avant de venir ici il était allé àl’Opéra, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien ! J’y étais aussi, moi,dit Marmouset, à deux pas de lui.

– Eh bien !

– Le baron causait de la femme dontMontgeron était amoureux…

– Mais quelle est donc cettefemme ?

– Messieurs, répondit Marmouset, vous mepermettrez de mettre dans tout ceci une certaine réserve. La femmequi a occasionné cette boucherie était fort maltraitée par le baronHenri, et je dois vous dire que j’ai ajouté foi à ses paroles.

– Ah !

– Je suis même convaincu que la mort deMontgeron doit être vengée, que cette femme doit être punie, etc’est pour cela que je suis ici.

On regarda Marmouset avec curiosité. Celui-cireprit :

– Le baron n’est pas mort…

– Il est blessé mortellement.

– Soit, mais il peut vivre quelquesheures encore.

– Peut-être…

– Qui de vous veut me conduira à sonchevet ?

– Les médecins s’opposent à ce qu’il voiepersonne.

– Mais il n’a pas le délire ?

– Il jouit de toute sa présence d’esprit,m’a affirmé Charles Hounot, le seul ami qui ait pu le voir, il y aune heure.

– Eh bien, messieurs, dit Marmouset avecconviction, si l’un de vous veut se charger de ma carte, surlaquelle j’écrirai deux mots au crayon, je suis persuadé que lebaron demandera à me voir.

– Venez, dit le marquis de C…, le baronest au Grand-Hôtel, nous n’avons que le boulevard à traverser.

Marmouset et le marquis quittèrent lecercle.

Dix minutes après ils pénétraient dans lepetit salon qui précédait la chambre du blessé.

M. Charles Hounot vint à la rencontre dumarquis et de Marmouset.

– Vous venez trop tard, dit-il d’une voixémue.

– Il est mort…

– Non, mais il va mourir… dans un quartd’heure tout sera fini. Laissez-le mourir en paix.

– Et sans vengeance, n’est-ce pas ?fit Marmouset.

M. Charles Hounot tressaillit et regardaMarmouset avec étonnement.

– Monsieur, dit Marmouset, les minutesvalent des siècles. M. le baron Henri meurt la victime d’unefemme.

– Que dites-vous ?

– Un mot de ses lèvres expirantes peutnous aider à le venger. Ce mot refuserez-vous donc qu’il leprononce ?

L’accent de Marmouset était si ému, siconvaincu, si impérieux, que M. Charles Hounot le prit par lamain et l’entraîna dans la chambre en disant :

– Venez !

Le baron était à l’agonie, mais son agonieétait sans délire.

Il regarda Marmouset et le reconnut pour undes témoins de son adversaire.

Ses lèvres ébauchèrent un sourire etmurmurèrent un mot.

– Merci.

Marmouset se pencha sur lui :

– Monsieur le baron, dit-il, j’étais àl’Opéra, hier.

– Ah ! fit le moribond.

– Je vous ai entendu prononcer le nom dela femme de don Ramon.

L’œil du mourant brilla.

– Montgeron aimait cette femme.

Le baron eut un éclair dans la prunelle etregarda Marmouset plus attentivement.

– C’est elle qui a armé son bras. Au nomdu ciel, monsieur, avant de mourir dites-moi son vrai nom.

Le baron se souleva à demi, ses yeuxétincelèrent comme deux brasiers. Puis il retomba mort.

Mais avec son dernier soupir un nom s’étaitéchappé de ses lèvres.

– LA BELLE JARDINIÈRE !

Chapitre 19

 

Ainsi donc la femme pour quiM. de Montgeron était mort d’amour, c’était la BelleJardinière !

Marmouset avait connu cette histoire.

Quand il fut reçu au Club des Crevés,il n’y avait guère qu’un an que les plus ardents amis deM. de Maurevers avaient fini par renoncer à éclaircir lemystère qui enveloppait sa disparition.

L’élève de Rocambole savait donc cettehistoire tout au long, et il eut un tressaillement galvanique enrecevant du mourant cette suprême confidence.

Mais le baron Henri était mort en prononçantce nom, et Marmouset seul l’avait entendu.

Le marquis de C…, Charles Hounot et les deuxmédecins ne comprirent alors qu’une chose, c’est que le baronvenait d’expirer.

Marmouset était jeune.

Son visage bouleversé était la conséquence duspectacle qu’il avait sous les yeux.

Du moins, telle fut leur conviction…

D’ailleurs Marmouset murmura :

– Trop tard !

Et quelques minutes après, il quitta lachambre mortuaire, disant au marquis de C…

– Je suis convaincu que si on avait ditce matin au baron Henri que Montgeron ne le provoquait que paramour pour cette femme, il eût, d’un mot, forcé son adversaire àrenoncer au combat et à lui tendre la main.

– Mais enfin, quelle est-elle cettefemme ? demanda le marquis.

Au moment où il faisait cette question,Marmouset et lui setrouvaient sur le trottoir, devant leGrand-Hôtel, et sous les rayons d’un bec de gaz.

– Marquis, dit Marmouset, regardez-moibien, je vousprie.

M. C… attacha sur le jeune homme un œilsurpris.

Marmouset était pâle, et sa physionomierespirait une énergie et une résolution qui étonnèrent le vieuxviveur.

M. de C… était un homme d’au moinsquarante-cinq ans.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Je me suis fait un serment, il y a cinqminutes, marquis, poursuivit Marmouset.

– Et ce serment ?…

– Consiste à venger la mort de Montgeronqui était mon ami et le vôtre ; et celle du baron qui meurt engalant homme.

– Mais comment lesvengerez-vous ?

– Me donnez-vous votre parole degentilhomme que ce que je vais vous dire restera entrenous ?

– Je vous la donne.

– En expirant le baron a prononcé un mot,un nom.

– Ah !

– Ce nom me met sur la trace d’une vasteintrigue. Et Dieu aidant, je débrouillerai cette intrigue,marquis.

– Avez-vous besoin de moi ?

– Non, pas pour le moment, du moins. Maissi jamais votre concours m’est nécessaire, j’irai vous trouver.

– Je serai prêt, ditM. de C…

Marmouset fit un signe à son cocher quil’attendait à la porte du club, et qui, traversant la chaussée,vint se ranger devant le Grand-Hôtel.

– Adieu, marquis, dit-il.

– Vous ne remontez pas avecmoi ?

– Non.

– Et si on me demande ce que vous auradit le pauvre Henri ?

– Vous répondrez qu’il expirait au momentoù nous entrions. Au revoir.

Et Marmouset serra la main du marquis, montadans son coupé et s’éloigna.

Il tira sa montre en passant devant laMadeleine.

– Dix heures, pensa-t-il. Ce n’est qu’àminuit que je dois ouvrir le pli cacheté du maître. J’ai letemps.

Et secouant le gland de soie, il baissa unedes glaces du coupé et dit au cocher :

– Tu monteras les Champs-Élysées jusqu’aunuméro 96 ter.

– Montgeron expirant, pensaitencore Marmouset durant le trajet, Montgeron m’a prié de couper unemèche de ses cheveux et de la porter à cette femme. Voilà qui mefait une entrée toute naturelle ; et je n’aurai nul besoin debriser une porte ou de m’introduire par une fenêtre.

Il faut toujours respecter la loi, même avecles assassins.

Dix minutes plus tard, le coupé s’arrêtait àl’adresse indiquée.

Marmouset mit pied à terre et renvoya lecocher en lui disant :

– Tu peux rentrer, je m’en irai àpied.

Et tandis que le coupé s’éloignait, il se mità examiner la maison qu’il avait devant lui.

C’était un petit hôtel, élevé d’un seul étage,bâti au fond d’un jardin, dans lequel se trouvaient encore quelquesvieux arbres.

Cette demeure avait, en plein Paris, quelquechose de mélancolique et de solitaire.

Une seule lumière brillait au rez-de-chaussée,derrière les persiennes de la dernière croisée.

Marmouset sonna à la grille.

La lumière changea de place et se promena surtoute la façade.

Puis, peu après, des pas se firent entendredans le jardin, et un domestique en petite livrée vint ouvrir.

À la vue de Marmouset cet homme parut étonnéet dit :

– Monsieur se trompe, sansdoute ?

– Non pas, répondit Marmouset. Don Ramony Figuerra ?

– C’est ici, monsieur.

– Don Ramon y est-il ?

– Non, monsieur, il est au club.

– Et madame ?

– Madame y est. Mais madame ne reçoitjamais personne en l’absence de monsieur.

– Faites-lui passer ma carte et elle merecevra.

En parlant ainsi, Marmouset écarta le valetavec l’autorité d’un homme qui n’a pas pour habitude d’êtreéconduit, et il entra dans le jardin.

Puis, au lieu de donner sa carte à lui, ilremit une carte de feu M. de Montgeron.

Le valet entra dans l’hôtel et Marmouset sepromena dans le jardin pendant quelques secondes.

Puis le valet revint :

– Madame attend monsieur le vicomte,dit-il.

Ces mots causèrent à Marmouset une sorte destupeur.

Comment cette femme qui avait si bien préparéla catastrophe du matin en ignorait-elle le résultat ?

Elle ne savait donc pas, que Montgeron étaitmort ?

Néanmoins Marmouset suivit levalet.

Celui-ci lui fit traverser un petit vestibule,puis un salon, et poussa enfin la porte d’un boudoir, dans lequelse tenait la femme aux cheveux roux.

Marmouset s’arrêta sur le seuil.

La femme mystérieuse était à demi-couchée surune chaise longue auprès du feu, et tournant la tête vers la porteet regardant Marmouset avec une parfaite indifférence, elle luidit :

– Monsieur le vicomte de Montgeron, monmari, don Ramon, m’a beaucoup parlé de vous ; et je suisheureuse de vous recevoir…

En même temps, elle lui indiquait de sa petitemain gantée un siège auprès d’elle.

– Cette femme a l’aplomb d’une comédienneconsommée, pensa Marmouset.

Et il entra.

Chapitre 20

 

Marmouset se prit à considérer cette femmeavec une grande attention.

Elle était calme, souriante et rien dans sonattitude ne trahissait la plus légère émotion.

– M. de Montgeron,continua-t-elle, je sais ce qui vous amène.

– Ah ! fit Marmouset, vous le savez,madame ?

– Il paraît que l’autre nuit, mon marivous a gagné une somme considérable.

L’étonnement de Marmouset commençait àressembler à de la stupeur.

– Et vous venez vous libérer,ajouta-t-elle, esclave que vous êtes de ce préjugé que les dettesde jeu se payent dans les vingt-quatre heures ?

Cette fois Marmouset n’y était plus.

– Madame, dit-il, je crois qu’il y a unmalentendu entre nous.

– Ah ! fit-elle, commentcela ?

– Je ne suis pasM. de Montgeron.

Elle se leva et parut fort étonnée à sontour.

– Vous n’êtes pasM. de Montgeron ? dit-elle.

– Non, madame.

– Qui donc êtes-vous, monsieur ?

– Un ami deM. de Montgeron.

– Alors, vous venez de sa part ?

– Sans doute.

En même temps, Marmouset tira de sa poche unpetit portefeuille en cuir de Russie, l’ouvrit et tendit à la bellefemme une mèche de cheveux bruns.

– Qu’est-ce que cette plaisanterie,monsieur ? dit-elle jouant toujours l’étonnement.

Elle était debout devant Marmouset, quis’était levé pareillement.

Son visage était impassible et un vaguesourire n’avait point abandonné ses lèvres.

– Ce n’est point une plaisanterie,madame, répliqua froidement Marmouset, M. de Montgerons’est battu ce matin.

– Ah ! mon Dieu !

– Il s’est battu avec le baron Henri deC…

Et, en prononçant ce nom, Marmouset attachaitun œil ardent sur la femme aux cheveux roux, mais elle ne sourcillapoint.

– Qu’est-ce que le baron Henri deC… ? demanda-t-elle.

– Hier encore, c’était un ami deM. de Montgeron.

– Et ils se sont battus ?

– Pour une femme.

– Vraiment ?

– Une femme que M. de C… disaitêtre une misérable, et que M. de Montgeron aimait commeun fou.

– Mais enfin, dit-elle toujours calme,toujours impassible, quel a été le résultat du duel ?

– Une boucherie, madame.

– En vérité !

– Ces messieurs ont fait coup fourré.M. de Montgeron est mort dans l’après-midi.

– Et M. de C… ?

– Il est mort il y a une heure.

– Mais c’est épouvantable, monsieur, ceque vous me racontez-là.

– Attendez, madame, attendez, continuaMarmouset. Montgeron, en mourant, m’a chargé d’aller trouver cettefemme, et de lui dire qu’il mourait heureux puisqu’il mourait pourelle… et il m’a prié de lui couper une mèche de ses cheveux et dela lui offrir.

Et Marmouset tendait toujours la mèche à lafemme aux cheveux roux.

Elle fit un pas en arrière, l’écrasa d’unregard et lui dit :

– Assurément, vous vous trompez,monsieur, je ne suis pas la femme pour qui est mortM. de Montgeron.

– Cependant, il a bien prononcé votrenom. madame.

– C’est impossible.

– Vous êtes pourtant bien la femme de donRamon ?

– Sans doute.

– Alors, c’est vous.

– Monsieur, dit-elle avec un momentd’irritation dans la voix, il est tard, mon mari peut revenir duclub d’un moment à l’autre et, bien que nous soyons en temps decarnaval, il pourrait ne pas trouver de son goût la plaisanterieque vous osez me faire.

– Madame, reprit Marmouset, je neplaisante jamais, et je vais vous en donner une preuvesur-le-champ.

– Ah ! voyons ?

Et elle retrouva tout son calme.

– M. de Montgeron a eu jadis unami intime : il s’appelait le marquis de Maurevers.

Elle eut un léger frémissement des narines, àce nom, mais ce fut tout.

– Veuillez m’excuser, dit-elle, mais jesuis étrangère et un peu au courant des noms de la noblessefrançaise…

– Attendez, madame, poursuivit Marmouset,ce monsieur de Maurevers disparut. On croit qu’il futassassiné.

– Mais en quoi tout cela peut-ilm’intéresser, monsieur ? fit-elle avec un gested’impatience.

Marmouset, imperturbable, continua :

– N’était-ce pas l’ami deM. de Montgeron ?

– Soit. Après ?

Et elle se replongea dans sa chaise longue,comme si elle se fût résignée par avance à subir une conversationqui l’importunait au plus haut degré.

– M. de Maurevers avait unautre ami, c’était le baron Henri de C…

Cette fois, la femme aux cheveux roux futtrahie par une légère pâleur.

– Une femme, poursuivit Marmouset, a étémêlée à sa disparition et probablement à l’assassinat deM. de Maurevers.

– Monsieur, dit la femme de don Ramon, jecommence à croire que j’ai affaire à un fou.

– Ah ! madame…

– Vos histoires se compliquent sisingulièrement que je vais vous prier de faire comme les conteursen vogue et de me dire : la suite à demain.

– Un mot encore, madame, et j’aifini.

Cette fois, Marmouset s’approcha de la porte,comme s’il eût voulu barrer le passage aux domestiques, si un coupde sonnette les eût appelés.

– Madame, dit-il, la femme pour quiM. de Montgeron est mort, c’est celle-là même qui a causéla mort de M. de Maurevers, et, avant d’expirer,M. le baron Henri de C… m’a dit son vrai nom.

Cette fois, elle se dressa de nouveau.

Elle était pâle et son œil était en feu.

– Cette femme se nomme la BelleJardinière, acheva froidement Marmouset.

Elle jeta un cri et recula, comme si elle eûtvu se dresser devant elle un reptile.

– Mais qui donc êtes-vous ?fit-elle.

– Un homme qui va vous tuer !répondit Marmouset.

Et la Belle Jardinière, épouvantée, vitbriller un poignard dans la main de Marmouset.

Chapitre 21

 

La femme aux cheveux roux parut alors en proieà une sorte de terreur vertigineuse.

– Grâce ! dit-elle, grâce ! neme tuez pas !

Et elle joignait les mains et regardaitMarmouset d’un œil suppliant.

Marmouset lui dit :

– Madame, ce n’est pas une simplecuriosité qui m’a amené ici. J’ai fait un vœu, et je doisl’accomplir.

– Mais que voulez-vous donc de moi ?fit-elle avec un redoublement d’effroi.

– Je veux savoir.

– Mais quoi ?

– Vous étiez bien réellement la BelleJardinière ?

– C’est vrai, dit-elle.

– Alors vous savez ce qu’est devenuM. de Maurevers.

Elle tomba à genoux devantMarmouset :

– Oh ! ne me le demandez pas !fit-elle. Au nom du ciel, ne me le demandez pas !

– Si je ne sais toute la vérité sur cettehistoire, répondit froidement Marmouset, vous êtes une femmemorte.

Elle paraissait en proie à une si grandeépouvante que Marmouset la crut en son pouvoir.

– Nous sommes seuls ici, madame, dit-il,cette fenêtre donne sur le jardin et j’ai fermé la porte. Si voustentiez d’appeler vos gens, si vous aviez le malheur de secouer legland de cette sonnette, je vous aurais poignardée avant qu’onn’arrivât, et je prendrais la fuite par le jardin.

– Mais, monsieur, disait-elle en setordant les mains de désespoir, les secrets deM. de Maurevers ne sont pas les miens.

– M. de Maurevers est mort, etje me suis juré de savoir où… et comment…

L’accent de Marmouset était résolu, et ilétait facile de comprendre qu’il exécuterait la menace si cettefemme l’y forçait.

De son côté, elle parut se résigner.

– Monsieur, dit-elle, l’histoire deM. de Maurevers est longue, je l’ai écrite toutentière.

– Ah !

– Elle est là, dans ce meuble…

Et elle montrait un petit bahut en bois derose qui se trouvait entre les deux croisées. En même temps, elleprit une clé à son cou.

– Si vous vous défiez de moi, dit-elle,ouvrez-le vous-même.

Et elle lui tendit la clé.

Marmouset, avant de prendre la clé, alla versla porte du boudoir, la ferma à double tour et mit la clé dans sapoche.

Puis il revint vers le meuble qu’ilouvrit.

– Voyez-vous un tiroir à gauche ?dit la Belle Jardinière.

– Oui.

– C’est celui-là.

Marmouset mit sans défiance la main sur lebouton du tiroir. Puis il tira à lui.

Mais soudain une détonation se fit entendre,deux tiges de fer sortirent, des profondeurs du mur, comme deuxbras qui se dégagent tout à coup d’un manteau, saisirent Marmousettombé à genoux, et le clouèrent pour ainsi dire contre lemeuble.

Quant à la détonation, elle était le résultatd’une capsule fulminante placée dans l’intérieur du tiroir.

Le meuble était une souricière à voleur.

Son ingénieuse construction avait habilementdissimulé les deux crampons de fer dans le mur.

Ces crampons étaient mis en mouvement par unressort que l’explosion de la capsule faisait partir.

Ce mécanisme, au moins aussi ingénieux quecelui de ces coffres-forts munis d’un pistolet qui tue le voleur,avait sur eux cet avantage qu’il prenait le voleur vivant, en mêmetemps qu’il prévenait de la capture les gens de la maison.

Marmouset jeta un cri de rage, auquel la femmeaux cheveux roux répondit par un éclat de rire moqueur.

En même temps, et tandis que Marmouset sedébattait vainement et secouait avec fureur les griffes de fer quil’étreignaient, elle s’approcha de lui :

– Monsieur, lui dit-elle, vous êtes enmon pouvoir, et je n’ai qu’un signe à faire pour que vous soyez unhomme mort. Cependant, j’ai pitié de vous, et je vais vous donnerle même conseil qu’à M. de Montgeron : ne vous mêlezjamais plus de mes affaires.

Marmouset secouait toujours inutilement sesdeux crampons.

À demi écrasé sur le meuble, il avait pu,néanmoins se retourner un peu et apercevoir la BelleJardinière.

Celle-ci avait, en ce moment, le visagemoqueur et satanique, en même temps que ses yeux lançaient devéritables éclairs.

Le valet qui sans doute avait introduitMarmouset, prévenu par la détonation, était venu frapper à laporte.

– Va-t’en, répondît sa maîtresse. Je n’ainul besoin de toi.

Alors elle s’approcha des croisées, qu’elleferma l’une après l’autre hermétiquement, en ayant bien soin detirer les rideaux.

Puis elle s’approcha du mur opposé, poussa unressort et une porte masquée dans la tenture s’ouvrit.

La Belle Jardinière avait disparu.

Marmouset se trouvait seul, se consumant enefforts impuissants et ne pouvant briser cette armature de fer quil’enveloppait.

Les flambeaux brûlaient sur la cheminéeéclairant le boudoir dans ses moindres recoins.

Les yeux de Marmouset furent attirés tout àcoup par une sorte de vapeur blanchâtre qui s’élevait du sol dansun coin.

On eût dit d’abord une bouffée de fumée sedégageant d’un cigare.

Puis la bouffée grandit et prit lesproportions d’un nuage, ressemblant à ces lambeaux de brouillardqui, après la pluie lèchent le fond des vallées. Le nuage granditpeu à peu.

Marmouset étonné le voyait s’avancer vers lui,en même temps qu’il montait vers le plafond.

Bientôt il eût dépassé la cheminée, et lesflambeaux brillèrent au travers comme deux soleils sans rayons.

En même temps aussi une odeur pénétranteparvint à Marmouset.

Le brouillard étrange était parfumé ; etil avançait toujours.

Et bientôt, il enveloppa Marmouset toutentier.

Le brouillard était tiède, le parfum étaitdoux.

Marmouset éprouva une singulière volupté, etquelque chose comme un apaisement subit de sa colère.

Ainsi le buveur d’absinthe qui porte, moroseet découragé, le verre à ses lèvres, voit tout a coup la vie sousdes couleurs moins sombres.

Le brouillard s’épaississait toujours.

Bientôt les flambeaux ne furent plus autravers que deux points rougeâtres, diminuant, toujours et quifinirent par s’éteindre.

Bientôt aussi, la respiration de Marmousetéprouva une légère oppression.

Le brouillard le pénétrait par tous les porescomme un bain russe.

Puis enfin ses yeux se fermèrent…

En même temps, les crampons de fer sedistendirent et lui rendirent la liberté.

Mais Marmouset ne songea point à profiter decette liberté pour fuir.

Et il se coucha voluptueusement sur le tapis,s’allongeant sous les caresses mystérieuses de ce brouillardembaumé.

Chapitre 22

 

Marmouset fut alors en proie à une sorted’ivresse ressemblant à celle que procure le hachisch. Ses yeuxs’étaient fermés ; cependant il ne dormait pas, et il avaitconscience de ce qui se passait autour de lui.

Le brouillard parfumé continuait à le pénétrerpar tous les pores, lui montait au cerveau et lui faisait éprouverune jouissance mystérieuse.

Deux fois il essaya de se lever et ne leput.

Enfin, la troisième fois, il réussit, marchaen chancelant jusqu’à la chaise longue tout à l’heure occupée parla femme aux cheveux roux, et s’y laissa retomber sans force, maistoujours livré à cette ivresse singulière.

Alors, un nouveau phénomène se produisit.

Le brouillard perdit de son intensité, tout enconservant son parfum pénétrant, et une clarté mate vint frapper denouveau le visage de Marmouset qui rouvrit les yeux.

L’homme qui tout à l’heure brandissait unpoignard, avait fait place peu à peu à un homme heureux et n’ayantpas la conscience de son étrange bonheur.

Marmouset songeait à la Belle Jardinière.

Non plus à la femme poursuivie et ensuiteadorée par Montgeron ; mais à la femme qu’il avait vue tout àl’heure et qui lui paraissait si belle.

Et Marmouset murmura avec un accent de voluptéinouïe :

– Oh ! comme on doit aimer cettefemme !

Alors, il se fit un léger bruit, un pas furtifglissa sur le tapis du boudoir, le brouillard devint de plus enplus transparent, et Marmouset vit la femme aux cheveux roux quis’avançait vers lui.

Elle avait aux lèvres un sourire à donner levertige.

Son œil, chargé de magnétiques effluves, sefixa sur Marmouset et acheva de lui faire perdre la raison.

Puis d’une voix douce, harmonieuse,fascinatrice :

– Ah ! dit-elle, tu crois qu’on doitm’aimer ?

– Oui, murmura-t-il avecextase.

Elle vint s’asseoir auprès de lui et prit unede ses mains dans les siennes.

À ce contact, Marmouset se sentit mourir devolupté.

– Et toi, dit-elle,m’aimerais-tu ?

– Oh ! oui.

Et Marmouset, complètement fou, essaya depasser un de ses bras autour de sa taille flexible et mince commecelle d’une guêpe.

– Mais ne voulais-tu pas me tuer tout àl’heure ? dit-elle.

– Non… Je ne sais pas… Je t’aime…

– Ah !

– Parle, ordonne, continua Marmouset, jeserai ton esclave.

Elle lui jeta ses deux bras autour ducou :

– Pourquoi, reprit-elle, voulais-tu doncvenger Montgeron ?

À ce nom. Marmouset eut un faible éclairde raison ; il essaya même, un moment, de secouer cettetorpeur voluptueuse qui l’étreignait, d’appeler à lui toute saprésence d’esprit pour rompre le charme fatal.

Mais la force lui manqua.

– Montgeron, balbutia-t-il,Montgeron ?… Connais pas… Qu’est-ce que Montgeron ?

– Et tu m’aimes ?

– Oh !

Il se laissa glisser à genoux devant elle etla regarda avec extase.

Le brouillard n’était plus qu’une gaze légèreau travers de laquelle les flambeaux qui brûlaient sur la cheminéeavaient repris tout leur éclat.

– Je t’aime !… je t’aime !…répétait Marmouset.

Elle se pencha sur lui et, ses lèvreseffleurèrent les lèvres du jeune homme.

Alors Marmouset ferma de nouveau les yeux, etson esprit s’envola dans le monde des rêves.

**

*

Et quand Marmouset revint à lui, un froid vifet piquant le pénétrait par tout le corps.

En même temps, il sentit qu’il était couchésur la terre humide.

Ses yeux, ouverts tout à coup, rencontrèrentun ciel gris, nuageux, dans lequel couraient les premières clartésdu matin.

Le boudoir de la femme aux cheveux roux avaitdisparu.

Marmouset était couché en plein air, sur ledos au milieu du chantier d’une maison en construction.

Il était tout meurtri, tout contusionné, etson cerveau, encore alourdi par les fumées de cette bizarre ivresseà laquelle il était en proie, essayait vainement de coordonner sesidées et ses souvenirs.

Il se leva, fit jouer ses membres pour leurrendre leur élasticité ordinaire.

Puis il se mit à marcher.

Le chantier était clos par une palissade enplanches.

Cependant au milieu de la palissade il y avaitune brèche.

Ce fut vers ce point que Marmouset sedirigea.

La brèche était assez grande pour que le corpsd’un homme y pût passer.

Marmouset se glissa au travers.

Il se trouva alors sur un de ces boulevardsencore déserts, au long desquels s’élèvent quelques rares maisons,et qui, percés nouvellement, descendent des environs de la barrièrede l’Étoile vers la Seine en passant sur les ruines duTrocadéro.

Marmouset finit par rassembler ses souvenirsun à un.

Il se rappela les événements de la veille, lamort de Montgeron et du baron Henri ; puis, son expéditionnocturne chez la Belle Jardinière, et les crampons de fer quil’avaient réduit à l’impuissance, et le brouillard parfumé et lesregards enivrants de cette femme, aux pieds de laquelle il s’étaitendormi.

Alors secouant les dernières torpeurs del’ivresse opiacée qui l’avait étreint, il fut saisi d’un sentimentde colère.

Cette femme s’était jouée de lui, comme elles’était jouée de Montgeron, du baron Henri et peut-être del’infortuné Maurevers.

– Mais je suis l’élève de Rocambole,moi ! se dit-il avec un accent de fierté. Et nous verronsbien. À nous deux donc, la Belle Jardinière !

Comme on le voit, ce violent amour d’une heurequ’il avait éprouvé faisait place, chez Marmouset, à un sentimentde haine et de ressentiment.

Il eût bientôt retrouvé son chemin ettraversant tous ces terrains boueux qui s’étendent à droite duTrocadéro, il se dirigea vers l’avenue Marignan.

Vanda avait passé toute la nuit à attendrevainement Marmouset.

Quand elle le vit paraître, elles’écria :

– Que t’est-il donc arrivé, pour que tuoublies les volontés du maître ?

– C’est juste, répondit Marmouset.C’était cette nuit, à minuit, que je devais ouvrir le plicacheté.

– Et il est sept heures du matin.

– Pardonnez-moi, mais il n’y a pas de mafaute.

Et sans vouloir s’expliquer davantage,Marmouset s’enferma dans le boudoir de Vanda et rompit le cachet decette volumineuse enveloppe qui renfermait les volontés deRocambole.

Chapitre 23

 

L’enveloppe que Marmouset venait d’ouvrir enrenfermait deux autres. Mais celles-là étaient ouvertes.

L’une, assez volumineuse, contenait unmanuscrit.

L’autre, plus petite, renfermait une simplelettre signée Rocambole, et que le maître adressait non seulement àMarmouset, mais encore à Vanda et à Milon.

Cette lettre était ainsi conçue :

 

« Paris, ce 21 novembre 186… une heureavant mon départ.

Mes amis,

Dans quelques minutes j’aurai quitté Paris. Jevais dans l’Inde.

Si mes prévisions se réalisent, je serai deretour dans deux ans.

Alors vous n’ouvrirez pas l’enveloppe quicontient cette lettre.

Si dans deux ans je ne suis pas revenu, c’estque vous aurez à exécuter mes volontés. Écoutez-moi.

Toi, Vanda, après avoir été une grande dame,tu es tombée bien bas, jadis.

Toi, Marmouset, tu as été voleur ; tu asfailli devenir assassin.

Toi seul, mon vieux Milon, tu n’as à ta chargeque des actes de dévouement et de vertu ; mais tu es devenucomme les deux autres, un complice de Rocambole revenu au bien, ettu dois marcher avec eux.

Le jour où j’ai quitté le bagne, mes amis,j’ai compris que Dieu ne me rendait ma liberté qu’à la conditionque j’emploierais chaque heure et chaque minute de ma vie à réparermes fautes, et toi, Vanda, et toi Marmouset, vous ne vous êtesassociés à cette vie que pour suivre mon exemple.

Nous ne nous appartenons pas.

Nous nous devons à tout être qui souffre etqui a besoin d’un appui.

Or, hier soir, comme je faisais mespréparatifs de départ, on m’a apporté une lettre d’une écritureinconnue, sans signature et que je transcris icitextuellement :

« Si l’homme qui s’est appelé tour à tourRocambole et le major Avatar continue à marcher dans la voie de laréhabilitation ; s’il est toujours le protecteur des oppriméset l’ennemi des persécuteurs, il est supplié de se rendre rue deMénilmontant, n° 16, où il trouvera la plus grande infortunequ’il ait jamais rencontrée peut-être. »

Dix minutes après, j’étais en voiture ;trois quarts d’heure plus tard j’arrivais rue de Ménilmontant.

Le numéro 16 est une porte cochère ouvrant surune longue cour étroite et bordée, à droite et à gauche, devieilles maisonnettes en torchis.

C’est une de ces misérables cités habitées parune population ouvrière que le chômage atteint fort souvent et quialors en est réduite aux tortures de la faim et du froid.

Il y avait dix maisons dans cette cité.

Laquelle était celle où onm’attendait ?

Le billet que j’avais reçu ne portait pas designature.

Je m’arrêtai donc au seuil de la porte et jecherchai à m’orienter.

Devant la troisième maison de gauche,j’aperçus un enfant de sept ou huit ans qui me regardait avec unecertaine attention.

Enfin il se décida à venir à moi.

C’était bien ce que l’on appelle l’enfant deParis.

Sa blouse grise était propre, son linge blanc.Il portait une petite casquette noire sur une broussaille decheveux châtains.

Maigre, chétif, mais intelligent et l’œil vif,il me regarda et me dit :

– Est-ce que tu n’es pas Rocambole,monsieur ?

– Oui, mon ami, lui répondis-je.

– Alors, viens avec moi, reprit-il mamanétait bien sûre que tu viendrais.

Et il se mit à marcher devant moi.

La porte devant laquelle je l’avais aperçutout d’abord, ouvrait sur une allée étroite et sombre, au bout delaquelle était un escalier raide et tournant.

L’enfant, arrivé au bas de cet escalier, meregarda de nouveau ; puis avec un souriremélancolique :

– C’est haut, me dit-il, c’est ausixième.

– Montre-moi le chemin, répondis-je.

Le sixième voyait la fin de l’escalier.

Là, il y avait un corridor sur lequeldonnaient plusieurs portes numérotées.

L’enfant me conduisit tout au fond, ouvritcelle qui portait le numéro 9, et dit en la poussant :

– Maman, voilà Rocambole !

J’entrai.

J’étais dans une de ces pauvres mansardes dehuit pieds carrés qui prennent leur jour sur les toits par unecroisée à tabatière.

Le mobilier était chétif, mais d’une extrêmepropreté.

Dans un coin, il y avait un lit, et, couchéedans ce lit, une femme pâle, maigre, au regard fiévreux, mais dontle visage conservait encore les traces de la jeunesse et d’unegrande beauté.

Elle me regarda en souriant et me tendit unemain longue, fluette et presque diaphane, tant elle étaitamaigrie.

– Ah ! dit-elle, je savais bien quevous viendriez…

Je la regardais, et il me semblait qu’unlointain souvenir traversait mon esprit.

– Vous ne me reconnaissez pas, vous, medit-elle, mais je vous reconnais bien, moi…

Je la regardais toujours cherchant à merappeler.

– Vous ne me reconnaissez pas, vous, medit-elle enfin.

– Turquoise !

– Oui, j’avais vingt ans alors, j’en aitrente aujourd’hui.

– Mon Dieu ! m’écriai-je, commentavez-vous pu être réduite à cet état de misère et dedénuement ?

– Mon histoire est trop longue, medit-elle ; et je sens la mort approcher, je n’aurais pas letemps de la raconter ; mais je l’ai écrite.

Elle passa sa main sous l’oreiller quisupportait sa tête pâle inondée d’une gloire de cheveux blonds, etelle en retira le manuscrit que je joins à cette lettre.

– Savez-vous, me dit-elle, que j’ai étéla dernière maîtresse du marquis de Maurevers ?

À ce nom. je ne pus me défendre d’untressaillement de surprise.

Elle reprit en souriant :

– Comme vous j’ai été coupable ;comme vous j’ai commis des fautes et des crimes ; comme vousje me suis repentie… Dieu me rappelle à lui, et je crois bien qu’ilm’a pardonné… mais cet enfant que vous voyez là…

– C’est votre fils ?

– Il me croit sa mère, dit-elle enbaissant la voix. Mais c’est le fils de Maurevers.

– Mais enfin m’écriai-je, le marquis deMaurevers a disparu.

– Oui.

– Il a été assassiné ?

– Non, me dit-elle.

– Il est mort du moins ?

– Pas davantage.

– Qu’est-il donc devenu alors ?

– Ce manuscrit vous l’apprendra.

Elle était devenue de plus en plus pâle enparlant et sa voix s’affaiblissait.

– Je crois bien, me dit-elle, que c’estcette nuit que je vais mourir…

– Oh ! lui dis-je, vous vousexagérez votre état.

– Non, répondit-elle, j’ai la mort dansles yeux, ne voyez-vous pas ?

Mais enfin, vous voilà, vous prendrez soin del’enfant… vous lirez ce que j’ai écrit… vous vengerez les victimes…vous poursuivrez les bourreaux, n’est-ce pas ?

– Je vous le jure, lui dis-je.

Elle me tendit la main.

– Ah ! fit-elle, j’ai eu raisond’avoir foi en vous !

**

*

Chapitre 24

 

La lettre de Rocambole continuaitainsi :

 

« Je vis bien que Turquoise n’avait plusque quelques heures à vivre.

Néanmoins j’allai chercher un médecin etj’installai une garde auprès d’elle.

Puis je m’en allai en lui disant : Jereviendrai demain matin.

Et j’emportai le manuscrit.

Ce matin, tous mes préparatifs de départ pourle Havre étant prêts, je suis retourné rue de Ménilmontant.

Turquoise venait d’expirer.

J’ai pris dans mes bras l’enfant qui pleuraità chaudes larmes, je l’ai fait monter dans une voiture et je l’aiconduit rue des Postes, dans une maison d’éducation religieuse.

J’ai payé d’avance trois années de sapension.

Il est inscrit sur le registre du pensionnatsous le nom de Maxime-Laurent.

Ce sont ses deux prénoms.

Maintenant, si vous ouvrez ma lettre dans deuxannées, c’est-à-dire si je ne suis pas de retour, si, parconséquent, c’est à vous à entreprendre l’œuvre qui m’étaitdestinée, vous verrez que tout ce que l’on aurait pu faire avantcette époque eût été inutile.

Le manuscrit que je joins à ma lettre est toutentier de la main de Turquoise ; mais on voit que toute lapremière partie de son récit lui a été dictée.

Si donc, mes amis, vous ouvrez cette lettre,c’est que je serai retenu dans l’Inde ou mort et alors je vouslaisse, comme un héritage, l’exécution du serment que j’ai fait àTurquoise quelques heures avant qu’elle n’expirât.

« ROCAMBOLE. »

Quand Marmouset eut lu cette lettre, au lieude toucher au manuscrit, il appela Vanda.

– Tenez, lisez, dit-il.

Milon était entré derrière Vanda.

Vanda lut à haute voix la lettre deRocambole.

– Eh bien ! dit le naïf Milon, ceque le maître veut, nous le ferons !

– Nous le ferons d’autant mieux, ditalors Marmouset, que j’ai déjà, sans le savoir, opéré dans le mêmesens.

– Que veux-tu dire ? fit Vanda avecétonnement.

– Je vais m’expliquer, réponditMarmouset.

– Voyons ? fit Milon.

– Par cette lettre que nous venons delire, continua l’élève de Rocambole, vous voyez que dans cemanuscrit qui nous est inconnu encore, il est certainement questiondu marquis Gaston de Maurevers.

– Oui.

– Est-ce que je ne vous ai pas racontél’année dernière l’émotion qu’avait produite la disparition dumarquis ?

– Parfaitement, dit Vanda.

– Un de ses amis, poursuivit Marmouset,M. de Montgeron, a fait l’impossible pour leretrouver.

– Nous savons cela.

– M. de Montgeron a été tuéhier matin en duel.

– Par qui donc ? demanda Milon.

– Par un ancien ami à lui, le baron Henride C…

– Mais… la cause de ce duel ?

– Montgeron aimait une femme qui haïssaitle baron Henri.

– Et cette femme ?…

– N’est autre que cette Belle Jardinièrechez laquelle on avait retrouvé, il y a environ trois ans, unefigure de cire représentant, à s’y méprendre, le cadavre deM. de Maurevers.

– Alors cette femme est àParis ?

– J’ai passé une partie de la nuit prèsd’elle.

Et comme l’étonnement de Vanda et de Milonredoublait, Marmouset leur raconta dans tous ses détails sasingulière aventure avec la prétendue femme de don Ramon.

– Maintenant, dit-il, donnez-moi unconseil.

Et il regarda Vanda.

– Parle, dit-elle.

– Devons-nous lire ce manuscrit tout desuite, ou bien faut-il que je m’assure que la Belle Jardinière n’apas quitté Paris ?

– Je penche pour ce dernier parti, ditVanda.

– Moi aussi, fit Milon.

– Eh bien ! reprit Marmouset, tu vasvenir avec moi, toi ?

– Je suis prêt, répondit le colosse.

Bien que Marmouset eût un appartement degarçon au dehors, il avait conservé une chambre dans le petit hôtelde l’avenue de Marignan.

Il quitta le boudoir de Vanda et y monta. Dixminutes après, il en redescendit complètement métamorphosé.

Marmouset avait hérité du merveilleuxprivilège que Rocambole avait de changer de costume, de visage etde tournure. Vanda ne put s’empêcher de sourire en le voyantreparaître.

Il avait des cheveux roux, des favoris roux,une mine rougeaude et un nez enluminé par la boisson.

Son costume consistait en un pantalon noirserré aux genoux, une veste d’écurie à grands carreaux rouges,verts et gris.

Un cône de même couleur posé sur le haut de satête, laissait pendre sur ses épaules un ruban de soie bleu deciel.

– Te voilà en groom anglais de la plusbelle eau, lui dit Vanda.

– Si elle reconnaît son adorateur decette nuit, dit-il en riant, en faisant allusion à la BelleJardinière, c’est que les trucs de Rocambole ne valent plusrien.

Milon était, lui, vêtu comme à l’ordinaire, –en bon bourgeois de la petite classe.

Et quoi qu’il eût pu faire, il y avaittoujours un peu de l’ancien domestique dans sa tournure, ce quifaisait qu’on pouvait à la rigueur le prendre pour un vieuxserviteur retiré.

– Viens avec moi, répéta Marmouset.

– Où allons-nous ?

– Chez la dame, donc ; tu es mononcle.

– Fort bien.

– Tu es l’ancien piqueur du duc deChâteau-Mailly qui était très lié avec le duc espagnol deSallandrera.

– Après ?

– Tu as entendu dire que don Ramon yFiguerra montait des écuries, et tu viens me présenter.

– Et moi, dit Vanda, que vais-je fairedurant ce temps-là ?

– Oh ! répondit Marmouset, je neserai pas longtemps à revenir. Ce que je veux, c’est m’assurer quel’oiseau ne va pas s’envoler une fois encore.

Et il s’en alla avec Milon.

Le petit hôtel dans lequel Marmouset avaitpénétré la nuit précédente, avait absolument le même aspect que laveille.

Il était alors dix heures du matin.

On avait ouvert les fenêtres ; un valetde chambre secouait un tapis à l’une d’elles.

Marmouset sonna.

Le même domestique qui était venu lui ouvrirla porte la nuit précédente, se présenta à la grille, ne lereconnut pas et lui dit :

– Qu’est-ce que vous voulez,camarade ?

Milon prit la parole :

– Don Ramon cherche un cocher, n’est-cepas ? dit-il.

– Je ne sais pas, répondit le valet.

– Je voulais présenter mon neveu.

– Monsieur est sorti à cheval tout àl’heure.

– Quand reviendra-t-il ?

– À onze heures pour déjeuner.

Et le valet avait simplement entrouvert lagrille.

En ce moment une femme apparut à une croiséedu rez-de-chaussée.

Marmouset la reconnut, c’était elle.

Et il tira Milon par la manche en lui disanten argot :

– Reluque la largue !

Milon obéit ; puis il dit auvalet :

– C’est bien nous reviendrons.

Et la grille se referma.

Alors Marmouset dit à Milon :

– Mon oncle, tu vas rester ici, dans levoisinage.

– Et je surveillerai l’hôtel ?

– Naturellement.

– Et la dame ?

– Surtout, et si elle sort, tu lasuivras.

Milon s’assit sur un banc de l’avenue etMarmouset s’éloigna.

Chapitre 25

 

Milon s’était donc installé sur un banc del’avenue, à vingt pas de la grille du petit hôtel.

De ce poste d’observation, rien ne pouvait luiéchapper.

La grille n’était garnie de volets que jusqu’àhauteur d’appui.

En s’éloignant un peu on voyait parfaitementce qui se passait dans le jardin.

D’ailleurs Milon avait pu se rendre compted’une chose, c’est que l’hôtel n’avait pas d’autre issue que cellede la grande avenue.

Il lui suffisait donc de ne pas perdre de vuela porte de la grille.

Il avait aperçu la femme aux cheveux roux,tandis que la grille s’entr’ouvrait, et Marmouset lui avaitdit :

– C’est elle !

Milon s’était gravé cette tête dans la mémoireet elle pouvait à présent sortir.

Milon la suivrait.

Une heure, puis deux s’écoulèrent.

Plusieurs fois, le domestique à qui il avaitparlé était sorti, puis rentré, pour faire diverses courses dans levoisinage.

Mais il n’avait pas paru faire attention àlui.

Milon avait tiré un cigare de sa poche etfumait tranquillement.

Un cavalier qui descendait au pas l’avenue,s’arrêta devant la grille qui s’ouvrit aussitôt.

Le colosse eut le temps de l’examiner.

C’était un homme de trente-huit à quarante ansau teint bronzé, aux cheveux noirs, portant toute sa barbe etaccusant le type espagnol dans toute sa pureté.

La grille se referma sur lui.

Mais, peu après, le domestique sortit denouveau.

Cette fois, il vint droit à Milon.

– Vous avez désiré parler à donRamon ? lui dit-il.

– Oui, pour lui présenter mon neveu.

– Où est-il ?

– Je l’ai envoyé faire une course.

– Où donc ça ?

– Dans l’intérieur de Paris, mais il varevenir, dit Milon, et alors je vous prierai de me faire parler àvotre maître.

– Vous pouvez même lui parler tout desuite.

– Oh ! j’attendrai…

C’est que monsieur et madame vont sortir.

– Vraiment ? fit Milon, quitressaillit.

– Est-ce que vous n’avez pas étécocher ?

– Je le suis encore ; ne vousdisais-je pas tout à l’heure que j’étais l’ancien piqueur deM. le duc de Château-Mailly ?

– Tiens ! c’est vrai. Eh bien !si vous manquez de besogne, on peut vous en donner.

– Comment cela ?

– Le cocher est au lit, c’est le groom demadame qui conduit depuis deux jours, mais c’est un enfant quin’est pas très prudent et nous avons des chevaux violents.

Milon, qui se souvenait des ordres que luiavait donnés Marmouset n’hésita pas à répondre :

– Je me suis retiré et je mangemes petites rentes, mais je ne demande pas mieux que de rendreservice à l’occasion ; je prendrai bien le fouet du cochertrois ou quatre jours, ne fût-ce que pour intéresser votre maître àmon neveu.

– Alors, venez, dit le valet de chambre,le pardessus de John vous ira comme un gant.

– Me voilà dans la place, pensa Milon enentrant dans le petit hôtel.

En effet, don Ramon, qui revenait du bois,s’apprêtait à sortir en voiture avec celle qui passait pour safemme.

Milon avait fait un raisonnement bien simpleen acceptant la proposition du valet de chambre.

– Que m’a ordonné Marmouset ?s’était-il dit ; de ne pas perdre de vue cette femme et de lasuivre si elle sortait.

Je ne puis donc mieux exécuter les ordres quej’ai reçus qu’en lui servant de cocher.

Une heure après il était sur le siège du coupéet tenait en main deux beaux trotteurs pleins de feu.

Don Ramon et sa prétendue femme montaient envoiture.

Le valet de chambre prit les ordres et grimpaà côté de Milon.

– Où allons-nous ? demanda cedernier en sortant.

– À Saint-Mandé, répondit le valet, dechambre ; monsieur et madame ont loué à l’entrée du bois unemaison de campagne pour l’été, les ouvriers y sont, nous allonsvisiter les travaux.

Milon ne fit aucune observation.

Il descendit l’avenue, traversa la place de laConcorde, arriva à la Bastille par les rues de Rivoli etSaint-Antoine, laissa le chemin de fer de Vincennes à gauche etprit le nouveau boulevard.

Don Ramon avait baissé les glaces du coupé etsa conversation arrivait par lambeaux à l’oreille de Milon.

L’Espagnol et la femme aux cheveux rouxs’exprimaient en français et parlaient de choses tout à faitindifférentes.

– Voilà des gens, pensait Milon, qui nesongent guère, je crois, à quitter Paris, et qui sont tout occupésde leur maison de campagne. Marmouset s’est effrayé à tort.

Les deux chevaux étaient très vifs ; entrente-cinq minutes, ils furent à Saint-Mandé.

– C’est là, dit le valet de chambre.

Et il montrait une jolie villa isolée, àgauche de la route, toute neuve, et dans laquelle on voyait, parles croisées ouvertes, une demi-douzaine d’ouvriers.

La grille était ouverte.

Le coupé vint tourner et s’arrêta devant leperron.

L’Espagnol et la femme aux cheveux rouxentrèrent dans la maison, et Milon demeura sur son siège.

Le valet de chambre lui dit :

– Couvrez vos chevaux et allons boire uncoup.

– Où ça ? demanda Milon.

– Là, chez la mère Binette.

Et il lui montrait du doigt, de l’autre côtéde la route, une sorte de bouchon dans lequel les ouvriersprenaient leurs repas.

Milon jeta sur les chevaux la couvertured’attente, entortilla les rênes après son fouet, mit pied à terreet suivit le valet de chambre sans défiance.

Le bouchon était désert, car c’était l’heuredu travail.

La cabaretière, une grosse mère réjouie,lisait un journal, assise à son comptoir.

– Donnez-nous une fine bouteille, mèreBinette, dit le valet de chambre.

Milon se plaça à une table et la cabaretièreapporta du vin et des verres.

Ils se mirent à boire.

Un moment après deux ouvriers entraient, puisdeux autres et encore deux autres. Ils s’assirent tous autour de latable où était Milon. Alors la cabaretière ferma la porte.

– Qu’est-ce que vous faites donc, lamère ? demanda Milon étonné.

– On va te le dire, répliqua le valet dechambre.

Et il fit un geste aux ouvriers en même tempsqu’il jetait le contenu de son verre au visage de Milon.

Les prétendus ouvriers se ruèrent sur Milon àdemi aveuglé, et, malgré sa force prodigieuse, le colosse fuiterrassé.

Chapitre 26

 

Tandis que Milon se laissait prendre au piège,Marmouset avait rejoint Vanda et tous deux prenaient connaissancedu manuscrit de Turquoise.

C’était un volumineux cahier, couvert d’uneécriture fine et serrée.

Le titre en était bizarre :

LE MORT VIVANT

En outre, il était divisé par chapitres.

On eût dit le manuscrit d’un roman prêt à êtrelivré à l’imprimerie.

Marmouset lut à haute voix :

Chapitre premier.

« Par une froide nuit d’hiver de l’année1823, un fiacre s’arrêta sur la place Louvois.

Un homme en descendit.

Il était enveloppé dans un grand manteau àdouble collet, et sa botte, en touchant le sol, fit résonner unéperon sur le pavé.

Ce manteau et cette botte éperonnée auraientsuffi à indiquer la profession de ce personnage, alors même qu’iln’eût pas été coiffé d’un bonnet de police crânement posé sur sonoreille gauche.

Il paya le cocher et le renvoya.

Puis, tournant le dos à la bibliothèque, iltraversa la place, se retourna deux ou trois fois pour s’assurerqu’elle était déserte et qu’aucun regard indiscret ne le suivait,et il s’enfonça d’un pas rapide dans la petite rue Chabanais.

Il s’arrêta à la porte du numéro 14 etsonna.

La porte s’ouvrit, laissant voir une alléeétroite et plongée dans les ténèbres.

Le concierge passa la tête au carreau de saloge et demanda qui entrait.

Mais déjà l’inconnu avait atteint l’escalieret montait, sans répondre, du pas d’un homme qui est habitué de lamaison.

Le concierge pensa que c’était un locatairequi revenait du spectacle, referma son carreau et se recoucha sansmot dire.

L’inconnu monta au deuxième étage, enfila uncorridor, en marchant sur la pointe du pied et s’arrêta tout enhaut, devant une porte sous laquelle passait un léger filet declarté.

Une clé était dans la serrure ; il latourna, la porte s’ouvrit, et il se trouva au seuil d’une petiteantichambre dans laquelle brûlait une veilleuse. Deux autres portesdonnaient dans cette antichambre.

L’inconnu poussa l’une d’elle et pénétra dansune chambre à coucher d’où partaient des gémissements étouffés.

Au bruit, les gémissements cessèrent ;puis une voix de femme tremblante et affolée par la douleurdemanda :

– Est-ce toi, Armand ?

L’inconnu ne répondit pas ; mais ils’approcha brusquement du lit et en écarta les rideaux.

La chambre n’était éclairée que par lesreflets d’un peu de feu qui achevait de se consumer dans lacheminée.

Mais cette clarté était suffisante pourpermettre à l’inconnu de voir se tordant sur le lit, une femmejeune et belle, mais dont le visage exprimait une épouvantablesouffrance.

– Armand ! monbien-aimé… il me semble que je vaismourir !… répéta la femme, qui mordait ses draps de lit pourne pas crier.

Soudain l’inconnu laissa tomber son manteaudont un pan lui avait jusque-là caché le visage. La femme jeta uncri. Mais l’inconnu la saisit à la gorge :

– Silence ! ou je vous tue !dit-il.

L’émotion éprouvée par cette femme fut sigrande alors qu’elle étouffa momentanément ses douleurs.

L’homme qu’elle avait devant elle, ce n’étaitpas celui qu’elle attendait, et il ne répondait pas au nomd’Armand.

Les cheveux hérissés, muette, aussi pâlequ’une statue, elle le regardait avec une suprême épouvante.

– Vous ! vous ! balbutia-t-elleenfin.

Il avait fermé la porte en entrant.

– Madame, dit-il d’un ton railleur, jesuis un peu chirurgien et remplacerai certainement celui que votreArmand était allé chercher.

– Tuez-moi, dit-elle, tuez-moi tout desuite, c’est votre droit de mari offensé. Mais ne me raillezpas !

– Je ne raille pas, reprit-il ; jen’ai même aucune envie de plaisanter. Je vous répète, je suis unpeu chirurgien, et je saurai, suppléer à l’absence du médecin quevous attendez. Vous verrez…

Elle le regardait toujours avec cetteexpression d’effroi terrible qui avait eu l’énergique privilège unmoment de faire taire la douleur.

– Oh ! dit-elle, je lis mon arrêt demort dans vos yeux.

– Vous vous trompez, dit-ilfroidement.

– Armand ! où est Armand ?répéta-t-elle.

– Il ne viendra pas, je l’ai tué.

– Ah ! misérable !s’écria-t-elle.

Et elle eut la force de repousser cet hommequi était son mari, dont elle avait déserté le toit pour aller,dans une misérable maison garnie, cacher le résultat de soncrime ; elle le poussait avec rage, avec furie, balbutiant lemot d’assassin.

Il s’assit dans un fauteuil, à deux pas dulit, et reprit avec calme :

– Madame, je suis revenu d’Espagneaujourd’hui même. Nul ne me sait à Paris, et Paris tout entier vouscroit dans notre terre de Normandie.

Personne n’a su votre position, et il ne fautpas que jamais on puisse dire que la duchesse de Fenestrange atrompé son mari et donné le jour au fruit de l’adultère.

Trois personnes possédaient ce secret :Armand, mon ami intime, devenu votre complice, vous et moi.

Armand avait passé la soirée ici. Quand lacrise s’est déclarée il a couru chez un chirurgien qui demeure quaide l’École.

Au moment où il passait devant le Pont-Neuf,je me suis présenté à lui :

– Je sais tout ! lui ai-je dit.

Il a compris et il m’a suivi.

Nous sommes descendus sur la berge et nousavons mis l’épée à la main.

À la troisième passe, il est tombémortellement frappé, mais il a eu le temps de me dire où je voustrouverais et dans quel état vous étiez.

Le domestique à l’indiscrétion duquel je doisla révélation de votre infamie, repart avec moi demain matin. Jel’emmène en Espagne et je saurai bien m’arranger de façon qu’il nerevienne pas.

Vous et moi, seuls, savons maintenant lavérité ; et comme je veux être pair et général dedivision ; comme je me soucie peu du ridicule qui s’attache aumari trompé, croyez bien que je ne vous tuerai pas.

Vous êtes, dans cette maison, connue sous lenom de madame Philibert.

À vous de prendre vos précautions pour rentrerdemain sans bruit dans notre hôtel de la rue Saint-Dominique.

Le duc s’exprimait avec un calme absolu.

La malheureuse femme, reprise par lesdernières douleurs, n’avait plus conscience d’elle-même et nel’entendait pas.

Comme il l’avait dit, cet homme était un peuchirurgien.

À deux heures du matin tout était fini.

L’enfant vagissait et la mère venait des’évanouir.

Alors le duc enveloppa le petit êtrenouveau-né dans un des draps de lit, cacha le paquet sous sonmanteau et s’en alla.

La duchesse n’avait pas repris connaissanceque son mari était déjà loin, emportant son enfant.

Chapitre 27

 

Le manuscrit de Turquoise continuaitainsi :

Chapitre deuxième.

Un mois après la scène étrange que nous venonsde raconter, un détachement français occupait, un petit village desmontagnes de la Catalogne, appelé Ojaca.

C’était au plus fort de cette courte campagnequ’on a appelée la deuxième guerre d’Espagne et qui eut lieu en1823.

Le détachement dont nous parlons se composaitde deux escadrons de hussards sous les ordres du lieutenant-colonelduc de Fenestrange.

Le duc était un homme d’environ trente ans,aux allures hautaines, au ton railleur, au caractèrevindicatif.

Il avait servi en Russie pendant toute ladurée du premier Empire et avait même porté les armes contre laFrance.

Peu aimé dans l’armée française, il s’étaitcependant acquis une grande réputation de bravoure.

Inflexible sur la discipline, sans pitié pourles vaincus, le duc avait occupé Ojaca le matin et prononcé unesentence de mort, exécutoire dans les vingt-quatre heures, contreune douzaine d’habitants convaincus d’avoir fait partie d’une bandede guérillas.

Les prisonniers avaient été entassés pêle-mêledans une sorte de grange située à l’entrée du pays.

Gardés à vue, les mains liées derrière le dos,ils attendaient l’heure du supplice avec la résignation, un peufataliste, des peuples du Midi.

On devait les pendre, au point du jour, sur laplace du village.

Il y avait parmi eux de tous jeunes hommes etdes vieillards.

Il s’y trouvait même un enfant de quinze ans.La mère, éperdue, était allée se jeter aux pieds du colonel.

Le colonel s’était montré inflexible.

Parmi les condamnés, il y avait encore unhomme d’environ quarante ans, petit, nerveux, olivâtre, et biencertainement d’origine arabe, à en juger par son type oriental.

Cet homme s’appelait José Minos.

L’œil farouche, silencieux, il s’était couchédans un coin de la grange, fuyant la société de ses compagnonsd’infortune, lesquels, du reste, paraissaient éprouver pour lui uneinsurmontable aversion.

C’est que José Minos n’était pas un patrioteespagnol, un guérillero faisant aux Français une guerred’extermination, un brave citoyen ayant combattu pour sonpays :

Le pays de José c’était la montagne où ilétait roi.

L’ennemi qu’il combattait, c’était la sociététout entière.

José Minos était un des chefs les pluscélèbres d’alors.

Il commandait à trente hommes dans lamontagne, et ces trente hommes profitaient des désordres de laguerre, des troubles du moment et s’abattaient sur les villages, enpleine nuit, pillaient, massacraient, incendiaient, etdisparaissaient aux premières clartés de l’aube.

Comment José Minos avait-il étépris ?

C’était toute une histoire.

Le bandit avait un amour au cœur, il s’étaitépris d’une jeune fille d’Ojaca qu’on appelait Dolorès.

Cette femme était fière d’un tel amant, etn’avait mis à ses bonnes grâces qu’une condition, c’est que lebandit, respecterait son village.

Depuis plus d’un mois, José Minos venaitpresque chaque nuit à Ojaca et restait avec Dolorès jusqu’au petitjour.

Ces amours n’étaient un mystère pourpersonne ; on méprisait Dolorès, mais on ne la trahissait pas,tant on redoutait la colère de José Minos.

Mais Dolorès était jalouse et le bandit aussigalant qu’un voleur d’opéra-comique.

Un soir José Minos enleva une fille d’Ojaca etl’emmena dans la montagne.

Dolorès l’apprit et résolut de punirl’infidèle.

Comme son nouvel amour n’avait pu le guérir del’ancien, José Minos revenait chaque nuit à Ojaca.

Dolorès, un soir, lui offrit un verre devin.

Ce vin contenait une substancesoporifique.

Et José Minos s’endormit d’un profondsommeil.

Le lendemain il dormait encore quand lesFrançais occupèrent le village.

Dolorès livra le bandit.

Et José Minos s’attendait à être pendu lelendemain et il était si solidement garrotté qu’il ne pouvait pluscompter que sur un miracle pour échapper au sort quil’attendait.

La nuit était venue.

Les condamnés sommeillaient de ce sommeilinquiet qui est le dernier.

Seul, José Minos ne dormait pas ; ilrêvait aux gorges sauvages de la montagne qu’il ne reverrait plus,à ses compagnons de rapine, à sa vie aventureuse, à tout ce quiétait désormais fini pour lui.

Mais tandis qu’il rêvait ainsi, la porte de lagrange s’ouvrit et deux hommes portant l’uniforme français,entrèrent, éclairés par la lueur rougeâtre d’une lanterne.

Cette clarté éveilla tous les prisonniers quilevèrent curieusement la tête.

L’un des deux soldats dit alors :

– Lequel de vous est JoséMinos ?

– C’est moi, répondit le bandit.

Les soldats s’approchèrent de lui et l’und’eux lui délia les jambes, disant :

– Lève-toi et marche.

– Où me conduisez-vous ? demanda lebandit Est-ce que vous allez me pendre avant le jour ?

– Nous te conduisons chez le colonelfrançais qui veut te voir.

On lui laissa les mains liées derrière le doset José Minos se mit à marcher entre les deux soldats.

Le colonel duc de Fenestrange s’était installédans la maison de l’alcade.

Ce dernier, fait prisonnier, était au nombrede ceux qui devaient être pendus le lendemain.

José Minos entra la tête haute.

Le colonel était debout dans une vaste pièceau milieu de laquelle se trouvait un berceau d’enfant. Auprès duberceau, un domestique muni d’un biberon allaitait le petitêtre.

José Minos soutint le regard froid et clair ducolonel.

Celui-ci lui dit :

– Veux-tu ta grâce ?

– Pourquoi me feriez-vousgrâce ? demande le bandit étonné.

– Parce que j’ai besoin de toi.

– C’est différent.

Et José Minos attendit.

– Tu vois cet enfant ? poursuivit lecolonel.

– Oui.

– Je le hais. Je désire sa mort, etcependant je ne veux pas le tuer.

– Et vous avez compté sur moi ?

