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Le Désespéré

Le Désespéré

de Léon Bloy

Partie 1

Chapitre 1

Quand vous recevrez cette lettre, mon cher ami, j’aurai achevé de tuer mon père. Le pauvre homme agonise, et mourra, dit-on, avant le jour.

Il est deux heures du matin. Je suis seul dans une chambre voisine, la vieille femme qui le garde m’ayant fait entendre qu’il valait mieux que les yeux du moribond ne me rencontrassent pas et qu’on m’avertirait_ quand il en serait temps.

Je ne sens actuellement aucune douleur ni aucune impression morale nettement distincte d’une confuse mélancolie, d’une indécise peur de ce qui va venir. J’ai déjà vu mourir et je sais que,demain, ce sera terrible. Mais, en ce moment, rien ; les vagues de mon coeur sont immobiles. J’ai l’anesthésie d’un assommé.Impossible de prier, impossible de pleurer, impossible de lire. Je vous écris donc, puisqu’une âme livrée à son propre néant n’a d’autre ressource que l’imbécile gymnastique littéraire de leformuler.

Je suis parricide, pourtant, telle est l’unique vision de monesprit ! J’entends d’ici l’intolérable hoquet de cette agoniequi est véritablement mon oeuvre, — oeuvre de damné qui s’estimposée à moi avec le despotisme du destin !

Ah ! le couteau eût mieux valu, sans doute, le rudimentairecouteau du chourineur filial ! La mort, du moins, eût été,pour mon père, sans préalables années de tortures, sans lerenaissant espoir toujours déçu de mon retour à l’auge à cochonsd’une sagesse bourgeoise ; je serais fixé sur la naturelégalement ignominieuse d’une probable expiation ; enfin, jene resterais pas avec cette hideuse incertitude d’avoir eu raisonde passer sur le coeur du malheureux homme pour me jeter auxréprobations et aux avanies démoniaques de la vie d’artiste.

Vous m’avez vu, mon cher Alexis, coiffé d’une ordurecylindrique, dénué de vêtements, de souliers, de tout enfin,excepté de l’apéritive espérance. Cependant, vous me supposiez undomicile conjecturable, un semblant de subsides intermittents, unemamelle quelconque aux flancs d’airain de ma chienne de destinée etvous ne connûtes pas l’irréprochable perfection de ma misère.

En réalité, je fus un des Dix-Mille retraitants sempiternels dela famine parisienne, – à qui manquera toujours un Xénophon, – quiprélèvent l’impôt de leur fringale sur les déjections de larichesse et qui assaisonnent à la fumée de marmites inaccessibleset pénombrales la croûte symbolique récoltée dans les ordures.

Tel a été le vestibule de mon existence d’écrivain, – existenceà peine changée, d’ailleurs, même aujourd’hui que je suis devenuquasi célèbre. Mon père le savait et en mourait de honte.

Excellent théologien maçonnique, adorateur de Rousseau et deBenjamin Franklin, toute sa jurisprudence critique était d’arpenterle mérite à la toise du succès. De ce point de vue, Dumas père etBéranger lui paraissaient des abreuvoirs suffisants pour toutes lessoifs esthétiques.

Il me chérissait, cependant, à sa manière. Avant que j’eussefini de baver dans mes langes, avant même que je vinsse au monde,il avait soigneusement marqué toutes les étapes de ma vie, avec laplus géométrique des sollicitudes. Rien n’avait été oublié, exceptél’éventualité d’une pente littéraire. Quand il devint impossible denier l’existence du chancroïde, sa confusion fut immense et sondésespoir sans bornes. Ne discernant qu’une révolte impie dans lesimple effet d’une intransgressable loi de nature, mais absolumentpénétré de son impuissance, il me donna, néanmoins, une dernièrepreuve de la plus inéclairable tendresse en ne me maudissant jamaistout à fait.

Mon Dieu ! que la vie est une horrible dégoûtation !Et combien il serait facile aux sages de ne jamais faired’enfants ! Quelle idiote rage de se propager ! Unecontinence éternelle serait-elle donc plus atroce que cetteinvasion de supplices qui s’appelle la naissance d’un enfant depauvre ?

Déjà, dans toutes les conditions imaginables, un père et un filssont comme deux âmes muettes qui se regardent de l’un à l’autrebord de l’abîme du flanc maternel, sans pouvoir presque jamais nise parler ni s’étreindre, à cause, sans doute, de la pénitentielleimmondicité de toute procréation humaine ! Mais si la misèrevient à rouler son torrent d’angoisses dans ce lit profané et quel’anathème effroyable d’une vocation supérieure soit prononcé,comment exprimer l’opaque immensité qui les sépare ?

Nous avions depuis longtemps cessé de nous écrire, mon père etmoi. Hélas ! nous n’avions rien à nous dire. Il ne croyait pasà mon avenir d’écrivain et je croyais moins encore, s’il eût étépossible, à la compétence de son diagnostic. Mépris pour mépris.Enfer et silence des deux côtés.

Seulement, il se mourait de désespoir et voilà monparricide ! Dans quelques heures, je me tordrai peut-être lesmains en poussant des cris, quand viendra l’énorme peine. Je serairuisselant de larmes, dévasté par toutes les tempêtes de la pitié,de l’épouvante et du remords. Et cependant, s’il fallait revivreces dix dernières années, je ne vois pas de quelle autre façon jepourrais m’y prendre. Si ma plume de pamphlétaire catholique avaitpu conquérir de grandes sommes, mon père, — le plus désintéressédes pères ! — aurait fait cent lieues pour venir s’asseoirdevant moi et me contempler à l’aise dans l’auréole de mon génie.Mais il était de ma destinée d’accomplir moi-même ce voyage et del’accomplir sans un sou pour l’abominable contemplation quevoici !

Vous ignorez, ô romancier plein de gloire, cette parfaite malicedu sort. La vie a été pour vous plus clémente. Vous reçûtes le donde plaire et la nature même de votre talent, si heureusementpondéré, éloigne jusqu’au soupçon du plus vague rêve de dictaturelittéraire.

Vous êtes, sans aucune recherche, ce que je ne pourrais jamaisêtre, un écrivain aimable et fin, et vous ne révolterez jamaispersonne, — ce que, pour mon malheur, j’ai passé ma vie à faire.Vos livres portés sur le flot des éditions innombrables vontd’eux-mêmes dans une multitude d’élégantes mains qui les propagentavec amour. Heureux homme qui m’avez autrefois nommé votre frère,je crie donc vers vous dans ma détresse et je vous appelle à monaide.

Je suis sans argent pour les funérailles de mon père et vousêtes le seul ami riche que je me connaisse. Gênez-vous un peu, s’ille faut, mais envoyez moi, dans les vingt-quatre heures, les dix ouquinze louis strictement indispensables pour que la chose soitdécente. Je suis isolé dans cette ville où je suis né, pourtant, etoù mon père a passé sa vie en faisant, je crois, quelque bien. Maisil meurt sans ressources et je ne trouverais probablement pascinquante centimes dans une poche de compatriote.

Donnez-vous la peine de considérer, mon favorisé confrère, queje ne vous ai jamais demandé un service d’argent, que le cas estgrave, et que je ne compte absolument que sur vous.

Votre anxieux ami.

CAÏN MARCHENOIR

Chapitre 2

 

Cette lettre, aussi maladroite que dénuée d’illusions juvéniles,était adressée, rue de Babylone, à M. Alexis Dulaurier, l’auteurcélèbre de Douloureux Mystère.

Les relations de celui-ci avec Marchenoir dataient de plusieursannées. Relations troublées, il est vrai, par l’effet deprodigieuses différences d’idées et de goûts, mais restées à peuprès cordiales.

A l’époque de leur rencontre, Dulaurier, non encore entré dansl’étonnante gloire d’aujourd’hui, vivait obscurément de quelquesnutritives leçons triées pour lui, avec le plus grand soin, sur letamis de ses relations universitaires. Il venait de publier unvolume de vers byroniens de peu de promesses, mais suffisammentpoissés de mélancolie pour donner à certaines âmes liquides lemiracle du Saule de Musset sur le tombeau d’Anacréon.

Aimable et de verve abondante — tel qu’il est encore aujourd’hui— sans l’érésipèle de vanité qui le défigure depuis ses triomphes,son petit appartement du Jardin des Plantes était alors le lieud’un groupe fervent et cénaculaire de jeunes écrivains, dispersésmaintenant dans les entrecolonnements bréneux de la presse à quinzecentimes. Le plus remarquable de tous était cet encombrant tziganeHamilcar Lécuyer, que ses goujates vaticinations antireligieusesont rendu si fameux.

Alexis Dulaurier, ami, par choix, de tout le monde et, parconséquent, sans principes comme sans passions, comblé des dons dela médiocrité, – cette force à déraciner des Himalayas ! -pouvait raisonnablement prétendre à tous les succès.

Quand l’heure fut venue, il n’eut qu’à toucher du doigt lesmurailles de bêtise de la grande Publicité pour qu’elles tombassentaussitôt devant lui et pour qu’il entrât, comme un Antiochus, danscette forteresse imprenable aux gens de génie, avec les cent vingtéléphants futiles chargés de son bagage littéraire.

Sa prépondérante situation d’écrivain est désormaisincontestable. Il ne représente rien moins que la Littératurefrançaise !

Bardé de trois volumes d’une poésie bleuâtre et frigide, enexcellent acier des plus recommandables usines anglaises, – autravers de laquelle il peut défier qu’on atteigne jamais soncoeur ; inventeur d’une psychologie polaire, par l’heureuseaddition de quelques procédés de Stendhal au dilettantisme critiquede M. Renan ; sublime déjà pour les haïsseurs de toutevirilité intellectuelle, il escalada enfin les plus hautes frisesen publiant les deux premiers romans d’une série dont nul prophètene saurait prévoir la fin, car il est persuadé d’avoir trouvé savraie voie.

Il faut penser à l’incroyable anémie des âmes modernes dans lesclasses dites élevées, – les seules âmes qui intéressent Dulaurieret dont il ambitionne le suffrage, – pour bien comprendrel’eucharistique succès de cet évangéliste du Rien.

Raturer toute passion, tout enthousiasme, toute indépendancegénéreuse, toute indécente vigueur d’affirmation ; fendre enquatre l’ombre de poil d’un sénile fantôme de sentiment, fairemacérer, en trois cents pages, d’impondérables délicatessesamoureuses dans l’huile de myrrhe d’une chaste hypothèse ou dansles aromates d’un élégant scrupule ; surtout ne jamaisconclure, ne jamais voir le Pauvre, ne jamais s’interrompre degémir avec lord Byron sur l’aridité des joies humaines ; en unmot, ne jamais ÉCRIRE ; — telles furent les victuaillespsychologiques offertes par Dulaurier à cette élite dirigeanteengraissée dans tous les dépotoirs révolutionnaires, mais qui,précisément, expirait d’une inanition d’aristocratie.

Après cela, que pouvait-on refuser à ce nourrisseur ? Tout,à l’instant, lui fut prodigué : l’autorité d’un augure, leséditions sans cesse renouvelées, la survente des vieux brouillons,les prix académiques, l’argent infini, et jusqu’à cette croixd’honneur si polluée, mais toujours désirable, qu’un artiste fier,à supposer qu’il l’obtînt, n’aurait même plus le droitd’accepter !

Le fauteuil d’immortalité lui manque encore. Mais il l’auraprochainement, dût-on faire crever une trentaine d’académicienspour lui assurer des chances !

On ne voit guère qu’un seul homme de lettres qui se puisseflatter d’avoir joui, en ces derniers temps, d’une aussi insolentefortune. C’est Georges Ohnet, l’ineffable bossu millionnaire etavare, l’imbécile auteur du Maître de Forges, qu’une strictejustice devrait contraindre à pensionner les gens de talent dont ilvole le salaire et idiotifie le public.

Mais, quelque vomitif que puisse être le succès universel de cedrôle, qui n’est, en fin de compte, qu’un sordide spéculateur etqui, peut-être, se croit du génie, celui de Dulaurier, qui doitsentir la misère de son esprit, est bien plus révoltant encore.

Le premier, en effet, n’a vu dans la littérature qu’uneappétissante glandée dont son âme de porc s’est réjouie et c’estbien ainsi qu’on a généralement compris sa fonction de faiseur delivres. Le second a vu la même chose, sans doute, mais, sagement,il s’est cantonné dans la clientèle influente et s’est ainsi ménagéune situation littéraire que n’eut jamais l’immense poète desFleurs du Mal et qui déshonore simplement les lettresfrançaises.

Cette réserve faite, la pesée intellectuelle est à peu près lamême des deux côtés, l’un et l’autre ayant admirablement compris lanécessité d’écrire comme des cochers pour être crus les automédonsde la pensée.

L’auteur de L’Irrévocable et de Douloureux Mystère est, parsurcroît, travaillé de manies anglaises. Par exemple, on ne passepas dix minutes auprès de lui sans être investi de cetteconfidence, que la vie l’a traité avec la dernière rigueur et qu’ilest, à peu de chose près, le plus à plaindre des mortels.

Un brave homme qui venait de voir mourir dans la misère etl’obscurité un être supérieur dont quelques journaux avaient àpeine mentionné la disparition, s’indignait, un jour, de ceboniment d’un médiocre à qui tout a réussi. – Après tout, dit-il ense calmant, il y a peut-être quelque sincérité dans cette vileblague. Ce garçon a l’âme petite, mais il n’est ni un sot, ni unhypocrite, et, par moments, il doit lui peser quelque chose de lamonstrueuse iniquité de son bonheur !

Chapitre 3

 

L’imploration postale de ce Marchenoir au prénom si étrangeétait donc doublement inhabile. Elle étalait une complète misère,la chose du monde la plus inélégante aux yeux d’un pareil dandy deplume, et laissait percer, dans les dernières lignes un vague, maisirrémissible mépris, dont l’infortuné pétitionnaire, inexpert aumaniement des vanités, et, d’ailleurs, anéanti, ne s’était pasaperçu. Il avait même cru, dans son extrême fatigue, pousser assezloin la flatterie et il s’était dit, avec le geste de lancer untrésor à la mer, que son effrayante détresse exigeait un telsacrifice.

Dulaurier et lui ne se voyaient presque plus depuis des années.Une sorte de curiosité d’esprit les avait poussés naguère l’un versl’autre. Pendant des saisons on les avait vus toujours ensemble, —la misanthropie enflammée du bohème qui passait pour avoir dugénie, faisant repoussoir à la sceptique indulgence de l’arbitrefutur des hautes finesses littéraires.

Dès la première minute de succès, Dulaurier sentitmerveilleusement le danger de remorquer plus longtemps ce requin,aux entrailles rugissantes, qui allait devenir son juge et,suavement, il le lâcha.

Marchenoir trouva la chose très simple, ayant déjà pénétré cetteâme. Ce ne fut ni une rupture déclarée, ni même une brouille. Cefut, de part et d’autre, comme une verte poussée d’indifférenceentre les intentions inefficaces dont cette amitié avait été pavée.On avait eu peu d’illusions et on ne s’arrachait aucun rêve.

De loin en loin, une poignée de main et quelques parolesdistraites quand on se rencontrait. C’était tout. D’ailleurs lerayonnant Alexis montait de plus en plus dans la gloire, ildevenait empyréen. Qu’avait-il à faire de ce guenilleux brutal quirefusait de l’admirer ?

Un jour cependant, Marchenoir ayant réussi à placer quelquesarticles éclatants au Pilate, – journal pituiteux à immense portée,dont le directeur avait eu passagèrement la fantaisie decondimenter la mangeoire, – Dulaurier se découvrit tout à coup unregain de tendresse pour cet ancien compagnon des mauvais jours,qui se présentait en polémiste et qui pouvait devenir un ennemi desplus redoutables.

Heureusement, ce ne fut qu’un éclair. Le journal immense,bientôt épouvanté des témérités scarlatines du nouveau venu et deson scandaleux catholicisme, s’empressa de le congédier. L’exécutéMarchenoir vit se fermer aussitôt devant lui toutes les portes desjournaux sympathiquement agités du même effroi et, plein de famine,évincé du festin royal de la Publicité, pour n’avoir pas voulurevêtir la robe nuptiale des ripaillants maquereaux de lacamaraderie, il replongea dans les extérieures ténèbres d’où nepurent le tirer deux livres supérieurs, étouffés sans examen sousle silence concerté de la presse entière.

Le fatidique Dulaurier, qui n’avait jamais eu la pensée desecourir ce réfractaire d’une parcelle de son crédit defeuilletoniste influent, n’était, certes, pas homme à secompromettre en jouant pour lui les Bons Samaritains. Dans lesrencontres peu souhaitées que leur voisinage rendait difficilementévitables, il sut se borner à quelques protestations admiratives,accompagnées de gémissements mélodieux et d’affables reproches surl’intransigeance, au fond pleine d’injustice, qui lui avait attirécette disgrâce.

– Pourquoi se faire des ennemis ? Pourquoi ne pas aimertout le monde qui est si bon ? L’Évangile, d’ailleurs, auquelvous croyez, mon cher Caïn, n’est-il pas là pour vousl’apprendre ?

Il osait parler de l’Évangile !… et c’était pourtant verscet homme que le naufragé Marchenoir se voyait réduit à tendre lesbras !

Chapitre 4

 

Le jeune maître reçut la lettre dans son lit. Il avait passé lasoirée chez la baronne de Poissy, la célèbre amphitryonne de tousles sexes, en compagnie d’un groupe élu de chenapans duPremier-Paris et de cabotins lanceurs de rayons. Il avait étéétincelant, comme toujours, et même un peu plus.

Dès cinq heures du matin, Le Gil Blas en avait répandu lanouvelle chez quelques marchands de vin du faubourgMontmartre ; à huit heures, aucun employé de commerce nel’ignorait plus. Le squameux chroniqueur nocturne laissaitentendre, avec la pudique diaphanéité congruente à ce genred’information, que la présence d’une jeune Norvégienne des fiordslointains, à la gorge liliale et à la virginité ductile, avait étépour quelque chose dans l’éréthisme d’improvisation del’irrésistible ténor léger de « nos derniers salonslittéraires ».

En conséquence, il se réconfortait d’un peu de sommeil, aprèscette lyrique dilapidation de son fluide.

– Est-ce vous, François ? dit-il d’une voix languissante,en s’éveillant au faible bruit de la porte de sa chambre à coucherque le domestique entrouvrait avec précaution.

– Oui, Monsieur, c’est une lettre très pressée pourMonsieur.

– C’est bien, posez-la ici. Ouvrez les rideaux et apportez dufeu. Je vais me lever dans un instant… Il me semble que j’aibeaucoup dormi, quelle heure est-il donc ?

– Monsieur, la demie de huit heures venait de sonner, quand lefacteur est arrivé.

Dulaurier referma les yeux et, dans la tiédeur du lit, augrondement d’un excellent feu, s’immergea dans l’exquise ignaviematutinale de ces colons de l’heureuse rive du monde, pour qui lajournée qui monte est toujours sans menaces, sans abjection decomptoir ni servitude de bureau, sans le dissolvant effroi ducréancier et la diaphragmatique trépidation des coliques del’échéance, sans tout le cauchemar des plafonnantes terreurs del’expédient éternel !

Ah ! que le Pauvre est absent de ces réveils d’affranchis,de ces voluptueux entre-bâillements d’âmes entretenues, à lachantante arrivée du jour ! Comme il est, – alors, -Cimmérien, télescopique, aboli dans l’ultérieure ténébrosité desespaces, le dolent Famélique, le sale et grand Pauvre, ami duSeigneur !

La flûte pensante qu’était Dulaurier vibrait encore desbucoliques mondaines de la veille. L’édredon de Norvège ondulaitmollement, à l’entour de son esprit, dans la grisaille lumineused’un demi-sommeil. Une jeune oie, venue du Cap Nord, épandait surlui de chastes songes, neige psychologique sur cette flottanteimagination glacée…

– Quelle pureté ! quelle âme fine ! murmurait-il enétendant la main vers la lettre. Très pressée, en cas d’absence,faire suivre. C’est l’écriture de Marchenoir. Je le reconnais bienlà. Comme s’il y a jamais eu rien de pressé dans la vie !

Il lut, sans aucune émotion visible, les quatre pages de cetteécriture, droite et robuste, à la façon des dolmens, dontl’étonnante lisibilité a fait la joie de tant d’imprimeurs. Vers lafin, cependant, une alarme soudaine apparut en lui, accompagnée degestes de détresse, aussitôt suivis de l’interprétative explosiond’une petite fureur nerveuse.

– Il m’embête, ce misanthrope, s’écria-t-il, en rejetant laprose cruciale de son onéreux ami. Me prend-il pour unmillionnaire ? Je gagne ma vie, moi, il peut bien en faireautant ! Eh ! que diable, son père ne sera pas jeté à lavoirie, peut-être ! Pourquoi pas les funérailles d’Héphestionà ce vieil imbécile ?

Il s’habilla, mais sans enthousiasme. Sa journée allait êtregâtée.

– J’avais bien besoin de ça ! Décidément, il n’y a debelles âmes que les mélancoliques et les tendres et ce Marchenoirest dur comme le diable… Caïn ! c’est la seule idéespirituelle que son père ait jamais eue, de le nommer ainsi. Mais,que faire ? Si je ne lui réponds pas, je m’en fais un ennemi,ce qui serait absurde et intolérable. J’ai pu le blâmer pour sonfanatisme et ses violences dont j’ai vainement essayé de luidémontrer l’injustice, surtout lorsqu’il s’est attaqué d’une façonsi sauvage à ce pauvre Lécuyer, qu’il devrait pourtant épargner, nefût-ce que par amitié pour moi ; je me suis vu forcé, à mongrand regret, de m’écarter de lui, à cause de son insupportablecaractère ; mais enfin je ne l’ai jamais attaqué, moi, j’aimême dit du bien de lui, au risque de me compromettre, et je lui ailaissé voir assez clairement la pitié que m’inspirait sa situation.Il abuse aujourd’hui de ce sentiment… Dix ou quinze louis, il vabien ! C’est à peine si je gagne deux mille francs par mois,je ne peux pourtant pas aller tout nu. D’un autre côté, si je luiréponds que je prends part à son chagrin, mais que je ne puis fairece qu’il me demande, il ne manquera pas de m’accuser d’avarice.Tout est dangereux avec cet enragé. On est toujours trop bon, jel’ai dit bien souvent. Il faudrait pouvoir vivre dans la solitude,en compagnie d’âmes charmantes et incorporelles !… Quellelassitude est la mienne !… Déjà dix heures et cinq centslignes d’épreuves à corriger avant d’aller chez Des Bois, quim’attend à déjeuner !… Cette lettre m’exaspère !

Il s’assit devant le feu, ses épreuves à la main, et se mit àconsidérer le volubile effort d’une flamme bleuâtre autour d’unebûche humide.

– Mais, au fait, c’est bien simple, dit-il tout à coup à voixbasse, répondant à d’interrogantes pensées intérieures plus bassesencore, Marchenoir est en fort bons termes avec Des Bois, qui estriche, lui. Je déciderai sans doute le docteur à faire quelquechose.

Sa figure s’éclaira, le cordial de cette résolution ayantréconforté sa belle âme, et il put relire, avec la clairvoyancerapide d’un contempteur de la petite bête littéraire, les phrasescollantes et albumineuses espérées par deux mille salons.

Chapitre 5

 

Le docteur Chérubin Des Bois habite un appartement somptueuxdans le milliardaire quartier de l’Europe, au plus bel endroit dela rue de Madrid. C’est le médecin du monde exquis, le thérapeutedes salons, l’exorciste délicat des petites névrosesdistinguées.

A peine au début de sa brillante carrière, il a déjà conquis desavenues et des boulevards. Ses grâces personnelles faites de riendu tout, comme sa science même, passent généralement pourirrésistibles. Sa petite tête ascendante et mobile de casoarconsultant est habituellement scrutatrice à la manière d’unspeculum qui aurait d’aimables sourires. Casuiste médical plein demystères et conjecturant brochurier plein d’intentions, maisthaumaturge hypothétique, il serait peut-être le premier docteur dumonde pour guérir les gens de mettre le pied chez lui, s’il n’avaitreçu l’admirable don de tranquilliser Cypris ulcérée et d’attraireainsi une vaste clientèle de muqueuses aristocratiques dont il estdevenu le tentaculaire confident.

Curieux d’alchimie et de traditions occultes, mais sansarchaïque manipulation de substances, jobardement épris de touteabsconse doctrine capable de travestir son néant, fanatique delittérature décente et d’art correct, ami respectueux de cabotspuissants, tels que Coquelin cadet, ou d’avares scribes, tels queGeorges Ohnet, — prototypes accomplis des relations de son choix, —il gratifie d’excellents dîners tous les estomacs influents qu’ilsuppose coutumiers de reconnaissantes digestions.

On l’a dit un peu plus haut, le lamentable Marchenoir avait eusa minute de célébrité. On avait pu penser un moment qu’il allaits’asseoir dans une situation formidable. Le docteur, aussitôt, rêvade l’annexer.

Marchenoir était, alors, comme il fut tant de fois, dans une deces agonies où le lycanthrope le plus imprenable s’abandonne à lamoite main qui veut le saisir, au lieu de la trancher férocementd’un coup de mâchoire.

Puis, le misérable était ainsi fait, pour sa confusion et sonindicible rage, que la grimace de l’amour l’avait toujours vaincuet qu’il se trouvait toujours désarmé devant l’expression postichede la plus manifestement droguée des bienveillances.

Des Bois, s’étant arrangé pour le rencontrer comme par hasard,sut entrer, avec une souplesse fondante, dans les sentiments dupamphlétaire et emporta, presque sans effort, les sauvagesrépugnances du révolté. Il obtint que Marchenoir déjeunât chez lui,sans témoins.

– Mon cher monsieur Marchenoir, lui dit-il sur-le-champ, jegagne cent mille francs par an et je les dépense. Par conséquent,je suis pauvre, plus pauvre que vous, peut-être, a cause descharges écrasantes qui résultent de ma situation même. Je suis doncen état de très bien comprendre certaines choses. Permettez-moi devous parler avec une entière franchise. Vous êtes évidemment appeléau plus brillant avenir littéraire, mais je sais que vous êtesmomentanément embarrassé. Droit au but. Je mets vingt-cinq louis àvotre disposition. Acceptez-les sans façon comme d’un ami qui croiten vous et qui serait heureux de pouvoir vous offrir biendavantage.

Cela fut si parfaitement dit, et d’une cordialité si sûrementdécochée, que le pauvre Marchenoir, ravagé d’angoisses provenant dumanque d’argent, menacé d’imminentes catastrophes et croyant voirle ciel s’entrouvrir, accepta sans délibérer, avec un enthousiasmeimbécile.

Quant à Des Bois, il était bien trop habile et complexe pourcomprendre quoi que ce fût à la simplicité incroyablementrudimentaire d’un tel homme et il se tint pour assuré d’avoirconclu un heureux marché.

Cette amitié, si étrangement assortie, fut quelque temps sansnuages. Mais, un jour, Marchenoir ayant commencé de broncher dansla vivifiante estime des journaux, le Chérubin docteur commençad’être oraculaire.

Avec d’infinies mesures, en de circonspectes exhortations, cedernier fit comprendre à son hôte que le bon sens était tenu deréprouver l’absurde inflexibilité de ses principes, que le bon goûtendurait, par ses insolences écrites, un intolérable gril, qu’ilfallait soigneusement se garder de croire qu’une si faroucheindépendance d’esprit fût un rail rigide pour arriver àl’indépendance par l’argent, enfin qu’on avait espéré beaucoupmieux de lui et qu’on était navré de tout ça jusqu’à l’effusion deslarmes.

En même temps, des paroles moins humides et beaucoup plus nettesétaient dites à un tiers commensal qui s’empressa de les répéter àMarchenoir. On se plaignait de ses visites abusivement fréquenteset la vie privée de ce vaincu ne fut pas exemptée de blâme. On lesavait vivant avec une jeune femme et le mot infamant de collagefut prononcé.

C’était la fin. Marchenoir ramassa tous ces propos au ras del’ordure et les flanqua, pêle-mêle, avec l’argent, comme un tas detrésors, dans une incorruptible caisse de cèdre, bardée d’un airainvibrant, au plus profond de son coeur !

Chapitre 6

 

La loi des « attractions proportionnelles » devait, au contraire,infailliblement précipiter l’un vers l’autre et souder ensembleAlexis Dulaurier et le docteur Chérubin Des Bois. Évidemment, detelles âmes avaient été créées pour fonctionner à l’unisson.

Ils n’avaient à déplorer que de s’être rencontrés si tard. Ilsse connaissaient, par malheur, depuis peu de temps. Quoiqu’ilsfréquentassent à peu près les mêmes salons — l’un raffermissant etcicatrisant ce que l’autre se contentait de lubrifier, — uninconcevable guignon avait longtemps écarté les occasions, quieussent dû être sans nombre, d’une si désirable conjonction.

Cette circonstance, regrettable au point de vue de l’entrelacsde leurs esprits, avait été providentielle pour Marchenoir, que leconsciencieux Dulaurier n’aurait jamais permis de secourir avec untel faste, s’il avait pu être consulté.

Si maintenant celui-ci venait, de lui-même, inciter Des Bois àde nouvelles largesses, c’était uniquement, comme on vient de levoir, pour ménager une amitié dangereuse encore, bien que jugéeinutile, en préservant au meilleur marché, du maculant soupçon deladrerie, sa pure hermine d’excellent enfant.

C’est toujours une allégresse chez le docteur quand Dulauriers’y présente. De part et d’autre, on se placarde de sourires, on seplastronne de simagrées affectueuses, on se badigeonne au lait dechaux d’une sépulcrale sensibilité

C’est un négoce infini de filasse sentimentale,d’attendrissements hyperboréens, de congratulatoires frictions, desusurrements apologétiques, de petites confidences pointues oufendillées, d’anecdotes et de verdicts, une orgie de médiocrité àcinquante services dans le dé à coudre de l’insoupçonnable femellede César !

Car ces fantoches sont, à leur insu, des majestés fort jalouseset c’est une question de savoir si Dieu même, avec toute sapuissance, arriverait à leur inspirer quelque incertitude surl’irréprochable beauté de leur vie morale.

C’est peut-être l’effet le moins aperçu d’une dégringoladefrançaise de quinze années, d’avoir produit ces dominateurs,inconnus des antérieures décadences, qui règnent sur nous sans yprétendre et sans même s’en apercevoir. C’est la surhumaineoligarchie des Inconscients et le Droit Divin de la Médiocritéabsolue.

Ils ne sont, nécessairement, ni des eunuques, ni des méchants,ni des fanatiques, ni des hypocrites, ni des imbéciles affolés. Ilsne sont ni des égoïstes avec assurance, ni des lâches avecprécision. Ils n’ont pas même l’énergie du scepticisme. Ils ne sontabsolument rien. Mais la terre est à leurs pieds et cela leurparaît très simple.

En vertu de ce principe qu’on ne détruit bien que ce qu’onremplace, il fallait boucher l’énorme trou par lequel les anciennesaristocraties s’étaient évadées comme des ordures, en attendantqu’elles refluassent comme une pestilence. Il fallait condamner àtout prix cette dangereuse porte et les Acéphales furent élus pourchevaucher un peuple de décapités !

Aussi, la Fille aînée de l’Église, devenue la Salope du monde,les a triés avec une sollicitude infinie, ces lys d’impuissance,ces nénuphars bleus dont l’innocence ravigote sa perversedécrépitude ! Si l’Exterminateur arrivait enfin, il netrouverait plus une âme vivante dans les quartiers opulents deParis, rien aux Champs-Élysées, rien au Trocadéro, rien au ParcMonceau, trois fois rien au Faubourg Saint-Germain et, sans doute,il dédaignerait angéliquement de frapper du glaive les simulacreshumains pavés de richesses qu’il y découvrirait !

Chapitre 7

 

Dulaurier ne parla pas immédiatement de Marchenoir. Parprincipe, il ne parlait jamais immédiatement de rien et rarementensuite, se décidait-il à parler avec netteté de quoi que ce fût.Il gazouillait des conjectures et s’en tenait là, abandonnant lesgrossièretés de l’affirmation aux esprits sans délicatesse.

Cette fois, pourtant, il fallut bien en venir là.

– J’ai reçu une lettre de Marchenoir, commença-t-il. Le pauvrediable m’écrit de Périgueux que son père est à l’agonie. La mortétait attendue hier matin. Il me demande d’une manière presqueimpérieuse de lui envoyer quinze louis, aujourd’hui même, pour lesfunérailles. Il a l’air de croire que j’ai des paquets de billetsde banque à jeter à la poste, mais il paraît affligé et je suisfort embarrassé pour lui répondre.

– Je ne vois pas d’autre réponse que le silence, prononça DesBois. Marchenoir est un orgueilleux et un ingrat qu’il fautrenoncer à secourir utilement. Il méprise et offense tout le monde,à commencer par ses meilleurs amis. J’ai voulu le tirer d’affaireet il s’en est fallu de peu qu’il ne me mît dans l’embarras. C’estassez comme cela. Je n’ai pas le droit de sacrifier mes intérêts etmes devoirs d’homme du monde à un personnage de mauvaise compagniequi finirait par me compromettre.

– Il a du talent, c’est bien dommage !

– Oui, mais quelle odieuse brutalité ! Si vous saviez leton qu’il apportait ici ! Il paraissait ne faire aucunedifférence entre ma maison et une écurie qui eût été l’annexe d’unrestaurant. Heureusement, je ne l’ai jamais reçu quand j’avais dumonde. Il prenait à tache de dire du mal de tous mes amis. Un jour,malgré mes précautions, il rencontra mon vieux camarade Ohnet, àqui il ne peut pardonner son succès. Eh bien ! il affecta dele considérer comme une épluchure. Vous conviendrez que ce n’estpas fort agréable pour moi. Croiriez-vous qu’il avait prisl’habitude de manger constamment de l’ail et qu’il empestait decette infâme odeur mon appartement et jusqu’à mon cabinet deconsultation ? Je me suis vu forcé de le consigner et je croisqu’il a fini par comprendre, car il a cessé de venir depuis deux outrois mois.

– Il est malheureux. Il faut avoir pitié de lui. Tout monspiritualisme est là, mon bon Des Bois. Il n’y a de divin que lapitié. Je vois Marchenoir tel que vous le voyez vous-même et jepourrais faire les mêmes plaintes. Je lui ai bien souvent, etcombien vainement ! reproché son intolérance et soninjustice ! Lui-même, il s’accuse d’avoir fait mourir son pèrede chagrin. Il ne m’a jamais répondu que par le mépris et l’injure.Une fois, ne s’est-il pas emporté jusqu’à me dire qu’il nem’estimait pas assez pour me haïr ? Il est vrai que je luiavais rendu, moi aussi, quelques services, mais il m’a laisséentrevoir que je devais me sentir fier d’avoir été sollicité par unhomme de son mérite. Il faut en prendre son parti,voyez-vous ! Cet énergumène catholique est ingrat mais pasvulgaire, et c’est assez pour qu’on en puisse jouir. Vousrappelez-vous ce fameux esclave des solennités triomphales del’ancienne Rome, chargé de tempérer l’apothéose en insultant letriomphateur ? Tel est Marchenoir. Seulement, sa journée finieet sa hotte d’injures vidés, il s’en va tendre humblement la mainpour l’amour de Dieu, à ceux-là mêmes qu’il vient d’inonder de sesoutrages. Ne pensez-vous pas qu’il serait criminel de découragercette industrie ?

Dulaurier ayant expulsé ces choses, une brise de contentementpassa sur son coeur. Il se replanta sous l’arcade un instablemonocle que l’émotion du discours en avait fait tomber et, levantson verre, il regarda le docteur en homme qui va porter un toast àla Justice éternelle.

– Mais que voulez-vous donc que je fasse ? repartit DesBois. Je ne peux pourtant pas le prendre chez moi avec son ail etses perpétuelles fureurs !

– Assurément, mais ne pourriez-vous, une dernière fois, lesecourir de quelque argent ? Il s’agit d’enterrer son père etle cas est grave, ainsi qu’il me l’écrit-lui-même, avec une légèrenuance de menace, le pauvre garçon ! La pitié doit intervenirici. Par malheur, je ne peux rien ou presque rien en ce moment, marécente promotion m’ayant forcé à des dépenses infinies. Je ne veuxpas vous le dissimuler, Des Bois, j’ai espéré vous attendrir sur cemalheureux. En toute autre circonstance, je ne vous eusse pasimportuné de cette mince affaire. Vous me connaissez. J’aurais faitce qu’il désire sans hésitations et sans phrases, mais je suisétranglé et, précisément, parce qu’il me suppose comblé des dons dela fortune, je craindrais qu’il ne se crût en droit de m’accuserd’une dureté sordide si je n’accomplissais ostensiblement aucuneffort…

La voix chantante de Dulaurier était descendue du soprano desvengeresses subsannations jusqu’aux notes gravement onctueuses d’unbaryton persuasif

Il avait su ce qu’il faisait, ce légionnaire, en rappelant, d’unseul mot explicativement détaché, sa décoration toute fraîcheéclose. Cette boutonnière était extrêmement agissante sur ledocteur, pour qui elle représentait une irréfragable sanction despréférences esthétiques de son milieu ; l’auteur de DouloureuxMystère ayant surtout attrapé ce signe de grandeur à force derapetisser la littérature.

Le juteux succès de son dernier livre, – irréprochablementglabre, – avait été l’occasion, longtemps espérée, de cetterécompense nationale dont le titulaire, un beau matin, reçut lanouvelle, – à l’heure précise où l’un des plus rares écrivains dela France contemporaine accueillait, en pleine figure, lequarante-cinquième coup de poing hebdomadaire de ses fonctions demoniteur dans une salle de boxe anglaise, aux appointements desoixante francs par mois, – pour nourrir son fils !

Chapitre 8

 

– Soit ! conclut Des Bois, après un assez long combat. Parconsidération pour vous, Dulaurier, je consens à faire encore unsacrifice. Mais, songez-y, ce sera le dernier. Je me croiraiscoupable si j’encourageais l’orgueil et la paresse de ce garçon,qui n’est malheureux que par sa faute, vous en convenezvous-même.

Voici trois louis. Je ne puis ni ne veux donner davantage.Envoyez-lui cet argent comme vous le jugerez convenable. Vousm’obligerez en lui faisant comprendre qu’il ne doit plus rienespérer de moi.

En conséquence, le poète sigisbéen des flueurs psychologiques dugrand monde jetait à la poste, le soir même, un message ainsilibellé :

Mon cher Marchenoir,

Votre lettre m’a fait beaucoup de peine. Vous savez combien estvraie mon amitié pour vous, en dépit des superficielles différencesd’opinion qui ont paru l’altérer, et vous ne pouvez pas douter dela part sincère que je prends à votre chagrin. Je sais trop ce quec’est que de souffrir, quoi que vous en pensiez, et personne,peut-être, n’a senti aussi douloureusement que moi, depuis lordByron, le mal d’exister. Je me suis appelé moi-même, dans un poèmedu plus désolant scepticisme, une âme « à la fois exaspérée etlasse ». Rien de plus vrai, rien de plus triste.

Vous m’avez quelquefois reproché, bien à tort, ce que vousappeliez mon indifférence et ma légèreté, sans tenir compte desdéchirements affreux d’une vie écartelée à vingt misères. Votredemande d’argent m’a plongé dans le plus cruel embarras. Vous mecroyez riche sur la foi de succès fort exagérés qui compensent bienfaiblement des années d’obscur labeur et de continuel effort pourimprégner d’idéalisme les plus répugnantes vulgarités.

Apprenez que je suis très pauvre et, par conséquent, trèséloigné de pouvoir, même en me gênant, vous envoyer ce que vous medemandez. Cependant, je n’ai pas voulu vous faire une réponse aussiaffligeante avant d’avoir essayé une démarche. J’ai donc été chezDes Bois, à qui j’ai fait connaître votre situation.

Il vous aime beaucoup, lui aussi, mais vous l’avez froissé commetant d’autres, souffrez que je vous le dise amicalement, mon cherMarchenoir. Votre inflexible caractère a toujours rebuté les gensles mieux disposés. Je vous ai défendu avec toute la chaleur de monamitié pour vous, sans pouvoir surmonter ses préventions.J’espérais obtenir la somme entière et ce n’est qu’à forced’instances et de guerre lasse qu’il a consenti à me remettre pourvous soixante francs, en me chargeant de vous avertir que toutetentative du même genre serait désormais inutile.

Je joins de bon coeur à cet argent les deux louis nécessairespour vous compléter une centaine de francs et je vous jure, qu’il afallu l’horrible urgence du cas pour que je me décidasse, en cemoment, à un pareil sacrifice.

Cependant, je le prévois bien, vous allez dire qu’on marchandeun misérable service et vous ferez d’amères plaintes sur ce quevous ne pouvez réaliser pour votre père les funérailles excessivesque vous aviez rêvées. Mais, mon pauvre ami, nul n’est tenu àl’impossible et il n’y a aucun déshonneur à s’en tenir à la fossecommune quand on ne peut faire les frais d’une sépulture moinsmodeste.

Je sais que je vous afflige en parlant ainsi, mais ma conscienceaussi bien que ma raison me dicte ce langage et, comme catholique,vous n’avez pas le droit de repousser une exhortation à l’humilitéchrétienne.

– Pourquoi, me disait le docteur, Marchenoir ne resterait-il pasà Périgueux ? Il y serait assurément beaucoup mieux qu’àParis, où il est aussi mal que possible. Il y trouveraitinfailliblement des amis de sa famille, d’anciens condisciples quiseront heureux de lui procurer des moyens d’existence…

Je trouve qu’il a raison et je ne puis m’empêcher de vous donnerle même avis. Prenez-le en bonne part, comme venant d’une âme uniede tristesse à la vôtre et qui a renoncé, depuis longtemps, à touteillusion.

La littérature vous est interdite. Vous avez du talent sansdoute, un incontestable talent, mais c’est pour vous unenon-valeur, un champ stérile. Vous ne pouvez vous plier à aucuneconsigne de journal, et vous êtes sans ressources pour subsister enfaisant des livres. Pour vivre de sa plume, il faut une certainelargeur d’humanité, une acceptation des formes à la mode et despréjugés reçus, dont vous êtes malheureusement incapable. La vieest plate, mon cher Marchenoir, il faut s’y résigner. Vous vousêtes cru appelé à faire la justice et tout le monde vous aabandonné, parce qu’au fond vous étiez injuste et sans charité.

Croyez-moi, renoncez à la littérature et faites courageusementle premier métier venu. Vous êtes intelligent, vous avez une belleécriture, je vous crois appelé à un infaillible succès dansn’importe quelle autre carrière. Tel est le conseil désintéresséd’un homme qui vous aime sincèrement et qui serait heureuxd’apprendre que vous avez enfin trouvé votre véritable voie.

Votre dévoué,

ALEXIS DULAURIER

Chapitre 9

 

Un éternel mouvement dans le même cercle, une éternellerépétition, un éternel passage du jour à la nuit et de la nuit aujour ; une goutte de larmes douces et une mer de larmesamères ! Ami, à quoi bon moi, toi, nous tous,vivons-nous ? A quoi bon vécurent nos aïeux ? A quoi bonvivront nos descendants ? Mon âme est épuisée, faible ettriste.

Ces lignes furent écrites, dans les dernières années du sièclepassé, par l’historien Karamsine.

On le voit, l’étrange Russie était déjà travaillée de ce célèbredésespoir qui descend aujourd’hui, comme un dragon d’apocalypse desplateaux slaves sur le vieil Occident accablé de lassitude.

Ce Dévorateur des âmes est si formidable, dans sa lente, maisinvincible progression, que toutes les autres menaces de lamétéorologie politique ou sociale commencent d’apparaître commerien devant cette Menace théophanique, dont voici l’épouvante ettrilogique formule inscrite en bâtardes de feu sur le pennon noirdu Nihilisme triomphant :

Vivent le chaos et la destruction ! Vive la mort !Place à l’avenir !

De quel avenir parlent-ils donc, ces espérants à rebours, cesexcavateurs du néant humain ? Ils ne s’arrangent pas des finsdernières notifiées par le catholicisme et protestent avec ragecontre l’intolérable déni de justice d’une imbécile évasion del’âme pensante dans la matière.

Quoi donc, alors ? Nul ne peut le dire, et jamais la pauvremécanique raisonnable n’avait enduré les affres d’une telle agonie.On s’est raccroché autant qu’on l’a pu, on a essayé de toutes lesamarres et de tous les crampons du rationalisme ou du mysticismehumanitaire, pour ne pas tomber jusque-là. Tout vésicatoirephilosophique, supposé capable de ressusciter un instant le soufflede l’Espérance, a été appliqué à cette phtisique, depuisl’hiérophante Saint-Simon qui parlait de rédemption jusqu’aupatriarche des nihilistes, Alexandre Herzen, qui en parlaitaussi.

Prêchez la bonne nouvelle de la mort, dit ce dernier, montrezaux hommes chaque nouvelle plaie sur la poitrine du vieux monde,chaque progrès de la destruction ; indiquez la décrépitude deses principes, la superficialité de ses efforts ; montrezqu’il ne peut guérir, qu’il n’a ni soutien, ni foi en lui-même, quepersonne ne l’aime réellement, qu’il se maintient par desmésentendus ; montrez que chacune de ses victoires est un coupqu’il se porte ; prêchez la Mort comme bonne nouvelle, commeannonce de la prochaine RÉDEMPTION.

Tel est le gravitant Absolu de doctrine que nul cric religieuxne déplacera jamais plus !

Négation absolue de tout bien présent et certitude absolue derécupérer l’Eden après l’universelle destruction. Enthymèmedélateur du néant de la vie par le néant de la mort, dernieracculement de l’orgueil, sommant une suprême fois l’X de laJustice, au nom de toute la douleur terrestre, d’accorder enfinautre chose que le simulacre d’une rédemption ou de raturer, —comme un solécisme, — en même temps que la malheureuse racehumaine, l’inexpiable Infini de notre nature !

Cette pensée terrible, cette convoitise de derrière le coeur,s’est jetée sur la société moderne et l’a enveloppée comme unpoulpe. Les plus myopes esprits commencent à comprendre qu’elle esten train de confectionner un fameux cadavre, — le cadavre même dela Civilisation ! — aussi grand que cinquante peuples, dontles chiens sans Dieu se préparent à ronger le crâne en Occident,pendant que ses pieds putréfiés répandront la peste au fond del’Orient !

Expectans, expectavi, attendre en attendant. Les mille ans duMoyen Age ont chanté cela. L’Église a continué de le chanter depuisl’égorgement du Moyen Age par les savantasses bourgeois de laRenaissance, comme si rien n’avait changé de ce qui pouvait donnerun peu de patience et, maintenant, on en a tout à fait assez.

Attendre cinquante siècles à la marge enluminée d’un livred’heures saturé de poésie, comme un de ces expectants patriarches,au sourire fidèle, qui regardent sempiternellement pousser descèdres sortis de leur ventre, passe encore.

Mais attendre sur un trottoir venu de Sodome, en plein milieu dela retape électorale, dans le voisinage immédiat de l’Américain oude Tortoni, avec la crainte ridicule de mettre le pied dans lafigure d’un premier ministre ou d’un chroniqueur, c’est décidémentau-dessus des forces d’un homme !

C’est pourquoi tout ce qui a quelque quantité virile, depuis unetrentaine d’années, se précipite éperdument au désespoir. Cela faittoute une littérature qui est véritablement une littérature dedésespérés. C’est comme une loi toute despotique à laquelle il nesemble pas qu’aucun plausible poète puisse désormais échapper.

Il ne faut pas chercher cette situation inouïe des âmessupérieures en un autre point de l’histoire que cette fin desiècle, où le mépris de toute transcendance intellectuelle oumorale est précisément arrivé à une sorte de contrefaçon dumiracle.

Antérieurement à Baudelaire, on le sait trop, il y avait eu lordByron, Chateaubriand, Lamartine, Musset, postiches lamentateurs quitrempèrent la soupe de leur gloire avec les incontinentes larmesd’une mélancolie bonne fille qui leur partageait ses faveurs.

Or, qu’est-ce que le vague passionnel de l’incestueux René,bâtard de Rousseau, ou la frénésie décorative de Manfred, auprès dela tétanique bave de quelques réprouvés tels queBaudelaire ?…

Ceux-là ne se souviennent plus des cieux, blague lamartiniennetant admirée ! Ils ne s’en souviennent plus du tout. Mais ilsse souviennent de la tangible terre où ils sont forcés de vivre, ausein de l’ordure humaine, dans une irrémédiable privation de la vuede Dieu, — quel que soit leur concept de cette Entitésubstantielle, — avec un désir enragé de s’en repaître et de s’ensoûler à toute heure !…

A cette profondeur de spirituelle infortune il n’y a plus qu’uneseule torture, en qui toutes les autres se sont résorbées pour luidonner une épouvantable énergie, je veux dire : le besoin de laJUSTICE, nourriture infiniment absente !

Parbleu ! ils savent ce que disent les chrétiens, ils lesavent même supérieurement. Mais il faut une foi de tous lesdiables et ce n’est pas la vue des chrétiens modernes qui la leurdonnerait ! Alors, ils produisent la littérature du désespoir,que de sentencieux imbéciles peuvent croire une chose très simple,mais qui est en réalité, une sorte de mystère… annonciateur d’on nesait quoi.

Ce qui est certain, c’est que toute pensée vigoureuse estmaintenant poussée, emportée, balayée dans cette direction, aspiréeet avalée par ce Maëlstrom !

Serait-ce que nous touchons enfin à quelque Solution divine dontle voisinage prodigieux affolerait la boussole humaine ?…

L’un des signes les moins douteux de cet acculement des âmesmodernes à l’extrémité de tout, c’est la récente intrusion enFrance d’un monstre de livre, presque inconnu encore, quoiquepublié en Belgique depuis dix ans : Les Chants de Maldoror, par lecomte de Lautréamont ( ?), oeuvre tout à fait sans analogue etprobablement appelée à retentir. L’auteur est mort dans un cabanonet c’est tout ce qu’on sait de lui.

Il est difficile de décider si le mot monstre est ici suffisant.Cela ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu’unetempête surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir sabouléle fond de l’Océan.

La gueule même de l’Imprécation demeure béante et silencieuse auconspect de ce visiteur, et les sataniques litanies des Fleurs duMal prennent subitement, par comparaison, comme un certain aird’anodine bondieuserie.

Ce n’est plus la Bonne Nouvelle de la Mort du bonhomme Herzen,c’est quelque chose comme la Bonne Nouvelle de la Damnation. Quantà la forme littéraire, il n’y en a pas. C’est de la lave liquide.C’est insensé, noir et dévorant.

Mais ne semble-t-il pas à ceux qui l’ont lue que cettediffamation inouïe de la Providence exhale, par anticipation, -avec l’inégalable autorité d’une Prophétie, – l’ultime clameurimminente de la conscience humaine devant son Juge ?…

Chapitre 10

 

Marchenoir était né désespéré. Son père, petit bourgeois crispé,employé aux bureaux de la Recette générale de Périgueux, l’avaitaffublé, sur le conseil du Vénérable de sa Loge et par manière dedéfi, du nom de Caïn, à l’inexprimable effroi de sa mère quis’était empressée de le faire baptiser sous le vocable chrétien deMarie-Joseph. La volonté maternelle ayant été, par extraordinaire,la plus forte, on l’appela donc Joseph dans son enfance et le nommaléfique, inscrit au registre de l’état civil, ne fut exhumé queplus tard, en des heures de mécontentement solennel.

D’autres ont besoin des déconfitures ou des crimes de leurpropre vie pour en sentir la nausée. Marchenoir, mieux doué,n’avait eu que la peine de venir au monde.

Il était de ces êtres miraculeusement formés pour le malheur,qui ont l’air d’avoir passé neuf cents ans dans le ventre de leurmère, avant de venir lamentablement traîner une enfance chenue dansla caduque société des hommes.

Il fut orné, dès son premier jour, de la déplorable faculté,trop rare pour qu’on ait pu l’observer, de porter, autour de sonintelligence, comme une brume de choses anciennes etindiscernables, comme un halo de rêveries antérieures qui ne luipermirent longtemps qu’une vision réfractée du monde ambiant. Ileut le maillot réminiscent, si l’on veut concéder cette façond’exprimer une chose naturellement indicible.

– Cette anormale disposition extatique, racontait-il, à trenteans, ce prenant despotisme du Rêve qui me faisait incapable detoute application en me livrant à une perpétuelle stupeur, attirasur moi des tribulations et des épouvantes à défrayer unmartyrologe d’enfants. Mon père, endurci par d’imbéciles préjugéssur l’éducation et résolument enfermé dans la forteresseinexpugnable d’un tout petit nombre d’idées absolues, ne voulutjamais voir en moi qu’un paresseux et m’assommait avec une fermetélacédémonienne.

Peut-être avait-il raison. Je suis même arrivé à me persuaderque la culture intensive du roseau pensant est, en général, larésultante spirituelle d’un ascendant épidermique. Malheureusement,le pauvre homme stérilisait ses raclées en ne les faisant jamaissuivre d’aucun retour de tendresse qui en eût intellectualisé lacuisson. Naturellement incliné à chérir, cet éducateur infortunénourri au râtelier de Plutarque avait cru faire des miracles enprenant conseil de cette rosse antique, et, refoulant son coeur, àlui, son moderne coeur scarifié par d’anachroniques immolations, ils’était infligé de n’avoir jamais une caresse de son enfant, dansle civique espoir de sauvegarder la majesté paternelle.

Quand il me mit au lycée, ce fut un enfer. Hébété déjà par lacrainte, méprisé des autres enfants dont la turbulence me faisaithorreur, bafoué par d’ignobles cuistres qui m’offraient en risée àmes camarades, puni sans relâche et battu de toutes mains, je finispar tomber dans un taciturne dégoût de vivre qui me fit ressemblerà un jeune idiot.

Cette parfaite détresse, cette perpétuelle constriction ducoeur, ordinairement dévolue aux enfants mélancoliques dans lespénitentiaires de l’Université, s’aggravait pour moi del’impossibilité de concevoir une condition terrestre qui fût moinsatroce. Il me semblait être tombé, j’ignorais de quel empyrée, dansun amas infini d’ordures où les êtres humains m’apparaissaientcomme de la vermine. Telle était, à quatorze ans, et telle estencore, aujourd’hui, ma conception de la société humaine !

Un jour, cependant, je me révoltai, la malice de mescondisciples ayant dépassé je ne sais plus quelles bornes. Jedérobai un couteau de réfectoire heureusement inoffensif etm’élançai, après une bravade emphatique, sur un groupe de quarantejeunes drôles dont je blessai deux ou trois. On me releva écumant,broyé de coups, superbe ! Mon couteau avait fait peu de mal, àpeine quelques écorchures, mais mon père dut me retirer del’abrutissant séjour et me garder à la maison.

Chapitre 11

 

Marchenoir père, instruit par sa propre expérience du néant desespérances administratives, avait décidé de pousser son fils dansl’industrie. Les chemins de fer se construisaient alors partoutavec fureur. Périgueux était précisément le foyer d’irradiation dece réseau de lignes que la spéculation jeta comme un filet sur lecentre de la France et qui s’appela, pour cette raison, le GrandCentral d’Orléans.

L’araignée industrielle, aujourd’hui repue et même crevée, avaitfixé là son laboratoire et pompait les sucs financiers de beaucoupde provinces, naguère tranquilles, qu’elle avait promis d’enrichir.La frénésie californienne, la prostitution et le jobardismecivilisateur battaient leur plein. La vieille petite cité romaine,envahie par plusieurs armées d’ingénieurs poussiéreux et delimousins prolifiques, s’était accrue du double en quelques annéeset menaçait tout à l’heure, de son inondante obésité, les montagnesà hauteur d’appui qui l’avaient contenue pendant vingt siècles…

En conséquence, le besogneux employé de l’État avait formé lebouddhique voeu d’immerger le fils de ses secrètes ambitions déçuesdans ce Brahmapoutre d’or.

A ce point de vue, c’était sans doute un bien qu’il n’eût pasmordu aux humanités. Apparemment, l’estomac de son esprit n’avaitété calculé que pour la digestion des mathématiques. Il s’agissaitde le gaver sans retard de cet aliment nouveau.

Le pauvre garçon n’y mordit pas davantage. L’hypothèsepréliminaire, l’acte de foi primordial, planté comme un basilic surle seuil de toute science naturelle, suffit pour éteindre, dupremier coup, la timide flamme de curiosité que les pollicitantesexhortations de son père avaient paru allumer en lui.L’insuffisance de l’outillage cérébral chez le jeune Périgourdinéclata manifestement, dès qu’il fallut excogiter l’impossible romand’une ligne conjecturale, problématiquement engendrée parcopulation dubitable d’une multitude de pointsinexistants !…

Il fallut se résigner à de médiocres destins et devenirexpéditionnaire. Caïn-Joseph, désormais abandonné comme une landeinculte, livré à une tâche presque manuelle qui ne comprimait plusses facultés, retourna de lui-même, par une pente insoupçonnée, auxpremières études dont il avait paru si prodigieusement incapable.Seul, presque sans effort, il apprit en deux ans ce que ledespotisme abêtissant de tous les pions de la terre n’aurait pu luienseigner en un demi-siècle. Il se trouva soudainement rempli deslettres anciennes et commença de rêver un avenir littéraire.

Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd’hui,un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et quel’abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sontplus, ni les nobles aventures lointaines d’aucune sorte. Le globeentier est devenu raisonnable et on est assuré de rencontrer unexcrément anglais à toutes les intersections de l’infini. Il nereste plus que l’Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé,subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais,quand même, c’est l’unique refuge pour quelques âmes altissimescondamnées à traîner leur souffrante carcasse dans les charogneuxcarrefours du monde.

Le malheureux ne savait pas de quelles tortures il faut payerl’indépendance de l’esprit. Personne, dans sa sotte province, n’eûtété capable de l’en instruire et l’ironique mépris de son père,résolument hostile à tout ambitieux dessein qu’il n’eût pas couvélui-même, ne pouvait être qu’un stimulant de plus. D’ailleurs, ilse croyait un coeur de martyr, capable de tout endurer.

Un jour donc, ayant, à force de démarches, obtenu à Paris leplus misérable des emplois, il s’en vint docilement agoniser, aprèscent mille autres, dans cet Ergastule de promission où l’on met àtremper la fleur humaine dans le pot de chambre de Circé.

La hideuse Goule des âmes qui n’a qu’à les siffler pour qu’ellesaccourent à ses sales pieds des extrémités de la terre, une fois deplus, avait été obéie !

Chapitre 12

 

Il avait dix-huit ans, une de ces physionomies rurales où lemufle atavique n’avait pas encore eu le temps de livrer sa dernièrebataille à l’envahissante intelligence qui monta, bientôt, pourtout ennoblir des vallées intimes du coeur.

Il tenait de sa mère, morte depuis longtemps, le ridiculeromantique d’une origine espagnole, partagé d’ailleurs avec cettemultitude de prêtres infâmes dont on peut lire les identiquesforfaits dans la plupart des romans anticléricaux.

Cette origine, – à peine démentie par des yeux d’un bleu si naïfqu’il avait toujours l’air de s’en servir pour la première fois, -était surabondamment attestée par l’extraordinaire énergie de tousles autres traits sans exception. Seulement, c’était l’énergiecontemplative de ces amoureux de l’action héroïque qui n’estimentpas que l’action vulgaire vaille la dépense de l’autre énergie.

Hirsute et noir, silencieux et avare de gestes, exécrateurvictimaire du propos banal et de la rengaine, il portait surl’extrémité de sa langue une catapulte pour lancer d’erratiquesmonosyllabes qui vous crevaient à l’instant même une conversationd’imbéciles. Bouche close, narines vibrantes, sourcils presquebarrés et entrant l’un dans l’autre à la plus légère commotion, ilavait parfois des colères muettes et blanches de séditieuxcomprimé, qui eussent donné la colique à un éventrable despote. Ences rencontres, le cannibale sortait du rêveur, instantanément. Lesyeux noyés et d’une tendresse presque enfantine, – seuls capablesde tempérer l’habituelle dureté de l’ensemble, – changeaient alorsde couleur et devenaient noirs !…

Des années d’humiliations et de supplices tamisèrent peu à peusur la friche de ce visage la fertilisante poudrette de quelquesinévitables accommodements. Le teint, déjà bilieux, prit cettelividité brûlante d’un chrétien mal lapidé, de la première heure,qui serait devenu sacristain dans les catacombes.

Il avait le don des larmes, signe de prédestination, disent lesMystiques. Ces larmes furent l’allégresse cachée, l’occulte trésord’une des existences les plus dénuées et les plus tragiques de cesiècle.

Quand il avait avalé une de ces couleuvres à dimensions de boadevin qui furent si souvent son exclusive nourriture, il répandaitautour de lui, dans sa chambre solitaire, avec des prudencesd’avare, cette gemme liquide qu’il n’aurait pas échangée contre lesconsolations desséchantes d’une plus solide richesse.

Car il avait l’étrangeté de chérir sa peine, cet incunable demélancolie, qui était tombé dans son berceau comme dans un Barâthreet que sa mère stupéfaite regardait pleurer, des journées entièressur ces genoux, – silencieusement ! Il eut, tout enfant, laconcupiscence de la Douleur et la convoitise d’un paradis detortures, à la façon de sainte Madeleine de Pazzy. Cela nerésultait ni de l’éducation, ni du milieu, ni d’aucune lésionmentale, ainsi que d’oraculaires idiots entreprirent del’expliquer. Cela ne tenait à aucune opération discernable del’esprit naissant. C’était le tréfonds mystérieux d’une âme un peumoins inconsciente qu’une autre de son abîme et naïvement enragéed’un absolu de sensations ou de sentiments qui correspondît àl’absolu de son entité. Quand le christianisme lui apparut,Marchenoir s’y précipita comme les chameaux d’Eliézer à l’abreuvoirnuptial de Mésopotamie.

Il était expirant de soif depuis si longtemps ! Sonincrédule père n’avait pas cru devoir s’opposer à ce semblantd’instruction religieuse que des simulacres de prêtres, empaillésde formules, tordent comme du linge sale de séminaire, sur dejeunes fronts inintéressés. Il avait fait sa première communionsans malice et sans amour. Les deux seules facultés qui parussentvivantes en lui, – les deux seules anses par lesquelles on pûtespérer de le saisir, – la mémoire et l’imagination, avaient toutsimplement reçu cette vague empreinte littérale du symbolismechrétien que de sacrilèges entrepreneurs jugent suffisante pourêtre admis au bachot de l’Eucharistie. Aucun débitant de formulesne s’étant avisé de s’enquérir de son coeur, le pauvre enfantn’avait pu rien garder de ce pain mal cuit, et comme tant d’autres,l’avait revomi presque aussitôt sur ce chemin verdoyant de laquinzième année où l’on voit rôder le grand lion à tête de porc dela Puberté.

Chapitre 13

 

Ce ne fut que beaucoup plus tard, – après dix ans d’un impurnoviciat dans les latrines de l’examen philosophique, étant déjàsur le point de prononcer de stercoraires voeux, – qu’ayantparcouru, pour la première fois, le Nouveau Testament, durantl’oisive chaufferie de pieds d’une nuit de grand’garde, en 1870, ileut l’aperception immédiate, foudroyante, d’une Révélationdivine.

Il s’est toujours rappelé le trouble immense, l’ahurissementsurhumain de cette minute aux ailes d’aigle qui l’enleva dans unouragan d’ininterprétables délices. Il s’était dressé dans lesentiment nouveau d’une force inconnue, artères battantes et coeuren flammes ; ivre de certitude, secoué par le roulis d’uneespérance mêlée d’angoisse, prêt à toutes les acceptations dumartyre. Car cette âme divinatrice et synthétiquement ardente,bondissant au-dessus des intermédiaires leçons de la foi, s’étaitemportée, du premier coup, au décisif concept de l’immolation.

Il lui sembla sortir d’un de ces rares songes, aux déterminablescontours, qui feraient croire à quelque vision sensible de laConscience, réflexement manifestée dans l’extra-lucideintussusception des dormants. Il avait cru s’apparaître à lui-même,inimaginablement transmué pour se ressembler davantage, maishorrible, ruisselant d’abominations et triste par-delà toutehyperbole.

Cette impression s’ajustait assez aux effrayantes scrutationsinspirées de certains Mystiques, – à propos de l’Enfer et de laparalysante affreuseté de l’irrévocable, – dont la lecture, déjàancienne, avait laissé sur sa mémoire comme des brûluresd’enthousiasme et des ecchymoses de poésie.

Un double abîme s’ouvrit en cet être, à dater de ce prodigieuxinstant. Abîme de désir et de fureur que rien ne devait pluscombler. Ici, la Gloire essentielle inaccessible ; là,l’ondoyante muflerie humaine, inexterminable. Chute infinie desdeux côtés, ratage simultané de l’Amour et de la Justice. L’enfersans contrepoids, rien que l’enfer !

Le Christianisme lui donnait sa parole d’honneur de l’Éternitébienheureuse, mais à quel prix ! Il la comprenait, maintenant,cette fringale de supplices de toute son enfance ! C’était lepressentiment de la Face épouvantable de son Christ !… Face decrucifié et face de juge sur l’impassible fronton duTétragramme !…

Les misérables se tordent et meurent depuis deux mille ansdevant cette inexorable énigme de la Promesse d’un Règne de Dieuqu’il faut toujours demander et qui jamais n’arrive. « Quand telleschoses commenceront, est-il dit, sachez que votre Rédemptionapproche ». Et combien de centaines de millions d’êtres humains ontenduré la vie et la mort sans avoir rien vu commencer !

Marchenoir considérait cette levée d’innombrables brasperpétuellement inexaucés et il comprit que c’était là le plusénorme de tous les miracles. — Voilà dix-neuf siècles, pensa-t-il,que cela dure, cette demande sans réponse d’un Père qui règne interra et qui délivre. Il faut que le genre humain soit terriblementconstant pour ne s’être pas encore lassé et pour ne s’être pasassis dans la caverne de l’absolu désespoir !

Il conclut au conditionnel désespoir des millénaires.

Il avait senti passer l’Amour, l’amour spirituel, absolu. Ilavait, lui aussi, comme tous les autres, répandu son coeur dans cetinfidèle crible de l’oraison Dominicale et… il avait été saturé dela joie parfaite. Il y avait donc quelque chose sous cet amas desépultures, sous cette Maladetta de coeurs souffrants en poussière,au fond de ce gouffre du silence de Dieu, – un principe quelconquede résurrection, de justice, de triomphe futur ! A forced’amoureuse foi, il se fit de l’éternité palpitante avec unepoignée de temps pétrie dans sa main et se fabriqua de l’espéranceavec le plus amer pessimisme.

Il se persuada qu’on avait affaire à un Seigneur Dieuvolontairement eunuque, infécond par décret, lié, cloué, expirantdans l’inscrutable réalité de son Essence, comme il l’avait étésymboliquement et visiblement dans la sanglante aventure de sonHypostase.

Il eut l’intuition d’une sorte d’impuissance divine,provisoirement concertée entre la Miséricorde et la Justice, en vuede quelque ineffable récupération de Substance dilapidée parl’Amour.

Situation inouïe, invocatrice d’un patois abject. La RaisonTernaire suspend ses paiements depuis un tas de siècles et c’est àla Patience humaine qu’il convient de l’assister de son proprefonds. Ce n’est que du Temps qu’il faut au solvable Maître del’Éternité et le temps est fait de la désolation des hommes. C’estpourquoi les Saints et les Docteurs de la foi ont toujours enseignéla nécessité de souffrir pour Dieu.

Le brûlant néophyte, ayant deviné ces choses, arracha l’épine deson pied boiteux de catholique arrivé si tard, et – se ruant à laDouleur, – en fit un glaive qu’il s’enfonça dans les entrailles,après s’être crevé les yeux.

Plus que jamais, il fut un désespéré, mais un de ces désespéréssublimes qui jettent leur coeur dans le ciel, comme un naufragélancerait toute sa fortune dans l’océan pour ne pas sombrer tout àfait, avant d’avoir au moins entrevu le rivage.

D’ailleurs, il regardait comme fort prochaine la catastrophe dela séculaire farce tragique de l’Homme. Certaines idées étonnantesqui lui vinrent sur l’histoire universelle, – et qu’il déroulajusqu’à leurs plus extrêmes conséquences, – lui faisaientconjecturer, avec une autorité d’exégèse quasi prophétique,l’imminent accomplissement des scripturales Vaticinations.

L’exaltation des humbles, l’essuiement des larmes, la béatitudedes pauvres et des maudits, la préséance paradisiaque des voleurset le couronnement réginal des prostituées, enfin cette venue sisolennellement annoncée d’un Paraclet libérateur, – tout ce que lafratricide surdité des argousins de la Tradition a conspué, tout cequi empêche les orphelins et les captifs de mourir d’horreur, il necroyait pas possible qu’on l’attendît longtemps encore et ildonnait ses raisons.

Mais les seuls crevants de faim étaient dans la confidence, nonpar crainte qu’on le jugeât ridicule ou insensé, – à cet égard, iln’avait plus rien à gagner ni à perdre depuis longtemps, – mais parl’horreur de la bienveillance viscérale des digérants heureux quil’eussent écouté.

Chapitre 14

 

Telle fut la doctrine de Marchenoir. Doctrine qui ne le séparaitpas du catholicisme, puisque l’Église romaine a tout permis de cequi n’altère pas le canonique Symbole de Nicée, mais jugéesingulièrement audacieuse par les vendeurs de contremarquescélestes qui vocifèrent le boniment sulpicien sur le trottoirfangeux des consciences.

Un croyant qui voulait contraindre les regrattiers du salut àreposer devant lui leur marchandise et que l’orgueil chrétienrévoltait plus que le pharisaïsme crucificateur de la Thora, nepouvait pas se faire beaucoup d’amis dans le sacerdoce.

Il n’en put trouver qu’un seul, un prêtre doux et humble à lamanière de cet émule ignoré de saint Vincent de Paul que le peuplede Paris nommait le Pauvre prêtre et qui, un jour, pressé par letout-puissant Cardinal de Richelieu de lui demander quelqueimportante faveur, lui fit cette simple réponse :

– Monseigneur, veuillez donner des ordres pour qu’on remette desplanches neuves à la charrette qui porte les condamnés à mort aulieu de leur supplice, afin que la crainte de tomber en chemin neles détourne pas de recommander leur âme à Dieu.

Marchenoir eut l’inespérée fortune de dénicher un prêtre decette sorte, mais ce fut pour très peu de temps. En général, leClergé français n’aime pas les saints ni les apôtres. Il ne vénèreque ceux qui sont morts depuis longtemps et en poussière. Rejetonligneux de la vieille souche gallicane et légataire de son coriaceorgueil, il abhorre par-dessus tout la supériorité de l’esprit,naturellement incompressible comme l’eau du ciel et par conséquent,dangereuse pour l’équilibre sacerdotal.

L’abbé T… était mort à la peine, peu de temps après la rencontredu Périgourdin. Écarté soigneusement de toutes les chaires où sesrares facultés de prédicateur apostolique eussent pu servir àquelque chose, navré du cloaque de bêtise où il voyait le mondecatholique s’engouffrer, abattu par le chagrin au pied de l’autel,il avait à peine eu le temps d’ensemencer ce vivipare dont lamonstrueuse fécondité immédiate eût peut-être suffi pour le faireexpirer d’effroi.

Il est certain que Marchenoir tenait de lui le meilleur de cequ’il possédait intellectuellement. Le défunt lui avait transmisd’abstruses méthodes d’interprétation sacrée qui devinrent aussitôtune algèbre universelle dans le miroir ardent de cet espritconcentrateur. L’élève, plus robuste que le maître, avaitviolemment répercuté du premier coup, dans toutes les directionsimaginables, l’ésotérisme brûlant d’un intégral de Beauté divine,que le timide apôtre, de nature moins incendiaire, se bornait àconvoiter avec la douceur résignée d’un saint.

Marchenoir accomplit ce prodige de dépasser toutes les audacesd’investigation ou de conjecture, sans oblitérer en lui lasoumission filiale à l’autorité souveraine de l’Église. Ce poulainsauvage, affronteur de gouffres, ne cassa pas son licol et restadans le brancard.

Seulement, il avait réussi de telles escalades que la sociétécatholique contemporaine ne pouvait plus avoir pour lui le moindreprestige. L’obéissance fut un décret de sa raison, un hommage toutmilitaire et de pure consigne aux Eunuques du Sérail de la PAROLE.Il ne fallait pas lui en demander davantage.

Le sel de la terre, – pour employer le saint Texteliturgiquement adopté dans le commun des Docteurs, – il le voyaitdénué de saveur, incapable de saler, même une tranche de cochon,gravier sédimentaire bon tout au plus à sablonner de vieillesbouteilles ou à ressuyer les allées d’un parc mondain sous lesvastes pieds du dédaigneux « larbin de Madame ».

Investi des plus transcendantales conceptions, il considéraitavec d’horrifique épouvantements ce collège oecuménique del’Apostolat, cette cléricature fameuse qui avait été réellement « lalumière du monde », – si formidable encore que la dérision ne peutl’atteindre sans rejaillir sur Dieu comme une tempête de fange, -devenue pourtant le décrottoir des peuples et le tapis de pied deshippopotames !

Il se disait que c’était justice, cela, et que la grandePrévarication sacerdotale allait sans doute recommencer, puisqu’onrevenait à l’obduration et à l’enflure théologique de la Synagogue,- avec l’aggravation, pour les seuls bourreaux, cette fois, del’universel mépris.

De l’ignominie du Christianisme naissant à l’ignominie duCatholicisme expirant, la translation s’achevait enfin dans ce charde gloire qui avait roulé dix-neuf siècles, par toute laterre !

Le Seigneur n’avait plus qu’à se montrer. Les pasteurs des âmesallaient lui régler son compte plus sûrement encore que les Princesdes Prêtres et les Pharisiens de l’Ancienne qui ne surent ce qu’ilsfaisaient, dit l’Évangile.

Émasculation systématique de l’enthousiasme religieux parmédiocrité d’alimentation spirituelle ; haine sans merci,haine punique de l’imagination, de l’invention, de la fantaisie, del’originalité, de toutes les indépendances du talent ;congénère et concomitant oubli absolu du précepte d’évangéliser lespauvres ; enfin, adhésion gastrique et abdominale à la plusrépugnante boue devant la face des puissants du siècle : tels sontles pustules et les champignons empoisonnés de ce grand corps,autrefois si pur !…

Marchenoir collait l’oreille à toutes les portes de son enferpour entendre venir ce Dieu que ses propres domestiques allaientmassacrer.

Chapitre 15

 

Il avait peu de consolation à espérer des chrétiens laïques. Ilssont faits à l’image de leurs pasteurs et c’est tout ce qu’on enpeut dire. Ici, comme là, l’innocence est presque toujoursimbécile, hélas ! quand elle n’est pas faisandée.

Les hardiesses viriles de sa foi et les indignations tropéloquentes de sa probité religieuse révoltèrent, au début, celanigère troupeau qui s’en va paissant, sous des houlettesparoissiales, au mugissement automatique des petites cataractesdominicaines. D’ailleurs, il était pauvre et, par conséquent,élagable… Il vécut seul, dans le voisinage d’un unique ami, à peinemoins indigent, qui le sauva de la mort quinze ou vingt fois.

Les dix années antérieures à sa conversion avaient été faites àla ressemblance de toutes les années d’adolescent pauvre, niais,timide, ambitieux, mélancolique, misanthropique, épiphonémique etbrutal. Mais il avait apporté de sa province, en excédent de cecommun bagage, le particulier viatique d’impuissance que j’ai ditplus haut. Ce sempiternel rêveur ne pouvait voir les choses tellesqu’elles étaient et il n’y eut peut-être jamais un homme d’aussipeu de ressource et moins ambidextre pour s’emparer du toupet del’occasion.

Son auge unique, l’emploi de copiste qui avait été le prétexteet le moyen de son embauchage pour la lutte parisienne, à laquelleil était si merveilleusement impropre, il le perdit au bout dequelques mois. Son chef de bureau, vieillard adipeux et favorable,mais plein de principes et sans faiblesse, lui révéla, un jour, quel’administration ne le payait pas pour ne rien faire et le mittranquillement à la porte, avec une dignité incroyable.

Ce fut la misère classique et archiconnue, tant de fois exploréeet décrite. Le pauvre garçon n’était bon absolument à rien. Ilétait de ces fruits sauvages, d’une âpreté terrible, que la cuissonmême n’édulcore pas et qui ont besoin de mûrir longtemps « sur lapaille », ainsi que Balzac l’a judicieusement observé dans son âgemûr.

Il a fait plus tard ce calcul basé sur d’approximativesdéfalcations qu’il avait passé, alors, huit années entières surdix, sans prendre aucune nourriture ni porter aucune sorte devêtement !…

Successivement évincé de toutes les industries et de tous lestrucs suggérés par l’ambition de subsister, il se vit réduit àcondescendre aux plus linéamentaires expédients. Ramasseur diurneet noctambule investigateur, il s’acharna faméliquement à larecherche de tout ce qui peut être glané ou picoré, dans les mornessteppes de l’égoïsme universel, par le besoin le plus fléchisseur,en vue d’apaiser l’intestinale vocifération.

Forcé d’ajourner indéfiniment son éclosion littéraire, ilenfouit sa précieuse tête sous les décombres de ses illusions ets’en alla se ronger le coeur dans les carrefours de l’indifférence.— Cette époque de ténèbres a été le Moyen Age de mon ère,disait-il, au lendemain de sa renaissance chrétienne.

Les lettres, il est vrai, n’y perdaient pas grand-chose. Cetesprit noué comme un cep, condamné à se chercher et à s’attendrebien longtemps, ne devait se développer, littérairement, que forttard, sous un arrosage emphytéotique de pleurs.

Les bibliothèques publiques étant devenues pour lui l’habituelrefuge, il y connut cet ami déjà mentionné, le seul qu’il aitjamais eu. C’était un doux maniaque d’histoire ecclésiastique et demonographies pontificales, âme sereine et peu croyante, en toutl’opposé de Marchenoir.

Privé de fortune, comme il convient aux lapicides del’érudition, ce documentaire vivait besogneusement d’un grisâtrebulletin bibliographique dans une grande revue. A ce titre, ilvoyait passer chez lui le torrent des livres lancés sur le mondepar la sottise ou la vanité contemporaines.

Providentiellement, il y avait menace de déluge, vers le tempsoù il commença de s’intéresser à ce vagabond, qui avait l’air demarcher dans une gloire de misères et dont la physionomiedouloureuse lui parut extraordinaire.

Un jour donc, ému de compassion, il le fit dîner et l’emmenachez lui, pour qu’il le débarrassât, disait-il, de ce monceau debrochures dont la vente seule pouvait être utile. C’est à dater dece bienheureux instant que Marchenoir s’élança dans la carrièreenviée d’ami du critique, la seule que, durant une assez longuepériode, on l’ait vu exercer avec avantage.

Mais, surtout, il eut un ami, enfin ! « Un ami fidèle,medicamentum vitoe et immortalitatis », prononce mystérieusement leSaint Livre, — comme si la véritable amitié pesait les milliards demondes qu’il faut pour contre-balancer la miette de paintranssubstantiée que ces expressions rappellent !

Chapitre 16

 

La femme n’apparut dans la vie de Marchenoir qu’à la fin decette première période, c’est-à-dire après la guerre et après cettedécisive secousse d’âme qui l’avait subitement restitué ausentiment religieux dont il portait en lui, dès son premier jour,les prédéterminations ignorées.

Auparavant, il avait été chaste à la manière des prisonniers etdes matelots, lesquels ne voient ordinairement dans l’amour qu’unedésirable friction malpropre, en l’obscurité de coûteux repaires.Tantale stoïque d’un festin d’ordures, il s’était résigné, comme ilavait pu, à la privation des inespérables immondices. D’un côté, ledénûment absolu, de l’autre, la timidité la plus incroyable chez untel violent, le préservèrent plus efficacement que la religionmême, quand elle intervint pour lui amollir le coeur…

Les hauts penseurs qui décrètent professionnellement le balayagede toute notion religieuse ont cette amusante contradictiond’exiger que les chrétiens dont la foi résiste à leurs récurages età leur potasse soient, au moins, des saints. Surtout, ils lesveulent purs. Ils leur disent des choses aussi robustes que ceci :Vous péchez, donc vous êtes des hypocrites ; enthymèmelacustre d’une autorité certaine sur les palmes et les squames dumarécage antireligieux.

Ce ne serait pas encore trop bête, s’il ne s’agissait ici, pourl’âme pensante, livrée aux Dévorants invisibles, que d’un combattrès difficile où l’héroïsme continuel fût de rigueur. Après tout,c’est une politique judicieuse et barbue comme l’expérience même,d’empiler sur les épaules d’autrui d’écrasants fardeaux qu’on nevoudrait pas seulement remuer du bout des doigts.

Mais le sentiment religieux est une passion d’amour et voilà cequ’ils ne comprendront jamais, ces pédagogues de notre dernièreenfance, quand il pleuvrait des clefs de lumière pour leur ouvrirl’entendement !

Or, ce tison incendiaire lancé tout à coup, du plus inaccessibledes sommets, dans le misérable torchis humain, au travers du chaumedéfoncé, – il serait pourtant nécessaire d’en tenir compte, si l’onvoulait être raisonnable et juste, à la fin des fins !…

Marchenoir était, plus qu’aucun autre, une conquête de l’Amouret son coeur avait été l’évangéliste de sa raison. Les châtimentset les récompenses du prône, par lesquels on explique si bassementles plus désintéressés transports, n’avaient été pour rien dans sonexode spirituel. Il s’était rué sur Dieu comme sur une proie,aussitôt que Dieu s’était montré — avec la rudimentaire spontanéitéde l’instinct.

 

Alors, comme si sa destinée se fût accomplie à cet instant, unesoudaine et corrélative révélation s’était faite, en cet élu de laDouleur, de sa propre puissance affective, jusqu’alors inconnue delui-même, enveloppée et flottante dans l’amnios… Une surprenanteavidité de tendresse humaine fut l’accompagnement immédiat dessurnaturelles appétences de ce vierge coeur.

Du premier coup, sans avoir passé par le cloaque desintermédiaires impressions cupidiques, il se trouva prêt pour lagrande tribulation passionnelle. Tout ce que la misère et lesdéfiances d’un rétractile orgueil avaient, jusque-là, comprimé, fitexplosion : l’ignorance, les niaises pudeurs, les crédulitésjobardes, les lyriques éruptions, les attendrissements dangereux,le besoin subit de se fendre l’âme du haut en bas, au milieu duhennissement sexuel, enfin, tout le déballage coquebin d’unchérubinisme attardé et grandiloque. Éternelle dilapidation desmêmes trésors pour aboutir à l’empyreume fatal de la passionsatisfaite !

Cet éphèbe de vingt-huit ans, sourcilleux et mal vêtu, – quiportait son coeur comme un hanneton dans une lanterne et dont leredoutable esprit, semblable à la fleur détonante du cactus,commençait à peine à se détirer sous ses membraneuses enveloppes, -était une proie trop facile pour que de passantes curiositéslibertines ne s’en emparassent pas.

Marchenoir fit de l’amour extatique dans des lits de boue, avecune conscience dilacérée, en se vomissant lui-même, – à l’instar deces anachorètes pulvérulents de l’ancienne Égypte que l’aiguillonde la chair contraignait parfois à venir secouer leurs carcassesmortifiées dans d’impures villes et qui s’enfuyaient ensuite, gavésd’horreur.

