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Le Fantôme de l’Opéra

Le Fantôme de l’Opéra

de Gaston Leroux

À mon vieux frère Jo

Qui, sans avoir rien d’un fantôme,

n’en est pas moins comme Érik,

un Ange de la musique.

En toute affection,

GASTON LEROUX.

 

Avant-propos

Où l’auteur de ce singulier ouvrage raconte au lecteur comment il fut conduit à acquérir la certitude que le fantôme de l’Opéra a réellement existé

Le fantôme de l’Opéra a existé. Ce ne fut point, comme on l’acru longtemps, une inspiration d’artistes, une superstition de directeurs, la création falote des cervelles excitées de ces demoiselles du corps de ballet, de leurs mères, des ouvreuses, des employés du vestiaire et de la concierge.

Oui, il a existé, en chair et en os, bien qu’il se donnât toutes les apparences d’un vrai fantôme, c’est-à-dire d’une ombre.

J’avais été frappé dès l’abord que je commençai de compulser les archives de l’Académie nationale de musique par la coïncidence surprenante des phénomènes attribués au fantôme, et du plus mystérieux, du plus fantastique des drames et je devais bientôt être conduit à cette idée que l’on pourrait peut-être rationnellement expliquer celui-ci par celui-là. Les événements ne datent guère que d’une trentaine d’années et il ne serait point difficile de trouver encore aujourd’hui, au foyer même de la danse,des vieillards fort respectables, dont on ne saurait mettre la parole en doute, qui se souviennent comme si la chose datait d’hier, des conditions mystérieuses et tragiques qui accompagnèrentl’enlèvement de Christine Daaé, la disparition du vicomte de Chagnyet la mort de son frère aîné le comte Philippe, dont le corps futtrouvé sur la berge du lac qui s’étend dans les dessous de l’Opéra,du côté de la rue Scribe. Mais aucun de ces témoins n’avait crujusqu’à ce jour devoir mêler à cette affreuse aventure lepersonnage plutôt légendaire du fantôme de l’Opéra.

La vérité fut lente à pénétrer mon esprit troublé par uneenquête qui se heurtait à chaque instant à des événements qu’àpremière vue on pouvait juger extra-terrestres, et, plus d’unefois, je fus tout près d’abandonner une besogne où je m’exténuais àpoursuivre, – sans la saisir jamais, – une vaine image. Enfin,j’eus la preuve que mes pressentiments ne m’avaient point trompé etje fus récompensé de tous mes efforts le jour où j’acquis lacertitude que le fantôme de l’Opéra avait été plus qu’uneombre.

Ce jour-là, j’avais passé de longues heures en compagnie des «Mémoires d’un directeur », œuvre légère de ce trop sceptiqueMoncharmin qui ne comprit rien, pendant son passage à l’Opéra, à laconduite ténébreuse du fantôme, et qui s’en gaussa tant qu’il put,dans le moment même qu’il était la première victime de la curieuseopération financière qui se passait à l’intérieur de « l’enveloppemagique ».

Désespéré, je venais de quitter la bibliothèque quand jerencontrai le charmant administrateur de notre Académie nationale,qui bavardait sur un palier avec un petit vieillard vif et coquet,auquel il me présenta allègrement. M. l’administrateur était aucourant de mes recherches et savait avec quelle impatience j’avaisen vain tenté de découvrir la retraite du juge d’instruction de lafameuse affaire Chagny, M. Faure. On ne savait ce qu’il étaitdevenu, mort ou vivant ; et voilà que, de retour du Canada, oùil venait de passer quinze ans, sa première démarche à Paris avaitété pour venir chercher un fauteuil de faveur au secrétariat del’Opéra. Ce petit vieillard était M. Faure lui-même.

Nous passâmes une bonne partie de la soirée ensemble et il meraconta toute l’affaire Chagny telle qu’il l’avait comprise jadis.Il avait dû conclure, faute de preuves, à la folie du vicomte et àla mort accidentelle du frère aîné, mais il restait persuadé qu’undrame terrible s’était passé entre les deux frères à propos deChristine Daaé. Il ne sut me dire ce qu’était devenue Christine, nile vicomte. Bien entendu, quand je lui parlai du fantôme, il ne fitqu’en rire. Lui aussi avait été mis au courant des singulièresmanifestations qui semblaient alors attester l’existence d’un êtreexceptionnel ayant élu domicile dans un des coins les plusmystérieux de l’Opéra et il avait connu l’histoire de « l’enveloppe», mais il n’avait vu dans tout cela rien qui pût retenirl’attention d’un magistrat chargé d’instruire l’affaire Chagny, etc’est tout juste s’il avait écouté quelques instants la dépositiond’un témoin qui s’était spontanément présenté pour affirmer qu’ilavait eu l’occasion de rencontrer le fantôme. Ce personnage – letémoin – n’était autre que celui que le Tout-Paris appelait « lePersan » et qui était bien connu de tous les abonnés de l’Opéra. Lejuge l’avait pris pour un illuminé.

Vous pensez si je fus prodigieusement intéressé par cettehistoire du Persan, Je voulus retrouver, s’il en était tempsencore, ce précieux et original témoin. Ma bonne fortune reprenantle dessus, je parvint à le découvrir dans son petit appartement dela rue de Rivoli, qu’il n’avait point quitté depuis l’époque et oùil allait mourir cinq mois après ma visite.

Tout d’abord, je me méfiai ; mais quand le Persan m’eutraconté, avec une candeur d’enfant, tout ce qu’il savaitpersonnellement du fantôme et qu’il m’eut remis en toute propriétéles preuves de son existence et surtout l’étrange correspondance deChristine Daaé, correspondance qui éclairait d’un jour siéblouissant son effrayant destin, il ne me fut plus possible dedouter ! Non ! non ! Le fantôme n’était pas unmythe !

Je sais bien que l’on m’a répondu que toute cette correspondancen’était peut-être point authentique et qu’elle pouvait avoir étéfabriquée de toutes pièces par un homme, dont l’imagination avaitété certainement nourrie des contes les plus séduisants, mais ilm’a été possible, heureusement, de trouver de l’écriture deChristine en dehors du fameux paquet de lettres et, par conséquent,de me livrer à une étude comparative qui a levé toutes meshésitations.

Je me suis également documenté sur le Persan et ainsi j’aiapprécié en lui un honnête homme incapable d’inventer unemachination qui eût pu égarer la justice.

C’est l’avis du reste des plus grandes personnalités qui ont étémêlées de près ou de loin à l’affaire Chagny, qui ont été les amisde la famille et auxquelles j’ai exposé tous mes documents etdevant lesquelles j’ai déroulé toutes mes déductions. J’ai reçu dece côté les plus nobles encouragements et je me permettrai dereproduire à ce sujet quelques lignes qui m’ont été adressées parle général D…

Monsieur,

Je ne saurais trop vous inciter à publier les résultats de votreenquête. Je me rappelle parfaitement que quelques semaines avant ladisparition de la grande cantatrice Christine Daaé et le drame quia mis en deuil tout le faubourg Saint-Germain, on parlait beaucoup,au foyer de la danse, du fantôme, et je crois bien que l’on n’acessé de s’en entretenir qu’à la suite de cette affaire quioccupait tous les esprits ; mais s’il est possible, comme jele pense après vous avoir entendu, d’expliquer le drame par lefantôme, je vous en prie, monsieur, reparlez-nous du fantôme. Simystérieux que celui-ci puisse tout d’abord apparaître, il seratoujours plus explicable que cette sombre histoire où des gensmalintentionnés ont voulu voir se déchirer jusqu’à la mort deuxfrères qui s’adorèrent toute leur vie…

Croyez bien, etc.

Enfin, mon dossier en main, j’avais parcouru à nouveau le vastedomaine du fantôme, le formidable monument dont il avait fait sonempire, et tout ce que mes yeux avaient vu, tout ce que mon espritavait découvert corroborait admirablement les documents du Persan,quand une trouvaille merveilleuse vint couronner d’une façondéfinitive mes travaux.

On se rappelle que dernièrement, en creusant le sous-sol del’Opéra, pour y enterrer les voix phonographiées des artistes, lepic des ouvriers a mis à nu un cadavre ; or, j’ai eu tout desuite la preuve que ce cadavre était celui du Fantôme del’Opéra ! J’ai fait toucher cette preuve, de la main, àl’administrateur lui-même, et maintenant, il m’est indifférent queles journaux racontent qu’on a trouvé là une victime de laCommune.

Les malheureux qui ont été massacrés, lors de la Commune, dansles caves de l’Opéra, ne sont point enterrés de ce côté ; jedirai où l’on peut retrouver leurs squelettes, bien loin de cettecrypte immense où l’on avait accumulé, pendant le siège, toutessortes de provisions de bouche. J’ai été mis sur cette trace enrecherchant justement les restes du fantôme de l’Opéra, que jen’aurais pas retrouvés sans ce hasard inouï de l’ensevelissementdes voix vivantes !

Mais nous reparlerons de ce cadavre et de ce qu’il convient d’enfaire ; maintenant, il m’importe de terminer ce trèsnécessaire avant-propos en remerciant les trop modestes comparsesqui, tel M. le commissaire de police Mifroid (jadis appelé auxpremières constatations lors de la disparition de Christine Daaé),tels encore M. l’ancien secrétaire Rémy, M. l’ancien administrateurMercier, M. l’ancien chef de chant Gabriel, et plusparticulièrement Mme la baronne de Castelot-Barbezac, qui futautrefois « la petite Meg » (et qui n’en rougit pas), la pluscharmante étoile de notre admirable corps de ballet, la fille aînéede l’honorable Mme Giry – ancienne ouvreuse décédée de la loge duFantôme – me furent du plus utile secours et grâce auxquels je vaispouvoir, avec le lecteur, revivre, dans leurs plus petits détails,ces heures de pur amour et d’effroi.[1]

Partie 1
Erik

Chapitre 1Est-ce le fantôme ?

Ce soir-là, qui était celui où MM. Debienne et Poligny, lesdirecteurs démissionnaires de l’Opéra, donnaient leur dernièresoirée de gala, à l’occasion de leur départ, la loge de la Sorelli,un des premiers sujets de la danse, était subitement envahie parune demi-douzaine de ces demoiselles du corps de ballet quiremontaient de scène après avoir « dansé » Polyeucte. Elles s’yprécipitèrent dans une grande confusion, les unes faisant entendredes rires excessifs et peu naturels, et les autres des cris deterreur.

La Sorelli, qui désirait être seule un instant pour « repasser »le compliment qu’elle devait prononcer tout à l’heure au foyerdevant MM. Debienne et Poligny, avait vu avec méchante humeur toutecette foule étourdie se ruer derrière elle. Elle se retourna versses camarades et s’inquiéta d’un aussi tumultueux émoi. Ce fut lapetite Jammes, –le nez cher à Grévin, des yeux de myosotis, desjoues de roses, une gorge de lis, – qui en donna la raison en troismots, d’une voix tremblante qu’étouffait l’angoisse :

« C’est le fantôme ! »

Et elle ferma la porte à clef. La loge de la Sorelli était d’uneélégance officielle et banale. Une psyché, un divan, une toiletteet des armoires en formaient le mobilier nécessaire. Quelquesgravures sur les murs, souvenirs de la mère, qui avait connu lesbeaux jours de l’ancien Opéra de la rue Le Peletier. Des portraitsde Vestris, de Gardel, de Dupont, de Bigottini. Cette logeparaissait un palais aux gamines du corps de ballet, qui étaientlogées dans des chambres communes, où elles passaient leur temps àchanter, à se disputer, à battre les coiffeurs et les habilleuseset à se payer des petits verres de cassis ou de bière ou même derhum jusqu’au coup de cloche de l’avertisseur.

La Sorelli était très superstitieuse. En entendant la petiteJammes parler du fantôme, elle frissonna et dit :

« Petite bête ! »

Et comme elle était la première à croire aux fantômes en généralet à celui de l’Opéra en particulier, elle voulut tout de suiteêtre renseignée.

« Vous l’avez vu ? interrogea-t-elle.

– Comme je vous vois ! » répliqua en gémissant la petiteJammes, qui, ne tenant plus sur ses jambes, se laissa tomber surune chaise.

Et aussitôt la petite Giry, – des yeux pruneaux, des cheveuxd’encre, un teint de bistre, sa pauvre petite peau sur ses pauvrespetits os, – ajouta :

« Si c’est lui, il est bien laid !

– Oh ! oui », fit le chœur des danseuses.

Et elles parlèrent toutes ensemble. Le fantôme leur était apparusous les espèces d’un monsieur en habit noir qui s’était dressétout à coup devant elles, dans le couloir, sans qu’on pût savoird’où il venait. Son apparition avait été si subite qu’on eût pucroire qu’il sortait de la muraille.

« Bah ! fit l’une d’elles qui avait à peu près conservé sonsang-froid, vous voyez le fantôme partout. »

Et c’est vrai que, depuis quelques mois, il n’était question àl’Opéra que de ce fantôme en habit noir qui se promenait comme uneombre du haut en bas du bâtiment, qui n’adressait la parole àpersonne, à qui personne n’osait parler et qui s’évanouissait, dureste, aussitôt qu’on l’avait vu, sans qu’on pût savoir par où nicomment. Il ne faisait pas de bruit en marchant, ainsi qu’il sied àun vrai fantôme. On avait commencé par en rire et par se moquer dece revenant habillé comme un homme du monde ou comme uncroque-mort, mais la légende du fantôme avait bientôt pris desproportions colossales dans le corps de ballet. Toutes prétendaientavoir rencontré plus ou moins cet être extra-naturel et avoir étévictimes de ses maléfices. Et celles qui en riaient le plus fortn’étaient point les plus rassurées. Quand il ne se laissait pointvoir, il signalait sa présence ou son passage par des événementsdrolatiques ou funestes dont la superstition quasi générale lerendait responsable. Avait-on à déplorer un accident, une camaradeavait-elle fait une niche à l’une de ces demoiselles du corps deballet, une houppette à poudre de riz était-elle perdue ? Toutétait de la faute du fantôme, du fantôme de l’Opéra !

Au fond, qui l’avait vu ? On peut rencontrer tant d’habitsnoirs à l’Opéra qui ne sont pas des fantômes. Mais celui-là avaitune spécialité que n’ont point tous les habits noirs. Il habillaitun squelette.

Du moins, ces demoiselles le disaient.

Et il avait, naturellement, une tête de mort.

Tout cela était-il sérieux ? La vérité est quel’imagination du squelette était née de la description qu’avaitfaite du fantôme, Joseph Buquet, chef machiniste, qui, lui, l’avaitréellement vu. Il s’était heurté, – on ne saurait dire « nez à nez», car le fantôme n’en avait pas, – avec le mystérieux personnagedans le petit escalier qui, près de la rampe, descend directementaux « dessous ». Il avait eu le temps de l’apercevoir une seconde,– car le fantôme s’était enfui, – et avait conservé un souvenirineffaçable de cette vision.

Et voici ce que Joseph Buquet a dit du fantôme à qui voulaitl’entendre :

« Il est d’une prodigieuse maigreur et son habit noir flotte surune charpente squelettique. Ses yeux sont si profonds qu’on nedistingue pas bien les prunelles immobiles. On ne voit, en somme,que deux grands trous noirs comme aux crânes des morts. Sa peau,qui est tendue sur l’ossature comme une peau de tambour, n’estpoint blanche, mais vilainement jaune ; son nez est si peu dechose qu’il est invisible de profil, et l‘absence de ce nez est unechose horrible à voir. Trois ou quatre longues mèches brunes sur lefront et derrière les oreilles font office de chevelure. »

En vain Joseph Buquet avait-il poursuivi cette étrangeapparition. Elle avait disparu comme par magie et il n’avait puretrouver sa trace.

Ce chef machiniste était un homme sérieux, rangé, d’uneimagination lente, et il était sobre. Sa parole fut écoutée avecstupeur et intérêt, et aussitôt il se trouva des gens pour raconterqu’eux aussi avaient rencontré un habit noir avec une tête demort.

Les personnes sensées qui eurent vent de cette histoireaffirmèrent d’abord que Joseph Buquet avait été victime d’uneplaisanterie d’un de ses subordonnés. Et puis, il se produisit coupsur coup des incidents si curieux et si inexplicables que les plusmalins commencèrent à se tourmenter.

Un lieutenant de pompiers, c’est brave ! Ça ne craint rien,ça ne craint surtout pas le feu !

Eh bien, le lieutenant de pompiers en question[2], qui s’en était allé faire un tour desurveillance dans les dessous et qui s’était aventuré, paraît-il,un peu plus loin que de coutume, était soudain réapparu sur leplateau, pâle, effaré, tremblant, les yeux hors des orbites, ets’était quasi évanoui dans les bras de la noble mère de la petiteJammes. Et pourquoi ? Parce qu’il avait vu s’avancer vers lui,à hauteur de tête, mais sans corps, une tête de feu ! Et je lerépète, un lieutenant de pompiers, ça ne craint pas le feu. Celieutenant de pompiers s’appelait Papin. Le corps de ballet futconsterné. D’abord cette tête de feu ne répondait nullement à ladescription qu’avait donnée du fantôme Joseph Buquet. On questionnabien le pompier, on interrogea à nouveau le chef machiniste, à lasuite de quoi ces demoiselles furent persuadées que le fantômeavait plusieurs têtes dont il changeait comme il voulait.Naturellement, elles imaginèrent aussitôt qu’elles couraient lesplus grands dangers. Du moment qu’un lieutenant de pompiersn’hésitait pas à s’évanouir, coryphées et rats pouvaient invoquerbien des excuses à la terreur qui les faisait se sauver de toutesleurs petites pattes quand elles passaient devant quelque trouobscur d’un corridor mal éclairé. Si bien que, pour protéger dansla mesure du possible le monument voué à d’aussi horriblesmaléfices, la Sorelli elle-même, entourée de toutes les danseuseset suivie même de toute la marmaille des petites classes enmaillot, avait, – au lendemain de l’histoire du lieutenant depompiers, – sur la table qui se trouve dans le vestibule duconcierge, du côté de la cour de l’administration, déposé un fer àcheval que quiconque pénétrant dans l’Opéra, à un autre titre quecelui de spectateur, devait toucher avant de mettre le pied sur lapremière marche de l’escalier. Et cela sous peine de devenir laproie de la puissance occulte qui s’était emparée du bâtiment, descaves au grenier ! Ce fer à cheval comme toute cette histoire,du reste, – hélas ! – je ne l’ai point inventé, et l’on peutencore aujourd’hui le voir sur la table du vestibule, devant laloge du concierge, quand on entre dans l’Opéra par la cour del’administration. Voilà qui donne assez rapidement un aperçu del’état d’âme de ces demoiselles, le soir où nous pénétrons avecelles dans la loge de la Sorelli. « C’est le fantôme ! »s’était donc écriée la petite Jammes. Et l’inquiétude des danseusesn’avait fait que grandir. Maintenant, un angoissant silence régnaitdans la loge. On n’entendait plus que le bruit des respirationshaletantes. Enfin, Jammes s’étant jetée avec les marques d’unsincère effroi jusque dans le coin le plus reculé de la muraille,murmura ce seul mot : « Écoutez ! » Il semblait, en effet, àtout le monde qu’un frôlement se faisait entendre derrière laporte. Aucun bruit de pas. On eût dit d’une soie légère quiglissait sur le panneau. Puis, plus rien. La Sorelli tenta de semontrer moins pusillanime que ses compagnes. Elle s’avança vers laporte, et demanda d’une voix blanche : « Qui est là ? » Maispersonne ne lui répondit. Alors, sentant sur elle tous les yeux quiépiaient ses moindres gestes, elle se força à être brave et dittrès fort : « Il y a quelqu’un derrière la porte ? – Oh !oui ! Oui ! certainement, il y a quelqu’un derrière laporte ! » répéta ce petit pruneau sec de Meg Giry, qui retinthéroïquement la Sorelli par sa jupe de gaze… « Surtout, n’ouvrezpas ! Mon Dieu, n’ouvrez pas ! » Mais la Sorelli, arméed’un stylet qui ne la quittait jamais, osa tourner la clef dans laserrure, et ouvrir la porte, pendant que les danseuses reculaientjusque dans le cabinet de toilette et que Meg Giry soupirait : «Maman ! maman ! » La Sorelli regardait dans le couloircourageusement. Il était désert ; un papillon de feu, dans saprison de verre, jetait une lueur rouge et louche au sein desténèbres ambiantes, sans parvenir à les dissiper. Et la danseusereferma vivement la porte avec un gros soupir. « Non, dit-elle, iln’y a personne ! – Et pourtant, nous l’avons bien vu !affirma encore Jammes en reprenant à petits pas craintifs sa placeauprès de la Sorelli. Il doit être quelque part, par là, à rôder.Moi, je ne retourne point m’habiller. Nous devrions descendretoutes au foyer, ensemble, tout de suite, pour le “compliment”, etnous remonterions ensemble. » Là-dessus, l’enfant toucha pieusementle petit doigt de corail qui était destiné à la conjurer du mauvaissort. Et la Sorelli dessina, à la dérobée, du bout de l’ongle rosede son pouce droit, une croix de Saint-André sur la bague en boisqui cerclait l’annulaire de sa main gauche. « La Sorelli, a écritun chroniqueur célèbre, est une danseuse grande, belle, au visagegrave et voluptueux, à la taille aussi souple qu’une branche desaule ; on dit communément d’elle que c’est “une bellecréature”. Ses cheveux blonds et purs comme l’or couronnent unfront mat au-dessous duquel s’enchâssent deux yeux d’émeraude. Satête se balance mollement comme une aigrette sur un cou long,élégant et fier. Quand elle danse, elle a un certain mouvement dehanches indescriptible, qui donne à tout son corps un frissonnementd’ineffable langueur. Quand elle lève les bras et se penche pourcommencer une pirouette, accusant ainsi tout le dessin du corsage,et que l’inclination du corps fait saillir la hanche de cettedélicieuse femme, il paraît que c’est un tableau à se brûler lacervelle. » En fait de cervelle, il paraît avéré qu’elle n’en eutguère. On ne le lui reprochait point. Elle dit encore aux petitesdanseuses : « Mes enfants, il faut vous “remettre” !… Lefantôme ? Personne ne l’a peut-être jamais vu !… –Si ! si ! Nous l’avons vu !… nous l’avons vu tout àl’heure ! reprirent les petites. Il avait la tête de mort etson habit, comme le soir où il est apparu à Joseph Buquet ! –Et Gabriel aussi l’a vu ! fit Jammes… pas plus tardqu’hier ! hier dans l’après-midi… en plein jour… – Gabriel, lemaître de chant ? – Mais oui… Comment ! vous ne savez pasça ? – Et il avait son habit, en plein jour ? – Quiça ? Gabriel ? – Mais non ! Le fantôme ? – Biensûr, qu’il avait son habit ! affirma Jammes. C’est Gabriellui-même qui me l’a dit… C’est même à ça qu’il l’a reconnu. Etvoici comment ça s’est passé. Gabriel se trouvait dans le bureau durégisseur. Tout à coup, la porte s’est ouverte. C’était le Persanqui entrait. Vous savez si le Persan a le “mauvais œil”. –Oh ! oui ! » répondirent en chœur les petites danseusesqui, aussitôt qu’elles eurent évoqué l’image du Persan, firent lescornes au Destin avec leur index et leur auriculaire allongés,cependant que le médium et l’annulaire étaient repliés sur la paumeet retenus par le pouce. « … Et si Gabriel est superstitieux !continua Jammes, cependant il est toujours poli et quand il voit lePersan, il se contente de mettre tranquillement sa main dans sapoche et de toucher ses clefs… Eh bien, aussitôt que la porte s’estouverte devant le Persan, Gabriel ne fit qu’un bond du fauteuil oùil était assis jusqu’à la serrure de l’armoire, pour toucher dufer ! Dans ce mouvement, il déchira à un clou tout un pan deson paletot. En se pressant pour sortir, il alla donner du frontcontre une patère et se fit une bosse énorme ; puis, enreculant brusquement, il s’écorcha le bras au paravent, près dupiano ; il voulut s’appuyer au piano, mais si malheureusementque le couvercle lui retomba sur les mains et lui écrasa lesdoigts ; il bondit comme un fou hors du bureau et enfin pritsi mal son temps en descendant l’escalier qu’il dégringola sur lesreins toutes les marches du premier étage. Je passais justement àce moment-là avec maman. Nous nous sommes précipitées pour lerelever. Il était tout meurtri et avait du sang plein la figure,que ça nous en faisait peur. Mais tout de suite il s’est mis à noussourire et à s’écrier : “Merci, mon Dieu ! d’en être quittepour si peu !” Alors, nous l’avons interrogé et il nous araconté toute sa peur. Elle lui était venue de ce qu’il avaitaperçu, derrière le Persan, le fantôme ! le fantôme avec latête de mort, comme l’a décrit Joseph Buquet. » Un murmure effarésalua la fin de cette histoire au bout de laquelle Jammes arrivatout essoufflée, tant elle l’avait narrée vite, vite, comme si elleétait poursuivie par le fantôme. Et puis, il y eut encore unsilence qu’interrompit, à mi-voix, la petite Giry, pendant que,très émue, la Sorelli se polissait les ongles. « Joseph Buquetferait mieux de se taire, énonça le pruneau. – Pourquoi donc qu’ilse tairait ? lui demanda-t-on. – C’est l’avis de m’man… »,répliqua Meg, tout à fait à voix basse, cette fois-ci, et enregardant autour d’elle comme si elle avait peur d’être entendued’autres oreilles que de celles qui se trouvaient là. « Et pourquoique c’est l’avis de ta mère ? – Chut ! M’man dit que lefantôme n’aime pas qu’on l’ennuie ! – Et pourquoi qu’elle ditça, ta mère ? – Parce que… Parce que… rien… » Cette réticencesavante eut le don d’exaspérer la curiosité de ces demoiselles, quise pressèrent autour de la petite Giry et la supplièrent des’expliquer. Elles étaient là, coude à coude, penchées dans un mêmemouvement de prière et d’effroi. Elles se communiquaient leur peur,y prenant un plaisir aigu qui les glaçait. « J’ai juré de ne riendire ! » fit encore Meg, dans un souffle. Mais elles ne luilaissèrent point de repos et elles promirent si bien le secret queMeg, qui brûlait du désir de raconter ce qu’elle savait, commença,les yeux fixés sur la porte : « Voilà… c’est à cause de la loge… –Quelle loge ? – La loge du fantôme ! – Le fantôme a uneloge ? » À cette idée que le fantôme avait sa loge, lesdanseuses ne purent contenir la joie funeste de leur stupéfaction.Elles poussèrent de petits soupirs. Elles dirent : « Oh ! monDieu ! raconte… raconte… – Plus bas ! commanda Meg. C’estla première loge, numéro 5, vous savez bien, la première loge àcôté de l’avant-scène de gauche. – Pas possible ! – C’estcomme je vous le dis… C’est m’man qui en est l’ouvreuse… Mais vousme jurez bien de ne rien raconter ? – Mais oui, va !… –Eh bien, c’est la loge du fantôme… Personne n’y est venu depuisplus d’un mois, excepté le fantôme, bien entendu, et on a donnél’ordre à l’administration de ne plus jamais la louer… – Et c’estvrai que le fantôme y vient ? – Mais oui… – Il y vient doncquelqu’un ? – Mais non !… Le fantôme y vient et il n’y apersonne. » Les petites danseuses se regardèrent. Si le fantômevenait dans la loge, on devait le voir, puisqu’il avait un habitnoir et une tête de mort. C’est ce qu’elles firent comprendre àMeg, mais celle-ci leur répliqua : « Justement ! On ne voitpas le fantôme ! Et il n’a ni habit ni tête !… Tout cequ’on a raconté sur sa tête de mort et sur sa tête de feu, c’estdes blagues ! Il n’a rien du tout… On l’entend seulement quandil est dans la loge. M’man ne l’a jamais vu, mais elle l’a entendu.M’man le sait bien, puisque c’est celle qui lui donne leprogramme ! » La Sorelli crut devoir intervenir : « PetiteGiry, tu te moques de nous. » Alors, la petite Giry se prit àpleurer. « J’aurais mieux fait de me taire… si m’man savait jamaisça !… mais pour sûr que Joseph Buquet a tort de s’occuper dechoses qui ne le regardent pas… ça lui portera malheur… m’man ledisait encore hier soir… » À ce moment, on entendit des paspuissants et pressés dans le couloir et une voix essoufflée quicriait : « Cécile ! Cécile ! es-tu là ? – C’est lavoix de maman ! fit Jammes. Qu’y a-t-il ? » Et elleouvrit la porte. Une honorable dame, taillée comme un grenadierpoméranien, s’engouffra dans la loge et se laissa tomber engémissant dans un fauteuil. Ses yeux roulaient, affolés, éclairantlugubrement sa face de brique cuite. « Quel malheur !fit-elle… Quel malheur ! – Quoi ? Quoi ? – JosephBuquet… – Eh bien, Joseph Buquet… – Joseph Buquet est mort ! »La loge s’emplit d’exclamations, de protestations étonnées, dedemandes d’explications effarées… « Oui… on vient de le trouverpendu dans le troisième dessous !… Mais le plus terrible,continua, haletante, la pauvre honorable dame, le plus terrible estque les machinistes qui ont trouvé son corps, prétendent que l’onentendait autour du cadavre comme un bruit qui ressemblait au chantdes morts ! – C’est le fantôme ! » laissa échapper, commemalgré elle, la petite Ciry, mais elle se reprit immédiatement, sespoings à la bouche : « Non !… non !… je n’ai riendit !… je n’ai rien dit !… » Autour d’elle, toutes sescompagnes, terrorisées, répétaient à voix basse : « Pour sûr !C’est le fantôme !… » La Sorelli était pâle… « Jamais je nepourrai dire mon compliment », fit-elle. La maman de Jammes donnason avis en vidant un petit verre de liqueur qui traînait sur unetable : il devait y avoir du fantôme là-dessous… La vérité estqu’on n’a jamais bien su comment était mort Joseph Buquet.L’enquête, sommaire, ne donna aucun résultat, en dehors du suicidenaturel. Dans les Mémoires d’un Directeur, M. Moncharmin, qui étaitl’un des deux directeurs, succédant à MM. Debienne et Poligny,rapporte ainsi l’incident du pendu : « Un fâcheux incident vinttroubler la petite fête que MM. Debienne et Poligny se donnaientpour célébrer leur départ. J’étais dans le bureau de la directionquand je vis entrer tout à coup Mercier – l’administrateur. – Ilétait affolé en m’apprenant qu’on venait de découvrir, pendu dansle troisième dessous de la scène, entre une ferme et un décor duRoi de Lahore, le corps d’un machiniste. Je m’écriai : “Allons ledécrocher !” Le temps que je mis à dégringoler l’escalier et àdescendre l’échelle du portant, le pendu n’avait déjà plus sacorde ! » Voilà donc un événement que M. Moncharmin trouvenaturel. Un homme est pendu au bout d’une corde, on va ledécrocher, la corde a disparu. Oh ! M. Moncharmin a trouvé uneexplication bien simple. Écoutez-le : C’était l’heure de la danse,et coryphées et rats avaient bien vite pris leurs précautionscontre le mauvais œil. Un point, c’est tout. Vous voyez d’ici lecorps de ballet descendant l’échelle du portant et se partageant lacorde de pendu en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Cen’est pas sérieux. Quand je songe, au contraire, à l’endroit exactoù le corps a été retrouvé – dans le troisième dessous de la scène– j’imagine qu’il pouvait y avoir quelque part un intérêt à ce quecette corde disparût après qu’elle eut fait sa besogne et nousverrons plus tard si j’ai tort d’avoir cette imagination-là. Lasinistre nouvelle s’était vite répandue du haut en bas de l’Opéra,où Joseph Buquet était très aimé. Les loges se vidèrent, et lespetites danseuses, groupées autour de la Sorelli comme des moutonspeureux autour du pâtre, prirent le chemin du foyer, à travers lescorridors et les escaliers mal éclairés, trottinant de toute lahâte de leurs petites pattes roses.

Chapitre 2La Marguerite nouvelle

Au premier palier, la Sorelli se heurta au comte de Chagny quimontait. Le comte, ordinairement si calme, montrait une grandeexaltation.

« J’allais chez vous, fit le comte en saluant la jeune femme defaçon fort galante. Ah ! Sorelli, quelle belle soirée !Et Christine Daaé : quel triomphe !

– Pas possible ! protesta Meg Giry. Il y a six mois, ellechantait comme un clou ! Mais laissez-nous passer, mon chercomte, fit la gamine avec une révérence mutine, nous allons auxnouvelles d’un pauvre homme que l’on a trouvé pendu. »

À ce moment passait, affairé, l’administrateur, qui s’arrêtabrusquement en entendant le propos.

« Comment ! Vous savez déjà cela, mesdemoiselles ?fit-il d’un ton assez rude… Eh bien, n’en parlez point… et surtoutque MM. Debienne et Poligny n’en soient pas informés ! ça leurferait trop de peine pour leur dernier jour. »

Tout le monde s’en fut vers le foyer de la danse, qui était déjàenvahi.

Le comte de Chagny avait raison ; jamais gala ne futcomparable à celui-là ; les privilégiés qui y assistèrent enparlent encore à leurs enfants et petits-enfants avec un souvenirému. Songez donc que Gounod, Reyer, Saint-Saëns, Massenet, Guiraud,Delibes, montèrent à tour de rôle au pupitre du chef d’orchestre etdirigèrent eux-mêmes l’exécution de leurs œuvres. Ils eurent, entreautres interprètes, Faure et la Krauss, et c’est ce soir-là que serévéla au Tout-Paris stupéfait et enivré cette Christine Daaé dontje veux, dans cet ouvrage, faire connaître le mystérieuxdestin.

Gounod avait fait exécuter La marche funèbre d’uneMarionnette ; Reyer, sa belle ouverture de Sigurd ;Saint-Saëns, La Danse macabre et une Rêverie orientale ;Massenet, une Marche hongroise inédite ; Guiraud, sonCarnaval ; Delibes, La Valse lente de Sylvia et les pizzicatide Coppélia, Mlles Krauss et Denise Bloch avaient chanté : lapremière, le boléro des Vêpres siciliennes ; la seconde, lebrindisi de Lucrèce Borgia.

Mais tout le triomphe avait été pour Christine Daaé, qui s’étaitfait entendre d’abord dans quelques passages de Roméo et Juliette.C’était la première fois que la jeune artiste chantait cette œuvrede Gounod, qui, du reste, n’avait pas encore été transportée àl’Opéra et que l’Opéra-Comique venait de reprendre longtemps aprèsqu’elle eut été créée à l’ancien Théâtre-Lyrique par Mme Carvalho.Ah ! il faut plaindre ceux qui n’ont point entendu ChristineDaaé dans ce rôle de Juliette, qui n’ont point connu sa grâcenaïve, qui n’ont point tressailli aux accents de sa voixséraphique, qui n’ont point senti s’envoler leur âme avec son âmeau-dessus des tombeaux des amants de Vérone :

« Seigneur ! Seigneur ! Seigneur !pardonnez-nous !»

Eh bien, tout cela n’était encore rien à côté des accentssurhumains qu’elle fit entendre dans l’acte de la prison et le triofinal de Faust, qu’elle chanta en remplacement de la Carlotta,indisposée. On n’avait jamais entendu, jamais vu ça !

Ça, c’était « la Marguerite nouvelle » que révélait la Daaé, uneMarguerite d’une splendeur, d’un rayonnement encoreinsoupçonnés.

La salle tout entière avait salué des mille clameurs de soninénarrable émoi, Christine qui sanglotait et qui défaillait dansles bras de ses camarades. On dut la transporter dans sa loge. Ellesemblait avoir rendu l’âme. Le grand critique P. de St-V. fixa lesouvenir inoubliable de cette minute merveilleuse, dans unechronique qu’il intitula justement La Marguerite nouvelle. Comme ungrand artiste qu’il était, il découvrait simplement que cette belleet douce enfant avait apporté ce soir-là, sur les planches del’Opéra, un peu plus que son art, c’est-à-dire son cœur. Aucun desamis de l’Opéra n’ignorait que le cœur de Christine était resté purcomme à quinze ans, et P. de St-V., déclarait « que pour comprendrece qui venait d’arriver à Daaé, il était dans la nécessitéd’imaginer qu’elle venait d’aimer pour la première fois ! Jesuis peut-être indiscret, ajoutait-il, mais l’amour seul estcapable d’accomplir un pareil miracle, une aussi foudroyantetransformation. Nous avons entendu, il y a deux ans, Christine Daaédans son concours du Conservatoire, et elle nous avait donné unespoir charmant. D’où vient le sublime d’aujourd’hui ? S’il nedescend point du ciel sur les ailes de l’amour, il me faudra penserqu’il monte de l’enfer et que Christine, comme le maître chanteurOfterdingen, a passé un pacte avec le Diable ! Qui n’a pasentendu Christine chanter le trio final de Faust ne connaît pasFaust : l’exaltation de la voix et l’ivresse sacrée d’une âme purene sauraient aller au-delà ! »

Cependant, quelques abonnés protestaient. Comment avait-on puleur dissimuler si longtemps un pareil trésor ? Christine Daaéavait été jusqu’alors un Siebel convenable auprès de cetteMarguerite un peu trop splendidement matérielle qu’était laCarlotta. Et il avait fallu l’absence incompréhensible etinexplicable de la Carlotta, à cette soirée de gala, pour qu’aupied levé la petite Daaé pût donner toute sa mesure dans une partiedu programme réservée à la diva espagnole ! Enfin, comment,privés de Carlotta, MM. Debienne et Poligny s’étaient-ils adressésà la Daaé ? Ils connaissaient donc son génie caché ? Ets’ils le connaissaient, pourquoi le cachaient-ils ? Et elle,pourquoi le cachait-elle ? Chose bizarre, on ne luiconnaissait point de professeur actuel. Elle avait déclaré àplusieurs reprises que, désormais, elle travaillerait toute seule.Tout cela était bien inexplicable.

Le comte de Chagny avait assisté, debout dans sa loge, à cedélire et s’y était mêlé par ses bravos éclatants.

Le comte de Chagny (Philippe-Georges-Marie) avait alorsexactement quarante et un ans. C’était un grand seigneur et un belhomme. D’une taille au-dessus de la moyenne, d’un visage agréable,malgré le front dur et des yeux un peu froids, il était d’unepolitesse raffinée avec les femmes et un peu hautain avec leshommes, qui ne lui pardonnaient pas toujours ses succès dans lemonde. Il avait un cœur excellent et une honnête conscience. Par lamort du vieux comte Philibert, il était devenu le chef d’une desplus illustres et des plus antiques familles de France, dont lesquartiers de noblesse remontaient à Louis le Hutin. La fortune desChagny était considérable, et quand le vieux comte, qui était veuf,mourut, ce ne fut point une mince besogne pour Philippe, que cellequ’il dut accepter de gérer un aussi lourd patrimoine. Ses deuxsœurs et son frère Raoul ne voulurent point entendre parler departage, et ils restèrent dans l’indivision, s’en remettant de toutà Philippe, comme si le droit d’aînesse n’avait point cesséd’exister. Quand les deux sœurs se marièrent, – le même jour, –elles reprirent leurs parts des mains de leur frère, non pointcomme une chose leur appartenant, mais comme une dot dont elles luiexprimèrent leur reconnaissance.

La comtesse de Chagny – née de Moerogis de la Martynière – étaitmorte en donnant le jour à Raoul, né vingt ans après son frèreaîné. Quand le vieux comte était mort, Raoul avait douze ans.Philippe s’occupa activement de l’éducation de l’enfant. Il futadmirablement secondé dans cette tâche par ses sœurs d’abord etpuis par une vieille tante, veuve du marin, qui habitait Brest, etqui donna au jeune Raoul le goût des choses de la mer. Le jeunehomme entra au Borda, en sortit dans les premiers numéros etaccomplit tranquillement son tour du monde. Grâce à de puissantsappuis, il venait d’être désigné pour faire partie de l’expéditionofficielle du Requin, qui avait mission de rechercher dans lesglaces du pôle les survivants de l’expédition du d’Artois, dont onn’avait pas de nouvelles depuis trois ans. En attendant, iljouissait d’un long congé qui ne devait prendre fin que dans sixmois, et les douairières du noble faubourg, en voyant cet enfantjoli, qui paraissait si fragile, le plaignaient déjà des rudestravaux qui l’attendaient.

La timidité de ce marin, je serais presque tenté de dire, soninnocence, était remarquable. Il semblait être sorti la veille dela main des femmes. De fait, choyé par ses deux sœurs et par savieille tante, il avait gardé de cette éducation purement fémininedes manières presque candides, empreintes d’un charme que rien,jusqu’alors, n’avait pu ternir. À cette époque, il avait un peuplus de vingt et un ans et en paraissait dix-huit. Il avait unepetite moustache blonde, de beaux yeux bleus et un teint defille.

Philippe gâtait beaucoup Raoul. D’abord, il en était très fieret prévoyait avec joie une carrière glorieuse pour son cadet danscette marine où l’un de leurs ancêtres, le fameux Chagny de LaRoche, avait tenu rang d’amiral. Il profitait du congé du jeunehomme pour lui montrer Paris, que celui-ci ignorait à peu près dansce qu’il peut offrir de joie luxueuse et de plaisir artistique.

Le comte estimait qu’à l’âge de Raoul trop de sagesse n’est plustout à fait sage. C’était un caractère fort bien équilibré, quecelui de Philippe, pondéré dans ses travaux comme dans sesplaisirs, toujours d’une tenue parfaite, incapable de montrer à sonfrère un méchant exemple. Il l’emmena partout avec lui. Il lui fitmême connaître le foyer de la danse. Je sais bien que l’onracontait que le comte était du « dernier bien » avec la Sorelli.Mais quoi ! pouvait-on faire un crime à ce gentilhomme, restécélibataire, et qui, par conséquent, avait bien des loisirs devantlui, surtout depuis que ses sœurs étaient établies, de venir passerune heure ou deux, après son dîner, dans la compagnie d’unedanseuse qui, évidemment, n’était point très, très spirituelle,mais qui avait les plus jolis yeux du monde ? Et puis, il y ades endroits où un vrai Parisien, quand il tient le rang du comtede Chagny, doit se montrer, et, à cette époque, le foyer de ladanse de l’Opéra était un de ces endroits-là.

Enfin, peut-être Philippe n’eût-il pas conduit son frère dansles coulisses de l’Académie nationale de musique, si celui-cin’avait été le premier, à plusieurs reprises, à le lui demanderavec une douce obstination dont le comte devait se souvenir plustard.

Philippe, après avoir applaudi ce soir-là la Daaé, s’étaittourné du côté de Raoul, et l’avait vu si pâle qu’il en avait étéeffrayé.

« Vous ne voyez donc point, avait dit Raoul, que cette femme setrouve mal ? »

En effet, sur la scène, on devait soutenir Christine Daaé.

« C’est toi qui vas défaillir… fit le comte en se penchant versRaoul. Qu’as-tu donc ? »

Mais Raoul était déjà debout.

« Allons, dit-il, la voix frémissante.

– Où veux-tu aller, Raoul ? interrogea le comte, étonné del’émotion dans laquelle il trouvait son cadet.

– Mais allons voir ! C’est la première fois qu’elle chantecomme ça ! »

Le comte fixa curieusement son frère et un léger sourire vints’inscrire au coin de sa lèvre amusée.

« Bah !… » Et il ajouta tout de suite : « Allons !Allons ! » Il avait l’air enchanté.

Ils furent bientôt à l’entrée des abonnés, qui était fortencombrée. En attendant qu’il pût pénétrer sur la scène, Raouldéchirait ses gants d’un geste inconscient. Philippe, qui étaitbon, ne se moqua point de son impatience. Mais il était renseigné.Il savait maintenant pourquoi Raoul était distrait quand il luiparlait et aussi pourquoi il semblait prendre un si vif plaisir àramener tous les sujets de conversation sur l’Opéra.

Ils pénétrèrent sur le plateau.

Une foule d’habits noirs se pressaient vers le foyer de la danseou se dirigeaient vers les loges des artistes. Aux cris desmachinistes se mêlaient les allocutions véhémentes des chefs deservice. Les figurants du dernier tableau qui s’en vont, les «marcheuses » qui vous bousculent, un portant qui passe, une toilede fond qui descend du cintre, un praticable qu’on assujettit àgrands coups de marteau, l’éternel « place au théâtre » quiretentit à vos oreilles comme la menace de quelque catastrophenouvelle pour votre huit-reflets ou d’un renfoncement solide pourvos reins, tel est l’événement habituel des entractes qui ne manquejamais de troubler un novice comme le jeune homme à la petitemoustache blonde, aux yeux bleus et au teint de fille quitraversait, aussi vite que l’encombrement le lui permettait, cettescène sur laquelle Christine Daaé venait de triompher et souslaquelle Joseph Buquet venait de mourir.

Ce soir-là, la confusion n’avait jamais été plus complète, maisRaoul n’avait jamais été moins timide. Il écartait d’une épaulesolide tout ce qui lui faisait obstacle, ne s’occupant point de cequi se disait autour de lui, n’essayant point de comprendre lespropos effarés des machinistes. Il était uniquement préoccupé dudésir de voir celle dont la voix magique lui avait arraché le cœur.Oui, il sentait bien que son pauvre cœur tout neuf ne luiappartenait plus, Il avait bien essayé de le défendre depuis lejour où Christine, qu’il avait connue toute petite, lui étaitréapparue, Il avait ressenti en face d’elle une émotion très doucequ’il avait voulu chasser, à la réflexion, car il s’était juré,tant il avait le respect de lui-même et de sa foi, de n’aimer quecelle qui serait sa femme, et il ne pouvait, une seconde,naturellement, songer à épouser une chanteuse ; mais voilàqu’à l’émotion très douce avait succédé une sensation atroce.Sensation ? Sentiment ? Il y avait là-dedans du physiqueet du moral. Sa poitrine lui faisait mal, comme si on la lui avaitouverte pour lui prendre le cœur. Il sentait là un creux affreux,un vide réel qui ne pourrait jamais plus être rempli que par lecœur de l’autre ! Ce sont là des événements d’une psychologieparticulière qui, paraît-il, ne peuvent être compris que de ceuxqui ont été frappés, par l’amour, de ce coup étrange appelé, dansle langage courant, « coup de foudre ».

Le comte Philippe avait peine à le suivre. Il continuait desourire.

Au fond de la scène, passé la double porte qui s’ouvre sur lesdegrés qui conduisent au foyer et sur ceux qui mènent aux loges degauche du rez-de-chaussée, Raoul dut s’arrêter devant la petitetroupe de rats qui, descendus à l’instant de leur grenier,encombraient le passage dans lequel il voulait s’engager. Plus d’unmot plaisant lui fut décoché par de petites lèvres fardéesauxquelles il ne répondit point ; enfin, il put passer ets’enfonça dans l’ombre d’un corridor tout bruyant des exclamationsque faisaient entendre d’enthousiastes admirateurs. Un nom couvraittoutes les rumeurs : Daaé ! Daaé ! Le comte, derrièreRaoul, se disait : « Le coquin connaît le chemin ! », et il sedemandait comment il l’avait appris. Jamais il n’avait conduitlui-même Raoul chez Christine. Il faut croire que celui-ci y étaitallé tout seul pendant que le comte restait à l’ordinaire àbavarder au foyer avec la Sorelli, qui le priait souvent dedemeurer près d’elle jusqu’au moment où elle entrait en scène, etqui avait parfois cette manie tyrannique de lui donner à garder lespetites guêtres avec lesquelles elle descendait de sa loge et dontelle garantissait le lustre de ses souliers de satin et la nettetéde son maillot chair. La Sorelli avait une excuse : elle avaitperdu sa mère.

Le comte, remettant à quelques minutes la visite qu’il devaitfaire à la Sorelli, suivait donc la galerie qui conduisait chez laDaaé, et constatait que ce corridor n’avait jamais été aussifréquenté que ce soir, où tout le théâtre semblait bouleversé dusuccès de l’artiste et aussi de son évanouissement. Car la belleenfant n’avait pas encore repris connaissance, et on était alléchercher le docteur du théâtre, qui arriva sur ces entrefaites,bousculant les groupes et suivi de près par Raoul, qui lui marchaitsur les talons.

Ainsi, le médecin et l’amoureux se trouvèrent dans le mêmemoment aux côtés de Christine, qui reçut les premiers soins de l’unet ouvrit les yeux dans les bras de l’autre. Le comte était resté,avec beaucoup d’autres, sur le seuil de la porte devant laquelle ons’étouffait.

« Ne trouvez-vous point, docteur, que ces messieurs devraient“dégager” un peu la loge ? demanda Raoul avec une incroyableaudace. On ne peut plus respirer ici.

– Mais vous avez parfaitement raison », acquiesça le docteur, etil mit tout le monde à la porte, à l’exception de Raoul et de lafemme de chambre.

Celle-ci regardait Raoul avec des yeux agrandis par le plussincère ahurissement. Elle ne l’avait jamais vu.

Elle n’osa pas toutefois le questionner.

Et le docteur s’imagina que si le jeune homme agissait ainsi,c’était évidemment parce qu’il en avait le droit. Si bien que levicomte resta dans cette loge à contempler la Daaé renaissant à lavie, pendant que les deux directeurs, MM. Debienne et Polignyeux-mêmes, qui étaient venus pour exprimer leur admiration à leurpensionnaire, étaient refoulés dans le couloir, avec des habitsnoirs. Le comte de Chagny, rejeté comme les autres dans lecorridor, riait aux éclats.

« Ah ! le coquin ! Ah ! le coquin ! »

Et il ajoutait, in petto : « Fiez-vous donc à ces jouvenceauxqui prennent des airs de petites filles ! »

Il était radieux. Il conclut : « C’est un Chagny ! » et ilse dirigea vers la loge de la Sorelli ; mais celle-cidescendait au foyer avec son petit troupeau tremblant de peur, etle comte la rencontra en chemin, comme il a été dit.

Dans la loge, Christine Daaé avait poussé un profond soupirauquel avait répondu un gémissement. Elle tourna la tête et vitRaoul et tressaillit. Elle regarda le docteur auquel elle sourit,puis sa femme de chambre, puis encore Raoul.

« Monsieur ! demanda-t-elle à ce dernier, d’une voix quin’était encore qu’un souffle… qui êtes-vous ?

– Mademoiselle, répondit le jeune homme qui mit un genou enterre et déposa un ardent baiser sur la main de la diva,mademoiselle, je suis le petit enfant qui est allé ramasser votreécharpe dans la mer. »

Christine regarda encore le docteur et la femme de chambre ettous trois se mirent à rire. Raoul se releva très rouge.

« Mademoiselle, puisqu’il vous plaît de ne point me reconnaître,je voudrais vous dire quelque chose en particulier, quelque chosede très important.

– Quand j’irai mieux, monsieur, voulez-vous ?… – et sa voixtremblait. – Vous êtes très gentil…

– Mais il faut vous en aller… ajouta le docteur avec son plusaimable sourire. Laissez-moi soigner mademoiselle.

– Je ne suis pas malade », fit tout à coup Christine avec uneénergie aussi étrange qu’inattendue.

Et elle se leva en se passant d’un geste rapide une main sur lespaupières.

« Je vous remercie, docteur !… J’ai besoin de rester seule…Allez-vous-en tous ! je vous en prie… laissez-moi… Je suistrès nerveuse ce soir… »

Le médecin voulut faire entendre quelques protestations, maisdevant l’agitation de la jeune femme, il estima que le meilleurremède à un pareil état consistait à ne point la contrarier. Et ils’en alla avec Raoul, qui se trouva dans le couloir, trèsdésemparé. Le docteur lui dit :

« Je ne la reconnais plus ce soir… elle, ordinairement si douce…»

Et il le quitta.

Raoul restait seul. Toute cette partie du théâtre était désertemaintenant. On devait procéder à la cérémonie d’adieux, au foyer dela danse. Raoul pensa que la Daaé s’y rendrait peut-être et ilattendit dans la solitude et le silence. Il se dissimula même dansl’ombre propice d’un coin de porte. Il avait toujours cetteaffreuse douleur à la place du cœur. Et c’était de cela qu’ilvoulait parler à la Daaé, sans retard. Soudain la loge s’ouvrit etil vit la soubrette qui s’en allait toute seule, emportant despaquets. Il l’arrêta au passage et lui demanda des nouvelles de samaîtresse. Elle lui répondit en riant que celle-ci allait tout àfait bien, mais qu’il ne fallait point la déranger parce qu’elledésirait rester seule. Et elle se sauva. Une idée traversa lacervelle embrasée de Raoul : Évidemment la Daaé voulait resterseule pour lui !… Ne lui avait-il point dit qu’il désiraitl’entretenir particulièrement et n’était-ce point là la raison pourlaquelle elle avait fait le vide autour d’elle ? Respirant àpeine, il se rapprocha de sa loge et l’oreille penchée contre laporte pour entendre ce qu’on allait lui répondre, et il se disposaà frapper. Mais sa main retomba. Il venait de percevoir, dans laloge, une voix d’homme, qui disait sur une intonationsingulièrement autoritaire : « Christine, il faut m’aimer !»

