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Le Docteur Pascal

Le Docteur Pascal

d’ Émile Zola
Chapitre 1

Dans la chaleur de l’ardente après-midi de juillet, la salle,aux volets soigneusement clos, était pleine d’un grand calme. Il ne venait, des trois fenêtres, que de minces flèches de lumière, parles fentes des vieilles boiseries ; et c’était, au milieu de l’ombre, une clarté très douce, baignant les objets d’une lueur diffuse et tendre. Il faisait là relativement frais, dans l’écrasement torride qu’on sentait au-dehors, sous le coup de soleil qui incendiait la façade.

Debout devant l’armoire, en face des fenêtres, le docteur Pascal cherchait une note, qu’il y était venu prendre. Grande ouverte,cette immense armoire de chêne sculpté, aux fortes et belles ferrures, datant du dernier siècle, montrait sur ses planches, dans la profondeur de ses flancs, un amas extraordinaire de papiers, de dossiers, de manuscrits, s’entassant, débordant, pêle-mêle. Il y avait plus de trente ans que le docteur y jetait toutes les pages qu’il écrivait, depuis les notes brèves jusqu’aux textes complets ses grands travaux sur l’hérédité. Aussi les recherches n’y étaient-elles pas toujours faciles. Plein de patience, il fouillait, et il eut un sourire, quand il trouva enfin.

Un instant encore, il demeura près de l’armoire, lisant la note,sous un rayon doré qui tombait de la fenêtre du milieu. Lui-même,dans cette clarté d’aube, apparaissait, avec sa barbe et sescheveux de neige, d’une solidité vigoureuse bien qu’il approchât dela soixantaine, la face si fraîche, les traits si fins, les yeuxrestés limpides, d’une telle enfance, qu’on l’aurait pris, serrédans son veston de velours marron, pour un jeune homme aux bouclespoudrées.

– Tiens ! Clotilde, finit-il par dire, tu recopierascette note. Jamais Ramond ne déchiffrerait ma satanée écriture.

Et il vint poser le papier près de la jeune fille, quitravaillait debout devant un haut pupitre, dans l’embrasure de lafenêtre de droite.

– Bien, maître ! répondit-elle.

Elle ne s’était pas même retournée, tout entière au pastelqu’elle sabrait en ce moment de larges coups de crayon. Prèsd’elle, dans un vase, fleurissait une tige de roses trémières, d’unviolet singulier, zébré de jaune. Mais on voyait nettement leprofil de sa petite tête ronde, aux cheveux blonds et coupés court,un exquis et sérieux profil, le front droit, plissé parl’attention, l’œil bleu ciel, le nez fin, le menton ferme. Sa nuquepenchée avait surtout une adorable jeunesse, d’une fraîcheur delait, sous l’or des frisures folles. Dans sa longue blouse noire,elle était très grande, la taille mince, la gorge menue, le corpssouple, de cette souplesse allongée des divines figures de laRenaissance. Malgré ses vingt-cinq ans, elle restait enfantine eten paraissait à peine dix-huit.

– Et, reprit le docteur, tu remettras un peu d’ordre dansl’armoire. On ne s’y retrouve plus.

– Bien, maître ! répéta-t-elle sans lever la tête.Tout à l’heure !

Pascal était revenu s’asseoir à son bureau, à l’autre bout de lasalle, devant la fenêtre de gauche. C’était une simple table debois noir, encombrée, elle aussi, de papiers, de brochures detoutes sortes. Et le silence retomba, cette grande paix à demiobscure, dans l’écrasante chaleur du dehors. La vaste pièce, longued’une dizaine de mètres, large de six, n’avait d’autres meubles,avec l’armoire, que deux corps de bibliothèque, bondés de livres.Des chaises et des fauteuils antiques traînaient à ladébandade ; tandis que, pour tout ornement, le long des murs,tapissés d’un ancien papier de salon Empire, à rosaces, setrouvaient cloués des pastels de fleurs, aux colorations étranges,qu’on distinguait mal. Les boiseries des trois portes, à doublebattant, celle de l’entrée, sur le palier, et les deux autres,celle de la chambre du docteur et celle de la chambre de la jeunefille, aux deux extrémités de la pièce, dataient de Louis XV,ainsi que la corniche du plafond enfumé.

Une heure se passa, sans un bruit, sans un souffle. Puis, commePascal, par distraction à son travail, venait de rompre la banded’un journal oublié sur sa table, le Temps, il eut unelégère exclamation.

– Tiens ! ton père qui est nommé directeur del’Époque, le journal républicain à grand succès, où l’onpublie les papiers des Tuileries !

Cette nouvelle devait être pour lui inattendue, car il riaitd’un bon rire, à la fois satisfait et attristé ; et, àdemi-voix, il continuait :

– Ma parole ! on inventerait les choses, qu’ellesseraient moins belles… La vie est extraordinaire… Il y a là unarticle très intéressant.

Clotilde n’avait pas répondu, comme à cent lieues de ce quedisait son oncle. Et il ne parla plus, il prit des ciseaux, aprèsavoir lu l’article, le découpa, le colla sur une feuille de papier,où il l’annota de sa grosse écriture irrégulière. Puis, il revintvers l’armoire, pour y classer cette note nouvelle. Mais il dutprendre une chaise, la planche du haut était si haute qu’il nepouvait l’atteindre, malgré sa grande taille.

Sur cette planche élevée, toute une série d’énormes dossierss’alignaient en bon ordre, classés méthodiquement. C’étaient desdocuments divers, feuilles manuscrites, pièces sur papier timbré,articles de journaux découpés, réunis dans des chemises de fortpapier bleu, qui chacune portait un nom écrit en gros caractères.On sentait ces documents tenus à jour avec tendresse, repris sanscesse et remis soigneusement en place ; car, de toutel’armoire, ce coin-là seul était en ordre.

Lorsque Pascal, monté sur la chaise, eut trouvé le dossier qu’ilcherchait, une des chemises les plus bourrées, où était inscrit lenom de « Saccard », il y ajouta la note nouvelle, puisreplaça le tout à sa lettre alphabétique. Un instant encore, ils’oublia, redressa complaisamment une pile qui s’effondrait. Et,comme il sautait enfin de la chaise :

– Tu entends ? Clotilde, quand tu rangeras, ne touchepas aux dossiers, là-haut.

– Bien, maître ! répondit-elle pour la troisième fois,docilement.

Il s’était remis à rire, de son air de gaieté naturelle.

– C’est défendu !

– Je le sais, maître !

Et il referma l’armoire d’un vigoureux tour de clef, puis iljeta la clef au fond d’un tiroir de sa table de travail. La jeunefille était assez au courant de ses recherches pour mettre un peud’ordre dans ses manuscrits ; et il l’employait volontiersaussi à titre de secrétaire, il lui faisait recopier ses notes,lorsqu’un confrère et un ami, comme le docteur Ramond, luidemandait la communication d’un document. Mais elle n’était pointune savante, il lui défendait simplement de lire ce qu’il jugeaitinutile qu’elle connût.

Cependant, l’attention profonde où il la sentait absorbée,finissait par le surprendre.

– Qu’as-tu donc à ne plus desserrer les lèvres ? Lacopie de ces fleurs te passionne à ce point !

C’était encore là un des travaux qu’il lui confiait souvent, desdessins, des aquarelles, des pastels, qu’il joignait ensuite commeplanches à ses ouvrages. Ainsi, depuis cinq ans, il faisait desexpériences très curieuses sur une collection de roses trémières,toute une série de nouvelles colorations, obtenues par desfécondations artificielles. Elle apportait, dans ces sortes decopies, une minutie, une exactitude de dessin et de couleurextraordinaire ; à ce point qu’il s’émerveillait toujoursd’une telle honnêteté, en lui disant qu’elle avait « une bonnepetite caboche ronde, nette et solide ».

Mais, cette fois, comme il s’approchait pour regarder par-dessusson épaule, il eut un cri de comique fureur.

– Ah ! va te faire fiche ! te voilà partie pourl’inconnu !… Veux-tu bien me déchirer ça tout desuite !

Elle s’était redressée, le sang aux joues, les yeux flambants dela passion de son œuvre, ses doigts minces tachés de pastel, durouge et du bleu qu’elle avait écrasés.

– Oh ! maître !

Et dans ce « maître », si tendre, d’une soumission sicaressante, ce terme de complet abandon dont elle l’appelait pourne pas employer les mots d’oncle ou de parrain, qu’elle trouvaitbêtes, passait pour la première fois une flamme de révolte, larevendication d’un être qui se reprend et qui s’affirme.

Depuis près de deux heures, elle avait repoussé la copie exacteet sage des roses trémières, et elle venait de jeter, sur une autrefeuille, toute une grappe de fleurs imaginaires, des fleurs derêve, extravagantes et superbes. C’était ainsi parfois, chez elle,des sautes brusques, un besoin de s’échapper en fantaisies folles,au milieu de la plus précise des reproductions. Tout de suite ellese satisfaisait, retombait toujours dans cette floraisonextraordinaire, d’une fougue, d’une fantaisie telles que jamaiselle ne se répétait, créant des roses au cœur saignant, pleurantdes larmes de soufre, des lis pareils à des urnes de cristal, desfleurs même sans forme connue, élargissant des rayons d’astre,laissant flotter des corolles ainsi que des nuées. Ce jour-là, surla feuille sabrée à grands coups de crayon noir, c’était une pluied’étoiles pâles, tout un ruissellement de pétales infinimentdoux ; tandis que, dans un coin, un épanouissement innomé, unbouton aux chastes voiles, s’ouvrait.

– Encore un que tu vas me clouer là ! reprit ledocteur en montrant le mur, où s’alignaient déjà des pastels aussiétranges. Mais qu’est-ce que ça peut bien représenter, je te ledemande ?

Elle resta très grave, se recula pour mieux voir son œuvre.

– Je n’en sais rien, c’est beau.

À ce moment, Martine entra, l’unique servante, devenue la vraiemaîtresse de la maison, depuis près de trente ans qu’elle était auservice du docteur. Bien qu’elle eût dépassé la soixantaine, ellegardait un air jeune, elle aussi, active et silencieuse, dans sonéternelle robe noire et sa coiffe blanche, qui la faisaitressembler à une religieuse, avec sa petite figure blême etreposée, où semblaient s’être éteints ses yeux couleur decendre.

Elle ne parla pas, alla s’asseoir à terre devant un fauteuil,dont la vieille tapisserie laissait passer le crin par unedéchirure ; et, tirant de sa poche une aiguille et un écheveaude laine, elle se mit à la raccommoder. Depuis trois jours, elleattendait d’avoir une heure, pour faire cette réparation qui lahantait.

– Pendant que vous y êtes, Martine, s’écria Pascalplaisamment, en prenant dans ses deux mains la tête révoltée deClotilde, recousez-moi donc aussi cette caboche-là, qui a desfuites.

Martine leva ses yeux pâles, regarda son maître de son airhabituel d’adoration.

– Pourquoi Monsieur me dit-il cela ?

– Parce que, ma brave fille, je crois bien que c’est vousqui avez fourré là-dedans, dans cette bonne petite caboche ronde,nette et solide, des idées de l’autre monde, avec toute votredévotion.

Les deux femmes échangèrent un regard d’intelligence.

– Oh ! Monsieur, la religion n’a jamais fait de mal àpersonne… Et, quand on n’a pas les mêmes idées, il vaut mieux n’enpas causer, bien sûr.

Il se fit un silence gêné. C’était la seule divergence qui,parfois, amenait des brouilles, entre ces trois êtres si unis,vivant d’une vie si étroite. Martine n’avait que vingt-neuf ans, unan de plus que le docteur, quand elle était entrée chez lui, àl’époque où il débutait à Plassans comme médecin, dans une petitemaison claire de la ville neuve. Et, treize années plus tard,lorsque Saccard, un frère de Pascal, lui envoya de Paris sa filleClotilde, âgée de sept ans, à la mort de sa femme et au moment dese remarier, ce fut elle qui éleva l’enfant, la menant à l’église,lui communiquant un peu de la flamme dévote dont elle avaittoujours brûlé, tandis que le docteur, d’esprit large, les laissaitaller à leur joie de croire, car il ne se sentait pas le droitd’interdire à personne le bonheur de la foi. Il se contenta ensuitede veiller sur l’instruction de la jeune fille, de lui donner entoutes choses des idées précises et saines. Depuis près de dix-huitans qu’ils vivaient ainsi tous les trois, retirés à la Souleiade,une propriété située dans un faubourg de la ville, à un quartd’heure de Saint-Saturnin, la cathédrale, la vie avait couléheureuse, occupée à de grands travaux cachés, un peu troubléepourtant par un malaise qui grandissait, le heurt de plus en plusviolent de leurs croyances.

Pascal se promena un instant, assombri. Puis, en homme qui nemâchait pas ses mots :

– Vois-tu, chérie, toute cette fantasmagorie du mystère agâté ta jolie cervelle… Ton bon Dieu n’avait pas besoin de toi,j’aurais dû te garder pour moi tout seul, et tu ne t’en porteraisque mieux.

Mais Clotilde, frémissante, ses clairs regards hardiment fixéssur les siens, lui tenait tête.

– C’est toi, maître, qui te porterais mieux, si tu net’enfermais pas dans tes yeux de chair… Il y a autre chose,pourquoi ne veux-tu pas voir ?

Et Martine vint à son aide, en son langage.

– C’est bien vrai, Monsieur, que vous qui êtes un saint,comme je le dis partout, vous devriez nous accompagner à l’église…Sûrement, Dieu vous sauvera. Mais, à l’idée que vous pourriez nepas aller droit en paradis, j’en ai tout le corps qui tremble.

Il s’était arrêté, il les avait devant lui toutes deux, enpleine rébellion, elles si dociles, à ses pieds d’habitude, d’unetendresse de femmes conquises par sa gaieté et sa bonté. Déjà, ilouvrait la bouche, il allait répondre rudement, lorsque l’inutilitéde la discussion lui apparut.

– Tenez ! fichez-moi la paix. Je ferai mieux d’allertravailler… Et, surtout, qu’on ne me dérange pas !

D’un pas leste, il gagna sa chambre, où il avait installé unesorte de laboratoire, et il s’y enferma. La défense d’y entrerétait formelle. C’était là qu’il se livrait à des préparationsspéciales, dont il ne parlait à personne. Presque tout de suite, onentendit le bruit régulier et lent d’un pilon dans un mortier.

– Allons, dit Clotilde en souriant, le voilà à sa cuisinedu diable, comme dit grand-mère.

Et elle se remit posément à copier la tige de roses trémières.Elle en serrait le dessin avec une précision mathématique, elletrouvait le ton juste des pétales violets, zébrés de jaune, jusquedans la décoloration la plus délicate des nuances.

– Ah ! murmura au bout d’un moment Martine, de nouveaupar terre, en train de raccommoder le fauteuil, quel malheur qu’unsaint homme pareil perde son âme à plaisir !… Car, il n’y apas à dire, voici trente ans que je le connais, et jamais il n’afait seulement de la peine à personne. Un vrai cœur d’or, quis’ôterait les morceaux de la bouche… Et gentil avec ça, et toujoursbien portant, et toujours gai, une vraie bénédiction !… C’estun meurtre qu’il ne veuille pas faire sa paix avec le bon Dieu.N’est-ce pas ? mademoiselle, il faudra le forcer.

Clotilde, surprise de lui en entendre dire si long à la fois,donna sa parole, l’air grave.

– Certainement, Martine, c’est juré. Nous le forcerons.

Le silence recommençait, lorsqu’on entendit le tintement de lasonnette fixée, en bas, à la porte d’entrée. On l’avait mise là,afin d’être averti, dans cette maison trop vaste pour les troispersonnes qui l’habitaient. La servante sembla étonnée et grommelades paroles sourdes : qui pouvait venir par une chaleurpareille ? Elle s’était levée, elle ouvrit la porte, se penchaau-dessus de la rampe, puis reparut en disant :

– C’est Mme Félicité.

Vivement la vieille Mme Rougon entra. Malgré sesquatre-vingts ans, elle venait de monter l’escalier avec unelégèreté de jeune fille ; et elle restait la cigale brune,maigre et stridente d’autrefois. Très élégante maintenant, vêtue desoie noire, elle pouvait encore être prise, par-derrière, grâce àla finesse de sa taille, pour quelque amoureuse, quelque ambitieusecourant à sa passion. De face, dans son visage séché, ses yeuxgardaient leur flamme, et elle souriait d’un joli sourire, quandelle le voulait bien.

– Comment, c’est toi, grand-mère ! s’écria Clotilde,en marchant à sa rencontre. Mais il y a de quoi être cuit, par ceterrible soleil !

Félicité, qui la baisait au front, se mit à rire.

– Oh ! le soleil, c’est mon ami !

Puis, trottant à petits pas rapides, elle alla tournerl’espagnolette d’un des volets.

– Ouvrez donc un peu ! c’est trop triste, de vivreainsi dans le noir… Chez moi, je laisse le soleil entrer.

Par l’entrebâillement, un jet d’ardente lumière, un flot debraises dansantes pénétra. Et l’on aperçut, sous le ciel d’un bleuviolâtre d’incendie, la vaste campagne brûlée, comme endormie etmorte dans cet anéantissement de fournaise ; tandis que, surla droite, au-dessus des toitures roses, se dressait le clocher deSaint-Saturnin, une tour dorée, aux arêtes d’os blanchis, dansl’aveuglante clarté.

– Oui, continuait Félicité, j’irai sans doute tout àl’heure aux Tulettes, et je voulais savoir si vous aviez Charles,afin de l’y mener avec moi… Il n’est pas ici, je vois ça. Ce serapour un autre jour.

Mais, tandis qu’elle donnait ce prétexte à sa visite, ses yeuxfureteurs faisaient le tour de la pièce. D’ailleurs, elle n’insistapas, parla tout de suite de son fils Pascal, en entendant le bruitrythmique du pilon qui n’avait pas cessé dans la chambrevoisine.

– Ah ! il est encore à sa cuisine du diable !… Nele dérangez pas, je n’ai rien à lui dire.

Martine, qui s’était remise à son fauteuil, hocha la tête, pourdéclarer qu’elle n’avait nulle envie de déranger son maître ;et il y eut un nouveau silence, tandis que Clotilde essuyait à unlinge ses doigts tachés de pastel, et que Félicité reprenait samarche à petits pas, d’un air d’enquête.

Depuis bientôt deux ans, la vieille Mme Rougon était veuve.Son mari, devenu si gros, qu’il ne se remuait plus, avait succombé,étouffé par une indigestion, le 3 septembre 1870, dans la nuit dujour où il avait appris la catastrophe de Sedan. L’écroulement durégime, dont il se flattait d’être un des fondateurs, semblaitl’avoir foudroyé. Aussi Félicité affectait-elle de ne pluss’occuper de politique, vivant désormais comme une reine retirée dutrône. Personne n’ignorait que les Rougon, en 1851, avaient sauvéPlassans de l’anarchie, en y faisant triompher le coup d’État du 2décembre, et que, quelques années plus tard, ils l’avaient conquisde nouveau, sur les candidats légitimistes et républicains, pour ledonner à un député bonapartiste. Jusqu’à la guerre, l’Empire yétait resté tout-puissant, si acclamé, qu’il y avait obtenu, auplébiscite une majorité écrasante. Mais, depuis les désastres, laville devenait républicaine, le quartier Saint-Marc était retombédans ses sourdes intrigues royalistes, tandis que le vieux quartieret la ville neuve avaient envoyé à la Chambre un représentantlibéral, assurément teinté d’orléanisme, tout prêt à se ranger ducôté de la République, si elle triomphait. Et c’était pourquoiFélicité, en femme très intelligente, se désintéressait etconsentait à n’être plus que la reine détrônée d’un régimedéchu.

Mais il y avait encore là une haute position, environnée detoute une poésie mélancolique. Pendant dix-huit années, elle avaitrégné. La légende de ses deux salons, le salon jaune où avait mûrile coup d’État, le salon vert, plus tard, le terrain neutre où laconquête de Plassans s’était achevée, s’embellissait du recul desépoques disparues. Elle était, d’ailleurs, très riche. Puis, on latrouvait très digne dans la chute, sans un regret ni une plainte,promenant, avec ses quatre-vingts ans, une si longue suite defurieux appétits, d’abominables manœuvres et d’assouvissementsdémesurés, qu’elle en devenait auguste. La seule de ses joies,maintenant, était de jouir en paix de sa grande fortune et de saroyauté passée, et elle n’avait plus qu’une passion, celle dedéfendre son histoire, en écartant tout ce qui, dans la suite desâges, pourrait la salir. Son orgueil, qui vivait du double exploitdont les habitants parlaient encore, veillait avec un soin jaloux,résolu à ne laisser debout que les beaux documents, cette légendequi la faisait saluer comme une majesté tombée, quand elletraversait la ville.

Elle était allée jusqu’à la porte de la chambre, elle écouta lebruit du pilon. Puis, le front soucieux, elle revint versClotilde.

– Que fabrique-t-il donc, mon Dieu ! Tu sais qu’il sefait le plus grand tort, avec sa drogue nouvelle. On m’a racontéque, l’autre jour, il avait encore failli tuer un de sesmalades.

– Oh ! grand-mère ! s’écria la jeune fille.

Mais elle était lancée.

– Oui, parfaitement ! les bonnes femmes en disent biend’autres… Va les questionner, au fond du faubourg. Elles te dirontqu’il pile des os de mort dans du sang de nouveau-né.

Cette fois, pendant que Martine protestait elle-même, Clotildese fâcha, blessée dans sa tendresse.

– Oh ! grand-mère, ne répète pas cesabominations !… Maître qui a un si grand cœur, qui ne songequ’au bonheur de tous !

Alors, quand elle les vit l’une et l’autre s’indigner, Félicité,comprenant qu’elle brusquait trop les choses, redevint trèscâline.

– Mais, mon petit chat, ce n’est pas moi qui dis ces chosesaffreuses. Je te répète les bêtises qu’on fait courir, pour que tucomprennes que Pascal a tort de ne pas tenir compte de l’opinionpublique… Il croit avoir trouvé un nouveau remède, rien demieux ! et je veux même admettre qu’il va guérir tout lemonde, comme il l’espère. Seulement, pourquoi affecter ces alluresmystérieuses, pourquoi n’en pas parler tout haut, pourquoi surtoutne l’essayer que sur cette racaille du vieux quartier et de lacampagne, au lieu de tenter, parmi les gens comme il faut de laville, des cures éclatantes qui lui feraient honneur ?… Non,vois-tu, mon petit chat, ton oncle n’a jamais rien pu faire commeles autres.

Elle avait pris un ton peiné, baissant la voix pour étaler cetteplaie secrète de son cœur.

– Dieu merci ! ce ne sont pas les hommes de valeur quimanquent dans notre famille, mes autres fils m’ont donné assez desatisfaction ! N’est-ce pas ? ton oncle Eugène est montéassez haut, ministre pendant douze ans, presque empereur ! etton père lui-même a remué assez de millions, a été mêlé à d’assezgrands travaux qui ont refait Paris ! Je ne parle pas de tonfrère Maxime, si riche, si distingué, ni de tes cousins, OctaveMouret, un des conquérants du nouveau commerce, et notre cher abbéMouret, un saint celui-là !… Eh bien ! pourquoi Pascal,qui aurait pu marcher sur leurs traces à tous, vit-il obstinémentdans son trou, en vieil original à demi fêlé ?

Et, la jeune fille s’étant révoltée encore, elle lui ferma labouche d’un geste caressant de la main.

– Non, non ! laisse-moi finir… Je sais bien que Pascaln’est pas une bête, qu’il a fait des travaux remarquables, que sesenvois à l’Académie de médecine lui ont même acquis une réputationparmi les savants… Mais cela peut-il compter, à côté de ce quej’avais rêvé pour lui ? oui ! toute la belle clientèle dela ville, une grosse fortune, la décoration, enfin des honneurs,une position digne de la famille… Ah ! vois-tu, mon petitchat, c’est de cela que je me plains : il n’en est pas, il n’apas voulu en être, de la famille. Ma parole ! je le luidisais, quand il était enfant : « Mais d’oùsors-tu ? Tu n’es pas à nous ! » Moi, j’ai toutsacrifié à la famille, je me ferais hacher pour que la famille fûtà jamais grande et glorieuse !

Elle redressait sa petite taille, elle devenait très haute, dansl’unique passion de jouissance et d’orgueil qui avait empli sa vie.Mais elle recommençait sa promenade, lorsqu’elle eut unsaisissement, en apercevant soudain, par terre, le numéro duTemps, que le docteur avait jeté, après y avoir découpél’article, pour le joindre au dossier de Saccard ; et la vuede la fenêtre, ouverte au milieu de la feuille, la renseigna sansdoute, car, du coup, elle ne marcha plus, elle se laissa tomber surune chaise, comme si elle savait enfin ce qu’elle était venueapprendre.

– Ton père a été nommé directeur de l’Époque,reprit-elle brusquement.

– Oui, dit Clotilde avec tranquillité, maître me l’a dit,c’était dans le journal.

D’un air attentif et inquiet, Félicité la regardait, car cettenomination de Saccard, ce ralliement à la République, était unechose énorme. Après la chute de l’Empire, il avait osé rentrer enFrance, malgré sa condamnation comme directeur de la Banqueuniverselle, dont l’effondrement colossal avait précédé celui durégime. Des influences nouvelles, toute une intrigue extraordinairedevait l’avoir remis sur pied. Non seulement il avait eu sa grâce,mais encore il était une fois de plus en train de brasser desaffaires considérables, lancé dans le grand journalisme, retrouvantsa part dans tous les pots-de-vin. Et le souvenir s’évoquait desbrouilles de jadis, entre lui et son frère Eugène Rougon, qu’ilavait compromis si souvent, et que, par un retour ironique deschoses, il allait peut-être protéger, maintenant que l’ancienministre de l’Empire n’était plus qu’un simple député, résigné auseul rôle de défendre son maître déchu, avec l’entêtement que samère mettait à défendre sa famille. Elle obéissait encoredocilement aux ordres de son fils aîné, l’aigle, mêmefoudroyé ; mais Saccard, quoi qu’il fît, lui tenait aussi aucœur, par son indomptable besoin du succès ; et elle était enoutre fière de Maxime, le frère de Clotilde, qui s’étaitréinstallé, après la guerre, dans son hôtel de l’avenue duBois-de-Boulogne, où il mangeait la fortune que lui avait laisséesa femme, devenu prudent, d’une sagesse d’homme atteint dans sesmoelles, rusant avec la paralysie menaçante.

– Directeur de l’Époque, répéta-t-elle, c’est unevraie situation de ministre que ton père a conquise… Et j’oubliaisde te dire, j’ai encore écrit à ton frère, pour le déterminer àvenir nous voir. Cela le distrairait, lui ferait du bien. Puis, ily a cet enfant, ce pauvre Charles…

Elle n’insista pas, c’était là une autre des plaies dontsaignait son orgueil : un fils que Maxime avait eu, à dix-septans, d’une servante, et qui, maintenant, âgé d’une quinzained’années, de tête faible, vivait à Plassans, passant de l’un chezl’autre, à la charge de tous.

Un instant encore, elle attendit, espérant une réflexion deClotilde, une transition qui lui permettrait d’arriver où ellevoulait en venir. Lorsqu’elle vit que la jeune fille sedésintéressait, occupée à ranger des papiers sur son pupitre, ellese décida, après avoir jeté un coup d’œil sur Martine, quicontinuait à raccommoder le fauteuil, comme muette et sourde.

– Alors, ton oncle a découpé l’article duTemps ?

Très calme, Clotilde souriait.

– Oui, maître l’a mis dans les dossiers. Ah ! ce qu’ilenterre de notes, là-dedans ! Les naissances, les morts, lesmoindres incidents de la vie, tout y passe. Et il y a aussi l’Arbregénéalogique, tu sais bien, notre fameux Arbre généalogique, qu’iltient au courant !

Les yeux de la vieille Mme Rougon avaient flambé. Elleregardait fixement la jeune fille.

– Tu les connais, ces dossiers ?

– Oh ! non, grand-mère ! Jamais maître ne m’enparle, et il me défend de les toucher.

Mais elle ne la croyait pas.

– Voyons ! tu les as sous la main, tu as dû leslire.

Très simple, avec sa tranquille droiture, Clotilde répondit, ensouriant de nouveau.

– Non ! quand maître me défend une chose, c’est qu’ila ses raisons, et je ne la fais pas.

– Eh bien ! mon enfant, s’écria violemment Félicité,cédant à sa passion, toi que Pascal aime bien, et qu’il écouteraitpeut-être, tu devrais le supplier de brûler tout ça, car, s’ilvenait à mourir et qu’on trouvât les affreuses choses qu’il y alà-dedans, nous serions tous déshonorés !

Ah ! ces dossiers abominables, elle les voyait, la nuit,dans ses cauchemars, étaler en lettres de feu les histoires vraies,les tares physiologiques de la famille, tout cet envers de sagloire qu’elle aurait voulu à jamais enfouir, avec les ancêtresdéjà morts ! Elle savait comment le docteur avait eu l’idée deréunir ces documents, dès le début de ses grandes études surl’hérédité, comment il s’était trouvé conduit à prendre sa proprefamille en exemple, frappé des cas typiques qu’il y constatait etqui venaient à l’appui des lois découvertes par lui. N’était-ce pasun champ tout naturel d’observation, à portée de sa main, qu’ilconnaissait à fond ? Et, avec une belle carrure insoucieuse desavant, il accumulait sur les siens, depuis trente années, lesrenseignements les plus intimes, recueillant et classant tout,dressant cet Arbre généalogique des Rougon-Macquart, dont lesvolumineux dossiers n’étaient que le commentaire, bourré depreuves.

– Ah ! oui, continuait la vieille Mme Rougonardemment, au feu, au feu, toutes ces paperasses qui noussaliraient !

À ce moment, comme la servante se relevait pour sortir, envoyant le tour que prenait l’entretien, elle l’arrêta d’un gesteprompt.

– Non, non ! Martine, restez ! vous n’êtes pas detrop, puisque vous êtes de la famille maintenant.

Puis, d’une voix sifflante :

– Un ramas de faussetés, de commérages, tous les mensongesque nos ennemis ont lancés autrefois contre nous, enragés par notretriomphe !… Songe un peu à cela, mon enfant. Sur nous tous,sur ton père, sur ta mère, sur ton frère, sur moi, tantd’horreurs !

– Des horreurs, grand-mère, mais comment lesais-tu ?

Elle se troubla un instant.

– Oh ! je m’en doute, va !… Quelle est la famillequi n’a pas eu des malheurs, qu’on peut mal interpréter ?Ainsi, notre mère à tous, cette chère et vénérable Tante Dide, tonarrière-grand-mère, n’est-elle pas depuis vingt et un ans à l’Asiledes aliénés, aux Tulettes ? Si Dieu lui a fait la grâce de lalaisser vivre jusqu’à l’âge de cent quatre ans, il l’a cruellementfrappée en lui ôtant la raison. Certes, il n’y a pas de honte àcela ; seulement, ce qui m’exaspère, ce qu’il ne faut pas,c’est qu’on dise ensuite que nous sommes tous fous… Et,tiens ! sur ton grand-oncle Macquart, lui aussi, en a-t-onfait courir des bruits déplorables ! Macquart a eu autrefoisdes torts, je ne le défends pas. Mais, aujourd’hui, ne vit-il pasbien sagement, dans sa petite propriété des Tulettes, à deux pas denotre malheureuse mère, sur laquelle il veille en bon fils ?…Enfin, écoute ! un dernier exemple. Ton frère Maxime a commisune grosse faute, lorsqu’il a eu, d’une servante, ce pauvre petitCharles, et il est d’autre part certain que le triste enfant n’apas la tête solide. N’importe ! cela te fera-t-il plaisir, sil’on te raconte que ton neveu est un dégénéré, qu’il reproduit, àtrois générations de distance, sa trisaïeule, la chère femme prèsde laquelle nous le menons parfois, et avec qui il se plaîttant ?… Non ! il n’y a plus de famille possible, si l’onse met à tout éplucher, les nerfs de celui-ci, les muscles de cetautre. C’est à dégoûter de vivre !

Clotilde l’avait écoutée attentivement, debout dans sa longueblouse noire. Elle était redevenue grave, les bras tombés, les yeuxà terre. Un silence régna, puis elle dit avec lenteur :

– C’est la science, grand-mère.

– La science ! s’exclama Félicité, en piétinant denouveau, elle est jolie, leur science, qui va contre tout ce qu’ily a de sacré au monde ! Quand ils auront tout démoli, ilsseront bien avancés !… Ils tuent le respect, ils tuent lafamille, ils tuent le bon Dieu…

– Oh ! ne dites pas ça, Madame ! interrompitdouloureusement Martine, dont la dévotion étroite saignait. Nedites pas que Monsieur tue le bon Dieu !

– Si, ma pauvre fille, il le tue… Et, voyez-vous, c’est uncrime, au point de vue de la religion, que de le laisser se damnerainsi. Vous ne l’aimez pas, ma parole d’honneur ! non, vous nel’aimez pas, vous deux qui avez le bonheur de croire, puisque vousne faites rien pour qu’il rentre dans la vraie route… Ah !moi, à votre place, je fendrais plutôt cette armoire à coups dehache, je ferais un fameux feu de joie avec toutes les insultes aubon Dieu qu’elle contient !

Elle s’était plantée devant l’immense armoire, elle la mesuraitde son regard de feu, comme pour la prendre d’assaut, la saccager,l’anéantir, malgré la maigreur desséchée de ses quatre-vingts ans.Puis, avec un geste d’ironique dédain :

– Encore, avec sa science, s’il pouvait toutsavoir !

Clotilde était restée absorbée, les yeux perdus. Elle reprit àdemi-voix, oubliant les deux autres, se parlant àelle-même :

– C’est vrai, il ne peut tout savoir… Toujours, il y aautre chose, là-bas… C’est ce qui me fâche, c’est ce qui nous faitnous quereller parfois ; car je ne puis pas, comme lui, mettrele mystère à part : je m’en inquiète, jusqu’à en êtretorturée… Là-bas, tout ce qui veut et agit dans le frisson del’ombre, toutes les forces inconnues…

Sa voix s’était ralentie peu à peu, tombée à un murmureindistinct.

Alors, Martine, l’air sombre depuis un moment, intervint à sontour.

– Si c’était vrai pourtant, mademoiselle, que Monsieur sedamnât avec tous ces vilains papiers ! Dites, est-ce que nousle laisserions faire ?… Moi, voyez-vous, il me dirait de mejeter en bas de la terrasse, je fermerais les yeux et je mejetterais, parce que je sais qu’il a toujours raison. Mais, à sonsalut, oh ! si je le pouvais, j’y travaillerais malgré lui.Par tous les moyens, oui ! je le forcerais, ça m’est tropcruel de penser qu’il ne sera pas dans le ciel avec nous.

– Voilà qui est très bien, ma fille, approuva Félicité.Vous aimez au moins votre maître d’une façon intelligente.

Entre elles deux, Clotilde semblait encore irrésolue. Chez elle,la croyance ne se pliait pas à la règle stricte du dogme, lesentiment religieux ne se matérialisait pas dans l’espoir d’unparadis, d’un lieu de délices, où l’on devait retrouver les siens.C’était simplement, en elle, un besoin d’au-delà, une certitude quele vaste monde ne s’arrête point à la sensation, qu’il y a tout unautre monde inconnu, dont il faut tenir compte. Mais sa grand-mèresi vieille, cette servante si dévouée, l’ébranlaient, dans satendresse inquiète pour son oncle. Ne l’aimaient-elles pasdavantage, d’une façon plus éclairée et plus droite, elles qui levoulaient sans tache, dégagé de ses manies de savant, assez purpour être parmi les élus ? Des phrases de livres dévots luirevenaient, la continuelle bataille livrée à l’esprit du mal, lagloire des conversions emportées de haute lutte. Si elle se mettaità cette besogne sainte, si pourtant, malgré lui, elle lesauvait ! Et une exaltation, peu à peu, gagnait son esprit,tourné volontiers aux entreprises aventureuses.

– Certainement, finit-elle par dire, je serais trèsheureuse qu’il ne se cassât pas la tête, à entasser ces bouts depapier, et qu’il vînt avec nous à l’église.

En la voyant près de céder, Mme Rougon s’écria qu’ilfallait agir, et Martine elle-même pesa de toute sa réelleautorité. Elles s’étaient rapprochées, elles endoctrinaient lajeune fille, baissant la voix, comme pour un complot, d’oùsortirait un miraculeux bienfait, une joie divine dont la maisonentière serait parfumée. Quel triomphe, si l’on réconciliait ledocteur avec Dieu ! et quelle douceur ensuite, à vivreensemble, dans la communion céleste d’une même foi !

– Enfin, que dois-je faire ? demanda Clotilde,vaincue, conquise.

Mais, à ce moment, dans le silence, le pilon du docteur repritplus haut, de son rythme régulier. Et Félicité victorieuse, quiallait parler, tourna la tête avec inquiétude, regarda un instantla porte de la chambre voisine. Puis, à demi-voix :

– Tu sais où est la clef de l’armoire ?

Clotilde ne répondit pas, eut un simple geste, pour dire toutesa répugnance à trahir ainsi son maître.

– Que tu es enfant ! Je te jure de ne rien prendre, jene dérangerai même rien… Seulement, n’est-ce pas ? puisquenous sommes seules, et que jamais Pascal ne reparaît avant ledîner, nous pourrions nous assurer de ce qu’il y a là-dedans…Oh ! rien qu’un coup d’œil, ma parole d’honneur !

La jeune fille, immobile, ne consentait toujours pas.

– Et puis, peut-être que je me trompe, il n’y a sans doutelà aucune des mauvaises choses que je t’ai dites.

Ce fut décisif, elle courut prendre dans le tiroir la clef, elleouvrit elle-même l’armoire toute grande.

– Tiens ! grand-mère, les dossiers sont là-haut.

Martine, sans une parole, était allée se planter à la porte dela chambre, l’oreille au guet, écoutant le pilon, tandis queFélicité, clouée sur place par l’émotion, regardait les dossiers.Enfin, c’étaient eux, ces dossiers terribles, dont le cauchemarempoisonnait sa vie ! elle les voyait, elle allait lestoucher, les emporter ! Et elle se dressait, dans unallongement passionné de ses courtes jambes.

– C’est trop haut, mon petit chat, dit-elle. Aide-moi,donne-les-moi !

– Oh ! ça, non, grand-mère !… Prends unechaise.

Félicité prit une chaise, monta lestement dessus. Mais elleétait encore trop petite. D’un effort extraordinaire, elle sehaussait, arrivait à se grandir, jusqu’à toucher du bout de sesongles les chemises de fort papier bleu ; et ses doigts sepromenaient, se crispaient, avec des égratignements de griffes.Brusquement, il y eut un fracas : c’était un échantillongéologique, un fragment de marbre, qui se trouvait sur une plancheinférieure, et qu’elle venait de faire tomber.

Aussitôt, le pilon s’arrêta, et Martine dit d’une voixétouffée :

– Méfiez-vous, le voici !

Mais Félicité, désespérée, n’entendait pas, ne lâchait pas,lorsque Pascal entra vivement. Il avait cru à un malheur, à unechute, et il demeura stupéfié devant ce qu’il voyait : sa mèresur la chaise, le bras encore en l’air, tandis que Martine s’étaitécartée, et que Clotilde debout, très pâle, attendait, sansdétourner les yeux. Quand il eut compris, lui-même devint d’uneblancheur de linge. Une colère terrible montait en lui.

La vieille Mme Rougon, d’ailleurs, ne se troublaaucunement. Dès qu’elle vit l’occasion perdue, elle sauta de lachaise, ne fit aucune allusion à la vilaine besogne dans laquelleil la surprenait.

– Tiens, c’est toi ! Je ne voulais pas te déranger…J’étais venue embrasser Clotilde. Mais voici près de deux heuresque je bavarde, et je file bien vite. On m’attend chez moi, on nedoit plus savoir ce que je suis devenue… Au revoir, àdimanche !

Elle s’en alla, très à l’aise, après avoir souri à son fils, quiétait resté muet devant elle, respectueux. C’était une attitudeprise par lui, depuis longtemps, pour éviter une explication qu’ilsentait devoir être cruelle et dont il avait toujours eu peur. Illa connaissait, il voulait tout lui pardonner, dans sa largetolérance de savant qui faisait la part de l’hérédité, du milieu etdes circonstances. Puis, n’était-elle pas sa mère ? et celaaurait suffi ; car, au milieu des effroyables coups que sesrecherches portaient à la famille, il gardait une grande tendressede cœur pour les siens.

Lorsque sa mère ne fut plus là, sa colère éclata, s’abattit surClotilde. Il avait détourné les yeux de Martine, il les tenaitfixés sur la jeune fille, dont les regards ne se baissaienttoujours pas, dans une bravoure qui acceptait la responsabilité deson acte.

– Toi ! toi ! dit-il enfin.

Il lui avait saisi le bras, il le serrait, à la faire crier.Mais elle continuait à le regarder en face, sans plier devant lui,avec la volonté indomptable de sa personnalité, de sa pensée, àelle. Elle était belle et irritante, si mince, si élancée, vêtue desa blouse noire ; et son exquise jeunesse blonde, son frontdroit, son nez fin, son menton ferme, prenaient un charme guerrier,dans sa révolte.

– Toi que j’ai faite, toi qui es mon élève, mon amie, monautre pensée, à qui j’ai donné un peu de mon cœur et de moncerveau ! Ah ! oui, j’aurais dû te garder tout entièrepour moi, ne pas me laisser prendre le meilleur de toi-même par tonbête de bon Dieu !

– Oh ! Monsieur, vous blasphémez ! cria Martine,qui s’était rapprochée, pour détourner sur elle une partie de sacolère.

Mais il ne la voyait même pas. Clotilde seule existait. Et ilétait comme transfiguré, soulevé d’une telle passion, que, sous sescheveux blancs, dans sa barbe blanche, son beau visage flambait dejeunesse, d’une immense tendresse blessée et exaspérée. Un instantencore, ils se contemplèrent de la sorte, sans se céder, les yeuxsur les yeux.

– Toi ! toi ! répétait-il, de sa voixfrémissante.

– Oui, moi !… Pourquoi donc, maître, ne t’aimerais-jepas autant que tu m’aimes ? et pourquoi, si je te crois enpéril, ne tâcherais-je pas de te sauver ? Tu t’inquiètes biende ce que je pense, tu veux bien me forcer à penser commetoi !

Jamais elle ne lui avait ainsi tenu tête.

– Mais tu es une petite fille, tu ne sais rien !

– Non, je suis une âme, et tu n’en sais pas plus quemoi !

Il lui lâcha le bras, il eut un grand geste vague vers le ciel,et un extraordinaire silence tomba, plein des choses graves, del’inutile discussion qu’il ne voulait pas engager. D’une rudepoussée, il était allé ouvrir le volet de la fenêtre dumilieu ; car le soleil baissait, la salle s’emplissaitd’ombre. Puis, il revint.

Mais elle, dans un besoin d’air et de libre espace, était alléeà cette fenêtre ouverte. L’ardente pluie de braise avait cessé, iln’y avait plus, tombant de haut, que le dernier frisson du cielsurchauffé et pâlissant ; et, de la terre brûlante encore,montaient des odeurs chaudes, avec la respiration soulagée du soir.Au bas de la terrasse, c’était d’abord la voie du chemin de fer,les premières dépendances de la gare, dont on apercevait lesbâtiments ; puis, traversant la vaste plaine aride, une ligned’arbres indiquait le cours de la Viorne, au-delà duquel montaientles coteaux de Sainte-Marthe, des gradins de terres rougeâtresplantées d’oliviers, soutenues par des murs de pierres sèches, etque couronnaient des bois sombres de pins : large amphithéâtredésolé, mangé de soleil, d’un ton de vieille brique cuite,déroulant en haut, sur le ciel, cette frange de verdure noire. Àgauche, s’ouvraient les gorges de la Seille, des amas de pierresjaunes, écroulées au milieu de terres couleur de sang, dominées parune immense barre de rochers, pareille à un mur de forteressegéante ; tandis que, vers la droite, à l’entrée même de lavallée où coulait la Viorne, la ville de Plassans étageait sestoitures de tuiles décolorées et roses, son fouillis ramassé devieille cité, que perçaient des cimes d’ormes antiques, et surlaquelle régnait la haute tour de Saint-Saturnin, solitaire etsereine, à cette heure, dans l’or limpide du couchant.

– Ah ! mon Dieu ! dit lentement Clotilde, faut-ilêtre orgueilleux, pour croire qu’on va tout prendre dans sa main ettout connaître !

Pascal venait de monter sur la chaise, afin de s’assurer que pasun des dossiers ne manquait. Ensuite, il ramassa le fragment demarbre, le replaça sur la planche ; et, quand il eut refermél’armoire, d’une main énergique, il mit la clef au fond de sapoche.

– Oui, reprit-il, tâcher de tout connaître, et surtout nepas perdre la tête avec ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on neconnaîtra sans doute jamais !

Martine, de nouveau, s’était rapprochée de Clotilde, pour lasoutenir, pour montrer que toutes deux faisaient cause commune. Et,maintenant, le docteur l’apercevait, elle aussi, les sentait l’uneet l’autre unies dans la même volonté de conquête. Après des annéesde sourdes tentatives, c’était enfin la guerre ouverte, le savantqui voit les siens se tourner contre sa pensée et la menacer dedestruction. Il n’est point de pire tourment, avoir la trahisonchez soi, autour de soi, être traqué, dépossédé, anéanti, par ceuxque vous aimez et qui vous aiment !

Brusquement, cette idée affreuse lui apparut.

– Mais vous m’aimez toutes les deux pourtant !

Il vit leurs yeux s’obscurcir de larmes, il fut pris d’uneinfinie tristesse, dans cette fin si calme d’un beau jour. Toute sagaieté, toute sa bonté, qui venaient de sa passion de la vie, enétaient bouleversées.

– Ah ! ma chérie, et toi, ma pauvre fille, vous faitesça pour mon bonheur, n’est-ce pas ? Mais, hélas ! quenous allons être malheureux !

Chapitre 2

 

Le lendemain matin, Clotilde, dès six heures, se réveilla. Elles’était mise au lit fâchée avec Pascal, ils se boudaient. Et sonpremier sentiment fut un malaise, un chagrin sourd, le besoinimmédiat de se réconcilier, pour ne pas garder sur son cœur le grospoids qu’elle y retrouvait.

Vivement, sautant du lit, elle était allée entrouvrir les voletsdes deux fenêtres. Déjà haut, le soleil entra, coupa la chambre dedeux barres d’or. Dans cette pièce ensommeillée, toute moite d’unebonne odeur de jeunesse, la claire matinée apportait de petitssouffles d’une gaieté fraîche ; tandis que, revenue s’asseoirau bord du matelas la jeune fille demeurait un instant songeuse,simplement vêtue de son étroite chemise, qui semblait encorel’amincir, avec ses jambes longues et fuselées, son torse élancé etfort, à la gorge ronde, au cou rond, aux bras ronds etsouples ; et sa nuque, ses épaules adorables étaient un laitpur, une soie blanche, polie, d’une infinie douceur. Longtemps, àl’âge ingrat, de douze à dix-huit ans, elle avait paru trop grande,dégingandée, montant aux arbres comme un garçon. Puis, du galopinsans sexe, s’était dégagée cette fine créature de charme etd’amour.

Les yeux perdus, elle continuait à regarder les murs de lachambre. Bien que la Souleiade datât du siècle dernier, on avait dûla remeubler sous le premier Empire, car il y avait là, pourtenture, une ancienne indienne imprimée, représentant des bustes desphinx, dans des enroulements de couronnes de chêne. Autrefois d’unrouge vif, cette indienne était devenue rose, d’un vague rose quitournait à l’orange. Les rideaux des deux fenêtres et du litexistaient ; mais il avait fallu les faire nettoyer, ce quiles avait pâlis encore. Et c’était vraiment exquis, cette pourpreeffacée, ce ton d’aurore, si délicatement doux. Quant au lit, tendude la même étoffe, il tombait d’une vétusté telle, qu’on l’avaitremplacé par un autre lit, pris dans une pièce voisine, un autrelit Empire, bas et très large, en acajou massif, garni de cuivres,dont les quatre colonnes d’angle portaient aussi des bustes desphinx, pareils à ceux de la tenture. D’ailleurs, le reste dumobilier était appareillé, une armoire à portes pleines et àcolonnes, une commode à marbre blanc cerclé d’une galerie, unehaute psyché monumentale, une chaise longue aux pieds raidis, dessièges aux dossiers droits, en forme de lyre. Mais un couvre-pied,fait d’une ancienne jupe de soie Louis XV, égayait le litmajestueux, tenant le milieu du panneau, en face desfenêtres ; tout un amas de coussins rendait moelleuse la durechaise longue ; et il y avait deux étagères et une tablegarnies également de vieilles soies brochées de fleurs, découvertesau fond d’un placard.

Clotilde enfin mit ses bas, enfila un peignoir de piquéblanc ; et, ramassant du bout des pieds ses mules de toilegrise, elle courut dans son cabinet de toilette, une pièce dederrière, qui donnait sur l’autre façade. Elle l’avait faitsimplement tendre de coutil écru, à rayures bleues ; et il nes’y trouvait que des meubles de sapin verni, la toilette, deuxarmoires, des chaises. On l’y sentait pourtant d’une coquetterienaturelle et fine, très femme. Cela avait poussé chez elle, en mêmetemps que la beauté. À côté de la têtue, de la garçonnière qu’ellerestait parfois, elle était devenue une soumise, une tendre, aimantà être aimée. La vérité était qu’elle avait grandi librement,n’ayant jamais appris qu’à lire et à écrire, s’étant fait ensuited’elle-même une instruction assez vaste, en aidant son oncle. Maisil n’y avait eu aucun plan arrêté entre eux, elle s’était seulementpassionnée pour l’histoire naturelle, ce qui lui avait tout révéléde l’homme et de la femme. Et elle gardait sa pudeur de vierge,comme un fruit que nulle main n’a touché, sans doute grâce à sonattente ignorée et religieuse de l’amour, ce sentiment profond defemme qui lui faisait réserver le don de tout son être, sonanéantissement dans l’homme qu’elle aimerait.

Elle releva ses cheveux, se lava à grande eau ; puis,cédant à son impatience, elle revint ouvrir doucement la porte desa chambre, et se risqua à traverser sur la pointe des pieds, sansbruit, la vaste salle de travail. Les volets étaient fermés encore,mais elle voyait assez clair, pour ne pas se heurter aux meubles.Lorsqu’elle fut à l’autre bout, devant la porte de la chambre dudocteur, elle se pencha, retenant son haleine. Était-il levédéjà ? que pouvait-il faire ? Elle l’entendit nettementqui marchait à petits pas, s’habillant sans doute. Jamais ellen’entrait dans cette chambre, où il aimait à cacher certainstravaux, et qui restait close, ainsi qu’un tabernacle. Une anxiétél’avait prise, celle d’être trouvée là par lui, s’il poussait laporte ; et c’était un grand trouble, une révolte de sonorgueil et un désir de montrer sa soumission. Un instant, sonbesoin de se réconcilier devint si fort, qu’elle fut sur le pointde frapper. Puis, comme le bruit des pas se rapprochait, elle sesauva follement.

Jusqu’à huit heures, Clotilde s’agita dans une impatiencecroissante. À chaque minute, elle regardait la pendule, sur lacheminée de sa chambre, une pendule Empire de bronze doré, uneborne contre laquelle l’Amour souriant contemplait le Tempsendormi. C’était d’habitude à huit heures qu’elle descendait fairele premier déjeuner, en commun avec le docteur, dans la salle àmanger. Et, en attendant, elle se livra à des soins de toiletteminutieux, se coiffa, se chaussa, passa une robe, de toile blancheà pois rouges. Puis, ayant encore un quart d’heure à tuer, ellecontenta un ancien désir, elle s’assit pour coudre une petitedentelle, une imitation de chantilly, à sa blouse de travail, cetteblouse noire qu’elle finissait par trouver trop garçonnière, pasassez femme. Mais, comme huit heures sonnaient, elle lâcha sontravail, descendit vivement.

– Vous allez déjeuner toute seule, dit tranquillementMartine, dans la salle à manger.

– Comment ça ?

– Oui, Monsieur m’a appelée, et je lui ai passé son œuf,par l’entrebâillement de la porte. Le voilà encore dans son mortieret dans son filtre. Nous ne le verrons pas avant midi.

Clotilde était restée saisie, les joues pâles. Elle but son laitdebout, emporta son petit pain et suivit la servante, au fond de lacuisine. Il n’existait, au rez-de-chaussée, avec la salle à mangeret cette cuisine, qu’un salon abandonné, où l’on mettait laprovision de pommes de terre. Autrefois, lorsque le docteurrecevait des clients chez lui, il donnait ses consultationslà ; mais, depuis des années, on avait monté, dans sa chambre,le bureau et le fauteuil. Et il n’y avait plus, ouvrant sur lacuisine, qu’une autre petite pièce, la chambre de la vieilleservante, très propre, avec une commode de noyer et un lit monacal,garni de rideaux blancs.

– Tu crois qu’il s’est remis à fabriquer sa liqueur ?demanda Clotilde.

– Dame ! ça ne peut être que ça. Vous savez bien qu’ilen perd le manger et le boire, quand ça le prend.

Alors, toute la contrariété de la jeune fille s’exhala en uneplainte basse.

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Et, tandis que Martine montait faire sa chambre, elle prit uneombrelle au porte manteau du vestibule, elle sortit manger sonpetit pain dehors, désespérée, ne sachant plus à quoi occuper sontemps jusqu’à midi.

Il y avait déjà près de dix-sept ans que le docteur Pascal,résolu à quitter sa maison de la ville neuve, avait acheté laSouleiade, une vingtaine de mille francs. Son désir était de semettre à l’écart, et aussi de donner plus d’espace et plus de joieà la fillette que son frère venait de lui envoyer de Paris. CetteSouleiade, aux portes de la ville, sur un plateau qui dominait laplaine, était une ancienne propriété considérable, dont les vastesterres se trouvaient réduites à moins de deux hectares, par suitede ventes successives, sans compter que la construction du cheminde fer avait emporté les derniers champs labourables. La maisonelle-même avait été à moitié détruite par un incendie, il nerestait qu’un seul des deux corps de bâtiment, une aile carrée, àquatre pans comme on dit en Provence, de cinq fenêtres de façade,couverte en grosses tuiles roses. Et le docteur, qui l’avaitachetée toute meublée, s’était contenté de faire réparer etcompléter les murs de l’enclos, pour être tranquille chez lui.

D’ordinaire, Clotilde aimait passionnément cette solitude, ceroyaume étroit qu’elle pouvait visiter en dix minutes et quigardait pourtant des coins de sa grandeur passée. Mais, cematin-là, elle y apportait une colère sourde. Un moment, elles’avança sur la terrasse, aux deux bouts de laquelle étaientplantés des cyprès centenaires, deux énormes cierges sombres, qu’onvoyait de trois lieues. La pente ensuite dévalait jusqu’au cheminde fer, des murs de pierres sèches soutenaient les terres rouges,où les dernières vignes étaient mortes ; et, sur ces sortes demarches géantes, il ne poussait plus que des files chétivesd’oliviers et d’amandiers, au feuillage grêle. La chaleur étaitdéjà accablante, elle regarda de petits lézards qui fuyaient surles dalles disjointes, entre des touffes chevelues de câpriers.

Puis, comme irritée du vaste horizon, elle traversa le verger etle potager, que Martine s’entêtait à soigner, malgré son âge, nefaisant venir un homme que deux fois par semaine, pour les grostravaux ; et elle monta, vers la droite, dans une pinède, unpetit bois de pins, tout ce qu’il restait des pins superbes quiavaient jadis couvert le plateau. Mais, une fois encore, elle s’ytrouva mal à l’aise : les aiguilles sèches craquaient sous sespieds, un étouffement résineux tombait des branches. Et elle filale long du mur de clôture, passa devant la porte d’entrée, quiouvrait sur le chemin des Fenouillères, à cinq minutes despremières maisons de Plassans, déboucha enfin sur l’aire, une aireimmense de vingt mètres de rayon, qui aurait suffi à prouverl’ancienne importance du domaine. Ah ! cette aire antique,pavée de cailloux ronds, comme au temps des Romains, cette sorte devaste esplanade qu’une herbe courte et sèche, pareille à de l’or,semblait recouvrir d’un tapis de haute laine ! quelles bonnesparties elle y avait faites autrefois, à courir, à se rouler, àrester des heures étendue sur le dos, lorsque naissaient lesétoiles, au fond du ciel sans bornes !

Elle avait rouvert son ombrelle, elle traversa l’aire d’un pasralenti. Maintenant, elle se trouvait à la gauche de la terrasse,elle avait achevé le tour de la propriété. Aussi revint-ellederrière la maison, sous le bouquet d’énormes platanes quijetaient, de ce côté, une ombre épaisse. Là, s’ouvraient les deuxfenêtres de la chambre du docteur. Et elle leva les yeux, car ellene s’était rapprochée que dans l’espoir brusque de le voir enfin.Mais les fenêtres restaient closes, elle en fut blessée comme d’unedureté à son égard. Alors seulement, elle s’aperçut qu’elle tenaittoujours son petit pain, oubliant de le manger ; et elles’enfonça sous les arbres, elle le mordit impatiemment, de sesbelles dents de jeunesse.

C’était une retraite délicieuse, cet ancien quinconce deplatanes, un reste encore de la splendeur passée de la Souleiade.Sous ces géants, aux troncs monstrueux, il faisait à peine clair,un jour verdâtre, d’une fraîcheur exquise, par les jours brûlantsde l’été. Autrefois, un jardin français était dessiné là, dont ilne restait que les bordures de buis, des buis qui s’accommodaientde l’ombre sans doute, car ils avaient vigoureusement poussé,grands comme des arbustes. Et le charme de ce coin si ombreux étaitune fontaine, un simple tuyau de plomb scellé dans un fût decolonne, d’où coulait perpétuellement, même pendant les plusgrandes sécheresses, un filet d’eau de la grosseur du petit doigt,qui allait, plus loin, alimenter un large bassin moussu, dont on nenettoyait les pierres verdies que tous les trois ou quatre ans.Quand tous les puits du voisinage se tarissaient, la Souleiadegardait sa source, de qui les grands platanes étaient sûrement lesfils centenaires. Nuit et jour, depuis des siècles, ce mince filetd’eau, égal et continu, chantait sa même chanson pure, d’unevibration de cristal.

Clotilde, après avoir erré parmi les buis qui lui arrivaient àl’épaule, rentra chercher une broderie, et revint s’asseoir devantune table de pierre, à côté de la fontaine. On avait mis làquelques chaises de jardin, on y prenait le café. Et elle affectadès lors de ne plus lever la tête, comme absorbée dans son travail.Pourtant, de temps à autre, elle semblait jeter un coup d’œil,entre les troncs des arbres, vers les lointains ardents, l’aireaveuglante ainsi qu’un brasier, où le soleil brûlait. Mais, enréalité, son regard se coulait derrière ses longs cils, remontaitjusqu’aux fenêtres du docteur. Rien n’y apparaissait, pas uneombre. Et une tristesse, une rancune grandissaient en elle, cetabandon où il la laissait, ce dédain où il semblait la tenir, aprèsleur querelle de la veille. Elle qui s’était levée avec un si grosdésir de faire tout de suite la paix ! Lui, n’avait donc pasde hâte, ne l’aimait donc pas, puisqu’il pouvait vivre fâché ?Et peu à peu elle s’assombrissait, elle retournait à des pensées delutte, résolue de nouveau à ne céder sur rien.

Vers onze heures, avant de mettre son déjeuner au feu, Martinevint la rejoindre, avec l’éternel bas qu’elle tricotait même enmarchant, quand la maison ne l’occupait pas.

– Vous savez qu’il est toujours enfermé là-haut, comme unloup, à fabriquer sa drôle de cuisine ?

Clotilde haussa les épaules, sans quitter des yeux sabroderie.

– Et, Mademoiselle, si je vous répétais ce qu’onraconte ! Mme Félicité avait raison, hier, de dire qu’ily a vraiment de quoi rougir… On m’a jeté à la figure, à moi quivous parle, qu’il avait tué le vieux Boutin, vous vous souvenez, cepauvre vieux qui tombait du haut mal et qui est mort sur uneroute.

Il y eut un silence. Puis, voyant la jeune fille s’assombrirencore, la servante reprit, tout en activant le mouvement rapide deses doigts :

– Moi, je n’y entends rien, mais ça me met en rage, cequ’il fabrique… Et vous, Mademoiselle, est-ce que vous approuvezcette cuisine-là ?

Brusquement, Clotilde leva la tête, cédant au flot de passionqui l’emportait.

– Écoute, je ne veux pas m’y entendre plus que toi, mais jecrois qu’il court à de très grands soucis… Il ne nous aime pas…

– Oh ! si, Mademoiselle, il nous aime !

– Non, non, pas comme nous l’aimons !… S’il nousaimait, il serait là, avec nous, au lieu de perdre là-haut son âme,son bonheur et le nôtre, à vouloir sauver tout le monde !

Et les deux femmes se regardèrent un moment, les yeux brûlantsde tendresse, dans leur colère jalouse. Elles se remirent autravail, elles ne parlèrent plus, baignées d’ombre.

En haut, dans sa chambre, le docteur Pascal travaillait avec unesérénité de joie parfaite. Il n’avait guère exercé la médecine quependant une douzaine d’années, depuis son retour de Paris, jusqu’aujour où il était venu se retirer à la Souleiade. Satisfait des centet quelques mille francs qu’il avait gagnés et placés sagement, ilne s’était plus guère consacré qu’à ses études favorites, gardantsimplement une clientèle d’amis, ne refusant pas d’aller au chevetd’un malade, sans jamais envoyer sa note. Quand on le payait, iljetait l’argent au fond d’un tiroir de son secrétaire, il regardaitcela comme de l’argent de poche, pour ses expériences et sescaprices, en dehors de ses rentes dont le chiffre lui suffisait. Etil se moquait de la mauvaise réputation d’étrangeté que ses allureslui avaient faite, il n’était heureux qu’au milieu de sesrecherches, sur les sujets qui le passionnaient. C’était pourbeaucoup une surprise, de voir que ce savant, avec ses parties degénie gâtées par une imagination trop vive, fût resté à Plassans,cette ville perdue, qui semblait ne devoir lui offrir aucun desoutils nécessaires.

Mais il expliquait très bien les commodités qu’il y avaitdécouvertes, d’abord une retraite de grand calme, ensuite unterrain insoupçonné d’enquête continue, au point de vue des faitsde l’hérédité, son étude préférée, dans ce coin de province où ilconnaissait chaque famille, où il pouvait suivre les phénomènestenus secrets, pendant deux et trois générations. D’autre part, ilétait voisin de la mer, il y était allé, presque à chaque bellesaison, étudier la vie, le pullulement infini où elle naît et sepropage, au fond des vastes eaux. Et il y avait enfin, à l’hôpitalde Plassans, une salle de dissection, qu’il était presque le seul àfréquenter, une grande salle claire et tranquille, dans laquelle,depuis plus de vingt ans, tous les corps non réclamés étaientpassés sous son scalpel. Très modeste d’ailleurs, d’une timiditélongtemps ombrageuse, il lui avait suffi de rester encorrespondance avec ses anciens professeurs et quelques amisnouveaux, au sujet des très remarquables mémoires qu’il envoyaitparfois à l’Académie de médecine. Toute ambition militante luimanquait.

Ce qui avait amené le docteur Pascal à s’occuper spécialementdes lois de l’hérédité, c’était, au début, des travaux sur lagestation. Comme toujours, le hasard avait eu sa part, en luifournissant toute une série de cadavres de femmes enceintes, mortespendant une épidémie cholérique. Plus tard, il avait surveillé lesdécès, complétant la série, comblant les lacunes, pour arriver àconnaître la formation de l’embryon, puis le développement dufœtus, à chaque jour de sa vie intra-utérine ; et il avaitainsi dressé le catalogue des observations les plus nettes, lesplus définitives. À partir de ce moment, le problème de laconception, au principe de tout, s’était posé à lui, dans sonirritant mystère. Pourquoi et comment un être nouveau ?Quelles étaient les lois de la vie, ce torrent d’êtres quifaisaient le monde ? Il ne s’en tenait pas aux cadavres, ilélargissait ses dissections sur l’humanité vivante, frappé decertains faits constants parmi sa clientèle, mettant surtout enobservation sa propre famille, qui était devenue son principalchamp d’expérience, tellement les cas s’y présentaient précis etcomplets. Dès lors, à mesure que les faits s’accumulaient et seclassaient dans ses notes, il avait tenté une théorie générale del’hérédité, qui pût suffire à les expliquer tous.

Problème ardu, et dont il remaniait la solution depuis desannées. Il était parti du principe d’invention et du principed’imitation, l’hérédité ou reproduction des êtres sous l’empire dusemblable, l’innéité ou reproduction des êtres sous l’empire dudivers. Pour l’hérédité, il n’avait admis que quatre cas :l’hérédité directe, représentation du père et de la mère dans lanature physique et morale de l’enfant ; l’hérédité indirecte,représentation des collatéraux, oncles et tantes, cousins etcousines ; l’hérédité en retour, représentation desascendants, à une ou plusieurs générations de distance ;enfin, l’hérédité d’influence, représentation des conjointsantérieurs, par exemple du premier mâle qui a comme imprégné lafemelle pour sa conception future, même lorsqu’il n’en est plusl’auteur. Quant à l’innéité, elle était l’être nouveau, ou quiparaît tel, et chez qui se confondent les caractères physiques etmoraux des parents, sans que rien d’eux semble s’y retrouver. Et,dès lors, reprenant les deux termes, l’hérédité, l’innéité, il lesavait subdivisés à leur tour, partageant l’hérédité en deux cas,l’élection du père ou de la mère chez l’enfant, le choix, laprédominance individuelle, ou bien le mélange de l’un et del’autre, et un mélange qui pouvait affecter trois formes, soit parsoudure, soit par dissémination, soit par fusion, en allant del’état le moins bon au plus parfait ; tandis que, pourl’innéité, il n’y avait qu’un cas possible, la combinaison, cettecombinaison chimique qui fait que deux corps mis en présencepeuvent constituer un nouveau corps, totalement différent de ceuxdont il est le produit. C’était là le résumé d’un amas considérabled’observations, non seulement en anthropologie, mais encore enzoologie, en pomologie et en horticulture. Puis, la difficultécommençait, lorsqu’il s’agissait, en présence de ces faitsmultiples, apportés par l’analyse, d’en faire la synthèse, deformuler la théorie qui les expliquât tous. Là, il se sentait surce terrain mouvant de l’hypothèse, que chaque nouvelle découvertetransforme ; et, s’il ne pouvait s’empêcher de donner unesolution, par le besoin que l’esprit humain a de conclure, il avaitcependant l’esprit assez large pour laisser le problème ouvert. Ilétait donc allé des gemmules de Darwin, de sa pangenèse, à lapérigenèse de Haeckel en passant par les stirpes de Galton. Puis,il avait eu l’intuition de la théorie que Weismann devait fairetriompher plus tard, il s’était arrêté à l’idée d’une substanceextrêmement fine et complexe, le plasma germinatif, dont une partiereste toujours en réserve dans chaque nouvel être, pour qu’ellesoit ainsi transmise, invariable, immuable, de génération engénération. Cela paraissait tout expliquer ; mais quel infinide mystère encore, ce monde de ressemblances que transmettent lespermatozoïde et l’ovule, où l’œil humain ne distingue absolumentrien, sous le grossissement le plus fort du microscope ! Et ils’attendait bien à ce que sa théorie fût caduque un jour, il nes’en contentait que comme d’une explication transitoire,satisfaisante pour l’état actuel de la question, dans cetteperpétuelle enquête sur la vie, dont la source même, lejaillissement semble devoir à jamais nous échapper.

Ah ! cette hérédité, quel sujet pour lui de méditationssans fin ! L’inattendu, le prodigieux n’était-ce point que laressemblance ne fût pas complète, mathématique, des parents auxenfants ? Il avait, pour sa famille, d’abord dressé un arbrelogiquement déduit, où les parts d’influence, de génération engénération, se distribuaient moitié par moitié, la part du père etla part de la mère. Mais la réalité vivante, presque à chaque coup,démentait la théorie. L’hérédité, au lieu d’être la ressemblance,n’était que l’effort vers la ressemblance, contrarié par lescirconstances et le milieu. Et il avait abouti à ce qu’il nommaitl’hypothèse de l’avortement des cellules. La vie n’est qu’unmouvement, et l’hérédité étant le mouvement communiqué, lescellules, dans leur multiplication les unes des autres, sepoussaient, se foulaient, se casaient, en déployant chacunel’effort héréditaire ; de sorte que si, pendant cette lutte,des cellules plus faibles succombaient, on voyait se produire, aurésultat final, des troubles considérables, des organes totalementdifférents. L’innéité, l’invention constante de la nature àlaquelle il répugnait, ne venait-elle pas de là ? n’était-ilpas, lui, si différent de ses parents, que par suite d’accidentspareils, ou encore par l’effet de l’hérédité larvée, à laquelle ilavait cru un moment ? car tout arbre généalogique a desracines qui plongent dans l’humanité jusqu’au premier homme, on nesaurait partir d’un ancêtre unique, on peut toujours ressembler àun ancêtre plus ancien, inconnu. Pourtant, il doutait del’atavisme, son opinion était, malgré un exemple singulier prisdans sa propre famille, que la ressemblance, au bout de deux outrois générations, doit sombrer, en raison des accidents, desinterventions, des mille combinaisons possibles. Il y avait donc làun perpétuel devenir, une transformation constante dans cet effortcommuniqué, cette puissance transmise, cet ébranlement qui soufflela vie à la matière et qui est toute la vie. Et des questionsmultiples se posaient. Existait-il un progrès physique etintellectuel à travers les âges ? Le cerveau, au contact dessciences grandissantes, s’amplifiait-il ? Pouvait-on espérer,à la longue, une plus grande somme de raison et de bonheur ?Puis, c’étaient des problèmes spéciaux, un entre autres, dont lemystère l’avait longtemps irrité : comment un garçon, commentune fille, dans la conception ? n’arriverait-on jamais àprévoir scientifiquement le sexe, ou tout au moins àl’expliquer ? Il avait écrit, sur cette matière, un trèscurieux mémoire, bourré de faits, mais concluant en somme àl’ignorance absolue où l’avaient laissé les plus tenacesrecherches. Sans doute, l’hérédité ne le passionnait-elle ainsi queparce qu’elle restait obscure, vaste et insondable, comme toutesles sciences balbutiantes encore, où l’imagination est maîtresse.Enfin, une longue étude qu’il avait faite sur l’hérédité de laphtisie venait de réveiller en lui la foi chancelante du médecinguérisseur, en le lançant dans l’espoir noble et fou de régénérerl’humanité.

En somme, le docteur Pascal n’avait qu’une croyance, la croyanceà la vie. La vie était l’unique manifestation divine. La vie,c’était Dieu, le grand moteur, l’âme de l’univers. Et la vien’avait d’autre instrument que l’hérédité, l’hérédité faisait lemonde ; de sorte que, si l’on avait pu la connaître, la capterpour disposer d’elle, on aurait fait le monde à son gré. Chez lui,qui avait vu de près la maladie, la souffrance et la mort, unepitié militante de médecin s’éveillait. Ah ! ne plus êtremalade, ne plus souffrir, mourir le moins possible ! Son rêveaboutissait à cette pensée qu’on pourrait hâter le bonheuruniversel, la cité future de perfection et de félicité, enintervenant, en assurant de la santé à tous. Lorsque tous seraientsains, forts, intelligents, il n’y aurait plus qu’un peuplesupérieur, infiniment sage et heureux. Dans l’Inde, est-ce qu’ensept générations on ne faisait pas d’un soudra un brahmane,haussant ainsi expérimentalement le dernier des misérables au typehumain le plus achevé ? Et, comme, dans son étude sur laphtisie, il avait conclu qu’elle n’était pas héréditaire, mais quetout enfant de phtisique apportait un terrain dégénéré où laphtisie se développait avec une facilité rare, il ne songeait plusqu’à enrichir ce terrain appauvri par l’hérédité, pour lui donnerla force de résister aux parasites, ou plutôt aux fermentsdestructeurs qu’il soupçonnait dans l’organisme, longtemps avant lathéorie des microbes. Donner de la force, tout le problème étaitlà ; et donner de la force, c’était aussi donner de lavolonté, élargir le cerveau en consolidant les autres organes.

Vers ce temps, le docteur, lisant un vieux livre de médecine duXVème siècle, fut très frappé par une médication, dite« médecine des signatures ». Pour guérir un organemalade, il suffisait de prendre à un mouton ou à un bœuf le mêmeorgane sain, de le faire bouillir, puis d’en faire avaler lebouillon. La théorie était de réparer par le semblable, et dans lesmaladies de foie surtout, disait le vieil ouvrage, les guérisons nese comptaient plus. Là-dessus, l’imagination du docteur travailla.Pourquoi ne pas essayer ? Puisqu’il voulait régénérer leshéréditaires affaiblis, à qui la substance nerveuse manquait, iln’avait qu’à leur fournir de la substance nerveuse, normale etsaine. Seulement, la méthode du bouillon lui parut enfantine, ilinventa de piler dans un mortier de la cervelle et du cervelet demouton, en mouillant avec de l’eau distillée, puis de décanter etde filtrer la liqueur ainsi obtenue. Il expérimenta ensuite sur sesmalades cette liqueur mêlée à du vin de Malaga, sans en tirer aucunrésultat appréciable. Brusquement, comme il se décourageait, il eutune inspiration, un jour qu’il faisait à une dame atteinte decoliques hépatiques une injection de morphine, avec la petiteseringue de Pravaz. S’il essayait, avec sa liqueur, des injectionshypodermiques ? Et tout de suite, dès qu’il fut rentré, ilexpérimenta sur lui-même, il se fit une piqûre aux reins, qu’ilrenouvela matin et soir. Les premières doses, d’un grammeseulement, furent sans effet. Mais, ayant doublé et triplé la dose,il fut ravi, un matin, au lever, de retrouver ses jambes de vingtans. Il alla de la sorte jusqu’à cinq grammes, et il respirait pluslargement, il travaillait avec une lucidité, une aisance, qu’ilavait perdue depuis des années. Tout un bien-être, toute une joiede vivre l’inondait. Dès lors, quand il eut fait fabriquer à Parisune seringue pouvant contenir cinq grammes, il fut surpris desrésultats heureux obtenus sur ses malades, qu’il remettait debouten quelques jours, comme dans un nouveau flot de vie, vibrante,agissante. Sa méthode était bien encore empirique et barbare, il ydevinait toutes sortes de dangers, surtout il avait peur dedéterminer des embolies, si la liqueur n’était pas d’une puretéparfaite. Puis, il soupçonnait que l’énergie de ses convalescentsvenait en partie de la fièvre qu’il leur donnait. Mais il n’étaitqu’un pionnier, la méthode se perfectionnerait plus tard. N’yavait-il pas déjà là un prodige, à faire marcher les ataxiques, àressusciter les phtisiques, à rendre même des heures de luciditéaux fous ? Et, devant cette trouvaille de l’alchimie duXXème siècle, un immense espoir s’ouvrait, il croyaitavoir découvert la panacée universelle, la liqueur de vie destinéeà combattre la débilité humaine, seule cause réelle de tous lesmaux, une véritable et scientifique fontaine de Jouvence, qui, endonnant de la force, de la santé et de la volonté, referait unehumanité toute neuve et supérieure.

Ce matin-là, dans sa chambre, une pièce au nord, un peuassombrie par le voisinage des platanes, meublée simplement de sonlit de fer, d’un secrétaire en acajou et d’un grand bureau, où setrouvaient un mortier et un microscope, il achevait, avec des soinsinfinis, la fabrication d’une fiole de sa liqueur. Après avoir piléde la substance nerveuse de mouton, dans de l’eau distillée, ilavait dû décanter et filtrer. Et il venait enfin d’obtenir unepetite bouteille d’un liquide trouble, opalin, irisé de refletsbleuâtres, qu’il regarda longtemps à la lumière, comme s’il avaittenu le sang régénérateur et sauveur du monde.

Mais des coups légers contre la porte et une voix pressante letirèrent de son rêve.

– Eh bien ! quoi donc ? Monsieur, il est midi unquart, vous ne voulez pas déjeuner ?

En bas, en effet, le déjeuner attendait, dans la grande salle àmanger fraîche. On avait laissé les volets fermés, un seul venaitd’être entrouvert. C’était une pièce gaie, aux panneaux de boiseriegris perle, relevé de filets bleus. La table, le buffet, leschaises, avaient dû compléter autrefois le mobilier Empire quigarnissait les chambres ; et, sur le fond clair, le vieilacajou s’enlevait en vigueur, d’un rouge intense. Une suspension decuivre poli, toujours reluisante, brillait comme un soleil ;tandis que, sur les quatre murs, fleurissaient quatre grandsbouquets au pastel, des giroflées, des œillets, des jacinthes, desroses.

Rayonnant, le docteur Pascal entra.

– Ah ! fichtre ! je me suis oublié, je voulaisfinir… En voilà, de la toute neuve et de la très pure, cette fois,de quoi faire des miracles !

Et il montrait la fiole, qu’il avait descendue, dans sonenthousiasme. Mais il aperçut Clotilde droite et muette, l’airsérieux. Le sourd dépit de l’attente venait de la rendre à touteson hostilité, et elle qui avait brûlé de se jeter à son cou, lematin, restait immobile, comme refroidie et écartée de lui.

– Bon ! reprit-il, sans rien perdre de son allégresse,nous boudons encore. C’est ça qui est vilain !… Alors, tu nel’admires pas, ma liqueur de sorcier, qui réveille lesmorts ?

Il s’était mis à table, et la jeune fille, en s’asseyant en facede lui, dut enfin répondre.

– Tu sais bien, maître, que j’admire tout de toi…Seulement, mon désir est que les autres aussi t’admirent. Et il y acette mort du pauvre vieux Boutin…

– Oh ! s’écria-t-il sans la laisser achever, unépileptique qui a succombé dans une crise congestive !…Tiens ! puisque tu es de méchante humeur, ne causons plus decela : tu me ferais de la peine, et ça gâterait majournée.

Il y avait des œufs à la coque, des côtelettes, une crème. Et unsilence se prolongea, pendant lequel, malgré sa bouderie, ellemangea à belles dents, étant d’un appétit solide, qu’elle n’avaitpas la coquetterie de cacher. Aussi finit-il par reprendre enriant :

– Ce qui me rassure, c’est que ton estomac est bon…Martine, donnez donc du pain à Mademoiselle.

Comme d’habitude, celle-ci les servait, les regardait manger,avec sa familiarité tranquille. Souvent même, elle causait aveceux.

– Monsieur, dit-elle, quand elle eut coupé du pain, leboucher a apporté sa note, faut-il la payer ?

Il leva la tête, la contempla avec surprise.

– Pourquoi me demandez-vous ça ? D’ordinaire, nepayez-vous pas sans me consulter ?

C’était en effet Martine qui tenait la bourse. Les sommesdéposées chez M. Grandguillot, notaire à Plassans,produisaient une somme ronde de six mille francs de rente. Chaquetrimestre, les quinze cents francs restaient entre les mains de laservante, et elle en disposait au mieux des intérêts de la maison,achetait et payait tout, avec la plus stricte économie, car elleétait avare, ce dont on la plaisantait même continuellement.Clotilde, très peu dépensière, n’avait pas de bourse à elle. Quantau docteur, il prenait, pour ses expériences et pour son argent depoche, sur les trois ou quatre mille francs qu’il gagnait encorepar an et qu’il jetait au fond d’un tiroir du secrétaire ; desorte qu’il y avait là un petit trésor, de l’or et des billets debanque, dont il ne connaissait jamais le chiffre exact.

– Sans doute, Monsieur, je paye, reprit la servante, maislorsque c’est moi qui ai pris la marchandise ; et, cette fois,la note est si grosse, à cause de toutes ces cervelles que leboucher vous a fournies…

Le docteur l’interrompit brusquement.

– Ah çà ! dites donc, est-ce que vous allez vousmettre contre moi, vous aussi ? Non, non ! ce seraittrop !… Hier, vous m’avez fait beaucoup de chagrin, toutes lesdeux, et j’étais en colère. Mais il faut que cela cesse, je ne veuxpas que la maison devienne un enfer… Deux femmes contre moi, et lesseules qui m’aiment un peu ! Vous savez, je préférerais toutde suite prendre la porte !

Il ne se fâchait pas, il riait, bien qu’on sentît, autremblement de sa voix, l’inquiétude de son cœur. Et il ajouta, deson air gai de bonhomie :

– Si vous avez peur pour votre fin de mois, ma fille, ditesau boucher de m’envoyer ma note à part… Et n’ayez pas de crainte,on ne vous demande pas d’y mettre du vôtre, vos sous peuventdormir.

C’était une allusion à la petite fortune personnelle de Martine.En trente ans, à quatre cents francs de gages, elle avait gagnédouze mille francs, sur lesquels elle n’avait prélevé que le strictnécessaire de son entretien ; et, engraissée, presque tripléepar les intérêts, la somme de ses économies était aujourd’hui d’unetrentaine de mille francs, qu’elle n’avait pas voulu placer chezM. Grandguillot, par un caprice, une volonté de mettre sonargent à l’écart. Il était ailleurs, en rentes solides.

– Les sous qui dorment sont des sous honnêtes, dit-ellegravement. Mais Monsieur a raison, je dirai au boucher d’envoyerune note à part, puisque toutes ces cervelles sont pour la cuisineà Monsieur, et non pour la mienne.

Cette explication avait fait sourire Clotilde, que lesplaisanteries sur l’avarice de Martine amusaient d’ordinaire ;et le déjeuner s’acheva plus gaiement. Le docteur voulut allerprendre le café sous les platanes, en disant qu’il avait besoind’air, après s’être enfermé toute la matinée. Le café fut doncservi sur la table de pierre, près de la fontaine. Et qu’il faisaitbon là, dans l’ombre, dans la fraîcheur chantante de l’eau, tandisque, à l’entour, la pinède, l’aire, la propriété entière brûlait,au soleil de deux heures !

Pascal avait complaisamment apporté la fiole de substancenerveuse, qu’il regardait, posée sur la table.

– Ainsi, mademoiselle, reprit-il d’un air de plaisanteriebourrue, vous ne croyez pas à mon élixir de résurrection, et vouscroyez aux miracles !

– Maître, répondit Clotilde, je crois que nous ne savonspas tout.

Il eut un geste d’impatience.

– Mais il faudra tout savoir… Comprends donc, petite têtue,que jamais on n’a constaté scientifiquement une seule dérogationaux lois invariables qui régissent l’univers. Seule, jusqu’à cejour, l’intelligence humaine est intervenue, je te défie bien detrouver une volonté réelle, une intention quelconque, en dehors dela vie… Et tout est là, il n’y a, dans le monde, pas d’autrevolonté que cette force qui pousse tout à la vie, à une vie de plusen plus développée et supérieure.

Il s’était levé, le geste large, et une telle foi le soulevait,que la jeune fille le regardait, surprise de le trouver si jeune,sous ses cheveux blancs.

– Veux-tu que je te dise mon Credo, à moi, puisque tum’accuses de ne pas vouloir du tien… Je crois que l’avenir del’humanité est dans le progrès de la raison par la science. Jecrois que la poursuite de la vérité par la science est l’idéaldivin que l’homme doit se proposer. Je crois que tout est illusionet vanité, en dehors du trésor des vérités lentement acquises etqui ne se perdront jamais plus. Je crois que la somme de cesvérités, augmentées toujours, finira par donner à l’homme unpouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur… Oui, jecrois au triomphe final de la vie.

Et son geste, élargi encore, faisait le tour du vaste horizon,comme pour prendre à témoin cette campagne en flammes, oùbouillaient les sèves de toutes les existences.

– Mais le continuel miracle, mon enfant, c’est la vie…Ouvre donc les yeux, regarde !

Elle hocha la tête.

– Je les ouvre, et je ne vois pas tout… C’est toi, maître,qui es un entêté, quand tu ne veux pas admettre qu’il y a, là-bas,un inconnu où tu n’entreras jamais. Oh ! je sais, tu es tropintelligent pour ignorer cela. Seulement, tu ne veux pas en tenircompte, tu mets l’inconnu à part, parce qu’il te gênerait dans tesrecherches… Tu as beau me dire d’écarter le mystère, de partir duconnu à la conquête de l’inconnu, je ne puis pas, moi ! lemystère tout de suite me réclame et m’inquiète.

Il l’écoutait en souriant, heureux de la voir s’animer, et ilcaressa de la main les boucles de ses cheveux blonds.

– Oui, oui, je sais, tu es comme les autres, tu ne peuxvivre sans illusion et sans mensonge… Enfin, va, nous nousentendrons quand même. Porte-toi bien, c’est la moitié de lasagesse et du bonheur.

Puis, changeant de conversation :

– Voyons, tu vas pourtant m’accompagner et m’aider dans matournée de miracles… C’est jeudi, mon jour de visites. Quand lachaleur sera un peu tombée, nous sortirons ensemble.

Elle refusa d’abord, pour paraître ne pas céder ; et ellefinit par consentir, en voyant la peine qu’elle lui faisait.D’habitude, elle l’accompagnait. Ils restèrent longtemps sous lesplatanes, jusqu’au moment où le docteur monta s’habiller. Lorsqu’ilredescendit, correctement serré dans une redingote, coiffé d’unchapeau de soie à larges bords, il parla d’atteler Bonhomme, lecheval qui, pendant un quart de siècle, l’avait mené à ses visites.Mais la pauvre vieille bête devenait aveugle, et par reconnaissancepour ses services, par tendresse pour sa personne, on ne ledérangeait plus guère. Ce soir-là, il était tout endormi, l’œilvague, les jambes percluses de rhumatismes. Aussi le docteur et lajeune fille, étant allés le voir dans l’écurie, lui mirent-ils ungros baiser à gauche et à droite des naseaux, en lui disant de sereposer sur une botte de bonne paille, que la servante apporta. Etils décidèrent qu’ils iraient à pied.

Clotilde, gardant sa robe de toile blanche, à pois rouges, avaitsimplement noué sur ses cheveux un large chapeau de paille, couvertd’une touffe de lilas ; et elle était charmante, avec sesgrands yeux, son visage de lait et de rose, dans l’ombre des vastesbords. Quand elle sortait ainsi, au bras de Pascal, elle mince,élancée et si jeune, lui rayonnant, le visage éclairé par lablancheur de la barbe, d’une vigueur encore qui la lui faisaitsoulever pour franchir les ruisseaux, on souriait sur leur passage,on se retournait en les suivant du regard, tant ils étaient beauxet joyeux. Ce jour-là, comme ils débouchaient du chemin desFenouillères, à la porte de Plassans, un groupe de commèress’arrêta net de causer. On aurait dit un de ces anciens rois qu’onvoit dans les tableaux, un de ces rois puissants et doux qui nevieillissent plus, la main posée sur l’épaule d’une enfant bellecomme le jour, dont la jeunesse éclatante et soumise lessoutient.

Ils tournaient sur le cours Sauvaire, pour gagner la rue de laBanne, lorsqu’un grand garçon brun, d’une trentaine d’années, lesarrêta.

– Ah ! maître, vous m’avez oublié. J’attends toujoursvotre note, sur la phtisie.

C’était le docteur Ramond, installé depuis deux années àPlassans, et qui s’y faisait une belle clientèle. De tête superbe,dans tout l’éclat d’une virilité souriante, il était adoré desfemmes, et il avait heureusement beaucoup d’intelligence etbeaucoup de sagesse.

– Tiens ! Ramond, bonjour !… Mais pas du tout,cher ami, je ne vous oublie pas. C’est cette petite fille à quij’ai donné hier la note à copier et qui n’en a encore rienfait.

Les deux jeunes gens s’étaient serré la main, d’un aird’intimité cordiale.

– Bonjour, mademoiselle Clotilde.

– Bonjour, monsieur Ramond.

Pendant une fièvre muqueuse, heureusement bénigne, que la jeunefille avait eue l’année précédente, le docteur Pascal s’étaitaffolé, au point de douter de lui ; et il avait exigé que sonjeune confrère l’aidât, le rassurât. C’était ainsi qu’unefamiliarité, une sorte de camaraderie s’était nouée entre lestrois.

– Vous aurez votre note demain matin, je vous le promets,reprit-elle en riant.

Mais Ramond les accompagna quelques minutes, jusqu’au bout de larue de la Banne, à l’entrée du vieux quartier, où ils allaient. Etil y avait, dans la façon dont il se penchait, en souriant àClotilde, tout un amour discret, lentement grandi, attendant avecpatience l’heure fixée pour le plus raisonnable des dénouements.D’ailleurs, il écoutait avec déférence le docteur Pascal, dont iladmirait beaucoup les travaux.