Plus coupable encore, cet assidu relaps d’incontinence laissaitmijoter son vomissement de chien de la Bible, en prévision deslâches retours. Écartelé à Dieu et aux femmes, navré du perpétuelfiasco des héroïques puretés qu’il avait rêvées, – égalementincapable de s’asseoir dans un granitique parti pris de paillarderimpavidement, et d’exterminer le bouc intérieur qui renaissaitjusque sous le couteau des holocaustes pénitentiels, il se vitsouffleter par l’imperturbable nature, juste autant de fois qu’ilavait prématurément espéré de la dompter.

Lâche pénitent, sans aucun doute, mais vergogneux et humilié. Ilavouait, du moins, sa détresse et ne cadenassait pas exclusivementson ignominie dans le coffre-fort des confessionnaux et destabernacles. Il eût été difficile de rencontrer un fornicateur pluséloigné de l’hypocrisie ou de la plus légère velléité decontentement de lui-même.

Il faut le redire, cet adolescent ne ressemblait à aucun autre.Il était né pour le désespoir et le christianisme dérangea sa vie,en le remplissant, – si tard ! – de l’afflictive famined’amour, surajoutée à l’autre famine. A moins d’un miracle que Dieune fit pas, comment cet ébloui de la Face du Seigneur, – Icaremystique aux ailes fondantes – aurait-il pu échapper au vertige quil’aspirait vers les argileuses créatures conditionnées à cetteRessemblance ?…

Il serait évidemment insensé d’espérer que des contemporains deZola, par exemple, auront la bonté de concéder ces prolégomènesenfantins de la très rare grandeur morale qui va être racontée. Ladéliquescente psychologie littéraire de cette fin de sièclen’acceptera pas non plus que d’aussi peu perverses prémissespuissent jamais engendrer une concluante délectation esthétique.Enfin et surtout, la porcine congrégation des sycophantes de lalibre pensée pourra s’accorder le facile triomphe de contemner, —jusqu’au fientement vertical ! — l’exacte genèse de cecatholique ballotté par d’impures vagues au-dessus d’absurdesabîmes… Qu’importe !

Chapitre 17

 

Marchenoir pleurait auprès du corps de son père, lorsqu’il reçutà la fois deux lettres de Paris : celle de Dulaurier et une autrede son ami le bibliographe. Il ouvrit aussitôt cette dernière :

Mon affligé, voici cinq cents francs que j’ai pu réunir entricotant activement de mes deux jambes de derrière depuis tondépart, et que je t’adresse avec une joie infinie. Pas deremerciements, surtout, n’est-ce pas ? tu sais si je lesméprise.

Cher Coeur souffrant, ne te laisse pas dévorer par ton chagrin.Tu as ton livre à faire. Tu as de grandes choses à dire à certainesâmes à qui personne ne parle plus. Relève-toi. Je n’ai pas d’autreparole de consolation à t’offrir. Ton infortuné père, que tu n’aspas plus tué que je n’ai tué le mien, a beaucoup plus besoin, àcette heure, de tes suffrages actifs que de tes larmes. Tu dois, ceme semble, comprendre ce langage.

Tu ne m’as pas écrit, naturellement ! – et je n’y comptaisguère, malgré ta promesse. Mais, en revanche, tu as écrit àDulaurier pour lui demander de l’argent, comme si je n’existaispas, moi ! Je l’ai rencontré aujourd’hui même, alors quej’étais en course précisément pour t’en procurer, et il m’a toutappris.

Tu es un traître, mon pauvre Caïn, et un imbécile par-dessus lemarché. Comment pouvais-tu espérer que ce fantoche de lettres, cetHarpagon-Dandy, se porterait volontiers à te secourir ? Est-ceque, par hasard, tu tomberais dans le gâtisme définitif de supposerque cette reliure, soi-disant pensante, de tous les lieux communset de toutes les inanités clichées, puisse être capable d’entrevoirseulement l’immense honneur que tu lui fais en l’implorant ?C’est par trop idiot et si tu n’étais pas si malheureux, jet’assommerais d’injures.

Il m’a joué tous les airs de sa mandoline, le misérable !Il s’est attendri, comme toujours, sur tes chagrins, sur tamalchance littéraire, etc. Puis prenant mon silence pour uneapprobation de tout ce qu’il lui plairait de me faire entendre, ceteunuque, – pour qui le fanatisme consiste à dire oui ou non surn’importe quoi, – a parlé, une fois de plus, de ton intolérance siregrettable et de ton injuste rage de dénigrement ; il m’adonné sa parole d’honneur que tes absurdes principes étaientincompatibles avec l’idée qu’on pouvait se faire d’une têtesagement équilibrée et qu’ainsi tu n’arriverais jamais à rien. Aufond, il te redoute terriblement et voudrait bien que tu restassesà Périgueux.

J’ai parfaitement senti qu’il tenait surtout à se justifier paravance du soupçon de ladrerie. Il paraît qu’il a poussé le zèle del’amitié jusqu’à s’en aller demander pour toi l’aumône au docteur,qui s’est fendu de quelques pièces de cent sous, à ce que j’ai pucomprendre. Ça ne doit pas être gros. Une bien jolie pratique,celui-là encore ! J’espère bien que tu vas leur renvoyerimmédiatement leur sale monnaie.

Ce Dulaurier a eu un mouvement admirable : – Voulez-vous prendrema montre ? m’a-t-il dit d’une voix mourante, vous laporteriez au mont-de-piété et vous enverriez l’argent à cemalheureux.

Moi, toujours silencieux, je regardais l’oignon monter etdescendre dans le gousset, puis finalement disparaître, comme unpauvre coeur qu’on dédaigne. Cela tournait au Palais-Royal.

Cette oblation grotesque me rappela, néanmoins, que l’heuregalopait. Je me hâtai de le féliciter sur son ruban rouge et sur leprix de cinq mille francs qu’on vient de lui décerner, en lesuppliant avec douceur de vouloir bien épandre désormais saprotection sur quelques écrivains supérieurs que je lui nommai, etque les récompenses n’atteignent jamais. Il m’a regardé alors avecdes yeux de merlan au gratin et s’est immédiatement faitdisparaître. J’espère que m’en voilà débarrassé pour quelquetemps.

Maintenant, très cher, pleure à ton aise, tant que tu pourras,en une seule fois, et quand ce sera bien fini, fais ce que je vaiste dire.

Va-t’en à la Grande-Chartreuse et demande l’hospitalité pour unmois. Je connais ces excellents religieux ; confie-leur tesidées, tes projets, ils te feront la vie douce, et si tu sais leurplaire, ils ne te laisseront pas revenir à Paris sans ressources.N’hésite pas, ne délibère pas, je sais ce que je te dis. Je vaismême écrire au Père Général pour t’annoncer et te présenter. On tesinapisera le coeur sur cette montagne et tu pourras ensuitereprendre la lutte avec une vigueur nouvelle qui déconcerteraplusieurs sages.

Ne t’inquiète pas au sujet de ta Véronique. La bonne filles’extermine à prier pour toi dix-huit heures par jour. Tu peux teflatter d’être aimé d’une bien extraordinaire façon. Sa hâte de terevoir est extrême, mais elle comprend que je te donne un bonconseil en t’envoyant à la Chartreuse.

Rien à craindre pour le pot-au-feu. Je suis là et tu dois un peume connaître, n’est-ce pas ? Je te serre dans mes bras.

GEORGES LEVERDIER

Chapitre 18

 

Ce Georges Leverdier, à peine connu dans le monde des lettres,était bien, en réalité, le seul homme sur lequel Marchenoir pûtcompter. L’avare destinée ne lui avait donné que cet ami, et,encore, elle l’avait choisi pauvre, comme pour empoisonner lebienfait.

Il faut l’expérience de la misère pour connaître l’affreusedérision d’un sentiment exquis frappé d’impuissance. La crucifianteblague archaïque sur les consolations lambrissées et trimalcionnesde l’amour dans l’indigence ne paraît pas une ironie moinsinsupportable quand il s’agit de la simple amitié. C’est peut-êtrela plus énorme des douleurs, et la plus suggestive de l’enfer, quecette nécessité quotidienne d’éluder le réciproque secours quis’achèterait quelquefois au prix de la vie, – si l’infâme vie duPauvre pouvait jamais avoir le poids d’une rançon !

Leverdier, passionné pour Marchenoir, qu’il regardait comme unhomme du plus rare génie, et dont il s’honorait d’être l’inventeur,avait réalisé des prodiges de dévouement. Il se comptait pour riendevant lui et ne s’estimait qu’à la mesure des services qu’ilpouvait lui rendre.

Il l’avait connu en 1869, il y avait déjà quatorze ans, – alorsque la supériorité hivernale de son étonnant ami ne donnait encoreaucun signe de maturité prochaine. Mais il l’avait fort biendémêlée sous la gourmande frondaison de chimères et de préjugés quien retardait le développement. Il avait même, en horticulteur pleinde diligence, pratiqué, d’un sécateur tremblant, quelques émondagesrespectueux.

Marchenoir était un peu son oeuvre. Naturellement froid et peuenthousiaste pourtant, cet original critique avait livré son âme enesclavage pour cette Galatée d’airain qui aurait lassé la ferveurd’un Pygmalion moins intellectuel. Cette donation de tout son êtreavait été jusqu’au célibat volontaire – la piété de ce séide ne luipermettant pas de reculer devant aucune immolation avantageuse pourson prophète.

Il est vrai que celui-ci lui avait à peu près sauvé la viependant la guerre. Ils faisaient partie du même bataillon defrancs-tireurs et, dans l’effroyable sauve-qui-peut de la retraitedu Mans, le chétif Leverdier, épuisé de fatigue et tordu par lefroid, serait peut-être mort sur la neige, au milieu del’indifférence universelle, si son compagnon, doué d’une vigueurextraordinaire, ne l’eût porté dans ses bras pendant plus de deuxlieues et n’eût enfin réussi, par supplications et menaces, à lefaire admettre dans une charrette quelconque dont il faillitégorger le conducteur.

Aussi, Leverdier ne pouvait s’absoudre de n’être pasmillionnaire. Volontiers, il s’accusait de sa pauvreté comme d’unetrahison.

– Je déteste l’argent pour lui-même, disait-il, mais je devraisêtre un sac d’écus sous la main de Marchenoir. J’aurais ainsi uneexcuse plausible d’encombrer sa voie.

Et cependant, il n’était guère assuré d’un futur triomphe !Sa pensée, fort enflammée quand elle se fixait sur son ami,redevenait singulièrement lucide et froide quand il l’abaissait surle public contemporain. L’espérance d’un avenir moins sombre étaitchez lui en raison inverse de la hauteur de génie qu’il supposaitet ce calcul n’allait pas sans déchirement.

Marchenoir, son aîné de quelques mois, venait d’entrer dans saquarante et unième année, il avait publié déjà deux livres jugés depremier ordre et la gloire aux mains pleines d’or ne venait pas.Elle se prostituait dans les pissotières du journalisme.

Leverdier avait fait des démarches inouïes auprès des directeurset rédacteurs en chef, qui se refusèrent toujours au lancement d’unécrivain dont l’indépendance révoltait leur abjection. Celui-ci,d’ailleurs, ne leur avait jamais caché son absolu dégoût.Littéralement, il les déféquait. Il laissait agir son fidèleesclave pour qu’on ne lui reprochât pas de refuser absolument des’aider lui-même, mais il se serait fait couper tous les membresavec des cisailles de tondeur de jument et scier entre deuxplanches à bouteilles longtemps savonnées, par un maniaquecentenaire ivre depuis trois jours, avant de consentir à unedémarche personnelle en vue de recueillir, de leurs nidoreusesmains, un quartier de cette charogne archiputréfiée dont ils sontles souteneurs et qu’ils vendent pour de la vraie gloire !

On ne pouvait raisonnablement pronostiquer un succès beaucoupplus éclatant à la nouvelle oeuvre qui se préparait. Marchenoirallait toujours s’exaspérant dans sa forme déchaînée, qui rappelaitl’invective surhumaine des sacrés Prophètes. Il se faisait de plusen plus torrentiel et rompeur de digues.

Leverdier, qui l’admirait précisément à cause de cela, nepouvait, cependant, se dissimuler qu’on allait ainsi àd’inévitables catastrophes. Il avait fini par en prendre son partiet s’était fait le résigné pilote de la tempête et dudésespoir.

Chapitre 19

 

La munificence de Leverdier consterna Marchenoir sans lesurprendre. Depuis longtemps, il était habitué à ces merveilles dedévouement qui le bourrelaient d’inquiétude. Il ne s’était pasadressé à lui, le sachant fort gêné et capable, néanmoins, des’écorcher vif et de se tanner sa propre peau, s’il eût fallu, pourlui procurer un peu d’argent. Quoique l’égoïsme affectueux etl’élégante sordidité de Dulaurier lui fussent parfaitement connu,il avait espéré que, pour cette fois du moins, il n’oserait sedérober et que l’exceptionnelle monstruosité d’un tel refusl’épouvanterait par ses conséquences possibles. Il n’avait pasprévu le truc du docteur.

Il mit, un moment, les deux lettres sur le visage du mort, commepour le faire juge, puis il alla s’occuper des préparatifsfunèbres, non sans avoir cacheté avec soin, sous une viergeenveloppe, le billet de cent francs de Dulaurier qu’il lui renvoya,le soir même, sans un seul mot.

Il avait terriblement besoin d’une impression qui le protégeâtcontre les dévouements de sa pensée, et le message de son ami luifut, de toutes manières, une délivrance.

Son père était mort sans le reconnaître, ou, ce qui revenait aumême, sans témoigner, par aucun signe, qu’il le reconnût. Lesilence de plusieurs années de séparation et de mécontentementn’avait pas été interrompu, même à ce suprême instant. Les deuxdernières heures de l’agonie, il les avait passées, auprès dumoribond, agenouillé, pénitent, plein de prières, portant soncoeur, – comme un calice, – dans ses mains tremblantes, pour qu’uneparole, un regard ou seulement un geste de pardon y tombât. Lemystère de la mort était entré, sans prendre conseil, et s’étaitmis entre eux sur son trône d’énigmes…

Cette reine de Saba qui pérambule sans cesse avec ses effrayantstrésors de devinailles, Marchenoir la connaissait bien ! Ill’avait appelée en de néfastes heures, et elle était venue frapperà côté de lui, — tellement près qu’il en avait adoré le souffle etbu la sueur. Il lui en était resté comme un goût de pourriture etdes crevasses au coeur !…

Mais, cette fois, il lui semblait avoir été mieux atteint. Il sedécouvrait une palpitation filiale ignorée et cet arrachementnouveau, après tant d’autres, lui parut une lésion énorme, hors deproportion avec le reliquat d’énergie qu’on lui laissait pour lesupporter.

Un moment, il oublia tout, les deux êtres dont il était aimé,les vastes projets de son esprit, le cadavre même qui bleuissaitsous son regard ; une glaçante rafale d’isolement vinttournoyer dans cette chambre mortuaire embrumée de crainte, il sesentit « unique et pauvre », ainsi qu’il est écrit du Sabaothterrible, et il sanglota sur lui-même, comme un enfant abandonnédans les ténèbres.

Mais, bientôt, l’épine de révolte aux noires fleurs, dont ils’était transpercé de sa propre main, renouvela ses élancements. -Pourquoi une vie si dure ? Pourquoi cette aridité invinciblede l’humus social autour d’un malheureux homme ? Pourquoi cesdons de l’esprit, si semblables à d’efficaces malédictions, qui nesemblaient lui avoir été départis que pour le torturer ?Pourquoi, surtout, ce piège à peu près inévitable, de ses facultésrationnelles en conflit perpétuellement inégal avec ses facultésaffectives ?…

Tout ce qu’il avait entrepris pour la gloire de la vérité ou leréconfort de ses frères avait tourné à sa confusion et à sonmalheur. Les entraînements de sa chair, les avait-il assezinfernalement expiés ! C’était fini, maintenant, tout cela,c’était très loin, c’était effacé par toutes les canoniquespénitences qui raturent la coulpe du chrétien. Le torrentd’immondices avait passé sans retour, mais le vase de la mémoireavait gardé la lie la plus exquise d’anciennes douleurs, quiavaient été presque sans mesure.

Deux cadavres de femmes, naguère lavés de ses larmes, luiparaissaient étendus à droite et à gauche de celui de son père, etun quatrième, cent fois plus lamentable, — celui d’un enfant, —gisait à leurs pieds.

De ces deux femmes qu’il avait adorées jusqu’à la démence etdont il avait accompli le miracle de se faire aimer exclusivement,la première, arrachée à une étable de prostitution, était mortephtisique, – après deux ans de misère partagée, – dans un litd’hôpital où le malheureux, n’ayant plus un sou, avait dû la fairetransporter. Administrativement avisé du décès et voulant, aumoins, donner une sépulture à la pauvre fille, il avait avalé, enl’absence momentanée de son ami, des vagues de boue pour trouverles quelques francs du convoi des pauvres, et il était arrivé uneminute à peine avant l’expiration du délai réglementaire.

Ce déplorable corps nu, jeté sur la dalle de l’amphithéâtre,éventré par l’autopsie, environné d’irrévélables détritus, suintantdéjà les affreuses liqueurs du charnier, avait commencé, pour cecontemplatif dévasté, la dangereuse pédagogie de l’Abyme !

Chapitre 20

 

L’aventure de la seconde morte n’avait pas été moins tragique.Celle-ci, Marchenoir ne l’avait pas épousée sur un grabat dedéjections, dans le gueulement d’épithalame d’une porcheried’ivrognes en rut.

C’était une de ces pauvresses d’esprit de la débauche, – àcasser les bras à la Justice ! – une de ces irresponsableschasseresses, ordinairement bredouilles, du Rognon pensant,sommelières sans vocation, inhabiles à soutirer la futaillehumaine.

Il l’avait trouvée une nuit, dans la rue, désolée et sans asile.Son histoire, infiniment vulgaire, était la navrante histoire decent mille autres. Séduite par un drôle sans visage qued’inscrutables espaces avaient presque aussitôt englouti, chasséede sa pudibonde famille et ballottée, comme une épave, elle étaittombée sous la domination absolue d’un de ces sinistres voyousnaufrageurs, moitié souteneurs et moitié mouchards, quimonopolisent à leur profit la camelote de l’innocence.

Forcée, depuis des mois, de transmuer sa chair en victuaille deluxure, sous la menace quotidienne d’épouvantables volées, lamalheureuse, décidément inapte, mourante d’horreur et n’osant plusréintégrer l’horrible caverne, accepta sans hésitation les offresde service de Marchenoir, exceptionnellement galionné de quelquespièces de cent sous.

Incapable d’abuser d’une pareille détresse et remplid’évangéliques intentions, celui-ci dormit sur une chaise plusieursnuits de suite, cachant dans sa chambre et dans son lit cettedésirable créature qui tremblait à la seule pensée de sortir. Ilfallut devenir amoureux et le devenir passionnément. Le fragilechrétien interrompit, à la fin, ses dormitations cathédrales et unegrossesse imprévue récompensa bientôt sa ferveur.

Il gagnait alors un peu d’argent, aux Archives de l’État, commeharponneur de documents onctueux, pour le compte d’un fabricantd’huile de baleine historique de l’Institut. Cette énormeaggravation de sa misère ne l’épouvanta pas. Praticien duconcubinage héroïque, la circonstance d’un enfant à naître, loin dele troubler, lui parut un bénissable surcroît providentiel detribulations.

Un soir, la grossesse étant déjà fort avancée, on rapporta chezlui sa maîtresse à moitié morte et l’enfant naissant. La mère,étant tombée sur son ancien éditeur, avait été rouée de coups etsauvagement piétinée, au conspect d’un troupeau de boutiquiers dontpas un seul n’intervint. L’infortunée expira dans la nuit, aprèsavoir accouché avant terme laissant au seul ami qu’elle eut jamaisrencontré, le souvenir crucifiant de la plus délicieusement naïvedes tendresses.

Fauvement, il se jeta à son fils. Dans cette âme d’ancêtre,altérée de dilection, le sentiment paternel éclata comme unincendie.

Ce fut une nouvelle sorte de délire, fait de toutes lesagitations précordiales du passé et de toutes les antérieurestempêtes, un épitomé sublime de toutes les procellaires véhémencesde la passion enfin clarifiée, spiritualisée, concentrée et dardéeuniquement sur le berceau de cet enfantelet débile.

Redoutant les meurtrières abominations des nourricerieslointaines, il voulut le garder auprès de lui et, à forced’amoureuse énergie, parvint à le faire vivre jusqu’à l’âge de cinqans. Ce que cela lui coûta, lui-même n’aurait pu le dire !Mais il voulut être heureux de souffrir et se fit une volupté derâler toutes les agonies. Pour son enfant, il aurait accepté decheminer dans une voie lactée de douleurs !

Lorsque, après avoir fait n’importe lequel des quinze ou vingtmétiers humiliants que la nécessité lui suggéra, il venait lereconquérir chez une vieille voisine qui le gardait en son absence,c’étaient un cri et une extase !…

Il prenait ce petit être comme Hercule dut prendre le grandAntée, fils de la terre, avec des bras enveloppeurs quel’écroulement des cieux n’aurait pu désenlacer. Il l’emportait danssa chambre, comme un ravisseur, et le roulait éperdument dans sonsein. C’étaient des baisers de folie, des balbutiements, descataractes de pleurs.

Il sortait de lui de si pénétrants effluves d’amour que l’enfantne sentait aucun effroi de toutes ces furies et ne tremblait que dutremblement de douceur de ces bras terribles !

Voyant son père toujours en larmes, il lui essuyait les yeux dubout de ses faibles doigts, trop pâles. — Pauvre petit père, nepleure pas, tu sais bien que ton petit André ne veut pas mourirsans ta permission, lui disait-il, la dernière fois qu’ils sevirent, avec une précoce et surprenante lumière de pitié dans lesdeux lampes sépulcrales de ses vastes yeux d’enfant marqué pour lamort.

Cette frêle créature devait normalement expirer bientôt sur lecoeur du malheureux homme qui ne pouvait pas être le thaumaturgequ’il aurait fallu pour l’empêcher de mourir. Même cette redoutableconsolation ne lui fut pas accordée ! La destinée, jusqu’alorssimplement impitoyable, se manifesta soudain si noirement atroce,si démoniaquement hideuse, que le hurlement identique d’uneéternité de damnation put être défié d’exprimer la touffeur dedésespoir d’un plus hermétique enfer !

Comment la chose arriva-t-elle exactement ? ce réprouvé neparvint jamais à le savoir. Après trois jours d’une disparition quepersonne ne put expliquer, le corps du pauvre petit fut découvertpar Leverdier, à la Morgue, entre un noyé et une assommée quiressemblait vaguement à sa mère. Il fut établi que le sujet étaitmort d’inanition.

Comment et pourquoi ? Questions sans réponse, mystèreinsoluble que rien ne put éclaircir…

Ce fut le bon Leverdier qui passa de jolis instants !Marchenoir eut quinze jours de frénésie admirablement caractérisée.Il fallut l’intervention du commissaire de police pourl’enterrement et huit paires de robustes bras pour lui arracher lecorps de son fils. Il ne se retrouva lui-même qu’au bout de deuxmois d’une sorte de fièvre turbulente, son organisme puissant ayantvaincu, – pour lui seul, hélas ! – la mort jugée presqueinévitable, une demi-douzaine de fois.

Chapitre 21

 

On conçoit maintenant ce que pouvaient être les idées et lessentiments de Marchenoir, veillant le cadavre de son père qu’ils’accusait d’avoir fait mourir. Le retour spectral de ses propressonges de béatitude paternelle éclairait d’une lumièrefantastiquement désolée, – à la manière d’une lune déclinante etrasant le niveau des eaux, – la vengeresse coalition de sesremords. Les remontrances expiatrices de son passé lui faisaient,une fois de plus, indéniablement manifeste, l’inoxydable équité desglaives dans les coeurs qui sont à point pour être transpercés.

C’était vrai, cependant, que pour lui les glaives avaient étéjugés par trop nobles. Ce qu’il avait enduré, c’était unetransfixion de pilotis, enfoncés à coup de marteaux qui pesaient lemonde, avec cent mille hommes au cabestan !

Mais, en cet instant de méditative rétrogradation de saconscience, envahi du grandiose quasi divin de la paternité etmesurant a ses souffrances personnelles les présumables souffrancesdu mort, il se persuadait qu’une Justice incapable d’erreur s’étaitexercée, ici et là, comme toujours, dans d’irrépréhensibles arrêts,quoiqu’il se proclamât sans intelligence pour en pénétrer lesindéchiffrables considérants. Étant arrivé par cette route à uncomplet attendrissement, les larmes avaient redoublé dans lesilence précaire de l’esprit et le facteur de la poste avait dûprésenter son registre ponctuel au plus beau milieu d’une tempêtede pleurs.

Dans son actuelle disposition à tout magnifier, la fidélitécanine de son ami lui parut immense, surhumaine, et, par un bonheurinouï, il ne se trompait pas. Leverdier était véritablement unique.On pouvait croire qu’il avait été créé spécialement pour cettebesogne de se donner à un être d’exception qui, sans lui, eût ététout à fait seul.

Sa lettre lui fut donc un dictame, un électuaire, unrafraîchissement céleste. Sans hésiter une seconde, il résolutd’accomplir le voyage que lui conseillait un homme dont il avait eutant d’occasions d’éprouver le pratique discernement. D’ailleurs,cette retraite à la Grande-Chartreuse était depuis longtemps un deses voeux et lui souriait étrangement.

Il était, certes, bien éloigné de la vocation cénobitique. Aprèsla mort de son enfant, il y avait deux ans, la pensée lui étaitvenue d’essayer de la Trappe et il avait été se faire tâter à laMaison-Dieu. L’expérience, fort bien faite, avait donné un résultatsurabondamment négatif et on ne s’était pas gêné pour lui direqu’une excessive activité d’imagination s’opposait en lui àl’architecture de cet acéphale rigide et pieux qu’on nomme untrappiste.

Mais quelques semaines de recueillement dans la mouvance plusintellectuelle de saint Bruno lui paraissaient extrêmementdésirables. Il pourrait, dans la paix sédative de ce désert,vérifier à l’aise certaines inductions métaphysiques encoreinsuffisamment élaborées, pour un livre qu’il avait entrepris dansles affres écartelantes de son existence de Paris. Surtout, ilappuierait son âme exténuée à ce rouvre monastique du silence et dela prière qui lui communiquerait, sans doute, quelque chose de satranquille vigueur.

Du côté de cette femme que Leverdier nommait Véronique et quin’était pas la maîtresse de Marchenoir quoiqu’elle vécût avec luiet par lui, la sollicitude pélicane de son mamelouck le délivraitde tout rongeur souci, au sujet de la subsistance quotidienne,aussi longtemps que durerait sa départie. Il y avait là unehistoire aussi simple que peu vraisemblable.

Véronique Cheminot, célèbre naguère au quartier latin sous lenom expressif de la Ventouse, était une splendide goujate que dixannées, au moins, de prostitution sur vingt-cinq n’avaient puflétrir. Et Dieu sait pourtant l’effroyable périple de ce paquebotde turpitudes !

Née dans un port breton, d’une ribaude à matelotsmalencontreusement fruitée par un cosmopolite inconnu, nourrie, onne savait comment, dans cet égout, polluée dès son enfance,putréfiée à dix ans, vendue par sa mère à quinze, on l’avait vue sedébiter dans toutes les halles à poisson de la luxure, se détaillerà la main sur tous les comptoirs du stupre, pendre à tous les crocsde la grande triperie du libertinage.

Le boulevard Saint-Michel l’avait assez connue, cette rousseaudacieuse qui avait l’air de porter sur sa tête tous les incendiesqu’elle allumait dans les reins juvéniles des écoles.

Elle ne passait pas généralement pour une bonne fille.Quoiqu’elle eût fait d’étranges coups de tête pour des hommesqu’elle prétendait avoir aimés, cette avide guerrière se livrait àde terrifiques déprédations qui la rendaient infiniment redoutableaux familles. A l’exception de quelques rares et singulierscaprices qui lui faisaient mettre parfois dans son lit desvagabonds sans asile, – et qu’on expliquait inexactement par lafangeuse nostalgie de sujétion particulière à ces réfractaires -ses caresses les plus authentiques étaient d’une vénalitéescaladante, qui montait jusqu’au lyrisme. Elle avait gardé cetteingénuité de croire fermement que les hommes qui la désiraientétaient tous des apoplectiques d’argent qu’aucune saignée nepouvait jamais anémier.

Sa cupidité fort à craindre n’était pourtant pas hideuse. Ellevidait facilement son porte-monnaie dans la main de ses camaradesmoins achalandées et, quelquefois même, ne se refusait pas lafantaisie d’inviter brusquement le premier mendiant guenilleuxqu’on rencontrait, à l’inexprimable consternation du type,horripilé de ce convive et menacé, – s’il aventurait un motséditieux, – de l’apparition d’Adamastor.

Chapitre 22

 

Marchenoir avait été désigné pour retirer ce Maëlstrom de lacirculation. Il n’y pensait guère, pourtant, quand la chose luiarriva. Il commençait à peine à se remettre et à se radouber del’énorme tourmente de coeur qui vient d’être racontée. Il ne sesentait nullement disposé à recommencer ces sauvetages, cesrédemptions de captives qui lui avaient coûté si cher et quiavaient été si nombreux en une dizaine d’années, quoique les deuxplus considérables seulement aient dû être mentionnés, à cause deleur durée et du tragique de leur dénouement.

D’ailleurs, une grande révolution s’était faite en lui, fortantérieure à la récente catastrophe. Il vivait dans la continencela plus ascétique et les sophismes de la chair n’avaient plusaucune part aux déterminations victorieuses de sa volonté. Parvenuenfin à la plénitude de sa force intellectuelle et physiologique,il était, de tous les hommes, le plus tendre et le plusinséductible.

Aucune circonstance dramatique ne signala le commencement de sesrelations avec la Ventouse. Ayant cessé, depuis Leverdier, lefamélique vagabondage de ses débuts, gagnant à peu près sa vie et,aussi, souvent celle des autres, par diverses industries dont lalittérature était la moins lucrative, connu déjà par des scandalesde journaux et même un peu célèbre, ce sombre individu, sidifférent de tout le monde et qui ne parlait jamais à personne,intrigua fortement la bohémienne qui le voyait habituellementdéjeuner à quelques pas d’elle, dans un petit restaurant ducarrefour de l’Observatoire. Ce fut à un point qu’elle prit desinformations et rêva d’exercer sur lui son ascendant.

Le manège de circonvallation fut banal, comme il convenait, ettout à fait indigne de la majesté de l’histoire. Elle obtint cecique Marchenoir, très doux sous son masque de fanatique, répondit,sans même fixer les yeux sur elle, aux remarques saugrenues qu’ellesupposait grosses d’une conversation, par d’inanimés monosyllabesqu’on aurait crus péniblement tirés à la poulie du fond d’un puitsde silence.

Exaspérée de ce médiocre résultat, elle lui dit un jour :

– Monsieur Marchenoir, j’ai envie de vous et je vous désire,voulez-vous coucher avec moi ?

– Madame, répondit l’autre avec simplicité, vous tombez fortmal, je ne me couche jamais.

Et c’était vrai. Il travaillait jour et nuit avec furie et nedormait qu’un petit nombre d’heures dans un fauteuil, ce qui futlaconiquement expliqué.

Cette rousse, très stupéfaite, entreprit alors le seul déballagenouveau pour elle, des sages remontrances. Elle parla comme unemère prudente de la nécessité d’une meilleure hygiène, de lalongueur des jours et du nécessaire repos des nuits, faites pourdormir, assurait-elle. Enfin, elle crut discerner le besoin pour unhomme de pensée d’avoir quelqu’un qui s’occupât de ses petitesaffaires, etc. Marchenoir paya son déjeuner et ne revint plus.

Un mois après, rentrant chez lui par un minuit très froid, il latrouva accroupie et grelottante sur le seuil de sa porte. Il nedemanda aucune explication, la fit entrer dans sa chambre, allumadu feu, lui montra son lit et se mit au travail. Pas un mot n’avaitété prononcé.

Elle vint lui passer ses superbes bras autour du cou.

– Je t’aime, lui souffla-t-elle, je suis folle de toi. Je nesais pas ce que j’ai. Je ne voulais plus penser à ce caprice quej’avais eu de te tenir dans mes bras, mais ce soir, je me seraistraînée sur les genoux pour venir ici. Je vois bien que tu n’es pascomme les autres et que tu dois fièrement me mépriser. Tant pis,dis-moi ce que tu voudras, mais ne me repousse pas.

Et l’impudique vaincue craignant de déplaire par un baiser, secoula par terre à ses pieds et fondit en larmes.

Marchenoir eut le frisson de la mort. – Ne sera-ce donc jamaisfini ? pensa-t-il. Il se pencha et partageant l’épaissechevelure de cette Salamandre en abîme, ondée de flammes, – avecune douceur qui était presque de la tendresse, il lui raconta sapauvreté et son deuil immense ; il lui représenta, sans espoird’être compris, l’impossibilité de nouer ou de ficeler deuxexistences telles que les leurs et son horreur, désormaisinsurmontable, de tout partage aussi bien dans le passé que dansl’avenir.

A ce mot de partage, la belle fille redressa la tête et, sansvouloir se relever, croisant ses mains en suppliante sur les genouxdu maître qu’elle s’était choisi :

– Pardonnez-moi de vous aimer, dit-elle, d’une voixsingulièrement humble. Je sais que je ne vaux rien et que je nemérite pas que vous fassiez attention à moi. Mais il ne peut yavoir de partage. Vous m’avez prise et je ne peux plus être qu’àvous, à vous seul. Les infamies de mon passé, je me les reprochecomme des infidélités que je vous aurais faites. Vous êtes un hommereligieux, vous ne me refuserez pas de sauver une malheureuse quiveut se repentir. Laissez-moi près de vous. Je ne vous demande pasmême une caresse. Je vous servirai comme une pauvre domestique, jetravaillerai et deviendrai peut-être une bonne chrétienne pour vousressembler un peu. Je vous en supplie, ayez pitié de moi !

Jamais Marchenoir n’avait été si bien ajusté. Il ne se crut pasle droit de renvoyer au marché cette esclave qui lui paraissaits’offrir encore plus à son Dieu qu’à lui. Tous les dangers quipeuvent résulter pour un catholique exact d’une si prochaineoccasion habituelle de manquer de continence, il les accepta, avecla certitude résignée de compromettre et de surchargerabominablement sa vie.

Quelques jours après, il s’installait avec Véronique, rue desFourneaux, au fond de Vaugirard, dans un petit appartementd’ouvrier. Alors, commença cette cohabitation tant calomniée dedeux êtres absolument chastes, à la fois si parfaitement unis et siprofondément séparés. La formidable machine à vanner les hommes quis’était appelée la Ventouse devint, par miracle, une fille trèspure et un encensoir toujours fumant devant Dieu. Les pratiquesreligieuses, d’abord commencées en vue de s’identifier avec l’hommequ’elle aimait, devinrent bientôt un besoin de son amour, son amourmême, transfiguré, transporté dans l’infini !

Chapitre 23

 

Il y eut peu de monde à l’enterrement, les pauvres cercueilsn’étant pas, à Périgueux plus qu’ailleurs, convoyés par desmultitudes. Il est vrai que Marchenoir, ayant oublié jusqu’aux nomsde la plupart de ses concitoyens d’autrefois, s’était borné à faireinsérer dans L’Écho de Vésone un entrefilet de convocation généraleaux obsèques du défunt. D’ailleurs, la Liturgie mortuaire del’Église, — la plus grande chose terrestre à ses yeux, — agissaitsur tout son être, en cette circonstance, avec une force inouïe etl’exiguïté du bétail condolent ne fut inaperçue que de lui.

Pour un pareil désenchanté de la vie, qui n’en connut jamais queles plus atroces rigueurs, et qui semblait avoir été créé eunuqueaux joies de ce monde, il y avait dans l’appareil religieux de lamort une force de vertige qui le confisquait tout entier avec unabsolu despotisme. C’était la seule majesté à laquelle ce révolténe résistât pas. On l’avait vu souvent suivre des enterrementsd’inconnus et il fallait qu’il fût bien pressé pour ne pas entrerdans une église lorsque le seuil tendu de noir l’avertissait dequelque cérémonie funèbre. Combien d’heures il avait passées dansles cimetières de Paris, à des distances infinies du vacarmesocial, déchiffrant les vieilles tombes et les surannées épitaphesdes adolescents en poussière, dont les contemporains étaientaujourd’hui des ancêtres et dont personne au monde ne se souvenaitplus !

Aux yeux de ce contempteur universel, la Mort était vraiment laseule souveraine qui eût le pouvoir d’ennoblir tout de bon lafripouille humaine. Les médiocres, les plus abjects lui devenaientaugustes aussitôt qu’ils commençaient à pourrir. La charogne duplus immonde bourgeois se calant et se cantonnant dans sa bièrepour une sereine déliquescence lui paraissait un témoignagesurprenant de l’originelle dignité de l’homme.

Cette irraisonnée induction, venant à refluer intérieurement surle plexus syllogistique de son esprit, Marchenoir avait toujoursété rempli de conjectures devant tous les signes funèbres. Sansdoute, les oracles de la foi touchant les fins dernières etl’ultime rétribution de l’animal responsable suffisaient à cecroyant. Mais le visionnaire qui était au fond du croyant avait debien autres exigences, que Dieu seul, sans doute, eût été capablede satisfaire.

Précisément, ce mot d’exigence le faisait bondir. Lui que lamort avait tant déchiré, il se raidissait, en des transports derage, contre la rhétorique de résignation, qui nomme repos ousommeil la liquéfaction des yeux et le rongement des mains del’être aimé, et le grouillement d’helminthes de sa bouche, et tousles viols inexprimables de la matière sur cette argile si vainementspiritualisée ! Il trouvait que l’exigence n’était vraimentpas du côté d’un homme à qui on prenait sa femme ou son enfant,pour en faire il ne savait quoi, et qu’on priait d’attendre jusqu’àla consommation des siècles !

Si ce n’était pas là une dérision à faire crouler les étoiles,c’était terriblement demander en échange de dons siprécaires ! Même en sachant tout, ce serait intolérable, et lavérité, c’est qu’on ne sait rien, absolument rien, sinon ce que lechristianisme a voulu nous dire.

Mais quoi ! c’est un atome d’espérance pour contrepeser unmont de terreurs ! La religion seule donne la certitude del’immortalité, mais c’est au prix de l’enfer possible, de ladéfiguration sans retour, du monstre éternel !

Cette pauvre créature qu’il pleure, ce misérable, et qu’ilappelle en de désolées clameurs du fond de ses nuits, — qui fut sonparadis terrestre, son arbre de vie, son rafraîchissement, salumière et sa paix dans ses combats, — qu’il n’aille pass’imaginer, au moins, qu’il lui suffise de l’avoir vu mourir etd’avoir livré le déplorable corps aux dévorants hideux qui sontsous la terre. Si son âme est profonde, tout cela n’est que lecommencement des douleurs.

Il y a, – qui ne l’oublie pas ! – le ciel et l’enfer,c’est-à-dire une chance de béatitude contre dix-sept cent mille demalédiction et de hurlements sempiternels, ainsi que l’enseigneMonsieur Saint Thomas d’Aquin, dont le Bon Pasteur ne paraît pasavoir prévu les doctrines !

Les irrésistibles entraînements de coeur qui jetèrent dans sesbras l’infortunée, les caresses presque chastes, mais non permises,qui lui faisaient oublier, un instant, l’abomination de sa misère,— pendant qu’il s’attendrit confortablement sous les marronniers enfleur, — elle est probablement en train de les expier d’une façonqu’on ne pourrait pas, sans crever de rire, le voir entreprendre deconjecturer.

C’est toute la puissance divine qui est en armes pour suppliciercette douce fillette qui buvait les pleurs de ses yeux et qui semettait à genoux pour laver ses pieds en sang, quand il avait tropmarché pour sa rédemption. C’est maintenant contre elle toute unearmée de Xerxès d’épouvantements. La plus intime essence du feusera tirée de l’actif noyau des astres les plus énormes, pour uneinconcevable flagrance de tortures qui n’auront jamais de fin.Cette affreuseté de la putréfaction sépulcrale qui est à faire secabrer les cavalcades de l’Apocalypse, — ah ! ce n’est rien,c’est la beauté même, comparée à l’infamation surnaturelle del’image de Dieu dans ce brûlant pourrissoir !

Le désolé catholique avait eu souvent de ces pensées qui leroulaient par terre, rugissant, épileptique, écumant d’horreur. -Dix mille ans de séparation, criait-il, je le veux bien, mais aumoins que je sache où ils sont, ceux que j’ai aimés !

Obsécration insensée d’une âme ardente ! Il aurait toutaccepté, le diadème de crapauds, le mouvant collier de reptiles,les yeux de feu luisant au fond des arcades de vermine, les brasvisqueux, tuméfiés, pompés par les limaces ou les araignées, etl’épouvantable ventre plein d’antennes et d’ondulements, – enfindes apparitions à le tuer sur place, – s’il eût été possibled’apprendre quelque chose au prix de cette monstrueuse profanationde ses souvenirs !

Et maintenant, au bord de la fosse où, le prêtre étant parti,les pelletées de terre tombaient comme des pelletées de siècles surle nouveau stagiaire de l’éternité, il ne trouvait, en fin decompte, d’autre refuge que la Prière. Cette âme lassée nes’épuisait plus en sursauts et en convulsions inutiles. Catholiqueétonnamment fidèle, il s’arrangeait pour retenir le dogme tridentinde l’enfer interminable, en écartant l’irrévocabilité de ladamnation. Il avait trouvé le moyen de mettre debout et de donnerle souffle de vie à cette antinomie parfaite qui ressemblait tant àune contradiction dans les termes, quoiqu’elle devînt une opinionsingulièrement plausible quand il l’expliquait. Mais la prièreseule lui était vraiment bienfaisante, — l’infinie simplicité de laprière par laquelle une vie puissante et cachée sourdait tout aufond de lui, par-dessous les plus ignorés abîmes de sa pensée…

Il resta longtemps à genoux, si longtemps que les fossoyeursachevèrent leur besogne et, pleins d’étonnement, l’avertirent qu’onallait fermer la porte du cimetière. Il eut une satisfaction à s’enaller seul, ayant fort redouté les crocodiles du sympathiqueregret. Son départ de Périgueux était fixé pour le lendemain et ilse proposait de ne voir personne. Il rentra donc immédiatement, sefit apporter une nourriture quelconque et passa une partie de lanuit à écrire la lettre suivante à son ami Leverdier.

Chapitre 24

 

J’ai reçu ton argent, mon fidèle, mon unique Georges. Je feraice que tu me conseilles de faire, comme si c’était la TroisièmePersonne divine qui eût parlé, et voilà tout mon remerciement.J’arrive du cimetière et je pars demain pour la GrandeChartreuse.

Je t’écris afin de me reposer en toi des émotions de cesderniers jours. Elles ont été grandes et terribles. Une virginitéde coeur m’a été refaite, je pense, tout exprès pour que je visseexpirer mon père que je ne croyais, certes, pas aimer tant quecela. Tu sais combien peu de place il avait voulu garder dans mavie. Nous nous étions endurcis l’un contre l’autre, depuislongtemps, et je n’attendais rien de plus que cette obscuretrépidation que donne à des mortels la vision immédiate et sensiblede la mort. Il s’est trouvé qu’il m’a fallu prendre une hache ettrancher des câbles pour échapper à ce trépassé qu’on portait enterre…

Je suis saturé, noyé de tristesse, mon ami, ce qui ne me changeguère, tu en conviendras, mais la grande crise est passée et levoyage de demain m’apparaît comme une de ces aubes glacées etapaisantes que je voyais poindre, il y a deux ans, du fond de monlit de fiévreux après une nuit de fantômes. Ils encombrentdésormais ma vie, les fantômes ! ils m’environnent, ils mepressent comme une multitude, et les plus à redouter, hélas !ce sont encore les innocents et les très pâles qui me regardentavec des yeux de pitié et qui ne me font pas dereproches !

Je viens de parcourir, en gémissant, cette pauvre maison de monpère où je suis né, où j’ai été élevé et qu’il va falloir vendrepour payer d’anciennes dettes, ainsi qu’on me l’a expliqué. Lamélancolique sonorité de ces chambres vides, plafonnées, pour monimagination, de tant de souvenirs anciens, a retenti profondémenten moi. Il m’a semblé que j’errais dans mon âme, déserte àjamais.

Pardonne-moi, mon bon Georges, ce dernier mot. Je crois que jene pourrai jamais dire exactement ce que tu es pour le sombreMarchenoir. J’ai eu un frère aîné mort très jeune, dans la mêmeannée que ma mère. Tout à l’heure, j’ai retrouvé des objetsenfantins qui lui ont appartenu. Je t’en ai déjà parlé. Ils’appelait Abel et c’est, sans doute, ce qui détermina mon père àm’accoutrer de ce nom de Caïn dont je suis si fier. Je l’auraispeut-être aimé beaucoup s’il avait pu vivre, mais je ne me lereprésente pas comme toi et je ne te nommerais pas volontiers monfrère.

Tu es autre chose, un peu plus ou un peu moins, je ne sais aujuste. Tu es mon gardien et mon toit, mon holocauste et monéquilibre ; tu es le chien sur mon seuil ; je ne sais pasplus ce que tu es que je ne sais ce que je suis moi-même. Mais,quand nous serons morts à notre tour, si Dieu veut faire quelquechose de nos poussières, il faudra qu’il les repétrisse ensemble,cet architecte, et qu’il y regarde à trois fois avant d’employerl’étrange ciment qui lui collera ses mains de lumière !

Tu as sans doute raison de me reprocher d’avoir écrit àDulaurier et j’ai raison aussi, très probablement, de l’avoir fait.Il a jugé convenable de me répondre par une lettre qui ledéshonore. N’est-ce pas là un beau résultat ? Tout ce que tum’écris de lui, il a pris la peine de me l’écrire lui-même. Lepauvre garçon ! c’est à peine s’il se cache de la terreur queje lui inspire.

Franchement, j’avais cru que ce sentiment bien connu de moi, àdéfaut de magnanimité, vaincrait son avarice et le déterminerait àme rendre le facile service que je lui demandais. Il a eu la bontéde me conseiller la fosse commune, en me rappelant à l’humilitéchrétienne. Pour être si imprudent, il faut qu’il me croie tout àfait vaincu, autrement ce serait par trop bête d’outrager un hommedont la mémoire est fidèle et qui a une plume pour sevenger !

Quant au docteur, je ne l’avais pas prévu dans cette affaire.Ah ! ils sont dignes de s’estimer et de se chérir, cesnégriers de l’amitié qui m’ont jeté par-dessus bord à l’heure deprendre chasse, et qui mettraient à mes pieds les trésors de leurdévouement si j’obtenais un succès qui me rendît formidable !Avec quelle joie je leur ai renvoyé leur argent, tu le devines sanspeine.

Mais laissons cela. J’ai reçu la visite du notaire de lafamille. Je lui suppose d’autres clients, car il est gras etluisant comme un lion de mer. Cet authentique personnagem’apportait d’infinies explications auxquelles je n’ai riencompris, sinon que mon père, vivant uniquement d’une pension deretraite, ne laisse absolument que sa maison et le mobilier, l’unet l’autre de peu de valeur, ce que je savais aussi bien que lui.Mais il m’a révélé certaines dettes que j’ignorais. Il faut toutvendre et l’acquéreur est déjà trouvé, paraît-il. J’ai même crudémêler que je pouvais bien n’en être séparé que de l’envergured’un large soufflet. N’importe, j’ai signé ce qu’il a fallu, ledrôle ayant tout préparé d’avance. Les pauvres n’ont pas droit à unfoyer, ils n’ont droit à rien, je le sais, et je me suis cerclé lecoeur avec le meilleur métal de ma volonté pour signer plusferme.

On me fait espérer un reliquat de quelques centaines de francsqui me seront envoyés, le tripotage consommé. Ce sera mon héritage.Si ton général des Chartreux veut me gratifier de son côté, il m’encoûtera peu de recevoir l’aumône de sa main. Nous pourrons, alors,faire l’acquisition d’un nouveau cheval de bataille pour larevanche ou pour la mort. J’ai le pressentiment que ce sera plutôtla mort et je crois vraiment qu’il me faudrait la bénir, car jecommence à furieusement me lasser de jouer les Tantales de lajustice !

Dis à ma chère Marie l’Égyptienne qu’elle continue de prier pourmoi dans le désert de notre aride logement. Elle ne pourrait rienfaire qui me fût plus utile. Tu ne comprends pas trop bien toutcela, toi, mon pauvre séide. Tu ne sais que souffrir et tesacrifier pour mon service, comme si j’étais un Manitou de premièregrandeur, et la merveille sans rivale de cette fille consumée del’amour mystique est presque entièrement perdue pour toi. Tous lesprodiges de l’Exode d’Égypte se sont accomplis en vain, sous tesyeux, en la personne de cette échappée à l’ergastule des adorateursde chats et des mangeurs de vomissements à l’oignon de laLuxure.

Pour moi, je grandis chaque jour dans l’admiration et jem’estime infiniment honoré d’avoir été choisi pour récupérer cettedrachme perdue, cette perle évangélique flairée et contaminée parle groin de tant de pourceaux.

Il est étrange que je sois précisément l’homme qu’il fallaitpour rapprocher deux êtres si exceptionnels et si parfaitementdissemblables. Dans votre émulation à me chérir, c’est toi, l’hommede glace, qui me brûles et c’est elle, l’incendiée, qui me tempère.Tu ne te rassasies jamais de ce que tu nommes mes audaces et elletremble parfois de ce qu’elle appelle naïvement mes justices. Enmême temps, vous vous reprochez l’un à l’autre de m’exaspérer.Chers et uniques témoins de mes tribulations les plus cachées, vousêtes bien inouïs tous les deux et nous faisons, à nous trois, unassemblage bien surprenant !

Aujourd’hui, tu m’envoies à la Chartreuse du même air d’oracledont tu voulus, autrefois, me détourner d’aller à la Trappe.Seulement, cette fois, je t’obéis sans discussion et même avecautant d’allégresse qu’il est possible. Tel est le progrès de tongénie.

Tu te portes garant de la roborative et intelligente hospitalitédes Chartreux. Je le crois volontiers. Cependant il est peuprobable que j’écrive beaucoup dans leur maison. Mais je ferai del’ordre dans le taudion de mes pensées et je ferai passer le fleuvede la méditation la plus encaissée, au travers des écuries d’Augiasde mon esprit.

Quel livre pourrait être le mien, pourtant, si j’enfantais ceque j’ai conçu ! Mais quel accablant, quel formidablesujet ! Le Symbolisme de l’histoire, c’est-à-direl’hiérographie providentielle, enfin déchiffrée dans le plusintérieur arcane des faits et dans la kabale des dates, le sensabsolu des signes chroniques, tels que Pharsale, Théodoric,Cromwell ou l’insurrection du 18 mars, par exemple, etl’orthographe conditionnelle de leurs infinies combinaisons !En d’autres termes, le calque linéaire du plan divin rendu aussisensible que les délimitations géographiques d’un planisphère, avectout un système corollaire de conjecturales aperceptions dansl’avenir !!! Ah ! ce n’est pas encore ce livre qui mefera populaire, en supposant que je puisse le réaliser !

Je te quitte, mon ami, la fatigue m’écrase et l’heure galopeavec furie. J’ai hâte de fuir cette ville où je n’ai que dessouvenirs de douleurs et des perspectives de dégoût. Or, j’aibeaucoup à brûler, avant mon départ, dans cette maison qu’on vavendre. Je ne veux pas de profanations. Mais ça ne va pas êtrefertile en gaîté, non plus, cette exécution de toutes les reliquesde mon enfance !… Bonsoir, mes chers fidèles, et au revoirdans quelques semaines.

MARIE-JOSEPH CAIN MARCHENOIR

Partie 2

Chapitre 1

 

Le surlendemain, Marchenoir commençait à pied l’ascension duDésert de la Grande-Chartreuse. Lorsqu’il eut franchi ce qu’onappelle l’entrée de Fourvoirie, rainure imperceptible entre deuxrocs monstrueux, au-delà desquels la vie moderne paraît brusquements’interrompre, une sorte de paix joyeuse fondit sur lui. Il allaitenfin savoir à quoi s’en tenir sur cette Maison fameuse dans laChrétienté, — si bêtement entrevue, de nos jours, à travers lesfumées de l’alcoolisme démocratique, — ruche alpestre des plussublimes ouvriers de la prière, de ceux-là qu’un vieil écrivaincomparaît aux Brûlants des cieux et qu’il appelait, pour cetteraison, les « Séraphins de l’Église militante ! »

Les gens badigeonnés d’une légère couche de christianisme quiveulent que les pèlerinages soient commodes, affirment sous sermentque le monastère est inaccessible dans la saison des neiges.L’effet heureux de ce préjugé est une restitution périodique del’antique solitude cartusienne tant désirée par saint Bruno pourses religieux !

L’énorme affluence des voyageurs, dans ce qu’on est convenud’appeler la belle saison, doit être, pour les solitaires, une bienpesante importunité. La foi du plus grand nombre de ces curieuxn’aurait certainement pas la force évangélique qui fait bondir lesmontagnes, et beaucoup viennent et s’en vont qui n’ont pas d’autrebagage spirituel que le très sot journal d’un touriste sansingénuité. N’importe ! ils sont reçus comme s’ils tombaient duciel, aérolithes mondains de peu de fulgurance, qui ne déconcertentjamais l’accueillante résignation de ces moines hospitaliers

La Grande-Chartreuse doit donc être visitée en hiver par tousceux qui veulent se faire une exacte idée de cette merveilleusecombinaison de la vie érémitique et de la vie commune quicaractérise essentiellement l’Ordre cartusien, et dont latriomphante expérience accomplit, tout à l’heure, son huitièmesiècle.

Fondée en 1084, la famille de saint Bruno, – rouvre glorieux quicouvrit le monde chrétien de sa puissante frondaison, – seule entretoutes les familles religieuses, a mérité ce témoignage de laPapauté : « Cartusia nunquam reformata, quia nunquam deformata,l’ordre des Chartreux, ne s’étant point déformé, n’a jamais eubesoin d’être réformé. »

Dans un siècle aussi jeté que le nôtre aux lamproies ou auxmurènes de la définitive anarchie qui menace de faire ripaille dumonde, il est au moins intéressant de contempler cet uniquemonument du passé chrétien de l’Europe, resté debout et intact,sans ébranlement et sans macule, dans le milieu du torrent dessiècles.

D’où cela vient-il ? – dit un auteur chartreuxcontemporain. – De la sagesse qui accompagne nécessairement lesrésolutions du Définitoire, puisque ses Ordonnances n’obligentqu’après avoir été mises à l’essai ; puisque ces Constitutionsdoivent être approuvées par ceux qui ne les ont pas faites. Ce quinous a sauvés, c’est ce Définitoire libre, impartial, toujoursindépendant, puisque les religieux qui peuvent et doivent lecomposer arrivent en Chartreuse ignorants ou incertains de leurnomination ; ils y viennent alors sans idées préconçues, sansparti pris : la brigue et la cabale seraient impossibles.

Dans les séances annuelles du Chapitre Général, la premièreoccupation de cette assemblée est de former le Définitoire, composéde huit Définiteurs nommés au scrutin secret et n’ayant point faitpartie du Définitoire de l’année précédente. Ce Définitoire, sousla présidence du R. P. Général, est chargé du bien de tout l’Ordreet exerce, conjointement avec le chef suprême, la plénitude dupouvoir, en vue d’ordonner, de statuer et de définir.

Ce qui nous a sauvés, c’est l’énergie de cette espèce deconcile, composé de membres de différentes nations qui, pour laplupart, n’ont point vécu et ne doivent point se retrouver avecceux qu’ils frapperont d’une juste sentence. Parfaitement libre, iln’a jamais reculé, en aucune occasion, devant un coup d’énergie.Jamais, dans l’Ordre entier, jamais, dans une Province un abus n’aété approuvé, même tacitement ; nous pouvons même dire,histoire en main, que jamais un manquement grave aux Règlesfondamentales de la vie cartusienne n’a été toléré dans aucuneChartreuse. Le Définitoire a averti, patienté, insisté,menacé ; enfin, il a pris un moyen extrême, mais décisif, envue du bien commun : il a rejeté telle maison qui n’observait plusla Règle dans son entier et refusait de s’amender et de sesoumettre ; il l’a rejetée, déclarant que ni les personnes niles biens n’appartenaient plus à l’Ordre, laissant auxréfractaires, édifices, rentes, propriétés, tout, excepté le nom deChartreux et la Règle de saint Bruno. Cartusia nunquam deformata,parce que dès que l’Ordre prit de l’extension, au commencement dudouzième siècle, nos ancêtres surent nous donner une Constitutionaussi forte qu’elle était large, aussi sage qu’elle était gardiennede la seule vraie liberté qui consiste, non point à pouvoir fairele mal ou le bien, mais, au contraire. à être dans l’heureusenécessité de ne faire que le bien, tout en choisissant, parmi cequi est bien, ce qui nous paraît le meilleur.

Du reste, il suffit de franchir les limites de ce célèbre Désertpour sentir l’absence soudaine du dix-neuvième siècle et pouravoir, autant que cela est possible, l’illusion du douzième. Maisil faut que la route ne soit pas encombrée par les caravanestapageuses de la Curiosité. Alors, c’est vraiment le Désertsourcilleux et formidable que Dieu lui-même, dit-on, avait désignéà son serviteur Bruno et à ses six compagnons pour que leurpostérité spirituelle y chantât, pendant huit cents ans, au moins,dans la paix auguste des hauteurs, la Jubilation de la terre devantla face du Seigneur Roi. Jubilate Deo omnis terra… Jubilate inconspectu Regis Domini !

Marchenoir n’avait jamais savouré si profondément la beautéreligieuse et pacifiante du silence que dans cette montée de laGrande-Chartreuse, entre Saint-Laurent-du-Pont et le monastère. Lanuit avait été fort neigeuse et le paysage entier, vêtu de blanccomme un chartreux, éclatait aux yeux sous la mateur grise d’unciel bas et lourd qui semblait s’accouder sur la montagne. Seul, letorrent qui roule au fond de la gorge sauvage tranchait par sonfracas sur l’immobile taciturnité de cette nature sommeillante.Mais, – à la manière d’une voix unique dans un lieu très solitaire,- cette clameur d’en bas, qui montait en se dissolvant dansl’espace, y était dévorée par ce silence dominateur et le faisaitparaître plus profond encore et plus solennel.

Il se pencha pour regarder en rêvant cette eau folle etbondissante, qu’on appelle si improprement le Guiers-Mort, et dontla couleur, pareille au bleu de l’acier quand elle se précipite,ressemble à une moire verte ondulée d’écume, quand elle serecueille, en frémissant, dans une conque de rochers, pour un élanplus furieux et pour une chute plus irrémédiable.

Il se prit à songer à l’énorme durée de cette existence detorrent qui coule ainsi, pour la gloire de Dieu, depuis desmilliers d’années, bien moins inutilement sans doute, que beaucoupd’hommes qui n’ont certes pas sa beauté et qu’il a l’air de fuir engrondant pour n’avoir pas à refléter leur image. Il se souvint quesaint Bernard, saint Franchis de Sales et combien d’autres, aprèssaint Bruno, étaient venus en ce lieu ; que des pauvres ou despuissants, évadés du monde, avaient passé par-là, pendant unemoitié de l’histoire du christianisme, et qu’ils avaient dû êtresollicités, comme lui-même, par cette figure, perpétuellementfuyante, de toutes les choses du siècle…

Une méditation de cette sorte et dans un tel endroit estsingulièrement puissante sur l’âme et recommandable aux ennuyés etaux tâtonnants de la vie. Marchenoir, aussi blessé et aussisaignant que puisse l’être un malheureux homme, sentit une douceurinfinie, un calme de bonne mort, insoupçonné jusqu’à cet instant.Il se baigna dans l’oubli de ses douleurs immortelles, hélas !et qui devaient, un peu plus tard, le ressaisir. A mesure qu’ilmontait, sa paix grandissait en s’élargissant, tout son être sefondait et s’évaporait dans une suavité presque surhumaine.

Une page adorable de naïveté qu’il avait autrefois apprise parcoeur, tant il la trouvait belle, lui revenait à la mémoire etchantait en lui, comme une harpe d’Eole de fils de la Vierge animéepar les soupirs des séraphins.

Cette page, il l’avait trouvée dans une ancienne Vie de cecélèbre père de Condren, dont la doctrine était si sublime,paraît-il, que le cardinal de Bérulle écrivait à genoux tout cequ’il lui entendait dire. Voici en quels termes cet étonnantpersonnage s’exprimait sur les Chartreux :

Ce sont des hommes choisis de Dieu pour exprimer, le plusnaïvement et exactement qu’il est possible à des créatureshumaines, l’état de ceux que l’Écriture appelle les enfants de laRésurrection, et pour vivre dans un corps mortel, comme s’ilsétaient de purs esprits immortels. Ils sont donc sans cesse élevéshors d’eux-mêmes dans une contemplation des choses divines ;il n’y a point de nuit pour eux, puisque c’est durant les ténèbresde la terre qu’ils font les saintes opérations des enfants delumière. Ils sont tous honorés du saint caractère de la Prêtrise,comme saint Jean témoigne que tous les saints seront prêtres dansle ciel. Leurs habits sont de la couleur de ceux des Anges,lorsqu’ils apparaissent aux hommes ; leur modestie et leurinnocence est un tableau de la sage simplicité et de la droituredes Bienheureux.

Leur habitation dans les montagnes de la Grande-Chartreusen’est point un séjour pour des personnes du monde ; il fautn’avoir rien que l’esprit pour subsister dans une telle demeure.Aussi, peut-on sortir des tombeaux de toutes sortes de monastèrespour aller revivre parmi ces saints ressuscités, mais lorsqu’on estparvenu dans ce Paradis, il n’y a plus rien à espérer sur la terre.On y peut venir de tous les endroits du monde, même des plussacrés, mais lorsqu’on est arrivé dans cette Maison de Dieu etcette Porte du Ciel, il faut être saint ou on ne le deviendrajamais !

– Etre saint ! cria Marchenoir, comme en délire, quipeut l’espérer ?… Job, dont on célèbre la patience, a mauditle ventre de sa mère, il y a quatre mille ans, et il faut descentaines de millions de désespérés et d’exterminés pour faire labonne mesure des souffrances que l’enfantement d’un unique élucoûte à la vieille humanité !… Sera-ce donc toujours ainsi, ôPère céleste, qui avez promis de régner sur terre ?…

Chapitre 2

 

L’ensemble des constructions de la Grande-Chartreuse couvre uneétendue de cinq hectares et ses bâtiments sont abrités par quarantemille mètres carrés de toiture. Au seul point de vue topographiqueces chiffres justifient suffisamment l’épithète de grandeinséparable du nom de Chartreuse, quand on veut désigner ce caputsacrum de toutes les chartreuses de la terre. On dit laGrande-Chartreuse comme on dit Charlemagne.

Écrasée une première fois par une avalanche, au lendemain de safondation, et reconstruite presque aussitôt sur l’emplacementactuel, moins exposé à la chute des masses neigeuses ;saccagée deux fois de fond en comble par les calvinistes et lesrévolutionnaires, cette admirable Métropole de la Vie contemplativea été incendiée huit fois en huit siècles. Ces huit épreuves par lefeu, symbole de l’Amour, rappellent à leur manière les huitBéatitudes évangéliques, qui commencent par la Pauvreté etfinissent par la Persécution.

Enfin, le 14 octobre 1792, la Grande-Chartreuse fut fermée pardécret de l’Assemblée nationale et rouverte seulement le 8 juillet1816. Pendant vingt-quatre ans, cette solitude redevint muette, desilencieuse qu’elle avait été si longtemps, muette et désolée commeces cités impies de l’Orient que dépeuplait la colère duSeigneur.

C’est qu’il lui fallait payer pour tout un peuple insolvable quepressait l’aiguillon du châtiment, en accomplissement de cette loitranscendante de l’équilibre surnaturel, qui condamne les innocentsà acquitter la rançon des coupables. Nos courtes notions d’équitérépugnent à cette distribution de la Miséricorde par la Justice.Chacun pour soi, dit notre bassesse de coeur, et Dieu pour tous.Si, comme il est écrit, les choses cachées nous doivent êtrerévélées un jour, nous saurons, sans doute à la fin, pourquoi tantde faibles furent écrasés, brûlés et persécutés dans tous lessiècles ; nous verrons avec quelle exactitude infinimentcalculée furent réparties, en leur temps, les prospérités et lesdouleurs, et quelle miraculeuse équité nécessitait passagèrementles apparences de l’injustice !

Chose digne de remarque, la Grande-Chartreuse continua d’êtrehabitée. Un religieux infirme y resta et n’y fut jamais inquiété,bien qu’il portât toujours l’habit. Le 7 avril 1805, – c’était ledimanche des Rameaux, – on le trouva mort dans sa cellule, à genouxà son oratoire ; il avait rendu son âme à Dieu, en priant. Peude jours après, Chateaubriand visitait la Grande-Chartreuse.

Je ne puis décrire, dit-il dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, lessensations que j’éprouvai dans ce lieu ! les bâtiments selézardaient sous la surveillance d’une espèce de fermier desruines ; un frère lai était demeuré là pour prendre soin d’unsolitaire infirme qui venait de mourir. La religion avait imposé àl’amitié la fidélité et la reconnaissance. Nous vîmes la fosseétroite fraîchement couverte. On nous montra l’enceinte du couvent,les cellules accompagnées chacune d’un jardin et d’unatelier ; on y remarquait des établis de menuisiers et desrouets de tourneurs ; la main avait laissé tomber leciseau ! Une galerie offrait Les portraits des Supérieurs del’Ordre. Le palais ducal de Venise garde la suite des ritratti desDoges, lieux et souvenirs divers ! Plus haut, à quelquedistance, on nous conduisit à la chapelle du reclus immortel deLesueur. Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nousrepartîmes.

Aujourd’hui, la Grande-Chartreuse est aussi prospère que jamais.Les innombrables voyageurs peuvent rendre témoignage de l’étonnantevitalité de cette dernière racine du vieux tronc monastique, quequatre révolutions et quatre républiques n’ont pu arracher du solde la France.

Il serait puéril d’entreprendre une cent unième description decette célèbre Cité du renoncement volontaire et de la vraie joie,aujourd’hui connue de tout ce qui lit et pense dans l’univers.D’ailleurs, Marchenoir ne visitait pas la Grande-Chartreuse enobservateur, mais en malade, et, plus tard, il eût été fortembarrassé de rendre compte des heures de son séjour qui dura prèsd’un mois.

Simplement, il avait résolu de s’enfoncer, comme il pourrait,dans ce silence, dans cette contemplation, dans ce crépusculed’argent de l’oraison, qui guérit les colères et qui guérit lestristesses. Il savait d’avance combien la solitude est nécessaireaux hommes qui veulent vivre plus ou moins de la vie divine. Dieuest le grand Solitaire qui ne parle qu’aux solitaires et qui nefait participer à sa puissance, à sa sagesse, à sa félicité, queceux qui participent, en quelque manière, à son éternellesolitude ! Sans doute, la solitude est réalisable partout etmême au milieu des meutes courantes du monde, mais quelles âmescela suppose, et quel exil pour de telles âmes ! Or, il avaitle pied dans la patrie de ces exilées ; la famille chartreusede saint Bruno, la plus parfaite de toutes les conceptionsmonastiques, la grande école des imitateurs de la solitude deDieu !

Marchenoir y trouva précisément ce qu’il était venu chercher, cequ’il avait déjà commencé à trouver en chemin : la paix et lacharité.

– Levavi oculos meos in montes, dit-il au père qui le reçut,unde veniet auxilium mihi. Je vous apporte mon âme à ressemeler età décrotter. Je vous prie de souffrir ces expressions decordonnier. Si j’en employais de moins nobles, j’exprimerais encoremieux l’immense dégoût que m’inspire à moi-même l’indigent artistequi vient implorer l’hospitalité de la Grande-Chartreuse.

L’autre, un long moine pacifique à la tonsure joyeuse, regardal’hirsute et lui répondit avec douceur.

– Monsieur, si vous êtes malheureux, vous êtes le plus cher denos amis, les montagnes de la Grande-Chartreuse ont des oreilles etle secours qu’elles pourront vous donner ne vous manquera pas.Quant à votre chaussure spirituelle, ajouta-t-il en riant, noustravaillons quelquefois dans le vieux, et peut-être arriverons-nousà vous satisfaire.

La jubilante physionomie de ce religieux plein d’intelligenceplut immédiatement à Marchenoir. En quelques paroles serrées etrapides de ce préliminaire entretien, il lui exposa toute sonaventure terrestre. Il lui dit ses travaux et les ambitieusespétitions de sa pensée, – Je veux écrire l’histoire de la Volontéde Dieu, formula-t-il, avec cette saisissante précision dediscobole oratoire qui paraissait le plus étonnant de ses dons.

Pour le dire ici en passant, Marchenoir, aux temps de laRépublique romaine, eût été tribun, comme les Gracques, et il eûtmarché de plain-pied sur la face antique. La maîtresse du mondeprenait volontiers ses maîtres parmi ces porte-foudre, cesfracassants de la parole que le genre humain, — muet destupéfaction depuis sa chute, — a toujours écoutés.

Cette faculté, tout à fait supérieure en lui, avait [eu?] ledéveloppement tardif de ses autres facultés. Longtemps il avait eula bouche cousue et la langue épaisse. Sa timidité naturelle, unecompressive éducation, puis l’étouffoir de toutes les misères de sajeunesse avaient exceptionnellement prolongé pour lui lebalbutiement de l’enfance. Il avait fallu la décisive rencontre deLeverdier et la nouvelle existence qui s’ensuivit, pour lui dénouerà la fois le coeur, l’esprit et la langue. Un jour, il se leva toutarmé… pour n’avoir jamais à combattre, — l’exutoire unique d’unorateur dans les temps modernes, c’est-à-dire la politique deparlement, lui faisant horreur.

Ce tonitruant dut éteindre ses carreaux. Seulement parfois iléclatait, et c’était superbe. Comme imprécateur, surtout, il étaitinouï. On l’avait entendu rugir, comme un lion noir, dans descabinets de directeurs de journaux qu’il accusait, avec justice, dedonner le pain des gens de talent à d’imbéciles voyous de lettreset qu’il saboulait comme la plus vile racaille.

Mais, à la Grande-Chartreuse, il n’avait aucun besoin de ceprestige, ni d’aucun autre. Il suffisait, comme le lui avait dit lepère Athanase, dès le premier instant, qu’on le sût malheureux etsouffrant d’esprit. Même les habitudes de cet artiste parisienfurent prises en considération, autant qu’il était possible, parl’effet d’une bonté discrète et vigilante qui le pénétra. Ce maladene fut soumis à la décourageante rigueur d’aucun règlement deretraite. Tout ce qui n’était pas incompatible avec la régularitédu monastère lui fut accordé, sans même qu’il le demandât, jusqu’àla permission de fumer dans sa chambre, faveur presque sansexemple. On le laissa songer à son aise. Son âme excédée, vibrantecomme un cuivre, se détendit et s’amollit, — délicieusement, — à laflamme pleine de parfums de cette charité…

Chaque jour, le père Athanase, devenu son ami, le venait voir,lui donnant avec joie tout le temps qu’il pouvait. Et n’étaient desconversations infinies. où le religieux, naguère élevé dans lesabrutissantes disciplines du monde, s’instruisait, une fois de plusde leur néant, à l’école de ce massacré, et qui remplissaientcelui-ci d’une tranquille douleur de ne pouvoir leur échapper dansla lumineuse Règle de ces élargis.

Ces chartreux, si austères, si suppliciés, si torturés par lesrigueurs de la pénitence, — sur lesquels s’apitoie, légendairement,l’idiote lâcheté des mondains, — il voyait clairement que ce sontles seuls hommes libres et joyeux dans notre société de forçatsintellectuels ou de galériens de la Fantaisie, les seuls quifassent vraiment ce qu’ils ont voulu faire, accomplissant leurvocation privilégiée dans cette allégresse sans illusion que Dieuleur donne et qui n’a besoin d’aucune fanfare : pour s’attester àelle-même qu’elle est autre chose qu’une secrète désolation.

– Mon père, dit-il un jour, croyez-vous, en conscience, que lavie religieuse régulière me soit décidément et absolumentinterdite ? Vous savez toute mon histoire, tous mes rêvesinhumés, et mon clairvoyant dégoût de toutes les séculièrespromesses. Les liens qui me tiennent encore peuvent se rompre. Lelivre que je porte en moi, s’il est viable, pourrait naître ici,puisque vous êtes un ordre écrivant. Vous voyez combien je suisexposé à périr dans de vaines luttes, où il est presque impossibleque je triomphe, combien je suis fatigué et recru de ma douloureusevoie. Mon âme, qui n’en peut plus, s’entrouvre comme un vaisseaucriblé qui a trop longtemps tenu la mer… Ne pensez-vous pas quecette retraite imprévue est, peut-être, un coup de la Providencequi voulait, dès longtemps, me conduire et me fixer dans leHavre-de-Grâce de votre maison ?

– Mon cher ami, repartit le père devenu très grave, depuisl’heure de votre arrivée, j’attendais cette question. Elle vientassez tard pour que j’aie pu, en vous étudiant, me préparer à yrépondre. En conscience et devant Dieu, dont j’ignore autant quevous les desseins, je ne vous crois pas appelé à partager notrevie, quant à présent, du moins. Vous avez quarante ans et vous êtesamoureux. Vous ne le voyez pas, vous ne le savez pas, mais il enest certainement ainsi et cela saute aux yeux. Je veux croire à lapureté de votre passion, mais cette circonstance est adventice etn’en change pas le caractère. Vous êtes tellement amoureux qu’en cemoment même vous frémissez jusqu’au fond de l’âme.

Or, je le répète, vous avez quarante ans. Vous m’avez parlé dela valeur symbolique des nombres, étudiez un peu celui-là. Laquarantième année est l’âge de l’irrévocable pour l’homme noncondamné à un enfantillage éternel. Une pente va s’ouvrir sous vospieds, j’ignore laquelle, mais, à mon jugement il serait miraculeuxqu’elle vous portât dans un cloître. Puis, vous êtes un homme deguerre et de perpétuelle inquiétude. Tout cela est bien peumonastique. C’est encore une sottise romantique dont il faudra vousdébarrasser, mon cher poète, de croire que le dégoût de la vie soitun signe de vocation religieuse. Vous n’êtes jusqu’à présent quenotre hôte, vous allez et venez comme il vous plaît, vous rêvez surla montagne et dans notre belle forêt de sapins verts, malgré lescinquante centimètres de neige qui vous paraissent un enchantementde plus, mais, croyez-moi, l’apparition de notre Règle vousremplirait d’effroi. C’est alors que vous sentiriez la force dulien que vous croyez pouvoir rompre à votre volonté, et qui vousparaîtrait aussi peu fragile que l’immense chaîne de bronze quibarrait le port de Carthage. Au bout d’une semaine de cellule, lemanteau noir de nos postulants vous brûlerait les reins, comme lafabuleuse tunique, et vous deviendriez vous-même un Centaure pournous fuir… mon pauvre enfant !

Marchenoir baissa la tête et pleura.

Chapitre 3

 

Il avait raison, ce père. Le malheureux était terriblement morduet il le sentait, maintenant. Mais c’était bien étrange qu’il eûtfait un si long voyage pour l’apprendre, que sa sécurité eût été,jusque-là, si parfaite et que rien, depuis tant de mois, ne l’eûtaverti ! Ce traître de Leverdier, pourquoi donc n’avait-ilrien dit ? Ah ! C’est qu’apparemment il jugeait le malsans remède et, dès lors, à quoi bon infliger cette révélation à unami déjà surchargé de peines ? Peut-être aussi ne l’avait-ilenvoyé aux Chartreux que pour cela, comptant bien, sans doute,qu’un ulcère qui sautait aux yeux n’échapperait pas à leurclairvoyance.

Muni de ce flambeau, Marchenoir descendit dans les cryptes lesplus ténébreuses de sa conscience et sa stupéfaction, son épouvantefurent sans bornes. Rien ne tenait plus. Les contreforts de savertu croulaient de partout, les madriers et les étançons en boisde fer de sa volonté, par lesquels il avait cru narguer toutes lesdéfaillances de la nature, pourris et vermoulus, tombaientlittéralement en poussières. Tout sonnait le creux et la ruine.C’était un miracle que l’effondrement ne se produisît pas. Ilallait donc falloir vivre sur ce gouffre, au petit bonheur del’éboulement. Impossible de prévenir le désastre et nul moyen defuir. L’évidence du danger arrivait trop tard.

Triple imbécile ! il s’était imaginé que l’amitié est unechose espérable entre un homme et une femme qui n’ont pas au moinsdeux cents ans et qui vivent tous les jours ensemble ! Cettesuperbe créature, à laquelle il venait de découvrir qu’il pensaitsans cesse, il avait cru bêtement qu’elle pourrait être pour luiune soeur, rien que cela, qu’il pourrait lui être un frère et qu’onirait ainsi, dans les chastes sentiers de l’amour divin, —indéfiniment. – Je suis cuit, pensa-t-il, sans rémission, cettefois.

Effectivement, cela devenait effroyable. Le premier goret venuaurait trouvé soluble cette situation. Il aurait décidé de coucherensemble, sans difficulté. Marchenoir ne voyait pas le moyen des’en tirer à si peu de frais ou, plutôt, cette solution, détestéed’avance, lui paraissait le plus à craindre de tous les naufrages.Impétueusement, il l’écartait…

Depuis quelques années, il avait placé si haut sa vie affectiveque cette idée, seule, le profanait. Il était fier de sa Véronique,autant que d’un beau livre qu’il eût écrit. Et c’en était unvraiment sublime, en effet, que sa foi religieuse lui garantissaitimpérissable. Elle n’avait pas un sentiment, une pensée ou même uneparole, qu’elle ne tînt de lui. Seulement tout cela passé, tamisé,filtré à travers une âme si singulièrement candide, qu’il semblaitque sa personne même fût une traduction angélique de ce sombrepoème vivant qui s’appelait Marchenoir.

Cette ordure de fille, ensemencée et récoltée dans l’ordure, -qui renouvelait, en pleine décrépitude du plus caduc de tous lessiècles, les Thaïs et les Pélagie de l’adolescence duchristianisme, – s’était transformée, d’un coup, par l’occasionmiraculeuse du plus profane amour, en un lys aux pétales dediamants et au pistil d’or bruni des larmes les plus splendides quieussent été répandues, depuis les siècles d’extase qu’ellerecommençait. Madeleine, comme elle voulait qu’on l’appelât, maisMadeleine de la Sépulture, elle avait tellement volatilisé sonamour pour Marchenoir que celui-ci n’existait presque plus pourelle à l’état d’individu organique. A force de ne voir en cedéshérité qu’un lacrymable argument de perpétuelle prière, elleavait fini par prendre quand il s’agissait de lui, le discernementd’une limite exacte entre la nature spirituelle et la naturesensible, entre le corps et l’âme, et, – quoiqu’elle s’occupât,avec un zèle mécanique, des matérialités de leur étonnant ménage, -c’était l’âme surtout, l’âme seule, que cette colombe de proieprétendait ravir.

Depuis l’Évangile, ce mot de colombe invoque précisément l’idéede simplicité. Véronique était inexplicable aussi longtemps quecette idée ne venait pas à l’esprit. Jamais il ne s’était vu uncoeur plus simple. Le langage moderne a déshonoré, autant qu’il apu, la simplicité. C’est au point qu’on ne sait même plus ce quec’est. On se représente vaguement une espèce de corridor ou detunnel entre la stupidité et l’idiotie.

« La conversation du Seigneur est avec les simples », dit laBible, ce qui suppose, pourtant, une certaine aristocratie. Ici,c’était une absence complète de tout ce qui peut avoir un relief,une bosse quelconque de vanité ou de l’amour-propre le plusinstinctif. L’hypothèse d’une humilité très profonde, engendrée parun repentir infini, aurait mal expliqué cette innocence de clair delune.

Le passé était tellement aboli que, pour s’en souvenir, ilfallait imaginer un dédoublement du sujet, un recommencement denativité, une surcréation du même être, repétri, cette fois, dansune essence un peu plus qu’humaine. Elle-même, la prédestinée, n’ycomprenait rien. Elle avait des étonnements enfantins, desagrandissements d’yeux limpides, quand une circonstance la forçaitde regarder en arrière, — Est ce bien moi qui ai pu êtreainsi ! Telle était son impression, et, presque aussitôt,cette impression s’effaçait…

Pour faire sa maîtresse de cette ci-devant courtisane dont ilétait adoré, Marchenoir eût été forcé de la séduire comme unevierge, en passant par toutes les infamies et en buvant toutes leshontes du métier, sans aucun espoir d’être secouru par le spasmeentremetteur qui finit, ordinairement, par jeter aux cornes du boucl’ignorante muqueuse des impolluées.

Le diable savait, cependant, si l’impureté de la repentie avaitété ardente, et d’autres, en très grand nombre, le savaient aussi,qui ne le valaient, certes pas, ce Prince à la tête écrasée !Qu’étaient-elles devenues, les richesses de cette trésorièred’immondices ? On ne savait pas. Il fallait implorer unerhétorique de souffleur de cornues, se dire qu’on était en présenced’un mystérieux creuset, naguère allumé pour fondre un coeur, etdont les inférieures flammes, après la transmutation, s’étaientéteintes. Le fait est qu’il n’en restait rien, absolument rien.

Marchenoir vivant très retiré, au fond d’un quartier désertvisité par très peu de juges, put échapper longtemps aux sentences,maximes, apophtegmes, réflexions morales, admonitions ou conseilsdes sages. Il n’encourageait pas les inquisiteurs de sa vie privée.Mais on avait fini par savoir qu’il vivait avec la Ventouse, dontla disparition était restée inexpliquée, et quelques clientsanciens avaient même entrepris de la reconquérir.

Marchenoir, pour avoir la paix, fit une chose que lui seulpouvait faire. Ayant été insulté par trois d’entre eux, en pleinesolitude du boulevard de Vaugirard, un soir qu’il rentraitaccompagné de sa prétendue maîtresse, il lança le premier dans unterrain vague, par-dessus un mur de clôture, et rossa tellement lesdeux autres qu’ils demandèrent grâce. On le laissa tranquille,après un tel coup, et les bruits ignobles qui se débitèrent furentsans aucun effet sur cet esprit fier qui se déclarait pachyderme àl’égard de la calomnie.

– Demandez-moi, disait Véronique à Leverdier, comment j’ai puaimer mon pauvre Joseph, et comment j’ai pu aimer le Sauveur Jésus.Je ne suis pas assez savante pour vous le dire, mais quand j’ai vunotre ami si malheureux, il m’a semblé que je voyais Dieu souffrirsur la terre.

Elle confondait ainsi les deux sentiments, jusqu’à n’en fairequ’un seul, si extraordinaire par ses pratiques et d’un lyrismed’expression si dévorant, que Marchenoir et Leverdier commencèrentà craindre un éclatement de ce vase de louanges, qui leur semblaittrop fragile pour résister longtemps à cette exorbitante pressiond’infini.