Et la voix de Christine, douloureuse, que l’on devinaitaccompagnée de larmes, une voix tremblante, répondait :

« Comment pouvez-vous me dire cela ? Moi qui ne chante quepour vous ! »

Raoul s’appuya au panneau, tant il souffrait. Son cœur, qu’ilcroyait parti pour toujours, était revenu dans sa poitrine et luidonnait des coups retentissants. Tout le couloir en résonnait etles oreilles de Raoul en étaient comme assourdies. Sûrement, si soncœur continuait à faire autant de tapage, on allait l’entendre, onallait ouvrir la porte et le jeune homme serait honteusementchassé. Quelle position pour un Chagny ! Écouter derrière uneporte ! Il prit son cœur à deux mains pour le faire taire.Mais un cœur, ce n’est point la gueule d’un chien et même quand ontient la gueule d’un chien à deux mains, – un chien qui aboieinsupportablement, – on l’entend gronder toujours.

La voix d’homme reprit :

« Vous devez être bien fatiguée ?

– Oh ! ce soir, je vous ai donné mon âme et je suismorte.

– Ton âme est bien belle, mon enfant, reprit la voix graved’homme et je te remercie. Il n’y a point d’empereur qui ait reçuun pareil cadeau ! Les anges ont pleuré ce soir. »

Après ces mots : les anges ont pleuré ce soir, le vicomten’entendit plus rien.

Cependant, il ne s’en alla point, mais, comme il craignaitd’être surpris, il se rejeta dans son coin d’ombre, décidé àattendre là que l’homme quittât la loge. À la même heure il venaitd’apprendre l’amour et la haine. Il savait qu’il aimait. Il voulaitconnaître qui il haïssait. À sa grande stupéfaction la portes’ouvrit, et Christine Daaé, enveloppée de fourrures et la figurecachée sous une dentelle, sortit seule. Elle referma la porte, maisRaoul observa qu’elle ne refermait point à clef. Elle passa. Il nela suivit même point des yeux, car ses yeux étaient sur la portequi ne se rouvrait pas. Alors, le couloir étant à nouveau désert,il le traversa. Il ouvrit la porte de la loge et la refermaaussitôt derrière lui. Il se trouvait dans la plus opaqueobscurité. On avait éteint le gaz.

« Il y a quelqu’un ici ! fit Raoul d’une voix vibrante.Pourquoi se cache-t-il ? »

Et ce disant, il s’appuyait toujours du dos à la porteclose.

La nuit et le silence. Raoul n’entendait que le bruit de sapropre respiration. Il ne se rendait certainement point compte quel’indiscrétion de sa conduite dépassait tout ce que l’on pouvaitimaginer.

« Vous ne sortirez d’ici que lorsque je le permettrai !s’écria le jeune homme. Si vous ne me répondez pas, vous êtes unlâche ! Mais je saurai bien vous démasquer ! »

Et il fit craquer son allumette. La flamme éclaira la loge. Iln’y avait personne dans la loge ! Raoul, après avoir pris soinde fermer la porte à clef, alluma les globes, les lampes. Ilpénétra dans le cabinet de toilette, ouvrit les armoires, chercha,tâta de ses mains moites les murs. Rien !

« Ah ! ça, dit-il tout haut, est-ce que je deviensfou ? »

Il resta ainsi dix minutes, à écouter le sifflement du gaz dansla paix de cette loge abandonnée ; amoureux, il ne songea mêmepoint à dérober un ruban qui lui eût apporté le parfum de cellequ’il aimait. Il sortit, ne sachant plus ce qu’il faisait ni où ilallait. À un moment de son incohérente déambulation, un air glacévint le frapper au visage. Il se trouvait au bas d’un étroitescalier que descendait, derrière lui, un cortège d’ouvrierspenchés sur une espèce de brancard que recouvrait un lingeblanc.

« La sortie, s’il vous plaît ? fit-il à l’un de ceshommes.

– Vous voyez bien ! en face de vous, lui fut-il répondu. Laporte est ouverte. Mais laissez-nous passer. »

Il demanda machinalement en montrant le brancard : « Qu’est-ceque c’est que ça ? » L’ouvrier répondit :

« Ça, c’est Joseph Buquet que l’on a trouvé pendu dans letroisième dessous, entre un portant et un décor du Roi de Lahore.»

Il s’effaça devant le cortège, salua et sortit.

Chapitre 3Où pour la première fois, MM. Debienne et Poligny donnent, ensecret, aux nouveaux directeurs de l’Opéra, MM. Armand Monchardinet Firmin Richard, la véritable et mystérieuse raison de leurdépart de l’Académie nationale de musique

Pendant ce temps avait lieu la cérémonie des adieux.

J’ai dit que cette fête magnifique avait été donnée, àl’occasion de leur départ de l’Opéra, par MM. Debienne et Polignyqui avaient voulu mourir comme nous disons aujourd’hui : enbeauté.

Ils avaient été aidés dans la réalisation de ce programme idéalet funèbre, par tout ce qui comptait alors à Paris dans la sociétéet dans les arts.

Tout ce monde s’était donné rendez-vous au foyer de la danse, oùla Sorelli attendait, une coupe de champagne à la main et un petitdiscours préparé au bout de la langue, les directeursdémissionnaires. Derrière elle, ses jeunes et vieilles camarades ducorps de ballet se pressaient, les unes s’entretenant à voix bassedes événements du jour, les autres adressant discrètement dessignes d’intelligence à leurs amis, dont la foule bavarde entouraitdéjà le buffet, qui avait été dressé sur le plancher en pente,entre la danse guerrière et la danse champêtre de M. Boulenger.

Quelques danseuses avaient déjà revêtu leurs toilettes deville ; la plupart avaient encore leur jupe de gazelégère ; mais toutes avaient cru devoir prendre des figures decirconstance. Seule, la petite Jammes dont les quinze printempssemblaient déjà avoir oublié dans leur insouciance – heureux âge –le fantôme et la mort de Joseph Buquet, n’arrêtait point decaqueter, babiller, sautiller, faire des niches, si bien que, MM.Debienne et Poligny apparaissant sur les marches du foyer de ladanse, elle fut rappelée sévèrement à l’ordre par la Sorelli,impatiente.

Tout le monde remarqua que MM. les directeurs démissionnairesavaient l’air gai, ce qui, en province, n’eût paru naturel àpersonne, mais ce qui, à Paris, fut trouvé de fort bon goût.Celui-là ne sera jamais Parisien qui n’aura point appris à mettreun masque de joie sur ses douleurs et le « loup » de la tristesse,de l’ennui ou de l’indifférence sur son intime allégresse. Voussavez qu’un de vos amis est dans la peine, n’essayez point de leconsoler ; il vous dira qu’il l’est déjà ; mais s’il luiest arrivé quelque événement heureux, gardez-vous de l’enféliciter ; il trouve sa bonne fortune si naturelle qu’ils’étonnera qu’on lui en parle. À Paris, on est toujours au balmasqué et ce n’est point au foyer de la danse que des personnagesaussi « avertis » que MM. Debienne et Poligny eussent commis lafaute de montrer leur chagrin qui était réel. Et ils souriaientdéjà trop à la Sorelli, qui commençait à débiter son complimentquand une réclamation de cette petite folle de Jammes vint briserle sourire de MM. les directeurs d’une façon si brutale que lafigure de désolation et d’effroi qui était dessous, apparut auxyeux de tous :

« Le fantôme de l’Opéra ! »

Jammes avait jeté cette phrase sur un ton d’indicible terreur etson doigt désignait dans la foule des habits noirs un visage siblême, si lugubre et si laid, avec les trous noirs des arcadessourcilières si profonds, que cette tête de mort ainsi désignéeremporta immédiatement un succès fou.

« Le fantôme de l’Opéra ! Le fantôme de l’Opéra !»

Et l’on riait, et l’on se bousculait, et l’on voulait offrir àboire au fantôme de l’Opéra ; mais il avait disparu ! Ils’était glissé dans la foule et on le rechercha en vain, cependantque deux vieux messieurs essayaient de calmer la petite Jammes etque la petite Giry poussait des cris de paon.

La Sorelli était furieuse : elle n’avait pas pu achever sondiscours ; MM. Debienne et Poligny l’avaient embrassée,remerciée et s’étaient sauvés aussi rapides que le fantômelui-même. Nul ne s’en étonna, car on savait qu’ils devaient subirla même cérémonie à l’étage supérieur, au foyer du chant, etqu’enfin leurs amis intimes seraient reçus une dernière fois pareux dans le grand vestibule du cabinet directorial, où un véritablesouper les attendait.

Et c’est là que nous les retrouverons avec les nouveauxdirecteurs MM. Armand Moncharmin et Firmin Richard. Les premiersconnaissaient à peine les seconds, mais ils se répandirent engrandes protestations d’amitié et ceux-ci leur répondirent parmille compliments ; de telle sorte que ceux des invités quiavaient redouté une soirée un peu maussade montrèrent immédiatementdes mines réjouies. Le souper fut presque gai et l’occasion s’étantprésentée de plusieurs toasts, M. le commissaire du gouvernement yfut si particulièrement habile, mêlant la gloire du passé auxsuccès de l’avenir, que la plus grande cordialité régna bientôtparmi les convives. La transmission des pouvoirs directoriauxs’était faite la veille, le plus simplement possible, et lesquestions qui restaient à régler entre l’ancienne et la nouvelledirection y avaient été résolues sous la présidence du commissairedu gouvernement dans un si grand désir d’entente de part etd’autre, qu’en vérité on ne pouvait s’étonner, dans cette soiréemémorable, de trouver quatre visages de directeurs aussisouriants.

MM. Debienne et Poligny avaient déjà remis à MM. ArmandMoncharmin et Firmin Richard les deux clefs minuscules, lespasse-partout qui ouvraient toutes les portes de l’Académienationale de musique, – plusieurs milliers. – Et prestement cespetites clefs, objet de la curiosité générale, passaient de main enmain quand l’attention de quelques-uns fut détournée par ladécouverte qu’ils venaient de faire, au bout de la table, de cetteétrange et blême et fantastique figure aux yeux caves qui étaitdéjà apparue au foyer de la danse et qui avait été saluée par lapetite Jammes de cette apostrophe : « Le fantôme de l’Opéra !»

Il était là, comme le plus naturel des convives, sauf qu’il nemangeait ni ne buvait.

Ceux qui avaient commencé à le regarder en souriant, avaientfini par détourner la tête, tant cette vision portait immédiatementl’esprit aux pensers les plus funèbres. Nul ne recommença laplaisanterie du foyer, nul ne s’écria : « Voilà le fantôme del’Opéra ! »

Il n’avait pas prononcé un mot, et ses voisins eux-mêmesn’eussent pu dire à quel moment précis il était venu s’asseoir là,mais chacun pensa que si les morts revenaient parfois s’asseoir àla table des vivants, ils ne pouvaient montrer de plus macabrevisage. Les amis de MM. Firmin Richard et Armand Moncharmin crurentque ce convive décharné était un intime de MM. Debienne et Poligny,tandis que les amis de MM. Debienne et Poligny pensèrent que cecadavre appartenait à la clientèle de MM. Richard et Moncharmin. Detelle sorte qu’aucune demande d’explication, aucune réflexiondéplaisante, aucune facétie de mauvais goût ne risqua de froissercet hôte d’outre-tombe. Quelques convives qui étaient au courant dela légende du fantôme et qui connaissaient la description qu’enavait faite le chef machiniste, – ils ignoraient la mort de JosephBuquet, – trouvaient in petto que l’homme du bout de la tableaurait très bien pu passer pour la réalisation vivante dupersonnage créé, selon eux, par l’indécrottable superstition dupersonnel de l’Opéra ; et cependant, selon la légende, lefantôme n’avait pas de nez et ce personnage en avait un, mais M.Moncharmin affirme dans ses « mémoires » que le nez du conviveétait transparent. « Son nez, dit-il, était long, fin, ettransparent » – et j’ajouterai que cela pouvait être un faux nez.M. Moncharmin a pu prendre pour de la transparence ce qui n’étaitque luisant. Tout le monde sait que la science fait d’admirablesfaux nez pour ceux qui en ont été privés par la nature ou parquelque opération. En réalité, le fantôme est-il venu s’asseoir,cette nuit-là, au banquet des directeurs sans y avoir étéinvité ? Et pouvons-nous être sûrs que cette figure étaitcelle du fantôme de l’Opéra lui-même ? Qui oserait ledire ? Si je parle de cet incident ici, ce n’est point que jeveuille une seconde faire croire ou tenter de faire croire aulecteur que le fantôme ait été capable d’une aussi superbe audace,mais parce qu’en somme la chose est très possible.

Et en voici, semble-t-il, une raison suffisante. M. ArmandMoncharmin, toujours dans ses « mémoires », dit textuellement : –Chapitre XI : « Quand je songe à cette première soirée, je ne puisséparer la confidence qui nous fut faite, dans leur cabinet, parMM. Debienne et Poligny de la présence à notre souper de cefantomatique personnage que nul de nous ne connaissait. »

Voici exactement ce qui se passa :

MM. Debienne et Poligny, placés au milieu de la table, n’avaientpas encore aperçu l’homme à la tête de mort, quand celui-ci se mittout à coup à parler.

« Les rats ont raison, dit-il. La mort de ce pauvre Buquet n’estpeut-être point si naturelle qu’on le croit. »

Debienne et Poligny sursautèrent. « Buquet est mort ?s’écrièrent-ils.

– Oui, répliqua tranquillement l’homme ou l’ombre d’homme… Il aété trouvé pendu, ce soir, dans le troisième dessous, entre uneferme et un décor du Roi de Lahore. »

Les deux directeurs, ou plutôt ex-directeurs, se levèrentaussitôt, en fixant étrangement leur interlocuteur. Ils étaientagités plus que de raison, c’est-à-dire plus qu’on a raison del’être par l’annonce de la pendaison d’un chef machiniste. Ils seregardèrent tous deux. Ils étaient devenus plus pâles que la nappe.Enfin, Debienne fit signe à MM. Richard et Moncharmin : Polignyprononça quelques paroles d’excuse à l’adresse des convives, ettous quatre passèrent dans le bureau directorial. Je laisse laparole à M. Moncharmin.

« MM. Debienne et Poligny semblaient de plus en plus agités,raconte-t-il dans ses mémoires, et il nous parut qu’ils avaientquelque chose à nous dire qui les embarrassait fort.

D’abord, ils nous demandèrent si nous connaissions l’individu,assis au bout de la table, qui leur avait appris la mort de JosephBuquet, et, sur notre réponse négative, ils se montrèrent encoreplus troublés. Ils nous prirent les passe-partout des mains, lesconsidérèrent un instant, hochèrent la tête, puis nous donnèrent leconseil de faire faire de nouvelles serrures, dans le plus grandsecret, pour les appartements, cabinets et objets dont nouspouvions désirer la fermeture hermétique. Ils étaient si drôles endisant cela, que nous nous prîmes à rire en leur demandant s’il yavait des voleurs à l’Opéra ? Ils nous répondirent qu’il yavait quelque chose de pire qui était le fantôme. Nousrecommençâmes à rire, persuadés qu’ils se livraient à quelqueplaisanterie qui devait être comme le couronnement de cette petitefête intime. Et puis, sur leur prière, nous reprîmes notre «sérieux », décidés à entrer, pour leur faire plaisir, dans cettesorte de jeu. Ils nous dirent que jamais ils ne nous auraient parlédu fantôme, s’ils n’avaient reçu l’ordre formel du fantôme lui-mêmede nous engager à nous montrer aimables avec celui-ci et à luiaccorder tout ce qu’il nous demanderait. Cependant, trop heureux dequitter un domaine où régnait en maîtresse cette ombre tyranniqueet d’en être débarrassés du coup, ils avaient hésité jusqu’audernier moment à nous faire part d’une aussi curieuse aventure àlaquelle certainement nos esprits sceptiques n’étaient pointpréparés, quand l’annonce de la mort de Joseph Buquet leur avaitbrutalement rappelé que, chaque fois qu’ils n’avaient point obéiaux désirs du fantôme, quelque événement fantasque ou funeste avaitvite fait de les ramener au sentiment de leur dépendance. »

Pendant ces discours inattendus prononcés sur le ton de laconfidence la plus secrète et la plus importante, je regardaisRichard. Richard, au temps qu’il était étudiant, avait eu uneréputation de farceur, c’est-à-dire qu’il n’ignorait aucune desmille et une manières que l’on a de se moquer les uns des autres,et les concierges du boulevard Saint-Michel en ont su quelquechose. Aussi semblait-il goûter fort le plat qu’on lui servait àson tour. Il n’en perdait pas une bouchée, bien que le condimentfût un peu macabre à cause de la mort de Buquet. Il hochait la têteavec tristesse, et sa mine, au fur et à mesure que les autresparlaient, devenait lamentable comme celle d’un homme quiregrettait amèrement cette affaire de l’Opéra maintenant qu’ilapprenait qu’il y avait un fantôme dedans. Je ne pouvais fairemieux que de copier servilement cette attitude désespérée.Cependant, malgré tous nos efforts, nous ne pûmes, à la fin, nousempêcher de « pouffer » à la barbe de MM. Debienne et Poligny qui,nous voyant passer sans transition de l’état d’esprit le plussombre à la gaieté la plus insolente, firent comme s’ils croyaientque nous étions devenus fous.

La farce se prolongeant un peu trop, Richard demanda, moitiéfigue moitié raisin : « Mais enfin qu’est-ce qu’il veut cefantôme-là ? »

M. Poligny se dirigea vers son bureau et en revint avec unecopie du cahier des charges.

Le cahier des charges commence par ces mots : « La direction del’Opéra sera tenue de donner aux représentations de l’Académienationale de musique la splendeur qui convient à la première scènelyrique française », et se termine par l’article 98 ainsi conçu:

« Le présent privilège pourra être retiré :

1° Si le directeur contrevient aux dispositions stipulées dansle cahier des charges. »

Suivent ces dispositions.

Cette copie, dit M. Moncharmin, était à l’encre noire etentièrement conforme à celle que nous possédions.

Cependant nous vîmes que le cahier des charges que noussoumettait M. Poligny comportait in fine un alinéa, écrit à l’encrerouge, – écriture bizarre et tourmentée, comme si elle eût ététracée à coups de bout d’allumettes, écriture d’enfant qui n’auraitpas cessé de faire des bâtons et qui ne saurait pas encore relierses lettres. Et cet alinéa qui allongeait si étrangement l’article98, – disait textuellement :

5 ° Si le directeur retarde de plus de quinze jours lamensualité qu’il doit au fantôme de l’Opéra, mensualité fixéejusqu’à nouvel ordre à 20 000 francs – 240 000 francs par an.

M. de Poligny, d’un doigt hésitant, nous montrait cette clausesuprême, à laquelle nous ne nous attendions certainement pas.

« C’est tout ? Il ne veut pas autre chose ? demandaRichard avec le plus grand sang-froid.

– Si », répliqua Poligny.

Et il feuilleta encore le cahier des charges et lut :

« ART. 63. – La grande avant-scène de droite des premières n° 1,sera réservée à toutes les représentations pour le chef del’État.

La baignoire n° 20, le lundi, et la première loge n° 30, lesmercredis et vendredis, seront mises à la disposition duministre.

La deuxième loge n° 27 sera réservée chaque jour pour l’usagedes préfets de la Seine et de police. »

Et encore, en fin de cet article, M. Poligny nous montra uneligne à l’encre rouge qui y avait été ajoutée.

La première loge n° 5 sera mise à toutes les représentations àla disposition du fantôme de l’Opéra.

Sur ce dernier coup, nous ne pûmes que nous lever et serrerchaleureusement les mains de nos deux prédécesseurs en lesfélicitant d’avoir imaginé cette charmante plaisanterie, quiprouvait que la vieille gaieté française ne perdait jamais sesdroits. Richard crut même devoir ajouter qu’il comprenaitmaintenant pourquoi MM. Debienne et Poligny quittaient la directionde l’Académie nationale de musique. Les affaires n’étaient pluspossibles avec un fantôme aussi exigeant.

« Évidemment, répliqua sans sourciller M. Poligny : 240 000francs ne se trouvent pas sous le fer d’un cheval. Et avez-vouscompté ce que peut nous coûter la non-location de la première logen° 5 réservée au fantôme à toutes les représentations ? Sanscompter que nous avons été obligés d’en rembourser l’abonnement,c’est effrayant ! Vraiment, nous ne travaillons pas pourentretenir des fantômes !… Nous préférons nous enaller !

– Oui, répéta M. Debienne, nous préférons nous en aller !Allons-nous-en ! »

Et il se leva. Richard dit :

« Mais enfin, il me semble que vous êtes bien bons avec cefantôme. Si j’avais un fantôme aussi gênant que ça, je n’hésiteraispas à le faire arrêter…

– Mais où ? Mais comment ? s’écrièrent-ils enchœur ; nous ne l’avons jamais vu !

– Mais quand il vient dans sa loge ?

– Nous ne l’avons jamais vu dans sa loge.

– Alors, louez-la.

– Louer la loge du fantôme de l’Opéra ! Eh bien, messieurs,essayez ! »

Sur quoi, nous sortîmes tous quatre du cabinet directorial.Richard et moi nous n’avions jamais « tant ri ».

Chapitre 4La loge n° 5

Armand Moncharmin a écrit de si volumineux mémoires qu’en ce quiconcerne particulièrement la période assez longue de saco-direction, on est en droit de se demander s’il trouva jamais letemps de s’occuper de l’Opéra autrement qu’en racontant ce qui s’ypassait. M. Moncharmin ne connaissait pas une note de musique, maisil tutoyait le ministre de l’Instruction publique et desBeaux-Arts, avait fait un peu de journalisme sur le boulevard etjouissait d’une assez grosse fortune. Enfin, c’était un charmantgarçon et qui ne manquait point d’intelligence puisque, décidé àcommanditer l’Opéra, il avait su choisir celui qui en seraitl’utile directeur et était allé tout droit à Firmin Richard.

Firmin Richard était un musicien distingué et un galant homme.Voici le portrait qu’en trace, au moment de sa prise de possession,la Revue des théâtres : « M. Firmin Richard est âgé de cinquanteans environ, de haute taille, de robuste encolure, sans embonpoint.Il a de la prestance et de la distinction, haut en couleur, lescheveux plantés dru, un peu bas et taillés en brosse, la barbe àl’unisson des cheveux, l’aspect de la physionomie a quelque chosed’un peu triste que tempère aussitôt un regard franc et droit jointà un sourire charmant.

« M. Firmin Richard est un musicien très distingué. Harmonistehabile, contrepointiste savant, la grandeur est le principalcaractère de sa composition. Il a publié de la musique de chambretrès appréciée des amateurs, de la musique pour piano, sonates oupièces fugitives remplies d’originalité, un recueil de mélodies.Enfin, La Mort d’Hercule, exécutée aux concerts du Conservatoire,respire un souffle épique qui fait songer à Gluck, un des maîtresvénérés de M. Firmin Richard. Toutefois, s’il adore Gluck, il n’enaime pas moins Piccini ; M. Richard prend son plaisir où il letrouve. Plein d’admiration pour Piccini, il s’incline devantMeyerbeer, il se délecte de Cimarosa et nul n’apprécie mieux quelui l’inimitable génie de Weber. Enfin, en ce qui concerne Wagner,M. Richard n’est pas loin de prétendre qu’il est, lui, Richard, lepremier en France et peut-être le seul à l’avoir compris. »

J’arrête ici ma citation, d’où il me semble résulter assezclairement que si M. Firmin Richard aimait à peu près toute lamusique et tous les musiciens, il était du devoir de tous lesmusiciens d’aimer M. Firmin Richard. Disons en terminant ce rapideportrait que M. Richard était ce qu’on est convenu d’appeler unautoritaire, c’est-à-dire qu’il avait un fort mauvaiscaractère.

Les premiers jours que les deux associés passèrent à l’Opérafurent tout à la joie de se sentir les maîtres d’une aussi vaste etbelle entreprise et ils avaient certainement oublié cette curieuseet bizarre histoire du fantôme quand se produisit un incident quileur prouva que – s’il y avait farce – la farce n’était pointterminée.

M. Firmin Richard arriva ce matin-là à onze heures à son bureau.Son secrétaire, M. Rémy, lui montra une demi-douzaine de lettresqu’il n’avait point décachetées parce qu’elles portaient la mention« personnelle ». L’une de ces lettres attira tout de suitel’attention de Richard non seulement parce que la suscription del’enveloppe était à l’encre rouge, mais encore parce qu’il luisembla avoir vu déjà quelque part cette écriture. Il ne cherchapoint longtemps : c’était l’écriture rouge avec laquelle on avaitcomplété si étrangement le cahier des charges. Il en reconnutl’allure bâtonnante et enfantine. Il la décacheta et lut :

Mon cher directeur, je vous demande pardon de venir voustroubler en ces moments si précieux où vous décidez du sort desmeilleurs artistes de l’Opéra, où vous renouvelez d’importantsengagements et où vous en concluez de nouveaux ; et cela avecune sûreté de vue, une entente du théâtre, une science du public etde ses goûts, une autorité qui a été bien près de stupéfier mavieille expérience. Je suis au courant de ce que vous venez defaire pour la Carlotta, la Sorelli et la petite Jammes, et pourquelques autres dont vous avez deviné les admirables qualités, letalent ou le génie. – (Vous savez bien de qui je parle quandj’écris ces mots-là ; ce n’est évidemment point pour laCarlotta, qui chante comme une seringue et qui n’aurait jamais dûquitter les Ambassadeurs ni le café Jacquin ; ni pour laSorelli, qui a surtout du succès dans la carrosserie ; ni pourla petite Jammes, qui danse comme un veau dans la prairie. Ce n’estpoint non plus pour Christine Daaé, dont le génie est certain, maisque vous laissez avec un soin jaloux à l’écart de toute importantecréation.) – Enfin, vous êtes libres d’administrer votre petiteaffaire comme bon vous semble, n’est-ce pas ? Tout de même, jedésirerais profiter de ce que vous n’avez pas encore jeté ChristineDaaé à la porte pour l’entendre ce soir dans le rôle de Siebel,puisque celui de Marguerite, depuis son triomphe de l’autre jour,lui est interdit, et je vous prierai de ne point disposer de maloge aujourd’hui ni les jours suivants ; car je ne termineraipas cette lettre sans vous avouer combien j’ai été désagréablementsurpris, ces temps derniers, en arrivant à l’Opéra, d’apprendre quema loge avait été louée, – au bureau de location, – sur vosordres.

Je n’ai point protesté, d’abord parce que je suis l’ennemi duscandale, ensuite parce que je m’imaginais que vos prédécesseurs,MM. Debienne et Poligny, qui ont toujours été charmants pour moi,avaient négligé avant leur départ de vous parler de mes petitesmanies. Or, je viens de recevoir la réponse de MM. Debienne etPoligny à ma demande d’explications, réponse qui me prouve que vousêtes au courant de mon cahier des charges et par conséquent quevous vous moquez outrageusement de moi. Si vous voulez que nousvivions en paix, il ne faut pas commencer par m’enlever maloge ! Sous le bénéfice de ces petites observations, veuillezme considérer, mon cher directeur, comme votre très humble et trèsobéissant serviteur.

Signé… F. de l’Opéra.

Cette lettre était accompagnée d’un extrait de la petitecorrespondance de la Revue théâtrale, où on lisait ceci : « F. del’O. : R. et M. sont inexcusables. Nous les avons prévenus et nousleur avons laissé entre les mains votre cahier des charges.Salutations ! »

M. Firmin Richard avait à peine terminé cette lecture que laporte de son cabinet s’ouvrait et que M. Armand Moncharmin venaitau-devant de lui, une lettre à la main, absolument semblable àcelle que son collègue avait reçue. Ils se regardèrent en éclatantde rire.

« La plaisanterie continue, fit M. Richard ; mais ellen’est pas drôle !

– Qu’est-ce que ça signifie ? demanda M. Moncharmin.Pensent-ils que parce qu’ils ont été directeurs de l’Opéra nousallons leur concéder une loge à perpétuité ? »

Car, pour le premier comme pour le second, il ne faisait pointde doute que la double missive ne fût le fruit de la collaborationfacétieuse de leurs prédécesseurs.

« Je ne suis point d’humeur à me laisser longtemps berner !déclara Firmin Richard.

– C’est inoffensif ! » observa Armand Moncharmin.

« Au fait, qu’est-ce qu’ils veulent ? Une loge pour cesoir ? »

M. Firmin Richard donna l’ordre à son secrétaire d’envoyer lapremière loge n° 5 à MM. Debienne et Poligny, si elle n’était paslouée.

Elle ne l’était pas. Elle leur fut expédiée sur-le-champ. MM.Debienne et Poligny habitaient : le premier, au coin de la rueScribe et du boulevard des Capucines ; le second, rue Auber.Les deux lettres du fantôme F. de l’Opéra avaient été mises aubureau de poste du boulevard des Capucines. C’est Moncharmin qui leremarqua en examinant les enveloppes.

« Tu vois bien ! » fit Richard.

Ils haussèrent les épaules et regrettèrent que des gens de cetâge s’amusassent encore à des jeux aussi innocents.

« Tout de même, ils auraient pu être polis ! fit observerMoncharmin. As-tu vu comme ils nous traitent à propos de laCarlotta, de la Sorelli et de la petite Jammes ?

– Eh bien, cher, ces gens-là sont malades de jalousie !…Quand je pense qu’ils sont allés jusqu’à payer une petitecorrespondance à la Revue théâtrale !… Ils n’ont donc plusrien à faire ?

– À propos ! dit encore Moncharmin, ils ont l’air des’intéresser beaucoup à la petite Christine Daaé…

– Tu sais aussi bien que moi qu’elle a la réputation d’êtresage ! répondit Richard.

– On vole si souvent sa réputation, répliqua Moncharmin. Est-ceque je n’ai pas, moi, la réputation de me connaître en musique, etj’ignore la différence qu’il y a entre la clef de sol et la clef defa.

– Tu n’as jamais eu cette réputation-là, déclara Richard,rassure-toi. »

Là-dessus, Firmin Richard donna l’ordre à l’huissier de faireentrer les artistes qui, depuis deux heures, se promenaient dans legrand couloir de l’administration en attendant que la portedirectoriale s’ouvrît, cette porte derrière laquelle lesattendaient la gloire et l’argent… ou le congé.

Toute cette journée se passa en discussions, pourparlers,signatures ou ruptures de contrats ; aussi je vous prie decroire que ce soir-là – le soir du 25 janvier – nos deuxdirecteurs, fatigués par une âpre journée de colères, d’intrigues,de recommandations, de menaces, de protestations d’amour ou dehaine, se couchèrent de bonne heure, sans avoir même la curiositéd’aller jeter un coup d’œil dans la loge n° 5, pour savoir si MM.Debienne et Poligny trouvaient le spectacle à leur goût. L’Opéran’avait point chômé depuis le départ de l’ancienne direction, et M.Richard avait fait procéder aux quelques travaux nécessaires, sansinterrompre le cours des représentations.

Le lendemain matin, MM. Richard et Moncharmin trouvèrent dansleur courrier, d’une part, une carte de remerciement du fantôme,ainsi conçue :

Mon cher Directeur,

Merci. Charmante soirée. Daaé exquise. Soignez les chœurs. LaCarlotta, magnifique et banal instrument. Vous écrirai bientôt pourles 240 000 francs, – exactement 233 424 fr 70 ; MM. Debienneet Poligny m’ayant fait parvenir les 6575 fr 30, représentant lesdix premiers jours de ma pension de cette année, – leurs privilègesfinissant le 10 au soir.

Serviteur

F. de l’O.

D’autre part, une lettre de MM. Debienne et Poligny :

Messieurs,

Nous vous remercions de votre aimable attention, mais vouscomprendrez facilement que la perspective de réentendre Faust, sidouce soit-elle à d’anciens directeurs de l’Opéra, ne puisse nousfaire oublier que nous n’avons aucun droit à occuper la premièreloge n° 5, qui appartient exclusivement à celui dont nous avons eul’occasion de vous parler, en relisant avec vous, une dernièrefois, le cahier des charges, – dernier alinéa de l’article 63.

Veuillez agréer, messieurs, etc.

« Ah ! mais, ils commencent à m’agacer, ces gens-là !» déclara violemment Firmin Richard, en arrachant la lettre de MM.Debienne et Poligny.

Ce soir-là, la première loge n° 5 fut louée.

Le lendemain, en arrivant dans leur cabinet, MM. Richard etMoncharmin trouvaient un rapport d’inspecteur relatif auxévénements qui s’étaient déroulés la veille au soir dans lapremière loge n° 5. Voici le passage essentiel du rapport, qui estbref :

« J’ai été dans la nécessité, écrit l’inspecteur, de requérir,ce soir – l’inspecteur avait écrit son rapport la veille au soir –un garde municipal pour faire évacuer par deux fois, aucommencement et au milieu du second acte, la première loge n° 5.Les occupants – ils étaient arrivés au commencement du second acte– y causaient un véritable scandale par leurs rires et leursréflexions saugrenues. De toutes parts autour d’eux, deschut ! se faisaient entendre et la salle commençait àprotester quand l’ouvreuse est venue me trouver ; je suisentré dans la loge et je fis entendre les observations nécessaires.Ces gens ne paraissaient point jouir de tout leur bon sens et metinrent des propos stupides. Je les avertis que si un pareilscandale se renouvelait je me verrais forcé de faire évacuer laloge. Je n’étais pas plus tôt parti que j’entendis de nouveau leursrires et les protestations de la salle. Je revins avec un gardemunicipal qui les fit sortir. Ils réclamèrent, toujours en riant,déclarant qu’ils ne s’en iraient point si on ne leur rendait pasleur argent. Enfin, ils se calmèrent, et je les laissai rentrerdans la loge ; aussitôt les rires recommencèrent, et, cettefois, je les fis expulser définitivement. »

« Qu’on fasse venir l’inspecteur », cria Richard à sonsecrétaire, qui l’avait lu, le premier, ce rapport et qui l’avaitdéjà annoté au crayon bleu.

Le secrétaire, M. Rémy – vingt-quatre ans, fine moustache,élégant, distingué, grande tenue –, dans ce temps-là redingoteobligatoire dans la journée, intelligent et timide devant ledirecteur, 2 400 d’appointement par an, payé par le directeur,compulse les journaux, répond aux lettres, distribue des loges etdes billets de faveur, règle les rendez-vous, cause avec ceux quifont antichambre, court chez les artistes malades, cherche lesdoublures, correspond avec les chefs de service, mais avant toutest le verrou du cabinet directorial, peut être sans compensationaucune jeté à la porte du jour au lendemain, car il n’est pasreconnu par l’administration – le secrétaire, qui avait fait déjàchercher l’inspecteur, donna l’ordre de le faire entrer.

L’inspecteur entra, un peu inquiet.

« Racontez-nous ce qui s’est passé », fit brusquementRichard.

L’inspecteur bredouilla tout de suite et fit allusion aurapport.

« Enfin ! ces gens-là, pourquoi riaient-ils ? demandaMoncharmin.

– Monsieur le directeur, ils devaient avoir bien dîné etparaissaient plus préparés à faire des farces qu’à écouter de labonne musique. Déjà, en arrivant, ils n’étaient pas plus tôt entrésdans la loge qu’ils en étaient ressortis et avaient appelél’ouvreuse qui leur a demandé ce qu’ils avaient. Ils ont dit àl’ouvreuse : « Regardez dans la loge, il n’y a personne, n’est cepas ?… – Non, a répondu l’ouvreuse. – Eh bien, ont-ilsaffirmé, quand nous sommes entrés, nous avons entendu une voix quidisait qu’il y avait quelqu’un. »

M. Moncharmin ne put regarder M. Richard sans sourire, mais M.Richard, lui, ne souriait point. Il avait jadis trop « travaillé »dans le genre pour ne point reconnaître dans le récit que luifaisait, le plus naïvement du monde, l’inspecteur, toutes lesmarques d’une de ces méchantes plaisanteries qui amusent d’abordceux qui en sont victimes puis qui finissent par les rendreenragés.

M. l’inspecteur, pour faire sa cour à M. Moncharmin, quisouriait, avait cru devoir sourire, lui aussi. Malheureuxsourire ! Le regard de M. Richard foudroya l’employé, quis’occupa aussitôt de montrer un visage effroyablementconsterné.

« Enfin, quand ces gens-là sont arrivés, demanda en grondant leterrible Richard, il n’y avait personne dans la loge ?

– Personne, monsieur le directeur ! personne ! Ni dansla loge de droite, ni dans la loge de gauche, personne, je vous lejure ! j’en mets la main au feu ! et c’est ce qui prouvebien que tout cela n’est qu’une plaisanterie.

– Et l’ouvreuse, qu’est-ce qu’elle a dit ?

– Oh ! pour l’ouvreuse, c’est bien simple, elle dit quec’est le fantôme de l’Opéra. Alors ! »

Et l’inspecteur ricana. Mais encore il comprit qu’il avait eutort de ricaner, car il n’avait pas plus tôt prononcé ces mots :elle dit que c’est le fantôme de l’Opéra ! que la physionomiede M. Richard, de sombre qu’elle était, devint farouche.

« Qu’on aille me chercher l’ouvreuse ! commanda-t-il… Toutde suite ! Et que l’on me la ramène ! Et que l’on mettetout ce monde-là à la porte ! »

L’inspecteur voulut protester, mais Richard lui ferma la bouched’un redoutable : « Taisez-vous ! » Puis, quand les lèvres dumalheureux subordonné semblèrent closes pour toujours, M. ledirecteur ordonna qu’elles se rouvrissent à nouveau.

« Qu’est-ce que le “fantôme de l’Opéra” ? » se décida-t-ilà demander avec un grognement.

Mais l’inspecteur était maintenant incapable de dire un mot. Ilfit entendre par une mimique désespérée qu’il n’en savait rien ouplutôt qu’il n’en voulait rien savoir.

« Vous l’avez vu, vous, le fantôme de l’Opéra ? »

Par un geste énergique de la tête, l’inspecteur nia l’avoirjamais vu.

« Tant pis ! » déclara froidement M. Richard.

L’inspecteur ouvrit des yeux énormes, des yeux qui sortaient deleurs orbites, pour demander pourquoi M. le directeur avaitprononcé ce sinistre : « Tant pis ! »

« Parce que je vais faire régler leur compte à tous ceux qui nel’ont pas vu ! expliqua M. le directeur. Puisqu’il estpartout, il n’est pas admissible qu’on ne l’aperçoive nulle part.J’aime qu’on fasse son service, moi ! »

Chapitre 5Suite de « la loge n° 5 »

Ayant dit, M. Richard ne s’occupa plus du tout de l’inspecteuret traita de diverses affaires avec son administrateur qui venaitd’entrer. L’inspecteur avait pensé qu’il pouvait s’en aller et toutdoucement, tout doucement, oh ! mon Dieu ! sidoucement !… à reculons, il s’était rapproché de la porte,quand M. Richard, s’apercevant de la manœuvre, cloua l’homme surplace d’un tonitruant : « Bougez pas ! »

Par les soins de M. Rémy, on était allé chercher l’ouvreuse, quiétait concierge rue de Provence, à deux pas de l’Opéra. Elle fitbientôt son entrée.

« Comment vous appelez-vous ?

– Mame Giry. Vous me connaissez bien, monsieur ledirecteur ; c’est moi la mère de la petite Giry, la petiteMeg, quoi ! »

Ceci fut dit d’un ton rude et solennel qui impressionna uninstant M. Richard. Il regarda Mame Giry (châle déteint, souliersusés, vieille robe de taffetas, chapeau couleur de suie). Il étaitde toute évidence, à l’attitude de M. le directeur, que celui-ci neconnaissait nullement ou ne se rappelait point avoir connu MameGiry, ni même la petite Giry, « ni même la petite Meg » ! Maisl’orgueil de Mame Giry était tel que cette célèbre ouvreuse (jecrois bien que c’est de son nom que l’on a fait le mot bien connudans l’argot des coulisses : « giries ». Exemple : une artistereproche à une camarade ses potins, ses papotages ; elle luidira : « Tout ça, c’est des giries »), que cette ouvreuse,disons-nous, s’imaginait être connue de tout le monde.

« Connais pas ! finit par proclamer M. le directeur… Mais,mame Giry, il n’empêche que je voudrais bien savoir ce qui vous estarrivé hier soir, pour que vous ayez été forcée, vous et M.l’inspecteur, d’avoir recours à un garde municipal…

– J’voulais justement vous voir pour vous en parler, m’sieur ledirecteur, à seule fin qu’il ne vous arrive pas les mêmesdésagréments qu’à MM. Debienne et Poligny… Eux, non plus, aucommencement, ils ne voulaient pas m’écouter…

– Je ne vous demande pas tout ça. Je vous demande ce qui vousest arrivé hier soir ! »

Mame Giry devint rouge d’indignation. On ne lui avait jamaisparlé sur un ton pareil. Elle se leva comme pour partir, ramassantdéjà les plis de sa jupe et agitant avec dignité les plumes de sonchapeau couleur de suie ; mais, se ravisant, elle se rassit etdit d’une voix rogue :

« Il est arrivé qu’on a encore embêté le fantôme ! »

Là-dessus, comme M. Richard allait éclater, M. Moncharminintervint et dirigea l’interrogatoire, d’où il résulta que mameGiry trouvait tout naturel qu’une voix se fît entendre pourproclamer qu’il y avait du monde dans une loge où il n’y avaitpersonne. Elle ne pouvait s’expliquer ce phénomène, qui n’étaitpoint nouveau pour elle, que par l’intervention du fantôme. Cefantôme, personne ne le voyait dans la loge, mais tout le mondepouvait l’entendre. Elle l’avait entendu souvent, elle, et onpouvait l’en croire, car elle ne mentait jamais. On pouvaitdemander à MM. Debienne et Poligny et à tous ceux qui laconnaissaient, et aussi à M. Isidore Saack, à qui le fantôme avaitcassé la jambe !

« Oui-dà ? interrompit Moncharmin. Le fantôme a cassé lajambe à ce pauvre Isidore Saack ? »

Mame Giry ouvrit de grands yeux où se peignait l’étonnementqu’elle ressentait devant tant d’ignorance. Enfin, elle consentit àinstruire ces deux malheureux innocents. La chose s’était passée dutemps de MM. Debienne et Poligny, toujours dans la loge n° 5 etaussi pendant une représentation de Faust.

Mame Giry tousse, assure sa voix… elle commence… on diraitqu’elle se prépare à chanter toute la partition de Gounod.

« Voilà, monsieur. Il y avait, ce soir-là, au premier rang, M.Maniera et sa dame, les lapidaires de la rue Mogador, et, derrièreMme Maniera, leur ami intime, M. Isidore Saack. Méphistophélèschantait (Mame Giry chante) : « Vous qui faites l’endormie », etalors M. Maniera entend dans son oreille droite (sa femme était àsa gauche) une voix qui lui dit : « Ah ! ah ! ce n’estpas Julie qui fait l’endormie ! » (Sa dame s’appelle justementJulie). M. Maniera se retourne à droite pour voir qui est-ce quilui parlait ainsi. Personne ! Il se frotte l’oreille et se dità lui-même : « Est-ce que je rêve ? » Là-dessus,Méphistophélès continuait sa chanson… Mais j’ennuie peut-êtremessieurs les directeurs ?

– Non ! non ! continuez…

– Messieurs les directeurs sont trop bons ! (Une grimace deMame Giry.) Donc, Méphistophélès continuait sa chanson (Mame Girychante) : « Catherine que j’adore – pourquoi refuser – l’amant quivous implore – un si doux baiser ? » et aussitôt M. Manieraentend, toujours dans son oreille droite, la voix qui lui dit : «Ah ! ah ! ce n’est pas Julie qui refuserait un baiser àIsidore ? » Là-dessus, il se retourne, mais, cette fois, ducôté de sa dame et d’Isidore, et qu’est-ce qu’il voit ?Isidore qui avait pris par-derrière la main de sa dame et qui lacouvrait de baisers dans le petit creux du gant… comme ça, mes bonsmessieurs. (Mame Giry couvre de baisers le coin de chair laissé ànu par son gant de filoselle.) Alors, vous pensez bien que ça nes’est pas passé à la douce ! Clic ! Clac ! M.Maniera, qui était grand et fort comme vous, monsieur Richard,distribua une paire de gifles à M. Isidore Saack, qui était minceet faible comme M. Moncharmin, sauf le respect que je lui dois…C’était un scandale. Dans la salle, on criait : « Assez !Assez !… Il va le tuer !… » Enfin, M. Isidore Saack puts’échapper…

– Le fantôme ne lui avait donc pas cassé la jambe ? »demande M. Moncharmin, un peu vexé de ce que son physique ait faitune si petite impression sur Mame Giry.

– Il la lui a cassée, mossieu, réplique Mame Giry avec hauteur(car elle a compris l’intention blessante). Il la lui a cassée toutnet dans la grande escalier, qu’il descendait trop vite,mossieu ! et si bien, ma foi, que le pauvre ne la remonterapas de sitôt !…

– C’est le fantôme qui vous a raconté les propos qu’il avaitglissés dans l’oreille droite de M. Maniera ? questionnetoujours avec un sérieux qu’il croit du plus comique, le juged’instruction Moncharmin.

– Non ! mossieu, c’est mossieu Maniera lui-même. Ainsi…

– Mais vous, vous avez déjà parlé au fantôme, ma bravedame ?

– Comme je vous parle, mon brav’ mossieu…

– Et quand il vous parle, le fantôme, qu’est-ce qu’il vousdit ?

– Eh bien, il me dit de lui apporter un p’tit banc ! »

À ces mots prononcés solennellement, la figure de Mame Girydevint de marbre, de marbre jaune, veiné de raies rouges, commecelui des colonnes qui soutiennent le grand escalier et que l’onappelle marbre sarrancolin.

Cette fois, Richard était reparti à rire de compagnie avecMoncharmin et le secrétaire Rémy ; mais, instruit parl’expérience, l’inspecteur ne riait plus. Appuyé au mur, il sedemandait, en remuant fébrilement ses clefs dans sa poche, commentcette histoire allait finir. Et plus Mame Giry le prenait sur unton « rogue », plus il craignait le retour de la colère de M. ledirecteur ! Et maintenant, voilà que devant l’hilaritédirectoriale, Mame Giry osait devenir menaçante ! menaçante envérité !

« Au lieu de rire du fantôme, s’écria-t-elle indignée, vousferiez mieux de faire comme M. Poligny, qui, lui, s’est renducompte par lui-même…

– Rendu compte de quoi ? interroge Moncharmin, qui ne s’estjamais tant amusé.

– Du fantôme !… Puisque je vous le dis… Tenez !… (Ellese calme subitement, car elle juge que l’heure est grave.)Tenez !… Je m’en rappelle comme si c’était hier. Cette fois,on jouait La Juive. M. Poligny avait voulu assister, tout seul,dans la loge du fantôme, à la représentation. Mme Krauss avaitobtenu un succès fou. Elle venait de chanter, vous savez bien, lamachine du second acte (Mame Giry chante à mi-voix) :

Près de celui que j’aime

Je veux vivre et mourir,

Et la mort, elle-même,

Ne peut nous désunir.

– Bien ! Bien ! j’y suis… », fait observer avec unsourire décourageant M. Moncharmin.

Mais Mame Giry continue à mi-voix, en balançant la plume de sonchapeau couleur de suie :

« Partons ! partons ! Ici-bas, dans les cieux,

Même sort désormais nous attend tous les deux.

– Oui ! Oui ! nous y sommes ! répète Richard, ànouveau impatienté… et alors ? et alors ?

– Et alors, c’est à ce moment-là que Léopold s’écrie :“Fuyons !” n’est-ce pas ? et qu’Eléazar les arrête, enleur demandant : “Où courez-vous ?” Eh bien, juste à cemoment-là, M. Poligny, que j’observais du fond d’une loge à côté,qui était restée vide. M. Poligny s’est levé tout droit, et estparti raide comme une statue, et je n’ai eu que le temps de luidemander, comme Eléazar : “Où allez-vous ?” Mais il ne m’a pasrépondu et il était plus pâle qu’un mort ! Je l’ai regardédescendre l’escalier, mais il ne s’est pas cassé la jambe…Pourtant, il marchait comme dans un rêve, comme dans un mauvaisrêve, et il ne retrouvait seulement pas son chemin… lui qui étaitpayé pour bien connaître l’Opéra ! »

Ainsi s’exprima Mame Giry, et elle se tut pour juger de l’effetqu’elle avait produit. L’histoire de Poligny avait fait hocher latête à Moncharmin.

« Tout cela ne me dit pas dans quelles circonstances, ni commentle fantôme de l’Opéra vous a demandé un petit banc ?insista-t-il, en regardant fixement la mère Giry, comme on dit,entre “quatre-z-yeux”.

– Eh bien, mais, c’est depuis ce soir-là… car, à partir de cesoir-là, on l’a laissé tranquille, not’ fantôme… on n’a plus essayéde lui disputer sa loge. MM. Debienne et Poligny ont donné desordres pour qu’on la lui laisse à toutes les représentations.Alors, quand il venait, il me demandait son petit banc…

– Euh ! euh ! un fantôme qui demande un petitbanc ? C’est donc une femme, votre fantôme ? interrogeaMoncharmin.

– Non, le fantôme est un homme.

– Comment le savez-vous ?

Il a une voix d’homme, oh ! une douce voix d’homme !Voilà comment ça se passe : Quand il vient à l’Opéra, il arrived’ordinaire vers le milieu du premier acte, il frappe trois petitscoups secs à la porte de la loge n° 5. La première fois que j’aientendu ces trois coups-là, alors que je savais très bien qu’il n’yavait encore personne dans la loge, vous pensez si j’ai étéintriguée ! J’ouvre la porte, j’écoute, je regarde :personne ! et puis voilà-t-il pas que j’entends une voix quime dit : « Mame Jules » (c’est le nom de défunt mon mari), un petitbanc, s.v.p. ? » Sauf vot’ respect, m’sieur le directeur, j’enétais comme une tomate… Mais la voix continua : « Vous effrayezpas, Mame Jules, c’est moi le fantôme del’Opéra ! ! ! » Je regardai du côté d’où venait lavoix qui était, du reste si bonne, et si « accueillante », qu’ellene me faisait presque plus peur. La voix, m’sieur le directeur,était assise sur le premier fauteuil du premier rang à droite. Saufque je ne voyais personne sur le fauteuil, on aurait juré qu’il yavait quelqu’un dessus, qui parlait, et quelqu’un de bien poli, mafoi.

– La loge à droite de la loge n° 5, demanda Moncharmin,était-elle occupée ?

– Non ; la loge n° 7 comme la loge n° 3 à gauche n’étaientpas encore occupées. On n’était qu’au commencement duspectacle.

– Et qu’est-ce que vous avez fait ?

– Eh bien, j’ai apporté le petit banc. Évidemment, ça n’étaitpas pour lui qu’il demandait un petit banc, c’était pour sadame ! Mais elle, je ne l’ai jamais entendue ni vue… »

Hein ? Quoi ? le fantôme avait une femmemaintenant ! De Mame Giry, le double regard de MM. Moncharminet Richard monta jusqu’à l’inspecteur, qui, derrière l’ouvreuse,agitait les bras dans le dessein d’attirer sur lui l’attention deses chefs. Il se frappait le front d’un index désolé pour fairecomprendre aux directeurs que la mère Jules était bien certainementfolle, pantomime qui engagea définitivement M. Richard à se séparerd’un inspecteur qui gardait dans son service une hallucinée. Labonne femme continuait, toute à son fantôme, vantant maintenant sagénérosité.

« À la fin du spectacle, il me donne toujours une pièce dequarante sous, quelquefois cent sous, quelquefois même dix francs,quand il a été plusieurs jours sans venir. Seulement, depuis qu’ona recommencé à l’ennuyer, il ne me donne plus rien du tout…

– Pardon, ma brave femme… (Révolte nouvelle de la plume duchapeau couleur de suie, devant une aussi persistante familiarité)pardon !… Mais comment le fantôme fait-il pour vous remettrevos quarante sous ? interroge Moncharmin, né curieux.

– Bah ! il les laisse sur la tablette de la loge. Je lestrouve là avec le programme que je lui apporte toujours ; dessoirs je retrouve même des fleurs dans ma loge, une rose qui seratombée du corsage de sa dame… car, sûr, il doit venir quelquefoisavec une dame, pour qu’un jour, ils aient oublié un éventail.

– Ah ! ah ! le fantôme a oublié un éventail ?

– Et qu’en avez-vous fait ?

– Eh bien, je le lui ai rapporté la fois suivante. »

Ici, la voix de l’inspecteur se fit entendre :

« Vous n’avez pas observé le règlement, Mame Giry, je vous metsà l’amende.

– Taisez-vous, imbécile ! (Voix de basse de M. FirminRichard.)

– Vous avez rapporté l’éventail ! Et alors ?

– Et alors, ils l’ont remporté, m’sieur le directeur ; jene l’ai plus retrouvé à la fin du spectacle, à preuve qu’ils ontlaissé à la place une boîte de bonbons anglais que j’aime tant,m’sieur le directeur. C’est une des gentillesses du fantôme…

– C’est bien, Mame Giry… Vous pouvez vous retirer. »

Quand Mame Giry eut salué respectueusement, non sans unecertaine dignité qui ne l’abandonnait jamais, ses deux directeurs,ceux-ci déclarèrent à M. l’inspecteur qu’ils étaient décidés à sepriver des services de cette vieille folle. Et ils congédièrent M.l’inspecteur.

Quand M. l’inspecteur se fut retiré à son tour, après avoirprotesté de son dévouement à la maison, MM. les directeursavertirent M. l’administrateur qu’il eût à faire régler le comptede M. l’inspecteur. Quand ils furent seuls, MM. les directeurs secommuniquèrent une même pensée, qui leur était venue en même tempsà tous deux, celle d’aller faire un petit tour du côté de la logen° 5.