– Tenez ! justement, cher ami, je vais chez Guiraude,vous savez cette femme dont le mari, un tanneur, est mortphtisique, il y a cinq ans. Deux enfants lui sont restés :Sophie, une fille de seize ans bientôt, que j’ai pu heureusement,quatre ans avant la mort du père, faire envoyer à la campagne, prèsd’ici, chez une de ses tantes ; et un fils, Valentin, quivient d’avoir vingt et un ans, et que la mère a voulu garder prèsd’elle, par un entêtement de tendresse, malgré les affreuxrésultats dont je l’avais menacée. Eh bien ! voyez si j’airaison de prétendre que la phtisie n’est pas héréditaire, mais queles parents phtisiques lèguent seulement un terrain dégénéré, danslequel la maladie se développe, à la moindre contagion.Aujourd’hui, Valentin, qui a vécu dans le contact quotidien dupère, est phtisique, tandis que Sophie, poussée en plein soleil, aune santé superbe.

Il triomphait, il ajouta en riant :

– Ça n’empêche pas que je vais peut-être sauver Valentin,car il renaît à vue d’œil, il engraisse, depuis que je le pique…Ah ! Ramond, vous y viendrez, vous y viendrez, à mespiqûres !

Le jeune médecin leur serra la main à tous deux.

– Mais je ne dis pas non. Vous savez bien que je suistoujours avec vous.

Quand ils furent seuls, ils hâtèrent le pas, ils tombèrent toutde suite dans la rue Canquoin, une des plus étroites et des plusnoires du vieux quartier. Par cet ardent soleil, il y régnait unjour livide, une fraîcheur de cave. C’était là, au rez-de-chaussée,que Guiraude demeurait, en compagnie de son fils Valentin. Ellevint ouvrir, mince, épuisée, frappée elle-même d’une lentedécomposition du sang. Du matin au soir, elle cassait des amandesavec la tête d’un os de mouton, sur un gros pavé, serré entre sesgenoux ; et cet unique travail les faisait vivre, le filsayant dû cesser toute besogne. Guiraude sourit pourtant, cejour-là, en apercevant le docteur, car Valentin venait de mangerune côtelette, de grand appétit, véritable débauche qu’il ne sepermettait pas depuis des mois. Lui, chétif, les cheveux et labarbe rares, les pommettes saillantes et rosées dans un teint decire, s’était également levé avec promptitude, pour montrer qu’ilétait gaillard. Aussi Clotilde fut-elle émue de l’accueil fait àPascal, comme au sauveur, au messie attendu. Ces pauvres gens luiserraient les mains, lui auraient baisé les pieds, le regardaientavec des yeux luisants de gratitude. Il pouvait donc tout, il étaitdonc le bon Dieu, qu’il ressuscitait les morts ! Lui-même eutun rire encourageant, devant cette cure qui s’annonçait si bien.Sans doute le malade n’était pas guéri, peut-être n’y avait-il làqu’un coup de fouet, car il le sentait surtout excité et fiévreux.Mais n’était-ce donc rien que de gagner des jours ? Il lepiqua de nouveau, pendant que Clotilde, debout devant la fenêtre,tournait le dos ; et, lorsqu’ils partirent, elle le vit quilaissait vingt francs sur la table. Souvent, cela lui arrivait, depayer ses malades, au lieu d’en être payé.

Ils firent trois autres visites dans le vieux quartier, puisallèrent chez une dame de la ville neuve ; et, comme ils seretrouvaient dans la rue :

– Tu ne sais pas, dit-il, si tu étais une fille courageuse,avant de passer chez Lafouasse, nous irions jusqu’à la Séguiranne,voir Sophie chez sa tante. Ça me ferait plaisir.

Il n’y avait guère que trois kilomètres, ce serait une promenadecharmante, par cet admirable temps. Et elle accepta gaiement, neboudant plus, se serrant contre lui, heureuse d’être à son bras. Ilétait cinq heures, le soleil oblique emplissait la campagne d’unegrande nappe d’or. Mais, dès qu’ils furent sortis de Plassans, ilsdurent traverser un coin de la vaste plaine, desséchée et nue, àdroite de la Viorne. Le canal récent, dont les eaux d’irrigationdevaient transformer le pays mourant de soif, n’arrosait pointencore ce quartier ; et les terres rougeâtres, les terresjaunâtres s’étalaient à l’infini, dans le morne écrasement dusoleil, plantées seulement d’amandiers grêles, d’oliviers nains,continuellement taillés et rabattus, dont les branches secontournent, se déjettent, en des attitudes de souffrance et derévolte. Au loin, sur les coteaux pelés, on ne voyait que lestaches pâles des bastides, que barrait la ligne noire du cyprèsréglementaire. Cependant, l’immense étendue sans arbres, aux largesplis de terrains désolés, de colorations dures et nettes, gardaitde belles courbes classiques, d’une sévère grandeur. Et il y avait,sur la route, vingt centimètres de poussière, une poussière deneige que le moindre souffle enlevait en larges fumées volantes, etqui poudrait à blanc, aux deux bords, les figuiers et lesronces.

Clotilde, qui s’amusait comme une enfant à entendre toute cettepoussière craquer sous ses petits pieds, voulait abriter Pascal deson ombrelle.

– Tu as le soleil dans les yeux. Tiens-toi donc àgauche.

Mais il finit par s’emparer de l’ombrelle, pour la porterlui-même.

– C’est toi qui ne la tiens pas bien, et puis ça tefatigue… D’ailleurs, nous arrivons.

Dans la plaine brûlée, on apercevait déjà un îlot de feuillages,tout un énorme bouquet d’arbres. C’était la Séguiranne, lapropriété où avait grandi Sophie, chez sa tante Dieudonné, la femmedu méger. À la moindre source, au moindre ruisseau, cette terre deflammes éclatait en puissantes végétations, et d’épais ombragess’élargissaient alors, des allées d’une profondeur, d’une fraîcheurdélicieuse. Les platanes, les marronniers, les ormeaux poussaientvigoureusement. Ils s’engagèrent dans une avenue d’admirableschênes verts.

Comme ils approchaient de la ferme, une faneuse, dans un pré,lâcha sa fourche, accourut. C’était Sophie, qui avait reconnu ledocteur et la demoiselle, ainsi qu’elle nommait Clotilde. Elle lesadorait, elle resta ensuite toute confuse, à les regarder, sanspouvoir dire les bonnes choses dont son cœur débordait. Elleressemblait à son frère Valentin, elle avait sa petite taille, sespommettes saillantes, ses cheveux pâles ; mais, à la campagne,loin de la contagion du milieu paternel, il semblait qu’elle eûtpris de la chair, d’aplomb sur ses fortes jambes, les jouesremplies, les cheveux abondants. Et elle avait de très beaux yeux,qui luisaient de santé et de gratitude. La tante Dieudonné, quifanait elle aussi, s’était avancée à son tour, criant de loin,plaisantant avec quelque rudesse provençale.

– Ah ! monsieur Pascal, nous n’avons pas besoin devous, ici ! Il n’y a personne de malade !

Le docteur, qui était simplement venu chercher ce beau spectaclede santé, répondit sur le même ton :

– Je l’espère bien. N’empêche que voilà une fillette quinous doit un fameux cierge, à vous et à moi !

– Ça, c’est la vérité pure ! Et elle le sait, monsieurPascal, elle dit tous les jours que, sans vous, elle serait à cetteheure comme son pauvre frère Valentin.

– Bah ! nous le sauverons également. Il va mieux,Valentin. Je viens de le voir.

Sophie saisit les mains du docteur, de grosses larmes parurentdans ses yeux. Elle ne put que balbutier :

– Oh ! monsieur Pascal !

Comme on l’aimait ! et Clotilde sentait sa tendresse pourlui s’augmenter de toutes ces affections éparses. Ils restèrent làun instant, à causer, dans l’ombre saine des chênes verts. Puis,ils revinrent vers Plassans, ayant encore à faire une visite.

C’était, à l’angle de deux routes, dans un cabaret borgne, blancdes poussières envolées. On venait d’installer, en face, un moulinà vapeur, en utilisant les anciens bâtiments du Paradou, unepropriété datant du dernier siècle. Et Lafouasse, le cabaretier,faisait tout de même de petites affaires, grâce aux ouvriers dumoulin et aux paysans qui apportaient leur blé. Il avait encorepour clients, le dimanche, les quelques habitants des Artaud, unhameau voisin. Mais la malchance le frappait, il se traînait depuistrois ans, en se plaignant de douleurs, dans lesquelles le docteuravait fini par reconnaître un commencement d’ataxie ; et ils’entêtait pourtant à ne pas prendre de servante, il se tenait auxmeubles, servait quand même ses pratiques. Aussi, remis deboutaprès une dizaine de piqûres, criait-il déjà sa guérisonpartout.

Il était justement sur sa porte, grand et fort, le visageenflammé, sous le flamboiement de ses cheveux rouges.

– Je vous attendais, monsieur Pascal. Vous savez que j’aipu hier mettre deux pièces de vin en bouteilles, et sansfatigue !

Clotilde resta dehors, sur un banc de pierre, tandis que Pascalentrait dans la salle, afin de piquer Lafouasse. On entendait leursvoix ; et ce dernier, très douillet malgré ses gros muscles,se plaignait que la piqûre fût douloureuse ; mais, enfin, onpouvait bien souffrir un peu, pour acheter de la bonne santé.Ensuite, il se fâcha, força le docteur à accepter un verre dequelque chose. La demoiselle ne lui ferait pas l’affront de refuserdu sirop. Il porta une table dehors, il fallut absolument trinqueravec lui.

– À votre santé, monsieur Pascal, et à la santé de tous lespauvres bougres, à qui vous rendez le goût du pain !

Souriante, Clotilde songeait aux commérages dont lui avait parléMartine, à ce père Boutin qu’on accusait le docteur d’avoir tué. Ilne tuait donc pas tous ses malades, sa médication faisait donc devrais miracles ? Et elle retrouvait sa foi en son maître, danscette chaleur d’amour qui lui remontait au cœur. Quand ilspartirent, elle était revenue à lui tout entière, il pouvait laprendre, l’emporter, disposer d’elle, à son gré.

Mais, quelques minutes auparavant, sur le banc de pierre, elleavait rêvé à une confuse histoire, en regardant le moulin à vapeur.N’était-ce point là, dans ces bâtiments noirs de charbon et blancsde farine aujourd’hui, que s’était passé autrefois un drame depassion ? Et l’histoire lui revenait, des détails donnés parMartine, des allusions faites par le docteur lui-même, toute uneaventure amoureuse et tragique de son cousin, l’abbé Serge Mouret,alors curé des Artaud, avec une adorable fille, sauvage etpassionnée, qui habitait le Paradou.

Ils suivaient de nouveau la route, et Clotilde s’arrêta,montrant de la main la vaste étendue morne, des chaumes, descultures plates, des terrains encore en friche.

– Maître, est-ce qu’il n’y avait pas là un grandjardin ? ne m’as-tu pas conté cette histoire ?

Pascal, dans la joie de cette bonne journée, eut untressaillement, un sourire d’une tendresse infiniment triste.

– Oui, oui, le Paradou, un jardin immense, des bois, desprairies, des vergers, des parterres, et des fontaines, et desruisseaux qui se jetaient dans la Viorne… Un jardin abandonnédepuis un siècle, le jardin de la Belle au Bois dormant, où lanature était redevenue souveraine… Et, tu le vois, ils l’ontdéboisé, défriché, nivelé, pour le diviser en lots et le vendre auxenchères. Les sources elles-mêmes se sont taries, il n’y a plus,là-bas, que ce marais empoisonné… Ah ! quand je passe par ici,c’est un grand crève-cœur !

Elle osa demander encore :

– N’est-ce point dans le Paradou que mon cousin Serge et tagrande amie Albine se sont aimés ?

Mais il ne la savait plus là, il continua, les yeux au loin,perdus dans le passé.

– Albine, mon Dieu ! je la revois, dans le coup desoleil du jardin, comme un grand bouquet d’une odeur vivante, latête renversée, la gorge toute gonflée de gaieté, heureuse de sesfleurs, des fleurs sauvages tressées parmi ses cheveux blonds,nouées à son cou, à son corsage, à ses bras minces, nus et dorés…Et, quand elle se fut asphyxiée, au milieu de ses fleurs, je larevois morte, très blanche, les mains jointes, dormant avec unsourire, sur sa couche de jacinthes et de tubéreuses… Une morted’amour, et comme Albine et Serge s’étaient aimés dans le grandjardin tentateur, au sein de la nature complice ! et quel flotde vie emportant tous les faux liens, et quel triomphe de lavie !

Clotilde, troublée, à cet ardent murmure de paroles, leregardait fixement. Jamais elle ne s’était permis de lui parlerd’une autre histoire qui courait, l’unique et discret amour qu’ilaurait eu pour une dame, morte elle aussi à cette heure. Onracontait qu’il l’avait soignée, sans même oser lui baiser le boutdes doigts. Jusqu’ici, jusqu’à près de soixante ans, l’étude et latimidité l’avaient détourné des femmes. Mais on le sentait réservéà la passion, le cœur tout neuf et débordant, sous sa chevelureblanche.

– Et celle qui est morte, celle qu’on pleure…

Elle se reprit, la voix tremblante, les joues empourprées, sanssavoir pourquoi.

– Serge ne l’aimait donc pas, qu’il l’a laisséemourir ?

Pascal sembla se réveiller, frémissant de la retrouver près delui, si jeune, avec de si beaux yeux, brûlants et clairs, dansl’ombre du grand chapeau. Quelque chose avait passé, un mêmesouffle venait de les traverser tous deux. Ils ne se reprirent pasle bras, ils marchèrent côte à côte.

– Ah ! chérie, ce serait trop beau, si les hommes negâtaient pas tout ! Albine est morte, et Serge est maintenantcuré à Saint-Eutrope, où il vit avec sa sœur Désirée, une bravecréature, celle-ci, qui a de la chance d’être à moitié idiote. Luiest un saint homme, je n’ai jamais dit le contraire… On peut êtreun assassin et servir Dieu.

Et il continua, disant les choses crues de l’existence,l’humanité exécrable et noire, sans quitter son gai sourire. Ilaimait la vie, il en montrait l’effort incessant avec unetranquille vaillance, malgré tout le mal, tout l’écœurement qu’ellepouvait contenir. La vie avait beau paraître affreuse, elle devaitêtre grande et bonne, puisqu’on mettait à la vivre une volonté sitenace, dans le but, sans doute, de cette volonté même et du grandtravail ignoré qu’elle accomplissait. Certes, il était un savant,un clairvoyant, il ne croyait pas à une humanité d’idylle vivantdans une nature de lait, il voyait au contraire les maux et lestares, les étalait, les fouillait, les cataloguait depuis trenteans ; et sa passion de la vie, son admiration des forces de lavie suffisaient à le jeter dans une perpétuelle joie, d’où semblaitcouler naturellement son amour des autres, un attendrissementfraternel, une sympathie, qu’on sentait sous sa rudessed’anatomiste et sous l’impersonnalité affectée de ses études.

– Bah ! conclut-il en se retournant une dernière foisvers les vastes champs mornes, le Paradou n’est plus, ils l’ontsaccagé, sali, détruit ; mais, qu’importe ! des vignesseront plantées, du blé grandira, toute une poussée de récoltesnouvelles ; et l’on s’aimera encore, aux jours lointains devendange et de moisson… La vie est éternelle, elle ne fait jamaisque recommencer et s’accroître.

Il lui avait repris le bras, ils rentrèrent ainsi, serrés l’uncontre l’autre, bons amis, par le lent crépuscule qui se mourait auciel, en un lac tranquille de violettes et de roses. Et, à lesrevoir passer tous deux, l’ancien roi puissant et doux, appuyé àl’épaule d’une enfant charmante et soumise, dont la jeunesse lesoutenait, les femmes du faubourg, assises sur leurs portes, lessuivaient d’un sourire attendri.

À la Souleiade, Martine les guettait. De loin, elle leur fit ungrand geste. Eh bien ! quoi donc, on ne dînait pas cejour-là ? Puis, quand ils se furent approchés :

– Ah ! vous attendrez un petit quart d’heure. Je n’aipas osé mettre mon gigot.

Ils restèrent dehors, charmés, dans le jour finissant. Lapinède, qui se noyait d’ombre, exhalait une odeur balsamique derésine ; et de l’aire, brûlante encore, où se mourait undernier reflet rose, montait un frisson. C’était comme unsoulagement, un soupir d’aise, un repos de la propriété entière,des amandiers amaigris, des oliviers tordus, sous le grand cielpâlissant, d’une sérénité pure ; tandis que, derrière lamaison, le bouquet des platanes n’était plus qu’une masse deténèbres, noire et impénétrable, où l’on entendait la fontaine, àl’éternel chant de cristal.

– Tiens ! dit le docteur, M. Bellombre a déjàdîné, et il prend le frais.

Il montrait, de la main, sur un banc de la propriété voisine, ungrand et maigre vieillard de soixante-dix ans, à la figure longue,tailladée de rides, aux gros yeux fixes, très correctement serrédans sa cravate et dans sa redingote.

– C’est un sage, murmura Clotilde. Il est heureux. Pascalse récria.

– Lui ! j’espère bien que non !

Il ne haïssait personne, et seul, M. Bellombre, cet ancienprofesseur de septième, aujourd’hui retraité, vivant dans sa petitemaison sans autre compagnie que celle d’un jardinier, muet etsourd, plus âgé que lui, avait le don de l’exaspérer.

– Un gaillard qui a eu peur de la vie, entends-tu ?peur de la vie !… Oui ! égoïste, dur et avare ! S’ila chassé la femme de son existence, ça n’a été que dans la terreurd’avoir à lui payer des bottines. Et il n’a connu que les enfantsdes autres, qui l’ont fait souffrir : de là, sa haine del’enfant, cette chair à punitions… La peur de la vie, la peur descharges et des devoirs, des ennuis et des catastrophes ! lapeur de la vie qui fait, dans l’épouvante où l’on est de sesdouleurs, que l’on refuse ses joies ! Ah ! vois-tu, cettelâcheté me soulève, je ne puis la pardonner… Il faut vivre, vivretout entier, vivre toute la vie, et plutôt la souffrance, lasouffrance seule, que ce renoncement, cette mort à ce qu’on a devivant et d’humain en soi !

M. Bellombre s’était levé, et il suivait une allée de sonjardin, à petits pas paisibles. Alors, Clotilde, qui le regardaittoujours, silencieuse, dit enfin :

– Il y a pourtant la joie du renoncement. Renoncer, ne pasvivre, se garder pour le mystère, cela n’a-t-il pas été tout legrand bonheur des saints ?

– S’ils n’ont pas vécu, cria Pascal, ils ne peuvent pasêtre des saints.

Mais il la sentit qui se révoltait, qui allait de nouveau luiéchapper. Dans l’inquiétude de l’au-delà, tout au fond, il y a lapeur et la haine de la vie. Aussi retrouva-t-il son bon rire, sitendre et si conciliant.

– Non, non ! en voilà assez pour aujourd’hui, ne nousdisputons plus, aimons-nous bien fort… Et, tiens ! Martinenous appelle, allons dîner.

Chapitre 3

 

Pendant un mois, le malaise empira, et Clotilde souffraitsurtout de voir que Pascal fermait les tiroirs à clef, maintenant.Il n’avait plus en elle la tranquille confiance de jadis, elle enétait blessée, à un tel point, que, si elle avait trouvé l’armoireouverte, elle aurait jeté les dossiers au feu, comme sa grand-mèreFélicité la poussait à le faire. Et les fâcheries recommençaient,souvent on ne se parlait pas de deux jours.

Un matin, à la suite d’une de ces bouderies qui durait depuisl’avant-veille, Martine dit, en servant le déjeuner :

– Tout à l’heure, comme je traversais la place de laSous-Préfecture, j’ai vu entrer chez Mme Félicité un étrangerque j’ai bien cru reconnaître… Oui, ce serait votre frère,mademoiselle, que je n’en serais pas surprise.

Du coup, Pascal et Clotilde se parlèrent.

– Ton frère ! est-ce que grand-mèrel’attendait ?

– Non, je ne crois pas… Voici plus de six mois qu’ellel’attend. Je sais qu’elle lui a de nouveau écrit, il y a huitjours.

Et ils questionnèrent Martine.

– Dame ! Monsieur, je ne peux pas dire, car, depuisquatre ans que j’ai vu M. Maxime, lorsqu’il est resté deuxheures chez nous, en se rendant en Italie, il a peut-être bienchangé… J’ai cru tout de même reconnaître son dos.

La conversation continua, Clotilde paraissait heureuse de cetévénement qui rompait enfin le lourd silence, et Pascalconclut :

– Bon ! si c’est lui, il viendra nous voir.

C’était Maxime, en effet. Il cédait, après des mois de refus,aux sollicitations pressantes de la vieille Mme Rougon, quiavait, de ce côté encore, toute une plaie vive de la famille àfermer. L’histoire était ancienne, et elle s’aggravait chaquejour.

À l’âge de dix-sept ans, il y avait quinze ans déjà, Maximeavait eu, d’une servante séduite, un enfant, sotte aventure degamin précoce, dont Saccard, son père, et sa belle-mère Renée,celle-ci simplement vexée du choix indigne, s’étaient contentés derire. La servante, Justine Mégot, était justement d’un village desenvirons, une fillette blonde de dix-sept ans aussi, docile etdouce ; et on l’avait renvoyée à Plassans, avec une rente dedouze cents francs, pour élever le petit Charles. Trois ans plustard, elle y avait épousé un bourrelier du faubourg, AnselmeThomas, bon travailleur, garçon raisonnable que la rente tentait.Du reste, elle était devenue d’une conduite exemplaire, engraissée,comme guérie d’une toux qui avait fait craindre une héréditéfâcheuse, due à toute une ascendance alcoolique. Et deux nouveauxenfants, nés de son mariage, un garçon âgé de dix ans, et unepetite fille de sept, gras et roses, se portaient admirablementbien ; de sorte qu’elle aurait été la plus respectée, la plusheureuse des femmes, sans les ennuis que Charles lui causait dansson ménage. Thomas, malgré la rente, exécrait ce fils d’un autre,le bousculait, ce dont souffrait secrètement la mère, en épousesoumise et silencieuse. Aussi, bien qu’elle l’adorât, l’aurait-ellevolontiers rendu à la famille du père.

Charles, à quinze ans, en paraissait à peine douze, et il enétait resté à l’intelligence balbutiante d’un enfant de cinq ans.D’une extraordinaire ressemblance avec sa trisaïeule, Tante Dide,la folle des Tulettes, il avait une grâce élancée et fine, pareil àun de ces petits rois exsangues qui finissent une race, couronnésde longs cheveux pâles, légers comme de la soie.

Ses grands yeux clairs étaient vides, sa beauté inquiétanteavait une ombre de mort. Et ni cerveau ni cœur, rien qu’un petitchien vicieux, qui se frottait aux gens, pour se caresser. Sonarrière-grand-mère Félicité, gagnée par cette beauté où elleaffectait de reconnaître son sang, l’avait d’abord mis au collège,le prenant à sa charge ; mais il s’en était fait chasser aubout de six mois, sous l’accusation de vices inavouables. Troisfois, elle s’était entêtée, l’avait changé de pensionnat, pouraboutir toujours au même renvoi honteux. Alors, comme il nevoulait, comme il ne pouvait absolument rien apprendre, et comme ilpourrissait tout, il avait fallu le garder, on se l’était passé desuns aux autres, dans la famille. Le docteur Pascal, attendri,songeant à une guérison, n’avait abandonné cette cure impossiblequ’après l’avoir eu chez lui pendant près d’un an, inquiet ducontact pour Clotilde. Et, maintenant, lorsque Charles n’était paschez sa mère, où il ne vivait presque plus, on le trouvait chezFélicité ou chez quelque autre parent, coquettement mis, comblé dejoujoux, vivant en petit dauphin efféminé d’une antique racedéchue.

Cependant, la vieille Mme Rougon souffrait de ce bâtard, àla royale, chevelure blonde, et son plan était de le soustraire auxcommérages de Plassans, en décidant Maxime à le prendre, pour legarder à Paris. Ce serait encore une vilaine histoire de la familleeffacée. Mais longtemps Maxime avait fait la sourde oreille, hantépar la continuelle terreur de gâter son existence. Après la guerre,riche depuis la mort de sa femme, il était revenu manger sagementsa fortune dans son hôtel de l’avenue du Bois-de-Boulogne, ayantgagné à sa débauche précoce la crainte salutaire du plaisir,surtout résolu à fuir les émotions et les responsabilités, afin dedurer le plus possible. Des douleurs vives dans les pieds, desrhumatismes, croyait-il, le tourmentaient depuis quelquetemps ; il se voyait déjà infirme, cloué sur unfauteuil ; et le brusque retour en France de son père,l’activité nouvelle que Saccard déployait, avaient achevé de leterrifier. Il connaissait bien ce dévoreur de millions, iltremblait en le retrouvant empressé autour de lui, bonhomme, avecson ricanement amical. N’allait-il pas être mangé, s’il restait unjour à sa merci, lié par ces douleurs qui lui envahissaient lesjambes. Et une telle peur de la solitude l’avait pris, qu’il venaitde céder enfin à l’idée de revoir son fils. Si le petit luisemblait doux, intelligent, bien portant, pourquoi nel’emmènerait-il pas ? Cela lui donnerait un compagnon, unhéritier qui le protégerait contre les entreprises de son père. Peuà peu, son égoïsme s’était vu aimé, choyé, défendu ; etpourtant, peut-être ne se serait-il pas risqué encore à un telvoyage, si son médecin ne l’avait envoyé aux eaux de Saint-Gervais.Dès lors, il n’y avait plus à faire qu’un crochet de quelqueslieues, il était tombé le matin chez la vieille Mme Rougon, àl’improviste, bien résolu à reprendre un train, le soir même, aprèsl’avoir interrogée et vu l’enfant.

Vers deux heures, Pascal et Clotilde étaient encore près de lafontaine, sous les platanes, où Martine leur avait servi le café,lorsque Félicité arriva avec Maxime.

– Ma chérie, quelle surprise ! je t’amène tonfrère.

Saisie, la jeune fille s’était levée, devant cet étranger maigriet jauni, qu’elle reconnaissait à peine. Depuis leur séparation, en1854, elle ne l’avait revu que deux fois, la première à Paris, laseconde à Plassans. Mais elle gardait de lui une image nette,élégante et vive. La face s’était creusée, les cheveuxs’éclaircissaient, semés de fils blancs. Pourtant, elle finit parle retrouver, avec sa tête jolie et fine, d’une grâce inquiétantede fille, jusque dans sa décrépitude précoce.

– Comme tu te portes bien, toi ! dit-il simplement, enembrassant sa sœur.

– Mais, répondit-elle, il faut vivre au soleil… Ah !que je suis heureuse de te voir !

Pascal, de son coup d’œil de médecin, avait fouillé à fond sonneveu. Il l’embrassa à son tour.

– Bonjour, mon garçon… Et elle a raison, vois-tu, on ne seporte bien qu’au soleil, comme les arbres !

Vivement, Félicité était allée jusqu’à la maison. Elle revint encriant :

– Charles n’est donc pas ici ?

– Non, dit Clotilde. Nous l’avons eu hier. L’oncle Macquartl’a emmené, et il doit passer quelques jours aux Tulettes.

Félicité se désespéra. Elle n’était accourue que dans lacertitude de trouver l’enfant chez Pascal. Comment faire,maintenant ? Le docteur, de son air paisible, proposa d’écrireà l’oncle, qui le ramènerait, dès le lendemain matin. Puis, quandil sut que Maxime voulait absolument repartir par le train de neufheures, sans coucher, il eut une autre idée. Il allait envoyerchercher un landau, chez le loueur, et l’on irait tous les quatrevoir Charles, chez l’oncle Macquart. Ce serait même une charmantepromenade. Il n’y avait pas trois lieues de Plassans auxTulettes : une heure pour aller, une heure pour revenir, onaurait encore près de deux heures à rester là-bas, si l’on voulaitêtre de retour à sept heures. Martine ferait à dîner, Maxime auraittout le temps de manger et de prendre son train.

Mais Félicité s’agitait, visiblement inquiète de cette visite àMacquart.

– Ah bien, non ! si vous croyez que je vais allerlà-bas, par ce temps d’orage… Il est bien plus simple d’envoyerquelqu’un qui nous ramènera Charles.

Pascal hocha la tête. On ne ramenait pas toujours Charles commeon voulait. C’était un enfant sans raison, qui, parfois, galopaitau moindre caprice, ainsi qu’un animal indompté. Et la vieilleMme Rougon, combattue, furieuse de n’avoir rien pu préparer,dut finir par céder, dans la nécessité où elle était de s’enremettre au hasard.

– Après tout, comme vous voudrez ! Mon Dieu, que leschoses s’arrangent mal !

Martine courut chercher le landau, et trois heures n’étaient passonnées, lorsque les deux chevaux enfilèrent la route de Nice,dévalant la pente qui descendait jusqu’au pont de la Viorne. Ontournait ensuite à gauche, pour longer pendant près de deuxkilomètres les bords boisés de la rivière. Puis, la routes’engageait dans les gorges de la Seille, un défilé étroit entredeux murs géants de roches cuites et dorées par les violentssoleils. Des pins avaient poussé dans les fentes ; despanaches d’arbres, à peine gros d’en bas comme des touffes d’herbe,frangeaient les crêtes, pendaient sur le gouffre. Et c’était unchaos, un paysage foudroyé, un couloir de l’enfer, avec ses détourstumultueux, ses coulures de terre sanglante glissées de chaqueentaille, sa solitude désolée que troublait seul le vol desaigles.

Félicité ne desserra pas les lèvres, la tête en travail, l’airaccablé sous ses réflexions. Il faisait en effet très lourd, lesoleil brûlait, derrière un voile de grands nuages livides. Presqueseul, Pascal causa, dans sa tendresse passionnée pour cette natureardente, tendresse qu’il s’efforçait de faire partager à son neveu.Mais il avait beau s’exclamer, lui montrer l’entêtement desoliviers, des figuiers et des ronces, à pousser dans les roches, lavie de ces roches elles-mêmes, de cette carcasse colossale etpuissante de la terre, d’où l’on entendait monter un souffle :Maxime restait froid, pris d’une sourde angoisse, devant ces blocsd’une majesté sauvage, dont la masse l’anéantissait. Et ilpréférait reporter les yeux sur sa sœur, assise en face de lui.Elle le charmait peu à peu, tellement il la voyait saine etheureuse, avec sa jolie tête ronde, au front droit, si bienéquilibré. Par moments, leurs regards se rencontraient, et elleavait un sourire tendre, dont il était réconforté.

Mais la sauvagerie de la gorge s’adoucit, les deux murs derochers s’abaissèrent, on fila entre des coteaux apaisés, auxpentes molles, semées de thyms et de lavandes. C’était le désertencore, des espaces nus, verdâtres et violâtres, où la moindrebrise roulait un âpre parfum. Puis, tout d’un coup, après undernier détour, on descendit dans le vallon des Tulettes, que dessources rafraîchissaient. Au fond s’étendaient des prairies,coupées de grands arbres. Le village était à mi-côte, parmi desoliviers, et la bastide de Macquart, un peu écartée, se trouvaitsur la gauche, en plein midi. Il fallut que le landau prît lechemin qui conduisait à l’Asile des aliénés, dont on apercevait, enface, les murs blancs.

Le silence de Félicité s’était assombri, car elle n’aimait pasmontrer l’oncle Macquart. Encore un dont la famille serait biendébarrassée, le jour où il s’en irait ! Pour la gloire d’euxtous, il aurait dû dormir sous la terre depuis longtemps. Mais ils’entêtait, il portait ses quatre-vingt-trois ans en vieil ivrogne,saturé de boisson, que l’alcool semblait conserver. À Plassans, ilavait une légende terrible de fainéant et de bandit, et lesvieillards chuchotaient l’exécrable histoire des cadavres qu’il yavait entre lui et les Rougon, une trahison aux jours troublés dedécembre 1851, un guet-apens dans lequel il avait laissé descamarades, le ventre ouvert, sur le pavé sanglant. Plus tard, quandil était rentré en France, il avait préféré, à la bonne place qu’ils’était fait promettre, ce petit domaine des Tulettes, que Félicitélui avait acheté. Et il y vivait grassement depuis lors, il n’avaitplus eu que l’ambition de l’arrondir, guettant de nouveau les bonscoups, ayant encore trouvé le moyen de se faire donner un champlongtemps convoité, en se rendant utile à sa belle-sœur, lorsquecelle-ci avait dû reconquérir Plassans sur les légitimistes :une autre effroyable histoire qu’on se disait aussi à l’oreille, unfou lâché sournoisement de l’Asile, battant la nuit, courant à savengeance, incendiant sa propre maison, où flambaient quatrepersonnes. Mais c’étaient heureusement là des choses anciennes, etMacquart, rangé aujourd’hui, n’était plus le bandit inquiétant dontavait tremblé toute la famille. Il se montrait fort correct, d’unediplomatie finaude, n’ayant gardé que son rire goguenard qui avaitl’air de se ficher du monde.

– L’oncle est chez lui, dit Pascal, comme onapprochait.

La bastide était une de ces constructions provençales, d’un seulétage, aux tuiles décolorées, les quatre murs violemmentbadigeonnés en jaune. Devant la façade s’étendait une étroiteterrasse, que d’antiques mûriers, rabattus en forme de treille,allongeant et tordant leurs grosses branches, ombrageaient. C’étaitlà que l’oncle fumait sa pipe, l’été. Et, en entendant la voiture,il était venu se planter au bord de la terrasse, redressant sahaute taille, vêtu proprement de drap bleu, coiffé de l’éternellecasquette de fourrure qu’il portait d’un bout de l’année àl’autre.

Quand il eut reconnu les visiteurs, il ricana, ilcria :

– En voilà de la belle société !… Vous êtes biengentils, vous allez vous rafraîchir.

Mais la présence de Maxime l’intriguait. Qui était-il ?pour qui venait-il, celui-là ? On le lui nomma, et tout desuite il arrêta les explications qu’on ajoutait, en voulant l’aiderà se retrouver, au milieu de l’écheveau compliqué de laparenté.

– Le père de Charles, je sais, je sais !… Le fils demon neveu Saccard, pardi ! celui qui a fait un beau mariage etdont la femme est morte…

Il dévisageait Maxime, l’air tout heureux de le voir ridé déjà àtrente-deux ans, les cheveux et la barbe semés de neige.

– Ah ! dame ! ajouta-t-il, nous vieillissonstous… Moi, encore, je n’ai pas trop à me plaindre, je suissolide.

Et il triomphait, d’aplomb sur les reins, la face comme bouillieet flambante, d’un rouge ardent de brasier. Depuis longtemps,l’eau-de-vie ordinaire lui semblait de l’eau pure ; seul, letrois-six chatouillait encore son gosier durci ; il en buvaitde tels coups, qu’il en restait plein, la chair baignée, imbibéeainsi qu’une éponge. L’alcool suintait de sa peau. Au moindresouffle, quand il parlait, une vapeur d’alcool s’exhalait de sabouche.

– Certes, oui ! vous êtes solide, l’oncle ! ditPascal émerveillé. Et vous n’avez rien fait pour ça, vous avez bienraison de vous moquer de nous… Voyez-vous, je ne crains qu’unechose, c’est qu’un jour, en allumant votre pipe, vous ne vousallumiez vous-même, ainsi qu’un bol de punch.

Macquart, flatté, s’égaya bruyamment.

– Plaisante, plaisante, mon petit ! Un verre decognac, ça vaut mieux que tes sales drogues… Et vous allez toustrinquer, hein ? pour qu’il soit bien dit que votre oncle vousfait honneur à tous. Moi, je me fiche des mauvaises langues. J’aidu blé, j’ai des oliviers, j’ai des amandiers, et des vignes, et dela terre, autant qu’un bourgeois. L’été, je fume ma pipe à l’ombrede mes mûriers ; l’hiver, je vais la fumer là, contre mon mur,au soleil. Hein ? d’un oncle comme ça, on n’a pas à enrougir !… Clotilde, j’ai du sirop, si tu en veux. Et vous,Félicité, ma chère, je sais que vous préférez l’anisette. Il y a detout, je vous dis qu’il y a de tout, chez moi !

Son geste s’était élargi, comme pour embrasser la possession deson bien-être de vieux gredin devenu ermite ; pendant queFélicité, qu’il effrayait depuis un moment, avec l’énumération deses richesses, ne le quittait pas des yeux, prête àl’interrompre.

– Merci, Macquart, nous ne prendrons rien, nous sommespressés… Où donc est Charles ?

– Charles, bon, bon ! tout à l’heure ! J’aicompris, le papa vient pour voir l’enfant… Mais ça ne va pas nousempêcher de boire un coup.

Et, lorsqu’on eut refusé absolument, il se blessa, il dit avecson rire mauvais :

– Charles, il n’est pas là, il est à l’Asile, avec lavieille.

Puis, emmenant Maxime au bout de la terrasse, il lui montra lesgrands bâtiments blancs, dont les jardins intérieurs ressemblaientà des préaux de prison.

– Tenez ! mon neveu, vous voyez trois arbres devantnous. Eh bien ! au-dessus de celui de gauche, il y a unefontaine, dans une cour. Suivez le rez-de-chaussée, la cinquièmefenêtre à droite est celle de Tante Dide. Et c’est là qu’est lepetit… Oui, je l’y ai mené tout à l’heure.

C’était une tolérance de l’administration. Depuis vingt et unans qu’elle était à l’Asile, la vieille femme n’avait pas donné unsouci à sa gardienne. Bien calme, bien douce, immobile dans sonfauteuil, elle passait les journées à regarder devant elle ;et, comme l’enfant se plaisait là, comme elle-même semblaits’intéresser à lui, on fermait les yeux sur cette infraction auxrèglements, on l’y laissait parfois deux et trois heures, trèsoccupé à découper des images.

Mais ce nouveau contretemps avait mis le comble à la mauvaisehumeur de Félicité. Elle se fâcha, lorsque Macquart proposa d’allertous les cinq, en bande, chercher le petit.

– Quelle idée ! allez-y tout seul et revenez vite…Nous n’avons pas de temps à perdre.

Le frémissement de colère qu’elle contenait, parut amuserl’oncle ; et, dès lors, sentant combien il lui étaitdésagréable, il insista, avec son ricanement.

– Dame ! mes enfants, nous verrions par la mêmeoccasion la vieille mère, notre mère à tous. Il n’y a pas à dire,vous savez, nous sommes tous sortis d’elle, et ce ne serait guèrepoli de ne pas aller lui souhaiter le bonjour, puisque monpetit-neveu, qui arrive de si loin, ne l’a peut-être bien jamaisrevue… Moi, je ne la renie pas, ah ! fichtre non !Sûrement, elle est folle ; mais ça ne se voit pas souvent, desvieilles mères qui ont dépassé la centaine, et ça vaut la peinequ’on se montre un peu gentil pour elle.

Il y eut un silence. Un petit frisson glacé avait couru. Ce futClotilde, muette jusque-là, qui déclara la première, d’une voixémue :

– Vous avez raison, mon oncle, nous irons tous.

Félicité elle-même dut consentir. On remonta dans le landau,Macquart s’assit près du cocher. Un malaise avait blêmi le visagefatigué de Maxime ; et, durant le court trajet, il questionnaPascal sur Charles, d’un air d’intérêt paternel, qui cachait uneinquiétude croissante. Le docteur, gêné par les regards impérieuxde sa mère, adoucit la vérité. Mon Dieu ! l’enfant n’était pasd’une santé bien forte, c’était même pour cela qu’on le laissaitvolontiers des semaines chez l’oncle, à la campagne ;cependant, il ne souffrait d’aucune maladie caractérisée. Pascaln’ajouta pas qu’il avait, un instant, fait le rêve de lui donner dela cervelle et des muscles, en le traitant par les injections desubstance nerveuse ; mais il s’était heurté à un continuelaccident, les moindres piqûres déterminaient chez le petit deshémorragies, qu’il fallait chaque fois arrêter par des pansementscompressifs : c’était un relâchement des tissus dû à ladégénérescence, une rosée de sang qui perlait à la peau, c’étaientsurtout des saignements de nez, si brusques, si abondants, qu’onn’osait pas le laisser seul, dans la crainte que tout le sang deses veines ne coulât. Et le docteur finit en disant que, sil’intelligence était paresseuse chez lui, il espérait qu’elle sedévelopperait, dans un milieu d’activité cérébrale plus vive.

On était arrivé devant l’Asile. Macquart, qui écoutait,descendit du siège, en disant :

– C’est un gamin bien doux, bien doux. Et puis, il est sibeau, un ange !

Maxime, pâli encore, et grelottant, malgré la chaleurétouffante, ne posa plus de questions. Il regardait les vastesbâtiments de l’Asile, les ailes des différents quartiers, séparéspar des jardins, celui des hommes et celui des femmes, ceux desfous tranquilles et des fous furieux. Une grande propreté régnait,une morne solitude, que traversaient des pas et des bruits declefs. Le vieux Macquart connaissait tous les gardiens. D’ailleurs,les portes s’ouvrirent devant le docteur Pascal, qu’on avaitautorisé à soigner certains des internés. On suivit une galerie, ontourna dans une cour : c’était là, une des chambres durez-de-chaussée, une pièce tapissée d’un papier clair, meubléesimplement d’un lit, d’une armoire, d’une table, d’un fauteuil etde deux chaises. La gardienne, qui ne devait jamais quitter sapensionnaire, venait justement de s’absenter. Et il n’y avait, auxdeux bords de la table, que la folle, rigide dans son fauteuil, etque l’enfant, sur une chaise, absorbé, en train de découper desimages.

– Entrez, entrez ! répétait Macquart. Oh ! il n’ya pas de danger, elle est bien gentille !

L’ancêtre, Adélaïde Fouque, que ses petits-enfants, toute larace qui avait pullulé, nommaient du surnom caressant de TanteDide, ne tourna pas même la tête au bruit. Dès la jeunesse, destroubles hystériques l’avaient déséquilibrée. Ardente, passionnéed’amour, secouée de crises, elle était ainsi arrivée au grand âgede quatre-vingt-trois ans, lorsqu’une affreuse douleur, un chocmoral terrible l’avait jetée à la démence. Depuis lors, depuisvingt et un ans, c’était chez elle un arrêt de l’intelligence, unaffaiblissement brusque, rendant toute réparation impossible.Aujourd’hui, à cent quatre ans, elle vivait toujours, ainsi qu’uneoubliée, une démente calme, au cerveau ossifié, chez qui la foliepouvait rester indéfiniment stationnaire, sans amener la mort.Cependant, la sénilité était venue, lui avait peu à peu atrophiéles muscles. Sa chair était comme mangée par l’âge, la peau seuledemeurait sur les os, à ce point qu’il fallait la porter de son lità son fauteuil. Et, squelette jauni, desséchée là, telle qu’unarbre séculaire dont il ne reste que l’écorce, elle se tenaitpourtant droite contre le dossier du fauteuil, n’ayant plus que lesyeux de vivants, dans son mince et long visage. Elle regardaitCharles fixement.

Clotilde, un peu tremblante, s’était approchée.

– Tante Dide, c’est nous qui avons voulu vous voir… Vous neme reconnaissez donc pas ? Votre petite-fille qui vientparfois vous embrasser.

Mais la folle ne parut pas entendre. Ses regards ne quittaientpoint l’enfant, dont les ciseaux achevaient de découper une image,un roi de pourpre au manteau d’or.

– Voyons, maman, dit à son tour Macquart, ne fais pas labête. Tu peux bien nous regarder. Voilà un monsieur, un petit-filsà toi, qui arrive de Paris exprès.

À cette voix, Tante Dide finit par tourner la tête. Elle promenalentement ses yeux vides et clairs sur eux tous, puis elle lesramena sur Charles et retomba dans sa contemplation. Personne neparlait plus.

– Depuis le terrible choc qu’elle a reçu, expliqua enfinPascal à voix basse, elle est ainsi : toute intelligence, toutsouvenir paraît aboli en elle. Le plus souvent, elle se tait ;parfois, elle a un flot bégayé de paroles indistinctes. Elle rit,elle pleure sans motif, elle est une chose que rien n’affecte… Et,pourtant, je n’oserais dire que la nuit soit absolue, que dessouvenirs ne restent pas emmagasinés au fond… Ah ! la pauvrevieille mère, comme je la plains, si elle n’en est pas encore àl’anéantissement final ! À quoi peut-elle penser, depuis vingtet un ans, si elle se souvient ?

D’un geste, il écarta ce passé affreux, qu’il connaissait. Il larevoyait jeune, grande créature mince et pâle, aux yeux effarés,veuve tout de suite de Rougon, du lourd jardinier qu’elle avaitvoulu pour mari, se jetant avant la fin de son deuil aux bras ducontrebandier Macquart, qu’elle aimait d’un amour de louve etqu’elle n’épousait même pas. Elle avait ainsi vécu quinze ans, avecun enfant légitime et deux bâtards, au milieu du vacarme et ducaprice, disparaissant pendant des semaines, revenant meurtrie, lesbras noirs. Puis, Macquart était mort d’un coup de feu, abattucomme un chien par un gendarme ; et, sous ce premier choc,elle s’était figée, ne gardant déjà de vivants que ses yeux d’eaude source, dans sa face blême, se retirant du monde au fond de lamasure que son amant lui avait laissée, y menant pendant quaranteannées l’existence d’une nonne, que traversaient d’épouvantablescrises nerveuses. Mais l’autre choc devait l’achever, la jeter à ladémence, et Pascal se la rappelait, la scène atroce, car il y avaitassisté : un pauvre enfant que la grand-mère avait pris chezelle, son petit-fils Silvère, victime des haines et des luttessanglantes de la famille, et dont un gendarme encore avait cassé latête d’un coup de pistolet, pendant la répression du mouvementinsurrectionnel de 1851. Du sang, toujours, l’éclaboussait.

Félicité, pourtant, s’était approchée de Charles, si absorbédans ses images, que tout ce monde ne le dérangeait pas.

– Mon petit chéri, c’est ton père, ce monsieur…Embrasse-le.

Et tous, dès lors, s’occupèrent de Charles. Il était trèsjoliment mis, en veste et en culotte de velours noir, soutachées deganse d’or. D’une pâleur de lis, il ressemblait vraiment à un filsde ces rois qu’il découpait, avec ses larges yeux pâles et leruissellement de ses cheveux blonds. Mais ce qui frappait surtout,en ce moment, c’était sa ressemblance avec Tante Dide, cetteressemblance qui avait franchi trois générations, qui sautait de cevisage desséché de centenaire, de ces traits usés, à cette délicatefigure d’enfant, comme effacée déjà elle aussi, très vieille etfinie par l’usure de la race. En face l’un de l’autre, l’enfantimbécile, d’une beauté de mort, était comme la fin de l’ancêtre,l’oubliée.

Maxime se pencha pour mettre un baiser sur le front dupetit ; et il avait le cœur froid, cette beauté elle-mêmel’effrayait, son malaise grandissait dans cette chambre de démence,où soufflait toute une misère humaine, venue de loin.

– Comme tu es beau, mon mignon !… Est-ce que tum’aimes un peu ?

Charles le regarda, ne comprit pas, se remit à ses images.

Mais tous restèrent saisis. Sans que l’expression fermée de sonvisage eût changé, Tante Dide pleurait, un flot de larmes roulaitde ses yeux vivants sur ses joues mortes. Elle ne quittait toujourspas l’enfant du regard, et elle pleurait lentement, à l’infini.

Alors, ce fut, pour Pascal, une émotion extraordinaire. Il avaitpris le bras de Clotilde, il le serrait violemment, sans qu’ellepût comprendre. C’était que, devant ses yeux, s’évoquait toute lalignée, la branche légitime et la branche bâtarde, qui avaientpoussé de ce tronc, lésé déjà par la névrose. Les cinq générationsétaient là en présence, les Rougon et les Macquart, Adélaïde Fouqueà la racine, puis le vieux bandit d’oncle, puis lui-même, puisClotilde et Maxime, et enfin Charles. Félicité comblait la place deson mari mort. Il n’y avait pas de lacune, la chaîne se déroulait,dans son hérédité logique et implacable. Et quel siècle évoqué, aufond du cabanon tragique, où soufflait cette misère venue de loin,dans un tel effroi, que tous, malgré l’accablante chaleur,frissonnèrent !

– Quoi donc, maître ? demanda tout bas Clotildetremblante.

– Non, non, rien ! murmura le docteur. Je te diraiplus tard.

Macquart, qui continuait seul à ricaner, gronda la vieille mère.En voilà une idée, de recevoir les gens avec des larmes, quand ilsse dérangeaient pour vous faire une visite ! Ce n’était guèrepoli. Puis, il revint à Maxime et à Charles.

– Enfin, mon neveu, vous le voyez, votre gamin. N’est-cepas qu’il est joli et qu’il vous fait honneur tout demême ?

Félicité se hâta d’intervenir, très mécontente de la façon donttournaient les choses, n’ayant plus que la hâte de s’en aller.

– C’est sûrement un bel enfant, et qui est moins en retardqu’on ne croit. Regarde donc comme il est adroit de ses mains… Ettu verras, lorsque tu l’auras dégourdi, à Paris, n’est-cepas ? autrement que nous n’avons pu le faire à Plassans.

– Sans doute, sans doute, murmura Maxime. Je ne dis pasnon, je vais y réfléchir.

Il restait embarrassé, il ajouta :

– Vous comprenez, je ne suis venu que pour le voir… Je nepeux le prendre maintenant, puisque je dois passer un mois àSaint-Gervais. Mais, dès mon retour à Paris, je réfléchirai, jevous écrirai.

Et, tirant sa montre :

– Diable ! cinq heures et demie… Vous savez que, pourrien au monde, je ne veux manquer le train de neuf heures.

– Oui, oui, partons, dit Félicité. Nous n’avons plus rien àfaire ici.

Macquart, vainement, s’efforça de les attarder, avec toutessortes d’histoires. Il contait les jours où Tante Dide bavardait,il affirmait qu’un matin il l’avait trouvée en train de chanter uneromance de sa jeunesse. D’ailleurs, lui n’avait pas besoin de lavoiture, il ramènerait l’enfant à pied, puisqu’on le luilaissait.

– Embrasse ton papa, mon petit, parce qu’on sait bien quandon se voit, mais on ne sait jamais si l’on se reverra !

Du même mouvement surpris et indifférent, Charles avait levé latête, et Maxime troublé lui posa un second baiser sur le front.

– Sois bien sage et bien beau, mon mignon… Et aime-moi unpeu.

– Allons, allons, nous n’avons pas de temps à perdre,répéta Félicité.

Mais la gardienne rentrait. C’était une grosse fille vigoureuse,attachée spécialement au service de la folle. Elle la levait, lacouchait, la faisait manger, la nettoyait, comme une enfant. Ettout de suite elle se mit à causer avec le docteur Pascal, qui laquestionnait. Un des rêves les plus caressés du docteur était detraiter et de guérir les fous par sa méthode, en les piquant.Puisque, chez eux, c’était le cerveau qui périclitait, pourquoi desinjections de substance nerveuse ne leur donneraient-elles pas dela résistance, de la volonté, en réparant les brèches faites àl’organe ? Aussi, un instant, avait-il songé à expérimenter lamédication sur la vieille mère ; puis, des scrupules luiétaient venus, une sorte de terreur sacrée, sans compter que ladémence, à cet âge, était la ruine totale, irréparable. Il avaitchoisi un autre sujet, un ouvrier chapelier, Sarteur, qui setrouvait depuis un an à l’Asile, où il était venu lui-même supplierqu’on l’enfermât, pour lui éviter un crime. Dans ses crises, un telbesoin de tuer le poussait, qu’il se serait jeté sur les passants.Petit, très brun, le front fuyant, la face en bec d’oiseau, avec ungrand nez et un menton très court, il avait la joue gauchesensiblement plus grosse que la droite. Et le docteur obtenait desrésultats miraculeux sur cet impulsif, qui, depuis un mois, n’avaitpas eu d’accès. Justement, la gardienne, questionnée, répondit queSarteur, calmé, allait de mieux en mieux.

– Tu entends, Clotilde ! s’écria Pascal ravi. Je n’aipas le temps de le voir ce soir, nous reviendrons demain. C’est monjour de visite… Ah ! si j’osais, si elle était jeuneencore…

Ses regards se reportaient sur Tante Dide. Mais Clotilde, quisouriait de son enthousiasme, dit doucement :

– Non, non, maître, tu ne peux refaire de la vie… Allons,viens. Nous sommes les derniers.

C’était vrai, les autres étaient sortis déjà. Macquart, sur leseuil, regardait s’éloigner Félicité et Maxime, de son air de seficher du monde. Et Tante Dide, l’oubliée, d’une maigreureffrayante, restait immobile, les yeux de nouveau fixés surCharles, au blanc visage épuisé, sous sa royale chevelure.

Le retour fut plein de gêne. Dans la chaleur qui s’exhalait dela terre, le landau roulait pesamment. Au ciel orageux, lecrépuscule s’épandait en une cendre cuivrée. Quelques mots vaguesfurent échangés d’abord ; puis, dès qu’on fut entré dans lesgorges de la Seille, toute conversation tomba, sous l’inquiétude etla menace des roches géantes, dont les murs semblaient seresserrer. N’était-ce point le bout du monde ? n’allait-on pasrouler à l’inconnu de quelque gouffre ? Un aigle passa, jetaun grand cri.

Des saules reparurent, et l’on filait au bord de la Viorne,lorsque Félicité reprit, sans transition, comme si elle eûtcontinué un entretien commencé :

– Tu n’as aucun refus à craindre de la mère. Elle aime bienCharles, mais c’est une femme très raisonnable, et elle comprendparfaitement que l’intérêt de l’enfant est que tu le reprennes. Ilfaut t’avouer, en outre, que le pauvre petit n’est pas très heureuxchez elle, parce que, naturellement, le mari préfère son fils et safille… Enfin, tu dois tout savoir.

Et elle continua, voulant sans doute engager Maxime et tirer delui une promesse formelle. Jusqu’à Plassans, elle parla. Puis, toutd’un coup, comme le landau était secoué sur le pavé dufaubourg :

– Mais, tiens ! la voilà, la mère… Cette grosseblonde, sur cette porte.

C’était au seuil d’une boutique de bourrelier, où pendaient desharnais et des licous. Justine prenait le frais, sur une chaise, entricotant un bas, tandis que la petite fille et le petit garçonjouaient par terre, à ses pieds ; et, derrière eux, onapercevait, dans l’ombre de la boutique, Thomas, un gros hommebrun, en train de recoudre une selle.

Maxime avait allongé la tête, sans émotion, simplement curieux.Il resta très surpris devant cette forte femme de trente-deux ans,à l’air si sage et si bourgeois, chez qui rien ne restait de lafolle gamine avec laquelle il s’était déniaisé, lorsque tous deux,du même âge, entraient à peine dans leur dix-septième année.Peut-être eut-il seulement un serrement de cœur, lui malade et déjàtrès vieux, à la retrouver embellie et calme, très grasse.

– Jamais je ne l’aurais reconnue, dit-il.

Et le landau, qui roulait toujours, tourna dans la rue de Rome.Justine disparut, cette vision du passé, si différente, sombra dansle vague du crépuscule, avec Thomas, les enfants, la boutique.

À la Souleiade, la table était mise. Martine avait une anguillede la Viorne, un lapin sauté et un rôti de bœuf. Sept heuressonnaient, on avait tout le temps de dîner tranquillement.

– Ne te tourmente pas, répétait le docteur Pascal à sonneveu. Nous t’accompagnerons au chemin de fer, ce n’est pas à dixminutes… Du moment que tu as laissé ta malle, tu n’auras qu’àprendre ton billet et à sauter dans le train.

Puis, comme il retrouvait Clotilde dans le vestibule, où elleaccrochait son chapeau et son ombrelle, il lui dit àdemi-voix :

– Tu sais que ton frère m’inquiète.

– Comment ça ?

– Je l’ai bien regardé, je n’aime pas la façon dont ilmarche. Ça ne m’a jamais trompé… Enfin, c’est un garçon quel’ataxie menace.

Elle devint toute pâle, elle répéta :

– L’ataxie.

Une cruelle image s’était levée, celle d’un voisin, un hommejeune encore, que, pendant dix ans, elle avait vu traîné par undomestique, dans une petite voiture. N’était-ce pas le pire desmaux, l’infirmité, le coup de hache qui sépare un vivant de lavie ?

– Mais, murmura-t-elle, il ne se plaint que derhumatismes.

Pascal haussa les épaules ; et, mettant un doigt sur seslèvres, il passa dans la salle à manger, où déjà Félicité et Maximeétaient assis.

Le dîner fut très amical. La brusque inquiétude, née au cœur deClotilde, la rendit tendre pour son frère, qui se trouvait placéprès d’elle. Gaiement, elle le soignait, le forçait à prendre lesmeilleurs morceaux. Deux fois, elle rappela Martine, qui passaitles plats trop vite. Et Maxime, de plus en plus, était séduit parcette sœur si bonne, si bien portante, si raisonnable, dont lecharme l’enveloppait comme d’une caresse. Elle le conquérait à untel point, que, peu à peu, un projet, vague d’abord, se précisaiten lui. Puisque son fils, le petit Charles, l’avait tant effrayéavec sa beauté de mort, son air royal d’imbécillité maladive,pourquoi n’emmènerait-il pas sa sœur Clotilde ? L’idée d’unefemme dans sa maison le terrifiait bien, car il les redoutaittoutes, ayant joui d’elles trop jeune ; mais celle-ci luiparaissait vraiment maternelle. D’autre part, une femme honnête,chez lui, cela le changerait et serait très bon. Son père, aumoins, n’oserait plus lui envoyer des filles, comme il lesoupçonnait de le faire, pour l’achever et avoir tout de suite sonargent. La terreur et la haine de son père le décidèrent.

– Tu ne te maries donc pas ? demanda-t-il, voulantsonder le terrain. La jeune fille se mit à rire.

– Oh ! rien ne presse.

Puis, d’un air de boutade, regardant Pascal qui avait levé latête :

– Est-ce qu’on sait ?… Je ne me marierai jamais.

Mais Félicité se récria. Quand elle la voyait si attachée audocteur, elle souhaitait souvent un mariage qui l’en détacherait,qui laisserait son fils isolé, dans un intérieur détruit, oùelle-même deviendrait toute-puissante, maîtresse des choses. Aussil’appela-t-elle en témoignage : n’était-ce pas vrai qu’unefemme devait se marier, que cela était contre nature, de restervieille fille ? Et, gravement, il l’approuvait, sans quitterClotilde des yeux.

– Oui, oui, il faut se marier… Elle est trop raisonnable,elle se mariera…

– Bah ! interrompit Maxime, aura-t-elle vraimentraison ?… Pour être malheureuse peut-être, il y a tant demauvais ménages !

Et, se décidant :

– Tu ne sais pas ce que tu devrais faire ?… Ehbien ! tu devrais venir à Paris vivre avec moi… J’ai réfléchi,cela m’effraye un peu de prendre la charge d’un enfant, dans monétat de santé. Ne suis-je pas un enfant moi-même, un malade qui abesoin de soins ?… Tu me soignerais, tu serais là, si jevenais à perdre décidément les jambes.

Sa voix s’était brisée, dans un attendrissement sur lui-même. Ilse voyait infirme, il la voyait à son chevet, en sœur decharité ; et, si elle consentait à rester fille, il luilaisserait volontiers sa fortune, pour que son père ne l’eût pas.La terreur qu’il avait de la solitude, le besoin où il seraitpeut-être bientôt de prendre une garde-malade, le rendaient trèstouchant.

– Ce serait bien gentil de ta part, et tu n’aurais pas àt’en repentir.

Mais Martine, qui servait le rôti, s’était arrêtée desaisissement ; et la proposition, autour de la table, causaitla même surprise. Félicité, la première, approuva, en sentant quece départ aiderait ses projets. Elle regardait Clotilde, muetteencore et comme étourdie ; tandis que le docteur Pascal, trèspâle, attendait.

– Oh ! mon frère, mon frère, balbutia la jeune fille,sans trouver d’abord autre chose.

Alors la grand-mère intervint.

– C’est tout ce que tu dis ? Mais c’est très bien, ceque ton frère te propose. S’il craint de prendre Charlesmaintenant, tu peux toujours y aller, toi ; et, plus tard, tuferas venir le petit… Voyons, voyons ça s’arrange parfaitement. Tonfrère s’adresse à ton cœur… Pascal, n’est-ce pas qu’elle lui doitune bonne réponse ?

Le docteur, d’un effort, était redevenu maître de lui. Onsentait pourtant le grand froid qui l’avait glacé. Il parla aveclenteur.

– Je vous répète que Clotilde est très raisonnable et que,si elle doit accepter, elle acceptera.

Dans son bouleversement, la jeune fille eut une révolte.

– Maître, veux-tu donc me renvoyer ?… Certainement, jeremercie Maxime. Mais tout quitter, mon Dieu ! quitter tout cequi m’aime, tout ce que j’ai aimé jusqu’ici !

Elle avait eu un geste éperdu, désignant les êtres et leschoses, embrassant la Souleiade entière.

– Et, reprit Pascal en la regardant, si cependant Maximeavait besoin de toi ?

Ses yeux se mouillèrent, elle demeura un instant frémissante,car elle seule avait compris. La vision cruelle, de nouveau,s’était évoquée : Maxime, infirme, traîné dans une petitevoiture par un domestique, comme le voisin qu’elle rencontrait.Mais sa passion protestait contre son attendrissement. Est-cequ’elle avait un devoir, à l’égard d’un frère qui, pendant quinzeans, lui était resté étranger ? est-ce que son devoir n’étaitpas où était son cœur ?

– Écoute, Maxime, finit-elle par dire, laisse-moiréfléchir, moi aussi. Je verrai… Sois certain que je te suis trèsreconnaissante. Et, si un jour tu avais réellement besoin de moi,eh bien ! je me déciderais sans doute.

On ne put la faire s’engager davantage. Félicité, avec sacontinuelle fièvre, s’y épuisa ; tandis que le docteuraffectait maintenant de dire qu’elle avait donné sa parole. Martineapporta une crème, sans songer à cacher sa joie : prendreMademoiselle ! en voilà une idée, pour que Monsieur mourût detristesse, en restant tout seul ! Et la fin du dîner futralentie ainsi par cet incident. On était encore au dessert,lorsque huit heures et demie sonnèrent. Dès lors, Maximes’inquiéta, piétina, voulut partir.

À la gare, où tous l’accompagnèrent, il embrassa une dernièrefois sa sœur.

– Souviens-toi.

– N’aie pas peur, déclara Félicité, nous sommes là pour luirappeler sa promesse.

Le docteur souriait, et tous trois, dès que le train se fut misen branle, agitèrent leurs mouchoirs.

Ce jour-là, quand ils eurent accompagné la grand-mère jusqu’à saporte, le docteur Pascal et Clotilde rentrèrent doucement à laSouleiade et y passèrent une soirée délicieuse. Le malaise dessemaines précédentes, l’antagonisme sourd qui les divisait,semblait s’en être allé. Jamais ils n’avaient éprouvé une pareilledouceur, à se sentir si unis, inséparables. En eux, il y avaitcomme un réveil de santé après une maladie, un espoir et une joiede vivre. Ils restèrent longtemps dans la nuit chaude, sous lesplatanes, à écouter le fin cristal de la fontaine. Et ils neparlaient même pas, ils goûtaient profondément le bonheur d’êtreensemble.

Chapitre 4

 

Huit jours plus tard, la maison était retombée au malaise.Pascal et Clotilde, de nouveau, restaient des après-midi entières àse bouder ; et il y avait des sautes continuelles d’humeurs.Martine elle-même vivait irritée. Le ménage à trois devenait unenfer.

Puis, brusquement, tout s’aggrava encore. Un capucin de grandesainteté, comme il en passe souvent dans les villes du Midi, étaitvenu à Plassans faire une retraite. La chaire de Saint-Saturninretentissait des éclats de sa voix. C’était une sorte d’apôtre, uneéloquence populaire et enflammée, une parole fleurie, abondante enimages. Et il prêchait sur le néant de la science moderne, dans uneenvolée mystique extraordinaire, niant la réalité de ce monde,ouvrant l’inconnu, le mystère de l’au-delà. Toutes les dévotes dela ville en étaient bouleversées.

Dès le premier soir, comme Clotilde, accompagnée de Martine,avait assisté au sermon, Pascal s’aperçut de la fièvre qu’ellerapportait. Les jours suivants, elle se passionna, revint plustard, après être restée une heure en prière, dans le coin noird’une chapelle. Elle ne sortait plus de l’église, rentrait brisée,avec des yeux luisants de voyante ; et les paroles ardentes ducapucin la hantaient. De la colère et du mépris semblaient lui êtrevenus pour les gens et les choses.

Pascal, inquiet, voulut avoir une explication avec Martine. Ildescendit, un matin, de bonne heure, comme elle balayait la salle àmanger.

– Vous savez que je vous laisse libres, Clotilde et vous,d’aller à l’église, si cela vous plaît. Je n’entends peser sur laconscience de personne… Mais je ne veux pas que vous me la rendiezmalade.

La servante, sans arrêter son balai, réponditsourdement :

– Les gens malades sont peut-être bien ceux qui ne croientpas l’être.

Elle avait dit cela d’un tel air de conviction, qu’il se mit àsourire.

– Oui, c’est moi qui suis l’esprit infirme, dont vousimplorez la conversion, tandis que vous autres possédez la bonnesanté et l’entière sagesse… Martine, si vous continuez à metorturer et à vous torturer vous-même, je me fâcherai.

Il avait parlé d’une voix si désespérée et si rude, que laservante s’arrêta du coup, le regarda en face. Une tendresseinfinie, une désolation intense passèrent sur son visage usé devieille fille, cloîtrée dans son service. Et des larmes emplirentses yeux, elle se sauva en bégayant :

– Ah ! Monsieur, vous ne nous aimez pas !

Alors, Pascal resta désarmé, envahi d’une tristesse croissante.Son remords augmentait de s’être montré tolérant, de n’avoir pasdirigé en maître absolu l’éducation et l’instruction de Clotilde.Dans sa croyance que les arbres poussaient droit, quand on ne lesgênait point, il lui avait permis de grandir à sa guise, après luiavoir appris simplement à lire et à écrire. C’était sans plan conçuà l’avance, uniquement par le train coutumier de leur vie, qu’elleavait à peu près tout lu et qu’elle s’était passionnée pour lessciences naturelles, en l’aidant à faire des recherches, à corrigerses épreuves, à recopier et à classer ses manuscrits. Comme ilregrettait aujourd’hui son désintéressement ! Quelle fortedirection il aurait donnée à ce clair esprit, si avide de savoir,au lieu de le laisser s’écarter et se perdre, dans ce besoin del’au-delà, que favorisaient la grand-mère Félicité et la bonneMartine ! Tandis que lui s’en tenait au fait, s’efforçait dene jamais aller plus loin que le phénomène, et qu’il y réussissaitpar sa discipline de savant, sans cesse il l’avait vue sepréoccuper de l’inconnu, du mystère. C’était, chez elle, uneobsession, une curiosité d’instinct qui arrivait à la torture,lorsqu’elle n’était pas satisfaite. Il y avait là un besoin querien ne rassasiait, un appel irrésistible vers l’inaccessible,l’inconnaissable. Déjà, quand elle était petite, et plus tardsurtout, jeune fille, elle allait tout de suite au pourquoi et aucomment, elle exigeait les raisons dernières. S’il lui montrait unefleur, elle lui demandait pourquoi cette fleur ferait une graine,pourquoi cette graine germerait. Puis, c’était le mystère de laconception, des sexes, de la naissance et de la mort, et les forcesignorées, et Dieu, et tout. En quatre questions, elle l’acculaitchaque fois à son ignorance fatale ; et, quand il ne savaitplus que répondre, qu’il se débarrassait d’elle, avec un geste defureur comique, elle avait un beau rire de triomphe, elleretournait éperdue dans ses rêves, dans la vision illimitée de toutce qu’on ne connaît pas et de tout ce qu’on peut croire. Souvent,elle le stupéfiait par ses explications. Son esprit, nourri descience, partait des vérités prouvées, mais d’un tel bond, qu’ellesautait du coup en plein ciel des légendes. Des médiateurspassaient, des anges, des saints, des souffles surnaturels,modifiant la matière, lui donnant la vie ; ou bien encore cen’était qu’une même force, l’âme du monde, travaillant à fondre leschoses et les êtres en un final baiser d’amour, dans cinquantesiècles. Elle en avait fait le compte, disait-elle.

Jamais, du reste, Pascal ne l’avait vue si troublée. Depuis unesemaine qu’elle suivait la retraite du capucin, à la cathédrale,elle vivait impatiemment les jours dans l’attente du sermon dusoir ; et elle s’y rendait avec le recueillement exalté d’unefille qui va à son premier rendez-vous d’amour. Puis, le lendemain,tout en elle disait son détachement de la vie extérieure, de sonexistence accoutumée, comme si le monde visible, les actesnécessaires de chaque minute ne fussent que leurre et que sottise.Aussi avait-elle à peu près abandonné ses occupations, cédant à unesorte de paresse invincible, restant des heures les mains tombéessur les genoux, les yeux vides et perdus, au lointain de quelquerêve. Maintenant, elle si active, si matinière, se levait tard, neparaissait guère que pour le second déjeuner ; et ce ne devaitpas être à sa toilette qu’elle passait ces longues heures, car elleperdait de sa coquetterie de femme, à peine peignée, vêtue à ladiable d’une robe boutonnée de travers, mais adorable quand même,grâce à sa triomphante jeunesse. Ces promenades du matin qu’elleaimait tant, au travers de la Souleiade, ces courses du haut en basdes terrasses, plantées d’oliviers et d’amandiers, ces visites à lapinède, embaumée d’une odeur de résine, ces longues stations surl’aire ardente, où elle prenait des bains de soleil, elle ne lesfaisait plus, elle préférait rester, les volets clos, enfermée danssa chambre, au fond de laquelle on ne l’entendait pas remuer. Puis,l’après-midi, dans la salle, c’était une oisiveté languissante, undésœuvrement traîné de chaise en chaise, une fatigue, uneirritation contre tout ce qui l’avait intéressée jusque-là.

Pascal dut renoncer à se faire aider par elle. Une note, qu’illui avait donnée à mettre au net, resta trois jours sur sonpupitre. Elle ne classait plus rien, ne se serait pas baissée pourramasser un manuscrit par terre. Surtout, elle avait abandonné lespastels, les dessins de fleurs très exacts qui devaient servir deplanches à un ouvrage sur les fécondations artificielles. Degrandes mauves rouges, d’une coloration nouvelle et singulière,s’étaient fanées dans leur vase, sans qu’elle eût fini de lescopier. Et, pendant une après-midi entière, elle se passionnaencore sur un dessin fou, des fleurs de rêve, une extraordinairefloraison épanouie au soleil du miracle, tout un jaillissement derayons d’or en forme d’épis, au milieu de larges corolles depourpre, pareilles à des cœurs ouverts, d’où montaient, en guise depistils, des fusées d’astres, des milliards de mondes coulant auciel ainsi qu’une voie lactée.

– Ah ! ma pauvre fille, lui dit ce jour-là le docteur,peut-on perdre son temps à de telles imaginations ! Moi quiattends la copie de ces mauves que tu as laissées mourir !… Ettu te rendras malade. Il n’y a ni santé, ni même beauté possible,en dehors de la réalité.

Souvent, elle ne répondait plus, enfermée dans une convictionfarouche, ne voulant point discuter. Mais il venait de la toucherau vif de ses croyances.

– Il n’y a pas de réalité, déclara-t-elle nettement.

Lui, amusé par cette carrure philosophique chez cette grandeenfant, se mit à rire.

– Oui, je sais… Nos sens sont faillibles, nous neconnaissons le monde que par nos sens, donc il se peut que le monden’existe pas… Alors, ouvrons la porte à la folie, acceptons commepossibles les chimères les plus saugrenues, partons pour lecauchemar, en dehors des lois et des faits… Mais ne vois-tu doncpas qu’il n’est plus de règle, si tu supprimes la nature, et que leseul intérêt à vivre est de croire à la vie, de l’aimer et demettre toutes les forces de son intelligence à la mieuxconnaître.

Elle eut un geste d’insouciance et de bravade à la fois ;et la conversation tomba. Maintenant, elle sabrait le pastel àlarges coups de crayon bleu, elle en détachait le flamboiement surune limpide nuit d’été.

Mais, deux jours plus tard, à la suite d’une nouvellediscussion, les choses se gâtèrent encore. Le soir, au sortir detable, Pascal était remonté travailler dans la salle, pendantqu’elle restait dehors, assise sur la terrasse. Des heuress’écoulèrent, il fut tout surpris et inquiet, lorsque sonna minuit,de ne pas l’avoir entendue rentrer dans sa chambre. Elle devaitpasser par la salle, il était bien certain qu’elle ne l’avait pointtraversée, derrière son dos. En bas, quand il fut descendu, ilconstata que Martine dormait. La porte du vestibule n’était pasfermée à clef, Clotilde s’était sûrement oubliée dehors. Cela luiarrivait parfois, pendant les nuits chaudes ; mais jamais ellene s’attardait à ce point.

L’inquiétude du docteur augmenta, lorsque, sur la terrasse, ilaperçut, vide, la chaise où la jeune fille avait dû rester assiselongtemps. Il espérait l’y trouver endormie. Puisqu’elle n’y étaitplus, pourquoi n’était-elle pas rentrée ? où pouvait-elle s’enêtre allée, à une pareille heure ? La nuit était admirable,une nuit de septembre, brûlante encore, avec un ciel immense,criblé d’étoiles, dans son infini de velours sombre ; et, aufond de ce ciel sans lune, les étoiles luisaient si vives et silarges, qu’elles éclairaient la terre. D’abord, il se pencha sur labalustrade de la terrasse, examina les pentes, les gradins depierres sèches, qui descendaient jusqu’à la voie du chemin defer ; mais rien ne remuait, il ne voyait que les têtes rondeset immobiles des petits oliviers. L’idée alors lui vint qu’elleétait sans doute sous les platanes, près de la fontaine, dans leperpétuel frisson de cette eau murmurante. Il y courut, ils’enfonça en pleine obscurité, une nappe si épaisse, qui lui-même,qui connaissait chaque tronc d’arbre, devait marcher les mains enavant, pour ne point se heurter. Puis, ce fut au travers de lapinède qu’il battit ainsi l’ombre, tâtonnant, sans rencontrerpersonne. Et il finit par appeler, d’une voix qu’ilassourdissait.

– Clotilde ! Clotilde !

La nuit restait profonde et muette. Il haussa peu à peu lavoix.

– Clotilde ! Clotilde !

Pas une âme, pas un souffle. Les échos semblaient ensommeillés,son cri s’étouffait dans le lac infiniment doux des ténèbresbleues. Et il cria de toute sa force, il revint sous les platanes,il retourna dans la pinède, s’affolant, visitant la propriétéentière. Brusquement, il se trouva sur l’aire.

À cette heure, l’aire immense, la vaste rotonde pavée, dormaitelle aussi. Depuis les longues années qu’on n’y vannait plus degrain, une herbe y poussait, tout de suite brûlée par le soleil,dorée et comme rasée, pareille à la haute laine d’un tapis. Et,entre les touffes de cette molle végétation, les cailloux ronds nerefroidissaient jamais, fumant dès le crépuscule, exhalant dans lanuit la chaleur amassée de tant de midis accablants.

L’aire s’arrondissait, nue, déserte, au milieu de ce frisson,sous le calme du ciel, et Pascal la traversait pour courir auverger, lorsqu’il manqua culbuter contre un corps, longuementétendu, qu’il n’avait pu voir. Il eut une exclamation effarée.

– Comment, tu es là ?

Clotilde ne daigna même pas répondre. Elle était couchée sur ledos, les mains ramenées et serrées sous la nuque, la face vers leciel ; et, dans son pâle visage, on ne voyait que ses grandsyeux luire.

– Moi qui m’inquiète et qui t’appelle depuis un quartd’heure !… Tu m’entendais bien crier ?

Elle finit par desserrer les lèvres.

– Oui.

– Alors, c’est stupide ! Pourquoi ne répondais-tupas ?

Mais elle était retombée dans son silence, elle refusait des’expliquer, le front têtu, les regards envolés là-haut.

– Allons, viens te coucher, méchante enfant ! Tu mediras cela demain.

Elle ne bougeait toujours point, il la supplia de rentrer à dixreprises, sans qu’elle fit un mouvement. Lui-même avait fini pars’asseoir près d’elle, dans l’herbe rase, et il sentait sous lui latiédeur du pavé.

– Enfin, tu ne peux coucher dehors… Réponds-moi au moins.Qu’est-ce que tu fais là ?

– Je regarde.

Et, de ses grands yeux immobiles, élargis et fixes, ses regardssemblaient monter plus haut, parmi les étoiles. Elle était toutedans l’infini pur de ce ciel d’été, au milieu des astres.

– Ah ! maître, reprit-elle, d’une voix lente et égale,ininterrompue, comme cela est étroit et borné, tout ce que tu sais,à côté de ce qu’il y a sûrement là-haut… Oui, si je ne t’ai pasrépondu, c’était que je pensais à toi et que j’avais une grossepeine… Il ne faut pas me croire méchante.

Un tel frisson de tendresse avait passé dans sa voix, qu’il enfut profondément ému. Il s’allongea à son côté, également sur ledos. Leurs coudes se touchaient. Ils causèrent.

– Je crains bien, chérie, que tes chagrins ne soient pasraisonnables… Tu penses à moi et tu as de la peine. Pourquoidonc ?

– Oh ! pour des choses que j’aurais de la peine àt’expliquer. Je ne suis pas une savante. Cependant, tu m’as apprisbeaucoup, et j’ai moi-même appris davantage, en vivant avec toi.D’ailleurs, ce sont des choses que je sens… Peut-être quej’essayerai de te le dire, puisque nous sommes là, si seuls, etqu’il fait si beau !

Son cœur plein débordait, après des heures de réflexion, dans lapaix confidentielle de l’admirable nuit. Lui, ne parla pas, ayantpeur de l’inquiéter.

– Quand j’étais petite et que je t’entendais parler de lascience, il me semblait que tu parlais du bon Dieu, tellement tubrûlais d’espérance et de foi. Rien ne te paraissait plusimpossible. Avec la science, on allait pénétrer le secret du mondeet réaliser le parfait bonheur de l’humanité… Selon toi, c’était àpas de géant qu’on marchait. Chaque jour amenait sa découverte, sacertitude. Encore dix ans, encore cinquante ans, encore cent anspeut-être, et le ciel serait ouvert, nous verrions face à face lavérité… Eh bien ! les années marchent, et rien ne s’ouvre, etla vérité recule.

– Tu es une impatiente, répondit-il simplement. Si dixsiècles sont nécessaires, il faudra bien les attendre.

– C’est vrai, je ne puis attendre. J’ai besoin de savoir,j’ai besoin d’être heureuse tout de suite. Et tout savoir d’uncoup, et être heureuse absolument, définitivement !… Oh !vois-tu, c’est de cela que je souffre, ne pas monter d’un bond à laconnaissance complète, ne pouvoir me reposer dans la félicitéentière, dégagée de scrupules et de doutes. Est-ce que c’est vivreque d’avancer dans les ténèbres à pas si ralentis, que de nepouvoir goûter une heure de calme, sans trembler à l’idée del’angoisse prochaine ? Non, non ! toute la connaissanceet tout le bonheur en un jour !… La science nous les a promis,et, si elle ne nous les donne pas, elle fait faillite.

Alors, il commença lui-même à se passionner.

– Mais c’est fou, petite fille, ce que tu dis là ! Lascience n’est pas la révélation. Elle marche de son train humain,sa gloire est dans son effort même… Et puis, ce n’est pas vrai, lascience n’a pas promis le bonheur.

Vivement, elle l’interrompit.

– Comment, pas vrai ! Ouvre donc tes livres, là-haut.Tu sais bien que je les ai lus. Ils en débordent, depromesses ! À les lire, il semble qu’on marche à la conquêtede la terre et du ciel. Ils démolissent tout et ils font le sermentde tout remplacer ; et cela par la raison pure, avec soliditéet sagesse… Sans doute, je suis comme les enfants. Quand on m’apromis quelque chose, je veux qu’on me le donne. Mon imaginationtravaille, il faut que l’objet soit très beau, pour me contenter…Mais c’était si simple, de ne rien me promettre ! Et surtout,à cette heure, devant mon désir exaspéré et douloureux, il seraitmal de me dire qu’on ne m’a rien promis.

Il eut un nouveau geste de protestation, dans la grande nuitsereine.

– En tout cas, continua-t-elle, la science a fait tablerase, la terre est nue, le ciel est vide, et qu’est-ce que tu veuxque je devienne, même si tu innocentes la science des espoirs quej’ai conçus ?… Je ne puis pourtant pas vivre sans certitude etsans bonheur. Sur quel terrain solide vais-je bâtir ma maison, dumoment qu’on a démoli le vieux monde et qu’on se presse si peu deconstruire le nouveau ? Toute la cité antique a craqué, danscette catastrophe de l’examen et de l’analyse ; et il n’enreste rien qu’une population affolée battant les ruines, ne sachantsur quelle pierre poser sa tête, campant sous l’orage, exigeant lerefuge solide et définitif, où elle pourra recommencer la vie… Ilne faut donc pas s’étonner de notre découragement ni de notreimpatience. Nous ne pouvons plus attendre. Puisque la science, troplente, fait faillite, nous préférons nous rejeter en arrière,oui ! dans les croyances d’autrefois, qui, pendant dessiècles, ont suffi au bonheur du monde.

– Ah ! c’est bien cela, cria-t-il, nous en sommes bienà ce tournant de la fin du siècle, dans la fatigue, dansl’énervement de l’effroyable masse de connaissances qu’il aremuées… Et c’est l’éternel besoin de mensonge, l’éternel besoind’illusion qui travaille l’humanité et la ramène en arrière, aucharme berceur de l’inconnu… Puisqu’on ne saura jamais tout, à quoibon savoir davantage ? Du moment que la vérité conquise nedonne pas le bonheur immédiat et certain, pourquoi ne pas secontenter de l’ignorance, cette couche obscure où l’humanité adormi pesamment son premier âge ?… Oui ! c’est le retouroffensif du mystère, c’est la réaction à cent ans d’enquêteexpérimentale. Et cela devait être, il faut s’attendre à desdésertions, quand on ne peut contenter tous les besoins à la fois.Mais il n’y a là qu’une halte, la marche en avant continuera, horsde notre vue, dans l’infini de l’espace.

Un instant, ils se turent, sans un mouvement, les regards perdusparmi les milliards de mondes, qui luisaient au ciel sombre. Uneétoile filante traversa d’un trait de flamme la constellation deCassiopée. Et l’univers illuminé, là-haut, tournait lentement surson axe, dans une splendeur sacrée, tandis que, de la terreténébreuse, autour d’eux, ne s’élevait qu’un petit souffle, unehaleine douce et chaude de femme endormie.

– Dis-moi, demanda-t-il de son ton bonhomme, c’est toncapucin qui t’a mis ce soir la tête à l’envers ?

Elle répondit franchement :

– Oui, il dit en chaire des choses qui me bouleversent, ilparle contre tout ce que tu m’as appris, et c’est comme si cettescience que je te dois, changée en poison, me détruisait… MonDieu ! Que vais-je devenir ?

– Ma pauvre enfant !… Mais c’est terrible de tedévorer ainsi ! Et, pourtant, je suis encore assez tranquillesur ton compte, car tu es une équilibrée, toi, tu as une bonnepetite caboche ronde, nette et solide, comme je te l’ai répétésouvent. Tu te calmeras… Mais quel ravage dans les cervelles, sitoi, bien portante, tu es troublée ! N’as-tu donc pas lafoi ?

Elle se taisait, elle soupira, tandis qu’il ajoutait :

– Certes, au simple point de vue du bonheur, la foi est unsolide bâton de voyage, et la marche devient aisée et paisible,quand on a la chance de la posséder.

– Eh ! je ne sais plus ! dit-elle. Il est desjours où je crois, il en est d’autres où je suis avec toi et avectes livres. C’est toi qui m’as bouleversée, c’est par toi que jesouffre. Et toute ma souffrance est là peut-être, dans ma révoltecontre toi que j’aime… Non, non ! ne me dis rien, ne me dispas que je me calmerai. Cela m’irriterait davantage en ce moment…Tu nies le surnaturel. Le mystère, n’est-ce pas ? ce n’est quel’inexpliqué. Même, tu concèdes qu’on ne saura jamais tout ;et, dès lors, l’unique intérêt à vivre est la conquête sans fin surl’inconnu, l’éternel effort pour savoir davantage… Ah ! j’ensais trop déjà pour croire, tu m’as déjà trop conquise, et il y ades heures où il me semble que je vais en mourir.

Il lui avait pris la main, parmi l’herbe tiède, il la serraitviolemment.

– Mais c’est la vie qui te fait peur, petite fille !…Et comme tu as raison de dire que l’unique bonheur est l’effortcontinu ! car, désormais, le repos dans l’ignorance estimpossible. Aucune halte n’est à espérer, aucune tranquillité dansl’aveuglement volontaire. Il faut marcher, marcher quand même, avecla vie qui marche toujours. Tout ce qu’on propose, les retours enarrière, les religions mortes, les religions replâtrées, aménagées,selon les besoins nouveaux, sont un leurre… Connais donc la vie,aime-la, vis-la telle qu’elle doit être vécue : il n’y a pasd’autre sagesse.

D’une secousse irritée, elle avait dégagé sa main. Et sa voixexprima un dégoût frémissant.

– La vie est abominable, comment veux-tu que je la vivepaisible et heureuse ?… C’est une clarté terrible que tascience jette sur le monde, ton analyse descend dans toutes nosplaies humaines, pour en étaler l’horreur. Tu dis tout, tu parlescrûment, tu ne nous laisses que la nausée des êtres et des choses,sans aucune consolation possible.

Il l’interrompit d’un cri de conviction ardente.

– Tout dire, ah ! oui, pour tout connaître et toutguérir !

La colère la soulevait, elle se mit sur son séant.

– Si encore l’égalité et la justice existaient dans tanature. Mais tu le reconnais toi-même, la vie est au plus fort, lefaible périt fatalement, parce qu’il est faible. Il n’y a pas deuxêtre égaux, ni en santé, ni en beauté, ni en intelligence :c’est au petit bonheur de la rencontre, au hasard du choix… Et toutcroule, dès que la grande et sainte justice n’est plus !

– C’est vrai, dit-il à demi-voix, comme à lui-même,l’égalité n’existe pas. Une société qu’on baserait sur elle, nepourrait vivre. Pendant des siècles, on a cru remédier au mal parla charité. Mais le monde a craqué ; et, aujourd’hui, onpropose la justice… La nature est-elle juste ? Je la croisplutôt logique. La logique est peut-être une justice naturelle etsupérieure, allant droit à la somme du travail commun, au grandlabeur final.

– Alors, n’est-ce pas ? cria-t-elle, la justice quiécrase l’individu pour le bonheur de la race, qui détruit l’espèceaffaiblie pour l’engraissement de l’espèce triomphante… Non,non ! c’est le crime ! Il n’y a qu’ordure et que meurtre.Ce soir, à l’église, il avait raison : la terre est gâtée, lascience n’en étale que la pourriture, c’est en haut qu’il faut nousréfugier tous… Oh ! maître, je t’en supplie, laisse-moi mesauver, laisse-moi te sauver toi-même !

Elle venait d’éclater en larmes, et le bruit de ses sanglotsmontait éperdu, dans la pureté de la nuit. Vainement, il essaya del’apaiser, elle dominait sa voix.

– Écoute, maître, tu sais si je t’aime, car tu es tout pourmoi… Et c’est de toi que vient mon tourment, j’ai de la peine à enétouffer, lorsque je songe que nous ne sommes pas d’accord, quenous serions séparés à jamais, si nous mourions tous les deuxdemain… Pourquoi ne veux-tu pas croire ?

Il tâcha encore de la raisonner.

– Voyons, tu es folle, ma chérie…

Mais elle s’était mise à genoux, elle lui avait saisi les mains,elle s’attachait à lui, d’une étreinte enfiévrée. Et elle lesuppliait plus haut, dans une clameur de désespoir telle, que lacampagne noire, au loin, en sanglotait.

– Écoute, il l’a dit à l’église… Il faut changer sa vie etfaire pénitence, il faut tout brûler de ses erreurs passées,oui ! tes livres, tes dossiers, tes manuscrits… Fais cesacrifice, maître, je t’en conjure à genoux. Et tu verras ladélicieuse existence que nous mènerons ensemble.

À la fin, il se révoltait.

– Non ! c’est trop, tais-toi !

– Si, tu m’entendras, maître, tu feras ce que je veux… Jet’assure que je suis horriblement malheureuse, même en t’aimantcomme je t’aime. Il manque quelque chose, dans notre tendresse.Jusqu’ici, elle a été vide et inutile, et j’ai l’irrésistiblebesoin de l’emplir, oh ! de tout ce qu’il y a de divin etd’éternel… Que peut-il nous manquer, si ce n’est Dieu ?Agenouille-toi, prie avec moi !

Il se dégagea, irrité à son tour.

– Tais-toi, tu déraisonnes. Je t’ai laissée libre,laisse-moi libre.

– Maître, maître ! c’est notre bonheur que jeveux !… Je t’emporterai loin, très loin. Nous irons dans unesolitude vivre en Dieu !

– Tais-toi !… Non, jamais !

