On lisait dans tous les journaux du soir du mardi 28 février186. le fait divers suivant :
Un vol très considérable, commis au préjudice d’un honorable banquier de la capitale, M. André Fauvel, a mis ce matin en émoi tout le quartier de la rue de Provence. Des malfaiteurs d’une audace et d’une habileté extraordinaires ont réussi à pénétrer dans les bureaux, et là, forçant une caisse qu’on avait tout lieu de croire inattaquable, ils se sont emparés de la somme énorme de trois cent cinquante mille francs en billets de banque.
La police, aussitôt prévenue, a déployé son zèle accoutumé,et ses investigations ont été couronnées de succès. Déjà, dit-on,un employé de la maison, le sieur P. B., est arrêté ; tout fait espérer que ses complices seront bientôt sous la main de la justice.
Quatre jours durant, Paris entier ne s’occupa que de ce vol.
Puis, de graves événements survinrent : un acrobate se cassa la jambe au Cirque, une demoiselle débuta sur un petit théâtre, et le fait divers du 28 février fut oublié.
Mais les journaux, pour cette fois, avaient été – peut-être àdessein – mal ou du moins inexactement renseignés.
Une somme de trois cent cinquante mille francs avait été, il estvrai, soustraite chez M. André Fauvel, mais non de la façonindiquée. Un employé, en effet, avait été arrêté provisoirement,mais on n’avait recueilli contre lui aucune charge décisive. Cevol, d’une importance insolite, restait sinon inexplicable, dumoins inexpliqué.
Au surplus, voici les faits, tels qu’ils se trouvent relatésavec une exactitude méticuleuse aux procès-verbaux d’enquête.
La maison de banque André Fauvel, rue de Provence, numéro 87,est très importante, et, grâce à son nombreux personnel, a presqueles apparences d’un ministère.
C’est au rez-de-chaussée que sont situés les bureaux, et lesfenêtres, qui prennent jour sur la rue, sont garnies de barreauxassez gros et assez rapprochés pour décourager toutes lestentations.
Une large porte vitrée donne accès dans un immense vestibule oùstationnent du matin au soir trois ou quatre garçons.
À droite, se trouvent les pièces où le public est admis et uncouloir qui conduit au guichet de la caisse principale.
Les bureaux de la correspondance, du grand-livre et de lacomptabilité générale sont à gauche.
Au fond, on aperçoit une petite cour vitrée sur laquelle ouvrentsept ou huit guichets, inutiles en temps ordinaire, indispensableslors de certaines échéances.
Le cabinet de M. André Fauvel est au premier, à la suite de sesbeaux appartements.
Ce cabinet communique directement avec les bureaux par un petitescalier noir, étroit et fort raide, qui débouche dans la pièceoccupée par le caissier principal.
Cette pièce, que dans la maison on appelle « la caisse », est àl’abri d’un coup de main, et presque d’un siège en règle, blindéequ’elle est, ni plus ni moins qu’un monito[1] .
D’épaisses plaques de tôle garnissent les portes et la cloisonoù est pratiqué le guichet, et une forte grille obstrue le conduitde la cheminée.
Là se trouve, scellé dans le mur par d’énormes crampons, lecoffre-fort, un de ces meubles fantastiques et formidables qui fontrêver le pauvre diable dont la fortune entière tient à l’aise dansun porte-monnaie.
Chef-d’œuvre de la maison Becquet, ce coffre-fort a deux mètresde haut sur un mètre et demi de large. Entièrement en fer forgé, ilest à triple paroi, et à l’intérieur se trouvent des compartimentsisolés pour le cas d’incendie.
Une clé, petite et mignonne, ouvre ce meuble. C’est que, pourouvrir, la clé est la moindre des choses. Cinq boutons d’aciermobiles, sur lesquels sont gravées toutes les lettres del’alphabet, constituent surtout la force de l’ingénieux et puissantappareil de fermeture. Avant de songer à introduire la clé dans laserrure, il faut pouvoir replacer les lettres des boutons dansl’ordre où elles se trouvaient quand on a fermé.
Aussi, chez M. Fauvel, comme partout, du reste, ferme-t-on lacaisse avec un mot qu’on change de temps à autre.
Ce mot, le chef de la maison et le caissier le connaissentseuls. Ils ont aussi chacun une clé.
Avec un tel meuble, possédât-on plus de diamants que le duc deBrunswick, on doit dormir sur les deux oreilles.
On ne court, ce semble, qu’un danger, celui d’oublier le mot quiest le « Sésame ouvre-toi » de la porte de fer…
Cependant, le 28 février au matin, les employés de la maisonFauvel arrivèrent à leurs bureaux comme d’ordinaire.
À neuf heures et demie, chacun était à sa besogne, lorsqu’unhomme d’un certain âge, très brun, à tournure militaire, en granddeuil, se présenta dans le bureau qui précède la caisse, et oùtravaillent cinq ou six employés.
Il demandait à parler au caissier principal.
Il lui fut répondu que le caissier n’était pas encore arrivé, etque d’ailleurs la caisse n’ouvre qu’à dix heures, ainsi quel’annonce un grand écriteau placé dans le vestibule.
Cette réponse parut déconcerter et contrarier au dernier pointle nouveau venu.
– Je pensais, dit-il d’un ton sec frisant l’impertinence, que jetrouverais quelqu’un à qui m’adresser, m’étant entendu hier avecmonsieur Fauvel. Je suis le comte Louis de Clameran, maître deforges à Oloron ; je viens retirer trois cent mille francsconfiés à la maison par mon frère, dont je suis l’héritier. Il estsurprenant qu’on n’ait pas donné d’ordres…
Ni le titre du noble maître de forges, ni ses raisons neparurent toucher les employés.
– Le caissier n’est pas arrivé, répétèrent-ils, nous ne pouvonsrien.
– Alors, conduisez-moi près de monsieur Fauvel.
Il y eut une certaine hésitation, mais un jeune employé nomméCavaillon, qui travaillait près de la fenêtre, prit la parole.
– Le patron est toujours sorti à cette heure, répondit-il.
– Je repasserai donc, fit M. de Clameran.
Et il sortit, sans saluer ni même toucher le bord de sonchapeau, comme il était entré.
– Pas poli, le client, fit le petit Cavaillon, mais il n’a pasde chance, car voici justement Prosper.
Le caissier principal de la maison André Fauvel, ProsperBertomy, est un grand beau garçon de trente ans, blond, avec desyeux bleus, soigné jusqu’à la recherche et mis à la dernièremode.
Il serait vraiment très bien s’il n’outrait le genre anglais, sefaisant froid et gourmé à plaisir, et si un certain air desuffisance ne gâtait sa physionomie naturellement riante.
– Ah ! vous voilà ! s’écria Cavaillon, on est déjàvenu vous demander.
– Qui ? un maître de forges, n’est-ce pas ?
– Précisément.
– Eh bien ! il reviendra. Sachant que j’arriverais tard cematin, j’ai pris mes mesures hier.
Prosper avait ouvert son bureau, tout en parlant, il y entrarefermant la porte sur lui.
– À la bonne heure ! s’écria un des employés, voilà uncaissier qui ne se fait pas de bile. Le patron lui a fait vingtscènes parce qu’il arrive toujours trop tard, il s’en soucie commede l’an quarante.
– Il a, ma foi, bien raison, puisqu’il obtient tout ce qu’ilveut du patron !
– D’ailleurs, comment viendrait-il matin ; un garçon quimène une vie d’enfer, qui passe toutes les nuits dehors. Avez-vousremarqué sa mine de déterré, ce matin ?
– Il aura encore joué, comme le mois passé ; j’ai su parCouturier qu’en une seule séance il a perdu mille cinq centsfrancs.
– Sa besogne en est-elle moins bien faite ? interrompitCavaillon. Si vous étiez à sa place…
Il s’arrêta court. La porte de la caisse venait de s’ouvrir etle caissier s’avançait d’un pas chancelant.
– Volé ! balbutiait-il, on m’a volé !…
La physionomie de Prosper, sa voix rauque, le tremblement qui lesecouait exprimaient si bien une affreuse angoisse, que tous lesemployés ensemble se levèrent et coururent à lui.
Il se laissa presque tomber entre leurs bras, il ne pouvait plusse soutenir, il se trouvait mal, il fallut l’asseoir.
Cependant ses collègues l’entouraient, l’interrogeant tous à lafois, le pressant de s’expliquer.
– Volé, disaient-ils ; où, comment, par qui ?
Peu à peu, Prosper revenait à lui.
– On a pris, répondit-il, tout ce que j’avais en caisse.
– Tout ?
– Oui, trois paquets de cent billets de mille francs et un decinquante. Les quatre paquets étaient entourés d’une feuille depapier et liés ensemble.
Avec la rapidité de l’éclair la nouvelle d’un vol s’étaitrépandue dans la maison de banque ; les curieux accoururent detoutes parts ; le bureau était plein.
– Voyons, disait à Prosper le jeune Cavaillon, on a donc forcéla caisse ?
– Non, elle est intacte.
– Eh bien, alors…
– Alors il n’en est pas moins un fait, c’est qu’hier soirj’avais trois cent cinquante mille francs, et que je ne lesretrouve plus ce matin.
Tout le monde se taisait ; seul, un vieil employé nepartagea pas la consternation générale.
– Ne perdez donc pas ainsi la tête, monsieur Bertomy,dit-il ; songez que le patron doit avoir disposé desfonds.
Le malheureux caissier se dressa tout d’une pièce ; ils’accrochait à cette idée.
– Oui ! s’écria-t-il, en effet, vous avez raison ; cesera le patron.
Puis réfléchissant :
– Non, reprit-il d’un ton de découragement profond, non, cen’est pas possible. Jamais, depuis cinq ans que je tiens la caisse,monsieur Fauvel ne l’a ouverte sans moi. Deux ou trois fois il a eubesoin de fonds, et il m’a attendu ou envoyé chercher plutôt qued’y toucher en mon absence.
– Peu importe, objecta Cavaillon ; avant de se désoler, ilfaut l’avertir.
Mais déjà M. André Fauvel était prévenu. Un garçon de bureauétait monté à son cabinet et lui avait dit ce qui se passait.
Au moment où Cavaillon proposait de l’aller chercher, ilparut.
M. André Fauvel est un homme de cinquante ans environ, de taillemoyenne, aux cheveux grisonnants. Il est assez gros, légèrementvoûté, comme tous les travailleurs acharnés, et il a l’habitude dese dandiner en marchant.
Jamais une seule de ses actions n’a démenti l’expression debonté de son visage. Il a l’air ouvert, l’œil vif et franc, lalèvre rouge et bien épanouie. Né aux environs d’Aix, il retrouve,quand il s’anime, un léger accent provençal qui donne une saveurparticulière à son esprit ; car il est spirituel.
La nouvelle portée par le garçon l’avait ému, car, luid’ordinaire assez rouge, il était fort pâle.
– Que me dit-on ? demanda-t-il aux employés quis’écartaient respectueusement devant lui, qu’arrive-t-il ?
La voix de M. Fauvel rendit au caissier l’énergie factice desgrandes crises ; le moment décisif et redouté étaitarrivé ; il se leva et s’avança vers son patron.
– Monsieur, commença-t-il, ayant pour ce matin le remboursementque vous savez, j’ai, hier soir, envoyé prendre à la Banque troiscent cinquante mille francs.
– Pourquoi hier, monsieur ? interrompit le banquier. Il mesemble que cent fois je vous ai ordonné d’attendre au jourmême.
– Je le sais, monsieur, j’ai eu tort, mais le mal est fait. Hiersoir j’ai serré ces fonds, ils ont disparu, et cependant la caissen’a pas été forcée.
– Mais vous êtes fou ! s’écria M. Fauvel, vousrêvez !
Ces quelques mots anéantissaient toute espérance, mais l’horreurmême de la situation donnait à Prosper, non le sang-froid d’unerésolution réfléchie, mais cette sorte d’indifférence stupide quisuit les catastrophes inattendues.
C’est presque sans trouble apparent qu’il répondit :
– Je ne suis pas fou, par malheur, je ne rêve pas, je dis ce quiest.
Cette placidité dans un tel moment parut exaspérer M. Fauvel. Ilsaisit Prosper par le bras, et le secouant rudement :
– Parlez ! cria-t-il, parlez ! qui voulez-vous qui aitouvert la caisse ?
– Je ne puis le dire.
– Il n’y a que vous et moi qui sachions le mot ; il n’y aque vous et moi qui ayons une clé !
C’était là une accusation formelle, du moins tous les auditeursle comprirent ainsi.
Pourtant, le calme effrayant du caissier ne se démentit pas. Ilse débarrassa doucement de l’étreinte de son patron, et, bienlentement, il dit :
– En effet, monsieur, il n’y a que moi qui aie pu prendre cetargent…
– Malheureux !
Prosper se recula, et, les yeux obstinément attachés sur lesyeux de M. André Fauvel, il ajouta :
– Ou vous !
Le banquier eut un geste de menace, et on ne sait ce qui seraitarrivé si tout à coup on n’avait entendu à la porte, donnant sur levestibule, le bruit d’une discussion.
Un client voulait absolument entrer, malgré les protestationsdes garçons, et, en effet, il entra. C’était M. de Clameran.
Tous les employés réunis dans le bureau se tenaient debout,immobiles, glacés ; le silence était profond, solennel. Ilétait aisé de voir que quelque question terrible, question de vieou de mort se débattait entre tous ces hommes.
Le maître de forges ne voulut rien voir. Il s’avança, toujoursle chapeau sur la tête, et du même ton impertinent, il dit :
– Il est dix heures passées, messieurs.
Personne ne répondit, et M. de Clameran allait poursuivre,lorsqu’il aperçut le banquier qu’il n’avait pas vu. Il marcha droità lui.
– Enfin ! monsieur ! s’écria-t-il, je vous trouve, etc’est vraiment fort heureux. Déjà une fois, ce matin, je me suisprésenté, la caisse n’était pas ouverte, le caissier n’était pasarrivé ; vous étiez absent.
– Vous vous trompez, monsieur, j’étais dans mon cabinet.
– On m’a cependant affirmé le contraire, et tenez, c’estmonsieur que voici qui me l’a assuré.
Et du doigt le maître de forges désignait Cavaillon.
– Cela d’ailleurs importe peu, reprit-il ; je reviens, etcette fois non seulement la caisse est fermée, mais on me refusel’entrée des bureaux. Bien m’en a pris de violer la consigne ;vous allez me dire si je puis, oui ou non, retirer mes fonds.
M. Fauvel écoutait tremblant de colère ; de blême il étaitdevenu cramoisi ; pourtant il se contenait.
– Je vous serais obligé, monsieur, dit-il enfin d’une voixsourde, de vouloir bien m’accorder un délai.
– Il me semble que vous m’aviez dit…
– Oui, hier. Mais ce matin, à l’instant, j’apprends que je suisvictime d’un vol de trois cent cinquante mille francs.
M. de Clameran s’inclina ironiquement.
– Et faudra-t-il attendre bien longtemps ?demanda-t-il.
– Le temps d’aller à la Banque.
Aussitôt, tournant le dos au maître de forges, M. Fauvel revintà son caissier.
– Préparez un bordereau, lui dit-il ; envoyez au plusvite ; qu’on prenne une voiture pour retirer les fondsdisponibles à la Banque.
Prosper ne bougea pas.
– M’avez-vous entendu ? répéta le banquier prèsd’éclater.
Le caissier tressaillit ; on eût dit qu’il sortait d’unsonge.
– Envoyer est inutile, répondit-il froidement, la créance demonsieur est de trois cent mille francs, et il ne nous reste pascent mille francs à la Banque.
Cette réponse, on eût juré que M. de Clameran l’attendait, caril murmura :
– Naturellement…
Il ne prononça que ce mot ; mais sa voix, son geste, saphysionomie signifiaient clairement : « La comédie est bien jouée,mais c’est une comédie, et je n’en suis pas dupe. »
Hélas ! pendant que le maître de forges laissait ainsipercer brutalement son opinion, les employés, après la réponse deProsper, ne savaient que penser.
C’est que Paris, à ce moment, venait d’être éprouvé pard’éclatants sinistres financiers. La tourmente de la spéculationavait fait chanceler de vieilles et solides maisons. On avait vudes hommes honorables et des plus fiers aller de porte en porteimplorer aide et assistance.
Le crédit, cet oiseau rare du calme et de la paix, hésitait à seposer, prêt à ouvrir ses ailes au moindre bruit suspect.
C’est dire que cette idée d’une comédie convenue à l’avanceentre le banquier et son caissier pouvait fort bien se présenter àl’esprit de gens, sinon prévenus, au moins très à même decomprendre tous les expédients qui, en faisant gagner du temps,peuvent assurer le salut.
M. Fauvel avait trop d’expérience pour ne pas devinerl’impression produite par la phrase de Prosper ; il lisait ledoute le plus mortifiant dans tous les yeux.
– Oh ! soyez tranquille, monsieur, dit-il vivement à M. deClameran ; ma maison a d’autres ressources, veuillez prendrepatience, je reviens.
Il sortit, monta jusqu’à son cabinet, et, au bout de cinqminutes, reparut tenant à la main une lettre et une liasse detitres.
– Vite, Couturier, dit-il à un de ses employés, prenez mavoiture qu’on attelle, et allez avec monsieur jusque chez monsieurde Rothschild. Vous remettrez la lettre et les titres que voici,et, en échange, on vous comptera trois cent mille francs que vousdonnerez à monsieur.
Le désappointement du maître de forges était visible ; ilsembla vouloir excuser son impertinence.
– Croyez, monsieur, commença-t-il, que je n’avais aucuneintention offensante. Voici des années, déjà, que nous sommes enrelations et jamais…
– Assez, monsieur, interrompit le banquier, je n’ai que faire devos excuses. Il n’y a, en affaires, ni connaissances ni amis. Jedois, je ne suis pas en mesure, vous êtes… pressant ; c’estjuste, vous êtes dans votre droit. Suivez mon commis, il vousremettra vos fonds.
Puis se tournant vers les employés qu’avait attirés la curiosité:
– Quant à vous, messieurs, dit-il, veuillez regagner vosbureaux.
En un moment la pièce qui précède la caisse fut vide. Seuls lescommis qui y travaillent y étaient restés, et assis devant leurpupitre, le nez sur leur papier, ils semblaient absorbés par leurbesogne.
Encore sous le coup des rapides événements qui venaient de sesuccéder, M. André Fauvel se promenait de long en large, agité,fiévreux, laissant par intervalles échapper quelque sourdeexclamation.
Prosper, lui, était resté debout, appuyé à la cloison. Pâle,anéanti, les yeux fixes, il paraissait avoir perdu jusqu’à lafaculté de penser.
Enfin, après un long silence, le banquier s’arrêta devantProsper ; il avait pris son parti et arrêté sesdéterminations.
– Il faut pourtant nous expliquer, dit-il ; passez dansvotre bureau.
Le caissier obéit sans mot dire, presque machinalement, et sonpatron le suivit, prenant bien soin de refermer la porte derrièrelui.
Rien dans ce bureau n’annonçait le passage de malfaiteursétrangers à la maison. Tout était en place ; pas un papiern’avait été dérangé.
Le coffre-fort était ouvert, et sur la tablette supérieure onvoyait un certain nombre de rouleaux d’or, oubliés ou dédaignés parles voleurs.
M. Fauvel, sans se donner la peine de rien examiner, prit unechaise et ordonna à son caissier de s’asseoir. Il était devenuparfaitement maître de soi et sa physionomie avait repris sonexpression habituelle.
– Maintenant que nous sommes seuls, Prosper, commença-t-il,n’avez-vous rien à m’apprendre ?
Le caissier tressaillit, comme si cette question eût pul’étonner.
– Rien, monsieur, dit-il, que je ne vous aie appris.
– Quoi ! rien… Vous vous obstinez à soutenir une fableridicule, absurde, que personne ne croira. C’est de la folie.Confiez-vous à moi, là est le salut. Je suis votre patron, c’estvrai, mais je suis aussi et avant tout votre ami, votre meilleurami. Je ne saurais oublier que voici quinze ans que vous m’avez étéconfié par votre père et que depuis ce temps je n’ai eu qu’à melouer de vos bons et loyaux services. Oui, il y a quinze ans quevous êtes chez moi. Je commençais alors l’édifice de ma fortune, etvous l’avez vue grandir pierre à pierre, assise par assise. Et àmesure que je m’enrichissais, je m’efforçais d’améliorer votreposition à vous, qui, tout jeune encore, êtes le plus ancien de mesemployés. À chaque inventaire j’ai augmenté vos appointements.
Jamais Prosper n’avait entendu son patron s’exprimer d’une voixsi douce, si paternelle. Une surprise profonde se lisait sur sestraits.
– Répondez, poursuivait M. Fauvel, n’ai-je pas toujours été pourvous comme un père ? Dès le premier jour, ma maison vous a étéouverte ; je voulais que ma famille fût la vôtre. Longtempsvous avez vécu comme mon fils, entre mes deux fils et ma nièceMadeleine. Mais vous vous êtes lassé de cette vie heureuse. Unjour, il y a un an de cela, vous avez commencé à nous fuir, etdepuis…
Les souvenirs de ce passé évoqué par le banquier se présentaienten foule à l’esprit du malheureux caissier ; peu à peu ils’attendrissait ; à la fin, il fondit en larmes, cachant safigure entre ses mains.
– On peut tout dire à son père, reprit M. André Fauvel, quel’émotion de Prosper gagnait, ne craignez rien. Un père n’offre pasle pardon, mais l’oubli. Ne sais-je pas les tentations terriblesqui, dans une ville comme Paris, peuvent assaillir un jeunehomme ? Il est de ces convoitises qui brisent les plus solidesprobités. Il est des heures d’égarement et de vertige où l’on n’estplus soi, où l’on agit comme un fou, comme un forcené, sans avoir,pour ainsi dire, la conscience de ses actes. Parlez, Prosper,parlez.
– Eh ! que voulez-vous que je vous dise ?
– La vérité. Un homme vraiment honnête peut faillir, mais il serelève et rachète sa faute. Dites-moi : « Oui, j’ai été entraîné,ébloui, la vue de ces masses d’or que je remue a troublé ma raison,je suis jeune, j’ai des passions !… »
– Moi ! murmura Prosper, moi !
– Pauvre enfant, dit tristement le banquier, croyez-vous doncque j’ignore votre vie, depuis un an que vous avez déserté monfoyer ? Vous ne comprenez donc pas que tous vos confrères vousjalousent, qu’ils ne vous pardonnent pas de gagner douze millefrancs par an. Jamais vous n’avez fait une folie que je n’en aieété prévenu par une lettre anonyme. Je pourrais vous dire le nombrede vos nuits passées au jeu et les sommes perdues. Oh !l’envie a de bons yeux et l’oreille fine. Je sais quel cas on doitfaire des lâches dénonciations, mais j’ai dû m’informer. Il n’estque juste que je sache comment vit l’homme auquel je confie mafortune et mon honneur.
Prosper essaya un geste de protestation.
– Oui, mon honneur, insista M. Fauvel, d’une voix que leressentiment de l’humiliation essuyée rendait plus vibrante ;oui, mon crédit, qui aurait pu être compromis aujourd’hui par cethomme. Savez-vous ce que vont me coûter les fonds qu’on va donner àmonsieur de Clameran ? Et ces titres que je sacrifie, jepouvais ne pas les avoir, vous ne me les connaissiez pas !
Le banquier s’arrêta comme s’il eût espéré un aveu qui ne vintpas.
– Allons, Prosper, du courage, un bon mouvement !… Je vaisme retirer, et vous visiterez de nouveau la caisse ; jeparierais que, dans votre trouble, vous n’avez pas bien cherché… Cesoir, je reviendrai, et je suis sûr que dans la journée vous aurezretrouvé, sinon les trois cent cinquante mille francs, au moins lamajeure partie de cette somme… et ni vous ni moi nous ne noussouviendrons demain de cette fausse alerte.
Déjà M. Fauvel s’était levé et s’avançait vers la porte ;Prosper le retint par le bras.
– Votre générosité est inutile, monsieur, dit-il d’un tonamer ; n’ayant rien pris, je ne puis rien rendre. J’ai biencherché, les billets de banque ont été volés.
– Mais par qui, pauvre fou ! par qui !
– Sur tout ce qu’il y a de sacré au monde, je jure que ce n’estpas par moi.
Un flot de sang empourpra le front du banquier.
– Misérable ! s’écria-t-il, que voulez-vous dire ? Ceserait donc par moi ?
Prosper baissa la tête et ne répondit pas.
– Ah ! c’est ainsi, reprit M. Fauvel, hors d’état de secontenir, vous osez !… Alors, entre vous et moi, monsieurProsper Bertomy, la justice prononcera. Dieu m’est témoin que j’aitout fait pour vous sauver. Ne vous en prenez qu’à vous de ce quiva arriver. J’ai fait prier le commissaire de police de vouloirbien venir jusqu’ici ; il doit m’attendre dans moncabinet ; dois-je le faire prévenir ?
Prosper eut ce geste d’affreuse résignation de l’homme quis’abandonne, et d’une voix étouffée, il répondit :
– Faites !
Le banquier était près de la porte, il l’ouvrit, et après undernier regard jeté à son caissier, il cria à un garçon de bureau:
– Anselme, priez monsieur le commissaire de police de prendre lapeine de descendre.
S’il est un homme du monde que nul événement ne doive émouvoirni surprendre, toujours en garde contre les mensonges desapparences, capable de tout admettre et de tout s’expliquer, c’està coup sûr un commissaire de police de Paris.
Pendant que le juge, du haut de son tribunal, ajuste aux actesqui lui sont soumis les articles du Code, le commissaire de policeobserve et surveille tous les faits odieux que la loi ne sauraitatteindre. Il est le confident obligé des infamies de détail, descrimes domestiques, des ignominies tolérées.
Peut-être avait-il encore, lorsqu’il est entré en charge,quelques illusions ; après un an, il n’en conserve plus.
S’il ne méprise pas absolument l’espèce humaine, c’est quesouvent, à côté d’abominations sûres de l’impunité, il a découvertdes générosités sublimes qui resteront sans récompense. C’est que,s’il voit d’impudents coquins voler la considération publique, ilse console en songeant aux héros modestes et obscurs qu’ilconnaît.
Tant de fois ses prévisions ont été trompées qu’il en est arrivéau scepticisme le plus complet. Il ne croit à rien, pas plus au malqu’au bien absolu, pas plus à la vertu qu’au vice.
Forcément, il en arrive à cette conclusion navrante qu’il n’y apas des hommes, mais bien des événements.
Prévenu par le garçon de bureau, le commissaire de police mandépar M. Fauvel ne tarda pas à paraître.
C’est de l’air le plus calme, il faudrait dire le plusindifférent, qu’il entra dans le bureau.
Un petit homme, tout de noir habillé, portant cravate en cordeautour d’un faux col douteux, le suivait.
C’est à peine si le banquier prit la peine de saluer.
– Sans doute, monsieur, commença-t-il, on vous a appris quellescirconstances pénibles me forcent à avoir recours à vos bonsoffices ?
– Il s’agit, m’a-t-on dit, d’un vol.
– Oui, monsieur, d’un vol odieux, inexplicable, commis dans cebureau où nous sommes, dans cette caisse que vous voyez là,ouverte, et dont mon caissier – et il montrait Prosper – a seul lemot et la clé.
Cette déclaration parut tirer le malheureux caissier de sa mornestupeur.
– Pardon, monsieur le commissaire, dit-il d’une voix éteinte,mon patron, lui aussi, a la clé et le mot.
– Bien entendu, cela va sans dire.
Ainsi, dès les premiers mots, le commissaire était fixé.
Évidemment, ces deux hommes s’accusaient réciproquement. De leuraveu même, l’un d’eux pouvait seul être le coupable.
Et l’un était le chef d’une maison de banque très importante,l’autre un simple caissier. L’un était le patron, l’autrel’employé.
Mais le commissaire de police était bien trop habitué àdissimuler ses impressions pour que rien, au-dehors, ne trahît cequi se passait en lui. Pas un muscle de sa figure ne bougea.
Seulement, devenu plus grave, il observait alternativement lecaissier et M. Fauvel, comme si de leur contenance, de leurattitude, il eût pu tirer quelque induction profitable.
Prosper était toujours fort pâle et aussi abattu quepossible ; il était affaissé sur sa chaise et ses braspendaient inertes le long de son corps.
Le banquier, au contraire, se tenait debout, rouge, animé, l’œilétincelant, s’exprimant avec une violence extraordinaire.
– Et l’importance de la soustraction est énorme, poursuivait M.Fauvel ; on m’a pris une fortune, trois cent cinquante millefrancs ! Ce vol pourrait avoir pour moi des suitesdésastreuses. Il est tel moment où, faute de cette somme, le créditde la plus riche maison peut être compromis.
– Je le crois, en effet, le jour d’une échéance…
– Eh bien ! monsieur, j’avais précisément pour aujourd’huiun remboursement considérable.
– Ah ! vraiment !…
Il n’y avait pas à se méprendre à l’intonation du commissaire depolice ; un soupçon, le premier, venait d’effleurer sonesprit. Le banquier le comprit, il tressaillit et reprit très vite:
– J’ai fait face à mes engagements, mais au prix d’un sacrificedésagréable. Je dois ajouter que si on eut exécuté mes ordres, cestrois cent cinquante mille francs ne se seraient pas trouvés dansla caisse.
– Comment cela ?
– Je n’aime pas à avoir chez moi, la nuit, de grosses sommes.Mon caissier avait la consigne d’attendre toujours à la dernièreheure pour envoyer chercher les fonds qui étaient déposés à laBanque de France. Je lui avais surtout formellement défendu de riengarder en caisse le soir.
– Vous entendez ? dit le commissaire à Prosper.
– Oui, monsieur, répondit le caissier, ce que dit monsieurFauvel est parfaitement exact.
À la suite de cette explication, le soupçon du commissaire depolice, loin de s’affirmer, se dissipait.
– Enfin, reprit-il, un vol a été commis. Par qui ? Levoleur est-il venu du dehors ?
Le banquier hésita un moment.
– Je ne le crois pas, répondit-il enfin.
– Et moi, déclara Prosper, je suis sûr que non.
Le commissaire de police avait préparé ces réponses, il lesattendait. Mais il ne pouvait lui convenir d’en poursuivresur-le-champ toutes les conséquences.
– Cependant, objecta-t-il, on doit tout prévoir. Et s’adressantà l’homme qui l’accompagnait :
– Voyez donc, monsieur Fanferlot, dit-il, si vous ne découvrirezpas quelque indice échappé à l’attention de ces messieurs.
M. Fanferlot, dit l’Écureuil, doit à une agilité qui tient duprodige le sobriquet dont il est fier. De grêle et chétiveapparence, en dépit de ses muscles d’acier, on le prendrait, à levoir boutonné jusqu’au menton dans sa mince redingote noire, pourun sixième clerc d’huissier. Sa physionomie est de celles quiinquiètent. Il a le nez odieusement retroussé, des lèvres minces etde petits yeux ronds d’une agaçante mobilité.
Employé depuis cinq ans à la police de sûreté, Fanferlot brillede se distinguer, de se faire un nom ; il est ambitieux.Hélas ! toujours les occasions lui ont manqué, ou legénie.
Déjà, avant que le commissaire eût parlé, il avait furetépartout, étudié les portes, sondé les cloisons, examiné le guichet,fouillé les cendres de la cheminée.
– Il me paraît bien difficile, répondit-il, qu’un étranger aitpu pénétrer ici.
Il tournait autour du bureau.
– Cette porte, demanda-t-il, est fermée le soir ?
– Toujours à clé.
– Et qui garde cette clé ?
– Le garçon de bureau, auquel je la remets chaque soir en meretirant, répondit Prosper.
– Lequel garçon, ajouta M. Fauvel, couche dans la pièce d’entréesur un lit de sangle qu’il tend tous les soirs et qu’il détend tousles matins.
– Est-il ici ? demanda le commissaire.
– Oui, monsieur, répondit le banquier.
Aussitôt, il entrouvrit la porte et appela :
– Anselme !
Ce garçon, homme de confiance s’il en fut, était depuis dix ansau service de M. Fauvel. Certes, il ne pouvait être soupçonné, etil le savait ; mais l’idée d’un vol est terrible, et iltremblait comme la feuille en se présentant.
– Avez-vous couché cette nuit dans la pièce voisine ? luidemanda le commissaire de police.
– Oui, monsieur, comme d’ordinaire.
– À quelle heure vous êtes-vous couché ?
– Vers les dix heures et demie ; j’avais passé la soirée aucafé d’à côté, avec le valet de chambre de monsieur.
– Et vous n’avez entendu aucun bruit cette nuit ?
– Aucun ! et cependant j’ai le sommeil si léger que, siparfois monsieur descend à la caisse lorsque je suis endormi, lebruit de ses pas me réveille.
– Monsieur Fauvel vient donc souvent à la caisse lanuit ?
– Non, monsieur, très rarement, au contraire.
– Y est-il venu la nuit dernière ?
– Non, monsieur, j’en suis parfaitement sûr, ayant à peine fermél’œil à cause du café que j’avais bu avec le valet de chambre.
– C’est bien, mon ami, fit le commissaire de police, vous pouvezvous retirer.
Anselme sorti, M. Fanferlot reprit ses recherches. Il avaitouvert la porte du petit escalier du banquier.
– Où conduit cet escalier ? demanda-t-il.
– À mon cabinet, répondit M. Fauvel.
– N’est-ce pas là, dit le commissaire, qu’on m’a conduit enarrivant ?
– Précisément.
– J’aurais besoin de le voir, déclara M. Fanferlot, je voudraisétudier cette issue.
– Rien n’est si facile, fit avec empressement M. Fauvel ;venez, messieurs, venez aussi, Prosper.
Le bureau particulier de M. André Fauvel est composé de deuxpièces : d’abord le salon d’attente, somptueusement décoré ;puis le cabinet de travail ayant pour tous meubles un immensebureau, trois ou quatre fauteuils de cuir, et, de chaque côté de lacheminée, un secrétaire et un cartonnier.
Ces deux pièces n’ont que trois portes : l’une est celle del’escalier dérobé, l’autre donne dans la chambre à coucher dubanquier ; la troisième ouvre sur le vestibule du grandescalier, et c’est par cette dernière que sont introduits lesclients et les visiteurs.
D’un coup d’œil, M. Fanferlot eut inventorié la pièce où setrouve le bureau. Il semblait dépité, en homme qui s’est flatté del’espoir de saisir quelque indice et qui ne trouve rien.
– Voyons de l’autre côté, dit-il.
Aussitôt il passa dans le salon d’attente, suivi du banquier etdu commissaire de police.
Prosper restait seul dans le cabinet de travail.
Si grand que fût le désordre de ses idées, il ne pouvait pas nepas comprendre que de minute en minute sa situations’aggravait.
Il avait demandé, il avait accepté la lutte avec son patron,cette lutte était engagée, et désormais il ne dépendait plus de savolonté de la faire cesser ou d’en arrêter les conséquences.
Ils allaient maintenant combattre, sans trêve ni merci,utilisant toutes armes, jusqu’à ce que l’un des deux succombât,payant de son honneur sa défaite.
Aux yeux de la justice, quel serait l’innocent ?
Hélas ! le malheureux employé ne sentait que trop combienpeu les chances étaient égales, et le sentiment de son inférioritél’accablait.
Jamais, non jamais, il n’aurait cru que son patron réaliseraitses menaces. Car enfin, dans un procès comme celui qui allaits’engager, M. Fauvel avait autant à risquer et bien plus à perdreque son commis.
Assis dans un fauteuil près de la cheminée, il s’abîmait dansles plus sombres réflexions, lorsque la porte de la chambre àcoucher du banquier s’ouvrit.
Une jeune fille remarquablement belle parut sur le seuil.
Elle était assez grande, svelte, et son peignoir du matin, serréau-dessus des hanches par une cordelière de soie, faisait valoirtoutes les richesses de sa taille. Brune, avec de grands yeux douxet profonds, son teint avait la pâleur mate et unie de la fleur ducamélia blanc, et ses beaux cheveux noirs encore en désordre,échappant au léger peigne d’écaille qui les retenait, retombaient àprofusion, en grappes bouclées, sur son cou du dessin le plusexquis.
C’était là cette nièce de M. André Fauvel, dont il avait parlétout à l’heure : Madeleine.
En apercevant Prosper Bertomy dans ce cabinet où, probablement,elle croyait rencontrer son oncle seul, elle ne put retenir uneexclamation de surprise :
– Ah !…
Prosper, lui, s’était levé comme s’il eut reçu un chocélectrique. Ses yeux si complètement éteints brillèrent tout àcoup, comme s’il eut entrevu une messagère d’espérance.
– Madeleine ! prononça-t-il, Madeleine !
La jeune fille était devenue plus rouge qu’une pivoine. Ellesemblait tout d’abord disposée à se retirer, elle fit même un pasen arrière ; mais Prosper s’étant avancé vers elle, unsentiment plus fort que sa volonté l’emporta et elle lui tendit samain qu’il prit et serra respectueusement.
Ils restèrent ainsi en présence, immobiles, oppressés ; siémus que tous deux ils baissaient la tête, redoutant la rencontrede leurs regards ; ayant tant de choses à se dire, que nesachant comment commencer, ils se taisaient.
Enfin, Madeleine murmura d’une voix à peine intelligible :
– Vous, Prosper, vous !
Ces seuls mots rompirent le charme. Le caissier abandonna cettemain si blanche qu’il tenait, et c’est du ton le plus amer qu’ilrépondit :
– Oui, c’est bien Prosper, votre compagnon d’enfance, soupçonné,accusé aujourd’hui du vol le plus lâche et le plus honteux ;Prosper, que votre oncle vient de livrer à la justice, et qui,avant la fin de la journée, sera arrêté et jeté en prison.
Madeleine eut un geste du plus sincère effroi, ses yeuxexprimèrent une compassion profonde.
– Grand Dieu ! s’écria-t-elle, que voulez-vousdire ?
– Quoi, mademoiselle, vous ne le savez pas ? Madame votretante, vos cousins ne vous ont rien dit ?
– Rien. J’ai à peine vu mon cousin ce matin, et ma tante est sisouffrante que je venais tout inquiète chercher mon oncle. Mais, degrâce, parlez, dites, que vous arrive-t-il ?
Le caissier hésita. Peut-être eut-il l’idée d’ouvrir son cœur àMadeleine, de lui découvrir ses pensées les plus secrètes : unsouvenir du passé, qui traversa son cœur, glaça sa confiance. Ilsecoua tristement la tête et dit :
– Merci, mademoiselle, de cette preuve d’intérêt, la dernièresans doute que je recevrai de vous ; mais permettez-moi, en metaisant, de vous épargner un chagrin, de m’épargner la douleur derougir devant vous.
Madeleine l’interrompit d’un geste impérieux.
– Je veux savoir, prononça-t-elle.
– Hélas ! mademoiselle, répondit le caissier, vousn’apprendrez que trop tôt mon malheur et ma honte ; et alors,oui, alors vous vous applaudirez de ce que vous avez fait.
Elle voulut insister ; au lieu de commander, elle pria,mais la détermination de Prosper était prise.
– Votre oncle est à côté, mademoiselle, reprit-il, avec lecommissaire et un agent de police, ils vont revenir ; degrâce, retirez-vous, qu’ils ne vous voient pas…
Tout en parlant, il la repoussait doucement, bien qu’ellerésistât un peu, et il parvint à refermer la porte.
Il était temps, le commissaire de police et M. Fauvelrentraient. Ils avaient visité le salon d’attente, examiné le grandescalier et ils n’avaient pu rien entendre de ce qui se passaitdans le cabinet.
Mais Fanferlot avait entendu pour eux.
Ce limier excellent n’avait pas perdu le caissier de vue. Ils’était dit : il va se croire seul, son visage parlera, jesurprendrai un sourire, un clignement d’yeux qui m’éclaireront.
Laissant donc M. Fauvel et le commissaire à leurs recherches, ils’était mis en observation. Il avait vu la porte s’ouvrir etMadeleine entrer, il n’avait perdu ni un geste ni un mot de lascène rapide qui venait d’avoir lieu entre Prosper et la jeunefille.
Ce n’était rien, il est vrai, que cette scène, chaque phraselaissait deviner une réticence ; mais M. Fanferlot est assezhabile pour compléter tous les sous-entendus.
Il n’avait encore qu’un soupçon ; mais c’était un soupçon,quelque chose, une hypothèse, un point de départ.
Même il lui semblait, tant il est prompt à bâtir tout un plansur le moindre incident, que dans le passé de ces gens qu’il neconnaissait pas, il entrevoyait un drame.
C’est que si le commissaire de police est un sceptique, l’agentde la sûreté a la foi : il croit au mal.
Voici, pensait-il, ce qui est : le jeune homme aime cette jeunefille, qui est, ma foi, fort jolie, et comme de son côté il esttrès bien, il en est aimé. Ces amours ont contrarié le banquier, jecomprends cela, et ne sachant comment se débarrasser honnêtement decet amoureux importun, il a imaginé cette accusation de vol qui estassez ingénieuse.
Ainsi, dans la pensée de M. Fanferlot, le banquier s’étaitsimplement volé lui-même, et le caissier, innocent, était victimede la plus odieuse machination.
Mais cette conviction de l’agent de la sûreté ne devait guère,pour le moment du moins, servir Prosper.
Fanferlot, l’ambitieux, l’homme qui veut arriver, qui a soif derenommée, était parfaitement décidé à garder pour lui seul sesconjectures.
Je vais laisser marcher les autres, se disait-il, et j’irai seulde mon côté. Quand, plus tard, grâce à un incessant espionnage, àforce de patientes investigations, j’aurai réuni les éléments d’unebelle et bonne condamnation, je démasquerai le coquin.
Du reste, il était radieux. Il trouvait donc enfin ce crime tantcherché qui devait le faire célèbre. Rien n’y manquait, ni lescirconstances odieuses, ni le mystère, ni l’élément romanesque etsentimental représenté par Prosper et Madeleine.
Réussir semblait difficile, presque impossible ; maisFanferlot, dit l’Écureuil, est plein de confiance en son génied’investigation.
Cependant la visite de l’étage supérieur était terminée et onétait redescendu dans le bureau de Prosper.
Le commissaire de police, si calme à son entrée, devenait deplus en plus soucieux. Le moment de prendre un parti approchait, etil hésitait encore, on le voyait.
– Vous le voyez, messieurs, commença-t-il, nos recherches n’ontfait que confirmer nos opinions premières.
M. Fauvel et le caissier eurent le même signe d’assentiment.
– Et vous, monsieur Fanferlot, continua le commissaire, quepensez-vous ?
L’agent de la sûreté ne répondit pas.
Occupé à étudier à la loupe la serrure du coffre-fort, ildonnait les signes les plus manifestes de surprise. Sans doute ilvenait de faire quelque découverte de la dernière importance.
Sous le coup, en apparence, d’une émotion pareille, M. Fauvel,Prosper et le commissaire de police se levèrent vivement etentourèrent l’agent de la sûreté.
– Vous avez trouvé quelque indice ? demanda lebanquier.
Fanferlot se retourna d’un air contrarié. Il se reprochait den’avoir pas su dissimuler mieux ses impressions.
– Oh ! fit-il insoucieusement, c’est bien peu de chose, ceque j’ai constaté.
– Encore, voudrions-nous savoir…, insista Prosper.
– Je viens simplement d’acquérir la preuve que ce coffre-fort aété tout récemment ouvert ou fermé, je ne sais lequel, avec unecertaine violence et une grande précipitation.
– Comment cela ? demanda le commissaire de police devenuattentif.
– Ici, monsieur, tenez, sur la porte, apercevez-vous cetteéraillure qui part de la serrure ?
Le commissaire prit la loupe dont venait de se servir l’agent dela sûreté, se baissa, et, à son tour, examina longuement etattentivement le coffre-fort. On distinguait très bien uneéraillure légère, qui avait enlevé une couche de vernis sur unelongueur de douze ou quinze centimètres, de haut en bas.
– Je vois, dit le commissaire, mais qu’est-ce que celaprouve ?
– Oh ! rien du tout, répondit Fanferlot ; c’estprécisément ce que je disais.
Oui, en effet, Fanferlot disait cela, mais il ne le pensaitpas.
Cette égratignure – récente, on ne pouvait le nier – avait pourlui une signification qui échappait aux autres ; il ydécouvrait une confirmation de ses suppositions. Il se disait quele caissier, eût-il pris des millions, n’avait aucune raison de sepresser. Le banquier, au contraire, descendant de nuit, à pas deloup, dans la crainte d’éveiller le garçon couché à côté, venantpour dévaliser sa propre caisse, avait mille raisons de trembler,de se hâter, de retirer précipitamment la clé qui, glissant hors dela serrure, avait éraillé le vernis.
Résolu de démêler seul l’écheveau embrouillé de cette affaire,l’agent de la sûreté devait garder pour lui ses conjectures, demême qu’il taisait l’entrevue surprise entre Madeleine etProsper.
Bien plus, il se dépêcha de faire oublier, autant qu’il lepouvait, cet incident.
– Pour conclure, reprit-il en s’adressant au commissaire depolice, je déclare que personne d’étranger n’a pu s’introduire ici.Cette caisse d’ailleurs est parfaitement intacte. On n’a exercé surles boutons mobiles aucune pression suspecte. Je puis affirmerqu’on n’a essayé sur la serrure aucun instrument d’effraction, onn’y a pas introduit un cure-dent. Ceux qui ont ouvert connaissaientle mot et avaient la clé.
Cette affirmation si formelle d’un homme qu’il savait habile mitfin aux hésitations du commissaire de police.
– Voilà qui est dit, prononça-t-il, il ne me reste plus qu’àdemander à monsieur Fauvel un moment d’entretien.
– Je suis à vos ordres, monsieur, répondit le banquier.
Prosper comprit, il plaça avec affectation son chapeau bien enévidence sur une table, comme pour montrer qu’il n’avait pasl’intention de s’éloigner, et passa dans le bureau voisin.
Fanferlot sortit également ; mais le commissaire de policeavait eu le temps de lui faire un signe que les autres ne virentpas, et auquel il répondit.
Il signifiait, ce signe : « Vous me répondez de cet homme. »
L’agent de la sûreté n’avait nul besoin de cet encouragement àune attentive surveillance. Ses soupçons étaient trop vagues, tropvif était son désir de réussir, pour qu’il pût consentir à perdreProsper de vue, à cesser de l’étudier.
C’est pourquoi, entré dans le bureau sur les pas du caissier, ilalla s’établir tout au fond, dans l’ombre, sur une banquette, parutchercher une position commode, se tourna, se retourna, bâilla à sedémettre la mâchoire, et finalement ferma les yeux.
Prosper, lui, était allé s’asseoir à la place et devant lepupitre d’un des employés absent pour le moment. Les autresbrûlaient de connaître le résultat de l’enquête sommaire, la plusardente curiosité brillait dans leurs yeux, pourtant ils n’osaientinterroger.
N’y tenant plus, le petit Cavaillon, le défenseur du caissier,se risqua :
– Eh bien ? hasarda-t-il.
Prosper haussa les épaules.
– On ne sait pas, répondit-il.
Était-ce conscience de son innocence, certitude de l’impunité,insouciance du résultat ? Les employés remarquaient, non sansune stupéfaction profonde, que le caissier avait repris sonattitude accoutumée, cette sorte de hauteur glaciale qui tient lesgens à distance et qui lui avait fait tant d’ennemis dans lamaison.
De son émotion, si grande tout à l’heure qu’il faisait pitié àvoir, il n’avait gardé d’autres traces qu’une pâleur plus grande,un cercle plus brun autour de ses yeux rougis et le désordre de sescheveux encore humides de la sueur froide de l’épouvante.
Jamais un étranger, entrant, n’aurait supposé que ce jeunehomme, qui était là, assis, jouant machinalement avec un crayon,était sous le coup d’une accusation de vol et allait êtrearrêté.
Bientôt, cependant, il cessa de remuer le crayon qu’iltenait ; il attira à lui une feuille de papier et y traça enhâte quelques lignes.
Eh ! eh ! pensa Fanferlot, dit l’Écureuil, dont l’ouïeet la vue fonctionnaient à miracle, malgré son profond sommeil,eh ! eh ! on fait ses petites confidences aupapier ; nous allons donc enfin savoir quelque chose depositif.
Sa courte lettre écrite, Prosper la plia soigneusement, laréduisant au moindre volume possible, et, après un regard furtifdonné à l’agent de la sûreté, toujours immobile dans son coin, illa jeta au petit Cavaillon avec ce seul mot :
– Gypsy !
Tout cela fut exécuté avec un tel sang-froid, si prestement,avec une si rare habileté, que Fanferlot – un amateur – en futémerveillé, confondu, et même un peu inquiet.
Diable ! se dit-il, pour un innocent, mon jeune homme aplus d’estomac et de nerf que beaucoup de mes vieilles pratiques.Ce que c’est pourtant que l’éducation.
Oui, innocent ou coupable, il fallait que Prosper fût doué d’unerobuste énergie pour affecter cet imperturbable calme, pour fairepreuve de cette présence d’esprit ; car enfin, de l’autrecôté, en ce moment même, son sort, son avenir, son honneur, sa vieen décidaient. Et il avait trente ans !…
Avant d’agir, soit déférence fort naturelle, soit espoir defaire jaillir quelque lueur d’une conversation plus intime, lecommissaire de police avait tenu à prévenir le banquier.
– Le doute n’est plus possible, monsieur, dit-il dès qu’ilsfurent seuls ; c’est ce jeune homme qui vous a volé. Jemanquerais à mon devoir si je ne m’assurais provisoirement de sapersonne ; le parquet ensuite l’élargira ou maintiendra sonarrestation.
Cette déclaration parut toucher singulièrement le banquier.
– Pauvre Prosper ! murmura-t-il.
Et, voyant l’étonnement de son interlocuteur, il ajouta :
– Jusqu’aujourd’hui, monsieur, j’ai eu en sa probité la foi laplus absolue : je lui aurais, sans hésiter, confié ma fortune. Jeme suis presque mis à ses genoux pour obtenir l’aveu d’un momentd’égarement, lui promettant pardon et oubli : je n’ai pu letoucher. Je l’aimais, et maintenant encore, malgré les soucis etles humiliations que je prévois, je ne saurais le haïr.
Le commissaire eut l’air de ne pas comprendre.
– Comment, demanda-t-il, des humiliations ?
– Quoi ! monsieur, fit vivement M. Fauvel, la justice nedoit-elle pas être et n’est-elle pas une pour tous ? De ce queje suis chef de maison pendant qu’il n’est qu’employé, s’ensuit-ilqu’on doive me croire sur parole ? Pourquoi ne me serais-jepas volé moi-même ? On connaît des exemples. On me demanderades faits, je serai obligé d’exposer à un juge la situation exactede ma maison, de lui expliquer mes affaires, de lui dévoiler lesecret et le mécanisme de mes opérations.
– Il se peut, en effet, monsieur, qu’on vous demande quelquesexplications, mais votre honorabilité bien connue…
– Hélas ! lui aussi était honnête. Qui eût été soupçonné sice matin je n’avais pu trouver à l’instant cent mille écus ?Qui serait soupçonné si je ne pouvais prouver que mon actifdisponible dépasse mon passif de plus de trois millions ?…
Pour tout homme de cœur, la pensée, la possibilité, l’apparenced’un soupçon est une souffrance cruelle ; le banquiersouffrait, le commissaire s’en aperçut.
– Soyez tranquille, monsieur, dit-il, avant huit jours lajustice aura réuni assez de preuves pour établir la culpabilité dece malheureux, que nous pouvons maintenant faire revenir.
Prosper rappelé revint avec M. Fanferlot, qu’on avait eu bien dumal à éveiller, et c’est sans un tressaillement, avec tous lesdehors de l’insensibilité la plus complète qu’il s’entenditannoncer qu’il était arrêté.
Il répondit simplement, sans la moindre emphase :
– Je jure que je suis innocent !
M. Fauvel, bien plus troublé que son caissier, essaya unedernière tentative :
– Il en est temps encore, mon enfant, fit-il, au nom du Ciel,réfléchissez…
Prosper ne sembla pas l’entendre. Il tira de sa poche une petiteclé qu’il plaça sur la cheminée.
– Voici, monsieur, dit-il, la clé de votre caisse. J’espère,pour moi, que vous reconnaîtrez un jour que je ne vous ai rienpris ; j’espère pour vous que vous ne le reconnaîtrez pas troptard.
Puis, comme tout le monde se taisait, il reprit :
– Avant de partir, voici les livres, les papiers, les étatsnécessaires à celui qui me remplacera. Je dois en outre vousavertir que, sans parler des trois cent cinquante mille francsvolés, je laisse en caisse un déficit.
Déficit !… Ce mot sinistre dans la bouche d’un caissieréclata comme un obus aux oreilles des auditeurs de Prosper.
Sa déclaration devait d’ailleurs être bien diversementinterprétée :
Un déficit ! pensa le commissaire de police ; comment,après cela, douter de la culpabilité de ce jeune homme ? Avantde voler sa caisse en gros, il se faisait la main par desfilouteries de détail.
Un déficit ! se dit l’agent de la sûreté ; il fautmaintenant, pour douter de l’innocence de ce pauvre diable, luisupposer une perversité de préméditation inadmissible ;coupable, il eût évidemment remis l’argent dont il a disposé.
L’explication que donna Prosper devait singulièrement diminueret la signification et la gravité du fait.
– Il manque à ma caisse, reprit-il, trois mille cinq centsfrancs, qui se décomposent ainsi : deux mille francs pris par moien avance sur mon traitement, quinze cents francs avancés àplusieurs de mes collègues. Nous sommes aujourd’hui le dernier jourdu mois, on paye demain les appointements, par conséquent…
Le commissaire de police l’interrompit.
– Étiez-vous autorisé, demanda-t-il sévèrement, à puiser à lacaisse selon vos besoins et à faire des avances ?
– Non, mais il est évident que monsieur Fauvel ne m’aurait pasrefusé la permission d’obliger des camarades. Ce que j’ai fait sefait partout ; j’ai simplement suivi l’exemple de monprédécesseur.
Le banquier répondit par un geste d’approbation.
– Pour ce qui m’est personnel, continua le caissier, j’avais enquelque sorte le droit que je me suis arrogé, ayant dans la maisontoutes mes économies, c’est-à-dire une quinzaine de millefrancs.
– C’est exact, appuya M. Fauvel, monsieur Bertomy a cette sommeau moins chez moi.
Ce dernier incident vidé, la mission du commissaire de policeétait terminée, son procès-verbal d’enquête sommaire était clos. Ilannonça qu’il allait se retirer et ordonna au caissier de sepréparer à le suivre.
D’ordinaire, ce moment où la réalité brutale éclate, où on sentqu’on ne s’appartient plus, qu’on perd sa liberté, ce moment estaffreux.
À cette injonction fatale : « Suivez-moi ! » qui ouvre,pour ainsi dire, les portes de la prison, on voit les plusinsouciants et les plus endurcis faiblir, verser des larmes etdemander grâce.
Prosper, lui, ne perdit rien de ce flegme étudié qu’ilaffectait, et qu’intérieurement le commissaire de police taxaitd’impudence extraordinaire.
Lentement, avec autant de calme et d’aisance que s’il se fût agitout bonnement d’aller déjeuner en ville, il prit son pardessus,répara le désordre de sa chevelure, prit ses gants et dit :
– Je suis prêt, monsieur, à vous accompagner.
Déjà le commissaire de police avait serré son portefeuille etsalué M. Fauvel.
– Partons ! dit-il.
Ils sortirent, et c’est avec une tristesse morne, les yeuxhumides de larmes qu’il ne retenait qu’à grand-peine, que lebanquier les regarda s’éloigner.
– Mon Dieu ! murmura-t-il, que ne m’a-t-on volé le double,et que ne m’est-il permis d’estimer encore mon pauvre Prosper et dele garder près de moi comme autrefois !
C’est Fanferlot, l’homme à l’oreille toujours ouverte, quirecueillit et nota cette phrase, et prompt au soupçon, trop disposéà accorder à autrui un fonds d’astuce égal au sien il ne fut pasfort éloigné de croire qu’elle avait été prononcée à sonintention.
Il était resté le dernier dans le bureau, sous prétexte dechercher un parapluie qu’il n’avait jamais eu, et il se retiraitavec une lenteur calculée, non sans avoir répété à plusieursreprises qu’il reviendrait voir si on ne l’avait pas trouvé.
Régulièrement, c’est à lui que revenait la charge de garder etde conduire Prosper ; mais au moment du départ, il s’étaitapproché du commissaire de police, et, dans l’intérêt de l’affaire,il avait demandé et obtenu sa liberté d’action.
Le billet écrit par Prosper, ce billet qu’il sentait dans lapoche du petit Cavaillon, lui trottait par la tête. Même, une foisrevenu dans le bureau du caissier, il avait eu bien soin de laisserla porte entrebâillée, guettant du coin de l’œil, prêt à s’élancerau moindre mouvement du jeune employé.
S’emparer de cette preuve écrite, qui devait être importante,pouvait paraître la chose la plus aisée du monde. Que fallait-ilfaire ? Simplement arrêter Cavaillon, l’effrayer, lui demanderle billet, et, au besoin, le lui prendre de force. L’agent de lasûreté eut un moment cette idée.
Oui, mais à quoi menait cet éclat ? À rien, du moins à unrésultat incomplet et équivoque.
Fanferlot était persuadé que ce billet était destiné, non aujeune employé, mais à une tierce personne. Violenté, Cavaillonferait-il connaître cette personne, qui pouvait fort bien ne pasporter le nom prononcé par le caissier : Gypsy. Et en mettant toutau mieux, s’il parlait, ne mentirait-il pas ?
Après mûres réflexions, l’agent de la sûreté décida, en sasagesse policière, qu’il était puéril de demander un secret quandon pouvait le surprendre. Épier Cavaillon, le suivre, le saisir sibien en flagrant délit qu’il ne pût nier, n’était qu’un jeu.
Puis ces façons d’agir étaient bien mieux dans le caractère del’employé de la rue de Jérusalem, qui est doux et silencieux de sonnaturel, et qui, par profession, a horreur du bruit, de l’éclat, detout ce qui ressemble à de la violence.
Le plan de Fanferlot était irrévocablement arrêté quand ilarriva au vestibule.
Là, il fit causer adroitement un garçon de bureau, et aprèsquatre ou cinq questions absolument oiseuses en apparence, ilacquit cette certitude que la maison Fauvel n’a pas d’issue rue dela Victoire et que les employés ne peuvent entrer et sortir que parla grande porte de la rue de Provence.
De ce moment, la tâche qu’il s’était imposée ne présentait plusl’ombre d’une difficulté. Il traversa rapidement la rue et allas’établir, en face, sous une porte cochère.
Son poste d’observation était admirablement choisi. Nonseulement, il pouvait de sa place surveiller les allées et lesvenues de la maison de banque ; mais encore il avait vue surtoutes les fenêtres. En se haussant sur la pointe des pieds, ildistinguait, à travers les carreaux, Cavaillon penché sur sonpupitre.
Fanferlot resta longtemps sous sa porte. Mais il est patient,mais il lui est arrivé maintes fois, pour un intérêt moindre, derester à l’affût des journées et des nuits entières.
D’ailleurs, il n’avait pas le loisir de s’ennuyer. Il étudiaitla valeur de ses découvertes, pesait ses chances, et, commePerrette sur la vente de son pot au lait, il bâtissait sur sonsuccès l’édifice de sa fortune.
Enfin, vers une heure, l’agent de la sûreté vit Cavaillon selever, quitter son vêtement de bureau pour endosser son habit deville et prendre son chapeau.
Bon ! se dit-il, le gaillard va sortir, ouvrons l’œil.
L’instant d’après, en effet, Cavaillon parut à la porte de lamaison de banque. Mais avant de poser le pied sur le trottoir, ilregardait de droite et de gauche ; il hésitait.
Se méfierait-il de quelque chose ? pensa Fanferlot.
Non, le jeune employé ne se défiait de rien ; seulement,ayant une commission à faire, craignant que son absence ne fûtremarquée, il se demandait quel chemin prendre pour couper au pluscourt.
Bientôt, il se décida ; il gagna le faubourg Montmartre, leremonta et prit la rue Notre-Dame-de-Lorette. Il marchait trèsvite, se souciant peu des murmures des passants qu’il coudoyait, etl’agent de la sûreté avait presque peine à le suivre.
Arrivé rue Chaptal, Cavaillon tourna court et entra dans lamaison qui porte le numéro 39.
Il avait à peine fait trois pas dans le corridor assez étroitque, se sentant frapper sur l’épaule, il se retourna brusquement etse trouva face à face avec Fanferlot.
Il le reconnut très bien, si bien qu’il devint tout pâle et serecula, cherchant des yeux une issue pour fuir.
Mais l’agent de la sûreté avait prévu la tentation ; ilbarrait absolument le passage. Cavaillon se sentit pris.
– Que me voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix étrangléepar la peur.
Ce qui distingue surtout M. Fanferlot, dit l’Écureuil, de sesconfrères, c’est sa douceur exquise et son urbanité sans égale.
Même avec ses pratiques il est parfait, et c’est avec les plusgrands égards, avec les formules les plus obséquieuses de lacivilité, qu’il empoigne et coffre les gens.
– Vous daignerez, cher monsieur, répondit-il, excuser ma libertégrande, mais j’aurais à demander à votre obligeance un petitrenseignement.
– Un renseignement, à moi ?
– À vous, oui, cher monsieur, à monsieur Eugène Cavaillon.
– Mais je ne vous connais pas.
– Oh ! que si ; vous m’avez très bien vu ce matin. Ils’agit d’ailleurs de la moindre des choses, et si vous vouliez mefaire l’honneur d’accepter mon bras et de sortir un instant avecmoi, vous me combleriez.
Que faire ? Cavaillon prit le bras de M. Fanferlot etsortit avec lui.
La rue Chaptal n’est pas une de ces voies bruyantes etencombrées où les voitures constituent pour le piéton un perpétueldanger. On n’y trouve que deux ou trois boutiques, et, du coin dela rue Fontaine, occupée par un pharmacien, jusqu’en face de la rueLéonie, s’étend un grand mur triste percé çà et là de petitesfenêtres qui éclairent des ateliers de menuiserie.
C’est une de ces rues où l’on peut causer à l’aise, sans être àtout moment forcé de descendre du trottoir, et M. Fanferlot etCavaillon ne devaient pas craindre d’être troublés par lespassants.
– Voici donc le fait, cher monsieur, commença l’agent de lasûreté, monsieur Prosper Bertomy vous a, ce matin, lancé fortadroitement un petit billet.
Cavaillon pressentait vaguement qu’il allait être question de cebillet ; il s’était efforcé de se préparer, de se mettre engarde.
– Vous vous trompez, répondit-il en devenant rouge jusqu’auxoreilles.
– Pardon ! je serais, daignez le croire, au regret de vousdonner un démenti, mais je suis certain de ce que j’avance.
– Je vous assure que Prosper ne m’a rien remis.
– De grâce, cher monsieur, ne niez pas, insista Fanferlot, vousme forceriez à vous prouver que quatre employés l’ont vu vous jeterun billet écrit au crayon et plié fort menu.
Le jeune employé comprit que s’obstiner en présence d’un hommesi bien renseigné serait folie ; il changea donc desystème.
– Soit, fit-il, c’est vrai, j’ai reçu un billet deProsper ; seulement, comme il était pour moi seul, aprèsl’avoir lu je l’ai déchiré et j’en ai jeté les morceaux au feu.
Ce pouvait fort bien être la vérité. Fanferlot en eut peur, maiscomment s’en assurer ? Il se souvint que les ruses les plusgrossières sont celles qui réussissent le mieux, et confiant dansson étoile, il dit, à tout hasard :
– Je me permettrai, cher monsieur, de vous faire remarquer quececi n’est point exact ; le billet vous a été confié pour êtretransmis à Gypsy.
Un geste désespéré de Cavaillon apprit à l’agent qu’il nes’était pas trompé ; il respira.
– Je vous jure, monsieur, commença le jeune commis…
– Ne jurez pas, cher monsieur, interrompit Fanferlot, tous lesserments du monde sont inutiles. Non seulement vous n’avez pasdéchiré ce billet, mais vous êtes entré dans cette maison pour leremettre à qui de droit et vous l’avez dans votre poche.
– Non, monsieur, non !…
M. Fanferlot ne releva pas cette dénégation, il poursuivit de saplus douce voix :
– Et ce billet, vous allez être assez aimable, j’en suispersuadé, pour me le communiquer ; croyez que sans unenécessité absolue…
– Jamais ! répondit Cavaillon.
Et croyant le moment favorable, il essaya, en donnant uneviolente secousse, de dégager son bras pris sous le bras deFanferlot et de s’enfuir.
Mais il en fut pour sa tentative, l’agent de la sûreté est aussifort que doux.
– Prenez garde de vous faire mal, mon jeune monsieur, ditl’homme de la préfecture, et croyez-moi, confiez-moi ce billet.
– Je ne l’ai pas !
– Allons, bon ! voici que vous allez me réduire à desextrémités pénibles. Savez-vous ce qui va arriver, si vous vousentêtez ? J’appellerai deux sergents de ville qui vousprendront chacun un bras et vous conduiront chez le commissaire depolice, et une fois là, j’aurai la douleur de vous fouiller bon grémal gré. Tenez, franchement, vous me désolez.
Certes, Cavaillon était dévoué à Prosper, mais il lui étaitprouvé clair comme le jour qu’une lutte ne le mènerait à rien,qu’il n’aurait même pas le temps d’anéantir « le corps du délit».
Livrer le billet dans ces conditions, ce n’était pastrahir ; il se résigna en maudissant son impuissance, pleurantpresque de rage.
– Vous êtes le plus fort, dit-il ; j’obéis.
En même temps, il tira de son portefeuille le malencontreuxbillet et le remit à l’agent de la sûreté.
Les mains de Fanferlot tremblaient de plaisir en dépliant lepapier, et cependant, fidèle à ses habitudes de méticuleusepolitesse, une fois la lettre ouverte, il s’inclina devantCavaillon en murmurant :
– Vous permettez, n’est-ce pas, cher monsieur ? je suisnavré, en vérité, de l’indiscrétion.
Enfin il lut :
Chère Nina,
Si tu m’aimes, vite, sans une minute d’hésitation, sansréflexions, obéis-moi. Au reçu de ce mot, prends tout ce que tu asà toi, à la maison – tout absolument – et va t’établir dans quelquemaison meublée à l’autre bout de Paris. Ne te montre pas, disparaisautant que tu le pourras. De ton obéissance dépend peut-être mavie. Je suis accusé d’un vol considérable et je vais être arrêté.Il doit y avoir cinq cents francs dans le secrétaire, prends-les.Laisse ton adresse à Cavaillon qui t’expliquera ce que je ne puiste dire. Bon espoir quand même, et à bientôt.
Prosper.
Moins consterné, Cavaillon eût pu surprendre sur la figure del’agent de la sûreté tous les signes d’un immensedésappointement.
Fanferlot s’était bercé de cet espoir qu’il allait s’emparerd’un document très important, et, qui sait ? peut-être d’unepreuve irrécusable de l’innocence ou de la culpabilité de Prosper.Au lieu de cela, il venait de mettre la main sur un billetd’amoureux, s’inquiétant moins de soi que de la femme aimée.
Il avait beau se creuser la cervelle, il ne découvrait, à cettelettre, aucune signification précise, aucun sens déterminé. Elle neprouvait rien, ni pour ni contre celui qui l’avait écrite.
Ces deux mots : « tout absolument » étaient, il est vrai,soulignés, mais on pouvait les interpréter de tant defaçons !…
Cependant, l’agent de la sûreté crut devoir poursuivre.
– Cette madame Nina Gypsy, demanda-t-il à Cavaillon, est sansdoute une amie de monsieur Prosper Bertomy ?
– C’est sa maîtresse.
– Ah ! et elle demeure là, au numéro 39 ?
– Vous le savez bien, puisque vous m’avez vu entrer.
– Je m’en doutais en effet, cher monsieur, et, dites-moi, est-ceà son nom qu’est loué l’appartement qu’elle occupe ?
– Non, elle habite chez Prosper.
– Parfait. Et à quel étage, s’il vous plaît ?
– Au premier.
M. Fanferlot avait replié soigneusement le billet dans ses plis,il le glissa dans sa poche.
– Mille remerciements, cher monsieur, dit-il, de vos bonsrenseignements ; en échange, si vous le voulez bien, je vouséviterai la course que vous alliez faire.
– Monsieur !…
– Oui, avec votre permission, je remettrai moi-même cette lettreà madame Nina Gypsy.
Cavaillon essaya une certaine résistance, il voulut discuter,mais M. Fanferlot était pressé, il coupa court à ses observations:
– Je vais oser, cher monsieur, lui dit-il, vous donner unconseil que je crois bon. À votre place, je retournerais bienpaisiblement à mon bureau et je ne me mêlerais plus, oh ! plusdu tout de cette affaire.
– Mais, monsieur, Prosper a été mon protecteur, il m’a tiré dela misère, il est mon ami.
– Raison de plus pour vous tenir tranquille. Pouvez-vous leservir ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous dirai, moi,que vous pouvez lui nuire. On sait que vous lui êtes dévoué, neremarquera-t-on pas votre absence ? Si vous vous remuez, sivous tentez des démarches qui n’aboutiront à rien, ne lesinterprétera-t-on pas mal ?
– Prosper est innocent, monsieur, j’en suis sûr.
C’était positivement l’opinion de Fanferlot ; mais il nepouvait lui convenir de laisser deviner sa pensée intime, et,cependant, dans l’intérêt de ses investigations à venir, il luiimportait d’imposer au jeune employé la prudence et la discrétion.Il aurait bien voulu le prier de se taire sur ce qui venait de sepasser entre eux ; mais il n’osa pas.
– Ce que vous dites est fort possible, répondit-il, et jel’espère pour monsieur Bertomy. Je l’espère surtout pour vous, qui,s’il est coupable, serez infailliblement inquiété, vu votreintimité notoire, et peut-être même soupçonné de complicité.
Cavaillon baissa la tête ; il était atterré.
– Ainsi, croyez-moi, mon jeune monsieur, poursuivit Fanferlot,allez reprendre vos occupations et… à l’honneur de vous revoir.
Le pauvre garçon obéit. Lentement, le cœur bien gros, il regagnala rue Notre-Dame-de-Lorette. Il se demandait comment servirProsper, comment avertir Mme Gypsy, comment surtout se venger decet odieux agent de police qui venait de l’humilier sicruellement.
Dès qu’il eut disparu à l’angle de la rue, Fanferlot entra dansla maison, jeta au portier le nom de Prosper Bertomy, monta etsonna à la porte du premier étage.
Un domestique d’une quinzaine d’années, portant une livréecoquette, vint lui ouvrir.
– Madame Nina Gypsy ? demanda-t-il.
Le petit groom hésita ; ce que voyant, M. Fanferlot montrasa lettre.
– Je suis chargé, insista-t-il, par monsieur Prosper, deremettre ce billet à madame et d’attendre sa réponse.
– Entrez alors, je vais prévenir madame.
Le nom de Prosper avait produit son effet, Fanferlot futintroduit dans un petit salon, tendu de damas de soie bouton-d’or,relevé par des passementeries et des agréments gros bleu. Il yavait de triples rideaux aux fenêtres, des portières à toutes lesportes. Un tapis splendide cachait le parquet.
– Peste ! murmura l’agent de la sûreté, il est bien logénotre caissier.
Mais il n’eut pas le loisir de poursuivre son inventaire ;une des portières se souleva, Mme Nina Gypsy parut.
Mme Nina Gypsy est, ou, pour parler mieux, était alors une toutejeune femme, frêle, délicate, mignonne, brune, ou plutôt doréecomme une quarteronne de la Havane, avec des pieds et des mainsd’enfant.
De longs cils, soyeux et recourbés, tamisaient l’éclat trop vifde ses grands yeux noirs ; ses lèvres, un peu épaisses,souriaient sur des dents plus blanches que la dent du chat, dentsfines, brillantes, nacrées, aiguës à croquer dix patrimoines.
Elle n’était pas habillée encore et s’enveloppait, frileuse,dans un ample peignoir de velours dont toutes les ouvertureslaissaient échapper les flots de dentelle de sa camisole de nuit.Mais déjà elle avait passé par les mains du coiffeur ou d’une femmede chambre adroite. Ses cheveux étaient crêpés et frisés sur ledevant, tout autour du front, retenus par des bandelettes develours rouge et relevés en un énorme chignon très haut sur lanuque.
Elle était ravissante ainsi, d’une beauté si insolente et sitapageuse, que Fanferlot en fut ébloui et tout d’abordinterdit.
Saperlotte ! se dit-il, songeant à la beauté noble etsévère de Madeleine, entrevue quelques heures plus tôt, il a bongoût, notre caissier, très bon goût… trop bon goût.
Pendant qu’il réfléchissait ainsi, tout penaud, se demandantcomment commencer l’entretien, Mme Gypsy le toisait de l’air leplus dédaigneux, stupéfaite de voir dans son salon ce personnageétriqué et râpé, à chapeau gras retapé à l’aide d’un crêpe.
Ayant des créanciers, elle cherchait en sa mémoire lequelpouvait bien avoir cette tournure subalterne, ou tout au moinslequel se permettait d’envoyer ce cuistre essuyer ses botteséculées à la haute laine de ses tapis.
Son examen terminé :
– Que désirez-vous ? demanda-t-elle enfin en forçant sespaupières au clignotement le plus impertinent.
Tout autre que Fanferlot aurait été révolté de ces regards et dece ton ; lui n’y fit attention que pour en tirer quelquesnotions sur le caractère de la jeune femme.
Elle n’est point bonne, non ! pensa-t-il, et pas la moindreéducation.
Il tardait à répondre, Mme Nina frappa du pied avecimpatience.
– Parlerez-vous, répéta-t-elle, que voulez-vous ?
– Je suis chargé, chère madame, fit l’agent de la sûreté, de saplus douce et plus humble voix, de vous remettre un petit billet demonsieur Bertomy.
– De Prosper !… Vous le connaissez donc ?
– J’ai cet honneur, et même, si j’ose m’exprimer ainsi, je suisde ses amis.
– Monsieur !… fit Mme Gypsy, blessée dans sonamour-propre.
M. Fanferlot ne daigna pas prendre garde à cette injurieuseexclamation. Il est ambitieux ; le mépris, sur lui, glissecomme la pluie sur une cuirasse grasse.
– J’ai dit de ses amis, insista-t-il, et peu de personnes, j’ensuis sûr, auraient maintenant le courage d’avouer hautement leuramitié pour lui.
L’agent de la sûreté s’exprimait avec un sérieux si convaincuque Mme Gypsy en fut frappée.
– Je n’ai jamais su deviner les énigmes, dit-ellesèchement ; que prétendez-vous insinuer, s’il vousplaît ?
L’homme de la préfecture de police sortit lentement de sa pochela lettre enlevée à Cavaillon, et la présentant à Mme Gypsy :
– Lisez, dit-il.
Certes, elle ne pressentait rien de funeste. Bien qu’elle eûtles meilleurs yeux du monde, elle ajusta sur son nez un charmantbinocle avant de déplier le billet.
D’un coup d’œil elle le lut en entier.
Elle devint toute pâle d’abord, puis fort rouge ; unfrisson nerveux la secoua de la tête aux pieds ; ses jambesfléchirent ; elle chancela. Fanferlot, croyant qu’elle allaittomber, tendit les bras pour la retenir.
Précaution inutile ! Mme Gypsy était de ces femmes dont laparesseuse insouciance masque une énergie endiablée, créaturesfragiles dont la force de résistance n’a pas de limites ;chattes par les grâces et les délicatesses, chattes surtout parleurs nerfs et leurs muscles d’acier.
Le vertige du coup de massue qu’elle venait de recevoir dura ceque dure l’éclair. Elle chancela, mais elle ne tomba pas. Elle seredressa plus forte, saisit les poignets de l’agent de lapréfecture et, de sa main mignonne, les serrant à le faire crier:
– Expliquez-vous, dit-elle ; qu’est-ce que celasignifie ? Vous savez ce que m’annonce cette lettre ?
Si brave qu’il soit, lui qui chaque jour affronte les plusdangereux coquins, Fanferlot eut presque peur de la colère de MmeNina.
– Hélas ! murmura-t-il.
– On veut arrêter Prosper, on l’accuse d’avoir volé !…
– Oui, on prétend qu’il a pris à sa caisse trois cent cinquantemille francs.
– C’est faux ! s’écria la jeune femme, c’est une infamie etune absurdité.
Elle avait lâché les poignets de Fanferlot, et sa fureur,véritable rage d’enfant gâté, s’exhalait en gestes désordonnés.Elle se souciait bien vraiment de son beau peignoir et de sesmagnifiques dentelles, qu’elle lacérait impitoyablement.
– Prosper, voler, disait-elle, ce serait trop bête. Voler !à quoi bon ? N’a-t-il pas une grande fortune ?…
– C’est que précisément, belle dame, insinua l’agent de lasûreté, on affirme que monsieur Bertomy n’est pas riche, qu’il n’apour vivre que ses appointements.
Cette réponse parut confondre toutes les idées de Mme Gypsy.
– Cependant, insista-t-elle, je lui ai toujours vu beaucoupd’argent. Pas riche… mais alors…
Elle n’osa pas achever, mais ses yeux rencontrant ceux deFanferlot, ils se comprirent.
Le regard de Mme Nina voulait dire : « Ce serait donc pour moi,pour mon luxe, pour mes caprices, qu’il aurait volé ? »
« Peut-être !… » répondait le regard de l’agent de lasûreté.
Mais dix secondes de réflexion rendirent à la jeune femme sonassurance première. Le doute qui, de son aile, avait effleuré sonesprit, s’envola.
– Non ! s’écria-t-elle, jamais, malheureusement, Prospern’aurait volé un sou pour moi. Qu’un caissier puise à pleines mainsdans la caisse confiée à son honneur, pour une femme qu’il aime, onle comprend et on se l’explique ; mais Prosper ne m’aime pas,il ne m’a jamais aimée.
– Oh ! belle dame ! protesta le galant et poliFanferlot, ce que vous dites là, vous ne le pensez pas.
Elle secoua tristement la tête ; une larme, à grand-peineretenue, voilait l’éclat de ses beaux yeux.
– Je le pense, répondit-elle, et c’est vrai. Il est prêt àcourir au-devant de mes fantaisies, direz-vous ? Qu’est-ce quecela prouve. Quand je dis qu’il ne m’aime pas, je n’en suis quetrop persuadée, allez, et je m’y connais. Une fois en ma vie, j’aiété aimée par un homme de cœur, et parce que je souffre depuis uneannée, je comprends à quel point je l’ai rendu malheureux. Je nesuis rien, dans la vie de Prosper, à peine un accident…
– Mais alors pourquoi…
– Ah ! oui… interrompit Mme Gypsy, pourquoi ? Vousserez bien habile, vous, de me le dire. Voici un an que je cherchevainement une réponse à cette question terrible pour moi, et jesuis femme !… Mais allez donc deviner la pensée d’un homme simaître de soi que rien de ce qui se passe en son cœur ne remonte àses yeux. Je l’ai observé comme une femme sait observer l’homme dequi dépend sa destinée, peine perdue ! Il est bon, il estdoux, mais il n’offre aucune prise. On le croit faible, on setrompe. C’est une barre d’acier peinte en roseau, que cet homme àcheveux blonds.
Emportée par la violence de ses sentiments, Mme Nina laissaitvoir jusqu’au fond de son âme. Elle était sans défiance, ne pouvantse douter de la qualité de cet homme qui l’écoutait, qui lui étaitinconnu, mais en qui elle voyait un ami de Prosper.
Pour lui, Fanferlot, il s’applaudissait intérieurement de sonbonheur et de son adresse. Il n’y a qu’une femme pour tracer unportrait ressemblant. En un moment d’exaltation, elle venait de luidonner les plus précieux renseignements ; il savait désormaisà quel homme il avait affaire, ce qui dans une enquête est le pointcapital.
– C’est qu’on dit, hasarda-t-il, que monsieur Bertomy estjoueur, et le jeu mène loin.
Mme Gypsy haussa les épaules.
– Oui, c’est vrai, répondit-elle, il joue. Je lui ai vu, sans untressaillement, perdre ou gagner des sommes considérables. Il joue,mais il n’est pas joueur. Il joue comme il soupe, comme il segrise, comme il fait des folies, sans passion, sans entraînement,sans plaisir. Quelquefois il me fait peur : il me semble qu’iltraîne un corps où il n’y a plus d’âme. Ah ! je ne suis pasheureuse, allez ! Jamais je n’ai surpris en lui qu’uneindifférence profonde, si immense que souvent elle m’a paru être dudésespoir. Et cet homme-là aurait volé ! Allons donc !Tenez, vous ne m’ôterez pas de l’idée qu’il y a quelque chose deterrible dans sa vie, un secret, un grand malheur, je ne sais quoi,mais quelque chose.
– Et il ne vous a jamais parlé de son passé ?
– Lui… Vous ne m’avez donc pas entendu ? Je vous l’ai dit,il ne m’aime pas.
L’attendrissement peu à peu avait gagné Mme Nina. Elle pleurait,et de grosses larmes roulaient silencieuses le long de sesjoues.
Ce n’était qu’un moment de désespoir. Bientôt elle se redressa,l’œil enflammé par les plus généreuses résolutions.
– Mais je l’aime, moi ! s’écria-t-elle, et c’est à moi dele sauver. Ah ! je saurai parler à son patron, ce misérablequi l’accuse, et aux juges et à tout le monde. Il est arrêté, jeprouverai qu’il est innocent. Venez, monsieur, partons, et je vousle promets, avant la fin du jour il sera libre ou je seraiprisonnière avec lui.
Le projet de Mme Gypsy était louable, assurément, et dicté parles sentiments les plus nobles ; malheureusement il étaitimpraticable.
Il avait en outre le tort d’aller à l’encontre des intentions del’agent de la sûreté.
Si décidé qu’il fût à se réserver les difficultés comme lesbénéfices de cette enquête, M. Fanferlot sentait fort bien qu’il nepourrait dissimuler Mme Nina au juge d’instruction. Forcément unjour ou l’autre elle serait mise en cause et recherchée. C’est pourcela surtout qu’il ne voulait pas qu’elle se montrât de son propremouvement. Il se proposait de la faire apparaître quand et comme ille jugerait convenable, afin de s’attribuer à tout hasard et sansvergogne le mérite de l’avoir découverte.
C’est-à-dire que tout d’abord il s’efforça consciencieusement decalmer l’exaltation de la jeune femme. Il pensait qu’il serait aiséde lui démontrer que la moindre démarche en faveur de Prosperserait une folie insigne.
– Que gagnerez-vous, chère madame ? lui disait-il ;rien. Vous n’avez pas, je vous l’affirme, la moindre chance desuccès. Et songez que vous allez vous compromettre gravement. Quisait si la justice ne voudra pas voir en vous une complice demonsieur Bertomy !
Mais ces perspectives inquiétantes, qui avaient arrêtéCavaillon, qui lui avaient fait livrer sottement une lettre qu’ilpouvait si bien défendre, ne firent que stimuler l’enthousiasme deMme Gypsy.
C’est que l’homme calcule, pendant que la femme suit lesinspirations de son cœur.
Là où l’ami le plus dévoué hésite et recule, la femme marchetête baissée, insoucieuse du résultat.
– Qu’importe le danger ! s’écria-t-elle. Je n’y crois pas,mais s’il existe, tant mieux, il donnera quelque mérite à unetentative toute naturelle. Je suis sûre que Prosper est innocent,mais si par impossible il est coupable, eh bien ! je veuxpartager le châtiment qui l’attend.
L’insistance de Mme Gypsy devenait inquiétante. Elle avait, à lahâte, jeté un grand cachemire sur ses épaules, mis son chapeau, etainsi vêtue, en peignoir et en pantoufles, elle se déclarait prêteà partir, prête à aller trouver tous les juges de Paris.
– Venez-vous, monsieur ? demandait-elle avec une impatiencefébrile, venez-vous ?…
Fanferlot n’était rien moins que décidé. Heureusement, il atoujours plusieurs cordes à son arc.
Les considérations personnelles n’ayant aucune prise sur cettenature énergique, il résolut d’invoquer l’intérêt même deProsper.
– Je suis tout à vous, belle dame, répondit-il ; soit,partons. Seulement, laissez-moi, pendant qu’il en est temps encore,vous dire que très probablement nous allons rendre à monsieurBertomy le plus mauvais service.
– En quoi, s’il vous plaît ?
– En ce que nous allons le surprendre, belle dame, en ce quenous tentons une démarche qu’il ne peut prévoir après ce qu’il vousa écrit.
La jeune femme eut un beau geste de téméraire fierté ; ellene doutait de rien.
– Il est des gens, monsieur, répondit-elle, qu’il faut sauversans les prévenir et comme malgré eux. Je connais Prosper, il esthomme à se laisser assassiner sans lutter, sans mot dire, às’abandonner par insouciance, par désespoir…
– Pardon, chère madame, pardon ! interrompit l’agent de lasûreté, monsieur Bertomy, précisément, n’a pas l’air d’un homme quis’abandonne, comme vous dites. Je croirais volontiers, aucontraire, qu’il a déjà bâti son plan de défense. Savez-vous si envous montrant, lorsqu’il vous recommande de vous cacher, vousn’allez pas renverser ses plus sûrs moyens dejustification ?
Mme Gypsy tardait à répondre. Elle examinait la valeur desobjections de Fanferlot.
– Je ne puis pourtant pas, reprit-elle, rester là, inactive,sans essayer de contribuer en quelque chose à son salut. Necomprenez-vous donc pas que le parquet ici me brûle lespieds ?
Évidemment, si elle n’était pas absolument convaincue, sarésolution était ébranlée. L’homme de la préfecture de policesentit qu’il l’emportait, et cette certitude, lui laissant l’espritplus libre, donna plus d’autorité à son éloquence.
– Vous avez, chère dame, reprit-il, un moyen bien simple deservir l’homme que vous aimez.
– Lequel, monsieur, lequel ?
– Obéissez-lui, mon enfant, prononça paternellement M.Fanferlot.
Mme Gypsy s’attendait à tout autre conseil.
– Obéir !… murmura-t-elle, obéir…
– Là est votre devoir, reprit Fanferlot, devenu grave et digne,devoir sacré.
Elle hésitait, encore, il prit sur la table la lettre deProsper, qu’elle y avait posée, et il continua :
– Quoi ! monsieur Bertomy, dans un moment terrible, alorsqu’il va être arrêté, vous écrit pour vous tracer votre conduite,et vous voulez rendre vaine cette sage précaution ! Que vousdit-il ? Tenez, relisons ensemble ce billet, qui est comme letestament de sa liberté. Il vous dit : « Si tu m’aimes, je t’enprie, obéis… » Et vous hésitez à obéir. Il vous dit encore : « Il yva de ma vie… » Vous ne l’aimez donc pas ? Quoi ! vous necomprenez pas, malheureuse enfant, qu’en vous conjurant de fuir, devous cacher, monsieur Bertomy a ses raisons, raisons impérieuses,terribles.
Ces raisons, M. Fanferlot les avait comprises en mettant le pieddans l’appartement de la rue Chaptal, et s’il ne les exposait pasencore, c’est qu’il les gardait, comme un bon général garde saréserve, pour décider la victoire. Mme Gypsy était assezintelligente pour les deviner.
– Des raisons !… commença-t-elle ; Prosper voudraitdonc qu’on ignorât notre liaison !…
Elle demeura un instant pensive, puis le jour tout à coup sefaisant dans son esprit, elle s’écria :
– Oui ! je comprends maintenant. Folle que je suis, den’avoir pas vu cela tout de suite ! En effet, ma présence ici,où je suis depuis un an, serait contre lui une charge accablante.On dresserait l’inventaire de tout ce que je possède, de mes robes,de mes dentelles, de mes bijoux, et on lui ferait un crime de monluxe. On lui demanderait où il a pris assez d’argent pour mecombler à ce point de ne me rien laisser à désirer.
L’agent de la sûreté baissa la tête en signe d’assentiment.
– C’est bien cela, répondit-il.
– Mais alors il faut fuir, monsieur, fuir bien vite ! Quisait si la police n’est pas déjà prévenue, si elle ne va pas seprésenter.
– Oh ! fit M. Fanferlot, de l’air le plus dégagé, vous avezle temps, la police n’est ni si habile ni si prompte.
– Peu importe !…
Et laissant seul l’agent de la sûreté, Mme Nina se précipitadans sa chambre à coucher, appelant à grands cris sa femme dechambre, sa cuisinière, le petit groom lui-même, ordonnant de viderles tiroirs et les armoires, d’entasser pêle-mêle dans des mallestout ce qui lui appartenait, et de se dépêcher surtout, de sepresser.
Elle-même donnait l’exemple, et du meilleur cœur, quand une idéesoudaine la ramena près de Fanferlot.
– Tout est prêt à l’instant, dit-elle, et je pars ; mais oùaller ?
– Monsieur Bertomy ne vous le dit-il pas, chère dame ? Àl’autre bout de Paris, dans une maison meublée, dans un hôtel.
– C’est que je n’en connais pas.
L’homme de la préfecture eut l’air de réfléchir. Il avait millepeines à dissimuler une joie singulière qui éclatait, quoi qu’ilfît, dans ses petits yeux ronds.
– Je connais bien un hôtel, moi, dit-il enfin, mais il ne vousconviendra peut-être pas. Dame ! ce n’est pas luxueux commeici…
– Y serai-je bien ?
– Avec ma recommandation, vous serez traitée comme une petitereine, et cachée surtout…
– Où est-ce ?
– De l’autre côté de l’eau, quai Saint-Michel, hôtel duGrand-Archange, tenu par madame Alexandre…
Mme Nina n’a jamais été longue à prendre une détermination.
– Voici de quoi écrire, dit-elle à l’agent ; faites votrelettre de recommandation.
En une minute il eut fini.
– Avec ces trois lignes, belle dame, dit-il, vous ferez demadame Alexandre tout ce que vous voudrez.
– C’est bien ! Maintenant, comment faire savoir mon adresseà Cavaillon ? C’est lui qui devait me remettre la lettre deProsper…
– Il n’a pu venir, chère madame, interrompit l’agent de lasûreté, mais je vais le voir tout à l’heure et je lui dirai où voustrouver…
Mme Gypsy allait envoyer chercher une voiture, Fanferlot, qui sedit pressé, se chargea de la commission. Le prétexte pours’esquiver était bon.
Il jouait d’ailleurs de bonheur ce jour-là. Un fiacre passaitdevant la maison, il l’arrêta.
– Tu vas, dit-il au cocher après lui avoir décliné ses titres,attendre ici une petite dame brune qui va descendre avec des colis.Si elle te dit de la conduire quai Saint-Michel, tu feras claquerton fouet ; si elle te donne une autre adresse, descends deton siège avant de partir, comme pour arranger un trait ; jeserai à portée de voir et d’entendre.
En effet, il alla s’établir de l’autre côté de la rue, chez unmarchand de vins. Il était tout étourdi de ce qu’il venaitd’apprendre, et ne sachant plus que penser au juste, il avaitbesoin de mettre de l’ordre dans ses idées.
Il n’en eut guère le temps : de formidables coups de fouettroublaient le silence de la rue ; Mme Nina se rendait auGrand-Archange.
– Allons ! s’écria-t-il gaiement, celle-là, du moins, je latiens.
À cette heure même où Mme Nina Gypsy allait chercher un refuge àcet hôtel du Grand-Archange, qui lui avait été indiqué parM. Fanferlot, dit l’Écureuil, Prosper Bertomy était écroué au dépôtde la préfecture de police.
Depuis le moment où, maître de ses impressions, il avait réussià reprendre son maintien habituel, son sang-froid ne s’était plusdémenti.
Vainement les gens qui l’entouraient, observateurs ingénieux,avaient épié une défaillance de son regard, une expression douteusede sa physionomie, ils l’avaient trouvé de marbre.
Même, on aurait pu le croire insensible à son affreusesituation, sans une oppression douloureuse que révélait sarespiration plus pressée, sans les gouttes de sueur qui perlaientle long de ses tempes, trahissant d’horribles angoisses.
Chez le commissaire de police où il était resté plus de deuxheures pendant qu’on était allé quérir des ordres, il avait causéavec les deux sergents de ville qui le gardaient.
Vers midi, étant à jeun, il sentit, à ce qu’il déclara, lebesoin de prendre quelque chose. On lui fit apporter à déjeuner durestaurant voisin, et il mangea d’assez bon appétit, et but presquetoute une bouteille de vin.
Pendant qu’il était là, dix agents au moins et divers employésde la préfecture, qui tous les matins ont affaire aux commissairesde police, vinrent examiner curieusement sa contenance. Tous eurentla même opinion et la formulèrent dans des termes presque pareils.Ils disaient :
– C’est un solide mâtin !
Ou encore :
– Ce gaillard-là est trop tranquille pour n’être pas gardé àcarreau.
Lorsqu’on lui annonça qu’un fiacre l’attendait en bas, il seleva vivement ; mais avant de descendre, il demanda lapermission d’allumer un cigare, permission qui lui futaccordée.
Sous la porte de la maison du commissaire, se tienthabituellement une marchande de fleurs. Il lui acheta un petitbouquet de violettes. Cette femme, comprenant qu’il était arrêté,et lui ayant dit en manière de remerciement :
– Bonne chance ! mon pauvre monsieur !
Il parut touché de cette marque banale d’intérêt et répondit:
– Merci, ma brave femme, mais il y a longtemps que je n’en aiplus.
Il faisait un temps magnifique, une resplendissante journée deprintemps. Tout le long de la rue Montmartre que suivait le fiacre,Prosper mit plusieurs fois la tête à la portière, se plaignant, ensouriant, d’être mis en prison par ce beau soleil, lorsqu’il feraitsi bon être dehors.
– C’est même singulier, fit-il, jamais je n’ai eu si grandeenvie de me promener.
Un de ses gardiens, qui était un gros garçon réjoui et épais,accueillit cette réflexion par un énorme éclat de rire, et dit:
– Je comprends cela.
Au greffe, pendant qu’on remplissait les formalités de l’écrou,Prosper répondit avec une hauteur mêlée de dédain aux questionsindispensables qui lui furent adressées.
Mais, lorsque après lui avoir ordonné de vider ses poches sur latable, on s’approcha pour le fouiller, un éclair d’indignationjaillit de ses yeux, puis une larme chaude aussitôt séchée au feude ses pommettes. Ce ne fut qu’un éclair. Il se laissa faire,levant les bras, pendant que, du haut en bas, des mains brutales lepalpaient pour s’assurer qu’il ne dissimulait pas sous sesvêtements quelque objet suspect.
Les investigations auraient peut-être été poussées plus loin etseraient devenues bien autrement ignominieuses sans l’interventiond’un homme d’un certain âge, d’apparence distinguée, portantcravate blanche et lunettes à branches d’or, qui se chauffait prèsdu poêle, et qui, en ce lieu, semblait être chez lui.
À la vue de Prosper, qui entrait suivi des agents, il eut ungeste de surprise et parut extrêmement ému ; il s’avança même,comme pour lui adresser la parole, mais il se ravisa.
Si troublé que fût le caissier, il ne put s’empêcher deremarquer que les yeux de cet homme restaient obstinément fixés surlui. Le connaissait-il donc ? Il eut beau chercher dans sessouvenirs, il ne se rappela pas l’avoir jamais vu.
Cet homme, aux allures de chef de bureau, n’était autre qu’unillustre employé de la préfecture de police, M. Lecoq.
Au moment où les agents qui avaient fouillé Prospers’apprêtaient à lui faire retirer ses bottes – une lime ou une armetiennent si peu de place ! –, M. Lecoq fit un signe et dit:
– C’est assez.
Les autres obéirent. Toutes les formalités étaient remplies, etenfin on conduisit le malheureux caissier à une étroitecellule ; la porte, à grand renfort de verrous et de serrures,se referma sur lui ; il respira ; il était seul.
Oui, il se croyait seul, bien seul ! il ignorait que laprison est de verre, que l’inculpé y est comme le misérable insectesous le microscope de l’entomologiste. Il ne savait pas que lesmurs ont des oreilles toujours béantes, les guichets des yeuxtoujours fixes.
Il était si sûr d’être seul que toute sa fierté se fondit en untorrent de larmes, son masque d’impassibilité tomba. Sa colère, silongtemps contenue, éclata violente et terrible, comme un incendiequi, ayant longtemps couvé, a desséché toutes les matièresinflammables.
Il s’emporta follement, il cria, il eut des imprécations et desblasphèmes. Il meurtrit ses poings aux murailles dans un accès derage folle et impuissante comme celle de la bête fauve enferméeaprès le premier moment de stupeur.
C’est que Prosper Bertomy n’était pas ce qu’il paraissaitêtre.
Ce gentleman hautain et correct, sorte de gandin glacé, avaitdes passions ardentes et un tempérament de feu.
Mais, un jour, vers vingt-quatre ans, l’ambition l’avait morduau cœur. Pendant que tous ses désirs souffraient, emprisonnés danssa médiocrité comme un lycéen dans une tunique trop étroite,regardant autour de lui tous ces riches auxquels l’argent donne labaguette des mille et une nuits, il envia leur sort.
Il rechercha les origines et le point de départ de tous leschefs opulents des grandes entreprises financières, et il reconnutqu’à leurs débuts ils possédaient pour la plupart moins quelui.
Comment donc s’étaient-ils élevés ? À force d’énergie,d’intelligence et d’audace. Pour eux, la pensée féconde avait étécomme la lampe merveilleuse aux mains d’Aladin.
Il se jura de les imiter et d’arriver comme eux.
De ce jour, avec une force de volonté beaucoup moins rare qu’onne croit, il imposa silence à ses instincts. Il réforma, non soncaractère, mais les dehors de son caractère.
Et ses efforts n’avaient pas été perdus. On avait foi en soncaractère et en ses moyens. Ceux qui le connaissaient disaient : «Il arrivera !… »
Et il était là, en prison, accusé d’un vol, c’est-à-direperdu.
Car il ne s’abusait pas. Il savait qu’innocent ou coupable,l’homme soupçonné est marqué d’une flétrissure aussi ineffaçableque les lettres jadis imprimées au fer rouge sur l’épaule desforçats. Dès lors à quoi bon lutter ! À quoi bon un triomphequi ne lave pas la souillure !…
Quand le gardien de service, le soir, lui apporta son repas, ille trouva étendu sur son lit, la tête enfoncée dans son oreiller,pleurant à chaudes larmes.
Ah ! il n’avait plus faim, maintenant qu’il était seul. Uninvincible engourdissement l’envahissait ; sa volonté éperdueflottait dans un brouillard opaque.
La nuit vint, longue, terrible, et pour la première fois iln’eut pour mesurer les heures que le pas cadencé des rondesrelevant les sentinelles. Il souffrait.
Au matin, cependant, le sommeil lui vint avec le jour, et ildormait encore lorsque la voix du geôlier retentit dans lacellule.
– Allons, monsieur, disait-il, à l’instruction !
D’un bond il fut debout, il allait donc être interrogé.
– Marchons, dit-il, sans songer à réparer le désordre de satoilette.
Pendant le trajet, son gardien lui dit :
– Vous avez du bonheur, vous allez avoir affaire à un bien bravehomme.
Le gardien avait mille fois raison.
Doué d’une pénétration remarquable, ferme, incapable de partipris, également éloigné d’une fausse pitié et d’une sévéritéexcessive, M. Patrigent possède, à un degré éminent, toutes lesqualités qu’exige la délicate et difficile mission du juged’instruction.
Peut-être manque-t-il de la fébrile activité, parfois nécessairepour frapper vite et juste ; mais il possède une de cespatiences robustes que rien ne lasse ni ne décourage. Fort capable,d’ailleurs, de suivre pendant des années une instruction, comme ille fit lors de l’affaire des billets belges, dont il ne réunit lesfils qu’après quatre ans d’investigations.
Aussi, était-ce dans son cabinet que venaient s’échouer lesaffaires éternelles, les enquêtes restées en chemin, les procéduresincomplètes.
Tel est, aussi exactement que possible, l’homme vers lequel onconduisait Prosper ; et on le conduisait par un chemin biendifficile.
On lui fit suivre un long corridor, traverser une salle pleinede gendarmes de Paris, descendre un escalier, traverser une manièrede souterrain, puis monter un étroit et raide escalier qui n’enfinissait pas.
Enfin, il arriva dans une longue et étroite galerie, bassed’étage, sur laquelle ouvraient quantité de portes numérotées.
Le gardien du malheureux caissier l’arrêta devant une de cesportes.
– Nous y sommes, lui dit-il ; c’est ici que va se décidervotre sort.
À cette réflexion du gardien, faite d’un ton de commisérationprofonde, Prosper ne put s’empêcher de frissonner.
C’était vrai pourtant : là, derrière cette porte, se trouvait unhomme qui allait l’interroger, et selon ce qu’il répondrait, ilserait relâché ou le mandat d’amener qu’on lui avait signifié laveille serait converti en mandat de dépôt.
Cependant, faisant appel à tout son courage, il posait déjà lamain sur le bouton de la porte, lorsque son gardien l’arrêta.
– Oh ! pas encore, lui dit-il, on n’entre pas comme cela :asseyez-vous, on vous appellera quand votre tour sera venu.
L’infortuné obéit, et son gardien prit place près de lui. Riend’affreux, rien de lugubre comme une station dans cette sombregalerie des juges d’instruction.
D’un bout à l’autre est établi contre le mur un grossier banc dechêne, noirci par un usage quotidien. Involontairement on songe quesur ce banc sont venus tour à tour, depuis dix ans, s’asseoir tousles prévenus, tous les voleurs, tous les assassins du départementde la Seine.
C’est que tôt ou tard, fatalement, comme l’immondice à l’égout,le crime arrive à cette terrible galerie qui a une porte sur lebagne, l’autre sur la plate-forme de l’échafaud. C’est là, selon latriviale mais énergique expression d’un premier président, le grandlavoir public de tout le linge sale de Paris.
La galerie, à l’heure où Prosper y arriva, était fort animée. Lebanc était presque entièrement occupé. À côté de lui, si près qu’ille coudoyait, on avait placé un homme en haillons, à figuresinistre.
Devant chaque porte, qui est celle d’un juge d’instruction, setenaient des groupes de témoins, où on causait à voix basse. À toutmoment, allaient et venaient des gendarmes de Paris, dont lesfortes bottes résonnaient sur les dalles, et qui amenaient oureconduisaient des prisonniers. Parfois, dominant le sourd murmure,on entendait un sanglot, et une femme, la mère ou la sœur dequelque prévenu, passait un mouchoir sur les yeux. À de courtsintervalles, une porte s’ouvrait et se refermait, et la voix d’unhuissier criait un nom ou un numéro.
À ce spectacle, à ces contacts flétrissants, au milieu de cetteatmosphère chaude et chargée d’émanations étranges, le caissier sesentait défaillir, quand un petit vieux, vêtu de noir avec lesinsignes de sa dignité, la chaîne d’acier en sautoir, cria :
– Prosper Bertomy !
Le malheureux se dressa tout d’une pièce, et, sans savoircomment, se trouva poussé dans le cabinet du juged’instruction.
Tout d’abord, il fut aveuglé. Il quittait un endroit fortobscur, et la fenêtre de la pièce où il entrait, placée en face dela porte, versait à flots un jour éclatant et criard.
Ce cabinet, comme tous ceux de la galerie, est sans physionomieparticulière. On s’y croirait chez n’importe quel hommed’affaires.
Il est tendu d’un papier économique vert foncé, et à terre estun méchant tapis à vulgaires dessins noirs.
Vis-à-vis la porte est un grand bureau, encombré de dossiers,derrière lequel est placé le juge, faisant face à ceux qui entrent,de telle sorte que son visage reste dans l’ombre, pendant que celuides prévenus ou des témoins qu’il interroge est en pleine lumière.À droite, est une petite table où écrit le greffier, cetindispensable auxiliaire du juge.
Mais Prosper ne remarquait pas ces détails. Toute son attentionse concentrait sur le magistrat, et, à mesure qu’il l’examinaitmieux, il se disait que son gardien ne l’avait pas trompé.
Il est vrai que la figure de M. Patrigent, figure irrégulière,encadrée de courts favoris roux, animée par des yeux vifs etspirituels, respirant la bonté, est de celles qui, au premierabord, rassurent et attirent.
– Prenez une chaise, dit-il à Prosper.
Cette attention fut d’autant plus sensible au prévenu, qu’ils’attendait à être traité avec le dernier mépris. Elle lui parutd’un favorable augure, et lui rendit quelque liberté d’esprit.
Cependant M. Patrigent avait fait un signe à son greffier.
– Nous commençons, Sigault, dit-il, attention.
Et se retournant vers Prosper :
– Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.
– Auguste-Prosper Bertomy, monsieur.
– Quel âge avez-vous ?
– J’aurai trente ans le 5 mai prochain.
– Quelle est votre profession ?
– Je suis, monsieur, c’est-à-dire j’étais le caissier de lamaison de banque André Fauvel.
Le magistrat l’interrompit pour consulter un petit agenda placéprès de lui. Prosper, qui suivait attentivement tous sesmouvements, se prenait à espérer, se disant que jamais un hommeayant l’air si peu prévenu contre lui ne le retiendrait enprison.
Le renseignement qu’il cherchait trouvé, M. Patrigent repritl’interrogatoire :
– Où demeurez-vous ? demanda-t-il.
– Rue Chaptal, 39, depuis quatre ans. J’habitais avant, 7,boulevard des Batignolles.
– Où êtes-vous né ?
– À Beaucaire, département du Gard.
– Avez-vous encore vos parents ?
– J’ai perdu ma mère il y a deux ans, monsieur, mais j’ai encoremon père.