Nous les y suivrons bientôt.

Chapitre 6Le violon enchanté

Christine Daaé, victime d’intrigues sur lesquelles nousreviendrons plus tard, ne retrouva point tout de suite à l’Opéra letriomphe de la fameuse soirée de gala. Depuis, cependant, elleavait eu l’occasion de se faire entendre en ville, chez la duchessede Zurich, où elle chanta les plus beaux morceaux de sonrépertoire ; et voici comment le grand critique X. Y. Z., quise trouvait parmi les invités de marque, s’exprime sur son compte:

« Quand on l’entend dans Hamlet, on se demande si Shakespeareest venu des Champs-Élysées lui faire répéter Ophélie… Il est vraique, quand elle ceint le diadème d’étoiles de la reine de la nuit,Mozart, de son côté, doit quitter les demeures éternelles pourvenir l’entendre. Mais non, il n’a pas à se déranger, car la voixaiguë et vibrante de l’interprète magique de sa Flûte enchantéevient le trouver dans le Ciel, qu’elle escalade avec aisance,exactement comme elle a su, sans effort, passer de sa chaumière duvillage de Skotelof au palais d’or et de marbre bâti par M.Garnier. »

Mais après la soirée de la duchesse de Zurich, Christine nechante plus dans le monde. Le fait est qu’à cette époque, ellerefuse toute invitation, tout cachet. Sans donner de prétexteplausible, elle renonce à paraître dans une fête de charité, pourlaquelle elle avait précédemment promis son concours. Elle agitcomme si elle n’était plus la maîtresse de sa destinée, comme sielle avait peur d’un nouveau triomphe.

Elle sut que le comte de Chagny, pour faire plaisir à son frère,avait fait des démarches très actives en sa faveur auprès de M.Richard ; elle lui écrivit pour le remercier et aussi pour leprier de ne plus parler d’elle à ses directeurs. Quelles pouvaientbien être alors les raisons d’une aussi étrange attitude ? Lesuns ont prétendu qu’il y avait là un incommensurable orgueil,d’autres ont crié à une divine modestie. On n’est point si modesteque cela quand on est au théâtre ; en vérité, je ne sais si jene devrais point écrire simplement ce mot : effroi. Oui, je croisbien que Christine Daaé avait alors peur de ce qui venait de luiarriver et qu’elle en était aussi stupéfaite que tout le mondeautour d’elle. Stupéfaite ? Allons donc ! J’ai là unelettre de Christine (collection du Persan) qui se rapporte auxévénements de cette époque. Eh bien, après l’avoir relue, jen’écrirai point que Christine était stupéfaite ou même effrayée deson triomphe, mais bien épouvantée. Oui, oui… épouvantée ! «Je ne me reconnais plus quand je chante ! » dit-elle.

La pauvre, la pure, la douce enfant ! Elle ne se montraitnulle part, et le vicomte de Chagny essaya en vain de se trouversur son chemin. Il lui écrivit, pour lui demander la permission dese présenter chez elle, et il désespérait d’avoir une réponse,quand un matin, elle lui fit parvenir le billet suivant :

« Monsieur, je n’ai point oublié le petit enfant qui est allé mechercher mon écharpe dans la mer. Je ne puis m’empêcher de vousécrire cela, aujourd’hui où je pars pour Perros, conduite par undevoir sacré. C’est demain l’anniversaire de la mort de mon pauvrepapa, que vous avez connu, et qui vous aimait bien. Il est enterrélà-bas, avec son violon, dans le cimetière qui entoure la petiteéglise, au pied du coteau où, tout petits, nous avons tantjoué ; au bord de cette route où, un peu plus grands, nousnous sommes dit adieu pour la dernière fois. »

Quand il reçut ce billet de Christine Daaé, le vicomte de Chagnyse précipita sur un indicateur de chemin de fer, s’habilla à lahâte, écrivit quelques lignes que son valet de chambre devaitremettre à son frère et se jeta dans une voiture qui d’ailleurs ledéposa trop tard sur le quai de la gare de Montparnasse pour luipermettre de prendre le train du matin sur lequel il comptait.

Raoul passa une journée maussade et ne reprit goût à la vie quevers le soir quand il fut installé dans son wagon. Tout le long duvoyage, il relut le billet de Christine, il en respira leparfum ; il ressuscita la douce image de ses jeunes ans. Ilpassa toute cette abominable nuit de chemin de fer dans un rêvefiévreux qui avait pour commencement et fin Christine Daaé. Le jourcommençait à poindre quand il débarqua à Lannion. Il courut à ladiligence de Perros-Guirec. Il était le seul voyageur. Ilinterrogea le cocher. Il sut que la veille au soir une jeune femmequi avait l’air d’une Parisienne s’était fait conduire à Perros etétait descendue à l’auberge du Soleil-Couchant. Ce ne pouvait êtreque Christine. Elle était venue seule. Raoul laissa échapper unprofond soupir. Il allait pouvoir, en toute paix, parler àChristine, dans cette solitude. Il l’aimait à en étouffer. Ce grandgarçon, qui avait fait le tour du monde, était pur comme une viergequi n’a jamais quitté la maison de sa mère.

Au fur et à mesure qu’il se rapprochait d’elle, il se rappelaitdévotement l’histoire de la petite chanteuse suédoise. Bien desdétails en sont encore ignorés de la foule.

Il y avait une fois, dans un petit bourg, aux environs d’Upsal,un paysan qui vivait là, avec sa famille, cultivant la terrependant la semaine et chantant au lutrin, le dimanche. Ce paysanavait une petite fille à laquelle, bien avant qu’elle sût lire, ilapprit à déchiffrer l’alphabet musical. Le père Daaé était, sansqu’il s’en doutât peut-être, un grand musicien. Il jouait du violonet était considéré comme le meilleur ménétrier de toute laScandinavie. Sa réputation s’étendait à la ronde et on s’adressaittoujours à lui pour faire danser les couples dans les noces et lesfestins. La mère Daaé, impotente, mourut alors que Christineentrait dans sa sixième année. Aussitôt le père, qui n’aimait quesa fille et sa musique, vendit son lopin de terre et s’en futchercher la gloire à Upsal. Il n’y trouva que la misère.

Alors, il retourna dans les campagnes, allant de foire en foire,raclant ses mélodies scandinaves, cependant que son enfant, qui nele quittait jamais, l’écoutait avec extase ou l’accompagnait enchantant. Un jour, à la foire de Limby, le professeur Valérius lesentendit tous deux et les emmena à Gothenburg. Il prétendait que lepère était le premier violoneux du monde et que sa fille avaitl’étoffe d’une grande artiste. On pourvut à l’éducation et àl’instruction de l’enfant. Partout elle émerveillait un chacun parsa beauté, sa grâce et sa soif de bien dire et bien faire. Sesprogrès étaient rapides. Le professeur Valérius et sa femme durent,sur ces entrefaites, venir s’installer en France. Ils emmenèrentDaaé et Christine. La maman Valérius traitait Christine comme safille. Quant au bonhomme, il commençait à dépérir, pris du mal dupays. À Paris, il ne sortait jamais. Il vivait dans une espèce derêve qu’il entretenait avec son violon. Des heures entières, ils’enfermait dans sa chambre avec sa fille, et on l’entendaitvioloner et chanter tout doux, tout doux. Parfois, la mamanValérius venait les écouter derrière la porte, poussait un grossoupir, essuyait une larme et s’en retournait sur la pointe despieds. Elle aussi avait la nostalgie de son ciel scandinave.

Le père Daaé ne semblait reprendre des forces que l’été, quandtoute la famille s’en allait villégiaturer à Perros-Guirec, dans uncoin de Bretagne qui était alors à peu près inconnu des Parisiens.Il aimait beaucoup la mer de ce pays, lui trouvant, disait-il, lamême couleur que là-bas et, souvent, sur la plage, il lui jouaitses airs les plus dolents, et il prétendait que la mer se taisaitpour les écouter. Et puis, il avait si bien supplié la mamanValérius, que celle-ci avait consenti à une nouvelle lubie del’ancien ménétrier.

À l’époque des « pardons », des fêtes de villages, des danses etdes « dérobées », il partit comme autrefois, avec son violon, et ilavait le droit d’emmener sa fille pendant huit jours. On ne selassait point de les écouter. Ils versaient pour toute l’année del’harmonie dans les moindres hameaux, et couchaient la nuit dansdes granges, refusant le lit de l’auberge, se serrant sur la paillel’un contre l’autre, comme au temps où ils étaient si pauvres enSuède. Or, ils étaient habillés fort convenablement, refusaient lessous qu’on leur offrait, ne faisaient point de quête, et les gens,autour d’eux, ne comprenaient rien à la conduite de ce violoneuxqui courait les chemins avec cette belle enfant qui chantait sibien qu’on croyait entendre un ange du paradis. On les suivait devillage en village.

Un jour, un jeune garçon de la ville, qui était avec sagouvernante, fit faire à celle-ci un long chemin, car il ne sedécidait point à quitter la petite fille dont la voix si douce etsi pure semblait l’avoir enchaîné. Ils arrivèrent ainsi au bordd’une crique que l’on appelle encore Trestraou. En ce temps-là, iln’y avait en ce lieu que le ciel et la mer et le rivage doré. Et,par-dessus tout, il y avait un grand vent qui emporta l’écharpe deChristine dans la mer. Christine poussa un cri et tendit les bras,mais le voile était déjà loin sur les flots. Christine entendit unevoix qui lui disait :

« Ne vous dérangez pas, mademoiselle, je vais vous ramasservotre écharpe dans la mer. »

Et elle vit un petit garçon qui courait, qui courait, malgré lescris et les protestations indignées d’une brave dame, toute ennoir. Le petit garçon entra dans la mer tout habillé et luirapporta son écharpe. Le petit garçon et l’écharpe étaient dans unbel état ! La dame en noir ne parvenait pas à se calmer, maisChristine riait de tout son cœur, et elle embrassa le petit garçon.C’était le vicomte Raoul de Chagny. Il habitait, dans le moment,avec sa tante, à Lannion. Pendant la saison, ils se revirentpresque tous les jours et ils jouèrent ensemble. Sur la demande dela tante et par l’entremise du professeur Valérius, le bonhommeDaaé consentit à donner des leçons de violon au jeune vicomte.Ainsi, Raoul apprit-il à aimer les mêmes airs que ceux qui avaientenchanté l’enfance de Christine.

Ils avaient à peu près la même petite âme rêveuse et calme. Ilsne se plaisaient qu’aux histoires, aux vieux contes bretons, etleur principal jeu était d’aller les chercher au seuil des portes,comme des mendiants. « Madame ou mon bon monsieur, avez-vous unepetite histoire à nous raconter, s’il vous plaît ? » Il étaitrare qu’on ne leur « donnât » point. Quelle est la vieillegrand-mère bretonne qui n’a point vu, au moins une fois dans savie, danser les korrigans, sur la bruyère, au clair delune ?

Mais leur grande fête était lorsqu’au crépuscule, dans la grandepaix du soir, après que le soleil s’était couché dans la mer, lepère Daaé venait s’asseoir à côté d’eux sur le bord de la route, etleur contait à voix basse, comme s’il craignait de faire peur auxfantômes qu’il évoquait, les belles, douces ou terribles légendesdu pays du Nord. Tantôt, c’était beau comme les contes d’Andersen,tantôt c’était triste comme les chants du grand poète Runeberg.Quand il se taisait, les deux enfants disaient : « Encore !»

Il y avait une histoire qui commençait ainsi :

« Un roi s’était assis dans une petite nacelle, sur une de ceseaux tranquilles et profondes qui s’ouvrent comme un œil brillantau milieu des monts de la Norvège… »

Et une autre :

« La petite Lotte pensait à tout et ne pensait à rien. Oiseaud’été, elle planait dans les rayons d’or du soleil, portant sur sesboucles blondes sa couronne printanière. Son âme était aussiclaire, aussi bleue que son regard. Elle câlinait sa mère, elleétait fidèle à sa poupée, avait grand soin de sa robe, de sessouliers rouges et de son violon, mais elle aimait, par dessustoutes choses, entendre en s’endormant l’Ange de la musique. »

Pendant que le bonhomme disait ces choses, Raoul regardait lesyeux bleus et la chevelure dorée de Christine. Et Christine pensaitque la petite Lotte était bienheureuse d’entendre en s’endormantl’Ange de la musique. Il n’était guère d’histoire du père Daaé oùn’intervînt l’Ange de la musique, et les enfants lui demandaientdes explications sur cet Ange, à n’en plus finir. Le père Daaéprétendait que tous les grands musiciens, tous les grands artistesreçoivent au moins une fois dans leur vie la visite de l’Ange de lamusique. Cet Ange s’est penché quelquefois sur leur berceau, commeil est arrivé à la petite Lotte, et c’est ainsi qu’il y a de petitsprodiges qui jouent du violon à six ans mieux que des hommes decinquante, ce qui, vous l’avouerez, est tout à fait extraordinaire.Quelquefois, l’Ange vient beaucoup plus tard, parce que les enfantsne sont pas sages et ne veulent pas apprendre leur méthode etnégligent leurs gammes. Quelquefois, l’Ange ne vient jamais, parcequ’on n’a pas le cœur pur ni une conscience tranquille. On ne voitjamais l’Ange, mais il se fait entendre aux âmes prédestinées.C’est souvent dans les moments qu’elles s’y attendent le moins,quand elles sont tristes et découragées. Alors, l’oreille perçoittout à coup des harmonies célestes, une voix divine, et s’ensouvient toute la vie. Les personnes qui sont visitées par l’Angeen restent comme enflammées. Elles vibrent d’un frisson que neconnaît point le reste des mortels. Et elles ont ce privilège de neplus pouvoir toucher un instrument ou ouvrir la bouche pourchanter, sans faire entendre des sons qui font honte par leurbeauté à tous les autres sons humains.

Les gens qui ne savent pas que l’Ange a visité ces personnesdisent qu’elles ont du génie.

La petite Christine demandait à son papa s’il avait entendul’Ange. Mais le père Daaé secouait la tête tristement, puis sonregard brillait en regardant son enfant et lui disait :

« Toi, mon enfant, tu l’entendras un jour ! Quand je seraiau ciel, je te l’enverrai, je te le promets ! »

Le père Daaé commençait à tousser à cette époque. L’automne vintqui sépara Raoul et Christine.

Ils se revirent trois ans plus tard ; c’étaient des jeunesgens. Ceci se passa à Perros encore et Raoul en conserva une telleimpression qu’elle le poursuivit toute sa vie. Le professeurValérius était mort, mais la maman Valérius était restée en France,où ses intérêts la retenaient avec le bonhomme Daaé et sa fille,ceux-ci toujours chantant et jouant du violon, entraînant dans leurrêve harmonieux leur chère protectrice, qui semblait ne plus vivreque de musique. Le jeune homme était venu à tout hasard à Perroset, de même, il pénétra dans la maison habitée autrefois par sapetite amie. Il vit d’abord le vieillard Daaé, qui se leva de sonsiège les larmes aux yeux et qui l’embrassa, en lui disant qu’ilsavaient conservé de lui un fidèle souvenir. De fait, il ne s’étaitguère passé de jour sans que Christine parlât de Raoul. Levieillard parlait encore quand la porte s’ouvrit et, charmante,empressée, la jeune fille entra, portant sur un plateau le théfumant. Elle reconnut Raoul et déposa son fardeau. Une flammelégère se répandit sur son charmant visage. Elle demeuraithésitante, se taisait. Le papa les regardait tous deux. Raouls’approcha de la jeune fille et l’embrassa d’un baiser qu’ellen’évita point. Elle lui posa quelques questions, s’acquittajoliment de son devoir d’hôtesse, reprit le plateau et quitta lachambre. Puis elle alla se réfugier sur un banc dans la solitude dujardin. Elle éprouvait des sentiments qui s’agitaient dans son cœuradolescent pour la première fois. Raoul vint la rejoindre et ilscausèrent jusqu’au soir, dans un grand embarras. Ils étaient tout àfait changés, ne reconnaissaient point leurs personnages, quisemblaient avoir acquis une importance considérable. Ils étaientprudents comme des diplomates et ils se racontaient des choses quin’avaient point affaire avec leurs sentiments naissants. Quand ilsse quittèrent, au bord de la route, Raoul dit à Christine, endéposant un baiser correct sur sa main tremblante : « Mademoiselle,je ne vous oublierai jamais ! » Et il s’en alla en regrettantcette parole hardie, car il savait bien que Christine Daaé nepouvait pas être la femme du vicomte de Chagny.

Quant à Christine, elle alla retrouver son père et lui dit :

« Tu ne trouves pas que Raoul n’est plus aussi gentilqu’autrefois ? Je ne l’aime plus ! » Et elle essaya de neplus penser à lui. Elle y arrivait assez difficilement et se rejetasur son art qui lui prit tous ses instants. Ses progrès devenaientmerveilleux. Ceux qui l’écoutaient lui prédisaient qu’elle seraitla première artiste du monde. Mais son père, sur ces entrefaites,mourut, et, du coup, elle sembla avoir perdu avec lui sa voix, sonâme et son génie. Il lui resta suffisamment de tout cela pourentrer au Conservatoire, mais tout juste. Elle ne se distingua enaucune façon, suivit les classes sans enthousiasme et remporta unprix pour faire plaisir à la vieille maman Valérius, avec laquelleelle continuait de vivre. La première fois que Raoul avait revuChristine à l’Opéra, il avait été charmé par la beauté de la jeunefille et par l’évocation des douces images d’autrefois, mais ilavait été plutôt étonné du côté négatif de son art. Elle semblaitdétachée de tout. Il revint l’écouter. Il la suivait dans lescoulisses. Il l’attendit derrière un portant. Il essaya d’attirerson attention. Plus d’une fois, il l’accompagna jusque vers leseuil de sa loge, mais elle ne le voyait pas. Elle semblait dureste ne voir personne. C’était l’indifférence qui passait. Raoulen souffrit, car elle était belle ; il était timide et n’osaits’avouer à lui-même qu’il l’aimait. Et puis, ça avait été le coupde tonnerre de la soirée de gala : les cieux déchirés, une voixd’ange se faisant entendre sur la terre pour le ravissement deshommes et la consommation de son cœur…

Et puis, et puis, il y avait eu cette voix d’homme derrière laporte : « Il faut m’aimer ! » et personne dans la loge…

Pourquoi avait-elle ri quand il lui avait dit, dans le momentqu’elle rouvrait les yeux : « Je suis le petit enfant qui a ramassévotre écharpe dans la mer » ? Pourquoi ne l’avait-elle pasreconnu ? Et pourquoi lui avait-elle écrit ?

Oh ! cette côte est longue… longue… Voici le crucifix destrois chemins… Voici la lande déserte, la bruyère glacée, lepaysage immobile sous le ciel blanc. Les vitres tintinnabulent, luibrisent leurs carreaux dans les oreilles… Que de bruit fait cettediligence qui avance si peu ! Il reconnaît les chaumières… lesenclos, les talus, les arbres du chemin… Voici le dernier détour dela route, et puis on dévalera et ce sera la mer… la grande baie dePerros…

Alors, elle est descendue à l’auberge du Soleil-Couchant.Dame ! Il n’y en a pas d’autre. Et puis, on y est très bien.Il se rappelle que, dans le temps, on y racontait de belleshistoires !

Comme son cœur bat ! Qu’est-ce qu’elle va dire en levoyant ?

La première personne qu’il aperçoit en entrant dans la vieillesalle enfumée de l’auberge est la maman Tricard. Elle le reconnaît.Elle lui fait des compliments. Elle lui demande ce qui l’amène. Ilrougit. Il dit que, venu pour affaire à Lannion, il a tenu à «pousser jusque-là pour lui dire bonjour ». Elle veut lui servir àdéjeuner, mais il dit : « Tout à l’heure. » Il semble attendrequelque chose ou quelqu’un. La porte s’ouvre. Il est debout. Il nes’est pas trompé : c’est elle ! Il veut parler, il retombe.Elle reste devant lui souriante, nullement étonnée. Sa figure estfraîche et rose comme une fraise venue à l’ombre. Sans doute, lajeune fille est-elle émue par une marche rapide. Son sein quirenferme un cœur sincère se soulève doucement. Ses yeux, clairsmiroirs d’azur pâle, de la couleur des lacs qui rêvent, immobiles,tout là-haut vers le nord du monde, ses yeux lui apportenttranquillement le reflet de son âme candide. Le vêtement defourrure est entrouvert sur une taille souple, sur la ligneharmonieuse de son jeune corps plein de grâce. Raoul et Christinese regardent longuement. La maman Tricard sourit et, discrète,s’esquive. Enfin Christine parle :

« Vous êtes venu et cela ne m’étonne point. J’avais lepressentiment que je vous retrouverais ici, dans cette auberge, enrevenant de la messe. Quelqu’un me l’a dit, là-bas. Oui, on m’avaitannoncé votre arrivée.

– Qui donc ? » demande Raoul, en prenant dans ses mains lapetite main de Christine que celle-ci ne lui retire pas.

« Mais, mon pauvre papa qui est mort. »

Il y eut un silence entre les deux jeunes gens.

Puis, Raoul reprend :

« Est-ce que votre papa vous a dit que je vous aimais,Christine, et que je ne puis vivre sans vous ? »

Christine rougit jusqu’aux cheveux et détourne la tête. Elledit, la voix tremblante :

« Moi ? Vous êtes fou, mon ami. »

Et elle éclate de rire pour se donner, comme on dit, unecontenance.

« Ne riez pas, Christine, c’est très sérieux. » Et elleréplique, grave :

« Je ne vous ai point fait venir pour que vous me disiez deschoses pareilles.

– Vous m’avez « fait venir », Christine ; vous avez devinéque votre lettre ne me laisserait point indifférent et quej’accourrais à Perros. Comment avez-vous pu penser cela, si vousn’avez pas pensé que je vous aimais ?

– J’ai pensé que vous vous souviendriez des jeux de notreenfance auxquels mon père se mêlait si souvent. Au fond, je ne saispas bien ce que j’ai pensé… J’ai peut-être eu tort de vous écrire…Votre apparition si subite l’autre soir dans ma loge, m’avaitreporté loin, bien loin dans le passé, et je vous ai écrit commeune petite fille que j’étais alors, qui serait heureuse de revoir,dans un moment de tristesse et de solitude, son petit camarade àcôté d’elle… »

Un instant, ils gardent le silence. Il y a dans l’attitude deChristine quelque chose que Raoul ne trouve point naturel sansqu’il lui soit possible de préciser sa pensée. Cependant, il ne lasent pas hostile ; loin de là… la tendresse désolée de sesyeux le renseigne suffisamment. Mais pourquoi cette tendresseest-elle désolée ?… Voilà peut-être ce qu’il faut savoir et cequi irrite déjà le jeune homme…

« Quand vous m’avez vu dans votre loge, c’était la première foisque vous m’aperceviez, Christine ? »

Celle-ci ne sait pas mentir. Elle dit : « Non ! je vousavais déjà aperçu plusieurs fois dans la loge de votre frère. Etpuis aussi sur le plateau.

– Je m’en doutais ! fait Raoul en se pinçant les lèvres.Mais pourquoi donc alors, quand vous m’avez vu dans votre loge, àvos genoux, et vous faisant souvenir que j’avais ramassé votreécharpe dans la mer, pourquoi avez-vous répondu comme si vous ne meconnaissiez point et aussi avez-vous ri ? »

Le ton de ces questions est si rude que Christine regarde Raoul,étonnée, et ne lui répond pas. Le jeune homme est stupéfaitlui-même de cette querelle subite, qu’il ose dans le moment même oùil s’était promis de faire entendre à Christine des paroles dedouceur, d’amour et de soumission. Un mari, un amant qui a tous lesdroits, ne parlerait pas autrement à sa femme ou à sa maîtresse quil’aurait offensé. Mais il s’irrite lui-même de ses torts, et, sejugeant stupide, il ne trouve d’autre issue à cette ridiculesituation que dans la décision farouche qu’il prend de se montrerodieux.

« Vous ne me répondez pas ! fait-il, rageur et malheureux.Eh bien, je vais répondre pour vous, moi ! C’est qu’il y avaitquelqu’un dans cette loge qui vous gênait, Christine !quelqu’un à qui vous ne vouliez point montrer que vous pouviez vousintéresser à une autre personne qu’à lui !…

– Si quelqu’un me gênait, mon ami ! interrompit Christinesur un ton glacé… si quelqu’un me gênait, ce soir-là, ce devaitêtre vous, puisque c’est vous que j’ai mis à la porte !…

– Oui !… pour rester avec l’autre !…

– Que dites-vous, monsieur ? fait la jeune femme haletante…et de quel autre s’agit-il ici ?

– De celui à qui vous avez dit : “Je ne chante que pourvous ! Je vous ai donné mon âme ce soir, et je suismorte !” »

Christine a saisi le bras de Raoul : elle le lui étreint avecune force que l’on ne soupçonnerait point chez cet êtrefragile.

« Vous écoutiez donc derrière la porte ?

– Oui ! parce que je vous aime… Et j’ai tout entendu…

– Vous avez entendu quoi ? » Et la jeune fille, redevenueétrangement calme, laisse le bras de Raoul.

« Il vous a dit : Il faut m’aimer ! »

À ces mots, une pâleur cadavérique se répand sur le visage deChristine, ses yeux se cernent… Elle chancelle, elle va tomber.Raoul se précipite, tend les bras, mais déjà Christine a surmontécette défaillance passagère, et, d’une voix basse, presqueexpirante :

« Dites ! dites encore ! dites tout ce que vous avezentendu ! »

Raoul la regarde, hésite, ne comprend rien à ce qui sepasse.

« Mais, dites donc ! Vous voyez bien que vous me faitesmourir !…

– J’ai entendu encore qu’il vous a répondu, quand vous lui eûtesdit que vous lui aviez donné votre âme : “Ton âme est bien belle,mon enfant, et je te remercie. Il n’y a point d’empereur qui aitreçu un pareil cadeau ! Les anges ont pleuré ce soir !”»

Christine a porté la main sur son cœur. Elle fixe Raoul dans uneémotion indescriptible. Son regard est tellement aigu, tellementfixe, qu’il paraît celui d’une insensée. Raoul est épouvanté. Maisvoilà que les yeux de Christine deviennent humides et sur ses jouesd’ivoire glissent deux perles, deux lourdes larmes…

« Christine !…

– Raoul !… »

Le jeune homme veut la saisir, mais elle lui glisse dans lesmains et elle se sauve dans un grand désordre.

Pendant que Christine restait enfermée dans sa chambre, Raoul sefaisait mille reproches de sa brutalité ; mais, d’autre part,la jalousie reprenait son galop dans ses veines en feu. Pour que lajeune fille eût montré une pareille émotion en apprenant que l’onavait surpris son secret, il fallait que celui-ci fûtd’importance ! Certes, Raoul, en dépit de ce qu’il avaitentendu, ne doutait point de la pureté de Christine. Il savaitqu’elle avait une grande réputation de sagesse et il n’était pointsi novice qu’il ne comprît la nécessité où se trouve acculéeparfois une artiste d’entendre des propos d’amour. Elle y avaitbien répondu en affirmant qu’elle avait donné son âme, mais detoute évidence, il ne s’agissait en tout ceci que de chant et demusique. De toute évidence ? Alors, pourquoi cet émoi tout àl’heure ? Mon Dieu, que Raoul était malheureux ! Et, s’ilavait tenu l’homme, la voix d’homme, il lui aurait demandé desexplications précises.

Pourquoi Christine s’est-elle enfuie ? Pourquoi nedescendait-elle point ?

Il refusa de déjeuner. Il était tout à fait marri et sa douleurétait grande de voir s’écouler loin de la jeune Suédoise, cesheures qu’il avait espérées si douces. Que ne venait-elle avec luiparcourir le pays où tant de souvenirs leur étaient communs ?Et pourquoi, puisqu’elle semblait ne plus rien avoir à faire àPerros et, qu’en fait, elle n’y faisait rien, ne reprenait-ellepoint aussitôt le chemin de Paris ? Il avait appris que lematin, elle avait fait dire une messe pour le repos de l’âme dupère Daaé et qu’elle avait passé de longues heures en prière dansla petite église et sur la tombe du ménétrier.

Triste, découragé, Raoul s’en fut vers le cimetière quientourait l’église. Il en poussa la porte. Il erra solitaire parmiles tombes, déchiffrant les inscriptions, mais comme il arrivaitderrière l’abside, il fut tout de suite renseigné par la noteéclatante des fleurs qui soupiraient sur le granit tombal etdébordaient jusque sur la terre blanche. Elles embaumaient tout cecoin glacé de l’hiver breton. C’étaient de miraculeuses rosesrouges qui paraissaient écloses du matin, dans la neige. C’était unpeu de vie chez les morts, car la mort, là, était partout. Elleaussi débordait de la terre qui avait rejeté son trop-plein decadavres. Des squelettes et des crânes par centaines étaiententassés contre le mur de l’église, retenus simplement par un légerréseau de fils de fer qui laissait à découvert tout le macabreédifice. Les têtes de morts, empilées, alignées comme des briques,consolidées dans les intervalles par des os fort proprementblanchis, semblaient former la première assise sur laquelle onavait maçonné les murs de la sacristie. La porte de cette sacristies’ouvrait au milieu de cet ossuaire, tel qu’on en voit beaucoup aulong des vieilles églises bretonnes.

Raoul pria pour Daaé, puis, lamentablement impressionné par cessourires éternels qu’ont les bouches des têtes de morts, il sortitdu cimetière, remonta le coteau et s’assit au bord de la lande quidomine la mer. Le vent courait méchamment sur les grèves, aboyantaprès la pauvre et timide clarté du jour. Celle-ci céda, s’enfuitet ne fut plus qu’une raie livide à l’horizon. Alors, le vent setut. C’était le soir. Raoul était enveloppé d’ombres glacées, maisil ne sentait pas le froid. Toute sa pensée errait sur la landedéserte et désolée, tout son souvenir. C’était là, à cette place,qu’il était venu souvent, à la tombée du jour, avec la petiteChristine, pour voir danser les korrigans, juste au moment où lalune se lève. Pour son compte, il n’en avait jamais aperçu, etcependant il avait de bons yeux. Christine, au contraire, qui étaitun peu myope, prétendait en avoir vu beaucoup. Il sourit à cetteidée, et puis, tout à coup, il tressaillit. Une forme, une formeprécise, mais qui était venue là sans qu’il sût comment, sans quele moindre bruit l’eût averti, une forme débout à son côté, disait:

« Croyez-vous que les korrigans viendront ce soir ? »

C’était Christine. Il voulut parler. Elle lui ferma la bouche desa main gantée.

« Écoutez-moi, Raoul, je suis résolue à vous dire quelque chosede grave, de très grave ! »

Sa voix tremblait. Il attendit. Elle reprit, oppressée.

« Vous rappelez-vous, Raoul, la légende de l’Ange de lamusique ?

– Si je m’en souviens ! fit-il, je crois bien que c’est icique votre père nous l’a contée pour la première fois.

– C’est ici aussi qu’il m’a dit : “Quand je serai au ciel, monenfant, je te l’enverrai.” Eh bien, Raoul, mon père est au ciel etj’ai reçu la visite de l’Ange de la musique.

– Je n’en doute pas », répliqua le jeune homme gravement, car ilcroyait comprendre que dans une pensée pieuse, son amie mêlait lesouvenir de son père à l’éclat de son dernier triomphe.

Christine parut légèrement étonnée du sang-froid avec lequel levicomte de Chagny apprenait qu’elle avait reçu la visite de l’Angede la musique.

« Comment l’entendez-vous, Raoul ? » fit-elle, en penchantsa figure pâle si près du visage du jeune homme que celui-ci putcroire que Christine allait lui donner un baiser, mais elle nevoulait que lire, malgré les ténèbres, dans ses yeux.

« J’entends, répliqua-t-il, qu’une créature humaine ne chantepoint comme vous avez chanté l’autre soir, sans qu’interviennequelque miracle, sans que le Ciel y soit pour quelque chose. Iln’est point de professeur sur la terre qui puisse vous apprendredes accents pareils. Vous avez entendu l’Ange de la musique,Christine.

– Oui, fit-elle solennellement, dans ma loge. C’est là qu’ilvient me donner ses leçons quotidiennes. »

Le ton dont elle dit cela était si pénétrant et si singulier queRaoul la regarda inquiet, comme on regarde une personne qui dit uneénormité ou affirme quelque vision folle à laquelle elle croit detoutes les forces de son pauvre cerveau malade. Mais elle s’étaitreculée et elle n’était plus, immobile, qu’un peu d’ombre dans lanuit.

« Dans votre loge ? répéta-t-il comme un écho stupide.

– Oui, c’est là que je l’ai entendu et je n’ai pas été seule àl’entendre…

– Qui donc l’a entendu encore, Christine ?

– Vous, mon ami.

– Moi ? j’ai entendu l’Ange de la musique ?

– Oui, l’autre soir, c’est lui qui parlait quand vous écoutiezderrière la porte de ma loge. C’est lui qui m’a dit : “Il fautm’aimer.” Mais je croyais bien être la seule à percevoir sa voix.Aussi, jugez de mon étonnement quand j’ai appris, ce matin, quevous pouviez l’entendre, vous aussi… »

Raoul éclata de rire. Et aussitôt, la nuit se dissipa sur lalande déserte et les premiers rayons de la lune vinrent envelopperles jeunes gens. Christine s’était retournée, hostile, vers Raoul.Ses yeux, ordinairement si doux, lançaient des éclairs.

« Pourquoi riez-vous ? Vous croyez peut-être avoir entenduune voix d’homme ?

– Dame ! » répondit le jeune homme, dont les idéescommençaient à se brouiller devant l’attitude de bataille deChristine.

« C’est vous, Raoul ! vous qui me dites cela ! unancien petit compagnon à moi ! un ami de mon père ! Je nevous reconnais plus. Mais que croyez-vous donc ? Je suis unehonnête fille, moi, monsieur le vicomte de Chagny, et je nem’enferme point avec des voix d’homme, dans ma loge. Si vous aviezouvert la porte, vous auriez vu qu’il n’y avait personne !

– C’est vrai ! Quand vous avez été partie, j’ai ouvertcette porte et je n’ai trouvé personne dans la loge…

– Vous voyez bien… alors ? » Le comte fit appel à tout soncourage. « Alors, Christine, je pense qu’on se moque de vous !»

Elle poussa un cri et s’enfuit. Il courut derrière elle, maiselle lui jeta, dans une irritation farouche : « Laissez-moi !laissez-moi ! »

Et elle disparut. Raoul rentra à l’auberge très las, trèsdécouragé et très triste.

Il apprit que Christine venait de monter dans sa chambre etqu’elle avait annoncé qu’elle ne descendrait pas pour dîner. Lejeune homme demanda si elle n’était point malade. La braveaubergiste lui répondit d’une façon ambiguë que, si elle étaitsouffrante, ce devait être d’un mal qui n’était point bien grave,et, comme elle croyait à la fâcherie de deux amoureux, elles’éloigna en haussant les épaules et en exprimant sournoisement lapitié qu’elle avait pour des jeunes gens qui gaspillaient en vainesquerelles les heures que le bon Dieu leur a permis de passer sur laterre. Raoul dîna tout seul, au coin de l’âtre et, comme vouspensez bien, de façon fort maussade. Puis, dans sa chambre, ilessaya de lire, puis, dans son lit, il essaya de dormir. Aucunbruit ne se faisait entendre dans l’appartement à côté. Que faisaitChristine ? Dormait-elle ? Et si elle ne dormait point, àquoi pensait-elle ? Et lui, à quoi pensait-il ? Eût-ilété seulement capable de le dire ? La conversation étrangequ’il avait eue avec Christine l’avait tout à fait troublé !…Il pensait moins à Christine qu’autour de Christine, et cet «autour » était si diffus, si nébuleux, si insaisissable, qu’il enéprouvait un très curieux et très angoissant malaise.

Ainsi les heures passaient très lentes ; il pouvait êtreonze heures et demie de la nuit quand il entendit distinctementmarcher dans la chambre voisine de la sienne. C’était un pas léger,furtif. Christine ne s’était donc pas couchée ? Sans raisonnerses gestes, le jeune homme s’habilla à la hâte, en prenant garde defaire le moindre bruit. Et, prêt à tout, il attendait. Prêt àquoi ? Est-ce qu’il savait ? Son cœur bondit quand ilentendit la porte de Christine tourner lentement sur ses gonds. Oùallait-elle à cette heure où tout reposait dans Perros ? Ilentrouvrit tout doucement sa porte et put voir, dans un rayon delune, la forme blanche de Christine qui glissaitprécautionneusement dans le corridor. Elle atteignitl’escalier ; elle descendit et, lui, au-dessus d’elle, sepencha sur la rampe. Soudain, il entendit deux voix quis’entretenaient rapidement. Une phrase lui arriva : « Ne perdez pasla clef. » C’était la voix de l’hôtesse. En bas, on ouvrit la portequi donnait sur la rade. On la referma. Et tout rentra dans lecalme. Raoul revint aussitôt dans sa chambre et courut à sa fenêtrequ’il ouvrit. La forme blanche de Christine se dressait sur le quaidésert.

Ce premier étage de l’auberge du Soleil-Couchant n’était guèreélevé et un arbre en espalier qui tendait ses branches aux brasimpatients de Raoul permit à celui-ci d’être dehors sans quel’hôtesse pût soupçonner son absence. Aussi, quelle ne fut pas lastupéfaction de la brave dame, le lendemain matin, quand on luiapporta le jeune homme quasi glacé, plus mort que vif, et qu’elleapprit qu’on l’avait trouvé étendu tout de son long sur les marchesdu maître-autel de la petite église de Perros. Elle courutapprendre presto la nouvelle à Christine, qui descendit en hâte etprodigua, aidée de l’aubergiste, ses soins inquiets au jeune hommequi ne tarda point à ouvrir les yeux et revint tout à fait à la vieen apercevant au-dessus de lui le charmant visage de son amie.

Que s’était-il donc passé ? M. le commissaire Mifroid eutl’occasion, quelques semaines plus tard, quand le drame de l’Opéraentraîna l’action du ministère public, d’interroger le vicomte deChagny sur les événements de la nuit de Perros, et voici de quellesorte ceux-ci furent transcrits sur les feuilles du dossierd’enquête. (Cote 150).

Demande. – Mlle Daaé ne vous avait pas vu descendre de votrechambre par le singulier chemin que vous aviez choisi ?

Réponse. – Non, monsieur, non, non. Cependant, j’arrivaiderrière elle en négligeant d’étouffer le bruit de mes pas. Je nedemandais alors qu’une chose, c’est qu’elle se retournât, qu’elleme vit et qu’elle me reconnût. Je venais de me dire, en effet, quema poursuite était tout à fait incorrecte et que la façond’espionnage à laquelle je me livrais était indigne de moi. Maiselle ne sembla point m’entendre et, de fait, elle agit comme si jen’avais pas été là. Elle quitta tranquillement le quai et puis,tout à coup, remonta rapidement le chemin. L’horloge de l’églisevenait de sonner minuit moins un quart, et il me parut que le sonde l’heure avait déterminé la hâte de sa course, car elle se pritpresque à courir. Ainsi arriva-t-elle à la porte du cimetière.

D. – La porte du cimetière était-elle ouverte ?

R. – Oui, monsieur, et cela me surprit, mais ne parut nullementétonner Mlle Daaé.

D. – Il n’y avait personne dans le cimetière ?

R. – Je ne vis personne. S’il y avait eu quelqu’un, je l’auraisvu. La lumière de la lune était éblouissante et la neige quicouvrait la terre, en nous renvoyant ses rayons, faisait la nuitplus claire encore.

D. – On ne pouvait pas se cacher derrière les tombes ?

R. – Non, monsieur. Ce sont de pauvres pierres tombales quidisparaissaient sous la couche de neige et qui alignaient leurscroix au ras du sol. Les seules ombres étaient celles de ces croixet les deux nôtres. L’église était toute éblouissante de clarté. Jen’ai jamais vu une pareille lumière nocturne. C’était très beau,très transparent et très froid. Je n’étais jamais allé la nuit dansles cimetières, et j’ignorais qu’on pût y trouver une semblablelumière, “une lumière qui ne pèse rien”.

D. – Vous êtes superstitieux ?

R. – Non, monsieur, je suis croyant.

D. – Dans quel état d’esprit étiez-vous ?

R. – Très sain et très tranquille, ma foi. Certes, la sortieinsolite de Mlle Daaé m’avait tout d’abord profondémenttroublé ; mais aussitôt que je vis la jeune fille pénétrerdans le cimetière, je me dis qu’elle y venait accomplir quelque vœusur la tombe paternelle, et je trouvai la chose si naturelle que jereconquis tout mon calme. J’étais simplement étonné qu’elle nem’eût pas encore entendu marcher derrière elle, car la neigecraquait sous mes pas. Mais sans doute était-elle tout absorbée parsa pensée pieuse. Je résolus du reste de ne la point troubler et,quand elle fut parvenue à la tombe de son père, je restai àquelques pas derrière elle. Elle s’agenouilla dans la neige, fit lesigne de la croix et commença de prier. À ce moment, minuit sonna.Le douzième coup tintait encore à mon oreille quand, soudain, jevis la jeune fille relever la tête ; son regard fixa la voûtecéleste, ses bras se tendirent vers l’astre des nuits ; elleme parut en extase et je me demandais encore quelle avait été laraison subite et déterminante de cette extase quand moi-même jerelevai la tête, je jetai autour de moi un regard éperdu et toutmon être se tendit vers l’Invisible, l’invisible qui nous jouait dela musique. Et quelle musique ! Nous la connaissionsdéjà ! Christine et moi l’avions déjà entendue en notrejeunesse. Mais jamais sur le violon du père Daaé, elle ne s’étaitexprimée avec un art aussi divin. Je ne pus mieux faire, en cetinstant, que de me rappeler tout ce que Christine venait de me direde l’Ange de la musique, et je ne sus trop que penser de ces sonsinoubliables qui, s’ils ne descendaient pas du ciel, laissaientignorer leur origine sur terre. Il n’y avait point là d’instrumentni de main pour conduire l’archet. Oh ! je me rappelail’admirable mélodie. C’était la Résurrection de Lazare, que le pèreDaaé nous jouait dans ses heures de tristesse et de foi. L’Ange deChristine aurait existé qu’il n’aurait pas mieux joué cette nuit-làavec le violon du défunt ménétrier. L’invocation de Jésus nousravissait à la terre, et, ma foi, je m’attendis presque à voir sesoulever la pierre du tombeau du père de Christine. L’idée me vintaussi que Daaé avait été enterré avec son violon et, en vérité, jene sais point jusqu’où, dans cette minute funèbre et rayonnante, aufond de ce petit dérobé cimetière de province, à côté de ces têtesde morts qui nous riaient de toutes leurs mâchoires immobiles, nonje ne sais point jusqu’où s’en fut mon imagination, ni où elles’arrêta. Mais la musique s’était tue et je retrouvai mes sens. Ilme sembla entendre du bruit du côté des têtes de morts del’ossuaire.

D. – Ah ! ah ! vous avez entendu du bruit du côté del’ossuaire ?

R. – Oui, il m’a paru que les têtes de morts ricanaientmaintenant et je n’ai pu m’empêcher de frissonner.

D. – Vous n’avez point pensé tout de suite que derrièrel’ossuaire pouvait se cacher justement le musicien céleste quivenait de tant vous charmer ?

R. – J’ai si bien pensé cela, que je n’ai plus pensé qu’à cela,monsieur le commissaire, et que j’en oubliai de suivre Mlle Daaéqui venait de se relever et gagnait tranquillement la porte ducimetière. Quant à elle, elle était tellement absorbée, qu’il n’estpoint étonnant qu’elle ne m’ait pas aperçu. Je ne bougeai point,les yeux fixés vers l’ossuaire, décidé à aller jusqu’au bout decette incroyable aventure et d’en connaître le fin mot.

D. – Et alors, qu’arriva-t-il pour qu’on vous ait retrouvé aumatin, étendu à demi mort, sur les marches dumaître-autel ?

R. – Oh ! ce fut rapide… Une tête de mort roula à mespieds… puis une autre… puis une autre… On eût dit que j’étais lebut de ce funèbre jeu de boules. Et j’eus cette imagination qu’unfaux mouvement avait dû détruire l’harmonie de l’échafaudagederrière lequel se dissimulait notre musicien. Cette hypothèsem’apparut d’autant plus raisonnable qu’une ombre glissa tout à coupsur le mur éclatant de la sacristie. Je me précipitai. L’ombreavait déjà, poussant la porte, pénétré dans l’église. J’avais desailes, l’ombre avait un manteau. Je fus assez rapide pour saisir uncoin du manteau de l’ombre. À ce moment, nous étions, l’ombre etmoi, juste devant le maître-autel et les rayons de la lune, àtravers le grand vitrail de l’abside, tombaient droit devant nous.Comme je ne lâchai point le manteau, l’ombre se retourna et, lemanteau dont elle était enveloppée s’étant entrouvert, je vis,monsieur le juge, comme je vous vois, une effroyable tête de mortqui dardait sur moi un regard où brûlaient les feux de l’enfer. Jecrus avoir affaire à Satan lui-même et, devant cette apparitiond’outre-tombe, mon cœur, malgré tout son courage, défaillit, et jen’ai plus souvenir de rien jusqu’au moment où je me réveillai dansma petite chambre de l’auberge du Soleil-Couchant.

Chapitre 7Une visite à la loge n° 5

Nous avons quitté MM. Firmin Richard et Armand Moncharmin dansle moment qu’ils se décidaient à aller faire une petite visite à lapremière loge n° 5.

Ils ont laissé derrière eux le large escalier qui conduit duvestibule de l’administration à la scène et ses dépendances ;ils ont traversé la scène (le plateau), ils sont entrés dans lethéâtre par l’entrée des abonnés, puis, dans la salle, par lepremier couloir à gauche. Ils se sont alors glissés entre lespremiers rangs des fauteuils d’orchestre et ont regardé la premièreloge n° 5. Ils la virent mal à cause qu’elle était plongée dans unedemi-obscurité et que d’immenses housses étaient jetées sur levelours rouge des appuis-main.

À ce moment, ils étaient presque seuls dans l’immense vaisseauténébreux et un grand silence les entourait. C’était l’heuretranquille où les machinistes vont boire.

L’équipe avait momentanément vidé le plateau, laissant un décormoitié planté ; quelques rais de lumière (une lumièreblafarde, sinistre, qui semblait volée à un astre moribond),s’étaient insinués par on ne sait quelle ouverture, jusqu’à unevieille tour qui dressait ses créneaux en carton sur lascène ; les choses, dans cette nuit factice, ou plutôt dans cejour menteur, prenaient d’étranges formes. Sur les fauteuils del’orchestre, la toile qui les recouvrait avait l’apparence d’unemer en furie, dont les vagues glauques avaient été instantanémentimmobilisées sur l’ordre secret du géant des tempêtes, qui, commechacun sait, s’appelle Adamastor. MM. Moncharmin et Richard étaientles naufragés de ce bouleversement immobile d’une mer de toilepeinte. Ils avançaient vers les loges de gauche, à grandesbrassées, comme des marins qui ont abandonné leur barque etcherchent à gagner le rivage. Les huit grandes colonnes enéchaillon poli se dressaient dans l’ombre comme autant deprodigieux pilotis destinés à soutenir la falaise menaçante,croulante et ventrue, dont les assises étaient figurées par leslignes circulaires, parallèles et fléchissantes des balcons despremières, deuxièmes et troisièmes loges. Du haut, tout en haut dela falaise, perdues dans le ciel de cuivre de M. Lenepveu, desfigures grimaçaient, ricanaient, se moquaient, se gaussaient del’inquiétude de MM. Moncharmin et Richard. C’étaient pourtant desfigures fort sérieuses à l’ordinaire. Elles s’appelaient : Isis,Amphitrite, Hébé, Flore, Pandore, Psyché, Thétis, Pomone, Daphné,Clythie, Galatée, Aréthuse. Oui, Aréthuse elle-même et Pandore quetout le monde connaît à cause de sa boîte, regardaient les deuxnouveaux directeurs de l’Opéra qui avaient fini par s’accrocher àquelque épave, et qui, de là, contemplaient en silence la premièreloge n° 5. J’ai dit qu’ils étaient inquiets. Du moins, je leprésume. M. Moncharmin, en tout cas, avoue qu’il étaitimpressionné. Il dit textuellement : « Cette balançoire (quelstyle !) du fantôme de l’Opéra, sur laquelle on nous avait sigentiment fait monter, depuis que nous avions pris la succession deMM. Poligny et Debienne, avait fini sans doute par troublerl’équilibre de mes facultés imaginatives, et, à tout prendre,visuelles, car (était-ce le décor exceptionnel dans lequel nousnous mouvions, au centre d’un incroyable silence qui nousimpressionna à ce point ?… fûmes-nous le jouet d’une sorted’hallucination rendue possible par la quasi-obscurité de la salleet la pénombre qui baignait la loge n° 5 ?) car j’ai vu etRichard aussi a vu, dans le même moment, une forme dans la loge n°5. Richard n’a rien dit ; moi, non plus, du reste. Mais nousnous sommes pris la main d’un même geste. Puis, nous avons attenduquelques minutes ainsi, sans bouger, les yeux toujours fixés sur lemême point : mais la forme avait disparu. Alors, nous sommes sortiset, dans le couloir, nous nous sommes fait part de nos impressionset nous avons parlé de la forme. Le malheur est que ma forme, àmoi, n’était pas du tout la forme de Richard. Moi, j’avais vu commeune tête de mort qui était posée sur le rebord de la loge, tandisque Richard avait aperçu une forme de vieille femme qui ressemblaità la mère Giry. Si bien que nous vîmes que nous avions étéréellement le jouet d’une illusion et que nous courûmes sans plustarder et en riant comme des fous à la première loge n° 5, danslaquelle nous entrâmes et dans laquelle nous ne trouvâmes plusaucune forme. »

Et maintenant nous voici dans la loge n° 5.

C’est une loge comme toutes les autres premières loges. Envérité, rien ne distingue cette loge de ses voisines.

MM. Moncharmin et Richard, s’amusant ostensiblement et riantl’un de l’autre, remuaient les meubles de la loge, soulevaient leshousses et les fauteuils et examinaient en particulier celui surlequel la voix avait l’habitude de s’asseoir. Mais ils constatèrentque c’était un honnête fauteuil, qui n’avait rien de magique. Ensomme, la loge était la plus ordinaire des loges, avec satapisserie rouge, ses fauteuils, sa carpette et son appui-main envelours rouge. Après avoir tâté le plus sérieusement du monde lacarpette et n’avoir, de ce côté comme des autres, rien découvert despécial, ils descendirent dans la baignoire du dessous, quicorrespondait à la loge n° 5. Dans la baignoire n° 5, qui est justeau coin de la première sortie de gauche des fauteuils d’orchestre,ils ne trouvèrent rien non plus qui méritât d’être signalé.

« Tous ces gens-là se moquent de nous, finit par s’écrier FirminRichard ; samedi, on joue Faust, nous assisterons à lareprésentation tous les deux dans la première loge n° 5 !»

Chapitre 8Où MM. Firmin Richard et Armand Moncharmin ont l’audace de fairereprésenter « Faust » dans une salle « maudite » et de l’effroyableévénement qui en résulta

Mais le samedi matin, en arrivant dans leur bureau, lesdirecteurs trouvèrent une double lettre de F. de l’O. ainsi conçue:

« Mes chers directeurs,

C’est donc la guerre ?

Si vous tenez encore à la paix, voici mon ultimatum. Il est auxquatre conditions suivantes :

1° Me rendre ma loge – et je veux qu’elle soit à ma libredisposition dès maintenant ;

2° Le rôle de « Marguerite » sera chanté ce soir par ChristineDaaé. Ne vous occupez pas de la Carlotta qui sera malade ;

3° Je tiens absolument aux bons et loyaux services de Mme Giry,mon ouvreuse, que vous réintégrerez immédiatement dans sesfonctions ;

4° Faites-moi connaître par une lettre remise à Mme Giry, qui mela fera parvenir, que vous acceptez, comme vos prédécesseurs, lesconditions de mon cahier des charges relatives à mon indemnitémensuelle. Je vous ferai savoir ultérieurement dans quelle formevous aurez à me la verser.

Sinon, vous donnerez Faust, ce soir, dans une salle maudite.

À bon entendeur, salut !

F.DE L’ O.

« Eh bien, il m’embête, moi !… Il m’embête ! » hurlaRichard, en dressant ses poings vengeurs et en les laissantretomber avec fracas sur la table de son bureau.

Sur ces entrefaites, Mercier, l’administrateur, entra.

« Lachenal voudrait voir l’un de ces messieurs, dit-il. Ilparaît que l’affaire est urgente, et le bonhomme me paraît toutbouleversé.

– Qui est ce Lachenal ? interrogea Richard.

– C’est votre écuyer en chef.

– Comment ! mon écuyer en chef ?

– Mais oui, monsieur, expliqua Mercier… il y a à l’Opéraplusieurs écuyers, et M. Lachenal est leur chef.

– Et qu’est-ce qu’il fait, cet écuyer ?

– Il a la haute direction de l’écurie.

– Quelle écurie ?

– Mais la vôtre, monsieur, l’écurie de l’Opéra !

– Il y a une écurie à l’Opéra ? Ma foi, je n’en savaisrien ! Et où se trouve-t-elle ?