Chapitre 4

 

Toutes ces pensées assiégeaient à la fois l’hôte désemparé de laGrande-Chartreuse. Il se souvenait qu’en un jour d’enthousiasme etsans trop savoir ce qu’il faisait, il avait offert à Véronique del’épouser. Celle-ci lui avait répondu en propres termes :

– Un homme comme vous ne doit pas épouser une fille comme moi.Je vous aime trop pour jamais y consentir. Si vous avez le malheurde désirer la pourriture qui me sert de corps, je vais demander àDieu qu’il vous guérisse ou qu’il vous délivre de moi.

Cela avait été dit avec une résolution si nette qu’il n’y avaitpas à recommencer. A la réflexion, Marchenoir avait compris lasagesse héroïque de ce refus, et béni intérieurement la saintefille pour cet acte de vertu qui le sauvait de tourmentsinfinis.

Il ne se sentait pas épris à cette époque. Mais, maintenant,qu’allait-il faire ? Impossible d’épouser la femme qu’ilaimait, impossible surtout de vivre sans elle. Aucun expédient,même très lointain, n’apparaissait. Continuer le concubinagepostiche, en se condamnant au silence, où en prendrait-il laforce ? Même en acceptant cette chape de flammes comme unepénitence, comme une expiation de tant de choses que sa consciencelui reprochait, c’était encore une absurdité de prétendre récolterla palme du martyre chrétien sur la margelle en biseau d’uneciterne de désirs.

Il ne lui serait donc jamais accordé une halte, un repos assuréd’une seule heure, un oreiller de granit pour appuyer sa tête etvraiment dormir ! Et le moyen de travailler avec toutcela ? Car il ne pouvait se dispenser de donner son fruit, cepommier de tristesse qui ne soutirait plus sa sève que du coeur desmorts. Il faudrait, bientôt, comme auparavant, inventer d’écrire enretenant des deux mains plusieurs murailles toujours croulantes,reprendre et remâcher tous les vieux culots d’une misère sansissue, retraîner sempiternellement, avec des épaules en sang, lavoiture à bras du déménagement de ses vieilles illusionsarchidécrépites, crevassées, poussiéreuses, grelottantes, maiscramponnées encore et inarrachables !

La seule abomination qui lui eût manqué jusqu’à cet instant :l’amour sans espérance, ce trésor de surérogatoires avanies,désormais ne lui manquait plus. C’était admirablementcomplet ! Encore une fois, qu’avait-il devenir ? Il pritun marteau pour enfoncer en lui cette question, Jusqu’à se creverle coeur, et la réponse ne vint pas…

La littérature dite amoureuse a beaucoup puisé dans la vieilleblague des délices du mal d’aimer. Marchenoir n’y trouvait que dessuggestions de désespoir. Il avait bien cru, cependant, que c’étaitfini pour lui, les années de servitude, ayant payé de si royalesrançons au Pirate aveugle qui capture indistinctement toutes lesvariétés d’animaux humains ! Il n’était plus d’humeur àpâturer la glandée d’amour. En fait d’élégies, il n’avait guère àoffrir que des beuglements de tapir tombé dans une fosse, et lesseuls bouquets à Chloris qu’on pût attendre de lui eussent étémoissonnés, d’une affreuse main, parmi les blêmes végétaux d’unchantier d’équarrisseur.

A force de piétiner cette broussaille d’épines, il finit parfaire lever une idée trois fois plus noire que les autres, uneespèce de crapaud-volant d’idée qui se mit à lui sucer l’âme. Sabien-aimée avait appartenu à tout le monde, non par le désir ou lecommencement du désir, comme c’était son cas, mais par la caressepartagée, la possession, l’étreinte bestiale.

Aussitôt que cette fange l’eut touché, le misérable amoureux s’yroula, comme un bison. Il eut une vision immédiate du passé deVéronique, une vision bien actuelle, inexorablement précise. Alorslui furent révélés, du même coup, l’impérial despotisme de cesentiment nouveau qui le flagellait avec des scorpions, dès lepremier jour, et l’enfantillage réel des antérieures captations desa liberté.

Il vit, dans une clarté terrible, que ce qu’il avait cru, pardeux fois, l’extrémité de la passion, n’avait été qu’une surprisedes sens, en complicité avec son imagination. Sans doute, il avaitsouffert de ne jamais recueillir que des épaves, et ses fonctionsde releveur lui avaient paru, bien des fois, une destinée fortamère ? Il se rappelait de sinistres heures. Mais, du moins,il pouvait encore parler en maître et commander au monstre de lelaisser tranquille.

Aujourd’hui, le monstre revenait sur lui et lui broyaitdoucement les os dans sa gueule. Ah ! il s’était donné desairs de mépriser la jalousie et il s’était cru amoureux ! Maisl’amour véritable est la plus incompatible des passions inquiètes.C’est un carnassier plein d’insomnie, tacheté d’yeux, avec unepaire de télescopes sur son arrière-train.

L’Orgueil et sa bâtarde, la Colère, se laissent brouter parleurs flatteurs ; la pacifique Envie lèche l’intérieur despieds puants de l’Avarice, qui trouve cela très bon et qui luidonne des bénédictions hypothéquées avec la manière de s’enservir ; l’Ivrognerie est un Sphinx toujours pénétré, qui s’enconsole en allant se soûler avec ses Oedipes ; la Luxure, auventre de miel et aux entrailles d’airain, danse, la tête en bas,devant les Hérodes, pour qu’on lui serve des décapités dont elle abesoin, et la Paresse, enfin, qui lui sort du vagin comme unefilandre, s’enroule avec une indifférence visqueuse à tous lespilastres de la vieille cité humaine.

Mais l’Amour écume au seul mot de partage et la jalousie est samaison. C’est un colimaçon sans patrie, qui se repaît, sansconvives, dans sa spirale ténébreuse. Il y a des yeux à l’extrémitéde ses cornes et, si légèrement qu’on les effleure, il rentre enlui-même pour se dévorer. En même temps, il est ubiquitaire, quantau temps et quant à l’espace, comme le vrai Dieu dont il est laplus effrayante défiguration.

Avec une angoisse sans nom ni mesure, Marchenoir s’aperçut quecette diabolique infortune allait devenir la sienne. Il n’y avaitdéjà plus de passé pour lui. Tout était présent. Tous lesinstruments de sa torture pleuvaient à la fois, autour de lui, dansl’humble chambre de ce monastère où il avait espéré trouver lapaix.

La pauvre fille, il la voyait vierge, tout enfant, sortant duventre de sa mère. On la salissait, on la dépravait, on lapourrissait devant lui. Cette âme en herbe, cette fille verte,comme ils disent dans la pudique Angleterre, était bafouée par unvent de pestilence, piétinée par d’immondes brutes, contaminéeavant sa fleur. Toute la basse infamie du monde était déchaînéecontre cette pousse tendre de roseau, qui ne pensait pas encore,qui ne penserait sans doute jamais.

Puis, une sorte d’adolescence venait pour elle, comme pour uneinfante de gorille ou une archiduchesse du saint Empire, et, de laruche ouverte de son corsage, se répandait tout un essaimd’alliciantes impudicités. On se faisait passer à la chaîne et demains en mains, comme un seau d’incendie, ce corps impur, ce vasede plaisir, irréparablement profané. L’existence n’était plus pourelle qu’une interminable nuit de débauche qui avait duré dix ans,et qui supposait la révocation de tous les soleils, l’extinction àjamais de toutes les clartés, célestes ou humaines, capables de ladissiper !

Confident épouvanté de ce cauchemar, Marchenoir percevaitdistinctement les soupirs, les susurrements, les craquements, lesrâles, les goulées de la Luxure. Encore, si cette perdue n’avaitété qu’une de ces lamentables victimes, – comme il en avait tantconnu ! – tombées, en poussant des cris d’horreur, du ventrede la misère dans la gueule d’argent du libertinage !… Maiselle s’était pourléchée dans sa crapule et, gavée d’infamies, elleen avait infatigablement redemandé. Sa robe de honte, elle en avaitfait sa robe de gloire et la pourpre réginale de son allégresse deprostituée !

Il n’y avait pas moyen d’en douter, hélas ! et c’était bience qui crucifiait le plus le malheureux homme ! Il avait beause dire que toutes ces choses n’existaient plus, que le repentirles avait effacées, raturées, grattées, anéanties, qu’il se devaità lui-même, comme il devait à Dieu, aux anges pleurants, à tout leParadis à genoux, d’oublier ce que la Miséricorde infaillible avaitpardonné. Il ne le pouvait pas, et son âme, dépouilléed’enthousiasme, mais invinciblement enchaînée, demeurait là, nue etfrissonnante devant sa pensée…

C’était à l’école de cette agonie qu’il apprenait décidément ceque vaut la Chair et ce qu’il en coûte de jeter ce pain dans lesordures ! Pour la première fois, son christianisme se dressaiten lui pour la défendre, cette misérable chair que nul mysticismene peut supprimer, qu’on ne peut troubler sans que l’esprit soitbouleversé et qu’aucun émiettement de la tombe n’empêchera deressusciter à la fin des fins.

Il la voyait investie d’une mystérieuse dignité, précisémentattestée par l’ambition de continence de ses plus ascétiquescontempteurs. Évidemment, ce n’était pas des sentiments ou despensées d’autrefois qu’il pouvait être jaloux. L’irresponsableNéant serait descendu de son trône vide pour déposer sur ce point,en faveur de cette accusée, devant le plus rigoureux tribunal. Ellene s’était douté de son âme qu’en ressaisissant son corps. C’étaitdonc uniquement la chair souillée de ce corps qui le faisait tantsouffrir ! Un inexplicable lien de destinée, contre lequel ilse fût vainement raidi, le faisait époux de cette chair qui s’étaitdébitée comme une denrée et, par conséquent, solidaire de la mêmebalance, dans la parfaite ignominie des mêmes comptoirs..

En ce jour, Marchenoir assuma toutes les affres de la Jalousieconjugale, — impératrice des tourments humains, — que les êtressans amour ont seuls le droit d’ignorer, et qui peut magnifierjusqu’à des passions ordurières, dans des coeurs capables de laressentir !

Chapitre 5

 

Le désespéré passait une partie de ses nuits à la chapelle, dansla tribune des étrangers. L’office de nuit des Chartreux, qu’ilsuivait avec intelligence, calmait un peu ses élancements. CetOffice célèbre, que peu de visiteurs ont le courage d’écouterjusqu’à la fin, et qui dure quelquefois plus de trois heures, nelui paraissait jamais assez long.

Il lui semblait alors reprendre le fil d’une sorte de viesupérieure que son horrible existence actuelle aurait interrompuepour un temps indéterminé. Autrement, pourquoi et comment cestressaillements intérieurs, ces ravissements, ces envols de l’âme,ces pleurs brûlants, toutes les fois qu’un éclair de beautéarrivait sur lui de n’importe quel point de l’espace idéal ou del’espace sensible ?

Il fallait bien, après tout, qu’il y eût quelque chose de vraidans l’éternelle rengaine platonique d’un exil terrestre. Cetteidée lui revenait, sans cesse, d’une prison atroce dans laquelle onl’eût enfermé pour quelque crime inconnu et le ridicule littéraired’une image aussi éculée n’en surmontait pas l’obsession. Illaissait flotter cette rêverie sur les vagues de louanges quimontaient du choeur vers lui, comme une marée de résignation. Ils’efforçait d’unir son âme triste à l’âme joyeuse de ceshymnologues perpétuels.

La contemplation est la fin dernière de l’âme humaine, mais elleest très spécialement et, par excellence, la fin de la viesolitaire. Ce mot de contemplation, avili comme tant d’autreschoses en ce siècle, n’a plus guère de sens en dehors du cloître.Qui donc, si ce n’est un moine, a lu ou voudrait lire, aujourd’hui,le profond traité De la Contemplation de Denys le Chartreux,surnommé le Docteur extatique ?

Ce mot, qui a une parenté des plus étroites avec le nom de Dieu,a éprouvé cette destinée bizarre de tomber dans la bouche depanthéistes tels que Victor Hugo, par exemple, — et cela fait undrôle de spectacle pour la pensée, d’assister à l’agenouillementd’un poète devant une pincée d’excréments, que son lyrisme insensélui fait un commandement d’adorer et de servir pour obtenir, par cemoyen, la vie éternelle !

A une distance infinie des contemplateurs corpusculairessemblables à celui qui vient d’être nommé, et qui ont une notion deDieu adéquate à la sensation de quelque myriapode fantastique surla pulpe mollasse de leur cerveau, il existe donc dans l’Église descontemplatifs par état ; ce sont les religieux qui fontprofession de tendre, d’une manière plus exclusive et par desmoyens plus spéciaux, à la contemplation, ce qui ne veut pas direque, dans ces communautés, tous soient élevés à la contemplation.Ils peuvent l’être tous, comme il peut se faire qu’aucun ne lesoit. Mais tous y tendent avec fureur et députent vers cet uniqueobjet leur vie tout entière.

Marchenoir se disait que ces gens-là font la plus grande chosedu monde, et que la loi du silence, chez les religieux voués à lavie contemplative, est surabondamment justifiée par cette vocationinouïe de plénipotentiaires pour toute la spiritualité de laterre.

A une certaine hauteur, dit Ernest Hello, à propos de Rusbrockl’Admirable, dont il fut le traducteur, le contemplateur ne peutplus dire ce qu’il voit, non parce que son objet fait défaut à laparole, mais parce que la parole fait défaut à son objet, et lesilence du contemplateur devient l’ombre substantielle des chosesqu’il ne dit pas… Leur parole, ajoute ce grand écrivain, est unvoyage qu’ils font par charité chez les autres hommes. Mais lesilence est leur patrie.

Au temps de la Réforme, un grand nombre de chartreuses furentsaccagées ou supprimées et beaucoup de religieux souffrirent lemartyre, tel que les calvinistes et autres artistes en torturessavaient l’administrer dans ce siècle renaissant, d’une siprodigieuse poussée esthétique.

– Pourquoi gardes-tu le silence au milieu des tourments,pourquoi ne pas nous répondre ? disaient les soldats dufarouche Chareyre qui, depuis quelques jours, faisaient endurerd’atroces douleurs au vénérable père dom Laurent, vicaire de laChartreuse de Bonnefoy.

– Parce que le silence est une des principales Règles de monordre, répondit le martyr.

Les supplices étaient une moindre angoisse que la parole, pource contemplateur dont le silence était la patrie et qui n’avait pasmême besoin de se souvenir de l’obéissance !

La nuit a de singuliers privilèges. Elle ouvre les repaires etles coeurs, elle déchaîne les instincts féroces et les passionsbasses, en même temps qu’elle dilate les âmes amoureuses del’éternelle Beauté. C’est pendant la nuit que les cieux peuventraconter la gloire de Dieu, et c’est aussi pendant la nuit que lesanges de Noël annoncèrent la plus étonnante de ses oeuvres. Deusdedit carmina in nocte. Ces paroles de Job n’affirment-elles pas àleur manière la mystérieuse symphonie des louanges nocturnes autourde la Bien-Aimée du saint Livre, si noire et si belle, dont la nuitelle-même est un symbole, suivant quelques interprètes ?

Mais ce n’est pas seulement pour louer ou pour contempler queles Chartreux veillent et chantent. C’est aussi pour intercéder etpour satisfaire, en vue de l’immense Coulpe du genre humain et enparticipation aux souffrances de Celui qui a tout assumé. »Jésus-Christ, disait Pascal, sera en agonie jusqu’à la fin dumonde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »

Cette parole du pauvre Janséniste est sublime. Elle revenait àla mémoire de ce ramasseur de ses propres entrailles, isolé dans satribune lointaine et glacée, pendant qu’il écoutait chanter ceshommes de prière éperdus d’amour et demandant grâce pour l’univers.Il pensait qu’au même instant, sur tous les points du globe saturésdu sang du Christ, on égorgeait ou opprimait d’innombrables êtresfaits à la ressemblance du Dieu Très-Haut ; que les crimes dela chair et les crimes de la pensée, épouvantables par leurénormité et par leur nombre, faisaient, à la même minute, une rondede dix mille lieues autour de ce foyer de supplications sous lamême coupole constellée de cette longue nuit d’hiver…

L’Esprit-Saint raconte que les sept Enfants Macchabés »s’exhortaient l’un l’autre avec leur mère à mourir fortement, endisant : « Le Seigneur considérera la vérité et il sera consolé ennous, selon que Moïse le déclare dans son cantique par cetteprotestation : Et il sera consolé dans ses serviteurs. »

Ces Chartreux, morts au monde pour être des serviteurs plusfidèles, veillent et chantent avec l’Église, pour consoler, euxaussi, le Seigneur Dieu. Le Seigneur Dieu est triste jusqu’à lamort, parce que ses amis l’ont abandonné, et parce qu’il estnécessaire qu’il meure lui-même et ranime le coeur glacé de cesinfidèles. Lui, le Maître de la Colère et le Maître du Pardon, laRésurrection de tous les vivants et le Frère aîné de tous lesmorts, lui qu’Isaïe appelle l’Admirable, le Dieu fort, le Père dusiècle à venir et le Prince de la paix, — il agonise, au milieu dela nuit, dans un jardin planté d’oliviers qui n’ont plus que faire,maintenant, de pousser leurs fruits, puisque la Lampe des mondes vas’éteindre !

La détresse de ce Dieu sans consolation est une chose siterrible que les Anges qui s’appellent les colonnes des cieuxtomberaient en grappes innombrables sur la terre, si le traîtretardait un peu plus longtemps à venir. La Force des martyrs est undes noms de cet Agonisant divin et, — s’il n’y a plus d’hommes quicommandent à leur propre chair et qui crucifient leur volonté, — oùdonc est son règne, de quel siècle sera-t-il le Père, de quellepaix sera-t-il le Prince et comment le Consolateur pourrait-ilvenir ? Tous ces noms redoutables, toute cette majesté quiremplissait les prophètes et leurs prophéties, tout se précipite àla fois sur lui pour l’écraser. La Tristesse et la Peur humaines,amoureusement enlacées, font leur entrée dans le domaine de Dieu etl’antique menace de la Sueur s’accomplit enfin sur le visage dunouvel Adam, dès le début de ce festin de tortures, où il commencepar s’enivrer du meilleur vin, suivant le précepte de l’intendantdes noces de Cana.

L’ange venu du ciel peut, sans doute, le « réconforter », mais iln’appartient qu’à ses serviteurs de la terre de le consoler. C’estpour cela que les solitaires enfants de saint Bruno ne veulent riensavoir, sinon Jésus en agonie, et que leur vie est une perpétuelleoraison de l’Église universelle. La consolation du Seigneur est àce prix et la Force des martyrs défaudrait, peut-être, tout à fait,sans l’héroïsme de ces vigilants infatigables !

Chapitre 6

 

Marchenoir essayait de prier avec eux et de recueillir sa pauvreâme. Le surnaturel victorieux déferlait en plein dans son tristecoeur, aux battants ouverts. Les yeux de sa foi lui faisaientprésentes les terribles choses que les théologiens et lesnarrateurs mystiques ont expliquées ou racontées, quand ils ontparlé des rapports de l’âme religieuse avec Dieu dansl’oraison.

Un ancien Père du désert, nommé Marcelle, s’étant levé une nuitpour chanter les psaumes à son ordinaire, entendit un bruit commecelui d’une trompette qui sonnait la charge, et, ne comprenant pasd’où pouvait venir ce bruit dans un lieu si solitaire, où il n’yavait point de gens de guerre, le Diable lui apparut et lui dit quecette trompette était le signal qui avertissait les démons de sepréparer au combat contre les serviteurs de Dieu ; que, s’ilne voulait pas s’exposer au danger, il allât se recoucher, sinonqu’il s’attendît à soutenir un choc très rude.

Marchenoir croyait entendre le bruit immense de cette charge. Ilvoyait chaque religieux comme une tour de guerre défendue par lesanges contre tous les démons que la prière des serviteurs de Dieuest en train de déposséder. En renonçant généreusement à la viemondaine, chacun d’eux emporte au fond du monastère un immenseéquipage d’intérêts surnaturels dont il devient en effet, par savocation, le comptable devant Dieu et l’intendant contre lesexacteurs sans justice. Intérêts d’édification pour le prochain,intérêts de gloire pour Dieu, intérêts de confusion pour l’Ennemides hommes. Cela sur une échelle qui n’est pas moins vaste que laRédemption elle-même, qui porte de l’origine à la fin destemps !

Notre liberté est solidaire de l’équilibre du monde et c’est làce qu’il faut comprendre pour ne pas s’étonner du profond mystèrede la Réversibilité qui est le nom philosophique du grand dogme dela Communion des Saints. Tout homme qui produit un acte libreprojette sa personnalité dans l’infini. S’il donne de mauvais coeurun sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce laterre, troue les soleils, traverse le firmament et comprometl’univers. S’il produit un acte impur, il obscurcit peut-être desmilliers de coeurs qu’il ne connaît pas, qui correspondentmystérieusement à lui et qui ont besoin que cet homme soit pur,comme un voyageur mourant de soif a besoin du verre d’eau del’Évangile. Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chantepour lui les louanges divines, depuis Adam jusqu’à la fin dessiècles ; il guérit les malades, console les désespérés,apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les fidèles etprotège le genre humain.

Toute la philosophie chrétienne est dans l’importanceinexprimable de l’acte libre et dans la notion d’une enveloppanteet indestructible solidarité. Si Dieu, dans une éternelle secondede sa puissance, voulait faire ce qu’il n’a jamais fait, anéantirun seul homme, il est probable que la création s’en irait enpoussière.

Mais ce que Dieu ne peut pas faire, dans la rigoureuse plénitudede sa justice, étant volontairement lié par sa propre miséricorde,de faibles hommes, en vertu de leur liberté et dans la mesure d’uneéquitable satisfaction, le peuvent accomplir pour leurs frères.Mourir au monde, mourir à soi, mourir, pour ainsi parler, au Dieuterrible, en s’anéantissant devant lui dans l’effrayanteirradiation solaire de sa justice, — voilà ce que peuvent faire deschrétiens quand la vieille machine de terre craque dans les cieuxépouvantés et n’a presque plus la force de supporter les pécheurs.Alors, ce que le souffle de miséricorde balaie comme une poussière,c’est l’horrible création qui n’est pas de Dieu, mais de l’hommeseul, c’est sa trahison énorme, c’est le mauvais fruit de saliberté, c’est tout un arc-en-ciel de couleurs infernales sur legouffre éclatant de la Beauté divine.

Perdu dans la demi-obscurité de cette chapelle noyée de prières,le dolent ravagé de l’amour terrestre voyait passer devant luil’apocalypse du grand combat pour la vie éternelle. Le monde desâmes se mouvait devant lui comme l’Océan d’Homère aux bruits sansnombre. Toutes les vagues clamaient vers le ciel ou se rejetaienten écumant sur les écueils, des montagnes de flots roulaient lesunes sur les autres, dans un tumulte et dans un chaos inexprimablesen la douloureuse langue humaine. Des morts, des agonisants, desblessés de la terre ou des blessés du ciel, les éperdus de la joieet les éperdus de la tristesse, défilaient par troupes infinies enlevant des millions de bras, et seule, cette nef paisible oùs’agenouillait la conscience introublée de quelques élus, naviguaiten chantant dans un calme profond qu’on pouvait croire éternel.

– O sainte paix du Dieu vivant, disait Marchenoir, entrez enmoi, apaisez cette tempête et marchez sur tous ces flots !

Plus que jamais, hélas ! il aurait voulu pouvoir se jeter àcette vie d’extase, que lui interdisaient toutes les bourbessanglantes de son coeur.

Je ne crois pas, – écrivait-il à Leverdier vers la fin de lapremière semaine, – que, parmi toutes nos abortives impressionsd’art ou de littérature, on en puisse trouver d’aussi puissantes, àmoitié, sur l’intime de l’âme. Visiter la Grande-Chartreuse de fonden comble est une chose très simple, très capable assurément demeubler la mémoire de quelques souvenirs et même de fortifier lesens chrétien de quelques notions viriles sur la lettre et surl’esprit évangéliques, mais on ne la connaît pas dans sa fleur demystère quand on n’a pas vu l’office de nuit. Là est le vrai parfumqui transfigure cette rigoureuse retraite, d’un si morne séjourpour les cabotins du sentiment religieux. Je ne crains pasd’abréger mon sommeil. Un tel spectacle est pour moi le plusrafraîchissant de tous les repos. Quand on a vu cela, on se ditqu’on ne savait rien de la vie monastique. On s’étonne même d’avoirsi peu connu le christianisme, pour ne l’avoir aperçu, jusqu’àcette heure, qu’à travers les exfoliations littéraires de l’arbrede la science d’orgueil. Et le coeur est pris dans la Main du Pèrecéleste, comme un glaçon dans le centre de la fournaise. Lesdix-huit siècles du christianisme recommencent tels qu’un poèmeinouï qu’on aurait ignoré. La Foi, l’Espérance et la Charitépleuvent ensemble comme les trois rayons tordus de la foudre duvieux Pindare et, ne fût-ce qu’un instant, une seule minute dans ladurée d’une vie répandue ainsi que le sang d’un écorché prodiguesur tous les chemins, c’est assez pour qu’on s’en souvienne et pourqu’on n’oublie plus jamais que, cette nuit-là, c’est Dieu lui-mêmequi a parlé !

Chapitre 7

 

Marchenoir, le moins curieux de tous les hommes, n’eut aucunehâte de visiter en détail la Grande-Chartreuse. Il trouvaitpassablement ridicule et basse l’exhibition obligée d’un pareiltabernacle à des touristes imbéciles, dont c’est le programme depasser par là en venant d’ailleurs, pour aller en quelque autrelieu, où leur sottise ne se démentira pas, jusqu’au moment où ilsse rassiéront, plus crétins que jamais, dans leurs bureaux ou dansleurs comptoirs. Il ne pouvait se faire à l’idée qu’un avoué depremière instance, un fabricant de faux cols, un bandagiste ou uningénieur de l’État eussent une opinion quelconque, mêmeinexprimée, en promenant leur flatulence dans cet Eden.

Au dix-huitième siècle qui fut, sans comparaison, le plus sotdes siècles, on s’était persuadé que tous les moines vivaient dansles délices, que l’hypocrite pénombre des cloîtres cachait detortueuses conspirations contre le genre humain, et que lesmurailles épaisses des monastères étouffaient les gémissements desvictimes sans nombre de l’arbitraire ecclésiastique.

Au dix-neuvième, la bête universelle ayant été canalisée d’uneautre sorte, cette facétie lugubre devint insoutenable. L’horreurse changea en pitié et les criminels devinrent de touchantsinfortunés. C’est ce courant romantique qui dure encore. Rien deplus grotesque, et, au fond, de plus lamentable que les airs demiséricorde hautaine ou de compassion navrée des gavés du mondepour ces pénitents qui les protègent du fond de leur solitude etsans l’intercession desquels, peut-être, ils n’auraient même pas lasécurité d’une digestion !

De tous les Ordres religieux qui ont été la parure de l’Église,lorsque cette reine abaissée n’était nullement une pauvresse, deuxseulement, la Chartreuse et la Trappe, ont réussi à se fairepardonner de n’être pas des tripots ou des lupanars. Marchenoirconnaissait déjà la Trappe. Maintenant que la Chartreuse, à sontour, n’avait plus de secrets pour lui, il rencontraitl’humiliation inouïe d’être forcé d’accorder à la canaille cetteexception fourchue de deux seuls Ordres restés vraimentmonastiques, et, quoique la vie cartusienne lui parût plus haute,il confessait l’impossibilité presque absolue de dénicher unvéritable moine qui ne fût ni un trappiste ni un chartreux.

Il est vrai que, pour en juger, il avait un autre critérium queles malfaisants gobeurs du boniment anticlérical. Mais il voyaitbien que, sur ce point, l’instinct obsidional de la haine avait étéaussi discernant que la plus jalouse sollicitude. Il s’agit, eneffet, pour les ennemis de la foi, de la bloquer aussi étroitementque possible, et, certes, le théologien le mieux armaturé et leplus savamment fourbi ne verrait pas mieux l’importance vitale,pour le christianisme, de ces dernières citadelles de l’espritévangélique.

L’armée de siège se recrute, d’ailleurs, de la cohue descatholiques modernes, lesquels en ont tout leur soûl, depuislongtemps, de cet esprit-là. Admirable et providentielrenfort ! La sentimentalité religieuse accourant à larescousse des modernes persécuteurs ! La poésie, le roman,l’histoire, le théâtre même, les bals de charité et les sociétés debienfaisance, les souscriptions pour les inondés et les brûlés,l’immense remuement d’entrailles qui fait la gloire et la fortunedes reporters de cour d’assises, enfin les attendrissementslyriques de la presse entière sur tous les genres de catastrophesattestent suffisamment l’imprévu retour de jeunesse de lasensibilité chrétienne.

Ce prodige, plus facilement observable des hauteurs de laGrande-Chartreuse, rappelait à Marchenoir un article célèbre qu’onavait pris pour une ironie et qu’il avait intitulé : La Cour desMiracles des millionnaires, — désignant ainsi l’intéressantemultitude des heureux pleins de charité, dont l’indigent dévore lasubstance et boit la sueur. Il lui semblait, maintenant, n’en avoirpas assez dit et il regrettait amèrement de n’y pouvoir plus rienajouter.

C’est qu’en effet c’est un peuple, ce troupeau, c’est tout unétat au sein de l’État. Jamais il ne s’était vu une telle affluencede pélicans méconnus, ni une persécution plus dioclétienne exercéesur de plus déchirés martyrs.

Le temps est trop précieux pour qu’on le perde à faire remarquerle merveilleux désintéressement, l’indicible générosité,l’étonnante fraîcheur d’âme des praticiens actuels de la richesseou du pouvoir et en général, de tout personnage influent, àn’importe quel titre, sur ce mauvais monde indigne de le posséder.Chacun sait que ces intendants de la joie publique s’épuisent àdilater le coeur du pauvre et s’exterminent à désoeuvrer lemalheur.

Une indiscutable prospérité universelle est leur oeuvre, etl’exclusive ambition de la rendre parfaite est leur quotidiensouci. Il est presque sans exemple, aujourd’hui, que l’indigenceimplorante soit inécoutée et que d’heureux individus le veuillentêtre solitairement. Il ne se voit pour ainsi dire pas, que desindustriels ou des politiques, diligemment parvenus, oublient detendre une secourable dextre à l’homme de mérite enregistré aupassif du sombre destin, ou qu’ils se refusent à l’arrosageopportun de la languissante vertu.

On ne sait à quelle bénigne ingérence sidérale il convient derapporter cette inespérée disette d’égoïstes calculs humains, cettefavorable aridité du vieux cactus de l’avarice, cette inéclosionsurprenante de l’oeuf crocodilesque des traditionnelles usures.Mais il est certain qu’une émulation inouïe, un vrai délire decharité est en train de ravager les riches, – les richescatholiques surtout, – que l’ingratitude des crevants de misère osevenimeusement qualifier de l’épithète d’horribles mufles.

Dans la pratique des choses religieuses, cette exquisesensibilité se manifeste avec les accompagnements variés de la plussuave précaution. On s’attendrit au pied des autels, on pleure dedouce larmes sur de chers défunts qu’on croit au ciel, ce quidispense de la fatigue de prier pour eux à des messes qu’on auraitpayées ; on fait de toutes petites aumônes fraternelles, pourne pas exposer le pauvre aux tentations de la débauche et pour nepas contrister son âme par l’ostentation d’un faste excessif ;on s’abstient amoureusement de parler de Dieu et de ses saints, parégard pour l’obstination des incrédules qui pourraient en êtrehorripilés, et on parle encore bien moins de l’héroïsme de lapénitence à une foule de chrétiens tempérés qui répondraient, sansdoute, que Dieu n’en demande pas tant. La question des pèlerinageslointains ou difficiles, tels que celui de Jérusalem, estdélicatement écartée, par le même instinct de bienveillance quivoudrait épargner à ceux qui travaillent dans la piété l’ombre d’undérangement ou d’une incommodité. Enfin, le sentiment religieuxréalise, aujourd’hui, l’idéal de ce grand penseur catholique,ennemi des exagérations, qu’on appelle Molière, qui voulait que ladévotion fût « humaine, traitable », et qu’on n’assassinât personneavec un fer sacré.

Opportunément secourus par cette heureuse déliquescence ducatholicisme, les moralistes du libre examen et les coryphéeslittéraires du débraillement, tous les démantibulés corybantes del’art moderne, et tous les intègres épiciers d’un voltairianismeennemi de l’art, ont, d’une commune voix, approuvé le cénobitismedes religieux de la Trappe et de la Chartreuse. Ces politiquesétant fermement persuadés que le catholicisme doit, dans un tempsprochain, être balayé de la civilisation comme une ordure, il leursemble convenable d’en user miséricordieusement avec lui et de nepas désespérer les imbéciles qui y tiennent encore en ne leuraccordant absolument rien. On leur accorde donc ces deux Ordres. Unjeune porte-lyre de récente célébrité, Hamilcar Lécuyer, avait ditun jour à Marchenoir qu’il ne concevait pas qu’avec sa foi il osâtrester dans le monde, le menaçant d’en douter s’il ne courait àl’instant s’ensevelir à la Trappe. L’hirsute lui répondit par leconseil d’éloigner de lui sa personne et de s’en aller à tous lesdiables.

L’existence de ces lieux de refuge est encore utile pourd’autres raisons, à ces tacticiens du champ libre. Dans leurignorance invincible de la profonde solidarité du christianisme,ils pensent qu’un genre de vie d’une austérité proverbiale est àopposer à d’autres Ordres moins rigoureux approuvés par l’Égliseet, par conséquent, à l’Église elle-même. Les pauvres gens qui nesavent rien du christianisme ni de son histoire bâfrent goulûmentcette bourde énorme.

Qu’on ne leur parle plus de ces cauteleux enfants de Loyola, nide ces Dominicains sanguinaires qui voudraient rétablirl’Inquisition, ni de ces Capucins charnels qui s’amusent tant aufond de leurs capucinières ! Comment leur vie pourrait-elleêtre comparée à celle de ces religieux admirables, quoique démodés,qui conservent seuls, aujourd’hui, dans son intégrité, l’antiquetradition des premiers siècles de la foi ? Et cette fastueuseÉglise romaine, avec toute sa pompe et ses incalculables richesses,et tous ces prélats si redoutables, et tous ces innombrables curésrépandus dans les villes et dans les campagnes, si puissants, sirespectés et si pervers ! — qui oserait les comparer à ceshonnêtes cénobites qui ne mangent rien, qui ne disent rien et quigênent si peu l’essor de la civilisation républicaine ?

Marchenoir voyait mieux qu’il ne l’avait jamais vu ce qu’il y ad’amèrement véritable dans ces bas sophismes de voyous dont ilavait, depuis longtemps, renoncé à s’indigner. Il entendait, auloin, crouler l’Église, non pierre à pierre, mais par massesénormes de poussière car il n’y avait même plus de pierres, etcette Chartreuse, elle aussi, ce dernier contrefort de la demeuredu Christ, polluée par l’intrusion de la Curiosité, lui semblaitvaciller sur la pointe de ses huit siècles.

Il fallut que le père Athanase, confident ému des vibrations decette cymbale de douleur, l’entraînât, un après-midi, dansl’intérieur du monastère, — cet hôte extraordinaire ayant déclarésa répugnance pour un pareil acte de tourisme.

– Soit ! avait répondu le père, se prêtant au délire de sonmalade, nous marcherons en récitant les psaumes de la pénitence, sivous voulez, et je vous assure, mon cher ami, que cela vousdistinguera beaucoup de tous nos touristes.

Malgré le tenaillement De ses pensées, Marchenoir ne put sedéfendre d’une commotion, en parcourant ce cloître immense, éclairépar cent treize fenêtres et mesurant 215 mètres de longueur, un peuplus que Saint-Pierre de Rome. Un tiers seulement, échappé àl’incendie de 1676, a conservé l’antique forme ogivale avec sessymboliques exfoliations de pierre, par lesquelles la piété duMoyen Age voulut contraindre à l’action de grâces la matière bruteet inanimée.

On visita successivement la salle du Chapitre ; la chapelledes morts, — remarquable dès le seuil par un très beau buste de lamort drapée dans un suaire et, de sa main de squelette faisant ungeste de catin à ceux qui passent ; le cimetière ; lacurieuse chapelle Saint-Louis ; le réfectoire, — ce fameuxréfectoire où les religieux se réunissent pour faire semblant demanger ; enfin la bibliothèque ruinée tant de fois et, parconséquent, fort dénuée de ces magnifiques vélins manuscrits quiétaient la gloire de tant de monastères avant la Révolution, maisriche, néanmoins, de plus de six mille volumes, anciens pour laplupart.

On sait, d’ailleurs, que les Chartreux ont été de rudesécrivains. Une bibliothèque exclusivement cartusienne donnerait uneliste d’au moins huit cents auteurs et cette liste resterait encoreau-dessous de la vérité. « Il y a de nos Pères, disait avec candeurun ancien chartreux, qui font d’excellents escripts qui pourroyentbeaucoup servir au public, et néanmoins, toute la production qu’ilsleur procurent, c’est d’en allumer leur feu, quand il fait froid,après matines, eschauffant leurs corps de ce qui a embrasé leursesprits. »

Ce qui toucha le plus Marchenoir ce fut la vue d’une de cesnombreuses cellules exactement identiques, où le chartreux, encoreplus solitaire que cénobite, passe la plus grande partie de sa vie.Il se recueillit quelques instants comme il put, dans cetteencognure de paix, dans cette solitude au milieu de la solitude, etenjoignit, par un geste, à son conducteur, de s’abstenir de toutedescription, — considérant sans doute l’inanité parfaite de toutlangage, en présence de ce dépouillement idéal et intérieur, qui nepeut être senti que dans le fond de l’âme, non d’un curieux ou d’unlettré, mais d’un chrétien sans détours que le Seigneur Jésusincline doucement à ses adorables pieds.

Pour les étalons errants d’une Fantaisie toujours attelée, cetteuniformité est toute pleine d’ennui et doit paraître une platitudeque, par condescendance ils voudront bien appeler divine. Il n’y apas lieu d’espérer qu’ils en puissent être autrement édifiés. MaisMarchenoir y découvrait, au contraire, une source clarifiée depoésie, infiniment supérieure à la noire incantation de sesdésespoirs. Par-dessous cette Règle si dure en apparence et sifroide, par derrière cet isolateur infranchissable, éclataient,pour lui, les magnificences de la vie cachée en Dieu. Vieperpétuellement transportée, d’une joie surabondante, d’une ivressecéleste, d’une paix inexprimable, d’une variété infinie !

Ces affranchis reçoivent à plein coeur, dans le silence detoutes les affections terrestres, la plénitude de grâcescorrespondante à la plénitude de leur liberté. Le Père céleste leurrompt lui-même le pain quotidien de la félicité surnaturelle, dansl’exacte proportion de leur détachement de toutes les autresfélicités, et c’est de bouche à oreille que l’Esprit leurcommunique les révélations du grand amour. La Vie mystique est ici,de plain-pied avec l’autre vie, et ces blanches âmes passent del’une dans l’autre, tour à tour, comme de fidèles et diligentesménagères dans les divers appartements d’un maître adoré.

L’esprit de la Chartreuse est contemporain des Catacombes, et laChartreuse est, elle-même, la grande catacombe moderne, plusenfouie et plus cachée que celles des martyrs. Mais c’est unecatacombe dans les cieux !… Au loin, roulent les chars destriomphateurs du monde et le tumulte insensé des acclamationspopulaires ; les nations affolées courent comme les fleuvessous les arches colossales du pont aux ânes de la Désobéissanceuniverselle, et tous ces bruits éclatants de la gloire humaine,toutes ces fanfares de la bagatelle victorieuse, s’évanouissant ets’abolissant à travers les épaisseurs de ce sol qui doit toutengloutir demain, arrivent aux oreilles de ces contemplateurs de laVie, comme une imperceptible trépidation de la terre dans lesilence de ses profondeurs.

– Voyez, disait le père à Marchenoir, en le reconduisant dans sachambre, voyez ce que fait un marchand qui a des comptes à dresser,où il y va de tout son bien et de toute sa fortune. Il s’enfermedans son cabinet sans consentir à recevoir de visite de personne.Il dit qu’on lui rompt la tête si quelqu’un de sa famille approchepour lui parler de quelque autre affaire… Nous sommes des marchandsentre les mains de qui Dieu a mis ses biens pour en faire un bonnégoce. Il nous en donne la qualité et l’office quand il dit dansl’Évangile : Négociez en attendant que je sois de retour. Et ilnous marque, d’une façon terrible, dans la parabole des talents, leprofit qu’il veut que nous en retirions, le compte que nous lui endevons rendre et la punition qui doit servir de châtiment auserviteur, s’il ne trouve pas ses comptes en bon état. Si donc, cemarchand, pour dresser un compte où il ne s’agit que d’un bienpérissable, se rend volontiers solitaire et ne fait point état desconversations, combien devons-nous estimer la solitude qui nous estbeaucoup plus nécessaire pour tenir toujours prêts ceux de notreâme où il s’agit de notre salut éternel ?

Marchenoir, silencieux, écoutait cette paraphrase et s’imaginaitentendre sous le tiers-point de ce vieux cloître, qui en auraitgardé l’écho, la voix centenaire, infiniment éloignée et presqueéteinte, d’un de ces humbles d’autrefois couchés à deux pas de là,dans le cimetière !

Chapitre 8

 

Précisément, le soir même, il fut averti que le lendemain, aprèsla messe, on devait enterrer un frère, mort la veille, dont lepanégyrique, imperceptiblement murmuré, avait glissé jusqu’à lui,comme un frisson, le long des murs de cette demeure imperturbable,où tout est silence, jusqu’à la joie de mourir. Nul spectacle nepouvait attirer plus fort un personnage aussi fréquenté de visionsfunèbres, — sorte de carrefour humain, toujours ténébreux, où sefaisaient des conciliabules de fantômes dans le perpétuel minuittragique du souvenir.

Ce qui l’avait souvent exaspéré, cet acolyte passionné de tousles deuils, c’est l’absence, ordinairement absolue, de prières, surles cercueils, dans les enterrements soient religieux, les plussomptueusement exécutés. Les fleurs abondent et même les larmes,mais l’effrayant épisode surnaturel de la comparution devant leJuge et l’incertitude plus glaçante encore d’une Sentenceinéluctable, – combien peu s’en souviennent ou sont capables d’ypenser !

On se groupe avec des airs dolents, on s’informe exactement del’âge du défunt et on s’assure avec une bienveillance polie, qu’illaisse après lui, en même temps que le parfum de ses vertus, desconsolations suffisantes à ceux qui « viennent d’avoir la douleur dele perdre ». Si cet émigrant vers le pourrissoir a tripotaillé avecsuccès, on voit s’empresser à travers la foule, comme des acarusdans une toison, quelques preneurs de notes envoyés par les grandsjournaux, – rapides chacals attirés par l’odeur de mort. Si lamaladie a été longue et douloureuse, on se montre plus accommodantque la Sacrée Congrégation des Rites et on le béatifie volontiers,en déclarant « qu’il est bien heureux, maintenant et qu’il nesouffre plus ».

Pendant ce temps, la terrible Liturgie gronde et pleure sansécho. C’est son affaire de parler au Juge, cela rentre dans lesfrais qui grèvent, hélas ! toute succession, et le banalconvoi s’éloigne bientôt, — Dieu merci ! – avec certitude,dans un brouillard d’immortels regrets.

A la Chartreuse, quelle différence ! De quoi pourraients’informer ces muets d’amour qui ne parlent que pour louer leSeigneur et qui n’ont jamais eu la pensée de juger leursfrères ? Ils savent que le compagnon de leur solitude estmaintenant une âme devant Dieu et ils savent aussi, mieux quepersonne, ce que c’est qu’une âme et ce que c’est que d’être devantDieu !

Une simple croix de bois, sans aucune inscription, garde latombe des chartreux. On donne, par exception, une croix de pierreaux Supérieurs Généraux. C’est une marque de respect usitée dès lespremiers temps de l’Ordre. Marchenoir, ignorant encore laprodigieuse longévité des chartreux, s’étonna de voir leurcimetière occuper un espace si peu considérable. Il paraît que lesvictimes de la Ribote sont mille fois plus nombreuses que celles dela Pénitence, et qu’une Règle austère est la plus sûre deshygiènes. Il en eut la preuve en apprenant qu’un registre des décèsde la Grande-Chartreuse serait presque une liste de centenaires. Onvoit de ces interminables religieux qui ont plus de soixante et dixans de profession et il n’est pas rare qu’un solitaire ne meurequ’après cinquante ans de Chartreuse.

En ce moment, d’ailleurs, Marchenoir ne pensait guère à demanderl’âge de celui qu’il vit mettre en terre, et personne, peut-être,n’eût été capable de le renseigner avec précision. Pour ces âmespenchées sur l’abîme, la vie représente un certain poids de mériteet voilà tout. Au point de vue absolu « le Temps ne fait rien àl’affaire » de l’Éternité. L’essentiel, c’est d’être confirmé engrâce, au bout d’un siècle ou au bout d’un jour.

Mais on peut souhaiter de telles funérailles aux plus fiersilotes de la passion ou de la gloire. Excepté le Pape, aucunchrétien n’a autant de prières à sa mort que le plus ignoré et ledernier des chartreux, et quelles prières ! Marchenoir futprofondément saisi de ce simple fait, assez peu connu, que lechartreux est enterré, comme sur un champ de bataille, sans bièreni linceul. Il est enseveli dans le pauvre habit blanc de son Ordredont la couleur correspond symboliquement à la Résurrection deNotre-Seigneur, comme la couleur noire de l’Ordre bénédictin figurele saint mystère de sa Mort. Il est ainsi restitué à la poussière,pendant que ses frères assemblés pleurent et prient sur sadépouille.

Une dizaine de mois auparavant, Marchenoir avait vu Parisenterrer un homme fameux qui avait déclaré la guerre à tous lesreligieux de la France et qui devait exterminer le christianisme encombat singulier. Ce personnage, parti de bas, n’avait presque paseu besoin de s’élever pour que ses pieds de cyclope révolutionnairefussent exactement au niveau de la plupart des têtescontemporaines

Pendant plus de dix ans, Léon Gambetta, continuant les jeux desa charmante enfance, put se maintenir à califourchon sur lesépaules de la Fille aînée de l’Église, qui reçut ainsi le salairede ses apostasies et qui but la honte des hontes, — en attendant ladernière ivresse qui sera vraisemblablement « ce que l’oeil n’apoint vu, ce que l’oreille n’a point entendu et ce que le coeur del’homme ne saurait comprendre », en sens inverse de ce que Dieuréserve à ceux qui l’aiment. C’est pourquoi Paris lui a fait lesobsèques d’un roi. Jamais, peut-être, dans aucun pays d’Occident,un faste plus énorme n’avait été déployé sur les restes pitoyablesd’aucun homme…

Marchenoir se souvenait des trois cent mille têtes de bétailhumain, accompagnant à sa demeure souterraine le Xerxès putrescentde la majorité, pendant que roulaient les chars de parade et lesinnombrables discours funèbres, et il compara ce mensonged’enfouisseurs à l’enterrement véridique de ce chartreux inconnu,dans l’humble cimetière comblé de neige où cinquante frères enlarmes demandaient à Dieu de le ressusciter pour la vieéternelle.

Ce dernier spectacle lui parut plus grand que l’autre et lescanonnades prostituées de l’inhumation du dictateur lui firentl’effet d’un bruit étrangement stupide et mesquin, auprès del’intelligente et grandiose clameur religieuse de ces âmesvoyantes, qui se savent les héritières de la magnificence deSalomon, en face de la misère des sépulcres, et qui portent bienmoins le deuil de la mort que le deuil de la vieterrestre !

Il est vrai que les funérailles de Gambetta furent, elles mêmes,une bien piètre solennité en comparaison de l’apothéose de VictorHugo, que Marchenoir était appelé à contempler, deux ans plustard.

Cette fois, ce ne fut plus seulement Paris, ni même la France,ce fut le globe entier, semble-t-il, qui se rua sur la pistesuprême du Cosmopolite décédé. Le monde moderne, las du Dieuvivant, s’agenouille de plus en plus devant les charognes et nousgravitons vers de telles idolâtries funèbres que, bientôt, lesnouveau-nés s’en iront vagir dans le rentrant des sépulcres fameuxoù blanchira, désormais, le lait de leurs mères. Le patriotismeaura tant d’illustres pourritures à déplorer que ce ne sera presqueplus la peine de déménager des nécropoles. Ce sera comme un nouveauculte national, sagement tempéré par le dépotoir final où seronttransférés sans pavois, – pour faire place à d’autres, – lescarcasses de libérateurs et les résidus d’apôtres, au fur et àmesure de leur successive dépopularisation.

Lorsque Marat eut achevé son ignoble existence, « on le compara,dit Chateaubriand, au divin auteur de l’Évangile. On lui dédiacette prière : Coeur de Jésus, Coeur de Marat ! ô sacré Coeurde Jésus, ô sacré Coeur de Marat ! Ce coeur de Marat eut pourciboire une pyxide précieuse du garde-meuble. On visitait dans uncénotaphe de gazon, élevé sur la place du Carrousel, le buste, labaignoire, la lampe et l’écritoire de la divinité. Puis, le venttourna. L’immondice, versée de l’urne d’agate dans un autre vase,fut vidée à l’égout ».

La poésie moderne, devenue l’amie de la canaille, devait finircomme L’Ami du Peuple. Madame se meurt, Madame est morte, Madameest ensevelie, non dans la pourpre ni dans l’azur fleurdelisé desmonarchies, mais dans la défroque vermineuse du populo souverain,et voici de bien affreux croque-morts pour la porter en terre.Toute la crapule de l’univers, en personne ou représentée, défilantpendant six heures, de l’Arc-de-Triomphe au Panthéon !

Il eût été si facile, pourtant, et si simple de faire la levéede ce cadavre à coups de soulier, de le lier par les pieds avec descâbles de trois kilomètres et d’y atteler dix mille hommes, quil’eussent traîné dans Paris, en chantant La Marseillaise ouDerrière l’Omnibus, jusqu’à ce que chaque pavé, chaque saillie detrottoir, chaque balustre d’urinoir public eût hérité de sonlambeau, pour le régal des cochons errants !

L’horreur matérielle de cette expiation posthume aurait eu poureffet, du moins, d’émouvoir la pitié du monde. Un immense choeur desanglots eût brisé, pour quelques jours, la vieille poitrine del’humanité. Une absolution de vraies larmes fût tombée des yeux desinnocentes et des yeux des prostituées, sur l’impénitent Proxénètede l’Idéal, et jusqu’aux âmes les plus courroucées lui eussent faitun meilleur Panthéon de leur éternel oubli !

On a préféré traîner cette dépouille dans le cloaque d’uneapothéose démocratique. Profanation mille fois plus certaine, parcequ’elle s’est accomplie sur le cadavre intellectuel, et qu’elle estsans espérance de repentir !

L’auteur des Misérables ayant absurdement promulgué l’égalité duBras et de la Pensée, le Bras imbécile a voulu tout seul manifestersa reconnaissance et l’âme flottante du poète a dû s’envoler, engémissant, hors de portée de cet hommage.

Les bataillons scolaires, les amis de l’A. B. C. de Marseille,la chambre syndicale des hôteliers logeurs, les francs-tireurs desBatignolles, la Libre Pensée de Charenton. le Grelot de Bercy, laFraternité de Vaucresson, le choral des Allobroges et l’Espérancede Javel ; les chefs des rayons du Printemps, les contrôleursde l’Eden-Théâtre, les orphéonistes de Nogent-sur-Vermisson et lacorporation des clercs d’huissier ; les cuisiniers, lesherboristes, les fleuristes, les fumistes, les dentistes, lesemballeurs, les plombiers, les brossiers et « tout le commerce desos de Paris » : tels furent, avec deux cents autres groupes nonmoins abjects, les convoyeurs au gâteau de Savoie de ce mendianttrop exaucé de la plus anti-littéraire popularité.

Victor Hugo était parvenu à tellement déshonorer la poésie qu’ila fallu que la France inventât de se déshonorer elle-même un peuplus qu’avant, pour se mettre en état de lui conditionner undernier adieu qui fît éclater, comme il convenait, – enl’indépassable ignominie d’une solennité de dégoûtation, – lacomplicité de leur avilissement.

Ce monument, dont lui-même dénonce le ridicule il y a cinquanteans, pouvait, sans doute, convenir à Dieu qui s’en contentait ensilence, puisque le ridicule des hommes est la pourpre même del’interminable Passion du Roi conspué ; mais le plus grandpoète du monde, – à supposer que Victor Hugo méritât ce titre, – nepeut absolument pas s’accommoder de cette coupole, bien moinsrespirable pour sa gloire que le tabernacle en sapin du plus humblede tous les tombeaux…

De toute cette exultation du goujatisme contemporain lesChartreux n’ont probablement rien su. Le déloge des journaux n’apas encore escaladé leur solitude. Ils continuent de prier pour lestrès humbles et les très glorieux, pour les poètes qui seprostituent et pour les imbéciles qui lancent l’ordure au visagemélancolique de la Poésie et, quand ils meurent à leur tour, c’estassez, pour les inonder de joie, d’espérer que les anges invisiblesplaneront sur l’étroite fosse où on les enterre sanscercueil !

Chapitre 9

 

Marchenoir sentit bientôt la nécessité de travailler. Il n’étaitpas homme à rester longtemps vautré sur une pensée de douleur,quelque atrocement exquise qu’elle lui parût. Il méprisait lesSardanapales et leurs bûchers et il se serait défendu, avec desmoignons pleuvant le sang, jusque sur l’arête la plus coupante dudernier mur de son palais de cristal. Combinaison surprenante durêveur et de l’homme d’action, on l’avait toujours vu bondir dufond de ses accablements et il se déchirait lui-même, du fumier deses dégoûts, aussitôt qu’il commençait à se sentir bon àpaître.

Les deux seuls livres qu’il eût encore publiés : une Vie desainte Radegonde et un volume de critique intitulé Les Impuissants,il les avait écrits sur un pal rougi au feu, en plein milieu duradeau de la Méduse, sans espérance de rencontrer un éditeur qui lerecueillît, avec la crainte continuelle de devenir enragé.

Le premier et le plus important de ces deux ouvrages avait été,sans comparaison, le plus immense insuccès de l’époque. Pavoisée ducatholicisme le plus écarlate, cette éloquente restitution de lasociété Mérovingienne s’était vu, dès son apparition, envelopper etemmailloter, avec une attention infinie, par les catholiqueseux-mêmes, dans les bandelettes multipliées du silence le pluségyptien.

C’était pourtant une chose réellement grande, ce récithagiographique, tel qu’il l’avait conçu et exécuté ! Un tellivre, si la presse eût daigné seulement l’annoncer, était,peut-être, de force à déterminer un courant historique, – à l’heurefavorable où Michelet, le vieil évocateur sans conscience dequelques images du passé, laissait, en mourant, le champ libre auxcultivateurs du chiendent de l’histoire exclusivement documentaire.Car on ne voit plus que cela, depuis la mort de ce sorcier : desidolâtres du document, en histoire aussi bien qu’en littérature etdans tous les genres de spéculation, – même en amour, où le sadismea entrepris, dernièrement, de documenter le libertinage. C’est lapente moderne attestée par le renflement scientifique de la plusturgescente vanité universelle.

Marchenoir, esprit intuitif et d’aperception lointaine, parconséquent toujours aspiré en deçà ou au-delà de son temps, nepouvait avoir qu’un absolu mépris pour cette sciure d’histoireapportée, chaque jour, par les médiocres ébénistes de l’École desChartes, au panier de la guillotine historique où sont décapitésles grands concepts de la Tradition. Il avait donc entrepris deprotester contre cette réduction en poussière de tout le passé parla résurrection intégrale d’une société aussi défunte que lessociétés antiques et dont les débris physiques, transformés millefois depuis dix siècles, ont pu servir à toutes les vérificationsgéologiques ou potagères du néant de l’homme.

Dans cette Légende d’or de l’histoire de France qu’ils’imaginait toujours entendre chuchoter à son-oreille, comme ungrand conte plein de prodiges, et qui lui semblait la plussynthétiquement étrange, la plus centralement mystérieuse de toutesles histoires, – rien ne l’avait autant fasciné que cette énorme,terrible et enfantine épopée des temps Mérovingiens. La Francepréludait, alors, à l’apostolat des monarchies occidentales. Lesévêques étaient des saints, dans la main desquels la Gentilitébarbare s’assouplissait lentement, comme une cire vierge, pourformer, avec la masse hétérogène du monde gallo-romain, les rayonsmystiques de la ruche de Jésus-Christ. Du milieu de ce chaos depeuples vagissants, au-dessus desquels planait l’Esprit duSeigneur, on vit s’élever, à travers le brouillard tragique desprolégomènes du Moyen Age, une candide rangée de cierges humainsdont les flammes, dardées au ciel, commencèrent, au sixième siècle,la grande illumination du catholicisme dans l’Occident.

Marchenoir avait choisi sainte Radegonde, un de ces luminairestranquilles et, peut-être, le plus suave de tous. A la clarté decette faible lampe non encore éteinte, il avait cherché les âmesdes anciens morts dans les cryptes les moins explorées de ces trèsvieux âges. A force d’amoureuse volonté et à force d’art, il lesavait tirées à la lumière et leur avait donné les couleurs d’unerecommençante vie.

 

Le plus difficile effort que puisse tenter un moderne ; latransmutation en avenir de tout le passé intermédiaire, il l’avaitaccompli, autant que de tels miracles soient opérables à l’esprithumain toujours opprimé d’images présentes, et il était arrivé àune sorte de vision hypnotique de son sujet, qui valait presque lavision contemporaine et sensible. Cette oeuvre, positivementunique, dégageait une si nette sensation de recul que le houlementocéanique de trente générations postérieures devenait uneconjecture, un thème d’horoscope, une dubitable rêverie de quelquenaïf moine gaulois que la rafale de conquête aurait poussé sur unefalaise de désespérée vaticination.

 

Les figures angéliques ou atroces de ce siècle, Chilpéric, lemonarque aux finesses de mastodonte, et sa venimeuse femelle,Frédégonde, la Jézabel d’abattoir ; le chenil grondant desleudes ; les évêques aux impuissantes mains miraculeuses,Germain de Paris, Grégoire de Tours, Prétextat de Rouen, Médard deNoyon ; quelques pâles troènes poussés, à la grâce de Dieu,dans les cassures, les Galswinthe, les Agnès, les Radegonde, typesrudimentaires de la toute-puissante dame des tempschevaleresques ; enfin l’ultime chalumeau virgilien, l’aphonepoète Venantius Fortunatus ; — tous ces trépassésarchiséculaires, Marchenoir les avait évoqués si souverainementqu’on croyait les voir et les entendre, dans l’air sonore d’unecristalline matinée d’hiver.

 

Et ce n’est pas tout encore. Il y avait la fresque desconcomitantes aventures de l’univers, peintes dans l’ombre ou dansla pénombre, mais à leur plan rigoureux, pour l’horizonnement de cevaste drame : Justinien et Bélisaire et toute la gloire de boue duBas-Empire ; les Goths et les Lombards piétinant le fumierromain en Italie et en Espagne, et la précaire papauté de ce mondeen ruines ; puis, au loin, du côté de l’Asie, l’immense rumeurfauve du réservoir barbare, que chaque oscillation de la planètefaisait couler un peu plus du côté de la malheureuse Europe, sansparvenir à l’épuiser, jusqu’à Gengis-Khan, qui retourna, d’un seulcoup, sur la civilisation occidentale, cette cuvette de cinquantepeuples !

 

Pour ce livre de trois cents pages, à peine, qui lui avait coûtétrois ans, Marchenoir s’était fait savant. Il s’était documentéjusqu’à la racine des cheveux. Mais il pensait que le document est,comme le vin, et, en général, comme toutes les choses qui soûlent,aussi sot maître qu’intelligent serviteur. Il en avait souventconstaté le mutisme et l’infidélité. En conséquence, il l’avaitutilisé avec une hauteur pleine de défiance, le rejetant avecdégoût quand il violait, en bégayant, l’intégrité d’une conceptiongénérale que l’expérience lui avait démontrée plus sûre ; —méthode de travail qu’un pète-sec à tête vipérine de La Revue dessciences historiques avait fort blâmée et qui l’eût fait conspuerde toute la critique contemporaine, si cet attelage châtré dutape-cul de M. Renan était idoine à répercuter unchef-d’oeuvre.

 

D’ailleurs, la nature hagiographique de son sujet ne pouvaitguère attirer à son livre que des lecteurs catholiques ou desadmirations religieuses. Or, le rédacteur en chef de la plusconsidérable feuille catholique de Paris ayant lui-même publiéautrefois, sur les saintes mérovingiennes, une inerme brochuretombée presque aussitôt dans le plus vertical oubli, il devait à sapropre gloire de ne pas accorder le moindre secours de publicité àce téméraire nouveau venu qui pouvait devenir un supplantateur. Ilest vrai qu’à défaut de cette excellente raison d’État littéraire,le mépris infini des catholiques pour toute oeuvre d’art eûtabondamment suffi. Bref, ce crevant de misère fût absolument privéde tout moyen d’informer le public de l’existence de son livre etles sages conclurent, comme toujours, du néant de la réclame aunéant de l’oeuvre.

 

Le fait est que, pour des haïsseurs aussi résolus de la beautélittéraire, Marchenoir était une occasion peu commune. C’était unlépreux de magnificence. Toutes les maladies dégoûtantes oumonstrueuses qui peuvent justifier, analogiquement, l’horreur deschrétiens actuels pour un malheureux artiste : la gale, la teigne,la syphilis, le lupus, la plique, le pian, l’éléphantiasis, il lesaccumulait, à leurs yeux, dans sa forme d’écrivain.

 

Ce fut surtout dans son second livre, Les Impuissants, que cetteflore éclata. Le scandale fut si grand qu’il lui valut undemi-succès. L’auteur commençait à être connu et l’apparition de cerecueil satirique, déjà publié en articles hebdomadaires, dans unpetit journal où ils avaient été fort remarqués, démasqua, d’uncoup, le polémiste formidable, caché jusqu’alors, pour beaucoup degens, sous le contemplatif dédaigné, et qu’une dévorante soif dejustice contraignait enfin à sortir. Il y eut une petite clameur dehuit jours et tel fut le quartier de gloire que Paris voulut bienjeter à cet artiste qui s’exterminait depuis des années. Mais celivre fut une révélation pour Marchenoir lui-même qui ne seconnaissait pas cette sonorité de gong quand l’indignation lefaisait vibrer.

 

Par l’effet d’une loi spirituelle bien déconcertante, il setrouva que la forme littéraire de cet enthousiaste était surtoutconsanguine de celle de Rabelais. Ce style en débâcle etinnavigable qui avait toujours l’air de tomber d’une alpe, roulaitn’importe quoi dans sa fureur. C’étaient des bondissementsd’épithètes, des cris à l’escalade, des imprécations sauvages, desordures, des sanglots ou des prières. Quand il tombait des ungouffre, c’était pour ressauter jusqu’au ciel. Le mot, quel qu’ilfût, ignoble ou sublime, il s’en emparait comme d’une proie et enfaisait à l’instant`un projectile, un brûlot, un engin quelconquepour dévaster ou pour massacrer. Puis, tout à coup, il redevenait,un moment, la nappe tranquille que la douce Radegonde avait azuréede ses regards.

 

Quelques-uns expliquaient cela par un abject charlatanisme, à lafaçon du Père Duchesne. D’autres, plus venimeux, mais non pas plusbêtes, insinuaient la croyance à une sorte de chantage constipé,furieux de ne jamais aboutir. Personne, parmi les distributeurs deviande pourrie du journalisme, n’avait eu l’équité ou laclairvoyance de discerner l’exceptionnelle sincérité d’une âmeardente, comprimée, jusqu’à l’explosion, par toutes lesintolérables rengaines de la médiocrité ou de l’injustice.

Chapitre 10

 

Maintenant, il se retournait décidément vers l’histoire. Elleavait été sa plus grande ambition et son plus fervent amourintellectuel. Depuis son enfance, il avait cette impression d’êtrebeaucoup plus le contemporain des Croisades ou de l’Exode que de laracaille démocratique. Son admirable étude mérovingienne attestaitsuffisamment l’anachronisme de sa pensée. Mais il n’avait aucundésir de recommencer ce genre d’effort. Une monographie d’homme oumême de peuple, quelque dilatée qu’il l’imaginât, ne lui suffisaitplus. Il refusait de se cantonner à nouveau dans un coin de siècle.Il voulait, désormais, envelopper, d’une seule étreinte, l’histoiredu monde.

Ainsi qu’il l’avait confié à son ami, il rêvait d’être leChampollion des événements historiques envisagés comme leshiéroglyphes divins d’une révélation par les symboles,corroborative de l’autre Révélation. C’eût été toute une sciencenouvelle, singulièrement audacieuse et que le génie seul pouvaitsauver du ridicule. Le pauvre Leverdier en avait tremblé dans sapeau dès la première ouverture, puis les volutations oratoires deson prophète l’avaient insensiblement enroulé à cette conceptionqu’il avait fini par juger sublime. Il est, du moins, incontestableque certaines inductions dont cet éblouissant démonstrateurétançonnait son système le faisaient paraître tout à faitprobable.

Il en avait pris l’idée première dans ces études exégétiques quifurent, par une singularité peut-être inouïe, le point de départ desa vie intellectuelle, aussitôt après sa conversion. Appuyé surl’affirmation souveraine de saint Paul : que nous voyons tout « enénigmes », cet esprit absolu avait fermement conclu du symbolisme del’Écriture au symbolisme universel, et il était arrivé à sepersuader que tous les actes humains, de quelque nature qu’ilssoient, concourent à la syntaxe infinie d’un livre insoupçonné etplein de mystères, qu’on pourrait nommer les Paralipomènes del’Évangile. De ce point de vue — fort différent de celui deBossuet, par exemple, qui pensait, au mépris de saint Paul, quetout est éclairci, — l’histoire universelle lui apparaissait commeun texte homogène, extrêmement lié, vertébré, ossaturé,dialectiqué, mais parfaitement enveloppé et qu’il s’agissait detranscrire en une grammaire d’un possible accès.

Il en avait conçu l’espérance et ne vivait plus que pour ceprojet, devenu le centre d’innervation de ses pensées. Peu luiimportait qu’on le jugeât extravagant ou ridicule. Depuislongtemps, il avait pris son parti de ne jamais plaire et nes’embarrassait guère de l’hostilité même, dont les effets immédiatsne peuvent jamais atteindre, après tout, bien facilement, un hommeque sa plume, sa langue et ses muscles rendent égalementredoutable.

Ah ! sans doute, les ennemis assez nombreux qu’il s’étaitattirés déjà dans la presse avaient la ressource ordinaire de luifermer généreusement tous les débouchés et, par conséquent, depriver d’argent un écrivain pauvre que son talent aurait dûnourrir. C’était là le danger médiat et nullement méprisable. Mais,que faire ? Il se sentait traîner par les cheveux dans sadouloureuse voie et, ne le voulût-il pas, il lui fallait courir sondestin. Proférer, s’il était possible, une grande parole, et mourirensuite sous les soufflets et les crachats de l’univers ! — Ala grâce de Dieu ! disait-il souvent. C’est le mot de beaucoupde téméraires, mais, dans sa bouche, il avait une significationtrès haute et quasi sainte.

Retiré dans sa chambre de la Chartreuse, il raidissait ses deuxbras contre sa propre douleur, ancienne ou récente, pour écarterl’importunité d’une sollicitude Étrangère au travail de parturitionde son esprit.

— Le Symbolisme de l’histoire, pensait-il, vérité certaine,mille fois évidente à mes yeux, mais combien difficile à démontreracceptable ! S’il s’agissait d’expliquer, pièce à pièce, lesymbolisme du corps humain ou le symbolisme végétal, cette besogne,souvent entreprise déjà par des mystiques ou des philosophes,n’étonnerait pas trop encore. Il y aurait des chances pour fairerouler quelques idées sur ce rail connu, à condition, toutefois,qu’elles ne parussent pas trop originalement défrayées. Mais, ici,je vais me cogner, tout de suite, au front de taureau d’une Libertéombrageuse, impénétrable, totalement incomprise de la multitude quil’adore et mal définie des docteurs chrétiens qu’elle épouvante. Jesuis en partance, comme Colomb, pour l’exploration de la Merténébreuse, avec la certitude de l’existence d’un monde à découvriret la crainte de révolter, à moitié chemin, cinquante passionsimbéciles. L’histoire fragmentaire, telle que je la vois partout,est un miroir pour l’orgueil stupide de cette liberté qui sefélicite sans relâche d’avoir fait ce qu’elle a voulu, — jamaisautre chose, — et la synthèse absolue, dont j’ai le dessein,confisque, du premier coup, cet objet de toilette, pour contraindrela vieille jouisseuse à se contempler dans le très humble ruisseaud’égout qui est sa patrie. Certes, je me passerais biend’applaudissements et je n’en ai jamais cherché, mais encorefaut-il que je sois intelligible, que je ne terrifie pas tous leséditeurs sans exception, que je sois débitable, au moins autantqu’un amer nouvellement importé, sur le zinc en coeur de chêne deleurs comptoirs. La métaphysique religieuse n’est plus admissibleaujourd’hui, qu’à la condition d’être apéritive et de précéder unrégal d’ordures. « Vous écrivez pour des hommes et non pas pour desesprits angéliques », me disait ce père. Dois-je essayer de meremplir de la prose de cet avis ? Hélas ! J’y gagneraispeut-être un morceau de pain !

L’irrefréné Marchenoir sentait, néanmoins, qu’il se flattaitd’une humilité impossible. Dégager de l’histoire universelle unensemble symbolique, c’est-à-dire prouver que l’histoire signifiequelque chose, qu’elle a son architecture et qu’elle se développeavec docilité sur les antérieures données d’un plan infaillible,c’était une opération qui exigeait l’holocauste préalable du LibreArbitre, tel, du moins, que la raison moderne peut le concevoir. Iln’y avait pas à sortir de là. Il était condamné à l’incertaineexpérience de gifler son siècle pour obtenir d’en être écouté et,justement, l’énormité d’un pareil défi avait pour lui le ragoûtd’une tentation de volupté. Sa nature de condottière l’emportabientôt et il finit par se fixer à la plus imprudente desrésolutions, s’interdisant jusqu’à la ressource d’appliquer aprèscoup et sous forme d’introduction, à son futur livre, les lâchesémollients d’une apologie. Peut-être, aussi, avait-il raison decompter sur l’exaspération même de sa pensée et de sa forme, surl’excès inouï d’audace où il prévoyait bien que son sujet allaitl’entraîner, pour espérer un succès de scandale ou d’étonnement,qui serait, au moins, un simulacre de cette justice que la verminecontemporaine n’accorde pas à la supériorité de l’esprit.

D’ailleurs, l’apparente sagesse d’aucun conseil ne prévaudrajamais contre ces torrentielles natures que le bâillement soudainde la plus large gueule d’abîme n’arrêterait pas. Ce que lesprudents appellent du nom de témérité, ne serait-ce pas plutôt, enelles, une obéissance héroïque à quelque propulsion supérieure,dont ces martyrs auraient, d’avance, accepté les agonies ?Quand une grande chose était notifiée, la poitrine de Marchenoirs’ouvrait comme un triptyque. et ce qu’on voyait apparaître,c’était son coeur ruisselant de sang, entre une image de prière etune image d’extermination !

Chapitre 11

 

Puisqu’il voulait que l’histoire fût un cryptogramme, ils’agissait de lire les lignes et d’en pénétrer les combinaisons.Or, les signes se déroulaient pendant six mille ans, à partir dupremier homme, du haut en bas de la pyramide prodigieusement évaséedu genre humain. Leurs combinaisons étaient innombrables comme lapoussière, compliquées à l’infini, tramées, tressées, imbriquées,repliées les unes dans les autres, entrelacées et embrouillées àtoutes les profondeurs.

Toutes les mains de la nuit avaient tissé ce chaos. Les troisConcupiscences, comme des fileuses infatigables, avaient fournil’écheveau, et les sept Péchés l’avaient dévidé, ventre à terre,dans tous les sens, autour de toutes les générations, à traversl’inextricable tourbillon des épisodes. L’Amour, la Mort, laDouleur, l’Oubli avaient mis en commun leurs paraboles pour unéternel négoce d’errata, où chacun d’eux tirait à lui toutes lesténèbres.

De temps en temps, un excellent historien se présentait pourcontrôler les balances et sa tête gélatineuse se liquéfiait dansles plateaux. L’Hypothèse disait à la Conjecture : Nous allons nousamuser ! et elles se faisaient caresser l’une et l’autre, parun vieux Mensonge tout nu, sur le souple divan de la Critique.L’étonnante route de l’histoire était tout en carrefours, avec despoteaux en girouette, où des dates, peu certaines, indiquaient,dans la direction de quelques événements carrossables, de toutpetits sentiers inexistants, pour aboutir à d’impossiblesvérifications. L’érudition frétait des bibliothèques alexandrinespour le ravitaillement d’innombrables rongeurs à lunettes, dontl’office était de picorer des fétus dans l’énorme amas de crottindocumentaire fienté par de plus grands animaux, en s’interdisantreligieusement jusqu’à la velléité d’une conclusion. Si,d’aventure, l’un d’entre eux s’en avisait, c’était sous l’expressecondition d’insulter à quelque grande chose, en chatouillant de saplume le dessous des pieds de la sainte Canaille, enfin victorieuseet potentate rémunératrice des flagorneurs qu’elle a décrottée.Dieu sait, alors, les jolis travaux qui s’exécutaient et l’abjecteclairvoyance de ces calomniateurs d’ancêtres !

L’esprit de l’homme planant, – comme autrefois celui duSeigneur, – sur cet inexprimable désordre avait dit : – Il n’y en apas encore assez comme cela ! et il avait commandé que lesténèbres fussent, c’est-à-dire que la suie du passé, délayée dansl’encre de nos imprimeurs, devînt indélébile et croûtonnante sur lamosaïque providentielle. On en était venu à tellement effacer lesrudimentaires concepts que les faits les plus énormes, les pluscrevant l’oeil, désormais orphelins de leurs principes et veufs deleurs conséquences, retranchés de l’orbite, excommuniés de toutensemble, acéphales et eunuques, n’existaient plus dans lescervelles qu’à l’état fantastique de postérité du hasard. Et cetteignorance de toute loi était particulièrement attestée, en cesiècle, par la grandissante rage de philosopher sur l’histoire.Obscur témoignage d’une conscience irrémédiablement taillée enpièces et tressaillant, une dernière fois, sous le hachoir descharcutiers de l’intelligence !

Pour commencer, Marchenoir demandait le divorce du Hasard et dela Liberté, absurdement unis sous le régime de l’étripementréciproque. Il jugeait monstrueux cet accouplement qui avait parul’unique ressource de la Raison moderne, affligée du célibat de satrès chère fille universellement décriée pour son incontinence etle malpropre choix de ses concubins. C’était une imposture par tropforte de prétendre que quelque chose de réel fût jamais sorti d’unefaculté, déjà si précaire, prostituée à ce bâtard du néant, et ilambitionnait, – alors que les sociétés agonisantes mettent leursenfants en gage pour obtenir, en payant, qu’on les achèveelles-mêmes – d’affirmer, une bonne fois, avant que tout s’écroulâtet pour l’honneur de l’être pensant, l’irrépréhensible solidaritéde tout ce qui s’est accompli, dans tous les temps et dans tous leslieux, à la honte des artisans de poussière qui pensent exterminerl’unité de l’homme en raclant de vieux ossements !

A ses yeux, le mot Hasard était un intolérable blasphème qu’ils’étonnait toujours, malgré l’expérience de son mépris, derencontrer dans des bouches soi-disant chrétiennes. – Rien n’arrivesans Son ordre ou Sa permission, disait-il auxblasphémateurs ; il vous a créés, votre Hasard, et il s’estincarné pour vous racheter de son sang ! Est-ce bien là votrepensée ? Alors moi, catholique, je lui crache à la figure, àce rival de mon Christ, qui n’a pas même l’honneur d’exister, commeune idole, dans un simulacre où, du moins, s’attesteraitl’industrie d’un entrepreneur de divinités.

Il était évident pour lui qu’on ne pouvait pas être catholique,ni même se flatter d’une infinitésimale pincée de sentimentreligieux, si on ne donnait pas absolument tout à la Providence,et, dès lors l’idée d’un plan infaillible sautait à l’esprit. Acette hauteur, peu lui importaient les chicanes philosophiques, oumême théologiques, qu’on pouvait lui décocher au sujet du LibreArbitre, laissé sans ressources, par cette invasion d’absolu, dansle pâturage desséché du conditionnel.

– Quand la Providence prend tout, c’est pour se donnerelle-même. Consultez l’Amour, si vous ne comprenez pas, et allez audiable ! Telle était toute la controverse de ce styliteintellectuel qui ne descendit jamais de sa colonne.

Il avait, certes, bien assez du pénitentiel labeur qu’il s’étaitimposé, puisqu’il s’agissait de réduire à un tel raccourci deformules l’universalité des témoignages, qu’ils pussent tenir dansun rais de la pensée. Puisque c’est toujours Dieu qui opère, adnutum, sur toute la terre, il fallait, de toute nécessité, préjugerun acte unique, indéfiniment réfracté dans ses créatures. Qu’onemployât le mot de Paternité ou celui d’Amour, ou tout autrevocable suggestif, la méditation ramenait toujours cette simple vued’un seul GESTE infini, produit par un Etre absolu, et répercutédans l’innumérable diversité apparente des symboles.

En quelque point des temps que s’enfonçât la pointe du compas,que ce fût la prise de Jérusalem ou la Défénestration de Prague,l’angle avait beau s’ouvrir dans de giratoires investigations, cepoint quelconque devenait le centre de l’univers. Le passé etl’avenir irradiaient lumineusement de ce foyer et convergeaient, enfrémissant, vers cet ombilic. Une identité surnaturelle éclataitpartout à la fois. L’homme se dénonçait pour avoir toujours fait lamême chose, dans une circulaire translation de circonstancesperpétuellement analogues, et l’imperceptible atrocité d’unEzzelino ou d’un Halberstadt avait juste autant de force harmoniqueet salariait aussi sûrement l’esprit de synthèse que les colossalesredites du despotisme des Tibère, des Philippe II ou desNapoléon !

L’histoire, telle que la voyait Marchenoir, était d’un tissu sigaranti qu’on pouvait mettre au défi n’importe quel faussaire de ladémarquer dune manière plausible. Les caractères altérés, leslignes déviées de leur sens écorchaient l’oeil et criaient pourqu’on les réintégrât. Le texte symbolique mutilé seulement d’uniota, n’avait plus de sens et divulguait, de son mutisme soudain,la profanation. Ce que la Providence avait écrit dans la rédivivetradition des peuples, avec des pâtés de sang et des chaînes demontagnes de morts, elle l’avait écrit pour l’éternité, sans quenul grattoir ou acide sacrilège eût jamais été capable d’oblitérer,d’un solécisme durable, ce palimpseste de douleur !

Car, telle était sa cédule évocatoire, à ce magicien d’exégèse,qui voulait que tout comparût à la fois devant le tribunal de sonesprit : Toute chose terrestre est ordonnée pour la Douleur. Or,cette Douleur était, à ses yeux, le commencement comme elle étaitla fin. Elle n’était pas seulement le but, le comminatoire proposultérieur, elle était la logique même de ces Écrituresmystérieuses, dans lesquelles il supposait que la Volonté de Dieudevait être lue. La sentence terrible de la Genèse, à la départiede l’Eden, il l’appliquait, dans sa rigueur, à l’enfantementtoujours douloureux des moindres péripéties de l’oecuménique romande la terre.

Alors, sur cette planète maudite, condamnée à ne germiner quedes épines, s’accomplissait, en soixante siècles, pour la racedéchue, l’épouvantable dérision du Progrès, dans le renouveausempiternel des itératives préfigurations de la Catastrophe quidoit tout expliquer et tout consommer à la fin des fins.

Les anges devaient avoir eu peur et pitié de ce spectacle, surlequel on avait sujet de redouter que ne tombât jamais le rideaud’une pudeur divine ! Les générations humaines toujoursdévorées au banquet des forts, sur tous les continent où lesenfants de Nemrod avaient étendu leur nappe, et le Pauvre, dontc’est l’étonnant destin de représenter Dieu même, le pauvretoujours vaincu, bafoué, souffleté, violé, maudit, coupé enmorceaux, mais ne mourant pas, – roulé du pied, sous la table,comme une ordure, d’Asie en Afrique et de l’Europe sur le mondeentier, – sans qu’une seule heure lui fût accordée pour sedésaltérer à ses propres larmes et pour racler les croûtes de sonsang ! Cela, pour toute la durée des sociétés antiques,sculptées en formidable raccourci dans la gouliafrée du roiBalthasar.

Puis, l’avènement du parfait Pauvre, en qui se résumèrent lesabominations les plus exquises de la misère et qui fut Lui-même leBalthasar d’un festin de tortures, où furent conviées toutes lespuissances de souffrir. Rédemption à faire trembler qui transfigurala poétique de l’homme sans rénover son coeur, en dérision de cequi avait été annoncé.

Un second registre de formules fut simplement ouvert, et lagrande liesse des boucs et des vautours recommença. Dans lescontrées immenses inexplorées par le christianisme, la cuisine despasteurs de peuples ne changea pas, mais, dans la chrétienté, lepauvre fut quelquefois invité, charitablement, à se repaître desdéjections de la puissance, dont il était, lui-même, l’aliment. Lefardeau des faibles, désormais aggravé de spiritualisme, fitcraquer les os des neuf dixièmes de l’humanité.

Comme si l’apparition de la Croix avait affolé les nations,l’univers se confondit dans une prodigieuse bousculade. Surl’Empire romain tordu par la colique, goutteux des pieds, avarié ducoeur, et devenu chauve comme son premier César, des millions debrutes à gueule humaine déferlèrent. Les Goths, les Vandales, lesHuns et les Francs s’assirent, en ricanant, sur leurs boucliers, etse laissèrent glisser en avalanches, contre toutes les portes deRome qui creva sous la poussée. Le Danube, gonflé de sauvages, serépandit en inondation sur les latrines du Bas-Empire. Du côté del’Orient, le Chamelier Prophète, accroupi sur la bouse de sontroupeau, couvait déjà, dans son sein pouilleux, les sauterellesaffamées dont il allait remplir les deux tiers du monde connu. Onse battait, on s’éventrait, on se mangeait les entrailles, pendanthuit cents ans, de l’extrémité de la Perse aux rivages del’Atlantique. Enfin, la grande charpente féodale s’installait dansle gâchis des égorgements.

On crut que c’était l’étançon d’une Jérusalem quasi célestequ’on allait construire, et il se trouva que c’était encore unéchafaud. Même la Chevalerie, La plus noble chose que les hommesaient inventée, ne fut pas souvent miséricordieuse aux membressouffrants du Seigneur, qu’elle avait mission de protéger. Même lesCroisades, sans lesquelles le passé de l’Europe serait un peu moinsqu’un amas d’immondices, ne furent pas sans l’horrible traînée detoutes les purulences de l’animal responsable. Pourtant c’étaitl’adolescence au coeur brûlant, c’était le temps de l’amour et del’enthousiasme pour le christianisme ! Les Saints, il y en eutalors, comme aujourd’hui, une demi douzaine par chaque centmillions d’âmes médiocres ou abjectes, – à peu près, – et l’odieuxbétail qui les vénérait, après leur mort, fut quelquefois obligéd’emprunter de la boue et de la salive pour les conspuer à sonplaisir, quand il avait l’honneur de les tenir vivants sous sessales pieds.