Alors, ils restèrent un instant face à face, muets et menaçants.La Souleiade, autour d’eux, élargissait son silence nocturne, lesombres légères de ses oliviers, les ténèbres de ses pins et de sesplatanes, où chantait la voix attristée de la source ; et, surleur tête, il semblait que le vaste ciel criblé d’étoiles eût pâlid’un frisson, malgré l’aube encore lointaine.

Clotilde leva le bras, comme pour montrer l’infini de ce cielfrissonnant. Mais, d’un geste prompt, Pascal lui avait repris lamain, la maintenait dans la sienne, vers la terre. Et il n’y eutd’ailleurs plus un mot prononcé, ils étaient hors d’eux, violentset ennemis. C’était la brouille farouche.

Brusquement, elle retira sa main, elle sauta de côté, comme unanimal indomptable et fier qui se cabre ; puis, elle galopa,au travers de la nuit, vers la maison. On entendit, sur lescailloux de l’aire, le claquement de ses petites bottines, quis’assourdit ensuite dans le sable d’une allée. Lui, déjà désolé, larappela d’une voix pressante. Mais elle n’écoutait pas, nerépondait pas, courait toujours. Saisi de crainte, le cœur serré,il s’élança derrière elle, tourna le coin du bouquet des platanes,juste assez tôt pour la voir rentrer en tempête dans le vestibule.Il s’y engouffra derrière elle, franchit l’escalier, se heurtacontre la porte de sa chambre, dont elle poussait violemment lesverrous. Et là, il se calma, s’arrêta d’un rude effort, résistant àl’envie de crier, de l’appeler encore, d’enfoncer cette porte pourla ravoir, la convaincre, la garder toute à lui. Un moment, ilresta immobile, devant le silence de la chambre, d’où pas unsouffle ne sortait. Sans doute, jetée en travers du lit, elleétouffait dans l’oreiller ses cris et ses sanglots. Il se décidaenfin à redescendre fermer la porte du vestibule, remonta doucementécouter s’il ne l’entendait pas se plaindre ; et le journaissait, lorsqu’il se coucha, désespéré, étranglé de larmes.

Dès lors, ce fut la guerre sans merci. Pascal se sentit épié,traqué, menacé. Il n’était plus chez lui, il n’avait plus demaison : L’ennemie était là sans cesse, qui le forçait à toutcraindre, à tout enfermer. Coup sur coup, deux fioles de lasubstance nerveuse qu’il fabriquait, furent ramassées enmorceaux ; et il dut se barricader dans sa chambre, on l’yentendait assourdir le bruit de son pilon, sans qu’il se montrâtmême aux heures des repas. Il n’emmenait plus Clotilde, les joursde visite, parce qu’elle décourageait les malades, par son attituded’incrédulité agressive. Seulement, dès qu’il sortait, il n’avaitqu’une hâte, celle de rentrer vite, car il tremblait de trouver sesserrures forcées, ses tiroirs saccagés, au retour. Il n’utilisaitplus la jeune fille à classer, à recopier ses notes, depuis queplusieurs s’en étaient allées, comme emportées par le vent. Iln’osait même plus l’employer à corriger ses épreuves, ayantconstaté qu’elle avait coupé tout un passage dans un article, dontl’idée blessait sa foi catholique. Et elle restait ainsi oisive,rôdant par les pièces ayant le loisir de vivre à l’affût d’uneoccasion qui lui livrerait la clef de la grande armoire. Ce devaitêtre son rêve, le plan qu’elle roulait, pendant ses longs silences,les yeux luisants, les mains fiévreuses : avoir la clef,ouvrir, tout prendre, tout détruire, dans un autodafé qui seraitagréable à Dieu. Les quelques pages d’un manuscrit, oubliées parlui sur un coin de table, le temps d’aller se laver les mains etpasser sa redingote, avaient disparu, ne laissant, au fond de lacheminée, qu’une pincée de cendre. Un soir qu’il s’était attardéprès d’un malade, comme il revenait au crépuscule, une terreurfolle l’avait pris, dès le faubourg, à la vue d’une grosse fuméenoire qui montait en tourbillons, salissant le ciel pâle.N’était-ce pas la Souleiade entière qui flambait, allumée par lefeu de joie de ses papiers ? Il rentra au pas de course, il nese rassura qu’en apercevant, dans un champ voisin, un feu deracines qui fumait avec lenteur.

Et quelle affreuse souffrance, ce tourment du savant qui se sentmenacé de la sorte dans son intelligence, dans ses travaux !Les découvertes qu’il a faites, les manuscrits qu’il comptelaisser, c’est son orgueil, ce sont des êtres, du sang à lui, desenfants, et en les détruisant, en les brûlant, on brûlerait de sachair. Surtout, dans ce perpétuel guet-apens contre sa pensée, ilétait torturé par l’idée que, cette ennemie qui était chez lui,installée jusqu’au cœur, il ne pouvait l’en chasser, et qu’ill’aimait quand même. Il demeurait désarmé, sans défense possible,ne voulant point agir, n’ayant d’autre ressource que de veilleravec vigilance. De toute part, l’enveloppement se resserrait, ilcroyait sentir les petites mains voleuses qui se glissaient au fondde ses poches, il n’avait plus de tranquillité, même les portescloses, craignant qu’on ne le dévalisât par les fentes.

– Mais, malheureuse enfant, cria-t-il un jour, je n’aimeque toi au monde, et c’est toi qui me tues !… Tu m’aimes aussipourtant, tu fais tout cela parce que tu m’aimes, et c’estabominable, et il vaudrait mieux en finir tout de suite, en nousjetant à l’eau avec une pierre au cou !

Elle ne répondait pas, ses yeux braves disaient seuls,ardemment, qu’elle voulait bien mourir sur l’heure, si c’était aveclui.

– Alors, je mourrais cette nuit, subitement, que sepasserait-il donc demain ?… Tu viderais l’armoire, tu videraisles tiroirs, tu ferais un gros tas de toutes mes œuvres, et tu lesbrûlerais ? Oui, n’est-ce pas ?… Sais-tu que ce serait unvéritable meurtre, comme si tu assassinais quelqu’un ? Etquelle lâcheté abominable, tuer la pensée !

– Non ! dit-elle d’une voix sourde, tuer le mal,l’empêcher de se répandre et de renaître !

Toutes leurs explications les rejetaient à la colère. Il y eneut de terribles. Et, un soir que la vieille Mme Rougon étaittombée dans une de ces querelles, elle resta seule avec Pascal,après que Clotilde se fut enfuie au fond de sa chambre. Un silencerégna. Malgré l’air de navrement qu’elle avait pris, une joieluisait au fond de ses yeux étincelants.

– Mais votre pauvre maison est un enfer ! cria-t-elleenfin.

Le docteur, d’un geste, évita de répondre. Toujours, il avaitsenti sa mère derrière la jeune fille, exaspérant en elle lescroyances religieuses, utilisant ce ferment de révolte pour jeterle trouble chez lui. Il était sans illusion, il savait parfaitementque, dans la journée, les deux femmes s’étaient vues, et qu’ildevait à cette rencontre, à tout un empoisonnement savant,l’affreuse scène dont il tremblait encore. Sans doute sa mère étaitvenue constater les dégâts et voir si l’on ne touchait pas bientôtau dénouement.

– Ça ne peut continuer ainsi, reprit-elle. Pourquoi ne vousséparez-vous pas, puisque vous ne vous entendez plus ?… Tudevrais l’envoyer à son frère Maxime, qui m’a écrit, ces joursderniers, pour la demander encore.

Il s’était redressé, pâle et énergique.

– Nous quitter fâchés, ah ! non, non, ce seraitl’éternel remords, la plaie inguérissable. Si elle doit partir unjour, je veux que nous puissions nous aimer de loin… Mais pourquoipartir ? Nous ne nous plaignons ni l’un ni l’autre.

Félicité sentit qu’elle s’était trop hâtée.

– Sans doute, si cela vous plaît de vous battre, personnen’a rien à y voir… Seulement, mon pauvre ami, permets-moi, dans cecas, de te dire que je donne un peu raison à Clotilde. Tu me forcesà t’avouer que je l’ai vue tout à l’heure : oui ! ça vautmieux que tu le saches, malgré ma promesse de silence. Ehbien ! elle n’est pas heureuse, elle se plaint beaucoup, et tut’imagines que je l’ai grondée, que je lui ai prêché une entièresoumission… Ça ne m’empêche pas de ne guère te comprendre et dejuger que tu fais tout pour ne pas être heureux.

Elle s’était assise, l’avait obligé à s’asseoir dans un coin dela salle, où elle semblait ravie de le tenir seul, à sa merci. Déjàplusieurs fois, elle avait de la sorte voulu le forcer à uneexplication, qu’il évitait. Bien qu’elle le torturât depuis desannées, et qu’il n’ignorât rien d’elle, il restait un filsdéférent, il s’était juré de ne jamais sortir de cette attitudeobstinée de respect. Aussi, dès qu’elle abordait certains sujets,se réfugiait-il dans un absolu silence.

– Voyons, continua-t-elle, je comprends que tu ne veuillespas céder à Clotilde ; mais à moi ?… Si je te suppliaisde me faire le sacrifice de ces abominables dossiers, qui sont là,dans l’armoire ! Admets un instant que tu meures subitement etque ces papiers tombent entre des mains étrangères : noussommes tous déshonorés… Ce n’est pas cela que tu désires, n’est-cepas ? Alors, quel est ton but, pourquoi t’obstines-tu à un jeusi dangereux ?… Promets-moi de les brûler.

Il se taisait, il dut finir par répondre :

– Ma mère, je vous en ai déjà priée, ne causons jamais decela… Je ne puis vous satisfaire.

– Mais enfin, cria-t-elle, donne-moi une raison. On diraitque notre famille t’est aussi indifférente que le troupeau de bœufsqui passe là-bas. Tu en es pourtant… Oh ! je sais, tu faistout pour ne pas en être. Moi-même, parfois, je m’étonne, je medemande d’où tu peux bien sortir. Et je trouve quand même trèsvilain de ta part, de t’exposer ainsi à nous salir, sans êtrearrêté par la pensée du chagrin que tu me causes, à moi ta mère…C’est simplement une mauvaise action.

Il se révolta, il céda un moment au besoin de se défendre,malgré sa volonté de silence.

– Vous êtes dure, vous avez tort… J’ai toujours cru à lanécessité, à l’efficacité absolue de la vérité. C’est vrai, je distout sur les autres et sur moi ; et c’est parce que je croisfermement qu’en disant tout, je fais l’unique bien possible…D’abord, ces dossiers ne sont pas destinés au public, ils neconstituent que des notes personnelles, dont il me seraitdouloureux de me séparer. Ensuite, j’entends bien que ce ne sontpas eux seulement que vous brûleriez : tous mes autres travauxseraient aussi jetés au feu, n’est-ce pas ? et c’est ce que jene veux pas, entendez-vous !… Jamais, moi vivant, on nedétruira ici une ligne d’écriture.

Mais, déjà, il regrettait d’avoir tant parlé, car il la voyaitse rapprocher de lui, le presser, l’amener à la cruelleexplication.

– Alors, va jusqu’au bout, dis-moi ce que tu nousreproches… Oui, à moi, par exemple, que me reproches-tu ? Cen’est pas de vous avoir élevés avec tant de peine. Ah ! lafortune a été longue à conquérir ! Si nous jouissons d’un peude bonheur aujourd’hui, nous l’avons rudement gagné. Puisque tu astout vu et que tu mets tout dans tes paperasses, tu pourrastémoigner que la famille a rendu aux autres plus de servicesqu’elle n’en a reçu. À deux reprises, sans nous, Plassans étaitdans de beaux draps. Et c’est bien naturel, si nous n’avons récoltéque des ingrats et des envieux, à ce point qu’aujourd’hui encore laville entière serait ravie d’un scandale qui nous éclabousserait…Tu ne peux pas vouloir cela, et je suis sûre que tu rends justice àla dignité de mon attitude, depuis la chute de l’Empire et lesmalheurs dont la France ne se relèvera sans doute jamais.

– Laissez donc la France tranquille, ma mère ! dit-ilde nouveau, tellement elle le touchait aux endroits qu’elle savaitsensibles. La France a la vie dure, et je trouve qu’elle est entrain d’étonner le monde par la rapidité de sa convalescence…Certes, il y a bien des éléments pourris. Je ne les ai pas cachés,je les ai trop étalés peut-être. Mais vous ne m’entendez guère, sivous vous imaginez que je crois à l’effondrement final, parce queje montre les plaies et les lézardes. Je crois à la vie qui éliminesans cesse les corps nuisibles, qui refait de la chair pour boucherles blessures, qui marche quand même à la santé, au renouvellementcontinu, parmi les impuretés et la mort.

Il s’exaltait, il en eut conscience, fit un geste de colère, etne parla plus. Sa mère avait pris le parti de pleurer, des petiteslarmes courtes, difficiles, qui séchaient tout de suite. Et ellerevenait sur les craintes dont s’attristait sa vieillesse, elle lesuppliait, elle aussi, de faire sa paix avec Dieu, au moins parégard pour la famille. Ne donnait-elle pas l’exemple ducourage ? Plassans entier, le quartier Saint-Marc, le vieuxquartier et la ville neuve ne rendaient-ils pas hommage à sa fièrerésignation ? Elle réclamait seulement d’être aidée, elleexigeait de tous ses enfants un effort pareil au sien. Ainsi, ellecitait l’exemple d’Eugène, le grand homme, tombé de si haut, et quivoulait bien n’être plus qu’un simple député, défendant, jusqu’àson dernier souffle, le régime disparu, dont il avait tenu sagloire. Elle était également pleine d’éloges pour Aristide, qui nedésespérait jamais, qui reconquérait, sous le régime nouveau, touteune belle position, malgré l’injuste catastrophe qui l’avait unmoment enseveli, parmi les décombres de l’Union universelle. Etlui, Pascal, resterait seul à l’écart, ne ferait rien pour qu’ellemourût en paix, dans la joie du triomphe final des Rougon ?lui qui était si intelligent, si tendre, si bon ! Voyons,c’était impossible ! il irait à la messe le prochain dimancheet il brûlerait ces vilains papiers, dont la seule pensée larendait malade. Elle suppliait, commandait, menaçait. Mais lui nerépondait plus, calmé, invincible dans son attitude de grandedéférence. Il ne voulait pas de discussion, il la connaissait troppour espérer la convaincre et pour oser discuter le passé avecelle.

– Tiens ! cria-t-elle, quand elle le sentitinébranlable, tu n’es pas à nous, je l’ai toujours dit. Tu nousdéshonores.

Il s’inclina.

– Ma mère, vous réfléchirez, vous me pardonnerez.

Ce jour-là, Félicité s’en alla hors d’elle ; et, comme ellerencontra Martine à la porte de la maison, devant les platanes,elle se soulagea, sans savoir que Pascal, qui venait de passer danssa chambre, dont les fenêtres étaient ouvertes, entendait tout.Elle exhalait son ressentiment, jurait d’arriver quand même às’emparer des papiers et à les détruire, puisqu’il ne voulait pasen faire volontairement le sacrifice. Mais ce qui glaça le docteur,ce fut la façon dont Martine l’apaisait, d’une voix contenue. Elleétait évidemment complice, elle répétait qu’il fallait attendre, nerien brusquer, que Mademoiselle et elle avaient fait le serment devenir à bout de Monsieur, en ne lui laissant pas une heure de paix.C’était juré, on le réconcilierait avec le bon Dieu, parce qu’iln’était pas possible qu’un saint homme comme Monsieur restât sansreligion. Et les voix des deux femmes baissèrent, ne furent bientôtplus qu’un chuchotement, un murmure étouffé de commérage et decomplot, où il ne saisissait que des mots épars, des ordres donnés,des mesures prises, un envahissement de sa libre personnalité.Lorsque sa mère partit enfin, il la vit, avec son pas léger et sataille mince de jeune fille, qui s’éloignait très satisfaite.

Pascal eut une heure de défaillance, de désespérance absolue. Ilse demandait à quoi bon lutter, puisque toutes ses affectionss’alliaient contre lui. Cette Martine qui se serait jetée dans lefeu, sur un simple mot de sa part, et qui le trahissait ainsi, pourson bien ! Et Clotilde, liguée avec cette servante, complotantdans les coins, se faisant aider par elle à lui tendre despièges ! Maintenant, il était bien seul, il n’avait autour delui que des traîtresses, on empoisonnait jusqu’à l’air qu’ilrespirait. Ces deux-là encore, elles l’aimaient, il seraitpeut-être venu à bout de les attendrir ; mais, depuis qu’ilsavait sa mère derrière elles, il s’expliquait leur acharnement, iln’espérait plus les reprendre. Dans sa timidité d’homme qui avaitvécu pour l’étude, à l’écart des femmes, malgré sa passion, l’idéequ’elles étaient trois à le vouloir, à le plier sous leur volonté,l’accablait. Il en sentait toujours une derrière lui ; quandil s’enfermait dans sa chambre, il les devinait de l’autre côté dumur ; et elles le hantaient, lui donnaient la continuellecrainte d’être volé de sa pensée, s’il la laissait voir au fond deson crâne, avant même qu’il la formulât.

Ce fut certainement l’époque de sa vie où Pascal se trouva leplus malheureux. Le perpétuel état de défense où il devait vivre,le brisait ; et lui semblait, parfois, que le sol de sa maisonse dérobait sous ses pieds. Il eut alors, très net, le regret de nes’être pas marié et de n’avoir pas d’enfant. Est-ce que lui-mêmeavait eu peur de la vie ? Est-ce qu’il n’était point puni deson égoïsme ? Ce regret de l’enfant l’angoissait parfois, ilavait maintenant les yeux mouillés de larmes, quand il rencontraitsur les routes des fillettes, aux regards clairs, qui luisouriaient. Sans doute, Clotilde était là, mais c’était une autretendresse, traversée à présent d’orages, et non une tendressecalme, infiniment douce, la tendresse de l’enfant, où il auraitvoulu endormir son cœur endolori. Puis, ce qu’il voulait, sentantvenir la fin de son être, c’était surtout la continuation, l’enfantqui l’aurait perpétué. Plus il souffrait, plus il aurait trouvé uneconsolation à léguer cette souffrance, dans sa foi en la vie. Il secroyait indemne des tares physiologiques de la famille ; maisla pensée même que l’hérédité sautait parfois une génération, etque, chez un fils né de lui, les désordres des aïeux pouvaientreparaître, ne l’arrêtait pas ; et ce fils inconnu, malgrél’antique souche pourrie, malgré la longue suite de parentsexécrables, il le souhaitait encore, certains jours, comme onsouhaite le gain inespéré, le bonheur rare, le coup de fortune quiconsole et enrichit à jamais. Dans l’ébranlement de ses autresaffections, son cœur saignait, parce qu’il était trop tard.

Par une nuit lourde de la fin de septembre, Pascal ne putdormir. Il ouvrit l’une des fenêtres de sa chambre, le ciel étaitnoir, quelque orage devait passer au loin, car l’on entendait uncontinuel roulement de foudre. Il distinguait mal la sombre massedes platanes, que des reflets d’éclair, par moments, détachaient,d’un vert morne, dans les ténèbres. Et il avait l’âme pleine d’unedétresse affreuse, il revivait les dernières mauvaises journées,des querelles encore, des tortures de trahisons et de soupçons quiallaient grandissantes, lorsque, tout d’un coup, un ressouveniraigu le fit tressaillir. Dans sa peur d’être pillé, il avait finipar porter toujours sur lui la clef de la grande armoire. Mais,cette après-midi-là, souffrant de la chaleur, il s’était débarrasséde son veston, et il se rappelait avoir vu Clotilde le pendre à unclou de la salle. Ce fut une brusque terreur qui le traversa :si elle avait senti la clef au fond de la poche, elle l’avaitvolée. Il se précipita, fouilla le veston qu’il venait de jeter surune chaise. La clef n’y était plus. En ce moment même, on ledévalisait, il en eut la nette sensation. Deux heures du matinsonnèrent ; et il ne se rhabilla pas, resta en simplepantalon, les pieds nus dans des pantoufles, la poitrine nue soussa chemise de nuit défaite ; et, violemment, il poussa laporte, sauta dans la salle, son bougeoir à la main.

– Ah ! je le savais, cria-t-il. Voleuse !assassine !

Et c’était vrai, Clotilde était là, dévêtue comme lui, les piedsnus dans ses mules de toile, les jambes nues, les bras nus, lesépaules nues, à peine couverte d’un court jupon et de sa chemise.Par prudence, elle n’avait pas apporté de bougie, elle s’étaitcontentée de rabattre les volets d’une fenêtre ; et l’oragequi passait en face, au midi, dans le ciel ténébreux, lescontinuels éclairs lui suffisaient, baignant les objets d’unephosphorescence livide. La vieille armoire, aux larges flancs,était grande ouverte. Déjà, elle en avait vidé la planche du haut,descendant les dossiers à pleins bras, les jetant sur la longuetable du milieu, où ils s’entassaient pêle-mêle. Et, fiévreusement,par crainte de n’avoir pas le temps de les brûler, elle était entrain d’en faire des paquets, avec l’idée de les cacher, de lesenvoyer ensuite à sa grand-mère, lorsque la soudaine clarté de labougie, en l’éclairant toute, venait de l’immobiliser, dans uneattitude de surprise et de lutte.

– Tu me voles et tu m’assassines ! répéta furieusementPascal.

Entre ses bras nus, elle tenait encore un des dossiers. Ilvoulut le reprendre. Mais elle le serrait de toutes ses forces,obstinée dans son œuvre de destruction, sans confusion ni repentir,en combattante qui a le bon droit pour elle. Alors, lui, aveuglé,affolé, se rua ; et ils se battirent. Il l’avait empoignée,dans sa nudité, il la maltraitait.

– Tue-moi donc ! bégaya-t-elle. Tue-moi, ou je déchiretout !

Mais il la gardait, liée à lui, d’une étreinte si rude, qu’ellene respirait plus.

– Quand une enfant vole, on la châtie !

Quelques gouttes de sang avaient paru, près de l’aisselle, lelong de son épaule ronde, dont une meurtrissure entamait ladélicate peau de soie. Et, un instant, il la sentit si haletante,si divine dans l’allongement fin de son corps de vierge, avec sesjambes fuselées, ses bras souples, son torse mince à la gorge menueet dure, qu’il la lâcha. D’un dernier effort, il lui avait arrachéle dossier.

– Et tu vas m’aider à les remettre là-haut, tonnerre deDieu ! Viens ici, commence par les ranger sur la table…Obéis-moi, tu entends !

– Oui, maître !

Elle s’approcha, elle l’aida, domptée, brisée par cette étreinted’homme qui était comme entrée en sa chair. La bougie, qui brûlaitavec une flamme haute dans la nuit lourde, les éclairait ; etle lointain roulement de la foudre ne cessait pas, la fenêtreouverte sur l’orage semblait en feu.

Chapitre 5

 

Un instant, Pascal regarda les dossiers, dont l’amas semblaiténorme, ainsi jeté au hasard sur la longue table, qui occupait lemilieu de la salle de travail. Dans le pêle-mêle, plusieurs deschemises de fort papier bleu s’étaient ouvertes, et les documentsen débordaient, des lettres, des coupures de journaux, des piècessur papier timbré, des notes manuscrites.

Déjà, pour reclasser les paquets, il cherchait les noms, écritssur les chemises en gros caractères, lorsqu’il sortit, avec ungeste résolu, de la sombre réflexion où il était tombé. Et, setournant vers Clotilde, qui attendait toute droite, muette etblanche :

– Écoute, je t’ai toujours défendu de lire ces papiers, etje sais que tu m’as obéi… Oui, j’avais des scrupules. Ce n’est pasque tu sois, comme d’autres, une fille ignorante, car je t’ailaissé tout apprendre de l’homme et de la femme, et cela n’estcertainement mauvais que pour les natures mauvaises… Seulement, àquoi bon te plonger trop tôt dans cette terrible véritéhumaine ? Je t’ai donc épargné l’histoire de notre famille,qui est l’histoire de toutes, de l’humanité entière : beaucoupde mal et beaucoup de bien…

Il s’arrêta, parut s’affermir dans sa décision, calmé maintenantet d’une énergie souveraine.

– Tu as vingt-cinq ans, tu dois savoir… Et puis, notreexistence n’est plus possible, tu vis et tu me fais vivre dans uncauchemar, avec l’envolée de ton rêve. J’aime mieux que la réalité,si exécrable qu’elle soit, s’étale devant nous. Peut-être le coupqu’elle va te porter, fera-t-il de toi la femme que tu dois être…Nous allons reclasser ensemble ces dossiers, et les feuilleter, etles lire, une terrible leçon de vie !

Puis, comme elle ne bougeait toujours pas :

– Il faut voir clair, allume les deux autres bougies quisont là.

Un besoin de grande clarté l’avait pris, il aurait voulul’aveuglante lumière du soleil ; et il jugea encore que lestrois bougies n’éclairaient point, il passa dans sa chambre prendreles candélabres à deux branches qui s’y trouvaient. Les septbougies flambèrent. Tous deux, en leur désordre, lui la poitrinedécouverte, elle l’épaule gauche tachée de sang, la gorge et lesbras nus, ne se voyaient même pas. Deux heures venaient de sonner,et ni l’un ni l’autre n’avait conscience de l’heure : ilsallaient passer la nuit dans cette passion de savoir, sans besoinde sommeil, en dehors du temps et des lieux. L’orage, quicontinuait à l’horizon de la fenêtre ouverte, grondait plushaut.

Jamais Clotilde n’avait vu à Pascal ces yeux d’ardente fièvre.Il se surmenait depuis quelques semaines, ses angoisses morales lerendaient brusque parfois, malgré sa bonté si conciliante. Mais ilsemblait qu’une infinie tendresse, toute frémissante de pitiéfraternelle, se faisait en lui, au moment de descendre dans lesdouloureuses vérités de l’existence ; et c’était quelque chosede très indulgent et de très grand, émané de sa personne, quiallait innocenter, devant la jeune fille, l’effrayante débâcle desfaits. Il en avait la volonté, il dirait tout, puisqu’il faut toutdire pour tout guérir. N’était-ce pas l’évolution fatale,l’argument suprême, que l’histoire des êtres qui les touchaient desi près ? La vie était telle, et il fallait la vivre. Sansdoute, elle en sortirait trempée, pleine de tolérance et decourage.

– On te pousse contre moi, reprit-il, on te fait faire desabominations, et c’est ta conscience que je veux te rendre. Quandtu sauras, tu jugeras et tu agiras… Approche-toi, lis avec moi.

Elle obéit. Ces dossiers pourtant, dont sa grand-mère parlaitavec tant de colère, l’effrayaient un peu ; tandis qu’unecuriosité s’éveillait, grandissait en elle. D’ailleurs, si domptéequ’elle fût par l’autorité virile qui venait de l’étreindre et dela briser, elle se réservait. Ne pouvait-elle donc l’écouter, lireavec lui ? Ne gardait-elle pas le droit de se refuser ou de sedonner ensuite ? Elle attendait.

– Voyons, veux-tu ?

– Oui, maître, je veux !

D’abord, ce fut l’Arbre généalogique des Rougon-Macquart qu’illui montra. Il ne le serrait pas d’ordinaire dans l’armoire, il legardait dans le secrétaire de sa chambre, où il l’avait pris, enallant chercher les candélabres. Depuis plus de vingt années, il letenait au courant, inscrivant les naissances et les morts, lesmariages, les faits de famille importants, distribuant en notesbrèves les cas, d’après sa théorie de l’hérédité. C’était unegrande feuille de papier jaunie, aux plis coupés par l’usure, surlaquelle s’élevait, dessiné d’un trait fort, un arbre symbolique,dont les branches étalées, subdivisées, alignaient cinq rangées delarges feuilles ; et chaque feuille portait un nom, contenait,d’une écriture fine, une biographie, un cas héréditaire.

Une joie de savant s’était emparée du docteur, devant cetteœuvre de vingt années, où se trouvaient appliquées, si nettement etsi complètement, les lois de l’hérédité, fixées par lui.

– Regarde donc, fillette ! Tu en sais assez long, tuas recopié assez de mes manuscrits, pour comprendre… N’est-ce pasbeau, un pareil ensemble, un document si définitif et si total, oùil n’y a pas un trou ? On dirait une expérience de cabinet, unproblème posé et résolu au tableau noir… Tu vois, en bas, voici letronc, la souche commune, Tante Dide. Puis, les trois branches ensortent, la légitime, Pierre Rougon, et les deux bâtardes, UrsuleMacquart et Antoine Macquart. Puis, de nouvelles branches montent,se ramifient : d’un côté, Maxime, Clotilde et Victor, lestrois enfants de Saccard, et Angélique, la fille de SidonieRougon ; de l’autre, Pauline, la fille de Lisa Macquart, etClaude, Jacques, Étienne, Anna, les quatre enfants de Gervaise, sasœur. Là, Jean, leur frère, est au bout. Et tu remarques, ici, aumilieu, ce que j’appelle le nœud, la poussée légitime et la pousséebâtarde s’unissant dans Marthe Rougon et son cousin FrançoisMouret, pour donner naissance à trois nouveaux rameaux, Octave,Serge et Désirée Mouret ; tandis qu’il y a encore, issusd’Ursule et du chapelier Mouret, Silvère dont tu connais la morttragique, Hélène et sa fille Jeanne. Enfin, tout là-haut, ce sontles brindilles dernières, le fils de ton frère Maxime, notre pauvreCharles, et deux autres petits morts, Jacques-Louis, le fils deClaude Lantier, et Louiset, le fils d’Anna Coupeau… En tout cinqgénérations, un arbre humain qui, à cinq printemps déjà, à cinqrenouveaux de l’humanité, a poussé des tiges, sous le flot de sèvede l’éternelle vie !

Il s’animait, son doigt se mit à indiquer les cas, sur lavieille feuille de papier jaunie, comme sur une plancheanatomique.

– Et je te répète que tout y est… Vois donc, dansl’hérédité directe, les élections : celle de la mère, Silvère,Lisa, Désirée, Jacques, Louiset, toi-même ; celle du père,Sidonie, François, Gervaise, Octave, Jacques-Louis. Puis, ce sontles trois cas de mélange : par soudure, Ursule, Aristide,Anna, Victor ; par dissémination, Maxime, Serge,Étienne ; par fusion, Antoine, Eugène, Claude. J’ai dû mêmespécifier un quatrième cas très remarquable, le mélange équilibre,Pierre et Pauline. Et les variétés s’établissent, l’élection de lamère par exemple va souvent avec la ressemblance physique du père,ou c’est le contraire qui a lieu ; de même que, dans lemélange, la prédominance physique et morale appartient à un facteurou à l’autre, selon les circonstances… Ensuite, voici l’héréditéindirecte, celle des collatéraux : je n’en ai qu’un exemplebien établi, la ressemblance physique frappante d’Octave Mouretavec son oncle Eugène Rougon. Je n’ai aussi qu’un exemple del’hérédité par influence : Anna, la fille de Gervaise et deCoupeau, ressemblait étonnamment, surtout dans son enfance, àLantier, le premier amant de sa mère, comme s’il avait imprégnécelle-ci à jamais… Mais où je suis très riche, c’est pourl’hérédité en retour : les trois cas les plus beaux, Marthe,Jeanne et Charles, ressemblant à Tante Dide, la ressemblancesautant ainsi une, deux et trois générations. L’aventure estsûrement exceptionnelle, car je ne crois guère à l’atavisme ;il me semble que les éléments nouveaux apportés par les conjoints,les accidents et la variété infinie des mélanges doivent trèsrapidement effacer les caractères particuliers, de façon à ramenerl’individu au type général… Et il reste l’innéité, Hélène, Jean,Angélique. C’est la combinaison, le mélange chimique où seconfondent les caractères physiques et moraux des parents, sans querien d’eux semble se retrouver dans le nouvel être.

Il y eut un silence. Clotilde l’avait écouté avec une attentionprofonde, voulant comprendre. Et lui, maintenant, restait absorbé,les yeux toujours sur l’Arbre, dans le besoin de jugeréquitablement son œuvre. Il continua lentement, comme s’il se fûtparlé à lui-même :

– Oui, cela est aussi scientifique que possible… Je n’aimis là que les membres de la famille, et j’aurais dû donner unepart égale aux conjoints, aux pères et aux mères, venus du dehors,dont le sang s’est mêlé au nôtre et l’a dès lors modifié. J’avaisbien dressé un arbre mathématique, le père et la mère se léguantpar moitié à l’enfant, de génération en génération ; de façonque, chez Charles par exemple, la part de Tante Dide n’était qued’un douzième : ce qui était absurde, puisque la ressemblancephysique y est totale. J’ai donc cru suffisant d’indiquer leséléments venus d’ailleurs, en tenant compte des mariages et dufacteur nouveau qu’ils introduisaient chaque fois… Ah ! cessciences commençantes, ces sciences où l’hypothèse balbutie et oùl’imagination reste maîtresse, elles sont le domaine des poètesautant que des savants ! Les poètes vont en pionniers, àl’avant-garde, et souvent ils découvrent les pays vierges,indiquent les solutions prochaines. Il y a là une marge qui leurappartient, entre la vérité conquise, définitive, et l’inconnu,d’où l’on arrachera la vérité de demain… Quelle fresque immense àpeindre, quelle comédie et quelle tragédie humaines colossales àécrire, avec l’hérédité, qui est la Genèse même des familles, dessociétés et du monde !

Les yeux devenus vagues, il suivait sa pensée, il s’égarait.Mais, d’un mouvement brusque, il revint aux dossiers, jetantl’Arbre de côté, disant :

– Nous le reprendrons tout à l’heure ; car, pour quetu comprennes maintenant, il faut que les faits se déroulent et quetu les voies à l’action, tous ces acteurs, étiquetés là de simplesnotes qui les résument… Je vais appeler les dossiers, tu me lespasseras un à un ; et je te montrerai, je te conterai ce quechacun contient, avant de le remettre là-haut, sur la planche… Jene suivrai pas l’ordre alphabétique, mais l’ordre même des faits.Il y a longtemps que je veux établir ce classement… Allons, chercheles noms sur les chemises. Tante Dide, d’abord.

À ce moment, un coin de l’orage qui incendiait l’horizon prit enécharpe la Souleiade, creva sur la maison en une pluie diluvienne.Mais ils ne fermèrent même pas la fenêtre. Ils n’entendaient ni leséclats de la foudre, ni le roulement continu de ce déluge battantla toiture. Elle lui avait passé le dossier qui portait le nom deTante Dide, en grosses lettres ; et il en tirait des papiersde toutes sortes, d’anciennes notes, prises par lui, qu’il se mit àlire.

– Donne-moi Pierre Rougon… Donne-moi Ursule Macquart…Donne-moi Antoine Macquart…

Muette, elle obéissait toujours, le cœur serré d’une angoisse, àtout ce qu’elle entendait. Et les dossiers défilaient, étalaientleurs documents, retournaient s’empiler dans l’armoire.

C’étaient d’abord les origines, Adélaïde Fouque, la grande filledétraquée, la lésion nerveuse première, donnant naissance à labranche légitime, Pierre Rougon, et aux deux branches bâtardes,Ursule et Antoine Macquart, toute cette tragédie bourgeoise etsanglante, dans le cadre du coup d’État de décembre 1851, lesRougon, Pierre et Félicité, sauvant l’ordre à Plassans,éclaboussant du sang de Silvère leur fortune commençante, tandisqu’Adélaïde vieillie, la misérable Tante Dide, était enfermée auxTulettes, comme une figure spectrale de l’expiation et del’attente. Ensuite, la meute des appétits se trouvait lâchée,l’appétit souverain du pouvoir chez Eugène Rougon, le grand homme,l’aigle de la famille, dédaigneux, dégagé des vulgaires intérêts,aimant la force pour la force, conquérant Paris en vieilles bottes,avec les aventuriers du prochain Empire, passant de la présidencedu Conseil d’État à un portefeuille de ministre, fait par sa bande,toute une clientèle affamée qui le portait et le rongeait, battu uninstant par une femme, la belle Clorinde, dont il avait eul’imbécile désir, mais si vraiment fort, brûlé d’un tel besoind’être le maître, qu’il reconquérait le pouvoir grâce à un démentide sa vie entière, en marche pour sa royauté triomphante device-empereur. Chez Aristide Saccard, l’appétit se ruait aux bassesjouissances, à l’argent, à la femme, au luxe, une faim dévorantequi l’avait jeté sur le pavé, dès le début de la curée chaude, dansle coup de vent de la spéculation à outrance soufflant par laville, la trouant de tous côtés et la reconstruisant, des fortunesinsolentes bâties en six mois, mangées et rebâties, une soûlerie del’or dont l’ivresse croissante l’emportait, lui faisait, le corpsde sa femme Angèle à peine froid, vendre son nom pour avoir lespremiers cent mille francs indispensables, en épousant Renée, puisl’amenait plus tard, au moment d’une crise pécuniaire, à tolérerl’inceste, à fermer les yeux sur les amours de son fils Maxime etde sa seconde femme, dans l’éclat flamboyant de Paris en fête. Etc’était Saccard encore, à quelques années de là, qui mettait enbranle l’énorme pressoir à millions de la Banque universelle,Saccard jamais vaincu, Saccard grandi, haussé jusqu’àl’intelligence et à la bravoure de grand financier, comprenant lerôle farouche et civilisateur de l’argent, livrant, gagnant etperdant des batailles en Bourse, comme Napoléon à Austerlitz et àWaterloo, engloutissant sous le désastre un monde de genspitoyables, lâchant à l’inconnu du crime son fils naturel Victor,disparu, en fuite par les nuits noires, et lui-même, sous laprotection impassible de l’injuste nature, aimé de l’adorableMme Caroline, sans doute en récompense de son exécrable vie.Là, un grand lis immaculé poussait dans ce terreau, Sidonie Rougon,la complaisante de son frère Saccard, l’entremetteuse aux centmétiers louches, enfantait d’un inconnu la pure et divineAngélique, la petite brodeuse aux doigts de fée qui tissait à l’ordes chasubles le rêve de son prince charmant, si envolée parmi sescompagnes les saintes, si peu faite pour la dure réalité, qu’elleobtenait la grâce de mourir d’amour, le jour de son mariage, sousle premier baiser de Félicien de Hautecœur, dans le branle descloches sonnant la gloire de ses noces royales. Le nœud des deuxbranches se faisait alors, la légitime et la bâtarde, Marthe Rougonépousait son cousin François Mouret, un paisible ménage lentementdésuni, aboutissant aux pires catastrophes, une douce et tristefemme prise, utilisée, broyée, dans la vaste machine de guerredressée pour la conquête d’une ville, et ses trois enfants luiétaient comme arrachés, et elle laissait jusqu’à son cœur sous larude poigne de l’abbé Faujas, et les Rougon sauvaient une secondefois Plassans, pendant qu’elle agonisait, à la lueur de l’incendieoù son mari, fou de rage amassée et de vengeance, flambait avec leprêtre. Des trois enfants, Octave Mouret était le conquérantaudacieux, l’esprit net, résolu à demander aux femmes la royauté deParis, tombé en pleine bourgeoisie gâtée, faisant là une terribleéducation sentimentale, passant du refus fantasque de l’une au molabandon de l’autre, goûtant jusqu’à la boue les désagréments del’adultère, resté heureusement actif, travailleur et batailleur,peu à peu dégagé, grandi quand même, hors de la basse cuisine de cemonde pourri, dont on entendait le craquement. Et Octave Mouretvictorieux révolutionnait le haut commerce, tuait les petitesboutiques prudentes de l’ancien négoce, plantait au milieu de Parisenfiévré le colossal palais de la tentation, éclatant de lustres,débordant de velours, de soie et de dentelles, gagnait une fortunede roi à exploiter la femme, vivait dans le mépris souriant de lafemme, jusqu’au jour où une petite fille vengeresse, la très simpleet très sage Denise, le domptait, le tenait à ses pieds éperdu desouffrance, tant qu’elle ne lui avait pas fait la grâce, elle sipauvre, de l’épouser, au milieu de l’apothéose de son Louvre, sousla pluie d’or battante des recettes. Restaient les deux autresenfants, Serge Mouret, Désirée Mouret, celle-ci innocente et sainecomme une jeune bête heureuse, celui-là affiné et mystique, glisséà la prêtrise par un accident nerveux de sa race, et ilrecommençait l’aventure adamique, dans le Paradou légendaire, ilrenaissait pour aimer Albine, la posséder et la perdre, au sein dela grande nature complice, repris ensuite par l’Église, l’éternelleguerre à la vie, luttant pour la mort de son sexe, jetant sur lecorps d’Albine morte la poignée de terre de l’officiant, à l’heuremême où Désirée, la fraternelle amie des animaux, exultait de joie,parmi la fécondité chaude de sa basse-cour. Plus loin, s’ouvraitune échappée de vie douce et tragique, Hélène Mouret vivaitpaisible avec sa fillette Jeanne, sur les hauteurs de Passy,dominant Paris, l’océan humain sans bornes et sans fond, en faceduquel se déroulait cette histoire douloureuse, le coup de passiond’Hélène pour un passant, un médecin amené la nuit, par hasard, auchevet de sa fille, la jalousie maladive de Jeanne, une jalousied’amoureuse instinctive disputant sa mère à l’amour, si ravagéedéjà de passion souffrante, qu’elle mourait de la faute, prixterrible d’une heure de désir dans toute une vie sage, pauvre chèrepetite morte restée seule là-haut, sous les cyprès du muetcimetière, devant l’éternel Paris. Avec Lisa Macquart commençait labranche bâtarde, fraîche et solide en elle, étalant la prospéritédu ventre, lorsque, sur le seuil de sa charcuterie, en clairtablier, elle souriait aux Halles centrales, où grondait la faimd’un peuple, la bataille séculaire des Gras et des Maigres, lemaigre Florent, son beau-frère, exécré, traqué par les grassespoissonnières, les grasses boutiquières et que la grassecharcutière elle-même, d’une absolue probité, mais sans pardon,faisait arrêter comme républicain en rupture de ban, convaincuequ’elle travaillait ainsi à l’heureuse digestion de tous leshonnêtes gens. De cette mère naissait la plus saine, la plushumaine des filles, Pauline Quenu, la pondérée, la raisonnable, lavierge qui savait et qui acceptait la vie, d’une telle passion dansson amour des autres, que, malgré la révolte de sa puberté féconde,elle donnait à une amie son fiancé Lazare, puis sauvait l’enfant duménage désuni, devenait sa mère véritable, toujours sacrifiée,ruinée, triomphante et gaie, dans son coin de monotone solitude, enface de la grande mer, parmi tout un petit monde de souffrants quihurlaient leur douleur et ne voulaient pas mourir. Et GervaiseMacquart arrivait avec ses quatre enfants, Gervaise bancale, jolieet travailleuse, que son amant Lantier jetait sur le pavé desfaubourgs, où elle faisait la rencontre du zingueur Coupeau, le bonouvrier pas noceur qu’elle épousait, si heureuse d’abord, ayanttrois ouvrières dans sa boutique de blanchisseuse, coulant ensuiteavec son mari à l’inévitable déchéance du milieu, lui peu à peuconquis par l’alcool, possédé jusqu’à la folie furieuse et à lamort, elle-même pervertie, devenue fainéante, achevée par le retourde Lantier, au milieu de la tranquille ignominie d’un ménage àtrois, dès lors victime pitoyable de la misère complice, quifinissait de la tuer un soir, le ventre vide. Son aîné, Claude,avait le douloureux génie d’un grand peintre déséquilibré, la folieimpuissante du chef-d’œuvre qu’il sentait en lui, sans que sesdoigts désobéissants pussent l’en faire sortir, lutteur géantfoudroyé toujours, martyr crucifié de l’œuvre, adorant la femme,sacrifiant sa femme Christine, si aimante, si aimée un instant, àla femme incréée, qu’il voyait divine et que son pinceau ne pouvaitdresser dans sa nudité souveraine, passion dévorante del’enfantement, besoin insatiable de la création, d’une détresse siaffreuse, quand on ne peut le satisfaire, qu’il avait fini par sependre. Jacques, lui, apportait le crime, la tare héréditaire quise tournait en un appétit instinctif de sang, du sang jeune etfrais coulant de la poitrine ouverte d’une femme, la premièrevenue, la passante du trottoir, abominable mal contre lequel illuttait, qui le reprenait au cours de ses amours avec Séverine, lasoumise, la sensuelle, jetée elle-même dans le frisson continud’une tragique histoire d’assassinat, et il la poignardait un soirde crise, furieux à la vue de sa gorge blanche, et toute cettesauvagerie de la bête galopait parmi les trains filant à grandevitesse, dans le grondement de la machine qu’il montait, la machineaimée qui le broyait un jour, débridée ensuite, sans conducteur,lancée aux désastres inconnus de l’horizon. Étienne, à son tour,chassé, perdu, arrivait au pays noir par une nuit glacée de mars,descendait dans le puits vorace, aimait la triste Catherine qu’unbrutal lui volait, vivait avec les mineurs leur vie morne de misèreet de basse promiscuité, jusqu’au jour où la faim, soufflant larévolte, promenait au travers de la plaine rase le peuple hurlantdes misérables qui voulait du pain, dans les écroulements et lesincendies, sous la menace de la troupe dont les fusils partaienttout seuls, terrible convulsion annonçant la fin d’un monde, sangvengeur des Maheu qui se lèverait plus tard, Alzire morte de faim,Maheu tué d’une balle, Zacharie tué d’un coup de grisou, Catherinerestée sous la terre, la Maheude survivant seule, pleurant sesmorts, redescendant au fond de la mine pour gagner ses trente sous,pendant qu’Étienne, le chef battu de la bande, hanté desrevendications futures s’en allait par un tiède matin d’avril, enécoutant la sourde poussée du monde nouveau, dont la germinationallait bientôt faire éclater la terre. Nana, dès lors, devenait larevanche, la fille poussée sur l’ordure sociale des faubourgs, lamouche d’or envolée des pourritures d’en bas, qu’on tolère et qu’oncache, emportant dans la vibration de ses ailes le ferment dedestruction, remontant et pourrissant l’aristocratie, empoisonnantles hommes rien qu’à se poser sur eux, au fond des palais où elleentrait par les fenêtres, toute une œuvre inconsciente de ruine etde mort, la flambée stoïque de Vandeuvres, la mélancolie deFoucarmont courant les mers de la Chine, le désastre de Steinerréduit à vivre en honnête homme, l’imbécillité satisfaite de LaFaloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanccadavre de Georges, veillé par Philippe, sorti la veille de prison,une telle contagion dans l’air empesté de l’époque, qu’elle-même sedécomposait et crevait de la petite vérole noire, prise au lit demort de son fils Louiset, tandis que, sous ses fenêtres, Parispassait, ivre, frappé de la folie de la guerre, se ruant àl’écroulement de tout. Enfin, c’était Jean Macquart, l’ouvrier etle soldat redevenu paysan, aux prises avec la terre dure qui faitpayer chaque grain de blé d’une goutte de sueur, en lutte surtoutavec le peuple des campagnes, que l’âpre désir, la longue et rudeconquête du sol brûle du besoin sans cesse irrité de la possession,les Fouan vieillis cédant leurs champs comme ils céderaient de leurchair, les Buteau exaspérés, allant jusqu’au parricide pour hâterl’héritage d’une pièce de luzerne, la Françoise têtue mourant d’uncoup de faux, sans parler, sans vouloir qu’une motte sorte de lafamille, tout ce drame des simples et des instinctifs à peinedégagés de la sauvagerie ancienne, toute cette salissure humainesur la terre grande, qui seule demeure l’immortelle, la mère d’oùl’on sort et où l’on retourne, elle qu’on aime jusqu’au crime, quirefait continuellement de la vie pour son but ignoré, même avec lamisère et l’abomination des êtres. Et c’était Jean encore qui,devenu veuf et s’étant réengagé aux premiers bruits de guerre,apportait l’inépuisable réserve, le fonds d’éternel rajeunissementque la terre garde, Jean le plus humble, le plus ferme soldat de lasuprême débâcle, roulé dans l’effroyable et fatale tempête qui, dela frontière à Sedan, en balayant l’Empire, menaçait d’emporter lapatrie, toujours sage, avisé, solide en son espoir, aimant d’unetendresse fraternelle son camarade Maurice, le fils détraqué de labourgeoisie, l’holocauste destiné à l’expiation, pleurant deslarmes de sang lorsque l’inexorable destin le choisissait lui-mêmepour abattre ce membre gâté, puis après la fin de tout, lescontinuelles défaites, l’affreuse guerre civile, les provincesperdues, les milliards à payer, se remettant en marche, retournantà la terre qui l’attendait, à la grande et rude besogne de touteune France à refaire.

Pascal s’arrêta, Clotilde lui avait passé tous les dossiers, unà un, et il les avait tous feuilletés, dépouillés, reclassés etremis sur la planche du haut, dans l’armoire. Il était horsd’haleine, épuisé d’un tel souffle démesuré, à travers cettehumanité vivante ; tandis que, sans voix, sans geste, la jeunefille, dans l’étourdissement de ce torrent de vie débordé,attendait toujours, incapable d’une réflexion et d’un jugement.L’orage continuait à battre la campagne noire du roulement sans finde sa pluie diluvienne. Un coup de tonnerre venait de foudroyerquelque arbre du voisinage, avec un horrible craquement. Lesbougies s’effarèrent, sous le vent de la fenêtre grandeouverte.

– Ah ! reprit-il, en montrant encore d’un geste lesdossiers, c’est un monde, une société et une civilisation, et lavie entière est là, avec ses manifestations bonnes et mauvaises,dans le feu et le travail de forge qui emporte tout… Oui, notrefamille pourrait, aujourd’hui, suffire d’exemple à la science, dontl’espoir est de fixer un jour, mathématiquement, les lois desaccidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à lasuite d’une première lésion organique, et qui déterminent, selonles milieux, chez chacun des individus de cette race, lessentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestationshumaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennentles noms de vertus et de vices. Et elle est aussi un documentd’histoire, elle raconte le second Empire, du coup d’État à Sedan,car les nôtres sont partis du peuple, se sont répandus parmi toutela société contemporaine, ont envahi toutes les situations,emportés par le débordement des appétits, par cette impulsionessentiellement moderne, ce coup de fouet qui jette aux jouissancesles basses classes, en marche à travers le corps social… Lesorigines, je te les ai dites : elles sont parties dePlassans ; et nous voici à Plassans encore, au pointd’arrivée.

Il s’interrompit de nouveau, une rêverie ralentissait saparole.

– Quelle masse effroyable remuée, que d’aventures douces outerribles, que de joies, que de souffrances jetées à la pelle, danscet amas colossal de faits !… Il y a de l’histoire pure,l’Empire fondé dans le sang, d’abord jouisseur et durementautoritaire, conquérant les villes rebelles, puis glissant à unedésorganisation lente, s’écroulant dans le sang, dans une telle merde sang, que la nation entière a failli en être noyée… Il y a desétudes sociales, le petit et le grand commerce, la prostitution, lecrime, la terre, l’argent, la bourgeoisie, le peuple, celui qui sepourrit dans le cloaque des faubourgs, celui qui se révolte dansles grands centres industriels, toute cette poussée croissante dusocialisme souverain, gros de l’enfantement du nouveau siècle… Il ya de simples études humaines, des pages intimes, des histoiresd’amour, la lutte des intelligences et des cœurs contre la natureinjuste, l’écrasement de ceux qui crient sous leur tâche trophaute, le cri de la bonté qui s’immole, victorieuse de la douleur…Il y a de la fantaisie, l’envolée de l’imagination hors du réel,des jardins immenses, fleuris en toutes saisons, des cathédralesaux fines aiguilles précieusement ouvragées, des contes merveilleuxtombés du paradis, des tendresses idéales remontées au ciel dans unbaiser… Il y a de tout, de l’excellent et du pire, du vulgaire etdu sublime, les fleurs, la boue, les sanglots, les rires, letorrent même de la vie charriant sans fin l’humanité !

Et il reprit l’Arbre généalogique resté sur la table, ill’étala, recommença à le parcourir du doigt, énumérant maintenantles membres de la famille qui vivaient encore. Eugène Rougon,majesté déchue, était à la Chambre le témoin, le défenseurimpassible de l’ancien monde emporté dans la débâcle. AristideSaccard, après avoir fait peau neuve, retombait sur ses piedsrépublicain, directeur d’un grand journal, en train de gagner denouveaux millions ; tandis que son fils Maxime mangeait sesrentes, dans son petit hôtel de l’avenue du Bois-de-Boulogne,correct et prudent, menacé d’un mal terrible, et que son autrefils, Victor, n’avait point reparu, rôdant dans l’ombre du crime,puisqu’il n’était pas au bagne, lâché par le monde, à l’avenir, àl’inconnu de l’échafaud. Sidonie Rougon, disparue longtemps, lassede métiers louches, venait de se retirer, désormais d’une austéritémonacale, à l’ombre d’une sorte de maison religieuse, trésorière del’Œuvre du Sacrement, pour aider au mariage des filles mères.Octave Mouret, propriétaire des grands magasins Au Bonheur desDames, dont la fortune colossale grandissait toujours, avaiteu, vers la fin de l’hiver, un deuxième enfant de sa femme DeniseBaudu, qu’il adorait, bien qu’il recommençât à se déranger un peu.L’abbé Mouret, curé à Saint-Eutrope, au fond d’une gorgemarécageuse, s’était cloîtré là avec sa sœur Désirée, dans unegrande humilité, refusant tout avancement de son évêque, attendantla mort en saint homme qui repoussait les remèdes, bien qu’ilsouffrît d’une phtisie commençante. Hélène Mouret vivait trèsheureuse, très à l’écart, idolâtrée de son nouveau mari,M. Rambaud, dans la petite propriété qu’ils possédaient prèsde Marseille, au bord de la mer ; et elle n’avait pas eud’enfant de son second mariage. Pauline Quenu était toujours àBonneville, à l’autre bout de la France, en face du vaste océan,seule désormais avec le petit Paul, depuis la mort de l’oncleChanteau, résolue à ne pas se marier, à se donner toute au fils deson cousin Lazare, devenu veuf, parti en Amérique pour fairefortune. Étienne Lantier, de retour à Paris après la grève deMontsou, s’était compromis plus tard dans l’insurrection de laCommune, dont il avait défendu les idées avec emportement ; onl’avait condamné à mort, puis gracié et déporté, de sorte qu’il setrouvait maintenant à Nouméa ; on disait même qu’il s’y étaittout de suite marié et qu’il avait un enfant, sans qu’on sût aujuste le sexe. Enfin, Jean Macquart, licencié après la semainesanglante, était revenu se fixer près de Plassans, à Valqueyras, oùil avait eu la chance d’épouser une forte fille, Mélanie Vial, lafille unique d’un paysan aisé, dont il faisait valoir laterre ; et sa femme, grosse dès la nuit des noces, accouchéed’un garçon en mai, était grosse encore de deux mois, dans un deces cas de fécondité pullulante qui ne laissent pas aux mères letemps d’allaiter leurs petits.

– Certes, oui, reprit-il à demi-voix, les races dégénèrent.Il y a là un véritable épuisement, une rapide déchéance, comme siles nôtres, dans leur fureur de jouissance, dans la satisfactiongloutonne de leurs appétits, avaient brûlé trop vite. Louiset mortau berceau ; Jacques-Louis, à demi imbécile, emporté par unemaladie nerveuse ; Victor retourné à l’état sauvage, galopanton ne sait au fond de quelles ténèbres ; notre pauvre Charles,si beau et si frêle : ce sont là les rameaux derniers del’Arbre, les dernières tiges pâles où la sève puissante des grossesbranches ne semble pas pouvoir monter. Le ver était dans le tronc,il est à présent dans le fruit et le dévore… Mais il ne faut jamaisdésespérer, les familles sont l’éternel devenir. Elles plongent,au-delà de l’ancêtre commun, à travers les couches insondables desraces qui ont vécu, jusqu’au premier être ; et ellespousseront sans fin, elles s’étaleront, se ramifieront à l’infini,au fond des âges futurs… Regarde notre Arbre : il ne compteque cinq générations, il n’a pas même l’importance d’un brind’herbe, au milieu de la forêt humaine, colossale et noire, dontles peuples sont les grands chênes séculaires. Seulement, songe àses racines immenses qui tiennent tout le sol, songe àl’épanouissement continu de ses feuilles hautes qui se mêlent auxautres feuilles, à la mer sans cesse roulante des cimes, sousl’éternel souffle fécondant de la vie… Eh bien ! l’espoir estlà, dans la reconstitution journalière de la race par le sangnouveau qui lui vient du dehors. Chaque mariage apporte d’autreséléments, bons ou mauvais, dont l’effet est quand même d’empêcherla dégénérescence mathématique et progressive. Les brèches sontréparées, les tares s’effacent, un équilibre fatal se rétablit aubout de quelques générations, et c’est l’homme moyen qui finittoujours par en sortir, l’humanité vague, obstinée à son labeurmystérieux, en marche vers son but ignoré.

Il s’arrêta, il eut un long soupir.

– Ah ! notre famille, que va-t-elle devenir, à quelêtre aboutira-t-elle enfin ?

Et il continua, ne comptant plus sur les survivants qu’il avaitnommés, les ayant classés, ceux-là, sachant ce dont ils étaientcapables, mais plein d’une curiosité vive, au sujet des enfants enbas âge encore. Il avait écrit à un confrère de Nouméa pour obtenirdes renseignements précis sur la femme d’Étienne et sur l’enfantdont elle devait être accouchée ; et il ne recevait rien, ilcraignait bien que, de ce côté, l’Arbre ne restât incomplet. Ilétait plus documenté, à l’égard des deux enfants d’Octave Mouret,avec lequel il restait en correspondance : la petite filledemeurait chétive, inquiétante, tandis que le petit garçon, quitenait de sa mère, poussait magnifique. Son plus solide espoir,d’ailleurs, était dans les enfants de Jean, dont le premier-né, ungros garçon, semblait apporter le renouveau, la sève jeune desraces qui vont se retremper dans la terre. Il se rendait parfois àValqueyras, il revenait heureux de ce coin de fécondité, du pèrecalme et raisonnable, toujours à sa charrue, de la mère gaie etsimple, aux larges flancs, capables de porter un monde. Qui savaitd’où naîtrait la branche saine ? Peut-être le sage, lepuissant attendu germerait-il là. Le pis était, pour la beauté deson Arbre, que ces gamins et ces gamines étaient si petits encore,qu’il ne pouvait les classer. Et sa voix s’attendrissait sur cetespoir de l’avenir, ces têtes blondes, dans le regret inavoué deson célibat.

Pascal regardait toujours l’Arbre étalé devant lui. Ils’écria :

– Et pourtant est-ce complet, est-ce décisif, regardedonc !… Je te répète que tous les cas héréditaires s’yrencontrent. Je n’ai eu, pour fixer ma théorie, qu’à la baser surl’ensemble de ces faits… Enfin, ce qui est merveilleux, c’est qu’ontouche là du doigt comment des créatures, nées de la même souche,peuvent paraître radicalement différentes, tout en n’étant que lesmodifications logiques des ancêtres communs. Le tronc explique lesbranches qui expliquent les feuilles. Chez ton père, Saccard, commechez ton oncle, Eugène Rougon, si opposés de tempérament et de vie,c’est la même poussée qui a fait les appétits désordonnés de l’un,l’ambition souveraine de l’autre. Angélique, ce lis pur, naît de lalouche Sidonie, dans l’envolée qui fait les mystiques ou lesamoureuses, selon le milieu. Les trois enfants des Mouret sontemportés par un souffle identique, qui fait d’Octave intelligent unvendeur de chiffons millionnaire, de Serge croyant un pauvre curéde campagne, de Désirée imbécile une belle fille heureuse. Maisl’exemple est plus frappant encore avec les enfants deGervaise : la névrose passe, et Nana se vend, Étienne serévolte, Jacques tue, Claude a du génie ; tandis que Pauline,leur cousine germaine, à côté est l’honnêteté victorieuse, cellequi lutte et qui s’immole… C’est l’hérédité, la vie même qui ponddes imbéciles, des fous, des criminels et des grands hommes. Descellules avortent, d’autres prennent leur place, et l’on a uncoquin ou un fou furieux, à la place d’un homme de génie ou d’unsimple honnête homme. Et l’humanité roule, charrianttout !

Puis, dans un nouveau branle de sa pensée :

– Et l’animalité, la bête qui souffre et qui aime, qui estcomme l’ébauche de l’homme, toute cette animalité fraternelle quivit de notre vie !… Oui, j’aurais voulu la mettre dansl’arche, lui faire sa place parmi notre famille, la montrer sanscesse confondue avec nous, complétant notre existence. J’ai connudes chats dont la présence était le charme mystérieux de la maison,des chiens qu’on adorait, dont la mort était pleurée et quilaissait au cœur un deuil inconsolable. J’ai connu des chèvres, desvaches, des ânes, d’une importance extrême, dont la personnalité ajoué un rôle tel, qu’on en devrait écrire l’histoire… Et,tiens ! notre Bonhomme à nous, notre pauvre vieux cheval, quinous a servis pendant un quart de siècle, est-ce que tu ne croispas qu’il a mêlé de son sang au nôtre, et que désormais il est dela famille ? Nous l’avons modifié comme lui-même a un peu agisur nous, nous finissons par être faits sur la même image ; etcela est si vrai, que, lorsque, maintenant, je le vois à demiaveugle, l’œil vague, les jambes percluses de rhumatismes, jel’embrasse sur les deux joues, ainsi qu’un vieux parent pauvre,tombé à ma charge… Ah ! l’animalité, tout ce qui se traîne ettout ce qui se lamente au-dessous de l’homme, quelle place d’unesympathie immense il faudrait lui faire, dans une histoire de lavie !

Ce fut un dernier cri, où Pascal jeta l’exaltation de satendresse pour l’être. Il était peu à peu excité, il en arrivait àla confession de sa foi, au labeur continu et victorieux de lanature vivante. Et Clotilde, qui jusque-là n’avait point parlé,toute blanche dans la catastrophe de tant de faits qui tombaientsur elle, desserra enfin les lèvres, pour demander :

– Eh bien ! maître, et moi là-dedans ?

Elle avait posé un de ses doigts minces sur la feuille del’Arbre, où elle voyait son nom inscrit. Lui, toujours, avait passécette feuille. Et elle insista.

– Oui, moi, que suis-je donc ?… Pourquoi ne m’as-tupas lu mon dossier ?

Un instant, il resta muet, comme surpris de la question.

– Pourquoi ? mais pour rien… C’est vrai, je n’ai rienà te cacher… Tu vois ce qui est écrit là : « Clotilde,née en 1847. Élection de la mère. Hérédité en retour, avecprédominance morale et physique de son grand-père maternel… »Rien n’est plus net. Ta mère l’a emporté en toi, tu as son belappétit, et tu as également beaucoup de sa coquetterie, de sonindolence parfois, de sa soumission. Oui, tu es très femme commeelle, sans trop t’en douter, je veux dire que tu aimes à êtreaimée. En outre, ta mère était une grande liseuse de romans, unechimérique qui adorait rester couchée des journées entières, àrêvasser sur un livre ; elle raffolait des histoires denourrice, se faisait faire les cartes, consultait lessomnambules ; et j’ai toujours pensé que ta préoccupation dumystère, ton inquiétude de l’inconnu venaient de là… Mais ce quiachève de te façonner, en mettant chez toi une dualité, c’estl’influence de ton grand-père, le commandant Sicardot. Je l’aiconnu, il n’était pas un aigle, il avait au moins beaucoup dedroiture et d’énergie. Sans lui, très franchement, je crois que tune vaudrais pas grand-chose, car les autres influences ne sontguère bonnes. Il t’a donné le meilleur de ton être, le courage dela lutte, la fierté et la franchise.

Elle l’avait écouté avec attention, elle fit un léger signe detête, pour dire que c’était bien ça, qu’elle n’était pas blessée,malgré le petit frémissement de souffrance, dont ces nouveauxdétails sur les siens, sur sa mère, avaient agité ses lèvres.

– Eh bien ! reprit-elle, et toi, maître ?

Cette fois, il n’eut pas une hésitation, il cria :

– Oh ! moi, à quoi bon parler de moi ? je n’ensuis pas, de la famille !… Tu vois bien ce qui est écritlà : « Pascal, né en 1813. Innéité. Combinaison, où seconfondent les caractères physiques et moraux des parents, sans querien d’eux semble se retrouver dans le nouvel être… » Ma mèreme l’a répété assez souvent, que je n’en étais pas, qu’elle nesavait pas d’où je pouvais bien venir !

Et c’était chez lui un cri de soulagement, une sorte de joieinvolontaire.

– Va, le peuple ne s’y trompe pas. M’as-tu jamais entenduappeler Pascal Rougon, dans la ville ? Non ! le monde atoujours dit le docteur Pascal, tout court. C’est que je suis àpart… Et ce n’est guère tendre peut-être, mais j’en suis ravi, caril y a vraiment des hérédités trop lourdes à porter. J’ai beau lesaimer tous, mon cœur n’en bat pas moins d’allégresse, lorsque je mesens autre, différent, sans communauté aucune. N’en être pas, n’enêtre pas, mon Dieu ! C’est une bouffée d’air pur, c’est ce quime donne le courage de les avoir tous là, de les mettre à nu dansces dossiers, et de trouver encore le courage de vivre !

Il se tut enfin, il y eut un silence. La pluie avait cessé,l’orage s’en allait, on n’entendait que des coups de foudre, deplus en plus lointains ; tandis que, de la campagne, noireencore, rafraîchie, montait par la fenêtre ouverte une délicieuseodeur de terre mouillée. Dans l’air qui se calmait, les bougiesachevaient de brûler, d’une haute flamme tranquille.

– Ah ! dit simplement Clotilde, avec un grand gesteaccablé, que devenir ?

Elle l’avait crié avec angoisse, une nuit, sur l’aire : lavie était abominable, comment pouvait-on la vivre paisible etheureuse ? C’était une clarté terrible que la science jetaitsur le monde, l’analyse descendait dans toutes les plaies humainespour en étaler l’horreur. Et voilà qu’il venait encore de parlerplus crûment, d’élargir la nausée qu’elle avait des êtres et deschoses, en jetant sa famille elle-même, toute nue, sur la dalle del’amphithéâtre. Le torrent fangeux avait roulé devant elle, pendantprès de trois heures, et c’était la pire des révélations, labrusque et terrible vérité sur les siens, les êtres chers, ceuxqu’elle devait aimer : son père grandi dans les crimes del’argent, son frère incestueux, sa grand-mère sans scrupules,couverte du sang des justes, les autres presque tous tarés, desivrognes, des vicieux, des meurtriers, la monstrueuse floraison del’arbre humain. Le choc était si brutal, qu’elle ne se retrouvaitpas, au milieu de la stupeur douloureuse de toute la vie apprise dela sorte, en un coup. Et, cependant, cette leçon était commeinnocentée, dans sa violence même, par quelque chose de grand et debon, un souffle d’humanité profonde, qui l’avait emportée d’un boutà l’autre. Rien de mauvais ne lui en était venu, elle s’étaitsentie fouettée par un âpre vent marin, le vent des tempêtes, donton sort la poitrine élargie et saine. Il avait tout dit, parlantlibrement de sa mère elle-même, continuant à garder vis-à-visd’elle son attitude déférente de savant qui ne juge point lesfaits. Tout dire pour tout connaître, pour tout guérir, n’était-cepas le cri qu’il avait poussé, dans la belle nuit d’été ? Et,sous l’excès même de ce qu’il lui apprenait, elle restait ébranlée,aveuglée de cette trop vive lumière, mais le comprenant enfin,s’avouant qu’il tentait là une œuvre immense. Malgré tout, c’étaitun cri de santé, d’espoir en l’avenir. Il parlait en bienfaiteur,qui, du moment où l’hérédité faisait le monde, voulait en fixer leslois pour disposer d’elle, et refaire un monde heureux.

Puis, n’y avait-il donc que de la boue, dans ce fleuve débordé,dont il lâchait les écluses ? Que d’or passait, mêlé auxherbes et aux fleurs des berges ! Des centaines de créaturesgalopaient encore devant elle, et elle demeurait hantée par desfigures de charme et de bonté, de fins profils de jeunes filles, desereines beautés de femmes. Toute la passion saignait là, tout lecœur s’ouvrait en envolées tendres. Elles étaient nombreuses, lesJeanne, les Angélique, les Pauline, les Marthe, les Gervaise, lesHélène. D’elles et des autres, même des moins bonnes, même deshommes terribles, les pires de la bande, montait une humanitéfraternelle. Et c’était justement ce souffle qu’elle avait sentipasser, ce courant de large sympathie qu’il venait de mettre, soussa leçon précise de savant. Il ne semblait point s’attendrir, ilgardait l’attitude impersonnelle du démonstrateur ; mais, aufond de lui, quelle bonté navrée, quelle fièvre de dévouement, queldon de tout son être au bonheur des autres ! Son œuvreentière, si mathématiquement construite, était baignée de cettefraternité douloureuse, jusque dans ses plus saignantes ironies. Nelui avait-il pas parlé des bêtes, en frère aîné de tous les vivantsmisérables qui souffrent ? La souffrance l’exaspérait, iln’avait que la colère de son rêve trop haut, il n’était devenubrutal que dans sa haine du factice et du passager, rêvant detravailler, non pour la société polie d’un moment, mais pourl’humanité entière, à toutes les heures graves de son histoire.Peut-être même était-ce cette révolte contre la banalité courante,qui l’avait fait se jeter au défi de l’audace, dans les théories etdans l’application. Et l’œuvre demeurait humaine, débordante dusanglot immense des êtres et des choses.

D’ailleurs, n’était-ce pas la vie ? Il n’y a pas de malabsolu. Jamais un homme n’est mauvais pour tout le monde, il faittoujours le bonheur de quelqu’un ; de sorte que, lorsqu’on nese met pas à un point de vue unique, on finit par se rendre comptede l’utilité de chaque être. Ceux qui croient à un Dieu doivent sedire que, si leur Dieu ne foudroie pas les méchants, c’est qu’ilvoit la marche totale de son œuvre, et qu’il ne peut descendre auparticulier. Le labeur qui finit recommence, la somme des vivantsreste quand même admirable de courage et de besogne ; etl’amour de la vie emporte tout. Ce travail géant des hommes, cetteobstination à vivre, est leur excuse, la rédemption. Alors, de trèshaut, le regard ne voyait plus que cette continuelle lutte, etbeaucoup de bien malgré tout, s’il y avait beaucoup de mal. Onentrait dans l’indulgence universelle, on pardonnait, on n’avaitplus qu’une infinie pitié et une charité ardente. Le port étaitsûrement là, attendant ceux qui ont perdu la foi aux dogmes, quivoudraient comprendre pourquoi ils vivent, au milieu de l’iniquitéapparente du monde. Il faut vivre pour l’effort de vivre, pour lapierre apportée à l’œuvre lointaine et mystérieuse, et la seulepaix possible, sur cette terre, est dans la joie de cet effortaccompli.

Une heure encore venait de passer, la nuit entière s’étaitécoulée à cette terrible leçon de vie, sans que ni Pascal niClotilde eussent conscience du lieu où ils étaient, ni du temps quifuyait. Et lui, surmené depuis quelques semaines, ravagé déjà parson existence de soupçon et de chagrin, eut un frisson nerveux,comme dans un brusque réveil.

– Voyons, tu sais tout, te sens-tu le cœur fort, trempé parle vrai, plein de pardon et d’espoir ?… Es-tu avecmoi ?

Mais, sous l’effrayant choc moral qu’elle avait reçu, elle-mêmefrémissait, sans pouvoir se reprendre. C’était en elle une telledébâcle des croyances anciennes, une évolution telle vers un mondenouveau, qu’elle n’osait s’interroger et conclure. Elle se sentaitdésormais saisie, emportée dans la toute-puissance de la vérité.Elle la subissait et n’était pas convaincue.

– Maître, balbutia-t-elle, maître…

Et ils restèrent un instant face à face, à se regarder. Le journaissait, une aube d’une pureté délicieuse, au fond du grand cielclair, lavé par l’orage. Aucun nuage n’en tachait plus le pâleazur, teinté de rose. Tout le gai réveil de la campagne mouilléeentrait par la fenêtre, tandis que les bougies, qui achevaient dese consumer, pâlissaient dans la clarté croissante.

– Réponds, veux-tu encore tout détruire, tout brûler,ici ?… Es-tu avec moi, entièrement avec moi ?

À ce moment, il crut qu’elle allait se jeter à son cou, enpleurant. Un élan soudain semblait la pousser. Mais ils se virent,dans leur demi-nudité. Elle, qui, jusque-là, ne s’était pasaperçue, eut conscience qu’elle était en simple jupon, les brasnus, les épaules nues, à peine couvertes par les mèches folles deses cheveux dénoués ; et là, près de l’aisselle gauche, quandelle abaissa les regards, elle retrouva les quelques gouttes desang, la meurtrissure qu’il lui avait faite en luttant, pour ladompter, dans une étreinte brutale. Ce fut alors, en elle, uneconfusion extraordinaire, une certitude qu’elle allait êtrevaincue, comme si, par cette étreinte, il était devenu son maître,en tout et à jamais. La sensation s’en prolongeait, elle étaitenvahie, entraînée au-delà de son vouloir, prise de l’irrésistiblebesoin de se donner.

Brusquement, Clotilde se redressa, voulant réfléchir. Elle avaitserré ses bras nus sur sa gorge nue. Tout le sang de ses veinesétait monté à sa peau, en un flot de pudeur empourpré. Et elle semit à fuir, dans le divin élancement de sa taille mince.

– Maître, maître, laisse-moi… Je verrai…

D’une légèreté de vierge inquiète, elle s’était, comme autrefoisdéjà, réfugiée au fond de sa chambre. Il l’entendit fermer vivementla porte, à double tour. Il restait seul, il se demanda, pris toutà coup d’un découragement et d’une tristesse immenses, s’il avaiteu raison de tout dire, si la vérité germerait dans cette chèrecréature adorée, et y grandirait un jour, en une moisson debonheur.

Chapitre 6

 

Des jours s’écoulèrent. Octobre fut d’abord splendide, unautomne ardent, une chaude passion d’été dans une maturité large,sans un nuage au ciel ; puis, le temps se gâta, des ventsterribles soufflèrent, un dernier orage ravina les pentes. Et, dansla maison morne, à la Souleiade, l’approche de l’hiver semblaitavoir mis une infinie tristesse.

C’était un enfer nouveau. Entre Pascal et Clotilde, il n’y avaitplus de querelles vives. Les portes ne battaient plus, des éclatsde voix ne forçaient plus Martine à monter toutes les heures. Àpeine se parlaient-ils, maintenant ; et pas un mot n’avait étéprononcé sur la scène de la nuit. Lui, par un scrupule inexpliqué,une pudeur singulière, dont il ne se rendait pas compte, ne voulaitpas reprendre l’entretien, exiger la réponse attendue, une parolede foi en lui et de soumission. Elle, après le grand choc moral quila transformait toute, réfléchissait encore, hésitait, luttait,écartant la solution pour ne pas se donner, dans son instinctiverévolte. Et le malentendu s’aggravait, au milieu du grand silencedésolé de la misérable maison, où il n’y avait plus de bonheur.

Ce fut, pour Pascal, une des époques où il souffritaffreusement, sans se plaindre. Cette paix apparente ne lerassurait pas, au contraire. Il était tombé à une lourde méfiance,s’imaginant que les guets-apens continuaient et que, si l’on avaitl’air de le laisser tranquille, c’était afin de tramer dans l’ombreles plus noirs complots. Ses inquiétudes avaient même grandi, ils’attendait chaque jour à une catastrophe, ses papiers engloutis aufond d’un brusque abîme qui se creuserait, toute la Souleiaderasée, emportée, volant en miettes. La persécution contre sapensée, contre sa vie morale et intellectuelle, en se dissimulantainsi, devenait énervante, intolérable, à ce point qu’il secouchait, le soir, avec la fièvre. Souvent, il tressaillait, seretournait vivement, croyant qu’il allait surprendre l’ennemiderrière son dos, à l’œuvre pour quelque traîtrise ; et il n’yavait personne, rien que son propre frisson, dans l’ombre. D’autresfois, pris d’un soupçon, il restait aux aguets pendant des heures,caché derrière ses persiennes, ou encore embusqué au fond d’uncouloir ; mais pas une âme ne bougeait, il n’entendait que lesviolents battements de ses tempes. Il en demeurait éperdu, ne semettait plus au lit sans avoir visité chaque pièce, ne dormaitplus, réveillé au moindre bruit, haletant, prêt à se défendre.

Et ce qui augmentait la souffrance de Pascal, c’était cette idéeconstante, grandissante, que la blessure lui était faite par laseule créature qu’il aimât au monde, cette Clotilde adorée, qu’ilregardait croître en beauté et en charme depuis vingt ans, dont lavie jusque-là s’était épanouie comme une floraison, parfumant lasienne. Elle, mon Dieu ! qui emplissait son cœur d’unetendresse totale, qu’il n’avait jamais analysée ! elle quiétait devenue sa joie, son courage, son espérance, toute unejeunesse nouvelle où il se sentait revivre ! Quand ellepassait, avec son cou délicat, si rond, si frais, il étaitrafraîchi, baigné de santé et d’allégresse, ainsi qu’à un retour duprintemps. Son existence entière, d’ailleurs, expliquait cettepossession, l’envahissement de son être par cette enfant qui étaitentrée dans son affection petite encore, puis qui, en grandissant,avait peu à peu pris toute la place. Depuis son installationdéfinitive à Plassans, il menait une existence de bénédictin,cloîtré dans ses livres, loin des femmes. On ne lui avait connu quesa passion pour cette dame qui était morte, et dont il n’avaitjamais baisé le bout des doigts. Sans doute, il faisait parfois desvoyages à Marseille, découchait ; mais c’étaient de brusqueséchappées, avec les premières venues, sans lendemain. Il n’avaitpoint vécu, il gardait en lui toute une réserve de virilité, dontle flot grondait à cette heure, sous la menace de la vieillesseprochaine. Et il se serait passionné pour une bête, pour le chienramassé dehors, qui lui aurait léché les mains ; et c’étaitcette Clotilde qu’il avait aimée, cette petite fille, tout d’uncoup femme désirable, qui le possédait maintenant et qui letorturait, à être ainsi son ennemie.

Pascal, si gai, si bon, devint alors d’une humeur noire et d’unedureté insupportables. Il se fâchait au moindre mot, bousculaitMartine étonnée, qui levait sur lui des yeux soumis d’animal battu.Du matin au soir, il promenait sa détresse, par la maison navrée,la face si mauvaise, qu’on n’osait lui adresser la parole. Iln’emmenait jamais plus Clotilde, sortait seul pour ses visites. Etce fut de la sorte qu’il revint, une après-midi, bouleversé par unaccident, ayant sur sa conscience de médecin aventureux la mortd’un homme. Il était allé piquer Lafouasse, le cabaretier, dontl’ataxie avait fait brusquement de tels progrès, qu’il le jugeaitperdu. Mais il s’entêtait à lutter quand même, il continuait lamédication ; et le malheur avait voulu, ce jour-là, que lapetite seringue ramassât, au fond de la fiole, une parcelle impureéchappée au filtre. Justement, un peu de sang avait paru, ilvenait, pour comble de malchance, de piquer dans une veine. Ils’était inquiété tout de suite, en voyant le cabaretier pâlir,suffoquer, suer à grosses gouttes froides. Puis, il avait compris,lorsque la mort s’était produite en coup de foudre, les lèvresbleues, le visage noir. C’était une embolie, il ne pouvait accuserque l’insuffisance de ses préparations, toute sa méthode encorebarbare. Sans doute Lafouasse était perdu, il n’aurait peut-êtrepas vécu six mois, au milieu d’atroces souffrances ; mais labrutalité du fait n’en était pas moins là, cette mortaffreuse ; et quel regret désespéré, quel ébranlement dans safoi, quelle colère contre la science impuissante etassassine ! Il était rentré livide, il n’avait reparu que lelendemain, après être resté seize heures enfermé dans sa chambre,jeté tout vêtu en travers de son lit, sans un souffle.

Ce jour-là, l’après-midi, Clotilde, qui cousait près de lui,dans la salle, se hasarda à rompre le lourd silence. Elle avaitlevé les yeux, elle le regardait s’énerver à feuilleter un livre,cherchant un renseignement qu’il ne trouvait point.

– Maître, es-tu malade ?… Pourquoi ne le dis-tupas ? Je te soignerais.

Il demeura la face contre le livre, murmurant d’une voixsourde :

– Malade, qu’est-ce que ça te fait ? Je n’ai besoin depersonne.

Conciliante, elle reprit :

– Si tu as des chagrins, et que tu puisses me les dire,cela te soulagerait peut-être… Hier, tu es rentré si triste !Il ne faut pas te laisser abattre ainsi. J’ai passé une nuit bieninquiète, je suis venue trois fois écouter à ta porte, tourmentéepar l’idée que tu souffrais.

Si doucement qu’elle eût parlé, ce fut comme un coup de fouetqui le cingla. Dans son affaiblissement maladif, une secousse debrusque colère lui fit repousser le livre et se dresser,frémissant.

– Alors, tu m’espionnes, je ne peux pas même me retirerdans ma chambre, sans qu’on vienne coller l’oreille aux murs… Oui,on écoute jusqu’au battement de mon cœur, on guette ma mort, pourtout saccager, tout brûler ici…

Et sa voix montait, et toute sa souffrance injuste s’exhalait enplaintes et en menaces.

– Je te défends de t’occuper de moi… As-tu autre chose à medire ? As-tu réfléchi, peux-tu mettre ta main dans la mienne,loyalement, en me disant que nous sommes d’accord ?

Mais elle ne répondait plus, elle continuait seulement à leregarder de ses grands yeux clairs, dans sa franchise à vouloir segarder encore ; tandis que lui, exaspéré davantage par cetteattitude, perdait toute mesure.

Il bégaya, il la chassa du geste.

– Va-t’en ! va-t’en !… Je ne veux pas que turestes près de moi ! je ne veux pas que des ennemis restentprès de moi ! je ne veux pas qu’on reste près de moi, à merendre fou !

Elle s’était levée, très pâle. Elle s’en alla toute droite, sansse retourner, en emportant son ouvrage.

Pendant le mois qui suivit, Pascal essaya de se réfugier dans untravail acharné de toutes les heures. Il s’entêtait maintenant lesjournées entières, seul dans la salle, et il passait même lesnuits, à reprendre d’anciens documents, à refondre tous ses travauxsur l’hérédité. On aurait dit qu’une rage l’avait saisi de seconvaincre de la légitimité de ses espoirs, de forcer la science àlui donner la certitude que l’humanité pouvait être refaite, saineenfin et supérieure. Il ne sortait plus, abandonnait ses malades,vivait dans ses papiers, sans air, sans exercice. Et, au bout d’unmois de ce surmenage, qui le brisait sans apaiser ses tourmentsdomestiques, il tomba à un tel épuisement nerveux, que la maladie,depuis quelque temps en germe, se déclara avec une violenceinquiétante.

Pascal, à présent, lorsqu’il se levait, le matin, se sentaitanéanti de fatigue, plus appesanti et plus las qu’il n’était laveille, en se couchant. C’était ainsi une continuelle détresse detout son être, les jambes molles après cinq minutes de marche, lecorps broyé au moindre effort, ne pouvant faire un mouvement, sansqu’il y eût au bout l’angoisse d’une souffrance. Parfois, le sollui semblait avoir une brusque oscillation sous ses pieds. Desbourdonnements continus l’étourdissaient, des éblouissements luifaisaient fermer les paupières, comme sous la menace d’une grêled’étincelles. Il était pris d’une horreur du vin, ne mangeaitguère, digérait mal. Puis, dans l’apathie de cette paressecroissante, éclataient des emportements soudains, des foliesd’inutile activité. L’équilibre se trouvait rompu, sa faiblesseirritable se jetait aux extrêmes, sans raison aucune. Pour la pluslégère émotion, des larmes lui emplissaient les yeux. Il avait finipar s’enfermer, dans des crises de désespérance telles, qu’ilpleurait à gros sanglots, pendant des heures, en dehors de toutchagrin immédiat, écrasé sous la seule et immense tristesse deschoses.

Mais son mal redoubla, surtout, après un de ses voyages àMarseille, une de ces fugues de vieux garçon qu’il faisait parfois.Peut-être avait-il espéré une distraction violente, un soulagement,dans une débauche. Il ne resta que deux jours, il revint commefoudroyé, frappé de déchéance, avec la face hantée d’un homme qui aperdu sa virilité d’homme. C’était une honte inavouable, une peurque l’encagement des tentatives avait changée en certitude, et quiallait augmenter sa sauvagerie d’amant timide. Jamais il n’avaitdonné à cette chose une importance. Il en fut désormais possédé,bouleversé, éperdu de misère, jusqu’à songer au suicide. Il avaitbeau se dire que cela était passager sans doute, qu’une causemorbide devait être au fond : le sentiment de son impuissancene l’en déprimait pas moins ; et il était, devant les femmes,comme les garçons trop jeunes que le désir fait bégayer.

Vers la première semaine de décembre, Pascal fut pris denévralgies intolérables. Des craquements dans les os du crâne luifaisaient croire, à chaque instant, que sa tête allait se fendre.Avertie, la vieille Mme Rougon se décida, un jour, à venirprendre des nouvelles de son fils. Mais elle fila dans la cuisine,voulant causer avec Martine d’abord. Celle-ci, l’air effaré etdésolé, lui conta que Monsieur devenait fou, sûrement ; etelle dit ses allures singulières, les piétinements continus dans sachambre, tous les tiroirs fermés à clef, les rondes qu’il faisaitdu haut en bas de la maison, jusqu’à des deux heures du matin. Elleen avait les larmes aux yeux, elle finit par hasarder l’opinionqu’un diable était entré peut-être dans le corps de Monsieur, etqu’on ferait bien d’avertir le curé de Saint-Saturnin.

– Un homme si bon, répétait-elle, et pour lequel on selaisserait couper en quatre ! Est-ce malheureux qu’on nepuisse le mener à l’église, ce qui le guérirait tout de suite,certainement !

Mais Clotilde, qui avait entendu la voix de sa grand-mèreFélicité, entra. Elle aussi errait par les pièces vides, vivait leplus souvent dans le salon abandonné du rez-de-chaussée. Du reste,elle ne parla pas, écouta simplement, de son air de réflexion etd’attente.

– Ah ! c’est toi, mignonne. Bonjour !… Martine meraconte que Pascal a un diable qui lui est entré dans le corps.C’est bien mon opinion aussi ; seulement, ce diable-làs’appelle l’orgueil. Il croit qu’il sait tout, il est à la fois lepape et l’empereur, et naturellement, lorsqu’on ne dit pas commelui, ça l’exaspère.

Elle haussait les épaules, elle était pleine d’un infinidédain.

– Moi, ça me ferait rire, si ce n’était si triste… Ungarçon qui ne sait justement rien de rien, qui n’a pas vécu, quiest resté sottement enfermé au fond de ses livres. Mettez-le dansun salon, il est innocent comme l’enfant qui vient de naître. Etles femmes, il ne les connaît seulement pas…

Oubliant devant qui elle parlait, cette jeune fille et cetteservante, elle baissait la voix, d’un air de confidence.

– Dame ! ça se paye aussi, d’être trop sage. Ni femme,ni maîtresse, ni rien. C’est ça qui a fini par lui tourner sur lecerveau.

Clotilde ne bougea pas. Seules, ses paupières s’abaissèrentlentement sur ses grands yeux réfléchis ; puis, elle lesreleva, elle garda son attitude de créature murée, ne pouvant riendire de ce qui se passait en elle.

– Il est en haut, n’est-ce pas ? reprit Félicité. Jesuis venue pour le voir, car il faut que ça finisse, c’est tropbête !

Et elle monta, pendant que Martine se remettait à ses casseroleset que Clotilde errait de nouveau par la maison vide.

En haut, dans la salle, Pascal s’était comme stupéfié, la facesur un livre grand ouvert. Il ne pouvait plus lire, les motsfuyaient, s’effaçaient, n’avaient aucun sens. Mais il s’obstinait,il agonisait de perdre jusqu’à sa faculté de travail, si puissantejusque-là. Et sa mère, tout de suite, le gourmanda, lui arracha lelivre, qu’elle jeta au loin, sur une table, en criant que,lorsqu’on était malade, on se soignait. Il s’était levé, avec ungeste de colère, prêt à la chasser, ainsi qu’il avait chasséClotilde. Puis, par un dernier effort de volonté, il redevintdéférent.

– Ma mère, vous savez bien que je n’ai jamais vouludiscuter avec vous… Laissez-moi, je vous en prie.

Elle ne céda pas, l’entreprit sur sa continuelle méfiance.C’était lui qui se donnait la fièvre, à toujours croire que desennemis l’entouraient de pièges, le guettaient pour le dévaliser.Est-ce qu’un homme de bon sens allait s’imaginer qu’on lepersécutait ainsi ? Et, d’autre part, elle l’accusa de s’êtretrop monté la tête, avec sa découverte, sa fameuse liqueur quiguérissait toutes les maladies. Ça ne valait rien non plus de secroire le bon Dieu. D’autant plus que les déceptions étaient alorscruelles ; et elle fit une allusion à Lafouasse, à cet hommequ’il avait tué : naturellement, elle comprenait que ça nedevait pas lui avoir été agréable, car il y avait de quoi enprendre le lit.