– Habite-t-il Paris ?
– Non, monsieur, il habite Beaucaire avec ma sœur qui est mariéeà l’un des ingénieurs du canal du Midi.
C’est d’une voix affreusement troublée que Prosper répondit àces dernières questions. C’est que s’il est des heures dans la vieoù le souvenir de la famille encourage et console, il est de cesmoments affreux où on voudrait être seul au monde et sortir desEnfants trouvés.
M. Patrigent remarqua fort bien et nota cette émotion de sonprévenu lorsqu’il lui avait parlé de ses parents.
– Et, quelle est, continua-t-il, la profession de votrepère ?
– Il a été, monsieur, conducteur des ponts et chaussées, puisemployé au canal du Midi, comme mon beau-frère ; maintenant ila pris sa retraite.
Il y eut un moment de silence. Le juge d’instruction avait placéson fauteuil de telle sorte que tout en paraissant avoir la têtetournée, il ne perdait rien absolument du jeu de la physionomie deProsper.
– Eh bien ! fit-il tout à coup, vous êtes accusé d’avoirvolé à votre patron trois cent cinquante mille francs.
Depuis vingt-quatre heures, le malheureux jeune homme avait eule temps de se familiariser avec la terrible idée de cetteaccusation, et cependant, ainsi formulée et précisée, ellel’atterra, et il lui fut impossible d’articuler une syllabe.
– Qu’avez-vous à répondre ? insista le juged’instruction.
– Je suis innocent, monsieur, je vous jure, je suisinnocent !
– Je le souhaite pour vous, fit M. Patrigent, et vous pouvezcompter sur moi pour vous aider de toutes mes forces à faireéclater votre innocence. Avez-vous, du moins, quelques faits àalléguer pour votre défense, quelques preuves à donner ?
– Eh ! monsieur, que puis-je dire, lorsque moi-même je necomprends pas ce qui a pu se passer ! Je ne puis qu’invoquerma vie entière…
Le magistrat interrompit Prosper d’un geste.
– Précisons, dit-il ; le vol a été commis dans descirconstances telles que les soupçons ne peuvent, ce semble,atteindre que monsieur Fauvel ou vous. Peut-on soupçonner quelqueautre personne ?
– Non, monsieur.
– Vous vous dites innocent, le coupable est donc monsieurFauvel.
Prosper ne répondit pas.
– Avez-vous, insista M. Patrigent, quelque motif de croire quevotre patron s’est volé lui-même ? Si léger qu’il soit,dites-le-moi.
Et comme le prévenu gardait toujours le silence :
– Allons, reprit le juge, vous avez, je le vois, besoin deréfléchir encore. Écoutez la lecture de votre interrogatoire que vavous faire mon greffier, vous signerez ensuite et on vousreconduira en prison.
Le malheureux était anéanti. La dernière lueur qui avait éclairéson désespoir s’éteignait. Il n’entendit rien de ce que lui lutSigault, c’est sans voir qu’il signa.
Il était si chancelant en sortant du cabinet du juge, que songardien lui conseilla de s’appuyer sur lui.
– Cela ne va donc pas bien ? lui dit cet homme ;allons, monsieur, il faut du courage.
Du courage ! Prosper n’en avait plus quand il se retrouvadans sa cellule ; mais avec la colère, la haine entrait dansson cœur.
Il s’était promis qu’il parlerait au juge d’instruction, qu’ilse défendrait, qu’il établirait son innocence, on ne lui en avaitpas laissé le temps. Il se reprochait amèrement d’avoir cru à desapparences de bienveillance.
– Quelle dérision ! disait-il, est-ce donc là uninterrogatoire ?
Non, ce n’était pas un interrogatoire, en effet, mais une simpleformalité.
En faisant comparaître Prosper, M. Patrigent obéissait àl’article 93 du Code d’instruction criminelle, lequel dit que «tout inculpé sous le coup d’un mandat d’amener sera interrogé dansles vingt-quatre heures au plus tard ».
Mais ce n’est pas en vingt-quatre heures, surtout dans uneaffaire comme celle-là, en l’absence de tout corps de délit, detoute preuve matérielle, de tout indice même, qu’un juged’instruction peut réunir les éléments d’un interrogatoire.
Pour triompher de l’opiniâtre défense d’un prévenu qui serenferme dans la négation absolue comme dans une forteresse, ilfaut des armes. Ces armes, M. Patrigent s’occupait à lespréparer.
Si Prosper était resté une heure de plus dans la galerie, ilaurait vu le même huissier qui l’avait appelé sortir du cabinet dujuge d’instruction et crier :
– Le numéro 3 !
Le témoin qui avait le numéro 3, et qui s’était assis, enattendant son tour, sur le banc de bois, c’était M. AndréFauvel.
Le banquier n’était plus le même homme.
Autant, dans ses bureaux, il avait paru animé d’intentionsbienveillantes, autant, lorsqu’il entra chez le juge, il semblaitirrité contre son caissier. La réflexion qui, d’ordinaire, amèneavec le calme le besoin de pardonner, ne lui avait apporté quecolère et désirs de vengeance.
Les inévitables questions qui commencent tout interrogatoire luiavaient à peine été adressées que son naturel fougueux l’emportant,il se répandit contre Prosper en récriminations et même eninvectives.
Il fallut que M. Patrigent lui imposât silence, lui rappelant cequ’il se devait à lui-même, quels que fussent d’ailleurs les tortsde son employé.
Facile tout à l’heure avec le prévenu, le juge d’instructiondevenait attentif et méticuleux. C’est que l’interrogatoire deProsper n’avait été qu’une formalité, la constatation d’un faitbrutal. Il s’agissait maintenant de rechercher les faitsaccessoires, les particularités, de grouper enfin en faisceau lescirconstances, en apparence les plus insignifiantes, pour en tirerune conviction.
– Procédons par ordre, monsieur, dit-il à M. Fauvel, et, pour lemoment, bornez-vous, je vous prie, à répondre à mes questions.Doutiez-vous de la probité de votre caissier ?
– Certes, non ! Et cependant, mille raisons auraient dûm’inquiéter.
– Quelles raisons, je vous prie ?
– Monsieur Bertomy, mon caissier, jouait, il passait des nuitsau baccarat, à diverses reprises j’ai su qu’il avait perdu defortes sommes. Il avait de mauvaises connaissances. Une fois, avecun des clients de ma maison, monsieur de Clameran, il s’est trouvémêlé à une affaire scandaleuse de jeu, qui avait commencé chez unefemme, et qui s’est terminée en police correctionnelle.
Et pendant plus d’une minute, le banquier chargea terriblementProsper. Quand enfin il s’arrêta :
– Avouez, monsieur, fit le juge, que vous êtes bien imprudent,pour ne pas dire bien coupable, d’avoir osé confier votre caisse àun tel homme.
– Eh ! monsieur, répondit M. Fauvel, Prosper n’a pastoujours été ainsi. Jusqu’à l’an passé, il a été le modèle deshommes de son âge. Admis dans ma maison, il faisait presque partiede ma famille, il passait toutes ses soirées avec nous, il étaitl’ami intime de mon fils aîné, Lucien. Puis, tout à coup,brusquement, du jour au lendemain, il a cessé ses visites et nousne l’avons plus revu. Cependant, j’avais tout lieu de le croirefort épris de ma nièce Madeleine.
M. Patrigent eut un certain froncement de sourcils qui lui estfamilier quand il croit avoir saisi quelque indice.
– Ne serait-ce pas précisément cette inclination, demanda-t-il,qui aurait déterminé l’éloignement de monsieur Bertomy ?
– Pourquoi ? fit le banquier de l’air le plus surpris. Jelui aurais le plus volontiers du monde accordé la main deMadeleine, et pour être franc, je supposais qu’il me lademanderait. Ma nièce eût été un beau parti, un parti inespéré pourlui ; elle est très jolie, et elle aura un demi-million dedot.
– Alors, vous ne voyez nul motif à la conduite de votrecaissier ?
Le banquier parut chercher.
– Aucun absolument, répondit-il. J’ai toujours supposé queProsper avait été entraîné hors du droit chemin par un jeune hommedont il fit la connaissance chez moi à cette époque, monsieur Raoulde Lagors.
– Ah !… et quel est ce jeune homme ?
– Un parent de ma femme, un charmant garçon, spirituel, bienélevé, un peu étourdi, mais assez riche pour payer sesétourderies.
Le juge d’instruction n’avait plus l’air d’écouter ; ilinscrivait ce nom de Lagors sur son agenda, à la suite d’une listede noms déjà longue.
– Maintenant, reprit-il, arrivons au fait : vous êtes sûr que levol n’a pas été commis par personne de votre maison ?
– Matériellement sûr ; oui, monsieur.
– Votre clé ne vous quittait jamais ?
– Rarement, du moins ; et quand je ne la portais pas surmoi, je la déposais dans un des tiroirs du secrétaire de ma chambreà coucher.
– Où était-elle, le soir du vol ?
– Dans mon secrétaire.
– Mais alors…
– Pardon, monsieur, interrompit M. Fauvel, permettez-moi de vousfaire remarquer que pour un coffre-fort comme le mien la clé nesignifie rien. Avant tout il faut connaître le mot sur lequeltournent les cinq boutons mobiles. Avec le mot, on peut à larigueur ouvrir sans clé, mais sans le mot…
– Et ce mot, vous ne l’avez dit à personne ?
– À personne au monde, non monsieur. Et tenez, j’aurais étéparfois bien embarrassé de dire sur quel mot ma caisse étaitfermée. Prosper le changeait quand bon lui semblait, il meprévenait et il m’arrivait de l’oublier.
– L’aviez-vous oublié, le jour du vol ?
– Non, le mot avait été changé l’avant-veille et sa singularitém’avait frappé.
– Quel était-il ?
– Gypsy, G, y, p, s, y, fit le banquier dictantl’orthographe.
Ce mot aussi, M. Patrigent l’écrivit.
– Encore une question, monsieur, dit-il, étiez-vous chez vous laveille du vol ?
– Non, monsieur. Je dînais chez un de mes amis, et j’y ai passéla soirée. Lorsque je suis rentré chez moi, vers une heure, mafemme était couchée, et je me suis moi-même couchéimmédiatement.
– Et vous ignoriez quelle somme se trouvait dans lacaisse ?
– Absolument. D’après mes ordres formels, je devais supposerqu’il ne s’y trouvait qu’une somme insignifiante : je l’ai déclaréà monsieur le commissaire, et monsieur Bertomy l’a reconnu.
– C’est exact, le procès-verbal en fait foi.
M. Patrigent se tut. Pour lui, tout était dans ce fait : lebanquier ignorait qu’il y eût trois cent cinquante mille francs encaisse et Prosper avait manqué à son devoir en les faisant retirerde la Banque, donc… La conclusion était facile à tirer.
Voyant qu’on ne l’interrogeait plus, le banquier pensa qu’ilpouvait enfin tout dire ce qu’il avait sur le cœur.
– Je me crois au-dessus du soupçon, monsieur, commença-t-il, etcependant je ne dormirai tranquille que lorsque la culpabilité demon caissier aura été parfaitement établie. La calomnie s’attaquede préférence à l’homme qui a réussi ; je puis être calomnié.Trois cent cinquante mille francs sont une fortune capable detenter le plus riche. Je vous serai reconnaissant de faire examinerla situation de ma maison, cet examen prouvera que je ne puis avoirnul intérêt à me voler moi-même, la prospérité de mes affaires…
– Il suffit, monsieur.
Il suffisait en effet. Déjà M. Patrigent était renseigné etsavait aussi bien que le banquier à quoi s’en tenir sur sasituation.
Il le pria de signer son interrogatoire et le reconduisitjusqu’à la porte de son cabinet, faveur rare de sa part.
M. Fauvel sorti, Sigault, le greffier, se permit uneobservation.
– Voilà une affaire diablement obscure, dit-il. Si le caissierest adroit et ferme, il me paraît bien difficile de leconvaincre.
– Peut-être, répondit le juge ; mais voyons les autrestémoins.
Celui qui avait le numéro 4 n’était autre que Lucien, le filsaîné de M. Fauvel.
Ce jeune homme, grand et beau garçon, de vingt-deux ans,répondit qu’il aimait beaucoup Prosper, qu’il avait été fort liéavec lui et qu’il l’avait toujours considéré comme un honnêtehomme, incapable même d’une indélicatesse.
Il déclara qu’à cette heure encore, il ne pouvait s’expliquercomment et par quelle suite de circonstances fatales Prosper enétait venu à commettre un vol. Il s’était aperçu que Prosperjouait, mais non autant qu’on le prétendait. Il n’avait jamais vuqu’il fît des dépenses au-dessus de ses moyens.
Au sujet de sa cousine Madeleine, il répondit :
– J’ai toujours pensé que Prosper était amoureux de Madeleine,et jusqu’à hier j’ai été convaincu qu’il l’épouserait, sachant quemon père ne s’opposerait pas à ce mariage. J’ai toujours attribuéla désertion de Prosper à une brouille avec ma cousine, maisj’étais persuadé qu’ils finiraient par se réconcilier.
Ces renseignements, mieux encore que ceux de M. Fauvel,éclairaient le passé du caissier, mais ne révélaient en apparenceaucun indice dont on pût tirer parti dans les conjoncturesprésentes.
Lucien signa sa déposition et se retira.
C’était au jeune Cavaillon à être interrogé.
Le pauvre garçon était, lorsqu’il se présenta devant le juge,dans un état à faire pitié.
Ayant, en grand secret, la veille, raconté à l’un de ses amis,clerc d’avoué, son aventure avec l’agent de la sûreté, ce clercl’avait outrageusement plaisanté de sa poltronnerie. Il éprouvaitd’affreux remords et avait passé la nuit à se reprocher d’avoirperdu Prosper.
Il eut au moins ce mérite de s’efforcer de réparer ce qu’ilappelait sa trahison.
Il n’accusa pas précisément M. Fauvel, mais il déclaracourageusement qu’il était l’ami du caissier, son obligé, et qu’ilétait sûr de son innocence comme de la sienne propre.
Malheureusement, outre qu’il n’avait nulles preuves à fournir àl’appui de ses dires, sa profession d’amitié passionnée enlevaitbeaucoup de valeur à ses déclarations.
Après Cavaillon, six ou huit employés de la maison Fauveldéfilèrent successivement dans le cabinet du juge ; mais leursdépositions furent presque toutes insignifiantes.
L’un d’eux, cependant, donna un détail que nota le juge. Ilprétendit savoir que Prosper avait spéculé à la Bourse, parl’entremise de M. Raoul de Lagors, et gagné des sommesimportantes.
Cinq heures sonnaient lorsque la liste des témoins cités pour cejour fut épuisée. Mais la tâche de M. Patrigent n’était pasterminée encore. Il sonna son huissier, qui parut presque aussitôt,et lui dit :
– Allez, au plus vite, me chercher Fanferlot.
L’agent de la sûreté fut long à se rendre aux ordres du juge.Ayant rencontré dans la galerie un de ses collègues, il s’était cruobligé à une politesse, et l’huissier avait été obligé d’aller lerelancer au petit estaminet du coin.
– Depuis quand vous faites-vous attendre ? dit sévèrementle juge lorsqu’il entra.
Fanferlot, qui s’était présenté en saluant jusqu’à terre,s’inclina, s’il est possible, plus profondément encore.
C’est qu’en dépit de son visage riant, mille inquiétudes letaquinaient. Pour suivre seul l’affaire Bertomy, il lui fallaitjouer un double jeu qu’on pouvait découvrir. À ménager la chèvre dela justice et le chou de son ambition, il courait de gros risques,dont le moindre était de perdre sa place.
– J’ai eu beaucoup à faire, répondit-il pour s’excuser, et jen’ai pas perdu mon temps.
Et tout aussitôt il se mit à rendre compte de ses démarches. Nonsans embarras, par exemple, car il ne parlait qu’avec toutes sortesde restrictions, triant ce qu’il devait dire et ce qu’il pouvaittaire. Ainsi il livra l’histoire de la lettre de Cavaillon, remitmême au juge cette lettre qu’il avait volée à Gypsy, mais il nesouffla mot de Madeleine. En revanche, il donna sur Prosper et surMme Gypsy une foule de détails biographiques ramassés un peupartout.
À mesure qu’il avançait dans son récit, les convictions de M.Patrigent s’affermissaient.
– Évidemment, murmura-t-il, ce jeune homme est coupable.
Fanferlot ne releva pas cette réflexion. Cette opinion n’étaitpas la sienne, mais il était ravi de cette idée que le juge faisaitfausse route, se disant qu’il n’en aurait que plus de gloire àsaisir le vrai coupable. Le fâcheux est qu’il ne savait encorecomment arriver à ce beau résultat.
Tous les renseignements recueillis, le juge congédia son agenten lui donnant diverses missions et en lui assignant rendez-vouspour le lendemain.
– Surtout, dit-il en finissant, ne perdez pas de vue la filleGypsy ; elle doit savoir où est l’argent et peut nous mettresur la trace.
Fanferlot eut un sourire malin.
– Monsieur le juge peut être tranquille, dit-il ; la dameest en bonnes mains.
Resté seul, et bien que la soirée fut avancée, M. Patrigent pritencore bon nombre de mesures qui devaient faire affluer chez luiles dépositions.
Cette affaire s’était absolument emparée de son esprit, etl’irritait et l’attirait tout ensemble. Il lui semblait y découvrircertains côtés obscurs et mystérieux qu’il s’était juré depénétrer.
Le lendemain, bien avant son heure habituelle, il était à soncabinet. Il entendit ce jour-là Mme Gypsy, fit revenir Cavaillon etenvoya chercher M. Fauvel. Et cette activité, il la déploya lesjours suivants.
Seuls, deux témoins cités firent défaut. Le premier était legarçon de bureau envoyé par Prosper à la Banque, il était gravementmalade d’une chute.
Le second était M. Raoul de Lagors.
Mais leur absence n’empêchait pas le dossier de Prosper degrossir, et le lundi suivant, c’est-à-dire six jours après le vol,M. Patrigent croyait avoir entre les mains assez de preuves moralespour écraser son prévenu.
Pendant que sa vie entière était l’objet des plus minutieusesinvestigations, Prosper était en prison, au secret.
Les deux premières journées ne lui avaient pas paru troplongues.
On lui avait, sur ses instances, donné quelques feuilles depapier, numérotées, dont il devait rendre compte, et il écrivaitavec une sorte de rage des plans de défense et des mémoiresjustificatifs.
Le troisième jour, il commença à s’inquiéter de ne voir personneque les condamnés employés au service des « secrets » et le geôlierchargé de lui apporter ses repas.
– Est-ce qu’on ne va pas m’interroger de nouveau ?demandait-il chaque fois.
– Votre tour viendra, allez, répondait invariablement legeôlier.
Et le temps passait, et le malheureux torturé par les angoissesdu secret, qui brise les plus énergiques natures, tombait dans leplus sombre désespoir.
– Suis-je donc ici pour toujours ? s’écriait-il.
Non, on ne l’oubliait pas, car le lundi matin, à une heure oùles geôliers ne venaient jamais, il entendit grincer les verrous dela cellule.
D’un bond il se dressa et courut vers la porte.
Mais à la vue d’un homme à cheveux blancs debout sur le seuil,il fut comme foudroyé.
– Mon père, balbutia-t-il, mon père !…
– Oui, votre père…
À la stupeur première de Prosper, un sentiment de joie immenseavait succédé.
C’est qu’un père, quoi qu’il arrive, est l’ami sur lequel ondoit compter. Aux heures terribles, lorsque tout appui manque, onse souvient de cet homme sur lequel on s’appuyait étant enfant, et,alors même qu’il ne peut rien, sa présence rassure comme celle d’unprotecteur tout-puissant.
Sans réfléchir, entraîné par un élan d’effusion attendrie,Prosper ouvrit les bras comme pour se jeter au cou de son père.
M. Bertomy le repoussa durement.
– Éloignez-vous, ordonna-t-il.
Il s’avança alors dans la cellule, dont la porte se referma. Lepère et le fils étaient seuls en présence. Prosper brisé, anéanti,M. Bertomy irrité, presque menaçant.
Repoussé par ce dernier ami, un père, le malheureux caissierparut se roidir contre une douleur atroce.
– Vous aussi ! s’écria-t-il, vous !… vous me croyezcoupable.
– Épargnez-vous une comédie honteuse, interrompit M. Bertomy, jesais tout.
– Mais je suis innocent, mon père, je vous le jure par lamémoire sacrée de ma mère.
– Malheureux !… s’écria M. Bertomy, ne blasphémezpas !…
Un irrésistible attendrissement le gagna, et c’est d’une voixfaible presque inintelligible qu’il ajouta :
– Votre mère est morte, Prosper, et je ne savais pas qu’un jourviendrait où je bénirais Dieu de me l’avoir enlevée. Votre crimel’eût tuée !
Il y eut un long silence ; enfin Prosper reprit :
– Vous m’accablez, mon père, et cela au moment où j’ai besoin detout mon courage, au moment où je suis victime de la plus odieusemachination.
– Victime ! fit M. Bertomy, victime !… C’est-à-direque vous essayez de flétrir de vos insinuations l’homme honorableet bon qui a pris soin de vous, qui vous a accablé de bienfaits,qui vous avait assuré une position brillante, qui vous préparait unavenir inespéré. C’est assez de l’avoir volé, ne le calomniezpas.
– Par pitié ! mon père, laissez-moi vous dire…
– Quoi ! vous allez nier peut-être les bontés de votrepatron ? Vous étiez cependant si sûr de son affection, qu’unjour vous m’avez écrit, me disant de me préparer à faire le voyagede Paris pour demander à monsieur Fauvel la main de sa nièce.Était-ce donc un mensonge ?…
– Non, répondit Prosper d’une voix étouffée, non…
– Il y a un an de cela ; vous aimiez mademoiselleMadeleine, alors, du moins vous me l’écriviez…
– Mais je l’aime, mon père, plus que jamais ; je n’aijamais cessé de l’aimer.
M. Bertomy eut un geste de méprisante pitié.
– Vraiment ! s’écria-t-il. Et la pensée de la chaste etpure jeune fille que vous aimiez ne vous arrêtait pas au seuil dela débauche. Vous l’aimiez !… Comment donc osiez-vous, sansrougir, vous présenter devant elle en quittant les flétrissantescompagnies qui étaient les vôtres ?
– Au nom du Ciel ! laissez-moi vous expliquer par quellefatalité Madeleine…
– Assez, monsieur, assez. Je sais tout, je vous l’ai dit. J’aivu votre patron hier. Ce matin, j’ai vu votre juge, et c’est à sabonté que je dois d’avoir pu pénétrer jusqu’à vous. Savez-vous quej’ai dû, moi, me laisser fouiller, déshabiller presque, pour entrerici. On pensait que je vous apportais une arme.
Prosper n’essayait pas de lutter. Il s’était laissé tomber,désespéré, sur le tabouret de sa prison.
– J’ai vu votre appartement et j’ai compris votre crime. J’ai vudes tentures de soie à toutes les portes et des tableaux à cadresdorés le long de tous les murs. Chez mon père, les murs étaientblanchis à la chaux, et il n’y avait qu’un fauteuil dans la maison,celui de ma mère. Notre luxe, c’était notre probité. Vous êtes lepremier de la famille qui ayez eu des tapis d’Aubusson ; ilest vrai que vous êtes le premier voleur qui se soit trouvé dansnotre famille.
À cette dernière insulte, le sang afflua aux joues deProsper ; cependant il ne bougea pas.
– Mais il faut du luxe maintenant, poursuivait M. Bertomy,s’animant et s’exaltant au bruit de ses paroles ; il faut duluxe à tout prix. On veut l’opulence insolente et le faste duparvenu avant d’être parvenu. On entretient des maîtresses quiportent des mules de satin doublées de cygne, comme celles que j’aivues au pied de votre lit, et on a des domestiques en livrée. Et onvole ! Et les banquiers en sont venus à n’oser plus confier àpersonne la clé de leur caisse. Et tous les matins, quelque volinattendu couvre de boue des familles honorables…
M. Bertomy s’arrêta brusquement ; il venait de s’apercevoirque son fils paraissait hors d’état de l’entendre.
– Brisons là, reprit-il, je ne suis pas venu ici pour vous fairedes reproches, je suis venu pour sauver, s’il se peut, quelquechose de notre honneur, pour empêcher qu’on imprime notre nom dansles journaux judiciaires, parmi les noms des voleurs et desassassins. Levez-vous et écoutez-moi.
À la voix impérieuse de son père, Prosper se dressa tout d’unepièce. Tant de coups successifs le réduisaient à cet étatd’insensibilité farouche du misérable qui n’a plus rien àredouter.
– Avant tout, commença M. Bertomy, combien vous reste-t-ilencore des trois cent cinquante mille francs que vous avezvolés ?
– Encore une fois, mon père, répondit l’infortuné avec un accentd’affreuse résignation, encore une fois, je suis innocent.
– Soit, je m’attendais à cette réponse. Ce sera donc notrefamille qui réparera le préjudice causé par vous à votrepatron.
– Comment ? que voulez-vous dire ?
– Le jour où il nous a appris votre crime, votre beau-frère estvenu me rapporter la dot de votre sœur, soixante-dix mille francs.J’ai pu réunir de mon côté cent quarante mille francs. C’est entout deux cent dix mille francs que j’ai là sur moi, et je vais lesaller porter à monsieur Fauvel.
Cette menace tira Prosper de son anéantissement.
– Vous ne ferez pas cela ! s’écria-t-il avec une violencemal contenue.
– Je le ferai avant la fin de la journée. Pour le reste de lasomme monsieur Fauvel m’accordera du temps. Ma pension de retraiteest de quinze cents francs, je puis vivre avec cinq cents, je suisencore assez fort pour remplir un emploi, de son côté, votrebeau-frère…
M. Bertomy s’arrêta court, épouvanté de l’expression de laphysionomie de son fils. Une colère si furieuse qu’elle tournait àla folie, contractait ses traits ; ses yeux, tout à l’heureéteints, lançaient des éclairs.
– Vous n’avez pas le droit, mon père ! s’écria-t-il, non,vous n’avez pas le droit d’agir ainsi. Libre à vous de refuser deme croire ; il vous est interdit de tenter une démarche quiserait un aveu et me perdrait. Qui vous assure que je suiscoupable ? Quoi ? lorsque la justice hésite, vous, monpère, vous n’hésitez pas, et, plus impitoyable que la justice, vousme condamnez sans m’entendre.
– Je remplirai mon devoir !
– C’est-à-dire que je suis au bord de l’abîme et que vous allezm’y précipiter ! Est-ce là ce que vous appelez votredevoir ? Quoi ! entre des étrangers qui m’accusent et moiqui vous crie que je suis innocent, vous ne balancez pas ?Pourquoi ? Est-ce parce que je suis votre fils ? Notrehonneur est en péril, c’est vrai ; raison de plus pour mesoutenir, pour m’aider à le défendre et à le sauver.
Prosper avait su trouver de ces accents qui font pénétrer ledoute au plus profond des consciences et ébranlent les plus solidesconvictions. M. Bertomy était ému.
– Cependant, murmura-t-il, tout vous accuse.
– Ah ! mon père ! c’est que vous ne savez pas qu’unjour j’ai dû fuir Madeleine ; il le fallait. J’étaisdésespéré, j’ai voulu m’étourdir. J’ai cherché l’oubli, j’ai trouvéle dégoût et la honte. Ô Madeleine !…
Il s’attendrissait ; mais bientôt il reprit avec uneviolence croissante :
– Tout est contre moi, peu importe ! je saurai me justifierou périr à la tâche. La justice humaine est sujette àl’erreur ; innocent, je puis être condamné ; soit, jesubirai ma peine ; mais on sort du bagne…
– Malheureux, que dites-vous ?…
– Je dis, mon père, que je suis maintenant un autre homme. Mavie a un but, désormais, la vengeance. Je suis victime d’unemachination infâme. Tant que j’aurai une goutte de sang dans lesveines, j’en poursuivrai l’auteur. Et je le trouverai, il faudrabien qu’il expie mes tortures et mes angoisses. C’est de la maisonFauvel que part le coup, c’est là qu’il faut chercher.
– Prenez garde ! fit M. Bertomy, la colère vouségare !…
– Oui, je comprends, vous allez me vanter la probité de monsieurAndré Fauvel ; vous allez me dire que toutes les vertus sesont réfugiées au sein de cette famille patriarcale. Qu’ensavez-vous ? Serait-ce la première fois que de beaux semblantsd’honnêteté cacheraient les plus honteux secrets ? PourquoiMadeleine m’a-t-elle un jour, tout à coup, défendu de songer àelle ? Pourquoi m’a-t-elle exilé, alors qu’elle souffre autantque moi de notre séparation, alors qu’elle m’aime encore,m’entendez-vous bien, qu’elle m’aime…, j’en suis sûr, j’en ai eu lapreuve.
L’heure accordée à M. Bertomy pour un entretien avec son filsétait écoulée, le geôlier vint l’en avertir.
Mille sentiments divers déchiraient le cœur de ce pèreinfortuné, et lui étaient toute liberté de réflexion.
Si Prosper disait vrai, pourtant ! Quels ne seraient pasplus tard ses remords d’avoir ajouté à son malheur, déjà sigrand ! Et qui prouvait qu’il ne disait pas vrai !
La voix de ce fils dont, si longtemps, il avait été fier, avaitréveillé en lui toutes les tendresses paternelles violemmentcomprimées. Eh ! fût-il coupable, et coupable d’un pire crime,en était-il moins son fils ?
Sa figure avait perdu toute sa sévérité, ses yeux étaientbrillants de larmes près de s’échapper.
Il voulait sortir grave et irrité comme il était entré : iln’eut pas ce courage cruel. Son cœur se brisa, il ouvrit les braset pressa Prosper contre sa poitrine.
– Ô mon fils !… murmurait-il en se retirant, puisses-tuavoir dit vrai !…
Prosper l’emportait, il avait presque convaincu son père de soninnocence. Mais il n’eut pas le temps de se réjouir de cettevictoire.
La porte de la cellule s’ouvrit presque aussitôt après s’êtrerefermée, et la voix du geôlier, comme la première fois, cria :
– Allons, monsieur, à l’instruction.
Il fallait obéir quand même, il obéit.
Mais sa démarche n’était plus celle des premiers jours, unchangement complet venait de s’opérer en lui. Il allait le fronthaut, d’un pas assuré, et le feu de la résolution éclatait dans sesyeux.
Il connaissait le chemin, maintenant, et il marchait un peu enavant du garde de Paris qui l’accompagnait.
Comme il traversait la petite salle basse où se tiennent lesagents et les gardes de service, il croisa cet homme à lunettesd’or, qui, dans la salle du greffe, l’avait fixé si longtemps.
– Du courage ! Monsieur Prosper Bertomy, lui dit cepersonnage, si vous êtes innocent, on vous aidera.
Prosper, surpris, s’arrêta ; il cherchait une réponse, maisdéjà l’homme était passé.
– Quel est ce monsieur ? demanda-t-il au garde qui lesuivait.
– Quoi ! vous ne le connaissez pas ! répondit le garded’un air de surprise profonde, mais c’est monsieur Lecoq, de lasûreté.
– Qui ça, Lecoq ?
– Vous pourriez bien dire « monsieur », fit le garde de Parisoffensé ; ça ne vous écorcherait pas la bouche. Monsieur Lecoqest un homme à qui on n’en conte pas, et qui sait tout ce qu’ilveut savoir. Si vous l’aviez eu, au lieu de ce mielleux imbécile deFanferlot, votre affaire serait depuis longtemps réglée. Avec lui,on ne languit pas. Mais il a l’air d’être de vosconnaissances ?
– Je ne l’avais jamais vu avant le jour où on m’a amené ici.
– Il ne faudrait pas en jurer, parce que, voyez-vous, personnene peut se vanter de connaître la vraie figure de monsieur Lecoq.Il est ceci aujourd’hui et cela demain ; tantôt brun, tantôtblond, parfois tout jeune, d’autres fois si vieux qu’on luidonnerait cent ans. Tenez, moi qui vous parle, il m’enfonce commeil veut. Je cause avec un inconnu, paf ! c’est lui. N’importequi peut être lui. On m’aurait dit que vous étiez lui, j’auraisrépondu : « C’est bien possible. » Ah ! il peut se vanter,celui-là, de faire tout ce qu’il veut de son corps.
Le garde de Paris aurait longtemps encore poursuivi la légendede M. Lecoq, mais il arrivait avec son prévenu à la galerie desjuges d’instruction.
Cette fois, Prosper n’eut pas à attendre sur l’humble banc debois ; le juge, au contraire, l’attendait.
C’était M. Patrigent, en effet, qui, en profond observateur desmouvements de l’âme humaine, avait ménagé cette entrevue de M.Bertomy et de son fils.
Il était sûr qu’entre le père, cet homme à probité raide, et lefils accusé de vol, une scène déchirante, lamentable, aurait lieu,et il comptait que cette scène briserait Prosper.
Il s’était dit qu’il manderait aussitôt près de lui le prévenu,qu’il lui arriverait les nerfs vibrants d’émotions terribles, etqu’il arracherait la vérité à son trouble et à son désespoir.
Il ne fut donc pas médiocrement surpris de l’attitude ducaissier, attitude résolue sans froideur, fière et assurée, sansimpertinence ni défi.
– Eh bien ! lui demanda-t-il tout d’abord, avez-vousréfléchi ?
– N’étant pas coupable, monsieur, je n’avais pas àréfléchir.
– Ah ! fit le juge, la prison n’a pas été pour vous bonneconseillère. Vous avez oublié qu’il faut surtout sincérité etrepentir à qui veut mériter l’indulgence des juges.
– Je n’ai besoin, monsieur, ni d’indulgence ni de grâce.
M. Patrigent ne put retenir un geste de dépit. Il se tut unmoment, puis, tout à coup :
– Que me répondriez-vous, fit-il, si je vous disais ce que sontdevenus les trois cent cinquante mille francs ?
Prosper secoua tristement la tête.
– Si on le savait, répondit-il simplement, je serais en libertéet non pas ici.
Le vulgaire moyen employé par le juge d’instruction réussit fortsouvent. Mais ici avec un prévenu si maître de soi, il n’avaitguère de chances de succès. Cependant il l’avait tenté à touthasard.
– Ainsi, reprit-il, vous vous en tenez à votre premier système.Vous persistez à accuser votre patron.
– Lui, ou tout autre.
– Pardon !… lui seul, puisque seul il avait le mot.Avait-il, à se voler lui-même, un intérêt quelconque ?
– J’ai cherché, monsieur, je ne lui en vois pas.
– Eh bien ! prononça sévèrement le juge, je vais vous direquel intérêt vous aviez, vous, à le voler.
M. Patrigent parlait en homme sûr de son fait, mais sonassurance n’était qu’apparente.
Il s’était préparé à frapper d’un dernier coup de massue unprévenu qui lui arriverait pantelant, il était dérouté de le voirsi calme et si déterminé en sa résistance.
– Voulez-vous me dire, commença-t-il d’un ton qui se ressentaitde son dépit, pouvez-vous me dire combien vous avez dépensé depuisun an ?
Prosper n’eut besoin ni de réflexions, ni de calculs.
– Oui, monsieur, répondit-il sans hésiter. Les circonstancesétaient telles que j’ai apporté le plus grand ordre à mondésordre ; j’ai dépensé environ cinquante mille francs.
– Et où les avez-vous pris ?
– D’abord, monsieur, je possédais douze mille francs, provenantde la succession de ma mère. J’ai touché chez monsieur Fauvel, pourmes appointements et ma part d’intérêt dans les bénéfices, quatorzemille francs. J’ai gagné à la Bourse environ huit mille francs.J’ai emprunté le reste, je le dois, mais je puis le payer ayantchez monsieur Fauvel quinze mille francs à moi.
Le compte était net, précis, aisé à vérifier, il devait êtreexact.
– Qui donc vous prêtait ainsi de l’argent ?
– Monsieur Raoul de Lagors.
Ce témoin, parti pour un voyage le jour même du vol, n’avait puêtre entendu. Force était à M. Patrigent de s’en rapporter, aumoins pour le moment, à la déclaration de Prosper.
– Soit, dit-il, je n’insisterai pas sur ce point. Apprenez-moipourquoi, malgré les ordres formels de votre patron, vous avez faitprendre l’argent à la Banque la veille et non le jour même duremboursement ?
– C’est que, monsieur, monsieur de Clameran m’avait fait savoirqu’il lui serait agréable, utile même, d’avoir ses fonds dès lematin ; il en témoignera, si vous le faites appeler. D’unautre côté, je présumais que j’arriverais tard à mon bureau.
– Ce monsieur de Clameran est donc de vos amis ?
– Aucunement ; j’ai même ressenti pour lui une sorte derépulsion que rien ne justifie, je le déclare ; mais il estfort lié avec mon ami monsieur de Lagors.
Pendant le temps assez long, indispensable à Sigault, legreffier, pour écrire les réponses du prévenu, M. Patrigent secreusait la tête. Il se demandait quelle scène avait pu avoir lieuentre M. Bertomy et son fils, pour transformer ainsi Prosper.
– Autre chose, reprit le juge d’instruction ; commentavez-vous passé votre soirée, la veille du crime ?
– Au sortir de mon bureau, à cinq heures, j’ai pris le train deSaint-Germain et je me suis rendu au Vésinet, à la maison decampagne de monsieur Raoul de Lagors. Je lui portais mille cinqcents francs qu’il m’avait demandés et qu’en son absence j’ailaissés à son domestique.
– Vous a-t-on dit que monsieur de Lagors dût entreprendre unvoyage ?
– Non, monsieur, j’ignore même s’il est absent de Paris.
– Fort bien. Et en sortant de chez votre ami, qu’avez-vousfait ?
– Je suis revenu à Paris, et j’ai dîné dans un des restaurantsdu boulevard avec un de mes amis.
– Et ensuite ?
Prosper hésita.
– Vous vous taisez, reprit M. Patrigent ; alors je vaisvous dire l’emploi de votre temps. Vous êtes rentré chez vous, rueChaptal, vous vous êtes habillé, et vous vous êtes rendu à unesoirée que donnait une de ces femmes qui s’intitulent artistesdramatiques et qui déshonorent les théâtres sur lesquels elles semontrent, qui ont cent écus d’appointements et qui ont des chevauxet des voitures – chez la fille Wilson.
– C’est vrai, monsieur.
– On joue gros jeu chez la fille Wilson ?
– Quelquefois.
– Du reste, vous avez l’habitude de ces sortes de réunions. Nevous êtes-vous pas trouvé mêlé à une aventure scandaleuse qui avaiteu lieu chez une femme de ce genre, nommée Crescenzi ?
– C’est-à-dire que j’ai été appelé à déposer, ayant été témoind’un vol.
– En effet, le jeu mène au vol. Et chez la fille Wilson,n’avez-vous pas joué au baccarat tournant, et n’avez-vous pas perdumille huit cents francs ?
– Pardon, monsieur, mille cent seulement.
– Soit. Vous aviez payé dans la matinée un billet de millefrancs ?
– Oui, monsieur.
– De plus, il restait cinq cents francs dans votre secrétaire,et quand on vous a arrêté vous aviez dans votre porte-monnaiequatre cents francs. Soit en tout, en vingt-quatre heures, quatremille cinq cents francs…
Prosper était non pas décontenancé, mais stupéfait. Ne sedoutant pas des puissants moyens d’investigations dont dispose leparquet de Paris, il se demandait comment en si peu de temps lejuge avait pu être si exactement renseigné.
– Vos informations sont exactes, monsieur, dit-il enfin.
– D’où vous venait donc cet argent, alors que la veille mêmevous étiez assez à court pour remettre le paiement d’une facturepeu importante ?
– Monsieur, ce jour que vous dites, j’ai vendu, parl’intermédiaire d’un agent de change, quelques titres que j’avais,moyennant trois mille francs ; j’ai de plus pris à ma caisse,en avance sur mes appointements, deux mille francs. Je n’ai rien àdissimuler.
Décidément, le prévenu avait réponse à tout. M. Patrigent dutchercher un autre point d’attaque.
– Si vous n’aviez rien à cacher, dit-il, pourquoi ce billet – ille montrait – jeté mystérieusement à un de vos collègues ?
Le coup, cette fois, porta. Les yeux de Prosper vacillaient sousle regard du juge d’instruction.
– Je pensais, balbutia-t-il, je voulais…
– Vous vouliez cacher votre maîtresse.
– Eh bien ! oui, monsieur, c’est vrai. Je savais quelorsqu’un homme est, comme je le suis, accusé d’un crime, toutesles faiblesses, toutes les défaillances de sa vie deviennent descharges terribles.
– C’est-à-dire que vous avez compris que la présence d’une femmechez vous donnait un poids énorme à l’accusation. Car vous vivezavec une femme ?…
– Je suis jeune, monsieur…
– Assez !… la justice peut pardonner à des égarementspassagers, elle ne saurait excuser le scandale de ces unions, quisont un défi permanent à la morale publique. L’homme qui serespecte assez peu pour vivre avec une femme perdue n’élève pascette femme jusqu’à lui, il descend jusqu’à elle.
– Monsieur !…
– Vous savez, j’imagine, quelle est la femme à laquelle vouslaissez donner le nom honorable porté par votre mère ?
– Madame Gypsy, monsieur, était institutrice lorsque je l’aiconnue ; elle est née à Porto et est venue en France à lasuite d’une famille portugaise.
Le juge d’instruction haussa les épaules.
– Elle ne s’appelle pas Gypsy, dit-il, elle n’a jamais étéinstitutrice, elle n’est pas portugaise.
Prosper voulut protester, mais M. Patrigent lui imposa silence.Il cherchait parmi toutes les pièces contenues dans un énormedossier placé devant lui.
– Ah ! voilà, fit-il, écoutez. Palmyre Chocareille, née àParis en 1840, fille de Chocareille, Jacques, employé aux pompesfunèbres, et de Caroline Piedlent, sa femme.
Le prévenu eut un geste d’impatience. Il ne comprenait pas quele juge en ce moment tenait surtout à lui prouver que rienn’échappe à la police.
– Palmyre Chocareille, continua-t-il, a été mise à douze ans enapprentissage chez un fabricant de chaussures, et elle y est restéejusqu’à seize ans. Les renseignements font défaut pendant uneannée. À dix-sept ans, elle entre en qualité de domestique chez lesépoux Dombas, épiciers, rue Saint-Denis, et y reste trois mois.Elle traverse cette même année – 1857 – huit ou dix places. En1858, lasse du service, elle entre comme demoiselle chez unmarchand d’éventails du passage Choiseul.
Tout en lisant, le juge d’instruction observait Prosper,cherchant sur son visage l’effet produit par ses révélations.
– À la fin de 1858, poursuivit-il, la fille Chocareille entre auservice d’une dame Nunès et part avec elle pour Lisbonne. Combiende temps reste-t-elle au Portugal ? qu’y fait-elle ? Mesrapports sont muets à cet égard. Ce qui est certain, c’est qu’en1861, elle était de retour à Paris, et y était condamnée par letribunal de la Seine à trois mois de prison pour coups etblessures. Ah ! Elle rapportait du Portugal le nom de NinaGypsy.
– Mais, monsieur, essaya Prosper, je vous assure…
– Oui, je comprends ; cette histoire est moins romanesque,sans doute, que celle qui vous a été contée ; elle a le mérited’être vraie. Nous perdons Palmyre Chocareille, dite Gypsy, à sasortie de prison. Mais nous la retrouvons six mois plus tard, ayantfait connaissance d’un commis voyageur, nommé Caldas, qui s’étaitépris de sa beauté et lui avait meublé un appartement près de laBastille. Elle vivait avec lui, et portait son nom, lorsqu’elle l’aquitté pour vous suivre. Avez-vous ouï parler de ce Caldas.
– Jamais, monsieur…
– Cet infortuné aimait tant cette créature, qu’à la nouvelle deson abandon, il faillit devenir fou de douleur. C’était, paraît-il,un homme énergique, et il avait juré publiquement qu’il tueraitcelui qui lui avait enlevé sa maîtresse. On a lieu de croire quedepuis il s’est suicidé. Ce qui est prouvé, c’est que peu après ledépart de la fille Chocareille, il a vendu les meubles del’appartement et a disparu. Tous les efforts faits pour retrouverses traces ont été vains.
Le juge d’instruction s’arrêta un moment comme pour bien donnerà Prosper le loisir de la réflexion, et c’est en scandant tous sesmots qu’il ajouta :
– Voilà la femme dont vous aviez fait votre compagne, la femmepour laquelle vous avez volé !…
Cette fois encore, mal servi par les renseignements incompletsde Fanferlot, M. Patrigent faisait fausse route.
Il avait espéré arracher un cri à la passion de Prosper, blesséeau vif ; point, il restait impassible. De tout ce qu’avait ditle juge, il n’avait retenu que le nom de ce pauvre commis voyageurqui s’était suicidé, Caldas.
– Avouez au moins, insista M. Patrigent, que cette fille a causévotre perte.
– Je ne saurais avouer cela, monsieur, car cela n’est pas.
– Elle a cependant été l’occasion de vos plus fortes dépenses.Et tenez – le juge tira une facture du dossier –, dans le seul moisde décembre dernier, vous avez payé pour elle à un couturier, ausieur Van-Klopen : deux robes de ville, neuf cents francs ;une robe de soirée, sept cents francs, un domino garni dedentelles, quatre cents francs.
– Tout cet argent a été dépensé par moi librement, froidement,sans entraînement.
M. Patrigent haussa les épaules.
– Vous niez l’évidence, fit-il. Soutiendrez-vous aussi que cen’est pas pour cette fille que vous avez renoncé à des habitudes deplusieurs années et cessé de passer vos soirées chez votrepatron ?
– Ce n’est pas pour elle, monsieur, je vous l’affirme.
– Alors, pourquoi, tout à coup, ne plus paraître dans une maisonoù vous sembliez faire votre cour à une jeune fille dont on vouseût accordé la main, monsieur Fauvel me l’a dit, vous l’avez écrità votre père.
– J’ai eu des raisons que je ne puis dire, répondit Prosper dontla voix trembla.
Le juge respira. Enfin, il trouvait un défaut à l’armure duprévenu.
– Serait-ce mademoiselle Madeleine qui vous auraitéloigné ? demanda-t-il.
Prosper garda le silence. Il était visiblement très agité.
– Parlez, insista M. Patrigent, je dois vous prévenir que cettecirconstance est des plus graves aux yeux de la prévention.
– Quel que soit le péril du silence, je dois me taire.
– Prenez garde, fit le juge, la justice ne saurait se payer descrupules de conscience.
M. Patrigent se tut. Il attendait une réponse, elle ne vintpas.
– Vous vous obstinez, reprit-il, eh bien ! poursuivons.Vous avez, depuis un an, dépensé, dites-vous, cinquante millefrancs. La prévention dit soixante-dix mille ; mais prenonsvotre chiffre. Vos ressources sont à bout ; votre crédit estépuisé, continuer votre genre de vie est impossible ; quecomptiez-vous faire ?
– Je n’avais aucun projet, monsieur, je m’étais dit ça ira tantque ça pourra, et après…
– Et après : je puiserai à la caisse, n’est-ce pas ?
– Eh ! monsieur, s’écria Prosper, je ne serais pas ici, sij’étais coupable ! Je n’aurais pas été si sot de retourner àmon bureau, j’aurais fui…
M. Patrigent ne put dissimuler un sourire de satisfaction.
– Enfin ! dit-il, voilà l’argument que j’attendais. C’estprécisément en ne prenant pas la fuite, en restant pour faire têteà l’orage, que vous prouvez votre intelligence. Plusieurs procèsrécents ont appris aux caissiers infidèles que la fuite àl’étranger est un pitoyable moyen. Le chemin de fer va vite, maisle télégraphe électrique va plus vite encore. La Belgique est àdeux pas. À Londres, on retrouve un voleur français enquarante-huit heures par abonnement. L’Amérique même n’est plus unrefuge assuré. Prudent et sage, vous êtes resté en vous disant : jepuis m’en tirer, et, au pis aller, si je succombe, après trois oucinq ans de réclusion, je retrouverai une fortune. Bien des genssacrifieraient cinq ans de leur vie pour trois cent cinquante millefrancs.
– Mais, monsieur, si j’avais fait le calcul que vous dites, jene me serais pas contenté de trois cent cinquante millefrancs ; j’aurais attendu une occasion et volé un million.
– Oh ! fit M. Patrigent, on ne peut pas toujoursattendre.
Prosper réfléchissait, et la contraction de ces traits disaitl’effort de sa pensée.
– Monsieur, dit-il enfin, il est un détail que j’ai oublié dansmon trouble, qui me revient à la mémoire et qui peut aider à majustification.
– Expliquez-vous.
– Le garçon de bureau qui est allé chercher les fonds à laBanque me les a apportés, lorsque je n’attendais plus que sonretour pour partir. Je suis sûr, oui, je suis certain d’avoir serréles billets de banque devant lui. Oh ! s’il l’avaitremarqué ! Dans tous les cas, j’ai quitté mon bureau avantlui.
– C’est bien, fit M. Patrigent, ce garçon sera entendu. On vamaintenant vous reconduire à votre cellule, et, croyez-moi,réfléchissez.
Si M. Patrigent congédiait ainsi brusquement son prévenu, c’estque ce fait nouveau, qui tout à coup se révélait, l’inquiétait. Ladéposition du garçon de bureau allait avoir une importance énorme.Que penser, si cet homme venait à affirmer qu’il avait vu lecaissier renfermer les billets et sortir ? Était-il impossiblequ’il eût été d’avance gagné par Prosper ?
Dès que le prévenu fut sorti :
– Dites-moi, Sigault, demanda-t-il à son greffier, ce garçon debureau dont parle le prévenu, cet Antonin, est bien celui qui n’estpas venu déposer et qui a été excusé sur un certificat du médecinconstatant sa maladie ?
– Précisément, monsieur.
– Où demeure-t-il ?
– Monsieur, répondit Sigault, il n’est plus chez lui, m’a ditFanferlot. Sa blessure étant grave, et devant le retenir longtempssur le lit, il s’est fait porter à l’hospice Dubois.
– Eh bien ! je vais aller l’interroger aujourd’hui même, àl’instant. Prenez tout ce qu’il vous faut et envoyez chercher unevoiture.
Il y a loin du Palais de Justice à la maison Dubois, mais lecocher de M. Patrigent, aiguillonné par la promesse d’un magnifiquepourboire, sut donner à ses maigres rosses le train de chevaux desang.
Antonin serait-il en état de répondre ? Là était laquestion. Mais le directeur de la maison de santé eut promptementrassuré le juge d’instruction à cet égard.
Le malheureux garçon de bureau s’était, en tombant, brisé legenou ; il souffrait horriblement, mais il avait toute lalucidité de son esprit.
– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, dit le juge, je vousdemanderai de me conduire près de cet homme, que je doisinterroger ; mais il faut, si faire se peut, que personne nesoit à portée d’entendre sa déposition.
– Oh ! personne n’entrera, répondit le directeur ; ilest dans une chambre à quatre lits, c’est vrai, mais il y estseul.
– Très bien ! Allons, alors.
En voyant entrer le juge d’instruction, suivi d’un grand jeunehomme maigre portant une serviette d’avocat, Antonin, qui sait sonmonde, devina ce dont il s’agissait.
– Ah ! dit-il, monsieur vient pour l’affaire de monsieurBertomy.
– Précisément.
M. Patrigent resta debout près du lit du malade, pendant queSigault le greffier s’établissait avec ses papiers sur une petitetable.
Lorsque le garçon de bureau eut répondu à toutes les questionsd’usage, déclaré qu’il se nommait Antonin Poche, âgé de quaranteans, né à Cadaujac (Gironde), célibataire :
– Voyons, mon ami, fit le juge, vous sentez-vous bien en état deme répondre ?
– Parfaitement, monsieur.
– C’est vous qui êtes allé, le 27 février, chercher à la Banqueles trois cent cinquante mille francs qui ont été volés ?
– Oui, monsieur.
– À quelle heure êtes-vous rentré ?
– Assez tard ; j’avais eu affaire au Crédit mobilier ensortant de la Banque ; il devait bien être cinq heures lorsqueje suis revenu à la maison.
– Vous rappelez-vous ce qu’a fait monsieur Bertomy quand vouslui avez eu remis la somme ? Ne vous pressez pas de répondre,rassemblez bien vos souvenirs.
– Attendez… d’abord il a compté les billets et il en a faitquatre paquets qu’il a serrés dans la caisse, et ensuite… il afermé la caisse, et après… il me semble bien… mais oui, je ne metrompe pas, oui ! il est sorti.
Il prononça ces derniers mots, si vivement, qu’oubliant songenou il fit un mouvement qui lui arracha un cri.
– Vous êtes bien sûr de ce que vous dites là ? demanda lejuge d’instruction.
Le ton solennel de M. Patrigent parut épouvanter Antonin.
– Sûr !… répondit-il avec une hésitation marquée, vouscomprenez… je parierais ma tête à couper, mais je n’en suis pas sûrautrement.
Il fut impossible de l’amener à préciser sa déposition. Il avaiteu peur, il se voyait déjà compromis, pour un rien il se seraitrétracté.
L’effet n’en était pas moins produit, et en sortant M. Patrigentdisait à son greffier :
– C’est grave ! très grave !
L’hôtel du Grand-Archange, asile de Mme Gypsy, est leplus magnifique du quai Saint-Michel.
Quand on paye d’avance et « recta » sa quinzaine, on y estconsidéré.
Cette Mme Alexandre, qui a été une belle femme, est maintenantune femme puissante, terriblement sanglée dans ses corsets,toujours trop bien mise, aimant les chaînes d’or roulant encascades sur les pentes de sa robuste poitrine.
Elle a l’œil vif encore, et la dent blanche ; mais,hélas ! le nez rouge. C’est que de tous ses goûts, et Dieusait si elle en a eu, en sa vie, et de toutes sortes, un seul asurvécu. Elle aime la bonne chère, largement arrosée.
Pardon ! elle adore aussi son mari, et à l’heure où M.Patrigent revenait de la maison de santé, elle s’impatientait fortde ne pas voir son « petit homme » rentrer pour dîner. Elle allaitmême se mettre à table, quand le garçon de l’hôtel cria :
– Voilà monsieur.
Et Fanferlot en personne parut sur le seuil.
Trois ans auparavant, Fanferlot tenait un petit bureau derenseignements clandestins ; Mme Alexandre, marchande à latoilette sans patente, eut besoin de faire surveiller quelquescréances suspectes ; de là leurs premières relations.
S’ils s’épousèrent pour de bon à la mairie et à l’église, c’estqu’il leur sembla qu’un sacrement serait comme un baptême quilaverait leur passé !
De ce jour, Fanferlot céda son cabinet de recherches pour entrerà la préfecture, où il avait déjà été employé, et Mme Alexandrerenonça au commerce.
Faisant une seule masse de leurs économies, ils louèrent etmeublèrent l’hôtel du Grand-Archange, et ils prospérèrent,estimés, ou à peu près, du voisinage, lequel ignorait les relationsde Fanferlot et de la préfecture de police.
– Comme tu rentres tard, mon petit homme ! s’écria-t-elle,lâchant la cuillère à potage pour courir l’embrasser.
Mais c’est d’un air distrait qu’il reçut ses caresses.
– Je suis éreinté, dit-il ; j’ai joué toute la journée aubillard avec Évariste, le valet de chambre de monsieur Fauvel, jel’ai laissé me gagner tant qu’il a voulu ; un garçon qui nesait pas seulement ce que c’est qu’un « massé »… enfin ! J’aifait sa connaissance avant-hier et je suis maintenant son meilleurami. Si je veux entrer chez le banquier comme garçon de bureau à laplace d’Antonin, je suis sûr de la protection de monsieurÉvariste.
– Quoi ! tu serais garçon de bureau, toi !…
– Dame ! s’il le faut absolument, pour y voir tout à faitclair dans la maison Fauvel et étudier mes personnages de plusprès.
– Le valet de chambre ne t’a donc rien dit ?
– Rien du moins qui puisse me servir, et cependant je l’airetourné comme un gant. C’est un homme comme on n’en voit pas, cebanquier. Il n’a pas un vice, me disait Évariste, pas seulement unpauvre petit défaut sur lequel son valet de chambre puisse gagnerdix sous. Il ne fume pas, il ne boit pas, il ne joue jamais, il n’apas de maîtresses ; un saint, quoi ! il est riche àmillions, et il vit petitement, chichement, comme un épicier ;il est fou de sa femme, il adore ses enfants, il reçoit souventmais sort très rarement.
– Sa femme est donc jeune ?
– Elle doit avoir dans les cinquante ans.
Mme Alexandre réfléchit un instant.
– T’es-tu informé, demanda-t-elle, des autres personnes de lafamille ?
– Certainement. Un des fils est officier, je ne sais où, n’enparlons pas ; c’est le plus jeune. L’aîné, Lucien, qui vitavec ses parents est, à ce qu’il paraît, une vraie demoiselle pourla sagesse.
– Et la femme, et cette nièce dont tu m’as parlé ?
– Évariste n’a rien pu me dire sur leur compte.
Mme Alexandre haussa les épaules.
– Si tu n’as rien trouvé, fit-elle, c’est qu’il n’y a rien. Ettiens, à ta place, sais-tu ce que je ferais ?
– Parle.
– J’irais consulter monsieur Lecoq.
Fanferlot à ce nom bondit comme si on lui eût tiré un coup depistolet aux oreilles.
– Joli conseil ! fit-il, tu veux donc que je perde maplace ? Si monsieur Lecoq se doutait seulement de ce que j’aivoulu faire.
– Qui te parle de lui dire ton secret, on lui demande son avisd’un air indifférent, on retient ce qu’il peut avoir imaginé debien et ensuite on agit à sa guise.
L’agent de la sûreté parut peser les raisons de son épouse.
– Tu as peut-être raison, dit-il, et cependant il est diablementmalin, monsieur Lecoq, et fort capable de me deviner.
– Malin… ! riposta Mme Alexandre, piquée, malin !…c’est vous tous à la préfecture qui, à force de répéter ça, avezfait sa réputation.
– Enfin, conclut Fanferlot, je verrai, je réfléchirai, mais enattendant, que dit la petite ?
La petite, c’était Mme Nina Gypsy.
En venant s’installer au Grand-Archange, la pauvrefille avait cru suivre un bon conseil, et encore maintenant,Fanferlot ne s’étant pas montré, elle restait convaincue qu’elleavait obéi à un ami de Prosper. Lorsqu’elle avait reçu la citationde M. Patrigent, elle avait admiré l’habileté de la police quiavait su en si peu de temps découvrir sa cachette ; car elles’était établie à l’hôtel sous un faux nom, c’est-à-dire sous sonvrai nom de Palmyre Chocareille.
Habilement questionnée, par l’ancienne marchande à la toilette,elle s’était livrée sans défiance et avait raconté toute sonhistoire.
Et c’est ainsi, à peu de frais, que Fanferlot avait pu se poserprès du juge en agent d’une habileté supérieure.
– La petite, répondit Mme Alexandre, est toujours là-haut.Toujours… et elle ne se doute de rien. Mais la retenir devient deplus en plus difficile. Je ne sais ce que lui a dit le juge, ellem’est revenue hors d’elle-même. Elle voulait aller faire du tapagechez monsieur Fauvel. Ce tantôt, après un accès de colère, elle aécrit une lettre et l’a donnée à Jean pour la mettre à laposte ; mais je m’en suis emparée pour te la montrer.
– Quoi ! interrompit Fanferlot, tu as une lettre et tu neme le dis pas, et elle renferme peut-être le mot de l’énigme !Vite, donne-la-moi.
Sur l’ordre de son mari, l’ancienne marchande à la toiletteouvrit une petite chiffonnière et en tira la lettre de Mme Gypsy,qu’elle lui présenta.
– Tiens, lui dit-elle, sois satisfait !
En vérité, pour une ancienne femme de chambre, PalmyreChocareille, devenue Gypsy, n’avait pas une vilaine écriture.
L’adresse de sa lettre, tracée en belle anglaise, était ainsiconçue :
Monsieur
L. de Clameran, maître de forges
à l’hôtel du Louvre.
Pour remettre à M. RAOUL DE LAGORS.
(Très pressée.)
– Oh ! oh ! fit Fanferlot, accompagnant sonexclamation d’un petit sifflement qui lui est habituel, quand ilcroit avoir fait quelque trouvaille, oh ! oh !…
– Est-ce que tu vas l’ouvrir ? interrogea MmeAlexandre.
– Un peu, répondit Fanferlot, en faisant sauter le cachet avecune merveilleuse dextérité.
Il lut, et Mme Alexandre, penchée sur l’épaule de son « petithomme », lut aussi :
Monsieur Raoul,
Prosper est en prison, accusé d’un vol qu’il n’a pas commis,j’en suis sûre. Déjà, il y a trois jours, je vous ai écrit à cesujet…
– Hein ! comment !… s’interrompit Fanferlot, cettepéronnelle a écrit et je n’ai pas vu sa lettre !…
– Mais, mon bon petit homme, cette malheureuse peut avoir jetésa lettre à la poste elle-même, lorsqu’elle est sortie pour allerau Palais de Justice.
– C’est possible, en effet, dit Fanferlot un peu calmé. Ilreprit sa lecture :
… Je vous ai déjà écrit à ce sujet, et je n’ai pas denouvelles. Qui donc viendra au secours de Prosper si ses meilleursamis l’abandonnent ? Si vous laissiez cette lettre-ci sansréponse, je me croirai dégagée de certaine promesse que vous savez,et, sans scrupule, je raconterai à Prosper la conversation surprisepar moi entre vous et M. de Clameran. Mais je puis compter survous, n’est-ce pas ? Je vous attendrai à l’hôtel duGrand-Archange, après-demain, de midi à quatre heures.
Nina Gypsy
Cette lettre lue, Fanferlot, sans mot dire, se mit à larecopier.
– Eh bien ! demanda Mme Alexandre, qu’en dis-tu ?
Fanferlot réintégrait délicatement la lettre recopiée dans sonenveloppe, lorsque la porte du « bureau de l’hôtel » s’ouvritbrusquement, et le garçon par deux fois siffla : Psitt !psitt !…
Fanferlot, avec une rapidité merveilleuse, disparut dans uncabinet noir qui ouvrait sur la salle à manger.
Il n’eut pas le temps de refermer la porte ; Mme Gypsyentrait.
Hélas ! elle était cruellement changée, la pauvre fille.Elle avait pâli, ses joues s’étaient creusées, ses lèvres avaientperdu leur provocant éclat, et ses yeux, brillant du feu de lafièvre, rougis par les larmes, étaient entourés d’un large cerclebrun.
En la voyant, Mme Alexandre ne put retenir un cri de surprise:
– Comment, chère enfant, vous sortez ?
– Il le faut, madame, et je viens vous prier, si quelqu’un medemandait en mon absence, de bien vouloir faire attendre.
– Mais où voulez-vous aller, bon Dieu ! à cette heure,malade comme vous l’êtes ?
Mme Gypsy hésita un moment.
– Oh ! tenez, dit-elle enfin, je puis vous le confier àvous, si bonne pour moi, lisez ce billet qu’un commissionnairevient de me monter à l’instant.
– Comment, fit Mme Alexandre abasourdie, uncommissionnaire !… chez moi qui est monté chez vous ?
– Qu’y a-t-il de si surprenant ?
– Oh ! rien, rien…, répondit l’ex-revendeuse.
Et très haut, pour bien être entendue du cabinet, elle lut :
Un ami de Prosper, qui ne peut ni vous recevoir ni seprésenter chez vous, a absolument besoin de vous parler. Ce soir,lundi, trouvez-vous, neuf heures précises, dans le bureau desomnibus qui est en face de la tour Saint-Jacques, et celui qui vousécrit s’approchera de vous et vous dira ce qu’il a à vousdire.
Je vous indique ce lieu de rendez-vous pour bien éloigner devous toute crainte.
– Et vous allez à ce rendez-vous ! s’écria MmeAlexandre.
– Certainement.
– Mais c’est une imprudence horrible, une folie ; c’est unpiège qu’on vous tend.
– Eh ! qu’importe, madame ! interrompit Gypsy, je suisassez malheureuse désormais pour n’avoir plus rien à redouter.
Et sans vouloir entendre un mot de plus, elle sortit.
Mme Gypsy n’était pas dans la rue, que déjà Fanferlot avaitbondi hors de sa cachette.
Le doux agent était blême de fureur et jurait comme unpossédé.
– Mille millions de tonnerres ! criait-il, qu’est-ce doncque cette maison du Grand-Archange où on se promène aussilibrement que sur une place publique !
L’ancienne marchande à la toilette, décontenancée, tremblante,ne savait où se mettre.
– A-t-on jamais vu chose pareille ! poursuivaitl’agent ; un commissionnaire est venu, et personne ne l’avu ! Comment s’y est-il pris pour s’introduire ainsifurtivement ? Ah ! je flaire là quelque gredinerie. Etvous, madame Alexandre, vous une femme intelligente, vous êtesassez simple pour détourner cette petite vipère de cerendez-vous !
– Mais, mon ami…
– Quoi ! vous n’avez donc pas compris que je vais la suivreet savoir ainsi ce qu’on nous cache. Allons vite, aidez-moi, ilfaut qu’elle ne puisse pas me reconnaître.
En un tour de main, Fanferlot, affublé d’une perruque et d’unebarbe épaisse, ne se ressemblait plus. Il avait endossé une blouseet avait toutes les apparences d’un de ces ouvriers peu honnêtesqui cherchent de l’ouvrage en priant Dieu de n’en pas trouver.
Quand il fut prêt :
– As-tu ta carte et ton « coup de poing » ? demanda MmeAlexandre, toujours pleine de sollicitude.
– Oui, oui ! fais jeter à la poste la lettre de cettemalheureuse à monsieur de Clameran et… bonne garde.
Et, sans écouter son épouse, qui lui criait « Bonnechance ! », Fanferlot s’élança dehors.
Mme Gypsy avait bien huit ou dix minutes d’avance, mais ilrattrapa lestement sa distance. Il avait pris, au pas de course, laroute que la jeune femme devait avoir suivie, et il la rejoignitvers le milieu du pont au Change.
Elle allait d’une allure indécise, tantôt très vite, tantôt àpetits pas, en personne qui, impatiente de se rendre à unrendez-vous, est partie trop tôt et cherche à user le temps.
Sur la place du Châtelet, elle fit deux ou trois tours,s’approcha des affiches du théâtre, s’assit un moment sur un banc,et enfin, à neuf heures moins un quart, à peu près, elle allas’installer sur une des banquettes du bureau des omnibus.
Une minute après elle, Fanferlot entra. Mais, comme en dépit desa barbe épaisse il redoutait l’œil de Mme Gypsy, il alla se placerde l’autre côté du bureau, dans l’ombre.
Singulier lieu de rencontre ! pensait-il, tout en étudiantla jeune femme. Mais qui peut lui avoir donné ce rendez-vous ?À la curiosité que je lis dans ses yeux, à son inquiétude évidente,je jugerais qu’elle ignore qui elle attend !
Le bureau, cependant, était plein de monde. À toute minute, desemployés criaient la destination d’un omnibus qui arrivait.Quantité de gens entraient et sortaient, qui réclamaient desnuméros ou changeaient leurs correspondances.
À chaque nouvel arrivant, Gypsy tressaillait, et Fanferlot sedisait : est-ce celui-là ?
Enfin, au moment où neuf heures sonnaient à l’Hôtel-de-Ville, unpersonnage entra, qui, sans demander de numéro au bureau, marchadroit à Mme Gypsy, la salua et s’assit près d’elle.
C’était un homme de taille moyenne, assez gros, portant d’épaisfavoris, d’un blond ardent sur une figure enluminée. Sa mise, quiétait celle de tous les négociants aisés, n’offrait rien deremarquable ; pas plus d’ailleurs que sa personne.
Fanferlot le regardait de tous ses yeux.
Toi, mon bonhomme, pensait-il, quelque part que je te rencontremaintenant, je te reconnaîtrai, et, ce soir même, en te suivant, jesaurai qui tu es.
Par malheur, il avait beau prêter l’oreille, il n’entendait rienabsolument de ce que se disaient le nouveau venu et Mme Gypsy. Toutce qu’il pouvait faire, c’était de tâcher de deviner à leurpantomime et au jeu de leur physionomie le sujet de leurconversation.
Tout d’abord, quand le gros homme l’avait saluée, la jeune femmeavait eu l’air si surpris qu’il était clair qu’elle le voyait pourla première fois. Lorsque, s’étant assis, il lui eut dit quelquesmots, elle se leva à demi avec un geste d’effroi, comme si elle eûtvoulu s’enfuir. Un regard seul suffit pour la faire se rasseoir.Puis à mesure que parlait le gros monsieur, l’attitude de Gypsytrahissait une certaine appréhension. Elle fit un geste négatif,mais elle sembla se rendre à une très bonne raison qui lui futdonnée. À un moment, elle parut près de pleurer, et presqueaussitôt un sourire éclaira son joli visage. Enfin, elle étendit lamain, comme si elle eût prêté un serment.
Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Fanferlot, sur sabanquette, se rongeait les poings.
Idiot que je suis ! se disait-il, de m’être placé siloin.
Il songeait à exécuter quelque manœuvre habile pour serapprocher sans éveiller les soupçons lorsque le gros monsieur seleva, offrit son bras à Mme Gypsy qui l’accepta sans façon, etensemble ils se dirigèrent vers la porte.
Ils avaient l’air si préoccupés l’un et l’autre, que Fanferlotne vit nul inconvénient à les suivre d’assez près ; sageprécaution, car il y avait foule sur le boulevard.
Arrivé sur la porte, il vit le gros homme et Gypsy traverser letrottoir, s’approcher d’un fiacre, non loin du bureau des omnibus,et monter dans ce fiacre.
– Parfait ! grommela Fanferlot, je les tiens, maintenant,inutile de se presser.
Pendant que le cocher rassemblait ses guides, l’agent de lasûreté préparait ses jambes, et lorsque la voiture s’ébranla, entrois sauts il fut derrière, décidé à la suivre jusqu’au bout dumonde.
Le fiacre remontait le boulevard de Sébastopol. Il allait bontrain, mais ce n’est pas pour rien que Fanferlot a été surnommél’Écureuil. Les coudes collés au corps, ménageant bien sarespiration, il se maintenait.
Pourtant, en arrivant au boulevard Saint-Denis, il commençait às’essouffler, et il ressentait une légère douleur au côté, lorsquele fiacre, après avoir traversé la chaussée, s’engagea dans la ruedu Faubourg-Saint-Martin.
Mais Fanferlot, qui à huit ans polissonnait librement sur lepavé de Paris, est un homme de ressources. Il s’accrocha auxressorts de la voiture, se souleva à la force des poignets et semaintint suspendu, les jambes appuyées sur l’essieu des roues dederrière. Il n’était certes pas à son aise, mais il ne courait plusle risque d’être distancé.
– Maintenant, disait-il en riant dans sa fausse barbe, fouettecocher !
Le cocher fouettait, en effet, et c’est au grand trot qu’ilmonta la rampe assez rude de la rue du Faubourg-Saint-Martin.
Enfin, sur la place de l’ancienne barrière, le fiacre s’arrêtadevant un marchand de vin, le cocher descendit de son siège et allase faire servir un canon.
L’agent de la sûreté, lui, avait quitté son poste incommode, et,blotti dans l’encoignure d’une porte, il attendait à descendre legros monsieur et Gypsy, prêt à s’élancer sur leurs traces.
Mais, au bout de cinq minutes, ils n’étaient pas encoredescendus.
Que font-ils donc ? pensa l’agent.
Il s’approcha, non sans précautions.
Ô déception ! la voiture était vide.
Ce fut comme un seau d’eau glacée tombant sur la tête deFanferlot ; il restait là, planté sur ses deux pieds, pluscristallisé que la femme de Loth.
Quand il se remit un peu, au bout de quelques secondes, ce futpour lâcher une douzaine de jurons à faire trembler les vitres duquartier.
– Volé ! disait-il, joué, floué, collé, roulé… Ah !ils me le payeront !
En un moment, son esprit agile parcourut la gamme deséventualités probables et improbables.
– Évidemment, murmurait-il, cet individu et Gypsy sont entréspar une portière et sortis par l’autre ; la manœuvre estélémentaire. Mais, s’ils l’ont employée, c’est qu’ils craignaientd’être suivis. S’ils craignaient d’être suivis, c’est qu’ils n’ontpas la conscience tranquille, donc…
Il interrompit son monologue, parce que l’idée lui vintd’interroger le cocher, qui pouvait fort bien savoir quelquechose.
Malheureusement, ce cocher, qui était de fort mauvaise humeur,refusa de rien dire, et même agita son fouet d’une façon si peurassurante, que Fanferlot jugea prudent de battre en retraite.
Ah ça ! se disait-il, est-ce que le cocher en serait, luiaussi !…
Que faire, cependant, à cette heure ? Il n’avait pas uneidée. Tristement il reprit le chemin du quai Saint-Michel, et ilétait onze heures et demie au moins lorsqu’il sonna à sa porte.
– La petite est-elle rentrée ? demanda-t-il toutd’abord.
– Non, mais voici deux gros paquets apportés pour elle.
Lestement, avec une adresse supérieure, Fanferlot défit lespaquets.
Les paquets renfermaient trois robes d’indienne, de grossouliers, des jupons très simples et des bonnets de linge.
L’agent ne put retenir un mouvement de dépit.
– Allons, bon ! fit-il, voici qu’elle va se déguiser,maintenant ; par ma foi ! je m’y perds !
Certes, lorsqu’il descendait tout pensif les hauteurs dufaubourg Saint-Martin, Fanferlot s’était bien juré qu’il neraconterait pas à son épouse sa déconvenue.
Mais une fois chez lui, une fois en présence d’un fait nouveaude nature à dérouter toutes ses conjectures, ses considérationsd’amour-propre s’évanouirent.
L’agent de la sûreté avoua tout : ses espérances si près de seréaliser, sa mésaventure incroyable, ses soupçons ! Etlongtemps le mari et la femme restèrent à discuter, étudiantl’affaire sous toutes ses faces, cherchant une explicationplausible.
C’est qu’ils étaient bien décidés à ne se point coucher avant leretour de Mme Gypsy, dont Mme Alexandre se proposait de tirerquelques éclaircissements.
Mais rentrerait-elle ? Là était la question.
Elle rentra un peu après une heure, et lorsque déjà les épouxdésespéraient et commençaient à se dire : nous ne la reverronsplus.
Au coup de sonnette, Fanferlot s’était glissé dans le cabinetnoir, et Mme Alexandre était restée seule dans le bureau del’hôtel.
– Enfin ! vous voilà, chère enfant ! s’écria-t-elle,il ne vous est pas arrivé malheur ! Ah ! j’étais dans uneinquiétude mortelle.
– Merci de votre intérêt, madame, répondit Gypsy ; maisn’a-t-on rien apporté pour moi ?
Elle revenait tout autre qu’elle était partie, cette pauvreGypsy : elle était bien triste, mais non plus abattue. À saprostration des jours précédents, avait succédé une ferme etgénéreuse résolution que décelaient son maintien et l’éclat de sesyeux.
– On a apporté les paquets que voici, répondit Mme Alexandre… etainsi vous avez vu l’ami de monsieur Bertomy ?
– Oui, madame, et même ses conseils ont si bien modifié mesprojets, que j’aurai, demain, le regret de vous faire mes adieux,je pars.
– Demain ! fit l’ancienne marchande à la toilette, il y adonc quelque chose ?
– Oh ! rien qui puisse vous intéresser.
Et ayant allumé sa bougie au bec de gaz, Mme Gypsy se retiraaprès un « bonsoir, bonne nuit » des plus significatifs.
– Que penses-tu de cette rentrée, madame Alexandre ?demanda Fanferlot sorti de sa cachette.
– C’est à n’y pas croire ! Cette petite écrit à monsieur deClameran pour lui donner rendez-vous ici, et elle ne l’attendpas.
– Évidemment elle se méfie de nous, elle sait qui je suis.
– C’est alors cet ami du caissier qui l’a renseignée.
– Qui sait !… Tiens, je finis par croire que j’ai affaire àdes voleurs très forts ; ils ont deviné que je suis sur leurstraces, et ils veulent me dépister. On me dirait demain que cettecoquine a le magot et qu’elle fuit avec, que je n’en serais passurpris.
– Ce n’est pas mon avis, répondit Mme Alexandre ; mais,écoute, j’en reviens à mon idée, tu devrais voir monsieurLecoq.
Fanferlot resta un moment pensif.
– Eh bien ! soit ! s’écria-t-il, j’irai le voir, maisuniquement pour l’acquit de ma conscience, car où je n’ai rien vu,il ne verra rien. Il a beau être terrible, il ne me fait pas peur.S’il s’avisait de me malmener et d’être insolent, je saurais leremettre à sa place.
N’importe, l’agent de la sûreté dormit mal cette nuit, ou, pourmieux dire, il ne dormit pas, plus préoccupé de l’affaire Bertomyqu’un dramaturge de la pièce en germe dans son cerveau.
À six heures et demie, il était debout – il faut se lever matin,si on veut rencontrer M. Lecoq –, et lesté d’une tasse de café aulait, il se dirigea vers la demeure du célèbre policier.
Certainement Fanferlot, dit l’Écureuil, n’a pas peur du patron,comme il l’appelle, et la preuve, c’est qu’il partit duGrand-Archange la tête haute, le chapeau posé de côté.Cependant, arrivé à la rue Montmartre, qu’habite M. Lecoq, sacrânerie avait sensiblement diminué. Il eut quelques palpitationsen s’engageant dans l’allée de la maison et il fit plusieurs pausesen montant l’escalier.
Arrivé au troisième étage, devant une porte décorée des armes ducélèbre agent, – un coq, symbole de la vigilance –, le cœur luimanqua presque et il eut de la peine à se décider à sonner.
La servante de M. Lecoq, une ancienne réclusionnaire taillée encarabinier, plus dévouée à son maître qu’un chien de berger,Janouille enfin, vint lui ouvrir.
– Ah ! fit-elle en l’apercevant, vous tombez bien, monsieurl’Écureuil, le patron vous attend.
À cette annonce, Fanferlot fut saisi d’une violente envie debattre en retraite. Pourquoi, comment, par quel hasard était-ilattendu ?…
Mais, pendant qu’il hésitait, Janouille le saisit par le bras,et, l’attirant à elle, le fit entrer dans l’appartement en disant:
– Voulez-vous prendre racine ici ? Allons, arrivez, lepatron travaille dans son cabinet.
Au milieu d’une vaste pièce, bizarrement meublée, moitiébibliothèque de lettré, moitié loge d’acteur, assis devant unbureau, écrivait ce même personnage à lunettes d’or, qui dans lescouloirs du dépôt avait dit à Prosper Bertomy : « Bon courage».
C’était M. Lecoq, sous ses apparences officielles.
À l’entrée de Fanferlot, qui s’avançait respectueusement,l’échine en cerceau, il leva légèrement la tête, posa sa plume etdit :
– Ah ! te voilà, enfin ! mon garçon. Eh bien ! çane va donc pas, cette affaire Bertomy ?
– Comment, balbutia Fanferlot, vous savez…
– Je sais que tu as si bien embrouillé les choses que tu n’yvois plus rien, que tu es rendu.
– Mais, patron, ce n’est pas moi…
M. Lecoq s’était levé et arpentait son cabinet. Tout à coup ilrevint sur Fanferlot.
– Que penses-tu, maître l’Écureuil ? demanda-t-il d’un tondur et ironique, d’un homme qui abuse la confiance de ceux quil’emploient, qui révèle de ce qu’il découvre juste assez pourégarer la prévention, qui trahit au profit de sa sotte vanité et lacause de la justice et celle d’un malheureux prévenu ?
Fanferlot effrayé avait reculé d’un pas.
– Je dirais, essaya-t-il, je dirais…
– Tu penses qu’on doit punir cet homme et le chasser, et tu asraison. Moins une profession est honorée, plus ceux qui l’exercentdoivent être honorables. C’est toi, cependant, qui as trahi !Ah ! maître l’Écureuil, nous sommes ambitieux, et nousessayons de faire de la police de fantaisie. Nous laissons lajustice s’égarer de son côté et nous cherchons d’un autre. Il fautêtre un limier plus fin que tu n’es, mon garçon, pour chasser sanschasseur et à son compte.
– Mais, patron, je vous jure…
– Tais-toi. Voudrais-tu me prouver que tu as tout dit au juged’instruction, comme c’était ton devoir ? Allons donc !Pendant qu’on instruit contre le caissier, tu instruis, toi, contrele banquier, tu l’épies, tu te lies avec son valet de chambre.
M. Lecoq était-il véritablement en colère ? Fanferlot quile connaît bien en doutait un peu, mais avec ce diable d’homme onne sait jamais à quoi s’en tenir.
– Si encore tu étais habile, poursuivait-il, mais non. Tuvoudrais être maître et tu n’es même pas bon ouvrier.
– Vous avez raison, patron, fit piteusement Fanferlot qui nesongeait plus à nier. Mais comment s’y prendre dans une affairecomme celle-ci, où il n’y avait pas une trace, pas une pièce àconviction, pas un indice, rien de rien !
M. Lecoq haussa les épaules.
– Pauvre garçon ! fit-il. Sache donc que le jour où tu asété mandé avec le commissaire de police pour constater le vol, tuas – je ne dis pas certainement, mais très probablement – tenuentre tes deux grandes mains bêtes le moyen de savoir laquelle desclés, du banquier ou du caissier, avait servi à commettre levol.
– Par exemple !…
– Tu veux des preuves ? soit. Te souviens-tu de cetteéraillure que tu as relevée le long du coffre-fort ? Elle t’afrappé, car tu n’as pu retenir une exclamation en l’apercevant. Tul’as examinée soigneusement, à la loupe, et tu as pu te convaincrequ’elle était toute fraîche encore, toute récente. Tu t’es ditalors, et avec raison, que cette éraillure datait de l’instant duvol. Or, avec quoi avait-elle été faite ? Avec une clé,évidemment. Cela étant, il fallait demander les clés du banquier etdu caissier, et les étudier attentivement. L’une des deux devaitavoir gardé à son extrémité quelques atomes au moins de cettepeinture verte dont on enduit le fer des coffres-forts.
C’est bouche béante que Fanferlot avait écouté cetteexplication. Sur les derniers mots, il se frappa violemment lefront, en s’écriant :
– Imbécile !
– Tu l’as dit, reprit M. Lecoq, imbécile ! Quoi ! cetindice te saute aux yeux et tu le négliges, et tu n’en tires aucuneconclusion ! Là, cependant, est le vrai, le seul point dedépart de l’affaire. Si je trouve le coupable, ce sera grâce àcette éraillure, et je le trouverai, je le veux !
De loin, Fanferlot, dit l’Écureuil, médit volontiers de M. Lecoqet le brave courageusement ; mais de près il subitinvinciblement l’influence qu’exerce sur tous ceux qui l’approchentcet homme extraordinaire.
Les renseignements si précis, les minutieux détails qui venaientde lui être donnés renversaient toutes ses idées. Où et comment M.Lecoq les avait-il eus ?
– Vous vous êtes donc occupé de cette affaire, patron ?demanda-t-il.
– Probablement. Mais je ne suis pas infaillible, je puis avoirlaissé passer quelque précieux indice. Prends une chaise et dis-moitout ce que tu sais.
On n’équivoque pas avec M. Lecoq, on ne ruse pas. Fanferlot futcomplètement vrai, ce qui lui arrive rarement. Pourtant, sur la finde son récit, pris d’un remords de vanité, il ne raconta pascomment, la veille, il s’était laissé jouer par Mme Gypsy et legros monsieur.
Le malheur est que M. Lecoq n’est jamais informé à demi.
– Il me semble, maître l’Écureuil, fit-il, que tu oubliesquelque chose. Jusqu’où as-tu suivi le fiacre vide ?
Fanferlot, en dépit de son aplomb, rougit jusqu’aux oreilles etbaissa les yeux ni plus ni moins qu’une pensionnaire prise enfaute.
– Quoi ! patron, balbutia-t-il, cela aussi, vous lesavez ? comment avez-vous pu…
Mais une idée subite traversant son cerveau, il s’arrêta court,bondit sur sa chaise et s’écria :
– Oh ! j’y suis… ce gros monsieur à favoris roux, c’étaitvous.
La surprise de Fanferlot donnait à sa physionomie une sisingulière expression, que M. Lecoq ne put s’empêcher desourire.
– Ainsi, c’était vous, reprit l’agent émerveillé, c’était vousce gros homme que j’ai dévisagé, et je ne vous ai pasreconnu ! Ah ! patron, quel acteur vous feriez, si vousle vouliez ! moi aussi, je m’étais déguisé !
– Et bien mal, mon pauvre garçon, c’est une justice à te rendre.Penses-tu donc qu’il suffise, pour être méconnaissable, d’une barbeépaisse et d’une blouse ? Et l’œil, malheureux ! etl’œil ! C’est l’œil qu’il faut changer. Là est le secret.
Cette théorie du regard en matière de travestissement expliquepourquoi le Lecoq officiel qui rendrait des points au lynx n’ajamais été rencontré dans les couloirs de la préfecture de police,sans ses lunettes à branches d’or.
– Mais alors, patron, disait Fanferlot, poursuivant son idée,vous avez confessé cette petite, dont madame Alexandre n’avait puvenir à bout ? Vous savez pourquoi elle quitte leGrand-Archange, pourquoi elle n’attend pas monsieur deClameran, pourquoi elle s’est acheté des robesd’indienne ?
– Elle n’agit que d’après mes conseils.
– En ce cas, fit l’agent profondément découragé, il ne me resteplus qu’à avouer que je ne suis qu’un sot.
– Non, l’Écureuil, reprit M. Lecoq avec bonté, non, tu n’es pasun sot. Tu as eu simplement le tort de te charger d’une tâcheau-dessus de tes forces. As-tu fait faire un pas à l’affaire depuisque tu la suis ? Non. C’est que, vois-tu, incomparable commelieutenant, tu n’as pas le sang-froid d’un général. Je vais tefaire cadeau d’un aphorisme, retiens-le, et qu’il devienne la règlede ta conduite : « Tel brille au second rang qui s’éclipse aupremier. »
Jamais, non jamais Fanferlot n’avait vu le patron si causeur etsi bon enfant. Se voyant découvert, il s’était attendu à un oragequi le jetterait à terre, et pas du tout, il en était quitte pourune averse qui lui lavait à peine la tête. La colère de M. Lecoq sedissipait comme ces nuages noirs qui par moments menacent àl’horizon et qu’un coup de vent balaie.
Pourtant l’époux de Mme Alexandre était inquiet, il se demandaitsi cette affabilité surprenante ne dissimulait pas quelquearrière-pensée.
– Comme cela, patron, demanda-t-il, vous connaissez lecoupable ?
– Pas plus que toi, mon garçon, et même, pendant que tu as déjàune opinion toute faite, je ne sais encore que penser. Tum’affirmes que le caissier est innocent et que le banquier estcoupable, et j’ignore si tu as tort ou raison. Arrivé après toi,j’en suis encore aux préliminaires de mon enquête. Je ne suiscertain que d’une seule chose, c’est qu’il y a une éraillure à laporte du coffre-fort. C’est de là que je pars.
Tout en parlant, M. Lecoq avait pris sur son bureau, déroulé etétalé, une immense feuille de papier à dessin.
Sur cette feuille était photographiée la porte du coffre-fort deM. Fauvel. Tous les détails étaient rendus avec la dernièreexactitude. On reconnaissait bien les cinq boutons mobiles avec leslettres gravées et l’étroite serrure à saillie de cuivre.L’éraillure y était indiquée avec une admirable netteté.
– Voici donc, commença M. Lecoq, notre éraillure. Elle va dehaut en bas, à partir du trou de la serrure, diagonalement, et,remarque-le bien, de gauche à droite, c’est-à-dire qu’elle setermine du côté de la porte de l’escalier dérobé conduisant auxappartements du banquier. Très profonde près de la serrure, ellefinit en rayure à peine distincte.
– Oui, patron, c’est bien cela, je vois.
– Naturellement tu as pensé que cette éraillure doit avoir étéfaite par l’auteur de la soustraction ? Voyons si tu as euraison. J’ai, ici, un petit coffret de fer, peint en vert comme lacaisse de monsieur Fauvel ; le voici. Prends une clé et essaiede le rayer.
Sans trop deviner le but que se proposait son patron, l’agent dela sûreté fit ce qu’il lui commandait, frottant vigoureusement surle coffret avec le bout d’une clé.
– Diable ! fit-il, après deux ou trois tentatives, elle estdure à entamer, cette peinture.
– Très dure, en effet, mon garçon, et cependant celle ducoffre-fort est plus solide encore, je m’en suis assuré. Doncl’éraillure que tu as relevée n’a pu être faite par la maintremblante d’un voleur laissant glisser la clé !
– Sapristi ! s’exclama Fanferlot, stupéfait, je n’auraispas trouvé cela. C’est que c’est vrai, il faut, pour rayer lecoffre, qu’on ait appuyé très fort.
– Oui, mais pourquoi ? Tel que tu me vois, je me creuse latête depuis trois jours, et c’est hier seulement que j’ai trouvé.Examinons ensemble si mes conjectures présentent assez de chancesde probabilité pour devenir le point de départ de mon enquête.
M. Lecoq avait abandonné la photographie pour s’approcher de laporte qui, de son cabinet, donne dans sa chambre à coucher, et ilen avait retiré la clé, qu’il gardait à la main.
– Avance ici, dit-il à Fanferlot, place-toi là, à côté demoi ; très bien. Supposons que je veuille ouvrir cette porteet que tu ne le veuilles pas. Lorsque tu me vois approcher la cléde la serrure, quel est ton mouvement instinctif ?
– J’appuie mes deux mains sur votre bras que je tire à moivivement, de façon que vous ne puissiez pas introduire la clé.
– Justement. Alors, répétons ce mouvement, marche…
Fanferlot obéit, et la clé que tenait M. Lecoq, détournée de laserrure, glissa le long de la porte et y traça une éraillureparfaitement nette, de haut en bas, diagonalement, reproductionexacte de celle que figurait la photographie.
– Oh ! fit sur trois tons différents l’époux de MmeAlexandre, oh ! oh !
Et il restait en contemplation devant la porte.
– Commences-tu à comprendre ? demanda M. Lecoq.
– Si je comprends ! patron. Mais un enfant devineraitmaintenant. Ah ! quel homme vous êtes ! Je vois la scènecomme si j’y étais. Il y avait, au moment du vol, deux personnesprès de la caisse : l’une voulait s’emparer des billets, l’autre nevoulait pas qu’on y touchât. C’est clair, c’est évident, c’estsûr.
Accoutumé à bien d’autres triomphes, le célèbre policiers’amusait beaucoup de la stupeur et de l’enthousiasme del’agent.
– Voilà que tu t’emportes encore, lui dit-il doucement ; tuprends pour certaine et comme prouvée une circonstance qui peutêtre fortuite et tout au plus probable.
– Non, patron ; non ! s’écria Fanferlot, un hommecomme vous ne se trompe pas : le doute n’est pas possible.
– À toi, alors, de tirer les conséquences de notredécouverte.
– D’abord, ceci prouve que mon flair ne m’avait pas trompé : lecaissier est innocent.
– Pourquoi ?
– Parce que libre d’ouvrir et de fermer la caisse quand bon luisemble, il n’aurait pas été chercher un témoin juste au moment devoler.
– Bien raisonné. Seulement, à ce compte, le banquier, lui aussi,est innocent ; réfléchis un peu.
Fanferlot réfléchit et toute son animation tomba.
– C’est vrai, fit-il d’un air désespéré, c’est vrai ! Quefaire, après cela ?
– Chercher le troisième larron, c’est-à-dire celui qui a ouvertla caisse et pris les billets, et qui dort bien tranquille pendantqu’on soupçonne les autres.
– Impossible ! patron, impossible ! On ne vous a doncpas dit que monsieur Fauvel et son employé avaient seuls une cléqui ne les quittait jamais ?
– Pardon, la veille du vol, le banquier avait laissé sa clé dansson secrétaire.
– Eh ! la clé ne suffit pas pour ouvrir, il faut encore lemot.
M. Lecoq impatienté haussa les épaules.
– Quel était le mot ? demanda-t-il.
– Gypsy.
– C’est-à-dire le nom de la maîtresse du caissier. Ehbien ! mon garçon, cherche. Le jour où tu auras trouvé unhomme assez lié avec Prosper pour se douter de la circonstance dunom, assez familier chez monsieur Fauvel pour arriver jusqu’à lachambre à coucher, ce jour-là tu tiendras le vrai coupable ;le problème sera résolu.
Égoïste comme tous les grands artistes, M. Lecoq n’a jamais faitd’élève et ne cherche pas à en faire. Il travaille seul. Il haitles collaborateurs, ne voulant partager ni les jouissances dutriomphe, ni les amertumes de la défaite.
Aussi, Fanferlot, qui sait son patron sur le bout du doigt,était-il confondu de l’entendre donner des conseils, lui, quijamais ne donne que des ordres.
Même, il était si fort intrigué, qu’en dépit des préoccupationssupérieures, il ne put s’empêcher de témoigner sa surprise.
– Il faut, patron, hasarda-t-il, que vous ayez à cette affaireun rude intérêt personnel, pour l’avoir étudiée ainsi.
M. Lecoq eut un tressaillement nerveux qui échappa à son agent,puis, ses sourcils se froncèrent, et c’est d’un ton dur qu’ilrépondit :
– C’est ton état d’être curieux, maître l’Écureuil ;cependant il ne faudrait pas l’être trop, tu m’entends ?
Fanferlot chercha à s’excuser.
– Bien ! bien ! interrompit M. Lecoq. Si je te donneun coup de main, c’est parce que cela me convient. Il me plaîtd’être la tête, pendant que tu seras le bras. Seul, avec tes idéespréconçues, tu n’aurais jamais trouvé le coupable ; à nousdeux nous le trouverons, ou je ne suis plus monsieur Lecoq.
– Nous réussirons, puisque vous vous en mêlez.
– Oui, je m’en mêle, et depuis quatre jours j’ai appris bien deschoses. Seulement, retiens bien ceci : j’ai des raisons pour nepoint paraître en cette affaire. Quoi qu’il arrive, je te défendsde prononcer mon nom. Si nous réussissons, il faut qu’on ne puisseattribuer le succès qu’à toi seul. Et surtout ne cherche jamais àen savoir plus long, contente-toi des explications qu’il me plairade te donner.
Ces conditions ne semblèrent nullement fâcher l’agent de lasûreté.
– Je serai discret, patron, prononça-t-il.
– J’y compte, mon garçon. Pour commencer, tu vas prendre cettephotographie du coffre-fort et te rendre près du juged’instruction. Monsieur Patrigent, je le sais, est aussi perplexeque possible au sujet du prévenu. Tu lui expliqueras, comme venantde toi, ce que je viens de te faire voir, tu lui répéteras mesdémonstrations, et ces indices, j’en suis convaincu, ledétermineront à faire relâcher le caissier. Il faut que Prospersoit libre, pour que je commence mes opérations.
– C’est entendu, patron. Mais, devrai-je laisser voir que jesoupçonne un coupable autre que le patron ou le caissier ?
– Nécessairement. La justice ne doit pas ignorer que tu vassuivre cette affaire. Monsieur Patrigent te chargera de surveillerProsper ; réponds-lui que tu ne le perdras pas de vue. Jet’affirme, moi, qu’il sera en bonnes mains.
– Et s’il me demande des nouvelles de Gypsy ?
M. Lecoq hésita un moment.
– Tu diras, fit-il enfin, que tu l’as décidée, dans l’intérêt deProsper, à se placer dans une maison où elle surveille quelqu’unque tu soupçonnes.
Fanferlot, tout joyeux, avait roulé la photographie, pris sonchapeau et s’apprêtait à sortir. M. Lecoq le retint d’un geste.
– Je n’ai pas achevé, dit-il. Sais-tu conduire une voiture etsoigner un cheval ?
– Quoi ! patron, vous me demandez cela, à moi, un ancienécuyer du cirque Bouthor !
– C’est juste. Puisqu’il en est ainsi, dès que le juge t’auracongédié, tu rentreras chez toi vivement, tu te composeras une têteet un costume de valet de chambre de bonne maison et tu te rendras,avec la lettre que voici, chez le placeur qui fait le coin dupassage Delorme.
– Mais, patron…
– Il n’y a pas de mais, mon garçon ; ce placeur teprésentera à monsieur de Clameran qui cherche un valet de chambre,le sien l’ayant quitté hier soir.
– Excusez-moi, si j’ose dire que vous vous trompez, mais ceClameran ne réunit pas les conditions indiquées, il n’est pas l’amidu caissier.
– Voilà que tu m’interromps déjà, dit M. Lecoq, de sa voix laplus impérative ; fais donc ce que je te dis et ne t’inquiètepas du reste. Monsieur de Clameran n’est pas l’ami de Prosper,c’est vrai ; mais il est l’ami, il est le protecteur de Raoulde Lagors. Pourquoi ? D’où vient l’intimité de ces deux hommesd’âges si différents ? Il faut le savoir. Il faut savoir aussice que c’est que ce maître de forges qui habite Paris et nes’occupe nullement de ses hauts-fourneaux. Un gaillard qui a eucette idée d’aller se loger à l’hôtel du Louvre, au milieu d’unecohue sans cesse renouvelée, est un gaillard difficile àsurveiller. Par toi, j’aurai un œil dans sa vie. Il a une voiture,tu le conduiras, en moins de rien, tu connaîtras ses relations ettu pourras me rendre compte de ses moindres démarches.
– Vous serez obéi, patron.
– Encore un mot. Monsieur de Clameran est un gentilhomme fortsusceptible et encore plus soupçonneux. Tu lui seras présenté sousle nom de Joseph Dubois. Il te demandera des certificats. En voicitrois qui attestent que tu as servi le marquis de Sairmeuse, lecomte de Commarin, et qu’en dernier lieu tu sors de la maison dubaron de Wortschen, reparti pour l’Allemagne. Et ouvre l’œil,soigne ta tenue, surveille tes mouvements. Sers bien, mais sansexcès. Et pas trop d’honnêteté surtout, tu inspirerais dessoupçons.
– Soyez tranquille, patron ; mais où irai-je aurapport ?
– J’irai te voir tous les jours. Jusqu’à nouvel ordre, défensede mettre le pied ici : on peut te suivre. Si une circonstanceimprévue survient, adresse une dépêche à ta femme ; elle mepréviendra. Va… et sois prudent.
La porte refermée sur Fanferlot, M. Lecoq passa vivement dans sachambre à coucher.
En un clin d’œil il eut dépouillé les apparences du chef debureau, la cravate empesée et les lunettes d’or, et rendu laliberté à ses épais cheveux noirs. Le Lecoq officiel disparaissait,faisant place au vrai Lecoq, à celui que personne ne connaît, unbeau gars, à l’œil clair, à l’air résolu.
Mais il ne resta soi qu’un instant. Assis devant une table detoilette plus chargée de pâtes, d’essences, de couleurs et depostiches que la toilette d’une demoiselle du lac, il se mit àdéfaire de nouveau l’œuvre du créateur et à se recomposer unephysionomie.
Il travaillait lentement, maniant avec un soin extrême sespetits pinceaux ; mais au bout d’une heure, il avait terminéun de ses chefs-d’œuvre quotidiens. Quand il eut fini, il n’étaitplus Lecoq, il était le gros monsieur à favoris roux que n’avaitpas reconnu Fanferlot.
– Allons, disait-il, en jetant à son miroir un dernier coupd’œil, je n’ai rien oublié, je n’ai presque rien laissé au hasard,tous mes fils sont attachés, je puis marcher. Pourvu que l’Écureuilne perde pas de temps !…
Mais Fanferlot était bien trop joyeux pour gaspiller une minute.Il ne courait pas, il volait sur le chemin du Palais deJustice.
Enfin ! il allait donc pouvoir, à son tour, faire montred’une perspicacité supérieure.
Quant à se dire qu’il allait triompher avec les idées d’autrui,il n’y songeait pas. C’est presque toujours de la meilleure foi dumonde que le geai se pavane avec les plumes du paon.
L’événement, d’ailleurs, ne trompa point ses espérances. Si lejuge ne fut pas pleinement et absolument convaincu, il admira toutau moins l’ingéniosité du procédé.
– Voilà qui me décide, dit-il, en congédiant Fanferlot ; jevais présenter à la chambre du conseil des conclusions favorables,et demain, très probablement, le caissier sera relâché.
Et, en effet, il se mit à rédiger une de ces terriblesordonnances de « non-lieu » qui rendent la liberté, mais nonl’honneur, à l’homme accusé ; qui disent qu’il n’est pascoupable, mais qui ne disent pas qu’il est innocent.
Attendu qu’il n’existe pas contre le prévenu Prosper Bertomydes charges suffisantes ; vu l’article 128 du Coded’instruction criminelle, déclarons qu’il n’y a lieu de suivre,quant à présent, contre ledit, ordonnons qu’il sera extrait de lamaison où il est détenu, et qu’il sera mis en liberté par legardien, etc.
Lorsqu’il eut achevé :
– Allons, dit-il à son greffier Sigault, voici un de ces crimesencore dont la justice n’a jamais le mot. Encore un dossier àdéposer aux archives du greffe.
Et de sa main, sur la couverture, il inscrivit le numéro d’ordre: Dossier 113.
Il y avait neuf jours que Prosper Bertomy était en prison, ausecret, lorsqu’un matin, un jeudi, le geôlier vint lui signifierl’ordonnance de non-lieu.
On le conduisit au greffe, on lui rendit plusieurs petits objetsqui lui avaient été enlevés quand on l’avait fouillé à son arrivée: sa montre, un canif, quelques bijoux et on lui fit signer unegrande feuille de papier.
On le poussa alors dans un corridor sombre, très étroit. Uneporte s’ouvrit qui se referma sur lui avec un bruit sinistre.
Il se trouvait sur le quai, il était seul, il était libre.
Libre ! c’est-à-dire que la justice se déclaraitimpuissante à le convaincre du crime dont on l’avait accusé.
Libre ! il pouvait marcher, respirer l’air pur, mais ilallait trouver toutes les portes fermées à son approche.
L’acquittement après les débats, c’est la réhabilitation.L’arrêt de non-lieu laisse planer sur celui qui a été arrêté unéternel soupçon.
L’opinion a des rigueurs plus redoutables que les « secrets» !
En ce moment où la liberté lui était rendue, Prosper sentit sicruellement l’horreur de sa situation, qu’il ne put retenir un cride rage et de haine.
– Mais je suis innocent ! cria-t-il, je suis innocent.
À quoi bon ! Deux passants qui suivaient le quais’arrêtèrent pour le regarder ; ils le prenaient pour unfou.
La Seine était là, à ses pieds ; la pensée du suicidetraversa son esprit.
– Non ! dit-il, non ! je n’ai même pas le droit de metuer. Non, je ne veux pas mourir avant de m’êtreréhabilité !
Bien des fois, dans sa cellule du dépôt de la préfecture,Prosper Bertomy avait répété ce mot réhabilitation. Ayant dans lecœur cette haine froidement réfléchie, qui donne la force ou lapatience de briser ou d’user tous les obstacles, il se disait :ah ! que ne suis-je libre !
Il était libre, et à cette heure seulement il se rendait comptedes immenses difficultés de sa tâche. Pour chaque crime il faut àla justice un criminel, il ne pouvait désormais faire éclater soninnocence qu’en livrant un coupable ; comment le trouver et lelivrer ?
Désespéré, mais non découragé, il reprit le chemin de son logis.Mille inquiétudes l’assaillaient. Que s’était-il passé depuis neufjours qu’il était comme rayé du nombre des vivants ? Nul bruitn’était venu jusqu’à lui. Le silence des secrets est aussi terribleque celui de la tombe.
Il allait lentement, le long des rues, la tête baissée, fuyantle regard des gens qu’il croisait. Il allait donc, lui si fier,faire l’apprentissage du mépris. Il allait voir, à son approche,les figures devenir glaciales, les conversations cesser. Toutes lesmains se retireraient quand il tendrait la sienne.
Si encore il eût pu compter sur un ami ! Mais quel ami lecroirait, quand son père, ce dernier ami des crises suprêmes, avaitrefusé de le croire.
Au plus fort de ces tortures, les plus poignantes qu’on puisseimaginer, le nom de Nina Gypsy monta à ses lèvres.
Il ne l’avait jamais aimée, la pauvre fille ; par momentsil l’avait haïe, mais en ce moment son souvenir avait pour lui desdouceurs infinies.
C’est qu’il se sentait aimé par elle, c’est qu’il était sûrqu’elle ne douterait pas, elle, quand il aurait parlé. C’est qu’ilsavait que la femme reste ferme en ses croyances, fidèle au malheurquand même, elle qui ne l’est pas toujours à la prospérité.
Arrivée rue Chaptal, devant sa maison, au moment de franchir leseuil de la porte, il hésita.
Il souffrait de cette timidité de l’honnête homme soupçonné, ileût voulu ne jamais revoir une figure connue.
Cependant, il ne pouvait rester là, sur le trottoir, ilentra.
À sa vue, le concierge eut une exclamation de joie.
– Enfin ! vous voici, monsieur ! s’écria-t-il, jedisais bien, moi, que vous sortiriez de là, blanc comme neige.Quand j’ai lu dans les journaux qu’on vous accusait d’avoir volé,j’ai dit à tous ceux qui ont voulu l’entendre : « Mon locataire dutroisième, un voleur, allons donc ? »
Les félicitations de cet homme, maladroites, peut-être, maissincères, à coup sûr, impressionnèrent péniblement Prosper. Ilvoulut couper court à toute explication.
– Madame est sans doute partie, demanda-t-il, savez-vous où elleest allée ?