– Oui, mais voici comment je te rends laliberté.

– Bon !

– Tu vas emporter cet enfant avec toi, tul’élèveras.

– Fort bien.

– Chaque année, le jour de Noël, tu peuxte présenter à la poste de Bayonne et tu trouveras une lettrerenfermant une valeur de deux cents louis : c’est la pensionde l’enfant.

– Alors je ne le tuerai pas ?

– Non, mais tu en feras, un bandit commetoi, et peut-être bien qu’il sera pendu un jour ou l’autre.

– Et s’il échappe à la potence ?

– Tu te présenteras tous les ans à laposte de Bayonne, mais dans vingt ans, ce sera lui.

– Ah !

– Et avec les deux cents louis, iltrouvera une lettre qui renfermera pour lui un bon avis.

– C’est marché conclu, dit le bandit.

– Tu me le jures ?

– Sur les reliques de saint Jacques deCompostelle, patron des Espagnes.

– C’est bien, dit le colonel, je vais tefaire escorter jusqu’à la montagne.

Une heure après, le bandit José Minos quittaitOjaca, et il était désormais le tuteur de cet enfant ducrime ; né à Paris de la duchesse de Fenestrange et de feu lemarquis Armand de Maurevers, père de ce Gaston de Maurevers quidevait disparaître trente ans après, d’une si mystérieusefaçon.

Chapitre 28

 

Marmouset et Vanda se regardèrent après lalecture du second chapitre.

– Il me semble, murmure Vanda, que lesténèbres commencent à se dissiper.

Chapitre troisième.

Quatorze années s’étaient écoulées depuiscette nuit. Où le bandit José Minos, mis en liberté par le colonelduc de Fenestrange, avait regagné la montagne, emportant dans sonmanteau l’enfant de l’adultère.

On était donc en l’année 1837, et vers la findu mois de février.

Une chaise de poste, partie de Bayonne laveille au matin, arriva vers cinq heures du soir dans ce mêmevillage d’Ojaca où nous avons entrevu le bandit.

Les temps étaient bien changés, et cependantla guerre désolait de nouveau la péninsule, mais ce n’était plus laguerre étrangère.

Aucun peuple voisin n’avait franchi lesPyrénées, aucune nation ennemie n’avait envahi le sol espagnol.

L’Espagne était livrée aux horreurs de laguerre civile.

Carlistes et christinos se disputaient leroyaume, pied à pied, se livrant de sanglantes escarmouches et demeurtrières batailles.

Le général carliste Cabrera occupait l’Aragon,la province de Valence s’apprêtait à envahir l’Andalousie.

Mina défendait Madrid.

Quel serait le résultat de la lutte ?

Nul ne le savait, nul ne pouvait leprévoir.

L’Espagne aurait-elle pour roi don Carlos oupour reine Isabelle ?

L’Europe attendait.

Il fallait donc une certaine hardiesse pourvoyager en Espagne par ce temps de trouble.

La chaise de poste qui venait de s’arrêterdevant l’unique posadad’Ojaca, – c’est ainsi qu’on nommeune auberge, – était d’origine française, à en juger par la formeet la couleur, bien qu’elle fût traînée par des mules et conduitepar un postillon espagnol.

Sur le siège, un maigre domestique, en livréenoire.

Dans l’intérieur, une femme pâle, souffrante,en proie à la phtisie, et un jeune garçon de quinze à seizeans.

La berline de voyage était à peine arrêtée quedes soldats carlistes l’entourèrent.

Un officier ouvrit même la portière et, touten s’excusant avec courtoisie d’avoir à remplir un devoir, ildemanda aux deux voyageurs s’ils avaient un sauf-conduit.

À cette époque, la France, comme on le sait,d’accord avec, le gouvernement de la reine régente Marie-Christine,internait les prisonniers carlistes.

Plusieurs de ceux-ci étaient en résidence àBayonne.

Libres sur parole, ils pouvaient se promenerdans la ville, et ils étaient d’autant mieux accueillis par leshabitants que les populations du Midi, légitimistes et ardentes, nedissimulaient nullement leur sympathie pour la cause de donCarlos.

Parmi ces prisonniers se trouvait le généraldon Ramon M…, l’ami de Cabrera.

Le général donnait à tout Français qui voulaitpasser en Espagne un sauf-conduit.

C’était cette pièce que réclamait l’officiercarliste, lequel s’exprimait d’ailleurs en très, bon français.

– Monsieur, lui dit la dame pâle etsouffrante, je suis la marquise de Maurevers, veuve d’un officierfrançais tué en duel ; voilà mon fils.

Nous nous rendons à Cadix dont les médecinsm’ont conseillé le climat pour ma santé qui dépérit de jour enjour.

Voici le sauf-conduit que vous medemandez.

Et elle tendit une lettre signée don Ramon M…et datée de Bayonne.

– Madame la marquise, répanditl’officier, qui, après avoir pris connaissance du sauf-conduit, lerendit, voilà qui est bon pour vous et vous ouvrira un passage àtravers les troupes du général Cabrera ; mais quand vousentrerez en Andalousie, non seulement cette pièce sera impuissanteà vous protéger, mais encore elle vous compromettra biencertainement.

La marquise eut un pâle sourire sur ses lèvresdécolorées.

– Heureusement, dit-elle, j’ai pris mesprécautions, monsieur.

– Ah ! fit l’officier.

– L’ambassadeur de la régente à Paris avisé mon passeport.

– Fort bien, dit le carliste, et vousvoici recommandée aux christinos. Mais cela ne suffit pas.

– Que faut-il donc encore ?

– À moins que vous ne vous décidiez àfaire un immense détour et à perdre environ deux semaines, vousserez forcée de traverser la montagne.

– Eh bien !

– Et dans la montagne, ni Cabrera, notrechef, ni Mina, le généralissime des christinos, n’ont plus aucunpouvoir.

– Que voulez-vous dire ?

– Là, continua l’officier, règne endespote le bandit José Minos.

Christinos et carlistes, Français ouEspagnols, nul ne passe sans payer rançon.

La marquise regarda son fils avecinquiétude.

L’enfant eut un éclair dans les yeux, un fiersourire sur les lèvres :

– Est-ce que je ne suis pas là pour tedéfendre, maman ? dit-il.

– Oui, mon enfant, répondit-elle. Maisque pourrais-tu, seul contre des bandits ?

Pendant qu’elle échangeait ces quelques motsavec l’officier carliste, la marquise avait mis pied à terre etentrait dans la posada.

L’officier reprit :

– José Minos a un traité tacite avecnous, il s’est engagé à ne jamais gêner nos opérations militaires,à ne point prendre parti pour les soldats de Mina.

En revanche, nous le laissonstranquille ; il vient dans les villages acheter de la poudre,du vin et de la farine, et nous sommes tenus de ne jamais faireescorter un voyageur, quel qu’il soit.

– Et si je tombe aux mains de cet homme,demanda la marquise, il exigera une rançon ?

– Énorme, madame.

– Et si je ne puis payer la somme qu’ilme demandera ?

L’officier baissa la tête et ne répondit pas.Un soldat qui était entré dans la posada et qui comprenait quelquesmots de français répondit pour lui :

– Quand on ne paye pas, murmura-t-il, onmeurt.

La marquise frissonna.

La femme qui tenait la posada et qui étaitjeune et jolie, regardait la voyageuse avec un sentiment decompassion pour ses souffrances :

– Señora, dit-elle en se penchant à sonoreille, passez la nuit ici, et je vous donnerai peut-être un bonconseil.

La marquise tressaillit et la regarda. Mais lacabaretière posa mystérieusement un doigt sur ses lèvres etretourna à son comptoir d’étain.

Chapitre 29

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

Le soir était venu, puis une de ces sombresnuits étoilées qu’ignorent les climats du nord, et qui font du cielun manteau noir semé de poudre d’or.

L’officier carliste, les soldats, les curieuxdu village qui, toute la journée, avaient envahi la posada,s’étaient retirés.

Il ne restait plus dans l’auberge que lacabaretière, une petite servante, la marquise de Maurevers et sonfils, le muletier et le valet de chambre.

La pauvre femme, souffrante, avait refusé dese mettre au lit.

Elle s’était enveloppée dans sa pelisse devoyage et s’était assise auprès du feu qu’on avait allumé toutexprès pour elle.

Le muletier était allé se coucher dansl’écurie ; le valet de chambre avait trouvé un gîte dans laberline de voyage.

Quant au jeune marquis de Maurevers, il nevoulait pas quitter sa mère, et il s’était allongé sur deuxescabeaux.

Alors, la cabaretière fit un signe à sa petiteservante qui gagna l’échelle du grenier, et elle se trouva seuleavec les deux voyageurs.

C’était une femme d’environ vingt huit ans,cette cabaretière.

Elle était brune, petite, grasse, quoiqued’une extrême agilité.

Deux grands yeux noirs éclairaient son visagequi était joli, bien qu’irrégulier, et ses lèvres un peu charnuesrespiraient le sensualisme, la passion et le dévouement tout à lafois.

Elle avait été servante à Bayonne et parlaitquelque peu le français.

– Madame, dit-elle à la marquise,lorsqu’elle se trouva seule avec elle et son fils, si je vous aiconseillé de passer la nuit ici, c’est que, croyez-le bien, jesavais le moyen de vous faire traverser la montagne sans qu’il vousarrivât malheur.

– Vraiment ! fit la marquise enregardant cette femme.

– Madame, reprit-elle, à Ojaca, on aimeassez les bandits, José Minos ne nous fait aucun mal.

– Je sais cela, ditMme de Maurevers en souriant.

– Les bandits ne viennent pas en pleinjour, continua la cabaretière, mais ils descendent presque toutesles nuits.

– Ah !

– Souvent Pedro vient ici.

– Qu’est-ce que Pedro ?

– Un ancien muletier qui, dans un momentde colère et de jalousie, a tué un alcade, l’alcade de SanIago, qui était le préféré de sa femme.

On l’a condamné à mort et il allait êtregarrotté quand il est parvenu à se sauver.

Alors, ne sachant plus que devenir, il s’estfait bandit. José Minos l’aimait beaucoup, presque autant que lepetit Juan.

– Qu’est-ce que le petit Juan ?demanda le jeune marquis de Maurevers.

– C’est le fils adoptif de JoséMinos.

– Ces gens-là ont donc des enfants ?fit le marquis avec dédain.

Sa mère le regarda d’un air de doux reprocheet la cabaretière continua :

– Pedro le muletier est devenu lelieutenant de José Minos. Ce que Pedro veut, José Minos lefait.

Pedro viendra certainement ici cette nuit etje l’intéresserai à vous ; si je lui demande de vous protéger,il le fera.

– Et nous pourrons traverser la montagnesans danger ?

– Oh ! si vous avez la parole dePedro, vous serez aussi en sûreté que dans la rue la plusfréquentée de Bayonne.

Et la cabaretière se mit à faire l’éloge dumuletier devenu bandit, avec une chaleur et un enthousiasme quidonnèrent à penser à la marquise de Maurevers qu’elle pouvait bienlui avoir donné son cœur tout entier.

Vers onze heures du soir, la cabaretièreouvrit la porte, s’avança sur le seuil et interrogea les étoiles,ce qui était sa manière de calculer le temps.

– Pedro ne peut tarder, dit-elle.

Et, en effet, quelques minutes après, un coupde sifflet lointain se fit entendre.

– C’est lui ! dit-elle.

Elle alluma une lampe et la posa sur le bordde la fenêtre. C’était un signal qui voulait dire àPedro :

– Tu peux venir.

Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvritet le bandit entra.

C’était un grand garçon de trente àtrente-cinq ans, bien taillé et beau comme un des personnages destoiles de Zurbaran ; son œil était doux ; on devinait, enle voyant, que sans le malheur qui l’avait jeté dans la vieaventureuse qu’il menait, il serait resté un honnête muletier.

À la vue de la marquise et de son fils, Pedrofronça le sourcil.

Mais, en dépit de son état maladif, lamarquise était encore fort belle et elle avait un grand air dedignité et de résignation qui toucha Pedro comme il avait ému lacabaretière.

Celle-ci dit quelques mots à l’oreille dubandit.

Le bandit se prit à examiner la marquise etson fils avec plus d’attention.

La cabaretière parlait toujours et le visagerembruni de Pedro se déridait peu à peu.

Enfin, il prononça quelques mots à son tour etmit la main sur son cœur.

– Madame, dit alors la cabaretière à lamarquise, Pedro consent à vous prendre sous sa protection, et ilvient de me le jurer. Le serment de Pedro est sacré ; il ajuré par saint Jacques, le patron des Espagnes. Mais il dit qu’ilfaut que vous quittiez sur-le-champ Ojaca, et que vous partiez enpleine nuit, parce que demain, au point du jour, José Minos doittenter une expédition.

– Eh bien ? dit la marquise.

– Pour que vous puissiez traverser lamontagne, sans danger, il faut un sauf-conduit de José Minos, etpour avoir ce sauf-conduit, il faut arriver avant que José soitparti.

La marquise, d’un signe de tête, fitcomprendre au bandit qu’elle consentait à se placer sous sasauvegarde.

La petite servante que la cabaretière appelaalla réveiller le muletier.

Les mules furent harnachées, attelées à laberline, et Pedro monta sur le siège, à côté du valet dechambre.

Quelques minutes après, la marquise, aprèsavoir posé quelques pièces d’or dans un coin de la posada, semettait en route, pleine de confiance dans le serment dubandit.

Chapitre 30

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

Le centre et le midi de l’Espagne sont despays calcinés par le soleil, dépourvus d’eau et parcourus par delongues chaînes de montagnes dépouillées de toute végétation.

Mais le nord, c’est-à-dire les provinces quitouchent aux derniers escarpements des Pyrénées, possède des boistouffus, des torrents et des sources, et on trouve encore un peu defraîcheur au fond de ces vallées sauvages.

L’Espagne a des nuits africaines.

Après les heures brûlantes du jour, la terrese refroidit tout à coup, un vent froid s’élève et une humiditéglaciale tombe du ciel étoilé. C’est ce qui explique le manteaudont l’Espagnol ne se sépare en aucune saison.

Les grelots des mules, le bruit qui se fitpendant qu’on attelait la berline, le va et vient d’une lanterneallant de l’écurie à la salle d’auberge, tout cela, dans un villagede France, eût mis une population tout entière sur pied.

À Ojaca, personne ne se dérangea.

L’Espagnol n’est pas curieux.

À peine quelques soldats carlistes qui étaientde garde dans la dernière maison du village sortirent-ils sur lepas de la porte pour voir de quoi il s’agissait.

L’officier qui avait parlé à la marquise deMaurevers, dit en haussant les épaules :

– Ces Français ne doutent de rien. Dansquelques heures, ils tomberont dans les mains de José Minos.

Et il rentra et ferma la porte.

La berline roulait au grand trot sur la routede la montagne, ou plutôt du terrible défilé que José Minos et sabande occupaient.

Assis à côté du valet de chambre, sur lesiège, Pedro fumait sa cigarette.

Dans l’intérieur de la berline, madame deMaurevers et son fils causaient à mi-voix.

– Mère, disait le jeune marquis,maintenant je suis un homme, n’est-ce pas ? j’entre dans maseizième année.

– Oui, mon enfant, répondit la marquiseen soupirant.

– Et l’on peut tout me dire, n’est-cepas, mère ?

– Que signifient ces paroles, monfils ? demanda la marquise avec inquiétude.

– Mère, je veux savoir…

– Mais quoi, mon enfant ?

– Je veux savoir comment est mort monpère. La marquise tressaillit.

– Quand j’étais tout petit, poursuivit lejeune homme et que je demandais où était mon père, on me répondaitqu’il était à l’armée.

– Votre père a été officier, en effet,mon enfant.

– Plus tard, continua le jeune marquis,on me dit qu’il était mort.

– C’est vrai, mon enfant.

– Mais comment est-il mort ?

La marquise soupira et se tut.

– Mère, reprit Gaston de Maurevers, d’unevoix respectueuse mais ferme, je sais que mon père a étéassassiné.

– Mon fils !

– Je dis assassiné, poursuivit le jeunehomme, car bien que les médecins aient déclaré qu’il était mortd’un coup d’épée, on n’a retrouvé ni les témoins, nil’adversaire.

La marquise gardait le silence : mais sonvisage, sur lequel tombait un rayon du fanal de la berline, étaitbouleversé.

Évidemment un combat se livrait dans sonâme.

– Mère, j’attends ! dit froidementle jeune marquis.

Madame de Maurevers poussa un dernier soupiret dit enfin :

– Mon enfant, je suis bien malade et jesais que mes jours sont comptés. Je voulais attendre que vouseussiez vingt ans pour vous révéler un secret, mais quand cet âgeviendra pour vous, hélas ! vous ne m’aurez plus…

– Ma mère !

– Et il vaut mieux que vous sachiez toutaujourd’hui.

– Parlez, ma mère, dit Gaston deMaurevers, je n’ai que quinze ans, mais je suis un homme.

La marquise reprit :

– Gaston, je pleure depuis quatorze ansvotre père que j’adorais et qui, cependant, avait eu bien des tortsenvers moi ?

– Que voulez-vous dire, mamère ?

– Écoutez. Vous veniez de naître, au boutde deux années d’une union sans nuages. J’aimais votre père et ilm’aimait notre lune de miel s’était prolongée au fond de notrepetit château du Morvan devenu pour nous un paradis.

Mais le congé de votre père expirait ; onvenait de le nommer à un emploi dans les gardes du corps du roi. Ilfallait donc revenir à Paris.

Trois mois après j’étais la plus malheureusedes femmes.

Votre père ne m’aimait plus.

Une femme lui avait tourné la tête, s’étaitemparée de son âme, de son cœur, de sa raison.

Cela dura près d’un an.

J’étais seule sans cesse auprès de votreberceau, votre père ne rentrait que rarement à l’hôtel. Souvent, ils’écoulait des semaines entières sans que je le revisse.

Un matin, après une nuit sans sommeil, pendantlaquelle les plus funestes pressentiments m’avaient assaillie,j’entendis résonner le marteau de la porte cochère.

Il était à peine jour et il pleuvait.

Qui pouvait donc venir à cetteheure ?

Je quittai mon lit, je me traînai vers lafenêtre et je regardai dans la cour.

Des sergents de ville et un commissaire depolice venaient d’y pénétrer.

Quatre hommes portaient un brancard sur leursépaules.

Sur le brancard, il y avait un cadavre.

Ce cadavre était celui de votre père qu’onavait trouvé mort, frappé d’un coup d’épée, sur la berge de laSeine, au-dessous du Pont-Neuf.

Je renonce à vous peindre ma douleur, mondésespoir, et plus tard l’ardent désir de vengeance qui s’empara demoi.

Je m’adressai à la police, je voulaisabsolument connaître l’assassin ou le meurtrier de votre père.

Le roi, aux pieds duquel j’allai me jeter,donna des ordres.

Pendant trois mois on fit recherches surrecherches, et on ne découvrit personne.

Enfin, un soir, je fus invitée à me rendrechez le préfet de police.

– Madame la marquise, me dit-il,M. de Maurevers a été loyalement tué en duel.

– Par qui ? m’écriai-je.

– Par le mari d’une femme dont il étaitl’amant.

Je courbai la tête, car j’avais déjà deviné lavérité.

– Mais, ma mère, dit vivementM. Gaston de Maurevers, le préfet vous a dit le nom de cethomme ?

– Non. Malgré mes larmes, messupplications, il resta muet…

Cependant, ce nom, je l’ai su.

– Vous le savez, ma mère ?

– Oui.

Comme la marquise faisait cette réponse, laberline s’arrêta brusquement et les deux voyageurs, aperçurent àdroite et à gauche de la route, des hommes armés de fusils.

Chapitre 31

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

Les hommes armés qui venaient de surgir, auxdeux côtés de la berline de voyage faisaient partie d’uneavant-garde de bandits.

C’était le premier poste établi par José Minosà l’entrée de ce défilé sauvage qu’on appelait la montagne.

Mais Pedro sauta à bas, du siège et se fitreconnaître.

Pedro était le lieutenant de José Minos, ettout le monde lui obéissait.

Les bandits laissèrent donc passer la berline,qui continua son chemin.

Alors la marquise reprit son récit :

– Il y a cinq ans, mon enfant, dit-elle,que, rentrant à notre hôtel vers dix heures du soir, après avoirpassé la soirée chez votre tante, Mme de M…,je trouvai un vieux domestique à cheveux blancs quim’attendait.

– Madame la marquise, me dit-il, unepersonne se meurt qui a eu de grands torts envers vous et qui neveut point rendre le dernier soupir sans emporter votre pardon dansla tombe.

Je regardai cet homme :

– Quelle est la personne dont vousparlez ? lui dis-je.

– Je ne puis prononcer son nom.

– Où est-elle ?

– Dans une maison où je supplie madame lamarquise de me suivre.

Il avait des larmes dans la voix, et sa figurehonnête et franche me donna confiance en lui.

Et puis, qui donc avait eu des torts enversmoi, si ce n’est celui ou ceux qui avaient causé la mort de votrepère.

Je consentis donc à suivre cet homme, à pied,enveloppée dans mon manteau.

Il ne me conduisit pas loin.

Nous habitons, vous le savez, à Paris, la ruedu Bac ; cet homme me fit traverser la petite place quientoure l’église. Saint-Thomas-d’Aquin.

Nous entrâmes dans la rue de Grenelle et versle bout à gauche, un peu avant d’arriver au carrefour vieilCroix-Rouge, il s’arrêta devant la porte d’un hôtel.

Au lieu de frapper, il tira une clé de sapoche et l’introduisit dans la serrure de la petite porte quis’ouvrait dans la grande.

Une seconde après je traversais une courplantée de grands arbres et j’étais introduite d’abord dans unvestibule assez vaste, puis dans un grand salon et enfin dans unechambre à coucher où je trouvais une femme encore jeune, encorebelle, mais qui paraissait lutter contre les approches de lamort.

Quand elle me vit, son œil brilla et sesforces parurent lui revenir.

– Madame la marquise, me dit-elle, jesuis la malheureuse femme que votre mari aimait. Je suis laduchesse de Fenestrange.

Je la regardai avec une sorte d’épouvante,cette femme qui avait causé la mort de votre père.

– Je vois bien que je vous fais horreur,me dit-elle ; mais je vais mourir… et vous ne sauriez haïr audelà du tombeau.

J’eus honte de ce premier mouvement derépulsion dont je n’avais pas été la maîtresse ; et je luipris la main, disant :

– Mourez en paix, madame.

– Oh ! non, répondit-elle, je nemourrai pas ainsi, madame. Je ne mourrai pas sans vous avoir confiéun terrible secret.

– Parlez, lui dis-je.

Et je me penchai vers elle.

Sa voix s’affaiblissait de plus en plus ettoute sa vie paraissait concentrée dans son regard.

Alors elle m’avoua qu’au moment même où votremalheureux père tombait, frappé mortellement par le duc deFenestrange, elle se tordait, elle, dans les douleurs del’enfantement, et que, deux heures plus tard, assistée de sonterrible mari, elle mettait au monde un enfant qui était le fils deM. de Maurevers, selon la nature, votre frère parconséquent, mon fils.

Le jeune marquis tressaillit.

– J’ai donc un frère ? dit-il.

– Je ne sais pas, reprit madame deMaurevers. Vit-il encore ? Est-il mort ? C’est ce que laduchesse de Fenestrange, à son lit d’agonie, n’a pu me dire.

Il paraît que, lorsqu’elle fut délivrée, elles’évanouit.

Quand elle revint à elle, son mari avaitdisparu, emportant l’enfant.

Depuis lors, elle a eu beau supplier le duc delui dire ce qu’était devenu cet enfant, le duc a été muet.

– Mais le duc vit encore ! dit lejeune marquis, dont l’œil eut un éclair de colère.

– Sans doute, et vous savez la grandefortune militaire qu’il a faite. Il est général.

– C’est le meurtrier de mon père.

– Oui, dit la marquise, et votre pèren’est pas vengé.

– Il le sera, répondit froidement lejeune homme. Ma mère, je vous en fais le serment.

Comme il disait cela, la berline s’arrêta denouveau.

Pedro parlementait avec de nouvellessentinelles.

Le jeune marquis mit la tête à laportière.

La lune avait disparu ; mais lespremières clartés confuses encore, du matin, couraient dans le cielà l’horizon.

Le paysage était grandiose et sauvage.

La berline qui, depuis longtemps, allait aupas, s’était arrêtée au milieu d’une allée muraillée par de hautesmontagnes.

On voyait à l’horizon une lueur rougeâtre.C’était le feu du bivouac des bandits.

Les nouvelles sentinelles ayant reconnu Pedrofirent signe et la berline se remit en mouvement.

Un quart d’heure après, elle s’arrêtaencore.

Cette fois une main ouvrit la portière et unetête se montra, disant en espagnol :

– Qui êtes-vous ?

La lueur du fanal se projetait à l’intérieurde la berline.

Un rayon tomba sur le visage de celui quivenait d’ouvrir la portière.

Soudain la marquise jeta un cri.

– Un cri de surprise, un crid’épouvante !

Cette tête que le fanal éclairait, était celled’un jeune homme de quatorze ou quinze ans, brune, hâlée, avec descheveux noirs… Mais cette tête ressemblait trait pour trait, à s’yméprendre, à celle du jeune marquis de Maurevers.

Et ce jeune homme ayant regardé le marquisjeta pareillement un cri, car il lui sembla qu’il se reconnaissaiten lui.

La marquise de Maurevers venait des’évanouir.

Chapitre 32

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

José Minos avait vieilli, c’est-à-dire que sabarbe était blanche.

Mais son œil conservait tout l’éclat de lajeunesse, sa voix était toujours impérieuse et sonore, et il étaitdepuis vingt ans le chef respecté de la montagne.

Mina lui avait écrit pour lui demander, àtitre de service, de laisser passer un parlementaire qu’il envoyaità Cabrera.

Cabrera lui avait demandé un service à peuprès semblable.

José Minos, au commencement de la lutte,s’était demandé s’il deviendrait carliste ou christino.

Les fumées de la guerre civile lui étaientmontées à la tête.

Mais cette effervescence dura peu.

C’était un homme de bon sens que JoséMinos.

– Les rois, s’était-il dit, ne valent pasla peine qu’on se batte pour eux. Détrousser les voyageurs estencore le plus honnête des métiers.

Et, tout en se montrant très fier d’avoir eudes relations avec Cabrera et Mina, il était resté bandit.

Du reste, il vivait entouré d’une espèce decour.

Autrefois, quand il était plus jeune, JoséMinos s’en allait, la nuit, rôder autour des villages, la guitaresous le bras et faire l’amour à l’espagnole.

Maintenant, il était toujours galant, mais ilavait simplifié l’amour.

Une troupe de Bohémiens nomades passait unjour sous le canon de ses bandits.

José Minos les fit arrêter.

Il y avait six hommes et quatre femmes dontdeux jeunes filles, l’une de quatorze ans, l’autre de dix ans.

Le bandit fit fusiller les six hommes etgarder les quatre femmes.

Il se maria avec l’une, à la façon de Bohême,c’est-à-dire en cassant une cruche, laissa ses soldats tirerl’autre au sort, offrit la jeune fille de quatorze ans à sonlieutenant Pedro, qui la refusa, sous le prétexte que son cœurn’était pas libre.

– C’est bien, dit-il alors, je la gardepour moi.

Et il introduisit ainsi la polygamie dans lamontagne. Quant à la petite fille de dix ans, il la fiança àPerdito.

Qu’était-ce que Perdito ?

Si nous nous reportons à cette nuit pendantlaquelle José Minos, qui s’attendait à être pendu le lendemainavait été conduit en présence du colonel duc de Fenestrange, nousle devinerons, peut-être.

Perdito était l’enfant adopté par José Minos.La pension était régulièrement déposée chaque année à la poste deBayonne, sous forme de lettre chargée.

Le colonel avait tenu ses promesses.

José Minos tenait les siennes.

Il avait élevé Perdito en conscience.

– Fais-en un bandit comme toi avait ditle colonel.

Et José Minos n’avait eu garde d’ymanquer.

Il avait fini par aimer Perdito comme sonfils, et il lui avait inculqué ses meilleurs principes.

À quatorze ans, Perdito était déjà cruel etféroce.

Quand José Minos ordonnait qu’on mît à mortquelque prisonnier qui se refusait de payer rançon, Perditodemandait comme une faveur de lui brûler la cervelle lui-même.

La Bohémienne de dix ans, – elle en avaitbientôt douze – était pareillement une enfant pleine depromesses.

Elle aimait Perdito, elle était fière desexploits du jeune bandit.

Elle brûlait de lui montrer un jour ou l’autrequ’elle était digne d’être sa fiancée.

José Minos adorait ces deux enfants ; illes considérait comme son œuvre.

Pendant les heures chaudes du jour, le banditse couchait sous l’ombre d’un arbre et tandis qu’il fumait sacigarette, l’enfant lui chantait un de ces airs bizarres, aveclesquels les Bohémiens sont bercés.

La nuit, au bivouac, Roumia, c’était son nom,– et ce nomvoulait dire fille de Bohémienne, – Roumia couchait, auxpieds de José Minos comme on chien fidèle.

Roumia et Perdito étaient les seuls êtres dela bande qui puissent, jusqu’à un certain point, balancerl’influence du lieutenant Pedro.

Or, cette nuit-là, José Minos n’avait pudormir.

Il méditait une expédition sur un villagevoisin, et voulait s’emparer de l’alcade, qui était riche etpourrait payer une forte rançon.

Dès la veille, il avait choisi les bandits quidevaient l’accompagner et recommandé à Pedro qui, chaque nuit,descendait à Ojaca, de rentrer avant le point du jour.

José Minos était donc sur pied bien avantl’aurore, et la vallée était encore plongée dans l’obscurité,lorsqu’un des bandits placés en patrouille à l’extrémité, se repliavers le bivouac et annonça qu’on voyait dans le lointain unevoiture de voyage et qu’on entendait les grelots des mules.

Perdito, qui était encore allongé sur le sol,auprès du brasier, se leva d’un bond et mit la main sur sonespingole.

– Ah ! ah ! fit José Minos, tuveux te mêler de cette affaire ?

– Oui, père, répondit Perdito.

– Je vais avec toi, dit Roumia.

– Non pas, dit José Minos, les gens de lavoiture sont armés certainement, et il y aura des coups depistolet.

– Tant mieux ! dit-elle, les yeuxpleins d’éclairs.

– Père, dit Perdito, les jeunes lionnessuivent leurs mères au combat.

– Allez donc, mes enfants, dit José Minosavec indulgence.

Et il se mit à fumer sa cigarette.

**

*

Un quart d’heure après, Roumia revenaitseule.

Elle avait l’œil en feu ; les cheveux auvent, la lèvre irritée :

– Padre, dit-elle, tu ne saispas ?

– Quoi, donc ?

– Perdito et Pedro se querellent.

– Pourquoi ?

– Pedro a pris sous sa sauvegarde lesvoyageurs de la berline.

José Minos fronça le sourcil.

– Perdito veut en tuer un.

– Est-ce qu’il refuse de payerrançon ?

– Ce n’est pas cela.

– Qu’est-ce donc ?

– Ce voyageur est un jeune homme quiressemble trait pour trait à Perdito.

José Minos tressaillit.

– Et, dit Roumia avec orgueil, Perdito araison de ne pas vouloir qu’un homme lui ressemble.

– Oh ! oh ! fit José Minos,voilà qui est curieux. Voyons donc !

Et il prit son espingole et s’avança d’un paslent et mesuré vers la berline de la marquise de Maureversqu’entouraient une vingtaine de bandits.

Chapitre 33

 

José Minos étant entré dans le cercle delumière décrit par le fanal de la berline, fût alors frappé, commela marquise de Maurevers, de l’étrange ressemblance existant entrePerdito et le jeune marquis.

Ce dernier était vêtu de noir et fortpâle.

L’autre portait le pittoresque costume mélangéde velours et de laine rouge que n’a point inventé l’Opéra-Comiqueet qui est bien celui des bandits espagnols.

Le marquis était tête nue.

Perdito avait un béret basque sur la tête.

Mais la ressemblance, malgré tout, était sigrande entre eux que José Minos, qui savait l’origine mystérieusede Perdito, ne douta pas un moment que ce ne fussent là les deuxfrères.

Des frères ennemis, en tout cas.

Car ils se regardaient face à face, d’un airde défi, sous les yeux de la marquise toute tremblante et neprévoyant pas ce qui allait arriver.

Perdito disait :

– De quel droit, chien de Français, tepermets-tu de me ressembler ?

Le marquis répondit :

– Je ne sais pas pourquoi je vousressemble, et c’est un étrange mauvais tour du hasard, mais je vousdéfends de porter la main sur moi.

Il n’avait cependant d’autre arme que sonregard ; mais ce regard plein de colère et de méprisexaspérait Perdito.

– Mon fils !… au nom du ciel !murmurait, éperdue, la marquise qui avait, comme le jeune homme,mis pied à terre.

– Ne craignez rien, madame, disait Pedroen mauvais français. Pedro donné parole, parole de Pedrosacrée.

– Voyons, de quoi s’agit-il ?demanda José Minos en fendant le cercle formé par les bandits.

Les bandits s’écartèrent avec obéissance etPerdito lui-même cessa de menacer le jeune marquis deMaurevers.

Ce fut le lieutenant Pedro quirépondit :

– Capitaine, dit-il, j’ai trouvé à Ojacacette dame et son fils. Comme vous pouvez le voir, elle est trèsmalade et les médecins l’envoient à Cadix.

Elle a un sauf-conduit des carlistes. Un autredes christinos. Mais il fallait traverser la montagne où vous seulêtes maître.

– Et tu l’as prise sous taprotection ?

– Oui, capitaine.

José Minos fronça le sourcil :

– As-tu donné taparole ?

– Oui.

– Alors ta parole sera respectée.

Et José Minos regarda sévèrement Perdito.

Celui-ci s’éloigna en murmurant.

Mais, à dix pas de distance, il se retourna etjeta un dernier regard de haine au jeune marquis de Maurevers.

Celui-ci répondit par un coup d’œil plein demépris.

Alors José Minos, qui parlait le français,s’adressa à la marquise de Maurevers :

– Madame, dit-il, la parole de monlieutenant vous suffit, vous sortirez de la montagne comme vous yêtes entrée, saine et sauve.

La marquise s’inclina, mais elle regardaitJosé Minos avec une curiosité ardente et celui-ci comprit qu’elleavait quelque chose à lui dire.

Le bandit était galant à ses heures.

Il offrit sa main à la voyageuse, la conduisitauprès du brasier, et d’un geste éloigna tout le monde.

– Monsieur, lui dit alors la marquise,vous êtes, je le vois, étonné comme moi de la ressemblance bizarrequi existe entre mon fils et ce jeune homme ?

– Oui, madame.

– Est-ce votre fils ?

– Non, dit le bandit.

– D’où vient-il ? Comment est-ilparmi vous ?

– C’est un secret que je ne puis violer,dit José Minos.

– Ah !

– L’homme qui me l’a confié a ma parole,ajouta le bandit.

– Mais au moins, monsieur, pourrez-vousme dire, continua la marquise d’une voix suppliante, depuis quelleépoque vous avez ce jeune homme avec vous ?

– C’était un enfant de six mois quand onme l’a confié. Il y a donc environ quatorze ans.

– C’est bien, cela, murmura madame deMaurevers qui se souvenait de la confession in extremis dela duchesse de Fenestrange.

Et si je devinais la vérité ?

José Minos la regarda.

– Si je vous disais le nom de l’homme quivous a confié cet enfant ?… Si je vous disais que ce doit êtreun Français, un Officier… le colonel de Fenestrange.

– Je ne puis rien dire, répliqua JoséMinos, impassible.

– Monsieur, acheva la marquise d’une voixsuppliante, un dernier mot, une dernière prière.

– Parlez, madame, dit le bandit ému decet accent, je ferai ce que je pourrai.

– Cet enfant ressemble à mon fils…

– C’est le vôtre, peut-être, dit JoséMinos.

– Non, mais c’est le fils de monmari.

– Eh bien ? fit le bandit.

– Sa mère a laissé pour lui une grandefortune, en France. S’il consentait à me suivre, vous yopposeriez-vous ?

Le bandit tressaillit, changea de couleur etfut tout à coup en proie à une violente émotion. Il aimait Perditocomme son fils.

Mais José Minos avait conservé quelquesinstincts généreux.

– Oui, dit-il enfin.

**

*

Une heure après, le soleil, dorait la cime desmontagnes et descendait dans la vallée.

On avait de nouveau attelé les mules à laberline de la marquise, et José Minos ordonnait à Pedro del’escorter avec dix hommes, jusqu’à la sortie de la montagne.

Ce fut alors que la marquise, se servant deJosé comme interprète, adressa la parole à Perdito.

Le jeune bandit continuait à regarder lemarquis de Maurevers avec colère.

– Monsieur, dit la marquise, je connaisvos parents. Voulez-vous me suivre en France ? Vous sereznoble, vous serez riche…

Il la regarda avec dédain.

– Et pourquoi vous suivrais-je ?dit-il.

– Mais parce que, répondit-elle, j’étaisl’amie de… votre père…

– Je n’ai d’autre père que JoséMinos.

– J’ai connu votre mère, reprit-elle avecdouceur.

Perdito haussa les épaules.

– Dans tous les cas, dit-il, la mère dontvous parlez, ce n’est pas vous.

Le marquis tressaillit.

– Ce n’est pas vous, ajouta le bandit,car on ne hait pas sa mère… et je vous hais, vous et votrefils…

Et il leva un œil plein de fureur sur le jeunemarquis de Maurevers.

Les deux frères ennemis avaient, dans ceregard suprême, échangé une provocation.

Chacun d’eux semblait dire à l’autre, aumoment où la berline de voyage se mettait en route :

– Nous nous reverrons !

Chapitre 34

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

Cinq années après les événements que nousvenons de raconter, par une brûlante matinée de juin, deuxpersonnages, un homme et une femme qu’à leur costume onreconnaissait pour des Espagnols, entrèrent dans Bayonne ets’arrêtèrent bientôt à la porte d’un cabaret de peu d’apparence,situé dans une rue étroite, et qui avait pour enseigne :

À la descente des Pyrénées.

L’homme pouvait avoir vingt-cinq ans ; lafemme quinze ou seize.

Ils étaient beaux tous deux, mais d’une beautétellement différente que le contraste n’avait échappé à personne deceux qui les avaient vus passer.

Le jeune homme, qui était d’une taille plusélevée que celle de ses compatriotes, avait le teint mat et blanc,en dépit des ardeurs du soleil, la chevelure noire et de grandsyeux bleus qui brillaient d’un feu sombre.

Il y avait une étrange expression de férocitédans ce regard ardent, sous ces lèvres rouges qui s’entr’ouvrantmettaient à nu des dents blanches pointues et telles qu’en ont lespopulations méridionales.

Malgré la pauvreté de ses vêtements, malgréson mince bagage qu’il portait, tout entier dans un mouchoir nouéau bout de son bâton, cet homme marchait la tête haute et fière, eton eût dit que le monde lui appartenait.

La jeune fille qui s’appuyait sur son brasavait une chevelure d’un blond ardent et tirant sur le roux.

Son teint rappelait ces fameux vers desOrientales :

Tu n’es ni blanche ni cuivrée,

Mais il semble qu’on t’a dorée,

Avec les rayons du soleil.

Ses grands yeux noirs, sa taille souple etnerveuse, son pied cambré, ses épaules d’un galbe admirable et sespetites mains mignonnes et blanches, achevaient de lui composer unensemble de beauté étrange et provocante.

Elle avait un tambour de basque auquel étaientsuspendues des castagnettes.

– Voilà une belle gitana, dit un deshabitués du cabaret dans lequel elle entra avec son compagnon.

Le jeune homme leva sur lui un regardfarouche.

Puis il alla s’asseoir à une table qui setrouvait tout au fond de la salle.

– Que faut-il vous servir ? demandala cabaretière en s’approchant.

– Du pain, du vin et du fromage,répondit-il du ton d’un homme qui aurait commandé un somptueuxrepas.

La gitana se débarrassa de son tambour debasque et de ses castagnettes.

Puis elle vint s’asseoir auprès de soncompagnon qui roulait silencieusement une cigarette entre sesdoigts.

– Roumia, dit le jeune homme, cesgens-là, – et il montrait les habitués du cabaret, – ces gens-làsont curieux et m’importunent. Si tu le veux, nous allons parlerl’idiome de ton enfance que tu m’as appris et qu’ils necomprendront pas, eux.

– Comme tu voudras, Perdito, répondit labohémienne. Maintenant que José Minos est mort, je n’aime plus quetoi, en ce monde, et tu es mon seigneur et maître.

– Pauvre José Minos ! murmuraPerdito, car c’est bien-lui que nous retrouvons à Bayonne, lafortune a fini par le trahir.

– Ce n’est pas la fortune qui nous atrahis, dit vivement la jeune fille. C’est ce misérable JuanVallega, en qui le capitaine avait toute confiance et qui a livréle secret de notre retraite aux troupes royales.

– Soit, dit Perdito, c’est même unmiracle que nous ayons pu nous échapper tous deux.

– Oui, car tous les autres ont été prisou se sont fait tuer.

– Et tu crois qu’on aura pendu JoséMinos ! demanda la gitana.

– Certainement. Il a essayé de se fairetuer, mais on voulait le prendre vivant, et on y est parvenu.

– Pedro, au contraire, est tombé sur lechamp de bataille.

– Ne me parle pas de Pedro !interrompit brusquement Perdito.

– Tu le hais donc toujours ?

– Toujours. Car sans lui, José Minos, quine m’avait jamais rien refusé, m’aurait permis de brûler lacervelle au petit Français.

– Ton frère ?

– Je ne sais pas si c’était mon frère.Mais ce que je sais bien, fit Perdito avec un accent de haineféroce, c’est que si jamais je le retrouve, je le tuerai !

– T’es-tu jamais expliqué cettehaine ?

– Jamais. Mais je la ressens. Il mesemble que je me baignerais dans son sang avec une volupté sanségale.

– Et moi aussi je le hais, murmuraRoumia, et pas plus que toi je ne m’explique la violence de cesentiment.

– Moi, reprit Perdito, je crois fermementque lui où moi nous sommes de trop en ce monde.

– Raison de plus pour croire que vousêtes frères !

– C’est ce que je saurai dans uneheure.

– Ah ! fit Roumia.

Et elle regarda son compagnon aveccuriosité.

– Écoute, reprit Perdito. Depuis vingtans, c’est-à-dire à peu près depuis ma naissance, chaque année,José Minos se présentait à la poste de Rayonne et on lui remettaitune lettre.

Dans cette lettre, il y avait une somme decent louis de France, destinée à payer ma pension.

– Eh bien ?

– Je vais retirer cette lettre, et c’estpour cela que nous sommes venus à pied, presque sans ressources,depuis la frontière.

– Mais cette lettre, te ladonnera-t-on ?

– Oui, car elle m’est adressée.

– Comment le sais-tu ?

– L’homme qui me confia à José Minos luidit :

« – Quand il aura vingtans, envoyez-le à Bayonne : il y trouvera mesinstructions. »

Il y a eu hier vingt ans de cela, et la lettredoit m’attendre.

– Renfermera-t-elle del’argent ?

– C’est probable. Mais cet espoir n’estpas celui qui m’emplit le cœur.

– Qu’espères-tu donc ? demandaRoumia.

– J’espère avoir le secret de manaissance.

– Ah !

– J’espère que dans cette lettre onm’ordonnera de rechercher le Français qui me ressemble et de letuer.

Tandis que les deux jeunes gens causaient, onleur avait apporté du vin, du pain et du fromage, et ils avaientmangé ce frugal repas avec un robuste appétit.

Perdito jeta sur la table une petite pièce demonnaie d’argent.

– C’est ma dernière, dit-il.

Puis il se leva.

– Allons à la poste, dit-il.

La bohémienne prit son tambour de basque,Perdito son bâton et le mouchoir plein de hardes qu’ilsoutenait.

Et tous deux sortirent du cabaret, accompagnéspar les regards curieux des gens qui étaient dans le cabaret.

Chapitre 35

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

L’employé des postes préposé au bureau restantlisait tranquillement son journal lorsqu’on frappa à soncarreau.

Il ouvrit d’un air de mauvaise humeur et safigure se renfrogna plus encore lorsqu’il aperçut le visage pâle etles haillons de Perdito.

– Qu’est-ce que vous voulez ? luidemanda-t-il.

– Je ne nomme Perdito, répondit le filsadoptif de José Minos. Vous devez avoir une lettre pour moi. Jeviens la chercher.

– Avez-vous des papiers ?

– Non dit Perdito.

– Alors, allez en chercher.

Et l’employé s’apprêtait à refermer songuichet, lorsque Roumia montra sa jolie tête par-dessus l’épaule dePerdito.

Le sourire de la bohémienne le désarma àdemi.

Il le fut tout à fait lorsque la jeune fillelui dit en mauvais français, mais avec un accent plein de douceuret d’harmonie :

– Nous ne connaissons personne ici,monsieur ; et cependant nous avons fait une longue route etnous sommes bien las.

L’employé se mit à chercher dans le casier dela poste restante.

– Répétez votre nom. dit-il.

– Perdito.

Il y avait en effet une volumineuse enveloppede papier-toile qui portait ce nom.

L’employé la lui tendit.

– Merci, monsieur, dit Roumia.

Et ils s’en allèrent.

À midi, en plein été, les rues de Bayonne sontà peu près désertes.

Quoique française, Bayonne a les mœursespagnoles.

Elle faisait la sieste.

Au bout de la rue où était située la poste ily avait une place, et au milieu de cette place une fontaine.

Perdito et sa compagne allèrent s’asseoir surla margelle du bassin.

La place était déserte ; les jalousiesdes maisons voisines hermétiquement fermées.

Perdito brisa les cinq cachets rouges del’enveloppe et tout aussitôt une dizaine de billets de banque s’enéchappèrent.

Roumia jeta un cri et les ramassa. C’étaientdes billets de mille francs.

Aux billets étaient jointes une deuxièmeenveloppe et une feuille de papier tout ouverte et écrite enespagnol.

Perdito lut :

 

« Le fils adoptif du bandit José Minos,si cette lettre lui parvient, dans le courant du mois de mai 18…quittera les vêtements espagnols qu’il porte et s’habillera commeun Français.

« Puis il se présentera à l’hôtel deToulouse et y demandera un logis.

« Si, au bout de huit jours, personne nes’est présenté à lui, il ouvrira la seconde lettre qui est enferméedans cette première. »

 

Ce billet était sans signature.

La gitana ne savait pas lire ; maisPerdito lui traduisit.

Elle serrait dans ses mains ces chiffons depapier dont elle connaissait la valeur.

– Eh bien ! que ferais-tu à maplace ? demanda Perdito.

– Je ferais ce qu’on te dit de faire danscette lettre répondit-elle.

**

*

Les bohémiens sont comédiens de naissance.

À cette race le don des métamorphoses subites,des brusques changements de positions, des transformationsféeriques.

Il n’y avait pas huit jours que les habituésdu cabaret qui s’intitulait pompeusement À la descente desPyrénées, avaient vu arriver les deux jeunes gensen haillons et les avaient entendus demander du fromage pour toutepitance, qu’ils furent appelés un soir sur le pas de la porte parun bruit retentissant de grelots et de coups de fouet.

Une chaise de poste, – elles étaient alorsplus communes qu’aujourd’hui, – entrait dans Bayonne avec grandfracas.

Un jeune homme et une jeune femme étaientdedans, mis tous les deux avec une distinction parfaite.

Deux grands laquais galonnés sur toutes lescoutures étaient sur le siège.

Les postillons faisaient claquer leur fouet engens à qui on ne marchande pas les guides.

La chaise de poste passa comme un éclair.

Cependant les habitués de LaDescente des Pyrénéeseurent le temps de voir le jeunehomme et la femme.

Tous s’écrièrent : « Voilà un beaucouple ! »

Mais aucun ne reconnut en eux la bohémienne etl’Espagnol déguenillé.

La chaise de poste roula jusqu’à cette placeoù il y avait une fontaine, sur la margelle de laquelle Perditos’était assis pour ouvrir la lettre mystérieuse.

Elle vint s’arrêter devant le perron del’Hôtel de Toulouse et soudain une légion de garçons, demarmitons et d’hommes de peine l’entoura.

Le maître, d’hôtel vint respectueusement, sonbonnet blanc à la main, recevoir les deux voyageurs.

Le jeune homme commandait en maître.

Il demanda le plus bel appartement et annonçaqu’il ne dînerait jamais à la table d’hôte.

La gitana était si à l’aise dans ses nouveauxatours, qu’on eût dit une fille de grand d’Espagne.

Quand on apporta aux voyageurs le livre desétrangers, le jeune homme écrivit dessus :

DON PERDITO Y MINOS Y OJACA.

On ne lui en demanda pas davantage.

Pendant huit jours, les deux Espagnols sepromenèrent en voiture dans Bayonne et les environs.

On les vit au théâtre ; on les rencontradans les églises.

Le musée de la ville eut leur visite.

Ils menaient grand train, remuaient l’or, etparaissaient avoir vécu toujours dans l’opulence.

Cependant ils n’avaient point ouvert laseconde lettre et attendirent.

Un soir, Perdito dit à Roumia :

– Je crois qu’il est temps de savoir ceque cette lettre contient.

– Pas encore, dit la gitana.

– Il n’y a donc pas huit jours que noussommes ici ?

– Demain seulement.

– Soit, attendons à demain.

Mais comme Perdito se résignait à suivre leconseil de Roumia, on frappa doucement à la porte.

L’ex-bandit alla ouvrir et se trouva enprésence d’un homme de haute taille, boutonné jusqu’au menton,portant une rosette d’officier de la Légion d’honneur, et la têtecouronnée d’une forêt de cheveux blancs coupés en brosse.

Cet homme entra et dit à Perdito :

– Je suis celui que vousattendez !

Chapitre 36

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

Avant d’assister à l’entretien qui allaitavoir lieu entre Perdito, la bohémienne Roumia et l’homme auxcheveux blancs taillés en brosse, dans l’hôtel de Toulouse, àBayonne, il nous faut revenir à Paris.

La marquise de Maurevers était morte.

Le jeune marquis venait d’accomplir sa vingtet unième année.

Il était riche, indépendant, il entrait dansla vie par la bonne porte, et tout autre à sa place eût étéheureux.

Mais le jeune homme avait le front chargé denuages, et une mélancolie profonde emplissait son âme.

M. de Maurevers avait fait un vœu etce vœu n’était pas accompli.

Il avait juré de venger son père ; et lesannées passaient, et le meurtrier vivait entouré de respect etd’honneurs.

Pourquoi ?

M. de Maurevers n’était pourtant pas unlâche.

Il avait même donné des preuves incontestablesde bravoure, par deux fois de suite, à l’âge de dix-neuf ans, en sebattant à l’épée successivement avec le baron de C… qui était unedes fines lames de Paris et le major autrichien K… un adversairenon moins redoutable.

Si M. de Maurevers ne croisait pasle fer avec le général de Fenestrange, c’est que, comme on dit, ils’y était pris trop tôt.

Nous l’avons vu, sur la route de Cadix,accompagnant sa mère mourante.

Pendant quelques mois, la pauvre phtisiques’était débattue contre la mort, avec énergie, avecdésespoir ; puis le mal avait triomphé.

Le marquis désolé avait ramené le corps de samère à Paris.

Puis, le lendemain des funérailles, tout vêtude noir, il s’était présenté chez le général duc deFenestrange.

Le général était en disponibilité depuisquelque tempe déjà.

Il habitait un petit hôtel aux Champs-Élysées,dans le quartier François Ier et y vivait dans uneretraite absolue.

Le domestique qui était venu ouvrir à Gastonde Maurevers avait commencé par lui dire que le général étaitsorti.

Mais Gaston avait insisté.

Les fenêtres de l’hôtel étaient ouvertes.

Le nom de Maurevers prononcé tout haut par lejeune homme était parvenu jusqu’au général, et le général avaitdonné l’ordre d’introduire le jeune marquis.

Une fois en sa présence, Gaston lui avait ditsimplement :

– Monsieur, j’ai enterré hier ma mère,morte de chagrin et pleurant, jusqu’à sa dernière heure, mon pèreque vous avez tué. Comprenez-vous pourquoi je viens ici ?

– Parfaitement, répondit le général, vousvoulez venger votre père et vous venez me demander raison de samort.

Gaston s’inclina.

Le général reprit :

– Vôtre désir est légitime. Seulement,monsieur, permettez-moi une simple observation : vous avezseize ans à peine…

– Qu’importe !

– J’en ai cinquante. Si je vous tue, jeserai un mangeur d’enfant. Revenez dans cinq ans, c’est-à-dire lejour où sonnera votre vingt et unième année et vous me trouverez àvos ordres.

Le raisonnement du générai était juste.

M. Gaston de Maurevers s’y rendit.

Or, cinq années après et à la même époqueenviron où Perdito venait à Bayonne en compagnie de la bohémienneRoumia, M. Gaston de Maurevers venait d’accomplir sa vingt etunième année.

Son tuteur, un vieux parent, lui avait renduses comptes ; et il devait ouvrir ce jour-là seulement letestament de sa mère.

M. de Maurevers était donc chez lui,dans le vieil hôtel de sa famille, situé faubourg Saint-Germain, etil venait d’ouvrir ce testament ou plutôt cette lettre quirenfermait les instructions dernières de la marquise.

« Mon enfant, disait-elle, quand vouslirez ces lignes, que je date de Cadix, je serai morte depuislongtemps sans doute.

Je ne vous ai pas tout dit, il y a trois mois,lorsque, durant notre voyage à travers la montagne, je vousracontai mon unique entrevue avec la duchesse de Fenestrangemourante.

La duchesse me dit, en me remettant despapiers qui sont déposés chez Me B…, mon notaire et levôtre :

« L’enfant queM. de Fenestrange m’a pris est le fils du marquis deMaurevers, votre époux. Au nom de cet homme que, toutes deux, nousavons aimé et que, toutes deux, nous pleurons, jurez-moi, madame,de faire ce que je vais vous demander. »

Je le lui jurai. Elle poursuivi :

« Ma fortune personnelle s’élève à deuxmillions cinq cent mille francs. Je l’ai réalisée. La voilà entitres de rentes et en bons du Trésor. Cette fortune est pour monfils, je vous la confie. Recherchez-le. Si jamais vous acquérez lapreuve que mon fils est mort, cette fortune est à vous, ou plutôt àvotre enfant. ».

Or, mon fils, achevait la marquise, vous avezcomme moi reconnu dans le bandit confié à José Minos, l’enfant devotre père et de la duchesse de Fenestrange.

Cet enfant est destiné à mal finir, le gibetl’attend.

Quand vous ouvrirez cette lettre,informez-vous, tâchez de savoir ce qu’il est devenu, et rendez-luicette fortune dont Me B… a les titres depropriété.

Si vous acquérez la preuve de sa mort, cettefortune est à vous et vous pouvez en disposer sansscrupule. »

Telle était la lettre queMme la marquise de Maurevers avait écrite à Cadix,quelques jours avant sa mort.

Le marquis la baisa avec respect etmurmura :

– Ma mère, votre volonté serareligieusement, accomplie. Mais, auparavant, il faut que je vengemon père !

Et, à midi précis, le jeune marquis deMaurevers se présenta chez le général duc de Fenestrange.

Les fenêtres de l’hôtel étaient hermétiquementcloses.

Le concierge répondit aux marquis :

– Monsieur le duc est en voyage.

– En quel endroit ?

– Je ne sais pas.

– Quand reviendra-t-il ?

– Dans un mois.

– J’attendrai, dit le marquis.

Et il s’en alla.

Le soir, au club, une gazette espagnole luitomba sous la main.

L’entrefilet que voici attira sonattention :

« Ce matin, sur la place publique deValence, José Minos et ses compagnons au nombre de dix-huit ont étéexécutés.

« Le reste de la bande avait péri lesarmes à la main, et il ne reste personne de cette armée demalfaiteurs qui, pendant vingt années, a fait trembler la Catalogneet le nord de l’Espagne. »

– J’hérite donc de cent vingt-cinq millelivres de rentes ! pensa M. de Maurevers.

Chapitre 37

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

Revenons maintenant à Bayonne et àPerdito.

L’homme aux cheveux blancs et à la tournuremilitaire regarda alors la gitana.

Roumia se leva et voulut se retirer, pardiscrétion, dans la pièce voisine.

Mais le vieillard fit un signe :

– Restez donc, mon enfant, dit-il, vousêtes trop bien la femme que j’ai rêvée pour compagne à ce cher amipour que vous soyez de trop dans notre conversation.

Il avait un sourire diabolique, cet homme, unevoix moqueuse et sifflante, et malgré son audace habituelle Perditoavait de la peine à supporter son regard.

Il s’assit auprès de Roumia, lui prit la mainet lui dit :

– Vous êtes belle, mon enfant, et vousêtes destinée à tourner bien des têtes.

– Ne parlez, pas ainsi, exclama Perditod’une voix rauque et levant sur le vieillard un œil farouche.

– Pourquoi donc, mon fils ? demandal’inconnu de sa voix moqueuse.

– Parce que si elle me trompait, je latuerais.

– Bien parlé, mon louveteau ! Maisil n’est pasquestion de cela aujourd’hui.

– Que voulez-vous donc ?

– Je vous l’ai dit, je suis celui quevous attendez, reprit le vieillard.

– Cela ne me dit pas qui vous êtes.

– Je suis l’homme qui, il y a vingt ans,vous a confié à José Minos.

– Alors vous êtes le marquis deMaurevers ?…

Le vieillard ne sourcilla pas.

– Non, dit-il.

– Tiens, fit Perdito avec cynisme,j’aurais cru que vous étiez mon père.

– Je n’ai pas cet honneur, répondit levieillard avec un accent dédaigneux.

– Alors pourquoi m’avez-vous confié àJosé Minos ?

– C’est mon secret.

Mais Perdito était logique :

– Si vous avez des secrets pour moi,dit-il, pourquoi êtes-vous ici ?

Le vieillard tressaillit, regardaattentivement Perdito et dit enfin :

– Il y a des heures où je douteencore.

– De quoi ?

– De votre perversité.

– Vous êtes bien bon ! murmura lebandit avec un sourire cynique.

– Je vous ai pourtant suivi pas à pas,quoique invisible, reprit le vieillard, et j’ai un joli dossiervous concernant. Vous avez vingt ans, et déjà vous avez été voleuret assassin.

– On fait ce qu’on peut,murmura Perdito.

– Vous avez failli être fratricide…

– Ah ! vous convenez donc que jesuis le fils du marquis de Maurevers ?

– Sans doute.

– Et par conséquent le frère de ce jeunehomme qui me ressemble trait pour trait ?

– C’est la vérité pure.

– Ma foi ! monsieur mon protecteurinconnu, reprit Perdito avec un accent de férocité qui fittressaillir d’aise le vieillard, si je ne l’ai pas tué, il n’y apas de ma faute, allez.

– Vraiment ?

– Et sans José Minos, je lui cassais latête d’un coup de pistolet.

– Vous le haïssez donc bien ?

– Je voudrais le dévorer vivant.

– Mais c’est votre frère…

– Expliquez ça comme vous voudrez ;jamais je n’ai haï personne comme lui.

– Aujourd’hui encore ?

– Aujourd’hui plus que jamais.

– Il ne vous a pourtant fait aucunmal ?

– Je l’ai vu l’espace d’une heure ;mais il a suffi de la première minute pour développer en moi unehaine mortelle.

– Et s’il vous avait volé votrehéritage ?

À ces mots du vieillard, Perdito bondit.

– Vous dites qu’il m’a volé ?

– Oui.

– Une fortune ?

– Immense : plus de cent millelivres de rente.

Perdito ouvrit son paletot et montra le manched’un poignard qu’il portait à sa ceinture :

– Je le lui enfoncerai dans le cœur,dit-il.

– Je ne vous en empêcherai pas, moi,répondit le vieillard en souriant ; mais le moment n’est pasvenu.

– Que voulez-vous dire ?

– Que vous avez besoin de compléter votreéducation.

– Comment cela ?

– Écoutez. Un coup de poignard est chosevulgaire. Celui qu’il atteint meurt en dix secondes : ce n’estvraiment pas une vengeance.

– Soit, mais alors ?…

– Et je veux que vous frappiezmortellement le marquis de Maurevers, tout en prolongeant sa vie leplus possible, afin que son agonie soit lente et cruelle.

– Ah çà ! dit Perdito, vous lehaïssez donc bien aussi, vous ?

– Autant que vous, si ce n’est plus.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il est le fils de l’homme quim’a déshonoré !

– Bon ! fit Perdito, alors je saisqui vous êtes.

– Vous ?

– Vous êtes le mari de ma mère.

– Justement.

– Et, dit Perdito plongeant son regardardent dans l’œil cruel du vieillard, je vois que nous étions faitspour nous entendre.

– Je n’ai rien épargné pour votreéducation, mon cher enfant.

Et le rire satanique du vieillard lereprit.

– Mais enfin, continua Perdito, quevoulez-vous faire de moi ?

– Après avoir perverti votre âme, je veuxfaire l’éducation de votre esprit. Aujourd’hui vous êtes un banditignorant, je veux faire de vous un homme distingué de touspoints.

– Et puis ?

– Et puis alors je vous dirai quelle estla vengeance que je compte exercer surM. de Maurevers.

Puis le vieillard prit la main deRoumia :

– Quant à vous, ma toute belle, dit-il,je veux que vous passiez à travers le monde comme un météoresinistre ; je veux que vous semiez des sourires et que nousrécoltions des cadavres. Vous êtes la plus belle pomme de discordeque j’aie jamais vue.

– Vous êtes galant, répondit Roumia,flattée du compliment.

Le vieillard reprit :

– Nous partons demain.

– Ah ! Et où allons-nous ?

– Voyager.

– En quel pays ? demandaPerdito.

– Nous allons parcourir l’Europe :Car dès aujourd’hui je vous adopte tous deux et vous êtes mesenfants.