Deux choses, à peine, paraissaient à Marchenoir mériter qu’onsurmontât la nausée de cette abominable contemplation :l’indéfectible prééminence de la Papauté et l’inaliénablesuzeraineté de la France. Rien n’avait pu prévaloir contre ces deuxprivilèges. Ni l’hostilité des temps, ni le négoce des Judas, ni lasurpassante indignité de certains titulaires, ni les révolutions,ni les défaites, ni les reniements, ni les inconscientesprofanations de la sacrilège bêtise !… Quand l’une ou l’autreavait menacé de s’éteindre, le monde avait paru en interdit. LaBulle Unam Sanctam, de Boniface VIII, la fameuse bulle des DeuxGlaives, n’avait plus de croyants, il est vrai, et la France étaitgouvernée par des goujats… N’importe ! quelques âmes savaientqu’il existe, en leur faveur, une prescription contre toutes lespoursuites revendicatoires du néant, et Marchenoir était une unitédans le petit nombre de ces âmes malheureuses, charriées sur unglaçon fondant, au milieu d’un océan de tiédeur, vers un tropiqued’imbécillité !

Mais, avant de sombrer, ce millénaire voulait assigner les Tempsmodernes, les plus iniques temps et les plus bêtes qui furentjamais, devant un Juge dont il pressentait la prochaine Venue,quoiqu’il ait l’air de dormir profondément depuis tant de siècles,et qu’il espérait, à force de clameurs désespérées, faire, unebonne fois, crouler de son ciel ! Ces clameurs, il les avaitramassées de partout, accumulées, amalgamées, coagulées en lui.Écolier sublime de ses propres tortures, il avait syncrétisé, enune algèbre à faire éclater les intelligences, l’universelletotalité des douleurs.

De cette forêt sortait, en rugissant, une Symbolique inconnuequ’il aurait pu nommer la symbolique des Larmes et qui allaitdevenir son langage pour parler à Dieu. C’était comme une rumeurinfinie de toutes les voix dolentes miraculeusement abréviative quiexpliquait, – par la nécessité d’une manière de rançon divine, -les interminables ajournements de la Justice et l’apparenteinefficacité de la Rédemption.

Voilà ce qu’il prétendait mettre sous les yeux de sescontemporains inattentifs, d’abord ; ensuite sous le clairregard de Celui dont il appelait l’avènement, comme un témoignageaccablant de la fangeuse apostasie d’une génération, qui serapeut-être la dernière avant le déluge, — si sa monstrueuseindifférence l’a faite émissaire pour assumer l’opprobre de sesaînées, moins abominables qu’elle, dont l’histoire écrite a silâchement balbutié l’inculpation !

Chapitre 12

 

Marchenoir écrivit une seule fois à Véronique, pour lui annoncerson retour. Par crainte ou par vertu, il s’en était abstenujusqu’alors, quoiqu’il en mourût de désir, se bornant à lamentionner avec une tendresse peu déguisée, dans chacune de sesépîtres au sempiternel Leverdier. Enfin, quelques jours avant sondépart, il se décida tout à coup, et voici son inconcevable lettre:

Ma chère Véronique, je vous prie d’ajouter pour moi, à vosprières accoutumées, les oraisons pour les agonisants que voustrouverez dans votre eucologe. Mon corps se porte bien, mais monesprit est dans l’angoisse de la mort et je vous supposeparticulièrement désignée pour me secourir, puisque c’est àl’occasion de vous que j’endure cette épouvantable tribulation.

Je suis éperdument amoureux de vous, voilà la vérité, et il afallu que je m’éloignasse de Paris pour le sentir. Je me suisdéterminé à vous l’écrire sur cette simple réflexion, que vousdeviez le savoir. Les femmes sont clairvoyantes en pareil cas, etce sentiment, inaperçu de moi jusqu’à ces derniers jours, vousl’avez certainement discerné depuis longtemps, si j’en juge parcertaines prudences que je me rappelle, aujourd’hui, et quitendaient manifestement à en retarder l’explosion. Mais, quand mêmevous n’auriez rien compris ni rien deviné, j’ai pensé qu’il fallaitencore me déclarer, ne fût-ce que pour écarter de nos relations ledanger d’un tel mystère.

Qu’allons-nous devenir ? Il n’y a que deux issues : vous mesauvez ou je vous perds. Quant à nous séparer, en admettant que cefût possible, ce serait peut-être le plus funeste des dénouements.Vous avez mis autour de ma vie un surnaturel chrétien si capiteux,que je ne pourrais plus respirer une autre atmosphère.

Or, je n’ai plus de courage du tout, mon âme est complètementdémontée. Il va falloir vous condamner à une réserve inouïe, car jebrûle sur moi-même, depuis l’agitation de ce voyage, comme unetorche mal éteinte que le vent aurait rallumée. Cette fraternitépostiche qui nous unit et nous sépare, jusqu’à maintenant, ne vaplus suffire. Il faudrait construire quelque autre muraillemitoyenne qui montât jusqu’au septième ciel et qu’aucune trahisondes sens ne pût entamer.

Ce travail de maçonnerie vous sera, sans doute, possible, àvous, âme spirituelle et dessouillée, qui n’avez plus de corps quepour les yeux trop charnels de votre malheureux ami, dont votreprésence va remuer, je le sens bien, toutes les vieillescroupissures et toutes les fanges. Cherchez donc, chère trésorièred’héroïsme, c’est peut-être dans la direction du martyre que vousdécouvrirez ce qu’il nous faut.

Vous ne pouvez supporter qu’on vous regarde comme une sainte, etvous savez si j’approuve cette horreur. Mais dans l’hypothèse qu’ilaurait plu à Notre Seigneur de jeter sur vous toute la pourpre deson ciel, vous continueriez encore, néanmoins, d’être une vraiefemme pour l’éternité – comme on est un prêtre, – car ce que Dieu afabriqué de son essentielle Main porte caractère indélébile, aussibien que les Sacrements de son Église. Vous seriez forcée, parconséquent, de voir aussi nettement qu’une autre le mal de cemonde, où la mort fut acclimatée par la première de voustoutes.

C’est pourquoi je vous ai demandé les prières des agonisants. Jesuis en péril de mort pour mon âme, à cause de vous, bien-aimée, etje retourne à Paris, dans une semaine, comme on se fait porter enterre. Si vous n’êtes pas devenue toute forte contre ma faiblesse,je vous entraînerai dans une caverne de désespoir.

Vous me l’avez fait comprendre vous-même, il y a longtemps. Quevous devinssiez ma femme ou ma maîtresse, l’abomination seraitégalement infinie. Je retrouverais dans votre lit et dans vos brastout votre passé, et ce passé, délié de l’abîme où l’a précipitévotre pénitence, m’arracherait de vous, morceau par morceau, avecdes tenailles rougies, pour s’installer à ma place. Notre amourserait un opprobre et nos voluptés un vomissement. Nous aurionstout perdu de ce qui nous honore et tout retrouvé de ce qui peutnous avilir davantage. A la place de ce canton lumineux du ciel oùnous planons en souffrant, neuf serions accroupis au bord d’unchemin public, dans une encognure infecte, où les plus immondesanimaux auraient la permission de nous salir au passage…

Il faut donc m’exorciser, ma très chère, je ne sais comment,mais il le faut tout de suite, sous peine d’enfer et de mort. Voilàtout, mon esprit est plein de ténèbres et je ne saurais vous offrirl’ombre d’une idée qui ressemblât à une apparence de salutaireexpédient. Ah ! mon amie, ma trois fois aimée, ma belleVéronique du chemin de la Croix ! combien je souffre !mon coeur se brise et je pleure, comme je vous ai vue, tant defois, pleurer vous-même, agenouillée, des journées entières, devantvotre grand crucifix ! Seulement, vos larmes étaientinfiniment douces et les miennes sont infiniment amères.

Votre MARIE-JOSEPH

Chapitre 13

 

La retraite à la Grande Chartreuse, quelque suggestive etbienfaisante qu’elle eût été, ne pouvait plus se prolonger pourcette âme tragique, qui se faisait du Paradis même l’idée d’uneéternelle montée furibonde vers l’Absolu. La quatrième semainevenait de s’achever et Marchenoir en avait décidément assez.L’apaisement, qu’il était venu chercher, n’avait été qu’extérieurou intermittent. L’exquise bonté de ses hôtes avait pu détendre sesnerfs et lénifier la partie supérieure de son esprit, mais nepouvait rien au-delà.

II était singulier, d’ailleurs, et bien conforme àl’irréprochable exactitude de son ironique destin, que le piremalheur qu’il pût redouter lui eût été révélé précisément sur cettemontagne, où il s’était cru certain de haleter, quelques jours, ensécurité parfaite. Maintenant il avait le besoin le plus violent dese jeter au-devant de ce malheur, dût-il en crever !

Il alla donc prendre congé du Père Général qui l’avait déjà reçuplusieurs fois avec cette douceur des grands Humbles, qui domptaitautrefois les Tarasques et les Empereurs. Marchenoir, quin’appartenait à aucune de ces deux catégories de monstres, exprima,le mieux qu’il put, sa gratitude, en suppliant l’aimable vieillardde le bénir avant son départ.

– Mon cher enfant, répondit celui-ci, je veux faire quelquechose de plus, si vous le permettez. Je sais de votre vie et de vossouffrances ce que votre ami, M. Leverdier, m’en a écrit et ce quele Père Athanase a cru pouvoir me confier, et je m’intéresseprofondément à vous. Vous avez entrepris un livre pour la gloire deDieu et vous êtes pauvre,… deux fois pauvre, puisque vous renoncezà la gloire que donnent les hommes… Emportez, je vous prie, de laChartreuse, ce faible secours que votre âme chrétienne peutaccepter sans honte, ajouta-t-il, en lui tendant un billet de millefrancs, – et souvenez-vous, dans vos combats, du vieux serviteurinutile, mais plein de tendresse, qui priera pour vous.

Le malheureux, brisé d’émotion, tomba à genoux et reçut labénédiction de ce chef des plus grandes âmes qui soient au monde.Le Général le releva et, l’ayant serré dans ses bras, lereconduisit jusqu’à sa porte en l’exhortant aux viriles vertus quela société chrétienne paraît avoir prises en haine, mais dont latradition persévère, en dépit de tout, dans ces solitudes, – sanslesquelles, à ce qu’il semble, le ciel fatigué de voûter, depuistant de siècles, sur une si dégoûtante race, tomberait de boncoeur, pour l’anéantir.

Le père Athanase l’attendait avec anxiété. Il avait parléchaleureusement, mais les intentions de son supérieur ne luiétaient pas connues. Le bon religieux fut transporté de la joienaïve de son ami, que cet argent délivrait d’angoisses hideuses,surajoutées à ses plus intimes tourments.

– Je vous vois partir sans trop d’inquiétude, lui dit-il. Dumoins, je suis assuré que la misère noire ne vous ressaisira pastout de suite et je me persuade qu’un peu plus tard Dieu vousenverra quelque autre assistance. Il n’est pas permis de croire quece bon Maître vous ait comblé des dons les plus rares, uniquementpour vous faire souffrir. D’ailleurs, l’Église militante a besoind’écrivains de votre sorte et vous surmonterez, à la fin, tous lesobstacles, par la seule virtualité du talent, je veuxl’espérer.

Mais, j’ai d’autres sujets de trembler et c’est justementl’excès de votre force qui m’épouvante, ajouta-t-il, avec unsourire mélancolique, en lui touchant du doigt le front et lapoitrine. C’est ici et là que se trouvent vos plus redoutablespersécuteurs. J’ai beaucoup pensé à vous, mon cher ami. C’est unmystère de douleur qu’un homme tel que vous ait pu naître audix-neuvième siècle. Vous auriez fait un Ligueur, un Croisé, unMartyr. Vous avez l’âme d’un de ces anciens apologistes de la Foiqui trouvaient le moyen de catéchiser les vierges et les bourreauxjusque sous la dent des bêtes. Aujourd’hui, vous êtes livré à lagencive des lâches et des médiocres, et je comprends que cela vousparaisse un intolérable supplice. Vous avez passé quarante ans etvous n’avez pas encore pu vous acclimater ni même vous orienterdans la société moderne. Ceci est terrible…

Je ne vous accuse, ni ne vous juge, pauvre ami. Je vous plainsde toute mon âme. Rendez-moi justice. Je ne vous reproche pas den’avoir pas su vous faire une position. Je ne suis pas un de cesbourgeois dont le nom seul vous noircit la rétine. Je suis unchartreux, simplement, et je crois que la meilleure position est defaire la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit. Si c’est votrepartage d’écrire de beaux livres, sans consolation et sans salaire,au milieu de continuelles souffrances, votre situation est toutefaite et cinquante fois plus brillante, j’imagine, que celle d’unpremier ministre qui sera, demain matin ou demain soir, roulé àcoups de bottes dans un escalier d’oubli. Seulement, j’ai peur quece don de force qui ferait de vous, peut-être, un grand hommed’action par l’épée ou par la parole, si vous en aviez l’emploi, nese retourne à la fin contre vous-même et ne vous jette dans ledésespoir.

– Vous avez raison, mon père, et je ne suis pas non plus sansterreur, répondit Marchenoir. L’espérance est la seule des troisvertus théologales contre laquelle je puisse m’accuser, en toutesincérité, d’avoir sciemment et gravement péché. Il y a en moi uninstinct de révolte si sauvage que rien n’a pu le dompter. J’aifini par renoncer à l’expulsion de cette bête féroce et jem’arrange pour n’en être pas dévoré. Que puis-je faire deplus ? Chaque homme est, en naissant, assorti d’un monstre.Les uns lui font la guerre et les autres lui font l’amour. Ilparaît que je suis très fort, comme vous le dites, puisque j’ai étéhonoré de la compagnie habituelle du roi des monstres : leDésespoir. Si Dieu m’aime, qu’il me défende, quand je n’aurai plusle courage de me défendre moi-même ! Ce qu’il y a de rassurantc’est que je ne peux plus être surpris, puisque je ne crois pas aubonheur. On dit quelquefois que je suis un homme supérieur et je nele nie pas. Je serais un sot et un ingrat de désavouer cettelargesse que je n’ai rien fait pour mériter. Eh bien ! si lebonheur est déjà presque irréalisable pour le plus médiocre desêtres, pour le plus facile à contenter des pachydermesraisonnables, comment ce diapason de douleurs, qu’on appelle unhomme de génie, pourrait-il jamais y prétendre ? Le Bonheur,mon cher père, est fait pour les bestiaux… ou pour les saints. J’yai donc renoncé, depuis longtemps. Mais, à défaut de bonheur, jevoudrais, au moins, la paix, cette inaccessible paix, que les angesde Noël ont, pourtant, annoncée, sur terre, aux hommes de bonnevolonté !

Le père hésita un moment. Tout ce qui peut être inspiré par laplus ardente charité sacerdotale, il l’avait déjà dit à ce désolé.Il avait tout tenté pour solidifier un peu d’espérance dans ce vasebrisé, d’où se répandait le cordial, aussitôt qu’on l’avait versé.Il ne pouvait pas accuser son pénitent d’être indocile ou des’acclamer lui-même. Le soupçon d’orgueil, – d’une si commode res-source pour les confesseurs et directeurs sans clairvoyance ou sanszèle ! – il l’avait écarté, dès le premier jour avec défiance,estimant plus apostolique de pénétrer dans les coeurs que de lessceller, du premier coup, implacablement, sous des formules deséminaire.

Le Non-Amour est un des noms du Père de l’orgueil et, certes, iln’en avait pas connu beaucoup, dans sa vie, des êtres qui aimassentautant que le pauvre Marchenoir ! Il se sentait en présenced’une exceptionnelle infortune et les larmes lui vinrent à lapensée qu’il avait devant lui un homme allant à la mort et que rienne pouvait sauver, un témoin pour l’Amour et pour la Justice, -holocauste lamentable d’une société frappée de folie qui pense quele génie la souille et que l’aristocratie d’une seule âme est undanger pour le chenil de ses pasteurs.

– Vous demandez la paix au moment même où vous partez en guerre,dit-il enfin. Soit. Vous vous croyez appelé à protestersolitairement, au nom de la Justice, contre toute la sociétécontemporaine avec la certitude préliminaire d’être absolumentvaincu et quelles que puissent être pour vous les conséquences, -au mépris de votre sécurité et des jugements de vos semblables,dans un désintéressement complet de tout ce qui détermine,ordinairement, les actions humaines. Vous vous croyez sans libertépour choisir une autre route de la mort… C’est Dieu qui le sait. Ilest plus facile de vous condamner que de vous comprendre. Tout cequ’on peut, c’est de lever, pour vous, les bras au ciel. Mais votrecorsaire est trop chargé… Vous n’êtes pas seul, vous avez pris uneâme à votre compte. Qu’allez-vous en faire ? Avez-vous calculél’effroyable obstacle d’une passion plus forte que vous etdistinctement lisible, pour moi, dans les moindres mouvements devotre physionomie ? Et s’il vous est donné d’en triompher,n’hésiterez-vous pas encore à traîner cette pauvre créature dansles inégales querelles, où je prévois trop que vous allezimmédiatement vous engager ?…

Marchenoir, devenu très pâle, avait paru chanceler et s’étaitassis, avec une si poignante expression de douleur, que le pèreAthanase en fut bouleversé. Il y eut un silence pénible de quelquesinstants, au bout desquels le malheureux homme commença d’une voixassez basse pour que le père fût obligé de tendre l’oreille.

Chapitre 14

 

– Que voulez-vous que je vous réponde ? Il en sera ce queDieu voudra et j’espère bénir sa volonté sainte à l’heure de madernière agonie. Si j’étais riche, je pourrais arranger monexistence de telle sorte que les dangers qui vous épouvantent pourmoi disparussent presque entièrement. J’écrirais mes livres àgenoux, dans quelque lieu solitaire où je n’entendrais même pas lesclameurs ou les malédictions du monde. Il n’en est pas ainsi, parmalheur, et j’ignore où l’infâme combat pour la vie vam’entraîner…

Vous parlez de cette passion… C’est vrai que je suis à peu prèssans force pour y résister. Depuis des années, je suis chaste,comme le « désir des collines », – avec une pléthore du coeur. Vousêtes praticien des âmes, vous savez combien cette circonstanceaggrave le péril. Mais la noble fille inventera quelque chose pourme sauver d’elle,… je ne sais quoi,… pourtant, je suis assuréqu’elle y parviendra. Quant aux querelles, j’en aurai probablement,et de toutes sortes, je dois m’y attendre.

Mais cela n’est rien, – dit-il d’une voix plus ferme, en sedressant tout à coup. – Si je profane les puants ciboires qui sontles vases sacrés de la religion démocratique, je dois bien compterqu’on les retournera sur ma tête, et les rares esprits qui seréjouiront de mon audace ne s’armeront, assurément pas, pour medéfendre. Je combattrai seul, je succomberai seul, et ma bellesainte priera pour le repos de mon âme, voilà tout… Peut-êtreaussi, ne succomberai-je pas. Les téméraires ont été, quelquefois,les victorieux.

Je quitte votre maison dans une ignorance absolue de ce que jevais faire, mais avec la plus inflexible résolution de ne paslaisser la Vérité sans témoignage. Il est écrit que les affamés etles mourants de soif de justice seront saturés. Je puis doncespérer une ébriété sans mesure. Jamais je ne pourrai m’accommoderni me consoler de ce que je vois. Je ne prétends point réformer unmonde irréformable, ni faire avorter Babylone. Je suis de ceux quiclament dans le désert et qui dévorent les racines du buisson defeu, quand les corbeaux oublient de leur porter leur nourriture.Qu’on m’écoute ou qu’on ne m’écoute pas, qu’on m’applaudisse ouqu’on m’insulte, aussi longtemps qu’on ne me tuera pas, je serai leconsignataire de la Vengeance et le domestique très obéissant d’uneétrangère Fureur qui me commandera de parler. Il n’est pas en monpouvoir de résigner cet office, et c’est avec la plus amèredésolation que je le déclare. Je souffre une violence infinie etles colères qui sortent de moi ne sont que des échos,singulièrement affaiblis, d’une Imprécation supérieure que j’ail’étonnante disgrâce de répercuter.

C’est pour cela, sans doute, que la misère me fut départie avectant de munificence. La richesse aurait fait de moi une de cescharognes ambulantes et dûment calées, que les hommes du mondeflairent avec sympathie dans leurs salons et dont se pourlèche lafriande vanité des femmes. J’aurais fait bombance du pauvre, commeles autres, et, peut-être en exhalant, à la façon d’un glorieux dema connaissance, quelques gémissantes phrases sur la pitié.Heureusement, une Providence aux mains d’épines a veillé sur moi etm’a préservé de devenir un charmant garçon en me déchiquetant deses caresses…

Maintenant, qu’elle s’accomplisse, mon épouvantabledestinée ! Le mépris, le ridicule, la calomnie, l’exécrationuniverselle, tout m’est égal. Quelque douleur qui m’arrive, elle neme percera pas plus, sans doute, que l’inexplicable mort de monenfant… On pourra me faire crever de faim, on ne m’empêchera pasd’aboyer sous les étrivières de l’indignation !

Fils obéissant de l’Église, je suis, néanmoins, en communiond’impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous lesinexaucés, tous les damnés de ce monde. Quand je me souviens decette multitude, une main me saisit par les cheveux et m’emporte,au-delà des relatives exigences d’un ordre social, dans l’absolud’une vision d’injustice à faire sangloter jusqu’à l’orgueil desphilosophies. J’ai lu de Bonald et les autres théologiensd’équilibre. Je sais toutes les choses raisonnables qu’on peut direpour se consoler, entre gens vertueux, de la réprobation temporelledes trois quarts de l’humanité…

Saint Paul ne s’en consolait pas, lui qui recommandaitd’attendre, en gémissant avec toutes les créatures, l’adoption etla Rédemption, affirmant que nous n’étions rachetés, qu' »enespérance » et qu’ainsi rien n’était accompli. Moi, le dernier venu,je pense qu’une agonie de six mille ans nous donne peut-être ledroit d’être impatients, comme on ne le fut jamais, et, puisqu’ilfaut que nous élevions nos coeurs, de les arracher, une bonne fois,de nos poitrines, ces organes désespérés, pour en lapider leciel ! C’est le Sursum corda et le Lamma sabacthani desabandonnés de ce dernier siècle.

Lorsque la Parole incarnée saignait et criait pour cetterédemption inaccomplie et que sa Mère, la seule créature qui aitvéritablement enfanté, devenait, sous le regard mourant de l’Agneaudivin, cette fontaine de pleurs qui fit déborder tous les océans,les créatures inanimées, témoins innocents de cette double agonie,en gardèrent à jamais la compassion et le tremblement. Le derniersouffle du Maître, porté par les vents, s’en alla grossir le trésorcaché des tempêtes, et la terre, pénétrée de ces larmes et de cesang, se remit à germiner, plus douloureusement que jamais, dessymboles de mortification et de repentir. Un rideau de ténèbress’étendit sur le voile déjà si sombre de la première malédiction.Les épines du diadème royal de Jésus-Christ s’entrelacèrent autourde tous les coeurs humains et s’attachèrent, pour des dizaines desiècles, comme les pointes d’un cilice déchirant, aux flancs dumonde épouvanté !

En ce jour, fut inaugurée la parfaite pénitence des enfantsd’Adam. Jusque-là, le véritable Homme n’avait pas souffert et latorture n’avait pas reçu de sanction divine. L’humanité,d’ailleurs, était trop jeune pour la Croix. Quand les bourreauxdescendirent du Calvaire, ils rapportèrent à tous les peuples, dansleurs gueules sanglantes, la grande nouvelle de la Majorité dugenre humain. La Douleur franchit, d’un bond, l’abîme infini quisépare l’Accident de la Substance, et devint NÉCESSAIRE.

Alors, les promesses de joie et de triomphe dont l’Écriture estimbibée, inscrites dans la loi nouvelle sous le vocable abréviatifdes Béatitudes, parcoururent les générations en se ruant comme untourbillon de glaives. Pour tout dire, en un mot, l’humanité se mità souffrir dans l’espérance et c’est ce qu’on appelle l’Erechrétienne !

Arriverons-nous bientôt à la fin de cet exode ? Le peuplede Dieu ne peut plus faire un pas et va, tout à l’heure, expirerdans le désert. Toutes les grandes âmes, chrétiennes ou non,implorent un dénouement. Ne sommes-nous pas à l’extrémité de toutet le palpable désarroi des temps modernes n’est-il pas le prodromede quelque immense perturbation surnaturelle qui nous délivreraitenfin ? Les archicentenaires notions d’aristocratie et desouveraineté, qui furent les pilastres du monde, sablent,aujourd’hui, de leur poussière, les allées impures d’unquinze-vingts de Races royales en déliquescence, qui lescontaminent de leurs émonctoires. A vau-l’eau le respect, larésignation, l’obéissance et le vieil honneur ! Tout estavachi, pollué, diffamé, mutilé, irréparablement destitué etfricassé, de ce qui faisait tabernacle sur l’intelligence. Lasurdité des riches et la faim du pauvre, voilà les seuls trésorsqui n’aient pas été dilapidés !… Ah ! cette paroled’honneur de Dieu, cette sacrée promesse de « ne pas nous laisserorphelins » et de revenir ; cet avènement de l’Espritrénovateur dont nous n’avons reçu que les prémices, – je l’appellede toutes les voix violentes qui sont en moi, je le convoite avecdes concupiscence de feu, j’en suis affamé, assoiffé, je ne peuxplus attendre et mon coeur se brise, à la fin, quelque dur qu’on lesuppose, quand l’évidence de la détresse universelle a trop éclaté,par-dessus ma propre détresse !… O mon Sauveur, ayez pitié demoi !

La voix du lamentateur qui sonnait, depuis quelques minutes,comme un buccin, dans cette demeure pacifique inaccoutumée à detels cris, s’éteignit dans une averse de pleurs. Le père Athanase,beaucoup plus ému qu’il n’aurait voulu le paraître, lui posa lamain sur la tête et, le contraignant à s’agenouiller, prononça surlui cette efficace bénédiction sacerdotale qui tient del’absolution et de l’exorcisme.

– Allez, mon cher enfant, lui dit-il ensuite, et que la paix deDieu vous accompagne. Peut-être avez-vous été destiné pour quelquegrande chose. Je l’ignore. Vous êtes tellement jeté en dehors desvoies communes qu’une extrême réserve s’impose naturellement à moiet paralyse jusqu’à l’expression de mes craintes. Les prières desChartreux vous sont acquises et vous suivront comme à l’échafaud,considérant, au pis aller, que vous êtes en danger de mort. C’esttout vous dire. Allez donc en paix, cher malheureux, etsouvenez-vous que, toutes les portes de la terre sefermassent-elles contre vous avec des malédictions, il en est une,grande ouverte, au seuil de laquelle vous nous trouverez toujours,les bras tendus pour vous recevoir.

Partie 3

Chapitre 1

 

Le voyage du retour parut interminable à Marchenoir. On était enplein février, et le train de nuit qu’il avait choisi dans ledessein d’arriver, le matin, à Paris, lui faisait l’effet de roulerdans une contrée polaire, en harmonie avec la désolation de sonâme. Une lune, à son dernier quartier, pendait funèbrement sur deplats paysages, où sa méchante clarté trouvait le moyen denaturaliser des fantômes. Ce restant de face froide, grignotée parles belettes et les chats-huants, eût suffi pour sevrer d’illusionslunaires une imagination grisée du lait de brebis des vieillesélégies romantiques. De petits effluves glacials circulaient àl’entour de l’astre ébréché, dans les rainures capitonnées desnuages, et venaient s’enfoncer en aiguilles dans les oreilles et lelong des reins des voyageurs, qui tâchaient en vain de calfeutrerleurs muqueuses. Ces chers tapis de délectation étaientabominablement pénétrés et devenaient des éponges, dans tous lescompartiments de ce train omnibus, qui n’en finissait pas de ramperd’une station dénuée de génie à une gare sans originalité.

De quart d’heure en quart d’heure, des voix mugissantes oulamentables proféraient indistinctement des noms de lieux quifaisaient pâlir tous les courages. Alors, dans le conflit destampons et le hennissement prolongé des freins, éclatait unebourrasque de portières claquant brusquement, de cris de détresse,de hurlements de victoire, comme si ce convoi podagre eût étéassailli par un parti de cannibales. De la grisaille nocturneémergeaient d’hybrides mammifères qui s’engouffraient dans lesvoitures, en vociférant des pronostics ou d’irréfutablesconstatations, et redescendaient, une heure après, sans que nulleconjecture, même bienveillante, eût pu être capable de justifiersuffisamment leur apparition.

Marchenoir installé dans un coin et demeuré presque seul vers lafin de la nuit, par un bonheur inespéré dont il rendit grâces àDieu, allongea ses jambes sur la banquette implacable destroisièmes classes, mit son sac sous sa tête et essaya de dormir.Il avait froid aux os et froid au coeur. La lampe du wagonvacillait tristement dans son hublot et lui versait à cru sa morneclarté. A l’autre extrémité de cette cellule ou de ce cabanonroulant, un pauvre être, ayant dû appartenir à l’espèce humaine, unjeune idiot presque chauve, agitait sans relâche, avec desgloussements de bonheur, une espèce de boîte à lait dans laquelleon entendait grelotter des noisettes ou de petits cailloux, pendantqu’une très vieille femme, qui ne grelottait pas moins,s’efforçait, en pleurant, de tempérer son allégresse, aussitôtqu’elle menaçait de devenir trop aiguë.

Le malheureux artiste ferma les yeux pour ne plus voir cegroupe, qui lui paraissait un raccourci de toute misère et qui lepoignait d’une tristesse horrible. Mais il mourait de froid et lesommeil n’obéissait pas. Les choses du passé revinrent sur lui,plus lugubres que jamais. Cet affreux innocent lui représental’enfant qu’il avait perdu et il se vit, lui-même, par unemonstrueuse association d’images et de souvenirs, dans cetteaïeule, dont le vieux visage ruisselant lui rappelait tant delarmes, sans lesquelles il y avait fameusement longtemps qu’ilserait mort. Le beau malheur, en vérité ! Ses réflexionsdevinrent si atroces qu’il laissa échapper un gémissement, àl’instant répercuté en éclat de jubilation par l’idiot que sagardienne eut quelque peine à calmer.

Alors, Marchenoir se jeta au souvenir de sa Véronique comme à unautel de refuge. Il voulut s’hypnotiser sur cette pensée unique. Ilcommanda à la chère figure de lui apparaître et de le fortifier.Mais il la vit si douloureuse et si pâle que le secours qu’il enattendait ne fut, en réalité, qu’une mutation de son angoisse. Lesfaits imperceptibles de leur vie commune, immenses pour lui seul,et qui avaient été son pressentiment du ciel ; les causeriestrès pures de leurs veillées quand il versait dans cette âme simplele meilleur de son esprit, les longues prières qu’on faisaitensemble devant une image éclairée d’un naïf lampion de sanctuaire,et qui se prolongeaient encore, pour elle, bien longtemps aprèsque, retiré dans sa chambre, il s’était endormi saturé dejoie ; enfin les singuliers pèlerinages dans des églisesignorées de la banlieue ; toute cette fleur charmante de sonvrai printemps lui semblait, cette nuit-là, décolorée, sans parfum,livide et meurtrie, ayant l’air de flotter sur une vasque deténèbres.

Il se rappelait surtout un voyage à Saint-Denis, dans l’octobredernier, par une journée délicieuse. Après une assez longue stationdevant les reliques de l’apôtre, dont Marchenoir avait racontél’histoire, on était descendu dans la crypte aux tombeaux vides desprinces de France. La majesté leur avait paru sonner fort creuxdans cette cave éventée des meilleurs crus de la Mort, et lesépitaphes de ces absents jugés depuis des siècles, dont les chiensde la Révolution avaient mangé la poussière, ils les avaient luessans émotion comme le texte inanimé de quelque registre du néant.L’émotion était venue, pourtant, comme un aigle, et les avaitgrillées, tous deux, ces étranges rêveurs, jusqu’au fond desentrailles.

Au centre de l’hémicycle obituaire, sous le choeur même de labasilique, une espèce de cachot noir et brutalement maçonné selaisse explorer à son intérieur, par d’étroites barbacanes d’oùs’exhale un relent de catacombe. Ils aperçurent, dans cet antreéclairé par de sordides luminaires, une rangée de vingt ou trentecercueils, alignés sur des tréteaux, lamés d’argent, guillochés desvers, maquillés de moisissures, éventrés pour la plupart. C’esttout ce qui reste de la sépulture des Rois Très Chrétiens.

Ce tableau avait été pour Marchenoir d’une suggestion infinieet, maintenant, il le retrouvait, avec précision, dans la lucideréminiscence d’un demi-sommeil où s’engourdissait sa douleur. Satrès douce amie était à côté de lui, toute vibrante de son trouble,et il expliquait de façon souveraine la transmutation des mobiliersroyaux dont cet exemple était sous leurs yeux. La rouge clarté deslampes luttait en tremblant contre la buée d’abîme qui s’élevait ennoires volutes des cassures béantes des bières. Tout ce qu’onvoulut appeler l’honneur de la France et du nom chrétien gisait là,sous cette arche fétide. Les sarcophages, il est vrai, avaient étévidés de leurs trésors, que les fossés et les égouts s’étaientbattus pour avoir, et il n’eût certes pas été possible de trouverdans leurs fentes de quoi ravitailler une famille de scolopendres,pour un seul jour, — mais les caisses de chêne ou de cèdre,pénétrées et onctueuses des liquides potentats qui les habitèrent,n’appartenaient plus à aucune essence ligneuse et pouvaient trèsbien prétendre à leur tour, en qualité de royale pourriture, à lavénération des peuples. On aurait même pu les hisser, avec desgrappins respectueux, sur le trône du Roi-Soleil, où ils eussentfait tout autant que lui, pour la gloire de Dieu et la protectiondes pauvres.

A force de regarder dans ce tissu de ténèbres éraillé d’impurelumière, Marchenoir finit par ne plus rien discerner aveccertitude. Une lampe infecte, en face de lui, paraissait devenirénorme et s’abaisser, comme pour une onction, vers les cercueils.Il y avait, en bas, un remuement effroyable de formes noiresdéfoncées, pendant qu’une rafale glaçante soufflait eu haut, etVéronique se débattait au milieu d’une émeute de spectres, avec descris stridents, sans qu’il pût comprendre comment cela se faisait,ni la secourir, ni même l’appeler…

Un effort suprême le réveilla. L’idiot, en proie à une violentecrise, ayant abaissé la glace de la portière, vociférait avec rage,et la malheureuse vieille, en détresse, implorait du secours. Lesongeur avait eu beaucoup d’affaires avec les idiots et il savaitcomment on les dompte. Il s’approcha donc, prit les deux mains dupauvre être dans une de ses fortes mains et, de l’autre, lui tenantla tête, le contraignit à le regarder. Il n’eut pas même un mot àprononcer, il avait le genre d’yeux qu’il fallait et il eût fait ungardien exquis pour des aliénés. L’exacerbé se détendit comme uneloque et s’endormit presque aussitôt sur l’épaule de sacompagne.

Lui-même, hélas ! aurait eu fièrement besoin qu’on ledétendît et qu’on l’apaisât. Il lui fallut quelques minutes pour seremettre complètement de l’agitation de son cauchemar. Par bonheur,l’aube naissait et il était sûr d’arriver avant une heure.Vainement, il se proposa d’être tout fort, de pratiquer l’héroïsmele plus sublime, quelque mal qui pût arriver. Rien ne pouvaitcontre les pressentiments affreux qui le torturaient. Il se ditqu’il aurait peut-être mieux fait de voyager en seconde classe. Ilaurait eu moins froid, et le froid lui châtrait le coeur, ill’avait souvent éprouvé… Enfin, il avait fait ce qu’il avait pu,Dieu ferait le reste… Il n’avait pas averti ses deux fidèles del’heure de son arrivée. Il était trop sûr qu’ils auraient passé lanuit pour venir l’attendre à la gare. Il sentit un soulagement à lapensée qu’il allait avoir Paris à traverser avant de les revoir, etque ce délai, cette prise d’un air nouveau, dissiperait sans douteson irraisonnée inquiétude. C’était sa lettre à Véronique qui lepoignardait. Il se jugeait atroce et insensé pour l’avoir écrite.Et, cependant, qu’aurait-il pu faire ou ne pas faire, sans être, àses propres yeux, un pire insensé ou un véritabletraître ?

– Je suis un sot, tout ce qui arrive est pour le mieux, finitpar conclure cet étonnant optimiste ; Dieu permet de sa maingauche ou il ordonne de sa main droite et tout s’accomplit dansl’ellipse à deux foyers de sa Providence !

Chapitre 2

 

Marchenoir sortit de la gare de Paris, au point du jour, sonléger bagage à la main. Il avait besoin de marcher, de se piétinerlui-même sur les pavés et le bitume de cette ville de damnation, oùchaque rue lui rappelait une escale du pèlerinage aux enfers quiavait été sa vie.

Il sentit, avec toute la vigueur renouvelée de ses facultésimpressionnelles, le despotisme de cette patrie. Il faut avoir vécupar l’âme et par l’esprit dans cet ombilic de l’intellectualitéhumaine, y avoir écorché vives ses illusions et ses espérances, etensuite avoir trouvé le moyen de garder un tronçon de coeur, pourcomprendre la volupté d’inhalation de cette atmosphère empoisonnéepar deux millions de poitrines, après une absence un peu prolongée.L’homme, naturellement esclave, se rebaigne, alors, avec délices,dans le cloaque cent fois maudit et relèche, avec unattendrissement canin, les semelles cloutées qui se posèrent sisouvent sur sa figure…

Marchenoir méprisait, haïssait Paris, et cependant il neconcevait habitable aucune autre ville terrestre. C’est quel’indifférence de la multitude est un désert plus sûr que le désertmême, pour ces coeurs altiers qu’offense la salissante sympathiedes médiocres. Puis, sa double vie affective et intellectuelleavait réellement débuté dans ces amas d’épluchures, où des chiens,— probablement crevés, aujourd’hui, — s’étaient étonnés, naguères,de le voir picorer sa subsistance. Sa genèse morale avait commencéau milieu de ces balayeurs matutinaux et de ces voituresmaraîchères qui descendent en furie vers les Halles, pour arriver àl’ouverture de la grande Gueule. Autrefois, quand s’achevait une deces transperçantes nuits qui paraissaient avoir trois cent soixanteheures au vagabond sans linge et sans asile, il se souvenait,maintenant, d’avoir espéré, quand même, et d’avoir dilaté son rêveimprécis dans le frisson de semblables aurores.

Ici, sur ce banc du boulevard Saint-Germain, devant Cluny, ils’était assis, une fois, au petit jour, il y avait bien vingtans ! Il n’avait plus la force de marcher et, d’ailleurs, ilétait arrivé, n’allant nulle part. Il assignait le soleil àcomparaître, ne fût-ce que par pitié, et faisait semblant de ne pasdormir pour échapper à la sollicitude des argousins, lorsqu’un êtreplus triste encore était venu s’asseoir à côté de lui. C’était unefille errante, épuisée d’une recherche vaine et sur le point derentrer. La physionomie du noctambule avait remué, par quelqueendroit, le déplorable coeur sans tige de cette flétrie, qui voulutsavoir ce qu’il était et ce qu’il faisait là.

– Pauvre monsieur, lui dit-elle, venez chez moi, je ne suisqu’une malheureuse, mais je peux bien vous donner mon lit pourquelques heures ; je couche avec tout le monde pour del’argent, c’est vrai, mais je ne suis pas une dégoûtante et je neveux pas vous laisser sur ce banc.

Ces amours de fange et de misère avaient duré une demi-journéeet il n’avait jamais pu revoir sa samaritaine. C’était un dessouvenirs qui attendrissaient le plus Marchenoir.

De Cluny à l’Observatoire, en remontant le boulevardSaint-Michel, il retrouvait ainsi, à chaque pas, d’indélébilesimpressions, car c’était ce quartier qu’il avait le plus souventparcouru dans les sinistres croisières nocturnes de sonadolescence. Quand il fut arrivé au carrefour et presque à l’entréede la rue Denfert-Rochereau, où demeurait Leverdier, qu’il avait,non sans combat, résolu de voir tout d’abord, avant de rentrer chezlui, – une palpitation le secoua en apercevant le restaurant banal,théâtre de sa première rencontre avec la Ventouse, devenue, parlui, cette sublime Véronique essuyant la Face du Sauveur. Il fut, àl’instant, ressaisi de tout son trouble et d’une crainte plusgrande de l’inconnu. Son ami lui parut un homme infinimentredoutable qui allait prononcer de définitives choses et il montason escalier avec tremblement.

Après les premiers cris et la première étreinte, ces deux êtressi singuliers, chacun en son genre, s’assirent l’un en face del’autre, les mains dans les mains, haletants, pantelants,larmoyants, bégayants : – Mon cher ami ! – Mon bonGeorges ! – tous deux, déjà ! sentant monter, du fondmême de leur joie l’impossibilité de l’exprimer, – comme si lesbourgeois avaient raison et qu’il existât une jalouse prohibitionde l’infini contre tous les sentiments absolus !

– Mais j’y pense, cria Leverdier, en se levant avecprécipitation, tu dois avoir besoin de prendre quelque chose, jeviens justement de faire du café et je possède d’excellentgenièvre. Tu vas être servi à l’instant.

Marchenoir, silencieux, frémissant, n’osant interroger,remarquait que le nom de Véronique n’avait pas encore été prononcé.Il observait aussi que l’empressement de son ami était quelque peufébrile et tumultueux et qu’en somme il aurait fallu dix fois moinsde temps pour servir la plus grande tasse du meilleur café de laterre.

Tout à coup, il alla vers lui et, lui posant ses deux mains, surles épaules : – Georges, dit-il, il y a quelque chose, je veux lesavoir.

Leverdier avait à peu près son âge. C’était un de ces nègresblonds, lavés au safran des étoiles et frottés d’un pastel sang,qui plaisent aux femmes beaucoup plus qu’aux hommes, ordinairementmieux armés contre les surprises de la face humaine. Le traitdominant de sa vibratile physionomie était les yeux, comme chezMarchenoir. Mais, au contraire de ces clairs miroirs d’extase,allumables seulement au foyer de quelque émotion profonde, lessiens étaient perpétuellement dardants et perscrutateurs, commeceux d’un pygargue en chasse ou d’un loup-cervier. Nul éclair deférocité, pourtant. De toute cette figure transsudait, aucontraire, une bonté joyeuse et active, dont l’expression valait unmiracle, et l’intensité même de son regard était un simple effet dela merveilleuse attention de son coeur. A peine une vague ironierelevait-elle, parfois, la commissure et remontait plisser le coinde l’oeil droit. Visiblement, la palette de cette âme était augrand complet, à l’exception d’une seule couleur, le noir, dont undéluge de ténèbres n’aurait pu réparer l’absence. Cet homme avaitévidemment reçu pour vocation d’être le grand public consolateur, àlui tout seul, et pour l’unique virtuose qui pût se passerd’applaudissements vulgaires.

Le contraste était saisissant quand on les voyait ensemble,chacun d’eux paraissant avoir précisément tout ce qui manquait àl’autre. De taille moyenne tous deux, Marchenoir offrait l’aspectd’un molosse dont l’approche était à faire trembler, mais que lepremier élan de sa colère pouvait porter dans un gouffre, s’ilmanquait sa proie. Leverdier, au contraire, frêle d’apparence, maislégèrement félin sous le cimier de ses cheveux crépus, et trempé,depuis son enfance, dans toutes les pratiques du sport, avait desressources d’art qui en eussent fait un voltigeur auxiliaire desplus à craindre pour l’ennemi commun, si on se fût avisé de lesattaquer. Et on devinait qu’il devait en être ainsi de leurcoalition morale.

Le pauvre lynx, se voyant happé, essaya d’abord de baisser lesyeux, mais aussitôt, sa loyale et vaillante âme les lui fit ouvriret les deux intimes plongèrent ainsi, l’un dans l’autre, quelquessecondes.

– Eh bien, oui ! répondit-il nerveusement, il y a unechose… sans nom. Tu as écrit une lettre insensée à Véronique et lapauvre fille s’est défigurée pour te dégoûter d’elle.

À cet énoncé inouï, Marchenoir tourna sur lui-même et,s’éloignant obliquement, à la façon d’un aliéné, les deux brascroisés sur sa tête, se mit à exhaler des rauquements horribles quin’étaient ni des sanglots ni des cris. Il sortit de lui des ondesde douleur, qui s’épandirent par la chambre et vinrent peser commeune montagne sur le tremblant Leverdier. Transpercé de compassion,mais impuissant, cet ami véritable se courba, et s’appuya le visagesur le marbre de la cheminée pour cacher ses pleurs.

Cette scène dura près d’un quart d’heure. Alors les gémissementsénormes s’arrêtèrent. Marchenoir s’approcha de la table et, prenantla bouteille de gin, remplit la moitié d’un verre qu’il vida d’untrait.

– Georges, dit-il ensuite, d’une voix extraordinairement douce,essuie tes yeux et donne-moi du café… Très bien… Assieds-toi ici,maintenant, et raconte par le menu. Désormais, je peux toutentendre.

Chapitre 3

 

Leverdier chérissait Véronique à sa manière et le plusfraternellement du monde, parce qu’il voyait en elle une chose àMarchenoir. Cet être, si singulièrement organisé pour l’exclusivepassion de l’amitié, n’avait jamais eu besoin de combattre pourécarter de lui d’autres sentiments. Celui-là comblait largement savie, ayant assez d’ampleur pour s’étendre à des multitudes, si songrand artiste avait pu devenir populaire. Il avait voué une sortede reconnaissance, exaltée jusqu’au culte, à la simple créature enqui Marchenoir avait trouvé consolation et réconfort. Médiocrementouvert à cette Mystique sacrée, dont Marie-Joseph avait fait sonétude et que Véronique assumait en sa personne, il lui suffisaitque ses amis y rencontrassent leur joie ou leur aliment. Il n’endemandait pas davantage, se réjouissant ou s’affligeantsympathiquement, sans toujours comprendre, mais confessant aveccandeur l’inaptitude de son esprit.

Depuis deux ans que durait le séraphique concubinage, il s’étaitfait une compénétration très intime de ces trois âmes, vivant entreelles et séparées du reste du monde. Quoique Leverdier n’habitâtpas la rue des Fourneaux, on l’y voyait presque tous les jours. Ilavait même résolu de s’y fixer au plus prochain terme. Dans les sixdernières semaines, il avait été régulièrement prendre desnouvelles de Véronique, lire avec elle les lettres de l’absent, etil pouvait témoigner de l’uniformité parfaite de sa vie, — jusqu’aujour où cette fille de prière et d’holocauste spontané, ayant reçule message de la Grande Chartreuse, avait accompli, sans l’avertir,l’acte inouï qu’il lui fallait maintenant raconter à ce malheureuxhomme, pour lequel il aurait volontiers souffert et qui luicommandait de l’égorger.

Il raconta donc ce qu’il savait, ce qu’il avait vu ou compris.Son émotion était si grande qu’il balbutiait et sanglotait presque,ce dialecticien rapide et précis. Il pâtissait en trois personnes,comme Dieu voudrait pâtir, s’affolant et s’évanouissant de douleursous la blessure ouverte de ces deux âmes, qui ne pouvaient saignerque sur la sienne !

Quant à Marchenoir, il avait assez à faire de ne pas expirersous la barre qui le rompait, comme un vulgaire assassin qu’ils’accusait d’être. A chaque détail, il poussait un han !caverneux, en crispant ses poings, et grinçait des dents comme untétanique. Seulement, il voyait plus loin que Leverdier etconnaissait mieux sa Véronique. Il discernait, à travers la buée deson supplice, à lui, une immense beauté de martyre, que cet hommede petite foi ne pouvait apercevoir dans son plan surnaturel, et ilrencontrait ainsi un principe de consolation future dans leparoxysme même de son désespoir.

Or, voici ce qui s’était passé. Véronique avait reçu la lettre,il y avait environ huit jours. Leverdier, étant venu la voirpresque aussitôt après, l’avait trouvée, suivant son expression,noire et agitée, ayant sur son beau visage en « ciel d’automne » lesstigmates d’un récent déluge. Il n’en avait conçu aucun soupçon niaucune alarme, ayant l’habitude prise de tout rapporter d’elle auxexigences d’une hyperesthésie mystique, et sachant avec quel luxeon pleurait dans cette maison. Véronique, d’ailleurs, ne lui avaitpas parlé de la lettre. On s’était, comme toujours, entretenu deMarchenoir, en exprimant pour lui l’ordinaire voeu d’un prochainretour et d’une accalmie dans sa destinée…

Demeurée seule, la sainte se mit en prière. Ce fut une de cesimplorations sans fin ni mesure, dont la durée et la ferveurétonnaient jusqu’à Marchenoir, — l’assomption d’une flamme rigide,blanche, affilée comme un glaive, sans vacillation, sans vibrationextérieure, dans ce silence aimanté de la contemplation, quiramasse autour de lui tous les murmures et tous les frissons pourse les assimiler. Prière non formulée et intransposable sur leclavier de n’importe quel langage, dont le désir sexuel est,peut-être, un distant symbole, dégradé, mais intelligible.

La nuit tomba lentement autour de ce pilastre d’extase. QuandVéronique ne distingua plus la face pendante de son crucifix, elleraviva une petite lampe d’oraison, toujours allumée dans une coupede cristal rose, et s’agenouilla de nouveau. L’objurgationamoureuse recommença, plus enflammée, plus véhémente, plusextorsive… C’eût été un spectacle d’effroi et de pitié déchirante,de voir cette suppliante à genoux par terre, les bras en croix,deux ruisseaux de larmes coulant de ses yeux jusque sur leplancher, absolument immobile, à l’exception de sa gorge superbe,soulevée et palpitante par l’élan de son prodigieuxespoir !

Des heures s’écoulèrent ainsi, leur sonnerie lointaine venantexpirer en vain dans cette chambre immergée de dilection, où lesatomes avaient l’air de se recueillir pour ne pas troubler le grandoeuvre de la charité.

Vers le matin, elle se releva enfin, brisée, frissonnante, baisalonguement les pieds de plâtre de l’image, s’enroula dans unecouverture de laine, s’étendit sur son lit sans l’ouvrir, suivantson habitude, et s’endormit aussitôt en murmurant : – Doux Sauveur,ayez pitié de mon pauvre Joseph, comme il a eu pitié demoi !

Lorsqu’un pâle rayon de soleil vint réveiller la pénitente, sonpremier regard fut, comme toujours, pour son crucifix et sapremière pensée se traduisit par un éclat de joie.

– Ah ! monsieur Marchenoir, s’écria-t-elle, en sautant àbas de son lit, vous vous permettez d’être amoureux de Madeleine.Attendez un peu. Je vais me faire belle pour vous recevoir. Vous nesavez pas encore ce qu’une jolie femme peut inventer pour plaire àcelui qu’elle aime. Vous allez l’apprendre tout de suite.

Alors, dénouant d’un geste sa magnifique chevelure, couleur decouchant, qui lui descendait jusqu’aux genoux, et dans laquellequarante amants s’étaient baignés comme dans un fleuve de flamme oùrenaissaient leurs désirs, elle la ramassa à poignée sur sa tête,d’une seule main et, de l’autre, fit le geste de s’emparer d’unepaire de ciseaux. Puis tout à coup, se ravisant :

– Non, dit-elle, je les couperais mal, le marchand n’en voudraitpas et j’ai besoin d’argent pour l’autre chose.

Elle s’habilla rapidement, fit sa prière du matin et sortit.

Quand elle rentra, elle était tondue comme une brebis d’or, etrapportait soixante francs. L’infâme perruquier, qui l’avait volée,d’ailleurs, avait rétabli tant bien que mal, avec des bandeaux etdes étoupes, l’harmonie de sa tête, mais le massacre était évidentet horrible. Elle avait pu échapper, sous son épaisse fanchon, àl’examen des gens de la maison, mais si Leverdier allaitvenir !… Il avait de très bons yeux et il serait impossible dese cacher de lui. Il s’opposerait sûrement à ce qu’elle voulaitfaire encore. Cette crainte la mit en fuite. — Mieux vaut en finirtout de suite, pensait-elle, en redescendant comme une voleuse.

Chapitre 4

 

Elle se souvenait d’avoir autrefois connu, rue de l’Arbalète, unpetit juif besogneux qui vivait de vingt métiers plus ou moinssuspects. Le vieux drôle faisait ostensiblement l’immonde commercedes reconnaissances du mont-de-pitié et elle s’était laissérançonner par lui un assez bon nombre de fois. C’était bien l’hommequ’il lui fallait, celui-là ! Il n’était certes, pas encombréde scrupules ! Pour deux francs, on lui aurait fait nettoyerune dalle de la Morgue, avec sa langue ! D’ailleurs, il laconnaissait et savait qu’elle ne le dénoncerait jamais àpersonne.

– Monsieur Nathan, dit-elle, en arrivant chez le personnage,avez-vous besoin d’argent ?

Ce monsieur Nathan était une petite putridité judaïque, comme onen verra, paraît-il, jusqu’à l’abrogation de notre planète. LeMoyen Age, au moins, avait le bon sens de les cantonner dans deschenils réservés et de leur imposer une défroque spéciale quipermît à chacun de les éviter. Quand on avait absolument affaire àces puants, on s’en cachait, comme d’une infamie, et on sepurifiait ensuite comme on pouvait. La honte et le péril de leurcontact était l’antidote chrétien de leur pestilence, puisque Dieutenait à la perpétuité d’une telle vermine.

Aujourd’hui que le christianisme a l’air de râler sous le talonde ses propres croyants et que l’Église a perdu tout crédit, ons’indigne bêtement de voir en eux les maîtres du monde, et lescontradicteurs enragés de la Tradition apostolique sont lespremiers à s’en étonner. On prohibe le désinfectant et on se plaintd’avoir des punaises. Telle est l’idiotie caractéristique des tempsmodernes.

M. Nathan avait eu des fortunes diverses. Il avait raté desmillions et, quoiqu’il fût très malin, on le considérait, parmi sesfrères, comme un peu jobard. Son vrai nom était Judas Nathan, maisil avait voulu qu’on l’appelât Arthur, et tel était son principe demort. Ce juif était rongé du vice chrétien de vanité.Successivement tailleur, dentiste, marchand de tableaux, vendeur defemmes et capitaliste marron, mais toujours travaillé de dandysme,il avait tout sacrifié, tout galvaudé pour cette ambition. Uneheure glorieuse avait pourtant sonné dans sa vie. Il s’était vudirecteur d’un journal légitimiste vers les dernières années dusecond empire. Mais, précisément, cette élévation l’avait perdu. Lagrâce d’Israël s’était retirée de lui et il avait fait de sottesaffaires. Sa déconfiture, quoique retentissante, avait été tropridicule pour qu’il s’en relevât jamais. Maintenant, Dieu seulpouvait savoir ses industries !

En vieillissant, ce petit bellâtre, qu’on rencontrait partout oùtintait la ruine, était devenu positivement sinistre. Au milieud’indicibles tripotages, ce grotesque filou n’abdiquait aucune deses anciennes prétentions, et on retrouvait toujours en lui ledésopilant roublard qui fit offrir, un jour, au comte de Chambord,de se convertir publiquement au catholicisme, si on le faisaitmarquis. Il avait toujours la même politesse de garçon de bain oud’huissier de tripot, et le même geste fameux, de tapoter les deuxchoux-fleurs latéraux qui faisaient encorbellement à son crânechauve. Il avait surtout le même empressement auprès des femmes,qu’il enrichissait gracieusement de ses conseils ou de sesprophéties, en les dépouillant de leurs bijoux et de leur argent.Car il était fort considéré parmi les filles de la rive gauche, oùil était venu s’établir, étant, à la fois, leur banquier, leurcourtier, leur marchande à la toilette, leur consolateur et leuroracle, — parfois, aussi leur médecin, disait-on. Mais cettedernière chose flottait dans un salubre mystère.

– Eh ! comment, c’est vous, chère enfant ! BonDieu ! qu’il y a longtemps qu’on ne vous a vue ! On vouscroyait perdue à jamais. Votre disparition nous avait tousdésespérés, et, pour mon propre compte, je vous donne ma paroled’honneur que j’étais inconsolable… Mais vous avez eu pitié de vosvictimes et vous nous revenez, sans doute. Pauvre agneau, il t’alâchée, je l’espère, ce sauvage avec qui tu vivais ?

Ces paroles équivalentes à rien et proférées d’une voixlointaine, défunte, paraissant sortir d’un phonographevert-de-grisé, où elles auraient été inscrites depuis soixante ans,voulaient surtout cacher l’étonnement du vieux malandrin.

Quinze ou dix-huit mois auparavant, il avait eu l’audace de seprésenter chez Marchenoir, dont il avait découvert l’adresse, sousprétexte d’offrir une occasion de dentelles, en réalité pournégocier un stupre fastueux, dont les conditions inouïes,chuchotées à l’oreille de son ancienne cliente, lui paraissaientdevoir tout emporter. Mais dès le premier mot, Véronique avait étéchercher son ami qui travaillait dans la chambre voisine, etcelui-ci avait simplement ouvert la fenêtre, en sourcillant d’unefaçon si claire que l’ambassadeur, abandonnant, pour quelquesinstants, sa dignité, avait cru devoir disparaître aussitôt parl’escalier.

– Monsieur Nathan, répondit la visiteuse avec fermeté, mais sanscolère, je ne suis pas venue pour vous faire des confidences et jevous prie de me parler convenablement sans me tutoyer, si c’estpossible. Il s’agit d’une affaire des plus simples. Vous savezarracher les dents, n’est-ce pas ? Combien me prendrez-vouspour m’arracher toutes les dents ?

Pour le coup, Nathan n’essaya plus de dissimuler sastupéfaction. Machinalement, il vérifia d’un geste les deux touffespeintes en blond de diarrhée qui lui garnissaient les tempes ;resserra, autour de son torse de coléoptère, le cordon à sonnetted’une robe de chambre couleur firmament pisseux, et revenant àmarche forcée du fond de la pièce, où l’avait lancé la premièrecommotion :

– Vous arracher les dents ! s’écria-t-il. — subitementanimé, jaillissant, presque humain, — tou-tes-les-dents !Ah ! çà, mademoiselle, ai-je mal entendu, ou suis-je assezcomblé de disgrâce pour que vous ayez le dessein de vous moquer demoi ?

Véronique se découvrit la tête :

– Et cela, monsieur, qu’en pensez-vous ? Est-ce uneplaisanterie ? Je le répète, je veux me débarrasser de mesdents comme je me suis débarrassée ce matin, de mes cheveux. Celaest absolument nécessaire, pour des raisons que je n’ai pas à vousdire. Je me suis adressée à vous, parce que je craignais qu’undentiste ordinaire ne voulût pas. Vous devez me connaître, jesuppose. Personne ne saura jamais que je suis venue ici. J’ai troislouis à vous offrir pour une opération qui ne prendra pas deuxheures, et je vous ferai cadeau de mes dents par-dessus le marché.Il me semble que vous n’aurez pas fait une trop mauvaise journée.Si cela ne vous va pas, bonsoir, je vais ailleurs. Est-ce oui ounon ?

La dispute fut longue, cependant. Jamais ce misérable Nathann’avait été secoué d’une si rude sorte. Il voyait bien queVéronique n’était pas folle, mais il ne pouvait concevoir qu’unejolie fille voulût se faire laide. Cela renversait toutes sesidées. Puis, il y avait, dans cette pourriture d’homme, un coinphosphoré qui n’était peut-être pas absolument exécrable. Ilreculait à la pensée de détruire ce beau visage, de même qu’ilaurait hésité, au moins une minute, fût-ce pour un million, àbrûler une toile de Léonard ou de Gustave Moreau. L’anéantissementpur et simple d’une richesse de ce genre le confondait.

Ce scrupule, d’ailleurs, se compliquait de plusieurs craintes.Il avait reçu bien des volées dans sa vie, mais la main deMarchenoir, non encore éprouvée, lui semblait plus redoutable quecelle du Seigneur, – sans compter le grappin de la justice humainequi pouvait intervenir aussi et se fourrer curieusement dans sespetites affaires.

Véronique, discernant à merveille ce qui se passait dans cetteâme vaseuse, se décida, malgré sa répugnance, à en finir parl’intimidation.

– Vous n’avez pas tant balancé, lui dit-elle, quand il s’est agide la petite Sarah. Je sais par coeur toute cette histoire, et mêmeplusieurs autres. Faites-y bien attention. Allons, soyezraisonnable et ne me laissez pas languir plus longtemps. Encore unefois, il ne vous arrivera rien de fâcheux à cause de moi, je m’yengage, et trois louis sont toujours bons à gagner.

Elle faisait allusion à une abominable affaire d’avortement, oùla mère avait failli périr, et qui avait donné beaucoupd’inquiétudes au bel Arthur. Il se décida sur-le-champ, allachercher l’outil de torture, disposa toutes choses avec des petitsmouvements nerveux et, finalement, installa Véronique dans unprofond fauteuil de cuir, en pleine clarté.

Elle renversa la tête et montra une double rangée de dentslumineuses, – des dents à mordre les plus durs métaux humains. Letortionnaire abject, par une dernière impulsion de vague pitié, luidéclara qu’elle allait atrocement souffrir.

– J’y suis préparée, répondit la sainte. J’espère avoir ducourage. Je tâcherai de me souvenir que j’ai mérité des souffrancesplus grandes encore.

Alors s’accomplit cette horreur. A chaque dent qui s’en allait,la pauvre Véronique, en dépit de sa volonté, poussait un léger criet ses yeux se remplissaient de larmes, pendant que des ruisseauxde sang écumeux coulaient sur l’épaisse toile du tablier de cuisineque Nathan lui avait ficelé autour du cou.

Quand la mâchoire supérieure fut complètement dégarnie,l’exécuteur dut s’arrêter. L’infortunée avait perdu connaissance etse tordait spasmodiquement. Il fallut la ranimer, étancher le sangqui partait à flots, arrêter l’hémorragie, calmer les nerfs, toutesbesognes familières à cet omniscient des basses pratiqueschirurgicales. Il exprima son avis de renvoyer à quelques jours laseconde partie de l’opération, dans le secret espoir de ne la voirjamais revenir et d’échapper ainsi à une corvée qui lui déplaisait,ayant, d’ailleurs, soigneusement empoché l’argent. Mais, au boutd’un quart d’heure, l’étonnante martyre lui signifia énergiquement,sans parler, qu’elle voulait que cela continuât.

Rien ne fut plus horrible. L’opérateur gagna son salaire. Lesanesthésiques ordinaires étaient sans effet sur ce paquet de nerfsen déroute, effroyablement ébranlés déjà, malgré l’héroïsme de lapatiente. La syncope se renouvela cinq à six fois, de plus en plusinquiétante. Une minute, Nathan, terrifié, crut au tétanos.

Enfin, le supplice s’acheva, et, peu à peu reparut l’équilibre.Véronique but un cordial préparé d’avance et souffrant encored’atroces douleurs, mais redevenue l’impératrice d’elle-même, elleregarda tristement, sur la table, le gisant trésor de l’écrin de sabouche, vide à jamais, puis, s’approchant d’un miroir, elle poussaun cri, un seul cri funèbre, sur se beauté dévastée, gémissement dela nature qu’elle ne put réprimer.

Le sordide Nathan, étonné de son propre trouble, balbutiaitquelques phrases vaines, alléguant l’espèce de violence qu’il avaitsubie. C’est alors que la chrétienne, avec une noblesse d’humilitééternellement inintelligible pour les âmes viles, obéissant à cettefurie d’abaissement qui est un des caractères de l’amour mystique,ramassa la main de l’immonde bandit, cette main cireuse, boudinée,dans laquelle avaient tenu toutes les crapules, et la baisa, -comme l’instrument de son martyre ! – de ses lèvres sanglanteset déformées.

– Adieu, monsieur Nathan, dit-elle ensuite, d’une voixqu’elle-même ne reconnut plus. Je vous remercie. N’ayez aucuneinquiétude. Vous faites souvent de vilaines choses dans votremétier, mais je prierai mon Sauveur pour vous…

Chapitre 5

 

Leverdier n’avait guère à raconter à son ami que le bouleversantémoi qu’il avait éprouvé, le lendemain, en revoyant Véronique. Lepauvre garçon avait reçu un coup terrible dont il restait assommé.Cette figure charmante, qui avivait pour lui les grises couleurs dela vie et qui leur versait à tous deux l’espérance, elle n’existaitplus. Elle était affreusement, irrémédiablement changée. Il n’yavait plus de beauté du tout. Telle fut, du moins, son impression.C’était vrai qu’il l’avait vue déformée par la fluxion, battue parles souffrances et que, maintenant, après une semaine, cesaccidents avaient disparu. Mais cette bouche complètement édentée,il ne pouvait plus la reconnaître, et le souvenir de ce qu’elleavait été la lui faisait paraître épouvantable.

Le premier jour, il s’était trouvé sans parole, privéd’intelligence, asphyxié de douleur, à moitié fou. Il avait falluque Véronique elle-même le ranimât, lui disant à peu près : C’estmoi seule qui ai voulu cette chose. Avais-je un autre moyen d’obéirà la lettre que voici ? Et elle lui avait donné la lettre deMarchenoir, qu’il n’avait pu lire en sa présence, mais qu’il avaitemportée chez lui en prenant la fuite, abruti par l’étonnement,ivre de chagrin et de remords. Car il s’accusait d’être undépositaire sans vigilance, odieusement infidèle. Il aurait dûdeviner, empêcher. Mais aussi, cette lettre était d’un aliéné.Comment Marchenoir, connaissant cette âme excessive, capable detoutes les résolutions, avait-il pu l’écrire ?

Leverdier était en proie à un mélange de désespoir et de ragequi lui faisait, en parlant, sauter le coeur hors de la poitrine.Quelque expérience qu’il crût avoir de ses deux amis, il y avait,malgré tout, certaines choses qu’il ne pouvait pas arriver àcomprendre. Si Marchenoir l’eût consulté, il lui eût certainementrépondu par le conseil d’épouser, quand même, Véronique, et il eût,de toutes ses forces, travaillé à démontrer à Véronique l’absoluenécessité de devenir la femme de Marchenoir.

Point incroyant, mais boiteux de pratique et nullement organisépour la vie contemplative, il avait été quelque temps sans croire àla pureté de leurs relations. Il avait fallu les affirmationsréitérées de son ami, qu’il savait incapable d’hypocrisie, etl’irrécusable évidence de certains faits, pour le persuader. Dansles derniers mois, il avait bien remarqué l’enthousiasme deMarchenoir pour sa compagne, mais n’ayant pas le diagnosticpsychologique du père Athanase, il n’avait pas conclu comme lui àla passion amoureuse, n’y voyant qu’une période nouvelle du communtransport religieux qu’il s’était interdit de juger. La lettre àVéronique avait été pour lui comme un flambeau sans réflecteur dansun de ces souterrains où les ténèbres, accumulées et tassées depuislongtemps, ne font que reculer plus épaisses, à trois pas del’insuffisante lumière qu’elles menacent d’étouffer.

Que signifiait, par exemple, cette jalousie rétrospective chezun homme que ses actes et ses paroles jetaient en dehors de toutesles voies communes, et que l’opinion du monde ne pouvaitatteindre ? L’acte charnel touchait-il donc à l’essence mêmede la femme, que la souillure en dût être ineffaçable àjamais ? Sans doute, ce passé était un irréparable mal, mais,puisqu’on était si terriblement mordu, fallait-il, après tout,sacrifier sa vie pour des fantômes, et se précipiter en enfer, pouréchapper à un purgatoire qui eût été le paradis de beaucoupd’hommes moins malheureux ?

Le repentir, la pénitence, la sainteté même n’avaient-ils pluscette vertu tant célébrée de remettre à neuf les pécheurs ?Qu’y avait-il de commun entre la Véronique d’aujourd’hui et laVentouse d’autrefois ? Ah ! il en avait connu des tas devierges qui n’étaient pas dignes, certes, de lui décrotter sachaussure ! Et, en supposant qu’il restât quelque chose àsouffrir, ce quelque chose pouvait-il entrer en balance avec lestourments inouïs d’une passion sans issue, qui mangerait lacervelle de ce grand artiste, après avoir dévoré le coeur ?Enfin, il avait, en amour, des idées de sapeur-pompier, et pensait,en général, qu’il fallait éteindre les incendies, tout d’abord, àquelque prix que ce fût, et puisque le concubinage révoltait cesdeux dévots, il concluait, sans hésiter, au sacrement demariage.

Leverdier refoulait en lui ces pensées, désormais inutiles àexprimer, n’étant pas de ces amis dont la principale affaireconsiste à triompher dans leur propre sagesse, en jetant sur lesépaules déjà rompues des naufragés le trésor de plomb de leursonéreuses récriminations. D’ailleurs, il s’était dit, plusieursfois de suite, que, sans doute, cette fois, ce serait bien fini, larage d’amour ! Marchenoir souffrirait, quelque temps, tout cequ’on peut souffrir, puis cette passion s’éteindrait, fauted’aliment. Une mélancolie supportable s’installerait à sa place etl’esprit reprendrait son équilibre. Véronique, irréparablementenlaidie, deviendrait cette amie très douce, cette compagnebienfaisante des heures de lassitude intellectuelle et detristesse, cette quasi-soeur qu’on avait rêvée et que la joliefemme ne pouvait être.

Elle se trouverait ainsi avoir eu raison, au bout du compte,d’accomplir cette chose qui les faisait, à l’heure actuelle, sidurement pâlir. Il ne resterait plus, à la fin, de toutes cesémotions déchirantes, qu’un souvenir d’héroïsme sur les ruinesinoffensives de cette beauté, que le plus étonnant miracle decharité avait sacrifiée…

Les deux amis étaient silencieux depuis quelques instants.Marchenoir se leva comme un centenaire, tremblant, pâle, chenu,harassé de vivre, et, d’une voix suffoquée, déclara que c’étaitassez de discours, qu’il voyait distinctement tout ce qu’il y avaità voir : la cruauté de son imprudence et l’horrible fruit deremords qu’il en récoltait, mais qu’il était temps d’aller consolerla pauvre fille.

– Elle souffre pour moi, dit-il, et non pour elle. Sa personne,elle n’y tient guère, tu as dû le remarquer. Si la paix m’estrendue, elle jugera que tout est très bien et sa joie seraparfaite. Tu ne sais pas, Georges, la qualité du sublime de cettecréature. Ce qu’elle vient de faire pour moi, elle l’aurait faitaussi bien pour toi, j’en suis persuadé, ou pour quelque autre, sielle l’avait cru nécessaire… Mais, le remède sera-t-ilefficace ? Voilà la question, c’est ma vie qui en dépend et laréponse n’est pas certaine…

Ils étaient dans la rue. Un fiacre les recueillit et ilsdescendirent ensemble, sans ajouter une parole, le boulevardMontparnasse. Arrivés à l’avenue du Maine et sur le point d’entrerdans la rue de Vaugirard, où s’embranche la rue des Fourneaux,Leverdier sentit que Marchenoir voulait être seul pour un premiertête-à-tête. Il le quitta donc et, planté sur le trottoir, regardala voiture s’éloigner, jusqu’au moment où elle disparut. Alors,seulement, il s’en alla, comblé de tristesse, l’âme noyée depressentiments affreux.

Chapitre 6

 

Quand Marchenoir sortit de la voiture arrêtée devant sa maison,on aurait pu le prendre pour un de ces agonisants à échéancecalculable, que vomissent les voitures numérotées, à l’heure desconsultations, sur le seuil dantesque des hôpitaux. Il tremblaittellement en cherchant sa monnaie que le cocher lui offrit del’aider à monter chez lui. Cela le ranima. Il se hâta d’entrer, nevit même pas la concierge, que son aspect semblait avoirdéconcertée, et gravit l’escalier.

Devant sa porte, il s’étonna de son courage d’être venujusque-là et s’aperçut, en même temps, qu’il n’en avait plus dutout, qu’il ne se déciderait jamais à entrer et qu’il n’avait plusqu’à s’asseoir sur une marche, en attendant la consommation dessiècles. Il se mit à tourner à pas étouffés, comme un félin, surl’étroit palier, absolument incapable de s’arrêter à une résolutionquelconque, les doigts brûlés par la clef qu’il avait tirée de sapoche, dans la voiture, et qu’il tenait à la main depuis un quartd’heure, déplorant amèrement l’absence de Leverdier, qu’il semaudissait pour avoir laissé partir.

Tout à coup, il entendit monter au-dessous de lui et reconnut,avec certitude, le pas de Véronique. Épouvanté à l’idée d’unrapatriement sur cette voie publique où vingt locataires inconnuspouvaient apparaître, il ouvrit brusquement la porte et se jetadans l’appartement comme dans une citadelle. La jeune femmerevenait, en effet, de la chapelle des Lazaristes de la rue deSèvres, où elle allait, tous les matins, entendre la messe à septheures, quelque temps qu’il fît. Marchenoir, qui l’accompagnaitpourtant d’ordinaire, avait oublié cette circonstance.

Quand elle parut, cet homme si fort eut les jambes fauchées. Ils’abattit sur le carreau, et tendit vers elle ses deux mains, enremuant les lèvres, sans pouvoir articuler un mot. Véronique courutà lui, l’enveloppa de ses bras et, le relevant, le contraignit às’asseoir. Elle-même, s’agenouillant, à ses pieds, — par uneimpulsion d’humilité et de tendresse qui rappelait leur premièreentrevue, — le regarda, accoudée sur lui.

– Chère victime, dit-il, avec la douceur d’une commisérationinfinie, qu’as-tu fait ?

– Pardonne-moi, bien-aimé, répondit-elle, j’ai voulu t’obéir ette sauver. Ah ! j’aurais souffert bien davantage, s’il l’avaitfallu !… Pleure à ton aise, pauvre coeur, Dieu teconsolera.

Alors, entendant cette voix changée par la torture, qui sefaisait amoureuse par charité, il se détendit et se brisa. Ill’attira sur ses genoux et, lui cachant le visage dans ses bras etsur sa poitrine, il sanglota éperdument. Ce fut une de ces rafalesde pleurs, comme il en avait eu si souvent, et qui déjà, tant defois, l’avaient délivré des suggestions du désespoir. Longtemps,ses larmes, grossies par tous les orages intérieurs qui avaientprécédé cet instant, roulèrent en ruisseaux sur la tête mutilée dela martyre qui se fondait elle-même, de compassion, blottie, commeune hirondelle, contre la paroi de ce sein mouvant.

A la fin, voyant que la crise s’affaiblissait et qu’un peu decalme allait revenir, elle se dégagea doucement, alla tremper sonmouchoir dans l’eau fraîche et avec des mouvements maternels, vintbaigner et essuyer les yeux de son ami.

– Maintenant, cher malade, lui dit-elle, en le baisant au front,je vais vous conduire dans votre chambre. Vous vous étendrez survotre lit et vous dormirez quelques heures. Vous devez en avoirbesoin… Ne me regardez pas de cet air navré. Vous vous ferez à manouvelle figure, et vous finirez par la trouver convenable. Je vousassure que je me trouve aussi belle qu’avant. C’est une habitude àprendre. Allons, monsieur le saule pleureur, allongez les jambes,voici deux couvertures, un oreiller pour votre tête et je tire lesrideaux. Quand vous vous réveillerez, votre servante vous aura faitun bon feu, un bon petit déjeuner et votre ange gardien aura chassévotre gros chagrin.

Marchenoir, complètement épuisé, s’était laissé faire comme unenfant et dormait déjà.

Véronique, retirée dans l’autre chambre, alla se prosternerdevant l’immense crucifix qu’il lui avait acheté, sur sa demande,rue Saint-Sulpice, en un jour de richesse, procréation d’un artabject que la piété de la thaumaturge transfigurait enchef-d’oeuvre.

– Mon doux Sauveur, murmura-t-elle, ne vous fâchez pas contremoi. Vous voyez bien que j’ai fait ce que j’ai pu. Mon confesseurm’a blâmée très sévèrement de ce qu’il appelle un zèle téméraire etje dois croire que vous lui avez inspiré ce blâme. Il m’a dit quej’avais mal compris votre précepte d’arracher soi-même ses propresmembres, quand ils deviennent une occasion de scandale, et cela sepeut bien, puisque je suis une fille pleine d’ignorance. Mais, monJésus, si je me suis trompée, ne jugez que mon intention et prenezpitié de ce malheureux qui a exposé sa vie pour me donner à vous.Si je dois lui être un obstacle, détruisez-moi plutôt, faites-moimourir, je vous en supplie par votre divine Agonie et les méritesde tous vos saints ! Je n’ai que ma vie à vous offrir, vous lesavez, puisque je n’ai pas d’innocence et que je suis la plusgrande pauvresse du monde !…

Chapitre 7

 

C’était l’heure où la pire brute, assouvie de son repos, sort deses antres et coule à pleines rues dans tout Paris. La besogneusepécore aux millions de pieds, coureuse d’argent ou de luxure,mugissait aux alentours, dans cet excentrique quartier. Leprolétaire souverain, à la gueule de bois, s’élançait de son chenilvers d’hypothétiques ateliers ; l’employé subalterne moinsauguste, mais de gréement plus correct, filait avec exactitude surd’imbéciles administrations ; les gens d’affaires, l’âmecrottée de la veille et de l’avant-veille, couraient, sansablutions, à de nouveaux tripotages : l’armée des petites ouvrièresdéambulait à la conquête du monde, la tête vide, le teint chimique,l’oeil poché des douteuses nuits, brimbalant avec fierté de cetarrière-train autoclave, où s’accomplissent, comme dans leur vraicerveau, les rudimentaires opérations de leur intellect. Toute lavermine parisienne grouillait en puant et déferlait, dans laclameur horrible des bas négoces du trottoir ou de la chaussée. Quidonc se fût avisé de soupçonner là, derrière une de ces muraillesde rapport dont s’éloigne en gémissant l’ange à pans coupés del’architecture, une mystique véritable, une Thaïs repentie, unefurie de miséricorde et de prière, comme il ne s’en voit plusdepuis des siècles ? Et qui donc, l’apprenant, n’aurait paséclaté de ce rire de graisse qui déculotte les peuples sages, venusà point pour être fustigés ?

L’action qu’elle venait d’accomplir, cette simple chrétienne,était aussi parfaitement inintelligible pour ses contemporains quepourrait l’être la Transfiguration du Seigneur aux yeux d’unhippopotame vaquant à son bourbier. Une si haute températured’enthousiasme répugne invinciblement à la fuyante queue demaquereau de cette fin de siècle. Jamais, sans doute, dans aucunesociété, l’héroïsme ne fut aussi généralement cocufié par la naturehumaine, depuis six mille ans que ce rare pèlerin d’amour est forcéde concubiner avec elle.

Le christianisme, quand il en reste, n’est qu’une surenchère debêtise ou de lâcheté. On ne vend même plus Jésus-Christ, on lebazarde, et les pleutres enfants de l’Église se tiennent humblementà la porte de la Synagogue, pour mendier un petit bout de la cordede Judas qu’on leur décerne, enfin, de guerre lasse, avecaccompagnement d’un nombre infini de coups de souliers.

Si la pauvre fille avait dû être jugée, ce n’est, assurément, nipar les hérétiques ni par les athées qu’elle eût été le plusrigoureusement condamnée. Ceux-là se fussent contentés de lagratifier, en passant, de quelques pelletées d’ordures. Mais lescatholiques l’eussent dépecée pour en engraisser leurs cochons, —aucune chose, à l’exception du génie, n’étant aussi férocementdétestée que l’héroïsme, par les titulaires actuels de la plushéroïque des doctrines.

Ce qu’ils nomment vie spirituelle, par un étrange abus dudictionnaire, est un programme d’études fort compliqué etdiligemment enchevêtré par de spéciaux marchands de soupeascétique, en vue de concourir à l’abolition de la nature humaine.La devise culminante des maîtres et et répétiteurs paraît être lemot discrétion, comme dans les agences matrimoniales. Toute action,toute pensée non prévue par le programme, c’est-à-dire touteimpulsion naturelle et spontanée, quelque magnanime qu’elle soit,est regardée comme indiscrète et pouvant entraîner une réprobatriceradiation.

Donner son porte-monnaie à un homme expirant d’inanition, parexemple, ou se jeter à l’eau pour sauver un pauvre diable, sansavoir, auparavant, consulté son directeur et fait, au moins, uneretraite de neuf jours, telles sont les plus dangereusesindiscrétions que puisse inspirer l’orgueil. Le scrupule dévot, àlui seul, exigerait une seconde Rédemption.

Les catholiques modernes, monstrueusement engendrés de Manrèzeet de Port-Royal, sont devenus, en France, un groupe si fétide que,par comparaison, la mofette maçonnique ou anticléricale donnepresque la sensation d’une paradisiaque buée de parfums, et Dieusait pourtant que, de ce côté-là, les intelligences et les coeursn’ont plus grand’chose à recevoir, maintenant, pour leur porcineréintégration, de l’animale Circé matérialiste.

Il est vrai qu’on n’a pas encore abattu toutes les croix, niremplacé les cérémonies du culte par des spectacles antiques deprostitution. On n’a pas non plus tout à fait installé des latrineset des urinoirs publics dans les cathédrales transformées entripots ou en salles de café-concert. Évidemment, on ne traîne pasassez de prêtres dans les ruisseaux, on ne confie pas assez dejeunes religieuses à la sollicitude maternelle des patronnes delupanars de barrière. On ne pourrit pas assez tôt l’enfance, onn’assomme pas un assez grand nombre de pauvres, on ne se sert pasencore assez du visage paternel comme d’un crachoir ou d’undécrottoir… Sans doute. Mais toutes ces choses sont sur nous etpeuvent déjà être considérées comme venues, puisqu’elles arriventcomme la marée et que rien n’est capable de les endiguer.

Le mal est plus universel et paraît plus grand, à cette heure,qu’il ne fut jamais, parce que, jamais encore, la civilisationn’avait pendu si près de terre, les âmes n’avaient été si avilies,ni le bras des maîtres si débile. Il va devenir plus grand encore.La République des Vaincus n’a pas mis bas toute sa ventrée demalédiction.

Nous descendons spiralement, depuis quinze années, dans unvortex d’infamie, et notre descente s’accélère jusqu’à perdre larespiration. Nous allons maintenant, comme la tempête, sans aucunechance de retour, et chaque heure nous fait un peu plus bêtes, unpeu plus lâches, un peu plus abominables devant le Seigneur Dieu,qui nous regarde des enfoncements du ciel !…

Joseph de Maistre disait, il y a plus d’un siècle, que l’hommeest trop méchant pour mériter d’être libre.

Ce Voyant était un contemporain de la Révolution dont ilcontemplait, en prophète, la grandiose horreur, et il lui parlaitface à face.

Il mourut dans l’épouvante et le mépris de ce colloque, enprononçant l’oraison funèbre de l’Europe civilisée.

Il n’aurait donc rien de plus à dire aujourd’hui, et les finalesporcheries de notre dernière enfance n’ajouteraient absolument rienà la terrifiante sécurité de son diagnostic.

Eh bien ! quand toutes les menaces de la crapuleantireligieuse auront enfin crevé sur nous, comme les nuées d’unsale déluge, quand la société soi-disant chrétienne,irréparablement désagrégée, s’en ira, comme une flotte d’épavesnidoreuses, sur le liquide phosphoré qui aura submergé la terre,que sera-ce auprès du monstre déjà formé, dont la raisons’épouvante, et qui règne en accroupi despote sur le stérile fumierde nos coeurs ?