Pascal, qui se contenait toujours, les yeux à terre, se contentade répéter :

– Ma mère, je vous en prie, laissez-moi.

– Eh ! non, je ne veux pas te laisser, cria-t-elleavec son impétuosité ordinaire, malgré son grand âge. Je suisjustement venue pour te bousculer un peu, pour te sortir de cettefièvre où tu te ronges… Non, ça ne peut pas durer ainsi, jen’entends pas que nous redevenions la fable de la ville entière,avec tes histoires… Je veux que tu te soignes.

Il haussa les épaules, il dit à voix basse, comme à lui-même,d’un air de constatation inquiète :

– Je ne suis pas malade.

Mais, du coup, Félicité sursauta, hors d’elle.

– Comment, pas malade ! comment, pas malade !… Iln’y a vraiment qu’un médecin pour ne pas se voir… Eh ! monpauvre garçon, tous ceux qui t’approchent en sont frappés : tudeviens fou d’orgueil et de peur !

Cette fois, Pascal releva vivement la tête, et il la regardadroit dans les yeux, tandis qu’elle continuait :

– Voilà ce que j’avais à te dire, puisque personne n’avoulu s’en charger. N’est-ce pas ? tu es d’un âge à savoir ceque tu dois faire… On réagit, on pense à autre chose, on ne selaisse pas envahir par l’idée fixe, surtout quand on est d’unefamille pareille à la nôtre… Tu la connais. Méfie-toi,soigne-toi.

Il avait pâli, il la regardait toujours fixement, comme s’ill’eût sondée, pour savoir ce qu’il y avait d’elle en lui. Et il secontenta de répondre :

– Vous avez raison, ma mère… Je vous remercie.

Puis, lorsqu’il fut seul, il retomba assis devant sa table, ilvoulut reprendre la lecture de son livre. Mais, pas plusqu’auparavant, il n’arriva à fixer assez son attention, pourcomprendre les mots dont les lettres se brouillaient devant sesyeux. Et les paroles prononcées par sa mère bourdonnaient à sesoreilles, une angoisse qui montait en lui depuis quelque temps,grandissait, se fixait, le hantait maintenant d’un danger immédiat,nettement défini. Lui qui, deux mois plus tôt, se vantait sitriomphalement de n’en être pas, de la famille, allait-il doncrecevoir le plus affreux des démentis ? Aurait-il la douleurde voir la tare renaître en ses moelles, roulerait-il à l’épouvantede se sentir aux griffes du monstre héréditaire ? Sa mèrel’avait dit : il devenait fou d’orgueil et de peur. L’idéesouveraine, la certitude exaltée qu’il avait d’abolir lasouffrance, de donner de la volonté aux hommes, de refaire unehumanité bien portante et plus haute, ce n’était sûrement là que ledébut de la folie des grandeurs. Et, dans sa crainte d’unguet-apens, dans son besoin de guetter les ennemis qu’il sentaitacharnés à sa perte, il reconnaissait aisément les symptômes dudélire de la persécution. Tous les accidents de la raceaboutissaient à ce cas terrible : la folie à brève échéance,puis la paralysie générale, et la mort.

Dès ce jour, Pascal fut possédé. L’état d’épuisement nerveux, oùle surmenage et le chagrin l’avaient réduit, le livrait, sansrésistance possible, à cette hantise de la folie et de la mort.Toutes les sensations morbides qu’il éprouvait, la fatigue immenseà son lever, les bourdonnements, les éblouissements, jusqu’à sesmauvaises digestions et à ses crises de larmes, s’ajoutaient, une àune, comme des preuves certaines du détraquement prochain dont ilse croyait menacé. Il avait complètement perdu, pour lui-même, sondiagnostic si délicat de médecin observateur ; et, s’ilcontinuait à raisonner, c’était pour tout confondre et toutpervertir, sous la dépression morale et physique où il se traînait.Il ne s’appartenait plus, il était comme fou, à se convaincre,heure par heure, qu’il devait le devenir.

Les journées entières de ce pâle décembre furent employées parlui à s’enfoncer davantage dans son mal. Chaque matin, il voulaitéchapper à la hantise ; mais il revenait quand même s’enfermerau fond de la salle, il y reprenait l’écheveau embrouillé de laveille. La longue étude qu’il avait faite de l’hérédité, sesrecherches considérables, ses travaux, achevaient de l’empoisonner,lui fournissaient des causes sans cesse renaissantes, d’inquiétude.À la continuelle question qu’il se posait sur son cas héréditaire,les dossiers étaient là qui répondaient par toutes les combinaisonspossibles. Elles se présentaient si nombreuses, qu’il s’y perdaitmaintenant. S’il s’était trompé, s’il ne pouvait se mettre à part,comme un cas remarquable d’innéité, devait-il se ranger dansl’hérédité, en retour, sautant une, deux ou même troisgénérations ? Son cas était-il plus simplement unemanifestation de l’hérédité larvée, ce qui apportait une preuvenouvelle à l’appui de sa théorie du plasma germinatif ? oubien ne fallait-il voir là que la singularité des ressemblancessuccessives, la brusque apparition d’un ancêtre inconnu, au déclinde sa vie ? Dès ce moment, il n’eut plus de repos, lancé à latrouvaille de son cas, fouillant ses notes, relisant ses livres. Etil s’analysait, épiait la moindre de ses sensations, pour en tirerdes faits, sur lesquels il pût se juger. Les jours où sonintelligence était plus paresseuse, où il croyait éprouver desphénomènes de vision particuliers, il inclinait à une prédominancede la lésion nerveuse originelle ; tandis que, s’il pensaitêtre pris par les jambes, les pieds lourds et douloureux, ils’imaginait subir l’influence indirecte, de quelque ascendant venudu dehors. Tout s’emmêlait, il arrivait à ne plus se reconnaître,au milieu des troubles imaginaires qui secouaient son organismeéperdu. Et, chaque soir, la conclusion était la même, le même glassonnait dans son crâne : l’hérédité, l’effrayante hérédité, lapeur de devenir fou.

Dans les premiers jours de janvier, Clotilde assista, sans levouloir, à une scène qui lui serra le cœur. Elle était devant unedes fenêtres de la salle, à lire, cachée par le haut dossier de sonfauteuil, lorsqu’elle vit entrer Pascal, disparu, cloîtré au fondde sa chambre, depuis la veille. Il tenait, des deux mains, grandeouverte sous ses yeux, une feuille de papier jauni, dans laquelleelle reconnut l’Arbre généalogique. Il était si absorbé, lesregards si fixes, qu’elle aurait pu se montrer, sans qu’il laremarquât. Et il étala l’Arbre sur la table, il continua à leconsidérer longuement, de son air terrifié d’interrogation, peu àpeu vaincu et suppliant, les joues mouillées de larmes. Pourquoi,mon Dieu ! l’Arbre ne voulait-il pas lui répondre, lui dire dequel ancêtre il tenait, pour qu’il inscrivit son cas, sur safeuille à lui, à côté des autres ? S’il devait devenir fou,pourquoi l’Arbre ne le lui disait-il pas nettement, ce qui l’auraitcalmé, car il croyait ne souffrir que de l’incertitude ? Maisses larmes lui brouillaient la vue, et il regardait toujours, ils’anéantissait dans ce besoin de savoir, où sa raison finissait parchanceler. Brusquement, Clotilde dut se cacher, en le voyant sediriger vers l’armoire, qu’il ouvrit à double battant. Il empoignales dossiers, les lança sur la table, les feuilleta avec fièvre.C’était la scène de la terrible nuit d’orage qui recommençait, legalop de cauchemar, le défilé de tous ces fantômes, évoqués,surgissant de l’amas des paperasses. Au passage, il jetait à chacund’eux une question, une prière ardente, exigeant l’origine de sonmal, espérant un mot, un murmure qui lui donnerait une certitude.D’abord, il n’avait eu qu’un balbutiement indistinct ; puis,des paroles s’étaient formulées, des lambeaux de phrase.

– Est-ce toi ?… Est-ce toi ?… Est-ce toi ?…Ô vieille mère, notre mère à tous, est-ce toi qui dois me donner tafolie ?… Est-ce toi, l’oncle alcoolique, le vieux banditd’oncle, dont je vais payer l’ivrognerie invétérée ?… Est-cetoi, le neveu ataxique, ou toi, le neveu mystique, ou toi encore,la nièce idiote, qui m’apportez la vérité, en me montrant une desformes de la lésion dont je souffre ?… Est-ce toi plutôt lepetit-cousin qui s’est pendu, ou toi, le petit-cousin qui a tué, outoi, la petite cousine qui est morte de pourriture, dont les finstragiques m’annoncent la mienne, la déchéance au fond d’un cabanon,l’abominable décomposition de l’être.

Et le galop continuait, ils se dressaient tous, ils passaienttous d’un train de tempête. Les dossiers s’animaient,s’incarnaient, se bousculaient, en un piétinement d’humanitésouffrante.

– Ah ! qui me dira, qui me dira, qui me dira ?…Est-ce celui qui est mort fou ? celle-ci qui a été emportéepar la phtisie ? Celui-ci que la paralysie a étouffé ?celle-ci que sa misère physiologique a tuée toute jeune ?…

Chez lequel est le poison dont je vais mourir ? Quelest-il, hystérie, alcoolisme, tuberculose, scrofule ? Et queva-t-il faire de moi, un épileptique, un ataxique ou un fou ?…Un fou ! qui est-ce qui a dit un fou ? Ils le disenttous, un fou, un fou, un fou !

Des sanglots étranglèrent Pascal. Il laissa tomber sa têtedéfaillante au milieu des dossiers, il pleura sans fin, secoué defrissons. Et Clotilde, prise d’une sorte de terreur religieuse, ensentant passer la fatalité qui régit les races, s’en alladoucement, retenant son souffle ; car elle comprenait bienqu’il aurait eu une grande honte, s’il avait pu la soupçonnerlà.

De longs accablements suivirent. Janvier fut très froid. Mais leciel restait d’une pureté admirable, un éternel soleil luisait dansle bleu limpide ; et, à la Souleiade, les fenêtres de lasalle, tournées au midi, formaient serre, entretenaient là unedouceur de température délicieuse. On ne faisait pas même de feu,le soleil ne quittait pas la pièce, une nappe d’or pâle, où desmouches, épargnées par l’hiver, volaient lentement. Il n’y avaitaucun autre bruit que le frémissement de leurs ailes. C’était unetiédeur dormante et close, comme un coin de printemps conservé dansla vieille maison.

Ce fut là qu’un matin Pascal entendit, à son tour, la fin d’uneconversation, qui aggrava sa souffrance. Il ne sortait plus guèrede sa chambre avant le déjeuner, et Clotilde venait de recevoir ledocteur Ramond dans la salle, où ils s’étaient mis à causerdoucement, l’un près de l’autre, au milieu du clair soleil.

Pour la troisième fois, Ramond se présentait depuis huit jours.Des circonstances personnelles, la nécessité surtout d’asseoirdéfinitivement sa situation de médecin à Plassans, l’obligeaient àne pas différer plus longtemps son mariage ; et il voulaitobtenir de Clotilde une réponse décisive. Deux fois déjà, destiers, s’étant trouvés là, l’avaient empêché de parler. Comme ildésirait ne la tenir que d’elle-même, il avait résolu de s’enexpliquer directement, dans une conversation de franchise. Leurcamaraderie, leurs têtes raisonnables et droites à tous deux,l’autorisaient à cette démarche. Et il termina, souriant, les yeuxdans les siens.

– Je vous assure, Clotilde, que c’est le dénouement le plussage… Vous le savez, voici longtemps que je vous aime. J’ai pourvous une tendresse et une estime profondes… Mais cela ne suffiraitpeut-être pas, il y a encore que nous nous entendrons parfaitementet que nous serons très heureux ensemble, j’en suis certain.

Elle n’avait pas baissé les regards, elle le regardaitfranchement, elle aussi, avec un amical sourire. Il était vraimenttrès beau, dans toute la force de la jeunesse.

– Pourquoi, demanda-t-elle, n’épousez-vous pasMlle Lévêque, la fille de l’avoué ? Elle estplus jolie, plus riche que moi, et je sais qu’elle serait siheureuse… Mon bon ami, j’ai peur que vous ne fassiez une sottise enme choisissant.

Il ne s’impatienta pas, l’air toujours convaincu de la sagessede sa détermination.

– Mais je n’aime pas Mlle Lévêque et jevous aime… D’ailleurs, j’ai réfléchi à tout, je vous répète que jesais très bien ce que je fais. Dites oui, vous n’avez vous-même pasde meilleur parti à prendre.

Alors, elle devint grave, et une ombre passa sur son visage,l’ombre de ces réflexions, de ces luttes intérieures, presqueinconscientes, qui la tenaient muette depuis de longs jours.

– Eh bien ! mon ami, puisque c’est tout à faitsérieux, permettez-moi de ne pas vous répondre aujourd’hui,accordez-moi quelques semaines encore… Maître est vraiment trèsmalade, je suis moi-même troublée et vous ne voudriez pas me devoirà un coup de tête… Je vous assure, à mon tour, que j’ai pour vousbeaucoup d’affection. Mais ce serait mal de se décider en cemoment, la maison est trop malheureuse… C’est entendu, n’est-cepas ? Je ne vous ferai pas attendre longtemps.

Et, pour changer la conversation, elle ajouta :

– Oui, maître m’inquiète. Je voulais vous voir, vous direcela, à vous… L’autre jour, je l’ai surpris pleurant à chaudeslarmes, et il est certain pour moi que la peur de devenir fou lehante… Avant-hier, quand vous avez causé avec lui, j’ai vu que vousl’examiniez. Très franchement, que pensez-vous de son état ?Est-il en danger ?

Le docteur Ramond se récria.

– Mais non ! Il est surmené, il s’est détraqué, voilàtout !… Comment un homme de sa valeur, qui s’est tant occupédes maladies nerveuses, peut-il se tromper à ce point ? Envérité, c’est désolant, si les cerveaux les plus clairs et les plusvigoureux ont de pareilles fuites !… Dans son cas, satrouvaille des injections hypodermiques serait souveraine. Pourquoine se pique-t-il pas ?

Et, comme la jeune fille disait d’un signe désespéré qu’il nel’écoutait plus, qu’elle ne pouvait même plus lui adresser laparole, il ajouta :

– Eh bien ! moi, je vais lui parler.

Ce fut à ce moment que Pascal sortit de sa chambre attiré par lebruit des voix. Mais, en les apercevant tous deux, si près l’un del’autre, si animés, si jeunes et si beaux, dans le soleil, commevêtus de soleil, il s’arrêta sur le seuil. Et ses yeuxs’élargirent, sa face pâle se décomposa.

Ramond avait pris la main de Clotilde, voulant la retenir uninstant encore.

– C’est promis, n’est-ce pas ? Je désire que lemariage ait lieu cet été… Vous savez combien je vous aime, etj’attends votre réponse.

– Parfaitement, répondit-elle. Avant un mois, tout seraréglé.

Un éblouissement fit chanceler Pascal. Voilà maintenant que cegarçon, un ami, un élève, s’introduisait dans sa maison pour luivoler son bien ! Il aurait dû s’attendre à ce dénouement, etla brusque nouvelle d’un mariage possible le surprenait,l’accablait comme une catastrophe imprévue, où sa vie achevait decrouler. Cette créature qu’il avait faite, qu’il croyait à lui,elle s’en irait donc sans regret, elle le laisserait agoniser seul,dans son coin ! La veille encore, elle l’avait tant faitsouffrir, qu’il s’était demandé s’il n’allait pas se séparerd’elle, l’envoyer à son frère, qui la réclamait toujours. Uninstant même, il venait de se résoudre à cette séparation, pourleur paix à tous deux. Et, brutalement, de la trouver là avec cethomme, de l’entendre promettre une réponse, de penser qu’elle semarierait, qu’elle le quitterait bientôt, cela lui donnait un coupde couteau dans le cœur.

Il marcha pesamment, les deux jeunes gens se tournèrent etfurent un peu gênés.

– Tiens ! Maître, nous parlions de vous, finit pardire gaiement Ramond. Oui, nous complotions, puisqu’il fautl’avouer… Voyons, pourquoi ne vous soignez-vous pas ? Vousn’avez rien de sérieux, vous vous remettriez sur pied en quinzejours.

Pascal, qui s’était laissé tomber sur une chaise, continuait àles regarder. Il eut la force de se vaincre, rien ne parut sur sonvisage de la blessure qu’il avait reçue. Il en mourrait sûrement,et personne au monde ne se douterait du mal qui l’emportait. Maisce fut pour lui un soulagement que de pouvoir se fâcher, enrefusant avec violence d’avaler seulement un verre de tisane.

– Me soigner ! à quoi bon ?… Est-ce que ce n’enest pas fini, de ma vieille carcasse ?

Ramond insista, avec son sourire d’homme calme.

– Vous êtes plus solide que nous tous. C’est un accident,et vous savez bien que vous avez le remède… Piquez-vous…

Il ne put continuer, et ce fut le comble. Pascal s’exaspérait,demandait si l’on voulait qu’il se tuât, comme il avait tuéLafouasse. Ses piqûres ! une jolie invention dont il avaitlieu d’être fier ! Il niait la médecine, il jurait de ne plustoucher à un malade. Quand on n’était plus bon à rien, on crevaitet ça valait mieux pour tout le monde. C’était, d’ailleurs, cequ’il allait s’empresser de faire, le plus vite possible.

– Bah ! bah ! conclut Ramond, en se décidant àprendre congé, par crainte de l’exciter davantage, je vous laisseClotilde, et je suis bien tranquille… Clotilde arrangera ça.

Mais Pascal, ce matin-là, avait reçu le coup suprême. Il s’alitadès le soir, resta jusqu’au lendemain soir sans vouloir ouvrir laporte de sa chambre. Vainement, Clotilde finit par s’inquiéter,tapa violemment du poing : pas un souffle, rien ne répondit.Martine vint elle-même, supplia Monsieur, à travers la serrure, delui répondre au moins qu’il n’avait besoin de rien. Un silence demort régnait, fi semblait que la chambre fût vide. Puis, le matindu second jour, comme la jeune fille, par hasard, tournait lebouton, la porte céda ; peut-être, depuis des heures,n’était-elle plus fermée. Et elle put entrer librement dans cettepièce où elle n’avait jamais mis les pieds, une grande pièce queson exposition au nord rendait froide, où elle n’aperçut qu’unpetit lit de fer sans rideaux, un appareil à douches dans un coin,une longue table de bois noir, des chaises, et sur la table, surdes planches, le long des murs, toute une alchimie, des mortiers,des fourneaux, des machines, des trousses. Pascal, levé, habillé,était assis au bord de son lit, qu’il s’était épuisé à refairelui-même.

– Tu ne veux donc pas que je te soigne ?demanda-t-elle, émue et craintive, en n’osant trop s’avancer.

Il eut un geste d’abattement.

– Oh ! tu peux entrer, je ne te battrai pas, je n’enai plus la force.

Et, dès ce jour, il la toléra autour de lui, il lui permit de leservir. Mais il avait pourtant des caprices, il ne voulait pasqu’elle entrât, lorsqu’il était couché, pris d’une sorte de pudeurmaladive ; et il la forçait à lui envoyer Martine. D’ailleurs,il restait au lit rarement, se traînait de chaise en chaise, dansson impuissance à faire un travail quelconque. Le mal s’étaitencore aggravé, il en arrivait au désespoir de tout, ravagé demigraines et de vertiges d’estomac, sans force, comme il le disait,pour mettre un pied devant l’autre, convaincu chaque matin qu’ilcoucherait le soir aux Tulettes, fou à lier. Il maigrissait, ilavait une face douloureuse, d’une beauté tragique, sous le flot deses cheveux blancs, qu’il continuait à peigner par une dernièrecoquetterie. Et, s’il acceptait qu’on le soignât, il refusaitrudement tout remède, dans le doute où il était tombé de lamédecine.

Clotilde, alors, n’eut plus d’autre préoccupation que lui. Ellese détachait du reste, elle était allée d’abord aux messes basses,puis elle avait cessé complètement de se rendre à l’église. Dansson impatience d’une certitude et du bonheur, il semblait qu’ellecommençât à se contenter par cet emploi de toutes ses minutes,autour d’un être cher, qu’elle aurait voulu revoir bon et joyeux.C’était un don de sa personne, un oubli d’elle-même, un besoin defaire son bonheur du bonheur d’un autre ; et celainconsciemment, sous la seule impulsion de son cœur de femme, aumilieu de cette crise qu’elle traversait, qui la modifiaitprofondément, sans qu’elle en raisonnât. Elle se taisait toujourssur le désaccord qui les avait séparés, elle n’avait pas l’idéeencore de se jeter à son cou, en lui criant qu’elle était à lui,qu’il pouvait revivre, puisqu’elle se donnait. Dans sa pensée, ellen’était qu’une fille tendre, le veillant, comme une autre parentel’aurait veillé. Et cela était très pur, très chaste, des soinsdélicats, de continuelles prévenances, un tel envahissement de savie, que les journées, maintenant, passaient rapides, exemptes dutourment de l’au-delà, pleines de l’unique souhait de leguérir.

Mais où elle eut à soutenir une véritable lutte, ce fut pour ledécider à se piquer. Il s’emportait, niait sa découverte, setraitait d’imbécile. Et elle aussi criait. C’était elle, à présent,qui avait foi en la science, qui s’indignait de le voir douter deson génie. Longtemps, il résista ; puis, affaibli, cédant àl’empire qu’elle prenait, il voulut simplement s’éviter la tendrequerelle qu’elle lui cherchait chaque matin. Dès les premièrespiqûres, il éprouva un grand soulagement, bien qu’il refusât d’enconvenir. La tête se dégageait, les forces revenaient peu à peu.Aussi, triompha-t-elle, prise pour lui d’un élan d’orgueil,exaltant sa méthode, se révoltant de ce qu’il ne s’admirât paslui-même, comme un exemple des miracles qu’il pouvait faire. Ilsouriait, il commençait à voir clair dans son cas. Ramond avait ditvrai, il ne devait y avoir eu là que de l’épuisement nerveux.Peut-être, tout de même, finirait-il par s’en tirer.

– Eh ! c’est toi qui me guéris, petite fille,disait-il, sans vouloir avouer son espoir. Les remèdes, vois-tu, çadépend de la main qui les donne.

La convalescence traîna, durant tout le mois de février. Letemps restait clair et froid, pas un jour le soleil ne cessa dechauffer la salle, de son bain de pâles rayons. Et il y eutpourtant des rechutes de noires tristesses, des heures où le maladeretombait à ses épouvantes ; tandis que sa gardienne, désolée,devait aller s’asseoir à l’autre bout de la pièce, pour ne pasl’irriter davantage. De nouveau, il désespérait de la guérison. Ildevenait amer, d’une ironie agressive.

Ce fut par un de ces mauvais jours que Pascal, s’étant approchéd’une fenêtre, aperçut son voisin, M. Bellombre, le professeurretraité, en train de faire le tour de ses arbres, pour voir s’ilsavaient beaucoup de boutons à fruit. La vue du vieillard si correctet si droit, d’un beau calme d’égoïsme, sur lequel la maladie nesemblait avoir jamais eu de prise, le jeta brusquement hors delui.

– Ah ! gronda-t-il, en voilà un qui ne se surmènerajamais, qui ne risquera jamais sa peau à se faire duchagrin !

Et il partit de là, entama une éloge ironique de l’égoïsme. Êtretout seul au monde, n’avoir pas un ami, pas une femme, pas unenfant à soi, quelle félicité ! Ce dur avare qui, pendantquarante ans, n’avait eu qu’à gifler les enfants des autres, quis’était retiré à l’écart, sans un chien, avec un jardinier muet etsourd, plus âgé que lui, ne représentait-il pas la plus grandesomme de bonheur possible sur la terre ? Pas une charge, pasun devoir, pas une préoccupation autre que celle de sa chèresanté ! C’était un sage, il vivrait cent ans.

– Ah ! la peur de la vie ! décidément, il n’y apoint de lâcheté meilleure… Dire que j’ai parfois le regret den’avoir pas ici un enfant à moi ! Est-ce qu’on a le droit demettre au monde des misérables ? Il faut tuer l’héréditémauvaise, tuer la vie… Le seul honnête homme, tiens ! c’est cevieux lâche !

M. Bellombre, paisiblement, au soleil de mars, continuait àfaire le tour de ses poiriers. Il ne risquait pas un mouvement tropvif, il économisait sa verte vieillesse. Comme il venait derencontrer un caillou dans l’allée, il l’écarta du bout de sacanne, puis passa sans hâte.

– Regarde-le donc !… Est-il bien conservé, est-ilbeau, a-t-il toutes les bénédictions du ciel dans sapersonne ! Je ne connais personne de plus heureux.

Clotilde, qui se taisait, souffrait de cette ironie de Pascal,qu’elle devinait si douloureuse. Elle qui, d’habitude, défendaitM. Bellombre, sentait en elle monter une protestation. Deslarmes lui vinrent aux paupières, et elle répondit simplement, àvoix basse :

– Oui, mais il n’est pas aimé.

Cela, du coup, fit cesser la pénible scène. Pascal, comme s’ilavait reçu un choc, se retourna, la regarda. Un subitattendrissement lui mouillait aussi les yeux ; et il s’éloignapour ne pas pleurer.

Des jours encore se passèrent, au milieu de ces alternatives debonnes et de mauvaises heures. Les forces ne revenaient que trèslentement, et ce qui le désespérait, c’était de ne pouvoir seremettre au travail, sans être pris de sueurs abondantes. S’ils’était obstiné, il se serait sûrement évanoui. Tant qu’il netravaillerait pas, il sentait bien que la convalescence traînerait.Cependant, il s’intéressait de nouveau à ses recherchesaccoutumées, il relisait les dernières pages qu’il avaitécrites ; et, avec ce réveil du savant en lui, reparaissaientses inquiétudes d’autrefois. Un moment, il était tombé à une telledépression, que la maison entière avait comme disparu : onaurait pu le piller, tout prendre, tout détruire, qu’il n’auraitpas même eu la conscience du désastre. Maintenant, il se remettaitaux aguets, il tâtait sa poche, pour bien s’assurer que la clef del’armoire s’y trouvait.

Mais, un matin, comme il s’était oublié au lit et qu’il sortaitseulement de sa chambre vers onze heures, il aperçut Clotilde dansla salle, tranquillement occupée à faire un pastel très exact d’unebranche d’amandier fleurie. Elle leva la tête, souriante ; et,prenant une clef, posée près d’elle, sur son pupitre, elle voulutla lui donner.

– Tiens ! maître.

Étonné, sans comprendre encore, il examinait l’objet qu’elle luitendait.

– Quoi donc ?

– C’est la clef de l’armoire que tu as dû laisser tomber deta poche hier, et que j’ai ramassée ici, ce matin.

Alors, Pascal la prit, avec une émotion extraordinaire. Il laregardait, il regardait Clotilde. C’était donc fini ? Elle nele persécuterait plus, elle ne s’enragerait plus à tout voler, àtout brûler ? Et, la voyant très émue, elle aussi, il en eutune joie immense au cœur.

Il la saisit, il l’embrassa.

– Ah ! fillette, si nous pouvions n’être pas tropmalheureux !

Puis, il alla ouvrir un tiroir de sa table, et il y jeta laclef, comme autrefois.

Dès lors, il retrouva des forces, la convalescence marcha plusrapide. Des rechutes étaient possibles encore, car il restait bienébranlé. Mais il put écrire, les journées furent moins lourdes. Lesoleil s’était également ragaillardi, la chaleur devenait déjàtelle, dans la salle, qu’il fallait parfois clore à demi lesvolets. Il refusait de recevoir, tolérait à peine Martine, faisaitrépondre à sa mère qu’il dormait, quand elle venait prendre de sesnouvelles, de loin en loin. Et il n’était content que dans cettedélicieuse solitude, soigné par la révoltée, l’ennemie d’hier,l’élève soumise d’aujourd’hui. De longs silences régnaient entreeux, sans qu’ils en fussent gênés. Ils réfléchissaient, ilsrêvaient avec une infinie douceur.

Pourtant, un jour, Pascal parut très grave. Il avait laconviction à présent que son mal était purement accidentel et quela question d’hérédité n’y avait joué aucun rôle. Mais cela nel’emplissait pas moins d’humilité.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, que nous sommes peu dechose ! Moi qui me croyais si solide, qui étais si fier de masaine raison ! Voilà qu’un peu de chagrin et un peu de fatigueont failli me rendre fou !

Il se tut, réfléchit encore. Ses yeux s’éclairaient, il achevaitde se vaincre. Puis, dans un moment de sagesse et de courage, il sedécida.

– Si je vais mieux, c’est pour toi surtout que ça me faitplaisir.

Clotilde, ne comprenant pas, leva la tête.

– Comment ça ?

– Mais sans doute, à cause de ton mariage… Maintenant, onva pouvoir fixer une date.

Elle restait surprise.

– Ah ! c’est vrai, mon mariage !

– Veux-tu que nous choisissions, dès aujourd’hui, laseconde semaine de juin ?

– Oui, la seconde semaine de juin, ce sera très bien.

Ils ne parlèrent plus, elle avait ramené les yeux sur le travailde couture qu’elle faisait, tandis que lui, les regards au loin,restait immobile, le visage grave.

Chapitre 7

 

Ce jour-là, en arrivant à la Souleiade, la vieilleMme Rougon aperçut Martine dans le potager, en train deplanter des poireaux ; et, profitant de la circonstance, ellese dirigea vers la servante, pour causer et tirer d’elle desrenseignements, avant d’entrer dans la maison.

Le temps passait, elle était désolée de ce qu’elle appelait ladésertion de Clotilde. Elle sentait bien que jamais plus ellen’aurait les dossiers par elle. Cette petite se perdait, serapprochait de Pascal, depuis qu’elle l’avait soigné ; et ellese pervertissait, à ce point, qu’elle ne l’avait pas revue àl’église. Aussi en revenait-elle à son idée première, l’éloigner,puis conquérir son fils, quand il serait seul, affaibli par lasolitude. Puisqu’elle n’avait pu la décider à suivre son frère,elle se passionnait pour le mariage, elle aurait voulu la jeter dèsle lendemain au cou du docteur Ramond, mécontente des continuelleslenteurs. Et elle accourait, cette après-midi là, avec le besoinfiévreux de hâter les choses.

– Bonjour, Martine… Comment va-t-on ici ?

La servante, agenouillée, les mains pleines de terre, leva saface pâle, qu’elle protégeait contre le soleil, à l’aide d’unmouchoir noué sur sa coiffe.

– Mais comme toujours, Madame, doucement.

Et elles causèrent. Félicité la traitait en confidente, en filledévouée, aujourd’hui de la famille, à laquelle on pouvait toutdire. Elle commença par la questionner, voulut savoir si le docteurRamond n’était pas venu le matin. Il était venu, mais on n’avaitpour sûr parlé que de choses indifférentes. Alors, elle sedésespéra, car elle-même avait vu le docteur, la veille, et ils’était confié à elle, chagrin de n’avoir pas de réponsedéfinitive, pressé maintenant d’obtenir au moins la parole deClotilde. Ça ne pouvait durer ainsi, il fallait forcer la jeunefille à s’engager.

– Il est trop délicat, s’écria-t-elle. Je lui avais dit, jesavais bien que, ce matin encore, il n’oserait pas la mettre aupied du mur… Mais je vais m’en mêler. Nous verrons si je n’obligepas cette petite à prendre un parti.

Puis, se calmant :

– Voilà mon fils debout, il n’a pas besoin d’elle.

Martine qui s’était remise à planter ses poireaux, la taillecassée en deux, se redressa vivement.

– Ah ! ça, pour sûr !

Et, sur son visage usé par trente ans de domesticité, une flammese rallumait. C’était qu’une plaie saignait en elle, depuis que sonmaître ne la tolérait presque plus à son côté. Pendant toute samaladie, il l’avait écartée, acceptant de moins en moins sesservices, finissant par lui fermer la porte de sa chambre. Elleavait la sourde conscience de ce qui se passait, une instinctivejalousie la torturait, dans son adoration pour ce maître dont elleétait restée la chose durant de si longues années.

– Pour sûr que nous n’avons pas besoin deMademoiselle !… Je suffis bien à Monsieur.

Alors, elle, si discrète, parla de ses travaux de jardinage, ditqu’elle trouvait le temps de faire les légumes, afin d’éviterquelques journées d’homme. Sans doute, la maison étaitgrande ; mais, quand la besogne ne vous faisait pas peur, onarrivait à en voir le bout. Puis, dès que Mademoiselle les auraitquittés, ce serait tout de même une personne de moins à servir. Etses yeux luisaient inconsciemment, à l’idée de la grande solitude,de la paix heureuse où l’on vivrait, après ce départ.

Elle baissa la voix.

– Ça me fera de la peine, parce que Monsieur en auracertainement beaucoup. Jamais je n’aurais cru que je souhaiteraisune pareille séparation… Seulement, Madame, je pense comme vousqu’il le faut, car j’ai grand peur que Mademoiselle ne finisse parse gâter ici et que ce ne soit encore une âme perdue pour le bonDieu… Ah ! c’est triste, j’en ai le cœur si gros souvent,qu’il éclate !

– Ils sont là-haut tous les deux, n’est-ce pas ? ditFélicité. Je monte les voir, et je me charge de les obliger à enfinir.

Une heure plus tard, lorsqu’elle descendit, elle retrouvaMartine qui se traînait encore à genoux, dans la terre molle,achevant ses plantations. En haut, dès les premiers mots, commeelle racontait qu’elle avait causé avec le docteur Ramond et qu’ilse montrait impatient de connaître son sort, elle venait de voirPascal l’approuver : il était grave, il hochait la tête, commepour dire que cette impatience lui semblait naturelle. Clotildeelle-même, cessant de sourire, avait paru l’écouter avec déférence.Mais elle témoignait quelque surprise. Pourquoi lapressait-on ? Maître avait fixé le mariage à la secondesemaine de juin, elle avait donc deux grands mois devant elle. Trèsprochainement, elle en parlerait avec Ramond. C’était si sérieux,le mariage, qu’on pouvait bien la laisser réfléchir et ne s’engagerqu’à la dernière minute. D’ailleurs, elle disait ces choses de sonair sage, en personne résolue à prendre un parti. Et Félicité avaitdû se contenter de l’évident désir où ils étaient tous les deux queles choses eussent le dénouement le plus raisonnable.

– En vérité, je crois que c’est fait, conclut-elle. Lui, neparaît y mettre aucun obstacle, et elle, n’a l’air que de vouloiragir sans hâte, en fille qui entend s’interroger à fond, avant des’engager pour la vie… Je vais encore lui laisser huit jours deréflexion.

Martine, assise sur ses talons, regardait la terre fixement, laface envahie d’ombre.

– Oui, oui, murmura-t-elle à voix basse, Mademoiselleréfléchit beaucoup depuis quelque temps… Je la trouve dans tous lescoins. On lui parle, elle ne vous répond pas. C’est comme les gensqui couvent une maladie et qui ont les yeux à l’envers… Il se passedes choses, elle n’est plus la même, plus la même…

Et elle reprit le plantoir, elle enfonça un poireau, dans sonentêtement au travail ; tandis que la vieille Mme Rougon,un peu tranquillisée, s’en allait, certaine du mariage,disait-elle.

Pascal, en effet, semblait accepter le mariage de Clotilde ainsiqu’une chose résolue, inévitable. Il n’en avait plus reparlé avecelle ; les rares allusions qu’ils y faisaient entre eux, dansleurs conversations de toutes les heures, les laissaientcalmes ; et c’était simplement comme si les deux mois qu’ilsavaient encore à vivre ensemble, devaient être sans fin, uneéternité dont ils n’auraient pas vu le bout. Elle, surtout, leregardait en souriant, renvoyait à plus tard les ennuis, les partisà prendre, d’un joli geste vague, qui s’en remettait à la viebienfaisante. Lui, guéri, retrouvant ses forces chaque jour, nes’attristait qu’au moment de rentrer dans la solitude de sachambre, le soir, quand elle était couchée. Il avait froid, unfrisson le prenait, à songer qu’une époque allait venir où ilserait toujours seul. Était-ce donc la vieillesse commençante quile faisait grelotter ainsi ? Cela, au loin, lui apparaissaitcomme une contrée de ténèbres, dans laquelle il sentait déjà toutesses énergies se dissoudre. Et, alors, le regret de la femme, leregret de l’enfant l’emplissait de révolte, lui tordait le cœurd’une intolérable angoisse.

Ah ! que n’avait-il vécu ! Certaines nuits, ilarrivait à maudire la science, qu’il accusait de lui avoir pris lemeilleur de sa virilité. Il s’était laissé dévorer par le travail,qui lui avait mangé le cerveau, mangé le cœur, mangé les muscles.De toute cette passion solitaire, il n’était né que des livres, dupapier noirci que le vent emporterait sans doute, dont les feuillesfroides lui glaçaient les mains, lorsqu’il les ouvrait. Et pas devivante poitrine de femme à serrer contre la sienne, pas de tièdescheveux d’enfant à baiser ! Il avait vécu seul dans sa coucheglacée de savant égoïste, il y mourrait seul. Vraiment, allait-ildonc mourir ainsi ? ne goûterait-il pas au bonheur des simplesportefaix, des charretiers dont les fouets claquaient sous sesfenêtres ? Il s’enfiévrait à l’idée qu’il devait se hâter, carbientôt il ne serait plus temps. Toute sa jeunesse inemployée, tousses désirs refoulés et amassés lui remontaient alors dans lesveines, en un flot tumultueux. C’étaient des serments d’aimerencore, de revivre pour épuiser les passions qu’il n’avait pointbues, de goûter à toutes, avant d’être un vieillard. Il frapperaitaux portes, il arrêterait les passants, il battrait les champs etla ville. Puis, le lendemain, quand il s’était lavé à grande eau etqu’il quittait sa chambre, toute cette fièvre se calmait, lestableaux brûlants s’effaçaient, il retombait à sa timiditénaturelle. Puis, la nuit suivante, la peur de la solitude lerejetait à la même insomnie, son sang se rallumait, et c’étaientles mêmes désespoirs, les mêmes rébellions, les mêmes besoins de nepas mourir sans avoir connu la femme.

Pendant ces nuits ardentes, les yeux grands ouverts dansl’obscurité, il recommençait toujours le même rêve. Une fille desroutes passait, une fille de vingt ans, admirablement belle ;et elle entrait s’agenouiller devant lui, d’un air d’adorationsoumise, et il l’épousait. C’était une de ces pèlerines d’amour,comme on en trouve dans les anciennes histoires, qui avait suiviune étoile pour venir rendre la santé et la force à un vieux roitrès puissant, couvert de gloire. Lui était le vieux roi, et ellel’adorait, elle faisait ce miracle, avec ses vingt ans, de luidonner de sa jeunesse. Il sortait triomphant de ses bras, il avaitretrouvé la foi, le courage en la vie. Dans une Bible duXVème siècle qu’il possédait, ornée de naïves gravuressur bois, une image surtout l’intéressait, le vieux roi Davidrentrant dans sa chambre, la main posée sur l’épaule nue d’Abisaïg,la jeune Sunamite. Et il lisait le texte, sur la pagevoisine : « Le roi David, étant vieux, ne pouvait seréchauffer, quoiqu’on le couvrît beaucoup. Ses serviteurs luidirent donc : “Nous chercherons une jeune fille vierge pour leroi notre seigneur, afin qu’elle se tienne en présence du roi,qu’elle puisse l’amuser, et que, dormant près de lui, elleréchauffe le roi notre seigneur.” Ils cherchèrent donc dans toutesles terres d’Israël une fille qui fût jeune et belle ; ilstrouvèrent Abisaïg, Sunamite, et l’amenèrent au roi ; c’étaitune jeune fille d’une grande beauté ; elle dormait auprès duroi, et elle le servait… » Ce frisson du vieux roi, n’était-cepas celui qui le glaçait maintenant, dès qu’il se couchait seul,sous le plafond morne de sa chambre ? Et la fille des routes,la pèlerine d’amour que son rêve lui amenait, n’était-elle pasl’Abisaïg dévotieuse et docile, la sujette passionnée se donnanttoute à son maître, pour son unique bien ? Il la voyaittoujours là, en esclave heureuse de s’anéantir en lui, attentive àson moindre désir, d’une beauté si éclatante, qu’elle suffisait àsa continuelle joie, d’une douceur telle, qu’il se sentait prèsd’elle comme baigné d’une huile parfumée. Puis, à feuilleterparfois l’antique Bible, d’autres gravures défilaient, sonimagination s’égarait au milieu de ce monde évanoui des patriarcheset des rois. Quelle foi en la longévité de l’homme, en sa forcecréatrice, en sa toute-puissance sur la femme, ces extraordinaireshistoires d’hommes de cent ans fécondant encore leurs épouses,recevant leurs servantes dans leur lit, accueillant les jeunesveuves et les vierges qui passent ! C’était Abrahamcentenaire, père d’Ismaël et d’Isaac, époux de sa sœur Sara, maîtreobéi de sa servante Agar. C’était la délicieuse idylle de Ruth etde Booz, la jeune veuve arrivant au pays de Bethléem, pendant lamoisson des orges, venant se coucher, par une nuit tiède, aux piedsdu maître, qui comprend le droit qu’elle réclame, et l’épouse,comme son parent par alliance, selon la loi. C’était toute cettepoussée libre d’un peuple fort et vivace, dont l’œuvre devaitconquérir le monde, ces hommes à la virilité jamais éteinte, cesfemmes toujours fécondes, cette continuité entêtée et pullulante dela race, au travers des crimes, des adultères, des incestes, desamours hors d’âge et hors de raison. Et son rêve, à lui, devant lesvieilles gravures naïves, finissait par prendre une réalité.Abisaïg entrait dans sa triste chambre qu’elle éclairait et qu’elleembaumait, ouvrait ses bras nus, ses flancs nus, toute sa nuditédivine, pour lui faire le don de sa royale jeunesse.

Ah ! la jeunesse, il en avait une faim dévorante ! Audéclin de sa vie, ce désir passionné de jeunesse était la révoltecontre l’âge menaçant, une envie désespérée de revenir en arrière,de recommencer. Et, dans ce besoin de recommencer, il n’y avait passeulement, pour lui, le regret des premiers bonheurs, l’inestimableprix des heures mortes, auxquelles le souvenir prête soncharme ; il y avait aussi la volonté bien arrêtée de jouir,cette fois, de sa santé et de sa force, de ne rien perdre de lajoie d’aimer. Ah ! la jeunesse, comme il y aurait mordu àpleines dents, comme il l’aurait revécue avec l’appétit vorace detoute la manger et de toute la boire, avant de vieillir. Uneémotion l’angoissait, lorsqu’il se revoyait à vingt ans, la taillemince, d’une vigueur bien portante de jeune chêne, les dentséclatantes, les cheveux drus et noirs. Avec quelle fougue il lesaurait fêtés, ces dons dédaignés autrefois, si un prodige les luiavait rendus ! Et la jeunesse chez la femme, une jeune fillequi passait, le troublait, le jetait à un attendrissement profond.C’était même souvent en dehors de la personne, l’image seule de lajeunesse, l’odeur pure et l’éclat qui sortait d’elle, des yeuxclairs, des lèvres saines, des joues fraîches, un cou délicatsurtout, satiné et rond, ombré de cheveux follets sur lanuque ; et la jeunesse lui apparaissait toujours fine etgrande, divinement élancée en sa nudité tranquille. Ses regardssuivaient l’apparition, son cœur se noyait d’un désir infini. Iln’y avait que la jeunesse de bonne et de désirable, elle était lafleur du monde, la seule beauté, la seule joie, le seul vrai bien,avec la santé, que la nature pouvait donner à l’être. Ah !recommencer, être jeune encore, avoir à soi, dans une étreinte,toute la femme jeune !

Pascal et Clotilde, maintenant, depuis que les belles journéesd’avril fleurissaient les arbres fruitiers, avaient repris leurspromenades du matin, dans la Souleiade. Il faisait ses premièressorties de convalescent, elle le conduisait sur l’aire déjàbrûlante, l’emmenait par les allées de la pinède, le ramenait aubord de la terrasse, que coupaient seules les barres d’ombre desdeux cyprès centenaires. Le soleil y blanchissait les vieillesdalles, l’immense horizon se déroulait sous le ciel éclatant.

Et, un matin que Clotilde avait couru, elle rentra très animée,toute vibrante de rires, si gaiement étourdie, qu’elle monta dansla salle, sans avoir ôté son chapeau de jardin, ni la dentellelégère qu’elle avait nouée à son cou.

– Ah ! dit-elle, j’ai chaud !… Et suis-je sottede ne m’être pas débarrassée en bas ! Je vais redescendre çatout à l’heure.

Elle avait, en entrant, jeté la dentelle sur un fauteuil. Maisses mains s’impatientaient, à vouloir défaire les brides du grandchapeau de paille.

– Allons, bon ! voilà que j’ai serré le nœud. Je nem’en sortirai pas, il faut que tu viennes à mon secours.

Pascal, excité lui aussi par la bonne promenade, s’égayait, enla voyant si belle et si heureuse. Il s’approcha, dut se mettretout contre elle.

– Attends, lève le menton… Oh ! tu remues toujours,comment veux-tu que je m’y reconnaisse ?

Elle riait plus haut, il voyait le rire qui lui gonflait lagorge d’une onde sonore. Ses doigts s’emmêlaient sous le menton, àcette partie délicieuse du cou, dont il touchait involontairementle tiède satin. Elle avait une robe très échancrée, il la respiraittoute par cette ouverture, d’où montait le bouquet vivant de lafemme, l’odeur pure de sa jeunesse, chauffée au grand soleil. Toutd’un coup, il eut un éblouissement, il crut défaillir.

– Non, non ! je ne puis pas, si tu ne restes pastranquille !

Un flot de sang lui battait les tempes, ses doigts s’égaraient,tandis qu’elle se renversait davantage, offrant la tentation de savirginité, sans le savoir. C’était l’apparition de royale jeunesse,les yeux clairs, les lèvres saines, les joues fraîches, le coudélicat surtout, satiné et rond, ombré de cheveux follets vers lanuque. Et il la sentait si fine, si élancée, la gorge menue, dansson divin épanouissement !

– Là, c’est fait ! cria-t-elle.

Sans savoir comment, il avait dénoué les brides. Les murstournaient, il la vit encore, nu-tête maintenant, avec son visaged’astre, qui secouait en riant les boucles de ses cheveux dorés.Alors, il eut peur de la reprendre dans ses bras, de la baiserfollement, à toutes les places où elle montrait un peu de sanudité. Et il se sauva, en emportant le chapeau qu’il avait gardé àla main, bégayant :

– Je vais l’accrocher dans le vestibule… Attends-moi, ilfaut que je parle à Martine.

En bas, il se réfugia au fond du salon abandonné, il s’y enfermaà double tour, tremblant qu’elle ne s’inquiétât et qu’elle nedescendît l’y chercher. Il était éperdu et hagard, comme s’ilvenait de commettre un crime. Il parla tout haut, il frémit à cepremier cri, jailli de ses lèvres : « Je l’ai toujoursaimée, désirée éperdument ! » Oui, depuis qu’elle étaitfemme, il l’adorait. Et il voyait clair, brusquement, il voyait lafemme qu’elle était devenue, lorsque, du galopin sans sexe, s’étaitdégagée cette créature de charme et d’amour, avec ses jambeslongues et fuselées, son torse élancé et fort, à la poitrine ronde,au cou rond, aux bras ronds et souples. Sa nuque, ses épaulesétaient un lait pur, une soie blanche, polie, d’une infiniedouceur. Et c’était monstrueux, mais c’était bien vrai, il avaitfaim de tout cela, une faim dévorante de cette jeunesse, de cettefleur de chair si pure, et qui sentait bon.

Alors, Pascal, tombé sur une chaise boiteuse, la face entre sesdeux mains jointes, comme pour ne plus voir la lumière du jour,éclata en gros sanglots. Mon Dieu ! qu’allait-ildevenir ? Une fillette que son frère lui avait confiée, qu’ilavait élevée en bon père, et qui était, aujourd’hui, cettetentatrice de vingt-cinq ans, la femme dans sa toute-puissancesouveraine ! Il se sentait plus désarmé, plus débile qu’unenfant.

Et, au-dessus du désir physique, il l’aimait encore d’uneimmense tendresse, épris de sa personne morale et intellectuelle,de sa droiture de sentiment, de son joli esprit, si brave, si net.Il n’y avait pas jusqu’à leur désaccord, cette inquiétude dumystère dont elle était tourmentée, qui n’achevât de la lui rendreprécieuse, comme un être différent de lui, où il retrouvait un peude l’infini des choses. Elle lui plaisait dans ses rébellions,quand elle lui tenait tête. Elle était la compagne et l’élève, illa voyait telle qu’il l’avait faite, avec son grand cœur, safranchise passionnée, sa raison victorieuse. Et elle restaittoujours nécessaire et présente, il ne s’imaginait pas qu’ilpourrait respirer un air où elle ne serait plus, il avait le besoinde son haleine, du vol de ses jupes autour de lui, de sa pensée etde son affection dont il se sentait enveloppé, de ses regards, deson sourire, de toute sa vie quotidienne de femme qu’elle lui avaitdonnée, qu’elle n’aurait pas la cruauté de lui reprendre. À l’idéequ’elle allait partir, c’était, sur sa tête, comme un écroulementdu ciel, la fin de tout, les ténèbres dernières. Elle seuleexistait au monde, elle était la seule haute et bonne, la seuleintelligente et sage, la seule belle, d’une beauté de miracle.Pourquoi donc, puisqu’il l’adorait et qu’il était son maître, nemontait-il pas la reprendre dans ses bras et la baiser comme uneidole ? Ils étaient bien libres tous les deux, elle n’ignoraitrien, elle avait l’âge d’être femme. Ce serait le bonheur.

Pascal, qui ne pleurait plus, se leva, voulut marcher vers laporte. Mais, tout d’un coup, il retomba sur la chaise, écrasé parde nouveaux sanglots. Non, non ! c’était abominable, c’étaitimpossible ! Il venait de sentir, sur son crâne, ses cheveuxblancs comme une glace ; et il avait une horreur de son âge,de ses cinquante-neuf ans, à la pensée de ses vingt-cinq ans, àelle. Son frisson de terreur l’avait repris, la certitude qu’ellele possédait, qu’il allait être sans force contre la tentationjournalière. Et il la voyait lui donnant à dénouer les brides deson chapeau, l’appelant, le forçant à se pencher derrière elle,pour quelque correction, dans son travail ; et il se voyaitaveuglé, affolé, lui dévorant le cou, lui dévorant la nuque, àpleine bouche. Ou bien, c’était pis encore, le soir, quand ilstardaient tous deux à faire apporter la lampe, un alanguissementsous la tombée lente de la nuit complice, une chute involontaire,l’irréparable, aux bras l’un de l’autre. Toute une colère lesoulevait contre ce dénouement possible, certain même, s’il netrouvait pas le courage de la séparation. Ce serait de sa part lepire des crimes, un abus de confiance, une séduction basse. Sarévolte fut-elle, qu’il se leva courageusement, cette fois et qu’ileut la force de remonter dans la salle, bien résolu à lutter.

En haut, Clotilde s’était tranquillement remise à un dessin.Elle ne tourna pas même la tête, elle se contenta dedire :

– Comme tu as été longtemps ! Je finissais par croireque Martine avait une erreur de dix sous dans ses comptes.

Cette plaisanterie habituelle sur l’avarice de la servante lefit rire. Et il alla s’asseoir tranquillement, lui aussi, devant satable. Ils ne parlèrent plus jusqu’au déjeuner. Une grande douceurle baignait, le calmait, depuis qu’il était près d’elle. Il osa laregarder, il fut attendri par son fin profil, son air sérieux degrande fille qui s’applique. Avait-il donc fait un cauchemar, enbas ? Allait-il se vaincre si aisément ?

– Ah ! s’écria-t-il, quand Martine les appela, j’aiune faim ! tu vas voir si je me refais des muscles !

Gaiement, elle était venue lui prendre le bras.

– C’est ça, maître ! il faut être joyeux etfort !

Mais, la nuit, dans sa chambre, l’agonie recommença. À l’idée dela perdre, il avait dû enfoncer sa face au fond de l’oreiller, pourétouffer ses cris. Des images s’étaient précisées, il l’avait vueaux bras d’un autre, faisant à un autre le don de son corps vierge,et une jalousie atroce le torturait. Jamais il ne trouveraitl’héroïsme de consentir à un pareil sacrifice. Toutes sortes deplans se heurtaient dans sa pauvre tête en feu : l’écarter dumariage, la garder près de lui, sans qu’elle soupçonnât jamais sapassion ; s’en aller avec elle, voyager de ville en ville,occuper leurs deux cerveaux d’études sans fin, pour conserver leurcamaraderie de maître à élève ; ou même, s’il le fallait,l’envoyer à son frère dont elle serait la garde-malade, la perdreplutôt que de la livrer à un mari. Et, à chacune de ces solutions,il sentait son cœur se déchirer et crier d’angoisse, dans sonimpérieux besoin de la posséder tout entière. Il ne se contentaitplus de sa présence, il la voulait à lui, pour lui, en lui, tellequ’elle se dressait rayonnante, sur l’obscurité de la chambre, avecsa nudité pure, vêtue du seul flot déroulé de ses cheveux. Ses brasétreignaient le vide, il sauta du lit, chancelant ainsi qu’un hommepris de boisson ; et ce fut seulement dans le grand calme noirde la salle, les pieds nus sur le parquet, qu’il se réveilla decette folie brusque. Où allait-il donc, grand Dieu ? Frapper àla porte de cette enfant endormie ? l’enfoncer peut-être d’uncoup d’épaule ? Le petit souffle pur qu’il crut entendre, aumilieu du profond silence, le frappa au visage, le renversa, commeun vent sacré. Et il revint s’abattre sur son lit, dans une crisede honte et d’affreux désespoir.

Le lendemain, lorsqu’il se leva, Pascal, brisé par l’insomnie,était résolu. Il prit sa douche de chaque jour, il se sentitraffermi et plus sain. Le parti auquel il venait de s’arrêter,était de forcer Clotilde à engager sa parole. Quand elle auraitaccepté formellement d’épouser Ramond, il lui semblait que cettesolution irrévocable le soulagerait, lui interdirait toute folied’espérance. Ce serait une barrière de plus, infranchissable, miseentre elle et lui. Il se trouverait, dès lors, armé contre sondésir, et s’il souffrait toujours, ce ne serait que de lasouffrance, sans cette crainte horrible de devenir un malhonnêtehomme, de se relever une nuit, pour l’avoir avant l’autre.

Ce matin-là, lorsqu’il expliqua à la jeune fille qu’elle nepouvait tarder davantage, qu’elle devait une réponse décisive aubrave garçon qui l’attendait depuis si longtemps, elle parutd’abord étonnée. Elle le regardait bien en face, dans lesyeux ; et il avait la force de ne pas se troubler, ilinsistait simplement d’un air un peu chagrin, comme s’il étaitattristé d’avoir à lui dire ces choses. Enfin, elle eut un faiblesourire, elle détourna la tête.

– Alors, maître, tu veux que je te quitte ?

Il ne répondit pas directement.

– Ma chérie, je t’assure que ça devient ridicule. Ramondaurait le droit de se fâcher.

Elle était allée ranger des papiers sur son pupitre. Puis, aprèsun silence :

– C’est drôle, te voilà avec grand-mère et Martine àprésent. Elles me persécutent pour que j’en finisse… Je croyaisavoir encore quelques jours. Mais, vraiment si vous me poussez tousles trois…

Et elle n’acheva point, lui-même ne la força pas à s’expliquerplus nettement.

– Alors, demanda-t-il, quand veux-tu que je dise à Ramondde venir ?

– Mais il peut venir quand il voudra, jamais ses visites nem’ont contrariée… Ne t’en inquiète pas, je le ferai avertir quenous l’attendons, une de ces après-midi.

Le surlendemain, la scène recommença. Clotilde n’avait rienfait, et Pascal, cette fois, se montra violent. Il souffrait trop,il avait des crises de détresse, dès qu’elle n’était plus là, pourle calmer par sa fraîcheur souriante. Et il exigea, avec des motsrudes, qu’elle se conduisit en fille sérieuse, qu’elle ne s’amusâtpas davantage d’un homme honorable et qui l’aimait.

– Que diable ! puisque la chose doit se faire,finissons-en ! Je te préviens que je vais envoyer un mot àRamond et qu’il sera ici demain, à trois heures.

Elle l’avait écouté, les yeux à terre, muette. Ni l’un nil’autre ne semblaient vouloir aborder la question de savoir si lemariage était bien résolu ; et ils partaient de cette idéequ’il y avait là une décision antérieure, absolument prise. Quandil lui vit relever la tête, il trembla, car il avait senti passerun souffle, il la crut sur le point de dire qu’elle s’étaitinterrogée et qu’elle se refusait à ce mariage. Que serait-ildevenu, qu’aurait-il fait, mon Dieu ! Déjà, il était envahid’une immense joie et d’une épouvante folle. Mais elle leregardait, avec ce sourire discret et attendri qui ne quittait plusses lèvres, et elle répondit d’un air d’obéissance :

– Comme il te plaira, maître. Fais-lui dire d’être icidemain, à trois heures.

La nuit fut si abominable pour Pascal, qu’il se leva tard, enprétextant que ses migraines l’avaient repris. Il n’éprouvait desoulagement que sous l’eau glacée de la douche. Puis, vers dixheures, il sortit, il parla d’aller lui-même chez Ramond. Maiscette sortie avait un autre but : il connaissait, chez unerevendeuse de Plassans, tout un corsage en vieux point d’Alençon,une merveille qui dormait là, dans l’attente d’une folie généreused’amant ; et l’idée lui était venue, au milieu de ses torturesde la nuit, d’en faire cadeau à Clotilde, qui en garnirait sa robede noces. Cette idée amère de la parer lui-même, de la faire trèsbelle et toute blanche pour le don de son corps, attendrissait soncœur, épuisé de sacrifice. Elle connaissait le corsage, ellel’avait admiré un jour avec lui, émerveillée, ne le souhaitant quepour le mettre, à Saint-Saturnin, sur les épaules de la Vierge, uneantique Vierge de bois, adorée des fidèles. La revendeuse le luilivra dans un petit carton, qu’il put dissimuler et qu’il cacha, enrentrant, au fond de son secrétaire.

À trois heures, le docteur Ramond, s’étant présenté, trouva dansla salle Pascal et Clotilde, qui l’avaient attendu, fiévreux ettrop gais, en évitant d’ailleurs de reparler entre eux de savisite. Il y eut des rires, tout un accueil d’une cordialitéexagérée.

– Mais vous voilà complètement remis, maître ! dit lejeune homme. Jamais vous n’avez eu l’air si solide.

Pascal hocha la tête.

– Oh ! oh ! solide, peut-être ! seulement,le cœur n’y est plus.

Cet aveu involontaire arracha un mouvement à Clotilde, qui lesregarda, comme si, par la force même des circonstances, elle leseût comparés l’un à l’autre. Ramond avait sa tête souriante etsuperbe de beau médecin adoré des femmes, sa barbe et ses cheveuxnoirs, puissamment plantés, tout l’éclat de sa virile jeunesse. EtPascal, lui, sous ses cheveux blancs, avec sa barbe blanche, cettetoison de neige, si touffue encore, gardait la beauté tragique dessix mois de tortures qu’il venait de traverser. Sa face douloureuseavait un peu vieilli, il ne conservait que ses grands yeux restésenfants, des yeux bruns, vifs et limpides. Mais, à ce moment,chacun de ses traits exprimait une telle douceur, une bonté siexaltée, que Clotilde finit par arrêter son regard sur lui, avecune profonde tendresse. Il y eut un silence, un petit frisson quipassa dans les cœurs.

– Eh bien ! mes enfants, reprit héroïquement Pascal,je crois que vous avez à causer ensemble… Moi, j’ai quelque chose àfaire en bas, je remonterai tout à l’heure.

Et il s’en alla, en leur souriant.

Dès qu’ils furent seuls, Clotilde, très franche, s’approcha deRamond, les deux mains tendues. Elle lui prit les siennes, lesgarda, tout en parlant.

– Écoutez, mon ami, je vais vous faire un gros chagrin… Ilne faudra pas trop m’en vouloir, car je vous jure que j’ai pourvous une très profonde amitié.

Tout de suite, il avait compris, il était devenu pâle.

– Clotilde, je vous en prie, ne me donnez pas de réponse,prenez du temps, si vous voulez réfléchir encore.

– C’est inutile, mon ami, je suis décidée.

Elle le regardait de son beau regard loyal, elle n’avait paslâché ses mains, pour qu’il sentit bien qu’elle était sans fièvreet affectueuse. Et ce fut lui qui reprit, d’une voixbasse :

– Alors, vous dites non ?

– Je dis non, et je vous assure que j’en suis très peinée.Ne me demandez rien, vous saurez plus tard.

Il s’était assis, brisé par l’émotion qu’il contenait, en hommesolide et pondéré, dont les plus grosses souffrances ne devaientpas rompre l’équilibre. Jamais un chagrin ne l’avait bouleverséainsi. Il restait sans voix, tandis que, debout, ellecontinuait :

– Et surtout, mon ami, ne croyez pas que j’aie fait lacoquette avec vous… Si je vous ai laissé de l’espérance, si je vousai fait attendre ma réponse, c’est que, réellement, je ne voyaispas clair en moi-même… Vous ne pouvez vous imaginer par quellecrise je viens de passer, une véritable tempête, en pleinesténèbres, où j’achève de me retrouver à peine.

Enfin, il parla.

– Puisque vous le désirez, je ne vous demande rien… Ilsuffit, d’ailleurs, que vous répondiez à une seule question. Vousne m’aimez pas, Clotilde ?

Elle n’hésita point, elle dit gravement, avec une sympathie émuequi adoucissait la franchise de sa réponse :

– C’est vrai, je ne vous aime pas, je n’ai pour vous qu’unetrès sincère affection.

Il s’était relevé, il arrêta d’un geste les bonnes parolesqu’elle cherchait encore.

– C’est fini, nous n’en parlerons plus jamais. Je vousdésirais heureuse. Ne vous inquiétez pas de moi. En ce moment, jesuis comme un homme qui vient de recevoir sa maison sur la tête.Mais il faudra bien que je m’en tire.

Un flot de sang envahissait sa face pâle, il étouffait, il allavers la fenêtre, puis revint, les pieds lourds, en cherchant àreprendre son aplomb. Largement, il respira. Dans le silencepénible, on entendit alors Pascal, qui montait avec bruitl’escalier, pour annoncer son retour.

– Je vous en prie, murmura rapidement Clotilde, ne disonsrien à maître. Il ne connaît pas ma décision, je veux la luiapprendre moi-même, avec ménagement, car il tenait à cemariage.

Pascal s’arrêta sur le seuil. Il était chancelant, essoufflé,comme s’il avait monté trop vite. Il eut encore la force de leursourire.

– Eh bien ! les enfants, vous vous êtes misd’accord ?

– Mais, sans doute, répondit Ramond, tout aussi frissonnantque lui.

– Alors, voilà qui est entendu ?

– Complètement, dit à son tour Clotilde, qu’une défaillanceavait prise.

Et Pascal vint, en s’appuyant aux meubles, se laisser tomber surson fauteuil, devant sa table de travail.

– Ah ! ah ! vous voyez, les jambes ne sonttoujours pas fameuses. C’est cette vieille carcasse de corps…N’importe ! je suis très heureux, très heureux, mes enfants,votre bonheur va me remettre.

Puis, après quelques minutes de conversation, lorsque Ramonds’en fut allé, il parut repris de trouble, en se retrouvant seulavec la jeune fille.

– C’est fini, bien fini, tu me le jures ?

– Absolument fini.

Dès lors, il ne parla plus, il hocha la tête, ayant l’air derépéter qu’il était ravi, que c’était parfait, qu’on allait enfinvivre tous tranquillement. Ses yeux s’étaient fermés, il feignit des’endormir. Mais sa poitrine battait à se rompre, ses paupièresobstinément closes retenaient des larmes.

Ce soir-là, vers dix heures, Clotilde étant descendue donner unordre à Martine, Pascal profita de l’occasion, pour aller poser,sur le lit de la jeune fille, le petit carton qui contenait lecorsage de dentelle. Elle remonta, lui souhaita la bonne nuitaccoutumée ; et il y avait vingt minutes que lui-même étaitrentré dans sa chambre, déjà en bras de chemise, lorsque toute unegaieté sonore éclata à sa porte. Un petit poing tapait, une voixfraîche criait, avec des rires :

– Viens donc, viens donc voir !

Il ouvrit irrésistiblement à cet appel de jeunesse, gagné parcette joie.

– Oh ! viens donc, viens donc voir ce qu’un bel oiseaubleu a posé sur mon lit !

Et elle l’emmena dans sa chambre, sans qu’il pût refuser. Elle yavait allumé les deux flambeaux : toute la vieille chambresouriante, avec ses tentures d’un rose fané si tendre, semblaittransformée en chapelle ; et, sur le lit, tel qu’un lingesacré, offert à l’adoration des croyants, elle avait étalé lecorsage en ancien point d’Alençon.

– Non, tu ne te doutes pas !… Imagine-toi que je n’aipas vu le carton d’abord. J’ai fait mon petit ménage de tous lessoirs, je me suis déshabillée, et c’est lorsque je suis venue pourme mettre au lit, que j’ai aperçu ton cadeau… Ah ! quel coup,mon cœur en a chaviré ! J’ai bien senti que jamais je nepourrais attendre le lendemain, et j’ai remis un jupon, et j’aicouru te chercher…

Alors, seulement, il remarqua qu’elle était à demi nue, comme lesoir d’orage où il l’avait surprise en train de voler les dossiers.Et elle apparaissait divine, dans l’allongement fin de son corps devierge, avec ses jambes fuselées, ses bras souples, son torsemince, à la gorge menue et dure.

Elle lui avait pris les mains, elle les serrait dans ses mains,à elle, de petites mains de caresse, enveloppantes.

– Que tu es bon et que je te remercie ! Une tellemerveille, un si beau cadeau, à moi qui ne suis personne !… Ettu t’es souvenu : je l’avais admirée, cette vieille reliqued’art, je t’avais dit que la Vierge de Saint-Saturnin seule étaitdigne de l’avoir aux épaules… Je suis contente, oh !contente ! Car, c’est vrai, je suis coquette, d’unecoquetterie, vois-tu, qui voudrait parfois des choses folles, desrobes tissées avec des rayons, des voiles impalpables, faits avecle bleu du ciel… Comme je vais être belle ! comme je vais êtrebelle !

Radieuse, dans sa reconnaissance exaltée, elle se serrait contrelui, en regardant toujours le corsage, en le forçant às’émerveiller avec elle. Puis, une soudaine curiosité lui vint.

– Mais, dis ? à propos de quoi m’as-tu fait ce royalcadeau ?

Depuis qu’elle était accourue le chercher, d’un tel élan degaieté sonore, Pascal marchait dans un rêve. Il se sentait touchéaux larmes par cette gratitude si tendre, il restait là, sans laterreur qu’il y redoutait, apaisé au contraire, ravi, comme àl’approche d’un grand bonheur miraculeux. Cette chambre, où iln’entrait jamais, avait la douceur des lieux sacrés, qui contententles soifs inassouvies de l’impossible.

Son visage, pourtant, exprima une surprise. Et ilrépondit :

– Ce cadeau, ma chérie, mais c’est pour ta robe denoces.

À son tour, elle demeura un instant étonnée, n’ayant pas l’airde comprendre. Puis, avec le sourire doux et singulier qu’elleavait depuis quelques jours, elle s’égaya de nouveau.

– Ah ! c’est vrai, mon mariage !

Elle redevint sérieuse, elle demanda :

– Alors, tu te débarrasses de moi, c’était pour ne plusm’avoir ici que tu tenais tant à me marier… Me crois-tu donctoujours ton ennemie ?

Il sentit la torture revenir, il ne la regarda plus, voulantêtre héroïque.

– Mon ennemie, sans doute, ne l’es-tu pas ? Nous avonstant souffert l’un par l’autre, ces mois derniers ! Il vautmieux que nous nous séparions… Et puis, j’ignore ce que tu penses,tu ne m’as jamais donné la réponse que j’attendais.

Vainement, elle cherchait son regard. Elle se mit à parler decette nuit terrible, où ils avaient parcouru les dossiers ensemble.C’était vrai, dans l’ébranlement de tout son être, elle ne luiavait pas dit encore si elle était avec lui ou contre lui. Il avaitraison d’exiger une réponse.

Elle lui reprit les mains, elle le força à la regarder.

– Et c’est parce que je suis ton ennemie que tu merenvoies ?… Écoute donc ! Je ne suis pas ton ennemie, jesuis ta servante, ton œuvre et ton bien… Entends-tu ? je suisavec toi et pour toi, pour toi seul !

Il rayonnait, une joie immense s’allumait au fond de sesyeux.

– Je les mettrai, ces dentelles, oui ! Elles servirontà ma nuit de noces, car je désire être belle, très belle, pour toi…Mais tu n’as donc pas compris ! Tu es mon maître, c’est toique j’aime…

D’un geste éperdu, il essaya inutilement de lui fermer labouche. Dans un cri, elle acheva.

– Et c’est toi que je veux !

– Non, non ! tais-toi, tu me rends fou !… Tu esfiancée à un autre, tu as engagé ta parole, toute cette folie estheureusement impossible.

– L’autre, je l’ai comparé à toi, et je t’ai choisi… Jel’ai congédié, il est parti, il ne reviendra jamais plus… Il n’y aque nous deux, et c’est toi que j’aime, et tu m’aimes, je le saisbien, et je me donne…

Un frisson le secouait, il ne luttait déjà plus, emporté dansl’éternel désir, à étreindre, à respirer en elle toute ladélicatesse et tout le parfum de la femme en fleur.

– Prends-moi donc, puisque je me donne !

Ce ne fut pas une chute, la vie glorieuse les soulevait, ilss’appartinrent au milieu d’une allégresse. La grande chambrecomplice, avec son antique mobilier, s’en trouva comme emplie delumière. Et il n’y avait plus ni peur, ni souffrances, niscrupules : ils étaient libres, elle se donnait, en lesachant, en le voulant, et il acceptait le don souverain de soncorps, ainsi qu’un bien inestimable que la force de son amour avaitgagné. Le lieu, le temps, les âges avaient disparu. Il ne restaitque l’immortelle nature, la passion qui possède et qui crée, lebonheur qui veut être. Elle, éblouie et délicieuse, n’eut que ledoux cri de sa virginité perdue ; et lui, dans un sanglot deravissement, l’étreignait toute, la remerciait, sans qu’elle pûtcomprendre, d’avoir refait de lui un homme.

Pascal et Clotilde restèrent au bras l’un de l’autre, noyésd’une extase, divinement joyeux et triomphants. L’air de la nuitétait suave, le silence avait un calme attendri. Des heures, desheures coulèrent, dans cette félicité à goûter leur joie. Tout desuite, elle avait murmuré à son oreille, d’une voix de caresse, desparoles lentes, infinies :

– Maître, oh ! maître, maître…

Et ce mot, qu’elle disait d’habitude, autrefois, prenait à cetteheure une signification profonde, s’élargissait et se prolongeait,comme s’il eût exprimé tout le don de son être. Elle le répétaitavec une ferveur reconnaissante, en femme qui comprenait et qui sesoumettait. N’était-ce pas la mystique vaincue, la réalitéconsentie, la vie glorifiée, avec l’amour enfin connu etsatisfait ?

– Maître, maître, cela vient de loin, il faut que je tedise et me confesse… C’est vrai que j’allais à l’église pour êtreheureuse. Le malheur était que je ne pouvais pas croire : jevoulais trop comprendre, leurs dogmes révoltaient ma raison, leurparadis me semblait une puérilité invraisemblable… Cependant, jecroyais que le monde ne s’arrête pas à la sensation, qu’il y a toutun monde inconnu dont il faut tenir compte ; et cela, maître,je le crois encore, c’est l’idée de l’au-delà, que le bonheur même,enfin trouvé à ton cou, n’effacera pas… Mais ce besoin du bonheur,ce besoin d’être heureuse tout de suite, d’avoir une certitude,comme j’en ai souffert ! Si j’allais à l’église, c’était qu’ilme manquait quelque chose et que je le cherchais. Mon angoisseétait faite de cette irrésistible envie de combler mon désir… Tu tesouviens de ce que tu appelais mon éternelle soif d’illusion et demensonge. Une nuit, sur l’aire, par un grand ciel étoilé, tu tesouviens ? J’avais l’horreur de ta science, je m’irritaiscontre les ruines dont elle sème le sol, je détournais les yeux desplaies effroyables qu’elle découvre. Et je voulais, maître,t’emmener dans une solitude, tous les deux ignorés, loin du monde,pour vivre en Dieu… Ah ! quel tourment, d’avoir soif, et de sedébattre, et de n’être point contentée !

Doucement, sans une parole, il la baisa sur les deux yeux.

– Puis, maître, tu te souviens encore, continua-t-elle desa voix légère comme un souffle, ce fut le grand choc moral, par lanuit d’orage, lorsque tu me donnas cette terrible leçon de vie, envidant tes dossiers devant moi. Tu me l’avais dit déjà :« Connais la vie, aime-la, vis-la telle qu’elle doit êtrevécue. » Mais quel effroyable et vaste fleuve, roulant tout àune mer humaine, qu’il grossit sans cesse pour l’avenirinconnu !… Et, vois-tu, maître, le sourd travail, en moi, estparti de là. C’est de là qu’est née, en mon cœur et en ma chair, laforce amère de la réalité. D’abord, je suis restée comme anéantie,tant le coup était rude. Je ne me retrouvais pas, je gardais lesilence, parce que je n’avais rien de net à dire. Ensuite, peu àpeu, l’évolution s’est produite, j’ai eu des révoltes dernières,pour ne pas avouer ma défaite… Cependant, chaque jour davantage, lavérité se faisait en moi, je sentais bien que tu étais mon maître,qu’il n’y avait pas de bonheur en dehors de toi, de ta science etde ta bonté. Tu étais la vie elle-même, tolérante et large, disanttout, acceptant tout, dans l’unique amour de la santé et del’effort, croyant à l’œuvre du monde, mettant le sens de ladestinée dans ce labeur que nous accomplissons tous avec passion,en nous acharnant à vivre, à aimer, à refaire de la vie, et de lavie encore, malgré nos abominations et nos misères… Oh !vivre, vivre, c’est la grande besogne, c’est l’œuvre continuée,achevée sans doute un soir !

Silencieux, il souriait, il la baisa sur la bouche.

– Et, maître, si je t’ai toujours aimé, du plus loin de majeunesse, c’est, je crois bien, la nuit terrible, que tu m’asmarquée et faite tienne… Tu te rappelles de quelle étreinteviolente tu m’avais étouffée. Il m’en restait une meurtrissure, desgouttes de sang à l’épaule. J’étais à demi nue, ton corps étaitcomme entré dans le mien. Nous nous sommes battus, tu as été leplus fort, j’en ai conservé le besoin d’un soutien. D’abord, je mesuis crue humiliée ; puis, j’ai vu que ce n’était qu’unesoumission infiniment douce… Toujours je te sentais en moi. Tongeste, à distance, me faisait tressaillir, car il me semblait qu’ilm’avait effleurée. J’aurais voulu que ton étreinte me reprît,m’écrasât jusqu’à me fondre en toi, à jamais. Et j’étais avertie,je devinais, que ton désir était le même, que la violence quim’avait faite tienne t’avait fait mien, que tu luttais pour ne pasme saisir, au passage, et me garder… Déjà, en te soignant, quand tuas été malade, je me suis contentée un peu. C’est à partir de cemoment que j’ai compris. Je ne suis plus allée à l’église, jecommençais à être heureuse près de toi, tu devenais la certitude…Rappelle-toi, je t’avais crié, sur l’aire, qu’il manquait quelquechose, dans notre tendresse. Elle était vide, et j’avais le besoinde l’emplir. Que pouvait-il nous manquer, si ce n’était Dieu, laraison d’être du monde ? Et c’était la divinité en effet,l’entière possession, l’acte d’amour et de vie.

Elle n’avait plus que des balbutiements, il riait de leurvictoire ; et ils se reprirent. La nuit entière fut unebéatitude, dans la chambre heureuse, embaumée de jeunesse et depassion. Quand le petit jour parut, ils ouvrirent toutes grandesles fenêtres pour que le printemps entrât. Le soleil fécondantd’avril se levait dans un ciel immense, d’une pureté sans tache, etla terre, soulevée par le frisson des germes, chantait gaiement lesnoces.

Chapitre 8

 

Alors, ce fut la possession heureuse, l’idylle heureuse.Clotilde était le renouveau qui arrivait à Pascal sur le tard, audéclin de l’âge. Elle lui apportait du soleil et des fleurs, pleinsa robe d’amante ; et, cette jeunesse, elle la lui donnaitaprès les trente années de son dur travail, lorsqu’il était lasdéjà, et pâlissant, d’être descendu dans l’épouvante des plaieshumaines. Il renaissait sous ses grands yeux clairs, au souffle purde son haleine. C’était encore la foi en la vie, en la santé, en laforce, à l’éternel recommencement.

Ce premier matin, après la nuit des noces, Clotilde sortit lapremière de la chambre, seulement vers dix heures. Au milieu de lasalle de travail, tout de suite elle aperçut Martine, plantée surles jambes, d’un air effaré. La veille, le docteur, en suivant lajeune fille, avait laissé sa porte ouverte ; et la servante,entrée librement, venait de constater que le lit n’était pas mêmedéfait. Puis, elle avait eu la surprise d’entendre un bruit de voixsortir de l’autre chambre. Sa stupeur était telle, qu’elle endevenait plaisante.

Et Clotilde, égayée, dans un rayonnement de bonheur, dans unélan d’allégresse extraordinaire, qui emportait tout, se jeta verselle, lui cria :

– Martine, je ne pars pas !… Maître et moi, nous noussommes mariés.

Sous le coup, la vieille servante chancela. Un déchirement, unedouleur affreuse blêmit sa pauvre face usée, d’un renoncement denonne, dans la blancheur de sa coiffe. Elle ne prononça pas un mot,elle tourna sur les talons, descendit, alla s’abattre au fond de sacuisine, les coudes sur sa table à hacher, où elle sanglota entreses mains jointes.

Clotilde, inquiète, désolée, l’avait suivie. Et elle tâchait decomprendre et de la consoler.

– Voyons, es-tu bête ! qu’est-ce qu’il teprend ?… Maître et moi, nous t’aimerons tout de même, nous tegarderons toujours… Ce n’est pas parce que nous sommes mariés quetu seras malheureuse. Au contraire, la maison va être gaiemaintenant, du matin au soir.

Mais Martine sanglotait plus fort, éperdument.

– Réponds-moi, au moins. Dis-moi pourquoi tu es fâchée etpourquoi tu pleures… Ça ne te fait donc pas plaisir de savoir quemaître est si heureux, si heureux !… Je vais l’appeler,maître, et c’est lui qui te forcera bien à répondre.

À cette menace, la vieille servante, tout d’un coup, se leva, sejeta dans sa chambre, dont la porte s’ouvrait sur la cuisine ;et elle repoussa cette porte, avec un geste furieux, elles’enferma, violemment. En vain, la jeune fille appela, tapa,s’épuisa.

Pascal finit par descendre, au bruit.

– Eh bien ! quoi donc ?

– Mais c’est cette obstinée de Martine ! Imagine-toiqu’elle s’est mise à sangloter, quand elle a su notre bonheur. Etelle s’est barricadée, elle ne bouge plus.

Elle ne bougeait plus, en effet. Pascal appela, frappa à sontour. Il s’emporta, il s’attendrit. L’un après l’autre, ilsrecommencèrent. Rien ne répondait, il ne venait de la petitechambre qu’un silence de mort. Et ils se la figuraient, cettepetite chambre, d’une propreté maniaque, avec sa commode de noyeret son lit monacal, garni de rideaux blancs. Sans doute, sur celit, où la servante avait dormi seule toute sa vie de femme, elles’était jetée pour mordre son traversin et étouffer sessanglots.

– Ah ! tant pis ! dit enfin Clotilde, dansl’égoïsme de sa joie, qu’elle boude !

Puis, saisissant Pascal entre ses mains fraîches, levant verslui sa tête charmante, où brûlait encore tout une ardeur à sedonner, à être sa chose :

– Tu ne sais pas, maître, c’est moi qui serai ta servanteaujourd’hui.

Il la baisa sur les yeux, ému de gratitude ; et, tout desuite, elle commença par s’occuper du déjeuner, elle bouleversa lacuisine. Elle s’était drapée dans un immense tablier blanc, elleétait délicieuse, les manches retroussées, montrant ses brasdélicats, comme pour une besogne énorme. Justement, il y avait déjàlà des côtelettes, qu’elle fit très bien cuire. Elle ajouta desœufs brouillés, elle réussit même des pommes de terre frites. Et cefut un déjeuner exquis, vingt fois coupé par son zèle, par sa hâteà courir chercher du pain, de l’eau, une fourchette oubliée. S’ill’avait toléré, elle se serait mise à genoux, pour le servir.Ah ! être seuls, n’être plus qu’eux deux, dans cette grandemaison tendre, et se sentir loin du monde, et avoir la liberté derire et de s’aimer en paix !

Toute l’après-midi, ils s’attardèrent au ménage, balayèrent,firent le lit. Lui-même avait voulu l’aider. C’était un jeu, ilss’amusaient comme des enfants rieurs. Et, de loin en loin,cependant, ils revenaient frapper à la porte de Martine. Voyons,c’était fou, elle n’allait pas se laisser mourir de faim !Avait-on jamais vu une mule pareille, quand personne ne lui avaitrien fait ni rien dit ! Mais les coups résonnaient toujoursdans le vide morne de la chambre. La nuit tomba, ils durents’occuper encore du dîner, qu’ils mangèrent, serrés l’un contrel’autre, dans la même assiette. Avant de se coucher, ils tentèrentun dernier effort, ils menacèrent d’enfoncer la porte, sans queleur oreille, collée contre le bois, perçût même un frisson. Et, lelendemain, au réveil, quand ils redescendirent, ils furent prisd’une sérieuse inquiétude, en constatant que rien n’avait bougé,que la porte restait hermétiquement close. Il y avait vingt-quatreheures que la servante n’avait donné signe de vie.

Puis, comme ils rentraient dans la cuisine, d’où ils s’étaientabsentés un instant, Clotilde et Pascal furent stupéfaits, enapercevant Martine assise devant sa table, en train d’éplucher del’oseille, pour le déjeuner. Elle avait repris sans bruit sa placede servante.

– Mais qu’est-ce que tu as eu ? s’écria Clotilde.Vas-tu parler, à présent ?

Elle leva sa triste face, ravagée de larmes. Un grand calme s’yétait fait pourtant, et l’on n’y voyait plus que la mornevieillesse, dans sa résignation. D’un air d’infini reproche, elleregarda la jeune fille ; puis, elle baissa de nouveau la tête,sans parler.

– Est-ce donc que tu nous en veux ?

Et, devant son silence morne, Pascal intervint.

– Vous nous en voulez, ma bonne Martine ?

Alors, la vieille servante le regarda, lui, avec son adorationd’autrefois, comme si elle l’aimait assez, pour supporter tout etrester quand même. Elle parla enfin.

– Non, je n’en veux à personne… Le maître est libre. Toutva bien, s’il est content.

La vie nouvelle, dès lors, s’établit. Les vingt-cinq ans deClotilde, restée enfantine longtemps, s’épanouissaient en une fleurd’amour, exquise et pleine. Depuis que son cœur avait battu, legarçon intelligent qu’elle était, avec sa tête ronde, aux courtscheveux bouclés, avait fait place à une femme adorable, à toute lafemme, qui aime à être aimée. Son grand charme, malgré sa science,prise au hasard de ses lectures, était sa naïveté de vierge, commesi son attente ignorée de l’amour lui avait fait réserver le don deson être, son anéantissement dans l’homme qu’elle aimerait.Certainement, elle s’était donnée autant par reconnaissance, paradmiration, que par tendresse, heureuse de le rendre heureux,goûtant une joie à n’être qu’une petite enfant entre ses bras, unechose à lui qu’il adorait, un bien précieux, qu’il baisait àgenoux, dans un culte exalté. De la dévote de jadis, elle avaitencore l’abandon docile aux mains d’un maître âgé et tout-puissant,tirant de lui sa consolation et sa force, gardant, par-delà lasensation, le frisson sacré de la croyante qu’elle était restée.Mais, surtout, cette amoureuse, si femme, si pâmée, offrait le casdélicieux d’être une bien portante, une gaie, mangeant à bellesdents, apportant un peu de la vaillance de son grand-père lesoldat, emplissant la maison du vol souple de ses membres, de lafraîcheur de sa peau, de la grâce élancée de sa taille, de son col,de tout son corps jeune, divinement frais.

Et Pascal, lui, était redevenu beau, dans l’amour, de sa beautésereine d’homme resté vigoureux, sous ses cheveux blancs. Iln’avait plus sa face douloureuse des mois de chagrin et desouffrance qu’il venait de passer ; il reprenait sa bonnefigure, ses grands yeux vifs, encore pleins d’enfance, ses traitsfins, où riait la bonté ; tandis que ses cheveux blancs, sabarbe blanche, poussaient plus drus, d’une abondance léonine, dontle flot de neige le rajeunissait. Il s’était gardé si longtemps,dans sa vie solitaire de travailleur acharné, sans vices, sansdébauches, qu’il retrouvait sa virilité, mise à l’écart,renaissante, ayant la hâte de se contenter enfin. Un réveill’emportait, une fougue de jeune homme éclatait en gestes, en cris,en un besoin continuel de se dépenser et de vivre. Tout luiredevenait nouveau et ravissant, le moindre coin du vaste horizonl’émerveillait, une simple fleur le jetait dans une extase deparfum, un mot de tendresse quotidienne, affaibli par l’usage, letouchait aux larmes comme une invention toute fraîche du cœur, quedes millions de bouches n’avaient point fanée. Le « Jet’aime » de Clotilde était une infinie caresse dont personneau monde ne connaissait le goût surhumain. Et, avec la santé, avecla beauté, la gaieté aussi lui était revenue, cette gaietétranquille qu’il devait autrefois à son amour de la vie, etqu’aujourd’hui ensoleillait sa passion, toutes les raisons qu’ilavait de trouver la vie meilleure encore.

À eux deux, la jeunesse en fleur, la force mûre, si saines, sigaies, si heureuses, ils firent un couple rayonnant. Pendant ungrand mois, ils s’enfermèrent, ils ne sortirent pas une seule foisde la Souleiade. La chambre même leur suffit d’abord, cette chambretendue d’une vieille et attendrissante indienne, au ton d’aurore,avec ses meubles Empire, sa vaste et raide chaise longue, sa hautepsyché monumentale. Ils ne pouvaient regarder sans joie la pendule,une borne de bronze doré, contre laquelle l’Amour souriantcontemplait le Temps endormi. N’était-ce point une allusion ?ils en plaisantaient parfois. Toute une complicité affectueuse leurvenait ainsi des moindres objets, de ces vieilleries si douces, oùd’autres avaient aimé avant eux, où elle-même, à cette heure,remettait son printemps. Un soir, elle jura qu’elle avait vu, dansla psyché, une dame très jolie, qui se déshabillait, et qui n’étaitsûrement pas elle ; puis, reprise par son besoin de chimère,elle fit tout haut le rêve qu’elle apparaîtrait de la sorte, centans plus tard, à une amoureuse de l’autre siècle, un soir de nuitheureuse. Lui, ravi, adorait cette chambre, où il la retrouvaittoute, jusque dans l’air qu’il y respirait ; et il y vivait,il n’habitait plus sa propre chambre, noire, glacée, dont il sehâtait de sortir comme d’une cave, avec un frisson, les rares foisqu’il devait y entrer. Ensuite, la pièce où tous deux se plaisaientaussi, était la vaste salle de travail, pleine de leurs habitudeset de leur passé d’affection. Ils y demeuraient les journéesentières, n’y travaillant guère pourtant. La grande armoire dechêne sculpté dormait, portes closes, ainsi que les bibliothèques.Sur les tables, les papiers et les livres s’entassaient, sans qu’onles dérangeât de place. Comme les jeunes époux, ils étaient à leurpassion unique hors de leurs occupations anciennes, hors de la vie.Les heures leur semblaient trop courtes, à goûter le charme d’êtrel’un contre l’autre, souvent assis dans le même ancien et largefauteuil, heureux de la douceur du haut plafond, de ce domaine bienà eux, sans luxe et sans ordre, encombré d’objets familiers, égayé,du matin au soir, par la bonne chaleur renaissante des soleilsd’avril. Lorsque, lui, pris de remords, parlait de travailler, ellelui liait les bras de ses bras souples, elle le gardait pour elle,en riant, ne voulant pas que trop de travail le lui rendît maladeencore. Et, en bas, ils aimaient également la salle à manger, sigaie, avec ses panneaux clairs, relevés de filets bleus, sesmeubles de vieil acajou, ses grands pastels fleuris, sa suspensionde cuivre, toujours reluisante. Ils y dévoraient à belles dents,ils ne s’en sauvaient, après chaque repas, que pour remonter dansleur chère solitude.