– Ma foi ! non, monsieur. Le jour de votre arrestation,elle a envoyé chercher un fiacre, on a chargé dessus toutes sesaffaires, et depuis, ni vu, ni connu, nous n’avons plus entenduparler d’elle.
Ce fut pour le malheureux caissier un chagrin ajouté à tous seschagrins.
– Et que sont devenus mes domestiques ?
– Partis aussi, monsieur. Votre père les a payés etrenvoyés.
– Alors, vous avez ma clé ?
– Non monsieur. Quand votre père est sorti, ce matin à huitheures, il m’a dit qu’il laissait dans votre appartement un de sesgrands amis que je devais considérer comme le maître jusqu’à votreretour. Vous le connaissez sans doute : c’est un gros, de votretaille à peu près, avec des favoris roux.
Prosper était aussi étonné que possible. Un ami de son père,chez lui, qu’est-ce que cela voulait dire ? Cependant, il nelaissa rien voir de son étonnement.
– Oui, je sais, répondit-il, je sais.
Et gravissant rapidement l’escalier, il sonna chez lui.
L’ami de son père vint lui ouvrir.
Il était bien tel que le concierge le lui avait dépeint, assezgros, rouge de figure, ayant la lèvre sensuelle, l’œil d’unevivacité extraordinaire, l’air bon enfant, la tournure commune. Lecaissier ne l’avait jamais vu.
– Charmé de faire votre connaissance, monsieur, dit-il.
Il était chez Prosper comme chez lui ; sur la table dusalon était un livre qu’il était allé prendre à labibliothèque ; encore un peu il eût fait les honneurs del’appartement.
– Je dois vous avouer, monsieur, commença le caissier…
– Que vous êtes surpris de me trouver ici, n’est-ce pas ?Je conçois cela. Votre père se proposait de me présenter à vous,mais il a été forcé de repartir ce matin pour Beaucaire.J’ajouterai qu’il est reparti convaincu, comme je le suis moi-même,que vous n’avez pas pris un sou à monsieur Fauvel.
À cette nouvelle d’un heureux augure, Prosper ne put retenir uneexclamation de joie.
– D’ailleurs, continuait le gros homme, cette lettre de votrepère, que je suis chargé de vous remettre, remplacera, je l’espère,une présentation.
Le caissier prit la lettre qu’on lui tendait, l’ouvrit, et, àmesure qu’il lisait, sa figure s’éclairait, le sang remontait à sesjoues blêmies.
Sa lecture faite, il tendit la main au gros monsieur.
– Mon père, monsieur, fit-il, me dit que vous êtes son meilleurami ; il me recommande d’avoir en vous la confiance la plusabsolue et de suivre vos conseils.
– C’est cela. Ce matin, votre brave homme de père me dit : «Verduret – c’est mon nom – Verduret, mon fils est dans le pétrin,il faut l’en sortir. » J’ai répondu « Présent », et me voilà. Laglace est rompue, n’est-ce pas ? Alors, arrivons à la chose.Que comptez-vous faire ?
Cette question ralluma toutes les colères du caissier, ses yeuxlancèrent des éclairs.
– Ce que je compte faire ? répondit-il d’une voixfrémissante ; je veux trouver le misérable qui m’a perdu, lelivrer à la justice, me venger enfin !
– Naturellement. Et avez-vous quelque moyen d’arriver à cebut ?
– Aucun ; et cependant je réussirai, parce qu’un homme quidonne sa vie entière à une tâche, qui s’éveille chaque matinvoulant ce qu’il a voulu la veille est sûr de réussir.
– Bien dit, monsieur Prosper, et tenez, franchement, jem’attendais à vous trouver ces dispositions. Et la preuve, c’estque j’ai réfléchi et cherché pour vous. Je tiens un plan. Pourcommencer, vous allez vendre votre mobilier, quitter cette maisonet disparaître.
– Disparaître ! s’écria le caissier révolté,disparaître ! Y pensez-vous, monsieur, ce serait m’avouercoupable, ce serait autoriser tout le monde à dire que je me cachepour jouir en paix des trois cent cinquante mille francs volés.
– Eh bien ! après ? dit froidement l’homme aux favorisroux ; ne venez-vous pas de m’affirmer que le sacrifice devotre vie est fait ? Le nageur habile, que des malfaiteursjettent à l’eau, se garde bien de revenir immédiatement à lasurface ; il plonge, au contraire, il nage sous l’eau tant quesa respiration le lui permet, il reparaît le plus loin possible, ilprend terre hors de vue, et c’est quand on le croit perdu, noyé,qu’il surgit tout à coup et se venge. Vous avez un ennemi ?Une imprudence seule peut le livrer. Mais tant qu’il vous verradebout, il aura peur.
C’est avec une sorte de soumission ébahie que Prosper écoutaitcet homme, qui, tout en étant l’ami de son père, était pour lui uninconnu.
Sans en avoir la conscience, il subissait l’ascendant d’unenature plus énergique que la sienne. Tout lui manquait, il étaitheureux de trouver un appui.
– Je suivrai votre conseil, répondit Prosper, après quelquesinstants de réflexion.
– J’en étais sûr, mon cher ami. Donc, nous faisons la lessiveaujourd’hui. Et notez que le produit de la vente nous seradiablement utile. Avez-vous de l’argent ? Non. Il en fautcependant. Je savais si bien vous convaincre, que j’ai fait venirun marchand de meubles ; il prend tout ici, en bloc, pourdouze mille francs, les tableaux exceptés.
Malgré lui, le caissier eut un haut-le-corps que remarqua M.Verduret.
– Oui, fit-il, c’est dur, je le sais, mais c’est nécessaire.Écoutez, ajouta-t-il d’un ton qui tranchait avec le reste de laconversation : vous êtes le malade, et je suis le médecin chargé devous guérir. Si je taille dans le vif, criez, mais laissez-moitailler. Là est le salut.
– Taillez, monsieur, répondit Prosper, subissant de plus en plusl’ascendant.
– Parfait. Et… passons, car le temps presse… Vous êtes l’ami demonsieur de Lagors ?
– De Raoul ? oui, monsieur, l’ami intime.
– Alors, qu’est-ce que ce particulier ?
La qualification de « particulier » sembla blesser Prosper.
– Monsieur de Lagors, monsieur, répondit-il d’un ton piqué, estle neveu de monsieur Fauvel ; c’est un tout jeune homme,riche, distingué, spirituel, et le meilleur et le plus loyal que jesache.
– Hum ! fit M. Verduret, voilà un mortel orné de bien desqualités, et je suis ravi à l’idée que je vais faire saconnaissance. Car, il faut que je vous l’avoue, je lui ai écrit envotre nom un petit billet pour le prier de venir jusqu’ici, et il afait répondre qu’il viendrait.
– Quoi ! s’écria Prosper étourdi, vous pouvez supposer…
– Oh ! je ne suppose rien. Seulement, il faut que je voiece jeune homme. Même, j’ai dans la tête, et je vais vous soumettreun petit plan de conversation…
Un coup de sonnette coupa la parole à M. Verduret.
– Sacrebleu ! dit-il, le voici ; adieu mon plan !Où me cacher pour entendre et pour voir ?
– Là, dans ma chambre, en laissant la porte ouverte et laportière baissée.
Un second coup de sonnette retentit.
– J’y vais ! j’y vais ! cria le caissier.
– Sur votre vie, Prosper, dit M. Verduret d’un ton à fairepénétrer la conviction dans l’esprit le plus rebelle, sur votrevie, pas un mot à cet homme de vos projets ni de moi. Soyez, pourlui, découragé, faible, hésitant…
Et il disparut pendant que Prosper courait ouvrir à Raoul.
Le portrait de M. de Lagors n’avait pas été flatté par son ami.Jamais plus heureuse physionomie ne fut au service d’un noblecaractère.
À vingt-quatre ans, qu’il se donnait, Raoul en paraissait vingtà peine. De taille moyenne, il était admirablement pris.D’abondants cheveux châtain clair bouclaient naturellement autourde son front intelligent. La franchise et la fierté éclataient dansses grands yeux bleus.
Son premier mouvement fut de se jeter au cou du caissier.
– Pauvre cher ami, disait-il en lui serrant les mains, pauvrecher Prosper !…
Cependant, sous ces démonstrations affectueuses, perçait unecertaine contrainte qui, si elle échappait au caissier, devait êtreremarquée par M. Verduret.
Une fois assis dans le salon :
– Ta lettre, mon ami, poursuivit Raoul, m’a fait un mal affreux.J’ai été épouvanté. Je me suis dit : devient-il fou ? Alors,j’ai tout quitté ; j’accours.
Prosper semblait à peine entendre, préoccupé de cette lettrequ’il n’avait pas écrite. Que lui avait-on fait dire ?Qu’était-ce donc que cet homme dont il avait accepté leconcours ?
– Manquerais-tu de courage ? continuait M. de Lagors.Pourquoi désespérer ? À notre âge, il est temps encore derecommencer sa vie. Tu as des amis quand même. Si je suis venu,c’est que je voulais te dire : compte sur moi. Je suis riche, lamoitié de ma fortune est à ta disposition.
Cette offre généreuse, faite en ce moment avec la plus noblesimplicité, toucha profondément Prosper.
– Merci, Raoul, répondit-il d’une voix émue, merci !Malheureusement tout l’argent de la terre ne me servirait à rien ence moment.
– Comment cela ? Quels sont donc tes projets ? Teproposerais-tu de rester à Paris ?
– Je ne sais, mon ami, je n’ai pas de projets ; j’ai latête perdue.
– Je te l’ai dit, reprit vivement Raoul, il faut recommencer tavie. Excuse ma franchise, c’est celle de l’amitié ; tant quece vol mystérieux ne sera pas expliqué, rester à Paris estimpossible.
– Et si on ne l’explique jamais ?
– Raison de plus pour te faire oublier. Tiens, je causais detoi, il y a une heure, avec Clameran ; tu es injuste enverslui, car il t’aime. À la place de Prosper, me disait-il, je feraisargent de tout, je partirais pour l’Amérique, je ferais fortune etje reviendrais écraser de mes millions ceux qui m’ontsoupçonné.
Ce conseil révoltait la fierté de Prosper. Il n’éleva cependantaucune objection. Les paroles de cet inconnu qui écoutait en cemoment même lui revenaient à la mémoire.
– Eh bien ! insista Raoul.
– Je réfléchirai, murmura le caissier, je verrai… je voudraissavoir ce que dit monsieur Fauvel.
– Mon oncle !… Tu sais que depuis que j’ai décliné laproposition qu’il me faisait d’entrer dans ses bureaux nous sommespresque brouillés. Voici un mois au moins que je n’ai mis les piedschez lui ; mais j’ai eu de ses nouvelles…
– Par qui ?
– Par ton protégé, le jeune Cavaillon. Mon oncle, depuisl’affaire, est, à ce qu’il paraît, plus consterné que toi. C’est àpeine si on le voit dans les bureaux, on dirait qu’il relève dequelque terrible maladie.
– Et madame Fauvel, et… – le caissier hésita – et mademoiselleMadeleine.
– Oh ! fit Raoul d’un ton léger, ma tante est toujoursdévote ; elle fait dire des messes à l’intention du coupable.Quant à ma belle et glaciale cousine, elle ne saurait s’occuper dedétails vulgaires, tout absorbée qu’elle est par les préparatifs dubal travesti que donnent après-demain messieurs Jandidier. Elle adéniché, m’a dit une de ses amies, une couturière de génie,inconnue, qui lui fait un costume de fille d’honneur de Catherinede Médicis, qui est une merveille.
Il est certain que l’excès même de la souffrance, engourdissantla pensée, amène une sorte d’insensibilité. Prosper avaitterriblement souffert, cependant ce dernier coup l’atterra.
– Madeleine !… murmura-t-il, Madeleine !…
M. de Lagors ne crut pas devoir remarquer l’exclamation ;il s’était levé.
– Il faut que je te quitte, mon cher Prosper, dit-il ;samedi, je verrai ces dames au bal, et je te donnerai desnouvelles. D’ici là, du courage, et souviens-toi que, quoi qu’ilarrive, tu peux compter sur moi.
Une dernière fois, Raoul serra les mains de Prosper avant de seretirer. Il devait être déjà dans la rue que le malheureux caissierrestait encore debout à la même place, immobile, anéanti.
Il fallut, pour le tirer de ses sombres méditations, la voixrailleuse de l’homme aux favoris roux, qui était venu se placerdevant lui.
– Voilà les amis ! disait M. Verduret.
– Oui !… répondit Prosper avec amertume. Et cependant, vousl’avez entendu, il m’a offert la moitié de sa fortune.
M. Verduret haussa les épaules d’un air de compassion.
– C’est mesquin de sa part, dit-il. Que n’offrait-il, pendantqu’il y était, sa fortune entière ? Ces offres-là n’engagentpas. Cependant je suis persuadé que ce joli garçon donnerait biendix beaux billets de mille francs pour savoir l’Océan entre vous etlui.
– Lui ! monsieur… et pourquoi ?
– Qui sait ? peut-être pour cette même raison qui l’aengagé à vous bien faire remarquer que depuis un mois il n’a pasmis le pied chez son oncle.
– Mais c’est la vérité, monsieur, j’en suis sûr.
– Naturellement ! répondit M. Verduret, d’un air goguenard.Mais, tenez, reprit-il sérieusement, en voici assez sur ce joligarçon ; j’ai sa mesure, c’est tout ce que je voulais.Maintenant, vous allez, s’il vous plaît, changer de costume et nousirons ensemble rendre visite à monsieur Fauvel.
Cette proposition sembla révolter Prosper.
– Jamais ! s’écria-t-il, avec une violence extraordinaire.Non, jamais ! je ne saurais prendre sur moi de subir la vue dece misérable.
Cette résistance ne surprit pas M. Verduret.
– Je vous comprends, dit-il, et je vous excuse, mais j’espèreque vous reviendrez sur ce premier mouvement. De même que j’aivoulu voir monsieur de Lagors, je veux voir monsieur Fauvel ;il le faut, entendez-vous ? Êtes-vous faible à ce point de nepouvoir vous contraindre cinq minutes ? Je me présenteraicomme un de vos parents, vous n’aurez pas un mot à dire.
– S’il le faut absolument, fit Prosper, si vous le voulez…
– Oui, je le veux. Allons, morbleu ! un peu d’assurance,donc, et de la confiance. Vite, allez faire un brin de toilette, ilse fait tard, j’ai faim, nous déjeunerons en route, tout encausant.
Le caissier venait à peine de passer dans sa chambre à coucher,quand un nouveau coup de sonnette retentit.
M. Verduret alla ouvrir. C’était le portier ; il tenait àla main un pli assez volumineux.
– Voilà, dit-il, une lettre qu’on a apportée ce matin pourmonsieur Bertomy, j’ai été, quand je l’ai revu, tellement saisi,que je n’ai pas songé à la lui remettre. C’est tout de même unedrôle de lettre, n’est-ce pas, monsieur ?
Lettre singulière en effet ! L’adresse n’était pas écrite àla main ; les mots qui la composaient étaient formés avec deslettres imprimées, découpées soigneusement sur un livre ou sur unjournal, et collées sur l’enveloppe.
– Oh ! fit M. Verduret, qu’est ceci ?
Et s’adressant au concierge :
– Asseyez-vous un instant ici, mon brave, dit-il, jereviens.
Il laissa le concierge dans la salle à manger et passa dans lesalon, dont il eut soin de refermer la porte. Prosper s’ytrouvait ; il avait entendu la sonnette d’abord, puis un bruitde voix, et il venait savoir ce qu’il se passait.
– Voici ce qu’on a apporté pour vous, fit M. Verduret.
Et sans façon il brisa l’enveloppe.
Des billets de banque s’en échappèrent ; il les compta, ily en avait dix.
Prosper était devenu pourpre.
– Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il.
– Nous allons le savoir, répondit M. Verduret, voici un motjoint à l’envoi.
Ce billet, comme l’adresse, était composé de lettres et de motsimprimés, découpés et collés. Il était court, mais explicite :
Mon cher Prosper, un ami qui connaît l’horreur de votresituation vous fait passer ce secours. Il est un cœur, sachez-le,qui a partagé toutes vos angoisses. Partez, quittez la France, vousêtes jeune, l’avenir vous appartient. Partez, et puisse cet argentvous porter bonheur.
À mesure que lisait, à haute voix, l’homme aux favoris roux, lacolère de Prosper grandissait. Colère folle, car il ne savaitcomment s’expliquer les événements qui se succédaient, et ilsentait sa raison s’égarer.
– Tout le monde veut donc que je parte ! s’écria-t-il c’estdonc une conjuration !
M. Verduret dissimula un sourire de satisfaction.
– Enfin ! fit-il, vous ouvrez les yeux, vous commencez àcomprendre. Oui, mon enfant, il est des gens qui vous haïssent pourtout le mal qu’ils vous ont fait ; oui, il est des gens pourqui votre présence à Paris serait une perpétuelle menace, et quiveulent vous éloigner à tout prix.
– Mais quels sont ces gens, monsieur ? dites-le-moi ;dites-moi qui se permet de m’envoyer cet argent.
L’ami de M. Bertomy le père hocha tristement la tête.
– Si je le savais, mon cher Prosper, répondit-il, ma tâcheserait remplie, car je saurais alors qui a commis le vol dont vousavez été accusé. Mais nous allons chercher. Je tiens enfin un deces indices qui deviennent tôt ou tard une charge accablante. Jen’avais que des déductions plus ou moins probables ; j’aimaintenant un fait qui me prouve que je ne me trompais pas. Jemarchais dans les ténèbres ; à présent, j’ai une lueur pour meguider.
M. Verduret, cet homme aux apparences triviales, à l’entrainfacile du commis voyageur, trouvait, quand bon lui semblait, de cesaccents impérieux qui imposent aux âmes faibles et dominent lesesprits malades.
Prosper, en l’écoutant, reprenait quelque assurance et sentait,en lui, renaître l’espoir.
– Il s’agit, poursuivait M. Verduret, de tirer parti de cetindice que nous livre l’imprudence de vos ennemis. Commençons parinterroger le portier.
Il ouvrit la porte et appela :
– Hé ! mon brave ! avancez un peu s’il vous plaît.
Le concierge, homme fort poli, s’approcha en tortillant sacasquette, fort intrigué de l’autorité que s’arrogeait cet inconnuchez son locataire.
– Qui vous a remis le pli que vous venez de monter ?demanda M. Verduret.
– Un commissionnaire qui m’a dit que la course était payée.
– Le connaissez-vous ?
– Je ne connais que lui : c’est le commissionnaire qui a sescrochets[2] chez le marchand de vin du coin de la ruePigalle.
– Allez me le chercher.
Pendant que le concierge sortait en courant, M. Verduret avaittiré son calepin de sa poche, et consultait alternativement et lesbillets de banque épars sur la table, et une page toute couverte dechiffres.
Son examen terminé :
– Ces billets, dit-il d’un ton décidé, ne sont pas envoyés parl’auteur de la soustraction.
– Vous croyez, monsieur ?
– J’en suis persuadé ; à moins, toutefois, que ce voleur nesoit doué d’une pénétration et d’une prévoyanceextraordinaires ; ce qui est certain, positif, c’est qu’aucunde ces billets de mille francs ne faisait partie des trois centcinquante qui ont été volés dans votre caisse.
– Cependant, hasarda Prosper, qui ne s’expliquait pas lacertitude de son protecteur, cependant…
– Il n’y a pas de cependant ; j’ai là le numéro d’ordre detous les billets…
– Quoi ! lorsque moi-même je ne l’avais pas !
– La Banque l’avait, mon jeune ami, et c’est fort heureux. Quandon s’occupe d’une affaire, on doit tout prévoir et ne rien oublier.Ce n’est pas une excuse pour un homme d’esprit, que de dire, quandil est tombé dans quelque bévue : tiens, je n’y avais paspensé ! J’ai songé à la Banque.
Si Prosper avait eu d’abord quelques répugnances à s’abandonnerentièrement à l’ami de son père, ces répugnances, une à une,s’évanouissaient.
Il comprenait que, seul, à peine maître de soi, livré auxinspirations de son inexpérience, jamais il n’aurait eu la patienteperspicacité de ce personnage singulier.
Lui, cependant, poursuivait, se parlant à lui-même, paraissantavoir absolument oublié la présence de Prosper :
– Donc, l’envoi ne venant pas du voleur, ne peut venir, c’estévident, que de l’autre personne, qui était près de la caisse aumoment du crime, qui n’a pu l’empêcher, et qui maintenant a desremords. La probabilité de deux personnes lors du vol, probabilitéaffirmée par l’éraillure, se change maintenant en certitudeindiscutable. Ergo, j’avais raison.
Le caissier écoutait de toutes ses forces, faisant des effortsd’imagination pour comprendre quelque chose à ce monologue qu’iln’osait troubler.
– Cherchons, continuait le gros homme, cherchons quelle peutêtre cette seconde personne, que sa conscience taquine, et quicependant n’a rien osé révéler.
Il prit la lettre, et fort lentement, à trois ou quatrereprises, la lut, en scandant les phrases, en pesant tous lesmots.
– Évidemment, murmurait-il, bien évidemment, cette lettre a étécomposée par une femme. Jamais un homme, voulant rendre service àun autre homme, et lui envoyant de l’argent, n’aurait mis ce mot «secours », blessant s’il en est. Un homme aurait mis « prêt,subside, fonds », ou n’importe quel équivalent, mais « secours »,jamais. Seule, une femme, ignorante des sottes susceptibilitésmasculines, a pu trouver toute naturelle l’idée que représente cemot. Quant à cette phrase : « Il est un cœur, etc. » ; elle nepeut avoir été pensée que par une femme.
Prosper, cette fois, avait pu suivre le travail d’inductions deson protecteur.
– Vous vous trompez, je crois, monsieur, dit-il, aucune femme nepeut être mêlée à cette affaire.
M. Verduret ne releva pas l’interruption. Peut-être nel’avait-il pas entendue, peut-être ne lui convenait-il pas dediscuter ses opinions.
– Tâchons, à présent, poursuivait-il, de découvrir où ont étédécoupés les mots qui composent ces trois phrases.
Il s’approcha de la fenêtre et se mit à étudier les caractèrescollés dessus avec l’attention scrupuleuse d’un savant enus[3] qui cherche à déchiffrer un vieuxmanuscrit à demi effacé.
– Petit caractère, disait-il, très délicat, très net, impressiontrès soignée, papier assez mince et fortement satiné ! Cesmots n’ont été découpés, par conséquent, ni dans un journal, nimême dans un volume de roman, ni même dans un livre de ventecourante. Cependant, je les ai vus, ces caractères-là, je lesconnais, Didot en emploie souvent de pareils, ainsi que Marne, deTours.
Il s’arrêta, la bouche demi béante, la prunelle dilatée, faisantà sa mémoire un de ces énergiques appels qui concentrent la penséesur un point unique.
Tout à coup, il se frappa le front.
– J’y suis, disait-il, j’y suis ! Comment, diable !n’ai-je pas aperçu cela du premier coup d’œil ? Tous ces motsont été découpés dans un paroissien. Au surplus, nous allons bienvoir, il est un moyen de vérification.
Alors, délicatement, du bout de sa langue, il mouillaquelques-uns des mots collés sur le papier, et lorsqu’il vit lacolle assez humide, s’aidant d’une épingle il réussit à lesdétacher. À l’envers d’un de ces mots, un mot latin était imprimé :Deus.
– Eh ! eh ! fit-il avec un petit rire de satisfaction,j’avais deviné. Papa Tabaret, s’il était ici, serait content.
Mais qu’est devenu le paroissien mutilé ? L’a-t-onbrûlé ? Non, parce qu’un livre relié ne brûle pas comme cela.On l’aura jeté dans quelque coin.
M. Verduret s’interrompit ; le concierge rentrait, ramenantle commissionnaire du coin de la rue Pigalle.
– Ah ! tu arrives à propos, mon garçon, dit le gros hommede son air le plus ouvert.
Et présentant au commissionnaire l’enveloppe de la lettre :
– Te souviens-tu, lui demanda-t-il, d’avoir apporté ce pli icice matin ?
– Parfaitement, monsieur, d’autant mieux que j’avais remarquél’adresse : on n’en voit pas beaucoup de pareilles, n’est-il pasvrai ?
– Je suis de ton avis. Et qui t’a chargé de l’apporter ?Est-ce un homme, est-ce une femme ?
– Non, monsieur, c’est un commissionnaire.
Cette réponse, qui égaya singulièrement le concierge, ne fitmême pas sourire M. Verduret.
– Un commissionnaire, poursuivit-il, connais-tu cecollègue ?
– Je ne l’avais jamais tant vu.
– Comment est-il ?
– Ma foi ! monsieur, ni grand ni petit ; il était vêtud’une veste de velours verdâtre, il avait sa médaille.
– Diable ! mon garçon, le signalement est vague et peuts’appliquer à beaucoup de commissionnaires ; seulement cecollègue t’a peut-être dit qui l’avait chargé de cettecommission.
– Non, monsieur. Il m’a seulement dit, en me mettant dix sousdans la main : « Tiens, porte cela rue Chaptal, au 39, c’est uncocher qui me l’a remis sur le boulevard… » Dix sous ! je suissûr qu’il a gagné sur moi.
Cette réponse sembla un peu déconcerter M. Verduret. Tant deprécautions prises pour faire parvenir cette lettre à Prosperl’inquiétaient et dérangeaient ses plans.
– Enfin, reprit-il, reconnaîtrais-tu le commissionnaire de cematin ?
– Pour cela, oui, monsieur, si je le voyais.
– Alors, attention. Combien ton état te rapporte-t-il parjour ?
– Dame ! monsieur, je ne sais pas au juste, mais j’ai unbon coin, allez ; enfin, mettons entre huit et dix francs parjour.
– Eh bien ! mon garçon, je vais te donner, moi, dix francspar jour, rien que pour te promener, c’est-à-dire pour chercher lecommissionnaire de ce matin. Tous les soirs, vers huit heures, tuviendras à l’hôtel du Grand-Archange, sur le quaiSaint-Michel, me rendre compte de tes promenades et te faire payer.Tu demanderas monsieur Verduret. Si tu trouves notre homme, je tedonnerai cinquante francs. Le marché te convient-il ?
– Peste ! je le crois bien, bourgeois.
– Alors, ne perds pas une minute, en route !
Bien qu’ignorant le plan de M. Verduret, Prosper commençait às’expliquer le sens de ses investigations. Sa vie dépendait pourainsi dire du succès, et cependant, il l’oubliait presque pouradmirer la vivacité de ce singulier aide que lui avait légué sonpère, son sang-froid goguenard, la sûreté de ses inductions, lafertilité de ses expédients, la rapidité de ses manœuvres.
– Ainsi, monsieur, demanda-t-il, quand le commissionnaire se futretiré, vous croyez toujours découvrir dans tout ce qui m’arrive lamain d’une femme ?
– Plus que jamais, et d’une femme dévote, qui plus est, d’unefemme, dans tous les cas, qui possédait au moins deux paroissiens,puisque pour vous écrire elle en a mutilé un.
– Et vous avez quelque espoir de le retrouver ?
– Dites un grand espoir, mon cher Prosper, grâce à des moyensque j’ai de recherches immédiates, moyens que je vais utilisersur-le-champ.
Il s’assit sur ces derniers mots, et rapidement griffonna aucrayon deux ou trois lignes sur une petite bande de papier qu’ilroula et glissa dans son gilet.
– Vous êtes prêt, demanda-t-il, pour notre visite à monsieurFauvel ? Oui ? Alors partons, nous aurons bien gagnénotre déjeuner.
Lorsqu’il avait parlé de l’abattement extraordinaire de M. AndréFauvel, Raoul de Lagors n’avait rien exagéré.
Depuis le jour funeste, où, sur sa dénonciation, son caissieravait été arrêté, le banquier, cet homme actif jusqu’à laturbulence, en proie à la plus noire mélancolie, avait absolumentcessé de s’occuper de ses affaires.
Lui, l’homme de la famille par excellence, il ne paraissait plusau milieu de sa famille qu’à l’heure des repas ; il mangeait àla hâte quelques bouchées et aussitôt disparaissait.
Enfermé dans son cabinet, il faisait défendre sa porte. Sestraits contractés, son insouciance de toutes choses, sescontinuelles distractions trahissaient les préoccupations d’uneidée fixe ou l’empire tyrannique de quelque secrète douleur.
Le jour de la mise en liberté de Prosper, sur les trois heures,M. Fauvel était comme de coutume assis à son bureau, les coudes surla tablette, le front dans les mains, l’œil perdu dans le vide,lorsque son garçon de bureau entra précipitamment, l’aireffaré.
– Monsieur, disait cet homme, c’est l’ancien caissier, monsieurBertomy, qui est là avec un de ses parents ; il veut vous voirabsolument, vous parler.
Le banquier, sur ces mots, se dressa d’un bond, plus bouleverséque s’il eût vu la foudre tomber à trois pas de lui.
– Prosper ! s’écria-t-il, d’une voix étranglée par lacolère, comment, il ose…
Mais il comprit que devant son garçon de bureau il ne pouvait selaisser aller aux emportements de son caractère : il réussit à sedominer, et c’est d’une voix relativement calme qu’il ajouta :
– Faites entrer ces messieurs.
Si M. Verduret, ce gros homme à l’air jovial, avait compté surun curieux et émouvant spectacle, son attente ne fut pastrompée.
Rien de terrible comme l’attitude de ces deux hommes mis enprésence : le banquier rouge, le visage tuméfié comme s’il allaitêtre frappé d’une attaque d’apoplexie ; Prosper plus livideque le blessé qui vient de perdre sa dernière goutte de sang.
Immobiles, frémissants, séparés par trois pas, à peine, ilséchangeaient des regards chargés d’une haine mortelle, prêts à seprécipiter l’un sur l’autre.
Pendant une bonne minute, au moins, M. Verduret examinacurieusement ces deux ennemis, avec le détachement et le sang-froidd’un philosophe qui, dans les transports les plus violents de lapassion humaine, ne voit plus qu’un sujet d’études et deméditations.
À la fin, le silence devenant de plus en plus menaçant, il sedécida à prendre la parole, s’adressant au banquier :
– Vous savez sans doute, monsieur, dit-il, que mon jeune parentvient d’être relâché ?
– Oui, répondit M. Fauvel qui faisait, pour ne pas éclater, lesplus louables efforts ; oui, faute de preuves suffisantes.
– Précisément, monsieur ; or ce considérant : « faute depreuves », relaté dans l’arrêt de non-lieu, perd si bien l’avenirde mon parent, qu’il est décidé à partir pour l’Amérique.
À cette déclaration, la physionomie de M. Fauvel changeabrusquement. Ses traits se détendirent comme s’il eût été soulagéde quelque affreuse angoisse.
– Ah ! il part, répéta-t-il à plusieurs reprises, ilpart !…
Il n’y avait pas à se méprendre à l’intonation. Le mot : « ilpart », ainsi prononcé, était une mortelle injure.
M. Verduret voulut ne rien remarquer.
– Il me paraît, reprit-il d’un ton léger, que la déterminationde mon parent est raisonnable. J’ai voulu seulement, qu’avant dequitter Paris, il vînt présenter ses respects à son ancienpatron.
Un sourire amer plissa les lèvres du banquier.
– Monsieur Bertomy, répliqua-t-il, pouvait s’épargner cettedémarche pénible pour nous deux. Je n’avais rien à entendre, jen’ai rien à lui dire.
C’était un congé formel, et M. Verduret le comprenant ainsi,salua M. Fauvel et sortit en entraînant Prosper, qui n’avait pasprononcé une syllabe.
Dans la rue, seulement, le caissier recouvra la parole :
– Vous l’avez voulu, monsieur, fit-il d’une voix sourde, vousl’avez exigé, je vous ai suivi. Êtes-vous content ? En suis-jeplus avancé, d’avoir à ajouter cette humiliation sanglante à toutesles autres !
– Vous, non, répondit M. Verduret, moi, oui. Je ne pouvaisarriver au banquier sans vous, et à cette heure je sais ce quej’avais intérêt à savoir : j’ai la certitude que monsieur AndréFauvel n’est pour rien dans le vol.
– Oh ! monsieur, objecta Prosper, on peut feindre.
– Sans doute, mais pas à ce point. Et ce n’est pas tout :j’avais besoin, pour mon projet ultérieur, de savoir si votrepatron serait accessible à certains soupçons. Maintenant, je puishardiment répondre : oui.
Prosper et son compagnon s’étaient arrêtés pour causer plus àl’aise, au coin de la rue Laffite, au milieu d’un vaste terraindevenu libre depuis de récentes démolitions.
M. Verduret paraissait inquiet, et tout en parlant, ildétournait à tout moment la tête comme s’il eût attenduquelqu’un.
Bientôt, il laissa échapper une exclamation de satisfaction.
À l’extrémité de cette place improvisée, venait d’apparaîtreCavaillon, il était tête nue, il courait.
Il était, tout à la fois, si pressé et si alarmé qu’il ne songeani à féliciter son grand ami Prosper, ni même à lui serrer la main.Il s’adressa immédiatement à M. Verduret.
– Elles sont parties, dit-il.
– Depuis longtemps ?
– Non, depuis un quart d’heure à peu près.
– Diable ! fit M. Verduret, nous n’avons pas une minute àperdre, cela étant.
Et remettant à Cavaillon le billet qu’il avait écrit quelquesheures plus tôt chez Prosper :
– Tenez, dit-il, faites-lui passer ceci et rentrez vite, qu’onne s’aperçoive pas de votre absence ; sortir sans chapeau estune imprudence qui peut donner l’éveil.
Le petit Cavaillon ne se le fit pas répéter deux fois, et ilpartit en courant, comme il était venu. Prosper étaitstupéfait.
– Quoi ! fit-il, vous connaissez Cavaillon ?
– Il paraît, répondit M. Verduret avec un sourire. Mais ce n’estpas le moment de causer, arrivez, hâtons-nous !
– Où allons-nous encore ?
– Vous le saurez ; allons, des jambes, desjambes !…
Lui-même donnait l’exemple, et c’est presque au pas degymnastique qu’il remontait la rue Lafayette. Tout en marchant,tout en courant, plutôt, il parlait, s’inquiétant assez peu d’êtreou non entendu de Prosper.
– Ah ! voilà ! disait-il, ce n’est pas en restant lesdeux pieds dans le même soulier qu’on gagne des prix à la course.Une piste trouvée, on ne doit plus prendre une minute de repos. Lesauvage qui dans ses forêts vierges a relevé le pied d’un ennemi lesuit sans désemparer, sachant que le vent qui souffle ou la pluiequi tombe suffisent pour effacer l’empreinte. De même pour nous, lemoindre événement peut faire disparaître les traces que noussuivons.
Arrivé devant le numéro 81, M. Verduret s’interrompit ets’arrêta du même coup.
– C’est ici, dit-il à Prosper ; entrons.
Ils montèrent et s’arrêtèrent au second étage, devant une porteornée d’un écusson de cuivre sur lequel on lisait : Modes etconfections.
Le long de l’huisserie pendait un cordon de sonnette superbe,mais M. Verduret n’y toucha pas. Du bout du doigt il frappa trèslégèrement d’une certaine façon, et aussitôt, comme s’il y eût euquelqu’un à guetter ce signal, la porte s’ouvrit.
C’était une femme qui ouvrait. Elle pouvait avoir unequarantaine d’années, sa mise était simple, mais très convenable.Sans bruit, elle fit passer Prosper et son compagnon dans unepetite salle à manger fort propre, sur laquelle ouvraient plusieursportes.
Devant M. Verduret, cette femme s’était inclinée très bas, commeune protégée devant son protecteur.
Il répondit à peine au salut. Des yeux il interrogeait la femme.Son regard disait : « Eh bien ? »
La femme inclina affirmativement la tête.
– Oui.
– Là, n’est-ce pas ? fit M. Verduret à voix basse, enmontrant une des portes.
– Non, répondit la femme sur le même ton, de l’autre côté, dansle petit salon.
M. Verduret, aussitôt, ouvrit la porte qui lui était indiquée,et doucement il poussa Prosper dans le petit salon, en murmurant àson oreille :
– Entrez… et du sang-froid.
Mais à quoi bon des recommandations. Au premier regard jeté danscette pièce où on le poussait malgré lui, sans l’avoir averti derien, Prosper jeta un grand cri :
– Madeleine !…
C’était bien la nièce de M. Fauvel, en effet, belle, plus quejamais, de cette beauté calme et sereine qui impose l’admiration etcommande le respect.
Debout, au milieu du salon, près d’une table couverte d’étoffes,elle disposait les plis d’une jupe de velours rouge lamé d’or, sansdoute la jupe de son costume de fille d’honneur de Catherine deMédicis.
À la vue de Prosper, tout son sang afflua à son visage, sesbeaux yeux se fermèrent à demi, comme si elle eût été près des’évanouir, et les forces lui manquèrent à ce point qu’elle futobligée de s’appuyer à la table pour ne pas tomber.
Madeleine n’était pas, et Prosper ne pouvait l’ignorer, de cesfemmes fortes dont le cœur glacé laisse l’esprit toujours libre,qui ont des sensations, jamais un sentiment vrai, héroïnes deromans qui trouvent un expédient pour toutes les circonstances.
Âme tendre et rêveuse, elle devait aux particularités de sa vieune sensibilité exquise, presque maladive. Mais elle était fière,mais elle était incapable d’une transaction de conscience. Quand ledevoir avait parlé, elle obéissait.
Sa défaillance ne dura qu’un moment, et bientôt ses yeux sitendres n’exprimèrent plus que la hauteur et le ressentiment. C’estd’une voix offensée qu’elle dit :
– Qui vous a fait si hardi, monsieur, d’oser épier mesdémarches ? Comment vous êtes-vous permis de me suivre, depénétrer dans cette maison ?
Certes, Prosper n’était pas coupable. Il eût voulu d’un motexpliquer tout ce qui s’était passé. L’impuissance où il étaitd’exprimer sa pensée lui fit garder le silence.
– Vous m’aviez juré, poursuivit Madeleine, sur l’honneur, de nejamais chercher à me revoir. Est-ce ainsi que vous tenez votreparole ?
– Je l’avais juré, mademoiselle, mais…
Il s’arrêta.
– Oh ! parlez !
– Tant d’événements sont survenus depuis ce jour que j’ai pucroire oublié, ne fût-ce que pour une heure, ce serment arraché àma faiblesse. C’est au hasard, c’est, du moins, à une volonté quin’est pas la mienne, que je dois le bonheur de me trouver une foisencore près de vous. Hélas ! en vous voyant, mon cœur atressailli de joie intérieure. Je ne pensais pas, non, je nepouvais penser qu’impitoyable, autant et plus que le monde, vous merepousseriez, lorsque je suis si malheureux.
Jeté moins violemment hors du prévu, Prosper eût pu suivre dansles yeux de Madeleine, ces beaux yeux si longtemps arbitres de sadestinée, la trace des combats qui se livraient en elle.
C’est pourtant d’une voix assez ferme qu’elle reprit :
– Vous me connaissez assez, Prosper, pour savoir que nul coup nepeut vous frapper sans m’atteindre moi-même. Vous souffrez… je vousplains comme une sœur plaint un frère tendrement aimé.
– Une sœur ! fit amèrement Prosper, oui, c’est bien là lemot prononcé le jour où vous m’avez banni de votre présence. Unesœur ! Alors pourquoi durant trois années m’avoir bercé desplus décevantes illusions ? Étais-je donc un frère pour vousce jour où nous allions ensemble en pèlerinage àNotre-Dame-de-Fourvières, ce jour où, après nous être juré au piedde l’autel de nous aimer éternellement, vous me passiez au cou unerelique bénie, en me disant : « Pour l’amour de moi, gardez-latoujours, elle vous portera bonheur. »
Madeleine essaya de l’interrompre d’un geste doux etsuppliant ; il ne la vit pas.
– Il y a un an de cela, poursuivait-il, et moins d’un mois aprèsvous me rendiez ma parole et vous m’arrachiez la promesse de nevous revoir jamais. Si je savais encore par quelle action, parquelle pensée j’ai pu vous déplaire ? Mais vous n’avez riendaigné m’expliquer. Vous me chassiez, et pour vous obéir j’ailaissé croire que c’était moi qui volontairement m’éloignais. Vousm’avez dit qu’un invincible obstacle s’élevait entre nous, et jevous ai crue. Fou que j’étais ! L’obstacle, c’est votre cœur,Madeleine. Pourtant, j’ai toujours conservé pieusement la médaillebénie… Elle ne m’a pas porté bonheur.
Plus immobile et plus blanche qu’une statue, Madeleine courbaitle front sous cet orage d’une passion immense. De grosses larmesroulaient silencieuses le long de ses joues.
– Je vous avais dit d’oublier, murmura-t-elle.
– Oublier ! reprit Prosper, révolté comme s’il eût entenduun blasphème, oublier ! Eh ! le puis-je ? Est-cequ’il est en mon pouvoir d’arrêter, par le seul effort de mavolonté, la circulation de mon sang ? Ah ! vous n’avezjamais aimé. Pour oublier, comme pour arrêter les battements de moncœur, il n’est qu’un moyen… mourir.
Ce mot, ainsi prononcé, avec l’accent d’une résolution farouche,bouleversa Madeleine.
– Malheureux ! s’écria-t-elle.
– Oui, malheureux ! Plus malheureux mille fois que vous nesauriez l’imaginer ! Vous ne comprendrez jamais mes tortures,depuis un an que chaque matin il me faut pour ainsi dire apprendremon malheur, et me dire : c’en est fait, elle ne m’aime plus !Que parlez-vous d’oubli ! Je l’ai cherché au fond des coupesempoisonnées, je ne l’ai pas trouvé. J’ai essayé d’éteindre cesouvenir du passé qui brûlait en moi d’une flamme dévorante ;en vain. Quand le corps succombait, la pensée implacable veillaitencore. Vous voyez bien que j’ai dû songer au repos, c’est-à-direau suicide.
– Je vous défends de prononcer ce mot.
– On n’a rien à défendre à celui qu’on n’aime plus, Madeleine,ne le savez-vous pas ?
D’un geste impérieux, Madeleine l’interrompit, comme si elle eûtvoulu parler, et, qui sait ? tout expliquer, se disculper.
Mais une réflexion soudaine l’arrêta ; elle eut unmouvement désespéré et s’écria :
– Mon Dieu ! c’est trop souffrir !
Prosper parut se méprendre au sens de cette exclamation.
– Votre pitié vient trop tard, reprit-il avec une déchiranterésignation. Il n’est plus de bonheur possible pour celui qui,comme moi, a entrevu des félicités divines. Rien ne sauraitm’attacher à la vie. Vous avez tué en moi les plus saintescroyances ; je sors de prison déshonoré par mes ennemis ;que devenir ? Vainement j’interroge l’avenir ; il n’y aplus, pour moi, ni espérances, ni promesses, ni sourires. Jeregarde autour de moi, et je ne vois qu’abandon, ignominie etdésespoir.
– Prosper, mon ami, mon frère, si vous saviez…
– Je ne sais qu’une chose, Madeleine, c’est que vous m’avezaimé, c’est que vous ne m’aimez plus, c’est que moi je vousaime !
Il se tut. Il espérait une réponse. Elle ne vint pas.
Mais tout à coup le silence fut troublé par un sanglotétouffé.
C’était la femme de chambre de Madeleine qui, assise près de lacheminée du petit salon, pleurait.
Madeleine l’avait oubliée ; Prosper en entrant, ébloui,stupéfié, ne l’avait pas aperçue.
Il la regarda.
Cette jeune fille, vêtue comme les femmes de chambre des maisonsaisées, c’était, il n’y avait pas à s’y tromper, c’était NinaGypsy.
Si violente fut la commotion que ressentit Prosper, qu’il n’eutni une exclamation, ni même une parole.
L’horreur de la situation l’épouvanta. Il était là, entre lesdeux femmes qui avaient décidé de sa vie, entre Madeleine, la fièrehéritière qu’il adorait et qui le repoussait, et Nina Gypsy, lapauvre fille qui l’aimait et qu’il dédaignait.
Et elle avait tout entendu, cette malheureuse Gypsy, elle avaitvu la passion de son amant pour une autre déborder en affreuxregrets et en menaces insensées.
Par ce qu’il souffrait, Prosper comprit ce qu’elle avait dûsouffrir. Car elle était atteinte, non seulement dans le présent,mais encore dans le passé. Quelles ne devaient pas être sonhumiliation et sa colère, en apprenant le rôle misérable quel’amour de Prosper lui avait imposé.
Et il s’étonnait que Gypsy – la violence même – restât là àpleurer et ne se levât pas pour protester, pour le maudire.
Madeleine, cependant, depuis que Prosper gardait le silence,avait réussi, à force d’énergie, à reprendre les apparences ducalme.
Lentement, avec des mouvements dont elle paraissait à peineavoir conscience, elle avait repris son manteau déposé sur lecanapé.
Lorsqu’elle fut prête à se retirer, elle s’approcha deProsper.
– Pourquoi êtes-vous venu ? dit-elle. Vous et moi nousavons besoin de tout notre courage. Vous êtes malheureux, Prosper,je suis plus malheureuse que vous. Vous avez le droit de vousplaindre ; je n’ai pas, moi, le droit de laisser voir unelarme, et quand mon cœur est déchiré, je dois encore sourire. Vouspouvez demander des consolations à un ami, je ne puis, moi, avoird’autre confident que Dieu.
Prosper essaya de balbutier une réponse ; les parolesexpirèrent sur ses lèvres ; il étouffait.
– Je veux bien vous le dire, poursuivit Madeleine, je n’ai rienoublié. Oh ! que cette certitude ne vous rende aucuneespérance ; il n’est pas d’avenir pour nous. Si vous m’aimez,vous vivrez. Vous n’aurez pas la barbarie d’ajouter à mes torturesla douleur de votre mort. Un jour viendra peut-être où il me serapermis de me justifier… et maintenant, ô mon frère, ô mon uniqueami, adieu, adieu !…
Elle se pencha en même temps vers Prosper, de ses lèvres elleeffleura le front du malheureux jeune homme et sortitprécipitamment, suivie de Nina Gypsy. Prosper était seul ; illui sembla qu’il s’éveillait. Alors seulement, il s’efforça de serendre compte de ce qui venait de se passer, se demandant s’iln’était pas le jouet d’un songe, si sa raison ne l’égarait pas.
Il ne pouvait méconnaître l’influence souveraine de cet hommequi, le matin même, lui était apparu pour la première fois.
De quelle mystérieuse puissance disposait donc cet inconnu, pourpréparer ainsi, à son gré, les événements ?
Il semblait tout prévoir et tout deviner ; il connaissaitCavaillon, il savait les démarches de Madeleine, il avait puobliger à l’obéissance l’indépendante Gypsy.
Il arriva rapidement à un tel degré d’exaspération qu’au momentoù M. Verduret entra dans le petit salon, il marcha sur lui commeun furieux, pâle, menaçant, et d’une voix brève et dure, lui dit:
– Qui êtes-vous ?
Le gros homme ne parut que très modérément surpris de cet accèsde violence.
– Un ami de votre père, dit-il, ne le savez-vous pas ?
– Ce n’est pas une réponse, monsieur. J’ai pu dans un moment desurprise abdiquer ma volonté entre les mains d’un inconnu, mais àcette heure…
– Quoi ? Est-ce ma biographie que vous demandez ? Ceque je suis, ce que j’ai été, ce que je pourrais être ?… Quevous importe ? Je vous ai dit : je vous sauverai ;l’essentiel est que je vous sauve.
– Encore ai-je le droit de vous demander par quels moyens.
– À quoi bon ?
– Afin d’accepter vos moyens, monsieur, ou de les rejeter.
– Et si je vous réponds du succès !…
– Cela ne suffit pas, monsieur, et il ne saurait me convenird’être plus longtemps privé de mon libre arbitre, d’être exposé,sans être prévenu, à des épreuves comme celles d’aujourd’hui. Unhomme de mon âge doit savoir ce qu’il fait.
– Un homme de votre âge, Prosper, quand il est aveugle, prend unguide, et il se garde de la prétention d’enseigner le chemin àcelui qui le conduit.
Le ton de M. Verduret, moitié de raillerie, moitié decommisération, n’était pas fait pour calmer l’irritation croissantede Prosper.
– Puisqu’il en est ainsi ! s’écria-t-il, merci de vosservices, monsieur, je n’en ai que faire. Si je combattais pourdéfendre mon honneur et ma vie, c’est que j’espérais, quand même,que Madeleine me reviendrait. Je sais aujourd’hui qu’entre elle etmoi tout est fini ; je me retire de la lutte.
Si évidente était la résolution de Prosper, qu’un instant M.Verduret parut alarmé.
– Vous devenez fou, prononça-t-il.
– Non, malheureusement. Madeleine ne m’aime plus, que m’importele reste.
Son accent était à ce point désespéré que M. Verduret futému.
– Ainsi, reprit-il, vous ne soupçonnez rien ? Vous n’avezpas su démêler le sens de ses paroles ?
Prosper eut un geste terrible.
– Vous écoutiez ! s’écria-t-il.
– Je l’avoue.
– Monsieur !…
– Oui ! ce n’est pas fort délicat peut-être ; mais quiveut la fin veut les moyens. J’ai écouté et je m’en applaudis,puisque je puis, à présent, vous dire : reprenez courage, Prosper,Madeleine vous aime ; elle n’a jamais cessé de vous aimer.
Alors même qu’il le sait, qu’il se sent perdu, près de mourir,le malade prête l’oreille aux promesses du médecin. L’affirmationsi précise de M. Verduret éclaira d’une lueur d’espoir la douleurde Prosper.
– Oh ! murmura-t-il, soudainement calmé, si je pouvaiscroire…
– Croyez-moi, car je ne saurais me tromper. Ah ! vousn’avez pas deviné comme moi les tortures de cette généreuse jeunefille, se débattant entre son amour et ce qu’elle croit son devoir.Votre cœur n’a donc pas battu à ses paroles d’adieu ?…
– Elle m’aime, elle est libre, et elle me fuit…
– Libre !… Non, elle ne l’est pas. En vous rendant saparole, elle obéissait à une volonté supérieure et irrésistible.Elle se dévouait… Pour qui ? Nous le saurons bientôt, et lesecret de son dévouement nous apprendra le secret de la machinationdont vous êtes victime.
À mesure que parlait M. Verduret, Prosper sentait se fondre sesrésolutions de révolte, l’espoir et la confiance luirevenaient.
– Si vous disiez vrai, pourtant, murmurait-il, si vous disiezvrai !…
– Malheureux jeune homme ! pourquoi vous obstiner à fermerles yeux à l’évidence ! Vous ne comprenez donc pas queMadeleine sait le nom du voleur.
– C’est impossible.
– C’est vrai. Mais ce nom, croyez-le bien, il n’est pas depuissance humaine capable de le lui arracher. Oui, elle voussacrifie, mais elle en a presque le droit, puisqu’elle s’estd’abord sacrifiée elle-même.
Prosper était vaincu, mais il ne pouvait, sans que son cœur sebrisât, quitter ce salon où Madeleine lui était apparue.
– Hélas ! s’écria-t-il en serrant la main de M. Verduret,je dois vous paraître insensé, ridicule… C’est que vous ne savezpas, non, vous ne pouvez savoir ce que je souffre…
L’homme aux favoris roux hocha tristement la tête ; en unmoment, sa physionomie changea, ses yeux si brillants se voilèrent,sa voix trembla.
– Ce que vous souffrez, répondit-il, je l’ai souffert. Commevous, j’ai aimé, non une noble et pure jeune fille, mais une fille.Pendant trois ans, j’ai été à ses pieds. Puis, un jour, tout àcoup, elle m’a quitté, moi qui l’adorais, pour se jeter dans lesbras d’un homme qui la méprisait. Alors, comme vous, j’ai voulumourir. Malheureuse ! Ni les larmes, ni les prières n’ont pula ramener à moi. La passion ne se raisonne pas, elle aimait cetautre.
– Et vous le connaissiez, cet autre ?
– Je le connaissais.
– Et vous ne vous êtes pas vengé !…
– Non, répondit M. Verduret.
Et d’un ton singulier, il ajouta :
– Le hasard s’est chargé de ma vengeance.
Pendant plus d’une minute, Prosper garda le silence.
– Je suis décidé, monsieur, prononça-t-il enfin, mon honneur estun dépôt sacré dont je dois compte à ma famille, je suis prêt àvous suivre jusqu’au bout, disposez de moi.
Ce jour-là même, Prosper, fidèle à sa parole, vendait sonmobilier et adressait à ses amis une lettre où il annonçait sonprochain départ pour San Francisco.
Et le soir il s’installait, ainsi que M. Verduret, à l’hôtel duGrand-Archange.
Mme Alexandre lui avait donné sa plus jolie chambre, bien laidesi on la comparait au salon si coquet de la rue Chaptal. Mais iln’était pas en état de faire cette différence. Étendu sur unméchant canapé, il repassait les événements de la journée, trouvantune acre jouissance à son isolement.
Vers onze heures, se sentant la tête lourde, il voulut ouvrir lafenêtre ; le vent le contraignit à la refermer bien vite.
Mais une bouffée de tempête était entrée dans la chambre, lesrideaux tremblaient, et au milieu de la pièce un léger débris depapier tourbillonnait.
Machinalement, Prosper ramassa ce papier et l’examina.
Il était couvert d’une écriture fine, l’écriture de Nina Gypsy,il n’y avait pas à s’y tromper.
C’était un fragment d’une lettre déchirée, et si les phrasestronquées ne présentaient à l’esprit aucun sens satisfaisant, ellessuffisaient pour égarer l’imagination dans le champ sans limitesdes possibilités.
Voici exactement ce fragment :
de M. Raoul, j’ai été bien imp…
… tramé contre lui, dont jamais…
… avertir Prosper et alors…
… meilleur ami, lui…
… main de Mlle Ma…
Prosper ne dormit pas cette nuit-là.
Non loin du Palais-Royal, dans la rue Saint-Honoré, à l’enseignede la Bonne Foi, est un petit établissement, moitié cafémoitié débit de prunes, très fréquenté par les employés duquartier.
C’est dans une des salles de cet estaminet modeste que lelendemain de sa mise en liberté, le vendredi, Prosper attendait M.Verduret, qui lui avait donné rendez-vous vers quatre heures.
Quatre heures sonnèrent ; M. Verduret, qui est laponctualité même, parut. Il était plus rouge encore que la veille,et comme la veille il avait cet air admirable de parfaitcontentement de soi.
Dès que le garçon auquel il avait demandé une chope se futéloigné :
– Eh bien ! demanda-t-il à Prosper, toutes nos commissionssont-elles faites ?
– Oui, monsieur.
– Vous avez vu le costumier ?
– Je lui ai remis votre lettre. Tout ce que vous demandez voussera apporté demain au Grand-Archange.
– Alors tout va bien, car je n’ai pas perdu mon temps, etj’apporte de grandes nouvelles.
Le débit de la Bonne Foi est à peu près désert versquatre heures. Le coup de feu du café du matin est passé, le momentde l’absinthe n’est pas arrivé encore : M. Verduret et Prosperpouvaient causer à l’aise, sans redouter l’oreille indiscrète desvoisins.
M. Verduret avait sorti son calepin, ce calepin précieux qui,pareil aux livres enchantés des féeries, a une réponse pour toutesles questions.
– En attendant ceux de nos émissaires auxquels j’ai donnérendez-vous ici, dit-il, occupons-nous un peu de monsieur deLagors.
À ce nom, Prosper ne protesta pas comme il l’avait fait laveille. Pareil à ces insectes imperceptibles qui, une fois qu’ilsse sont glissés dans un tronc d’arbre, le dévorent en une nuit, lesoupçon, quand il a pénétré dans notre esprit, s’y développe etbientôt y détruit les plus fortes croyances.
La visite de Lagors, le fragment de lettre de Gypsy avaientinspiré à Prosper des doutes qui, d’heure en heure, pour ainsidire, avaient grandi et s’étaient fortifiés.
– Savez-vous, mon cher ami, poursuivit M. Verduret, de quelpays, au juste, est le jeune monsieur qui se porte si fort votreami ?
– Il est, monsieur, du pays de madame Fauvel, de Saint-Rémy.
– En êtes-vous certain ?
– Oh ! parfaitement, monsieur. Non seulement il me l’a ditbien souvent, mais je l’ai encore entendu dire à monsieur Fauvel,je l’ai entendu répéter cent fois à madame Fauvel lorsqu’elleparlait de sa parente, la mère de Lagors, qu’elle aimebeaucoup.
– Ainsi, il n’y a, à cet égard, ni doute ni erreurpossible ?
– Non, monsieur.
– Eh ! eh ! fit M. Verduret, voilà qui commence à êtrepour le moins singulier.
Et il sifflotait entre ses dents, ce qui, chez lui, est un signemanifeste d’une satisfaction intime et supérieure.
– Qu’est-ce qui est singulier, monsieur ? demanda Prosper,intrigué.
– Ce qui arrive, parbleu ! répondit le gros homme, ce quej’avais flairé. Peste ! continua-t-il – imitant le débit desmontreurs de curiosités en foire –, c’est une ville charmante,Saint-Rémy, six mille habitants, boulevards délicieux surl’emplacement des fortifications, hôtel de ville très beau,fontaines abondantes, grand commerce de charbons, filatures desoie, maison de santé très renommée, etc.
Prosper était comme sur des charbons ardents.
– De grâce, monsieur, commença-t-il.
– On y connaît, poursuivait M. Verduret, un arc de triompheromain qui n’a pas son pareil et un mausolée grec, mais pas lemoindre Lagors. Saint-Rémy est la patrie de Nostradamus, mais noncelle de votre ami.
– Cependant, monsieur, j’ai eu des preuves…
– Naturellement. Mais les preuves, voyez-vous, cela sefabrique ; les parentés, cela s’improvise. Vos dépositionssont suspectes, mes témoignages sont irrécusables. Pendant que vousvous désoliez en prison, je dressais les batteries et je récoltaisdes munitions pour ouvrir le feu. J’ai écrit à Saint-Rémy et j’aides réponses.
– Ne me les communiquerez-vous pas, monsieur ?
– Un peu de patience, dit M. Verduret en feuilletant soncalepin. Ah ! voici la première, le numéro un. Saluez lestyle, c’est officiel.
Il lut :
– LAGORS. Très ancienne famille, originaire de Maillane,fixée à Saint-Rémy depuis un siècle…
– Vous voyez bien ! s’écria Prosper.
– Si vous me laissiez finir, hein ? dit M. Verduret. Et ilpoursuivit :
– Le dernier des Lagors (Jules-René-Henri), portant, sansdroits bien constatés, le titre de comte, épousa, en 1829, lademoiselle Rosalie-Clarisse Fontanet, de Tarascon ; est décédéen décembre 1848, sans héritier mâle, laissant seulement deuxfilles. Les registres de l’état civil consultés ne font mentiond’aucune personne, dans l’arrondissement, portant le nom deLagors.
» Eh bien ! demanda le gros homme, que dites-vous durenseignement ?
Prosper était abasourdi.
– Comment alors monsieur Fauvel traite-t-il Raoul comme sonneveu ?
– Comme le neveu de sa femme, vous voulez dire. Mais examinonsla notice numéro deux. Elle n’est pas officielle, mais elle éclaired’un jour précieux les vingt mille livres de rentes de votre ami:
» Jules-René-Henri de Lagors, dernier de son nom, est mort àSaint-Rémy le 29 décembre 1848, dans un état voisin de la misère.Il avait eu une certaine fortune, l’entreprise d’une magnaneriemodèle le ruina. Il n’a pas laissé de garçon, mais seulement deuxfilles, dont l’une est institutrice à Aix, et l’autre mariée à unpetit négociant d’Orgon. Sa veuve, qui habite le mas de laMontagnette, ne vit exactement que des libéralités d’une de sesparentes, femme d’un riche banquier de la capitale. On ne connaîtpersonne du nom de Lagors dans l’arrondissement d’Arles.
» Voilà tout ! fit M. Verduret, pensez-vous que ce soitassez ?
– C’est-à-dire, monsieur, que je me demande si je suis bienéveillé.
– Je conçois cela. Cependant, j’ai une remarque à vous faire.Des gens attentifs objecteront peut-être que madame veuve de Lagorsa pu, après la mort de son mari, avoir un enfant naturel non avouéet portant son nom. Cette objection est détruite par l’âge de votreami. Raoul a vingt-quatre ans, et il y a moins de vingt ans quemonsieur de Lagors est mort.
Il n’y avait rien à répliquer, et Prosper le comprit bien.
– Mais alors, fit-il, devenu pensif, qui serait doncRaoul ?
– Je l’ignore. Franchement, il est plus malaisé de découvrir quiil est que de savoir qui il n’est pas. Un seul homme, sur ce point,pourrait nous renseigner, mais il se garderait bien de riendire.
– Monsieur de Clameran, n’est-ce pas ?
– Juste.
– Toujours il m’a inspiré une inexplicable répulsion, ditProsper. Ah ! si on pouvait avoir son dossier, àcelui-là !
– J’ai déjà quelques petites notes, répondit M. Verduret, quim’ont été fournies par votre père, lequel connaît bien la familleClameran ; elles sont fort succinctes, mais j’en attendsd’autres.
– Que vous a dit mon père ?
– Rien de favorable, rassurez-vous. Voici au surplus, pour votreédification, le résumé de ses renseignements :
» Louis de Clameran est né au château de Clameran, près deTarascon. Il avait un frère aîné nommé Gaston. En 1842, à la suited’une rixe où il avait eu le malheur de tuer un homme et d’enblesser grièvement un autre, Gaston fut obligé de s’expatrier.C’était un garçon loyal, franc, honnête, que tout le monde aimait.Louis, au contraire, avait les plus détestables instincts et étaithaï.
» À la mort de son père, Louis vint à Paris, et, en moins dedeux ans, dévora, non seulement sa part de l’héritage paternel,mais aussi la part de son frère exilé.
» Ruiné, criblé de dettes, Louis de Clameran se fit soldat, etse conduisit si mal au régiment qu’il fut envoyé aux compagnies dediscipline.
» À sa sortie du service, on le perd totalement de vue ;tout ce qu’on sait, c’est qu’il habita successivement l’Angleterreet l’Allemagne, où il eut une horrible affaire dans une ville dejeux.
» En 1865, nous le retrouvons à Paris. Il était dans la dernièredes misères et fréquentait les pires sociétés, vivant uniquementdans le monde des escrocs et des filles.
» Il avait usé les plus honteux expédients lorsque, tout à coup,il apprit le retour de son frère en France. Gaston avait faitfortune au Mexique. Mais, jeune encore, habitué à une vie active,il venait d’acheter, près d’Oloron, une usine de fer, quand, il y asix mois, il est mort entre les bras de son frère Louis. Cette morta donné à notre Clameran et une grande fortune et le titre demarquis.
Prosper réfléchissait. Depuis vingt-quatre heures que M.Verduret travaillait devant lui, il commençait à se pénétrer de saméthode d’induction. Comme lui, il essayait de grouper les faits,d’ajuster les circonstances à des soupçons plus ou moinsprobables.
– De ce que vous m’apprenez, fit-il enfin, il résulte quemonsieur de Clameran, le nôtre, bien entendu, était dans uneprofonde misère, lorsque je l’ai aperçu pour la première fois chezmonsieur Fauvel.
– Évidemment.
– Et c’est peu après que Lagors est arrivé de saprovince ?
– Justement.
– Et c’est un mois environ après son arrivée que Madeleine, toutà coup, m’a banni.
– Allons donc !… s’écria M. Verduret, vous commencez à vousformer et à comprendre la signification des faits.
Il s’interrompit à la vue d’un nouveau consommateur qui entraità la Bonne Foi.
C’était un domestique de bonne maison, bien peigné, mieux rasé,portant dignement ses favoris noirs à la Bergami ; il avait debelles bottes plissées à revers, la culotte jaune, et le gilet àmanches, à raies rouges et noires.
Après un coup d’œil rapide, mais sûr, jeté autour de la salle,il marcha rapidement vers la table de M. Verduret.
– Eh bien ! maître Joseph Dubois ? interrogea le groshomme.
– Ah ! patron, ne m’en parlez pas, répondit le domestique,ça chauffe, voyez-vous, ça chauffe ferme.
Toute l’attention dont Prosper était capable, il la concentraitsur le superbe domestique.
Il lui semblait qu’il connaissait cette physionomie. Il sedisait que très certainement il avait déjà vu quelque part ce frontfuyant et ces yeux d’une agaçante mobilité.
Mais où, mais en quelles circonstances ? Il cherchait et netrouvait pas.
Cependant, maître Joseph s’était assis, non à la table de M.Verduret, mais à la table voisine, et il avait demandé un verred’absinthe qu’il préparait lentement, laissant l’eau tomber goutteà goutte de très haut, selon la formule.
– Parle ! lui dit M. Verduret.
– Pour commencer, patron, je dois vous avouer que tout n’est pasrose dans le métier de valet de chambre-cocher de monsieur deClameran.
– Au fait au fait ! tu te plaindras demain.
– Bon, j’y suis. Donc, hier, mon bourgeois est sorti à pied surles deux heures. Comme de juste, je l’ai suivi. Savez-vous où ilallait ? La bonne farce ! Il se rendait auGrand-Archange, au rendez-vous de la petite dame.
– Va donc ; on lui a dit qu’elle était partie.Après ?
– Après ! Ah ! il n’était pas content du tout, je vousassure. Il est rentré tout courant à l’hôtel, où l’autre, monsieurRaoul de Lagors, l’attendait. Non, vrai, cet homme-là n’a pas sonpareil pour jurer. Le Raoul lui a demandé ce qu’il y avait denouveau qui le mettait si fort en colère. « Il n’y a rien, arépondu mon bourgeois ; rien, sinon que la coquine a décampé,qu’on ne sait où elle est, qu’elle nous glisse entre les doigts. »Alors, ils ont paru très vexés et très inquiets tous les deux. «Sait-elle donc quelque chose de sérieux ? a demandé Lagors. –Elle ne sait rien que ce que je t’ai dit, a fait Clameran, mais cerien tombant dans l’oreille d’un homme ayant du flair peut mettresur la trace de la vérité. »
M. Verduret sourit, en homme qui avait ses raisons pourapprécier à leur juste valeur les craintes de M. de Clameran.
– Eh ! fit-il, sais-tu qu’il n’est pas absolument dépourvud’intelligence, ton bourgeois ? Et ensuite ?
– Là-dessus, patron, voilà le Lagors qui devient vert, et quis’écrie : « Si c’est grave, il faut se défaire de cettegueuse ! » Il va bien, le petit ! Mais mon bourgeoiss’est mis à rire et à hausser les épaules. « Tu n’es qu’un niais,a-t-il répondu, quand on est importuné par une femme du genre decelle-là, on prend des mesures pour s’en faire débarrasseradministrativement. » Cette idée les a fait beaucoup rire.
– Je crois bien ! approuva M. Verduret ; elle estexcellente, l’idée ; le malheur est qu’il est trop tard pourl’exécuter. Le rien, que redoutait Clameran, est déjà tombé dansune oreille intelligente. Cependant, comme je ne veux pas que cesgaillards-là brouillent les cartes, il faut aviser le bureau desmœurs.
– C’est fait, patron, répondit joyeusement maître Joseph.
C’est avec une curiosité fiévreuse, haletante, que Prosperécoutait ce rapport, dont chaque mot, pour ainsi dire, éclairaitd’un jour nouveau les événements. Il s’expliquait, maintenant,croyait-il, le fragment de lettre de Gypsy. Ce Raoul, qui avait eutoute sa confiance, ne pouvait être, il le comprenait, qu’unmisérable. Mille circonstances inaperçues jadis lui revenaient, etil se demandait comment il avait pu si longtemps être frappéd’aveuglement.
Maître Joseph, cependant, poursuivait :
– Hier, après son dîner, mon bourgeois s’est fait beau comme unfiancé. Je l’ai rasé, frisé, parfumé, adonisé, après quoi il estmonté en voiture, et je l’ai conduit rue de Provence, chez monsieurFauvel.
– Comment ! s’écria Prosper, après ses paroles insultantes,le jour du vol, il a été assez hardi pour s’y représenter.
– Oui, mon jeune monsieur, il a eu cette audace, et même il aosé y rester toute la soirée, jusqu’à près de minuit, à mon granddétriment, car j’ai été, sur mon siège, trempé comme une soupe.
– Quel air avait-il en sortant ? demanda M. Verduret.
– L’air moins content qu’en arrivant, c’est positif. Quand, moncheval bouchonné et ma voiture remisée, je suis allé lui demanders’il n’avait besoin de rien, j’ai trouvé sa porte fermée, et il m’acrié des injures au travers.
Et pour s’aider à digérer cette humiliation, maître Joseph avalaune gorgée d’absinthe.
– C’est là tout ? demanda M. Verduret.
– Pour hier, oui patron. Ce matin, le bourgeois s’est levé tard,et toujours d’une humeur de dogue. À midi, l’autre, le Raoul, estarrivé, furibond, lui aussi. Aussitôt ils ont commencé à sedisputer, mais à se disputer… tenez, des crocheteurs auraient rougide les voir. À un moment, mon grand escogriffe de bourgeois avaitempoigné le petit à la gorge, et il le secouait comme unprunier ; j’ai bien cru qu’il allait l’étrangler. Mais leRaoul, pas bête, vous a tiré de sa poche un joli couteau pointu, etma foi l’autre a eu peur, il a lâché prise et s’est calmé.
– Mais, que disaient-ils ?
– Ah ! voilà le hic, patron, fit piteusementmaître Joseph ; ils parlaient anglais, les canailles, de tellesorte que je n’ai rien compris. Ce dont je suis sûr, par exemple,c’est qu’ils se disputaient à propos d’argent.
– Comment le sais-tu ?
– Par la raison qu’en vue de l’Exposition universelle, j’aiappris comment on dit « argent » dans toutes les langues del’Europe, et que ce mot revenait à chaque instant dans leurconversation.
M. Verduret, les sourcils froncés, marmottait un monologueinintelligible, et Prosper, qui l’observait, se demandait si parhasard il avait la prétention de reconstruire, par la seule forcede la réflexion, la dispute dont le sens précis avait échappé audomestique.
– Pour finir, reprit maître Joseph, quand mes coquins ont étécalmés, ils se sont remis à parler français. Mais, bast ! ilsn’ont plus causé que de choses insignifiantes, d’un bal travestiqui a lieu demain chez des banquiers. Seulement, en reconduisant lepetit, mon bourgeois lui a dit : « Puisque cette scène estinévitable, autant qu’elle ait lieu aujourd’hui même, ainsi restechez toi, au Vésinet, ce soir. » Raoul a répondu : « C’est entendu.»
La nuit venait. L’estaminet, peu à peu, s’emplissait deconsommateurs qui, tous à la fois, criaient pour avoir del’absinthe ou du bitter.
Les garçons, montés sur des tabourets, approchaient desallumettes des becs de gaz qui s’enflammaient avec de sourdesdétonations.
– Il faut filer, dit M. Verduret à Joseph, ton maître peut avoirbesoin de toi, et, de plus, voici quelqu’un qui veut me parler. Àdemain.
Ce quelqu’un n’était autre que Cavaillon, plus troublé et plustremblant que jamais. Il promenait de tous côtés des regardsinquiets, plus tressaillant qu’un filou qui sait à ses troussestoute la police de Paris.
Lui non plus, il ne s’assit pas à la table de M. Verduret. C’estfurtivement qu’il donna une poignée de main à Prosper, et ce n’estqu’après s’être assuré que personne ne l’observait, qu’il se risquaà remettre à M. Verduret un petit paquet en disant :
– Voici ce qu’elle a trouvé dans un placard.
C’était un paroissien richement relié. M. Verduret le feuilletarapidement, et il eut bientôt trouvé les pages où avaient étédécoupés les mots collés sur la lettre reçue la veille parProsper.
– J’avais des preuves morales, dit-il en tendant le livre aujeune homme, voici une preuve matérielle qui à elle seule peut voussauver.
À la vue de ce livre, Prosper avait pâli. C’est qu’il lereconnaissait. Ce paroissien, c’est lui qui l’avait donné àMadeleine en échange de la médaille bénie.
Et, en effet, sur la première page, Madeleine avait écrit :Souvenir de Notre-Dame-de-Fourvières, 17 janvier 1866.
– Mais ce livre est à Madeleine ! s’écria-t-il.
M. Verduret ne répondit pas. Il venait de se lever pour aller àun jeune homme vêtu comme les garçons marchands de vins, qui venaitd’entrer.
À peine eut-il jeté les yeux sur un billet que ce garçon luiremit, qu’il revint vers la table dans un état d’agitationextraordinaire.
– Nous les tenons peut-être ! s’écria-t-il.
Et jetant sur la table une pièce de cinq francs, sans adresserun mot à Cavaillon, il entraîna Prosper, stupéfait.
– Quelle fatalité, disait-il, tout en courant le long dutrottoir, nous allons peut-être les manquer. À coup sûr, nousarriverons à la gare Saint-Lazare trop tard pour le train deSaint-Germain.
– Mais de quoi s’agit-il, au nom du Ciel ? demandaitProsper.
– Venez, venez, nous causerons en route.
Arrivé à la place du Palais-Royal, M. Verduret s’arrêta devantun des fiacres de la station, dont il avait, d’un regard, évaluéles chevaux.
– Combien veux-tu pour nous conduire au Vésinet ?demanda-t-il au cocher.
– C’est que je ne connais pas bien le chemin, par là-bas…
Mais ce nom du Vésinet disait tout à Prosper.
– Je vous indiquerai la route, fit-il vivement.
– Alors, reprit le cocher, à cette heure, par le temps de chienqu’il fait, ce sera… vingt-cinq francs.
– Et pour aller vite, combien demandes-tu de plus ?
– Dame ! bourgeois, ce sera à votre générosité ; maissi vous mettiez trente-cinq francs, je crois…
– Tu en auras cent, interrompit M. Verduret, si tu rattrapes unevoiture qui a sur nous une demi-heure d’avance.
– Tonnerre de Brest ! s’écria le cocher transporté, montezdonc, vous me faites perdre une minute.
Et, enveloppant ses maigres rosses d’un triple coup de fouet, illança sa voiture au grand galop dans la rue de Valois.
Quand on quitte la petite gare du Vésinet, on trouve devant soideux routes. L’une à gauche, macadamisée, soigneusement entretenue,mène au village, dont on aperçoit, à travers les arbres, l’égliseneuve ; l’autre, à droite, nouvellement tracée et à peinesablée, conduit en plein bois.
Le long de cette dernière qui, avant cinq ans, sera une rue, onne rencontre encore que de rares maisons, bâtisses d’un goûtdéplorable, pour la plupart, s’élevant de loin en loin, au milieud’éclaircies d’arbres, retraites champêtres de négociantsparisiens, inhabitées pendant l’hiver.
C’est au point de rencontre de ces deux routes que, sur les neufheures du soir, Prosper fit arrêter le fiacre où il était monté,place du Palais-Royal, avec M. Verduret.
Le cocher avait gagné ses cent francs. Les chevaux étaientexténués, mais il y avait cinq minutes que M. Verduret et Prosperdistinguaient la lueur des lanternes d’une voiture de place commela leur, trottant à une cinquantaine de mètres en avant.
Descendu le premier du fiacre, M. Verduret tendit au cocher unbillet de banque.
– Voici, lui dit-il, ce que je t’ai promis. Tu vas aller à lapremière auberge que tu trouveras à main droite en entrant dans levillage. Si dans une heure nous ne t’avons pas rejoint, tu seraslibre de rentrer à Paris.
Le cocher se confondit en remerciements ; mais ni Prosperni son compagnon ne les entendirent.
Ils s’étaient élancés au pas de course sur le chemin désert. Letemps, si détestable au départ qu’il avait fait hésiter le cocher,était plus mauvais encore. La pluie tombait à torrents et un ventfurieux secouait à les briser les branches noires des arbres, quis’entrechoquaient avec des bruits funèbres.
L’obscurité était profonde, épaisse, rendue plus lugubre par lescintillement des réverbères de la gare, qu’on découvrait au loin,vacillants et près de s’éteindre, sous le souffle de la rafale.
Depuis cinq minutes M. Verduret et Prosper couraient au milieudu chemin détrempé et transformé en bourbier, quand tout à coup lecaissier s’arrêta.
– Nous y sommes, dit-il, voici l’habitation de Raoul.
Devant la grille de fer d’une maison isolée, un fiacre, celuique M. Verduret et son compagnon avaient vu devant eux, étaitarrêté.
Renversé sur son siège, enveloppé tant bien que mal dans sonmanteau, en dépit du vent et de la pluie, le cocher dormait déjà,attendant le retour de la pratique qu’il venait de conduire.
M. Verduret s’approcha de la voiture, et tirant le cocher parson manteau, l’appela :
– Eh ! mon brave !
Le cocher s’éveilla en sursaut, rassemblant machinalement sesguides en balbutiant :
– Voilà, bourgeois, voilà !…
Mais quand, à la clarté de ses lanternes, il aperçut ces deuxhommes en cet endroit perdu, il s’imagina qu’ils en voulaientpeut-être à sa bourse, et, qui sait ? à sa vie, et il eut unepeur affreuse.
– Je suis pris ! fit-il en agitant son fouet ; je suisretenu.
– Je le sais bien, imbécile ! dit M. Verduret, et je neveux de toi qu’un renseignement que je te payerai cent sous. Neviens-tu pas d’amener ici une dame d’un certain âge ?
Cette question, cette promesse de cinq francs, loin de rassurerle cocher, changèrent sa frayeur en épouvante.
– Je vous ai déjà dit de passer votre chemin, répondit-il ;filez, sinon j’appelle au secours.
M. Verduret se recula vivement.
– Éloignons-nous, murmura-t-il à l’oreille de Prosper, Cetanimal ferait comme il le dit, et une fois l’éveil donné, adieu nosprojets. Il s’agit d’entrer autrement que par la grille.
Tous deux, alors, longèrent le mur qui entoure le jardin,cherchant un endroit propice à l’escalade.
Cet endroit n’était pas facile à trouver dans l’obscurité, lemur ayant bien dix ou douze pieds d’élévation. Heureusement, M.Verduret est leste. Le point le plus faible reconnu et choisi, ilse recula, prit du champ, et, d’un bond prodigieux de la part d’unhomme si gros, il réussit à s’accrocher à l’angle des pierres dusommet. S’aidant ensuite des pieds, à la force du poignet, ils’enleva et fut bientôt à cheval sur le chaperon du mur.
C’était au tour de Prosper de passer, mais, bien que plus jeuneque son compagnon, il n’avait pas ses jarrets, et M. Verduret futobligé de l’aider non seulement à se hisser, mais encore àredescendre de l’autre côté.
Une fois dans le jardin, M. Verduret s’occupa d’étudier leterrain.
La maison qu’habitait M. de Lagors est construite au milieu d’unjardin très vaste. Elle est étroite, et relativement haute, ayantdeux étages et encore des greniers au-dessus.
Une seule fenêtre, au second étage, était éclairée.
– Vous qui connaissez la maison pour y être venu vingt fois,demanda M. Verduret, sauriez-vous me dire qu’elle est la pièce oùnous voyons de la lumière ?
– C’est la chambre à coucher de Raoul.
– Très bien. Passons à la distribution : qu’y a-t-il aurez-de-chaussée ?
– La cuisine, l’office, une salle de billard et la salle àmanger.
– Et au premier ?
– Deux salons séparés par une cloison volante et un cabinet detravail.
– Où se tiennent les domestiques ?
– Raoul n’en a pas, à cette heure. Il est servi par des gens duVésinet, le mari et la femme, qui viennent le matin et se retirentle soir après dîner.
M. Verduret se frotta joyeusement les mains.
– Alors, tout va bien ! fit-il ; ce sera le diable sinous ne parvenons pas à surprendre quelque chose de ce que disentRaoul et la personne venue de Paris à cette heure et par ce temps…Entrons.
Prosper eut un geste de protestation ; la proposition luisemblait vive.
– Y pensez-vous, monsieur ? fit-il.
– Ah çà ! répondit le gros homme d’un ton goguenard,pourquoi donc croyez-vous que nous sommes venus ici ?Espériez-vous une partie de plaisir ?
– Nous pouvons être découverts.
– Et après ?… Au moindre bruit révélant notre présence,vous vous avancez hardiment comme un ami venu pour visiter son amiet qui a trouvé toutes les portes ouvertes.
Le malheur est que la porte – une porte de chêne plein, – étaitfermée, et que M. Verduret la secoua vainement.
– Quelle imprudence ! murmurait-il d’un ton de dépit, ondevrait toujours avoir ses instruments sur soi. Une serrure derien, qu’on ouvrirait avec un clou, et pas un crochet, pas unmorceau de fil de fer !
Reconnaissant l’inutilité de ses efforts, il quitta la portepour courir successivement à toutes les fenêtres durez-de-chaussée. Hélas ! toutes les persiennes étaient tiréeset solidement assujetties.
M. Verduret semblait exaspéré. Il tournait autour de la maison,comme un renard autour d’un poulailler, furieux, cherchant uneissue, n’en trouvant pas.
En désespoir de cause, il revint se placer à l’endroit du jardind’où on découvrait le mieux la fenêtre éclairée.
– Si seulement on pouvait voir ! s’écria-t-il. Dire que là,là – et il montrait le poing à la fenêtre – est le mot de l’énigme,et que nous n’en sommes séparés que par les trente ou quarantepieds de ces deux étages !…
Jamais encore Prosper n’avait été si fort surpris par lesallures de son étrange compagnon. Il semblait comme chez lui dansce jardin où il venait de s’introduire par escalade ; ilallait et venait sans précautions ; on eût dit qu’habitué à depareilles expéditions, il trouvait cette situation toute naturelle,parlant de crocheter la porte d’une maison habitée comme unbourgeois d’ouvrir sa tabatière. Insensible, d’ailleurs, au mauvaistemps, au vent, à la pluie qui tombait toujours, à la boue où ilpataugeait.
Il s’était rapproché de la maison, et il calculait, il prenaitdes mesures, comme s’il eût eu l’espérance folle de se hisser lelong de cette muraille lisse.
– Je veux voir, répétait-il, je verrai.
Tout à coup un souvenir du temps passé traversa l’esprit deProsper.
– Mais il y a une échelle, ici ! s’écria-t-il.
– Et vous ne me le dites pas !… Où est-elle !
– Au fond du jardin, sous les arbres.
Ils y coururent, et non sans peine la trouvèrent, couchée lelong du mur. L’enlever, la porter près de la maison, fut l’affaired’un instant.
Mais, quand ils l’eurent dressée, ils reconnurent que même en latenant bien plus verticalement que ne le voulait la prudence, ils’en fallait de six bons pieds qu’elle atteignît la fenêtreéclairée.
– Nous n’arriverons pas ! dit Prosper découragé.
– Nous arriverons ! s’écria M. Verduret triomphant.
Aussitôt, se plaçant à un mètre de la maison, et lui faisantface, il saisit l’échelle, la souleva avec précaution, et en appuyale dernier échelon sur ses épaules, soutenant les montants aussihaut que possible. L’obstacle était vaincu.
– Maintenant, dit-il à son compagnon, montez.
Pour Prosper, la situation était poignante, extrême ; iln’hésita pas. L’enthousiasme de la difficulté vaincue, l’espoir dutriomphe lui donnaient une force et une agilité qu’il ne seconnaissait pas. Il s’enleva sans secousse, jusqu’aux échelonsinférieurs, et se lança sur l’échelle qui tremblait et vacillaitsous son poids.
Mais sa tête avait à peine dépassé l’appui de la fenêtre, qu’ilpoussa un grand cri, un cri terrible, qui se perdit au milieu desmugissements de la tempête, et qu’il se laissa glisser ou plutôttomber sur la terre détrempée, en criant :
– Misérable !… Misérable !…
Avec une promptitude et une vigueur extraordinaires, M. Verduretreposa sur le sol la lourde échelle et se précipita vers Prosper,craignant qu’il ne fût dangereusement blessé.
– Qu’avez-vous vu ? demandait-il, qu’y a-t-il ?
Mais déjà Prosper était debout.
Si la chute avait été rude, il était dans une de ces crises oùl’âme souveraine domine si absolument la bête, que le corps estinsensible à la douleur.
– Il y a, répondit-il, d’une voix rauque et brève, que c’estMadeleine, entendez-vous bien, Madeleine, qui est là, dans cettechambre, seule avec Raoul !
M. Verduret était confondu. Lui, l’homme infaillible, sesdéductions l’avaient égaré !
Il savait bien que c’était une femme qui était chez M. deLagors ; mais, d’après ses conjectures, d’après le billet queGypsy lui avait fait tenir à l’estaminet, il croyait que cettefemme était Mme Fauvel.
– Ne vous seriez-vous pas trompé ? demanda-t-il.
– Non, monsieur, non ! Je ne saurais, moi, prendre uneautre femme pour Madeleine. Ah ! vous qui l’avez entenduehier, répondez-moi ; devais-je m’attendre à cette trahisoninfâme ? Elle vous aime, me disiez-vous, elle vousaime !
M. Verduret ne répondit pas. Étourdi d’abord de son erreur, ilen recherchait les causes, et déjà son esprit pénétrant commençaità les discerner.
– Le voilà donc, poursuivait Prosper, ce secret surpris parNina. Madeleine, cette noble et pure Madeleine, en qui j’avais foicomme en ma mère, est la maîtresse de ce faussaire, qui a voléjusqu’au nom qu’il porte. Et moi, imbécile d’honnête homme, j’avaisfait de ce misérable mon meilleur ami. C’est à lui que je disaismes angoisses et mes espérances… et il était son amant !… Etmoi, j’étais sans doute le divertissement de leurs rendez-vous, ilsriaient de mon amour ridicule, de ma stupide confiance !…
Il s’interrompit, il succombait à la violence de ses émotions.Le déchirement de l’amour-propre ajoute une souffrance aiguë auxplus atroces douleurs. Cette certitude d’avoir été si indignementtrahi et joué le transportait jusqu’au délire.
– Mais c’est assez d’humiliations comme cela, reprit-il avec unaccent de rage inouï ; il ne sera pas dit que lâchementj’aurai courbé la tête sous les plus sanglants affronts.
Il allait s’élancer vers la maison ; M. Verduret, qui,autant que le lui permettait l’obscurité, surveillait sesmouvements, l’arrêta.
– Que voulez-vous faire ?
– Me venger. Ah ! je saurai bien briser la porte,maintenant que je ne redoute plus ni le scandale ni le bruit et queje n’ai plus rien à perdre. Je ne cherche plus à me glisser dans lamaison furtivement, comme un voleur, j’y veux entrer en maître, enhomme qui mortellement offensé vient demander raison del’offense.
– Vous ne ferez pas cela, Prosper.
– Qui donc m’en empêchera !
– Moi !
– Vous ?… Non, ne l’espérez pas. Paraître, les confondre,les tuer, mourir après, voilà ce que je veux, voilà ce que je vaisfaire.
Si M. Verduret n’avait pas eu des poignets de fer, Prosper luiéchappait. Il y eut entre eux une courte lutte, mais M. Verduretl’emporta.
– Si vous faites du bruit, dit-il, si vous donnez l’éveil, c’enest fait de nos espérances.
– Je n’ai plus d’espérance.
– Raoul, mis sur ses gardes, nous échappe, et vous restez àjamais déshonoré.
– Que m’importe !
– Mais il m’importe à moi, malheureux ! à moi qui ai juréde faire éclater votre innocence. À votre âge, on retrouve toujoursune maîtresse, on ne retrouve jamais son honneur perdu.
Pour la passion vraie, il n’est pas de circonstancesextérieures. M. Verduret et Prosper étaient là, sous la pluie,mouillés jusqu’aux os, les pieds dans la boue, et ilsdiscutaient !
– Je veux me venger, répétait Prosper, avec cette persistanceidiote de l’idée fixe, je veux me venger.
– Vengez-vous, soit ! s’écria M. Verduret, que la colèregagnait, mais comme un homme alors et non comme un enfant.
– Monsieur !
– Oui, comme un enfant. Que ferez-vous, une fois dans lamaison ? Avez-vous des armes ? Non. Vous vous précipitezdonc sur Raoul, vous lutterez donc corps à corps avec lui ?Pendant ce temps, Madeleine regagnera sa voiture, et après ?Serez-vous seulement le plus fort ?
Accablé par le sentiment de son impuissance évidente, Prosper setaisait.
– À quoi bon des armes ! poursuivait M. Verduret, il fautêtre insensé pour tuer un homme qu’on peut envoyer au bagne.
– Que faire, alors ?
– Attendre. La vengeance est un fruit délicieux qu’il fautlaisser mûrir.
Prosper était ébranlé ; M. Verduret le comprit, et il lançason dernier argument, le plus sûr, celui qu’il tenait enréserve.
– D’ailleurs, ajouta-t-il, qui nous assure que mademoiselleMadeleine est ici pour son compte ? Ne sommes-nous pas arrivésà cette conviction qu’elle se sacrifie ? La volonté supérieurequi lui a imposé votre bannissement peut fort bien l’avoir obligéeà cette démarche de ce soir.
Toujours la voix qui parlera dans le sens de nos plus chersdésirs sera écoutée. Cette supposition, si peu probable enapparence, frappa Prosper.
– En effet, murmura-t-il, qui sait !…
– Je saurais bien, moi, fit Verduret, si je pouvais voir.
Prosper resta un moment sans répondre.
– Me promettez-vous, monsieur, prononça-t-il enfin, de me direvotre pensée entière, la vérité, si pénible qu’elle pût être pourmoi ?
– Je vous le jure sur ma parole d’honneur.
Aussitôt, avec une force dont il ne se serait pas cru capablequelques instants avant, Prosper enleva l’échelle et en plaça ledernier échelon sur ses épaules, ainsi que son compagnon l’avaitfait.
– Montez ! dit-il alors.
En une seconde, si légèrement, si adroitement qu’il n’imprimapas à l’échelle une seule secousse, M. Verduret fut à hauteur de lafenêtre.
Prosper n’avait que trop bien vu. C’était Madeleine qui étaitlà, à cette heure, seule chez Raoul de Lagors.
Elle avait conservé, M. Verduret le remarqua fort bien, sesvêtements du dehors, son chapeau et son pardessus de drap.
Debout au milieu de la chambre, elle parlait avec une grandeanimation. Son attitude, ses gestes, sa physionomie trahissaientune vive indignation difficilement contenue, et un certain méprismal déguisé.
Raoul, lui, était assis sur une chaise basse, près de lacheminée, tisonnant le feu avec les pincettes. Par moments, illevait les bras en haussant les épaules, ce qui est le mouvementd’un homme résigné à tout entendre, et qui, à tout, répond : « Jen’y puis rien. »
Certes, M. Verduret aurait donné la jolie bague qu’il porte àson maître doigt pour entendre quelque chose, ne fut-ce que dixmots de la conversation ; mais, avec le vent qu’il faisait, iln’arrivait pas à son oreille le plus vague murmure et il n’osaitapprocher son oreille des vitres, dans la crainte d’êtreaperçu.
Évidemment, pensait-il, c’est une dispute, mais il est clair quece n’est pas une dispute d’amoureux.
Madeleine cependant continuait, et c’est en étudiant la figurede Lagors qu’il distinguait fort bien, éclairée qu’elle était parla lampe placée sur la cheminée, qu’il espérait trouver le sens decette scène. Par moments, il tressaillait en dépit de sonindifférence apparente, ou bien il frappait plus fort dans le foyeravec ses pincettes ; sans doute quelque reproche plus directl’atteignait.
Désespérée, Madeleine en était venue à la prière ; ellejoignait les mains, elle s’inclinait, elle était presque à genoux.Il détourna la tête. Il ne répondait, d’ailleurs, que parmonosyllabes.
Deux ou trois fois, Madeleine parut vouloir se retirer, toujourselle revenait, comme si, demandant une grâce, elle n’eût pu serésigner à sortir sans l’avoir obtenue.
À la dernière fois, elle trouva sans doute quelque raisondécisive, car Raoul tout à coup se leva, ouvrit un petit meubleplacé près de la cheminée et en sortit une liasse de papiers qu’illui tendit.
Ah ça ! pensait M. Verduret, quel diable de jeujouent-ils ? Est-ce une correspondance compromettante qu’estvenue réclamer cette jeune demoiselle ?
Madeleine, qui avait pris la liasse, ne paraissait pas encoresatisfaite. Elle parlait et insistait de nouveau comme pour sefaire remettre autre chose. Raoul refusant, elle jeta la liasse surla table.
Ces papiers intriguaient singulièrement M. Verduret. Ilss’étaient éparpillés sur la table et il les apercevait assez bien.Il y en avait de plusieurs couleurs, de gris, de verts, derouges.
Mais je ne m’abuse pas, pensait M. Verduret, je ne suis pasaveugle, ce sont là des reconnaissances du Mont-de-Piété !
Parmi toutes les feuilles étalées sur la table, Madeleinecherchait. Elle en prit trois, qu’elle plia et mit dans sa poche,et repoussa les autres avec un dédain bien manifeste.
Elle était, cette fois, résolue à se retirer, car sur un motqu’elle dit, Raoul prit la lampe pour l’éclairer.
M. Verduret n’avait plus rien à voir. Tout en redescendant avecmille précautions, il murmurait :
– Des reconnaissances du Mont-de-Piété !… Quel mystèred’infamie cache donc cette affaire !…
Avant tout, il s’agissait de dissimuler l’échelle.
Raoul, en reconduisant Madeleine, pouvait avoir l’idée de fairequelques pas dans le jardin, et, malgré l’obscurité, la découvrir,cette échelle qui, ainsi dressée, se détachait en noir sur lamuraille.
En toute hâte, M. Verduret et Prosper la couchèrent à terre,sans souci des arbustes qu’ils brisaient, et allèrent se poster oùl’ombre était plus épaisse, dans un endroit d’où ils surveillaientà la fois et la porte de la maison et la grille.
Presqu’au même moment, Raoul et Madeleine parurent sur leperron. Raoul avait posé sa lampe sur la première marche, il offritla main à la jeune fille, mais elle le repoussa d’un geste empreintd’une insultante hauteur qui, vu par Prosper, lui versa du baumedans le sang.
Ce mépris ne parut ni émouvoir, ni surprendre Raoul ; ilrépondit simplement par ce geste ironique qui signifie : « Commevous voudrez ! »
Il alla jusqu’à la grille, l’ouvrit et la referma lui-même, puisrentra bien vite, pendant que la voiture de Madeleine s’éloignaitau grand trot.
– Maintenant, monsieur, interrogea Prosper, que le doutetorturait, souvenez-vous que vous m’avez promis la vérité quellequ’elle soit. Parlez, ne craignez rien, je suis fort.
– C’est contre la joie alors qu’il vous faut être fort, mon ami.Avant un mois, vous regretterez amèrement vos flétrissants soupçonsde ce soir. Vous rougirez en songeant que vous avez pu croireMadeleine la maîtresse d’un Lagors.
– Cependant, monsieur, les apparences !…
– Eh ! c’est des apparences qu’il faut se défier.Pardieu ! un soupçon, faux ou juste, est toujours basé surquelque chose. Mais nous ne pouvons pas nous éterniser ici, votregredin de Raoul a refermé la grille, je l’ai vu ; il faut nousretirer par le chemin de tout à l’heure.
– Mais l’échelle !…
– Qu’elle reste où elle est ; comme nous ne saurionseffacer nos traces, le tout sera mis sur le compte des voleurs.
De nouveau ils franchirent le mur. Ils n’avaient pas faitcinquante pas sur la route, qu’ils entendirent le bruit d’unegrille qui se refermait. Ils distinguèrent des pas, et bientôt unhomme les dépassa qui gagnait la station. Quand il fut à quelquedistance :
– C’est Raoul, fit M. Verduret, notre domestique de tantôt,Joseph, nous apprendra qu’il est allé rendre compte à Clameran dela scène. Si seulement ils avaient l’amabilité de parlerfrançais…
Il marcha un moment sans mot dire, cherchant à renouer le filrompu de ses déductions.
– Comment diable, reprit-il tout à coup, ce Lagors qui ne doitchercher que le monde, le plaisir et le jeu, est-il venu choisirune maison isolée au Vésinet ?
– Sans doute, répondit Prosper, parce que la maison de campagnede monsieur Fauvel est à un quart d’heure d’ici au bord de laSeine.
– C’est une explication, cela, pour l’été ; maisl’hiver ?
– Oh ! l’hiver, il a une chambre à l’hôtel du Louvre, et,en toute saison, il dispose d’un appartement à Paris.
Tout cela n’éclairait pas M. Verduret ; il se mit à marcherplus vite.
– Pourvu, murmura-t-il, que notre cocher ne soit pas parti. Nousne pouvons songer à prendre le train qui va passer : nousrencontrerions Raoul à la station.
Bien qu’il se fût écoulé plus d’une heure depuis que Prosper etson compagnon étaient descendus à l’embranchement des deux routes,le fiacre qui les avait amenés stationnait encore devant l’aubergeindiquée par M. Verduret.
Le cocher n’avait pu résister au désir d’écorner le billet decent francs gagné par ses chevaux ; il s’était fait servir àdîner ; le vin était de son goût, il restait.
La vue de ses bourgeois l’enchanta. Il ne retournerait donc pasà vide à Paris. Seulement, l’état dans lequel il les revoyait lesurprit étrangement.
– Comme vous voilà faits ! s’écria-t-il.
Prosper répondit simplement qu’allant visiter un de leurs amisils s’étaient égarés et étaient tombés dans une fondrière – commes’il y avait des fondrières dans le bois du Vésinet.
– C’est donc cela ! fit le cocher.
En apparence, il se contentait de l’explication. Au fond, iln’était pas fort éloigné de croire que ses deux pratiques venaientde tenter de commettre quelque mauvais coup.
Cette dernière opinion dut être celle de quelques personnesprésentes, car il y eut des regards singuliers d’échangés.
Mais M. Verduret coupa court à tous les commentaires.
– Partons-nous ? demanda-t-il de sa voix la plusimpérieuse.
– Voilà ! bourgeois, répondit le cocher ; le temps derégler, et je suis à vous. Montez toujours.
La route, au retour, fut mortellement longue et silencieuse.
Prosper avait d’abord essayé de faire causer son étrangecompagnon, mais comme il ne répondait que par monosyllabes, il mitson amour-propre à se taire. Il était irrité de l’empire de plus enplus absolu que cet homme exerçait sur lui.
Les circonstances physiques augmentaient encore son ennui. Ilétait transi, glacé jusqu’à la moelle des os, et il se sentaitgagné par un irrésistible engourdissement qui enveloppait sa penséed’un brouillard opaque.
C’est que s’il n’est pas de limites à la puissance del’imagination, les forces physiques ont des bornes. Après l’effortvient la réaction.
Enfoncé dans un coin, les pieds sur la banquette de devant, M.Verduret semblait dormir, et cependant jamais il n’avait été pluséveillé.
Il était aussi mécontent que possible. Cette expédition quidevait, dans sa pensée, fixer ses hésitations, aboutissait à unecomplication.
Tous les fils qu’il avait cru tenir se brisaient dans sa main.Certes, pour lui les faits restaient les mêmes, mais lescirconstances changeaient. Il ne découvrait plus quel mobilecommun, quelle complicité morale ou matérielle, quelles influencespoussaient à agir dans le même sens les quatre acteurs de sondrame, Mme Fauvel et Madeleine, Raoul et Clameran.
Et il cherchait en son esprit fertile, encyclopédie de ruses,quelque combinaison qui pût faire jaillir la lumière.
Minuit sonnait quand le fiacre arriva devant l’hôtel duGrand-Archange, et alors seulement M. Verduret, arraché àses méditations, s’aperçut qu’il n’avait pas dîné.
Par bonheur, Mme Alexandre l’attendait et, en un clin d’œil unsouper fut improvisé. C’était plus que des prévenances, plus que durespect qu’elle avait pour son hôte. Prosper le remarqua fort bien,elle considérait son compagnon avec une sorte d’admirationébahie.
Ayant fini de manger, M. Verduret se leva.
– Vous ne me verrez pas demain de la journée, dit-il à Prosper,mais le soir, vers cette heure, je serai ici. Peut-être aurai-je eula chance de trouver ce que je cherche au bal de messieursJandidier.
Prosper faillit tomber de son haut. Quoi ! M. Verduretsongeait à se présenter à une fête donnée par des financiers desplus opulents de la capitale ! C’était donc pour cela qu’ill’avait envoyé chez le costumier.
– Vous êtes donc invité ? demanda-t-il.
Un fin sourire passa dans les yeux si expressifs de M.Verduret.
– Pas encore, répondit-il, mais je le serai.
Ô contradiction de l’esprit humain ! Les plus poignantespréoccupations tenaillaient la pensée de Prosper, et maintenant, enregardant tristement sa chambre, songeant aux projets de M.Verduret, il murmurait :
– Ah ! il est heureux, lui, demain, il verra Madeleine,plus belle que jamais, avec son costume de fille d’honneur.
C’est vers le milieu de la rue Saint-Lazare que s’élèvent leshôtels jumeaux de messieurs Jandidier, deux financiers célèbresqui, dépouillés du prestige de leurs millions, seraient encore deshommes remarquables. Que n’en peut-on dire autant detous !
Ces deux hôtels, qui lors de leur achèvement, il y a quelquesannées, firent pousser à la presse des cris d’admiration, sontabsolument distincts l’un de l’autre, mais disposés habilement defaçon à n’en faire qu’un au besoin.
Quand messieurs Jandidier donnent une fête, ils font enlever lesépaisses cloisons mobiles, et leurs salons sont alors des plusbeaux qu’il y ait à Paris.
Magnificence princière, merveilleuse entente du confort,hospitalité pleine de prévenances, tout contribue à rendre cesfêtes des plus courues et des plus recherchées qu’il soit.
C’est dire que le samedi, la rue Saint-Lazare était encombrée devoitures prenant la file en attendant leur tour.
À dix heures, on dansait déjà dans deux salons.
C’était un bal travesti. Presque tous les costumes étaient d’unegrande richesse, beaucoup du meilleur goût, quelques-uns vraimentoriginaux.
Parmi ces derniers, on remarquait surtout un Paillasse,oh ! mais un vrai, ayant l’admirable physionomie de l’emploi,œil insolent, bouche gourmande et gouailleuse, pommettes allumées,et une barbe si rouge qu’elle semblait flamber au feu deslustres.
Le costume était exact comme la tradition : les bottes étaient àrevers, le chapeau était suffisamment bosselé, la dentelle du jabots’effiloquait.
Il tenait de la main gauche la hampe d’une sorte de bannière detoile sur laquelle six ou huit tableaux étaient figurés,grossièrement peints comme les tableaux des baraques foraines. Dela main droite, il agitait une petite badine, dont il frappait satoile, par moments, à la façon des saltimbanques débitant leurboniment.
On entourait ce Paillasse, on attendait de lui quelquesquolibets spirituels, mais lui, obstinément, se tenait près de laporte d’entrée.
Ce n’est guère que sur les dix heures et demie qu’il quitta sonposte.
M. et Mme Fauvel, suivis de leur nièce, Madeleine, venaientd’entrer.
Un groupe compact se forma presque aussitôt près de laporte.
Depuis dix jours, l’affaire du banquier de la rue de Provenceavait été l’aliment le plus vif de toutes les conversations, et,amis et ennemis étaient bien aises de l’approcher ; les unspour l’assurer de leur sympathie, les autres pour lui offrir ceséquivoques compliments de condoléances, qui sont ce qu’il y a aumonde de plus blessant et de plus irritant.
Enrôlé dans le bataillon des hommes sérieux, M. Fauvel nes’était pas travesti ; il avait simplement jeté sur sesépaules un court manteau de soie.
À son bras, Mme Fauvel, née Valentine de La Verberie,s’inclinait et saluait, avec la plus gracieuse affabilité.
Sa beauté avait été remarquable autrefois, et ce soir, la magiedu costume y prêtant, l’illusion des lumières aidant, elle avaitretrouvé la fraîcheur et l’éclat de sa jeunesse. Jamais on ne luieût donné les quarante-huit ans qu’elle venait d’avoir.
Elle avait choisi une toilette de cour des dernières années durègne de Louis XIV, magnifique et sévère, toute de satin broché develours, sans un diamant, sans un bijou.
Et elle le portait avec une noblesse aisée, ayant grand air,sous sa poudre, comme il convient – disaient quelques âmescharitables – à une La Verberie qui a eu le tort d’épouser un hommed’argent.
Mais c’est à Madeleine qu’allaient tous les regards. Ellesemblait vraiment une reine sous ce costume de fille d’honneur,inventé comme à plaisir pour faire valoir les richesses de sataille.
Aux tièdes parfums des salons, sous le rayonnement des lustres,sa beauté s’épanouissait. Jamais ses cheveux n’avaient été sinoirs, jamais son teint n’avait paru si blanc, jamais ses grandsyeux n’avaient eu ces lueurs.
Une fois entrée, Madeleine prit le bras de sa tante, pendant queM. Fauvel se perdait dans la foule, cherchant à gagner un dessalons de jeu, refuges des hommes graves.
Le bal était alors à l’apogée de ses splendeurs.
Deux orchestres, sous la baguette de Strauss et d’un de seslieutenants, remplissaient les deux hôtels de leurs fanfares. Lafoule bigarrée se mêlait et tourbillonnait, et c’était unmerveilleux fouillis d’étoffes d’or et de satins, de velours et dedentelles.
Les diamants étincelaient sur les têtes et sur les poitrines,les joues les plus pâles rougissaient, les yeux brillaient, et lesépaules des femmes resplendissaient, plus blanches, comme lesneiges aux premiers rayons du soleil d’avril.
Oublié, lui et sa bannière, le Paillasse s’était réfugié dansl’embrasure d’une fenêtre, et il s’y tenait debout, le coude appuyéà la poignée ciselée de l’espagnolette.