Il n’y a que deux sortes d’immondices : les immondices des bêteset les immondices des esprits.

Or, c’est une puanteur bien subalterne que la bouerévolutionnaire et anticléricale. Elle est fabuleusement surannéeet plus vieille encore que le christianisme. Elle coule des partiesbasses de l’humanité depuis soixante siècles et a usé des pelles etdes balais, à payer la rançon d’un roi de vidangeurs.

C’est un inconvénient de ce triste monde, une simple affaire devoirie et d’assainissement pour les diligentes autorités qui ont àcoeur la santé publique. Il faut que la brute suive sa loi et lemal est à peu près nul aussi longtemps que ces autorités nedécampent pas. Et, même alors qu’elles ont décampé, le mal se couleen persécution pour se transformer en gloire.

Les injures bestiales, les goitreux défis, les sacrilègesstupides, les idiotes atrocités de nègres échappés au bâton ettremblants d’y retourner, tout cela est peu de chose et necontamine essentiellement ni la vérité ni la justice.

Depuis le Calvaire et le Mont des Oliviers, il n’y a rien quin’ait été tenté par l’interne pourceau du coeur de l’homme, contrecette excessive magnificence de la Douleur.

L’invention n’est plus possible et les Galilée ou les Edison dela fripouillerie démocratique y perdraient leur génie. Rabâchage deséculaires rengaines, recopie sempiternelle de farcesimmémorialement décrépites, remâchement de salopes facétiesdégobillées par d’innumérables générations de gueules identiques,parodies éculées depuis deux mille ans, on n’imagine rien deplus.

Il est probable que les Juifs étaient plus forts, d’abord pouravoir été les initiateurs et, peut-être aussi parce qu’ayant àfaire souffrir l’Homme qui devait assumer toute expiation, ilssavaient des choses dont l’épaisse ignorance des blasphémateursactuels n’a même pas le soupçon.

Ce qui est vraiment épouvantable, c’est l’immondicité desesprits.

Les pieds du Christ ne peuvent pas être souillés, mais seulementsa Tête, et cette besogne d’iniquité idéale est le choixinconscient ou pervers de la multitude de ses amis.

Le Christ, ne pouvant plus donner à ceux qu’il nomma ses frèresaucun surcroît de grandeur, leur laisse au moins la majestéterrible du parfait outrage qu’ils exercent sur Lui-même. Ils’abandonne jusque-là et se laisse traîner au dépotoir.

Les catholiques déshonorent leur Dieu, comme jamais les juifs etles plus fanatiques antichrétiens ne furent capables de ledéshonorer.

L’imbécile rage des ennemis conscients de l’Église fait pitié.Le boniment légendaire des souterraines conspirations jésuitiques,romantiquement organisées par des cafards nauséeux, mais pleins degénie, peut encore agir sur le populo, mais commence à perdrecrédit partout ailleurs, ce qui étonne d’une si énorme sottise. Lescalomnies stupides ont ordinairement la vie plus dure. Déjetées,savetées, éculées, indécrottables et inépousables, ellessubsistent, immortellement juteuses.

Il est vrai que les catholiques ont pris eux-mêmes à forfaitleur propre ignominie, et voilà ce qui supplante un nombre infinide venimeuses gueules. C’est l’enfantillage voltairien d’accuserces pleutres de scélératesse. La surpassante horreur, c’est qu’ilssont MÉDIOCRES.

Un homme couvert de crimes est toujours intéressant. C’est unecible pour la Miséricorde. C’est une unité dans l’immense troupeaudes boucs pardonnables, pouvant être blanchis pour de salutairesimmolations.

Il fait partie intégrante de la matière rachetable, pourlaquelle il est enseigné que le Fils de Dieu souffrit la mort. Bienloin de rompre le plan divin il le démontre, au contraire, et levérifie expérimentalement par l’ostentation de son effroyablemisère.

Mais l’innocent médiocre renverse tout.

Il avait été prévu, sans doute, mais tout juste, comme la piretorture de la Passion, comme la plus insupportable des agonies duCalvaire.

Celui-là soufflette le Christ d’une façon si suprême et raturesi absolument la divinité du Sacrifice qu’il est impossible deconcevoir une plus belle preuve du Christianisme que le miracle desa durée, en dépit de la monstrueuse inanité du plus grand nombrede ses fidèles !

Ah ! on comprend l’épouvante, la fuite éperdue du XIXesiècle, devant la Face ridicule du Dieu qu’on lui offre et oncomprend aussi sa fureur !

Il est bien bas, pourtant, ce voyou de siècle, et n’a guère ledroit de se montrer difficile ! Mais, précisément parce qu’ilest ignoble, il faudrait que l’ostensoir de la Foi fût archisublimeet fulgurât comme un soleil…

Veut-on savoir comme il fulgure ? Voici.

Chapitre 8

 

On s’aperçut un jour, il y a trois cents ans, que la Croixsanglante avait trop longtemps obombré la terre. Le déballage deluxure qu’on a voulu nommer la Renaissance venait de s’inaugurer,quelques pions germaniques ou cisalpins ayant divulgué qu’il nefallait plus souffrir. Les mille ans d’extase résignée du Moyen Agereculèrent devant la croupe de Galatée.

Le XVIe siècle fut un équinoxe historique, où l’idéal bafoué parles giboulées du sensualisme s’abattit enfin, racines en l’air. Lespirituel christianisme, sabordé dans ses méninges, saigné au troncdes carotides, vidé de sa plus intime substance, ne mourut pas,hélas ! Il devint idiot et déliquescent dans sa gloirepercée.

Ce fut une convulsion terrible pendant cent ans, accompagnéed’un infiniment inutile et lamentable rappel des âmes. Notrecirculante sphère parut rouler au travers des autres planètes commeun arrosoir de sang. Mais le martyre même ayant perdu sa vertu, lavieille bourbe originelle fut réintégrée triomphalement, toutes lesportes des étables furent arrachées de leurs gonds et l’universelleporcherie moderne commença son bréneux exode.

Le christianisme, qui n’avait su ni vaincre ni mourir, fit alorscomme tous les conquis. Il reçut la loi et paya l’impôt. Poursubsister, il se fit agréable, huileux et tiède. Silencieusement,il se coula par le trou des serrures, s’infiltra dans lesboiseries, obtint d’être utilisé comme essence onctueuse pourdonner du jeu aux institutions et devint ainsi un condimentsubalterne, que tout cuisinier politique put employer ou rejeter àsa convenance. On eut le spectacle, inattendu et délicieux, d’unchristianisme converti à l’idolâtrie païenne, esclave respectueuxdes conculcateurs du Pauvre, et souriant acolyte desphallophores.

Miraculeusement édulcoré, l’ascétisme ancien s’assimila tous lessucres et tous les onguents pour se faire pardonner de ne pas êtreprécisément la volupté, et devint, dans une religion de tolérance,cette chose plausible qu’on pourrait nommer le catinisme de lapiété. Saint François de Sales apparut, en ces temps-là, juste aubon moment, pour tout enduire. De la tête aux pieds, l’Église futcollée de son miel, aromatisée de ses séraphiques pommades. LaSociété de Jésus, épuisée de ses trois ou quatre premiers grandshommes et ne donnant déjà plus qu’une vomitive resucée de sesapostoliques débuts, accueillit avec joie cette parfumeriethéologique, où la gloire de Dieu, définitivement, s’achalanda. Lesbouquets spirituels du prince de Genève furent offerts par decaressantes mains sacerdotales aux explorateurs du Tendre, quidilatèrent aussitôt leur géographie pour y faire entrer un aussicharmant catholicisme… Et l’héroïque Moyen Age fut enterré à dixmille pieds !…

On est bien forcé d’avouer que c’est tout à fait fini,maintenant, le spiritualisme chrétien, puisque, depuis troissiècles, rien n’a pu restituer un semblant de verdeur à la souchecalcinée des vieilles croyances. Quelques formules sentimentalesdonnent encore l’illusion de la vie, mais on est mort, en réalité,vraiment mort. Le Jansénisme, cet infâme arrière-suint del’émonctoire calviniste, n’a-t-il pas fini par se pourlécherlui-même, avec une langue de Jésuites sélectivement obtenue, et laracaille philosophique n’a-t-elle pas fait épouser sa progénitureaux plus hautes nichées du gallicanisme ? La Terreurelle-même, qui aurait dû, semble-t-il, avoir la magnifianteefficacité des persécutions antiques, n’a servi qu’à rapetisserencore les chrétiens qu’elle a raccourcis.

Pour sa peine d’avoir égorgé la simple Colombe qui planait dansles cieux d’or des légendes, l’Art perdit ses propres ailes etdevint le compagnon des reptiles et des quadrupèdes. Lesextra-corporelles Transfixions des Primitifs dévalèrent dansl’ivresse charnelle de la forme et de la couleur, jusqu’aux viergesde pétrin de Raphaël. Arrivée à cette brute de suavité stupide etde fausse foi, l’esthétique religieuse fit un dernier bondprodigieux et disparut dans l’irrévocable liquide que de sénilesgénérations catholiques avaient sécrété.

Aujourd’hui, le Sauveur du monde crucifié appelle à lui tous lespeuples à l’étalage des vitriers de la dévotion, entre unÉvangéliste coquebin et une Mère douloureuse trop avancée. Il setord correctement sur de délicates croix, dans une nuditéd’hortensia pâle ou de lilas crémeux, décortiqué, aux genoux et auxépaules, d’identiques plaies vineuses exécutées sur le typeuniforme d’un panneau crevé. — Genre italien, affirment lesmarchands de mastic.

Le genre français, c’est un Jésus glorieux, en robe de brocartpourpré, entr’ouvrant, avec une céleste modestie, son sein, etdévoilant, du bout des doigts, à une visitandine enfarinée d’extaseun énorme coeur d’or couronné d’épines et rutilant comme unecuirasse.

C’est encore le même Jésus plastronné, déployant ses bras pourl’hypothétique embrassement de la multitude inattentive, c’estl’éternelle Vierge sébacée en proie à la même recette de désolationmillénaire, tenant sur ses genoux, non seulement la tête, mais lecorps entier d’un minable Fils, décloué suivant de cagneusesformules. Puis, les innumérables Immaculées Conceptions de Lourdes,en premières communiantes azurées d’un large ruban, offrant auciel, à mains jointes, l’indubitable innocence de leur émail et deleur carmin.

Enfin, la tourbe polychrome des élus : les saints Joseph,nourriciers et frisés, généralement vêtus d’un tartan rayé debavures de limaces, offrant une fleur de pomme de terre à un pouponbénisseur ; les saints Vincent de Paul en réglisse ramassant,avec une allégresse refrénée, de petits monstres en stéarine,pleins de gratitude ; les saints Louis de France ingénus,porteurs de couronnes d’épines sur de petits coussins enpeluche ; les saints Louis de Gonzague, chérubinementagenouillés et cirés avec le plus grand soin, les mains croiséessur le virginal surplis, la bouche en cul de poule et les yeuxnoyés ; les saints François d’Assise, glauques ou céruléens, àforce d’amour et de continence, dans le pain d’épice de leurpauvreté ; saint Pierre avec ses clefs, saint Paul avec songlaive, sainte Marie-Madeleine avec sa tête de mort, saintJean-Baptiste avec son petit mouton, les martyrs palmés, lesconfesseurs mitrés, les vierges fleuries, les papes aux doigtsspatulés d’infaillibles bénédictions, et l’infinie cohue despompiers de chemins de croix.

Tout cela conditionné et tarifé sagement, confortablement,commercialement, économiquement. Riches ou pauvres, toutes lesparoisses peuvent s’approvisionner de pieux simulacres en cesbazars où se perpétue, pour le chaste assouvissement de l’oeil desfidèles, l’indéracinable tradition raphaélique. Ces purgativesimages dérivent, en effet, de la grande infusion détersive desmadonistes ultra-montains. Les avilisseurs italiens du grand Artmystique furent les incontestables ancêtres de ce crépi. Qu’ilseussent ou non le talent divin qu’on a si jobardement exalté surles lyres de la rengaine, ils n’en furent pas moins lesmatelassiers du lit de prostitution où le paganisme fornicateurvint dépuceler la Beauté chrétienne. Et voilà leurprogéniture !

La Dispute du Saint Sacrement devait inéluctablement aboutir, enmoins de trois siècles, à l’émulation fraternelle des plâtriers deSaint-Sulpice, — qui feraient aujourd’hui paraître orthodoxe etsainte la plus sanguinaire iconoclastie !

Et la littérature est à l’avenant. Ah ! la littératurecatholique ! C’est en elle, surtout, que se vérifie, jusqu’àl’éblouissement, le stupre inégalable de la décadence ! Sonhistoire est, d’ailleurs, infiniment simple.

Après un tas de siècles pleins de liberté et de génie, Bossuetapparaît enfin qui confisque et cadenasse à jamais, pour la gloirede son calife, dans une dépendance ergastulaire du sérail de lamonarchie, toutes les forces génitales de l’intellectualitéfrançaise. Ce fut une opération politique assez analogue auxprécédents élagages de Louis XI et de Richelieu. Ce qu’on avaitfait pour les vassaux redoutés du Roi Très Chrétien, l’aigledomestiqué du diocèse de Meaux l’accomplit pour la féodalité plusmenaçante encore de la pensée. A dater de ce coupeur, silenceabsolu, infécondité miraculeuse.

Toute philosophie religieuse dut se configurer à la sienne etl’on a vu cet inconcevable sacrilège d’un immense clergé, le culpar terre sur l’Hostie sainte et la tête perdue dans le bas vallonde sa soutane, adorativement prosterné devant une perruque pourrie,en obéissance posthume à la consigne épiscopale d’un valet de cour.Cela pendant deux cents ans, depuis 1682 jusqu’à nos imbécilesjours.

L’abortive culture des séminaires n’atteignit pas cependant, dupremier coup, son solstice d’impuissance. Il fallut que l’hostilitégrandissante des temps modernes fît comprendre, peu à peu, à cettemilice la nécessité d’être couarde, et la sublime sagesse dedécamper en jetant ses armes aux pieds de l’ennemi. A chaque foisque l’impiété se montrait plus insolente ou l’antagonismephilosophique mieux équipé, l’enseignement religieux serétrécissait d’autant et le sacerdoce rentrait ses cornes. Letélescope théologique se rapetissait en avalant ses tubes, dansl’inexpugnable espérance de n’avoir plus d’étoiles à découvrir.

Alors, dans la pénombre des garennes apostoliques, sous laplafonnante envergure de l’oie gallicane, on pâturaitvoluptueusement la moisissure du vieux schisme archidécédé. Toutela tradition chrétienne étant réputée tenir dans les tomesappareillés du sublime évêque, et celui-là même résumant l’Égliseuniverselle en son ombilic, — puisqu’il avait fallu qu’il en fît untapis de pieds pour son royal maître — qu’avait-on besoin d’autreautorité et que pouvait tenter, après cela, l’esprit humaindémonétisé ?

La rature devint infinie. Tout ce qui s’est accompli depuis leXVIIe siècle y passa. La pédagogie catholique, pour se châtierd’avoir accordé naguère une estime folâtre à la créature de Dieu,décida de se cantonner éperdument et à jamais dans le catafalque du »grand siècle ». Donc, défense absolue d’écrire autre chose que desimitations de ce corbillard, et fulminant anathème contre la plusobscure velléité de s’en affranchir.

La plus inouïe des littératures est résultée de ce blocus. C’està se demander, vraiment, si Sodome et Gomorrhe que Jésus, dans sonÉvangile, a déclarées « tolérables », ne furent pas saintes etd’odeur divine, en comparaison de ce cloaque d’innocence.

Le grand jour approche ! – La vie n’est pas la vie, – LeSeigneur est mon partage, – Où en sommes-nous ? – L’éclairavant la foudre, – L’horloge de la passion, – Le ver rongeur, -Gouttes de rosée, – Pensez-y bien ! – Le beau soir de la vie,- L’heureux matin de la vie, – Au ciel on se reconnaît, – L’échelledu ciel, – Suivez-moi et je vous guiderai, – La manne de l’âme, -L’aimable Jésus, – Que la religion est donc aimable ! -Plaintes et COMPLAINTES du Sauveur, – La vertu parée de tous sescharmes, – Marie, je vous aime, – Marie mieux connue, — Lecatholique dans toutes les positions de la vie, etc. Tels sont lestitres qui sautent à l’oeil, aussitôt qu’on regarde une boutique delivres dévots.

Et il ne faudrait pas se hâter de croire à d’insignifiantesplaquettes. L’aimable Jésus, à lui seul, a trois volumes. La bêtisede ces ouvrages correspond exactement à la bêtise de leurs titres.Bêtise horrible, tuméfiée et blanche ! C’est la lèpre neigeusedu sentimentalisme religieux, l’éruption cutanée de l’internepurulence accumulée en un douzaine de générations putrides qui nousont transmis leur larcin !

Une inqualifiable librairie de la rue de Sèvres vend ceci, parexemple : Indicateur de la ligne du ciel. Un tout petit papier dela dimension d’un paroissien, pour y être inséré comme une pieuseimage. La première page offre précisément la vue consolante d’untrain de chemin de fer, sur le point de s’engouffrer dans untunnel, au travers d’une petite montagne semée de tombes. C’est « letunnel de la mort » au-delà duquel se trouve « le Ciel, l’Éternitébienheureuse, la Fête du Paradis ». Ces choses sont expliquées entrois pages minuscules de cette écriture liquoreusement joviale,que le journal le Pèlerin a propagée jusqu’aux derniers confins dela planète, et qui paraît être le dernier jus littéraire de lasaliveuse caducité du christianisme. On prend son billet d’allersans retour, au guichet de la Pénitence, on paie en bonnes oeuvres,qui servent en même temps de bagages, il n’y a pas de wagons-lits,et les trains les plus rapides sont précisément ceux où l’on est leplus mal. Enfin, deux locomotives : l’amour en tête, et la crainteen queue. « En voiture, Messieurs, en voiture ! » Lebienveillant opuscule nous laisse malheureusement ignorer si lesdames sont admises, s’il leur est accordé de faire un léger persil,ou s’il est loisible d’organiser des bonneteaux, comme dans lestrains de banlieue. Ce candide blaguoscope n’a l’air de rien,n’est-ce pas ! C’est le hoquet de l’agonie pour la Foichrétienne, d’abord, ensuite pour toute la spiritualité de ce mondequ’elle a engendré, dont elle est l’unique substrat, et qui ne luisurvivra pas un quart d’heure. Mais que penser d’un clergé quitolère ou encourage cette pollution du troupeau qu’on lui a confié,qui prend pour de l’humilité l’enfantillage du crétinisme le plusabject, et que la plus timidement conjecturale hypothèse del’existence d’un art moderne transporte d’indignation ?

Retranché dans les infertiles glaciers du siècle de Louis XIV,les plus hautes têtes contemporaines ont passé devant lui, sansmieux obtenir qu’un outrage ou une dédaigneuse constatation. Desécrivains de la plus curative magnitude se sont offerts pourinfuser un peu de sang jeune à la carcasse desséchée de leuraïeule. Ils en ont été reniés, maudits, placardés d’immondices : -C’est vous qui êtes centenaires et décrépits ! leurcrie-t-elle de sa gueule vide, et le seul grand artiste qui aithonoré sa boutique depuis trente ans, Jules Barbey d’Aurevilly, estmis au pilon sur un ordre formel de l’Archevêché de Paris.

Il est vrai qu’elle a ses grands écrivains, l’Église gallicanetombée en enfance ! Elle arbore, par exemple, au plus haut desa corniche, un évêque non moindre que le schismatique Dupanloup,dont les écoeurantes grisailles sur l’Éducation la font clignoter,comme si c’étaient des torrents de pourpre. Ce porte-mitre, qui futla honte de l’épiscopat le plus médiocre qu’on ait jamais vu, estconsidéré comme un porte-foudre intellectuel par ceux-la même quiméprisent l’étonnante bassesse de son caractère. De Pavone Lupusfactus, disait-on à Rome pendant le Concile, en décomposant le nomde Mademoiselle sa mère. On a beau savoir l’insolence tyrannique etl’incurie pleine de faste de ce pasteur aux douze vicairesgénéraux, qui ne put jamais résider dans son diocèse, on a beauconnaître la turpitude de ses intrigues politiques et l’immondehypocrisie du révolté qui trahissait l’Église universelle, enprotestant de son désir filial de « ne pas exposer le Pape àl’humiliation d’un vote incertain », n’importe ! on le vénèrecomme un maître, et la dysenterie littéraire de ce Trissotinviolet, dont le plus infime journaliste hésiterait à signer leslivres, passe, dans le monde catholique, pour le débordement dugénie.

Infiniment au dessous de ce prélat, resplendissant comme ellespeuvent, des améthystes inférieures, et des subalternes crosses :les Landriot, les Gerbet, les Ségur, les Mermillod, les LaBouillerie, les Freppel, infertiles époux de leurs églisesparticulières et glaireux amants d’une muse en fraise de veau quileur partage ses faveurs.

Puis des soutaniers sans nombre : les Gaume, les Gratry, lesPereyve, les Chocarne, les Martin, les Bautain, les Huguet, lesNorlieu, les Doucet, les Perdrau, les Crampon, tout unfourmillement noir sur la rhétorique décomposée des sièclesdéfunts. On peut en empiler cinquante mille de ces cerveaux, etfaire l’addition. Le total ne fournira pas l’habillement completd’une pauvre idée.

Du côté des laïques, on exhibe à l’admiration du bon fidèle unassortiment considérable de cuistres guindés comme des pendus etarides comme les montagnes de la lune, tels que Poujoulat,Montalembert, Ozanam, Falloux, Cochin, Nettement, Nicolas,Aubineau, Léon Gautier, historiens ou philosophes, hommespolitiques ou simples conférenciers. C’est la voix lactée dufirmament littéraire. Ces roussins de l’esthétique religieuse ontconfisqué la pensée humaine et l’ont coffrée dans la geôle obscuredes petites convenances et des solennelles rengaines du grandsiècle. Nul n’est admis à subsister sans leur permission, et leplus grand art qui fut jamais, le Roman moderne, en qui s’estrésorbée toute conception, est jugé comme rien du tout, quand ilsapparaissent.

 

Mais le phénix d’entre ces volailles, c’est Henri Lasserre, leBenjamin du succès. Il devient inutile de regarder les autres,aussitôt que ce virtuose entre en scène, puisqu’il résume, en sapersonne l’onction des pontifes, le pédantisme chenu des hautscritiques et la graisseuse faconde des hagiographes. Il ajoute àces dons si rares le surcroît tout personnel d’une suffisance deGascon à décourager toutes les Garonnes. C’est un commis-voyageurdans la piété, un Gaudissart du miracle, qui place, mieux que pasun, ses petites guirlandes virginales en papier d’azur. Aussi, laplus incontinente fortune s’est hâtée d’accourir vers cet audacieuxaccapareur, qui débitait la Vierge Marie dans les boutiques et dansles marchés. Il n’a fallu rien moins que le triomphe presque divinde Louis Veuillot pour contre-balancer un tel crédit, – et le purcontemplatif, Ernest Hello, est mort ignoré, dans leresplendissement de leurs gloires.

Il est vrai encore que la même main rémunératrice retient, surle coeur fossile de cette Église hantée du néant, le vétustePontmartin, rossignol de catacombes dont l’eunuchat réfrigèreopportunément, les préhistoriques ardeurs. Il n’est pas moinsvéritable qu’on ramasse à la bouche du collecteur, où ilsophistiquait le guano, un Léo Taxil, désormais adjudant de Dieu ettambouriné prophète.

Enfin, les pasteurs des âmes fertilisent de leurs bénédictionsla bonne presse, instituée par Louis Veuillot pour l’inexorabledéconfiture des établissements de bains de la pensée. Après cela,porte close. Haine, malédiction, excommunication et damnation surtout ce qui s’écartera des paradigmes traditionnels…

« Le clergé saint fait le peuple vertueux, – a dit un hommepuissant en formules, – le clergé vertueux fait le peuple honnête,le clergé honnête fait le peuple IMPIE. » Nous en sommes au clergéhonnête et nous avons des prédicateurs tels que le P. Monsabré.

On a fait à ce misérable la réputation d’un grand orateur. Or,ce piètre thomiste, cet écolâtre exaspérant, systématiquementhostile à toute spontanée illumination de l’esprit, n’a ni uneidée, ni un geste, ni une palpitation cordiale, ni une expression,ni une émotion. C’est un robinet d’eau tiède en sortant, glacéequand elle tombe. Et il lui faut toute une année pour nous préparerces douches !

Il se trouve des naïfs que cette vacuité stupéfie. Mais c’estcomme cela qu’on les fabrique tous, depuis longtemps, lesannonciateurs du Verbe de Dieu !

Une glaire sulpicienne qu’on se repasse de bouche en bouchedepuis deux cents ans, formée de tous les mucus de la tradition etmélangée de bile gallicane recuite au bois flotté dulibéralisme ; une morgue scolastique à défrayer des millionsde cuistres ; une certitude infinie d’avoir inhalé tous lessouffles de l’Esprit-Saint et d’avoir tellement circonscrit laParole que Dieu même, après eux, n’a plus rien à dire. Avec cela,l’intention formelle, quoique inavouée, de n’endurer aucun martyreet de n’évangéliser que très peu de pauvres ; mais unecondescendante estime pour les biens terrestres, qui refrène en cesapôtres le zèle chagrin de la remontrance et les retient decontrister l’opulente bourgeoisie qui pavonne au pied de leurchaire. Tout juste la dose congrue, – presque impondérable, – debave amère, sur les délicates fleurs du Grand Livre, pourlesquelles fut inventée la distinction laxative du précepte et duconseil. Enfin l’éternelle politique régénératrice, l’inamoviblegémissement sur les spoliations de la Libre Pensée etl’incommutable anxiété de péroraison sur l’avenir présumé de lachère patrie… Quand on entend autre chose, c’est qu’on a la joied’être sourd ou l’irrévérencieuse consolation de dormir.

Le P. Monsabré est incontestablement le sujet le plus réussi, etles bonnes maisons où se conditionne l’article travaillent,présentement, à lui manufacturer d’innombrables émules. Il y a bienaussi un autre courant qu’il faudrait appeler Didonien, où lamédiocrité d’âme paraît plus complète encore et le génie plusabsent. Car ils sont de divers paillons, les bateleurs, dansl’Ordre dominicain tel que l’a confectionné ce trombone libérâtrede Lacordaire. Ils ont tous, plus ou moins, la nostalgie duboniment. Mais le Didon, qui ne se satisfait pas d’être une bouchedu néant, et qui va prostituant sa robe de moine sur les tréteauxdu cabotinisme international, nous sortirait du clergé honnête pournous mener droit aux soutaniers apostats ou schismatiques, – ce quiserait évidemment moins décisif, comme sputation à la Faceendurante du Christ !

Quant aux autres serviteurs de l’autel et à la masse entière desfidèles, c’est inexprimable et confondant.

On se serre, on se tient les coudes, on s’empile en fumierd’imbécillité et de lâcheté. On se précipite au Rien de la pensée,pour échapper à la contamination du libertinage ou del’incrédulité.

En même temps, par un repli tout orthodoxe, on met soigneusementà profit l’impiété du siècle pour allonger quelque peu la corde desprescriptions ecclésiastiques. L’Église ayant réduit à presque rienla rigueur de ses pénitences, dans l’espoir toujours déçu d’un plusprompt retour des brebis folâtres qu’elle a perdues, les moutonsdemeurés fidèles utilisent, en gémissant au fond du bercail, lesregrettables concessions de leurs pasteurs et toutes les pratiquessuivent la même pente, l’époque n’étant pas du tout à l’héroïsmedes oeuvres surérogatoires.

Jamais, d’ailleurs, il ne fut autant parlé d’oeuvres. S’occuperd’oeuvres, être dans les oeuvres, sont des locutions acclimatées,significatives de tout bien, quoiqu’elles aient l’air, dans leurimprécision, d’impliquer, au moral, un protestantisme limitrophedes plus imminents. Les catholiques, en effet, entendent etpratiquent la charité, l’amour de leurs frères indigents, à lamanière protestante, c’est-à-dire avec ce faste usuraire qui exigel’entier abandon préalable de la dignité du Pauvre, en échange desplus dérisoires secours. Il est presque sans exemple qu’un de ceschrétiens gorgés de richesses ait pris dans ses bras son frèreruisselant de pleurs, pour le sauver en une seule fois, en payantsa rançon d’une partie de son superflu.

Cela ressemble même à une politique. « Vous aurez toujours despauvres parmi vous », dit l’Évangile, et cette parole effrayante,qui condamne les détenteurs, est précisément l’occasion du sophismede cannibales qui procure leur sécurité. Dieu a réglé qu’il yaurait toujours des pauvres, afin que les riches se consolassentpieusement de ne l’être pas, en se résignant à la nécessitéprovidentielle de ne pas diminuer leur nombre.

Il leur faut donc des pauvres pour s’attester à eux-mêmes, aumeilleur marché possible, la sensibilité de leurs tendres coeurs,pour prêter à la petite semaine sur le Paradis, pour s’amuserenfin, pour danser, pour décolleter leurs femelles jusqu’aunombril, pour s’émotionner au champagne sur les agonisants par lafaim, pour laver d’un bol de bouillon les fornications parfumées oùles plus altissimes vertus peuvent se laisser choir.

On serait forcé d’en faire pour eux s’il n’y en avait pas, caril leur en faut pour toutes les circonstances de la vie, pour lajoie et pour la tristesse, pour les fêtes et pour les deuils, pourla ville et pour la campagne, pour toutes les attitudesd’attendrissement que les poètes ont prévues. Il leur en fautabsolument, pour qu’ils puissent répondre à la Pauvreté : Nousavons NOS pauvres, et, d’un geste lassé, se détourner de cetteagenouillée lamentable, que le Sauveur des hommes a choisie pourson Épouse et dont l’escorte est de dix mille anges.

Il se peut que le Dieu terrible, Vomisseur des Tièdes,accomplisse, un jour, le miracle de donner quelque sapidité moraleà cet écoeurant troupeau qui fait penser, analogiquement, àl’effroyable mélange symbolique d’acidité et d’amertume que legénie tourmenteur des Juifs le força de boire dans son agonie.

Mais il faudra, c’est fort à craindre, d’étranges flambées etl’assaisonnement de pas mal de sang pour rendre digérables, en cejour, ces rebutants chrétiens de boucherie.

Il faudra du désespoir et des larmes, comme l’oeil humain n’enversa jamais, et ce seront précisément ces mêmes impies tantméprisés par eux, du haut de leurs dégoûtantes vertus, — maisjustement désignés pour leur châtiment, saintement élus pour leurconfusion parfaite, — qui les forceront à les répandre !…

En attendant, le Christ est indubitablement traîné audépotoir.

Cette Face sanglante de Crucifié qui avait dardé dix-neufsiècles, ils L’ont rebaignée dans une si nauséabonde ignominie, queles âmes les plus fangeuses s’épouvantent de Son contact et sontforcées de s’en détourner en poussant des cris.

Il avait jeté le défi à l’opprobre humain, ce Fils de l’homme,et l’opprobre humain L’a vaincu !

Vainement, Il triomphait des abominations du Prétoire et duGolgotha, et du sempiternel recommencement de ces abominations duMépris. Maintenant, Il succombe sous l’abomination duRESPECT !

Ses ministres et Ses croyants, éperdus de zèle pour l’Idolefétide montée de leurs coeurs sur Son autel, L’ont éclaboussé d’unridicule tellement destructeur, nous ne disons pas de l’adoration,mais de la plus embryonnaire velléité d’attendrissement religieux,que le miracle des miracles serait, à cette heure, de Luiressusciter un culte.

Le songe tragique de Jean-Paul n’est plus de saison. Ce n’estplus le Christ pleurant qui dirait aux hommes sortis des tombeaux:

– Je vous avais promis un Père dans les cieux et Je ne sais oùIl est. Me souvenant de ma promesse, Je L’ai cherché deux mille anspar tous les univers, et Je ne L’ai pas trouvé et voici,maintenant, que Je suis orphelin comme vous.

C’est le Père qui répondrait à ces âmes dolentes et sans asile:

– J’avais permis à Mon Verbe, engendré de Moi, de Se rendresemblable à vous, pour vous délivrer en souffrant. Vous autres, Mesadorateurs fidèles, qu’ils a cautionnés par Son Sacrifice, vousvenez Me demander ce Rédempteur dont vous avez contemné lafournaise de tortures et que vous avez tellement défiguré de votreamour qu’aujourd’hui, Moi-même, Son Consubstantiel et Son Père, Jene pourrais plus Le reconnaître…

Je suppose qu’Il habite le tabernacle que Lui ont fait sesderniers disciples, mille fois plus lâches et plus atroces que lesbourreaux qui L’avaient couvert d’outrages et mis en sang.

SI VOUS AVEZ BESOIN DE MON FILS, CHERCHEZ-LE DANS LESORDURES.

Chapitre 9

 

Véronique avait expérimenté la misère infinie de ce clergé, avecune rigueur proportionnée à la suréminence de sa propre vocationmystique. Elle avait enduré, dès le commencement et toute lapremière année, un tourment intérieur, continuel, à défier lesflammes et les chevalets du martyrologe.

Au début de son installation avec Marchenoir, elle avait étérésolument se présenter au guichet d’un confessionnal quelconqueet, assoiffée de mépris, ambitieuse d’être foulée aux pieds, elleavait tout d’abord déclaré ceci : – Mon père, je suis une saleprostituée. L’effet de cette parole, nullement inouïe pourtant,dans ces vestibules de l’espérance où viennent tomber tant d’épavesd’âmes, avait été immédiat et confondant. On lui avait jeté leguichet au nez, par un geste soudain, d’une incroyableviolence.

Elle ne sut jamais quel ecclésiastique avait accompli cet actede vertu, et ne voulut jamais le savoir. C’était, peut-être, un deces jeunes prêtres caramélisés dans la blanche confiture despetites puretés « inviolables », qui conçoivent la vie comme une trèslongue allée d’innocents tilleuls de séminaire, avec une petitestatue de Marie sans tache à l’extrémité, au-dessous d’unphylactère édifiant déployé par deux chérubins, pendant qued’immaculées douillettes et d’insexuels surplis vont et viennent,sirupeux de chasteté. Peut-être, aussi, était-elle tombée surquelque mûr soutanier, admirateur de Fénelon et de Nicole, etfarouche ennemi du naturalisme pénitentiel, par conséquent,expulseur impitoyable de tout repentir qui déconcertait les litoteset les hypotyposes de son formulaire. Ces deux variétés de verminesacerdotale remplacent assez souvent de la manière la pluseffective les filets du Prince des apôtres par les filets de lamorgue où vont se jeter certains misérables, au désespoir desquelsil n’avait manqué, jusqu’alors, que le suggestif dégoût de lesrencontrer.

La vaillante fille trouva la chose un peu dure, mais absolumentnormale, et s’en alla, le coeur gros, à la recherche d’un intendantmoins parcimonieux de la provende apostolique. Elle eut le bonheurde trouver presque aussitôt, à Notre-Dame des Victoires, un vieuxpraticien jésuite, mort aujourd’hui, que sa dextérité spécialecomme confesseur de libertins et de prostituées a rendu célèbre. Cecurieux vieillard de quatre-vingts ans, dont la pénétrationpsychologique tenait du miracle, a guéri des centaines d’âmesabandonnées. – Je ne pêche que le gros poisson, – disait-il, avecsa bonhomie narquoise d’ancien pandour converti lui-même, – que lefretin s’adresse ailleurs. Je suis le vidangeur des consciences etj’enlève les fortes ordures, mais je me déclare inapte aux ouvragesd’embellissement et de parfumerie.

Discernant apôtre et moraliste plein de judiciaire, il pensaitque le péché habituel de la chair est surtout une névrosed’enfantillage, à la vérité terrible et mortelle, mais intraitable,dans le plus grand nombre des cas, sans l’attractive bénignitéd’une sorte de lactation prophylactique. L’énergie, parfoisétonnante, impliquée par l’acte pur et simple de l’aveupénitentiel, il la décrétait éminemment satisfactoire et, prenantgaillardement tout sur lui, réintégrait sur-le-champ lesrepentantes brebis, – sans exiger les préalables et décourageantescorvées que le Jansénisme inventa pour les mettre en fuite.Véronique fut donc accueillie par lui comme une fille prodigue,avec une joie sans bornes. Il tua pour elle le veau gras desabsolutions…

Mais cette bombance ne pouvait durer. Quand il s’aperçut que sanouvelle cliente était de propos solide et ne retournerait pas,comme les autres, à ses vomissures, il lui déclara son insuffisancepour la guider utilement sur n’importe quels sommets et l’engagea àchercher un directeur.

Ce fut l’aurore des tribulations. Personne ne comprenait rien àcette brûlée d’amour qui se diaphanéisait en montant dans lalumière. La plus tenace et la plus dure de ses épreuves futl’inclairvoyante opiniâtreté d’un tas de prêtres, engraissésd’identiques formules, qui s’efforcèrent de la jeter dans ledécouragement par le conseil, uniformément comminatoire, de seséparer de Marchenoir. La simple créature, prise dans l’étau dudilemme de son obéissance et de l’impossibilité absolue de vivreseule, aurait vingt fois perdu la tête, sans le bienheureuxprécédent des absolutions données, quand même, par le bonhomme quiavait accepté la cote mal taillée de cette inévitable situation,dont elle était bien certaine de n’avoir jamais abusé.

Et puis, elle les exaspérait, tous ces ecclésiastiques àcharnières, par son adorable simplicité qui aurait dû les attendrirjusqu’aux larmes. La confession, qui porte ce nom grandiose deSacrement de Pénitence, est devenue, dans le coulage et le délayageactuel du christianisme, un vulnéraire si parfaitement incolore etneutre que sa force thérapeutique sur les âmes doit, en général,être à peu près nulle. C’est presque toujours une petite mécaniqueprévue, du fonctionnement le plus enfantin. Le pénitent apporte saformule de contrition et le confesseur lui passe en échange saformule d’exhortation. C’est un négoce de rengaines apprises parcoeur, où le coeur, précisément, n’a plus rien à faire d’aucuncôté, et dont le Seigneur Dieu s’accommode comme il l’entend.Véronique ignorait profondément cette tenue de sottes paroles, enpartie double, Elle en avait appris une autre, – un peu différente,- et depuis qu’elle l’avait oubliée elle ne savait plus rien aumonde, sinon le sublime de l’amour divin et de l’amour humainfondus ensemble dans une seule flamme aussi candide que tous leslys. Mais voilà ce qui ne pouvait être compris.

Tant qu’ils voulurent, ils lui tordirent le coeur de leurs mainssalissantes et pataudes, à cette ouaille très soumise qui nedemandait pas mieux que de souffrir. Interprétant les naïvetés desa tendresse par le zèle indiscret d’un satanique orgueil, cesbestiaux consacrés ne voyaient rien de mieux à faire que del’accabler sans cesse de son passé, les uns avec véhémence, lesautres avec ironie, et ces derniers étaient de beaucoup les pluscruels.

L’ironie est, à coup sûr, l’arme la plus dangereuse qui soitdans les mains de l’homme. Un écrivain, redoutable lui-même parl’ironie, nommait cet instrument de supplice « la gaîté del’indignation », fort supérieure à l’autre gaîté qu’elle faitressembler à une gardeuse de dindons. Mais, que penser de l’ironied’un cuistre niaisement indigné de l’inobservation d’une étiquetteou d’un rudiment, et rendu tout fort par l’humilité d’un repentirque sa sottise lui fait prendre pour de l’abjection ? – car lapréséance évangélique de l’unique pénitent sur une multitude dejustes sans taches n’est, aux yeux de tout vrai sulpicien, qu’unebonne blague sans application pratique. Beaucoup de prêtresutilisent donc avec succès cet heureux moyen de dégoûter de leurspersonnes et du sacrement qu’ils avilissent. La pauvre fille,résignée à tout, en fut néanmoins crucifiée dans le fond du coeur.Silencieusement, elle savoura cette avanie, comme une saintequ’elle était, et Marchenoir n’en connut par elle absolumentrien.

A la fin, pourtant, elle avait mis la main sur un brave homme demissionnaire qui l’avait à peu près acceptée telle qu’elle était.L’expérience de la cohabitation fraternelle en était à sondix-huitième mois de la plus concluante innocence. Le rouge griefqui avait attiré tant de pudiques taureaux, s’éteignait enfin, etla paix venait de commencer, quand arriva la foudroyante lettre deMarchenoir. Pour tout dire, une mystique de telle envergure setrouvait désorientée de n’avoir plus rien à souffrir.

L’étonnante fredaine d’holocauste qui suivit avait paru énorme àson confesseur, qui n’hésita pas à l’inculper énergiquement de zèleexcessif, tout en s’avouant, dans l’intime de ses conseils,singulièrement édifié lui-même par cette chrétienne, dont il avaitla prétention d’être le remorqueur. Même, il n’avait pu s’empêcherd’exprimer des craintes sur l’efficacité de l’expédient, alléguant,non sans profondeur, l’instinct de résignation mendicitaireparticulier à l’amour sensuel, qui fait convoiter aux désirants lesplus superbes, jusqu’aux moindres miettes de la ripaille dont ilssont frustrés. Il pensait surtout, mais sans l’exprimer, qu’auxyeux d’un spiritualiste, au transport facile, tel que Marchenoir,la splendeur morale de l’immolation devrait infiniment surpasser enillécébrant vertige la charnelle beauté sacrifiée…

Chapitre 10

 

Au fait, qu’en restait-il, exactement, de cette beauté presquefameuse, qui avait fait délirer des gens austères, chargés deprudence comme des chameaux, et qui, même, assurait-on, avaitautrefois coûté la vie à deux hommes ! Les ruines de cettePalmyre étaient-elles décidément répulsives à toutenthousiasme ? Un artiste profond, qui eût contemplé Véroniquedans sa prière, n’aurait assurément pas tranché du côté del’affirmative.

Sans doute, elle était rompue, désormais, l’harmonie du visagedé cet épervière d’amour, qui n’avait fait, après tout, lorsqu’elleétait devenue dévote, que spiritualiser ses lapins et renoncer,pour la Colombe, à ses indigestes ramiers. Hygiénique substitutionde proie, qui ne pouvait changer essentiellement la physionomie. Ilavait fallu, pour cela, la mutilation, la chute violente de lapartie supérieure du rostre aquilin sur son assise démantelée et ladépression labiale d’une bouche dont l’arc terrible, — qui avaitvidé tant de carquois, — enfin détendu, s’allongeait, en blêmerictus, de l’une à l’autre commissure. Défigurement bizarre ettriste, qui faisait conjecturer la fantasmatique juxtapositiond’une moitié de vieux visage à la cassure intérieure de quelquesublime chapiteau humain. Mais les traits, demeurés intacts,semblaient être devenus plus beaux, de même que les membresépargnés sont faits plus robustes, paraît-il, après uneamputation.

Il y avait surtout les yeux, des yeux immenses, illimités, dontpersonne n’avait jamais pu faire le tour. Bleus, sans doute, commeil convenait, mais d’un bleu occulte, extra-terrestre, que laconvoitise, au télescope d’écailles, avait absurdement réputés grisclair. Or, c’était toute une palette de ciels inconnus, même enOccident, et jusque sous les pattes glacées de l’Ourse polaire où,du moins, ne sévit pas l’ignoble intensité d’azur perruquier desciels d’Orient.

Suivant les divers états de son âme, les yeux de l’incroyablefille, partant, quelquefois, d’une sorte de bleu consterné d’irislactescent, éclataient, une minute, du cobalt pur des illusionsgénéreuses, s’injectaient passionnément d’écarlate, de rouge decuivre, de points d’or, passaient ensuite au réséda de l’espérance,pour s’atténuer aussitôt dans une résignation de gris lavande, ets’éteindre enfin, tout de bon, dans l’ardoise de la sécurité.

Mais le plus touchant, c’était, aux heures de l’extase sansfrémissement, de l’inagitation absolue familière aux contemplatifs,un crépuscule de lune diamanté de pleurs, inexprimable et divin,qui se levait tout à coup, au fond de ces yeux étrangers, et dontnulle chimie de peinturier n’eût été capable de fixer la pluslointaine impression. Un double gouffre pâle et translucide, uneinsurrection de clartés dans les profondeurs par-dessous les ondes,moirées d’oubli, d’un recueillement inaccessible !…

Un aliéniste, un profanateur de sépultures, une brute humainequelconque qui, prenant de force à deux mains la tête de Véronique,en de certains instants, aurait ainsi voulu la contraindre à leregarder, eût été stupéfait, jusqu’à l’effroi, de l’inattentioninfinie de ce paysage simultané de ciel et de mer qu’il auraitdécouvert en place de regard, et il en eût emporté l’obsession dansson âme épaisse. — Ce sont, disait Marchenoir, les yeux d’uneaveugle qui tâtonnerait dans le paradis…

Il avait fallu ces yeux inouïs, faits comme des lacs, et quiparaissaient s’agrandir chaque jour, pour excuser l’absenceparadoxale, à peu près complète, du front, admirablement évasé ducôté des tempes, mais inondé, presque jusqu’aux sourcils, par ledébordement de la chevelure. Autrefois, du temps de la Ventouse,cette toison sublime, qui aurait pu, semblait-il, défrayercinquante couchers de soleil, surplombait immédiatement les yeux,de sa lourde masse, et c’était à rendre fou furieux de voir leconflit de ces éléments. Un incendie sur le Pacifique !…

Quand la Ventouse n’exista plus, cette houle flamboyante refluacomme elle put, dans tous les sens, pressée, tassée en bandeaux, ennattes, en rouleaux, en paquets, écartelant les épingles, mettantles peignes sur les dents, tombant onéreusement sur les épaules etquelquefois sur le bas des reins, jusqu’à ce que, tordue en undespotique et monstrueux chignon, elle pût enfin se tenirtranquille pour l’amour de Dieu.

Il y eut, alors, un front précaire, une étroite bande de front,qui parut incommensurable en longueur d’une tempe à l’autre, et cefut une nouvelle sorte de beauté, presque aussi redoutable que lapremière. Maintenant, c’était un troisième aspect navrant etinexplicable. Les yeux paraissaient avoir grossi, la tête réduitede moitié fuyait honteusement, le front, dégarni, était terrible etsemblait porter la marque de quelque infamante punition.

Le nez, par bonheur, avait échappé à toute injure. Légèrementaquilin et de dimensions plausibles, un peu plus fin, peut-être, àl’extrémité, qu’on n’eût osé l’espérer de cet irresponsable organede sensualité, il était flanqué de narines étonnamment mobiles,significatives, pour certaines femmes, d’une cupidité sans mesure,- providentiellement instituée en manière de contrepoids àl’héroïsme masculin, dont cette particularité physiologique estégalement un pronostic.

Quant à la bouche, il n’y avait plus à en parler, hélas !Elle avait été dangereuse autant que toutes les gueules et tous lessuçoirs de l’abîme. Elle avait été cette fosse profonde où Salomonaffirmait que doivent tomber ceux contre qui le Seigneur est encolère. Le baiser de ces lourdes lèvres, bestialement exquises,cassait les nerfs, fripait les moelles, détraquait les cervelles,dévissait toutes les cuirasses, déboulonnait jusqu’à l’avarice,transformait les aliénés en idiots et les simples imbéciles enénergumènes. Un syndicat de faillite était embusqué sous la languede cette bouche, et trente-deux bureaux de pompes funèbresficelaient leurs dossiers à l’ombre caniculaire de ses dents. Quandelle crachait, la terre avait envie de devenir poissonneuse commela mer et l’Océan lui-même aurait à peine pu répondre, en setuméfiant d’orgueil : L’écume de mes naufragés n’est pas moinsamère !

Le démon du Stupre, depuis longtemps exproprié de cet ancienpatrimoine, venait enfin de s’éloigner irrévocablement de cesruines, au milieu desquelles désormais ne restait plus même unhumble chicot où il pût s’asseoir. Les lèvres, rentrées de force,avaient perdu forme et couleur, et c’était bien, réellement, leplus notable déchet de cette cariatide de lupanar, transformée enun pilastre éclatant de la Tour d’ivoire. Cependant, le teint del’ensemble du visage était demeuré. C’était toujours la mêmecombinaison pigmentaire de chamois, de capucine, de vermillon, debistre et d’or, imperceptiblement atténuée d’un quarantième dereflet lunaire.

En somme, Véronique avait à peu près manqué son coup et n’étaitpas devenue moins belle qu’avant, — la dilapidation d’une partie deses richesses ayant proportionnément accru la valeur du fertilepotager d’amour, que l’infortuné Marchenoir avait simalencontreusement ensemencé de l’impartageable concupiscence duciel.

Partie 4

Chapitre 1

 

Les événements ont ceci de commun avec les oies, qu’ils vont entroupe. Tout être non absolument dénué d’observation a pu leremarquer. Il est vrai que la curiosité s’arrête là, d’ordinaire.Nul n’implore une explication de cette loi, l’inexistante fontainedu Hasard devant suffire à l’étanchement de toutes les soifs dutroupeau pensant. Ce proverbe : « Un malheur n’arrive jamais seul »,est l’unique monument de l’attention ou de la sagacité des hommessur l’une des particularités les moins négligeables de leurhistoire. Il est pourtant bien assuré que les événements heureux oumalheureux, quelle que soit l’illusion de leur taille, semblents’appeler les uns les autres, aussitôt qu’ils naissent, pard’irrésistibles clameurs. Ils accourent alors de partout, émergeantdes trous de la terre ou tombant des monts de la lune, pourl’éternelle stupéfaction d’une race tirée du néant, qui ne sutjamais rien prévoir et qui ne s’attend jamais à rien.

On a fini par observer, d’une manière à peu près certaine, quel’union physique de deux individus de sexe différent a pour effetprobable l’apparition d’un troisième de même nature, à l’étatrudimentaire. Cette quasi-certitude est l’un des fruits les plussavoureux d’une expérience de soixante siècles. Mais qui doncs’occupe du mystère autrement profond de la sexualité métaphysiquedes événements de ce monde, de leurs alliances rigoureusementassorties, de leurs lignées au type fidèle, de leur solidaritéparfaite ? Toute la famille se précipite au vagissement dunouveau-né, et Dieu sait si elle est innombrable, puisque lesévénements ne meurent jamais et qu’ils continuent toujours de fairedes enfants. Le premier imbécile venu, à qui quelque chose arrive,est, pour un instant, le puits de vérité où tout un peupleformidable descend boire. Toutes les Normes se penchent vers lui,toutes les Règles, toutes les Lois, toutes les Volontés occultess’accoudent en Polymnies, sur l’inconsciente margelle de bêtise quine se doute même pas de leur présence…

Il s’en fallait que Leverdier fût un imbécile et il savait tropqu’il était arrivé quelque chose ! Cependant, il s’étonna detomber, immédiatement après avoir quitté Marchenoir, sur unpersonnage qu’il avait eu la douceur de ne pas rencontrer depuisdes mois : Alcide Lerat « historien et littérateur français », ainsiqu’il lui plaît de se désigner lui-même. Ce fut, pour l’attristéconvive de tant de capiteuses ribotes de douleur, une commotionpresque physique, à la manière d’un pressentiment funèbre, derevoir tout à coup, en un tel moment, ce fantoche sordide quitrottait, le nez au vent comme un putois cherchant à dépister unecharogne.

Cet Alcide Lerat, fort connu dans le monde des journaux, est unesorte de Benoît Labre littéraire sans sainteté, dont le panégyriqueposthume serait une besogne à faire trembler les décrasseursd’auréoles les plus audacieux. Vivant exclusivement d’aumônesrécoltées chez les gens de lettres qu’il amuse de ses calomnies oude ses médisances et qui le reçoivent dans les courants d’air, ledrôle fétide, heureusement incapable de s’enrhumer, promèneinfatigablement sa carcasse, de l’un à l’autre crépuscule, —colportant ainsi, dans le pantalon d’un romancier qu’il a diffaméla veille, chez un rédacteur en chef qu’il vient de couvrird’ordures et qui lui donnera peut-être vingt sous, les bassesconjectures de son déshonorant esprit sur la vie privée d’un poètedont il a fini tous les chapeaux.

Il se venge par là d’être frustré de la première place, qu’iln’a jamais cessé de revendiquer depuis le succès de son fameuxpamphlet : Ménage et Finances de Diderot. Ce factum sans talent,mais d’une érudition de détail exaspérante comme la vermine sur lepelage des adorateurs du philosophe, produisit, en effet, une viveémeute d’opinions dans les feuilles publiques, il y a trente ans.Les ouvrages postérieurs d’Alcide Lerat ne valent pas, il est vrai,la goutte d’encre qu’on dépenserait pour en écrire le titre.N’importe. Assuré d’être le plus immense génie des siècles, ilpense de bonne foi que tout lui est dû et que sa seule présence estun honneur, une occasion de ravissement que rien ne pourraitpayer.

– Je parle trop, dit-il, on prend des notes. En conséquence, ilrançonne tant qu’il peut ses disciples, dont les largesses, quelquedémesurées qu’on les supposât, ne pourraient jamais avoir, enraison des cataractes de joie répandues sur eux, que le faux poidsde l’ingratitude.

– Tout à vous, sauf chaussettes, écrivait-il, un jour, à l’und’eux qui avait oublié cet unique article dans l’abandon filiald’une complète défroque. Parole admirable et définitive dont ledestinataire, espèce de va-nu-pieds intellectuel, ne sentit pasl’ironie profonde.

Le nom de ce dangereux cynique est tellement ajusté à saphysionomie qu’il est impossible de présenter l’usufruitier sanss’exposer à l’inconvénient de paraître un farceur de table d’hôte.Le rat est évidemment sa bête à moins qu’il ne soit la bête du rat,ce qui pourrait être soutenu comme une opinion probable. Le nez enpointe de betterave très aiguë, tirant à lui toute une mince figureen chiasse d’insecte, plantée d’un aride taillis de poilsgrisonnants, est chevauché d’une paire de petits yeux brillants etinquiets à conciter la fureur d’un dogue. Ce dernier traitdétermine et fixe instantanément l’analogie. Le trottinementperpétuel, l’incurvation sacristine des vertèbres supérieures et lecoutumier reploiement des bras sur de plates côtes souvent menacéesn’y ajoutent que fort peu de chose.

Leverdier connaissait l’animal depuis longtemps. Il était mêmeinexplicablement honoré par lui d’une sorte de considération oud’estime. Lerat, qu’il avait à peu près jeté à la porte deux outrois fois et qui avait renoncé à l’expérience inutile de seprésenter de nouveau, ne croyait pas, néanmoins, devoir le priver,quand il le rencontrait, de quelques nutritives minutesd’entretien, dont Leverdier se fût admirablement passé, ce jour-làsurtout. Il avait les meilleures raisons du monde pour écarter cefâcheux, qu’il soupçonnait fort d’avoir soufflé d’immondescalomnies sur le compte de son ami, dans l’indigente main duquel ilavait souvent pâturé la glandée d’un petit écu. Une fois même, illui donna le placide conseil de profiter de son excellente vue derongeur pour s’écarter soigneusement de tous les chemins deMarchenoir. — Il n’est pas trop patient, voyez-vous, mon chermonsieur Alcide, et il serait très capable de vous régaler de vospropres oreilles. Je vous avertis en frère. Pensez-ybien !

Dans la situation actuelle de son esprit, une telle rencontre,si soudaine, lui fit l’effet d’un présage des plus néfastes. Il futun moment sur la pente de lui décerner une raclée complète dont lesouvenir fût extrêmement durable. Mais c’eût été battre une vieillefemme et, d’autre part, il craignit le ridicule de prendre lafuite.

Il ne tarda pas à reconnaître qu’en effet la rencontre n’étaitpas absolument vaine et pouvait avoir d’assez gravesconséquences.

Chapitre 2

 

– Oh ! comme vous avez l’air sérieux, ce matin, monsieur lecomte de Pylade, est-ce que nous aurions des inquiétudes sur lachère santé de monseigneur le marquis d’Oreste ?

Tels furent les premiers mots d’Alcide Lerat, la plus décevantecontrefaçon d’imbécile qu’on ait jamais vue. Il avait gardé de sonéducation de séminariste raté tout un stock de ce genre defacéties, insupportablement chantonnées en soprano mineur, avecl’accompagnement ordinaire d’une goguenarde révérence.

– Monsieur Lerat, répondit Leverdier qui se sentait sur le pointde n’avoir plus une goutte de patience dans les veines, je suistrès pressé et incapable, pour l’instant, de savourer vosdélicieuses plaisanteries. Je vous prie de m’excuser et d’aller audiable, s’il vous plaît.

– Nous y sommes tous, au diable, repartit le fâcheux, puisqu’ilest le Prince de ce monde, mais vous me recevez si mal que j’aibonne envie de garder pour moi une communication intéressante dontje voulais vous charger pour votre ami Marchenoir.

A ce nom, Leverdier devint attentif. Certes, il n’attendait, engénéral, rien de bon de son interlocuteur, mais il le savait uneciterne d’informations, souvent étonnantes, et se disait qu’une eautrès pure peut sortir quelquefois des gargouilles les plushideuses, en temps d’orage.

– Vous avez, dit il, quelque chose d’intéressant pourMarchenoir ?

L’autre, s’appuyant alors à deux mains sur la poignée de sacanne, aussi lamentable que lui, et s’infléchissant vers sonauditeur, comme un vieil arbre congratulé, – sans quitter uneseconde son sourire à claques sempiternel, – se mit à zézayer à lafaçon d’un enfant de choeur qu’une circonstance calamiteuse auraitinvesti de quelque secret important pour la prospérité de lafabrique.

– Votre ami aime à se faire désirer autant qu’une jolie femme.Il se cache comme un ours et tout le monde s’en plaint. J’airencontré, cette semaine, Beauvivier qui voudrait le voir. Je croisque son intention est de lui confier l’article de tête du Pilate,pour tracasser un peu les imbéciles de l’Univers. Si votre Caïn neprofite pas de l’occasion, il méritera d’errer, comme son homonymebiblique, « sur la face de la terre », car ils ont besoin de lui auPilate. Vous qui êtes un homme pratique, vous devriez luiconseiller de se limer les ongles et l’empêcher de faire dessottises. Beauvivier a daigné me dire qu’il comptait sur moi pourle lui amener. Il paraît croire que je suis dans les petits papiersde ce riverain du Danube. A propos, est-il revenu, seulement, deson voyage édifiant ?

– Oui, affirma rêveusement Leverdier, mais n’allez pas chez lui,je me charge de votre ambassade.

Cette communication lui donnait fort à penser. Il fallait que letout-puissant Pilate, l’universel journal des gens bien élevés, sesentît diablement anémié pour invoquer le réactif d’un telmoxa ! Dans ce cas..

A ce moment, il s’aperçut que le séduisant Alcide avait pris unepose connue. Ayant, au préalable, inspecté, en sifflotant, l’étatdu ciel et ramené sur ses tempes, du bout des doigts en pincettesde sa main gauche, quelques mèches indisciplinées, il avaitfinalement abaissé cette main à la hauteur présumée de l’organe dessentiments généreux et la tenait maintenant, ouverte et dardéecontre la poitrine, de son adversaire.

– C’est juste, fit celui-ci, j’oubliais ! Et, tirant sonporte-monnaie, il laissa tomber une pièce de cinquante centimesdans cette sébile à remontoir, qui déshonore, avec la plushorologique exactitude, la mendicité chrétienne.

Lerat ne voulut pas s’éloigner, pourtant, sans avoir compisséson bienfaiteur d’un dernier avis. En conséquence, il exhala cesprototypiques admonitions :

– Si votre ami veut réussir au Pilate, il faudrait luirecommander de ne plus tant faire la bête féroce. S’il sait plaireà Beauvivier, sa fortune est faite. Il ne manque pas de talent,quand il veut se modérer et ne pas employer continuellement sesabominables expressions scatologiques. C’est ce qui a perdu cebutor de Veuillot, qui a toujours rebuté mes réprimandes et quis’en trouve joliment bien, n’est-ce pas ? aujourd’hui qu’ilest crevé de son venin ! Voyez Labruyère et Massillon. Ils endisent plus en une seule phrase décente que tous vos épileptiquesen deux cents lignes. Persuadez-lui donc de lire mon livre sur laTable chez tous les peuples, que vous devez avoir dans votrebibliothèque. Il apprendra ce que c’est que la vraie force unie àla distinction.

L’odieux personnage avait cessé de sourire. Il flottait endérive sur son propre fleuve, avec la majesté d’un Dieu. Ayantenvoyé, du bout de ses doigts exorables, un tout petit gestemiséricordieux, il s’éloigna, plein de sa puissance, la canne sousl’aisselle, les deux mains cléricalement croisées dans l’intérieurde ses manches et le buste jeté eu avant, à la remorque de sonmuseau, ayant lair, parfois, de soubresauter proditoirement, de sonlamentable derrière.

– Dans ce cas, poursuivit en lui-même Leverdier, pour qui cetteretraite savante avait été une beauté perdue, Marchenoir pourrait,en un instant, reconquérir la grande publicité. Ne parvînt-il àlancer qu’un tout petit nombre d’articles, il ressaisirait bientôt,par le moyen d’un journal si retentissant, le groupe intellectuelameuté naguère par ses audaces et que son silence, depuis tant demois, a dispersé. Puis, quelle revanche contre tous les lâches quile croient vaincu ! Cette vermine de Lerat doit avoir dit lavérité. Il a les plus basses raisons du monde pour désirer detoutes ses forces qu’un brûlot formidable soit lancé, n’importe dequelle main, sur les cuisines de la presse catholique. Il a même dûtravailler fortement Beauvivier dans ce sens et lui faire gober lanécessité d’être l’inventeur de Marchenoir. Properce, d’ailleurs,en sage roublard, s’est soigneusement préservé d’écrire, et s’estcontenté de nous décocher cet éclaireur qui pouvait, à toutefortune, encaisser les rentrées de coups de semelle d’uneindignation présumable et qui allait, évidemment, rue desFourneaux, quand je l’ai rencontré.

Leverdier résolut de voir, le jour même, Properce Beauvivier, lepoète-romancier sadique, devenu depuis peu, directeur et rédacteuren chef du Pilate. Il le connaissait à peine, mais il voulait,autant que possible, pénétrer son jeu et préparer, avec un extrêmesoin, la négociation, — Marchenoir ayant plusieurs fois exprimétrès haut son mépris pour ce marécagier superbe, lequel devaitavoir un fier besoin de pimenter son limon pour s’être déterminé àfaire des avances à ce cormoran. Il était à craindre, aussi, qu’onne tendît l’échelle au désespéré que pour l’induire à se rompredéfinitivement la barre du cou sur quelque échelon pourri. Sansdoute, il eût été fort imprudent de chercher à pressentir cetinfâme juif sur la vitale question d’argent. Ses pratiques, à cetégard, devaient ressembler à celles de son prédécesseur, le fameuxMagnus Conrart, dont le répugnant suicide fit tant de bruit, et quifrappait d’une énorme redevance de prélibation les émoluments desrédacteurs de passage, qu’il savait crevants de faim et réduits àse contenter d’un salaire quelconque.

Mais, à défaut d’une sécurité budgétaire immédiate, il étaitabsolument indispensable d’assurer, au moins, l’indépendance del’écrivain, Marchenoir n’étant plus du tout le petit jeune hommetrop heureux d’acheter l’insertion de son vocable patronymique dansun grand journal, au prix de n’importe quelle charcutièreémasculation de sa pensée.

Chapitre 3

 

Le lendemain, Marchenoir et Leverdier se retrouvaient, à cinqheures, au café Caron, à l’angle de la rue des Saints-Pères et dela rue de l’Université, en face de l’une des quarante millesuccursales du Mont-de-Piété littéraire de Calmann-Lévy. C’est uncafé de vieillards vertueux, qui paraît avoir voulu remplacer, dansce quartier, l’ancien café Tabouret, inconnu de la générationnouvelle, où s’abreuvèrent, autrefois, tant de pinceaux et deporte-plumes illustres, et dont le nom même, depuis dix ans, estparfaitement oublié. Les deux amis se donnaient, quelquefois,rendez-vous dans ce café qu’ils préféraient à tout autre, à causedu parfait silence observé par les trois ou quatre journalistescentenaires qu’on est toujours assuré d’y rencontrer, et quiforment incompréhensiblement la base essentielle des opérationscommerciales de l’établissement.

Leverdier, venu le premier, vit arriver Marchenoir, tel qu’ill’avait quitté quelques heures auparavant, pâle et mélancolique,mais visiblement détendu. La présence réelle de Véronique, sichangée que fût la sainte fille, avait suffi pour pacifier lemalheureux homme.

– Je me fais à ce nouveau visage, dit-il après un moment. Elleest belle encore, notre Véronique. Tu la verras bientôt du mêmeoeil que moi, cher ami. La première impression a été terrible. J’aicru que j’allais mourir. Puis, je ne sais quelle vertu est sortied’elle, mais il m’a semblé qu’un dôme de paix descendait sur nous.En un instant, toute angoisse a disparu et je pense que mes larmesont emporté d’un seul coup toutes mes douleurs, tandis que jesanglotais sur elle, hier matin, la tenant dans mes bras. Aussitôtaprès, tu le sais déjà, j’ai dormi vingt heures pour la premièrefois de ma vie. C’était à croire que je ne me réveillerais jamais…Et quel sommeil du Paradis, rafraîchissant, béatifique, sans rêvesprécis, sans visions distinctes, lucide pourtant, à la manière d’uncrépuscule de vermeil réfracté dans les eaux limpides d’un lac, aufond duquel s’ouvriraient les yeux ravis d’un plongeur ! J’aieu comme la sensation confuse, délicieusement indicible, à la foisspirituelle et physique, d’être immergé dans une crique lunairecomblée de mes pleurs… A mon réveil, j’ai tout de suite rencontréle magnifique regard de ma chère sacrifiée qui jubilait de me voirdormir ainsi, et son aspect ne m’a causé ni surprise, ni douleur,mais au contraire, une sorte d’attendrissement très doux, composé,j’imagine, de pitié fraternelle et d’enthousiasme religieux fondusensemble en un seul transport intérieur, absolument chaste !…Te rappelles-tu, Georges, ces mystérieux oiseaux qui nous firenttant rêver, un jour, au jardin d’acclimatation, et qu’on nommeexactement colombes poignardées, à cause de la tache de sangqu’elles portent au milieu de leur gorge blanche ? Nous fûmestrès étonnés, tu t’en souviens, de ce pléonasme inouï desymbolisme, en l’exceptionnelle créature qui ne se contente pas designifier l’Amour, mais qui s’ingère, par surcroît, d’en afficherle stigmate. Eh bien ! Véronique sera ma colombe blessée,telle que je l’ai vue ce matin, dans la surnaturelle clarté de monâme renouvelée par la vertu de son sacrifice. Mais voilà que jefais des phrases et tu as, sans doute, beaucoup à me dire. L’as-tudécouvert, enfin, ce trafiquant de laitance humaine ?

– Beauvivier ! oui, je le quitte à l’instant, répondit enriant Leverdier. Ce dernier mot me rassure plus que tout le reste,mon cher Caïn. Si tu retrouves ta verve méchante, nous ne sommespas près de te perdre. Furieux de l’avoir manqué hier et ne mesouciant pas de droguer indéfiniment dans sa boutique, j’avaismentionné sur ma carte que je venais de ta part. J’ai été reçuimmédiatement. Mon ami, l’affaire est sûre. Le Pilate a besoin detoi. Beauvivier ne s’est même pas donné la peine de me le cacher.Au fond, j’ai cru démêler que tu étais surtout nécessaire, en cemoment, pour évincer quelqu’un, Loriot, peut-être, dont il m’aparlé incidemment, comme d’une ordure des plus encombrantes, maisd’un balayage instantané fort difficile, ayant été fientée par letrop copieux défunt, avec une attention particulière. Mais celamême est d’un bon augure.

Personnellement, je connais très peu Beauvivier, que j’ai vuaujourd’hui pour la troisième fois. Mais j’ai des informations.C’est le plus infâme des hommes et, pour tout dire, sabienveillance est plus à craindre que son inimitié déclarée. C’estune espèce de Judas-don-Juan, mâtiné d’Alphonse et de Tartufe. Savie est un tissu d’abominations et de trahisons. On est forcé de sedésinfecter au phénol, comme un cadavre, quand on a été regardé parlui. Eh bien ! il paraît que cet être a, néanmoins, unequalité, la plus rare en ce temps-ci : il aime la littérature, etvoilà ce qui le rachète. Peut-être a-t-il réellement le projetd’élever un peu la rédaction du Pilate que Magnus avait abaisséejusqu’à lui, c’est-à-dire au-dessous de tout. — J’ai lu tout ce queM. Marchenoir a écrit, m’a-t-il dit, je ne lui connais pas desupérieur, à l’heure actuelle, et je lui vois très peu d’égaux.C’est un grand écrivain, d’une originalité déconcertante. Je vousprie de lui répéter mes paroles. Je considère que le Pilate ne peutêtre qu’honoré de sa collaboration et je la sollicite. J’auraiscertainement couru moi-même jusqu’à son domicile, si je l’avais crude retour. Je sais qu’on s’est mal conduit avec lui dans lejournal, quand je n’y commandais pas. Je veux réparer cetteinjustice en donnant à votre ami carte blanche, etc., etc. —Prenons qu’il n’y ait de vrai que le quart de toutes cesmerveilles, ce serait encore excellent et, quels que puissent êtreles dessous, il a fallu, tout de même, un sacré besoin de tesservices pour faire sortir un tel boniment de cette gueuleprudente !…

– Quelle a été la fin de cet entretien ? demandaMarchenoir.

– La plus nette possible. Marchenoir, lui ai-je dit, estextrêmement fatigué de son voyage et vous sera très obligé de luifaire crédit de quelques jours. M’autorisez-vous, cependant, pourgagner du temps, à lui dire de préparer, dès aujourd’hui, sans semettre en peine de vous voir auparavant, un articlequelconque ? Dans ce cas, il est nécessaire que je puissel’assurer de l’insertion, car il a cessé, depuis des années, d’êtreun débutant et il ne veut plus travailler en vain. D’après ce queje viens d’entendre, le préalable concert, entre vous et lui, duchoix d’un sujet, me paraît une formalité des plus inutiles. — Etdes plus injurieuses pour un écrivain de talent, ajoutez cela,monsieur. — Telle a été sa réponse immédiate. — Que l’auteur desImpuissants m’envoie ou m’apporte ce qu’il aura jugé convenabled’écrire. Je donnerai tout de suite son article à la compositionet, pour le reste, qu’il veuille bien le croire, nous nousentendrons toujours. Tout ce que je lui demande, c’est de tirerhors du rang et de ne pas mitrailler nos propres troupes.

– Aïe ! fit Marchenoir. Ce dernier mot me gâte le reste.Depuis que tu as commencé de parler, je l’attendais. Cetterecommandation surérogatoire, qui n’a l’air de rien, ressemble àces insignifiantes clauses jetés indifféremment au bout d’uncontrat, en manière de paraphe destiné à vider la plume, et quisuffisent pour tout annuler. Tu devrais pourtant le savoir, monvieux Georges. Ces gens-là sont la vermine de tout le monde et ilest impossible de tomber sur la peau de n’importe qui, sans lesatteindre. Or, je suis incapable, ceci est bien connu, de concevoirle journalisme autrement que sous la forme du pamphlet. Que diableveut-on que je fasse, alors ? Je ne peux pourtant pas memettre à écrire des pastorales optimistes ou des psychologies depotache inspiré, genre Dulaurier !

– Mais, sacrebleu ! reprit Leverdier, tout le monde saitparfaitement ce que tu peux faire, et Beauvivier l’ignore moins quepersonne. S’il te sollicite, c’est qu’apparemment il a besoin de tavirilité ou même de tes violences. J’ai trouvé un homme d’unepolitesse exquise, irréprochable, – une tranche de galantinepourrie supérieurement glacée, – mais crispé, vibrant de je ne saisquoi. Il est clair qu’il veut étonner quelqu’un ou renverserquelque chose et qu’il prend en location ta catapulte, en vue deproduire un effet de démolition ou de simple intimidation que nousn’avons aucun moyen de conjecturer. Qu’importe ? Cettecanaille a trop d’esprit pour te demander jamais d’être soncomplice. Mais tes haines connues peuvent le servir à ton insu. Ilarrivera, pour la millionième fois, que l’indignation d’un honnêtehomme aura favorisé les combinaisons d’un scélérat. Qu’importeencore ? La Vérité est toujours bonne à dire, n’y eût-il queDieu pour l’entendre, puisque alors on l’appellerait Lui-même parun de ses noms !

Le résultat de cette conversation fut ce qu’il devait être. Lesdeux amis cherchèrent ensemble un sujet d’article. Marchenoir, sansobjection dirimante, mais doutant infiniment de ces crisesd’énergie qui secouent parfois le stérile figuier du journalisme, -pour l’invariable déception des chevaliers errants qui attendentfaméliquement, sous son ombrage, la tombée des fruits, – décida,malgré les représentations de Leverdier qui aurait voulu qu’onallât moins vite, d’offrir, comme début, un article d’une véhémenceinouïe.

– S’il passe, dit-il, renvoyant à son ami ses propres paroles,j’aurai l’honneur d’avoir écrit toute la vérité sur l’une des pluscomplètes ignominies de ce temps. On me glorifiera pour mon courageet les esprits lâches qui ne manqueraient jamais de m’accuser decynisme, en cas d’insuccès, viendront alors pincer une laudativeguitare sous mes gargouilles. S’il ne passe pas, ma situation resteexactement ce qu’elle était auparavant et je n’aurai pas même perdul’occasion de devenir un heureux drôle, car je serais, dans tousles cas, inhabile à me prostituer. Je dégoûterais le client sanslui donner le moindre plaisir. Beauvivier le sait à merveille,comme tu viens de le remarquer, il me veut tel que je suis ou pasdu tout.

Ne savons-nous pas qu’il est toujours inutile de faire desconcessions ? J’ai quelquefois essayé de m’éteindre un peudans l’espoir de récolter quelques misérables sous. Je medéshonorais sans parvenir à me faire accepter davantage. Jen’espère pas réussir le moins du monde au Pilate. En supposant, uneminute, que Beauvivier voulût réellement s’employer pour moi, ilserait bientôt surmonté par toute la racaille coalisée de lamaison. Ce serait l’aventure renouvelée de cette vieille charognede Magnus, qui voulut me lancer, lui aussi, l’année dernière, pourde sales raisons que j’ignore, et qui, tout à coup, venant àdécouvrir que j’étais décidément « un homme haineux », m’en informasur-le-champ, par une lettre de congé. Je ne veux point réavalerces couleuvres.

Mon premier et, probablement, dernier article, donnera lamesure, la forme et la couleur de tous les autres. Ce sera àprendre ou à laisser.

Leverdier sentait très que Marchenoir avait raison. Il auraitfallu à ce corsaire une presse indépendante et littéraire quin’existe plus en France, où la basse tyrannie républicaine est surle point d’avoir tout asphyxié. Mais il importait de saisirl’occasion quand même, fût-ce pour une seule fois et pour l’honneurseul de la justice. D’ailleurs, Marchenoir venait de trouver unsujet pour lequel il s’enflammait déjà. L’artiste et le chrétien,dont il était la toute-puisance combinaison, simultanémentexultèrent.

– Pourquoi, s’écria-t-il, ne profiterais-je pas de ce premierarticle, vraisemblablement unique, pour exécuter une effroyablecharge sur la littérature et la publicité pornographiques, àl’occasion, par exemple, des affichages récents de la librairieanticléricale ? Tu as, sans doute, remarqué le monstrueuxplacard annonçant les Amours secrètes de Pie IX, avecaccompagnement du portrait du pontife et d’une série de médaillons,représentant les héroïnes, nommément supposées, de ce crapuleuxlibelle. Le salisseur de murs dont je demanderais pardon d’écrirele nom, le punais idiot Taxil, est un sous-abject qui ne vaut pas,je le sais bien, qu’on parle de lui, ni même qu’on y pense. Maisquand l’ordure est à son comble, quand ce qui devrait resterhonteusement au pied des murs grimpe et s’étale sur lesfaçades ; quand le guano, naguère immobile, devient un ennemiviolent, casqué, cuirassé, empanaché et embusqué, pour l’agressionlithographique de l’innocence, à chaque détour de nos rues, on estbien forcé de demander compte à toute autorité répressive de cetteintolérable sédition de l’excrément !

Il est vrai que ce n’est qu’un crachat de plus sur la faceruisselante d’une société soi-disant chrétienne, qui en a déjà tantreçus et tant supportés. Les peuples aussi bien que lesgouvernements n’ont jamais que les avanies qu’ils méritent, dansl’exacte mesure de leurs lâchetés ou de leurs crimes, et peut-êtreque c’est trop beau encore, aux yeux d’une rigoureuse justice, den’être piétinés que par cet avorton.

Ce qui pourrait casser les bras à la colère, — en admettant lamétaphore sans génie de ces inefficaces abatis d’airain, toujoursinvisibles, — c’est l’indifférence de la multitude. On passe devantl’obscène exhibition sans révolte, sans murmure, sans étonnement.Les pères n’en éloignent pas leur progéniture et trouvent toutsimple que la face auguste du Père des pères soit ainsi conspuéepour la joie de quelques vidangeurs matutinaux que cela met engaillarde humeur. Il y a deux ou trois générations à peine, lebourgeois se fût passionné pour ou contre ces éruptions de l’égout.Aujourd’hui, le même bourgeois, devenu un peu plus bête et un peuplus ignoble, les contemple avec la stupidité du désintéressement.Demain, sans doute, sa boueuse idiotie n’ayant plus de fond, il ensera tout attendri. Il se dira que l’héroïque indépendance d’uncoeur brûlant pour la justice est attestée par le jaillissement dece pus et qu’il convient d’en arroser les jeunes fleurs écloses deson fertile giron. Nous assisterons, en ce jour, à l’apothéose deTartufe espérée depuis deux cents ans !

Ah ! que ce sera complet, alors, et que l’hypocrite deMolière fera piètre figure ! Paraître homme de bien enrépandant, avec de saints gestes, d’ostensibles actions de grâcesau pied des autels, quoi de plus facile, même dans un siècle où lafoi religieuse serait presque éteinte ? On aurait toujourspour soi l’inquiétude surnaturelle du coeur de l’homme et soninconsciente vénération pour les porteurs de reliques naïfs ousuperbes. Mais obtenir un semblable triomphe en étalant l’ignominieabsolue, en contaminant ces mêmes autels, en prostituant lesregards de l’enfance, irréparablement déflorée au contact de cesporcheries, c’est un peu plus fort, et le XVIIIe siècle estterriblement enfoncé !

Etre Léo Taxil ou toute autre voyou de plume, Francisque Sarcey,par exemple, – car le Barnum de l’anticléricalisme ne doit être iciqu’un prétexte, – et ne pas crever sous d’adventices racléestoujours imminentes, maintes fois administrées déjà, sans lereculant dégoût de la trique épouvantée d’une telle approche, c’estfièrement beau, sans doute ! Que sera-ce de se faire adorersous cette forme, d’y paraître un confesseur de la vraie foi et des’envoler ainsi, avec des squames de maquereau et des ailes d’or,dans le paradis bréneux des élus de l’admirationrépublicaine ?… Tel est pourtant l’avenir présagé parl’indifférence universelle pour l’indicible attentat de cetaffichage, aussi parfaitement délictueux que pourrait l’être unspectacle public de prostitution.

Eh bien ! je veux l’évoquer une bonne fois, cet avenir, etle mettre en regard du troupeau de puants scribes qui nous lepréparent et que j’assignerai en confrontation. Mon catholicismen’apparaîtra que très vaguement dans cette étude où je n’ai quefaire de le proclamer. On n’aura ni la consolation ni la ressourcede me lancer des sacristies par la figure. La circonstance du Papeoutragé ne sera que l’occasion d’avertir, bien vainement, je lesais, de la nécessité de désencombrer la voie publique desimmondices qui la pestifèrent. Je les appellerai par leurs noms,ces immondices, – comme le Seigneur appela les étoiles, – je lesferai voir dans la plus indiscutable clarté, je dirai qu’un balaisanglant devient nécessaire quand l’administration de la voirienéglige, à ce point, son premier devoir et que tout devientpréférable à ce choléra de goujatisme et d’irrémédiableimbécillité, qui menace de précipiter demain ce qui reste de lapauvre France dans le plus sinistre pourrissoir de peuple qu’unpessimisme dantesque pourrait rêver !…

Leverdier eût été, peut-être, un homme pratique, sans larencontre du téméraire qui l’avait orbité, comme un satellite, dèsle premier jour. En général, il exhibait tout d’abord quelquesobjections prudentes, – quelques rossignols d’abjections, toujoursécartées, qu’il réintégrait dans le sous-sol de son esprit aussitôtque Marchenoir commençait à invectiver contre l’univers. Alors, ils’installait volontiers sur l’arête des gouffres et s’offrait àpiloter le délire. En cette occasion, il voyait à merveille que lamanoeuvre décidée par l’incorrigible casse-cou allait le coulerindubitablement. Il fallait, d’avance, renoncer à cettecollaboration nutritive, un instant rêvée pour lui au Pilate.Beauvivier publierait, peut-être, le coup de boutoir initial et ceserait fini. Mais le moyen de s’opposer à un forcené siéloquent ? C’était l’orgueil de Marchenoir de se couperlui-même par la racine, quand on voulait l’emporter. Enconséquence, Leverdier prit son parti, comme toujours,temporisateur inconstant qui s’achevait en outrancier.

– Le sujet est superbe, en effet, dit-il, après un silence.Puisqu’il est décidément impossible de caser dans la presse unhomme de ton caractère, ne ménage rien, assomme, égorge, exterminece que tu pourras de ces lâches canailles, qui sauront toujoursassez se venger, par le silence, des écrivains de talent dont lahauteur solitaire les épouvante et qu’ils peuvent sûrement affamer,en leur fermant toute publicité. Ce n’est, certes, pas moi quiplaidaillerai pour eux. Mais, tout à l’heure, ne viens-tu pas detrouver le titre de ton article ? La Sédition del’excrément ! Hé ! ce n’est pas trop mal, il me semble.Ta réputation de scatologue ne laisse plus rien à désirer depuislongtemps. Tout le monde est parfaitement certain que les orduresseules te plaisent et que tu es incapable de prendre tes imagesailleurs que dans les latrines ou les dépotoirs, — où l’onsoupçonne généralement que tu as ta serviette et ton rouleau. Cetitre, par conséquent, n’étonnera personne. Quant à moi, j’avouequ’il me plonge dans le ravissement.

– Tu as peut-être raison, répondit en souriant Marchenoir. Maisil est temps de partir. Véronique s’est donné quelque mal, jecrois, pour nous faire à dîner ce soir. Elle tenait à un repas defamille, comme elle appelle notre réunion, la chère créature.Vaugirard est loin et l’heure très précise. Gardons-nous de lafaire attendre.

Les deux amis se levèrent à l’instant et partirent.

Chapitre 4

 

Dans la rue, ils décidèrent d’aller à pied. On était en févrieret le froid sec de la nuit commençante leur plaisait. Marcher dansParis en compagnie d’un être à qui l’on peut tout dire, est unplaisir assez rare, dévolu à quelques artistes sans gloire, dontles heures ne sont pas aisément monnayables. Ils revinrent àl’éternel objet de leurs pensées intimes, à Véronique, puisqu’onallait précisément la revoir et passer ensemble quelques heuresauprès d’elle. Ce fut Marchenoir qui commença d’en parler, Dieusait avec quelle tranquillité et quel discernement !