**

*

Le lendemain, en effet, le vindicatif duc deFenestrange quittait Bayonne en compagnie de Perdito et de Roumiaet prenait la route d’Italie.

Chapitre 38

 

Arrivés à cet endroit du manuscrit deTurquoise, Vanda et Marmouset s’arrêtèrent un moment. Ce dernierregarda la pendule du salon.

– Il est midi, dit-il, et Milon n’est pasrevenu, j’en conclus que la Belle Jardinière, en Espagnole qu’elleest, fait la sieste, et que Milon reste à son posted’observation.

Vanda feuilletait le manuscrit dont ilsn’avaient lu encore qu’une faible partie.

– Jusqu’à présent, dit-elle, cela ne nousapprend pas grand’chose.

– Pardon, répondit Marmouset, j’ai devinédéjà que la Belle Jardinière et la bohémienne Roumia pourraientbien être une seule et même femme.

– Je le crois aussi, dit Vanda.

– Eh bien, continuons.

– Cependant, reprit Vanda, peut-êtrevaudrait-il mieux savoir ce que Milon fait dans la grande avenuedes Champs-Élysées.

– Il est à son poste, j’en suis sûr,répondit Marmouset avec conviction.

– Alors, poursuis la lecture.

Marmouset reprit :

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

Chapitre quatrième

 

Tandis que le duc de Fenestrange et sesenfants d’adoption, comme il disait, quittaient Bayonne etparcouraient l’Italie, le jeune marquis de Maurevers attendaitpatiemment le retour du meurtrier de son père.

Mais l’époque fixée pour ce retour arriva etle général ne revint pas.

Un autre mois, puis un autre, et une annéeenfin s’écoulèrent.

Quelque recherche que pût faireM. de Maurevers, il lui fut impossible de savoir cequ’était devenu son ennemi.

Le bruit de la mort du général avait couru àParis, vers la fin de décembre ; mais ce bruit n’était pasconfirmé.

Enfin, dans les premiers jours de l’annéesuivante, le Levant,journal de Constantinople, arriva àParis avec cet entrefilet :

« Le navire candiote Mercure,naviguant sous pavillon turc, a été assailli par un gros temps, àson départ de la Canée, et jeté sur un récif à dix milles de ceport.

« Le Mercure s’est perdu corpset biens.

« Cet épouvantable sinistre a eu lieu lanuit, par un brouillard très épais.

« Un navire qui passait à quelquedistance a mis ses embarcations à la mer ; mais inutilement,et personne n’a pu être sauvé.

« En outre de son équipage, leMercure avait à bord plusieurs passagers de distinction,parmi lesquels le général français duc de Fenestrange, qui serendait à Smyrne pour des raisons de santé.

« La perte du général sera vivementressentie en France, nous dit-on, où le duc de Fenestrange s’étaitacquis une haute réputation militaire. »

Ce journal parvint à la connaissance du jeunemarquis de Maurevers.

– La Providence s’est chargée de monœuvre, pensa-t-il.

Dès lors, l’existence du marquis devint calmeet sereine, il était riche de son propre patrimoine, et trèsconvaincu que le fils de son père, le bandit Perdito, avait étépendu en compagnie de José Minos, il ne s’était fait aucun scrupulede disposer de cette fortune laissée par la duchesse deFenestrange.

Il voyagea pendant trois ou quatre ans, revintà Paris et y mena la vie facile et luxueuse des fils defamille.

Cependant il avait le caractère mûri avantl’âge et un goût prononcé pour l’étude.

Le marquis fit peu de folies, eût peu deliaisons retentissantes jusqu’à l’âge de vingt-huit ans.

À cette époque, un de ces amours qu’on appellefoudroyantsvint s’abattre sur lui.

Le marquis rentrait un soir assez tard, àpied, et montait l’avenue Gabriel aux Champs-Élysées pour se rendreau petit hôtel qu’il habitait à l’extrémité de la rue du Cirque,lorsqu’il entendit des cris déchirants qui partaient du fond d’unevoiture de place, arrêtée au milieu de l’avenue.

Ces cris étaient ceux d’une femme.

Deux hommes avaient ouvert les portières de lavoiture et cherchaient à la faire descendre.

La femme se cramponnait, se roidissait,appelait au secours.

Le cocher, menacé d’un coup de poignard, avaitpris la fuite.

M. de Maurevers s’approchavivement.

Il avait une canne à épée, et il s’enservit.

Les deux hommes résistèrent d’abord et l’und’eux frappa je marquis d’un coup de poignard qui ne fit que luieffleurer le bras.

Puis ils prirent la fuite, sans queM. de Maurevers eût pu savoir qui ils étaient, car tousdeux, bien que vêtus comme des gens du monde, avaient la figurenoircie.

Alors, le marquis put voir la femme affolée etbaignée de larmes, encore accroupie au fond de la voiture.

Elle était jeune, elle était belle ; elletremblait de tous ses membres.

– Ah ! monsieur, dit-elle enfin,quand il fut parvenu à la rassurer, sans vous, ces hommesm’assassinaient.

– Pour vous voler, sans doute ?fit-il.

Elle secoua la tête.

– Non, dit-elle ; l’un d’eux est monmari, l’autre est mon frère.

Le rôle de M. de Maurevers étaittracé d’avance.

Il devait aide et protection à cette femmequ’on voulait assassiner.

Il lui offrit son bras, laissa la voiture quin’avait plus de cocher, et tous deux s’éloignèrent à pied.

L’histoire de cette femme était fortsimple.

C’était la fille d’un négociant d’Anvers,mariée à un bijoutier hollandais.

Le mari, après une série, de mauvaistraitements, l’avait abandonnée ; mais il avait gardé sadot.

Elle avait un frère, à qui elle avait demandéaide et protection.

Ce frère l’avait emmenée à Paris, où,disait-il, le mari s’était réfugié.

Comme la malheureuse l’aimait encore, elles’était laissé persuader facilement que son frère arrangerait unrapprochement entre elle et lui.

Mais le frère était un esprit pervers et ilavait fait avec son beau-frère un pacte infâme : il lui avaitpromis de l’aider à s’en débarrasser.

Il avait tenté d’abord d’empoisonner la pauvrefemme et n’avait pas réussi.

Alors, ils lui avaient tendu un piège, luidonnant rendez-vous dans les Champs-Élysées, par une nuit d’hiverfroide et sombre.

Là seulement le frère c’était démasqué. Ilavait aidé le mari, et, sans l’intervention deM. de Maurevers, ils l’eussent assassinée.

Ce fut, du moins, ce qu’elle raconta à sonsauveur.

Où aller ? Que devenir ? Commentéchapper à ses bourreaux ?

Elle n’avait qu’un parti à prendre, accepterl’hospitalité que le marquis lui offrait respectueusement.

Cette nuit-là, M. de Maureversdormit tout vêtu dans un fauteuil, au coin du feu de son cabinet detravail.

Chapitre 39

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

Un an plus tard, on eut retrouvéM. de Maurevers galopant à minuit passé dans les alléesdésertes du bois de Boulogne, et se dirigeant vers Saint-Cloud. Cen’est guère l’heure pourtant de se promener à cheval ; et lemoment était d’autant moins opportun qu’il faisait très froid etqu’on était en plein hiver.

M. de Maurevers sortait du Clubdes Asperges ; mais il n’était pas monté à cheval à laporte même.

Il avait longé le boulevard jusqu’à laMadeleine et était entré dans la rue Duphot.

Son domestique lui tenait son cheval en mainsau coin de cette rue et de la rue Richepanse.

Le marquis avait sauté lestement en selle etpiqué des deux vers le Bois, à travers les Champs-Élysées non moinsdéserts à cette heure avancée.

Et, certes, ce n’était pas la première foisque M. de Maurevers accomplissait cette mystérieuseéquipée.

Trois ou quatre fois par semaine, il quittaitle club de bonne heure, annonçait qu’il s’allait coucher ettrouvait son cheval au même endroit.

Cependant, M. de Maurevers nejouissait pas, dans le monde où il vivait, d’une réputationromanesque.

Son existence était la plus simple enapparence.

On lui connaissait une liaison avec la petiteMarguerite Saint-Clair, la jolie actrice des Variétés, et il semontrait avec elle un peu partout.

Personne moins que lui n’était soupçonnéd’avoir une de ces intrigues secrètes, un de ces grandsattachements mystérieux qui absorbent la vie d’un homme riche et enapparence oisif.

À la grille de Boulogne, le douanier luiouvrit sans faire aucune observation.

Il continua à galoper vers Saint-Cloud,traversa le pont, passa devant la Tête-Noire et gagna larampe de Montretout.

Au deuxième tournant, un peu au-dessus duchemin de fer, il prit un sentier qui grimpait aux flancs du coteaujusqu’à une maisonnette blanche entourée d’arbres et que, àSaint-Cloud, on appelait depuis un an la maison de l’Anglaise.

En effet, un an auparavant, à peu près à lamême époque, une femme vêtue de noir, se disant veuve, ne parlantque l’anglais et ayant deux domestiques, également anglais, avaitacheté cette maison et s’y était installée.

Elle ne sortait jamais que le soir, sepromenait parfois une demi-heure sur la route de la Marche etrentrait aussitôt qu’elle était l’objet de l’attention d’un passantquelconque.

Cependant, les gens du voisinage savaientqu’elle était accouchée depuis quelques semaines, et on avaitconclu qu’elle venait de perdre son mari au moment où elle étaitvenue habiter Saint-Cloud.

Si les populations provinciales sontcurieuses, en revanche les habitants des villages qui environnentParis sont d’une indifférence parfaite pour les affaires duvoisin.

Cela tient à ce que Saint-Cloud,Ville-d’Avray, Bellevue et tous les endroits analogues, envahischaque année par les gens de la ville, ont fini, par se blaser surles étrangers.

Personne ne se connaît, chacun vit à sa guiseet nul ne s’occupe de son voisin.

L’Anglaise, comme on l’appelait vivait doncfort tranquille dans sa retraite et personne ne s’eninquiétait.

À minuit trois quarts, en hiver, tout le mondedort à Saint-Cloud.

M. de Maurevers ne rencontrapersonne sur la route de Montretout.

Le petit sentier dans lequel il entra étaitsablonneux.

Le cheval se mit au pas, et le sable empêchases sabots de résonner.

Arrivé à la grille de la villa,M. de Maurevers mit pied à terre et passa la bride à sonbras.

Puis, au lieu de sonner, il tira une clef desa poche et la mit dans la serrure.

La grille s’ouvrit.

Le cheval, habitué sans doute à cette stationnocturne, entra dans le jardin derrière son maître et gagna delui-même un petit chalet en briques qui lui servait d’écurie.

Quant à M. de Maurevers, il seservit de la même clé qui avait ouvert la grille et pénétra dans lamaison.

Une lumière discrète brillait aux fenêtres durez-de-chaussée.

Le marquis entra dans le vestibule en hommequi connaît les êtres d’une maison et s’inquiète peu del’obscurité.

Mais, au bruit de ses pas, une autre portes’ouvrit, un flot de lumière le frappa au visage, et deux brasblancs l’enlacèrent avec amour.

En même temps, une voix harmonieuse et doucemurmurait :

– Ah ! mon Gaston bien-aimé, je nevous ai jamais attendu avec autant d’impatience que ce soir.

Celle qui parlait ainsi, et en fort bonfrançais, était pourtant cette Anglaise vêtue de noir que les gensde Saint-Cloud disaient ne pas connaître notre langue.

Elle entraîna M. de Maurevers dansun joli petit boudoir dans lequel flambait un feu clair.

Auprès de la cheminée était une bercelonnettebleue garnie de rideaux blancs.

Le marquis s’en approcha, souleva ces rideauxet se mit à contempler avec une douce émotion un bébé blanc et rosequi dormait, rêvant sans doute du paradis.

Puis il prit la jeune femme dans ses bras etlui mit un baiser au front.

– Chère Julienne, dit-il, et pourquoidonc, mon ange, aviez-vous plus d’impatience aujourd’hui que lesautres jours ?

Elle eut un sourire mélancolique et chassa deses doigts blancs et roses une mèche folle de sa chevelure quierrait sur son front.

– D’abord, dit-elle, parce que je vousaime aujourd’hui, plus qu’hier, comme hier je vous aimais plus quela veille ; comme chaque jour je vous aime davantage.

– Bon ! fit le marquis ensouriant.

– Ensuite, parce que voilà deux grandsjours que je ne vous ai vu.

– Et puis ?

Elle pâlît légèrement, et le sourire quieffleurait ses lèvres disparut.

– Enfin, dit-elle, j’ai eu bien peur.

– Quand ?

– Ce soir.

– Mais pourquoi ?

– J’ai vu deux hommes à minesinistre errer autour de la maison.

M. de Maurevers fronça lesourcil ; puis, après un silence :

– C’est impossible, dit-il, vous êtes sibien cachée ici.

– Ô Gaston, Gaston ! murmura lajeune femme avec un redoublement d’effroi.

– Ne suis-je pas là pour tedéfendre ?

Elle frissonna plus encore.

– Ah ! dit-elle, s’ils metrouvaient, ils me tueraient.

– Qu’ils y viennent donc ! s’écriale jeune marquis de Maurevers, dont les yeux laissèrent jaillir unéclair.

Chapitre 40

 

Cette femme qu’on appelait à Saint-Cloud labelle Anglaise et que M. de Maurevers venait voir denuit, en prenant mille précautions, c’était, on l’a deviné, cellequ’il avait sauvée, un soir, dans les Champs-Élysées et à qui ilavait offert l’hospitalité dans son hôtel.

Elle paraissait en proie, le lendemain de cejour, à une telle épouvante, que le jeune marquis n’avait pas crudevoir la laisser sortir de chez lui.

Huit jours, puis quinze, puis un moiss’étaient écoulés.

L’amour était venu, au milieu de ces alarmesincessantes, de ces frayeurs sans nombre que cette femmetémoignait.

Et puis elle était belle.

Belle de cette beauté fraîche et rose desfemmes du Nord qui ont les cheveux châtains et les yeux bleufoncé.

Ni grande, ni petite, svelte en sa taille unpeu rondelette, avec des pieds et des mains d’une adorablepetitesse, des dents éblouissantes de blancheur et un sourire où ily avait plus de jeunesse et de gaieté que de mélancolie, Julienne,qui avait un peu plus de vingt-huit ans, devait tourner la tête dumarquis.

Julienne !

Il ne lui connaissait pas d’autre nom ;le jour où il s’était mis à ses genoux et lui avait dit :« Je vous aime » elle lui avait dit :

– Moi aussi, je vous aime, mais jepréfère vous fuir.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y a dans ma vie un mystèreque vous voudrez pénétrer et qui doit rester impénétrable.

– Foi de gentilhomme, dit le marquis, jene vous le demanderai jamais.

– Et vous vous contenterez de mon nom deJulienne ?

– Oui.

Le marquis était un galant homme ; cequ’il avait promis, il le tenait.

Il aimait Julienne ; on fût venu luidire :

« C’est la dernière créature, »qu’il eût répondu :

– C’est possible, mais elle m’a dit queson passé renfermait un mystère et le passé ne me regarde pas.

Julienne sortait rarement.

Cachée au second étage de l’hôtel du marquis,si elle se hasardait à mettre le pied dehors, c’était le soir, à labrune, enveloppée dans un grand châle et le visage couvert d’unvoile épais.

Elle choisissait ordinairement les jours oùM. de Maurevers dînait en ville et ne devait rentrer quetard.

Où allait-elle ?

Personne ne l’avait jamais suivie, nul ne lesavait.

Cependant, à mesure que le temps s’écoulait,elle devenait plus mélancolique, témoignait de vagues appréhensionset tombait parfois dans d’inexplicables tristesses.

Un jour, ses entrailles tressaillirent ;elle s’aperçut qu’elle serait bientôt mère.

Alors, épouvantée tout à coup, elle se jetaaux pieds du marquis :

– Sauve-moi ! dit-elle.

– Te sauver ! fit-il étonné.

– Oui, sauve-moi… je ne suis plus ensûreté ici.

– Mais… tu es folle !… tonmari ?

– Je n’ai pas de mari.

Il tressaillit et dit tout bas :

– Celui qui était… ton amant ?…

– Je n’avais pas d’amant. Mais,continua-t-elle avec exaltation, tu m’as juré de ne pas chercher àpénétrer ce mystère.

– Et je te renouvelle mon serment.

– Alors si tu m’aimes, sauve-moi.

– Mais de qui ?

– Je ne puis te le dire.

Et ses dents claquaient de terreur.

– Veux-tu que je reste ici jour etnuit ?

– Non, il faut que je parte d’ici, ilfaut que tu me caches, hors de Paris, dans quelque coin bienignoré… il le faut !

Gaston de Maurevers aimait Julienne ; ilfit ce qu’elle voulait.

Elle imagina une comédie : cette comédiefut exécutée de point en point.

Le marquis la conduisit en plein jour auchemin de fer du Nord, dans sa propre voiture, et, en présence deson cocher et de son valet de pied, il lui remit un portefeuillecomme s’il l’eût quittée pour toujours.

Julienne jeta dans la boîte qui se trouvait àla gare une lettre dont le marquis ne lut pas la suscription.

Julienne était partie pour Bruxelles.

Mais, le lendemain, elle arrivait àSaint-Cloud, vêtue de noir, parlant anglais et suivie de deuxdomestiques dont l’origine britannique était hors de doute.

À partir de ce moment-là,M. de Maurevers, se conformant aux volontés de samystérieuse maîtresse, avait noué des relations avec la petiteSaint-Clair et repris sa vie bruyante d’autrefois.

Ce que Julienne avait prévu, ce qu’elle avaitprovoqué sans doute par cette lettre mise à la poste, à la gare duchemin de fer du Nord, arriva.

Le cocher et les autres domestiques du marquisfurent questionnés tour à tour par des inconnus qui leur donnèrentde l’argent.

Ils dirent ce qu’ils savaient, ou plutôt cequ’ils croyaient savoir :

M. de Maurevers avait rompu avec samaîtresse et l’avait quittée en lui donnant cent mille francs lejour où elle était retournée dans son pays.

Julienne était donc à Saint-Cloud depuis prèsd’un an, et elle y était devenue mère.

Le marquis ne venait la voir que la nuit.

Fidèle à sa parole, il ne la questionnaitjamais.

Tout ce qu’il savait, c’est que les deuxhommes qui avaient voulu l’assassiner n’étaient ni son frère, nison mari.

Cependant Julienne paraissait redouter cesdeux hommes et répétait souvent :

– S’ils me trouvaient, ils metueraient.

Or, ce soir là, M. de Maurevers futpris d’un accès d’indignation et s’écria, comme nous l’avonsvu :

– Qu’ils y viennent donc !

– Non, dit Julienne, il faut que je parted’ici, il faut que tu me caches ailleurs.

Le marquis la prit dans ses bras etrépondit :

– Demain, je t’aurai trouvé une autreretraite.

Il passa deux heures encore avec elle ;puis, avant que le jour ne vînt, il remonta à cheval et partit.

Penchée à sa fenêtre, Julienne écoutait legalop du cheval de son bien-aimé qui allait s’affaiblissant dans lelointain, lorsque tout à coup elle entendit un coup de sifflet.

En même temps une ombre noire s’agita dans lejardin. Et Julienne se rejeta éperdue au fond de la chambre.

Chapitre 41

 

Le Manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

La forme noire que Julienne avait aperçues’avança jusqu’à la croisée et se dressa tout à coup.

C’était un homme de taille moyenne, lestecomme un acrobate, car bien que la croisée fût à une certainehauteur, il l’atteignit d’un bond, se cramponna à la barre, s’enservit comme d’un trapèze et sauta dans la chambre au fond delaquelle la jeune femme s’était réfugiée plus morte que vive.

Ce fut l’histoire d’une seconde.

Julienne n’eut le temps ni d’appeler ausecours, ni de tirer à elle le gland d’une sonnette.

Les deux domestiques qui la servaient fussentvenus à son secours, sans doute.

Mais Julienne n’y songea même pas.

Elle était tombée à genoux, joignait les mainset murmurait, d’une voix qui avait peine à se faire jour à traversses dents qui s’entrechoquaient, ces mots :

– Grâce ! ne me tuez pas !

L’homme qui venait d’entrer ainsi par lafenêtre était armé d’un poignard.

– Voici près d’un an que je te cherche,dit-il, en dardant sur elle un regard flamboyant.

– Grâce ! grâce !répéta-t-elle.

– Tu t’es jouée de moi et de nous,misérable ! poursuivit cet homme à voix basse : tu asmanqué à tes serments.

– Je n’ai pas osé…

– Pourquoi ?

Elle se redressa, elle eut un moment d’audaceet de courage.

– Eh bien ! dit-elle,tuez-moi ! J’aime mieux mourir que vous servird’instrument.

– Mais pourquoi n’as-tu pasosé ?

– Parce que je l’aimais.

Cet homme eut un ricanement de bêtefauve :

– Ah ! tu l’aimais ?dit-il.

– Et je l’aime encore.

Le poignard étincela aux clartés des bougiesplacées sur la cheminée, et le bras qui le brandissait allaitfrapper quand, tout à coup, cet homme fit un pas en arrière etlaissa échapper un cri, en même temps que sa main lâchait lepoignard qui tomba sur le parquet.

Il venait d’apercevoir la bercelonnette.

Au même instant, l’enfant, éveillé par lebruit, se mit à pleurer.

– Ah ! foi de Perdito ! s’écrial’homme au poignard avec un ricanement de bête fauve, je comprendstout maintenant.

Julienne instinctivement s’était placée devantle berceau.

La lionne ne couvre-t-elle pas ses lionceauxde son corps ?

Le sentiment maternel avait relevé cette femmetout à l’heure agenouillée et demandant grâce.

– Ton enfant va nous répondre de toi, ditPerdito, car c’était bien lui, le fils adoptif de José Minos, lefrère et l’ennemi acharné de M. de Maurevers.

– Vous ne toucherez pas à monenfant ! répondit-elle.

Et, souple comme une panthère, elle fit unbond en avant, rasa le sol et ramassa le poignard échappé aux mainsde Perdito.

Puis, le brandissant à son tour et se plaçantdevant le berceau :

– Approchez donc maintenant, si vousl’osez ! dit-elle.

Perdito se mit à rire.

– J’aurai raison de toi quand je voudrai,dit-il ; mais avant de me porter à des actes de violencej’aime mieux causer un moment. Ainsi tu es mère ?

– Vous le voyez.

– Et tu aimes Maurevers ?

– Je l’aime.

– C’est donc ainsi que tu nousobéis ?

– Je vous avais promis d’exécuter vosordres, j’étais votre instrument passif et docile ; mais moncœur a battu tout à coup.

– C’était sans doute pour la premièrefois ? ricana Perdito.

Julienne courba un moment la tête ; maiselle la releva aussitôt :

– Oh ! dit-elle, je sais bien quij’étais quand la fatalité et l’enfer m’ont jetée sur votreroute ; je sais bien que j’étais une indigne créature, quevous n’avez pas hésité à me confier un rôle abominable.

Pendant huit jours, j’ai été de bonnefoi ; pendant huit jours, j’ai voulu vous obéir… mais…après…

– Après, tu l’as aimé ?

– Oui, et je l’aime encore ! Jel’aimerai jusqu’à mon dernier soupir…

– Tu l’aimeras, soit, mais tum’obéiras.

– Jamais !

– Oh ! j’aurai bien le moyen de t’ycontraindre. Ton enfant n’est-il pas là ?

– Approchez donc, si vousl’osez !

Perdito haussa les épaules.

– Tu peux bien brandir ton poignard,dit-il. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain… mais j’auraiton enfant en mon pouvoir… et il me répondra de ton obéissance.

En même temps il fit un pas vers elle.

Julienne se tint sur la défensive.

– Voyons, m’obéiras-tu ? dit-il.

– Non.

– Prends garde !

Et la voix de Perdito tremblait de colère.

– Jamais !

Un nuage de sang passa dans les yeux du banditet obscurcit son regard.

– À nous deux donc ! dit-il d’unevoix sourde.

Et il se précipita vers Julienne.

Celle-ci se mit à crier :

– À moi ! au secours !

Les cris achevèrent d’exaspérer Perdito, quise jeta sur elle et chercha à l’enlacer.

Julienne frappa.

Elle frappa d’une main mal assurée ; maiselle atteignit néanmoins au bras et à l’épaule Perdito dont le sangcoula.

La douleur arracha un hurlement au bandit.

Julienne frappait toujours ; mais Perditoparvint à la saisir par le milieu du corps et la renversa souslui.

En même temps, un bruit se faisait dans lamaison.

C’étaient les domestiques qui éveillés ensursaut, accouraient au secours de leur maîtresse.

Perdito était parvenu à arracher le poignarddes mains de Julienne.

Au moment où le valet de chambre arrivait à laporte et l’enfonçait, car elle était fermée en dedans, Perditoplongeait le poignard jusqu’au manche dans la poitrine deJulienne.

– Au moins tu ne parleras pas,disait-il.

Puis il s’élançait vers la croisée, sautaitdans le jardin, et disparaissait à la faveur des dernières ténèbresde la nuit.

Les domestiques arrivaient trop tard.

Trop tard pour arrêter l’assassin.

Trop tard pour sauver la victime, qui setordait dans une mare de sang, froissant dans ses mains crispéesles rideaux de là bercelonnette.

Chapitre 42

 

Tandis que la femme de chambre essayait derelever Julienne, le domestique sautait dans le jardin par lafenêtre et appelait au secours.

Mais la maison était isolée et personne auloin ne l’entendit.

L’assassin avait disparu.

Julienne respirait encore.

Entendant crier, elle dit à la femme dechambre :

– Rappelle-le, c’est inutile. Je suisfrappée à mort.

Le sang coulait avec abondance de la blessure.Cependant Julienne vivait.

Aidée de sa camériste, elle put se lever etgagner unfauteuil.

– Un médecin ! John, cours chercherun médecin ! dit la femme de chambre au valet qui rentrait,hors de lui et le visage bouleversé.

Julienne fit encore un signe négatif.

Puis, d’une voix qui s’affaiblissait de plusen plus :

– Fermez la fenêtre, fermez les portes…et… écoutez-moi…

L’enfant s’était endormi dans son berceau, aumilieu de ce tumulte.

Julienne dit encore :

– J’ai peut-être une heure à vivre, ettous les médecins de la terre ne me sauveraient pas. Contentez-vousd’arrêter l’hémorragie si vous pouvez.

La camériste mit en pièces un mouchoir, et fità la hâte de la charpie grossière et étancha comme elle put, avecl’assistance du valet, le sang qui coulait toujours.

Julienne les regarda avec attendrissement,leur prit la main et leur dit :

– Veillez bien sur mon enfant, jusqu’à cesoir, car M. le marquis reviendra ce soir.

N’ébruitez pas ma mort ; restez ici.Attendez que monsieur soit venu.

À mesure qu’elle parlait, sa respirationdevenait plus oppressée, sa voix s’affaiblissait et son regardlimpide s’obscurcissait peu à peu.

Elle voulut qu’on lui apportât sonenfant ; elle voulut imprimer sur sa jeune tête ses lèvresdécolorées.

– Jenny, dit-elle encore, s’adressant àla femme de chambre, j’ai au cou une clé que vous donnerez àM. de Maurevers.

Elle ouvre le coffre qui se trouve dans machambre, sur ma toilette.

Dites à M. le marquis qu’il trouvera dansce coffre l’explication du secret.

Ce furent ses dernières paroles.

Elle ne parla plus et tout ce qui lui restaitde vie sa concentra dans son regard qu’elle attachait avecobstination sur son enfant.

Puis ce regard s’éteignit, ses yeux sefermèrent un léger soupir s’échappa de sa poitrine et sa têteretomba sur son épaule.

Julienne était morte.

Alors les deux domestiques se regardèrent avecépouvante.

Il n’y avait pas assez longtemps qu’ilsétaient au service de Julienne pour qu’ils eussent pour elle un deces attachements profonds comme savent en inspirer certainsmaîtres.

Mais ils eurent conscience de leurresponsabilité et se demandèrent avec anxiété ce qu’ils allaientfaire.

Julienne leur avait recommandé de veiller surson enfant.

L’enfant courait donc, lui aussi, un danger demort.

Et ceux qui essayeraient de le protégern’allaient-ils pas exposer leur vie ?

Tel fut du moins le raisonnement que fit John,le valet.

Mais la camériste Jenny était une courageusefille d’Irlande, esclave de sa parole.

– Nous avons promis à notre pauvremaîtresse de ne pas bouger d’ici, dit-elle, jusqu’à ce queM. de Maurevers arrive ; je resterai.

John eut honte de son premier moment decrainte et d’hésitation.

Et il aida Jenny à porter la morte sur sonlit.

Puis, tous deux, ils se barricadèrent àl’intérieur de la maison, résolus à attendre jusqu’au soir.

En hiver, les environs de Montretout, sibruyants en été, sont déserts.

Il ne passe pas dix personnes sous les murs dela ville ; et ceux qui y passèrent ne se doutèrent point quecette maison avait été naguère le théâtre d’un drame épouvantableet qu’il s’y trouvait un cadavre.

John et Jenny se livrèrent durant cettejournée à mille commentaires.

Quel était l’assassin ?

Dans quel but avait-il commis lecrime ?

Mystère !

Enfin le soir arriva.

De huit heures à minuit, les deux serviteurscomptèrent les minutes.

– Si monsieur n’allait pas venir !dit John avec effroi.

– Madame l’attendait…

– Il ne vient pas tous les jours.

– C’est vrai.

– Et s’il ne venait pas, queferions-nous ?

– Nous attendrions, dit l’Irlandaise.

Mais le trot d’un cheval qui montait la côtese fit bientôt entendre.

– Le voici dit Jenny.

Alors tous deux se regardèrent enfrissonnant.

Lequel des deux se chargerait d’apprendre lavérité à M. de Maurevers ?

Quelques minutes après Gaston entrait dans lejardin.

Les deux domestiques s’étaient réfugiés dansla chambre mortuaire.

Julienne était couchée toute vêtue sur sonlit.

Le sang ne coulait plus ; mais lacourtine, le parquet, les meubles en étaient couverts.

M. de Maurevers entra.

Il croyait trouver Julienne au rez-de-chausséeet il poussa la porte du petit salon.

Cette pièce était plongée dansl’obscurité.

Le marquis fit deux pas dans les ténèbres etses pieds glissèrent dans le sang.

Alors une sueur froide inonda sestempes ; il s’arrêta frissonnant :

– Julienne ! où êtes-vous ?dit-il.

Nul ne lui répondit.

Il avait une boîte de bougies dans sa poche eten alluma une.

Soudain il jeta un cri :

– Du sang !

Et s’élançant au dehors, il répéta :

– Julienne ! Julienne !

Puis il monta l’escalier quatre à quatre etpoussa la porte de la chambre mortuaire.

Pâles, tremblants, immobiles, les deuxdomestiques étaient là auprès du cadavre.

Ils avaient allumé deux bougies sur unguéridon.

Julienne avait conservé toute sa beauté, endépit de la mort.

Elle paraissait dormir.

M. de Maurevers jeta un nouveau criet se précipita sur ce corps inanimé.

Ce fut une scène déchirante.

Julienne était morte ! – morteassassinée…

Sans doute par l’un de ces hommes qui lapoursuivaient partout.

– Oh ! je te vengerai ! s’écriale jeune homme en s’arrachant les cheveux de désespoir.

Julienne avait laissé sans doute une lettre aufond de ce coffre dont elle portait la clé à son cou, et cettelettre allait apprendre enfin au marquis de Maurevers la terribleénigme qui semblait avoir enveloppé la vie tourmentée de la pauvremorte !

Chapitre 43

 

Le désespoir de M. de Maurevers futimmense, et pendant une partie de la nuit, il ne voulut pass’arracher du corps sanglant de sa maîtresse qu’il continuait àcouvrir de baisers et de larmes.

Mais un désir de vengeance s’était en mêmetemps emparé de lui : il lui fallait le sang des meurtriers, àmoins qu’il ne les livrât au bourreau.

Aussi finit-il par écouter Jenny quis’acquittait de la mission donnée par Julienne mourante, et qui luiprésentait la clé de ce coffret dans lequel sans doute il allaittrouver la solution de cette énigme épouvantable.

Il se fit apporter le coffret et l’ouvrit.

Il contenait une lettre, et cette lettre assezvolumineuse avait pour suscription :

Cette lettre est adressée à mon bien-aiméGaston de Maurevers, pour le cas où je serais morte. Il nedoit pas la lire de mon vivant.

M. de Maurevers congédia les deuxdomestiques, s’enferma dans cette chambre où Julienne n’était plusqu’un cadavre et brisa le cachet de cette lettre.

Ce fut alors une chose solennelle et sinistreentre toutes, que cette lecture après d’un lit mortuaire, au milieude la nuit, les fenêtres ouvertes, et dans la cheminée un feu quipétillait lugubrement.

Le marquis lut :

 

« Mon bien-aimé Gaston,

Chaque nuit, quand vous me quittez, je medemande si vous me reverrez vivante le soir, et l’épouvantes’empare de moi.

Je suis condamnée à mort, mon ami, condamnéepour n’avoir point obéi.

Avez-vous entendu parler de ces associationsténébreuses du moyen âge qu’on appelait lesFrancs-Juges ?

Oui, n’est-ce pas ?

Celui qui refusait d’exécuter la sentence dontil était chargé subissait lui-même cette sentence.

On m’a ordonné de tuer, non point d’une mortviolente, mais d’une mort lente et mystérieuse, et j’ai désobéi.J’avais fait un serment, je l’ai trahi.

La victime qu’on m’avait désignée, monbien-aimé Gaston, c’était vous.

Au lieu de vous frapper, je vous ai aimé,adoré, et c’est pour vous que je mourrai quelque jour, j’en ai leterrible pressentiment.

Gaston, pendant un mois, je vous ai trompé, jevous ai menti.

Je n’étais point une pauvre femme persécutéepar son mari et son frère.

La scène des Champs-Élysées était une odieusecomédie préparée à votre intention.

Ah ! pourquoi n’avez-vous point passévotre chemin, ce jour-là ?

Mais peut-on vivre auprès de vous sans vousaimer, vous si noble et si bon ?

Créature souillée par le vice et le crime, jeme suis sentie revivre d’une vie nouvelle auprès de vous, et monpassé sinistre s’évanouissait peu à peu dans mon souvenir, comme lecauchemar qui nous a tourmenté toute une nuit et que dissipe lepremier rayon du jour.

Car vous ne savez pas qui je suis, ou plutôtce que j’ai été, mon Gaston, car vous ne savez pas par quelle séried’épouvantes, de tortures et de malheurs sans nom. je suistombée aux mains de ceux qui ont voulu faire de moi leurinstrument.

Écoutez-moi.

Ceci est ma confession et peut-être vous, quim’avez tant aimée, pardonnerez-vous à ma mémoire.

Dans toute la fable que je vous ai racontée,une seule chose est vraie – mon origine.

Je suis Belge et née à Bruxelles.

J’ai été enlevée à seize ans par un jeuneAllemand qui m’aimait éperdument, le prince K…

Il a fait des folies pour moi, et sa famillem’a fait enfermer dans une prison durant deux années.

Revenue dans mon pays, misérable, sansressources, n’ayant plus ni parents ni amis, j’ai cherché, dans levice un moyen d’existence.

Alors a commencé pour moi une vie aventureuseet sombre.

De Bruxelles, je suis venue à Paris ;puis j’ai quitté Paris pour la Hollande, à la suite d’un chevalierd’industrie qui menait grand train.

Cet homme, qui se faisait appeler le comtePepe d’O… et se disait Sicilien, n’était qu’un juif de Venise quiavait acquis une habileté merveilleuse pour dévaliser les orfèvreset les bijoutiers.

Il avait une bande organisée sous sesordres.

Ses complices le rejoignaient dans lesdifférentes capitales et grandes villes d’Europe qui, toutaussitôt, retentissaient du bruit de nombreux méfaits.

J’étais devenue la maîtresse de cet homme,mais j’ignorais ses crimes et je le croyais réellement comte Peped’O… Moi, je passais pour sa femme.

Nous étions à La Haye depuis un mois, lorsqueVan S…, le plus riche marchand de diamants, fut dévalisécomplètement.

Le comte Pepe était reçu partout, et certes ileût été le dernier à être soupçonné, sans la trahison d’un de sescomplices qui, mécontent sans doute de la part de butin qui luiétait attribuée, quitta furtivement la Hollande en laissantderrière lui une dénonciation au chef de la police.

Le comte fut arrêté, convaincu d’être l’auteurdu vol, et je fus déclarée sa complice.

J’eus beau protester de mon innocence, on neme crut pas.

Notre véritable identité nous fut restituée àtous deux.

Il était un juif de Venise, moi une filleperdue.

Le comte fut condamné aux galères et à lamarque.

Je fus condamnée également à être marquée ettransportée ensuite dans une colonie pénitentiaire où je seraismariée à un autre condamné.

Ce sort était épouvantable.

Et cependant, aujourd’hui, mon ami,aujourd’hui que je vous aime et que vous croyez en moi, alors quetous deux nous nous penchons sur notre enfant endormi, je medemande si je ne dois pas regretter amèrement de lui avoiréchappé.

En Hollande, le départ des condamnés pour laGuyane a lieu tous les trois mois.

La veille du départ, ils sont exposés sur uneplace publique et le fer rouge du bourreau les scelle pour jamaisaux armes de la maison d’Orange.

Il y avait onze semaines que j’attendais, avecune centaine de mes pareilles, le sort qui nous était réservé.

Nous étions entassées dans une prisonflottante, manquant d’air et presque de nourriture.

Mes compagnes, néanmoins, riaient etchantaient et se faisaient un doux rêve de ce voleur ou de cetassassin inconnu qu’on leur destinait pour époux.

Moi je frissonnais, éperdue à la pensée que lefer rouge meurtrirait à jamais mes épaules et qu’une vie d’infamiem’attendait.

Ce fut alors, mon ami, que l’enfer vint à monaide et qu’un démon m’offrit le salut et la liberté en échange dela vie d’un homme que je ne connaissais pas et que, cependant, jepromis de tuer… »

À cet endroit de sa lecture,M. de Maurevers dont les cheveux se hérissaient, crutentendre un bruit de pas dans le jardin et courut à la fenêtre.

Mais il ne vit rien, bien que la nuit fûtassez claire.

Il avait sans doute des bourdonnements dansles oreilles.

Et, venant se rasseoir au chevet du litmortuaire, il continua sa lecture.

Chapitre 44

 

La lettre de la pauvre morte continuaitainsi :

« Ce démon qui venait me parler de salutet de liberté, c’était une femme.

Une bohémienne, sans doute, car on l’appelaitl’Égyptienne.

Elle était merveilleusement belle et pouvaitavoir vingt-deux ou vingt-trois ans.

Elle était en prison comme nous, condamnéecomme nous, mais personne ne savait au juste quel crime elle avaitcommis.

Quand on vint nous annoncer que c’était lelendemain que le fer rouge du bourreau s’imprimerait sur notreépaule j’eus un accès de désespoir épouvantable, je pleurai toutesles larmes de mon corps, je me tordis les mains.

L’Égyptienne s’approcha de moi et medit :

– Tu as donc bien peur ?

– Oh ! fis-je en la regardant.

Elle me contempla silencieusement pendantquelques minutes.

– Tu es belle, me dit-elle, et tu as unede ces beautés singulières auxquelles les hommes ne résistent pas.Ta as dû être beaucoup aimée.

– Je ne sais pas… je crois que oui…répondis-je affolée.

– Que donnerais-tu bien pour n’être pasmarquée ?

– Mon corps, mon âme, répondis-je. Jedonnerais la dernière goutte de mon sang pour n’être pointembarquée pour la Guyane où je serai mariée à quelque assassin.

Elle me regardait toujours.

– As-tu un souvenir sacré ? medit-elle enfin, quelque chose sur quoi tu puisses faire un sermentque jamais tu n’oserais violer ?

– J’ai la mémoire de ma sainte mère,répondis-je, de ma mère qui est morte de douleur.

– Veux-tu être sauvée ?

Et elle me fit cette proposition d’une voixclaire et pleine de conviction.

– Sauvée ! m’écriai-je.

– Oui.

– Sauvée du bourreau ?

– Et libre, ajouta-t-elle.

– Mais qui me sauvera ?

– Moi.

Je la regardai avec un étonnement mêléd’incrédulité, et cependant mes larmes avaient subitement cessé decouler.

– Mais vous êtes condamnée, vousaussi ?

– Sans doute.

– Et vous pourriez me sauver ?

– Je te sauverais en me sauvant moi-même.Cela dépend de moi.

– Eh bien ! dites ce que je doisfaire, m’écriai-je, et quelque chose que ce soit, je la ferai.

– Me le jurerais-tu ?

Et comme je levais la main, elle m’arrêta.

– Non, auparavant, me dit-elle, il fautque tu saches ce que je veux de toi.

– Parlez.

– J’ai un amant qui m’aime à la folie,qui me tuerait si je regardais un autre homme ; cet amant quej’adore, moi, a un ennemi, un ennemi mortel dont il a juré laperte.

– Eh bien ?

– La mort qu’il lui destine ne peut luiêtre donnée que par une femme ; une femme qu’il aimera.

C’est une mort lente, affreuse, épouvantable.Je me suis offerte, mais il m’a repoussée avec indignation.« Si mon ennemi, m’a-t-il dit, effleurait seulement de seslèvres le bout de tes doigts, c’est toi que je tuerais. » Ehbien ! veux-tu être la femme dont nous avons besoin ?

– Mais c’est horrible, ce que vous meproposez là ! m’écriai-je.

– Dame ! fit-elle ingénument, si tune veux pas, une autre voudra.

Je me débattis longtemps, je luttai. Maconscience se révoltait, la peur du fer rouge me rendait folle. Lanuit était venue, les heures passaient.

L’Égyptienne me dit :

– Dans deux heures, il sera jour, et lesbourreaux viendront te chercher, réfléchis encore. Dans dixminutes, il sera trop tard.

L’épouvante triompha. Je consentis à tout, jefis le serment qu’elle me demandait.

Sur les cendres de ma mère, je jurai à cettefemme de lui obéir pendant deux années, à elle, à son amant et à unvieillard qui était l’ami de son amant.

Alors elle me dit :

– Dans une heure, nous serons sauvéestoutes deux.

– Mais comment ? lui dis-je.

– Tu verras.

Nous étions, je vous l’ai dit, dans une sortede bagne flottant. C’était un petit navire dont on avait rasé lamature et fermé les sabords.

Il était amarré à un mille de la terre etgardé par une trentaine de soldats de marine.

Les femmes sont moins à craindre que leshommes, et on prend contre elles moins de précautions.

La force qui nous gardait avait parusuffisante à l’autorité.

La pensée que parmi ces soldats il pouvait yavoir un homme corruptible n’était sans doute venue à personne.

Il y en avait un cependant que l’amant del’Égyptienne avait gagné à prix d’or.

Ses compagnons dormaient sur le pont ; laplupart des condamnées dormaient aussi.

Cet homme descendit furtivement dansl’entrepont et aussitôt l’Égyptienne qui était couchée auprès demoi se leva.

– Viens, me dit-elle.

Et elle me prit par la main.

L’entrepont était séparé en deux par unecloison.

Nous nous glissâmes vers la porte que lesoldat venait d’entr’ouvrir, et nous passâmes dans le secondcompartiment.

Là, il y avait un sabord ouvert, au bas dusabord un canot ; dans ce canot deux hommes.

Le soldat nous attacha une corde autour desreins et nous descendit l’une après l’autre dans le canot.

L’Égyptienne sauta au cou d’un des deuxhommes, c’était l’amant dont elle m’avait parlé.

Le canot se dirigea sans bruit, quoique àforce de rames, vers un brick qui était en rade et qui nous reçut àson bord.

Huit jours après nous étions en France.

Un mois plus tard, je consentais à jouer lepremier acte de cette comédie dont votre mort, mon Gastonbien-aimé, devait être le dénouement.

Et maintenant, mon ami, voulez-vous savoir dequelle mort épouvantable, vous eussiez péri, si j’avais tenu monserment ?

Écoutez…

**

*

Le marquis de Maurevers allait toutfrissonnant, tourner le deuxième feuillet de cette lettre qui étaitla confession pleine et entière de la malheureuse Julienne,lorsqu’il fut subitement renversé à terre.

Les flambeaux s’étaient éteints, unedétonation d’arme à feu s’était fait entendre, quelque chose commeune trombe d’eau glacée avait souffleté M. de Maureversau visage et l’avait jeté tout étourdi et trempé jusqu’aux os surle parquet, tandis que la lettre de Julienne lui échappait.

En même temps, la fenêtre ouverte encadra uneombre noire.

Cette ombre bondit, tomba auprès deM. de Maurevers, s’empara de la lettre et disparut avantque le marquis eût eu le temps de revenir de sa stupeur et de serelever.

Chapitre 45

 

Le Manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

La sensation qu’avait éprouvée le marquis entombant au moment où les flambeaux s’éteignaient fut à la foisbizarre et douloureuse.

Bizarre car il avait été renversé par unobstacle invisible.

Douloureuse, car il lui sembla que son corpstout entier était brûlé par de l’eau bouillante, en même tempsqu’un liquide corrosif pénétrait dans ses yeux.

Cette douleur fut même si grande qu’elle luifit perdre, durant quelques minutes, la conscience de sonexistence.

Ce ne fut qu’au bout d’environ un quartd’heure qu’il revint complètement à lui, éprouvant comme unesuffocation, tant l’atmosphère qui l’entourait paraissait chargéed’une odeur nauséabonde.

La croisée était toujours ouverte.

Il se releva et y courut.

L’air frais de la nuit le frappa au visage etlui permit alors seulement de rassembler ses idées et de comprendreque ce qui venait de se passer était le résultat de quelqueinfernale machination.

Il voulut s’approcher de la cheminée poursecouer un gland de sonnette, mais il n’en eut pas la force.

Cette odeur nauséabonde qui le serrait à lagorge, semblait augmenter, et le rejeta à demi étouffé vers lafenêtre.

Il appela, espérant que sa voix seraitentendue. Elle le fut en effet.

John, le domestique anglais, qui était aurez-de-chaussée, sortit dans le jardin.

– Monte, lui criaM. de Maurevers. Je suis sans lumière.

Le valet monta, un flambeau à la main.

Mais à peine eut-il ouvert la porte et fait unpas en avant qu’un phénomène encore plus extraordinaire seproduisit.

Au contact du flambeau qu’il avait à la main,la chambre entière où était la morte s’embrasa.

Ainsi, tout à coup, une mine de houille danslaquelle pénètre un ouvrier imprudent voit s’allumer le gaz quil’emplit et le grisou éclater.

Il n’y eut cependant pas d’explosion ;mais le domestique, dont les cheveux et la barbe furentcomplètement brûlés, se rejeta vivement en arrière en poussant descris aigus.

M. de Maurevers, atteint lui-mêmepar le feu, se précipita de la fenêtre dans le jardin.

Il était temps !

La chambre entière était pleine de flammes etressemblait à une fournaise ardente.

Au milieu de tant d’émotions,M. de Maurevers ne perdit pas complètement la tête.

S’étant relevé tout meurtri de cette secondechute, il s’élança vers la porte du vestibule, que John avaitlaissée entr’ouverte, entra dans le petit salon du rez-de-chausséeoù était l’enfant et la femme de chambre et prit le berceau.

Une minute de plus et l’enfant étaitperdu.

Le feu sortait par les fenêtres, secommuniquait aux tentures et aux rideaux du lit mortuaire, et lecorps de la malheureuse Julienne était entouré d’une doubleguirlande de flammes.

**

*

Ce n’est que longtemps après cette nuit fataleque le marquis de Maurevers, maître de toute sa présence d’esprit,rassemblant tous ses souvenirs, a pu reconstruire l’édifice écroulédes événements et s’expliquer ce qui avait dû arriver.

Des naturalistes du siècle dernier, si l’on encroit les gazettes hollandaises, avaient trouvé un singulier moyende prendre vivants certains oiseaux que, jusque-là, ils n’avaientpu se procurer qu’en les tuant à coup de fusil.

Pour cela, ils avaient imaginé de charger unfusil à poudre et de remplacer la bourre ordinaire par une bourrede suif qui fermait hermétiquement le canon.

Par-dessus ce corps gras qui empêchait toutecommunication avec la poudre, ils remplissaient d’eau le canon dufusil, puis ils le bouchaient avec une seconde bourre de suif.

Quand le fusil était ainsi chargé, lesnaturalistes se mettaient en chasse, visaient l’oiseau qu’ilsconvoitaient et faisaient feu.

L’eau chassée par la poudre arrivait sur levolatile comme une trombe, l’enveloppait tout entier,l’étourdissait, lui mouillait les ailes, et le mettait hors d’étatde s’envoler, ce qui permettait de le prendre à la main.

M. de Maurevers, en y réfléchissant,fut conduit à penser qu’on avait tiré sur lui de la mêmemanière.

Seulement ce n’était pas d’eau que le fusilétait chargé, mais d’un liquide corrosif qui se volatilisa presqueaussitôt et remplit la chambre d’un gaz essentiellementinflammable.

Mais cette nuit-la, le marquis était tropbouleversé pour chercher à comprendre ce qu’il voyait.

La maison, nous l’avons dit, était isolée surla hauteur, à droite de la route de Montretout.

– Sauve mon enfant ! criaM. de Maurevers à Jenny, en lui plaçant l’enfant dans lesbras.

La femme de chambre se réfugia, éperdue, àl’extrémité du jardin.

La maison était en flammes.

Désespérant de se rendre maîtres du feu,M. de Maurevers et John s’élancèrent vers la route encriant au secours.

On ne les entendit point d’abord.

La première personne qui aperçut l’incendiefut un garde-barrière du chemin de fer qui réveilla le chef degare.

Puis, peu à peu, les maisons voisines furentmises en émoi.

Les habitants accoururent.

Les uns se portèrent sur le théâtre del’incendie ; les autres descendirent à Saint-Cloud demanderdes secours.

Mais quand les pompes arrivèrent, la maisonn’était plus qu’un brasier immense qu’il fallait renoncer àarracher à l’élément destructeur.

Le cadavre de Julienne avait été dévoré parles flammes, comme si la Providence, dans ses vues secrètes,n’avait pas voulu que les hommes eussent connaissance du crime qui,la nuit dernière, avait ensanglanté cette maison.

M. de Maurevers fut ramené à Paris àdemi fou.

Il congédia les deux domestiques anglais, enleur donnant une somme importante pour prix du secret qu’ilsgardèrent fidèlement du reste.

Quant à l’enfant il fut confié à unenourrice ; et c’est grâce à cet enfant que j’ai connuM. de Maurevers et que j’ai été, comme on va le voir,mêlée à cette terrible et ténébreuse histoire qui n’a point cessé,jusqu’à présent, d’être la plus indéchiffrable des énigmes.

Chapitre 46

 

J’écris cette histoire pour vous,Rocambole.

Pour vous qui êtes désormais ma seuleespérance.

Vous connaissez mon passé, ma premièrehistoire ; comme vous, dans ma jeunesse criminelle, j’ai étél’instrument de notre maître infâme sir Williams ; et voussavez que, frappée comme vous par l’implacable Baccarat, je devinsfolle.

J’ai passé cinq ans dans une maison desanté.

J’en suis sortie guérie et repentante.

Turquoise la pécheresse est devenue Jennyl’ouvrière. L’ancienne maîtresse de Fernand Rocher et de LéonRolland s’était remise à travailler.

Je voulais vivre honnêtement.

Les souffrances morales et physiques quej’avais endurées ne m’avaient point vieillie ; j’étaistoujours belle.

C’était en vain que, dans le quartier populeuxoù je m’étais réfugiée, je m’embéguinais dans une ample coiffe quidissimulait mes beaux cheveux blonds ; c’était en vain que jeme montrais le moins possible.

Les déclarations, les billets doux pleuvaientdans ma mansarde, comme autrefois dans mon luxueux appartement.

Cependant mon cœur était mort, du moins je lecroyais.

J’avais pour voisine de carré une veuve detrente cinq, quarante ans, tout nouvellement emménagée.

Elle habitait un petit appartement de troispièces, et elle avait avec elle un jeune enfant, un garçon de troisou quatre ans.

Je crus d’abord que c’était son fils ;mais elle m’eut bientôt désillusionnée à cet égard.

Cet enfant qu’elle élevait, elle ignorait sonnom, elle ignorait son origine.

On le lui avait confié, on lui donnait deuxcents francs par mois pour l’élever.

Chaque semaine, un jeune homme qui paraissaitêtre un ouvrier aisé, venait visiter l’enfant.

– Je ne suis pas son père, disait-il, jesuis son parrain ; mais je suis chargé de veiller sur lui, carses parents sont bien loin d’ici.

Je m’étais liée avec cette voisine qu’onappelait Mme Janet, et j’avais fini par porter monouvrage chez elle, à peu près tous les jours. Je comblais l’enfantde caresses. J’eus bientôt l’occasion de voir ce jeune homme quivenait chaque semaine le visiter.

À première vue, en effet, c’était unouvrier ; mais Mme Janet était trop simple, oudu moins feignait de l’être.

Cette casquette et cette redingote un peu uséeet de coupe vulgaire qu’il portait sentaient le déguisement.

Ce jeune homme, qui était un fort joli garçon,était évidemment un homme du meilleur monde.

Cela sautait aux yeux, rien qu’à prendre gardeà ses manières distinguées, à son linge irréprochable, à ses mainsfines et soignées.

Je ne veux pas vous raconter une histoired’amour ; toutes les histoires d’amour sont les mêmes.

Six mois après, mes belles résolutions detravail et de vertu s’étaient évanouies.

Mon cœur, que je croyais, mort à jamais,s’éveillait ardent, orageux ; j’aimais cet homme qui, vousl’avez deviné déjà, n’était autre que le jeune marquis deMaurevers.

Pourquoi ce déguisement ?

Vous le devinez aussi, n’est-ce pas ?

Gaston de Maurevers avait pleuré Julienne, ilavait eu même un véritable désespoir. Mais le temps cicatrise lesblessures les plus cruelles, et la douleur sombre et cuisante de laveille se change insensiblement en mélancolie.

Tout l’amour qu’il avait eu pour Julienne,amour que n’avait pu détruire tout d’abord la révélation posthumedu passé aventureux de cette femme, il l’avait reporté sur son filsqui était aussi le sien ; mais ces misérables, ces ennemisinconnus qui avaient assassiné la mère, ne chercheraient-ils pas àtuer le fils ?

Cette crainte, cette épouvante avait tellementdominé M. de Maurevers qu’il avait pris les précautionsles plus minutieuses pour faire disparaître jusqu’aux traces del’existence de cet enfant.

C’était pour cela qu’il l’avait confié à cetteMme Janet, qu’il avait logée dans le quartierSaint-Martin, auprès de la rue du Vert-Bois ; pour cela encorequ’il ne venait chez elle que dans des vêtements sous lesquels tousses amis du club passant auprès de lui ne l’eussent pasreconnu.

Ce fut donc dans de semblables circonstancesque je devins la maîtresse de M. de Maurevers.

Nous nous aimâmes deux années. Il me confiason existence tout entière ; il me raconta cette étrangehistoire enveloppée de ténèbres que la fin de la lettre de Julienneeût dissipées sans doute.

Mais je vous ai dit comment cette lettre luiavait été enlevée.

La seconde année de notre amour,Mme Janet mourut.

Elle nous fut enlevée en quelques heures parune maladie de cœur, et le pauvre enfant se trouva une seconde foisorphelin.

Alors Gaston me le confia :

– Tu seras sa mère, me dit-il.

À mesure que l’enfant grandissait, le marquisdevenait plus inquiet, et se préoccupait plus vivement de sonavenir.

– Écoute, me dit-il un jour, lesassassins de sa mère sont mes ennemis, je n’en puis douter. Maisquels sont-ils ?

Deux hommes me haïssaient dans ma jeunesse, leduc de Fenestrange et Perdito.

Tous deux sont morts.

Il faut donc que je cherche ailleurs… etpeut-être autour de moi.

J’ai une grande fortune, je ne suis pasmarié ; si je mourais, subitement, sans faire de testament,cette fortune irait à des parents éloignés qui portent mon nom maisque je connais à peine.

J’ai donc pris mes précautions et prévu le casde mort subite.

– Qu’as-tu donc fait ? luidemandai-je.

J’ai réalisé la fortune de la duchesse deFenestrange et une partie de la mienne. Je n’ai gardé que mesterres de famille. Cette fortune réalisée s’élève à trois millionsenviron. Cet argent est caché ; nul ne le trouverait, exceptétoi, car je veux que tu saches où il est. C’est la dot de monfils.

Il me disait cela, un soir, vers neuf ou dixheures, tandis que l’enfant dormait dans un petit lit auprès dumien.

– Tu vas venir avec moi, me dit-il.

– Où donc ?

– À mon hôtel des Champs-Élysées.

J’avais à mon service une robuste Normande,brave et courageuse fille en qui je pouvais avoir touteconfiance.

– Veille bien sur l’enfant, lui dis-je.Je reviendrai dans une heure.

Et je suivis M. de Maurevers, qui mefit monter dans une voiture de place, et nous roulâmes vers lesChamps-Élysées.

Chapitre 47

 

Le Manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

M. de Maurevers habitait toujours lequartier des Champs-Élysées.

Il avait un petit hôtel dont l’entrée étaitrue de Surène et dont le jardin, assez vaste, avait une petiteporte dont lui seul, du reste, possédait une clé.

C’était par cette porte qu’il s’esquivaitquand il venait chez moi.

Ce fut par là qu’il me fit entrer.

Ce n’était pas la première fois, du reste, queje pénétrais chez lui, bien que les précautions minutieuses qu’ilprenait pour cacher son enfant me fissent un devoir de me montrermoi-même le moins possible.

J’avais eu la curiosité de visiter l’hôtelquelques mois auparavant.

Maurevers, dont le domestique était peunombreux, du reste, m’avait conduite chez lui un dimanche soir,tandis que ses gens étaient sortis.

Puis j’y étais revenue, non point trèssouvent, mais quelquefois.

Or donc, ce soir-là, ce fut par le jardin quenous entrâmes et par la serre que nous pénétrâmes à l’intérieur del’hôtel.

Le silence le plus profond y régnait.

– Tout le monde est sorti, me dit Gaston.J’aime autant cela : moins on te verra ici, moins je seraiinquiet pour mon fils.

Nous traversâmes le vestibule sans lumière,Maurevers me donnait la main : et nous pénétrâmes dans uncabinet qui se trouvait au rez-de-chaussée.

Là, seulement, il se procura de la lumière etalluma les flambeaux qui se trouvaient sur la cheminée.

C’était une vaste pièce qui tenait autant dufumoir par son ameublement que du cabinet de travail.

D’ailleurs Maurevers était un de ces hommes deloisirs qui vivent peu chez eux.

– Regarde bien autour de toi, medit-il.

– Eh bien ?

– Il y a un titre de rente au porteur decent cinquante mille francs ici. Devine où il est.

– Dans ce bahut ?

– Non.

– Dans le tiroir de cettetable ?

– Pas davantage. Tu chercherais toute tavie que tu ne devinerais pas.

Alors il me montra deux magnifiquesjardinières en chêne sculpté, supportées par un pied torse et quise trouvaient dans les embrasures des croisées.

– C’est là qu’il faut chercher, medit-il.

– Mais dans laquelle ?

– On les change tous les jours de place,et je ne le sais pas moi-même.

Je m’approchai de celle qui était le plus prèsde moi, et j’enlevai la caisse de zinc destinée à recevoir lesfleurs. La caisse était vide, le dessous aussi.

– Cherche toujours, me dit-il ensouriant.

Je crus à un double fond, je passai mes doigtssur les sculptures, espérant rencontrer quelque ressortmicroscopique.

Ce fut peine perdue.

Alors Maurevers s’approcha et dévissa lacaisse de bois de la colonne torse qui la reliait au pied. Cettecolonne était creuse comme un canon de fusil. Mais elle étaitvide.

– C’est dans l’autre, me dit-il.

Et, en effet, lorsqu’il eut dévissé ladeuxième jardinière, je vis quelque chose de blanc dans le trou. Ily plongea ses doigts et en retira le titre de rente.

– La cachette est ingénieuse, lui dis-je.Mais enfin, admettons le cas de mort subite dont tu nousparles.

– Bon.

– On commencera par mettre les scelléschez toi.

– Sans doute.

– Tes héritiers naturels seront ensuiteenvoyés en possession de ton héritage.

– Naturellement.

– Et ils garderont les deuxjardinières.

– Tu te trompes. Écoute-moi.

– Voyons.

Il replaça le titre de rente dans la colonnetorse, remis la caisse sur son pied, et alla ouvrir sonsecrétaire.

– J’ai fait mon testament, me dit-il enretirant une lettre carrée de l’un des tiroirs. Par ce testamentque voilà, je laisse ma fortune, c’est-à-dire mes terres et mesbiens au soleil à ceux de ma famille qui portent mon nom.

– Fort bien !

– Mais je dispose de différents petitslegs, et je laisse à mes amis différents souvenirs. Ainsi, mapanoplie est pour Montgeron ; ma collection de faïences pourle baron Hounot. Je te lègue à toi, Jenny Delacour, dite Turquoise,ces deux jardinières.

– Oh ! je comprends, maintenant, luidis-je.

– Tu penses bien, ajouta-t-il, que meshéritiers, si un malheur m’arrivait, seraient trop heureux derecueillir ma succession au prix de ces modestes sacrifices, et queles jardinières te seraient fidèlement envoyées.

Il replaça le testament dans le tiroir de sonsecrétaire, éteignit les bougies, et nous quittâmes l’hôtel sansavoir été rencontrés par le portier, ni par les domestiques.

Plusieurs mois s’écoulèrent.

L’enfant grandissait et les inquiétudes deM. de Maurevers commençaient à se calmer lorsque, unmatin, il reçut une lettre qui le bouleversa.

Cette lettre venait de Londres.