Puis, quand la maison leur sembla trop petite, ils eurent lejardin, la Souleiade entière. Le printemps montait avec le soleil,avril à son déclin commençait à fleurir les roses. Et quelle joie,cette propriété, si bien close de murs, où rien du dehors ne lespouvait inquiéter ! Ce furent de longs oublis sur la terrasse,en face de l’immense horizon, déroulant le cours ombragé de laViorne et les coteaux de Sainte-Marthe, depuis les barres rocheusesde la Seille jusqu’aux lointains poudreux de la vallée de Plassans.Ils n’avaient là d’autre ombre que celle des deux cyprèscentenaires, plantés aux deux bouts, pareils à deux énormes ciergesverdâtres, qu’on voyait de trois lieues. Parfois, ils descendirentla pente, pour le plaisir de remonter les gradins géants,escaladant les petits murs de pierres sèches qui soutenaient lesterres, regardant si les olives chétives, si les amandes maigrespoussaient. Plus souvent, ils firent des promenades délicieusessous les fines aiguilles de la pinède, toutes trempées de soleil,exhalant un puissant parfum de résine, des tours sans cesse repris,le long du mur de clôture, derrière lequel on entendait seulement,de loin en loin, le gros bruit d’une charrette dans l’étroit chemindes Fenouillères, des stations enchantées sur l’aire antique, d’oùl’on voyait tout le ciel, et où ils aimaient à s’étendre, avec lesouvenir attendri de leurs larmes d’autrefois, lorsque leur amour,ignoré d’eux-mêmes, se querellait sous les étoiles. Mais laretraite préférée, celle où ils finissaient toujours par aller seperdre, ce fut le quinconce de platanes, l’épais ombrage, alorsd’un vert tendre, pareil à une dentelle. Dessous, les buis énormes,les anciennes bordures du jardin français disparu, faisaient unesorte de labyrinthe, dont ils ne trouvaient jamais le bout. Et lefilet d’eau de la fontaine, l’éternelle et pure vibration decristal, leur paraissait chanter dans leur cœur. Ils restaientassis près du bassin moussu, ils laissaient tomber là lecrépuscule, peu à peu noyés sous les ténèbres des arbres, les mainsunies, les lèvres rejointes, tandis que l’eau, qu’on ne voyaitplus, filait sans fin sa note de flûte.

Jusqu’au milieu de mai, Pascal et Clotilde s’enfermèrent ainsi,sans même franchir le seuil de leur retraite. Un matin, comme elles’attardait au lit, il disparut, rentra une heure plus tard ;et, l’ayant retrouvée couchée, dans son joli désordre, les brasnus, les épaules nues, il lui mit aux oreilles deux brillants,qu’il venait de courir acheter, en se rappelant que l’anniversairede sa naissance tombait ce jour-là. Elle adorait les bijoux, ellefut surprise et ravie, elle ne voulut plus se lever, tellement ellese trouvait belle, ainsi dévêtue, avec ces étoiles au bord desjoues. À partir de ce moment, il ne se passa pas de semaine, sansqu’il s’évadât de la sorte une ou deux fois, le matin, pourrapporter quelque cadeau. Les moindres prétextes lui étaient bons,une fête, un désir, une simple joie. Il profitait de ses jours deparesse, s’arrangeait de façon à être de retour, avant qu’elle selevât et il la parait lui-même, au lit. Ce furent, successivement,des bagues, des bracelets, un collier, un diadème mince. Il sortaitles autres bijoux, il se faisait un jeu de les lui mettre tous, aumilieu de leurs rires. Elle était comme une idole, le dos contrel’oreiller, assise sur son séant, chargée d’or, avec un bandeaud’or dans ses cheveux, de l’or à ses bras nus, de l’or à sa gorgenue, toute nue et divine, ruisselante d’or et de pierreries. Sacoquetterie de femme en était délicieusement satisfaite, elle selaissait aimer à genoux, en sentant bien qu’il y avait seulement làune forme exaltée de l’amour. Pourtant, elle commençait à gronderun peu, à lui faire de sages remontrances, car ça devenait absurde,en somme, ces cadeaux, qu’elle devait serrer ensuite au fond d’untiroir, sans jamais s’en servir, n’allant nulle part. Ils tombaientà l’oubli, après l’heure de contentement et de gratitude qu’ilsleur procuraient, dans leur nouveauté. Mais lui ne l’écoutait pas,emporté par cette véritable folie du don, incapable de résister aubesoin d’acheter l’objet, dès que l’idée l’avait pris de le luidonner. C’était une largesse de cœur, un impérieux désir de luiprouver qu’il pensait toujours à elle, un orgueil à la voir la plusmagnifique, la plus heureuse, la plus enviée, un sentiment du donplus profond encore, qui le poussait à se dépouiller, à ne riengarder de son argent, de sa chair, de sa vie. Et puis, quellesdélices, quand il croyait lui avoir fait un vrai plaisir, qu’il lavoyait se jeter à son cou, toute rouge, avec de gros baisers pourremerciements ! Après les bijoux, ce furent des robes, deschiffons, des objets de toilette. La chambre s’encombrait, lestiroirs allaient déborder.

Un matin, elle se fâcha. Il avait apporté une nouvellebague.

– Mais puisque je n’en mets jamais ! Et,regarde ! si je les mettais, j’en aurais jusqu’au bout desdoigts… Je t’en prie, sois raisonnable.

Il restait confus.

– Alors, je ne t’ai pas fait plaisir ?

Elle dut le prendre entre ses bras, lui jurer qu’elle étaitbienheureuse, avec des larmes dans les yeux. Il se montrait si bon,il se dépensait si absolument pour elle ! Et, comme, cematin-là, il osait parler d’arranger la chambre, de tendre les mursd’étoffe, de faire poser un tapis, elle le supplia de nouveau.

– Oh ! non, oh ! non, de grâce !… Ne touchepas à ma vieille chambre, toute pleine de souvenirs, où j’aigrandi, où nous nous sommes aimés. Il me semblerait que nous neserions plus chez nous.

Dans la maison, le silence obstiné de Martine condamnait cesdépenses exagérées et inutiles. Elle avait pris une attitude moinsfamilière, comme si, depuis la situation nouvelle, elle étaitretombée, de son rôle de gouvernante amie, à son ancien rang deservante. Vis-à-vis de Clotilde surtout, elle changeait, latraitait en jeune dame, en maîtresse moins aimée et plus obéie.Quand elle entrait dans la chambre à coucher, quand elle lesservait au lit tous les deux, son visage gardait son air desoumission résignée, toujours en adoration devant son maître,indifférente au reste. À deux ou trois reprises pourtant, le matin,elle parut le visage ravagé, les yeux perdus de larmes, sansvouloir répondre directement aux questions, disant que ce n’étaitrien, qu’elle avait pris un coup d’air. Et jamais elle ne faisaitune réflexion sur les cadeaux dont les tiroirs s’emplissaient, ellene semblait même pas les voir, les essuyait, les rangeait, sans unmot d’admiration ni de blâme. Seulement, toute sa personne serévoltait contre cette folie du don, qui ne pouvait sûrement luientrer dans la cervelle. Elle protestait à sa manière en outrantson économie, réduisant les dépenses du ménage, le conduisant d’unesi stricte façon, qu’elle trouvait le moyen de rogner sur lespetits frais infimes. Ainsi, elle supprima un tiers du lait, ellene mit plus d’entremets sucré que le dimanche. Pascal et Clotilde,sans oser se plaindre, riaient entre eux de cette grosse avarice,recommençaient les plaisanteries qui les amusaient depuis dix ans,en se racontant que, lorsqu’elle beurrait des légumes, elle lesfaisait sauter dans la passoire, pour ravoir le beurrepar-dessous.

Mais, ce trimestre-là, elle voulut rendre des comptes.D’habitude, elle allait toucher elle-même, tous les trois mois,chez le notaire, maître Grandguillot, les quinze cents francs derente, dont elle disposait ensuite à sa guise, marquant lesdépenses sur un livre, que le docteur avait cessé de vérifier,depuis des années. Elle l’apporta, elle exigea qu’il y jetât uncoup d’œil. Il s’en défendait, trouvait tout très bien.

– C’est que, Monsieur, dit-elle, j’ai pu mettre, cettefois, de l’argent de côté. Oui, trois cents francs… Les voici.

Il la regardait stupéfié. Elle joignait tout juste les deuxbouts d’ordinaire.

Par quel miracle de lésinerie avait-elle pu réserver unepareille somme ? Il finit par rire.

– Ah ! ma pauvre Martine, c’est donc ça que nous avonsmangé tant de pommes de terre ! Vous êtes une perled’économie, mais vraiment gâtez-nous un peu plus.

Ce discret reproche la blessa si profondément, qu’elle se laissaaller enfin à une allusion.

– Dame ! Monsieur, quand on jette tant d’argent parles fenêtres, d’un côté, on fait bien d’être prudent del’autre.

Il comprit, il ne se fâcha pas, amusé au contraire de laleçon.

– Ah ! ah ! ce sont mes comptes que vousépluchez ! Mais vous savez, Martine, que, moi aussi, j’ai deséconomies qui dorment !

Il parlait de l’argent que ses malades lui donnaient encoreparfois, et qu’il jetait dans un tiroir de son secrétaire. Depuisplus de seize ans, il y mettait ainsi, chaque année, près de quatremille francs, ce qui aurait fini par faire un véritable petittrésor, de l’or et des billets pêle-mêle, s’il n’avait tiré de là,au jour le jour, sans compter, des sommes assez grosses, pour sesexpériences et ses caprices. Tout l’argent des cadeaux sortait dece tiroir, il le rouvrait sans cesse, maintenant. D’ailleurs, il lecroyait inépuisable, il était si habitué à y prendre ce dont ilavait besoin, que la crainte ne lui venait pas d’en voir jamais lefond.

– On peut bien jouir un peu de ses économies, continua-t-ilgaiement. Puisque c’est vous qui allez chez le notaire Martine,vous n’ignorez pas que j’ai mes rentes, à part.

Elle dit alors, avec la voix blanche des avares, que hante lecauchemar d’un désastre toujours menaçant :

– Et si vous ne les aviez plus ?

Ébahi, Pascal la contempla, se contenta de répondre par un grandgeste vague, car la possibilité d’un malheur n’entrait même pasdans son esprit. Il pensa que l’avarice lui tournait la tête ;et il s’en amusa, le soir, avec Clotilde.

Dans Plassans, les cadeaux furent aussi la cause de comméragessans fin. Ce qui se passait à la Souleiade, cette flambée d’amoursi particulière et si ardente, s’était ébruitée, avait franchi lesmurs, on ne savait trop comment, par cette force d’expansion quialimente la curiosité des petites villes, toujours en éveil. Laservante, certainement, ne parlait pas ; mais son airsuffisait peut-être, des paroles volaient quand même, on avait sansdoute guetté les deux amoureux, par-dessus les murs. Et l’achat descadeaux était survenu alors, prouvant tout, aggravant tout. Quandle docteur, de bon matin, battait les rues, entrait chez lesbijoutiers, les lingères, les modistes, des yeux se braquaient auxfenêtres, ses moindres emplettes étaient épiées, la ville entièresavait, le soir, qu’il avait donné encore une capeline de foulard,des chemises garnies de dentelle, un bracelet orné de saphirs. Etcela tournait au scandale, cet oncle qui avait débauché sa nièce,qui faisait pour elle des folies de jeune homme, qui la paraitcomme une Sainte Vierge. Les histoires les plus extraordinairescommençaient à circuler, on se montrait la Souleiade du doigt, enpassant.

Mais ce fut surtout la vieille Mme Rougon qui entra dansune indignation exaspérée. Elle avait cessé d’aller chez son fils,en apprenant que le mariage de Clotilde avec le docteur Ramondétait rompu. On se moquait d’elle, on ne se rendait à aucun de sesdésirs. Puis, après un grand mois de rupture, pendant lequel ellen’avait rien compris aux airs apitoyés, aux condoléances discrètes,aux sourires vagues qui l’accueillaient partout, elle venaitbrusquement de tout savoir, un coup de massue en plein crâne. Etelle qui, lors de la maladie de Pascal, cette histoire deloup-garou, vivant dans l’orgueil et la peur, avait tempêté pour nepas redevenir la fable de la ville ! C’était pis cette fois,le comble du scandale, une aventure gaillarde dont on faisait desgorges chaudes ! De nouveau, la légende des Rougon était enpéril, son malheureux fils ne savait décidément qu’inventer pourdétruire la gloire de la famille, si péniblement conquise. Aussi,dans l’émotion de sa colère, elle qui s’était faite la gardienne decette gloire, résolue à épurer la légende par tous les moyens,mit-elle son chapeau et courut-elle à la Souleiade, avec lavivacité juvénile de ses quatre-vingts ans. Il était dix heures dumatin.

Pascal, que la rupture avec sa mère enchantait, n’étaitheureusement pas là, en course depuis une heure à la recherched’une vieille boucle d’argent, dont il avait eu l’idée pour uneceinture. Et Félicité tomba sur Clotilde, comme celle-ci achevaitsa toilette, encore en camisole, les bras nus, les cheveux dénoués,d’une gaieté et d’une fraîcheur de rose.

Le premier choc fut rude. La vieille dame vida son cœur,s’indigna, parla avec emportement de la religion et de la morale.Enfin, elle conclut.

– Réponds, pourquoi avez-vous fait cette horrible chose quiest un défi à Dieu et aux hommes ?

Souriante, très respectueuse d’ailleurs, la jeune fille l’avaitécoutée.

– Mais parce que ça nous a plu, grand-mère. Ne sommes-nouspas libres ? Nous n’avons de devoir envers personne.

– Pas de devoir ! et envers moi, donc ! et enversla famille ! Voilà encore qu’on va nous traîner dans la boue,si tu crois que ça me fait plaisir !

Tout d’un coup, son emportement s’apaisa. Elle la regardait, latrouvait adorable. Au fond, ce qui s’était passé ne la surprenaitpas autrement, elle s’en moquait, elle avait le simple désir quecela se terminât d’une façon correcte, afin de faire taire lesmauvaises langues. Et, conciliante, elle s’écria :

– Alors, mariez-vous ! Pourquoi ne vous mariez-vouspas ?

Clotilde demeura un instant surprise. Ni elle ni le docteurn’avaient eu cette idée du mariage. Elle se remit à sourire.

– Est-ce que nous en serons plus heureux,grand-mère ?

– Il ne s’agit pas de vous, il s’agit encore une fois demoi, de tous les vôtres… Comment peux-tu, ma chère enfant,plaisanter avec ces choses sacrées ? Tu as donc perdu toutevergogne ?

Mais la jeune fille, sans se révolter, toujours très douce, eutun geste large, comme pour dire qu’elle ne pouvait avoir la hontede sa faute. Ah ! mon Dieu ! quand la vie charriait tantde corruption et tant de faiblesse, quel mal avaient-ils fait, sousle ciel éclatant, de se donner le grand bonheur d’être l’un àl’autre ? Du reste, elle n’y mettait aucune obstinationraisonnée.

– Sans doute, nous nous marierons, puisque tu le désires,grand-mère. Il fera ce que je voudrai… Mais plus tard, rien nepresse.

Et elle gardait sa sérénité rieuse. Puisqu’ils vivaient hors dumonde, pourquoi s’inquiéter du monde ?

La vieille Mme Rougon dut s’en aller, en se contentant decette promesse vague. Dès ce moment, dans la ville, elle affectad’avoir cessé tous rapports avec la Souleiade, ce lieu de perditionet de honte. Elle n’y remettait plus les pieds, elle portaitnoblement le deuil de cette affliction nouvelle. Mais elle nedésarmait pourtant pas, restée aux aguets, prête à profiter de lamoindre circonstance pour rentrer dans la place, avec cetteténacité qui lui avait toujours valu la victoire.

Ce fut alors que Pascal et Clotilde cessèrent de se cloîtrer. Iln’y eut pas, chez eux, de provocation, ils ne voulurent pasrépondre aux vilains bruits en affichant leur bonheur. Cela seproduisit comme une expansion naturelle de leur joie. Lentement,leur amour avait eu un besoin d’élargissement et d’espace, d’abordhors de la chambre, puis hors de la maison, maintenant hors dujardin, dans la ville, dans l’horizon vaste. Il emplissait tout, illeur donnait le monde. Le docteur reprit donc tranquillement sesvisites, et il emmenait la jeune fille, et ils s’en allaientensemble par les promenades, par les rues, elle à son bras, en robeclaire, coiffée d’une gerbe de fleurs, lui boutonné dans saredingote, avec son chapeau à larges bords. Lui, était toutblanc ; elle, était toute blonde. Ils s’avançaient, la têtehaute, droits et souriants, au milieu d’un tel rayonnement defélicité, qu’ils semblaient marcher dans une gloire. D’abord,l’émotion fut énorme, les boutiquiers se mettaient sur leursportes, des femmes se penchaient aux fenêtres, des passantss’arrêtaient pour les suivre des yeux. On chuchotait, on riait, onse les montrait du doigt. Il semblait à craindre que cette pousséede curiosité hostile ne finît par gagner les gamins et ne leur fitjeter des pierres. Mais, ils étaient si beaux, lui superbe ettriomphal, elle si jeune, si soumise et si fière, qu’une invincibleindulgence vint peu à peu à tout le monde. On ne pouvait sedéfendre de les envier et de les aimer, dans une contagionenchantée de tendresse. Ils dégageaient un charme qui retournaitles cœurs. La ville neuve, avec sa population bourgeoise defonctionnaires et d’enrichis, fut la dernière conquise. Le quartierSaint-Marc, malgré son rigorisme, se montra tout de suiteaccueillant, d’une tolérance discrète, lorsqu’ils suivaient lestrottoirs déserts, semés d’herbe, le long des vieux hôtelssilencieux et clos, d’où s’exhalait le parfum évaporé des amoursd’autrefois. Et ce fut surtout le vieux quartier qui, bientôt, leurfit fête, ce quartier dont le petit peuple, touché dans soninstinct, sentit la grâce de légende, le mythe profond du couple,la belle jeune fille soutenant le maître royal et reverdissant. Ony adorait le docteur pour sa bonté, sa compagne fut vite populaire,saluée par des gestes d’admiration et de louange, dès qu’elleparaissait. Eux, cependant, s’ils avaient semblé ignorerl’hostilité première, devinaient bien maintenant le pardon etl’amitié attendrie dont ils étaient entourés ; et cela lesrendait plus beaux, leur bonheur riait à la ville entière.

Une après-midi, comme Pascal et Clotilde tournaient l’angle dela rue de la Banne, ils aperçurent, sur l’autre trottoir, ledocteur Ramond. La veille, justement, ils avaient appris qu’il sedécidait à épouser Mlle Lévêque, la fille del’avoué. C’était à coup sûr le parti le plus raisonnable, carl’intérêt de sa situation ne lui permettait pas d’attendredavantage, et la jeune fille, fort jolie et fort riche, l’aimait.Lui-même l’aimerait certainement. Aussi Clotilde fut-elle trèsheureuse de lui sourire, pour le féliciter, en cordiale amie. D’ungeste affectueux, Pascal l’avait salué. Un instant, Ramond, un peuremué par la rencontre, demeura perplexe. Il avait eu un premiermouvement, sur le point de traverser la rue. Puis, une délicatessedut lui venir, la pensée qu’il serait brutal d’interrompre leurrêve, d’entrer dans cette solitude à deux qu’ils gardaient mêmeparmi les coudoiements des trottoirs. Et il se contenta d’un amicalsalut, d’un sourire où il pardonnait leur bonheur. Cela fut, pourtous les trois, très doux.

Vers ce temps, Clotilde s’amusa plusieurs jours à un grandpastel, où elle évoquait la scène tendre du vieux roi David etd’Abisaïg, la jeune Sunamite. Et c’était une évocation de rêve, unede ces compositions envolées où l’autre elle-même, la chimérique,mettait son goût du mystère. Sur un fond de fleurs jetées, desfleurs en pluie d’étoiles, d’un luxe barbare, le vieux roi seprésentait de face, la main posée sur l’épaule nue d’Abisaïg ;et l’enfant, très blanche, était nue jusqu’à la ceinture. Lui, vêtusomptueusement d’une robe toute droite, lourde de pierreries,portait le bandeau royal sur ses cheveux de neige. Mais elle, étaitplus somptueuse encore, rien qu’avec la soie liliale de sa peau, sataille mince et allongée, sa gorge ronde et menue, ses brassouples, d’une grâce divine. Il régnait, il s’appuyait en maîtrepuissant et aimé, sur cette sujette élue entre toutes, siorgueilleuse d’avoir été choisie, si ravie de donner à son roi lesang réparateur de sa jeunesse. Toute sa nudité limpide ettriomphante exprimait la sérénité de sa soumission, le dontranquille, absolu, qu’elle faisait de sa personne, devant lepeuple assemblé, à la pleine lumière du jour. Et il était trèsgrand, et elle était très pure, et il sortait d’eux comme unrayonnement d’astre.

Jusqu’au dernier moment, Clotilde avait laissé les faces desdeux personnages imprécises, dans une sorte de nuée. Pascal laplaisantait, ému derrière elle, devinant bien ce qu’elle entendaitfaire. Et il en fut ainsi, elle termina les visages en quelquescoups de crayon : le vieux roi David, c’était lui, et c’étaitelle, Abisaïg, la Sunamite. Mais ils restaient enveloppés d’uneclarté de songe, c’étaient eux divinisés, avec des chevelures, unetoute blanche, une toute blonde, qui les couvraient d’un impérialmanteau, avec des traits allongés par l’extase, haussés à labéatitude des anges, avec un regard et un sourire d’immortelamour.

– Ah ! chérie, cria-t-il, tu nous fais trop beaux, tevoilà encore partie pour le rêve, oui ! tu te souviens, commeaux jours où je te reprochais de mettre là toutes les fleurschimériques du mystère.

Et, de la main, il montrait les murs, le long desquelss’épanouissait le parterre fantasque des anciens pastels, cetteflore incréée, poussée en plein paradis.

Mais elle protestait gaiement.

– Trop beaux ? nous ne pouvons pas être tropbeaux ! Je t’assure, c’est ainsi que je nous sens, que je nousvois, et c’est ainsi que nous sommes… Tiens ! regarde, si cen’est pas la réalité pure.

Elle avait pris la vieille Bible du quinzième siècle, qui étaitprès d’elle, et elle montrait la naïve gravure sur bois.

– Tu vois bien, c’est tout pareil.

Lui, doucement, se mit à rire, devant cette tranquille etextraordinaire affirmation.

– Oh ! tu ris, tu t’arrêtes à des détails de dessin.C’est l’esprit qu’il faut pénétrer… Et regarde les autres gravures,comme c’est bien ça encore ! Je ferai Abraham et Agar, jeferai Ruth et Booz, je les ferai tous, les prophètes, les pasteurset les rois, à qui les humbles filles, les parentes et lesservantes ont donné leur jeunesse. Tous sont beaux et heureux, tule vois bien.

Alors, ils cessèrent de rire, penchés au-dessus de la Bibleantique, dont elle tournait les pages, de ses doigts minces. Etlui, derrière, avait sa barbe blanche mêlée aux cheveux blonds del’enfant. Il la sentait toute, il la respirait toute. Il avait poséses lèvres sur sa nuque délicate, il baisait sa jeunesse en fleur,tandis que les naïves gravures sur bois continuaient à défiler, cemonde biblique qui s’évoquait des pages jaunies, cette pousséelibre d’une race forte et vivace, dont l’œuvre devait conquérir lemonde, ces hommes à la virilité jamais éteinte, ces femmes toujoursfécondes, cette continuité entêtée et pullulante de la race, autravers des crimes, des incestes, des amours hors d’âge et hors deraison. Et il était envahi d’une émotion, d’une gratitude sansbornes, car son rêve à lui se réalisait, sa pèlerine d’amour, sonAbisaïg venait d’entrer dans sa vie finissante, qu’ellereverdissait et qu’elle embaumait.

Puis, très bas, à l’oreille, il lui demanda, sans cesser del’avoir toute à lui, dans une haleine :

– Oh ! ta jeunesse, ta jeunesse, dont j’ai faim et quime nourris !… Mais, toi si jeune, n’en as-tu donc pas faim, dejeunesse, pour m’avoir pris, moi, si vieux, vieux comme lemonde ?

Elle eut un sursaut d’étonnement, et elle tourna la tête, leregarda.

– Toi, vieux ?… Eh ! non, tu es jeune, plus jeuneque moi !

Et elle riait, avec des dents si claires, qu’il ne puts’empêcher de rire, lui aussi. Mais il insistait, un peutremblant :

– Tu ne me réponds pas… Cette faim de jeunesse, ne l’as-tudonc pas, toi si jeune ?

Ce fut elle qui allongea les lèvres, qui le baisa, en disant àson tour, très bas :

– Je n’ai qu’une faim et qu’une soif, être aimée, êtreaimée en dehors de tout, par-dessus tout, comme tu m’aimes.

Le jour où Martine aperçut le pastel, cloué au mur, elle lecontempla un instant en silence, puis elle fit un signe de croix,sans qu’on pût savoir si elle avait vu Dieu ou le Diable passer.Quelques jours avant Pâques, elle avait demandé à Clotilde del’accompagner à l’église, et celle-ci, ayant dit non, elle sortitun instant de la déférence muette où elle se tenait maintenant. Detoutes les choses nouvelles qui l’étonnaient dans la maison, celledont elle restait bouleversée était la brusque irréligion de sajeune maîtresse. Aussi se permit-elle de reprendre son ancien tonde remontrance, de la gronder comme lorsqu’elle était petite etqu’elle ne voulait pas faire sa prière. N’avait-elle donc plus lacrainte du Seigneur ? Ne tremblait-elle plus, à l’idée d’alleren enfer bouillir éternellement ?

Clotilde ne put réprimer un sourire.

– Oh ! l’enfer, tu sais qu’il ne m’a jamais beaucoupinquiétée… Mais tu te trompes en croyant que je n’ai plus dereligion. Si j’ai cessé de fréquenter l’église, c’est que je faismes dévotions autre part, voilà tout.

Martine, béante, la regarda, sans comprendre. C’était fini,Mademoiselle était bien perdue. Et jamais elle ne lui redemanda del’accompagner à Saint-Saturnin. Seulement, sa dévotion, à elle,augmenta encore, finit par tourner à la manie. On ne la rencontraitplus, en dehors de ses heures de service, promenant l’éternel basqu’elle tricotait, même en marchant. Dès qu’elle avait une minutelibre, elle courait à l’église, elle y restait abîmée, dans desoraisons sans fin. Un jour que la vieille Mme Rougon, toujoursaux aguets, l’avait trouvée derrière un pilier, une heure après l’yavoir déjà vue, elle s’était mise à rougir, en s’excusant, ainsiqu’une servante surprise à ne rien faire.

– Je priais pour Monsieur.

Cependant, Pascal et Clotilde élargissaient encore leur domaine,allongeaient chaque jour leurs promenades, les poussaient à présenten dehors de la ville, dans la campagne vaste. Et, une après-midiqu’ils se rendaient à la Séguiranne, ils éprouvèrent une émotion,en longeant les terres défrichées et mornes, où s’étendaientautrefois les jardins enchantés du Paradou. La vision d’Albines’était dressée, Pascal l’avait revue fleurir comme un printemps.Jamais, autrefois, lui qui se croyait déjà très vieux et quientrait là pour sourire à cette petite fille, il n’aurait cruqu’elle serait morte depuis des années, lorsque la vie lui feraitle cadeau d’un printemps pareil, embaumant son déclin. Clotilde,ayant senti la vision passer entre eux, haussait vers lui sonvisage, en un besoin renaissant de tendresse. Elle était Albine,l’éternelle amoureuse. Il la baisa sur les lèvres ; et, sansqu’ils eussent échangé une parole, un grand frisson traversa lesterres plates, ensemencées de blé et d’avoine, où le Paradou avaitroulé sa houle de prodigieuses verdures.

Maintenant, par la plaine desséchée et nue, Pascal et Clotildemarchaient dans la poussière craquante des routes. Ils aimaientcette nature ardente, ces champs plantés d’amandiers grêles etd’oliviers nains, ces horizons de coteaux pelés, où blanchissaientles taches pâles des bastides, qu’accentuaient les barres noiresdes cyprès centenaires. C’étaient comme des paysages anciens, deces paysages classiques, tels qu’on en voit dans les tableaux desvieilles écoles, aux colorations dures, aux lignes balancées etmajestueuses. Tous les grands soleils amassés, qui semblaient avoircuit cette campagne, leur coulaient dans les veines ; et ilsen étaient plus vivants et plus beaux, sous le ciel toujours bleu,d’où tombait la claire flamme d’une perpétuelle passion. Elle,abritée un peu par son ombrelle, s’épanouissait, heureuse de cebain de lumière, ainsi qu’une plante de plein midi ; tandisque lui, refleurissant, sentait la sève brûlante du sol luiremonter dans les membres, en un flot de virile joie.

Cette promenade à la Séguiranne était une idée du docteur, quiavait appris, par la tante Dieudonné, le prochain mariage de Sophieavec un garçon meunier des environs ; et il voulait voir sil’on se portait bien, si l’on était heureux, dans ce coin-là. Toutde suite, une délicieuse fraîcheur les reposa, lorsqu’ils entrèrentsous la haute avenue de chênes verts. Aux deux bords, les sources,les mères de ces grands ombrages, coulaient sans fin. Puis,lorsqu’ils arrivèrent à la maison des mégers, ils tombèrentjustement sur les amoureux, Sophie et son meunier, quis’embrassaient à pleine bouche, près du puits ; car la tantevenait de partir pour le lavoir, là-bas, derrière les saules de laViorne. Très confus, le couple restait rougissant. Mais le docteuret sa compagne riaient d’un bon rire, et les amoureux rassuréscontèrent que le mariage était pour la Saint-Jean, que c’était bienloin, que ça finirait par arriver tout de même. Certainement,Sophie avait encore grandi en santé et en beauté, sauvée du malhéréditaire, poussée solidement comme un de ces arbres, les piedsdans l’herbe humide des sources, la tête nue au grand soleil.Ah ! ce ciel ardent et immense, quelle vie il soufflait auxêtres et aux choses ! Elle ne gardait qu’une douleur, deslarmes parurent au bord de ses paupières, lorsqu’elle parla de sonfrère Valentin, qui ne passerait peut-être pas la semaine. Elleavait eu des nouvelles la veille, il était perdu. Et le docteur dutmentir un peu, pour la consoler, car lui-même attendaitl’inévitable dénouement, d’une heure à l’autre. Quand ilsquittèrent la Séguiranne, Clotilde et lui, ils revinrent à Plassansd’un pas qui se ralentissait, attendris par ce bonheur des amoursbien portantes, et que traversait le petit frisson de la mort.

Dans le vieux quartier, une femme que Pascal soignait luiannonça que Valentin venait de mourir. Deux voisines avaient dûemmener Guiraude, qui se cramponnait au corps de son fils,hurlante, à demi folle. Il entra, en laissant Clotilde à la porte.Enfin, ils reprirent le chemin de la Souleiade, silencieux. Depuisqu’il avait recommencé ses visites, il ne paraissait les faire quepar devoir professionnel, n’exaltant plus les miracles de samédication. Cette mort de Valentin, d’ailleurs, il s’étonnaitqu’elle eût tant tardé, il avait la conviction d’avoir prolongéd’un an la vie du malade. Malgré les résultats extraordinairesqu’il obtenait, il savait bien que la mort resterait l’inévitable,la souveraine. Pourtant, l’échec où il l’avait tenue pendant desmois aurait dû le flatter, panser le regret, toujours saignant enlui, d’avoir tué involontairement Lafouasse, quelques mois plustôt. Et il semblait n’en rien être, un pli grave creusait sonfront, lorsqu’ils rentrèrent dans leur solitude. Mais, là, unenouvelle émotion l’attendait, il reconnut dehors, sous lesplatanes, où Martine l’avait fait asseoir, Sarteur, l’ouvrierchapelier, le pensionnaire des Tulettes, qu’il était allé piquer silongtemps ; et l’expérience passionnante paraissait avoirréussi, les piqûres de substance nerveuse donnaient de la volonté,puisque le fou était là, sorti le matin même de l’Asile, jurantqu’il n’avait plus de crise, qu’il était tout à fait guéri de cettebrusque rage homicide, qui l’aurait fait se jeter sur un passant,pour l’étrangler. Le docteur le regardait, petit, très brun, lefront fuyant, la face en bec d’oiseau, avec une joue sensiblementplus grosse que l’autre, d’une raison et d’une douceur parfaites,débordant d’une gratitude qui lui faisait baiser les mains de sonsauveur. Il finissait par être ému, il le renvoya affectueusement,en lui conseillant de reprendre sa vie de travail, ce qui était lameilleure hygiène physique et morale. Ensuite, il se calma, il semit à table, en parlant gaiement d’autre chose.

Clotilde le regardait, étonnée, un peu révoltée même.

– Quoi donc, maître, tu n’es pas plus content detoi ?

Il plaisanta.

– Oh ! de moi, je ne le suis jamais !… Et de lamédecine, tu sais, c’est selon les jours !

Ce fut cette nuit-là, au lit, qu’ils eurent leur premièrequerelle. Ils avaient soufflé la bougie, ils étaient dans laprofonde obscurité de la chambre, aux bras l’un de l’autre, elle simince, si fine, serrée contre lui, qui la tenait toute d’uneétreinte, la tête sur son cœur. Et elle se fâchait de ce qu’iln’avait plus d’orgueil, elle reprenait ses griefs de la journée, enlui reprochant de ne pas triompher avec la guérison de Sarteur, etmême avec l’agonie si prolongée de Valentin. C’était elle,maintenant, qui avait la passion de sa gloire. Elle rappelait sescures : ne s’était-il pas guéri lui-même ? pouvait-ilnier l’efficacité de sa méthode ? Tout un frisson la prenait,à évoquer le vaste rêve qu’il faisait autrefois : combattre ladébilité, la cause unique du mal, guérir l’humanité souffrante, larendre saine et supérieure, hâter le bonheur, la cité future deperfection et de félicité, en intervenant, en donnant de la santé àtous ! Et il tenait la liqueur de vie, la panacée universellequi ouvrait cet espoir immense !

Pascal se taisait, les lèvres posées sur l’épaule nue deClotilde. Puis, il murmura :

– C’est vrai, je me suis guéri, j’en ai guéri d’autres, etje crois toujours que mes piqûres sont efficaces, dans beaucoup decas… Je ne nie pas la médecine, le remords d’un accidentdouloureux, comme celui de Lafouasse, ne me rend pas injuste…D’ailleurs, le travail a été ma passion, c’est le travail qui m’adévoré jusqu’ici, c’est en voulant me prouver la possibilité derefaire l’humanité vieillie, vigoureuse enfin et intelligente, quej’ai failli mourir, dernièrement… Oui, un rêve, un beaurêve !

De ses deux bras souples, elle l’étreignit à son tour, mêlée àlui, entrée dans son corps.

– Non, non ! une réalité, la réalité de ton génie,maître !

Alors, comme ils étaient ainsi confondus, il baissa encore lavoix, ses paroles ne furent plus qu’un aveu, à peine un légersouffle.

– Écoute, je vais te dire ce que je ne dirais à personne aumonde, ce que je ne me dis pas tout haut à moi-même… Corriger lanature, intervenir, la modifier et la contrarier dans son but,est-ce une besogne louable ? Guérir, retarder la mort del’être pour son agrément personnel, le prolonger pour le dommage del’espèce sans doute, n’est-ce pas défaire ce que veut faire lanature ? Et rêver une humanité plus saine, plus forte, modeléesur notre idée de la santé et de la force, en avons-nous ledroit ? Qu’allons-nous faire là, de quoi allons-nous nousmêler dans ce labeur de la vie, dont les moyens et le but nous sontinconnus ? Peut-être tout est-il bien. Peut-être risquons-nousde tuer l’amour, le génie, la vie elle-même… Tu entends, je leconfesse à toi seule, le doute m’a pris, je tremble à la pensée demon alchimie du vingtième siècle, je finis par croire qu’il estplus grand et plus sain de laisser l’évolution s’accomplir.

Il s’interrompit, il ajouta si doucement, qu’elle l’entendait àpeine.

– Tu sais que, maintenant, je les pique avec de l’eau.Toi-même en as fait la remarque, tu ne m’entends plus piler ;et je te disais que j’avais de la liqueur en réserve… L’eau lessoulage, il y a là sans doute un simple effet mécanique. Ah !soulager, empêcher la souffrance, cela, certes, je le veuxencore ! C’est peut-être ma dernière faiblesse, mais je nepuis voir souffrir, la souffrance me jette hors de moi, comme unecruauté monstrueuse et inutile de la nature… Je ne soigne plus quepour empêcher la souffrance.

– Maître, alors, demanda-t-elle, si tu ne veux plus guérir,il ne faudra plus tout dire, car la nécessité affreuse de montrerles plaies n’avait d’autre excuse que l’espoir de les fermer.

– Si, si ! il faut savoir, savoir quand même, et nerien cacher, et tout confesser des choses et des êtres !…Aucun bonheur n’est possible dans l’ignorance, la certitude seulefait la vie calme. Quand on saura davantage, on accepteracertainement tout… Ne comprends-tu pas que vouloir tout guérir,tout régénérer, c’est une ambition fausse de notre égoïsme, unerévolte contre la vie, que nous déclarons mauvaise, parce que nousla jugeons au point de vue de notre intérêt ? Je sens bien quema sérénité est plus grande, que j’ai élargi, haussé mon cerveau,depuis que je suis respectueux de l’évolution. C’est ma passion dela vie qui triomphe, jusqu’à ne pas la chicaner sur son but,jusqu’à me confier totalement, à me perdre en elle, sans vouloir larefaire, selon ma conception du bien et du mal. Elle seule estsouveraine, elle seule sait ce qu’elle fait et où elle va, je nepuis que m’efforcer de la connaître, pour la vivre comme elledemande à être vécue… Et, vois-tu, je la comprends seulement depuisque tu es à moi. Tant que je ne t’avais pas, je cherchais la véritéailleurs, je me débattais, dans l’idée fixe de sauver le monde. Tues venue, et la vie est pleine, le monde se sauve à chaque heurepar l’amour, par le travail immense et incessant de tout ce qui vitet se reproduit, à travers l’espace… La vie impeccable, la vietoute-puissante, la vie immortelle !

Ce n’était plus, sur sa bouche, qu’un frémissement d’acte defoi, un soupir d’abandon aux forces supérieures. Elle-même neraisonnait plus, se donnait aussi.

– Maître, je ne veux rien en dehors de ta volonté,prends-moi et fais-moi tienne, que je disparaisse et que jerenaisse, mêlée à toi !

Ils s’appartinrent. Puis, il y eut des chuchotements encore, unevie d’idylle projetée, une existence de calme et de vigueur, à lacampagne.

C’était à cette simple prescription d’un milieu réconfortantqu’aboutissait l’expérience du médecin. Il maudissait les villes.On ne pouvait se bien porter et être heureux que par les plainesvastes, sous le grand soleil, à la condition de renoncer àl’argent, à l’ambition, même aux excès orgueilleux des travauxintellectuels. Ne rien faire que de vivre et d’aimer, de piocher saterre et d’avoir de beaux enfants.

– Ah ! reprit-il doucement, l’enfant, l’enfant de nousqui viendrait un jour…

Et il n’acheva pas, dans l’émotion dont l’idée de cettepaternité tardive le bouleversait. Il évitait d’en parler, ildétournait la tête, les yeux humides, lorsque, pendant leurspromenades, quelque fillette ou quelque gamin leur souriait.

Elle, simplement, avec une certitude tranquille, ditalors :

– Mais il viendra !

C’était, pour elle, la conséquence naturelle et indispensable del’acte. Au bout de chacun de ses baisers, se trouvait la pensée del’enfant ; car tout amour qui n’avait pas l’enfant pour but,lui semblait inutile et vilain.

Même, il y avait là une des causes qui la désintéressaient desromans. Elle n’était pas, comme sa mère, une grande liseuse ;l’envolée de son imagination lui suffisait ; et, tout desuite, elle s’ennuyait aux histoires inventées. Mais, surtout, soncontinuel étonnement, sa continuelle indignation étaient de voirque, dans les romans d’amour, on ne se préoccupait jamais del’enfant. Il n’y était pas même prévu, et quand, par hasard, iltombait au milieu des aventures du cœur, c’était une catastrophe,une stupeur et un embarras considérable. Jamais les amants,lorsqu’ils s’abandonnaient aux bras l’un de l’autre, ne semblaientse douter qu’ils faisaient œuvre de vie et qu’un enfant allaitnaître. Cependant, ses études d’histoire naturelle lui avaientmontré que le fruit était le souci unique de la nature. Lui seulimportait, lui seul devenait le but, toutes les précautions setrouvaient prises pour que la semence ne fût point perdue et que lamère enfantât. Et l’homme, au contraire, en civilisant, en épurantl’amour, en avait écarté jusqu’à la pensée du fruit. Le sexe deshéros, dans les romans distingués, n’était plus qu’une machine àpassion. Ils s’adoraient, se prenaient, se lâchaient, enduraientmille morts, s’embrassaient, s’assassinaient, déchaînaient unetempête de maux sociaux, le tout pour le plaisir, en dehors deslois naturelles, sans même paraître se souvenir qu’en faisantl’amour on faisait des enfants. C’était malpropre et imbécile.

Elle s’égaya, elle répéta dans son cou, avec une jolie audaced’amoureuse, un peu confuse.

– Il viendra… Puisque nous faisons tout ce qu’il faut pourça, pourquoi ne veux-tu pas qu’il vienne ?

Il ne répondit pas tout de suite. Elle le sentait, entre sesbras, pris de froid, envahi par le regret et le doute. Puis, ilmurmura tristement :

– Non, non ! il est trop tard… Songe donc, chérie, àmon âge !

– Mais tu es jeune ! s’écria-t-elle de nouveau, avecun emportement de passion, en le réchauffant, en le couvrant debaisers.

Ensuite, cela les fit rire. Et ils s’endormirent dans cetembrassement, lui sur le dos, la serrant de son bras gauche, ellele tenant à pleine étreinte, de tous ses membres allongés etsouples, la tête posée sur sa poitrine, ses cheveux blondsrépandus, mêlés à sa barbe blanche. La Sunamite sommeillait, lajoue sur le cœur de son roi. Et, au milieu du silence, dans lagrande chambre toute noire, si tendre à leurs amours, il n’y eutplus que la douceur de leur respiration.

Chapitre 9

 

Par la ville et par les campagnes environnantes, le docteurPascal continuait donc ses visites de médecin. Et, presquetoujours, il avait au bras Clotilde, qui entrait avec lui chez lespauvres gens.

Mais, comme il le lui avait avoué très bas, une nuit, cen’étaient guère, désormais, que des tournées de soulagement et deconsolation. Déjà, autrefois, s’il avait fini par ne plus exercerqu’avec répugnance, cela venait de ce qu’il sentait tout le vide dela thérapeutique. L’empirisme le désolait. Du moment que lamédecine n’était pas une science expérimentale, mais un art, ildemeurait inquiet devant l’infinie complication de la maladie et duremède, selon le malade. Les médications changeaient avec leshypothèses : que de gens avaient dû tuer jadis les méthodesaujourd’hui abandonnées ! Le flair du médecin devenait tout,le guérisseur n’était plus qu’un devin heureusement doué, marchantlui-même à tâtons, enlevant les cures au petit bonheur de songénie. Et cela expliquait pourquoi, après une douzaine d’annéesd’exercice, il avait à peu près abandonné sa clientèle pour sejeter dans l’étude pure. Puis, lorsque ses grands travaux surl’hérédité l’avaient ramené un instant à l’espoir d’intervenir, deguérir par ses piqûres hypodermiques, il s’était de nouveaupassionné, jusqu’au jour où sa foi en la vie, qui le poussait à enaider l’action, en réparant les forces vitales, s’était élargieencore, lui avait donné la certitude supérieure que la vie sesuffisait, était l’unique faiseuse de santé et de force. Et il necontinuait ses visites, avec son tranquille sourire, qu’auprès desmalades qui le réclamaient à grands cris et qui se trouvaientmiraculeusement soulagés, même lorsqu’il les piquait avec de l’eauclaire.

Clotilde, parfois, maintenant, se permettait d’en plaisanter.Elle restait, au fond, la fervente du mystère ; et elle disaitgaiement que, s’il faisait ainsi des miracles, c’était qu’il enavait en lui le pouvoir, un vrai bon Dieu ! Mais, alors, ils’égayait à lui retourner la vertu efficace de leurs visitescommunes, racontant qu’il ne guérissait plus personne quand elleétait absente, que c’était elle qui apportait le souffle del’au-delà, la force inconnue et nécessaire. Ainsi, les gens riches,les bourgeois, où elle ne se permettait pas d’entrer, continuaientà geindre, sans aucun soulagement possible. Et cette dispute tendreles amusait, ils partaient chaque fois comme pour des découvertesnouvelles, ils avaient de bons regards d’intelligence chez lesmalades. Ah ! cette gueuse de souffrance qui les révoltait,qu’ils allaient seule combattre encore, comme ils étaient heureux,lorsqu’ils la croyaient vaincue ! Ils se sentaient récompensésdivinement, quand ils voyaient les sueurs froides se sécher, lesbouches hurlantes s’apaiser, les faces mortes reprendre vie.C’était leur amour, décidément, qu’ils promenaient et qui calmaitce petit coin d’humanité souffrante.

– Mourir n’est rien, c’est dans l’ordre, disait souventPascal. Mais souffrir, pourquoi ? c’est abominable etstupide !

Une après-midi, le docteur alla, avec la jeune fille, voir unmalade au petit village de Sainte-Marthe ; et, comme ilsprenaient le chemin de fer, pour ménager Bonhomme, ils firent à lagare une rencontre. Le train qu’ils attendaient venait desTulettes. Sainte-Marthe était la première station, dans le sensopposé, vers Marseille. Et, le train arrivé, ils se précipitaient,ils ouvraient une portière, lorsqu’ils virent descendre la vieilleMme Rougon du compartiment, qu’ils croyaient vide. Elle neleur parlait plus, elle descendit d’un saut léger, malgré son âge,puis s’en alla, l’air raide et très digne.

– C’est le premier juillet, dit Clotilde quand le train futen marche. Grand-mère revient des Tulettes faire sa visite dechaque mois à Tante Dide… As-tu vu le regard qu’elle m’ajeté ?

Pascal, au fond, était heureux de cette fâcherie avec sa mère,qui le délivrait de la continuelle inquiétude de sa présence.

– Bah ! dit-il simplement, quand on ne s’entend pas,il vaut mieux ne pas se fréquenter.

Mais la jeune fille restait chagrine et songeuse. Puis, àdemi-voix :

– Je l’ai trouvée changée, le visage pâli… Et, as-turemarqué ? elle, si correcte d’habitude, n’avait qu’une maingantée, la main droite, d’un gant vert… Je ne sais pourquoi, ellem’a retourné le cœur.

Lui, alors, troublé aussi, eut un geste vague. Sa mère finiraitcertainement par vieillir, comme tout le monde. Elle s’agitaittrop, elle se passionnait trop encore. Il raconta qu’elle projetaitde léguer sa fortune à la ville de Plassans, pour qu’on bâtit unemaison de retraite qui porterait le nom des Rougon. Tous deuxs’étaient remis à sourire, lorsqu’il s’écria :

– Tiens ! mais c’est demain que nous allons, nousaussi, aux Tulettes, pour nos malades. Et tu sais que j’ai promisde conduire Charles à l’oncle Macquart.

Félicité, en effet, revenait, ce jour-là, des Tulettes, où ellese rendait régulièrement, le premier de chaque mois, pour prendredes nouvelles de Tante Dide. Depuis des années, elle s’intéressaitpassionnément à la santé de la folle, stupéfaite de la voir durertoujours, furieuse de ce qu’elle s’entêtait à vivre, hors de lamesure commune, dans un véritable prodige de longévité. Quelsoulagement, le beau matin où elle enterrerait ce témoin gênant dupassé, ce spectre de l’attente et de l’expiation, qui évoquait,vivantes les abominations de la famille ! Et, lorsque tantd’autres étaient partis, elle, démente, ne gardant qu’une étincellede vie au fond des yeux, semblait oubliée. Ce jour-là, elle l’avaitencore trouvée sur son fauteuil, desséchée et droite, immuable.Comme le disait la gardienne, il n’y avait plus de raison pourqu’elle mourût jamais. Elle avait cent cinq ans.

Quand elle sortit de l’Asile, Félicité était outrée. Elle pensaà l’oncle Macquart. Encore un qui la gênait, qui s’éternisait avecune obstination exaspérante ! Bien qu’il n’eût quequatre-vingt-quatre ans, trois ans de plus qu’elle, il lui semblaitd’une vieillesse ridicule, dépassant les bornes permises. Et unhomme qui vivait dans les excès, qui était ivre mort chaque soir,depuis soixante ans ! Les sages, les sobres, s’enallaient ; lui, fleurissait, s’épanouissait, éclatant de santéet de joie. Jadis, lorsqu’il était venu s’établir aux Tulettes,elle lui avait fait des cadeaux de vin, de liqueurs, d’eau-de-vie,dans l’espoir inavoué de débarrasser la famille d’un gaillardvraiment malpropre, dont on n’avait à attendre que du désagrémentet de la honte. Mais elle s’était vite aperçue que tout cet alcoolparaissait au contraire l’entretenir en belle allégresse, la mineensoleillée, l’œil goguenard ; et elle avait supprimé lescadeaux, puisque le poison espéré l’engraissait. Elle en gardaitune terrible rancune, elle l’aurait tué, si elle l’avait osé,chaque fois qu’elle le revoyait, plus d’aplomb sur ses jambesd’ivrogne, lui ricanant à la face, sachant bien qu’elle guettait samort, et triomphant de ce qu’il ne lui donnait pas le plaisird’enterrer avec lui le linge sale ancien, le sang et la boue desdeux conquêtes de Plassans.

– Voyez-vous, Félicité, disait-il souvent, de son aird’atroce moquerie, je suis ici pour garder la vieille mère, et lejour où nous nous déciderons à mourir tous les deux, ce sera pargentillesse pour vous, oui ! simplement pour vous éviter lapeine d’accourir nous voir, comme ça, d’un si bon cœur, chaquemois.

D’ordinaire, elle ne se donnait même plus la déception dedescendre chez l’oncle, elle était renseignée sur lui, à l’Asile.Mais, cette fois, comme elle venait d’y apprendre qu’il traversaitune crise d’ivrognerie extraordinaire, ne dessoûlant pas depuisquinze jours, sans doute ivre à un tel point qu’il ne sortait plus,elle fut prise de la curiosité de voir par elle-même l’état où ilpouvait bien s’être mis. Et, en retournant à la gare, elle fit undétour, pour passer par la bastide de l’oncle.

La journée était superbe, une chaude et rayonnante journéed’été. À droite et à gauche de l’étroit chemin qu’elle avait dûprendre, elle regardait les champs qu’il s’était fait donnerautrefois, toute cette grasse terre, prix de sa discrétion et de sabonne tenue. Au grand soleil, la maison, avec ses tuiles roses, sesmurs violemment badigeonnés de jaune, lui apparut toute riante degaieté. Sous les antiques mûriers de la terrasse, elle goûta lafraîcheur délicieuse, elle jouit de l’adorable vue. Quelle digne etsage retraite, quel coin de bonheur pour un vieil homme, quiachèverait, dans cette paix, une longue vie de bonté et dedevoir !

Mais elle ne le voyait pas, elle ne l’entendait pas. Le silenceétait profond. Seules, des abeilles bourdonnaient, autour degrandes mauves. Et il n’y avait, sur la terrasse, qu’un petit chienjaune, un loubet, comme on les nomme en Provence, étendu de toutson long sur la terre nue, à l’ombre. Il connaissait la visiteuse,il avait levé la tête en grognant, sur le point d’aboyer ;puis, il s’était recouché, et il ne bougeait plus.

Alors, dans cette solitude, dans cette joie du soleil, elle futsaisie d’un singulier petit frisson, elle appela :

– Macquart !… Macquart !…

La porte de la bastide, sous les mûriers, était grande ouverte.Mais elle n’osait entrer, cette maison vide, béante ainsi,l’inquiétait. Et elle appela de nouveau :

– Macquart !… Macquart !…

Pas un bruit, pas un souffle. Le silence lourd retombait, lesabeilles seules bourdonnaient plus haut, autour des grandesmauves.

Une honte de sa peur finit par prendre Félicité, qui entrabravement. À gauche, dans le vestibule, la porte de la cuisine, oùl’oncle se tenait d’habitude, était fermée. Elle la poussa, elle nedistingua rien d’abord, car il avait dû clore les volets, pour seprotéger contre la chaleur. Sa première impression fut seulement dese sentir serrée à la gorge par la violente odeur d’alcool quiemplissait la pièce : il semblait que chaque meuble suât cetteodeur, la maison entière en était imprégnée. Puis, comme ses yeuxs’accoutumaient à la demi-obscurité, elle finit par apercevoirl’oncle. Il se trouvait assis près de la table, sur laquelleétaient un verre et une bouteille de trois-six complètement vide.Tassé au fond de sa chaise, il dormait profondément, ivre mort.Cette vue la rendit à sa colère et à son mépris.

– Voyons, Macquart, est-ce déraisonnable et ignoble de semettre dans un état pareil !… Réveillez-vous donc, c’esthonteux !

Son sommeil était si profond, qu’on n’entendait même pas sonsouffle. Vainement, elle haussa la voix, tapa violemment desmains.

– Macquart ! Macquart ! Macquart !…Ah ! ouiche !… Vous êtes dégoûtant, mon cher !

Et elle l’abandonna, elle ne se gêna plus, marcha librement,bouscula les objets. Au sortir de l’Asile, par la routepoussiéreuse, une soif ardente l’avait prise. Ses gants lagênaient, elle les retira, les mit sur un coin de la table. Puis,elle eut la chance de trouver la cruche, elle lava un verre qu’elleemplit ensuite jusqu’au bord, et qu’elle s’apprêtait à vider,lorsqu’un extraordinaire spectacle la remua à un tel point, qu’ellele posa près de ses gants, sans boire.

Elle voyait de plus en plus clair dans la pièce, que de mincesfilets de soleil éclairaient, à travers les fentes des vieux voletsdisjoints. Nettement, elle apercevait l’oncle, toujours proprementvêtu de drap bleu, coiffé de l’éternelle casquette de fourrurequ’il portait d’un bout de l’année à l’autre. Il avait engraissédepuis cinq ou six ans, il faisait un véritable tas, débordant deplis de graisse. Et elle venait de remarquer qu’il avait dûs’endormir en fumant, car sa pipe, une courte pipe noire, étaittombée sur ses genoux. Puis, elle resta immobile de stupeur :le tabac enflammé s’était répandu, le drap du pantalon avait prisfeu ; et, par le trou de l’étoffe, large déjà comme une piècede cent sous, on voyait la cuisse nue, une cuisse rouge, d’oùsortait une petite flamme bleue.

D’abord, Félicité crut que c’était du linge, le caleçon, lachemise, qui brûlait. Mais le doute n’était pas permis, elle voyaitbien la chair à nu, et la petite flamme bleue s’en échappait,légère, dansante, telle qu’une flamme errante, à la surface d’unvase d’alcool enflammé. Elle n’était encore guère plus haute qu’uneflamme de veilleuse, d’une douceur muette, si instable, que lemoindre frisson de l’air la déplaçait. Mais elle grandissait,s’élargissait rapidement, et la peau se fendait, et la graissecommençait à se fondre.

Un cri involontaire jaillit de la gorge de Félicité.

– Macquart !… Macquart !

Il ne bougeait toujours pas. Son insensibilité devait êtrecomplète, l’ivresse l’avait jeté dans une sorte de coma, dans uneparalysie absolue de la sensation ; car il vivait, on voyaitun souffle lent et égal soulever sa poitrine.

– Macquart !… Macquart !

Maintenant, la graisse suintait par les gerçures de la peau,activant la flamme qui gagnait le ventre. Et Félicité comprit quel’oncle s’allumait là, comme une éponge, imbibée d’eau-de-vie.Lui-même en était saturé depuis des ans, de la plus forte, de laplus inflammable. Il flamberait sans doute tout à l’heure, despieds à la tête.

Alors, elle cessa de vouloir le réveiller, puisqu’il dormait sibien. Pendant une grande minute, elle osa encore le contempler,effarée, peu à peu résolue. Ses mains, pourtant, s’étaient mises àtrembler, d’un petit grelottement qu’elle ne pouvait contenir. Elleétouffait, elle reprit à deux mains le verre d’eau, que, d’untrait, elle vida. Et elle partait sur la pointe des pieds,lorsqu’elle se rappela ses gants. Elle revint, crut les ramasser,tous les deux sur la table, d’un geste inquiet, à tâtons. Enfin,elle sortit, elle referma la porte soigneusement, avec douceur,comme si elle avait craint de déranger quelqu’un.

Quand elle se retrouva sur la terrasse, au gai soleil, dansl’air pur, en face de l’immense horizon baigné de ciel, elle eut unsoupir de soulagement. La campagne était déserte, personne nel’avait certainement vue ni entrer ni sortir. Il n’y avait toujourslà que le loubet jaune, étalé, qui ne daigna même pas lever latête. Et elle s’en alla, de son petit pas pressé, avec le légerbalancement de sa taille de jeune fille. Cent pas plus loin, bienqu’elle s’en défendît, une irrésistible force la fit se retourneret regarder une dernière fois la maison, si calme et si gaie, àmi-côte, sous cette fin d’un beau jour. Dans le train seulement,lorsqu’elle voulut se ganter, elle s’aperçut qu’un de ses gantsmanquait. Mais elle avait la certitude qu’il était tombé sur lequai du chemin de fer, comme elle montait en wagon. Elle se croyaittrès calme, et elle resta pourtant une main gantée et une main nue,ce qui ne pouvait être, chez elle, que l’effet d’une forteperturbation.

Le lendemain, Pascal et Clotilde prirent le train de troisheures, pour se rendre aux Tulettes. La mère de Charles, labourrelière, leur avait amené le petit, puisqu’ils voulaient biense charger de le conduire à l’oncle, chez lequel il devait restertoute la semaine. De nouvelles disputes avaient troublé leménage : le mari refusait, décidément, de tolérer davantagechez lui cet enfant d’un autre, ce fils de prince, fainéant etimbécile. Comme c’était la grand-mère Rougon qui l’habillait, ilétait en effet, ce jour-là, tout vêtu encore de velours noir,soutaché d’une ganse d’or, tel qu’un jeune seigneur, un paged’autrefois, allant à la cour. Et, pendant le quart d’heure quedura le voyage, dans le compartiment où ils étaient seuls, Clotildes’amusa à lui enlever sa toque, pour lustrer ses admirables cheveuxblonds, sa royale chevelure dont les boucles lui tombaient sur lesépaules. Mais elle portait une bague, et lui ayant passé la mainsur la nuque, elle resta saisie de voir que sa caresse laissait unetrace sanglante. On ne pouvait le toucher, sans que la rosée rougeperlât à sa peau : c’était un relâchement des tissus, siaggravé par la dégénérescence, que le moindre froissementdéterminait une hémorragie. Tout de suite, le docteur s’inquiéta,lui demanda s’il saignait toujours aussi souvent du nez. Et Charlessut à peine répondre, dit non d’abord, puis se rappela, dit qu’ilavait beaucoup saigné, l’autre jour. Il semblait en effet plusfaible, il retournait à l’enfance, à mesure qu’il avançait en âge,d’une intelligence qui ne s’était jamais éveillée et quis’obscurcissait. Ce grand garçon de quinze ans ne paraissait pas enavoir dix, si beau, si petite fille, avec son teint de fleur née àl’ombre. Très attendrie, le cœur chagrin, Clotilde, qui l’avaitgardé sur ses genoux, le remit sur la banquette, lorsqu’elles’aperçut qu’il essayait de glisser la main par l’échancrure de soncorsage, dans une poussée précoce et instinctive de petit animalvicieux.

Aux Tulettes, Pascal décida qu’ils conduiraient d’abord l’enfantchez l’oncle. Et ils gravirent la pente assez rude du chemin. Deloin, la petite maison riait comme la veille au grand soleil, avecses tuiles roses, ses murs jaunes, ses mûriers verts, allongeantleurs branches tordues, couvrant la terrasse d’un épais toit defeuilles. Une paix délicieuse baignait ce coin de solitude, cetteretraite de sage, où l’on n’entendait que le bourdonnement desabeilles, autour des grandes mauves.

– Ah ! ce gredin d’oncle, murmura Pascal en souriant,je l’envie !

Mais il était surpris de ne pas l’apercevoir déjà, debout aubord de la terrasse. Et, comme Charles s’était mis à galoper,entraînant Clotilde, pour aller voir les lapins, le docteurcontinua de monter seul, s’étonna, en haut, de ne trouver personne.Les volets étaient clos, la porte du vestibule bâillait, grandeouverte. Il n’y avait là que le loubet jaune, sur le seuil, lesquatre pattes raidies, le poil hérissé, hurlant d’un gémissementdoux et continu. Quand il vit arriver ce visiteur, qu’il reconnutsans doute, il se tut un instant, alla se poser plus loin, puisrecommença doucement à gémir.

Pascal, envahi d’une crainte, ne put retenir l’appel inquiet quilui montait aux lèvres.

– Macquart !… Macquart !…

Personne ne répondit, la maison gardait un silence de mort, avecsa seule porte grande ouverte, qui creusait un trou noir. Le chienhurlait toujours.

Et il s’impatienta, il cria plus haut :

– Macquart !… Macquart !

Rien ne bougea, les abeilles bourdonnaient, la sérénité immensedu ciel enveloppait ce coin de solitude. Et il se décida. Peut-êtrel’oncle dormait-il. Mais, dès qu’il eut poussé, à gauche, la portede la cuisine, une odeur affreuse s’en échappa, une insupportableodeur d’os et de chair tombés sur un brasier. Dans la pièce, il putà peine respirer, étouffé, aveuglé par une sorte d’épaisse vapeur,une nuée stagnante et nauséabonde. Les minces filets de lumière quifiltraient à travers les fentes ne lui permettaient pas de bienvoir. Pourtant, il s’était précipité vers la cheminée, ilabandonnait sa première pensée d’un incendie, car il n’y avait paseu de feu, tous les meubles autour de lui avaient l’air intacts.Et, ne comprenant pas, se sentant défaillir dans cet airempoisonné, il courut ouvrir les volets, violemment. Un flot delumière entra.

Alors, ce que le docteur put enfin constater l’emplitd’étonnement. Chaque objet se trouvait à sa place ; le verreet la bouteille de trois-six vide étaient sur la table ;seule, la chaise où l’oncle avait dû s’asseoir portait des tracesd’incendie, les pieds de devant noircis, la paille à demi brûlée.Qu’était devenu l’oncle ? Où donc pouvait-il être passé ?Et, devant la chaise, il n’y avait, sur le carreau, taché d’unemare de graisse, qu’un petit tas de cendre, à côté duquel gisait lapipe, une pipe noire, qui ne s’était pas même cassée en tombant.Tout l’oncle était là, dans cette poignée de cendre fine, et ilétait aussi dans la nuée rousse qui s’en allait par la fenêtreouverte, dans la couche de suie qui avait tapissé la cuisineentière, un horrible suint de chair envolée, enveloppant tout, graset infect sous le doigt.

C’était le plus beau cas de combustion spontanée qu’un médecineût jamais observé. Le docteur en avait bien lu de surprenants,dans certains mémoires, entre autres celui de la femme d’uncordonnier, une ivrognesse qui s’était endormie sur sa chaufferetteet dont on n’avait retrouvé qu’un pied et une main. Lui-même,jusque-là, s’était méfié, n’avait pu admettre, comme les anciens,qu’un corps, imprégné d’alcool, dégageât un gaz inconnu, capable des’enflammer spontanément et de dévorer la chair et les os. Mais ilne niait plus, il expliquait tout d’ailleurs, en rétablissant lesfaits : le coma de l’ivresse, l’insensibilité absolue, la pipetombée sur les vêtements qui prenaient feu, la chair saturée deboisson qui brûlait et se crevassait, la graisse qui se fondait,dont une partie coulait par terre, dont l’autre activait lacombustion, et tout enfin, les muscles, les organes, les os qui seconsumaient, dans la flambée du corps entier. Tout l’oncle tenaitlà, avec ses vêtements de drap bleu, avec la casquette de fourrurequ’il portait d’un bout de l’année à l’autre. Sans doute, dès qu’ils’était mis à brûler ainsi qu’un feu de joie, il avait dû culbuteren avant, ce qui expliquait comment la chaise se trouvait noircie àpeine ; et rien ne restait de lui, pas un os, pas une dent,pas un ongle, rien que ce petit tas de poussière grise, que lecourant d’air de la porte menaçait de balayer.

Clotilde, cependant, entra ; tandis que Charles restaitdehors, intéressé par le hurlement continu du chien.

– Ah ! mon Dieu, quelle odeur ! dit-elle. Qu’ya-t-il ?

Et, lorsque Pascal lui eut expliqué l’extraordinairecatastrophe, elle frémit. Déjà, elle avait pris la bouteille pourl’examiner ; mais elle la reposa avec horreur, en la sentanthumide et poissée de la chair de l’oncle. On ne pouvait rientoucher, les moindres choses étaient comme enduites de ce suintjaunâtre, qui collait aux mains.

Un frisson de dégoût épouvanté la souleva, elle pleura, enbégayant :

– La triste mort ! l’affreuse mort !

Pascal s’était remis de son premier saisissement, et il souriaitpresque.

– Affreuse, pourquoi ?… Il avait quatre-vingt-quatreans, et il n’a pas souffert… Moi, je la trouve superbe, cette mort,pour ce vieux bandit d’oncle, qui a mené, mon Dieu ! on peutbien le dire à cette heure, une existence peu catholique… Tu terappelles son dossier, il avait sur la conscience des chosesvraiment terribles et malpropres, ce qui ne l’a pas empêché de seranger plus tard, de vieillir au milieu de toutes les joies, enbrave homme goguenard, récompensé des grandes vertus qu’il n’avaitpas eues… Et le voilà qui meurt royalement, comme le prince desivrognes, flambant de lui-même, se consumant dans le bûcher embraséde son propre corps !

Émerveillé, le docteur élargissait la scène de son gestevague.

– Vois-tu cela ?… Être ivre au point de ne pas sentirqu’on brûle, s’allumer soi-même comme un feu de la Saint-Jean, seperdre en fumée, jusqu’au dernier os !… Hein ? vois-tul’oncle parti pour l’espace, d’abord répandu aux quatre coins decette pièce, dissous dans l’air et flottant, baignant tous lesobjets qui lui ont appartenu, puis s’échappant en une poussière denuée par cette fenêtre, lorsque je l’ai ouverte, s’envolant enplein ciel, emplissant l’horizon… Mais c’est une mortadmirable ! disparaître, ne rien laisser de soi, un petit tasde cendre et une pipe, à côté !

Et il ramassa la pipe, pour garder, ajouta-t-il, une relique del’oncle ; tandis que Clotilde, qui avait cru sentir une pointed’amère moquerie sous son accès d’admiration lyrique, disaitencore, d’un frisson, son effroi et sa nausée.

Mais, sous la table, elle venait d’apercevoir quelque chose, undébris peut-être !

– Vois donc là, ce lambeau !

Il se baissa, il eut la surprise de ramasser un gant de femme,un gant vert.

– Eh ! cria-t-elle, c’est le gant de grand-mère, tu tesouviens, le gant qui lui manquait hier soir.

Tous les deux s’étaient regardés, la même explication leurmontait aux lèvres : Félicité, la veille, était certainementvenue ; et une brusque conviction se faisait dans l’esprit dudocteur, la certitude que sa mère avait vu l’oncle s’allumer, etqu’elle ne l’avait pas éteint. Cela résultait pour lui de plusieursindices, l’état de refroidissement complet où il trouvait la pièce,le calcul qu’il faisait des heures nécessaires à la combustion. Ilvit bien que la même pensée naissait au fond des yeux terrifiés desa compagne. Mais, comme il semblait impossible de jamais savoir lavérité, il imagina tout haut l’histoire la plus simple.

– Sans doute, ta grand-mère sera entrée dire bonjour àl’oncle, en revenant de l’Asile, avant qu’il se mette à boire.

– Allons-nous-en ! allons-nous-en ! criaClotilde. J’étouffe, je ne puis plus rester ici !

D’ailleurs, Pascal voulait aller déclarer le décès. Il sortitderrière elle, ferma la maison, mit la clef dans sa poche. Et,dehors, ils entendirent de nouveau le loubet, le petit chien jaune,qui n’avait pas cessé de hurler. Il s’était réfugié dans les jambesde Charles, et l’enfant, amusé, le poussait du pied, l’écoutaitgémir, sans comprendre.

Le docteur se rendit directement chez M. Maurin, le notairedes Tulettes, qui se trouvait être en même temps maire de lacommune. Veuf depuis une dizaine d’années, vivant en compagnie desa fille, également veuve et sans enfant, il entretenait de bonsrapports de voisinage avec le vieux Macquart, il avait parfoisgardé chez lui le petit Charles des journées entières, sa filles’étant intéressée à cet enfant si beau et si à plaindre.M. Maurin s’effara, voulut remonter avec le docteur constaterl’accident, promit de dresser un acte de décès en règle. Quant àune cérémonie religieuse, à des obsèques, elles paraissaient biendifficiles. Lorsqu’on était rentré dans la cuisine, le vent de laporte avait fait envoler les cendres ; et, lorsqu’on s’étaitefforcé de les recueillir pieusement, on n’avait guère réussi qu’àramasser les raclures du carreau, toute une saleté ancienne, où ilne devait rester que bien peu de l’oncle. Alors enterrerquoi ? Il valait mieux y renoncer. On y renonça. D’ailleurs,l’oncle ne pratiquait guère, et la famille se contenta de fairedire plus tard des messes, pour le repos de son âme.

Le notaire, cependant, s’était écrié tout de suite qu’ilexistait un testament, déposé chez lui. Il convoqua sans tarder ledocteur, pour le surlendemain, dans le but de lui en faire lacommunication officielle ; car il crut pouvoir lui dire quel’oncle l’avait choisi comme exécuteur testamentaire. Et il finitpar lui offrir, en brave homme, de garder Charles jusque-là,comprenant combien le petit, si bousculé chez sa mère, devenaitgênant, au milieu de toutes ces histoires. Charles parut enchanté,et il resta aux Tulettes.

Ce ne fut que très tard, par le train de sept heures, queClotilde et Pascal purent rentrer à Plassans, après que ce derniereut visité enfin les deux malades qu’il avait à voir. Mais, lesurlendemain, comme ils revenaient ensemble au rendez-vous deM. Maurin, ils eurent la surprise désagréable de trouver lavieille Mme Rougon installée chez lui. Elle avaitnaturellement appris la mort de Macquart, elle était accourue,frétillante, débordante d’une douleur expansive. La lecture dutestament fut, du reste, très simple, sans incident : Macquartavait disposé de tout ce qu’il pouvait distraire de sa petitefortune, pour se faire élever un tombeau superbe, en marbre, avecdeux anges monumentaux, les ailes repliées, et qui pleurait.C’était une idée à lui, le souvenir d’un tombeau pareil, qu’ilavait vu à l’étranger, en Allemagne peut-être, quand il étaitsoldat. Et il chargeait son neveu Pascal de veiller à l’exécutiondu monument, parce que lui seul, ajoutait-il, avait du goût, dansla famille.

Pendant cette lecture, Clotilde était demeurée dans le jardin dunotaire, assise sur un banc, à l’ombre d’un antique marronnier.Lorsque Pascal et Félicité reparurent, il y eut un moment de grandegêne, car ils ne s’étaient pas reparlé depuis des mois. D’ailleurs,la vieille dame affectait une aisance parfaite, sans allusionaucune à la situation nouvelle, donnant à entendre qu’on pouvaitbien se rencontrer et paraître unis devant le monde, sanss’expliquer ni se réconcilier pour cela. Mais elle eut le tort detrop insister sur le gros chagrin que lui avait causé la mort deMacquart. Pascal, qui se doutait de son sursaut de joie, de soninfinie jouissance, à la pensée que cette plaie de la famille,cette abomination de l’oncle allait se cicatriser enfin, céda à uneimpatience, à une révolte qui le soulevait. Ses yeux s’étaientinvolontairement fixés sur les gants de sa mère, qui étaientnoirs.

Justement, elle se désolait, d’une voix adoucie.

– Aussi, était-ce prudent, à son âge, de s’obstiner à vivretout seul, comme un loup ! S’il avait eu seulement chez luiune servante !

Et le docteur alors parla, sans en avoir la nette conscience,dans un tel besoin irrésistible, qu’il fut tout effaré des’entendre dire :

– Mais vous, ma mère, puisque vous y étiez, pourquoi nel’avez-vous pas éteint ?

La vieille Mme Rougon blêmit affreusement. Comment son filspouvait-il savoir ? Elle le regarda un instant, béante ;tandis que Clotilde pâlissait comme elle, dans la certitude ducrime, éclatante maintenant. C’était un aveu, ce silence terrifiéqui était tombé entre la mère, le fils, la petite-fille, cefrissonnant silence où les familles enterrent leurs tragédiesdomestiques. Les deux femmes ne trouvaient rien. Le docteur,désespéré d’avoir parlé, lui qui évitait avec tant de soin lesexplications fâcheuses et inutiles, cherchait éperdument àrattraper sa phrase, lorsqu’une nouvelle catastrophe les tira decette gêne terrible.

Félicité s’était décidée à reprendre Charles, ne voulant pasabuser de la bonne hospitalité de M. Maurin ; et, commecelui-ci, après le déjeuner, avait fait conduire le petit àl’Asile, pour qu’il passât une heure près de Tante Dide, il venaitd’y envoyer sa servante, avec l’ordre de le ramener tout de suite.Ce fut donc à ce moment que cette servante, qu’ils attendaient dansle jardin, reparut, en sueur, essoufflée, bouleversée, criant deloin :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! venez vite…M. Charles est dans le sang…

Ils s’épouvantèrent, ils partirent tous les trois pourl’Asile.

Ce jour-là, Tante Dide était dans un de ses bons jours, biencalme, bien douce, droite au fond du fauteuil où elle passait lesheures, les longues heures, depuis vingt-deux ans, à regarderfixement le vide. Elle semblait avoir encore maigri, tout muscleavait disparu, ses bras, ses jambes n’étaient plus que des osrecouverts du parchemin de la peau ; et il fallait que sagardienne, la robuste fille blonde, la portât, la fit manger,disposât d’elle comme d’une chose, qu’on déplace et qu’on reprend.L’ancêtre, l’oubliée, grande, noueuse, effrayante, restaitimmobile, avec ses yeux qui vivaient seuls, ses clairs yeux d’eaude source, dans son mince visage desséché. Mais, le matin, unbrusque flot de larmes avait ruisselé sur ses joues, puis elles’était mise à bégayer des paroles sans suite ; ce quisemblait prouver qu’au milieu de son épuisement sénile et del’engourdissement irréparable de la démence, la lente induration ducerveau ne devait pas être complète encore : des souvenirsrestaient emmagasinés, des lueurs d’intelligence étaient possibles.Et elle avait repris sa face muette, indifférente aux êtres et auxchoses, riant parfois d’un malheur, d’une chute, le plus souvent nevoyant, n’entendant rien, dans sa contemplation sans fin duvide.

Lorsque Charles lui fut amené, la gardienne l’installa tout desuite, devant la petite table, en face de sa trisaïeule. Ellegardait pour lui un paquet d’images, des soldats, des capitaines,des rois, vêtus de pourpre et d’or, et elle les lui donna, avec sapaire de ciseaux.

– Là, amusez-vous tranquillement, soyez bien sage. Vousvoyez qu’aujourd’hui grand-mère est très gentille. Il faut êtregentil aussi.

L’enfant avait levé le regard sur la folle, et tous deux secontemplèrent. À ce moment, leur extraordinaire ressemblanceéclata. Leurs yeux surtout, leurs yeux vides et limpides,semblaient se perdre les uns dans les autres, identiques. Puis,c’était la physionomie, les traits usés de la centenaire qui,par-dessus trois générations, sautaient à cette délicate figured’enfant, comme effacée déjà elle aussi, très vieille et finie parl’usure de la race. Ils ne s’étaient pas souri, ils se regardaientprofondément, d’un air d’imbécillité grave.

– Ah bien ! continua la gardienne, qui avait prisl’habitude de se parler tout haut, pour s’égayer avec sa folle, ilsne peuvent pas se renier. Qui a fait l’un a fait l’autre. C’esttout craché… Voyons, riez un peu, amusez-vous, puisque ça vousplaît d’être ensemble.

Mais la moindre attention prolongée fatiguait Charles, et ilbaissa le premier la tête, il parut s’intéresser à sesimages ; pendant que Tante Dide, qui avait une puissanceétonnante de fixité, continuait à le regarder indéfiniment, sans unbattement de paupières.

Un instant, la gardienne s’occupa, dans la petite chambre,pleine de soleil, tout égayée par son papier clair, à fleursbleues. Elle refit le lit qui prenait l’air, elle rangea du lingesur les planches de l’armoire. D’habitude, elle profitait de laprésence du petit, pour se donner un peu de bon temps. Jamais ellene devait quitter sa pensionnaire ; et, quand il était là,elle avait fini par oser la lui confier.

– Écoutez bien, reprit-elle, il faut que je sorte, et sielle remuait, si elle avait besoin de moi, vous sonneriez, vousm’appelleriez tout de suite, n’est-ce pas ?… Vous comprenez,vous êtes assez grand garçon pour savoir appeler quelqu’un.

Il avait relevé la tête, il fit signe qu’il avait compris etqu’il appellerait. Et, quand il se trouva seul avec Tante Dide, ilse remit à ses images, sagement. Cela dura un quart d’heure, dansle profond silence de l’Asile, où l’on n’entendait que des bruitsperdus de prison, un pas furtif, un trousseau de clefs qui tintait,puis, parfois, de grands cris, aussitôt éteints. Mais, par cettebrûlante journée, l’enfant devait être las ; et le sommeil leprenait, bientôt sa tête, d’une blancheur de lis, sembla se penchersous le casque trop lourd de sa royale chevelure : il lalaissa tomber doucement parmi les images, il s’endormit, une jouecontre les rois d’or et de pourpre. Les cils de ses paupièrescloses jetaient une ombre, la vie battait faiblement dans lespetites veines bleues de sa peau délicate. Il était d’une beautéd’ange, avec l’indéfinissable corruption de toute une race, épanduesur la douceur de son visage. Et Tante Dide le regardait de sonregard vide, où il n’y avait ni plaisir ni peine, le regard del’éternité ouvert sur les choses.

Pourtant, au bout de quelques minutes, un intérêt paruts’éveiller dans ses yeux clairs. Un événement venait de seproduire, une goutte rouge s’allongeait, au bord de la narinegauche de l’enfant. Cette goutte tomba, puis une autre se forma etla suivit. C’était le sang, la rosée de sang qui perlait, sansfroissement, sans contusion cette fois, qui sortait toute seule,s’en allait, dans l’usure lâche de la dégénérescence. Les gouttesdevinrent un filet mince qui coula sur l’or des images. Une petitemare les noya, se fit un chemin vers un angle de la table ;puis, les gouttes recommencèrent, s’écrasèrent une à une, lourdes,épaisses, sur le carreau de la chambre. Et il dormait toujours, deson air divinement calme de chérubin, sans avoir même conscience desa vie qui s’échappait ; et la folle continuait à le regarder,l’air de plus en plus intéressé, mais sans effroi, amusée plutôt,l’œil occupé par cela comme par le vol des grosses mouches, qu’ellesuivait souvent pendant des heures.

Des minutes encore se passèrent, le petit filet rouge s’étaitélargi, les gouttes se suivaient plus rapides, avec le légerclapotement monotone et entêté de leur chute. Et Charles, à unmoment, s’agita, ouvrit les yeux, s’aperçut qu’il était plein desang. Mais il ne s’épouvanta pas, il était accoutumé à cette sourcesanglante qui sortait de lui, au moindre heurt. Il eut une plainted’ennui. L’instinct pourtant dut l’avertir, il s’effara ensuite, selamenta plus haut, balbutia un appel confus.

– Maman ! maman !

Sa faiblesse, déjà, devait être trop grande, car unengourdissement invincible le reprit, il laissa retomber sa tête.Ses yeux se refermèrent, il parut se rendormir, comme s’il eûtcontinué en rêve sa plainte, le doux gémissement, de plus en plusgrêle et perdu.

– Maman ! maman !

Les images étaient inondées, le velours noir de la veste et dela culotte, soutachées d’or, se souillait de longues rayures ;et le petit filet rouge, entêté, s’était remis à couler de lanarine gauche, sans arrêt, traversant la mare vermeille de latable, s’écrasant à terre, où finissait par se former une flaque.Un grand cri de la folle, un appel de terreur aurait suffi. Maiselle ne criait pas, elle n’appelait pas, immobile, avec ses yeuxfixes d’ancêtre qui regardait s’accomplir le destin, commedesséchée là, nouée, les membres et la langue liés par ses centans, le cerveau ossifié par la démence, dans l’incapacité devouloir et d’agir. Et, cependant, la vue du petit ruisseau rougecommençait à la remuer d’une émotion. Un tressaillement avait passésur sa face morte, une chaleur montait à ses joues. Enfin, unedernière plainte la ranima toute.

– Maman ! maman !

Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et affreux combat.Elle porta ses mains de squelette à ses tempes, comme si elle avaitsenti son crâne éclater. Sa bouche s’était ouverte toute grande, etil n’en sortit aucun son : l’effrayant tumulte qui montait enelle lui paralysait la langue. Elle s’efforça de se lever, decourir ; mais elle n’avait plus de muscles, elle resta clouée.Tout son pauvre corps tremblait, dans l’effort surhumain qu’ellefaisait ainsi pour crier à l’aide, sans pouvoir rompre sa prison desénilité et de démence. La face bouleversée, la mémoire éveillée,elle dut tout voir.

Et ce fut une agonie lente et très douce, dont le spectacle duraencore de longues minutes. Charles, comme rendormi, silencieux àprésent, achevait de perdre le sang de ses veines, qui se vidaientsans fin, à petit bruit. Sa blancheur de lis augmentait, devenaitune pâleur de mort. Les lèvres se décoloraient, passaient à un roseblême ; puis, les lèvres furent blanches. Et, près d’expirer,il ouvrit ses grands yeux, il les fixa sur la trisaïeule, qui put ysuivre la lueur dernière. Toute la face de cire était morte déjà,lorsque les yeux vivaient encore. Ils gardaient une limpidité, uneclarté. Brusquement, ils se vidèrent, ils s’éteignirent. C’était lafin, la mort des yeux ; et Charles était mort sans unesecousse, épuisé comme une source dont toute l’eau s’est écoulée.La vie ne battait plus dans les veines de sa peau délicate, il n’yavait plus que l’ombre des cils, sur sa face blanche. Mais ilrestait divinement beau, la tête couchée dans le sang, au milieu desa royale chevelure blonde épandue, pareil à un de ces petitsdauphins exsangues, qui n’ont pu porter l’exécrable héritage deleur race, et qui s’endorment de vieillesse et d’imbécillité, dèsleurs quinze ans.

L’enfant venait d’exhaler son dernier petit souffle, lorsque ledocteur Pascal entra, suivi de Félicité et de Clotilde. Et, dèsqu’il eut vu la quantité de sang, dont le carreau étaitinondé :

– Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, c’est ce que jecraignais. Le pauvre mignon ! personne n’était là, c’estfini !

Mais tous les trois restèrent terrifiés, devant l’extraordinairespectacle qu’ils eurent alors. Tante Dide, grandie, avait presqueréussi à se soulever ; et ses yeux, fixés sur le petit mort,très blanc et très doux, sur le sang rouge répandu, la mare de sangqui se caillait, s’allumaient d’une pensée, après un long sommeilde vingt-deux ans. Cette lésion terminale de la démence, cette nuitdans le cerveau, sans réparation possible, n’était pas assezcomplète, sans doute, pour qu’un lointain souvenir emmagasiné nepût s’éveiller brusquement, sous le coup terrible qui la frappait.Et, de nouveau, l’oubliée vivait, sortait de son néant, droite etdévastée, comme un spectre de l’épouvante et de la douleur.

Un instant, elle demeura haletante. Puis, dans un frisson, ellene put bégayer qu’un mot :

– Le gendarme ! le gendarme !

Pascal, et Félicité, et Clotilde, avaient compris. Ils seregardèrent involontairement, ils frémirent. C’était toutel’histoire violente de la vieille mère, de leur mère à tous, quis’évoquait, la passion exaspérée de sa jeunesse, la longuesouffrance de son âge mûr. Déjà deux chocs moraux l’avaientterriblement ébranlée : le premier, en pleine vie ardente,lorsqu’un gendarme avait abattu d’un coup de feu, comme un chien,son amant, le contrebandier Macquart ; le second, à bien desannées de distance, lorsqu’un gendarme encore, d’un coup depistolet, avait cassé la tête de son petit-fils Silvère, l’insurgé,la victime des haines et des luttes sanglantes de la famille. Dusang, toujours, l’avait éclaboussée. Et un troisième choc morall’achevait, du sang l’éclaboussait, ce sang appauvri de sa racequ’elle venait de voir couler si longuement, et qui était parterre, tandis que le royal enfant blanc, les veines et le cœurvides, dormait.

À trois reprises, revoyant toute sa vie, sa vie rouge de passionet de torture, que dominait l’image de la loi expiatrice, ellebégaya :

– Le gendarme ! le gendarme ! legendarme !

Et elle s’abattit dans son fauteuil. Ils la crurent morte,foudroyée.

Mais la gardienne, enfin, rentrait, cherchant des excuses,certaine de son renvoi. Quand le docteur Pascal l’eut aidée àremettre Tante Dide sur son lit, il constata qu’elle vivait encore.Elle ne devait mourir que le lendemain, à l’âge de cent cinq anstrois mois et sept jours, d’une congestion cérébrale, déterminéepar le dernier choc qu’elle avait reçu.

Pascal, tout de suite, le dit à sa mère.

– Elle n’ira pas vingt-quatre heures, demain elle seramorte… Ah ! l’oncle, puis elle, et ce pauvre enfant, coup surcoup, que de misère et de deuil !

Il s’interrompit, pour ajouter, à voix plus basse :

– La famille s’éclaircit, les vieux arbres tombent et lesjeunes meurent sur pied.

Félicité dut croire à une nouvelle allusion. Elle étaitsincèrement bouleversée par la mort tragique du petit Charles.Mais, quand même, au-dessus de son frisson, un soulagement immensese faisait en elle. La semaine prochaine, lorsqu’on aurait cessé depleurer, quelle quiétude à se dire que toute cette abomination desTulettes n’était plus, que la gloire de la famille pouvait enfinmonter et rayonner dans la légende !

Alors, elle se souvint qu’elle n’avait point répondu, chez lenotaire, à l’involontaire accusation de son fils ; et ellereparla de Macquart, par bravoure.

– Tu vois bien que les servantes, ça ne sert à rien. Il yen avait une ici, qui n’a rien empêché ; et l’oncle aurait eubeau se faire garder, il serait tout de même en cendre, à cetteheure.

Pascal s’inclina, de son air de déférence habituelle.

– Vous avez raison, ma mère.

Clotilde était tombée à genoux. Ses croyances de catholiquefervente venaient de se réveiller, dans cette chambre de sang, defolie et de mort. Ses yeux ruisselaient de larmes, ses mainss’étaient jointes, et elle priait ardemment, en faveur des êtreschers qui n’étaient plus. Mon Dieu ! que leurs souffrancesfussent bien finies, qu’on leur pardonnât leurs fautes, qu’on neles ressuscitât que pour une autre vie d’éternelle félicité !Et elle intercédait de toute sa ferveur, dans l’épouvante d’unenfer, qui, après la vie misérable, aurait éternisé lasouffrance.

À partir de ce triste jour, Pascal et Clotilde s’en allèrentplus attendris, serrés l’un contre l’autre, visiter leurs malades.Peut-être, chez lui, la pensée de son impuissance devant la maladienécessaire avait-elle grandi encore. L’unique sagesse était delaisser la nature évoluer, éliminer les éléments dangereux, netravailler qu’à son labeur final de santé et de force. Mais lesparents qu’on perd, les parents qui souffrent et qui meurent,laissent au cœur une rancune contre le mal, un irrésistible besoinde le combattre et de le vaincre. Et jamais le docteur n’avaitgoûté une joie si grande, lorsqu’il réussissait, d’une piqûre, àcalmer une crise, à voir le malade hurlant s’apaiser et s’endormir.Elle, au retour, l’adorait, très fière, comme si leur amour étaitle soulagement qu’ils portaient en viatique au pauvre monde.

Chapitre 10

 

Martine, un matin, comme tous les trimestres, se fit donner parle docteur Pascal un reçu de quinze cents francs, pour allertoucher ce qu’elle appelait « leurs rentes », chez lenotaire Grandguillot. Il parut surpris que l’échéance fût si tôtrevenue : jamais il ne s’était désintéressé à ce point desquestions d’argent, se déchargeant sur elle du souci de toutrégler. Et il était avec Clotilde, sous les platanes, dans leurunique joie de vivre, rafraîchis délicieusement par l’éternellechanson de la source, lorsque la servante revint, effarée, en proieà une émotion extraordinaire.