Certes, il était miraculeux que l’agonisant de la veille eût étécapable d’établir, en moins de trente heures, une si imprenableligne de défense entre lui-même et son propre mal ! Maisenfin, il expliquait, à peu près, le prodige. Il s’analysaitmaintenant, il se disséquait avec le plus grand soin, faisantadmirer à son ami la soudaine cicatrisation des plaies énormes, parlesquelles il avait semblé que la vie de plusieurs hommes eût dûs’enfuir, lui disant : — C’est l’admirable fille qui a fait cela,que ferai-je donc pour elle, mon Dieu ? Le lyrisme ordinairede son langage allait s’exaspérant à mesure qu’il parlait, etl’entraîné Leverdier bénissait avec transport les angoissesintolérables dont il avait payé, lui aussi, par contre-coup, cetteincompréhensible guérison.

– Vois-tu, Georges, disait l’amoureux exorcisé, ce n’est pas lechangement de ses traits qui m’a retourné le coeur, – encore unefois, je ne la trouve pas moins belle qu’avant, – c’est la vertumystérieuse de l’acte intérieur – par lequel cette immolation futdéterminée. Le préalable propos du sacrifice a suffi pour établirle courant spirituel qui vient de rapprocher un peu plus nos âmes,en refoulant tous mes sens à cinquante mille lieues de sa chair.C’est sa prière qui me sauve, sa prière seule, — qu’elle a édentéeet tondue pour la rendre pitoyable jusqu’au fond des cieux, – dansl’héroïque illusion de ne mutiler que son propre corps !…

Ils arrivèrent ainsi dans cette lointaine rue des Fourneaux, oùdes marchands de pavés procurent aux puissants rêveurs le miragedes Pyramides, dans l’aridité mélancolique de leursincommensurables chantiers.

Marchenoir habitait, non loin de ces lapicides, une maisonpresque isolée et d’aspect assez humble dont il occupait ledeuxième étage, n’ayant au-dessus de lui que deux mansardes louéespar d’impeccables employés d’omnibus, absents tout le jour et quin’y dormaient, la nuit, que quelques heures. Il aimait ce quartieret cette maison pour y avoir passé, depuis deux ans, le meilleur desa vie morale et intellectuelle. Le calme relatif de cette rue lerafraîchissait, au sortir du centre de Paris qui lui faisaitl’effet, par comparaison, du plus inhabitable d’entre les puits del’enfer.

L’appartement, formé de trois pièces et d’une cuisine, était uneespèce de gîte d’artiste comme on n’en voit guère. Il eût été fortinutile d’y chercher des faïences, des cuivres, des ferrailles, destableaux ou des médaillons curieux. Pas un seul bronze japonais,pas une aquarelle impressionniste, pas l’ombre d’un de ces vieuxbois écaillés, vermiculés et friables qui représentent de leurmieux, dans des attitudes recueillies, la dévotion craquelée desanciens âges. Le mépris de Marchenoir pour ce bric-à-brac était àpeu près sans bornes. En tout, un émail de Limoges du XVIIe siècle,souvenir de famille, offrant la vision d’un saint Pierre en robed’azur et manteau couleur d’orange, à genoux dans un paysagefraîchement lessivé, sous de grêles frondaisons en vert d’aspergeet brocart d’or, flanqué d’un coq de porcelaine blanche quichantait dans un coin de firmament du plus impénétrable outremer. Ases pieds, un livre rouge, des clefs de gomme-gutte et unegigantesque bardane en chocolat. Cette image, d’une naïvetécontestable, suffisait, telle quelle, aux appétits d’antiquaire deson possesseur.

Les meubles, en vitupérable noyer et même en sapin, acquis pièceà pièce et d’occasion dans d’infimes ventes eussent indigné unconcierge du faubourg Saint-Antoine. A cet égard le misanthropeétait absolu. — Il n’y a, disait-il, que deux sortes de tables surlesquelles un artiste puisse écrire : une table de cinquante millefrancs ou une table de cinquante sous. Mais s’il était devenumillionnaire, il aurait probablement gardé la seconde par peur dese rendre imbécile, aux dépens des pauvres, en achetant lapremière.

Les livres eux-mêmes étaient en petit nombre ; unegigantesque Bible synoptique, la plus coûteuse de ses folies,quelques tomes dépareillés de la patrologie de l’abbé Migne, unedizaine d’elzévirs grecs ou latins, un peu d’histoire, un peu deroman moderne et une cavalerie de dictionnaires en diverseslangues, tout au plus une centaine de volumes. Quand il manquaitd’un livre, il le prenait chez son ami, mieux approvisionné, ous’en allait à la Bibliothèque.

Seule, la chambre de Véronique avait un semblant de ce confortde vingtième ordre, dont s’arrangent encore les trois ou quatredouzaines des braves ouvrières favorisées du ciel, qui ont dénichéle moyen de concilier les préceptes de la vertu et les exigences deleur estomac. Dans le cas de la repentie, cette modération étaitd’autant plus extraordinaire qu’il avait fallu renoncer à tout unluxe de dissipation lucrative, dont certains chiffres connusexcitèrent autrefois l’envie d’un peuple de prostituées. Aussitôtqu’il eut été décidé qu’on vivrait ensemble au désert, Véroniqueavait accompli, sans ostentation et sans phrases, l’acte légendaired’envoyer son mobilier à la salle des ventes, retenant à peinequelques indispensables hardes, et de porter elle-même l’argent àdivers établissements de charité que lui désigna Marchenoir, — nevoulant rien garder, disait-elle, de ce qu’elle avait mangé dans lamain du Diable.

Sa chambre, où les moins minables engins de leur félicitédomestique avaient été réunis, en dépit d’elle qui se fût contentéede rien, rappelait assez les intérieurs des pieuses isbas, éclairéspar de perpétuelles lampes allumées devant les figures propices desiconostases. Une petite veilleuse, à lueur rose, était suspendue audevant du grand crucifix pâle et une autre semblable, mais un peuplus grande, teignait vaguement d’incarnat une haïssablereproduction lithographique de la Sainte Face telle qu’on lavénérait chez M. Dupont, « le saint homme de Tours », qui a propagéen France cette dévotion, – malheureusement assortie de lacontradictoire imbécillité d’un art profanant.

Ah ! ce n’était pas bien beau, ces deux images, etMarchenoir en avait plus d’une fois gémi en secret. Mais Véroniqueportait en elle l’esthétique de toutes les situations imaginables,elle aurait donné le relief de son propre sublime à la platitudemême et spiritualisé de son souffle jusqu’à des goitreux. Elleavait passé des journées, des nuits entières, dans le crépuscule decette chambre aux persiennes toujours closes – comme les persiennesd’un mauvais lieu, – conversant avec Dieu et avec ses saints, ayantl’air de les supposer véritablement présents, investie de joie etde certitude, ruisselante de plus de larmes que l’hydraulique detous les sentiments ordinaires n’eût été capable d’en obtenir et ilsemblait, à la fin, que ces indigents simulacres s’imprégnassent dece double courant de beauté physique et morale qui venait confluersur eux !

Son ménage, d’ailleurs, en souffrait si peu qu’il eût étédifficile de trouver une maison mieux tenue, une plus strictepropreté, une économie plus exacte, une cuisine, enfin, plusingénieuse à multiplier les patriarcales délices du ragoût demouton et du pot-au-feu. On aurait dit qu’elle n’avait seulementpas besoin d’agir. Elle passait, comme en rêve, effleurant leschoses et les forçant à se nettoyer, à s’accommoder, à se cuireelles-mêmes, par l’irrésistible vertu de son seul regard.

Dominatrice charmante et imperturbable que la seule tristesse deson ami pouvait troubler et que n’eussent déconcertée ni lesdéluges, ni les incendies, ni les tremblements, ni les dislocationsd’univers, puisqu’elle portait en elle une permanente catastrophed’amour à mettre au défi tous ces accidents ! Marchenoir étaittout pour elle. Il planait dans son ciel et s’asseyait sur lescirculaires horizons, il piétinait l’océan, la montagne, la nue,les abîmes, la création entière, — seul visible de toutes parts ettriomphant ! Son sauveur !… Le pauvre diable était sonSauveur, ainsi qu’elle le nommait parfois, avec une simplicitéd’enthousiasme que beaucoup de théologiens eussent réprouvée commeun blasphème. Les deux sentiments, naturel et surnaturel,s’étaient, en elle, si parfaitement amalgamés et fondus dansl’unique pensée d’un Sauveur qu’il n’y avait plus moyen de lesséparer, pour cette âme naïve, qui ne croyait pas trop payer larécupération de son innocence en déversant toute la gloire descieux sur la douloureuse ressemblance humaine de sonRédempteur !

Chapitre 5

 

– Allons, messieurs, à table, vint dire Véronique aux deux amisen train de contempler les Pyramides par la fenêtre de la chambrede Marchenoir. C’était pour Leverdier une habitude déjà ancienne demanger à la table de ses amis. On se réunissait ainsi deux ou troisfois par semaine, sans compter l’imprévu des arrivées soudaines dece brave homme, dont la présence était toujours considérée comme unbienfait.

En cette circonstance, la ménagère avait tenu à se surpasser enoffrant à ses convives un menu fort supérieur à l’ordinaire presquefrugal de leurs festins. Elle voulait que ce dîner fût unevéritable fête de bienvenue pour chacun d’eux que des émotions etdes sentiments divers avaient, un instant, paru séparer des deuxautres.

Le fait est qu’on les aurait crus tous trois revenus dediablement loin, et le commencement du repas n’alla pas sans uneassez forte contrainte. Quelque soin que prît Véronique d’égarerl’attention de ses hôtes, ses nouvelles et gauches façons demanger, par exemple, ne pouvaient leur échapper, et, quelle que fûtleur vigilance à ne rien laisser sortir de leurs impressionsdouloureuses, il ne fut pas possible d’écarter, tout d’abord, unevisible gêne que Leverdier se hâta de rompre en annonçant à lasimple fille la résolution toute fraîche éclose de Marchenoir.

– Vous savez, dit-il, que notre ami arrive de la Chartreuse enjusticier plus redoutable que jamais. Il veut débuter au Pilate parun massacre général d’empoisonneurs et par une pendaison en massed’incendiaires.

– Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, toujours desviolences ? Et c’est vous, sans doute, monsieur Leverdier, quil’embarquez dans cette nouvelle aventure ? Savez-vous, mauvaishomme, que vous finirez par être un ami des plus funestes ?Certainement, je n’ai rien de ce qu’il faudrait pour vous jugerl’un ou l’autre, et je suis persuadée que mon Joseph n’a rien envue que la justice. Mais comment voulez-vous que je ne tremble pas,quand je le vois seul contre tous ?

Marchenoir, qui avait élu pour contenance de décortiquerlaborieusement et silencieusement une patte de homard, intervintalors :

– Ma chère Véronique, épargnez, je vous prie, ce pauvre Georgesqui ne mérite, je vous assure, aucun reproche. Il a trouvél’occasion de me rendre service, une fois de plus, en négociant, àma place, avec un homme assez méprisable, mais tout-puissant, marentrée au Pilate, et il s’est donné, comme toujours, beaucoup demal. J’eusse été, je l’avoue, bien incapable de conditionnermoi-même cet arrangement qui peut, en somme, avoir d’heureusesconséquences au point de vue de notre bien-être matériel, mais quiva surtout me donner le moyen tant désiré d’accomplir ce que jeregarde comme le strict devoir d’un écrivain : dire la véritéquelle qu’elle soit et quels qu’en puissent être les dangers.

Il était curieux de voir cette belle créature écoutant l’hommequ’elle chérissait à peine moins que son Dieu et infiniment plusque toute chose terrestre. Elle l’écoutait de ses vastes yeuxgrands ouverts, encore plus que de ses oreilles, comme si lesparoles qu’il lui faisait entendre eussent été de lalumière !

– Cher ami, reprit-elle, avec la douceur de l’humilité la pluscharmante, je crois que vous avez toujours raison, mais je ne saispas grand’chose et j’ai souvent besoin qu’on m’instruise. Mondirecteur m’a parlé de vous, un jour. Il m’a dit que votre voieétait dangereuse au point de vue chrétien, que vous n’aviez pasmission pour juger vos frères, non plus que pour les punir, etqu’ainsi la sainte charité courait grand risque d’être blessée parvos écrits. Je n’ai pas cru qu’il eût complètement raison lui-mêmede vous juger aussi sévèrement. Cependant je suis restée sansréponse et, quelquefois, ses paroles me reviennent et m’affligentun peu. Je gardais cela pour moi depuis quelque temps, maisaujourd’hui, je me sens poussée à vous ouvrir ce coin de mon coeur.Ma confiance en vous est sans bornes. Dites-moi, je vous prie, ceque je dois penser exactement.

Marchenoir était, peut-être, de tous ses contemporains, le plusexposé au ridicule. Etre admiré et honoré chez soi, quand on nepeut raisonnablement s’attendre, au dehors, qu’à des potées demalédictions, c’est, pour le cerveau d’un malheureux homme, unefumée de revanche assez capiteuse pour l’enivrer du plus sotorgueil. On peut toujours offrir sa vanité, comme une hostie, sousles espèces consacrées d’une injuste proscription dont on estvictime. Une femme d’esprit simple et de coeur brûlant gobedévotieusement cette eucharistie. Mais, dans le cas de Véronique,la psychologie linéamentaire d’une tendresse confiante secompliquait, à l’égard de celui qui avait été son apôtre, d’unesorte de révération mystique assez analogue au sentiment d’uneservante de curé pour l’évêque du diocèse en visite pastorale dansle presbytère. Heureusement pour Marchenoir, il avait en horreurd’être cultivé, comme un fétiche, et n’agréait aucune formuled’anthropomorphisme. D’ailleurs, il se croyait sincèrementinférieur à cette titane d’amour dont les escalades avaientdépassé, depuis si longtemps, son pauvre ciel !

Apparemment, l’interrogation qui venait de lui être adresséen’avait pour lui rien de surprenant, car il répondit sur-le-champd’une voix tranquille, d’abord, et presque grave, mais qui devintbientôt animée, sonnante et claire comme un cuivre, selon sonhabitude, quand il faisait, en parlant, l’ascension des mornes etdes pitons volcaniques de sa pensée.

– Votre directeur, Véronique, a exprimé la pensée de la foule,la vôtre peut-être, inaperçue de vous-même jusqu’à cet instant. Jevoudrais bien le voir à ma place, ce ministre de clémence, quicroit qu’on peut faire la guerre sans offenser ni blesser personne.Vous a-t-il dit aussi qu’il ne fallait jamais combattre ? Aumoins, il serait ainsi dans la logique de ses couardesconciliations. On me l’a fait assez souvent, ce reproche de manquerde charité, parce que je rossais quelques chiens hargneux, — sousprétexte que ces animaux appartenaient à la meutehumaine !…

Je veux croire que votre père spirituel est un excellentecclésiastique, pavé et briqueté des plus évangéliques intentions.Mais je doute que sa clairvoyance égale son zèle. Vous pourriez, mabrebis tondue, lui faire observer avec douceur que l’inculpationd’intolérance est une tactique chenue, renouvelée des Pharisiens,par les modernes ennemis de l’Église, contre tous ceux qui veulents’y exposer pour défendre cette vieille mère. Vous avez étéindignée de quelques-uns des nombreux articles lancés contre moipar la presse entière. Athées ou catholiques, libérâtres ouautoritaires, tous m’ont accusé de méchanceté, de haine et d’envie.Un instant unanimes sur ce seul point, les chroniques de touteprovenance m’ont désigné comme un reptile d’anormale grandeur, dontla rampante férocité menaçait les villes et les campagnes. Nesentez-vous pas combien cet accord universel déshonore les tristeschrétiens qui se transforment eux-mêmes en bêtes et fraternisentavec les fauves, dans une arène vilipendée, pour déchirer un deleurs témoins ?…

– Jusqu’au moment, dit Leverdier, où ce témoin, devenu puissant,comme l’était Veuillot, les mêmes chrétiens, sans changer de peau,s’en viendront lui lécher les pieds et même autre chose…

– Louis Veuillot, repartit aussitôt Marchenoir, est arrivé aubon moment. La France, alors, n’avait pas troqué les ailes del’Empire contre les nageoires de la République et le métier d’hommen’était pas encore devenu tout à fait impossible. Si le personnageavait eu autant de grandeur que de force, le christianisme éclataitpeut-être partout, car il y eut une heure d’anxiété suprême oùl’âme errante du siècle pouvait aussi bien tomber sur Dieu que « surelle-même ». Tel fut le pouvoir abandonné à ce condottière dont lavanité goujate et médiocre eût avili jusqu’au martyre. Aucun laïquen’a jamais eu et n’aura, sans doute, jamais, ses ressources et sonimmense crédit catholique, qui ont été jusqu’au dernier épuisementde la libéralité des fidèles. Quel profit le catholicisme en a-t-ilretiré ? Nul autre que le rutilement de cet animal de gloirequi voulut toujours être unique et ne souffrit jamais d’égal. C’estdonc à lui surtout qu’on est redevable de l’opprobre de cejournalisme catholique, dont l’étroitesse et la contagieuseabjection ont infiniment dépassé les secrets espoirs de la plusutopique impiété.

Nul dépositaire n’a jamais eu l’occasion d’être aussifunestement infidèle et n’en a plus sinistrement abusé. Tu sais,Georges, avec quelle vigilance d’eunuque le rédacteur en chef del’Univers écartait de son sérail les écrivains de talent quieussent pu se faire admirer à son préjudice, et combienpaternellement s’ouvraient ses bras aux avortons imposés par sonbon plaisir à toute une société soi-disant chrétienne, assez idiotepour les accepter. Il ne suffisait pas au vieux drôle qu’ons’abaissât devant lui et devant sa chienne de soeur, dont Pie IX,lui-même, eut la misère des misères de tolérer l’intrusion dans legouvernement de l’Église, il fallait qu’on idolâtrât les plusgiflables de ses mameloucks. N’avons-nous pas vu, un jour, de nosyeux dilatés par la terreur, en haut de l’escalier du journal, cepommadin de sacristie, ce merlan gâteux qu’on nomme AugusteRoussel, congédiant, le mufle en l’air, deux rétrogradants évêquespliés devant lui, et se dérobant à reculons dans leur robeviolette, cuits et juteux de bonheur pour avoir été reçus par ceplénipotentiaire ?

Maintenant, c’est bien fini, les dictatures des gens de talent,et la place de Veuillot n’est plus à prendre aujourd’hui parpersonne. Ce jaloux posthume a laissé sur le seuil de la pressereligieuse, de telles ordures qu’ils n’est plus possible depénétrer dans la maison. Les chrétiens, qu’il a mis la tête en bas,continueront de paître le sainfoin de la sottise la plusmoutonnière, jusqu’à ce qu’ils soient devenus assez gras pour êtremangés. Mais le plus immense génie du monde n’obtiendrait pasdésormais le crédit de ce singulier pasteur du journalisme, quichangeait ses abonnés en bestiaux pour les mieux garder.

Chapitre 6

 

– Que Dieu nous soit en aide ! dit Véronique. Pourtant,cher ami, vous savez que l’Église a des promesses et qu’elle nesaurait périr.

– Je le sais comme vous le savez vous-même, c’est-à-dire par laFoi qui est « la substance des choses à espérer ». Mais l’expériencene m’a rien appris, sinon l’immense misère de tout mécréant que soninfidélité condamne à se passer d’espérance. Je suis très assuréque l’Église doit tout surmonter à la fin des fins et que rien neprévaudra contre elle, pas même la proditoire imbécillité de sesenfants, qui est, à mes yeux, son plus grand péril. J’exposerai,tant qu’on voudra, ma triste vie pour cette croyance, hors delaquelle il n’y a pour moi que ténèbres et putréfaction. Mais Ellepeut tomber, demain, dans le mépris absolu, dans l’ignorance laplus excessive. Elle peut être conspuée, fouettée, crucifiée, commeCelui dont elle se nomme l’Épouse. Il se peut que, définitivement,on lui préfère un immonde bandit, que tous ses amis prennent lafuite, qu’elle crie la soif et que personne ne lui donne à boire.Il se peut enfin qu’Elle expire, pour une configuration parfaite àson Christ, et qu’Elle soit enfermée, deux nuits et un jour, dansle mieux gardé de tous les sépulcres. Il lui resterait, alors, àfaire éclater, dans une apothéose de résurrection, les chaînes demontagne ou les assises de mauvais peuples qui formeraient lesparois de son dérisoire tombeau, — car Elle peut, aussi bien queDieu lui-même, qui lui conféra sa puissance, délier l’exterminationjusque dans le filet de la plus effective des morts.

Il me semble même que cette Pâque de l’Esprit saint doitparaître singulièrement prochaine à tout individu capable de penseret de voir. Ce qui s’accomplit, en la fin de siècle où nous sommes,n’est point une persécution ordinaire, – pour me servir de ce motdont la rhétorique de nos lâches a tant abusé. Leverdier doit sesouvenir de ce que j’ai tenté, au moment des expulsions, pour leurinspirer un peu de courage. J’ai couru huit jours dans toutes lesmaisons religieuses menacées par les décrets et bondées degrotesques pleutres attendant avec constance, – la palme du martyreen main, – l’occasion légale de mitrailler, de leurs inoffensivesprotestations, le commissaire de police, qui les congédiait sanscolère, de l’extrémité de sa botte dioclétienne. J’ai tâchéstupidement de faire entrer de viriles résolutions dans leursviscères de crétins. Je leur ai démontré vingt fois l’évidenteinsolidité de ce gouvernement de fripouilles sans énergie, que larésistance armée de quelques audacieux aurait culbuté. Je leur aidit, – Dieu sait avec quels accents ! – que c’était l’instantou jamais de se racheter d’avoir été si longtemps, si onéreusement,renégats ou tièdes ; que l’honneur, la raison, la strictejustice, la charité même vociféraient d’une seule voix, pour qu’ilscourussent aux armes, parce que c’était vraisemblablement ladernière fois qu’ils le pourraient faire !…

J’ai trouvé des âmes de torchons graisseux qui m’ont exhibé laconsultation d’un avocat, dont ils avaient été prendre l’avispendant qu’on violait leur mère. Ils m’ont accusé d’être un fou desplus dangereux. L’un d’eux insinua que je pouvais bien être unprovocateur envoyé par la police. — Monsieur, lui ai-je dit, jevous conseille de numéroter vos chicots, car je vous préviens quej’ai la calotte facile. Ce chien de procession eut la présenced’esprit de se rendre invisible instantanément, et tel fut, entotalité, le résultat de mes efforts. Il serait donc au moinsridicule de prononcer le mot de persécution à propos de cetteclique de fluents cafards qui s’en vont fêter, en sortant de laSainte Table, les mamelles pourries de la Légalité, et quilivreraient aux plus noirs cochons leur propre femme, leur plusjeune soeur et jusqu’au Corps sacré du Dieu vivant pour conserverl’intégrité de leur peau ou de leurs écus !

 

Néanmoins, on peut dire que l’Église est opprimée de la façon laplus inouïe, puisque les enfants qu’elle allaita la déshonorent,pendant que les étrangers l’assomment, et qu’ainsi elle n’a plusune âme pour la réconforter ou pour la plaindre. C’est l’angoissede Gethsémani, c’est la déréliction suprême ! — « L’assembléedes fidèles » — dit le catéchisme. Je sais, parbleu ! que c’estlà l’Église. Mais combien sont-ils, les vrais fidèles ?Quelques centaines, tout au plus, de quoi faire à peine unimperceptible groupe de pauvres gens héroïques et humbleséparpillés aux plus distantes encognures de l’univers, où ilsattendent, en pleurant, qu’il plaise au Père, qui est dans lescieux, d’inaugurer enfin son Règne, espéré depuis dix-huitsiècles.

 

L’Église est écrouée dans un hôpital de folles, chuchota tout àcoup l’étrange visionnaire, pour sa peine d’avoir épousé unmendiant en croix qui s’appelait Jésus-Christ. Elle endured’irrévélables tourments dans des voisinages à épouvanter lesdémons. Les docteurs, qui se sont chargés de veiller sur elle etqui déclarent ne prétendre que son plus grand bien, sont pleins desourires et pleins de pitié, quand on leur parle de sa guérison »Pauvre fille, disent-ils, que deviendrait-elle sans nous ? » —Et le mendiant qu’elle avait rêvé de faire adorer est, au loin,déchiqueté par les mauvais aigles et les bons corbeaux sur songibet solitaire !…

 

En vertu d’une certaine conformité mystérieuse qui unissait cesdeux êtres, Véronique était devenue aussi extraordinaire par sonattention que Marchenoir par ses paroles. De ses grands yeux enrognure de septième ciel, deux larmes pesantes avaient jailli,roulant avec lenteur sur ses joues pâles ; ses mains, appuyéesd’abord sur la table, avaient fini par se joindre et, maintenant,elle avait l’air d’implorer silencieusement l’esprit invisible quilui semblait, sans aucun doute, inspirer son maître.

 

Sa physionomie était si étonnante que Leverdier, déjà trèsfrappé lui-même des derniers mots qu’il venait d’entendre, ne puts’empêcher de la faire remarquer à Marchenoir. — Regarde,murmura-t-il.

 

L’interrompu reploya les ailes de son lyrisme et la regarda.

 

— Qu’avez-vous, ma Véronique ? lui demanda-t-il, assezému.

 

— Mais… , je n’ai rien, mon ami, répondit-elle, en tressaillant.Je vous écoute, sans trop vous comprendre. Vos paroles sont vraies,je pense, mais si terribles ! En vérité, j’ai cru, un instant,qu’un autre parlait à votre place. Je ne reconnais plus votre voixni même vos pensées.

– Est-ce donc là ce qui vous faisait pleurer, monattristée ? Toi-même, Georges, tu sembles troublé. Est-ilpossible que j’ai dit des choses si étranges ?

– Il est vrai, dit celui-ci, que ta dernière phrase sur l’Églisem’a un peu surpris, peut-être par vertu réflexe de l’émotion denotre amie. Mais ta voix, encore plus que tes paroles, étaitinouïe. C’était à supposer que tu voyais, je ne sais quoi…

– Je vois très clairement, reprit alors Marchenoir, le malhorrible de ce monde exproprié de la foi chrétienne, et je ne meconnais pas d’autres pensées, quels que puissent être les mots quime servent à exprimer celle-ci, que je porte comme un couteau dansla gaine de ma poitrine. C’est une passion si vraie, si poignante,que je finirai par devenir incapable de fixer mon attention surn’importe quel autre objet. Mais cet incident me remet dansl’esprit que je ne vous ai pas encore complètement répondu,Véronique. Je vous ai fait remarquer la révoltante coalition deschrétiens et de leurs adversaires, toutes les fois qu’il s’agit decombattre l’ennemi commun, c’est-à-dire un homme tel que moi,téméraire à force d’amour et véridique sans peur. Puis, j’ai parléde Louis Veuillot et de l’infortune de l’Église. Choses connexes.Laissons tout cela.

On vous a dit, n’est-ce pas ? que mes violences écritesoffensaient la charité. Je n’ai qu’un mot à répondre à votrethéologien. C’est que la Justice et la Miséricorde sont identiqueset consubstantielles dans leur absolu. Voilà ce que ne veulententendre ni les sentimentaux ni les fanatiques. Une doctrine quipropose l’Amour de Dieu pour fin suprême, a surtout besoin d’êtrevirile, sous peine de sanctionner toutes les illusions del’amour-propre ou de l’amour charnel. Il est trop faciled’émasculer les âmes en ne leur enseignant que le précepte dechérir ses frères, au mépris de tous les autres préceptes qu’onleur cacherait. On obtient, de la sorte, une religion mollasse etpoisseuse, plus redoutable par ses effets que le nihilismemême.

Or, l’Évangile a des menaces et des conclusions terribles.Jésus, en vingt endroits, lance l’anathème, non sur des choses,mais sur des hommes qu’il désigne avec une effrayante précision. Iln’en donne pas moins sa vie pour tous, mais après nous avoir laisséla consigne de parler « sur les toits », comme il a parlé lui-même.C’est l’unique modèle et les chrétiens n’ont pas mieux à faire quede pratiquer ses exemples. Que penseriez-vous de la charité d’unhomme qui laisserait empoisonner ses frères, de peur de ruiner, enles avertissant, la considération de l’empoisonneur ? Moi, jedis qu’à ce point de vue la charité consiste à vociférer et que levéritable amour doit être implacable. Mais cela suppose unevirilité, si défunte aujourd’hui, qu’on ne peut même plus prononcerson nom sans attenter à la pudeur…

Je n’ai pas qualité pour juger, dit-on, ni pour punir. Dois-jeinférer de ce bas sophisme, dont je connais la perfidie, que jen’ai pas même qualité pour voir, et qu’il m’est interdit de leverle bras sur cet incendiaire qui, plein de confiance en mafraternelle inertie, va, sous mes yeux, allumer la mine quidétruira toute une cité ? Si les chrétiens n’avaient pas tantécouté les leçons de leurs ennemis mortels, ils sauraient que rienn’est plus juste que la miséricorde, parce que rien n’est plusmiséricordieux que la justice, et leurs pensées s’ajusteraient àces notions élémentaires.

Le Christ a déclaré « bienheureux » ceux qui sont affamés etassoiffés de justice, et le monde, qui veut s’amuser, mais quidéteste la Béatitude, a rejeté cette affirmation. Qui donc parlerapour les muets, pour les opprimés et les faibles, si ceux-là setaisent, qui furent investis de la Parole ? L’écrivain qui n’apas en vue la Justice est un détrousseur de pauvres aussi cruel quele riche à qui Dieu ferme son Paradis. Ils dilapident l’un etl’autre leur dépôt et sont comptables, au même titre. desdésertions de l’espérance. Je ne veux pas de cette couronne decharbons ardents sur ma tête, et depuis longtemps déjà j’ai prismon parti.

Nous mourrons-peut-être de faim, ma Véronique, et ce sera bienfait, sans doute, puisque tout le monde, excepté vous et Leverdier,me condamnera. Coûte que coûte, je garderai la virginité de montémoignage, en me préservant du crime de laisser inactive aucunedes énergies que Dieu m’a données. Ironie, injures. défis,imprécations, réprobations, malédictions, lyrisme de fange ou deflammes, tout me sera bon de ce qui pourra rendre offensive macolère !… Quel moyen me resterait-il autrement de n’être pasle dernier des hommes ? Le juge n’a qu’une manière de tomberau-dessous de son criminel, c’est de devenir prévaricateur, et toutécrivain véritable est certainement un juge.

Quelques-uns m’ont dit : A quoi bon ? le monde est enagonie et rien ne le touche plus. Peut-être. Mais, au fond dudésert, il faudrait, quand même, rendre témoignage, ne fût-ce quepour l’honneur de la Vérité et pour l’édification des fauves, commefaisaient, autrefois, les anachorètes solitaires. Est-il croyable,d’ailleurs, qu’une telle opulence de rage m’ait été octroyée pourrien ? Certaines paroles du Livre sacré sont bien étranges…Qui sait, après tout, si la forme la plus active de l’adorationn’est pas le blasphème par amour qui serait la prière del’abandonné ?… Je vivrai donc sur ma vocation jusqu’à ce quej’en meure, dans quelque orgie de misère. Je serai Marchenoir lecontemplateur, le vociférateur et le désespéré, — joyeux d’écumeret satisfait de déplaire, mais difficilement intimidable et broyantvolontiers les doigts qui tenteraient de le bâillonner.

– Pauvre cher ami, pauvre âme douloureuse ! dit la mutiléeà demi voix, comme se parlant à elle-même, pourquoi ce fardeau survos épaules ? Elle le regarda avec une tendresse si pure, siprofonde que ce bourreau sentit qu’il allait pleurer et se mit àparler de diverses choses. Le dîner s’acheva presque joyeusement.Véronique servit un café divin et l’inévitable littérature fit sarentrée. Marchenoir, très en verve, éructa de cocasses apophtegmeset d’inexpiables similitudes qui firent éclater de rire le bonLeverdier. Vers minuit enfin, on se sépara dans l’effusion d’uneallégresse attendrie que ces trois coeurs souffrants neconnaissaient guère et qu’ils étaient probablement condamnés à neplus jamais ressentir.

Chapitre 7

 

Properce Beauvivier est juif de naissance et se nomme Abraham.Abraham-Properce Beauvivier. Juif cosmopolite, d’origineportugaise, rencontré et baptisé, dit-on, par un moine passant, àl’eau du premier ruisseau, sur une route d’Allemagne ; un peuplus tard, allaité par Deutz, le youtre fameux qui bazarda laduchesse de Berry, et grandissant à Bordeaux chez ce patriarche. Ilse peut que tout le secret de sa destinée morale tienne dans lacirconstance de ce conjectural baptême, donné par un inconnu, surle rebord symboliquement vaseux d’un fossé de grand chemin. Onassure que ses parents en conçurent une rage inouïe, dont ses dentsgrincent encore, et qu’il n’a jamais pu prendre son parti de cesacrement d’occasion qui paraît agir sur lui comme un maléfice.

Aussi dénué de génie que pourrait l’être, par exemple, unexpéditionnaire de l’Assistance publique, mais étonnamment remplide toutes les facultés d’assimilation et d’imitation, il s’enleva,d’un bond, dans le cerveau déjà crevé du romantisme, avec unevigueur de reins qui lui valut, il y a vingt ans, l’adoptionlittéraire du vieil Hugo.

A partir de ce bienheureux instant, sa vie fut un rêve. Ildevint le réservoir des bénédictions du Père. – Regardez mon filsProperce, disait celui-ci aux débutants avides, et allez enpaix ! – Properce, de son côté, puisait à pleines mains dansle tiroir aux rayons et saccageait le coffre-fort aux auréoles, lesempilant par douzaines sur sa propre tête, comme les couronnes d’unlauréat de collège vingt fois élu. Il est ainsi devenu glorieux parla poésie, par le roman, par le conte, par le théâtre et même parla politique profonde, ayant été sagement impétueux contre lescommunards, quand on fusillait, et les dépassant ensuite, quand onne fusilla plus. Il est surtout devenu le lyrique du proxénétismeet de la trahison, et c’est par là qu’il est entré dansl’hermétique originalité, dont les crochets et les monseigneurs deses autres lyrismes n’auraient pu forcer la serrure.

Imiter Victor Hugo aussi parfaitement que Beauvivier n’est pasinterdit à tous les mortels, mais nul ne peut prétendre à refléterseulement l’ombilic de ce Rétiaire de l’Innocence. Voilà tout ceque l’on en peut dire. Celui qui chantera, d’une juste voix, sur lacithare ou le tympanon, la haine de cet homme pour l’innocence,sera certainement un moraliste à l’aile robuste et un fier lapin.Il ne faut pas rêver mieux que d’en constater certains effets. Ilparaît que la vieille crasse juive brûle comme un sédimentcalcaire, lorsqu’elle est touchée par l’eau du baptême.

Beauvivier est l’auteur d’un nombre infini de livres de diversessortes, mosaïque perverse et compliquée, où transparaît, sansrelâche, l’intime obsession de déshonorer et de salir. Son dernierroman, l’Inceste, une des plus effrontées copies d’Hugo qu’on sepuisse aviser d’écrire, est un dosage monstrueux de neige, dephosphore et de cantharides, calculé pour corroder les entraillesd’un adolescent, vingt-quatre heures, au moins, après l’absorption,— la lâcheté de son coeur étant égale à la timidité de sa pensée.L’objet de ce livre, en effet, la glorification de l’inceste, nonpar vulgaire manie de sophistiquer, mais pour cette primordiale,souveraine et péremptoire raison que le Seigneur Dieu l’a défendu.Car il ne peut s’empêcher de croire en Dieu et sa vocationmanifeste est de jouer les « Anciens Serpents ». Seulement, il sedérobe au moment de conclure et finit par un équivoque triomphe dela vertu, en laissant insidieusement planer le désir du mal sur lacuriosité qu’il vient d’exciter. Cet empoisonneur a osé mettre encirculation, sous forme de Contes pour les jeunes filles, dedissolvants et inexorables toxiques. On raconte qu’il en prépared’autres encore pour les enfants au-dessous de dix ans.

 

Une hystérie maladive, d’ordre effrayant, est l’insuffisanteexplication de cette fureur qui n’irait à rien moins qu’àcontaminer la lumière. C’est à se demander si l’exécration physiquede la blancheur n’est pas pour quelque chose dans l’inconcevabledébordement de son écritoire.

 

Il passe pour avoir été beau, naguère. Lui-même le déclare ences termes simples : « J’ai été très beau. » Il a cru devoir comparerson propre visage à celui du Christ. Homme à femmes, parconséquent, il a mis, de bonne heure, sa personne en adjudicationet même en actions. On a vu des familles payer très cher descoupons de son alcôve. — Maquereau deux fois funeste, il ne luisuffit pas de ruiner les femmes pour s’en rendre maître, il seplaît ensuite à les enfermer dans la Tour de la faim du tribadisme,— imprévue par Dante, — où les malheureuses, privées du rognonnutritif de l’homme, sont réduites à se dévorer entre elles… Ils’est marié, pourtant, ce vainqueur, et il a épousé la plus bellefemme qu’il a pu trouver, dans l’espérance, non déçue, de conquérirplus facilement les autres.

 

Il a ce signe particulier d’être sans défense contre lesboutiques de cordonniers, devant lesquelles il s’oublie dansd’incontinentes extases. Il faut l’avoir entendu prononçant le mot »bottines ! » pour bien comprendre l’histoire de l’Angleterre,où le jarret d’une femme a prévalu cinq cents ans, contre l’épinedorsale de la plus hautaine aristocratie de tous les globes. Il estvrai que le pupille du bon Deutz est réduit à se satisfaire de laseule aristocratie de son fumier d’origine, mais la morgueputanière d’un certain dandysme ne lui manque pas.

 

Au point de vue de la bassesse d’âme pure et simple, sanscomplication psychologique d’aucune sorte, l’originalité deBeauvivier ne paraît pas humainement dépassable. A l’exception deRenan, qui décourage le mépris, et dont l’abjection sphériqueapparaît comme un mystère de la Foi, l’auteur de l’Inceste est,probablement, le seul homme de son siècle en humeur de compatir àla destinée de l’Iscariote. — Jésus l’avait peut-êtrehumilié ! — dit-il, et ce n’est point un mot d’auteur. C’estle plus intime de sa substance. Il ne respire que pour tromper, etla trahison est son unique arrière-pensée, sa préoccupationconstante. Judas s’est contenté de livrer son Maître, Properceaurait entrepris de le souiller préalablement. Son âme est unecondensation de fumée terne et fétide, aussi capable de cacherl’abîme de ténèbres d’où elle est sortie que d’offusquer lesgouffres de lumière vers lesquels elle ne permet pas qu’ons’élance.

 

Jésus pardonne à la femme adultère. Les sacristains eux-mêmesl’en ont absous. Properce le blâme, objectant que ce pardon estattentatoire à l’autorité du mari, qui avait probablement acheté safemme, et par conséquent avait le droit de la punir. Telle est saconception de la justice. Il est vrai que l’Homme-Dieu, ramassantdes pierres pour aider le cocu à lapider cette malheureuse,n’exciterait pas moins son indignation, mais, alors, tempérée parla souterraine joie de prendre en défaut la Miséricorde et desupposer de plausibles tares à la Beauté même. C’est l’antiqueprocédé, — nullement inventé par l’abominable Ernest, — de ne pasnier Dieu avec précision, mais de l’amputer de sa Providence, en nelui permettant aucune intrusion dans nos sublunaires histoires.

 

« Tu pleuras, Emmanuel, de ne pas être Dieu ! » écrivait-il,s’adressant à ce même Christ dont les souveraines Larmes sont unoutrage à l’infernale aridité de ses yeux impurs. Ah ! s’ilavait pu être à la place de l’ange confortateur ! Comme ilaurait savamment, câlinement bafoué cette Agonie ! Le Caliceterrible, il ne l’aurait pas fait boire, il l’aurait faitsiroter ! Et la Sueur de sang, dont la pourpre vive inondal’Empereur des pauvres, comme il en aurait diligemment altéré lacouleur, en y mélangeant son fiel !…

 

Ce monstre, dont la seule excuse est d’être venu avant terme etd’être, ainsi, un fétus de monstre, a trouvé, cependant, le moyende procréer des enfants et souffre, paraît-il, de ne pouvoir s’enfaire aimer. Il se console, à sa manière, en donnant des balsd’enfants où sa boulimique rage de tendresse a cent occasions de sesatisfaire… Malheur aux parents assez imbéciles ou assez criminelspour jeter dans ce pourrissoir leur progéniture !

 

Un jour, il s’en venait d’enterrer un de ses propres fruits, unepetite fille assez heureuse pour avoir été ravie à ce père, avantl’horreur d’en connaître l’infamie ou l’horreur plus grande de n’enêtre pas dégoûtée. Il avait tamponné ses yeux, pleuré peut-être, onne sait au juste. Mais tout était fini, et il s’en allait. Tout àcoup, n’ayant pas encore franchi le seuil du cimetière : — Ilfaudra, pourtant, que je lui fasse quelques vers à cetteenfant ! dit-il d’une voix éolienne, aux plus proches desaccompagnants… Le cabot sacrilège est tout entier dans cetteparole.

 

En voici, maintenant, une autre, d’une atrocité plussurprenante, où se profile, de la tête aux pieds, le Juif réprouvé.Properce est dans la rue, par une nuit très froide, avec un hommequ’il appelle son ami. Une vieille grelottante est rencontrée quimurmure des supplications en tendant la main. Il s’arrête sous unbec de gaz, — le nourrisson du divin Deutz, — il exhibe unporte-monnaie gonflé d’or, et, sous l’oeil ébloui de la misérable,il fouille cet or, il le pétrit, le retourne, le fait tinter,fulgurer, l’allume comme un tas de braises, puis fourrant le toutdans sa poche et haussant les épaules d’un air d’impuissance navrée: — Ma bonne, exhale-t-il, j’en suis bien fâché, mais je croyaisavoir de la monnaie, et je n’en ai pas. L’observateur de cettescène a raconté qu’il aperçut aux pieds du spectre, dans le bitumedu trottoir, une petite ouverture lumineuse, par laquelle on auraitpu découvrir l’enfer…

Une obscure nuée d’images religieuses flotte perpétuellementautour de ce poète, qui sent profondément sa réprobation, mais quise flatte, après tout, de séduire son Juge et de carotter leParadis, si ce séjour de délices existe véritablement. Enattendant, il ne parvient pas à se défendre efficacement decertaines terreurs qu’il paraît s’être donné pour mission de fairemépriser aux autres. C’est la revanche des pauvres et des innocentsmassacrés qui sont, en ce monde, les ambassadeurs lamentables dupatient Dieu. Vienne son heure, l’ignominie du Salisseur d’âmessera vue dans son plein et ce sera, comme une lune dix fois pâle,au ras du plus fétide marécage sur lequel les mortellesStymphalides de la Luxure et du Sacrilège aient jamaisplané !

Chapitre 8

 

Tel était le personnage puissant appelé à prononcer, après tantd’autres, sur le sort de Marchenoir. Rédacteur en chef du Pilate,depuis trois semaines, sans qu’on pût expliquer son élévation, quiétait le secret de quelques femmes et d’un petit groupe detripotiers, cet israélite, longtemps captif dans les subalternesrôles, régnait enfin sur l’un des journaux les plus influents denotre système planétaire à la place de cet amas de chairsputréfiées qui s’était appelé Magnus Conrart, et dont lesexhalaisons suprêmes avaient manqué d’asphyxier sesenfouisseurs.

Celui-ci du moins, n’avait embarrassé l’esprit de sescontemporains d’aucun mystère. Tout le monde savait par quellesbasses manoeuvres cet ancien laquais à tout faire avait, autrefois,suborné la seconde enfance du fondateur du Pilate qui l’avaitinstitué son héritier pour qu’il abaissât les consciences, comme ilavait si longtemps abaissé les marchepieds.

La nullité intellectuelle de l’affreux drôle l’avait servi plusefficacement que le génie même. Devenu l’intendant de laquotidienne pâture des âmes, son choix s’était naturellement portésur les panetiers et les mitrons littéraires les plus capables decontenter l’ignoble appétit d’une société que la Républiqueinstruisait à chercher sa vie dans les ordures. La spéculation laplus profonde n’aurait pu mieux faire. Magnus était, parconséquent, devenu un très grand monarque, le monarque des portesouvertes offrant la vespasienne hospitalité du Pilate, à toutepuante réclame, à toute caséeuse annonce, à tout lancementammoniacal de promesses financières, à tout traficrémunérateur.

L’insolente Fortune, qui choisit ordinairement de telsconcubins, l’avait à ce point comblé, que la bassesse même de sonesprit et la surprenante adiposité de son âme écartèrent de lui lesinimitiés personnelles ou les rivalités agressives, qu’une pincéede mérite n’aurait pas manqué d’attirer à un caudataire siscandaleusement parvenu. Il fut cet ami de toutes les canaillesqu’on appelle un sceptique ou un « bon garçon » et, joyeusementattablé au foin de ses bottes, il descendit le fleuve de la viedans la barque pavoisée de fleurs et lestée de lard, del’universelle camaraderie.

Lorsqu’il s’avisa de réprouver Marchenoir dont il avait espérémonnayer les rares facultés de rhinocéros, — oubliant trop que cepachyderme en liberté pouvait avoir la fantaisie de le piétiner, —il eut encore cette chance inouïe d’en être silencieusementméprisé. Quelle formidable caricature à la Pétrone n’eût pas été,sous une telle plume, un portrait simplement exact de ce Trimalciondu journalisme ! Le satiriste, congédié presque honteusementdu Pilate, avait dû triompher de tentations terribles et subir desacrés assauts, car sa vengeance était trop facile.

Mais, bientôt, Magnus lui-même se chargea de venger tout lemonde. Atteint d’une blessure au pied, que la putridité de son sangrendit promptement incurable, dévoré par la gangrène et souffrantd’atroces tortures, il termina sa vie par l’ignoble pendaisonvolontaire dont les détails ont écoeuré plusieurs virtuoses dusuicide.

Properce Beauvivier n’apportait pas, il est vrai, une moralitébien supérieure. Cependant, les deux ou trois demi-douzainesd’artistes que le prédécesseur n’avait pas eu le temps d’étranglerrespirèrent. C’est que Beauvivier avait, en raison, sans doute, desparadoxales difformités de son âme, une prédilection infernale pourle talent ! Aussi longtemps que ses propres intérêts neseraient pas en jeu, on pouvait y compter jusqu’à un certain point.Il était bien certain, par exemple, qu’il faudrait une pressionextérieure de tous les diables pour lui faire accepter de la prosedu bossu Ohnet, au préjudice d’un écrivain de dixième ordre, etmême en l’absence de toute compétition.

Canaille pour canaille, c’était bien quelque chose aussi d’avoiraffaire à un homme qui ne fût pas exclusivement un goujat, quin’eût pas uniquement en vue, quoique juif, l’encaissement dunuméraire, et qui fût capable de comprendre à peu près, quand onlui ferait l’honneur d’avoir besoin d’en être écouté. On se prit àrêver la chimérique aubaine d’un Pilate redevenu littéraire, commeaux jours lointains de sa fondation. On espéra que le seul fait desavoir écrire cesserait enfin d’être regardé comme un irrémissibleforfait, et que le nouveau prince allait introduire quelqueadoucissement à la loi pénale édictée par le turgide Magnus, quicondamnait au lent supplice de l’inanition les blasphémateurs de lamédiocrité.

Quels que pussent être les probables cloaques de sonarrière-pensée, on ne pouvait douter que le sentiment d’une réelleestime littéraire eût été pour beaucoup dans son désir deréintégrer Marchenoir. Cela paraissait d’autant plus évident qu’ilavait deux ou trois fois senti, pour son propre compte, la morsurede ce pamphlétaire que tous ses instincts de voluptueux etd’empoisonneur auraient dû lui faire abhorrer.

Deux jours après le dîner de Vaugirard, Marchenoir portalui-même son article au directeur du Pilate. Beauvivier le reçutavec une cordialité grandissime, commandée spécialement, pour cetteentrevue, chez un fournisseur d’archiducs.

Le visiteur exprima d’abord sa surprise d’avoir été favorisé parle Pilate d’une recherche en collaboration, après un si motivébannissement de sa copie par la presse entière. Il ajouta qu’iln’entendait rapporter l’initiative d’une démarche si honorable pourlui qu’à l’indépendance d’esprit du nouveau maître, assez haut pourrompre en visière avec des traditions funestes aux lettres…

– Votre prédécesseur, dit-il, ne gâtait pas les écrivains, quandil s’en trouvait. Il leur faisait amèrement déplorer de n’avoir pasété mis en apprentissage chez quelque diligent savetier, dès leurtendre enfance. On dit que vous avez le dessein de relever lamuraille de la Chine et d’endiguer l’horrible muflerie qui menacele céleste Empire du Journalisme. S’il en est ainsi, je suis tout àvous et je vous promets une énergique lieutenance. Je suis trèspersuadé que, même au point de vue moins élevé de la spéculation,une presse courageuse et, franchement, scandaleusement littéraire,ne serait point une infructueuse tentative ! La sociétécontemporaine est hideusement abrutie et dégradée par lespollutions ressassées d’une chronique de trottoir qui n’a plus mêmel’excuse de lui donner un semblant de palpitation.

Nos journaux, avouons-le, sont crevants d’ennui. Lesdélectations américaines du reportage et de la réclame ne sont pasinfinies. Si vous étiez un homme énergique et profond, – ai-je ditun jour à cette brute de Magnus Conrart, – non seulement vousm’accepteriez tel que je suis, mais vous grouperiez les gens de masorte, absurdement écartés par votre système, et, je vous le jure,nous déterminerions un courant nouveau. Le monde a toujours obéi àdes volontés qui s’exprimaient, la cravache ou la trique en l’air.Nous formerions une oligarchie intellectuelle, d’autant plusacclamés de la foule que nous serions moins capables de laflagorner. Je ne vous connais pas, personnellement, monsieurBeauvivier. Je ne sais de vous que vos livres, dont j’ai ditbeaucoup de mal. Qu’importe ? Si vous aimez le talent,pourquoi ne profiteriez-vous pas de votre quasi-royauté du Pilatepour tenter cette magnifique aventure dont l’ancien directeur arepoussé l’idée comme une folie ?

Properce, évidemment préparé à tout entendre, avait pris uneattitude de séduction. Il s’était levé et accoudé à la cheminée,faisant face à Marchenoir assis devant lui. Celui de ses deux brasqui soutenaient sa désirable personne laissait pendre, au rebord dumarbre, une experte main, fuselée par la pratique des nageantescaresses, et qu’on s’étonnait de ne pas voir membraneuse comme lepied d’un albatros. L’autre main complimentait sa barbe en mitre,dont la fourche soyeuse avait l’air de bifurquer sur quelqueinvisible croupion. L’une de ses jambes fines de Sardanapaleaccoutumé à languissamment s’ébattre était ramenée sur l’autre, lapointe en bas, comme un serpent qui s’enlacerait à un serpent. Letorse flexible, tabernacle de son coeur pourri, transparaissait autravers de la fluide flanelle, couleur crème et liserée de vertd’ortie, d’un pet-en-l’air matinal.

La lumière de la fenêtre, qui tombait en plein sur son visage etsur les blondeurs fanées de son poil, ne le montrait pourtant pastrès beau, ce jour-là. Sa pâleur, habituellement extraordinaire,atteignait presque à la lividité marbrée d’une tranche deroquefort, menacée de la plus imminente fécondité. Des sillonsblafards, des raies crayeuses y couraient comme des sutures, et lebleu des yeux, – naguère qualifiés de céruléens, – commençaitvisiblement à se faïencer sous les cuites sans nombre dulibertinage.

N’importe, il avait mis au clair son plus adolescent sourire, etMarchenoir, l’homme le plus aisément friponnable, quand on voulaitlui coller la fausse monnaie d’une sympathie sans valeur, y futtrompé, comme toujours, en dépit des cruels avertissements de sonexpérience.

– Monsieur Marchenoir, répondit le Proxénète, – dilatant assezson sourire pour qu’une rangée de buées syphilitiques devîntvisible au dedans de la lèvre inférieure, – je n’ai pas de peine àdeviner que vous m’apportez un article de début d’une rarevéhémence. Donnez-le-moi, j’y jetterai simplement les yeux et vouspourrez, à l’instant, me juger sur mes actes.

Marchenoir tendit le manuscrit.

– La Sédition de l’Excrément !… Titre superbe !… LéoTaxil… la pornographie murale… très bien ! Il s’assit et,prenant une plume, écrivit en syllabisant à haute voix :

« Nous sommes heureux d’offrir l’hospitalité de nos colonnes àl’article suivant de notre vaillant confrère Caïn Marchenoir, l’undes plus sombres coryphées de la littérature contemporaine, qu’undeuil récent avait éloigné du champ de bataille et qu’un scandalemonstrueux y ramène aujourd’hui plus formidable que jamais. Noslecteurs applaudiront certainement à cette voix énergique s’élevanttout à coup au milieu du lâche silence de l’opinion. Ilsaccepteront les audaces de forme d’un satiriste génial, dont lesindignations généreuses s’expriment en frémissant, et qui pense quetoute arme est bonne pour la répression des industriels fangeux quiont entrepris de souiller nos murs. Le Pilate, traditionnellementattentif à détourner, autant que possible, les effets immoraux deces attentats, met volontiers sa publicité au service de l’écrivainle plus capable d’en montrer les dangers. Caïn Marchenoir estsurtout une conscience. Ses nombreux ennemis ont pu l’accuserd’être passionné jusqu’à l’intolérance, mais nul ne s’est jamaisavisé de mettre en doute sa sincérité parfaite, alors même que sapolémique semblait excessive. – P. B. »

Properce glissa ce boniment sous enveloppe avec l’article etsonna. Un groom, d’une candeur hypothétique, apparut.

– Portez cela à l’imprimerie, sans perdre une minute, dit-il àce serviteur. Vous direz, de ma part, qu’on donne à composer toutde suite.

Se levant, alors, et s’adressant à Marchenoir surpris et déjàcomblé :

– Etes-vous content de moi, homme terrible ? Vous voyez sije suis docile et rapide. Je vous prie de m’accorder, en retour,une vraie faveur. Demain soir, je réunis à ma table quelquesconfrères. Soyez des nôtres. Je sais bien que ces réunions ne sontpas dans vos goûts de solitaire. Mais je pense qu’il est politiquede vous montrer un peu à ces bonnes gens, qui vous détestent pourla plupart et qui vous lécheront, le plus civilement du monde,quand ils auront appris que vous rentrez au Pilate. Je vous ménageun complet triomphe. Venez sans habit et faites-moi l’honneurdésormais de compter sur mon amitié, ajouta-t-il, en lui offrantcelle de ses deux mains qui avait le plus servi.

Marchenoir, presque touché, promit de revenir le lendemain ets’en alla, doucement rêveur.

Chapitre 9

 

Les illusions de Marchenoir, aussi stupides que spontanées,n’avaient pas ordinairement la vie très dure. Il vécut, l’espaced’un jour, sur l’espoir insensé d’une justice littéraire procuréepar ce souteneur. Il rêva des polémiques inouïes, des envoléesd’imprécations sublimes, toute la lyre vengeresse des ouragansréprobateurs ! Il lui dirait enfin tout ce qu’il avait sur lecoeur, à cette immonde société, dont l’inacceptable ignominie lefaisait rugir !…

En vain, Leverdier s’efforça de mettre sous les yeux de cedésespéré le danger palpable de trop espérer. Pour tempérer sonenthousiasme, il lui rappela tout ce qu’il savaient, l’un etl’autre, de Beauvivier, ses habitudes de trahison, les verrous, lestriples barres, les cadenas, les serrureries compliquées de cetteconscience dangereuse, environnée de chausse-trapes et d’oubliettesà engloutir des éléphants, pénétrable seulement par de rareschatières à guillotine où les téméraires les plus altiers nepouvaient passer qu’en rampant…

– Sans doute, répondait-il, mais qui sait ? Je suis,peut-être, une bonne affaire aux yeux de cet homme. D’ailleurs,j’ai besoin d’espérer. Même en écartant toutes les considérationd’ordre élevé, songe donc, mon ami, que ce serait du pain pour mapauvre compagne et pour moi.

– Hélas ! dit l’autre, en l’accompagnant par les rues, jele désire, mais ce dîner m’inquiète un peu. Une drôle d’idée qu’ila eue, cet animal, de te fourrer le museau, du premier coup, dansl’auge à cochons ! Enfin, sois prudent, endure pour Véroniquetout ce qui ne sera pas absolument insupportable, et sauve-toi debonne heure. Tu me retrouveras au café.

Les deux amis se séparèrent à la porte de Beauvivier.

Dès son entrée dans le vaste salon, où les nombreux convivess’empilaient, Marchenoir fut dégrisé de son rêve, instantanément.Il sentit, comme en une bouffée de dégoût, l’incompatibilité sansremède, infinie, de tout son être avec ces êtres nécessairementhostiles à lui, et dont quelques-uns étaient si bas qu’on pouvaits’étonner de les voir admis, même dans ce lieu de prostitution.

Ils représentaient, cependant, toute la presse dite littéraire,et même un peu la littérature, et, certes, il n’y avait pas, dansle nombre un individu qui eût fait un geste, pour le secourir, s’ilavait été en danger, – un seul geste – ou qui même, eût hésité àl’y enfoncer davantage, en protestant de l’impartialité du coup desabot qu’il lui eût appliqué sur le péricrâne. Pas une femme,d’ailleurs, ce qui donnait à pressentir qu’on allait être un peugoujat. Il se vit épouvantablement seul et détesté.

Beauvivier se précipita. – Mon cher monsieur Marchenoir, dit-il,vous étiez attendu avec la plus dévorante impatience. Messieurs,voici notre nouveau leader.

Néanmoins, il n’usa pas son précieux pharynx en présentationssuperflues. Les bonzes de la publicité s’inclinèrent comme desépis, et l’infortuné dut subir le contact de plusieurs mainssordides qui se tendirent vers lui. Tout à coup, il se trouvaflanqué du docteur des Bois et de Dulaurier, en qui renaissait uneestime sans bornes pour ce ressuscité d’entre les morts. Lelycanthrope, déjà énervé, n’entendit qu’à peine les gazouillementsdu premier, mais le second paya pour tout le monde. Sans même ypenser, il lui serra la main d’une telle force que le poètesigisbée ne put retenir ce cri : – Ah ! vous me faitesmal ! – Je vous étreins comme je vous aime ! mon cher,lui répondit-il, en le fixant avec des yeux froids et clairs plusinquiétants que la colère. Dulaurier s’éloigna sous l’aile deChérubin, comme un chien rossé, et Marchenoir, enfin tranquille,prit une cigarette, et, s’enfonçant dans un fauteuil, se mit àconsidérer silencieusement cette populace de la plume, qui remuaitla langue en attendant qu’on annonçât la mangeaille.

Chapitre 10

 

Il vit d’abord, non loin de lui, le roi des rois, l’Agamemnonlittéraire, l’archicélèbre, l’européen romancier, GastonChaudesaigues, recruteur d’argent inégalable et respecté. Seul, legibbeux Ohnet lui dame le pion et ratisse plus d’argent encore.Mais l’auteur du Maître de Forges est un mastroquet heureux quimélange l’eau crasseuse des bains publics à un semblant de vieillevinasse, pour le rafraîchissement des trois ou quatre millions debourgeois centre gauche qui vont se soûler à son abreuvoir, et iln’est pas autrement considéré. Il est unanimement exclu du mondedes lettres, ce dont il brait, parfois dans la solitude. Sans sonhéroïque ami Chérubin des Bois, qui a naturellement du goût pourles millionnaires et qui lui ouvre ses bras quand on est seul, cetriomphateur serait tout à fait sans consolation.

Chaudesaigues nage, il est vrai, dans une moindre opulence.Cependant, il dépasse encore les plus cupides sommets littérairesde toute la hauteur d’un Himalaya. Il faut se représenter une façonde juif-auvergnat, né dans le midi, et compatriote de Mistral, untroubadour homme d’affaire, un Lampiste des Mille et une Nuits, quin’aurait qu’à frotter pour que le génie apparût et L’ÉCLAIRAT. Onse rappelle l’énorme succès de son livre sur le duc de Morny, quiavait protégé ses débuts, auquel il devait tout, et dont ilépousseta et retourna les vieilles culottes aux yeux d’un publicavide de couvrir d’or le révélateur.

De telles indiscrétions peuvent être le droit absolu d’unvéritable artiste, affranchi par sa vocation de toutes lesconvenances de la vie normale mais aucun marchand de lorgnettes nedoit prétendre à d’aussi dangereuses immunités, et Chaudesaiguesest précisément un des plus bas mercantis de lettres dont le tubeclassique de cette vieille catin de gloire ait jamais trompeté lenom.

Il est ce qu’on appelle, dans une langue peu noble, « unehorrible tapette ». En 1870, il avait attaqué Gambetta, dont ilraillait le mieux qu’il pouvait la honteuse dictature. Quand laFrance républicaine eu décidé de coucher avec ce gros homme, sanature de porte-chandelle se mit à crier en lui et il fit négocierune réconciliation, s’engageant provisoirement à ne plus éditer levolume où le persiflage était consigné.

Un peu avant le 16 mai, il s’en va trouver le directeur duCorrespondant, revue tout aristocratique et religieuse, commechacun sait. Il offre un roman : Les Rois sans patrie. Le thèmeétait celui-ci : Montrer la royauté si divine que, même en exil etdans l’indigence, les rois dépossédés ne parviennent pas à devenirde simples particuliers, qu’ils sont encore plus augustes qu’avantet que leur couronne repousse toute seule, comme des cheveux, surleurs fronts sublimes, par-dessus le diadème de leurs vertus. Ondevine l’allégresse du Correspondant. Mais le 16 mai raté,Chaudesaigues change son prospectus, réalise exactement lecontraire de ce qu’il avait annoncé, et transfère sa copie dans unjournal républicain.

Toutefois, ce n’est pas un traître pur, un traître par plaisir,à l’instar de Beauvivier. Il lui faut de l’argent, voilà tout, unargent infini, non seulement pour contenter les plus ataviquesappétits de sa nature de fastueux satrape, mais afin d’élever, dansune occidentale innocence, les enfants à profil de chameau et àtoison d’astrakan, qui trahissent, par le plus complet retour autype, l’infamante origine de leur père.

On n’avait peut-être jamais vu, avant lui, une littérature aussiâprement boutiquière. Son récent livre Sancho Pança sur lesPyrénées, conçu commercialement, en forme de guide cocasse, d’undébit universel, avec des réclames pour des auberges et desfictions d’étrangers sympathiques, est, au point de vue de l’art,une honte indicible.

Son talent, d’ailleurs, dont les médiocres ont fait tant debruit, est, surtout, une incontestable dextérité de copiste et dedémarqueur. Ce plagiaire, à la longue chevelure, paraît avoir étéformé tout exprès pour démontrer expérimentalement notre profondeignorance de la littérature étrangère. Armé d’un incroyable etconfondant toupet, voilà quinze ans qu’il copie Dickens,outrageusement. Il l’écorche, il le dépèce, il le suce, il leracle, il en fait des jus et des potages, sans que personne ytrouve à reprendre, sans qu’on paraisse seulement s’enapercevoir.

Virtuose de conversation à la manière fatigante des méridionauxdont il a l’accent, il se trouble aisément en la présence d’unmonsieur froid, qui l’écoute en le regardant. sans rien exprimer.Ce don Juan équivoque manque de tenue devant la statue duCommandeur.

Justement, il pérorait avec deux de ses compatriotes, aussi peucapables l’un que l’autre de l’intimider, Raoul Denisme et LéonidasRieupeyroux. Le premier, raté fébrile et gluant chroniqueur, estgénéralement regardé comme un sous-Chaudesaigues, ce qui est unefaçon lucrative de n’être absolument rien. Mais le crédit du maîtreest si fort que le vomitif Denisme arrive tout de même à se fairedigérer. Incapable d’écrire un livre, il dépose, un peu partout,les sécrétions de sa pensée, On redoute comme un espion ce croquantchauve et barbu, qui a dû, semble-t-il, payer de quelquesuperlative infamie son ruban rouge et dont la perfidie passe poursurprenante.

Quant à Léonidas Rieupeyroux, c’est un personnage vraimentdivin, celui-là, capable de restituer le goût de la vie aux plusatrabilaires disciples de Schopenhauer. Il est grotesque comme onest poète, quand on se nomme Eschyle. Il a la Folie de la Croix duGrotesque. Méridional, autant qu’on peut l’être en enfer, doué d’unaccent à faire venir le diable, il rissole, du matin au soir, dansune vanité capable d’incendier le fond d’un puits.

Il est l’inventeur des paysans épiques. La vieille truie, connuesous le nom de George Sand, les faisait idylliques et sentimentaux.Marchenoir, élevé au milieu de ces lâches et cupides brutes, sedemanda, en voyant gesticuler Léonidas, quel pouvait être le plusbête de ces deux auteurs. Il conclut, en ce sens, à la supérioritéde l’homme.

La fécondité de celui-ci consiste à publier éternellement lemême livre sous divers titres. C’est une finesse duTarn-et-Garonne. Si, du moins, ses paysans se contentaient d’êtreépiques, mais ils sont civiques, bonté du ciel ! Pendant descent pages, ils gargouillent et dégobillent les rengaines les plussavetées, les plus avachies, les plus jetées au coin de la borne,sur les Droits de l’homme et les devoirs du citoyen, sans préjudicede la fraternité des peuples.

Un des poètes contemporains les plus démarqués nomma, un jour,Rieupeyroux, le Tartufe du Danube, mot exact et spirituel dontplusieurs imbéciles ont voulu se faire honneur. C’est, en effet, unhypocrite véhément, espèce très peu rare dans le midi. Hypocrite desentiments, hypocrite d’idées et faux pauvre, il appartient à cettecatégorie d’odieux cafards, dont la besace est gonflée du pain desindigents qu’ils ont dépouillés, en leur volant la pitié duriche.

Un jour, ce personnage alla trouver Chaudesaigues et quelquesautres financiers de lettres, dont il savait l’ascendant chez unéditeur fameux. Lamentateur fastueux et grandiloque, il raconta quesa mère venait d’expirer et qu’il était sans argent pour la mettreen terre. En même temps, d’impayables arriérés tombaient sur lui.Qu’allait-il devenir avec sa femme et ses enfants ? Certes, ilne demandait pas d’argent à ses confrères, mais enfin, on pouvaitagir pour lui sur l’éditeur qui ne refuserait pas d’escompter songénie. Bref, on parvint à faire dégorger, sans escompte, deux outrois mille francs, au capitaliste circonvenu. Jusqu’à présent,l’histoire est banale. Mais voici :

Quelque temps après, Léonidas se présente seul, et dit à soncréancier qui était flatté doucement d’être un donateur :

– Monsieur, je suis un honnête homme. Vous m’avez avancé del’argent et je suis ennuyé de ne pouvoir vous le rendre. Je n’endors plus. Eh bien ! je vous apporte un manuscrit étonnant.Payez-vous de ce que je vous dois en le publiant.

L’éditeur, déjà fourbu de son premier sacrifice, et que la seuleidée d’imprimer, par surcroît, du Rieupeyroux, comblait de terreur,essaya vainement de protester et de fuir. Il tenta, sans succès, dese couler par les fentes, de grimper au mur, de s’obnubiler sous lepaillasson. Il fallut absolument qu’il y passât. Cet honnête homme,insolvable, allait peut-être se pendre chez lui !

Ainsi fut édité l’étonnant volume où cet enfant du midi,informant tous les peuples de ses relations amicales avecBaudelaire, raconte avec candeur la mystification personnelle dontsa vanité d’autruche fut le prodigieux substrat et qu’il est seul,depuis vingt ans, à ne pas comprendre.

La saleté physique de Rieupeyroux est célèbre. C’est un citoyenoléagineux et habité. Il ignore l’eau des fleuves et la virginalerosée des cieux. Il promène sous l’azur une fleur de crasse,immarcescible comme la pureté des anges. Ses cheveux, qu’il porteencore plus longs que Chaudesaigues, et qui flottent sur l’aile desvents, fécondent l’espace à la plus imperceptible nutation de sonchef. On ne l’approche qu’en tremblant, et les voleurs, dont ildoit avoir tant de crainte, y regarderaient à beaucoup de foisavant de le détrousser.

Un autre trio, curieux et illustre, était celui formé parHamilcar Lécuyer, Andoche Sylvain et Gilles de Vaudoré, troispoètes romanciers.

Marchenoir savait par coeur son Lécuyer, qu’il avait, une fois,sanglé de la plus mémorable sorte. Ils s’étaient rencontres, il yavait nombre d’années, chez Dulaurier, très humble alors, dont lapetite chambre était un cénacle.

Cet africain besogneux et hâbleur, mais rongé d’ambition, et quiméditait les rôles classiques de Catilina ou de Coriolan, auraitvendu sa mère à la criée, au carreau des Halles, pour attraper unpeu de publicité. Cymbale sensuelle et ne vibrant qu’aux pulsationsvenues d’en bas, il était admirablement pourvu de tous les tréteauxintérieurs, par lesquels une âme élue de saltimbanque prélude,d’abord, au vacarme fracassant de la popularité.

Le moment venu, la cuve s’était débondée. Il en était sorti,comme d’un abcès monstrueux, des flots de sanie écarlate, despurulences recuites et granuleuses, de la bile d’assassin poltronet malchanceux, d’inexprimables moisissures coulantes et desexcréments calcinés. Alors on avait crié au prodige. Lesredondances clichées et la frénésie piquée des vers de ses Chantssacrilèges avaient paru suffisamment eschyliennes à une générationsans littérature, qui n’a pas assez de langue dans sa gueule debête pour lécher les pieds de ses histrions.

Prostitué publiquement à une comédienne cosmopolite, devenului-même acteur et jouant ses propres pièces en plein théâtre duboulevard, il avait fini par poser, sur sa tête crépue d’esclavenubien, une couronne fermée de crapule idéale et de transcendantcynisme, dont Marchenoir discerna, dès le premier jour, lafragilité et la basse fraude.

Réalité misérable ! Ce bateleur n’est pas même un bateleur,il n’y a pas en lui la virtualité d’un vrai sauteur, sincèrementépris de son balancier. Il suffit de gratter ce crâne fumant, pouren voir jaillir, aussitôt, un romancier-feuilletoniste de vingtièmeordre. C’est un bourgeois masqué d’art, très opiniâtre et trèslaborieux, mais aspirant à se retirer des affaires. La vile prosede son mariage avait éclairé bien des points obscurs, et la languedes vers de ce Capanée de louage – langue piteuse et pudibonde,jusque dans le paroxysme du blasphème, – trahit pour un connaisseurl’intime désintéressement professionnel du blasphémateur, qui n’achoisi le paillon de l’impiété que parce qu’il tire l’oeil un peuplus qu’un autre et qu’il fait arriver un peu plus de ce désirableargent que le pur bourgeois recueillerait, avec sa langue, dans lesboues vivantes d’un charnier !

Quelque considérable que fût, en réalité, la situationlittéraire de ce négociant, l’équitable gloire n’avait pourtant pasfrustré de sa mamelle Andoche Sylvain, le plus lu, peut-être, detous les virtuoses assemblés chez le rédacteur en chef duPilate.

Celui-ci présente l’aspect d’un commissionnaire de garecongestionné, à la barbe épaisse et sale, au teint de viande crueet bleuâtre, à l’oeil injecté et idiot, qu’on craindrait, à chaqueminute, de voir rouler malproprement au milieu des colis qu’on luiaurait confiés en tremblant.

Le journal fameux où il renarde sa prose et même ses vers luidoit, paraît-il, sa prospérité et double son tirage les jours où lenom du Coryphée rutile au sommaire. Il est, en effet, le créateurd’une chronique bicéphale dont la puissance est inouïe surl’employé de ministère et le voyageur de commerce. Alternativement,il pète et roucoule. D’une heure à l’autre, c’est la flûte de Panou le mirliton.

Son côté lyrique est fort apprécié des clercs de notaire et desétudiants en pharmacie qui copient, en secret, ses vers, pour enfaire hommage à leur blanchisseuse. Mais son autre face estuniversellement baisée, comme une patène, par les dévots de lavieille tradition gauloise. Andoche Sylvain représente, pour toutdire, l’esprit gaulois. Il se recommande sans cesse de Rabelais,dont il croit avoir le génie, et qu’il pense renouveler enressassant les odyssées du boyau culier et du grand côlon.

Cet écumeur de pots de chambre a trouvé, par là, le moyen de seconditionner une spécialité de patriotisme. De son casteld’Asnières, où ses travaux digestifs s’accomplissent à lasatisfaction d’un peuple joyeux d’antiques rouleuses et de cabotinsretraités, il sonne, à sa façon, la revanche de la vieille gaietéfrançaise et lâche de sonores défis au visage de l’étranger.

L’intelligente oligarchie républicaine a rémunéré ce championd’une lucrative sinécure dans un ministère. Elle a même fini par ledécorer, maladroitement, il est vrai. Il a été promu chevalier,comme bureaucrate et non comme poète, ce dont les journaux unanimesont clamé toute une semaine, — offrant ainsi le spectacleinespérément ignoble d’un gouvernement de pirates réprimandé parune presse de coupeurs de bourses, pour n’avoir pas assez avili lalittérature, en la personne incongrûment récompensée d’unaccapareur de salaires, que tous les deux ont la prétentiond’honorer.

Pour ce qui est de Vaudoré, c’est le plus heureux des hommes.Tout ce que la médiocrité de l’esprit, la parfaite absence du coeuret l’absolu scepticisme, peuvent donner de félicité à un mortel luifut octroyé.

On l’appelle, volontiers, l’un des maîtres du romancontemporain, par opposition à Ohnet, toujours envisagé comme pointextrême des plus dégradantes comparaisons. Toutefois, il seraitassez difficile de préciser la différence de leurs niveaux. Leurpublic est autre, sans doute. Mais ils disent les mêmes choses,dans la même langue, et sont équitablement payés d’un succèségal.

Seulement, Vaudoré l’emporte infiniment par les supérioritésinaccessibles de son impudeur. Ce médiocre devina, du premier coup,son destin. Sans tâtonner une minute, il choisit la bâtardise etl’étalonnat. Telles sont les deux clefs par lesquelles il est entrédans son paradis actuel.

Aimé d’un aveugle maître qui crut, sans doute, à l’aurore d’ungénie naissant, non seulement il lui soutira une nouvelle fameuseécrite presque entièrement de la main du vieil artiste et qui,signée du nom Vaudoré, commença la réputation du jeune plagiaire, —mais après la mort du patron il répandit par le monde que ce défuntl’avait engendré, n’hésitant pas à déshonorer sa propre mère, quele progéniteur supposé ne connut peut-être jamais. Au moyen de cesindustries, il parvint à se remplir d’un atome vivifiant de lagloire d’un des romanciers les plus puissants sur les générationsnouvelles, et il hérita de tout son crédit.

Un aussi démesuré triomphe ne suffisant pas encore à ce pédiculede grand homme, il inaugura le sport fructueux de l’étalonnat.Jusqu’à ce novateur, on s’était contenté de faire l’amourvertueusement ou paillardement, mais dans l’obscurité convenableaux salauderies préliminaires de la putréfaction. Quand on sortaitde cette ombre, comme le fit le marquis de Sade, c’était pourattenter délibérément à quelque loi d’équilibre primordial, enrisquant sa vie ou sa liberté. Le bâtard volontaire ignore ce genrede grandeur, comme il ignore tous les autres. Il a simplementimaginé de forniquer, de temps en temps, par-devant experts, pourobtenir un renom d’écrivain viril et subjuguer la curiosité desfemmes. Remarquablement doué, paraît-il, ce romancier ithyphalliquea colligé les suffrages des arbitres les plus rigides et lesprincesses russes les plus retroussées sont accourues, déferlanteset pâmées, du fond des steppes, jusqu’à ses pieds, pour luiapporter la saumure de tout l’Orient…

Les confrères, quoique pénétrés de respect pour l’énormité dusuccès, le nomment entre eux, volontiers, le tringlot de lalittérature. Telle est, en vérité, la physionomie précise dupersonnage et tel son degré de distinction. C’est un sous-officierdu train et même un sous-off. Petit, trapu, teint rouge et poilchâtain, il porte la moustache et la mouche et a des diamants à sachemise. C’est le traditionnel bellâtre de garnison qui affole lescaboulotières et qui ne parvient pas à se remettre de son effrontébonheur. Un désir infini d’être cru Parisien jusqu’au bout desongles est la soif cachée de cet indécrottable provincial.

Étonnamment dénué d’esprit et de toute compréhension de l’espritdes autres, il est impossible de rencontrer un être plus incapabled’exprimer un semblant d’idée, ou d’articuler un seul traître motsur quoi que ce soit, en dehors de son éternelle préoccupationbordelière. La parfaite stupidité de ce jouisseur est surtoutmanifestée par des yeux de vache ahurie ou de chien qui pisse, àdemi noyés sous la paupière supérieure et qui vous regardent aveccette impertinence idiote que ne paierait pas un million declaques.

Ce n’est pas lui qui s’exténuera jamais pour tenter de faire unbeau livre, ou pour écrire seulement une bonne page ! – Je netiens qu’à l’argent, dit-il, sans se gêner, parce que l’argent mepermet de m’amuser. Les artistes consciencieux sont desimbéciles.

En conséquence, il est admiré de la juiverie parisienne qui lereçoit avec honneur, ce dont il crève de jubilation. Quand il estinvité chez Rothschild, le tringlot en informe, quinze jours, laterre entière. C’est, à cette école, sans aucun doute, qu’il apuisé la science des affaires. On l’a vu, à Etretat, vendant desterrains à des confrères qu’il savait gênés, pour les racheterensuite, à vil prix.

Sa vanité, d’ailleurs, est à son image. Son hôtel de l’avenue deVilliers est d’une esthétique mobilière de dentiste suédois ou deconcierge d’hippodrome. Que penser, par exemple, de portières desoie bleu-ciel, rehaussées de broderies d’or orientales, d’un divande même style, d’un traîneau hollandais en bois sculpté, faisantl’office de chaise longue et capitonné de bleu clair, enfin, d’uneimmense peau d’ours blanc sur des tapis de Caramanie, probablementachetés au Louvre ?

– C’est l’appartement d’un souteneur Caraïbe, disait unobservateur exact. On aime à croire que c’est en ce lieu qu’il aécrit cette fameuse autobiographie d’un cynisme si inconscient, -que Falstaff n’aurait pas osé signer, – où il s’offre en exemple àtous les maquereaux inexpérimentés qui pourraient avoir besoin delisières.

Dulaurier, apparemment consolé de la poignée de main deMarchenoir, s’était approché de ces trois glorieux. Cela faisait entout quatre glorieux dont trois « jeunes maîtres », car Sylvaincommence à se décatir. La sympathie de cette flûte devaitnaturellement aller à ces tambours.

Il est vrai que Dulaurier a, en commun avec Gilles de Vaudoré,l’inestimable faveur de tous les ghettos et de toutes lesjudengasses. Cet enfant de pion, dont la principale affaire en cemonde est d’avoir une « âme de goéland », – ainsi qu’il le déclarelui-même, – se tuméfie de bonheur à la seule pensée qu’on le reçoitau salon chez les bons youtres, qu’il prend sincèrement pour laplus haute aristocratie, puisqu’ils ont l’argent.

Il venait justement de publier, sous le titre amorphe de Péchéd’amour, un recueil de centons moraux et psychologiques ramasséspartout, qu’il avait dédié à une renarde juive, dont Samsonlui-même aurait renoncé à incendier l’arrière-train et dont ilportait les bagages par toute l’Europe, — quémandeur dolent d’uneinfatigable cruelle qui lui faisait expier l’atroce meconium de sesdéprécations amoureuses par le plus géographique des châtimentséternels !

Chapitre 11

 

Marchenoir aurait bien voulu pouvoir s’en aller. Il prévoyaittrop les abominables heures qu’il allait passer. — Quel amas devoyous ! se disait-il, consterné. Il va falloir pourtant queje me mêle à tout ça, que je parle, que je mange aussi, que jefasse une trouée dans le dégoût dont ma bouche est pleine, pour yenfourner les aliments qu’on va m’offrir.

Il vit avec désespoir qu’il n’y avait pas devant lui un seulêtre avec lequel il pût échanger trois paroles sans laisser éclaterson mépris.

Un tel merle blanc n’était, certes, pas ce normalien blondasseet barbu, l’homme à l’oeil qui verse, l’augural vicomte Nestor deTinville, le doctrinaire épicurien de la grande presse quis’étalait là. On peut défier de mettre la main sur un cuistre plusexaspérant. Il est, à l’heure actuelle, un des types les plusaccomplis de cette intolérable ventrée de journalistes oraculairesdont Prévost-Paradol fut le prototype.

Rien ne saurait s’accomplir dans le monde sans la volonté deDieu, mais sous la réserve des considérants préalables du noblevicomte. Il est le vrai sage, affermi sur une expérience de granit,par conséquent, dispensé de toute invention, de tout style, et mêmede toute écriture. Il a pour lui la sagesse, rien que la sagesse.Il est celui qu’on ne trompe pas. La sagesse est son grand ressort.Si vous lui refusez la sagesse, vous l’assassinez. Quand lesfilandiers vulgaires ont pâli longtemps sur un écheveau, il laissetomber, sereinement, une lourde sentence et tout se débrouille. Ilne reste plus qu’à débobiner la lumière.

Il a, – comme tous les sages, d’ailleurs, – un respect infinipour la richesse et pour les riches, sans exception. La richesseest, à ses yeux, un critérium de justice, de vertu, d’aristocratie,- peut-être aussi de virginité, car il parle souvent de virginité,sans qu’on sache pourquoi ce vocable lui est si cher.

Il prononce que le premier devoir du riche est « d’aimer leluxe », et que les crevants de misère, au lieu d’envier les gens quis’amusent, les devraient bénir. « Que m’importe ? -écrivait-il, à propos d’un roman naturaliste racontant lesangoisses d’un malheureux expirant de faim, – j’ai une si bonnecuisinière ! »

La solennité stérile, la morgue constipée, la dureté basse de cemulet de la chronique, avaient le don d’irriter au plus haut degréMarchenoir. Puis, il savait l’effarante ignominie de sa vie privéeet la honte, à faire beugler, de son mariage !…

– Ne pourriez-vous, dit-il à Beauvivier qui vint à passer, mefaire dîner sur une petite table séparée, ou m’envoyer simplement àla cuisine ? Je vous assure que je ferais de bon coeur laconnaissance de vos domestiques.

– Mes convives vous dégoûtent donc terriblement ? Vous êtesun fauve bien délicat ! C’est pourtant le dessus du panierqu’on vous offre ! Mais voyons, vous m’y faites penser. A côtéde qui voulez-vous que je vous place, ou plutôt, à côté de quitenez-vous absolument à n’être pas ? Vous m’aurez déjà à votregauche. Mon voisinage vous répugne-t-il ? Non. Qui mettrai-jemaintenant à votre droite ? Parlez, il est encore temps.

D’un regard circulaire, Marchenoir tria la chambrée.

– Placez-moi donc à côté de ce loucheur, répondit-il endésignant Octave Loriot dans la profondeur d’un groupe. Celui-là,du moins, n’est qu’un imbécile.