Il semblait quelque peu ému de tant de magnificences, et quelquechose de ces enivrements lui montait à la tête. Pourtant il neperdait pas de vue un couple qui dansait à une faible distance delui.
C’était Madeleine, s’appuyant sur le bras d’un doge plus doréqu’un sequin ; et ce doge n’était autre que le marquis deClameran. Il paraissait radieux, rajeuni, ses empressements avaientdes apparences de triomphe. À un repos de quadrille, il se penchaitvers sa danseuse et lui parlait avec une admiration contenue. Ellesemblait l’écouter, sinon avec plaisir, du moins sans colère,hochant la tête par moments et d’autres fois souriant.
– Évidemment, murmurait le Paillasse, ce noble gredin fait sacour à la nièce du banquier ; donc j’avais raison hier. Mais,d’un autre côté, comment mademoiselle Madeleine se résigne-t-elle àentendre d’un air si gracieux ses fadeurs et sesdéclarations ? Heureusement Prosper n’est pas ici…
Il s’interrompit. Devant lui s’arrêtait un homme âgé déjà,portant avec une distinction suprême le manteau vénitien.
– Vous savez, monsieur… Verduret, dit-il, moitié sérieux, moitiérailleur, ce que vous m’avez promis ?
Le Paillasse s’inclina respectueusement, profondément, mais sansapparence de bassesse ni d’humilité.
– Je me souviens ! répondit-il.
– Pas d’imprudence, surtout.
– Monsieur le comte peut être tranquille, il a ma parole.
– C’est bien, monsieur, je sais ce qu’elle vaut.
Le comte s’éloigna, mais pendant ce court colloque le quadrillefinissait, et le Paillasse n’aperçut plus ni M. de Clameran niMadeleine.
Je les retrouverai auprès de madame Fauvel, pensa-t-il.
Et aussitôt, il se lança dans la foule, à la recherche de lafemme du banquier.
Incommodée par la chaleur qui devenait suffocante, Mme Fauvelétait venue chercher un peu de fraîcheur dans la grande galerie deshôtels Jandidier, transformée pour la nuit, grâce à ce talisman quis’appelle l’or, en un féerique jardin, plein d’orangers, delauriers-roses en fleur et de lilas blancs dont les grappesdélicates s’inclinaient déjà.
Le Paillasse l’aperçut, assise près d’un bosquet, non loin de laporte d’un des salons de jeu. À droite était Madeleine ; à sagauche se tenait Raoul de Lagors costumé en mignon de HenriIII.
Il faut avouer, pensait le Paillasse, tout en cherchant un posted’observation, qu’on n’est pas plus beau que ce jeune bandit.
Madeleine, maintenant, était triste. Elle avait arraché uncamélia à l’arbuste voisin, et elle l’effeuillait machinalement, leregard perdu dans le vide.
Raoul et Mme Fauvel, penchés l’un vers l’autre, causaient. Leursvisages paraissaient tranquilles, mais les gestes de l’un, lestressaillements de l’autre trahissaient clairement despréoccupations supérieures et une conversation des plus graves.
Dans le salon de jeu, on apercevait le doge, M. de Clameran,placé de façon à voir Mme Fauvel et Madeleine sans être vu.
C’est la scène d’hier qui se continue, pensa le Paillasse, si jepouvais surprendre quelques mots ! Si j’étais derrière cescamélias, je suis sûr que j’entendrais.
Il manœuvra aussitôt en conséquence, mais s’approcher n’étaitpas aisé, il lui fallait tourner des groupes. Quand il arriva à laplace désirée, Madeleine se levait et prenait le bras d’un Persanconstellé de pierreries.
Au même moment, Raoul se leva et passa dans le salon de jeu oùil dit quelques mots à l’oreille de Clameran.
Et voilà !… se dit le Paillasse, ces deux misérablestiennent ces deux pauvres femmes, et c’est en vain qu’elles sedébattent entre leurs serres. Mais comment lestiennent-ils ?
Il réfléchissait quand tout à coup se fit un grand mouvementdans la galerie. C’est qu’on annonçait un menuet merveilleux dansle grand salon ; puis la comtesse de Commarin venait d’arriveren Aurore ; puis encore, il fallait aller admirer lesémeraudes de la princesse Korasoff, les plus belles del’univers.
En un instant la galerie fut presque vide. Il n’y restait plusque quelques pauvres isolés, des maris grincheux dont les femmesdansaient, et quelques jeunes hommes timides et gênés dans leurscostumes.
Le Paillasse pensa que l’heure favorable à ses desseins étaitvenue.
Brusquement il quitta sa place, brandissant sa bannière,frappant avec sa badine sur la toile, toussant avec affectation, enhomme qui va parler. Il avait traversé la galerie et s’était placéentre le fauteuil occupé par Mme Fauvel et la porte du salon.
Aussitôt, accoururent autour de lui, faisant cercle, tous lesinvités restés dans la galerie.
Déjà il s’était posé dans la fière attitude de la tradition, lechapeau prodigieusement incliné sur l’oreille, le corps penché dumême côté que le chapeau.
C’est avec une incroyable volubilité et du ton le plusemphatiquement bouffon qu’il commença :
– Mesdames et messieurs… Ce matin même je sollicitais uneautorisation de l’autorité – il saluait – de cette ville. Eh !pourquoi ? Afin, messieurs, d’avoir l’honneur de voussoumettre un spectacle qui a déjà conquis les suffrages des cinqparties du monde et de plusieurs autres académies. C’est dansl’intérieur de cette loge, mesdames, que va commencer lareprésentation d’un drame inouï joué pour la première fois à Pékin,et traduit par nos plus fameux auteurs. Déjà, messieurs, on peutprendre ses places ; les quinquets sont allumés et les acteurss’habillent.
Il s’interrompit, et, avec une perfection humiliante pour lesinstruments de cuivre et les grosses caisses, il imita lesritournelles déchirantes des musiques de saltimbanques.
– Mais, mesdames et messieurs, reprit-il, vous allez me dire :si c’est dans la loge qu’on joue la pièce, que fais-tu ici ?Ce que j’y fais, messieurs, j’y suis pour vous donner un avant-goûtdes agitations, sensations, émotions, palpitations et autresdistractions que vous pouvez vous payer moyennant le faibledéboursé de cinquante centimes, dix sous !… Vous voyez cesuperbe tableau ? Eh bien, il représente les huit scènes lesplus terribles du drame. Ah ! je le vois, vous frémissez.Cependant ce n’est rien. Ce magnifique tableau ne nous donne pasplus l’idée exacte de la représentation qu’une goutte d’eau nedonne idée de la mer, ou une étincelle l’idée du soleil. Montableau, messieurs, c’est la bagatelle de la porte, comme quidirait la fumée qu’on aspire aux soupiraux des restaurants…
– Est-ce que vous connaissez ce Paillasse ? demandait unénorme Turc à un mélancolique Polichinelle.
– Non, mais il imite supérieurement la trompette.
– Oh ! supérieurement. Mais où veut-il en venir ?
Ce qu’il voulait, le Paillasse, c’était avant tout et surtoutattirer l’attention de Mme Fauvel, qui, depuis que Raoul etMadeleine s’étaient éloignés, s’était abandonnée à une rêverieprofonde et sans doute douloureuse.
Il réussit.
Les éclats de cette voix stridente ramenèrent la femme dubanquier au sentiment de la réalité ; elle tressaillit etregarda vivement autour d’elle, comme si on l’eût brusquementéveillée, puis elle se pencha du côté du Paillasse.
Lui cependant continuait :
– Donc, messieurs, nous sommes en Chine. Le premier des huittableaux de ma toile, ici, en haut, à gauche – il montrait du boutde sa badine – vous représente le célèbre mandarin Li-Fô, au seinde sa famille. Cette jolie jeune dame qui s’appuie sur son épaulen’est autre que son épouse, et les enfants qui se roulent sur letapis sont le fruit de la plus fortunée des unions. Nerespirez-vous pas, messieurs, le parfum de satisfaction etd’honnêteté qui s’exhale de cette superbe peinture ! C’est quemadame Li-Fô est la plus vertueuse des femmes, adorant son mari etidolâtrant ses enfants. Étant vertueuse, elle est heureuse, car,ainsi que le dit si bien Confucius, la vertu a bien plusd’agréments que le vice !…
Insensiblement, Mme Fauvel s’était rapprochée, même elle avaitquitté son fauteuil pour venir en occuper un autre, tout près duPaillasse.
– Voyez-vous, demandait à son voisin le mélancoliquePolichinelle, ce qu’il dit être sur sa toile ?
– Ma foi ! non ; et vous ?
Le fait est que la toile, furieusement enluminée, nereprésentait guère plus cela que n’importe quelle autre chose.
Le Paillasse, cependant, après avoir imité un roulement detambour, reprenait en accélérant encore son débit :
– Tableau numéro deux ! ! Cette vieille dame assisedevant une armoire à glace et qui de désespoir s’arrache lescheveux, particulièrement les blancs, la reconnaissez-vous ?Non. Eh bien ! c’est cependant la belle mandarine du premiertableau. Je vois des pleurs dans vos yeux, mesdames et messieurs.Ah ! pleurez, car si elle n’est plus belle elle n’est plusvertueuse, et son bonheur a disparu comme sa vertu. Ah ! c’estune lamentable histoire ! Un jour, on ne sait où, dans une ruede Pékin, elle a rencontré un jeune bandit beau comme un ange, etelle l’aime, la malheureuse, elle l’aime !…
C’est de la voix la plus tragique, et avec une physionomie àl’avenant, que le Paillasse prononça ces derniers mots.
Pendant cette tirade, il avait opéré une demi-conversion. Il setrouvait maintenant presque en face de la femme du banquier, et neperdait pas un des mouvements de son visage.
– Vous êtes surpris, messieurs, poursuivait-il, je ne le suispas. Le grand Bilboquet, mon maître, nous l’a révélé, le cœur n’apas d’âge, et c’est sur les ruines que fleurissent les plusvigoureuses ravenelles. La malheureuse !… elle a cinquante anset elle aime un adolescent ! De là cette scène navrante etépilatoire qui est un grand enseignement !
– Vrai ! murmurait un cuisinier de satin blanc, qui avaitpassé la soirée à débiter, sans succès, quantité demenus ; vrai, je le supposais plus amusant.
– Mais c’est dans l’intérieur de la loge, disait le Paillasse,qu’il faut voir les surprenants effets des fautes de la mandarine.Par moments, une lueur de raison éclaire son cerveau malade, et lesmanifestations de ses angoisses attendrissent les plusimpitoyables. Entrez, et pour dix sous vous entendrez des sanglotstels que l’Odéon n’en ouït jamais en ses beaux jours. C’est qu’ellecomprend l’inanité, la folie, le ridicule de sa passion, elles’avoue qu’elle s’acharne à la poursuite d’un fantôme, elle saittrop que lui, radieux de jeunesse, ne peut l’aimer, elle, déjàvieille, cherchant en vain à retenir les restes d’une beautéflétrie. Elle sent que si parfois il murmure à son oreilled’amoureuses paroles, il ment. Elle devine qu’un jour ou l’autreson manteau lui restera dans la main.
Tout en débitant avec une volubilité extrême ce boniment,adressé en apparence au groupe qui l’entourait, le Paillasse nequittait pas des yeux la femme du banquier.
Mais rien de ce qu’il avait dit n’avait semblé l’atteindre. Àdemi renversée sur son fauteuil, elle restait calme, son œilgardait sa clarté, même elle souriait doucement.
Ah ça ! pensait le Paillasse un peu inquiet, aurais-je faitfausse route !
Si préoccupé qu’il fût, il aperçut cependant un nouvel auditeur,le doge M. de Clameran, qui, lui aussi, venait faire cercle.
– Au troisième tableau, continuait-il en faisant rouler lesr, la vieille mandarine a donné congé à ses remords quisont des locataires gênants. Elle s’est dit qu’à défaut d’amourl’intérêt fixerait près d’elle le trop séduisant jouvenceau. C’estdans ce but que, l’ayant affublé d’une fausse dignité, elle leprésente chez les principaux mandarins de la capitale du Fils duCiel ; puis, comme il faut qu’un joli garçon fasse figure,elle se dépouille à son profit de tout ce qu’elle possède :bracelets, bagues, colliers, perles et diamants ; tout ypasse. C’est aux maisons de prêt de la rue Tien-Tsi que le monstreporte tous ces joyaux, et il refuse, par-dessus le marché, d’enrendre les reconnaissances.
Le Paillasse avait lieu d’en être satisfait.
Depuis un instant déjà, Mme Fauvel donnait des signes, bienmanifestes pour lui, de malaise et d’agitation.
Une fois, elle avait essayé de se lever, de s’éloigner ;mais ses forces la trahissant, elle restait clouée à son fauteuil,forcée d’entendre.
– Cependant, mesdames et messieurs, continuait le Paillasse, lesplus riches écrins s’épuisent. Un jour vint où la mandarine n’eutplus rien à donner. C’est alors que le jeune bandit conçut lefallacieux projet de s’emparer du bouton de jaspe du mandarinLi-Fô, ce splendide bijou d’une valeur incalculable, insigne de sadignité, déposé dans une cachette de granit, gardée nuit et jourpar trois soldats. Ah ! la mandarine résista longtemps. Ellesavait qu’on accuserait certainement les soldats innocents etqu’ils seraient mis en croix, comme c’est la mode à Pékin, et cettepensée la gênait. Mais l’autre parla d’une voix si tendre, que, mafoi ! vous comprenez… le bouton de jaspe fut enlevé. Lequatrième tableau vous représente les deux coupables descendant àpas de loup l’escalier dérobé ; voyez leurs transes,voyez…
Il s’interrompit. Trois ou quatre de ses auditeurs avaient vuque Mme Fauvel était près de se trouver mal, et ils s’empressaientpour lui porter secours.
D’ailleurs on lui serrait énergiquement le bras.
Il se retourna vivement et se trouva en face de M. de Clameranet de Raoul de Lagors, aussi pâles, aussi menaçants l’un quel’autre.
– Vous désirez, messieurs ?… demanda-t-il de son air leplus gracieux.
– Vous parler, répondirent-ils ensemble.
– À vos ordres.
Et il les suivit de l’autre côté de la galerie, dans l’embrasured’une porte-fenêtre donnant sur un balcon.
Là, nul ne devait songer à les observer, et personne ne lesobservait, en effet, sauf ce personnage à manteau vénitien que lePaillasse avait salué si bas en l’appelant : « Monsieur le comte».
D’ailleurs le menuet venait de finir, les orchestres prenaientune demi-heure de repos, la foule affluait dans la galerie, devenueen un moment trop étroite.
Même le soudain malaise de Mme Fauvel avait passé absolumentinaperçu ; ceux qui l’avaient remarqué, le voyant aussitôtdissipé, l’avaient mis sur le compte de la chaleur. M. Fauvel avaitbien été prévenu ; il était accouru, mais ayant trouvé safemme causant tranquillement avec Madeleine, il était alléreprendre sa partie.
Moins maître de soi que Raoul, M. de Clameran avait pris laparole :
– Tout d’abord, monsieur, commença-t-il d’un ton rude, j’aime àsavoir à qui je m’adresse.
Mais le Paillasse s’était bien promis de s’obstiner à croire àune plaisanterie de bal travesti, tant qu’on ne lui mettrait pasles points sur les i.
C’est dans l’esprit et le ton de son costume qu’il répondit:
– Ce sont mes papiers que vous me demandez, seigneur doge, etvous, mon mignon ? J’en ai, des papiers, mais ils sont entreles mains des autorités de cette cité, avec mes noms, prénoms, âge,profession, domicile, signes particuliers.
D’un geste furibond, M. de Clameran l’arrêta.
– Vous venez, dit-il, de vous permettre la plus infâme desperfidies !
– Moi ? seigneur doge !
– Vous !… Qu’est-ce que cette abominable histoire que vousdébitiez ?
– Abominable !… cela vous plaît à dire, mais moi qui l’aicomposée !…
– Assez, monsieur, assez, ayez au moins le courage de vos actes,et avouez que ce n’est qu’une longue et misérable insinuation àl’adresse de madame Fauvel.
Le Paillasse, la tête renversée, comme s’il eût demandé desidées au plafond, écoutait, la bouche béante, de l’air ahuri d’unhomme qui, moralement, tombe des nues.
Qui l’eût connu, il est vrai, eût vu, dans son œil noir,pétiller la satisfaction d’une diabolique malice.
– Par exemple ! disait-il, semblant bien moins répondre quese parler à soi-même, par exemple ! voilà qui est fort. Où setrouve dans mon drame de la mandarine Li-Fô une allusion à madameFauvel que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam ? J’ai beauchercher, fouiller, scruter, d’honneur ! je ne vois pas. Àmoins que… mais non, c’est impossible.
– Prétendrez-vous donc, interrompit M. de Clameran,soutiendrez-vous donc que vous ignorez le malheur qui vient defrapper monsieur Fauvel ?
Mais le Paillasse était bien décidé à laisser préciser lesfaits.
– Un malheur ? interrogea-t-il.
– Je veux parler, monsieur, du vol dont monsieur Fauvel a étévictime, et qui a fait assez de bruit, ce me semble.
– Ah ! oui, je sais. Son caissier a décampé en luiemportant trois cent cinquante mille francs. Pardieu !l’accident est vulgaire et je dirai presque quotidien. Quant àdécouvrir entre ce vol et mon récit le moindre rapport, c’est uneautre affaire…
M. de Clameran tardait à répondre. Un violent coup de coude deLagors l’avait calmé comme par enchantement.
Devenu plus froid que marbre, il toisait le Paillasse d’unregard soupçonneux et paraissait regretter amèrement les parolessignificatives arrachées à son emportement.
– Soit ! fit-il de ce ton hautain qui lui était familier,soit, j’ai pu me tromper ; après vos explications, je veuxbien l’admettre et le croire.
Mais voilà que le Paillasse, si niaisement humble l’instantd’avant, sur ce mot « explications », se rebiffa. Il se campafièrement, le poing sur la hanche, exagérant l’attitude dudéfi.
– Je ne vous ai donné, je n’avais à vous donner aucuneexplication.
– Monsieur !…
– Laissez-moi finir, s’il vous plaît. Si, sans le vouloir, j’aiblessé en quelque chose la femme d’un homme que j’estime, c’est àlui, ce me semble, seul juge et arbitre de ce qui intéresse sonhonneur, de me le faire savoir. Il n’est plus d’un âge, medirez-vous, à venir demander raison d’une offense, c’estpossible ; mais il a des fils, et l’un d’eux est ici, je viensde le voir. Vous m’avez demandé qui je suis, à mon tour je vousdirai : qui êtes-vous, vous, qui de votre autorité privée vousconstituez le champion de madame Fauvel ? Êtes-vous sonparent, son ami, son allié ? De quel droit l’insultez-vous enprétendant découvrir une allusion où il n’y a qu’une histoireinventée à plaisir ?
Il n’y avait rien à dire à cette réponse si ferme et si logique.M. de Clameran chercha un biais.
– Je suis l’ami de monsieur Fauvel, dit-il, et, à ce titre, j’aile droit d’être jaloux de sa considération comme de la miennepropre. Et si cette raison ne vous suffit pas, sachez qu’avant peusa famille sera la mienne.
– Ah !
– C’est ainsi, monsieur, et avant huit jours mon mariage avecmademoiselle Madeleine sera officiellement annoncé.
La nouvelle était à ce point imprévue, elle était si bizarre,qu’un moment le Paillasse resta absolument décontenancé, et pourtout de bon, cette fois.
Mais ce fut l’affaire d’une seconde. Il s’inclina bien bas avecun sourire juste assez ironique pour qu’on ne pût le relever, endisant :
– Recevez toutes mes félicitations, monsieur. Outre qu’elle est,ce soir, la reine du bal, mademoiselle Madeleine a, dit-on, undemi-million de dot.
C’est avec une impatience visible, et en jetant de tous côtésdes regards anxieux, que Raoul de Lagors avait écouté cettediscussion.
– En voici trop, fit-il, d’un ton bref et dédaigneux ; jene vous dirai, moi, qu’une chose, maître Paillasse, vous avez lalangue trop longue.
– Peut-être, mon joli mignon, peut-être ! Mais j’ai le brasplus long encore.
Clameran, lui aussi, avait hâte d’en finir.
– Assez, ajouta-t-il en frappant du pied, on n’a pasd’explication avec un homme qui cache sa personnalité sous lesoripeaux de son costume.
– Libre à vous, seigneur doge, d’aller demander qui je suis aumaître de la maison… si vous l’osez.
– Vous êtes ! s’écria Clameran, vous êtes…
Un geste rapide de Raoul arrêta sur les lèvres du noble maîtrede forges une injure qui allait peut-être amener des voies de fait,et à tout le moins une provocation, du scandale, du bruit.
Le Paillasse attendit un moment, un sourire gouailleur auxlèvres, et l’injure ne venant pas, il chercha des yeux les yeux deM. de Clameran et lentement prononça :
– Je suis, monsieur, le meilleur ami qu’ait eu de son vivantvotre frère Gaston. J’étais son conseiller, j’ai été le confidentde ses dernières espérances.
Ces simples mots tombèrent comme autant de coups de massue surla tête de Clameran.
Il pâlit affreusement et recula d’un pas, les mains en avant,comme si là, au milieu de ce bal, il eût vu devant lui se dresserun spectre.
Il voulut répondre, protester, dire quelque chose, l’épouvanteglaça les mots dans sa gorge.
– Allons, viens, lui dit Lagors, qui avait gardé sonsang-froid.
Et il l’entraîna en le soutenant, car il chancelait comme unhomme ivre, il se tenait aux murs.
– Oh ! fit le Paillasse, sur trois tons différents,oh ! ! oh ! ! !
C’est qu’il était presque aussi étourdi que le maître de forges,et il restait là, dans son embrasure, planté sur ses jambes.
Cette phrase, mystérieusement menaçante, c’est à tout hasardqu’il l’avait prononcée, sans but, sans intention arrêtée,uniquement pour ne pas rester court, guidé à son insu par cetinstinct merveilleux du policier, qui est sa force, comme le flairdu limier.
– Qu’est-ce que cela signifie ? murmurait-il. Pourquoil’effroi de ce misérable ? Quel souvenir terrible ai-je remuédans son âme de boue ? Qu’on vienne donc encore vanter lapénétration de mon esprit, la subtilité de mes combinaisons !Il est un maître qui, sans peine, nous dame le pion à tous, quid’un brusque caprice dérange toutes nos chimères, ce maître, c’estle hasard.
Il était à cent lieues de la situation présente, de la galerie,du bal de messieurs Jandidier. Un léger coup, frappé sur son épaulepar le personnage au manteau vénitien, le rappela brusquement à laréalité.
– Êtes-vous content, monsieur Verduret ? demanda-t-il.
– Oui et non, monsieur le comte. Non, parce que je n’ai pasatteint complètement le but que je me proposais quand je vous aiprié de me faire admettre ici ; oui, parce que nos deuxcoquins se sont livrés de telle façon que le doute n’est pluspossible.
– Et vous vous plaignez ?…
– Je ne me plains pas, monsieur le comte ; je bénis aucontraire le hasard, je devrais dire la Providence, qui vient de merévéler l’existence d’un secret dont je ne me doutais pas.
Cinq ou six invités qui, ayant aperçu le comte, s’approchaientde lui, interrompirent cette conversation. Le comte s’éloigna, maisnon sans adresser au Paillasse un salut plus amical encore queprotecteur.
Lui, aussitôt, déposant sa bannière, se lança dans la foulevenue si pressée qu’on ne circulait qu’avec les plus grandesdifficultés. Il cherchait Mme Fauvel. Elle avait quitté la galerie,et il la trouva établie sur une banquette du grand salon, causantavec Madeleine. Elles étaient, l’une et l’autre, fort animées.
Bon ! pensa le Paillasse, elles s’entretiennent de lascène ; mais que sont donc devenus Lagors etClameran ?
Il ne tarda pas à les apercevoir. Ils allaient et venaient,traversant les groupes, saluant, adressant la parole à une foule depersonnes.
– Je parierais, murmura le Paillasse, qu’il est question de moi.Ces honorables messieurs cherchent à savoir qui je suis. Cherchez,mes bons amis, cherchez…
Bientôt ils y renoncèrent. Ils étaient si préoccupés, ilséprouvaient un tel besoin de se trouver seuls pour réfléchir etdélibérer, que sans attendre le souper, ils allèrent prendre congéde Mme Fauvel et de sa nièce, annonçant qu’ils se retiraient.
Ils disaient vrai. Le Paillasse les vit gagner le vestiaire,prendre leurs manteaux, descendre le grand escalier et disparaîtresous le porche.
– Tout est dit, pour ce soir, murmura-t-il, je n’ai plus rien àfaire ici.
Et à son tour, il sortit, après avoir passé un immense pardessusqui cachait presque entièrement son costume.
Il y avait à la porte bien des voitures libres, mais le tempsétait beau, bien que froid, le pavé était sec ; le Paillassedécida qu’il rentrerait à pied, se disant que le grand air, lemouvement, la marche tasseraient ses idées, encore confuses.
Allumant un cigare, il remonta la rue Saint-Lazare et tournaNotre-Dame-de-Lorette pour gagner le faubourg Montmartre.
Tout à coup, au moment où il s’engageait dans la rue Ollivier,un homme, sortant de l’ombre où il se tenait caché, bondit jusqu’àlui, le bras levé, et, de toutes ses forces, le frappa.
Le Paillasse, heureusement pour lui, avait cet instinctmerveilleux du chat, qui se dédouble, pour ainsi dire, qui peut,tout à la fois, guetter et veiller à sa sûreté, regarder d’un côtéet voir de l’autre.
Il vit, ou plutôt il devina l’homme tapi dans l’ombre, et lesentit, en quelque sorte, se précipiter sur lui, et il put serenverser à demi sur ses jarrets robustes, en essayant de pareravec ses mains.
Ce mouvement lui sauva certainement la vie, et c’est dans lebras qu’il reçut le furieux coup de poignard qui devait letuer.
La colère, encore plus que la douleur, lui arracha uneexclamation.
– Ah ! canaille ! s’écria-t-il.
Et aussitôt, bondissant d’un mètre en arrière, il tomba engarde.
Mais la précaution était inutile.
Voyant son coup manqué, l’assassin ne revint pas à la charge. Ilpoursuivit sa course et bientôt disparut dans le faubourgMontmartre.
– C’est Lagors, certainement, murmurait le Paillasse, et leClameran ne doit pas être loin. Pendant que je tournais l’églised’un côté, ils l’ont tournée de l’autre et sont venus m’attendreici.
Sa blessure, cependant, le faisait cruellement souffrir.
Il alla se placer sous un réverbère pour l’examiner. Elle neprésentait sans doute aucune gravité, mais elle était fort large etle bras était traversé de part en part.
Il déchira aussitôt son mouchoir de poche, en fit quatre bandeset s’entortilla le bras avec la dextérité d’un interne deshôpitaux.
Il faut, pensait-il, que je sois sur la piste de choses biengraves, pour que ces misérables se soient résolus à un meurtre. Desgens habiles comme eux, quand ils n’ont à redouter que la policecorrectionnelle, ne risquent pas bénévolement la courd’assises.
Cependant, rester là, sur cette place, n’était pas possible. Ils’assura qu’à la condition de braver une douleur très vive, ilpouvait encore se servir de son bras, et il poursuivit son ennemi,ayant bien soin de tenir le milieu de la chaussée et évitant lescoins sombres.
Il ne voyait personne, à la vérité, mais il était persuadé qu’onle suivait.
Il ne se trompait pas. Lorsque arrivé au boulevard Montmartre iltraversa la chaussée, il distingua deux ombres qu’il reconnut, etqui la traversèrent presque en même temps que lui, un peu plushaut.
– J’ai affaire, murmura-t-il, à des gredins déterminés, ils nese cachent même pas pour me suivre. Ils sont fins, ils doivent êtrerompus à des aventures comme celle-ci, j’aurai du mal à leur faireperdre ma piste. Ce n’est pas avec ces gaillards-là que réussiraitle tour de la voiture, qui a si bien mis Fanferlot dedans. Il fautajouter de plus que mon diable de chapeau gris est comme un pharedans la nuit et se voit d’une lieue.
Il remontait alors le boulevard, et sans avoir besoin dedétourner la tête, il devinait ses ennemis, à trente pas à peu prèsen arrière.
– Et cependant, disait-il, poursuivant à demi-voix sonmonologue, il faut à tout prix que je les dépiste. Je ne puisrentrer, les ayant sur mes talons, ni chez moi, ni auGrand-Archange. Ce n’est plus pour m’assassiner qu’ils mesuivent maintenant, mais pour savoir qui je suis. Or, s’ilsviennent à se douter que ce Paillasse recouvre monsieur Verduret etque monsieur Verduret lui-même dissimule monsieur Lecoq, c’en estfait de mes projets. Ils s’envoleront à l’étranger, car ce n’estpas l’argent qui leur manque, et j’en serai pour mes frais et pourmon coup de couteau.
Cette idée, que peut-être Raoul et Clameran lui échapperaient,l’exaspéra si fort, qu’un instant il songea à les faireprendre.
C’était chose facile, en somme. Il n’avait qu’à se précipitersur eux, en criant au secours, on viendrait, on les arrêterait tousles trois et on les consignerait au poste à la disposition ducommissaire de police.
C’est ce moyen aussi simple qu’ingénieux qu’emploient les agentsdu service de la sûreté lorsque, rencontrant à l’improviste quelquemalfaiteur qui leur est signalé, ils ne peuvent, faute d’un mandat,lui mettre la main dessus.
Le lendemain, on s’explique.
Or le Paillasse avait en mains bien assez de preuves pour fairemaintenir l’arrestation de Lagors. Il pouvait montrer la lettre etle paroissien mutilé, il pouvait révéler l’existence desreconnaissances du Mont-de-Piété déposées au Vésinet, il montreraitson bras. Au pis aller, Raoul aurait à expliquer pourquoi etcomment il avait volé ce nom de Lagors, et dans quel but il sefaisait passer pour le parent de M. Fauvel.
D’un autre côté, en agissant avec cette précipitation, onassurait peut-être le salut du principal coupable, de M. deClameran. Quel témoignage décisif s’élevait contre lui ?Aucun. On avait les présomptions les plus fortes, mais pas unfait.
Tout bien réfléchi, le Paillasse décida qu’il agirait seul,comme il l’avait toujours fait jusqu’ici, et que seul il arriveraità la découverte des vérités soupçonnées.
Ce parti arrêté, il n’avait plus qu’à donner le change à ceuxqui le suivaient.
Il avait pris le boulevard de Sébastopol, et, quittant l’allureindécise qui trahissait ses hésitations, il se mit à marcher d’unbon pas.
Arrivé devant le square des Arts-et-Métiers, il s’arrêtabrusquement. Deux sergents de ville le croisèrent, il les arrêtapour leur demander quelques renseignements insignifiants.
Cette manœuvre eut le résultat qu’il prévoyait, Raoul etClameran se tinrent cois à vingt pas environ, n’osant avancer.
Vingt pas !… c’était tout ce qu’il fallait d’avance auPaillasse. Tout en causant avec les sergents de ville, il avaitsonné à la maison devant laquelle ils se trouvaient. Le bruit secdu cordon lui ayant appris que la porte était ouverte, il salua etentra vivement.
Une minute plus tard, les sergents de ville s’étant éloignés,Clameran et Lagors sonnaient à leur tour à cette porte.
On leur ouvrit, et ils firent lever le concierge pour luidemander quel était cet individu qui venait de rentrer, déguisé enPaillasse.
Il n’avait pas vu, leur dit-il, rentrer le moindre masque, et,qui plus est, il n’était pas à sa connaissance qu’aucun de seslocataires fût sorti déguisé.
– Après cela, ajouta-t-il, je ne puis être sûr de rien, lamaison ayant une autre issue sur la rue Saint-Denis.
– Nous sommes volés ! interrompit Lagors, nous ne sauronsjamais qui est ce Paillasse.
– À moins que nous ne l’apprenions trop tôt à nos dépens,murmura Clameran devenu pensif.
En ce moment même où Raoul et le maître de forges se retiraientpleins d’inquiétude, le Paillasse, rapide comme une flèche,arrivait à l’hôtel du Grand-Archange comme trois heuressonnaient.
Accoudé à sa fenêtre, Prosper le vit venir de loin.
C’est que depuis minuit, Prosper attendait avec la fiévreuseimpatience d’un accusé qui attend la décision de ses juges.
C’est dire avec quel empressement il courut au-devant de M.Verduret jusqu’au milieu de l’escalier.
– Que savez-vous ? disait-il ; qu’avez-vousappris ? Avez-vous vu Madeleine ? Raoul et Clameranétaient-ils au bal ?
Mais M. Verduret n’a pas l’habitude de causer dans les endroitsoù on peut l’entendre.
– Avant tout, répondit-il, entrons chez vous, et commencez parme donner un peu d’eau pour laver ce bobo qui me cuit comme lefeu.
– Ciel ! vous êtes blessé !
– Oui, c’est un souvenir de votre ami Raoul. Ah ! ilapprendra ce qu’il en coûte pour entamer la peau que voilà.
La colère froide de M. Verduret-Paillasse avait quelque chose desi menaçant que Prosper en restait interdit. Lui, cependant, avaitfini de panser son bras.
– Maintenant, dit-il à Prosper, causons. Nos ennemis sontprévenus, il s’agit de les frapper avec la rapidité de lafoudre.
M. Verduret s’exprimait d’un ton bref et impérieux, que Prosperne lui connaissait pas.
– Je me suis trompé, disait-il, j’ai fait fausse route ;c’est un accident qui arrive aux plus malins. J’ai pris l’effetpour la cause, il faut bien que je le confesse. Le jour où j’ai cruêtre assuré que des relations coupables existaient entre Raoul etmadame Fauvel, j’ai cru tenir le bout du fil qui devait nousconduire à la vérité. J’aurais dû me méfier, c’était trop simple,trop naturel.
– Supposez-vous madame Fauvel innocente ?
– Non, certes, mais elle n’est pas coupable dans le sens que jecroyais. Quelles étaient mes suppositions ? Je m’étais dit :éprise d’un jeune et séduisant aventurier, madame Fauvel lui a faitcadeau du nom d’une de ses parentes et l’a présenté à son maricomme son neveu. Le stratagème était adroit pour ouvrir àl’adultère les portes de la maison. Elle a commencé par lui donnertout l’argent dont elle pouvait disposer ; plus tard elle luia confié ses bijoux, qu’il portait au Mont-de-Piété ; enfin,ne possédant plus rien, elle l’a laissé puiser à la caisse de sonmari. Voilà ce que je pensais.
– Et de cette façon, tout s’expliquait.
– Non, tout ne s’expliquait pas, je le savais, et c’est en celaque j’ai agi avec une déplorable légèreté. Comment, avec monpremier système, expliquer l’empire de Clameran ?
– Clameran est simplement le complice de Lagors.
– Ah ! voilà où est l’erreur. Moi aussi, j’ai cru longtempsque Raoul était tout, la vérité est qu’il n’est rien. Hier, dansune discussion qui s’était élevée entre eux, le maître de forges adit à son ancien ami : « Et, surtout, mon petit, ne t’avise pas deme résister, je te briserais comme verre. » Tout est là. Lefantastique Lagors est, non la créature de madame Fauvel, maisl’âme damnée de Clameran.
» Et encore, reprit-il, est-ce que nos suppositions premièresnous donnaient la raison de l’obéissance résignée deMadeleine ? C’est à Clameran et non à Lagors qu’obéitMadeleine.
Prosper essaya de protester.
M. Verduret haussa imperceptiblement les épaules. Pourconvaincre Prosper, il n’avait à prononcer qu’un mot ; ilavait simplement à dire que trois heures auparavant Clameran luiavait annoncé son mariage avec Madeleine.
Ce mot, il commit la faute de ne le point prononcer.
Persuadé qu’il arriverait à temps pour rompre ce mariage, il nevoulait pas ajouter cette inquiétude aux soucis de son jeuneprotégé.
– Clameran, poursuivit-il, Clameran seul tient madame Fauvel.Or, comment la tient-il, quelle arme terrible assure son mystérieuxpouvoir ? Il résulte de renseignements positifs qu’ils se sontvus il y a quinze mois pour la première fois depuis leur jeunesse,et la réputation de madame Fauvel a toujours été au-dessus de lamédisance. C’est donc dans le passé qu’il faut chercher le secretde cette domination d’une part, de cette résignation del’autre.
– Nous ne saurons rien, murmura Prosper.
– Nous saurons tout, au contraire, quand nous connaîtrons lepassé de Clameran. Ah ! quand ce soir j’ai prononcé le nom deson frère Gaston, Clameran a pâli et reculé comme à la vue d’unfantôme. Et moi, je me suis souvenu que Gaston est mort subitement,lors d’une visite de son frère.
– Croyez-vous donc à un meurtre !…
– Je puis tout croire de gens qui ont voulu m’assassiner. Levol, mon cher enfant, n’est plus en ce moment qu’un détailsecondaire. Il est aisé à expliquer, ce vol, et si ce n’était quecela, je vous dirais : ma tâche est finie, allons trouver le juged’instruction et lui demander un mandat.
Prosper s’était levé, la poitrine gonflée, l’œil brillantd’espoir.
– Oh ! vous savez… Est-ce possible !…
– Oui, je sais qui a donné la clé, je sais qui a donné lemot.
– La clé !… peut-être c’était celle de monsieur Fauvel.Mais le mot…
– Le mot ! malheureux, c’est vous qui l’avez livré. Vousavez oublié, n’est-ce pas ? Votre maîtresse, heureusement, aeu de la mémoire pour deux. Vous souvient-il d’avoir, deux joursavant le vol, soupé avec madame Gypsy, Lagors et deux autres de vosamis ? Nina était triste. Vers la fin du souper, elle vous fitune querelle de femme délaissée.
– En effet, j’ai ce souvenir bien présent.
– Alors, vous savez ce que vous avez répondu ?
Prosper chercha un moment et répondit :
– Non.
– Eh bien ! pauvre imprudent, vous avez dit à Nina : « Tuas bien tort de me reprocher de ne pas penser à toi, car, à cetteheure, c’est ton nom aimé qui garde la caisse de mon patron. »
Prosper eut un geste fou : la vérité, comme un obus, éclataitdans son cerveau.
– Oui ! s’écria-t-il, oui, je me souviens.
– Alors, vous comprenez le reste. Un des deux est allé trouvermadame Fauvel et l’a contrainte de lui remettre la clé de son mari.À tout hasard, le misérable a placé les boutons mobiles sur le nomde Gypsy. Les trois cent cinquante mille francs ont été pris. Etsachez bien que madame Fauvel n’a obéi qu’à des menaces terribles.Elle était mourante, le lendemain du vol, la pauvre femme, et c’estelle qui, au risque de se perdre, vous a envoyé dix millefrancs.
– Mais qui a volé ? Est-ce Raoul ? est-ceClameran ? Quels sont sur madame Fauvel leurs moyensd’action ? Comment Madeleine est-elle mêlée à cesinfamies ?
– À ces questions, mon cher Prosper, je ne sais encore querépondre, et c’est pour cela que nous n’allons pas encore trouverle juge. Je vous demande dix jours. Si dans dix jours je n’ai riensurpris, je reviendrai, et nous irons conter à monsieur Patrigentce que nous savons.
– Comment, vous partez donc ?
– Dans une heure, je serai sur la route de Beaucaire. N’est-cepas des environs que sont Clameran et madame Fauvel, qui est unedemoiselle de La Verberie.
– Oui, je connais leurs familles.
– Eh bien ! c’est là que je vais les étudier. Ni Raoul niClameran ne nous échapperont, la police les surveille. Mais vous,Prosper, mon ami, soyez prudent. Jurez-moi de rester prisonnier icitant que durera mon absence.
Tout ce que demandait M. Verduret, Prosper le jura du meilleurcœur. Mais il ne pouvait le laisser s’éloigner ainsi.
– Ne saurai-je donc pas, monsieur, demanda-t-il, qui vous êtes,quelles raisons m’ont valu votre tout-puissant appui ?
L’homme extraordinaire eut un sourire triste.
– Je vous le dirai, répondit-il, devant Nina, la veille du jouroù vous épouserez Madeleine.
C’est une fois abandonné à ses réflexions que Prosper compritvraiment et réellement de quelle utilité lui avait étél’intervention toute-puissante de M. Verduret.
Examinant le champ des investigations de ce mystérieuxprotecteur, il était surpris et comme épouvanté de son étendue.
Que de découvertes en moins de huit jours, et avec quelleprécision – bien qu’il prétendît avoir fait fausse route. Avecquelle sûreté, il en était venu d’inductions en déductions, defaits prouvés en faits probables, à reconstituer, sinon la vérité,au moins une histoire si vraisemblable qu’elle semblaitindiscutable.
Prosper devait bien s’avouer que, parti de rien, jamais il neserait arrivé seul à ce résultat qui confondait sa raison.
Outre qu’il n’avait ni la pénétration surprenante, ni lasubtilité de conception de M. Verduret, il n’avait ni son flair nison audace ; il ne possédait pas cet art, cette science de sefaire obéir, de se créer des agents et des complices, de faireconcourir à un résultat commun les événements aussi bien que leshommes.
N’ayant plus près de lui cet ami de l’adversité, il leregrettait. Il regrettait cette voix tantôt rude et tantôtbienveillante qui l’encourageait ou le consolait.
Il se trouvait maintenant isolé jusqu’à l’effroi, n’osant pourainsi dire ni agir ni penser seul, plus timide que l’enfantabandonné par sa bonne.
Au moins eut-il le bon esprit de suivre les recommandations deson mentor. Il se renferma obstinément au Grand-Archange,ne mettant même pas le nez à la fenêtre.
Deux fois il eut des nouvelles de M. Verduret. La première foisil reçut une lettre où cet ami lui disait avoir vu son père, lequellui avait donné un bon coup de main. La seconde fois, Dubois, levalet de chambre de M. de Clameran, vint, de la part de celui qu’ilappelait « son patron », annoncer que tout allait bien.
Tout allait pour le mieux, en effet, lorsque le neuvième jour desa réclusion volontaire, sur les dix heures du soir, Prosper eutl’idée de sortir. Il avait un violent mal de tête, depuis plusieursnuits il dormait mal, il pensa que le grand air lui ferait dubien.
Mme Alexandre, qui semblait avoir été mise quelque peu dans lesecret par Verduret, lui présenta certaines objections, il n’entint compte.
– Qu’est-ce que je risque, à cette heure, dans cequartier ? dit-il. Je longerai le quai jusqu’au Jardin desPlantes, et certes je ne rencontrerai personne.
Le malheur est qu’il ne suivit pas strictement ce programme, etqu’arrivé près de la gare du chemin de fer d’Orléans, ayant soif,il entra dans un café et se fit servir un verre de bière.
Tout en buvant à petits coups, machinalement il prit un journalparisien, le Soleil, et à l’article : « Bruits du jour »,sous la signature de Jacques Durand, il lut :
On annonce le mariage de la nièce d’un de nos plushonorables financiers, M. André Fauvel, avec un gentilhommeprovençal, M. le marquis Louis de Clameran.
La foudre tombant sur la table même de Prosper ne lui eût pointcausé une si épouvantable impression.
Cette nouvelle affreuse, qui lui arrivait là, à l’improviste,apportée par ce messager indifférent de la joie ou de la douleurqui s’appelle le journal, lui prouvait la justesse desappréciations de M. Verduret.
Hélas ! pourquoi cette certitude ne lui donna-t-elle pas lafoi absolue, c’est-à-dire le courage d’attendre, la force de ne pasagir ?
Égaré par la douleur, perdant la tête, il vit déjà Madeleineindissolublement liée à ce misérable, il se dit que M. Verduretarriverait peut-être trop tard, et qu’à tout prix il fallait créerun obstacle.
Il demanda au garçon une plume et du papier, et oubliant qu’iln’est pas de situation qui excuse cette lâcheté abominable quis’appelle une lettre anonyme, déguisant son écriture de son mieux,il écrivit à son ancien patron :
Cher monsieur,
Vous avez livré à la justice votre caissier, vous avez bienfait, puisque vous êtes certain qu’il a été infidèle.
Mais si c’est lui qui a pris à votre caisse trois centcinquante mille francs, est-ce aussi lui qui a volé les diamants deMme Fauvel pour les porter au Mont-de-Piété, où ils sontactuellement ?
À votre place, prévenu comme vous l’êtes, je ne ferais pasd’esclandre. Je surveillerais ma femme, et je découvrirais qu’ilfaut toujours se défier des petits-cousins.
De plus, avant de signer le contrat de Mlle Madeleine, jepasserais à la préfecture de police m’édifier sur le compte dunoble marquis de Clameran.
Un de vos amis
Sa lettre écrite, Prosper se hâta de payer et de sortir. Puis,comme s’il eût craint que sa dénonciation n’arrivât pas assez àtemps, il se fit indiquer un grand bureau, et c’est rue duCardinal-Lemoine qu’il la jeta à la poste.
Jusque-là il n’avait même pas douté de la légitimité de sonaction.
Mais, au dernier moment, lorsque ayant avancé la main dans laboîte, il lâcha la lettre, lorsqu’il entendit le bruit sourdqu’elle fit en tombant parmi les dépêches, mille scrupules luivinrent.
N’avait-il pas eu tort d’agir avec cette précipitation ?Cette lettre n’allait-elle pas déranger tous les plans de M.Verduret ?…
Arrivé à l’hôtel, ses scrupules se changèrent en regretsamers.
Joseph Dubois était venu en son absence ; il était venu aureçu d’une dépêche du patron annonçant que tout était terminé, etqu’il arriverait le lendemain soir, à neuf heures, à la gare deLyon.
Prosper eut un moment d’affreux désespoir. Il eût donné tout aumonde pour rentrer en possession de la lettre anonyme.
Et certes, il avait raison de se désoler.
À cette heure même, M. Verduret prenait le chemin de fer àTarascon, ruminant tout un plan, pour tirer de ses découvertes leparti le plus avantageux.
Car il avait tout découvert.
Combinant avec ce qu’il savait déjà le récit d’une ancienneservante de Mlle de La Verberie et les déclarations d’un vieuxdomestique des Clameran, utilisant les dépositions des gens duVésinet au service de Lagors, dépositions recueillies et expédiéespar Dubois-Fanferlot, s’aidant de notes émanant de la préfecture depolice, il était arrivé, grâce à son prodigieux génied’investigation et de calcul, à rétablir entièrement et dans sesmoindres détails le drame désolant qu’il avait entrevu.
Ainsi qu’il l’avait deviné et dit, c’est loin, bien loin dans lepassé qu’il fallait rechercher les causes du crime dont Prosperavait été la victime.
Et ce drame, le voici, tel qu’il l’avait rédigé à l’intention dujuge d’instruction, non sans se dire que sans doute son récitservirait à dresser l’acte d’accusation.
À deux lieues de Tarascon, sur la rive gauche du Rhône, non loindes merveilleux jardins de messieurs Audibert, on aperçoit, noircipar le temps, négligé, délabré, mais solide encore, le château deClameran.
Là, vivaient, en 1841, le vieux marquis de Clameran et ses deuxfils, Gaston et Louis.
C’était un personnage au moins singulier, ce vieux marquis. Ilétait de cette race, aujourd’hui presque disparue, d’entêtésgentilshommes dont la montre s’est arrêtée en 1789 et qui ontl’heure d’un autre siècle.
Attaché à ses illusions plus qu’à sa vie même, le vieux marquiss’obstinait à considérer les événements survenus depuis 89 commeune série de déplorables plaisanteries, tentatives ridicules d’unepoignée de bourgeois factieux.
Émigré des premiers à la suite du comte d’Artois, il n’étaitrentré en France qu’en 1815, à la suite des alliés.
Il eût dû bénir le ciel de retrouver une partie des immensesdomaines de sa famille, faible, il est vrai, mais très suffisantepour le faire vivre honorablement ; il ne pensait pas,disait-il, devoir au bon Dieu de la reconnaissance pour si peu.
Tout d’abord, il s’était fort remué pour obtenir quelque chargeà la cour. À la longue, voyant ses démarches vaines, il avait prisle parti de se retirer en son château, plaignant et maudissant toutensemble son roi qu’il adorait, et qu’au fond du cœur il traitaitde jacobin.
De ce moment, il s’était habitué sans peine à la vie large etfacile des gentilshommes campagnards.
Possédant quinze mille livres de rentes environ, il en dépensaittous les ans vingt-cinq ou trente mille, puisant à même le sac,prétendant qu’il en aurait toujours assez pour attendre une vraieRestauration qui ne manquerait pas de lui rendre tous sesdomaines.
À son exemple, ses deux fils vivaient largement. Le plus jeune,Louis, toujours en quête d’une aventure, toujours en partie deplaisir aux environs, buvant, jouant gros jeu ; l’aîné,Gaston, cherchant à s’initier au mouvement de son époque,travaillant, recevant en cachette certains journaux, dont le titreseul eût paru à son père un pendable blasphème.
En somme, pelotonné dans son égoïste insouciance, le vieuxmarquis était le plus heureux des mortels, mangeant bien, buvantmieux, chassant beaucoup, assez aimé des paysans, exécré desbourgeois des villes voisines, qu’il accablait de railleriesparfois spirituelles.
Les heures ne lui semblaient guère lourdes que l’été, par leschaleurs terribles de la vallée du Rhône, ou quand le mistralsoufflait par trop fort.
Cependant, même en ce cas, il avait sous la main un moyen dedistraction infaillible, toujours neuf bien que toujours le même,toujours vif, toujours piquant.
Il disait du mal de sa voisine, la comtesse de La Verberie.
La comtesse de La Verberie, la « bête noire » du marquis, commeil le disait peu galamment, était une grande et sèche femme,anguleuse de structure et de caractère, hautaine, méprisante,glaciale avec ceux qu’elle jugeait ses égaux et dure pour le petitmonde.
À l’exemple de son noble voisin, elle avait émigré avec sonmari, tué depuis à Lutzen, non dans les rangs français,malheureusement pour sa mémoire.
En 1815 également, la comtesse était rentrée en France.
Mais, pendant que le marquis de Clameran recouvrait une aisancerelative, elle ne put, elle, obtenir de ses protecteurs et de lamunificence royale que le petit domaine et le château de LaVerberie, et sur le milliard d’indemnité deux mille cinq centsfrancs de rente, dont elle vivait.
Il est vrai que le château de La Verberie eût suffi à bien desambitions.
Plus modeste que le manoir de Clameran, le joli castel de LaVerberie a de moins fières apparences et de moins hautesprétentions.
Mais il est de dimensions raisonnables, commode, bien aménagé,discret, et facile pour le service comme la petite maison d’ungrand seigneur.
C’est d’ailleurs au milieu d’un vaste parc qu’il ouvre au soleillevant ses fenêtres sculptées.
Une merveille pour le pays, que ce parc, qui s’étend de la routede Beaucaire jusqu’au bord du fleuve ; une merveille, avec sesgrands arbres, ses charmilles, ses bosquets, sa prairie et sonclair ruisseau qui la traverse d’un bout à l’autre.
Là vivait, toujours se plaignant et maudissant la vie, lacomtesse de La Verberie.
Elle n’avait qu’une fille unique, alors âgée de dix-huit ans,nommée Valentine, blonde, frêle, avec de grands yeux tremblants,belle à faire tressaillir dans leur niche les saints de pierre dela chapelle du village où elle allait tous les matins entendre lamesse.
Même, le renom de sa beauté, porté sur les eaux rapides duRhône, s’était étendu au loin.
Souvent les mariniers, souvent les robustes haleurs qui poussentleurs puissants chevaux moitié dans l’eau, moitié sur le chemin dehalage, avaient aperçu Valentine, assise, un livre à la main, àl’ombre des grands arbres, au bord de l’eau.
De loin, avec sa robe blanche, avec ses beaux cheveuxdemi-flottants, elle semblait à l’imagination de ces rudes etbraves gens comme une apparition mystérieuse et de bon augure. Etsouvent, entre Arles et Valence il avait été parlé de la joliepetite fée de La Verberie.
Si M. de Clameran détestait la comtesse, Mme de La Verberieexécrait le marquis. S’il l’avait surnommée « la sorcière », ellene l’appelait jamais que « le vieil étourneau ».
Et cependant, ils étaient nés pour se comprendre, ayant sur lefond même des faits une opinion pareille, avec des façonsdifférentes de les envisager, c’est-à-dire se trouvant dansd’admirables conditions pour discuter éternellement sans s’entendreni se fâcher jamais.
Lui, se faisant une philosophie, se moquait de tout et digéraitbien. Elle, gardant sur le cœur des rancunes terribles, maigrissaitde rage et verdissait de jalousie.
Peu importe ! Ils eussent passé ensemble des délicieusessoirées. Car enfin, ils étaient voisins, très proches voisins.
De Clameran, on voyait très bien le lévrier noir de Valentinecourir dans les allées du parc de La Verberie ; et de LaVerberie, on voyait, tous les soirs, s’illuminer les fenêtres de lasalle à manger de Clameran.
Entre les deux châteaux, il n’y avait que le fleuve, le Rhône,un peu encaissé en cet endroit, roulant à pleins bords ses flotsrapides.
Oui, mais entre les deux familles, une haine existait, plusprofonde que le Rhône, plus difficile à détourner ou à combler.
D’où venait cette haine ?
La comtesse et le marquis auraient été bien embarrassés de ledire avec quelque exactitude.
C’est pourquoi il advint ce qui devait advenir, ce qui arrivetoujours dans la vie réelle et souvent dans les romans, qui, aprèstout, si exagérés qu’ils soient, gardent toujours un reflet de lavérité qui les a inspirés.
Il arriva que Gaston, ayant vu Valentine à une fête, la trouvabelle et l’aima.
Il advint que Valentine remarqua Gaston et ne put, désormais, sedéfendre de penser à lui.
Mais tant d’obstacles les séparaient !… Chacun d’eux,pendant près d’une année, garda religieusement son secret, enfouicomme un trésor, au plus profond de son cœur.
Gaston et Valentine, après ne s’être vus qu’une fois, étaientdéjà tant l’un pour l’autre, quand la fatalité qui avait présidé àleur première rencontre les rapprocha de nouveau.
Ils se trouvèrent passer une journée entière chez la vieilleduchesse d’Arlange, venue dans le pays pour vendre ce qu’elle yavait encore de propriétés.
Cette fois, ils se parlèrent, et comme de vieux amis, surpris detrouver en eux un écho des mêmes pensées.
Puis de nouveau, ils furent séparés des mois. Mais déjà, sanss’être entendus, ils se trouvaient, à de certaines heures, au borddu Rhône, et, d’un côté à l’autre du fleuve, ilss’apercevaient.
Enfin, un soir du mois de mai, comme Mme de La Verberie était àBeaucaire, Gaston osa pénétrer dans le parc et se présenter àValentine.
Elle fut à peine surprise et ne fut pas indignée. L’innocencevéritable n’a pas les façons et les pudeurs effarouchées donts’affuble l’innocence de convention. Valentine n’eut même pasl’idée d’ordonner à Gaston de se retirer.
Longtemps, elle appuyée sur son bras, ils marchèrent à petitspas, le long de la grande avenue.
Ils ne se dirent pas qu’ils s’aimaient, ils le savaient ;ils se dirent, les larmes aux yeux, qu’ils s’aimaient sansespoir.
Ils reconnaissaient que jamais ils ne triompheraient des hainesabsurdes de leurs familles ; ils s’avouaient que toutetentative serait une folie. Ils se jurèrent de ne s’oublier de leurvie, et se promirent de ne se revoir jamais, non, plus jamais…qu’une seule fois encore.
Aussi le second rendez-vous ne fut pas le dernier.
Et pourtant, que d’obstacles à ces entrevues ! Gaston nevoulait se confier à aucun batelier, et, pour trouver un pont, ilfallait faire plus d’une lieue.
C’est alors qu’il pensa que franchir le fleuve à la nage seraitbien plus court ; mais il était médiocre nageur, et traverserle fleuve à cet endroit est considéré par les plus habiles commeune grande témérité.
Peu importe ! il s’exerça en secret, et un soir, Valentine,épouvantée, le vit sortir de l’eau presque à ses pieds.
Elle lui fit jurer de ne plus renouveler cet exploit. Il jura,et recommença le lendemain et jours suivants.
Seulement, comme Valentine croyait toujours le voir entraîné parle courant furieux, ils convinrent d’un signal qui devait abrégerses angoisses.
Au moment de partir, Gaston faisait briller une lumière à l’unedes fenêtres du château de Clameran, et, un quart d’heure après, ilétait aux genoux de son amie.
Valentine et Gaston se croyaient seuls maîtres du secret deleurs amours.
Ils avaient pris, ils prenaient tant et de si minutieusesprécautions ! Ils se surveillaient si attentivement ! Ilsétaient si bien persuadés que leur conduite était un chef-d’œuvrede dissimulation et de prudence !
Pauvres amoureux naïfs !… Comme si on pouvait dissimulerquelque chose à la perspicacité désœuvrée des campagnes, à lacuriosité médisante et toujours en éveil d’esprits vides et oisifs,incessamment en quête d’une sensation bonne ou mauvaise, d’uncancan inoffensif ou mortel.
Ils croyaient tenir leur secret, et depuis longtemps déjà ilavait pris sa volée, depuis longtemps déjà l’histoire de leursamours, de leurs rendez-vous, défrayait les causeries desveillées.
Quelquefois, le soir, ils avaient aperçu une ombre, une barqueglissant sur le fleuve, non loin du bord, et ils se disaient :c’est quelque pêcheur attardé qui rentre.
Ils se trompaient. Dans cette barque se tenaient cachés descurieux, des espions, qui, ravis de les avoir entrevus, allaient,en toute hâte, raconter avec mille détails mensongers leur honteuseexpédition.
C’est un soir du commencement de novembre que Gaston connutenfin la funeste vérité.
De longues pluies avaient grossi le Rhône, le Gardon donnait :on le voyait à la couleur des eaux ; on craignait uneinondation.
Essayer de traverser à la nage ce torrent énorme, impétueux,c’eût été tenter Dieu.
Gaston de Clameran s’était donc rendu à Tarascon, comptant ypasser le pont et remonter ensuite la rive droite du fleuve,jusqu’à La Verberie. Valentine l’attendait vers onze heures.
Par une fatalité inouïe, lui qui toujours, lorsqu’il venait àTarascon, dînait chez un de ses parents qui demeurait au coin de laplace de la Charité, il dîna avec un de ses amis à l’hôtel desTrois-Empereurs.
Après le dîner, ils se rendirent, non au café Simon, oùils allaient habituellement, mais au petit café situé sur le champde foire.
La salle, assez petite, de cet établissement était, lorsqu’ils yentrèrent, pleine de jeunes gens de la ville. Le billard étantlibre, Gaston et son ami demandèrent une bouteille de bière et semirent à jouer au billard.
Ils étaient au milieu de leur partie, lorsque l’attention deGaston fut attirée par des éclats de rire forcés, qui partaientd’une table du fond.
De ce moment, préoccupé de ces rires qui, bien évidemment,avaient une intention malveillante, Gaston poussa ses billes toutde travers. Si évidente devint sa préoccupation, que son ami, toutsurpris, lui dit :
– Qu’as-tu donc ? tu n’es plus au jeu, tu manques descarambolages tout faits.
– Je n’ai rien.
La partie continua une minute encore, mais tout à coup Gastondevint plus blanc que sa chemise, lança violemment sa queue sur lebillard et s’élança vers la table du fond.
Ils étaient là cinq jeunes gens qui jouaient aux dominos envidant un bol de vin chaud.
C’est à celui qui paraissait l’aîné, un beau garçon de vingt-sixans, aux grands yeux brillants, à la moustache noire fièrementretroussée, nommé Jules Lazet, que Gaston de Clamerans’adressa.
– Répétez donc, lui dit-il d’une voix que la colère faisaittrembler, osez donc répéter ce que vous venez de dire !
– Qui donc m’en empêcherait ? répondit Lazet, du ton leplus calme. J’ai dit et je répète que les filles nobles ne valentpas mieux que les artisanes, et que ce n’est pas la particule quifait la vertu.
– Vous avez prononcé un nom.
Lazet se leva comme s’il eût prévu que sa réponse exaspéreraitle jeune Clameran, et que, des paroles, on en viendrait aux voiesde fait.
– J’ai, dit-il, avec le plus insolent sourire, prononcé le nomde la jolie petite fée de La Verberie.
Tous les consommateurs du café, et même deux commis voyageursqui dînaient à une table près du billard, s’étaient levés etentouraient les deux interlocuteurs.
Aux regards provocants qu’on lui lançait, aux murmures – auxhuées plutôt – qui l’avaient accueilli quand il avait marché surLazet, Gaston devait comprendre, et il comprenait qu’il étaitentouré d’ennemis.
Les méchancetés gratuites, les continuelles railleries du vieuxmarquis portaient leurs fruits. La rancune fermente vite etterriblement dans les cœurs et dans les têtes de la Provence.
Mais Gaston de Clameran n’était pas homme à reculer d’unesemelle, eût-il eu cent, eût-il eu mille ennemis au lieu de quinzeou vingt.
– Il n’y a qu’un lâche, reprit-il d’une voix vibrante et que lesilence rendait presque solennelle, il n’y a qu’un misérable lâchepour avoir l’infamie et la bassesse d’insulter, de calomnier unejeune fille dont la mère est veuve et qui n’a ni père ni frère pourdéfendre son honneur.
– Si elle n’a ni père, ni frère, ricana Lazet, elle a sesamants, et cela suffit.
Ces mots affreux : « ses amants… » portèrent à leur comble lafureur à grand-peine maîtrisée de Gaston, il leva le bras, et samain retomba, avec un bruit mat, sur la joue de Lazet.
Il n’y eut qu’un cri, dans le café, un cri de terreur. Tout lemonde connaissait la violence du caractère de Lazet, sa forceherculéenne, son aveugle courage.
D’un bond, il franchit la table qui le séparait de Gaston, ettombant sur lui, il le saisit à la gorge.
Ce fut un moment d’affreuse confusion. L’ami de Clameran voulutvenir à son secours, il fut entouré, renversé à coups de queues debillards, foulé aux pieds et poussé sur une table.
Également vigoureux, jeunes et adroits l’un et l’autre, Gastonet Lazet luttaient sans qu’aucun d’eux obtînt d’avantagemarqué.
Lazet, brave garçon, aussi loyal que courageux, ne voulait pasd’intervention. Les témoignages sur ce point sont unanimes. Il necessait de crier à ses amis :
– Retirez-vous, écartez-vous, laissez-moi faire seul !
Mais les autres étaient bien trop animés déjà pour restersimples spectateurs du combat.
– Une couverture ! cria l’un d’eux, vite une couverturepour faire sauter le marquis !
En même temps, cinq ou six jeunes gens se ruant sur Gaston leséparaient de Lazet et le repoussaient jusqu’au billard. Les unscherchaient à le terrasser, les autres, avec une courroie,s’efforçaient de paralyser les mouvements de ses jambes.
Lui se défendait avec l’énergie du désespoir, puisant dans lesentiment de son bon droit une force dont jamais on ne l’aurait crucapable. Et tout en se défendant furieusement, il accablaitd’injures ses adversaires, les traitant de lâches, de misérablesbandits, qui se mettaient douze contre un homme de cœur.
Il tournait autour du billard, cherchant à gagner la porte, lagagnant peu à peu, quand une clameur de joie emplit la salle :
– Voici la couverture ! criait-on.
– Dans la couverture, l’amant de la petite fée !…
Ces cris, Gaston, les devina, plutôt qu’il ne les entendit. Ilse vit vaincu, aux mains de ces forcenés, subissant le plus ignobledes outrages.
D’un mouvement terrible de côté, il fit lâcher prise aux troisassaillants qui le tenaient ; un formidable coup de poing ledébarrassa d’un quatrième.
Il avait les bras libres ; mais tous les ennemis revenaientà la charge.
Alors il perdit la tête. À côté de lui, sur la table où avaientdîné les commis voyageurs, il saisit un couteau, et par deux foisil l’enfonça dans la poitrine du premier qui se précipita surlui.
Ce malheureux était Jules Lazet. Il tomba.
Il y eut une seconde de stupeur. Quatre ou cinq des assaillantsse précipitèrent sur Lazet pour lui porter secours. La maîtresse ducafé poussait des cris horribles. Quelques-uns des plus jeunessortirent en criant : « À l’assassin ! »
Mais tous les autres, encore dix au moins, se ruèrent surGaston, avec des cris de mort.
Il se sentait perdu, ses ennemis se faisaient arme de tout, ilavait reçu trois ou quatre blessures, quand une résolutiondésespérée lui vint. Il monta sur le billard et, prenant unformidable élan, il se lança dans la devanture du café. Elle étaitsolide, cette devanture, pourtant il la brisa ; les éclats deverre et de bois le meurtrirent et le déchirèrent en vingtendroits, mais il passa.
Gaston de Clameran était dehors, mais il n’était pas sauvé.Surpris d’abord et presque déconcertés de son audace, sesadversaires, vite remis de leur stupeur, s’étaient jetés sur sestraces.
Lui, courait à travers le champ de foire, ne sachant quelledirection prendre.
Enfin, il se décida à gagner Clameran, s’il le pouvait.
Il cessa donc ses feintes, et avec une incroyable rapidité, iltraversa diagonalement le champ de foire, se dirigeant vers lalevée, la levade, comme on dit dans le pays, qui met lavallée de Tarascon à l’abri des inondations.
Malheureusement, en arrivant à cette levée, plantée d’arbresmagnifiques, une des plus délicieuses promenades de la Provence,Gaston oublia que l’entrée en est fermée par une de ces barrières àtrois montants qu’on place devant les endroits réservés aux seulspiétons.
Lancé à toute vitesse, il alla se heurter contre, et futrenversé en arrière, non sans se faire un mal affreux à lahanche.
Il se releva promptement, mais les autres étaient sur lui.
Il fallait se dégager ou mourir.
Le malheureux ! Il avait gardé à la main son couteausanglant, il frappa ; un homme encore tomba en poussant ungémissement terrible.
Ce second coup lui donna un moment de répit, fugitif commel’éclair, mais qui lui permit de tourner la barrière et des’élancer sur la levée.
Deux des poursuivants s’étaient agenouillés près du blessé, cinqreprirent la chasse avec une ardeur plus endiablée.
Mais Gaston était leste, mais l’horreur de la situation triplaitson énergie ; échauffé par la lutte, il ne sentait aucune deses blessures, il allait, les coudes au corps, ménageant sonhaleine, rapide comme un cheval de course.
Bientôt il distança ceux qui le poursuivaient : le souffle deleur respiration haletante s’éloignait, le bruit de leurs pasarrivait moins distinct ; enfin, on n’entendit plus rien.
Cependant Gaston courut pendant plus d’un quart de lieue encore,il avait pris les champs, franchissant les haies, sautant lesfossés, et c’est lorsqu’il fut bien convaincu que le rejoindreétait impossible, qu’il se laissa tomber au pied d’un arbre.
Cependant, il ne pouvait rester étendu là. Nul doute que laforce armée ne fût prévenue. On le cherchait déjà. On était sur sestraces. On allait à tout hasard venir au château de Clameran, etavant de s’éloigner, peut-être pour toujours, il voulait voir sonpère, il voulait, une fois encore, serrer Valentine entre sesbras.
Quand, après une route affreusement pénible, il sonna à lagrille du château, il était plus de dix heures.
À sa vue, le vieux valet qui était venu lui ouvrir recula,terrifié.
– Grands dieux ! monsieur le comte, que vous est-ilarrivé ?
– Silence ! fit Gaston, de cette voix rauque et brève quedonne la conscience d’un danger imminent, silence ! Où est monpère ?
– Monsieur le marquis est dans sa chambre avec monsieurLouis ; monsieur le marquis a été pris de sa goutte, cetantôt, il ne peut bouger ; mais vous, monsieur…
Gaston ne l’entendait plus. Il avait gravi rapidement le grandescalier et entrait dans la chambre où son père et son frèrejouaient au trictrac.
Son aspect impressionna le vieux marquis à ce point qu’il lâchale cornet qu’il tenait.
Et, certes, cette impression s’expliquait. Le visage, les mains,les vêtements de Gaston étaient couverts de sang.
– Qu’y a-t-il ? demanda le marquis.
– Il y a, mon père, que je viens vous embrasser une dernièrefois et vous demander les moyens de fuir, de passer àl’étranger.
– Vous voulez fuir ?
– Il le faut, mon père, et sur-le-champ, à l’instant ; onme poursuit, on me traque, dans un moment la gendarmerie peut êtreici. J’ai tué deux hommes.
Le choc reçu par le marquis fut tel que, oubliant sa goutte, ilessaya de se dresser. La douleur le recoucha sur son fauteuil.
– Où ? quand ? interrogea-t-il d’une voix affreusementaltérée.
– À Tarascon, dans un café, il y a une heure, ils étaientquinze, j’étais seul, j’ai pris un couteau !
– Toujours les gentillesses de 93, murmura le marquis. On vousavait insulté, comte ?
– On insultait devant moi une noble jeune fille.
– Et vous avez châtié les drôles ? Jarnibleu ! vousavez bien fait. Où a-t-on vu jamais qu’un gentilhomme laissât en saprésence des faquins manquer à une personne de qualité ! Maisde qui avez-vous pris la défense ?
– De mademoiselle Valentine de La Verberie.
– Oh ! fit le marquis, oh !… de la fille de cettevieille sorcière. Jarnitonnerre ! Ces La Verberie, que Dieules écrase, nous ont toujours porté malheur.
Certes, il abominait la comtesse, mais en lui le respect de larace parlait plus haut que le ressentiment. Il ajouta donc :
– N’importe ! comte, vous avez fait votre devoir.
Gaston n’était pas aussi abîmé qu’il le croyait. À l’exceptiond’un coup de couteau, un peu au-dessous de l’épaule gauche, sesautres blessures étaient légères.
Après avoir reçu les soins que réclamait son état, Gaston sesentit un autre homme, prêt à braver de nouveaux périls ; uneénergie nouvelle étincelait dans ses yeux.
D’un signe, le marquis fit retirer les domestiques.
– Et, maintenant, demanda-t-il à Gaston, vous croyez devoirpasser à l’étranger ?
– Oui, mon père.
– Et il n’y a pas un instant à perdre, fit observer Louis.
– C’est vrai, répondit le marquis ; mais, pour fuir, pourpasser à l’étranger, il faut de l’argent, et je n’en ai pas à luidonner, là, sur-le-champ.
– Mon père !…
– Non, je n’en ai pas ! Ah ! vieux fou prodigue que jesuis, vieil enfant imprévoyant !… Ai-je seulement cent louisici !…
Sur ses indications, son second fils, Louis, ouvrit lesecrétaire.
Le tiroir servant de caisse renfermait neuf cent vingt francs enor.
– Neuf cent vingt francs !… s’écria le marquis ; cen’est pas assez. L’aîné de notre maison ne peut fuir avec cettemisérable somme, il ne le peut…
Visiblement désespéré, le vieux marquis resta un moment abîmédans ses réflexions. À la fin, prenant un parti, il ordonna à Louisde lui apporter une petite cassette de fer ciselé placée sur latablette inférieure du secrétaire.
Le marquis de Clameran portait au cou, suspendue à un rubannoir, la clé de la cassette.
Il l’ouvrit, non sans une violente émotion, que remarquèrent sesenfants, et en tira lentement un collier, une croix, des bagues etdivers autres bijoux.
Sa physionomie avait pris une expression solennelle.
– Gaston, mon fils bien-aimé, dit-il, votre vie, à cette heure,peut dépendre d’une récompense donnée à propos à qui vousaidera.
– Je suis jeune, mon père, j’ai du courage.
– Écoutez-moi. Ces bijoux que je tiens là sont ceux de lamarquise votre mère, une sainte et noble femme, Gaston, qui du Cielveille sur nous. Ces bijoux ne m’ont jamais quitté. En mes jours demisère, pendant l’émigration, à Londres, quand je donnais pourvivre des leçons de clavecin, je les conservais pieusement. Jamaisl’idée de les vendre ne m’est venue, les engager même m’eût paru unsacrilège. Mais aujourd’hui… prenez ces parures, mon fils, vous lesvendrez, elles valent une vingtaine de mille livres…
– Non, mon père, non !…
– Prenez, mon fils. Votre mère, si elle était encore de cemonde, vous dirait comme moi. J’ordonne. Il ne faut pas que lesalut, que l’honneur de l’aîné de la maison de Clameran soit endanger faute d’un peu d’or.
Ému, les larmes aux yeux, Gaston s’était laissé glisser auxgenoux du vieux marquis ; il lui prit la main, qu’il porta àses lèvres.
– Merci, mon père, murmura-t-il, merci !… Il est arrivéqu’en ma présomptueuse témérité de jeune homme, je me suis permisde vous juger, je ne vous connaissais pas, pardonnez-moi !…J’accepte, oui j’accepte ces bijoux portés par ma mère ; maisje les prends comme un dépôt confié à mon honneur, et dans quelquejour je vous rendrai compte…
L’attendrissement gagnait le marquis de Clameran et Gaston, ilsoubliaient. Mais l’âme de Louis n’était pas de celles que touchentde tels spectacles.
– L’heure vole, interrompit-il, le temps presse.
– Il dit vrai ! s’écria le marquis, partez, comte, partez,mon fils, Dieu protège l’aîné des Clameran !
Gaston s’était relevé lentement.
– Avant de vous quitter, mon père, commença-t-il, j’ai à remplirun devoir sacré. Je ne vous ai pas tout dit : cette jeune fille,dont j’ai pris la défense ce soir, Valentine, je l’aime…
– Oh ! fit M. de Clameran stupéfait, oh ! oh…
– Et je viens vous prier, mon père, vous conjurer à genoux, dedemander pour moi à madame de La Verberie la main de sa fille.Valentine, je le sais, n’hésitera pas à partager mon exil, elle merejoindra à l’étranger…
Gaston s’arrêta, effrayé de l’effet que produisaient sesparoles. Le vieux marquis était devenu rouge, ou plutôt violet,comme s’il eût été près d’être frappé d’une attaqued’apoplexie.
– Mais c’est monstrueux, répétait-il, bégayant de colère, c’estde la folie !…
– Je l’aime, mon père ; je lui ai juré que je n’aurais pasd’autre femme qu’elle.
– Vous resterez garçon.
– Je l’épouserai ! s’écria Gaston qui s’animait peu à peu,je l’épouserai parce que j’ai juré et qu’il y va de notrehonneur…
– Chansons !
– Mademoiselle de La Verberie sera ma femme, vous dis-je, parcequ’il est trop tard pour reprendre ma parole, parce que même nel’aimant plus je l’épouserais encore, parce qu’elle s’est donnée àmoi, parce qu’enfin, entendez-vous, ce qu’on disait au café, cesoir, est vrai, Valentine est ma maîtresse.
L’aîné des Clameran avait compté sur l’impression de cet aveu,que lui arrachaient les circonstances ; il se trompait. Lemarquis, si irrité, sembla soulagé d’un poids énorme. Une joieméchante étincela dans ses yeux.
– Ah ! ah ! fit-il, elle est votre maîtresse.Jarnibleu ! j’en suis charmé. Mes compliments, comte ; onla dit agréable, cette petite.
– Monsieur, interrompit Gaston presque menaçant, je l’aime, jevous l’ai dit, vous l’oubliez. J’ai juré.
– Ta ! ta ! ta ! s’écria le marquis, je trouvevos scrupules singuliers. Est-ce qu’un de ses aïeux, à elle, n’apas détourné du bon chemin une de nos aïeules à nous ?Maintenant, nous sommes quittes. Ah ! elle est votremaîtresse…
– Sur la mémoire de ma mère et de notre nom, je le jure, ellesera ma femme !
– Vraiment ! s’écria le marquis exaspéré, vous osez leprendre sur ce ton !… Jamais, entendez-vous bien ? jamaisvous n’aurez mon consentement. Vous savez si l’honneur de notremaison m’est cher ? Eh bien, j’aimerais mieux vous voir pris,jugé, condamné, j’aimerais mieux vous savoir au bagne que le maride cette péronnelle.
Ce dernier mot transporta Gaston.
– Que votre volonté soit donc faite, mon père, dit-il ; jereste, on m’arrêtera, on fera de moi ce qu’on voudra, peum’importe !… Je ne veux pas d’une vie sans espoir. Reprenezces bijoux, ils me sont inutiles désormais.
Une scène terrible allait certainement éclater entre le père etle fils, quand la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas.
Tous les domestiques du château se pressaient dans lecouloir.
– Les gendarmes ! disaient-ils, voici lesgendarmes !…
À cette nouvelle, le vieux marquis se dressa et réussit à resterdebout. Tant d’émotions l’agitaient depuis une heure que la gouttecédait.
– Des gendarmes ! s’écria-t-il, chez moi, à Clameran !Nous allons leur faire payer cher leur audace ! Vousm’aiderez, vous autres !…
– Oui ! oui ! répondirent les domestiques, à bas lesgendarmes !
Par bonheur, en ce moment où tout le monde perdait la tête,Louis conservait tout son sang-froid.
– Résister serait folie, prononça-t-il ; nous repousseronspeut-être les gendarmes ce soir, mais demain ils reviendront plusnombreux.
– C’est vrai, dit amèrement le vieux marquis, Louis araison…
– Où sont-ils ? interrogea Louis.
– À la grille, répondit La Verdure, un des palefreniers.Monsieur le vicomte n’entend-il pas le bruit affreux qu’ils fontavec leurs sabres ?
– Alors Gaston va fuir par la porte du potager.
– Gardée ! monsieur ! s’écria La Verdure, désespéré,elle est gardée, et la petite porte du parc aussi. Ils sont tout unrégiment. Même, quelques-uns sont en faction le long des murs duparc.
Ce n’était que trop vrai. Le bruit de la mort de Lazet, aussitôtrépandu, avait mis Tarascon sens dessus dessous. On avait faitmonter à cheval, pour arrêter le meurtrier, non seulement lesgendarmes, mais encore un peloton des hussards de la garnison.
Une vingtaine de jeunes gens de la ville, au moins, guidaient laforce armée.
– Ainsi, fit le marquis, recouvrant à l’heure du péril toute saprésence d’esprit, ainsi, nous sommes cernés.
– Pas une chance d’évasion ne reste, gémit Saint-Jean.
– C’est ce que nous allons voir, jarnibleu ! s’écria M. deClameran. Ah ! nous ne sommes pas les plus forts. Ehbien ! nous serons les plus adroits. Attention tous !Toi, Louis, mon fils, tu vas descendre aux écuries avec LaVerdure ; vous monterez les deux meilleurs chevaux, vous enprendrez chacun un en main, et vous irez vous placer en faisant lemoins de bruit possible, toi, Louis, à la porte du parc, toi, LaVerdure, à la grille. Vous autres, vous irez vous poster chacun àune porte, prêts à ouvrir. Au signal que je donnerai, en tirant uncoup de pistolet, toutes les portes seront ouvertes à la fois,Louis et La Verdure lâcheront leur cheval de main et feront tout aumonde pour s’élancer dehors et attirer les gendarmes sur leurstraces.
– Je me charge de les faire courir, affirma La Verdure.
– Attendez. Pendant ce temps, le comte, aidé de Saint-Jean,franchira le mur du parc et remontera, le long de l’eau, jusqu’à lacabane de Pilorel, le pêcheur. C’est un vieux matelot de laRépublique, un brave qui nous est dévoué, il prendra le comte danssa barque, et une fois sur le Rhône, ils n’auront plus à craindreque Dieu !… Vous m’avez entendu, allez…
Resté seul avec son fils, le vieux marquis glissa dans unebourse de soie les bijoux que Gaston avait replacés sur la table,et ouvrant les bras :
– Venez, mon fils, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendreferme, venez que je vous bénisse.
Gaston hésitait.
– Venez, insista le marquis, je veux vous embrasser une dernièrefois. Sauvez-vous, sauvez votre nom, Gaston, et après… vous savezbien que je vous aime. Reprenez ces bijoux…
Pendant près d’une minute, le père et le fils, aussi émus l’unque l’autre, se tinrent embrassés.
Mais le bruit qui redoublait à la grille leur arrivaitdistinctement.
– Allons ! fit M. de Clameran.
Et, prenant à sa panoplie une paire de petits pistolets, il lesremit au comte en détournant la tête et en murmurant :
– Il ne faut pas qu’on vous ait vivant, Gaston.
Malheureusement, Gaston, en quittant son père, ne descendit pasimmédiatement.
Plus que jamais il voulait revoir Valentine, et il entrevoyaitla possibilité de lui adresser ses derniers adieux. Il se disaitque Pilorel pourrait arrêter son bateau le long du parc de LaVerberie.
Il prit donc, sur les quelques minutes de répit que lui laissaitla destinée, une minute pour monter à sa chambre et faire briller àla fenêtre le signal qui annonçait sa venue à son amie. Il fit plus: il attendit une réponse.
– Mais venez donc, monsieur le comte, répétait Saint-Jean, quine comprenait rien à sa conduite, venez, au nom du Ciel !…vous vous perdez.
Enfin, il descendit en courant.
Il n’était encore que dans le vestibule, quand un coup de feu –le signal donné par le vieux marquis – retentit.
Aussitôt, et presque simultanément, on entendit le bruit de lagrande grille qui s’ouvrait, le cliquetis des sabres des gendarmeset des hussards, le galop effrayé de plusieurs chevaux, et de tousles côtés, dans le parc et dans la grande cour, des cris terribleset des jurements.
Appuyé à la fenêtre de sa chambre, la sueur au front, le marquisde Clameran attendait, si oppressé qu’il pouvait à peine respirer,l’issue de cette partie dont l’enjeu était la vie de l’aîné de sesfils.
Ses mesures étaient excellentes.
Ainsi qu’il l’avait prévu, Louis et La Verdure réussirent à sefaire jour et se lancèrent à fond de train dans la campagne, l’un àdroite, l’autre à gauche, chacun entraînant à sa suite une douzainede cavaliers. Montés supérieurement, ils devaient faire voir dupays à ceux qui les poursuivaient.
Gaston était sauvé, quand la fatalité – ne fut-ce que lafatalité ? – s’en mêla.
À cent mètres du château, le cheval de Louis butta et abattit,engageant sous lui son cavalier. Aussitôt, entouré par desgendarmes et par des volontaires à pied, le second fils de M. deClameran fut reconnu.
– Ce n’est pas l’assassin ! s’écria un des jeunes gens dela ville ; vite, revenons sur nos pas, on veut noustromper !…
Ils revinrent en effet, et assez à temps précisément, pour voir,aux clartés indécises de la lune, dégagée pour un moment desnuages, Gaston qui franchissait le mur du potager.
– Voilà notre homme ! fit le brigadier degendarmerie ; ouvrez l’œil, vous autres, et en avant, augalop !
Et tous, rendant la main à leurs chevaux, s’élancèrent versl’endroit où ils avaient vu Gaston sauter.
Sur un terrain boisé, ou seulement accidenté, il est facile à unhomme à pied, s’il est leste, s’il garde sa présence d’esprit,d’échapper à plusieurs cavaliers.
Or le terrain, de ce côté du parc, était des plus favorables aujeune comte de Clameran. Il se trouvait dans d’immenses champs degarance, et chacun sait que la culture de cette précieuse racine,destinée à rester trois ans en terre, nécessite des sillons quiatteignent jusqu’à soixante et soixante-dix centimètres deprofondeur.
Les chevaux, non seulement ne pouvaient courir, mais àgrand-peine ils se tenaient debout.
Cette circonstance arrêta net les gendarmes qui tenaient leursbêtes. Seuls, quatre hussards se risquèrent. Mais leurs effortsfurent inutiles. Sautant de sillon en sillon, Gaston eut vite gagnéun espace très vaste, encore mal défriché, et coupé des maigresplants de châtaigniers.
La poursuite offrait alors d’autant plus d’intérêt qu’évidemmentle fugitif avait des chances. Aussi tous les cavaliers sepassionnaient-ils, s’encourageant, poussant des cris pour s’avertirquand Gaston quittait un bouquet d’arbres pour courir à unautre.
Pour lui, connaissant admirablement le pays, il ne désespéraitpas. Il savait qu’après les châtaigniers, il rencontrerait deschamps de chardons, et il se souvenait que les deux culturesétaient séparées par un large et profond fossé.
Il pensait que se jetant dans ce fossé, il y serait caché, etqu’il pourrait le remonter fort loin, pendant qu’on le chercheraitencore parmi les arbres.
C’est qu’il ne songeait pas à la crue du fleuve. En arrivantprès du fossé, il vit qu’il était plein d’eau.
Découragé, mais non déconcerté, il prenait son élan pour lefranchir, quand, de l’autre côté, il aperçut trois cavaliers.
C’étaient des gendarmes qui avaient tourné les garancières etles châtaigniers, se disant que sur le terrain uni des champs dechardons, ils reprendraient l’avantage.
À leur vue, Gaston s’arrêta court.
Que faire ?… Il sentait autour de lui se rétrécir le cercledont il était le centre.
Fallait-il donc avoir recours au pistolet, et là, au milieu deschamps, traqué par les gendarmes comme une bête fauve, se fairesauter la cervelle ? Quelle mort pour un Clameran !
Non. Il se dit qu’une chance encore de salut lui restait,faible, il est vrai, chétive, misérable, désespérée, mais enfin unechance. Il lui restait le fleuve.
Il y courut rapidement, tenant toujours ses pistolets armés, etalla se placer à l’extrémité d’un petit promontoire qui s’avançaitde trois bons mètres dans le Rhône.
Ce cap de refuge était formé d’un tronc d’arbre renversé, lelong duquel mille débris, fagots et meules de paille,qu’entraînaient les eaux, s’arrêtaient.
L’arbre, sous le poids de Gaston, s’enfonçait, vacillait etcraquait terriblement.
De là, il distinguait fort bien tous ceux qui le poursuivaient,hussards et gendarmes ; ils étaient douze à quinze, tant àdroite qu’à gauche, et poussaient des exclamations de joie.
– Rendez-vous ! cria le brigadier de gendarmerie.
Gaston ne répondit pas. Il pesait, il évaluait ses chances desalut. Il était bien au-dessus du parc de La Verberie, pourrait-ily aborder, s’il n’était pas du premier coup roulé, entraîné etnoyé ? Il songeait qu’en ce moment même, Valentine éperdueerrait au bord de l’eau, de l’autre côté, l’attendant etpriant.
– Une seconde fois, cria le brigadier, voulez-vous vousrendre ?
Le malheureux n’entendait pas. La voix imposante du torrent,mugissant et tourbillonnant autour de lui, l’assourdissait.
D’un geste violent il lança ses pistolets du côté des gendarmes,il était prêt.
Ayant trouvé pour son pied un point d’appui, solide, il fit lesigne de la croix, et la tête la première, les bras en avant, il selança dans le Rhône.
La violence de l’élan avait détaché les dernières racines del’arbre ; il oscilla un moment, tourna sur lui-même et partità la dérive.
L’horreur et la pitié, bien plus que le dépit, avaient arrachéun cri à tous les cavaliers.
– Il est perdu, murmura un des gendarmes, c’est fini ; onne lutte pas contre le Rhône ; on recueillera son corpsdemain, à Arles.
Vrais soldats français, ils étaient maintenant de tout cœur ducôté du vaincu, et il n’en est pas un qui n’eût été prêt à touttenter pour le sauver et faciliter son évasion.
– Fichue besogne ! grommela le vieux maréchal des logis quicommandait les hussards.
– Bast ! fit le brigadier, un philosophe, autant le Rhôneque la cour d’assises ! Nous autres, demi-tour. Ce qui mepeine, c’est l’idée de ce pauvre vieux qui attend des nouvelles deson fils… Lui dira la vérité qui voudra, je ne m’en charge pas.
Valentine, ce soir-là, savait que Gaston avait dû se rendre àTarascon, pour y passer le Rhône sur le pont de fil de fer qui unitTarascon à Beaucaire, et elle l’attendait de ce côté, à l’heureconvenue la veille, à onze heures.
Mais voici que bien avant l’instant fixé, ayant par hasard jetéun coup d’œil du côté de Clameran, il lui sembla voir des lumièrespromenées dans les appartements d’une façon tout à faitinsolite.
Un pressentiment sinistre glaça tout son sang dans ses veines,arrêtant les palpitations de son cœur.
Une voix secrète et impérieuse, au-dedans d’elle-même, luicriait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et deterrible au château de Clameran.
Quoi ? elle ne pouvait se l’imaginer, mais elle étaitsûre ; elle eût juré qu’un grand malheur venait d’arriver.
Son inquiétude allait grandissant, plus poignante et plus aiguëde minute en minute, quand tout à coup, à la fenêtre de Gaston,elle aperçut ce signal cher et si connu qui lui annonçait que sonami allait passer le Rhône.
Elle n’en pouvait croire ses yeux, elle voulait douter dutémoignage de ses sens, et c’est seulement quand le signal eut étérépété trois fois qu’elle y répondit.
Alors, plus morte que vive, sentant ses jambes se dérober souselle, se tenant aux murs, elle descendit dans le parc et gagna lebord de l’eau.
Grands dieux !… il lui semblait que jamais elle n’avait vule Rhône si furieux. Était-il possible que Gaston essayât de letraverser ? Plus de doute, un événement affreux devait êtresurvenu.
Pendant que les hussards et les gendarmes regagnaient tristementle château de Clameran, Gaston réalisait un de ces prodiges dont onserait tenté de douter si les plus indiscutables témoignages nevenaient l’affirmer.
Tout d’abord, lorsqu’il avait plongé, il avait été roulé cinq ousix fois et entraîné vers le fond. C’est que, dans un fleuvedébordé, le courant n’est pas égal à toutes les profondeurs ;là est surtout l’immense danger. Mais ce danger, Gaston leconnaissait, il l’avait prévu. Loin d’user ses forces à une luttevaine, il s’abandonna, ne songeant qu’à économiser son haleine.
Ce n’est guère qu’à une vingtaine de mètres de l’endroit où ils’était jeté qu’un vigoureux coup de reins le ramena à lasurface.
Près de lui, avec la rapidité d’une flèche, filait le troncd’arbre sur lequel tout à l’heure il était debout.
Durant quelques secondes, il se trouva empêtré au milieu dedébris de toutes sortes ; un remous le dégagea.
Il ne songeait pas à gagner la rive opposée. Il se disait qu’ilaborderait où il pourrait. Gardant sa présence d’esprit autant ques’il se fût trouvé dans des conditions ordinaires, il employaittoute sa force et toute son adresse à obliquer lentement, sanscesser de rester dans le fil de l’eau, sachant bien que c’en seraitfait de lui si le courant le prenait de travers.
Ce courant épouvantable est d’ailleurs aussi capricieux queterrible ; de là les bizarres effets des inondations. Selonles méandres du fleuve, il se porte tantôt à droite, tantôt àgauche, épargnant une rive, ravageant l’autre.
Gaston, qui avait une connaissance très exacte de son fleuve,savait qu’un peu au-dessous de Clameran il y avait un coudebrusque, et il comptait sur le remous de ce coude pour le portersur La Verberie.
Ses prévisions ne furent pas déçues. Un courant oblique tout àcoup l’emporta sur la rive droite, et s’il ne se fût pas tenu surses gardes, il était roulé et coulé.
Mais le remous n’allait pas aussi loin que le supposait Gaston,et il était encore loin du bord, quand, avec la foudroyanterapidité du boulet, il passa devant le parc de La Verberie.
Il eut le temps, cependant, d’entrevoir, sous les arbres, commeune ombre blanche : Valentine l’attendait.
Ce n’est que beaucoup plus bas que, s’étant insensiblementrapproché du bord, il essaya de prendre terre.
Sentant qu’il avait pied, deux fois il se dressa, deux fois laviolence du courant le renversa. Il allait être entraîné quand ilréussit à saisir quelques branches de saule, qui l’aidèrent à sehisser sur la berge.
Il était sauvé.
Aussitôt, sans prendre le temps de respirer, il s’élança dans ladirection de La Verberie, et bientôt fut dans le parc.
Il était temps qu’il arrivât. Brisée par l’intensité de sesangoisses, l’infortunée Valentine gisait affaissée sur elle-même,sentant la vie se retirer d’elle.
Les embrassements de Gaston la tirèrent de cette mornestupeur.
– Toi ! s’écria-t-elle d’une voix où éclatait toute lafolie de sa passion, toi ! Dieu a donc eu pitié de nous ?il a donc entendu mes prières ?
– Non, murmura-t-il, non, Valentine, Dieu n’a pas eu pitié.
Ses pressentiments ne la trompaient pas, elle le comprenait àl’accent de Gaston.
– Quel malheur nouveau nous frappe ! s’écria-t-elle,pourquoi êtes-vous venu ainsi, risquant votre vie qui est lamienne ; que se passe-t-il ?
– Il y a, Valentine, que notre secret n’est plus à nous, que nosamours sont, à cette heure, la risée du pays.
Elle recula comme foudroyée, se voilant la figure de ses mains,laissant échapper un long gémissement.
– Tout se sait, balbutia Valentine, tout se sait…
Au milieu du déchaînement des éléments, Gaston avait gardé sonsang-froid, mais aux accents de cette voix aimée, son esprits’exaltait jusqu’au délire.
– Et je n’ai pu, s’écriait-il, écraser, anéantir les infâmes quiont osé prononcer ton nom adoré. Ah ! pourquoi n’ai-je tué quedeux de ces misérables !…
– Vous avez tué !… Gaston.
L’accent de profonde horreur de Valentine rendit à son ami unelueur de raison.
– Oui, répondit-il, essayant de se maîtriser, oui j’ai frappé…C’est pour cela que j’ai traversé le Rhône. Il y allait del’honneur de mon nom. Il n’y a qu’un moment, tous les gendarmes dupays me traquaient comme une bête malfaisante. Je leur ai échappé,et maintenant je me cache, je fuis…
Il fallait à Valentine, une force d’âme peu commune pour ne passuccomber sous tant de coups inattendus.
– Où espérez-vous fuir ? demanda-t-elle.
– Eh ! le sais-je moi-même ! où je vais, ce que jedeviendrai, quel avenir m’attend ?… Puis-je le prévoir !Je fuis… je vais m’efforcer de gagner l’étranger, prendre un fauxnom, un déguisement. Et j’irai, jusqu’à ce que je trouve un de cespays sans lois, qui donnent asile aux meurtriers.
Gaston se tut. Il attendait, il espérait une réponse. Cetteréponse ne venant pas, il reprit avec une véhémence extraordinaire:
– Si, avant de disparaître, j’ai voulu vous revoir, Valentine,c’est qu’en ce moment où tout m’abandonne, j’ai compté sur vous,j’ai eu foi en votre amour. Un lien nous unit, ô ma bien-aimée,plus fort et plus indissoluble que tous les liens terrestres : jet’aime. Devant Dieu, tu es ma femme, je suis à toi comme tu es àmoi, pour la vie. Me laisserez-vous fuir seul, Valentine ? Auxdouleurs de l’exil, aux regrets cuisants de ma vie perdue,ajouterez-vous les tortures de notre séparation ?
– Gaston, je vous en conjure…
– Ah ! je le savais bien, interrompit-il, se méprenant ausens de l’exclamation de son amie ; je savais bien que je nefuirais pas seul. Je connaissais assez votre cœur pour savoir quevous voudriez la moitié du fardeau de mes misères. Ce moment effacetout. Partons !… Ayant notre bonheur à défendre, je ne crainsplus rien, je puis tout braver, tout vaincre. Venez, ô maValentine, nous périrons ou nous nous sauverons ensemble. C’estl’avenir entrevu et rêvé qui commence, avenir d’amour et deliberté !
Il était fou, il délirait ; il avait saisi Valentine par lataille, il l’attirait, il l’emportait.
À mesure que croissait l’exaltation de Gaston, et que de plus iloubliait tout ménagement, Valentine parvenait à dominer sonémotion.
Doucement, mais avec une énergie qu’il ne lui soupçonnait pas,elle se débarrassa de son étreinte et le repoussa.
– Ce que vous voulez, dit-elle du ton le plus triste etcependant le plus ferme, ce que vous espérez est impossible.
Cette froide résistance, inexplicable pour lui, sembla confondreGaston.
– Impossible ! balbutia-t-il.
– Vous me connaissez assez, continuait Valentine, pour savoirque partager avec vous la pire des destinées serait pour moi lecomble des félicités humaines. Mais au-dessus de votre voix quim’attire, au-dessus de la voix de mon cœur, qui m’entraîne, il enest une plus puissante et plus impérieuse qui me défend de voussuivre, quand même, c’est la voix sublime du devoir.
– Quoi ! vous pouvez songer à rester, après l’horriblescène de ce soir, après un scandale qui demain sera public.
– Que voulez-vous dire ? Que je suis perdue,déshonorée ? Le suis-je plus aujourd’hui que je ne l’étaishier ? Pensez-vous donc que l’ironie ou les mépris du monde meferont autant souffrir que les révoltes de ma conscience ! Jeme suis toujours jugée, Gaston, et si votre présence, le son devotre voix, la sensation de votre main touchant la mienne mefaisaient tout oublier, loin de vous je me souvenais et jepleurais.
Gaston écoutait, immobile, stupéfait, il lui semblait qu’uneValentine nouvelle se dressait devant lui, et qu’il découvrait enson âme, qu’il croyait si bien posséder, des profondeurs qui luiavaient échappé.
– Et votre mère ? murmura-t-il.
– C’est elle, ne le comprenez-vous pas, dont le souvenirm’enchaîne ici. Voulez-vous donc que, fille dénaturée, jel’abandonne pour suivre mon amant, à l’heure où, pauvre, isolée,sans amis, elle n’a plus que moi.
– Mais on la préviendra, Valentine, nous avons des ennemis, ellesaura tout.
– Qu’importe ! La conscience parle, il suffit. Ah !que ne puis-je, au prix de ma vie, lui épargner d’apprendre que safille, sa Valentine, a failli à toutes les lois de l’honneur !Il se peut qu’elle soit dure pour moi, terrible, impitoyable. Ehbien ! ne l’ai-je pas mérité. Ô mon unique ami, nous nousétions endormis dans un rêve trop beau pour qu’il pût durer. Ceréveil affreux, je l’attendais. Misérables fous, pauvresimprudents, qui avons pu croire qu’il est hors du devoir desfélicités durables ! Tôt ou tard, le bonheur volé se paie.Courbons le front et humilions-nous.
Cette froide raison, cette résignation douloureuse rallumèrentla colère de Gaston.
– Ne parlez pas ainsi ! s’écria-t-il. Ne sentez-vous pasque la seule idée d’une humiliation pour vous me rendfou ?
– Hélas ! je dois pourtant m’attendre à bien d’autresoutrages.
– Vous !… Que voulez-vous dire ?
– Sachez donc, Gaston…
Elle s’interrompit, hésita un moment, et finit par dire :
– Rien, il n’y a rien, je suis folle.
Moins abandonné aux violences de la situation, le comte deClameran eût deviné sous les réticences de Valentine quelquenouveau malheur ; mais il poursuivait son idée.
– Tout espoir n’est pas perdu, reprit-il. Mon amour et mondésespoir ont, je le crois, touché mon père, qui est bon. Peut-êtremes lettres, quand je serai hors de danger, peut-être, lesinstances de mon frère Louis le décideront-elles à demander pourmoi votre main à madame de La Verberie.
Cette supposition sembla épouvanter Valentine.
– Fasse le ciel ! s’écria-t-elle, que jamais le marquis netente cette démarche !
– Pourquoi ?
– Parce que ma mère repousserait sa demande ; parce que mamère, il faut bien que je l’avoue, en cette extrémité, a juré queje serais la femme d’un homme ayant une grande fortune, et quevotre père n’est pas riche.
– Oh ! fit Gaston révolté, oh !… Et c’est à une tellemère que vous me sacrifiez !
– Elle est ma mère, et c’est assez. Je n’ai pas le droit de lajuger. Mon devoir est de rester, je reste.
L’accent de Valentine annonçait une résolution inébranlable, etGaston comprit bien que toutes ses prières seraient vaines.
– Ah ! s’écria-t-il se tordant les mains de désespoir, vousne m’avez jamais aimé !
– Malheureux !… ce que vous dites, vous ne le pensezpas !
– Non, continua-t-il, vous ne m’aimez pas, vous qui en ce momentoù nous allons être séparés avez l’affreux courage de raisonnerfroidement et de calculer. Ah ! ce n’est pas ainsi que je vousaime, moi. Hors vous, que me fait la terre entière ? Vousperdre, c’est mourir. Que le Rhône reprenne donc cette vie qu’ilm’a miraculeusement rendue et qui maintenant m’est à charge.
Déjà il s’avançait vers le Rhône, décidé à mourir ;Valentine le retint.
– Est-ce donc là ce que vous appelez aimer ? Gaston étaitabsolument découragé, anéanti.
– À quoi bon vivre ? murmura-t-il ; que me reste-t-ildésormais ?
– Il nous reste Dieu, Gaston, qui tient entre ses mains notreavenir.
La moindre planche semble le salut au naufragé ; ce seulmot « avenir » éclaira d’une lueur d’espérance les ténèbres deGaston.
– Vous l’ordonnez ! s’écria-t-il soudain ranimé, j’obéis.Assez de faiblesse. Oui, je veux vivre pour lutter et triompher. Ilfaut de l’or à madame de La Verberie, eh bien ! dans troisans, j’aurai fait fortune ou je serai mort.
Valentine avait joint les mains, et remerciait le Ciel de cettedétermination subite, qu’elle n’avait osé espérer.
– Mais avant de m’enfuir, continuait Gaston, je veux vousconfier un dépôt sacré.
Il sortit de sa poche la bourse de soie qui renfermait lesparures de la marquise de Clameran et la remit entre les mains deson amie.
– Ce sont les bijoux de ma pauvre mère, dit-il, seule vous êtesdigne de les porter ; dans ma pensée, je vous lesdestinais.
Et comme elle refusait, comme elle hésitait :
– Prenez-les, insista-t-il, comme un gage de mon retour. Si danstrois ans je ne suis pas venu vous les réclamer, c’est que je seraimort, et alors vous les garderez comme un souvenir de celui quivous a tant aimée.
Elle fondait en larmes, elle accepta…
– Maintenant, poursuivait Gaston, j’ai une dernière prière àvous adresser : tout le monde me croit mort, et c’est là ce quiassure mon salut. Mais je ne puis laisser ce désespoir à mon vieuxpère. Jurez-moi que vous-même, demain matin, vous irez luiapprendre que je suis sauvé.
– J’irai, je vous le jure, répondit-elle.
Le parti de Gaston était pris ; il sentait qu’il fallaitprofiter de ce moment de courage, il se pencha vers son amie pourl’embrasser une dernière fois. Doucement, d’un geste triste, ellel’éloigna.
– Où comptez-vous aller ? demanda-t-elle.
– Je vais gagner Marseille, où un ami me cachera et me chercheraun passage.
– Vous ne pouvez partir ainsi ; il vous faut un compagnon,un guide, et je vais vous en donner un en qui vous pouvez avoir laplus grande confiance, le père Menoul, notre voisin, qui a étélongtemps patron d’un bateau sur le Rhône.
Ils sortirent par la petite porte du parc, dont Gaston avait laclé, et bientôt ils arrivèrent chez le vieux marinier.
Il sommeillait au coin de son feu, dans son fauteuil de boisblanc. En voyant entrer chez lui Valentine, accompagnée de M. deClameran, il se dressa brusquement, se frottant les yeux, croyantrêver.
– Père Menoul, dit Valentine, monsieur le comte que voici estobligé de se cacher ; il voudrait gagner la mer et s’embarquersecrètement. Pouvez-vous le conduire, dans votre bateau, jusqu’àl’embouchure du Rhône ?…
Le bonhomme hocha la tête.
– Avec l’état de l’eau, répondit-il, la nuit ce n’est guèrepossible.
– C’est à moi, père Menoul, que vous rendrez un immenseservice.
– À vous ! mademoiselle Valentine, alors, c’est fait, nousallons partir.
À ce moment seulement, il se crut permis de faire observer àGaston que ses vêtements étaient trempés et souillés de boue etqu’il était tête nue.
– Je vais, lui dit-il, vous prêter des habits de défunt monfils ; ce sera toujours un déguisement, passez ici avecmoi.
Bientôt le père Menoul et Gaston, presque méconnaissable,reparurent, et Valentine les suivit au bord de l’eau, à l’endroitoù était amarré le bateau.
Une dernière fois, pendant que le bonhomme préparait ses agrès,les deux amants s’embrassèrent, échangeant leur âme en ce suprêmeadieu.
– Dans trois ans ! criait Gaston, dans troisans !…
– Adieu, mam’selle, dit le vieux patron, et vous, mon jeunemonsieur, tenez-vous bien.
Et d’un vigoureux coup de gaffe, il lança le bateau au milieu ducourant.
Trois jours plus tard, grâce aux soins du père Menoul, Gastonétait caché dans la cale du trois-mâts américainTom-Jones, capitaine Warth, qui le lendemain appareillaitpour VALPARAISO.
Immobile sur la berge, plus froide et plus blanche qu’unestatue, Valentine regardait s’enfuir cette frêle embarcation quiemportait celui qu’elle aimait. Elle glissait au gré du courant,rapide comme l’oiseau qu’entraîne la tempête, et, après quelquessecondes, elle n’était plus qu’un point noir à peine visible aumilieu du brouillard qui se balançait au-dessus du fleuve.
Gaston parti, sauvé, Valentine pouvait, sans crainte, laisseréclater son désespoir. Il lui était inutile, désormais, decomprimer les sanglots qui l’étouffaient.