Elle était conçue en ces termes :

« Tandis que le marquis de Maurevers vitau milieu des plaisirs faciles de Paris, croyant n’avoir plus aucundevoir à remplir, l’ennemi acharné de sa race, le meurtrier de sonpère, sûr d’avoir déjoué toutes les recherches, est heureux etpaisible dans un coin de l’Angleterre.

« M. de Maurevers a cru que leduc de Fenestrange était mort.

« C’est une erreur.

« Le duc vit et s’applaudit d’avoiréchappé à l’épée vengeresse du fils de sa victime en se faisantpasser pour mort.

« Si le marquis de Maurevers n’a pasoublié le serment fait à sa mère mourante, si le désir de vengerson père est toujours dans son cœur, il quittera Parissur-le-champ, se rendra à Londres, se fera indiquer la Tavernedu roi George dans le Wapping, et, se présentant au tavernierqui se nomme Calcraff, il lui dira :

« – Je suis celui à qui l’on aécrit. »

« Calcraff donnera alors àM. de Maurevers les indications nécessaires pourretrouver le duc de Fenestrange. »

Cette lettre était sans signature.

J’eus le pressentiment que c’était un piège,lorsque le marquis me la montra.

– N’y va pas, lui dis-je.

– Pourquoi ?

– J’ai peur.

– Mais si le duc vit, il faut que jevenge mon père ! me répondit-il.

Mes larmes, mes supplications furentinutiles.

Il partit le soir même.

Le lendemain je reçus de lui une dépêchetélégraphique ainsi conçue :

« Mystification. Calcraff ne sait pas ceque je veux dire et n’a jamais entendu parler du général duc deFenestrange.

« Je repars ce soir et serai à Parisdemain dans la journée. »

Mais ni le lendemain, ni les jours suivants,M. de Maurevers ne revint.

Qu’était-il donc arrivé ?

Enfin, au bout de huit jours, comme j’étaislivrée au plus violent désespoir, le marquis entra chez moi…

Mais je jetai un cri de douloureux étonnement,au lieu d’un cri de joie, après m’être élancée dans ses bras.

Gaston de Maurevers n’était plus que l’ombrede lui-même.

Ce n’était plus un homme, c’était unfantôme !

Chapitre 48

 

Le manuscrit de Turquoise,

(Suite.)

J’ai dit que Maurevers ressemblait à unfantôme, et je maintiens le mot.

Pâle, amaigri, chancelant, il avait le regardatone, la lèvre pendante.

– Mais que t’est-il donc arrivé ?m’écriai-je.

Il ne me répondit pas tout d’abord ;seulement, il passa dans la deuxième pièce de mon petitappartement, qui était celle que l’enfant habitait.

L’enfant était au lit, il dormait.

Gaston s’approcha, écarte les rideaux du litet se pencha sur son fils.

Il le regarda longtemps, muet, immobile, commes’il avait eu besoin de cette contemplation pour se reprendre à lavie et à la raison.

Puis il se retourna vers moi.

Ses yeux étaient pleins de larmes.

– Pardonne-moi, me dit-il en me tendantla main.

– Mais qu’ai-je donc à tepardonner ? lui demandai-je.

Cette question le fit tressaillir.

– Je ne sais pas… me dit-il avec unsourire hébété, je ne sais pas… Je suis fou… ne m’interroge pas…plus tard… je te dirai tout.

Et il se laissa tomber accablé, anéanti sur unsiège auprès de son fils.

Maurevers demeura près d’un mois dans monappartement, sans en sortir.

Comme on était alors en plein été et que laplupart de ses amis étaient dispersés un peu partout, on neremarqua point son absence.

Ses gens le croyaient toujours à Londres.

Ce mois suffit pour me rendre mon Maureversd’autrefois ; il retrouva peu à peu son regard intelligent etdoux, au lieu de ce regard morne et sans rayonnement qui m’avaittant effrayée ; la raison lui revint, son sommeil, troublétout d’abord par d’épouvantables cauchemars, retrouva sa sérénitéhabituelle.

Enfin, un jour que j’étais auprès de lui,tenant sa main dans les miennes, il me dit :

« – Sais-tu que j’ai été fou, ma Jennyadorée ?

Je le regardai, n’osant lui adresser denouveau une question.

– J’ai été fou… fou d’amour…poursuivit-il, et, pendant trois ou quatre jours, je t’ai oubliée,toi, mon ange tutélaire ; j’ai oublié mon fils, j’eusse oubliéjusqu’à mon nom.

Heureusement, ajouta-t-il, je crois que c’estfini, bien fini… et puis, je ne suis pas certain, du reste, d’avoiraimé une créature humaine… je suis catholique, je crois à l’enfer…et il est des heures où j’ai, la conviction, que cette femme étaitun démon.

Ces paroles étranges me bouleversaient.

– Rassure-toi, me dit-il, je vais tout tedire, et tu verras que je ne suis plus fou.

Or, voici le résumé de ce qu’il meraconta.

Je dis résumé, car il y avait encoreun peu d’incohérence dans son esprit, et ce ne fut pas en un seuljour qu’il me fit cette émouvante confidence.

Maurevers était donc parti pour Londres, parle train de huit heures du soir qui va directement à Calais.

À cinq heures du matin, il était à Londres etdescendait dans un hôtel français de la Cité.

Là, il prit à peine quelques heures de repos,déjeuna à la hâte et demanda un cab.

Le cocher du cab, – il était alors à peinemidi, – témoigna un étonnement profond lorsque Maurevers, quiparlait fort bien anglais et avait la tournure d’un homme de lahaute société, lui demanda de le conduire dans le Wapping.

Le Wapping est un quartier où ne se risqueguère un gentleman.

Mais cet étonnement se changea en stupéfactionlorsque le marquis lui eut désigné la Taverne du roiGeorge, véritable repaire de bandits et de femmes perdues,comme le but de sa course.

Néanmoins il obéit.

Arrivé devant la taverne, Maurevers descenditde voiture, paya et renvoya le cocher ; puis il entra.

La taverne était presque déserte.

Un gros homme était au comptoir et parut nonmoins étonné que le cocher du cab en voyant un homme de distinctionpénétrer chez lui.

Maurevers s’approcha du comptoir et luidit :

– Est-ce que vous vous nommezCalcraff ?

– Pour servir Votre Honneur, répondit legros homme.

– Je suis celui que vousattendez, dit Maurevers, qui répétait textuellement la phrasede la lettre anonyme.

– Mais, dit naïvement Calcraff, jen’attends personne.

Maurevers tira la lettre de sa poche et la mitsous les yeux du tavernier.

Celui-ci se montra de plus en plus surpris, etM. de Maurevers lui dit :

– Mais enfin, vous connaissez le duc deFenestrange ?

– C’est la première fois que j’entendsprononcer ce nom.

L’accent de franchise du tavernier ne laissaaucun doute à Maurevers.

Cet homme ne savait rien.

Maurevers s’en alla, rentra à l’hôtel etm’expédia la dépêche que j’ai citée.

Puis il passa le reste de la journée à sedemander qui avait pu le mystifier ainsi, et pourquoi on lemystifiait.

Londres est une ville mortellement ennuyeusepour un Français.

Maurevers demeura dans sa chambre jusqu’à prèsde huit heures, se fit conduire au chemin de fer, arriva en retardde cinq minutes et manqua le train express.

Il lui fallait maintenant attendre aulendemain matin.

Ce fut alors qu’une étrange idée lui passa parl’esprit :

– Qui sait, se dit-il si je ne trouveraipas à la Taverne du roi George, ce soir, unéclaircissement à ce mystère ?

Il est fort possible que la personne qui m’aécrit ait eu sérieusement l’intention de prévenir Calcraff, et nel’ait pu faire à temps.

Il me paraît difficile, en tous cas, qu’onm’ait donné rendez-vous à Londres pour que je n’y trouvepersonne.

Enfin, mon mystérieux correspondant paraîttrop bien connaître mes affaires pour n’être qu’un simplemystificateur.

Et s’étant donné toutes ces belles raisons,M. de Maurevers revint à l’hôtel, y laissa ses bagages,sortit et se rendit chez un fripier.

Là, il troqua ses vêtements d’homme comme ilfaut contre une vareuse et un chapeau ciré de matelot, et ainsiaccoutré, il se dirigea à pied vers le Wapping.

Une heure après, il franchissait de nouveau leseuil de la Taverne du roi George.

Cette fois, le repaire était plein.M. de Maurevers fut pris à la gorge par une odeur debière aigre et de fumée de tabac.

Il éprouva même une légère appréhension.

Mais il était trop tard pour reculer, et ilalla s’asseoir à une table qui n’était pas occupée.

Chapitre 49

 

D’abord Maurevers ne vit que confusément cequi l’entourait.

La fumée des pipes planait au-dessus desbuveurs, et la clarté des chandelles disséminées sur les tablesétait impuissante à pénétrer ce brouillard.

Mais au bout de quelques minutes, Maurevers sefit à cette atmosphère et alors il se prit à regarder curieusementautour de lui.

Son déguisement lui avait permis de n’êtrepoint reconnu par Calcraff ; et de n’attirer l’attention depersonne.

Matelots, hommes des ports, voleurs de basétage, femmes perdues, riaient et buvaient.

Parmi les femmes, il y avait une Irlandaiseaux cheveux roux dont la beauté sombre et fatale paraissait être dugoût de la plupart des habitués.

Elle chantait, dans un patois de la verte Erinque M. de Maurevers ne put comprendre, une chanson quiexcitait les applaudissements unanimes.

Maurevers la regardait.

Il la regardait avec une sorte d’épouvante,tant il y avait de fatals effluves dans ses yeux, de charmesinistre dans toute sa personne.

Pourtant ce devait être une mendiante,peut-être une femme de mauvaise vie, à en juger par ses haillonssordides et le milieu dans lequel elle se trouvait.

Elle chantait toujours, ne s’interrompant quepour boire un grand verre de gin ; et, parfois, son œil sefixait sur Gaston de Maurevers toujours immobile, toujours seul àsa table et buvant machinalement, à petites gorgées, la pinte d’alequ’on lui avait apportée.

Il était venu là dans l’espérance d’avoir lemot de cette énigme que la lettre anonyme reçue à Paris luiprésentait comme le sphinx antique de la charade.

Pendant quelques minutes même, il avaitcherché sur tous ces visages froids ou passionnés, encore empreintsdu flegme britannique ou déjà surexcités par l’ivresse, un regard,un clignement d’yeux, un signe quelconque d’intelligence et deralliement.

Mais tout à coup, il avait été comme absorbépar l’Irlandaise.

Sa voix était harmonieuse et faisait rêver dessirènes fabuleuses ; sa chanson, d’un rythme bizarre, avaitquelque chose de provocant et de mélancolique tout à la fois quiproduisait une bizarre impression.

Enfin, dans ses grands yeux d’un bleu sombre,on sentait le regard fascinateur du basilic.

Était-ce M. de Maurevers qui allaitchercher ce regard ou ce regard qui venait chercherM. de Maurevers ?

Gaston n’aurait pu le dire.

Mais il fut pendant un moment tellementconvaincu de la fatalité de ce charme, qu’il voulut se lever ;qu’il eut peur et songea à quitter précipitamment la Taverne duroi George.

Il se leva même à demi et repoussa sonescabeau. Mais le charme fut plus fort que sa volonté.

Il se rassît.

L’irlandaise chantait toujours et lesapplaudissements arrivaient à la frénésie.

Toujours, en chantant, elle regardaitM. de Maurevers.

Et M. de Maurevers baissait parfoisla tête, comme si ce regard l’eût brûlé.

La fumée des pipes allait toujourss’épaississant, le brouillard devenait tout à fait opaque.

Maurevers, entraîné par l’exemple général,tira de sa poche son étui à cigares.

Betty, l’une des deux servantes de la taverne,lui apporta du feu dans un petit réchaud.

Tout occupé d’allumer son cigare, Maurevers nesurprit point un rapide coup d’œil échangé entre la servante etl’Irlandaise.

Cependant il lui sembla que le cigare qu’ilfumait était plus fort que ceux dont il usait habituellement.

Dès les premières gorgées de fumée,M. de Maurevers ne songea plus à s’en aller.

Tout à l’heure le regard de l’Irlandaisel’importunait.

Maintenant, il cherchait ce regard avec unesorte de volupté.

En même temps aussi une torpeur générales’emparait de lui.

Était-ce la fascination qui opérait ?Était-ce le cigare ou l’ale qui contenaient unnarcotique ?

Maurevers sentit bientôt ses paupièress’alourdir et ses oreilles s’emplir de bourdonnements confus.

Quelque effort qu’il fît pour les tenirouverts, ses yeux se fermèrent ; en même temps que la voix del’Irlandaise qui chantait toujours paraissait se perdre dans lelointain.

Et allongeant ses bras sur la table, vaincupar un sommeil irrésistible, Maurevers s’endormit.

**

*

Mais ce sommeil dans lequel il se trouvaplongé presque subitement, n’était pas un sommeil ordinaire.

Les yeux fermés, dans l’impossibilité de fairele moindre mouvement et comme s’il fût tombé en catalepsie, lemarquis avait cependant conscience de son existence, et ilentendait ce qui se passait autour de lui.

Ainsi l’Irlandaise cessa de chanter.

Puis, Calcraff annonça à ses hôtes, de sa voixsonore et impérieuse, que minuit sonnait à toutes les horloges deLondres et qu’il était temps de se retirer.

Et les habitués sortirent un à un.

Et M. de Maurevers comprit qu’ilétait seul maintenant avec le land-lord et ses deux servantes.

Mais ses yeux refusaient de s’ouvrir et savolonté était impuissante à mettre son corps en mouvement.

Il demeurait immobile, allongé sur cette tabledevant laquelle il s’était assis tout à l’heure.

Il entendit Calcraff qui disait :

– Je vais le laisser dormir.

Betty répondit :

– Non, il vaut mieux le jeter dehors.

– Pardon, dit une troisième voix, je leréclame.

M. de Maurevers tressaillit.

Cette voix qu’il venait d’entendre c’étaitcelle de l’Irlandaise.

Il se sentit alors prendre à bras-le-corps,sans doute par le vigoureux Calcraff qui était une manière decolosse, et passait pour un boxeur émérite.

En même temps, il entendit cette même voixqu’il croyait reconnaître pour celle de l’Irlandaise, quidisait :

– Il y a cent guinées pour toi si tu mele portes jusqu’au bord de la Tamise où j’ai laissé moncarrosse.

Maurevers fit un dernier effort, aussisuperflu que les autres, pour s’arracher à ce bizarre sommeil.

Et n’y pouvant parvenir, il se dit :

– Évidemment, je crois être éveillé, maisje rêve.

L’Irlandaise est une mendiante qui n’a pas dixpence dans sa poche et encore moins un carrosse… Je dors… et jesuis le jouet d’un cauchemar.

Et pourtant il se sentit enlever sur lesépaules du robuste Calcraff et porter hors de la taverne, au grandair.

**

*

Partie 2
UN DRAME DANS L’INDE

Chapitre 1

 

Si Maurevers était en catalepsie ou le jouetd’un rêve, c’est ce qu’il n’a jamais su.

Calcraff s’arrêta, et la voix de l’Irlandaisedit :

– C’est ici.

M. de Maurevers fut déposé dans uncarrosse.

Il essaya vainement d’ouvrir les yeux etd’agiter ses membres.

En revanche, son ouïe avait acquis une finesseextraordinaire.

On le posa sur les coussins du carrosse.

Il entendit un frôlement de robe auprès delui.

C’était l’Irlandaise qui montait.

En même temps, une voix qu’il n’avait pasencore entendue demanda :

– Où va milady ?

– À l’hôtel, répondit l’Irlandaise.

Et le carrosse roula.

Dans cette paralysie absolue du corps, moinsle sens de l’ouïe, où il se trouvait, M. de Maureversavait conservé toute sa présence d’esprit.

– Comment cette femme couverte dehaillons peut-elle avoir un carrosse ? se demandait-il.

Et se peut-il réellement que les gensl’appellent milady ?

Tout cela lui paraissait si étrange, sianormal, qu’il eût donné la moitié de sa fortune pour avoir laforce d’ouvrir les yeux.

Mais la paralysie tenait bon.

Le carrosse roula environ dix minutes, puis ils’arrêta.

Maurevers entendit qu’on ouvrait laportière.

Puis le dialogue suivant s’établit entrel’Irlandaise et un homme qui probablement venait de monter sur lemarchepied du carrosse.

– Eh bien ?

– Le voilà.

– Il s’est endormi ?

– Parfaitement.

– Et il est là ?

– Regarde plutôt.

– Oui, je le vois… c’est bienlui !

– Mais où donc ai-je entendu déjà cettevoix ? se demandait M. de Maurevers.

L’homme continua :

– Oh ! si tu savais ce que je suisjaloux !

– Imbécile !

– Non, je sais qu’il t’aimera.

– C’est probable !

– Et toi ?…

L’Irlandaise répondit par un éclat derire ; et il y eut un moment de silence.

Puis elle ajouta :

– Il faut bien que je me décide à faireune besogne dont personne ne veut.

L’homme répondit par une sorte derugissement.

Puis il dit encore :

– Si tu manques à ta promesse, tu saisque je te tuerai !

– C’est bien. Je n’ai pas peur.

La portière se referma brusquement et lecarrosse se remit en route.

Maurevers se disait :

– L’énigme se complique de plus en plus.Quel est cet homme, que veut-il ? Pourquoi cette menace demort ?

Tout brave qu’il était, le marquis ne pouvaitse défendre d’une sérieuse inquiétude, et, en ce moment peut-être,il songeait à moi et à son enfant.

Enfin le carrosse s’arrêta de nouveau et lemarquis entendit demander la porte.

Puis la voiture s’engagea sous une voûtesonore et s’arrêta tout à fait.

– Il paraît, pensa Maurevers, que je suisdans l’hôtel de mon étrange mendiante.

Deux hommes qui pénétrèrent dans le carrosse,deux laquais sans doute, le prirent à bras-le-corps etl’emportèrent.

Cette finesse d’ouïe que la catalepsiedéveloppait en lui était si grande, que M. de Maureverscomprit qu’un épais tapis, posé sur les marches d’un escalier,assourdissait le bruit des pas de ceux qui le portaient.

Il entendit toujours, en même temps, lefrôlement de la robe de l’Irlandaise.

À moins qu’elle n’eût changé de vêtements enplein air, dans le trajet de la taverne au bord de la Tamise, cetterobe devait être la même que celle qu’elle portait au moment oùMaurevers avait malgré lui fermé les yeux, c’est-à-dire unassemblage de pièces et de morceaux de toutes étoffes et de toutescouleurs, loques sordides qui devaient singulièrement jurer avecl’intérieur somptueux d’un palais.

L’Irlandaise s’était mise à chanter.

Elle chantait cette mélodie bizarre, monotone,moitié ironique et moitié mélancolique qui avait exercé un charmemystérieux sur M. de Maurevers.

Cette mélodie résonnait à son oreille, àmesure que ceux qui le portaient, après avoir gravi les marchesd’un escalier, traversaient maintenant différentes pièces.

Ils s’arrêtèrent enfin et Maurevers comprit,car tout son corps était insensible, qu’on le couchait sur unlit.

Alors l’Irlandaise interrompit sa chanson etdit :

– Laissez-moi !

Les deux hommes sortirent.

Maurevers continuait à se raidir inutilementcontre la catalepsie.

L’Irlandaise avait ouvert un piano et sesdoigts agiles couraient maintenant sur le clavier, accompagnantcette chanson en langue inconnue qu’elle continuait àfredonner.

Tout à coup un sens s’éveilla chez Maurevers,– le sens de l’odorat.

Son nerf olfactif fut tout à coup chatouillépar un parfum pénétrant qui avait un charme inexprimable.

**

*

– Bon ! s’interrompit Marmouset, encet endroit de sa lecture, je connais ça.

– Plaît-il ? fit Vanda.

– Oui, un parfum… sous forme debrouillard… Comme la nuit dernière.

Et comme Vanda le regardait avec étonnement,il ajouta :

– Je donnerais maintenant ma tête àcouper que l’Irlandaise en haillons ressemble trait pour trait àl’Espagnole aux cheveux roux que j’ai chargé Milon desurveiller.

– Continue, dit Vanda.

Et Marmouset reprit la lecture du manuscrit deTurquoise.

Chapitre 2

 

Le manuscrit de Turquoise continuaitainsi :

 

Cette senteur pénétrante, ce parfum mystérieuxqui enveloppait M. de Maurevers comme un bain de vapeurtiède, pénétra ses pores, rendit la vie à ses membres, qui sedistendirent peu à peu et amenèrent la fin de la catalepsie.

Alors il ouvrit les yeux et se vit commeenveloppé d’un brouillard humide et transparent qui lui permettaitde voir les objets qui l’environnaient.

Il était dans un appartement luxueux, tendud’une étoffe orientale à couleurs vives, meublé avec recherche etconfort et éclairé par deux grandes torchères posées sur lacheminée.

L’Irlandaise était toujours au piano.

Mais comme elle tournait le dos au lit surlequel M. de Maurevers était couché tout vêtu, il ne putvoir son visage.

Était-ce bien la femme de la tavernedu-roi George ?

Oui, s’il en croyait cette voix fraîche,suave, harmonieuse qui chantait la mélodie bizarre que naguèreapplaudissaient les ignobles clients du land-lord Calcraff.

Non, si ses yeux se portaient sur la robe desoie aux reflets chatoyants qui emprisonnait sa taille svelte etcharmante et arrondissait ses plis majestueux autour du tabouret dupiano.

– Mais où suis-je donc ? s’écriaMaurevers.

Au bruit de la voix, l’Irlandaise cessa dechanter, se leva et se tourna vers lui.

Maurevers jeta un cri.

C’était elle.

Non plus l’Irlandaise déguenillée et buvant dugin, et laissant errer autour d’elle un regard cynique et pleind’audace.

Mais l’Irlandaise devenue grande dame, avec debelles mains blanches, un sein éblouissant que laissait entrevoirsa robe décolletée, et sur les lèvres un sourire chaste et pudiqueen ses voluptueuses provocations, et un regard plein de charme etde mélancolie.

– Oh ! qu’elle est belle !murmura Maurevers avec extase.

Le brouillard blanc l’enveloppait de plus enplus, le pénétrait, l’absorbait et lui montait à la tête comme unevoluptueuse et mystérieuse ivresse.

L’Irlandaise s’approcha et lui dit :

– Bonjour, marquis.

Et elle tendit vers lui sa petite main blancheet prit la sienne.

À ce contact, Maurevers tressaillit des piedsà la tête et comme s’il eût ressenti le choc d’une déchargeélectrique.

Il sauta à bas du lit et tomba à genoux devantelle en répétant :

– Oh ! que vous êtesbelle !

– On me l’a dit avant vous, fit-elle avecune ironie charmante.

Puis elle l’entraîna vers une ottomane et lefit asseoir auprès d’elle.

– Vous croyez rêver, dit-elle ensouriant. Vous vous êtes endormi chez Calcraff et vous vousréveillez ici.

– Je ne dormais pas, répondit-il.

– Je le sais, reprit-elle. Vous avez dûentendre tout ce qui se passait autour de vous ?

– Oui.

– Et vous avez souri de pitié, au dedansde vous, quand l’Irlandaise déguenillée a parlé de son palais et deson carrosse ?

– C’est vrai. Mais… je ne puiscomprendre…

Et il la regarda avidement, comme si tout cequ’il voyait, tout ce qui se passait autour de lui était au-dessusde la raison humaine.

Elle souriait et lui abandonnait ses deuxmains, qu’enivré et fou, il portait à ses lèvres.

– Avez-vous lu les contes des Milleet une Nuits ? dit-elle après un silence.

– Sans doute, répondit-il.

– Eh bien ! supposez que je suis lasultane Schéhérazade et qu’au lieu de vous narrer un conte, je lemets en action.

– Vous êtes belle ! répétait-il avecextase.

– Pourquoi êtes-vous ici ?reprit-elle. Comment sais-je votre nom ? Vous vous ledemanderiez inutilement durant le reste de votre vie.

Ainsi, vous me trouvez belle ?

– À damner les anges du ciel.

– Peut-être suis-je un démon.

– Qu’importe !

Et le brouillard odorant s’épaississait,palissant l’éclat des bougies, moins lumineuses que les grands yeuxde l’Irlandaise.

– Marquis, dit-elle encore, je vous aime…Oh ! je vous aime depuis bien longtemps !

– Vous m’aimez !

– À en mourir.

– Mais je vous vois pour la premièrefois.

– Vous vous trompez, nous nous sommes vusdéjà.

– Où donc ?

– En Espagne.

Un voile se déchira dans le souvenir dumarquis de Maurevers.

La femme redevint tout à coup enfant pour lui,et dans la belle Irlandaise, il reconnut la petite bohémienne de labande de José Minos, la bohémienne aux cheveux roux qui demandaitavec acharnement la mort des deux voyageurs.

Et un nom vint à ses lèvres.

– Oui, dit-elle, je le vois, vous mereconnaissez… Je suis Roumia… la bohémienne… la maîtresse dePerdito… mais Perdito était votre frère et vous ressembliez àPerdito… et Perdito est mort… et je vous aime…comprenez-vous ?

Et elle avait jeté ses deux bras au cou dumarquis et ses lèvres effleurèrent les siennes, et il ferma lesyeux sous l’angoisse d’une volupté suprême.

Elle lui dit encore :

– Oui, Perdito est mort, mais j’ai faitun vœu, j’ai fait un serment à son ombre.

– Lequel ? balbutia-t-il, de plus enplus étreint par cette étrange ivresse qui puisait sa source dansles parfums qui l’environnaient.

– J’ai juré de ne vous appartenir quelorsqu’il y aura cinq ans que Perdito sera mort.

– Ah ! dit-il, levant sur elle unregard égaré.

– Mais, reprit-elle, je puis être à voustout entière et vous donner mon âme sans devenir coupable…

Il la regardait toujours et ne comprenaitplus.

– Je suis, continua-t-elle, une fille decet Orient mystérieux où le rêve tient une si grande place… oùl’extase tient lieu de la réalité…

En même temps, elle glissa de ses bras, allaprendre dans un coin de la salle un narguilé à deux tuyaux et luimettant aux lèvres le bout d’ambre de l’un d’eux, elle luidit :

– Fumez ! je le veux !

Et M. de Maurevers, qui n’avait déjàplus de volonté, aspira cette fumée perfide du haschich et del’opium.

Et bien que Roumia eût disparu depuislongtemps, il croyait, une heure après, la presser dans ses bras,la couvrir de baisers brûlants et lui répéter avecivresse :

Je t’aime ! Oh ! je t’aime.

Chapitre 3

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

C’est moi qui ai appris à Maurevers combien detemps il avait été en la puissance de Roumia.

Sans moi il ne l’aurait jamais su.

Une fois au pouvoir de l’opium. lemalheureux ne s’appartint plus.

Les heures passèrent sans qu’il en eûtconscience. Son amour pour la bohémienne était-il uneréalité ?

N’était-ce qu’un rêve ?

Il ne l’a jamais su.

Les fumeurs d’opium revenus à la raison vousaffirment qu’ils sont encore brisés et meurtris des baisersimaginaires dont les ont accablé les houris de Mahomet.

M. de Maurevers, même quand il futtout à fait revenu à lui, demeura convaincu que Roumia l’avaitaimé.

Cela dura sept jours.

Absente ou non, il la voyait toujours,s’enivrait ou croyait s’enivrer de ses caresses, et quand elle nechantait pas, il entendait encore sa chanson retentir dans soncerveau troublé. Le fumeur d’opium ne mange presque pas.

De temps en temps Roumia arrachait des lèvresde Maurevers le tuyau du narguilé, et lui faisait avaler unbreuvage nutritif.

Il ne s’est pas rappelé avoir pris autre choseet avoir mangé.

Enfin, un matin, ce rêve étrange s’estbrisé.

Maurevers s’était endormi la veille dans lesbras de Roumia ou plutôt dans les bras de son rêve.

Il s’éveilla au petit jour, sous l’impressiond’une violente sensation de froid.

Il était couché sur la terre gelée, auprès del’église Saint-Paul, avec les habits de matelot qu’il avait changéscontre les siens.

Chose peut-être inouïe à Londres, on nel’avait pas dévalisé.

Il avait sous sa vareuse sa gibecière devoyage en bandoulière et, dans cette gibecière, une centaine deguinées en or ou en bank-notes.

On avait également respecté sa montre.

Mais un homme, si intelligent qu’il soit, nesort pas d’un rêve opiacé de sept jours, sans être complètementhébété.

Où était-il ? Pourquoi n’était-il pluschez Roumia ? Où était Roumia ?

Telles furent les trois questions qu’ils’adressa.

Un policeman à qui il fit ces singulièresquestions le prit pour un fou et le conduisit devant un magistratde police.

Ce dernier constata le même état d’hébétement,et il allait rendre une ordonnance qui permettrait de conduire lemarquis dans une maison de santé, lorsqu’un médecin, qui parhasard, se trouvait à l’audience, s’approcha, examina Gaston deMaurevers et demanda à être entendu.

– Cet homme, dit-il, n’est pas fou. Ilest ivre d’opium. Tout ce qu’il va vous dire, ne le croyez pas, carle rêve et la réalité se confondent dans son cerveau. Mais ilserait injuste de le priver de sa liberté, ajouta le médecin,s’adressant, au magistrat ; je supplie Votre Honneur de lefaire conduire chez lui où, en quelques jours il retrouvera toutesa raison.

L’affirmation du médecin pesa de tout sonpoids dans l’opinion du magistrat.

Ce dernier ayant fait fouiller Maurevers, ontrouva sur lui un passeport à son nom.

Grâce à ce passeport on put le conduire à sonhôtel.

Là, il fut reconnu, et le land-lord se chargeade lui donner un compagnon qui le reconduirait en France.

On le fit partir le soir même.

En route, il se dégrisa peu à peu.

Arrivé à Paris, il avait encore le cerveautroublé, mais il put indiquer ma demeure, et vous savez comment ilm’arriva.

**

*

Maintenant, reprenait Turquoise dans sonmanuscrit, je n’ai presque plus rien à vous apprendre,Rocambole.

Six mois s’écoulèrent.

Maurevers était complètement revenu à laraison.

Il avait même retrouvé sa gaieté première ettout en ne me voyant qu’en cachette, tant il était dominé par cettepensée qu’il avait des ennemis qui avaient intérêt à fairedisparaître son fils, il me voyait tous les jours.

Il allait au club, suivait les courses, semontrait aux premières représentations et passait pour l’homme leplus insouciant et le plus heureux de Paris.

Cependant, je surprenais quelquefois chez luiun vague sentiment de tristesse.

Je lui dis même un jour :

– Est-ce que tu penserais encore à cettefemme ?

– Peut-être, me dit-il brusquement.

Et il me quitta.

Le lendemain, il était redevenu gai etcharmant, et je ne lui en parlai plus.

Il se passa quelques jours encore ; puis,un soir, il m’arriva le visage bouleversé, l’œil morne, et en proieà une agitation extraordinaire.

Je le regardai, épouvantée.

D’abord il ne voulut rien me dire et se mit àembrasser son fils avec une sorte de fureur fiévreuse.

Puis, pressé de question :

– Je l’ai vue, me dit-il.

– Qui donc ? demandai-je entremblant.

– Elle.

Il y avait un poème dans ce mot.

Elle, c’était Roumia.

Et comme je frissonnais, en le voyant ainsiému, il me dit encore :

– Elle a passé comme l’éclair auprès demoi, tout à l’heure, aux Champs-Élysées, dans une voituredécouverte. C’est elle… C’est bien elle !

Je ne répondis pas. La peur m’avait prise à lagorge.

– J’ai mis mon cheval au galop,continua-t-il. J’ai essayé de la rejoindre ; mais je l’aiperdue de vue au coin de la rue Royale. Où est-elle ? Parisest grand…

– Mais, malheureux, m’écriai-je, tu veuxdonc la revoir ?

Cette question l’épouvanta :

– Oh ! non, me dit-il non, non…jamais.

Et il passa trois jours chez moi sans vouloirsortir.

Au bout de ces trois jours, il medit :

– Cette fois, je crois que je suis tout àfait guéri.

Et il retrouva son caractère des heureuxjours.

Le printemps était arrivé.

– Veux-tu voyager ? me dit-il unjour.

– Où irons-nous ?

– Où tu voudras, en Suisse, enItalie…

J’avais si grand’peur qu’il ne retrouvât cettefemme que j’acceptai avec enthousiasme.

– Eh bien ! me dit-il, demain nousfixeront le jour de notre départ.

Il m’embrassa, il embrassa son fils comme àl’ordinaire et me quitta pour aller au club en me disant :

– À demain !

Demain ! Il ne devait pas y enavoir pour nous et je ne devais plus le revoir.

Ce fut ce soir-là qu’en rentrant chez lui iltrouva une lettre, qu’il ressortit, prit une voiture boulevardMalesherbes et se fit conduire à Auteuil où l’on devait perdre àjamais ses traces.

Chapitre 4

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite et fin.)

Vous savez, Rocambole, le bruit que fit ladisparition de M. de Maurevers.

On le chercha partout ; la police mit encampagne ses plus habiles agents.

Tout cela fut inutile.

Personne, excepté moi peut-être, ne pouvaitdeviner ce que le marquis était devenu.

Et cependant, je me tus.

Pourquoi ?

C’est que j’avais fait un serment à Maurevers,un serment solennel, – celui de ne jamais prononcer son nom, de nejamais parler de lui, tant il avait peur que les mystérieux ennemisqui le poursuivaient n’attentassent aux jours de son fils.

Pendant un mois, je ne perdis pas tout espoir.J’en avais la conviction, il était tout entier à Roumia.

Le tuerait-elle à la peine de cette ivresseempoisonnée ?

L’aimait-elle ardemment ?

Perdito était-il bien mort ?

Je m’adressais ces trois questions tour à touret sans relâche, sans pouvoir les résoudre.

L’enfant me demandait souvent son père, et jene savais que lui répondre.

Enfin, une lettre m’arriva.

Cette lettre portait le timbre de Marseille etje ne pus réprimer un cri de joie en reconnaissant l’écriture de lasuscription.

C’était celle du marquis.

Cependant mon émotion était telle que jen’osais briser le cachet, et je regardais machinalement les timbresde la poste.

L’administration marseillaise avait impriméavec sa griffe, sur l’enveloppe, la date du 3 avril.

Pourtant nous étions au 20 juin.

Cette lettre avait donc mis six semaines àvenir de Marseille à Paris !

Je l’ouvris :

« Ma bonne Jenny, me disait le marquis,le vent de la fatalité m’emporte. Je suis aux griffes de Roumia.Cette femme que je crains, cette femme que j’adore, ange ou démon,s’est emparée de mon âme et de mon corps.

Chercher à rompre le lien qui m’attache à elleest chose impossible.

Elle m’emmène…

Où ? Dans quel pays ?

Je ne sais.

Un bateau chauffe dans le port. Nous partonsdemain matin.

Je lui ai demandé quand nous reviendrions àParis, elle m’a répondu :

– Dans deux ans.

Et je t’ai abandonnée, et j’abandonne monfils. Voici la première lueur de raison que j’ai depuisquarante-huit heures ; car c’est avant-hier que nous avonsquitté Paris.

Bénie soit-elle, cette heure, car elle mepermet de songer à vous et de t’écrire en cachette.

Personne ne doit savoir où je suis, si je suismort, ou vivant.

C’est Roumia qui le veut.

On doit déjà s’inquiéter de ma disparition àParis, car j’ai pris mille précautions pour faire disparaître mestraces.

Néanmoins la justice ne sera émue que dansquelques jours et il faut se hâter.

Avant qu’on ne me croie mort, avant qu’on nemette les scellés chez moi, recherche dans ton petit appartement unpardessus d’alpaga blanc que j’ai laissé l’autre soir.

Dans la poche de côté est une clé.

Cette clé est celle du jardin de mon hôtel. Ilfaut avoir de l’audace à certaines heures.

Tu sais où est le titre de rente quiappartient à mon fils.

Ce titre, il faut que tu ailles lechercher.

Pénètre chez moi dans le milieu de la nuit,glisse-toi dans l’ombre, comme un voleur, mais aie le titre derente.

Je suis si près de devenir fou, que dans huitjours peut-être j’indiquerais cette cachette à Roumia. Adieu,plains-moi et aime mon fils.

GASTON. »

Cette lettre, Rocambole, est la dernièrenouvelle que j’ai eue de Gaston de Maurevers.

Mais elle me suffit pour avoir la convictioninébranlable que Gaston n’est pas mort.

Maintenant, cette lettre mise à la poste le 3avril et qui ne me parvenait que le 20 juin, arrivait trop tard,comme bien vous pensez… Les scellés étaient mis sur l’hôtel ;et j’étais presque sans ressources, car le marquis me donnait del’argent tous les mois et n’avait pu prévoir notre brusqueséparation.

J’avais devant moi deux ou trois mille francset quelques bijoux.

J’ai vécu deux années avec, élevant cet enfantqui était tout ce qui me restait de mon bien-aimé Maurevers.

Le chagrin m’a tuée. La misère est venue enaide au chagrin.

Je me sens mourir.

Pendant deux années, j’ai espéré le retour dumarquis.

Le marquis n’est pas revenu.

Est-il mort ?

Non, j’en suis certaine ! Une voix sainteme crie : Maurevers vit, mais il vit en souffrant un long etcruel supplice, et un homme seul peut le sauver.

C’est Rocambole !

Si vous pouvez parvenir à retrouver lajardinière en chêne sculpté dans laquelle est le titre de rente,l’avenir de l’enfant est assuré, et mon âme sera tranquille dansl’autre monde.

Si vous retrouvez Maurevers,vengez-le !

Adieu, je compte sur vous !

TURQUOISE.

Là s’arrêtait le manuscrit.

Mais une autre main, celle de Rocambole, avaitécrit en marge de la dernière page ces lignes :

Aux termes de la loi, les scellés doiventrester sur les meubles du marquis Gaston de Maurevers, et ses bienssous le séquestre, jusqu’au jour où son absence aura été légalementet judiciairement constatée.

J’ai reçu le dernier soupir de Turquoise,l’enfant est à l’abri de tout besoin ; il n’y a donc pasurgence, avant deux années au moins, à rechercher le titre de rentedont il est question.

Dans deux ans, il y en aura près de cinq quele marquis a disparu.

Il sera temps alors de mettre tout en œuvrepour retrouver le meuble qui renferme le titre de rente. »

**

*

Marmouset et Vanda se regardèrent, en arrivantà la fin de ce singulier manuscrit.

– Tout cela ne nous apprend pasgrand’chose, dit Vanda.

– Pardon, répondit Marmouset.

– Ah !

– D’abord, il est une chose qui ne faitpas doute pour moi.

– Laquelle ?

– Ces ! que Roumia et la BelleJardinière ne font qu’un.

– Bien. Après ?

– Et que, maintenant que nous tenons laBelle Jardinière, il faudra bien qu’elle nous dise ce qu’elle afait du marquis de Maurevers.

Mais la porte s’ouvrit brusquement, tandis queMarmouset parlait. Et Milon, pâle, bouleversé, les habits déchirés,entra en s’arrachant les cheveux et disant :

– Vous vous trompez : nous ne tenonsrien du tout.

– Que dis-tu ? s’écria Marmousetfrémissant.

– Une fois encore l’oiseau s’estenvolé ! murmura Milon d’une voix étouffée.

Et il se laissa tomber, anéanti et pleurant,sur le premier siège qu’il rencontra, tandis que Vanda et Marmousetse regardaient avec stupeur.

Chapitre 5

 

La lecture du manuscrit de Turquoise avait étélongue ; si longue que la nuit était venue.

Mais Marmouset avait eu hâte d’arriver à lafin et de savoir…

Et puis, il avait une si grande confiance dansle dévouement de Milon et un tel respect pour la consigne qui luiétait donnée, qu’il n’avait pas supposé un seul instant que cedernier eût abandonné son poste.

Marmouset et Vanda ne trouvèrent donc pas unmot tout d’abord, et regardèrent le vieux colosse qui fondait enlarmes, avec une sorte de douloureux étonnement.

– Mais que t’est-il donc arrivé ?demanda enfin Marmouset.

Enfin Vanda et Marmouset finirent parcomprendre ses explications et se rendre un compte exact de ce quilui était arrivé.

On se souvient que, tandis que la femme auxcheveux roux et l’Espagnol visitaient cette prétendue propriétéqu’ils faisaient construire à Saint-Mandé, le valet de chambre,après avoir entraîné Milon sans défiance dans le bouchon voisin,avait fait un signe aux ouvriers qui, peu à peu, venaient d’envahirl’établissement.

À ce signe, tous s’étaient rués sur Milon qui,malgré sa force herculéenne, avait été renversé, garrotté,bâillonné et réduit à l’impuissance la plus complète.

Le cabaret avait une cave.

C’était dans cette cave qu’on avait descenduMilon, et on l’y avait laissé seul.

Tous ses efforts pour briser ses liens avaientété inutiles.

Cependant il était parvenu à déchiqueter avecses dents le mouchoir qu’on lui avait mis dans la bouche, en guisede bâillon et s’en était ainsi débarrassé.

Alors il avait crié.

Mais nul n’avait entendu ses cris ; ou sises cris étaient parvenus à des oreilles quelconques, personnen’avait jugé utile ou prudent de venir à son aide.

La journée tout entière s’était écoulée etMilon écumait de rage, lorsque la trappe de la cave s’était ouverteet une lumière avait brillé en haut de l’échelle.

C’était la cabaretière qui descendait munied’une lanterne.

– Mon vieux, dit-elle à Milon, au lieu decrier, vous ferez mieux de m’écouter.

Milon se tut.

La cabaretière descendit, mais elle se tint àdistance.

– On vous a joué un mauvais tour,dit-elle.

– Misérable ! hurla Milon.

– Cependant, si vous voulez, je puis vousêtre utile, continua-t-elle.

Il la regarda d’un œil effaré.

– Allez-vous enfin me détacher ?dit-t-il.

– Ça dépend de vous.

– Ah !

– Écoutez bien, mon bonhomme : jesuis une pauvre femme qui gagne sa vie comme elle peut ;voyez-vous, reprit-elle, on ne fait pas des affaires d’or dans lebois de Vincennes, et quand on est venu me proposer deux centsfrancs… dame.

– On vous a donné deux cents francs pourme garder dans votre cave, n’est-ce pas ? hurla Milon.

– Oui. À la condition que je vouslaisserais jusqu’à la nuit. À présent, si vous voulez vous enaller, je vais vous détacher. Mais dame ! vous ne me ferez pasde mal, n’est-ce pas ?

– Coquine ! exclama Milonfurieux.

– Si vous devez me battre, je m’en vaiset je vous laisse là jusqu’à demain.

Milon, au milieu de sa fureur, n’avait pasperdu tout bon sens.

– Eh bien ! dit-il, détachez-moi, jevous promets de ne vous faire aucun mal.

– Vous me le promettez ?

– Je vous le jure.

– Vous avez une bonne figure, dit lacabaretière, et vous me paraissez un brave homme. Cependant je nem’y fie pas…

– Vous n’allez donc pas medétacher ?

– Je vais vous délier les jambes. Vousn’avez pas besoin de vos bras pour marcher, c’est toujours uneprécaution.

Et la cabaretière s’armant des ciseaux quipendaient sur son tablier, se mit à couper les cordes quientouraient les jambes de Milon.

Alors celui-ci put se lever et marcher.

La cabaretière gagna l’échelle en courant etse sauva, tant elle avait peur que Milon, qui continuait à avoirles mains liées derrière le dos, ne tombât sur elle à coups depied.

Mais Milon n’avait qu’une préoccupationmaintenant, c’était de rejoindre la femme rousse ou tout au moinsde savoir où elle était allée.

Il remonta donc à son tour dans le cabaret, etdit à la vieille :

– Si vous ne voulez pas me délier lesbras, cela m’est égal ; mais dites-moi au moins si vousconnaissez les gens qui m’ont joué ce que vous appelez un mauvaistour.

– Je ne les connaissais pas hier.

– Ah !

– Ce matin, il est venu un maçon qui m’adit : « La mère, voulez-vous gagner deux centsfrancs ? »

J’ai demandé ce qu’il fallait faire.

« Rien, m’a-t-il répondu. Nous laisserfaire chez vous ce que nous voudrons et nous prêter votrecave ».

– Mais, dit Milon, les gens que j’aiamenés en voiture ?

– Eh bien ! n’est-ce pas vosmaîtres ?

– Non.

– Je ne les connais pas plus que vous,alors.

– Mais… les ouvriers.

– Ils ont travaillé aujourd’hui pour lapremière fois. Avant, il y en avait d’autres.

– Mais à qui est la maison où ilstravaillent ?

– À un vieux noble du faubourgSaint-Germain.

– Savez-vous son nom ?

– Le duc de Valserange.

C’était là tout ce que Milon avait pu savoir.La bonne foi de la cabaretière était évidente.

– La mère, lui dit-il, j’ai bien unetrentaine de francs dans ma poche ; ils sont à vous si vousvoulez me délier les bras.

Comme il s’était calmé peu à peu lacabaretière eut confiance.

Elle lui délia les mains et lui dit :

– Gardez votre argent. Je me repensd’avoir gagné ces deux cents francs à votre détriment.

Milon l’entendit à peine.

Il était déjà hors du cabaret et courait surla route de Paris.

À la barrière, il trouva un fiacre, promitcent sous de pourboire si on le menait grand train, et arriva enmoins de trois quarts d’heure aux Champs-Élysées.

Aucune lumière ne brillait aux croisées dupetit hôtel.

Il sonna.

Une femme vint ouvrir.

– Que voulez-vous ? dit-elle.

– Parler à la maîtresse de la maison.

– C’est moi, dit cette femme.

– Vous !

– Ah ! pardon, dit-elle en souriant,vous voulez peut-être parler de l’Espagnol et de sa femme, à qui jelouais cet hôtel tout meublé. Mais ils sont partis ce soir par letrain de quatre heures qui va en Belgique.

Milon s’élança au dehors, et quelques minutesaprès il arrivait chez Vanda dans l’état de désespoir etd’ahurissement que nous avons dit.

– Et Rocambole qui n’est pas deretour ! murmura Vanda.

– Ah ! s’il était ici, soupiraMarmouset, le Maître à qui ne rien ne résiste !…

Et comme il parlait ainsi, Marmouset futinterrompu par le bruit de la cloche qui annonçait l’arrivée d’unvisiteur.

Et tous trois tressaillirent, comme agitésd’un inexplicable pressentiment.

Chapitre 6

 

L’émotion mystérieuse qui venait de s’emparerde Vanda et de Marmouset avait réagi sur Milon, nature plusgrossière et moins impressionnable cependant.

L’histoire des pressentiments sera toujoursinexplicable.

Un monde d’esprits invisibles se meut-t-ilautour de nous ?

À de certaines heures l’âme humaine est-elledouée d’une finesse de perception plus grande ?

Mystère !

Et cependant ce coup de cloche qui venait dese faire entendre, qui pouvait être celui du premier venu,fournisseur ou visiteur, ce coup de cloche fit tressaillir Milonlui-même.

Tous trois se regardèrent.

Et sur les lèvres de tous trois un nom erracomme un souffle :

– Rocambole !

Il y avait deux ans que le navire étaitparti ; deux ans qu’on n’avait pas eu de ses nouvelles.

Si Vanda ne s’était endormie un soir sous lamain d’un magnétiseur, et si, dans son sommeil magnétique, ellen’avait affirmé avec énergie que Rocambole vivait, on eût eu lesmeilleures raisons du monde pour le croire mort.

Était-ce donc lui qui revenaitenfin ?

Marmouset fut le premier à dominer sonémotion ; il s’élança vers la porte et se trouva bientôt faceà face avec le visiteur.

Ce n’était pas Rocambole, – mais c’était unpersonnage bizarre qui tenait une lettre à la main.

Cet homme était évidemment un Indien, bienqu’il fût vêtu à l’européenne.

Son visage cuivré, ses cheveux d’un noirbleuâtre, ses dents blanches, son profil d’aigle, accusaient letype le plus pur de la race indoue.

Il s’inclina presque jusqu’à terre devantMarmouset, éleva ensuite ses deux mains au-dessus de sa tête ettendit la lettre dont il était porteur.

Marmouset la prit, y jeta les yeux et poussaun cri.

À ce cri Vanda et Milon accoururent.

Marmouset chancelait en tenant la lettre qu’iln’osait ouvrir.

Cette lettre portait pour inscription cesmots :

À Vanda et à Marmouset,

Avenue de Marignan, Paris.

Mais l’écriture, tous deux l’avaientreconnue ; c’était celle de Rocambole.

Et Vanda en brisa l’enveloppe etlut :

 

« Mes amis,

Vous devez avoir pris connaissance dumanuscrit de Turquoise. Vous savez maintenant qui est cette femmequ’on appelle la Belle Jardinière. Vous savez quel intérêt il y a àretrouver M. de Maurevers. Agissez.

Marmouset et toi, Vanda, vous êtes dignes demoi.

À l’œuvre donc !

Le Maître veille sur vous.

« ROCAMBOLE »

Cette lettre n’était pas datée.

D’où venait-elle ? De Paris ou du fond del’Inde ?

Vanda regarda l’Indien.

L’Indien avait un visage impassible.

– Mais, s’écria-t-elle, Rocambole estdonc à Paris ?

L’Indien ne répondit pas.

Marmouset lui prit le bras et lui dit d’unevoix émue :

– Au nom du ciel, dis-moi où est leMaître ?

L’Indien leva les yeux et eut un imperceptiblemouvement d’épaules.

Cela signifiait :

– Je ne sais pas ce que vous medites.

– Comprends-tu l’anglais ? demandaMarmouset.

L’œil de l’Indien s’éclaira d’un rayond’intelligence. Et Marmouset lui dit en anglais :

– Où est Rocambole ?

L’Indien renouvela sa pantomime.

Cette fois, elle signifiait clairement qu’ilne le savait pas, ou que, tout au moins, s’il le savait, il nepouvait le dire.

– Mais tu es donc muet ? s’écriaMarmouset.

L’Indien ouvrit sa bouche toute grande.

Et alors Vanda, Marmouset et Milon reculèrentd’horreur.

Cet homme avait la langue coupée.

– Qui donc t’a mis en cet état ?reprit Marmouset, Anglais ?

L’Indien secoua la tête.

– Est-ce les Étrangleurs ?

– Oui, fit-il d’un signe.

Puis, par une nouvelle pantomime, il fitcomprendra qu’on allait l’étrangler lorsqu’il a été sauvé presquemiraculeusement.

– Qui donc t’a sauvé ? demanda Vandaen anglais.

L’Indien mit son doigt sur l’enveloppe de lalettre, ce qui voulait dire :

– C’est Rocambole.

Et il fit un pas de retraite.

– Tu ne veux donc pas me dire où est leMaître ? s’écria Marmouset.

– Non, dit-il en secouant la tête.

Et, avec son index, il fit une croix sur sabouche.

– Respectons la volonté du Maître,murmura Milon.

– Oh ! dit Vanda avec désespoir, ilest près de nous, peut-être, et nous ne le verrons pas !

L’Indien salua, gagna la porte à reculons etsortit.

– Je saurai où il va, dit Vanda.

Et elle s’élança à sa poursuite.

L’Indien avait à peine franchi le seuil de lagrille, et Vanda s’imaginait qu’elle allait l’apercevoir dansl’avenue.

Vanda se trompait.

Quand elle eut franchi la grille à son tour,elle s’arrêta muette, consternée.

L’avenue était déserte et l’Indien s’étaitévanoui comme une fantastique apparition.

Alors, Marmouset qui avait suivi Vanda, luidit :

– Milon a raison. Si le maître nous donnedes ordres par écrit, c’est qu’il ne peut ou ne veut pas nous voir.Obéissons-lui, et à l’œuvre, car il faut dissiper enfin lesténèbres qui enveloppent la mystérieuse disparition deM. de Maurevers.

– À l’œuvre ! répétèrent Vanda etMilon.

**

*

Maintenant, ce que Vanda et Marmouset nesavaient pas, ce que le manuscrit de Turquoise n’avait pu leurapprendre, ce que Paris entier ignorait, c’est-à-dire le sort deM. de Maurevers, nous allons le raconter en laissant enarrière un pas de deux années, et en nous reportant à cette nuitfatale où M. de Maurevers, sortant du Club desAsperges, rentra chez lui, trouva une lettre chez leconcierge, l’ouvrit et la lut, ressortit ensuite et ne reparutplus.

Chapitre 7

 

Le marquis de Maurevers rentrait donc chezlui.

Il était resté au cercle un peu plus tard quede coutume et, contre son habitude, il avait joué et gagné.

Son portefeuille contenait une vingtaine demille francs et son porte-monnaie une trentaine de louis.

Le vicomte de Montgeron, le voyant sortir, luidit en riant :

– Puisque tu nous as dévalisés, il fautau moins que l’espérance de te reprendre notre argent noussoutienne.

Or, pour que tu nous le rendes demain soir, ilne faut pas qu’on t’assassine en chemin. Je vais te conduire.

– Comme tu voudras, avait répondu lemarquis.

Il était assez gai ce soir-là, et le souvenirde la gitana Roumia semblait s’effacer de son esprit.

Ils suivirent donc les boulevards jusqu’à laMadeleine, causant de mille choses, et fumant un cigare.

Puis, arrivés à la porte de l’hôtel, ils seséparèrent en se disant : À demain !

M. de Montgeron s’en alla et lemarquis sonna.

Ordinairement le suisse ne se levait pas, etle marquis qui était un homme simple prenait sur la croisée de laloge un flambeau qu’on lui laissait tout allumé.

Mais, cette fois, il ouvrit la porte et dit aumarquis :

– Voilà une lettre pour monsieur. Elleest arrivée par la dernière distribution.

Maurevers prit la lettre, l’approcha duflambeau et tressaillit.

Elle portait également le timbre de Londres etl’écriture était exactement la même que celle de la première qu’ilavait reçue quelques mois auparavant.

Il l’ouvrit en tremblant, courut à la secondepage, et, cette fois, trouva une signature :

ROUMIA.

Alors, chancelant sur ses jambes, frémissantet pâle, il lut :

 

« Mon bien-aimé,

Il y aura demain soir à minuit deux ans quePerdito est mort.

Je suis libre et je puis vous aimer.

Si je vous tiens toujours au cœur, sortez dechez vous sans dire où vous allez.

Vous remonterez à la Madeleine, là voustrouverez un voiture de place attelée de deux chevaux dépareillés,l’un noir, l’autre blanc, et portant le numéro 1763.

Vous monterez dedans et direz aucocher :

– À Chaillot.

Quelques minutes après, vous serez dans mesbras. Celle qui vous aime à en mourir,

« ROUMIA ».

Tandis que le marquis lisait, le suisses’était recouché et n’avait pu être témoin de l’émotion de sonjeune maître.

Émotion muette et concentrée, du reste, qui nes’était traduite que par une pâleur subite et un tremblementnerveux.

Cependant le marquis hésita.

Un moment même le souvenir de Turquoise etcelui de son fils luttèrent avec énergie contre le souvenir del’enchanteresse.

Mais à ce dernier demeura la victoire.

Le marquis frappa au carreau du suisse et luidit :

– Je ressors et ne rentrerai probablementque demain matin.

Quand la porte de son hôtel se fut referméederrière lui, le marquis éprouva une nouvelle hésitation.

Où donc allait le conduire sadestinée ?

Il eut un moment la tentation de sonner denouveau et de rentrer brusquement chez lui.

Mais la rayonnante image de Roumia passadevant ses yeux et l’entraîna.

Il se mit à marcher d’un pas inégal et rapideen proie à une fièvre délirante et n’ayant déjà plus la raisonsuffisante à guider sa marche.

Un seul fiacre stationnait sur la place de laMadeleine.

Il était attelé de deux chevaux, un noir et unblanc.

Maurevers mit la main sur la poignée de laportière et demanda au cocher :

– Êtes-vous pris ?

– Cela dépend répondit ce dernier. Meschevaux sont fatigués.

– Même pour aller à Chaillot ?

– Montez !

Maurevers se dit :

– C’est bien celui qui m’attend.

Et il s’installa dans la voiture qui partit augrand trot.

Mais alors le marquis s’aperçut d’une choseassez bizarre.

Les vitres du fiacre qui marchait un traind’enfer, comme s’il eût été entraîné par des chevaux pur sang, cesvitres étaient dépolies et il était impossible de voir autravers.

Il voulut en baisser une et ne le put.

Il essaya d’ouvrir la portière, mais laportière résista.

Maurevers était prisonnier dans le fiacre, eton pouvait le conduire n’importe où sans qu’il sût la route qu’ilsuivait.

– Encore un mystère de cette femmemystérieuse entre toutes ! se dit-il.

Et il se résigna, en se souvenant de cetteexistence de délices étranges qu’il avait menée à Londres durantune semaine.

Le fiacre roula longtemps.

Puis, tout à coup la clarté confuse quipassait à travers les glaces dépolies s’éteignit et Maurevers setrouva plongé dans les ténèbres.

En même temps le bruit de la voiture éveillades échos sonores.

Maurevers comprit qu’elle passait sous unevoûte, puis elle s’arrêta.

Alors la portière s’ouvrit et une voix ditdans l’ombre :

– Vous pouvez descendre !

Maurevers mit pied à terre.

Les ténèbres s’étaient dissipées.

Il jeta un regard autour de lui et vit unjardin planté de grands arbres et entouré de murs qui fermaientl’horizon.

À l’extrémité de ce jardin un pavillon carréétait illuminé comme pour une fête.

Auprès du fiacre, une femme qui ne pouvaitêtre Roumia, car elle était si petite qu’on eût dit une naine, levisage couvert d’un masque, se tenait immobile.

Quand le marquis eut mis pied à terre, cettefemme s’approcha et lui dit :

– Voulez-vous me suivre, monsieur lemarquis ?

Le marquis tressaillit.

Cette voix qu’il venait d’entendre, c’étaitcelle de Roumia.

Et cependant Roumia était grande, et lemarquis avait devant lui une créature chétive et dont le corpsparaissait difforme.

Chapitre 8

 

M. de Maurevers se laissa entraînervers le pavillon dont toutes les fenêtres flamboyaient comme si ony eût donné un bal.

Néanmoins le silence le plus profond régnaitautour de lui.

Aucune ombre chinoise ne se projetait derrièreles rideaux et quand la naine eut atteint le perron et la ported’entrée, cette porte s’ouvrit toute seule, comme par un truc dethéâtre.

Le marquis se trouva alors au seuil d’unvestibule assez vaste, rempli de fleurs rares et d’arbustesexotiques, au bout duquel se développait un bel escalier de marbrerose et noir.

– Venez, dit la naine, de cette voixharmonieuse et douce qui avait déjà fait tressaillirM. de Maurevers, tant elle ressemblait à la voix deRoumia.

Maurevers gravit l’escalier.

Quand il fut au premier étage, la naine poussaune seconde porte et dit :

– Entrez ! madame va venir.

Puis elle disparut.

Maurevers se trouva alors au seuil d’unboudoir en tout semblable à celui où la bohémienne l’avait faittransporter à Londres.

Mêmes tentures, mêmes meubles, mêmesbibelots.

On eût dit que la maison de Londres avait ététransportée à Paris par la baguette d’une fée.

Cette pièce était veuve de tout habitant.

Mais ce parfum mystérieux qui avait déjàenivré Maurevers y régnait et l’imprégna aussitôt, le pénétrant partous les pores.

Il se retrouva à Londres dans le boudoir deRoumia.

Et comme cette étrange ivresse lui montait denouveau à la tête, Roumia parut.

Jamais la bohémienne ne lui avait semblé plusbelle, ses cheveux d’un or fauve ruisselaient, dénoués sur sesépaules demi-nues.

Elle avait une robe de velours d’un vertsombre qui faisait admirablement valoir l’éclatante blancheur deson visage.

Jamais ses yeux, d’un bleu foncé, n’avaientétincelé d’un plus ardent éclat ; jamais ses lèvres rougesn’avaient brillé d’un plus vif incarnat.

Elle vint à Maurevers, lui tendit sa bellemain et lui dit :

– Enfin, vous voilà !

Puis elle l’attira, ému, palpitant, hors delui, sur une ottomane, au fond de laquelle elle s’arrondit,voluptueuse, et, le faisant asseoir auprès d’elle :

– Ah ! cher, lui dit-elle, demain, àpareille heure, je pourrai donc vous aimer !

– Demain ! fit-il en se laissantglisser à ses genoux, pourquoi demain ?

– Mais parce que, dit-elle, ce n’est quedemain qu’il y aura deux années que Perdito est mort.

– Je croyais que c’était aujourd’hui,murmura le marquis, la contemplant enivré.

– Non, c’est demain. Voyez ma lettre.

– Mais cette lettre porte le timbre deLondres !

– Sans doute.

– Elle a donc été écrite au moinshier ?

– Au moment de mon départ, je l’ai jetéeà la poste.

– Et dans cette lettre vous me dites« c’est demain ».

– Oui, mais j’ai calculé, non le momentoù je vous écrivais, mais celui où vous recevriez ma lettre.

– Demain ! murmurait Maurevers,demain !… mais c’est dans un siècle.

Et il lui baisait les mains avec transport etmurmurait :

– Pourquoi demain ?

Tout à coup Roumia se dégagea de ses bras.

– J’ai peur, dit-elle, oh ! j’aipeur…

Et sa voix était empreinte d’un subiteffroi.

– Mais de quoi donc auriez-vouspeur ? s’écria le marquis, ivre d’amour.

– Non… je ne puis vous le dire… non… Vousne le saurez pas… fit-elle.

– Roumia !

– Il me semble qu’il est là… que je lesens… que son haleine me brûle… que son regard pèse sur moi…

– Mais qui donc ?

– Perdito.

À ce nom. le marquis se dressaeffaré.

– Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il étaitmort ?

– Oui.

– Il y a deux ans :

– Il y aura deux ans demain.

– Alors, rassurez-vous : Les mortsne reviennent pas.