Octave Loriot n’est, en effet, qu’un imbécile. Les analyses dela critique la plus attentive n’ont pu dégager un autre élément dela pulpe cérébrale de ce romancier pour dames. Il cuisineloyalement son petit navet au macaroni, selon les inusablesformules d’Octave Feuillet, de Jules Sandeau, de Pontmartin ou deCharles de Bernard. Quelques-uns prétendent abusivement qu’ilprocède du Maître de Forges. Il est bien trop anémique et frêle,pour qu’on le compare à ce Crotoniate, à cet Hercule Farnèse, à ceColosse Rhodien de l’imbécillité française. Il en est à peine leNarcisse, et n’aurait pas même l’énergie de se noyer dans sonimage.

Mais voilà justement ce qui le rend si précieux auxsentimentales âmes dont il encourage les transports, — sans obérerson propre coeur. Car il ne se risque pas au hasardeux négoce desgrandes passions. Il borne ses voeux à l’humble trafic desémollients et des préservatifs C’est un modeste bandagiste pour leshernies inguinales ou scrotales de l’amour.

Il continue donc la série des romanciers de confiance de lasociété correcte, pour laquelle Chaudesaigues a trop d’originalité,Vaudoré trop de sentiment, et le bélître Ohnet trop de profondeur.Dulaurier, seul, pourrait lui porter ombrage. Mais l’auteur dePéché d’amour est un poulain de trop peu de manège, dont on n’estpas encore assez sûr. Demain, peut-être, il va tout casser, tandisqu’on est bien tranquille avec cette honnête rosse, qui n’a jamaisrenâclé, et qu’un strabisme, heureusement convergent, permet degouverner sans oeillères.

En conséquence, les personnes vertueuses qu’il a pudiquementlubrifiées de son imagination, pendant leur vie, se souviennent delui à l’heure de la mort et le consignent dans leur testament.L’heureux Loriot est le seul romancier qui couche dans des châteauxlégués par l’admiration.

Le groupe, dont ce propriétaire faisait partie, se massaitrespectueusement autour de Valérien Denizot, l’officier à monoclede la cavalerie légère du journalisme. Sacré homme de lettres parDumas fils, le grand archonte, et vraisemblablement né pour autrechose. Denizot est le plus universel raté de son siècle. Raté de lapoésie, raté du roman, raté du théâtre, raté de la politique, ratémême de l’amour, ayant été cocufié à Lesbos, – ce qui est uncocuage sans espérance.

On ne connaît, à Paris, que le seul Bergerat qui puisse lui êtrecomparé comme manant de l’écritoire. Encore, Bergerat fut-ilrageusement vernissé de littérature par son beau-père ThéophileGautier, dont la voluptueuse bedaine avait, dit-on, des entraillesrépulsives pour ce théâtrier et ce fils de prêtre.

Denizot, lui, se passe très bien de littérature. Il est unmanant sans mélange, un goujat complet, – à table surtout, quand ilboit du vin du Rhin pour se donner l’air d’un burgrave. Les femmessont obligées, alors, de prendre la fuite. Ce vieux gavroche n’ajamais soupçonné qu’il pût exister autre chose que des filles oudes brelandiers, car il est prince du tripot, comme il est roi dela basse blague, ayant été rétribué de ses services de spadassin deplume et de ses fonctions de torcheur privé de Waldeck-Rousseau, -dont il eut le génie de déshonorer un peu plus le ministère, – parun diplôme de chevalerie et le juteux octroi d’une cagnotte.

L’esprit de mots tant vanté de Valérien Denizot est puisé à unesource difficilement tarissable. Il possède une bibliothèqueAlexandrine de calembredaines, d’ana, de recueils grivois, decompilations burlesques. C’est à n’en jamais voir la fin. Il netient qu’à lui d’être, cent ans encore, « le plus spirituel de noschroniqueurs ».

Par malheur, il se doute un peu de son néant et cela l’enragecontre l’univers. Personne n’est absous de son impuissance. S’ilavait un sou de talent au service de sa désespérée fureur de raté,nul n’échapperait au venin de ses abominables crocs, – àl’exception, peut-être, de quelques turfistes à poigne, accoutumésà rosser des bêtes plus nobles, mais fort capables, après lechampagne, de déroger jusqu’à son calottable visage.

Probablement fatigué de se porter lui-même, il s’appuyait surson digne confrère, Adolphe Busard, connu dans tous les théâtressous le sobriquet significatif de Mimi-Vieux-Chien. Ce vieux chiena les allures et la physionomie d’un officier de cavalerie,supérieur en grade à Denizot, mais d’une arme plus lourde.

C’est un bonapartiste obséquieux et rêche, à physionomie quelquepeu chinoise, plagiaire plein d’impudence, très puissant au Pilateet baryton des plus influents. Une vieille pratique, s’il en fut,et du meilleur temps ! On assure que Napoléon III a payéplusieurs fois ses dettes. Hélas ! le pauvre sire aurait mieuxfait de venir en aide à quelques nobles artistes dédaignés, quil’eussent efficacement protégé de leur encre ou de leur sang contrela hideuse vermine qui le dévora.

Le sang de Busard, si cette matière coulante existe en lui, estun trésor dont il paraît singulièrement avare. Quant à son encre,il l’utilise exclusivement à faire, en littérature, des travauxd’expéditionnaire. Son zèle de copiste est infatigable. Une de sesprétentions les plus chères est de passer pour un historienlittéraire, pour un bibliophile savant et documenté. Naturellement,il est moliériste, comme il convient à tout esprit bas. JulesVallès est probablement le seul gredin qui ait méprisé Molière. Ilest vrai que Vallès était un gredin de talent.

Busard se contente de démarquer le talent des autres ou, plussimplement, de les dépouiller en bloc, sans discernement et sanschoix, car il est incapable même d’apercevoir le talent. On serappelle cet important, ce définitif travail, tant annoncé, surVillon, sur sa vie et son temps, renforcé de pièces inédites et detoutes les herbes de la Saint-Jean de l’érudition. A l’examen, ilse trouva que la chose avait été copiée, intégralement, dans leJournal des Chartes. Le véritable auteur détroussé, qui avaitencore sa montre, par grand bonheur, jugea enfin que l’heure étaitvenue de se montrer et de protester. Il fit donc paraître sesnotes, et Busard, démoli, s’immergea dans un silencemalheureusement bien court.

Ce qui le tire de pair, absolument, c’est le génie commercial.Les statistiques les plus exactes ont établi l’énorme supérioriténumérique de sa clientèle d’écorchés. Wolff excepté, aucunjournaliste ne peut se flatter d’une aussi grande puissanced’attraction sur les écus. Ces deux aruspices distribuent lajustice comme Danaé décernait l’amour. Ils sont virginaux etincorruptibles, juste aussi longtemps que cette éventrée deJupiter. Il est vrai qu’Albert Wolff rançonne la terre et queBusard, moins équipé, opère surtout au théâtre, où il imposejusqu’à ses maîtresses. Mais sur ce marché, il est sans égal.

Et Dieu sait pourtant, si Germain Gâteau, l’ancêtre du groupeDenizot, est mm novice en cet art fructueux de s’engraisser dulabeur d’autrui ! Ce Géronte visqueux et blanchâtre, au teintde mastic couperosé, est un sous-Wolff et s’en félicite.Hebdomadairement, il foire au Pilate le tapioca d’une bibliographiegélatineuse et moléculaire, dont se pourlèche l’abonné sérieux.C’est lui qui est chargé d’informer deux cent mille lecteurs dumouvement intellectuel de la France contemporaine.

A ce titre, il est une des grosses influences du Paris actuel etd’interminables théories de débutants implorateurs viennent déposerà ses pieds les fruits imprimés de leurs veilles. Mais une longuepratique du négoce a blindé son coeur contre les sollicitationséplorées des Malfilâtres, et les larmes d’argent sont seulesadmises à rouler sur le drap funèbre de son impartialité. Cethaumaturge a découvert des filons d’or dans les poches percées dela littérature. Il est le Péruvien du compte rendu sympathique etle carrier philosophal des transmutations de la Réclame.

Marchenoir, voué, par nature, à l’observation des hideurssociales, n’avait jamais pu se remettre de l’ahurissement que luiavait causé le premier aspect de cet individu, qu’il avait pu rêverdégoûtant, mais non pas de ce genre ni de ce degré de dégoûtation.Il avait beau se pincer, se crier à ses propres oreilles, setraiter de triple niais, il n’en revenait pas qu’un intendant de larenommée, un être qui tient sous clef, pour le distribuer comme bonlui semble, le pain des artistes dont il serait indigne dedécrotter la chaussure, — en lui supposant même la beauté d’unDieu, — eût précisément l’ignoble physionomie de GermainGâteau !

C’est la forme sensible que prendrait nécessairement laVulgarité, si elle venait à s’incarner pour la rédemption descaptifs de la Poésie, c’est une Méduse de vulgarité ! Il y adu notaire de campagne usurier et du vieux garçon de tripot, dumarchand de soupe de vingtième ordre et du concierge de la placePigalle, qui a vendu sa fille au capitaine retraité de l’entresol.Il y a, surtout, du laquais insolent et voleur, toléré par desmaîtres à peine moins vils, dont il aurait surpris les secretsfangeux. La savate, — déjà levée ! — retombe aussitôt devantcette face décourageante où l’abjection sans mesure s’amalgamevisiblement à une imbécillité qu’on est forcé de conjecturerinsondable !

A droite et à gauche de ces chefs, Marchenoir apercevaitquelques jeunes thuriféraires en travail d’extase : HilaireDupoignet, Jules Dutrou, Chlodomir Desneux, Félix Champignolle etHippolyte Maubec, — têtards de journalistes-pirates et deromanciers sans génie, fleurs écloses du crottin des vieux, dansles balayures saliveuses du boulevard, et qu’il faut craindre degrandir, en se donnant la peine de les mépriser.

Hilaire Dupoignet est un héros flûtencul de la guerre du Tonkin,où il se signala comme infirmier. Les troupiers l’avaient surnomméCinq contre un, à cause d’une habitude honteuse qu’il se hâta derévéler à ses contemporains dans un roman autobiographique d’uneinvraisemblable fétidité. Il l’écrivit à son retour, de cette mêmemain qui avait rendu de si grands services, et se couvrit ainsid’une gloire nouvelle, que les qualités de son esprit n’avaient paspromise, mais que la vilenie de son âme lui fit obtenird’emblée.

Ce masturbateur a pour spécialité d’attaquer les gens qui nepeuvent pas se défendre. Il fit cette prouesse d’envoyer au frèrePhilippe le premier exemplaire de son punais roman, où le publicest informé que les frères de la Doctrine chrétienne furentinstitués à l’unique fin de pourrir l’enfance.

Lâche évident, chourineur probable, empoisonneur par principes,mais incendiaire frigide, il offre à l’observateur la lividitésébacée d’un homme sur le visage duquel on aurait pris l’habitudede pisser…

Jules Dutrou, le moins jeune de ces têtards, donne l’idée d’unevipère qui serait devenue renard, tout exprès pour succomber auxatteintes d’une inexorable alopécie. Ce croûte-levé s’est faitjournaliste pour avoir des femmes, malgré sa pelade et sa calvitie.Il chroniquaille dans une feuille de boulevard renommée pour lenéant exceptionnel de ses virtuoses, et distribue sur l’asphaltedes sourires à ressort et de dangereuses pressions de sa mainsuspecte.

Sa voix est celle d’un châtré de naissance, qui n’a jamais eubesoin d’aucune chirurgie pour devenir chanteur et qui porte sescisailles dans son cerveau.

Dutrou se juge écrivain et parle quelquefois avec un équitablemépris des « voyous de lettres ».

Un jour, quelqu’un nomma Chlodomir Desneux à un romanciercélèbre. Il s’agissait d’obtenir de ce pontife tout-puissant alorsau Voltaire, qu’il y poussât le débutant rongé de misère,disait-on, et intéressant à tous les points de vue.

Le maître se laissa toucher et parvint à imposer au directeur duVoltaire un roman de Chlodomir. Celui-ci soutire aussitôt unesomme, décampe avec son manuscrit, le publie ailleurs, devientl’ami d’Arthur Meyer qui lui confie une magistrature, et, à lapremière occasion, il traîne son protecteur dans les ruisseaux.

Ce Mérovingien est une créature de Dulaurier, qui ne parlajamais de lui donner d’argent, mais qui le pilota de son expérienceet l’instruisit à devenir le semblant de quelque chose.

La force de Chlodomir Desneux est, peut-être, dans son sourire.Un sourire affreux qui lui déchausse les gencives et faitapparaître les dents d’un loup. Mais c’est un brave loup, trèséduqué, qui rentre ses crocs, au surgissement le plus lointaind’une trique possible.

Il est aisément reconnaissable à ses redingotes de clergyman,boutonnées de pastilles de réglisse, et à ses faux gilets lacésdans le dos, en velours olive de vieux fauteuil, — ces derniersservilement copiés de Lécuyer, dont le dandysme de haut souteneurl’a fortement imprégné

Il a ceci de commun avec Denizot, qu’il ferait, en temps deterreur, un délicieux proconsul de la guillotine. Tant qu’ilspourraient, l’un et l’autre de ces deux envieux couperaient destêtes pour se venger d’avoir été d’heureux impuissants.

Marchenoir n’avait pas à craindre que Félix Champignolles’approchât de lui. Ce jeune bandit, à figure d’équivoque larbin,était trop prudent pour se mettre à portée d’une main dont ilsavait la vigueur. Il n’ignorait pas que Marchenoir avait été l’amid’un pauvre diable d’homme de lettres dont lui, Champignolle, avaitprocuré la mort tragique, en le faisant tomber dans le guet-apensd’un duel, et, même, il avait été sur le point de prendre congé,sous un prétexte quelconque, en voyant entrer le désespéré. Mais oneût trop compris le vrai motif de cette départie, et la politiquele contraignit à rester. Quant à Marchenoir, il n’eut pas trop detoute son énergie pour se tenir tranquille, en attendant uneoccasion meilleure. Quelle danse, alors !

Champignolle est un personnage des plus remarquables, en ce sensqu’il a l’air d’un parfait scélérat, au milieu d’une bande decoupe-jarrets que sa présence fait ressembler à d’inoffensifsbourgeois. A l’exception d’un acte courageux ou spirituel, on peutdire qu’il est absolument capable de tout. Son effronterie est sansexemple et sans précédent. Il est le seul homme de lettres ayantosé publier un livre plagié de tout le monde, à peu près sansexception, et fabriqué de coupures dérobées aux livres les plusconnus, sans autre changement que l’indispensable soudured’adaptation à son sujet. On s’étonne même que cette audace ait eudes bornes et qu’il n’ait pas donné, comme de lui, le Lac deLamartine ou l’une des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly. Mais ilest facile de concevoir les résultats esthétiques d’une telleméthode.

La personne d’un chenapan de cet acabit ne serait pas tolérée,un quart de minute, dans une société de voleurs de grand chemin, oùsubsisterait quelque regain de virile solidarité. La société deslettres l’accepte, néanmoins, avec honneur et se serre volontierspour le mettre à l’aise. Il est offert en exemple à l’émulation desjeunes, qui convoitent sa dextérité et naviguent en cohue dans sonsillage.

Sa force est, d’ailleurs, attestée par les précautions qu’on estobligé de prendre pour le recevoir. Non seulement, il est conseilléde cacher soigneusement tous les papiers de quelque importance,mais il faut encore surveiller les mains agiles du visiteur, aussilongtemps qu’il stationne dans un endroit où quelque chose est àprendre.

Chamfort recommandait aux ambitieux d’avaler un crapaud tous lesmatins, avant de sortir, pour se faire la bouche. Champignolle atrouvé mieux. Il a passé le matin de sa vie à solliciter les coupsde pieds au derrière de tous les passants dont la botte pouvaitutilement retentir, et quand il ne les obtenait pas, il inventaitle moyen de les carotter.

On peut donc tout prédire à un aventurier d’un tel caractère.Les journaux ont raconté la touchante cérémonie de son mariage avecune jeune amie de Madame Valtesse… Où n’ira-t-il pas, désormais, cejeune vainqueur, qui commençait hier, à peine, en se glissant,comme une punaise, par les fentes des parquets, et pour qui,bientôt, aucun portail, aucun arc de triomphe ne s’élèverasuffisamment au-dessus du sol ?

Enfin, Hippolyte Maubec, premier reporter de Paris, ainsi qu’ilse qualifie lui-même. Il passe, du moins, pour l’un des meilleursflairs et des plus tenaces à la piste, parmi tous ces chiens dujournalisme dont l’héroïque emploi consiste à réaliser, dans la vieprivée des contemporains illustres, les manoeuvres décriées que laloi martiale rétribue d’une demi-douzaine de balles aux alentoursprésumés du coeur. Ce métier demande, avant tout, du front et del’estomac. Quant à l’esprit, il en faut tout juste assez pour voir,à temps, monter la moutarde dans le nez d’autrui, ou pouraccueillir les coups de bottes des exaspérés, avec le sourire d’ungladiateur de l’information.

Cependant, cette place enviée n’arrivant pas à combler sesvoeux, Hippolyte Maubec s’improvisa moraliste consultant au journalfameux dont s’imprègnent les républicains honnêtes, où ils’arrange, – malgré le voisinage de Sarcey, – pour être la pluslaide chenille de cette feuille de mauvais figuier qui rend un peuplus visibles les parties honteuses de notre histoirecontemporaine.

Il est donc d’une espèce de figure syphilitique et foraminée,aux glandes cutanées perpétuellement juteuses. C’est précisément lecontraire de son croûteux et feuilleté confrère, Jules Dutrou, dontla lèpre est sèche. Quand l’humeur liquide menace de s’indurer, ilpresse délicatement les pustules réfractaires au suintement et faitjaillir son ordure. Malheur à qui se trouve, alors, devant sonabominable gueule !

N’importe. Les boutiquiers et les commis voyageurs, qui lisentassidûment son journal, lui adressent force épîtres anxieusesauxquelles il répond, publiquement, avec un zèle patriotique àpeine surpassé par le ridicule inouï de son ton d’augure, car cevénéneux est pour la vertu et ce hanteur de tripots pour laprobité.

Redouté comme une mouche de pestilence et rempli decharbonneuses notions sur la conjecturale moralité des uns et desautres, on lui abandonne sans discussion toute l’autorité qu’ilveut prendre, et le drôle immonde en profite pour organiser, à sonusage, une sorte de royauté de l’espionnage et de l’intimidation.Il donne ainsi des mots d’ordre à la presse entière, organise lescandale, décrète le bruit, promulgue le silence et, aussi savantdélateur que redouté complice, fait tout trembler de sonomnipotente ignobilité.

Et c’est une juste royauté, une trois fois légitime primatie,nul, – pas même Albert Wolff et Valérien Denizot ! – n’étantplus bas, plus fangeusement coté, plus dénué de talent, plusinvulnérable à un sentiment d’ordre élevé, plus impossible àcalomnier.

Chapitre 12

 

– Est-ce bien tout ? se dit Marchenoir, en achevant cedénombrement. Les quelques comparses que j’entrevois encore ne meparaissent pas être du bâtiment. Ils ne sont là que pour fairenombre et pour l’exultation de la vanité parvenue de Beauvivier.Quand je pense que voilà pourtant les nourriciers del’intelligence ? Ils sont presque tous décorés, Dieu me soiten aide ! Nous allons avoir la Table ronde ! Que vais-jedevenir au milieu de ces chevaliers ?

Sur cette réflexion, une tristesse immense lui vint et undécouragement sans bornes. Il éprouva, plus atrocement que jamais,son impuissance. Privé du ressort de la richesse, amoureux detoutes les grandeurs conspuées et seul contre tous ! Queldestin !

Ah ! s’il se fût simplement agi d’un combat physique, enpleine caverne, il se sentait une vaillance à les défier et à lesmassacrer tous. Au moins, il aurait la consolation de leur faireacheter sa peau terriblement cher ! Cette idée vaine letransportait. Il se fût présenté en chevalier errant, sans bannièreet sans écu, devant ces hauts patentés de la ripaille et dubrigandage. Il les eût affrontés au nom de la Vierge et des saintsAnges, pour l’honneur de la Beauté qu’ils ont reniée et pour lavengeance du faible dont ils sont les massacreurs. Expirer sous lamultitude des canailles, il le faudrait bien, mais il expireraitdans la pourpre d’un tapis de sang !

Au lieu de cette mort superbe, il fallait compter sur l’ignobleet interminable agonie moderne de l’artiste pauvre qui ne veut passe déshonorer. La Misère, l’Aristocratie de l’esprit etl’Indépendance du coeur, — ces trois fées épouvantables quil’avaient baisé dans son berceau, — avaient marqué, pour lui, laprédilection de leurs entrailles de bronze, par un luxe peuordinaire de tous les dons de naissance qu’elles prodiguent à leursfavoris. Le pauvre Marchenoir était de ces hommes dont toute lapolitique est d’offrir leur vie, et que leur fringale d’Absolu,dans une société sans héroïsme, condamne, d’avance, à êtreperpétuellement vaincus. Le courage le plus divin n’y peut rienfaire. Le sublime Gauthier Sans Avoir serait aujourd’hui prestementcoffré, et c’était déjà fièrement beau que l’inséductiblepamphlétaire n’eût pas été, jusqu’alors, incarcéré dans uncabanon !

Il vit, dans une clarté désolante, l’insuffisance inouïe de soneffort, et la terrifiante inutilité de sa parole dans un monde siréfractaire à toute vérité. Il lui sembla qu’il était sur uneplanète défunte et sans atmosphère, semblable à la silencieuselune, où les tonitruantes clameurs ne feraient pas le bruit d’unatome et ne pourraient être devinées que par l’inaudible remuementdes lèvres…

Sa collaboration au Pilate était décidément une chimère, un rêveinsensé, qui ne tiendrait pas trois jours devant le préjugécommercial de ne rien changer à l’ordinaire des gargotesintellectuelles où le public moderne est accoutumé à s’empiffrer.D’ailleurs, sa solitude introublée au fond du salon, où tout lemonde l’avait laissé fort tranquille, immédiatement aprèsl’effusion postiche du premier instant, lui montrait assez lesabîmes séparateurs qu’aucune considération n’aurait pu ledéterminer à franchir, pour descendre confraternellement jusqu’àces asticots de l’intelligence.

Il remarquait, depuis un instant, l’impatience hautementexprimée de quelques-uns et l’inquiétude manifeste de tous. Onattendait un dernier convive pour se mettre à table et il fallaitque celui-là fût considérable, à en juger par l’anxieuse perplexitéde l’amphitryon.

La porte s’ouvrit enfin et Marchenoir vit apparaître celuidevant qui tout journaliste s’efface, le folliculaire infini, letrès haut Minos de l’enfer des Lettres, le sultan sublime de lacritique théâtrale, l’indéfectible Manitou du Sens Commun, MérovéeBeauclerc !

– Rien ne me sera épargné ! gémit en lui-même le solitaireaccablé. Je l’avais oublié, celui-là. Si j’avais pu prévoir savenue, Beauvivier ne m’aurait pas facilement embauché pour sagamelle. Maintenant, me voilà pris au traquenard de cet infernaldîner et je suis bien forcé de prendre patience. Mais, tonnerre deDieu, qu’on ne m’embête pas !…

Mérovée Beauclerc est un normalien comme Tinville, commePrévost-Paradol, comme Taine, comme About, dont il fut l’intime. Ilappartient à l’illustre fournée de ces pédants universitaires à quila France est redevable de la seule turpitude que les doctrines etles républicains lui eussent laissée à désirer : l’optimismesuprême du pion de fortune. Seulement, Mérovée Beauclerc lessurpasse tous. Il est le pion sérénissime, inaltérable, absolu.

On ne voit à lui comparer qu’Ernest Renan. C’est l’uniqueparangon que le destin lui ait suscité. L’auteur de la Vie de Jésusest, en effet, une outre de félicité parfaite. Gonflé des dons dela fortune qui ne s’interrompit jamais de le remplir, il offre àl’observation le cas exceptionnel d’une hydropisie de bonheur.Réputé grand écrivain sans avoir jamais écrit autrement que lepremier cuistre venu, renommé philosophe pour avoir ressassé decentenaires dubitations et critique vanté dans tous les conciles dumensonge, — on l’adore dans les salons et on le sert à genoux dansles antichambres. Il est le Dieu des esprits lâches, le souverainSeigneur des âmes naturellement esclaves, et le psychologueDulaurier se liquéfie devant ce soleil du dilettantisme, dont ilraconte la « sensibilité ». Si l’histoire du XIXe siècle est jamaisécrite, ce mot inouï sera recueilli comme une gemme documentaired’un inestimable prix. On s’en contentera pour nous juger tous,hélas ! Mais, qu’importe cet avenir à l’heureux Bouddha duCollège de France dont le ventre plein de délices est caressé parde tels Eliacins ?

Mérovée Beauclerc est à peine un peu moins léché que cetteidole. Immédiatement au-dessous d’elle, il est le plus démesuréparmi nos pontifes. Ce serait le méconnaître, néanmoins, des’informer d’une oeuvre quelconque sortie de lui. Beauclerc n’estni poète, ni romancier, ni même critique. Il n’est pas davantagehistorien ou philosophe, et n’a jamais fait un livre ou quoi que cefût qui y ressemblât. Il est le Pion, sans épithète, le Pion duSiècle, le moniteur et le répétiteur de la conquérantemédiocrité.

Quelques-uns l’ont inexactement dénommé « le Bon Sens faithomme », ce qui impliquerait une altitude de raison outrageante pourses contemporains et démentie par l’universelle popularité dont ilpâture, depuis vingt ans, le trèfle magique, aux plus bas endroitsde toutes les plaines. C’est le Sens Commun qu’il faut dire, sil’on tient à supposer une incarnation.

A la réserve d’Albert Wolff, – qui manquait inexplicablement àce patibulaire congrès, – il est le seul exemple d’un homme ayantréussi à confisquer une influence à peu près illimitée, sans avoirjamais rien fait qui pût servir de prétexte à l’usurpation de sontrépied. Les oracles subalternes, mentionnés plus haut, sontbeaucoup moins étonnants. D’abord, leur crédit est moindre etpresque nul, en comparaison du sien. Puis, ils ont l’air d’avoirtiré quelque chose de leurs intestins. Les Dulaurier, les Sylvain,les Chaudesaigues, les Vaudoré, les Tinville même ont au moins laconfiguration extérieure de probables individus. Ils paraissentavoir écrit, et le public abruti qui les adore pourrait justifierla bave de son culte, en désignant les fantômes de livres signés deleurs noms.

Beauclerc ne possède absolument rien que le sens commun, où ilpasse pour n’avoir jamais eu d’égal, et il ne serait rien du tout,s’il n’était le premier des pions. Mais c’est assez, paraît-il,pour la dictature des intelligences. Nestor de Tinville, avec toutesa sagesse, en est écrasé. C’est que Mérovée n’a besoin d’aucunemorgue, ni d’aucune solennité pour accréditer sa parole. Il esttellement arrivé qu’il lui suffit de se montrer et d’ânonnern’importe quoi pour que l’allégresse éclate.

Dans les conférences publiques, qui ont si démesurément agrandisa gloire, c’est une espèce de prodige, non constaté jusqu’à lui,que le néant du rabâchage qu’on vient applaudir ! Ce faitparadoxal et confondant pour des étrangers inavertis de notreeffroyable dégradation est tellement inouï qu’on ne peut lementionner exactement sans avoir l’air d’un calomniateur. Le senscommun, dont la nature est d’étendre des tapis sous les pieds desfoules, a ce privilège mythologique de devenir toujours plus forten s’abaissant et de ramasser par terre ses victoires. Depuis qu’ilexiste, Beauclerc s’est rapetissé et abaissé, avec une constance devolonté qui eût suffi à un autre homme pour s’envoler par-dessusles astres, et il est parvenu si bas qu’il a l’air de s’y perdrecomme au fond des cieux. Il plane à rebours, du rez-de-chaussée del’abîme, et sa force attractive est identique à la loi degravitation. C’est sa proie qui fond sur lui. Il n’a qu’às’entr’ouvrir pour recevoir les matières pesantes et lesdéjections.

Il en est à n’avoir plus besoin de connaître le moins du mondece dont il parle’ et à ne plus lire du tout les livres qu’il a laprétention de juger dans ses harangues. Deux ou trois bas-bleussacristains, voués à son tabernacle, lisent à sa place, et leurssuggestives notules suffisent à cet intuitif. Alors, quelle joie dedéshonorer une belle oeuvre, quand il s’en trouve, de la vautrerdans la boue de son analyse, de la descendre au niveau du groin deson auditoire !

Et le journaliste est à l’image du conférencier. Il apparaît,ici aussi bien que là, comme le châtiment, la flétrissure infinie,la tare vivante d’une société assez avachie pour ne plus avoirconscience des attitudes qu’on la force à prendre et des vomissuresqu’on lui fait manger. Ce Beauclerc n’a-t-il pas eu l’impudence dese vanter, dans le plus incroyable des feuilletons, d’être leMinotaure de la critique de théâtre et de percevoir d’exactsoctrois de fornication sur les débutantes, forcées de lui passerpar les mains, sous peine d’insuccès fatal ?… Il semble qu’unetelle déclaration aurait dû attirer à son auteur, en n’importe quellieu du globe, une tempête de huées, une clameur de réprobation àdécrocher tous les luminaires du firmament. On l’a généralementapplaudi au contraire, et secrètement envié. Ce taquin nage avecsérénité dans l’ordure liquide, en laquelle il a le pouvoir detransmuer tout ce qui l’approche. C’est le Midas de la fange.

Son hideux mufle, qu’on pourrait croire façonné pour inspirer ledégoût, ajoute probablement au vertige de sa fascinante crapule. Onl’a souvent comparé à un sanglier, par un impardonnable oubli de lagrandeur sculpturale de ce sauvage pourchassé des Dieux. C’est unecharcuterie et non pas une venaison. La bucolique dénomination degoret est déjà presque honorable pour ce locataire de l’ignominie.Mais les bourgeois se complaisent en cette figure symbolique detoutes les bestialités dont leur âme est pleine, et qu’ilsprésument assez épiscopale d’illustration, pour les absoudrevalablement de leur trichinose.

Évidemment, le dîner de Beauvivier eût été raté sans ce dernierconvive, que Wolff seul eût pu remplacer. Toutes les catégoriesd’influences par la plume étaient maintenant représentées à l’augedu nouveau satrape, depuis les mastodontes jusqu’aux acarus. Il nerestait qu’à se mettre à table.

Chapitre 13

 

La victuaille fut copieuse et d’une culinarité sublime. Pendantquelque temps, on n’entendit que le bruit des mandibules et de lavaisselle, accompagné, en dessous, du gargouillement hoqueté de lacommençante déglutition des vieux. Une parole susurrée ondulaitvaguement autour de la table immense, préliminaire d’uneconversation générale qui cherchait à se préciser. Desinterjections brèves, des exclamations suspendues, de timidesinterrogats, de préhistoriques facéties et des calembourstertiaires faufilaient peu à peu la rumeur joyeuse, en attendantqu’elle éclatât comme une fanfare, sous l’excitation des puissantsvins.

Beauvivier, flanqué à sa droite de Marchenoir et tamponné à sagauche de Chaudesaigues, s’efforçait, assez vainement, d’établir, àtravers sa propre personne, un courant d’électricité cordiale entreses deux voisins immédiats. Marchenoir, impraticable autant qu’uncréneau couvert de givre, répondait, en mangeant, avec uneconcision boréale qui faisait tousser Chaudesaigues.

Néanmoins, Properce, aussi sagace que patient, calculait quel’anachorète finirait par s’allumer, comme un pyrophore, àl’oxygène ambiant de la sottise générale et qu’alors il éructeraitun de ces paradoxes véhéments, dont on le savait coutumier, et dontla promesse, glissée sournoisement à quelques oreilles, faisaitpartie du menu de cet étonnant festin. Il avait même donné demachiavéliques instructions pour qu’on fût très attentif à ne pasle laisser expirer de soif…

Après pas mal de bourdonnements et d’incohérence de propos, laconversation finit par se fixer, à l’autre bout de la table, surl’événement de la veille dont tous les journaux avaient retenti. Ils’agissait du duel, aussi malheureux que ridicule, d’un confrèrecatholique assez indépendant, par miracle, et assez courageux pouravoir écrit un livre contre la société juive, mais assezinconséquent pour avoir accepté de croiser le fer avec l’un desplus décriés représentants de cette vermine. Or, ce duel avait étédes plus funestes. Le juif avait simplement assassiné le chrétien,aux applaudissements unanimes de la fripouille sémitique, et lajustice criminelle, pénétrée de respect pour cette potentate,n’avait pas informé contre l’assassin.

Il va sans dire que nul, parmi les convives, ne gémissaitamèrement sur la vitrine. La plupart, subventionnés par laSynagogue ou valets de coeur de la haute société juive, auraientestimé de fort mauvais goût de s’attendrir sur le juste châtimentd’un énergumène qui avait poussé l’insolence jusqu’à compisser leVeau d’or. On ne pouvait pas exiger, par exemple, que desromanciers aussi domestiqués que Vaudoré ou Dulauriers’indignassent de ce qui faisait la joie de leurs maîtres.

On discutait donc uniquement l’incorrection de cette rencontreau point de vue du sport, sans qu’une pensée ou un sentimentquelconques eussent la moindre occasion de se donner carrière dansle bavardage. Beauvivier espéra prématurément que son sauvageallait s’allumer.

– Que pensez-vous de cette affaire ? lui demanda-t-il.

La question, venant de ce juif, parut singulière à Marchenoir,qui comprit qu’on voulait le faire poser, et qui décida,sur-le-champ, de déconcerter de son calme le plus inquiétant lescepticisme malicieux de son questionneur.

– Je pense, dit-il, que c’est une sotte affaire. Que voulez-vousque je dise d’un malheureux homme qui démontre jusqu’à l’évidence,en plusieurs centaines de pages, que les juifs sont des voleurs,des traîtres et des assassins, une race de pourceaux illégitimesengendrés par des chiens bâtards, et qui se hâte, aussitôt après,d’accepter un duel avec le plus vil d’entre eux. Car ce pauvrediable a choisi, – tout le monde en conviendra, – l’adversaire leplus capable de l’égorger de ridicule, en supposant que l’autremanière n’eût pas réussi. Le courage de cette absurde victime est,d’ailleurs, incontestable. Son livre, quoique mal bâti et plusfaiblement écrit, lui faisait assez d’honneur. Il a été mal payéd’en désirer davantage. Quant aux circonstances mêmes du duel, elleme sont indifférentes. Le caractère connu du meurtrier autorise lemoins informé des Parisiens à préjuger hardiment l’assassinat.Seulement, il est heureux pour lui que je ne sois pas le frère dudéfunt…

Cela fut débité d’un ton exquis dont Marchenoir s’étonnalui-même. – Ils veulent me faire bramer comme un jeune daim,pensait-il, je vais leur dire tout ce qu’ils voudront, du même airque je commanderais une portion de tripes dans un restaurant.

– Que feriez-vous donc ? interrogea, à son tour, Denizot,qui passe généralement pour un oracle en matière de pointd’honneur.

– Je l’assommerais sans phrases et sans colère… rien qu’avec unbâton, répondit suavement Marchenoir, en regardant son assiette,pour ne pas voir le monocle du plus spirituel de noschroniqueurs.

L’attention devint générale. Le réfractaire excitait visiblementla curiosité. Il se souvint, par bonheur, du « complet triomphe »dont Beauvivier l’avait assuré, la veille, en le congédiant, et cefut avec une vigueur extraordinaire qu’il serra ses freins.

– Si je vous entends bien, dit alors le vicomte de Tinville, nonsans quelque hauteur, vous rejetez absolument la coutume duduel ?

– Absolument. Voudriez-vous m’apprendre, monsieur, comment jepourrais ne pas la rejeter ? Sans parler d’une certaineconsigne religieuse qui serait peu comprise, et que je n’auraisprobablement pas le courage de vous expliquer, il y a ceci qu’onoublie trop : Le duel est une prouesse de gentilshommes et noussommes des goujats. Des goujats sublimes, peut-être, mais enfin,d’irrémédiables goujats. A l’exception de quelques rarespersonnages, semblables à vous, – dont les ancêtres escaladèrentautrefois les murs de Jérusalem ou d’Antioche, – on ne voit pas quenous différions sensiblement de ces croquants, à qui l’on donnaitdeux triques énormes et le champ clos d’un large fossé, pour viderleurs querelles. Je vous avoue que le ridicule d’une épée dans lamain de gens de notre sorte a toujours été terrassant pour moi. Ilserait donc parfaitement inutile de me proposer un duel. Si c’estlà votre pensée, elle est admirablement judicieuse et fait le plusgrand honneur à votre pénétration. Je veux même vous déclarer qu’àmes yeux le véritable outrage commencerait précisément à cetinstant-là. J’estimerais qu’on me regarde comme un farceur decatholique ou comme un imbécile, et mon courroux éclaterait, à laminute, d’une manière tout à fait surprenante.

– Mais, cependant, monsieur le réactionnaire, brailla aussitôtRieupeyroux, dans une hilarante tonique de pur gascon, qui faillitdéchirer en deux le velarium de la gravité générale, vous êtesassez violent, il me semble, quand vous attaquez vos confrères, etil serait peut-être juste que vous ne leur refusassiez pas lesréparations qu’ils sont en droit de vous réclamer, quand vous lestraînez dans la boue. C’est trop commode, vraiment, de seretrancher derrière le catholicisme pour échapper à toutes lesconséquences de ses actes et de ses paroles !

Marchenoir, qui sirotait, en souriant, un verre du plusdélicieux de tous les Châteaux et que la claironnante cocasserie dece marquis des marches de la Pouille intéressait, lui répondit endouceur parfaite :

– Si j’étais réactionnaire, comme vous dites inexactement, montrès doux maître, vous me verriez aussi ardent que vous-même àtoutes les passes d’armes et à tous les genres de tournois. C’est,au contraire, parce que je suis le plus dépassant desprogressistes, le pionnier de l’extrême avenir, que je contemne cespratiques surannées. Vous affirmez que je suis violent. Dieu saitpourtant si je me refrène, car je pourrais l’être biendavantage…

Quant aux belles âmes que mes écritures affligent, qui lesempêche de m’affliger, à leur tour, de la même sorte ? Jeserais le plus inique des éreinteurs si je me fâchais d’uneriposte, même imbécile. Je taille mes projectiles avec le plusd’art que je puis et je me ruine à choisir, pour cet usage, lesplus dispendieuses matières. L’un de mes rêves est d’être unjoaillier de malédictions Mais je n’exige pas que mes plastronssoient eux-mêmes des lapidaires et qu’ils se mettent en boutique.On fait ce qu’on peut et j’aurais mauvaise grâce à contester lechoix d’une arme défensive à n’importe quel chenapan dont je seraisl’agresseur. Si je poursuis un putois, le glaive de feu à la main,et qu’il me combatte avec le jus de son derrière, c’est absolumentson droit et je n’ai rien à dire. Il est loisible à chacun depublier que je suis un bandit, un faussaire, un va-nu-pieds, unproxénète, et même un idiot. J’accueille ces vocables avec uneindifférence dont vous ne sauriez avoir une juste idée. Parexemple, il ne faut pas m’en demander davantage, car j’oppose auxvoies de fait la plus insolite humeur.

Je mourrai certainement sans avoir compris ce que signifie lemot de réparation, au sens où les duellistes veulent qu’onl’entende. Je ne défends pas, d’ailleurs, aux mécontents dem’apporter leurs museaux, mil leur paraît expédient d’opérer cetransit. Mon domicile est connu de tout le monde et nullementpourvu de retranchements catholiques ou autres. Ma porte s’ouvrefacilement, aussi bien que ma fenêtre, mais je ne conseille à aucunbrave de choisir ses plus chers amis pour me les expédier commetémoins. Je leur accorderais environ trois minutes de courtoisie, àl’expiration desquelles il se pourrait que je les renvoyasse assezdétériorés pour les guérir, quelque temps, du besoin d’embêter lessolitaires dans leurs ermitages.

Léonidas, anciennement maltraité par le pamphlétaire, et queplusieurs mots de ce persiflage sérieux avaient clairement cinglé,ouvrait la bouche pour parler encore, quand Beauvivier l’arrêtad’un geste.

– Pardon, mon cher Rieupeyroux, le débat est clos. Vous avezforcé M. Marchenoir à renouveler des déclarations déjà anciennes etque nous avons tous entendues depuis longtemps. Vous n’espérez pas,sans doute, l’amener, pour vous complaire, à modifier ses vues ouses sentiments. Notre convive est un homme exotique et d’un autresiècle. Il a d’autres idées que nous sur l’honneur, mais cettedivergence est sans portée, puisque son intrépidité personnelle esthors de cause.

A ce dernier point de vue, même, je crois que ses chroniquesseront d’un utile scandale en tête du Pilate. Si personne n’y voitd’inconvénient et que l’auteur veuille bien y consentir,ajouta-t-il, en se tournant vers son voisin, je serais d’avis qu’ilnous lût, tout à l’heure, l’article de début que je fais paraîtreaprès-demain, et dont les épreuves sont justement sur mon bureau.Je crois, messieurs, que votre surprise ne sera pas médiocre.Avez-vous quelque répugnance à nous donner ce plaisir intellectuel,monsieur Marchenoir ?

Celui-ci hésita une minute, puis se décida. Il sentait vaguementque, déjà, Beauvivier cherchait une occasion de le compromettre etde lui casser les reins, en le rendant impossible, puisqu’il lepoussait à lire cette philippique, où les deux tiers des convivesétaient plastronnés. Mais la seule pensée d’un tel risque ledétermina, – étant de ces fiers chevaux, qui s’éventrent sur lesbaïonnettes, en hennissant de la volupté de souffrir !

Chapitre 14

 

Marchenoir avait la réprobation scatologique. Le bégueulismecafard des contemporains d’Ernest Renan l’avait rigoureusementblâmé pour l’énergie stercorale de ses anathèmes. Mais, avec lui,c’était une chose dont il fallait qu’on prît son parti. Il voyaitle monde moderne, avec toutes ses institutions et toutes ses idées,dans un océan de boue. C’était, à ses yeux, une Atlantide submergéedans un dépotoir. Impossible d’arriver à une autre conception. D’unautre côté, sa poétique d’écrivain exigeait que l’expression d’uneréalité quelconque fût toujours adéquate à la vision de l’esprit.En conséquence, il se trouvait, habituellement, dans la nécessitéla plus inévitable de se détourner de la vie contemporaine, ou del’exprimer en de répulsives images, que l’incandescence dusentiment pouvait, seule, faire applaudir. L’article qu’il avaitdonné à Beauvivier sur le scandale de la publicité pornographique,était, en ce genre, un tour de force inouï. C’était un Vésuved’immondices embrasés.

Lorsqu’il fut mis en demeure d’exécuter le saut périlleux de salecture, le malheureux homme, un peu surchauffé par la chèreexorbitante qu’on lui avait imposée, commençait à perdre cettecautèle d’occasion qui l’avait préservé, jusqu’alors, de lasalissante familiarité du troupeau dont il subissait l’entourage.Il constatait, avec une joie pleine d’épouvante, que son armure deglace fondait sensiblement sous la température anormale de cetteribote. Ce qui arriverait ensuite, il le savait trop. Le fauvesortirait de lui sans qu’il pût l’en empêcher, et l’exhibitionqu’il avait à faire, – de quelque manière qu’il s’y prît, -apparaîtrait d’autant plus comme un défi qu’il s’échaufferaitencore en mettant sa voix et son geste au diapason de sesagressives périodes. Il avait, malgré tout, fini par la désirer,cette lecture, comme un exutoire. L’énormité des sottises ou desinfamies qu’il entendait depuis un heure appelait une éruption.

Il se leva donc, aussitôt que Beauvivier lui eut donné le paquetd’épreuves, et il se fit un profond silence, la curiositémalveillante des auditeurs étant à son comble.

– La Sédition de l’Excrément.. articula lentement le lanceur defoudre.

A cet énoncé, le pion Mérovée, en train de tamponner, avec sonmouchoir, l’impure viscosité de ses yeux malades, fit unhaut-le-corps.

– Le titre promet, fit-il. M. Marchenoir n’a pas changé. Iltient toujours pour l’éloquence fécale.

– Messieurs, je vous, en prie, intervint aussitôt Beauvivier,pas de commentaires.

Marchenoir, nullement déconcerté, lut alors, sans interruption,les trois cents lignes de son article. Il avait une espèce de voixde buccin, assez semblable à son style monstrueusement oratoire etcalculé, semblait-il, pour la vocifération. Il lisait mal, comme ilconvient à tout prophète. Houleux et tumultuaire, ce vaticinateurdéchaîné était plein de sanglots, de catafalques et de huées. Ilfaisait rouler sur les têtes des quadriges de Mardi-Gras et destombereaux de tonnerres. Il avait l’attendrissement sarcastique etl’engueulement solennel. Le mot abject, dont l’usage lui futreproché si souvent, il avait une manière de le clamer, comme s’ileût été, à lui seul, une multitude et ce mot devenait sublime,autant que l’imprécation désespérée de tout un peuple.

Il arriva ce que Marchenoir avait vu d’autres fois déjà.L’immobilité silencieuse de ceux qui l’écoutaient devint unestupeur. Aucune plainte ne s’éleva de ce tas d’hommes bafoués,houspillés, piétinés, rossés avec une férocité inouïe et uneautorité tortionnaire de vendeur d’esclaves. A la réserve de deuxou trois, qui l’avaient entendu déjà, les assistants ne s’étaientjamais avisés de soupçonner une chose semblable et ne pensèrent pasà s’en indigner. Beauvivier, lui-même, qui avait pourtant lul’article, mais qui ne le reconnaissait plus, débité de cettefaçon, eut quelque peine à revenir de son ahurissement.

– Ma foi, messieurs, dit-il, parfaitement sincère, avouez que ceque nous venons d’entendre est confondant. Nous nous devons ànous-mêmes de faire tout crouler ici, et il battit des mains. Lesautres, décollés de leur étonnement et entraînés par l’exemple dupatron, applaudirent à provoquer une émeute.

– Mais… , monsieur Marchenoir, continua le colonel du Pilate, -s’adressant à son invité qui venait de se rasseoir après uneinclination de tête imperceptible, – je ne vous connaissais pascette force tragique, qui m’étonne encore plus, je vous assure, quevotre talent d’écrivain, dort je fais, cependant, vous ne l’ignorezpas, la plus haute estime. C’est à se demander pourquoi vous n’êtespas au théâtre. Vous en deviendriez le maître et le Dieu… N’est-cepas votre avis, Beauclerc ?

Le grand Sentencier n’eut pas le temps de rédiger sondispositif. Ces dernières paroles venaient de procurer à Marchenoirla sensation d’un formidable soufflet. La bonne foi évidente, en cemoment, de Beauvivier faisait enfin ce que son insidieuse malicen’avait pu faire. Le lycanthrope était vraiment en fureur. Ildevint pâle et ses yeux noircirent.

– Pardon, dit-il, en étendant la main, comme pour imposersilence au tas de viande poilue qu’on venait de consulter et qui sepréparait à répondre, l’avis de M. Beauclerc est sans intérêt pourmoi. Je tiens même à l’ignorer absolument, et je m’étonne, monsieurBeauvivier, que vous ayez eu l’idée de me faire asseoir à votretable pour mettre la dignité de ma personne en expertise. J’étaisloin de supposer que la lecture que vous venez d’applaudir, et queje n’ai faite que pour vous complaire, dût être, sitôt, l’occasiondu mortifiant éloge dont vous m’accablez, et de l’arbitrage plusoutrageant qu’il vous plaît d’invoquer.

Beauvivier, surpris, se récria :

– Comment est-il possible, cher monsieur, que vous dénaturiez àce point mes paroles et mes intentions ? En vérité, je nedevine pas en quoi j’ai pu vous offenser…

Plusieurs parlèrent à la fois. – Il est bien mal élevé, cecatholique ! disait Beauclerc. – Il a été mordu par Veuillot,ajoutait Tinville. D’autres exclamations du même genre coururentd’un bout de la table à l’autre. Le chenil, un instant maté,retrouvait sa gueule.

– Si vous avez besoin que je vous explique en quoi vos parolesm’ont révolté, reprit Marchenoir, il est douteux que mesexplications vous éclairent et vous satisfassent. Néanmoins, lesvoici, en aussi peu de mots que possible. Je regarde l’état decomédien comme la honte des hontes. J’ai là-dessus les idées lesplus centenaires et les plus absolues. La vocation du théâtre est,à mes yeux, la plus basse des misères de ce monde abject et lasodomie passive est, je crois, un peu moins infâme. Le bardache,même vénal, est du moins, forcé de restreindre, chaque fois, sonstupre à la cohabitation d’un seul et peut garder encore, – au fondde son ignominie effroyable, – la liberté d’un certain choix. Lecomédien s’abandonne, sans choix, à la multitude, et son industrien’est pas moins ignoble, puisque c’est son corps qui estl’instrument du plaisir donné par son art. L’opprobre de la scèneest, pour la femme, infiniment moindre, puisqu’il est, pour elle,en harmonie avec le mystère de la Prostitution, qui ne courbe lamisérable que dans le sens de sa nature et l’avilit sans pouvoir ladéfigurer.

Il a fallu le dénûment métaphysique particulier au XIXe siècleet l’énergie surprenante de sa déraison, pour réhabiliter cet artque dix-sept cents ans de raison chrétienne avaient condamné. Ilparaît tout simple, aujourd’hui, de recevoir avec honneur et depavoiser de décorations d’abominables cabots, que les bonnes gensd’autrefois auraient refusé de faire coucher à l’écurie, parcrainte qu’ils ne communiquassent aux chevaux la morve de leurprofession. Mais, vous l’avez dit tout à l’heure, je ne suis pas dece siècle, j’ai d’autres idées que les siennes, et, parmi leschoses répugnantes qu’il idolâtre, le prostibule de la rampe estsurtout blasphémé par moi… Il vous était facile de conclure, ainsique tant d’autres l’ont déjà fait, de l’intensité de mon coup deboutoir à une vocation d’assassin, par exemple, – ce qui n’auraitnullement altéré mon humeur. Vous pouviez inférer de ma prose et dema diction la folie furieuse ou, tout au moins, quelques scrofuleshonteuses, quelques bas ulcères dont la purulence cachée mesortirait jusque par les yeux… Sans hésiter, vous expliquez tout demoi par des facultés de saltimbanque et vous m’offrez un avenir debouffon de la canaille. Voilà, je vous l’avoue, ce qui dépassecomplètement mes capacités de résignation.

Pendant que parlait l’étrange rebelle, un murmure plusqu’hostile s’élevait autour de lui et montait jusqu’au grondement.Aussitôt qu’il eut fini, les aboiements éclatèrent. Il fallaitqu’on en eût gros sur le coeur, et depuis longtemps. Un inconnu,proférant les mêmes impiétés, n’aurait obtenu que des interjectionsde rappel à l’ordre ou de silencieux et compatissants sourires, -car le monde de la plume est, en général, fort attentif auxpratiques extérieures de la plus urbaine indulgence, surtout en laprésence des bêtes féroces.

Mais, ici, on avait affaire à l’ennemi commun, à celui dontpersonne ne pouvait être l’ami et qui ne pouvait être l’ami depersonne. Marchenoir était un hérétique, négateur du SaintSacrement de la crapule, au milieu d’un ripaillant concile dethéologiens et de hauts prélats du maquerellage. Le vomissement surles comédiens éclaboussait à peu près tous ces courtiers de luxureou de vanité, qui prospéraient en exploitant les plus vilespassions de leur temps. Puis, il fallait bien qu’on se vengeât dela surprise qu’on venait d’avoir et des applaudissements qu’onavait donnés, par l’effet d’un ascendant inexplicable.

Il y eut, alors, un concert de trépidations, un crépitementd’injures, une bourrasque de mauvais souffles, une clameur composéede toutes les formules d’excommunication et d’interdit, usitéesdans les séances les plus orageuses des parlements de la racaille.Les têtes, chauffées à l’esprit de vin et fumantes sous lagirandole, n’étaient plus en état de garder aucune mesure, et lavérité de leur goujatisme transsudait de leur congestion. iln’était pas jusqu’au docteur Des Bois, l’intime de tout le mondeet, en particulier, du glorieux Cadet, qui n’eût quelque chose àdire, et qui n’exprimât, — en un style vérifié par l’auteur duMaître de Forges, — que Marchenoir avait le malheur de « ne passavoir se tenir en société ».

Beauvivier, excessivement inquiet, se prenait à craindre, toutde bon, que son complot n’eût un dénouement fâcheux, et quel’amusante exhibition du monstre qu’il avait rêvée ne devînt, – parla malchance d’une considérable addition de calottes, — unetragédie sans gaieté. Vainement, il essaya, par gestes etconjurations impuissantes de sa frêle voix, de rétablirl’ordre.

Au fait, l’aspect du monstre n’était pas pour inspirerprécisément la sécurité. Il était demeuré assis, il est vrai, ettrès calme en apparence, mais ses yeux, dilatés à l’intérieur,réverbéraient, en noir profond, la colère générale. On devinaitqu’il était plus à son aise, de se voir en butte à tous lescarreaux, et qu’il jouissait de sentir monter son courage. Ilattendit que la première furie s’apaisât d’elle-même,naturellement, par l’exhalation pure et simple de l’injure ou dudémenti que chacun de ses adversaires pouvait avoir à luidécerner.

Quand le moment lui sembla venu, il se leva, et ce diabled’homme se mit à parler, en commençant, d’un ton siparticulièrement sonore et grave qu’il obtint le silence.

– Il me serait extrêmement facile, messieurs, de prendre ici unobjet quelconque, – ne fût-ce que M. Champignolle, – et de m’enservir pour vous rosser tous. Quelques-uns d’entre vous qui meconnaissent, – appuya-t-il, en regardant Dulaurier que son dandysmeclouait au rivage, – savent que j’en suis capable, et jen’essaierai pas de vous dissimuler que j’en suis fort tenté, depuisun instant. Cet exercice me soulagerait et rendrait ma digestionplus active. Mais… . à quoi bon ? je vais partir simplement etvous pourrez, alors, entrelacer vos esprits fraternels dans la paixparfaite. Je ne suis pas des vôtres et je l’ai senti dès monentrée. Je suis une façon d’insensé, rêvant la Beauté etd’impossibles justices. Vous rêvez de jouir, vous autres, et voilàpourquoi il n’y a pas moyen de s’entendre.

Seulement, prenez garde. La salauderie n’est pas un refugeéternel, et je vois une gueule énorme qui monte à votre horizon. Onsouffre beaucoup, je vous assure, dans le monde cultivé par vous.On est sur le point d’en avoir diablement assez, et vous pourriezrécolter de sacrées surprises… Dieu me préserve d’être tenté devous expliquer la sueur de prostitution qui vous rendfétides ! La force des choses vous a remplis d’un pouvoirqu’aucun monarque, avant ce siècle, n’avait exercé puisque vousgouvernez les intelligences et que vous possédez le secret de faireavaler des pierres aux infortunés qui sanglotent pour avoir dupain.

Vous avez prostitué le Verbe, en exaltant l’égoïsme le plusfangeux. Eh bien ! c’est l’épouvantable muflerie moderne,déchaînée par vous, qui vous jettera par terre et qui prendra laplace de vos derrières notés d’infamie, pour régner sur une sociétéà jamais déchue. Alors, par une dérision inouïe, capable deprécipiter la fin des temps, vous serez, à votre tour, lesreprésentants faméliques de la Parole universellement conspuée. Jevois, en vous, les Malfilâtres sans fraîcheur et les minablesGilberts du plus prochain avenir. Jamais on n’aura vu un déshonneursi prodigieux de l’esprit humain. Ce sera votre châtiment réservé,d’apprendre, à vos dépens, par cette ironie monstrueuse, lesinfernales douleurs des amoureux de la Vérité, que votre justice deréprouvés condamne à se désespérer tout nus, comme la Vérité même.Mon plus beau rêve, désormais, c’est que vous apparaissiezmanifestement abominables, car vous ne pouvez pas, en conscience,l’être davantage. Au nom des lettres qui vous renient avec horreur,vous vivez exclusivement de mensonge, de pillage, de bassesse et delâcheté. Vous dévorez l’innocence des faibles et vous vousrafraîchissez en léchant les pieds putrides des forts. Il n’y apas, en vous tous, de quoi fréter un esclave assez généreux pour nevouloir endurer que sa part congrue d’avilissement, et disposé àregimber sous une courroie trop flétrissante. J’espère donc vousvoir, dans peu, sans aucun argent et tondus jusqu’à la chair vive,puisqu’il n’existe pas d’autre expiation pour des âmes de pourceauxtelles que sont les vôtres.

J’espère aussi que ce sera la fin des fins, – continuaMarchenoir, s’exaspérant de plus en plus, – car il n’est paspossible de supposer le proconsulat d’une vidange humaine qui voussurpasserait en infection, sans conjecturer, du même coup,l’apoplexie de l’humanité. En ce jour, peut-être, le Seigneur Dieuse repentira, – comme pour Sodome, – et redescendra, sans doute,enfin ! du fond de son ciel, dans la suffocante buée de notreplanète, pour incendier, une bonne fois, tous nos pourrissoirs. Lesanges exterminateurs s’enfuiront au fond des soleils, pour ne pass’exterminer eux-mêmes du dégoût de nous voir fuir, et les chevauxde l’Apocalypse, à l’apparition de notre dernière ordure, serenverseront dans les espaces, en hennissant de la terreur d’ycontaminer leurs paturons !…

Ayant vociféré ces derniers mots d’une voix qui parut presquesurhumaine, l’imprécateur s’en alla frémissant, la tête haute etles yeux en flammes. Les auditeurs comprirent probablement qu’il neferait bon pour personne lui barrer le chemin, en lui présentant unmanuel de civilité, car ceux au milieu desquels il dut passers’écartèrent avec un empressement visible.

Une demi-heure après, il disait, en se laissant tomber sur unebanquette du café où l’attendait Leverdier :

– Cher ami, mon journalisme est fricassé, mais, c’est égal, jen’ai pas payé trop cher la volupté de leur sabouler lagueule !

Partie 5

Chapitre 1

 

A partir de ce jour, le révolté s’enferma dans la plus hautecitadelle de son esprit. Il se remit courageusement à son livre surle Symbolisme. Il se représenta que c’était la dernière ressourcequi lui restait, et calcula qu’avec l’argent du bon général desChartreux il irait quelques mois encore, et pourrait, sans doute,le terminer. Alors, il arriverait ce que Dieu voudrait, mais, dumoins, cette oeuvre, dont il se sentait la vocation et qui criaiten lui pour être enfantée, se trouverait accomplie.

Aucune porte, d’ailleurs, ne paraissait devoir s’entrouvrir. Sonpremier article au Pilate avait été le dernier. Il avait paru,effectivement, le surlendemain du fameux dîner, mais tellementdéfiguré par des atténuations et des retranchements sans nombrequ’il ne le reconnaissait plus, et que le premier chroniqueur venul’aurait pu signer. Il s’y attendait un peu et n’en eut point decolère. Il déplora seulement que son nom même n’eût pas été raturé,comme ses épithètes, et il ressentit de cette lâche sottise, uneamertume poignante qui le paralysa, intellectuellement, tout unjour. Puis, ce fut fini.

Du côté des catholiques, il avait éprouvé, depuis longtemps, detelles aversions, qu’il ne fallait pas même y songer. L’hostilitécafarde de ce groupe était, peut-être, encore plus enragée que lahaine déclarée des mécréants. Il l’avait bien vu pour sa Vie desainte Radegonde, livre exclusivement religieux, s’il y en eutjamais, dont les catholiques eussent dû faire le succès, et qu’ilsavaient éteint, du premier coup, sous un implacable silence. Pources nyctalopes, la pourpre vive du talent de Marchenoir était unscandale d’optique, pouvant mettre en danger la santé de leursméchants yeux, et qu’ils se firent un devoir d’étouffer comme unetentation du Diable. Le nouveau livre qu’il préparait ne lesindignerait pas moins. En supposant qu’il trouvât un éditeur, – cequi paraissait peu probable, – quel moyen aurait son oeuvred’arriver jusqu’au public et d’obtenir ce demi-succès de vente sinécessaire à la subsistance de l’auteur ? Décidément l’avenirétait horrible.

Marchenoir travaillait à corps perdu, écartant, comme ilpouvait, cette vision de désespoir. Mais elle revenait, quand même,s’imposant despotiquement au malheureux homme. Alors, la plumetombait de sa main et, quoi qu’il pût faire, il lui fallaitrepasser toute sa vie et reboire tous les souvenirs amers. C’étaitune mélancolie de damné. Dans ces moments, Véronique s’approchaitet, s’inclinant sur l’épaule de ce porte-croix chargé d’un si durfardeau, s’efforçait de le ranimer, – Pauvre chère âme, disaitelle, que ne puis-je prendre sur moi toute votre peine ! et,souvent, ces deux êtres s’attendrissaient l’un sur l’autre etpleuraient ensemble.

Or, cela même était un autre danger et une source de douleursnouvelles, – incomparables. Marchenoir se sentait plus amoureux quejamais. Avec une terreur immense, il se voyait de plus en pluscaptif et chargé de chaînes. Il avait beau regarder la mutilée,dans l’espérance de recueillir l’horreur dont elle avait prétendumasquer son visage, cette impression salutaire ne venait pas. Il netrouvait en elle qu’un objet de pitiés amollissantes, quis’achevaient en de suggestives incitations. Ce rêveur, chasteautant qu’un moine, brûlait comme un sarment.

Tel était le résultat définitif, l’aboutissement suprême de tantd’efforts, de si complètes victoires antérieures sur sa chair etsur son esprit. A quarante ans, il revenait aux troubles del’adolescence. Il lui fallait, déjà brisé tant de fois, résisterencore à cet effrayant retour de jeunesse qui déracine les âmes lesmoins entamées et les plus robustes. Et il ne voyait pas d’issuepour fuir. Le travail, la prière même, ne le calmaient pas. Tout letrahissait. Les eucharistiques tendresses de sa foi ne servaientqu’à pencher un peu plus son coeur sur cet abîme du corps de lafemme, où vont se perdre, en grondant, les torrents humains dévalésdes plus hautes cimes. Le Christ saignant sur sa Croix, la Viergeaux Sept Glaives, les Anges et les Saints lui tendaient l’identiquetraquenard de liquéfier son âme à leurs fournaises…

La situation morale de Marchenoir était épouvantable. Aucun êtrehumain ne saurait s’arranger de la privation perpétuelle de toutbonheur. Les plus misérables n’acceptent pas cet inacceptabledénûment. On peut toujours se donner un vice, une manie, ou seprécipiter au suicide. Ces trois solutions révoltaient égalementl’amoureux mystique, sans qu’il fût plus capable que le derniervagabond d’en dénicher une quatrième. Le bonheur ! il en avaitété affamé toute sa vie, sans espoir de rassasiement. Personne nel’avait jamais cherché avec une telle furie… et une si parfaiteincrédulité. Et encore, il l’avait cherché trop haut, dans un éthertrop subtil, même pour l’illusion.

Maintenant, par une dérision satanique, cet éternel désir d’êtreheureux, – cette inapaisable soif d’une fontaine qui n’existe paspour les êtres supérieurs, – se précisait, à deux pas de lui, sousla forme d’un objet palpable, dont la possession l’eût combléd’horreur. Il se tordait de rage, il se souffletait lui-même, à lapensée que cette sainte, – qui était sa gloire et sa rançon, – illa convoitait charnellement comme une maîtresse vulgaire !Ah ! c’était bien la peine d’endurer quarante martyres, des’exténuer par tant de labeurs, de se consumer au pied des autelset de laver les pieds de Jésus d’un million de larmes, pour aboutirfinalement à la saleté de cette obsession…

Il s’enfuyait loin de la maison, forcé d’abandonner son travail,et marchait hors de Paris, sur les routes et par les cheminsdéserts, en criant vers Dieu dans d’interminables perambulationssolitaires. Mais la Tentation ne le lâchait pas et souvent, même,en devenait plus active. Elle se perchait comme un aigle sur cemarcheur, les ongles plantés dans son cou, l’aveuglant des ailes,le déchiquetant du bec, ici dévorant la cervelle, et dominant deses cris de victoire la clameur de détresse du Désespéré.

Des frénésies soudaines le saisissaient, le rendant vraimenténergumène. Il se jetait, en mugissant comme un buffle pourchassé,dans les taillis, au risque de se déchirer le visage ou de secrever les yeux, insensible aux écorchures et aux meurtrissures, -quelquefois aussi se roulait sur l’herbe en écumant à la façon desépileptiques, appelant à son secours, indistinctement, lespuissances de tous les abîmes. Un soir, il se réveilla dans unfourré du bois de Verrières, glacé jusqu’à la moelle des os, ayantdormi de ce perfide et profond sommeil des épuisés de chagrin, quiles réconforte pour qu’ils puissent un peu plus souffrir.

Dans l’accalmie nerveuse qui suivait ces crises, sonimagination, toujours inquiète, lui représentait, pour varier sonsupplice, Véronique telle qu’elle avait été, hier encore, avant dese massacrer elle-même, pour l’amour de lui. Alors, il se laissaitaller à des calculs de marchand d’esclaves, se disant qu’après toutle mal n’était pas irréparable, que les cheveux et les dentspeuvent s’acheter et qu’il ne tenait qu’à lui de restaurer l’idolede sa perdition. Puis, le sentiment revenait, aussitôt, de sonéternelle indigence, — ramenant cette âme malheureuse au centre leplus désolé de ses infernales douleurs !

Chapitre 2

 

Une des pratiques religieuses auxquelles il tenait le plus étaitla grand’messe de paroisse, celle-là qu’on a nommée dans un styleabject, l' »opéra du peuple », probablement par antiphrase, puisqu’ilest interdit au peuple d’y assister.

Il est sûr que les fabriques ne badinent pas avec le pauvremonde, et Jésus lui-même, suivi du Sacré Collège de ses douzeApôtres, serait promptement balayé par le bedeau, – si cettecompagnie s’en venait, guenilleuse, et n’ayant pas de monnaie pourpayer les chaises. Les dévotes riches et notables, qui font graverleurs noms sur leurs prie-Dieu capitonnés, ne souffriraient pas levoisinage d’un Sauveur lamentablement vêtu, qui voudrait assisteren personne au Sacrifice de son propre Corps. Les toutous de cesdames seraient certainement expulsés avec plus d’égards que ceVa-nu-pieds divin.

Cette simonie inspirait à Marchenoir une horreur sans bornes.Aussi, ne le voyait-on jamais parmi la foule des paroissiensendimanchés. Il déposait Véronique au premier rang, devant l’autelqu’elle aimait à voir en face et allait s’installer, à l’abri detous les yeux, dans une chapelle latérale et presque toujourssolitaire, où son âme douloureuse risquait moins d’être coudoyéepar les âmes d’argent ou de boue qui polluent de leurs toilettes lamaison du Pauvre.

Il tâchait aussi de ne pas voir l’architecture de cette églisemoderne, – sous-imitation mal venue d’un art décadent, exécutée parquelque maçon dénué de pulchritude géométrique.

Toute son attention était pour cette Liturgie profonde qui atraversé les siècles, à l’encontre des apostasies du tire-ligne etdes reniements du compas. La compréhension qu’il avait de cettemerveille du Symbolisme chrétien lui procurait un apaisementsurnaturel. Son âme religieuse, aux trois quarts submergée par lediabolisme de la passion, prenait pied, quelques instants, sur cesformes saintes, au-delà desquelles il pressentait la gloire despitiés divines. Il retombait, aussitôt après, dans les vaguesfolles de son délire. N’importe ! il avait une heure deréconciliation sublime, traversée d’éblouissements. Unehypertrophie de joie lui gonflait le coeur, jusqu’à l’éclatement desa poitrine.

La grand’messe est une agonie d’holocauste accompagnée par deschants nuptiaux. Elle résume l’incommensurable des douleurs etl’infini des allégresses. Elle renouvelle, sans lassitude, en descérémonies toujours identiques, l’énorme confabulation du Seigneuravec les hommes :

– Je vous ai créés, vermine très chère, à ma ressemblance troisfois sainte, et vous m’avez payé en me trahissant. Alors, au lieude vous châtier, je me suis puni moi-même. Il ne m’a plus suffi quevous me ressemblassiez ; j’ai senti moi, l’Impassible, unesoif divine de me rendre semblable à vous, pour que vous devinssiezmes égaux, et je me suis fait vermine à votre image.

Vous croupissez, comme il vous plaît, dans la fange rougie demon sang, au pied de la croix où vous m’avez fixé par les quatremembres pour que je ne m’éloignasse pas. Nous voilà donc ainsi,vous et moi, depuis deux mille ans bientôt. Or, ce bois estaffreusement dur et vous ne sentez pas bon, mes enfants chéris…

Je ne vois guère que mon serviteur Elie qui pourrait venir medélivrer, pour qu’il me fût possible, enfin, de vous baptiser et devous lessiver dans le feu, comme je l’ai tant annoncé. Mais ceprophète est endormi, sans doute, d’un puissant sommeil, depuis silongtemps que je l’appelle dans l’angoisse duSabacthani !…

Il viendra, pourtant, je vous prie de le croire, et vousapprendrez alors, imbéciles ingrats, ce que je suis capabled’accomplir.

En ce jour, les épouvantes de Dieu militeront contre les hommes,parce qu’on verra la chose inouïe et parfaitement inattendue, quidoit déraciner jusque dans ses fondements l’habitacle humain,c’est-à-dire la translation des figures en réalité… Je vousaveuglerai, parce que je suis l’auteur de la Foi, je vousdésespérerai, parce que je suis le premier-né de l’Espérance, jevous brûlerai parce que je suis la Charité même. Je serai sanspitié, au nom de la Miséricorde, et ma Paternité n’aura plusd’entrailles, sinon pour vous dévorer.

Ma Croix méprisée éclatera de splendeur, comme un incendie dansla nuit noire, et une terreur inconnue recrutera, dans cetteclarté, la multitude tremblante des mauvais troupeaux et desmauvais pasteurs. Ah ! vous m’avez dit d’en descendre et quevous croiriez en moi. Vous m’avez crié de me sauver moi-même,puisque je sauvais les autres. Eh bien ! je vais combler tousvos voeux. Je vais descendre effectivement de ma Croix lorsquecette épouse d’ignominie sera tout en feu, – à cause de l’arrivéed’Elie, – et qu’il ne sera plus possible d’ignorer ce qu’était,sous son apparence d’abjection et de cruauté, cet instrument d’unsupplice de tant de siècles !…

Toute la terre apprendra, pour en agoniser d’épouvante, que ceSigne était mon Amour lui-même, c’est-à-dire l’ESPRIT-SAINT, cachésous un travestissement inimaginable.

Cette Croix qui me dépasse de tous les côtés, pour exprimer,dans sa Folie, les adorables exagérations de votre Rachat, Elle vadilater sur toute la terre ses Bras torréfiants. Les montagnes etles vallées se liquéfieront comme la cire, et votre Dieu, déclouéde son lit sanglant, posera de nouveau sur le sol d’Adam ses deuxpieds percés, pour savoir si vous tiendrez parole en croyant enlui.

Il vous regardera avec la Face de sa Passion, mais ruisselante,cette fois, de la lumière de tous les symboles préfigurateurs quece prodige allumera, devant lui, comme des flambeaux et, – pouravoir fait, dans le temps des ténèbres, l’usage qu’il vous aura plude votre liberté de pourriture – vous connaîtrez, à votre tour, ceque c’est que d’être abandonné de mon Père, la Soif vous seraenseignée et toute justice sera consommée en vous dans lesépouvantables Mains ardentes que vous aurez blasphémées !

Tel était en Marchenoir l’étrange écho de la liturgie sacrée. Laferveur de ce millénaire tendait sans cesse aux accomplissements dela fin des fins. Tous les desiderata des âmes les plus sublimesaccouraient à cette âme, comme une invasion de fleuves, et saprière intérieure mugissait comme l’impatience des cataractes.

Ce chrétien inouï ne pensait même plus à son triste temps. Lescolères immenses que soulevait en lui la promiscuité des ambiantesturpitudes étaient oubliées. Involontairement, il assumait, en desurhumains transports, la déréliction de tous les âges.

– Vous avez promis de revenir, criait-il à Dieu, pourquoi doncne revenez-vous pas ? Des centaines de millions d’hommes ontcompté sur votre Parole, et sont morts dans les affres del’incertitude. La terre est gonflée des cadavres de soixantegénérations d’orphelins qui vous ont attendu. Vous qui parlez dusommeil des autres, de quel sommeil ne dormez-vous pas, puisqu’onpeut vociférer dix-neuf siècles sans parvenir à vousréveiller ?… Lorsque vos premiers disciples vous appelèrentdans la tempête, vous vous levâtes pour commander le silence auvent. Nous ne périssons pas moins qu’eux, je suppose, et noussommes un milliard de fois plus infortunés, nous autres, lesdéshérités de votre Présence, qui n’avons pas même le décevantréconfort de savoir en quel lieu de votre univers vous dormez votreinterminable sommeil !

Ces objurgations, que les docteurs de la loi eussent condamnées,il ne pouvait s’empêcher de les renouveler sans relâche. C’était larespiration de son âme, quand il s’exhalait vers le ciel, et, -depuis la mort du prêtre qui lui avait autrefois ouvertl’entendement, – il n’avait pu rencontrer que Véronique dont lesimple esprit ne se scandalisât pas de cette impétueuse façon deparler à Dieu.

Le souvenir de la chère créature se mêlait, par conséquent, à saprière et traversait en flèches de flamme ses exaltationsprophétiques. Il s’enroulait à ses pensées les plus hautes etparticipait de leur enthousiasme. Il trouvait, analogiquement, saplace dans les péripéties et les phases liturgiques du vaste dramede propitiation qui s’accomplissait sous les yeux du contemplatifobsédé.

Lorsque, après l’instruction dominicale du curé ou de sonvicaire, – que Marchenoir, au fond de sa chapelle, se félicitait dene pas entendre, – l’orgue venant à tonner à la parole del’officiant, promulguait, une fois de plus, en accompagnant lesvoix des chantres, cet antique Symbole de Nicée dont quinze sièclesn’ont pas encore épuisé l’adolescence, le solitaire était, malgrétout, avec Véronique, dans le houlement grégorien des DouzeArticles incommutables. La chair se taisait, sans doute, et labien-aimée se transfigurait à la lumière des aperceptionsextra-terrestres. L’obsession se faisait divine pour n’être pasexorcisée, mais elle ne s’éloignait pas un instant.

Peut-être fallait-il qu’il en fût ainsi. Les prières canoniquesde l’Église romaine ont un tel caractère d’universalité, une siessentielle vertu de ramener à l’absolu tout réductible sentimenthumain, que Marchenoir, momentanément allégé de tortures, seprenait à considérer cette violence exercée sur lui comme unenécessaire épreuve.

A ce point de vue, l’oblation de l’Hostie et l’oblation duCalice suggéraient à cet exégète enflammé d’immédiates applicationsque les grondements de l’orgue, aux versets incitateurs ducommencement de la Préface, avaient l’air de paraphraser. Sursumcorda ! – Hélas ! je le veux bien, répondait lemisérable, mais ma force est abattue et mon triste coeur pèseautant qu’un monde…

A l’immense éclat du Sanctus, il se redressait, il sebrandissait lui-même jusqu’aux cieux, dans l’ivresse rédemptrice decette louange oecuménique. Il lui semblait, alors, présenter devantle trône de Dieu cette sainte de la terre qu’il avait formée à laressemblance des saintes du Paradis.

– Retirez-la de moi, disait-il, cachez-la de moi dans vosgouffres de lumière, gardez-moi ce pécule de rémission que j’ai silaborieusement conquis !

Un peu plus loin, à l’hymne séraphique de l’O salutaris, il seliquéfiait de mélancolique douceur, et c’était la minute exacte oùil se croyait ordinairement devenu tout fort.

Toutes les cérémonies, tous les actes particuliers de ceSacrifice, que les théologiens regardent comme le plus grand actequi puisse être accompli sur terre pénétraient Marchenoir jusqu’auxintestins et jusqu’aux moelles. Il se saturait de la Dilectionsupérieure et n’en devenait ensuite que plus abordable auxinférieures sollicitations de son animalité…

C’est un lamentable mystère de notre nature que les plus hautesappétences des êtres libres soient précisément ce qui les précipiteà leur perdition, – afin qu’ils tombent sans espérance, commeLucifer. Le malheureux le savait. C’est pourquoi il aurait vouluque cette messe n’eût jamais de fin, et que les chants amoureux oucomminatoires continuassent ainsi, jusqu’à ce que les tièdesfidèles, venus pour faire semblant de les écouter, fussent réduitsen poussière avec lui-même et sa Véronique !…

Il sortait enfin, les nerfs rompus, la tête sonnante, excédéjusqu’à défaillir.

Chapitre 3

 

Véronique n’eût pas été femme si l’état effroyable de Marchenoiravait pu lui échapper. Il s’en fallait, d’ailleurs, qu’il fûthabile à dissimuler. Tout ce qu’il pouvait était de donner lechange à Leverdier, en laissant croire à cet ignorant de l’amourque son oeuvre seule le désorbitait de la vie normale, Véronique,plus clairvoyante, avait discerné, du premier coup, la désespérantevérité. Elle garda le silence, n’ayant pas autre chose à faire,mais dans une désolation et un tremblement inexprimables.

L’apparente inutilité de son martyre l’écrasa. Elle vit que toutétait perdu, cette fois, et eut le pressentiment d’une catastropheprochaine.

Seulement, elle désira d’un désir tout-puissant d’en être laseule victime, pour que sa disparition délivrât celui qui l’avaitelle-même délivrée. Elle se mit à convoiter le fruit savoureux desa propre mort, comme la grande Eve convoita le fruit de la mortuniverselle.

Ses continuelles oraisons acquirent une intensité inouïe ets’emportèrent jusqu’au délire. Elle se tordit le coeur à deux mainspour en exprimer sa vie. A l’exemple de sainte Thérèse, elle seconstruisit « un château de sept étages », non plus, comme laréformatrice du Carmel, pour monter de l’initial détachement de cemonde à la parfaite consommation de la paix divine, mais pourtransférer son âme navrée dans quelque définitive prison lumineuseou sombre, qui ne fût pas, du moins, ce tabernacle charnel sivainement défiguré, en passant par les successives geôles durenoncement suprême, – et tel fut le donjon de sa silencieuseagonie.

Ce fut un de ces drames noirs et profonds, cachés sous le petitmanteau bleu des sourires de la charité, — comme l’ébène horriblede l’espace est masqué de cet azur qui est l’aliment de la vie deshommes. Ces deux singulières victimes d’un Idéal prorogé au-delàdes temps évitaient soigneusement toute parole qui pût éclairerl’un ou l’autre, et cette prudence n’était vaine qu’à l’égard deVéronique, — car Marchenoir, bien assuré que son amie ne partageaitpas son trouble, à lui, était loin, cependant de conjecturer letrouble sublime dont la physionomie imperturbée de la trépassantegardait le secret. Ils ne se parlaient donc presque plus,s’épouvantant eux-mêmes du despotisme de ce silence qui s’asseyaitdans leur maison.

Bientôt, ils ne se virent qu’aux heures des repas, rapidementexpédiés et plus tristes encore que les autres événementsquotidiens de leur vie commune, – excepté les jours où Leverdiervenait interrompre de sa présence les suffocations insoupçonnées dece tête-à-tête. Le brave homme, à cent lieues de deviner lestortures infinies qu’on lui cachait avec le plus grand soin,parlait du Symbolisme à Marchenoir heureux de s’ensevelir souscette couverture intellectuelle qui lui servait à tout abriter.Puisque, de part et d’autre, on jugeait le mal sans remède,pourquoi contrister à l’avance un si tendre ami ? Ilsouffrirait toujours assez tôt, le pauvre diable, quand viendraitle dénouement, nécessairement funeste, que les deux infortunésapercevaient plus ou moins distinct, mais inévitable.

Une nuit, le damné, seul dans sa chambre, ayant passé plusieursheures à compulser des similitudes historiques dans l’abominableépopée du Bas-Empire, s’aperçut tout à coup qu’il peinait en vain.La torche fumeuse de son esprit, inutilement agitée, ne donnaitplus de lumière. Il posa sa plume et se mit à songer.

On était au mois de juin et le jour naissait. De la fenêtreouverte sur le quartier endormi un souffle suave arrivait sur lui,rafraîchissant et capiteux comme le parfum des fruits… C’estl’heure des énervements dangereux et des languides instigations del’esprit charnel. Un homme, habituellement chaste et fatigué d’unelongue veille, est, alors, sans énergie pour y résister. Dans lecas de Marchenoir, ce très simple phénomène se compliquait deprédispositions passionnelles à faire sombrer quarante volontés duplus haut bord. Tout à coup, une furie de concupiscence sauta surlui, comme eût fait un tigre.

Abattu, roulé, dilacéré, dévoré dans le même instant, son librearbitre, atténué depuis tant de jours, disparut enfin. Étranglé parle spasme de l’hystérie, agité de frisson et claquant des dents, ilse leva, mit sa tête hors de la fenêtre, exhala, dans l’air dumatin, le hennissement affreux des érotomanes et, – silencieusement- avec la circonspection miraculeuse d’un aliéné, il ouvrit saporte sans le plus léger grincement, glissa comme un fantôme àtravers la salle à manger, et parvint à la porte de Véronique.

Une ligne de clarté jaune passait au-dessous et un rayon pluslumineux filait par le trou de la serrure. La pénitente veillaitencore. Il s’arrêta et prit à deux mains sa tête en feu, sedemandant ce qu’il voulait, ce qu’il venait faire… lorsqu’ilentendit un gémissement et n’hésita plus.

Abandonnant toute précaution, il entra et vit celle qu’ilconvoitait d’un si flagellant désir, le très « dur fléau de sonâme », à genoux, les yeux fixés sur le crucifix, les bras croiséssur son sein, le visage gonflé, ruisselant et, chose navrante, leparquet, devant elle, mouillé de ses larmes. Elle avait dû pleurerainsi toute la nuit.

L’effet de cette vision fut de transformer immédiatement lafureur de Marchenoir en une compassion déchirante. – Je suis sonbourreau ! pensa t-il. Il allait se précipiter vers elle pourla relever, quand la pauvre sainte, qui n’avait pas remarqué sonintrusion, se mit à parler. – Mon bien-aimé, disait-elle, d’unevoix entrecoupée, que vous êtes dur pour ceux qui vousaiment ! Ils ne sont pas trop nombreux, cependant ! Quen’a-t-il pas fait pour vous, ce malheureux homme qui ne respire quepour votre gloire ?… Il n’est pas pur devant vous, c’est bienpossible… Hé ! qui donc est pur ? Mais il a toujoursdonné tout ce qu’il avait, il a pleuré avec tous ceux qui étaienten travail de douleurs et il a eu pitié de vous-même dans lapersonne de ceux que votre Église appelle les membres souffrants devotre Majesté sacrée… Est-il juste, dites-moi qu’il soit mis dansle feu pour avoir voulu sauver Madeleine ?…

Puis, dans une sorte de transport, et sa raison se déréglant,elle se mit à invectiver contre son Dieu. Marchenoir, au comble del’épouvante, voyait ses plus procellaires emportements deblasphémateur par amour dépassés par cette ingénue qu’il avaittirée de l’extrême ordure, comme un diamant du limon, et dont ilthésaurisait, depuis deux ans, les paradoxales innocences.