À sa noble vaillance de tout à l’heure, un affaissement mortelsuccédait. Elle se sentait anéantie, brisée, comme si quelque choseen elle se fût déchiré, comme si cette barque, maintenant disparue,eût emporté la meilleure part d’elle-même, l’âme et la pensée.
C’est que pendant que Gaston gardait au fond du cœur un rayond’espérance, elle ne conservait, elle, aucun espoir.
Écrasée par les faits, elle reconnaissait que tout était fini.Et, en interrogeant l’avenir, elle était prise de frissons et deterreur.
Il lui fallait rentrer, cependant.
Lentement elle regagna le château, passant par cette petiteporte qui, tant de fois, s’était ouverte mystérieusement pourGaston et, en la refermant, il lui semblait qu’entre elle et lebonheur, elle poussait une barrière infranchissable.
Heureusement, elle put sans encombre gagner sa chambre et s’yenfermer.
Elle avait soif de solitude, elle voulait réfléchir, ellesentait la nécessité de s’affermir contre les coups terribles quiallaient la frapper.
Assise devant sa petite table de travail, elle avait retiré desa poche la bourse qui lui avait été donnée par Gaston, etmachinalement elle examinait les bijoux qu’elle contenait.
Le jour venait ; elle s’habilla.
Peu après, lorsque sonna l’Angélus matinal à l’église duvillage, elle se dit qu’il était temps de se mettre en route, etdescendit.
Déjà, depuis longtemps, les servantes du château étaient levées.L’une d’elles, du nom de Mihonne, attachée particulièrement auservice de Valentine, était occupée à passer au sable les dalles duvestibule.
– Si ma mère me demande, lui dit la jeune fille, tu luirépondras que je suis allée à la première messe.
Souvent elle se rendait à l’église à cette heure, elle n’avaitdonc rien à redouter de ce côté ; Mihonne ne fit aucuneobservation.
La grande difficulté, pour Valentine, était d’être de retour àl’heure du déjeuner. Elle devait faire plus d’une lieue avant detrouver un pont, et autant pour se rendre de ce pont à Clameran. Entout, plus de cinq lieues.
Aussi, en sortant de La Verberie, se mit-elle à marcher aussivite que possible. La conscience d’accomplir une actionextraordinaire, l’inquiétude, la fièvre du péril bravé luidonnaient des ailes. Elle oubliait la lassitude ; elle nes’apercevait plus qu’elle avait passé la nuit à pleurer.
Pourtant, malgré ses efforts, il était plus de huit heures quandelle arriva à la longue allée d’azeroliers qui, de la route conduità la grande grille du château de Clameran.
Elle allait s’y engager, quand devant elle, à quelques pas, elleaperçut Saint-Jean, le valet de chambre du marquis, qu’elleconnaissait bien.
Elle s’arrêta pour l’attendre, et lui, l’ayant vue, hâta le pas.Sa physionomie était bouleversée, ses yeux étaient rouges : onvoyait qu’il avait pleuré.
À la grande surprise de Valentine, il n’ôta pas sa casquette enarrivant près d’elle, et c’est du ton le plus grossier qu’il luidemanda :
– Vous allez au château, mademoiselle ?
– Oui.
– Si c’est pour monsieur Gaston, répondit le domestique,soulignant son odieuse méchanceté, vous avez pris une peineinutile. Monsieur le comte est mort, mademoiselle, pour unemaîtresse qu’il avait.
Valentine pâlit sous l’insulte, mais ne la releva pas. Quant àSaint-Jean, qui pensait l’atterrer, il fut stupéfait de sonsang-froid et indigné.
– Je viens au château, reprit la jeune fille, pour parler àmonsieur le marquis.
Saint-Jean eut comme un sanglot.
– Alors, fit-il, ce n’est pas la peine d’aller plus loin.
– Pourquoi ?
– Parce que le marquis de Clameran est mort ce matin à cinqheures, mademoiselle.
Pour ne pas tomber, Valentine fut obligée de s’appuyer à l’arbreprès duquel elle était debout.
– Mort !… balbutia-t-elle.
– Oui, répondit Saint-Jean avec des regards terribles ;oui, mort.
Véritable serviteur de l’ancien régime, Saint-Jean avait toutesles passions de ses maîtres, leurs faiblesses, leurs amitiés, leurshaines. Il avait les La Verberie en horreur. Et pour comble, ilvoyait en Valentine la femme qui avait causé la mort du marquisqu’il servait depuis quarante ans, et de Gaston qu’il adorait.
– Donc, reprit-il, s’efforçant de faire de chaque mot un coup depoignard, c’est hier soir que monsieur le comte a péri. Quand onest venu annoncer au marquis que son fils aîné n’était plus, lui,robuste comme un chêne, il a été foudroyé. J’étais là. Il a battul’air de ses mains et est tombé à la renverse sans un cri. Nousl’avons porté sur son lit, pendant que monsieur Louis montait àcheval pour aller quérir un médecin à Tarascon. Mais le coup étaitporté. Quand monsieur Raget est arrivé, il n’y avait plus rien àfaire. Cependant au petit jour, monsieur le marquis a reprisconnaissance, et il a demandé à rester seul avec monsieur Louis.Peu après, il est entré en agonie ; ses derniers mots ont été: « Le père et le fils le même jour, on peut se réjouir à LaVerberie. »
D’un mot, Valentine pouvait calmer la douleur immense du fidèledomestique ; elle n’avait qu’à lui dire que Gaston vivait,elle eut le tort de redouter une indiscrétion qui pouvait êtrefatale.
– Eh bien ! reprit-elle, il faut que je parle à monsieurLouis.
Cette déclaration parut transporter Saint-Jean.
– Vous ! s’écria-t-il, vous !… Ah ! vous n’ysongez pas, mademoiselle de La Verberie. Quoi ! après ce quis’est passé, vous oseriez vous présenter devant lui ! Je ne lesouffrirai pas, m’entendez-vous. Et même, tenez, si j’ai un conseilà vous donner, rentrez chez vous. Je ne répondrais pas de la languedes domestiques s’ils vous voyaient.
Et sans attendre une réponse, il s’éloigna à grands pas.
Que pouvait faire Valentine ? Accablée, humiliée, ellereprit, se traînant à grand-peine, le chemin si rapidement parcourule matin. À cette heure, beaucoup de cultivateurs revenaient de laville ; ils avaient appris les événements de la veille, et,partout, sur son passage, l’infortunée jeune fille recueillait dessaluts ironiques et les regards les plus insultants.
Arrivée près de La Verberie, Valentine trouva Mihonne qui laguettait :
– Ah ! mademoiselle, lui dit cette fille, arrivez bienvite. Madame a reçu une visite ce matin, et depuis elle vousdemande à grands cris ; venez, mais prenez garde à vous,madame est dans un état effrayant.
– Malheureuse ! s’écriait, avec une énergie furieuse, lacomtesse plus rouge qu’une pivoine, c’est donc ainsi que vousrespectez les nobles traditions de notre maison. Jamais on n’avaiteu besoin encore de surveiller les La Verberie, elles savaient,seules, garder leur honneur. Il vous appartenait d’abuser de votreliberté pour descendre au rang de ces dévergondées qui sont lahonte de leur sexe.
Cette scène affreuse, Valentine l’avait prévue, elle l’avaitattendue dans un horrible serrement de cœur. Elle la subissait,comme l’expiation juste, méritée, de coupables amours. S’avouantque l’indignation de sa mère était légitime, elle courbait la tête,comme l’accusé repentant devant ses juges.
Mais ce silence était précisément ce qui pouvait le plusexaspérer la comtesse.
– Me répondrez-vous ? reprit-elle avec un gestemenaçant.
– Que puis-je vous répondre, ma mère ?…
– Vous pouvez me dire, malheureuse, que ceux-là en ont menti quiprétendent qu’une La Verberie a failli. Allons, défendez-vous,parlez.
Sans répondre, Valentine hocha tristement la tête.
– C’est donc vrai ! s’écria la comtesse hors d’elle-même,c’est donc vrai !
– Pardon !… ma mère, balbutia la jeune fille,pardon !…
– Comment ! pardon !… On ne m’a donc pas trompée,Pardon !… c’est-à-dire que vous avouez, impudente ! Jourde Dieu ! quel sang coule donc dans vos veines ? Vousignorez donc qu’il est de ces fautes qu’on nie, même quandl’évidence éclate ! Et vous êtes ma fille ! Vous nesentez donc pas qu’il est de ces aveux ignominieux que nullepuissance humaine ne doit pouvoir arracher à une femme ! Maisnon, elle a des amants et elle l’avoue sans rougir. Faites-vous-engloire, ce sera plus nouveau.
– Ah ! vous êtes sans pitié, ma mère !
– Avez-vous donc eu pitié de moi, ma fille ! Avez-voussongé que votre honte pouvait me tuer ? Ah ! bien desfois, sans doute, avec votre amant, vous avez ri de mon aveugleconfiance. C’est que j’avais foi en vous comme en moi-même, c’estque je vous croyais chaste et pure comme au temps où je veillaisprès de votre berceau. Je croyais… et cependant, les hommes, aprèsboire, dans les cabarets, prononcent votre nom au milieu desrisées, et ensuite se battent et se tuent pour vous. J’avais remisen vos mains l’honneur de notre maison, qu’en avez-vous fait ?Vous l’avez livré au premier venu.
C’en était trop. Ces mots « le premier venu » révoltèrentl’orgueil de Valentine. Elle ne méritait pas, non, elle ne pouvaitmériter un pareil traitement. Elle essaya de protester.
– Je me trompe, reprit la comtesse, vous avez raison, votreamant n’était même pas le premier venu. Entre tous, vous êtes alléechoisir l’héritier de nos ennemis légendaires, Gaston de Clameran.C’est celui-là qu’il vous fallait, entre tous ; un lâche, quiallait publiquement se vanter de vos faveurs ; un misérablequi se vengeait de l’héroïsme de nos aïeux sur vous et sur moi, surune femme et sur une enfant.
– Non, ma mère, non, cela est faux, il m’aimait, et s’il eût puespérer votre consentement…
– Il vous eût épousée ? Ah ! jamais. Plutôt vous voir,de chute en chute, rouler jusqu’au ruisseau que vous savoir lafemme d’un tel homme.
Ainsi, la haine de la comtesse s’exprimait précisément comme lacolère du marquis de Clameran.
– D’ailleurs, reprit-elle, avec cette férocité dont une femmeseule est capable, d’ailleurs il est noyé, votre amant, et le vieuxmarquis est mort, à ce qu’on assure. Dieu est juste, nous sommesvengées.
Les paroles de Saint-Jean, « qu’on se réjouirait à La Verberie», se représentèrent aussitôt à l’esprit de Valentine ; unejoie odieuse éclatait dans les yeux de la comtesse.
Ce fut, pour l’infortunée jeune fille, le coup de grâce. Depuisune demi-heure elle faisait pour résister à ces atroces violencesdes efforts surhumains, ses forces trahissant son énergiquevolonté. Elle devint plus pâle, s’il est possible, ferma les yeux,avança les bras comme pour chercher un point d’appui et tomba,heurtant l’angle d’une console qui lui fit au front une blessureprofonde.
C’est d’un œil sec que la comtesse vit sa fille étendue à sespieds. En elle, toutes les vanités saignaient, l’amour materneln’avait pas tressailli. Elle était de ces âmes qu’emplissent sibien la colère et la haine que nul sentiment tendre n’y peuttrouver place.
Voyant que Valentine restait sans mouvement, elle sonna, et lesservantes du château qui tremblaient dans le vestibule, aux éclatsde cette voix redoutée, accoururent.
– Portez mademoiselle dans sa chambre, leur dit-elle, vous l’yenfermerez et vous m’apporterez la clé.
La comtesse se proposait alors de tenir pendant longtempsValentine prisonnière et de l’empêcher de sortir.
C’est qu’elle avait de l’opinion une peur folle. C’est qu’ellesavait la méchanceté – faut-il dire inconsciente et naïve ? –des campagnes, où le désœuvrement de l’esprit vit des mois entierssur le même cancan.
Cependant, Mme de La Verberie raisonnait mal. Mieux vautl’explosion terrible et rapide d’un scandale que les rumeurssourdes et continues de la médisance.
Mais tous les plans de la comtesse devaient êtredéconcertés.
Bientôt ses femmes revinrent lui dire que Valentine avait reprisconnaissance, mais qu’elle leur semblait bien mal.
Elle commença par dire que c’étaient là « des simagrées » ;mais, Mihonne insistant, elle se résigna à monter à la chambre desa fille, et là, elle dut se rendre à l’évidence : Valentine étaiten péril.
Nulle appréhension ne parut sur son visage, mais elle envoyachercher à Tarascon le docteur Raget, qui était alors l’oracle dupays, le même qui, dans la nuit, avait été mandé à Clameran pour lemarquis.
Il était, celui-là, de ces hommes dont le souvenir vit longtempsencore, après qu’ils ne sont plus. Noble cœur, vaste intelligence,il avait donné sa vie à son art. Riche, il ne réclama jamais leprix d’une visite. Nuit et jour, on rencontrait par les chemins,attelé d’une jument grise, son vieux cabriolet dont le coffrerenfermait toujours pour les pauvres du bouillon et du vin.
C’était alors un petit homme de plus de cinquante ans, chauve, àl’œil vif, à la lèvre spirituelle, gai, causeur, bien que zézayantun peu, et facile et bon jusqu’à l’excès.
Le commissionnaire avait eu le bonheur de le trouver, et il leramenait.
En apercevant Valentine, le docteur Raget fronça le sourcil.
Doué d’une perspicacité profonde, aiguisée par la pratique, ilétudiait alternativement Valentine et sa mère, jetant sur lavieille dame des regards si pénétrants, que son assurance en étaitébranlée et qu’elle sentait le rouge monter à ses joues ridées.
– Cette enfant est bien malade ! prononça-t-il enfin.
Et comme Mme la Verberie ne répondait pas :
– Je désire, ajouta-t-il, rester quelques instants seul avecelle.
Le docteur Raget, par sa réputation et par son caractère,imposait trop à la comtesse pour qu’elle osât résister. Ellesortit, non sans une répugnance visible, et alla attendre dans unepièce voisine, calme en apparence, en réalité remuant les plussombres pensées.
Ce n’est guère qu’au bout d’une demi-heure – un siècle – que ledocteur reparut. Lui qui avait vu tant de misères, consolé tant dedouleurs, il semblait très ému.
– Eh bien ? lui demanda la comtesse.
– Vous êtes mère, madame, répondit-il tristement, c’est-à-direque votre cœur a des trésors d’indulgence et de pardon, n’est-cepas ? Armez-vous de courage. Mademoiselle Valentine estenceinte.
– La misérable ! je l’avais deviné.
L’œil de la comtesse eut une si épouvantable expression que ledocteur en fut frappé. Il posa sa main sur le bras de la vieilledame, et, la fixant jusqu’à la faire frissonner, il ajouta,appuyant sur chaque mot :
– Et il faut que l’enfant vienne bien.
La pénétration du docteur n’était pas en défaut.
En effet, une idée abominable avait traversé l’esprit de Mme deLa Verberie, l’idée de supprimer cet enfant, qui serait le vivanttémoignage de la faute de Valentine.
Se sentant devinée, cette femme si dure et si hautaine baissales yeux sous le regard obstiné du vieux médecin.
– Je ne vous comprends pas, docteur, murmurait-elle.
– Mais je m’entends, moi, madame la comtesse ; j’ai vouludire simplement qu’un crime n’efface pas une faute.
– Docteur !…
– Je vous dis ce que je pense, madame. Si je me suis trompé,tant mieux pour vous. En ce moment, l’état de mademoiselleValentine est grave, mais pas inquiétant. Des émotions tropviolentes ont ébranlé sa jeune organisation, et elle est en proie àune fièvre violente, que nous calmerons vite, je l’espère.
La comtesse comprenait si bien que les soupçons du vieux médecinn’étaient pas dissipés, qu’elle essaya de l’attendrissement.
– Au moins, docteur, fit-elle, vous m’assurez qu’il n’y a aucundanger ?
– Aucun, madame, répondit M. Raget avec une fine pointed’ironie ; que votre tendresse maternelle se rassure. Ce qu’ilfaut avant tout à la pauvre enfant, c’est un repos d’esprit queseule vous pouvez lui donner. Quelques bonnes et douces paroles devous feront plus et mieux que toutes mes prescriptions. Mais,sachez-le bien, la moindre secousse, le plus léger ébranlementcérébral, auraient des suites funestes.
– Il est vrai, dit hypocritement la comtesse, que sur le premiermoment, en apprenant que ma bien-aimée Valentine était victime d’unlâche séducteur, je n’ai pas été maîtresse de ma colère.
– Mais le premier moment est passé, madame, vous êtes mère, vousêtes chrétienne, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Mondevoir, à moi, est de sauver votre fille et son enfant, et je lessauverai. Je reviendrai demain…
Mme de La Verberie ne pouvait laisser le docteur s’éloignerainsi. Elle l’arrêta d’un geste, et sans réfléchir qu’elle setrahissait, qu’elle avouait, elle s’écria :
– Quoi ! monsieur, prétendez-vous donc m’empêcher de fairetout au monde pour tenir secret l’affreux malheur qui mefrappe ! Faut-il que notre honte devienne publique,voulez-vous nous condamner à être la fable et la risée dupays !
Le docteur fut un moment sans répondre, il réfléchissait, lasituation était grave.
– Non, madame, dit-il enfin, je ne saurais vous empêcher dequitter La Verberie, ce serait outrepasser mes droits. Mais il estde mon devoir de vous demander compte de l’enfant. Vous êtes libre,mais il vous faudra me donner des preuves qu’il vit, ou que dumoins rien n’a été tenté contre lui.
Il sortit sur ces mots menaçants, et il était vraiment temps, lacomtesse suffoquait de rage et de contrainte.
– L’insolent ! s’écria-t-elle, l’impertinent ! Oserfaire la leçon à une femme de mon rang. Ah ! si je n’étais pasà sa merci !
Mais elle y était et elle comprenait que cette fois, sans retouril lui fallait donner congé à ses chimères.
Plus de luxe à espérer désormais, plus de gendre millionnaire,plus de fortune pour la vieillesse, plus de voitures, de robesmagnifiques, de fêtes où l’on joue gros jeu.
Elle mourrait ainsi qu’elle avait vécu, pauvre, besogneuse,condamnée à une médiocrité d’autant plus écœurante qu’elle n’auraitplus, pour l’aider à la subir, les perspectives d’un avenirmeilleur.
Et c’était Valentine, qui la réduisait à cette extrémité. Àcette idée, elle sentait s’allumer en elle contre sa fille une deces haines qui ne pardonnent pas, que le temps avive au lieu decalmer. Elle souhaitait la voir morte, ainsi que cet enfantmaudit.
Mais le regard écrasant du docteur était trop présent à samémoire pour penser seulement à rien tenter. Même, se décidant àmonter près de sa fille, elle se contraignit à sourire, à prononcerquelques paroles affectueuses, puis la laissa à la garde de ladévouée Mihonne.
Pauvre Valentine ! Elle avait été si rudement atteintequ’il lui semblait sentir se tarir en elle les sources de lavie.
Cependant sa souffrance diminuait un peu. Aux grandes crisesphysiques ou morales, un engourdissement profond succède toujours,qui est presque exempt de douleurs. Quand elle avait la force deréfléchir, elle se disait : c’est fini, ma mère sait tout ; jen’ai plus rien à redouter de sa colère ; je ne puis qu’espéreret attendre mon pardon.
C’était là ce secret que Valentine n’avait pas voulu révéler àGaston, comprenant bien que, le sachant, jamais il n’auraitconsenti à s’éloigner d’elle. Or, elle voulait qu’il se sauvât, etla voix du devoir, en même temps, lui criait de rester. Et, à cetteheure encore, elle ne se repentait pas d’être restée.
Son plus cruel souci était le souvenir de Gaston. Avait-il ounon réussi à s’embarquer ? Comment le savoir ? Depuisdeux jours le docteur lui permettait de se lever, mais elle nepouvait songer à sortir, à courir jusqu’à la cabane du pèreMenoul.
Par bonheur, le vieux patron fut intelligent, comme sait l’êtrele dévouement véritable.
Apprenant que la demoiselle du château était bien malade, il nesongea plus qu’au moyen de la rassurer sur le fort du fugitif. Iltrouva plusieurs prétextes pour venir à La Verberie, et enfinréussit à voir Valentine. Ils n’étaient pas seuls, mais d’un regardle bonhomme fit entendre que Gaston n’avait plus rien àredouter.
Cette certitude fit plus pour la convalescence de Valentine quetous les remèdes, et peu après, le docteur, qui venait tous lesjours depuis un mois et demi, déclara que la malade était en étatde supporter les fatigues du voyage.
Ce moment, la comtesse l’attendait avec une indicibleimpatience. Déjà, pour que rien ne retardât le départ, elle avaitvendu la moitié de ses rentes, et se disait qu’avec vingt-cinqmille francs, qui en étaient le prix, elle pouvait parer à toutesles éventualités. Depuis une quinzaine, elle allait répétantpartout que, dès que sa fille irait mieux, elle partirait pourl’Angleterre, où la demandait un de ses parents, très vieux etencore plus riche.
Ce voyage, Valentine ne l’envisageait qu’avec terreur, et ellefrissonna quand, le soir de la déclaration du docteur, sa mère luidit :
– Nous partirons après-demain.
Après-demain !… Et Valentine n’avait trouvé nul moyenencore de faire savoir à Louis de Clameran que son frère n’étaitpas mort.
En cette extrémité, elle n’hésita pas à se confier à Mihonne, etla chargea d’une lettre pour Louis.
Mais la fidèle servante fit une course inutile. Le château deClameran était désert ; tous les domestiques avaient étécongédiés, et M. Louis, qu’on appelait maintenant le marquis, avaitquitté le pays.
Enfin on partit. Mme de La Verberie, se croyant sûre de Mihonne,se décidait à l’emmener, non sans lui avoir fait jurer surl’Évangile, pendant la messe, au moment de l’élévation, un éternelsecret.
C’est dans un petit village au-dessus de Londres que la comtessealla s’installer avec sa fille et sa domestique, sous le nom de MmeWilson.
Si elle avait choisi l’Angleterre, c’est qu’elle l’avait habitéelongtemps, qu’elle en connaissait bien l’esprit et les mœurs, etqu’elle en parlait la langue comme la sienne.
Même, elle avait conservé des relations dans l’aristocratie, etsouvent, le soir, elle sortait, dînait en ville ou allait authéâtre, prenant, en ces occasions, les précautions les plushumiliantes contre Valentine, qu’elle enfermait à double tour.
C’est dans cette triste et solitaire maison, qu’une nuit du moisde mai, Valentine de La Verberie mit au monde un fils. Il futprésenté au révérend de la paroisse, et inscrit sous les noms deValentin-Raoul Wilson.
La comtesse avait d’ailleurs tout prévu, tout combiné.
Dans les environs du village, après bien des recherches, elleavait découvert une bonne grosse fermière qui, moyennant cinq centslivres (douze mille francs) consentait à se charger de l’enfant,promettant de l’élever comme les siens, de lui faire apprendre unétat, et même de le pousser dans le monde s’il se conduisaitbien.
Le petit Raoul lui fut donc livré quelques heures après sanaissance.
Cette femme ignorait le vrai nom de la comtesse, elle devaitcroire et elle croyait avoir affaire à une Anglaise. Il était doncplus que probable, il était certain que jamais l’enfant, devenuhomme, ne parviendrait à découvrir le secret de sa naissance.
Revenue à elle, Valentine avait demandé son enfant. En elle,tressaillait et s’éveillait ce sublime amour maternel dont Dieu adéposé le germe dans le cœur de toutes les femmes.
C’est en cette circonstance que la cruelle comtesse fut vraimentimpitoyable.
– Votre enfant ! s’écria-t-elle, je ne sais en vérité ceque vous voulez dire, vous rêvez, j’imagine, vous êtesfolle !
Et comme Valentine insistait :
– Votre enfant est en sûreté, répondit-elle, et rien ne luimanquera. Que cela vous suffise. Ce qui est arrivé, vous devezl’oublier comme on oublie un mauvais rêve. Le passé doit être commes’il n’était pas. Vous me connaissez : je le veux.
Le moment était venu où Valentine devait, dans de certaineslimites, résister au despotisme de plus en plus envahissant de lacomtesse.
L’idée lui en était venue, mais non le courage.
Tant de souffrances, de regrets, de combats intérieurs devaientretarder et retardèrent, en effet, son rétablissement.
Cependant, vers la fin du mois de juin, elle était assez bienpour revenir, avec sa mère, à La Verberie.
La méchanceté, cette fois, n’avait pas eu sa luciditéaccoutumée. La comtesse, qui allait partout, se plaignant del’insuccès de son voyage, put constater que, dans le pays, personnen’avait pénétré les raisons de son absence.
Un seul homme, le docteur Raget, savait la vérité. Mais Mme deLa Verberie, tout en le haïssant de tout son cœur, rendait assezjustice à son caractère pour être sûre de n’avoir pas à redouter delui une indiscrétion.
C’est pour lui, qu’en arrivant, avait été sa premièrevisite.
Elle le surprit un matin comme il sortait de table, lui demandaun moment d’entretien, et brusquement mit sous ses yeux les piècesofficielles dont elle s’était munie à son intention.
– Vous le voyez, monsieur, dit-elle, l’enfant est bien vivant,et, moyennant une grosse somme, une bonne femme s’en estchargée.
– C’est bien, madame, répondit-il après un examen attentif, etsi votre conscience ne vous reproche rien, je n’ai, pour ma part,rien à vous dire.
– Ma conscience, monsieur, ne me reproche rien.
Le vieux médecin hocha la tête, et arrêtant sur la comtesse unde ses regards qui font tressaillir la vérité aux plus profondsreplis de l’âme :
– Jureriez-vous, prononça-t-il, que vous n’avez pas été sévèrejusqu’à la barbarie.
Elle détourna les yeux, et, prenant son plus grand air, répondit:
– J’ai agi comme le devait faire une femme de mon rang, et jesuis surprise, je l’avoue, de trouver en vous un avocat del’inconduite.
– Eh ! madame, s’écria le docteur, c’est de vous quedevrait venir l’indulgence ; quelle pitié voulez-vousqu’espère des étrangers votre malheureuse enfant, si vous, sa mère,vous êtes impitoyable ?…
La comtesse ne voulut pas en entendre davantage, cette voix dela franchise offensait son orgueil, elle se leva.
– C’est tout ce que vous avez à me dire, docteur ?demanda-t-elle d’un ton hautain.
– Tout… oui, madame, et je n’ai jamais eu qu’une pensée, cellede vous épargner d’éternels remords.
Ici, le noble et bon docteur se trompait ; il ne pouvaits’imaginer qu’il rencontrait une exception. Mme de La Verberieétait inaccessible aux remords. Mais cette âme, insensible à toutce qui n’était pas jouissance ou satisfaction de la vanité, devaitsouffrir et souffrait cruellement.
Elle avait repris son train de vie ordinaire, mais ayant perduune partie de ses revenus, elle ne pouvait plus arriver à joindreles deux bouts.
C’était là, pour elle, un texte inépuisable de récriminations,dont, sans cesse, à chaque repas, à propos de tout et de rien, ellesacrifiait sa fille.
Car tout en ayant déclaré que le passé n’existait pas, elle yrevenait continuellement comme pour y puiser de nouveaux aliments àses colères.
– Votre faute nous a ruinées, répétait-elle à tout propos.
Si bien qu’un jour Valentine exaspérée ne put s’empêcher derépondre :
– Vous me pardonneriez donc si elle nous eûtenrichies !
Mais ces révoltes de Valentine étaient rares, bien que sonexistence ne fût plus qu’une longue suite de tortures, ménagéesavec un art infini.
La pensée même de Gaston, cet élu de son âme, était devenue unesouffrance. Peut-être, découvrant l’inutilité de son courage et deson dévouement à ce qu’elle avait cru le devoir, se repentait-ellede ne l’avoir pas suivi. Qu’était-il devenu ? Commentn’avait-il pas imaginé un expédient pour lui faire tenir unelettre, un souvenir, un mot ? Peut-être était-il mort.Peut-être l’avait-il oubliée. Il avait juré qu’avant trois ans, ilreviendrait riche ; reviendrait-il jamais ?
Et même lui était-il possible de revenir ? Sa disparitionn’avait pas éteint l’horrible affaire de Tarascon. On le supposaitnoyé, mais comme on n’avait, de sa mort, aucune preuve positive,force avait été à la justice de donner satisfaction à l’opinionpublique soulevée.
L’affaire avait été en cour d’assises, et Gaston de Clameranavait été condamné, par contumace, à plusieurs années deprison.
Quant à Louis de Clameran, on ne savait au juste ce qu’il étaitdevenu. D’aucuns prétendaient qu’il habitait Paris où il menaitjoyeuse vie.
Informée de ces dernières circonstances par sa fidèle Mihonne,Valentine se prenait à désespérer. Vainement elle interrogeait lemorne avenir, pas une lueur n’éclairait le sombre horizon de savie.
En elle, tous les ressorts de l’âme et de la volonté étaientbrisés, et à la longue elle en était venue à cette résignationpassive des êtres sans cesse maltraités, à cette insouciance, àcette abnégation de soi qui trahissent le sacrifice raisonné de lavie.
Et le temps passait, et quatre ans s’étaient écoulés depuiscette soirée fatale où Gaston dans la barque du père Menoul s’étaitabandonné au courant du Rhône.
Ces quatre années, Mme de La Verberie les avait employées on nepeut plus mal.
Voyant que décidément elle ne pouvait vivre de ses revenus, tropniaisement fière pour vendre des terres, qui, mal administrées, nerendaient pas deux du cent, elle s’était résignée à emprunter et àmanger le capital avec les revenus.
Or, comme dans cette voie il n’y a que le premier pas qui coûte,la comtesse avait marché rapidement.
Se disant : après moi le déluge, ni plus ni moins que feu M. lemarquis de Clameran, la comtesse ne songeait plus qu’à se donnerses aises.
Elle reçut beaucoup, se permit de fréquents voyages dans lesvilles voisines, à Nîmes, à Avignon ; elle fit venir de Parisdes toilettes superbes, et donna carrière à son goût pour la bonnechère. Tout ce qu’elle avait si longtemps attendu de la munificenced’un gendre amoureux, elle se l’accorda. Il faut des consolationsaux grandes douleurs !…
Le malheur est que ce semblant de luxe coûtait cher, trèscher.
Après avoir vendu le reste de ses rentes, la comtesse empruntasur le domaine de La Verberie d’abord, puis sur le châteaului-même.
Et, en moins de quatre ans, elle en était arrivée à devoir plusde quarante mille francs et à ne plus pouvoir payer les intérêts desa dette.
Elle commençait à ne plus trop savoir où donner de la tête, lefantôme de l’expropriation se tenait, la nuit, au pied de son lit,quand le hasard daigna venir à son secours.
Depuis un mois environ un jeune ingénieur, chargé d’études derectification sur le Rhône, avait fait du village qui touche LaVerberie son centre d’opérations.
Comme il était jeune, spirituel, fort bien de sa personne, ilavait été d’emblée accepté par la société des environs, et souventla comtesse le rencontrait dans les maisons où elle allait le soirfaire sa partie.
Ce jeune ingénieur se nommait André Fauvel.
Ayant remarqué Valentine, il l’étudia attentivement, et, peu àpeu, il s’éprit de cette jeune fille au maintien réservé, auxgrands yeux tristes et doux, qui, dans cette galerie d’ancêtres,resplendissait comme un rosier en fleur au milieu d’un paysaged’hiver.
Il ne lui avait pas encore adressé la parole, que déjà ill’aimait.
Il était relativement riche ; une carrière magnifiques’ouvrait devant lui, il se sentait l’initiative qui fait lesmillionnaires, il était libre… Il se jura que Valentine serait safemme.
C’est à une vieille amie de La Verberie, noble, autant qu’uneMontmorency, et pauvre, plus que Job, qu’il confia tout d’abord sesintentions matrimoniales.
Avec la précision d’un ancien élève de l’École polytechnique, ilavait énuméré tous les avantages qui faisaient de lui un gendrephénix.
Longtemps la vieille dame l’écouta, sans l’interrompre. Mais,lorsqu’il eut fini, elle ne lui cacha pas combien ses prétentionslui semblaient outrecuidantes.
Quoi ! lui, un garçon qui n’était pas né, un… Fauvel,géomètre ou arpenteur de son état, il se permettait d’aspirer à lamain d’une La Verberie !
Avec une véhémence particulière, elle insista sur cesconsidérations d’un ordre supérieur. Heureusement, ce chapitreépuisé, elle en vint au positif.
– Cependant, ajouta-t-elle, il se peut que vous ne soyez paséconduit. La situation de la comtesse est des plus embarrassées,elle doit à Dieu et à ses saints, la chère dame, les huissiers lavisitent souvent, de sorte que… vous comprenez, si un jeune hommese présentait, animé d’intentions honnêtes et ayant du bien…eh ! eh ! je ne sais ce qui arriverait.
André Fauvel était jeune, les insinuations de la vieille damelui semblèrent monstrueuses.
À la réflexion, cependant, lorsqu’il eut consulté, lorsqu’il sefut, surtout, donné la peine d’étudier l’esprit de la noblesse desenvirons, riche exclusivement de préjugés, il comprit que desconsidérations pécuniaires seraient seules assez fortes pourdécider haute et puissante dame de La Verberie à lui accorder lamain de sa fille.
Cette certitude dissipant ses hésitations, il ne songea plusqu’à se ménager un moyen de poser adroitement sa candidature.
Ce n’est pas que la chose lui parût aisée. S’en aller chercherfemme son argent à la main répugnait fort à sa délicatesse etrenversait toutes ses idées. Mais il ne connaissait dans le payspersonne à qui se fier et son amour était assez grand pour le fairepasser, les yeux fermés, sur toutes les répugnances.
L’occasion qu’il attendait de s’expliquer, sinoncatégoriquement, au moins d’une façon claire et transparente, seprésenta elle-même.
Comme il entrait, un soir, dans un hôtel de Beaucaire, pourdîner, il aperçut Mme de La Verberie qui allait se mettre à table.Tout en rougissant jusqu’aux oreilles, il lui demanda la permissionde s’asseoir près d’elle, permission qui lui fut accordée avec unsourire des plus encourageants.
La comtesse soupçonnait-elle l’amour du jeune ingénieur ?avait-elle été prévenue par son amie ? Il est permis d’endouter.
Toujours est-il que, sans laisser à André la peine d’arriver, detransitions en transitions, jusqu’au sujet qui lui tenait si fortau cœur, elle commença dès le potage à se plaindre de la dureté destemps, de la rareté de l’argent et de l’insolence et de l’âpreté augain des gens d’affaires.
La vérité est qu’elle était venue à Beaucaire pour un emprunt,qu’elle avait trouvé toutes les caisses cadenassées, et que sonnotaire lui conseillait une vente amiable de ses terres.
La colère, ce secret instant des situations qui est le sixièmesens des femmes de tout âge, lui déliant la langue, elle fut, avecce jeune homme presque inconnu, plus expansive qu’avec les gens desa société la plus intime. Elle dit l’horreur de sa situation, sagêne, les inquiétudes de l’avenir, et par-dessus tout, la douleurqu’elle éprouvait de ne savoir comment marier sa chère fille.
Lui, écoutait ces doléances infinies avec une figure decirconstance, mais intérieurement il était ravi.
Aussi, sans laisser finir la vieille dame, se mit-il à exposerce qu’il appela sa façon d’envisager la position.
Après avoir plaint considérablement la comtesse, il avoua qu’ilne s’expliquait aucunement ses inquiétudes.
Quoi ! elle était tourmentée de l’idée de n’avoir pas dedot à donner à sa fille ! Mais Mlle Valentine était de cellesdont la noblesse et la beauté sont un apport des plusenviables.
Il connaissait, pour sa part, plus d’un homme qui s’estimeraittrop heureux que Valentine voulût bien accepter son nom, et qui seferait un devoir – devoir bien doux – d’enlever à sa mère toutsujet de souci.
En définitive, la situation de la comtesse ne lui semblait passi mauvaise qu’elle voulait bien dire. Que faudrait-il, pour lalibérer, pour dégrever absolument le domaine de La Verberie ?Une quarantaine de mille francs, peut-être ? En vérité, ce neserait pas une somme.
D’ailleurs, ce ne serait pas un cadeau que ferait là ce gendre,mais une avance. Est-ce que le domaine et le château de La Verberiene lui reviendraient pas, tôt ou tard, augmentés par la constanteplus-value des terres ?
Et ce n’est pas tout. Jamais un homme aimant Valentine nelaisserait la mère de sa femme privée du bien-être dû à son âge, àsa noblesse et à ses malheurs.
Il s’empresserait donc d’ajouter à des revenus insuffisants dequoi se procurer, non seulement le nécessaire, mais encore lesuperflu.
À mesure que parlait André, avec une conviction trop accentuéepour être feinte, il semblait à la comtesse qu’une rosée célestetombait sur toutes ses plaies d’argent. Elle s’épanouissait, sonpetit œil fauve avait des regards plus doux que velours, unprovocant et amical sourire voltigeait sur ses lèvres minces, pluspincées d’ordinaire que les bords d’une cassette d’avare.
Un seul point inquiétait le jeune ingénieur. M’entend-elle, sedemandait-il ; me prend-elle au sérieux ?
Certes oui ; elle perçait la transparence des allusions, etses réflexions le prouvèrent.
– Hélas ! fit-elle non sans un soupir, ce n’est pas avecquarante mille francs qu’on sauverait La Verberie ; intérêtset frais compris, il en faudrait bien soixante mille.
– Oh ! quarante ou soixante, ce n’est pas une affaire.
– Puis, mon gendre – cet homme rare de nos suppositions –comprendrait-il les nécessités de mon existence ?
– Il se ferait, j’imagine, un bonheur d’ajouter tous les ansquatre mille francs aux revenus de votre domaine.
La comtesse ne répondit pas immédiatement, elle calculait.
– Quatre mille francs… dit-elle enfin, ce ne serait guère. Toutest hors de prix en ce pays. Mais avec six mille livres !…oh ! avec six mille livres…
L’exigence parut bien un peu forte au jeune ingénieur ;pourtant, avec l’insouciante générosité d’un amoureux, il répondit:
– Le gendre dont nous parlons aimerait peu mademoiselleValentine, si une misérable question de deux mille francsl’arrêtait.
– Vous m’en direz tant !… murmura la comtesse.
Mais une soudaine objection lui venait à l’esprit :
– Encore faudrait-il, remarqua-t-elle, que ce gendre honnête quenous supposons eût assez de bien pour remplir ses engagements. Jetiens trop au bonheur de ma fille pour la donner à un homme qui nem’offrirait pas – comment dit-on cela ? – une caution, desgaranties…
Décidément, pensait Fauvel un peu honteux, c’est un marché quenous débattons.
Et, tout haut, il poursuivit :
– Il est clair que votre gendre s’engagerait par le contrat demariage…
– Jamais ! monsieur, jamais ! Et lesbienséances ! Que dirait-on de moi ?
– Permettez… il serait spécifié que votre pension seraitl’intérêt d’une somme qu’il reconnaîtrait avoir reçue.
– Comme cela, oui, en effet…
À toute force, ce soir-là, Mme de La Verberie voulut ramenerAndré dans sa calèche. Pas un mot direct ne fut échangé entre euxle long du chemin, mais ils s’étaient compris, ils étaient fixésl’un sur l’autre.
Ils s’entendaient si bien, qu’en déposant à sa porte le jeuneingénieur, la comtesse lui tendit sa maigre main, qu’il baisadévotement en songeant aux jolis yeux de Valentine, et l’invita àdîner pour le lendemain.
Certes, il y avait des années que Mme de La Verberie n’avait étési joyeuse, et ses servantes admirèrent sa belle humeur.
C’est que tout à coup, brusquement, d’une situation désespéréeelle passait à une position presque brillante. Et elle quiaffichait de si fiers sentiments, elle n’apercevait ni les hontesde cette transaction, ni l’infamie de sa conduite.
Six mille francs de pension ! se disait-elle. Ce jeunegéomètre est un honnête homme ! et mille écus du domaine,c’est en tout neuf mille livres de rentes. Ce garçon habitera Parisavec ma fille, je les irai voir, ces chers enfants, sans trop defrais.
Jour de Dieu !… à ce prix elle eût donné non une fille,mais trois, si elle les eût eues.
Mais voilà que tout à coup une idée lui vint qui la glaça :Valentine consentira-t-elle ?
Si poignante fut son anxiété que, pour en avoir le cœur net àl’instant, elle monta dans la chambre de sa fille, qu’elle trouvalisant à la lueur d’une mince chandelle.
– Ma fille, lui dit-elle brusquement, un jeune homme, qui meconvient, m’a demandé ta main et je la lui ai accordée.
À cette déclaration inattendue, stupéfiante, Valentine sedressa.
– Ce n’est pas possible, balbutia-t-elle.
– Pourquoi, s’il te plaît ?
– Avez-vous donc dit qui je suis, ma mère, avez-vousavoué ?
– Les folies passées ? Dieu m’en préserve ! Et tuseras, je l’espère, assez raisonnable pour imiter mon silence.
Si annihilée que fût la volonté de Valentine par l’écrasantdespotisme de sa mère, son honnêteté se révolta.
– Vous voulez m’éprouver, ma mère ! s’écria-t-elle, épouserun homme sans lui tout avouer serait la plus lâche et la plusinfâme des trahisons…
La comtesse avait une terrible envie de se fâcher. Mais ellecomprit que cette fois ses menaces se briseraient contre unerésistance encouragée par la conscience. Au lieu d’ordonner, ellepria.
– Pauvre enfant, disait-elle, pauvre chère Valentine, si tuconnaissais l’horreur de notre situation, tu ne parlerais pasainsi. Ta folie a commencé notre ruine ; elle est aujourd’huiconsommée. Sais-tu où nous en sommes ? Nos créanciers memenacent de me chasser de La Verberie. Que deviendrons-nous après,ô ma fille ? Faudra-t-il qu’à mon âge j’aille de porte enporte tendre la main ? Nous sommes perdues, et ce mariage estle salut.
Et, après les prières, les raisonnements venaient.
Elle avait à son service, cette chère comtesse, des théoriessubtiles et étranges. Ce qu’autrefois elle appelait un crimemonstrueux n’était plus qu’une peccadille. À l’entendre, lasituation de Valentine se présentait tous les jours.
Elle eût compris, disait-elle, les scrupules de sa fille, si oneût pu craindre quelque révélation du passé. Mais de tellesprécautions avaient été prises, qu’il n’y avait rien àredouter.
En aimerait-elle moins son mari ? Non. En serait-il moinsheureux ? Non. Dès lors, pourquoi hésiter ?
Étourdie, frappée de vertige, Valentine se demandait si c’étaitbien sa mère, cette femme si hautaine, si intraitable, jadis, dèsqu’il était question d’honneur ou du devoir, qui s’exprimait ainsi,démentant en une fois les paroles de sa vie entière.
Hélas ! oui, c’était elle.
Les subtils arguments, les sophismes honteux de la comtesse nedevaient ni la toucher ni l’ébranler, mais elle ne se sentait ni laforce ni le courage de résister aux larmes de cette mère, qui,voyant qu’elle n’obtenait rien, se traînait à genoux, l’adjurant àmains jointes de la sauver.
Plus émue qu’elle ne l’avait jamais été, déchirée par millesentiments contraires, n’osant ni refuser ni promettre, redoutantles conséquences d’une décision ainsi arrachée, l’infortunéesupplia sa mère de lui laisser au moins quelques heures derépit.
Ces instants de réflexions, Mme de La Verberie n’osa plus lesrefuser. Le coup frappé, elle se dit qu’insister seraitimprudent.
– Vous le voulez, dit-elle à sa fille, je me retire. Mieux quevotre esprit, votre cœur vous dira comment choisir entre un aveuinutile et le salut de votre mère.
Et sur ces mots elle sortit, indignée, mais pleine d’espoir.
Elle n’avait que trop de motifs d’espérer.
Placée entre deux obligations également impérieuses, égalementsacrées, mais absolument opposées, la raison troublée de Valentinene discernait plus clairement où était le devoir.
Réduirait-elle sa mère à la plus affreuse des misères ?
Abuserait-elle indignement la confiance et l’amour d’un honnêtehomme ?
Quelle que fut sa décision, il en résultait, pour elle, une vieaffreuse et d’épouvantables remords.
Autrefois, le souvenir de Gaston de Clameran eût parlé haut etdicté sa conduite, mais ce souvenir lointain n’était plus qu’unvague murmure.
Dans les romans, il est vrai, on trouve de ces héroïnes dont lavertu n’a rien d’égale que la constance ; la vie réelle n’aguère de ces miracles.
Longtemps, dans la pensée de Valentine, Gaston était restééblouissant et radieux, comme le héros de ses rêves ; mais lesbrumes du temps, peu à peu, avaient obscurci les rayons de l’idole,et il n’était plus maintenant, au fond de son cœur, qu’une froiderelique.
Cependant, lorsqu’elle se leva le matin, pâle et souffrante desangoisses d’une longue nuit sans sommeil, elle était presquerésolue à parler.
Mais quand vint le soir, quand elle se trouva près d’AndréFauvel, sous l’œil tour à tour menaçant et suppliant de sa mère, lecourage lui manqua.
Elle se disait encore : je parlerai ; mais elle se disait :ce sera demain, un autre jour, plus tard.
Aucune de ces luttes n’échappait à la comtesse, mais ellen’était plus guère inquiète.
La vieille dame le savait peut-être par expérience : quand onremet à accomplir une action difficile et pénible, on est perdu, onne l’accomplit jamais.
Peut-être Valentine avait-elle une excuse dans l’horreur de sasituation. Peut-être, à son insu, un espoir irraisonné s’agitait enelle. Un mariage, même malheureux, lui offrait les perspectivesd’un changement, d’une vie nouvelle, d’un allégement àd’insupportables souffrances.
Parfois, dans son ignorance de toutes choses, elle se disaitqu’avec le temps, avec une intimité plus grande, l’horrible aveuviendrait presque naturellement, et qu’André pardonnerait, et qu’ill’épouserait quand même, puisqu’il l’aimait.
Car il l’aimait vraiment, elle ne pouvait pas ne pas s’enapercevoir. Certes, ce n’était plus la passion impétueuse deGaston, avec ses terreurs, ses emportements, ses ivresses, maisc’était un amour calme, réfléchi, plus profond peut-être, puisantune sorte de recueillement dans le sentiment de sa légitimité et desa durée.
Et Valentine, doucement, s’accoutumait à la présence d’André,toute surprise de ce bonheur inconnu, de ces attentions délicatesde tous les instants, de ces prévenances qui allaient au-devant deses pensées. Elle n’aimait pas encore André, mais une séparationlui eût été douloureuse, cruelle.
Pendant ce temps où le jeune ingénieur avait été admis à fairesa cour, la conduite de la vieille comtesse avait été unchef-d’œuvre.
Calculant fort juste, elle avait tout à coup renoncé auxobsessions, ne discutant plus, affirmant avec une résignationlarmoyante qu’elle ne voulait pas influencer les résolutions de safille.
Mais elle criait misère, mais elle geignait comme si elle eûtété à la veille de manquer de pain ; mais elle avait pris sesmesures pour être harcelée par les huissiers. Saisies etsignifications pleuvaient à La Verberie, et tous ces papierstimbrés, elle les montrait à Valentine, en disant :
– Dieu veuille que nous ne soyons pas chassées de la maison denos pères avant ton mariage, ma bien-aimée !
D’ailleurs, se sentant assez d’influence pour glacer unerévélation sur les lèvres de sa fille, jamais elle ne la laissaseule une minute avec André.
Une fois mariés, pensait-elle, ils s’arrangeront.
Puis, tout autant que l’impatient André, elle pressait lespréparatifs de la noce. Elle ne laissait à Valentine ni le temps dese reconnaître, ni un moment pour réfléchir. Elle l’occupait,l’envahissait, l’étourdissait de mille et mille détails. C’étaitune robe à acheter, quelque objet du trousseau à changer, unevisite à faire, une pièce à se procurer.
Si bien qu’elle gagna ainsi la veille du grand jour, haletanted’espoir, oppressée d’anxiété, comme le joueur au moment décisifd’une grosse partie.
Ce soir-là, pour la première fois, Valentine se trouva seuleavec cet homme qui allait être son mari.
La nuit tombait, elle s’était réfugiée dans le salon, tourmentéed’angoisses plus poignantes que d’ordinaire. Il entra.
La voyant en larmes, affreusement troublée, doucement il luiprit la main, et lui demanda ce qu’elle avait.
– Ne suis-je pas votre meilleur ami, disait-il, ne dois-je pasêtre le confident de vos chagrins, si vous en avez ? Pourquoices larmes, mon amie ?
En ce moment, elle faillit tout avouer. Mais tout à coup, elleentrevit le scandale, la douleur d’André, les colères de sa mère,elle vit son existence perdue ; elle se dit qu’il était troptard, et avec une explosion de sanglots elle s’écria, comme toutesles jeunes filles quand le dernier moment est proche :
– J’ai peur !…
Lui, aussitôt, s’expliquant ce trouble, ces craintes vagues,l’horreur de l’inconnu, les révoltes de la pudeur, s’efforça de laconsoler, de la rassurer, tout surpris de voir que ses bonnesparoles, loin de la calmer, semblaient redoubler sa douleur.
Mais déjà Mme de La Verberie accourait, on allait signer lecontrat. André Fauvel ne devait rien savoir.
Enfin, le lendemain, par un beau jour de printemps, eut lieu àl’église du village le mariage d’André Fauvel et de Valentine de LaVerberie.
Dès le matin, le château s’était empli des amies de la jeunemariée qui venaient, suivant l’usage, présider aux derniers apprêtsde sa toilette.
Elle s’efforçait de rester calme, souriante même ;cependant elle était plus pâle que son voile, d’affreux remords ladéchiraient. Il lui semblait qu’on devait lire la vérité sur sonvisage, et que cette blanche toilette n’était qu’une amère ironie,une suprême humiliation.
Elle frémit quand sa meilleure amie s’approcha pour placer sursa tête la couronne de fleurs d’oranger. Il lui paraissait quecette couronne allait la brûler. Elle ne la brûla pas, mais une destiges de fil de fer mal recouverte lui fit au front une légèreécorchure qui saigna beaucoup, et même une goutte de sang tomba sursa robe.
Quel présage ! Valentine faillit se trouver mal.
Mais les présages sont menteurs, et la preuve, c’est qu’un anaprès son mariage, Valentine était, assurait-on, la plus heureusedes femmes.
Heureuse !… oui, elle l’eût été complètement si elle eût puoublier.
André l’adorait. Il s’était lancé dans les affaires et tout luiréussissait. Mais il voulait être très riche, immensément riche,non pour lui, mais pour la femme aimée, qu’il voulait entourer detoutes les jouissances du luxe. La trouvant la plus belle, il lasouhaitait la plus parée.
Dix-huit mois après son mariage, Mme Fauvel avait eu un fils.Hélas ! ni cet enfant, ni un second venu un an après, nepurent lui faire oublier l’autre, le délaissé, celui que, pour unesomme d’argent, une étrangère avait pris.
Aimant passionnément ses fils, les élevant comme des fils deprince, elle se disait : qui sait si l’abandonné a seulement dupain ?
Si elle eût su où il était, si elle eût osé !… Mais ellen’osait pas. Parfois même elle avait été inquiète du dépôt laissépar Gaston, de ces parures de la marquise de Clameran, qu’ellecraignait de ne jamais assez bien cacher.
Parfois, elle se disait : allons, le malheur m’aoubliée !
Pauvre femme ! Le malheur est un visiteur qui parfois sefait attendre, mais qui toujours vient.
Louis de Clameran, le second fils du marquis, était de cesnatures concentrées qui, sous des dehors froids ou nonchalants,dissimulent un tempérament de feu, d’exorbitantes passions et lesplus furieuses convoitises.
Toutes sortes d’extravagantes pensées et de levains mauvaisfermentaient en son cerveau malade, longtemps avant les événementsqui décidèrent des destinées de la maison de Clameran.
Occupé, en apparence, de futiles plaisirs, ce précoce hypocritesouhaitait pour ses passions un théâtre plus vaste, maudissant lesnécessités qui l’enchaînaient au pays, à ce vieux château qui luisemblait plus triste qu’une prison et froid comme une tombe.
Il s’ennuyait.
Il n’aimait pas son père, il haïssait jusqu’à la frénésie sonfrère Gaston.
Le vieux marquis lui-même, dans son imprévoyance coupable, avaitallumé cette envie dévorante dans le cœur de son second fils.
Observateur de traditions qu’il prétendait les seules bonnes, ilavait déclaré cent fois que l’aîné d’une maison noble doit hériterde tous les biens, et que Gaston recueillerait seul ce qu’illaisserait de fortune à sa mort.
Cette flagrante injustice des préférences non dissimuléesdésolait l’âme jalouse de Louis.
Souvent Gaston lui avait affirmé que jamais il ne consentirait àprofiter des préjugés paternels, qu’ils partageraient tout en bonsfrères. Louis n’avait pas été touché de ce que, jugeant les autresd’après lui, il appelait la ridicule ostentation d’un fauxdésintéressement.
Cette haine dont jamais ne s’étaient doutés ni le marquis niGaston, s’était trahie par des actes assez significatifs pour avoirfrappé les domestiques.
Ils la connaissaient à ce point, que ce soir funeste où la chutedu cheval de Louis livrait Gaston à ses ennemis, ils refusèrent decroire à un accident, et tout bas murmurèrent ce mot :fratricide.
Même une scène déplorable eut lieu entre Louis et Saint-Jean, àqui cinquante ans de services fidèles donnaient une liberté dont ilabusait quelquefois, et son franc-parler souvent rude etdésagréable.
– Il est malheureux, avait dit le vieux serviteur, qu’uncavalier aussi habile que vous soit tombé juste au moment où lesalut de votre frère dépendait de votre manière de conduire votrecheval. La Verdure, lui, n’est pas tombé.
L’allusion avait si bien atteint le jeune homme, qu’il avaitpâli, et d’une voix terrible s’était écrié :
– Misérable ! Que veux-tu dire ?
– Vous le savez bien, monsieur le vicomte, avait insistéSaint-Jean.
– Non !… parle, explique-toi.
Le domestique n’avait répondu que par un regard, mais il étaitsi cruellement significatif que Louis s’était précipité, lacravache levée, sur Saint-Jean, et qu’il l’eût roué de coups sansl’intervention des autres serviteurs du château.
Cette scène se passait au moment où Gaston, au milieu desgarancières et des champs de châtaigniers, s’efforçait de dépisterceux qui le poursuivaient.
Bientôt les gendarmes et les hussards reparurent tristes, émus,annonçant que Gaston de Clameran venait de se précipiter dans leRhône et que certainement il y avait péri.
Un douloureux murmure accueillit cette désolante déclaration.Seul, entre tous, Louis resta impassible, pas un des muscles de sonvisage ne tressaillit.
Même ses yeux eurent un éclair, l’éclair du triomphe. Une voixsecrète lui criait : « Te voici maintenant assuré de la fortunepaternelle et de la couronne de marquis ! »
Désormais, il n’était plus le pauvre cadet, le fils dépouillé auprofit d’un aîné, il était le seul héritier des Clameran.
Le brigadier de gendarmerie avait dit : « Ce n’est pas moi quiannoncerai à ce pauvre vieux que son fils est noyé !… » Louisn’eut ni les scrupules ni l’attendrissement du vieux soldat. Ilmonta sans hésitation chez son père, et c’est d’une voix fermequ’il lui dit : « Entre la vie et l’honneur, mon frère a choisi… ilest mort. »
Comme le chêne frappé de la foudre, le marquis, à ces mots avaitchancelé et était tombé. Le médecin qu’on était allé chercher neput, hélas ! qu’avouer l’impuissance de la science. Vers lematin, Louis recueillit d’un œil sec le dernier soupir de sonpère.
Louis était le maître désormais.
C’est que les injustes précautions prises par le marquis, pouréluder la loi et assurer, sans conteste, toute sa fortune à sonfils aîné, tournèrent contre lui.
Grâce à la coupable complaisance de ses hommes d’affaires, aumoyen de fidéicommis entachés de fraude, M. de Clameran avait toutdisposé de façon qu’au lendemain de sa mort Gaston pût recueillirtout son héritage ; ce fut Louis qui le recueillit, et sansmême qu’il fût besoin de l’acte de décès de son frère.
Il était marquis de Clameran, il était libre, il était richeaussi, relativement. Lui, qui jamais ne s’était vu vingt-cinq écusen poche, il se trouvait possesseur de bien près de deux cent millefrancs.
Cette richesse subite, absolument inespérée, lui tourna si bienla tête qu’il oublia sa savante dissimulation. On remarqua sacontenance, aux funérailles du marquis. La tête baissée, sonmouchoir sur la bouche, il suivait le cercueil porté par douzepaysans, mais ses regards démentaient son attitude, son frontrayonnait, on devinait le sourire sous les grimaces de sa feintedouleur.
La vibration des dernières pelletées de terre sur le cercueiln’était pas éteinte, que déjà Louis vendait, au château, tout cequi se pouvait vendre : les chevaux, les harnais, les voitures.
Dès le lendemain, il renvoya tous les domestiques, pauvres gensqui s’étaient imaginés finir leurs jours sous le toit hospitalierde Clameran. Plusieurs, les larmes aux yeux, le prirent à part pourle conjurer d’utiliser leurs services, même sans rétribution ;il les congédia brutalement.
Il était tout au calcul en ce moment. Le notaire de son père,qu’il avait mandé, parut. Il lui signa une procuration pour vendretoutes les terres et en reçut une somme de vingt mille francs, unpremier emprunt.
Puis, à la fin de la semaine, un soir, il ferma toutes lesportes du château où il se jurait de ne revenir jamais, et il enremettait toutes les clés à Saint-Jean, qui ayant une certaineaisance, possédant une petite maison près de Clameran, devaitcontinuer à habiter le pays.
Enfin, il partit ! La lourde diligence s’ébranla, etbientôt fut emportée au galop de ses six chevaux, creusant à chaquetour de roue un abîme entre le passé et l’avenir.
Enfoncé dans un des coins du coupé, Louis de Clameran savouraitpar avance les délices dont il allait épuiser les réalités. Au boutdu chemin, Paris se levait dans la pourpre, radieux comme lesoleil, éblouissant comme lui.
Car il allait à Paris… N’est-ce pas la terre promise, la citédes merveilles où chaque Aladin trouve une lampe ? Là, toutesles ambitions sont couronnées, tous les rêves se matérialisent,toutes les passions s’épanouissent, il est des assouvissements pourtoutes les convoitises.
Partout le bruit, la foule, le luxe, le plaisir.
Quel rêve ! Et le cœur de Louis de Clameran se gonflait dedésirs, et il lui semblait que les chevaux marchaient pluslentement que des tortues.
Et quand le soir, à l’heure où le gaz s’allume, il sauta de ladiligence sur le pavé boueux de Paris, il lui sembla qu’il prenaitpossession de la grande ville, qu’elle était à lui, qu’il pouvaitl’acheter.
Pénétré de son importance, habitué à la déférence des gens desenvirons, le jeune marquis avait quitté son pays en se disant qu’àParis, tant par son nom que par sa fortune, il serait unpersonnage.
L’événement trompa singulièrement son attente. À sa grandesurprise il découvrit qu’il n’y avait rien de ce qui, dans la villeimmense, constitue une personnalité. Il reconnut qu’au milieu decette foule indifférente et affairée, il passait aussi perdu, aussiinaperçu qu’une goutte d’eau au milieu d’un torrent.
Mais la peu flatteuse réalité ne pouvait décourager un garçonrésolu surtout à donner coûte que coûte satisfaction à sespassions.
Le nom de ses pères n’eut qu’un privilège, désastreux pour sonavenir ; il lui ouvrit les portes du faubourgSaint-Germain.
Là, il connut un assez bon nombre d’hommes de son âge, toutaussi nobles que lui, dont les revenus égalaient la moitié ou mêmela totalité de son capital. Presque tous avouaient qu’ils ne sesoutenaient que par des prodiges d’habileté et d’économie, et enréglant leurs vices et leurs folies aussi sagement qu’un bonnetierles sorties qu’il fait le dimanche avec sa famille.
Ces propos, et bien d’autres, qui stupéfiaient le nouveaudébarqué, ne lui ouvrirent pas les yeux. De ces jeunes genséconomiquement prodigues, il s’efforça de copier les dehorsbrillants, sans songer à imiter leur prudence. Il apprit àdépenser, mais non à compter comme eux.
Il était marquis de Clameran, il s’annonçait comme ayant unegrande fortune, il fut bien accueilli ; s’il n’eut pas un ami,il eut du moins quantité de connaissances. Au cercle où il futprésenté et reçu dès les premiers jours de son arrivée, il trouvadix complaisants qui se firent un plaisir de l’initier aux secretsde la vie élégante et de corriger ce qu’il pouvait y avoir d’un peuprovincial en ses façons d’être ou de penser.
Il profita vite et bien des leçons. Après trois mois, il étaitlancé, sa réputation de beau joueur était établie, et il s’étaitfait noblement et glorieusement compromettre par une fille à lamode.
Descendu à l’hôtel tout d’abord, il avait loué près de laMadeleine un confortable entresol, avec une remise et une écuriepour trois chevaux.
Il ne garnit cette « garçonnière » que du strictnécessaire ; malheureusement le nécessaire est hors deprix.
Si bien que, le jour où il fut installé, ayant essayé de faireses comptes, il découvrit, non sans effroi, que ce courtapprentissage de Paris lui coûtait cinquante mille francs, le quartde son avoir.
Et encore, il restait, vis-à-vis de ses brillants amis, dans unétat d’infériorité désolant pour sa vanité, à peu près comme un bonpropriétaire qui crèverait son bidet à vouloir suivre une course dechevaux anglais.
Cinquante mille francs !… Louis eut comme une velléité dequitter la partie. Mais, quoi ! il abdiquerait donc !D’ailleurs ses vices s’épanouissaient à l’aise, dans ce milieucharmant. Il s’était cru prodigieusement fort, autrefois, et millecorruptions nouvelles se révélaient à lui.
Puis, la vue de fortunes subites, l’exemple de succès aussisurprenants et aussi inouïs que certains revers, enflammaient sonimagination.
Il pensa que dans cette grande ville, où les millions sepromènent sur le boulevard, il parviendrait infailliblement, luiaussi, à saisir son million.
Comment ? il n’en avait pas l’idée, et même il ne lacherchait pas. Il se persuadait simplement qu’aussi bien quebeaucoup d’autres, il aurait son jour de hasard heureux.
Encore une de ces erreurs qu’il serait temps de détruire.
Il n’est pas de hasard, au service des sots.
Dans cette course furieuse des intérêts, il faut une prodigieusedextérité pour enfourcher, le premier, cette cavale capricieuse quia nom l’occasion, et la conduire au but.
Mais Louis n’en pensait pas si long. Aussi absurde que cet hommequi espérait gagner à la loterie sans y avoir mis, il se disait :bast ! l’occasion, le hasard, un beau mariage me tireront delà.
Il ne se présenta pas de beau mariage, mais le tour du dernierbillet de banque arriva.
À une pressante demande d’argent, son notaire répondit par unrefus.
Il ne vous reste rien à vendre, M. le marquis, luiécrivait-il, plus rien que le château. Il a certainement une grandevaleur, mais il est malaisé, sinon impossible, de trouver unacquéreur pour un immeuble de cette importance, situé comme ill’est maintenant. Soyez sûr que je chercherai activement cetacquéreur, et croyez, etc.
Absolument comme s’il n’eût pas prévu cette catastrophe finale,Louis fut atterré. Que faire ?
Ruiné, n’ayant plus rien à espérer, il était de sa dignitéd’imiter les pauvres fous qui, chaque année, surgissent, brillentun moment et disparaissent soudain.
Mais Louis ne pouvait renoncer à cette vie de plaisirs facilesqu’il menait depuis trois ans. Il était dit qu’après avoir laissésa fortune sur le champ de bataille, il y laisserait sonhonneur.
Il s’obstina, pareil au joueur décavé qui rôde autour des tablesde jeu qui lui sont fermées, s’intéressant à une partie qui n’estplus la sienne, toujours prêt à tendre la main à ceux que favorisele sort.
Louis, tout d’abord, vécut du renom de sa fortune dissipée, dece crédit qui reste à l’homme qui a dépensé beaucoup en peu detemps.
Cette ressource, rapidement, s’épuisa.
Un jour vint où les créanciers se levèrent en masse, et lemarquis ruiné dut laisser entre les mains les derniers débris deson opulence, son mobilier, ses voitures, ses chevaux.
Réfugié dans un hôtel plus que modeste, il ne pouvait prendresur lui de rompre avec ces jeunes gens riches qu’un moment il avaitpu croire ses amis.
Il vivait d’eux, maintenant, comme autrefois de sesfournisseurs. Empruntant de-ci et de-là, depuis un louis jusqu’àvingt-cinq, ne rendant jamais. Il pariait, et, s’il perdait, nepayait pas. Il pilotait les jeunes et utilisait en mille serviceshonteux une expérience qui lui coûtait deux cent millefrancs ; moitié courtisan, moitié chevalier d’industrie.
On ne le chassait pas, mais on lui faisait expier cruellementcette faveur d’être encore toléré. On ne se gênait pas avec lui, etce qu’on pensait de sa conduite, on le disait tout haut.
Aussi, quand il se retrouvait seul, dans son taudis,s’abandonnait-il à des accès de rage folle. Il pouvait bien subirtoutes les humiliations, mais non encore ne les plus sentir.
Il y avait d’ailleurs longtemps que l’envie qui le rongeait, queles convoitises qui le torturaient, avaient étouffé en luijusqu’aux racines des sentiments honnêtes. Pour quelques annéesd’opulence, il se sentait prêt à tout hasarder, disposé à tentermême un crime.
Il ne commit pas de crime, cependant, mais il se trouvacompromis dans une affaire malpropre d’escroquerie et dechantage.
Un vieil ami de sa famille, le comte de Commarin, le sauva,étouffa l’affaire et lui fournit les moyens de passer enAngleterre.
Quels furent, à Londres, ses moyens d’existence ?
Seuls les détectives de la capitale la plus corrompue del’univers sauraient le dire.
Descendant les derniers échelons du vice, le marquis de Clameranvécut dans un monde d’escrocs et de filles perdues, dont ilpartageait les chances et les honteux profits.
Forcé de quitter Londres, il parcourut successivement toutel’Europe, sans autre capital que son audace, sa corruption profondeet son adresse à tous les jeux.
Enfin, en 1865, ayant eu à Hambourg une veine heureuse, ilrevint à Paris, où il se disait que sans doute on l’avaitoublié.
Il y avait dix-huit ans qu’il avait quitté la France.
La première pensée de Louis de Clameran, en arrivant à Paris,avant de s’y installer, avant même d’y chercher les ressourcesqu’il savait trouver ailleurs, fut pour son pays natal.
Ce n’est pas qu’il y eût aucun parent, aucun ami, même de quiattendre un secours, mais il se rappelait le vieux manoir pourlequel, autrefois, le notaire désespérait trouver un acquéreur.
Il se disait que peut-être cet acquéreur s’était présenté, et ilétait décidé à aller s’en assurer, pendant qu’une fois dans lepays, il tirerait toujours quelque chose de ce château qui, certes,dans le temps, avait coûté à bâtir plus de cent mille livres.
Trois jours plus tard, par une belle soirée d’octobre, ilarrivait à Tarascon, où il s’assurait que le château était encoresa propriété, et le lendemain, de très bonne heure, il prenait, àpied, la route de Clameran.
Bientôt, à travers les arbres, il distingua le clocher duvillage de Clameran, puis le village lui-même, assis sur la pentedouce d’un coteau couronné d’oliviers.
Il reconnut les premières maisons : le hangar dumaréchal-ferrant avec sa vigne courant le long du toit, lepresbytère, et plus loin l’auberge où, autrefois avec son frèreGaston, il venait pousser les billes sur l’immense billard àblouses larges comme des hottes.
En dépit de ce qu’il nommait son dédain des préjugés vulgaires,une émotion indéfinissable lui serrait le cœur. Il n’était pasmaître d’un triste retour sur lui-même, et malgré lui sa pensées’égarait dans le passé.
La porte de la maison de Saint-Jean était ouverte, il entra, etne trouvant personne dans l’immense cuisine à cheminée monumentale,il appela.
– On y va ? répondit une voix.
Presque aussitôt, à la porte du fond, un homme d’une quarantained’années, à la figure honnête et souriante, apparut, surpris detrouver un étranger chez lui.
– Il y a quelque chose pour votre service, monsieur ?demanda-t-il.
– N’est-ce pas ici que demeure Saint-Jean, l’ancien valet dechambre du marquis de Clameran ?
– Mon père est mort depuis bientôt cinq ans, monsieur, réponditl’homme, d’une voix triste.
Cette nouvelle affecta péniblement Louis, comme si le vieillardqu’il pensait retrouver eût pu lui rendre quelque chose de sajeunesse. Il eut un soupir, et dit :
– Je suis le marquis de Clameran.
L’homme, à ces mots, poussa un grand cri de joie.
– Vous ! monsieur le marquis ! s’écria-t-il,vous !
Il prit les mains de Louis, et les serrant avec un affectueuxrespect :
– Ah ! si mon pauvre père était encore de ce monde,poursuivait-il, quel ne serait pas son contentement ! Sesdernières paroles ont été pour ses anciens maîtres, monsieur lemarquis. Que de fois il a gémi de ne point recevoir de vosnouvelles ! Il est en terre, le pauvre homme ; mais moi,Joseph, son fils, je vous appartiens comme lui-même. Vous, chezmoi, quel bonheur ! Ah ! ma femme à qui j’ai tant parlédes Clameran va être bien heureuse !…
Il s’élança dehors en même temps criant à pleins poumons :
– Toinette ! Hé ! Antoinette, écoute un peu ici,voir !…
Cet accueil si empressé, si cordial, remuait délicieusementLouis. Il y avait tant d’années qu’il n’avait entendu l’expressiond’une affection sincère, d’un dévouement désintéressé, qu’une mainvraiment amie n’avait serré la sienne !
Mais déjà, rougissante et confuse, une belle jeune femme auteint brun, aux grands yeux noirs, entrait, à moitié traînée parJoseph.
– Voilà ma femme, monsieur le marquis, disait-il. Ah !dame ! je ne lui ai pas laissé le temps d’aller se fairebrave[4] ; c’est monsieur le marquis,Antoinette.
La belle jeune femme s’inclinait, tout intimidée, et ne trouvantrien à dire, elle tendit son front, où Louis déposa un baiser.
– Tout à l’heure, disait Joseph, monsieur le marquis verra lesenfants, ils sont à l’école, je viens de les envoyer chercher.
En même temps, le mari et la femme s’empressaient autour dumarquis.
Il devait avoir, disaient-ils, besoin de prendre quelque chose,étant venu à pied, il allait bien accepter un verre de vin, enattendant le déjeuner, car il leur ferait l’honneur de déjeunerchez eux, n’est-il pas vrai ?
Et Joseph descendait à la cave, pendant que Toinette, dans lacour, donnait la chasse au plus gras de ses poulets.
En moins de rien, tout fut prêt, et Louis s’assit, au milieu dela cuisine, devant une table chargée de tout ce qu’on avait pu seprocurer de meilleur, servi par Joseph et sa femme, qui se tenaientdevant lui, l’examinant avec une sorte de curiosité attendrie.
La grande nouvelle s’était répandue dans le village, et la porterestant ouverte, à tout moment des gens se présentaient quivenaient saluer le marquis de Clameran.
– Je suis untel, monsieur le marquis, ne me reconnaissez-vouspas ? Ah ! je vous ai bien reconnu, moi, allez. Le défuntmarquis m’aimait bien, affirmait un vieux.
– Vous souvenez-vous, disait un autre, du temps où vous meprêtiez vos fusils pour aller à la chasse ?
C’est avec un ravissement intime que Louis recueillait toutesces protestations, ces marques d’un dévouement que n’avaient pasaffaibli les années.
À la voix de ces braves gens, mille souvenirs oubliéss’éveillaient en lui, et il retrouvait les fraîches sensations desa jeunesse.
Lui, l’aventurier, chassé de partout, le héros des maisons dejeu, le spadassin, l’abject complice des escrocs de Londres, il sedélectait à ces témoignages de vénération accordée à la famille deClameran, et il lui semblait qu’ils lui rendaient quelque chose desa considération et de son estime.
Ah ! si à cette heure il eût possédé le quart seulement decet héritage jeté au vent d’absurdes fantaisies, avec quellesatisfaction il se serait fixé dans ce village pour finir ses joursen paix !
Mais ce repos après tant d’agitations vaines, ce port après tantde naufrages, lui étaient interdits. Il ne possédait rien ;comment vivre ?
Ce sentiment désolant de sa détresse passée lui donna seul lecourage de demander à Joseph les clés du château qu’il se proposaitde visiter.
– Il n’y a besoin que de la clé de la grille, monsieur lemarquis, répondit Joseph, et encore… !
C’était vrai. Le temps avait fait son œuvre, et l’héroïquemanoir de Clameran n’était plus qu’une ruine. La pluie et lesoleil, le mistral aidant, avaient émietté les portes et emportéles contrevents en poussière.
Au-dedans, la désolation était plus grande encore.
Tout le mobilier que Louis n’avait osé vendre était encore enplace, mais en quel état ! À peine restait-il quelqueslambeaux d’étoffe des débris de la garniture des lits ; lesbois seuls avaient résisté.
C’est à peine si Louis, suivi de Joseph, osait pénétrer dans cesgrandes salles où le bruit de ses pas sonnait lugubrement.
Il lui semblait que tout à coup le terrible marquis de Clameranallait se dresser en pied pour lui jeter sa malédiction, pour luicrier : « Qu’as-tu fait de notre honneur ? »
Peut-être sa terreur avait-elle une autre cause, peut-êtreavait-il trop de raison de se souvenir de cette chute, si fatale àGaston.
Ce n’est qu’en se trouvant en plein soleil, dans le jardin,qu’il reprit son assurance et se souvint de l’objet de savisite.
– Ce pauvre Saint-Jean, dit-il, a eu bien tort de ne pasutiliser le mobilier laissé au château, il se trouve détruit sansavoir servi à personne.
– Mon père, monsieur le marquis, n’aurait rien osé déranger sansun ordre.
– Et il avait bien tort. Quant au château, si on n’y prendgarde, il sera bientôt perdu comme le mobilier. Ma fortune, à mongrand regret, ne me permet pas de le restaurer : je suis doncdécidé à le vendre pendant qu’il est encore debout. Sera-t-il biendifficile, poursuivait Louis, de vendre cette masure ?
– Cela dépend du prix, monsieur le marquis ; je connais unhomme des environs qui en ferait son affaire, si on le lui cédait àbon marché.
– Et quel est cet homme ?
– Un certain Fougeroux, qui demeure de l’autre côté du Rhône, aumas de la Montagnette. C’est un gars de Beaucaire, qui a épousé, ily a une douzaine d’années, une servante de la défunte comtesse deLa Verberie, dont monsieur le comte se souvient peut-être, unegrosse, très brune, nommée Mihonne.
Louis ne se souvenait pas de Mihonne.
– Quand pourrons-nous voir ce Fougeroux ? demanda-t-il.
– Aujourd’hui même, là, en traversant le Rhône dans le bateau dupasseur.
– Eh bien ! allons… je suis pressé.
Une génération entière avait disparu, depuis que Louis avaitquitté sa province.
Ce n’était plus le vieux matelot de la République, Pilorel, qui« passait le monde », c’était son fils.
Pendant que Pilorel fils ramait de toutes ses forces, Josephs’efforçait de mettre le marquis en garde contre les ruses deFougeroux.
– C’est un fin renard, disait-il, trop fin même. Je n’ai jamaiseu bonne idée de lui, depuis son mariage, qui n’a pas été une belleaction. La Mihonne avait bien cinquante ans sonnés, quand il s’estavisé de lui faire la cour, et il n’en avait pas vingt-cinq. Vouscomprenez bien qu’il en voulait à l’argent et non à la femme. Lapauvre sotte a cru que le gars l’aimait et dame ! elle a donnésa main et ses écus.
– Et ils ont profité, oui, interrompit Pilorel.
– Ça, c’est vrai. Fougeroux n’a pas son pareil pour faire suerl’argent. Il est riche aujourd’hui, mais il devrait bien savoir gréà Mihonne de sa richesse. Qu’il ne l’aime pas, on comprend ça, ellea l’air de sa grand-mère ; mais qu’il la prive de tout etqu’il la batte comme plâtre, c’est honteux.
– Il la voudrait à six pieds sous terre, quoi ! fit lepasseur.
– Et il l’y mettra avant longtemps. Elle est comme expirante, lapauvre vieille, depuis que Fougeroux a installé chez lui unegourgandine dont elle est devenue la servante.
On abordait. Joseph et le marquis, après avoir prié le passeurd’attendre leur retour, prirent le chemin du mas de laMontagnette.
C’était une ferme de bonne apparence, bien tenue, entourée decultures intelligentes.
Joseph ayant demandé le maître, un jeune garçon lui répondit que« monsieur Fougeroux » était dans les champs tout près, qu’onallait le prévenir.
Il ne tarda pas à paraître. C’était un très petit homme à barberouge, à l’œil inquiet et fuyant.
Bien que M. Fougeroux fît profession de détester les nobles etles prêtres, l’espoir de faire un bon marché le rendit obséquieuxjusqu’à la servilité.
Il s’empressa de faire passer Louis dans « sa salle », avecforce révérences et des « monsieur le marquis » à n’en plusfinir.
En entrant, il s’était adressé à une vieille femme qui tremblaitde fièvre au coin de l’âtre éteint et lui avait brutalement ordonnéde descendre quérir du vin pour M. le marquis de Clameran.
La vieille, à ce nom, se dressa comme au contact d’une pileélectrique. Elle sembla vouloir parler ; un regard de sontyran renfonça les mots dans sa gorge. C’est d’un air égaré qu’elleobéit, et revint avec une bouteille et trois verres, qu’elle déposasur la table.
Puis, elle reprit sa place près du foyer, oubliant d’écouterpour regarder le marquis.
Le marché, cependant, se débattait entre Joseph et Fougeroux. Lemarchand de biens offrait un prix dérisoire, n’achetant, disait-il,que pour démolir et revendre les matériaux. Joseph, lui, énuméraitles poutres et les solives, les moellons, ferrures, sans compter leterrain…
Pour Mihonne, la présence du marquis était un de ces événementsqui changent l’existence.
Si jusqu’alors, la fidèle servante n’avait pas dit un mot dessecrets confiés à sa probité, ils ne lui en avaient pas moinssemblé lourds à porter.
N’ayant pas d’enfant, après en avoir ardemment désiré, elle sepersuadait que Dieu l’avait frappée de stérilité pour la punird’avoir prêté les mains à l’abandon d’un pauvre petit innocent.
Souvent elle avait pensé qu’en révélant tout, elle apaiserait lacolère céleste et ramènerait le bonheur à son foyer. Sonattachement pour Valentine lui avait donné la force de résister àd’incessantes tentations.
Mais, aujourd’hui, la présence de Louis la décidait.Réfléchissant, elle ne voyait nul danger à se confier au frère deGaston.
L’affaire, pendant ce temps, se concluait. Il était convenu queFougeroux donnerait cinq mille deux cent quatre-vingts francscomptant du château et du terrain, et que les débris du mobilierreviendraient à Joseph.
Le marchand de biens et le marquis échangèrent une bruyantepoignée de main en prononçant les mots sacramentels : « C’est dit.»
Et aussitôt Fougeroux sortit pour aller chercher, lui-même, dansle bon coin connu de lui seul, la bouteille du marché.
L’occasion pour Mihonne était favorable. Se levant, elle alladroit au marquis, et d’une voix sourde et précipitée :
– Il faut, monsieur le marquis, dit-elle, que je vous parle sanstémoins.
– À moi, ma bonne femme ?
– À vous. C’est un secret de vie ou de mort. Ce soir, à latombée de la nuit, venez sous les noyers, là-bas, j’y serai, jevous dirai tout.
Elle regagna sa place, son mari rentrait.
Gaiement Fougeroux remplit les verres et but à la santé deClameran.
Tout en regagnant le bateau, Louis se demandait s’il viendrait àce rendez-vous singulier.
– Que diable peut me vouloir cette vieille sorcière ?disait-il à Joseph.
– Qui sait ! Elle a été au service d’une femme qui fut, m’adit mon père, la maîtresse de feu monsieur Gaston… À votre place,monsieur le marquis, j’irais. Vous dînerez chez nous, et aprèsdîner Pilorel vous passera.
La curiosité décida Louis, et, vers les sept heures, il arrivaitsous les noyers. Depuis longtemps déjà la vieille Mihonnel’attendait.
– Vous voilà donc, cher bon monsieur, fit-elle avec un accent dejoie, déjà je me désespérais…
– Oui, c’est moi, ma brave femme, voyons, qu’avez-vous à medire ?
– Ah ! bien des choses, monsieur le marquis, mais, avanttout, avez-vous des nouvelles de votre frère ?
Louis regretta presque d’être venu, pensant que la vieilleradotait.
– Vous savez bien, répondit-il, que mon pauvre frère s’est jetédans le Rhône et qu’il y a péri.
– Quoi ! s’écria Mihonne, quoi ! vous aussi vousignorez qu’il s’est sauvé ! Oui, il a fait ce que personneplus ne fera ; il a traversé en nageant le Rhône débordé. Lelendemain mademoiselle Valentine est allée à Clameran pour dire lanouvelle, Saint-Jean l’a empêchée d’arriver jusqu’à vous. Plustard, je suis allée vous porter une lettre, vous étiez parti.
Ces révélations, après vingt ans, confondaient Louis.
– Ne prenez-vous pas vos rêves pour des réalités, ma bonnemère ? dit-il doucement.
Mihonne secoua tristement la tête.
– Non, continua-t-elle, non. Et si le père Menoul était de cemonde encore, il vous dirait comment il a conduit monsieur Gastonjusqu’à la Camargue, et comment de là votre frère a gagné Marseilleet s’y est embarqué. Mais ceci n’est rien encore : monsieur Gastona un fils.
– Mon frère, un fils ?… Décidément, ma bonne vieille, vousperdez la tête.
– Hélas ! non, pour mon malheur dans ce monde et dansl’autre, il a eu un fils de mademoiselle Valentine, un pauvreinnocent que j’ai reçu dans mes bras à l’étranger, et que j’aiporté à la femme qui l’a pris pour de l’argent.
Alors Mihonne raconta tout, les colères de la comtesse, levoyage à Londres, l’abandon du petit Raoul.
Avec cette sûreté de mémoire des gens qui, ne sachant ni lire niécrire, ne peuvent se confier au papier, elle révéla les moindrescirconstances, donnant les détails les plus précis, le nom duvillage et celui de la fermière, les noms et prénoms de l’enfant,la date exacte des événements.
Puis elle dit les misères de Valentine après sa faute, la ruinede la comtesse, et enfin le mariage de la pauvre fille avec unmonsieur de Paris, riche, si riche qu’il ne connaissait pas safortune, un banquier nommé Fauvel.
Un cri aigu et prolongé l’interrompit.
– Ciel ! fit-elle d’une voix épouvantée, mon marim’appelle.
Et de toute la vitesse de ses vieilles jambes, elle regagna laferme.
Elle était partie depuis un bon moment, que Louis restait encoreimmobile à la même place.
Au récit de Mihonne, une idée infâme, si détestable qu’ellefaisait reculer son esprit prêt à tout, lui était venue, et cetteidée devenait grandissante comme les vagues successives de la maréemontante.
Il connaissait de réputation le riche banquier, et il songeaitau parti qu’il pouvait tirer de ce qu’il venait d’entendre. Il estde ces secrets qui, bien exploités, valent une ferme en Brie.
Les terreurs d’une vieillesse misérable chassèrent ses derniersscrupules.
Avant tout, pensait-il, je dois m’assurer de la réalité desdires de cette vieille ; après, je ferai mon plan.
C’est pourquoi, le surlendemain, ayant reçu les cinq mille deuxcent quatre-vingts francs de Fougeroux, Louis de Clameran partaitpour Londres.
Après plus de vingt années de mariage, Valentine de La Verberie,devenue Mme Fauvel, n’avait éprouvé qu’une douleur réelle, encoreétait-ce une de ces douleurs qui fatalement nous atteignent en nosplus chères affections.
En 1859, elle avait perdu sa mère, prise d’une fluxion depoitrine pendant un de ses fréquents voyages à Paris.
Depuis, Mme Fauvel se plaisait à le répéter, elle n’avait pluseu un sujet sérieux de chagrin, elle n’avait pas eu une occasion deverser une larme.
Qu’avait-elle à souhaiter ? Après tant d’années, Andrérestait pour elle ce qu’il était aux premiers jours de leur union.À l’amour qui n’avait pas diminué se joignait cette intimitédélicieuse qui résulte d’une longue conformité de pensées et uneconfiance sans bornes.
Tout avait réussi au gré de ce fortuné ménage. André avait vouluêtre riche, il l’était bien au-delà de ses espérances ; bienau-delà, surtout, de ses désirs et de ceux de Valentine.
Leurs deux fils, Lucien et Abel, beaux comme leur mère, noblescœurs, vaillantes intelligences, étaient de ces élus qui sont laglorification de leur famille et portent au-dehors comme un refletdu bonheur domestique.
Il était dit qu’il ne manquerait rien aux félicités deValentine. Pour les heures de solitude, quand par hasard son mariet ses fils s’éloignaient une soirée, elle avait une compagne, unejeune fille accomplie, Madeleine, élevée par elle, qu’elle aimaitcomme ses propres enfants, qui avait pour elle les tendressesattentives d’une fille dévouée.
Madeleine était une nièce de M. Fauvel, qui avait perdu sesparents, de pauvres honnêtes gens, quand elle était encore auberceau, et que Valentine avait voulu recueillir, peut-être ensouvenir du pauvre abandonné de Londres.
Il lui semblait que Dieu, pour cette bonne œuvre, la bénirait,et que Madeleine serait l’ange gardien de la maison.
Le jour de l’arrivée de l’orpheline, M. Fauvel avait déclaréqu’il voulait lui ouvrir un compte, et en effet, il avait faitinscrire dix mille francs pour la dot de Madeleine.
Ces dix mille francs, le riche banquier s’était amusé à lesfaire valoir d’une façon extraordinaire. Lui qui, pour son compte,n’avait jamais risqué une spéculation douteuse, il prenait plaisirà jouer sur les valeurs les plus invraisemblables, avec l’argent desa nièce. Ce n’était qu’un jeu, aussi y gagnait-il toujours, sibien qu’en quinze ans, les dix mille francs étaient devenus undemi-million.
Ils avaient donc raison, ceux qui enviaient la familleFauvel.
Même à la longue, les cuisants remords et les soucis deValentine faisaient trêve. À la bienfaisante influence de cetteatmosphère de bonheur, elle avait presque trouvé l’oubli et la paixde la conscience. Elle avait si cruellement expié sa faute, elleavait tant souffert d’avoir trompé André, qu’elle se croyait commequitte avec le sort.
Elle osait maintenant envisager l’avenir, sa jeunesse perduedans un brouillard opaque n’était plus pour elle que le souvenird’un songe pénible.
Oui, elle se croyait sauvée, quand, pendant une absence de sonmari, appelé en province par des intérêts graves, un jour du moisde novembre, dans l’après-midi, un des domestiques lui apporta unelettre remise chez le concierge par un inconnu qui avait refusé dedire son nom.
Sans que le plus vague pressentiment fît trembler ou hésiter samain, elle brisa l’enveloppe et lut :
Madame,
Est-ce trop compter sur la mémoire de votre cœur qued’espérer une demi-heure d’entretien ?
Demain, entre deux et trois heures, j’aurai l’honneur de meprésenter à votre hôtel.
Marquis de Clameran.
Par bonheur, Mme Fauvel était seule.
Une angoisse aussi affreuse que celle qui précède la mortéteignit le cœur de la pauvre femme à l’instant où, d’un coupd’œil, elle parcourut le billet.
Dix fois elle le relut à demi-voix, comme pour se bien pénétrerde l’épouvantable réalité, pour se prouver qu’elle n’était pasvictime d’une hallucination.
Ce n’est qu’après bien du temps qu’elle put recueillir ses idéesplus éparpillées que les feuilles d’automne après l’ouragan,qu’elle put réfléchir.
Alors elle commença à se dire qu’elle s’était alarmée trop tôtet inutilement. De qui était cette lettre ? De Gaston, sansdoute. Eh bien ! quelle raison de trembler ?
Gaston, revenu en France, voulait la revoir. Elle comprenait cedésir ; mais elle connaissait assez cet homme, jadis tantaimé, pour savoir qu’elle n’avait rien à redouter de lui Ilviendrait, il la trouverait mariée à un autre, vieillie, mère defamille, ils échangeraient un souvenir, un regret peut-être, ellelui rendrait le dépôt qu’il lui avait confié, et ce seraittout.
Mais elle était assaillie de doutes affreux. Révélerait-elle àGaston qu’elle avait eu un fils de lui ?
Avouer ? C’était se livrer. C’était mettre à la merci d’unhomme – le plus loyal et le plus honnête certainement, mais enfind’un homme – non seulement son honneur et son bonheur à elle, maisl’honneur et le bonheur de son mari et de ses enfants.
Se taire ? C’était commettre un crime. C’était, après avoirabandonné son enfant, après l’avoir privé des soins et des caressesd’une mère, lui voler le nom et la fortune de son père.
Elle se demandait quelle décision prendre, quand on vint laprévenir que le dîner était servi.
Mais elle ne se sentait pas le courage de descendre. Affronterles regards de ses fils était au-dessus de ses forces. Elle se dittrès souffrante et gagna sa chambre, heureuse, pour la premièrefois, de l’absence de son mari.
Bientôt Madeleine, inquiète, accourut, mais elle la renvoya,disant que ce n’était rien qu’un mal de tête, et qu’elle voulaitessayer de dormir.
Elle voulait rester seule en face du malheur, et son esprits’efforçait de pénétrer l’avenir, de deviner ce qui arriverait lelendemain.
Il vint, ce lendemain qu’elle redoutait et qu’ellesouhaitait.
Jusqu’à deux heures, elle compta les heures. Après, elle comptales minutes.
Enfin, au moment où sonnait la demie de deux heures, la porte dusalon s’ouvrit et un domestique annonça :
– Monsieur le marquis de Clameran.
Mme Fauvel s’était promis de rester calme, froide même. Pendantsa dure insomnie de la nuit, elle s’était efforcée de prévoir etd’arranger à l’avance toutes les circonstances de cette pénibleentrevue. Même, elle avait songé aux paroles qu’elle prononcerait,elle devait dire ceci, puis cela.
Mais, au moment suprême, son énergie la trahit, une émotionaffreuse la cloua sur son fauteuil, sans voix, sans idées.
Lui, cependant, après s’être respectueusement incliné, restaitdebout au milieu du salon, immobile, attendant.
C’était un homme de cinquante ans, à la moustache et aux cheveuxgrisonnants, au visage triste et sévère, ayant grand air et portantavec distinction ses vêtements noirs.
Remuée d’inexprimables sensations, frissonnante, Mme Fauvel leconsidérait, cherchant sur son visage quelque chose des traits del’homme qu’elle avait aimé jusqu’à l’abandon de soi-même, de cetamant qui avait appuyé ses lèvres sur les siennes, qui l’avaitpressée contre sa poitrine, dont elle avait eu un fils.
Et elle s’étonnait de ne rien trouver chez l’homme mûr del’adolescent dont le souvenir avait hanté sa vie… non, rien…
À la fin, comme il ne bougeait pas, d’une voix expirante, ellemurmura :
– Gaston !
Mais lui, secouant tristement la tête, répondit :
– Je ne suis pas Gaston, madame. Mon frère a succombé auxdouleurs et aux misères de l’exil ; je suis Louis deClameran.
Quoi ! ce n’était pas Gaston qui lui avait écrit, cen’était pas Gaston qui se tenait là, debout, devant elle !
Que pouvait-il donc vouloir, cet autre, ce frère en qui Gaston,autrefois, n’avait pas eu, elle le savait, assez de confiance pourlivrer leur secret ?
Mille probabilités plus terrifiantes les unes que les autres seprésentaient en même temps à sa pensée.
Pourtant elle réussit à dompter si promptement ses défaillancesque Louis les aperçut à peine. L’affreuse étrangeté de sasituation, l’imminence même du péril donnaient à son esprit unelucidité supérieure.
D’un geste nonchalant elle montra un fauteuil à Louis, en faced’elle, et du ton le plus calme, elle dit :
– Alors, monsieur, veuillez m’expliquer le but d’une visite, àlaquelle j’étais loin de m’attendre.
Le marquis ne voulut pas remarquer ce changement subit. Sanscesser de tenir ses yeux obstinément fixés sur les yeux de MmeFauvel, il s’assit.
– Avant tout, madame, commença-t-il, je dois vous demander sinul ne peut écouter ce que nous disons ici.
– Pourquoi cette question ?… Je ne crois pas que vous ayezà me dire rien que ne puissent entendre mon mari et mesenfants.
Louis haussa les épaules avec une affectation visible, à peuprès comme un homme sensé aux divagations d’un fou.
– Permettez-moi d’insister, madame, fit-il, non pour moi maispour vous.
– Parlez, monsieur, parlez sans crainte, nous sommes à l’abri detoute indiscrétion.
En dépit de cette assurance, le marquis approcha son fauteuilauprès de la causeuse de Mme Fauvel, afin de pouvoir parler bas,tout bas, comme s’il eût été effrayé de ce qu’il avait à dire.
– Je vous l’ai dit, madame, reprit-il, Gaston est mort. Ainsique cela devait être, c’est moi qui ai recueilli ses dernièrespensées, c’est moi qu’il a choisi pour être l’exécuteur de sessuprêmes volontés. Comprenez-vous, maintenant ?…
Elle ne comprenait que trop, la pauvre femme, mais c’est en vainqu’elle s’efforçait de pénétrer les desseins de ce visiteur fatal.Peut-être venait-il simplement réclamer le précieux dépôt deGaston.
– Je ne vous rappellerai pas, poursuivait Louis, les funestescirconstances qui ont brisé la vie de mon frère et perdu sonavenir.
Pas un des muscles du visage de Mme Fauvel ne bougea. Elleparaissait chercher dans sa mémoire à quelle circonstance Louisfaisait allusion.
– Vous avez oublié, madame ? reprit-il d’un ton amer, jevais essayer de m’expliquer plus clairement. Il y a longtemps,oh ! bien longtemps de cela, vous avez aimé mon malheureuxfrère…
– Monsieur !…
– Oh ! il est inutile de nier, madame ; Gaston,faut-il que je vous le répète, m’a tout confié, tout, ajouta-t-ilen soulignant le mot.
Mais Mme Fauvel ne devait pas s’effrayer de cette révélation.Que pouvait être ce tout ? Rien, puisque Gaston était partisans la savoir enceinte.
Elle se leva, et avec une assurance qui était bien loin de soncœur :
– Vous oubliez, ce me semble, monsieur, prononça-t-elle, quevous parlez à une femme vieille maintenant, mariée et mère defamille. Il se peut que votre frère m’ait aimée, c’est son secretet non le vôtre. Si, jeune et inexpérimentée, je n’ai pas étéparfaitement prudente, ce n’est pas à vous de me le rappeler. Il neme le rappellerait pas, lui !… Enfin, quel qu’ait été ce passéque vous évoquez, j’en ai depuis vingt ans perdu le souvenir.
– Ainsi, vous avez oublié ?
– Tout, absolument.
– Même votre enfant, madame ?
Cette phrase, lancée avec un de ces regards qui plongentjusqu’au fond de l’âme, atteignit Mme Fauvel comme un coup demassue. Elle se laissa retomber sur la causeuse, se disant :quoi ! il sait ! Comment a-t-il pu savoir ?
S’il ne se fût agi que d’elle, certes elle n’eût point lutté,elle se serait rendue à discrétion. Mais elle avait le bonheur dessiens à garder et à défendre, et dans le sentiment de ce devoirsacré, elle puisait une énergie dont jamais on ne l’eût cruecapable.
– Je crois que vous m’insultez, monsieur ! dit-elle.
– Ainsi, c’est bien vrai, vous ne vous souvenez plus deValentin-Raoul ?
– Mais c’est donc une gageure !…
Elle voyait bien maintenant que cet homme savait tout, en effet.D’où ? Peu lui importait. Il savait… Mais elle était décidée,bien résolue à nier quand même, obstinément, à nier devant lespreuves les plus irrécusables, les plus évidentes.
Un instant elle eut la pensée de chasser honteusement le marquisde Clameran. La prudence l’arrêta. Elle se dit qu’il fallait aumoins connaître quelque chose de ses projets.
– Enfin ! reprit-elle avec un rire forcé, où voulez-vous envenir ?
– Voici, madame. Il y a deux ans les hasards de l’exilconduisirent mon frère à Londres. Là, dans une famille, ilrencontra un tout jeune homme du nom de Raoul. La physionomie,l’intelligence de cet adolescent frappèrent à ce point Gaston qu’ilvoulut savoir qui il était. C’était un pauvre enfant abandonné, et,tous les renseignements pris, mon frère acquit la certitude que ceRaoul était son fils, le vôtre, madame.
– Mais c’est un roman que vous me récitez.
– Oui, madame, un roman, et le dénouement est entre vos mains.Certes, la comtesse votre mère avait pris, pour cacher votresecret, les précautions les plus minutieuses et les plussavantes ; mais les plans les mieux conçus pèchent toujourspar quelque endroit. Après votre départ, une des amies que votremère avait à Londres est venue la relancer jusqu’au village où vousétiez établies. Cette dame a prononcé votre vrai nom devant lafermière qui avait été chargée de l’enfant. Tout était découvert.Mon frère a voulu des preuves, il s’en est procuré d’irrécusables,de positives.
Il s’arrêta, épiant sur le visage de Mme Fauvel l’effet de sesparoles.
À sa grande surprise, elle ne semblait ni émue, nitroublée ; son œil souriait.
– Et après ? interrogea-t-elle du ton le plus léger.
– Ensuite, madame, Gaston a reconnu cet enfant. Mais lesClameran sont pauvres, c’est sur un grabat d’hôtel garni que monfrère est mort, et je n’ai, moi, pour vivre, qu’une pension demille deux cents francs. Que va devenir Raoul, seul, sans famille,sans protecteur, sans un ami ? Ces inquiétudes ont torturé lesderniers moments de mon frère.
– En vérité, monsieur…
– Je finis, interrompit Louis. C’est alors que Gaston m’a ouvertson cœur. C’est alors qu’il m’a ordonné de venir vers vous. «Valentine, m’a-t-il dit, Valentine se souviendra, elle ne sauraitsupporter cette idée, que notre fils manque de tout, même depain ; elle est riche, très riche, je meurs tranquille. »
Mme Fauvel s’était levée ; cette fois, c’était bienévidemment un congé.
– Vous avouerez, n’est-ce pas, monsieur, commençat-elle, que mapatience est grande.
Cette assurance imperturbable confondait si bien Louis qu’il nerépondit pas.
– Je veux bien vous dire, poursuivit-elle, qu’autrefois, eneffet, j’ai eu la confiance de monsieur Gaston de Clameran. Je vaisvous en donner une preuve, en vous restituant les parures de lamarquise votre mère, qu’il m’avait confiées lors de son départ.
Tout en parlant, elle avait pris sous un des coussins de lacauseuse la bourse qui renfermait les bijoux, et elle la tendait àLouis.
– Voici ce dépôt, monsieur le marquis, dit-elle, permettez-moide m’étonner que votre frère ne me l’ait jamais redemandé.
Moins maître de soi, Louis eût laissé voir quelle surprise étaitla sienne.
– J’avais mission, fit-il d’un ton sec, de ne pas parler de cedépôt.
Sans répondre, Mme Fauvel étendit la main vers un cordon desonnette.
– Vous trouverez bon, monsieur, fit-elle, que je brise unentretien accepté uniquement pour vous restituer des bijouxprécieux.
Ainsi repoussé, M. de Clameran ne crut pas devoir insister.
– Soit, madame, prononça-t-il, je me retire. Je dois seulementajouter que mon frère m’a dit encore : « Si Valentine avait toutoublié, si elle refusait d’assurer l’avenir de notre fils, jet’ordonne de l’y contraindre. » Méditez ces paroles, madame, car ceque j’ai juré de faire, sur mon honneur, je le ferai !…
Enfin, Mme Fauvel était seule, elle était libre. Enfin ellepouvait, sans craintes, laisser éclater son désespoir.
Épuisée par les efforts qu’il lui avait fallu faire pour restercalme sous l’œil de Clameran, elle se sentait brisée de corps etd’âme.
C’est à peine si elle eut la force de gagner, en chancelant, sachambre à coucher et de s’y enfermer.
Maintenant, plus de doutes, ses craintes étaient devenues desréalités. Elle pouvait, avec certitude, sonder les profondeurs duprécipice où on allait la pousser et où elle entraînerait tous lessiens.
Ah ! pourquoi avait-elle écouté sa mère, pourquois’était-elle tue !
Plus d’espoir, désormais.
Cet homme, qui venait de s’éloigner, la menace à la bouche, ilreviendrait ; elle ne le comprenait que trop. Que luirépondrait-elle ?
Il s’en était fallu de bien peu qu’elle se trahît quand Louisavait parlé de Raoul. Ses entrailles avaient tressailli, au nom dupauvre abandonné qui expiait les fautes de sa mère.
À l’idée que peut-être il subirait les étreintes de la misère,tout son être frémissait d’une douleur aiguë.
Lui, manquer de pain, lui, son enfant ! Et elle étaitriche, et tout Paris enviait son luxe !
Ah ! que ne pouvait-elle mettre à ses pieds tout ce qu’ellepossédait. Avec quelles délices elle eût épuisé les plus péniblesprivations. Mais comment, sans se livrer, lui faire tenir assezd’argent pour le mettre à l’abri des difficultés de lavie !
C’est que la voix de la prudence lui criait qu’elle ne devaitpas, qu’elle ne pouvait pas accepter l’entremise de Louis deClameran.
Se confier à lui, c’était se mettre à sa merci, soi et lessiens, et il lui inspirait une terreur instinctive.
Elle en était à se demander si vraiment il lui avait dit lavérité.
En repassant dans sa tête le récit de cet homme, elle y trouvaitdes lacunes et des invraisemblances presque choquantes. CommentGaston, revenu en France, habitant Paris, pauvre autant que ledisait son frère, n’avait-il pas redemandé à la femme le dépôtconfié à la jeune fille ?
Comment, redoutant l’avenir pour leur enfant, n’était-il pasvenu la trouver puisqu’il la supposait riche à ce point que,mourant, il se reposait sur elle ?
Mille inquiétudes vagues s’agitaient dans son esprit ; elleétait pleine de soupçons inexpliqués, d’indéfinissablesdéfiances.
Elle comprenait qu’une seule démarche positive la liait à toutjamais, et alors que n’exigerait-on pas d’elle !
Un moment, elle eut l’idée de se jeter aux pieds de son mari etde lui tout avouer.
Malheureusement, elle repoussa cette pensée de salut.
Son imagination lui représentait l’atroce douleur de cet honnêtehomme, découvrant après plus de vingt années qu’il avait étéodieusement joué.
Elle connaissait assez André pour savoir qu’il ne dirait rien etqu’il ferait tout pour étouffer cette horrible affaire. Mais c’enserait fait du bonheur de la maison. Il déserterait le foyer, lesfils s’en iraient de leur côté, tous les liens de la familleseraient brisés.
Par bonheur, le banquier était absent, et les deux jours quisuivirent la visite de Louis, Mme Fauvel put garder la chambre, etpersonne ne s’aperçut de ses agitations.
Si, pourtant, Madeleine, avec sa finesse de femme, devina qu’ily avait autre chose que la maladie nerveuse dont se plaignait satante, et pour laquelle le médecin prescrivait toutes sortes depotions calmantes.
Même, elle remarqua fort bien que cette maladie semblait avoirété déterminée par la visite d’un personnage à figure sévère, quiétait resté longtemps seul avec sa tante.
Madeleine pressentait si bien un secret que, le second jour,voyant Mme Fauvel plus inquiète, elle osa lui dire :
– Tu es triste, chère tante, qu’as-tu ? parle-moi, veux-tuque je fasse prier notre cher curé de venir causer avectoi ?
C’est avec une aigreur bien surprenante chez elle, qui était ladouceur même, que Mme Fauvel repoussa la proposition de sanièce.
Ce que Louis avait prévu arrivait.
À la réflexion, ne voyant nulle issue à sa déplorable situation,Mme Fauvel, peu à peu, se déterminait à céder. En consentant àtout, elle avait une chance de tout sauver. Elle ne s’abusait pas,elle comprenait bien qu’elle se préparait une vie impossible, maisau moins elle souffrirait seule, et dans tous les cas ellegagnerait du temps.
Cependant, M. Fauvel était de retour, et Valentine, en apparencedu moins, avait repris ses habitudes.
Mais ce n’était plus l’heureuse mère de famille, la femme auvisage souriant et reposé, si assurée en son bonheur, si calme enface de l’avenir. Tout en elle décelait d’horriblesinquiétudes.
Sans nouvelles de Clameran, elle l’attendait, pour ainsi dire, àchaque minute du jour, tressaillant à chaque coup de sonnette,pâlissant toutes les fois que la porte s’ouvrait, n’osant sortirdans la crainte qu’il ne se présentât en son absence. Le condamné àmort qui chaque matin en s’éveillant, se dit : sera-ce pouraujourd’hui ? n’a pas de plus épouvantables angoisses.