– Du moins vous ne le croyez pas, vousautres chrétiens, fit la bohémienne. Mais moi je sais bien que lajalousie à le don de les faire sortir de leur tombe.

– Perdito n’a pas de tombe.

– Qu’en savez-vous ?

– N’a-t-il pas été pendu ?

– Oui.

– Eh bien ! son corps est devenu laproie des corbeaux.

– Oh ! s’écria Roumia avec unredoublement d’effroi, je le sens… il est la… Son souffle dévoremes cheveux.

– Les morts n’ont pas de souffle.

– Ses yeux sont fixés, menaçants, surmoi.

– Les morts n’ont pas d’yeux.

– J’entends les battements précipités deson cœur.

– Le cœur des morts ne bat plus ;vous êtes folle, ma bien-aimée !

Et le marquis, ivre d’amour, prit Roumia dansses bras et la pressa passionnément sur son cœur.

Roumia jeta un cri.

Soudain les bougies des candélabres pâlirentcomme une rampe de théâtre qu’on baisse.

En même temps un rire moqueur et sinistre sefit entendre.

D’où partait ce rire ?

Des arabesques de la corniche ou desprofondeurs du parquet ?

De partout à la fois.

Ce rire, qui rappelait celui deMéphistophélès, avait l’air de se promener comme le rire d’unventriloque aux quatre coins de la salle.

Et à mesure qu’il retentissait plus strident,plus menaçant et plus moqueur, les bougies pâlissaient de plus enplus.

Mais le marquis ne l’entendait pas.

Ou plutôt, il devenait furieux enl’entendant.

Ivre de rage et d’amour, il étreignit Roumiadans ses bras.

Roumia poussa un nouveau cri.

Les bougies s’éteignirent et le rire setut.

Mais soudain aussi, du milieu de la pièce ils’éleva comme une flamme rougeâtre qui devint violette ensuite,puis blanche…

Et au milieu de cette flamme apparut, noircomme un démon vomi par l’enfer, le fantôme courroucé de Perditocriant à Roumia d’une voix terrible :

– Prends garde ! prendsgarde !

Chapitre 9

 

M. de Maurevers était brave ;de plus, il n’était pas superstitieux.

Cependant il sentit ses cheveux se hérisser etil éprouva un premier moment d’effroi.

La bohémienne s’était arrachée de ses bras enjetant on cri terrible.

– Prends garde ! répéta lespectre.

Puis la flamme, de blanche qu’elle était,redevint violette, puis rouge, puis presque noire, et se changea enun tourbillon de fumée, au milieu duquel le fantôme s’effaça etdisparut.

Alors la salle se trouva de nouveau plongéedans les ténèbres.

– Roumia… où êtes-vous ? criaM. de Maurevers.

Roumia ne répondit pas.

Il voulut se lever et marcher, mais une forteoppression s’empara de lui.

La flamme devenue fumée dégageait une forteodeur de soufre qui le prit à la gorge.

Cependant il fit un pas en avant, puis deux…Mais ses jambes chancelaient, et l’oppression augmentait.

– Roumia ! Roumia !répétait-il.

Nul ne lui répondit.

Le marquis fit un pas encore et tombasuffoqué.

Il crut qu’il allait mourir, et ses yeux sefermèrent.

Combien de temps dura sonévanouissement ?

Plusieurs heures sans doute, car lorsqu’ilrevint à lui, l’odeur de soufre avait disparu et les premièresclartés du matin pénétraient dans la chambre.

Il se leva, chancelant encore et la têtelourde, mais cependant maître de sa raison.

Puis il alla ouvrir la croisée et se pencha audehors, exposant son front brûlant à l’air vif du matin.

La croisée donnait sur ce grand jardin qu’ilavait vu la veille, au clair de lune, mais dont les murs de clôtureétaient si hauts qu’il ne pouvait voir au delà et ne savait où ilétait.

Alors il se souvint de l’apparitionnocturne.

Le fantôme qu’il avait vu entouré de flammeslivides, c’était bien le fantôme de Perdito, ou plutôt, sa vivanteimage à lui, M. de Maurevers.

Or, Perdito était mort, il n’en pouvaitdouter.

Perdito avait été pendu en compagnie de JoséMinos ; et Dieu avait, donc permis un miracle, en laissant cetrépassé sortir de la tombe pour reprocher son infidélité à Roumiala bohémienne ?

Il est des heures où la raison humaine se sentsi fortement ébranlée, qu’elle ne sait si la vie réelle est devenuele rêve, au si le rêve est la vie réelle.

M. de Maurevers se demandait s’ildormait ou s’il était éveillé.

Cependant il se reconnaissait parfaitementdans cette chambre ; il se souvenait très bien que c’était làque Roumia lui était apparue de nouveau, qu’il l’avait tenue dansses bras.

– Roumia ? répéta-t-il, Roumia, oùêtes-vous ?

Cette fois une porte s’ouvrit et Roumiaentra.

Maurevers jeta un cri de joie.

La bohémienne était pâle et ses yeux, battusdisaient qu’elle avait pleuré.

– Ah ! mon ami, dit-elle en venant àlui et lui tendant la main, je crois que je deviens folle.

– Mais c’est donc, vrai tout cela ?fit, M. de Maurevers. Et je n’ai donc pas rêvé ?

– Nous n’avons rêvé ni l’un ni l’autre,mon ami ; c’est bien Perdito qui nous est apparu. Il faut nousséparer.

– Jamais ! dit le marquis.

Roumia ne lui avait jamais paru aussibelle.

Il se mit à genoux et lui dit :

– Mais je vous aime !

– Moi aussi, dit-elle d’une voixémue.

– Alors, que nous importe l’ombre dePerdito !

– Vous ne craignez donc pas lesmorts ?

– Je vous aime et ne crains rien.

– Oh ! reprit-elle avec une émotioncroissante, j’ai d’affreux pressentiments.

– Que redoutez-vous donc ?

Elle demeura pensive un moment ; puiselle regarda Maurevers et lui dit :

– Je me souviens que les anciens de matribu prétendaient que les morts obtenaient parfois la permissionde sortir de leur tombe, mais qu’ils ne pouvaient se manifester quedans un endroit déterminé.

– Eh bien ?

– Eh bien ! Perdito nous est apparuici ; mais si nous fuyons d’ici peut-être ne pourrait-il nouspoursuivre.

– Alors, fuyons…

– Mais… où irons-nous ?

– Où vous voudrez.

Elle réfléchit un moment encore.

– Écoutez, dit-elle je sais un pays dorédu soleil, baigné par une mer d’azur, qui chante un hymne d’amouréternel.

– Naples ?

– Oui.

– Eh bien ! partons pour Naples.

– Quand ?

– Mais tout de suite, s’écria l’amoureuxmarquis.

Elle secoua la tête et lui dit avec un souriretriste :

– Non… pas tout de suite… mon ami.

– Pourquoi ?

– L’ombre de Perdito nous a menacés,dit-elle, et c’est peut-être à la mort que je vais en vous aimantet si je vous donne ma vie, il faut que vous soyez à moi toutentier.

– Ah ! pouvez-vous me ledemander ?

– Je veux que vous quittiez Paris sanslaisser de trace derrière vous… que nul ne sache où vous êtes… quevos amis ignorent ce que vous êtes devenu.

– Soit, répondit-il.

– Et il faut que vous quittiez Paris sansêtre vu.

– Je vous obéirai, dit-il.

Elle lui mit un baiser au front,ajoutant :

– Nous partirons ce soir… quand toutesmes précautions seront prises…

**

*

Le soir, en effet, ce même fiacre aux glacesdépolies qui avait amené le marquis de Maurevers dans le pavillonmystérieux, arrivait à la gare du chemin de fer de Lyon.

Roumia était assise à côté de Maurevers.

Ce dernier s’apprêtait à descendre, comme ils’arrêtait.

– Non, lui dit Roumia, nous allons resterici.

– Mais, dit-il en souriant, nous nepouvons aller à Naples en voiture.

– Sans doute, mais on va dételer leschevaux.

– Et puis ?

– Et mettre la voiture sur lesrails ; de cette façon nul ne nous verra.

Et, en effet, le voyage s’effectua ainsi, etles glaces du fiacre ne se baissèrent point, et seize heures aprèsM. de Maurevers arrivait à Marseille et descendait, nonpoint dans un hôtel, mais dans une petite villa située à la pointedu Prado, tout au bord de la mer.

Nul ne l’avait vu durant le trajet et Roumialui dit :

– Le navire qui doit nous conduire àNaples est dans le port.

Nous nous embarquerons demain.

Chapitre 10

 

Les hommes que la fatalité entraîne vers unbut inconnu et qui, saisis de vertige, s’abandonnent au tourbillon,ont parfois, cependant, un moment de lucidité et de raison etcherchent à s’arrêter.

Depuis quarante-huit heures, jouet de sonamour insensé pour la bohémienne, M. de Maurevers avaittout oublié, même Turquoise, même son fils.

Pendant la journée qu’il passa dans cettevilla du bord de la mer, il eut une heure de raison.

Il se souvint.

Il se souvint parce que la bohémienne lelaissa seul une heure.

Elle le laissa seul, pour aller, dit-elle,visiter ce navire à bord duquel ils devaient monter le lendemain ets’assurer que tout était prêt pour le départ.

Alors M. de Maurevers prononça unmot :

– Mon fils !

S’arracher aux bras de Roumia, fuir etretourner à Paris, il n’y songea même pas.

Mais il se rappela que Turquoise veillait surson fils, qu’il avait, lui, assuré l’avenir de cet enfant, et qu’ilfallait qu’à tout prix Turquoise s’emparât du titre de rente quilui était destiné et qui se trouvait dans la jardinière.

Ce fut donc pendant cette heure où il setrouva seul qu’il écrivit cette lettre que Turquoise ne devaitrecevoir qu’un mois après et qui, on le sait, arriva par conséquenttrop tard.

La lettre écrite, il fallait la mettre à laposte.

Mais où ? Et comment ?

Le marquis ouvrit une des fenêtres de lavilla.

Cette fenêtre donnait sur le Prado.

Une voiture de place passait en ce moment, aupas, car elle était vide.

Le cocher avait sans doute conduit quelquenégociant à sa maison de campagne, et, largement payé, s’enrevenait sans se presser et laissait souffler son cheval.

Quand il fut sous les fenêtres de la villa,M. de Maurevers l’appela.

Le cocher leva la tête.

Il avait une physionomie honnête etfranche.

– Est-ce que vous rentrez à Marseille,mon ami ? demanda le marquis.

– Oui, monsieur.

– Seriez-vous assez complaisant pour mejeter cette lettre à la poste ?

– Avec bien du plaisir, monsieur,répondit poliment le cocher.

Maurevers prit une feuille de papier,enveloppa dedans la lettre et une pièce de vingt francs, et laissatomber le tout dans les mains du cocher, qui s’était arrêtédirectement au-dessous de la fenêtre.

Un quart d’heure après, Roumia revint ;et la folie du marquis le reprit.

La journée s’écoula, le soir vint.

– Nous allons coucher à bord,dit-elle.

– Comme tu voudras, répondit-il. Tavolonté est la mienne, tes désirs sont des ordres pour moi.

Ils attendirent une heure encore.

La nuit était venue ; – une de ces nuitssombres, bienque le ciel soit tout constellé, et comme on n’en voitque dans le Midi.

Roumia, penchée à une des fenêtres quidonnaient sur la mer, dit tout à coup à Maurevers :

– Vois-tu cette lumière rouge ?

– Oui.

– C’est le fanal de poupe de notre brick.Il a quitté le port à la brune et il vient de mettre en panne à unedemi-lieue du rivage.

En même temps, elle jetait son manteau sur sesépaules et encapuchonnait sa jolie tête.

En même temps aussi, par cette nuit calme, uncoup de sifflet retentit au loin sur la mer.

Roumia prit à sa ceinture un petit tubed’argent et répondit par un autre coup de sifflet.

– Viens, dit-elle, le canot du brick està la mer.

Le marquis témoigna quelqueétonnement :

– Mais, demanda-t-il,allons-nous ainsi quitter cette maison ?

– Sans doute.

– À qui est-elle ?

– À moi.

– Ah !

– Et nul ne la garde ?

Roumia se prit à sourire :

– Mon cher bien-aimé, dit-elle, nem’as-tu pas promis de respecter tous les mystères dont jem’entoure ?

– Oh ! si fait, dit-il.

– Alors, viens, et ne me questionneplus.

Le marquis prit également un manteau, puis ilssortirent de la villa, dont Roumia se contenta de tirer la porteaprès elle.

La villa était à cent pas du bord de lamer.

À mesure qu’ils approchaient de la plage, lebruit de quatre avirons frappant en cadence le flot calme, arrivaitplus distinct à leurs oreilles.

Puis, enfin, le marquis aperçut un point noirqui vint s’échouer sur le sable.

C’était le canot.

Deux hommes le montaient.

Ces deux hommes, dont Maurevers ne put voirqu’indistinctement le visage, tant la nuit était sombre, saluèrentRoumia avec un respect servile.

Roumia leur adressa la parole et ils luirépondirent dans une langue inconnue.

Puis elle monta dans le canot, Maureverss’assit auprès d’elle, et les deux hommes poussèrent au large.

La mer était unie comme un lac.

Le canot gouvernait droit sur le fanal rougedu brick et en moins d’un quart d’heure il vint aborder le navirepar le travers de tribord.

Roumia mit la première le pied surl’échelle ; puis elle monta lestement.

Un homme était debout en haut de l’échelle detribord.

C’était un vieillard dont le visagedisparaissait presque tout entier sous une large barbe touffue etd’une blancheur de neige.

Les rayons du fanal tombaient d’aplomb sur luiet Maurevers, qui suivait Roumia, put le voir.

– Où donc ai-je déjà vu cet homme ?se demanda-t-il.

Comme ceux du canot, il salua Roumia et luiparla dans cette langue mystérieuse qui était sans doute celle desbohémiens.

Autour de lui, une demi-douzaine de matelotss’étaient groupés et regardaient Maurevers avec curiosité.

Ils étaient tous brunis, hâlés, avec descheveux noirs, les yeux noirs et les lèvres rouges.

C’était un équipage entièrement composé debohémiens.

Tous s’inclinèrent devant Roumia comme devantleur chef suprême.

Roumia prit Maurevers par la main, leconduisit à l’escalier du grand panneau et le fit descendre dansl’intérieur du navire.

– Voilà notre cabine, dit-elle enpoussant une porte.

Maurevers était au seuil d’un véritablesanctuaire, un nid merveilleux tendu d’étoffes orientales,étincelant de lumières, embaumé par cette odeur pénétrante etmystérieuse qu’il avait déjà respirée à Londres et qui l’avait sisubitement plongé dans une voluptueuse ivresse.

Au milieu et entourée de divans, était unetable servie avec un luxe asiatique, et sur laquelle des vinsjaunes comme l’ambre étincelaient dans des flacons de cristal.

– Soupons, dit Roumia en fermant la portede ce cabinet.

Une heure après, Maurevers, ivre d’amour et latête alourdie, s’endormait aux genoux de Roumia.

Alors, Roumia frappait sur un timbre, et à cebruit, l’homme à la barbe blanche entrait, un sourire infernal auxlèvres.

Chapitre 11

 

L’homme à la barbe blanche vint s’asseoir surle divan à côté de Roumia et lui dit :

– Nous pouvons causer ; il nes’éveillera pas avant un certain temps.

– Je le sais, dit-elle en souriant. Maisn’entendra-t-il pas comme à Londres ?

– Non, car le narcotique absorbé n’estpas le même.

– Papa, dit Roumia en levant sur levieillard un regard d’ironie affectueuse, il fait plaisir à êtresous vos ordres.

– Vraiment, petite ?

– Vous n’êtes pas un homme, vous êtes undémon.

– Je me venge, dit le vieillard.

Roumia le regarda fixement.

– Ce qui ne m’empêche pas, dit-elle, deme méfier de vous à mes heures.

– Pourquoi cela ?

– Si vous m’écoutez, vous le saurez…

– Parle.

– Vous aimiez votre femme…

Un nuage passa sur le front du vieillard.

– Oh ! dit-il, si jel’aimais !

– Votre femme a fait une faute, et decette faute est né Perdito.

– Bon !

– Il me semble donc que c’est Perdito etnon le marquis de Maurevers, que vous devriez haïr.

– En apparence, oui ; en réalité,non.

– Expliquez-moi donc ça, papa, dit labohémienne avec un accent de déférence moqueuse.

– C’est bien simple. J’ai tué Maurevers,qui était à la fois le père de Perdito et celui du marquis ;mais ce n’est pas seulement à l’homme que j’en veux, c’est à larace tout entière, c’est à ce nom maudit de Maurevers, qui a portéle déshonneur chez moi, que s’adresse ma haine et ma vengeance.

Et le duc de Fenestrange, car c’était bienlui, le duc parlait avec un accent sauvage et rauque, et ses yeuxétaient pleins de sombres étincelles.

Roumia reprit :

– Bon ! je comprends… mais est-ceune raison pour ne point haïr Perdito ?

Et elle attachait sur le duc un regard clairet froid.

On eût dit une lame d’épée qui aurait uneâme.

Le duc soutint ce regard.

– Peut-être, dit-t-il es-tudiscrète ?

– Belle question ?

– Alors je vais te faire uneconfidence.

– Voyons ?

– D’abord je haïssais Perdito presqueautant que Maurevers, et si je n’ai pas étouffé dans mes bras, dèsle premier jour, l’enfant de l’adultère, c’est que je rêvais unevengeance plus atroce. En le confiant à José Minos je medisais : ou il aura des instincts honnêtes et alors ilsouffrira mille morts ; ou, entraîné par l’exemple, ildeviendra bandit comme son maître et l’échafaud sera sa récompense.José Minos me tenait au courant des progrès de son élève. Un jour,j’appris cette rencontre fortuite de la marquise de Maurevers et deson fils avec les bandits, et la haine instinctive que Perditoavait éprouvée pour l’homme qu’il reconnaissait être son frère.

Alors une autre combinaison se fit dans monesprit et je songeai à mettre ces deux hommes en présence et à lesfaire s’entr’égorger.

C’est bien, n’est-ce pas ?

– Admirable, dit Roumia.

– Mais tu as gâté tout cela,petite !

– Moi ?

– Hé ! sans doute, fit le duc avecbonhomie. Perdito et toi vous êtes deux natures si franchementperverses, vous vous complétez si bien l’un par l’autre que vousséparer serait dommage : j’ai renoncé à haïr Perdito.

– Vrai ?

– Sans doute. Et j’ai reporté toute mahaine sur Maurevers. Alors, tu comprends, ce n’est pas une mortvulgaire qu’il me faut, c’est une mort lente, terrible,épouvantable, c’est une agonie palpitante de douleurs sans nom, unemort qui ne finit pas, et que tu t’entendras si bien à donner, moncher démon…

– Papa, dit Roumia en riant, vous êtes leplus adorable scélérat que j’aie jamais vu.

Le duc eut un sourire paternel.

Puis il passa sa main ridée sur les jouesfraîches de la bohémienne.

– Et toi, le plus charmant diablotin quej’aie jamais rêvé, dit-il. Si j’étais jeune, je t’aimerais.

– En vérité !

– À en perdre la raison.

– C’est l’affaire de Maurevers et non lavôtre, dit-elle.

Le duc se versa à boire et avala d’un trait lecontenu du verre qu’il venait d’emplir.

– Recommençons-nous ce soir ?demanda Roumia.

– Certainement, mais pas avant que nousne soyons en pleine mer.

– C’est vrai, fit la bohémienne noussommes toujours en panne.

– Oui, mais j’ai donné l’ordre au secondde lever l’ancre à minuit.

Et le duc tira sa montre :

– Minuit moins un quart,dit-il.

– Quand s’éveilleraMaurevers ?

– Vers deux heures du matin.

– C’est bien.

On frappa deux coups discrets à la porte de lacabine.

– C’est Perdito, dit Roumia.

– Eh bien ! qu’il entre, répondit leduc.

La porte s’ouvrit et le prétendu mortentra.

L’ex-bandit ressemblait plus que jamais àMaurevers ; son teint, basané jadis, était devenu blanc, sousl’action du brouillard anglais.

C’était même taille, même visage, mêmeexpression dans le regard.

– J’ai faim. dit-il.

Et il jeta un coup d’œil plein de haine surMaurevers endormi.

– Eh bien ! soupe, lui ditRoumia.

Il la regarda d’un air sombre :

– Toi, dit-il, je te hais,aujourd’hui.

– Pourquoi, mon bien-aimé ?

Et la tigresse devint toute tremblante.

– Parce que les lèvres de cet homme t’ontflétrie.

– Imbécile ! dit Roumia. N’est-cepas toi que j’aime, dis ?

Perdito s’assit et se versa à boire.

Puis il prit sur la table un couteau àdécouper, et, regardant tour à tour le duc, Roumia et Maureversendormi :

– J’ai une tentation terrible,dit-il.

– Laquelle ? demanda froidement levieillard.

– C’est de vous tuer tous les trois.

Roumia tressaillit ; mais le duc demeuraimpassible.

– Maurevers mourant dans son sommeil,dit-il, c’est une pauvre vengeance.

– Soit, mais c’est l’apaisement de mahaine.

– Et quand tu auras tué Roumia, que tuaimes, tu seras au désespoir.

– C’est possible.

– Enfin, si tu me tues, tu n’auras pointmon héritage.

Cette dernière raison parut convaincre lebandit.

– Vous avez raison, dit-il.

Et il jeta le couteau.

En ce moment la vaisselle remua sur la table,et les trois convives éprouvèrent une légère oscillation.

C’était le brick qui levait l’ancre et sedirigeait vers la haute mer.

Chapitre 12

 

M. de Maurevers, ainsi que l’avaitannoncé le vieux duc de Fenestrange, dormit environ deuxheures.

Puis il s’éveilla tout naturellement et sanssecousses.

Roumia était près de lui et la cabine n’étaitplus éclairée que par une lampe à globe dépoli qui projeta autourd’elle une clarté mate et mystérieuse.

Perdito et le duc avaient disparu.

Roumia avait retrouvé son sourire enchanteuret son regard voluptueux.

– Je me suis donc endormi ?demanda-t-il.

– Mais oui, mon ami, répondit-elle. Vousavez bu outre mesure de ces vins d’Espagne qui brisent si bien uncerveau français.

– Oh ! fit-il d’un ton de reprochequ’il s’adressait à lui-même. Et vous étiez là ?…

– J’étais là, mon bien-aimé.

Il sentait le tangage du navire.

– Nous sommes donc en route ?dit-il.

– Oui.

– Où allons-nous ?… ÀNaples ?

– Où tu voudras, mon bien-aimé.

Et elle lui passa un de ses bras autour ducou.

– C’est à toi d’ordonner, dit-il. Nesuis-je pas ton esclave, Roumia ?

– Eh bien ! fit-elle, si tuveux que j’indique la route, écoute-moi.

– Parle.

– Je voudrais voir l’Orient, cette patriede mes pères ; je voudrais visiter l’Égypte, la Turquie, voirSmyrne et Constantinople, traverser la Perse, gagner les bords duGange. Et toi, dis, le veux-tu ?

– Je veux ce que tu veux, répondit-ilenivré.

Puis il l’attira doucement à lui.

Mais, au moment où ses lèvres allaient frôlerle visage de la bohémienne, le globe de la lampe se brisa et lalampe s’éteignit.

En même temps, la cloison de planches quifermait la cabine s’ouvrit comme un décor de théâtre qui file toutà coup dans la coulisse et démasque un second décor plus vaste.

Roumia jeta un cri.

Stupéfait, Maurevers regardait et apercevaitmaintenant tout l’intérieur du navire dont l’extrémité s’éclairait,tandis que la cabine demeurait plongée dans les ténèbres.

Au bout opposé de ce qu’on appelle lefaux-pont un fanal était suspendu.

À la lueur de ce fanal, le marquis vit serenouveler le phénomène étrange dont il avait été témoin à Paris,dans le pavillon où on l’avait conduit.

C’est-à-dire qu’un jet de flamme sortit tout àcoup de l’intérieur du navire, comme si la sainte-barbe avait prisfeu.

Puis, au milieu de cette flamme, apparut,sinistre et menaçant, le fantôme de Perdito.

Roumia jetait des cris terribles.

Maurevers éperdu voulut la prendre dans sesbras, mais elle lui échappa.

Et comme si elle eût été attirée par une forceirrésistible vers ces flammes bleuâtres qui environnaient lerevenant, le marquis la vit courir comme pour s’y précipiter.

On eût dit un papillon qu’attire fatalement laflamme d’une bougie.

Mais alors il se passa un autre phénomène plusétrange encore.

À mesure que Roumia s’éloignait de lui, lemarquis la voyait se rapetisser.

Sa taille élevée se raccourcissait, peu à peu,et tout à coup il jeta un cri d’horreur et d’épouvante.

Roumia était devenue une affreuse naine,difforme semblable à celle qui l’avait conduit, à Paris, dansl’intérieur du pavillon.

En même temps, la voix stridente de Perditoretentit au milieu des flammes.

Cette voix disait :

– Voilà ma vengeance, Roumia !

Puis les flammes se changèrent en fumée.Perdito disparut, le fanal du faux-pont s’éteignit et le marquis deMaurevers, qui s’était élancé vers Roumia, ne pressa plus dans lesténèbres qu’un corps difforme et couvert de gibbosités.…

Cette secousse était trop forte ; elleaida puissamment l’intolérable odeur de soufre qui prenait lemarquis à la gorge, et il tomba sans connaissance dans les bras deRoumia, subitement métamorphosée en monstre hideux.

**

*

Au matin, le navire filait vent arrière sur lamer calme et bleue comme le ciel.

M. de Maurevers, la tête lourde, enproie à la fièvre, monta sur le pont.

L’événement de la nuit le poursuivait comme lesouvenir d’un cauchemar.

Il s’était réveillé dans un de ces lits debord qu’on appelle un cadre, et il ne savait plus au juste s’ilavait rêvé ou non.

Mais il fut convaincu qu’il avait rêvélorsqu’il aperçut Roumia sur le pont.

Roumia avait retrouvé sa taille svelte et sonbeau visage, son doux sourire ; et son regard fascinateur.

– Oh ! le vilain dormeur !dit-elle en venant à lui.

Il la regarda avec étonnement.

– Ce n’est donc pas vrai ?fit-il.

– Quoi donc ?

– Vous n’êtes pas naine ?…

– Naine ! mais je passe, aucontraire, pour une femme de haute taille.

– Cependant… cette nuit ?…

– Eh bien ?

– Perdito vous a changée en un êtredifforme.

– Perdito !

Et Roumia pâlit en prononçant ce nom.

– Oui, dit le marquis, cette nuit, tandisque je vous pressais dans mes bras, Perdito ne nous est-ilpas apparu, comme à Paris, au milieu d’une gerbe deflammes ?

– Je n’as rien vu, dit Roumia.

– Vous n’avez pas vu le fantôme dePerdito ?

– Non.

– C’est bizarre !

– Tout ce que j’ai vu, dit Roumia, c’estque vous vous êtes endormi après avoir soupé.

– Oui, je le sais. Mais je me suiséveillé au milieu de la nuit.

– Pas que je sache.

– Comment ! vous ne m’avez pasparlé !… Vous ne m’avez pas dit que les vinsd’Espagne ?…

– Je ne-vous ai rien dit du tout, monami. Vous dormiez si fort que j’ai appelé deux matelots pourm’aider à vous mettre au lit.

Roumia parlait avec un tel accent de sincéritéque le marquis demeura convaincu qu’il avait rêvé.

La journée s’écoula. Le soir vint.

Roumia et le marquis soupèrent de nouveau entête à tête.

Roumia invoquait encore le souvenir dePerdito ; mais ce souvenir ne la défendait plus que faiblementcontre la passion de Maurevers, du moins le marquis le pensaitainsi, lorsque, ayant bu un dernier verre de vin, il se renversabrusquement sur l’ottomane, comme foudroyé.

De nouveau le marquis était en proie à unsommeil de plomb ; mais, chose étrange, ce sommeil neressembla point à celui de la veille, et le narcotique, enparalysant tout son corps, laissa son esprit éveillé et son oreilleouverte.

Et il se souvint sur-le-champ, de cette espècede catalepsie qui s’était emparée de lui à Londres, dans la tavernede Calcraff, le soir où l’Irlandaise chantait.

Dès lors, son ouïe acquit une finesse deperception extraordinaire.

Il entendit un pas retentir dans le faux-pont,puis la porte de la cabine s’ouvrir, puis un homme entrer et direen riant :

– Dort-il bien ?

Et le marquis reconnut la voix de Perdito.

Les morts ne rient pas d’ordinaire.

Puis encore le bruit de deux baisers le fittressaillir.

Et Roumia disait :

– Tu ne m’en veux pas… au moins… mon cherbien-aimé… Tu sais bien que je t’aime !

– Pourquoi donc ne me le laisse-t-on pastuer tout de suite ? disait Perdito.

La porte de la cabine s’ouvrit une secondefois, et une voix que le marquis reconnut pour être celle du vieuxcapitaine à barbe blanche, dit sur le seuil :

– Allons ! mes amoureux, vous avezdeux bonnes heures devant vous, avant de recommencer la comédie dela nuit dernière. Montez donc, sur le pont et allez respirer l’airdes côtes d’Italie qu’on aperçoit dans la brume.

Et le marquis entendit le bruit de deux autresbaisers ; puis les pas de Perdito et de Roumia qui sortaientde la cabine et s’éloignaient.

En même temps le vieillard se pencha surl’ottomane, approcha ses lèvres de l’oreille de Maurevers et luidit :

– Marquis, on se moque de vous !

Chapitre 13

 

Ce que le marquis de Maurevers éprouva alorsest intraduisible.

S’il avait pu triompher de la catalepsie, ilse fût levé et eût regardé le vieillard avec une sorte destupeur.

Mais son corps paraissait pétrifié et sespaupières étaient fermées comme si un voile de plomb eût pesé surelles.

Mais il entendait et il pensait ; et levieux duc le savait bien, car il s’assit auprès de lui et toujourspenché à son oreille, il lui dit :

– Marquis, hier, en montant à bord, vousm’avez regardé avec une curiosité qui m’a un peu alarmé. J’ai cruque vous me connaissiez, en dépit de cette barbe blanche et touffuesous laquelle disparaît presque entièrement mon visage.

Mais je m’étais trompé, et il faut bien que jevous dise ce que je suis.

Marquis, je suis l’homme que votre père adéshonoré et qui a tué votre père.

Je suis ce général duc de Fenestrange à quivous êtes allé demander raison, et qui, après vous avoir remis aujour de votre majorité, a quitté Paris et s’est fait passer pourmort ; je le suis, en effet, pour un autre que pour vous, etmon acte de décès est en règle.

Mais je suis bien vivant, aussi vivant quePerdito, le fils de votre père et de la duchesse de Fenestrange, mafemme.

Perdito et moi nous avons juré votreperte ; mais ce que Perdito ne sait pas, c’est que j’aipareillement juré la sienne.

C’est vous qui tuerez Perdito.

Écoutez-moi bien : l’état de paralysie oùvous êtes n’est que momentané.

Au lieu de mélanger au vin que vous avez bu unnarcotique, j’y ai ajouté une drogue orientale que j’ai rapportéede Smyrne et qui a le don de plonger pendant une heure ou deuxl’homme dans un engourdissement profond, sans toutefois l’empêcherd’entendre, de penser et de réfléchir.

Roumia et Perdito, ces deux instruments de mavengeance, vous croient endormi comme hier.

Dans une heure, Roumia reviendra.

Quand vous ouvrirez les yeux, elle sera prèsde vous.

Son œil sera plein d’amour, sa lèvre aura desensuels sourires, elle vous appellera son bien-aimé. Puis lacomédie de la nuit dernière recommencera, les flammes inoffensivesreparaîtront, et au milieu d’elles, le prétendu fantôme dePerdito.

Alors, toujours comme hier, Roumia épouvantées’échappera de vos bras et à mesure qu’elle s’éloignera vous laverrez se rapetisser et devenir une naine affreuse.

C’est le résultat d’un système de glacesplacées au fond du faux pont.

Puis, la nuit se fera, et alors vous aurez crurejoindre Roumia, et vous tiendrez dans vos bras, non pas elle,mais une naine véritable qui a, par hasard, le même timbre de voixqu’elle.

Commencez-vous à comprendre, marquis ?dit le vieillard en ricanant.

Il se versa un nouveau verre de vin etcontinua :

– Voulez-vous un bon conseil,marquis ? Il y a dans cette cabine, sous l’ottomane surlaquelle vous êtes couché, un revolver à six coups.

Quand vous aurez retrouvé l’usage de vosmembres, il vous sera facile de le trouver.

Attendez que l’apparition se montre, et puis,quand Roumia s’échappera de vos mains, eh bien ! si le cœurvous en dit…

Et le vieillard acheva sa phrase par un éclatde rire.

Puis il quitta la cabine et remonta sur lepont.

Roumia et Perdito étaient assis à l’arrière,auprès du gouvernail, murmurant des paroles d’amour.

Le temps était clair, la lune brillait au cielet les côtes d’Italie se détachaient à l’horizon.

Perdito disait :

– Je regrette, ma bien-aimée, d’avoiraccepté le pacte que m’a offert ce vieillard maudit.

– Pourquoi donc ? demandaRoumia.

– Mais parce que je souffre…

– Niais, va !

– Ah ! dit le jaloux Espagnol, tu nesais donc pas que le contact de cet homme t’a flétrie à mesyeux…

– Mon cœur n’est-il pas à toi ?

– Mais ses lèvres ont effleuré tesjoues…

– Imbécile !

– Mais enfin, disait encore Perdito,combien de temps donc durera cette comédie ?

– Je ne sais pas…

– Il ne te l’a donc pas dit,lui, cet homme à qui nous nous sommes vendus corps etâme ?

– Non. Mais il a ses projets…

– Tu n’en verras pas la fin, murmura levieillard qui avait entendu ces dernières paroles.

– Hé ! mes étourneaux, dit-il, letemps passe quand on parle d’amour.

– Quelle heure est-il donc ? demandaRoumia.

– Deux heures du matin.

– C’est bien, dit-elle, je descends.

Et elle retourna dans la cabine, tandis quePerdito disparaissait.

Maurevers commençait à sortir de sa léthargie.Roumia se pencha sur lui et l’embrassa, lui disant :

– Mais, cher dormeur, c’est donc unehabitude invariable… et tous les soirs, après souper, il faudradonc que vous fassiez un somme ?

– Pardonnez-moi, répondit le marquis.C’est le dernier soir où je dormirai.

– Vrai ?

– Je te le jure.

Et comme la veille, il la pressa sur soncœur.

Comme la veille aussi, la lampe se brisa, lefond de la cabine s’ouvrit, les flammes s’élevèrent et Perdito semontra au milieu d’elles.

Comme la veille encore, Roumia s’échappa,frissonnant et poussant des cris, des bras deM. de Maurevers.

Chapitre 14

 

Le navire file vent arrière ; la mer esttoujours calme, les côtes d’Italie ont disparu dans la brume et lanuit est revenue.

Il y a douze heures que le drame que nousracontions naguère a ensanglanté le faux-pont du brick.

Perdito est mort.

La balle du marquis de Maurevers a traversé lepoumon droit et la mort a été presque instantanée.

Le marquis, au contraire, respire encore.

Le vieux duc, qui est un peu chirurgien, aprèsl’avoir arraché aux mains de Roumia furieuse et folle de douleur, asondé la blessure et reconnu qu’elle n’était pas mortelle.

On a désarmé Roumia, puis on l’a garrottée,car tout le monde à bord obéit aveuglément au vieillard.

Durant tout le jour, Roumia a poussé des crisd’hyène blessée.

Elle voulait voir Perdito. Mort ou vivant,elle le réclamait.

Le duc, impassible, l’a fait enfermer dans sacabine et a ordonné qu’on ne s’inquiétât nullement d’elle.

Puis il s’est occupé d’embaumer Perdito.

Le duc a surpris en Orient, dans son précédentvoyage, certains secrets de la médecine turque.

C’est ainsi que s’étant fait apporter lecadavre encore chaud du bandit, il s’est contenté de verser dans letrou de la balle quelques gouttes d’un liquide mystérieux, quis’est tout de suite répandu dans tout le corps.

Après quoi, armé d’un bistouri, il a fait dutrou rond de la balle une blessure triangulaire pour laisser croireà un coup de poignard ou à un coup d’épée.

Enfin, le corps de Perdito ainsi conservé, leduc s’est fait apporter un rasoir et a jeté bas la barbe touffuequi couvrait le visage du fils adoptif de José Minos, ne luilaissant que des favoris taillés à l’anglaise et desmoustaches.

C’est la façon dont le marquis de Maureversportait la sienne quand il a quitté Paris.

Or, Perdito et Maurevers se ressemblaienttrait pour trait, et ceux qui trouveront le corps de Perditon’hésiteront pas à déclarer que c’est le cadavre du marquis Gastonde Maurevers.

Ce dernier est maintenant l’objet des soinsles plus empressés.

Mais il a le délire et la fièvre et n’a plusconscience de lui-même.

Debout à son chevet, le vieux duc le contempleavec une joie sauvage.

– Je n’ai encore que la moitié de mavengeance, murmure-t-il ; et c’est la moindre moitié, carPerdito est mort bien vite !

Il n’a vraiment pas eu le temps desouffrir.

Mais Perdito n’était pas le plus coupable, iln’était que l’enfant du crime, lui, il ne s’appelait pasMaurevers !

Ce nom. chaque fois que le duc leprononce, semble lui brûler la gorge.

– Oh ! dit-il si je ne croyais pas àl’immortalité de l’âme, est-ce que je me vengerais ?

Mais j’ai une croyance profonde,inébranlable ; je crois qu’au delà de la mort, les hommespensent et vivent ; que, devenus êtres impalpables, ils errentsans cesse autour des êtres qu’ils aiment, se réjouissent de leursjoies et souffrent de leurs douleurs.

Tandis que son fils est là se tordant dans lesconvulsions, l’ombre du père flotte autour de ce lit.

Et le duc ricanait.

Tout à coup il quitta la cabine de Maureverset passa dans celle où Roumia continuait à hurler.

– Écoute ! lui dit-il.

Elle se dressa sur son séant.

C’était le seul mouvement qu’elle pût faire,car ses pieds et ses mains étaient liés.

– Misérable ! dit-elle.

– Écoute-moi donc, fit-il.

Et il eut un regard si dominateur qu’ellecessa de vociférer.

– Je te croyais une femme plus forte etmieux trempée, dit le vieillard avec ironie.

– Perdito est mort, je veux mourir !dit-elle.

Le duc haussa les épaules.

– Tu ne veux donc pas levenger !

– Le venger ! dit-elle, attachantsur le vieillard, un œil avide.

– Oui.

– Mais je l’ai vengé, puisque j’ai tuéson assassin.

– Tu te trompes, Maurevers n’est pasmort.

– Oh ! il mourra bientôt, dit-elleavec conviction, la lame de mon poignard était empoisonnée.

Le duc se mit à rire !

– Tu te trompes encore, dit-il, aupoignard que tu portais toujours et qui, en effet, étaitempoisonné, j’ai substitué un autre poignard, pendant ton sommeil,et Maurevers n’est pas mort, il ne mourra pas !…

Roumia poussa un cri de rage.

– Et puis, continua le duc, pour decertains hommes la mort est une délivrance ! Tuer Maurevers, àquoi bon ? Mieux vaut le faire souffrir.

– Peut-être… fit-elle avec un sombreéclair dans les yeux !

– Je te connais, ma lionne, dit encore leduc, et je suis certain que tu réfléchiras, surtout si je te donneun dernier renseignement Maurevers a un fils, un fils qui doithériter de deux millions. Fais-en ton profit… et disons-nousadieu…

Sur ces mots, le duc quitta Roumia.

Il monta sur le pont, prit une longue-vue etne tarda pas à découvrir la terre à l’horizon.

Cette terre, c’était l’Ile de Malte.

Alors il appela le second du navire et luiordonna de mettre le canot à la mer.

On descendit dans le canot les bagages duduc ; ce dernier s’assit à l’arrière et dit ausecond :

– Dans deux heures, vous ferez délierRoumia et vous lui direz que, par mes ordres, vous êtes désormaisson très obéissant capitaine et qu’elle est reine à son bord.

Puis le duc dit aux quatre hommes quimontaient le canot :

– Nagez !

Et le canot s’éloigna du navire qui continuasa route vers l’Orient, emportant à la fois le cadavre embaumé dePerdito et le marquis de Maurevers mourant, et désormais au pouvoirde la terrible bohémienne.

**

*

Revenons maintenant à Paris et suivons Vandaet Marmouset qui s’étaient fait le serment d’obéir aux ordres deRocambole et de retrouver le marquis de Maurevers mort ouvivant.

Chapitre 15

 

Le lendemain du jour où Vanda et Marmousetavaient achevé la lecture du manuscrit de Turquoise, de ce mêmejour où Milon était arrivé tout désolé, annonçant que la BelleJardinière avait de nouveau disparu, de ce jour enfin où on avaitreçu une lettre de Rocambole, – les trois disciples du maîtreétaient réunis à sept heures du matin, dans le petit hôtel de larue de Marignan et tenaient conseil.

Vanda disait :

– Nous avons trois choses à faire.

– Voyons ? fit Marmouset.

– La plus pressée est de mettre la mainsur ce meuble qui renferme le titre de cent mille livres derente.

– C’est le plus pressé et le plusdifficile, dit Marmouset. Mais du moment où le maître l’ordonne, ilfaudra bien que ce soit fait.

– Ensuite, dit Vanda, il faut retrouvercette femme.

– Naturellement.

– Enfin, il est indispensable d’avoir desnouvelles de cet enfant que Rocambole a placé dans un pensionnat dela rue des Postes. Il y a deux ans de cela, et, dans deux ans, ilse passe tant de choses !

– Eh bien ! moi, reprit Marmouset,je suis d’un avis tout opposé.

– Ah ! fit Vanda.

– La première chose à faire est de voircet enfant.

– Bien.

– Et de nous assurer que personne nes’est jamais inquiété de lui ; car, écoutez-moi bien, cettefemme qui a confisqué M. de Maurevers, cette femme quidispose de tant de moyens étranges, de tant de procédés ingénieuxet terribles, peut bien avoir découvert l’existence de cetenfant.

À ces paroles de Marmouset, Vanda et Milon seregardèrent avec une sorte d’effroi.

– Or donc, continua Marmouset, je suisd’avis que Milon s’en aille sur-le-champ rue des Postes ;qu’il s’habille en domestique et se présente au maître de pensionde la part de l’homme qui lui a confié l’enfant ; ill’avertira en outre qu’une dame blonde viendra dans la soirée,payer l’arriéré de la pension, s’il y en a, et reprendrel’enfant.

– Pourquoi Milon ne le ramènerait-ilpas ? dit Vanda.

– Je préfère que ce soit vous, ditMarmouset, et en voici la raison : cet enfant doit êtreombrageux, défiant, comme tous ceux qui ont souffert ; vouslui inspirerez plus de confiance qu’un homme.

– Je pars, dit Milon.

– Moi, dit Marmouset, je saurai d’ici àmidi où est la maison de M. de Maurevers.

– Mais la Belle Jardinière ?

– Oh ! acheva Marmouset, je m’encharge. Paris est grand, et le monde encore plus, il faudra bienque je la retrouve !

Quelques minutes après, Milon, en livrée dumatin, ce qui lui donnait l’air d’un vieil intendant du faubourgSaint-Germain, montait dans un fiacre et se faisait conduire ruedes Postes.

La rue des Postes est une des plus solitairesdu quartier latin ; elle s’étend derrière la place duPanthéon.

Vieilles maisons, vastes jardins, tablesd’hôte à des prix minimes, institutions de jeunes enfants, telleest sa physionomie générale.

Le pensionnat indiqué par Rocambole était àdroite, à l’entrée, et on lisait sur la porte :

BARBICHON, CHEF D’INSTITUTION.

Préparation au baccalauréat.

Milon sonna.

Un vieux portier vint lui ouvrir.

– Monsieur Barbichon ? demanda lecolosse.

Le portier, qui ne voyait pas souvent des gensen livrée, salua dans Milon quelque opulente famille et leconduisit avec empressement, en lui faisant traverser la cour derécréation, vers un pavillon sur la porte duquel onlisait :

Économat.

Un petit homme gros et chauve, avec desbésicles sur le nez, était assis devant un bureau chargé de livreset de registres.

En voyant entrer Milon il leva ses bésicles etle regarda d’un air tout aussi bienveillant que celui duportier.

Ce dernier s’en alla.

– Monsieur, dit alors Milon qui demeuradebout et refusa la chaise que lui avançait M. Barbichon, jeviens pour l’enfant qui vous a été confié, il y a deux ans.

– Par qui ?

– Par mon maître, qui vous a payé deuxannées de pension.

– Comment se nommait votremaître ?

– Le major Avatar.

– C’est bien cela, dit le maître depension. L’enfant est ici, il se porte bien, est très intelligentet apprend à merveille. Est-ce ce que vous voulez savoir ?

– Personne ne s’est jamais inquiété delui ? demanda Milon.

– Personne. Pourquoi me demandez-vouscela ?

– Je ne sais pas, dit naïvementMilon.

On m’a commandé de vous faire cette question,je ne suis qu’un domestique, j’obéis.

– Fort bien, ditM. Barbichon.

Milon reprit :

– Une dame, la mère de cet enfantpeut-être, se présentera aujourd’hui.

– Ah !

– C’est une dame blonde qui peut avoir detrente à trente-cinq ans. Elle réglera les comptes, si besoin est,et emmènera son fils.

M. Barbichon fit la grimace. On ne perdpas ainsi un élève de gaieté de cœur.

La cloche de la récréation sonna en ce momentet les élèves se précipitèrent dans la cour.

– Tenez, dit M. Barbichon, enattirant Milon vers la croisée de son bureau, le voilà.

Et il lui montrait un enfant de douze à treizeans, qui jouait avec un de ses camarades.

Milon ne le vit qu’une minute.

Mais il s’en alla, les traits de l’enfantgravés dans sa mémoire.

**

*

Une heure après, une voiture armoriée,s’arrêta à la grille du modeste pensionnat, et une femme jeune etbelle, avec de magnifiques cheveux blonds tirant sur le roux, endescendit et se fit conduira auprès, du chef d’institution.

– Monsieur, dit-elle à M. Barbichon,je suis la personne dont mon intendant vous a parlé ce matin et jeviens chercher mon fils.

En même temps, elle posa sur la table unbillet de mille francs, ajoutant :

– Voilà pour le solde de touscomptes.

M. Barbichon fit appeler l’écolier.

La jeune femme le prit dans ses bras etl’accabla de caresses.

– Tu ne me reconnais donc pas ?dit-elle.

– Non, dit l’enfant tout confus.

– Je suis ta mère, répondit-elle.

Et elle l’entraîna vers la voiture, oubliantde redemander l’humble trousseau du collégien.

Une heure plus tard encore, une autre femmeblonde se présentait, réclamant, elle aussi, l’enfant confié àM. Barbichon par le major Avatar.

Cette femme qui jeta un cri en apprenant qu’onavait emmené l’enfant, c’était Vanda, Vanda qui devina la sinistrevérité sur-le-champ.

L’enfant était, désormais, au pouvoir de laBelle Jardinière.

Chapitre 16

 

Tandis que Milon allait rue des Postes,Marmouset courait Paris dans son poney-chaise.

Il était alors un peu plus de midi, et ils’arrêta au Café Anglais.

C’est la que déjeunaient habituellement lebaron Hounot, Charles de S… et deux ou trois autres membres duClub des Asperges qui avaient autrefois été liés avecl’infortuné marquis de Maurevers.

Marmouset entra dans la petite salle durez-de-chaussée.

On lui tendit la main, on s’étonna de nel’avoir point vu depuis deux jours.

– Messieurs, répondit Marmouset, je vousavoue que je suis encore sous l’impression de la mort lugubre de cepauvre Montgeron et du baron Henri.

– Moi aussi, dit le baron Hounot quiavait l’œil humide.

– Mais, reprit Marmouset en s’asseyant etdemandant à déjeuner, tous les regrets de la terre neressusciteraient point les morts, et mieux vaut s’occuper desvivants.

– Ce Prytavin est philosophe ! ditun des convives.

– Je voudrais vous parler deMaurevers…

– Pauvre Maurevers ! dit lebaron.

– Mais il est mort, lui aussi, ditCharles de S…

– En a-t-on jamais eu la preuve ?demanda Marmouset.

– Parbleu ! puisqu’on a trouvé soncadavre.

– Vous vous trompez ; on a trouvéune figure de cire qui lui ressemblait, voilà tout.

– Mais… à Londres…

– À Londres, on prétend avoir vu uncadavre qui lui ressemblait pareillement ; mais rien de toutcela n’a été prouvé.

– Eh bien ?

– Donc, pour moi, et jusqu’àdémonstration du contraire, M. de Maurevers estvivant.

– Ah ! par exemple !

– Et c’est de lui que je viens vousparler…

On regarda Marmouset avec un étonnementcroissant.

Marmouset poursuivit :

– Il y a cinq ans, n’est-ce pas, queM. de Maurevers a disparu ?

– Le Moniteur, du moins,l’annonçait hier matin en le déclarant en état d’absence.

– Par conséquent sa succession estouverte.

– Elle le sera demain.

– Qui donc hérite ?

– Un cousin,M. de Maurevers-Beaucorps.

– Quelqu’un de vous leconnaît-il ?

– Oui, moi, dit Charles de S…

– Me donneriez-vous bien un mot derecommandation pour lui ?

– Mais, cher ami, dit le baron Hounot,que diable voulez-vous donc faire ?

– C’est mon secret, répondit Marmouset ensouriant.

M. Charles de S… se fit apporter uneplume, de l’encre, et écrivit la lettre suivante :

 

« À M. le baron deMaurevers-Beaucorps,

rue de Miromesnil, 72.

Mon cher baron,

Un de mes amis, archi-millionnaire,M. Prytavin, me demande un mot pour vous. Le voici. Faites cequ’il vous demandera, comme si je vous le demandais moi-même.

Votre dévoué,

Charles de S… »

Marmouset prit la lettre, ne voulut pass’expliquer davantage, déjeuna à la hâte, remonta en voiture etcourut rue de Miromesnil.

M. de Maurevers-Beaucorps était chezlui.

C’était un homme de quarante-sept ou huit ans,ancien capitaine de cavalerie, habitant la province sept ou huitmois de l’année, et ayant vécu jusque-là d’un assez mincerevenu.

Du reste, c’était un parfait gentilhomme d’uneexquise courtoisie, et quand il eut pris connaissance de la lettrede M. de B… il dit à Marmouset.

– Monsieur, je suis entièrement à votreservice.

– Monsieur le baron, répondit Marmouset,vous allez être mis en possession de la fortune du marquis deMaurevers.

– Mon cousin, que je ne connaissais pas,répondit le baron, et si j’ai compté sur quelque chose, en ma vie,ce n’est certes pas sur cet héritage ; mais comme on n’a pasla preuve de sa mort, du reste, la loi ne m’autorise qu’à user desrevenus et je ne pourrai disposer du capital que dans un certainnombre d’années.

– C’est précisément à propos de cethéritage que j’ai l’honneur de me présenter chez vous, monsieur,reprit Marmouset.

– Ah ! fit le baron surpris.

– Je crois pouvoir vous affirmer que lemarquis de Maurevers a fait un testament.

Le baron tressaillit.

– Dans ce testament, poursuivitMarmouset, il laisse sa fortune à ses héritiers naturels, à vouspar conséquent.

Le baron respira.

– Mais il dispose de quelques legs.

– Si ce testament existe, dit le baron,il sera fidèlement respecté.

– Je crois pouvoir vous affirmer, repritMarmouset qui se rappelait presque mot pour mot, le manuscrit deTurquoise, que vous le trouverez dans le cabinet de travail dumarquis, dans le deuxième tiroir de gauche de son secrétaire.

– Monsieur, répondit le baron, je nepourrai vérifier le fait que demain, jour de la levée des scellés.Si même vous voulez vous trouver à midi à l’hôtel Maurevers…

– J’y serai.

Et Marmouset se leva.

– Pardon, monsieur, dit encore le baron,permettez-moi une question indiscrète.

– Faites, monsieur.

– Étiez-vous des amis de mon malheureuxcousin que vous savez qu’il a fait un testament ?

– Non, monsieur mais je suis lemandataire d’une femme.

– Ah !

– Qui a été la maîtresse deM. de Maurevers.

– Fort bien.

– Et à qui, dans ce testament, le marquislaisse un souvenir.

– Je me conformerai à toutes lesdispositions de ce testament. À demain, monsieur.

Marmouset prit congé de M. deMaurevers-Beaucorps et se dit, en s’en allant :

– Ce que nous voulons, ce sont lesjardinières. Turquoise est morte. Mais Vanda peut fort bien, jouerle rôle de Turquoise, et nul ne nous contredira, attendu quepersonne n’a pu connaître Turquoise, qui doit être désignée dans letestament sous le nom de Jenny.

Et Marmouset retourna à l’hôtel de la rue deMarignan.

Vanda venait d’en sortir pour se rendre ruedes Postes.

Chapitre 17

 

Marmouset trouva Milon qui lui apprit que lematin il avait vu l’enfant, et que Vanda était allée lechercher.

Il attendit une heure, puis deux, puistrois.

Vanda ne revenait pas.

– Que fait-elle donc ? finit-il pardire, impatienté.

– Je ne sais pas, fit Milon, qu’une vagueinquiétude gagnait. Voulez-vous que je retourne rue desPostes ?

– Non, attendons encore.

Deux heures s’écoulèrent encore et la nuitvint.

Vanda était partie à une heure del’après-midi.

– Mille tonnerres ! murmura Milon,il ne faut pas six heures pour aller rue des Postes et enrevenir.

C’était l’avis de Marmouset.

Tous deux montèrent en voiture et le jeunehomme dit à son cocher :

– Brûle-moi le pavé, nous n’avons pas detemps à perdre.

Vingt minutes après ils arrivaient rue desPostes et Milon faisait irruption le premier dans le pensionnat, àla grande stupéfaction du concierge qui était venu lui ouvrir lagrille.

Milon s’écria :

– Où est madame ?

– Comment ! encore ? dit lebonhomme, mais vous ne savez donc pas que M. Barbichon est àmoitié fou de tout ce qui arrive ?

Milon ne l’entendit pas, il piqua tout droit,comme un sanglier qui traverse un fourré, vers ce pavillon situé aufond de la cour et dans lequel, le matin, il avait trouvé le dignechef d’institution.

Il ne se donna pas la peine de frapper, ilentra comme dans une ville prise d’assaut.

Marmouset l’avait suivi.

M. Barbichon se leva tout alarmé et, aulieu de manifester de l’étonnement ou de la mauvaise humeur de voirMilon pénétrer chez lui d’une façon aussi irrévérencieuse, il luidit vivement :

– Eh bien ! avez-vous retrouvél’enfant ?

Ce fut un coup de massue sur la tête deMilon…

– L’enfant ! dit-il… vous parlez del’enfant ?

Marmouset, plus maître de lui, repoussa Milon,regarda le chef d’institution et lui dit :

– Voyons, monsieur, il se passeévidemment, ou plutôt il s’est passé ici quelque chosed’extraordinaire. Tâchons de nous expliquer.

– Je ne demande pas mieux, répondit lepauvre homme, car je vous avouerai humblement que je ne comprendsabsolument rien à tout cela.

Marmouset reprit :

– Vous aviez un enfant qui vous avait étéconfié par le major Avatar ?

– Oui, monsieur.

– Qu’est-il devenu ?

– Monsieur, dit M. Barbichon endésignant Milon, est venu ce matin m’annoncer que sa mère viendraitle chercher.

– Bon !

– À midi, une dame blonde, entre trenteet trente-cinq ans, fort jolie, s’est présentée, a réglé l’arriéréet emmené l’enfant, qu’elle couvrait de caresses.

– Qu’est devenue cette dame ?demanda Marmouset qui croyait reconnaître Vanda à ce portrait.

– Cette dame est partie et je l’ai mêmeconduite jusqu’à sa voiture.

– Fort bien.

– Mais, reprit le chef de l’institution,une heure plus tard, une autre dame blonde aussi, jolie aussi, etde l’âge indiqué, s’est présentée en me disant :

– Je viens chercher l’enfant.

Jugez de mon étonnement ! Je lui ai ditque l’enfant était parti avec sa mère ; là-dessus, elle a jetéun cri de désespoir et elle est partie en courant.

Milon et Marmouset se regardèrent alors avecstupeur ; pendant quelques secondes même, ils demeurèrentmuets.

Mais enfin, Marmouset, qui était doué d’ungrand sang-froid, dit au colosse :

– Il y a une chose certaine, c’est que lafemme qui est venue la première ne pouvait être Vanda, puisqu’elleest arrivée ici à midi.

– Mais quelle est donc cette femme ?s’écria Milon d’une voix étranglée.

– Tu le demandes ! fit Marmousetavec un accent de rage.

Et il entraîna Milon hors du pavillon, à lastupéfaction croissante de l’honnête M. Barbichon, qui venaitd’éprouver en un jour plus d’émotions que dans toute son honnêtecarrière de pédagogue, et qui, voyant ces deux hommes s’avancervers la porte sans même songer à prendre congé, se laissa tomberdans son vieux fauteuil de cuir, posa dans ses mains sa bonne têtechauve et murmura :

– Mon Dieu ! est-ce que je seraisdevenu fou réellement ?

Milon et Marmouset étaient déjà dans larue.

Là, Marmouset, disait :

– C’est maintenant qu’il faut se souvenirdu maître et s’en inspirer. Il ne s’agit pas de perdre la tête, dese tourmenter et de courir à tort et à travers dans Paris ; ilfaut réfléchir.

– À quoi ? demanda Milon, qui étaitabruti d’étonnement et de douleur.

– Qu’est devenue Vanda ? Là esttoute la question, murmura Marmouset.

– Ils l’ont enlevée aussi.

– Je ne sais pas, dit Marmouset, mais jecroirais plutôt qu’elle est sur les traces de la femme qui a dérobél’enfant.

La rue des Postes était déserte, et il tombaitune petite pluie fine et froide.

À deux pas de la pension, il y avait un de cesétablissements borgnes, moitié crémerie, moitié marchand de vins,qu’on appelle vulgairement des bouillons.

Marmouset s’approcha de la devanture, collason œil aux vitres graisseuses et regarda à l’intérieur.

Une grosse femme à l’air réjoui trônait aucomptoir : deux maçons assis à table prenaient leurs repas dusoir.

D’un coup d’œil, Marmouset s’assura quec’était de vrais maçons.

Il entra et Milon le suivit.

La crémière ne témoigna qu’une faible surpriseen voyant pénétrer un homme élégant dans son établissement.

– Ma bonne femme, lui dit Marmouset, quitira un cigare de sa poche, pourriez-vous me donner un peu defeu ?

– Avec plaisir, monsieur,répondit-elle.

Les maçons, qui s’étaient retournés,continuèrent leur repas.

Alors Marmouset se pencha vers lecomptoir :

– Peut-être, dit-il tout bas,pourriez-vous nous donner un renseignement.

La crémière le regarda.

– Vient-il beaucoup de monde à la pensionqui est à côté ?

– Oui, monsieur, le jeudi et ledimanche.

– Et les autres jours ?

– Presque personne. Cependantaujourd’hui, poursuivit la crémière, il est venu une belle dameblonde qui est descendue d’une magnifique voiture à deux chevaux etqui a emmené un jeune enfant.

– Ah ! fit Marmouset.

– Et puis, continua la crémière, il enest venu une autre, blonde comme la première, qui est ressortietout agitée, presque aussitôt après.

– C’est Vanda, pensa Marmouset.

La crémière continua :

– J’avais remarqué son émotion ; uneheure après, elle est revenue, car je crois qu’elle était descendueplace du Panthéon.

– Ah ! elle est revenue ?

– Oui. Elle est entrée ici.

– Chez vous ?

– Oui, monsieur.

En même temps, la crémière regardait Marmousetavec attention.

– Excusez-moi, dit-elle, et ne prenez paspour une offense ce que je vais vous demander.

– Parlez.

– Comment vous appelez-vous ?

– Marmouset.

– C’est bien ça. Alors j’ai quelque chosepour vous. La crémière ouvrit son comptoir et y prit un petitbillet écrit au crayon, qu’elle lui tendit.

– C’est l’écriture de Vanda !murmura Marmouset tout frémissant.

Et il ouvrit le billet.

Chapitre 18

 

Vanda avait écrit au crayon les lignessuivantes :

« L’enfant est enlevé par la BelleJardinière, mais elle a laissé une trace que je suis. Uncommissionnaire de la place du Panthéon a vu sa voiture s’arrêterdevant l’église Sainte-Geneviève.

Elle est entrée dans l’église avecl’enfant.

Puis elle est remontée en voiture, disant aucocher :

– À Saint-Mandé.

Je suppose que c’est dans la maison que Milonconnaît qu’elle est allée.

Je prends une voiture et j’y cours, il nousfaut l’enfant.

Peut-être serai-je de retour rue de Marignandans la soirée.

Peut-être ne reviendrai-je pas.

Alors il est certain que Milon et toi vousirez rue des Postes ; là on vous dira ce qui s’est passé.

Je laisse ce billet à une bonne femme, lacrémière qui se trouve à côté de la pension, sûre que je suis deton intelligence.

Si, à neuf heures du soir, je ne suis pasrentrée rue de Marignan, c’est que je serai en péril : alorscourez tous deux à Saint-Mandé.

VANDA.

Marmouset tendit ce billet à Milon, qui le luten frémissant.

Puis il mit vingt francs sur le comptoir endisant à la crémière :

– Voilà pour vous, ma bonne dame, etmerci.

Il sortit entraînant Milon.

La voiture de Marmouset attendait toujours àla grille du pensionnat Barbichon.

Marmouset dit à Milon :

– Il s’agit de ne pas perdre latête ; de deux choses l’une, ou Vanda est réellement sur latrace de notre ennemie, et alors j’ai foi en son intelligence et enson audace.