Elle ne put parler tout de suite, tellement le souffle luimanquait.

– Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu…M. Grandguillot est parti !

Pascal ne comprit pas d’abord.

– Eh bien ! ma fille, rien ne presse, vous yretournerez un autre jour.

– Mais non ! mais non ! il est parti,entendez-vous, parti tout à fait… Et, comme dans la rupture d’uneécluse, les mots jaillirent, sa violente émotion se vida.

– J’arrive dans la rue, je vois de loin du monde devant laporte… Le petit froid me prend, je sens qu’il est arrivé unmalheur. Et la porte fermée, pas une persienne ouverte, une maisonde mort… Tout de suite, le monde m’a dit qu’il avait filé, qu’il nelaissait pas un sou, que c’était la ruine pour les familles.

Elle posa le reçu sur la table de pierre.

– Tenez ! le voilà, votre papier ! C’est fini,nous n’avons plus un sou, nous allons mourir de faim !

Les larmes la gagnaient, elle pleura à gros sanglots, dans ladétresse de son cœur d’avare, éperdue de cette perte d’une fortuneet tremblante devant la misère menaçante.

Clotilde était restée saisie, ne parlant pas, les yeux surPascal, qui semblait surtout incrédule, au premier moment. Il tâchade calmer Martine. Voyons ! voyons ! il ne fallait pas sefrapper ainsi. Si elle ne savait l’affaire que par les gens de larue, elle ne rapportait peut-être bien que des commérages,exagérant tout. M. Grandguillot en fuite, M. Grandguillotvoleur, cela éclatait comme une chose monstrueuse, impossible. Unhomme d’une si grande honnêteté ! une maison aimée etrespectée de tout Plassans, depuis plus d’un siècle ! L’argentétait là, disait-on, plus solide qu’à la Banque de France.

– Réfléchissez, Martine, une catastrophe pareille ne seproduirait pas en coup de foudre, il y aurait eu de mauvais bruitsavant-coureurs… Que diable ! toute une vieille probité necroule pas en une nuit.

Alors, elle eut un geste désespéré.

– Eh ! Monsieur, c’est ce qui fait mon chagrin, parceque, voyez-vous, ça me rend un peu responsable… Moi, voilà dessemaines que j’entends circuler des histoires… Vous autres,naturellement, vous n’entendez rien, vous ne savez pas si vousvivez…

Pascal et Clotilde eurent un sourire, car c’était bien vraiqu’ils s’aimaient hors du monde, si loin, si haut, que pas un desbruits ordinaires de l’existence ne leur parvenait.

– Seulement, comme elles étaient très vilaines, ceshistoires, je n’ai pas voulu vous en tourmenter, j’ai cru qu’onmentait.

Elle finit par raconter que, si les uns accusaient simplementM. Grandguillot d’avoir joué à la Bourse, d’autres affirmaientqu’il avait des femmes, à Marseille. Enfin, des orgies, despassions abominables. Et elle se remit à sangloter.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que nous allonsdevenir ? Nous allons donc mourir de faim !

Ébranlé alors, ému de voir des larmes emplir aussi les yeux deClotilde, Pascal tâcha de se rappeler, de faire un peu de lumièredans son esprit. Jadis, au temps où il exerçait à Plassans, c’étaiten plusieurs fois qu’il avait déposé chez M. Grandguillot lescent vingt mille francs dont la rente lui suffisait, depuis seizeans déjà ; et, chaque fois, le notaire lui avait donné un reçude la somme déposée. Cela, sans doute, lui permettrait d’établir sasituation de créancier personnel. Puis, un souvenir vague seréveilla au fond de sa mémoire : sans qu’il pût préciser ladate, sur la demande et à la suite de certaines explications dunotaire, il lui avait remis une procuration à l’effet d’employertout ou partie de son argent en placements hypothécaires ; etil était même certain que, sur cette procuration, le nom dumandataire était resté en blanc. Mais il ignorait si l’on avaitfait usage de cette pièce, il ne s’était jamais préoccupé de savoircomment ses fonds pouvaient être placés.

De nouveau, son angoisse d’avare fit jeter ce cri àMartine :

– Ah ! Monsieur, vous êtes bien puni par où vous avezpéché ! Est-ce qu’on abandonne son argent comme ça ! Moi,entendez-vous ! je sais mon compte à un centime près, tous lestrois mois, et je vous dirais sur le bout du doigt les chiffres etles titres.

Dans sa désolation, un sourire inconscient était monté à saface. C’était sa lointaine et entêtée passion satisfaite, sesquatre cents francs de gages à peine écornés, économisés, placéspendant trente ans, aboutissant enfin, par l’accumulation desintérêts, à l’énorme somme d’une vingtaine de mille francs. Et cetrésor était intact, solide, déposé à l’écart, dans un endroit sûr,que personne ne connaissait. Elle en rayonnait d’aise, elle évitad’ailleurs d’insister davantage.

Pascal se récriait.

– Eh ! qui vous dit que tout notre argent estperdu ! M. Grandguillot avait une fortune personnelle, iln’a pas emporté, je pense, sa maison et ses propriétés. On verra,on tirera les affaires au clair, je ne puis m’habituer à le croireun simple voleur… Le seul ennui est qu’il va falloir attendre.

Il disait ces choses pour rassurer Clotilde, dont il voyaitcroître l’inquiétude. Elle le regardait, elle regardait laSouleiade, autour d’eux, seulement préoccupée de son bonheur, àlui, dans l’ardent désir de toujours vivre là, comme par le passé,de l’aimer toujours, au fond de cette solitude amie. Et lui-même, àvouloir la calmer, était repris de sa belle insouciance, n’ayantjamais vécu pour l’argent, ne s’imaginant pas qu’on pouvait enmanquer et en souffrir.

– Mais j’en ai de l’argent ! finit-il par crier.Qu’est-ce qu’elle raconte donc, Martine, que nous n’avons plus unsou et que nous allons mourir de faim !

Et, gaiement, il se leva, il les força toutes les deux à lesuivre.

– Venez, venez donc ! Je vais vous en montrer, del’argent ! Et j’en donnerai à Martine, pour qu’elle nous fasseun bon dîner, ce soir.

En haut, dans sa chambre, devant elles, il abattittriomphalement le tablier du secrétaire. C’était là, au fond d’untiroir, qu’il avait, pendant près de seize ans, jeté les billets etl’or que ses derniers clients lui apportaient d’eux-mêmes, sansqu’il leur réclamât jamais rien. Et jamais non plus il n’avait suexactement le chiffre de son petit trésor, prenant à son gré, pourson argent de poche, ses expériences, ses aumônes, ses cadeaux.Depuis quelques mois, il faisait au secrétaire de fréquentes etsérieuses visites. Mais il était tellement habitué à y trouver lessommes dont il avait besoin, après des années de naturelle sagesse,presque nulles comme dépenses, qu’il avait fini par croire seséconomies inépuisables.

Aussi riait-il d’aise.

– Vous allez voir ! vous allez voir !

Et il resta confondu, lorsque, à la suite de fouilles fiévreusesparmi un amas de notes et de factures, il ne put réunir qu’unesomme de six cent quinze francs, deux billets de cent francs,quatre cents francs en or, et quinze francs en petite monnaie. Ilsecouait les autres papiers, il passait les doigts dans les coinsdu tiroir, en se récriant.

– Mais ce n’est pas possible ! mais il y en a toujourseu, il y en avait encore des tas, ces jours-ci !… Il faut quece soient toutes ces vieilles factures qui m’aient trompé. Je vousjure que l’autre semaine, j’en ai vu, j’en ai touché beaucoup.

Il était d’une bonne foi si amusante, il s’étonnait avec unetelle sincérité de grand enfant, que Clotilde ne put s’empêcher derire. Ah ! ce pauvre maître, quel homme d’affairespitoyable ! Puis, comme elle remarqua l’air fâché de Martine,son absolu désespoir devant ce peu d’argent qui représentaitmaintenant leur vie à tous les trois, elle fut prise d’unattendrissement désolé, ses yeux se mouillèrent, tandis qu’ellemurmurait :

– Mon Dieu ! c’est pour moi que tu as tout dépensé,c’est moi la ruine, la cause unique, si nous n’avons plusrien !

En effet, il avait oublié l’argent pris pour les cadeaux. Lafuite était là, évidemment. Cela le rasséréna de comprendre. Et,comme, dans sa douleur, elle parlait de tout rendre aux marchands,il s’irrita.

– Ce que je t’ai donné, le rendre ! Mais ce serait unpeu de mon cœur que tu rendrais avec ! Non, non, je mourraisde faim à côté, je te veux telle que je t’ai voulue !

Puis, confiant, voyant s’ouvrir un avenir illimité :

– D’ailleurs, ce n’est pas encore ce soir que nous mourronsde faim, n’est-ce pas, Martine ?… Avec ça, nous ironsloin.

Martine hocha la tête. Elle s’engageait bien à aller deux moisavec ça, peut-être trois, si l’on était très raisonnable, mais pasdavantage. Autrefois, le tiroir était alimenté, de l’argentarrivait toujours un peu ; tandis que, maintenant, lesrentrées étaient complètement nulles, depuis que Monsieurabandonnait ses malades. Il ne fallait donc pas compter sur uneaide, venue du dehors. Et elle conclut, en disant :

– Donnez-moi les deux billets de cent francs. Je vaistâcher de les faire durer tout un mois. Ensuite, nous verrons… Maissoyez bien prudent, ne touchez pas aux quatre cents francs d’or,fermez le tiroir et ne le rouvrez plus.

– Oh ! ça, cria le docteur, tu peux êtretranquille ! Je me couperais plutôt la main.

Tout fut ainsi réglé. Martine gardait la libre disposition deces ressources dernières ; et l’on pouvait se fier à sonéconomie, on était sûr qu’elle rognerait sur les centimes. Quant àClotilde, qui n’avait jamais eu de bourse personnelle, elle nedevait même pas s’apercevoir du manque d’argent. Seul, Pascalsouffrirait de n’avoir plus son trésor ouvert, inépuisable ;mais il s’était formellement engagé à tout faire payer par laservante.

– Ouf ! voilà de la bonne besogne ! dit-il,soulagé, heureux, comme s’il venait d’arranger une affaireconsidérable, qui assurait pour toujours leur existence.

Une semaine s’écoula, rien ne semblait changé à la Souleiade.Dans le ravissement de leur tendresse, ni Pascal ni Clotilde neparaissaient plus se douter de la misère menaçante. Et, un matinque celle-ci était sortie avec Martine, pour l’accompagner aumarché, le docteur, resté seul, reçut une visite, qui le remplitd’abord d’une sorte de terreur. C’était la revendeuse qui lui avaitvendu le corsage en vieux point d’Alençon, cette merveille, sonpremier cadeau. Il se sentait si faible contre une tentationpossible, qu’il en tremblait. Avant même que la marchande eûtprononcé une parole, il se défendit : non ! non ! ilne pouvait, il ne voulait rien acheter ; et, les mains enavant, il l’empêchait de rien sortir de son petit sac de cuir. Ellepourtant, très grasse et affable, souriait, certaine de lavictoire. D’une voix continue, enveloppante, elle se mit à parler,à lui conter une histoire : oui ! une dame qu’elle nepouvait pas nommer, une des dames les plus distinguées de Plassans,frappée d’un malheur, réduite à se défaire d’un bijou ; puis,elle s’étendit sur la superbe occasion, un bijou qui avait coûtéplus de douze cents francs, qu’on se résignait à laisser pour cinqcents. Sans hâte, elle avait ouvert son sac, malgré l’effarement,l’anxiété croissante du docteur ; elle en tira une mincechaîne de cou, garnie par-devant de sept perles, simplement ;mais les perles avaient une rondeur, un éclat, une limpiditéadmirables. Cela était très fin, très pur, d’une fraîcheur exquise.Tout de suite, il l’avait vu, ce collier, au cou délicat deClotilde, comme la parure naturelle de cette chair de soie, dont ilgardait, à ses lèvres, le goût de fleur. Un autre bijou l’auraitinutilement chargé, ces perles ne diraient que sa jeunesse. Et,déjà, il l’avait pris entre ses doigts frémissants, il éprouvaitune mortelle peine à l’idée de le rendre. Pourtant, il se défendaittoujours, jurait qu’il n’avait pas cinq cents francs, tandis que lamarchande continuait, de sa voix égale, à faire valoir le bonmarché, qui était réel. Après un quart d’heure encore, quand ellecrut le tenir, elle voulut bien, tout d’un coup, laisser le collierà trois cents francs ; et il céda, sa folie du don fut la plusforte, son besoin de faire plaisir, de parer son idole. Lorsqu’ilalla prendre les quinze pièces d’or, dans le tiroir, pour lescompter à la marchande, il était convaincu que les affairess’arrangeraient, chez le notaire, et qu’on aurait bientôt beaucoupd’argent.

Alors, dès que Pascal se retrouva seul, avec le bijou dans sapoche, il fut pris d’une joie d’enfant, il prépara sa petitesurprise, en attendant le retour de Clotilde, bouleverséd’impatience. Et, quand il l’aperçut, son cœur battit à se rompre.Elle avait très chaud, l’ardent soleil d’août embrasait le ciel.Aussi voulut-elle changer de robe, heureuse cependant de sapromenade, racontant avec des rires le bon marché que Martinevenait de faire, deux pigeons pour dix-huit sous. Lui, suffoqué parl’émotion, l’avait suivie dans sa chambre ; et, comme ellen’était plus qu’en jupon, les bras nus, les épaules nues, ilaffecta de remarquer quelque chose à son cou.

– Tiens ! qu’est-ce que tu as donc là ? Faisvoir.

Il cachait le collier dans sa main, il parvint à le lui mettre,en feignant de promener ses doigts, pour s’assurer qu’elle n’avaitrien. Mais elle se débattait, gaiement.

– Finis donc ! Je sais bien qu’il n’y a rien… Voyons,qu’est-ce que tu trafiques, qu’est-ce que tu as qui mechatouille ?

D’une étreinte, il la saisit, il la mena devant la grandepsyché, où elle se vit toute. À son cou, la mince chaîne n’étaitqu’un fil d’or, et elle aperçut les sept perles comme des étoileslaiteuses, nées là et doucement luisantes sur la soie de sa peau.C’était enfantin et délicieux. Tout de suite, elle eut un rirecharmé, un roucoulement de colombe coquette qui se rengorge.

– Oh ! maître, maître ! que tu es bon !… Tune penses donc qu’à moi ?… Comme tu me rendsheureuse !

Et la joie qu’elle avait dans les yeux, cette joie de femme etd’amante, ravie d’être belle, d’être adorée, le récompensaitdivinement de sa folie.

Elle avait renversé la tête, rayonnante, et elle tendait leslèvres. Il se pencha, ils se baisèrent.

– Tu es contente ?

– Oh ! oui, maître, contente, contente !… C’estsi doux, si pur, les perles ! Et celles-ci me vont sibien !

Un instant encore, elle s’admira dans la glace, innocemmentvaniteuse de la fleur blonde de sa peau, sous les gouttes nacréesdes perles. Puis, cédant à un besoin de se montrer, entendantremuer la servante dans la salle voisine, elle s’échappa, courut àelle, en jupon, la gorge nue.

– Martine ! Martine ! Vois donc ce que maîtrevient de me donner !… Hein, suis-je belle !

Mais, à la mine sévère, subitement terreuse de la vieille fille,sa joie fut gâtée. Peut-être eut-elle conscience du déchirementjaloux que son éclatante jeunesse produisait chez cette pauvrecréature, usée dans la résignation muette de sa domesticité, enadoration devant son maître. Ce ne fut là, d’ailleurs, que lepremier mouvement d’une seconde, inconscient pour l’une, à peinesoupçonné par l’autre ; et ce qui restait, c’était ladésapprobation visible de la servante économe, le cadeau coûteuxregardé de travers et condamné.

Clotilde fut saisie d’un petit froid.

– Seulement, murmura-t-elle, maître a encore fouillé dansson secrétaire… C’est très cher, les perles, n’est-cepas ?

Pascal, gêné à son tour, se récria, expliqua l’occasion superbe,conta la visite de la revendeuse, en un flot de paroles. Une bonneaffaire incroyable : on ne pouvait pas ne pas acheter.

– Combien ? interrogea la jeune fille, avec unevéritable anxiété.

– Trois cents francs.

Et Martine, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, terribledans son silence, ne put retenir ce cri :

– Bon Dieu ! de quoi vivre six semaines, et nousn’avons pas de pain !

De grosses larmes jaillirent des yeux de Clotilde. Elle auraitarraché le collier de son cou, si Pascal ne l’en avait empêchée.Elle parlait de le rendre sur-le-champ, elle bégayait,éperdue :

– C’est vrai, Martine a raison… Maître est fou, et je suisfolle moi-même, à garder ça une minute, dans la situation où noussommes… Il me brûlerait la peau. Je t’en supplie, laisse-le-moireporter.

Jamais il ne voulut y consentir. Il se désolait avec elles deux,reconnaissait sa faute, criait qu’il était incorrigible, qu’onaurait dû lui enlever tout l’argent. Et il courut au secrétaire,apporta les cent francs qui lui restaient, força Martine à lesprendre.

– Je vous dis que je ne veux plus avoir un sou ! Je ledépenserais encore… Tenez ! Martine, vous êtes la seuleraisonnable. Vous ferez durer l’argent, j’en suis bien convaincu,jusqu’à ce que nos affaires soient arrangées… Et toi, chérie, gardeça, ne me fais point de peine. Embrasse-moi, va t’habiller.

Il ne fut plus question de cette catastrophe. Mais Clotildeavait gardé le collier au cou, sous sa robe ; et cela étaitd’une discrétion charmante, ce petit bijou si fin, si joli, ignoréde tous, qu’elle seule sentait sur elle. Parfois, dans leurintimité, elle souriait à Pascal, elle sortait vivement les perlesde son corsage, pour les lui montrer, sans une parole ; et, dumême geste prompt, elle les remettait sur sa gorge tiède,délicieusement émue. C’était leur folie qu’elle lui rappelait, avecune gratitude confuse, un rayonnement de joie toujours aussi vive.Jamais plus elle ne les quitta.

Une vie de gêne, douce malgré tout, commença dès lors. Martineavait fait un inventaire exact des ressources de la maison, etc’était désastreux. Seule, la provision de pommes de terrepromettait d’être sérieuse. Par une malchance, la jarre d’huiletirait à sa fin, de même que le dernier tonneau de vin s’épuisait.La Souleiade, n’ayant plus ni vignes ni oliviers, ne produisaitguère que quelques légumes et un peu de fruits, des poires quin’étaient pas mûres, du raisin de treille qui allait être l’uniquerégal. Enfin, il fallait quotidiennement acheter le pain et laviande. Aussi, dès le premier jour, la servante rationna-t-ellePascal et Clotilde, supprimant les anciennes douceurs, les crèmes,les pâtisseries, réduisant les plats à la portion congrue. Elleavait repris toute son autorité d’autrefois, elle les traitait enenfants, qu’elle ne consultait même plus sur leurs désirs ni surleurs goûts. C’était elle qui réglait les menus, qui savait mieuxqu’eux ce dont ils avaient besoin, maternelle d’ailleurs, lesentourant de soins infinis, faisant ce miracle de leur donnerencore de l’aisance pour leur pauvre argent, ne les bousculantparfois que dans leur intérêt, comme on bouscule les gamins qui neveulent pas manger leur soupe. Et il semblait que cette singulièrematernité, cette immolation dernière, cette paix de l’illusion dontelle entourait leurs amours, la contentait un peu elle aussi, latirait du sourd désespoir où elle était tombée. Depuis qu’elleveillait ainsi sur eux, elle avait retrouvé sa petite figureblanche de nonne vouée au célibat, ses calmes yeux couleur decendre. Lorsque, après les éternelles pommes de terre, la petitecôtelette de quatre sous, perdue au milieu des légumes, ellearrivait, certains jours, sans compromettre son budget, à leurservir des crêpes, elle triomphait, elle riait de leurs rires.

Pascal et Clotilde trouvaient tout très bien, ce qui ne lesempêchait pas de la plaisanter, quand elle n’était pas là. Lesanciennes moqueries sur son avarice recommençaient, ilsprétendaient qu’elle comptait les grains de poivre, tant de grainspar chaque plat, histoire de les économiser. Quand les pommes deterre manquaient par trop d’huile, quand les côtelettes seréduisaient à une bouchée, ils échangeaient un vif coup d’œil, ilsattendaient qu’elle fût sortie, pour étouffer leur gaieté dans leurserviette. Ils s’amusaient de tout, ils riaient de leur misère.

À la fin du premier mois, Pascal songea aux gages de Martine.D’habitude, elle prélevait elle-même ses quarante francs sur labourse commune qu’elle tenait.

– Ma pauvre fille, lui dit-il un soir, comment allez-vousfaire pour vos gages, puisqu’il n’y a plus d’argent ?

Elle resta un instant, les yeux à terre, l’air consterné.

– Dame ! Monsieur, il faudra bien que j’attende.

Mais il voyait qu’elle ne disait pas tout, qu’elle avait eul’idée d’un arrangement, dont elle ne savait de quelle façon luifaire l’offre. Et il l’encouragea.

– Alors, du moment que Monsieur y consentirait, j’aimeraismieux que Monsieur me signât un papier.

– Comment, un papier ?

– Oui, un papier où Monsieur, chaque mois, dirait qu’il medoit quarante francs.

Tout de suite, Pascal lui fit le papier, et elle en fut trèsheureuse, elle le serra avec soin, comme du bel et bon argent.Cela, évidemment, la tranquillisait. Mais ce papier devint, pour ledocteur et sa compagne, un nouveau sujet d’étonnement et deplaisanterie. Quel était donc l’extraordinaire pouvoir de l’argentsur certaines âmes ? Cette vieille fille qui les servait àgenoux, qui l’adorait surtout, lui, au point de lui avoir donné savie, et qui prenait cette garantie imbécile, ce chiffon de papiersans valeur, s’il ne pouvait la payer !

Du reste, ni Pascal ni Clotilde n’avaient eu, jusque-là, ungrand mérite à garder leur sérénité dans l’infortune, car ils nesentaient pas celle-ci. Ils vivaient au-dessus, plus loin, plushaut, dans l’heureuse et riche contrée de leur passion. À table,ils ignoraient ce qu’ils mangeaient, ils pouvaient faire le rêve demets princiers, servis sur des plats d’argent. Autour d’eux, ilsn’avaient pas conscience du dénuement qui croissait, de la servanteaffamée, nourrie de leurs miettes ; et ils marchaient par lamaison vide comme à travers un palais tendu de soie, regorgeant derichesses. Ce fut certainement l’époque la plus heureuse de leursamours. La chambre était un monde, la chambre tapissée de vieilleindienne, couleur d’aurore, où ils ne savaient comment épuiserl’infini, le bonheur sans fin d’être aux bras l’un de l’autre.Ensuite, la salle de travail gardait les bons souvenirs du passé, àce point qu’ils y vivaient les journées, comme drapés luxueusementdans la joie d’y avoir déjà vécu si longtemps ensemble. Puis,dehors, au fond des moindres coins de la Souleiade, c’était leroyal été qui dressait sa tente bleue, éblouissante d’or. Le matin,le long des allées embaumées de la pinède, à midi, sous l’ombrenoire des platanes, rafraîchie par la chanson de la source, lesoir, sur la terrasse qui se refroidissait ou sur l’aire encoretiède, baignée du petit jour bleu des premières étoiles, ilspromenaient avec ravissement leur existence de pauvres, dont laseule ambition était de vivre toujours ensemble, dans l’absoludédain de tout le reste. La terre était à eux, et les trésors, etles fêtes, et les souverainetés, du moment qu’ils sepossédaient.

Vers la fin d’août, cependant, les choses se gâtèrent encore.Ils avaient parfois des réveils inquiets, au milieu de cette viesans liens ni devoirs, sans travail, qu’ils sentaient si douce,mais impossible, mauvaise à toujours vivre. Un soir, Martine leurdéclara qu’elle n’avait plus que cinquante francs, et qu’on auraitdu mal à vivre deux semaines, en cessant de boire du vin. D’autrepart, les nouvelles devenaient graves, le notaire Grandguillotétait décidément insolvable, les créanciers personnels eux-mêmes netoucheraient pas un sou. D’abord, on avait pu compter sur la maisonet deux fermes que le notaire en fuite laissait forcément derrièrelui ; mais il était certain, maintenant, que ces propriétés setrouvaient mises au nom de sa femme ; et, pendant que lui, enSuisse, disait-on jouissait de la beauté des montagnes, celle-cioccupait une des fermes, qu’elle faisait valoir, très calme, loindes ennuis de leur déconfiture. Plassans bouleversé racontait quela femme tolérait les débordements du mari, jusqu’à lui permettreles deux maîtresses qu’il avait emmenées au bord des grands lacs.Et Pascal, avec son insouciance habituelle, négligeait même d’allervoir le procureur de la République, pour causer de son cas,suffisamment renseigné par tout ce qu’on lui racontait, demandant àquoi bon remuer cette vilaine histoire, puisqu’il n’y avait plusrien de propre ni d’utile à en tirer.

Alors, à la Souleiade, l’avenir apparut menaçant. C’était lamisère noire, à bref délai. Et Clotilde, très raisonnable au fond,fut la première à trembler. Elle gardait sa gaieté vive, tant quePascal était là ; mais, plus prévoyante que lui, dans satendresse de femme, elle tombait à une véritable terreur, dès qu’illa quittait un instant, se demandant ce qu’il deviendrait, à sonâge, chargé d’une maison si lourde. Tout un plan l’occupa en secretpendant plusieurs jours, celui de travailler, de gagner del’argent, beaucoup d’argent, avec ses pastels. On s’était récriétant de fois devant son talent singulier et si personnel, qu’ellemit Martine dans sa confidence et la chargea, un beau matin,d’aller offrir plusieurs de ses bouquets chimériques au marchand decouleurs du cours Sauvaire, qui était, affirmait-on, en relation deparenté avec un peintre de Paris. La condition formelle était de nerien exposer à Plassans, de tout expédier au loin. Mais le résultatfut désastreux, le marchand resta effrayé devant l’étrangeté del’invention, la fougue débridée de la facture, et il déclara quejamais ça ne se vendrait. Elle en fut désespérée, de grosses larmeslui vinrent aux yeux. À quoi servait-elle ? c’était un chagrinet une honte, de n’être bonne à rien ! Et il fallut que laservante la consolât, lui expliquât que toutes les femmes sansdoute ne naissent pas pour travailler, que les unes poussent commeles fleurs dans les jardins, pour sentir bon, tandis que les autressont le blé de la terre, qu’on écrase et qui nourrit.

Cependant, Martine ruminait un autre projet qui était de déciderle docteur à reprendre sa clientèle. Elle finit par en parler àClotilde, qui, tout de suite, lui montra les difficultés,l’impossibilité presque matérielle d’une pareille tentative.Justement, elle en avait causé avec Pascal, la veille encore. Luiaussi se préoccupait, songeait au travail, comme à l’unique chancede salut. L’idée de rouvrir un cabinet de consultation devait luivenir la première. Mais il était depuis si longtemps le médecin despauvres ! Comment oser se faire payer, lorsqu’il y avait tantd’années déjà qu’il ne réclamait plus d’argent ? Puis,n’était-ce pas trop tard, à son âge, pour recommencer unecarrière ? sans compter les histoires absurdes qui couraientsur lui, toute cette légende de génie à demi fêlé qu’on lui avaitfaite. Il ne retrouverait pas un client, ce serait une cruautéinutile que de le forcer à un essai, dont il reviendrait sûrementle cœur meurtri et les mains vides. Clotilde, au contraire,s’employait toute, pour l’en détourner ; et Martine compritces bonnes raisons, s’écria, elle aussi, qu’il fallait l’empêcherde courir le risque d’un si gros chagrin. D’ailleurs, en causant,une idée nouvelle lui était poussée, au souvenir d’un ancienregistre découvert par elle dans une armoire, et sur lequel,autrefois, elle avait inscrit les visites du docteur. Beaucoup degens n’avaient jamais payé, de sorte qu’une liste de ceux-cioccupait deux grandes pages du registre. Pourquoi donc, maintenantqu’on était malheureux, n’aurait-on pas exigé de ces gens lessommes qu’ils devaient ? On pouvait bien agir sans en parler àMonsieur, qui avait toujours refusé de s’adresser à la justice. Et,cette fois, Clotilde lui donna raison. Ce fut tout uncomplot : elle-même releva les créances, prépara les notes,que la servante alla porter. Mais nulle part elle ne toucha un sou,on lui répondit de porte en porte qu’on examinerait, qu’onpasserait chez le docteur. Dix jours s’écoulèrent, personne nevint, il n’y avait plus à la maison que six francs, de quoi vivredeux ou trois jours encore.

Martine, le lendemain, comme elle rentrait les mains vides,d’une nouvelle démarche chez un ancien client, prit Clotilde àpart, pour lui raconter qu’elle venait de causer avecMme Félicité, au coin de la rue de la Banne. Celle-ci, sansdoute, la guettait. Elle ne remettait toujours pas les pieds à laSouleiade. Même le malheur qui frappait son fils, cette pertebrusque d’argent dont parlait toute la ville, ne l’avait pasrapprochée de lui. Mais elle attendait dans un frémissementpassionné, elle ne gardait son attitude de mère rigoriste, nepactisant pas avec certaines fautes, que certaine de tenir enfinPascal à sa merci, comptant bien qu’il allait être forcé del’appeler à son aide, un jour ou l’autre. Quand il n’aurait plus unsou, qu’il frapperait à sa porte, elle dicterait ses conditions, ledéciderait au mariage avec Clotilde, ou mieux encore exigerait ledépart de celle-ci. Pourtant, les journées passaient, elle ne levoyait pas venir. Et c’était pourquoi elle avait arrêté Martine,prenant une mine apitoyée, demandant des nouvelles, paraissants’étonner qu’on n’eût point recours à sa bourse, tout en donnant àcomprendre que sa dignité l’empêchait de faire le premier pas.

– Vous devriez en parler à Monsieur et le décider, conclutla servante.

En effet, pourquoi ne s’adresserait-il pas à sa mère ? Ceserait tout naturel.

Clotilde se révolta.

– Oh ! jamais ! je ne me charge pas d’unecommission pareille. Maître se fâcherait, et il aurait raison. Jecrois bien qu’il se laisserait mourir de faim plutôt que de mangerle pain de grand-mère.

Alors, le surlendemain soir, au dîner, comme Martine leurservait un reste de bouilli, elle les prévint.

– Je n’ai plus d’argent, Monsieur, et demain il n’y auraque des pommes de terre, sans huile ni beurre… Voici trois semainesque vous buvez de l’eau. Maintenant, il faudra se passer deviande.

Ils s’égayèrent, ils plaisantèrent encore.

– Vous avez du sel, ma brave fille ?

– Oh ! ça oui, Monsieur, encore un peu.

– Eh bien ! des pommes de terre avec du sel, c’esttrès bon quand on a faim.

Elle retourna dans sa cuisine, et tout bas ils reprirent leursmoqueries sur son extraordinaire avarice. Jamais elle n’auraitoffert de leur avancer dix francs, elle qui avait son petit trésorcaché quelque part, dans un endroit solide que personne neconnaissait. D’ailleurs, ils en riaient, sans lui en vouloir, carelle ne devait pas plus songer à cela qu’à décrocher les étoiles,pour les leur servir.

La nuit, pourtant, dès qu’ils se furent couchés, Pascal sentitClotilde fiévreuse, tourmentée d’insomnie. C’était d’habitudeainsi, aux bras l’un de l’autre, dans les tièdes ténèbres, qu’il laconfessait ; et elle osa lui dire son inquiétude pour lui,pour elle, pour la maison entière. Qu’allaient-ils devenir, sansressources aucunes ? Un instant, elle fut sur le point de luiparler de sa mère. Puis, elle n’osa pas, elle se contenta de luiavouer les démarches qu’elles avaient faites, Martine etelle : l’ancien registre retrouvé, les notes relevées etenvoyées, l’argent réclamé partout, inutilement. Dans d’autrescirconstances, il aurait eu, à cet aveu, un grand chagrin et unegrande colère, blessé de ce qu’on avait agi sans lui, en allantcontre l’attitude de toute sa vie professionnelle. Il restasilencieux d’abord, très ému, et cela suffisait à prouver qu’elleétait par moments son angoisse secrète, sous cette insouciance dela misère qu’il montrait. Puis, il pardonna à Clotilde en laserrant éperdument contre sa poitrine, il finit par dire qu’elleavait bien fait, qu’on ne pouvait pas vivre plus longtemps de lasorte. Ils cessèrent de parler, mais elle le sentait qui ne dormaitpas, qui cherchait comme elle un moyen de trouver l’argentnécessaire aux besoins quotidiens. Telle fut leur première nuitmalheureuse, une nuit de souffrance commune, où elle, sedésespérait du tourment qu’il se faisait, où lui, ne pouvaittolérer l’idée de la savoir sans pain.

Au déjeuner, le lendemain, ils ne mangèrent que des fruits. Ledocteur était resté muet toute la matinée, en proie à un visiblecombat. Et ce fut seulement vers trois heures qu’il prit unerésolution.

– Allons, il faut se remuer, dit-il à sa compagne. Je neveux pas que tu jeûnes, ce soir encore… Va mettre un chapeau, noussortons ensemble.

Elle le regardait, attendant, de comprendre.

– Oui, puisqu’on nous doit de l’argent et qu’on n’a pasvoulu vous le donner, je vais aller voir si on me le refuse, à moiaussi.

Ses mains tremblaient, cette idée de se faire payer de la sorte,après tant d’années, devait lui coûter affreusement ; mais ils’efforçait de sourire, il affectait toute une bravoure. Et elle,qui sentait, au bégaiement de sa voix, la profondeur de sonsacrifice, en éprouva une violente émotion.

– Non ! non ! maître, n’y va pas, si cela te faittrop de peine… Martine pourrait y retourner.

Mais la servante, qui était là, approuvait beaucoup Monsieur, aucontraire.

– Tiens ! pourquoi donc Monsieur n’irait-il pas ?Il n’y a jamais de honte à réclamer ce qu’on vous doit… N’est-cepas chacun le sien… Je trouve ça très bien, moi, que Monsieurmontre enfin qu’il est un homme.

Alors, de même que jadis, aux heures de félicité, le vieux roiDavid, ainsi que Pascal se nommait parfois en plaisantant, sortitau bras d’Abisaïg. Ni l’un ni l’autre n’étaient encore en haillons,lui avait toujours sa redingote correctement boutonnée, tandisqu’elle portait sa jolie robe de toile, à pois rouges ; maisle sentiment de leur misère sans doute les diminuait, leur faisaitcroire qu’ils n’étaient plus que deux pauvres, tenant peu de place,filant modestement le long des maisons. Les rues ensoleilléesétaient presque vides. Quelques regards les gênèrent ; et ilsne hâtaient pas leur marche, tellement leur cœur se serrait.

Pascal voulut commencer par un ancien magistrat, qu’il avaitsoigné pour une affection des reins. Il entra, après avoir laisséClotilde sur un banc du cours Sauvaire. Mais il fut très soulagé,lorsque le magistrat, prévenant sa demande, lui expliqua qu’iltouchait ses rentes en octobre et qu’il le payerait alors. Chez unevieille dame, une septuagénaire, paralytique, ce fut autrechose : elle s’offensa qu’on lui eût envoyé sa note par unedomestique qui n’avait pas été polie ; si bien qu’ils’empressa de lui présenter ses excuses, en lui donnant tout letemps qu’elle désirerait. Puis, il monta les trois étages d’unemployé aux contributions, qu’il trouva souffrant encore, aussipauvre que lui, à ce point qu’il n’osa même pas formuler sademande. De là, défilèrent à la suite une mercière, la femme d’unavocat, un marchand d’huile, un boulanger, tous des gens à leuraise ; et tous l’évincèrent, les uns sous des prétextes, lesautres en ne le recevant pas ; il y en eut même un qui affectade ne pas comprendre. Restait la marquise de Valqueyras, l’uniquereprésentante d’une très ancienne famille, fort riche et d’uneavarice célèbre, veuve, avec une fillette de dix ans. Il l’avaitgardée pour la dernière, car elle l’effrayait beaucoup. Il finitpar sonner à son antique hôtel, au bas du cours Sauvaire, uneconstruction monumentale, du temps de Mazarin. Et il y demeura silongtemps, que Clotilde, qui se promenait sous les arbres, futprise d’inquiétude.

Enfin, quand il reparut, au bout d’une grande demi-heure, elleplaisanta, soulagée.

– Quoi donc ? elle n’avait pas de monnaie ?

Mais, chez celle-là encore, il n’avait rien touché. Elle s’étaitplainte de ses fermiers, qui ne la payaient plus.

– Imagine-toi, continua-t-il pour expliquer sa longueabsence, la fillette est malade. Je crains que ce ne soit uncommencement de fièvre muqueuse… Alors, elle a voulu me la montrer,et j’ai examiné cette pauvre petite…

Un invincible sourire montait aux lèvres de Clotilde.

– Et tu as laissé une consultation ?

– Sans doute, pouvais-je faire autrement ?

Elle lui avait repris le bras, très émue, et il la sentit qui leserrait fortement sur son cœur. Un instant, ils marchèrent auhasard. C’était fini, il ne leur restait qu’à rentrer chez eux, lesmains vides. Mais lui refusait, s’obstinait à vouloir pour elleautre chose que les pommes de terre et l’eau qui les attendaient.Quand ils eurent remonté le cours Sauvaire, ils tournèrent àgauche, dans la ville neuve ; et il semblait que le malheurs’acharnait, les emportant à la dérive.

– Écoute, dit-il enfin, j’ai une idée… Si je m’adressais àRamond, il nous prêterait volontiers mille francs, qu’on luirendrait, lorsque nos affaires seront arrangées.

Elle ne répondit pas tout de suite. Ramond, qu’elle avaitrepoussé, qui était marié maintenant, installé dans une maison dela ville neuve, en passe d’être le beau médecin à la mode et degagner une fortune ! Elle le savait heureusement d’espritdroit, de cœur solide. S’il n’était pas revenu les voir, c’était àcoup sûr par discrétion. Lorsqu’il les rencontrait, il les saluaitd’un air si émerveillé, si content de leur bonheur !

– Est-ce que ça te gêne ? demanda ingénument Pascal,qui aurait ouvert au jeune médecin sa maison, sa bourse, soncœur.

Alors, elle se hâta de répondre.

– Non, non !… Il n’y a jamais eu entre nous que del’affection et de la franchise. Je crois que je lui ai faitbeaucoup de peine, mais il m’a pardonné… Tu as raison, nous n’avonspas d’autre ami, c’est à Ramond qu’il faut nous adresser.

La malchance les poursuivait, Ramond était absent, enconsultation à Marseille, d’où il ne devait revenir que lelendemain soir ; et ce fut la jeune Mme Ramond qui lesreçut, une ancienne amie de Clotilde, dont elle était la cadette,de trois ans. Elle parut un peu gênée, se montra pourtant fortaimable. Mais le docteur, naturellement, ne fit pas sa demande, etse contenta d’expliquer sa visite, en disant que Ramond luimanquait.

Dans la rue, de nouveau, Pascal et Clotilde se sentirent seulset perdus. Où se rendre, maintenant ? quelle tentativefaire ? Et ils durent se remettre à marcher, au petitbonheur.

– Maître, je ne t’ai pas dit, osa murmurer Clotilde, ilparaît que Martine a rencontré grand-mère… Oui, grand-mère s’estinquiétée de nous, lui a demandé pourquoi nous n’allions pas chezelle, si nous étions dans le besoin… Et, tiens ! voilà saporte là-bas…

En effet, ils étaient rue de la Banne, on apercevait l’angle dela place de la Sous-Préfecture. Mais il venait de comprendre, il lafaisait taire.

– Jamais, entends-tu !… Et toi-même, tu n’irais pas.Tu me dis cela, parce que tu as du chagrin, à me voir ainsi sur lepavé. Moi aussi, j’ai le cœur gros, en songeant que tu es là et quetu souffres. Seulement, il vaut mieux souffrir que de faire unechose dont on garderait le continuel remords… Je ne veux pas, je nepeux pas.

Ils quittèrent la rue de la Banne, ils s’engagèrent dans levieux quartier.

– J’aime mieux mille fois m’adresser aux étrangers…Peut-être avons-nous des amis encore, mais ils ne sont que parmiles pauvres.

Et, résigné à l’aumône, David continua sa marche au brasd’Abisaïg, le vieux roi mendiant s’en alla de porte en porte,appuyé à l’épaule de la sujette amoureuse, dont la jeunesse restaitson unique soutien. Il était près de six heures, la forte chaleurtombait, les rues étroites s’emplissaient de monde ; et, dansce quartier populeux, où ils étaient aimés, on les saluait, on leursouriait. Un peu de pitié se mêlait à l’admiration, car personnen’ignorait leur ruine. Pourtant, ils semblaient d’une beauté plushaute, lui tout blanc, elle toute blonde, ainsi foudroyés. On lessentait unis et confondus davantage, la tête toujours droite etfiers de leur éclatant amour, mais frappés par le malheur, luiébranlé, tandis qu’elle, d’un cœur vaillant, le redressait. Desouvriers en bourgeron passèrent, qui avaient plus d’argent dansleur poche. Personne n’osa leur offrir le sou qu’on ne refuse pas àceux qui ont faim. Rue Canquoin, ils voulurent s’arrêter chezGuiraude : elle était morte à son tour, la semaine auparavant.Deux autres tentatives qu’ils firent, échouèrent. Désormais, ils enétaient à rêver quelque part un emprunt de dix francs. Ilsbattaient la ville depuis trois heures.

Ah ! ce Plassans, avec le cours Sauvaire, la rue de Rome etla rue de la Banne qui le partageaient en trois quartiers, cePlassans aux fenêtres closes, cette ville mangée de soleil,d’apparence morte, et qui cachait sous cette immobilité toute unevie nocturne de cercle et de jeu, trois fois encore ils latraversèrent, d’un pas ralenti, par cette fin limpide d’une ardentejournée d’août ! Sur le cours, d’anciennes pataches, quiconduisaient aux villages de la montagne, attendaient,dételées ; et, à l’ombre noire des platanes, aux portes descafés, les consommateurs, qu’on voyait là dès sept heures du matin,les regardèrent avec des sourires. Dans la ville neuve également,où des domestiques se plantèrent sur le seuil des maisons cossues,ils sentirent moins de sympathie que dans les rues désertes duquartier Saint-Marc, dont les vieux hôtels gardaient un silenceami. Ils retournèrent au fond du vieux quartier, ils allèrentjusqu’à Saint-Saturnin, la cathédrale, dont le jardin du chapitreombrageait l’abside, un coin de délicieuse paix, d’où un pauvre leschassa en leur demandant lui-même l’aumône. On bâtissait beaucoupdu côté de la gare, un nouveau faubourg poussait là, ils s’yrendirent. Puis, ils revinrent une dernière fois jusqu’à la placede la Sous-Préfecture, avec un brusque réveil d’espoir, l’idéequ’ils finiraient par rencontrer quelqu’un, que de l’argent leurserait offert. Mais ils n’étaient toujours accompagnés que dupardon souriant de la ville, à les voir si unis et si beaux. Lescailloux de la Viorne, le petit pavage pointu leur blessait lespieds. Et ils durent enfin rentrer sans rien à la Souleiade, tousles deux, le vieux roi mendiant et sa sujette soumise, Abisaïg danssa fleur de jeunesse, qui ramenait David vieillissant, dépouillé deses biens, las d’avoir inutilement battu les routes.

Il était huit heures. Martine, qui les attendait, compritqu’elle n’aurait pas de cuisine à faire, ce soir-là. Elle prétenditavoir dîné ; et, comme elle paraissait souffrante, Pascall’envoya se coucher tout de suite.

– Nous nous passerons bien de toi, répétait Clotilde.Puisque les pommes de terre sont sur le feu, nous les prendronsnous-mêmes.

La servante, de méchante humeur, céda. Elle mâchait de sourdesparoles : quand on a tout mangé, à quoi bon se mettre àtable ? Puis, avant de s’enfermer dans sa chambre :

– Monsieur, il n’y a plus d’avoine pour Bonhomme. Je lui aitrouvé l’air drôle, et Monsieur devrait aller le voir.

Tout de suite, Pascal et Clotilde, pris d’inquiétude, serendirent à l’écurie. Le vieux cheval, en effet, était couché sursa litière, somnolent. Depuis six mois, on ne l’avait plus sorti, àcause de ses jambes, envahies de rhumatismes ; et il étaitdevenu complètement aveugle. Personne ne comprenait pourquoi ledocteur conservait cette vieille bête, Martine elle-même enarrivait à dire qu’on devait l’abattre, par simple pitié. MaisPascal et Clotilde se récriaient, s’émotionnaient, comme si on leureût parlé d’achever un vieux parent, qui ne s’en irait pas assezvite. Non, non ! il les avait servis pendant plus d’un quartde siècle, il mourrait chez eux, de sa belle mort, en brave hommequ’il avait toujours été ! Et, ce soir-là, le docteur nedédaigna pas de l’examiner soigneusement. Il lui souleva les pieds,lui regarda les gencives, écouta les battements du cœur.

– Non, il n’a rien, finit-il par dire. C’est la vieillesse,simplement… Ah ! mon pauvre vieux, nous ne courrons plus leschemins ensemble !

L’idée qu’il manquait d’avoine tourmentait Clotilde. Mais Pascalla rassura : il fallait si peu de chose, à une bête de cetâge, qui ne travaillait plus ! Elle prit alors une poignéed’herbe, au tas que la servante avait laissé là ; et ce futune joie pour tous les deux, lorsque Bonhomme voulut bien, parsimple et bonne amitié, manger cette herbe dans sa main.

– Eh ! mais, dit-elle en riant, tu as encore del’appétit, il ne faut pas chercher à nous attendrir… Bonsoir !et dors tranquille !

Et ils le laissèrent sommeiller, après lui avoir l’un etl’autre, comme d’habitude, mis un gros baiser à gauche et à droitedes naseaux.

La nuit tombait, ils eurent une idée, pour ne pas rester en bas,dans la maison vide : ce fut de tout barricader et d’emporterleur dîner, en haut, dans la chambre. Vivement, elle monta le platde pommes de terre, avec du sel et une belle carafe d’eaupure ; tandis que lui se chargeait d’un panier de raisin, lepremier qu’on eût cueilli à une treille précoce, en dessous de laterrasse. Ils s’enfermèrent, ils mirent le couvert sur une petitetable, les pommes de terre au milieu, entre la salière et lacarafe, et le panier de raisin sur une chaise, à côté. Et ce fut ungala merveilleux, qui leur rappela l’exquis déjeuner qu’ils avaientfait, au lendemain des noces, lorsque Martine s’était obstinée à nepas leur répondre. Ils éprouvaient le même ravissement d’êtreseuls, de se servir eux-mêmes, de manger l’un contre l’autre, dansla même assiette.

Cette soirée de misère noire, qu’ils avaient tout fait au mondepour éviter, leur gardait les heures les plus délicieuses de leurexistence. Depuis qu’ils étaient rentrés, qu’ils se trouvaient aufond de la grande chambre amie, comme à cent lieues de cette villeindifférente qu’ils venaient de battre, la tristesse et la craintes’effaçaient, jusqu’au souvenir de la mauvaise après-midi, perdueen courses inutiles. L’insouciance les avait repris de ce quin’était pas leur tendresse, ils ne savaient plus s’ils étaientpauvres ; s’ils auraient le lendemain à chercher un ami pourdîner le soir. À quoi bon redouter la misère et se donner tant depeine, puisqu’il suffisait, pour goûter tout le bonheur possible,d’être ensemble ?

Lui, pourtant, s’effraya.

– Mon Dieu ! nous avions si peur de cettesoirée ! Est-ce raisonnable d’être heureux ainsi ? Quisait ce que demain nous garde ?

Mais elle lui mit sa petite main sur la bouche.

– Non, non ! demain, nous nous aimerons, comme nousnous aimons aujourd’hui… Aime-moi de toute ta force, comme jet’aime.

Et jamais ils n’avaient mangé de si bon cœur. Elle montrait sonappétit de belle fille à l’estomac solide, elle mordait à pleinebouche dans les pommes de terre, avec des rires, les disantadmirables, meilleures que les mets les plus vantés. Lui aussiavait retrouvé son appétit de trente ans. De grands coups d’eaupure leur semblaient divins. Puis, le raisin, comme dessert, lesravissait, ces grappes si fraîches, ce sang de la terre que lesoleil avait doré. Ils mangeaient trop, ils étaient gris d’eau etde fruit, de gaieté surtout. Ils ne se souvenaient pas d’avoir faitun gala pareil. Leur premier déjeuner lui-même, avec tout un luxede côtelettes, de pain et de vin, n’avait pas eu cette ivresse, cebonheur de vivre, où la joie d’être ensemble suffisait, changeaitla faïence en vaisselle d’or, la nourriture misérable en unecéleste cuisine, comme les dieux n’en goûtent point.

La nuit s’était complètement faite, et ils n’avaient pas alluméde lampe, heureux de se mettre au lit tout de suite. Mais lesfenêtres restaient grandes ouvertes sur le vaste ciel d’été, levent du soir entrait, brûlant encore, chargé d’une lointaine odeurde lavande. À l’horizon, la lune venait de se lever, si pleine etsi large, que toute la chambre était baignée d’une lumièred’argent, et qu’ils se voyaient, comme à une clarté de rêve,infiniment éclatante et douce.

Alors, les bras nus, le cou nu, la gorge nue, elle achevamagnifiquement le festin qu’elle lui donnait, elle lui fit le royalcadeau de son corps. La nuit précédente, ils avaient eu leurpremier frisson d’inquiétude, une épouvante d’instinct, àl’approche du malheur menaçant. Et, maintenant, le reste du mondesemblait une fois encore oublié, c’était comme une nuit suprême debéatitude, que leur accordait la bonne nature, dans l’aveuglementde ce qui n’était pas leur passion.

Elle avait ouvert les bras, elle se livrait, se donnaittoute.

– Maître ! maître ! j’ai voulu travailler pourtoi, et j’ai appris que je suis une bonne à rien, incapable degagner une bouchée du pain que tu manges. Je ne peux que t’aimer,me donner, être ton plaisir d’un moment… Et il me suffit d’être tonplaisir, maître ! Si tu savais comme je suis contente que tume trouves belle, puisque cette beauté, je puis t’en faire lecadeau. Je n’ai qu’elle, et je suis si heureuse de te rendreheureux.

Il la tenait d’une étreinte ravie, il murmura :

– Oh ! oui, belle ! la plus belle et la plusdésirée !… Tous ces pauvres bijoux dont je t’ai parée, l’or,les pierreries, ne valent pas le plus petit coin du satin de tapeau. Un de tes ongles, un de tes cheveux, sont des richessesinestimables. Je baiserai dévotement, un à un, les cils de tespaupières.

– Et, maître, écoute bien : ma joie est que tu soisâgé et que je sois jeune, parce que le cadeau de mon corps te ravitdavantage. Tu serais jeune comme moi, le cadeau de mon corps teferait moins de plaisir, et j’en aurais moins de bonheur… Majeunesse et ma beauté, je n’en suis fière que pour toi, je n’entriomphe que pour te les offrir.

Il était pris d’un grand tremblement, ses yeux se mouillaient, àla sentir sienne à ce point, et si adorable, et si précieuse.

– Tu fais de moi le maître le plus riche, le plus puissant,tu me combles de tous les biens, tu me verses la plus divinevolupté qui puisse emplir le cœur d’un homme.

Et elle se donnait davantage, elle se donnait jusqu’au sang deses veines.

– Prends-moi donc, maître, pour que je disparaisse et queje m’anéantisse en toi… Prends ma jeunesse, prends-la toute en uncoup, dans un seul baiser, et bois-la toute d’un trait, épuise-la,qu’il en reste seulement un peu de miel à tes lèvres. Tu me rendrassi heureuse, c’est moi encore qui te serai reconnaissante… Maître,prends mes lèvres puisqu’elles sont fraîches, prends mon haleinepuisqu’elle est pure, prends mon cou puisqu’il est doux à la bouchequi le baise, prends mes mains, prends mes pieds, prends tout moncorps, puisqu’il est un bouton à peine ouvert, un satin délicat, unparfum dont tu te grises… Tu entends ! maître, que je sois unbouquet vivant, et que tu me respires ! que je sois un jeunefruit délicieux, et que tu me goûtes ! que je sois une caressesans fin, et que tu te baignes en moi !… Je suis ta chose, lafleur qui a poussé à tes pieds pour te plaire, l’eau qui coule pourte rafraîchir, la sève qui bouillonne pour te rendre une jeunesse.Et je ne suis rien, maître, si je ne suis pas tienne !

Elle se donna, et il la prit. À ce moment, un reflet de lunel’éclairait, dans sa nudité souveraine. Elle apparut comme labeauté même de la femme, à son immortel printemps. Jamais il nel’avait vue si jeune, si blanche, si divine. Et il la remerciait ducadeau de son corps, comme si elle lui eût donné tous les trésorsde la terre. Aucun don ne peut égaler celui de la femme jeune quise donne, et qui donne le flot de vie, l’enfant peut-être. Ilssongèrent à l’enfant, leur bonheur en fut accru, dans ce royalfestin de jeunesse qu’elle lui servait et que des rois auraientenvié.

Chapitre 11

 

Mais, dès la nuit suivante, l’insomnie inquiète revint. NiPascal ni Clotilde ne se disaient leur peine ; et, dans lesténèbres de la chambre attristée, ils restaient des heures côte àcôte, feignant de dormir, songeant tous les deux à la situation quis’aggravait. Chacun oubliait sa propre détresse, tremblait pourl’autre. Il avait fallu recourir à la dette, Martine prenait àcrédit le pain, le vin, un peu de viande, d’ailleurs pleine dehonte, forcée de mentir et d’y mettre une grande prudence, carpersonne n’ignorait la ruine de la maison. L’idée était bien venueau docteur d’hypothéquer la Souleiade ; seulement, c’était laressource suprême, il n’avait plus que cette propriété, évaluée àune vingtaine de mille francs, et dont il ne tirerait peut-être pasquinze mille, s’il la vendait ; après, commençait la misèrenoire, le pavé de la rue, pas même une pierre à soi pour appuyer satête. Aussi Clotilde le suppliait-elle d’attendre, de ne s’engagerdans aucune affaire irrévocable, tant que les choses ne seraientpas désespérées.

Trois ou quatre jours se passèrent. On entrait en septembre, etle temps, malheureusement, se gâtait : il y eut des oragesterribles qui ravagèrent la contrée, un mur de la Souleiade futrenversé, qu’on ne put remettre debout, tout un écroulement dont labrèche resta béante. Déjà, on devenait impoli chez le boulanger.Puis, un matin que la vieille servante rapportait un pot-au-feu,elle pleura, elle dit que le boucher lui passait les bas morceaux.Encore quelques jours, et le crédit allait être impossible. Ilfallait absolument aviser, trouver des ressources, pour les petitesdépenses quotidiennes.

Un lundi, comme une semaine de tourments recommençait, Clotildes’agita toute la matinée. Elle semblait en proie à un combatintérieur, elle ne parut prendre une décision qu’à la suite dudéjeuner, en voyant Pascal refuser sa part d’un peu de bœuf quirestait. Et, très calme, l’air résolu, elle sortit ensuite avecMartine, après avoir mis tranquillement dans le panier de celle-ciun petit paquet, des chiffons qu’elle voulait donner,disait-elle.

Quand elle revint, deux heures plus tard, elle était pâle. Maisses grands yeux, si purs et si francs, rayonnaient. Tout de suite,elle s’approcha du docteur, le regarda en face, se confessa.

– J’ai un pardon à te demander, maître, car je viens de tedésobéir, et je vais sûrement te faire beaucoup de peine.

Il ne comprenait pas, il s’inquiéta.

– Qu’as-tu donc fait ?

Lentement, sans le quitter des yeux, elle prit dans sa poche uneenveloppe, d’où elle tira des billets de banque. Une brusquedivination l’éclaira, il eut un cri :

– Oh ! mon Dieu ! les bijoux, tous lescadeaux !

Et lui, si bon, si doux d’habitude, était soulevé d’unedouloureuse colère. Il lui avait saisi les deux mains, il labrutalisait presque, lui écrasait les doigts qui tenaient lesbillets.

– Mon Dieu ! qu’as-tu fait là, malheureuse… C’est toutmon cœur que tu as vendu ! c’est tout notre cœur qui étaitentré dans ces bijoux et que tu es allée rendre avec eux, pour del’argent !… Des bijoux que je t’avais donnés, des souvenirs denos heures les plus divines, ton bien à toi, à toi seule, commentveux-tu donc que je le reprenne et que j’en profite ? Est-cepossible, as-tu songé à l’affreux chagrin que cela mecauserait ?

Doucement, elle répondit :

– Et toi, maître, penses-tu donc que je pouvais nouslaisser dans la triste situation où nous sommes, manquant de pain,lorsque j’avais là ces bagues, ces colliers, ces bouclesd’oreilles, qui dormaient au fond d’un tiroir ? Mais tout monêtre s’indignait, je me serais crue une avare, une égoïste, si jeles avais gardés davantage… Et, si j’ai eu de la peine à m’enséparer, oh ! oui, je l’avoue, une peine si grosse, que j’aifailli n’en pas trouver le courage, je suis bien certaine den’avoir fait que ce que je devais faire, en femme qui t’obéistoujours et qui t’adore.

Puis, comme il ne lui avait pas lâché les mains, des larmesparurent dans ses yeux, elle ajouta de la même voix douce, avec unfaible sourire :

– Serre un peu moins fort, tu me fais très mal.

Alors, lui aussi pleura, retourné, jeté à un attendrissementprofond.

– Je suis une brute, de me fâcher ainsi… Tu as bien agi, tune pouvais agir autrement. Mais pardonne-moi, cela m’a été si dur,de te voir dépouillée… Donne-moi tes mains, tes pauvres mains, queje les guérisse.

Il lui reprit les mains avec délicatesse et il les couvrait debaisers, il les trouvait inestimables, nues et si fines, ainsidégarnies de bagues. Maintenant, soulagée, joyeuse, elle luicontait son escapade, comment elle avait mis Martine dans laconfidence et comment toutes deux étaient allées chez larevendeuse, celle qui avait vendu le corsage en vieux pointd’Alençon. Enfin, après un examen et un marchandage interminables,cette femme avait donné six mille francs de tous les bijoux. Denouveau, il réprima un geste de désespoir : six millefrancs ! lorsque ces bijoux lui en avaient coûté plus dutriple, une vingtaine de mille francs au moins.

– Écoute, finit-il par dire, je prends cet argent, puisquec’est ton bon cœur qui l’apporte. Mais il est bien convenu qu’ilest à toi. Je te jure d’être à mon tour plus avare que Martine, jene lui donnerai que les quelques sous indispensables à notreentretien, et tu retrouveras dans le secrétaire tout ce qui resterade la somme, en admettant que je ne puisse même jamais larecompléter et te la rendre entière.

Il s’était assis, il la gardait sur ses genoux, dans uneétreinte encore frémissante d’émotion. Puis, baissant la voix, àl’oreille :

– Et tu as tout vendu, absolument tout ?

Sans parler, elle se dégagea un peu, elle fouilla du bout desdoigts dans sa gorge, de son geste joli. Rougissante, ellesouriait. Enfin, elle tira la chaîne mince où luisaient les septperles, comme des étoiles laiteuses ; et il sembla qu’ellesortait un peu de sa nudité intime, que tout le bouquet vivant deson corps s’exhalait de cet unique bijou, gardé sur sa peau, dansle mystère le plus caché de sa personne. Tout de suite, elle lerentra, le fit disparaître.

Lui, rougissant comme elle, avait eu au cœur un grand coup dejoie. Et il l’embrassa éperdument.

– Ah ! que tu es gentille, et que je t’aime !

Mais, dès le soir, le souvenir des bijoux vendus resta comme unpoids sur son cœur ; et il ne pouvait voir l’argent, dans sonsecrétaire, sans souffrance. C’était la pauvreté prochaine, lapauvreté inévitable qui l’oppressait ; c’était une détresseplus angoissante encore, la pensée de son âge, ses soixante ans quile rendaient inutile, incapable de gagner la vie heureuse d’unefemme, tout un réveil à l’inquiétante réalité, au milieu de sonrêve menteur d’éternel amour. Brusquement, il tombait à la misère,et il se sentait très vieux : cela le glaçait, l’emplissaitd’une sorte de remords, d’une colère désespérée contre lui-mêmecomme si, désormais, il y avait eu une mauvaise action dans savie.

Puis, il se fit en lui une clarté affreuse. Un matin, étantseul, il reçut une lettre, timbrée de Plassans même, dont ilexamina l’enveloppe, surpris de ne pas reconnaître l’écriture.Cette lettre n’était pas signée ; et, dès les premièreslignes, il eut un geste d’irritation, prêt à la déchirer ;mais il s’était assis, tremblant, il dut la lire jusqu’au bout.D’ailleurs, le style gardait une convenance parfaite, les longuesphrases se déroulaient, pleines de mesure et de ménagement, ainsique des phrases de diplomate dont l’unique but est de convaincre.On lui démontrait, avec un luxe de bonnes raisons, que le scandalede la Souleiade avait trop duré. Si la passion, jusqu’à un certainpoint, expliquait la faute, un homme de son âge, et dans sasituation, était en train de se rendre absolument méprisable, ens’obstinant à consommer le malheur de la jeune parente, dont ilabusait. Personne n’ignorait l’empire qu’il avait pris sur elle, onadmettait qu’elle mît sa gloire à se sacrifier pour lui ; maisn’était-ce pas à lui de comprendre qu’elle ne pouvait aimer unvieillard, qu’elle éprouvait seulement de la pitié et de lagratitude, et qu’il était grand temps de la délivrer de ces amoursséniles, d’où elle sortirait déshonorée, déclassée, ni épouse nimère ? Puisqu’il ne devait même plus lui léguer une petitefortune, on espérait qu’il allait faire acte d’honnête homme, entrouvant la force de se séparer d’elle, afin d’assurer son bonheur,s’il en était temps encore. Et la lettre se terminait sur cettepensée que la mauvaise conduite finissait toujours par êtrepunie.

Dès les premières phrases, Pascal comprit que cette lettreanonyme venait de sa mère. La vieille Mme Rougon avait dû ladicter, il y entendait jusqu’aux inflexions de sa voix. Mais, aprèsen avoir commencé la lecture dans un soulèvement de colère, ill’acheva pâle et grelottant, saisi de ce frisson qui, désormais, letraversait à chaque heure. La lettre avait raison, elle l’éclairaitsur son malaise, lui faisait voir que son remords était d’êtrevieux, d’être pauvre, et de garder Clotilde. Il se leva, se plantadevant une glace, y resta longtemps, les yeux peu à peu obscurcisde pleurs, désespérés de ses rides et de sa barbe blanche. Ce froidmortel qui le glaçait, c’était l’idée que, maintenant, laséparation allait devenir nécessaire, fatale, inévitable. Il larepoussait, il ne pouvait s’imaginer qu’il finirait parl’accepter ; mais elle reviendrait quand même, il ne vivraitplus une minute sans en être assailli, sans être déchiré par cecombat entre son amour et sa raison, jusqu’au soir terrible où ilse résignerait, à bout de sang et de larmes. Dans sa lâchetéprésente, il frissonnait, rien qu’à la pensée d’avoir un jour cecourage. Et c’était bien la fin, l’irréparable commençait, ilprenait peur pour Clotilde, si jeune, et il n’avait plus que ledevoir de la sauver de lui.

Alors, hanté par les mots, par les phrases de la lettre, il setortura d’abord à vouloir se persuader qu’elle ne l’aimait pas,qu’elle avait seulement pour lui de la pitié et de la gratitude.Cela, croyait-il, lui aurait facilité la rupture, s’il étaitconvaincu qu’elle se sacrifiait, et qu’en la gardant davantage, ilsatisfaisait simplement son monstrueux égoïsme. Mais il eut beaul’étudier, la soumettre à des épreuves, il la trouva toujours aussitendre, aussi passionnée entre ses bras. Il restait éperdu de cerésultat qui tournait contre le dénouement redouté, en la luirendant plus chère. Et il s’efforça de se prouver la nécessité deleur séparation, il en examina les motifs. La vie qu’ils menaientdepuis des mois, cette vie sans liens ni devoirs, sans travaild’aucune sorte, était mauvaise. Lui, ne se croyait bon qu’à allerdormir sous la terre, dans un coin ; seulement, pour elle,n’était-ce pas une existence fâcheuse, d’où elle sortiraitindolente et gâtée, incapable de vouloir ? Il lapervertissait, en faisait une idole, au milieu des huées duscandale. Ensuite, tout d’un coup, il se voyait mort, il lalaissait seule, à la rue, sans rien, méprisée. Personne ne larecueillait, elle battait les routes, n’avait plus jamais ni marini enfants. Non ! non ! ce serait un crime, il nepouvait, pour ses quelques jours encore de bonheur à lui, neléguer, à elle, que cet héritage de honte et de misère.

Un matin que Clotilde était sortie seule, pour une course dansle voisinage, elle rentra bouleversée, toute pâle et frissonnante.Et, dès qu’elle fut en haut, chez eux, elle s’évanouit presque dansles bras de Pascal. Elle bégayait des mots sans suite.

– Oh ! mon Dieu !… oh ! mon Dieu !… cesfemmes…

Lui, effrayé, la pressait de questions.

– Voyons ! réponds-moi ! que t’est-ilarrivé ?

Alors, un flot de sang empourpra son visage. Elle l’étreignit,se cacha la face contre son épaule.

– Ce sont ces femmes… En passant à l’ombre, comme jefermais mon ombrelle, j’ai eu le malheur de faire tomber un enfant…Et elles se sont toutes mises contre moi, et elles ont crié deschoses, oh ! des choses ! que je n’en aurais jamais,d’enfants ! que les enfants, ça ne poussait pas chez lescréatures de mon espèce !… Et d’autres choses, mon Dieu !d’autres choses encore, que je ne peux pas répéter, que je n’ai pascomprises !

Elle sanglotait. Il était devenu livide, il ne trouvait rien àlui dire, il la baisait éperdument en pleurant comme elle. La scènese reconstruisait, il la voyait poursuivie, salie de gros mots.Puis, il balbutia :

– C’est ma faute, c’est par moi que tu souffres… Écoute,nous nous en irons, loin, très loin, quelque part où l’on ne nousconnaîtra pas, où l’on te saluera, où tu seras heureuse.

Mais, bravement, dans un effort, en le voyant pleurer, elles’était remise debout, elle rentrait ses larmes.

– Ah ! c’est lâche, ce que je viens de faire là !Moi qui m’étais tant promis de ne te rien dire ! Et puis,quand je me suis retrouvée chez nous, ç’a été un tel déchirement,que tout m’est sorti du cœur… Tu vois, c’est fini, ne te chagrinepas… Je t’aime…

Elle souriait, elle l’avait repris doucement dans ses bras, ellele baisait à son tour, ainsi qu’un désespéré, dont on endort lasouffrance.

– Je t’aime, et je t’aime tant, que cela me consolerait detout ! Il n’y a que toi au monde, qu’importe ce qui n’est pastoi ! Tu es si bon, tu me rends si heureuse !

Mais il pleurait toujours, et elle se remit à pleurer, et ce futlongtemps une tristesse infinie, une détresse où se mêlaient leursbaisers et leurs larmes.

Pascal, resté seul, se jugea abominable. Il ne pouvait fairedavantage le malheur de cette enfant qu’il adorait. Et, le soir dumême jour, un événement se produisit, qui lui apporta enfin ledénouement, cherché jusque-là, avec la terreur de le trouver. Aprèsle dîner, Martine l’emmena à l’écart, en grand mystère.

– Mme Félicité, que j’ai vue, m’a chargée de vouscommuniquer cette lettre, Monsieur ; et j’ai la commission devous dire qu’elle vous l’aurait apportée elle-même, si sa bonneréputation ne l’empêchait de revenir ici… Elle vous prie de luirenvoyer la lettre de M. Maxime, en lui faisant connaître laréponse de Mademoiselle.

C’était, en effet, une lettre de Maxime. Félicité, heureuse del’avoir reçue, en usait comme d’un moyen actif, après avoir attenduvainement que la misère lui livrât son fils. Puisque ni Pascal niClotilde ne venaient lui demander aide et secours, elle changeaitde plan une fois encore, elle reprenait son ancienne idée de lesséparer ; et, cette fois, l’occasion lui semblait décisive. Lalettre de Maxime était pressante, il l’adressait à sa grand-mère,pour que celle-ci plaidât sa cause près de sa sœur. L’ataxies’était déclarée, il ne marchait plus déjà qu’au bras d’undomestique. Mais, surtout, il déplorait une faute qu’il avaitcommise, une jolie fille brune qui s’était introduite chez lui,dont il n’avait pas su s’abstenir, au point de laisser entre sesbras le reste de ses moelles ; et le pis était qu’il avaitmaintenant la certitude que cette mangeuse d’hommes était un cadeaudiscret de son père. Saccard la lui avait envoyée, galamment, pourhâter l’héritage. Aussi, après l’avoir jetée dehors, Maximes’était-il barricadé dans son hôtel, consignant son père lui-même àla porte, tremblant de le voir, un matin, rentrer par les fenêtres.La solitude l’épouvantait, et il réclamait désespérément sa sœur,il la voulait comme un rempart contre les abominables entreprises,comme une femme enfin douce et droite, qui le soignerait. La lettredonnait à entendre que, si elle se conduisait bien avec lui, ellen’aurait pas à se repentir ; et il terminait, en rappelant àla jeune fille la promesse qu’elle lui avait faite, lors de sonvoyage à Plassans, de le rejoindre, s’il avait réellement besoind’elle, un jour.

Pascal resta glacé. Il relut les quatre pages. C’était laséparation qui s’offrait, acceptable pour lui, heureuse pourClotilde, si aisée et si naturelle, qu’on devait consentir tout desuite ; et, malgré l’effort de sa raison, il se sentait si peuferme, si peu résolu encore, qu’il dut s’asseoir un instant, lesjambes tremblantes. Mais il voulait être héroïque, il se calma,appela sa compagne.

– Tiens ! lis cette lettre, que grand-mère mecommunique.

Attentivement, Clotilde lut la lettre jusqu’au bout, sans uneparole, sans un geste. Puis, très simple :

– Eh bien ! tu vas répondre, n’est-ce pas ?… Jerefuse.

Il dut se vaincre pour ne pas jeter un cri de joie. Déjà, commesi un autre lui-même avait pris la parole, il s’entendait dire,raisonnablement :

– Tu refuses, ce n’est pas possible… Il faut réfléchir,attendons à demain pour donner la réponse ; et causons,veux-tu ?

Mais elle s’étonnait, elle s’exaltait.

– Nous quitter ! et pourquoi ? Vraiment, tu yconsentirais ?… Quelle folie ! nous nous aimons, et nousnous quitterions, et je m’en irais là-bas, où personne nem’aime !… Voyons, y as-tu songé ? ce serait imbécile.

Il évita de s’engager sur ce terrain, il parla de promessesfaites, de devoir.

– Rappelle-toi, ma chérie, comme tu étais émue, lorsque jet’ai avertie que Maxime se trouvait menacé. Aujourd’hui, le voilàbattu par le mal, infirme, sans personne, t’appelant près delui !… Tu ne peux le laisser dans cette position. Il y a là,pour toi, un devoir à remplir.

– Un devoir ! s’écria-t-elle. Est-ce que j’ai desdevoirs envers un frère qui ne s’est jamais occupé de moi ?Mon seul devoir est où est mon cœur.

– Mais tu as promis. J’ai promis pour toi, j’ai dit que tuétais raisonnable… Tu ne vas pas me faire mentir.

– Raisonnable, c’est toi qui ne l’es pas. Il estdéraisonnable de se quitter, quand on en mourrait de chagrin l’unet l’autre.

Et elle coupa court d’un grand geste, elle écarta violemmenttoute discussion.

– D’ailleurs, à quoi bon discuter ?… Rien n’est plussimple, il n’y faut qu’un mot. Est-ce que tu veux merenvoyer ?

Il poussa un cri.

– Moi te renvoyer, grand Dieu !

– Alors, si tu ne me renvoies pas, je reste.

Elle riait à présent, elle courut à son pupitre, écrivit, aucrayon rouge, deux mots en travers de la lettre de son frère :« Je refuse » ; et elle appela Martine, elle voulutabsolument qu’elle reportât tout de suite cette lettre sousenveloppe. Lui, riait aussi, inondé d’une telle félicité, qu’il lalaissa faire. La joie de la garder emportait jusqu’à sa raison.

Mais, la nuit même, quand elle fut endormie, quel remordsd’avoir été lâche ! Une fois encore, il venait de céder à sonbesoin de bonheur, à cette volupté de la retrouver chaque soir,serrée contre son flanc, si fine et si douce dans sa longuechemise, l’embaumant de sa fraîche odeur de jeunesse. Après elle,jamais plus il n’aimerait ; et ce dont criait son être,c’était de cet arrachement de la femme et de l’amour. Une sueurd’agonie le prenait, lorsqu’il se l’imaginait partie et qu’il sevoyait seul, sans elle, sans tout ce qu’elle mettait de caressantet de subtil dans l’air qu’il respirait, son haleine, son joliesprit, sa droiture vaillante, cette chère présence physique etmorale, nécessaire maintenant à sa vie comme la lumière même dujour. Elle devait le quitter, et il fallait qu’il trouvât la forced’en mourir. Sans l’éveiller, tout en la tenant assoupie sur soncœur, la gorge soulevée d’un petit souffle d’enfant, il seméprisait pour son peu de courage, il jugeait la situation avec uneterrible lucidité. C’était fini : une existence respectée, unefortune l’attendaient là-bas ; il ne pouvait pousser sonégoïsme sénile jusqu’à la garder davantage, dans sa misère et sousles huées. Et, défaillant, à la sentir si adorable entre ses bras,si confiante, en sujette qui s’était donnée à son vieux roi, ilfaisait le serment d’être fort, de ne point accepter le sacrificede cette enfant, de la rendre au bonheur, à la vie, malgréelle.

Dès lors, la lutte d’abnégation commença. Quelques jours sepassèrent, et il lui avait fait si bien comprendre la dureté deson : Je refuse, sur la lettre de Maxime, qu’elle avait écrità sa grand-mère longuement, pour motiver son refus. Mais elle nevoulait toujours pas quitter la Souleiade. Comme il en était venu àune grande avarice, afin d’entamer le moins possible l’argent desbijoux, elle renchérissait encore, mangeait son pain sec avec debeaux rires. Un matin, il la surprit donnant des conseilsd’économie à Martine. Dix fois par jour, elle le regardaitfixement, se jetait à son cou, le couvrait de baisers, pourcombattre cette affreuse idée de la séparation, qu’elle voyait sanscesse dans ses yeux. Puis, elle eut un autre argument. Après ledîner, un soir, il fut pris de palpitations, il faillit s’évanouir.Cela l’étonna, jamais il n’avait souffert du cœur, et il crutsimplement que ses troubles nerveux revenaient. Depuis ses grandesjoies, il se sentait moins solide, avec la sensation singulière dequelque chose de délicat et de profond qui se serait brisé en lui.Elle, tout de suite, s’était inquiétée, empressée. Ah bien !maintenant, il ne lui parlerait sans doute plus de partir ?Quand on aimait les gens et qu’ils étaient malades, on restait prèsd’eux, on les soignait.

Le combat devint ainsi de toutes les heures. C’était uncontinuel assaut de tendresse, d’oubli de soi-même, dans l’uniquebesoin du bonheur de l’autre. Mais lui, si l’émotion de la voirbonne et aimante rendait plus atroce la nécessité du départ,comprenait que cette nécessité s’imposait davantage chaque jour. Savolonté était désormais formelle. Il restait seulement aux abois,tremblant, hésitant, devant les moyens de la décider. La scène dedésespoir et de larmes s’évoquait : qu’allait-il faire ?qu’allait-il lui dire ? comment en arriveraient-ils, tous lesdeux, à s’embrasser une dernière fois et à ne plus se voirjamais ? Et les journées se passaient, il ne trouvait rien, ilrecommençait à se traiter de lâche, chaque soir, lorsque, la bougieéteinte, elle le reprenait entre ses bras frais, heureuse ettriomphante de le vaincre ainsi.

Souvent, elle plaisantait, avec une pointe de malice tendre.

– Maître, tu es trop bon, tu me garderas.

Mais cela le fâchait, et il s’agitait, assombri.

– Non, non ! ne parle pas de ma bonté !… Sij’étais vraiment bon, il y a longtemps que tu serais là-bas, dansl’aisance et le respect, avec tout un avenir de vie belle ettranquille devant toi, au lieu de t’obstiner ici, insultée, pauvreet sans espoir, à être la triste compagne d’un vieux fou de monespèce !… Non ! je ne suis qu’un lâche et qu’unmalhonnête homme !

Vivement, elle le faisait taire. Et c’était en réalité sa bontéqui saignait, cette bonté immense qu’il devait à son amour de lavie, qu’il épandait sur les choses et sur les êtres, dans lecontinuel souci du bonheur de tous. Être bon, n’était-ce pas lavouloir, la faire heureuse, au prix de son bonheur, à lui ? Illui fallait avoir cette bonté-là, et il sentait bien qu’ill’aurait, décisive, héroïque. Mais, comme les misérables résolus ausuicide, il attendait l’occasion, le moment et le moyen devouloir.

Un matin qu’il s’était levé à sept heures, elle fut toutesurprise, en entrant dans la salle, de le trouver assis devant satable. Depuis de longues semaines, il n’avait plus ouvert un livreni touché une plume.

– Tiens ! tu travailles ?

Il ne leva pas la tête, répondit d’un air absorbé :

– Oui, c’est cet Arbre généalogique que je n’ai pas mêmemis au courant.

Pendant quelques minutes, elle resta debout derrière lui, à leregarder écrire. Il complétait les notices de Tante Dide, del’oncle Macquart et du petit Charles, inscrivait leur mort, mettaitles dates. Puis, comme il ne bougeait toujours pas, ayant l’aird’ignorer qu’elle était là, à attendre les baisers et les rires desautres matins, elle marcha jusqu’à la fenêtre, en revint,désœuvrée.

– Alors, c’est sérieux, on travaille ?

– Sans doute, tu vois que j’aurais dû, depuis le moisdernier, consigner ces morts. Et j’ai là un tas de besognes quim’attendent.

Elle le regardait fixement, de l’air de continuelleinterrogation dont elle fouillait ses yeux.

– Bien ! travaillons… Si tu as des recherches que jepuisse faire, des notes à copier, donne-les-moi.

Et, dès ce jour, il affecta de se rejeter tout entier dans letravail. C’était, d’ailleurs, une de ses théories, que l’absolurepos ne valait rien, qu’on ne devait jamais le prescrire, même auxsurmenés. Un homme ne vit que par le milieu extérieur où ilbaigne ; et les sensations qu’il en reçoit se transformentchez lui en mouvement, en pensées et en actes ; de sorte que,s’il y a repos absolu, si l’on continue à recevoir les sensationssans les rendre, digérées et transformées, il se produit unengorgement, un malaise, une perte inévitable d’équilibre. Lui,toujours, avait expérimenté que le travail était le meilleurrégulateur de son existence. Même les matins de santé mauvaise, ilse mettait au travail, il y retrouvait son aplomb. Jamais il ne seportait mieux que lorsqu’il accomplissait sa tâche, méthodiquementtracée à l’avance, tant de pages chaque matin, aux mêmesheures ; et il comparait cette tâche à un balancier qui letenait debout, au milieu des misères quotidiennes, des faiblesseset des faux pas. Aussi, accusait-il la paresse, l’oisiveté où ilvivait depuis des semaines, d’être l’unique cause des palpitationsdont il étouffait par moments. S’il voulait se guérir, il n’avaitqu’à reprendre ses grands travaux.

Ces théories, Pascal, pendant des heures, les développait, lesexpliquait à Clotilde, avec un enthousiasme fiévreux, exagéré. Ilsemblait ressaisi par cet amour de la science, qui, jusqu’à soncoup de passion pour elle, avait seul dévoré sa vie. Il luirépétait qu’il ne pouvait laisser son œuvre inachevée, qu’il avaittant à faire encore, s’il voulait élever un monument durable !Le souci des dossiers paraissait le reprendre, il ouvrait denouveau la grande armoire vingt fois par jour, les descendait de laplanche du haut, continuait à les enrichir. Ses idées surl’hérédité se transformaient déjà, il aurait désiré tout revoir,tout refondre, tirer de l’histoire naturelle et sociale de safamille une vaste synthèse, un résumé, à larges traits, del’humanité entière. Puis, à côté, il revenait à son traitement parles piqûres, pour l’élargir : une confuse vision dethérapeutique nouvelle, une théorie vague et lointaine, née en luide sa conviction et de son expérience personnelle, au sujet de labonne influence dynamique du travail.

Maintenant, chaque fois qu’il s’asseyait à sa table, il selamentait.

– Jamais je n’aurais assez d’années devant moi, la vie esttrop courte !

On aurait cru qu’il ne pouvait plus perdre une heure. Et, unmatin, brusquement, il leva la tête, il dit à sa compagne, quirecopiait un manuscrit, à son côté :

– Écoute bien, Clotilde… Si je mourais…

Effarée, elle protesta.

– En voilà une idée !

– Si je mourais, écoute bien… Tu fermerais tout de suiteles portes. Tu garderais les dossiers pour toi, pour toi seule. Et,lorsque tu aurais rassemblé mes autres manuscrits, tu lesremettrais à Ramond… Entends-tu ! ce sont là mes dernièresvolontés.

Mais elle lui coupait la parole, refusait de l’écouter.

– Non ! non ! tu dis des bêtises !

– Clotilde, jure-moi que tu garderas les dossiers et que turemettras mes autres papiers à Ramond.

Enfin, elle jura, devenue sérieuse et les yeux en larmes. Ill’avait saisie entre ses bras, très ému lui aussi, la couvrant decaresses, comme si son cœur, tout d’un coup, se fût rouvert. Puis,il se calma, parla de ses craintes. Depuis qu’il s’efforçait detravailler, elles paraissaient le reprendre, il faisait le guetautour de l’armoire, il prétendait avoir vu rôder Martine. Nepouvait-on mettre en branle la dévotion aveugle de cette fille, lapousser à une mauvaise action, en lui persuadant qu’elle sauvaitson maître ? Il avait tant souffert du soupçon ! Ilretombait, sous la menace de la solitude prochaine, à son tourment,à cette torture du savant menacé, persécuté par les siens, chezlui, dans sa chair même, dans l’œuvre de son cerveau.

Un soir qu’il revenait sur ce sujet, avec Clotilde, il laissaéchapper :

– Tu comprends, quand tu ne vas plus être là…

Elle devint toute blanche ; et, voyant qu’il s’arrêtait,frissonnant :

– Oh ! maître, maître ! tu y songes donctoujours, à cette abomination ? Je le vois bien dans tes yeux,que tu me caches quelque chose, que tu as une pensée qui n’est plusà moi… Mais, si je pars et si tu meurs, qui donc sera là pourdéfendre ton œuvre ?

Il crut qu’elle s’habituait à cette idée du départ, il trouva laforce de répondre gaiement :

– Penses-tu donc que je me laisserais mourir sans terevoir ?… Je t’écrirai, que diable ! Ce sera toi quireviendras me fermer les yeux.

Maintenant, elle sanglotait, tombée sur une chaise.

– Mon Dieu ! est-ce possible ? tu veux que demainnous ne soyons plus ensemble, nous qui ne nous quittons pas d’uneminute, qui vivons aux bras l’un de l’autre ! Et, pourtant, sil’enfant était venu…

– Ah ! tu me condamnes ! interrompit-ilviolemment. Si l’enfant était venu, jamais tu ne serais partie… Nevois-tu donc pas que je suis trop vieux et que je me méprise !Avec moi, tu resterais stérile, tu aurais cette douleur de n’êtrepas toute la femme, la mère ! Va-t’en donc, puisque je ne suisplus un homme !

Vainement, elle s’efforçait de le calmer.

– Non ! je n’ignore pas ce que tu penses, nous l’avonsdit vingt fois : si l’enfant n’est pas au bout, l’amour n’estqu’une saleté inutile… Tu as jeté, l’autre soir, ce roman que tulisais, parce que les héros, stupéfaits d’avoir fait un enfant,sans même s’être doutés qu’ils pouvaient en faire un, ne savaientcomment s’en débarrasser… Ah ! moi, que je l’ai attendu, queje l’aurais aimé, un enfant de toi !

Ce jour-là, Pascal parut s’enfoncer plus encore dans le travail.Il avait, à présent, des séances de quatre et cinq heures, desmatinées, des après-midi entières, où il ne levait pas la tête. Iloutrait son zèle, défendant qu’on le dérangeât, qu’on lui adressâtun seul mot. Et parfois, lorsque Clotilde sortait sur la pointe despieds, ayant à donner des ordres, en bas, ou à faire une course, ils’assurait d’un coup d’œil furtif qu’elle n’était plus là, puis illaissait tomber sa tête au bord de la table, d’un air d’accablementimmense. C’était une détente douloureuse à l’extraordinaire effortqu’il devait s’imposer, quand il la sentait près de lui, pourrester devant sa table, et ne pas la prendre dans ses bras, et nepas la garder ainsi pendant des heures, à la baiser doucement.Ah ! le travail, quel ardent appel il lui faisait, comme auseul refuge où il espérait s’étourdir, s’anéantir ! Mais, leplus souvent, il ne pouvait travailler, il devait jouer la comédiede l’attention, ses yeux sur la page, ses tristes yeux qui sevoilaient de larmes, tandis que sa pensée agonisait, brouillée,fuyante, toujours emplie de la même image. Allait-il donc assisterà cette faillite du travail, lui qui le croyait souverain, créateurunique, régulateur du monde ? Fallait-il jeter l’outil,renoncer à l’action, ne faire plus que vivre, aimer les bellesfilles qui passent ? Ou bien n’était-ce que la faute de sasénilité, s’il devenait incapable d’écrire une page, comme il étaitincapable de faire un enfant ? La peur de l’impuissancel’avait toujours tourmenté. Pendant que, la joue contre la table,il restait sans force, accablé de sa misère, il rêvait qu’il avaittrente ans, qu’il puisait chaque nuit, au cou de Clotilde, lavigueur de sa besogne du lendemain. Et des pleurs coulaient sur sabarbe blanche ; et, s’il l’entendait remonter, vivement il seredressait, il reprenait sa plume, pour qu’elle le retrouvât, commeelle l’avait laissé, l’air enfoncé dans une méditation profonde, oùil n’y avait que de la détresse et que du vide.

On était au milieu de septembre, deux semaines interminabless’étaient écoulées dans ce malaise, sans amener aucune solution,lorsque Clotilde, un matin, eut la grande surprise de voir entrersa grand-mère Félicité. La veille, Pascal l’avait rencontrée rue dela Banne, et, impatient de consommer le sacrifice, ne trouvant pasen lui la force de la rupture, il s’était confié à elle, malgré sesrépugnances, en la priant de venir le lendemain. Justement, elleavait reçu une nouvelle lettre de Maxime, tout à fait désolée etsuppliante.

D’abord, elle expliqua sa présence.

– Oui, c’est moi, mignonne, et pour que je remette lespieds ici, il faut, tu le comprends, que de biens graves raisons medéterminent… Mais, en vérité, tu deviens folle, je ne peux pas telaisser ainsi gâcher ton existence, sans t’éclairer une dernièrefois.

Elle lut tout de suite la lettre de Maxime, d’une voix mouillée.Il était cloué dans un fauteuil, il semblait frappé d’une ataxie àmarche rapide, très douloureuse. Aussi exigeait-il une réponsedéfinitive de sa sœur, espérant encore qu’elle viendrait, tremblantà l’idée d’en être réduit à chercher une autre garde-malade. Ceserait pourtant ce qu’il se verrait forcé de faire, si onl’abandonnait dans sa triste situation. Et, quand elle eut terminésa lecture, elle donna à entendre combien il serait fâcheux delaisser aller la fortune de Maxime en des mains étrangères ;mais, surtout, elle parla de devoir, du secours qu’on doit à unparent, en affectant, elle aussi, de prétendre qu’il y avait eu unepromesse formelle.

– Mignonne, voyons, fais appel à ta mémoire. Tu lui as ditque, s’il avait jamais besoin de toi, tu irais le rejoindre. Jet’entends encore… N’est-ce pas, mon fils ?

Pascal, depuis que sa mère était là, se taisait, la laissaitagir, pâle et la tête basse. Il ne répondit que par un léger signeaffirmatif.

Ensuite, Félicité reprit toutes les raisons qu’il avait lui-mêmedonnées à Clotilde : l’affreux scandale qui tournait àl’insulte, la misère menaçante, si lourde pour eux deux,l’impossibilité de continuer cette existence mauvaise, où lui,vieillissant, perdrait son reste de santé, où elle, si jeune,achèverait de compromettre sa vie entière. Quel avenirpouvaient-ils espérer, maintenant que la pauvreté étaitvenue ? C’était imbécile et cruel, de s’entêter ainsi.