Clameran ne vint pas, il écrivit, ou plutôt, comme il était tropprudent pour préparer des armes contre lui, il fit écrire unbillet, dont seule Mme Fauvel pouvait connaître le sens, et où, sedisant malade, il s’excusait d’être forcé de lui donner rendez-vouspour le surlendemain chez lui, à l’hôtel du Louvre.
Cette lettre fut presque un soulagement pour Mme Fauvel. Elle enétait à tout préférer à ses anxiétés. Elle était résolue àconsentir à tout.
Elle brûla donc la lettre en se disant : j’irai.
Le surlendemain, en effet, à l’heure indiquée, elle mit la plussimple de ses robes noires, celui de ses chapeaux qui lui cachaitle mieux le visage, glissa dans sa poche une voilette etsortit.
Ce n’est que fort loin de chez elle qu’elle osa prendre unfiacre qui la déposa devant l’hôtel du Louvre.
La chambre de M. le marquis Louis de Clameran était, lui dit leconcierge, au troisième étage.
Elle s’élança, heureuse d’échapper à tous les regards qui luisemblaient s’attacher à elle ; mais, en dépit de minutieusesindications, elle se perdit dans l’immense hôtel et longtemps erradans les interminables corridors.
Enfin elle arriva devant une porte au-dessus de laquelle étaitle numéro indiqué : 317.
Elle s’arrêta, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, commepour comprimer les palpitations de son cœur qui battait à sebriser.
Au moment d’entrer, au moment de risquer cette démarchedécisive, une frayeur immense l’envahissait au point de paralyserses mouvements.
La vue d’un locataire de l’hôtel qui traversait le corridor mitfin à ses hésitations.
D’une main tremblante, elle frappa trois coups bien légers.
– Entrez, dit une voix.
Elle entra.
Mais ce n’était pas le marquis de Clameran qui était au milieude cette chambre, c’était un tout jeune homme, presque un enfant,qui la regardait d’un air singulier.
La première impression de Mme Fauvel fut qu’elle setrompait.
– Je vous demande pardon, monsieur, balbutia-t-elle, plus rougequ’une pivoine, je croyais entrer chez monsieur le marquis deClameran.
– Vous êtes chez lui, madame, répondit le jeune homme.
Et voyant qu’elle ne disait mot, qu’elle semblait se demandercomment se retirer, comment s’enfuir, il ajouta :
– C’est, je crois, à madame Fauvel que j’ai l’honneur deparler ?
De la tête, elle fit un signe affirmatif : oui. Elle frémissaitd’entendre son nom ainsi prononcé, elle était épouvantée par cettecertitude qu’on la connaissait, que Clameran avait déjà livré sonsecret.
C’est avec une anxiété visible qu’elle attendait uneexplication.
– Rassurez-vous, madame, reprit le jeune homme, vous êtes ensûreté ici autant que dans le salon de votre hôtel. Monsieur deClameran m’a chargé pour vous de ses excuses ; vous ne leverrez pas.
– Cependant, monsieur, d’après une lettre pressante qu’il m’afait tenir avant-hier, je devais supposer… je supposais…
– Lorsqu’il vous a écrit, madame, il avait des projets auxquelsil a renoncé pour toujours.
Mme Fauvel était bien trop surprise, bien trop troublée pourpouvoir réfléchir. Hors le moment présent, elle ne discernaitrien.
– Quoi ! fit-elle avec une certaine défiance, sesintentions sont changées ?
La physionomie du jeune interlocuteur de Mme Fauvel trahissaitune sorte de compassion douloureuse, comme s’il eût reçu lecontre-coup de toutes les angoisses de la malheureuse femme.
– Le marquis, prononça-t-il, d’une voix douce et triste renonceà ce qu’il considérait – à tort – comme un devoir sacré. Croyezqu’il a longtemps hésité avant de se résigner à aller vous demanderle plus pénible des aveux. Vous l’avez repoussé, vous deviezrefuser de l’entendre, il n’a pas compris quelles impérieusesraisons dictaient votre conduite. Ce jour-là, aveuglé par uneinjuste colère, il avait juré d’arracher à l’effroi ce qu’iln’obtenait pas de votre cœur. Résolu à menacer votre bonheur, ilavait amassé contre vous de ces preuves qui font éclaterl’évidence. Pardonnez… un serment juré à un frère mourant leliait.
Il avait pris sur la cheminée une liasse de papiers qu’ilfeuilletait tout en parlant.
– Ces preuves, poursuivait-il, les voici, flagrantes,irrécusables. Voici le certificat du révérend Sedley, ladéclaration de mistressi Dobbin, la fermière, une attestation duchirurgien, les dépositions des personnes qui ont connu à Londresmadame de La Verberie. Oh ! rien n’y manque. Toutes cespreuves, ce n’est pas sans peine que je les ai arrachées à monsieurde Clameran. Peut-être avait-il pénétré mes intentions, et voici,madame, ce que je voulais faire de ces preuves.
D’un mouvement rapide il lança dans le feu tous les papiers, ilss’enflammèrent et bientôt ne furent plus qu’une pincée decendres.
– Tout est détruit, madame, reprit-il, l’œil brillant des plusgénéreuses résolutions. Le passé, si vous le voulez, est anéanticomme ces papiers. Si quelqu’un, à cette heure, ose prétendrequ’avant votre mariage vous avez eu un fils, traitez-le hardimentde calomniateur. Il n’y a plus de preuves, vous êtes libre.
Enfin, aux yeux de Mme Fauvel, le sens de cette scène éclatait,elle commençait à comprendre, elle comprenait.
Ce jeune homme qui l’arrachait à la colère de Clameran, qui luirendait le libre exercice de sa volonté en détruisant des preuvesaccablantes qui la sauvaient, c’était l’enfant abandonné :Valentin-Raoul.
En ce moment elle oublia tout ; les tendresses de la mèresi longtemps comprimées débordèrent, et d’une voix à peinedistincte elle murmura :
– Raoul !
À ce nom ainsi prononcé, le jeune homme chancela. On eût ditqu’il pliait sous l’excès d’un bonheur inespéré.
– Oui, Raoul ! s’écria-t-il, Raoul qui aimerait mieuxmourir mille fois que de causer à sa mère la plus légèresouffrance, Raoul qui verserait tout son sang pour lui éviter unelarme.
Elle n’essaya ni de lutter ni de résister ; tout son êtrevibrait. Comme si ses entrailles eussent tressailli enreconnaissant celui qu’elles avaient porté.
Elle ouvrit ses bras et Raoul s’y précipita en disant d’une voixétouffée :
– Ma mère ! ma bonne mère ! sois bénie pour ce premierbaiser.
C’était vrai, cependant, ce fils, elle ne l’avait jamais vu.Malgré ses prières et ses larmes on l’avait emporté sans même luipermettre de l’embrasser, et ce baiser qu’elle venait de lui donnerétait bien le premier.
Après tant et de si cruelles angoisses, trouver cette joieimmense, c’était trop de bonheur.
Mme Fauvel s’était laissée tomber sur un fauteuil, et, plongéedans une sorte d’extase recueillie, elle considérait avidementRaoul, qui s’était agenouillé à ses pieds.
Combien il lui paraissait beau, ce pauvre abandonné ! Ilavait cette rayonnante beauté des enfants de l’amour dont laphysionomie garde comme un reflet de félicités divines.
De la main, elle éparpillait ses beaux cheveux fins et ondés,elle admirait son front blanc et pur comme celui d’une jeune fille,ses grands yeux tremblants, et elle avait soif de ses lèvres sirouges.
– Ô mère, disait-il, je ne sais ce qu’il s’est passé en moiquand j’ai su que mon oncle avait osé te menacer. Lui, temenacer !… C’est que vois-tu, mère chérie, j’ai votre cœur àtous deux, à toi et à ce noble Gaston de Clameran, mon père.Va ! quand il a dit à son frère de s’adresser à toi, iln’avait plus sa pleine raison. Je te connaissais bien, et depuislongtemps. Souvent mon père et moi nous allions rôder autour de tonhôtel, et quand nous t’avions aperçue, nous rentrions heureux. Tupassais, et il me disait : « Voici ta mère, Raoul. » Te voir !c’était notre joie. Quand nous savions que tu devais te rendre àquelque fête, nous t’attendions à la porte pour t’apercevoir belleet parée. Que de fois, l’hiver, j’ai lutté de vitesse avec leschevaux de ta voiture pour t’admirer plus longtemps.
Des larmes, les plus douces qu’elle eût versées de sa vie,inondaient le visage de Mme Fauvel.
La voix vibrante de Raoul chantait à son oreille de célestesharmonies.
Cette voix lui rappelait celle de Gaston, et elle lui rendaitles fraîches et adorables sensations de sa jeunesse.
Oui, en l’écoutant, elle retrouvait l’enchantement des premièresrencontres, les tressaillements de son âme encore vierge, letrouble mystérieux des sens.
Entre le moment où, un soir, elle s’était abandonnée frémissanteaux bras de Gaston, et l’heure présente, il lui semblait qu’il n’yavait rien, André, ses deux fils, Madeleine, elle les oubliait,emportée dans ce tourbillon de tendresse.
Raoul, cependant, continuait :
– C’est hier seulement que j’ai su que mon oncle était allé tedemander pour moi quelques miettes de ta richesse. À quoibon ! Je suis pauvre, c’est vrai, très pauvre ; mais lamisère ne m’épouvante pas, je la connais. J’ai mes bras et monintelligence, c’est de quoi vivre. Tu es très riche, dit-on.Qu’est-ce que cela me fait ? Garde toute ta fortune, mèrechérie, mais donne-moi un peu de ton cœur. Laisse-moi t’aimer.Promets-moi que ce premier baiser ne sera pas le dernier. Personnene saura rien ; sois sans crainte ; je saurai bien cachermon bonheur.
Et Mme Fauvel avait pu redouter ce fils ! Ah combien ellese le reprochait ! Combien elle se reprochait aussi de n’avoirpas plus tôt volé au-devant de lui.
Elle l’interrogeait, ce fils, elle voulait connaître sa vie,savoir comment il avait vécu, ce qu’il avait fait.
Il n’avait rien à lui cacher, disait-il, son existence avait étécelle des enfants des pauvres.
La fermière à qui on l’avait confié lui avait toujours témoignéune certaine affection. Même, lui trouvant bonne mine et l’airintelligent, elle avait pris plaisir à lui faire donner unecertaine éducation, au-dessus de ses moyens à elle et de sacondition à lui.
À seize ans, on l’avait placé chez un banquier, et à force detravail il commençait à gagner son pain, quand un jour un hommeétait venu qui lui avait dit : « Je suis ton père », et l’avaitemmené.
Depuis, rien n’avait manqué à son bonheur, rien que la tendressed’une mère. Il n’avait vraiment souffert qu’une fois en sa vie, lejour où Gaston de Clameran, son père, était mort entre sesbras.
– Mais maintenant, disait-il, tout est oublié, tout. Ai-je étémalheureux ? Je n’en sais plus rien, puisque je te vois,puisque je t’aime.
Le temps passait, et Mme Fauvel ne s’en apercevait pas. Raoul,heureusement, veillait.
– Sept heures ! s’écria-t-il tout à coup.
Cette exclamation ramena brusquement Mme Fauvel au sentiment dela réalité. Sept heures !… Son absence si longue seraitpeut-être remarquée ?
– Te reverrai-je, ma mère ? demanda Raoul au moment où ilsse séparaient.
– Oh ! oui, répondit-elle avec l’accent d’une tendressefolle, oui, souvent, tous les jours, demain.
C’était, depuis qu’elle était mariée, la première fois que MmeFauvel s’apercevait qu’elle n’était pas absolument maîtresse de sesactions. Jamais encore elle n’avait eu occasion de souhaiter uneliberté sans contrôle.
C’est son âme même qu’elle laissait dans cette chambre del’hôtel du Louvre, où elle venait de retrouver un fils. Et il luifallait l’abandonner, elle était condamnée à cet intolérablesupplice de composer son visage, de cacher cet événement immensequi bouleversait sa vie.
Ayant eu quelque peine à se procurer un fiacre pour le retour,il était plus de sept heures et demie quand elle arriva rue deProvence où on l’attendait pour se mettre à table.
M. Fauvel l’ayant plaisantée de ce retard, elle le trouvacommun, vulgaire et même un peu niais. Telles sont les révolutionssoudaines de la passion, qu’elle le jugeait presque ridicule pourcette confiance sans bornes qu’il avait en elle.
Et c’est avec un calme imperturbable, sans trouble, presque sansefforts, qu’elle, d’ordinaire si craintive, elle répondit à cesplaisanteries.
Si enivrantes avaient été ses sensations près de Raoul, que dansson délire, elle était incapable de rien désirer, de rien rêverau-delà du renouvellement de ces émotions délicieuses.
Plus d’épouse dévouée, plus de mère de famille incomparable.C’est à peine si elle s’arrêtait à l’idée de ses deux fils. Ilsavaient toujours été heureux et aimés, eux, ils avaient un père,ils étaient riches, tandis que l’autre, l’autre !… Quellescompensations ne lui devait-elle pas !
Encore un peu, et, dans son aveuglement, elle eût rendu lessiens responsables des misères de Raoul.
Et nul remords, pas un tressaillement de conscience, nulleappréhension des événements. Sa folie était complète. L’avenir,pour elle, c’était le lendemain ; l’éternité, les seize heuresqui la séparaient d’une nouvelle entrevue. La mort de Gaston luiparaissait être l’absolution du passé aussi bien que duprésent.
Mais elle regrettait d’être mariée. Libre, elle eût pu seconsacrer tout entière à Raoul. Elle était riche, mais c’est avecbonheur qu’elle eût donné son luxe pour la pauvreté avec lui.
Ni son mari, ni ses fils ne soupçonneraient jamais les penséesqui l’agitaient, elle était tranquille de ce côté, mais elleredoutait sa nièce.
Il lui semblait que lorsqu’elle était rentrée, Madeleine avaitarrêté sur elle des regards singuliers. Se doutait-elle donc dequelque chose ? Elle l’avait depuis plusieurs jours poursuiviede questions étranges. Il fallait se défier d’elle.
Cette inquiétude changea en une sorte de haine l’affectionqu’avait Mme Fauvel pour sa fille d’adoption.
Elle si bonne, si aimante, elle eut regret de l’avoir recueillieet de s’être ainsi donnée un de ces vigilants espions à qui rienn’échappe. Comment se dérober, se demandait-elle, à cettesollicitude inquiète du dévouement, à cette pénétration d’une jeunefille qui s’était habituée à suivre sur son visage la trace de sesplus fugitives émotions ?
C’est avec une indicible joie qu’elle découvrit un moyen à saportée.
Depuis deux ans bientôt, il était question d’un mariage entreMadeleine et le caissier de la maison, Prosper Bertomy, le protégédu banquier. Mme Fauvel se dit qu’elle n’avait qu’à s’occuper decette union et à la presser autant que possible.
Madeleine mariée irait habiter avec son mari et lui laisseraitla libre disposition de ses journées.
Le soir même, elle osa parler la première de Prosper et, avecune duplicité dont elle eût été incapable quelques jours plus tôt,elle arracha le dernier mot de Madeleine.
– Ah ! c’est ainsi, mademoiselle la mystérieuse,disait-elle gaiement, que vous vous permettez de choisir entre tousvos soupirants sans ma permission !
– Mais, ma bonne tante, il me semble…
– Quoi ! que je devais deviner ? c’est ce que j’aifait.
Elle prit un air sérieux, et ajouta :
– Cela étant, il ne reste plus qu’à obtenir le consentement demaître Prosper. Le donnera-t-il ?
– Lui ! ma tante. Ah ! s’il avait osé !…
– Ah ! vraiment, tu sais cela, mademoiselle manièce ?…
Intimidée, confuse, toute rouge, Madeleine baissait la tête, MmeFauvel l’attira vers elle :
– Chère enfant, poursuivait-elle, de sa plus douce voix,pourquoi craindre ? N’as-tu donc pas deviné, toi, si rusée,que depuis longtemps ton secret est le nôtre ? Prosperserait-il donc admis à notre foyer comme s’il était de la famille,s’il n’était d’avance agréé par ton oncle et par moi ?
Un peu pour cacher sa joie, peut-être, Madeleine se jeta au coude sa tante en murmurant :
– Merci ! oh ! merci, tu es bonne, tu m’aimes…
De son côté, Mme Fauvel se disait : je vais, sans retard,engager André à encourager Prosper ; avant deux mois cesenfants peuvent être mariés.
Malheureusement, emportée dans le tourbillon d’une passion quine lui laissait pas une minute de réflexion, elle remit ceprojet.
Passant à l’hôtel du Louvre, près de Raoul, une partie de sesjournées, elle ne cessait de rêver aux moyens de lui préparer uneposition et de lui assurer une fortune indépendante.
Elle n’avait encore osé lui parler de rien.
À mesure qu’elle le connaissait mieux, qu’il se livraitdavantage, elle croyait découvrir en lui tout le noble orgueil deson père et des fiertés si susceptibles qu’elle tremblait d’êtrerepoussée.
Sérieusement elle se demandait s’il consentirait jamais àaccepter d’elle la moindre des choses.
Au plus fort de ses hésitations, le marquis Louis de Clameranvint à son secours.
Elle l’avait revu souvent, depuis ce jour où il l’avait tanteffrayée, et à sa répulsion première succédait une secrètesympathie. Elle l’aimait pour toute l’affection qu’il témoignait àson fils.
Si Raoul, insoucieux comme on l’est à vingt ans, se moquait del’avenir, Louis, cet homme de tant d’expérience, paraissaitvivement préoccupé du sort de son neveu.
C’est pourquoi, un jour, après quelques considérationsgénérales, il aborda cette grave question d’une situation :
– Vivre ainsi que le fait mon beau neveu, commença-t-il, estcharmant sans doute ; seulement ne serait-il pas sage à lui depenser à s’assurer un état dans le monde ? Il n’a aucunefortune…
– Eh ! cher oncle, interrompit Raoul, laisse-moi donc êtreheureux sans remords ; que me manque-t-il ?
– Rien en ce moment, mon beau neveu ; mais quand tu aurasépuisé tes ressources et les miennes – et ce ne sera pas long –,que deviendras-tu ?
– Bast ! je m’engagerai, tous les Clameran sont soldats denaissance, et s’il survient une guerre !…
Mme Fauvel l’arrêta en lui mettant doucement sa main devant labouche.
– Méchant enfant ! disait-elle d’un ton de reproche, tefaire soldat !… Tu veux donc me priver du bonheur de tevoir ?
– Non ! mère chérie, non…
– Tu vois bien, insista Louis, qu’il faut nous écouter.
– Je ne demande pas mieux, mais plus tard. Je travaillerai, jegagnerai énormément d’argent.
– À quoi ? pauvre enfant ; comment ?
– Dame !… je ne sais pas ; mais soyez tranquille, jechercherai, je trouverai.
Il était difficile de faire entendre raison à ce jeuneprésomptueux. Louis et Mme Fauvel eurent à ce sujet de longsentretiens, et ils se promirent bien de lui forcer la main.
Seulement, choisir une profession était malaisé, et Clameranpensa qu’il serait prudent de réfléchir, de consulter les goûts dujeune homme. En attendant, il fut convenu que Mme Fauvel mettrait àla disposition du marquis de quoi subvenir à toutes les dépenses deRaoul.
Voyant en ce frère de Gaston un père pour son enfant, Mme Fauvelen était venue rapidement à ne plus pouvoir se passer de lui. Sanscesse elle avait besoin de le voir, soit pour le consulter au sujetd’idées qui lui venaient, soit pour lui adresser millerecommandations.
Aussi fut-elle très satisfaite, le jour où il lui demanda de luifaire l’honneur de le recevoir chez elle ouvertement.
Rien n’était si facile. Elle présenterait à son mari le marquisde Clameran comme un vieil ami de sa famille, et il ne tiendraitqu’à lui de devenir un intime.
Mme Fauvel ne devait pas tarder à s’applaudir de cettedécision.
Ne pouvant absolument continuer à voir Raoul tous lesjours ; n’osant, si elle lui écrivait, recevoir ses réponses,elle avait de ses nouvelles par Louis.
Les nouvelles ne restèrent pas longtemps bonnes, et moins d’unmois après le jour où Mme Fauvel avait retrouvé son fils, Clameranlui avoua que Raoul commençait à l’inquiéter sérieusement.
Le marquis s’exprimait d’un ton et d’un air à donner froid aucœur d’une mère, non sans embarras pourtant, en homme qui, pourremplir un devoir, triomphe de vives répugnances.
– Qu’y a-t-il ? demanda Mme Fauvel.
– Il y a, répondit Louis, qu’en ce jeune homme je retrouvel’orgueil et les passions des Clameran. Il est de ces natures dontrien n’arrête les emportements, que les obstacles irritent, que lesreprésentations exaspèrent, et je ne vois pas de digue à opposer àses violences.
– Grand Dieu ! que peut-il avoir fait ?
– Rien de précisément blâmable, rien d’irréparable à coup sûr,mais son avenir m’effraye. Il ne sait rien encore de vos bontéspour lui, il croit puiser à ma bourse et je lui vois la prodigalitéd’un fils de millionnaire.
Mme Fauvel n’eût pas été mère, si elle n’eût essayé de prendrela défense de Raoul.
– Peut-être êtes-vous un peu sévère, dit-elle. Pauvreenfant ! il a tant souffert. Il n’a connu jusqu’ici que lesprivations, et le bonheur le grise. Il se jette sur le plaisircomme un affamé sur un bon repas. Est-ce si surprenant ?Allez, il reviendra promptement à la raison, il a bon cœur.
« Il a été si malheureux ! » Là était pour Mme Fauvell’excuse de Raoul. C’est cette phrase que sans cesse elle répétaità M. de Clameran, toutes les fois qu’il se plaignait de sonneveu.
Et certes, ayant une fois commencé, il ne cessait de seplaindre.
– Rien ne l’arrête, gémissait-il, une folie qui lui passe par latête est une folie faite.
Mais Mme Fauvel ne voyait là nulle raison d’en vouloir à sonfils.
C’est pourquoi, voyant que ses efforts n’arrêtaient pas ce jeuneimprudent sur une pente désastreuse, il somma Mme Fauvel d’userenfin de son influence. Elle devait, pour l’avenir de son enfant,entrer plus intimement dans sa vie, le voir tous les jours.
– Hélas ! répondit la pauvre femme, ce serait là mon vœu leplus cher. Mais comment faire ? Ai-je le droit de meperdre ? J’ai d’autres enfants auxquels je dois compte de monhonneur.
Cette réponse parut étonner le marquis de Clameran. Quinze joursplus tôt, Mme Fauvel n’eût point parlé de ses autres fils.
– Je réfléchirai, dit Louis, peut-être à notre prochaineentrevue aurai-je l’honneur de vous soumettre une combinaison quiconciliera tout.
Les réflexions d’un homme de tant d’expérience ne pouvaient êtrevaines. Il paraissait fort rassuré, quand il se présenta le jeudisuivant.
– J’ai cherché, commença-t-il, et j’ai trouvé.
– Quoi ?
– Le moyen de sauver Raoul.
Il s’expliqua. Mme Fauvel ne pouvant sans éveiller les soupçonsde son mari voir tous les jours son fils, il fallait qu’elle lereçût chez elle.
Cette proposition seule fit horreur à une femme qui certes avaitété bien imprudente, bien coupable même, mais qui était l’honneurmême.
– C’est impossible ! s’écria-t-elle, ce serait vil, odieux,infâme…
– Oui, répondit le marquis devenu songeur, mais ce serait lesalut de l’enfant.
Mais elle sut, pour cette fois, résister. Elle résista avec uneviolence d’indignation, avec une énergie faites pour décourager unevolonté moins ferme que celle du marquis de Clameran.
– Non ! répétait-elle, non, je ne saurais consentir.
Malheureuse ! sait-on, quand on quitte le droit chemin,quelles boues et quelles fondrières on affronte !
Elle avait dit « jamais » du plus profond de son âme, et à lafin de la semaine elle en était, non plus à repousser désespérémentce projet, mais à en discuter les moyens.
Voilà où l’avait conduite une marche savante. Éperdue, harcelée,elle se débattait vainement entre les insistances polimentmenaçantes de Clameran et les prières et les câlineries deRaoul.
– Mais comment ? disait-elle… sous quel prétexte recevoirRaoul ?
– Ce serait fort simple, répondait Clameran, s’il s’agissait del’admettre comme on admet un étranger. J’ai bien l’honneur, moi,d’être des habitués de votre salon… Pour Raoul, il faut mieux.
Ce n’est qu’après avoir longtemps torturé Mme Fauvel, aprèsavoir brisé sa volonté, presque sa raison, par de continuellesalternatives de terreur ou d’attendrissement, qu’il révéla sonprojet définitif.
– Nous tenons, dit-il enfin, la solution du problème ;c’est une véritable inspiration.
Elle devina bien à son accent qu’il allait découvrir le fond desa pensée, et elle l’écouta avec cette lamentable résignation ducondamné qui entend lire son arrêt.
– N’avez-vous pas, poursuivait Louis, à Saint-Rémy, une de vosparentes, très âgée, veuve, n’ayant eu que deux filles ?…
– Oui, ma cousine de Lagors.
– C’est cela même. Quelle est sa situation de fortune ?
– Elle est pauvre, monsieur, très pauvre.
– Précisément, et sans les secours que vous lui adressez ensecret, elle serait à la charité.
Mme Fauvel n’en pouvait revenir, de voir le marquis si bieninformé.
– Quoi ! balbutia-t-elle, vous savez cela !
– Oui, madame, cela et bien d’autres choses encore. Je sais parexemple que votre mari ne connaît personne de votre famille, et quec’est à peine s’il se doute de l’existence de votre cousine deLagors. Commencez-vous à comprendre mon plan ?
Elle l’entrevoyait, au moins, et elle se demandait commentrésister.
– Voici donc, poursuivait Louis, ce que j’ai imaginé : demain ouaprès-demain, vous recevrez de Saint-Rémy une lettre de votrecousine, vous annonçant qu’elle envoie son fils à Paris et vouspriant de veiller sur lui. Naturellement vous montrez cette lettreà votre mari, et quelques jours plus tard, il reçoit à merveilleson neveu Raoul de Lagors, un charmant garçon, riche, spirituel,aimable, qui fera tout pour lui plaire et qui lui plaira.
– Jamais ! monsieur, s’écria Mme Fauvel, jamais ma cousinequi est une honnête femme ne prêtera les mains à cette comédierévoltante.
Le marquis eut un sourire plein de fatuité.
– Vous ai-je dit, demanda-t-il que je mettrais la cousine dansla confidence ?
– Il le faudrait bien !
– Oh ! que nenni ! La lettre que vous recevrez et quevous montrerez aura été dictée par moi à la première femme venue,et mise à la poste à Saint-Rémy par une personne de confiance. Sij’ai parlé des obligations que vous a votre cousine, c’est pourvous montrer qu’en cas d’accident son intérêt nous répond d’elle.Apercevez-vous encore quelque obstacle ?
Mme Fauvel s’était levée transportée d’indignation.
– Il y a ma volonté ! s’écria-t-elle, que vous ne comptezpas.
– Pardon, fit le marquis avec une politesse railleuse, je suissûr que vous vous rendrez à mes raisons.
– Mais c’est un crime, monsieur, que vous me proposez, un crimeabominable !
Clameran, lui aussi, s’était levé. Toutes ses passions mauvaisesmises en jeu donnaient à sa pâle figure une expression atroce.
– Je crois, reprit-il avec une violence contenue, que nous nenous entendons pas. Avant de parler de crime, rappelez-vous lepassé. Vous étiez moins timorée le jour où, jeune fille, vous avezpris un amant. Il est vrai que vous l’avez renié, cet amant, quevous avez refusé de le suivre, lorsque pour vous il venait de tuerdeux hommes et de risquer l’échafaud.
» Vous n’aviez pas de ces préjugés mesquins, quand après unaccouchement clandestin, à Londres, vous abandonniez votre enfant.On doit vous rendre cette justice, que cet enfant vous l’avezoublié absolument, et que, riche à millions, vous ne vous êtes pasinformée s’il avait du pain.
» Où donc étaient vos scrupules au moment d’épouser monsieurFauvel ? Avez-vous dit à cet honnête homme quel front cachaitvotre couronne d’oranger ? Voilà des crimes. Et quand, au nomde Gaston, je vous demande réparation, vous vous révoltez ! Ilest trop tard. Vous avez perdu le père, madame, vous sauverez lefils, ou, sur mon honneur, vous ne volerez pas plus longtempsl’estime du monde.
– J’obéirai, monsieur, murmura l’infortunée, vaincue,écrasée.
Et huit jours après, en effet, Raoul, devenu Raoul de Lagors,dînait chez le banquier, entre Mme Fauvel et Madeleine.
Ce n’est pas sans d’effroyables déchirements que Mme Fauvels’était résignée à se soumettre aux volontés de l’impitoyablemarquis de Clameran.
Désespérée, elle était allée demander secours à son fils.
Raoul, en l’écoutant, avait paru transporté d’indignation, et ill’avait quittée pour courir, disait-il, arracher des excuses aumisérable qui faisait pleurer sa mère.
Mais il avait trop présumé de ses forces. Bientôt il étaitrevenu, l’œil morne, la tête basse, les traits contractés par larage de l’impuissance, déclarant qu’il fallait se rendre,consentir, céder.
C’est alors que la pauvre femme put sonder la profondeur del’abîme où on l’entraînait. Elle eut en ce moment comme unpressentiment des ténébreuses machinations dont elle serait lavictime.
Quel horrible serrement de cœur, lorsqu’il lui fallut montrerl’œuvre du faussaire, la lettre de Saint-Rémy, lorsqu’elle annonçaà son mari qu’elle attendait un de ses neveux, un tout jeune homme,très riche !
Et quel supplice, le soir où elle présenta Raoul à tous lessiens.
C’est d’ailleurs le sourire aux lèvres, que le banquieraccueillit ce neveu dont il n’avait jamais entendu parler, et qu’illui tendit sa main loyale.
– Parbleu ! lui avait-il dit, quand on est jeune et riche,on doit préférer Paris à Saint-Rémy.
Au moins Raoul prit-il à tâche de se montrer digne de cetaccueil cordial. Si l’éducation première, cette éducation que lafamille seule peut donner, lui faisait défaut, il était impossiblede s’en apercevoir. Avec un tact bien supérieur à son âge, il sutassez démêler les caractères de tous les gens qui l’entouraientpour plaire à chacun d’eux.
Il n’était pas arrivé depuis huit jours qu’il avait su capterles très bonnes grâces de M. Fauvel, qu’il s’était concilié Abel etLucien, et qu’il avait absolument séduit Prosper Bertomy, lecaissier de la maison, qui passait alors toutes ses soirées chezson patron.
Depuis que Raoul, grâce aux relations de ses cousins, setrouvait lancé dans un monde de jeunes gens riches, loin de seréformer, il menait une vie de plus en plus dissipée. Il jouait, ilsoupait ; il se montrait aux courses, et l’argent, entre sesmains prodigues, glissait comme du sable.
Cet étourdi, d’une délicatesse susceptible jusqu’au ridicule,dans les commencements, qui ne voulait de sa mère qu’un peud’affection, ne cessait maintenant de la harceler d’incessantesdemandes.
Elle avait donné avec joie, d’abord, sans compter, mais elle netarda pas à s’apercevoir que sa générosité, si elle n’y mettaitordre, serait sa perte.
Cette femme si riche, dont les diamants étaient cités, qui avaitun des plus beaux attelages de Paris, connut, de la misère, cequ’elle a de plus poignant : l’impérieuse nécessité de se refuseraux fantaisies de l’être aimé.
Jamais son mari n’avait eu l’idée de compter avec elle. Dès lelendemain de son mariage, il lui avait remis la clé du secrétaire,et depuis, librement, sans contrôle, elle prenait ce qu’ellejugeait nécessaire, tant pour le train considérable de la maison,que pour ses dépenses personnelles.
Mais, précisément parce qu’elle avait toujours été modeste dansses goûts, au point que son mari l’en plaisantait, précisémentparce qu’elle avait administré l’intérieur avec une sagesseextrême, elle ne pouvait disposer tout à coup de sommes assezfortes sans s’exposer à des questions inquiétantes.
Certes, M. Fauvel, le plus généreux des millionnaires, étaithomme à se réjouir de voir sa femme faire quelques grossesfolies ; mais les folies s’expliquent, on en retrouve lestraces.
Un hasard pouvait faire reconnaître au banquier l’étonnantaccroissement des dépenses de la maison ; que lui répondres’il en demandait les causes ?
Et Raoul en trois mois avait dissipé une petite fortune.N’avait-il pas fallu l’installer, lui donner un joli intérieur degarçon ? Tout lui manquait, autant qu’à un naufragé. Il avaitvoulu un cheval, un coupé, comment les lui refuser ?
Puis c’était chaque jour quelque fantaisie nouvelle.
Si parfois Mme Fauvel hasardait une remontrance, la physionomiede Raoul prenait aussitôt une expression désolée, et ses beaux yeuxs’emplissaient de larmes.
– C’est vrai, répondait-il, je suis un enfant, un pauvre fou,j’abuse. J’oublie que je suis le fils de Valentine pauvre, et nonde la riche madame Fauvel.
Son repentir avait des accents qui perçaient le cœur de lapauvre mère. Il avait tant souffert autrefois ! Si bien, qu’àla fin, c’était elle qui le consolait et qui l’excusait.
D’ailleurs, elle avait cru s’apercevoir, non sans effroi, qu’ilétait jaloux d’Abel et de Lucien – ses frères, après tout.
En ces moments, pour que Raoul n’eût rien à envier à ses deuxfils, elle était prête à tout.
Au moins voulut-elle avoir une compensation. Le printempsapprochait ; elle pria Raoul de s’établir à la campagne prèsde la propriété qu’elle avait à Saint-Germain. Elle s’attendait àdes objections ; point. Cette proposition sembla lui plaire,et peu après il lui annonça qu’il venait de louer une bicoque auVésinet et qu’il y allait faire porter son mobilier.
– Ainsi, mère, dit-il, je serai plus près de toi. Quel bon éténous allons passer !
Elle se réjouit, surtout de ce que les dépenses de l’enfantprodigue probablement diminueraient. Et, vraiment, elle était sibien à bout, qu’un soir, comme il dînait en famille, elle osa,devant tout le monde, lui adresser – oh ! bien doucement –quelques observations.
Il était allé, la veille, aux courses, il avait parié et perdudeux mille francs.
– Bast ! fit M. Fauvel avec l’insouciance d’un homme qui ases coffres pleins, maman Lagors payera ; les mamans ont étécréées et mises au monde pour payer.
Et, ne pouvant s’apercevoir de l’impression que produisaient cessimples paroles sur sa femme, devenue plus blanche que sacollerette, il ajouta :
– Ne t’inquiète pas, va, mon garçon, quand tu auras besoind’argent, viens me trouver, je t’en prêterai.
Que pouvait objecter Mme Fauvel ? N’avait-elle pas annoncé,selon les volontés de Clameran, que Raoul était trèsriche ?
Pourquoi l’avait-on contrainte de mentir inutilement ? Elleeut comme une rapide intuition du piège où elle était prise, maisil n’était plus temps d’y revenir.
D’ailleurs, les paroles du banquier n’étaient pas tombées dansl’eau. À la fin de cette semaine, Raoul alla trouver son oncle dansson cabinet, et carrément il lui emprunta dix mille francs.
Informée de cette incroyable audace, Mme Fauvel se tordait lesmains de désespoir.
– Mais que fait-il, mon Dieu ! de tant d’argent !s’écriait-elle.
Depuis assez longtemps, on ne voyait plus guère Clameran àl’hôtel du banquier ; Mme Fauvel se décida à lui écrire pourlui demander une entrevue.
Quand il apprit ce qui se passait, ce qu’il ignorait absolument,déclara-t-il, le marquis parut bien autrement inquiet, bien plusirrité surtout que Mme Fauvel.
Il y eut entre Raoul et lui une scène de la dernière violence.Mais les défiances de Mme Fauvel étaient éveillées, elle observa,et il lui sembla – était-ce possible ! – que leur colère étaitsimulée, et que, pendant qu’ils échangeaient les paroles les plusamères et même des menaces, leurs yeux riaient.
Elle n’osa rien dire, mais ce doute, pénétrant dans son espritcomme une goutte de ces poisons subtils qui désorganisent tout cequ’ils touchent, ajouta de nouvelles douleurs à un supplice presqueintolérable.
Elle se disait que, tombée à la discrétion d’un tel homme, elledevait s’attendre aux pires exigences ; puis elle s’efforça envain de pénétrer son but.
Lui-même bientôt le lui apprit.
Après s’être plaint de Raoul plus amèrement que de coutume,après avoir montré à Mme Fauvel l’abîme creusé sous ses pieds, lemarquis déclara qu’il n’apercevait qu’un moyen de prévenir unecatastrophe :
C’était que lui, Clameran, il épousât Madeleine.
Il y avait longtemps que Mme Fauvel était préparée à toutes lestentatives d’une cupidité dont elle s’apercevait enfin.
La déclaration inattendue de Clameran l’atteignit dans le vif dece qu’après tant de crises elle gardait encore de sensibilité.
– Et vous avez pu croire, monsieur ! s’écria-t-elleindignée, que je prêterais les mains à vos odieusescombinaisons.
D’un signe de tête, le marquis répondit :
– Oui.
– À quelle femme, donc, pensez-vous vous adresser ?Ah ! certes, j’ai été bien coupable autrefois ; mais lapunition, à la fin, passe la faute. Est-ce à vous de me faire sicruellement repentir de mon imprudence ! Tant qu’il s’est agide moi seule, vous m’avez trouvée faible, craintive, lâche ;aujourd’hui vous vous adressez aux miens, je me révolte !…
– Serait-ce donc, madame, un bien grand malheur pourmademoiselle Madeleine de devenir marquise de Clameran ?
– Ma nièce, monsieur, a choisi librement et de son plein gré sonmari. Elle aime monsieur Prosper Bertomy.
Le marquis haussa dédaigneusement les épaules.
– Amourette de pensionnaire, dit-il ; elle l’oubliera quandvous le voudrez.
– Je ne le veux pas.
– Pardon !… reprit Clameran de cette voix basse et voiléed’un homme irrité qui s’efforce de se contenir, ne perdons pasnotre temps en discussions oiseuses. Toujours, jusqu’ici, vous avezcommencé par protester et vous vous êtes ensuite rendue àl’excellence de mes arguments. Cette fois encore, vous me ferez lagrâce de céder.
– Non, répondit fermement Mme Fauvel, non !
Il ne daigna pas relever l’interruption.
– Si je tiens essentiellement à ce mariage, poursuivit-il, c’estqu’il doit rétablir vos affaires et les nôtres, fort compromises ence moment. L’argent dont vous disposez ne peut suffire auxprodigalités de Raoul, vous devez vous en être aperçue. Un momentviendra où vous n’aurez plus rien à lui donner et où il vous seraimpossible de cacher à votre mari vos emprunts forcés à la caissedu ménage. Qu’arrivera-t-il ce jour-là ?
Mme Fauvel frissonna. Le jour dont parlait le marquis, ellel’entrevoyait dans un avenir prochain. Lui, cependant, continuait:
– C’est alors que vous rendrez justice à ma prévoyante sagesseet à mes intentions. Mademoiselle Madeleine est riche, sa dot mepermettra de combler le déficit et de vous sauver.
– J’aime mieux être perdue que sauvée par de tels moyens.
– Mais moi, je ne souffrirai pas que vous compromettiez notresort à tous. Nous sommes associés pour une œuvre commune, madame,ne l’oubliez pas : l’avenir de Raoul.
Elle lui jeta, sur ces mots, un regard si perspicace que sonimpudence en fut troublée.
– Cessez d’insister, fit-elle en même temps, mon parti estirrévocablement pris.
– Votre parti ?
– Oui. Je suis résolue à tout, à tout, entendez-moi bien, pourme soustraire à vos honteuses obsessions. Oh ! quittez cet airironique ! J’irai, si vous m’y contraignez, me jeter aux piedsde monsieur Fauvel et je lui dirai tout. Il m’aime, il saura ce quej’ai souffert, il me pardonnera.
– Croyez-vous ? demanda Clameran d’un air railleur.
– Que voulez-vous dire ? Qu’il sera impitoyable, qu’il mechassera comme une malheureuse que je suis ? Soit ; jel’aurai mérité. Après les tourments affreux dont vous m’accablez,il n’en est pas dont la perspective puisse m’effrayer.
Cette résistance inconcevable dérangeait à tel point les projetsdu marquis que, exaspéré, il cessa de se contraindre.
Le masque de l’homme du monde tomba, le coquin apparut,révoltant de cynisme. Sa figure prit la plus menaçante expression,sa voix devint brutale.
– Ah ! vraiment ! reprit-il, vous êtes décidée à vousconfesser à monsieur Fauvel ! Fameuse idée ! Il estdommage qu’elle vous vienne un peu tard. Avouant tout, le jour oùje vous suis apparu, vous aviez des chances de salut : votre maripouvait pardonner une faute lointaine rachetée par vingt annéesd’une conduite sans reproche. Car vous avez été fidèle épouse,madame, et bonne mère. Seulement, songez-vous à ce que dira le cherhomme quand vous lui apprendrez que le prétendu neveu que vousfaites asseoir à sa table, qui lui emprunte de l’argent, est lefruit de vos premières amours ? Si excellent que soit lecaractère de monsieur Fauvel, je doute qu’il accepte comme bonnecette plaisanterie qui annonce, ne vous y trompez pas, uneperversité effrayante, une rare audace et une duplicitésupérieure.
C’était vrai, ce que disait le marquis, terriblement vrai ;pourtant les éclairs de ses regards ne firent pas baisser les yeuxde Mme Fauvel.
– Peste ! poursuivait-il, on voit qu’il vous tientfurieusement au cœur, ce cher monsieur Bertomy ! Entrel’honneur du nom que vous portez et les amours de ce dignecaissier, vous n’hésitez pas. Eh bien ! ce vous sera, jecrois, une grande consolation, quand monsieur Fauvel se séparera devous, quand Albert et Lucien se détourneront de vous, rougissantd’être vos fils, ce vous sera une grande douceur de pouvoir vousdire : le bon Prosper est heureux !
– Advienne que pourra, prononça Mme Fauvel, je ferai ce que jedois.
– Vous ferez ce que je veux ! s’écria Clameran, éclatant àla fin, il ne sera pas dit qu’un accès de sensiblerie nous auratous plongés dans le bourbier. La dot de votre nièce nous estindispensable, et, d’ailleurs, votre Madeleine… je l’aime.
Le coup était porté, le marquis jugea qu’il serait sage d’enattendre l’effet. Grâce à son surprenant empire sur soi, il repritson flegme habituel, et c’est avec une politesse glaciale qu’ilajouta :
– À vous maintenant, madame, de peser mes raisons. Croyez-moi,consentez à un sacrifice qui sera le dernier. Songez à l’honneur devotre maison et non aux amourettes de votre nièce. Je viendrai danstrois jours chercher une réponse.
– Vous viendrez inutilement, monsieur ; dès que mon marisera rentré, il saura tout.
Si Mme Fauvel eût eu son sang-froid, elle eût surpris sur levisage de Clameran l’expression d’une poignante inquiétude. Mais cene fut qu’un éclair. Il eut le geste insoucieux qui, clairement,signifie : « comme vous voudrez ! » et il dit :
– Je vous crois assez raisonnable pour garder notre secret.
Il s’inclina aussitôt cérémonieusement et sortit, tirant sur luila porte, avec une violence trahissant la contrainte qu’ils’imposait.
Clameran avait d’ailleurs raison de craindre. L’énergie de MmeFauvel n’était pas feinte.
– Oui ! s’écria-t-elle, enflammée de l’enthousiasme desgrandes résolutions, oui, je vais tout dire à André.
Mais en ce moment même, et lorsqu’elle avait la certitude d’êtreseule, elle entendit marcher près d’elle. Brusquement, elle seretourna. Madeleine s’avançait, plus pâle et plus froide qu’unestatue, les yeux pleins de larmes.
– Il faut obéir à cet homme, ma tante, murmurait-elle.
Des deux côtés du salon se trouvaient deux petites pièces, deuxsalles de jeu qui n’en étaient séparées que par de simplesportières de tapisserie.
Madeleine, sans que sa tante s’en doutât, se trouvait dans unedes petites pièces quand était arrivé le marquis de Clameran, etelle avait entendu la conversation.
– Quoi ! s’écria Mme Fauvel épouvantée, tu sais…
– Tout, ma tante.
– Et tu veux que je te sacrifie ?
– Je vous demande à genoux de me permettre de vous sauver.
– Mais il est impossible que tu ne haïsses pas monsieur deClameran.
– Je le hais, ma tante, et je le méprise. Il est et seratoujours, pour moi, le dernier et le plus lâche des hommes, et,cependant, je serai sa femme.
Mme Fauvel était confondue, elle mesurait la grandeur de cedévouement qui s’offrait à elle.
– Et Prosper, pauvre enfant, reprit-elle, Prosper que tuaimes ?
Madeleine étouffa un sanglot qui montait à sa gorge, et d’unevoix ferme répondit :
– Demain, j’aurai pour toujours rompu avec monsieur Bertomy.
– Non ! s’écria Mme Fauvel, non, il ne sera pas dit que jet’aurai laissée, toi innocente, prendre l’accablant fardeau de mesfautes.
La noble et courageuse fille hocha tristement la tête.
– Il ne sera pas dit, reprit-elle, que j’aurai laissé ledéshonneur entrer dans cette maison qui est la mienne, quand jepuis m’y opposer. Ne vous dois-je donc pas plus que la vie ?Que serais-je sans vous ? Une pauvre ouvrière des fabriques demon pays. Qui m’a recueillie ? Toi. N’est-ce pas à mon oncleque je dois cette fortune qui tente le misérable ? Abel etLucien ne sont-ils pas mes frères ? Et quand notre bonheur àtous est menacé, j’hésiterais !… Non. Je serai marquise deClameran.
Alors, entre Mme Fauvel et sa nièce, commença une lutte degénérosité d’autant plus sublime que chacune offrait sa vie àl’autre, et la donnait, non dans un moment d’entraînement, mais deson plein gré et après délibération.
Mais Madeleine devait triompher, enflammée qu’elle était de cesaint enthousiasme du sacrifice qui fait les martyrs.
– Je n’ai à répondre de moi qu’à moi-même, répétait-elle,comprenant bien que là était la place où elle devait frapper,tandis que toi, chère tante, tu dois compte de toi à ton mari et àtes enfants. Songe à la douleur de mon oncle, s’il apprenait jamaisla vérité ! Il en mourrait.
La généreuse jeune fille disait vrai.
Tel avait été le fatal enchaînement des circonstances, quetoujours Mme Fauvel avait été arrêtée par l’apparence d’un granddevoir à remplir.
Ainsi, après avoir sacrifié son mari à sa mère, elle sacrifiaitmaintenant son mari et ses enfants à Raoul.
Mme Fauvel se défendait encore, mais elle résistait de plus enplus faiblement.
– Non, disait-elle, non, je ne saurais accepter ton dévouement.Quelle sera ta vie avec cet homme ?
– Qui sait ! fit Madeleine, affectant une espérance bienéloignée de son cœur : il m’aime, à ce qu’il dit ; peut-êtresera-t-il bon pour moi.
– Ah ! si je savais où prendre une grosse somme !C’est de l’argent qu’il veut, cet homme, rien que de l’argent.
– Ne lui en faut-il donc pas pour Raoul ? N’est-ce pasRaoul qui, par ses folies, a creusé un abîme qu’il fautcombler ? Si seulement je pouvais croire à la sincérité demonsieur de Clameran !
C’est avec une sorte de curiosité stupéfaite que Mme Fauvelregardait sa nièce.
Quoi ! cette jeune fille si naïve, si inexpérimentée,raisonnait son abnégation, pendant qu’elle, femme, mère de famille,n’avait jamais obéi qu’aux impulsions instinctives de son esprit etde son cœur !…
– Que veux-tu dire ? interrogea-t-elle.
– Je me demande, ma tante, si véritablement monsieur de Clameranpense à son neveu. A-t-il, oui ou non, l’intention formelle de luivenir en aide ? Maître de ma dot, ne vous abandonnera-t-ilpas, toi et lui ? Enfin, il est un doute affreux qui metorture.
– Un doute ?
– Oui, et je te le soumettrais, si j’osais… si je necraignais…
– Parle, insista Mme Fauvel, livre-moi ta pensée entière.Hélas ! le malheur m’a donné des forces. Qu’ai-je àredouter ? Je puis tout entendre…
Madeleine hésitait, partagée entre la crainte de frapper unepersonne aimée et le désir de l’éclairer.
– Je voudrais, reprit-elle enfin, être certaine, bien sûre quemonsieur de Clameran et Raoul ne s’entendent pas, ne jouent paschacun un rôle appris et convenu à l’avance.
La passion est aveugle et sourde. Mme Fauvel ne se souvenaitplus des yeux riants de ces deux hommes, le jour où, devant elle,ils semblaient transportés de colère. Elle ne pouvait, elle nevoulait pas croire à une si odieuse comédie.
– C’est impossible, prononça-t-elle, le marquis est vraimentindigné de la conduite de son neveu, et ce n’est pas lui qui jamaislui donnera un mauvais conseil. Quant à Raoul, il est étourdi,léger, vaniteux, prodigue, mais il a bon cœur. La prospérité l’agrisé, mais il m’aime. Ah ! si tu le voyais, si tul’entendais, quand je lui fais un reproche ! tous tes soupçonss’envoleraient. Quand, les larmes aux yeux, il me jure qu’il seraplus raisonnable, il est de bonne foi. S’il ne tient pas sespromesses, c’est que des amis perfides l’entraînent.
Toujours les mères s’en sont prises, s’en prennent et s’enprendront aux amis. L’ami, voilà le coupable.
Mais Madeleine était trop généreuse pour chercher même àdésabuser sa tante.
– Fasse le Ciel que tu dises vrai ! murmura-t-elle, monmariage ne sera pas inutile. Ce soir même nous écrirons à monsieurde Clameran.
– Pourquoi ce soir, Madeleine ? Rien ne presse. Nouspouvons attendre, traîner, gagner du temps.
Ces mots, ces espérances obstinées, cette confiance en unhasard, en une chimère, en rien, disaient tout le caractère de MmeFauvel et expliquaient ses infortunes.
Tout autre était le caractère de Madeleine. Sa timidité cachaitune âme virile. Décidée à un sacrifice, elle le faisait complet,absolu, elle fermait la porte aux illusions décevantes et marchaitdroit en avant sans retourner la tête.
– Mieux vaut en finir, chère tante, dit-elle d’un ton ferme.Crois-moi, la réalité du malheur est moins pénible que son attente.Résisterais-tu à ces alternatives de douleur et de joie ?Sais-tu ce qu’ont fait de toi les anxiétés que tu dissimules ?T’es-tu vue depuis quatre mois ?
Elle prit sa tante par la main, et, la conduisant devant uneglace :
– Tiens, ajouta-t-elle, regarde-toi.
Mme Fauvel n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle étaitarrivée à cet âge perfide où la beauté d’une femme, comme celled’une rose pleinement épanouie, se flétrit en un jour.
En quatre mois, elle avait vieilli. Le chagrin avait mis sur sonfront son empreinte fatale. Ses tempes, fraîches et lisses commecelles d’une jeune fille, se plissaient, des fils blancsargentaient les masses de sa chevelure.
– Comprends-tu, maintenant, poursuivait Madeleine, pourquoi lasécurité t’est nécessaire. Comprends-tu que tu as changé à ce pointque c’est miracle que mon oncle ne s’en soit pasinquiété ?
Mme Fauvel, qui croyait avoir déployé une dissimulationsupérieure, eut un geste négatif.
– Eh ! pauvre tante, n’ai-je pas deviné, moi, que tu avaisun secret !
– Toi !…
– Oui ! seulement j’avais cru… Oh ! pardonne unsoupçon injuste, j’avais osé supposer…
Elle s’interrompit toute troublée, et il lui fallut un grandeffort pour ajouter :
– Je m’imaginais que peut-être tu aimais un autre homme que mononcle.
Mme Fauvel ne put retenir un gémissement. Le soupçon deMadeleine, d’autres pouvaient l’avoir eu.
– L’honneur est perdu, murmura-t-elle.
– Non, chère tante ; non ! s’écria la jeune fille,rassure-toi et reprends courage : nous serons deux pour luttermaintenant ; nous nous défendrons, nous nous sauverons.
M. le marquis de Clameran dut être content, ce soir-là. Unelettre de Mme Fauvel lui annonça qu’elle consentait à tout. Elledemandait seulement un peu de temps. Madeleine, lui disait-elle, nepouvait rompre du jour au lendemain avec M. Bertomy. Puis, ondevait s’attendre à des objections de la part de M. Fauvel, lequelaimait Prosper et l’avait tacitement agréé.
Une ligne de Madeleine, au bas de la lettre de sa tante,assurait son concours.
Pauvre jeune fille ! elle ne se ménageait pas. Le lendemainmême, elle avait pris Prosper à part, et, abusant de son ascendantsur lui, elle lui avait arraché cette fatale promesse de ne pluschercher à la revoir, et même de prendre sur lui la responsabilitéde cette rupture.
Il avait conjuré Madeleine de lui dire au moins les raisons decet exil qui allait briser sa vie, elle lui avait simplementrépondu que son honneur et son bonheur à elle dépendaient de sonobéissance.
Et il s’était éloigné la mort dans l’âme.
Presque sur ses pas, le marquis de Clameran arrivait.
Oui, il avait l’audace de venir, en personne, annoncer à MmeFauvel que, du moment qu’il avait sa parole et celle de sa nièce,il consentait à attendre.
Tenant, à cette heure, la tante et la nièce, il était sansinquiétudes. Il se disait que le moment viendrait où un déficitimpossible à combler leur ferait souhaiter et presser sonmariage.
Or Raoul faisait tout pour hâter ce moment.
Mme Fauvel étant allée, plus tôt que d’ordinaire, habiter sapropriété, Raoul, de son côté, s’était installé au Vésinet.
Mais la campagne ne le rendait pas plus économe. Peu à peu, ilavait dépouillé toute hypocrisie, il ne venait plus voir sa mèreque quand il avait besoin d’argent, et il lui en fallait souvent etbeaucoup.
Quant au marquis, il se tint prudemment à l’écart, guettantl’heure propice, et c’est au hasard d’une rencontre que, troissemaines plus tard, il dut d’être invité à dîner chez lebanquier.
C’était un grand dîner, et il y avait bien une vingtaine deconvives.
On venait de servir le dessert, et les conversationss’animaient, lorsque le banquier, tout à coup, se retourna versClameran.
– J’avais, monsieur le marquis, dit-il, un renseignement à vousdemander. Avez-vous des parents portant votre nom ?
– Pas que je connaisse, du moins, monsieur.
– C’est que moi, depuis huit jours, je connais un autre marquisde Clameran.
Si cuirassé d’impudence que fût le marquis de Clameran, si arméque fut son esprit contre toutes les surprises des événements, ilfut un instant déconcerté et pâlit.
– Oh ! oh ! balbutia-t-il, non sans un énergiqueeffort de volonté, un Clameran, marquis… le marquisat au moinsm’est suspect.
M. Fauvel n’était pas fâché de trouver une occasion de taquinerun hôte dont les prétentions nobiliaires l’avaient parfoisagacé.
– Marquis ou non, reprit-il, le Clameran en question me paraîten état de faire honneur au titre.
– Il est riche.
– J’ai tout lieu, du moins, de lui supposer une grande fortune.J’ai été chargé, pour son compte, par un de mes correspondants,d’un recouvrement de quatre cent mille francs.
Clameran était merveilleusement maître de soi. Il avaitaccoutumé son visage à ne rien trahir du mouvement de son âme.Cependant, cette fois, l’aventure était si bizarre, si surprenante,elle présageait de telles menaces, que son assurance habituelle,son coup d’œil prompt lui faisaient défaut.
Il trouvait au banquier un ton ironique, un air singulier qui lemettaient en défiance.
Pour les gens qui n’étaient pas intéressés à l’observer, ilrestait le même. Mais Madeleine et sa tante avaient surpris sestressaillements, elles avaient saisi un regard rapide adressé àRaoul.
– Il paraît, fit-il, que ce nouveau marquis est négociant.
– Ma foi ! vous m’en demandez trop. Tout ce que je sais,c’est que les quatre cent mille francs devaient lui être versés pardes armateurs du Havre, après la vente de la cargaison d’un navirebrésilien.
– C’est qu’alors il arrive du Brésil ?
– Je l’ignore, mais je puis, si vous le désirez, vous dire sonprénom.
– Volontiers.
Le banquier se leva et alla prendre dans le salon une serviettede maroquin marquée à son chiffre. Il en sortit un carnet et se mità parcourir en bredouillant à demi-voix les noms qui s’y trouvaientinscrits.
– Attendez, faisait-il, attendez… ; du 22, non, c’est plustard… Ah ! nous y voici : Clameran, Gaston… Il se nommeGaston.
Mais Louis, cette fois, ne sourcilla pas ; il avait eu letemps de se reconnaître et de faire provision d’audace pour parern’importe quel coup.
– Gaston !… répondit-il d’un air dégagé, j’y suis. Cemonsieur doit être le fils d’une sœur de mon père dont le marihabitait la Havane. Revenant en France il aura pris sans façon lenom de sa mère, plus sonore que celui de son père, lequel, si j’aibonne mémoire, s’appelait Moirot ou Boirot.
Le banquier avait replacé son carnet sur un des meubles de lasalle à manger.
– Boirot ou Clameran, dit-il, je vous ferai, j’imagine, dîneravec lui avant longtemps. Des quatre cent mille francs que j’étaischargé de recouvrer pour lui, il ne s’en fait expédier que cent etme prie de garder le reste en compte courant. C’est donc qu’il sepropose de venir à Paris.
– Je ne serai vraiment pas fâché de faire sa connaissance.
On parla d’autre chose, et bientôt Clameran parut avoirtotalement oublié la communication du banquier.
Il est vrai que, tout en causant le plus gaiement du monde, ilne cessait d’observer Mme Fauvel et sa nièce.
Elles étaient bien autrement troublées que lui, et leur troubleétait visible. À tout moment elles échangeaient, à la dérobée, lesregards les plus significatifs.
Évidemment une même idée, terrible, avait traversé leuresprit.
Plus que sa tante encore, Madeleine semblait émue. C’est qu’aumoment où le banquier avait prononcé le nom de Gaston, elle avaitvu, elle ne se trompait pas, elle avait vu Raoul reculer sa chaiseet jeter un coup d’œil vers la fenêtre, comme le filou surpris quicherche une issue pour fuir.
Et Raoul, moins fortement trempé que son oncle, était, depuis cemoment, resté décontenancé. Lui, brillant d’ordinaire, causeuroriginal, il était complètement éteint, il se taisait, il étudiaitl’attitude de Louis.
Enfin, le dîner finit, les convives se levèrent pour passer dansle salon, et Clameran et Raoul manœuvrèrent de façon à rester lesderniers dans la salle à manger.
Ils étaient seuls, ils n’essayaient plus de cacher leuranxiété.
– C’est lui !… dit Raoul.
– Je le crois.
– Tout est perdu, alors ; filons.
Mais Clameran, l’audacieux aventurier, n’était pas homme à jeterainsi, avant d’y être contraint, le manche après la cognée.
– Qui sait ! murmura-t-il, pendant que la contraction deson front disait l’effort de sa pensée, qui sait !… Pourquoice misérable banquier ne nous a-t-il pas dit où trouver ce Clamerande malheur ?…
Il s’interrompit, poussant un cri de joie. Il venaitd’apercevoir sur le buffet le carnet consulté par M. Fauvel.
– Veille, dit-il à Raoul.
Il saisit le carnet, il le feuilleta fiévreusement, il trouva :Gaston, marquis de Clameran, Oloron (Basses-Pyrénées).
– Sommes-nous bien plus avancés, fit Raoul, maintenant que nousavons son adresse ?
– C’est-à-dire que nous sommes peut-être sauvés. Viens, il nefaut pas qu’on remarque notre absence. Du sang-froid,morbleu ! de la tenue, de la gaieté ! J’ai vu le momentoù ton attitude nous trahissait.
– Les deux femmes se doutent de quelque chose.
– Eh bien ! après ?
– Il ne fait pas bon pour nous ici.
– Faisait-il donc meilleur à Londres ? Confiance !nous nous en tirerons. Je vais dresser mes batteries.
Ils rejoignirent les autres invités. Mais si leur conversationn’avait pas été entendue, leurs gestes avaient été observés.
Madeleine, qui s’était avancée sur la pointe du pied, avaitaperçu Clameran consultant le carnet du banquier.
Mais à quoi pouvait lui servir cette constatation desinquiétudes du marquis. Elle n’en était plus à douter de l’infamiede cet homme, auquel elle avait promis sa main. Il l’avait bien dità Raoul : ni Madeleine ni sa tante ne pouvaient se soustraire, quoiqu’il arrivât, à sa domination ; car pour l’atteindre ilfallait parler, avouer…
Lorsque deux heures plus tard, Clameran reconduisit Raouljusqu’au Vésinet, son plan était fait.
– C’est lui, je n’en doute pas, disait-il, mais nous avons, monbeau neveu, pris l’alarme trop tôt.
– Merci !… le banquier l’attend ; nous l’auronspeut-être demain sur le dos.
– Tais-toi ! interrompit Clameran. Sait-il ou ne sait-ilpas que Fauvel est le mari de Valentine ? Tout est là. S’il lesait, nous n’avons qu’à jouer des jambes. S’il l’ignore, rien n’estdésespéré.
– Comment s’en assurer ?
– En allant le lui demander, tout simplement.
Raoul eut un mouvement d’admiration.
– C’est joli, fit-il, mais dangereux.
– Il serait plus périlleux encore de rester. Quant à filer surun simple soupçon, ce serait par trop niais.
– Et qui ira le trouver ?
– Moi !
– Oh ! fit Raoul, sur trois tons différents, oh !oh !
L’audace de Clameran le confondait.
– Mais moi ? interrogea-t-il.
– Toi, tu me feras le plaisir de rester ici. Au moindre dangerje t’expédie une dépêche et tu décampes.
Ils étaient arrivés devant la grille de la maison de Raoul.
– Voilà donc qui est entendu, dit Clameran, tu restes ici. Maisattention, tant que durera mon absence, redeviens le meilleur desfils. Prends parti contre moi, calomnie-moi si tu peux. Mais pas debêtises. Pas de demandes d’argent… Allons, adieu !… Demainsoir je serai à Oloron et j’aurai vu ce Clameran…
Ce n’est pas sans les plus grands périls, sans des peinesinfinies, que Gaston de Clameran, en quittant Valentine, avaitréussi à fuir.
Jamais, sans le dévouement et l’expérience de son guide, le pèreMenoul, il n’aurait trouvé le moyen de s’embarquer.
Ayant laissé à Valentine les parures de sa mère, il possédaitpour toute fortune neuf cent vingt francs, et ce n’est pas aveccette pauvre somme qu’un fugitif qui vient de tuer deux hommes payeson passage à bord d’un bâtiment.
Mais Menoul, vieux matelot, était homme d’expédients.
Pendant que Gaston restait caché dans une ferme de la Camargue,Menoul avait gagné Marseille, et, dès le premier soir, courant lescabarets que fréquentent les matelots, il avait appris qu’il setrouvait en rade un trois-mâts américain, dont le commandant, M.Warth, un marin sans préjugés, se ferait un vrai plaisir de donnerasile à un gaillard solide, qui lui serait utile à la mer, sanss’inquiéter de ses antécédents.
Ayant visité le navire et bu un verre de rhum avec le capitaine,le père Menoul était revenu trouver Gaston.
– S’il s’agissait de moi, lui dit-il, j’aurais mon affaire, maisvous !…
– Ce qui vous conviendrait me convient.
– C’est que, voyez-vous, il vous faudra trimer dur. Vous serezmatelot, quoi ! Et pour tout dire, le bateau ne m’a pas l’airdes plus catholiques et le patron me fait l’effet d’un fiersacripant.
– Il n’y a pas à choisir, répondit Gaston, partons.
Le flair du père Menoul ne l’avait pas trompé.
Il suffit à Gaston d’un séjour de quarante-huit heures à bord duTom-Jones pour être sûr, à n’en pouvoir douter, que lehasard venait de le jeter au milieu d’une remarquable collection debandits de la pire espèce.
L’équipage, recruté un peu partout, était comme un échantillonde coquins de tous les pays.
Mais que lui importaient ces gens parmi lesquels il étaitcondamné à vivre pendant des mois !
C’est son corps seul que le navire emportait vers des paysnouveaux. Sa libre pensée se reposait sous les frais ombrages duparc de La Verberie, près de sa bien-aimée Valentine.
Qu’allait-elle devenir, la pauvre enfant, maintenant qu’il neserait plus là pour l’aimer, pour la consoler, pour ladéfendre !
Heureusement, il n’avait ni le loisir ni la force de réfléchir.Ce qu’il y avait de plus affreux dans sa situation présente, il nele sentait pas.
Obligé au rude apprentissage du métier de matelot, il n’avaitpas trop de toute son énergie pour résister à des labeursexorbitants pour qui n’en a pas, dès l’enfance, contractél’habitude.
Là fut son salut. La fatigue physique calmait et engourdissaitles douleurs morales. Aux heures de repos, lorsque brisé, rompu, illui était permis de s’étendre sur son cadre, il s’endormait.
Si parfois, avec une anxiété poignante, il s’efforçaitd’interroger l’avenir, c’était aux heures de quart, la nuit, quandle temps était beau, que la voilure ne réclamait aucunemanœuvre.
Il avait juré qu’il reviendrait avant trois ans, et qu’ilreviendrait riche pour satisfaire les exigences de Mme de LaVerberie. Pourrait-il tenir cette promesse présomptueuse ? Sile désir a des ailes, la réalité se traîne lentement terre àterre.
Or, d’après tout ce qu’il entendait dire autour de lui, iln’était pas précisément sur le chemin de cette fortune tantsouhaitée.
Le Tom-Jones faisait peut-être voile pour Valparaiso,mais il prenait, à coup sûr, pour y arriver, le chemin le pluslong.
C’est que le capitaine Warth se proposait de visiter le golfe deGuinée.
Un prince noir de ses amis, disait-il en riant d’un large rire,l’attendait dans les environs de Badagri, pour lui confier, enéchange de quelques pipes de rhum et d’une centaine de méchantsfusils à pierre, toute une cargaison de « bois d’ébène ».
Pour tout dire, Gaston de Clameran servait en qualité de novicesur un de ces navires comme en armait alors, par centaines, tousles ans, la libre et philanthrope Amérique pour la traite desNoirs.
Cette découverte emplit Gaston de colère et de honte, mais ilfut assez sage pour dissimuler ses impressions.
Toute son éloquence n’aurait pu dégoûter le digne capitaineWarth d’un trafic dont les profits dépassaient cent pour cent, endépit des croiseurs français et anglais, malgré les avaries de lacargaison et une foule d’autres risques encore.
Si les hommes de l’équipage avaient pour Gaston uneconsidération relative, c’est que l’histoire des coups de couteau,racontée par le père Menoul au capitaine, avait transpiré. Laisservoir ses opinions, c’était se créer sans nécessité ni utilité unesituation impossible.
Il se tut, se jurant bien qu’il déserterait dès que seprésenterait une occasion à peu près favorable.
Le malheur est que cette occasion, comme tout ce qu’on attendavec impatience, ne venait pas.
C’est qu’au bout de trois mois M. Warth ne pouvait plus sepasser de Gaston. Lui ayant reconnu une intelligence supérieure, ill’avait pris en amitié, il le faisait manger à sa table, il avait,à l’entendre causer, un plaisir infini, il le forçait à faire sapartie de piquet.
Si bien que le second du navire étant venu à mourir, Gaston futchoisi pour le remplacer.
Et c’est en cette qualité qu’il fit deux voyages successifs augolfe de Guinée. C’est comme second qu’il aida à enlever un millierde nègres en deux fois, à les « arrimer », à les surveiller pendantune traversée de douze ou quinze cents lieues, et enfin à les jeterclandestinement sur les côtes du Brésil.
Il y avait plus de trois ans que Gaston s’était embarqué àMarseille, lorsque enfin le Tom-Jones ayant relâché à RioJaneiro, il put se séparer du capitaine Warth, un digne homme aprèstout, et qui jamais ne se serait résigné à ce diabolique etrépugnant commerce de chair humaine sans sa petite Mary, un ange,qu’il voulait doter magnifiquement.
Ces voyages avaient au moins profité à Gaston. Il possédait toutprès de douze mille francs d’économies lorsqu’il toucha le sol duBrésil.
Cependant, les trois ans fixés par lui-même pour son retourétaient passés ; mais peut-être Valentine l’avait-elleattendu ; avant de rien entreprendre, il écrivit à un de sesamis, en qui il pouvait avoir toute confiance, et qui habitaitBeaucaire. Il avait soif de nouvelles de son pays, de sa famille,de ses amis.
Il écrivit aussi à son père, auquel il avait essayé, toutes lesfois qu’il en avait trouvé l’occasion, de faire parvenir deslettres.
Ce n’est que l’année suivante qu’il reçut une réponse de sonami.
Du même coup, cette réponse lui apprenait que son père étaitmort, que son frère Louis avait quitté le pays, que Valentine étaitmariée, et enfin que lui, Gaston, il avait été condamné à plusieursannées de prison, pour meurtre.
Cette lettre l’atterra.
Désormais il était seul au monde, sans patrie, déshonoré par unjugement. Valentine mariée, il ne voyait plus de but à sa vie.
Mais il n’était pas homme à se laisser abattre.
– Gagnons donc de l’argent ! s’écria-t-il avec rage,puisqu’il n’y a que l’argent ici-bas qui ne trompe jamais.
Et il se mit à l’œuvre, avec une âpre activité, fouettée, chaquematin, par une volonté nouvelle.
Tous les moyens de fortune qu’offre aux aventureux l’empire duBrésil, Gaston les tenta.
Tour à tour, il spécula sur les peaux, il exploita une mine, iltenta des défrichements. Cinq fois il se coucha riche et seréveilla ruiné ; cinq fois, avec la patience du castor dont lecourant emporte la hutte, il recommença l’édifice de safortune.
Enfin, après de longues, bien longues années de luttes, ilpossédait près d’un million réalisable, et de vastes étendues deterrain.
Il s’était dit que jamais il ne quitterait le Brésil, qu’ilfinirait ses jours à Rio ; il comptait sans cet amour du solnatal, qui jamais ne s’éteint dans le cœur d’un Français.
Riche, il voulut mourir en France.
Aussitôt il fit les démarches indiquées par sa situation. Ils’assura que, rentrant, il ne serait pas inquiété, réalisa ce qu’ilput de son avoir, confia le reste à un correspondant ets’embarqua.
Il y avait vingt-trois ans et quatre mois qu’il avait fuilorsque, par un beau jour de janvier 1866, il mit le pied sur lesquais de Bordeaux.
Il était parti jeune homme, le cœur gonflé d’espérances ;il revenait avec des cheveux blancs, ne croyant plus à rien.
Une usine était à vendre, près d’Oloron, sur les bords du Gave,il l’acheta, songeant à trouver un moyen pour utiliser les immensesquantités de bois qui, faute de moyens de transport, se perdentdans les montagnes.
Il était installé depuis quelques semaines déjà, lorsqu’un soirson domestique lui remit la carte d’un étranger qui désirait levoir.
Il prit cette carte et lut : Louis de Clameran.
– Mon frère ! s’écria-t-il enfin, mon frère !…
Et laissant là son domestique tout ébahi, quelque peu effarémême, de l’exaltation de son maître, il se lança dans lesescaliers.
Au milieu du vestibule, un homme, Louis de Clameran, se tenaitdebout, attendant.
Gaston se précipita vers lui, et après l’avoir serré entre sesbras, à l’étouffer, il l’entraîna, ou plutôt il l’emporta dans lesalon.
Là, il le fit asseoir, s’asseyant lui-même, en face, le plusprès possible, pour le mieux voir, pour le contempler plus àl’aise. Il lui avait pris les deux mains et les gardait dans lessiennes.
– C’est toi, répétait-il, parlant très haut comme pour mieuxs’entendre, pour se bien prouver la réalité, toi, mon bien-aiméLouis, mon frère… toi, c’est toi !…
Gaston, cet homme dont la vie avait été comme une continuelletempête, ne se possédait plus. Lui, l’aventurier, le second duredoutable capitaine Warth, le chercheur d’or des mines deVilla-Rica, il pleurait et riait tout ensemble.
– Je t’aurais reconnu, disait-il à son frère ; oui, jet’aurais reconnu… Va ! l’expression de ton visage n’a paschangé, tu as bien le même regard, ton sourire est toujours cequ’il était jadis.
Louis souriait, en effet, peut-être comme il avait souri cettenuit fatale où la chute de son cheval avait livré Gaston.
Il souriait, lui aussi, il avait l’air heureux, il paraissaitravi.
Une de ces angoisses à faire blanchir les cheveux d’un homme lepénétrait lorsqu’il avait soulevé le marteau de la porte de Gaston.Ses dents claquaient de peur, lorsqu’il avait dit au domestique, enlui tendant sa carte :
– Portez ceci à votre maître.
Et en attendant le retour de ce domestique, dont l’absence luiavait paru durer des siècles, il se disait : est-ce bien lui ?Et si c’est lui, sait-il, se doute-t-il ?… Si grande était sonanxiété, qu’au moment où il avait aperçu Gaston descendantl’escalier avec la rapidité de l’ouragan, il avait eu la tentationde fuir.
Maintenant qu’il voyait bien que Gaston était resté le même,bon, confiant, crédule ; maintenant qu’il était presquecertain que pas un soupçon n’avait effleuré l’esprit de son frère,il se rassurait et il souriait.
– Enfin, poursuivait Gaston, je ne serai donc plus seul dans lavie ; j’aurai quelqu’un à aimer, quelqu’un qui m’aimera.
Il s’interrompit, puis, brusquement, avec cette incohérenced’idées de toutes les émotions fortes qui rompent l’équilibre ducerveau :
– Es-tu marié ? interrogea-t-il.
– Non.
– Tant pis ! oui, tant pis ! J’aurais voulu te voir lemari de quelque bonne femme bien dévouée, je voudrais te savoirpère de braves et beaux enfants. Comme j’aurais ouvert mon cœur àdeux battants à tout ce monde-là ! Ta famille aurait été lamienne. Ce doit être si bon, la famille, si doux. Vivre seul, sansune femme adorée qui partage les tristesses et les joies, lesépreuves et les succès, ce n’est pas vivre. N’avoir à penser qu’àsoi, quelle tristesse ! Mais qu’est-ce que je dis là ? Jet’ai, n’est-ce donc pas assez ? Louis !… J’ai donc unfrère, un ami avec qui je puis causer tout haut, comme je causetout bas avec moi-même !
– Oui, Gaston, oui, un bon ami !…
– Parbleu !… puisque tu es mon frère. Ah, tu n’es pasmarié ! Eh bien ! nous ferons ménage tous les deux. Nousallons vivre en garçons, en vieux garçons, heureux comme desdieux ; nous nous amuserons, nous ferons nos farces.Tiens ! quelle idée ! C’est toi qui me rajeunis ; ilme semble que je n’ai plus que vingt ans, que je suis leste etvigoureux comme en ce temps où je traversais le Rhône à la nage. Ily a longtemps de cela, pourtant, et depuis j’ai lutté, j’aisouffert, j’ai cruellement vieilli, changé…
– Toi ! interrompit Louis, tu as moins vieilli que moi.
– Quelle plaisanterie !
– Je te le jure.
– Tu m’aurais reconnu ?
– Parfaitement, tu es resté toi.
Louis disait vrai. Il paraissait, lui, usé plutôt que vieilli.Mais Gaston, en dépit de ses cheveux gris, malgré son teint quiavait pris au soleil du Brésil des tons de brique, était bienl’homme robuste dans la force de l’âge, dans la pleine maturité desa mâle beauté.
– Mais comment m’as-tu retrouvé ? demandait Gaston, quellebonne pensée, quelle fée bienveillante t’a guidé jusqu’au seuil dema maison ?
– C’est la Providence, répondit-il, qu’il faut remercier, denotre réunion. Il y a trois jours, à mon cercle, un jeune homme quiarrive des Eaux-Bonnes me dit qu’il a ouï parler, aux Pyrénées,d’un marquis de Clameran. Tu conçois ma surprise. Je me demandequel faussaire se permet de porter notre nom. Aussitôt, je cours auchemin de fer, je prends un billet, et me voici.
– Tu ne pensais donc pas à moi ?
– Eh ! pauvre frère, il y avait vingt-trois ans que je tecroyais mort.
– Mort !… moi. Ah çà ! mademoiselle de La Verberie,Valentine, ne vous a donc pas fait savoir que j’étais sauvé ?Elle m’avait juré qu’elle irait trouver notre père.
Louis prit cet air navré d’un homme forcé bien malgré lui derévéler une lamentable vérité.
– Hélas ! murmura-t-il, elle ne nous a rien fait dire.
Une bouffée de colère passa comme l’éclair dans les yeux deGaston. Peut-être l’idée lui vint-elle que Valentine avait étéheureuse de se débarrasser de lui.
– Rien ! s’écria-t-il, elle n’a rien dit. Elle a eu labarbarie de vous laisser pleurer ma mort, elle a laissé mon vieuxpère mourir de chagrin. Ah ! c’est qu’elle avait une peurterrible des propos du monde : elle m’a sacrifié à saréputation.
– Mais toi, interrompit Louis, pourquoi n’as-tu pasécrit ?
– J’ai écrit dès que je l’ai pu, et c’est par Lafourcade quej’ai appris que notre père n’était plus, et que tu avais abandonnéle pays.
– J’ai quitté Clameran, parce que je te croyais mort.
Gaston se leva et fit, au hasard, quelques pas dans le salon. Ilvoulait secouer la tristesse qui l’envahissait.
– Bast ! murmura-t-il, pourquoi s’inquiéter de ce qui estpassé ? Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, nevalent pas la plus mince espérance, et Dieu merci ! l’avenirest à nous.
Louis se taisait. Il ne connaissait pas encore assez le terrainpour risquer une question.
– Mais je suis là que je bavarde, reprit Gaston ; je parle,je parle et tu n’as peut-être pas dîné.
– Je t’avouerai que non.
– Et tu ne disais rien !… Mais moi non plus je n’ai pasdîné encore. Pour le premier jour, j’allais te laisser mourir defaim. Ah ! j’ai un certain vin du Cap !…
Il se pendit aux sonnettes ; en un moment, la maison futsur pied, et, une demi-heure plus tard, les deux frèress’asseyaient devant une table somptueusement servie.
La conversation entre les deux frères devait être infinie.Gaston voulait savoir tout ce qui était arrivé après sondépart.
– Et Clameran ? demanda-t-il quand Louis eut fini.
Louis hésita un moment. Devait-il ou non dire lavérité ?
– J’ai vendu Clameran, dit-il enfin.
– Même le château ?
– Oui.
– Je comprends cela, murmurait Gaston, quoique moi, à ta place…là ont vécu nos ancêtres, là est mort notre père…
Mais voyant qu’il attristait son frère :
– Bast ! c’est dans le cœur que vit le souvenir, et non aumilieu de vieilles pierres. Tel que tu me vois, je n’ai pas oséretourner en Provence. J’ai eu peur de trop souffrir en revoyant,en face de Clameran, le parc de La Verberie… Hélas ! j’ai eulà les seuls beaux jours de ma vie.
La physionomie de Louis s’éclairait. Cette certitude que Gastonn’était pas allé en Provence chassait une de ses plus pressantesinquiétudes.
Si bien qu’à deux heures du matin, les deux frères causaientencore…
Et le lendemain, Louis trouvait un prétexte pour courir autélégraphe, et il adressait à Raoul cette dépêche : Sagesse etprudence. Suivre mes instructions. Tout va bien. Bonespoir.
Tout allait bien, et cependant Louis, en dépit de ses questionshabituellement calculées, n’avait obtenu aucun des renseignementsqu’il était venu chercher.
Gaston si expansif, Gaston qui lui avait conté sa vie entière,en insistant sur les moindres circonstances, n’avait pas dit un motpouvant l’éclairer.
Était-ce hasard ou calcul, préméditation savante ou simpleoubli ? Louis se le demandait avec ces inquiétudes des genspervers toujours disposés à gratifier les autres de leurperversité.
À tout prix, et fallût-il se départir de sa réserve, il résolutd’en avoir le cœur net et de voir clair dans l’esprit de son frère.Le moment était favorable, ils se mettaient à table pourdéjeuner.
– Sais-tu, mon cher Gaston, commença-t-il, que jusqu’ici nousavons parlé de tout, sauf pourtant des choses sérieuses ?
– Diable ! Qu’y a-t-il donc, que tu prends une mine deprocureur ?
– Il y a mon cher frère, que te croyant mort, j’ai recueilli lasuccession de notre père.
Un franc éclat de rire de Gaston lui coupa la parole.
– C’est là ce que tu appelles des choses sérieuses ?
– Certainement, je te dois compte de ta part del’héritage ; tu as droit à la moitié…
– J’ai droit, interrompit Gaston, de te demander en grâce declore ce chapitre. Ce que tu as est à toi, il y a prescription.
– Non, je ne puis accepter.
– Quoi ? la succession de notre père ? Non seulementtu le peux, mais tu le dois. Notre père ne voulait qu’un héritier,soumettons-nous à ses volontés.
Et croyant apercevoir un nuage sur le front de son frère :
– Ah çà ! ajouta-t-il gaiement, tu es donc bien riche ou tume crois donc bien pauvre, pour insister ainsi ?
Louis tressaillit imperceptiblement à cette question à boutportant. Que répondre pour ne se point engager ?
– Je ne suis ni riche, ni pauvre, fit-il.
– Moi ! s’écria Gaston, je serais presque ravi de tetrouver plus pauvre que Job, pour partager avec toi tout ce quej’ai.
Le déjeuner était terminé. Gaston jeta sa serviette et se levaen disant :
– Viens !… je veux toujours te faire visiter ma…c’est-à-dire notre propriété.
Tout en suivant son frère, Louis était aussi tourmenté quepossible. Il lui semblait que Gaston fuyait avec une singulièreobstination le terrain des confidences sur lequel il s’efforçait del’attirer.
Son abandon n’était-il donc qu’une comédie ? Les défiancesde Louis se réveillaient, il regrettait presque sa dépêcheoptimiste de la veille.
Mais rien des pensées fâcheuses qui s’agitaient au-dedans de luin’apparaissait à la surface. Sa figure était calme et souriante, savoix joyeuse.
Il lui fallut tout voir en détail, la maison d’abord, puis lesservitudes, les écuries, le chenil, puis le jardin, vaste et bienplanté, au bout duquel le Gave, sur son lit de cailloux, chantaitsa chanson montagnarde.
À l’extrémité d’une jolie prairie se trouvait l’usine en pleineactivité. Gaston, qui en était encore aux enchantements d’unnouveau propriétaire, ne fit grâce à son frère ni d’une lime nid’un marteau.
Il lui disait ses projets futurs, comment il comptait substituerle bois à la houille, faire mieux, et réaliser encore des économiesen exploitant des richesses forestières jugées jusqu’alorsimpossibles à atteindre.
Louis approuvait tout ; il applaudissait, mais il nerépondait que par monosyllabes.
– Oui ! en effet ! très bien !…
C’est qu’une nouvelle douleur, qu’il lui fallait dissimulercomme les autres, le torturait maintenant. Cette prospérité, dontl’évidence sautait aux yeux, le désolait.
Comparant au sien le sort de son frère, tous les aiguillonsempoisonnés de la jalousie déchiraient son âme envieuse. Il voyaitGaston, riche, heureux, honoré, recueillant le prix de son courage,tandis que lui… Jamais il n’avait si cruellement ressenti l’horreurd’une situation qui était son œuvre.
À vingt ans de distance, les sentiments honteux et vils qui luiavaient fait haïr son frère revenaient.
Cependant l’inspection était terminée.
– Que dis-tu de mes acquisitions ? demanda joyeusementGaston.
– Je dis, cher frère, que tu possèdes au milieu du plus beaupays du monde la plus ravissante propriété qui puisse tenter unpauvre Parisien.
– Est-ce vraiment ta pensée ?
– Sans restrictions.
Gaston eut un geste de joie et une exclamation de triomphe.
– Eh bien ! frère, s’écria-t-il, cette propriété est ànous, puisqu’elle est à moi. Elle te plaît ? ne la quitteplus. Tiens-tu vraiment à ton Paris brumeux ? Établis-toi ici,sous ce beau ciel du Béarn.
Louis se taisait. Ces propositions, il y a un an, l’auraientrempli de joie. Avec quels transports il aurait accueilli lesperspectives de cette belle et large existence ! Quel reposdélicieux après tant de traverses ! Il aurait pu sans craintedépouiller le vieil homme, l’aventurier, et redevenir soi.
Mais il ne pouvait accepter maintenant, et il le reconnaissaitavec rage.
Non, il n’était pas libre, non, il ne pouvait pas quitterParis.
Il avait, là-bas, engagé une de ces affreuses parties qu’on perdquand on les abandonne, et dont la perte peut conduire aubagne.
Seul, il eût pu disparaître, mais il n’était pas seul, il avaitun complice.
– Tu ne réponds rien, insistait Gaston, surpris de cesilence ; verrais-tu quelque obstacle à mes projets ?
– Aucun.
– Eh bien, alors ?
– Il y a, cher frère, que sans les émoluments d’une position quej’occupe à Paris, je n’aurais pas de quoi vivre.
– Et c’est là ton objection, à toi qui, il n’y a qu’une minute,m’offrais la moitié de l’héritage paternel ! Louis, c’est mal,c’est très mal ; ou tu ne m’as pas compris, ou tu es unmauvais frère.
Louis baissait la tête. Gaston, bien involontairement, tournaitet retournait le poignard dans la plaie.
– Je te serais à charge, murmurait Louis.
– À charge !… Mais tu deviens fou. Ne t’ai-je pas dit quej’étais très riche… T’imaginerais-tu avoir vu tout ce que jepossède ! Cette maison et l’usine ne constituent pas le quartde ma fortune. Je les ai eues pour un morceau de pain. Crois-tudonc que sur une entreprise pareille, je risquerais ce que j’aigagné en vingt ans ? J’ai bel et bien, sur l’État,vingt-quatre mille livres de rentes. Et ce n’est pas tout ; ilparaît que mes concessions du Brésil se vendront ; j’ai de lachance ! Déjà mon correspondant m’a fait tenir quatre centmille francs.
Louis tressaillit de plaisir. Enfin, il allait savoir jusqu’àquel point il était menacé.
– Quel correspondant ? demanda-t-il de l’air le plusdésintéressé qu’il pût prendre.
– Parbleu ! mon ancien associé de Rio. Les fonds sont àcette heure à ma disposition chez mon banquier de Paris.
– Un de tes amis.
– Ma foi ! non. Il m’a été indiqué par mon banquier de Pauet recommandé comme un homme fort riche, prudent, et d’une probiténotoire ; c’est, attends donc, c’est un nommé… Fauvel, quidemeure rue de Provence.
Si maître de soi que fût Louis, si préparé qu’il fût à ce qu’ilallait entendre, il pâlit et rougit visiblement. Mais Gaston, toutà ses idées, ne s’en aperçut pas.
– Connais-tu ce banquier ? demanda-t-il.
– De réputation, oui.
– Alors, nous ferons ensemble très prochainement saconnaissance, car je me propose de t’accompagner à Paris lorsque turetourneras y arranger tes affaires avant ton établissementici.
À cette annonce inattendue d’un projet dont la réalisationdevait le perdre, Louis eut la force de rester impassible. Ilsentait le regard de son frère arrêté sur lui.
– Tu viendras à Paris, fit-il, toi ?
– Certainement, qu’y a-t-il là d’extraordinaire ?
– Rien.
– Je déteste Paris et je le déteste sans y jamais être allé, cequi est plus fort ; mais j’y suis appelé par des intérêts,par… – il hésitait – des devoirs sérieux… Enfin, mademoiselle de LaVerberie habite Paris, m’a-t-on dit, et je veux la revoir.
– Ah !…
Gaston réfléchissait ; il était ému, et son émotion étaitvisible.
– À toi, Louis, reprit-il, je puis dire pourquoi je veux larevoir. Je lui ai autrefois confié les parures de notre mère.
– Et tu veux, après vingt-trois ans, lui réclamer cedépôt ?
– Oui… ou plutôt, tiens, non ; ce n’est là qu’un vainprétexte dont j’essaye de me payer moi-même. Je veux la revoirparce que… parce que… je l’ai aimée, voilà la vérité.
– Mais comment la retrouver ?
– Oh ! c’est bien simple. Le premier venu, dans le pays, medira le nom de son mari, et quand je saurai ce nom… Tiens, dèsdemain, j’écrirai à Beaucaire.
Louis ne répondit pas.
Avant tout, Louis se gardait de discuter les projets de sonfrère.
Combattre les intentions d’un homme, c’est presque toujours lesenfoncer plus profondément dans son esprit ; chaque argumentfait l’effet d’un coup de marteau sur un clou.
En homme habile, il détourna la conversation, et, de la journée,il ne fut plus question de Paris, ni de Valentine.
C’est le soir seulement, lorsqu’il se trouva seul dans sachambre, que, se posant résolument en face de la situation, Louiscommença à l’étudier sous tous ses aspects.
Au premier abord, elle paraissait désespérée.
Acculé dans une position qui lui paraissait sans issue, il étaitprès de se résigner à cesser de lutter, à se rendre.
Oui, il se demandait s’il ne serait pas sage d’emprunter unegrosse somme à son frère et de disparaître pour toujours.
Vainement il se mettait l’esprit à la torture, sa détestableexpérience ne lui représentait aucune combinaison applicable auxcirconstances présentes.
De tous les côtés à la fois, le danger menaçait, pressant,impossible à conjurer.
Il avait à craindre également et Mme Fauvel, et sa nièce, et lebanquier ; Gaston, découvrant la vérité, voudrait sevenger ; Raoul lui-même, son complice, devait, en cas demalheur, se tourner contre lui et devenir son plus implacableennemi.
Existait-il un moyen humain pour empêcher la rencontre deValentine et de Gaston ?
Évidemment non.
Or, l’instant de leur réunion devait être l’instant de saperte.
– C’est en vain, murmura-t-il, que je cherche. Il n’y a rien àfaire, rien qu’à gagner du temps, rien qu’à guetter uneoccasion.
La chute du cheval, à Clameran, disait, sans doute, ce que Louisentendait par une « occasion ».
Il referma sa fenêtre, se coucha, et si grande était sonhabitude du danger, qu’il s’endormit.
Nul pli sur son front, au matin, ne révélait ses angoisses de lanuit.
Il fut affectueux, gai, causeur, bien plus qu’il ne l’avait étéjusqu’alors. Il voulut monter à cheval et courir le pays. Devenu,tout à coup, aussi remuant qu’il s’était montré calme, il neparlait que d’excursions dans les environs.
La vérité est qu’il voulait occuper Gaston, l’amuser, détournerson esprit de Paris et surtout de Valentine.
Avec le temps, en y mettant beaucoup d’adresse, il nedésespérait pas de dissuader son frère de revoir son ancienne amie.Il comptait lui démontrer que cette entrevue, absolument inutile,serait pénible pour tous deux, embarrassante pour lui et dangereusepour elle.
Quant au dépôt, si Gaston persistait à le lui demander, ehbien ! Louis avait l’intention de s’offrir pour cette démarchedélicate ! il promettait de la mener à bien, et, en effet, ilsavait où étaient les parures.
Mais il ne devait pas tarder à reconnaître l’inanité de sesespérances et de ses tentatives.
– Tu sais, lui dit un jour Gaston, j’ai écrit…
Louis ne savait que trop ce dont il s’agissait ; n’était-cepas là le sujet habituel de ses méditations ! Il pritcependant son air le plus surpris :
– Écrit ?… interrogea-t-il, où, à qui, pourquoi ?
– À Beaucaire, à Lafourcade, pour savoir le nom du mari deValentine.
– Tu penses donc toujours à elle ?
– Toujours.
– Tu ne renonces pas à la revoir ?
– Moins que jamais.
– Hélas ! frère, c’est que tu ne réfléchis pas que celleque tu aimais est la femme d’un autre, qu’elle est mère de famille,sans doute. Consentira-t-elle à te recevoir ? Sais-tu si tu nevas pas troubler sa vie, si tu ne te prépares pas les plus cuisantsregrets.
– Je suis fou, c’est vrai, je le sais, mais ma folie m’estchère.
Il dit cela d’un tel accent que Louis comprit bien que son partiétait irrévocablement arrêté.
Cependant il resta le même, ne s’occupant, en apparence, que departies de plaisir, en réalité passant sa vie à s’inquiéter deslettres qui arrivaient à la maison.
Il savait au juste à quelle heure passait le facteur, ettoujours il se trouvait, par hasard, dans la cour pour lerecevoir.
S’il était absent, ainsi que son frère, il savait à quelle placeon mettait les lettres venues dans la journée, et il y courait.
Sa surveillance ne fut pas inutile.
Le dimanche suivant, parmi les lettres que lui remit le facteur,il en distingua une qui portait le timbre de Beaucaire.
Rapidement il la glissa dans sa poche, et bien qu’il fût sur lepoint de monter à cheval, avec son frère, il trouva un prétextepour aller à sa chambre, incapable qu’il était de maîtriser sonimpatience.
C’était bien la lettre attendue, elle était signée : Lafourcade.Elle avait trois bonnes pages et contenait une foule de détailsabsolument indifférents à Louis, mais voici ce qu’elle disait deValentine.
Le mari de Mlle de La Verberie est un banquier trèsconsidéré, nommé André Fauvel. Je n’ai pas l’honneur de leconnaître, mais je pense aller le voir à mon prochain voyage àParis. J’ai conçu un projet qui serait la fortune de notre pays, jeme propose de le lui soumettre, et, s’il le juge bon, jesolliciterai l’appui de ses capitaux. Vous ne trouverez pasmauvais, je l’espère, que je me recommande de votre nom…
Louis tremblait comme un homme qui vient d’échapper à un immensedanger.
– Cette lettre entre les mains de mon frère, murmurait-il, et jen’avais qu’à filer.
Mais, sa perte, pour être retardée, n’en paraissait pas moinscertaine.
Gaston attendrait une réponse pendant une huitaine encore, puisil écrirait de nouveau ; Lafourcade, tout surpris, répondraitsur-le-champ ; c’était, en mettant tout au mieux, une douzainede jours que Louis avait encore devant lui.
Et là, se disait-il, là est le plus pressant danger. Que cetimbécile aille à Paris, qu’il prononce le nom de Clameran devant lebanquier, et tout est fini.
En bas, Gaston s’impatientait.
– Viens-tu ! criait-il à son frère.
– Je descends, répondit Louis.
Il descendait, en effet, après avoir serré dans un compartimentsecret de la malle la lettre de Lafourcade.
Désormais, il était décidé à un emprunt. Ayant une bonne sommeen poche, jointe à ce qu’il possédait déjà, il passerait enAmérique, et, ma foi ! Raoul se tirerait d’affaire comme ilpourrait.
Certes, il était désolé de voir manquer la plus bellecombinaison qu’il eût imaginée en sa vie, mais l’homme fort nes’indigne pas sottement contre la destinée, il tire des événementsle meilleur parti possible.
Dès le lendemain même, se promenant, à la tombée de la nuit,avec Gaston, sur la jolie route qui mène de l’usine à Oloron, ilentama le prologue d’une petite histoire dont la conclusion devaitêtre un emprunt de deux cent mille francs.
Ils allaient doucement, se donnant le bras, lorsqu’à unkilomètre environ de la forge, ils croisèrent un tout jeune homme,vêtu comme les ouvriers qui font leur tour de France, et qui enpassant les salua.
Une commotion si terrible secoua Louis que Gaston en reçut lecontre-coup.
– Qu’as-tu ? demanda-t-il tout étonné.
– Rien. J’ai heurté du bout du pied une pierre qui m’a faitmal.
Il mentait, et le tremblement de sa voix eût dû le dire àGaston.
S’il était si ému, c’est que, dans ce jeune ouvrier, il avaitreconnu Raoul de Lagors.
De ce moment, Louis de Clameran fut anéanti.
La surprise, une épouvante instinctive paralysaient,anéantissaient absolument sa verve audacieuse et parleuse. Iln’était plus à la conversation.
Il disait :
– Oui. En effet. Vraiment ! Peut-être.
Mais sans avoir conscience de ce qu’il disait.
Comment Raoul se trouvait-il à Oloron ? Qu’y venait-ilfaire ? Pourquoi se cachait-il sous un bourgerond’ouvrier ?
Depuis qu’il était à Oloron, Louis avait écrit presque tous lesjours à Raoul, et il n’en avait pas reçu de réponse.
Ce silence que tout d’abord il avait trouvé naturel, il lejugeait maintenant extraordinaire, inexplicable.
Heureusement Gaston se sentait fatigué ce soir-là. Il parla derentrer bien plus tôt que d’habitude, et, dès qu’il fut de retour àla maison, il regagna son appartement.
Louis était libre, enfin !…
Il alluma un cigare et sortit, disant au domestique de ne pasl’attendre.
Il savait bien que Raoul, si c’était lui toutefois, devait rôderautour de la maison, et guetter sa sortie.
Ses prévisions ne le trompaient pas.
Il avait à peine fait cent pas sur la route, qu’un homme sortitbrusquement d’un taillis et vint se planter devant lui.
La nuit était fort claire, Louis reconnut Raoul.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il aussitôt, incapable demaîtriser son impatience, qu’est-il arrivé ?
– Rien.
– Quoi ! la position là-bas n’est pas menacée ?
– En aucune façon. Je dirai plus, sans tes ambitions démesurées,tout irait au mieux.
Louis eut une exclamation, il faudrait presque dire unrugissement de fureur.
– Alors ! s’écria-t-il, que viens-tu faire ici ? Quit’a permis d’abandonner ton poste, au risque de nousperdre ?
– Ça, fit Raoul le plus tranquillement du monde, c’est monaffaire.
D’un geste brusque, Louis saisit les poignets du jeune homme, etles serrant à le faire crier :
– Tu vas t’expliquer, lui dit-il, de cette voix rauque et brèveque donne l’imminence du danger, tu vas me dire les raisons de tonétrange caprice.
Sans effort apparent, avec une vigueur dont jamais on ne l’eûtsoupçonné capable, Raoul se dégagea de l’étreinte de Louis.
– Plus doucement hein ! prononça-t-il du ton le plusprovocant, je n’aime pas à être brusqué, et j’ai de quoi terépondre.
En même temps, il sortait à demi de sa poche et montrait unrevolver.
– Tu vas te justifier, insista Louis, sinon !…
– Sinon, quoi ? Renonce donc, une fois pour toutes, àl’espoir de me faire peur. Je veux bien te répondre, mais pas ici,au milieu de ce grand chemin, et par ce clair de lune ;sais-tu si on ne nous observe pas ? Allons, viens…
Ils franchirent le fossé qui borde la route, et s’éloignèrent àtravers champs, sans se soucier des plants de maïs qu’ils foulaientaux pieds.
– Maintenant, commença Raoul, quand ils furent à une assezgrande distance de la route, je puis, mon cher oncle, te dire cequi m’amène. J’ai reçu tes lettres, et je les ai lues et relues. Tuas voulu être prudent, je comprends cela, mais tu as été si obscuren même temps que je ne t’ai pas compris. De tout ce que tu m’asécrit, un seul fait ressort clairement : nous sommes menacés d’ungrand danger.
– Raison de plus, malheureux, pour veiller au grain.
– Puissamment raisonné. Seulement, oncle cher et vénéré, avantde braver le péril, je tiens à savoir quel il est. Je suis homme àm’exposer, mais j’aime à savoir quels risques je cours.
– Ne t’ai-je pas dit d’être tranquille.
Raoul eut ce geste narquois du gamin de Paris raillant lacrédulité naïve de quelque bon bourgeois.
– Alors, fit-il, je dois avoir en toi, cher oncle, pleine etentière confiance.
– Certainement. Tes doutes sont absurdes, après ce que j’ai faitpour toi. Qui donc est allé te chercher à Londres, où tu ne savaisque devenir ? Moi. Qui donc t’a donné un nom et une famille, àtoi, qui n’avais ni famille ni nom ? Encore moi. Qui travailleen ce moment, après t’avoir assuré le présent, à te préparer unavenir ? Moi, toujours moi.
Pour bien écouter, Raoul avait pris une pose grotesquementsérieuse.
– Superbe ! interrompit-il, magnifique, splendide !…Pourquoi, pendant que tu y es, ne me prouves-tu pas que tu t’essacrifié pour moi ? Tu n’avais nul besoin de moi, n’est-cepas, lorsque tu es venu me chercher ? Allons, va, démontre-moique tu es le plus généreux et le plus désintéressé desoncles ; tu demanderas le prix Montyon[5] etj’apostillerai ta demande.
Clameran se taisait, il redoutait les entraînements de sacolère.
– Tiens, reprit Raoul, laissons là les enfantillages, cheroncle. Si je suis venu, c’est que je te connais ; c’est quej’ai en toi juste la confiance que j’y dois avoir. S’il teparaissait avantageux de me perdre, tu n’aurais pas une seconded’hésitation. En cas de danger, tu te sauverais seul et tulaisserais ton neveu chéri se débrouiller à sa guise. Oh ! neproteste pas, c’est tout naturel, et à ta place j’en ferais autant.Seulement, note bien ceci, je ne suis pas de ceux qu’on joueimpunément… Et sur ce, laissons là les récriminations inutiles etmets-moi au fait…
Avec un tel complice, il fallait compter, Louis le comprit. Loinde se révolter, il raconta brièvement et clairement les événementssurvenus depuis qu’il était près de son frère.
Il fut presque franc sur tous les points, sauf cependant en cequi concerne la fortune de son frère, dont il diminua l’importanceautant que possible.
Quand il eut terminé :
– Eh bien ! fit Raoul, nous sommes dans de beaux draps. Ettu espères t’en tirer, toi ?
– Oui, si tu ne me trahis pas.
– Je n’ai encore jamais trahi personne, entends-tu, marquis.Seulement, comment t’y prendras-tu ?
– Je ne sais, mais je sens que je trouverai un expédient.Oh ! je le trouverai, il le faut. Tu peux, tu le vois,repartir tranquille. Tu ne cours aucun risque à Paris, tant quemoi, ici, je surveillerai Gaston.
Raoul réfléchissait.
– Aucun risque, fit-il ; en es-tu bien sûr ?
– Parbleu ! Nous tenons trop bien madame Fauvel, pour quejamais elle ose élever la voix contre nous. Elle saurait la vérité,la vraie, celle que toi et moi savons seuls, qu’elle se tairaitencore, trop heureuse d’échapper au châtiment de sa faute passée,au blâme du monde, au ressentiment de son mari.
– C’est vrai, répondit Raoul, devenu sérieux, nous tenons mamère, aussi n’est-ce pas elle que je redoute.
– Qui alors ?
– Une ennemie de ta façon, ô mon respectable oncle, une ennemieimplacable, Madeleine.
Clameran eut un geste de dédain.
– Oh ! celle-là…, fit-il.
– Tu la méprises, n’est-ce pas ? interrompit Raoul, avecl’accent d’une conviction profonde, eh bien, tu te trompes. Elles’est dévouée au salut de sa tante, mais elle n’a pas abdiqué. Ellea promis de t’épouser, elle a congédié Prosper qui est en train demourir de douleur, c’est vrai, mais elle n’a pas renoncé à toutespoir. Tu la crois faible, peureuse, naïve, n’est-ce pas ?Erreur. Elle est trop forte, elle est capable des plus audacieusesconceptions, le malheur lui donnera l’expérience. Elle aime, mononcle, et la femme qui aime défend son amour, comme une tigresseses petits. Là est le péril…
– Elle a cinq cent mille francs de dot.
– C’est vrai ; et, à cinq pour cent, c’est douze mille cinqcents francs chacun. N’importe ! sage, tu renoncerais àMadeleine.
– Jamais ! entends-tu ! s’écria Clameran, jamais.Riche, je l’épouse ; pauvre, je l’épouserais encore. Ce n’estpas sa dot que je veux, à cette heure, c’est elle, Raoul, elleseule… je l’aime !
Raoul parut étourdi de la brusque déclaration de son oncle.
Il recula de trois pas, levant les bras au ciel, avec tous lessignes d’une surprise immense.
– Est-ce possible ! répétait-il, tu aimes Madeleine,toi !… toi !…
– Oui, répondit Louis d’un ton soupçonneux, que vois-tu là de siextraordinaire ?
– Rien, assurément, oh ! rien ! Seulement, cette bellepassion m’explique les surprenantes variations de ta conduite.Ah ! tu aimes Madeleine ! Alors, oncle vénéré, nousn’avons plus qu’à nous rendre.
– Et pourquoi, s’il te plaît ?
– Parce que, mon oncle, quand on a le cœur pris, on perd latête. C’est un axiome banal. Les généraux amoureux ont toujoursperdu leurs batailles. Un jour viendra fatalement où, épris deMadeleine, tu nous vendras pour un sourire. Et elle est notreennemie, et elle est fine, et elle nous guette.
D’un éclat de rire trop bruyant pour être bien sincère, Louisinterrompit son neveu.
– Comme tu prends feu tout à coup, dit-il ; tu la hais doncbien, cette belle, cette ravissante Madeleine ?
– C’est elle qui nous perdra.
– Sois franc, es-tu bien sûr de ne la pas aimer ?
Si claire que fût la nuit, Louis ne put voir le mouvement decolère qui contracta les traits de Raoul.