Ou le commissionnaire était un fauxcommissionnaire, et elle est tombée elle aussi dans un piège.

Aller rue de Marignan savoir si elle estrevenue, c’est perdre du temps.

– Mais, dit Milon, alors courons àSaint-Mandé.

– Non, dit Marmouset, nous allonssimplement envoyer le cocher rue de Marignan.

– Savoir si Vanda est revenue ?

– Oui.

– Et que ferons-nous durant cetemps-là ?

– Nous flânerons par ici, dans lesenvirons. J’ai comme une idée que nous découvrirons quelque chose,ne fût-ce que le commissionnaire dont parle Vanda.

Milon fit un signe de tête et tous deuxs’approchèrent du coupé.

– Tu vas retourner à l’hôtel, ditMarmouset au cocher, et si madame est rentrée, tu reviendras nousle dire.

– Et si elle n’est pas revenue ?

– Tu reviendras tout de même.

– Ici ?

– Non, à côté, place du Panthéon.

Le cocher partit.

Alors Marmouset prit Milon par le bras et ilsdescendirent place du Panthéon.

La place était à peu près déserte.

Vainement ils cherchèrent un commissionnairequelconque.

La nuit et la pluie avaient chassé ceux quistationnent d’ordinaire aux abords de Sainte-Geneviève.

Mais trois voitures de la compagnie Impérialestationnaient dans un coin devant l’école de droit.

Marmouset passa auprès d’elle et, tout à coup,il tressaillit.

Puis ouvrant brusquement la portière de l’uned’elles, il dit au cocher :

– Vous n’êtes pas pris, n’est-cepas ?

Le cocher, qui paraissait dormir, s’éveilla etrassembla ses guides.

– Que faites-vous donc ? demandavivement Milon.

– Monte, tu le sauras ! réponditMarmouset à voix basse.

Et il le poussa dans la voiture. Puis il criaau cocher :

– Aux Champs-Élysées, rue deMarignan.

Le fiacre partit.

– Mais, balbutia Milon, le croyais que…nous restions ici…

– Tais-toi !…

Et Marmouset colla la bouche à l’oreille deMilon :

– Nous en tenons un… dit-il.

– Hein ?

– Te rappelles-tu del’Espagnol ?

– Quel Espagnol ?

– Le prétendu mari de laBelle-Jardinière.

– Oui. Eh bien ?

– Penche-toi vers la glace de devant ducoupé.

– Bon. Après ?

– Et attends que le cocher fasse unmouvement qui place sa tête dans le rayon lumineux de la lanterneou qu’il passe sous un bec de gaz.

– Je ne comprends toujours pas, murmuraMilon.

– Silence ! et attends…

Tout à coup, Milon qui s’était penché enavant, se rejeta violemment au fond du fiacre :

– C’est impossible ! dit-il.

– Non, c’est bien lui.

– L’Espagnol ?

– Sans doute.

– Devenu cocher de livrée ?

– À notre intention.

– Je comprends de moins en moins, murmurale naïf Milon.

– Parle bas, ou plutôt non, ne dis rienet écoute-moi.

Marmouset avait toujours ses lèvres collées àl’oreille de Milon :

– Tu comprends, dit-il, que laBelle-Jardinière a bien pensé que Vanda viendrait peu de tempsaprès elle. À présent, je suis sûr que le commissionnaire était unhomme à elle et que Vanda est tombée dans quelque piège.

Milon frissonna.

– Le piège n’est pas tendu pour elleseule, il l’est encore pour nous. La preuve en est dans ce prétendufiacre et ce prétendu cocher.

– Mais, dit Milon, en montant dans cefiacre, nous donnons tête baissée dans le piège.

– Sans doute.

– Alors…

– Alors, attends et tu verras.

Le fiacre descendait le boulevardSaint-Michel, non point de cette allure agaçante et surtoutirrégulière et en zigzags des vraies voitures de place, maisrapidement, en droite ligne, traînée non par des rosses, mais parde vrais trotteurs.

Quand il fut sur l’ancienne place Maubert, ilprit le quai des Augustins.

Ce quai est désert, et les rares boutiques delibraires qui s’y trouvent ferment avec la nuit.

Alors, Marmouset dit à Milon :

– Voici le moment… attention…

Et, baissant brusquement la glace du coupé, ilcria :

– Hé ! cocher ?

Le cocher se retourna.

Soudain le bras de Marmouset s’allongea, etquelque chose de froid comme un anneau de fer s’appuya sur le frontdu cocher.

C’était le canon d’un revolver :

– Si tu pousses un cri, dit Marmouset, situ n’arrêtes pas tes chevaux à l’instant, tu es mort !…

Chapitre 19

 

Le prétendu cocher, arrêta brusquement seschevaux. En même temps, Marmouset ouvrit la portière et sautalestement à terre, toujours son revolver à la main.

Puis, d’un bond, il se trouva sur le siège àcôté de l’Espagnol.

Car c’était bien l’Espagnol, le tyran jaloux,qui se montrait à l’Opéra en compagnie de la Belle Jardinière qu’ildonnait pour sa femme.

Marmouset l’avait reconnu en dépit de sondéguisement et malgré une perruque qui lui couvrait une partie dufront.

Milon était demeuré dans la voiture.

– Mon bon ami, lui dit Marmouset, aussivrai que je suis là auprès de vous, je vous jure que je vais vouscasser la tête si vous ne m’obéissez pas de point en point.

L’Espagnol s’était pris à trembler.

– Descendez de votre siège, dit encoreMarmouset, et donnez-moi les rênes.

Puis il cria :

– Hé ! Milon !

Le colosse mit la tête à la portière.

– Tu as un poignard, n’est-ce pas ?demanda Marmouset.

– Toujours, répondit Milon.

– Alors, prends monsieur, au collet,tiens-le dans la voiture à côté de toi ; et s’il bouge tue-lecomme un chien.

Milon exécuta ponctuellement les ordres deMarmouset, au moins pour la première partie.

Mais l’Espagnol qui ne s’attendait pas à cetteaventure, quelques minutes auparavant, tremblait de tous sesmembres et n’avait garde de bouger.

Marmouset prit les rênes, fit siffler lefouet, donna deux coups de langue et les fit repartirent au grandtrot.

Au Pont-Neuf, Marmouset passa sur la rivedroite et gagna la rue de Rivoli. Puis il se dirigea vers la placede la Concorde, remonta les Champs-Élysées et arriva rue deMarignan.

Le coupé que Marmouset avait renvoyé quelquesinstants auparavant, ressortait de l’hôtel en ce moment.

Vanda n’était pas rentrée.

Marmouset commanda au cocher de rentrer sousla voûte et de laisser la grille ouverte.

Puis il entra à son tour, et le fiacre vints’arrêter devant le perron.

Milon, sur un signe de Marmouset, descendit devoiture, tirant l’Espagnol après lui.

Mais l’Espagnol n’opposait aucune résistanceet paraissait en proie, à une grande terreur.

On le fit entrer dans la petite salle durez-de-chaussée où la veille on avait reçu le mystérieux messagerde Rocambole.

Puis Marmouset alluma deux bougies, ferma laporte et dit à l’Espagnol :

– Cher hidalgo, vous pensez bien qu’entregens comme nous, c’est celui qui est pris qui doit s’exécuter debonne grâce.

Le prétendu tyran de la Belle Jardinièreregardait Marmouset avec une sorte d’égarement.

Celui-ci continua en tirant samontre :

– Je vous donne trois minutes pour nousdire : d’abord où est la Belle Jardinière, ensuite où estVanda, enfin ce que vous faisiez sur la place du Panthéon, sous levulgaire déguisement d’un cocher de fiacre.

L’Espagnol parut retrouver quelqueassurance.

– Et si je refuse de répondre ?dit-il.

– Alors, dit Marmouset, comme nous sommesdans un quartier tranquille et qu’une détonation d’arme à feutroublerait le repos des voisins, monsieur et moi, nous vouscriblerons de coups de poignard jusqu’à ce que mort s’ensuive.

L’Espagnol regarda Marmouset.

– Si je ne parle pas, dit-il, vous metuerez ; mais si je parle, on me tuera.

– Qui donc ?

– On me tuera par l’ordred’elle, dit-il.

Et sa voix avait un accent de terreurprofonde.

– À moins que je ne vous protège, ditMarmouset avec assurance.

Un éclair d’espérance parut s’allumer dans lesyeux du pauvre diable.

– Vrai, dit-il, vous medéfendriez ?

– Certainement.

Mais il eut un sourire découragé.

– On ne se défend pas contreelle, dit-il c’est impossible.

– Je vous prouverai bien le contraire,mon maître, murmura Marmouset, mais enfin nous ne sommes pas icipour faire du sentiment. Voulez-vous nous répondre, oui ounon ?

Et il fit un signe à Milon qui leva sonpoignard.

L’Espagnol se décida à parler.

– C’est elle qui m’a placé surla place du Panthéon, dit-il.

– Quand cela ?

– Après qu’elle a eu enlevé l’enfant.

– Dans quel but ?

– Elle savait qu’une autre femme devaitse présenter à la pension et réclamer l’enfant.

Quand cette autre femme est venue, elle ainterrogé un commissionnaire.

– Un commissionnaire comme vous êtes uncocher, sans doute ? interrompit Marmouset.

– Oui. Le commissionnaire, qui avait sesordres, lui a donné des indications.

Ma voiture était la seule qui se trouvât surla place, elle y est montée sans défiance.

– Et où l’avez vous conduite ?

– À Saint-Mandé, par le nouveauboulevard. Mais, quand nous avons été près du chemin defer de ceinture, j’ai prétexté qu’il fallait laisser passer letrain, sans quoi mes chevaux auraient peur.

Alors deux terrassiers qui travaillaient à laroute se sont approchés du fiacre, ont vivement ouvert les deuxportières et se sont trouvés assis auprès d’elle.

Vous pensez bien que les terrassiers, commecommissionnaire, avaient leurs instructions. Ils ont étouffé lescris de la dame avec un bâillon, ils lui ont lié les mains ;puis, les stores baissés, j’ai fouetté mes chevaux.

– Et vous êtes allé ?…

– À Saint-Mandé.

– Après ? dit Marmouset.…

– Elle m’a renvoyé à Paris, medonnant l’ordre de ne pas quitter la place du Panthéon etd’observer. Comme je vous connaissais tous les deux, c’étaitfacile. Je ne pensais pas que vous me reconnaîtriez sous mondéguisement.

– Est-ce tout ?

– Je devais rejoindre madameaussitôt que j’aurais été fixé sur le parti que vous vouliezprendre.

– Ainsi elle est à Saint-Mandé ?

– Oui.

– Avec Vanda ?

– Oui, la femme blonde.

– Et l’enfant ?

– Aussi.

– Que veut-elle, faire de tousdeux ?

– Je ne sais pas.

– Mon cher monsieur, dit Marmouset, jevous ferai observer de nouveau que nous n’avons pas de temps àperdre.

– Mais, monsieur, s’écria l’espagnol quiperdit tout à coup son baratin méridional et s’exprima dans lefrançais le plus parisien ; mais, monsieur, je ne suis qu’unpauvre diable de domestique à qui on fait jouer un rôle.

– Ah ! vraiment ?

– Et je ne connais pas les secrets demadame.

– C’est fâcheux pour vous,répondit Marmouset. Allons, Milon, débarrasse-moi de ce drôle…

Et Milon leva de nouveau son poignard.

Le faux Espagnol pâlit et jeta un cri.

– Grâce ! dit-il, je dirai tout.

– Tout ?

– Oui, je vous le jure.

– Alors, voyons ? dit Marmouset quis’assit, et parut attendre la confession du complice de la BelleJardinière.

Chapitre 20

 

L’Espagnol avait la mine effrayée et piteused’un homme qui veut se soustraire à la mort par tous les moyenspossibles.

Aussi répéta-t-il :

– Et quand vous saurez tout, vous meprotégerez ?

– Oui.

– Vous me cacherez ?

– Oui, dit encore Marmouset.

– Ah ! j’ai peur… dit-il.

Et ses dents claquaient et toute son attitudetémoignait d’une angoisse profonde.

– Mais parle donc, puisque tu n’es qu’unvalet ! s’écria Marmouset.

– Eh bien ! reprit-il, la BelleJardinière s’appelle Roumia.

– Nous savons cela.

– C’est la maîtresse de Perdito que lemarquis de Maurevers a tué.

– Et qu’est-il devenu lemarquis ?

– Elle l’a avec elle.

– Il est donc vivant ?

– Oui. Si on appelle vivre être en l’étatoù il est.

– Comment est-il donc ?

– Abruti et fou. Il passe du rire auxlarmes, de la joie à la tristesse et il souffre mille morts chaquejour. Son existence est un supplice sans fin.

Il parut effrayé et ajouta :

– Et le sort du marquis est réservé à sonenfant, à vous et à cette dame qui est déjà au pouvoir de laBelle-Jardinière.

– Elle ne nous tient pas encore, murmuraMarmouset.

– Il ne faut pas lutter avec elle,poursuivit l’Espagnol ; il ne faut pas la traiter comme unefemme ; c’est une bête féroce : il faut la tuer.

– Pour la tuer, dit froidement Marmouset,il faut que je sache où elle est.

– Je vous l’ai dit : àSaint-Mandé.

– Seule.

– Oh ! non, avec deux hommes, avecdeux bohémiens qui lui sont dévoués corps et âme, mais je sais lemoyen de la tuer sans que les bohémiens puissent la défendre.

– Voyons ?

– Écoutez, reprit l’Espagnol ; lamaison de Saint-Mandé est double.

– Comment cela ?

– En haut, c’est-à-dire à partir du sol,c’est une maison neuve dont la construction n’est pas achevée etqui n’est pas habitée.

– Bon !

– Mais il y a un vaste sous-sol disposécomme un véritable palais, et c’est dans ce sous-sol qu’est laBelle Jardinière avec ses jardins et ses victimes ; mais vousferiez bien vingt fois le tour de la maison, vous la parcourriezdans tous les sens, à l’extérieur, que vous ne devineriez pasl’intérieur, que vous ne devineriez pas l’existence dusous-sol.

– Ah ! fit Marmouset, qui continuaità regarder l’Espagnol dans le blanc des yeux.

– La grille du jardin est ouverte,poursuivit celui ci vous entrerez et vous irez jusqu’au puits quise trouve au milieu.

– Après ? fit Marmouset.

– Quand vous serez là, vous vouspencherez sur la margelle et vous sifflerez.

Un coup de sifflet vous répondra du fond dupuits. Marmouset commençait à écouter avec une certaineavidité.

– Après le coup de sifflet, vous tâcherezde contrefaire ma voix et vous crierez :Figurrera !

C’est le mot de passe.

Alors, vous verrez le fond du puits, qui estsans eau, s’éclairer, et la Belle Jardinière paraître. Vous avezvotre revolver… le reste vous regarde…

– Mais le sous-sol ?… demandaMarmouset.

L’Espagnol répondit :

– Le sous-sol est en communication avecle puits par un boyau souterrain. C’est par là que j’entre etsors.

Marmouset garda un moment de silence.

Il délibérait en lui-même sur la question desavoir s’il était plus prudent d’emmener l’Espagnol avec lui pourvérifier l’exactitude de ses assertions et s’assurer qu’on ne luitendait pas un nouveau piège ou de le laisser sous la garde deMilon.

Il se décida pour ce dernier parti.

– Écoute-moi bien ! dit-il àl’Espagnol ; à ton estime, que faut-il de temps pour aller àSaint-Mandé et en revenir ?

– Deux heures.

– J’en prends quatre, poursuivitMarmouset. Mais si dans quatre heures je ne suis pas revenu, tu esun homme mort.

Et Marmouset sortit, et revint au bout dequelques minutes, apportant un paquet de cordes qu’il jeta à Milon,en lui disant :

– Tu vas me ficeler monsieur, lui lierles bras et les jambes, et rester avec lui.

– Bon ! dit Milon qui se mit àgarrotter l’Espagnol, lequel, du reste, n’opposa aucunerésistance.

– Il est dix heures du soir à cettependule, dit Marmouset.

– Oui.

– Si, au moment où deux heures du matinsonneront, jene suis pas de retour, tu tueras monsieur.

– C’est bien, répondit Milon avec lecalme d’un soldat prussien qui reçoit une consigne.

Alors Marmouset laissa Milon et son prisonnierdans la petite salle du rez-de-chaussée et dit à son cocher quiétait demeuré sur son siège, prêt à partir :

– Prends une paire de pistolets et faismonter le palefrenier à côté de toi.

Le cocher était un robuste gaillard surl’énergie et le dévouement duquel Marmouset pouvait compter.

**

*

Marmouset partit, Milon ferma la porte auverrou.

Puis il plaça son fauteuil devant la porte etles yeux fixés sur la pendule, il attendit, plein d’anxiété, leretour du jeune homme et de Vanda.

L’Espagnol était couché sur le tapis, la facecontre terre, et les liens qui le serraient aux bras et aux jambeslui interdisaient tout mouvement.

Onze heures sonnèrent, puis minuit, puis uneheure du matin.

Marmouset ne revenait pas.

Milon commençait à froncer le sourcil,lorsque, tout à coup, la bougie unique qui brûlait sur la cheminées’éteignit par une cause toute naturelle du reste.

Elle était arrivée à la bobèche, l’avait faitéclater et comme elle était au bout, la mèche s’était noyée dans lacire liquéfiée.

Milon chercha dans sa poche le briquet qu’ilavait habituellement, pour allumer une autre bougie, et, ne letrouvant pas, il prit le parti de tirer le verrou de la porte et depasser dans la pièce voisine qui était la salle à manger et danslaquelle il trouverait certainement, des allumettes sur lepoêle.

Comme l’Espagnol était solidement garrotté,Milon ne vit aucun inconvénient à le laisser seul un moment.

Mais ce moment suffit à l’Espagnol pour faireun soubresaut et se laisser retomber lourdement sur lapoitrine.

Une vessie qu’il avait sous ses vêtements secreva alors, et une liqueur mystérieuse se répandit sur le parquet,laissant échapper une odeur qui saisit Milon à la gorge lorsqu’ilrevint.

– Mais que sent-il donc ici ? dit lecolosse.

Et il trotta une allumette sur le parquet.

Soudain ce phénomène étrange rapporté dans lemanuscrit de Turquoise et qui avait occasionné l’incendie de lavilla de Saint-Cloud, se reproduisit.

La liqueur mystérieuse se volatilisa et pritfeu ; et soudain la salle fut envahie par les flammes, etMilon en fut environné.

Chapitre 21

 

Milon jeta un cri ; et, horriblementbrûlé, la barbe et les cheveux roussis, il recula jusqu’à la porteet s’élança dans le corridor.

Les flammes le suivirent.

Le colosse appela au secours.

Mais il n’y avait plus personne dans l’hôtel.Depuis deux jours, Vanda et Marmouset, prévoyant de gravesévénements, avaient congédié les domestiques, ne gardant que lecocher et le palefrenier dont ils étaient sûrs.

La petite salle était maintenant une fournaiseardente.

Milon s’était réfugié dans la cour ; lesflammes passaient par les fenêtres.

Alors le pauvre colosse, complètement affolé,se précipita de la cour dans la rue, oubliant son prisonnier, ouplutôt bien persuadé que l’Espagnol qui était garrotté, allaitpérir dans les flammes.

La voix de stentor de Milon retentit alorscomme le tocsin :

– Au feu ! cria-elle, aufeu !

Et quelques fenêtres s’ouvrirent aux maisonsvoisines et le cri : « Au feu ! » futrépété.

Le poste de police de la rue de Ponthieu,prévenu par un sergent de ville qui était de garde auxChamps-Élysées, accourut en toute hâte.

Moins d’un quart d’heure après, les pompesarrivèrent, et tout ce paisible quartierFrançois Ier fut mis en grand émoi.

La nuit était calme et il pleuvait un peu.

Ces deux circonstances empêchèrent l’incendiede se développer très vite et permirent aux pompiers de faire lapart du feu.

Les gros murs, les cloisons même résistèrent,le premier étage de l’hôtel fut à peine touché, et on finit paréteindre le feu, au rez-de-chaussée, vers trois heures dumatin.

Alors seulement, Milon songea àl’Espagnol.

Qu’était-il devenu ?

Était-il parvenu à briser ses liens et àsauter par la fenêtre, tandis que Milon fuyait par laporte ?

Ou bien avait-il péri ?

Milon se posa la question en frémissant.

Les meubles qui avaient brûlé laissaient çà etlà des débris reconnaissables.

Vainement Milon chercha-t-il le cadavrecarbonisé de l’Espagnol.

Au petit jour, l’incendie était complètementéteint et les pompiers se retirèrent, ainsi que tous ceux quiavaient porté secours.

Milon resta seul.

Il resta seul, morne, sombre, épouvanté, serendant compte, pour la première fois, de ce qui s’était passé.

L’odeur nauséabonde avait été répandue parl’Espagnol, l’incendie était son œuvre, et s’il avait fait cela,s’était pour se sauver.

Or, l’Espagnol sauvé, Marmouset et Vandaétaient perdus.

Et tout cela était la faute de Milon qui, pourla seconde fois, était joué comme un enfant.

Et Milon prit sa tête à deux mains, s’assit àla porte de l’hôtel, sur une borne, et se mit à sangloter.

Avec ses habits brûlés, sa face noircie, ilavait l’air d’un vieux démon chassé de l’enfer.

Et tandis qu’il pleurait, le pauvre vieux,déchirant sa poitrine avec ses ongles crispés, heurtant parfois aumur sa tête blanche, alors qu’il était au paroxysme de sondésespoir, un homme qui s’était approché de lui sans qu’il le vîtet l’entendit, lui posa brusquement la main sur l’épaule.

Milon leva la tête…

Milon se dressa comme s’il eût reçu dans lapoitrine la décharge d’une pile électrique.

Milon jeta un cri suprême :

– Rocambole !

Chapitre 22

 

Rocambole était donc de retour.

Milon serrait ses mains, Milon pleurait etriait en le regardant.

Mais avant de les suivre tous deux, il nousfaut rejoindre Marmouset, qui venait à Saint-Mandé sur lesindications perfides de l’Espagnol.

Marmouset, on s’en souvient, avait emmené soncocher et le palefrenier, recommandant au premier d’aller bontrain.

Depuis qu’il était un homme élégant, riche àmillions, Marmouset avait des chevaux hors ligne comme vitesse.

On disait au Club des Asperges que sion avait connu ses chevaux dix ans plus tôt, le gouvernement ne seserait pas donné tant de mal pour construire des chemins defer.

Le cocher, rendît la main au magnifiquetrotteur qui fila comme une flèche, et vingt minutes après le coupés’arrêta devant ce cabaret dont la cave avait servi de prison àMilon.

Le cabaret était fermé.

En face, de l’autre côté de la route,s’élevait, la villa en construction.

Marmouset mit pied à terre.

Puis il dit au cocher :

– Donne les rênes au palefrenier quigardera la voiture, et viens avec moi.

Le cocher le suivit.

Ils poussèrent la grille du jardin qui étaitentre-bâillée, ainsi que l’avait dit l’Espagnol, et bien que lanuit fût assez obscure, Marmouset eut bientôt distingué quelquechose de blanchâtre qui s’élevait dans, un coin au dessus dusol.

C’était la margelle du puits.

– Tu es un garçon résolu, dit encoreMarmouset, et tu m’es dévoué.

– J’espère que monsieur n’en doute pas,répondit le cocher.

– Prends ces deux pistolets, en cecas ; peut-être en aurons-nous besoin.

– Mais où allons-nous,monsieur ?

– Tu vas le savoir.

Et Marmouset s’approcha du puits.

C’était un puits tout neuf, surmonté d’unappareil en fer auquel était adaptée une poulie.

Cette poulie servait à faire mouvoir deuxseaux, dont l’un remontait tandis que l’autre, descendait.

Marmouset tira de sa poche, une boîte debougies, en alluma une, dont il abrita la flamme tremblotante dansle creux de sa main, car il pleuvait toujours un peu et le vents’élevait.

Puis à l’aide de cette clarté, il examinad’abord l’intérieur du puits.

Les seaux lui parurent bien grands pourn’avoir d’autre destination que de puiser de l’eau.

Cette remarque semblait confirmer lesallusions de l’Espagnol, qui avait prétendu que c’était par lepuits qu’on pénétrait dans le sous-sol de la maison.

La bougie s’éteignit.

Marmouset en alluma une autre et la jeta dansle puits.

Si le puits était plein d’eau, elles’éteindrait sur-le-champ.

Le puits était à sec, car la bougie toucha lesol et brûla quelques secondes encore.

Penché sur la margelle, Marmouset put serendre compte alors de la profondeur qui était d’une quinzaine depieds à peine.

En même temps il aperçut fort distinctementune espèce d’ouverture pratiquée dans la maçonnerie au raz dusol.

C’était sans doute l’entrée du boyausouterrain dont l’Espagnol avait parlé.

Jusque-là tous les renseignements de cedernier étaient d’une exactitude rigoureuse.

En outre, Marmouset avait tellement été frappéde l’épouvante manifestée par l’Espagnol qu’il ne douta pas unmoment que, pour sauver sa vie, celui-ci ne se fût décidé à trahirla Belle Jardinière.

Et se conformant à ses instructions, ilattendit que l’allumette se fût éteinte ; puis se penchant surla margelle, il siffla.

Une minute s’écoula.

Au bout de ce temps un coup de sifflet montades profondeurs du puits.

Marmouset recula d’un pas et arma sonrevolver.

Puis il se pencha de nouveau sur la margelleet attendit.

Tout à coup une clarté se fit tout aufond.

C’était comme un rayon lumineux qui passe sousune porte.

Ensuite cette clarté grandit et occupa tout lepérimètre de cette ouverture que Marmouset avait aperçue.

Alors un bras passa par cette ouverture.

Et ce bras posa un flambeau au milieu dupuits.

Enfin une tête apparût à la suite du bras.

Marmouset, immobile, retenait son haleine.

Le cocher, non moins immobile, non moins muet,se tenait derrière lui.

La tête leva les yeux en l’air et fut suiviedans le puits par une partie du buste.

Marmouset vit alors distinctement cette têteque les rayons du flambeau éclairaient.

C’était une tête de femme couronnée d’unemagnifique chevelure blonde.

L’Espagnol n’avait pas menti – c’était bien laBelle-Jardinière.

Et Marmouset, qui réprima un battement decœur, s’enhardit dans cette opinion qu’il faut tuer les bêtesfauves partout où on les rencontre.

Et il allongea la main qui tenait le revolver,ajusta et fit feu.

**

*

Soudain, la lampe s’éteignit, un cri dedouleur se fit entendre et le puits demeura plongé dans lesténèbres.

Le cœur de Marmouset battait à rompre sapoitrine.

Il venait de tuer une femme.

Pendant quelques minutes, il demeura appuyésur la margelle du puits, pâle, frémissant, la sueur au front.

Le silence, un silence de mort, avait suivi cecri d’agonie.

La Belle Jardinière était-ellemorte ?

Marmouset regarda autour de lui.

Le coup de feu semblait n’avoir éveillé aucunécho. Aucune lumière ne brilla dans la maison enconstruction ; personne ne parut et le fond du puits continuaà demeurer plongé dans l’obscurité.

Alors Marmouset, qui avait fini par dominerson émotion, Marmouset regarda le cocher et lui dit :

– Es-tu prêt à me suivre ?

– Oui répondit-il.

– En ce cas, je vais descendre dans cepuits. Quand je serai au fond, tu descendras à ton tour.

Et, sautant sur la margelle, il se cramponna àla corde, mit les deux pieds dans le seau et se laissa couler,l’autre faisant contrepoids.

Le bruit du seau qui s’arrêtait avertit lecocher que Marmouset était arrivé.

– À ton tour ! lui criacelui-ci.

Le cocher descendit.

Alors seulement Marmouset eut de nouveaurecours à ses bougies.

Quand l’une d’elles fut enflammée, il sepencha sur le sol et remarqua des traces de sang.

L’ouverture par laquelle la tête de la BelleJardinière lui était apparue un moment, était assez grande pourlaisser passer un homme en se courbant.

Marmouset vit alors une espèce de galeriesouterraine en demi-cercle et construite en maçonnerie comme lepuits.

Les traces de sang continuaient dans cettegalerie.

Mais le corps de la Belle Jardinière avaitdisparu.

Sans doute qu’elle s’était traînée mourantetout au fond du boyau souterrain.

– Si tu as peur, dit Marmouset au cocher,tu peux remonter.

– Monsieur se moque de moi, répondit lefidèle serviteur, qui tenait un pistolet de chaque main.

– En route alors, et Dieu nousgarde ! dit Marmouset.

Et, le revolver au poing, il s’avançarésolument dans le boyau souterrain, à la recherche del’inconnu.

Chapitre 23

 

Le boyau souterrain décrivait, nous l’avonsdit, une courbe ; ce qui fit que lorsqu’ils eurent fait unevingtaine de pas en avant, Marmouset et le cocher se retournèrentet ne virent plus l’entrée.

Marmouset n’avançait qu’avec précaution,allumant une allumette après l’autre, et toujours prêt à faire feude son revolver si un ennemi quelconque venait à se dresser devantlui.

Tout à coup un bruit étrange se fit derrièrelui et le força à s’arrêter.

Il se retourna et vit le cocher non moinsétonné.

Qu’était-ce que ce bruit ?

C’était comme l’écrasement d’une partie de lavoûte en maçonnerie qu’ils avaient au-dessus d’eux.

Marmouset revint alors sur ses pas.

Son oreille ne l’avait pas trompé.

Il avait bien entendu le bruit des pierres quis’écroulaient, s’entassaient dans le souterrain et rendaientimpossible toute retraite vers le puits.

Mais il ne fût pas difficile à Marmouset dereconnaître que Cet éboulement était le résultat non d’un accident,mais d’une combinaison.

La voûte s’était écrasée d’une façonrégulière, par tranche, si on peut se servir de cette expression etsous la pression d’une force intelligente.

– On nous coupe la retraite !murmura Marmouset.

Et il n’alluma plus de bougies et continua àavancer dans les ténèbres, s’arrêtant parfois pour prêterl’oreille.

Qu’était donc devenue la BelleJardinière ?

Elle n’était donc blessée que légèrementqu’elle avait pu s’éloigner ainsi ?

Tout à coup il sembla à Marmouset qu’unerespiration humaine se faisait entendre auprès de lui.

Il s’arrêta.

– Me suis-tu toujours ? dit-il aucocher.

– Toujours, répondit celui-ci.

– Il faut pourtant savoir où nous sommes,se dit Marmouset que l’impatience et la colère gagnaient peu àpeu.

Et il eut de nouveau recours à ses bougies.C’était peut-être la vingtième qu’il allumait, et la boîte étaitpresque vide.

Il regarda devant lui.

Le souterrain paraissait s’allongerindéfiniment. Le sol que Marmouset foulait était couvert de sablefin, et sur ce sable, çà et là, se trouvait encore, un peu desang.

Mais, celui ou celle qui répandait ce sangavait de l’avance, car aussi loin que son regard pouvait s’étendre,tandis que la bougie brûlait, Marmouset voyait le souterrainvide.

– Je n’ai plus que trois allumettes,dit-il à son compagnon.

– Il faut les ménager, répondit cedernier.

Et ils continuèrent leur chemin, dans lesténèbres.

Marmouset, qui était plus petit que le cocher,marchait presque debout.

Le cocher, qui était presque de la taille deMilon, était obligé de se courber en deux, ce qui retardait un peula marche.

Tout à coup ce dernier poussa un cri.

Mais un de ses cris d’épouvante et de douleurqui sont intraduisibles.

Marmouset se retourna vivement.

– Qu’y a-t-il ? s’écria-t-il.

Le cocher ne répondit pas.

– Où es-tu ? Que t’est-ilarrivé ? répéta-t-il.

Même silence.

Marmouset frotta, une allumette sur le dos dela boîte et la flamme jaillit.

Le cocher avait disparu.

Comme il avançait, une trappe que recouvraitle sable fin s’était brusquement ouverte, sous ses pas, et il avaitjeté ce cri que Marmouset venait d’entendre au moment où, le solmanquant sous, ses pieds, il était précipité dans quelque abîmeténébreux.

Puis la trappe qui, faisait bascule étaitremontée et le sol paraissait de nouveau uni, et Marmouset ne serendait pas compte encore de la disparition de son compagnonlorsqu’un éclat de rire strident et moqueur, vint retentir à sonoreille.

– Ah ! enfin ! s’écriaMarmouset ivre de rage.

Et jetant son allumette et se replongeant dansles ténèbres, il avança résolument le bras étendu.

L’éclat de rire continuait à se faireentendre, roulant sous cette voûte sonore comme un suprêmedéfi.

Marmouset fit feu.

L’éclair rouge du revolver illumina uneseconde le souterrain toujours vide et Marmouset poussa un nouveaucri de rage.

L’éclat de rire retentissait cependant auprèsde lui.

Marmouset fit feu une seconde fois.

Alors l’éclat de rire se tut et Marmouset eutun battement de cœur.

Il pensa que sa balle était allée droit aubut. Et il avança encore.

Mais soudain une voix railleuse se fitentendre :

– Tu as ménagé tes bougies, disait-elle,ménage donc tes balles.

– Oh ! tu n’es donc pas morte !vipère !… s’écria Marmouset.

Cette voix qu’il venait d’entendre, il l’avaitreconnue.

C’était celle de la Belle Jardinière.

Et, cette fois, il eut recours à sa dernièreallumette.

Cette fois aussi, il vit son ennemie.

La Belle Jardinière était devant lui à dix pasde distance, souriante et moqueuse, et le regardant avec un dédainsuprême.

L’allumette d’une main, le revolver del’autre, Marmouset allongea le bras, ajusta froidement et pressa ladétente.

L’allumette s’éteignit.

– Tu n’as plus que deux balles !cria la voix moqueuse.

Marmouset fit feu de nouveau.

De nouveau l’éclat de rire retentitstrident.

– Allons ! la dernière ? criala voix.

– Va pour la dernière ! réponditMarmouset.

Et il tira son sixième coup de feu.

Mais alors une grande clarté se fit dans lesouterrain et au milieu de cette clarté, toujours debout, toujoursmoqueuse, la Belle Jardinière apparut à Marmouset comme un êtreinvulnérable !

Chapitre 24

 

Marmouset fui pris d’un accès de ragefolle.

Son revolver était déchargé.

Mais il avait un poignard sur lui, et, cepoignard à la main, il se rua sur la Belle Jardinière, décidé à enfinir.

Elle ne bougea pas et l’attendit de piedferme.

Et comme il approchait, le poignard levé, ellese mit à rire et croisa ses bras sur sa poitrine.

Il frappa.

Le poignard rencontra un corps dur etmétallique, et se brisa en deux morceaux.

Marmouset voulut alors la prendre à bras lecorps et l’étouffer.

Mais elle lui glissa des mains, et cette lueurétrange qui l’entourait s’éteignit.

Une fois de plus, Marmouset se trouva dans lesténèbres.

Alors, fou de fureur, désarmé, réduit àl’impuissance, il se mit à chercher son ennemie dans l’ombre et nela trouva pas.

Il avançait toujours ; et, à mesure qu’ilavançait, le rire strident paraissait fuir devant lui.

Puis, soudain, ce rire cessa de se faireentendre.

Soudain, aussi, une faible clarté brilla dansl’éloignement.

Marmouset prit cette clarté qui léchait le solet paraissait passer sous une porte, pour le but de sa course, et,peu soucieux de rencontrer des pièges en route, sans même songer ausort du malheureux cocher, sous les pas duquel un abîme s’étaitentr’ouvert et refermé, il s’élança en avant et ne s’arrêta quelorsqu’il eut rencontré un obstacle.

Cet obstacle, c’était une porte.

Une porte au travers de laquelle filtrait cerayon de lumière qui lui avait servi de guide.

Et cette porte céda devant lui.

Alors, une grande clarté vint frapperMarmouset au visage, et il s’arrêta sur le seuil.

Il se trouvait à l’entrée d’une salle assezvaste, une sorte de boudoir qui ressemblait par son ameublement àcette chambre que Roumia avait à Londres, et dans laquelle lemarquis de Maurevers avait été transporté, et dont Marmouset avaitlu la description dans le manuscrit de Turquoise.

Au milieu il y avait un lit.

Sur ce lit une femme était couchée.

Marmouset jeta un cri en l’apercevant ets’élança vivement vers elle.

Ce n’était pas la Belle Jardinière.

C’était Vanda.

Vanda ne dormait pas, elle avait même les yeuxouverts.

En entendant prononcer son nom. elle semit sur son séant et regarda le jeune homme.

– Qu’est-ce que vous me voulez ?dit-elle.

Marmouset recula effaré.

Vanda avait l’œil brillant de la folie, etelle ne le reconnaissait pas.

– Oui, dit-elle d’une voix mélancoliqueet douce, je me suis appelée Vanda autrefois, mais ce n’est plusmon nom.

Je m’appelle aujourd’hui la sultane Fatma etje vais épouser le prince Ali, le frère aîné du sultan mon premierépoux.

Le prince Ali succède au sultan.

Ce sera une belle fête que celle de mes noces,vous verrez.

Et, regardant Marmouset avec plusd’attention.

– Il me semble que je vous connais, vous,dit-elle ; où donc vous ai-je déjà vu ? N’êtes-vous pasle premier officier du prince Ali ?

– Vanda ! Vanda ! s’écriaMarmouset avec désespoir ne me reconnaissez-vous donc pas ? Jesuis Marmouset…

– Ce nom m’est inconnu, dit-elle.

Il eut une inspiration et prononça un autrenom.

Rocambole !

Vanda tressaillit et elle descendit du lit derepos.

Puis, posant sa main sur l’épaule deMarmouset :

– Comment avez-vous dit ?dit-elle.

– Rocambole ! répéta Marmouset.

Elle fronça le sourcil, son front seplissa ; elle prit même sa tête à deux mains, comme si elleeût voulu rassembler tout un monde de souvenir épars.

Mais l’effort était sans doute trop grand pourelle ; car elle partit tout à coup d’un éclat de rire etdit :

– Je ne me souviens pas !

Il y avait un piano dans cette sallemystérieuse.

Vanda se dirigea vers l’instrument etl’ouvrit.

Puis elle s’assit devant, et ses doigtscoururent agiles sur le clavier.

Marmouset immobile, la sueur au front,murmurait :

– Folle ! folle ! elle estfolle !

– Comme tu seras fou dans quelquesheures, dit tout à coup une voix derrière lui.

Il se retourna. La Belle Jardinière était surle seuil.

– Ah ! misérable, dit Marmouset, quivoulut de nouveau s’élancer vers elle.

Mais soudain ses jambes refusèrent de leporter, et, quelque effort qu’il fît, il lui fut impossible defaire un pas.

Il semblait qu’une barrière invisibles’élevait entre elle et lui.

– Écoute-moi, dit-elle.

– Misérable ! répéta Marmouset.

Vanda continuait à promener ses deux mains surle clavier et ne les entendait pas.

La Belle Jardinière reprit :

– Tu as voulu te mêler d’affaires quin’étaient pas les tiennes, pénétrer des secrets qui net’appartenaient pas.

Comme le baron Henri, commeM. de Montgeron, tu as voulu soulever le voile mystérieuxqui pesait sur la destinée du marquis de Maurevers.

Montgeron et le baron sont morts.

Cette femme que tu vois a voulu savoir, elleaussi…

Regarde ! elle est folle !

Maintenant, je te donne à choisir tonsort.

Veux-tu savoir et mourir ? veux-tu vivreet devenir fou ?

Ce nom de folie donnait le vertige àMarmouset.

– Si tu veux savoir, tu sauras. Tu verrasle marquis de Maurevers… Mais quand tu auras vu, tu mourras…

Si tu veux vivre, – qui sait ? la folieest peut-être le vrai bonheur, – je n’ai qu’à faire un signe, unmouvement, presser un ressort… vois plutôt…

Et la main de la Belle Jardinière se promenaun moment sur le mur.

Tout aussitôt un jet de vapeur humide etblanche sortit de ce mur comme une douche.

Et soudain aussi, Marmouset reconnut ce parfumbizarre dont les émanations avaient déjà troublé sa raison.

La Belle Jardinière pressa un autre ressort.La vapeur blanche s’arrêta.

– Choisis, répéta-t-elle.

– Je veux savoir ! dit-il.

– Et mourir ?

– Soit.

– Eh bien ! dit-elle, tu sauras…

Elle frappa dans ses mains trois fois, et à cesignal deux hommes entrèrent.

Chapitre 25

 

Des deux hommes qui venaient d’entrer, àl’appel de la Belle Jardinière, l’un était parfaitement inconnu àMarmouset.

Mais l’autre lui arracha un cri d’étonnement,presque de stupeur.

C’était l’Espagnol qu’il avait laissé rue deMarignan sous la garde de Milon, et pour qu’il n’en pût douter etne pas croire à quelque ressemblance extraordinaire, l’Espagnolavait encore les habits de cocher de fiacre sous lesquels Marmousetl’avait découvert place du Panthéon.

L’Espagnol et l’homme qui était avec lui,étaient armés d’un revolver et d’un poignard.

Marmouset avait brisé son poignard sur la cotede mailles couleur de chair qui enveloppait la Belle Jardinière, etjeté son revolver déchargé comme désormais inutile.

– Tu le vois, lui dit la BelleJardinière, tu es en mon pouvoir. Je n’ai qu’à faire un signe etces deux hommes se jetteront sur toi et te poignarderont.

Marmouset, en présence de ce danger réel quiremplaçait enfin tous ces périls mystérieux et incompréhensiblesauxquels il venait d’échapper, avait retrouvé tout sonsang-froid.

Les menaces dédaigneuses de la BelleJardinière l’intimidaient peu du reste, et si désespérée que luiparut la solution, il ne perdait pas cependant tout espoir.

Mais il regarda Vanda avec une douloureuseténacité.

Vanda continuait à toucher du piano, les yeuxau plafond, la tête rejetée en arrière.

– Folle ! murmurait-il,folle !

– Mais viens donc puisque tu veux savoir,dit la Belle Jardinière avec une ironie farouche.

– C’est bien, dit-il, je vous suis.

Elle le prit par la main, et à ce contact ilne put se défendre d’un tressaillement !

Cette femme avait la main froide comme lecorps d’une couleuvre.

Les deux hommes marchaient en avant.

Ils ouvrirent une porte au fond de la sallesouterraine, et Marmouset, se trouva dans un corridor plus haut etplus large que celui qu’il avait suivi déjà en poursuivant sonennemie.

Au bout de ce corridor, l’Espagnol poussa uneseconde porte.

Alors une grande clarté inonda de nouveau levisage de Marmouset.

Et en même temps aussi, il fit un pas enarrière et sentit ses cheveux se hérisser.

Il était en présence de ce qu’on appelle unechapelle ardente.

Comme jadis M. Gustave Marion qui enétait devenu fou, comme M. de Montgeron qui en était mortquatre ou cinq ans après, Marmouset se trouvait face à face avec uncadavre exposé sur un lit de parade, aux quatre coins duquelbrûlaient des candélabres à huit bougies.

– Regarde ! dit la BelleJardinière.

L’accent railleur de sa voix avait fait placeà un timbre plus grave.

– Regarde ! répéta-t-elle, puisquetu as voulu savoir.

– Maurevers ! exclama Marmouset.

Elle secoua la tête :

– Ce n’est pas. Maurevers, dit-elle. Toiaussi tu t’y trompes, comme s’y sont trompés Marion, Montgeron etles autres.

Approche-toi plus encore ; tiens, soulèvece bras… cette fois, ce n’est pas une figure de cire… c’est bien unvrai cadavre… le cadavre de l’homme que j’ai aimé…

Et elle se pencha et mit un baiser sur lefront du mort.

Puis, se redressant, l’œil étincelant, elledit encore :

– Cet homme que tu vois là, c’est monseul, mon ardent amour… c’est Perdito… Perdito que Maurevers a tué…Perdito dont je venge la mort à chaque heure du jour et de lanuit…

Elle eut un ricanement de bêtefauve :

– Ah ! tu as voulu savoir, dit-elle,tu sauras !

Elle le prit de nouveau par la main, le fitpasser devant le lit de parade et poussa une nouvelle porte.

Cette fois, Marmouset sentit ses cheveux sehérisser.

Il était au seuil d’un espèce de cachotéclairé par une lampe de fer suspendue à la voûte.

Au fond de ce cachot, accroupi sur un peu depaille fétide, était un vieillard décharné, couvert de haillons,chargé de chaînes.

Un vieillard qui, voyant paraître Roumia,joignit les mains et lui dit d’une voix lamentable :

– Grâce ! grâce !

Celui-là n’était pas fou. Il avait toute saraison, et la conscience des tortures sans fin qu’il endurait.

– Ah ! tu demandes grâce, dit labohémienne en riant d’un rire sinistre. As-tu fait grâce à Perdito,toi ?

Et se tournant vers Marmouset :

Puisque tu as lu le manuscrit de Turquoise,dit-elle, tu dois savoir quel est cet homme, ce démonplutôt !…

C’est le monstre qui nous a élevés, Perdito etmoi dans la haine du marquis de Maurevers ; c’est ce duc deFenestrange qui est allé jadis en Orient, chercher d’abominablessecrets ; c’est lui qui m’a enseigné l’art de tuer avec desparfums et de rendre fou avec des baisers…

C’est lui qui a mis un pistolet dans les mainsdu marquis de Maurevers et qui lui a fait tuer Perdito.

Et elle se prit à rire comme une filled’enfer :

– Et il a cru m’échapper ! et il acru que je me contenterais de torturer Maurevers et que je lelaisserais jouir en paix de sa vengeance… Ah ! ah !ah !…

Marmouset, la sueur au front, regardait tour àtour ce vieillard et cette furie.

Elle reprit :

– Mais Perdito n’eût point été vengé, sije n’avais pas frappé cet homme !… Il m’avait, donné de l’or,il avait mis à mes pieds des esclaves… Or et esclaves m’ont servi àle faire tomber dans un piège et àm’emparer de lui…

Il y avait dans un coin du cachot, hors de laportée du vieillard retenu au mur par des chaînes, un fourneau danslequel brillaient des charbons ardents.

Roumia fit un signe.

À ce signe, l’Espagnol prit une longue tige defer et la plongea dans le fourneau.

Le vieillard se prit à hurler.

– Grâce ! grâce !répéta-t-il.

– Il n’y a pas de grâce pour toi,répondit Roumia.

Et sa main nerveuse se mit à tourner etretourner la tige de fer dans le brasier jusqu’à ce qu’elle fûtrouge à l’extrémité.

Alors elle la retira et s’avançant vers levieux duc, elle le piqua au bras et à l’épaule.

La chair fuma à ce contact.

Le vieillard jeta des cris déchirants.

Marmouset lui-même, oubliant sa propresituation, s’écria :

– Grâce ! grâce !

Roumia eut un éclat de rire et jeta la tige defer loin d’elle.

Puis elle reprit Marmouset par la main et luidit :

– Maintenant, veux-tu voirMaurevers ? viens !

Et elle le fit sortir du cachot.

Chapitre 26

 

Marmouset, entraîné par cette femme dont laparole était brève, le geste impérieux, le rire ironique,commençait à se demander s’il n’était pas le jouet de quelquecauchemar ; lorsque la Belle Jardinière, poussa devant elleune nouvelle porte.

Cette fois le décor changeait.

Marmouset se crut au seuil d’une pagodeindienne. Des lampes mystérieuses projetaient des clartésvoluptueuses et tremblantes sur des murs tendus d’étoffes bizarres.Le sol était jonché de tapis moelleux.

Les angles garnis de piles de coussins.

Un parfum d’opium régnait dans cette pièce etmontait au cerveau.

Cette clarté mate qui baignait les objetscomme un rayon de lune avait quelque chose d’efféminé qui allait àl’âme et l’emplissait d’une sorte de mélancolie vague.

Marmouset sentit, en pénétrant dans cetétrange réduit, sa colère et son étonnement faire place à une sortede langueur et d’indifférence.

D’abord il ne vit que confusément les objetsqui l’entouraient.

La Belle Jardinière cessa de lui tenir la mainet il ne s’en aperçut pas.

Elle fit un pas en arrière, il n’y prit garde.Il ne s’était point aperçu que les deux hommes qui lesaccompagnaient tout à l’heure dans le cachot du vieux duc deFenestrange ne les avaient point suivis.

La Belle Jardinière recula jusqu’à la porte etdisparut.

Marmouset, se trouva seul et ne le remarquapoint.

Les peintures bizarres qui couvraient les mursde cette salle, lui rappelaient vaguement la pagode de Hampstead,dans laquelle Gipsy avait failli périr.

Tout, à coup, il lui sembla que la respirationd’un être humain se laissait entendre auprès de lui.

Puis il vit s’agiter quelque chose dans un desangles de la salle.

Enfin, un homme accroupi sur une pile decoussins lui apparut.

Cet homme avait l’attitude extatique desfumeurs d’opium.

Ses pommettes rouges, ses yeux caves et sansrayons, ses lèvres hébétées trahissaient l’abus du funestenarcotique.

Le tuyau d’un narguilé gisait auprès de luisur le tapis.

Marmouset s’approcha.

Cet homme, ce fantôme plutôt, car ce n’étaitplus qu’un être décharné, blanchi, tremblotant, ressemblaitcependant à ce cadavre devant lequel Marmouset s’était arrêté toutà l’heure.

Et Marmouset se dit :

– Ce doit être là le marquis deMaurevers.

Le fumeur d’opium s’agitait, mais ce n’étaitpas la présence de Marmouset qui causait cette agitation.

Tout entier à son rêve, insensible aux chosesextérieures, vivant en lui-même, il parlait d’amour à un êtreinvisible, devenu, palpable et réel pour lui seul.

– Oui, disait-il, je t’aime… et vivreavec toi pendant une éternité ne serait pas assez long encore… Etil étendait les bras et les ramenait sur la poitrine comme s’il eûtpressé un être réel.

Marmouset le contemplait avec une sorte destupeur.

Alors seulement il s’aperçut qu’il était seulet que la bohémienne n’était plus là.

Mais, presque aussitôt après, la porte serouvrit, et Roumia entra.

Le marquis continua à divaguer.

– Eh bien ! dit-elle en regardantMarmouset, qu’en penses-tu ?

Marmouset tressaillit ; il retrouva saraison et son sang-froid.

– Est-ce là Maurevers ! dit-il.

– Oui.

– Et c’est là ta vengeance !

– Oui.

Marmouset se prit à rire :

– Je te croyais plus vindicative, dit-ild’un air dédaigneux.

– Vraiment ?

– Cet homme est abruti, poursuivitMarmouset, mais, il n’est pas malheureux. Depuis longtemps la vieréelle est loin de lui, et il vit dans un rêve perpétuel ; lerêve, c’est la folie. La folie fait-elle donc souffrir ?

Roumia souriait et ne répondait pas.

Marmouset reprit :

– Tu détruis ce corps lentement, mais tun’as plus aucun pouvoir sur l’âme.

– Tu crois ?

– Cette intelligence éteinte n’a plusconscience des tortures que tu lui as infligées ; tu peux tuercet homme quand bon te semblera, il franchira le seuil de la mortsans s’en apercevoir.

– Tu es intelligent, ricana Roumia, ettout ce que tu dis est rigoureusement vrai, en apparence. Cependanttu te trompes.

– Comment ?

– Le marquis a des heures lucides.

Marmouset tressaillit.

– Des heures, poursuivit Roumia, où il sesouvient de son nom, de son enfant, de sa vie d’autrefois, desheures où il a horreur de moi et où, cependant, il m’aime plus quejamais.

– C’est impossible !

– Oui, car l’opium détruitl’intelligence.

– Tu as raison, mais j’ai le secret d’unréactif puissant qui détruit momentanément son effetstupéfiant.

Alors Roumia tira de son sein un flaconqu’elle déboucha.

Puis elle s’accroupit devant le narguilé etversa quelques parcelles d’une poudre blanchâtre que ce flaconrenfermait, dans le tuyau où brûlait un reste de narcotique.

En même temps, elle prit le tuyau, l’approchades lèvres de Maurevers hébété et lui dit :

– Fume !

Le pauvre idiot pressa de ses lèvres le tuyaufatal.

La Belle Jardinière regarda alors Marmouset etlui dit :

– Maintenant, tu vas voir…

Chapitre 27

 

Marmouset ne pouvait, détacher son regard dece fantôme décharné qui s’était appelé le marquis de Maurevers etqui paraissait être descendu, comme intelligence, au-dessous duniveau de la brute.

Roumia, la bohémienne, la Belle Jardinièrecomme on l’appelait, et que Marmouset avait voulu tuer moins d’uneheure auparavant, Roumia était pourtant seule avec lui en cemoment, et ses deux gardiens étaient demeurés au dehors.

Il est vrai que Marmouset n’avait plus nirevolver, ni poignard.

Mais Marmouset était un homme, un homme jeuneet robuste ; et un homme a toujours raison d’une femme.

Il pouvait donc se jeter sur elle àl’improviste, lui faire un collier de fer de ses deux mains etl’étrangler avant qu’on ne fût venu à son aide.

Marmouset n’y songea même pas.

L’atmosphère alourdie dans laquelle il setrouvait, avait distendu ses nerfs, apaisé sa colère, ôté à son âmetoute énergie.

Roumia s’était donc assise auprès de lui, etil ne prenait garde à elle.

Toute son attention était concentrée par lemarquis de Maurevers.

Celui-ci fumait.

Il fumait avec cet acharnement fébrile desOrientaux qui cherchent dans le rêve des jouissances insensées.

Mais il avait cessé de murmurer des mots sanssuite, de parler d’amour à cet être imaginaire que tout à l’heureil croyait presser dans ses bras.

Son œil s’arrêtait parfois sur Roumia et surMarmouset.

Mais il ne voyait ni l’un ni l’autre.

– Il ne nous a pas encore aperçus, ditRoumia à l’oreille de Marmouset.

– Il nous verra donc ?

– Oui, tout à l’heure.

– Ah ! fit Marmouset qui sentait,lui aussi, sa tête s’appesantir.

Mais, bientôt, il fut le témoin d’un étrangephénomène, annoncé du reste par Roumia.

L’œil du marquis, cet œil atone et sansrayons, dont les paupières étaient à demi baissées, cet œils’ouvrit peu à peu, puis, s’éclaira, et Marmouset comprit quel’intelligence y revenait lentement.

Tout à coup, sa main saisit le tuyau dunarguilé et l’arracha de ses lèvres.

Puis, le jetant loin de lui, le marquis seleva brusquement et s’écria :

– Où suis-je ?

Alors, la voix railleuse de la BelleJardinière se fit entendre :

– Bonjour, marquis, dit-elle.

Il serra les poings, leva sur elle un regardplein de haine et voulut faire un pas.

Mais elle le cloua à sa place de son œilfascinateur et lui dit :

– Prends garde ! tu sais bien quetes jambes ne te portent pas toujours.

– C’est vrai, murmura-t-il avec un accentde rage.

Et il retomba, épuisé par l’effort qu’ilvenait de faire, sur la pile de coussins où il était tout àl’heure.

La voix de Roumia avait le sifflement d’unevipère.

– Marquis, dit-elle, sais-tu qui tues ?

– Oui, répondit-il, je sais que je suista victime, démon.

– Tu es le marquis de Maurevers, n’est-cepas ?

– Je ne suis plus rien.

– Mais tu l’as été ?

– Oui.

– Tu avais une maîtresse…Turquoise ?…

– Pauvre Turquoise ! soupira-t-ilavec un sanglot déchirant dans la voix.

– Elle est morte, ricana labohémienne.

– Tu me l’as déjà dit, mais je ne tecrois pas.

– Tu avais un fils ?…

Ici, cet homme qui recouvrait un peu de sonintelligence, fit un effort surhumain :

– Non, dit-il, je n’ai pas de fils… jen’ai jamais eu de fils.

– C’est-à-dire que tu n’as jamais voulume dire où il était, dit-elle avec un accent de raillerieinfernale, mais je le sais…

– Tu mens !

Et, en prononçant, ces mots, il vit Marmousetqui se tenait muet et la sueur au front derrière Roumia.

– Quel est cet homme ?balbutia-t-il.

– Ah ! tu ne connais pasmonsieur ?

– Un de tes complices, sans doute, un detes bourreaux, fit-il avec un accent de mépris et de rage.

– Tu te trompes, marquis, tu tetrompes…

Et elle riait de son rire infernal.

– Monsieur, poursuivit-elle, est un detes amis.

– Ah ! fit Maurevers.

Et son œil éteint se fixait avec une sorted’acharnement sur Marmouset, qu’il voyait pour la premièrefois.

– Je ne me souviens pas, murmura-t-ilenfin, en prenant sa tête dans ses deux mains.

– Monsieur, poursuivit Roumia, est un amide Montgeron.

– Montgeron ! exclama lemarquis.

– Ne te l’ai-je pas dit ? Montgeronest mort.

Le marquis eut un gémissement.

– C’est un ami de Montgeron,poursuivit-elle, et, comme lui, il s’est vaillamment lancé à tarecherche, il a retrouvé ton fils…

– Je n’ai pas de fils ! répéta-t-ilavec énergie.

Roumia se tourna vers Marmouset :

– Mais dites-lui donc, fit-elle, que sonfils, ce matin encore, était dans un pensionnat de la rue desPostes.

– C’est vrai, dit Marmouset en courbantla tête.

Le marquis de Maurevers se dressa denouveau.

Il avait des éclairs dans les yeux, et soncorps débile semblait retrouver un peu de force.

– Eh bien ! oui, dit-il, j’ai unfils… mais tu ne sauras pas où il est.

– Tu te trompes, je le sais…

– Tu mens !

– Il est en mon pouvoir depuis ce matin,acheva Roumia.

– Tu mens !

– Je vais t’en donner lapreuve !

En même temps, elle frappa de nouveau troiscoups dans sa main.

Alors, le mur du fond de la salles’entr’ouvrit comme un décor de théâtre rentre tout à coup dans sacoulisse.

En même temps, des cris déchirants se firententendre.

Et Marmouset, épouvanté, vit au fond d’uneautre salle tendue de rouge et éclairée par des torches, un enfantdemi-nu lié à un poteau, et deux hommes qui le fouettaient avec desverges.

C’était bien le pauvre enfant enlevé le matin,rue des Postes, que les bourreaux de Roumia la bohémiennemartyrisaient !

Chapitre 28

 

La réaction que la vue du marquis deMaurevers, réduit à l’état de fantôme, n’avait pu opérer chezMarmouset, les cris et les larmes de l’enfant l’amenèrent.

– Ah ! misérables ! ah !brigands ! s’écria-t-il.

Et, oubliant qu’il était désarmé, il se ruasur les bourreaux.

La Belle Jardinière partit d’un éclat derire.

– Assez ! dit-elle.

Les deux hommes qui fouettaient l’enfants’arrêtèrent.

Mais, en même temps, sur un signe de leurterrible maîtresse, ils se tournèrent contre Marmouset.

Alors, entre cet homme seul contre deux, maisdont la colère doublait les forces, et ces deux esclaves d’unetyrannique volonté, une lutte terrible s’engagea.

Dix fois terrassé, Marmouset se releva dixfois.

Mais, enfin, la force brutale triompha.

Marmouset se vit couché sur le sol, le dos parterre, le genou de l’un de ses adversaires sur la poitrine.

Et celui-ci, levant un poignard, dit à laBelle Jardinière :

– Faut-il frapper ?

– Non, dit-elle, garrottez-le.

Alors, tandis que l’homme au poignardmaintenait Marmouset épuisé sous son genou, l’autre s’empara d’unelongue écharpe de soie que la Belle Jardinière portait autour de sataille, et qu’elle dénoua pour la lui donner.

Puis, avec cette écharpe, il se mit à lier lespieds et les mains du jeune homme, avec une dextérité de jongleurindien, et jamais peut-être ligature ne fut plus solide.

Quand ce fut fait, les deux hommes, dont l’un,du reste, n’était autre que l’Espagnol, se relevèrent, le laissantgisant sur le sol, et ils attendirent de nouveaux ordres.

Marmouset était de l’école de Rocambole.

Il savait que les cris ne servent à rien, sice n’est à perdre tout à fait une cause déjà compromise.

Il ne jeta donc pas un cri, il ne chercha mêmepas à se débattre ; muet, immobile, il attendit son sort avecune apparente impassibilité.

La Belle Jardinière dit àl’Espagnol :

– Détachez cet enfant !

On délia le pauvre petit, qui n’osait pluscrier de peur qu’on ne le fouettât encore.

– Et emmenez-le ! ajouta labohémienne.

Alors Marmouset vit le mur à coulissesreprendre sa place première, et le poteau, l’enfant, les bourreaux,tout disparut.

De nouveau, il était seul en présence de laBelle Jardinière. Celle-ci se pencha sur lui :

– Je n’aime pas à causer avec un homme àterre, dit-elle.

Et le prenant par les épaules, avec unevigueur dont on ne l’eût point jugée capable, elle le porta sur ledivan placé contre le mur et s’y assit.

– Maintenant, dit-elle,causons !

Marmouset leva sur elle un œil chargé demépris et ne prononça pas un mot.

Quant au marquis de Maurevers, il étaittoujours évanoui et gisait auprès du divan.

Elle le poussa du pied en disant :

– Nous n’avons plus à nous occuper delui, sa raison est éteinte de nouveau, il va rentrer dans son rêveopiacé.

Alors se plaçant en face de Marmouset, lesbras croisés sur la poitrine, l’œil plein d’éclairs, la lèvreironique, elle dit à son prisonnier :

– Je sais qui tu es : tu te nommesMarmouset, ton premier maître est un bandit du nom de Rocambole.Mais Rocambole est parti, il est mort sans doute, et tu n’es pas detaille à jouer le même jeu que lui.

Tu as commencé par être voleur etmendiant ; puis tu es devenu riche, et ce n’est pas moi qui meserais jamais jetée au travers de ta prospérité et de tonbonheur.

Mais tu as été imprudent, tu as voulusavoir.