– Dans les dessous, du côté de la Rotonde. C’est un service trèsimportant, nous avons douze chevaux.

– Douze chevaux ! Et pour quoi faire, grand Dieu ?

– Mais pour les défilés de La Juive, du Prophète, etc., il fautdes chevaux dressés et qui “connaissent les planches”. Les écuyerssont chargés de les leur apprendre. M. Lachenal y est fort habile.C’est l’ancien directeur des écuries de Franconi.

– Très bien… mais qu’est-ce qu’il me veut ?

– Je n’en sais rien… je ne l’ai jamais vu dans un étatpareil.

– Faites-le entrer !… »

M. Lachenal entre. Il a une cravache à la main et en cinglenerveusement l’une de ses bottes.

« Bonjour, monsieur Lachenal, fit Richard impressionné.Qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de votre visite ?

– Monsieur le directeur, je viens vous demander de mettre toutel’écurie à la porte.

– Comment ! vous voulez mettre à la porte noschevaux ?

– Il ne s’agit pas des chevaux, mais des palefreniers.

– Combien avez-vous de palefreniers, monsieurLachenal ?

– Six !

– Six palefreniers ! C’est au moins trop de deux !

– Ce sont là des “places”, interrompit Mercier, qui ont étécréées et qui nous ont été imposées par le sous-secrétariat desBeaux-Arts. Elles sont occupées par des protégés du gouvernement,et si j’ose me permettre…

– Le gouvernement, je m’en fiche !… affirma Richard avecénergie. Nous n’avons pas besoin de plus de quatre palefrenierspour douze chevaux.

– Onze ! rectifia M. l’écuyer en chef.

– Douze ! répéta Richard.

– Onze ! répète Lachenal.

– Ah ! c’est M. l’administrateur qui m’avait dit que vousaviez douze chevaux !

– J’en avais douze, mais je n’en ai plus que onze depuis quel’on nous a volé César ! »

Et M. Lachenal se donne un grand coup de cravache sur labotte.

« On nous a volé César, s’écria M. l’administrateur ;César, le cheval blanc du Prophète ?

– Il n’y a pas deux Césars ! déclara d’un ton sec M.l’écuyer en chef. J’ai été dix ans chez Franconi et j’en ai vu, deschevaux ! Eh bien, il n’y a pas deux Césars ! Et on nousl’a volé.

– Comment cela ?

– Eh ! je n’en sais rien ! Personne n’en saitrien ! Voilà pourquoi je viens vous demander de mettre toutel’écurie à la porte.

– Qu’est-ce qu’ils disent, vos palefreniers ?

– Des bêtises… les uns accusent des figurants… les autresprétendent que c’est le concierge de l’administration.

– Le concierge de l’administration ? J’en réponds comme demoi-même ! protesta Mercier.

– Mais enfin, monsieur le premier écuyer, s’écria Richard, vousdevez avoir une idée !…

– Eh bien, oui, j’en ai une ! J’en ai une ! déclaratout à coup M. Lachenal, et je vais vous la dire. Pour moi, il n’ya pas de doute. » M. le premier écuyer se rapprocha de MM. lesdirecteurs et leur glissa à l’oreille : « C’est le fantôme qui afait le coup ! »

Richard sursauta.

« Ah ! Vous aussi ! Vous aussi !

– Comment ? moi aussi ? C’est bien la chose la plusnaturelle…

– Mais comment donc ! monsieur Lachenal ! mais commentdonc, monsieur le premier écuyer…

– … Que je vous dise ce que je pense, après ce que j’ai vu…

– Et qu’avez-vous vu, monsieur Lachenal.

– J’ai vu, comme je vous vois, une ombre noire qui montait uncheval blanc qui ressemblait comme deux gouttes d’eau àCésar !

– Et vous n’avez pas couru après ce cheval blanc et cette ombrenoire ?

– J’ai couru et j’ai appelé, monsieur le directeur, mais ils sesont enfuis avec une rapidité déconcertante et ont disparu dans lanuit de la galerie… »

M. Richard se leva :

« C’est bien, monsieur Lachenal. Vous pouvez vous retirer… nousallons déposer une plainte contre le fantôme…

– Et vous allez fiche mon écurie à la porte !

– C’est entendu ! Au revoir, monsieur ! » M. Lachenalsalua et sortit.

Richard écumait.

« Vous allez régler le compte de cet imbécile !

– C’est un ami de M. le commissaire du gouvernement ! osaMercier…

– Et il prend son apéritif à Tortoni avec Lagréné, Scholl etPertuiset, le tueur de lions, ajouta Moncharmin. Nous allons nousmettre toute la presse à dos ! Il racontera l’histoire dufantôme et tout le monde s’amusera à nos dépens ! Si noussommes ridicules, nous sommes morts !

– C’est bien, n’en parlons plus… », concéda Richard, qui déjàsongeait à autre chose.

À ce moment la porte s’ouvrit et, sans doute, cette porten’était-elle point alors défendue par son cerbère ordinaire, car onvit Mame Giry entrer tout de go, une lettre à la main, et direprécipitamment :

« Pardon, excuse, messieurs, mais j’ai reçu ce matin une lettredu fantôme de l’Opéra. Il me dit de passer chez vous, que vous avezcensément quelque chose à me… »

Elle n’acheva pas sa phrase. Elle vit la figure de FirminRichard, et c’était terrible. L’honorable directeur de l’Opéraétait prêt à éclater. La fureur dont il était agité ne setraduisait encore à l’extérieur que par la couleur écarlate de saface furibonde et par l’éclair de ses yeux fulgurants. Il ne ditrien. Il ne pouvait pas parler. Mais, tout à coup, son gestepartit. Ce fut d’abord le bras gauche qui entreprit la falotepersonne de Mame Giry et lui fit décrire un demi-tour si inattendu,une pirouette si rapide que celle-ci en poussa une clameurdésespérée, et puis, ce fut le pied droit, le pied droit du mêmehonorable directeur qui alla imprimer sa semelle sur le taffetasnoir d’une jupe qui, certainement, n’avait pas encore, en pareilendroit, subi un pareil outrage.

L’événement avait été si précipité que Mame Giry, quand elle seretrouva dans la galerie, en était comme étourdie encore etsemblait ne pas comprendre. Mais, soudain, elle comprit, et l’Opéraretentit de ses cris indignés, de ses protestations farouches, deses menaces de mort. Il fallut trois garçons pour la descendre dansla cour de l’administration et deux agents pour la porter dans larue.

À peu près à la même heure, la Carlotta, qui habitait un petithôtel de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, sonnait sa femme dechambre et se faisait apporter au lit son courrier. Dans cecourrier, elle trouvait une lettre anonyme où on lui disait :

« Si vous chantez ce soir, craignez qu’il ne vous arrive ungrand malheur au moment même où vous chanterez… un malheur pire quela mort. »

Cette menace était tracée à l’encre rouge, d’une écriturehésitante et bâtonnante.

Ayant lu cette lettre, la Carlotta n’eut plus d’appétit pourdéjeuner. Elle repoussa le plateau sur lequel la camériste luiprésentait le chocolat fumant. Elle s’assit sur son lit etréfléchit profondément. Ce n’était point la première lettre de cegenre qu’elle recevait, mais jamais encore elle n’en avait lud’aussi menaçante.

Elle se croyait en butte, à ce moment, aux mille entreprises dela jalousie et racontait couramment qu’elle avait un ennemi secretqui avait juré sa perte. Elle prétendait qu’il se tramait contreelle quelque méchant complot, quelque cabale qui éclaterait un deces jours ; mais elle n’était point femme à se laisserintimider, ajoutait-elle.

La vérité était que, si cabale il y avait, celle-ci était menéepar la Carlotta elle-même contre la pauvre Christine, qui ne s’endoutait guère. La Carlotta n’avait point pardonné à Christine letriomphe que celle-ci avait remporté en la remplaçant au piedlevé.

Quand on lui avait appris l’accueil extraordinaire qui avait étéfait à sa remplaçante, la Carlotta s’était sentie instantanémentguérie d’un commencement de bronchite et d’un accès de bouderiecontre l’administration, et elle n’avait plus montré la moindrevelléité de quitter son emploi. Depuis, elle avait travaillé detoutes ses forces à « étouffer » sa rivale, faisant agir des amispuissants auprès des directeurs pour qu’ils ne donnassent plus àChristine l’occasion d’un nouveau triomphe. Certains journaux quiavaient commencé à chanter le talent de Christine ne s’occupèrentplus que de la gloire de la Carlotta. Enfin, au théâtre même, lacélèbre diva tenait sur Christine les propos les plus outrageantset essayait de lui causer mille petits désagréments.

La Carlotta n’avait ni cœur ni âme. Ce n’était qu’uninstrument ! Certes, un merveilleux instrument. Son répertoirecomprenait tout ce qui peut tenter l’ambition d’une grande artiste,aussi bien chez les maîtres allemands que chez les Italiens ou lesFrançais. Jamais, jusqu’à ce jour, on n’avait entendu la Carlottachanter faux, ni manquer du volume de voix nécessaire à latraduction d’aucun passage de son répertoire immense. Bref,l’instrument était étendu, puissant et d’une justesse admirable.Mais nul n’aurait pu dire à Carlotta ce que Rossini disait à laKrauss, après qu’elle eût chanté pour lui en allemand « Sombresforêts ?… » : « Vous chantez avec votre âme, ma fille, etvotre âme est belle ! »

Où était ton âme, ô Carlotta, quand tu dansais dans les bougesde Barcelone ? Où était-elle, quand plus tard, à Paris, tu aschanté sur de tristes tréteaux tes couplets cyniques de bacchantede music-hall ? Où ton âme, quand, devant les maîtresassemblés chez un de tes amants, tu faisais résonner cet instrumentdocile, dont le merveilleux était qu’il chantait avec la mêmeperfection indifférente le sublime amour et la plus basseorgie ? Ô Carlotta, si jamais tu avais eu une âme et que tul’eusses perdue alors, tu l’aurais retrouvée quand tu devinsJuliette, quand tu fus Elvire, et Ophélie, et Marguerite ! Card’autres sont montées de plus bas que toi et que l’art, aidé del’amour, a purifiées !

En vérité, quand je songe à toutes les petitesses, les vileniesdont Christine Daaé eut à souffrir, à cette époque, de la part decette Carlotta, je ne puis retenir mon courroux, et il ne m’étonnepoint que mon indignation se traduise par des aperçus un peu vastessur l’art en général, et celui du chant en particulier, où lesadmirateurs de la Carlotta ne trouveront certainement point leurcompte.

Quand la Carlotta eut fini de réfléchir à la menace de la lettreétrange qu’elle venait de recevoir, elle se leva.

« On verra bien », dit-elle… Et elle prononça, en espagnol,quelques serments, d’un air fort résolu.

La première chose qu’elle vit en mettant son nez à la fenêtre,fut un corbillard. Le corbillard et la lettre la persuadèrentqu’elle courait, ce soir-là, les plus sérieux dangers. Elle réunitchez elle le ban et l’arrière-ban de ses amis, leur apprit qu’elleétait menacée, à la représentation du soir, d’une cabale organiséepar Christine Daaé, et déclara qu’il fallait faire pièce à cettepetite en remplissant la salle de ses propres admirateurs, à elle,la Carlotta. Elle n’en manquait pas, n’est-ce pas ? Ellecomptait sur eux pour se tenir prêts à toute éventualité et fairetaire les perturbateurs, si, comme elle le craignait, ilsdéchaînaient le scandale.

Le secrétaire particulier de M. Richard étant venu prendre desnouvelles de la santé de la diva, s’en retourna avec l’assurancequ’elle se portait à merveille et que, « fût-elle à l’agonie »,elle chanterait le soir même le rôle de Marguerite. Comme lesecrétaire avait, de la part de son chef, recommandé fortement à ladiva de ne commettre aucune imprudence, de ne point sortir de chezelle, et de se garer des courants d’air, la Carlotta ne puts’empêcher, après son départ, de rapprocher ces recommandationsexceptionnelles et inattendues des menaces inscrites dans lalettre.

Il était cinq heures, quand elle reçut par le courrier unenouvelle lettre anonyme de la même écriture que la première. Elleétait brève. Elle disait simplement : « Vous êtes enrhumée ;si vous étiez raisonnable, vous comprendriez que c’est folie devouloir chanter ce soir. »

La Carlotta ricana, haussa les épaules, qui étaient magnifiques,et lança deux ou trois notes qui la rassurèrent.

Ses amis furent fidèles à leur promesse. Ils étaient tous, cesoir-là, à l’Opéra, mais c’est en vain qu’ils cherchèrent autourd’eux ces féroces conspirateurs qu’ils avaient mission decombattre. Si l’on en exceptait quelques profanes, quelqueshonnêtes bourgeois dont la figure placide ne reflétait d’autredessein que celui de réentendre une musique qui, depuis longtempsdéjà, avait conquis leurs suffrages, il n’y avait là que deshabitués dont les mœurs élégantes, pacifiques et correctes,écartaient toute idée de manifestation. La seule chose quiparaissait anormale était la présence de MM. Richard et Moncharmindans la loge n° 5. Les amis de la Carlotta pensèrent que,peut-être, messieurs les directeurs avaient eu, de leur côté, ventdu scandale projeté et qu’ils avaient tenu à se rendre dans lasalle pour l’arrêter sitôt qu’il éclaterait, mais c’était là unehypothèse injustifiée, comme vous le savez ; MM. Richard etMoncharmin ne pensaient qu’à leur fantôme.

Rien ?… En vain j’interroge en une ardente veille

La Nature et le Créateur.

Pas une voix ne glisse à mon oreille

Un mot consolateur !…

Le célèbre baryton Carolus Fonta venait à peine de lancer lepremier appel du docteur Faust aux puissances de l’enfer, que M.Firmin Richard, qui s’était assis sur la chaise même du fantôme –la chaise de droite, au premier rang – se penchait, de la meilleurehumeur du monde, vers son associé, et lui disait :

« Et toi, est-ce qu’une voix a déjà glissé un mot à tonoreille ?

– Attendons ! ne soyons pas trop pressés, répondait sur lemême ton plaisant M. Armand Moncharmin. La représentation ne faitque commencer et tu sais bien que le fantôme n’arrive ordinairementque vers le milieu du premier acte. »

Le premier acte se passa sans incident, ce qui n’étonna pointles amis de Carlotta, puisque Marguerite, à cet acte, ne chantepoint. Quant aux deux directeurs, au baisser du rideau, ils seregardèrent en souriant :

« Et d’un ! fit Moncharmin.

– Oui, le fantôme est en retard », déclara Firmin Richard.Moncharmin, toujours badinant, reprit :

« En somme, la salle n’est pas trop mal composée ce soir pourune salle maudite. »

Richard daigna sourire. Il désigna à son collaborateur une bonnegrosse dame assez vulgaire vêtue de noir qui était assise dans unfauteuil au milieu de la salle et qui était flanquée de deuxhommes, d’allure fruste dans leurs redingotes en drap d’habit.

« Qu’est-ce que c’est que ce “monde-là ?” demandaMoncharmin.

– Ce monde-là, mon cher, c’est ma concierge, son frère et sonmari.

– Tu leur as donné des billets ?

– Ma foi oui… Ma concierge n’était jamais allée à l’Opéra… c’estla première fois… et comme, maintenant, elle doit y venir tous lessoirs, j’ai voulu qu’elle fût bien placée avant de passer son tempsà placer les autres. »

Moncharmin demanda des explications et Richard lui apprit qu’ilavait décidé, pour quelque temps, sa concierge, en laquelle ilavait la plus grande confiance, à venir prendre la place de MameGiry.

« À propos de la mère Giry, fit Moncharmin, tu sais qu’elle vaporter plainte contre toi.

– Auprès de qui ? Auprès du fantôme ? » Lefantôme ! Moncharmin l’avait presque oublié.

Du reste, le mystérieux personnage ne faisait rien pour serappeler au souvenir de MM. les directeurs.

Soudain, la porte de leur loge s’ouvrit brusquement devant lerégisseur effaré.

« Qu’y a-t-il ? demandèrent-ils tous deux, stupéfaits devoir celui-ci en pareil endroit, en ce moment.

– Il y a, dit le régisseur, qu’une cabale est monté par les amisde Christine Daaé contre la Carlotta. Celle-ci est furieuse.

– Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire-là ? » fitRichard en fronçant les sourcils.

Mais le rideau se levait sur la Kermesse et le directeur fitsigne au régisseur de se retirer.

Quand le régisseur eut vidé la place, Moncharmin se pencha àl’oreille de Richard :

« Daaé a donc des amis ? demanda-t-il.

– Oui, fit Richard, elle en a.

– Qui ? »

Richard désigna du regard une première loge dans laquelle il n’yavait que deux hommes.

« Le comte de Chagny ?

– Oui, il me l’a recommandée… si chaleureusement, que si je nele savais pas l’ami de la Sorelli…

– Tiens ! tiens !… murmura Moncharmin. Et qui donc estce jeune homme si pâle, assis à côté de lui ?

– C’est son frère, le vicomte.

– Il ferait mieux d’aller se coucher. Il a l’air malade. »

La scène résonnait de chants joyeux. L’ivresse en musique.Triomphe du gobelet.

Vin ou bière,

Bière ou vin,

Que mon verre

Soit plein !

Étudiants, bourgeois, soldats, jeunes filles et matrones, lecœur allègre, tourbillonnaient devant le cabaret à l’enseigne dudieu Bacchus. Siebel fit son entrée.

Christine Daaé était charmante en travesti. Sa fraîche jeunesse,sa grâce mélancolique séduisaient à première vue. Aussitôt, lespartisans de la Carlotta s’imaginèrent qu’elle allait être saluéed’une ovation qui les renseignerait sur les intentions de ses amis.Cette ovation indiscrète eût été, du reste, d’une maladresseinsigne. Elle ne se produisit pas.

Au contraire, quand Marguerite traversa la scène et qu’elle eutchanté les deux seuls vers de son rôle à cet acte deuxième :

Non messieurs, je ne suis demoiselle ni belle,

Et je n’ai pas besoin qu’on me donne la main !

Des bravos éclatants accueillirent la Carlotta. C’était siimprévu et si inutile que ceux qui n’étaient au courant de rien seregardaient en se demandant ce qui se passait, et l’acte encores’acheva sans aucun incident. Tout le monde se disait alors : « Çava être pour l’acte suivant, évidemment. » Quelques-uns, quiétaient, paraît-il, mieux renseignés que les autres, affirmèrentque le « boucan » devait commencer à la « Coupe du roi de Thulé »,et ils se précipitèrent vers l’entrée des abonnés pour alleravertir la Carlotta.

Les directeurs quittèrent la loge pendant cet entracte pour serenseigner sur cette histoire de cabale dont leur avait parlé lerégisseur, mais ils revinrent bientôt à leur place en haussant lesépaules et en traitant toute cette affaire de niaiserie. Lapremière chose qu’ils virent en entrant fut, sur la tablette del’appui-main, une boîte de bonbons anglais. Qui l’avait apportéelà ? Ils questionnèrent les ouvreuses. Mais personne ne putles renseigner. S’étant alors retournés à nouveau du côté del’appui-main ils aperçurent, cette fois, à côté de la boîte debonbons anglais, une lorgnette. Ils se regardèrent. Ils n’avaientpas envie de rire. Tout ce que leur avait dit Mme Giry leurrevenait à la mémoire… et puis… il leur semblait qu’il y avaitautour d’eux comme un étrange courant d’air… Ils s’assirent ensilence, réellement impressionnés.

La scène représentait le jardin de Marguerite…

Faites-lui mes aveux, Portez mes vœux…

Comme elle chantait ces deux premiers vers, son bouquet de roseset de lilas à la main, Christine, en relevant la tête, aperçut danssa loge le vicomte de Chagny et, dès lors, il sembla à tous que savoix était moins assurée, moins pure, moins cristalline qu’àl’ordinaire. Quelque chose qu’on ne savait pas, assourdissait,alourdissait son chant… Il y avait, là-dessous, du tremblement etde la crainte.

« Drôle de fille, fit remarquer presque tout haut un ami de laCarlotta placé à l’orchestre… L’autre soir, elle était divine et,aujourd’hui, la voilà qui chevrote. Pas d’expérience, pas deméthode ! »

C’est en vous que j’ai foi,

Parlez pour moi.

Le vicomte se mit la tête dans les mains. Il pleurait. Le comte,derrière lui, mordait violemment la pointe de sa moustache,haussait les épaules et fronçait les sourcils. Pour qu’il traduisîtpar autant de signes extérieurs ses sentiments intimes, le comte,ordinairement si correct et si froid, devait, être furieux. Ill’était. Il avait vu son frère revenir d’un rapide et mystérieuxvoyage dans un état de santé alarmant. Les explications qui s’enétaient suivies n’avaient sans doute point eu la vertu detranquilliser le comte qui, désireux de savoir à quoi s’en tenir,avait demandé un rendez-vous à Christine Daaé. Celle-ci avait eul’audace de lui répondre qu’elle ne pouvait le recevoir, ni lui nison frère. Il crut à un abominable calcul. Il ne pardonnait point àChristine de faire souffrir Raoul, mais surtout il ne pardonnaitpoint à Raoul, de souffrir pour Christine. Ah ! il avait eubien tort de s’intéresser un instant à cette petite, dont letriomphe d’un soir restait pour tous incompréhensible.

Que la fleur sur sa bouche

Sache au moins déposer

Un doux baiser.

« Petite rouée, va », gronda le comte. Et il se demanda cequ’elle voulait… ce qu’elle pouvait bien espérer… Elle était pure,on la disait sans ami, sans protecteur d’aucune sorte… cet Ange duNord devait être roublard !

Raoul, lui, derrière ses mains, rideau qui cachait ses larmesd’enfant, ne songeait qu’à la lettre qu’il avait reçue, dès sonretour à Paris où Christine était arrivée avant lui, s’étant sauvéede Perros comme une voleuse : « Mon cher ancien petit ami, il fautavoir le courage de ne plus me revoir, de ne plus me parler… sivous m’aimez un peu, faites cela pour moi, pour moi qui ne vousoublierai jamais… mon cher Raoul. Surtout, ne pénétrez plus jamaisdans ma loge. Il y va de ma vie. Il y va de la vôtre. Votre petiteChristine. »

Un tonnerre d’applaudissements… C’est la Carlotta qui fait sonentrée.

L’acte du jardin se déroulait avec ses péripétiesaccoutumées.

Quand Marguerite eut fini de chanter l’air du Roi de Thulé, ellefut acclamée ; elle le fut encore quand elle eut terminé l’airdes bijoux :

Ah ! je ris de me voir

Si belle en ce miroir…

Désormais, sûre d’elle, sûre de ses amis dans la salle, sûre desa voix et de son succès, ne craignant plus rien, Carlotta se donnatout entière, avec ardeur, avec enthousiasme, avec ivresse. Son jeun’eut plus aucune retenue ni aucune pudeur… Ce n’était plusMarguerite, c’était Carmen. On ne l’applaudit que davantage, et sonduo avec Faust semblait lui préparer un nouveau succès, quandsurvint tout à coup… quelque chose d’effroyable.

Faust s’était agenouillé :

Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage

Sous la pâle clarté

Dont l’astre de la nuit, comme dans un nuage,

Caresse ta beauté.

Et Marguerite répondait :

Ô silence ! Ô bonheur !

Ineffable mystère !

Enivrante langueur !

J’écoute !… Et je comprends cette voix solitaire

Qui chante dans mon cœur !

À ce moment donc… à ce moment juste… se produisit quelque chose…j’ai dit quelque chose d’effroyable…

… La salle, d’un seul mouvement, s’est levée… Dans leur loge,les deux directeurs ne peuvent retenir une exclamation d’horreur…Spectateurs et spectatrices se regardent comme pour se demander lesuns aux autres l’explication d’un aussi inattendu phénomène… Levisage de la Carlotta exprime la plus atroce douleur, ses yeuxsemblent hantés par la folie. La pauvre femme s’est redressée, labouche encore entrouverte, ayant fini de laisser passer « cettevoix solitaire qui chantait dans son cœur… » Mais cette bouche nechantait plus… elle n’osait plus une parole, plus un son…

Car cette bouche créée pour l’harmonie, cet instrument agile quin’avait jamais failli, organe magnifique, générateur des plusbelles sonorités, des plus difficiles accords, des plus mollesmodulations, des rythmes les plus ardents, sublime mécaniquehumaine à laquelle il ne manquait, pour être divine, que le feu duciel qui, seul, donne la véritable émotion et soulève les âmes…cette bouche avait laissé passer…

De cette bouche s’était échappé…

… Un crapaud !

Ah ! l’affreux, le hideux, le squameux, venimeux, écumeux,écumant, glapissant crapaud !…

Par où était-il entré ? Comment s’était-il accroupi sur lalangue ? Les pattes de derrière repliées, pour bondir plushaut et plus loin, sournoisement, il était sorti du larynx, et…couac !

Couac ! Couac !… Ah ! le terriblecouac !

Car vous pensez bien qu’il ne faut parler de crapaud qu’aufiguré. On ne le voyait pas mais, par l’enfer ! onl’entendait. Couac !

La salle en fut comme éclaboussée. Jamais batracien, au bord desmares retentissantes, n’avait déchiré la nuit d’un plus affreuxcouac.

Et certes, il était bien inattendu de tout le monde. La Carlottan’en croyait encore ni sa gorge ni ses oreilles. La foudre, entombant à ses pieds, l’eût moins étonnée que ce crapaud couaquantqui venait de sortir de sa bouche…

Et elle ne l’eût pas déshonorée. Tandis qu’il est bien entenduqu’un crapaud blotti sur la langue, déshonore toujours unechanteuse. Il y en a qui en sont mortes.

Mon Dieu ! qui eût cru cela ?… Elle chantait sitranquillement : « Et je comprends cette voix solitaire qui chantedans mon cœur ! » Elle chantait sans effort, comme toujours,avec la même facilité que vous dites : « Bonjour, madame, commentvous portez-vous ? »

On ne saurait nier qu’il existe des chanteuses présomptueuses,qui ont le grand tort de ne point mesurer leurs forces, et qui,dans leur orgueil, veulent atteindre, avec la faible voix que leCiel leur départit, à des effets exceptionnels et lancer des notesqui leur ont été défendues en venant au monde. C’est alors que leCiel, pour les punir, leur envoie, sans qu’elles le sachent, dansla bouche, un crapaud, un crapaud qui fait couac ! Tout lemonde sait cela. Mais personne ne pouvait admettre qu’une Carlotta,qui avait au moins deux octaves dans la voix, y eût encore uncrapaud.

On ne pouvait avoir oublié ses contre-fa stridents, ses staccatiinouïs dans La flûte enchantée. On se souvenait de Don Juan, oùelle était Elvire et où elle remporta le plus retentissanttriomphe, certain soir, en donnant elle-même le si bémol que nepouvait donner sa camarade dona Anna. Alors, vraiment, quesignifiait ce couac, au bout de cette tranquille, paisible, toutepetite « voix solitaire qui chantait dans son cœur » ?

Ça n’était pas naturel. Il y avait là-dessous du sortilège. Cecrapaud sentait le roussi. Pauvre, misérable, désespérée, anéantieCarlotta !…

Dans la salle, la rumeur grandissait. C’eût été une autre que laCarlotta à qui serait survenue semblable aventure, on l’eûthuée ! Mais avec celle-là, dont on connaissait le parfaitinstrument, on ne montrait point de colère, mais de laconsternation et de l’effroi. Ainsi les hommes ont-ils dû subircette sorte d’épouvante s’il en est qui ont assisté à lacatastrophe qui brisa les bras de la Vénus de Milo !… etencore ont-ils pu voir le coup qui frappait… et comprendre…

Mais là ? Ce crapaud était incompréhensible !…

Si bien qu’après quelques secondes passées à se demander sivraiment elle avait entendu elle-même, sortir de sa bouche même,cette note, – était-ce une note, ce son ? – pouvait-on appelercela un son ? Un son, c’est encore de la musique – ce bruitinfernal, elle voulut se persuader qu’il n’en avait rien été ;qu’il y avait eu là, un instant, une illusion de son oreille, etnon point une criminelle trahison de l’organe vocal…

Elle jeta, éperdue, les yeux autour d’elle comme pour chercherun refuge, une protection, ou plutôt l’assurance spontanée del’innocence de sa voix. Ses doigts crispés s’étaient portés à sagorge en un geste de défense et de protestation ! Non !non ! ce couac n’était pas à elle ! Et il semblait bienque Carolus Fonta lui-même fût de cet avis, qui la regardait avecune expression inénarrable de stupéfaction enfantine etgigantesque. Car enfin, il était près d’elle, lui. Il ne l’avaitpas quittée. Peut-être pourrait-il lui dire comment une pareillechose était arrivée ! Non, il ne le pouvait pas ! Sesyeux étaient stupidement rivés à la bouche de la Carlotta comme lesyeux des tout petits considérant le chapeau inépuisable duprestidigitateur. Comment une si petite bouche avait-elle pucontenir un si grand couac ?

Tout cela, crapaud, couac, émotion, terreur, rumeur de la salle,confusion de la scène, des coulisses, – quelques comparsesmontraient des têtes effarées, – tout cela que je vous décris dansle détail dura quelques secondes.

Quelques secondes affreuses qui parurent surtout interminablesaux deux directeurs là-haut, dans la loge n° 5. Moncharmin etRichard étaient très pâles. Cet épisode inouï et qui restaitinexplicable les remplissait d’une angoisse d’autant plusmystérieuse qu’ils étaient depuis un instant sous l’influencedirecte du fantôme.

Ils avaient senti son souffle. Quelques cheveux de Moncharmins’étaient dressés sous ce souffle-là… Et Richard avait passé sonmouchoir sur son front en sueur… Oui, il était là… autour d’eux…derrière eux, à côté d’eux, ils le sentaient sans le voir !…Ils entendaient sa respiration… et si près d’eux, si prèsd’eux !… On sait quand quelqu’un est présent… Eh bien, ilssavaient maintenant !… ils étaient sûrs d’être trois dans laloge… Ils en tremblaient… Ils avaient l’idée de fuir… Ils n’osaientpas… Ils n’osaient pas faire un mouvement, échanger une parole quieût pu apprendre au fantôme qu’ils savaient qu’il était là…Qu’allait-il arriver ? Qu’allait-il se produire ?

Se produisit le couac ! Au-dessus de tous les bruits de lasalle on entendit leur double exclamation d’horreur. Ils sesentaient sous les coups du fantôme. Penchés au-dessus de la loge,ils regardaient la Carlotta comme s’ils ne la reconnaissaient plus.Cette fille de l’enfer devait avoir donné avec son couac le signalde quelque catastrophe. Ah ! la catastrophe, ilsl’attendaient ! Le fantôme la leur avait promise ! Lasalle était maudite ! Leur double poitrine directorialehaletait déjà sous le poids de la catastrophe. On entendit la voixétranglée de Richard qui criait à la Carlotta : « Eh bien !continuez ! »

Non ! La Carlotta ne continua pas… Elle recommençabravement, héroïquement, le vers fatal au bout duquel était apparule crapaud.

Un silence effrayant succède à tous les bruits. Seule la voix dela Carlotta emplit à nouveau le vaisseau sonore.

« J’écoute !… – La salle aussi écoute – … Et je comprendscette voix solitaire (couac !) Couac !… qui chante dansmon… couac ! »

Le crapaud lui aussi a recommencé.

La salle éclate en un prodigieux tumulte. Retombés sur leurssièges, les deux directeurs n’osent même pas se retourner ;ils n’en ont pas la force. Le fantôme leur rit dans le cou !Et enfin ils entendent distinctement dans l’oreille droite sa voix,l’impossible voix, la voix sans bouche, la voix qui dit :

« Elle chante ce soir à décrocher le lustre ! »

D’un commun mouvement, ils levèrent la tête au plafond etpoussèrent un cri terrible. Le lustre, l’immense masse du lustreglissait, venait à eux, à l’appel de cette voix satanique.Décroché, le lustre plongeait des hauteurs de la salle et s’abîmaitau milieu de l’Orchestre, parmi mille clameurs. Ce fut uneépouvante, un sauve-qui-peut général. Mon dessein n’est point defaire revivre ici une heure historique. Les curieux n’ont qu’àouvrir les journaux de l’époque. Il y eut de nombreux blessés etune morte.

Le lustre s’était écrasé sur la tête de la malheureuse qui étaitvenue ce soir-là, à l’Opéra, pour la première fois de sa vie, surcelle que M. Richard avait désignée comme devant remplacer dans sesfonctions d’ouvreuse Mame Giry, l’ouvreuse du fantôme. Elle étaitmorte sur le coup et le lendemain, un journal paraissait avec cettemanchette : Deux cent mille kilos sur la tête d’uneconcierge ! Ce fut toute une oraison funèbre.

Chapitre 9Le mystérieux coupé

Cette soirée tragique fut mauvaise pour tout le monde. LaCarlotta était tombée malade. Quant à Christine Daaé, elle avaitdisparu après la représentation. Quinze jours s’étaient écouléssans qu’on l’eût revue au théâtre, sans qu’elle se fût montrée horsdu théâtre.

Il ne faut pas confondre cette première disparition, qui sepassa sans scandale, avec le fameux enlèvement qui, à quelque tempsde là, devait se produire dans des conditions si inexplicables etsi tragiques.

Raoul fut le premier, naturellement, à ne rien comprendre àl’absence de la diva. Il lui avait écrit à l’adresse de MmeValérius et n’avait pas reçu de réponse. Il n’en avait pas d’abordété autrement étonné, connaissant son état d’esprit et larésolution où elle était de rompre avec lui toute relation sansque, du reste, il en eût pu encore deviner la raison.

Sa douleur n’en avait fait que grandir, et il finit pars’inquiéter de ne voir la chanteuse sur aucun programme. On donnaFaust sans elle. Un après-midi, vers cinq heures, il fut s’enquérirauprès de la direction des causes de cette disparition de ChristineDaaé. Il trouva des directeurs fort préoccupés, leurs amiseux-mêmes ne les reconnaissaient plus : ils avaient perdu toutejoie et tout entrain. On les voyait traverser le théâtre, têtebasse, le front soucieux, et les joues pâles comme s’ils étaientpoursuivis par quelque abominable pensée, ou en proie à quelquemalice du destin qui vous prend son homme et ne le lâche plus.

La chute du lustre avait entraîné bien des responsabilités, maisil était difficile de faire s’expliquer MM. les directeurs à cesujet.

L’enquête avait conclu à un accident, survenu pour cause d’usuredes moyens de suspension, mais encore aurait-il été du devoir desanciens directeurs ainsi que des nouveaux de constater cette usureet d’y remédier avant qu’elle ne déterminât la catastrophe.

Et il me faut bien dire que MM. Richard et Moncharmin apparurentà cette époque si changés, si lointains… si mystérieux… siincompréhensibles, qu’il y eut beaucoup d’abonnés pour imaginer quequelque événement plus affreux encore que la chute du lustre, avaitmodifié l’état d’âme de MM. les directeurs.

Dans leurs relations quotidiennes, ils se montraient fortimpatients, excepté cependant avec Mme Giry qui avait étéréintégrée dans ses fonctions. On se doute de la façon dont ilsreçurent le vicomte de Chagny quand celui-ci vint leur demander desnouvelles de Christine. Ils se bornèrent à lui répondre qu’elleétait en congé. Il demanda combien de temps devait durer cecongé ; il lui fut répliqué assez sèchement qu’il étaitillimité, Christine Daaé l’ayant demandé pour cause de santé.

« Elle est donc malade ! s’écria-t-il, qu’est-ce qu’ellea ?

– Nous n’en savons rien !

– Vous ne lui avez donc pas envoyé le médecin duthéâtre ?

– Non ! elle ne l’a point réclamé et, comme nous avonsconfiance en elle, nous l’avons crue sur parole. »

L’affaire ne parut point naturelle à Raoul, qui quitta l’Opéraen proie aux plus sombres pensées. Il résolut, quoi qu’il pûtarriver, d’aller aux nouvelles chez la maman Valérius. Sans doutese rappelait-il les termes énergiques de la lettre de Christine,qui lui détendait de tenter quoi que ce fût pour la voir. Mais cequ’il avait vu à Perros, ce qu’il avait entendu derrière la portede la loge, la conversation qu’il avait eue avec Christine au bordde la lande, lui faisaient pressentir quelque machination qui, pourêtre tant soit peu diabolique, n’en restait pas moins humaine.L’imagination exaltée de la jeune fille, son âme tendre et crédule,l’éducation primitive qui avait entouré ses jeunes années d’uncercle de légendes, la continuelle pensée de son père mort, etsurtout l’état de sublime extase où la musique la plongeait dès quecet art se manifestait à elle dans certaines conditionsexceptionnelles – n’avait-il point été à même d’en juger ainsi lorsde la scène du cimetière ? – tout cela lui apparaissait commedevant constituer un terrain moral propice aux entreprisesmalfaisantes de quelque personnage mystérieux et sans scrupules. Dequi Christine Daaé était-elle la victime ? Voilà la questionfort sensée que Raoul se posait en se rendant en toute hâte chez lamaman Valérius.

Car le vicomte avait un esprit des plus sains. Sans doute, ilétait poète et aimait la musique dans ce qu’elle a de plus ailé, etil était grand amateur des vieux contes bretons où dansent leskorrigans, et par-dessus tout il était amoureux de cette petite féedu Nord qu’était Christine Daaé ; il n’empêche qu’il necroyait au surnaturel qu’en matière de religion et que l’histoirela plus fantastique du monde n’était pas capable de lui faireoublier que deux et deux font quatre.

Qu’allait-il apprendre chez la maman Valérius ? Il entremblait en sonnant à la porte d’un petit appartement de la rueNotre-Dame-des-Victoires.

La soubrette qui, un soir, était sortie devant lui de la loge deChristine, vint lui ouvrir. Il demanda si Mme Valérius étaitvisible. On lui répondit qu’elle était souffrante, dans son lit, etincapable de « recevoir ».

« Faites passer ma carte », dit-il.

Il n’attendit point longtemps. La soubrette revint etl’introduisit dans un petit salon assez sombre et sommairementmeublé où les deux portraits du professeur Valérius et du père Daaése faisaient vis-à-vis.

« Madame s’excuse auprès de monsieur le vicomte, dit ladomestique. Elle ne pourra le recevoir que dans sa chambre, car sespauvres jambes ne la soutiennent plus. »

Cinq minutes plus tard, Raoul était introduit dans une chambrequasi obscure, où il distingua tout de suite, dans la pénombred’une alcôve, la bonne figure de la bienfaitrice de Christine.Maintenant, les cheveux de la maman Valérius étaient tout blancs,mais ses yeux n’avaient pas vieilli : jamais, au contraire, sonregard n’avait été aussi clair, ni aussi pur, ni aussienfantin.

« M. de Chagny ! fit-elle joyeusement en tendant les deuxmains au visiteur… Ah ! c’est le Ciel qui vous envoie !…nous allons pouvoir parler d’elle. »

Cette dernière phrase sonna aux oreilles du jeune homme bienlugubrement. Il demanda tout de suite :

« Madame… où est Christine ? »

Et la vieille dame lui répondit tranquillement : « Mais, elleest avec son “bon génie” !

– Quel bon génie ? s’écria le pauvre Raoul.

– Mais l’Ange de la musique !»

Le vicomte de Chagny, consterné, tomba sur un siège. Vraiment,Christine était avec l’Ange de la musique ! Et la mamanValérius, dans son lit, lui souriait en mettant un doigt sur sabouche, pour lui recommander le silence. Elle ajouta :

« Il ne faut le répéter à personne !

– Vous pouvez compter sur moi ! » répliqua Raoul sanssavoir bien ce qu’il disait, car ses idées sur Christine, déjà forttroubles, s’embrouillaient de plus en plus et il semblait que toutcommençait à tourner autour de lui, autour de la chambre, autour decette extraordinaire brave dame en cheveux blancs, aux yeux de cielbleu pâle, aux yeux de ciel vide… « Vous pouvez compter surmoi…

– Je sais ! je sais ! fit-elle avec un bon rireheureux. Mais approchez-vous donc de moi, comme lorsque vous étieztout petit. Donnez-moi vos mains comme lorsque vous me rapportiezl’histoire de la petite Lotte que vous avait contée le père Daaé.Je vous aime bien, vous savez, monsieur Raoul. Et Christine aussivous aime bien !

– … Elle m’aime bien… », soupira le jeune homme, qui rassemblaitdifficilement sa pensée autour du génie de la maman Valérius, del’Ange dont lui avait parlé si étrangement Christine, de la tête demort qu’il avait entrevue dans une sorte de cauchemar sur lesmarches du maître-autel de Perros et aussi du fantôme de l’Opéra,dont la renommée était venue jusqu’à son oreille, un soir qu’ils’était attardé sur le plateau, à deux pas d’un groupe demachinistes qui rappelaient la description cadavérique qu’en avaitfaite avant sa mystérieuse fin le pendu Joseph Buquet…

Il demanda à voix basse :

« Qu’est-ce qui vous fait croire, madame, que Christine m’aimebien ?

– Elle me parlait de vous tous les jours !

– Vraiment ?… Et qu’est-ce qu’elle vous disait ?

– Elle m’a dit que vous lui aviez fait une déclaration !…»

Et la bonne vieille se prit à rire avec éclat, en montranttoutes ses dents, qu’elle avait jalousement conservées. Raoul seleva, le rouge au front, souffrant atrocement.

« Eh bien, où allez-vous ?… Voulez-vous bien vousasseoir ?… Vous croyez que vous allez me quitter commeça ?… Vous êtes fâché parce que j’ai ri, je vous en demandepardon… Après tout, ce n’est point de votre faute, ce qui estarrivé… Vous ne saviez pas… Vous êtes jeune… et vous croyiez queChristine était libre…

– Christine est fiancée ? demanda d’une voix étranglée lemalheureux Raoul.

– Mais non ! mais non !… Vous savez bien queChristine, – le voudrait-elle – ne peut pas se marier !…

– Quoi ! mais je ne sais rien !… Et pourquoi Christinene peut-elle pas se marier ?

– Mais à cause du génie de la musique !…

– Encore…

– Oui, il le lui défend !…

– Il le lui défend !… Le génie de la musique lui défend dese marier !… »

Raoul se penchait sur la maman Valérius, la mâchoire avancée,comme pour la mordre. Il eût eu envie de la dévorer qu’il ne l’eûtpoint regardée avec des yeux plus féroces. Il y a des moments où latrop grande innocence d’esprit apparaît tellement monstrueusequ’elle en devient haïssable. Raoul trouvait Mme Valérius par tropinnocente.

Elle ne se douta point du regard affreux qui pesait sur elle.Elle reprit de l’air le plus naturel :

« Oh ! il le lui défend… sans le lui défendre… Il lui ditsimplement que si elle se mariait, elle ne l’entendrait plus !Voilà tout !… et qu’il partirait pour toujours !… Alors,vous comprenez, elle ne veut pas laisser partir le Génie de lamusique. C’est bien naturel.

– Oui, oui, obtempéra Raoul dans un souffle, c’est biennaturel.

– Du reste, je croyais que Christine vous avait dit tout cela,quand elle vous a trouvé à Perros où elle était allée avec son “bongénie”.

– Ah ! ah ! elle était allée à Perros avec le “bongénie” ?

– C’est-à-dire qu’il lui avait donné rendez-vous là-bas dans lecimetière de Perros sur la tombe de Daaé ! Il lui avait promisde jouer la Résurrection de Lazare sur le violon de son père !»

Raoul de Chagny se leva et prononça ces mots décisifs avec unegrande autorité :

« Madame, vous allez me dire où il demeure, ce génie-là !»

La vieille dame ne parut point autrement surprise de cettequestion indiscrète. Elle leva les yeux et répondit :

« Au ciel ! »

Tant de candeur le dérouta. Une aussi simple et parfaite foidans un génie qui, tous les soirs, descendait du ciel pourfréquenter les loges d’artistes à l’Opéra, le laissa stupide.

Il se rendait compte maintenant de l’état d’esprit dans lequelpouvait se trouver une jeune fille élevée entre un ménétriersuperstitieux et une bonne dame « illuminée », et il frémit ensongeant aux conséquences de tout cela.

« Christine est-elle toujours une honnête fille ? ne put-ils’empêcher de demander tout à coup.

– Sur ma part de paradis, je le jure ! s’exclama la vieillequi, cette fois, parut outrée… et si vous en doutez, monsieur, jene sais pas ce que vous êtes venu faire ici !… »

Raoul arrachait ses gants.

« Il y a combien de temps qu’elle a fait la connaissance de ce“génie” ?

– Environ trois mois !… Oui, il y a bien trois mois qu’il acommencé à lui donner des leçons ! »

Le vicomte étendit les bras dans un geste immense et désespéréet il les laissa retomber avec accablement.

« Le génie lui donne des leçons !… Et où ça ?

– Maintenant qu’elle est partie avec lui, je ne pourrais vous ledire, mais il y a quinze jours, cela se passait dans la loge deChristine. Ici, ce serait impossible dans ce petit appartement.Toute la maison les entendrait. Tandis qu’à l’Opéra, à huit heuresdu matin, il n’y a personne. On ne les dérange pas ! Vouscomprenez ?…

– Je comprends ! je comprends ! » s’écria le vicomte,et il prit congé avec précipitation de la vieille maman qui sedemandait en a parte si le vicomte n’était pas un peu toqué.

En traversant le salon, Raoul se retrouva en face de lasoubrette et, un instant, il eut l’intention de l’interroger, maisil crut surprendre sur ses lèvres un léger sourire. Il pensaqu’elle se moquait de lui. Il s’enfuit. N’en savait-il pasassez ?… Il avait voulu être renseigné, que pouvait-il désirerde plus ?… Il regagna le domicile de son frère à pied, dans unétat à faire pitié…

Il eût voulu se châtier, se heurter le front contre lesmurs ! Avoir cru à tant d’innocence, à tant de pureté !Avoir essayé, un instant, de tout expliquer avec de la naïveté, dela simplicité d’esprit, de la candeur immaculée ! Le génie dela musique ! Il le connaissait maintenant ! Il levoyait ! C’était à n’en plus douter quelque affreux ténor,joli garçon, et qui chantait la bouche en cœur ! Il setrouvait ridicule et malheureux à souhait ! Ah ! lemisérable, petit, insignifiant et niais jeune homme que M. levicomte de Chagny ! pensait rageusement Raoul. Et elle, quelleaudacieuse et sataniquement rouée créature !

Tout de même, cette course dans les rues lui avait fait du bien,rafraîchi un peu la flamme de son cerveau. Quand il pénétra dans sachambre, il ne pensait plus qu’à se jeter sur son lit pour yétouffer ses sanglots. Mais son frère était là et Raoul se laissatomber dans ses bras, comme un bébé. Le comte, paternellement, leconsola, sans lui demander d’explications ; du reste, Raouleût hésité à lui narrer l’histoire du génie de la musique. S’il y ades choses dont on ne se vante pas, il en est d’autres pourlesquelles il y a trop d’humiliation à être plaint.

Le comte emmena son frère dîner au cabaret. Avec un aussi fraisdésespoir, il est probable que Raoul eût décliné, ce soir-là, touteinvitation si, pour le décider, le comte ne lui avait appris que laveille au soir, dans une allée du Bois, la dame de ses penséesavait été rencontrée en galante compagnie. D’abord, le vicomte n’yvoulut point croire et puis il lui fut donné des détails si précisqu’il ne protesta plus. Enfin, n’était-ce point là l’aventure laplus banale ? On l’avait vue dans un coupé dont la vitre étaitbaissée. Elle semblait aspirer longuement l’air glacé de la nuit.Il faisait un clair de lune superbe. On l’avait parfaitementreconnue. Quant à son compagnon, on n’en avait distingué qu’unevague silhouette, dans l’ombre. La voiture allait « au pas », dansune allée déserte, derrière les tribunes de Longchamp.

Raoul s’habilla avec frénésie, déjà prêt, pour oublier sadétresse, à se jeter, comme on dit, dans le « tourbillon du plaisir». Hélas ! il fut un triste convive et ayant quitté le comtede bonne heure, il se trouva, vers dix heures du soir, dans unevoiture de cercle, derrière les tribunes de Longchamp.

Il faisait un froid de loup. La route apparaissait déserte ettrès éclairée sous la lune. Il donna l’ordre au cocher del’attendre patiemment au coin d’une petite allée adjacente et, sedissimulant autant que possible, il commença de battre lasemelle.

Il n’y avait pas une demi-heure qu’il se livrait à cethygiénique exercice, quand une voiture, venant de Paris, tourna aucoin de la route et, tranquillement, au pas de son cheval, sedirigea de son côté.

Il pensa tout de suite : c’est elle ! Et son cœur se prit àfrapper à grands coups sourds, comme ceux qu’il avait déjà entendusdans sa poitrine quand il écoutait la voix d’homme derrière laporte de la loge… Mon Dieu ! comme il l’aimait !

La voiture avançait toujours. Quant à lui, il n’avait pas bougé.Il attendait !… Si c’était elle, il était bien résolu à sauterà la tête des chevaux !… Coûte que coûte, il voulait avoir uneexplication avec l’Ange de la musique !…

Quelques pas encore et le coupé allait être à sa hauteur. Il nedoutait point que ce fût elle… Une femme, en effet, penchait satête à la portière.

Et, tout à coup, la lune l’illumina d’une pâle auréole. «Christine ! »

Le nom sacré de son amour lui jaillit des lèvres et du cœur. Ilne put le retenir !… Il bondit pour le rattraper, car ce nomjeté à la face de la nuit, avait été comme le signal attendu d’uneruée furieuse de tout l’équipage, qui passa devant lui sans qu’ileût pris le temps de mettre son projet à exécution. La glace de laportière s’était relevée. La figure de la jeune femme avaitdisparu. Et le coupé, derrière lequel il courait, n’était déjà plusqu’un point noir sur la route blanche.

Il appela encore : Christine !… Rien ne lui répondit. Ils’arrêta, au milieu du silence.

Il jeta un regard désespéré au ciel, aux étoiles ; ilheurta du poing sa poitrine en feu ; il aimait et il n’étaitpas aimé !

D’un œil morne, il considéra cette route désolée et froide, lanuit pâle et morte. Rien n’était plus froid, rien n’était plus mortque son cœur : il avait aimé un ange et il méprisait unefemme !

Raoul, comme elle s’est jouée de toi, la petite fée duNord ! N’est-ce pas, n’est-ce pas qu’il est inutile d’avoirune joue aussi fraîche, un front aussi timide et toujours prêt à secouvrir du voile rose de la pudeur pour passer dans la nuitsolitaire, au fond d’un coupé de luxe, en compagnie d’un mystérieuxamant ? N’est-ce pas qu’il devrait y avoir des limites sacréesà l’hypocrisie et au mensonge ?… Et qu’on ne devrait pas avoirles yeux clairs de l’enfance quand on a l’âme descourtisanes ?

… Elle avait passé sans répondre à son appel… Aussi, pourquoiétait-il venu au travers de sa route ?

De quel droit a-t-il dressé soudain devant elle, qui ne luidemande que son oubli, le reproche de sa présence ?…

« Va-t’en !… disparais !… Tu ne comptes pas !…»

Il songeait à mourir et il avait vingt ans !… Sondomestique le surprit, au matin, assis sur son lit. Il ne s’étaitpas déshabillé et le valet eut peur de quelque malheur en levoyant, tant il avait une figure de désastre. Raoul lui arracha desmains le courrier qu’il lui apportait. Il avait reconnu une lettre,un papier, une écriture. Christine lui disait :

« Mon ami, soyez, après-demain, au bal masqué de l’Opéra, àminuit, dans le petit salon qui est derrière la cheminée du grandfoyer ; tenez-vous debout auprès de la porte qui conduit versla Rotonde. Ne parlez de ce rendez-vous à personne au monde.Mettez-vous en domino blanc, bien masqué. Sur ma vie, qu’on ne vousreconnaisse pas.

Christine. »

Chapitre 10Au bal masqué

L’enveloppe, toute maculée de boue, ne portait aucun timbre. «Pour remettre à M. le vicomte Raoul de Chagny » et l’adresse aucrayon. Ceci avait été certainement jeté dans l’espoir qu’unpassant ramasserait le billet et l’apporterait à domicile ; cequi était arrivé. Le billet avait été trouvé sur un trottoir de laplace de l’Opéra. Raoul le relut avec fièvre.

Il ne lui en fallait pas davantage pour renaître à l’espoir. Lasombre image qu’il s’était faite un instant d’une Christineoublieuse de ses devoirs envers elle-même, fit place à la premièreimagination qu’il avait eue d’une malheureuse enfant innocente,victime d’une imprudence et de sa trop grande sensibilité. Jusqu’àquel point, à cette heure, était-elle vraiment victime ? Dequi était-elle prisonnière ? Dans quel gouffre l’avait-onentraînée ? Il se le demandait avec une bien cruelleangoisse ; mais cette douleur même lui paraissait supportableà côté du délire où le mettait l’idée d’une Christine hypocrite etmenteuse ! Que s’était-il passé ? Quelle influenceavait-elle subie ? Quel monstre l’avait ravie, et avec quellesarmes ?…

… Avec quelles armes donc, si ce n’étaient celles de lamusique ? Oui, oui, plus il y songeait, plus il se persuadaitque c’était de ce côté qu’il découvrirait la vérité. Avait-iloublié le ton dont, à Perros, elle lui avait appris qu’elle avaitreçu la visite de l’envoyé céleste ? Et l’histoire même deChristine, dans ces derniers temps, ne devait-elle point l’aider àéclairer les ténèbres où il se débattait ? Avait-il ignoré ledésespoir qui s’était emparé d’elle après la mort de son père et ledégoût qu’elle avait eu alors de toutes les choses de la vie, mêmede son art ? Au Conservatoire, elle avait passé comme unepauvre machine chantante, dépourvue d’âme. Et, tout à coup, elles’était réveillée, comme sous le souffle d’une intervention divine.L’Ange de la musique était venu ! Elle chante Marguerite deFaust et triomphe !… L’Ange de la musique !… Qui donc,qui donc se fait passer à ses yeux pour ce merveilleuxgénie ?… Qui donc, renseigné sur la légende chère au vieuxDaaé, en use à ce point que la jeune fille n’est plus entre sesmains qu’un instrument sans défense qu’il fait vibrer à songré ?