– Je n’ai jamais aimé que la dot, répondit-il.
– Alors, de quoi te plains-tu ? Ne t’en dois-je pas lamoitié, de cette dot ? Tu auras l’argent sans la femme, lesbénéfices sans les charges.
– Je n’ai pas cinquante ans passés, moi, fit Raoul, avec unenuance de fatuité.
– Assez, interrompit Louis, il a été convenu, n’est-ce pas, lejour où je suis allé t’arracher à la plus affreuse des misères, queje resterais le maître.
– Pardon ! tu oublies que ma vie, ou ma liberté, à tout lemoins, est sur le jeu. Tiens les cartes, mais laisse-moi teconseiller.
Longtemps encore les deux complices restèrent à étudier et àdiscuter la situation, et il était plus de minuit lorsque Louissongea qu’en s’attardant davantage il risquerait de s’attirer desquestions embarrassantes.
– Ne raisonnons pas dans le vide, dit-il à Raoul. Je suis de tonavis ; les choses sont telles qu’il est urgent de prendre unparti. Mais je ne sais pas me décider au pied levé. Demain, à cetteheure, sois ici, j’aurai arrêté notre plan.
– Soit, à demain.
– Et pas d’imprudence d’ici là !
– Mon costume, ce me semble, doit te dire assez que je ne tienspas à me montrer. J’ai arrangé, à Paris, un alibi si ingénieux queje défie qui que ce soit de prouver – judiciairement parlant – quej’ai quitté ma maison du Vésinet, J’ai poussé les précautions siloin que j’ai voyagé en troisièmes, et on y est terriblement mal.Allons, adieu ! je regagne mon auberge.
Il s’éloigna sur ces mots sans paraître se douter qu’il venaitd’éveiller dans le cœur de son complice bien des soupçons.
Pendant le cours de sa vie aventureuse, Clameran avait assezorganisé « d’affaires » pour savoir au juste quelle somme deconfiance on doit accorder à des complices tels que Raoul. Lescoquins ont leur probité à eux, c’est connu, d’aucuns la mettentbien au-dessus de celle des honnêtes gens, mais cette probité n’estjamais, après « le coup », ce qu’elle était avant. C’est au momentdu partage que les difficultés surgissent.
L’esprit défiant de Clameran entrevoyait déjà mille sujets decraintes et de querelles.
– Pourquoi, se demandait-il, Raoul s’est-il si soigneusementcaché pour venir ici ? Pourquoi cet alibi à Paris ? Metendrait-il un piège ? Je le tiens, c’est vrai ; mais, demon côté, je suis absolument à sa merci. Toutes ces lettres que jelui écris, depuis que je suis chez Gaston, sont autant de preuvescontre moi ! Songerait-il à se révolter, à se débarrasser demoi, à recueillir seul les profits de notre entreprise ?
Cette nuit encore, Louis ne ferma pas l’œil ; mais au matinsa résolution était prise, et c’est avec une fébrile impatiencequ’il attendit le soir.
Si puissant était son désir d’en finir, si vive était la tensionde sa pensée, qu’il ne put réussir à être ce jour-là ce qu’il étaitles autres jours.
À plusieurs reprises, son frère, le voyant sombre et préoccupé,lui demanda :
– Qu’as-tu ? es-tu souffrant ? Me cacherais-tu quelqueinquiétude ?
Enfin le soir vint, et Louis put rejoindre Raoul, qu’il trouvaétendu sur l’herbe et fumant, dans ce champ où ils s’étaiententrevus la nuit précédente.
– Eh bien ! demanda Raoul en se levant, es-tu enfindécidé ?
– Oui. J’ai deux projets dont je crois le succèsinfaillible.
– Je t’écoute.
Louis parut réfléchir, en homme qui veut présenter sa pensée leplus clairement et le plus brièvement possible.
– Mon premier plan, commença-t-il, dépend de ton acceptation.Que dirais-tu si je te proposais de renoncer à l’affaire ?
– Oh !…
– Consentirais-tu à disparaître, à quitter la France, àretourner à Londres, si je te donnais une forte somme ?
– Encore faut-il la connaître, cette somme.
– Je puis te donner cent cinquante mille francs.
Raoul haussa les épaules.
– Oncle respecté, dit-il, je vois avec douleur que tu ne meconnais pas, oh ! pas du tout. Tu ruses avec moi, tudissimules, et ce n’est ni généreux ni adroit. Ce n’est pasgénéreux, parce que c’est trahir nos conventions ; ce n’estpas adroit, parce que – mets-toi bien cela dans la tête – je suisaussi fort que toi.
– Je ne te comprends plus.
– Tant pis ; je m’entends, moi, et cela suffit. Oh !je te connais, mon oncle, je t’ai étudié avec les yeux del’intérêt, qui sont bons ; j’ai tâté le fond de ton sac. Si tum’offres ainsi cent cinquante mille francs, c’est que tu as lacertitude de rafler un million.
Clameran essaya le geste de protestation indignée d’un honnêtehomme méconnu.
– Tu déraisonnes, essaya-t-il.
– Point. C’est d’après le passé que je juge l’avenir. Des sommesarrachées à madame Fauvel – contre mon gré, souvent – qu’ai-jereçu ? la dixième partie, à peine.
– Mais nous avons un fonds de réserve…
– Qui est entre tes mains, cher oncle, c’est très vrai. De tellesorte que si demain la mèche était éventée, tu sauverais la caisse,et que moi, faute d’argent, j’irais faire un tour en policecorrectionnelle.
Ces reproches parurent désoler Louis.
– Ingrat ! murmura-t-il ! ingrat !…
– Bravo ! reprit Raoul, tu as bien dit ce mot. Mais trêvede sornettes ; veux-tu que je te prouve que tu metrompes ?
– Si tu le peux…
– Soit. Tu m’as dit que ton frère n’avait qu’une modesteaisance, n’est-ce pas ! Eh bien ! Gaston a soixante millelivres de rentes au bas mot. Ne nie pas. Que vaut sa propriétéici ? Cent mille écus. Combien en a-t-il chez monsieurFauvel ? Quatre cent mille francs. Total, sept cent millefrancs. Est-ce tout ce qu’il possède ? Non, car le receveurparticulier d’Oloron a été chargé de lui acheter des rentes. Tuvois que je n’ai pas perdu ma journée.
C’était si net, si précis, que Louis n’essaya pas derépondre.
– Que diable ! poursuivait Raoul, quand on se mêle decommander on devrait bien tâter ses forces. Tu as eu, nous avons euentre les mains la plus belle partie du monde, qu’en as-tufait ?
– Il me semble…
– Quoi ? qu’elle est perdue. C’est aussi mon avis. Et parta faute, par ta très grande faute.
– On ne commande pas aux événements.
– Si, quand on est fort. Les imbéciles attendent le hasard, leshabiles le préparent. Qu’avait-il été convenu, quand tu es venu mechercher à Londres ? Nous devions prier gentiment ma chèremère de nous aider un peu, et être charmants avec elle, si elles’exécutait de bonne grâce. Qu’est-il arrivé, cependant ? Aurisque de tuer la poule aux œufs d’or, tu m’as fait si bientourmenter la pauvre femme qu’elle ne sait plus où donner de latête.
– Il était prudent d’aller vite.
– Soit. Est-ce aussi pour aller plus vite que tu t’es mis entête d’épouser Madeleine ? Ce jour-là, il a fallu la mettredans le secret, et depuis elle soutient et conseille satante ; elle l’anime contre nous. Elle lui ferait tout avouerà monsieur Fauvel, ou tout conter au préfet de police, que je n’enserais pas bien surpris.
– Je l’aime !…
– Eh ! tu me l’as déjà dit. Mais tout ceci n’est rien. Tunous embarques dans une affaire sans l’avoir étudiée, sans laconnaître. Il n’y a que les niais, mon oncle, qui, après une faute,se contentent de cette banale excuse : « Si j’avais su ! » Ilfallait t’informer. Que m’as-tu dit : « Ton père est mort. » Pas dutout, il vit, et nous avons agi de telle sorte que je ne puis meprésenter chez lui. Il a un million qu’il m’aurait donné, et jen’en aurai pas un sou. Et il va chercher sa Valentine, et il laretrouvera, et alors, bonsoir…
D’un geste brusque, Louis interrompit Raoul.
– Assez ! commanda-t-il. Si j’ai tout compromis, j’ai unmoyen sûr pour tout sauver.
– Toi ! un moyen ! Quel est-il ?
– Oh ! cela, fit Louis d’une voix sombre, c’est monsecret.
Louis et Raoul se turent pendant plus d’une minute.
Et ce silence entre ces deux hommes, en cette place, au milieude la nuit, après la conversation qu’ils venaient d’avoir, fut siaffreusement significatif que tous deux frissonnèrent.
Une abominable pensée leur était venue en même temps, et sans unmot, sans un geste, ils s’étaient compris.
Ce fut Louis qui le premier rompit ce silence pesant :
– Ainsi, commença-t-il, tu refuses les cent cinquante millefrancs que je te propose pour disparaître ? Réfléchis, il enest temps encore.
– C’est tout réfléchi. Je suis sûr maintenant que tu nechercheras plus à me tromper. Entre l’aisance sûre et une grandefortune probable, à tous risques je choisis la fortune. Jeréussirai ou je périrai avec toi.
– Et tu m’obéiras ?
– Aveuglément.
Il fallait que Raoul se crût bien certain d’avoir pénétré leprojet de son complice, car il ne l’interrogea pas.
– D’abord, reprit Louis, tu vas regagner Paris.
– J’y serai après-demain matin.
– Plus que jamais tu seras assidu près de madame Fauvel ;il ne faut pas qu’il puisse rien arriver dans la maison sans que tusois prévenu.
– C’est entendu.
Louis posa la main sur l’épaule de Raoul comme pour bien appelerson attention sur ce qu’il allait dire.
– Tu as un moyen, poursuivit-il, de reconquérir toute laconfiance de ta mère, c’est de rejeter sur moi tous tes tortspassés. Ne manque pas de l’employer. Plus tu me rendras odieux àmadame Fauvel et à Madeleine, mieux tu me serviras. Si on pouvait,à mon retour, me fermer la porte de la maison, je serais ravi. Pource qui est de nous deux, nous devons, en apparence, être brouillésà mort. Si tu continues de me voir, c’est que tu ne peux faireautrement. Voilà le thème, à toi de le développer.
C’est de l’air le plus surpris du monde que Raoul recevait cesinstructions, au moins singulières.
– Quoi ! s’écria-t-il, tu adores Madeleine et c’est ainsique tu cherches à lui plaire ? Drôle de façon de faire sacour. Je veux être pendu si je comprends…
– Tu n’as pas besoin de comprendre.
– Bien ! fit Raoul, du ton le plus soumis, très bien.
Mais Louis se ravisa, se disant que, celui-là seul exécute bienune mission qui en soupçonne au moins la portée.
– As-tu ouï parler, demanda-t-il à Raoul, de cet homme qui, pouravoir le droit de serrer entre ses bras la femme aimée, fit mettrele feu à sa maison ?
– Oui, après ?
– Eh bien ! à un moment donné, je te chargerai de mettre,moralement, le feu à la maison de madame Fauvel, et je la sauveraiainsi que sa nièce.
De la voix et du geste, Raoul approuvait son oncle.
– Pas mal, fit-il quand il eut terminé, pas mal en vérité.
– Ainsi, prononça Louis, tout est bien entendu ?
– Tout, mais tu m’écriras.
– Naturellement, de même que s’il survenait du nouveau àParis…
– Tu aurais une dépêche.
– Et ne perds pas de vue mon rival, le caissier.
– Prosper !… il n’y a pas de danger. Pauvre garçon !il est maintenant mon meilleur ami. Le chagrin l’a poussé dans unevoie où il périra. Vrai ! il y a des jours où j’ai bonne enviede le plaindre.
– Plains-le, ne te gêne pas.
Ils échangèrent une dernière poignée de main et se séparèrentles meilleurs amis du monde, en apparence ; en réalité sehaïssant de toutes leurs forces.
Gaston ne semblait plus se souvenir qu’il avait écrit àBeaucaire, et il ne prononça pas une seule fois le nom deValentine.
Comme tous les hommes qui, ayant beaucoup travaillé en leur vie,ont besoin tout à la fois du mouvement du corps et de l’activité,Gaston se passionnait pour sa nouvelle entreprise.
L’usine semblait l’absorber entièrement.
Elle perdait de l’argent lorsqu’il l’avait achetée et il s’étaitjuré qu’il en ferait une exploitation fructueuse pour lui et pourle pays.
Il s’était attaché un jeune ingénieur, intelligent et hardi, etdéjà, grâce à de rapides améliorations, grâce à divers changementsde méthodes, ils en étaient arrivés à équilibrer la dépense et leproduit.
– Nous ferons nos frais cette année, disait joyeusement Gaston,mais l’année prochaine, nous gagnerons vingt-cinq mille francs.
L’année prochaine ! Hélas !…
Cinq jours après le départ de Raoul, un samedi, dansl’après-midi, Gaston se trouva subitement indisposé.
Il venait d’être pris d’éblouissements et de vertiges tels querester debout lui était complètement impossible.
– Je connais cela, dit-il, j’ai souvent eu de cesétourdissements à Rio, deux heures de sommeil me guériront. Je vaisme coucher, on m’éveillera pour dîner.
Mais au moment de dîner, quand on monta le prévenir, il étaitloin de se trouver mieux.
Aux vertiges, un mal de tête affreux avait succédé. Ses tempesbattaient avec une violence inouïe. Il éprouvait à la gorge unsentiment indescriptible de constriction et de siccité.
Ce n’est pas tout : sa langue embarrassée n’obéissait plus à sapensée et le trahissait ; il voulait articuler un mot et il enprononçait un autre, comme il arrive en certains cas de dysphonieet d’alalie. Enfin, tous les muscles maxillaires s’étaient raidis,et ce n’est qu’avec des efforts douloureux qu’il pouvait ouvrir oufermer la bouche.
Louis, qui était monté près de son frère, voulait à toute forceenvoyer chercher un médecin, Gaston s’y opposa.
– Ton médecin, dit-il, me droguera et me rendra malade, tandisque je n’ai qu’une indisposition dont je connais le remède.
Et en même temps il ordonna à Manuel, son domestique, un vieilEspagnol à son service depuis dix ans, de lui préparer de lalimonade.
Le lendemain, en effet, Gaston parut aller beaucoup mieux.
Il se leva, mangea d’assez bon appétit au déjeuner, mais, à lamême heure que la veille, les mêmes douleurs reparurent plusviolentes…
Cette fois, sans consulter Gaston, Louis envoya chercher unmédecin à Oloron, le docteur C…, qui doit à certaines cures auxEaux-Bonnes une réputation presque européenne.
Le docteur déclara que ce n’était rien, et il se contentad’ordonner l’application de plusieurs vésicatoires, sur la surfacedesquels on devait répandre quelques atomes de morphine. Ilprescrivit aussi des prises de valérianate de zinc.
Mais dans la nuit, pendant trois heures environ que Gastonreposa assez tranquillement, le cours de la maladie changeabrusquement.
Tous les symptômes du côté de la tête disparurent pour faireplace à une oppression terrible, si douloureuse que le maladen’avait pas une minute de rémission, et se retournait sur son litsans pouvoir trouver une position tolérable. Le docteur C…, venudès le matin, parut quelque peu surpris, déconcerté même duchangement.
Il demanda si, pour calmer plus rapidement les douleurs, onn’avait pas exagéré la dose de morphine. Le domestique Manuel, quiavait pansé son maître, répondit que non.
Le docteur, alors, après avoir ausculté Gaston, examinaattentivement ses articulations, et s’aperçut que plusieurs seprenaient, c’est-à-dire se gonflaient et devenaientdouloureuses.
Il prescrivit des sangsues, du sulfate de quinine à haute dose,et se retira en disant qu’il reviendrait le lendemain.
Gaston, grâce à un violent effort, s’était dressé sur sonséant ; il ordonna à son domestique d’aller chercher un de sesamis qui était avocat.
– Et pourquoi, grand Dieu ? demanda Louis.
– Parce que, frère, j’ai besoin de ses avis. Ne nous abusonspas, je suis très mal. Or, il n’y a que les lâches ou les imbécilesqui se laissent surprendre par la mort. Quand mes dispositionsseront prises, je serai plus tranquille. Qu’on m’obéisse.
S’il tenait à consulter un homme d’affaires, c’est qu’il voulaitrédiger un nouveau testament et assurer toute sa fortune àLouis.
L’avocat qu’il avait envoyé chercher – un de ses amis – était unpetit homme fort connu dans le pays, rusé et délié, rompu auxartifices de la légalité, à son aise dans les entraves du Codecivil comme une anguille dans sa vase.
Lorsqu’il se fut bien pénétré des intentions de son client, iln’eut plus qu’une idée, les réaliser au meilleur marché possible,en évitant habilement des droits de succession toujoursconsidérables.
Un moyen fort simple s’offrait.
Si Gaston, par un acte, associait son frère à ses entreprises enlui reconnaissant un apport équivalant à la moitié de sa fortune,et qu’il vînt à mourir, Louis n’aurait à payer des droits que surle reste, c’est-à-dire sur la moitié.
C’est avec le plus vif empressement que Gaston adopta cettefiction. Non qu’il songeât à l’économie qu’elle réaliserait s’ilmourait, mais parce qu’il y voyait une occasion, s’il vivait, departager avec son frère tout ce qu’il possédait, sans froisser sadélicatesse susceptible.
Un acte d’association entre les sieurs Gaston et Louis deClameran fut donc rédigé, pour l’exploitation d’une usine de fontede fer, acte qui reconnaissait à Louis une mise de fonds de cinqcent mille francs.
Mais Louis, qu’il fallut avertir, puisque sa signature étaitindispensable, sembla s’opposer de toutes ses forces aux projets deson frère.
– À quoi bon, disait-il, tous ces préparatifs ! Pourquoicette inquiétude d’outre-tombe pour une indisposition dont tu ne tesouviendras plus dans huit jours ? Penses-tu que je puisseconsentir à te dépouiller de ton vivant ? Tant que tu vis, ceque tu as est à toi, c’est entendu ; si tu meurs, je suis tonhéritier, que veux-tu de plus ?
Vaines paroles ! Gaston n’était pas de ces hommes dont unrien fait vaciller la faible volonté.
Après une longue et héroïque résistance qui fit éclater et sonbeau caractère et son rare désintéressement, Louis, à boutd’arguments, pressé par le médecin, se décida à apposer sasignature sur les traités rédigés par l’avocat.
C’en était fait. Il était désormais pour la justice humaine,pour tous les tribunaux du monde, l’associé de son frère, lepossesseur de la moitié de ses biens.
Les plus étranges sensations remuaient alors le complice deRaoul.
Il perdait presque la tête, égaré par ce délire passager desgens qui, brusquement, sans transition, par hasard ou par accident,passent de la misère à l’opulence.
Que Gaston vécût ou mourût, Louis possédait légitimement,honnêtement, vingt-cinq mille livres de rentes, même en ne comptantpour rien les bénéfices aléatoires de l’usine.
En aucun temps, il n’avait osé espérer, ni rêver une tellerichesse. Ses vœux n’étaient pas seulement accomplis, ils étaientdépassés. Que lui manquait-il désormais ?
Hélas ! il lui manquait la possibilité de jouir en paix decette aisance : elle arrivait trop tard.
Cette fortune, qui lui tombait du ciel et qui eût dû le remplirde joie, emplissait son cœur de tristesse et de colère.
Ses lettres à Raoul, pendant deux ou trois jours, rendaient bientoutes les fluctuations de ses pensées et gardaient un reflet desdétestables sentiments qui s’agitaient en lui.
J’ai vingt-cinq mille livres de rentes, lui écrivait-il quelquesheures après avoir signé l’acte de société, je possède, à moi, cinqcent mille francs. La moitié, que dis-je, le quart de cette sommeaurait fait de moi, il y a un an, le plus heureux des hommes. Àquoi me sert cette fortune, aujourd’hui ? À rien. Tout l’or dela terre ne supprimerait pas une des difficultés de notresituation. Oui, tu avais raison, j’ai été imprudent, mais je payecher ma précipitation. Nous sommes maintenant lancés sur une pentesi rapide, que bon gré mal gré, il faut aller jusqu’au bout. Tentermême de s’arrêter serait insensé. Riche ou pauvre, je doistrembler tant qu’une entrevue de Gaston et de Valentine serapossible. Comment les séparer à jamais ? Mon frèrerenoncera-t-il à revoir cette femme tant aimée ?
Non, Gaston ne renonçait pas à chercher, à retrouver Valentine,et la preuve, c’est que plusieurs fois, au milieu des plus vivessouffrances, il avait prononcé son nom.
Cependant, vers la fin de la semaine, le pauvre malade eut deuxjours de rémission. Il put se lever, manger quelques bouchées, etmême se promener un peu.
Mais il n’était plus que l’ombre de lui-même. En moins de dixjours, il avait vieilli de dix ans. Le mal, sur les organisationspuissantes, comme celle de Gaston, ayant plus de prise, les briseen moins de rien.
Appuyé au bras de son frère, il traversa la prairie pour allerdonner un coup d’œil à l’usine, et, s’étant assis non loin d’unfourneau en activité, il déclara qu’il s’y trouvait bien et qu’ilrenaissait à cette chaleur intense.
Il ne souffrait pas, il se sentait la tête dégagée, il respiraitlibrement, ses pressentiments se dissipaient.
– Je suis bâti à chaux et à sable, disait-il aux ouvriers quil’entouraient, je suis capable de m’en tirer. Les vieux arbresdépérissent quand on les transplante, répétait-il, je ferais bien,si je veux vivre longtemps, de retourner à Rio.
Quelle espérance pour Louis, et avec quelle ardeur il s’yaccrocha !
– Oui, répondit-il, tu ferais bien, très bien même ; jet’accompagnerais. Un voyage au Brésil avec toi serait pour moi unepartie de plaisir.
Mais quoi ! Projets de malades, projets d’enfants ! Lelendemain, Gaston avait bien d’autres idées.
Il affirmait que jamais il ne saurait se résoudre à quitter laFrance. Il se proposait, sitôt guéri, de visiter Paris. Il yconsulterait des médecins, il y retrouverait Valentine.
À mesure que sa maladie se prolongeait, il s’inquiétait d’elledavantage, et il s’étonnait de ne pas recevoir de lettre deBeaucaire.
Cette réponse, qui tardait, le préoccupait si fort qu’il écrivitde nouveau, en termes pressants, demandant un mot par le retour ducourrier.
Cette seconde lettre, Lafourcade ne la reçut jamais.
Ce soir-là même, Gaston recommença à se plaindre. Les deux outrois jours de mieux n’étaient qu’une halte de la maladie. Ellereprit avec une énergie et une violence inouïes, et pour lapremière fois, le docteur C… laissa voir des inquiétudes.
Enfin, le quatorzième jour de sa maladie, au matin, Gaston, quiétait resté toute la nuit plongé dans l’assoupissement le plusinquiétant, parut se ranimer.
Il envoya chercher un prêtre et resta seul avec lui unedemi-heure environ, déclarant qu’il mourait en chrétien comme sesancêtres.
Puis il fit ouvrir toutes grandes les portes de sa chambre etdonna ordre qu’on fît entrer ses ouvriers. Il leur adressa sesadieux et leur dit qu’il s’était occupé de leur sort.
Quand ils se furent retirés, il fit promettre à son frère deconserver l’usine, l’embrassa une dernière fois, et retombant surses oreillers, il entra en agonie.
Comme midi sonnait, sans secousses, sans convulsions, ilexpira.
Désormais Louis était bien marquis de Clameran, et il étaitmillionnaire.
Quinze jours plus tard, cependant, Louis ayant arrangé toutesses affaires et s’étant entendu avec l’ingénieur qui conduisaitl’usine, prenait le chemin de fer.
La veille, il avait adressé à Raoul ce télégramme significatif :J’arrive.
Fidèle au programme tracé par son complice pendant que Louis deClameran veillait à Oloron, Raoul, à Paris, s’efforçait dereconquérir le cœur de Mme Fauvel, de regagner sa confiance perdue,et, enfin, de la rassurer.
C’était une tâche difficile, mais non impossible.
Mme Fauvel avait été désolée des folies de Raoul, épouvantée parses exigences ; mais elle n’avait pas cessé de l’aimer.
C’est à elle-même qu’elle s’en prenait de ses égarements, etvis-à-vis de sa conscience, elle en acceptait la responsabilité, sedisant : c’est ma faute, c’est ma très grande faute !
Ces sentiments, Raoul les avait bien pénétrés pour être enmesure de les exploiter.
Pendant un mois que dura l’absence de Louis, il ravit Mme Fauvelpar des félicités dont elle ne pouvait avoir idée.
Jamais cette mère de famille, si véritablement innocente, malgréles aventures où la précipitait une faute, n’avait rêvé de pareilsenchantements. L’amour de ce fils la bouleversait comme une passionadultère ; il en avait les violences, le trouble, le mystère.Pour elle, il avait ce que n’ont guère les fils, les coquetteries,les prévenances, les idolâtries d’un jeune amoureux.
Comme elle habitait la campagne et que M. Fauvel, partant dès lematin, lui laissait la disposition de ses journées, elle lespassait près de Raoul à sa maison du Vésinet. Souvent, le soir, nepouvant se rassasier de le voir, de l’entendre, elle exigeait qu’ilvînt dîner avec elle et qu’il restât à passer la soirée.
Cette vie de mensonge n’ennuyait pas Raoul. Il prenait à sonrôle l’intérêt qu’y prend un bon acteur. Il possédait cette facultéqui fait les fourbes illustres : il se prenait à ses propresimpostures. À certains moments, il ne savait plus trop s’il disaitvrai ou s’il jouait une comédie infâme.
Mais aussi, quel succès ! Madeleine, la prudente etdéfiante Madeleine, sans revenir absolument sur le compte du jeuneaventurier, avouait que peut-être, se fiant trop aux apparences,elle avait été injuste.
D’argent, il n’en avait plus été question. Cet excellent filsvivait de rien.
Raoul triomphait donc lorsque Louis arriva d’Oloron, ayant eu letemps de combiner et de mûrir un plan de conduite.
Bien que très riche maintenant, il était résolu à ne rienchanger, en apparence du moins, et quant à présent, à son genre devie. C’est à l’hôtel du Louvre qu’il s’installa, comme par lepassé.
Le rêve de Louis, le but de son ambition et de tous ses efforts,était de prendre rang parmi les grands industriels de France.
Il faisait sonner très haut, bien plus haut que son titre demarquis, sa qualité de maître de forges.
Pour l’avoir expérimenté à ses dépens, il savait que notresiècle peu romanesque n’attache de prix à des armoiries qu’autantque leur possesseur les peut étaler sur une belle voiture.
On est très bien marquis sans marquisat, on n’est maître deforges qu’à la condition d’avoir une forge.
Louis, maintenant, avait soif de considération. Toutes leshumiliations de son existence, mal digérées, lui pesaient surl’estomac.
De Raoul, il ne s’en préoccupait pas aucunement, il en avaitbesoin encore, il était décidé à utiliser son habileté, puis il seproposait soit de s’en débarrasser au prix d’un gros sacrifice,soit de l’attacher à sa fortune.
C’est à l’hôtel du Louvre qu’eut lieu la première entrevue entreles deux complices.
Tout prouve qu’elle fut orageuse.
Raoul – un garçon pratique – prétendait qu’ils devaient setrouver bien heureux des résultats obtenus, et que poursuivre desavantages plus grands serait folie.
Mais cette modération ne pouvait convenir à Louis.
– Je suis riche, répondit-il, mais j’ai d’autres ambitions. Plusque jamais, je veux épouser Madeleine. Oh ! elle sera à moi,je l’ai juré. D’abord je l’aime ; puis, devenant le neveu d’undes plus riches banquiers de la capitale, j’acquiers immédiatementune importance considérable.
– Poursuivre Madeleine, mon oncle, c’est courir de grosrisques.
– Soit !… il me plaît de les courir. Mon intention est departager avec toi, mais je partagerai le lendemain seulement de monmariage. La dot de Madeleine sera ta part.
Raoul se tut, Clameran avait l’argent, il était maître de lasituation.
– Tu ne doutes de rien, fit-il d’un air mécontent, t’es-tudemandé comment tu expliqueras ta fortune nouvelle ? On sait,chez monsieur Fauvel, qu’un Clameran que tu ne connaissais pas –c’est toi qui l’as dit – habitait près d’Oloron ; il avaitmême des fonds dans la maison. Que diras-tu quand on te demanderaquel était ce Clameran et par quel hasard tu te trouves être sonlégataire universel ?
Louis haussa les épaules.
– À force de chercher le fin du fin, mon neveu, prononça-t-il,tu arrives à la naïveté.
– Explique, explique !…
– Oh ! facilement. Pour le banquier, pour sa femme, pourMadeleine, le Clameran d’Oloron sera un fils naturel de mon père, –mon frère, par conséquent – né à Hambourg et reconnu pendantl’émigration. N’est-il pas tout simple qu’il ait voulu enrichirnotre famille ? C’est là ce que dès demain tu raconteras à tonhonorée mère.
– C’est audacieux.
– En quoi ?
– On peut aller aux renseignements.
– Qui ? le banquier ? Dans quel but ? Que luiimporte que j’aie ou non un frère naturel ? J’hérite, mestitres sont en règle, il me paye et tout est dit.
– De ce côté, en effet…
– Penses-tu donc que madame Fauvel et sa nièce vont se mettre enquête ? Pourquoi ? Ont-elles un soupçon ? Non. Lamoindre démarche, d’ailleurs, peut les compromettre. Mêmemaîtresses de nos secrets, je ne les crains pas, puisqu’elles nepeuvent s’en servir.
Raoul réfléchissait, il cherchait des objections et n’entrouvait pas.
– Soit ! fit-il, je t’obéirai ; mais il ne faut plusque je compte maintenant sur la bourse de madame Fauvel.
– Et pourquoi, s’il te plaît ?
– Dame ! maintenant que toi, mon oncle, tu es riche…
– Eh bien ! s’écria Louis triomphant, qu’est-ce que celafait ? Ne sommes-nous pas brouillés, n’as-tu pas dit assez demal de moi pour avoir le droit de refuser mes secours ?Va ! j’avais bien tout prévu, et quand je vais t’avoirexpliqué mon plan, tu diras comme moi : « Nous réussirons !…»
– J’écoute.
– C’est moi qui, le premier, me suis présenté à madame Fauvelpour lui dire, non pas : « la bourse ou la vie », ce qui n’estrien, mais « la bourse ou l’honneur ». C’était dur. Je l’aiépouvantée, je m’y attendais, et je lui ai inspiré la plus profonderépulsion.
– Répulsion est faible, cher oncle.
– Je le sais. C’est alors que t’ayant cherché et trouvé, je t’aipoussé sur la scène. Ah ! je ne veux pas te flatter, tu asobtenu du premier coup un fier succès. J’assistais, caché derrièreune portière, à votre première entrevue ; tu as tout bonnementété sublime. Elle t’a vu et elle t’a aimé ; tu as parlé et tuas été le maître de son cœur.
– Et sans toi…
– Laisse-moi donc dire. C’était là le premier acte de notrecomédie. Passons au second. Tes folies, tes dépenses – un aïeuldirait tes débordements – n’ont pas tardé à changer nos situationsrespectives. Madame Fauvel, sans cesser de t’adorer – tu ressemblestant à Gaston ! – a eu peur de toi. Peur à ce point qu’elles’est jetée entre mes bras, qu’elle s’est résignée à avoir recoursà moi, qu’elle m’a demandé aide et assistance.
– Pauvre femme !…
– J’ai été fort bien, avoue-le, en cette circonstance. J’ai étégrave, froid, paternel, avunculaire, indigné, mais attendri.L’antique probité des Clameran a noblement parlé par ma bouche.J’ai flétri comme il convient ta coupable conduite. Pendant cettepériode, j’ai triomphé à tes dépens. Revenant sur ses impressionspremières, madame Fauvel m’a aimé, estimé, béni.
– Ce temps est loin.
Louis ne daigna pas relever l’ironique interruption de sonneveu.
– Nous arrivons, poursuivit-il, à la troisième phase, pendantlaquelle madame Fauvel, ayant Madeleine pour la conseiller, nous apresque jugés à notre juste valeur. Oh ! ne t’y trompe pas,elle nous a redoutés et méprisés autant l’un que l’autre. Si ellene s’est pas mise à te haïr de toutes ses forces, c’est que,vois-tu, Raoul, le cœur d’une mère, surtout dans la situation où setrouve madame Fauvel, a des trésors d’indulgence et de pardon àrendre le bon Dieu jaloux. Une mère seule peut, en même temps,mépriser et adorer son fils.
– Elle me l’a, sinon dit, au moins fait comprendre, en termestels que j’ai été ému… moi !
– Parbleu ! Et moi, donc ! Enfin, c’est là que nous enétions ; madame Fauvel tremblait, Madeleine, se dévouant,avait congédié Prosper et consentait à m’épouser, quand l’existencede Gaston nous a été révélée. Depuis, qu’est-il advenu ? Tu assu, aux yeux de madame Fauvel, te faire plus blanc que les neigesimmaculées, et tu m’as fait, moi, plus noir que l’enfer. Elle s’estreprise à admirer tes nobles qualités, et à ses yeux et aux yeux deMadeleine, c’est moi dont la pernicieuse influence te poussait versle mal.
– Tu l’as dit, oncle vénéré, c’est là que nous en sommes.
– Eh bien ! nous abordons le cinquième acte ; parconséquent, un nouveau revirement est indispensable à notrepièce.
– Un nouveau revirement…
– Te paraît difficile, n’est-ce pas ? Rien de si simple.Écoute-moi bien, car de ton habileté dépend l’avenir.
Raoul, sur son fauteuil, prit la pose des auditeurs intrépides,et dit simplement :
– Je suis tout à toi.
– Donc, reprit Louis, dès demain, tu iras trouver madame Fauvel,et tu lui diras ce dont nous sommes convenus relativement à Gaston.Elle ne te croira pas, peu importe. L’important, c’est que tu aiesl’air, toi, absolument convaincu de ton récit.
– Je serai convaincu.
– Moi, d’ici quatre ou cinq jours, je verrai monsieur Fauvel etje lui confirmerai l’avis qu’a dû lui donner mon notaire d’Oloron,à savoir que les fonds déposés chez lui m’appartiennent. Jerééditerai, à son intention, l’histoire du frère naturel, et je leprierai de vouloir bien garder cet argent dont je n’ai que faire.Tu es la défiance même, mon neveu, ce dépôt sera pour toi unegarantie de ma sincérité.
– Nous recauserons de cela.
– Ensuite, mon beau neveu, j’irai trouver madame Fauvel, et jelui tiendrai à peu près ce langage : « Étant fort pauvre, chèredame, j’ai dû vous imposer l’obligation de venir en aide au fils demon frère qui est votre fils. Ce garçon est un coquin… »
– Merci, mon oncle !
– « … Il vous a donné mille soucis, il a empoisonné votre viequ’il était de son devoir d’embellir, agréez mes excuses et croyezà mes regrets. Aujourd’hui, je suis riche, et je viens vousannoncer que j’entends désormais me charger seul du présent et del’avenir de Raoul. »
– Et c’est là ce que tu appelles un plan ?
– Parbleu ! tu vas bien le voir. À cette déclaration, ilest probable que madame Fauvel aura envie de me sauter au cou. Ellene le fera pas, cependant, retenue qu’elle sera par la pensée de sanièce, elle me demandera si, du moment où j’ai de la fortune, je nerenonce pas à Madeleine. À quoi je répondrai carrément : « Non ».Même, ce sera l’occasion d’un beau mouvement de désintéressement. «Vous m’avez cru cupide, madame, lui dirai-je, vous vous êtestrompée. J’ai été séduit, comme tout homme le doit être, par lagrâce, par les charmes, l’esprit et la beauté de mademoiselleMadeleine, et… je l’aime. N’eût-elle pas un sou, qu’avec plusd’instances encore, je vous demanderais sa main, à genoux. Il a étédécidé qu’elle serait ma femme, permettez-moi d’insister sur ceseul article de nos conventions. Mon silence est à ce prix. Et pourvous prouver que sa dot ne compte pas pour moi, je vous donne maparole d’honneur que, le lendemain de mon mariage, je remettrai àRaoul une inscription de vingt-cinq mille livres de rentes. »
Louis s’exprimait avec un tel accent, d’une voix si entraînante,que Raoul, artiste en fourberie, avant tout, fut émerveillé.
– Splendide ! s’écria-t-il, cette dernière phrase peutcreuser un abîme entre madame Fauvel et sa nièce. Cette assuranced’une fortune pour moi peut mettre ma mère de notre côté.
– Je l’espère, reprit Louis d’un ton de fausse modestie, et j’aid’autant plus de raisons de l’espérer que je fournirai à la chèredame d’excellents arguments pour s’excuser à ses propres yeux. Carvois-tu bien, quand on propose à une honnête personne quelquepetite, comment dirais-je ?… transaction, on doit offrir enmême temps des justifications pour mettre la conscience en repos.Le diable ne procède pas autrement. Je prouverai a madame Fauvel età sa nièce que Prosper les a indignement abusées. Je montrerai cegarçon criblé de dettes, perdu de débauches, jouant, soupant et,pour tout dire, vivant publiquement avec une femme perdue…
– Et jolie, par-dessus le marché, n’oublie pas qu’elle estravissante, la señora Gypsy ; dis qu’elle est adorable, cesera le comble.
– Ne crains rien, je serai éloquent et moral autant que leministère public lui-même. Puis, je ferai entendre à madame Fauvelque si vraiment elle aime sa nièce, elle doit souhaiter lui voirépouser non ce petit caissier, un subalterne sans le sou, mais unhomme important, un grand industriel, l’héritier d’un des beauxnoms de France, marquis, pouvant prétendre aux plus hautessituations, assez riche enfin, pour te donner un état dans lemonde.
Raoul lui-même se laissait prendre à ces perspectives.
– Si tu ne la décides pas, dit-il, tu la feras hésiter.
– Oh ! je ne m’attends pas à un brusque changement. Cen’est qu’un germe que je déposerai dans son esprit ; grâce àtoi, il se développera, il grandira et portera ses fruits.
– Grâce à moi ?
– Oui, laisse-moi finir. Tout cela dit, je disparais, je ne memontre plus, et ton rôle commence. Comme de juste, ta mère terépète notre conversation, et même par là nous jugerons l’effetproduit. Mais toi, à l’idée d’accepter quelque chose de moi, tu terévoltes. Tu te déclares énergiquement prêt à braver toutes lesprivations, la misère – dis la faim, pendant que tu y seras –plutôt que de recevoir quoi que ce soit d’un homme que tu hais,d’un homme qui… d’un homme dont… enfin, tu vois la scène d’ici.
– Je la vois et je la sens. Dans les rôles pathétiques, je suistoujours très beau, quand j’ai eu le temps de me préparer.
– Parfait. Seulement, ce généreux désintéressement net’empêchera pas de recommencer tout à coup ta vie de dissipation.Plus que jamais tu joueras, tu parieras et tu perdras. Il te faudrade l’argent, et encore de l’argent, tu seras pressant, impitoyable.Et note que de tout ce que tu arracheras je ne te demanderai nulcompte, ce sera à toi, bien à toi.
– Diable ! si tu l’entends ainsi…
– Tu marcheras, n’est-ce pas.
– Et vite, je t’en réponds.
– C’est ce que je te demande, Raoul. Il faut qu’avant trois moistu aies épuisé toutes les ressources, toutes, m’entends-tubien ? de ces deux femmes. Il faut que tu les amènes à ne plussavoir où donner de la tête. Je les veux, dans trois mois, ruinéesabsolument, sans argent, sans un bijou, sans rien.
Louis de Clameran s’exprimait avec une telle animation, avec uneviolence de passion si surprenante après l’exposé de sescombinaisons, que Raoul n’en pouvait revenir.
– Tu hais donc bien ces malheureuses femmes ?demanda-t-il.
– Moi ! s’écria Louis, dont l’œil étincela, moi leshaïr ! Tu ne vois donc pas, aveugle, que j’aime Madeleine,comme on aime à mon âge, à en devenir fou ? Tu ne sens doncpas que sa pensée envahit tout mon être, que le désir flambe dansmon cerveau, que son nom, quand je le prononce, brûle meslèvres ?…
– Et tu n’es ni troublé ni ému à l’idée de lui préparer les pluscuisants chagrins ?
– Il le faut. Est-ce que jamais sans de cruelles souffrances,sans les plus amères déceptions, elle serait à moi ? Le jouroù tu auras conduit madame Fauvel et sa nièce si près de l’abîmequ’elles en verront le fond, ce jour-là, j’apparaîtrai. C’est quandelles se croiront perdues sans rémission que je les sauverai.Va ! j’ai su me réserver une belle scène, et j’y saurai mettretant de noblesse et de grandeur que Madeleine en sera touchée. Elleme hait, tant mieux ! Quand elle verra bien, quand il lui seradémontré que c’est sa personne que je veux et non pas son argent,elle cessera de me mépriser. Il n’est pas de femme que ne toucheune grande passion et la passion excuse tout. Je ne dis pas qu’ellem’aimera, mais elle se donnera à moi sans répugnance ; c’esttout ce que je demande.
Raoul se taisait, épouvanté, de ce cynisme, de tant de froideperversité. Clameran affirmait son immense supériorité dans le mal,et l’apprenti admirait le maître.
– Tu réussirais certainement, mon oncle, dit-il, sans lecaissier adoré. Mais entre Madeleine et toi, il y aura toujours,sinon Prosper lui-même, au moins son souvenir.
Louis eut un mauvais sourire, qu’un geste de colère et de dédainrendit plus significatif et plus effrayant encore.
– Prosper, prononça-t-il en jetant son cigare qui venait des’éteindre, je me soucie de lui comme de cela…
– Elle l’aime.
– Tant pis pour lui. Dans six mois, elle ne l’aimera plus ;il est déjà perdu moralement. À l’heure où cela me conviendra, jel’achèverai. Sais-tu où mènent les mauvais chemins, monneveu ? Prosper a une maîtresse coûteuse, il roulevoiture[6] , il a des amis riches, il joue. Es-tujoueur, toi ?… Il lui faudra de l’argent après quelque nuit dedéveine ; les pertes du baccarat se payent dans lesvingt-quatre heures, il voudra payer et… il a une caisse.
Pour le coup, Raoul ne put s’empêcher de protester.
– Oh !…
– Il est honnête ! vas-tu me dire. Parbleu ! jel’espère bien. Moi aussi, la veille du jour où j’ai fait sauter lacoupe, j’étais honnête. Il y a longtemps qu’un coquin auraitconfessé Madeleine et nous aurait forcés à plier bagage. Il estaimé, me dis-tu ? Alors, quel orgeat coule donc dans sesveines qu’il se laisse ainsi ravir la femme aimée ? Ah !si j’avais senti la main de Madeleine frémir dans la mienne, si sonsouffle, dans un baiser, avait effleuré mon front, le monde entierne me l’enlèverait pas. Malheur à qui barre ma route. Prosper megêne, je le supprime. Je me charge, avec ton aide, de la pousserdans un tel bourbier que la pensée de Madeleine n’ira pas l’ychercher.
L’accent de Louis exprimait une telle rage, un si immense désirde vengeance, que Raoul, vraiment ému, réfléchissait.
– Tu me réserves, dit-il après un bon moment, un rôleabominable.
– Mon neveu aurait-il des scrupules ? demanda Clameran duton le plus goguenard.
– Des scrupules… pas précisément ; cependant, j’avoue…
– Quoi ! Que tu as envie de reculer ? C’est un peutard t’y prendre. Ah ! ah !… Monsieur veut toutes lesjouissances du luxe, de l’or plein les poches, des chevaux de race,enfin tout ce qui brille et tout ce qui fait envie… seulement,monsieur désire rester vertueux. Il fallait naître avec des rentesalors. Imbécile !… As-tu jamais vu des gens comme nous puiserdes millions aux sources pures de la vertu ? On pêche dans laboue, mon neveu, et on se débarbouille après.
– Je n’ai jamais été assez riche pour être honnête, fithumblement Raoul, seulement, torturer deux femmes sans défense,assassiner un pauvre diable qui se croit mon ami, dame ! c’estdur.
Cette résistance qu’il taxait d’absurde, de ridicule, exaspéraitau dernier point Louis de Clameran.
Enfin, après d’interminables débats, tout fut réglé à leurcommune satisfaction, et ils se séparèrent avec force poignées demain.
Hélas ! Mme Fauvel et sa nièce ne devaient pas tarder àressentir les effets de l’accord des deux misérables.
Tout se passa de point en point comme l’avait prévu et arrêtéLouis de Clameran.
Une fois encore, et précisément lorsque Mme Fauvel osait enfinrespirer, la conduite de Raoul changea brusquement. Sesdissipations recommençaient de plus belle.
Jadis, Mme Fauvel avait pu se demander : où dépense-t-il toutl’argent que je lui donne ? Cette fois, elle n’avait pas dequestions à se poser.
Raoul affichait des passions insensées ; il se montraitpartout, vêtu comme ces jeunes gandins qui font les délices duboulevard, on le voyait aux premières représentations dans desavant-scènes, et aux courses en voiture à quatre chevaux.
Aussi, jamais il n’avait eu de si pressants, de si impérieuxbesoins d’argent : jamais Mme Fauvel n’avait eu à se défendrecontre des exigences si exorbitantes et si répétées.
À ce train, les ressources avouables de Mme Fauvel et de sanièce furent promptement à bout. En un mois, le misérable dissipaleurs économies. Alors, elles eurent recours à tous les expédientshonteux des femmes dont les dépenses secrètes sont la ruine d’unemaison. Elles réalisèrent sur toutes choses de flétrissanteséconomies. On fit attendre les fournisseurs, on prit à crédit. Puiselles gonflèrent les factures ou même en inventèrent. Elles sesupposaient, l’une et l’autre, des fantaisies si coûteuses, que M.Fauvel leur dit une fois en souriant : – Vous devenez biencoquettes, mesdames !… Le jour vint, cependant, où Madeleineet sa tante se trouvèrent aussi dénuées de tout l’une quel’autre.
La veille, Mme Fauvel avait eu quelques personnes à dîner, etc’est à grand-peine qu’elle avait pu donner au cuisinier l’argentnécessaire à certains achats qu’il était allé faire à Paris.
Raoul se présenta ce jour-là. Jamais, à ce qu’il prétendit, ilne s’était trouvé dans un embarras si grand ; il lui fallaitabsolument deux mille francs.
On eut beau lui expliquer la situation, le conjurer d’attendre,il ne voulut rien entendre, il fut terrible, impitoyable.
– Mais je n’ai plus rien, malheureux, répétait Mme Fauvel,désespérée, plus rien au monde, tu m’as tout pris. Il ne me resteque mes bijoux, les veux-tu ? S’ils peuvent te servir,prends-les.
Si grande que fût l’impudence du jeune bandit, il ne puts’empêcher de rougir.
Mais il avait promis ; mais il savait qu’une main puissantearrêterait ces pauvres femmes au bord du précipice, mais il voyaitla fortune, une grande fortune, au bout de toutes ces infamies,qu’il se promettait d’ailleurs de racheter plus tard.
Il se roidit donc contre son attendrissement, et c’est d’unevoix brutale qu’il répondit à sa mère :
– Donne ; j’irai au Mont-de-Piété.
Et, telle était l’atroce gêne de ces deux femmes qu’entourait unluxe princier, dont dix domestiques attendaient les ordres, dontles chevaux attelés piaffaient dans la cour, qu’elles conjurèrentRaoul de leur apporter quelque chose de ce que lui prêterait leMont-de-Piété, si peu que ce fût.
Il promit et tint parole.
Mais on lui avait montré une ressource nouvelle, une mine àexploiter ; il en abusa.
Une à une, toutes les parures de Mme Fauvel suivirent lesdiamants, et, ses bijoux épuisés, ceux de Madeleine partirent.
Mme Fauvel, pour se défendre des misérables qui s’acharnaientaprès elle, n’avait que ses prières et ses larmes ; c’étaitpeu.
Seulement, ces révoltantes extorsions amenaient parfois detelles crises, que Raoul ému, bouleversé, était pris, pourlui-même, d’horreur et de dégoût.
– Le cœur me manque, disait-il à son oncle, je suis à bout.Volons à main armée, je le veux bien ; mais égorger deuxmalheureuses que j’aime, c’est plus fort que moi !
Clameran ne semblait nullement s’étonner de ces répugnances.
– C’est triste, répondait-il, je le sais bien, mais nécessitén’a pas de loi. Allons, un peu d’énergie et de patience, noustouchons au but.
Ils en étaient plus proches que ne le supposait Clameran. Versla fin du mois de novembre, Mme Fauvel se sentit si bien à laveille d’une catastrophe, que l’idée lui vint de s’adresser aumarquis.
Elle ne l’avait pas revu depuis qu’à son retour d’Oloron, ilétait venu lui annoncer son héritage. Persuadée, à cette époque,qu’il était le mauvais génie de Raoul, elle l’avait assez mal reçupour lui donner le droit de ne plus se représenter.
Elle hésita avant de parler à sa nièce de ce projet, redoutantune vive opposition.
À sa grande surprise, Madeleine l’approuva.
– Plus tôt tu verras monsieur de Clameran, dit-elle à sa tante,mieux cela vaudra.
En conséquence, le surlendemain même, Mme Fauvel arrivait àl’hôtel du Louvre, chez le marquis, prévenu à l’avance par unbillet.
Il la reçut avec une politesse froide et étudiée, en homme qui aété méconnu et qui, affligé et blessé, se tient sur la réserve.
Il parut indigné de la conduite de son neveu, et même, à unmoment, il laissa échapper un juron, disant qu’il aurait raison dece drôle.
Mais quand Mme Fauvel lui eut appris que s’il s’adressait sanscesse à elle, c’est qu’il ne voulait rien lui demander à lui,Clameran semblait confondu.
– Ah ! s’écria-t-il, c’est trop d’audace, aussi ! Lemisérable ! Je lui ai, depuis quatre mois, remis plus de vingtmille francs, et si j’ai consenti à les lui donner, c’est que sanscesse il me menaçait de recourir à vous.
Et voyant sur la figure de Mme Fauvel une surprise quiressemblait à un doute, Louis se leva, ouvrit son secrétaire et ensortit des reçus de Raoul qu’il montra. Le total de ces reçuss’élevait à vingt-trois mille cinq cents francs.
Mme Fauvel était anéantie.
– Il a eu de moi près de quarante mille francs, dit-elle, c’estdonc soixante mille francs au moins qu’il a dépensés depuis quatremois.
– Ce serait incroyable, répondit Clameran, s’il n’étaitamoureux, à ce qu’il dit.
– Mon Dieu ! que font donc ces créatures de tout l’argentqu’on dépense pour elles ?…
– Voilà ce qu’on n’a jamais pu savoir…
Il paraissait très sincèrement plaindre Mme Fauvel ; il luipromit que, ce soir même, il verrait Raoul, qu’il saurait bienramener à des sentiments meilleurs. Puis, après de longuesprotestations, il finit par mettre sa fortune entière à sadisposition.
Mme Fauvel refusa ses offres, mais elle en fut touchée, et enrentrant elle disait à sa nièce :
– Peut-être nous sommes-nous trompées, peut-être n’est-ce pas unmauvais homme…
Madeleine hocha tristement la tête. Ce qui arrivait, ellel’avait prévu ; le beau désintéressement du marquis, c’étaitla confirmation de ses pressentiments.
Raoul, lui, était allé chez son oncle, chercher des nouvelles.Il le trouva radieux.
– Tout marche à souhait, mon neveu, lui dit Clameran ; tesreçus ont fait merveille. Ah ! tu es un solide partenaire etje te dois les plus chaudes félicitations. Quarante mille francs enquatre mois ?
– Oui, répondit négligemment Raoul, c’est à peu près ce que m’aprêté le Mont-de-Piété.
– Peste ! tu dois avoir de belles économies, car lademoiselle des Délassements n’est, je l’imagine, qu’unprétexte ?
– Ceci, cher oncle, est mon affaire. Souviens-toi de nosconventions. Ce que je puis te dire, c’est que madame Fauvel etMadeleine ont fait argent de tout ; elles n’ont plus rien, etmoi j’ai assez de mon rôle.
– Aussi ton rôle est-il fini. Je te défends désormais dedemander un centime.
– Où en sommes-nous donc ? Qu’y a-t-il ?
– Il y a, mon neveu, que la mine est assez chargée, et que jen’attends plus qu’une occasion pour y mettre le feu.
Cette occasion, qu’attendait avec une fiévreuse impatience Louisde Clameran, son rival, Prosper Bertomy, devait, pensait-il, la luifournir.
Il aimait trop Madeleine pour ne pas être jaloux jusqu’à la ragede l’homme que, librement, elle avait choisi, pour ne pas le haïrde toute la force de sa passion.
Il ne tenait qu’à lui, il le savait, d’épouser Madeleine ;mais comment ? Grâce à d’indignes violences, en lui tenant lecouteau sur la gorge. Il se sentait devenir fou à l’idée qu’il laposséderait, que son corps serait à lui, mais que sa pensée,échappant à sa puissance, s’envolerait vers Prosper.
Aussi s’était-il juré qu’avant de se marier il précipiterait lecaissier dans quelque cloaque d’infamie, d’où il lui seraitimpossible de sortir. Il avait songé à le tuer, il aimait mieux ledéshonorer.
Jadis il s’était imaginé qu’il lui serait aisé de perdrel’infortuné jeune homme ; il supposait que lui-même enfournirait les moyens. Il s’était trompé.
Prosper menait, il est vrai, une de ces existences folles quiconduisent le plus souvent à une catastrophe finale, mais ilmettait un certain ordre à son désordre. Si sa situation étaitmauvaise, périlleuse, s’il était dévoré de besoins, harcelé par lescréanciers, réduit aux expédients, il était impossible de s’enapercevoir, tant ses précautions étaient bien prises.
Toutes les tentatives faites pour hâter sa ruine avaient échoué,et c’est vainement que Raoul, les mains pleines d’or, jouant lerôle du tentateur, avait essayé de préparer sa chute.
Il jouait gros jeu, mais il jouait sans passion, presque sansgoût, et jamais l’exaltation du gain ni le dépit de la perte ne luifaisaient perdre son sang-froid.
Sa maîtresse, Nina Gypsy, était dépensière, extravagante, maiselle lui était dévouée et ses fantaisies ne dépassaient pascertaines limites.
En bien examinant sa conduite, elle était celle d’un hommedésolé qui s’efforce de s’étourdir, mais qui cependant n’a pasabdiqué toute espérance, et qui cherche surtout à gagner dutemps.
Intime ami de Prosper, son confident, Raoul avait, d’un œilsagace, jugé la situation et pénétré les sentiments secrets ducaissier.
– Tu ne connais pas Prosper, mon oncle. Madeleine l’a tué, lejour où elle l’a exilé. Tout lui est indifférent, il ne prendintérêt à rien.
– Nous attendrons.
Ils attendaient en effet, et à la grande surprise de Mme Fauvel,Raoul redevint, pour elle, ce qu’il avait été en l’absence deClameran.
C’est vers cette époque, à peu près, que Mme Fauvel, touteréjouie de ce changement, conçut le projet de placer Raoul dans lesbureaux de son mari.
M. Fauvel adopta cette idée. Persuadé qu’un jeune homme sansoccupations ne peut faire que des sottises, il lui offrit unpupitre au bureau de la correspondance, avec des appointements decinq cents francs par mois.
Cette proposition enchanta Raoul, cependant, sur l’ordre formelde Clameran, il refusa net, disant qu’il ne se sentait pour lesopérations de banque aucune vocation.
Ce refus indisposa si fort le banquier, qu’il adressa à Raoulquelques reproches passablement amers, le prévenant qu’il n’eûtplus à compter sur lui désormais, et Raoul saisit ce prétexte pourcesser ostensiblement ses visites.
S’il voyait encore sa mère, c’était dans l’après-midi ou lesoir, lorsqu’il était sûr que M. Fauvel était sorti, et il nevenait que tout juste assez souvent pour se tenir au courant desaffaires de la maison.
Ce repos subit après tant et de si cruelles agitationsparaissait sinistre à Madeleine. Elle ne disait rien à sa tante deses pressentiments, mais elle était préparée à tout.
– Que font-ils ? disait parfois Mme Fauvel ;renonceraient-ils enfin à nous persécuter ?
– Oui, murmurait Madeleine, que font-ils ?
Si Louis ni Raoul ne donnaient signe de vie, c’est qu’ils setenaient immobiles comme le chasseur à l’affût, qui craintd’éveiller les défiances de ses victimes. Ils guettaient lehasard.
Attaché aux pas de Prosper, Raoul avait épuisé toutes lesressources de son esprit pour le compromettre, pour l’attirer dansquelque embûche où resterait son honneur. Mais, ainsi qu’il l’avaitprévu, l’indifférence du caissier offrait peu de prise.
Clameran commençait à s’impatienter et cherchait déjà quelquemoyen plus expéditif, quand une nuit, sur les trois heures, il futéveillé par Raoul.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il tout inquiet.
– Peut-être rien, peut-être tout. Je quitte Prosper àl’instant.
– Eh bien !
– Je l’avais emmené dîner, ainsi que madame Gypsy, avec trois demes amis. Après dîner, j’ai organisé un petit bal tournant assezcorsé, mais impossible de lancer Prosper, bien qu’il fût gris.
Louis, désappointé, eut un mouvement de dépit.
– Tu es gris toi-même, fit-il, puisque tu viens me réveiller aumilieu de la nuit pour me conter de pareilles billevesées.
– Attends, il y a autre chose.
– Morbleu ! parle, alors !
– Après avoir bien joué, nous sommes allés souper, et Prosper,de plus en plus ivre, a laissé échapper le mot sur lequel il fermesa caisse.
À cette assurance, Clameran ne put retenir un cri detriomphe.
– Quel est ce mot ? demanda-t-il.
– Le nom de sa maîtresse.
– Gypsy !… C’est bien cela, en effet, cinq lettres…
Il était si ému, si agité, qu’il sauta à bas de son lit, passaune robe de chambre et se mit à arpenter l’appartement.
– Nous le tenons ! disait-il avec l’expression délirante dela haine satisfaite, il est donc à nous ! Ah ! il nevoulait pas toucher à sa caisse, ce caissier vertueux, nous ytoucherons pour lui, et il n’en sera ni plus ni moins déshonoré.Nous avons le mot, tu sais où est la clé, tu me l’as dit…
– Quand monsieur Fauvel sort, il laisse presque toujours lasienne dans un des tiroirs du secrétaire de sa chambre.
– Eh bien ! tu iras chez madame Fauvel, tu lui demanderascette clé ; elle te la remettra ou tu la lui prendras deforce, peu importe ; quand tu l’auras, tu ouvriras la caisse,tu prendras tout ce qu’elle contient…
Pendant plus de cinq minutes, Clameran, absolument hors de lui,divagua, mêlant si étrangement sa haine contre Prosper, son amourpour Madeleine, que Raoul se demandait sérieusement s’il nedevenait pas fou. Il pensa qu’il était de son devoir de lecalmer.
– Avant de chanter victoire, commença-t-il, examinons lesdifficultés.
– Je n’en vois pas.
– Prosper peut changer son mot dès demain.
– C’est vrai, mais c’est peu probable ; il ne se rappellerapas qu’il l’a dit ; d’ailleurs, nous allons nous hâter.
– Ce n’est pas tout. Par suite des ordres les plus positifs demonsieur Fauvel, il ne reste jamais en caisse, le soir, que dessommes insignifiantes.
– Il y en aura une très forte le soir où je le voudrai.
– Tu dis ?
– Je dis que j’ai cent mille écus chez monsieur Fauvel, et quesi j’en demande le remboursement pour un de ces jours, de trèsbonne heure, à l’ouverture des bureaux, ils passeront la nuit dansla caisse.
– Quelle idée ! s’écria Raoul stupéfait.
C’était une idée, en effet, et les deux complices passèrent delongues heures à l’examiner, à la creuser, à en étudier le fort etle faible.
Après mûres réflexions, après avoir minutieusement calculétoutes les chances bonnes ou mauvaises, ils arrêtèrent que le crimeserait commis dans la soirée du lundi 27 février.
S’ils choisissaient ce soir-là, c’est que Raoul savait que M.Fauvel devait dîner chez un financier de ses amis et que Madeleineétait invitée à une réunion de jeunes filles.
À moins d’un contretemps, Raoul, en se présentant à l’hôtelFauvel sur les huit heures et demie, devait trouver sa mèreseule.
– Aujourd’hui même, conclut Clameran, je vais demander àmonsieur Fauvel de tenir mes fonds prêts pour mardi.
– Le délai est bien court, mon oncle, objecta Raoul, vous avezdes conventions, tu dois prévenir en cas de retrait de tonargent.
– C’est vrai ; mais notre banquier est orgueilleux, je medirai pressé et il s’exécutera, dût-il pour cela se gêner. Ce seraà toi, ensuite, de demander à Prosper, comme un service personnel,de tenir la somme prête à l’ouverture des bureaux.
Raoul, une fois encore, examinait la situation, cherchant s’ilne découvrirait pas ce grain de sable qui devient montagne audernier moment.
Tout alla d’ailleurs au gré des deux misérables. Le banquier nedaignant pas rappeler les conventions consentit au remboursementpour l’époque indiquée. Prosper promit que l’argent serait prêt dèsle matin.
Clameran avait dit à Raoul :
– Surtout, soigne ton entrée, ton aspect seul doit tout dire etéviter des explications impossibles.
La recommandation était inutile.
Raoul, en entrant dans le petit salon, était si pâle et sidéfait, ses yeux avaient une telle expression d’égarement, qu’enl’apercevant Mme Fauvel ne put retenir un cri.
– Raoul !… Quel malheur t’est arrivé ?
– Le malheur qui m’arrive, répondit-il, sera le dernier, mamère !…
Mme Fauvel ne l’avait jamais vu ainsi ; elle se leva émue,palpitante, et vint se placer près de lui, son visage touchantpresque le sien, comme si en le fixant de toutes les forces de savolonté, elle eût pu lire jusqu’au fond de son âme.
– Qu’y a-t-il ? insista-t-elle. Raoul, mon fils,réponds-moi.
Il la repoussa doucement.
– Ce qu’il y a, répondit-il d’une voix étouffée, et quicependant faisait vibrer les entrailles de Mme Fauvel, il y a, mamère, que je suis indigne de toi, indigne de mon noble et généreuxpère.
Elle fit un signe de tête, comme pour essayer de protester.
– Oh ! continua-t-il, je me connais et je me juge. Personnene saurait me reprocher l’infamie de ma conduite aussi cruellementque me la reproche ma conscience. Je n’étais pas né mauvais,cependant, je ne suis qu’un misérable fou. Il y a des heures où,frappé de vertige, je ne sais plus ce que je fais. Ah ! je neserais pas ainsi, ma mère, si je t’avais eue près de moi, dans monenfance. Mais élevé parmi des étrangers, livré à moi-même, sansautres conseillers que mes instincts, je me suis abandonné sanslutte à toutes mes passions. N’ayant rien, portant un nom volé, jesuis vaniteux et dévoré d’ambition. Pauvre, sans autres ressourcesque tes secours, j’ai les goûts et les vices des fils demillionnaires. Hélas ! quand je t’ai retrouvée, le mal étaitfait. Ton affection, tes maternelles tendresses, qui m’ont donnémes seuls jours de bonheur vrai ici-bas, n’ont pas pu m’arrêter.Moi qui ai tant souffert, qui ai enduré tant de privations, qui aimanqué de pain, j’ai été affolé par le luxe si nouveau pour moi quetu me donnais. Je me suis rué sur les plaisirs, comme l’ivrognelongtemps privé de vin sur les liqueurs fortes…
Raoul s’exprimait avec l’accent d’une conviction si profonde,avec un tel entraînement, que Mme Fauvel ne songeait pas àl’interrompre.
Elle écoutait, muette, terrifiée, n’osant interroger, certainequ’elle allait apprendre quelque chose d’affreux.
Lui, cependant, poursuivait :
– Oui, j’ai été un insensé. Le bonheur a passé près de moi, etje n’ai pas su étendre la main pour le retenir. J’ai repoussé laréalité délicieuse, pour m’élancer à la poursuite d’un fantôme. Moiqui aurais dû passer ma vie à tes genoux, inventer des témoignagesnouveaux de reconnaissance, j’ai comme pris à tâche de te porterles coups les plus cruels, de te désoler, de te rendre la plusinfortunée des créatures… Ah ! j’étais un misérable quand,pour une créature que je méprisais, je jetais au vent une fortunedont chaque pièce d’or te coûtait une larme. C’est près de toiqu’était le bonheur, je le reconnais trop tard.
Il s’interrompit, comme s’il eût été accablé par le sentiment deses torts ; il semblait près de fondre en larmes.
– Il n’est jamais trop tard pour se repentir, mon fils, murmuraMme Fauvel, pour racheter ses torts.
– Ah ! si je pouvais !… s’écria Raoul ; maisnon !… il n’est plus temps. Sais-je d’ailleurs ce quedureraient mes bonnes résolutions ! Ce n’est pas d’aujourd’huique je me condamne sans pitié. Saisi de remords à chaque fautenouvelle, je me jurais de reconquérir ma propre estime.Hélas ! à quoi ont-ils abouti, mes repentirspériodiques ? À la première occasion, j’oubliais mes hontes etmes serments. Tu me crois un homme, je ne suis qu’un pauvre enfantsans consistance. Je suis faible et lâche, et tu n’es pas assezforte pour dominer ma faiblesse, pour diriger ma volontévacillante. J’ai les meilleures intentions du monde et mes actessont ceux d’un scélérat. Entre ma position et mes désirs, ladisproportion est trop grande pour que je puisse me résigner. Quisait d’ailleurs où me conduirait mon déplorable caractère.
Il eut un geste d’affreuse insouciance et ajouta :
– Mais je saurai me faire justice !…
Mme Fauvel était bien trop cruellement agitée pour suivre leshabiles transitions de Raoul.
– Parle ! s’écria-t-elle, explique-toi, ne suis-je pas tamère ? Tu me dois la vérité, je puis tout entendre.
Il parut hésiter, comme s’il eût été épouvanté du coup terriblequ’il allait porter à sa mère. Enfin d’une voix sourde il répondit:
– Je suis perdu !
– Perdu !…
– Oui, et je n’ai plus rien à attendre ni à espérer. Je suisdéshonoré, et par ma faute, par ma très grande faute.
– Raoul !…
– C’est ainsi. Mais ne crains rien, ma mère, je ne traînerai pasdans la boue le nom que tu m’as donné. J’aurai au moins le vulgairecourage de ne pas survivre à mon déshonneur. Va, ma mère… ne meplains pas… Je suis de ceux après lesquels s’acharne la destinée,et qui n’ont de refuge que la mort. Je suis un être fatal. N’as-tupas été condamnée à maudire ma naissance ? Longtemps monsouvenir a hanté comme un remords tes nuits sans sommeil. Plustard, je te retrouve, et pour prix de ton dévouement, j’apportedans ta vie un élément funeste…
– Ingrat !… t’ai-je jamais fait de reproche ?
– Jamais. Aussi, est-ce en te bénissant et ton nom chéri sur leslèvres que va mourir ton Raoul.
– Mourir, toi !…
– Il le faut, ma mère, l’honneur commande ; je suiscondamné par des juges sans appel, ma volonté et ma conscience.
Une heure plus tôt, Mme Fauvel eût juré que Raoul lui avait faitsouffrir tout ce que peut endurer une femme, et voici que cependantil lui apportait une douleur nouvelle, si aiguë, que les autres, encomparaison, ne lui semblaient plus rien.
– Qu’as-tu donc fait ? balbutia-t-elle.
– On m’a confié de l’argent ; j’ai joué, je l’ai perdu.
– C’est donc une somme énorme ?
– Non, mais ni toi ni moi ne saurions la trouver. Pauvremère ! ne t’ai-je pas tout pris ? Ne m’as-tu pas donnéjusqu’à ton dernier bijou ?
– Mais monsieur de Clameran est riche, il a mis sa fortune à madisposition, je vais faire atteler et aller le trouver…
– Monsieur de Clameran, ma mère, est absent pour huit jours, etc’est ce soir que je dois être sauvé ou perdu. Va ! j’ai songéà tout avant de me décider. On tient à la vie, à vingt ans.
Il sortit à demi le pistolet qu’il avait dans sa poche, etajouta avec un sourire forcé :
– Voilà qui arrange tout.
Mme Fauvel était trop hors de soi pour réfléchir à l’horreur dela conduite de Raoul, pour reconnaître dans ses horribles menacesun suprême expédient.
Oubliant le passé, sans souci de l’avenir, tout entière à lasituation présente, elle ne voyait qu’une chose, c’est que son filsallait mourir, se tuer, et qu’elle ne pouvait rien pour l’arracherau suicide.
– Je veux que tu attendes, dit-elle. André va rentrer, je luidirai que j’ai besoin de… Combien t’avait-on confié ?
– Trente mille francs.
– Tu les auras demain.
– C’est ce soir qu’il me les faut.
Elle se sentait devenir folle, elle se tordait les mains dedésespoir.
– Ce soir, disait-elle, que n’es-tu venu plus tôt ?Manquais-tu donc de confiance en moi ?… Ce soir, il n’y a pluspersonne à la caisse… sans cela !…
Ce mot, Raoul l’attendait, il le saisit au passage ; il eutune exclamation de joie comme si une lueur eût éclairé les ténèbresd’un désespoir réel.
– La caisse ! s’écria-t-il, mais tu sais où est laclé ?
– Oui, elle est là.
– Eh bien !…
Il regardait Mme Fauvel avec une si infernale audace qu’ellebaissa les yeux.
– Donne-la-moi, mère, supplia-t-il.
– Malheureux !…
– C’est la vie que je te demande.
Cette prière la décida, elle prit un des flambeaux, passarapidement dans sa chambre, ouvrit le secrétaire et y trouva la cléde M. Fauvel…
Mais, au moment de la remettre à Raoul, la raison luirevint.
– Non, balbutia-t-elle, non, ce n’est pas possible.
Il n’insista pas et même parut vouloir se retirer.
– En effet, dit-il… alors, mère, un dernier baiser.
Elle l’arrêta.
– Que feras-tu de la clé, Raoul ? as-tu le mot ?
– Non, mais on peut essayer.
– Ne sais-tu pas qu’il n’y a jamais d’argent encaisse ?
– Essayons toujours. Si j’ouvre, par miracle, s’il y a del’argent en caisse, c’est que Dieu aura eu pitié de nous.
– Et si tu ne réussis pas ? Me jures-tu d’attendre jusqu’àdemain ?
– Sur la mémoire de mon père, je le jure.
– Alors, voici la clé, viens.
Pâles et tremblants, Raoul et Mme Fauvel traversèrent le cabinetdu banquier et s’engagèrent dans l’étroit escalier tournant qui meten communication les appartements et les bureaux.
Raoul marchait le premier, tenant la lumière, serrant entre sesdoigts crispés la clé de la caisse.
En ce moment, Mme Fauvel était convaincue que la tentative deRaoul serait inutile.
Elle était donc presque rassurée sur les suites de cetterévoltante entreprise, et elle ne redoutait guère que le désespoirde Raoul après un échec.
Si elle prêtait les mains à une action dont la pensée luiparaissait affreuse, si elle avait livré la clé, c’est qu’elle sefiait à la parole de Raoul, et qu’elle voulait surtout gagner dutemps.
Quand il aura reconnu l’inanité de ses espérances et de sesefforts, pensait-elle, il attendra, il me l’a juré, jusqu’à demain,et moi, alors, demain… demain…
Ce qu’elle ferait, le lendemain, elle l’ignorait et ne se ledemandait même pas. Mais dans les situations extrêmes, le moindredélai rend l’espérance, comme si un court répit était le salutdéfinitif.
Ils étaient arrivés dans le bureau de Prosper, et Raoul avaitplacé la lampe sur une tablette assez élevée pour que, malgrél’abat-jour, elle éclairât toute la pièce.
Il avait alors recouvré sinon tout son sang-froid, au moinscette précision mécanique des mouvements presque indépendante de lavolonté, et que les hommes accoutumés au péril trouvent à leurservice, alors qu’il est le plus pressant.
Rapidement, avec la dextérité de l’expérience, il plaçasuccessivement les cinq boutons du coffre-fort sur les lettrescomposant le nom de Gypsy.
Ami intime de Prosper, étant venu le voir, le chercher cinquantefois, à la fermeture des bureaux, Raoul savait parfaitement, pourl’avoir étudié et même essayé – c’était un garçon prévoyant –comment il fallait manœuvrer la clé dans la serrure.
Il l’introduisit doucement, donna un tour ; la poussadavantage, tourna une seconde fois ; l’enfonça tout à faitavec une secousse et tourna encore. Il avait des battements de cœursi violents que Mme Fauvel eût pu les entendre.
Le mot n’avait pas été changé ; la caisse s’ouvrit.
Raoul et sa mère, en même temps, laissèrent échapper un cri,elle de terreur, lui de triomphe.
– Referme !… s’écria Mme Fauvel, épouvantée de ce résultatinexplicable, incompréhensible… laisse… reviens…
Et, à moitié folle, elle se précipita sur Raoul, s’accrochadésespérément à son bras et le tira à elle avec une telle violenceque la clé sortit de la serrure, glissa le long de la porte ducoffre et y traça une longue et profonde éraillure.
Mais Raoul avait eu le temps d’apercevoir sur la tablettesupérieure de la caisse trois liasses de billets de banque. Il lessaisit de la main gauche et les glissa sous son paletot entre songilet et sa chemise.
Épuisée par l’effort qu’elle venait de faire, succombant à laviolence de ses émotions, Mme Fauvel avait lâché le bras de Raoul,et, pour ne pas tomber, se soutenait au dossier du fauteuil deProsper.
– Grâce, Raoul, disait-elle, je t’en conjure, remets ces billetsde banque dans la caisse, j’en aurai demain, je te le jure, dixfois plus, et je te les donnerai, mon fils, je t’en prie, aie pitiéde ta mère !
Il ne l’écoutait pas ; il examinait l’éraillure laissée surle battant ; cette trace du vol était très visible etl’inquiétait.
– Au moins, poursuivait Mme Fauvel, ne prends pas tout, gardejuste ce qu’il te faut pour te sauver, et laisse le reste.
– À quoi bon ? La soustraction en sera-t-elle moinsdécouverte ?
– Oui, parce que moi, vois-tu bien, j’arrangerai tout.Laisse-moi faire, je saurai bien trouver une explication plausible,je dirai à André que c’est moi qui ai eu besoin d’argent…
Avec mille précautions, Raoul avait refermé le coffre-fort.
– Viens, dit-il à sa mère, retirons-nous, on peut noussurprendre, un domestique peut entrer dans le salon, ne pas nous ytrouver et s’étonner.
Cette cruelle indifférence, cette faculté de calcul dans un telmoment transportèrent Mme Fauvel d’indignation. Elle se croyaitencore quelque influence sur son fils, elle croyait à la puissancede ses prières et de ses larmes.
– Eh bien ! répondit-elle, tant mieux ! Qu’on noussurprenne, et je serai contente. Alors tout sera fini, André mechassera comme une misérable, mais je ne sacrifierai pas desinnocents. C’est Prosper qu’on accusera demain ; Clameran luia pris la femme qu’il aimait, tu prétends, toi, lui voler sonhonneur, je ne veux plus.
Elle parlait très haut, d’une voix si éclatante que Raoul eutpeur. Il savait qu’un garçon de bureau passait la nuit dans lapièce voisine. Ce garçon, bien qu’il ne fût pas tard, pouvait fortbien être couché et tout entendre.
– Remontons ! dit-il en saisissant Mme Fauvel par lebras.
Mais elle se débattit ; elle s’était accrochée à une tablepour mieux résister.
– J’ai déjà été assez lâche pour sacrifier Madeleine,répétait-elle, je ne sacrifierai pas Prosper.
Raoul comprit qu’un argument victorieux briserait seul larésolution de Mme Fauvel.
– Eh ! fit-il avec un rire cynique, tu ne comprends doncpas que je suis d’accord avec Prosper et qu’il m’attend pourpartager.
– C’est impossible !…
– Allons, bon ! tu t’imagines alors que le hasard seul m’asoufflé le mot et a rempli la caisse ?
– Prosper est honnête.
– Certainement, et moi aussi. Seulement nous manquionsd’argent.
– Tu mens.
– Non, chère mère, Madeleine a chassé Prosper, et, dame !il se console comme il peut, ce pauvre garçon, et les consolationssont hors de prix.
Il avait repris la lampe, et doucement, mais avec une vigueurextraordinaire, il poussait Mme Fauvel vers l’escalier.
Elle se laissait faire maintenant, plus confondue de ce qu’ellevenait d’entendre que d’avoir vu la caisse s’ouvrir.
– Quoi ! murmurait-elle, Prosper serait unvoleur !…
– Il faut remettre la clé dans le secrétaire, dit Raoul, dèsqu’ils furent dans la chambre à coucher.
Mais elle ne parut pas l’entendre, et c’est lui qui replaça laclé de la caisse là où il l’avait vue prendre.
Il reconduisit alors, ou plutôt il porta Mme Fauvel dans lepetit salon où elle se tenait, lorsqu’il était arrivé, et ill’assit dans un fauteuil.
Telle était la prostration de la malheureuse femme, ses yeuxfixes et son expression décelaient si bien le trouble affreux deson esprit, que Raoul, effrayé, se demanda si elle ne devenait pasfolle.
– Raoul, murmurait-elle, mon fils, tu m’as tuée !…
Sa voix avait une douceur si pénétrante, son accent exprimait sibien le plus affreux désespoir, que Raoul, remué jusqu’au fond del’âme, eut un bon mouvement : il eut envie de restituer ce qu’ilvenait de voler. La pensée de Clameran l’arrêta.
Alors voyant que Mme Fauvel restait anéantie, mourante, sur sonfauteuil, tremblant de voir entrer soit M. Fauvel, soit Madeleinequi demanderaient des explications, il déposa un baiser sur lefront de sa mère et s’enfuit.
Au restaurant, dans le cabinet où ils avaient dîné, Clameran,torturé par l’incertitude, attendait son complice.
Lors donc que Raoul parut, il se dressa brusquement, pâled’angoisse, et c’est d’une voix à peine distincte qu’il demanda:
– Eh bien ?
– C’est fini, mon oncle, grâce à toi ; je suis maintenantle dernier des misérables.
– Sois satisfait, voici cette somme qui va coûter l’honneur etpeut-être la vie à trois personnes.
Clameran ne releva pas l’injure. D’une main fiévreuse il avaitsaisi les billets de banque, et il les maniait comme pour se bienconvaincre de la réalité du succès.
– Maintenant, disait-il, Madeleine est à moi !
Raoul se taisait, le spectacle de cette joie après les scènes detout à l’heure le révoltait et l’humiliait. Mais Louis se mépritsur les causes de cette tristesse.
– C’a été dur ? demanda-t-il avec un sourire.
– Je te défends ! s’écria Raoul hors de soi, je te défends,entends-tu bien, de me reparler de cette soirée. Je veuxl’oublier…
À cette explosion de colère, Clameran haussa imperceptiblementles épaules.
– À ton aise, prononça-t-il d’un ton goguenard, oublie, mon beauneveu, oublie. J’aime à croire, cependant, que tu ne refuseras pasde prendre, en manière de souvenir, ces trois cent cinquante millefrancs. Garde-les, ils sont à toi.
Cette générosité ne sembla ni surprendre ni satisfaireRaoul.
– D’après nos conventions, dit-il, j’ai droit à biendavantage.
– Aussi, n’est-ce qu’un acompte.
– Et quand aurai-je le reste, s’il vous plaît ?
– Le jour de mon mariage avec Madeleine, mon beau neveu ;pas avant. Tu es un auxiliaire trop précieux pour que je songe à mepriver de tes services, et, tu sais, si je ne me défie pas de toi,je ne suis pas tout à fait sûr de ton affection sincère.
Raoul réfléchissait que commettre un crime et n’en tirer aucunprofit serait aussi par trop niais. Venu avec l’intention de rompreavec Clameran, il se décidait à n’abandonner la fortune de soncomplice que lorsqu’il n’aurait plus rien à en espérer.
– Soit, fit-il, j’accepte l’acompte, mais plus de commissionscomme celle de ce soir ; je refuserais.
Clameran eut un éclat de rire.
– Bien, répondit-il, très bien. Tu deviens honnête, c’est le bonmoment, puisque te voici riche. Que la conscience timorée serassure, je n’aurai plus à te demander d’insignifiants services dedétail. Rentre dans la coulisse, mon rôle commence.
Pendant plus d’une heure après le départ de Raoul, Mme Fauvelétait restée plongée dans cet état d’engourdissement voisin del’insensibilité absolue qui suit également les grandes crisesmorales et de violentes douleurs physiques.
Peu à peu cependant elle revint au sentiment de la situationprésente, et avec la faculté de penser la faculté de souffrir luirevenait.
Elle comprenait maintenant qu’elle avait été dupe d’une odieusecomédie, Raoul l’avait torturée de sang-froid, avec préméditation,se faisant un jeu de ses souffrances, spéculant sur satendresse.
Mais Prosper avait-il, oui ou non, secondé le vol dont Raoulvenait de la rendre complice.
Pour Mme Fauvel, tout était là.
Ce qu’elle avait su de la conduite de Prosper rendaitvraisemblable l’assertion de Raoul, et, toujours aveuglée, elleaimait à attribuer à un autre qu’à son fils la première idée ducrime.
On lui avait dit que Prosper aimait une de ces créatures quifondent les patrimoines au feu de caprices étranges etpervertissent les meilleures natures. Dès lors, elle pouvait lesupposer capable de tout.
Ne savait-elle pas, par expérience, où peut conduire uneimprudence !…
Pourtant, elle excusait Prosper coupable, et elle s’avouait quesur elle retombait toute responsabilité.
Réfléchissant, elle ne savait quel parti prendre, se demandantsi elle devait, ou non, se confier à Madeleine.
Fatalement inspirée, elle décida que le crime de Raoul resteraitson secret.
Lors donc que sur les onze heures Madeleine revint de soirée,elle ne lui dit rien et même parvint à dissimuler toute trace desouffrance, assez habilement pour éviter les questions.
Son calme ne se démentit pas lorsque rentrèrent M. Fauvel etLucien.
Et pourtant elle venait d’être saisie de transes affreuses.L’idée pouvait venir au banquier de descendre dans ses bureaux, devérifier la caisse ; cela lui était arrivé bien rarement, maisenfin cela lui était arrivé.
Comme par un fait exprès, le banquier, ce soir-là, ne parla quede Prosper, du chagrin qu’il éprouvait de le voir se déranger, desinquiétudes qu’il en ressentait et enfin des raisons qui, selonlui, l’éloignaient de la maison.
Par bonheur, pendant qu’il traitait fort mal son caissier, M.Fauvel ne regarda ni sa femme ni sa nièce. Il eût été bien intriguéde leur singulière contenance.
Cette nuit, pour Mme Fauvel, devait être et fut un long etintolérable supplice.
Dans six heures, se disait-elle, dans trois heures, dans uneheure, tout sera découvert. Qu’arrivera-t-il ?
Le jour vint, la maison s’éveilla ; elle entendit aller etvenir les domestiques. Puis, le bruit des bureaux qu’on ouvrait,des employés qui arrivaient, monta jusqu’à elle.
Mais quand elle voulut se lever, elle ne le put. Une invinciblefaiblesse et d’atroces douleurs la rejetèrent sur ses oreillers. Etc’est là, grelottant, et cependant baignée des sueurs del’angoisse, qu’elle attendit le résultat.
Elle attendait, penchée sur le bord de son lit, l’oreille auguet, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit. Madeleine, quivenait de la quitter, reparut.
L’infortunée était plus pâle qu’une morte, ses yeux avaientl’éclat du délire, elle frissonnait comme les feuilles du trembleau vent de l’orage.
Mme Fauvel comprit que le crime était découvert.
– Tu sais ce qui arrive, n’est-ce pas, ma tante ? ditMadeleine d’une voix stridente. On accuse Prosper d’un vol ;le commissaire est là qui va le conduire en prison.
Un gémissement fut la seule réponse de Mme Fauvel.
– Je reconnais là, poursuivait la jeune fille, la main de Raoulou du marquis…
– Quoi ! comment expliquer ?…
– Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que Prosper est innocent.Je viens de le voir, de lui parler. Coupable, il n’eût pas osélever les yeux sur moi.
Mme Fauvel ouvrait la bouche pour tout avouer : elle n’osa.
– Que veulent donc de nous ces monstres ? disait Madeleine,quels sacrifices exigeront-ils ? Déshonorer Prosper !…Mieux valait l’assassiner… je me serais tue.
L’entrée de M. Fauvel interrompit Madeleine. La fureur dubanquier était telle qu’à peine il pouvait parler.
– Le misérable ! balbutiait-il, oser m’accuser, moi !…Laisser entendre que je me suis volé… Et ce marquis de Clameran,qui semble suspecter ma bonne foi.
Alors, sans prendre attention aux impressions des deux femmes,il raconta tout ce qui s’était passé.
– Je pressentais cela hier soir, conclut-il ; voilà où mènel’inconduite.
Ce jour-là, le dévouement de Madeleine pour sa tante fut mis àune rude épreuve.
La généreuse fille vit traîner dans la boue l’homme qu’elleaimait ; elle croyait à son innocence comme à la sienne même :elle pensait connaître ceux qui avaient ourdi le complot dont ilétait victime, et elle n’ouvrit pas la bouche pour le défendre.
Cependant Mme Fauvel devinait les soupçons de sa nièce ;elle comprit que la maladie était un indice, et bien que mourante,elle eut le courage de se lever pour le déjeuner.
Ce fut un triste repas. Personne ne mangea. Les domestiquesmarchaient sur la pointe des pieds et parlaient bas, comme dans lesmaisons où il est arrivé un grand malheur.
Sur les deux heures, M. Fauvel était renfermé dans son cabinet,quand un garçon de recette vint le prévenir que le marquis deClameran demandait à lui parler.
– Quoi ! s’écria le banquier, il ose…
Mais il réfléchit et ajouta :
– Qu’on le prie de monter.
Ce nom seul de Clameran avait suffi pour réveiller les colèresmal apaisées de M. Fauvel. Victime d’un vol le matin, sa caisse setrouvant vide en face d’un remboursement, il avait pu imposersilence à son ressentiment ; à cette heure, il se promettaitbien, il se réjouissait de prendre sa revanche.
Mais le marquis ne voulait pas monter. Bientôt le garçon derecette apparut, annonçant que cet importun visiteur tenait, pourdes raisons majeures, à parler à M. Fauvel dans ses bureaux.
– Qu’est-ce que cette exigence nouvelle ? s’écria lebanquier.
Et aussi irrité que possible, ne voyant nul motif de secontenir, il descendit.
M. de Clameran attendait, debout, dans la première pièce, cellequi précède la caisse. M. Fauvel alla droit à lui :
– Que désirez-vous encore, monsieur ? demanda-t-ilbrutalement ; on vous a payé, n’est-ce pas ? J’ai votrereçu.
À la grande surprise de tous les employés et du banquierlui-même, le marquis ne sembla ni ému ni choqué del’apostrophe.
– Vous êtes dur pour moi, monsieur, répondit-il, d’un ton dedéférence étudiée, sans humilité cependant, mais je l’ai mérité.C’est même pour cela que je suis venu. Un galant homme souffretoujours quand il s’est mis dans son tort, c’est là mon cas,monsieur, et je suis heureux, que mon passé me permette de l’avouerhautement sans risquer d’être taxé de faiblesse. Si j’ai insistépour vous parler ici et non dans votre cabinet, c’est qu’ayant étéparfaitement inconvenant devant vos employés c’est devant eux queje vous prie d’agréer mes excuses.
La conduite de Clameran était si inattendue, elle contrastaittellement avec ses hauteurs accoutumées que c’est à peine si lebanquier trouva au service de son étonnement quelques parolesbanales.
– Oui, en effet, je l’avoue, vos insinuations, certainsdoutes…
– Ce matin, poursuivit le marquis, j’ai eu un moment d’excessifdépit dont je n’ai pas été le maître. Mes cheveux grisonnent, c’estvrai, mais quand je suis en colère je suis violent et inconsidérécomme à vingt ans. Mes paroles, croyez-le, ont trahi ma penséeintime, et je les regrette amèrement.
M. Fauvel, très emporté lui-même et excellent en même temps,devait mieux que tout autre apprécier la conduite de Clameran et enêtre touché. D’ailleurs une longue vie de scrupuleuse probité nesaurait être atteinte par un propos inconsidéré. Devant desexplications si loyalement données, sa rancune ne tint pas.
Il tendit la main à Clameran en disant :
– Que tout soit oublié, monsieur.
Ils s’entretinrent amicalement quelques minutes, Clameranexpliqua pourquoi il avait eu un si pressant besoin de ses fonds,et, en se retirant, il annonça qu’il allait faire demander à MmeFauvel la permission de lui présenter ses hommages.
– Ce sera peut-être indiscret, fit-il avec une nuance visibled’hésitation, après le chagrin qu’elle a dû éprouver ce matin.
– Oh ! il n’y a pas d’hésitation, répondit le banquier, jecrois même que causer un peu la distraira, et moi, je suis forcé desortir pour cette funeste affaire.
Mme Fauvel était alors dans le petit salon où, la veille, Raoull’avait menacée de se tuer. De plus en plus souffrante, elle étaità demi couchée sur un canapé, et Madeleine était près d’elle.
Lorsque le domestique annonça M. Louis de Clameran, elles sedressèrent toutes deux épouvantées comme par une effroyableapparition.
Lui avait eu le temps, en montant l’escalier, de composer sonvisage. Presque gai en quittant le banquier, il était maintenantgrave et triste.
Il salua ; on lui montra un fauteuil, mais il refusa des’asseoir.
– Vous m’excuserez, mesdames, commença-t-il, d’oser troublervotre affliction, mais j’ai un devoir à remplir.
Les deux femmes se taisaient, elles paraissaient attendre uneexplication, alors il ajouta en baissant la voix :
– Je sais tout !
D’un geste, Mme Fauvel essaya de l’interrompre. Elle comprenaitqu’il allait révéler le secret caché à sa nièce.
Mais Louis ne voulut pas voir ce geste. Il ne semblait s’occuperque de Madeleine, qui lui dit :
– Expliquez-vous, monsieur.
– Il n’y a qu’une heure, répondit-il, que je sais comment, hiersoir, Raoul, recourant aux plus infâmes violences, s’est faitlivrer par sa mère la clé de la caisse et a volé trois centcinquante mille francs.
La colère et la honte empourprèrent à ces mots les joues deMadeleine.
Elle se pencha sur sa tante et lui saisissant les poignetsqu’elle secoua :
– Est-ce vrai, cela ? demanda-t-elle d’une voix sourde,est-ce vrai ?
– Hélas ! gémit Mme Fauvel anéantie.
Madeleine se releva, confondue de tant d’indigne faiblesse.
– Et tu as laissé accuser Prosper ! s’écria-t-elle, tu lelaisses déshonorer, il est en prison !
– Pardon !… murmura Mme Fauvel, j’ai eu peur, il voulait setuer ; puis, tu ne sais pas… Prosper et lui étaientd’accord.
– Oh ! s’écria Madeleine, révoltée, on t’a dit cela et tuas pu le croire !…
Clameran jugea le moment d’intervenir.
– Malheureusement, dit-il d’un air navré, madame votre tante necalomnie pas monsieur Bertomy.
– Des preuves ! monsieur ! des preuves !
– Nous avons l’aveu de Raoul.
– Raoul est un misérable !
– Je ne le sais que trop, mais enfin qui a révélé le mot ?Qui a laissé l’argent en caisse ? Monsieur Bertomy,incontestablement.
Ces objections ne parurent nullement toucher Madeleine.
– Et maintenant, dit-elle sans prendre la peine de cacher unmépris qui allait jusqu’au dégoût, savez-vous ce qu’est devenul’argent ?
Il n’y avait pas à se méprendre au sens de cette question.Soulignée d’un regard écrasant, elle signifiait : « Vous avez étél’instigateur du vol, et vous êtes le receleur. » Cette sanglanteinjure d’une jeune fille qu’il aimait à ce point que lui, le banditsi prudent, il risquait pour elle les produits de ses crimes,atteignit si bien Clameran, qu’il devint livide. Mais son thèmeétait trop nettement arrêté pour qu’il pût être déconcerté.
– Un jour viendra, mademoiselle, reprit-il, où vous regretterezde m’avoir traité si cruellement. La signification exacte de votrequestion, je l’ai comprise, oh ! ne prenez pas la peine denier…
– Mais je ne nie rien, monsieur.
– Madeleine ! murmura Mme Fauvel, qui tremblait, en voyantattiser ainsi les passions mauvaises de l’homme qui tenait sadestinée entre ses mains ; Madeleine, pitié !…
– Oui, fit tristement Clameran, mademoiselle estimpitoyable ; elle punit cruellement un homme d’honneur, dontle seul tort est d’avoir obéi aux dernières volontés d’un frèremourant. Et si je suis ici, cependant, c’est que je suis de ceuxqui croient à la solidarité de tous les membres d’une famille.
Il sortit lentement des poches de côté de son paletot plusieursliasses de billets de banque et les déposa sur la cheminée.
– Raoul, prononça-t-il, a volé trois cent cinquante millefrancs, voici cette somme. C’est plus de la moitié de ma fortune.De grand cœur je donnerais ce qu’il me reste pour être sûr que cecrime sera le dernier.
Trop inexpérimentée pour pénétrer le plan si audacieux et sisimple de Clameran, Madeleine restait interdite ; toutes sesprévisions étaient déroutées.
Mme Fauvel, au contraire, accepta cette restitution comme lesalut.
– Merci, monsieur, dit-elle en prenant les mains deClameran ; merci, vous êtes bon.
Un rayon de la joie qu’il ressentit éclaira les yeux de Louis.Mais il triomphait trop tôt. Une minute de réflexion avait rendu àMadeleine toute sa défiance. Elle trouvait ce désintéressement tropbeau pour un homme qu’elle estimait incapable d’un sentimentgénéreux et l’idée lui vint qu’il devait cacher un piège.
– Que ferons-nous de cet argent ? demanda-t-elle.
– Vous le rendrez à monsieur Fauvel, mademoiselle.
– Nous, monsieur, et comment ? Restituer, c’est dénoncerRaoul, c’est-à-dire perdre ma tante. Reprenez votre argent,monsieur.
Clameran était bien trop fin pour insister, il obéit et sembladisposé à se retirer.
– Je comprends votre refus, dit-il ; à moi de trouver unmoyen. Mais je ne me retirerai pas, mademoiselle, sans vous direcombien votre injustice m’a pénétré de douleur. Peut-être, après lapromesse que vous m’avez daigné faire, pouvais-je espérer un autreaccueil.
– Je tiendrai ma promesse, monsieur, mais quand vous m’aurezdonné des garanties, pas avant.
– Des garanties !… Et lesquelles ? De grâce,parlez.
– Qui me dit qu’après mon… mariage, Raoul ne viendra pas denouveau menacer ma mère ? Que sera ma dot pour un homme qui,en quatre mois, a dissipé plus de cent mille francs ? Nousfaisons un marché, je vous donne ma main en échange de l’honneur etde la vie de ma tante, avant de rien conclure, je dis donc : oùsont vos garanties ?
– Oh ! je vous en donnerai de telles ! s’écriaClameran, qu’il vous faudra bien reconnaître ma bonne foi.Hélas ! vous doutez de mon dévouement ; que faire pourvous le prouver ? Faut-il essayer de sauver monsieurBertomy ?
– Merci de votre offre, monsieur, répondit dédaigneusementMadeleine. Si Prosper est coupable, qu’il périsse ; s’il estinnocent, Dieu le protégera.
Mme Fauvel et sa nièce se levèrent, c’était un congé. Clameranse retira.
– Quel caractère ! disait-il, quelle fierté !… Medemander des garanties !… Ah ! si je ne l’aimais pastant ! Mais je l’aime, et je veux voir cette orgueilleuse àmes pieds… Elle est si belle !… Ma foi ! tant pis pourRaoul !
Clameran n’avait jamais été plus irrité.
L’énergie de Madeleine, que ses calculs ne prévoyaient pas,venait de faire manquer le coup de théâtre sur lequel il avaitcompté et déconcerté ses savantes prévisions.
Il avait trop d’expérience pour se flatter désormais d’intimiderune jeune fille si résolue. Il comprenait que, sans avoir pénétréses desseins, sans saisir le sens de ses manœuvres, elle étaitassez sur ses gardes pour n’être ni surprise ni trompée. De plus,il était patent qu’elle allait dominer Mme Fauvel de toute lahauteur de sa fermeté, l’animer de sa hardiesse, lui souffler sespréventions et enfin la préserver de défaillances nouvelles.
Juste au moment où Louis croyait gagner en se jouant, iltrouvait un adversaire. C’était une partie à recommencer.
Il était clair que Madeleine était résignée à se dévouer pour satante, mais il était certain aussi qu’elle était déterminée à ne sesacrifier qu’à bon escient et non à tout hasard sur la foi depromesses aléatoires.
Or, comment lui donner les garanties qu’elle demandait ?Quelles mesures prendre pour mettre ostensiblement etdéfinitivement Mme Fauvel à l’abri des entreprises deRaoul ?
Certes, une fois Clameran marié, Raoul devenu riche, Mme Fauvelne devait plus être inquiétée. Mais comment le prouver, ledémontrer à Madeleine ?
La connaissance exacte de toutes les circonstances de l’ignobleet criminelle intrigue l’aurait rassurée sur ce point ; maisétait-il possible de l’initier à tous les détails, avant le mariagesurtout ? Évidemment non.
Alors, quelles garanties donner ?
Longtemps Clameran étudia la question sous toutes ses faces,s’ingéniant, épuisant toutes les forces de son esprit alerte ;il ne trouvait rien, pas une transaction possible, pas unexpédient.
Mais il n’était pas de ces natures hésitantes qu’un obstaclearrête des semaines entières. Quand il ne pouvait dénouer unesituation, il la tranchait.
Raoul le gênait ; il se jura que, de façon ou d’autre, ilse débarrasserait de ce complice devenu si gênant.
Pourtant, se défaire de Raoul, si défiant, si fin, n’était paschose aisée. Mais cette considération ne pouvait faire réfléchirClameran. Il était aiguillonné par une de ces passions que l’âgerend terribles.
Plus il était certain de la haine et du mépris de Madeleine,plus, par une inconcevable et cependant fréquente aberration del’esprit et des sens, il l’aimait, il la désirait, il lavoulait.
Cependant, une lueur de raison éclairant encore son cerveaumalade, il décida qu’il ne brusquerait rien. Il sentait qu’avantd’agir il devait attendre l’issue de l’affaire de Prosper.
Puis, il souhaitait revoir Mme Fauvel ou Madeleine, qui,croyait-il, ne pouvaient tarder à lui demander une entrevue.
Sur ce dernier point, il se faisait encore illusion.
Jugeant froidement et sainement les derniers actes des deuxcomplices, Madeleine se dit que, pour le moment, ils n’iraient pasplus loin.
Elle comprenait à cette heure que la résistance n’eût certes pasété plus désastreuse qu’une lâche soumission.
Elle se résolut donc à assumer la pleine et entièreresponsabilité des événements, assez sûre de sa bravoure pour tenirtête à Raoul aussi bien qu’à Louis de Clameran.
Mme Fauvel résisterait, elle n’en doutait pas, mais elle seproposait d’user, d’abuser à la rigueur de son influence, pour luiimposer, dans son intérêt même, une attitude plus ferme et plusdigne.
C’est pourquoi, après la demande de Clameran, les deux femmes,décidées à attendre leurs adversaires, à les voir venir, nedonnèrent plus signe de vie.
Cachant sous une indifférence assez bien jouée le secret deleurs angoisses, elles renoncèrent à aller aux renseignements.
Par M. Fauvel elles apprirent successivement le résultat desinterrogatoires de Prosper, ses dénégations obstinées, les chargesqui s’élevaient contre lui, les hésitations du juge d’instruction,et enfin sa mise en liberté, faute de preuves suffisantes – ainsique le spécifiait l’arrêt de non-lieu. Depuis la tentative derestitution de Clameran, Mme Fauvel ne doutait pas de laculpabilité du caissier.
Elle n’en disait mot ; mais intérieurement elle l’accusaitd’avoir séduit, entraîné, poussé au crime Raoul, ce fils qu’elle nepouvait prendre sur elle de cesser d’aimer.
Madeleine, bien au contraire, était sûre de l’innocence deProsper.
Si sûre, qu’ayant su qu’il allait être libre, elle osa demanderà son oncle, sous prétexte d’une bonne œuvre, une somme de dixmille francs qu’elle fit parvenir à ce malheureux, victime defausses apparences, et qui, d’après tout ce qu’elle avait entendudire, devait se trouver sans ressources.
Si dans la lettre qu’elle joignit à cet envoi, lettre découpéedans son paroissien, elle conseillait à Prosper de quitter laFrance, c’est qu’elle n’ignorait pas qu’en France l’existence luideviendrait impossible.
De plus, Madeleine était alors persuadée qu’un jour ou l’autreil lui faudrait épouser Clameran, et elle préférait savoir loin,bien loin d’elle l’homme qu’autrefois elle avait distingué etchoisi.
Et pourtant, au moment de cette générosité que désapprouvait MmeFauvel, ces deux pauvres femmes se débattaient au milieud’inextricables difficultés.
Les fournisseurs, dont Raoul avait dévoré l’argent, et qui,pendant longtemps, avaient fait crédit, insistaient pour qu’onacquittât leurs factures.
D’un autre côté, Madeleine et sa tante, qui, tout l’hiver,s’étaient abstenues de sortir pour éviter des dépenses de toilette,allaient se trouver obligées de paraître au bal que préparaientmessieurs Jandidier, des amis intimes de M. Fauvel.
Comment paraître à ce bal, qui, pour comble de malheur, était unbal travesti, et où prendre de l’argent pour lescostumes ?…
Car elles en étaient là, dans leur inexpérience des vulgaires etcependant atroces difficultés de la vie, ces femmes qui ignoraientce qu’est la gêne, qui toujours avaient marché les mains pleinesd’or.
Il y avait un an qu’elles n’avaient payé la couturière ;elles lui devaient une certaine somme. Consentirait-elle à faireencore un crédit ?
Une nouvelle femme de chambre, nommée Palmyre Chocareille, quientra au service de Madeleine, les tira d’inquiétude.
Cette fille, qui semblait avoir une grande expérience despetites misères, qui sont les seules sérieuses, devina peut-êtreles soucis de ses maîtresses.
Toujours est-il que, sans en être priée, elle indiqua unecouturière très habile, qui débutait, qui avait des fonds, et quiserait trop heureuse de fournir tout ce qu’il faudrait, et encored’attendre pour le paiement, récompensée d’avance par cettecertitude que la clientèle des dames Fauvel la ferait connaître etlui amènerait d’autres pratiques.
Mais ce n’était pas tout. Ni Mme Fauvel, ni sa nièce nepouvaient se rendre à ce bal sans un bijou.
Or, toutes leurs parures, sans exception, avaient été prises etengagées au Mont-de-Piété par Raoul qui avait gardé lesreconnaissances.
C’est alors que Madeleine eut l’idée d’aller demander à Raould’employer au moins une partie de l’argent volé à dégager lesbijoux arrachés à la faiblesse de sa mère. Elle s’ouvrit de ceprojet à sa tante, en lui disant :
– Assigne un rendez-vous à Raoul, il n’osera te refuser, etj’irai…
Et en effet, le surlendemain, la courageuse fille prit unfiacre, et, malgré un temps épouvantable, se rendit au Vésinet.
Elle ne se doutait pas alors que M. Verduret et Prosper lasuivaient, et que, hissés sur une échelle, ils étaient témoins del’entrevue.
Cette tentative hardie de Madeleine fut d’ailleurs inutile.Raoul déclara qu’il avait partagé avec Prosper ; que sa part àlui était dissipée, et qu’il se trouvait sans argent.
Même, il ne voulait pas rendre les reconnaissances, et il fallutque Madeleine insistât énergiquement pour s’en faire donner quatreou cinq, d’objets indispensables et d’une valeur minime.
Ce refus, Clameran l’avait ordonné, imposé. Il espérait que dansun moment de détresse suprême on s’adresserait à lui.
Raoul avait obéi, mais seulement après une altercation violentedont Joseph Dubois, le nouveau domestique de Clameran, avait ététémoin.
C’est que les deux complices étaient alors au plus mal ensemble.Clameran cherchait un moyen, sinon honnête, au moins peu dangereux,de se défaire de Raoul, et le jeune bandit avait comme unpressentiment des amicales intentions de son compagnon.
Seule, la certitude d’un grand danger pouvait les réconcilier,et cette certitude, ils l’eurent au bal de messieurs Jandidier.
Quel était ce mystérieux Paillasse qui, après ses transparentesallusions aux malheurs de Mme Fauvel, avait dit à Louis d’un ton sisingulier : « Je suis l’ami de votre frère Gaston » ?
Ils ne pouvaient le deviner, mais ils reconnurent si bien unennemi implacable, qu’au sortir du bal ils essayèrent de lepoignarder.
L’ayant suivi, ayant été dépistés, ils furent épouvantés.
– Prenons garde, avait murmuré Clameran ; nous ne sauronsque trop tôt quel est cet homme.
Raoul, alors, avait essayé de le décider à renoncer àMadeleine.
– Non ! s’était-il écrié, je l’aurai où je périrai…
Ils pensaient que prévenus, il serait difficile de les prendre.C’est qu’ils ignoraient quel homme était sur leurs traces.