Toute droite et le visage fermé, Clotilde gardait le silence,refusant même la discussion. Mais, comme sa grand-mère la pressait,la harcelait, elle dit enfin :

– Encore une fois, je n’ai aucun devoir envers mon frère,mon devoir est ici. Il peut disposer de sa fortune, je n’en veuxpas. Quand nous serons trop pauvres, maître renverra Martine, et ilme gardera comme servante.

Elle acheva d’un geste. Oh ! oui, se dévouer à son prince,lui donner sa vie, mendier plutôt le long des routes, en le menantpar la main ! puis, au retour, ainsi que le soir où ilsétaient allés de porte en porte, lui faire le don de sa jeunesse etle réchauffer entre ses bras purs !

La vieille Mme Rougon hocha le menton.

– Avant d’être sa servante, tu aurais mieux fait decommencer par être sa femme… Pourquoi ne vous êtes-vous pasmariés ? C’était plus simple et plus propre.

Elle rappela qu’un jour elle était venue pour exiger ce mariage,afin d’étouffer le scandale naissant ; et la jeune filles’était montrée surprise, disant que ni elle ni le docteurn’avaient songé à cela, mais que, s’il le fallait, ilss’épouseraient tout de même, plus tard, puisque rien nepressait.

– Nous marier, je le veux bien ! s’écria Clotilde. Tuas raison, grand-mère…

Et, s’adressant à Pascal :

– Cent fois, tu m’as répété que tu ferais ce que jevoudrais… Tu entends, épouse-moi. Je serai ta femme, et jeresterai. Une femme ne quitte pas son mari.

Mais il ne répondit que par un geste, comme s’il eut craint quesa voix ne le trahît, et qu’il n’acceptât, dans un cri degratitude, cet éternel lien qu’elle lui proposait. Son gestepouvait signifier une hésitation, un refus. À quoi bon ce mariagein extremis, quand tout s’effondrait ?

– Sans doute, reprit Félicité, ce sont de beaux sentiments.Tu arranges ça très bien dans ta petite tête. Mais ce n’est pas lemariage qui vous donnera des rentes ; et, en attendant, tu luicoûtes cher, tu es pour lui la plus lourde des charges.

L’effet de cette phrase fut extraordinaire sur Clotilde, quirevint violemment vers Pascal, les joues empourprées, les yeuxenvahis de larmes.

– Maître, maître ! est-ce vrai, ce que grand-mèrevient de dire ? est-ce que tu en es à regretter l’argent queje coûte ici ?

Il avait blêmi encore, il ne bougea pas, dans son attitudeécrasée. Mais, d’une voix lointaine, comme s’il s’était parlé àlui-même, il murmura :

– J’ai tant de travail ! je voudrais tant reprendremes dossiers, mes manuscrits, mes notes, et terminer l’œuvre de mavie !… Si j’étais seul, peut-être pourrais-je tout arranger.Je vendrais la Souleiade, oh ! un morceau de pain, car elle nevaut pas cher. Je me mettrais, avec tous mes papiers, dans unepetite chambre. Je travaillerais du matin au soir, je tâcherais den’être pas trop malheureux.

Mais il évitait de la regarder ; et, dans l’agitation oùelle se trouvait, ce n’était pas ce balbutiement douloureux quipouvait lui suffire. Elle s’épouvantait de seconde en seconde, carelle sentait bien que l’inévitable allait être dit.

– Regarde-moi, maître, regarde-moi en face… Et, je t’enconjure, sois brave, choisis donc entre ton œuvre et moi, puisquetu parais dire que tu me renvoies pour mieux travailler !

La minute de l’héroïque mensonge était venue. Il leva la tête,il la regarda en face, bravement ; et, avec un sourire demourant qui veut la mort, retrouvant sa voix de divinebonté :

– Comme tu t’animes !… Ne peux-tu donc faire tondevoir simplement, ainsi que tout le monde ?… J’ai beaucoup àtravailler, j’ai besoin d’être seul ; et toi, chérie, tu doisrejoindre ton frère. Va donc, tout est fini.

Il y eut un terrible silence de quelques secondes. Elle leregardait toujours fixement, dans l’espoir qu’il faiblirait.Disait-il bien la vérité, ne se sacrifiait-il pas pour qu’elle fûtheureuse ? Un instant, elle en eut la sensation subtile, commesi un souffle frissonnant, émané de lui, l’avait avertie.

– Et c’est pour toujours que tu me renvoies ? tu ne mepermettrais pas de revenir demain ?

Il resta brave, il sembla répondre d’un nouveau sourire qu’on nes’en allait pas pour revenir ainsi ; et tout se brouilla, ellen’eut plus qu’une perception confuse, elle put croire qu’ilchoisissait le travail, sincèrement, en homme de science chez quil’œuvre l’emporte sur la femme. Elle était redevenue très pâle,elle attendit encore un peu, dans l’affreux silence ; puis,lentement, de son air de tendre et absolue soumission :

– C’est bien, maître, je partirai quand tu voudras, et jene reviendrai que le jour où tu m’auras rappelée.

Alors, ce fut le coup de hache entre eux. L’irrévocable étaitaccompli. Tout de suite, Félicité, surprise de n’avoir pas eu àparler davantage, voulut qu’on fixât la date de départ. Elles’applaudissait de sa ténacité, elle croyait avoir emporté lavictoire, de haute lutte. On était au vendredi, et il fut entenduque Clotilde partirait le dimanche. Une dépêche fut même envoyée àMaxime.

Depuis trois jours déjà, le mistral soufflait. Mais, le soir, ilredoubla, avec une violence nouvelle ; et Martine annonçaqu’il durerait au moins trois jours encore, suivant la croyancepopulaire. Les vents de la fin septembre, au travers de la valléede la Viorne, sont terribles. Aussi eut-elle le soin de monter danstoutes les chambres, pour s’assurer que les volets étaientsolidement clos. Quand le mistral soufflait, il prenait laSouleiade en écharpe, par-dessus les toitures de Plassans, sur lepetit plateau où elle était bâtie. Et c’était une rage, une trombefurieuse, continue, qui flagellait la maison, l’ébranlait des cavesaux greniers, pendant des jours, pendant des nuits, sans un arrêt.Les tuiles volaient, les ferrures des fenêtres étaientarrachées ; tandis que, par les fentes, à l’intérieur, le ventpénétrait, en un ronflement éperdu de plainte, et que les portes,au moindre oubli, se refermaient avec des retentissements de canon.On aurait dit tout un siège à soutenir, au milieu du vacarme et del’angoisse.

Le lendemain, ce fut dans cette maison morne, secouée par legrand vent, que Pascal voulut s’occuper, avec Clotilde, despréparatifs du départ. La vieille Mme Rougon ne devait revenirque le dimanche, au moment des adieux. Quand Martine avait apprisla séparation prochaine, elle était restée saisie, muette, les yeuxallumés d’une courte flamme ; et, comme on l’avait renvoyée dela chambre, en disant qu’on se passerait d’elle, pour les malles,elle était retournée dans sa cuisine, elle s’y livrait à sesbesognes ordinaires, en ayant l’air d’ignorer la catastrophe quibouleversait leur ménage à trois. Mais, au moindre appel de Pascal,elle accourait si prompte, si leste, le visage si clair, siensoleillé par son zèle à le servir, qu’elle semblait redevenirjeune fille. Lui, ne quitta donc pas Clotilde d’une minute,l’aidant, désirant se convaincre qu’elle emportait bien tout cedont elle aurait besoin. Deux grandes malles étaient ouvertes, aumilieu de la chambre en désordre ; des paquets, des vêtementstraînaient partout ; c’était une visite, vingt fois reprise,des meubles, des tiroirs. Et, dans ce travail, cette préoccupationde ne rien oublier, il y avait comme un engourdissement de ladouleur vive que l’un et l’autre éprouvaient au creux de l’estomac.Ils s’étourdissaient un instant : lui, très soigneux, veillaità ce qu’il n’y eût pas de place perdue, utilisait la case àchapeaux pour de menus chiffons, glissait des boîtes entre leschemises et les mouchoirs ; tandis qu’elle, décrochant lesrobes, les pliait sur le lit, en attendant de les mettre lesdernières, dans le casier du haut. Puis, lorsque, un peu las, ilsse relevaient et qu’ils se retrouvaient face à face, ils sesouriaient d’abord, ils contenaient ensuite de brusques larmes, ausouvenir de l’inévitable malheur qui les reprenait tout entiers.Mais ils restaient fermes, le cœur en sang. Mon Dieu ! c’étaitdonc vrai qu’ils n’étaient déjà plus ensemble ? Et ilsentendaient alors le vent, le vent terrible, qui menaçaitd’éventrer la maison.

Que de fois, dans cette dernière journée, ils allèrent jusqu’àla fenêtre, attirés par la tempête, souhaitant qu’elle emportât lemonde ! Pendant ces coups de mistral, le soleil ne cesse pasde luire, le ciel reste constamment bleu ; mais c’est un cield’un bleu livide, trouble de poussière ; et le soleil jauneest pâli d’un frisson. Ils regardaient au loin les immenses fuméesblanches qui s’envolaient des routes, les arbres pliés, échevelés,ayant tous l’air de fuir dans le même sens, du même train de galop,la campagne entière desséchée, épuisée sous la violence de cesouffle toujours égal, roulant sans fin avec son grondement defoudre. Des branches cassaient, disparaissaient, des toituresétaient soulevées, charriées si loin, qu’on ne les retrouvait plus.Pourquoi le mistral ne les prenait-il pas ensemble, les jetantlà-bas, au pays inconnu, où l’on est heureux ? Les mallesallaient être faites, lorsqu’il voulut rouvrir un volet, que levent venait de rabattre ; mais, par la fenêtre entrebâillée,ce fut un tel engouffrement, qu’elle dut accourir à son secours.Ils pesèrent de tout leur poids, ils purent enfin tournerl’espagnolette. Dans la chambre, les derniers chiffons s’étaientdébandés, et ils ramassèrent, en morceaux, un petit miroir à main,tombé d’une chaise. Était-ce donc un signe de mort prochaine, commele disaient les femmes du faubourg ?

Le soir, après un morne dîner dans la salle à manger claire, auxgrands bouquets fleuris, Pascal parla de se coucher de bonne heure.Clotilde devait partir, le lendemain matin, par le train de dixheures un quart ; et il s’inquiétait pour elle de la longueurdu voyage, vingt heures de chemin de fer. Puis, au moment de semettre au lit, il l’embrassa, il s’obstina, dès cette nuit même, àcoucher seul, à aller reprendre sa chambre. Il voulait absolument,disait-il, qu’elle se reposât. S’ils restaient ensemble, ni l’un nil’autre ne fermeraient les paupières, ce serait une nuit blanche,infiniment triste. Vainement, elle le supplia de ses grands yeuxtendres, elle lui tendit ses bras divins : il eutl’extraordinaire force de s’en aller, de lui mettre des baisers surles yeux, comme à une enfant, en la bordant dans ses couvertures eten lui recommandant d’être bien raisonnable, de bien dormir. Laséparation n’était-elle pas consommée déjà ? Cela l’auraitempli de remords et de honte, s’il l’avait possédée encore,lorsqu’elle n’était plus à lui. Mais quelle rentrée affreuse, danscette chambre humide, abandonnée, où la couche froide de soncélibat l’attendait ! Il lui sembla rentrer dans savieillesse, qui retombait à jamais sur lui, pareille à un couverclede plomb. D’abord, il accusa le vent de son insomnie. La maisonmorte s’emplissait de hurlements, des voix implorantes et des voixde colère se mêlaient, au milieu de sanglots continus. Deux fois,il se releva, alla écouter chez Clotilde, n’entendit rien. En bas,il descendit fermer une porte qui tapait, avec des coups sourds,comme si le malheur eût frappé aux murs. Des souffles traversaientles pièces noires, il se recoucha glacé, frissonnant, hanté devisions lugubres. Puis, il eut conscience que cette grande voixdont il souffrait, qui lui ôtait le sommeil, ne venait pas dumistral déchaîné. C’était l’appel de Clotilde, la sensation qu’elleétait encore là et qu’il s’était privé d’elle. Alors, il roula dansune crise de désir éperdu, d’abominable désespoir. Mon Dieu !ne plus l’avoir jamais à lui, lorsqu’il pouvait, d’un mot, l’avoirencore, l’avoir toujours ! C’était un arrachement de sa proprechair, cette chair jeune qu’on lui enlevait. À trente ans, unefemme se retrouve. Mais quel effort, dans la passion de sa virilitéfinissante, pour remonter à ce corps frais, sentant bon lajeunesse, qui s’était royalement donné, qui lui appartenait commeson bien et sa chose ! Dix fois, il fut sur le point de sauterdu lit, et de l’aller reprendre, et de la garder. L’effrayantecrise dura jusqu’au jour, au milieu de l’assaut enragé du vent,dont la vieille maison tremblait toute.

Il était six heures, lorsque Martine, ayant cru que son maîtrel’appelait dans sa chambre, en tapant au parquet, monta. Ellearrivait, de l’air vif et exalté qu’elle avait depuisl’avant-veille ; mais elle resta immobile d’inquiétude et desaisissement, lorsqu’elle l’aperçut, à demi vêtu, jeté en traversde son lit, ravagé, mordant son oreiller pour étouffer sessanglots. Il avait voulu se lever, s’habiller tout de suite ;et un nouvel accès venait de l’abattre, pris de vertiges, étouffépar des palpitations.

Il était à peine sorti d’une courte syncope, qu’il recommença àbégayer sa torture.

– Non, non ! je ne peux pas, je souffre trop… J’aimemieux mourir, mourir maintenant…

Pourtant, il reconnut Martine, et il s’abandonna, il se confessadevant elle, à bout de force, noyé et roulé dans la douleur.

– Ma pauvre fille, je souffre trop, mon cœur éclate… C’estelle qui emporte mon cœur, qui emporte tout mon être. Et je ne peuxplus vivre sans elle… J’ai failli mourir cette nuit, je voudraismourir avant son départ, pour ne pas avoir ce déchirement de lavoir me quitter… Oh ! mon Dieu ! elle part, et je nel’aurai plus, et je reste seul, seul, seul…

La servante, si gaie en montant, était devenue d’une pâleur decire, le visage dur et douloureux. Un instant, elle le regardaarracher les draps de ses mains crispées, râler son désespoir, labouche collée à la couverture. Puis, elle parut se décider, d’unbrusque effort.

– Mais, Monsieur, il n’y a pas de bon sens à se faire unchagrin pareil. C’est ridicule… Puisque c’est comme ça, et que vousne pouvez pas vous passer de Mademoiselle, je vais aller lui diredans quel état vous vous êtes mis…

Violemment, cette phrase le fit se relever, chancelant encore,se retenant au dossier d’une chaise.

– Je vous le défends bien, Martine !

– Avec ça que je vous écouterais ! Pour vous retrouverà demi mort, pleurant toutes vos larmes !… Non, non !c’est moi qui vais aller chercher Mademoiselle, et je lui dirai lavérité, et je la forcerai bien à rester avec nous !

Mais il lui avait empoigné le bras, il ne la lâchait plus, prisde colère.

– Je vous ordonne de vous tenir tranquille,entendez-vous ? ou vous partirez avec elle… Pourquoi êtes-vousentrée ? J’étais malade, à cause de ce vent. Ça ne regardepersonne.

Puis, envahi d’un attendrissement, cédant à sa bonté ordinaire,il finit par sourire.

– Ma pauvre fille, voilà que vous me fâchez !Laissez-moi donc agir comme je le dois, pour le bonheur de tous. Etpas un mot, vous me feriez beaucoup de peine.

Martine, à son tour, retint de grosses larmes. Il était tempsque l’entente se fit, car Clotilde entra presque aussitôt, levée debonne heure, ayant la hâte de revoir Pascal, espérant sans doute,jusqu’au dernier moment, qu’il la retiendrait. Elle avait elle-mêmeles paupières lourdes d’insomnie, elle le regarda tout de suite,fixement, de son air d’interrogation. Mais il était si défaitencore, qu’elle s’inquiéta.

– Non, ce n’est rien, je t’assure, j’aurais même biendormi, sans le mistral… N’est-ce pas ? Martine, je vous ledisais.

La servante, d’un signe de tête, lui donna raison. Et Clotilde,elle aussi, se soumettait, ne lui criait pas sa nuit de lutte et desouffrance, pendant qu’il agonisait de son côté. Les deux femmes,dociles, ne faisaient plus qu’obéir et l’aider, dans son oubli delui-même.

– Attends, reprit-il en ouvrant son secrétaire, j’ai làquelque chose pour toi… Tiens ! Il y a sept cents francs danscette enveloppe…

Et, bien qu’elle se récriât, qu’elle se défendît, il lui renditdes comptes. Sur les six mille francs de bijoux, à peine deux centsétaient dépensés, et il en gardait cent, pour aller jusqu’à la findu mois, avec la stricte économie, l’avarice noire qu’il montraitdésormais. Ensuite, il vendrait la Souleiade sans doute, iltravaillerait, il saurait bien se tirer d’affaire. Mais il nevoulait pas toucher aux cinq mille francs qui restaient, car ilsétaient son bien, à elle, et elle les retrouverait dans letiroir.

– Maître, maître, tu me fais beaucoup de chagrin…

Il l’interrompit.

– Je le veux, et c’est toi qui me crèverais le cœur…Voyons, il est sept heures et demie, je vais aller ficeler tesmalles, puisqu’elles sont fermées.

Lorsque Clotilde et Martine furent seules, en face l’une del’autre, elles se regardèrent un instant en silence. Depuis lasituation nouvelle, elles avaient bien senti leur antagonismesourd, le clair triomphe de la jeune maîtresse, l’obscure jalousiede la vieille servante, autour du maître adoré. Aujourd’hui, ilsemblait que ce fût cette dernière qui restât victorieuse. Mais, àcette minute dernière, leur émotion commune les rapprochait.

– Martine, il ne faudra pas le laisser se nourrir comme unpauvre. Tu me promets bien qu’il aura du vin et de la viande tousles jours ?

– N’ayez pas peur, Mademoiselle.

– Et, tu sais, les cinq mille francs qui dorment là, ilssont à lui. Vous n’allez pas, je pense, mourir de faim à côté. Jeveux que tu le gâtes.

– Je vous répète que j’en fais mon affaire, Mademoiselle,et que Monsieur ne manquera de rien.

Il y eut un nouveau silence. Elles se regardaient toujours.

– Puis, surveille-le pour qu’il ne travaille pas trop. Jem’en vais très inquiète, sa santé est moins bonne depuis quelquetemps. Soigne-le, n’est-ce pas ?

– Je le soignerai, soyez tranquille, Mademoiselle.

– Enfin, je te le confie. Il ne va plus avoir que toi, etce qui me rassure un peu, c’est que tu l’aimes bien. Aime-le detoute ta force, aime-le pour nous deux.

– Oui, Mademoiselle, autant que je pourrai.

Des pleurs leur montaient aux paupières, et Clotilde ditencore :

– Veux-tu m’embrasser, Martine ?

– Oh ! Mademoiselle, très volontiers !

Elles étaient dans les bras l’une de l’autre, lorsque Pascalrentra. Il affecta de ne pas les voir, pour ne pas s’attendrir sansdoute. D’une voix trop haute, il parlait des derniers préparatifsdu départ, en homme bousculé qui ne veut pas qu’on manque le train.Il avait ficelé les malles, le père Durieu venait de les emportersur sa voiture, et on les trouverait à la gare. Cependant, il étaità peine huit heures, on avait encore deux grandes heures devantsoi. Ce furent deux heures mortelles d’angoisse à vide, dedouloureux piétinement, avec l’amertume cent fois remâchée de larupture. Le déjeuner prit à peine un quart d’heure. Puis, il fallutse lever, se rasseoir. Les yeux ne quittaient pas la pendule. Lesminutes semblaient éternelles comme une agonie, au travers de lamaison lugubre.

– Ah ! quel vent ! dit Clotilde, à un coup demistral, dont toutes les portes avaient gémi.

Pascal s’approcha de la fenêtre, regarda la fuite éperdue desarbres, sous la tempête.

– Depuis ce matin, il grandit encore. Tout à l’heure, ilfaudra que je m’inquiète de la toiture, car des tuiles sontparties.

Déjà, ils n’étaient plus ensemble. Ils n’entendaient plus que cevent furieux, balayant tout, emportant leur vie.

Enfin, à huit heures et demie, Pascal dit simplement :

– Il est temps, Clotilde.

Elle se leva de la chaise où elle était assise. Par instants,elle oubliait qu’elle partait. Tout d’un coup, l’affreuse certitudelui revint. Une dernière fois, elle le regarda, sans qu’il ouvrîtles bras, pour la retenir. C’était fini. Et elle n’eut plus qu’uneface morte, foudroyée.

D’abord, ils échangèrent les banales paroles.

– Tu m’écriras, n’est-ce pas ?

– Certainement, et toi, donne-moi de tes nouvelles le plussouvent possible.

– Surtout, si tu étais malade, rappelle-moi tout desuite.

– Je te le promets. Mais, n’aie pas peur, je suissolide.

Puis, au moment de quitter cette maison si chère, Clotildel’enveloppa toute d’un regard vacillant. Et elle s’abattit sur lapoitrine de Pascal, elle le garda entre ses bras, balbutiante.

– Je veux t’embrasser ici, je veux te remercier… Maître,c’est toi qui m’as faite ce que je suis. Comme tu l’as répétésouvent, tu as corrigé mon hérédité. Que serais-je devenue, là-bas,dans le milieu où a grandi Maxime ?… Oui, si je vaux quelquechose, je le dois à toi seul, à toi qui m’as transplantée danscette maison de vérité et de bonté, où tu m’as fait pousser dignede ta tendresse… Aujourd’hui, après m’avoir prise et comblée de tesbiens, tu me renvoies. Que ta volonté soit faite, tu es mon maître,et je t’obéis. Je t’aime quand même, je t’aimerai toujours.

Il la serra sur son cœur, il répondit :

– Je ne désire que ton bien, j’achève mon œuvre.

Et, dans le dernier baiser, le baiser déchirant qu’ilséchangèrent, elle soupira, à voix très basse :

– Ah ! si l’enfant était venu !

Plus bas encore, en un sanglot, elle crut l’entendre bégayer desmots indistincts.

– Oui, l’œuvre rêvée, la seule vraie et bonne, l’œuvre queje n’ai pu faire… Pardonne-moi, tâche d’être heureuse.

La vieille Mme Rougon était à la gare, très gaie, trèsvive, malgré ses quatre-vingts ans. Elle triomphait, elle croyaittenir son fils Pascal à sa merci. Quand elle les vit hébétés l’unet l’autre, elle se chargea de tout, prit le billet, fitenregistrer les bagages, installa la voyageuse dans un compartimentde dames seules. Puis, elle parla longuement de Maxime, donna desinstructions, exigea d’être tenue au courant. Mais le train nepartait pas, et il s’écoula encore cinq atroces minutes, pendantlesquelles ils restèrent face à face, en ne se disant plus rien.Enfin, tout sombra, il y eut des embrassades, un grand bruit deroues, des mouchoirs qui s’agitaient.

Brusquement, Pascal s’aperçut qu’il était seul sur le quai,pendant que, là-bas, le train avait disparu, à un coude de laligne. Alors, il n’écouta pas sa mère, il prit sa course, un galopfurieux de jeune homme, monta la pente, enjamba les gradins depierres sèches, se trouva en trois minutes sur la terrasse de laSouleiade. Le mistral y faisait rage, une rafale géante qui pliaitles cyprès centenaires comme des pailles. Dans le ciel décoloré, lesoleil paraissait las de tout ce vent dont la violence, depuis sixjours, lui passait sur la face. Et, pareil aux arbres échevelés,Pascal tenait bon, avec ses vêtements qui avaient des claquementsde drapeaux, avec sa barbe et ses cheveux emportés, fouettés detempête. L’haleine coupée, les deux mains sur son cœur pour encontenir les battements, il regardait au loin fuir le train, àtravers la plaine rase, un train tout petit que le mistral semblaitbalayer, ainsi qu’un rameau de feuilles sèches.

Chapitre 12

 

Dès le lendemain, Pascal s’enferma au fond de la grande maisonvide. Il n’en sortit plus, cessa complètement les rares visites demédecin qu’il faisait encore, vécut là, portes et fenêtres closes,dans une solitude et un silence absolus. Et l’ordre formel étaitdonné à Martine : elle ne devait laisser entrer personne, sousaucun prétexte.

– Mais, Monsieur, votre mère, Mme Félicité ?

– Ma mère moins encore que les autres. J’ai mes raisons…Vous lui direz que je travaille, que j’ai besoin de me recueilliret que je la prie de m’excuser.

Coup sur coup, à trois reprises, la vieille Mme Rougon seprésenta. Elle tempêtait au rez-de-chaussée, il l’entendait quiélevait la voix, s’irritant, voulant forcer la consigne. Puis, lebruit s’apaisait, il n’y avait plus qu’un chuchotement de plainteet de complot, entre elle et la servante. Et pas une fois il necéda, ne se pencha en haut de la rampe, pour lui crier demonter.

Un jour, Martine se hasarda à dire :

– C’est bien dur tout de même, Monsieur, de refuser laporte à sa mère. D’autant plus que Mme Félicité vient dans debons sentiments, car elle sait la grande gêne de Monsieur et ellen’insiste que pour lui offrir ses services.

Exaspéré, il cria :

– De l’argent, je n’en veux pas, entendez-vous !… Jetravaillerai, je gagnerai bien ma vie, que diable !

Cependant, cette question de l’argent devenait pressante. Ils’entêtait à ne pas prendre un sou des cinq mille francs enfermésdans le secrétaire. Maintenant qu’il était seul, il avait unecomplète insouciance de la vie matérielle, il se serait contenté depain et d’eau ; et, chaque fois que la servante lui demandaitde quoi acheter du vin, de la viande, quelque douceur, il haussaitles épaules : à quoi bon ? il restait une croûte de laveille, n’était-ce pas suffisant ? Mais elle, dans satendresse pour ce maître qu’elle sentait souffrir, se désolait decette avarice plus rude que la sienne, de ce dénuement de pauvrehomme où il s’abandonnait, avec la maison entière. On vivait mieuxchez les ouvriers du faubourg. Aussi, pendant toute une journée,parut-elle en proie à un terrible combat intérieur. Son amour dechien docile luttait contre sa passion de l’argent, amassé sou àsou, caché quelque part, faisant des petits, comme elle disait.Elle aurait mieux aimé donner de sa chair. Tant que son maîtren’avait pas souffert seul, l’idée ne lui était pas même venue detoucher à son trésor. Et ce fut un héroïsme extraordinaire, lematin où, poussée à bout, voyant sa cuisine froide et le buffetvide, elle disparut pendant une heure, puis rentra avec desprovisions et la monnaie d’un billet de cent francs.

Justement, Pascal qui descendait, s’étonna, lui demanda d’oùvenait cet argent, déjà hors de lui et prêt à jeter tout à la rue,en croyant qu’elle était allée chez sa mère.

– Mais non, mais non ! Monsieur, bégayait-elle, cen’est pas cela du tout…

Et elle finit par dire le mensonge qu’elle avait préparé.

– Imaginez-vous que les comptes s’arrangent, chezM. Grandguillot, ou du moins ça m’en a tout l’air… J’ai eul’idée, ce matin, d’aller voir, et on m’a dit qu’il vousreviendrait sûrement quelque chose, que je pouvais prendre centfrancs… Oui, on s’est même contenté d’un reçu de moi. Vousrégulariserez ça plus tard.

Pascal sembla à peine surpris. Elle espérait bien qu’il nesortirait pas, pour vérifier le fait. Pourtant, elle fut soulagéede voir avec quelle facilité insouciante il acceptait sonhistoire.

– Ah ! tant mieux ! s’écria-t-il. Je disais bienqu’il ne faut jamais désespérer. Cela va me donner le tempsd’organiser mes affaires.

Ses affaires, c’était la vente de la Souleiade, à laquelle ilavait songé confusément. Mais quelle peine affreuse, quitter cettemaison, où Clotilde avait grandi, où il avait vécu près de dix-huitans avec elle ! Il s’était donné deux ou trois semaines pour yréfléchir. Quand il eut cet espoir, qu’il rattraperait un peu deson argent, il n’y pensa plus du tout. De nouveau, ils’abandonnait, mangeait ce que lui servait Martine, ne s’apercevaitmême pas du strict bien-être qu’elle remettait autour de lui, àgenoux, en adoration, déchirée de toucher à son petit trésor, maissi heureuse de le nourrir maintenant, sans qu’il se doutât que savie venait d’elle.

D’ailleurs, Pascal ne la récompensait guère. Il s’attendrissaitensuite, regrettait ses violences. Mais, dans l’état de fièvredésespérée où il vivait, cela ne l’empêchait pas de recommencer, des’emporter contre elle, au moindre sujet de mécontentement. Un soirqu’il avait encore entendu sa mère causer sans fin, au fond de lacuisine, il eut un accès de colère furieuse.

– Écoutez-moi bien, Martine, je ne veux plus qu’elle entreà la Souleiade… Si vous la recevez une seule fois, en bas, je vouschasse !

Saisie, elle restait immobile. Jamais, depuis trente-deux ansqu’elle le servait, il ne l’avait ainsi menacée de renvoi.

– Oh ! Monsieur, vous auriez ce courage ! Mais jene m’en irais pas, je me coucherais en travers de la porte.

Déjà, il était honteux de son emportement, et il se fit plusdoux.

– C’est que je sais parfaitement ce qui se passe. Ellevient pour vous endoctriner, pour vous mettre contre moi, n’est-cepas ?… Oui, elle guette mes papiers, elle voudrait tout voler,tout détruire, là-haut, dans l’armoire. Je la connais, quand elleveut quelque chose, elle le veut jusqu’au bout… Eh bien ! vouspouvez lui dire que je veille, que je ne la laisserai même pasapprocher de l’armoire, tant que je serai vivant. Et puis, la clefest là, dans ma poche.

En effet, toute sa terreur de savant traqué et menacé étaitrevenue. Depuis qu’il vivait seul, il avait la sensation d’undanger renaissant, d’un guet-apens continu, dressé dans l’ombre. Lecercle se resserrait, et s’il se montrait si rude contre lestentatives d’envahissement, s’il repoussait les assauts de sa mère,c’était qu’il ne se trompait pas sur ses projets véritables etqu’il avait peur d’être faible. Quand elle serait là, elle leposséderait peu à peu, au point de le supprimer. Aussi ses torturesrecommençaient-elles, il passait les journées en surveillance, ilfermait lui-même les portes, le soir, et souvent il se relevait, lanuit, pour s’assurer qu’on ne forçait pas les serrures. Soninquiétude était que la servante, gagnée, croyant assurer son salutéternel, n’ouvrît à sa mère. Il croyait voir les dossiers flamberdans la cheminée, il montait la garde autour d’eux, repris d’unepassion souffrante, d’une tendresse déchirée, pour cet amas glacéde papiers, ces froides pages de manuscrits, auxquelles il avaitsacrifié la femme, et qu’il s’efforçait d’aimer assez, afind’oublier le reste.

Pascal, depuis que Clotilde n’était plus là, se jetait dans letravail, essayait de s’y noyer et de s’y perdre. S’il s’enfermait,s’il ne mettait plus les pieds dans le jardin, s’il avait eu, unjour que Martine était montée lui annoncer le docteur Ramond, laforce de répondre qu’il ne pouvait le recevoir, toute cette volontéâpre de solitude n’avait d’autre but que de s’anéantir au fond d’unlabeur incessant. Ce pauvre Ramond, comme il l’aurait embrassévolontiers ! car il devinait bien l’exquis sentiment qui lefaisait accourir, pour consoler son vieux maître. Mais pourquoiperdre une heure ? pourquoi risquer des émotions, des larmes,d’où il sortait lâche ? Dès le jour, il était à sa table, ypassait la matinée et l’après-midi, continuait souvent à la lampe,très tard. C’était son ancien projet qu’il voulait mettre àexécution : reprendre toute sa théorie de l’hérédité sur unplan nouveau, se servir des dossiers, des documents fournis par safamille, pour établir d’après quelles lois, dans un groupe d’êtres,la vie se distribue et conduit mathématiquement d’un homme à unautre homme, en tenant compte des milieux : vaste bible,genèse des familles, des sociétés, de l’humanité entière. Ilespérait que l’ampleur d’un tel plan, l’effort nécessaire à laréalisation d’une idée si colossale, le posséderait tout entier,lui rendrait sa santé, sa foi, son orgueil, dans la jouissancesupérieure de l’œuvre accomplie. Et il avait beau vouloir sepassionner, se donner sans réserve, avec acharnement, il n’arrivaitqu’à surmener son corps et son esprit, distrait quand même, le cœurabsent de sa besogne, plus malade de jour en jour, et désespéré.Était-ce donc une faillite définitive du travail ? Lui dont letravail avait dévoré l’existence, qui le regardait comme le moteurunique, le bienfaiteur et le consolateur, allait-il donc être forcéde conclure qu’aimer et être aimé passe tout au monde ? Iltombait par moments à de grandes réflexions, il continuait àébaucher sa nouvelle théorie de l’équilibre des forces, quiconsistait à établir que tout ce que l’homme reçoit en sensation,il doit le rendre en mouvement. Quelle vie normale, pleine etheureuse, si l’on avait pu la vivre entière, dans un fonctionnementde machine bien réglée, rendant en force ce qu’elle brûle encombustible, s’entretenant elle-même en vigueur et en beauté par lejeu simultané et logique de tous ses organes ! Il y voyaitautant de labeur physique que de labeur intellectuel, autant desentiment que de raisonnement, la part faite à la fonctiongénésique comme à la fonction cérébrale, sans jamais de surmenage,ni d’une part ni d’une autre, car le surmenage n’est que ledéséquilibre et la maladie. Oui, oui ! recommencer la vie etsavoir la vivre, bêcher la terre, étudier le monde, aimer la femme,arriver à la perfection humaine, à la cité future de l’universelbonheur, par le juste emploi de l’être entier, quel beau testamentlaisserait là un médecin philosophe ! Et ce rêve lointain,cette théorie entrevue achevait de l’emplir d’amertume, à la penséeque, désormais, il n’était plus qu’une force gaspillée etperdue.

Au fond même de son chagrin, Pascal avait cette sensationdominante qu’il était fini. Le regret de Clotilde, la souffrance dene plus l’avoir, la certitude qu’il ne l’aurait jamais plus,l’envahissait, à chaque heure davantage, d’un flot douloureux quiemportait tout. Le travail était vaincu, il laissait parfois tombersa tête sur la page en train, et il pleurait pendant des heures,sans trouver le courage de reprendre la plume. Son acharnement à labesogne, ses journées de volontaire anéantissement aboutissaient àdes nuits terribles, des nuits d’insomnie ardente, pendantlesquelles il mordait ses draps, pour ne pas crier le nom deClotilde. Elle était partout, dans cette maison morne, où il secloîtrait. Il la retrouvait traversant chaque pièce, assise surtous les sièges, debout derrière toutes les portes. En bas, dans lasalle à manger, il ne pouvait plus se mettre à table, sans l’avoiren face de lui. Dans la salle de travail, en haut, elle continuaità être sa compagne de chaque seconde, elle y avait tant vécuenfermée, elle-même, que son image semblait émaner deschoses : sans cesse, il la sentait évoquée près de lui, il ladevinait droite et mince devant son pupitre, penchée sur un pastel,avec son fin profil. Et, s’il ne sortait pas pour fuir cettehantise du cher et torturant souvenir, c’était qu’il avait lacertitude de la retrouver partout aussi dans le jardin, rêvant aubord de la terrasse, suivant à pas ralentis les allées de lapinède, assise et rafraîchie sous les platanes par l’éternel chantde la source, couchée sur l’aire, au crépuscule, les yeux perdus,attendant les étoiles. Mais il existait surtout pour lui un lieu dedésir et de terreur, un sanctuaire sacré où il n’entrait qu’entremblant : la chambre où elle s’était donnée à lui, où ilsavaient dormi ensemble. Il en gardait la clef, il n’y avait pasdérangé un objet de place, depuis le triste matin du départ ;et une jupe oubliée traînait encore sur un fauteuil. Là, ilrespirait jusqu’à son souffle, sa fraîche odeur de jeunesse, restéeparmi l’air comme un parfum. Il ouvrait ses bras éperdus, il lesserrait sur son fantôme, flottant dans le tendre demi-jour desvolets fermés, dans le rose éteint de la vieille indienne des murs,couleur d’aurore. Il sanglotait devant les meubles, il baisait lelit, la place marquée où se dessinait l’élancement divin de soncorps. Et sa joie d’être là, son regret de ne plus y voir Clotilde,cette émotion violente l’épuisait à un tel point, qu’il n’osait pasvisiter tous les jours ce lieu redoutable, couchant dans sa chambrefroide, où ses insomnies ne la lui montraient pas si voisine et sivivante.

Au milieu de son travail obstiné, Pascal avait une autre grandejoie douloureuse, les lettres de Clotilde. Elle lui écrivaitrégulièrement deux fois par semaine, de longues lettres de huit àdix pages, dans lesquelles elle lui racontait sa vie quotidienne.Il ne semblait pas qu’elle fût très heureuse, à Paris. Maxime, quine quittait plus son fauteuil d’infirme, devait la torturer par desexigences d’enfant gâté et de malade, car elle parlait en recluse,sans cesse de garde près de lui, ne pouvant même s’approcher desfenêtres, pour jeter un coup d’œil sur l’avenue, où roulait le flotmondain des promeneurs du Bois ; et, à certaines de sesphrases, on sentait que son frère, après l’avoir si impatiemmentréclamée, la soupçonnait déjà, commençait à la prendre en méfianceet en haine, ainsi que toutes les personnes qui le servaient, danssa continuelle inquiétude d’être exploité et dévalisé. Deux fois,elle avait vu son père, lui toujours très gai, débordé d’affaires,converti à la République, en plein triomphe politique et financier.Saccard l’avait prise à part, pour lui expliquer que ce pauvreMaxime était vraiment insupportable, et qu’elle aurait du courage,si elle consentait à être sa victime. Comme elle ne pouvait toutfaire, il avait même eu l’obligeance, le lendemain, d’envoyer lanièce de son coiffeur, une petite jeune fille de dix-huit ans,nommée Rose, très blonde, l’air candide, qui l’aidait à présentautour du malade. D’ailleurs, Clotilde ne se plaignait pas,affectait au contraire de montrer une âme égale, satisfaite,résignée à la vie. Ses lettres étaient pleines de vaillance, sanscolère contre la séparation cruelle, sans appel désespéré à latendresse de Pascal, pour qu’il la rappelât. Mais, entre leslignes, comme il la sentait frémissante de révolte, toute élancéevers lui, prête à la folie de revenir sur l’heure, au moindremot !

Et c’était ce mot que Pascal ne voulait pas écrire. Les chosess’arrangeraient, Maxime s’habituerait à sa sœur, le sacrificedevait être consommé jusqu’au bout, maintenant qu’il étaitaccompli. Une seule ligne écrite par lui, dans la faiblesse d’uneminute, et le bénéfice de l’effort était perdu, la misèrerecommençait. Jamais il n’avait fallu à Pascal un courage plusgrand que lorsqu’il répondait à Clotilde. Pendant ses nuitsbrûlantes, il se débattait, il la nommait furieusement, il serelevait pour écrire, pour la rappeler tout de suite, par dépêche.Puis, au jour, quand il avait beaucoup pleuré, sa fièvretombait ; et sa réponse était toujours très courte, presquefroide. Il surveillait chacune de ses phrases, recommençait, quandil croyait s’être oublié. Mais quelle torture, ces affreuseslettres, si brèves, si glacées, où il allait contre son cœur,uniquement pour la détacher de lui, pour prendre tous les torts etlui faire croire qu’elle pouvait l’oublier, puisqu’ill’oubliait ! Il en sortait en sueur, épuisé, comme après unacte violent d’héroïsme.

On était dans les derniers jours d’octobre, depuis un moisClotilde était partie, lorsque Pascal, un matin, eut une brusquesuffocation. À plusieurs reprises déjà, il avait éprouvé ainsi delégers étouffements, qu’il mettait sur le compte du travail. Mais,cette fois, les symptômes furent si nets, qu’il ne put s’ytromper : une douleur poignante dans la région du cœur, quigagnait toute la poitrine et descendait le long du bras gauche, uneaffreuse sensation d’écrasement et d’angoisse, tandis qu’une sueurfroide l’inondait. C’était une crise d’angine de poitrine. L’accèsne dura guère plus d’une minute, et il resta d’abord plus surprisqu’effrayé. Avec cet aveuglement que les médecins gardent parfoissur l’état de leur propre santé, jamais, il n’avait soupçonné queson cœur put se trouver atteint.

Comme il se remettait, Martine monta justement dire que ledocteur Ramond était en bas, insistant de nouveau pour être reçu.Et Pascal, cédant peut-être à un inconscient besoin de savoir,s’écria :

– Eh bien ! qu’il monte, puisqu’il s’entête. Ça mefera plaisir.

Les deux hommes s’embrassèrent, et il n’y eut pas d’autreallusion à l’absente, à celle dont le départ avait vidé la maison,qu’une énergique et désolée poignée de main.

– Vous ne savez pas pourquoi je viens ? s’écria toutde suite Ramond. C’est pour une question d’argent… Oui, monbeau-père, M. Lévêque, l’avoué que vous connaissez, m’a parléhier encore des fonds que vous aviez chez le notaire Grandguillot.Et il vous conseille fortement de vous remuer, car des personnesont réussi, dit-on, à rattraper quelque chose.

– Mais, dit Pascal, je sais que ça s’arrange. Martine adéjà obtenu deux cents francs, je crois.

Ramond parut très étonné.

– Comment, Martine ? sans que vous soyez intervenu…Enfin, voulez-vous autoriser mon beau-père à s’occuper de votrecas ? Il tirera les choses au clair, puisque vous n’avez ni letemps ni le goût de cette besogne.

– Certainement, j’autorise M. Lévêque, et dites-luique je le remercie mille fois.

Puis, cette affaire réglée, le jeune homme ayant remarqué sapâleur et le questionnant, il répondit avec un sourire :

– Figurez-vous, mon ami, que je viens d’avoir une crised’angine de poitrine… Oh ! ce n’est pas une imagination, tousles symptômes y étaient… Et, tenez ! puisque vous vous trouvezlà, vous allez m’ausculter.

D’abord, Ramond s’y refusa, en affectant de tourner laconsultation en plaisanterie. Est-ce qu’un conscrit comme luioserait se prononcer sur son général ? Mais il l’examinaitpourtant, lui trouvait la face tirée, angoissée, avec un singuliereffarement du regard. Il finit par l’ausculter avec beaucoupd’attention, l’oreille collée longuement contre sa poitrine.Plusieurs minutes s’écoulèrent, dans un profond silence.

– Eh bien ? demanda Pascal, lorsque le jeune médecinse releva.

Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il sentait les yeux dumaître droit dans ses yeux. Aussi ne les détourna-t-il pas ;et, devant la bravoure tranquille de la demande, il réponditsimplement :

– Eh bien ! c’est vrai, je crois qu’il y a de lasclérose.

– Ah ! vous êtes gentil de ne pas mentir, reprit ledocteur. J’ai eu peur un instant que vous ne mentiez, et celam’aurait fait de la peine.

Ramond s’était remis à écouter, disant à demi-voix :

– Oui, l’impulsion est énergique, le premier bruit estsourd, tandis que le second, au contraire, est éclatant… On sentque la pointe s’abaisse et se trouve reportée vers l’aisselle… Il ya de la sclérose, c’est au moins très probable…

Puis, se relevant :

– On vit vingt ans avec cela.

– Sans doute, parfois, dit Pascal. À moins qu’on n’en meuretout de suite, foudroyé.

Ils causèrent encore, s’étonnèrent au sujet d’un cas étrange desclérose du cœur, observé à l’hôpital de Plassans. Et, lorsque lejeune médecin partit, il annonça qu’il reviendrait, dès qu’ilaurait des nouvelles de l’affaire Grandguillot.

Quand il fut seul, Pascal se sentit perdu. Tout s’éclairait, sespalpitations depuis quelques semaines, ses vertiges, sesétouffements ; et il y avait surtout cette usure de l’organe,de son pauvre cœur surmené de passion et de travail, ce sentimentd’immense fatigue et de fin prochaine, auquel il ne se trompaitplus à cette heure. Pourtant, ce n’était pas encore de la craintequ’il éprouvait. Sa première pensée venait d’être que lui aussi, àson tour, payait son hérédité, que la sclérose, cette sorte dedégénérescence, était sa part de misère physiologique, le legsinévitable de sa terrible ascendance. D’autres avaient vu lanévrose, la lésion originelle, se tourner en vice ou en vertu, engénie, en crime, en ivrognerie, en sainteté ; d’autres étaientmorts phtisiques, épileptiques, ataviques ; lui avait vécu depassion et allait mourir du cœur. Et il n’en tremblait plus, il nes’en irritait plus, de cette hérédité manifeste, fatale etnécessaire sans doute. Au contraire, une humilité le prenait, lacertitude que toute révolte contre les lois naturelles estmauvaise. Pourquoi donc, autrefois, triomphait-il, exultantd’allégresse, à l’idée de n’être pas de sa famille, de se sentirdifférent, sans communauté aucune ? Rien n’était moinsphilosophique. Les monstres seuls poussaient à l’écart. Et être desa famille, mon Dieu ! cela finissait par lui paraître aussibon, aussi beau que d’être d’une autre, car toutes ne seressemblaient-elles pas, l’humanité n’était-elle pas identiquepartout, avec la même somme de bien et de mal ? Il enarrivait, très modeste et très doux, sous la menace de lasouffrance et de la mort, à tout accepter de la vie.

Dès lors, Pascal vécut dans cette pensée qu’il pouvait mourird’une heure à l’autre. Et cela acheva de le grandir, de le hausserà l’oubli complet de lui-même. Il ne cessa pas de travailler, maisjamais il n’avait mieux compris combien l’effort doit trouver ensoi sa récompense, l’œuvre étant toujours transitoire et restantquand même inachevée. Un soir, au dîner, Martine lui apprit queSarteur, l’ouvrier chapelier, l’ancien pensionnaire de l’Asile desTulettes, venait de se pendre. Toute la soirée, il songea à ce casétrange, à cet homme qu’il croyait avoir sauvé de la foliehomicide, par sa médication des piqûres hypodermiques, et qui,évidemment, repris d’un accès, avait eu assez de lucidité encorepour s’étrangler, au lieu de sauter à la gorge d’un passant. Il lerevoyait, si parfaitement raisonnable, pendant qu’il luiconseillait de reprendre sa vie de bon ouvrier. Quelle était donccette force de destruction, le besoin du meurtre se changeant ensuicide, la mort faisant sa besogne malgré tout ? Avec cethomme disparaissait son dernier orgueil de médecinguérisseur ; et, chaque matin, quand il se remettait autravail, il ne se croyait plus qu’un écolier qui épelle, quicherche la vérité toujours, à mesure qu’elle recule et qu’elles’élargit.

Mais, cependant, dans cette sérénité, un souci lui restait,l’anxiété de savoir ce que deviendrait Bonhomme, son vieux cheval,s’il mourait avant lui. Maintenant, la pauvre bête, complètementaveugle, les jambes paralysées, ne quittait plus sa litière.Lorsque son maître la venait voir, elle entendait pourtant,tournait la tête, était sensible aux deux gros baisers qu’il luiposait sur les naseaux. Tout le voisinage haussait les épaules,plaisantait sur ce vieux parent que le docteur ne voulait pas faireabattre. Allait-il donc partir le premier, avec la pensée qu’onappellerait l’équarrisseur, le lendemain ? Et, un matin, commeil entrait dans l’écurie, Bonhomme ne l’entendit pas, ne leva pasla tête. Il était mort, il gisait, l’air paisible, comme soulagéd’être mort là, doucement. Son maître s’était agenouillé, et il lebaisa une dernière fois, il lui dit adieu, tandis que deux grosseslarmes roulaient sur ses joues.

Ce fut ce jour-là que Pascal s’intéressa encore à son voisin,M. Bellombre. Il s’était approché d’une fenêtre, il l’aperçut,par-dessus le mur du jardin, au pâle soleil des premiers jours denovembre, faisant sa promenade accoutumée ; et la vue del’ancien professeur, vivant si parfaitement heureux, le jetad’abord dans l’étonnement. Il lui semblait n’avoir jamais songé àcette chose, qu’un homme de soixante-dix ans était là, sans unefemme, sans un enfant, sans un chien, et qu’il tirait tout sonégoïste bonheur de la joie de vivre en dehors de la vie. Ensuite,il se rappela ses colères contre cet homme, ses ironies contre lapeur de l’existence, les catastrophes qu’il lui souhaitait,l’espoir que le châtiment viendrait, quelque servante maîtresse,quelque parente inattendue, qui serait la vengeance. Maisnon ! il le retrouvait toujours aussi vert, il sentait bienque, longtemps encore, il vieillirait ainsi, dur, avare, inutile etheureux. Et, cependant, il ne l’exécrait plus, il l’aurait plaintvolontiers, tellement il le jugeait ridicule et misérable, den’être pas aimé. Lui qui agonisait, parce qu’il restait seul !Lui dont le cœur allait éclater, parce qu’il était trop plein desautres ! Plutôt la souffrance, la souffrance seule, que cetégoïsme, cette mort à ce qu’on a de vivant et d’humain ensoi !

Dans la nuit qui suivit, Pascal eut une nouvelle crise d’anginede poitrine. Elle dura près de cinq minutes, il crut qu’ilétoufferait, sans avoir eu la force d’appeler sa servante.Lorsqu’il reprit haleine, il ne la dérangea pas, il préféra neparler à personne de cette aggravation de son mal ; mais ilgarda la certitude qu’il était fini, qu’il ne vivrait pas un moispeut-être. Sa première pensée alla vers Clotilde. Pourquoi ne luiécrivait-il pas d’accourir ? Justement, il avait reçu unelettre d’elle, la veille, et il voulait lui répondre, ce matin-là.Puis, l’idée de ses dossiers lui apparut soudain. S’il mourût toutd’un coup, sa mère resterait la maîtresse, elle lesdétruirait ; et ce n’étaient pas seulement les dossiers, maisses manuscrits, tous ses papiers, trente années de son intelligenceet de son travail. Ainsi se consommerait le crime qu’il avait tantredouté, dont la seule crainte, pendant ses nuits de fièvre, lefaisait se relever frissonnant, l’oreille aux aguets, écoutant sil’on ne forçait pas l’armoire. Une sueur le reprit, il se vitdépossédé, outragé, les cendres de son œuvre jetées aux quatrevents. Et, tout de suite, il revint à Clotilde, il se dit qu’ilsuffisait simplement de la rappeler : elle serait là, elle luifermerait les yeux, elle défendrait sa mémoire. Déjà, il s’étaitassis, il se hâtait de lui écrire, pour que la lettre partît par lecourrier du matin.

Mais, lorsque Pascal fut devant la page blanche, la plume auxdoigts, un scrupule grandissant, un mécontentement de lui-mêmel’envahit. Est-ce que cette pensée des dossiers, le beau projet deleur donner une gardienne et de les sauver, n’était pas unesuggestion de sa faiblesse, un prétexte qu’il imaginait pour ravoirClotilde ? L’égoïsme était au fond. Il songeait à lui, et nonà elle. Il la vit rentrer dans cette maison pauvre, condamnée àsoigner un vieillard malade ; il la vit surtout, dans ladouleur, dans l’épouvante de son agonie, lorsqu’il la terrifierait,un jour, en tombant foudroyé près d’elle. Non, non ! c’étaitl’affreux moment qu’il voulait lui éviter, c’étaient quelquesjournées de cruels adieux, et la misère ensuite, triste cadeauqu’il ne pouvait lui faire, sans se croire un criminel. Son calme,son bonheur à elle seule comptait, qu’importait le reste ! Ilmourrait dans son trou, heureux de la croire heureuse. Quant àsauver ses manuscrits, il verrait s’il aurait la force de s’enséparer, en les remettant à Ramond. Et, même si tous ses papiersdevaient périr, il y consentait, et il voulait bien que rien de luin’existât plus, pas même sa pensée, pourvu que rien de luidésormais ne troublât l’existence de sa chère femme !

Pascal se mit donc à écrire une de ses réponses habituelles,qu’il faisait volontairement, à grand-peine, insignifiante etpresque froide. Clotilde, dans sa dernière lettre, sans se plaindrede Maxime, laissait entendre que son frère se désintéressaitd’elle, amusé davantage par Rose, la nièce du coiffeur de Saccard,cette petite jeune fille très blonde, à l’air candide. Et ilflairait quelque manœuvre du père, une savante captation autour dufauteuil de l’infirme, que ses vices, si précoces jadis,reprenaient, aux approches de la mort. Mais, malgré son inquiétude,il n’en donnait pas moins de très bons conseils à Clotilde, en luirépétant que son devoir était de se dévouer jusqu’au bout. Quand ilsigna, des larmes lui obscurcissaient la vue. C’était sa mort debête vieillie et solitaire, sa mort sans un baiser, sans une mainamie, qu’il signait. Puis, des doutes lui vinrent : avait-ilraison de la laisser là-bas, dans ce milieu mauvais, où il sentaittoutes sortes d’abominations autour d’elle ?

À la Souleiade, chaque matin, le facteur apportait les lettreset les journaux, vers neuf heures ; et Pascal, quand ilécrivait à Clotilde, avait l’habitude de guetter, pour lui remettrela lettre, de façon à être bien certain qu’on n’interceptait pas sacorrespondance. Or, ce matin-là, comme il était descendu lui donnercelle qu’il venait d’écrire, il fut surpris d’en recevoir unenouvelle de la jeune femme, dont ce n’était pas le jour. Pourtant,il laissa partir la sienne. Ensuite, il remonta, il reprit sa placedevant sa table, déchirant l’enveloppe.

Et, dès les premières lignes, ce fut un grand saisissement, unestupeur. Clotilde lui écrivait qu’elle était enceinte de deux mois.Si elle avait tant hésité à lui annoncer cette nouvelle, c’étaitqu’elle voulait avoir elle-même une absolue certitude. Maintenant,elle ne pouvait se tromper, la conception remontait sûrement auxderniers jours d’août, à cette nuit heureuse où elle lui avaitdonné le royal festin de jeunesse, le soir de leur course demisère, de porte en porte. N’avaient-ils pas senti passer, dans unede leurs étreintes, la volupté accrue et divine de l’enfant ?Après le premier mois, dès son arrivée à Paris, elle avait douté,croyant à un retard, à une indisposition, bien explicable au milieudu trouble et des chagrins de leur rupture. Mais, n’ayant encorerien vu le second mois, elle avait attendu quelques jours, et elleétait aujourd’hui certaine de sa grossesse, que tous les symptômesd’ailleurs confirmaient. La lettre était courte, disant le faitsimplement, pleine pourtant d’une ardente joie, d’un élan d’infinietendresse, dans un désir de retour immédiat.

Éperdu, craignant de ne pas bien comprendre, Pascal recommençala lettre. Un enfant ! cet enfant qu’il se méprisait den’avoir pu faire, le jour du départ, dans le grand souffle désolédu mistral, et qui était là déjà, qu’elle emportait, lorsqu’ilregardait au loin fuir le train, par la plaine rase !Ah ! c’était l’œuvre vraie, la seule bonne, la seule vivante,celle qui le comblait de bonheur et d’orgueil. Ses travaux, sescraintes de l’hérédité avaient disparu. L’enfant allait être,qu’importait ce qu’il serait ! pourvu qu’il fût lacontinuation, la vie léguée et perpétuée, l’autre soi-même !Il en restait remué jusqu’au fond des entrailles, dans un frissonattendri de tout son être. Il riait, il parlait tout haut, ilbaisait follement la lettre.

Mais un bruit de pas le fit se calmer un peu. Il tourna la tête,il vit Martine.

– Monsieur le docteur Ramond est en bas.

– Ah ! qu’il monte, qu’il monte !

C’était encore du bonheur qui arrivait. Ramond, dès la porte,cria gaiement :

– Victoire ! Maître, je vous rapporte votre argent,pas tout, mais une bonne somme !

Et il conta les choses, un cas d’imprévue et heureuse chance,que son beau-père, M. Lévêque, avait tiré au clair. Les reçusdes cent vingt mille francs, qui constituaient Pascal créancierpersonnel de Grandguillot, ne servaient à rien, puisque celui-ciétait insolvable. Le salut s’était rencontré dans la procurationque le docteur lui avait remise un jour, sur sa demande, à l’effetd’employer tout ou partie de son argent en placementshypothécaires. Comme le nom du mandataire y était en blanc, lenotaire, ainsi que cela se pratique parfois, avait pris un de sesclercs pour prête-nom ; et quatre-vingt mille francs venaientd’être retrouvés ainsi, placés en bonnes hypothèques, parl’intermédiaire d’un brave homme, tout à fait en dehors desaffaires de son patron. Si Pascal avait agi, était allé au parquet,il aurait débrouillé cela depuis longtemps. Enfin, quatre millefrancs de rentes solides rentraient dans sa poche.

Il avait saisi les mains du jeune homme, il les lui serrait,d’un air exalté.

– Ah ! mon ami, si vous saviez combien je suisheureux ! Cette lettre de Clotilde m’apporte un grand bonheur.Oui, j’allais la rappeler près de moi ; mais la pensée de mamisère, des privations que je lui imposerais, me gâtait la joie deson retour… Et voilà que la fortune revient, au moins de quoiinstaller mon petit monde !

Dans l’expansion de son attendrissement, il avait tendu lalettre à Ramond, il le força à la lire. Puis, lorsque le jeunehomme la lui rendit en souriant, ému de le sentir si bouleversé, ilcéda à un besoin débordant de tendresse, il le saisit entre sesdeux grands bras, comme un camarade, comme un frère. Les deuxhommes se baisèrent sur les joues, vigoureusement.

– Puisque le bonheur vous envoie, je vais encore vousdemander un service. Vous savez que je me défie de tout le mondeici, même de ma vieille bonne. C’est vous qui allez porter madépêche au télégraphe.

Il s’était assis de nouveau devant sa table, il écrivitsimplement : « Je t’attends, pars ce soir. »

– Voyons, reprit-il, nous sommes aujourd’hui le 6 novembre,n’est-ce pas ?… Il est près de dix heures, elle aura madépêche vers midi. Cela lui donne tout le temps de faire ses malleset de prendre, ce soir, l’express de huit heures, qui la mettrademain à Marseille pour le déjeuner. Mais, comme il n’y a pas detrain qui corresponde tout de suite, elle ne pourra être ici,demain 7 novembre, que par celui de cinq heures.

Après avoir plié la dépêche, il s’était levé.

– Mon Dieu ! à cinq heures, demain !… Que celaest loin encore ! que vais-je faire jusque-là ?

Puis, envahi d’une préoccupation, devenu grave :

– Ramond, mon camarade, voulez-vous me faire la grandeamitié d’être très franc avec moi ?

– Comment ça, maître ?

– Oui, vous m’entendez bien… L’autre jour, vous m’avezexaminé. Pensez-vous que je puisse aller un an encore ?

Et il tenait le jeune homme sous la fixité de son regard, ill’empêchait de détourner les yeux. Pourtant, celui-ci tâcha des’échapper, en plaisantant : était-ce vraiment un médecin quiposait une question pareille ?

– Je vous en prie, Ramond, soyons sérieux.

Alors, Ramond, en toute sincérité, répondit qu’il pouvait trèsbien, selon lui, nourrir l’espoir de vivre encore une année. Ildonnait ses raisons, l’état relativement peu avancé de la sclérose,la santé parfaite des autres organes. Sans doute, il fallait fairela part de l’inconnu, de ce qu’on ne savait pas, car l’accidentbrutal était toujours possible. Et tous deux en arrivèrent àdiscuter le cas, aussi tranquillement que s’ils s’étaient trouvésen consultation, au chevet d’un malade, pesant le pour et lecontre, donnant chacun leurs arguments, fixant d’avance laterminaison fatale, selon les indices les mieux établis et les plussages.

Pascal, comme s’il ne se fût pas agi de lui, avait repris sonsang-froid, son oubli de lui-même.

– Oui, murmura-t-il enfin, vous avez raison, une année devie est possible… Ah ! voyez-vous, mon ami, ce que jevoudrais, ce seraient deux années, un désir fou, sans doute, uneéternité de joie…

Et, s’abandonnant à ce rêve d’avenir :

– L’enfant naîtra vers la fin de mai… Ce serait si bon dele voir grandir un peu, jusqu’à ses dix-huit mois, à ses vingtmois, tenez ! pas davantage. Le temps seulement qu’il sedébrouille et qu’il fasse ses premiers pas… Je n’en demande pasbeaucoup, je voudrais le voir marcher, et après, mon Dieu !après…

Il compléta sa pensée d’un geste. Puis, gagné parl’illusion :

– Mais deux années, ce n’est pas impossible. J’ai eu un castrès curieux, un charron du faubourg qui a vécu quatre ans,déjouant toutes mes prévisions… Deux années, deux années, je lesvivrai ! Il faut bien que je les vive !

Ramond, qui avait baissé la tête, ne répondait plus. Un embarrasle prenait, à l’idée de s’être montré trop optimiste ; et lajoie du maître l’inquiétait, lui devenait douloureuse, comme sicette exaltation même, troublant un cerveau autrefois si solide,l’avait averti d’un danger sourd et imminent.

– Ne vouliez-vous pas envoyer cette dépêche tout desuite ?

– Oui, oui ! allez vite, mon bon Ramond, et je vousattends après-demain. Elle sera ici, je veux que vous accourieznous embrasser.

La journée fut longue. Et, cette nuit-là, vers quatre heures,comme Pascal venait enfin de s’endormir, après une insomnieheureuse d’espoirs et de rêves, il fut réveillé brutalement par unecrise effroyable. Il lui sembla qu’un poids énorme, toute lamaison, s’était écroulé sur sa poitrine, à ce point que le thorax,aplati, touchait le dos ; et il ne respirait plus, la douleurgagnait les épaules, le cou, paralysait le bras gauche. D’ailleurs,sa connaissance restait entière, il avait la sensation que son cœurs’arrêtait, que sa vie était sur le point de s’éteindre, dans cetaffreux écrasement d’étau qui l’étouffait. Avant que la crise fût àsa période aiguë, il avait eu la force de se lever, de taper auplancher avec une canne, pour faire monter Martine. Puis, il étaitretombé sur son lit, ne pouvant plus ni bouger ni parler, trempéd’une sueur froide.

Martine, heureusement, dans le grand silence de la maison vide,avait entendu. Elle s’habilla, s’enveloppa d’un châle, montavivement, avec sa bougie. La nuit était profonde encore, le petitjour allait paraître. Et, quand elle aperçut son maître dont lesyeux seuls vivaient, qui la regardait, les mâchoires serrées, lalangue liée, le visage ravagé par l’angoisse, elle s’épouvanta,s’effara, ne put que se jeter vers le lit, criant :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! Monsieur,qu’avez-vous ?… Répondez-moi, Monsieur, vous me faitespeur !

Pendant une grande minute, Pascal étouffa davantage, neparvenant pas à retrouver son souffle. Puis, l’étau de ses côtes sedesserrant peu à peu, il murmura très bas :

– Les cinq mille francs du secrétaire sont à Clotilde… Vouslui direz que c’est arrangé chez le notaire, qu’elle retrouvera làde quoi vivre…

Alors, Martine qui l’avait écouté, béante, se désespéra,confessa son mensonge, ignorant les bonnes nouvelles apportées parRamond.

– Monsieur, il faut me pardonner, j’ai menti. Mais ceserait mal de mentir davantage… Quand je vous ai vu seul et simalheureux, j’ai pris sur mon argent…

– Ma pauvre fille, vous avez fait ça !

– Oh ! j’ai bien espéré un peu que Monsieur me lerendrait un jour !

La crise se calmait, il put tourner la tête et la regarder. Ilétait stupéfait et attendri. Que s’était-il donc passé dans le cœurde cette vieille fille avare, qui pendant trente années avaitdurement amassé son trésor, qui n’en avait jamais sorti un sou, nipour les autres ni pour elle ? Il ne comprenait pas encore, ilvoulut simplement se montrer reconnaissant et bon.

– Vous êtes une brave femme, Martine. Tout cela vous serarendu… Je crois bien que je vais mourir…

Elle ne le laissa pas achever, se révoltant, dans un sursaut detout son être, dans un cri de protestation.

– Mourir, vous, Monsieur !… Mourir avant moi ! Jene veux pas, je ferai tout, je l’empêcherai bien !

Et elle s’était jetée à genoux devant le lit, elle l’avait saiside ses mains éperdues, tâtant pour savoir où il souffrait, leretenant, comme si elle avait espéré qu’on n’oserait pas le luiprendre.

– Il faut me dire ce que vous avez, je vous soignerai, jevous sauverai. S’il est nécessaire de vous donner de ma vie, à moi,je vous en donnerai, Monsieur… Je puis bien passer mes jours, mesnuits. Je suis encore forte, je serai plus forte que le mal, vousverrez… Mourir, mourir, ah ! non, ce n’est pas possible !Le bon Dieu ne peut pas vouloir une injustice pareille. Je l’aitant prié dans mon existence, qu’il doit m’écouter un peu, et ilm’exaucera, Monsieur, il vous sauvera !

Pascal la regardait, l’écoutait, et une clarté brusque sefaisait en lui. Mais elle l’aimait, cette misérable fille, ellel’avait toujours aimé ! Il se rappelait ses trente années dedévouement aveugle, son adoration muette d’autrefois, quand elle leservait à genoux, et qu’elle était jeune, ses jalousies sourdescontre Clotilde plus tard, tout ce qu’elle avait dû souffririnconsciemment à cette époque. Et elle était là, à genoux encoreaujourd’hui, devant son lit de mort, en cheveux grisonnants, avecses yeux couleur de cendre, dans sa face blême de nonne abêtie parle célibat. Et il la sentait ignorante de tout, ne sachant même pasde quel amour elle l’avait aimé, n’aimant que lui pour le bonheurde l’aimer, d’être avec lui et de le servir.

Des larmes roulèrent sur les joues de Pascal. Une pitiédouloureuse, une tendresse humaine, infinie, débordaient de sonpauvre cœur à moitié brisé. Il la tutoya.

– Ma pauvre fille, tu es la meilleure des filles…Tiens ! embrasse-moi comme tu m’aimes, de toute taforce !

Elle sanglotait, elle aussi. Elle laissa tomber, sur la poitrinede son maître, sa tête grise, sa face usée par sa longuedomesticité. Éperdument, elle le baisa, mettant dans ce baisertoute sa vie.

– Bon ! ne nous attendrissons pas, parce que, vois-tu,on aura beau faire, ce sera la fin tout de même… Si tu veux que jet’aime bien, tu vas m’obéir.

D’abord, il s’entêta à ne pas rester dans sa chambre. Elle luisemblait glacée, haute, vide, noire. Le désir lui était venu demourir dans l’autre chambre, celle de Clotilde, celle où tous deuxs’étaient aimés, où lui n’entrait plus qu’avec un frissonreligieux. Et il fallut que Martine eût cette dernière abnégation,qu’elle l’aidât à se lever, qu’elle le soutînt, le conduisît,chancelant, jusqu’au lit tiède encore. Il avait pris, sous sonoreiller, la clef de l’armoire, qu’il gardait là, chaquenuit ; et il remit cette clef sous l’autre oreiller, pourveiller sur elle, tant qu’il serait vivant. Le petit jour naissaità peine, la servante avait posé la bougie sur la table.

– À présent que me voilà couché, et que je respire un peumieux, tu vas me faire le plaisir de courir chez le docteur Ramond…Tu le réveilleras, tu le ramèneras avec toi.

Elle partait, lorsqu’il fut saisi d’une crainte.

– Et, surtout, je te défends d’aller avertir ma mère.

Embarrassée, suppliante, elle revint vers lui.

– Oh ! Monsieur, Mme Félicité qui m’a tant faitlui promettre…

Mais il fut inflexible. Toute sa vie, il s’était montré déférentpour sa mère, et il croyait avoir acquis le droit de se protégercontre elle, au moment de sa mort. Il refusait de la voir. Laservante dut lui jurer d’être muette. Alors, seulement, il retrouvaun sourire.

– Va vite… Oh ! tu me reverras, ce n’est pas pourmaintenant.

Le jour se levait enfin, un petit jour triste, dans une pâlematinée de novembre. Pascal avait fait ouvrir les volets ; et,quand il se trouva seul, il regarda croître cette lumière, celle dela dernière journée qu’il vivrait sans doute. La veille, il avaitplu, le soleil était resté voilé, tiède encore. Des platanesvoisins, il entendait venir tout un réveil d’oiseaux, tandis que,très loin, au fond de la campagne ensommeillée, une locomotivesifflait, d’une plainte continue. Et il était seul, seul, dans lagrande maison morne, dont il sentait autour de lui le vide, dont ilécoutait le silence. Le jour grandissait lentement, il continuait àen suivre, sur les vitres, la tache élargie et blanchissante. Puis,la flamme de la bougie fut noyée, la chambre apparut, tout entière.Il en attendait un soulagement, et il ne fut pas déçu, desconsolations lui arrivèrent de la tenture couleur d’aurore, dechacun des meubles familiers, du vaste lit où il avait tant aimé etoù il s’était couché pour mourir. Sous le haut plafond, par lapièce frissonnante, flottaient toujours une pure odeur de jeunesse,une infinie douceur d’amour, dont il était enveloppé comme d’unecaresse fidèle, et réconforté.

Cependant, Pascal, bien que la crise aiguë eût cessé, souffraitaffreusement. Une douleur poignante restait au creux de lapoitrine, et son bras gauche, engourdi, pesait à son épaule ainsiqu’un bras de plomb. Dans l’interminable attente du secours queMartine allait ramener, il avait fini par fixer toute sa pensée surcette souffrance dont criait sa chair. Et il se résignait, il neretrouvait pas la révolte que soulevait en lui, autrefois, le seulspectacle de la douleur physique. Elle l’exaspérait, comme unecruauté monstrueuse et inutile. Au milieu de ses doutes deguérisseur, il ne soignait plus ses malades que pour la combattre.S’il finissait par l’accepter, aujourd’hui que lui-même ensubissait la torture, était-ce donc qu’il montait d’un degré encoredans sa foi en la vie, à ce sommet de sérénité, d’où la vieapparaît totalement bonne, même avec la fatale condition de lasouffrance, qui en est le ressort peut-être ? Oui ! vivretoute la vie, la vivre et la souffrir toute, sans rébellion, sanscroire qu’on la rendrait meilleure en la rendant indolore, celaéclatait nettement, à ses yeux de moribond, comme le grand courageet la grande sagesse. Et, pour tromper son attente, pour amuser sonmal, il reprenait ses théories dernières, il rêvait au moyend’utiliser la souffrance, de la transformer en action, en travail.Si l’homme, à mesure qu’il s’élève dans la civilisation, sent ladouleur davantage, il est très certain qu’il y devient aussi plusfort, plus armé, plus résistant. L’organe, le cerveau quifonctionne, se développe, se solidifie, pourvu que l’équilibre nesoit pas rompu, entre les sensations qu’il reçoit et le travailqu’il rend. Dès lors, ne pouvait-on faire le rêve d’une humanité oùla somme du travail équivaudrait si bien à la somme des sensations,que la souffrance s’y trouverait elle-même employée et commesupprimée ?

Maintenant, le soleil se levait, Pascal roulait confusément ceslointains espoirs, dans le demi-sommeil de son mal, lorsqu’ilsentit une nouvelle crise naître du fond de sa poitrine. Il eut unmoment d’anxiété atroce : est-ce que c’était la fin ?est-ce qu’il allait mourir seul ? Mais, justement, des pasrapides montaient l’escalier, Ramond entra, suivi de Martine. Et lemalade eut le temps de lui dire, avant d’étouffer :

– Piquez-moi, piquez-moi tout de suite, avec de l’eaupure ! et deux fois, au moins dix grammes !

Malheureusement, le médecin dut chercher la petite seringue,puis tout préparer. Cela dura quelques minutes, et la crise futeffrayante. Il en suivait les progrès avec anxiété, le visage quise décomposait, les lèvres qui bleuissaient. Enfin, lorsqu’il eutfait les deux piqûres, il remarqua que les phénomènes, un instantstationnaires, diminuaient ensuite d’intensité, lentement. Cettefois encore, la catastrophe était évitée.

Mais, dès qu’il n’étouffa plus, Pascal, jetant un regard sur lapendule, dit de sa voix faible et tranquille :

– Mon ami, il est sept heures… Dans douze heures, à septheures, ce soir, je serai mort.

Et, comme le jeune homme voulait protester, prêt à ladiscussion :

– Non, ne mentez pas. Vous avez assisté à la crise, vousêtes renseigné aussi bien que moi… Tout va désormais se passerd’une façon mathématique ; et, heure par heure, je pourraisvous décrire les phases du mal…

Il s’interrompit pour respirer difficilement ; puis, ilajouta :

– D’ailleurs, tout est bien, je suis content… Clotilde seraici à cinq heures, je ne demande plus qu’à la voir et à mourirentre ses bras.

Bientôt pourtant, il éprouva un mieux sensible. L’effet de lapiqûre était vraiment miraculeux ; et il put s’asseoir sur lelit, le dos appuyé contre des oreillers. La voix redevenait facile,jamais la lucidité du cerveau n’avait paru plus grande.

– Vous savez, maître, dit Ramond, que je ne vous quittepas. J’ai prévenu ma femme, nous allons passer la journéeensemble ; et, quoi que vous en disiez, j’espère bien que cene sera pas la dernière… N’est-ce pas ? vous permettez que jem’installe comme chez moi.

Pascal souriait. Il donna des ordres à Martine, il voulutqu’elle s’occupât du déjeuner, pour Ramond. Si l’on avait besoind’elle, on l’appellerait. Et les deux hommes restèrent seuls dansune bonne intimité de causerie, l’un couché, avec sa grande barbeblanche, discourant comme un sage, l’autre assis au chevet,écoutant, montrant la déférence d’un disciple.

– En vérité, murmura le maître, comme s’il se fût parlé àlui-même, c’est extraordinaire, l’effet de ces piqûres…

Puis, haussant la voix, presque gaiement :

– Mon ami Ramond, ce n’est peut-être pas un gros cadeau queje vous fais, mais je vais vous laisser mes manuscrits. Oui,Clotilde a l’ordre, quand je ne serai plus, de vous les remettre…Vous fouillerez là-dedans, vous y trouverez peut-être des chosespas trop mauvaises. Si vous en tirez un jour quelque bonne idée, ehbien ! ce sera tant mieux pour tout le monde.

Et il partit de là, il donna son testament scientifique. Ilavait la nette conscience de n’avoir été, lui, qu’un pionniersolitaire, un précurseur, ébauchant des théories, tâtonnant dans lapratique, échouant à cause de sa méthode encore barbare. Il rappelason enthousiasme, lorsqu’il avait cru découvrir la panacéeuniverselle, avec ses injections de substance nerveuse, puis sesdéconvenues, ses désespoirs, la mort brutale de Lafouasse, laphtisie emportant quand même Valentin, la folie victorieusereprenant Sarteur et l’étranglant. Aussi s’en allait-il plein dedoute, n’ayant plus la foi nécessaire au médecin guérisseur, siamoureux de la vie, qu’il avait fini par mettre en elle son uniquecroyance, certain qu’elle devait tirer d’elle seule sa santé et saforce. Mais il ne voulait pas fermer l’avenir, il était heureux aucontraire de léguer son hypothèse à la jeunesse. Tous les vingtans, les théories changeaient, il ne restait d’inébranlables queles vérités acquises, sur lesquelles la science continuait à bâtir.Si même il n’avait eu le mérite que d’apporter l’hypothèse d’unmoment, son travail ne serait pas perdu, car le progrès étaitsûrement dans l’effort, dans l’intelligence toujours en marche.Puis, qui savait ? Il avait beau mourir troublé et las,n’ayant point réalisé son espoir avec les piqûres : d’autresouvriers viendraient, jeunes, ardents, convaincus, quireprendraient l’idée, l’éclairciraient, l’élargiraient. Etpeut-être tout un siècle, tout un monde nouveau partirait delà.

– Ah ! mon cher Ramond, continua-t-il, si l’onrevivait une autre vie !… Oui, je recommencerai, je reprendraimon idée, car j’ai été frappé dernièrement par ce singulierrésultat que les piqûres faites avec de l’eau pure étaient presqueaussi efficaces… Le liquide injecté n’importe donc pas, il n’y adonc là qu’une action simplement mécanique… Tout ce mois dernier,j’ai écrit beaucoup là-dessus. Vous trouverez des notes, desobservations curieuses… En somme, j’en serais arrivé à croireuniquement au travail, à mettre la santé dans le fonctionnementéquilibré de tous les organes, une sorte de thérapeutiquedynamique, si j’ose risquer ce mot.

Il se passionnait peu à peu, il en arrivait à oublier la mortprochaine, pour ne songer qu’à sa curiosité ardente de la vie. Etil ébauchait, d’un trait large, sa théorie dernière. L’hommebaignait dans un milieu, la nature, qui irritait perpétuellementpar des contacts les terminaisons sensitives des nerfs. De là, lamise en œuvre, non seulement des sens, mais de toutes les surfacesdu corps, extérieures et intérieures. Or, c’étaient ces sensationsqui en se répercutant dans le cerveau, dans la moelle, dans lescentres nerveux, s’y transformaient en tonicité, en mouvements eten idées ; et il avait la conviction que se bien porterconsistait dans le train normal de ce travail : recevoir lessensations, les rendre en idées et en mouvements, nourrir lamachine humaine par le jeu régulier des organes. Le travaildevenait ainsi la grande loi, le régulateur de l’univers vivant.Dès lors, il était nécessaire que, si l’équilibre se rompait, siles excitations venues du dehors cessaient d’être suffisantes, lathérapeutique en créât d’artificielles, de façon à rétablir latonicité, qui est l’état de santé parfaite. Et il rêvait toute unemédication nouvelle : la suggestion, l’autoritétoute-puissante du médecin pour les sens ; l’électricité, lesfrictions, le massage pour la peau et les tendons ; lesrégimes alimentaires pour l’estomac ; les cures d’air, sur leshauts plateaux, pour les poumons ; enfin, les transfusions,les piqûres d’eau distillée pour l’appareil circulatoire. C’étaitl’action indéniable et purement mécanique de ces dernières quil’avait mis sur la voie, il ne faisait qu’étendre à présentl’hypothèse, par un besoin de son esprit généralisateur, il voyaitde nouveau le monde sauvé dans cet équilibre parfait, autant detravail rendu que de sensation reçue, le branle du monde rétablidans son labeur éternel.

Puis, il se mit à rire franchement.

– Bon ! me voilà parti encore !… Et moi quicrois, au fond, que l’unique sagesse est de ne pas intervenir, delaisser faire la nature ! Ah ! le vieux fouincorrigible !

Mais Ramond lui avait saisi les deux mains, dans un élan detendresse : et d’admiration.

– Maître, maître ! c’est avec de la passion, de lafolie comme la vôtre qu’on fait du génie !… Soyez sanscrainte, je vous ai écouté, je tâcherai d’être digne de votrehéritage ; et, je le crois comme vous, peut-être le granddemain est-il là tout entier.

Dans la chambre attendrie et calme, Pascal se remit à parler,avec la tranquillité brave d’un philosophe mourant qui donne sadernière leçon. Maintenant, il revenait sur ses observationspersonnelles, il expliquait qu’il s’était souvent guéri lui-mêmepar le travail, un travail réglé et méthodique, sans surmenage.Onze heures sonnèrent, il voulut que Ramond déjeunât, et ilcontinua la conversation, très loin, très haut, pendant que Martineservait. Le soleil avait fini par percer les nuées grises de lamatinée, un soleil à demi voilé encore et très doux, dont la nappedorée tiédissait la vaste pièce. Puis, comme il achevait de boirequelques gorgées de lait, il se tut.

À ce moment, le jeune médecin mangeait une poire.

– Est-ce que vous souffrez davantage ?

– Non, non, finissez.

Mais il ne put mentir. C’était une crise, et terrible. Lasuffocation vint en coup de foudre, le renversa sur l’oreiller, levisage déjà bleu. Des deux mains, il avait saisi le drap à poignée,il s’y cramponnait, comme pour trouver un point d’appui et souleverl’effroyable masse qui lui écrasait la poitrine. Atterré, livide,il tenait ses yeux grands ouverts, fixés sur la pendule, avec uneeffrayante expression de désespoir et de douleur. Et, pendant dixlongues minutes, il faillit expirer.

Tout de suite, Ramond l’avait piqué. Le soulagement fut lent àse produire, l’efficacité était moindre.

De grosses larmes parurent dans les yeux de Pascal, dès que lavie lui revint. Il ne parlait pas encore, il pleurait. Puis,regardant toujours la pendule, de ses regards obscurcis :

– Mon ami, je mourrai à quatre heures, je ne la verraipas.

Et, comme Ramond, pour distraire sa pensée, affirmait contrel’évidence que la terminaison n’était pas si prochaine, lui futrepris de sa passion de savant, voulant donner à son jeune confrèreune dernière leçon, basée sur l’observation directe. Il avaitsoigné plusieurs cas pareils au sien, il se souvenait surtoutd’avoir disséqué, à l’hôpital, le cœur d’un vieux, pauvre atteintde sclérose.

– Je le vois, mon cœur… Il est couleur de feuille morte,les fibres en sont cassantes, on le dirait amaigri, bien qu’il aitaugmenté un peu de volume. Le travail inflammatoire a dû le durcir,on le couperait difficilement…

Il continua à voix plus basse. Tout à l’heure, il avait biensenti son cœur qui mollissait, dont les contractions devenaientmolles et lentes. Au lieu du jet de sang normal, il ne sortait pluspar l’aorte qu’une bave rouge. Derrière, les veines étaient gorgéesde sang noir, l’étouffement augmentait, à mesure que seralentissait la pompe aspirante et foulante, régulatrice de toutela machine. Et, après la piqûre, il avait suivi, malgré sasouffrance, le réveil progressif de l’organe, le coup de fouet quil’avait remis en marche, déblayant le sang noir des veines,soufflant de nouveau la force avec le sang rouge des artères. Maisla crise allait revenir, dès que l’effet mécanique de la piqûreaurait cessé. Il pouvait la prédire à quelques minutes près. Grâceaux injections, il y aurait encore trois crises. La troisièmel’emporterait, il mourrait à quatre heures.

Puis, d’une voix de plus en plus faible, il eut un dernierenthousiasme, sur la vaillance du cœur, de cet ouvrier obstiné dela vie, sans cesse au travail, à toutes les secondes del’existence, même pendant le sommeil, lorsque les autres organes,paresseux, se reposaient.

– Ah ! brave cœur ! comme tu lutteshéroïquement !… Quelle foi, quelle générosité de muscle jamaislas !… Tu as trop aimé, tu as trop battu, et c’est pourquoi tute brises, brave cœur qui ne veux pas mourir et qui te soulèvespour battre encore !

Mais la première crise annoncée se produisit. Pascal n’ensortit, cette fois, que pour rester haletant, hagard, la parolesifflante et pénible. De sourdes plaintes lui échappaient, malgréson courage : mon Dieu ! cette torture ne finirait doncpas ? Et, pourtant, il n’avait plus qu’un ardent désir,prolonger son agonie, vivre assez pour embrasser une dernière foisClotilde. S’il se trompait, comme Ramond s’obstinait à lerépéter ! s’il pouvait vivre jusqu’à cinq heures ! Sesyeux étaient retournés à la pendule, il ne quittait plus lesaiguilles, donnant aux minutes une importance d’éternité.Autrefois, ils avaient plaisanté souvent sur cette pendule Empire,une borne de bronze doré, contre laquelle l’Amour souriantcontemplait le Temps endormi. Elle marquait trois heures. Puis,elle marqua trois heures et demie. Deux heures de vie seulement,encore deux heures de vie, mon Dieu ! Le soleil s’abaissait àl’horizon, un grand calme tombait du pâle ciel d’hiver ; et ilécoutait, par moments, les lointaines locomotives qui sifflaient, àtravers la plaine rase. Ce train-là était celui qui passait auxTulettes. L’autre, celui qui venait de Marseille, n’arriverait doncjamais !

À quatre heures moins vingt, Pascal fit signe à Ramond des’approcher. Il ne parlait plus assez fort, il ne pouvait se faireentendre.

– Il faudrait, pour que je vécusse jusqu’à six heures, quele pouls fût moins bas. J’espérais encore, mais c’est fini…

Et, dans un murmure, il nomma Clotilde. C’était un adieu bégayéet déchirant, l’affreux chagrin qu’il éprouvait à ne pas larevoir.

Ensuite, le souci de ses manuscrits reparut.

– Ne me quittez pas… La clef est sous mon oreiller. Vousdirez à Clotilde de la prendre, elle a des ordres.

À quatre heures moins dix, une nouvelle piqûre resta sans effet.Et quatre heures allaient sonner, lorsque la deuxième crise sedéclara. Brusquement, après avoir étouffé, il se jeta hors de sonlit, il voulut se lever, marcher, dans un réveil de ses forces. Unbesoin d’espace, de clarté, de grand air, le poussait en avant,là-bas. Puis, c’était un appel irrésistible de la vie, de toute savie, qu’il entendait venir à lui, du fond de la salle voisine. Etil y courait, chancelant, suffoquant, courbé à gauche, serattrapant aux meubles.

Vivement, le docteur Ramond s’était précipité pour leretenir.

– Maître, maître ! recouchez-vous, je vous ensupplie !

Mais Pascal, sourdement, s’entêtait à finir debout. La passiond’être encore, l’idée héroïque du travail, persistaient en lui,l’emportaient comme une masse. Il râlait, il balbutiait.

– Non, non… là-bas, là-bas…

Il fallut que son ami le soutînt, et il s’en alla ainsi,trébuchant et hagard, jusqu’au fond de la salle, et il se laissatomber sur sa chaise, devant sa table, où une page commencéetraînait, parmi le désordre des papiers et des livres.

Là, un moment, il souffla, ses paupières se fermèrent. Bientôt,il les rouvrit, tandis que ses mains tâtonnantes cherchaient letravail. Elles rencontrèrent l’Arbre généalogique, au milieud’autres notes éparses. L’avant-veille encore, il y avait rectifiédes dates. Et il le reconnut, l’attira, l’étala.

– Maître, maître ! vous vous tuez ! répétaitRamond frémissant, bouleversé de pitié et d’admiration.

Pascal n’écoutait pas, n’entendait pas. Il avait senti un crayonrouler sous ses doigts. Il le tenait, il se penchait sur l’Arbre,comme si ses yeux à demi éteints ne voyaient plus. Et, une dernièrefois, il passait en revue les membres de la famille. Le nom deMaxime l’arrêta, il écrivit : « Meurt ataxique, en1873 », dans la certitude que son neveu ne passerait pasl’année. Ensuite, à côté, le nom de Clotilde le frappa, et ilcompléta aussi la note, il mit : « A, en 1874, de sononcle Pascal, un fils. » Mais il se cherchait, s’épuisant,s’égarant. Enfin, quand il se fut trouvé, sa main se raffermit, ils’acheva, d’une écriture haute et brave : « Meurt, d’unemaladie de cœur, le 7 novembre 1873. » C’était l’effortsuprême, son râle augmentait, il étouffait, lorsqu’il aperçut,au-dessus de Clotilde, la feuille blanche. Ses doigts ne pouvaientplus tenir le crayon. Pourtant, en lettres défaillantes, où passaitla tendresse torturée, le désordre éperdu de son pauvre cœur, ilajouta encore : « L’enfant inconnu, à naître en 1874.Quel sera-t-il ? » Et il eut une faiblesse, Martine etRamond purent à grand-peine le reporter sur le lit.

La troisième crise eut lieu à quatre heures un quart. Dans cetaccès final de suffocation, le visage de Pascal exprima uneeffroyable souffrance. Jusqu’au bout, il devait endurer son martyred’homme et de savant. Ses yeux troubles semblèrent chercher encorela pendule, pour constater l’heure. Et Ramond, le voyant remuer leslèvres, se pencha, colla son oreille. En effet, il murmurait desparoles, si légères, qu’elles étaient un souffle.

– Quatre heures… Le cœur s’endort, plus de sang rouge dansl’aorte… La valvule mollit et s’arrête…

Un râle affreux le secoua, le petit souffle devenait trèslointain.

– Ça marche trop vite… Ne me quittez pas, la clef est sousl’oreiller… Clotilde, Clotilde…

Au pied du lit, Martine était tombée à genoux, étranglée desanglots. Elle voyait bien que Monsieur se mourait. Elle n’avaitpoint osé courir chercher un prêtre, malgré sa grande envie ;et elle récitait elle-même les prières des agonisants, elle priaitardemment le bon Dieu, pour qu’il pardonnât à Monsieur et queMonsieur allât droit en paradis.

Pascal mourut. Sa face était toute bleue. Après quelquessecondes d’une immobilité complète, il voulut respirer, il avançales lèvres, ouvrit sa pauvre bouche, un bec de petit oiseau quicherche à prendre une dernière gorgée d’air. Et ce fut la mort,très simple.