Et Raoul réfléchissait qu’une telle aventure n’était pointexceptionnelle. Il se rappelait ce qui était arrivé à la princesseBelmonte, qui venait de perdre son mari et dont le désespoir étaitdevenu de la stupeur… Depuis un mois, la princesse ne pouvait niparler ni pleurer. Cette inertie physique et morale allaits’aggravant tous les jours et l’affaiblissement de la raisonamenait peu à peu l’anéantissement de la vie. On portait tous lessoirs la malade dans ses jardins ; mais elle ne semblait mêmepas comprendre où elle se trouvait. Raff, le plus grand chanteur del’Allemagne, qui passait à Naples, voulut visiter ces jardins,renommés pour leur beauté. Une des femmes de la princesse pria legrand artiste de chanter, sans se montrer, près du bosquet où ellese trouvait étendue. Raff y consentit et chanta un air simple quela princesse avait entendu dans la bouche de son mari aux premiersjours de leur hymen. Cet air était expressif et touchant. Lamélodie, les paroles, la voix admirable de l’artiste, tout seréunit pour remuer profondément l’âme de la princesse. Les larmeslui jaillirent des yeux… elle pleura, fut sauvée et resta persuadéeque son époux, ce soir-là, était descendu du ciel pour lui chanterl’air d’autrefois !

« Oui… ce soir-là !… Un soir, pensait maintenant Raoul, ununique soir… Mais cette belle imagination n’eût point tenu devantune expérience répétée… »

Elle eût bien fini par découvrir Raff, derrière son bosquet,l’idéale et dolente princesse de Belmonte, si elle y était revenuetous les soirs, pendant trois mois…

L’Ange de la musique, pendant trois mois, avait donné des leçonsà Christine… Ah ! c’était un professeur ponctuel !… Etmaintenant, il la promenait au Bois !…

De ses doigts crispés, glissés sur sa poitrine, où battait soncœur jaloux, Raoul se déchirait la chair. Inexpérimenté, il sedemandait maintenant avec terreur à quel jeu la demoiselle leconviait pour une prochaine mascarade ? Et jusqu’à quel pointune fille d’Opéra peut se moquer d’un bon jeune homme tout neuf àl’amour ? Quelle misère !…

Ainsi la pensée de Raoul allait-elle aux extrêmes. Il ne savaitplus s’il devait plaindre Christine ou la maudire et, tour à tour,il la plaignait et la maudissait. À tout hasard, cependant, il semunit d’un domino blanc.

Enfin, l’heure du rendez-vous arriva. Le visage couvert d’unloup garni d’une longue et épaisse dentelle, tout empierroté deblanc, le vicomte se trouva bien ridicule d’avoir endossé cecostume des mascarades romantiques. Un homme du monde ne sedéguisait pas pour aller au bal de l’Opéra. Il eût fait sourire.Une pensée consolait le vicomte : c’était qu’on ne le reconnaîtraitcertes pas ! Et puis, ce costume et ce loup avaient un autreavantage : Raoul allait pouvoir se promener là-dedans « comme chezlui », tout seul, avec le désarroi de son âme et la tristesse deson cœur. Il n’aurait point besoin de feindre ; il lui seraitsuperflu de composer un masque pour son visage : ill’avait !

Ce bal était une fête exceptionnelle, donnée avant les joursgras, en l’honneur de l’anniversaire de la naissance d’un illustredessinateur des liesses d’antan, d’un émule de Gavarni, dont lecrayon avait immortalisé les « chicards » et la descente de laCourtille. Aussi devait-il avoir un aspect beaucoup plus gai, plusbruyant, plus bohème que l’ordinaire des bals masqués. De nombreuxartistes s’y étaient donnés rendez-vous, suivis de toute uneclientèle de modèles et de rapins qui, vers minuit, commençaient demener grand tapage.

Raoul monta le grand escalier à minuit moins cinq, ne s’attardaen aucune sorte à considérer autour de lui le spectacle descostumes multicolores s’étalant au long des degrés de marbre, dansl’un des plus somptueux décors du monde, ne se laissa entreprendrepar aucun masque facétieux, ne répondit à aucune plaisanterie, etsecoua la familiarité entreprenante de plusieurs couples déjà tropgais. Ayant traversé le grand foyer et échappé à une farandole qui,un moment, l’avait emprisonné, il pénétra enfin dans le salon quele billet de Christine lui avait indiqué. Là, dans ce petit espace,il y avait un monde fou ; car c’était là le carrefour où serencontraient tous ceux qui allaient souper à la Rotonde ou quirevenaient de prendre une coupe de champagne. Le tumulte y étaitardent et joyeux. Raoul pensa que Christine avait, pour leurmystérieux rendez-vous, préféré cette cohue à quelque coin isolé :on y était, sous le masque, plus dissimulé.

Il s’accota à la porte et attendit. Il n’attendit pointlongtemps. Un domino noir passa, qui lui serra rapidement le boutdes doigts. Il comprit que c’était elle.

Il suivit.

« C’est vous, Christine ? » demanda-t-il entre sesdents.

Le domino se retourna vivement et leva le doigt jusqu’à lahauteur de ses lèvres pour lui recommander sans doute de ne plusrépéter son nom.

Raoul continua de suivre en silence.

Il avait peur de la perdre, après l’avoir si étrangementretrouvée. Il ne sentait plus de haine contre elle. Il ne doutaitmême plus qu’elle dût « n’avoir rien à se reprocher », si bizarreet inexplicable qu’apparût sa conduite. Il était prêt à toutes lesmansuétudes, à tous les pardons, à toutes les lâchetés. Il aimait.Et, certainement, on allait lui expliquer très naturellement, toutà l’heure, la raison d’une absence aussi singulière…

Le domino noir, de temps en temps, se retournait pour voir s’ilétait toujours suivi du domino blanc.

Comme Raoul retraversait ainsi, derrière son guide, le grandfoyer du public, il ne put faire autrement que de remarquer parmitoutes les cohues, une cohue… parmi tous les groupes s’essayant auxplus folles extravagances, un groupe qui se pressait autour d’unpersonnage dont le déguisement, l’allure originale, l’aspectmacabre faisaient sensation…

Ce personnage était vêtu tout d’écarlate avec un immense chapeauà plumes sur une tête de mort. Ah ! la belle imitation de têtede mort que c’était là ! Les rapins autour de lui, luifaisaient un grand succès, le félicitaient… lui demandaient chezquel maître, dans quel atelier, fréquenté de Pluton, on lui avaitfait, dessiné, maquillé une aussi belle tête de mort ! La «Camarde » elle-même avait dû poser.

L’homme à la tête de mort, au chapeau à plumes et au vêtementécarlate traînait derrière lui un immense manteau de velours rougedont la flamme s’allongeait royalement sur le parquet ; et surce manteau on avait brodé en lettres d’or une phrase que chacunlisait et répétait tout haut : « Ne me touchez pas ! Je suisla Mort rouge qui passe !… »

Et quelqu’un voulut le toucher… mais une main de squelette,sortie d’une manche de pourpre, saisit brutalement le poignet del’imprudent et celui-ci, ayant senti l’emprise des ossements,l’étreinte forcenée de la Mort qui semblait ne devoir plus lelâcher jamais, poussa un cri de douleur et d’épouvante. La Mortrouge lui ayant enfin rendu la liberté, il s’enfuit, comme un fou,au milieu des quolibets. C’est à ce moment que Raoul croisa lefunèbre personnage qui, justement, venait de se tourner de soncôté. Et il fut sur le point de laisser échapper un cri : « La têtede mort de Perros-Guirec ! » Il l’avait reconnue !… Ilvoulut se précipiter, oubliant Christine ; mais le dominonoir, qui paraissait en proie, lui aussi, à un étrange émoi, luiavait pris le bras et l’entraînait… l’entraînait loin du foyer,hors de cette foule démoniaque où passait la Mort rouge…

À chaque instant, le domino noir se retournait et il lui semblasans doute, par deux fois, apercevoir quelque chose quil’épouvantait, car il précipita encore sa marche et celle de Raoulcomme s’ils étaient poursuivis.

Ainsi, montèrent-ils deux étages. Là, les escaliers, lescouloirs étaient à peu près déserts. Le domino noir poussa la ported’une loge et fit signe au domino blanc d’y pénétrer derrière lui.Christine (car c’était bien elle, il put encore la reconnaître à savoix), Christine ferma aussitôt sur lui la porte de la loge en luirecommandant à voix basse de rester dans la partie arrière de cetteloge et de ne se point montrer. Raoul retira son masque. Christinegarda le sien. Et comme le jeune homme allait prier la chanteuse des’en défaire, il fut tout à fait étonné de la voir se penchercontre la cloison et écouter attentivement ce qui se passait àcôté. Puis elle entrouvrit la porte et regarda dans le couloir endisant à voix basse : « Il doit être monté au-dessus, dans la «loge des Aveugles ! »… Soudain elle s’écria : « Ilredescend ! »

Elle voulut refermer la porte mais Raoul s’y opposa, car ilavait vu sur la marche la plus élevée de l’escalier qui montait àl’étage supérieur se poser un pied rouge, et puis un autre… etlentement, majestueusement, descendit tout le vêtement écarlate dela Mort rouge. Et il revit la tête de mort de Perros-Guirec.

« C’est lui ! s’écria-t-il… Cette fois, il ne m’échapperapas !… »

Mais Christine avait refermé la porte dans le moment que Raouls’élançait. Il voulut l’écarter de son chemin…

« Qui donc, lui ? demanda-t-elle d’une voix toute changée…qui donc ne vous échappera pas ?… «

Brutalement, Raoul essaya de vaincre la résistance de la jeunefille, mais elle le repoussait avec une force inattendue… Ilcomprit ou crut comprendre et devint furieux tout de suite.

« Qui donc ? fit-il avec rage… Mais lui ? l’homme quise dissimule sous cette hideuse image mortuaire !… le mauvaisgénie du cimetière de Perros !… la Mort rouge !… Enfin,votre ami, madame… Votre Ange de la musique ! Mais je luiarracherai son masque du visage, comme j’arracherai le mien, etnous nous regarderons, cette fois face à face, sans voile et sansmensonge, et je saurai qui vous aimez et qui vous aime ! »

Il éclata d’un rire insensé, pendant que Christine, derrière sonloup, faisait entendre un douloureux gémissement.

Elle étendit d’un geste tragique ses deux bras, qui mirent unebarrière de chair blanche sur la porte.

« Au nom de notre amour, Raoul, vous ne passerez pas !…»

Il s’arrêta. Qu’avait-elle dit ?… Au nom de leuramour ?… Mais jamais, jamais encore elle ne lui avait ditqu’elle l’aimait. Et cependant, les occasions ne lui avaient pasmanqué !… Elle l’avait vu déjà assez malheureux, en larmesdevant elle, implorant une bonne parole d’espoir qui n’était pasvenue !… Elle l’avait vu malade, quasi mort de terreur et defroid après la nuit du cimetière de Perros ? Était-elleseulement restée à ses côtés dans le moment qu’il avait le plusbesoin de ses soins ? Non ! Elle s’était enfuie !…Et elle disait qu’elle l’aimait ! Elle parlait « au nom deleur amour ». Allons donc ! Elle n’avait d’autre but que de leretarder quelques secondes… Il fallait laisser le temps à la Mortrouge de s’échapper… Leur amour ? Elle mentait !…

Et il le lui dit, avec un accent de haine enfantine.

« Vous mentez, madame ! car vous ne m’aimez pas, et vous nem’avez jamais aimé ! Il faut être un pauvre malheureux petitjeune homme comme moi pour se laisser jouer, pour se laisser bernercomme je l’ai été ! Pourquoi donc par votre attitude, par lajoie de votre regard, par votre silence même, m’avoir, lors denotre première entrevue à Perros, permis tous les espoirs ? –tous les honnêtes espoirs, madame, car je suis un honnête homme etje vous croyais une honnête femme, quand vous n’aviez quel’intention de vous moquer de moi ! Hélas ! vous vousêtes moquée de tout le monde ! Vous avez honteusement abusé ducœur candide de votre bienfaitrice elle-même, qui continuecependant de croire à votre sincérité quand vous vous promenez aubal de l’Opéra, avec la Mort rouge !… Je vous méprise !…»

Et il pleura. Elle le laissait l’injurier. Elle ne pensait qu’àune chose : le retenir.

« Vous me demanderez un jour pardon de toutes ces vilainesparoles, Raoul, et je vous pardonnerai !… »

Il secoua la tête.

« Non ! non ! vous m’aviez rendu fou !… quand jepense que moi, je n’avais plus qu’un but dans la vie : donner monnom à une jeune fille d’Opéra !…

– Raoul !… malheureux !…

– J’en mourrai de honte !

– Vivez, mon ami, fit la voix grave et altérée de Christine… etadieu !

– Adieu, Christine !…

– Adieu, Raoul !… »

Le jeune homme s’avança, d’un pas chancelant. Il osa encore unsarcasme :

« Oh ! vous me permettrez bien de venir encore vousapplaudir de temps en temps.

– Je ne chanterai plus, Raoul !…

– Vraiment, ajouta-t-il avec plus d’ironie encore… On vous créedes loisirs : mes compliments !… Mais on se reverra au Bois unde ces soirs !

– Ni au Bois, ni ailleurs, Raoul, vous ne me verrez plus…

– Pourrait-on savoir au moins à quelles ténèbres vousretournerez ?… Pour quel enfer repartez-vous, mystérieusemadame ?… ou pour quel paradis ?…

– J’étais venue pour vous le dire… mon ami… mais je ne peux plusrien vous dire…

« … Vous ne me croiriez pas ! Vous avez perdu foi en moi,Raoul, c’est fini !… »

Elle dit ce « C’est fini ! » sur un ton si désespéré que lejeune homme en tressaillit et que le remords de sa cruauté commençade lui troubler l’âme.

« Mais enfin, s’écria-t-il… Nous direz-vous ce que signifie toutceci !… Vous êtes libre, sans entrave… Vous vous promenez dansla ville… vous revêtez un domino pour courir le bal… Pourquoi nerentrez-vous pas chez vous ?… Qu’avez vous fait depuis quinzejours ?… Qu’est-ce que c’est que cette histoire de l’Ange dela musique que vous avez racontée à la maman Valérius ?quelqu’un a pu vous tromper, abuser de votre crédulité… J’en ai étémoi-même le témoin à Perros… mais, maintenant vous savez à quoivous en tenir !… Vous m’apparaissez fort sensée, Christine…Vous savez ce que vous faites !… et cependant la mamanValérius continue à vous attendre, en invoquant votre « bon génie» !… Expliquez-vous, Christine, je vous en prie !…D’autres y seraient trompés !… qu’est-ce que c’est que cettecomédie ?… »

Christine, simplement, ôta son masque et dit : « C’est unetragédie ! mon ami… »

Raoul vit alors son visage et ne put retenir une exclamation desurprise et d’effroi. Les fraîches couleurs d’autrefois avaientdisparu. Une pâleur mortelle s’étendait sur ces traits qu’il avaitconnus si charmants et si doux, reflets de la grâce paisible et dela conscience sans combat. Comme ils étaient tourmentésmaintenant ! Le sillon de la douleur les avait impitoyablementcreusés et les beaux yeux clairs de Christine, autrefois limpidescomme les lacs qui servaient d’yeux à la petite Lotte,apparaissaient ce soir d’une profondeur obscure, mystérieuse etinsondable, et tout cernés d’une ombre effroyablement triste.

« Mon amie ! mon amie ! gémit-il en tendant les bras…vous m’avez promis de me pardonner…

– Peut-être !… peut-être un jour… », fit-elle en remettantson masque et elle s’en alla, lui défendant de la suivre d’un gestequi le chassait…

Il voulut s’élancer derrière elle, – mais elle se retourna etrépéta avec une telle autorité souveraine son geste d’adieu qu’iln’osa plus faire un pas.

Il la regarda s’éloigner… Et puis il descendit à son tour dansla foule, ne sachant point précisément ce qu’il faisait, les tempesbattantes, le cœur déchiré, et il demanda, dans la salle qu’iltraversait, si l’on n’avait point vu passer la Mort rouge. On luidisait : « Qui est cette Mort rouge ? » Il répondait : « C’estun monsieur déguisé avec une tête de mort et en grand manteaurouge. » On lui dit partout qu’elle venait de passer, la Mortrouge, traînant son royal manteau, mais il ne la rencontra nullepart, et il retourna, vers deux heures du matin, dans le couloirqui, derrière la scène, conduisait à la loge de Christine Daaé.

Ses pas l’avaient conduit dans ce lieu où il avait commencé desouffrir. Il heurta à la porte. On ne lui répondit pas. Il entracomme il était entré alors qu’il cherchait partout la voix d’homme.La loge était déserte. Un bec de gaz brûlait, en veilleuse. Sur unpetit bureau, il y avait du papier à lettres. Il pensa à écrire àChristine, mais des pas se firent entendre dans le corridor… Iln’eut que le temps de se cacher dans le boudoir qui était séparé dela loge par un simple rideau. Une main poussait la porte de laloge. C’était Christine !

Il retint sa respiration. Il voulait voir ! Il voulaitsavoir !… Quelque chose lui disait qu’il allait assister à unepartie du mystère et qu’il allait commencer à comprendrepeut-être…

Christine entra, retira son masque d’un geste las et le jeta surla table. Elle soupira, laissa tomber sa belle tête entre sesmains… À quoi pensait-elle ?… À Raoul ?… Non ! carRaoul l’entendit murmurer : « Pauvre Érik ! »

Il crut d’abord avoir mal entendu. D’abord, il était persuadéque si quelqu’un était à plaindre, c’était lui, Raoul. Quoi de plusnaturel, après ce qui venait de se passer entre eux, qu’elle dîtdans un soupir : « Pauvre Raoul ! » Mais elle répéta ensecouant la tête : « Pauvre Érik ! » Qu’est-ce que cet Érikvenait faire dans les soupirs de Christine et pourquoi la petitefée du Nord plaignait-elle Érik quand Raoul était simalheureux ?

Christine se mit à écrire, posément, tranquillement, sipacifiquement, que Raoul, qui tremblait encore du drame qui lesséparait, en fut singulièrement et fâcheusement impressionné. « Quede sang-froid ! » se dit-il… Elle écrivit ainsi, remplissantdeux, trois, quatre feuillets. Tout à coup, elle dressa la tête etcacha les feuillets dans son corsage… Elle semblait écouter… Raoulaussi écouta… D’où venait ce bruit bizarre, ce rythmelointain ?… Un chant sourd qui semblait sortir des murailles…Oui, on eût dit que les murs chantaient !… Le chant devenaitplus clair… les paroles étaient intelligibles… on distingua unevoix… une très belle et très douce et très captivante voix… maistant de douceur restait cependant mâle et ainsi pouvait-on jugerque cette voix n’appartenait point à une femme… La voixs’approchait toujours… elle dépassa la muraille… elle arriva… et lavoix maintenant était dans la pièce, devant Christine. Christine seleva et parla à la voix comme si elle eût parlé à quelqu’un qui sefût tenu à son côté.

« Me voici, Érik, dit-elle, je suis prête. C’est vous qui êtesen retard, mon ami. »

Raoul qui regardait prudemment, derrière son rideau, n’enpouvait croire ses yeux qui ne lui montraient rien.

La physionomie de Christine s’éclaira. Un bon sourire vint seposer sur ses lèvres exsangues, un sourire comme en ont lesconvalescents quand ils commencent à espérer que le mal qui les afrappés ne les emportera pas.

La voix sans corps se reprit à chanter et certainement Raouln’avait encore rien entendu au monde – comme voix unissant, dans lemême temps, avec le même souffle, les extrêmes – de plus largementet héroïquement suave, de plus victorieusement insidieux, de plusdélicat dans la force, de plus fort dans la délicatesse, enfin deplus irrésistiblement triomphant. Il y avait là des accentsdéfinitifs qui chantaient en maîtres et qui devaient certainement,par la seule vertu de leur audition, faire naître des accentsélevés chez les mortels qui sentent, aiment et traduisent lamusique. Il y avait là une source tranquille et pure d’harmonie àlaquelle les fidèles pouvaient en toute sûreté dévotement boire,certains qu’ils étaient d’y boire la grâce musicienne. Et leur art,du coup, ayant touché le divin, en était transfiguré. Raoulécoutait cette voix avec fièvre et il commençait à comprendrecomment Christine Daaé avait pu apparaître un soir au publicstupéfait, avec des accents d’une beauté inconnue, d’une exaltationsurhumaine, sans doute encore sous l’influence du mystérieux etinvisible maître ! Et il comprenait d’autant plus un siconsidérable événement en écoutant l’exceptionnelle voix quecelle-ci ne chantait rien justement d’exceptionnel : avec du limon,elle avait fait de l’azur. La banalité du vers et la facilité et lapresque vulgarité populaire de la mélodie n’en apparaissaient quetransformées davantage en beauté par un souffle qui les soulevaitet les emportait en plein ciel sur les ailes de la passion. Carcette voix angélique glorifiait un hymne païen.

Cette voix chantait « la nuit d’hyménée » de Roméo etJuliette.

Raoul vit Christine tendre les bras vers la voix, comme elleavait fait dans le cimetière de Perros, vers le violon invisiblequi jouait La Résurrection de Lazare…

Rien ne pourrait rendre la passion dont la voix dit :

La destinée t’enchaîne à moi sans retour !…

Raoul en eut le cœur transpercé et, luttant contre le charme quisemblait lui ôter toute volonté et toute énergie, et presque toutelucidité dans le moment qu’il lui en fallait le plus, il parvint àtirer le rideau qui le cachait et il marcha vers Christine.Celle-ci, qui s’avançait vers le fond de la loge dont tout le panétait occupé par une grande glace qui lui renvoyait son image, nepouvait pas le voir, car il était tout à fait derrière elle etentièrement masqué par elle.

La destinée t’enchaîne à moi sans retour !…

Christine marchait toujours vers son image et son imagedescendait vers elle. Les deux Christine – le corps et l’image –finirent par se toucher, se confondre, et Raoul étendit le braspour les saisir d’un coup toutes les deux.

Mais par une sorte de miracle éblouissant qui le fit chanceler,Raoul fut tout à coup rejeté en arrière, pendant qu’un vent glacélui balayait le visage ; il vit non plus deux, mais quatre,huit, vingt Christine, qui tournèrent autour de lui avec une tellelégèreté, qui se moquaient et qui, si rapidement s’enfuyaient, quesa main n’en put toucher aucune. Enfin, tout redevint immobile etil se vit, lui, dans la glace. Mais Christine avait disparu.

Il se précipita sur la glace. Il se heurta aux murs.Personne ! Et cependant la loge résonnait encore d’un rythmelointain, passionné :

La destinée t’enchaîne à moi sans retour !…

Ses mains pressèrent son front en sueur, tâtèrent sa chairéveillée, tâtonnèrent la pénombre, rendirent à la flamme du bec degaz toute sa force. Il était sûr qu’il ne rêvait point. Il setrouvait au centre d’un jeu formidable, physique et moral, dont iln’avait point la clef et qui peut-être allait le broyer. Il sefaisait vaguement l’effet d’un prince aventureux qui a franchi lalimite défendue d’un conte de fées et qui ne doit plus s’étonnerd’être la proie des phénomènes magiques qu’il a inconsidérémentbravés et déchaînés par amour…

Par où ? Par où Christine était-elle partie ?… Par oùreviendrait-elle ?…

Reviendrait-elle ?… Hélas ! ne lui avait-elle pointaffirmé que tout était fini !… et la muraille ne répétait-ellepoint : La destinée t’enchaîne à moi sans retour ? Àmoi ? À qui ?

Alors, exténué, vaincu, le cerveau vague, il s’assit à la placemême qu’occupait tout à l’heure Christine. Comme elle, il laissa satête tomber dans ses mains. Quand il la releva, des larmescoulaient abondantes au long de son jeune visage, de vraies etlourdes larmes, comme en ont les enfants jaloux, des larmes quipleuraient sur un malheur nullement fantastique, mais commun à tousles amants de la terre et qu’il précisa tout haut :

« Qui est cet Érik ? » dit-il.

Chapitre 11Il faut oublier le nom de « la voix d’homme »

Le lendemain du jour où Christine avait disparu à ses yeux dansune espèce d’éblouissement qui le faisait encore douter de sessens, M. le vicomte de Chagny se rendit aux nouvelles chez la mamanValérius. Il tomba sur un tableau charmant.

Au chevet de la vieille dame qui, assise dans son lit,tricotait, Christine faisait de la dentelle. Jamais ovale pluscharmant, jamais front plus pur, jamais regard plus doux ne sepenchèrent sur un ouvrage de vierge. De fraîches couleurs étaientrevenues aux joues de la jeune fille. Le cerne bleuâtre de ses yeuxclairs avait disparu. Raoul ne reconnut plus le visage tragique dela veille. Si le voile de la mélancolie répandu sur ces traitsadorables n’était apparu au jeune homme comme le dernier vestige dudrame inouï où se débattait cette mystérieuse enfant, il eût pupenser que Christine n’en était point l’incompréhensiblehéroïne.

Elle se leva à son approche sans émotion apparente et lui tenditla main. Mais la stupéfaction de Raoul était telle qu’il restaitlà, anéanti, sans un geste, sans un mot.

« Eh bien, monsieur de Chagny, s’exclama la maman Valérius. Vousne connaissez donc plus notre Christine ? Son « bon génie »nous l’a rendue !

– Maman ! interrompit la jeune fille sur un ton bref,cependant qu’une vive rougeur lui montait jusqu’aux yeux, maman, jecroyais qu’il ne serait jamais plus question de cela !… Voussavez bien qu’il n’y a pas de génie de la musique !

– Ma fille, il t’a pourtant donné des leçons pendant troismois !

– Maman, je vous ai promis de tout vous expliquer un jourprochain ; je l’espère… mais, jusqu’à ce jour-là, vous m’avezpromis le silence et de ne plus m’interroger jamais !

– Si tu me promettais, toi, de ne plus me quitter ! maism’as-tu promis cela, Christine ?

– Maman, tout ceci ne saurait intéresser M. de Chagny…

– C’est ce qui vous trompe, mademoiselle, interrompit le jeunehomme d’une voix qu’il voulait rendre ferme et brave et qui n’étaitencore que tremblante ; tout ce qui vous touche m’intéresse àun point que vous finirez peut-être par comprendre. Je ne vouscacherai pas que mon étonnement égale ma joie en vous retrouvantaux côtés de votre mère adoptive et que ce qui s’est passé hierentre nous, ce que vous avez pu me dire, ce que j’ai pu deviner,rien ne me faisait prévoir un aussi prompt retour. Je serais lepremier à m’en réjouir si vous ne vous obstiniez point à conserversur tout ceci un secret qui peut vous être fatal… et je suis votreami depuis trop longtemps pour ne point m’inquiéter, avec MmeValérius, d’une funeste aventure qui restera dangereuse tant quenous n’en aurons point démêlé la trame et dont vous finirez bienpar être victime, Christine. »

À ces mots, la maman Valérius s’agita dans son lit.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-elle… Christineest donc en danger ?

– Oui, madame… déclara courageusement Raoul, malgré les signesde Christine.

– Mon Dieu ! s’exclama, haletante, la bonne et naïvevieille. Il faut tout me dire, Christine ! Pourquoi merassurais-tu ? Et de quel danger s’agit-il, monsieur deChagny ?

– Un imposteur est en train d’abuser de sa bonne foi !

– L’Ange de la musique est un imposteur ?

– Elle vous a dit elle-même qu’il n’y a pas d’Ange de lamusique !

– Eh ! qu’y a-t-il donc, au nom du Ciel ? supplial’impotente. Vous me ferez mourir !

– Il y a, madame, autour de nous, autour de vous, autour deChristine, un mystère terrestre beaucoup plus à craindre que tousles fantômes et tous les génies ! »

La maman Valérius tourna vers Christine un visage terrifié, maiscelle-ci s’était déjà précipitée vers sa mère adoptive et laserrait dans ses bras :

« Ne le crois pas ! bonne maman… ne le crois pas »,répétait-elle… et elle essayait, par ses caresses, de la consoler,car la vieille dame poussait des soupirs à fendre l’âme.

« Alors, dis-moi que tu ne me quitteras plus ! » implora laveuve du professeur.

Christine se taisait et Raoul reprit :

« Voilà ce qu’il faut promettre, Christine… C’est la seule chosequi puisse nous rassurer, votre mère et moi ! Nous nousengageons à ne plus vous poser une seule question sur le passé, sivous nous promettez de rester sous notre sauvegarde à l’avenir…

– C’est un engagement que je ne vous demande point, et c’est unepromesse que je ne vous ferai pas ! prononça la jeune filleavec fierté. Je suis libre de mes actions, monsieur deChagny ; vous n’avez aucun droit à les contrôler et je vousprierai de vous en dispenser désormais. Quant à ce que j’ai faitdepuis quinze jours, il n’y a qu’un homme au monde qui aurait ledroit d’exiger que je lui en fasse le récit : mon mari ! Or,je n’ai pas de mari, et je ne me marierai jamais ! »

Disant cela avec force, elle étendit la main du côté de Raoul,comme pour rendre ses paroles plus solennelles, et Raoul pâlit, nonpoint seulement à cause des paroles mêmes qu’il venait d’entendre,mais parce qu’il venait d’apercevoir, au doigt de Christine, unanneau d’or.

« Vous n’avez pas de mari, et, cependant, vous portez une“alliance” ».

Et il voulut saisir sa main, mais, prestement, Christine la luiavait retirée.

« C’est un cadeau ! » fit-elle en rougissant encore et ens’efforçant vainement de cacher son embarras.

« Christine ! puisque vous n’avez point de mari, cet anneaune peut vous avoir été donné que par celui qui espère ledevenir ! Pourquoi nous tromper plus avant ? Pourquoi metorturer davantage ? Cet anneau est une promesse ! etcette promesse a été acceptée !

– C’est ce que je lui ai dit ! s’exclama la vieilledame.

– Et que vous a-t-elle répondu, madame ?

– Ce que j’ai voulu, s’écria Christine exaspérée. Netrouvez-vous point, monsieur, que cet interrogatoire a tropduré ?… Quant à moi… »

Raoul, très ému, craignit de lui laisser prononcer les parolesd’une rupture définitive. Il l’interrompit :

« Pardon de vous avoir parlé ainsi, mademoiselle… Vous savezbien quel honnête sentiment me fait me mêler, en ce moment, dechoses qui, sans doute, ne me regardent pas ! Mais laissez-moivous dire ce que j’ai vu… et j’en ai vu plus que vous ne pensez,Christine… ou ce que j’ai cru voir, car, en vérité, c’est bien lemoins qu’en une telle aventure, on doute du témoignage de sesyeux…

– Qu’avez-vous donc vu, monsieur, ou cru voir ?

– J’ai vu votre extase au son de la voix, Christine ! de lavoix qui sortait du mur, ou d’une loge, ou d’un appartement à côté…oui, votre extase !… Et c’est cela qui, pour vous,m’épouvante !… Vous êtes sous le plus dangereux descharmes !… Et il paraît, cependant, que vous vous êtes renducompte de l’imposture, puisque vous dites aujourd’hui qu’il n’y apas de génie de la musique… Alors, Christine, pourquoi l’avez-voussuivi cette fois encore ? Pourquoi vous êtes-vous levée, lafigure rayonnante, comme si vous entendiez réellement lesanges ?… Ah ! cette voix est bien dangereuse, Christine,puisque moi-même, pendant que je l’entendais, j’en étais tellementravi, que vous êtes disparue à mes yeux sans que je puisse dire paroù vous êtes passée !… Christine ! Christine ! aunom du Ciel, au nom de votre père qui est au ciel et qui vous atant aimée, et qui m’a aimé, Christine, vous allez nous dire, àvotre bienfaitrice et à moi, à qui appartient cette voix ! Etmalgré vous, nous vous sauverons !… Allons ! le nom decet homme, Christine ?… De cet homme qui a eu l’audace depasser à votre doigt un anneau d’or !

– Monsieur de Chagny, déclara froidement la jeune fille, vous nele saurez jamais !…»

Sur quoi on entendit la voix aigre de la maman Valérius qui,tout à coup, prenait le parti de Christine, en voyant avec quellehostilité sa pupille venait de s’adresser au vicomte.

« Et si elle l’aime, monsieur le vicomte, cet homme-là, cela nevous regarde pas encore !

– Hélas ! madame, reprit humblement Raoul, qui ne putretenir ses larmes… Hélas ! Je crois, en effet, que Christinel’aime… Tout me le prouve, mais ce n’est point là seulement ce quifait mon désespoir, car ce dont je ne suis point sûr, madame, c’estque celui qui est aimé de Christine soit digne de cetamour !

– C’est à moi seule d’en juger, monsieur ! » fit Christineen regardant Raoul bien en face et en lui montrant un visage enproie à une irritation souveraine.

« Quand on prend, continua Raoul, qui sentait ses forcesl’abandonner, pour séduire une jeune fille, des moyens aussiromantiques…

– Il faut, n’est-ce pas, que l’homme soit misérable ou que lajeune fille soit bien sotte ?

– Christine !

– Raoul, pourquoi condamnez-vous ainsi un homme que vous n’avezjamais vu, que personne ne connaît et dont vous-même vous ne savezrien ?…

– Si, Christine… Si… Je sais au moins ce nom que vous prétendezme cacher pour toujours… Votre Ange de la musique, mademoiselle,s’appelle Érik !… »

Christine se trahit aussitôt. Elle devint, cette fois, blanchecomme une nappe d’autel. Elle balbutia :

« Qui est-ce qui vous l’a dit ?

– Vous-même !

– Comment cela ?

– En le plaignant, l’autre soir, le soir du bal masqué. Enarrivant dans votre loge, n’avez-vous point dit : “PauvreÉrik !” Eh bien, Christine, il y avait, quelque part, unpauvre Raoul qui vous a entendu.

– C’est la seconde fois que vous écoutez aux portes, monsieur deChagny !

– Je n’étais point derrière la porte !… J’étais dans laloge !… dans votre boudoir, mademoiselle.

– Malheureux ! gémit la jeune fille, qui montra toutes lesmarques d’un indicible effroi… Malheureux ! Vous voulez doncqu’on vous tue ?

– Peut-être ! »

Raoul prononça ce “peut-être” avec tant d’amour et de désespoirque Christine ne put retenir un sanglot.

Elle lui prit alors les mains et le regarda avec toute la puretendresse dont elle était capable, et le jeune homme, sous cesyeux-là, sentit que sa peine était déjà apaisée.

« Raoul, dit-elle. Il faut oublier la voix d’homme et ne plusvous souvenir même de son nom… et ne plus tenter jamais de pénétrerle mystère de la voix d’homme.

– Ce mystère est donc bien terrible ?

– Il n’en est point de plus affreux sur la terre ! » Unsilence sépara les jeunes gens. Raoul était accablé.

« Jurez-moi que vous ne ferez rien pour “savoir”,insista-t-elle… Jurez-moi que vous n’entrerez plus dans ma loge sije ne vous y appelle pas.

– Vous me promettez de m’y appeler quelquefois,Christine ?

– Je vous le promets.

– Quand ?

– Demain.

– Alors, je vous jure cela ! »

Ce furent leurs derniers mots ce jour-là.

Il lui baisa les mains et s’en alla en maudissant Érik et en sepromettant d’être patient.

Chapitre 12Au-dessus des trappes

Le lendemain, il la revit à l’Opéra. Elle avait toujours audoigt l’anneau d’or. Elle fut douce et bonne. Elle l’entretint desprojets qu’il formait, de son avenir, de sa carrière.

Il lui apprit que le départ de l’expédition polaire avait étéavancé et que, dans trois semaines, dans un mois au plus tard, ilquitterait la France.

Elle l’engagea presque gaiement à considérer ce voyage avecjoie, comme une étape de sa gloire future. Et comme il luirépondait que la gloire sans l’amour n’offrait à ses yeux aucuncharme, elle le traita en enfant dont les chagrins doivent êtrepassagers.

Il lui dit :

« Comment pouvez-vous, Christine, parler aussi légèrement dechoses aussi graves ? Nous ne nous reverrons peut-être jamaisplus !… Je puis mourir pendant cette expédition !…

– Et moi aussi », fit-elle simplement…

Elle ne souriait plus, elle ne plaisantait plus. Elle paraissaitsonger à une chose nouvelle qui lui entrait pour la première foisdans l’esprit. Son regard en était illuminé.

« À quoi pensez-vous, Christine ?

– Je pense que nous ne nous reverrons plus.

– Et c’est ce qui vous fait si rayonnante ?

– Et que, dans un mois, il faudra nous dire adieu… pourtoujours !…

– À moins, Christine, que nous nous engagions notre foi et quenous nous attendions pour toujours. »

Elle lui mit la main sur la bouche :

« Taisez-vous, Raoul !… Il ne s’agit point de cela, vous lesavez bien !… Et nous ne nous marierons jamais ! C’estentendu ! »

Elle semblait avoir peine à contenir tout à coup une joiedébordante. Elle tapa dans ses mains avec une allégresse enfantine…Raoul la regardait, inquiet, sans comprendre.

« Mais… mais… », fit-elle encore, en tendant ses deux mains aujeune homme, ou plutôt en les lui donnant, comme si, soudain, elleavait résolu de lui en faire cadeau. « Mais si nous ne pouvons nousmarier, nous pouvons… nous pouvons nous fiancer !… Personne nele saura que nous, Raoul !… Il y a eu des mariagessecrets !… Il peut bien y avoir des fiançaillessecrètes !… Nous sommes fiancés, mon ami, pour un mois !…Dans un mois, vous partirez, et je pourrai être heureuse, avec lesouvenir de ce mois-là, toute ma vie ! »

Elle était ravie de son idée… Et elle redevint grave.

« Ceci, dit-elle, est un bonheur qui ne fera de mal à personne.»

Raoul avait compris. Il se rua sur cette inspiration. Il vouluten faire tout de suite une réalité. Il s’inclina devant Christineavec une humilité sans pareille et dit :

« Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous demander votremain !

– Mais vous les avez déjà toutes les deux, mon cherfiancé !… Oh ! Raoul, comme nous allons êtreheureux !… Nous allons jouer au futur petit mari et à lafuture petite femme !… »

Raoul se disait : l’imprudente ! d’ici un mois, j’aurai eule temps de lui faire oublier ou de percer et de détruire « lemystère de la voix d’homme », et dans un mois Christine consentiraà devenir ma femme. En attendant, jouons !

Ce fût le jeu le plus joli du monde, et auquel ils se plurentcomme de purs enfants qu’ils étaient. Ah ! qu’ils se dirent demerveilleuses choses ! et que de serments éternels furentéchangés ! L’idée qu’il n’y aurait plus personne pour tenirces serments-là le mois écoulé les laissait dans un trouble qu’ilgoûtaient avec d’affreuses délices, entre le rire et les larmes.Ils jouaient « au cœur » comme d’autres jouent « à la balle» ; seulement, comme c’étaient bien leurs deux cœurs qu’ils serenvoyaient, il leur fallait être très, très adroits, pour lerecevoir sans leur faire mal. Un jour – c’était le huitième du jeu– le cœur de Raoul eut très mal et le jeune homme arrêta la partiepar ces mots extravagants : « Je ne pars plus pour le pôle Nord.»

Christine, qui, dans son innocence, n’avait pas songé à lapossibilité de cela, découvrit tout à coup le danger du jeu et sele reprocha amèrement. Elle ne répondit pas un mot à Raoul etrentra à la maison. Ceci se passait l’après-midi, dans la loge dela chanteuse où elle lui donnait tous ses rendez-vous et où ilss’amusaient à de véritables dînettes autour de trois biscuits, dedeux verres de porto, et d’un bouquet de violettes.

Le soir, elle ne chantait pas. Et il ne reçut pas la lettrecoutumière, bien qu’ils se fussent donnés la permission de s’écriretous les jours de ce mois-là. Le lendemain matin, il courut chez lamaman Valérius, qui lui apprit que Christine était absente, pourdeux jours. Elle était partie la veille au soir, à cinq heures, endisant qu’elle ne serait pas de retour avant le surlendemain. Raoulétait bouleversé. Il détestait la maman Valérius, qui lui faisaitpart d’une pareille nouvelle avec une stupéfiante tranquillité. Ilessaya d’en « tirer quelque chose », mais, de toute évidence, labonne dame ne savait rien. Elle consentit simplement à répondre auxquestions affolées du jeune homme :

« C’est le secret de Christine ! »

Et elle levait le doigt, disant cela avec une onction touchantequi recommandait la discrétion et qui, en même temps, avait laprétention de rassurer.

« Ah ! bien, s’exclamait méchamment Raoul, en descendantl’escalier comme un fou, ah ! bien ! les jeunes fillessont bien gardées avec cette maman Valérius-là !… »

Où pouvait être Christine ?… Deux jours… Deux jours demoins dans leur bonheur si court ! Et ceci était de safaute !… N’était-il point entendu qu’il devait partir ?…Et si sa ferme intention était de ne point partir, pourquoiavait-il parlé si tôt ? Il s’accusait de maladresse et fut leplus malheureux des hommes pendant quarante-huit heures, au boutdesquelles Christine réapparut.

Elle réapparut dans un triomphe. Elle retrouva enfin le succèsinouï de la soirée de gala. Depuis l’aventure du « crapaud », laCarlotta n’avait pu se produire en scène. La terreur d’un nouveau «couac » habitait son cœur et lui enlevait tous ses moyens ; etles lieux, témoins de son incompréhensible défaite, lui étaientdevenus odieux. Elle trouva le moyen de rompre son traité. Daaé,momentanément, fut priée de tenir l’emploi vacant. Un véritabledélire l’accueillit dans la Juive.

Le vicomte, présent à cette soirée, naturellement, fut le seul àsouffrir en écoutant les mille échos de ce nouveau triomphe : caril vit que Christine avait toujours son anneau d’or. Une voixlointaine murmurait à l’oreille du jeune homme : « Ce soir, elle aencore l’anneau d’or, et ce n’est point toi qui le lui as donné. Cesoir, elle a encore donné son âme, et ce n’était pas à toi. »

Et encore la voix le poursuivait : « Si elle ne veut point tedire ce qu’elle a fait, depuis deux jours… si elle te cache le lieude sa retraite, il faut l’aller demander à Érik ! »

Il courut sur le plateau. Il se mit sur son passage. Elle levit, car ses yeux le cherchaient. Elle lui dit : « Vite !Vite ! Venez ! » Et elle l’entraîna dans la loge, sansplus se préoccuper de tous les courtisans de sa jeune gloire quimurmuraient devant sa porte fermée : « C’est un scandale !»

Raoul tomba tout de suite à ses genoux. Il lui jura qu’ilpartirait et la supplia de ne plus désormais retrancher une heuredu bonheur idéal qu’elle lui avait promis. Elle laissa couler seslarmes. Ils s’embrassaient comme un frère et une sœur désespérésqui viennent d’être frappés par un deuil commun et qui seretrouvent pour pleurer un mort.

Soudain, elle s’arracha à la douce et timide étreinte du jeunehomme, sembla écouter quelque chose que l’on ne savait pas… et,d’un geste bref, elle montra la porte à Raoul.

Quand il fut sur le seuil, elle lui dit, si bas que le vicomtedevina ses paroles plus qu’il ne les entendit :

« Demain, mon cher fiancé ! Et soyez heureux, Raoul… c’estpour vous que j’ai chanté ce soir !… »

Il revint donc.

Mais, hélas ! ces deux jours d’absence avaient rompu lecharme de leur aimable mensonge. Ils se regardaient, dans la loge,sans plus se rien dire, avec leurs tristes yeux. Raoul se retenaitpour ne point crier : « Je suis jaloux ! Je suis jaloux !Je suis jaloux ! » Mais elle l’entendait tout de même.

Alors, elle dit : « Allons nous promener, mon ami, l’air nousfera du bien. »

Raoul crut qu’elle allait lui proposer quelque partie decampagne, loin de ce monument, qu’il détestait comme une prison etdont il sentait rageusement le geôlier se promener dans les murs…le geôlier Érik… Mais elle le conduisit sur la scène, et le fitasseoir sur la margelle de bois d’une fontaine, dans la paix et lafraîcheur douteuse d’un premier décor planté pour le prochainspectacle ; un autre jour, elle erra avec lui, le tenant parla main dans les allées abandonnées d’un jardin dont les plantesgrimpantes avaient été découpées par les mains habiles d’undécorateur, comme si les vrais cieux, les vraies fleurs, la vraieterre lui étaient à jamais défendus et qu’elle fût condamnée à neplus respirer d’autre atmosphère que celle du théâtre ! Lejeune homme hésitait à lui poser la moindre question, car, comme illui apparaissait tout de suite qu’elle n’y pouvait répondre, ilredoutait de la faire inutilement souffrir. De temps en temps unpompier passait, qui veillait de loin sur leur idylle mélancolique.Parfois, elle essayait courageusement de se tromper et de letromper sur la beauté mensongère de ce cadre inventé pourl’illusion des hommes. Son imagination toujours vive le parait desplus éclatantes couleurs et telles, disait-elle, que la nature n’enpouvait fournir de comparables. Elle s’exaltait, cependant queRaoul, lentement, pressait sa main fiévreuse. Elle disait : «Voyez, Raoul, ces murailles, ces bois, ces berceaux, ces images detoile peinte, tout cela a vu les plus sublimes amours, car icielles ont été inventées par les poètes, qui dépassent de centcoudées la taille des hommes. Dites-moi donc que notre amour setrouve bien là, mon Raoul, puisque lui aussi a été inventé, etqu’il n’est, lui aussi, hélas ! qu’une illusion ! »

Désolé, il ne répondait pas. Alors :

« Notre amour est trop triste sur la terre, promenons-le dans leciel !… Voyez comme c’est facile ici ! »

Et elle l’entraînait plus haut que les nuages, dans le désordremagnifique du gril, et elle se plaisait à lui donner le vertige encourant devant lui sur les ponts fragiles du cintre, parmi lesmilliers de cordages qui se rattachaient aux poulies, aux treuils,aux tambours, au milieu d’une véritable forêt aérienne de vergueset de mâts. S’il hésitait, elle lui disait avec une moue adorable :« Vous, un marin ! »

Et puis, ils redescendaient sur la terre ferme, c’est-à-diredans quelque corridor bien solide qui les conduisait à des rires, àdes danses, à de la jeunesse grondée par une voix sévère : «Assouplissez, mesdemoiselles !… Surveillez vos pointes !»… C’est la classe des gamines, de celles qui viennent de n’avoirplus six ans ou qui vont en avoir neuf ou dix… et elles ont déjà lecorsage décolleté, le tutu léger, le pantalon blanc et les basroses, et elles travaillent, elles travaillent de tous leurs petitspieds douloureux dans l’espoir de devenir élèves des quadrilles,coryphées, petits sujets, premières danseuses, avec beaucoup dediamants autour… En attendant, Christine leur distribue desbonbons.

Un autre jour, elle le faisait entrer dans une vaste salle deson palais, toute pleine d’oripeaux, de défroques de chevaliers, delances, d’écus et de panaches, et elle passait en revue tous lesfantômes de guerriers immobiles et couverts de poussière. Elle leuradressait de bonnes paroles, leur promettant qu’ils reverraient lessoirs éclatants de lumière, et les défilés en musique devant larampe retentissante.

Elle le promena ainsi dans tout son empire, qui était factice,mais immense, s’étendant sur dix-sept étages du rez-de-chausséejusqu’au faîte et habité par une armée de sujets. Elle passait aumilieu d’eux comme une reine populaire, encourageant les travaux,s’asseyant dans les magasins, donnant de sages conseils auxouvrières dont les mains hésitaient à tailler dans les richesétoffes qui devaient habiller des héros. Des habitants de ce paysfaisaient tous les métiers. Il y avait des savetiers et desorfèvres. Tous avaient appris à l’aimer, car elle s’intéressait auxpeines et aux petites manies de chacun. Elle savait des coinsinconnus habités en secret par de vieux ménages.

Elle frappait à leur porte et leur présentait Raoul comme unprince charmant qui avait demandé sa main, et tous deux assis surquelque accessoire vermoulu écoutaient les légendes de l’Opéracomme autrefois ils avaient, dans leur enfance, écouté les vieuxcontes bretons. Ces vieillards ne se rappelaient rien d’autre, quel’Opéra. Ils habitaient là depuis des années innombrables. Lesadministrations disparues les y avaient oubliés ; lesrévolutions de palais les avaient ignorés ; au-dehors,l’histoire de France avait passé sans qu’ils s’en fussent aperçus,et nul ne se souvenait d’eux.

Ainsi les journées précieuses s’écoulaient et Raoul etChristine, par l’intérêt excessif qu’ils semblaient apporter auxchoses extérieures, s’efforçaient malhabilement de se cacher l’un àl’autre l’unique pensée de leur cœur. Un fait certain était queChristine, qui s’était montrée jusqu’alors la plus forte, devinttout à coup nerveuse au-delà de toute expression. Dans leursexpéditions, elle se prenait à courir sans raison ou biens’arrêtait brusquement, et sa main, devenue glacée en un instant,retenait le jeune homme. Ses yeux semblaient parfois poursuivre desombres imaginaires. Elle criait : « Par ici », puis « par ici »,puis « par ici », en riant, d’un rire haletant qui se terminaitsouvent par des larmes. Raoul alors voulait parler, interrogermalgré ses promesses, ses engagements. Mais, avant même qu’il eûtformulé une question, elle répondait fébrilement : « Rien !…je vous jure qu’il n’y a rien. »

Une fois que, sur la scène, ils passaient devant une trappeentrouverte, Raoul se pencha sur le gouffre obscur et dit : « Vousm’avez fait visiter les dessus de votre empire, Christine… mais onraconte d’étranges histoires sur les dessous… Voulez-vous que nousy descendions ? » En entendant cela, elle le prit dans sesbras, comme si elle craignait de le voir disparaître dans le trounoir, et elle lui dit tout bas en tremblant : « Jamais !… Jevous défends d’aller là !… Et puis, ce n’est pas à moi !…Tout ce qui est sous la terre lui appartient !»

Raoul plongea ses yeux dans les siens et lui dit d’une voix rude:

« Il habite donc là-dessous ?

– Je ne vous ai pas dit cela !… Qui est-ce qui vous a ditune chose pareille ? Allons ! venez ! Il y a desmoments, Raoul, où je me demande si vous n’êtes pas fou ?…Vous entendez toujours des choses impossibles !… Venez !Venez ! »

Et elle le traînait littéralement, car il voulait resterobstinément près de la trappe, et ce trou l’attirait.

La trappe tout d’un coup fut fermée, et si subitement, sansqu’ils aient même aperçu la main qui la faisait agir, qu’ils enrestèrent tout étourdis.

« C’est peut-être lui qui était là ? » finit-il pardire.

Elle haussa les épaules, mais elle ne paraissait nullementrassurée.

« Non ! non ! ce sont les “fermeurs de trappes”. Ilfaut bien que les “fermeurs de trappes” fassent quelque chose… Ilsouvrent et ils ferment les trappes sans raison… C’est comme les“fermeurs de portes” ; il faut bien qu’ils “passent letemps”.

– Et si c’était lui, Christine ?

– Mais non ! Mais non ! Il s’est enfermé ! iltravaille.

– Ah ! vraiment, il travaille ?

– Oui, il ne peut pas ouvrir et fermer les trappes ettravailler. Nous sommes bien tranquilles. »

Disant cela, elle frissonnait. « À quoi donctravaille-t-il ?

– Oh ! à quelque chose de terrible !… Aussi noussommes bien tranquilles !… Quand il travaille à cela, il nevoit rien ; il ne mange, ni ne boit, ni ne respire… pendantdes jours et des nuits… c’est un mort vivant et il n’a pas le tempsde s’amuser avec les trappes ! »

Elle frissonna encore, elle se pencha en écoutant du côté de latrappe… Raoul la laissait faire et dire. Il se tut. Il redoutaitmaintenant que le son de sa voix la fît soudain réfléchir,l’arrêtant dans le cours si fragile encore de ses confidences.

Elle ne l’avait pas quitté… elle le tenait toujours dans sesbras… elle soupira à son tour : « Si c’était lui ! »

Raoul, timide, demanda : « Vous avez peur de lui ? » Ellefit :

« Mais non ! mais non ! »

Le jeune homme se donna, bien involontairement, l’attitude de laprendre en pitié, comme on fait avec un être impressionnable quiest encore en proie à un songe récent. Il avait l’air de dire : «Parce que vous savez, moi, je suis là ! » Et son geste fut,presque involontairement, menaçant ; alors, Christine leregarda avec étonnement, tel un phénomène de courage et de vertu,et elle eut l’air, dans sa pensée, de mesurer à sa juste valeurtant d’inutile et audacieuse chevalerie. Elle embrassa le pauvreRaoul comme une sœur qui le récompenserait, par un accès detendresse, d’avoir fermé son petit poing fraternel pour la défendrecontre les dangers toujours possibles de la vie.