– Tout ce que vous voudrez, criait presque la délirante, exceptécette iniquité qui vous déshonore ! Replongez-moi, s’il lefaut, dans la fosse horrible où il m’a prise, et ensuite,jetez-moi, comme un haillon dégoûtant, dans votre enfersempiternel. Si vous me damnez, je suis bien sûre, au moins, que jene grincerai pas des dents !

Soudain, comme si la présence de son pantelant ami, immobile etdebout à l’extrémité de son oratoire, l’eût impressionnée, elle seretourna et venant vers lui, lentement, ses magnifiques yeuxdilatés par toutes les stupéfactions de la démence, elle prononçadistinctement, mais d’une voix désormais douce et plaintive, cesinconcevables mots :

– Quid feci tibi aut in quo contristavi te ?

Cette interrogation de victime, qu’on chante le Vendredi Saint,dans les églises dénudées à l’antienne de l’Adoration de la Croix,et que Véronique, dans son égarement, appliquait, par une confusionpoignante, à celui même dont elle venait d’étaler à Dieu ladétresse, acheva de briser le désespéré Marchenoir. Des larmesjaillirent de ses yeux et brillèrent à la lueur des deuxlampes.

A cet aspect, l’affolée revint à elle, accomplissant le gesteinconscient de tous les êtres qui souffrent en haut de leur âme, etqui consiste à se balayer le front du bout des doigts, des sourcilsaux tempes, pour en écarter le souci. Ensuite, elle poussa un criet, par un mouvement d’irrésistible féminité, jeta ses deux brasautour du cou de son compagnon d’exil.

– O mon Joseph ! lui dit-elle, en roulant sa tête sur cecoeur dévasté, cher malheureux à cause de moi, ne pleurez pas, jevous en supplie, vos peines vont bientôt finir… Vous étiezpeut-être là, tout à l’heure, quand je disais des injures à montrès doux Maître, et vous avez dû penser que j’étais folle oufameusement ingrate. Je me les reproche, maintenant, comme si jevous les avais adressées à vous-même, ces cruelles paroles !…C’est vrai, pourtant, que j’avais la tête perdue ! Quand jevous ai vu si triste, au fond de ma chambre, j’ai cru, un moment,que je voyais ce même Jésus que je venais d’accuser de méchancetéet d’injustice, – car c’est à peine si je parviens à vous séparer,même dans la prière, mes deux Sauveurs, tous deux agonisants pourl’amour de moi et tous deux si pauvres !… Ces mots latins, quevous m’aviez expliqués à l’adoration de la croix et que vous avezdû être bien étonné d’entendre – n’est-ce pas ? – il m’asemblé que c’était Jésus lui-même qui me les appliquait, en manièrede reproche, sous votre apparence douloureuse, et ma bouche les arépétés comme un écho… Ne cherchez point à expliquer cela, mon chersavant. Vous avez assez de vos pensées, sans vous mettre en peinede mes folies… Vous êtes captif, comme le premier Joseph, dans unetrès rigoureuse prison, et je prie, sans cesse, pour que Dieu vousen délivre. Croyez-vous qu’il puisse résister longtemps à une filleaussi importune ?…

Ah ! çà, mais, – ajouta-t-elle, se redressant tout à coupet posant ses mains sur les épaules de Marchenoir, – vous ne savezdonc pas qui vous êtes, mon ami, vous ne voyez donc rien, vous nedevinez rien. Cette vocation de sauver les autres, malgré votremisère, cette soif de justice qui vous dévore, cette haine que vousinspirez à tout le monde et qui fait de vous un proscrit, tout celane vous dit-il rien, à vous qui lisez dans les songes de l’histoireet dans les figures de la vie ?…

Cette question, peu ordinaire, ce n’était pas la première foisque Véronique l’adressait à son ami lamentable. Elle n’était pasplus inouïe pour lui que tant d’autres choses insolubles ouhétéroclites qui avaient fait de sa vie un paradoxe. Cettehabitante « de l’autre rive », – eût dit Herzen, – à laquelle aucunedévote ne ressemblait, paraissait avoir reçu, en même temps que ledon de la perpétuelle prière, la faculté surhumaine de tout ramenerà une vision objective si parfaitement simple que le synthétiqueMarchenoir en était confondu. Souvent, elle le suggérait, à soninsu, et le remplissait de lumière, sans se douter du prodige deson inconsciente pédagogie.

Un jour, que le symboliste scripturaire lisait en sa présence,en les interprétant, les premiers chapitres de la Genèse, ellel’interrompit à l’endroit de la fameuse justification d’Eve déchue: « Le serpent m’a trompée », et lui dit : – Retournez cela, mon ami,vous aurez la consommation de toute justice. De manière ou d’autreil faudra que le serpent réponde, à son tour : C’est la Femme quim’a trompé…  !

Marchenoir avait été sur le point de se prosterner d’admirationdevant cette ingénuité divine qui raturait la sagesse de quarantedocteurs plus ou moins subtils, en forçant, d’un seul mot naïf,toutes les énergies de l’intelligence à se résorber dans lerudimentaire concept du Talion.

La merveille s’était renouvelée un assez un grand nombre defois, pour qu’il regardât cette fille à peu près comme uneprophétesse, – d’autant plus incontestable qu’elle s’ignoraitelle-même, s’estimant trop honorée de recevoir les leçons decertains apôtres qui eussent dû l’écouter avec tremblement.

Toutefois, en ce qui le concernait personnellement, le confidentébloui gardait une réserve austère, qui le rendait sourd-muet auxouvertures amphibologiques semblables à celle qui venait de luiêtre faite sous la forme capiteuse d’une interrogation pleined’innocence, mais pouvant, après tout, émaner indifféremment den’importe quel abîme…

Que cette étonnante fille eût l’intuition d’une solidarité siabsolue que toutes les attingentes idées d’espace, de temps et denombre en fussent dissipées comme la buée des songes, et qu’elleaccumulât, sur la tête du malheureux homme qui l’avait rachetée,toutes les identités éparses des Sauveurs immolés et des héroïquesNourriciers défunts, dont il lui avait raconté l’histoire ;que, par l’effet d’un amour de femme exorbitamment sublimé, il luiapparût, en une façon substantielle, comme son Adam, son Josephd’Égypte, son Christ et son Roi, il ne jugeait pas expédient d’ycontrevenir, – ses propres pensées empruntant souvent leuraccroissement et leur être définitif aux extra-logiques formules,dont la voyante illettrée s’efforçait d’algébriser pour lui sesindéterminables aperceptions.

Mais, ce jour-là, vibrant encore du trouble charnel qui avaitprécédé cette mise en demeure de se manifester comme un Dieu, il sesentit écrasé d’humiliation et de repentir. L’exaltation inouïe deVéronique l’effrayant aussi, il se reprocha amèrement d’avoir, sansdoute, encouragé, par son silence, une illusion pleine de dangerset résolut de protester, à l’avenir, avec une autoritésouveraine.

– Hélas ! répondit-il, pour commencer, je ne vois rien. Jesais, ma douce visionnaire, que vous me croyez appelé à de grandeschoses, mais comment pourrais-je vous croire ? Il me faudraitun autre signe que cette perpétuelle agonie… Ce que je vois de plusclair, c’est que vous vous exterminez. Voyez, le jour commencedéjà, et vous êtes sans repos depuis longtemps. Il faut vouscoucher tout de suite, je l’exige, et puisque je suis un importantpersonnage, vous m’obéirez sans discussion. Je vais me jetermoi-même sur mon lit, car je suis rompu. Au revoir, chèresacrifiée, dormez en paix et que Notre Seigneur veuille mettre àvotre porte une demi-douzaine de ses plus grands anges.

Chapitre 4

 

Quelques jours après, Marchenoir reçut de Périgueux la lettresuivante du notaire de sa famille, en réponse à une réclamationsans espoir, déjà vieille de plusieurs semaines :

Monsieur, j’ai l’honneur de répondre à votre lettre du 25 mai,relative au règlement définitif de la succession de feu monsieurvotre père, règlement que je n’ai pu mener plus tôt à bonne fin,malgré mon désir de vous être agréable, à cause des formalités àremplir et des difficultés que nous avons eues à réaliser la ventede l’immeuble.

Tout étant enfin terminé dans les meilleures conditionspossibles, je vous adresse, sous ce pli, le compte détaillé de lasuccession, duquel il résulte qu’il vous revient Deux mille cinqcents francs. Comme vous m’avez laissé procuration et quittance enblanc, je vous envoie cette somme par lettre chargée.

Veuillez agréer, Monsieur et cher client, mes salutationsempressées.

CHARLEMAGNE VOBIDON

Ce message inattendu produisit sur Marchenoir l’effet admirablede lui restituer aussitôt toute son énergie. II y avait en cePérigourdin un tel ressort qu’on pouvait toujours s’attendre àquelque surprenante manifestation de sa force, au moment même où ilparaissait le plus renversé sur lui-même et le plusirrémédiablement déconfit. Dans la même heure, il se releva detoutes ses poussières et prit une résolution formidable, qu’ilcommença, sur-le-champ, d’exécuter.

Puisque tous les journaux lui étaient fermés et que son livrefutur était une opération financière très lointaine, d’un insuccèsà peu près certain, il allait risquer cette somme qui lui tombaitdu ciel dans une entreprise des plus hasardeuses, mais capable,après tout, — en supposant un sourire de la Fortune, — de rémunérerle téméraire. Car les ressources allaient lui manquer et cetteangoisse trop connue s’ajoutait à toutes les autres.

Il décida de publier, à ses frais, un pamphlet périodique dontil serait l’unique rédacteur, qu’il remplirait de toutes lesindignations de sa pensée et qu’il lancerait chaque semaine surParis, comme un tison. Qui sait ! Paris s’allumerait peut-êtrepar quelque endroit.

Approximativement, il calcula qu’avec son argent seul, sans labalance d’aucune recette fructueuse, il pourrait tenir environ deuxmois. Il faudrait vraiment que tous les démons s’en mêlassent pourque l’inouïe vocifération dont il méditait d’assaillir sescontemporains ne produisît aucun résultat. Une circonstancefavorable, assurément, sortirait de l’ombre, jusqu’alorsimplacable, de sa destinée. Une commandite, une adhésion efficacequelconque lui permettrait de pousser plus avant et de se rendreaussi redoutable par la durée que par la vigueur sauvage de sesrevendications et de ses anathèmes.

Et puis, il fallait surtout qu’il changeât d’hygiène morale,s’il tenait à ne pas périr, et l’activité endiablée d’une lutte siterrible découragerait infailliblement l’obsession mortelle quil’assassinait.

Il s’estima sauvé et courut chez Leverdier, qui trembla decrainte, en voyant un semblant de joie sur le visage habituellementdésolé de son ami. Ce fut bien autre chose quand il connut sondessein.

– Mais, insensé ! lui dit-il, tu veux donc tenterDieu ? Ton pamphlet sera étouffé par la presse entière. Tuperdras, sans aucun profit, l’argent que tu viens de recevoir,lequel vous ferait vivre toute une année, Véronique et toi, en tepermettant d’achever ton livre. Il faudrait cinquante mille francsde réclames et la complicité de tous les journaux pour lancer unepareille machine. Le marchand le plus habile et commissionné de lafaçon la plus onéreuse ne t’en vendra pas dix exemplaires surcent.

L’honnête séide, qui ne savait pas la détresse d’âme dudésespéré, épuisa vainement les trésors de sa sagesse. Marchenoiravait pris son parti. Il fallut, en gémissant, préparer encore cenaufrage.

Ils dépensèrent l’un et l’autre une activité si fiévreuse qu’aubout de huit jours, en pleine semaine de la fête nationale, parutle premier numéro du CARCAN hebdomadaire, dans le format del’ancienne Lanterne, à couverture couleur de feu, offrant cetétrange dessin, dicté par l’auteur à Félicien Rops que Leverdierlui avait fait connaître : Un chèvrepieds riant aux larmes, fixépar le cou à un immense pilori noir, allant de la terre au ciel, etses immondes sabots sur un tas de morts.

Ce pamphlet, qui eut le sort annoncé par Leverdier et que lesilence des journaux éteignit sans peine, fut néanmoins remarqué detous les artistes, et son insuccès postiche est encore regardé, parquelques indépendants, comme l’une des iniquités les plusremarquables de ce temps maudit.

Il suffira d’en citer deux articles pour donner l’idée de cetteoeuvre de haute justice et de magnifique fureur qui n’allait à rienmoins qu’à faire dérailler le train des opinions contemporaines, —si n’importe quel effort du Verbe simplement humain pouvaitaccomplir ce désirable prodige !

Voici donc le premier, par lequel Marchenoir ouvrit sa tropcourte campagne :

LE PÉCHÉ IRRÉMISSIBLE

Ce soir, 14 juillet, s’achève enfin, dans les moites clartéslunaires de la plus délicieuse des nuits, la grande fête nationalede la République des Vaincus. Ah ! c’est peu de chose,maintenant, cette allégresse de calendrier, et nous voilàterriblement loin des anachroniques frénésies de la premièreannée ! Ce début, – légendaire déjà ! – de la pluscrapuleuse des solennités républicaines, je m’en suis, aujourd’hui,trop facilement souvenu devant l’universel effort constipé d’unpatriotisme, évidemment indéfécable, et d’un enthousiasme qui sedéclarait lui-même désormais incombustible !

La nuit avait eu beau se faire désirable comme une prostituée,et l’entremetteuse municipalité parisienne avait eu beau multiplierses incitations murales à la joie parfaite, on s’embêtaitmanifestement. Les pisseux drapeaux des précédentes commémorationsflottaient lamentablement sur de rares et fuligineux lampions, dontl’afflictive lueur offensait le masque poncif des Républiques enplâtre que la goujate piété de quelques fidèles avait clairseméessous des frondaisons postiches. Comme toujours, de nobles arbresavaient été mutilés ou détruits, pour abriter, de leurs expirantsfeuillages, les soulographies sans conviction ou les sauteries enplein air achalandées par les putanats ambiants. Nulle invention,nulle fantaisie, nulle tentative de nouveauté, nulle infusiond’inédite jocrisserie dans cette imbécile apothéose de laCanaille.

On avait été trop sublime, la première fois ! Chaqueacéphale avait tenu, alors, à se faire une tête pour honorerl’épouvantable salope dont la France moderne fut engendrée. Lanation entière s’était ruée au pillage du trésor commun de lastupidité universelle. Mais, à présent, c’est bien fini, tout cela.On continue de célébrer l’anniversaire de la victoire de trois centmille hommes sur quatre-vingts invalides, parce qu’on a del’honneur et qu’on est fidèle aux grands souvenirs, et aussi, parceque c’est une occasion de débiter de la litharge et du pissatd’âne. On y tient, surtout, pour affirmer la royauté du Voyou quipeut, au moins ce jour-là, vautrer sa croupe sur les gazons,contaminer la Ville de ses excréments et terrifier les femmes deses insolents pétards. Mais la foi est partie avec l’espérance dene pas crever de faim sous une République dont l’affamanteignominie décourage jusqu’aux souteneurs austères qui lui ont livréle plus bel empire du monde.

Ce mensonge de fête idiote, ce puant remous de honte nationaledans le sillage de la banqueroute, me fit venir, une fois de plus,la pensée peu folâtre que cette misérable nation française est biendécidément vaincue de toutes les manières imaginables, puisqu’elleest vaincue même comme cela, dans l’opprobre de ses infertilesréjouissances.

Cette vomie de Dieu n’a même plus la force de s’amuserignoblement. De toutes ses anciennes supériorités qui faisaientd’elle la régulatrice des peuples, une seule, en vérité, lui estdemeurée, mais tellement méconnue d’elle-même, tellement méprisée,décriée, déshonorée, jetée à l’égout, qu’il se trouve que c’estprécisément comme une autre façon d’être vaincue qu’elle ainventée, ayant trouvé le moyen de faire tourner à son irréparabledéconfiture l’unique richesse qui pouvait encore payer sarançon !

La France est vaincue militairement et politiquement, en Orientcomme en Occident ; elle est vaincue dans ses finances, dansson industrie et dans son commerce ; vaincue encorescientifiquement par un tas d’étrangers, dont elle ne sait pas mêmeutiliser les découvertes ; elle est vaincue partout ettoujours, à ce point de ne pouvoir jamais, semble-t-il, serelever.

Elle n’a pas même su conserver la supériorité du Vice. Les plusirréfragables documents attestent que des villes protestantes,telles que Londres, Berlin ou Genève, ont le droit de considérercomme rien la juvénile débauche de Paris, où le voluptueux replid’une savante cafardise est à peine soupçonné.

Ah ! nous sommes fièrement vaincus, archivaincus de coeuret d’esprit ! Nous jouissons comme des vaincus et noustravaillons comme des vaincus. Nous rions, nous pleurons, nousaimons, nous spéculons, nous écrivons et nous chantons comme desvaincus. Toute notre vie intellectuelle et morale s’explique par ceseul fait que nous sommes de lâches et déshonorés vaincus. Noussommes devenus tributaires de tout ce qui a quelque ressortd’énergie dans ce monde en chute, épouvanté de notre inexprimabledégradation.

Nous sommes comme une cité de honte assise sur un grand fleuvede stupre, descendu pour nous des montagnes conspuées de l’antiquehistoire des nations que le genre humain a maudites !…

Mais enfin, une supériorité nous reste, une seule,incontestable, il est vrai, et absolue : la supériorité littéraire.Ascendant tellement victorieux que personne au monde ne prend plusla peine de l’affirmer et que tout ce qui est capable d’unevibration intellectuelle, en quelque lieu que ce soit, sollicitehumblement une niche à chiens sous le gras évier de la cuisine oùse condimente la littérature française.

On pourrait croire que la France, éperdue de gratitude, ne saitplus de quel duvet de phénix renaissant capitonner le lit de lademi-douzaine d’enfants merveilleux qui lui font cette suprêmegloire. On devrait supposer, au moins, qu’elle les comble derichesses et d’honneurs et qu’ensuite elle se déclare tout à faitindigne de lécher la trace de leurs pas.. Elle les fait simplementcrever de misère dans l’obscurité.

Elle n’a pas assez de mépris et d’avanies assez énormes pour lesabreuver. Depuis Baudelaire jusqu’à Verlaine, toutes lesabominations et toutes les ordures ont été versées en cataractes dedéluge sur tous les fronts de lumière. Les journaux, pleins deterreur, se sont barricadés avec furie contre ces pestiférésd’idéal dont le contact épouvantait la muflerie contemporaine.Cette horreur est si grande et la répression qu’elle exige est siattentive qu’on a pu voir d’infortunés imbéciles condamnés à périrde désespoir sur une mensongère inculpation de talent oud’originalité.

Mais cette guerre serait mal faite si elle se contentait d’êtredéfensive. On a donc suscité des catins de lettres pour lasupplantation du génie. Trois cents journaux vont en avant pourleur balayer le haut du pavé, d’une diligente nageoire, et lesuffrage universel est leur dispensaire. Vieilles ou jeunes,croûtonnantes ou chauves, liquides ou pulvérulentes, il suffit queleur bêtise ou leur ignobilité soit irréprochable. On ira mêmejusqu’à leur passer un semblant de fraîcheur, si c’est un ragoût deplus pour les séniles concupiscences dont l’éréthisme estambitionné.

A Baudelaire agonisant dans l’indigence et quasi fou, on oppose,par exemple, un Jean Richepin rutilant de gloire et gorgé d’or.Celui-là, d’ailleurs, parfaitement assuré d’être le premier d’entreles fils de la femme, juge sa part insuffisante et vocifère sous sacasquette contre le client détroussé. Le délectable Paul Bourget,préfacier chéri des baronnes, se dresse en sifflotant sur sa petitequeue contre l’immense artiste Barbey d’Aurevilly qui se couche,formidable, dans le fond des cieux, et… il l’efface. Flaubert, àson tour, est dépecé et grignoté par l’acarus Maupassant engendréde ses testicules magnanimes, lequel, devenu poulain, promulguelittérairement le maquerellage et l’étalonnat.

Nul, parmi les grands, n’est exposé. Le boueur passe dans la rueet réclame les gens de talent. La reine du monde n’en veut plus.Elle a mal au coeur de ces tubéreuses. Il lui faut, à l’heureprésente, exclusivement, l’huile de bêtise et le triple extrait depourrissoir qui lui sont offerts par les tripotantes mains desvendeurs de jus que sa propre déliquescence est en train desaturer.

Il serait long, le défilé des médiocres et des abjects que lefromage de notre décadence a spontanément enfantés pourl’inexorable décoration du sens esthétique !

Et d’abord, le plus glorieux de tous ces élus, – le Jupitertonnant de l’imbécillité française, – Georges Ohnet, le squalidebossu millionnaire, dont la prose soumise opère une succion de centmille écus par an sur l’obscène pulpe du bourgeois contempteur del’art. Immédiatement après, son illustre fils, Albert Delpit, levirtuose du foyer correct et le peseur vanté de féculepsychologique, Lovelace châtré, au strabisme innocemmentdéprédateur.

Puis, une sale tourbe : Bonnetain, le Paganini des solitudesdont la main frénétique a su faire écumer l’archet ; – ArmandSilvestre, l’éternel rapsode du pet, que ses latrinières idyllesont fait adorer des multitudes ; – le virginal Fouquier,moraliste hautain, héritier du bois de lit de feu Feydeau, ferréaux quatre pieds sur toutes les disciplines conjugales et jugerigide en matière de dignité littéraire ; — l’aquatiqueMendès, aux squames d’azur, ami de Judas par charité et lapidateurde l’adultère par esprit de justice, espèce de bifront sémite àdouble sexe, l’un pour empoisonner, l’autre pour trahir ; —Dumas fils, le législateur du divorce et du relevage, qui inventade remplacer la Croix par le speculum pour la rédemption dessociétés ; — Alphonse Daudet, le Tartarin sur les Alpes dusuccès, pour avoir pris la peine de naître copiste de Dickens,eunuque trop fécond qu’il trouve le moyen de tronçonner encoredepuis quinze ans ; — les deux batraciens oraculaires, Wolffet Sarcey, de qui relèvent tous les jugements humains et dont ladisparition calamiteuse, en la supposant conjecturable, produiraitimmédiatement l’universelle cécité ; — enfin, pour n’en pasnommer cinquante autres, Ernest Renan, le sage entripaillé, la finetinette scientifique, d’où s’exhale vers le ciel, en volutesredoutées des aigles, l’onctueuse odeur d’une âme exilée descommodités qui l’ont vu naître, et regrettant sa patrie au sein despapiers qu’il en rapporta, comme des reliques à jamais précieuses,pour l’éducation critique des siècles futurs !..

Après cela, que voulez-vous qu’il fasse, le petit troupeau desvrais artistes, qui ne savent rien du tout que frémir dans lalumière et qui ne furent jamais capables de cuisiner les grosragoûts de la populace ? Ils ne sont pas nombreux,aujourd’hui, cinq ou six, à grand’peine, et l’immonde avalanche apeu de mérite à les engloutir.

Ce serait assez, pourtant, si la France avait un reste de coeur,pour lui restituer, intellectuellement, la première place. L’Europen’a aucun écrivain vivant parmi les jeunes, à mettre en balanceavec deux ou trois romanciers de génie qui périssent actuellementde misère, dans le cachot volontaire de leur probité d’artistes, Lamort de Dostoïewsky a fait l’universel silence autour de Paris, etParis à genoux devant les cabotins qui le déshonorent, n’a pas mêmeun morceau de pain à donner à ceux-là qui empêchent encore sonvieux bateau symbolique de chavirer dans les étrons !

Si ce n’est pas là le Péché irrémissible dont il est parlé dansl’Évangile, je demande ce qu’il peut être, ce fameux péché, ceblasphème contre l’Esprit que rien ne pourra, dit-on, fairepardonner…

Il n’est pas croyable que la Providence ait fait des hommes degénie tout exprès pour être vomis. L’aventure, je le sais bien, estarrivée à un fameux prophète. Mais cette Vomissure s’est ramasséed’elle-même et s’en est allée parler à la plus terrible ville detout l’Orient qui l’a écoutée avec respect. Paris n’aurait écoutéJonas d’aucune manière et cet infortuné serviteur de Dieu eût étépeut-être forcé de supplier son requin de le réavaler.

Les hommes assez malheureux, aujourd’hui, pour être de grandsécrivains doivent attendre la mort et la désirer diligente et sûre,car leur vie est désormais sans saveur comme sans objet. Tout cequ’ils pourraient faire, en les supposant des saints, serait desupplier le Dieu terrible – et trop longanime ! – de lesconsidérer, à son tour, comme moins que rien et de ne pas ouvrir,pour leur vengeance, les stercorales écluses qui menacentévidemment Paris du seul déluge qu’il ait mérité, et qu’on s’étonnede voir si obstinément fermées !

L’autre article qui parut dans le sixième et dernier numéro duCarcan, fut, pour Marchenoir, la plus atroce de toutes lesdérisions de son enragé destin. Cet article eut un succèsretentissant, énorme, et ce succès lui fut inutile. La recette dunuméro, le seul qui se soit vendu, ne couvrit qu’à peine sesderniers frais, sans lui donner aucun moyen de continuer.L’imprimeur, plein de défiance, et peut-être menacé, refusaobstinément tout crédit.

Le pamphlétaire vit-ainsi la fortune se dérober en riant, aumoment même où elle paraissait s’offrir et dut renoncer,définitivement, à toute espérance avec l’aggravation de cettecuisante certitude que son triomphe aurait été assuré, s’il avaiteu la pensée de débuter par ce grand coup.

L’HERMAPHRODITE PRUSSIEN ALBERT WOLFF

Mercredi dernier, je m’excusais de parler d’un subalternechenapan du nom de Maubec, alléguant que nul, dans le monde desjournaux, ne le surpassait en ignominie. Je l’appelais, pour cetteraison : Roi de la presse.

Quelques-uns ont trouvé cela excessif. On m’a reproché de m’êtrelaissé emporter par mon sujet, d’avoir donné trop d’importance à cedrôle chétif, au préjudice d’Albert Wolff et de quelques autres,d’une bien plus aveuglante splendeur de salauderie morale.

Je confesse que le reproche peut paraître fondé. Il estincontestable qu’à ce point de vue le courriériste du Figaro, -pour ne parler, aujourd’hui, que de celui-là, – a plus de crédit etplus d’envergure.

C’est sur le globe qu’il plane, ce condor d’abomination. Ilsoutire si puissamment, à lui seul, l’universelle pourriturecontemporaine qu’il en devient positivement volatile et qu’il al’air de s’enlever dans les nues.

Mais, sans prétendre l’égaler, on peut encore être diablementprodigieux, et c’est le cas du petit Maubec.

D’ailleurs, tous ces monstres engendrés d’un même suintementverdâtre de notre charogne de société en copulation immédiate avecle néant sont tellement identiques par leur origine qu’on croittoujours contempler le plus horrible quand on les regardesuccessivement.

Albert Wolff a eu son Plutarque en M. Toudouze, romanciercynocéphale qui aurait pu se contenter d’être un impuissant delettres, mais qui a choisi de faire bonne garde aux alentours du »grand chroniqueur », comme si la pestilence ne suffisait pas.

Le livre de ce chien, est, en effet, un essai d’apothéosed’Albert Wolff.

Certes, je peux me flatter d’avoir lu terriblement dans monexistence de quarante ans ! Mais, jamais, je n’avais lu unechose semblable.

Ici, la bassesse de la flatterie tient du surnaturel, puisqu’ona trouvé le secret d’admirer un être, soi-disant humain, dont lenom seul est une formule évocatoire de tout ce qu’il y a de plusdéshonorant et de plus hideux dans l’humanité.

Il paraît que M. Toudouze est un riche qui n’a pas besoin defaire ce sale métier que la plus déchirante misère n’excuseraitpas. Mais la vanité d’un pou de lettres est inscrutable et profondecomme la nuit de l’espace, c’est une épouvantable contrepartie dela miraculeuse puissance de Dieu… et celui-là, qui s’en va cherchersa pâture aux génitoires absents d’Albert Wolff, – dansl’inexprimable espérance d’une familiarité à épouvanter desléproseries, – est cent fois plus confondant qu’un thaumaturge quiranimerait de vieux ossements.

Feu Bastien Lepage, que de lointaines ressemblances physiques etmorales rendaient sympathiques à Wolff, le peignit, un jour, dansl’ignoble débraillé de son intérieur.

Ce portrait, aussi ressemblant que pourrait l’être celui d’ungorille, eut un succès de terreur au salon de 1880.

La brutale autant que précieuse médiocrité du peinturier avaittrouvé là sa formule.

Il fut démontré que Bastien Lepage avait été engendré pourpeindre Wolff, et Wolff lui-même pour être étonné du génie deBastien Lepage, dont la destinée fut dès lors accomplie et qui,promptement, s’alla recoucher le premier, dans les puantes ténèbresde leur commune esthétique.

Ce portrait devrait être acquis par l’État et conservé avecgrand soin dans notre Musée national. Il raconterait pluséloquemment notre histoire que ne le ferait un Tacite, à supposerqu’un Tacite français fût possible et que la désespérante platitudede notre canaillerie républicaine ne le décourageât pas !

Il est assez connu des gens du boulevard, ce grand bossu à latête rentrée dans les épaules, comme une tumeur entre deuxexcroissances ; au déhanchement de balourd allemand, qu’aucunefréquentation parisienne n’a pu dégrossir depuis vingt-cinq ans, -dégaine goujate qui semble appeler les coups de souliers plusimpérieusement que l’abîme n’invoque l’abîme.

Quand il daigne parler à quelque voisin, l’oscillation dextralede son horrible chef ouvre un angle pénible de quarante-cinq degréssur la vertèbre et force l’épaule à remonter un peu plus, ce quidonne l’impression quasi fantastique d’une gueule de raie émergeantderrière un écueil.

Alors, on croirait que toute la carcasse va se désassemblercomme un mauvais meuble vendu à crédit par la maison Crépin, et ladouce crainte devient une espérance, quand le monstre est secoué decette hystérique combinaison du hennissement et du gloussement quiremplace pour lui la virilité du franc rire.

Planté sur d’immenses jambes qu’on dirait avoir appartenu à unautre personnage et qui ont l’air de vouloir se débarrasser àchaque pas de la dégoûtante boîte à ordures qu’elles ne supportentqu’à regret, maintenu en équilibre par de simiesques appendiceslatéraux qui semblent implorer la terre du Seigneur, — ons’interroge sur son passage pour arriver à comprendre le sotamour-propre qui l’empêche encore, à son âge, de se mettrefranchement à quatre pattes sur le macadam.

Quant au visage, ou, du moins, ce qui en tient lieu, je ne saisquelles épithètes pourraient en exprimer la paradoxale, laravageante dégoûtation.

J’ai dit un peu inconsidérément que Maubec faisait repoussoir àWolff et le rendait, par là, presque beau.

Je n’avais, alors, que le punais Maubec devant les yeux, et jene démêlais pas très bien mes sensations.

En réalité, ce vomitif gredin est surtout lépreux. Il porte sursa figure, — où tant de claques retentirent, — la purulence infinied’une âme récoltée pour lui dans l’égout, et il tient beaucoup plusde la charogne que du monstre.

Wolff est le monstre pur, le monstre essentiel, et il n’a besoind’aucune sanie pour inspirer l’horreur. Il lui pousserait deschampignons bleus sur le visage que cela ne le rendrait pas plusépouvantable. Peut-être même qu’il y gagnerait…

L’aspect général rappelle immédiatement, mais d’une manièreinvincible, le fameux homme à la tête de veau, qu’on exhiba l’anpassé, et dont l’affreuse image a souillé si longtemps nosmurs.

Je connais un poète qui avait entendu : l’homme à la tête deWolff, et qui n’en voulut jamais démordre. Il trouvait, peut-être,un peu moins de vivacité spirituelle dans l’oeil du chroniqueur. Acela près, il les aurait crus jumeaux.

La face entièrement glabre, comme celle d’un Annamite ou d’unsinge papion, est de la couleur d’un énorme fromage blanc danslequel on aurait longuement battu le solide excrément d’untravailleur.

Le nez, passablement osseux, comme il convient aux gibbosiaques,sans finesse ni courbure aquiline, un peu groïnant à l’extrémité,solidement planté d’ailleurs, mais sans précision plastique,éveille confusément l’idée d’une ébauche de monument religieux quedes sauvages découragés auraient abandonné dans une infertileplaine.

En haut, des sourcils en forme de cirrus s’envolent dans unfront de Tartare, au-dessus d’une paire d’yeux cupides, bridés etpochetés de vieille catin, devenue entremetteuse et patronneachalandée d’un bas tripot.

La bouche est inénarrable de bestialité, de gouailleriepopulacière, de monstrueuse perversité supposable.

C’est un rictus, c’est un vagin, c’est une gueule, c’est unsuçoir, c’est un hiatus immonde. On ne peut dire ce que c’est…

Les images les plus infâmes se présentent seules à l’esprit.

On ne peut s’empêcher de croire que cette bouche de mauvaisesclave, ou d’espion décrié, fut exclusivement faite pour engloutirdes ordures et pour lécher les semelles du premier maître venu quine craindra pas de décrotter sa chaussure à ce mascaron vivant.

Et c’est tout. il n’y a pas de menton. La lippe pendante de cegâteux de demain ne recouvre rien que le fuyant dessous d’entonnoirde son museau de poisson, qui disparaît ainsi, pour notre subiteconsternation, dans le plus ridicule accoutrement de cuistresordide qu’on ait jamais rencontré sur nos boulevards.

Le moral du sire est en harmonie parfaite avec le physique. Savie dénuée de toute péripétie juponnière, — pour l’excellenteraison d’un hermaphrodisme des plus frigides, — est aussi plate quecelle du premier cabotin venu dont la carrière aurait été sansorages.

Albert Wolff est né Juif et Prussien, à Cologne, dans les brasde la « grand-mère » de Béranger.

Parvenu à l’âge viril, – pour lui dérisoire, – on le trouvecopiste d’actes chez un notaire, à Bonn, mêlé aux étudiants del’Université, dont il partage les études de physiologie.

Il s’amuse même, dit son biographe, à décapiter des grenouilles,- en attendant celles qu’en des jours meilleurs il devramanger.

Puis, la vocation littéraire s’allumant tout à coup en lui,comme une torche, il écrit Guillaume le Tisserand, conte moral quifit pleurer des familles, assure-t-on.

Seulement, ces choses se passaient en Prusse et son ambition nepouvait se satisfaire à si peu de frais.

Il lui fallait Paris et le Café de Mulhouse, où se réunissaitalors, vers 1857, la rédaction du Figaro hebdomadaire, foetus pleinde santé du puissant journal qui règne aujourd’hui sur les cinqparties du monde.

Il ne s’agissait pas précisément d’avoir du génie pour êtreadmis à partager la fortune de ce perruquier.

Il s’agissait, surtout, de faire rire Villemessant et le balourdy parvint.

Dès ce jour, il fut jugé digne d’entrer dans le groupe desfarceurs, par qui la France est devenue, intellectuellement, ce quevous savez, et il ne s’arrêta plus de monter lentement, sans doute,à cause de la pesanteur de son gros esprit, mais avec l’infailliblesécurité du cloporte.

L’héroïque Toudouze raconte, sans aucun agrément cette plateOdyssée de journaliste, jugée par lui cent fois plus épique quel’Odyssée du vieil Ulysse.

Il s’arrête çà et là, – comme un âne gratté, – pour exhalerd’idiotes réflexions admiratives, à propos d’Aurélien Scholl, deJules Noriac, d’Alexandre Dumas, père et fils, ou de tout autredécrocheur de l’ arrivage parisien.

Au fond, toute cette histoire n’est rien de plus qu’un livre decaisse, où le comptable inscrit exactement les recettes de sonhéros.

On voit bien que c’est là l’essentiel pour le narré et lenarrateur.

Aussi, quelle exultation pour celui-ci, quand il relate lesuccès d’argent de cette honorable brochure : les Mémoires deThérésa, écrits par elle-même, mémoires inventés par Wolff, encollaboration avec Blum et Peragallo, et quels lyriques accentsdésolés, quand sa conscience implacable le force à mentionner uneperte de jeu de_ cent quatre-vingt-quinze mille francs.

Cette catastrophe, arrivée en 1877, fut, sans doute, pourbeaucoup dans la vocation de Salonnier de l’hermaphrodite duFigaro.

Il avait, une minute, pensé au suicide, mais il se tint ceraisonnement lucide, qu’après tout il serait bien imbécile de sefaire périr, comme un vulgaire décavé, quand il avait sous la mainla riche mamelle de la vache à lait d’un Salon sincère.

La Fortune recommença donc à rouler vers lui, à dater de cetteréflexion salvatrice.

Il devint très puissant, sa sincérité prussienne n’ayant plus debornes et, du même coup, le malheur ayant fait tomber les squamesqui enténébraient son génie, le simple pitre qu’il avait étéjusque-là fit enfin place au grand moraliste que consultent, avecrespect, les magistrats les plus sévères et qui tient l’humanitécontemporaine sous son arbitrage.

Telle est sa dernière et, probablement, définitive incarnation.Albert Wolff crèvera dans la peau d’un moraliste révéré.

Nous en sommes venus à ce point.

Ce semblant d’homme, raté même comme eunuque, ce bas-bleugermanique, – suivant l’expression de Glatigny, – dispose d’uneautorité si grande que le plus sublime artiste du monde relèveraitde son bon plaisir, et qu’il a le pouvoir de faire tomber des têtesou de déterminer des verdicts d’acquittement.

Ce vermineux juif de Prusse est le roi que nous avons élu dansnotre inexprimable avilissement, roi respecté de l’opinion, commeLouis XIV ne le fut pas, et devant qui bave de peur toute larampante crapule des journaux.

Bismarck peut dormir tranquille.

Son bon lieutenant est le maître en France.

Il se charge de nous émasculer, comme il est émasculé lui-même,et de tellement nous mettre par terre qu’il ne reste plus qu’à nouspiétiner comme un fumier de peuple, bon à engraisser le sol del’universelle Allemagne de l’avenir.

Lorsque la guerre de l870 éclata, la situation de l’horribledrôle, non assise comme elle l’est aujourd’hui, ne fut plustenable.

Il se vit forcé de disparaître ainsi que la plupart de sescompatriotes. Il erra, dit-on, par toute l’Europe comme un chacalinassouvi, attendant que le Belluaire de Prusse eût achevé sabesogne et que le vieux lion français, épuisé de vieillesse, fûtabattu pour venir l’achever de sa lâche gueule.

Il n’osa pas immédiatement reparaître après la Commune. Il yavait encore, pour lui, trop de bouillonnement et trop de calottesdans l’air parisien.

Il se fit imperceptible, il s’aplatit sous les meubles comme unepunaise, il se coula dans la boiserie.

Avec la ténacité d’acarus de sa double race, il se cramponna aubitume, essuyant les crachats et l’ordure dont l’inondait lepassant stupéfait de son impudence, voulant, quand même, s’imposerà Paris, qu’un atome de fierté lui eût conseillé de fuir.

Humble, mais inarrachable d’abord, victorieux et superbe, à lafin des fins.

Il ne lui suffisait pas d’être implanté parmi nous. Il luifallait régner par le Figaro, et Villemessant fut assez infâme pourle lui abandonner.

On sait, d’ailleurs, la reconnaissance du légataire et le mot,révélateur de la beauté de son âme, qu’il laissa tomber, en manièred’oraison funèbre, sur la montagneuse charogne de sonbienfaiteur.

Il venait de rembourser quatorze cent cinquante francs à lacaisse du journal pour dette de jeu contractée envers lepatron.

Presque aussitôt, le télégraphe apporte la nouvelle de la mortde Villemessant.

Après la première émotion, Wolff dit à ses camarades :

– Je n’ai jamais eu de chance avec notre rédacteur en chef. Sila nouvelle était arrivée quelques heures plus tôt, je ne payaispas les quatorze cent cinquante francs et la famille ne les auraitjamais réclamés.

Il ne reste plus qu’à rapprocher de cette anecdote le cantiqued’allégresse des journaux allemands, apprenant la sinistre farce denaturalisation du chroniqueur, et félicitant l’Allemagne d’êtredébarrassée d’une fière canaille aux dépens de cette imbécileFrance qui s’empressait de la recueillir.

J’ai parlé de pertes au jeu. Une étude sur Albert Wolff neserait pas complète si on oubliait de mentionner ce traitessentiel.

Fort tranquille du côté des femmes, il se rattrape autripot.

Paris ne connaît pas de plus forcené joueur.

Cette passion est telle qu’il fuit d’instinct tout cerclehonorable, – s’il en existe, – et ne fréquente que d’infâmestripots où il lui est plus aisé de la satisfaire.

Détesté des autres joueurs, redouté des directeurs et prêteurs,à cause de sa formidable situation au Figaro, il règne en despote,là comme ailleurs, abhorré, mais inexpulsable.

Profitant de la terreur qu’il inspire, il se fait ouvrir dedémesurés crédits. Quand il a pris sa culotte, ainsi qu’ils’exprime, le prêteur est obligé, neuf fois sur dix, d’attendrequ’il ait regagné, pour rattraper son pauvre argent, sans aucunespoir de retour du même service, — Wolff ayant affiché sonprincipe d’emprunter toujours et de ne jamais prêter.

L’argent gagné, d’ailleurs, s’éloigne très promptement de nosrivages.

Le bon Prussien envoie fidèlement son numéraire chez un banquierberlinois, et s’empresse de brûler les reçus, – ou de faire croirequ’il les brûle, – pour se mettre hors d’état de retirer les sommesou d’en négocier les titres, avant l’échéance, complexe turpitudeque je livre à de compétentes méditations.

Rien n’égale la morgue insolente de ce dégoûtant, vis-à-vis desmisérables qu’il peut se flatter de terrifier par sa plume, etrien, non plus, ne saurait être comparé à son humble réserve, quandil est en présence d’un véritable homme que ses vils potins nesauraient atteindre.

On raconte qu’il a eu des duels. Je n’y étais pas, hélas !mais je doute fort qu’il en accepte désormais.

Le temps n’est plus où il avait besoin de réclame.

Puis, l’âge descend sur ce monstre, comme il descendrait sur lefront auguste d’un patriarche, certaine chose qu’il sait bien va,peut-être, s’aggravant de jour en jour, et, plus que personne, leVIRGINAL Albert Wolff doit craindre d’être enfilé.

On sait que je n’ai pas l’âme ouverte à de bien enivrantsespoirs et que je n’attends aucune propre chose d’un avenir mêmeéloigné.

Pourtant, s’il nous venait une seule minute d’énergie et degénéreuse révolte contre l’effroyable vermine qui nous dévore, ilme semble qu’on la devrait employer, cette bienheureuse minute, àl’expulsion immédiate de ce Prussien de malheur, qui nousempoisonne, qui nous souille, qui nous conchie à son plaisir ;qui ose se permettre de nous moraliser et de nous juger ; -comme si ce n’était pas assez de la rage d’avoir été vaincu etpiétiné par un million d’hommes, et qu’il nous fallût encore avalerla suprême honte d’être opprimé, par cette vieille SALOPE, sansesprit, ni coeur, ni sexe, ni conscience, plus pestilentielle, ensa personne, que les croupissants détritus de tout un peuple enputréfaction !

S’il arrive enfin, le trois fois désirable hoquet du dégoûtsauveur, il faudra se jeter sur les balais, sur les pelles, sur leschenets, sur les fouets et les fléaux, sur tout objet propre àl’extirpation d’un vénéreux malfaiteur, et rejeter par-dessus lafrontière, – avec d’irrémédiables malédictions, – cette vomissureallemande, cette ordure de l’ennemi, cette ineffable monstruositéphysiologique et morale, qu’un siècle de gloire ne nous absoudraitpas d’avoir supportée !

Chapitre 5

 

Une misère plus noire que jamais s’abattit, alors rue desFourneaux et, pour que rien ne manquât aux affres d’agonie mortellequi allaient commencer, Leverdier disparut brusquement de la vie deMarchenoir.

Cet être sublime, voyant l’imminence et l’énormité du péril, sedétermina, sans avertir, à vendre le mobilier peu considérable etla collection de livres qu’il possédait et, – après avoir donnél’argent à son ami, – à s’en aller à la campagne, au fond de laBourgogne, chez une vieille tante qui le réclamait depuis desannées.

Cette parente lui gardait une petite fortune dont il étaitl’unique héritier, et Leverdier serait à son aise, un jour. Maiselle n’entendait pas lui envoyer d’argent pour le faire subsister àParis, lui déclarant sans cesse, qu’elle tenait à l’avoir auprèsd’elle pour lui fermer les yeux, et qu’en Bourgogne il vivraitplantureusement, dans la maison qui devrait lui appartenir après samort, comme s’il en était déjà le maître absolu.

Leverdier calcula qu’il serait ainsi plus utile à Marchenoir etqu’il pourrait aisément lui envoyer, tous les mois, un secoursd’argent qui l’empêcherait toujours bien de crever de faim.

 

Lorsque ce dernier apprit l’héroïque décision de son mamelouck,elle était irrévocable. Leverdier avait tout vendu et déposait surla table du malheureux les quelques centaines de francs qu’il avaitrecueillis.

 

Il n’y eut pas d’explosion. Marchenoir baissa la tête à la vuede cet argent et deux larmes lentes, — issues du puits le plusintime de ses douleurs, — coulèrent sur ses joues blêmes et déjàcreusées.

 

Leverdier, ému, s’approcha et le serrant dans ses bras avectendresse :

 

— Mon cher pauvre, lui dit-il, ne t’afflige pas, si tu veux queje m’éloigne en paix. C’est tout juste si j’ai la force de meséparer de Véronique et de toi… Je ne me suis défait d’aucun objetqui me fût réellement précieux et quand cela serait,qu’importe ? Ignores-tu que ta vie m’est plus chère quen’importe quel bibelot qui soit au monde ? D’ailleurs,n’avons-nous pas, depuis longtemps, une destinée commune ? Jeveux te sauver, afin de me sauver moi-même, entends-tu ? Ilfaut que tu vives et c’était le seul moyen… Nous serons séparésquelque temps. Qu’importe encore ?… Je souhaite du fond ducoeur à ma bonne vieille tante qui va, certainement, m’assommerbeaucoup, toutes les prospérités imaginables, mais il m’estimpossible avec le meilleur naturel du monde, d’oublier que je suisson héritier et que sa fortune, un jour ou l’autre, nousappartiendra… Alors, Marchenoir, quelle existence avec Véronique,dans cette campagne délicieuse où nous aurons notre maison !Quelle paix ! Quelle sécurité parfaite !… Mais encore, ilfaut vivre jusqu’à cette époque ignorée. Relève ton coeur ! Ladélivrance est proche, peut-être, et quand l’univers terejetterait, tu as un fier ami, je t’en réponds !

Marchenoir, toujours sombre, au fond de son attendrissement,répondit au consolateur :

– Il vaudrait mieux pour toi, mon dévoué Georges, que tun’eusses jamais connu un homme si funeste à tous ceux qui l’ontaimé. Le malheur de certains individus est contagieux autantqu’incurable, et j’espère peu cette existence paisible que tu memontres dans l’avenir… Cependant, je ne veux pas te contrister demes pressentiments noirs qui peuvent, après tout, me tromper. Il yaurait une cruauté lâche et bête à te payer ainsi du service inouïque tu viens de me rendre… Véronique va rentrer dans quelquesinstants. Nous ferons un déjeuner d’adieu et je t’accompagnerai àla gare… Ah ! mon vieux camarade, j’avais rêvé mieux que toutcela !… On m’a souvent accusé d’ingratitude, parce que jerefusais de vautrer ma conscience dans certaines mains quis’étaient entrouvertes pour moi, mais il est heureux, tout de même,que je sois né croquant, car je n’eusse pas encore été assez ingratpour faire un bon prince. – Beatius est magis dare quam accipere.Telle eût été, je crois, ma devise, et ce texte aurait fait mamajesté méprisable et mes pieds d’argile…

– Tu es, au moins, le roi de l’impertinence, indécrottablegueux, repartit l’autre, et tu aurais pu me priver de ta sacréedevise qui n’a rien à faire ici. On ne sait jamais qui donne ni quireçoit, ajouta-t-il profondément. Voilà ce que je pourraist’apprendre si tu ne le savais encore mieux que moi. Tu as sauvé mapeau dans un temps, je m’efforce, aujourd’hui, de sauver tonesprit, parce que ton esprit m’est nécessaire pour ne pas me casserle cou dans les chemins noirs où nous pataugeons per multam merdam,comme disait Luther. Qu’as-tu à répondre à ça ?

Les deux amis reprirent tant bien que mal un peu d’entrain etconcertèrent de laisser croire à Véronique que Leverdiers’absentait pour une affaire de famille et reviendrait, sans doute,bientôt, — la vérité vraie pouvant occasionner une crise dedésolation que ni l’un ni l’autre ne se sentait capable desupporter.

Leverdier partit donc le soir même, laissant à son compagnon,désormais solitaire, cette accablante impression qu’ils venaient des’embrasser pour la dernière fois et qu’ils ne se reverraientplus !

Chapitre 6

 

La loi salique ne fut jamais écrite, parce que c’était la loivitale, essentielle, de la monarchie française, et que tout essaide rédaction l’eût délimitée. L’Absolu est intranscriptible.

Pour cette raison, le Crime d’être pauvre n’est mentionnéclairement dans aucun code, ni dans aucun recueil de jurisprudencepénale. Tout au plus, est-il classé parmi les simples délitsrelevant des tribunaux correctionnels et assimilé au vagabondage,qui n’est, lui-même, qu’une conséquence de la pauvreté.

Mais ce silence est une sanction péremptoire de la terreuruniverselle qui refuse de préciser son objet.

Indiscutablement, la Pauvreté est le plus énorme des crimes, etle seul qu’aucune circonstance ne saurait atténuer aux yeux d’unjuge équitable. C’est un crime tel que la trahison, l’inceste, leparricide ou le sacrilège paraissent peu de chose, en comparaison,et sollicitent l’attendrissement social.

Aussi, le genre humain ne s’y est jamais trompé, etl’infaillible instinct de tous les peuples, en n’importe quel lieude la terre, a toujours frappé d’une identique réprobation lestitulaires de la guenille ou du ventre creux.

Puisqu’on ne pouvait édicter aucun châtiment déterminé, pour ungenre d’attentat que les législations épouvantées ne consentaientpas à définir, on accumula sur le Pauvre toutes les formesinfamantes ou afflictives de la vindicte unanime. Pour être assuréde tomber juste, on empila sur sa tête la multitude des expiations,au milieu desquelles il était impossible de faire un choix sansdanger de caractériser le forfait.

Les indigents ne furent condamnés formellement ni au feu, ni àl’écartèlement, ni à l’estrapade, ni à l’écorchement, ni au pal, nimême à la guillotine. Nulle disposition légale ne précisa jamaisqu’on dût les pendre, les émasculer, leur arracher les ongles, leurcrever les yeux, leur entonner du plomb fondu, les exposer, enduitsde mélasse, au soleil de la canicule, ou simplement les traîner,dépouillés de leur peau, dans un champ de luzerne fraîchementfauché… Aucun de ces charmants supplices ne leur fut littéralementappliqué, en vertu d’aucune explicite loi.

Seulement, le génie tourmenteur qui s’est appelé la Forcesociale a su rassembler pour eux, en une gerbe unique detribulation souveraine, toute cette flore éparse des pénalitéscriminelles. On les a sereinement, tacitement, excommuniés de lavie et on en fait des réprouvés. Tout homme du monde, — qu’il lesache ou qu’il l’ignore, — porte eu soi le mépris absolu de laPauvreté, et tel est le profond secret de l’HONNEUR, qui est lapierre d’angle des oligarchies.

Recevoir à sa table un voleur, un meurtrier ou un cabotin, estchose plausible et recommandée, — si leurs industries prospèrent.Les muqueuses de la considération la plus délicate n’en sauraientsouffrir. Il est même démontré qu’une certaine virginité serécupère au contact des empoisonneurs d’enfants, — aussitôt qu’ilssont gorgés d’or.

Les plus liliales innocences offrent, en secret, la rosée deleurs jeunes voeux au rutilant Minotaure, et les mères les plusvertueuses pleurent de douces larmes à la pensée qu’un jour,peut-être, cet accapareur millionnaire qui a ruiné cent famillesaura la bonté de s’employer à l’éventrement conjugal de leur « chèreenfant ».

Mais l’opprobre de la misère est absolument indicible, parcequ’elle est, au fond, l’unique souillure et le seul péché. C’estune coulpe si démesurée que le Seigneur Dieu l’a choisie poursienne, quand il s’est fait homme pour tout assumer.

Il a voulu qu’on le nommât, par excellence, le Pauvre et le Dieudes pauvres. Ce goulu Sauveur, – homo devorator et potator, commele désignaient les juifs, – qui n’était venu que pour se soûler etpour s’empiffrer de tortures, a judicieusement élu la Pauvreté pourcabaretière. Aussi, les gens honorables ont réprouvé, d’une communevoix, le scandale d’une telle orgie, et prohibé, dans tous lestemps, la fréquentation de cette hôtesse divinement achalandée.

Voilà bientôt deux mille ans que l’Église préconise la pauvreté.D’innombrables saints l’ont épousée, pour ressembler àJésus-Christ, et la vermineuse proscrite n’a pas monté d’unmillionième de cran dans l’estime des personnes décentes et bienélevées.

C’est qu’en effet la pauvreté volontaire est encore un luxe, et,par conséquent, n’est pas la vraie pauvreté, que tout hommeabhorre. On peut, assurément, devenir pauvre, mais à condition quela volonté n’y soit pour rien. Saint François d’Assise était unamoureux et non pas un pauvre. Il n’était indigent de rien,puisqu’il possédait son Dieu et vivait, par son extase, hors dumonde sensible. Il se baignait dans l’or de ses lumineusesguenilles…

La pauvreté véritable est involontaire, et son essence est de nepouvoir jamais être désirée. Le christianisme a réalisé le plusgrand miracle en aidant les hommes à la supporter, par la promessed’ultérieures compensations. S’il n’y a pas de compensations, audiable tout ! Il est insensé d’espérer mieux de notrenature.

Un plantigrade, doué de raison et contradictoirement privéd’espérance religieuse, est dans l’impossibilité la plus étroited’accepter cette geôle d’immondices et de consentir qu’on le traiteplus durement qu’un parricide pour avoir perdu sa fortune ou pourêtre né sans argent. S’il se résigne sans décalogue et sanseucharistie, on ne peut rien dire de lui, sinon qu’il est un lâcheou un imbécile. A ce point de vue, les nihilistes ont cent foisraison. Que tout tombe, que tout périsse, que tout s’en aille autonnerre de Dieu, s’il faut endurer indéfiniment cette abominablefarce de souffrir pour rien !

Hier soir, un millionnaire crétin, qui ne secourut jamaispersonne, a perdu mille louis au cercle, au moment même où quarantepauvres filles que cet argent eût sauvées tombaient de faim dansl’irrémédiable vortex du putanat ; et la délicieuse vicomtesseque tout Paris connaît si bien a exhibé ses tétons les plusauthentiques dans une robe couleur de la quatrième lune de Jupiter,dont le prix aurait nourri, pendant un mois, quatre-vingtsvieillards et cent vingt enfants !

Tant que ces choses seront vues sous la coupole des impassiblesconstellations, et racontées avec attendrissement par la gueusailledes journaux, il y aura, – en dépit de tous les bavardagesressassés et de toutes les exhortations salopes, – une gifleabsolue sur la face de la Justice, et, – dans les âmes dépossédéesde l’espérance d’une vie future, – un besoin toujours grandissantd’écrabouiller le genre humain.

– Ah ! vous enseignez qu’on est sur la terre pour s’amuser.Eh bien ! nous allons nous amuser, nous autres, les crevantsde faim et les porte-loques. Vous ne regardez jamais ceux quipleurent et ne pensez qu’à vous divertir. Mais ceux qui pleurent envous regardant, depuis des milliers d’années, vont enfin sedivertir à leur tour et, — puisque la Justice est décidémentabsente, – ils vont, du moins, en inaugurer le simulacre, en vousfaisant servir à leurs divertissements.

Puisque nous sommes des criminels et des damnés, nous allonsnous promouvoir nous-mêmes à la dignité de parfaits démons, pourvous exterminer ineffablement.

Désormais, il n’y aura plus de prières marmonnées au coin desrues, par des grelotteux affamés, sur votre passage. Il n’y auraplus de revendications ni de récriminations amères. C’est fini,tout cela. Nous allons devenir silencieux…

Vous garderez l’argent, le pain, le vin, les arbres et lesfleurs. Vous garderez toutes les joies de la vie et l’inaltérablesérénité de vos consciences. Nous ne réclamerons plus rien, nous nedésirerons plus rien de toutes ces choses que nous avons désiréeset réclamées en vain, pendant tant de siècles. Notre désespoircomplet promulgue, dès maintenant, contre nous-mêmes, la définitiveprescription qui vous les adjuge.

Seulement, défiez-vous !… Nous gardons le feu, en voussuppliant de n’être pas trop surpris d’une fricassée prochaine. Vospalais et vos hôtels flamberont très bien, quand il nous plaira,car nous avons attentivement écouté les leçons de vos professeursde chimie et nous avons inventé de petits engins qui vousémerveilleront.

Quant à vos personnes, elles s’arrangeront pour acclimater leurdernier soupir sous la semelle sans talon de nos savates éculées, àquelques centaines de pas de vos intestins fumants ; et noustrouverons, peut-être, un assez grand nombre de cochons ou dechiens errants, pour consoler d’un peu d’amour vos chastescompagnes et les vierges très innocentes que vous avez engendréesde vos reins précieux…

Après cela, si l’existence de Dieu n’est pas la parfaite blagueque l’exemple de vos vertus nous prédispose à conjecturer, qu’ilnous extermine à son tour, qu’il nous damne sans remède, et quetout finisse ! L’enfer ne sera pas, sans doute, plus atroceque la vie que vous nous avez faite.

Mais, dans ce cas, il sera forcé de confesser devant tous sesanges que nous aurons été ses instrument pour vous consumer, car ildoit en avoir assez de vos visages ! Il doit être, au moins,aussi dégoûté que nous, cet hypothétique Seigneur, il vous a, sansdoute, vomi cent fois, et si vous subsistez, c’est qu’apparemmentil a l’habitude de retourner à ses vomissements !

Tel est le cantique des modernes pauvres, à qui les heureux dela terre, – non satisfaits de tout posséder, – ont imprudemmentarraché la croyance en Dieu. C’est le Stabat desdésespérés !

Ils se sont tenus debout, au pied de la Croix, depuis lasanglante Messe du grand Vendredi, – au milieu des ténèbres, despuanteurs, des dérélictions, des épines, des clous, des larmes etdes agonies. Pendant des générations, ils ont chuchoté d’éperduesprières à l’oreille de l’Hostie divine, et, – tout à coup, on leurdévoile, d’un jet de science électrique, ce gibet poudreux où ladent des bêtes a dévoré leur Rédempteur… Zut ! alors, ils vonts’amuser !

Manger de l’argent. Qui donc a remarqué l’énormité symbolique decette locution familière ? L’argent ne représente-t-il pas lavie des pauvres qui meurent de n’en pas avoir ? La parolehumaine est plus profonde qu’on ne l’imagine. Ce mot estétrangement suggestif de l’idée d’anthropophagie, et il n’est pastout à fait impossible, en suivant cette contingente idée, de sereprésenter un lieu de plaisir comme un étal de boucherie ou unsimple restaurant bouillon où se débiterait par portions la chairsucculente des gueux. Les gourmets, par exemple, choisiraient dansla culotte et les ménagères économes utiliseraient jusqu’auxabatis, tandis que des viveurs délabrés d’une noce récente secontenteraient d’un modeste consommé de leurs frères déshérités. Onest étonné du tangible corps que prend un tel rêve, quand oninterroge ce propos banal.

Tout riche qui ne se considère pas comme l’INTENDANT et leDOMESTIQUE du Pauvre est le plus infâme des voleurs et le pluslâche des fratricides. Tel est l’esprit du christianisme et lalettre même de l’Évangile. Évidence naturelle qui peut, à larigueur, se passer de la solution du surnaturel chrétien.

C’est heureux pour les détrousseurs et les assassins, quel’animal soi-disant pensant soit si réfractaire au syllogismeparfait. Il y a diablement longtemps qu’il aurait conclu àl’étripement et à la grillade, car la pestilence, bien sentie, duriche sans coeur n’est pas humainement supportable. Mais laconclusion viendra, tout de même, et probablement bientôt, – étantannoncée de tous côtés par d’indéniables prodromes…

Les riches comprendront trop tard que l’argent dont ils étaientles usufruitiers pleins d’orgueil ne leur appartenait ABSOLUMENTpas ; que c’est une horreur à faire crier les montagnes, devoir une chienne de femme, à la vulve inféconde, porter sur sa têtele pain de deux cent familles d’ouvriers attirées par desjournalistes et des tripotiers dans le guet-apens d’unegrève ; ou de songer qu’il y a, quelque part, un noble artistequi meurt de faim, à la même heure qu’un banqueroutier crèved’indigestion !…

Ils se tordront de terreur, les Richards coeurs-de-porcs etleurs impitoyables femelles, ils beugleront en ouvrant des gueulesoù le sang des misérables apparaîtra en caillots pourris ! Ilsoublieront, d’un inexprimable oubli, la tenue décente et les airscharmants des salons, quand on les déshabillera de leur chair etqu’on leur brûlera la tête avec des charbons ardents ; – et iln’y aura plus l’ombre d’un chroniqueur nauséeux, pour en informerun public de bourgeois en capilotade ! Car il faut,indispensablement, que cela finisse, toute cette ordure del’avarice et de l’égoïsme humains !

Les dynamiteurs allemands ou russes ne sont que des précurseursou, si l’on veut, des sous-accessoires de la Tragédie sanspareille, où le plus pauvre et, par conséquent, le plus Crimineldes hommes que la férocité des lâches ait jamais châtiés, – s’enviendra juger toute la terre dans le Feu des cieux !

Chapitre 7

 

Huit mois environ après son départ de Paris, où il n’avait puremettre les pieds, Leverdier reçut en Bourgogne cette lettre deMarchenoir :

Mon Georges bien-aimé.

Je suis mourant et je n’ai peut-être pas deux jours à vivre. Jecommence par là, pour que tu aies moins à souffrir. Quant àVéronique, elle est à Sainte-Anne, depuis deux semaines. C’est enrevenant de l’y conduire qu’un camion m’a renversé et m’a écrasé lapoitrine. On a trouvé sur moi, par bonheur, une lettre de toi qui arévélé mon adresse, et on m’a rapporté mourant, rue desFourneaux.

J’ai râlé pendant plusieurs jours. En ce moment, je t’écris demon lit, fort péniblement, mais d’un esprit désormais apaisé, commeil convient aux récipiendaires à l’éternité. Je ne suis pastroublé, même par la pensée que cette lettre nécessaire vat’assassiner de douleur. Je suis déjà dans la sérénité desmorts…

Dieu a voulu que ma vie s’achevât ainsi, donc c’est très bien etaucune chose ne pouvait m’arriver qui me fût meilleure. Je ne suisplus le Désespéré… J’ai dit, tout à l’heure, à ma vieilleconcierge, d’aller me chercher un prêtre.

Cependant, mon ami, je ne veux pas m’en aller sans te revoir unedernière fois. Accours, je t’en supplie, si tu le peux, sans perdreune seconde. Ces jours derniers, quand on croyait, à chaqueinstant, me voir expirer, ma pire souffrance était une soifépouvantable, la soif de Jésus dans son Agonie. Je voyais partoutdes fleuves et des cataractes que mes lèvres desséchées nepouvaient atteindre, et – je ne sais comment, – ton souvenir étaitmêlé à ces visions de mon délire. Ton visage m’apparaissaitsouriant, au fond des sources, et ma soif de toi se confondaitinexplicablement avec ma soif de l’eau des fontaines.

Tu prieras pour moi, n’est-ce pas ? mon unique ami, pauvrecoeur joyeux que j’ai fait si triste ! Tu n’es pas un homme degrande foi. N’importe, prie tout de même… Je serai près de toi. Lesâmes des morts, vois-tu, nous environnent invisiblement. Elles nepeuvent pas s’éloigner, puisqu’elles n’ont plus de corps et que lanotion de distance est inapplicable aux purs esprits. Je mesouviens de t’avoir expliqué cela… Dans quelques heures, je vaisêtre l’âme silencieuse d’un mort, d’un défunt, d’un trépassé. Jesouffrirai peut-être beaucoup dans ce nouvel état et j’aurai besoinde tes prières. Je t’en supplie, ne me les refuse pas, car jen’aurais plus de voix, alors, pour te les demander !…

En aussi peu de mots que possible, je vais t’apprendre ce quis’est passé depuis ton départ. J’étais enragé de passion pourVéronique, au point de croire que j’étais possédé par quelquedémon. Tu ne le remarquas pas et je ne voulus pas t’accabler decette confidence. Mais la malheureuse fille s’en apercevait tropbien. Elle voyait le mal sans remède, et l’exorbitante douleurqu’elle en ressentait a simplement éteint sa raison.

Il faudrait n’être pas un moribond pour te raconter cettehistoire. Jour par jour, heure par heure, j’ai vu se dissoudre etse déformer, d’une manière horrible, cette belle raison, cetteperle exalumineuse du manteau du Christ, cette étincelle d’Orientde la simplicité la plus divine !

Eue en vint à ne plus me reconnaître… Son Joseph nourricier, sonSauveur, — comme elle m’appelait, — était captif dans une contréelointaine, et je lui paraissais un bourreau venu à sa place pour latourmenter.

J’ai dû subir, dans d’inexprimables affres, la peine sans nom del’entendre me maudire, en me regardant de ses sublimes yeux égarés,où se peignaient je ne sais quelles images inconnues. Il m’a falluvoir cette infortunée à genoux, pendant des heures, se tordant aupied de son crucifix, et criant à Dieu de me délivrer de ma prison,de lui rendre le pauvre homme qui lui avait donné du pain et quilanguissait dans un lieu de ténèbres, pour sa récompense de l’avoiraimée…

En ce moment, je ne souffre plus de ces choses. Tout ce qu’uneâme comprimée et retordue par la plus mortelle angoisse peutexsuder de douleur est sorti de la mienne. C’est fini. Je convolemaintenant aux angoisses nuptiales de ma définitive agonie.

Il faut me pardonner, mon frère Georges, de t’avoir laisséignorer tout cela. Tu m’avais écrit les difficultés imprévues deton existence nouvelle, acceptée pour l’amour de moi, et l’étroiteservitude où te réduisait ton avare tante. J’ai reçu régulièrementles soixante francs que tu m’envoyais tous les mois, et que Dieu tebénisse pour cette charité, mais tu ne pouvais faire davantage,quand il se fût agi de me sauver de la mort. Pourquoi t’eussé-jedésolé ?… D’ailleurs, j’espérais vaguement que Véroniquereviendrait à elle et je ne pouvais me persuader qu’elle fûtvraiment aliénée.

Ton argent ne suffisant pas, je m’arrangeais pour en gagnerd’autres, en faisant n’importe quoi. Je me suis fait homme depeine. J’ai servi des marchands de grains et des déménageurs. Jelaissais ma blouse aux magasins où on m’employait, pour qu’on neconnût pas ma détresse, rue des Fourneaux… Quand il devint tropimprudent de laisser Véronique seule à la maison, des journéesentières, j’obtins d’un entrepreneur d’écritures du travail chezmoi. Je copiais des pièces de procédure et je faisais la cuisine,en surveillant la malade, sous la triple menace du feu, del’étranglement et du couteau.

Enfin, cette ressource vint à manquer. Alors, me prêtant audélire de cette agitée, j’imaginais un prétexte quelconque poursortir, et je courais éperdument dans Paris, me jeter aux pieds desuns ou des autres, pour en obtenir un secours immédiat.

Ce qu’il m’a fallu manger d’humiliations, engloutir de dégoûts,les Anges pâles de la Misère en furent témoins ! Je me suislivré, tête coupée, à mes ennemis. J’ai demandé l’aumône à desêtres abjects qui se sont réjouis de me piétiner au meilleur marchépossible. J’ai tendu la main d’un mendiant à des drôles que j’avaisconspués avec justice, et que la plus effroyable nécessité mecontraignait à implorer de préférence à d’autres, parce que jecomprenais que le besoin d’un ignoble triomphe les porterait à mesatisfaire… Quelques-uns me refusaient, et, alors, mon ami, quelpuits de honte !

Je n’ai rien pu tirer, par exemple, de ce répugnant industrielque j’avais jobardement appelé naguère le gentilhomme cabaretier,lequel a fait sa fortune aux dépens des artistes pauvres dont ilachalandait sa maison, et à qui j’ai dédié, – en me submergeantd’opprobre, – l’un de mes livres – dans une accès de gratitudeimbécile pour cet éditeur providentiel, dont je ne voyais pas lahideuse exploitation. Il m’en coûta cher, tu le sais trop, de melaisser engluer par ce Mascarille, par ce bas laquais, que je vis,un jour, cracher rageusement dans un bock que l’absence de songarçon le condamnait à servir lui-même, – sans que je fusse éclairépar cet incident. Il me devait pourtant bien quelque chose,celui-là, pour avoir fait, gratuitement, pendant dix-huit mois, lejournal annexé à sa pompe à bière !

Dulaurier, devant qui je me suis humilié autant que se puissehumilier un homme, m’a congédié en me déclarant, les larmes auxyeux, qu’à la vérité il avait sur lui quelques milliers de francs,mais que cette somme étant, par grand malheur, en billets à uneéchéance lointaine, il ne pouvait en monnayer la moindre partiesans subir un onéreux escompte, dont il ne doutait pas que la seulepensée dût me paraître insupportable.

Le docteur Des Bois trouva le moyen d’être plus atroce encore.Depuis quatre ou cinq heures, je courais en vain par les ruescomblées de neige, dans un état moral à faire pleurer, – ayantlaissé Véronique brisée d’une récente crise, sans feu et sansnourriture, exténué moi-même par la faim, la nuit étant sur lepoint de tomber, et ne sachant plus que devenir. Je rencontrai DesBois dans l’escalier de sa maison, accompagnant une dame qui allaitsortir et dont la voiture stationnait précisément devant laporte.

Je priai le docteur de m’accorder une seule minute et je luiglissai dans l’oreille quelques-unes de ces paroles qui doiventatteindre l’âme où qu’elle soit, fût-ce sous un Himalayad’immondices ! Il avait déjà commencé à balbutierperplexement, lorsque la dame, qui avait fait quelques pas sous levestibule, se retournant : – Eh bien ? docteur, eh bien ?lui dit-elle en une injonction musicale qui me supprimait. -Pardon ! répondit-il aussitôt, mon cher ami, vous m’excuserez,n’est-ce pas ? et il disparut.

Cette nuit-là, je marchai dans la neige, de la place de l’Europejusqu’à Fontenay-aux-Roses, où je connaissais, par bonheur, unhomme excellent qui me secourut.

La seule, parmi les personnes dites du monde, qui m’aiteffectivement aidé, c’est la baronne de Poissy, la fameuse Mécènequi afficha, quelque temps, pour mes livres et pour mes articles,un si brûlant enthousiasme. Celle-ci, en réponse à un billet dedésespoir que j’avais porté chez elle, me fit remettre, sur leseuil de la porte, une pièce de vingt francs par sondomestique.

Georges, cette existence a duré CINQ mois. On dit la foliecontagieuse. Il faut croire que ce n’est pas bien vrai, puisquej’ai pu conserver ma raison dans cette effroyable tourmente. Lecroiras-tu ? N’ayant plus le moyen de dormir, j’ai achevé monoeuvre sur le Symbolisme ! Ce sera ton héritage.

Ah ! les heureux de la vie, qui jouissent en paix d’un beaulivre, ne songent pas assez aux souffrances, quelquefois sans nomni mesure, qu’un pauvre artiste sans salaire a pu endurer pour leurverser cette ivresse. Les chrétiens riches, qui admirent ma SainteRadegonde, par exemple, ne se doutent pas que ce livre fut écrit auchevet d’une mourante, dans une chambre sans feu, par un mendiantfamélique et désolé qui n’a pas touché un sou de droitsd’auteur !… Seigneur Jésus, ayez pitié des lampes misérablesqui se consument devant votre douloureuse FACE !

Mais l’horreur qui a dépassé toutes les autres, c’est ladernière scène du drame. L’enlèvement de notre Véronique, le voyageen fiacre et l’internement à Sainte-Anne. La malheureuse, que toutema force ne suffisait pas à contenir, poussait des cris dont mes osse souviendront, je crois, au fond de la tombe.

Laissons cela. Les forces, d’ailleurs, m’abandonnent…

J’ai passé ma vie à demander deux choses : la Gloire de Dieu oula Mort. C’est la mort qui vient. Bénie soit-elle ! il se peutque la gloire marche derrière et que mon dilemme ait étéinsensé…

Je vais être jugé tout à l’heure et non par les hommes. Mesviolences écrites qu’on m’a tant reprochées seront pesées dans uneéquitable balance avec mes facultés naturelles et les profondsdésirs de mon coeur. J’ai du moins ceci, d’avoir éperdumentconvoité la Justice et j’espère obtenir le rassasiement qui nousest assuré par la Parole sainte.

Toi, mon bien-aimé, veille sur la malheureuse Véronique aprèsque tu m’auras mis en terre… Pauvre fille !… Chers êtresdévoués, si compatissants et si doux à mon âme triste ! jevous ai chéris l’un et l’autre par-dessus toutes les créatures, etj’eusse désiré avoir mieux à offrir pour vous que le sacrificed’une vie saturée d’angoisses, que le miracle de vos deuxtendresses a seul empêché d’être insupportable.

Hâte-toi, mon Georges, hâte-toi, je crains que tu n’arrives troptard.

MARIE-JOSEPH-CAIN MARCHENOIR

Chapitre 8

 

Comme il ne me reste plus que quelques instants à vivre, montrès cher ami, venez vous asseoir sur mon lit, posez ma tête, cettetête qui vous est si chère, sur vos genoux et mettez vos mains surmes yeux. Je m’imagine que cette position m’épargnera une partiedes peines que l’âme éprouve, lorsqu’elle sort de sa demeure.Quoique la mienne doive souffrir un double tourment, l’un enquittant ce corps qu’elle habite et l’autre en me séparant de vous,soyez persuadé qu’elle ne vous oubliera jamais, s’il reste quelquesouvenir à ceux qui descendent chez les morts.

Ainsi parlait à son fidèle Cantacuzène l’empereur Andronicmourant.

Marchenoir, à son lit de mort, était obsédé de ce souvenir, enattendant son ami, dont l’arrivée venait de lui être annoncée parun télégramme.

Puisqu’il fallait considérer Véronique comme n’existant plus,Leverdier résumait pour lui, désormais, toutes les directions de laterre. Il aurait voulu réellement, comme cet empereur de l’extrêmedécadence, poser sa tête, ainsi qu’un enfant, sur les genoux del’homme qui lui avait valu presque autant qu’un père et sentir surson visage cette main fidèle, qui l’eût protégé contre les visionspossibles de la dernière heure…

Il attendait aussi le prêtre. Il l’attendait vainement depuis laveille. Certes ! il pouvait l’attendre, sa portière, qu’ilavait chargée de l’aller chercher, ayant jugé à propos de n’en rienfaire.

Ce n’était pourtant pas une méchante femme. Elle l’avait mêmesoigné avec une évidente sollicitude, et avait passé une partie desnuits dans la chambre de ce malade que le médecin avait condamné,dès le premier jour, — comptant un peu, à la vérité, sur l’arrivéede Leverdier bien connu d’elle pour être payée de sa peine, maiscapable, néanmoins, d’une certaine réalité de désintéressementaffectueux.

Elle appartenait à ce peuple de Paris que la sottise bourgeoisea plus profondément pénétré qu’aucun autre, et qui la reproduit enrelief, comme l’empreinte du cachet reproduit le creux del’intaille. Il n’était pas nécessaire de la faire bavarderlongtemps pour voir défiler tous les lieux communs et toutes lesrengaines qui constituent, depuis cent ans au moins, le trésorpublic de l’intelligence française : « Dieu n’en demande pas tant. -La religion, c’est de ne faire de tort à personne. – Quand on esthonnête, on n’a pas besoin de se confesser. – Quand on est mort, onn’a plus besoin de rien. » Etc. Elle allait très régulièrement aucimetière, le Jour des Morts, avec cent mille autres qui neconnaissent pas d’autre pratique pieuse et qui vont, une fois l’an,porter des couronnes à leurs défunts, pour lesquels ils n’auraientjamais la pensée de réciter une prière, dans l’inébranlableconviction que les chers absents sont tous « au ciel ».

– Plus souvent, avait-elle dit en s’en allant, que j’iraischercher un curé pour lui donner le coup de la mort, à ce pauvremonsieur !

En conséquence, elle n’avait pas bougé de la maison, répondantd’heure en heure à Marchenoir que ces messieurs de la paroisseétaient fort occupés, mais qu’elle avait fait la commission, etqu’on allait, pour sûr, en voir abouler quelqu’un, d’une minute àl’autre…

La matinée avait été d’un tragique formidable. N’ayant pu rienavaler le jour précédent et tourmenté d’une fièvre étrange, ilavait demandé à boire.

La vieille, qui somnolait au coin du feu, lui tendit une tassede tisane, en glissant nom oreiller sous sa tête, et, gémissantd’une douleur inaccoutumée qui le mordait à la gorge, il essaya deboire.

Ce ne fut pas long. Dès la première gorgée, il rejeta leliquide, la tasse fut lancée à l’extrémité de la chambre et lemoribond, poussant une espèce de rugissement, se dressa, terrible.Il prit sa tête à deux mains, comme s’il eût voulu se l’arracher,par un geste de détresse si effrayant que la portière, déjàpétrifiée, tomba sur ses genoux.

Puis, il sortit complètement de ses draps, et, se précipitant del’une à l’autre extrémité du lit, se roula, se tordit, se débattiten râlant comme un démoniaque, faisant éclater ses bandages, sedéchirant à nouveau, se rebroyant lui-même, dans des convulsionsomnipotentes qu’aucun bras d’homme n’eût été capable deréprimer !

Cette agitation ayant duré près d’une demi-heure, il retombaenfin, comme une masse de chair souffrante écrasée, et la vieillegoujate n’entendit plus rien qu’un sifflement.

Elle ralluma, en tremblant, la bougie éteinte qui avait roulépar terre à côté d’elle, et trembla bien plus, quand elle vit, danssa réginale horreur, l’épouvantable simagrée du Trismus destétaniques.

Rapidement, elle rejeta les couvertures sur le corps rompu del’agonisant et courut chez le médecin. Ce personnage, ami ancien deLeverdier, et qui, pour cette raison, faisait crédit à Marchenoirde sa science et de ses pansements, trouva son client dans l’étatoù la garde l’avait laissé. A cet aspect, il haussa les épaules ensouriant, rajusta précairement les bandages, parut donner uneordonnance, fit entendre quelques paroles vaines tendant àdémontrer au mourant qu’il méprisait les signes manifestes de safin prochaine, comme de nuls symptômes, et se retirant, dit à lacommère qui le reconduisait :

– Ma chère dame, il n’y a plus rien à faire. Notre malade n’irapas jusqu’à demain. Il était déjà perdu. La moitié des côtesfracturées, un poumon en charpie et, maintenant, le tétanostraumatique, c’est complet. Il a dû prendre froid hier ouavant-hier…

C’était vrai. Le malade était resté à peu près sans feu, commeil convient aux agonisants privés de monnaie.

Mais il s’était passé une chose affreuse pendant la visite.Marchenoir avait regardé le guérisseur avec des yeux fous dontcelui-ci se souvint plus tard. Le malheureux, dont les dents noyéesd’écume étaient serrées, à faire éclater l’émail, par le cabestande la contracture, faisait des efforts désespérés pour parler. Seslèvres retroussées et violettes essayaient en vain de configurerles deux syllabes qu’il aurait voulu faire entendre. Comprenant quesa portière avait été infidèle, il désirait, — d’un désir suprême,— que le docteur se chargeât lui-même d’envoyer un prêtre. Dans sonimpuissance, il montra le crucifix, désigna une feuille de papier,fit à moitié le geste d’écrire. Tout fut inutile.

Il fallut boire cette dernière amertume qu’il n’aurait jamaisprévue. Lentement, il sombra dans le plus bas gouffre des douleurs.Tous les vieux supplices de sa vie resurgirent…

– Mourir ainsi ! criait-il au fond de son âme, moichrétien ! Est-il possible, après tant de maux, que je soisprivé de cette consolation ?

Il ne pouvait, il ne voulait pas le croire et il attendait,quand même, un prêtre, se disant qu’à défaut de message humain lapitié du ciel en aurait, sans doute, suscité quelque autre… Unprêtre quelconque pour l’absoudre et le visage aimé de sonLeverdier pour le fortifier !

A huit heures du matin, la vieille femme mit devant ses yeux unedépêche annonçant l’arrivée de son ami dans quelques heures.

– Il arrivera trop tard ! pensa-t-il. Mon Dieu !exigerez-vous cela encore de ma pauvre âme !… Les heuressonnèrent, – toutes les heures de cette journée de trépassement… Niprêtre, ni ami, personne ne venait.

Marchenoir, un peu détendu par l’approche visible de Celle quiallait décidément l’élargir, put enfin articuler quelques mots. Lepremier usage qu’il fit de sa voix revenue fut de commanderpositivement à la créature imbécile qui tricotait en le regardantmourir, d’aller lui chercher ce récalcitrant ecclésiastique quis’obstinait à ne pas venir.

– Si vous n’obéissez pas, fit-il, je le dirai à Leverdier quivous le fera payer cher.

Elle avait donc obéi, mais en vain. Le bedeau de la paroisse luirépondit avec majesté que M. le vicaire de service, seul présent,irait probablement voir le mourant quand il aurait fini lesconfessions qui l’occupaient en cet instant, mais qu’il ne fallaitpas songer à le déranger. L’ambassadrice ne poussa pas plus avantet revint avec cette réponse.

Marchenoir jeta un regard de désolation infinie sur l’image deson Christ et deux larmes, les dernières, sortirent de ses yeux etroulèrent avec lenteur sur ses joues déjà froides, comme si elleseussent craint de s’y glacer.

Que se passa-t-il dans cette âme abandonnée ?Entendit-elle, comme il est raconté de tant d’autres, ces Voixcruelles de l’agonie, qui parlent aux mourants du mal qu’ils ontfait et du bien qu’ils auraient pu faire ? Dut-elle subir lespectacle, illustré par les vieilles estampes, du combat desmauvais et des bons esprits, acharnés à sa déplorableconquête ? Les morts qui l’avaient précédée dans ce passagelui apparurent-ils plus sensiblement que dans les rêves de sa fortevie, pour la désoler de leurs annonces d’une sentenceeffroyablement incertaine ? Ou bien, de paniques images,lancées, autrefois, par le pamphlétaire, sur un monde détesté,revinrent-elles, pour l’obscurcir, à ce lit de mort où se tarissaitleur source ?… Enfin le Christ Jésus, resplendissant delumière et environné de Sa multitude céleste, voulut-Il descendre àla place d’un de Ses prêtres, vers cet être exceptionnel qui avaittant désiré Sa gloire et qui L’avait cherché Lui-même, toute savie, parmi les pauvres et les lamentables ?…

– Tiens ! il a passé, ce pauvre monsieur, dit la conciergeen entrant, un seau de charbon à la main. Ce n’est pas trop tôt,tout de même, quand on souffre tant !…

L’église voisine sonnait l’angélus de la fin du jour.

Leverdier arriva à onze heures du soir.

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