Tels sont les faits qui, avec une science presqueinvraisemblable d’investigation, avaient été recueillis etcoordonnés par ce gros homme à figure réjouie qui avait prisProsper sous sa protection, M. Verduret.
Arrivé à Paris à neuf heures du soir, non par le chemin de ferde Lyon, ainsi qu’il l’avait annoncé, mais par le chemin de ferd’Orléans, M. Verduret s’était aussitôt rendu à l’hôtel duGrand-Archange, où il avait trouvé le caissierl’attendant, dévoré d’impatience.
– Ah ! vous allez en entendre de belles, lui avait-il dit,et vous allez voir jusqu’où, parfois, il faut remonter dans lepassé pour trouver les causes premières d’un crime. Tout se tientet s’enchaîne ici-bas. Si Gaston de Clameran n’était pas allé, il ya vingt ans, prendre une demi-tasse dans un petit café de Jarnègue,à Tarascon, on n’aurait pas volé votre caisse il y a troissemaines. Valentine de La Verberie a payé en 1866 les coups decouteau donnés pour l’amour d’elle vers 1840. Rien ne se perd ni nes’oublie. Au surplus, écoutez.
Et tout aussitôt, il s’était mis à conter, s’aidant de ses noteset du volumineux manuscrit qu’il avait rédigé.
Depuis une semaine, M. Verduret n’avait peut-être pas pris entout vingt-quatre heures de repos, mais il n’y paraissait guère.Ses muscles d’acier bravaient les fatigues, et les ressorts de sonesprit étaient trop solidement trempés pour s’affaisser jamais.
Un autre eût été brisé, lui se tenait debout et contait aveccette verve entraînante qui lui était particulière, jouant, pourainsi dire, le drame dont il déroulait les péripéties,s’attendrissant ou se passionnant – « entrant », pour parler commeau théâtre, dans la peau de chacun des personnages qu’il mettait enscène.
Prosper, lui, écoutait, ébloui de cette surprenante lucidité, decette faculté merveilleuse d’exposition.
Il écoutait, et il se demandait si ce récit qui expliquait lesévénements jusque dans les moindres circonstances, qui analysaitdes sensations fugitives, qui rétablissait des conversations quiavaient dû être secrètes, n’était pas un roman bien plus qu’unerelation exacte.
Certes, toutes ces explications étaient ingénieuses, séduisantescomme probabilité, strictement logiques ; mais sur quoireposaient-elles ? N’étaient-elles pas le rêve d’un hommed’imagination ?
M. Verduret mit longtemps à tout dire ; il était près dequatre heures du matin, quand, ayant terminé, il s’écria avecl’accent du triomphe :
– Et maintenant, ils sont sur leurs gardes ; ils sont bienfins, mais je m’en moque, je les tiens, ils sont à nous !Avant huit jours, ami Prosper, vous serez réhabilité : je l’aipromis à votre père.
– Est-ce possible ! murmurait le caissier dont toutes lesidées étaient bouleversées, est-ce possible !
– Quoi ?
– Tout ce que vous venez de m’apprendre.
M. Verduret bondit en homme peu habitué à voir ses auditeursdouter de la sûreté de ses informations.
– Si c’est possible ! s’écria-t-il, mais c’est la véritémême, la vérité prise sur le fait et exposée toute palpitante.
– Quoi ! de telles choses peuvent se passer à Paris, aumilieu de nous, sans que…
– Parbleu ! interrompit le gros homme, vous êtes jeune, moncamarade ! il s’en passe bien d’autres… et vous ne vous endoutez guère. Vous ne croyez, vous, qu’aux horreurs de la courd’assises. Peuh ! on ne voit au grand jour de la Gazettedes Tribunaux que les mélodrames sanglants de la vie, et lesacteurs, d’immondes scélérats, sont lâches comme le couteau oubêtes comme le poison qu’ils emploient. C’est dans l’ombre desfamilles, souvent à l’abri du code que s’agite le drame vrai, ledrame poignant de notre époque ; les traîtres y ont des gants,les coquins s’y drapent de considération, et les victimes meurentdésespérées, le sourire aux lèvres… Mais c’est banal, ce que jevous dis là, et vous vous étonnez…
– Je me demande comment vous avez pu découvrir toutes cesinfamies.
Le gros homme eut un large sourire.
– Eh ! eh !… fit-il, d’un air content de soi, quand jeme donne à une tâche, je m’y applique tout entier. Notez bien ceci: un homme d’intelligence moyenne qui concentre toutes ses pensées,toutes les impulsions de sa volonté vers un seul but, arrivepresque toujours à ce but. De plus, j’ai mes petits moyens àmoi.
– Encore faut-il des indices, et je n’aperçois pas…
– C’est vrai ; pour se guider dans les ténèbres d’unepareille affaire, il faut une lueur. Mais la flamme du regard deClameran, quand j’ai prononcé le nom de Gaston, son frère, a alluméma lanterne. De ce moment, j’ai marché droit à la solution duproblème comme vers un phare.
Les regards de Prosper interrogeaient et suppliaient. Il eûtvoulu connaître les investigations de son protecteur, car ildoutait encore, il n’osait croire à ce bonheur qu’on lui annonçait: une éclatante réhabilitation.
– Voyons ! fit M. Verduret, vous donneriez bien quelquechose pour savoir comment je suis arrivé à la vérité.
– Oui, je l’avoue ; c’est pour moi un telprodige !…
M. Verduret jouissait délicieusement de la stupéfaction deProsper. Certes, ce n’était pour lui ni un bon juge, ni un amateurdistingué ; peu importe, on est toujours flatté d’uneadmiration sincère, de quelque part qu’elle vienne.
– Soit, répondit-il, je vais vous démontrer mon système. Deprodige, il n’y a pas l’ombre. Nous avons travaillé ensemble à lasolution du problème, vous savez donc par quels moyens je suisarrivé à me douter que Clameran était pour quelque chose dans lecrime. De ce moment, avec mes certitudes, la besogne était facile.Qu’ai-je donc fait ? J’ai placé des gens à moi près despersonnes que j’avais intérêt à surveiller, Joseph Dubois chezClameran, Nina Gypsy près des dames Fauvel.
– En effet, et j’en suis encore à comprendre comment Nina aconsenti à se charger de cette commission.
– Ceci, répondit M. Verduret, c’est mon secret. Je continue.Ayant de bons yeux et de fines oreilles dans la place, sûr deconnaître le présent, j’ai dû m’informer du passé, et je suis partipour Beaucaire. Le lendemain, j’étais à Clameran, et, du premiercoup, je mettais la main sur le fils de Saint-Jean, l’ancien valetde chambre. C’est un brave garçon, ma foi ! franc commel’osier, simple comme la nature, et qui a tout de suite deviné quej’avais besoin d’acheter des garances…
– Des garances ? interrogea Prosper dérouté.
– Certainement, cela se voyait, il faut vous dire que je n’avaispas tout à fait l’air que j’ai en ce moment. Lui, ayant desgarances à vendre, ce qui se voyait aussi, nous sommes entrés enmarché. Les débats ont duré toute une journée pendant laquelle nousavons bien bu une douzaine de bouteilles. Au moment du souper,Saint-Jean fils était ivre comme une bonde, et moi j’avais achetépour neuf cents francs de garance que votre père revendra.
Si singulier était l’air de Prosper que M. Verduret éclata derire.
– J’avais risqué neuf cents francs, poursuivit-il ; mais,de fil en aiguille, j’avais appris toute l’histoire des Clameran,les amours de Gaston, sa fuite et aussi la chute du cheval deLouis. Je savais aussi que Louis était revenu il y a un an environ,qu’il avait vendu le château à un marchand de biens nomméFougeroux, et que la femme de cet acheteur, Mihonne, avait assignéun rendez-vous à Louis. Le même soir, ayant passé le Rhônej’arrivais chez cette Mihonne. Pauvre femme ! son coquin demari l’a tant battue qu’elle n’est pas bien loin d’être idiote. Jelui ai prouvé que je venais de la part d’un Clameran quelconque, etelle s’est empressée de me conter tout ce qu’elle savait.
La simplicité de ces moyens d’investigations confondaitProsper.
– Dès lors, continuait M. Verduret, l’écheveau se débrouillait,je tenais le maître fil. Restait à savoir ce qu’était devenuGaston. Ah ! je n’ai pas eu de peine à retrouver sa trace.Lafourcade, qui est un ami de votre père, m’a appris qu’il s’étaitfixé à Oloron, qu’il y avait acheté une usine, et qu’il y étaitmort. Trente-six heures plus tard, j’étais à Oloron.
– Vous êtes donc infatigable ?…
– Non, mais j’ai pour principe de battre le fer pendant qu’ilest chaud. À Oloron, j’ai rencontré Manuel, venu pour y passerquelques jours en se rendant en Espagne, et, par lui, j’ai eu labiographie exacte de Gaston et les plus minutieux détails sur samort. Par Manuel, j’ai su la visite de Louis, et un aubergiste dela ville m’a appris le séjour à cette époque d’un jeune ouvrier enqui j’ai reconnu Raoul.
– Mais les conversations, demanda Prosper, ces conversations siprécises…
– Vous croyez que je les ai prises sous mon bonnet, n’est-cepas ? Erreur. Pendant que je travaillais là-bas, mes aides,ici, ne mettaient pas leurs mains dans le même gant. Se défiantl’un de l’autre, Clameran et Raoul ont été assez ingénieux pourgarder les lettres qu’ils s’écrivaient. Ces lettres, Joseph Duboisles a trouvées, il en a copié la majeure partie, il a faitphotographier les plus décisives et il m’a expédié le tout. De soncôté, Nina passait sa vie à écouter aux portes et m’envoyait lerésumé fidèle de ce qu’elle entendait. Enfin, j’ai eu chez lesFauvel un dernier moyen d’investigation que je vous révélerai plustard.
C’était net, précis, indiscutable.
– Je comprends, murmurait Prosper, je comprends.
– Et vous, mon jeune camarade, interrogea M. Verduret,qu’avez-vous fait ?
Prosper, à cette question, se troubla et rougit. Mais il compritque taire son imprudence serait une folie et une mauvaiseaction.
– Hélas ! répondit-il, j’ai été fou, j’ai lu dans unjournal que Clameran allait épouser Madeleine.
– Et alors ? insista M. Verduret devenu inquiet.
– J’ai écrit à monsieur Fauvel une lettre anonyme où je luidonne à entendre que sa femme le trahit pour Raoul…
D’un formidable coup de poing, M. Verduret brisa la table prèsde laquelle il était assis.
– Malheureux !… s’écria-t-il, vous avez peut-être toutperdu !
En un clin d’œil, la physionomie du gros homme changea. Sa facejoviale prit une expression menaçante.
Il s’était levé, et il arpentait rageusement la plus bellechambre de l’hôtel du Grand-Archange, sans souci deslocataires de l’étage inférieur.
– Mais vous êtes donc un enfant, disait-il à Prosper consterné,un insensé, pis encore… un sot !…
– Monsieur…
– Quoi ! il se trouve un brave homme qui, lorsque vous vousnoyez, se jette à l’eau, et quand il est sur le point de voussauver, vous vous accrochez à ses jambes pour l’empêcher denager !… Que vous avais-je dit ?
– De me tenir tranquille, de ne pas sortir.
– Eh bien !…
Le sentiment de ses torts rendait Prosper plus timide que lelycéen auquel son professeur demande compte de ses heures d’étude,et qui s’excuse.
– C’était le soir, monsieur, répondit-il, je souffrais, je mesuis promené le long des quais, j’ai cru pouvoir entrer dans uncafé, on m’a donné un journal, j’ai vu l’épouvantable nouvelle…
– N’était-il pas arrêté que vous aviez confiance enmoi ?
– Vous étiez absent, monsieur, l’annonce de ce mariage m’abouleversé ; vous étiez loin, on peut être surpris par lesévénements…
– Il n’y a d’imprévu que pour les imbéciles ! déclarapéremptoirement M. Verduret. Écrire une lettre anonyme !Savez-vous à quoi vous m’exposez ? Vous êtes cause que jemanquerai peut-être à une parole sacrée donnée à une des rarespersonnes que j’estime ici-bas. Je passerai pour un fourbe, pour unlâche, moi qui…
Il s’interrompit comme s’il eût craint d’en trop dire, et cen’est qu’après un certain temps que, devenu relativement calme, ilreprit :
– Revenir sur ce qui est fait est idiot. Tâchons de sortir de cemauvais pas. Où et quand avez-vous mis votre lettre à laposte ?
– Hier soir, rue du Cardinal-Lemoine. Ah ! elle n’était pasau fond de la boîte que j’avais déjà des regrets.
– Il eût mieux valu les avoir avant. Quelle heureétait-il ?
– Près de dix heures.
– C’est-à-dire que votre poulet[7] est arrivéà monsieur Fauvel ce matin avec son courrier ; donc il étaitprobablement seul dans son cabinet, quand il l’a décacheté etlu.
– Ce n’est pas probable, c’est sûr.
– Vous rappelez-vous les termes de votre lettre ? Ne voustroublez pas, ce que je vous demande est important ;cherchez…
– Oh ! je n’ai pas besoin de chercher. J’ai les expressionsprésentes à la mémoire comme si je venais d’écrire.
Il disait vrai, et c’est presque textuellement qu’il récita salettre à M. Fauvel.
C’est avec l’attention la plus concentrée que l’écoutait M.Verduret, et les plis de son front trahissaient le travail de sapensée.
– Voilà, murmurait-il, une rude lettre anonyme, pour qui n’enfait pas son état. Elle laisse tout entendre, sans rien préciser,elle est vague, railleuse, perfide… Répétez encore une fois.
Prosper obéit, et sa seconde version ne varia pas.
– C’est que tout y est, poursuivait le gros homme, répétantaprès Prosper les phrases de la lettre. Rien de plus inquiétant quecette allusion au caissier. Ce doute : « Est-ce aussi lui qui avolé les diamants de Mme Fauvel ? » est tout simplementaffreux. Quoi de plus irritant que cet ironique conseil : « À votreplace, je ne ferais pas d’esclandre ; je surveillerais mafemme » ?
Sa voix s’éteignit ; c’est intérieurement qu’il poursuivaitson monologue.
À la fin, il revint se planter droit, les bras croisés devantProsper.
– L’effet de votre lettre, dit-il, a dû être terrible ;passons. Il est emporté, n’est-ce pas, votre patron.
– Il est la violence même.
– Alors, le mal n’est peut-être pas irréparable.
– Quoi ! vous supposez…
– Je pense que tout homme d’un naturel violent se redoute etn’obéit jamais à un premier mouvement. Là est notre chance desalut. Si, au reçu de vos obus, monsieur Fauvel n’a pas su secontenir, s’il s’est précipité dans la chambre de sa femme encriant : « Où sont vos diamants ? » N, i, ni, adieu nosprojets. Je connais madame Fauvel, elle confessera tout.
– Serait-ce un si grand malheur ?
– Oui, mon jeune camarade, parce qu’au premier mot prononcé hautentre madame Fauvel et son mari, nos oiseaux s’envoleront.
Prosper n’avait pas prévu cette éventualité.
– Ensuite, continua M. Verduret, ce serait causer à quelqu’unune immense douleur.
– À quelqu’un que je connais ?
– Oui, mon camarade, et beaucoup. Enfin, je serais désolé devoir filer ces deux gredins sans être absolument édifié à leurendroit.
– Il me semble pourtant que vous savez à quoi vous entenir ?
M. Verduret haussa les épaules.
– Vous n’avez donc pas senti, demanda-t-il, les lacunes de monrécit ?
– Aucunement.
– C’est que vous n’avez pas su m’écouter. Primo, Louis deClameran a-t-il, oui ou non, empoisonné son frère ?
– Oui, d’après ce que vous avez dit, j’en suis sûr.
– Oh !… vous êtes plus affirmatif, jeune homme, que jen’ose l’être. Votre opinion est la mienne ; mais quelle preuvedécisive avons-nous ? Aucune. J’ai, avec une certaine adresse,j’ose le croire, interrogé le docteur C… Il n’a pas eu l’ombre d’unsoupçon. Et le docteur C… n’est pas un médicastre, c’est un savanthomme, un praticien, un observateur. Quels poisons produisent leseffets décrits ? Je n’en connais pas. Et j’ai pourtant étudiébien des poisons, depuis la digitale de La Pommeraye jusqu’àl’aconitine de la Sauvresy.
– Cette mort est arrivée si à propos…
– Qu’on ne peut s’empêcher de croire à un crime ? c’estvrai, mais le hasard est parfois un merveilleux complice. Voilà lepremier point. Secundo, j’ignore les antécédents de Raoul.
– Est-il donc nécessaire de les connaître ?
– Indispensable, mon camarade. Mais nous les connaîtrons avantpeu. J’ai expédié à Londres un de mes hommes… pardon, un de mesamis qui est très adroit, monsieur Pâlot, et il m’a écrit qu’iltient la piste. Vrai, je ne serai pas fâché de connaître l’épopéede ce jeune gredin sceptique et sentimental, qui peut-être sansClameran serait un brave et honnête garçon…
Prosper n’écoutait plus.
L’assurance de M. Verduret lui donnait confiance ; déjà, ilvoyait les vrais coupables sous la main de la justice et il sedélectait, par avance, de ce drame de cour d’assises où éclateraitson innocence, et où il serait réhabilité avec éclat, après avoirété bruyamment déshonoré.
Bien plus, il retrouvait Madeleine, car il s’expliquait saconduite, ses réticences chez la couturière ; il comprenaitqu’elle n’avait pas un instant cessé de l’aimer.
Ces certitudes de bonheur à venir devaient lui rendre et luirendaient, en effet, son sang-froid, perdu depuis le moment où,chez son patron, il avait découvert que la caisse venait d’êtrevolée.
Et pour la première fois, il s’étonna de la singularité de sasituation.
Les événements qui déconcertent les prévisions humaines ont cecide remarquable qu’ils bouleversent les idées et les haussent auniveau des plus étranges situations.
Prosper, qui s’était simplement étonné de la protection de M.Verduret, de l’étendue de ses moyens d’investigation, en vint à sedemander quelles raisons secrètes le faisaient agir.
En somme, quels étaient les mobiles du dévouement de cet homme,et quel prix espérait-il de ses services ?
Telle fut l’intensité de l’inquiétude du caissier, quebrusquement il s’écria :
– Vous n’avez plus le droit, monsieur, de vous cacher demoi ! Quand on a rendu à un homme l’honneur et la vie, quandon l’a sauvé, on lui dit qui il doit remercier et bénir.
Arraché brusquement à ses méditations, le gros hommetressaillit.
– Oh !… fit-il en souriant, vous n’êtes pas tiré d’affaireencore, ni marié, n’est-ce pas ? ayez donc, pour quelquesjours encore, la patience et la foi…
Six heures sonnèrent.
– Bon ! s’écria M. Verduret, déjà six heures, et moi quiarrivais avec l’espoir de me donner une nuit pleine. Ce n’est pasle moment de dormir.
Il sortit de la chambre et alla se pencher sur la cage del’escalier.
– Madame Alexandre ! cria-t-il ; eh ! madameAlexandre !
L’hôtesse du Grand-Archange, la volumineuse épouse deM. Fanferlot, dit l’Écureuil, ne s’était pas couchée. Ce détailfrappa Prosper.
Elle apparut humble, souriante, empressée.
– Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs ?demanda-t-elle.
– Il y a, répondit M. Verduret, qu’il me faut, le plus tôtpossible, votre… Joseph Dubois et aussi Palmyre. Faites-lesprévenir. Quand ils arriveront on m’éveillera, car je vais mereposer un peu.
Mme Alexandre n’était pas au bas de l’escalier que déjà le groshomme s’était sans façon jeté sur le lit de Prosper.
– Vous permettez, n’est-ce pas ? avait-il dit.
Cinq minutes plus tard, il dormait, et Prosper, étendu sur unfauteuil, se demandait, plus intrigué que jamais, quel était cesauveur.
Il n’était guère que neuf heures lorsqu’un doigt timide frappatrois petits coups à la porte de la chambre.
Si léger qu’eût été le bruit, il suffit pour éveiller M.Verduret, qui sauta à bas du lit en disant :
– Qui est là ?
Mais déjà Prosper, qui n’avait pu s’assoupir sur son fauteuil,était allé ouvrir.
Joseph Dubois, le domestique du marquis de Clameran, entra.
L’auxiliaire de M. Verduret était essoufflé comme un homme qui acouru, et ses petits yeux de chat étaient plus mobiles et plusinquiets qu’à l’ordinaire.
– Enfin, je vous revois, patron ! s’écria-t-il ;enfin, vous allez me conseiller de nouveau. Vous absent, je nesavais plus à quel saint me vouer ; j’étais comme un pantindont le fil est cassé.
– Comment, toi, tu te laisses démonter ainsi !
– Dame ! pensez donc, je ne savais où vous prendre. Hier,dans l’après-midi, je vous ai expédié trois dépêches aux adressesque vous m’aviez données, à Lyon, à Beaucaire, à Oloron, et pas deréponse. Je me sentais devenir fou, quand on est venu me chercherde votre part.
– Ça chauffe donc ?
– C’est-à-dire que ça brûle, patron, et que la place n’est plustenable, parole d’honneur !
Tout en parlant, M. Verduret avait réparé l’économie de satoilette, quelque peu dérangée pendant son sommeil.
Quand il eut achevé, il se jeta dans un fauteuil, pendant queJoseph Dubois restait respectueusement debout, sa casquette à lamain, dans l’attitude du soldat qui va au rapport sans armes.
– Explique-toi, mon garçon, commença M. Verduret, et lestement,s’il te plaît ; pas de phrases.
– Voilà, bourgeois. Je ne sais pas quelles sont vos intentions,j’ignore vos moyens d’action, mais il faut en finir, frapper votredernier coup, vite, très vite.
– C’est votre avis, maître Joseph ?
– Oui, patron, parce que si vous attendez, si vous hésitez, sivous tergiversez, bonsoir la compagnie, vous ne trouverez plusqu’une cage vide, les oiseaux auront pris leur volée. Voussouriez ?… Oui, je sais bien que vous êtes fort, mais ils sontroués, eux aussi.
– Tu ne les as donc pas recommandés là-bas, quand je t’aiécrit ?
– Si, mais ils sont gens à glisser entre les doigts comme uneanguille. Ils savent qu’ils ont du monde à leurs trousses.
– Mille diables ! s’écria M. Verduret, on aura commisquelque maladresse.
Cette conversation était par trop transparente pour ne pasdonner beaucoup à réfléchir à Prosper ; aussi écoutait-il detoutes ses forces, tout en notant et la supériorité aisée de M.Verduret et la déférence très sincère, on le sentait, dudomestique.
– On n’a pas été maladroit, reprit Joseph ; la défiance denos gaillards, vous en savez quelque chose, patron, date de loin.Ils se sont doutés de quelque chose le soir où vous vous êtesdéguisé en Paillasse, et la preuve, c’est le coup de couteau qu’ilsvous ont allongé. Depuis, ils n’ont dormi que d’un œil. Cependantils commençaient, je crois, à se rassurer quand hier, ma foi !la mèche a été décidément éventée.
– Et c’est pour cela que tu m’envoyais des dépêches ?
– Naturellement. Écoutez la chose. Hier matin, au saut du lit,c’est-à-dire sur les dix heures, voilà que mon honorable bourgeoiss’avise de mettre de l’ordre dans ses paperasses qui sontrenfermées dans un meuble du salon, un meuble à lui, lequel, entreparenthèses, a une serrure qui m’a donné bien du mal. Moi, pendantce temps-là, je faisais semblant d’arranger le feu, et je leguignais. Patron, cet homme-là a l’œil américain ! Du premiercoup, il a vu, il a deviné plutôt, qu’on avait touché les damnéspapiers. Il est devenu blanc comme un linge, et il a poussé unjuron, mais un juron !…
– Passons, passons.
– Soit ! Comment s’est-il aperçu de mes petitesrecherches ? C’est un mystère. Vous savez comme je suissoigneux. J’avais tout remis en ordre avec une légèreté de main,une attention !… Alors, voilà que pour se convaincre qu’il nes’abuse pas, mon marquis se met à examiner toutes les lettres une àune, à les tourner, à les flairer… j’avais envie de lui offrir unmicroscope. Il n’en avait pas besoin, le gredin. Tout à coup, paf,il se dresse avec des yeux flamboyants, d’un coup de pied, ilenvoie sa chaise à l’autre bout du salon, et il se précipite surmoi en hurlant : « On est venu ici, on a visité mes papiers, on aphotographié la lettre que voici !… » Brrr ! je ne suispas plus lâche qu’un autre, mais tout mon sang n’a fait qu’untour ; je me voyais mort, haché, massacré. Même, je me suisdit : Fanfer… pardon, Dubois, mon garçon, tu es flambé. Et j’aipensé à madame Alexandre…
M. Verduret était devenu sérieux. Il réfléchissait, laissant cebon Joseph analyser et exposer ses sensations personnelles.
– Continue, dit-il enfin.
– J’en ai été quitte pour la peur, patron, le scélérat n’a pasosé me toucher. Il est vrai que, plein de prudence, je m’étais mishors de portée et que nous causions avec la large table qui est aumilieu du salon entre nous deux. Tout en me demandant comment ilavait découvert le pot aux roses, je me défendais comme un beaudiable. Je disais : « Ce n’est pas vrai, monsieur le marquis setrompe ; ce n’est pas possible ! » Bast ! il nem’écoutait pas ; il brandissait une lettre en me répétant : «Cette lettre a été photographiée, et j’en ai la preuve. »
» Il ne se trompait pas, le cher homme. Et en même temps il memontrait sur le papier une petite tache jaunâtre. « Sens ! mecriait-il, sens ! c’est du…, c’est de la… » Il m’a dit le nom,je l’ai oublié ; c’est, paraît-il, une drogue dont lesphotographes se servent…
– Je sais, je sais, interrompit M. Verduret. Après ?
– Après, patron, nous avons eu une scène, oh ! mais unescène !… Il a fini par m’empoigner au collet et il me secouaitcomme un prunier, pour me faire dire qui je suis, qui je connais,d’où je viens… est-ce que je sais ? Il m’a fallu lui donnerl’emploi de mon temps, à une minute près, depuis que je suis chezlui. Ce brigand-là était né pour faire un juge d’instruction. Puis,il a fait venir le garçon de l’hôtel chargé de l’appartement et ill’a questionné, mais en anglais, en sorte que, vous comprenez, jen’ai pas compris… À la fin, pourtant, il s’est radouci, et quand legarçon a été parti, il m’a donné une pièce de vingt francs en medisant : « Tiens, je suis fâché de t’avoir brusqué, tu es trop bêtepour le métier dont je te soupçonnais. »
– Il t’a dit cela ?
– En propres termes, parlant à ma personne, oui, patron.
– Et tu crois qu’il le pensait ?
– Positivement.
Le gros homme modula un petit sifflement qui indiquait nettementque telle n’était pas son opinion.
– Si tu le prends ainsi, prononça-t-il, Clameran avait raison,tu n’es pas fort.
Il était aisé de voir que cet excellent Joseph Dubois grillaitd’envie de motiver son avis, cependant il n’osa pas.
– Dans le fait, répondit-il, tout déconcerté, c’est bienpossible. Toujours est-il que, cette affaire arrangée, monsieur lemarquis s’est habillé pour sortir. Seulement, il n’a pas voulu desa voiture et je lui ai vu prendre un remise[8] dansla cour de l’hôtel. Là, franchement, j’ai bien cru que je ne lereverrais pas de longtemps et qu’il allait se donner de l’air.Erreur. Il m’est revenu sur les cinq heures, gai comme un pinson.Moi, pendant cette absence, j’avais couru au télégraphe…
– Comment, tu ne l’as pas suivi ?
– Excusez, patron, un de nos… amis le « filait », je m’en étaisassuré. C’est même par cet ami que je sais ce qu’a fait notregaillard. Il est allé d’abord chez un agent de change, puis auComptoir d’escompte, puis à la Banque. On voit bien que c’est uncapitaliste ! J’ai idée qu’il a pris ses dispositions pour unpetit voyage.
– Et c’est tout ?
– De ce côté, oui, patron. D’un autre, il est bon que voussachiez que nos coquins ont essayé de faire coffreradministrativement, vous m’entendez, mademoiselle Palmyre. Parbonheur, vous aviez prévu le coup, et j’avais prévenu là-bas. Sansvous, elle était « emballée » raide.
Il s’arrêta, le nez en l’air, cherchant s’il n’avait pas autrechose encore à dire. Ne trouvant rien :
– Et voilà ! s’écria-t-il. J’ose espérer que monsieurPatrigent va se frotter les mains ferme à ma première visite. Il nes’attend pas aux détails qui vont grossir son dossier 113.
Il y eut un long silence. Ainsi que l’avait conjecturé ce bonJoseph, l’instant décisif était venu, et M. Verduret dressait sonplan de bataille en attendant le rapport de Nina, redevenuePalmyre, lequel devait décider son point d’attaque.
Mais Joseph Dubois était impatient et inquiet.
– Que dois-je faire maintenant, patron ? demanda-t-il.
– Toi, mon garçon, tu vas retourner à l’hôtel ; ton maître,très probablement, se sera aperçu de ton absence, mais il ne t’endira rien, tu continueras donc…
Une exclamation de Prosper, qui se tenait debout près de lafenêtre, interrompit M. Verduret.
– Qu’est-ce ? demanda-t-il.
– Clameran ! répondit Prosper, là.
D’un bond, M. Verduret et Joseph furent à la fenêtre.
– Où le voyez-vous ? demandaient-ils.
– Là, au coin du pont, derrière la baraque de cette marchanded’oranges.
Prosper ne s’était pas trompé.
C’était bien le noble marquis Louis de Clameran qui, embusquéderrière l’échoppe volante, épiait les allants et les venants del’hôtel du Grand-Archange, et attendait sondomestique.
Il fallut un peu de temps pour s’en assurer, car le marquis sedissimulait très habilement, en aventurier habitué à cesexpéditions hasardeuses.
Mais un moment vint où, pressé et coudoyé par la foule, il futobligé de descendre du trottoir. Il parut alors à découvert.
– Avais-je raison ? s’écria le caissier ; est-ilencore possible de douter ?
– Vrai ! murmurait Joseph, convaincu, c’est à n’y pascroire.
M. Verduret, lui, ne semblait aucunement surpris.
– Voilà, dit-il, que le gibier se fait chasseur. Eh bien !Joseph, mon garçon, t’obstines-tu à soutenir que ton honorablebourgeois a été dupe de tes simagrées de Jocrisse ?
– Vous m’aviez assuré le contraire, patron, répondit le bonDubois du ton le plus humble, et après une affirmation de vous, lespreuves sont inutiles.
– Au surplus, continuait le gros homme, cette manœuvre, sitéméraire qu’elle semble, était indiquée. Il sait qu’on est surlui, cet homme, et tout naturellement il cherche à connaître sesadversaires. Comprenez-vous combien il doit souffrir de sesincertitudes ? Peut-être s’imagine-t-il que ceux qui letraquent sont tout simplement d’anciens complices très affamés quivoudraient une petite part du gâteau. Il va rester là jusqu’à ceque Joseph ressorte, et alors il viendra aux informations.
– Mais je puis sortir sans qu’il m’aperçoive, patron !
– Oui, je sais, tu franchirais le petit mur qui sépare l’hôteldu Grand-Archange de la cour du marchand de vins ; delà, tu passerais par le sous-sol du papetier et tu filerais par larue de la Huchette.
Ce bon Joseph avait la mine impayable d’un brave homme qui toutà coup, sans savoir d’où, reçoit sur la tête un seau d’eauglacée.
– C’est cela même, patron, bégaya-t-il. On m’a dit, là-bas, quevous connaissiez comme cela toutes vos maisons de Paris. Est-cevrai ?
Le gros ami de Prosper ne daigna pas répondre. Il se demandaitquel profit immédiat tirer de la démarche de Clameran.
Quant au caissier, il écoutait, bouche béante, observantalternativement ces inconnus, qui, sans apparence d’intérêt, avecautant de passion que lui-même, s’ingéniaient à gagner la difficilepartie dont son honneur, son bonheur, sa vie, étaient l’enjeu.
– Il y a encore un moyen, proposa Joseph, qui de son côté avaitréfléchi.
– Lequel ?
– Je puis sortir tout bonifacement, les mains dans les poches,et regagner en flânant l’hôtel du Louvre.
– Et après ?
– Dame !… le Clameran viendra questionner madame Alexandre,et, si vous lui avez fait la leçon, vous savez combien elle estfutée, elle déroutera notre gaillard de telle façon, qu’il ne sauraplus que penser.
– Mauvais !… prononça péremptoirement M. Verduret ; onne déroute pas un gaillard si fort compromis, et surtout, on ne lerassure pas.
Le parti du gros homme était arrêté, car de ce ton bref quin’admet pas de réplique, il reprit :
– J’ai mieux. Depuis que Clameran sait que ses papiers ont étéexplorés, a-t-il vu Lagors ?
– Non, patron.
– Il peut lui avoir écrit.
– Je parierais ma tête à couper que non. D’après vosinstructions, ayant à surveiller surtout sa correspondance, j’aiorganisé un petit système qui me met en garde dès qu’il touche uneplume ; or, depuis vingt-quatre heures, les plumes n’ont pasbougé.
– Clameran est sorti hier une partie de l’après-midi.
– Il n’a pas écrit en route, l’homme qui le suivait legarantit.
– Alors ! s’écria le gros homme, en avant, en avant !Descends, et plus vite que ça ; je te donne un quart d’heurepour te faire une autre tête, une tête de là-bas, tu sais ;moi, d’ici, je ne perds pas notre gredin de vue.
Sans hésiter, sans un mot dire, le bon Joseph disparut, légercomme un sylphe, et M. Verduret et Prosper restèrent près de lafenêtre, observant Clameran, qui, selon les caprices du flux et dureflux de la foule, apparaissait ou disparaissait, mais quisemblait bien déterminé à ne pas abandonner son poste sans avoirobtenu quelque renseignement.
– Pourquoi vous attacher ainsi exclusivement au marquis ?demanda Prosper.
– Parce que, mon camarade, répondit M. Verduret, parce que…
Il cherchait une bonne raison à donner, un prétextespécieux ; n’en trouvant pas, il se dépita et ajoutabrutalement :
– Ceci est mon affaire.
On avait accordé un quart d’heure à Joseph Dubois pour semétamorphoser ; dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’ilreparut.
Du joli domestique à gilet rouge, à favoris taillés à laBergami, aux allures à la fois revêches et suffisantes, il nerestait absolument rien.
L’homme qui reparaissait était de ceux dont l’aspect seuleffarouche et fait fuir comme des moineaux les plus naïfsfilous.
Sa cravate noire, roulée en corde autour d’un faux col douteuxet ornée d’une épingle « en faux », sa redingote noire boutonnéetrès haut, son chapeau gras, ses bottes si merveilleusement ciréesqu’une coquette s’y fût mirée, enfin sa lourde canne trahissaientl’employé subalterne de la rue de Jérusalem aussi clairement que lepantalon garance dénonce le soldat.
Joseph Dubois s’évanouissait, et de sa livrée s’échappait,triomphant et radieux, le futé Fanferlot dit l’Écureuil.
À son entrée, Prosper ne put retenir une exclamation desurprise, presque d’effroi.
Il venait de reconnaître ce petit homme qui, le jour où le volavait été commis, aidait aux perquisitions du commissaire depolice.
M. Verduret, lui, examinait son auxiliaire d’un air évidemmentsatisfait.
– Pas mal, approuva-t-il, pas mal. Il s’exhale de toute tapersonne un parfum policier à faire frémir un honnête homme. Tum’as compris, c’est bien ainsi que je te voulais.
Le compliment sembla transporter Dubois-Fanferlot.
– Maintenant que je suis paré, patron, demanda-t-il, quefaire ?
– Rien de difficile pour un homme adroit. Cependant, note-lebien, de la précision des manœuvres dépend le succès de mon plan.Avant de m’occuper de Lagors, je veux en finir avec Clameran ;or, puisque les gredins sont séparés, il faut les empêcher de serejoindre.
– Compris ! fit Fanferlot, en clignant de l’œil ; jevais opérer une diversion.
– Tu l’as dit. Donc, tu vas sortir par la rue de la Huchette etgagner le pont Saint-Michel. Là, tu descendras sur la berge et tuiras te poster sur un des escaliers du quai, bien maladroitement,de telle sorte que Clameran puisse, d’où il est, te découvrir etcomprendre que tandis qu’il épie, il est épié lui-même. S’il net’aperçoit pas, tu es assez intelligent pour attirer sonattention.
– Parbleu ! je jetterai une pierre dans l’eau.
Ravi de son idée, Dubois-Fanferlot se frottait les mains.
– Va pour la pierre, poursuivit M. Verduret. Dès que Clamerant’aura vu, l’inquiétude l’empoignera et il décampera. Toi, tu lesuivras, sottement en apparence, mais avec acharnement.Reconnaissant qu’il a affaire à la police, la peur le prendra, etil mettra tout en jeu pour te dépister. C’est ici qu’il te faudraouvrir l’œil ; il est rusé, le gaillard.
– Bon ! je ne suis pas né d’hier.
– Tant mieux ! tu le lui prouveras. Ce qui est sûr, c’estque te sentant à ses trousses, il n’osera pas rentrer à l’hôtel duLouvre, craignant d’y trouver des curieux. C’est là pour moi lepoint capital.
– Mais s’il rentrait, cependant ? demanda Fanferlot.
Le gros homme parut évaluer l’objection.
– Ce n’est pas probable, répondit-il. Si cependant il avaitcette audace, tu le laisserais faire, tu l’attendrais, et à sasortie tu recommencerais à le suivre. Mais il ne rentrera pas.L’idée lui viendrait plutôt de prendre un chemin de fer quelconque.Auquel cas, tu ne le lâcherais pas, dût-il te conduire en Sibérie.As-tu de l’argent ?
– Je vais en demander à madame Alexandre.
– Bien ! je n’examinerai pas ta note de trop près.Ah !… deux mots encore. Si le gredin prend le chemin de fer,envoie un mot ici. Ensuite, s’il se fait battre jusqu’à ce soir,défie-toi, la nuit venue, des endroits écartés. Le gredin estcapable de tout.
– Puis-je tirer dessus ?
– Halte-là ! pas d’enfantillage. Cependant, s’ilt’attaquait !… Allons, mon garçon, en route.
Dubois-Fanferlot sorti, M. Verduret et Prosper reprirent leurposte d’observation.
– Pourquoi tant de peines ? murmurait le caissier. Jen’avais pas contre moi toutes les charges qui accablent Clameran,et on n’y a pas mis tant de façons…
– Comment, répondit le gros homme, vous en êtes encore àcomprendre que je veux séparer la cause de Raoul de celle dumarquis… mais chut !… Regardez…
Clameran avait quitté son poste d’observation pour s’approcherdu parapet du pont, et il se promenait comme s’il eût cherché àbien distinguer quelque chose d’insolite.
– Ah ! murmura M. Verduret, il vient de découvrir notrehomme.
En effet, l’inquiétude de Clameran était manifeste ; il fitquelques pas comme s’il eût voulu traverser le pont ; puis,tout à coup réfléchissant, il fit volte-face et s’élança dans ladirection de la rue Saint-Jacques.
– Il est pris ! s’écria joyeusement M. Verduret.
Mais au même moment, le bruit de la porte le fit se retournerainsi que Prosper.
Mme Nina Gypsy, c’est-à-dire Palmyre Chocareille, était deboutau milieu de la chambre.
Pauvre Nina ! Chacun des jours écoulés depuis qu’elle étaitentrée au service de Madeleine avait pesé autant qu’une année sursa tête charmante.
Les larmes avaient éteint la flamme amoureuse de ses grands yeuxnoirs ; ses joues fraîches avaient pâli et s’étaient creusées,le sourire s’était glacé sur ses lèvres jadis si provocantes etplus rouges que la grenade entrouverte.
Pauvre Gypsy ! Elle si vive autrefois, si gaie, siremuante, elle était maintenant affaissée sous le poids de chagrinstrop lourds pour elle. Après avoir eu toutes les insolences dubonheur, elle était humble comme la misère.
Prosper s’imaginait que, folle de la joie de le revoir, toutefière de s’être si noblement dévouée pour lui, Nina allait se jeterà son cou et l’étreindre entre ses bras. Il se trompait ; et,bien que tout entier à Madeleine depuis qu’il connaissait lesraisons de sa dureté, cette déception l’affecta.
C’est à peine si Mme Gypsy eut l’air de le reconnaître. Elle lesalua timidement, presque comme un étranger.
Toute son attention se concentrait sur M. Verduret. Les regardsqu’elle attachait sur lui avaient cette timidité craintive etaimante du pauvre animal souvent rudoyé par son maître.
Lui, cependant, se montrait excellent pour elle, paternel,affectueux.
– Eh bien, chère enfant, lui demanda-t-il de sa bonne voix,quels renseignements m’apportez-vous ?
– Il doit y avoir du nouveau à la maison, monsieur, et j’avaishâte de vous prévenir, mais j’étais retenue par mon service, et ila fallu que mademoiselle Madeleine prît la peine de me trouver unprétexte de sortir.
– Vous remercierez mademoiselle Madeleine de sa confiance,reprit le gros homme, en attendant que je lui exprime moi-mêmetoute ma reconnaissance. J’imagine que, pour le reste, elle estfidèle à nos conventions ?
– Oui, monsieur.
– On reçoit le marquis de Clameran ?
– Depuis que le mariage est arrêté, il vient tous les soirs, etmademoiselle le reçoit bien. Il a l’air ravi.
Ces assurances, qui renversaient toutes les idées de Prosper, letransportèrent de colère. Le pauvre garçon qui ne comprenait rienaux manœuvres savantes de M. Verduret, qui se sentait ballotté augré de volontés inexplicables, se vit tout à coup trahi, bafoué,joué.
– Quoi ! s’écria-t-il, ce misérable marquis de Clameran,cet infâme voleur, cet assassin est admis familièrement chezmonsieur Fauvel, il fait sa cour à Madeleine !… Que medisiez-vous donc, monsieur, de quelles espérances me berciez-vouspour m’endormir ?…
D’un geste impérieux M. Verduret coupa court à sesrécriminations.
– Assez, dit-il durement, en voilà assez. Vous êtes par trop…honnête homme, à la fin, mon camarade. Si vous êtes incapable derien tenter de sérieux pour votre salut, au moins laissez agir,sans les importuner sans cesse de vos puérils soupçons, ceux quitravaillent pour vous. Ne trouvez-vous pas en avoir fait assez pourme gêner ?
Cette leçon donnée, il se retourna vers Gypsy, et d’un ton plusdoux :
– À nous deux, chère enfant, dit-il ; qu’avez-vousappris ?
– Eh ! monsieur, rien de positif, malheureusement, rien quipuisse vous fixer, et j’en suis bien désolée, croyez-le !
– Cependant, mon enfant, vous m’annonciez un événementgrave.
Mme Gypsy eut un geste découragé.
– C’est-à-dire, monsieur, reprit-elle, que je soupçonne, que jedevine quelque chose. Quoi ? Je ne saurais le dire nil’exprimer clairement. Peut-être n’est-ce qu’un ridiculepressentiment qui me montre tout sous un aspect extraordinaire. Ilme semble que le malheur est sur la maison, que nous touchons à lacatastrophe. Impossible de rien tirer de madame Fauvel, désormais,elle est comme un corps sans âme ; je jurerais d’ailleursqu’elle se défie de sa nièce, qu’elle se cache d’elle.
– Et monsieur Fauvel ?
– J’allais vous en parler, monsieur. Il lui est arrivé unmalheur, j’en mettrais ma main au feu. Depuis hier, il n’est plusle même homme. Il va, il vient, il ne tient pas en place, on diraitun fou. Sa voix est tout altérée, si changée que mademoiselle s’enest aperçue et me l’a dit, et que monsieur Lucien, lui aussi, l’aremarqué. Monsieur, que j’ai vu si indulgent, si bon, est devenubrusque, irritable, nerveux. Il a l’air de quelqu’un qui est prèsd’éclater et qui se contient. Enfin, ses yeux, que j’ai bienobservés, ont une expression étrange, indéfinissable, et quidevient terrible quand il regarde madame. Hier soir, dès quemonsieur de Clameran est arrivé, monsieur est sorti brusquement endisant qu’il avait à travailler.
Une triomphante exclamation de M. Verduret interrompit MmeGypsy. Il était radieux.
– Hein ! dit-il à Prosper, oubliant sa mauvaise humeur detout à l’heure ; hein ! qu’avais-je annoncé ?
– Il est certain, monsieur…
– Ce malheureux homme s’est défié de son premier mouvement, jel’avais prévu. Il cherche maintenant, il guette des preuves àl’appui de votre lettre. Et quand je dis des preuves… il doit enavoir déjà. Ces dames sont-elles sorties hier ?
– Oui, une partie de la journée.
– Qu’a fait monsieur Fauvel ?
– Il est resté seul ; ces dames m’avaient emmenée.
– Plus de doute ! s’écria le gros homme. Il aura cherché ettrouvé, pardieu ! des indices bien décisifs après votrelettre. Ah ! Prosper, malheureux jeune homme ! votrelettre anonyme nous fait bien du mal.
Les réflexions de M. Verduret éclairèrent d’une lumière soudainel’esprit de Mme Gypsy.
– J’y suis ! dit-elle, monsieur Fauvel sait tout.
– C’est-à-dire qu’il croit tout savoir, et ce qu’on lui a apprisest plus affreux encore que la vérité.
– Alors, je m’explique l’ordre que monsieur Cavaillon prétendavoir surpris.
– Quel ordre ?
– Monsieur Cavaillon soutient avoir entendu monsieur Fauvelcommander à son valet de chambre, monsieur Évariste, sous peine derenvoi immédiat, de ne remettre qu’à lui seul toutes les lettresqu’on apporterait à la maison, d’où qu’elles arrivassent et quelleque fut leur adresse.
– Si c’est ainsi, observa Prosper – dominé par son égoïsme fortcompréhensible – si c’est ainsi, tout va être découvert, et ilvaudrait mieux avouer…
Une fois encore, un regard foudroyant de M. Verduret l’arrêtanet.
– À quel moment, demandait-il, le jeune Cavaillon a-t-il entendudonner cet ordre ?
– Hier, dans l’après-midi.
– Voilà ce que je redoutais ! s’écria M. Verduret, il estclair qu’à cette heure son parti est pris, et que s’il dissimule,c’est qu’il veut se venger sûrement. Arriverons-nous à temps pourcontrecarrer ses projets ? Est-il encore possible de nouer surses yeux un bandeau assez épais pour qu’il puisse croire à lafausseté de la lettre anonyme ?
Il se tut. La folie – excusable, d’ailleurs – de Prosperrenversait le plan si simple que tout d’abord il avait conçu, etmaintenant il demandait à son esprit alerte un suprêmeexpédient.
– Merci de vos renseignements, ma chère enfant, prononça-t-ilenfin, je vais aviser, car l’inaction serait horriblementdangereuse en ce moment. Vous, rentrez bien vite. Ne vous abusezpas, monsieur Fauvel suppose que vous êtes dans le secret. Ainsi,de la prudence, au moindre fait, si insignifiant qu’il soit, unmot.
Mais Nina, ainsi congédiée, ne se retirait pas.
– Et Caldas, monsieur ? demanda-t-elle bien timidement.
C’était la troisième fois, depuis quinze jours, que Prosperentendait prononcer ce nom.
La première fois, c’était dans les couloirs de la préfecture depolice : un homme d’un certain âge, à figure respectable, l’avaitmurmuré à son oreille en lui promettant aide et protection.
Une autre fois, le juge d’instruction le lui avait jeté à laface à propos de Gypsy.
Ce nom, il l’avait cherché parmi les noms de tous les individusqu’il avait connus et oubliés, et il lui semblait qu’il devait setrouver mêlé à quelque grave aventure de sa vie ; maislaquelle ?…
M. Verduret, lui, l’homme impassible, avait eu à ce nom untressaillement nerveux aussitôt réprimé.
– Je vous ai promis de vous le faire retrouver,prononça-t-il ; je tiendrai ma promesse… au revoir.
Il était midi, M. Verduret s’aperçut qu’il avait faim. Il appelaMme Alexandre, et la puissante souveraine duGrand-Archange eut bientôt disposé devant la fenêtre unepetite table où prirent place Prosper et son protecteur.
Mais, ni un petit déjeuner fin cuisiné avec amour, ni leshuîtres d’Ostende dignes du baron Brisse[9] , nil’excellent vin pris derrière les fagots ne purent dérider M.Verduret.
Aux questions empressées et câlines de Mme Alexandre, il nesavait que répondre :
– Chut ! chut ! laissez-moi.
Pour la première fois depuis qu’il connaissait le gros homme,Prosper surprenait sur son visage des traces d’inquiétude etd’hésitation, et les exclamations et les lambeaux de phrases qu’illaissait échapper trahissaient des incertitudes.
L’anxiété de Prosper en redoubla au point qu’il osaquestionner.
– Je vous ai mis dans un terrible embarras, monsieur ?hasarda-t-il.
– Oui, répondit M. Verduret, terrible est le mot. Quefaire ? précipiter les événements, ou les attendre ? Etje suis lié par des engagements sacrés… Allons, je ne sortirai pasde là sans le juge d’instruction ; il faut aller lui demandersecours… Venez avec moi.
Ainsi qu’il était aisé de le prévoir, ainsi que l’avait annoncéM. Verduret, l’effet de la lettre anonyme de Prosper avait étéépouvantable.
C’était le matin ; M. André Fauvel venait de passer dansson cabinet pour ouvrir sa correspondance quotidienne.
Il avait déjà brisé le cachet d’une douzaine d’enveloppes etparcouru autant de communications ou de propositions d’affaires,lorsque la missive fatale lui tomba sous la main.
L’écriture lui sauta aux yeux.
Évidemment elle était contrefaite, et bien qu’en sa qualité demillionnaire il fût habitué à recevoir bon nombre de demandes oud’injures anonymes, cette particularité le frappa, et même – ilserait puéril de nier les pressentiments – lui serra le cœur.
C’est d’une main tremblante, avec la certitude absolue qu’ilallait apprendre un malheur, qu’il fit sauter le cachet, qu’ildéplia le papier grossier du café, et qu’il lut :
Cher monsieur,
Vous avez livré à la justice votre caissier, et vous avezbien fait puisque vous êtes certain qu’il a été infidèle. Mais sic’est lui qui a pris à votre caisse trois cent cinquante millefrancs, est-ce lui aussi qui a volé les diamants de MmeFauvel ?
etc., etc…
Ce fut un coup de foudre pour cet homme dont la constanteprospérité avait épuisé les faveurs de la destinée, et qui encherchant bien dans tout son passé n’y eût peut-être pas trouvé unelarme répandue pour un malheur réel.
Quoi ! sa femme le trompait, et elle avait choisiprécisément, entre tous, un homme vil à ce point qu’il s’étaitemparé des bijoux qu’elle possédait, et qu’il avait abusé de sonascendant pour la contraindre à devenir complice d’un vol quiperdait un innocent !…
Car c’était bien là ce que disait la dénonciation anonyme.
M. Fauvel fut d’abord terrassé, autant qu’un malheureux qui, aumoment où il doit le moins s’y attendre, reçoit sur le crâne uncoup de massue. Toutes ses idées bouleversées tourbillonnèrent dansle vide, au hasard, comme les feuilles d’un arbre, en automne, auxpremières rafales de l’ouragan.
Il lui semblait qu’autour de lui tout n’était que ténèbres, etqu’un mortel engourdissement paralysait son intelligence.
Mais au bout de quelques minutes la raison lui revint.
– Quelle lâche infamie ! s’écria-t-il, quelle honteuseabomination !…
Et froissant la lettre maudite, la roulant rageusement entre sesmains, il la jeta dans la cheminée, sans feu en ce moment, enmurmurant :
– Je n’y veux plus penser. Je ne salirai pas mon imagination àces turpitudes !…
Il disait cela ; bien plus, en le disant il le pensait, etcependant il ne put prendre sur lui de continuer le dépouillementde son courrier.
C’est que le soupçon, pareil à ces vers imperceptibles qui seglissent dans les fruits mûrs, sans laisser de trace de leurentrée, et les gâtent intérieurement, le soupçon, quand il apénétré dans un cerveau, y grandit, s’y établit et n’y laisseintacte aucune croyance.
Accoudé à son bureau, M. Fauvel réfléchissait, faisantd’inutiles efforts pour recouvrer son calme, la lucidité de sonesprit.
– Si on disait vrai, cependant !
À son anéantissement des premières minutes, la colère succédait,une de ces dangereuses colères blanches qui ôtent le libre arbitre,qui jettent un homme hors de soi, qui font commettre descrimes.
– Ah ! disait-il les dents contractées par la fureur, si jeconnaissais le misérable qui a osé m’écrire ; si je letenais !…
S’imaginant alors que l’écriture lui apprendrait quelque chose,il se leva et alla prendre dans les cendres le papier fatal. Il ledétordit, l’ouvrit, le lissa de son mieux et le plaça sur sonbureau.
Il s’appliquait à étudier les caractères, concentrant toutes lesforces de son intelligence sur un plein ou sur un délié, sur laforme plus ou moins habile de telle ou telle majuscule.
Ceci, pensait-il, doit être l’œuvre de quelqu’un de mes employésdont j’aurai blessé les intérêts ou l’amour-propre.
À cette idée, il passait en revue son nombreux personnel sans ydécouvrir personne capable de cette basse vengeance. Alors il sedemanda où cette lettre avait été jetée à la poste, pensant quecette circonstance l’éclairerait peut-être. Il chercha l’enveloppe,la trouva et lut : Rue du Cardinal-Lemoine.
Ce détail ne lui apprenait aucun éclaircissement.
Une fois encore, il revint à la lettre, épelant, pour ainsidire, chaque mot l’un après l’autre, pesant chaque expression,analysant la contexture de toutes les phrases.
On doit, c’est convenu, mépriser absolument une lettre anonyme,l’œuvre d’un lâche, et n’en pas tenir compte.
Que de catastrophes pourtant n’ont pas d’autre origine !Combien de nobles existences ont été brisées, flétries par quelqueslignes qu’un misérable jetait au hasard sur le papier.
Oui, on méprise la lettre anonyme, on la lance au feu, ellebrûle… Mais après que la flamme a détruit le papier, le doutereste, qui, pareil à un poison subtil, se volatilise et pénètre auxplus profonds replis de l’âme, souillant et désorganisant les plussaintes et les plus fermes croyances.
Et toujours il en reste quelque chose.
La femme soupçonnée, même injustement, ne fût-ce qu’une heure,n’est plus la femme en qui on avait foi comme en soi-même. Ledoute, quoi qu’il advienne, laisse sa trace comme la sueur desdoigts, à la dorure des idoles.
À mesure que M. Fauvel réfléchissait, il sentait s’altérer saconfiance, si absolue quelques minutes avant.
– Non ! s’écria-t-il, je ne saurais plus longtemps endurerce supplice. Je vais aller montrer cette lettre à ma femme.
Il se levait, une pensée affreuse, plus aiguë qu’une pointe defer rouge dans les chairs, le cloua sur son fauteuil.
– Si l’on disait vrai, pourtant ! murmurait-il, si j’étaismisérablement dupé ! En me confiant à ma femme, je la mets surses gardes, je m’enlève tout moyen d’investigation, je renonce àsavoir jamais la vérité.
Ainsi se réalisaient toutes les présomptions de M. Verduret, cegrand analyste de la passion.
« Si monsieur Fauvel, avait-il dit, ne cède pas à l’inspirationdu premier moment ; s’il réfléchit, nous avons du temps devantnous. »
En effet, après de longues et douloureuses méditations, lebanquier venait de décider qu’il surveillerait sa femme.
Oui, lui, l’homme loyal et franc par excellence, il se résignaità ce rôle ignominieux du jaloux, de l’espion domestique, dont lestristes investigations l’avilissent autant et plus que celle qui enest l’objet.
Lui, l’homme des violences spontanées, des colères soudainesaussitôt apaisées, il venait de prendre la résolution de secomposer un visage impassible, de recueillir une à une des preuvesd’innocence ou de culpabilité, d’imposer silence à sonressentiment, de n’éclater, enfin, que lorsqu’il aurait pour luil’évidence.
Il avait, au surplus, un moyen bien simple de vérification.
Les diamants de sa femme avaient été, lui écrivait-on, portés auMont-de-Piété. Il lui était aisé de s’assurer de l’exactitude decette assertion.
Si la lettre mentait sur ce point, il n’y avait pas à tenircompte du reste. Si au contraire, elle disait vrai !…
M. André Fauvel en était là de ses méditations, lorsqu’on vintle prévenir que le déjeuner était servi. Il s’agissait de ne pas selaisser pénétrer. Avant de sortir de son cabinet, il se regardadans la glace, il était si affreusement pâle qu’il se fit peur.
Manquerais-tu donc d’énergie ? se dit-il.
À table, il pensait à se maîtriser assez pour éviter toutes lesquestions, dont, pour la moindre des choses, l’accablait lasollicitude de sa femme. Même, il causa beaucoup, il dit deshistoires, espérant ainsi détourner l’attention.
Mais, tout en parlant, il ne songeait qu’aux moyens de visiterle plus tôt possible les tiroirs de sa femme sans qu’elle pût s’enapercevoir.
Cette idée le préoccupait à ce point qu’il ne put s’empêcher dedemander à sa femme si elle sortirait ce jour-là.
– Oui, répondit-elle, le temps est affreux, mais Madeleine etmoi avons quelques courses pressées à faire.
– Et à quelle heure comptez-vous sortir ?
– Aussitôt après le déjeuner.
Il respira fortement, comme s’il eût été soulagé d’une terribleoppression.
Dans quelques instants il allait donc savoir à quoi s’entenir.
Or, si poignante et si intolérable était l’incertitude de cethomme infortuné, qu’il lui préférait tout, même la plus atroceréalité.
Le déjeuner fini, il alluma un cigare, mais il ne resta pas dansla salle à manger, comme il avait coutume de le faire ; ilpassa dans son cabinet, prétextant un travail urgent.
Il poussa la précaution jusqu’à se faire suivre de son fils,Lucien, qu’il chargea d’une commission. Il voulait rester seul à lamaison.
Enfin, au bout d’une demi-heure, qui lui parut un siècle, ilentendit le roulement d’une voiture sous la voûte d’entrée. MmeFauvel et sa nièce sortaient.
Sans plus attendre, il se précipita dans la chambre de sa femme,et ouvrit le tiroir du chiffonnier où elle serrait ses parures.
Beaucoup des écrins qu’il lui connaissait manquaient, ceux quirestaient – il y en avait dix ou douze – étaient vides.
La lettre anonyme disait vrai.
Cette certitude éclata comme un obus dans le cerveau de M.Fauvel. Et cependant !…
– Non, balbutia-t-il, ce n’est pas possible !
Aussitôt, avec le fol acharnement de l’angoisse et comme si,condamné à mort, il eût l’espoir de trouver sa grâce, il se mit àfouiller partout, à chercher dans tous les meubles, avec un certainordre cependant, prenant bien garde de ne pas laisser de traces deses perquisitions.
Mme Fauvel, il le comprenait vaguement, pouvait avoir changé sesbijoux de place, en avoir donné quelques-uns à raccommoder ou àremonter.
Rien, il ne trouvait rien !…
Alors il se souvint du grand bal qu’avaient donné les messieursJandidier. Lui, vaniteux, il avait dit à sa femme :
– Pourquoi ne mets-tu pas tes diamants ?
Elle avait répondu en souriant :
– À quoi bon ? tout le monde les connaît ; en n’enportant pas, je serai mieux remarquée ; d’ailleurs, ilsn’iraient pas avec mon costume.
Oui, elle lui avait dit cela sans se troubler, sans rougir, sansun tremblement dans la voix.
Quelle impudence ! quelles corruptions se cachaient doncsous ces apparences de vierge qu’elle gardait après vingt années demariage !
Mais tout à coup, dans le désarroi de ses pensées, un espoir luivint, chétif, à peine acceptable, auquel cependant il se raccrochacomme le noyé à son épave.
Ses diamants, Mme Fauvel pouvait les avoir placés dans lachambre de Madeleine.
Sans réfléchir à l’odieux de ses investigations, il courut àcette chambre de jeune fille, et là, comme chez sa femme, il portapartout ses mains brutales, oublieux du respect qu’il devait à cesanctuaire.
Il ne trouva pas les diamants de Mme Fauvel ; mais, dans lecoffre à bijoux de Madeleine, il aperçut sept ou huit écrinsvides.
Elle aussi, elle avait donné ses parures, elle savait les hontesde la maison, elle était complice.
Ce dernier coup brisa le courage de M. Fauvel.
– Elles s’entendaient pour me tromper, murmurait-il, elless’entendaient !…
Et anéanti, sans forces, il se laissa tomber sur un fauteuil. Degrosses larmes silencieuses tombaient le long de ses joues, et parmoments, un soupir profond soulevait sa poitrine.
C’en était fait de sa vie. En un instant, l’édifice de sonbonheur, de sa sécurité, de son avenir, qu’il avait mis vingt ans àélever, qu’il croyait d’une solidité à l’épreuve de tous lescaprices du sort, volait en éclats, plus fragile que le verre.
En apparence, rien n’était changé dans son existence ; iln’était point atteint matériellement ; les objets autour delui restaient les mêmes avec les mêmes aspects, et cependant unbouleversement était survenu, plus inouï, plus surprenant quel’interversion du jour et de la nuit.
Quoi ! Valentine, la chaste et jeune fille autrefois tantaimée, dont il avait acheté la possession au prix de safortune ; Valentine, cette femme qui lui était devenue de plusen plus chère, à mesure qu’ils avaient vieilli, ensemble ;cette épouse, incomparable en apparence, le trahissait !…
Elle le trompait… elle… la mère de ses fils !
Cette dernière pensée surtout révoltait tout son être jusqu’audégoût.
Ses fils !… Amère dérision ! Étaient-ils bien àlui ? Celle qui maintenant, lorsque déjà des cheveux blancsargentaient ses tempes, le trompait, ne l’avait-elle pas trompéautrefois ?
Et non seulement il était torturé dans le présent, mais ilsouffrait dans le passé, payant par des angoisses inouïes dequelques minutes des années de félicité, transporté de fureur ausouvenir de certaines joies intimes, comme un homme qui tout à coupapprendrait que les vins exquis dont il s’est enivré renfermaientdu poison.
Car c’est ainsi, la confiance n’admet ni accommodement nigradations, elle est ou elle n’est pas.
Et lui, il n’avait plus confiance.
Tous les rêves, toutes les espérances de cet homme si malheureuxreposaient sur l’amour de cette femme.
Découvrant, à ce qu’il croyait, qu’elle était indigne de lui, iln’admettait nulle possibilité de bonheur et il demandait à quoi bonvivre désormais et pour quelle fin.
Cependant l’état de prostration de M. Fauvel dura peu. Le feu dela colère eut vite séché ses larmes et il se redressa altéré devengeance, décidé à faire payer cher son bonheur détruit.
Mais il comprenait que sur ce seul indice, des diamantsintrouvables, il ne pouvait s’abandonner aux inspirations de sonressentiment.
Heureusement, il pouvait sans peine se procurer d’autrespreuves.
Pour commencer, il appela son valet de chambre et lui enjoignitde ne remettre qu’à lui seul, le maître, toutes les lettres quiarriveraient à la maison.
Puis il adressa à un notaire de Saint-Rémy, son correspondant,une dépêche télégraphique détaillée, par laquelle il demandaitd’exacts renseignements sur la famille de Lagors et de Raoul enparticulier.
Enfin, se conformant aux conseils de la dénonciation anonyme, ilcourut à la préfecture de police, espérant y trouver une biographiede Clameran.
Mais la police, c’est un bonheur pour beaucoup de gens, estdiscrète comme la tombe même. Ses secrets, elle les garde pour elleseule, comme un avare garde son trésor. Il faut une injonction duparquet pour faire parler les terribles cartons verts qu’elle gardeau fond d’une galerie cadenassée comme un coffre-fort.
On demanda poliment à M. Fauvel quelles raisons le poussaient às’informer du passé d’un citoyen français ; et comme il nepouvait les déduire, on l’engagea à s’adresser au procureurimpérial.
Cette insinuation, il ne pouvait l’accepter. Il avait juré quele secret de ses infortunes resterait entre les trois intéressés.Mortellement offensé, il voulait être le seul juge etl’exécuteur.
Il rentra chez lui plus irrité qu’à son départ, et il trouva ladépêche de Saint-Rémy répondant à la sienne :
La famille de Lagors, lui disait-on, comme on l’avait dit à M.Verduret, est dans la dernière des détresses, et personne n’yconnaît le sieur Raoul. Mme de Lagors n’a eu de son mariage que desfilles, etc…
Cette révélation, c’était la dernière goutte d’eau qui faitverser la coupe. Le banquier pensa qu’il lui était donné de mesurerla profondeur de l’infamie de sa femme. Il lui voyait unraffinement de duplicité plus affreux peut-être que le crimelui-même.
– La misérable ! s’écria-t-il, fou de douleur et de rage,la misérable ! Pour voir plus librement son amant, pour nejamais le perdre de vue, elle a osé me le présenter sous le nomd’un neveu qui n’a jamais existé. Elle a eu l’inconcevable impudeurde lui ouvrir ma maison, de le faire asseoir au foyer conjugalentre moi et nos fils. Et moi, honnête homme imbécile, mariconfiant et crédule, je l’aimais, ce garçon, je lui serrais lesmains, je lui prêtais mon argent…
Il se représentait alors Raoul et sa femme, s’égayant, à leursrendez-vous, de sa débonnaireté candide, et les aiguillons del’amour-propre offensé, s’ajoutant à ces horribles déchirements, ilconnut le plus horrible supplice qui soit ici-bas.
La mort ! Il ne voyait que la mort pour punir de tellesinjures. Mais l’intensité même de son ressentiment lui donna laforce de feindre, de se contenir.
À mon tour de tromper les misérables, se disait-il avec uneaffreuse satisfaction.
Il fut ce soir-là ce qu’il était toujours. Au dîner, ilplaisanta. Seulement lorsque, sur les neuf heures, il vit entrerClameran, il s’enfuit, craignant de ne pouvoir se contenir, et ilne rentra que très avant dans la nuit.
Le lendemain, il recueillit le fruit de sa prudence.
Parmi les lettres qu’à la distribution de midi lui apporta sonvalet de chambre, il s’en trouva une qui portait le timbre duVésinet.
Avec d’infinies précautions, il rompit le cachet et il lut :
Chère tante,
Il est indispensable que je te voie aujourd’hui même, et jet’attends. Je te dirai quelles raisons m’empêchent d’aller cheztoi.
Raoul
– Je les tiens donc ! s’écria M. Fauvel, frémissant de lajoie de la vengeance satisfaite.
Il se croyait si bien vengé, qu’ouvrant un des tiroirs de sonbureau, il en tira un revolver dont il fit jouer la batterie.
Certes, il se croyait seul, et cependant il avait un témoin deses moindres gestes. L’œil collé à la serrure, Nina Gypsy, deretour du Grand-Archange, observait, et les gestes dubanquier lui révélaient la vérité.
M. Fauvel avait déposé son revolver sur la cheminée, et ils’occupait à rajuster le cachet de la lettre. L’opération terminée,il sortit pour aller la reporter au concierge, ne voulant pas quesa femme sût que la missive de Raoul avait passé par ses mains.
Il ne fut guère absent que deux minutes, mais, inspirée parl’imminence du danger, Gypsy eut le temps d’entrer dans le cabinet,de courir à la cheminée et d’enlever les balles du revolver.
Ainsi, pensait-elle, le péril du premier moment est conjuré, etM. Verduret, que je vais faire prévenir de ce qui se passe, parCavaillon, aura peut-être le temps d’aviser.
Elle descendit en effet et alla donner ses instructions au jeunecommis, lui enjoignant de se confier, pour être plus sûr deréussir, à Mme Alexandre.
Une heure plus tard, Mme Fauvel s’étant habillée, demanda savoiture et sortit.
M. Fauvel, qui avait, d’avance, envoyé chercher un remise,s’élança sur ses traces.
Mon Dieu !… pensa Nina, si monsieur Verduret n’arrive pas àtemps, madame Fauvel et Raoul sont perdus.
Le jour où le marquis de Clameran n’avait plus aperçu entreMadeleine et lui d’autre obstacle que Raoul de Lagors, il s’étaitbien juré qu’il supprimerait l’obstacle.
Le lendemain même, ses mesures étaient prises, et Raoul, enrentrant chez lui, au Vésinet, à pied, après minuit, fut assailli,au détour du petit chemin de la gare, par trois individus quivoulaient absolument, disaient-ils, voir l’heure à sa montre.
D’une force prodigieuse sous ses apparences sveltes, agile,rompu aux exercices du « chausson français » et de la boxeanglaise, Raoul parvint à se débarrasser de ses agresseurs, sansautre dommage qu’une forte égratignure au bras gauche.
Tiré d’affaire, il se promit que désormais il prendrait sesprécautions, et que lui, qui jusqu’alors n’avait pas cru auxarrestations nocturnes, serait toujours armé quand ilrentrerait.
L’idée, d’ailleurs, ne lui vint pas de soupçonner soncomplice.
Mais deux jours plus tard, au café qu’il fréquentait, un granddiable d’individu qu’il ne connaissait pas lui chercha querellesans motifs, et finit par lui jeter sa carte à la figure, en luidisant qu’il se tenait à sa disposition et était prêt à luiaccorder toutes les satisfactions imaginables.
Raoul avait voulu se précipiter sur l’insolent et le châtier demain de maître, ses amis l’avaient retenu.
– C’est bien, dit-il alors, soyez chez vous demain matin,monsieur, je vous adresserai deux de mes amis.
Il dit cela, sur le moment, tout frémissant de colère ;mais l’insulteur parti, il recouvra tout son sang-froid, réfléchit,et les doutes les plus singuliers assiégèrent son esprit.
Ayant ramassé la carte de cet individu à grandes moustaches, auxallures de bravache, il avait lu :
W. – H. – B. Jacobson
Ancien volontaire de Garibaldi
Ex-officier supérieur des armées du sud
(Italie-Amérique)
30, rue Léonie.
Oh ! oh ! pensa-t-il, voici un glorieux militaire quipourrait bien avoir conquis tous ses grades dans une salled’armes !
Raoul, qui avait beaucoup vu, avait précisément assez retenupour savoir au juste à quoi s’en tenir sur ces honorables héros quiétalent leurs états de service sur le vélin des cartes devisite.
Ce qui ne l’empêcha pas, l’insulte ayant eu de nombreux témoins,de prier deux jeunes gens de sa société de vouloir bien setransporter le lendemain, de bon matin, chez M. Jacobson, pourrégler avec lui les conditions d’une rencontre.
Il fut convenu que ces messieurs viendraient rendre compte àRaoul de l’issue de leur mission, non chez lui, au Vésinet, mais àl’hôtel du Louvre, où il se proposait de coucher.
Tout étant bien arrêté, Raoul sortit. Flairant un piège, ilvoulait en avoir le cœur net.
Agile et expérimenté, il se mit sur-le-champ en campagne, enquête de renseignements.
Ceux qu’il obtint, non sans quelque peine, ne furent nibrillants, ni surtout rassurants.
M. Jacobson, qui demeurait dans un hôtel de louche apparence,habité surtout par des dames de mœurs plus que légères, lui futreprésenté comme un gentleman excentrique, dont l’existenceparaissait un problème fort difficile à résoudre.
Il régnait despotiquement, lui apprit-on, dans une table d’hôte,sortait beaucoup, rentrait tard et ne semblait guère avoir d’autrecapital que ses états de service, ses talents de société et unenotable quantité d’expédients en tous genres.
Dès lors, pensa Raoul, quel but poursuit cet individu en mecherchant querelle ? Quel avantage retirera-t-il d’un coupd’épée qu’il me donnera ? Aucun en apparence ? Sanscompter que son humeur batailleuse peut éveiller lessusceptibilités tracassières de la police, qu’il doit avoir à cœurde ménager. Donc il a pour agir comme il l’a fait des raisons queje ne discerne pas ; donc…
Cette petite enquête, rondement et habilement menée, cesconsidérations diverses et leurs déductions naturelles refroidirentsi singulièrement Raoul, que, rentré à l’hôtel du Louvre, il nesouffla mot de sa mésaventure à Clameran qu’il trouva encoredebout.
Vers huit heures et demie, ses témoins arrivèrent.
M. Jacobson consentait à se battre, à l’épée, mais sur l’heureau bois de Vincennes.
Raoul n’était rien moins que rassuré, cependant c’est fortgaillardement qu’il répondit :
– Soit ! j’accepte les conditions de ce monsieur,partons.
On se rendit sur le terrain, et après une minute d’engagementRaoul fut touché légèrement un peu au-dessus du sein droit.
L’ex-officier supérieur du Sud voulait continuer le combatjusqu’à ce que mort s’ensuivît, ses seconds étaient de cet avis,mais les témoins de Raoul – d’honnêtes garçons – déclarèrent quel’honneur était satisfait, et qu’ils ne laisseraient pas leurclient exposer de nouveau sa vie.
Force fut de leur obéir, car ils menaçaient de se retirer, etRaoul rentra, s’estimant très heureux d’en être quitte pour cettesaignée hygiénique, et bien résolu à éviter désormais ce gentlemansoi-disant garibaldien.
C’est que depuis la veille, la nuit aidant de ses salutairesconseils, son esprit alerte avait fait beaucoup de chemin.
Entre l’attaque à main armée du Vésinet et ce duel évidemmentprémédité et voulu, sans raisons plausibles, il découvrait descoïncidences au moins singulières.
De là à reconnaître sous les apparences de ces deux tentativesle bras de Clameran, il n’y avait qu’un pas ; son esprit lefit.
Ayant appris par Mme Fauvel quelles conditions Madeleine mettaità son mariage, il comprit quel intérêt énorme Clameran avait à sedéfaire de lui, sans démêlés avec la justice.
Ce soupçon entré dans son esprit, il se rappela une foule depetits faits insignifiants des jours précédents ; il donna unsens à certains propos en l’air, il interrogea fort habilement lemarquis, et bientôt ses doutes se changèrent en certitude.
Cette conviction que l’homme dont il avait si puissamment aidéles projets payait des assassins et armait contre lui desspadassins était bien faite pour le transporter de fureur.
Cette trahison lui semblait monstrueuse. Bandit naïf encore, ilcroyait à la probité entre complices, à cette fameuse probité descoquins, plus fidèles, aime-t-on à dire, que les honnêtes gens à lafoi jurée.
À sa colère, un sentiment d’effroi très naturel se mêlait.
Il comprenait que la vie menacée par un scélérat aussi audacieuxque Clameran ne tenait qu’à un fil.
Deux fois le hasard l’avait miraculeusement favorisé, untroisième essai pouvait et même devait lui être fatal.
Jugeant bien son complice, Raoul ne vit plus qu’embûches autourde lui ; il apercevait la mort se dressant sous toutes sesformes. Il craignait également de sortir et de rester chezlui ; il ne s’aventurait qu’avec mille précautions dans lesendroits publics, et il redoutait le poison autant que le fer.C’est à peine s’il osait manger ; il trouvait à tous les metsqu’on lui servait des saveurs bizarres, comme un arrière-goût destrychnine.
Vivre ainsi n’était pas possible, et autant désir de vengeanceque nécessité de défense personnelle, il résolut de prendre lesdevants.
La lutte ainsi engagée sur ce terrain entre Clameran et lui, ilcomprenait bien qu’il fallait à toute force qu’un des deuxsuccombât.
Mieux vaut, se disait-il, tuer le diable que d’être tué parlui.
Au temps de sa misère, lorsque pour quelques guinées il risquaitinsoucieusement Botany-Bay, Raoul n’eût point été embarrassé detuer le diable. D’un joli coup de couteau, il eût eu raison deClameran.
Mais avec l’argent, la prudence lui était venue. Il voulaitjouir honnêtement de ses quatre cent mille francs volés, et tenaità ne pas compromettre sa considération nouvelle.
Il se mit donc à chercher de son côté quelque moyen discret defaire disparaître son redoutable complice. Le moyen était difficileà trouver…
En attendant, il trouva de bonne guerre de faire avorter lescombinaisons de Clameran et d’empêcher son mariage. Il était sûrainsi de l’atteindre en plein cœur, et c’était déjà unesatisfaction.
Ce mariage, il ne tenait qu’à Raoul de le faire manquer. Deplus, il était persuadé qu’en prenant franchement le parti deMadeleine et de sa tante, il les tirerait des mains deClameran.
C’est à la suite de cette résolution longuement méditée qu’ilécrivit à Mme Fauvel pour lui demander un rendez-vous.
La pauvre femme n’hésita pas. Elle accourut au Vésinet à l’heureindiquée, tremblant d’avoir à subir encore des exigences et desmenaces.
Elle se trompait. Elle retrouva le Raoul des premiers jours, cefils si séduisant et si bon, dont les caresses l’avaient séduite.C’est qu’avant de s’ouvrir à elle, avant de lui expliquer la véritéà sa façon, il tenait à la rassurer. Il réussit. C’est d’un airsouriant et heureux que cette femme infortunée s’assit sur unfauteuil pendant que Raoul s’agenouillait devant elle.
– Je t’ai trop fait souffrir, mère, murmura-t-il de sa voix laplus câline, je me repens, écoute-moi.
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage ; au bruit de laporte qui s’ouvrait, il s’était redressé brusquement. M. Fauvel, unrevolver à la main, était debout sur le seuil.
Le banquier était affreusement pâle. Il faisait, il était aiséde le voir, des efforts surhumains pour montrer la froideimpassibilité du juge qui voit le crime et punit ; mais soncalme était effrayant comme celui qui précède et présage lesconvulsions de la tempête.
Au cri que sa femme et Raoul ne purent retenir en l’apercevant,il répondit par ce ricanement nerveux des infortunés que la raisonest près d’abandonner.
– Ah ! vous ne m’attendiez pas, dit-il, vous pensiez que maconfiance imbécile vous assurait une éternelle impunité !…
Raoul avait eu du moins le courage de se placer devant MmeFauvel, la couvrant de son corps, s’attendant, il faut lui rendrecette justice, se préparant à recevoir une balle.
– Croyez, mon oncle…, commença-t-il.
Un geste menaçant du banquier l’interrompit.
– Assez ! disait-il, assez de mensonges et d’infamies commecela ! Cessons une odieuse comédie dont je ne suis plusdupe.
– Je vous jure…
– Épargnez-vous la peine de nier. Ne voyez-vous pas que je saistout, comprenez-moi bien, absolument tout ! Je sais que lesdiamants de ma femme ont été portés au Mont-de-Piété, et parqui ! Je connais l’auteur du vol pour lequel Prosper,innocent, a été arrêté et mis en prison !
Mme Fauvel, atterrée, s’était laissée tomber à genoux.
Enfin, il était venu, ce jour tant redouté ! Vainement,depuis des années, elle avait entassé ses mensonges surmensonges ; vainement elle avait donné sa vie et sacrifié lessiens : tout ici-bas se découvre.
Oui, toujours, quoi qu’on fasse, un moment arrive où la véritése dégage des voiles sous lesquels on pensait l’ensevelir, etbrille plus éclatante, comme le soleil après qu’il a dissipé lebrouillard.
Elle vit bien qu’elle était perdue, et avec des gestessuppliants, le visage inondé de larmes, elle balbutia :
– Grâce, André, je t’en conjure, pardonne !
Aux accents de cette voix mourante, le banquier tressaillit etfut remué jusqu’au plus profond de ses entrailles.
C’est qu’elle lui rappelait, cette voix, toutes les heures debonheur que depuis vingt ans il devait à cette femme, qui avait étéla maîtresse souveraine de sa volonté et qui, d’un regard, avait pule rendre heureux ou malheureux.
Tout le monde du passé s’éveillait à ces prières. En cettemalheureuse se traînant à ses pieds il reconnaissait cettebien-aimée Valentine, entrevue comme un rêve sous les poétiquesombrages de La Verberie. En elle il revoyait l’épouse aimante etdévouée des premières années, celle qui avait failli mourir quandétait né Lucien.
Et au souvenir des félicités d’autrefois, qui ne devaient plusrevenir, son cœur se gonflait de tristesse, l’attendrissement legagnait – le pardon montait à ses lèvres.
– Malheureuse ! murmurait-il, malheureuse ! Quet’avais-je donc fait ? Ah ! je t’aimais trop, sans doute,et je te l’ai trop laissé voir. On se lasse de tout ici-bas, mêmedu bonheur. Elles te semblaient fades, n’est-ce pas, les puresjoies du foyer domestique ? Fatiguée des respects dont tuétais entourée et que tu méritais, tu as voulu risquer ton honneur,le nôtre, et braver les mépris du monde. En quel abîme es-tutombée, ô Valentine ! et comment, si mes tendressest’importunaient à la longue, n’as-tu pas été retenue par la penséede nos enfants !
M. Fauvel parlait lentement, avec les efforts les plus pénibles,comme si à chaque mot il eût été près de suffoquer.
Raoul, lui, qui écoutait avec une attention profonde, devina quesi, en effet, le banquier savait beaucoup de choses, il ne savaitpas tout.
Il comprit que des renseignements erronés avaient abusé lebanquier, et qu’il était victime en ce moment de trompeusesapparences.
Il pensa que le malentendu qu’il soupçonnait pouvaits’expliquer.
– Monsieur…, commença-t-il, daignez, je vous prie…
Mais le ton de sa voix suffit pour briser le charme. La colèredu banquier se réveilla plus terrible, plus menaçante.
– Ah ! taisez-vous !… s’écria-t-il, en blasphémant,taisez-vous !…
Il y eut un long silence, qu’interrompaient seuls les sanglotsde Mme Fauvel.
– J’étais venu, reprit le banquier, avec l’intention formelle devous surprendre et de vous tuer tous deux. Je vous ai surpris,mais… le courage, oui, le courage me manque… Je ne saurais tuer unhomme désarmé.
Raoul essaya une protestation.
– Laissez-moi parler ! interrompit M. Fauvel. Votre vie estentre mes mains, n’est-ce pas ? La loi excuse la colère dumari offensé. Eh bien ! je ne veux pas de l’excuse du Code. Jevois sur votre cheminée un revolver semblable au mien, prenez-le etdéfendez-vous…
– Jamais !…
– Défendez-vous ! poursuivit le banquier en élevant sonarme, défendez-vous ; sinon…
Raoul vit à un pied de sa poitrine le canon du revolver de M.Fauvel, il eut peur et prit son arme sur la cheminée !
– Mettez-vous dans un des angles de la chambre, continua lebanquier, je vais me placer dans l’autre, au coup de votre pendulequi va sonner dans quelques secondes, nous tirerons ensemble.
Ils se placèrent comme le disait M. Fauvel, lentement, sans motdire. Mais la scène était trop affreuse pour que Mme Fauvel pût lasupporter. Elle ne comprit plus qu’une chose, c’est que son fils etson mari allaient s’égorger, là, sous ses yeux.
L’épouvante et l’horreur lui donnèrent la force de se lever, etelle se plaça entre les deux hommes, les bras étendus, comme sielle eût eu l’espérance d’arrêter les balles. Elle s’était tournéevers son mari :
– Par pitié, André, gémissait-elle, laisse-moi tout te dire, nele tue pas.
Cet élan de l’amour maternel, M. Fauvel le prit pour le cri dela femme adultère défendant son amant.
Avec une brutalité inouïe, il saisit sa femme par le bras et lajeta de côté, en criant :
– Arrière !…
Mais elle revint à la charge, et se précipitant sur Raoul ellel’étreignit entre ses bras en disant :
– C’est moi qu’il faut tuer, moi seule, car seule je suiscoupable.
À ces mots, un flot de sang monta à la tête de M. Fauvel, ilajusta ce groupe odieux et fit feu.
Ni Raoul ni Mme Fauvel ne tombant, le banquier fit feu uneseconde fois, puis une troisième…
Il armait son revolver pour la quatrième fois quand un hommetomba au milieu de la chambre, qui arracha l’arme des mains dubanquier, l’étendit sur un canapé et se précipita vers MmeFauvel.
Cet homme était M. Verduret, que Cavaillon avait enfin trouvé etprévenu, mais qui ne savait pas que Mme Gypsy avait retiré lesballes du revolver de M. Fauvel.
– Grâce au Ciel ! s’écria-t-il, elle n’a pas ététouchée.
Mais déjà le banquier s’était relevé.
– Laissez-moi, faisait-il en se débattant, je veux mevenger !…
M. Verduret lui saisit les poignets, qu’il serra à les briser,et, approchant son visage du sien comme pour donner à ses parolesune autorité plus grande :
– Remerciez Dieu, lui dit-il, de vous avoir épargné un crimeatroce ; la lettre anonyme vous a trompé.
Les situations exorbitantes ont ceci d’étrange, que lesévénements excessifs qui en procèdent semblent naturels aux acteursqui y sont mêlés et dont la passion a déjà brisé le cadre desconventions sociales.
M. Fauvel ne songea à demander à cet homme survenu tout à coup,ni qui il était ni d’où il tenait ses informations.
Il ne vit, il ne retint qu’une chose : la lettre anonymementait.
– Ma femme avoue qu’elle est coupable ! murmura-t-il.
– Oui, elle l’est, répondit M. Verduret, mais non comme vousl’entendez. Savez-vous quel est cet homme que vous voulieztuer ?
– Son amant !…
– Non… mais son fils !…
La présence de cet inconnu si bien informé semblait confondreRaoul et l’épouvanter plus encore que les menaces de M. Fauvel.Cependant, il eut assez de présence d’esprit pour répondre :
– C’est vrai !
Le banquier semblait près de devenir fou, et ses yeux hagardsallaient de M. Verduret à Raoul, puis à sa femme, plus affaisséeque le criminel qui attend un arrêt de mort.
Tout à coup, l’idée qu’on voulait se jouer de lui traversa soncerveau.
– Ce que vous me dites n’est pas possible !s’écria-t-il ; des preuves !
– Des preuves, répondit M. Verduret, vous en aurez ; maispour commencer, écoutez.
Et, rapidement, avec sa merveilleuse faculté d’exposition, ilesquissa à grands traits le drame qu’il avait découvert.
Certes, la vérité était affreuse encore pour M. Fauvel ;mais qu’était-elle, près de ce qu’il avait soupçonné !
Aux douleurs ressenties, il reconnaissait qu’il aimait encore safemme. Ne pouvait-il pardonner une faute lointaine, rachetée parune vie de dévouement et noblement expiée ?
Depuis plusieurs minutes, déjà, M. Verduret avait achevé sonrécit, et le banquier se taisait.
Tant d’événements, qui se précipitaient depuis quarante-huitheures, irrésistibles comme l’avalanche, l’horrible scène quivenait d’avoir lieu étourdissaient M. Fauvel et lui enlevaienttoute faculté de réflexion.
Ballottée comme le liège au caprice de la vague, sa volontéflottait éperdue au gré des événements.
Si son cœur lui conseillait le pardon et l’oubli, l’amour-propreoffensé lui disait de se souvenir pour se venger.
Sans Raoul, ce misérable qui était là, debout, témoignage vivantd’une faute lointaine, il n’eût pas hésité. Gaston de Clameranétait mort, il eût ouvert ses bras à sa femme en lui disant : «Viens, tes sacrifices à mon honneur seront ton absolution, viens,et que tout le passé ne soit qu’un mauvais rêve que dissipe lejour. »
Mais Raoul l’arrêtait.
– Et c’est là votre fils, dit-il à sa femme, cet homme qui vousa dépouillée, qui m’a volé !
Mme Fauvel était trop bouleversée pour pouvoir articuler unesyllabe. Heureusement, M. Verduret était là.
– Oh ! répondit-il, madame vous dira qu’en effet ce jeunehomme est le fils de Gaston de Clameran, elle le croit, elle en estsûre… seulement…
– Eh bien !…
– Pour la dépouiller plus aisément, on l’a indignementtrompée.
Depuis un moment déjà, Raoul manœuvrait habilement pour serapprocher de la porte. S’imaginant que personne en ce moment nesongeait à lui, il voulut fuir…
Mais M. Verduret, qui avait prévu le mouvement, guettait Raouldu coin de l’œil et l’arrêta au moment où il disparaissait.
– Où allez-vous donc ainsi, mon joli garçon ? disait-il enle ramenant au milieu de la chambre, nous voulions donc faussercompagnie à nos amis ? Ce n’est pas gentil. Avant de seséparer, que diable ! on s’explique !
L’air goguenard de M. Verduret, ses intonations railleuses,furent pour Raoul autant de traits de lumière. Il recula épouvantéen murmurant :
– Le Paillasse !
– Juste ! répondit le gros homme, tout juste. Ah !vous me reconnaissez ! Alors j’avoue. Oui, je suis le joyeuxPaillasse du bal de messieurs Jandidier. En doutez-vous ?
Il releva la manche de son paletot, mit son bras à nu etpoursuivit :
– Si vous n’êtes pas bien convaincu, examinez cette cicatricetoute fraîche. Ne connaîtriez-vous pas le maladroit qui, une bellenuit que je passais rue Bourdaloue, est tombé sur moi, un couteauouvert à la main ?… Ah ! vous ne niez pas ?… C’estautant de gagné. En ce cas, vous allez être assez aimable pour nousconter votre petite histoire…
Mais Raoul était en proie à une de ces terreurs qui contractentla gorge et empêchent de prononcer un mot.
– Vous vous taisez ? reprit M. Verduret, seriez-vous doncmodeste ? Bravo !… La modestie sied au talent, et vrai,pour votre âge, vous êtes un coquin assez réussi.
M. Fauvel écoutait sans comprendre.
– Dans quel abîme de honte sommes-nous donc tombés !gémissait-il.
– Rassurez-vous, monsieur, répondit M. Verduret redevenusérieux. Après ce que j’ai été contraint de vous apprendre, cequ’il me reste à vous dire n’est plus rien. Voici le complément del’histoire :
» En quittant Mihonne, qui venait de lui révéler les… malheursde mademoiselle Valentine de La Verberie, Clameran n’a rien eu deplus pressé que de se rendre à Londres.
» Bien renseigné, il eut vite retrouvé la digne fermière àlaquelle la comtesse avait confié le fils de Gaston.
» Mais là, une déconvenue l’attendait.
» On lui apprit que cet enfant, inscrit à la paroisse sous lenom de Raoul-Valentin Wilson, était mort du croup, à l’âge dedix-huit mois.
Raoul essaya de protester.
– On a dit cela ?… commença-t-il.
– On l’a dit, oui, mon joli garçon, et on l’a aussi écrit. Mecroyez-vous homme à me contenter de propos en l’air ?
Il sortit de sa poche divers papiers ornés de timbres officielsqu’il posa sur la table.
– Voici, poursuivit-il, les déclarations de la fermière, de sonmari et de quatre témoins ; voici encore un extrait duregistre des naissances, voici enfin un acte de décès en bonne etdue forme, le tout légalisé par l’ambassade française. Êtes-vouscontent, mon joli garçon, vous tenez-vous pour satisfait ?
– Mais alors ?… interrogea le banquier.
– Alors, reprit M. Verduret, Clameran s’imagina qu’il n’avaitpas besoin de l’enfant pour tirer de l’argent de monsieurFauvel ; il se trompait. Sa première démarche échoua. Quefaire ? Le gredin est inventif. Parmi tous les bandits de saconnaissance – et il en connaît un certain nombre ! –, ilchoisit celui que vous voyez devant vous.
Mme Fauvel était dans un état à faire pitié, et cependant ellerenaissait à l’espérance. Son anxiété, pendant si longtemps, avaitété si atroce, qu’elle éprouvait à voir la vérité comme un affreuxsoulagement.
– Est-ce possible ! balbutiait-elle, est-cepossible !
– Quoi ! disait le banquier, on peut à notre époquecombiner et exécuter de telles infamies !
– Tout cela est faux ! affirma audacieusement Raoul.
C’est à Raoul seul que M. Verduret répondit :
– Monsieur désire des preuves ? fit-il avec une révérenceironique, monsieur va être servi. Justement, je quitte à l’instantun de mes amis, monsieur Pâlot, qui arrive de Londres, et qui estfameusement renseigné. Dites-moi donc ce que vous pensez de cettepetite histoire qu’il vient de me conter :
» Vers 1847, lord Murray, qui est un grand et généreux seigneur,avait un jockey nommé Spencer, qu’il affectionnaitparticulièrement.
» Aux courses d’Epsom, cet habile jockey tomba simalheureusement qu’il se tua.
» Voilà lord Murray au désespoir, et comme il n’avait pasd’enfants, il déclara qu’il entendait se charger de l’avenir dufils de Spencer, lequel fils avait alors quatre ans.
» Le lord tint parole. James Spencer fut élevé comme l’héritierd’un grand seigneur. C’était un enfant charmant, heureusement douéd’un extérieur séduisant, ayant une intelligence vive et nette.
» Jusqu’à seize ans, James donna à son protecteur toutes lessatisfactions imaginables. Malheureusement, il fit, à cet âge, demauvaises connaissances et ma foi ! tourna mal.
» Lord Murray qui était l’indulgence même, pardonna bien desfautes, mais un beau jour, ayant découvert que son fils adoptifs’amusait à imiter sa signature sur des lettres de change, indigné,il le chassa.
» Or, il y avait quatre ans que James Spencer vivait à Londresdu jeu et de diverses autres industries, lorsqu’il rencontraClameran qui lui offrit vingt-cinq mille francs pour jouer un rôledans une comédie de sa façon…
Raoul n’avait pas besoin d’en entendre davantage.
– Vous êtes un agent de la police de sûreté ?demanda-t-il.
Le gros homme eut un bon sourire.
– En ce moment, répondit-il, je ne suis qu’un ami de Prosper.Selon que vous agirez, je serai ceci ou cela.
– Qu’exigez-vous ?
– Où sont les trois cent cinquante mille francs volés ?
Le jeune bandit hésita un moment.
– Ils sont ici, répondit-il enfin.
– Bien !… cette franchise vous sera comptée. En effet, lestrois cent cinquante mille francs sont ici ; je le savais, etje sais aussi qu’ils sont cachés dans le bas du placard que voici.Restituez-vous ?…
Raoul comprit que la partie était perdue, il courut au placardet en retira plusieurs liasses de billets de banque et un énormepaquet de reconnaissances du Mont-de-Piété.
– Très bien, faisait M. Verduret en inventoriant tout ce que luiremettait Raoul, très bien, voilà qui est agir sagement.
Raoul avait bien compté sur ce moment d’attention. Doucement, enretenant sa respiration, il gagna la porte, l’ouvrit vivement etdisparut, la refermant sur lui, car la clé était restée dehors.
– Il fuit !… s’écria M. Fauvel.
– Naturellement, répondit M. Verduret, sans daigner tourner latête, je pensais bien qu’il aurait cet esprit-là.
– Cependant…
– Quoi !… voulez-vous ébruiter tout ceci ? Tenez-vousà raconter devant la police correctionnelle de quellesscélératesses votre femme a été victime…
– Oh !… monsieur !…
– Laissez donc fuir ce misérable, alors. Voici les trois centcinquante mille francs volés, le compte y est. Voici toutes lesreconnaissances des objets engagés par lui. Tenons-nous poursatisfaits. Il emporte une cinquantaine de mille francs encore,tant mieux. Cette somme lui permet de passer à l’étranger, nousn’entendrons plus parler de lui…
Comme tout le monde, M. Fauvel subissait l’ascendant de M.Verduret.
Peu à peu, il était revenu au sentiment de la réalité, desperspectives inespérées s’ouvraient devant lui, il comprenait qu’onvenait de lui sauver mieux que la vie.
L’expression de sa gratitude ne se fit pas attendre. Il saisitles mains de M. Verduret presque comme s’il eût voulu les porter àses lèvres, et de la voix la plus émue, il dit :
– Comment vous prouver jamais l’étendue de ma reconnaissance,monsieur ?… Comment reconnaître le service immense que vousm’avez rendu ?…
M. Verduret réfléchissait.
– S’il en est ainsi, commença-t-il, j’aurais une grâce à vousdemander.
– Une grâce, vous !… à moi ? Parlez, monsieur,parlez ! ne voyez-vous pas que ma personne aussi bien que mafortune sont à votre disposition.
– Eh bien ! donc, monsieur, je vous avouerai que je suis unami de Prosper. Ne l’aiderez-vous pas à se réhabiliter ? Vouspouvez tant pour lui, monsieur ! il aime mademoiselleMadeleine…
– Madeleine sera sa femme, monsieur, interrompit M.Fauvel ; je vous le jure. Oui, je le réhabiliterai, et avectant d’éclat que nul jamais n’osera lui reprocher ma fataleerreur.
Le gros homme, tout comme s’il se fût agi d’une visiteordinaire, était allé reprendre sa canne et son chapeau déposésdans un angle.
– Vous m’excuserez de vous importuner, fit-il, mais madameFauvel…
– André !… murmura la pauvre femme, André !…
Le banquier hésita d’abord quelques secondes, puis, prenantbravement son parti, il courut à sa femme, qu’il serra entre sesbras, en disant :
– Non, je ne serai pas assez fou pour lutter contre moncœur ! Je ne pardonne pas, Valentine, j’oublie, j’oublietout…
M. Verduret n’avait plus rien à faire au Vésinet.
C’est pourquoi, sans prendre congé du banquier, il s’esquiva,regagna la voiture qui l’avait amené, et donna ordre au cocher dele conduire à Paris, à l’hôtel du Louvre… et bon train.
En ce moment il était dévoré d’inquiétudes. Du côté de Raoul,tout était arrangé, le jeune filou devait être loin. Mais était-ilpossible de soustraire Clameran au châtiment qu’il avaitmérité ? Non, évidemment.
Or, M. Verduret se demandait, comment livrer Clameran à lajustice, sans compromettre Mme Fauvel, et il avait beau repasserson répertoire d’expédients, il n’en voyait aucun s’ajustant auxcirconstances présentes.
Il n’y a, pensait-il, qu’un moyen. Il faut qu’une accusationd’empoisonnement parte d’Oloron. Je puis y aller travailler «l’opinion publique », on clabaudera[10] , il yaura enquête. Oui, mais tout cela demande du temps, et Clameran esttrop bien averti pour ne pas jouer de ses jambes.
Il était vraiment désolé de son impuissance, quand la voitures’arrêta devant l’hôtel du Louvre. Il faisait presque nuit.
Sous le porche de l’hôtel et sous les arcades, une centaine depersonnes au moins se pressaient, et, en dépit des «Circulez ! circulez ! » des sergents de ville,paraissaient s’entretenir d’un grave événement.
– Qu’arrive-t-il ? demanda M. Verduret à un desbadauds.
– Un fait inouï, monsieur, répondit l’autre, qui était uneespèce de Prudhomme, un fait bizarre et même singulier, comme onn’en voit que dans la capitale ; car je l’ai vu, parfaitementvu, tenez, c’est à la septième lucarne là-haut, qu’il a parud’abord ; il était à moitié nu ! On a voulu le saisir,bast !… avec l’agilité d’un singe ou d’un somnambule, il s’estélancé sur le toit en criant à l’assassin ! L’extrêmeimprudence de cette action me fait supposer…
Le badaud s’arrêta court, très vexé ; son interlocuteurvenait de le quitter.
– Si c’était lui, pensait M. Verduret, si l’effroi avaitdésorganisé ce cerveau si merveilleusement disposé pour lecrime !…
Tout en poursuivant son monologue, il avait joué des coudes etavait réussi à pénétrer dans la cour de l’hôtel.
Là, au pied du grand escalier, M. Fanferlot, en compagnie detrois physionomies singulières, attendait.
– Eh bien !… cria M. Verduret.
Avec un louable ensemble, les quatre hommes tombèrent au portd’armes.
– Le patron !… dirent-ils.
– Voyons, fit le gros homme avec un juron, qu’ya-t-il ?
– Il y a, patron, reprit Fanferlot d’un air désolé, il y a queje n’ai pas de chance, voyez-vous. Pour une fois que je tombe surune vraie affaire, paf ! mon criminel fait banqueroute.
– Alors, c’est Clameran qui…
– Eh !… oui ! c’est lui ! En m’apercevant cematin, le gaillard a détalé comme un lièvre, d’un train, oh !mais d’un train… je croyais qu’il irait comme cela jusqu’à Ivry,pour le moins. Pas du tout. Arrivé au boulevard des Écoles, uneidée subite le prend, et il accourt ici. Très probablement ilvenait chercher son magot. Il entre ; que voit-il ? Mestrois camarades ici présents. Cette vue a été pour lui comme uncoup de marteau sur le front. Il s’est vu perdu, la raison adéménagé.
– Mais où est-il ?
– À la préfecture, sans doute, j’ai vu des sergents de ville leficeler et le porter dans un fiacre.
– Alors, arrive…
C’est, en effet, dans une de ces cellules particulières,réservées aux hôtes dangereux, que M. Verduret et Fanferlottrouvèrent Clameran.
On lui avait passé une camisole de force, et il se débattaitfurieusement entre trois employés et un médecin qui voulait luifaire avaler une potion.
– Au secours !… criait-il, à moi, à l’aide !… Ne levoyez-vous pas ? Il s’avance, c’est mon frère, il veutm’empoisonner !…
M. Verduret prit le médecin à part, pour lui demander quelquesrenseignements.
– Ce malheureux est perdu, répondit le docteur ; ce genreparticulier d’aliénation ne se guérit pas, Il croit qu’on veutl’empoisonner, il repoussera toute boisson, toute nourriture… et,quoiqu’on tente, il finira par mourir de faim, après avoir subitoutes les tortures du poison.
M. Verduret frissonnait, en sortant de la préfecture.
– Madame Fauvel est sauvée, murmurait-il, puisque c’est Dieu quise charge de punir Clameran.
– Avec tout cela, grommelait Fanferlot, j’en suis, moi, pour mesfrais et pour mes peines ; quel guignon !…
– C’est vrai, répondit M. Verduret, le dossier 113 nesortira pas du greffe. Mais console-toi. Avant la fin du mois, jet’enverrai porter une lettre à un de mes amis, et, ce que tu perdsen gloire, tu le rattraperas en argent.
Quatre jours plus tard, un matin, M. Lecoq – le Lecoq officiel,celui qui ressemble à un chef de bureau – se promenait dans soncabinet, interrogeant à chaque moment la pendule.
Enfin on sonna, et la fidèle Janouille introduisit Mme Nina etProsper Bertomy.
– Ah ! fit M. Lecoq, vous êtes exacts, les amoureux, c’estbien.
– Nous ne sommes pas amoureux, monsieur, répondit Mme Gypsy, etil a fallu les ordres exprès de M. Verduret pour nous réunir unefois encore. Il nous a donné rendez-vous ici, chez vous.
– Très bien !… dit le policier célèbre, alors, veuillezattendre ici quelques instants, je vais le prévenir.
Pendant plus d’un quart d’heure que Nina et Prosper restèrentseuls ensemble, ils n’échangèrent pas une parole. Enfin, une portes’ouvrit, et M. Verduret parut.
Nina et Prosper voulaient se précipiter vers lui, il les cloua àleur place d’un de ces regards auxquels on ne résiste pas.
– Vous venez, leur dit-il, d’un ton dur, pour connaître lesecret de ma conduite. J’ai promis… je tiendrai ma parole,quoiqu’il m’en coûte en ce moment, écoutez-moi donc.
» Mon meilleur ami est un brave et loyal garçon, nommé Caldas.Cet ami était, il y a dix-huit mois, le plus heureux des hommes.Épris d’une jeune femme, il ne vivait que par elle et pour elle,et, niais qu’il était, il s’imaginait que, lui devant tout, ellel’aimait…
– Oui ! s’écria Gypsy, oui, elle l’aimait !…
– Soit. Elle l’aimait tant qu’un beau soir elle partit avec unautre. Sur le premier moment, Caldas, fou de douleur, voulait setuer. Puis, réfléchissant, il se dit que mieux valait vivre et sevenger.
– Mais alors !… balbutia Prosper.
– Alors, Caldas s’est vengé à sa manière. C’est-à-dire que sousles yeux de la femme qui l’a trahi, il a fait éclater son immensesupériorité sur l’autre. Faible, lâche, inintelligent, l’autreroulait dans l’abîme ; la puissante main de Caldas l’a retenu.Car vous avez compris, n’est-ce pas ?… La femme, c’estNina ; le séducteur, c’est vous ; quant à Caldas…
D’un geste violent, il fit sauter sa perruque et ses favoris, etla tête intelligente et fière du vrai Lecoq apparut.
– Caldas !… s’écria Nina.
– Non, pas Caldas, pas Verduret, non plus, mais Lecoq, l’agentde la sûreté…
Il y eut un moment de stupeur, après lequel M. Lecoq se retournavers Prosper.
– Ce n’est pas à moi seul, dit-il, que vous devez votre salut.Une femme, en ayant le courage de se confier à moi, m’a rendu latâche facile. Cette femme est mademoiselle Madeleine, c’est à elleque j’avais juré que monsieur Fauvel ne saurait jamais rien… Votrelettre a rendu mes combinaisons impossibles. J’ai dit…
Il voulut regagner sa chambre, mais Nina lui barra lepassage.
– Caldas ! disait-elle, je t’en conjure, je suis unemalheureuse !… Ah ! si tu savais, grâce,pitié !…
Prosper sortit seul de chez M. Lecoq.
Le 15 du mois dernier a été célébré, à l’église deNotre-Dame-de-Lorette, le mariage de M. Prosper Bertomy et de MlleMadeleine Fauvel.
La maison de banque est toujours rue de Provence, mais M.Fauvel, comptant se retirer à la campagne, en a changé la raisonsociale qui est maintenant : Prosper Bertomy et Cie.