Raoul comprit et rougit de honte. Il se trouvait aussi faiblequ’elle. Il se disait : « Elle prétend qu’elle n’a pas peur, maiselle nous éloigne de la trappe en tremblant. » C’était la vérité.Le lendemain et les jours suivants, ils allèrent loger leurscurieuses et chastes amours, quasi dans les combles, bien loin destrappes. L’agitation de Christine ne faisait qu’augmenter au fur età mesure que s’écoulaient les heures. Enfin, un après-midi, ellearriva très en retard, la figure si pâle et les yeux si rougis parun désespoir certain, que Raoul se résolut à toutes les extrémités,à celle, par exemple, qu’il lui exprima tout de go, « de ne partirpour le pôle Nord que si elle lui confiait le secret de la voixd’homme ».

« Taisez-vous ! Au nom du Ciel, taisez-vous. S’il vousentendait, malheureux Raoul ! »

Et les yeux hagards de la jeune fille faisaient autour d’eux letour des choses.

« Je vous enlèverai à sa puissance, Christine, je le jure !Et vous ne penserez même plus à lui, ce qui est nécessaire.

– Est-ce possible ? »

Elle se permit ce doute qui était un encouragement, enentraînant le jeune homme jusqu’au dernier étage du théâtre, « àl’altitude », là où l’on est très loin, très loin des trappes.

« Je vous cacherai dans un coin inconnu du monde, où il neviendra pas vous chercher. Vous serez sauvée, et alors je partiraipuisque vous avez juré de ne pas vous marier, jamais. »

Christine se jeta sur les mains de Raoul et les lui serra avecun transport incroyable. Mais, inquiète à nouveau, elle tournait latête.

« Plus haut ! dit-elle seulement… encore plus haut !…» Et elle l’entraîna vers les sommets.

Il avait peine à la suivre. Ils furent bientôt sous les toits,dans le labyrinthe des charpentes. Ils glissaient entre lesarcs-boutants, les chevrons, les jambes de force, les pans, lesversants et les rampants ; ils couraient de poutre en poutre,comme, dans une forêt, ils eussent couru d’arbre en arbre, auxtroncs formidables…

Et, malgré la précaution qu’elle avait de regarder à chaqueinstant, derrière elle, elle ne vit point une ombre qui la suivaitcomme son ombre, qui s’arrêtait avec elle, qui repartait quand ellerepartait et qui ne faisait pas plus de bruit que n’en doit faireune ombre. Raoul, lui, ne s’aperçut de rien, car, quand il avaitChristine devant lui, rien ne l’intéressait de ce qui se passaitderrière.

Chapitre 13La lyre d’Apollon

Ainsi, ils arrivèrent aux toits. Elle glissait sur eux, légèreet familière, comme une hirondelle. Leur regard, entre les troisdômes et le fronton triangulaire, parcourut l’espace désert. Ellerespira avec force, au-dessus de Paris dont on découvrait toute lavallée en travail. Elle regarda Raoul avec confiance. Elle l’appelatout près d’elle, et côte à côte ils marchèrent, tout là-haut, surles rues de zinc, dans les avenues en fonte ; ils mirèrentleur forme jumelle dans les vastes réservoirs pleins d’une eauimmobile où, dans la bonne saison, les gamins de la danse, unevingtaine de petits garçons plongent et apprennent à nager. L’ombrederrière eux, toujours fidèle à leurs pas, avait surgi,s’aplatissant sur les toits, s’allongeant avec des mouvementsd’ailes noires, aux carrefours des ruelles de fer, tournant autourdes bassins, contournant, silencieuse, les dômes ; et lesmalheureux enfants ne se doutèrent point de sa présence, quand ilss’assirent enfin, confiants, sous la haute protection d’Apollon,qui dressait de son geste de bronze, sa prodigieuse lyre, au cœurd’un ciel en feu.

Un soir enflammé de printemps les entourait. Des nuages, quivenaient de recevoir du couchant leur robe légère d’or et depourpre, passaient lentement en la laissant traîner au-dessus desjeunes gens ; et Christine dit à Raoul : « Bientôt, nous ironsplus loin et plus vite que les nuages, au bout du monde, et puisvous m’abandonnerez, Raoul, Mais si, le moment venu pour vous dem’enlever, je ne consentais plus à vous suivre, eh bien, Raoul,vous m’emporteriez ! »

Avec quelle force, qui semblait dirigée contre elle-même, ellelui dit cela, pendant qu’elle se serrait nerveusement contre lui.Le jeune homme en fut frappé.

« Vous craignez donc de changer d’avis, Christine ?

– Je ne sais pas, fit-elle en secouant bizarrement la tête.C’est un démon ! »

Et elle frissonna. Elle se blottit dans ses bras avec ungémissement.

« Maintenant, j’ai peur de retourner habiter avec lui dans laterre !

– Qu’est-ce qui vous force à y retourner, Christine ?

– Si je ne retourne pas auprès de lui, il peut arriver de grandsmalheurs !… Mais je ne peux plus !… Je ne peuxplus !… Je sais bien qu’il faut avoir pitié des gens quihabitent « sous la terre… » Mais celui-là est trop horrible !Et cependant, le moment approche ; je n’ai plus qu’unjour ? et si je ne viens pas, c’est lui qui viendra mechercher avec sa voix. Il m’entraînera avec lui, chez lui, sous laterre, et il se mettra à genoux devant moi, avec sa tête demort ! Et il me dira qu’il m’aime ! Et il pleurera !Ah ! ces larmes ! Raoul ! ces larmes dans les deuxtrous noirs de la tête de mort. Je ne peux plus voir couler ceslarmes ! »

Elle se tordit affreusement les mains, pendant que Raoul, prislui-même à ce désespoir contagieux, la pressait contre son cœur : «Non ! non ! Vous ne l’entendrez plus dire qu’il vousaime ! Vous ne verrez plus couler ses larmes !Fuyons !… Tout de suite, Christine, fuyons ! » Et déjà ilvoulait l’entraîner.

Mais elle l’arrêta.

« Non, non, fit-elle, en hochant douloureusement la tête, pasmaintenant !… Ce serait trop cruel… Laissez-le m’entendrechanter encore demain soir, une dernière fois… et puis, nous nousen irons. À minuit, vous viendrez me chercher dans ma loge ; àminuit exactement. À ce moment, il m’attendra dans la salle àmanger du lac… nous serons libres et vous m’emporterez !… Mêmesi je refuse, il faut me jurer cela, Raoul… car je sens bien que,cette fois, si j’y retourne, je n’en reviendrai peut-être jamais…»

Elle ajouta :

« Vous ne pouvez pas comprendre !… »

Et elle poussa un soupir auquel il lui sembla que, derrièreelle, un autre soupir avait répondu.

« Vous n’avez pas entendu ? » Elle claquait des dents.

« Non, assura Raoul, je n’ai rien entendu…

– C’est trop affreux, avoua-t-elle, de trembler tout le tempscomme cela !… Et cependant, ici, nous ne courons aucundanger ; nous sommes chez nous, chez moi, dans le ciel, enplein air, en plein jour. Le soleil est en flammes, et les oiseauxde nuit n’aiment pas à regarder le soleil ! Je ne l’ai jamaisvu à la lumière du jour… Ce doit être horrible !…balbutia-t-elle, en tournant vers Raoul des yeux égarés. Ah !la première fois que je l’ai vu !… J’ai cru qu’il allaitmourir !

– Pourquoi ? demanda Raoul, réellement effrayé du ton queprenait cette étrange et formidable confidence… pourquoi avez-vouscru qu’il allait mourir ?

– PARCE QUE JE L’AVAIS VU ! ! ! »

Cette fois Raoul et Christine se retournèrent en même temps.

« Il y a quelqu’un ici qui souffre ! fit Raoul… peut-êtreun blessé… Vous avez entendu ?

– Moi, je ne pourrais vous dire, avoua Christine, même quand iln’est pas là, mes oreilles sont pleines de ses soupirs…Cependant,si vous avez entendu… »

Ils se levèrent, regardèrent autour d’eux… Ils étaient bien toutseuls sur l’immense toit de plomb. Ils se rassirent. Raoul demanda:

« Comment l’avez-vous vu pour la première fois ?

– Il y avait trois mois que je l’entendais sans le voir. Lapremière fois que je l’ai “entendu”, j’ai cru, comme vous, quecette voix adorable, qui s’était mise tout à coup à chanter à mescôtés, chantait dans une loge prochaine. Je sortis, et la cherchaipartout ; mais ma loge est très isolée, Raoul, comme vous lesavez, et il me fut impossible de trouver la voix hors de ma loge,tandis qu’elle restait fidèlement dans ma loge. Et non seulement,elle chantait, mais elle me parlait, elle répondait à mes questionscomme une véritable voix d’homme, avec cette différence qu’elleétait belle comme la voix d’un ange. Comment expliquer un aussiincroyable phénomène ? Je n’avais jamais cessé de songer àl’“Ange de la musique” que mon pauvre papa m’avait promis dem’envoyer aussitôt qu’il serait mort. J’ose vous parler d’unsemblable enfantillage, Raoul, parce que vous avez connu mon père,et qu’il vous a aimé et que vous avez cru, en même temps que moi,lorsque vous étiez tout petit, à l’“Ange de la musique”, et que jesuis bien sûre que vous ne sourirez pas, ni que vous vous moquerez.J’avais conservé, mon ami, l’âme tendre et crédule de la petiteLotte et ce n’est point la compagnie de maman Valérius qui me l’eûtôtée. Je portai cette petite âme toute blanche entre mes mainsnaïves et naïvement je la tendis, je l’offris à la voix d’homme,croyant l’offrir à l’ange. La faute en fut certainement, pour unpeu, à ma mère adoptive, à qui je ne cachais rien de l’inexplicablephénomène. Elle fut la première à me dire : « Ce doit êtrel’ange ; en tout cas, tu peux toujours le lui demander. »C’est ce que je fis et la voix d’homme me répondit qu’en effet elleétait la voix d’ange que j’attendais et que mon père m’avaitpromise en mourant. À partir de ce moment, une grande intimités’établit entre la voix et moi, et j’eus en elle une confianceabsolue. Elle me dit qu’elle était descendue sur la terre pour mefaire goûter aux joies suprêmes de l’art éternel, et elle medemanda la permission de me donner des leçons de musique, tous lesjours. J’y consentis avec une ardeur fervente et ne manquai aucundes rendez-vous qu’elle me donnait, dès la première heure, dans maloge, quand ce coin d’Opéra était tout à fait désert. Vous direquelles furent ces leçons ! Vous-même, qui avez entendu lavoix, ne pouvez vous en faire une idée.

– Évidemment, non ! je ne puis m’en faire une idée, affirmale jeune homme. Avec quoi vous accompagniez-vous ?

– Avec une musique que j’ignore, qui était derrière le mur etqui était d’une justesse incomparable. Et puis on eût dit, mon ami,que la Voix savait exactement à quel point mon père, en mourant,m’avait laissée de mes travaux et de quelle simple méthode aussi ilavait usé ; et ainsi, me rappelant ou, plutôt, mon organe serappelant toutes les leçons passées et en bénéficiant du coup, avecles présentes, je fis des progrès prodigieux et tels que, dansd’autres conditions, ils eussent demandé des années ! Songezque je suis assez délicate, mon ami, et que ma voix était d’abordpeu caractérisée ; les cordes basses s’en trouvaientnaturellement peu développées ; les tons aigus étaient assezdurs et le médium voilé. C’est contre tous ces défauts que mon pèreavait combattu et triomphé un instant ; ce sont ces défautsque la Voix vainquit définitivement. Peu à peu, j’augmentai levolume des sons dans des proportions que ma faiblesse passée ne mepermettait pas d’espérer : j’appris à donner à ma respiration laplus large portée. Mais surtout la Voix me confia le secret dedévelopper les sons de poitrine dans une voix de soprano. Enfinelle enveloppa tout cela du feu sacré de l’inspiration, elleéveilla en moi une vie ardente, dévorante, sublime. La Voix avaitla vertu, en se faisant entendre, de m’élever jusqu’à elle. Elle memettait à l’unisson de son envolée superbe. L’âme de la Voixhabitait ma bouche et y soufflait l’harmonie !

« Au bout de quelques semaines, je ne me reconnaissais plusquand je chantais !… J’en étais même épouvantée… j’eus peur,un instant, qu’il y eût là-dessous quelque sortilège ; mais lamaman Valérius me rassura. Elle me savait trop simple fille,disait-elle, pour donner prise au démon.

« Mes progrès étaient restés secrets, entre la Voix, la mamanValérius et moi, sur l’ordre même de la Voix. Chose curieuse, horsde la loge, je chantais avec ma voix de tous les jours, et personnene s’apercevait de rien. Je faisais tout ce que voulait la Voix.Elle me disait : “Il faut attendre… vous verrez ! nousétonnerons Paris !” Et j’attendais. Je vivais dans une espècede rêve extatique où commandait la Voix. Sur ces entrefaites,Raoul, je vous aperçus, un soir, dans la salle. Ma joie fut telleque je ne pensai même point à la cacher en rentrant dans ma loge.Pour notre malheur, la Voix y était déjà et elle vit bien, à monair, qu’il y avait quelque chose de nouveau. Elle me demanda “ceque j’avais” et je ne vis aucun inconvénient à lui raconter notredouce histoire, ni à lui dissimuler la place que vous teniez dansmon cœur. Alors, la Voix se tut : je l’appelai, elle ne me réponditpoint ; je la suppliai, ce fut en vain. J’eus une terreurfolle qu’elle fût partie pour toujours ! Plût à Dieu, monami !… Je rentrai chez moi, ce soir-là, dans un étatdésespéré. Je me jetai au cou de maman Valérius en lui disant : “Tusais, la Voix est partie ! Elle ne reviendra peut-être jamaisplus !” Et elle fut aussi effrayée que moi et me demanda desexplications. Je lui racontai tout. Elle me dit : “Parbleu !la Voix est jalouse !” Ceci, mon ami, me fit réfléchir que jevous aimais… »

Ici, Christine s’arrêta un instant. Elle pencha la tête sur lesein de Raoul et ils restèrent un moment silencieux, dans les brasl’un de l’autre. L’émotion qui les étreignait était telle qu’ils nevirent point, ou plutôt qu’ils ne sentirent point se déplacer, àquelques pas d’eux, l’ombre rampante de deux grandes ailes noiresqui se rapprocha, au ras des toits, si près, si près d’eux, qu’elleeût pu, en se refermant sur eux, les étouffer…

« Le lendemain, reprit Christine avec un profond soupir, jerevins dans ma loge toute pensive. La Voix y était. Ô monami ! Elle me parla avec une grande tristesse. Elle me déclaratout net que, si je devais donner mon cœur sur la terre, ellen’avait plus, elle… la Voix, qu’à remonter au ciel. Et elle me ditcela avec un tel accent de douleur humaine que j’aurais dû, dès cejour-là, me méfier et commencer à comprendre que j’avais étéétrangement victime de mes sens abusés. Mais ma foi dans cetteapparition de Voix, à laquelle était mêlée si intimement la penséede mon père, était encore entière. Je ne craignais rien tant que dene la plus entendre ; d’autre part, j’avais réfléchi sur lesentiment qui me portait vers vous ; j’en avais mesuré toutl’inutile danger ; j’ignorais même si vous vous souveniez demoi. Quoi qu’il arrivât, votre situation dans le mondem’interdisait à jamais la pensée d’une honnête union ; jejurai à la Voix que vous n’étiez rien pour moi qu’un frère et quevous ne seriez jamais rien d’autre et que mon cœur était vide detout amour terrestre… Et voici la raison, mon ami, pour laquelle jedétournais mes yeux quand, sur le plateau ou dans les corridors,vous cherchiez à attirer mon attention, la raison pour laquelle jene vous reconnaissais pas… pour laquelle je ne vous voyaispas !… Pendant ce temps, les heures de leçons, entre la Voixet moi, se passaient dans un divin délire. Jamais la beauté dessons ne m’avait possédée à ce point et un jour la Voix me dit : “Vamaintenant, Christine Daaé, tu peux apporter aux hommes un ‘peu dela musique du ciel !’”

« Comment, ce soir-là, qui était le soir de gala, la Carlotta nevint-elle pas au théâtre ? Comment ai-je été appelée à laremplacer ? Je ne sais ; mais je chantai… je chantai avecun transport inconnu ; j’étais légère comme si l’on m’avaitdonné des ailes ; je crus un instant que mon âme embraséeavait quitté son corps !

– Ô Christine ! fit Raoul, dont les yeux étaient humides àce souvenir, ce soir-là, mon cœur a vibré à chaque accent de votrevoix. J’ai vu vos larmes couler sur vos joues pâles, et j’ai pleuréavec vous. Comment pouviez-vous chanter, chanter enpleurant ?

– Mes forces m’abandonnèrent, dit Christine, je fermai les yeux…Quand je les rouvris, vous étiez à mon côté ! Mais la Voixaussi y était. Raoul !… J’eus peur pour vous, et encore, cettefois, je ne voulus point vous reconnaître et je me mis à rire quandvous m’avez rappelé que vous aviez ramassé mon écharpe dans lamer !…

« Hélas ? on ne trompe pas la Voix !… Elle vous avaitbien reconnu, elle !… Et la Voix était jalouse !… Lesdeux jours suivants, elle me fit des scènes atroces… Elle me disait: “Vous l’aimez ! si vous ne l’aimiez pas, vous ne le fuiriezpas ! C’est un ancien ami à qui vous serreriez la main, commeà tous les autres… Si vous ne l’aimiez pas, vous ne craindriez pasde vous trouver, dans votre loge, seule avec lui et avecmoi !… Si vous ne l’aimiez pas, vous ne le chasseriezpas !…

« – C’est assez ! fis-je à la Voix irritée ; demain,je dois aller à Perros, sur la tombe de mon père ; je prieraiM. Raoul de Chagny de m’y accompagner.

« – À votre aise, répondit-elle, mais sachez que moi aussi jeserai à Perros, car je suis partout où vous êtes, Christine, et sivous êtes toujours digne de moi, si vous ne m’avez pas menti, jevous jouerai, à minuit sonnant, sur la tombe de votre père, laRésurrection de Lazare, avec le violon du mort.”

« Ainsi, je fus conduite, mon ami, à vous écrire la lettre quivous amena à Perros. Comment ai-je pu être à ce pointtrompée ? Comment, devant les préoccupations aussipersonnelles de la Voix, ne me suis-je point doutée de quelqueimposture ? Hélas ! je ne me possédais plus : j’étais sachose !… Et les moyens dont disposait la Voix devaientfacilement abuser une enfant telle que moi !

– Mais enfin, s’écria Raoul, à ce point du récit de Christine oùelle semblait déplorer avec des larmes la trop parfaite innocenced’un esprit bien peu “avisé”… mais enfin vous avez bientôt su lavérité !… Comment n’êtes-vous point sortie aussitôt de cetabominable cauchemar ?

– Apprendre la vérité !… Raoul !… Sortir de cecauchemar !… Mais je n’y suis entrée, malheureux, dans cecauchemar, que du jour où j’ai connu cette vérité !…Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je ne vous ai rien dit… etmaintenant que nous allons descendre du ciel sur la terre,plaignez-moi, Raoul !… plaignez-moi !… Un soir, soirfatal… tenez… c’était le soir où il devait arriver tant demalheurs… le soir où Carlotta put se croire transformée sur lascène en un hideux crapaud et où elle se prit à pousser des criscomme si elle avait habité toute sa vie au bord des marais… le soiroù la salle fut tout à coup plongée dans l’obscurité, sous le coupde tonnerre du lustre qui s’écrasait sur le parquet… Il y eut cesoir-là des morts et des blessés, et tout le théâtre retentissaitdes plus tristes clameurs.

« Ma première pensée, Raoul, dans l’éclat de la catastrophe, futen même temps pour vous et pour la Voix, car vous étiez, à cetteépoque, les deux égales moitiés de mon cœur. Je fus tout de suiterassurée en ce qui vous concernait, car je vous avais vu dans laloge de votre frère et je savais que vous ne couriez aucun danger.Quant à la Voix, elle m’avait annoncé qu’elle assisterait à lareprésentation, et j’eus peur pour elle ; oui, réellementpeur, comme si elle avait été “une personne ordinaire vivante quifût capable de mourir”. Je me disais : “Mon Dieu ! le lustre apeut-être écrasé la Voix.” Je me trouvais alors sur la scène, etaffolée à ce point que je me disposais à courir dans la sallechercher la Voix parmi les morts et les blessés, quand cette idéeme vint que, s’il ne lui était rien arrivé de fâcheux, elle devaitêtre déjà dans ma loge, où elle aurait hâte de me rassurer. Je nefis qu’un bond jusqu’à ma loge. La Voix n’y était pas. Jem’enfermai dans ma loge, et les larmes aux yeux, je la suppliai, sielle était encore vivante, de se manifester à moi. La Voix ne merépondit pas, mais, tout à coup, j’entendis un long, un admirablegémissement que je connaissais bien. C’était la plainte de Lazare,quand, à la voix de Jésus, il commence à soulever ses paupières età revoir la lumière du jour. C’étaient les pleurs du violon de monpère. Je reconnaissais le coup d’archet de Daaé, le même, Raoul,qui nous tenait jadis immobiles sur les chemins de Perros, le mêmequi avait « enchanté » la nuit du cimetière. Et puis, ce futencore, sur l’instrument invisible et triomphant, le crid’allégresse de la Vie, et la Voix, se faisant entendre enfin, semit à chanter la phrase dominatrice et souveraine : “Viens !et crois en moi ! Ceux qui croient en moi revivront !Marche ! Ceux qui ont cru en moi ne sauraient mourir !”Je ne saurais vous dire l’impression que je reçus de cette musique,qui chantait la vie éternelle dans le moment qu’à côté de nous, depauvres malheureux, écrasés par ce lustre fatal, rendaient l’âme…Il me sembla qu’elle me commandait à moi aussi de venir, de melever, de marcher vers elle. Elle s’éloignait, je la suivis.“Viens ! et crois en moi !” Je croyais en elle, jevenais… je venais, et, chose extraordinaire, ma loge, devant mespas, paraissait s’allonger… s’allonger… Évidemment, il devait yavoir là un effet de glaces… car j’avais la glace devant moi… Et,tout à coup, je me suis trouvée hors de ma loge, sans savoircomment. »

Raoul interrompit ici brusquement la jeune fille :

« Comment ! Sans savoir comment ? Christine,Christine ! Il faudrait essayer de ne plus rêver !

– Eh ! pauvre ami, je ne rêvais pas ! Je me trouvaishors de ma loge sans savoir comment ! Vous qui m’avez vuedisparaître de ma loge, un soir, mon ami, vous pourriez peut-êtrem’expliquer cela, mais moi je ne le puis pas !… Je ne puisvous dire qu’une chose, c’est que, me trouvant devant ma glace, jene l’ai plus vue tout à coup devant moi et que je l’ai cherchéederrière… mais il n’y avait plus de glace, plus de loge… J’étaisdans un corridor obscur… j’eus peur et je criai !…

« Tout était noir autour de moi ; au loin, une faible lueurrouge éclairait un angle de muraille, un coin de carrefour. Jecriai. Ma voix seule emplissait les murs, car le chant et lesviolons s’étaient tus. Et voilà que soudain, dans le noir, une mainse posait sur la mienne… ou, plutôt, quelque chose d’osseux et deglacé qui m’emprisonna le poignet et ne me lâcha plus. Je criai. Unbras m’emprisonna la taille et je fus soulevée… Je me débattis uninstant dans de l’horreur ; mes doigts glissèrent au long despierres humides, où ils ne s’accrochèrent point. Et puis, je neremuai plus, j’ai cru que j’allais mourir d’épouvante. Onm’emportait vers la petite lueur rouge ; nous entrâmes danscette lueur et alors je vis que j’étais entre les mains d’un hommeenveloppé d’un grand manteau noir et qui avait un masque qui luicachait tout le visage… Je tentai un effort suprême : mes membresse raidirent, ma bouche s’ouvrit encore pour hurler mon effroi,mais une main la ferma, une main que je sentis sur mes lèvres, surma chair… et qui sentait la mort ! Je m’évanouis.

« Combien de temps restai-je sans connaissance ? Je nesaurais le dire. Quand je rouvris les yeux, nous étions toujours,l’homme noir et moi, au sein des ténèbres. Une lanterne sourde,posée par terre, éclairait le jaillissement d’une fontaine. L’eau,clapotante, sortie de la muraille, disparaissait presque aussitôtsous le sol sur lequel j’étais étendue ; ma tête reposait surle genou de l’homme au manteau et au masque noir et mon silencieuxcompagnon me rafraîchissait les tempes avec un soin, une attention,une délicatesse qui me parurent plus horribles à supporter que labrutalité de son enlèvement de tout à l’heure. Ses mains, silégères fussent-elles, n’en sentaient pas moins la mort. Je lesrepoussai, mais sans force. Je demandai dans un souffle :

« “Qui êtes-vous ? où est la Voix ?” Seul, un soupirme répondit. Tout à coup, un souffle chaud me passa sur le visageet vaguement, dans les ténèbres, à côté de la forme noire del’homme, je distinguai une forme blanche. La forme noire me soulevaet me déposa sur la forme blanche. Et aussitôt, un joyeuxhennissement vint frapper mes oreilles stupéfaites et je murmurai :“César !” La bête tressaillit. Mon ami, j’étais à demi couchéesur une selle et j’avais reconnu le cheval blanc du Prophète, quej’avais gâté si souvent de friandises. Or, un soir, le bruits’était répandu dans le théâtre que cette bête avait disparu etqu’elle avait été volée par le fantôme de l’Opéra. Moi, je croyaisà la Voix ; je n’avais jamais cru au fantôme, et voilàcependant que je me demandai en frissonnant si je n’étais pas laprisonnière du fantôme ! J’appelai, du fond du cœur, la Voix àmon secours, car jamais je ne me serais imaginé que la Voix et lefantôme étaient tout un ! Vous avez entendu parler du fantômede l’Opéra, Raoul ?

– Oui, répondit le jeune homme… Mais dites-moi, Christine, quevous arriva-t-il quand vous fûtes sur le cheval blanc duProphète ?

– Je ne fis aucun mouvement et me laissai conduire… Peu à peuune étrange torpeur succédait à l’état d’angoisse et de terreur oùm’avait jetée cette infernale aventure. La forme noire me soutenaitet je ne faisais plus rien pour lui échapper. Une paix singulièreétait répandue en moi et je pensais que j’étais sous l’influencebienfaisante de quelque élixir. J’avais la pleine disposition demes sens. Mes yeux se faisaient aux ténèbres qui, du reste,s’éclairaient, çà et là, de lueurs brèves… Je jugeai que nousétions dans une étroite galerie circulaire et j’imaginai que cettegalerie faisait le tour de l’Opéra, qui, sous terre, est immense.Une fois, mon ami, une seule fois, j’étais descendue dans cesdessous qui sont prodigieux, mais je m’étais arrêtée au troisièmeétage, n’osant pas aller plus avant dans la terre. Et, cependant,deux étages encore, où l’on aurait pu loger une ville, s’ouvraientsous mes pieds. Mais les figures qui m’étaient apparues m’avaientfait fuir. Il y a là des démons, tout noirs devant des chaudières,et ils agitent des pelles, des fourches, excitent des brasiers,allument des flammes, vous menacent, si l’on en approche, enouvrant tout à coup sur vous la gueule rouge des fours !… Or,pendant que César, tranquillement, dans cette nuit de cauchemar, meportait sur son dos, j’aperçus tout à coup, loin, très loin, ettout petits, tout petits, comme au bout d’une lunette retournée,les démons noirs devant les brasiers rouges de leurs calorifères…Ils apparaissaient… Ils disparaissaient… Ils réapparaissaient augré bizarre de notre marche… Enfin, ils disparurent tout à fait. Laforme d’homme me soutenait toujours, et César marchait sans guideet le pied sûr… Je ne pourrais vous dire, même approximativement,combien de temps ce voyage, dans la nuit, dura ; j’avaisseulement l’idée que nous tournions ! que noustournions ! que nous descendions suivant une inflexiblespirale jusqu’au cœur même des abîmes de la terre ; et encore,n’était-ce point ma tête qui tournait ?… Toutefois, je ne lepense pas. Non ! J’étais incroyablement lucide. César, uninstant, dressa ses narines, huma l’atmosphère et accéléra un peusa marche. Je sentis l’air humide et puis César s’arrêta. La nuits’était éclaircie. Une lueur bleuâtre nous entourait. Je regardaioù nous nous trouvions. Nous étions au bord d’un lac dont les eauxde plomb se perdaient au loin, dans le noir… mais la lumière bleueéclairait cette rive et j’y vis une petite barque, attachée à unanneau de fer, sur le quai !

« Certes, je savais que tout cela existait, et la vision de celac et de cette barque sous la terre n’avait rien de surnaturel.Mais songez aux conditions exceptionnelles dans lesquellesj’abordai ce rivage. Les âmes des morts ne devaient point ressentirplus d’inquiétude en abordant le Styx. Caron n’était certainementpas plus lugubre ni plus muet que la forme d’homme qui metransporta dans la barque. L’élixir avait-il épuisé soneffet ? la fraîcheur de ces lieux suffisait-elle à me rendrecomplètement à moi-même ? Mais ma torpeur s’évanouissait, etje fis quelques mouvements qui dénotaient le recommencement de materreur. Mon sinistre compagnon dut s’en apercevoir, car, d’ungeste rapide, il congédia César qui s’enfuit dans les ténèbres dela galerie et dont j’entendis les quatre fers battre les marchessonores d’un escalier, puis l’homme se jeta dans la barque qu’ildélivra de son lien de fer ; il s’empara des rames et ramaavec force et promptitude. Ses yeux, sous le masque, ne mequittaient pas ; je sentais sur moi le poids de leursprunelles immobiles. L’eau, autour de nous, ne faisait aucun bruit.Nous glissions dans cette lueur bleuâtre que je vous ai dite etpuis nous fûmes à nouveau tout à fait dans la nuit, et nousabordâmes. La barque heurta un corps dur. Et je fus encore emportéedans des bras. J’avais recouvré la force de crier. Je hurlai. Etpuis, tout à coup, je me tus, assommée par la lumière. Oui, unelumière éclatante, au milieu de laquelle on m’avait déposée. Je merelevai, d’un bond. J’avais toutes mes forces. Au centre d’un salonqui ne me semblait paré, orné, meublé que de fleurs, de fleursmagnifiques et stupides à cause des rubans de soie qui les liaientà des corbeilles, comme on en vend dans les boutiques desboulevards, de fleurs trop civilisées comme celles que j’avaiscoutume de trouver dans ma loge après chaque “première” ; aucentre de cet embaumement très parisien, la forme noire d’homme aumasque se tenait debout, les bras croisés… et elle parla :

« – Rassurez-vous, Christine, dit-elle ; vous ne courezaucun danger. »

« C’était la Voix !

« Ma fureur égala ma stupéfaction. Je sautai sur ce masque etvoulus l’arracher, pour connaître le visage de la Voix. La formed’homme me dit :

« – Vous ne courez aucun danger, si vous ne touchez pas aumasque ! »

« Et m’emprisonnant doucement les poignets, elle me fitasseoir.

« Et puis, elle se mit à genoux devant moi, et ne dit plusrien !

« L’humilité de ce geste me redonna quelque courage ; lalumière, en précisant toute chose autour de moi, me rendit à laréalité de la vie. Si extraordinaire qu’elle apparaissait,l’aventure s’entourait maintenant de choses mortelles que jepouvais voir et toucher. Les tapisseries de ces murs, ces meubles,ces flambeaux, ces vases et jusqu’à ces fleurs dont j’eusse pu direpresque d’où elles venaient, dans leurs bannettes dorées, etcombien elles avaient coûté, enfermaient fatalement mon imaginationdans les limites d’un salon aussi banal que bien d’autres quiavaient au moins cette excuse de n’être point situés dans lesdessous de l’Opéra. J’avais sans doute affaire à quelque effroyableoriginal qui, mystérieusement, s’était logé dans les caves, commed’autres, par besoin, et, avec la muette complicité del’administration, avait trouvé un définitif abri dans les comblesde cette tour de Babel moderne, où l’on intriguait, où l’onchantait dans toutes les langues, où l’on aimait dans tous lespatois.

« Et alors la Voix, la Voix que j’avais reconnue sous le masque,lequel n’avait pas pu me la cacher, c’était cela qui était à genouxdevant moi : un homme !

« Je ne songeai même plus à l’horrible situation où je metrouvais, je ne demandai même pas ce qu’il allait advenir de moi etquel était le dessein obscur et froidement tyrannique qui m’avaitconduite dans ce salon comme on enferme un prisonnier dans unegeôle, une esclave au harem. Non ! non ! non ! je medisais : La Voix, c’est cela : un homme ! et je me mis àpleurer.

« L’homme, toujours à genoux, comprit sans doute le sens de meslarmes, car il dit :

« – C’est vrai, Christine !… Je ne suis ni ange, ni génie,ni fantôme… Je suis Érik ! »

Ici encore, le récit de Christine fut interrompu. Il sembla auxjeunes gens que l’écho avait répété, derrière eux : Érik !…Quel écho ?… Ils se retournèrent, et ils s’aperçurent que lanuit était venue. Raoul fit un mouvement comme pour se lever, maisChristine le retint près d’elle : « Restez ! Il faut que voussachiez tout ici !

– Pourquoi ici, Christine ? Je crains pour vous lafraîcheur de la nuit.

– Nous ne devons craindre que les trappes, mon ami, et, ici,nous sommes au bout du monde des trappes… et je n’ai point le droitde vous voir hors du théâtre… Ce n’est pas le moment de lecontrarier… N’éveillons pas ses soupçons…

– Christine ! Christine ! quelque chose me dit quenous avons tort d’attendre à demain soir et que nous devrions fuirtout de suite !

– Je vous dis que, s’il ne m’entend pas chanter demain soir, ilen aura une peine infinie.

– Il est difficile de ne point causer de peine à Érik et de lefuir pour toujours…

– Vous avez raison, Raoul, en cela… car, certainement, de mafuite il mourra… »

La jeune fille ajouta d’une voix sourde :

« Mais aussi la partie est égale… car nous risquons qu’il noustue.

– Il vous aime donc bien ?

– Jusqu’au crime !

– Mais sa demeure n’est pas introuvable… On peut l’y allerchercher. Du moment qu’Érik n’est pas un fantôme, on peut luiparler et même le forcer à répondre ! »

Christine secoua la tête :

« Non ! non ! On ne peut rien contre Érik !… Onne peut que fuir !

– Et comment, pouvant fuir, êtes-vous retournée près delui ?

– Parce qu’il le fallait… Et vous comprendrez cela quand voussaurez comment je suis sortie de chez lui…

– Ah ! je le hais bien !… s’écria Raoul… et vous,Christine, dites-moi… j’ai besoin que vous me disiez cela pourécouter avec plus de calme la suite de cette extraordinairehistoire d’amour… et vous, le haïssez-vous ?

– Non ! fit Christine simplement.

– Eh ! pourquoi tant de paroles !… Vous l’aimezcertainement ! Votre peur, vos terreurs, tout cela c’estencore de l’amour et du plus délicieux ! Celui que l’on nes’avoue pas, expliqua Raoul avec amertume. Celui qui vous donne,quand on y songe, le frisson… Pensez donc, un homme qui habite unpalais sous la terre ! »

Et il ricana…

« Vous voulez donc que j’y retourne ! interrompitbrutalement la jeune fille… Prenez garde, Raoul, je vous l’ai dit :je n’en reviendrais plus ! »

Il y eut un silence effrayant entre eux trois… les deux quiparlaient et l’ombre qui écoutait, derrière…

« Avant de vous répondre… fit enfin Raoul d’une voix lente, jedésirerais savoir quel sentiment il vous inspire, puisque vous nele haïssez pas.

– De l’horreur ! » dit-elle… Et elle jeta ces mots avec unetelle force, qu’ils couvrirent les soupirs de la nuit.

« C’est ce qu’il y a de terrible, reprit-elle, dans une fièvrecroissante… Je l’ai en horreur et je ne le déteste pas. Comment lehaïr, Raoul ? Voyez Érik à mes pieds, dans la demeure du lac,sous la terre. Il s’accuse, il se maudit, il implore monpardon !…

« Il avoue son imposture. Il m’aime ! Il met à mes pieds unimmense et tragique amour !… Il m’a volée par amour !… Ilm’a enfermée avec lui, dans la terre, par amour… mais il merespecte, mais il rampe, mais il gémit, mais il pleure !… Etquand je me lève, Raoul, quand je lui dis que je ne puis que lemépriser s’il ne me rend pas sur-le-champ cette liberté, qu’il m’aprise, chose incroyable… il me l’offre… je n’ai qu’à partir… Il estprêt à me montrer le mystérieux chemin ;… seulement… seulementil s’est levé, lui aussi, et je suis bien obligée de me souvenirque, s’il n’est ni fantôme, ni ange, ni génie, il est toujours laVoix, car il chante !…

« Et je l’écoute… et je reste !

« Ce soir-là, nous n’échangeâmes plus une parole… Il avait saisiune harpe et il commença de me chanter, lui, voix d’homme, voixd’ange, la romance de Desdémone. Le souvenir que j’en avais del’avoir chantée moi-même me rendait honteuse. Mon ami, il y a unevertu dans la musique qui fait que rien n’existe plus du mondeextérieur en dehors de ces sons qui vous viennent frapper le cœur.Mon extravagante aventure fut oubliée. Seule revivait la voix et jela suivais enivrée dans son voyage harmonieux ; je faisaispartie du troupeau d’Orphée ! Elle me promena dans la douleur,et dans la joie, dans le martyre, dans le désespoir, dansl’allégresse, dans la mort et dans les triomphants hyménées…j’écoutais… Elle chantait… Elle me chanta des morceaux inconnus… etme fit entendre une musique nouvelle qui me causa une étrangeimpression de douceur, de langueur, de repos… une musique qui,après avoir soulevé mon âme, l’apaisa peu à peu, et la conduisitjusqu’au seuil du rêve. Je m’endormis.

« Quand je me réveillai, j’étais seule, sur une chaise longue,dans une petite chambre toute simple, garnie d’un lit banal enacajou, aux murs tendus de toile de Jouy, et éclairée par une lampeposée sur le marbre d’une vieille commode “Louis-Philippe”. Quelétait ce décor nouveau ?… Je me passai la main sur le front,comme pour chasser un mauvais songe… Hélas ! je ne fus paslongtemps à m’apercevoir que je n’avais pas rêvé ! J’étaisprisonnière et je ne pouvais sortir de ma chambre que pour entrerdans une salle de bains des plus confortables ; eau chaude eteau froide à volonté. En revenant dans ma chambre, j’aperçus sur macommode un billet à l’encre rouge qui me renseigna tout à fait surma triste situation et que, si cela avait été encore nécessaire,eût enlevé tous mes doutes sur la réalité des événements : « Machère Christine, disait le papier, soyez tout à fait rassurée survotre sort. Vous n’avez point au monde de meilleur, ni de plusrespectueux ami que moi. Vous êtes seule, en ce moment, dans cettedemeure qui vous appartient. Je sors pour courir les magasins etvous rapporter tout le linge dont vous pouvez avoir besoin. »

« – Décidément ! m’écriai-je, je suis tombée entre lesmains d’un fou ! Que vais-je devenir ? Et combien detemps ce misérable pense-t-il donc me tenir enfermée dans sa prisonsouterraine ? »

« Je courus dans mon petit appartement comme une insensée,cherchant toujours une issue que je ne trouvai point. Je m’accusaisamèrement de ma stupide superstition et je pris un plaisir affreuxà railler la parfaite innocence avec laquelle j’avais accueilli, àtravers les murs, la Voix du génie de la musique… Quand on étaitaussi sotte, il fallait s’attendre aux plus inouïes catastrophes eton les avait méritées toutes ! J’avais envie de me frapper etje me mis à rire de moi et à pleurer sur moi, en même temps. C’estdans cet état qu’Érik me trouva.

« Après avoir frappé trois petits coups secs dans le mur, ilentra tranquillement par une porte que je n’avais pas su découvriret qu’il laissa ouverte. Il était chargé de cartons et de paquetset il les déposa sans hâte sur mon lit, pendant que je l’abreuvaisd’outrages et que je le sommais d’enlever ce masque, s’il avait laprétention d’y dissimuler un visage d’honnête homme.

« Il me répondit avec une grande sérénité :

« – Vous ne verrez jamais le visage d’Érik.”

« Et il me fit reproche que je n’avais encore point fait matoilette à cette heure du jour ; – il daigna m’instruire qu’ilétait deux heures de l’après-midi. Il me laissait une demi-heurepour y procéder, – disant cela, il prenait soin de remonter mamontre et de la mettre à l’heure. – Après quoi, il m’invitait àpasser dans la salle à manger, où un excellent déjeuner,m’annonça-t-il, nous attendait. J’avais grand faim, je lui jetai laporte au nez et entrai dans le cabinet de toilette. Je pris un bainaprès avoir placé près de moi une magnifique paire de ciseaux aveclaquelle j’étais bien décidée à me donner la mort, si Érik, aprèss’être conduit comme un fou, cessait de se conduire comme unhonnête homme. La fraîcheur de l’eau me fit le plus grand bien et,quand je réapparus devant Érik, j’avais pris la sage résolution dene le point heurter ni froisser en quoi que ce fût, de le flatterau besoin pour en obtenir une prompte liberté. Ce fut lui, lepremier, qui me parla de ses projets sur moi, et me les précisa,pour me rassurer, disait-il. Il se plaisait trop en ma compagniepour s’en priver sur-le-champ comme il y avait un moment consentila veille, devant l’expression indignée de mon effroi. Je devaiscomprendre maintenant, que je n’avais point lieu d’être épouvantéede le voir à mes côtés. Il m’aimait, mais il ne me le diraitqu’autant que je le lui permettrais et le reste du temps sepasserait en musique.

« – Qu’entendez-vous par le reste du temps ?” luidemandai-je.

« Il me répondit avec fermeté :

« – Cinq jours.

« – Et après, je serai libre ?

« – Vous serez libre, Christine, car, ces cinq jours-là écoulés,vous aurez appris à ne plus me craindre ; et alors vousreviendrez voir, de temps en temps, le pauvre Érik !…”

« Le ton dont il prononça ces derniers mots me remuaprofondément. Il me sembla y découvrir un si réel, un si pitoyabledésespoir que je levai sur le masque un visage attendri. Je nepouvais voir les yeux derrière le masque et ceci n’était point pourdiminuer l’étrange sentiment de malaise que l’on avait à interrogerce mystérieux carré de soie noire ; mais sous l’étoffe, àl’extrémité de la barbe du masque, apparurent une, deux, trois,quatre larmes.

« Silencieusement, il me désigna une place en face de lui, à unpetit guéridon qui occupait le centre de la pièce où, la veille, ilm’avait joué de la harpe, et je m’assis, très troublée. Je mangeaicependant de bon appétit quelques écrevisses, une aile de pouletarrosée d’un peu de vin de Tokay qu’il avait apporté lui-même, medisait-il, des caves de Koenisgberg, fréquentées autrefois parFalstaff. Quant à lui, il ne mangeait pas, il ne buvait pas. Je luidemandai quelle était sa nationalité, et si ce nom d’Érik nedécelait pas une origine scandinave. Il me répondit qu’il n’avaitni nom, ni patrie, et qu’il avait pris le nom d’Érik par hasard. Jelui demandai pourquoi, puisqu’il m’aimait, il n’avait point trouvéd’autre moyen de me le faire savoir que de m’entraîner avec lui etde m’enfermer dans la terre !

« – C’est bien difficile, dis-je, de se faire aimer dans untombeau.

« – On a, répondit-il, sur un ton singulier, les ‘rendez-vous’qu’on peut.”

« Puis il se leva et me tendit les doigts, car il voulait,disait-il, me faire les honneurs de son appartement, mais jeretirai vivement ma main de la sienne en poussant un cri. Ce quej’avais touché là était à la fois moite et osseux, et je merappelai que ses mains sentaient la mort.

« – Oh ! pardon”, gémit-il.

« Et il ouvrit devant moi une porte.

« – Voici ma chambre, fit-il. Elle est assez curieuse à visiter…si vous voulez la voir ?”

« Je n’hésitai pas. Ses manières, ses paroles, tout son air medisaient d’avoir confiance… et puis, je sentais qu’il ne fallaitpas avoir peur.

« J’entrai. Il me sembla que je pénétrais dans une chambremortuaire. Les murs en étaient tout tendus de noir, mais à la placedes larmes blanches qui complètent à l’ordinaire ce funèbreornement, on voyait sur une énorme portée de musique, les notesrépétées du Dies irae. Au milieu de cette chambre, il y avait undais où pendaient des rideaux de brocatelle rouge et, sous ce dais,un cercueil ouvert.

« À cette vue, je reculai.

« – C’est là-dedans que je dors, fit Érik. Il faut s’habituer àtout dans la vie, même à l’éternité.”

« Je détournai la tête, tant j’avais reçu une sinistreimpression de ce spectacle. Mes yeux rencontrèrent alors le clavierd’un orgue qui tenait tout un pan de la muraille. Sur le pupitreétait un cahier, tout barbouillé de notes rouges. Je demandai lapermission de le regarder et je lus à la première page : Don Juantriomphant.

« – Oui, me dit-il, je compose quelquefois. Voilà vingt ans quej’ai commencé ce travail. Quand il sera fini, je l’emporterai avecmoi dans ce cercueil et je ne me réveillerai plus.

« – Il faut y travailler le moins souvent possible, fis-je.

« – J’y travaille quelquefois quinze jours et quinze nuits desuite, pendant lesquels je ne vis que de musique, et puis je merepose des années.

« – Voulez-vous me jouer quelque chose de votre Don Juantriomphant ?” demandai-je, croyant lui faire plaisir et ensurmontant la répugnance que j’avais à rester dans cette chambre dela mort.

« – Ne me demandez jamais cela, répondit-il d’une voix sombre.Ce Don Juan-là n’a pas été écrit sur les paroles d’un Lorenzod’Aponte, inspiré par le vin, les petites amours et le vice,finalement châtié de Dieu. Je vous jouerai Mozart si vous voulez,qui fera couler vos belles larmes et vous inspirera d’honnêtesréflexions. Mais, mon Don Juan, à moi, brûle, Christine, et,cependant, il n’est point foudroyé par le feu du ciel !…”

« Là-dessus, nous rentrâmes dans le salon que nous venions dequitter. Je remarquai que nulle part, dans cet appartement, il n’yavait de glaces. J’allais en faire la réflexion, mais Érik venaitde s’asseoir au piano. Il me disait :

« – Voyez-vous, Christine, il y a une musique si terriblequ’elle consume tous ceux qui l’approchent. Vous n’en êtes pasencore à cette musique-là, heureusement, car vous perdriez vosfraîches couleurs et l’on ne vous reconnaîtrait plus à votre retourà Paris. Chantons l’Opéra, Christine Daaé.”

« Il me dit :

« – Chantons l’Opéra, Christine Daaé”, comme s’il me jetait uneinjure.

« Mais je n’eus pas le temps de m’appesantir sur l’air qu’ilavait donné à ses paroles. Nous commençâmes tout de suite le duod’Othello, et déjà la catastrophe était sur nos têtes. Cette fois,il m’avait laissé le rôle de Desdémone, que je chantai avec undésespoir, un effroi réels auxquels je n’avais jamais atteintjusqu’à ce jour. Le voisinage d’un pareil partenaire, au lieu dem’annihiler, m’inspirait une terreur magnifique. Les événementsdont j’étais la victime me rapprochaient singulièrement de lapensée du poète et je trouvai des accents dont le musicien eût étéébloui. Quant à lui, sa voix était tonnante, son âme vindicative seportait sur chaque son, et en augmentait terriblement la puissance.L’amour, la jalousie, la haine, éclataient autour de nous en crisdéchirants. Le masque noir d’Érik me faisait songer au masquenaturel du More de Venise. Il était Othello lui-même. Je crus qu’ilallait me frapper, que j’allais tomber sous ses coups ; … etcependant, je ne faisais aucun mouvement pour le fuir, pour évitersa fureur comme la timide Desdémone. Au contraire, je me rapprochaide lui, attirée, fascinée, trouvant des charmes à la mort au centred’une pareille passion ; mais, avant de mourir, je voulusconnaître, pour en emporter l’image sublime dans mon dernierregard, ces traits inconnus que devait transfigurer le feu de l’artéternel. Je voulus voir le visage de la Voix et, instinctivement,par un geste dont je ne fus point la maîtresse, car je ne mepossédais plus, mes doigts rapides arrachèrent le masque…

« Oh ! horreur !… horreur !… horreur !…»

Christine s’arrêta, à cette vision qu’elle semblait encoreécarter de ses deux mains tremblantes, cependant que les échos dela nuit, comme ils avaient répété le nom d’Érik, répétaient troisfois la clameur : « Horreur ! horreur ! horreur ! »Raoul et Christine, plus étroitement unis encore par la terreur durécit, levèrent les yeux vers les étoiles qui brillaient dans unciel paisible et pur.

Raoul dit :

« C’est étrange, Christine, comme cette nuit si douce et sicalme est pleine de gémissements. On dirait qu’elle se lamente avecnous ! »

Elle lui répond :

« Maintenant que vous allez connaître le secret, vos oreilles,comme les miennes, vont être pleines de lamentations. »

Elle emprisonne les mains protectrices de Raoul dans les sienneset, secouée d’un long frémissement, elle continue :

« Oh ! oui, vivrais-je cent ans, j’entendrais toujours laclameur surhumaine qu’il poussa, le cri de sa douleur et de sa rageinfernales, pendant que la chose apparaissait à mes yeux immensesd’horreur, comme ma bouche qui ne se refermait pas et qui cependantne criait plus.

« Oh ! Raoul, la chose ! comment ne plus voir lachose ! si mes oreilles sont à jamais pleines de ses cris, mesyeux sont à jamais hantés de son visage ! Quelle image !Comment ne plus la voir et comment vous la faire voir ?…Raoul, vous avez vu les têtes de mort quand elles ont étédesséchées par les siècles et peut-être, si vous n’avez pas étévictime d’un affreux cauchemar, avez-vous vu sa tête de mort à lui,dans la nuit de Perros. Encore avez-vous vu se promener, au dernierbal masqué, “la Mort rouge” ! Mais toutes ces têtes de mort-làétaient immobiles, et leur muette horreur ne vivait pas ! Maisimaginez, si vous le pouvez, le masque de la Mort se mettant àvivre tout à coup pour exprimer avec les quatre trous noirs de sesyeux, de son nez et de sa bouche la colère à son dernier degré, lafureur souveraine d’un démon, et pas de regard dans les trous desyeux, car, comme je l’ai su plus tard, on n’aperçoit jamais sesyeux de braise que dans la nuit profonde… Je devais être, colléecontre le mur, l’image même de l’Épouvante comme il était celle dela Hideur.

« Alors, il approcha de moi le grincement affreux de ses dentssans lèvres et, pendant que je tombais sur mes genoux, il me sifflahaineusement des choses insensées, des mots sans suite, desmalédictions, du délire… Est-ce que je sais !… Est-ce que jesais ?…

« Penché sur moi : “– Regarde, s’écriait-il. Tu as vouluvoir ! Vois ! Repais tes yeux, soûle ton âme de malaideur maudite ! Regarde le visage d’Érik ! Maintenant,tu connais le visage de la Voix ! Cela ne te suffisait pas,dis, de m’entendre ? Tu as voulu savoir comment j’étais fait.Vous êtes si curieuses, vous autres, les femmes !”

« Et il se prenait à rire en répétant : “Vous êtes si curieuses,vous autres, les femmes !…” d’un rire grondant, rauque,écumant, formidable… Il disait encore des choses comme celles-ci:

« – Es-tu satisfaite ? Je suis beau, hein ?… Quand unefemme m’a vu, comme toi, elle est à moi. Elle m’aime pourtoujours ! Moi, je suis un type dans le genre de DonJuan.”

« Et, se dressant de toute sa taille, le poing sur la hanche,dandinant sur ses épaules la chose hideuse qui était sa tête, iltonnait :

« – Regarde-moi ! Je suis Don Juan triomphant !”

« Et comme je détournais la tête en demandant grâce, il me laramena à lui, ma tête, brutalement, par mes cheveux, dans lesquelsses doigts de mort étaient entrés.

– Assez ! Assez ! interrompit Raoul ! je letuerai ! je le tuerai ! Au nom du Ciel, Christine,dis-moi où se trouve la salle à manger du lac ! Il faut que jele tue !

– Eh ! tais-toi donc, Raoul, si tu veux savoir !

– Ah ! oui, je veux savoir comment et pourquoi tu yretournais ! C’est cela, le secret, Christine, prendsgarde ! il n’y en a pas d’autre ! Mais, de toute façon,je le tuerai !

– Oh ! mon Raoul ! écoute donc ! puisque tu veuxsavoir… écoute ! Il me traînait par les cheveux, et alors… etalors… Oh ! cela est plus horrible encore !

– Eh bien, dis, maintenant !… s’exclama Raoul, farouche.Dis vite !