Chapitre 13

 

Ce fut seulement après le déjeuner, vers une heure, que Clotildereçut la dépêche de Pascal. Elle était justement, ce jour-là,boudée par son frère Maxime, qui lui faisait sentir, avec unedureté croissante, ses caprices et ses colères de malade. En somme,elle avait peu réussi auprès de lui ; il la trouvait tropsimple, trop grave, pour l’égayer ; et, maintenant, ils’enfermait avec la jeune Rose, cette petite blonde à l’aircandide, qui l’amusait.

Depuis que la maladie le tenait immobile et affaibli, il perdaitde sa prudence égoïste de jouisseur, de sa longue méfiance contrela femme mangeuse d’hommes. Aussi, lorsque sa sœur voulut lui direque leur oncle la rappelait, et qu’elle partait, eut-elle quelquepeine à se faire ouvrir, car Rose était en train de le frictionner.Tout de suite, il l’approuva, et, s’il la pria de revenir le plustôt possible, dès qu’elle aurait terminé là-bas ses affaires, iln’insista pas, uniquement désireux de se montrer aimable.

Clotilde passa l’après-midi à faire ses malles. Dans sa fièvre,dans l’étourdissement d’une décision si brusque, elle neréfléchissait pas, elle était toute à la grande joie du retour.Mais, après la bousculade du dîner, après les adieux à son frère etl’interminable course en fiacre, de l’avenue du Bois-de-Boulogne àla gare de Lyon, lorsqu’elle se trouva dans un compartiment dedames seules, partie à huit heures, en pleine nuit pluvieuse etglacée de novembre, roulant déjà hors de Paris, elle se calma, futpeu à peu envahie de réflexions, finit par se sentir troublée desourdes inquiétudes. Pourquoi donc cette dépêche, immédiate et sibrève : « Je t’attends, pars ce soir » ? Sansdoute, c’était la réponse à la lettre où elle lui annonçait sagrossesse. Seulement, elle savait combien il désirait qu’ellerestât à Paris, où il la rêvait heureuse, et elle s’étonnaitmaintenant de sa hâte à la rappeler. Elle n’attendait pas unedépêche, mais une lettre, puis des arrangements pris, le retour àquelques semaines de là. Était-ce donc qu’il y avait autre chose,une indisposition peut-être, un désir, un besoin de la revoir surl’heure ? Et, dès lors, cette crainte s’enfonça en elle avecla force d’un pressentiment, grandit, la posséda bientôt toutentière.

Toute la nuit, une pluie diluvienne avait fouetté les vitres dutrain, par les plaines de la Bourgogne. Ce déluge ne cessa qu’àMâcon. Après Lyon, le jour parut. Clotilde avait sur elle leslettres de Pascal ; et elle attendait l’aube avec impatience,pour revoir et étudier ces lettres, dont l’écriture lui avait paruchangée. En effet, elle eut un petit froid au cœur, en constatantl’hésitation, les sortes de lézardes qui s’étaient produites dansles mots. Il était malade, très malade : cela, maintenant,tournait à la certitude, s’imposait à elle par une véritabledivination, où il entrait moins de raisonnement que de subtileprescience. Et le reste du voyage fut horriblement long, car ellesentait croître son angoisse à mesure qu’elle approchait. Le pisétait que, débarquant à Marseille dès midi et demi, elle ne pouvaitprendre un train pour Plassans qu’à trois heures vingt. Troisgrandes heures d’attente. Elle déjeuna au buffet de la gare, mangeafiévreusement, comme si elle avait eu peur de manquer cetrain ; puis, elle se traîna dans le jardin poussiéreux, allad’un banc à un autre, sous le soleil pâle, tiède encore, au milieude l’encombrement des omnibus et des fiacres. Enfin, elle roula denouveau, arrêtée tous les quarts d’heure aux petites stations. Elleallongeait la tête à la portière, il lui semblait qu’elle étaitpartie depuis plus de vingt ans et que les lieux devaient êtrechangés. Le train quittait Sainte-Marthe, lorsqu’elle eut la forteémotion, en allongeant le cou, d’apercevoir, à l’horizon, trèsloin, la Souleiade, avec les deux cyprès centenaires de laterrasse, qu’on reconnaissait de trois lieues.

Il était cinq heures, le crépuscule tombait déjà. Les plaquestournantes retentirent, et Clotilde descendit. Mais elle avait euun élancement, une douleur vive, en voyant que Pascal n’était passur le quai, à l’attendre. Elle se répétait depuis Lyon :« Si je ne le vois pas tout de suite, à l’arrivée, c’est qu’ilest malade. » Peut-être, cependant, était-il resté dans lasalle, ou s’occupait-il d’une voiture, dehors. Elle se précipita,et elle ne trouva que le père Durieu, le voiturier que le docteuremployait d’habitude. Vivement, elle le questionna. Le vieil homme,un Provençal taciturne, ne se hâtait pas de répondre. Il avait làsa charrette, il demandait le bulletin de bagages, voulait d’abords’occuper des malles. D’une voix tremblante, elle répéta saquestion :

– Tout le monde va bien, père Durieu ?

– Mais oui, mademoiselle.

Et elle dut insister, avant de savoir que c’était Martine, laveille, vers six heures, qui lui avait commandé de se trouver à lagare, avec sa voiture, pour l’arrivée du train. Il n’avait pas vu,personne n’avait vu le docteur, depuis deux mois. Peut-être bien,puisqu’il n’était pas là, qu’il avait dû prendre le lit, car lebruit courait en ville qu’il n’était guère solide.

– Attendez que j’aie les bagages, mademoiselle. Il y a uneplace pour vous sur la banquette.

– Non, père Durieu, ce serait trop long. Je vais àpied.

À grands pas, elle monta la rampe. Son cœur se serraittellement, qu’elle étouffait. Le soleil avait disparu derrière lescoteaux de Sainte-Marthe, une cendre fine tombait du ciel gris,avec le premier frisson de novembre ; et, comme elle prenaitle chemin des Fenouillères, elle eut une nouvelle apparition de laSouleiade qui la glaça, la façade morne sous le crépuscule, tousles volets fermés, dans une tristesse d’abandon et de deuil.

Mais le coup terrible que reçut Clotilde, ce fut lorsqu’ellereconnut Ramond, debout au seuil du vestibule, et qui semblaitl’attendre. Il l’avait guettée en effet, il était descendu, voulantamortir en elle l’affreuse catastrophe. Elle arrivait essoufflée,elle avait passé par le quinconce des platanes, près de la source,pour couper au plus court ; et, de voir le jeune homme là, aulieu de Pascal qu’elle espérait encore y trouver, elle eut unesensation d’écroulement, d’irréparable malheur. Ramond était trèspâle, bouleversé, malgré son effort de courage. Il ne prononça pasun mot, attendant d’être questionné. Elle-même suffoquait, nedisait rien. Et ils entrèrent ainsi, il la mena jusqu’à la salle àmanger, où ils restèrent de nouveau quelques secondes en face l’unde l’autre, muets, dans cette angoisse.

– Il est malade, n’est-ce pas ? balbutia-t-elleenfin.

Il répéta simplement :

– Oui, malade.

– J’ai bien compris en vous voyant, reprit-elle. Pour qu’ilne soit pas là, il faut qu’il soit malade.

Alors, elle insista.

– Il est malade, très malade, n’est-ce pas ?

Il ne répondait plus, il pâlissait davantage, et elle leregarda. À ce moment, elle vit la mort sur lui, sur ses mainsfrémissantes encore, qui avaient soigné le mourant, sur sa facedésespérée, dans ses yeux troubles, qui gardaient le reflet del’agonie, dans tout son désordre de médecin qui était là depuisdouze heures, à lutter, impuissant.

Elle eut un grand cri.

– Mais il est mort !

Et elle chancela, foudroyée, elle s’abattit entre les bras deRamond, qui l’étreignit fraternellement, dans un sanglot. Tous lesdeux, au cou l’un de l’autre, pleurèrent.

Puis, lorsqu’il l’eut assise sur une chaise et qu’il putparler :

– C’est moi, hier, vers dix heures et demie, qui ai mis autélégraphe la dépêche que vous avez reçue. Il était si heureux, siplein d’espoir ! Il faisait des rêves d’avenir, un an, deuxans de vie… Et c’est ce matin, à quatre heures, qu’il a été pris dela première crise et qu’il m’a envoyé chercher. Tout de suite, ils’était vu perdu. Mais il espérait durer jusqu’à six heures, vivreassez pour vous revoir… Le mal a marché trop vite. Il m’en a ditles progrès jusqu’au dernier souffle, minute par minute, comme unprofesseur qui dissèque à l’amphithéâtre. Il est mort avec votrenom aux lèvres, calme et désespéré, en héros.

Clotilde aurait voulu courir, monter d’un bond dans la chambre,et elle restait clouée, sans force pour quitter la chaise. Elleavait écouté, les yeux noyés de grosses larmes qui coulaient sansfin. Chacune des phrases, le récit de cette mort stoïqueretentissait dans son cœur, s’y gravait profondément. Ellereconstituait l’abominable journée. À jamais elle devait larevivre.

Mais, surtout, son désespoir déborda, lorsque Martine, entréedepuis un instant, dit d’une voix dure :

– Ah ! Mademoiselle a bien raison de pleurer, car siMonsieur est mort, c’est bien à cause de Mademoiselle.

La vieille servante se tenait là debout, à l’écart, près de laporte de sa cuisine, souffrante, exaspérée qu’on lui eût pris ettué son maître ; et elle ne cherchait même pas une parole debienvenue et de soulagement, pour cette enfant qu’elle avaitélevée. Sans calculer la portée de son indiscrétion, la peine ou lajoie qu’elle pouvait faire, elle se soulageait, elle disait tout cequ’elle savait.

– Oui, si Monsieur est mort, c’est bien parce queMademoiselle est partie.

Du fond de son anéantissement, Clotilde protesta.

– Mais c’est lui qui s’est fâché, qui m’a forcée àpartir !

– Ah bien ! il a fallu que Mademoiselle y mît de lacomplaisance, pour ne pas voir clair… La nuit d’avant le départ,j’ai trouvé Monsieur à moitié étouffé, tant il avait duchagrin ; et, quand j’ai voulu prévenir Mademoiselle, c’estlui qui m’en a empêchée… Puis, je l’ai bien vu, moi, depuis queMademoiselle n’est plus là. Toutes les nuits, ça recommençait, ilse tenait à quatre pour ne pas écrire et la rappeler… Enfin, il enest mort, c’est la vérité pure.

Une grande clarté se faisait dans l’esprit de Clotilde, à lafois bien heureuse et torturée. Mon Dieu ! c’était donc vrai,ce qu’elle avait soupçonné un instant ? Ensuite, elle avait pufinir par croire, devant l’obstination violente de Pascal, qu’il nementait pas, qu’entre elle et le travail il choisissait sincèrementle travail, en homme de science chez qui l’amour de l’œuvrel’emporte sur l’amour de la femme. Et il mentait pourtant, il avaitpoussé le dévouement, l’oubli de lui-même, jusqu’à s’immoler, pource qu’il pensait être son bonheur, à elle. Et la tristesse deschoses voulait qu’il se fût trompé, qu’il eût consommé ainsi leurmalheur à tous.

De nouveau, Clotilde protestait, se désespérait.

– Mais comment aurais-je pu savoir ?… J’ai obéi, j’aimis toute ma tendresse dans mon obéissance.

– Ah ! cria encore Martine, il me semble que j’auraisdeviné, moi !

Ramond intervint, parla doucement. Il avait repris les mains deson amie, il lui expliqua que le chagrin avait pu hâter l’issuefatale, mais que le maître était malheureusement condamné depuisquelque temps. La maladie de cœur dont il souffrait devait daterd’assez loin déjà : beaucoup de surmenage, une part certained’hérédité, enfin toute sa passion dernière ; et le pauvrecœur s’était brisé.

– Montons, dit Clotilde. Je veux le voir.

En haut, dans la chambre, on avait fermé les volets, lecrépuscule mélancolique n’était même pas entré. Deux ciergesbrûlaient sur une petite table, dans des flambeaux, au pied du lit.Et ils éclairaient d’une pâle lueur jaune Pascal étendu, les jambesserrées, les mains ramenées et à demi jointes, sur la poitrine.Pieusement, on avait clos les paupières. Le visage semblait dormir,bleuâtre encore, pourtant apaisé déjà, dans le flot épandu de lachevelure blanche et de la barbe blanche. Il était mort depuis uneheure et demie à peine. L’infinie sérénité commençait, l’éternelrepos.

À le revoir ainsi, à se dire qu’il ne l’entendait plus, qu’il nela voyait plus, qu’elle était seule désormais, qu’elle le baiseraitune dernière fois, puis qu’elle le perdrait pour toujours, Clotildeavait eu un grand élan de douleur, s’était jetée sur le lit, en nepouvant balbutier que cet appel de tendresse :

– Oh ! maître, maître, maître…

Ses lèvres s’étaient posées sur le front du mort ; et,comme elle le trouvait refroidi à peine, encore tiède de vie, elleput avoir un instant d’illusion, croire qu’il restait sensible àcette caresse dernière, si longtemps attendue. N’avait-il pas souridans son immobilité, heureux enfin et pouvant achever de mourir, àprésent qu’il les sentait là tous deux, elle et l’enfant qu’elleportait ? Puis, défaillante devant la terrible réalité, ellesanglota de nouveau, éperdument.

Martine entrait, avec une lampe, qu’elle posa à l’écart, sur uncoin de la cheminée. Et elle entendit Ramond, qui surveillaitClotilde, inquiet de la voir bouleversée à ce point, dans sasituation.

– Je vais vous emmener, si vous manquez de courage. Songezque vous n’êtes pas seule, qu’il y a le cher petit être, dont il meparlait déjà avec tant de joie et de tendresse.

Dans la journée, la servante s’était étonnée de certainesphrases, surprises par hasard. Brusquement, elle comprit ; et,comme elle était sur le point de quitter la chambre, elle s’arrêta,elle écouta encore.

Ramond avait baissé la voix.

– La clef de l’armoire est sous l’oreiller, il m’a répétéplusieurs fois de vous en avertir… Vous savez ce que vous avez àfaire ?

Clotilde tâcha de se rappeler et de répondre.

– Ce que j’ai à faire ? pour les papiers, n’est-cepas ?… Oui, oui ! je me souviens, je dois garder lesdossiers et vous donner les autres manuscrits… N’ayez pas peur,j’ai toute ma tête, je serai très raisonnable. Mais je ne veux pasle quitter, je vais passer la nuit là, bien tranquille, je vous lepromets.

Elle était si douloureuse, l’air si résolu à le veiller, àrester avec lui tant qu’on ne l’emporterait pas, que le médecin lalaissa faire.

– Eh bien ! je vous quitte, on doit m’attendre chezmoi. Puis, il y a toutes sortes de formalités, la déclaration, leconvoi, dont je veux vous éviter le souci. Ne vous occupez de rien.Demain matin, tout sera réglé, quand je reviendrai.

Il l’embrassa encore, il s’en alla. Et ce fut alors seulementque Martine disparut à son tour, derrière lui, fermant à clef laporte, en bas, courant par la nuit devenue noire.

Maintenant, dans la chambre, Clotilde était seule ; et,autour d’elle, sous elle, au milieu du grand silence, elle sentaitla maison vide. Clotilde était seule, avec Pascal mort. Elle avaitapproché une chaise, contre le lit, au chevet, elle s’était assise,immobile, seule. En arrivant, elle avait simplement retiré sonchapeau ; puis, s’étant aperçue qu’elle avait gardé ses gants,elle venait aussi de les ôter. Mais elle demeurait là en robe devoyage, poussiéreuse, fripée, par les vingt heures de chemin defer. Sans doute, le père Durieu avait, depuis longtemps, déposé lesmalles, en bas. Et elle n’avait ni l’idée ni la force de sedébarbouiller, de se changer, anéantie à présent sur cette chaiseoù elle était tombée. Un regret unique, un remords immense,l’emplissaient. Pourquoi avait-elle obéi ? pourquois’était-elle résignée à partir ? Si elle était restée, elleavait la conviction ardente qu’il ne serait pas mort. Elle l’auraittant aimé, tant caressé, qu’elle l’aurait guéri. Chaque soir, ellel’aurait pris entre ses bras pour l’endormir, elle l’auraitréchauffé de toute sa jeunesse, elle lui aurait soufflé de sa viedans ses baisers. Quand on ne voulait pas que la mort vous prît unêtre cher, on restait pour donner de son sang, on la mettait enfuite. C’était sa faute, si elle l’avait perdu, si elle ne pouvaitplus, d’une étreinte, l’éveiller de l’éternel sommeil. Et elle setrouvait imbécile de n’avoir pas compris, lâche de ne s’être pasdévouée, coupable et punie à jamais de s’en être allée, quand lesimple bon sens, à défaut du cœur, devait la clouer là, dans satâche de sujette soumise et tendre, veillant sur son roi.

Le silence devenait tel, si absolu, si large, que Clotildedétacha un instant les yeux du visage de Pascal, pour regarder dansla chambre. Elle n’y vit que des ombres vagues : la lampeéclairait de biais la glace de la grande psyché, pareille à uneplaque d’argent mat ; et les deux cierges mettaient seulement,sous le haut plafond, deux taches fauves. À ce moment, la penséelui revint des lettres qu’il lui écrivait, si courtes, sifroides ; et elle comprenait sa torture à étouffer son amour.Quelle force il lui avait fallu, dans l’accomplissement du projetde bonheur, sublime et désastreux, qu’il faisait pour elle !Il s’entêtait à disparaître, à la sauver de sa vieillesse et de sapauvreté ; il la rêvait riche, libre de jouir de ses vingt-sixans, loin de lui : c’était l’oubli total de soi,l’anéantissement dans l’amour d’une autre. Et elle en éprouvait unegratitude, une douceur profondes, mêlées à une sorte d’amertumeirritée contre le destin mauvais. Puis, tout d’un coup, les annéesheureuses s’évoquèrent, sa jeunesse, son adolescence près de lui,si bon, si gai. Comme il l’avait conquise d’une lente passion,comme elle s’était sentie sienne, après les révoltes qui lesavaient un instant séparés, et dans quel emportement de joie elles’était donnée à lui, pour être davantage et toute à lui, puisqu’illa désirait ! Cette chambre où il se refroidissait à cetteheure, elle la retrouvait tiède encore et frissonnante de leursnuits de tendresse.

Sept heures sonnèrent à la pendule, et Clotilde tressaillit à cetintement léger, dans le grand silence. Qui donc avait parlé ?Elle se rappela, elle regarda la pendule, dont le timbre avaitsonné tant d’heures de joie. Cette pendule antique avait une voixchevrotante d’amie très vieille, qui les amusait, dans l’obscurité,quand ils veillaient, aux bras l’un de l’autre. Et, de tous lesmeubles, à présent, lui venaient des souvenirs. Leurs deux imageslui semblèrent renaître, du fond argenté et pâle de la grandepsyché : elles s’avançaient, indécises, presque confondues,avec un flottant sourire, comme aux jours ravis, où il l’amenaitlà, pour la parer de quelque bijou, un cadeau qu’il cachait depuisle matin, dans sa folie du don. C’était aussi la table où brûlaientles deux cierges, la petite table sur laquelle ils avaient faitleur dîner de misère, le soir qu’ils manquaient de pain et qu’ellelui avait servi un festin royal. Que de miettes de leur amour elleretrouverait dans la commode à marbre blanc, cerclé d’unegalerie ! Quels bons rires ils avaient eus, sur la chaiselongue, aux pieds raidis, quand elle y mettait ses bas et qu’il lataquinait ! Même de la tenture, de l’ancienne indienne rougedécolorée, devenue couleur d’aurore, un chuchotement lui arrivait,tout ce qu’ils s’étaient dit de frais et de tendre, lesenfantillages infinis de leur passion, et jusqu’à l’odeur de sachevelure, à elle, une odeur de violette, qu’il adorait. Alors,comme la vibration des sept coups de la pendule avait cessé, silongue en son cœur, elle ramena les yeux sur le visage immobile dePascal, et de nouveau elle s’anéantit.

Ce fut dans cette prostration croissante que Clotilde, quelquesminutes plus tard, entendit un bruit soudain de sanglots. On étaitentré en coup de vent, elle reconnut sa grand-mère Félicité. Maiselle ne bougea pas, elle ne parla pas, tellement elle était déjàengourdie de douleur. Martine, devançant l’ordre qu’on lui auraitsûrement donné, venait de courir chez la vieille Mme Rougon,pour lui apprendre l’affreuse nouvelle ; et celle-ci,stupéfaite d’abord d’une catastrophe si prompte, bouleverséeensuite, accourait, débordante d’un chagrin bruyant. Elle sanglotadevant son fils, elle embrassa Clotilde, qui lui rendit son baiser,comme dans un rêve. Puis, à partir de cet instant, celle-ci, sanssortir de l’accablement où elle s’isolait, sentit bien qu’ellen’était plus seule, au continuel remue-ménage étouffé dont lespetits bruits traversaient la chambre. C’était Félicité quipleurait, qui entrait, qui sortait sur la pointe des pieds, quimettait de l’ordre, furetait, chuchotait, tombait sur une chaisepour se relever aussitôt. Et, vers neuf heures, elle voulutabsolument décider sa petite-fille à manger quelque chose. Deuxfois déjà, elle l’avait sermonnée, tout bas. Elle revint lui dire àl’oreille :

– Clotilde, ma chérie, je t’assure que tu as tort… Il fautprendre des forces, jamais tu n’iras jusqu’au bout.

Mais, d’un signe de tête, la jeune femme s’obstinait àrefuser.

– Voyons, tu as dû déjeuner à Marseille, au buffet,n’est-ce pas ? et tu n’as rien pris depuis ce moment… Est-ceraisonnable ? Je n’entends pas que tu tombes malade, toiaussi… Martine a du bouillon. Je lui ai dit de faire un potageléger et d’ajouter un poulet… Descends manger un morceau, rienqu’un morceau, pendant que je vais rester là.

Du même signe souffrant, Clotilde refusait toujours. Elle finitpar bégayer :

– Laisse-moi, grand-mère, je t’en supplie… Je ne pourraispas, ça m’étoufferait.

Et elle ne parla plus. Pourtant, elle ne dormait pas, elle avaitles yeux grands ouverts, obstinément fixés sur le visage de Pascal.Durant des heures elle ne fit plus un mouvement, droite, rigide,comme absente, là-bas, très loin, avec le mort. À dix heures, elleentendit un bruit : c’était Martine qui remontait la lampe.Vers onze heures, Félicité, qui veillait dans un fauteuil, parutinquiète, sortit de la chambre, puis y rentra. Dès lors, il y eutdes allées et venues, des impatiences rôdant autour de la jeunefemme, toujours éveillée, avec ses grands yeux fixes. Minuit sonna,une idée têtue demeurait seule dans son crâne vide, comme un clouqui l’empêchait de s’endormir : pourquoi avait-elleobéi ? Si elle était restée, elle l’aurait réchauffé de toutesa jeunesse, il ne serait pas mort ! Et ce fut seulement unpeu avant une heure, qu’elle sentit cette idée elle-même sebrouiller et se perdre en un cauchemar. Elle tomba à un lourdsommeil, épuisé de douleur et de fatigue.

Quand Martine était allée annoncer à la vieille Mme Rougonla mort inattendue de son fils, celle-ci, dans son saisissement,avait eu un premier cri de colère, mêlé à son chagrin. Ehquoi ! Pascal mourant n’avait pas voulu la voir, avait faitjurer à cette servante de ne pas la prévenir ! Cela lafouettait au sang, comme si la lutte qui avait duré toutel’existence, entre elle et lui, devait continuer par-delà letombeau. Puis, après s’être habillée à la hâte, lorsqu’elle étaitaccourue à la Souleiade, la pensée des terribles dossiers, de tousles manuscrits qui emplissaient l’armoire, l’avait envahie d’unepassion frémissante. Maintenant que l’oncle Macquart et Tante Dideétaient morts, elle ne redoutait plus ce qu’elle nommaitl’abomination des Tulettes ; et le pauvre petit Charleslui-même, en disparaissant, avait emporté une des tares les plushumiliantes pour la famille. Il ne restait que les dossiers, lesabominables dossiers, menaçant cette légende triomphale des Rougonqu’elle avait mis sa vie entière à créer, qui était l’uniquepréoccupation de sa vieillesse, l’œuvre au triomphe de laquelle,obstinément, elle avait voué les derniers efforts de son espritd’activité et de ruse. Depuis de longues années, elle les guettait,jamais lasse, recommençant la lutte quand on la croyait battue,toujours embusquée et tenace. Ah ! si elle pouvait s’enemparer enfin, les détruire ! Ce serait l’exécrable passéanéanti, ce serait la gloire des siens, si durement conquise,délivrée de toute menace, s’épanouissant enfin librement, imposantson mensonge à l’histoire. Et elle se voyait traversant les troisquartiers de Plassans, saluée par tous, dans son attitude de reine,portant noblement le deuil du régime déchu. Aussi, comme Martinelui avait appris que Clotilde était là, hâtait-elle sa marche, enapprochant de la Souleiade, talonnée par la crainte d’arriver troptard.

D’ailleurs, dès qu’elle se fut installée dans la maison,Félicité se remit tout de suite. Rien ne pressait, on avait la nuitdevant soi. Pourtant, elle voulut, sans tarder, avoir Martine avecelle ; et elle savait bien ce qui agirait sur cette créaturesimple, enfoncée dans les croyances d’une religion étroite. Sonpremier soin fut donc, en bas, au milieu du désordre de la cuisine,où elle était descendue voir rôtir le poulet, d’affecter une grandedésolation, à la pensée que son fils était mort, avant d’avoir faitsa paix avec l’Église. Elle questionnait la servante, exigeait desdétails. Mais celle-ci hochait la tête, désespérément :non ! aucun prêtre n’était venu, Monsieur n’avait pas mêmefait un signe de croix. Elle seule s’était agenouillée, pourréciter les prières des agonisants, ce qui, bien sûr, ne devait passuffire au salut d’une âme. Avec quelle ferveur, cependant, elleavait prié le bon Dieu, afin que Monsieur allât droit auparadis !

Les yeux sur le poulet qui tournait, devant un grand feu clair,Félicité reprit à voix plus basse, d’un air absorbé :

– Ah ! ma pauvre fille, ce qui l’empêche surtout d’yaller, en paradis, ce sont les abominables papiers que lemalheureux laisse là-haut, dans l’armoire. Je ne puis comprendrecomment la foudre du ciel n’est pas encore tombée sur ces papiers,pour les mettre en cendres. Si on les laisse sortir d’ici, c’est lapeste, le déshonneur, et c’est l’enfer à jamais !

Toute pâle, Martine l’écoutait.

Alors, Madame croit que ce serait une bonne œuvre de lesdétruire, une œuvre qui assurerait le repos de l’âme deMonsieur ?

– Grand Dieu ! si je le crois !… Mais, si nousles avions, ces affreuses paperasses, tenez ! c’est dans cefeu que je les jetterais. Ah ! vous n’auriez pas besoind’ajouter d’autres sarments, rien qu’avec les manuscrits delà-haut, il y a de quoi faire rôtir trois poulets commecelui-ci.

La servante avait pris une longue cuiller pour arroser la bête.Elle aussi, maintenant, semblait réfléchir.

– Seulement, nous ne les avons pas… J’ai même, à ce propos,entendu une conversation que je puis bien répéter à Madame… C’estquand Mademoiselle Clotilde est montée dans la chambre. Le docteurRamond lui a demandé si elle se souvenait des ordres qu’elle avaitreçus, avant son départ sans doute ; et elle a dit qu’elle sesouvenait, qu’elle devait garder les dossiers et lui donner tousles autres manuscrits.

Félicité, frémissante, ne put retenir un geste d’inquiétude.Déjà, elle voyait les papiers lui échapper ; et ce n’étaientpas les dossiers seulement qu’elle voulait, mais toutes les pagesécrites, toute cette œuvre inconnue, louche et ténébreuse, dont ilne pouvait sortir que du scandale, d’après son cerveau obtus etpassionné de vieille bourgeoise orgueilleuse.

– Il faut agir ! cria-t-elle, agir cette nuitmême ! Demain peut-être serait-il trop tard.

– Je sais bien où est la clef de l’armoire, reprit Martineà demi-voix. Le médecin l’a dit à Mademoiselle.

Tout de suite, Félicité avait dressé l’oreille.

– La clef, où donc est-elle ?

– Sous l’oreiller, sous la tête de Monsieur.

Malgré la flambée vive du feu de sarments, un petit souffleglacé passa ; et les deux vieilles femmes se turent. Il n’yeut plus que le grésillement du jus qui tombait du rôti dans lalèche frite.

Mais, après que Mme Rougon eût dîné seule, et promptement,elle remonta avec Martine. Dès lors, sans qu’elles eussent causédavantage, l’entente se trouva faite, il était décidé qu’elless’empareraient des papiers avant le jour, par tous les moyenspossibles. Le plus simple consistait encore à prendre la clef sousl’oreiller. Certainement, Clotilde finirait par s’endormir :elle paraissait trop épuisée, elle succomberait à la fatigue. Et ilne s’agissait que d’attendre. Elles se mirent donc à épier, à rôderde la salle de travail à la chambre, aux aguets pour savoir si lesgrands yeux élargis et fixes de la jeune femme ne se fermaient pasenfin. Toujours, il y en avait une qui allait voir, tandis quel’autre s’impatientait dans la salle, où charbonnait une lampe.Cela dura jusqu’à près de minuit, de quart d’heure en quartd’heure. Les yeux, sans fond, pleins d’ombre et d’un immensedésespoir, restaient grands ouverts. Un peu avant minuit, Félicitése réinstalla dans un fauteuil, au pied du lit, résolue à ne pasquitter la place, tant que sa petite-fille ne dormirait pas. Ellene la quittait plus du regard, s’irritant à remarquer qu’ellebattait à peine des paupières, dans cette fixité inconsolable quidéfiait le sommeil. Puis, ce fut elle, à ce jeu, qui se sentitenvahie d’une somnolence. Exaspérée, elle ne put rester làdavantage. Et elle alla trouver de nouveau Martine.

– C’est inutile, elle ne s’endormira pas ! dit-elle,la voix étouffée et tremblante. Il faut imaginer autre chose.

L’idée lui était bien venue déjà de forcer l’armoire. Mais lesvieux bâtis de chêne semblaient inébranlables, les vieillesferrures tenaient solidement. Avec quoi briser la serrure ?sans compter qu’on ferait un bruit terrible et que ce bruits’entendrait certainement de la chambre voisine.

Elle s’était cependant plantée devant les portes épaisses, lestâtait des doigts, cherchait les places faibles.

– Si j’avais un outil…

Martine, moins passionnée, l’interrompit en se récriant.

– Oh ! non, non, Madame ! on noussurprendrait !… Attendez, peut-être que Mademoiselle dort.

Elle retourna dans la chambre, sur la pointe des pieds, etrevint tout de suite.

– Mais oui, elle dort !… Ses yeux sont fermés, elle nebouge plus.

Alors, toutes deux allèrent la voir, retenant leur souffle,évitant le moindre craquement du parquet, avec des soins infinis.Clotilde, en effet, venait de s’endormir, et son anéantissementparaissait tel, que les deux vieilles femmes s’enhardissaient. Maiselles craignaient pourtant de l’éveiller, si elles la frôlaient,car elle avait sa chaise placée contre le lit même. Et c’étaitaussi un acte sacrilège et terrible, dont l’épouvante les prenait,que de glisser la main sous l’oreiller du mort et de le voler.N’allait-il pas falloir le déranger dans son repos ? neremuerait-il pas, sous la secousse ? Cela les faisaitpâlir.

Félicité, déjà, s’était avancée, le bras tendu. Mais ellerecula.

– Je suis trop petite, bégaya-t-elle. Essayez donc, vous,Martine.

La servante, à son tour, s’approcha du lit. Elle fut prise d’untel tremblement, qu’elle dut, elle aussi, revenir en arrière, pourne pas tomber.

– Non, non, je ne puis pas ! Il me semble que Monsieurva ouvrir les yeux.

Et, frissonnantes, éperdues, elles restèrent encore un instantdans la chambre, pleine du grand silence et de la majesté de lamort, en face de Pascal immobile à jamais et de Clotilde anéantie,sous l’écrasement de son veuvage. La noblesse d’une haute vie detravail leur apparut peut-être sur cette tête muette, qui, de toutson poids, gardait son œuvre. La flamme des cierges brûlait trèspâle. Une terreur sacrée passait, qui les chassa.

Félicité, si brave, qui n’avait, autrefois, reculé devant rien,pas même devant le sang, s’enfuyait comme poursuivie.

– Venez, venez, Martine. Nous trouverons autre chose, nousallons chercher un outil.

Dans la salle, elles respirèrent. La servante se souvint alorsque la clef du secrétaire devait être sur la table de nuit deMonsieur, où elle l’avait aperçue la veille, au moment de la crise.Elles y allèrent voir. La mère n’eut aucun scrupule, ouvrit lemeuble. Mais elle n’y trouva que les cinq mille francs, qu’ellelaissa au fond du tiroir, car l’argent ne la préoccupait guère.Vainement, elle chercha l’Arbre généalogique, qu’elle savait làd’habitude. Elle aurait si volontiers commencé par lui son œuvre dedestruction ! Il était resté sur le bureau du docteur, dans lasalle, et elle ne devait pas même l’y découvrir, au milieu de lafièvre de passion qui lui faisait fouiller les meubles fermés, sanslui laisser le calme lucide de procéder méthodiquement, autourd’elle.

Son désir la ramena, elle revint se planter devant l’armoire, lamesurant, l’enveloppant d’un regard ardent de conquête. Malgré sapetite taille, malgré ses quatre-vingts ans passés, elle sedressait, dans une activité, une dépense de forceextraordinaire.

– Ah ! répéta-t-elle, si j’avais un outil !

Et elle cherchait de nouveau la lézarde du colosse, la fente oùelle allait introduire les doigts, pour le faire éclater. Elleimaginait des plans d’assaut, elle rêvait des violences, puis elleretombait à la ruse, à quelque traîtrise qui lui ouvrirait lesbattants, rien qu’en soufflant dessus.

Brusquement, son regard brilla, elle avait trouvé.

– Dites donc, Martine, il y a un crochet qui retient lepremier battant ?

– Oui, Madame, il s’accroche dans un piton, en dessus de laplanche du milieu… Tenez ! il se trouve à la hauteur de cettemoulure, à peu près.

Félicité eut un geste de victoire certaine.

– Vous avez bien une vrille, une grosse vrille ?…Donnez-moi une vrille !

Vivement, Martine descendit à sa cuisine et rapporta l’outildemandé.

– Comme ça, voyez-vous, nous ne ferons pas de bruit, repritla vieille dame en se mettant à la besogne.

Avec une singulière énergie, qu’on n’aurait pas soupçonnée à sespetites mains desséchées par l’âge, elle planta la vrille, elle fitun premier trou, à la hauteur désignée par la servante. Mais elleétait trop bas, elle sentit que la pointe s’enfonçait ensuite dansla planche. Une seconde percée l’amena droit sur le fer du crochet.Cette fois, c’était trop direct. Et elle multiplia les trous, àdroite et à gauche, jusqu’à ce que, se servant de la vrilleelle-même, elle pût enfin pousser le crochet, le chasser du piton.Le pêne de la serrure glissa, les deux battants s’ouvrirent.

– Enfin ! cria Félicité, hors d’elle.

Puis, inquiète, elle resta immobile, l’oreille tendue vers lachambre, craignant d’avoir réveillé Clotilde. Mais toute la maisondormait, dans le grand silence noir. Il ne venait toujours de lachambre qu’une paix auguste de mort, elle n’entendit que le clairtintement de la pendule sonnant un seul coup, une heure du matin.Et l’armoire était grande ouverte, béante, montrant, sur ses troisplanches, l’entassement de papiers dont elle débordait. Alors, ellese rua, l’œuvre de destruction commença, au milieu de l’ombresacrée, de l’infini repos de cette veillée funèbre.

– Enfin ! répéta-t-elle tout bas, depuis trente ansque je veux et que j’attends !… Dépêchons, dépêchons,Martine ! aidez-moi !

Déjà, elle avait apporté la haute chaise du pupitre, elle yétait montée d’un bond, pour prendre d’abord les papiers de laplanche supérieure, car elle se souvenait que les dossiers setrouvaient là. Mais elle fut surprise de ne pas reconnaître leschemises de fort papier bleu, il n’y avait plus là que d’épaismanuscrits, les œuvres terminées et non publiées encore du docteur,des travaux inestimables, toutes ses recherches, toutes sesdécouvertes, le monument de sa gloire future, qu’il avait légué àRamond, pour que celui-ci en prît le soin. Sans doute, quelquesjours avant sa mort, pensant que les dossiers seuls étaientmenacés, et que personne au monde n’oserait détruire ses autresouvrages, avait-il procédé à un déménagement, à un classementnouveau, pour soustraire ceux-là aux recherches premières.

– Ah ! tant pis ! murmura Félicité, il y en atellement, commençons par n’importe quel bout, si nous voulonsarriver… Pendant que je suis en l’air, nettoyons toujours ça…Tenez, réchappez, Martine !

Et elle vida la planche, elle jeta, un à un, les manuscritsentre les bras de la servante, qui les posait sur la table, enfaisant le moins de bruit possible. Bientôt, tout le tas y fut,elle sauta de la chaise.

– Au feu ! au feu !… Nous finirons bien parmettre la main sur les autres, sur ceux que je cherche… Aufeu ! au feu ! ceux-ci d’abord ! Jusqu’aux bouts depapier grands comme l’ongle, jusqu’aux notes illisibles, aufeu ! au feu ! si nous voulons êtres sûres de tuer lacontagion du mal !

Elle-même, fanatique, farouche dans sa haine de la vérité, danssa passion d’anéantir le témoignage de la science, déchira lapremière page d’un manuscrit, l’alluma à la lampe, alla jeter cebrandon flambant dans la grande cheminée, où il n’y avait pas eu defeu depuis vingt ans peut-être ; et elle alimenta la flamme,en continuant à jeter, par morceaux, le reste du manuscrit. Laservante, résolue, comme elle, était venue l’aider, avait pris unautre gros cahier, qu’elle effeuillait. Dès lors, le feu ne cessaplus, la haute cheminée s’emplit d’un flamboiement, d’une gerbeclaire d’incendie, qui, par instants, ne se ralentissait que pours’élever avec une intensité accrue, quand des aliments nouveaux larallumaient. Un brasier s’élargissait peu à peu, un tas de cendrefine montait, une couche épaissie de feuilles noires où couraientdes millions d’étincelles. Mais c’était une besogne longue, sansfin ; car, lorsqu’on jetait trop de pages à la fois, elles nebrûlaient pas, il fallait les secouer, les retourner avec lespincettes ; et le mieux était de les froisser, d’attendrequ’elles fussent bien enflammées, avant d’en ajouter d’autres.L’habileté leur venait, la besogne marchait grand train.

Dans sa hâte à aller reprendre une nouvelle brassée de papiers,Félicité se heurta contre un fauteuil.

– Oh ! Madame, prenez garde, dit Martine. Si l’onvenait !

– Venir, qui donc ? Clotilde ? elle dort tropbien, la pauvre fille !… Et puis, si elle vient quand ce serafini, je m’en moque ! Allez, je ne me cacherai pas, jelaisserai l’armoire vide et toute grande ouverte, je dirai bienhaut que c’est moi qui ai purifié la maison… Quand il n’y aura plusune seule ligne d’écriture, ah ! mon Dieu, je me moque dureste !

Pendant près de deux heures, la cheminée flamba. Elles étaientretournées à l’armoire, elles avaient vidé les deux autresplanches, il ne restait que le bas, le fond, qui semblait bourréd’un pêle-mêle de notes. Grisées par la chaleur de ce feu de joie,essoufflées, en sueur, elles cédaient à une fièvre sauvage dedestruction. Elles s’accroupissaient, se noircissaient les mains àrepousser les débris mal consumés, si violentes dans leurs gestes,que des mèches de leurs cheveux gris pendaient sur leurs vêtementsen désordre. C’était un galop de sorcières, activant un bûcherdiabolique, pour quelque abomination, le martyre d’un saint, lapensée écrite brûlée en place publique, tout un monde de vérité etd’espérance détruit. Et la grande clarté, qui, par instants,pâlissait la lampe, embrasait la vaste pièce, faisait danser auplafond leurs ombres démesurées.

Mais, comme elle voulait vider le bas de l’armoire, ayant déjàbrûlé, à poignées, le pêle-mêle de notes qui s’entassait là,Félicité eut un cri étranglé de triomphe.

– Ah ! les voici !… Au feu ! aufeu !

Elle venait enfin de tomber sur les dossiers. Tout au fond,derrière le rempart des notes, le docteur avait dissimulé leschemises de papier bleu. Et ce fut alors la folie de ladévastation, une rage qui l’emporta, les dossiers ramassés àpleines mains, lancés dans les flammes, emplissant la cheminée d’unronflement d’incendie.

– Ils brûlent, ils brûlent !… Enfin, ils brûlentdonc !… Martine, encore celui-ci, encore celui-ci… Ah !quel feu, quel grand feu !

Mais la servante s’inquiétait.

– Madame, prenez garde, vous allez allumer la maison… Vousn’entendez pas ce grondement ?

– Ah ! qu’est-ce que ça fait ? tout peut bienbrûler !… Ils brûlent, ils brûlent, c’est si beau !…Encore trois, encore deux, et le dernier qui brûle !

Elle riait d’aise, hors d’elle, effrayante, lorsque des morceauxde suie enflammée tombèrent. Le ronflement devenait terrible, lefeu était dans la cheminée, qu’on ne ramonait jamais. Cela parutencore l’exciter, tandis que la servante, perdant la tête, se mit àcrier et à courir autour de la pièce.

Clotilde dormait à côté de Pascal mort, dans le calme souverainde la chambre. Il n’y avait pas eu d’autre bruit que la vibrationlégère du timbre de la pendule sonnant trois heures. Les ciergesbrûlaient d’une longue flamme immobile, pas un frisson ne remuaitl’air. Et, du fond de son lourd sommeil sans rêve, elle entenditpourtant comme un tumulte, un galop grandissant de cauchemar. Puis,quand elle eut rouvert les yeux, elle ne comprit pas d’abord. Oùétait-elle ? pourquoi ce poids énorme qui écrasait soncœur ? La réalité lui revint dans une épouvante : ellerevit Pascal, elle entendit les cris de Martine, à côté ; etelle se précipita, angoissée, pour savoir.

Mais, dès le seuil, Clotilde saisit toute la scène, d’unenetteté sauvage : l’armoire grande ouverte, et complètementvide, Martine affolée par la peur du feu, sa grand-mère Félicitéradieuse, poussant du pied dans les flammes les derniers fragmentsdes dossiers. Une fumée, une suie volante emplissait la salle, oùle grondement de l’incendie mettait comme un râle de meurtre, cegalop dévastateur qu’elle venait d’entendre du fond de sonsommeil.

Et le cri qui lui jaillit des lèvres fut celui que Pascal avaitpoussé lui-même, la nuit d’orage, lorsqu’il l’avait surprise entrain de voler les papiers.

– Voleuses ! assassines !

Tout de suite, elle s’était précipitée vers la cheminée ;et, malgré le ronflement terrible, malgré les morceaux de suierouge qui tombaient, au risque de s’incendier les cheveux et de sebrûler les mains, elle saisit à poignées les feuilles non consuméesencore, elle les éteignit vaillamment, en les serrant contre elle.Mais c’était bien peu de chose, à peine des débris, pas une pagecomplète, pas même des miettes du travail colossal, de l’œuvrepatiente et énorme de toute une vie, que le feu venait de détruirelà en deux heures. Et sa colère grandissait, un élan de furieuseindignation.

– Vous êtes des voleuses, des assassines !… C’est unmeurtre abominable que vous venez de commettre ! Vous avezprofané la mort, vous avez tué la pensée, tué le génie !

La vieille Mme Rougon ne reculait pas. Elle s’était avancéeau contraire, sans remords, la tête haute, défendant l’arrêt dedestruction rendu par elle et exécuté.

– C’est à moi que tu parles, à ta grand-mère ?… j’aifait ce que j’ai dû faire, ce que tu voulais faire avec nousautrefois.

– Autrefois, vous m’aviez rendue folle. Mais j’ai vécu,j’ai aimé, j’ai compris… Puis, c’était un héritage sacré, légué àmon courage, la dernière pensée d’un mort, ce qui restait d’ungrand cerveau et que je devais imposer à tous… Oui, tu es magrand-mère ! et c’est comme si tu venais de brûler tonfils !

– Brûler Pascal, parce que j’ai brûlé ses papiers !cria Félicité. Eh ! j’aurais brûlé la ville, pour sauver lagloire de notre famille !

Elle s’avançait toujours, combattante, victorieuse ; etClotilde qui avait posé sur la table les fragments noircis, sauvéspar elle, les défendait de son corps, dans la crainte qu’elle neles rejetât aux flammes. Elle les dédaignait, elle ne s’inquiétaitseulement pas du feu de cheminée, qui heureusement s’épuisait delui-même ; pendant que Martine, avec la pelle, étouffait lasuie et les dernières flambées des cendres brûlantes.

– Tu sais bien pourtant, continua la vieille femme dont lapetite taille semblait grandir, que je n’ai eu qu’une ambition,qu’une passion, la fortune et la royauté des nôtres. J’ai combattu,j’ai veillé toute ma vie, je n’ai vécu si longtemps que pourécarter les vilaines histoires et laisser de nous une légendeglorieuse… Oui, jamais je n’ai désespéré, jamais je n’ai désarmé,prête à profiter des moindres circonstances… Et tout ce que j’aivoulu, je l’ai fait, parce que j’ai su attendre.

D’un geste large, elle montra l’armoire vide, la cheminée où semouraient des étincelles.

– Maintenant, c’est fini, notre gloire est sauve, cesabominables papiers ne nous accuseront plus, et je ne laisseraiderrière moi aucune menace… Les Rougon triomphent.

Éperdue, Clotilde levait le bras, comme pour la chasser. Maiselle sortit d’elle-même, elle descendit à la cuisine laver sesmains noires et rattacher ses cheveux. La servante allait lasuivre, lorsque, en se retournant, elle vit le geste de sa jeunemaîtresse. Elle revint.

– Oh ! moi, Mademoiselle, je partirai après-demain,lorsque Monsieur sera au cimetière.

Il y eut un silence.

– Mais je ne vous renvoie pas, Martine, je sais bien quevous n’êtes pas la plus coupable… Voici trente ans que vous vivezdans cette maison. Restez, restez avec moi.

La vieille fille hocha sa tête grise, toute pâle et commeusée.

– Non, j’ai servi Monsieur, je ne servirai personne aprèsMonsieur.

– Mais moi !

Elle leva les yeux, regarda la jeune femme en face, cettefillette aimée qu’elle avait vue grandir.

– Vous, non !

Alors, Clotilde eut un embarras, voulut lui parler de l’enfantqu’elle portait, de cet enfant de son maître, qu’elle consentiraità servir peut-être. Et elle fut devinée, Martine se rappela laconversation qu’elle avait surprise, regarda ce ventre de femmeféconde, où la grossesse ne s’indiquait pas encore. Un instant,elle parut réfléchir. Puis, nettement :

– L’enfant, n’est-ce pas ?… Non !

Et elle acheva de donner son compte, réglant l’affaire en fillepratique, qui savait le prix de l’argent.

– Puisque j’ai de quoi, je vais aller manger tranquillementmes rentes quelque part… Vous, Mademoiselle, je puis vous quitter,car vous n’êtes pas pauvre. M. Ramond vous expliquera demaincomment on a sauvé quatre mille francs de rente, chez le notaire.Voici, en attendant, la clef du secrétaire, où vous retrouverez lescinq mille francs que Monsieur y a laissés… Oh ! je sais bienque nous n’aurons pas de difficultés ensemble. Monsieur ne mepayait plus depuis trois mois, j’ai des papiers de lui qui entémoignent. En outre, dans ces temps derniers, j’ai avancé à peuprès deux cents francs de ma poche, sans qu’il sût d’où l’argentvenait. Tout cela est écrit, je suis tranquille, Mademoiselle ne mefera pas tort d’un centime… Après-demain, quand Monsieur ne seraplus là, je partirai.

À son tour, elle descendit à la cuisine, et Clotilde, malgré ladévotion aveugle de cette fille qui lui avait fait prêter les mainsà un crime, se sentit affreusement triste de cet abandon. Pourtant,comme elle ramassait les débris des dossiers, avant de retournerdans la chambre, elle eut une joie, celle de reconnaître tout d’uncoup, sur la table, l’Arbre généalogique, étalé tranquillement etque les deux femmes n’y avaient pas aperçu. C’était la seule épaveentière, une relique sainte. Elle le prit, alla l’enfermer dans lacommode de la chambre, avec les fragments à demi consumés.

Mais, quand elle se retrouva dans cette chambre auguste, unegrande émotion l’envahit. Quel calme souverain, quelle paiximmortelle, à côté de la sauvagerie destructive qui avait empli lasalle voisine de fumée et de cendre ! Une sérénité sacréetombait de l’ombre, les deux cierges brûlaient, d’une pure flammeimmobile, sans un frisson. Et elle vit alors que la face de Pascalétait devenue très blanche, dans le flot épandu de la barbe blancheet des cheveux blancs. Il dormait dans de la lumière, auréolé,souverainement beau. Elle se pencha, le baisa encore, sentit à seslèvres le froid de ce visage de marbre, aux paupières closes,rêvant son rêve d’éternité. Sa douleur fut si grande de n’avoir pusauver l’œuvre dont il lui avait laissé la garde, qu’elle tomba àdeux genoux, en sanglotant. Le génie venait d’être violé, il luisemblait que le monde allait être détruit, dans cet anéantissementfarouche de toute une vie de travail.

Chapitre 14

 

Dans la salle de travail, Clotilde reboutonna son corsage,tenant encore, sur les genoux, son enfant, à qui elle venait dedonner le sein. C’était après le déjeuner, vers trois heures, parune éclatante journée de la fin du mois d’août, au ciel debraise ; et les volets, soigneusement clos, ne laissaientpénétrer, à travers les fentes, que de minces flèches de soleil,dans l’ombre assoupie et tiède de la vaste pièce. La grande paixoisive du dimanche semblait s’épandre du dehors, avec un vollointain de cloches, sonnant le dernier coup des vêpres. Pas unbruit ne montait de la maison vide, où la mère et le petit devaientrester seuls jusqu’au dîner, la servante ayant demandé lapermission d’aller voir une cousine, dans le faubourg.

Un instant, Clotilde regarda son enfant, un gros garçon de troismois déjà. Elle était accouchée vers les derniers jours de mai.Depuis dix mois bientôt, elle portait le deuil de Pascal, unesimple et longue robe noire, dans laquelle elle était divinementbelle, si fine, si élancée, avec son visage d’une jeunesse sitriste, nimbé de ses admirables cheveux blonds. Et elle ne pouvaitsourire, mais elle éprouvait une douceur à voir le bel enfant, graset rose, avec sa bouche encore mouillée de lait, et dont le regardavait rencontré une des barres de soleil, où dansaient despoussières. Il semblait très surpris, il ne quittait pas des yeuxcet éclat d’or, ce miracle éblouissant de clarté. Puis, le sommeilvint, il laissa retomber, sur le bras de sa mère, sa petite têteronde et nue, déjà semée de rares cheveux pâles.

Alors, doucement, Clotilde se leva, le posa au fond du berceau,qui se trouvait près de la table. Elle demeura penchée un instant,pour être bien sûre qu’il dormait ; et elle rabattit le rideaude mousseline, dans l’ombre crépusculaire. Sans bruit, avec desgestes souples, marchant d’un pas si léger, qu’il effleurait àpeine le parquet, elle s’occupa ensuite, rangea du linge qui étaitsur la table, traversa deux fois la pièce, à la recherche d’unpetit chausson égaré. Elle était très silencieuse, très douce ettrès active. Et, ce jour-là, dans la solitude de la maison, ellesongeait, l’année vécue se déroulait.

D’abord, après l’affreuse secousse du convoi, c’était le départimmédiat de Martine, qui s’était obstinée, ne voulant pas mêmefaire ses huit jours, amenant, pour la remplacer, la jeune cousined’une boulangère du voisinage, une grosse fille brune qui s’étaittrouvée heureusement assez propre et dévouée. Martine, elle, vivaità Sainte-Marthe, dans un trou perdu, si chichement, qu’elle devaitencore faire des économies, sur les rentes de son petit trésor. Onne lui connaissait point d’héritier, à qui profiterait donc cettefureur d’avarice ? En dix mois, elle n’avait, pas une seulefois, remis les pieds à la Souleiade : Monsieur n’était pluslà, elle ne cédait même pas au désir de voir le fils deMonsieur.

Puis, dans la songerie de Clotilde, la figure de sa grand-mèreFélicité s’évoquait. Celle-ci venait la visiter de temps à autre,avec une condescendance de parente puissante, qui est d’espritassez large pour pardonner toutes les fautes, quand elles sontcruellement expiées. Elle arrivait à l’improviste, embrassaitl’enfant, faisait de la morale, donnait des conseils ; et lajeune mère avait pris, vis-à-vis d’elle, l’attitude simplementdéférente que Pascal avait gardée toujours. D’ailleurs, Félicitéétait toute à son triomphe. Elle allait réaliser enfin une idéelongtemps caressée, mûrement réfléchie, qui devait consacrer par unmonument impérissable la pure gloire de la famille. Cette idéeétait d’employer sa fortune, devenue considérable, à laconstruction et à la dotation d’un Asile pour les vieillards, quis’appellerait l’Asile Rougon. Déjà, elle avait acheté le terrain,une partie de l’ancien Jeu de Mail, en dehors de la ville, près dela gare ; et précisément, ce dimanche-là, vers cinq heures,quand la chaleur tomberait un peu, on devait poser la premièrepierre, une solennité véritable, honorée par la présence desautorités, et dont elle serait la reine applaudie, au milieu d’unconcours énorme de population.

Clotilde éprouvait, en outre, quelque reconnaissance pour sagrand-mère, qui venait de montrer un désintéressement parfait, lorsde l’ouverture du testament de Pascal. Celui-ci avait institué lajeune femme sa légataire universelle ; et la mère, qui gardaitson droit à la réserve d’un quart, après s’être déclaréerespectueuse des volontés dernières de son fils, avait simplementrenoncé à la succession. Elle voulait bien déshériter tous lessiens, ne leur léguer que de la gloire, en employant sa grossefortune à l’érection de cet Asile qui porterait le nom respecté etbéni des Rougon aux âges futurs ; mais, après avoir été,pendant un demi-siècle, si âpre à la conquête de l’argent, elle ledédaignait à cette heure, épurée dans une ambition plus haute. EtClotilde, grâce à cette libéralité, n’avait plus d’inquiétude pourl’avenir : les quatre mille francs de rente leur suffiraient,à elle et à son enfant. Elle l’élèverait, elle en ferait un homme.Même elle avait placé, sur la tête du petit, à fonds perdus, lescinq mille francs du secrétaire ; et elle possédait encore laSouleiade, que tout le monde lui conseillait de vendre. Sans doute,l’entretien n’en était pas coûteux, mais quelle vie de solitude etde tristesse, dans cette grande maison déserte, beaucoup tropvaste, où elle était comme perdue ! Jusque-là, pourtant, ellen’avait pu se décider à la quitter. Peut-être ne s’ydéciderait-elle jamais.

Ah ! cette Souleiade, tout son amour y était, toute sa vie,tous ses souvenirs ! Il lui semblait, par moments, que Pascaly vivait encore, car elle n’y avait rien dérangé de leur existencede jadis. Les meubles étaient aux mêmes places, les heures ysonnaient les mêmes habitudes. Elle n’y avait fermé que sa chambre,à lui, où elle seule entrait, ainsi que dans un sanctuaire, pourpleurer, lorsqu’elle sentait son cœur trop lourd. Dans la chambreoù tous deux s’étaient aimés, dans le lit où il était mort, elle secouchait chaque nuit, comme autrefois, lorsqu’elle était jeunefille ; et il n’y avait de plus, là, contre ce lit, que leberceau, qu’elle y apportait le soir. C’était toujours la mêmechambre douce aux antiques meubles familiers, aux tenturesattendries par l’âge, couleur d’aurore, la très vieille chambre quel’enfant rajeunissait de nouveau. Puis, en bas, si elle se trouvaitbien seule, bien perdue, à chaque repas, dans la salle à mangerclaire, elle y entendait les échos des rires, des vigoureuxappétits de sa jeunesse, lorsque tous les deux mangeaient etbuvaient si gaiement, à la santé de l’existence. Et le jardinaussi, toute la propriété tenait à son être, par les fibres lesplus intimes, car elle ne pouvait y faire un pas, sans y évoquerleurs deux images unies l’une à l’autre : sur la terrasse, àl’ombre mince des grands cyprès séculaires, ils avaient si souventcontemplé la vallée de la Viorne, que bornaient les barresrocheuses de la Seille et les coteaux brûlés deSainte-Marthe ! par les gradins de pierres sèches, au traversdes oliviers et des amandiers maigres, ils s’étaient tant de foisdéfiés à grimper lestement, comme des gamins en fuite del’école ! et il y avait encore la pinède, l’ombre chaude etembaumée, où les aiguilles craquaient sous les pas, l’aire immense,tapissée d’une herbe moelleuse aux épaules, d’où l’on découvrait leciel entier, le soir, quand se levaient les étoiles ! et il yavait surtout les platanes géants, la paix délicieuse qu’ilsétaient venus goûter là, chaque jour d’été, en écoutant la chansonrafraîchissante de la source, la pure note de cristal qu’ellefilait depuis des siècles ! Jusqu’aux vieilles pierres de lamaison, jusqu’à la terre du sol, il n’était pas un atome, à laSouleiade, où elle ne sentit le battement tiède d’un peu de leursang, d’un peu de leur vie répandue et mêlée.

Mais elle préférait passer ses journées dans la salle detravail, et c’était là qu’elle revivait ses meilleurs souvenirs. Ilne s’y trouvait aussi qu’un meuble de plus, le berceau. La table dudocteur était à sa place, devant la fenêtre de gauche : ilaurait pu entrer et s’asseoir, car la chaise n’avait pas même étébougée. Sur la longue table du milieu, parmi l’ancien entassementdes livres et des brochures, il n’y avait de nouveau que la noteclaire des petits linges d’enfant, qu’elle était en train devisiter. Les corps de bibliothèque montraient les mêmes rangées devolumes, la grande armoire de chêne semblait garder dans ses flancsle même trésor, solidement close. Sous le plafond enfumé, la bonneodeur de travail flottait toujours, parmi la débandade des sièges,le désordre amical de cet atelier en commun, où ils avaient silongtemps mis les caprices de la jeune fille et les recherches dusavant. Et, surtout, ce qui la touchait aujourd’hui, c’était derevoir ses anciens pastels, cloués aux murs, les copies qu’elleavait faites de fleurs vivantes, minutieusement copiées, puis lesimaginations envolées en plein pays chimérique, les fleurs de rêvedont la fantaisie folle l’emportait parfois.

Clotilde achevait de ranger les petits anges sur la table,lorsque, précisément, son regard, en se levant, rencontra devantelle le pastel du vieux roi David, la main posée sur l’épaule nued’Abisaïg, la jeune Sunamite. Et elle, qui ne riait plus, sentitune joie lui monter à la face, dans l’heureux attendrissementqu’elle éprouvait. Comme ils s’aimaient, comme ils rêvaientd’éternité, le jour où elle s’était amusée à ce symbole,orgueilleux et tendre ! Le vieux roi, vêtu somptueusementd’une robe toute droite, lourde de pierreries, portait le bandeauroyal sur ses cheveux de neige ; et elle était plus somptueuseencore, rien qu’avec la soie liliale de sa peau, sa taille mince etallongée, sa gorge ronde et menue, ses bras souples, d’une grâcedivine. Maintenant, il s’en était allé, il dormait sous la terre,tandis qu’elle, habillée de noir, toute noire, ne montrant rien desa nudité triomphante, n’avait plus que l’enfant pour exprimer ledon tranquille, absolu qu’elle avait fait de sa personne, devant lepeuple assemblé, à la pleine lumière du jour.

Doucement, Clotilde finit par s’asseoir près du berceau. Lesflèches de soleil s’allongeaient d’un bout de la pièce à l’autre,la chaleur de l’ardente journée s’alourdissait, parmi l’ombreassoupie des volets clos ; et le silence de la maison semblaits’être élargi encore. Elle avait mis à part des petites brassières,elle recousait des cordons, d’une aiguille lente, peu à peu prised’une songerie, au milieu de cette grande paix chaude quil’enveloppait, dans l’incendie du dehors. Sa pensée, d’abord,retourna à ses pastels, les exacts et les chimériques, et elle sedisait maintenant que toute sa dualité se trouvait dans cettepassion de vérité qui la tenait parfois des heures entières devantune fleur, pour la copier avec précision, puis dans son besoind’au-delà qui, d’autres fois, la jetait hors du réel, l’emportaiten rêves fous, au paradis des fleurs incréées. Elle avait toujoursété ainsi, elle sentait qu’au fond elle restait aujourd’hui cequ’elle était la veille, sous le flot de vie nouveau qui latransformait sans cesse. Et sa pensée, alors, sauta à la gratitudeprofonde qu’elle gardait à Pascal de l’avoir faite ce qu’elleétait. Jadis, lorsque, toute petite, l’enlevant à un milieuexécrable, il l’avait prise avec lui, il avait sûrement cédé à sonbon cœur, mais sans doute aussi était-il désireux de tenter surelle l’expérience de savoir comment elle pousserait dans un milieuautre, tout de vérité et de tendresse. C’était, chez lui, unepréoccupation constante, une théorie ancienne, qu’il aurait vouluexpérimenter en grand : la culture par le milieu, la guérisonmême, l’être amélioré et sauvé, au physique et au moral. Elle luidevait certainement le meilleur de son être, elle devinait lafantasque et la violente qu’elle aurait pu devenir, tandis qu’il nelui avait donné que de la passion et du courage. Dans cettefloraison, au libre soleil, la vie avait même fini par les jeteraux bras l’un de l’autre, et n’était-ce pas comme l’effort dernierde la bonté et de la joie, l’enfant qui était venu et qui lesaurait réjouis ensemble, si la mort ne les avait pointséparés ?

Dans ce retour en arrière, elle eut la sensation nette du longtravail qui s’était opéré en elle. Pascal corrigeait son hérédité,et elle revivait la lente évolution, la lutte entre la réelle et lachimérique. Cela partait de ses colères d’enfant, d’un ferment derévolte, d’un déséquilibre qui la jetait aux pires rêveries. Puisvenaient ses grands accès de dévotion, son besoin d’illusion et demensonge, de bonheur immédiat, à la pensée que les inégalités etles injustices de cette terre mauvaise devaient être compensées parles éternelles joies d’un paradis futur. C’était l’époque de sescombats avec Pascal, des tourments dont elle l’avait torturé, enrêvant d’assassiner son génie. Et elle tournait, à ce coude de laroute, elle le retrouvait son maître, la conquérant par la terribleleçon de vie qu’il lui avait donnée, pendant la nuit d’orage.Depuis, le milieu avait agi, l’évolution s’était précipitée :elle finissait par être la pondérée, la raisonnable, acceptant devivre l’existence comme il fallait la vivre, avec l’espoir que lasomme du travail humain libérerait un jour le monde du mal et de ladouleur. Elle avait aimé, elle était mère, et elle comprenait.

Brusquement, elle se rappela l’autre nuit, celle qu’ils avaientpassée sur l’aire. Elle entendait encore sa lamentation sous lesétoiles : la nature atroce, l’humanité abominable, et lafaillite de la science, et la nécessité de se perdre en Dieu, dansle mystère. En dehors de l’anéantissement, il n’y avait pas debonheur durable. Puis, elle l’entendait, lui, reprendre son credo,le progrès de la raison par la science, l’unique bienfait possibledes vérités lentement acquises, à jamais, la croyance que la sommede ces vérités, augmentées toujours, doit finir par donner àl’homme un pouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur.Tout se résumait dans la foi ardente en la vie. Comme il le disait,il fallait marcher avec la vie qui marchait toujours. Aucune halten’était à espérer, aucune paix dans l’immobilité de l’ignorance,aucun soulagement dans les retours en arrière. Il fallait avoirl’esprit ferme, la modestie de se dire que la seule récompense dela vie est de l’avoir vécue bravement, en accomplissant la tâchequ’elle impose. Alors, le mal n’était plus qu’un accident encoreinexpliqué, l’humanité apparaissait, de très haut, comme un immensemécanisme en fonction, travaillant au perpétuel devenir. Pourquoil’ouvrier qui disparaissait, ayant terminé sa journée, aurait-ilmaudit l’œuvre, parce qu’il ne pouvait en voir ni en juger lafin ? Même, s’il ne devait pas y avoir de fin, pourquoi ne pasgoûter la joie de l’action, l’air vif de la marche, la douceur dusommeil après une longue fatigue ? Les enfants continueront labesogne des pères, ils ne naissent et on ne les aime que pour cela,pour cette tâche de la vie qu’on leur transmet, qu’ilstransmettront à leur tour. Et il n’y avait plus, dès ce moment, quela résignation vaillante au grand labeur commun, sans la révolte dumoi qui exige un bonheur à lui, absolu.

Elle s’interrogea, elle n’éprouva pas la détresse quil’angoissait, jadis, lorsqu’elle songeait au lendemain de la mort.Cette préoccupation de l’au-delà ne la hantait plus jusqu’à latorture. Autrefois, elle aurait voulu arracher violemment du cielle secret de la destinée. C’était, en elle, une infinie tristessed’être, sans savoir pourquoi elle était. Que venait-on faire sur laterre ? quel était le sens de cette existence exécrable, sanségalité, sans justice, qui lui apparaissait comme le cauchemard’une nuit de délire ? Et son frisson s’était calmé, ellepouvait songer à ces choses, courageusement. Peut-être était-cel’enfant, cette continuation d’elle-même, qui lui cachait désormaisl’horreur de sa fin. Mais il y avait aussi là beaucoup del’équilibre où elle vivait, cette pensée qu’il fallait vivre pourl’effort de vivre, et que la seule paix possible, en ce monde,était dans la joie de cet effort accompli. Elle se répétait uneparole du docteur qui disait souvent, lorsqu’il voyait un paysanrentrer, l’air paisible, après sa journée faite : « Envoilà un que la querelle de l’au-delà n’empêchera pas dedormir. » Il voulait dire que cette querelle ne s’égare et nese pervertit que dans le cerveau enfiévré des oisifs. Si tousfaisaient leur tâche, tous dormiraient tranquillement. Elle-mêmeavait senti cette toute-puissance bienfaitrice du travail, aumilieu de ses souffrances et de ses deuils. Depuis qu’il lui avaitappris l’emploi de chacune de ses heures, depuis surtout qu’elleétait mère, sans cesse occupée de son enfant, elle ne sentait plusle frisson de l’inconnu lui passer sur la nuque, en un petitsouffle glacé. Elle écartait sans lutte les rêveriesinquiétantes ; et, si une crainte la troublait encore, si unedes amertumes quotidiennes lui noyait le cœur de nausées, elletrouvait un réconfort, une force de résistance invincible, danscette pensée que son enfant avait un jour de plus, ce jour-là,qu’il en aurait un autre de plus, le lendemain, que jour à jour,page à page, son œuvre vivante s’achevait. Cela la reposaitdélicieusement de toutes les misères. Elle avait une fonction, unbut, et elle le sentait bien à sa sérénité heureuse, elle faisaitsûrement ce qu’elle était venue faire.

Cependant, à cette minute même, elle comprit que la chimériquen’était pas morte tout entière en elle. Un léger bruit venait devoler dans le profond silence, et elle avait levé la tête :quel était le médiateur divin qui passait ? peut-être le chermort qu’elle pleurait et qu’elle croyait deviner à son entour.Toujours, elle devait rester un peu l’enfant croyante d’autrefois,curieuse du mystère, ayant le besoin instinctif de l’inconnu. Elleavait fait la part de ce besoin, elle l’expliquait mêmescientifiquement. Si loin que la science recule les bornes desconnaissances humaines, il est un point sans doute qu’elle nefranchira pas ; et c’était là, précisément, que Pascal plaçaitl’unique intérêt à vivre, dans le désir qu’on avait de savoir sanscesse davantage. Elle, dès lors, admettait les forces ignorées oùle monde baigne, un immense domaine obscur, dix fois plus large quele domaine conquis déjà, un infini inexploré à travers lequell’humanité future monterait sans fin. Certes, c’était là un champassez vaste, pour que l’imagination pût s’y perdre. Aux heures desongerie, elle y contentait la soif impérieuse que l’être sembleavoir de l’au-delà, une nécessité d’échapper au monde visible, decontenter l’illusion de l’absolue justice et du bonheur à venir. Cequi lui restait de son tourment de jadis, ses envolées dernièress’y apaisaient, puisque l’humanité souffrante ne peut vivre sans laconsolation du mensonge. Mais tout se fondait heureusement en elle.À ce tournant d’une époque surmenée de science, inquiète des ruinesqu’elle avait faites, prise d’effroi devant le siècle nouveau, avecl’envie affolée de ne pas aller plus loin et de se rejeter enarrière, elle était l’heureux équilibre, la passion du vrai élargiepar le souci de l’inconnu. Si les savants sectaires fermaientl’horizon pour s’en tenir strictement aux phénomènes, il lui étaitpermis, à elle, bonne créature simple, de faire la part de cequ’elle ne savait pas, de ce qu’elle ne saurait jamais. Et, si lecredo de Pascal était la conclusion logique de toute l’œuvre,l’éternelle question de l’au-delà qu’elle continuait quand même àposer au ciel rouvrait la porte de l’infini, devant l’humanité enmarche. Puisque toujours il faudra apprendre, en se résignant à nejamais tout connaître, n’était-ce pas vouloir le mouvement, la vieelle-même, que de réserver le mystère, un éternel doute et unéternel espoir ?

Un nouveau bruit, une aile qui passa, l’effleurement d’un baisersur ses cheveux, la fit sourire cette fois. Il était sûrement là.Et tout en elle aboutissait à une tendresse immense, venue departout, noyant son être. Comme il était bon et gai, et quel amourdes autres lui donnait sa passion de la vie ! Lui-mêmepeut-être n’était qu’un rêveur, car il avait fait le plus beau desrêves, cette croyance finale à un monde supérieur, quand la scienceaurait investi l’homme d’un pouvoir incalculable : toutaccepter, tout employer au bonheur, tout savoir et tout prévoir,réduire la nature à n’être qu’une servante, vivre dans latranquillité de l’intelligence satisfaite ! En attendant, letravail voulu et réglé suffisait à la bonne santé de tous.Peut-être la souffrance serait-elle utilisée un jour. Et, en facedu labeur énorme, devant cette somme des vivants, des méchants etdes bons, admirables quand même de courage et de besogne, elle nevoyait plus qu’une humanité fraternelle, elle n’avait plus qu’uneindulgence sans bornes, une infinie pitié et une charité ardente.L’amour, comme le soleil, baigne la terre, et la bonté est le grandfleuve où boivent tous les cœurs.

Clotilde, depuis deux heures bientôt, tirait son aiguille, dumême mouvement régulier, pendant que sa rêverie s’égarait. Mais lescordons des petites brassières étaient recousus, elle avait aussimarqué des couches neuves, achetées la veille. Et elle se leva,ayant fini sa couture, voulant ranger ce linge. Au-dehors, lesoleil baissait, les flèches d’or n’entraient plus que très minceset obliques, par les fentes. Elle voyait à peine clair, elle dutaller ouvrir un volet ; puis, elle s’oublia un instant, devantle vaste horizon, brusquement déroulé. La grosse chaleur tombait,un vent léger soufflait dans l’admirable ciel, d’un bleu sanstache. À gauche, on distinguait jusqu’aux moindres touffes de pins,parmi les écroulements sanglants des rochers de la Seille ;tandis que, vers la droite, après les coteaux de Sainte-Marthe, lavallée de la Viorne s’étalait à l’infini, dans le poudroiement d’ordu couchant. Elle regarda un instant la tour de Saint-Saturnin,toute en or elle aussi, dominant la ville rose ; et elle seretirait, lorsqu’un spectacle la ramena, la retint, accoudée,longtemps encore.

C’était, au-delà de la ligne du chemin de fer, un grouillementde foule, qui se pressait dans l’ancien Jeu de Mail. Clotilde serappela aussitôt la cérémonie, et elle comprit que sa grand-mèreFélicité allait poser la première pierre de l’Asile Rougon, lemonument victorieux, destiné à porter la gloire de la famille auxâges futurs. Des préparatifs énormes étaient faits depuis huitjours, on parlait d’une auge et d’une truelle en argent, dont lavieille dame devait se servir en personne, ayant tenu à figurer, àtriompher, avec ses quatre-vingt-deux ans. Ce qui la gonflait d’unorgueil royal, c’était qu’elle achevait la conquête de Plassanspour la troisième fois, en cette circonstance ; car elleforçait la ville entière, les trois quartiers à se ranger autourd’elle, à lui faire escorte et à l’acclamer, comme unebienfaitrice. Il devait y avoir, en effet, des dames patronnesses,choisies parmi les plus nobles du quartier Saint-Marc, unedélégation des sociétés ouvrières du vieux quartier, enfin leshabitants les mieux connus de la ville neuve, des avocats, desnotaires, des médecins, sans compter le petit peuple, un flot degens endimanchés, se ruant là, ainsi qu’à une fête. Et, au milieude ce triomphe suprême, elle était peut-être plus orgueilleuseencore, elle, une des reines du second Empire, la veuve qui portaitsi dignement le deuil du régime déchu, d’avoir vaincu la jeuneRépublique, en l’obligeant, dans la personne du sous-préfet, à lavenir saluer et remercier. Il n’avait d’abord été question que d’undiscours du maire ; mais il était certain, depuis la veille,que le sous-préfet, lui aussi, parlerait. De si loin, Clotilde nedistinguait qu’un tumulte de redingotes noires et de toilettesclaires, sous l’éclatant soleil. Puis, il y eut un bruit perdu demusique, la musique des amateurs de la ville, dont le vent, parinstants, lui apportait les sonorités de cuivre.

Elle quitta la fenêtre, elle vint ouvrir la grande armoire dechêne, pour y serrer son travail, resté sur la table. C’était danscette armoire, si pleine autrefois des manuscrits du docteur, etvide aujourd’hui, qu’elle avait rangé la layette de l’enfant. Ellesemblait sans fond, immense, béante ; et, sur les planchesnues et vastes, il n’y avait plus que les langes délicats, lespetites brassières, les petits bonnets, les petits chaussons, lestas de couches, toute cette lingerie fine, cette plume légèred’oiseau encore au nid. Où tant d’idées avaient dormi en tas, oùs’était accumulé pendant trente années l’obstiné labeur d’un homme,dans un débordement de paperasses, il ne restait que le lin d’unpetit être, à peine des vêtements, les premiers linges qui leprotégeaient pour une heure, et dont il ne pourrait bientôt plus seservir. L’immensité de l’antique armoire en paraissait égayée ettoute rafraîchie.

Lorsque Clotilde eut rangé sur une planche les couches et lesbrassières, elle aperçut, dans une grande enveloppe, les débris desdossiers qu’elle avait remis là, après les avoir sauvés du feu. Etelle se souvint d’une prière que le docteur Ramond était venu luiadresser la veille encore : celle de regarder si, parmi cesdébris, il ne restait aucun fragment de quelque importance, ayantun intérêt scientifique. Il était désespéré de la perte desmanuscrits inestimables que lui avait légués le maître. Tout desuite après la mort, il s’était bien efforcé de rédiger l’entretiensuprême qu’il avait eu, cet ensemble de vastes théories exposéespar le moribond avec une sérénité si héroïque ; mais il neretrouvait que des résumés sommaires, il lui aurait fallu lesétudes complètes, les observations faites au jour le jour, lesrésultats acquis et les lois formulées. La perte demeuraitirréparable, c’était une besogne à recommencer, et il se lamentaitde n’avoir que des indications, il disait qu’il y aurait là, pourla science, un retard de vingt ans au moins, avant qu’on reprît etqu’on utilisât les idées du pionnier solitaire, dont unecatastrophe sauvage et imbécile avait détruit les travaux.

L’Arbre généalogique, le seul document intact, était joint àl’enveloppe, et Clotilde apporta le tout sur la table, près duberceau. Quand elle eut sorti les débris un à un, elle constata, cedont elle était déjà à peu près certaine, que pas une page entièrede manuscrit ne restait, pas une note complète ayant un sens. Iln’existait que des fragments, des bouts de papier à demi brûlés etnoircis, sans lien, sans suite. Mais, pour elle, à mesure qu’elleles examinait, un intérêt se levait de ces phrases incomplètes, deces mots à moitié mangés par le feu, où tout autre n’aurait riencompris. Elle se souvenait de la nuit d’orage, les phrases secomplétaient, un commencement de mot évoquait les personnages, leshistoires. Ce fut ainsi que le nom de Maxime tomba sous sesyeux ; et elle revit l’existence de ce frère qui lui étaitresté étranger, dont la mort, deux mois plus tôt, l’avait laisséepresque indifférente. Ensuite, une ligne tronquée contenant le nomde son père, lui causa un malaise ; car elle croyait savoirque celui-ci avait mis dans sa poche la fortune et l’hôtel de sonfils, grâce à la nièce de son coiffeur, cette Rose si candide,payée d’un tant pour cent généreux. Puis, elle rencontra encored’autres noms, celui de son oncle Eugène, l’ancien vice-empereur,ensommeillé à cette heure, celui de son cousin Serge, le curé deSaint-Eutrope, qu’on lui avait dit phtisique et mourant, la veille.Et chaque débris s’animait, la famille exécrable et fraternellerenaissait de ces miettes, de ces cendres noires où ne couraientplus que des syllabes incohérentes.

Alors, Clotilde eut la curiosité de déplier et d’étaler sur latable l’Arbre généalogique. Une émotion l’avait gagnée, elle étaittout attendrie par ces reliques ; et, lorsqu’elle relut lesnotes ajoutées au crayon par Pascal, quelques minutes avantd’expirer, des larmes lui vinrent aux yeux. Avec quelle bravoure ilavait inscrit la date de sa mort ! et comme on sentait sonregret désespéré de la vie, dans les mots tremblés annonçant lanaissance de l’enfant ! L’Arbre montait, ramifiait sesbranches, épanouissait ses feuilles, et elle s’oubliait longuementà le contempler, à se dire que toute l’œuvre du maître était là,toute cette végétation classée et documentée de leur famille. Elleentendait les paroles dont il commentait chaque cas héréditaire,elle se rappelait ses leçons. Mais les enfants surtoutl’intéressaient. Le confrère auquel le docteur avait écrit àNouméa, pour obtenir des renseignements sur l’enfant né d’unmariage d’Étienne, au bagne, s’était décidé à répondre ;seulement, il ne disait que le sexe, une fille, et qui paraissaitbien portante. Octave Mouret avait failli perdre la sienne, trèsfrêle, tandis que son petit garçon continuait à être superbe.D’ailleurs, le coin de belle santé vigoureuse, de féconditéextraordinaire, était toujours à Valqueyras, dans la maison deJean, dont la femme, en trois années, avait eu deux enfants, etétait grosse d’un troisième. La nichée poussait gaillardement augrand soleil, en pleine terre grasse, pendant que le pèrelabourait, et que la mère, au logis, faisait bravement la soupe ettorchait les mioches. Il y avait là assez de sève nouvelle et detravail, pour refaire un monde. Clotilde, à ce moment, crutentendre le cri de Pascal : « Ah ! notre famille,que va-t-elle devenir, à quel être aboutira-t-elleenfin ? » Et elle-même retombait à une rêverie, devantl’Arbre prolongeant dans l’avenir ses derniers rameaux. Qui savaitd’où naîtrait la branche saine ? Peut-être le sage, lepuissant attendu germerait-il là.

Un léger cri tira Clotilde de ses réflexions. La mousseline duberceau semblait s’animer d’un souffle, c’était l’enfant qui,réveillé, appelait et s’agitait. Tout de suite, elle le reprit,l’éleva gaiement en l’air, pour qu’il baignât dans la lumière doréedu couchant. Mais il n’était point sensible à cette fin d’un beaujour ; ses petits yeux vagues se détournaient du vaste ciel,pendant qu’il ouvrait tout grand son bec rose d’oiseau sans cesseaffamé. Et il pleurait si fort, il avait un réveil si goulu,qu’elle se décida à lui redonner le sein. Du reste, c’était sonheure, il y avait trois heures qu’il n’avait tété.

Clotilde revint s’asseoir, près de la table. Elle l’avait posésur ses genoux, où il n’était guère sage, criant plus fort,s’impatientant ; et elle le regardait avec un sourire, tandisqu’elle dégrafait sa robe. La gorge apparut, la gorge menue etronde, que le lait avait gonflée à peine. Une légère auréole debistre avait seulement fleuri le bout du sein, dans la blancheurdélicate de cette nudité de femme, divinement élancée et jeune.Déjà, l’enfant sentait, se soulevait, tâtonnait des lèvres. Quandelle lui eut posé la bouche, il eut un petit grondement desatisfaction, il se rua tout en elle, avec le bel appétit voraced’un monsieur qui voulait vivre. Il tétait à pleines gencives,avidement. D’abord, de sa petite main libre, il avait saisi le seinà poignée, comme pour le marquer de sa possession, le défendre etle garder. Puis, dans la joie du ruissellement tiède dont il avaitplein la gorge, il s’était mis à lever son petit bras en l’air,tout droit, ainsi qu’un drapeau. Et Clotilde gardait soninconscient sourire, à le voir, si vigoureux, se nourrir d’elle.Les premières semaines, elle avait beaucoup souffert d’unecrevasse ; maintenant encore, le sein restait sensible ;mais elle souriait quand même, de cet air paisible des mères,heureuses de donner leur lait, comme elles donneraient leursang.

Quand elle avait dégrafé son corsage, et que sa gorge, sa nuditéde mère s’était montrée, un autre mystère d’elle, un de ses secretsles plus cachés et les plus délicieux, était apparu : le fincollier aux sept perles, les étoiles laiteuses, que le maître avaitmises à son cou, un jour de misère, dans sa folie passionnée dudon. Depuis qu’il était là, personne ne l’avait plus revu. Ilfaisait comme partie de sa pudeur, il était de sa chair, si simple,si enfantin. Et, tout le temps que l’enfant tétait, elle seule lerevoyait, attendrie, revivant le souvenir des baisers dont ilsemblait avoir gardé l’odeur tiède.

Une bouffée de musique, au loin, étonna Clotilde. Elle tourna latête, regarda vers la campagne, toute blonde et dorée par le soleiloblique. Ah ! oui, cette cérémonie, cette pierre que l’onposait, là-bas ! Et elle ramena les yeux sur l’enfant, elles’absorba de nouveau dans le plaisir de lui voir un si bel appétit.Elle avait attiré un petit banc pour relever l’un de ses genoux,elle s’était appuyée d’une épaule contre la table, à côté del’Arbre et des fragments noircis des dossiers. Sa pensée flottait,allait à une douceur divine, tandis qu’elle sentait le meilleurd’elle-même, ce lait pur, couler à petit bruit, faire de plus enplus sien le cher être sorti de son flanc. L’enfant était venu, lerédempteur peut-être. Les cloches avaient sonné, les Rois magess’étaient mis en route, suivis des populations, de toute la natureen fête, souriant au petit dans ses langes. Elle, la mère, pendantqu’il buvait sa vie, rêvait déjà d’avenir. Que serait-il, quandelle l’aurait fait grand et fort, en se donnant toute ? Unsavant qui enseignerait au monde un peu de la vérité éternelle, uncapitaine qui apporterait de la gloire à son pays, ou mieux encoreun de ces pasteurs de peuple qui apaisent les passions et fontrégner la justice ? Elle le voyait très beau, très bon, trèspuissant. Et c’était le rêve de toutes les mères, la certituded’être accouchée du messie attendu ; et il y avait là, danscet espoir, dans cette croyance obstinée de chaque mère au triomphecertain de son enfant, l’espoir même qui fait la vie, la croyancequi donne à l’humanité la force sans cesse renaissante de vivreencore.

Que serait-il, l’enfant ? Elle le regardait, elle tâchaitde lui trouver des ressemblances. De son père, certes, il avait lefront et les yeux, quelque chose de haut et de solide dans lacarrure de la tête. Elle-même se reconnaissait en lui, avec sabouche fine et son menton délicat. Puis, sourdement inquiète,c’étaient les autres qu’elle cherchait, les terribles ascendants,tous ceux qui étaient là, inscrits sur l’Arbre, déroulant lapoussée des feuilles héréditaires. Était-ce donc à celui-ci, àcelui-là, ou à cet autre encore, qu’il ressemblerait ? Et ellese calmait pourtant, elle ne pouvait pas ne pas espérer, tellementson cœur était gonflé de l’éternelle espérance. La foi en la vie,que le maître avait enracinée en elle, la tenait brave, debout,inébranlable. Qu’importaient les misères, les souffrances, lesabominations ! la santé était dans l’universel travail, dansla puissance qui féconde et qui enfante. L’œuvre était bonne, quandil y avait l’enfant, au bout de l’amour. Dès lors, l’espoir serouvrait, malgré les plaies étalées, le noir tableau des honteshumaines. C’était la vie perpétuée, tentée encore, la vie qu’on nese lasse pas de croire bonne, puisqu’on la vit avec tantd’acharnement, au milieu de l’injustice et de la douleur.

Clotilde avait eu un regard involontaire sur l’Arbre desancêtres, déployé près d’elle. Oui ! la menace était là, tantde crimes, tant de boue, parmi tant de larmes et tant de bontésouffrante ! Un si extraordinaire mélange de l’excellent et dupire, une humanité en raccourci, avec toutes ses tares et toutesses luttes ! C’était à se demander si, d’un coup de foudre, iln’aurait pas mieux valu balayer cette fourmilière gâtée etmisérable. Et, après tant de Rougon terribles, après tant deMacquart abominables, il en naissait encore un. La vie ne craignaitpas d’en créer un de plus, dans le défi brave de son éternité. Ellepoursuivait son œuvre, se propageait selon ses lois, indifférenteaux hypothèses, en marche pour son labeur infini. Au risque defaire des monstres, il fallait bien qu’elle créât, puisque, malgréles malades et les fous qu’elle crée, elle ne se lasse pas decréer, avec l’espoir sans doute que les bien portants et les sagesviendront un jour. La vie, la vie qui coule en torrent, quicontinue et recommence, vers l’achèvement ignoré ! la vie oùnous baignons, la vie aux courants infinis et contraires, toujoursmouvante et immense, comme une mer sans bornes !

Un élan de ferveur maternelle monta du cœur de Clotilde,heureuse de sentir la petite bouche vorace la boire sans fin.C’était une prière, une invocation. À l’enfant inconnu, comme audieu inconnu ! À l’enfant qui allait être demain, au génie quinaissait peut-être, au messie que le prochain siècle attendait, quitirerait les peuples de leur doute et de leur souffrance !Puisque la nation était à refaire, celui-ci ne venait-il pas pourcette besogne ? Il reprendrait l’expérience, relèverait lesmurs, rendrait une certitude aux hommes tâtonnants, bâtirait lacité de justice, où l’unique loi du travail assurerait le bonheur.Dans les temps troublés, on doit attendre les prophètes. À moinsqu’il ne fût l’Antéchrist, le démon dévastateur, la bête annoncéequi purgerait la terre de l’impureté devenue trop vaste. Et la viecontinuerait malgré tout, il faudrait seulement patienter desmilliers d’années encore, avant que paraisse l’autre enfantinconnu, le bienfaiteur.

Mais l’enfant avait épuisé le sein droit ; et, comme il sefâchait, Clotilde le retourna, lui donna le sein gauche. Puis, ellese remit à sourire, sous la caresse des petites gencivesgloutonnes. Quand même, elle était l’espérance. Une mère quiallaite, n’est-ce pas l’image du monde continué et sauvé ?Elle s’était penchée, elle avait rencontré ses yeux limpides, quis’ouvraient ravis, désireux de la lumière. Que disait-il, le petitêtre, pour qu’elle sentit battre son cœur, sous le sein qu’ilépuisait ? Quelle bonne parole annonçait-il, avec la légèresuccion de sa bouche ? À quelle cause donnerait-il son sang,lorsqu’il serait un homme, fort de tout ce lait qu’il auraitbu ? Peut-être ne disait-il rien, peut-être mentait-il déjà,et elle était si heureuse pourtant, si pleine d’une absolueconfiance en lui !

De nouveau, les cuivres lointains éclatèrent en fanfares. Cedevait être l’apothéose, la minute où la grand-mère Félicité, avecsa truelle d’argent, posait la première pierre du monument élevé àla gloire des Rougon. Le grand ciel bleu, que réjouissaient lesgaietés du dimanche, était en fête. Et, dans le tiède silence, dansla paix solitaire de la salle de travail, Clotilde souriait àl’enfant, qui tétait toujours, son petit bras en l’air, tout droit,dressé comme un drapeau d’appel à la vie.

FIN

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Tags: Emile Zola