Je venge l’homme que j’ai aimé, c’est mondroit. Tu as essayé d’enrayer ma vengeance, je te frappe, c’est mondroit encore !

Une femme était ta complice, tu vois ce quej’en ai fait, elle est folle !

Moi seule pourrais détruire mon œuvre et luirendre la raison, mais je n’ai pas de ces sottes générosités.

Dans cinq jours j’aurai quitté Paris ;dans huit, à bord d’un navire, entre le ciel et l’eau, emmenantavec moi ces deux victimes, je me serai soustraite pour jamais à lacuriosité importune de ceux qui rêvent encore de pénétrer lemystère du marquis de Maurevers.

Dans cinq jours, une pauvre folle à demi mortede faim sera trouvée dans les décombres de cette maison, auprèsd’un cadavre.

Les fous ne sont pas crus quand ils parlent,et les morts ne parlent pas.

La folle, c’est ta complice.

Le cadavre, tu l’as deviné, n’est-cepas ?

C’est le tien.

Elle eut un éclat de rire strident.

– Car enfin, dit-elle, tu n’as pasespéré, j’imagine, que je te ferais grâce ?

– Tuez-moi, dit Marmouset, je vousméprise !

Elle se prit à rire de plus belle.

– Bah ! dit-elle, tu es candide etnaïf en ton audace, mon maître ; et tu te dis peut-être que jevais t’envoyer dans l’éternité d’un coup de poignard ou d’un coupde pistolet. Allons donc !

Je n’ai pas l’intention davantage de te fairehacher en morceaux, ou de te faire décapiter. Le sang merépugne.

Je t’ai trouvé un supplice bien digne d’unhomme d’imagination tel que toi.

Marmouset continuait à la regarder avecdédain.

– Tu es instruit, poursuivit-elle, et tudois savoir que les Chinois sont des maîtres en raffinement decruauté.

Le duc de Fenestrange, que tu as vu tout àl’heure, avait étudié leurs procédés et c’est de lui que je tienscelui que je vais t’appliquer.

Je te condamne à mourir par la privation desommeil.

Marmouset était brave ; il avait fait lesacrifice de sa vie, et cependant, il ne put s’empêcher defrissonner.

– On meurt au bout de cinq jours,acheva-t-elle avec son rire cruel. Vraiment, ce n’est pas troplong !…

Et elle frappa pour la troisième fois dans sesmains, et, à ce signal, les bourreaux reparurent.

– Ô Rocambole ! murmura Marmouset,dans le fond de son cœur, Rocambole, où êtes-vous et neviendrez-vous donc pas à mon aide ?

Chapitre 29

 

Les bourreaux revenus, la Belle Jardinièreleur dit d’un ton ironique :

– Tenez compagnie à monsieur.

Puis elle ajouta, regardantMarmouset :

– Je viendrai prendre de tes nouvelles detemps en temps.

Et elle sortit.

Marmouset avait lutté, Marmouset avait étébrisé par mille émotions et il sentait une torpeur toute physiques’emparer de ses sens.

L’Espagnol et son complice s’étaient assisauprès de lui.

Marmouset, si las qu’il fût, les regardait etse demandait comment ils s’y prendraient pour l’empêcher dedormir.

En même temps aussi, il songeait à Rocamboleet se disait :

– Ah ! si je savais que le maîtrefût à Paris, je ne désespérerais pas.

Deux heures s’écoulèrent.

La surexcitation morale triompha chezMarmouset de la lassitude physique.

Pendant ces deux heures, il eut les yeuxouverts et les bourreaux n’eurent rien à faire.

Maris enfin la fatigue l’emporta. Ses yeux sefermèrent.

Soudain un épouvantable coup de tam-tam se fitentendre.

Marmouset rouvrit les yeux et bondit surlui-même autant que le lui permirent ses liens.

L’Espagnol venait de frapper sur un tambour decuivre avec une baguette de fer.

C’était le supplice qui commençait.

Vingt fois, pendant tes quatre ou cinq heuresqui suivirent, Marmouset ferma les yeux, vingt fois le terribletam-tam se fit entendre.

Mais on s’habitue aux bruits les plusstridents.

À mesure que te temps passait,l’engourdissement physique devenait plus grand.

Alors l’Espagnol dit à soncompagnon :

– Va chercher le seau.

Celui-ci sortit et revint peu après avec unseau d’eau glacée dans laquelle flottait une éponge.

Et chaque fois que Marmouset fermait les yeux,l’Espagnol lui exprimait l’éponge sur la tête.

Douze heures s’écoulèrent.

La Belle Jardinière reparut.

– Allez vous reposer, mes fidèles,dit-elle, j’ai dormi et je puis veiller à mon tour.

Marmouset commençait à éprouver d’intolérablesbourdonnements dans les oreilles et sa tête était lourde commeun boulet de bronze.

Néanmoins la vue de son ennemie lui donna ducourage.

Peut-être eût-il demandé grâce aux deuxhommes ; il se roidit contre la bohémienne.

Pendant deux ou trois heures encore, il luttade lui-même contre le sommeil.

Mais enfin ses yeux se fermèrent, de nouveauet soudain il jeta un cri de douleur.

La Belle. Jardinière venait de le piquer aubras avec une épingle d’or qu’elle avait prise dans sachevelure.

Les bourdonnements dans les oreillesaugmentaient, et Marmouset sentait sa raison s’en aller.

Chaque fois que ses paupières s’abaissaient,la terrible épingle se rougissait de son sang.

Le délire le prit.

Et dans ce délire, il lui sembla entendre unbruit sourd et lointain, comme celui d’une bêche qui travaillaitsans relâche au-dessus de sa tête.

Mais n’était-ce pas le résultat de cebourdonnement qu’il avait dans les oreilles et qui allait toujoursaugmentant ?

La Belle Jardinière, elle, paraissait ne rienentendre.

À demi couchée sur le divan auprès deMarmouset, elle s’était fait apporter une lampe sur un guéridon etlisait tranquillement à sa lueur.

Douze autres heures s’écoulèrent.

Le délire fit place, chez Marmouset, à uneextrême faiblesse.

Le besoin de dormir était devenu si impérieuxque souvent son implacable ennemie était obligée de le piquer deuxou trois fois de suite, pour qu’il rouvrît les yeux.

Les bourreaux vinrent relayer leurmaîtresse.

L’Espagnol portait un petit réchaud rempli decharbons ardents, et dans le réchaud, Marmouset, frissonnant,reconnut la terrible tige de fer avec laquelle il avait vu torturerle vieux duc de Fenestrange.

Mais le besoin de sommeil devenait siimpérieux, que, bien qu’il eût deviné l’usage qu’on allait faire dela tige de fer qui rougissait lentement, ses yeux se fermèrentencore.

Alors, l’un des bourreaux lui découvritl’épaule. Marmouset se laissa faire et ne se débattit point. Ildormait.

La tige rougie toucha son épaule, il seréveilla en rugissant.

Le troisième supplice commençait, et il duradouze autres heures pendant lesquelles Marmouset ne vit point laBelle Jardinière.

Chaque fois que ses yeux se fermaient, lachair fumait en criant sous le fer rouge.

Marmouset hurlait, le sang coulait par lesnarines, et une fièvre ardente le brûlait ; de temps en temps,il lui semblait encore entendre le bruit mystérieux de cette bêchequi travaillait toujours.

Tout à coup, l’Espagnol et son compagnon seregardèrent inquiets, étonnés…

Eux aussi, ils avaient entendu ce bruitétrange et l’Espagnol s’élança en dehors en disant :

– Il faut réveiller madame.

Alors, Marmouset eut un vague espoir, et unpeu d’énergie lui revint.

La Belle Jardinière accourut.

Marmouset vit l’Espagnol lever la main vers lavoûte de la salle, il vit la Belle Jardinière pâlir…

Il entendit distinctement ce bruit qu’il avaitpris longtemps pour le résultat d’une hallucination…

Et tout à coup le plâtre de la voûte sedétacha par fragments.

Tout à coup encore, une pierre oscilla ettomba aux pieds de la Belle Jardinière, qui fit un pas enarrière.

Cette pierre, qui fut suivie d’une autre,laissa voir soudain une ouverture béante, et soudain aussi deuxhommes s’élancèrent l’un après l’autre, comme une grappe humaine,par cette ouverture, et la Belle Jardinière jeta un cri.

À ce cri d’épouvante, Marmouset, à demi mort,répondit par un cri de triomphe, et la vie lui revint.

Rocambole et son fidèle Milon venaient detomber comme la foudre, le poignard aux dents, le revolver, aupoing, au milieu de ses bourreaux.

Marmouset était sauvé !…

Chapitre 30

 

L’émotion de Marmouset fut si forte qu’ilfaillit s’évanouir.

Mais déjà Milon était auprès de lui et avecson poignard coupa les liens.

En même temps, Rocambole posait sa main surl’épaule de la Belle Jardinière épouvantée, et luidisait :

– Tu ne me connais pas de vue… mais jevais te dire mon nom…

– Rocambole ! exclama Marmouset.

Mais Rocambole secoua la tête etdit :

– Pour madame, non, je ne suis niRocambole, ni le major Avatar… je suis…

Il s’arrêta et la regarda fixement :

– Je suis celui qui doit venir de l’Inde,dit-il.

Ce fut un coup de théâtre.

Cette femme hautaine et cruelle tout àl’heure, qui avait condamné Marmouset à une mort épouvantable, cedémon qui, depuis cinq ans, torturait le marquis de Maurevers, cemonstre qui faisait fouetter les enfants et frappait les vieillardsavec une tige de fer rougie, changea tout à coup d’attitude ettomba à genoux.

Elle s’agenouilla, non point en suppliante quidemande grâce, mais en esclave qui attend des ordres.

Et Rocambole la tint pendant un moment,palpitante, pleine d’effroi et d’obéissance, sous son œildominateur.

Le marquis de Maurevers dormait toujours deson lourd sommeil opiacé.

Rocambole le regarda un instant :

– C’est bien, dit-il, il n’est pas mort…il en reviendra… si tu avais des poisons qui tuent, j’en airapporté qui ressuscitent.

Puis il s’adressa à Marmouset :

– Et toi, depuis quand es-tuici ?

– Je ne sais pas au juste, réponditMarmouset, mais il y a au moins deux jours.

– Et Vanda, où est-elle ?

Marmouset étendit la main derrière lui.

– Dans ce souterrain, dit-il, elle estfolle.

Rocambole regarda sévèrement la BelleJardinière.

– Grâce, dit-elle, je lui rendrai laraison.

– Je l’espère bien, répondit-ilfroidement.

Alors. Marmouset fut témoin d’une scène nonmoins étrange qu’inattendue.

Il avait conservé quelques lueurs de raison,au milieu de ses tortures, et, par conséquent, en voyant apparaîtreRocambole comme un libérateur, il s’attendait à ce que celui-ci etson fidèle Milon feraient sur-le-champ justice de la BelleJardinière et de ses étranges complices.

Il n’en fut rien.

Rocambole remit son revolver et son poignard àla ceinture et dit à la Belle Jardinière :

– Je suis arrivé à temps pour eux et pourtoi. Si je les avais trouvés morts, ta dernière heure étaitvenue.

Elle était toujours courbée et, pour ainsidire, prosternée devant lui.

– Lève-toi, dit-il, esclave, j’ai besoinde tes services…

Et la Belle Jardinière se leva etdit :

– Maître, ordonnez, j’obéirai.

– Je crois, murmura Marmouset, que toutce que je vois et entends n’est qu’un rêve et que le délire m’arepris.

Rocambole entendit ces paroles :

– Toi, dit-il, tu as besoin de repos.Couche-toi… et dors…

Marmouset frissonnait, lui aussi, sous leregard du maître.

– Dors ! répéta celui-ci.

– J’ai soif !… balbutia Marmouset,dont la gorge était aride et qui continuait à rendre du sang parles narines.

Rocambole regarda la Belle Jardinière.

Celle-ci se tourna vers l’Espagnol, qui, ainsique son compagnon, était muet d’étonnement, et prononça quelquesmots dans cette langue mystérieuse que seuls les bohémienscomprennent.

L’Espagnol sortit et revint une minute après,portant un plateau sur lequel se trouvait un verre de vin qu’ilprésenta respectueusement à Marmouset.

Celui-ci hésitait à le prendre.

– Mais bois donc, dit Rocambole d’un tond’autorité.

Marmouset n’hésita plus.

Il vida le verre d’un trait ; puis ilretomba comme anéanti sur un amas de cailloux qui avait été son litde supplice, et ses yeux se fermèrent, obéissant plus encorepeut-être à l’influence magnétique du regard de Rocambole, qu’àcette lassitude inouïe qu’il éprouvait.

Alors, Rocambole se tourna vers la BelleJardinière :

– Suis-moi, fit-il.

**

*

Combien d’heures d’un sommeil profond,léthargique, sans rêves, Marmouset dormit-il ?

Il ne le sut pas lui-même.

Lorsqu’enfin ses yeux se rouvrirent, il étaittoujours dans cette salle bizarre où Rocambole était arrivé à sonsecours.

Mais Rocambole avait disparu.

Disparue aussi la Belle Jardinière, et avecelle le marquis de Maurevers.

Marmouset était seul, plongé dans unedemi-obscurité, car la salle n’était éclairée que par une lampe àglobe dépoli suspendue au plafond.

La brèche faite par Rocambole avait étérefermée, et toute trace en était effacée.

– Mais où suis-je donc ?s’écria-t-il en se levant.

À ces paroles, la porte s’ouvrit et Milonentra.

– Ah ! dit Marmouset, est-ce bientoi ?

– C’est moi.

– Où sommes-nous ?

– Dans le souterrain de Saint-Mandé.

– Et Vanda ?

– Le maître l’a emmenée.

– Et elle ?

Marmouset ne put réprimer un léger frisson enfaisant ainsi allusion à la Belle Jardinière.

– Partie avec lui.

– Étrange ! murmura Marmouset.

– Je suis de votre avis, dit Milon, maisvous savez bien que le maître a toujours son idée.

– Mais il est donc bien vrai qu’il est deretour, s’écria Marmouset, dont le cerveau était confus encore. Jel’ai donc vu !

– Comme vous me voyez.

– Et il est parti ?

– En vous laissant ceci.

Et Milon mit une lettre volumineuse sous lesyeux de Marmouset.

Celui-ci lut :

Histoire du major anglais sir EdwardsLinton, recueillie par le major Avatar.

Et Marmouset se mit à dévorer les pages de cemanuscrit, qui était l’œuvre de Rocambole.

Chapitre 31

 

Une lettre adressée à Marmouset accompagnaitle manuscrit de Rocambole.

« Mon cher enfant, disait le maître, jen’ai point torturé ce monstre femelle qui s’appelle la BelleJardinière. Elle a pourtant torturé M. de Maurevers,qu’hélas ! on ne rappellera jamais complètement à la raison età la santé ; elle a voulu te faire périr dans d’épouvantablessupplices.

Quelques heures encore, et ni toi, ni ma chèreVanda, n’eussiez plus été de ce monde.

Cependant, je ne frappe pas cette femme, et jevais lui fournir les moyens de racheter ses crimes.

Pourquoi ?

Ceci est mon secret, – un secret que tudevineras à moitié, du reste, quand tu auras pris connaissance dumanuscrit que je te laisse.

Je quitte de nouveau Paris, mais pour quelquesjours seulement.

À mon retour, – je vais à Londres, – j’auraibesoin de ton dévouement et de ton intelligence, et de cet or deGipsy, notre pauvre morte, que tu n’as accepté qu’à titre dedépôt.

Tu as entendu parler souvent de cette Indemystérieuse où vivent les Étrangleurs, nos anciens adversaires.

L’Inde est aussi la patrie d’hommes nobles etgrands qui ont lutté au grand jour, comme les Thughs luttaient dansl’ombre, contre la tyrannie et le joug de l’étranger.

Parmi ces princes qui ont refusé de subir lejoug de l’Angleterre, il en est un qui a préféré mille fois la mortà la servitude, et ce prince a été mon ami.

Rocambole le forçat a été pendant deux annéesle compagnon d’armes, le frère de l’homme le plus noble du monde.Il a vécu de sa vie, partagé les mêmes périls, et il ne l’a quittéque mort.

J’ai fait un serment à mon prince bien-aimé,au moment où son œil mourant s’arrêtait une dernière fois sur moi,un serment solennel et dont l’accomplissement sera le couronnementde l’œuvre de réhabilitation que j’ai entreprise.

Ce serment, je le tiendrai, mon ami, et tu m’yaideras.

C’est pour cela que je n’ai pas tué la BelleJardinière.

Il me faut un instrument terrible dans lamain, et cet instrument, c’est la bohémienne Roumia.

Lis donc, et au revoir…

ROCAMBOLE. »

Après avoir pris connaissance de cette lettre,Marmouset se tourna vers Milon.

– Ainsi donc, le maître est àLondres ?

– Oui, répondit le colosse.

– Quand est-il parti ?

– Hier soir.

– Et il t’a commandé de demeurer auprèsde moi ?

– Sans doute.

– Ici ?

– Ah ! dame ! fit Milon,savez-vous, que vous avez dormi soixante heures, pendant lesquellesje vous ai fait constamment avaler, des cuillerées de bouillon sansparvenir à vous éveiller.

Il est vrai que vous aviez absorbé unnarcotique dans le verre de vin qu’on vous avait apporté ; cequi nous a permis de panser vos blessures et vos brûlures sans vousfaire souffrir.

– Fort bien, dit Marmouset, mais ce n’estpas là ce que je te demande.

– Quoi donc ? fit Milon.

– Dois-je rester ici ?

– Le maître l’a dit : il est inutileque Marmouset rentre dans Paris avant d’avoir pris connaissance dumanuscrit que je lui laisse.

– C’est bien, je resterai.

– D’ailleurs, continua Milon, il y a icides provisions, du vin, et nous pouvons boire et manger.

– Ma foi ! dit Marmouset ensouriant, quelque obéissance respectueuse que j’aie pour le maître,et quelle que soit mon impatience de prendre connaissance de sonmanuscrit, je t’avoue que je meurs de faim et de soif.

– Attendez-moi alors.

Et Milon sortit et revint peu après, poussantdevant lui une table toute servie.

– Comment appellerons-nous monrepas ? demanda Marmouset. Je veux être pendu si je devine, aufond de ce souterrain, l’heure qu’il est.

– Il est minuit, dit Milon.

– Alors, soupons.

– Et je vais souper avec vous, car, moiaussi, j’ai grand’ faim. ajouta le vieux colosse.

Il était une chose qui excitait la curiositéde Marmouset peut-être autant que le manuscrit laissé parRocambole.

– Mais enfin, dit-il à Milon, commentêtes-vous venus à mon secours ?

Milon raconta alors, non sans baisser les yeuxet s’accuser de son peu d’intelligence, pour la millième foispeut-être, ce qui lui était advenu après le départ de Marmouset, etcomment l’incendie avait en partie dévoré le petit hôtel del’avenue de Marignan ; comment, ensuite, il avait été trouvépleurant et à demi fou par Rocambole.

Celui-ci lui avait fait des questions, etMilon lui avait répété les indications données à Marmouset parl’Espagnol.

Alors, Rocambole n’avait pas hésité à venir àVincennes.

Mais il avait fallu attendre la nuit.

La nuit venue, tous deux avaient constatél’éboulement de la voûte du souterrain.

Ils avaient alors entrepris de percer unegalerie.

Ce travail avait duré deux jours et unenuit.

– Et mon malheureux cocher ?demanda-t-il.

– On l’a retrouvé à demi mort de faimdans l’oubliette qui s’était ouverte sous ses pas, réponditMilon.

Marmouset acheva son repas, alluma alors uncigare et entama la lecture du manuscrit, dont le premier chapitreportait ce titre un peu mélodramatique :

Le Bûcher de la Veuve.

Partie 3
LE MANUSCRIT DU MAÎTRE

Chapitre 1

 

Le soir approchait.

Au vent brûlant qui tombe du haut desmontagnes, succédait la brise plus fraîche qui vient de la mer.

Le soleil avait disparu de ce ciel d’airainqui pèse sur l’Inde, et quelques têtes d’hommes, commençaient à sesoulever et à s’agiter au milieu des jungles qui entourent lamagnifique plaine de Calcutta.

L’heure de la sieste venait de finir avec lecoucher du soleil, et l’Indien s’éveillait pour respirer librement,après avoir dormi tout le jour d’un sommeil oppressé.

Aux portes de Calcutta, entre la plaine etcette partie de la ville qu’on appelle la ville noire, quatreofficiers anglais, réunis dans une maison en bambous, buvaient duthé et causaient à l’entour d’une table de whist.

– Messieurs, dit tout à coup le plusjeune, qui était lieutenant au premier régiment de cipayes,avez-vous vu passer ce matin, en revenant de la manœuvre, lecortège de la veuve ?

– Quel cortège, demanda un des troisautres.

– Le cortège funèbre de la veuve du rajahNijid-Kouran.

– Non, je n’ai rien vu.

– La veuve est donc morte, demanda leplus âgé des quatre officiers.

– Pas encore…

– Alors pourquoi ces mots cortègefunèbre ?

Le plus jeune, qui se nommait sir JackBlackweld, ne put réprimer un sourire.

– Comme on voit bien, mon cher Harris,dit-il, que vous êtes arrivé d’Europe il y a huit jours à peine etque vous ne savez pas le premier mot de notre Inde bien-aimée.

– Bien-aimée, soit, mais un peu chaude,dit le capitaine Harris en souriant.

Sir Jack, qui était chez lui,reprit :

– On se fait à la chaleur tout comme aubrouillard : je suis pourtant né à Londres auprès deSaint-Paul, et mes parchemins me font remonter à un bâtard du roiGuillaume le Normand ; je suis donc un Anglais de la vieilleroche ; mais je vous avoue en toute humilité, que je nechangerais pas avec plaisir ma garnison de Calcutta pour une descasernes de Londres.

– Donnez-moi une tasse de thé, Jack, ditle capitaine Harris. Bien. Maintenant, dites-moi quelle est cetteveuve.

– C’est une Hindoue de seize ans, ce quiest fort jeune en Angleterre, et ce qui constitue déjà une vieillefemme dans l’Inde.

– Fort bien. J’ai, du reste, lu ceschoses-là dans les livres. Est-elle belle ?

– Elle l’est encore.

– Et elle est veuve ?

– Du rajah Nijid-Kouran, un petit princedes montagnes, qui n’a pas voulu faire sa soumission àl’Angleterre. Il y en a comme ça une demi-douzaine qui tiennentencore, depuis la soumission du roi d’Oude.

– Mais, vous savez, dit sir Jack avec unsourire, l’Angleterre ne se presse pas ; elle se contente deleur livrer de temps en temps quelques combats insignifiants, etelle leur expédie de l’opium en quantité, ce qui est une armeautrement meurtrière que les canons rayés et les revolvers.

– Enfin, dit le capitaine Harris, cerajah est mort.

– Il y a un mois. Hier soir, sa veuve,accompagnée d’une suite nombreuse, est arrivée aux portes de laville. Ils ont campé en plein air ; et pendant toute la nuit,on a pu entendre la musique funèbre des Indiens.

Ce matin, elle est montée à cheval et a faitson entrée solennelle dans Calcutta.

– Qu’y vient-elle donc faire ?

– Elle vient y mourir.

– Ah ! c’est juste, dit lecapitaine, j’oubliais que la veuve d’un Hindou monte sur lebûcher.

– Justement.

– Mais pourquoi vient-elle se brûler àCalcutta.

– Parce que le rajah Nijid-Kouran, sonépoux, appartient à une des grandes familles de l’Inde et queCalcutta est le berceau de cette famille.

– Pauvre femme ! dit un des deuxautres officiers, elle n’a peut-être pas grande envie demourir.

– Je l’ai vue, moi, comme elle passaitsous mes fenêtres, reprit sir Jack. Elle était fort pâle et elleavait des larmes dans les yeux. Mais quelle en ait envie ou non, ilfaudra bien qu’elle monte sur le bûcher. On l’y placerait deforce.

– Qui donc ?

– Mais les parents, lesserviteurs du défunt.

– C’est horrible ! murmura lecapitaine Harris ; mais enfin Calcutta est une villeanglaise ?

– Sans doute.

– Et l’autorité anglaise… pourraitbien…

– On voit de plus en plus que vousarrivez d’Europe, mon cher Harris. D’abord le vice-roi des Indesn’aime pas à se mêler des affaires religieuses des indigènes.

– Soit.

– Ensuite, nous savons bien que la veuvedu rajah vient mourir à Calcutta ; mais ce que nous ne savonspas, ce que la police ne sait jamais, c’est le jour, l’heure et lelieu de cette sinistre exécution.

On va promener la victime en triomphe àtravers cette ville immense que l’on nomme Calcutta.

Cela durera un jour ou deux, peut-êtretrois ; puis tout disparaîtra.

Que seront devenus la victime et lesbourreaux ?

Nul ne le saura pendant plusieurs jours,jusqu’à l’heure où on retrouvera, dans quelque quartier indigèneisolé, les restes fumants d’un bûcher.

– Oh ! dit le capitaine Harris, sij’étais le vice-roi des Indes…

– Que feriez-vous ?

– Je saurais bien empêcher de pareillesatrocités.

Sir Jack haussa imperceptiblement lesépaules ; mais il n’eut pas le temps de commenter ce geste pardes paroles, car l’arrivée d’un nouveau personnage vint distrairel’attention de ses hôtes.

Un cheval s’était arrêté à la porte dupavillon et un officier couvert de poussière et drapé dans les plisflottants d’un grand burnous de laine blanche, après avoir mis piedà terre, entra précipitamment dans le petit salon où ces messieursjouaient au whist.

– Tiens ! s’écria Jack, lemajor.

– Moi-même, dit l’officier d’une voixémue.

– Comme vous êtes pâle, sirEdwards ! reprit sir Jack.

– J’ai fait cinquante lieues à chevalsans m’arrêter, dit le major.

Et il se laissa tomber épuiser sur unsiège.

– Messieurs, dit sir Jack, je vousprésente le gentleman le plus excentrique du Royaume-Uni, le majorsir Edwards Linton.

Et les présentations étant faites, sir Jackreprit :

– Vous paraissez bouleversé, sirEdwards ?

– J’ai besoin de quatre hommes résolus,répondit le major.

– Alors, nous voilà, dit sir Jack.Parlez, de quoi s’agit-il ?

Chapitre 2

 

Le personnage dont l’arrivée inattendue avaitproduit une certaine sensation parmi les quatre officiers, le majorsir Edwards Linton, en un mot, était un homme d’environ vingt-huitans.

Il était plutôt petit que grand, avait leteint bronzé, les cheveux noirs et résumait bien plus le typeoriental que le type anglais.

Sir Edwards avait dû son avancement rapide àdeux ou trois brillants faits d’armes accomplis durant lesdernières campagnes et peut-être bien aussi à sa parfaiteconnaissance de la langue hindoue qui lui avait permis d’accomplirde véritables tours de force et d’audace, comme par exemple de sedéguiser en Indien et de s’en aller vivre pendant plusieurssemaines au milieu d’une peuplade insurgée contre l’autoritéanglaise, laquelle peuplade le prenait pour un frère et luiconfiait ses projets.

Ce dernier mérite était diversement appréciépar les officiers de l’armée anglaise.

Les uns trouvaient la conduite du major desplus courageuses, attendu qu’il jouait perpétuellement sa vie enrisquant d’être reconnu par les Indiens.

Les autres n’hésitaient pas à dire que celarassemblait singulièrement au métier d’espion ; et comme on lepense, le major avait ses détracteurs et ses fanatiques.

Mais tous s’accordaient pour reconnaître quele major était un homme d’un grand courage.

Or donc, il fallait que le major éprouvât uneémotion bien vive pour ne pouvoir la maîtriser davantage, cejour-là, lui qui, d’ordinaire, savait se faire un visageimpassible.

– Que vous arrive-t-il donc, sirEdwards ? demanda sir Jack pour la seconde fois.

Le gentleman reprit peu à peu son sang-froidet dit :

– Messieurs, comme je viens de vous ledire, j’ai galopé cinquante lieues à travers les jungles, et j’aicrevé quatre chevaux.

– D’où venez-vous ?

– Des montagnes qui composent le petitroyaume de Nijid-Kouran.

– Dont la veuve se vient brûler àCalcutta, observa le capitaine Harris.

– Précisément, dit sir Edwards, c’est àcause de la veuve que j’ai fait ce rapide et long voyage.

Ces mots étaient de nature à piquer lacuriosité des quatre officiers.

Sir Edwards reprit :

– Vous savez comment est mortNijid-Kouran ?

– Non, dit sir Jack.

– Nijid, à la chasse, s’est laissé tombersur le pied un de ces javelots empoisonnés dont les montagnards seservent contre le tigre avec plus de succès qu’ils ne se servent denos armes à feu.

La blessure était sans remède. Nijid est morten quelques heures.

– Sans avoir fait sa soumission auxAnglais, dit sir Jack.

– Pas plus que la fera son frère etsuccesseur Osmany.

– Ah ! le nouveau rajah se nommeOsmany ?

– Oui.

– Mais dites-nous donc, sir Edwards, fitle capitaine Harris, quel rapport il y a entre votre voyageprécipité et la belle veuve de Nijid ?

– Vous allez voir. J’étais en missionauprès de Nijid.

– Bon !

– Le vice-roi m’avait chargé de lui fairecertaines propositions qui, tout en garantissant son indépendancede souverain, le faisaient allié de l’Angleterre.

– Oui, dit sir Jack en riant, c’esttoujours ainsi que la noble Angleterre entame les négociations.Après ?

– Naturellement, je ne me serais pasprésenté à la cour de Nijid dans mes habits européens.

Vêtu à l’hindoue, parlant la langue des bordsdu Gange, je m’étais donné pour un Indien de Bénarès.

Seuls, Nijid et son frère Osmany connaissaientma nationalité.

Nijid n’avait pas accepté mes propositions,mais il ne les avait pas repoussées non plus, lorsque la mort estvenue le surprendre.

Alors le prince Osmany, proclamé rajah, m’adonné audience et m’a dit :

– Je repousse les offres de l’Angleterre,mais je consens à ne jamais porter les armes contre elle, si vouspouvez me rendre un service.

– Lequel ? ai-je demandé.

– Avez-vous vu la femme de monfrère ?

– Oui.

– Elle est condamnée par nos loisbarbares à périr dans les flammes pour honorer la mémoire de sonépoux.

– Je le sais.

– Que l’Angleterre la sauve, et jedeviens son ami !

– Ah ! interrompit le capitaineHarris, je commence à comprendre !

Sir Edwards poursuivit :

– Lorsque le prince Osmany m’a fait cetteconfidence, la veuve de Nijid, la belle Kôli-Nana, un nom indienqui veut dire : la perle brune, était déjà partiepour Calcutta avec une nombreuse escorte de parents et d’amis.

Je n’avais donc pas une minute à perdre. J’aipromis au prince que l’Angleterre sauverait Kôli-Nana, et je suisparti ventre à terre.

– Et c’est pour sauver la belle Indienneque vous avez besoin de quatre hommes résolus ?

– Oui.

– Pourquoi quatre ?

– Parce que j’ai tout un plan d’action,qu’un plus grand nombre d’hommes ferait certainement avorter.

– Voyons ? dit sir Jack.

– Mais d’abord, messieurs, dit sirEdwards, puis-je compter sur vous ?

– Certainement, dirent les quatreofficiers.

– Alors, écoutez.

Sir Edwards se versa une nouvelle tasse dethé, et s’exprima ainsi.

Chapitre 3

 

– Messieurs, dit le major sir EdwardsLinton, vous le savez, je parle la langue hindoue avec une tellepureté que les brahmines et les lettrés s’y tromperaient.

Quoique né à Liverpool et de vieille raceanglaise, je suis venu dans l’Inde de si bonne heure que j’ai pu meplier aux mœurs indiennes et aux habitudes des indigènes.

Deux ans de captivité chez le roi de Lahore etmon physique ont fait le reste.

Lorsque je dépouille l’uniforme anglais, jedeviens sur-le-champ un Hindou de la plus belle eau.

– Nous savons cela, sir Edwards, dit sirJack.

Le major reprit :

– Je m’en vais donc à travers l’Indeentière, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt sur unéléphant ; j’entre dans les pagodes et les mosquées, selonl’occurrence ; je me donne tantôt pour un habitant de Delhi,tantôt pour un marchand d’opium, tantôt pour un riche propriétairede la vallée de Kachemyre.

Et jamais personne, en me voyant, n’asoupçonné que je pouvais être Anglais.

– Nous savons encore cela, sir Edwards,dit le jeune officier.

– Pardon, répondit le major, si j’entredans ces développements, mais ils sont nécessaires, pour que vouscompreniez le plan que j’ai conçu et combiné de concert avec leprince Osmany.

– Voyons ?

– La belle Kôli-Nana est donc arrivée àCalcutta hier soir.

– Pardon, observa sir Jack, hier soir,elle et son cortège ont campé dans la plaine et ne sont entrés enville que ce matin.

– Soit. Aujourd’hui donc toute lajournée, elle aura été promenée en triomphe de pagode en pagode, dela ville blanche à la ville noire.

Ce soir, elle se reposera dans une de cesauberges indiennes qu’on appelle des schoultry.

Demain, la promenade triomphalerecommencera.

Puis, le soir venu, et quelque surveillanceque puisse exercer la police anglaise, bourreaux et victimedisparaîtront.

Où passeront-ils la nuit ? En quel lieuisolé, aux environs de la ville, au bord de la mer ou dans laplaine, le sinistre bûcher se dressera-t-il ? Mystère.

Mystère pour tous, excepté pour moi.

– Comment cela, sir Edwards ?

– Parce que, dès demain matin, sous mondéguisement hindou, je vais me mêler au cortège funèbre.

– Bien !

– Je serai bien accueilli, car on m’a vuà la cour du rajah défunt, qui me traitait avec distinction ;et dès lors, je ne quitterai plus la pauvre veuve.

Le soir, je ferai partie du campementmystérieux.

Dans la nuit, j’aiderai à élever le bûcher.C’est alors, messieurs, puisque vous voulez bien m’offrir vosservices, que j’aurai besoin de vous.

Les quatre officiers écoutaient sir Edwardsavec une attention pleine de curiosité.

Il reprit :

– Dans la nuit qui précède le supplice,car c’est généralement au point du jour que le bûcher s’allume, lamalheureuse femme qui doit être brûlée est laissée seule sous unetente, au milieu de ses colliers de perles, de ses bijoux et de sesparures, qu’elle dispose en ordre pour les jeter ensuite lelendemain, pièce par pièce, dans le bûcher, avant de s’y précipiterelle-même.

Pendant cette nuit suprême, des musiciensentourent la tente et font entendre des chants bizarres quiachèvent l’œuvre d’exaltation commencée chez la victime, par cettepromenade triomphale de deux jours.

Il n’est pas rare que la pauvre femme, quandsa dernière heure est venue, ait complètement perdu la raison etsouvent même la parole.

C’est là-dessus que je compte.

– Comment cela ?

– J’aurai soin de vous prévenir dans lasoirée. Par quel moyen ? je l’ignore encore, mais enfin jevous préviendrai. Vers minuit, vous vous approcherez du campementdes Hindous.

La plupart seront ivres de danses funèbres, deboisson et d’opium.

Les musiciens eux-mêmes auront été gagnés parcette fièvre délirante que le bruit monotone de leurs instrumentsne fera qu’entretenir.

Mais il y aura quatre hommes parmi la troupequi ne seront ni ivres, ni endormis, ceux-là ce sont les frères dela victime.

En partant, ils ont juré d’observer un jeûnerigoureux jusqu’à l’heure où leur sœur monterait sur le bûcher.

C’est à ces quatre hommes que vous aurezaffaire.

– Pour enlever la belleKôli-Nana ?

– Oui… laquelle, bien certainement,opposera une vive résistance, à moins que la terreur de la mort nese soit déjà emparée d’elle ; auquel cas nous la trouverons enproie à une sorte de stupéfaction ou de stupeur.

– Mais enfin, dit le capitaine Harris, ilfaudra se battre à coups de sabre et de pistolet ?

– Peut-être…

– Et si ivres que soient les autres, ilsviendront certainement au secours des frères de Kôli-Nana.

Sir Edwards se prit à sourire.

– C’est pour cela, messieurs, dit-il, queje vous ai dit avoir besoin de quatre hommes résolus. D’ailleurs,quatre Anglais valent dix Indiens pour le moins.

– Je parie pour vingt, dit fièrement sirJack.

– Mais, dit un des autres officiers, ceprince Osmany, le nouveau rajah, est donc un hommecivilisé ?

– Plus que son frère.

– Et il a compris tout ce qu’avait derévoltant pour l’humanité cet usage barbare qui veut que la femmene survive pas à son époux ?

– Il avait de bonnes raisons pourcela.

– Vraiment ?

– Oui, dit le major avec un mystérieuxsourire.

– Quelles étaient donc cesraisons ?

– Il est amoureux fou de Kôli-Nana.

– La veuve de son frère ?

– Qu’importe ! si je la sauve, lerajah sera mon ami et le vôtre, messieurs.

– Bon ! dit sir Jack, mais une choseme paraît difficile, sir Edwards.

– Laquelle ?

– Sauver la belle Indienne est uneentreprise que certainement nous mènerons à bonne fin.

– Je l’espère.

– Mais qu’en fera le nouveau rajah ?car enfin, les montagnards ses sujets, si elle revient auprès delui, ils la reconnaîtront.

– Tout cela est prévu, répondit sirEdwards.

– Ah !

– Kôli-Nana a une sœur qui lui ressemble,autant que l’épi blond et mûr ressemble à l’épi vert encore.

Toutes deux sont les filles d’un richemarchand d’opium de Chandernagor.

La blonde sœur de la brune Kôli-Nana estfiancée au prince Osmany.

Le prince la doit aller chercher en grandepompe, dans le premier quartier de la nouvelle lune.

– Eh bien ?

– Eh bien ! le marchand d’opium etsa seconde fille se sont secrètement entendus avec Osmany.

Kôli-Nana enlevée, nous la conduisons àChandernagor.

– Bon.

– Un médecin indien, qui possède entreautres secrets merveilleux celui de rendre d’un rouge ardent laplus noire des chevelures, opère chez Kôli-Nana cettemétamorphose.

– Oh ! j’y suis, dit sir Jack.Kôli-Nana prend le rôle de sa sœur.

– C’est cela, messieurs, dit lemajor.

Et il se leva, ajoutant :

À demain !

Chapitre 4

 

– Où allez-vous donc, sir Edwards ?demanda alors le jeune officier de cipayes.

– Je vais me mêler au cortège deKôli-Nana.

– Ah ! c’est juste.

– Et pour cela, dit sir Edwards, je vaisquitter meshabits anglais pour revêtir les brayes flottantes, lapetite veste et le turban des Hindous.

– Fort bien, dit le capitaine Harris,mais où nous verrons-nous demain ?

– Tout à l’heure encore, jel’ignorais ; mais il me vient une inspiration, dit lemajor.

– Voyons ?

– Le cortège funèbre, après avoir fait letour de cette partie de Calcutta que nous appelons la ville noire,ne manquera pas de terminer sa procession solennelle par la pagodequi se trouve dans la ville blanche, c’est-à-dire le quartiereuropéen.

Cette pagode, qui existe depuis plusieurssiècles, est très vénérée des Hindous ; ils y font depréférence leurs dévotions, à la veille de quelque acte importantou solennel.

Je suis persuadé, ajouta le major, que c’estpar là que la pauvre veuve finira ses stations.

– Alors vous nous y donnezrendez-vous ?

– L’un de vous se tiendra aux abords dela pagode à partir de demain et attendra l’arrivée du cortège.

– J’irai, moi, dit sir Jack.

– Fort bien, reprit le major. Je ne saispas si vous me reconnaîtrez, car j’aurai pris mon air tout à faitindien.

Mais après que le cortège sera sorti de lapagode, entrez-y.

– Après ?

– Il y a dans un coin une statuecolossale du dieu Sivah.

Vous trouverez au pied de cette statue uneboulette de maïs que vous recueillerez.

Dans cette boulette sera enfermé un morceau depapier, et sur ce morceau de papier quelques lignes, au crayon.

En prononçant ces derniers mots, sir EdwardsLinton serra la main de ses futurs compagnons d’armes et lesquitta.

Un esclave tenait son cheval en main à laporte du pavillon.

Sir Edwards sauta en selle, mit le cheval augalop, et, quelques minutes après, il entrait dans Calcutta. Sonképi, recouvert d’une large bandelette de toile, couvrait aux troisquarts son visage, selon la mode adoptée par les Européens sous leciel brûlant des Indes.

Il traversa donc la ville noire sans attirerautrement l’attention de la population indigène qui grouille dansce quartier ; puis il atteignit la ville blanche et s’arrêtadevant une maison de belle apparence entourée d’un jardin.

À peine avait-il fait entendre sa voix que lagrille s’ouvrit à deux battants.

Deux serviteurs noirs accoururent avec lesmarques du plus profond respect.

Le major était chez lui.

Dans l’Inde, les officiers jouissent d’unepaye très élevée, et les appointements d’un major sont de près decent mille francs.

De plus, le major passait pour riche.

Cette fortune, qui venait accroître sesémoluments et lui permettait de vivre à Calcutta dans une véritableopulence, était elle patrimoniale, ou bien avait elle une originemystérieuse ?

Les uns disaient oui, les autres non.

Le major ne jouissait pas dans l’arméeanglaise d’une réputation bien nette.

On prétendait qu’il avait livré traîtreusementà la Compagnie les secrets d’un prince indien qui était son ami etavait eu foi en lui, et que cette première trahison n’était pasétrangère à son opulence.

Mais, sous ce ciel ardent, les passions desEuropéens font place à une parfaite indolence et chacun cherche àvivre le plus paisiblement du monde, sans trop s’inquiéter de sonvoisin.

Donc le major avait ses ennemis, mais il avaitaussi ses amis, lesquels puisaient dans sa bourse, comme sir Jack,par exemple, qui était un cadet sans patrimoine ; et ceux-làparlaient de lui avec admiration et respect.

Le major traversa donc en descendant decheval, un vestibule de marbre dans lequel une fontaine, placéedans le milieu, entretenait une agréable fraîcheur ; puisaprès le vestibule, deux ou trois salons luxueux, meublés àl’européenne, et il pénétra enfin dans une dernière pièce, où ils’enferma.

C’était la salle de bain.

Il se lava de la poussière du voyage, fit sesablutions comme un véritable disciple de Mahomet et appela sonvalet de chambre Ali.

Ce dernier était un Hindou mahométan qui luiétait dévoué corps et âme depuis le jour où le major l’avaitarraché à une mort certaine, dans un de ces voyages mystérieuxqu’il entreprenait quelquefois dans l’intérieur du pays.

Ali, condamné à mort, allait être pendu, quandle major l’avait sauvé.

Ali parut.

– Rien de nouveau ? demanda lemajor.

– Rien, maître.

– As-tu vu passer la veuve du rajah et sasuite ?

– Oui, répondit Ali.

– Quand ?

– Ce matin.

– Sais-tu où ils sontmaintenant ?

– Je crois, répondit l’Hindou, qu’ils ontfait la sieste dans le schoultry du Serpent-Bleu, et ilspourraient bien y être encore ; car les danses des almées ontcommencé.

Le major, tout en causant avec son fidèleserviteur, avait opéré sa métamorphose.

Ce n’était plus un officier anglais ; cen’était même pas un cipaye.

C’était un honnête habitant de l’Afghanistan,faisant le commerce des perles, des saphirs et de l’opium.

Il était chaussé de babouches, portait unebraye blanche rayée de bleu, une veste à paillettes d’or sur uneétoffe bleu-sombre, un turban blanc sur sa tête à demi rasée, et, àsa ceinture, un orick inoffensif, – car à le voir ainsi accoutré,avec son air calme et débonnaire, on eut juré que jamais cet hommen’avait eu de querelle avec ses semblables, – pas même une querelled’amour.

Le major ouvrit au fond de la salle de bainune petite porte qui donnait sur une cour intérieure.

Il sortit par cette porte, traversa cettecour, et aucun autre serviteur ne le vit quitter la somptueusedemeure.

Une heure après, il entrait dans le schoultrydu Serpent-Bleu, et, comme l’avait dit Ali, il y trouvaitencore la veuve du rajah et sa suite.

Les danses de bayadères avaient commencé, eneffet.

Sous un vaste hangar de bambous, accroupie àl’orientale, sur une natte de pur cachemire, la pauvre veuvepromenait autour d’elle un regard déjà brillant d’épouvante et defolie.

Ses parents l’entouraient, faisant entendredes chants bizarres.

Quatre bayadères dansaient, en proie à unevertigineuse exaltation.

Le major pénétra sous le hangar et s’approchade la victime.

Chapitre 5

 

La plupart des assistants reconnurentsur-le-champ sir Edwards Linton pour l’Hindou de Bénarès qu’ilsavaient vu à la cour du rajah défunt.

Se joindre au cortège d’une veuve qui vamonter au bûcher est un honneur qu’on lui fait à elle et à sesparents.

Sir Edwards fut donc bien reçu.

On lui tendit la main. On lui apporta une pipeet des confitures sèches, tandis que les bayadères dansaient, et,parlant le plus pur sanscrit, il s’assit auprès des parents, lesjambes repliées sous lui, le tuyau de sa pipe à la bouche.

Les danses durèrent jusqu’après le coucher dusoleil.

Puis les bayadères étant tombées épuisées defatigue, on les emporta.

Alors, les instruments firent un momentsilence, et les parents, les amis, toute la suite, en un mot, deKôli-Nana, se leva.

Après la promenade en plein jour, venait lapromenade aux flambeaux.

Kôli-Nana, que les brahmines n’avaient cesséde catéchiser depuis la mort de son époux, en était arrivée à cedegré d’exaltation qui ne permet plus de séparer la vie réelle durêve.

Elle parlait tout haut de son époux défunt, duparadis de Vichnou où on l’attendait pour une grande fête ;elle pleurait, riait et chantait en même temps.

On lui amena, non plus un cheval, mais unéléphant noir qui portait sur son dos une espèce de tour danslaquelle on la fit monter.

Puis les uns à pied, les autres à chevall’escortèrent, et, de nouveau, on parcourut la ville, à la lueur degrandes torches de pin résineux et parfumé.

Cette marche funèbre et triomphale seprolongea jusqu’au jour.

Quand les étoiles pâlirent, on revint auschoultry.

Là, on prit quelque repos et on laissa passerles heures brûlantes de la journée.

Lorsque la brise de mer commença à souffler,on se remit en marche.

C’était le dernier pèlerinage qu’on allaitaccomplir.

Le cortège quitta la ville noire et entra dansle quartier européen.

Puis il se dirigea vers la pagode duSerpent-Bleu.

Les Européens, les Anglo-Indiens, tous ceuxque l’Angleterre rallie sous sa bannière à titre de sujets ou devaincus, encombraient les abords de la pagode.

Le cortège eut de la peine à se frayer unpassage à travers la foule.

Le major qui, sous son déguisement indien,n’avait pas quitté un seul instant les frères de Kôli-Nana, aperçutdans cette foule le jeune lieutenant de cipayes, sir Jack.

Il passa auprès de lui ; sir Jack ne lereconnut pas.

On fit entrer l’éléphant dans la pagode et lesbrahmines commencèrent leurs prières ; puis vinrent desderviches tourneurs, et ensuite d’autres prêtres indiens quibranlent perpétuellement la tête de gauche à droite.

Ces cérémonies bizarres se prolongèrentjusqu’au coucher du soleil.

Mais le major savait ce qu’il voulaitsavoir.

Les frères de Kôli-Nana qui tenaient d’autantplus à ce que leur sœur se montrât fidèle à la tradition, que lemarchand d’opium leur père était fort riche et que l’héritage qu’ildestinait à sa fille allait leur revenir, les frères, disons-nous,avaient, confié au prétendu marchand de Bénarès le secret qu’ilavait hâte de faire connaître à sir Jack, c’est-à-dire le nom dulieu où le bûcher serait dressé.

Quand la veuve sortit de la pagode, sir Jack yentra. La boulette de maïs était au pied de la gigantesque statuede Sivah.

Il s’en empara et l’ouvrit.

Le major avait écrit en anglais :

 

« Le bûcher s’élèvera à deux lieues de laville, au nord, dans une vallée sauvage qu’on appelle le Champ desPerles roses. Nous y serons campés, vers minuit. »

 

Tandis que sir Jack prenait connaissance de cebillet et rejoignait les trois officiers qui devaient l’assisterdans cette aventureuse expédition, le cortège avait quitté la villeblanche et regagné la ville noire.

Là il s’était tout à coup dispersé. Les unsétaient entrés dans le schoultry ; les autres, échangeant dessignes mystérieux, s’étaient dirigés à droite et à gauche.

Quant à la veuve, elle était entrée avec sonéléphant noir sous le hangar de bambous où, la veille, le majoravait trouvé les bayadères dansant.

C’était le moment où la police anglaise devaitse montrer et agir, au moins pour la forme.

Le cordon des cipayes, commandé par unofficier anglais, entoura le hangar dont les portes s’étaientrefermées.

Puis l’officier frappa.

Un Hindou parut et dit :

– Que demandez-vous ?

– Nous voulons voir la veuve durajah.

– La veuve du rajah n’appartient plus àla terre, lui fut-il répondu.

L’officier fit enfoncer les portes, et lescipayes entrèrent.

L’éléphant était toujours là avec la tourd’ivoire sur le dos.

Mais la veuve n’était plus dans la tour.

Les cipayes visitèrent, toujours pour laforme, les maisons voisines et ne trouvèrent point Kôli-Nana.

La veuve était condamnée et devait mourir.

L’officier anglais, convaincu qu’il avait faitson devoir jusqu’au bout, fit sonner la retraite et rentra avec satroupe dans le quartier européen.

Pendant ce temps, un à un, les Indiens serendaient au rendez-vous, par divers chemins.

Et le major qui n’avait pas quitté les frèresde la victime, avait aidé à enlever Kôli-Nana et à protéger safuite à travers la ville noire.

Pendant ce temps aussi, sir Jack et ses troiscompagnons montaient à cheval et partaient bien armés pour le Champdes Perles roses.

À la journée brûlante avait succédé une de cesnuits fraîches et embaumées, sombres avec leur ciel étoilé,silencieuses ; cette nuit devait être, du moins on le pensaità Calcutta, la dernière que passerait sur la terre la belleKôli-Nana, la veuve du vaillant rajah Nijid-Kouran.

Chapitre 6

 

Le Champ des Perles roses, en dépit de son nomgracieux, est un vallon sauvage que ferment au nord, à l’est et àl’ouest, de hautes montagnes rocheuses.

Au sud, c’est-à-dire en descendant versCalcutta, le voyageur rencontre une de ces forêts impénétrables quiservent d’asile aux tigres et aux panthères.

C’est le rempart de cet asile mystérieuxchoisi par les frères de Kôli-Nana pour l’érection du bûcher.

Pour arriver jusqu’à eux, les soldats anglaisseraient obligés de traverser la forêt, et l’Européen redoute lestigres bien plus que l’indigène.

Il fait nuit.

Arrivés de divers côtés et un à un, lesHindous du cortège funèbre se sont réunis de nouveau et ils ontdressé leurs tentes.

Au centre est celle de la veuve.

Selon l’usage, les brahmines et les musiciensplacés en dehors mêlent au son bizarre et monotone de leursinstruments des chants non moins bizarres, qui célèbrent lesfélicités réservées, dans le paradis indien, à la femme courageusequi va rejoindre son époux dans la mort.

Mais ni les musiciens ni les brahmines nepénètrent dans cette tente.

Seuls, les frères sont entrés.

Ils ont trouvé Kôli-Nana en proie à uneexaltation très grande, visitant l’un après l’autre les coffretsd’ébène et de santal qui renferment ses bijoux.

Une femme était auprès d’elle.

C’est sa fidèle compagne, sa sœur de lait, lanégresse, Manoura, car Kôli-Nana a sucé le lait d’une femmenoire.

Manoura pleure et se lamente.

Elle aime Kôli-Nana, elle donnerait tout sonsang pour elle, et Kôli-Nana va mourir.

Les frères farouches, en pénétrant sous latente, ont échangé un regard de satisfaction.

Kôli-Nana est prête au sacrifice : ellemontera sur le bûcher en chantant.

Manoura leur a caché de son mieux sa douleur,mais quand ils sont partis, elle s’est remise à pleurer.

Les frères sont sortis en disant :

– Maintenant on peut dresser lebûcher.

Et la négresse Manoura sanglote et songe quele jour va paraître et que les flammes qui vont consumer Kôli-Nanas’allumeront avec le premier rayon de soleil.

Mais tout à coup, Kôli-Nana ferme brusquementses écrins et ses coffrets.

Le chant de mort qu’elle avait entonné expiresur ses lèvres ; la fièvre de son regard s’éteintsubitement.

Et Manoura étonnée la voit s’approcher d’elle,poser la main sur son épaule et lui dire :

– Ne pleure pas !

– Comment ne point pleurer ? dit lanégresse. N’allez-vous donc point mourir ?

– Peut-être… reprit Kôli-Nana.

Et comme la négresse pousse un cri de joie, laveuve du rajah pose un doigt sur ses lèvres :

– Silence ! dit-elle.

L’exaltation de Kôli-Nana s’est évanouie, elleest calme, bien qu’un peu pâle ; et dans ses yeux, où naguèresemblait rayonner la fièvre, brille maintenant une sombrerésolution.

– Non, dit-elle, je ne puis mourir… je nemourrai pas…

Manoura hoche la tête…

– Ils vous feront mourir de force sur lebûcher, dit-elle.

– Osmany veille sur moi.

Manoura, à ce nom. n’a pu s’empêcher detressaillir.

– Osmany m’aime, ajoute Kôli-Nana, etnous nous sommes juré un éternel amour, Osmany m’a juré de mesauver, et Osmany n’a jamais manqué à son serment.

Manoura a soulevé un des coins de la tente etinterroge le ciel.

– Les étoiles palissent, dit-elle.

– Qu’importe ! dit Kôli-Nana.

– Je vois tes frères, ô maîtresse, qui sedirigent vers la forêt.

– Qu’importe encore !

– Ils vont couper le bois destiné à tonbûcher.

– Osmany arrivera avant que le bûcher nesoit dressé, répond Kôli-Nana avec l’accent de la conviction.

Mais Manoura inquiète s’est accroupie dans uncoin de la tente et murmure :

– Comment Osmany peut-il savoir où noussommes ? Tu sais bien, maîtresse, qu’hier le soleil étaitcouché et que personne encore ne savait en quel lieu tu seraisconduite pour mourir.

– Écoute encore, répond Kôli-Nana. As-tuvu le marchand de Bénarès ?

– Celui que ton époux défunt avaitaccueilli ?

– Oui.

– Il s’est mêlé à notre cortège, ditManoura, était-ce donc l’ordre d’Osmany ?

– Oui.

Et baissant encore la voix :

– Il s’est approché de moi, ajouteKôli-Nana et il m’a dit ces mots : « Espérez, je suislà ! »

Kôli-Nana a dans la promesse d’Osmany une foisi profonde que Manoura se sent ébranler.

Elle espère à son tour.

Pourtant une lueur blanchâtre a glissé dans leciel et les étoiles cessent de briller.

Les frères de Kôli-Nana ont coupé le boisdestiné au bûcher, et, à l’aide de leurs esclaves, ils commencent àl’entasser dans le milieu du vallon.

– Maîtresse ! maîtresse ! ditManoura en se tordant les mains de désespoir, dans une heure, ilsera trop tard !

Mais soudain les brahmines suspendent leurschœurs, un bruit de cavaliers arrivant au galop s’est faitentendre ; puis, deux coups de pistolet ; puis, des crisde rage et de mort.

– C’est Osmany, s’écrieKôli-Nana.

Ce n’est pas Osmany, non. Ce sont les quatreofficiers anglais qui sont tombés comme la foudre, le sabre auxdents, le pistolet au poing, au milieu du camp hindou.

Les frères de Kôli-Nana essayent derésister ; mais aux quatre Anglais, s’est joint le fauxmarchand de Bénarès, c’est-à-dire le major sir Edwards Linton.

Le combat s’engage acharné, le sang coule, lesfrères de Kôli-Nana tombent un à un ; les Hindous épouvantésprennent la fuite, et tout à coup le major sir Edwards Lintontraverse le Champ des Perles roses au galop, emportant, dans sesbras Kôli-Nana à demi pâmée et murmurant avec extase le nom de sonbien-aimé, le prince Osmany.

Chapitre 7

 

Dix ans se sont écoulés depuis que la belleKôli-Nana a été soustraite au sort barbare qui l’attendait.

Les quatre frères de la veuve avaient succombédans la lutte, et eux seuls auraient pu s’apercevoir de lasupercherie imaginée par le père et la sœur de Kôli-Nana, deconcert avec Osmany.

Conduite chez son père, Kôli-Nana y a vécucachée pendant plusieurs mois.

Durant ce temps, ses cheveux noirs devenaientblonds par les soins de l’habile médecin indien.

En même temps, on disait dans les montagnesque Kôli-Nana, la veuve du rajah, avait été soustraite au bûcherpar des soldats anglais, et nul ne soupçonnait Osmany, le nouveausouverain.

Ce qui fit qu’au bout de six mois, le jeuneprince s’en alla épouser en grande pompe celle qu’on croyait êtrela sœur de Kôli-Nana elle-même.

Ce voile de soie qui couvre une partie duvisage des femmes hindoues favorisait, du reste, cettesubstitution.

Ces dix années avaient vu bien desévénements.

Le rajah Osmany avait appelé sous sa bannièretoutes les tribus éparses de la montagne, prêchant la croisade del’indépendance.

Le petit prince montagnard était devenu ungrand souverain.

Jadis le rajah Nijid-Kouran avait à peinequelques petits villages sous son sceptre ; son frère Osmanyavait planté son drapeau sur une douzaine de villes florissantes,au sein de vallées fertiles.

Nijid-Kouran n’avait été qu’un chef departisans luttant à forces inégales avec la puissanteAngleterre ; Osmany était devenu un grand prince que laCompagnie des Indes désespérait de réduire jamais àl’obéissance.

Pourtant, on s’en souvient, Osmany avait ditau major sir Edwards Linton :

– Que l’Angleterre sauve Kôli-Nana et jelui obéirai.

Osmany avait-il donc éludé sa promesse, fouléaux pieds ses serments ?

Non, le major sir Edwards lui avaitdit :

– Ce n’est pas l’Angleterre qui a sauvéKôli-Nana, c’est moi.

Dès lors, le major était devenu l’ami durajah, qui l’avait fait son premier ministre.

Avec la merveilleuse connaissance des mœurs etde la langue des Hindous, il n’avait pas été difficile au major depasser aux yeux des sujets d’Osmany pour un véritable Indien.

En même temps, le bruit de la mort du majors’était répandu à Calcutta.

On avait dit, un mois après l’enlèvement deKôli-Nana, enlèvement qui avait produit, du reste, une certainesensation, on avait dit que le major avait été assassiné par lesHindous.

Et jamais, depuis, on n’avait eu de sesnouvelles.

La vérité, pourtant, était que le major,devenu tout à fait Indien, disciplinait à l’européenne les troupesdu rajah Osmany, courbait son peuple sous des lois moins barbareset plus civilisées, et transformait cette peuplade en un grandpeuple.

Le major avait-il donc trahil’Angleterre ?

C’était ce qui semblait ressortir de saconduite, d’autant mieux que, partout à l’entour d’Osmany, lespeuples soumis se révoltaient un à un et venaient se ranger sous labannière du rajah.

Le major avait alors quarante ans.

Il était brave jusqu’à la témérité ; ilavait battu les Anglais à plusieurs reprises en bataille rangée, etle nom de Tippo-Runo, – c’était celui qu’il avait pris, – étaitdevenu la terreur des armées anglaises.

Deux personnes seules connaissaient savéritable origine, – Osmany et Kôli-Nana.

Cette dernière avait donné un fils à Osmany,et ce fils, qui n’avait pas encore dix ans, promettait d’êtrevaillant comme son père et intelligent comme lui.

Ce fut à cette époque qu’un Européen, unFrançais, se présenta à la cour du rajah.

Cet Européen, ce Français, c’était moi,Rocambole.

J’étais allé dans l’Inde pour livrer àl’Angleterre les chefs des Étrangleurs.

Ma mission accomplie, j’étais libre deretourner en Europe ou de chercher des aventures sous ce cielbrûlant, dans ce pays mystérieux des bords du Gange et del’Euphrate qui séduira toujours l’imagination des hommes de matrempe.

Le rajah m’accueillit avec faveur ; ilm’offrit même un commandement dans son armée.

J’acceptai.

Mais je m’aperçus bientôt que j’excitais lajalousie de Tippo-Runo, c’est-à-dire du major Linton.

Le rajah Osmany avait en cet homme uneconfiance aveugle.

Dès le premier jour où je le vis, je ressentisen moi une singulière répulsion pour lui.

– Cet homme, me disais-je, cet homme quia trahi l’Angleterre, trahira le rajah tôt on tard.

Cependant, il était comblé de biens etd’honneurs, et il était difficile qu’il pût souhaiterdavantage.

Mais cet homme avait fait un rêve, – on rêved’ambition suprême.

Être premier ministre n’était rien ; ilvoulait régner !

Il y a toujours autour d’un trône quelconquedes hommes qui conspirent ; et les conspirateurs sont souventles amis ou les parents du souverain.

Osmany avait un neveu, un fils de Nijid-Kouranet d’une autre femme que Kôli-Nana.

En Europe, le fils du roi lui succède ;en Orient, le trône se transmet souvent du frère au frère.

Le fils de Nijid-Kouran avait vingt ans, ilconvoitait cet empire qui était bien plus l’œuvre de son oncle quecelle de son père.

Mais il n’avait ni puissance, ni partisans, etautour de lui Osmany ne comptait que des sujets fidèles.

Un seul homme pouvait le comprendre, c’étaitTippo-Runo, c’est-à-dire le major sir Edwards Linton.