– Alors, il me siffla : “Quoi ? je te fais peur ?C’est possible !… Tu crois peut-être que j’ai encore unmasque, hein ? et que ça… ça ! ma tête, c’est unmasque ? Eh bien, mais ! se prit-il à hurler. Arrache-lecomme l’autre ! Allons ! allons ! encore !encore ! je le veux ! Tes mains ! Tes mains !…Donne tes mains… si elles ne te suffisent pas, je te prêterai lesmiennes… et nous nous y mettrons à deux pour arracher le masque.”Je me roulai à ses pieds, mais il me saisit les mains, Raoul… et illes enfonça dans l’horreur de sa face… Avec mes ongles, il selaboura les chairs, ses horribles chairs mortes !

« – Apprends ! apprends ! clamait-il au fond de sagorge qui soufflait comme une forge… apprends que je suis faitentièrement avec de la mort !… de la tête aux pieds !… etque c’est un cadavre qui t’aime, qui t’adore et qui ne te quitteraplus jamais ! jamais !… Je vais faire agrandir lecercueil, Christine, pour plus tard, quand nous serons au bout denos amours !… Tiens ! je ne ris plus, tu vois, je pleure…je pleure sur toi, Christine, qui m’as arraché le masque, et qui, àcause de cela, ne pourras plus me quitter jamais !… Tant quetu pouvais me croire beau, Christine, tu pouvais revenir !… jesais que tu serais revenue… mais maintenant que tu connais mahideur, tu t’enfuirais pour toujours… Je tegarde ! ! ! Aussi, pourquoi as-tu voulu mevoir ? Insensée ! folle Christine, qui as voulu mevoir !… quand mon père, lui, ne m’a jamais vu, et quand mamère, pour ne plus me voir, m’a fait cadeau en pleurant, de monpremier masque !”

« Il m’avait enfin lâchée et il se traînait maintenant sur leparquet avec des hoquets affreux. Et puis, comme un reptile, ilrampa, se traîna hors de la pièce, pénétra dans sa chambre, dont laporte se referma, et je restai seule, livrée à mon horreur et à mesréflexions, mais débarrassée de la vision de la chose. Unprodigieux silence, le silence de la tombe, avait succédé à cettetempête et je pus réfléchir aux conséquences terribles du geste quiavait arraché le masque. Les dernières paroles du Monstre m’avaientsuffisamment renseignée. Je m’étais moi-même emprisonnée pourtoujours et ma curiosité allait être la cause de tous mes malheurs.Il m’avait suffisamment avertie… Il m’avait répété que je necourais aucun danger tant que je ne toucherais pas au masque, etj’y avais touché. Je maudis mon imprudence, mais je constatai enfrissonnant que le raisonnement du monstre était logique. Oui, jeserais revenue si je n’avais pas vu son visage… Déjà il m’avaitsuffisamment touchée, intéressée, apitoyée même par ses larmesmasquées, pour que je ne restasse point insensible à sa prière.Enfin je n’étais pas une ingrate, et son impossibilité ne pouvaitme faire oublier qu’il était la Voix, et qu’il m’avait réchaufféede son génie. Je serais revenue ! Et maintenant, sortie de cescatacombes, je ne reviendrais certes pas ! On ne revient pass’enfermer dans un tombeau avec un cadavre qui vous aime !

« À certaines façons forcenées qu’il avait eues, pendant lascène, de me regarder ou plutôt d’approcher de moi les deux trousnoirs de son regard invisible, j’avais pu mesurer la sauvagerie desa passion. Pour ne m’avoir point prise dans ses bras, alors que jene pouvais lui offrir aucune résistance, il avait fallu que cemonstre fût doublé d’un ange et peut-être, après tout, l’était-ilun peu, l’Ange de la musique, et peut-être l’eût-il été tout à faitsi Dieu l’avait vêtu de beauté au lieu de l’habiller depourriture !

« Déjà, égarée à la pensée du sort qui m’était réservé, en proieà la terreur de voir se rouvrir la porte de la chambre au cercueil,et de revoir la figure du monstre sans masque, je m’étais glisséedans mon propre appartement et je m’étais emparée des ciseaux, quipouvaient mettre un terme à mon épouvantable destinée… quand lessons de l’orgue se firent entendre…

« C’est alors, mon ami, que je commençai de comprendre lesparoles d’Érik sur ce qu’il appelait, avec un mépris qui m’avaitstupéfié : la musique d’opéra. Ce que j’entendais n’avait plus rienà faire avec ce qui m’avait charmée jusqu’à ce jour. Son Don Juantriomphant (car il ne faisait point de doute pour moi qu’il ne sefût rué à son chef-d’œuvre pour oublier l’horreur de la minuteprésente), son Don Juan triomphant ne me parut d’abord qu’un long,affreux et magnifique sanglot où le pauvre Érik avait mis toute samisère maudite.

« Je revoyais le cahier aux notes rouges et j’imaginaisfacilement que cette musique avait été écrite avec du sang. Elle mepromenait dans tout le détail du martyre ; elle me faisaitentrer dans tous les coins de l’abîme, l’abîme habité par l’hommelaid ; elle me montrait Érik heurtant atrocement sa pauvrehideuse tête aux parois funèbres de cet enfer, et y fuyant, pour neles point épouvanter, les regards des hommes. J’assistai, anéantie,pantelante, pitoyable et vaincue à l’éclosion de ces accordsgigantesques où était divinisée la Douleur et puis les sons quimontaient de l’abîme se groupèrent tout à coup en un vol prodigieuxet menaçant, leur troupe tournoyante sembla escalader le ciel commel’aigle monte au soleil, et une telle symphonie triomphale parutembraser le monde que je compris que l’œuvre était enfin accomplieet que la Laideur, soulevée sur les ailes de l’Amour, avait oséregarder en face la Beauté ! J’étais comme ivre ; laporte qui me séparait d’Érik céda sous mes efforts. Il s’était levéen m’entendant, mais il n’osa se retourner.

« – Érik, m’écriai-je, montrez-moi votre visage, sans terreur.Je vous jure que vous êtes le plus douloureux et le plus sublimedes hommes, et si Christine Daaé frissonne désormais en vousregardant, c’est qu’elle songera à la splendeur de votregénie !”

« Alors Érik se retourna, car il me crut, et moi aussi,hélas !… j’avais foi en moi… Il leva vers le Destin ses mainsdécharnées, et tomba à mes genoux avec des mots d’amour…

« … Avec des mots d’amour dans sa bouche de mort… et la musiques’était tue…

« Il embrassait le bas de ma robe ; il ne vit point que jefermais les yeux.

« Que vous dirai-je encore, mon ami ? Vous connaissezmaintenant le drame… Pendant quinze jours, il se renouvela… quinzejours pendant lesquels je lui mentis. Mon mensonge fut aussiaffreux que le monstre qui me l’inspirait, et à ce prix j’ai puacquérir ma liberté. Je brûlai son masque. Et je fis si bien que,même lorsqu’il ne chantait plus, il osait quêter un de mes regards,comme un chien timide qui rôde autour de son maître. Il étaitainsi, autour de moi, comme un esclave fidèle, et m’entourait demille soins. Peu à peu, je lui inspirai une telle confiance, qu’ilosa me promener aux rives du Lac Averne et me conduire en barquesur ses eaux de plomb ; dans les derniers jours de macaptivité, il me faisait, de nuit, franchir des grilles qui fermentles souterrains de la rue Scribe. Là, un équipage nous attendait,et nous emportait vers les solitudes du Bois.

« La nuit où nous vous rencontrâmes faillit m’être tragique, caril a une jalousie terrible de vous, que je n’ai combattue qu’en luiaffirmant votre prochain départ… Enfin, après quinze jours de cetteabominable captivité où je fus tour à tour brûlée de pitié,d’enthousiasme, de désespoir et d’horreur, il me crut quand je luidis : je reviendrai !

– Et vous êtes revenue, Christine, gémit Raoul.

– C’est vrai, ami, et je dois dire que ce ne sont point lesépouvantables menaces dont il accompagna ma mise en liberté quim’aidèrent à tenir ma parole ; mais le sanglot déchirant qu’ilpoussa sur le seuil de son tombeau !

« Oui, ce sanglot-là, répéta Christine, en secouantdouloureusement la tête, m’enchaîna au malheureux plus que je ne lesupposai moi-même dans le moment des adieux. Pauvre Érik !Pauvre Érik !

– Christine, fit Raoul en se levant, vous dites que vousm’aimez, mais quelques heures à peine s’étaient écoulées, depuisque vous aviez recouvré votre liberté, que déjà vous retourniezauprès d’Érik !… Rappelez-vous le bal masqué !

– Les choses étaient entendues ainsi… rappelez-vous aussi queces quelques heures-là je les ai passées avec vous, Raoul… pournotre grand péril à tous les deux…

– Pendant ces quelques heures-là, j’ai douté que vousm’aimiez.

– En doutez-vous encore, Raoul ?… Apprenez alors que chacunde mes voyages auprès d’Érik a augmenté mon horreur pour lui, carchacun de ces voyages, au lieu de l’apaiser comme je l’espérais,l’a rendu fou d’amour !… et j’ai peur ! et j’aipeur !… j’ai peur…

– Vous avez peur… mais m’aimez-vous ?… Si Érik était beau,m’aimeriez-vous, Christine ?

– Malheureux ! pourquoi tenter le destin ?… Pourquoime demander des choses que je cache au fond de ma conscience commeon cache le péché ? »

Elle se leva à son tour, entoura la tête du jeune homme de sesbeaux bras tremblants et lui dit :

« Ô mon fiancé d’un jour, si je ne vous aimais pas, je ne vousdonnerais pas mes lèvres. Pour la première et la dernière fois, lesvoici. »

Il les prit, mais la nuit qui les entourait eut un teldéchirement, qu’ils s’enfuirent comme à l’approche d’une tempête,et leurs yeux, où habitait l’épouvante d’Érik, leur montra, avantqu’ils ne disparussent dans la forêt des combles, tout là-haut,au-dessus d’eux, un immense oiseau de nuit qui les regardait de sesyeux de braise, et qui semblait accroché aux cordes de la lyred’Apollon !

Partie 2
Le Mystère des trappes

Chapitre 1Un coup de maître de l’amateur de trappes

Raoul et Christine coururent, coururent. Maintenant, ilsfuyaient le toit où il y avait les yeux de braise que l’onn’aperçoit que dans la nuit profonde ; et ils ne s’arrêtèrentqu’au huitième étage en descendant vers la terre. Ce soir-là il n’yavait pas représentation, et les couloirs de l’Opéra étaientdéserts.

Soudain une silhouette bizarre se dressa devant les jeunes gens,leur barrant le chemin : « Non ! pas par ici ! »

Et la silhouette leur indiqua un autre couloir par lequel ilsdevaient gagner les coulisses.

Raoul voulait s’arrêter, demander des explications.

« Allez ! allez vite !… commanda cette forme vague,dissimulée dans une sorte de houppelande et coiffée d’un bonnetpointu.

Christine entraînait déjà Raoul, le forçait à courir encore:

« Mais qui est-ce ? Mais qui est-ce, celui-là ? »demandait le jeune homme.

Et Christine répondait : « C’est le Persan !…

– Qu’est-ce qu’il fait là…

– On n’en sait rien !… Il est toujours dansl’Opéra !

– Ce que vous me faites faire là est lâche, Christine, ditRaoul, qui était fort ému. Vous me faites fuir, c’est la premièrefois de ma vie.

– Bah ! répondit Christine, qui commençait à se calmer, jecrois bien que nous avons fui l’ombre de notreimagination !

– Si vraiment nous avons aperçu Érik j’aurais dû le clouer surla lyre d’Apollon, comme on cloue la chouette sur les murs de nosfermes bretonnes, et il n’en n’aurait plus été question.

– Mon bon Raoul, il vous aurait fallu monter d’abord jusqu’à lalyre d’Apollon ; ce n’est pas une ascension facile.

– Les yeux de braise y étaient bien.

– Eh ! vous voilà maintenant comme moi, prêt à le voirpartout, mais on réfléchit après et l’on se dit : ce que j’ai prispour les yeux de braise n’étaient sans doute que les clous d’or dedeux étoiles qui regardaient la ville à travers les cordes de lalyre. »

Et Christine descendit encore un étage. Raoul suivait. Il dit:

« Puisque vous êtes tout à fait décidée à partir, Christine, jevous assure encore qu’il vaudrait mieux fuir tout de suite.Pourquoi attendre demain ? Il nous a peut-être entendus cesoir !…

– Mais non ! mais non ! Il travaille, je vous lerépète, à son Don Juan triomphant, et il ne s’occupe pas denous.

– Vous en êtes si peu sûre que vous ne cessez de regarderderrière vous.

– Allons dans ma loge.

– Prenons plutôt rendez-vous hors de l’Opéra.

– Jamais, jusqu’à la minute de notre fuite ! Cela nousporterait malheur de ne point tenir ma parole. Je lui ai promis dene nous voir qu’ici.

– C’est encore heureux pour moi qu’il vous ait encore permiscela. Savez-vous, fit amèrement Raoul, que vous avez été tout àfait audacieuse en nous permettant le jeu des fiançailles.

– Mais, mon cher, il est au courant. Il m’a dit : “J’aiconfiance en vous, Christine. M. Raoul de Chagny est amoureux devous et doit partir. Avant de partir, qu’il soit aussi malheureuxque moi !…”

– Et qu’est-ce que cela signifie, s’il vous plaît ?

– C’est moi qui devrais vous le demander, mon ami. On est doncmalheureux, quand on aime ?

– Oui, Christine, quand on aime et quand on n’est point sûrd’être aimé.

– C’est pour Érik que vous dites cela ?

– Pour Érik et pour moi », fit le jeune homme en secouant latête d’un air pensif et désolé.

Ils arrivèrent à la loge de Christine.

« Comment vous croyez-vous plus en sûreté dans cette loge quedans le théâtre ? demanda Raoul. Puisque vous l’entendiez àtravers les murs, il peut nous entendre.

– Non ! Il m’a donné sa parole de n’être plus derrière lesmurs de ma loge et je crois à la parole d’Érik. Ma loge et machambre, dans l’appartement du lac, sont à moi, exclusivement àmoi, et sacrées pour lui.

– Comment avez-vous pu quitter cette loge pour être transportéedans le couloir obscur, Christine ? Si nous essayions derépéter vos gestes, voulez-vous ?

– C’est dangereux, mon ami, car la glace pourrait encorem’emporter et, au lieu de fuir, je serais obligée d’aller au boutdu passage secret qui conduit aux rives du lac et là d’appelerÉrik.

– Il vous entendrait ?

– Partout où j’appellerai Érik, partout Érik m’entendra… C’estlui qui me l’a dit, c’est un très curieux génie. Il ne faut pascroire, Raoul, que c’est simplement un homme qui s’est amusé àhabiter sous la terre. Il fait des choses qu’aucun autre homme nepourrait faire ; il sait des choses que le monde vivantignore.

– Prenez garde, Christine, vous allez en refaire un fantôme.

– Non ce n’est pas un fantôme ; c’est un homme du ciel etde la terre, voilà tout.

– Un homme du ciel et de la terre… voilà tout !… Comme vousen parlez !… Et vous êtes décidée toujours à lefuir ?

– Oui, demain.

– Voulez-vous que je vous dise pourquoi je voudrais vous voirfuir ce soir ?

– Dites, mon ami.

– Parce que, demain, vous ne serez plus décidée à rien dutout !

– Alors, Raoul, vous m’emporterez malgré moi !… n’est-cepas entendu ?

– Ici donc, demain soir ! à minuit je serai dans votreloge… fit le jeune homme d’un air sombre ; quoi qu’il arrive,je tiendrai ma promesse. Vous dites qu’après avoir assisté à lareprésentation, il doit aller vous attendre dans la salle à mangerdu lac !

– C’est en effet là qu’il m’a donné rendez-vous.

– Et comment deviez-vous vous rendre chez lui, Christine, sivous ne savez pas sortir de votre loge “par la glace” ?

– Mais en me rendant directement sur le bord du lac.

– À travers tous les dessous ? Par les escaliers et lescouloirs où passent les machinistes et les gens de service ?Comment auriez-vous conservé le secret d’une pareilledémarche ? Tout le monde aurait suivi Christine Daaé et elleserait arrivée avec une foule sur les bords du lac. »

Christine sortit d’un coffret une énorme clef et la montra àRaoul.

« Qu’est ceci ? fit celui-ci.

– C’est la clef de la grille du souterrain de la rue Scribe.

– Je comprends, Christine. Il conduit directement au lac.Donnez-moi cette clef, voulez-vous ?

– Jamais ! répondit-elle avec énergie. Ce serait unetrahison ! »

Soudain, Raoul vit Christine changer de couleur. Une pâleurmortelle se répandit sur ses traits.

« Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle… Érik !Érik ! ayez pitié de moi !

– Taisez-vous ! ordonna le jeune homme… Ne m’avez-vous pasdit qu’il pouvait vous entendre ? »

Mais l’attitude de la chanteuse devenait de plus en plusinexplicable. Elle se glissait les doigts les uns sur les autres,en répétant d’un air égaré :

« Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !

– Mais, qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? implora Raoul.

– L’anneau.

– Quoi l’anneau ? Je vous en prie, Christine, revenez àvous !

– L’anneau d’or qu’il m’avait donné.

– Ah ? c’est Érik qui vous avait donné l’anneaud’or !

– Vous le savez bien, Raoul ! Mais ce que vous ne savezpas, c’est ce qu’il m’a dit en me le donnant : “Je vous rends votreliberté, Christine, mais c’est à la condition que cet anneau seratoujours à votre doigt. Tant que vous le garderez, vous serezpréservée de tout danger et Érik restera votre ami. Mais si vousvous en séparez jamais, malheur à vous, Christine, car Érik sevengera !…” Mon ami, mon ami ! L’anneau n’est plus à mondoigt !… malheur sur nous ! »

C’est en vain qu’ils cherchèrent l’anneau autour d’eux. Ils nele retrouvèrent point. La jeune fille ne se calmait pas.

« C’est pendant que je vous ai accordé ce baiser, là-haut, sousla lyre d’Apollon, tenta-t-elle d’expliquer en tremblant ;l’anneau aura glissé de mon doigt et aura glissé sur laville ! Comment le retrouver maintenant ? Et de quelmalheur, Raoul, sommes-nous menacés ! Ah ! fuir !fuir !

– Fuir tout de suite », insista une fois encore Raoul.

Elle hésita. Il crut qu’elle allait dire oui… Et puis sesclaires prunelles se troublèrent et elle dit : « Non !demain ! »

Et elle le quitta précipitamment, dans un désarroi complet,continuant à se glisser les doigts les uns sur les autres, sansdoute dans l’espérance que l’anneau allait réapparaître commecela.

Quant à Raoul, il rentra chez lui, très préoccupé de tout cequ’il avait entendu.

« Si je ne la sauve point des mains de ce charlatan, dit-il touthaut dans sa chambre, en se couchant, elle est perdue ; maisje la sauverai ! »

Il éteignit sa lampe, et il éprouva, dans les ténèbres, lebesoin d’injurier Érik. Il cria par trois fois à haute voix : «Charlatan !… Charlatan !… Charlatan !… »

Mais, tout à coup, il se leva sur un coude ; une sueurfroide lui coula aux tempes. Deux yeux, brûlants comme desbrasiers, venaient de s’allumer au pied de son lit. Ils leregardaient fixement, terriblement, dans la nuit noire.

Raoul était brave, et cependant il tremblait. Il avança la main,tâtonnante, hésitante, incertaine, sur la table de nuit. Ayanttrouvé la boîte d’allumettes, il fit de la lumière. Les yeuxdisparurent.

Il pensa, nullement rassuré :

« Elle m’a dit que ses yeux ne se voyaient que dans l’obscurité.Ses yeux ont disparu avec la lumière, mais lui, il est peut-êtreencore là. »

Et il se leva, chercha, fit prudemment le tour des choses. Ilregarda sous son lit, comme un enfant. Alors, il se trouvaridicule. Il dit tout haut :

« Que croire ? Que ne pas croire avec un pareil conte defées ? Où finit le réel, où commence le fantastique ?Qu’a-t-elle vu ? Qu’a-t-elle cru voir ? »

Il ajouta, frémissant : « Et moi-même, qu’ai-je vu ? Ai-jebien vu les yeux de braise tout à l’heure ? N’ont-ils brilléque dans mon imagination ? Voilà que je ne suis plus sûr derien ! Et je ne prêterais point serment sur ces yeux-là. »

Il se recoucha. De nouveau, il fit l’obscurité.

Les yeux réapparurent.

« Oh ! » soupira Raoul.

Dressé sur son séant, il les fixait à son tour aussi bravementqu’il pouvait. Après un silence qu’il occupa à ressaisir tout soncourage, il cria tout à coup :

« Est-ce toi, Érik ? Homme ! génie ou fantôme !Est-ce toi ? »

Il réfléchit :

« Si c’est lui… il est sur le balcon ! »

Alors il courut, en chemise, à un petit meuble dans lequel ilsaisit à tâtons un revolver. Armé, il ouvrit la porte-fenêtre. Lanuit était alors extrêmement fraîche. Raoul ne prit que le temps dejeter un coup d’œil sur le balcon désert et il rentra, refermant laporte. Il se recoucha en frissonnant, le revolver sur la table denuit, à sa portée.

Une fois encore il souffla la bougie.

Les yeux étaient toujours là, au bout du lit. Étaient-ils entrele lit et la glace de la fenêtre, ou derrière la glace de lafenêtre, c’est-à-dire sur le balcon ?

Voilà ce que Raoul voulait savoir. Il voulait savoir aussi sices yeux-là appartenaient à un être humain… il voulait toutsavoir…

Alors, patiemment, froidement, sans déranger la nuit quil’entourait, le jeune homme prit son revolver et visa.

Il visa les deux étoiles d’or qui le regardaient toujours avecun si singulier éclat immobile.

Il visa un peu au-dessus des deux étoiles. Certes ! si cesétoiles étaient des yeux, et si au-dessus de ces yeux, il y avaitun front, et si Raoul n’était point trop maladroit…

La détonation roula avec un fracas terrible dans la paix de lamaison endormie… Et pendant que, dans les corridors, des pas seprécipitaient, Raoul, sur son séant, le bras tendu, prêt à tirerencore, regardait…

Les deux étoiles, cette fois, avaient disparu.

De la lumière, des gens, le comte Philippe, affreusementanxieux.

« Qu’y a-t-il, Raoul ?

– Il y a, que je crois bien que j’ai rêvé ! répondit lejeune homme. J’ai tiré sur deux étoiles qui m’empêchaient dedormir.

– Tu divagues ?… Tu es souffrant !… je t’en prie,Raoul, que s’est-il passé ?… et le comte s’empara durevolver.

– Non, non, je ne divague pas !… du reste, nous allons biensavoir… »

Il se releva, passa une robe de chambre, chaussa ses pantoufles,prit des mains d’un domestique une lumière, et ouvrant laporte-fenêtre, retourna sur le balcon.

Le comte avait constaté que la fenêtre avait été traversée d’uneballe à hauteur d’homme. Raoul était penché sur le balcon avec sabougie…

« Oh ! oh ! fit-il… du sang… du sang !… Ici… là…encore du sang ! Tant mieux !… Un fantôme qui saigne…c’est moins dangereux ! ricana-t-il.

– Raoul ! Raoul ! Raoul ! »

Le comte le secouait comme s’il eût voulu faire sortir unsomnambule de son dangereux sommeil.

« Mais, mon frère, je ne dors pas ! protesta Raoulimpatienté. Vous pouvez voir ce sang comme tout le monde. J’avaiscru rêver et tirer sur deux étoiles. C’étaient les yeux d’Érik etvoici son sang !… »

Il ajouta, subitement inquiet :

« Après tout, j’ai peut-être eu tort de tirer, et Christine estbien capable de ne me le point pardonner !… Tout ceci neserait point arrivé si j’avais eu la précaution de laisser retomberles rideaux de la fenêtre en me couchant.

– Raoul ! es-tu devenu subitement fou ?Réveille-toi !

– Encore ! Vous feriez mieux, mon frère, de m’aider àchercher Érik… car, enfin, un fantôme qui saigne, ça doit pouvoirse retrouver… »

Le valet de chambre du comte dit :

« C’est vrai, monsieur, qu’il y a du sang sur le balcon. »

Un domestique apporta une lampe à la lueur de laquelle on putexaminer toutes choses. La trace du sang suivait la rampe du balconet allait rejoindre une gouttière et la trace de sang remontait lelong de la gouttière.

« Mon ami, dit le comte Philippe, tu as tiré sur un chat.

– Le malheur ! fit Raoul avec un nouveau ricanement, quisonna douloureusement aux oreilles du comte, c’est que c’est bienpossible. Avec Érik, on ne sait jamais. Est-ce Érik ? Est-cele chat ? Est-ce le fantôme ? Est-ce de la chair ou del’ombre ? Non ! non ! Avec Érik, on ne saitjamais ! »

Raoul commençait à tenir cette sorte de propos bizarres quirépondaient si intimement et si logiquement aux préoccupations deson esprit et qui faisaient si bien suite aux confidences étranges,à la fois réelles et d’apparences surnaturelles, de ChristineDaaé ; et ces propos ne contribuèrent point peu à persuader àbeaucoup que le cerveau du jeune homme était dérangé. Le comtelui-même y fut pris et plus tard le juge d’instruction, sur lerapport du commissaire de police, n’eut point de peine àconclure.

« Qui est Érik ? demanda le comte en pressant la main deson frère.

– C’est mon rival ! et s’il n’est pas mort, tant pis !» D’un geste, il chassa les domestiques.

La porte de la chambre se referma sur les deux Chagny. Mais lesgens ne s’éloignèrent point si vite que le valet de chambre ducomte n’entendît Raoul prononcer distinctement et avec force :

« Ce soir ! j’enlèverai Christine Daaé. »

Cette phrase fut répétée par la suite au juge d’instructionFaure. Mais on ne sut jamais exactement ce qui se dit entre lesdeux frères pendant cette entrevue.

Les domestiques racontèrent que ce n’était point cette nuit-làla première querelle qui les faisait s’enfermer.

À travers les murs on entendait des cris, et il était toujoursquestion d’une comédienne qui s’appelait Christine Daaé.

Au déjeuner – au petit déjeuner du matin, que le comte prenaitdans son cabinet de travail, Philippe donna l’ordre que l’on allâtprier son frère de le venir rejoindre. Raoul arriva, sombre etmuet. La scène fut très courte.

Le comte : – Lis ceci !

Philippe tend à son frère un journal : « l’Époque ». Du doigt,il lui désigne l’écho suivant.

Le vicomte, du bout des lèvres, lisant :

« Une grande nouvelle au faubourg : il y a promesse de mariageentre Mlle Christine Daaé, artiste lyrique, et M. le vicomte Raoulde Chagny. S’il faut en croire les potins de coulisses, le comtePhilippe aurait juré que pour la première fois les Chagny netiendraient point leur promesse. Comme l’amour, à l’Opéra plusqu’ailleurs, est tout-puissant, on se demande de quels moyens peutbien disposer le comte Philippe pour empêcher le vicomte, sonfrère, de conduire à l’autel la Marguerite nouvelle. On dit que lesdeux frères s’adorent, mais le comte s’abuse étrangement s’ilespère que l’amour fraternel le cédera à l’amour tout court !»

Le comte (triste). – Tu vois, Raoul, tu nous rendsridicules !… Cette petite t’a complètement tourné la tête avecses histoires de revenant.

(Le vicomte avait donc rapporté le récit de Christine à sonfrère.)

Le vicomte. – Adieu, mon frère !

Le comte. – C’est bien entendu ? Tu pars ce soir ? (Levicomte ne répond pas.)… avec elle ?… Tu ne feras pas unepareille bêtise ? (Silence du vicomte.) Je saurai bien t’enempêcher !

Le vicomte. – Adieu, mon frère ! (Il s’en va.)

Cette scène a été racontée au juge d’instruction par le comtelui-même, qui ne devait plus revoir son frère Raoul que le soirmême, à l’Opéra, quelques minutes avant la disparition deChristine.

Toute la journée en effet fut consacrée par Raoul auxpréparatifs d’enlèvement.

Les chevaux, la voiture, le cocher, les provisions, les bagages,l’argent nécessaire, l’itinéraire, – on ne devait pas prendre lechemin de fer pour dérouter le fantôme, – tout cela l’occupajusqu’à neuf heures du soir.

À neuf heures, une sorte de berline dont les rideaux étaienttirés sur les portières hermétiquement closes vint prendre la filedu côté de la Rotonde. Elle était attelée à deux vigoureux chevauxet conduite par un cocher dont il était difficile de distinguer lafigure, tant celle-ci était emmitouflée dans les longs plis d’uncache-nez. Devant cette berline se trouvaient trois voitures.L’instruction établit plus tard que c’étaient les coupés de laCarlotta, revenue soudain à Paris, de la Sorelli, et en tête, ducomte Philippe de Chagny. De la berline, nul ne descendit. Lecocher resta sur son siège. Les trois autres cochers étaient restéségalement sur le leur.

Une ombre, enveloppée d’un grand manteau noir, et coiffée d’unchapeau de feutre mou noir, passa sur le trottoir entre la Rotondeet les équipages. Elle semblait considérer plus attentivement laberline. Elle s’approcha des chevaux, puis du cocher, puis l’ombres’éloigna sans avoir prononcé un mot. L’instruction crut plus tardque cette ombre était celle du vicomte Raoul de Chagny ; quantà moi, je ne le crois pas, attendu que ce soir-là comme les autressoirs, le vicomte de Chagny avait un chapeau haut-de-forme, qu’ona, du reste, retrouvé. Je pense plutôt que cette ombre était celledu fantôme qui était au courant de tout comme on va le voir tout desuite.

On jouait Faust, comme par hasard. La salle était des plusbrillantes. Le faubourg était magnifiquement représenté. À cetteépoque, les abonnés ne cédaient point, ne louaient ni nesous-louaient, ni ne partageaient leurs loges avec la finance ou lecommerce ou l’étranger. Aujourd’hui, dans la loge du marquis un telqui conserve toujours ce titre : loge du marquis un tel, puisque lemarquis en est, de par contrat, titulaire, dans cette loge,disons-nous, se prélasse tel marchand de porc salé et sa famille, –ce qui est le droit du marchand de porc puisqu’il paie la loge dumarquis. – Autrefois, ces mœurs étaient à peu près inconnues. Lesloges d’Opéra étaient des salons où l’on était à peu près sûr derencontrer ou de voir des gens du monde qui, quelquefois, aimaientla musique.

Toute cette belle compagnie se connaissait, sans pour cela sefréquenter nécessairement. Mais on mettait tous les noms sur lesvisages et la physionomie du comte de Chagny n’était ignorée depersonne.

L’écho paru le matin dans l’Époque avait dû déjà produire sonpetit effet, car tous les yeux étaient tournés vers la loge où lecomte Philippe, d’apparence fort indifférente et de mineinsouciante, se trouvait tout seul. L’élément féminin de cetteéclatante assemblée paraissait singulièrement intrigué et l’absencedu vicomte donnait lieu à cent chuchotements derrière leséventails. Christine Daaé fut accueillie assez froidement. Cepublic spécial ne lui pardonnait point d’avoir regardé si haut.

La diva se rendit compte de la mauvaise disposition d’une partiede la salle, et en fut troublée.

Les habitués, qui se prétendaient au courant des amours duvicomte, ne se privèrent pas de sourire à certains passages du rôlede Marguerite. C’est ainsi qu’ils se retournèrent ostensiblementvers la loge de Philippe de Chagny quand Christine chanta la phrase: « Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme, si c’est ungrand seigneur et comment il se nomme. »

Le menton appuyé sur sa main, le comte ne semblait point prendregarde à ces manifestations. Il fixait la scène ; mais laregardait-il ? Il paraissait loin de tout…

De plus en plus, Christine perdait toute assurance. Elletremblait. Elle allait à une catastrophe… Carolus Fonta se demandasi elle n’était pas souffrante, si elle pourrait tenir en scènejusqu’à la fin de l’acte qui était celui du jardin. Dans la salle,on se rappelait le malheur arrivé, à la fin de cet acte, à laCarlotta, et le « couac » historique qui avait momentanémentsuspendu sa carrière à Paris.

Justement, la Carlotta fit alors son entrée dans une loge deface, entrée sensationnelle. La pauvre Christine leva les yeux versce nouveau sujet d’émoi. Elle reconnut sa rivale. Elle crut la voirricaner. Ceci la sauva. Elle oublia tout, pour une fois de plus,triompher.

À partir de ce moment, elle chanta de toute son âme. Elle essayade surpasser tout ce qu’elle avait fait jusqu’alors et elle yparvint. Au dernier acte, quand elle commença d’invoquer les angeset de se soulever de terre, elle entraîna dans une nouvelle envoléetoute la salle frémissante, et chacun put croire qu’il avait desailes.

À cet appel surhumain, au centre de l’amphithéâtre, un hommes’était levé et restait debout, face à l’actrice, comme si d’unmême mouvement il quittait la terre… C’était Raoul.

Anges purs ! Anges radieux

Anges purs ! Anges radieux !

Et Christine, les bras tendus, la gorge embrasée, enveloppéedans la gloire de sa chevelure dénouée sur ses épaules nues, jetaitla clameur divine :

Portez mon âme au sein des cieux !

C’est alors que, tout à coup, une brusque obscurité se fit surle théâtre. Cela fut si rapide que les spectateurs eurent à peinele temps de pousser un cri de stupeur, car la lumière éclaira lascène à nouveau.

… Mais Christine Daaé n’y était plus !… Qu’était-elledevenue ?… Quel était ce miracle ?… Chacun se regardaitsans comprendre et l’émotion fut tout de suite à son comble.

L’émoi n’était pas moindre sur le plateau et dans la salle. Descoulisses on se précipitait vers l’endroit où, à l’instant même,Christine chantait. Le spectacle était interrompu au milieu du plusgrand désordre.

Où donc ? où donc était passée Christine ? Quelsortilège l’avait ravie à des milliers de spectateurs enthousiasteset dans les bras mêmes de Carolus Fonta ? En vérité, onpouvait se demander si, exauçant sa prière enflammée, les anges nel’avaient point réellement emportée « au sein des cieux » corps etâme ?…

Raoul, toujours debout à l’amphithéâtre, avait poussé un cri. Lecomte Philippe s’était dressé dans sa loge. On regardait la scène,on regardait le comte, on regardait Raoul, et l’on se demandait sice curieux événement n’avait point affaire avec l’écho paru lematin même dans un journal. Mais Raoul quitta hâtivement sa place,le comte disparut de sa loge, et, pendant que l’on baissait lerideau, les abonnés se précipitèrent vers l’entrée des coulisses.Le public attendait une annonce dans un brouhaha indescriptible.Tout le monde parlait à la fois. Chacun prétendait expliquercomment les choses s’étaient passées. Les uns disaient : « Elle esttombé dans une trappe » ; les autres : « Elle a été enlevéedans les frises ; la malheureuse est peut-être victime d’unnouveau truc inauguré par la nouvelle direction » ; d’autresencore : « C’est un guet-apens. La coïncidence de la disparition etde l’obscurité le prouve suffisamment. »

Enfin le rideau se leva lentement, et Carolus Fonta s’avançantjusqu’au pupitre du chef d’orchestre, annonça d’une voix grave ettriste :

« Mesdames et messieurs, un événement inouï et qui nous laissedans une profonde inquiétude vient de se produire. Notre camarade,Christine Daaé, a disparu sous nos yeux sans que l’on puisse savoircomment ! »

Chapitre 2Singulière attitude d’une épingle de nourrice

Sur le plateau, c’est une cohue sans nom. Artistes, machinistes,danseuses, marcheuses, figurants, choristes, abonnés, tout le mondeinterroge, crie, se bouscule. « Qu’est-elle devenue ? » – «Elle s’est fait enlever ! » – « C’est le vicomte de Chagny quil’a emportée ! » – « Non, c’est le comte ! » – «Ah ! voilà Carlotta ! c’est Carlotta qui a fait lecoup ! » – « Non ! c’est le fantôme ! »

Et quelques-uns rient, surtout depuis que l’examen attentif destrappes et planchers a fait repousser l’idée d’un accident.

Dans cette foule bruyante, on remarque un groupe de troispersonnages qui s’entretiennent à voix basse avec des gestesdésespérés. C’est Gabriel, le maître de chant ; Mercier,l’administrateur, et le secrétaire Rémy. Ils se sont retirés dansl’angle d’un tambour qui fait communiquer la scène avec le largecouloir du foyer de la danse. Là, derrière d’énormes accessoires,ils parlementent :

« J’ai frappé ! Ils n’ont pas répondu ! Ils ne sontpeut-être plus dans le bureau. En tout cas, il est impossible de lesavoir ; car ils ont emporté les clefs. »

Ainsi s’exprime le secrétaire Rémy et il n’est point douteuxqu’il ne désigne par ces paroles MM. les directeurs. Ceux-ci ontdonné l’ordre au dernier entracte de ne venir les déranger sousaucun prétexte. « Ils n’y sont pour personne. »

« Tout de même, s’exclame Gabriel… on n’enlève pas unechanteuse, en pleine scène, tous les jours !…

– Leur avez-vous crié cela ? interroge Mercier.

– J’y retourne », fait Rémy, et, courant, il disparaît.Là-dessus, le régisseur arrive.

« Eh bien, monsieur Mercier, venez-vous ? Que faites-vousici tous les deux ? On a besoin de vous, monsieurl’administrateur.

– Je ne veux rien faire ni rien savoir avant l’arrivée ducommissaire, déclare Mercier. J’ai envoyé chercher Mifroid. Nousverrons quand il sera là !

– Et moi je vous dis qu’il faut descendre tout de suite au jeud’orgue.

– Pas avant l’arrivée du commissaire…

– Moi, j’y suis déjà descendu au jeu d’orgue.

– Ah ! et qu’est-ce que vous avez vu ?

– Eh bien, je n’ai vu personne ! Entendez-vous bien,personne !

– Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

– Évidemment, réplique le régisseur, qui se passe avec frénésieles mains dans une toison rebelle. Évidemment ! Mais peut-êtreque s’il y avait quelqu’un au jeu d’orgue, ce quelqu’un pourraitnous expliquer comment l’obscurité a été faite tout à coup sur lascène. Or, Mauclair n’est nulle part, comprenez-vous ? »

Mauclair était le chef d’éclairage qui dispensait à volonté surla scène de l’Opéra, le jour et la nuit.

« Mauclair n’est nulle part, répète Mercier ébranlé. Eh bien, etses aides ?

– Ni Mauclair ni ses aides ! Personne à l’éclairage, jevous dis ! Vous pensez bien, hurle le régisseur, que cettepetite ne s’est pas enlevée toute seule ! Il y avait là “uncoup monté” qu’il faut savoir… Et les directeurs qui ne sont paslà ?… J’ai défendu qu’on descende à l’éclairage, j’ai mis unpompier devant la niche du jeu d’orgue ! J’ai pas bienfait ?

– Si, si, vous avez bien fait… Et maintenant attendons lecommissaire. »

Le régisseur s’éloigne en haussant les épaules, rageur, mâchantdes injures à l’adresse de ces « poules mouillées » qui restenttranquillement blotties dans un coin quand tout le théâtre est «sens dessus dessous ».

Tranquilles, Gabriel et Mercier ne l’étaient guère. Seulement,ils avaient reçu une consigne qui les paralysait. On ne devaitdéranger les directeurs pour aucune raison au monde. Rémy avaitenfreint cette consigne et cela ne lui avait point réussi.

Justement, le voici qui revient de sa nouvelle expédition. Samine est curieusement effarée.

« Eh bien, vous leur avez parlé ? » interroge Mercier. Rémyrépond :

« Moncharmin a fini par m’ouvrir la porte. Les yeux luisortaient de la tête. J’ai cru qu’il allait me frapper. Je n’ai paspu placer un mot ; et savez-vous ce qu’il m’a crié :“Avez-vous une épingle de nourrice ? – Non. – Eh bien,fichez-moi la paix !…” Je veux lui répliquer qu’il se passe authéâtre un événement inouï… Il clame : “Une épingle denourrice ? Donnez-moi tout de suite une épingle denourrice !” Un garçon de bureau qui l’avait entendu – ilcriait comme un sourd – accourt avec une épingle de nourrice, lalui donne et aussitôt, Moncharmin me ferme la porte au nez !Et voilà !

– Et vous n’avez pas pu lui dire : Christine Daaé…

– Eh ! j’aurais voulu vous y voir !… Il écumait… Il nepensait qu’à son épingle de nourrice… Je crois que, si on ne la luiavait pas apportée sur-le-champ, il serait tombé d’uneattaque ! Certainement, tout ceci n’est pas naturel et nosdirecteurs sont en train de devenir fous !… »

M. le secrétaire Rémy n’est pas content. Il le fait voir :

« Ça ne peut pas durer comme ça ! Je n’ai pas l’habituded’être traité de la sorte ! »

Tout à coup Gabriel souffle :

« C’est encore un coup de F. de l’O. »

Rémy ricane. Mercier soupire, semble prêt à lâcher uneconfidence… mais ayant regardé Gabriel qui lui fait signe de setaire, il reste muet.

Cependant, Mercier, qui sent sa responsabilité grandir au fur età mesure que les minutes s’écoulent et que les directeurs ne semontrent pas, n’y tient plus :

« Eh ! je cours moi-même les relancer », décide-t-il.Gabriel, subitement très sombre et très grave, l’arrête.

« Pensez à ce que vous faites, Mercier ! S’ils restent dansleur bureau, c’est que, peut-être, c’est nécessaire ! F. del’O. a plus d’un tour dans son sac ! »

Mais Mercier secoue la tête.

« Tant pis ! J’y vais ! Si on m’avait écouté, il yaurait beau temps qu’on aurait tout dit à la police ! »

Et il part.

« Tout quoi ? demande aussitôt Rémy. Qu’est-ce qu’on auraitdit à la police ? Ah ! vous vous taisez, Gabriel !…Vous aussi, vous êtes dans la confidence ! Eh bien, vous neferiez pas mal de m’y mettre si vous voulez que je ne crie pointque vous devenez tous fous !… Oui, fous, en vérité !»

Gabriel roule des yeux stupides et affecte de ne rien comprendreà cette « sortie » inconvenante de M. le secrétaireparticulier.

« Quelle confidence ? murmure-t-il. Je ne sais ce que vousvoulez dire. »

Rémy s’exaspère.

« Ce soir Richard et Moncharmin, ici même, dans les entractes,avaient des gestes d’aliénés.

– Je n’ai pas remarqué, grogne Gabriel, très ennuyé.

– Vous êtes le seul !… Est-ce que vous croyez que je ne lesai pas vus !… Et que M. Parabise, le directeur du CréditCentral, ne s’est aperçu de rien ?… Et que M. l’ambassadeur dela Borderie a les yeux dans sa poche ?… Mais, monsieur lemaître de chant, tous les abonnés se les montraient du doigt, nosdirecteurs !

– Qu’est-ce qu’ils ont donc fait, nos directeurs ? demandeGabriel de son air le plus niais.

– Ce qu’ils ont fait ? Mais vous le savez mieux quepersonne ce qu’ils ont fait !… Vous étiez là !… Et vousles observiez, vous et Mercier !… Et vous étiez les seuls à nepas rire…

– Je ne comprends pas ! »

Très froid, très « renfermé », Gabriel étend les bras et leslaisse retomber, geste qui signifie évidemment qu’il sedésintéresse de la question… Rémy continue.

« Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle manie ?… Ils neveulent plus qu’on les approche, maintenant ?

– Comment ? Ils ne veulent plus qu’on lesapproche ?

– Ils ne veulent plus qu’on les touche ?

– Vraiment, vous avez remarqué qu’ils ne veulent plus qu’on lestouche ? Voilà qui est certainement bizarre !

– Vous l’accordez ! Ce n’est pas trop tôt ! Et ilsmarchent à reculons !

– À reculons ! Vous avez remarqué que nos directeursmarchent à reculons ! Je croyais qu’il n’y avait que lesécrevisses qui marchaient à reculons.

– Ne riez pas, Gabriel ! Ne riez pas !

– Je ne ris pas, proteste Gabriel, qui se manifeste sérieux“comme un pape”.

– Pourriez-vous m’expliquer, je vous prie, Gabriel, vous quiêtes l’ami intime de la direction, pourquoi à l’entracte du“jardin”, devant le foyer, alors que je m’avançais la main tenduevers M. Richard, j’ai entendu M. Moncharmin me dire précipitammentà voix basse : “Éloignez-vous ! Éloignez-vous ! Surtoutne touchez pas à M. le directeur ?…” Suis-je unpestiféré ?

– Incroyable !

– Et quelques instants plus tard, quand M. l’ambassadeur de LaBorderie s’est dirigé à son tour vers M. Richard, n’avez-vous pasvu M. Moncharmin se jeter entre eux et ne l’avez-vous pas entendus’écrier : “Monsieur l’ambassadeur, je vous en conjure, ne touchezpas à M. le directeur !”

– Effarant !… Et qu’est-ce que faisait Richard pendant cetemps-là ?

– Ce qu’il faisait ? Vous l’avez bien vu ! Il faisaitdemi-tour, saluait devant lui, alors qu’il n’y avait personnedevant lui ! et se retirait “à reculons”.

– À reculons ?

– Et Moncharmin, derrière Richard, avait fait, lui aussi,demi-tour, c’est-à-dire qu’il avait accompli derrière Richard unrapide demi-cercle ; et lui aussi se retirait “àreculons” !… Et ils s’en sont allés comme ça jusqu’àl’escalier de l’administration, à reculons !… àreculons !… Enfin ! s’ils ne sont pas fous,m’expliquerez-vous ce que ça veut dire ?

– Ils répétaient peut-être, indique Gabriel, sans conviction,une figure de ballet ! »

M. le secrétaire Rémy se sent outragé par une aussi vulgaireplaisanterie dans un moment aussi dramatique. Ses yeux se froncent,ses lèvres se pincent. Il se penche à l’oreille de Gabriel.

« Ne faites pas le malin, Gabriel. Il se passe des choses icidont Mercier et vous pourriez prendre votre part deresponsabilité.

– Quoi donc ? interroge Gabriel.

– Christine Daaé n’est point la seule qui ait disparu tout àcoup, ce soir.

– Ah ! bah !

– Il n’y a pas de “ah ! bah !”. Pourriez-vous me direpourquoi, lorsque la mère Giry est descendue tout à l’heure aufoyer, Mercier l’a prise par la main et l’a emmenée dare-dare aveclui ?

– Tiens ! fait Gabriel, je n’ai pas remarqué.

– Vous l’avez si bien remarqué, Gabriel, que vous avez suiviMercier et la mère Giry, jusqu’au bureau de Mercier, Depuis cemoment, on vous a vus, vous et Mercier, mais on n’a plus revu lamère Giry…

– Croyez-vous donc que nous l’avons mangée ?

– Non ! mais vous l’avez enfermée à double tour dans lebureau, et, quand on passe près de la porte du bureau, savez-vousce qu’on entend ? On entend ces mots : “Ah ! lesbandits ! Ah ! les bandits !”

À ce moment de cette singulière conversation arrive Mercier,tout essoufflé.

« Voilà ! fait-il d’une voix morne… C’est plus fort quetout… Je leur ai crié : “C’est très grave ! Ouvrez !C’est moi, Mercier.” J’ai entendu des pas. La porte s’est ouverteet Moncharmin est apparu. Il était très pâle. Il me demanda :“Qu’est-ce que vous voulez ?” Je lui ai répondu : “On a enlevéChristine Daaé.” Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? “Tant mieuxpour elle !” Et il a refermé la porte en me déposant ceci dansla main. »

Mercier ouvre la main ; Rémy et Gabriel regardent. «L’épingle de nourrice ! s’écrie Rémy.

– Étrange ! Étrange ! » prononce tout bas Gabriel quine peut se retenir de frissonner.

Soudain une voix les fait se retourner tous les trois.

« Pardon, messieurs, pourriez-vous me dire où est ChristineDaaé ? »

Malgré la gravité des circonstances, une telle question les eûtsans doute fait éclater de rire s’ils n’avaient aperçu une figuresi douloureuse qu’ils en eurent pitié tout de suite C’était levicomte Raoul de Chagny.

Chapitre 3 «Christine ! Christine ! »

La première pensée de Raoul, après la disparition fantastique deChristine Daaé, avait été pour accuser Érik. Il ne doutait plus dupouvoir quasi surnaturel de l’Ange de la musique, dans ce domainede l’Opéra, où celui-ci avait diaboliquement établi son empire.

Et Raoul s’était rué sur la scène, dans une folie de désespoiret d’amour. « Christine ! Christine ! » gémissait-il,éperdu, l’appelant comme elle devait l’appeler du fond de cegouffre obscur où le monstre l’avait emportée comme une proie,toute frémissante encore de son exaltation divine, toute vêtue dublanc linceul dans lequel elle s’offrait déjà aux anges duparadis !

« Christine ! Christine ! » répétait Raoul… et il luisemblait entendre les cris de la jeune fille à travers ces planchesfragiles qui le séparaient d’elle ! Il se penchait, ilécoutait !… il errait sur le plateau comme un insensé.Ah ! descendre ! descendre ! descendre ! dansce puits de ténèbres dont toutes les issues lui sontfermées !

Ah ! cet obstacle fragile qui glisse à l’ordinaire sifacilement sur lui-même pour laisser apercevoir le gouffre où toutson désir tend… ces planches que son pas fait craquer et quisonnent sous son poids le prodigieux vide des « dessous »… cesplanches sont plus qu’immobiles ce soir : elles paraissentimmuables… Elles se donnent des airs solides de n’avoir jamaisremué… et voilà que les escaliers qui permettent de descendre sousla scène sont interdits à tout le monde !…

« Christine ! Christine !… » On le repousse en riant…On se moque de lui… On croit qu’il a la cervelle dérangée, lepauvre fiancé !…

Dans quelle course forcenée, parmi les couloirs de nuit et demystère connus de lui seul, Érik a-t-il entraîné la pure enfantjusqu’à ce repaire affreux de la chambre Louis-Philippe, dont laporte s’ouvre sur ce lac d’Enfer ?… « Christine !Christine ! Tu ne réponds pas ! Es-tu seulement encorevivante, Christine ? N’as-tu point exhalé ton dernier souffledans une minute de surhumaine horreur, sous l’haleine embrasée dumonstre ? »

D’affreuses pensées traversent comme de foudroyants éclairs lecerveau congestionné de Raoul.

Évidemment, Érik a dû surprendre leur secret, savoir qu’il étaittrahi par Christine ! Quelle vengeance va être lasienne !

Que n’oserait l’Ange de la musique, précipité du haut de sonorgueil ? Christine entre les bras tout-puissants du monstreest perdue !

Et Raoul pense encore aux étoiles d’or qui sont venues la nuitdernière errer sur son balcon, que ne les a-t-il foudroyées de sonarme impuissante !

Certes ! il y a des yeux extraordinaires d’homme qui sedilatent dans les ténèbres et brillent comme des étoiles ou commeles yeux des chats. (Certains hommes albinos, qui paraissent avoirdes yeux de lapin le jour ont des yeux de chat la nuit, chacun saitcela !) Oui, oui, c’était bien sur Érik que Raoul avaittiré ! Que ne l’avait-il tué ? Le monstre s’était enfuipar la gouttière comme les chats ou les forçats qui – chacun saitencore cela – escaladeraient le ciel à pic, avec l’appui d’unegouttière.

Sans doute Érik méditait alors quelque entreprise décisivecontre le jeune homme, mais il avait été blessé, et il s’étaitsauvé pour se retourner contre la pauvre Christine.

Ainsi pense cruellement le pauvre Raoul en courant à la loge dela chanteuse…

« Christine !… Christine !… » Des larmes amèresbrûlent les paupières du jeune homme qui aperçoit épars sur lesmeubles les vêtements destinés à vêtir sa belle fiancée à l’heurede leur fuite !… Ah ! que n’a-t-elle voulu partir plustôt ! Pourquoi avoir tant tardé ?… Pourquoi avoir jouéavec la catastrophe menaçante ?… avec le cœur dumonstre ?… Pourquoi avoir voulu, pitié suprême ! jeter enpâture dernière à cette âme de démon, ce chant céleste…

Anges purs ! Anges radieux !

Portez mon âme au sein des cieux !…

Raoul dont la gorge roule des sanglots, des serments et desinjures, tâte de ses paumes malhabiles la grande glace qui s’estouverte un soir devant lui pour laisser Christine descendre auténébreux séjour. Il appuie, il presse, il tâtonne… mais la glace,il paraît, n’obéit qu’à Érik… Peut-être les gestes sont-ilsinutiles avec une glace pareille ?… Peut-être suffirait-il deprononcer certains mots ?… Quand il était tout petit enfant onlui racontait qu’il y avait des objets qui obéissaient ainsi à laparole !

Tout à coup, Raoul se rappelle… « une grille donnant sur la rueScribe… Un souterrain montant directement du Lac à la rue Scribe… »Oui, Christine lui a bien parlé de cela !… Et après avoirconstaté, hélas ! que la lourde clef n’est plus dans lecoffret, il n’en court pas moins à la rue Scribe…

Le voilà dehors, il promène ses mains tremblantes sur lespierres cyclopéennes, il cherche des issues… il rencontre desbarreaux… sont-ce ceux-là ?… ou ceux-là ?… ou encoren’est-ce point ce soupirail ?… Il plonge des regardsimpuissants entre les barreaux… quelle nuit profondelà-dedans !… Il écoute !… Quel silence !… Il tourneautour du monument !… Ah ! voici de vastesbarreaux ! des grilles prodigieuses !… C’est la porte dela cour de l’administration !