Tippo et le prince déshérités’entendirent.

Le premier fomenta une révoltemilitaire ; mais la révolte fut comprimée et Tippo-Runo agitsi habilement que toute la responsabilité en retomba sur le jeuneprince, qui fut mis à mort.

Osmany n’avait pas même soupçonné de trahisoncelui qu’il appelait son fidèle Runo.

Un seul homme avait deviné la part occultequ’il avait prise dans le complot.

C’était moi.

Essayer d’ouvrir les yeux au rajah Osmanyétait impossible.

Lutter avec Tippo-Runo était chosedifficile.

Néanmoins, j’acceptai la lutte, une luttesourde, implacable, sans trêve, ni merci.

Depuis que j’avais un commandement dansl’armée, j’habitais un véritable palais aux portes de Bénarès.

Un jour, un officier de Tippo-Runo vintm’engager de sa part à l’aller visiter dans sa résidence des bordsdu Gange.

Je montai à cheval, et je partis.

Chapitre 8

 

Tippo-Runo, – continuait le manuscrit deRocambole, – était, après le rajah Osmany, le plus grand dignitairedu pays, et résister à ses ordres ne m’était possible, à larigueur, que si j’avais été à la tête des troupes dont j’avais lecommandement.

Néanmoins, je flairais un piège.

Que pouvait me vouloir cet homme, qui m’avaitdonné, à plusieurs reprises, des marques de son aversion et de sonantipathie ?

J’étais monté à cheval, n’emmenant avec moiqu’une faible escorte de cavaliers et de serviteurs, et je cheminaiune partie du jour côte à côte, aux bords du Gange, avec lemessager de Tippo-Runo.

Il s’était présenté seul, et je fus quelquepeu surpris, vers le soir, en arrivant à la lisière d’une de cesforêts magnifiques qui mirent leurs arbres gigantesques dans lesflots du Gange, je fus un peu surpris, dis-je, de voir une troupenombreuse d’hommes à cheval ou montés sur des éléphants quiparaissaient m’attendre.

– Qu’est-ce que cela ? demandai-je àmon guide.

Ce sont des gens de guerre que Tippo-Runoenvoie à ta rencontre, pour te faire honneur, me répondit-il.

– Ou pour me faire prisonnier,pensai-je.

Et, dès lors je me fiai à mon étoile, à cetteétoile mystérieuse qui me protège depuis que j’ai changé de vie etque le repentir est dans mon âme.

L’escorte s’était refermée autour de moi et demes cavaliers.

Le messager de Tippo-Runo n’aurait eu qu’àfaire un signe pour que nous fussions écrasés et broyés sous lespieds des éléphants.

Cependant, après avoir cheminé une partie dela nuit, nous arrivâmes sains et saufs à la résidence deTippo-Runo.

Le terrible et puissant ministre m’attendait,couché sur une natte de paille de riz, en une salle où des esclavesbrûlaient des parfums et dont une fontaine jaillissanterafraîchissait sans cesse l’atmosphère.

À ma vue, il se leva, vint à moi avecempressement et me tendit la main à l’anglaise.

Puis il ordonna qu’on nous laissât seuls.

Quand ses officiers et ses esclaves furentsortis, Tippo-Runo changea subitement d’attitude, de manières et delangage.

Il s’assit à l’européenne, et m’indiquantpareillement un siège, il me parla en français.

– J’ai voulu vous voir, me dit-il, parceque je suis convaincu que nous allons nous entendre.

Je le regardai et j’attendis.

– Vous êtes Français ? medit-il.

– Oui, répondis-je.

– À trois mille lieues de son pays, unFrançais est toujours un aventurier.

Et il eut un sourire quelque peudédaigneux.

– Je n’en veux pour preuve, ajouta-t-il,que votre arrivée à la cour du rajah et votre entrée dans sonarmée.

– Soit, lui dis-je, je suis unaventurier.

– C’est pour cela que je vous répète, medit-il en souriant, que nous allons certainement nous entendre.

J’attendis encore.

Sa physionomie cauteleuse et rusée avait pristout à coup une grande expression d’énergie.

– Écoutez, reprit-il, le rajah Osmany estun prince puissant, en apparence tout au moins.

– Et un peu en réalité, sans doute,dis-je avec fermeté.

– Mais, continua-t-il la puissance d’unprince indien qui a l’Angleterre à sa porte, est sujette à bien desvicissitudes.

– Dieu merci ! répondis-je, le rajahpeut résister longtemps.

– Vous croyez ?

– Et à moins qu’il ne soit trahi…

– Ah ! dit-il, vous pensez alorsqu’il peut être trahi !

– Ne l’a-t-il pas été déjà ?

Et je le regardai fixement.

Il jeta loin de lui le cigare qu’il fumait etme dit avec un accent de dédain suprême :

– Tu penses bien, aventurier, que si jet’ai fait venir, c’est pour parler avec toi à cœur ouvert. Je saisce que tu penses de moi…

– Ah !

– Tu es convaincu que j’ai trempé dans laconspiration du fils de Nijid-Kouran.

– Je pense mieux que cela, Tippo-Runo,répondis-je, mon regard dans ses yeux.

– Voyons ?

– Je pense que c’est toi qui as ourdi laconspiration.

– Tu as raison, me dit-il froidement.

– Eh bien, que veux-tu de moi ?

Et j’étais calme et froid et paraissais peu mesoucier de sa puissance en parlant ainsi.

– Ce que je désire, me répond-il, c’estd’abord te raconter mon histoire.

– J’écoute.

– Je ne suis pas Indien, je ne m’appellepas Tippo-Runo, continua-t-il.

– Je le sais, vous êtes Anglais.

– Ah ! tu sais cela ?

– Vous vous nommez le major sir EdwardsLinton.

– Je vois que tu es bien informé ;alors suppose une chose.

– Laquelle ?

– C’est que je suis resté fidèle àl’Angleterre.

– Vous ?

Et je ne pus m’empêcher de prononcer ce motavec un accent de dédain suprême.

– Oui, reprit-il, depuis dix ans, je suisdemeuré Anglais.

– En livrant à l’Angleterre des bataillessans doute ?

– Qu’importent les moyens, si le butpoursuivi est enfin atteint !

– Excellence, lui dis-je, je n’ai que peud’habitude pour deviner les énigmes.

– Alors, écoute-moi.

Et il poursuivit avec un grandcalme :

– Nijid-Kouran était un petit prince, etl’Angleterre l’eût facilement écrasé.

– C’est pour cela que vous avez aidé sonfrère Osmany à devenir tout-puissant ?

– C’est-à-dire que je me suis servid’Osmany pour asservir tous les petits princes rebelles àl’Angleterre.

– Bon !

– Il a réuni dans ses mains tous lespeuples épars qui faisaient à l’Angleterre une guerre de partisans.Maintenant, il suffit d’une bataille rangée pour que l’Angleterreextermine cette agglomération, et détruise à jamais la puissance durajah.

Il s’arrêta un moment et me regarda :

– Eh bien ! demandai-je, oùvoulez-vous en venir ?

– Tu vas le savoir, me répondit-il.

Chapitre 9

 

Mon attitude calme et résolue avait quelquepeu impressionné sir Edwards Linton ; néanmoins, il joua avecmoi cartes sur table.

– Sais-tu bien, me dit-il, que moi, quiai su me faire aux mœurs indiennes à ce point que nul n’oseraitaffirmer, en me voyant, mon origine anglaise, j’ai horreur del’Inde, et de ce ciel d’airain, et de cette vie orientale que jemène ici depuis plus de vingt ans ?

– C’est pour cela, sans doute, que vousvoulez trahir le rajah ?

– Peut-être… fit-il. Je suis Anglais, jelivre Osmany à mon pays. Si j’agissais autrement, c’estl’Angleterre que je trahirais.

– Et que vous donne-t-elle, en échange detant de fidélité ?

– Ah ! voilà, dit-il avec unsourire ; j’ai soif de beaucoup d’or.

– Vous en avez pourtant beaucoup,ici ?

– L’Angleterre m’en donnera plusencore.

– Les coffres du rajah sont pleins etvous y puisez à volonté.

– L’Angleterre me donnera cescoffres ; et je retournerai en Europe, d’où je suis particadet sans fortune, et je pourrai mener une vie princière à Parisou à Londres.

– Excellence, dis-je alors à Tippo-Runo,tout ce que vous me dites là ne m’apprend pas pourquoi vous m’avezfait venir ?

– Pour te proposer d’être avec moi.

– Contre le rajah ?

– Naturellement.

Je secouai la tête.

– Vous m’avez traité d’aventurier, luidis-je, et vous avez eu raison, mais je ne suis pas un traître.

– Ainsi, tu refuses ?

– Assurément.

Il ne témoigna ni colère, ni surprise.

– Je m’y attendais, me dit-il, à présenttu peux te retirer, et advienne que pourra. Mais tu ne partiras passans avoir goûté de mon hospitalité, je t’invite à dîner.

– Il va m’empoisonner, pensais-je.

Tippo-Runo me retint trois jours consécutifset me traita magnifiquement.

Nous prenions nos repas en tête à tête, et,comme s’il eût deviné mes craintes, il touchait le premier à tousles mets.

J’étais en partie rassuré. Seulementqu’étaient devenus les officiers que j’avais amenés ?

C’était pour moi un mystère.

Peut-être le premier ministre les avait-ilfait étrangler dès la première nuit, peut-être s’était-il contentéde les emprisonner.

Toujours est-il que je ne les avais pas vusdepuis mon arrivée.

Le troisième jour, Tippo-Runo medit :

– Tes paroles honnêtes ont porté leursfruits ; elles sont descendues au fond de ma conscience etl’ont éclairée.

Je ne trahirai pas le rajah. Tu peux prendrema main et la serrer.

J’aurais voulu le croire, mais son œil fauxdémentait l’accent de franchise de sa voix.

Tippo-Runo me dit encore :

– Il est inutile, quand tu verras lerajah, de jeter le trouble dans son esprit. Tu peux compter sur mafidélité.

– S’il en est ainsi, répondis-je, comptezsur mon silence.

Je trouvai à la porte de la résidence dupremier ministre mon escorte, et je ne pus maîtriser ma joie.

J’avais cru mes compagnons morts. Leur vueachevait de me rassurer.

Cependant l’un d’eux manquait. Je le remarquaiet demandai de ses nouvelles.

Un de mes officiers me répondit avectristesse :

– Il est allé à la chasse au tigre et ila péri.

Celui dont on m’annonçait ainsi la fintragique était un jeune Indien du nom de Moussami, qui m’avaitdonné en plusieurs circonstances de grandes marques de fidélité, etj’éprouvai un véritable chagrin.

Tippo-Runo, qui m’avait accompagné jusqu’auseuil de sa demeure, me dit alors :

– Il est un usage indien que tu connaissans doute. Quand un personnage de distinction fait une visite à unautre personnage, si le visité veut faire honneur au visiteur, illui retient sa monture et, lui donne une des siennes.

Je garde donc ton cheval et je te donne leplus beau de mes éléphants.

En effet, un éléphant blanc et gris, espècetrès rare, même dans l’Inde, m’était réservé.

Il était richement caparaçonné et portait sursa croupe une tour d’ivoire incrustée de pierreries.

C’était la selle magnifique dont Tippo-Runo mefaisait présent.

Nous nous mîmes en route.

Aucun soldat, aucun officier de Tippo-Runo nenous accompagnait ; je n’étais entouré que de ceux que j’avaisà mon service.

« Comment ! me disais-je au boutd’une heure de marche, cet homme serait-il assez naïf, connaissantma fidélité au rajah, pour me laisser aller après m’avoir confiéses secrets ?

Je pars seul avec mes compagnons, mais noustomberons certainement dans quelque embuscade où nous serons tousmassacrés. »

Vers le soir de la première journée du voyage,nous atteignîmes une grande forêt.

– C’est là que nous serons attaqués, medisais-je.

Je me trompais encore.

La nuit s’écoula, les premiers rayons del’aube arrivèrent.

Tout à coup mon éléphant, qui avaitjusqu’alors cheminé paisiblement, obéissant à la baguette au moyende laquelle je lui indiquais la direction à suivre ; monéléphant, dis-je, leva la tête, étendit sa trompe et parut aspirerl’air violemment. Je sentis tout son corps trembler.

– C’est un tigre, pensai-je.

Mes compagnons paraissaient étonnés de cessignes étranges, et comme moi, ils croyaient à la présence d’untigre.

Mais aucune bête fauve ne parut.

L’éléphant avançait toujours, et, à mesurequ’il avançait, il donnait des marques d’inquiétude plusgrandes.

Enfin un bruit sortit des profondeurs de laforêt.

Ce n’était pas le cri rauque du tigre, ni lesifflement du boa constrictor ; c’était un miaulement bizarre,qui peut-être était l’œuvre d’une voix humaine.

Soudain mon éléphant prit sa course et, devenusubitement furieux, il renversa et foula aux pieds ceux de mescompagnons qui se trouvaient auprès de lui.

Puis, avec cette vitesse incroyable, et qu’onserait loin de supposer chez ces lourds pachydermes, mais quilaissent bien loin derrière eux la rapidité du cheval, il s’élançaen pleine forêt, passant avec une adresse inouïe à travers lesarbres sans se heurter ni ralentir sa course.

Je voulus sauter au risque de me rompre braset jambes du haut de cette tour dans laquelle j’étais assis ;mais sans doute l’éléphant devina mon intention, car sa trompe serabattit sur son cou, s’allongea jusqu’à moi, me saisit par lesépaules et me maintint prisonnier dans la tour.

En même temps, il précipita sa course avec unefurie croissante.

Je n’avais cependant point perdu tout monsang-froid, et, voyant que mes compagnons ne se précipitaient pointà ma poursuite afin de me porter secours, je commençai à supposerque l’or de Tippo-Runo les avait corrompus.

En effet, ils ne s’étaient même pas dérangésde la route que nous suivions tout à l’heure, et bientôt, tant lacourse de l’éléphant était rapide, ils eurent disparu à mesyeux.

En même temps aussi, je me souvins que lesIndiens, tirant parti de la merveilleuse intelligence del’éléphant, dressaient quelquefois un de ces animaux au rôleterrible de bourreau.

Le condamné était placé sur le dos del’éléphant ; s’il voulait descendre, la trompe de l’éléphantle saisissait et le réduisait à l’impuissance.

Puis, à un signal donné par le maître del’éléphant, l’animal justicier se mettait en route.

Où allait-il ? Nul ne le savait.

L’éléphant a des pudeurs étranges ; demême qu’il cache avec soin le lieu qu’il a choisi pour sasépulture, de même celui qui doit attenter à la vie d’un homme leveut faire sans témoin.

L’éléphant marchait donc pendant plusieursheures, souvent plusieurs journées, emportant le condamné.

Puis, arrivé à l’endroit qu’il avait choisid’avance pour le lieu de l’exécution, il saisissait la victime avecsa trompe et la jetait violemment à terre.

Quelquefois il se contentait de lui poser sonénorme pied sur la poitrine et de l’écraser sans le fairesouffrir.

Quelquefois aussi, il le lançait contre untronc d’arbre, et le malheureux se brisait le crâne.

D’autres fois même, il le perçait de sesdéfenses.

Je ne pouvais, plus en douter, j’étais aupouvoir d’un éléphant bourreau.

Et le miaulement bizarre que j’avais entendun’était autre que le signal donné par le maître de l’éléphant,caché sans doute dans les branches de quelque arbre touffu.

Tippo-Runo avait merveilleusement calculé savengeance et ma mort.

Le terrible pachyderme accélérait de plus enplus sa course.

À la forêt avait succédé une vaste plainecouverte de hautes herbes, mais où, ça et là, on voyait des tracesde culture et d’habitation.

– Ce ne peut être dans cet endroit, medisais-je, que je suis condamné à périr. J’ai du temps devantmoi.

Or, il y avait une chose que Tippo-Runon’avait pas calculée, c’est que j’avais rapporté d’Europe unrevolver de Devismes, le prince des arquebusiers français, qui sechargent avec des balles explosives.

La balle ordinaire glisse sur la peau del’éléphant, et si elle y pénètre, ce n’est jamais assez avant pourle tuer sur place.

Mais la balle conique à pointe d’acier dont onse sert pour le lion, le tigre et la baleine, produit un autrerésultat.

L’éléphant m’avait assujetti avec satrompe ; mais il m’avait laissé l’usage de ma main droite.

Cette main prit le revolver à ma ceinture.

Si je tuais l’éléphant sur le coup, j’étaissauvé.

Mais si la mort n’était pas instantanée,j’étais perdu !

Jamais en ma vie, je n’avais couru un pareildanger, moi qui ai si souvent vu la mort de près.

Néanmoins, j’armai le revolver et je visail’éléphant juste au-dessous de moi, c’est-à-dire à la naissance ducou.

Chapitre 10

 

Il n’était pas très facile de faire feu à coupsûr, et en voici la raison :

La peau de l’éléphant est non seulementrugueuse et très dure à entamer, mais elle est encore très ridée etforme comme des anneaux mouvants ou plutôt des écailles qui serident comme le sable du désert sous l’action du vent.

Il fallait donc choisir un moment où cettepeau se trouverait tendue.

Alors la balle aurait une pénétrationcertaine, traverserait la couche de graisse, arriverait à la chairet ferait explosion à l’intérieur.

Je visai à gauche, de façon à pouvoir arriverdans la région du cœur.

L’éléphant foulait les hautes herbes avecl’agilité d’un tigre.

Çà et là, et de distance en distance, laplaine était coupée par des fossés.

L’éléphant les sautait un à un comme eût pu lefaire un cheval de chasse.

En ces instants, la peau du cou setendait.

Je saisis donc le moment où il franchissait ledernier fossé et je fis feu.

L’animal fit un bond terrible ; en mêmetemps les courroies qui attachaient la tour d’ivoire se brisèrentet je lus lancé avec elle de côté, tandis que l’éléphant tombaitdans le fossé comme une masse inerte.

La balle avait fait explosion dans le corps dumonstrueux animal, à côté du cœur, et l’avait foudroyé.

J’étais sauvé.

Mais je portais sur mes épaules les rudesétreintes de sa trompe et cette course insensée m’avait brisé.

Je me relevai cependant, à demi étourdi, maisn’ayant rien perdu de ma présence d’esprit.

Je ramassai mon revolver, qui avait échappé àma main, lors de ma chute ; et le remettant à ma ceinture, jeregardai autour de moi et cherchai à m’orienter.

J’étais au milieu d’une immense plaine ;la forêt que nous avions traversée naguère m’apparaissaitmaintenant dans le lointain comme une ligne bleuâtre.

Si je voulais retrouver les bords du Gange etpar conséquent mon chemin, il me fallait revenir en arrière,traverser toute cette forêt et m’exposer à mille dangers.

Néanmoins, je n’avais pas d’autre parti àprendre. Je me mis donc en route.

Mais au bout d’une heure de marche, mes forcesme trahirent.

Je, fus obligé de m’asseoir dans l’herbe,auprès d’un ruisseau qui me permit d’étancher la soif ardente quime dévorait.

Quand on a l’oreille près de terre, les sonsles plus lointains vous arrivent facilement.

Tout à coup j’entendis un bruit sourd, quelquechose qui ressemblait au roulement éloigné du tonnerre.

J’eus bientôt reconnu le trot sourd et rapideà la fois d’un éléphant.

Tippo-Runo faisait-il courir aprèsmoi ?

Le cornac de l’éléphant bourreau avait-ilmission de savoir si l’exécution était accomplie ?

C’était probable.

Couché dans l’herbe, mon revolver au poing,j’attendis.

Les pas du pachyderme se rapprochaient avecune effrayante rapidité et faisaient trembler la terre autour demoi.

Je levai un peu la tête. J’arrachai les hautesherbes et je regardai.

Soudain un cri de joie m’échappa.

L’éléphant dont j’avais entendu la courseprécipitée n’était plus qu’à trente mètres de moi, et je pouvaisreconnaître l’homme qui le montait.

C’était mon fidèle Indien Moussami qu’onm’avait dit, chez Tippo-Runo, avoir succombé dans une chasse autigre.

– Moussami ! m’écriai-je.

Et je me dressai tout debout au milieu desherbes que ma tête dominait entièrement.

Moussami jeta un cri, l’éléphant s’arrêta.

– Ah ! maître, me dit l’Indien,voici trente heures que je cours après vous, et je n’espérais plusavoir le bonheur de vous retrouver vivant.

– Tu me cherchais ? lui dis-je.

– Oui, j’ai pu me dérober et j’ai apprisqu’on vous avait confié à l’éléphant bourreau. Comment doncavez-vous pu lui échapper ?

– Je l’ai tué, répondis-je.

Il me regarda avec stupeur et me dit d’un airde doute :

– On ne tue pas un éléphant.

– Je te prouverai le contraire tout àl’heure, répondis-je. Mais d’abord conte-moi tes aventures ;d’où viens-tu ?

– De chez le traîtreTippo-Runo.

– Tu n’es donc pas allé à la chasse autigre ?

– Non.

– Alors que t’est-il arrivé ?

– Dès le jour de notre arrivée chezTippo, reprit Moussami, on a essayé de me gagner, car on savait queje vous étais dévoué.

J’ai résisté.

Alors on m’a emprisonné au lieu de me mettre àmort, ce que Tippo-Runo avait ordonné tout d’abord.

Mais il y avait auprès de lui une almée quis’était éprise d’amour pour moi, qui avait sollicité ma grâce etl’avait obtenue.

C’est elle qui a ouvert la nuit dernière,quelques heures après votre départ, les portes de ma prison.

– Ton maître est perdu, m’a-t-elledit.

Alors elle m’a raconté qu’on vous avait donnépour monture l’éléphant bourreau.

Comment vous prévenir ? vous étiezparti.

Et puis vos officiers étaient tous gagnés àTippo-Runo.

Cependant quand j’appris que le bourreau étaitun éléphant femelle je ne perdis pas tout espoir.

L’almée était toute-puissante ; elle medonna un anneau d’or qui devait me faire reconnaître d’un chefmilitaire dont l’habitation est à deux lieues de celle deTippo.

Courbé sur l’encolure d’un cheval rapide, jecourus chez ce chef.

À la vue de l’anneau d’or de l’almée, il medit :

– Ordonne, j’obéirai.

– Je veux un éléphant mâle, luidis-je.

Quelques minutes après, monté sur l’animal quevous voyez, je me remettais en route.

L’éléphant a l’odorat aussi bon quel’ouïe.

Au bout d’une heure de marche, il dressa lesoreilles, fit entendre un cri guttural, et donna tous les signes dela folie amoureuse.

Évidemment l’éléphant femelle, c’est-à-dire lebourreau, avait passé par là.

Dès lors, je me fiai à son instinct, et nousnous mîmes à courir sur vos traces.

Vous le voyez, ajouta Moussami, l’éléphant nes’est pas trompé. Mais où est le vôtre ?

À mon tour je racontai à l’Indien commentj’avais pu me débarrasser du monstrueux pachyderme ; je luimontrai mon revolver et pour lui faire comprendre l’effetfoudroyant des balles coniques Devismes, j’ajustai un tronc d’arbreet je fis feu.

La balle entra, l’arbre se fendit comme si unemine avait éclaté au milieu.

Je montai ensuite à côté de Moussami sur ledos de son éléphant, et nous nous mîmes en route, non plus du côtédu Gange, mais vers les montagnes derrière lesquelles s’élevait laville capitale du rajah Osmany.

Au bout de quelques heures nous trouvâmes unehabitation.

Je mourais de faim et de lassitude.

Néanmoins, après avoir mangé, je ne pris quequelques heures de repos.

Il était urgent de sortir au plus vite ducercle militaire que commandait Tippo-Runo, afin de ne pas retomberentre ses mains.

Vers le soir, Moussami me dit :

– Tippo a trahi le rajah.

– Je le sais.

– Il a gagné tous les chefs desforteresses, et quand les Anglais viendront, on leur en ouvrira lesportes.

– Heureusement, répondis-je, nous auronsle temps de prévenir Osmany.

Moussami hocha la tête :

– Trop tard, dit-il.

– Pourquoi, trop tard ?

– Parce que la moitié de l’armée estgagnée par Tippo.

– Qu’importe, répondis-je, si l’autremoitié demeure fidèle au rajah ?

– Mais le rajah croira-t-il à la trahisonde Tippo ? demanda. Moussami d’un air de doute.

– Je lui en donnerai des preuves.

L’Indien eut encore un gested’incrédulité.

– Le rajah, dit-il, aime Tippo autant queTippo hait rajah, et je sais pourquoi…

– Ah ! tu le sais ?

– J’ai passé quelques heures auprès del’almée qui possède tous les secrets de Tippo et elle me les alivrés.

– Eh bien ! parle…

– Le rajah aime Tippo parce que,autrefois, Tippo a sauvé Kôli-Nana des flammes.

– Bon.

– Tippo hait le rajah parce qu’il estjaloux.

– Jaloux de qui ?

– Maintenant, reprit Moussami, Kôli-Nanaest une vieille femme : elle a plus de vingt-six ans. Osmany,tout en l’aimant et la respectant, lui a donné une compagne, labelle Daï-Kôma, qui n’a que quatorze ans et est belle comme lejour.

– Et Tippo l’aime ?

– À en mourir. Aussi veut-il la ruined’Osmany, pour avoir Daï-Kôma.

– Le misérable !

– En outre, les Anglais lui ont promisbeaucoup d’or s’il leur livrait Osmany et son fils qui estl’héritier du trône.

– Mais, dis-je, comment l’almée sait-elletout cela ?

– L’almée aimait Tippo ; elle aappris sa trahison ; elle a su que Tippo convoitait la femmedu rajah, et elle a voulu se venger !

« Va, m’a-t-elle dit en me quittant,tâche de sauver ton maître ; mais, si tu ne le peux, rejoinsOsmany, jette-toi à ses pieds et dis-lui que Tippo est untraître !… »

Le récit de Moussami me parut devoir faire unevive impression sur le rajah.

Nous voyageâmes toute la nuit suivante et unepartie du lendemain.

Au moment où le soleil monte au zénith et oùla chaleur devient étouffante, une ville blanche et coquette, àdemi cachée sous l’ombrage d’une forêt vierge, nous apparut auflanc des montagnes.

C’était la ville sainte, comme l’appelaientles montagnards, – la cité bénie que le rajah Osmany avait choisiepour capitale.

Mais, comme on va le voir, le rajah n’avaitpas besoin de mes révélations pour être convaincu de la trahison deTippo-Runo.

Chapitre 11

 

La capitale du rajah se nommaitNarvor. Une triple enceinte de fossés et de murs fortifiésl’entourait.

Bâtie au flanc d’une montagne, elle avait uneceinture de prairies qui descendaient jusqu’à la plaine fertile, etau-dessus d’elle une forêt ombreuse élevait ses grands arbresd’essences diverses pour la préserver des rayons du soleil.

Quand on avait franchi la triple enceinte etqu’on entrait dans la ville, on trouvait des maisons blanches, desfontaines qui entretenaient dans chaque rue une perpétuellefraîcheur et des jardins pleins de fleurs et de fruits.

Au centre de la ville était le palais dumaître, une autre ville dans la ville, également fortifiée, et quipouvait, au besoin, si l’ennemi franchissait les trois premièresenceintes, servir de refuge à toute la population de Narvor.

Cela s’était vu du reste.

Il y a plus d’un siècle, le roi d’Oudeassiégeait Narvor.

Le siège dura plusieurs mois, car Narvor étaitdéfendue par une population vaillante et un chef intrépide.

Mais enfin la première enceinte tomba, puis laseconde, puis la troisième.

Les habitants se réfugièrent dans laforteresse.

La forteresse résista, et le roi d’Oudedécouragé finit par lever le siège.

La forteresse qui servait de palais au rajahOsmany était vaste, renfermait des rues, des places publiques etdes jardins.

Mais pour y pénétrer, il fallait faire partiede la maison militaire du rajah.

Un Indien ordinaire en était banni.

Au milieu de la forteresse s’élevait unbâtiment carré, sans fenêtres, et qui prenait jour par en haut.

C’était le harem d’Osmany.

Deux eunuques noirs veillaient jour et nuit àla porte.

La femme légitime seule a le droit de sortiret de se montrer en public ; les odalisques du souverain oules autres femmes vont voilées au bain et à la promenade, et nuln’a le droit de les approcher.

Le harem est situé sur une vaste place ;à l’angle de cette place est un schoultry, c’est-à-dire un cabaretdans lequel les soldats de la garde personnelle du rajah seréunissent après la sieste et boivent en devisant de leurs affaireset de leurs amours.

Or, un soir, quarante-huit heures avant monarrivée à Narvor, deux soldats, assis sur un banc à la porte duschoultry, causaient à voix basse.

L’un était un Hindou de pure race ;l’autre avait un mélange de sang noir dans les veines.

– Crois-tu au paradis de Vichnou ?disait l’Hindou…

– Je ne sais pas, répondit naïvement lenègre.

– Il faut y croire.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il existe et que ceux qui yvont y jouissent de félicités infinies.

Le nègre épanouit ses lèvres charnues etmontra ses dents blanches ; puis il parut attendre que soncompagnon lui fît la nomenclature des joies de ce paradismystérieux.

– As-tu vu la dernière femme dumaître ? demanda l’Indien.

– La belle ?

– Oui.

– Comment aurais-je pu la voir ? Lerajah ne permet pas qu’elle ôte son voile, même le soir, maisl’eunuque Roumafi prétend qu’elle éclipse en beauté toutes lesreines de l’Inde.

– C’est vrai.

– Comment peux-tu le savoir ?

– Je le sais parce que je l’ai vue.

– Toi ?

– Oui, moi, et à visage découvert. Ehbien ! poursuivit l’Hindou, le dieu Vichnou réserve desmilliers de femmes aussi belles qu’elle à quiconque ira dans sonparadis.

Un rayonnement sensuel dilata les yeux dunègre.

– Mais comment faut-il faire pour yaller ? demanda-t-il naïvement.

– Il faut risquer sa vie pour un hommequ’aime le dieu Vichnou. Si on meurt, on va tout droit dans leparadis.

– Bon !

– Si on survit, Vichnou vous protègejusqu’à l’heure de votre mort naturelle.

– Et alors ?

– Alors, quand votre âme a quitté votrecorps, Vichnou ouvre les portes de son paradis et vient à larencontre de votre âme avec ces milliers de femmes qui, toutes, jepuis l’affirmer, sont plus belles que-la dernière femme durajah.

Le nègre devint pensif ; puis, après unsilence :

– Mais, dit-il, quel est l’homme qui a suconquérir l’amitié du dieu Vichnou.

– J’en connais un.

– Ah !

– C’est Tippo-Runo, le premier ministredu rajah.

– Vraiment ! fit le nègre.

– Et celui qui mourra pour Tippo-Runos’en ira tout droit au paradis de Vichnou, où il retrouvera uncorps jeune et beau, blanc comme du lait.

– Comment ! moi qui suisnoir ?…

– On donnera à ton âme un corps semblableà l’ivoire.

Le nègre réfléchit encore ; puis il dittout à coup.

– Je veux bien mourir pour Tippo-Runo.Mais tu m’assures que le paradis dont tu parles existeréellement ?

– Si je ne le croyais pas, mepréparerais-je, moi aussi, à jouer ma vie pour plaire àTippo-Runo ?

Le nègre regarda l’Hindou avec une curiositécroissante.

L’Hindou reprit :

– Tippo-Runo est plus puissant que lerajah lui-même. Quand Tippo-Runo veut une chose, il faut qu’ellesoit.

– Et que veut Tippo-Runo ?

– Il est amoureux d’une femme et il veuts’en emparer.

– Ah ! il a assez de trésors pourl’acheter, quel que soit son prix.

– Elle n’est pas à vendre.

L’étonnement du nègre augmenta.

– C’est la dernière femme du rajah, ditl’Hindou qui s’appelait Mortar.

Le nègre fut si étonné de cette confidencequ’il laissa échapper la tasse de thé qu’il avait à la main.

L’Hindou continua :

– Tippo-Runo s’est juré d’avoir la femmedu rajah, et il l’aura.

– Les murs du harem sont épais.

– C’est vrai.

– Les portes sont doublées de fer.

– On les ouvrira.

– Mais qui ?

– Écoute, dit l’Hindou, je te donne àchoisir : ou mourir sur-le-champ.

Et il lui appuya sur la gorge la pointe de sonkandjar.

– Ou me faire le serment que tu nerévéleras jamais ce que je vais te dire.

– Sur ma part de ce paradis que tu mepromets, dit le nègre, je te jure que mon oreille gauche ne saurarien de ce que tu auras confié à mon oreille droite, et que latombe ne sera pas plus muette que moi.

– C’est bien, je te crois.

– Parle donc, fit le nègre.

– Tippo-Runo est si bien avec le dieuVichnou, reprit Mortar l’Hindou, que ses serviteurs n’hésitent pasà lui faire des sacrifices auprès desquels la mort n’est rien.

– Comment cela ?

– Tippo-Runo a un nègre appelé Kougli.C’est un nègre comme toi, mais un nègre de la côte occidentale, deceux qui sont rouges plutôt que noirs et qui sont si beaux que lesalmées et les bayadères se meurent souvent d’amour pour eux.

– Bon ! fil le nègre.

– Kougli était adoré de la belle Namouna,la bayadère qui danse à Calcutta, dans la ville blanche, ens’accompagnant avec une grappe de grelots.

Namouna et lui devaient s’épouser etTippo-Runo, dont il était le favori, avait promis de les doterrichement.

Eh bien ! Tippo-Runo a dit àKougli :

– J’aime la femme du rajah etj’ai compté sur toi. Il faut que tu pénètres dans le harem.

Kougli a répondu qu’il était prêt.

Et Kougli a abdiqué sur-le-champ son rôled’homme pour obéir à Tippo-Runo.

– Je ne comprends pas, dit le nègre.

Mortar reprit :

– As-tu vu le nouvel eunuque noir quivient quelquefois, en sortant du harem. se désaltérer avecnous dans le schoultry ?

– Oui, certes.

– C’est Kougli.

– Lui !

– Lui-même. Tu vois bien que Tippo-Runo ades serviteurs dévoués.

– Mais, reprit le nègre, parce qu’il estdans le harem du rajah, ce n’est pas une raison pour qu’il puisseenlever la jeune femme.

– Seul, il ne le pourrait pas, car leseunuques peuvent bien franchir la porte du harem. mais noncelle de la forteresse ; et une femme ne peut en sortirqu’avec l’homme qui dit être son mari.

– Eh bien !

– Eh bien ! la nuit prochaine,Kougli sortira du harem avec la femme du rajah.

– Bon !

– Et il nous la confiera.

– À nous ?

– À nous deux. C’est à nous de la fairesortir de la forteresse ; ensuite, si nous réussissons, Tipponous comblera de richesses.

– Et si nous sommes surpris ?

– Le rajah nous fera trancher latête ; mais nous irons dans le paradis de Vichnou.

Toutes ces explications ne suffisaient pas aunègre.

– Mais, dit-il encore, la jeune femmeconsentira donc à suivre l’eunuque ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que, lorsque son père l’a venduepour dix mille bourses au rajah, elle avait un amour au cœur.

– Ah !

– Elle aimait un Indien de Bénarès, jeuneet beau, et ils s’étaient juré fidélité. Tippo savait cela et il adonné les instructions à Kougli en conséquence. Kougli dira à lafemme du rajah : Je suis le fidèle serviteur de l’homme quivous aime et que vous aimez ! Et elle le croira et consentiraà le suivre.

– Et nous ?

– Nous lui tiendrons le même langage.

Le nègre hésitait encore :

– Tu crois donc, dit-il, que nouspourrons sortir de la forteresse ?

– Oui.

– Comment ?

– La femme du rajah sortira du haremparfaitement voilée, et, de plus, elle aura teint sa figure ennoir. N’as-tu pas une femme noire comme toi ?

– Oui.

– Tu prendras la femme du rajah par lamain, tu te présenteras à la porte et tu diras, en soulevant uncoin du voile : – C’est ma femme. – Passez, répondra lasentinelle.

– Tu crois ?

– J’ai de bonnes raisons pour cela ;car cette sentinelle, ce sera moi.

– Ah ! c’est différent, fit lenègre.

– Quand tu seras dans la ville,poursuivit Mortar, tu te rendras avec ta prétendue femme auschoultry de la Perle bleue, et tu y trouveras unpalanquin et une escorte envoyés par Tippo-Runo. Seulement, tudiras à ta compagne :

– C’est ton fiancé qui nous envoie toutcela.

– Bien ! dit le nègre.

– Maintenant, acheva Mortar, es-tu décidéà me servir ?

– Oui, si tu me jures que le paradis deVichnou existe.

– Je te le jure.

– C’est bien, dit le nègre.J’accepte.

En ce moment, la porte du harem s’ouvrit et uneunuque noir parut.

Chapitre 12

 

Le récit que l’Indien Mortar avait fait ausoldat noir était exact.

La nouvelle femme du rajah Osmany, l’enfant dequatorze ans qui répondait au nom de Daï-Kôma, se lamentait depuisson entrée au harem.

Daï-Kôma aimait un beau jeune homme de Bénarèsqui la devait épouser, et quelques mois auparavant encore, les deuxfamilles parfaitement d’accord avaient célébré les fiançailles.

Mais l’or est le levier du monde, en Orientcomme en Occident, dans l’Inde comme à Paris.

Un officier du rajah passant par Bénarès avaitété reçu par le père de Daï-Kôma, très honoré d’une semblablevisite.

L’officier avait vu la jeune fille et, à sonretour à Narvor, il en avait fait un tel récit au rajah quicommençait à trouver que toutes ses femmes, la belle Kôli-Nanaelle-même, étaient bien vieilles, que celui-ci lui avait commandéde retourner à Bénarès et de l’acheter à n’importe quel prix.

Les larmes, les supplications de Daï-Kômaavaient été inutiles.

Son père l’avait vendue pour dix lacs deroupies, et l’avait livrée au gens du rajah.

Ceux-ci, en l’emmenant à Narvor, s’étaientarrêtés dans la résidence de Tippo-Runo.

Le premier ministre avait vu Daï-Kôma et s’enétait épris.

Cet amour avait déterminé l’explosion detoutes les passions mauvaises qui germaient dans le cœur et lecerveau du major anglais.

Daï-Kôma avait donc été conduite au harem durajah Osmany.

Depuis qu’elle y était, elle pleurait nuit etjour et s’obstinait à se dérober aux transports du rajah.

Osmany sentait son amour se décupler de cetterésistance, mais il était patient comme tous les Orientaux et il sedisait :

– Il est impossible qu’elle nes’aperçoive point enfin que je suis digne de son amour.

Il y avait un mois que Daï-Kôma se lamentait,lorsqu’un nouvel eunuque fut admis au sérail.

C’était un nègre appelé Kougli.

Kougli fut attaché sur-le-champ au service deDaï-Kôma.

Kougli, le serviteur dévoué jusqu’au fanatismede Tippo-Runo, avait lentement préparé l’enlèvement de DaïKôma.

Il s’était abouché avec plusieurs soldats dela garde personnelle du rajah, et, sous divers prétextes, il avaitsondé leur fidélité.

Mais jusqu’à l’heure où nous l’avons vu sortirdu harem et se diriger vers le schoultry, à la porte duqueldevisaient l’Indien Mortar et le nègre Hussein, il n’avait encoretrouvé que le premier qui consentit à le servir.

Le premier avait embauché le second.

Mortar, en voyant Kougli s’approcher, clignade l’œil.

– Tu as à me parler ? fit le nègreen l’abordant.

– Oui, dit Mortar.

L’eunuque examina celui avec qui Mortars’entretenait tout à l’heure.

– Quel est cet homme ? dit-il.

– Un homme qui veut aller dans le paradisde Vichnou, répondit Mortar.

– Est-ce vrai ? fit Kougli enregardant le nègre Hussein.

– C’est vrai, dit le nègre.

Et son œil brilla d’une sensualitébestiale.

Il était évident que cet homme était sincère,et que ce qu’il avait promis de faire, il le ferait.

L’eunuque et les deux soldats restèrent dansle schoultry et burent ensemble du thé et du rhum, en prenant leursdispositions pour la nuit suivante.

Puis l’eunuque rentra dans le harem etattendit la nuit.

Comme à l’ordinaire, le rajah Osmany,dédaignant ses autres femmes, était venu faire sa cour à la belleDaï-Kôma.

Comme toujours Daï-Kôma l’avait repoussé.

Et elle se lamentait de plus belle, lorsquel’eunuque, après le départ du rajah, se présenta devant elle.

– Perle d’Orient, lui dit-il, pourquoipleures-tu ?

– Parce que mon père a fait d’une femmelibre une esclave, répondit-elle.

– C’est vrai, dit l’eunuque, mais ondélivre les esclaves.

Elle secoua la tête :

– Hélas ! dit-elle, je suis le biendu rajah et tôt ou tard il faudra bien que je me décide à luiobéir.

– Tu trahirais donc tesserments ?

Et l’eunuque la regarda fixement.

Daï-Kôma tressaillit :

– Tu sais donc, dit-elle, que j’ai faitdes serments ?

– Oui, à Rhamsès.

Rhamsès était le nom du beau fiancé laissé àBénarès.

– Tu connais Rhamsès ?

Et un rayon de joie brilla au travers deslarmes de Daï-Kôma, comme le soleil à travers la pluie.

– C’est lui qui m’envoie.

Elle étouffa un cri.

Kougli continua :

– Regarde-moi. Il y a huit jours, j’étaisencore un homme ; mais, pour parvenir, jusqu’à toi, j’aiconsenti à me sacrifier. Je suis le serviteur de Rhamsès.

– Et il t’envoie vers moi ?

– C’est-à-dire, répondit Kougli, que situ veux me suivre, tu seras libre dans quelques heures.

– Libre !

– Et sur la route de Bénarès, où Rhamsèst’attend.

Daï-Kôma joignit les mains.

– Oh ! dit-elle, ne te railles-tupas de ma misère, et n’es-tu pas un serviteur du rajah qui veutm’exposer à une tentation ?

– Je te dis, répéta l’eunuque, que jesuis un serviteur dévoué de Rhamsès.

Daï-Kôma fut obligée de se rendre àl’évidence, car, à l’heure où tout le harem sommeillait, l’eunuqueentra dans sa chambre et lui dit :

– Le moment est venu : suis-moi.

Et il lui jeta sur la tête un voile qui lacouvrait tout entière.

Puis il la conduisit dans une salle où,pendant le jour, se tenaient les femmes de service et les suivantesfavorites du rajah.

Il prit un pinceau trempé dans un vase remplid’une substance liquide noirâtre, et avec ce pinceau il fitdisparaître le blanc visage de Daï-Kôma sous une couche de noird’ébène.

Or, comme la plupart des femmes employées dansle harem étaient des négresses, l’heiduque, c’est-à-dire le chefdes eunuques qui veillaient à la porte, voyant Daï-Kôma que Kouglitenait par la main, la prit pour une de ces servantes, et luiouvrit la porte.

Tous deux sortirent.

Le nègre Hussein se promenait sur la place, età un coup de sifflet de Kougli, il s’approcha.

Kougli lui dit :

– Voilà ta femme !

Et il plaça dans la main du nègre la main deDaï-Kôma, qui avait été noircie comme sa figure.

– Tu ne viens donc pas avec moi ?demanda-t-elle avec un accent d’effroi.

– Non, répondit Kougli, mais tu peuxsuivre cet homme, il est comme moi un serviteur dévoué deRhamsès.

Daï-Kôma le crut, et elle se confia au nègreHussein.

Celui-ci la prit par le bras et tandis queKougli rentrait dans le harem. il la conduisit vers la portede la forteresse.

Les choses se passèrent comme l’avait prévuMortar.

Dans le poste de soldats il y avait un chefqui regarda le nègre et lui dit :

– Qui es-tu ?

– Un soldat du rajah, réponditHussein.

– Quelle est cette femme ?

– La mienne.

– C’est vrai, dit Mortar qui était ensentinelle, je les connais tous les deux.

– Où vas-tu à cette heure ? demandaencore le chef.

– Nous allons à une fête de mariage auxflambeaux dans la ville, répondit le nègre.

L’officier fit un signe, Mortar ouvrit laporte, et le nègre et sa compagne en franchirent le seuil.

Daï-Kôma était libre.

Le palanquin et l’escorte envoyés, non parRhamsès, mais par le traître Tippo-Runo, attendaient au schoultryindiqué ; et bien avant le jour, Daï-Kôma, qui croyait allerrejoindre son fiancé, était loin de la ville sainte de Narvor, lacapitale du rajah Osmany.

**

*

Ce ne fut que le lendemain, longtemps après lelever du soleil, que l’on s’aperçut au harem de la disparition deDaï-Kôma.

Prévenu en toute hâte, le rajah s’y rendit enpoussant de grandis cris, et voulut faire périr l’heiduque dans lessupplices.

Mais alors Kougli, qui n’avait consenti à unépouvantable sacrifice que par soif du paradis de Vichnou, – Kouglidit au rajah :

– N’accusez personne que moi.

– Qu’est devenue Daï-Kôma, luidemanda-t-on ?

Le nègre eut un sourire d’orgueil.

– À cette heure, dit-il, elle est hors deta puissance, et dans les bras de Tippo-Runo.

À ce nom. le rajah jeta un cri.

Alors, avec une joie inouïe, le nègre luiraconta la trahison de son premier ministre, et, oubliant un momentson amour pour Daï-Kôma, pour ne songer qu’à l’ingratitude de celuiqu’il avait comblé de bienfaits, le rajah versa des larmes derage.

Kougli ne voulut pas jouir seul des joieseffrénées du paradis de Vichnou.

Il dénonça ses deux complices, Mortar l’Indienet le nègre Hussein.

Tous les trois avaient péri dans des supplicesle matin même du jour où Moussami et moi nous arrivâmes àNarvor.

Mais Daï-Kôma était maintenant au pouvoir deTippo-Runo, et nous trouvâmes le rajah faisant d’horribles sermentsde vengeance.

Chapitre 13

 

Je passe sur des événements de peud’importance.

Six mois après, l’empire du rajah était enfeu.

Tippo-Runo, levant l’étendard de la révolte,avait passé aux Anglais, entraînant dans sa désertion les deuxtiers de l’armée du rajah.

Nous étions assiégés dans Narvor.

Osmany n’avait plus autour de lui que cinq ousix mille hommes résolus et fidèles.

Un matin que nous avions visité les forts dela ville et passé en revue les derniers moyens de défense qui nousrestaient, le rajah me conduisit dans la pièce la plus reculée deson palais et me dit :

– Tu es le dernier homme en qui j’ai mistoute ma confiance parce que tu es Français, je vais t’initier à unsecret duquel dépend l’avenir de ma race, je me livre à toi comme àun frère.

– Parlez, prince, répondis-je, votreconfiance ne sera point trahie.

Le rajah me dit alors :

– La première chose que l’on apprend auxgens de ma race, depuis un siècle, c’est à se défier del’Angleterre. Il y a cent ans l’Inde était gouvernée par des roispuissants, et un peuple heureux et libre vivait des bords du Gangeà ceux de l’Euphrate.

Les Anglais sont venus ; par la forcequelquefois, par la trahison le plus souvent, ils sont parvenus àréduire en servage d’abord et à anéantir ensuite tous ces rois ettous ces peuples.

Je suis un des derniers représentants del’indépendance indienne.

Mais je sais le sort qui m’attend.

Au faîte de ma puissance, bien avant latrahison de ce misérable Tippo-Runo que j’ai comblé de mesbienfaits, j’avais prévu le jour où il se pourrait faire quel’Angleterre voulût me fouler aux pieds et anéantir ma race. Et marace ne doit point périr.

Je mourrai moi, demain peut-être, les armes àla main.

Avec moi disparaîtra la dernière terre libredu sol indien ; mais il faut que ma race me survive.

Qui sait ? dans bien des annéespeut-être, un homme issu de mon sang se lèvera, qui, protégé par levieux génie de l’Inde, parviendra à chasser l’étranger et à rendrela liberté à son pays.

– Vous voulez me charger de votrefils ? lui dis-je.

– Oui. Je veux qu’après ma mort tul’emmènes en Europe, et que tu lui apprennes à haïr lesAnglais.

Et, comme il me voyait faire un mouvement quitrahissait une certaine inquiétude :

– Oh ! me dit-il, ne crains rien.Depuis dix ans j’ai accumulé des richesses mystérieuses qui luipermettront de vivre selon son rang.

– Mais, prince, interrompis-je, vousoubliez notre situation.

– Je n’oublie rien.

– Nous sommes assiégés dans votredernière ville.

– Sans doute.

– Tôt ou tard, il faudra succomber.

– J’ai prévu le dénouement, puisque j’aifait le sacrifice de ma vie.

– Alors, votre fils tombera au pouvoirdes Anglais…

Il ne me répondit pas tout d’abord.

– Vos richesses deviendront leurproie.

Il eut un sourire mélancolique, et, hochant latête, il me dit :

– Tu te trompes !

– Vous avez trouvé un moyen de sauvervotre fils ?

– Oui.

– Et vos richesses ?

– Oui. Mon fils est en sûreté, mestrésors aussi.

Et comme je le regardais avec étonnement, ilpoursuivit :

– Cet enfant que mon peuple salue, queKôli-Nana, ma première femme, serre sur son cœur avec transport, cejeune prince en qui ceux qui m’entourent ont vu longtempsl’héritier de mon trône, n’est pas mon fils.

Mon étonnement fut si grand que le rajahcontinua aussitôt :

Il y avait deux ans que Kôli-Nana était mère.Une nuit, je fis enlever mon enfant dans son berceau et on luisubstitua l’enfant d’une autre femme.

– Ainsi, m’écriai-je, le princeAli ?

– Le prince Ali n’est pas mon fils.

– Mais le fils de VotreAltesse ?

– Il est loin d’ici, et il ignore sonorigine. Quand je serai mort, tu la lui apprendras.

Je regardais le rajah avec une sorte destupeur.

Il continua :

– Il y a à Calcutta, dans la ville noire,la ville indienne, comme on l’appelle, un pauvre homme qui exercel’humble profession de tailleur.

Il est vieux et voûté, il est pauvre, enapparence du moins, et son unique soutien est un jeune garçon dedouze ans qui travaille jour et nuit.

Ce tailleur, qui répond au nom turc de Hassan,est un ancien serviteur de ma famille.

L’enfant qu’il élève et qui l’appelle sonpère, c’est mon fils.

– Ah ! m’écriai-je.

– Quand tout sera perdu, reprit leprince, lorsque j’aurai livré ma dernière bataille, frappé mondernier coup d’épée, rendu mon dernier soupir, tu te mettras enroute pour Calcutta.

– Oui, prince.

– Tu iras trouver le tailleur et tu luimontreras cet anneau.

En même temps, Osmany tira de son doigt unebague dont le chaton portait une inscription indienne qui voulaitdire : Souviens-toi.

Puis il la mit à mon doigt,ajoutant :

– Le tailleur te montrera alors le jeuneenfant, puis il te conduira au fond de la cave de son humblemaison, et tu verras là plus d’or et de pierreries qu’il n’y en adans le palais du roi de Lahore.

C’est le patrimoine de mon fils.

Tu es intelligent et fidèle, poursuivit lerajah. Tu sauras bien emporter ces richesses en Europe, sanséveiller la cupidité des Anglais ; tu sauras bien emmener monfils avec toi, lui apprendre que son père est mort pourl’indépendance de l’Inde, et qu’il lui transmet son héritage dehaine pour la Grande-Bretagne.

– Je ferai cela, répondis-je.

Il me donna sa main à baiser et medit :

– J’ai foi en toi !

**

*

Les Anglais poussaient le siège avecvigueur.

La garnison se défendait héroïquement ;mais chaque jour un pan de rempart s’écroulait sous le canon deTippo-Runo.

Chaque jour aussi, les vivres devenaient plusrares, et il avait fallu expulser de la ville ce qu’on appelle lesbouches inutiles.

Enfin, un soir, le rajah me dit :

– Il faut renoncer à défendre Narvor pluslongtemps, tenter une sortie, essayer de passer au travers deslignes anglaises et gagner les montagnes.

Là, peut-être résisterons-nous avec plus desuccès.

Le plan était hardi, mais il n’était pasimpraticable.

La saison de ces pluies torrentielles dont lespays brûlants ont seuls le secret, était venue.

Le rajah rassembla son conseil de guerre et ilfut décidé qu’on attendrait une nuit obscure et tourmentée et qu’ontenterait une sortie.

Deux jours plus tard, l’occasion parutfavorable.

La nuit était sombre, la pluie tombait àtorrents : l’armée anglaise était réfugiée sous lestentes.

En moins de deux heures tout fut prêt.

Les femmes et les enfants furent placés surdes éléphants au centre de l’armée formée en carré.

Puis les portes s’ouvrirent, et le rajahsortit silencieux à la tête de ses troupes.

Les Anglais surpris essayèrent de nous barrerle chemin ; mais ils ne tinrent pas contre l’impétuosité dessoldats d’Osmany.

Ce fut un beau combat, court et meurtrier,livré à la clarté des éclairs et au bruit du tonnerre.

L’armée anglaise fut culbutée et nous pûmesnous retirer au nord de la ville, dans une vallée profonde.

Mais là une nouvelle armée se dressa devantnous.

Quand le jour parut, du sommet des montagnesvoisines des milliers d’hommes descendirent et nous,enveloppèrent.

Ce n’étaient plus des Anglais ; c’étaientles soldats de Tippo-Runo le rebelle.

Le combat recommença, il se prolongea jusqu’ausoir il recommença le lendemain, plus acharné et plusmeurtrier.

Les compagnons du rajah tombaient un à un, etbientôt nous ne fûmes plus autour de lui qu’une poignéed’hommes.

Enfin, une balle l’atteignit au flanc et iltomba de cheval.

Je le reçus sanglant dans mes bras.

Il fixa sur moi son œil mourant et medit :

– Souviens-toi !

Puis il ajouta d’une voix éteinte :

– Et venge-moi !

Ce fut sa dernière parole.

Quelques secondes après, le rajah Osmany étaitmort me confiant son fils et emportant dans la tombe la promesseque je venais de lui faire : de poursuivre sans relâche letraître Tippo-Runo.

Chapitre 14

 

Tippo-Runo savait que j’avais échappé au piègequ’il m’avait tendu et que j’étais parvenu à tuer l’éléphantbourreau.

Il savait en outre que j’avais combattu à ladroite du rajah.

Et quand notre défaite fut complète, il donnades ordres terribles me concernant.

Cependant je parvins à m’échapper.

Durant plusieurs semaines, le visage noircipour me rendre méconnaissable, j’errai dans les montagnes,poursuivi, traqué comme une bête fauve.

J’évitais les villes, les villages etjusqu’aux habitations isolées.

Tout le pays était tombé au pouvoir desAnglais et par conséquent de Tippo-Runo, et je savais bien que sije tombais vivant aux mains de ses partisans, je périrais dansd’affreux supplices.

Mais mon étoile me protégeait.

Au bout d’un mois de cette vie errante etvagabonde, je pus gagner les plaines de l’Hindoustan, arriver dansla région paisible, demander l’hospitalité à un colon anglais quin’avait jamais entendu parler de moi et ne soupçonna point la partque j’avais prise dans la dernière guerre, et passer chez luiquelques jours.

Un mois après, j’arrivais à Calcutta.

Là, j’étais sauvé.

Alors je songeai à tenir ma promesse, àretrouver Hassan, et cet enfant qui n’était autre que le fils dumalheureux rajah Osmany.

Tout le monde connaissait Hassan le tailleurdans la ville noire.

Le maître du premier schoultry dans lequelj’entrai m’indiqua sa maison.

C’était une humble demeure dans laquellecertainement on n’eût jamais soupçonné l’existence d’un trésor.

Le vieillard était assis sur le pas de saporte.

Je m’approchai de lui.

– Tu te nommes Hassan ? luidis-je.

– Oui, me répondit-il, queveux-tu ?

– Connais-tu cela ?

Et je lui montrai l’anneau que le rajahm’avait mis au doigt.

Soudain le vieillard tressaillit et me fitentrer précipitamment dans sa maison dont il referma la porte surnous.

– Tu viens de la part d’Osmany ? medit-il.

– Oui.

– Comment va-t-il ?

Cette question m’arracha des larmes.

– Il est mort, répondis-je.

Et je lui racontai la trahison de l’infâmeTippo-Runo et la mort héroïque du rajah.

Le vieillard m’écouta, pâle, frémissant, lesyeux secs.

Puis, quand j’eus fini, il me dit avec unaccent de résignation qu’on ne retrouve que chez les hommes del’Orient :

– Dieu l’a voulu.

Hassan était mahométan et, par conséquent, ilcroyait à un Dieu unique.

– Où est l’enfant ? luidemandai-je.

– Il se baigne, me répondit-il. Tu leverras dans moins d’une heure.

– Et les trésors ?

– Je vais te les montrer.

Il prit alors une lampe, souleva une trappequi mit à découvert les marches d’un escalier, et me dit :

– Suis-moi.

Je descendis sur ses pas dans la cave de lamaison. C’était un étroit caveau complètement vide. Hassan eut unsourire triste :

– Tu vas voir, me dit-il.

Et il s’approcha du mur et se mit, avec sonpoing fermé, à frapper sur les pierres.

L’une d’elle rendit un bruit sourd.

On eût dit qu’il avait heurté la peau d’untambour.

Alors Hassan prit son kandjar à sa ceinture eten introduisit la pointe dans un interstice qui se trouvait entrela pierre sonore et la pierre voisine.

Soudain la première se détacha.

Alors, baissant la lampe, Hassan me montra àla place ou était la pierre tout à l’heure, une serrure d’un acierluisant et poli.

Puis il prit une clef à son cou.

– C’est moi, me dit-il, qui ai fabriquécette serrure. Elle a un secret, et ce secret est si compliquéqu’il me faudrait plusieurs jours pour te l’apprendre.

Et il se mit à tourner la clef tantôt dans unsens, tantôt dans l’autre, murmurant des mots que je ne comprenaispas, comptant sur les doigts de sa main gauche, et enfin j’entendisdistinctement le bruit du pêne qui courait dans sa gâche.

Soudain le mur tout entier tourna avec laporte de fer qu’il recouvrait, et je vis alors un second caveau dufond duquel jaillirent soudain des gerbes d’étincelles fauves.

Les rayons de la lampe que le vieillard tenaità la main, venaient se briser sur un monceau de pierreries, depièces d’or et de perles d’une fabuleuse grosseur.

– Voilà les trésors du maître, me dit levieillard.

J’évaluai approximativement toutes cesrichesses. Il y avait là plusieurs millions, une fortune vraimentroyale.

Je fis part alors au vieillard des dernièresvolontés du rajah Osmany.

Le rajah, je l’ai dit, m’avait exprimé savolonté formelle.

Il voulait que j’emmenasse son fils en Europeet que je l’élevasse dans la haine des Anglais. Il voulait aussique j’emportasse le trésor.

– Tu as l’anneau du maître, me ditHassan. Par conséquent, je t’obéirai.

Puis il referma la porte de fer et le trésordisparut à mes yeux éblouis. Nous remontâmes dans la maison.L’enfant était rentré du bain.

Je n’eus qu’à l’envisager pour reconnaître enlui le vivant portrait d’Osmany.

C’était bien le vrai fils de Kôli-Nana.

Il me regarda avec étonnement.

Hassan lui dit :

– Cet homme est ton maître désormais.Suis-le.

– Non, dis-je à Hassan, l’enfant resteraauprès de toi jusqu’à ce que j’aie pris les dispositionsnécessaires pour notre départ.

– Comme tu voudras, me dit-il en baissantla tête.

L’enfant ne comprenait rien à cela et s’étaitmis à pleurer.

Je dis à Hassan :

– Tu ne me verras que le jour où toutsera prêt. Je vais m’occuper d’avoir des hommes dévoués et fidèlespour enlever le trésor et le transporter sûrement à bord d’unnavire.

Je passai plusieurs jours à Calcutta, rêvantau moyen de transporter les richesses du rajah sans éveillerl’attention de l’autorité anglaise.

De tous les serviteurs dévoués que j’avais euspendant mon séjour dans les États du rajah, il ne me restait quemon fidèle Moussami.

Celui-ci avait fini par me rejoindre.

Nous étions logés dans le même schoultry, etil était convenu qu’il m’accompagnerait en Europe.

Un soir, Moussami me dit :

– Je crois qu’on sait qui nous sommes. Onnous suit quand nous sortons.

– Qui donc peut nous suivre ?

– Un nègre qui pourrait bien être un desséides de Tippo-Runo.

Nous changeâmes d’habitation.

Jusque-là nous étions restés dans la villenoire.

Nous allâmes nous réfugier dans la villeblanche.

Le quartier anglais est plein d’auberges etd’hôtels.

J’avais repris mes habits européens, etMoussami passait pour mon domestique.

Le lendemain du jour où j’étais descendu àl’hôtel de Batavia, je m’aperçus, en prenant mon repas dusoir, que le thé qu’on m’avait servi avait une certaineâcreté ; mais je n’y attachai qu’une faible importance.

Après mon souper je fus pris du besoin dedormir et j’allai me coucher.

Je m’endormis bientôt d’un profondsommeil.

Quand je m’éveillai, la nuit était passée etle soleil pénétrait à flots dans ma chambre.

J’appelai Moussami, qui couchait dans unepièce voisine.

Une sorte de hurlement me répondit. Ce n’étaitpas une voix humaine. C’était quelque chose qui ressemblait à unrugissement de bête fauve.

Je me précipitai hors de mon lit et j’entraiprécipitamment dans la chambre voisine.

Là, un horrible spectacle m’attendait.

Moussami, garrotté, était couché sur le dos etbaignait dans une mare de sang.

En me voyant, le malheureux ouvrit la bouche,et je jetai un cri d’horreur.

Le malheureux n’avait plus de langue.

On la lui avait coupée tandis que jedormais.

Je m’empressai de le délier, et tandis que jeme livrais à cette opération, un nouveau cri m’échappa.

Je venais de m’apercevoir que l’anneau durajah avait disparu de mon doigt.

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