… Raoul court chez la concierge : « Pardon, madame, vous nepourriez pas m’indiquer une porte grillée, oui une porte faite debarreaux, de barreaux… de fer… qui donne sur la rue Scribe… et quiconduit au Lac ! Vous savez bien, le Lac ? Oui, le Lac,quoi ! Le lac qui est sous la terre… sous la terre del’Opéra.

– Monsieur, je sais bien qu’il y a un lac sous l’Opéra, mais jene sais quelle porte y conduit… je n’y suis jamaisallée !…

– Et la rue Scribe, madame ? La rue Scribe ? Yêtes-vous jamais allée dans la rue Scribe ? »

Elle rit ! Elle éclate de rire ! Raoul s’enfuit enmugissant, il bondit, grimpe des escaliers, en descend d’autres,traverse toute l’administration, se retrouve dans la lumière du «plateau ».

Il s’arrête, son cœur bat à se rompre dans sa poitrine haletante: si on avait retrouvé Christine Daaé ? Voici un groupe : ilinterroge :

« Pardon, messieurs, vous n’avez pas vu Christine Daaé ?»

Et l’on rit.

À la même minute, le plateau gronde d’une rumeur nouvelle, et,dans une foule d’habits noirs qui l’entourent de force mouvementsde bras explicatifs, apparaît un homme qui, lui, semble fort calmeet montre une mine aimable, toute rose et toute joufflue, encadréede cheveux frisés, éclairée par deux yeux bleus d’une sérénitémerveilleuse. L’administrateur Mercier désigne le nouvel arrivantau vicomte de Chagny en lui disant :

« Voici l’homme, monsieur, à qui il faudra désormais poser votrequestion. Je vous présente monsieur le commissaire de policeMifroid.

– Ah ! monsieur le vicomte de Chagny ! Enchanté devous voir, monsieur, fait le commissaire. Si vous voulez prendre lapeine de me suivre… Et maintenant où sont les directeurs ?… oùsont les directeurs ?… »

Comme l’administrateur se tait, le secrétaire Rémy prend sur luid’apprendre à M. le commissaire que MM. les directeurs sontenfermés dans leur bureau et qu’ils ne connaissent encore rien del’événement.

« Est-il possible !… Allons à leur bureau ! »

Et M. Mifroid, suivi d’un cortège toujours grossissant, sedirige vers l’administration. Mercier profite de la cohue pourglisser une clef dans la main de Gabriel :

« Tout cela tourne mal, lui murmure-t-il… Va donc donner del’air à la mère Giry… »

Et Gabriel s’éloigne.

Bientôt on est arrivé devant la porte directoriale. C’est envain que Mercier fait entendre ses objurgations, la porte nes’ouvre pas.

« Ouvrez au nom de la loi ! » commande la voix claire et unpeu inquiète de M. Mifroid.

Enfin la porte s’ouvre. On se précipite dans les bureaux, surles pas du commissaire.

Raoul est le dernier à entrer. Comme il se dispose à suivre legroupe dans l’appartement, une main se pose sur son épaule et ilentend ces mots prononcés à son oreille : « Les secrets d’Érik neregardent personne ! »

Il se retourne en étouffant un cri. La main qui s’était poséesur son épaule est maintenant sur les lèvres d’un personnage auteint d’ébène, aux yeux de jade et coiffé d’un bonnet d’astrakan…Le Persan !

L’inconnu prolonge le geste qui recommande la discrétion, etdans le moment que le vicomte, stupéfait, va lui demander la raisonde sa mystérieuse intervention, il salue et disparaît.

Chapitre 4Révélations étonnantes de Mme Giry, relatives à ses relationspersonnelles avec le fantôme de l’Opéra

Avant de suivre M. le commissaire de police Mifroid chez MM. lesdirecteurs, le lecteur me permettra de l’entretenir de certainsévénements extraordinaires qui venaient de se dérouler dans cebureau où le secrétaire Rémy et l’administrateur Mercier avaient envain tenté de pénétrer, et où MM. Richard et Moncharmin s’étaientsi hermétiquement enfermés dans un dessein que le lecteur ignoreencore, mais qu’il est de mon devoir historique, – je veux dire demon devoir d’historien, – de ne point lui celer plus longtemps.

J’ai eu l’occasion de dire combien l’humeur de MM. lesdirecteurs s’était désagréablement modifiée depuis quelque temps,et j’ai fait entendre que cette transformation n’avait pas dû avoirpour unique cause la chute du lustre dans les conditions que l’onsait.

Apprenons donc au lecteur, – malgré tout le désir qu’auraientMM. les directeurs qu’un tel événement restât à jamais caché – quele Fantôme était arrivé à toucher tranquillement ses premiers vingtmille francs ! Ah ! il y avait eu des pleurs et desgrincements de dents ! La chose cependant, s’était faite leplus simplement du monde :

Un matin MM. les directeurs avaient trouvé une enveloppe toutepréparée sur leur bureau. Cette enveloppe portait comme suscription: À Monsieur F. de l’O. (personnelle) et était accompagnée d’unpetit mot de F. de l’O. lui-même : « Le moment d’exécuter lesclauses du cahier des charges est venu : vous glisserez vingtbillets de mille francs dans cette enveloppe que vous cachetterezde votre propre cachet et vous la remettrez à Mme Giry qui fera lenécessaire. »

MM. les directeurs ne se le firent pas dire deux fois ;sans perdre de temps à se demander encore comment ces missionsdiaboliques pouvaient parvenir dans un cabinet qu’ils prenaientgrand soin de fermer à clef, ils trouvaient l’occasion bonne demettre la main sur le mystérieux maître chanteur. Et après avoirtout raconté sous le sceau du plus grand secret à Gabriel et àMercier ils mirent les vingt mille francs dans l’enveloppe etconfièrent celle-ci sans demander d’explications à Mme Giry,réintégrée dans ses fonctions. L’ouvreuse ne marqua aucunétonnement. Je n’ai point besoin de dire si elle futsurveillée ! Du reste, elle se rendit immédiatement dans laloge du fantôme et déposa la précieuse enveloppe sur la tablette del’appui-main. Les deux directeurs, ainsi que Gabriel et Mercierétaient cachés de telle sorte que cette enveloppe ne fût point pareux perdue de vue une seconde pendant tout le cours de lareprésentation et même après, car, comme l’enveloppe n’avait pasbougé, ceux qui la surveillaient ne bougèrent pas davantage et lethéâtre se vida et Mme Giry s’en alla cependant que MM. lesdirecteurs, Gabriel et Mercier étaient toujours là. Enfin ils selassèrent et l’on ouvrit l’enveloppe après avoir constaté que lescachets n’en avaient point été rompus.

À première vue, Richard et Moncharmin jugèrent que les billetsétaient toujours là, mais à la seconde vue ils s’aperçurent que cen’étaient plus les mêmes. Les vingt vrais billets étaient partis etavaient été remplacés par vingt billets de la « Sainte Farce» ! Ce fut de la rage et puis aussi de l’effroi !

« C’est plus fort que chez Robert Houdin ! s’écriaGabriel.

– Oui, répliqua Richard, et ça coûte plus cher ! »

Moncharmin voulait qu’on courût chercher le commissaire ;Richard s’y opposa. Il avait sans doute son plan, il dit : « Nesoyons pas ridicules ! tout Paris rirait. F. de l’O. a gagnéla première manche, nous remporterons la seconde. » Il pensaitavidement à la mensualité suivante.

Tout de même ils avaient été si parfaitement joués, qu’ils nepurent, pendant les semaines qui suivirent, surmonter un certainaccablement. Et c’était, ma foi, bien compréhensible. Si lecommissaire ne fut point appelé dès lors, c’est qu’il ne faut pasoublier que MM. les directeurs gardaient tout au fond d’eux-mêmes,la pensée qu’une aussi bizarre aventure pouvait n’être qu’unehaïssable plaisanterie montée, sans doute, par leurs prédécesseurset dont il convenait de ne rien divulguer avant d’en connaître « lefin mot ». Cette pensée, d’autre part, se troublait par instantschez Moncharmin d’un soupçon qui lui venait relativement à Richardlui-même, lequel avait quelquefois des imaginations burlesques. Etc’est ainsi que, prêts à toutes les éventualités, ils attendirentles événements en surveillant et en faisant surveiller la mère Giryà laquelle Richard voulut qu’on ne parlât de rien. « Si elle estcomplice, disait-il, il y a beau temps que les billets sont loin.Mais, pour moi, ce n’est qu’une imbécile !

– Il y a beaucoup d’imbéciles dans cette affaire ! avaitrépliqué Moncharmin songeur.

– Est-ce qu’on pouvait se douter ?… gémit Richard, maisn’aie pas peur… la prochaine fois toutes mes précautions serontprises… »

Et c’est ainsi que la prochaine fois était arrivée… cela tombaitle jour même qui devait voir la disparition de Christine Daaé.

Le matin, une missive du Fantôme qui leur rappelait l’échéance.« Faites comme la dernière fois, enseignait aimablement F. de l’O.Ça s’est très bien passé. Remettez l’enveloppe, dans laquelle vousaurez glissé les vingt mille francs, à cette excellente Mme Giry.»

Et la note était accompagnée de l’enveloppe coutumière. Il n’yavait plus qu’à la remplir.

Cette opération devait être accomplie le soir même, unedemi-heure avant le spectacle. C’est donc une demi-heure environavant que le rideau se lève sur cette trop fameuse représentationde Faust que nous pénétrons dans l’antre directorial.

Richard montre l’enveloppe à Moncharmin, puis il compte devantlui les vingt mille francs et les glisse dans l’enveloppe, maissans fermer celle-ci.

« Et maintenant, dit-il, appelle-moi la mère Giry. »

On alla chercher la vieille. Elle entra en faisant une bellerévérence. La dame avait toujours sa robe de taffetas noir dont lateinte tournait à la rouille et au lilas, et son chapeau aux plumescouleur de suie. Elle semblait de belle humeur. Elle dit tout desuite :

« Bonsoir, messieurs ! C’est sans doute encore pourl’enveloppe ?

– Oui, madame Giry, dit Richard avec une grande amabilité… C’estpour l’enveloppe… Et pour autre chose aussi.

– À votre service, monsieur le directeur : À votreservice !… Et quelle est cette autre chose, je vousprie ?

– D’abord, madame Giry, j’aurais une petite question à vousposer.

– Faites, monsieur le directeur, Mame Giry est là pour vousrépondre.

– Vous êtes toujours bien avec le fantôme ?

– On ne peut mieux, monsieur le directeur, on ne peut mieux.

– Ah ! vous nous en voyez enchantés… Dites donc, madameGiry, prononça Richard en prenant le ton d’une importanteconfidence… Entre nous, on peut bien vous le dire… Vous n’êtes pasune bête.

– Mais, monsieur le directeur !… s’exclama l’ouvreuse, enarrêtant le balancement aimable des deux plumes noires de sonchapeau couleur de suie, je vous prie de croire que ça n’a jamaisfait de doute pour personne !

– Nous sommes d’accord et nous allons nous entendre. L’histoiredu fantôme est une bonne blague, n’est-ce pas ?… Eh bien,toujours entre nous… elle a assez duré. »

Mme Giry regarda les directeurs comme s’ils lui avaient parléchinois. Elle s’approcha du bureau de Richard et fit, assezinquiète :

« Qu’est-ce que vous voulez dire ?… Je ne vous comprendspas !

– Ah ! vous nous comprenez très bien. En tout cas, il fautnous comprendre… Et, d’abord, vous allez nous dire comment ils’appelle.

– Qui donc ?

– Celui dont vous êtes la complice, Mame Giry !

– Je suis la complice du fantôme ? Moi ?… La complicede quoi ?

– Vous faites tout ce qu’il veut.

– Oh !… il n’est pas bien encombrant, vous savez.

– Et il vous donne toujours des pourboires !

– Je ne me plains pas !

– Combien vous donne-t-il pour lui porter cetteenveloppe ?

– Dix francs.

– Mazette ! Ce n’est pas cher !

– Pourquoi donc ?

– Je vous dirai cela tout à l’heure, Mame Giry. En ce moment,nous voudrions savoir pour quelle raison… extraordinaire… vous vousêtes donnée corps et âme à ce fantôme-là plutôt qu’à un autre… Çan’est pas pour cent sous ou dix francs qu’on peut avoir l’amitié etle dévouement de Mame Giry.

– Ça, c’est vrai !… Et ma foi, cette raison-là, je peuxvous la dire, monsieur le directeur ! Certainement il n’y apas de déshonneur à ça !… au contraire.

– Nous n’en doutons pas, Mame Giry.

– Eh bien, voilà… le fantôme n’aime pas que je raconte seshistoires.

– Ah ! ah ! ricana Richard.

– Mais, celle-là, elle ne regarde que moi !… reprit lavieille… donc, c’était dans la loge n° 5… un soir, j’y trouve unelettre pour moi… une espèce de note écrite à l’encre rouge… C’tenote-là, monsieur le directeur, j’aurais pas besoin de vous lalire… je la sais par cœur… et je ne l’oublierai jamais même si jevivais cent ans !… »

Et Mme Giry, toute droite, récite la lettre avec une éloquencetouchante :

« Madame. – 1825, Mlle Ménétrier, coryphée, est devenue marquisede Cussy. – 1832, Mlle Marie Taglioni, danseuse, est faite comtesseGilbert des Voisins. – 1846, la Sota, danseuse, épouse un frère duroi d’Espagne. – 1847, Lola Montès, danseuse, épousemorganatiquement le roi Louis de Bavière et est créée comtesse deLandsfeld. – 1848, Mlle Maria, danseuse, devient baronned’Hermeville. – 1870, Thérèse Hessler, danseuse, épouse DonFernando, frère du roi de Portugal… »

Richard et Moncharmin écoutent la vieille, qui, au fur et àmesure qu’elle avance dans la curieuse énumération de ces glorieuxhyménées, s’anime, se redresse, prend de l’audace, et finalement,inspirée comme une sibylle sur son trépied, lance d’une voixéclatante d’orgueil la dernière phrase de la lettre prophétique : «1885, Meg Giry, impératrice !»

Épuisée par cet effort suprême, l’ouvreuse retombe sur sa chaiseen disant : « Messieurs, ceci était signé : Le Fantôme del’Opéra ! J’avais déjà entendu parler du fantôme, mais je n’ycroyais qu’à moitié. Du jour où il m’a annoncé que ma petite Meg,la chair de ma chair, le fruit de mes entrailles, seraitimpératrice, j’y ai cru tout à fait. »

En vérité, en vérité, il n’était point besoin de considérerlonguement la physionomie exaltée de Mame Giry pour comprendre cequ’on avait pu obtenir de cette belle intelligence avec ces deuxmots : « Fantôme et impératrice. »

Mais qui donc tenait les ficelles de cet extravagantmannequin ?… Qui ?

« Vous ne l’avez jamais vu, il vous parle, et vous croyez toutce qu’il vous dit ? demanda Moncharmin.

– Oui ; d’abord, c’est à lui que je dois que ma petite Megest passée coryphée. J’avais dit au fantôme : « Pour qu’elle soitimpératrice en 1885, vous n’avez pas de temps à perdre, il fautqu’elle soit coryphée tout de suite. » Il m’a répondu : « C’estentendu. » Et il n’a eu qu’un mot à dire à M. Poligny, c’étaitfait…

– Vous voyez bien que M. Poligny l’a vu !

– Pas plus que moi, mais il l’a entendu ! Le fantôme lui adit un mot à l’oreille, vous savez bien ! le soir où il estsorti si pâle de la loge n° 5. »

Moncharmin pousse un soupir. « Quelle histoire !gémit-il.

– Ah ! répond Mame Giry, j’ai toujours cru qu’il y avaitdes secrets entre le Fantôme et M. Poligny. Tout ce que le Fantômedemandait à M. Poligny, M. Poligny l’accordait… M. Poligny n’avaitrien à refuser au Fantôme.

– Tu entends, Richard, Poligny n’avait rien à refuser auFantôme.

– Oui, oui, j’entends bien ! déclara Richard. M. Polignyest un ami du Fantôme ! et, comme Mme Giry est une amie de M.Poligny, nous y voilà bien, ajouta-t-il sur un ton fort rude. MaisM. Poligny ne me préoccupe pas, moi… La seule personne dont le sortm’intéresse vraiment, je ne le dissimule point, c’est MmeGiry !… Madame Giry, vous savez ce qu’il y a dans cetteenveloppe ?

– Mon Dieu, non ! fit-elle.

– Eh bien, regardez ! »

Mme Giry glisse dans l’enveloppe un regard trouble, mais quiretrouve aussitôt son éclat.

« Des billets de mille francs ! s’écrie-t-elle.

– Oui, madame Giry !… oui, des billets de mille !… Etvous le saviez bien !

– Moi, monsieur le directeur… Moi ! je vous jure…

– Ne jurez pas, madame Giry !… Et maintenant, je vais vousdire cette autre chose pour laquelle je vous ai fait venir… MadameGiry, je vais vous faire arrêter. »

Les deux plumes noires du chapeau couleur de suie, quiaffectaient à l’ordinaire la forme de deux points d’interrogation,se muèrent aussitôt en point d’exclamation ; quant au chapeaului-même, il oscilla, menaçant sur son chignon en tempête. Lasurprise, l’indignation, la protestation et l’effroi setraduisirent encore chez la mère de la petite Meg par une sorte depirouette extravagante « jeté glissade » de la vertu offensée quil’apporta d’un bond jusque sous le nez de M. le directeur, lequelne put se retenir de reculer son fauteuil.

« Me faire arrêter ! »

La bouche qui disait cela sembla devoir cracher à la figure deM. Richard les trois dents dont elle disposait encore.

M. Richard fut héroïque. Il ne recula plus. Son index menaçantdésignait déjà aux magistrats absents l’ouvreuse de la loge n°5.

« Je vais vous faire arrêter, madame Giry, comme unevoleuse !

– Répète ! »

Et Mme Giry gifla à tour de bras M. le directeur Richard avantque M. le directeur Moncharmin n’eût eu le temps de s’interposer.Riposte vengeresse ! Ce ne fut point la main desséchée de lacolérique vieille qui vint s’abattre sur la joue directoriale, maisl’enveloppe elle-même, cause de tout le scandale, l’enveloppemagique qui s’entrouvrit du coup pour laisser échapper les billetsqui s’envolèrent dans un tournoiement fantastique de papillonsgéants.

Les deux directeurs poussèrent un cri, et une même pensée lesjeta tous les deux à genoux, ramassant fébrilement et compulsant enhâte les précieuses paperasses.

« Ils sont toujours vrais ? Moncharmin.

– Ils sont toujours vrais ? Richard.

– Ils sont toujours vrais ! ! ! »

Au-dessus d’eux, les trois dents de Mme Giry se heurtent dansune mêlée retentissante, pleine de hideuses interjections. Mais onne perçoit tout à fait bien que ce « leitmotiv » :

« Moi, une voleuse !… Une voleuse, moi ? »

Elle étouffe. Elle s’écrie :

« J’en suis ravagée ! »

Et, tout à coup, elle rebondit sous le nez de Richard.

« En tout cas, glapit-elle, vous, monsieur Richard, vous devezle savoir mieux que moi où sont passés les vingt millefrancs !

– Moi ? interroge Richard stupéfait. Et comment lesaurais-je ? »

Aussitôt, Moncharmin, sévère et inquiet, veut que la bonne femmes’explique.

« Que signifie ceci ? interroge-t-il. Et pourquoi, madameGiry, prétendez-vous que M. Richard doit savoir mieux que vous oùsont passés les vingt mille francs ? »

Quant à Richard, qui se sent rougir sous le regard deMoncharmin, il a pris la main de Mame Giry et la lui secoue avecviolence. Sa voix imite le tonnerre. Elle gronde, elle roule… ellefoudroie…

« Pourquoi saurais-je mieux que vous où sont passés les vingtmille francs ? Pourquoi ?

– Parce qu’ils sont passés dans votre poche !… », soufflela vieille en le regardant maintenant comme si elle apercevait lediable.

C’est au tour de M. Richard d’être foudroyé, d’abord par cetteréplique inattendue, ensuite par le regard de plus en plussoupçonneux de Moncharmin. Du coup, il perd sa force dont il auraitbesoin dans ce moment difficile pour repousser une aussi méprisableaccusation.

Ainsi les plus innocents, surpris dans la paix de leur cœur,apparaissent-ils tout à coup, à cause que le coup qui les frappeles fait pâlir, ou rougir, ou chanceler, ou se redresser, ous’abîmer, ou protester, ou ne rien dire quand il faudrait parler,ou parler quand il ne faudrait rien dire, ou rester secs alorsqu’il faudrait s’éponger, ou suer alors qu’il faudrait rester secs,apparaissent-ils tout à coup, dis-je, coupables.

Moncharmin a arrêté l’élan vengeur avec lequel Richard qui étaitinnocent allait se précipiter sur Mme Giry et il s’empresse,encourageant, d’interroger celle-ci… avec douceur.

« Comment avez-vous pu soupçonner mon collaborateur Richard demettre vingt mille francs dans sa poche ?

– Je n’ai jamais dit cela ! déclare Mame Giry, attendu quec’était moi-même en personne, qui mettais les vingt mille francsdans la poche de M. Richard. »

Et elle ajouta à mi-voix :

« Tant pis ! Ça y est !… Que le Fantôme mepardonne ! »

Et comme Richard se reprend à hurler, Moncharmin avec autoritélui ordonne de se taire :

« Pardon ! Pardon ! Pardon ! Laisse cette femmes’expliquer ! Laisse-moi l’interroger. »

Et il ajoute :

« Il est vraiment étrange que tu le prennes sur un tonpareil !… Nous touchons au moment où tout ce mystère vas’éclaircir ! Tu es furieux ! Tu as tort… Moi, je m’amusebeaucoup. »

Mame Giry, martyre, relève sa tête où rayonne la foi en sapropre innocence.

« Vous me dites qu’il y avait vingt mille francs dansl’enveloppe que je mettais dans la poche de M. Richard, mais, moije le répète, je n’en savais rien… Ni M. Richard non plus, dureste !

– Ah ! ah ! fit Richard, en affectant tout à coup unair de bravoure qui déplut à Moncharmin. Je n’en savais rien nonplus ! Vous mettiez vingt mille francs dans ma poche et jen’en savais rien ! J’en suis fort aise, madame Giry.

– Oui, acquiesça la terrible dame… c’est vrai !… Nous n’ensavions rien ni l’un ni l’autre !… Mais vous, vous avez biendû finir par vous en apercevoir. »

Richard dévorerait certainement Mme Giry si Moncharmin n’étaitpas là ! Mais Moncharmin la protège. Il précipitel’interrogatoire.

« Quelle sorte d’enveloppe mettiez-vous donc dans la poche de M.Richard ? Ce n’était point celle que nous vous donnions, celleque vous portiez, devant nous, dans la loge n° 5, et cependant,celle-là seule contenait les vingt mille francs.

– Pardon ! C’était bien celle que me donnait M. ledirecteur que je glissais dans la poche de monsieur le directeur,explique la mère Giry. Quant à celle que je déposais dans la logedu fantôme, c’était une autre enveloppe exactement pareille, et quej’avais, toute préparée, dans ma manche, et qui m’était donnée parle fantôme ! »

Ce disant, Mame Giry sort de sa manche une enveloppe toutepréparée et identique avec sa suscription à celle qui contient lesvingt mille francs. MM. les directeurs s’en emparent. Ilsl’examinent, ils constatent que des cachets cachetés de leur proprecachet directorial, la ferment. Ils l’ouvrent… Elle contient vingtbillets de la Sainte Farce, comme ceux qui les ont tant stupéfiésun mois auparavant.

« Comme c’est simple ! fait Richard.

– Comme c’est simple ! répète plus solennel que jamaisMoncharmin.

– Les tours les plus illustres, répond Richard, ont toujours étéles plus simples. Il suffit d’un compère…

– Ou d’une commère ! » ajoute de sa voix blanche,Moncharmin.

Et il continue, les yeux fixés sur Mme Giry, comme s’il voulaitl’hypnotiser :

« C’était bien le fantôme qui vous faisait parvenir cetteenveloppe, et c’était bien lui qui vous disait de la substituer àcelle que nous vous remettions ? C’était bien lui qui vousdisait de mettre cette dernière dans la poche de M.Richard ?

– Oh ! c’était bien lui !

– Alors, pourriez-vous nous montrer, madame, un échantillon devos petits talents ?… Voici l’enveloppe. Faites comme si nousne savions rien.

– À votre service, messieurs ! »

La mère Giry a repris l’enveloppe chargée de ses vingt billetset se dirige vers la porte. Elle s’apprête à sortir.

Les deux directeurs sont déjà sur elle. « Ah ! non !Ah ! non ! On ne nous “la fait plus” ! Nous en avonsassez ! Nous n’allons pas recommencer !

– Pardon, messieurs, s’excuse la vieille, pardon… Vous me ditesde faire comme si vous ne saviez rien !… Eh bien, si vous nesaviez rien, je m’en irais avec votre enveloppe !

– Et alors, comment la glisseriez-vous dans ma poche ? »argumente Richard que Moncharmin ne quitte pas de l’œil gauche,cependant que son œil droit est fort occupé par Mme Giry, –position difficile pour le regard ; mais Moncharmin est décidéà tout pour découvrir la vérité.

« Je dois la glisser dans votre poche au moment où vous vous yattendez le moins, monsieur le directeur. Vous savez que je vienstoujours, dans le courant de la soirée, faire un petit tour dansles coulisses, et souvent j’accompagne, comme c’est mon droit demère, ma fille au foyer de la danse ; je lui porte seschaussons, au moment du divertissement, et même son petit arrosoir…Bref, je vas et je viens à mon aise… Messieurs les abonnés s’enviennent aussi… Vous aussi, monsieur le directeur… Il y a du monde…Je passe derrière vous, et, je glisse l’enveloppe dans la poche dederrière de votre habit… Ça n’est pas sorcier !

– Ça n’est pas sorcier, gronde Richard en roulant des yeux deJupiter tonnant, ça n’est pas sorcier ! Mais je vous prends enflagrant délit de mensonge, vieille sorcière ! »

L’insulte frappe moins l’honorable dame que le coup que l’onveut porter à sa bonne foi. Elle se redresse, hirsute, les troisdents dehors.

« À cause ?

– À cause que ce soir-là je l’ai passé dans la salle àsurveiller la loge n° 5 et la fausse enveloppe que vous y aviezdéposée. Je ne suis pas descendu au foyer de la danse uneseconde…

– Aussi, monsieur le directeur, ce n’est point ce soir-là que jevous ai remis l’enveloppe !… Mais à la représentationsuivante… Tenez, c’était le soir où M. le sous-secrétaire d’Étataux Beaux-Arts… »

À ces mots, M. Richard arrête brusquement Mme Giry…

« Eh ! c’est vrai, dit-il, songeur, je me rappelle… je merappelle maintenant ! M. le sous-secrétaire d’État est venudans les coulisses. Il m’a fait demander. Je suis descendu uninstant au foyer de la danse. J’étais sur les marches du foyer… M.le sous-secrétaire d’État et son chef de cabinet étaient dans lefoyer même… Tout à coup je me suis retourné… C’était vous quipassiez derrière moi… madame Giry… Il me semblait que vous m’aviezfrôlé… Il n’y avait que vous derrière moi… Oh ! je vous voisencore… je vous vois encore !

– Eh bien, oui, c’est ça, monsieur le directeur ! c’estbien ça ! Je venais de terminer ma petite affaire dans votrepoche ! Cette poche-là, monsieur le directeur est biencommode ! »

Et Mme Giry joint une fois de plus le geste à la parole. Ellepasse derrière M. Richard et si prestement, que Moncharminlui-même, qui regarde de ses deux yeux, cette fois, en resteimpressionné, elle dépose l’enveloppe dans la poche de l’une desbasques de l’habit de M. le directeur.

« Évidemment ! s’exclame Richard. un peu pâle… C’est trèsfort de la part de F. de l’O. Le problème, pour lui, se posaitainsi : supprimer tout intermédiaire dangereux entre celui quidonne les vingt mille francs et celui qui les prend ! Il nepouvait mieux trouver que de venir me les prendre dans ma pochesans que je m’en aperçoive, puisque je ne savais même pas qu’ilss’y trouvaient… C’est admirable ?

– Oh ! admirable ! sans doute, surenchérit Moncharmin…seulement, tu oublies, Richard, que j’ai donné dix mille francs surces vingt mille et qu’on n’a rien mis dans ma poche, à moi !»

Chapitre 5Suite de la curieuse attitude d’une épingle de nourrice

La dernière phrase de Moncharmin exprimait d’une façon tropévidente le soupçon dans lequel il tenait désormais soncollaborateur pour qu’il n’en résultât point sur-le-champ uneexplication orageuse, au bout de laquelle il fut entendu queRichard allait se plier à toutes les volontés de Moncharmin, dansle but de l’aider à découvrir le misérable qui se jouait d’eux.

Ainsi arrivons-nous à « l’entracte du jardin » pendant lequel M.le secrétaire Rémy, à qui rien n’échappe, a si curieusement observél’étrange conduite de ses directeurs, et dès lors rien ne nous seraplus facile que de trouver une raison à des attitudes aussiexceptionnellement baroques et surtout si peu conformes à l’idéeque l’on doit se faire de la dignité directoriale.

La conduite de Richard et Moncharmin était toute tracée par larévélation qui venait de leur être faite : 1° Richard devaitrépéter exactement, ce soir-là, les gestes qu’il avait accomplislors de la disparition des premiers vingt mille francs ; 2°Moncharmin ne devait pas perdre de vue une seconde la poche dederrière de Richard dans laquelle Mme Giry aurait glissé lesseconds vingt mille.

À la place exacte où il s’était trouvé lorsqu’il saluait M. lesous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, vint se placer M. Richardavec, à quelques pas de là, dans son dos, M. Moncharmin.

Mme Giry passe, frôle M. Richard, se débarrasse des vingt milledans la poche de la basque de son directeur et disparaît…

Ou plutôt on la fait disparaître. Exécutant l’ordre queMoncharmin lui a donné quelques instants auparavant, avant lareconstitution de la scène, Mercier va enfermer la brave dame dansle bureau de l’administration. Ainsi, il sera impossible à lavieille de communiquer avec son fantôme. Et elle se laissa faire,car Mame Giry n’est plus qu’une pauvre figure déplumée, effaréed’épouvante, ouvrant des yeux de volaille ahurie sous une crête endésordre, entendant déjà dans le corridor sonore le bruit des pasdu commissaire dont elle est menacée, et poussant des soupirs àfendre les colonnes du grand escalier.

Pendant ce temps, M. Richard se courbe, fait la révérence,salue, marche à reculons comme s’il avait devant lui ce haut ettout-puissant fonctionnaire qu’est M. le sous-secrétaire d’État auxBeaux-Arts.

Seulement, si de pareilles marques de politesse n’eussentsoulevé aucun étonnement dans le cas où devant M. le directeur sefût trouvé M. le sous-secrétaire d’État, elles causèrent auxspectateurs de cette scène si naturelle, mais si inexplicable, unestupéfaction bien compréhensible alors que devant M. le directeuril n’y avait personne.

M. Richard saluait dans le vide… se courbait devant le néant… etreculait – marchait à reculons – devant rien…

… Enfin, à quelques pas de là, M. Moncharmin faisait la mêmechose que lui.

… Et repoussant M. Rémy, suppliait M. l’ambassadeur de LaBorderie et M. le directeur du Crédit central de ne point « toucherà M. le directeur ».

Moncharmin, qui avait son idée, ne tenait point à ce que, tout àl’heure, Richard vînt lui dire, les vingt mille francs disparus : «C’est peut-être M. l’ambassadeur ou M. le directeur du Créditcentral, ou même M. le secrétaire Rémy. »

D’autant plus que, lors de la première scène de l’aveu même deRichard, Richard n’avait, après avoir été frôlé par Mme Giry,rencontré personne dans cette partie du théâtre… Pourquoi donc, jevous le demande, puisqu’on devait exactement répéter les mêmesgestes, rencontrerait-il quelqu’un aujourd’hui ?

Ayant d’abord marché à reculons pour saluer, Richard continua demarcher de cette façon par prudence… jusqu’au couloir del’administration… Ainsi, il était toujours surveillé par-derrièrepar Moncharmin et lui-même surveillait « ses approches »par-devant.

Encore une fois, cette façon toute nouvelle de se promener dansles coulisses qu’avaient adoptée MM. les directeurs de l’Académienationale de musique ne devait évidemment point passerinaperçue.

On la remarqua.

Heureusement pour MM. Richard et Moncharmin qu’au moment decette tant curieuse scène, les « petits rats » se trouvaient à peuprès tous dans les greniers.

Car MM. les directeurs auraient eu du succès auprès des jeunesfilles.

… Mais ils ne pensaient qu’à leurs vingt mille francs.

Arrivé dans le couloir mi-obscur de l’administration, Richarddit à voix basse à Moncharmin :

« Je suis sûr que personne ne m’a touché… maintenant, tu vas tetenir assez loin de moi et me surveiller dans l’ombre jusqu’à laporte de mon cabinet… il ne faut donner l’éveil à personne et nousverrons bien ce qui va se passer. »

Mais Moncharmin réplique :

« Non, Richard ! Non !… Marche devant… je marcheimmédiatement derrière ! Je ne te quitte pas d’unpas !

– Mais, s’écrie Richard, jamais comme cela on ne pourra nousvoler nos vingt mille francs !

– Je l’espère bien ! déclare Moncharmin.

– Alors, ce que nous faisons est absurde !

– Nous faisons exactement ce que nous avons fait la dernièrefois… La dernière fois, je t’ai rejoint à ta sortie du plateau, aucoin de ce couloir… et je t’ai suivi dans le dos.

– C’est pourtant exact ! » soupire Richard en secouant latête et en obéissant passivement à Moncharmin.

Deux minutes plus tard les deux directeurs s’enfermaient dans lecabinet directorial.

Ce fut Moncharmin lui-même qui mit la clef dans sa poche.

« Nous sommes restés ainsi enfermés tous deux la dernière fois,fit-il, jusqu’au moment où tu as quitté l’Opéra pour rentrer cheztoi.

– C’est vrai ! Et personne n’est venu nousdéranger ?

– Personne.

– Alors, interrogea Richard qui s’efforçait de rassembler sessouvenirs, alors j’aurai été sûrement volé dans le trajet del’Opéra à mon domicile…

– Non ! fit sur un ton plus sec que jamais Moncharmin… non…ça n’est pas possible… C’est moi qui t’ai reconduit chez toi dansma voiture. Les vingt mille francs ont disparu chez toi… cela nefait plus pour moi l’ombre d’un doute. »

C’était là l’idée qu’avait maintenant Moncharmin.

« Cela est incroyable ! protesta Richard… je suis sûr demes domestiques !… et si l’un d’eux avait fait ce coup-là, ilaurait disparu depuis. »

Moncharmin haussa les épaules, semblant dire qu’il n’entrait pasdans ces détails.

Sur quoi Richard commence à trouver que Moncharmin le prend aveclui sur un ton bien insupportable.

« Moncharmin, en voilà assez !

– Richard, en voilà trop !

– Tu oses me soupçonner ?

– Oui, d’une déplorable plaisanterie !

– On ne plaisante pas avec vingt mille francs !

– C’est bien mon avis ! déclare Moncharmin, déployant unjournal dans la lecture duquel il se plonge avec ostentation.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? demande Richard. Tu vas lirele journal maintenant !

– Oui, Richard, jusqu’à l’heure où je te reconduirai cheztoi.

– Comme la dernière fois ?

– Comme la dernière fois. »

Richard arrache le journal des mains de Moncharmin. Moncharminse dresse, plus irrité que jamais. Il trouve devant lui un Richardexaspéré qui lui dit, en se croisant les bras sur la poitrine, –geste d’insolent défi depuis le commencement du monde :

« Voilà, fait Richard, je pense à ceci. Je pense à ce que jepourrais penser, si, comme la dernière fois, après avoir passé lasoirée en tête-à-tête avec toi, tu me reconduisais chez moi, et si,au moment de nous quitter, je constatais que les vingt mille francsavaient disparu de la poche de mon habit… comme la dernièrefois.

– Et que pourrais-tu penser ? s’exclama Moncharmincramoisi.

– Je pourrais penser que… puisque tu ne m’as pas quitté d’unesemelle, et que, selon ton désir, tu as été le seul à approcher demoi comme la dernière fois, je pourrais penser que si ces vingtmille francs ne sont plus dans ma poche, ils ont bien des chancesd’être dans la tienne ! »

Moncharmin bondit sous l’hypothèse.

« Oh ! s’écria-t-il, une épingle de nourrice !

– Que veux-tu faire d’un épingle de nourrice ?

– T’attacher !… Une épingle de nourrice !… une épinglede nourrice !

– Tu veux m’attacher avec une épingle de nourrice ?

– Oui, t’attacher avec les vingt mille francs !… Commecela, que ce soit ici, ou dans le trajet d’ici à ton domicile ouchez toi, tu sentiras bien la main qui tirera ta poche… et tuverras si c’est la mienne, Richard !… Ah ! c’est toi quime soupçonnes maintenant… Une épingle de nourrice ! »

Et c’est dans ce moment que Moncharmin ouvrit la porte ducouloir en criant :

« Une épingle de nourrice ! qui me donnera une épingle denourrice ? »

Et nous savons aussi comment, dans le même instant, lesecrétaire Rémy, qui n’avait pas d’épingle de nourrice, fut reçupar le directeur Moncharmin, cependant qu’un garçon de bureauprocurait à celui-ci l’épingle tant désirée.

Et voici ce qu’il advint :

Moncharmin, après avoir refermé la porte, s’agenouilla dans ledos de Richard.

« J’espère, dit-il, que les vingt mille francs sont toujourslà ?

– Moi aussi, fit Richard.

– Les vrais ? demanda Moncharmin, qui était bien décidécette fois à ne pas se laisser « rouler ».

– Regarde ! Moi je ne veux pas les toucher », déclaraRichard.

Moncharmin retira l’enveloppe de la poche de Richard et en tirales billets en tremblant car, cette fois, pour pouvoir constaterfréquemment la présence des billets, ils n’avaient ni cachetél’enveloppe ni même collé celle-ci. Il se rassura en constatantqu’ils étaient tous là, fort authentiques. Il les réunit dans lapoche de la basque et les épingla avec grand soin.

Après quoi il s’assit derrière la basque qu’il ne quitta plus duregard, pendant que Richard, assis à son bureau, ne faisait pas unmouvement.

« Un peu de patience, Richard, commanda Moncharmin, nous n’enavons plus que pour quelques minutes… La pendule va bientôt sonnerles douze coups de minuit. C’est aux douze coups de minuit que ladernière fois nous sommes partis.

– Oh ! j’aurai toute la patience qu’il faudra ! »

L’heure passait, lente, lourde, mystérieuse, étouffante. Richardessaya de rire.

« Je finirai par croire, fit-il, à la toute-puissance dufantôme. Et en ce moment, particulièrement, ne trouves-tu pas qu’ily a dans l’atmosphère de cette pièce un je ne sais quoi quiinquiète, qui indispose, qui effraie ?

– C’est vrai, avoua Moncharmin, qui était réellementimpressionné.

– Le fantôme ! reprit Richard à voix basse et comme s’ilcraignait d’être entendu par d’invisibles oreilles… lefantôme ! Si tout de même c’était un fantôme qui frappaitnaguère sur cette table les trois coups secs que nous avons fortbien entendus… qui y dépose les enveloppes magiques… qui parle dansla loge n° 5… qui tue Joseph Buquet… qui décroche le lustre… et quinous vole ! car enfin ! car enfin ! car enfin !Il n’y a que toi ici et moi !… et si les billets disparaissentsans que nous y soyons pour rien, ni toi, ni moi… il va bienfalloir croire au fantôme… au fantôme… »

À ce moment, la pendule, sur la cheminée, fit entendre sondéclenchement et le premier coup de minuit sonna.

Les deux directeurs frissonnèrent. Une angoisse les étreignait,dont ils n’eussent pu dire la cause et qu’ils essayaient en vain decombattre. La sueur coulait sur leurs fronts. Et le douzième couprésonna singulièrement à leurs oreilles.

Quand la pendule se fut tue, ils poussèrent un soupir et selevèrent.

« Je crois que nous pouvons nous en aller, fit Moncharmin.

– Je le crois, obtempéra Richard.

– Avant de partir, tu permets que je regarde dans tapoche ?

– Mais comment donc ! Moncharmin ! il lefaut !

– Eh bien ? demanda Richard à Moncharmin, qui tâtait.

– Eh bien, je sens toujours l’épingle.

– Évidemment, comme tu le disais fort bien, on ne peut plus nousvoler sans que je m’en aperçoive. »

Mais Moncharmin, dont les mains étaient toujours occupées autourde la poche, hurla :

« Je sens toujours l’épingle, mais je ne sens plus lesbillets.

– Non ! ne plaisante pas, Moncharmin !… Ça n’est pasle moment.

– Mais, tâte toi-même. »

D’un geste, Richard s’est défait de son habit. Les deuxdirecteurs s’arrachent la poche !… La poche est vide.

Le plus curieux est que l’épingle est restée piquée à la mêmeplace.

Richard et Moncharmin pâlissaient. Il n’y avait plus à douter dusortilège.

« Le fantôme », murmure Moncharmin.

Mais Richard bondit soudain sur son collègue.

« Il n’y a que toi qui as touché à ma poche !… Rends-moimes vingt mille francs !… Rends-moi mes vingt millefrancs !…

– Sur mon âme, soupire Moncharmin qui semble prêt à se pâmer… jete jure que je ne les ai pas… »

Et comme on frappait encore à la porte, il alla l’ouvrirmarchant d’un pas quasi automatique, semblant à peine reconnaîtrel’administrateur Mercier, échangeant avec lui des proposquelconques, ne comprenant rien à ce que l’autre lui disait ;et déposant, d’un geste inconscient, dans la main de ce fidèleserviteur complètement ahuri, l’épingle de nourrice qui ne pouvaitplus lui servir de rien…

Chapitre 6Le commissaire de police, le vicomte et le Persan

La première parole de M. le commissaire de police, en pénétrantdans le bureau directorial, fut pour demander des nouvelles de lachanteuse.

« Christine Daaé n’est pas ici ? »

Il était suivi, comme je l’ai dit, d’une foule compacte.

« Christine Daaé ? Non, répondit Richard, pourquoi ?»

Quant à Moncharmin, il n’a plus la force de prononcer un mot…Son état d’esprit est beaucoup plus grave que celui de Richard, carRichard peut encore soupçonner Moncharmin, mais Moncharmin, lui, setrouve en face du grand mystère… celui qui fait frissonnerl’humanité depuis sa naissance : l’Inconnu.

Richard reprit, car la foule autour des directeurs et ducommissaire observait un impressionnant silence :

« Pourquoi me demandez-vous, monsieur le commissaire, siChristine Daaé n’est pas ici ?

– Parce qu’il faut qu’on la retrouve, messieurs les directeursde l’Académie nationale de musique, déclare solennellement M. lecommissaire de police.

– Comment ! Il faut qu’on la retrouve ! Elle a doncdisparu ?

– En pleine représentation !

– En pleine représentation ! C’estextraordinaire !

– N’est-ce pas ? Et, ce qui est tout aussi extraordinaireque cette disparition, c’est que ce soit moi qui vousl’apprenne !

– En effet… », acquiesce Richard, qui se prend la tête dans lesmains et murmure : « Quelle est cette nouvelle histoire ?Oh ! décidément, il y a de quoi donner sa démission !…»

Et il s’arrache quelques poils de sa moustache sans même s’enapercevoir :

« Alors, fait-il comme en un rêve… elle a disparu en pleinereprésentation.

– Oui, elle a été enlevée à l’acte de la prison, dans le momentoù elle invoquait l’aide du Ciel, mais je doute qu’elle ait étéenlevée par les anges.

– Et moi j’en suis sûr ! »

Tout le monde se retourne. Un jeune homme, pâle et tremblantd’émotion, répète :

« J’en suis sûr !

– Vous êtes sûr de quoi ? interroge Mifroid.

– Que Christine Daaé a été enlevée par un ange, monsieur lecommissaire, et je pourrais vous dire son nom…

– Ah ! ah ! monsieur le vicomte de Chagny, vousprétendez que Mlle Christine Daaé a été enlevée par un ange, par unange de l’Opéra, sans doute ? »

Raoul regarde autour de lui. Évidemment, il cherche quelqu’un. Àcette minute où il lui semble si nécessaire d’appeler à l’aide desa fiancée le secours de la police, il ne serait pas fâché derevoir ce mystérieux inconnu qui, tout à l’heure, lui recommandaitla discrétion. Mais il ne le découvre nulle part. Allons ! ilfaut qu’il parle !… Il ne saurait toutefois s’expliquer devantcette foule qui le dévisage avec une curiosité indiscrète.

« Oui, monsieur, par un ange de l’Opéra, répondit-il à M.Mifroid, et je vous dirai où il habite quand nous serons seuls…

– Vous avez raison, monsieur. »

Et le commissaire de police, faisant asseoir Raoul près de lui,met tout le monde à la porte, excepté naturellement les directeurs,qui, cependant, n’eussent point protesté, tant ils paraissaientau-dessus de toutes les contingences.

Alors Raoul se décide :

« Monsieur le commissaire, cet ange s’appelle Érik, il habitel’Opéra et c’est l’Ange de la musique !

– L’Ange de la musique ! En vérité ! ! Voilà quiest fort curieux !… L’Ange de la musique ! »

Et, tourné vers les directeurs, M. le commissaire de policeMifroid demande :

« Messieurs, avez-vous cet ange-là chez vous ? »

MM. Richard et Moncharmin secouèrent la tête sans mêmesourire.

« Oh ! fit le vicomte, ces messieurs ont bien entenduparler du Fantôme de l’Opéra. Eh bien, je puis leur affirmer que leFantôme de l’Opéra et l’Ange de la musique, c’est la même chose. Etson vrai nom est Érik. »

M. Mifroid s’était levé et regardait Raoul avec attention. «Pardon, monsieur, est-ce que vous avez l’intention de vous moquerde la justice ?

– Moi ! » protesta Raoul, qui pensa douloureusement : «Encore un qui ne va pas vouloir m’entendre. »

« Alors, qu’est-ce que vous me chantez avec votre Fantôme del’Opéra ?

– Je dis que ces messieurs en ont entendu parler.

– Messieurs, il paraît que vous connaissez le Fantôme del’Opéra ? »

Richard se leva, les derniers poils de sa moustache dans lamain.

« Non ! monsieur le commissaire, non, nous ne leconnaissons pas ! mais nous voudrions bien le connaître !car, pas plus tard que ce soir, il nous a volé vingt millefrancs !… »

Et Richard tourna vers Moncharmin un regard terrible quisemblait dire : « Rends-moi les vingt mille francs ou je dis tout.» Moncharmin le comprit si bien qu’il fit un geste éperdu : «Ah ! dis tout ! dis tout !… »

Quant à Mifroid, il regardait tour à tour les directeurs etRaoul et se demandait s’il ne s’était point égaré dans un asiled’aliénés. Il se passa la main dans les cheveux :

« Un fantôme, dit-il, qui, le même soir, enlève une chanteuse etvole vingt mille francs, est un fantôme bien occupé ! Si vousle voulez bien, nous allons sérier les questions. La chanteused’abord, les vingt mille francs ensuite ! Voyons, monsieur deChagny, tâchons de parler sérieusement. Vous croyez que MlleChristine Daaé a été enlevée par un individu nommé Érik. Vous leconnaissez donc, cet individu ? Vous l’avez vu ?

– Oui, monsieur le commissaire.

– Où cela ?

– Dans un cimetière. »

M. Mifroid sursauta, se reprit à contempler Raoul et dit :

« Évidemment !… c’est ordinairement là que l’on rencontreles fantômes. Et que faisiez-vous dans ce cimetière ?

– Monsieur, dit Raoul, je me rends très bien compte de labizarrerie de mes réponses et de l’effet qu’elles produisent survous. Mais je vous supplie de croire que j’ai toute ma raison. Il yva du salut de la personne qui m’est la plus chère au monde avecmon frère bien-aimé Philippe. Je voudrais vous convaincre enquelques mots, car l’heure presse et les minutes sont précieuses.Malheureusement, si je ne vous raconte point la plus étrangehistoire qui soit, par le commencement, vous ne me croirez point.Je vais vous dire, monsieur le commissaire, tout ce que je sais surle Fantôme de l’Opéra. Hélas ! monsieur le commissaire, je nesais pas grand-chose…

– Dites toujours ! Dites toujours ! » s’exclamèrentRichard et Moncharmin subitement très intéressés ;malheureusement pour l’espoir qu’ils avaient conçu un instantd’apprendre quelque détail susceptible de les mettre sur la tracede leur mystificateur, ils durent bientôt se rendre à cette tristeévidence que M. Raoul de Chagny avait complètement perdu la tête.Toute cette histoire de Perros-Guirec, de têtes de mort, de violonenchanté, ne pouvait avoir pris naissance que dans la cervelledétraquée d’un amoureux.

Il était visible, du reste, que M. le commissaire Mifroidpartageait de plus en plus cette manière de voir, et certainementle magistrat eût mis fin à ces propos désordonnés, dont nous avonsdonné un aperçu dans la première partie de ce récit, si lescirconstances, elles-mêmes, ne s’étaient chargées de lesinterrompre.

La porte venait de s’ouvrir et un individu singulièrement vêtud’une vaste redingote noire et coiffé d’un chapeau haut de forme àla fois râpé et luisant, qui lui entrait jusqu’aux deux oreilles,fit son entrée. Il courut au commissaire et lui parla à voix basse.C’était quelque agent de la Sûreté sans doute qui venait rendrecompte d’une mission pressée.

Pendant ce colloque, M. Mifroid ne quittait point Raoul desyeux.

Et enfin, s’adressant à lui, il dit :

« Monsieur, c’est assez parlé du fantôme. Nous allons parler unpeu de vous, si vous n’y voyez aucun inconvénient ; vousdeviez enlever ce soir Mlle Christine Daaé ?

– Oui, monsieur le commissaire.

– À la sortie du théâtre ?

– Oui, monsieur le commissaire.

– Toutes vos dispositions étaient prises pour cela ?

– Oui, monsieur le commissaire.

– La voiture qui vous a amené devait vous emporter tous lesdeux. Le cocher était prévenu… son itinéraire était tracé àl’avance… Mieux ! Il devait trouver à chaque étape des chevauxtout frais…

– C’est vrai, monsieur le commissaire.

– Et cependant, votre voiture est toujours là, attendant vosordres, du côté de la Rotonde, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur le commissaire.

– Saviez-vous qu’il y avait, à côté de la vôtre, trois autresvoitures ?

– Je n’y ai point prêté la moindre attention…

– C’étaient celles de Mlle Sorelli, laquelle n’avait pointtrouvé de place dans la cour de l’administration ; de laCarlotta et de votre frère, M. le comte de Chagny…

– C’est possible…

– Ce qui est certain, en revanche… c’est que, si votre propreéquipage, celui de la Sorelli et celui de la Carlotta sont toujoursà leur place, au long du trottoir de la Rotonde… celui de M. lecomte de Chagny ne s’y trouve plus…

– Ceci n’a rien à voir, monsieur le commissaire…

– Pardon ! M. le comte n’était-il pas opposé à votremariage avec Mlle Daaé ?

– Ceci ne saurait regarder que la famille.

– Vous m’avez répondu… il y était opposé… et c’est pourquoi vousenleviez Christine Daaé, loin des entreprises possibles de monsieurvotre frère… Eh bien, monsieur de Chagny, permettez-moi de vousapprendre que votre frère a été plus prompt que vous !… C’estlui qui a enlevé Christine Daaé !

– Oh ! gémit Raoul, en portant la main à son cœur, ce n’estpas possible… Vous êtes sûr de cela ?

– Aussitôt après la disparition de l’artiste qui a été organiséeavec des complicités qui nous resteront à établir, il s’est jetédans sa voiture qui a fourni une course furibonde à traversParis.

– À travers Paris ? râla le pauvre Raoul… Qu’entendez vouspar à travers Paris ?

– Et hors de Paris…

– Hors de Paris… quelle route ?

– La route de Bruxelles. »

Un cri rauque s’échappe de la bouche du malheureux jeunehomme.

« Oh ! s’écrie-t-il, je jure bien que je les rattraperai. »Et, en deux bonds, il fut hors du bureau.

« Et ramenez-nous-la, crie joyeusement le commissaire…Hein ? Voilà un tuyau qui vaut bien celui de l’Ange de lamusique ! »

Sur quoi M. Mifroid se retourne sur son auditoire stupéfait etlui administre ce petit cours de police honnête mais nullementpuéril :

« Je ne sais point du tout si c’est réellement M. le comte deChagny qui a enlevé Christine Daaé… mais j’ai besoin de le savoiret je ne crois point qu’à cette heure nul mieux que le vicomte sonfrère ne désire me renseigner… En ce moment, il court, ilvole ! Il est mon principal auxiliaire ! Tel est,messieurs, l’art que l’on croit si compliqué, de la police, et quiapparaît cependant si simple dès que l’on a découvert qu’il doitconsister à faire faire cette police surtout par des gens qui n’ensont pas ! »

Mais monsieur le commissaire de police Mifroid n’eût peut-êtrepas été si content de lui-même, s’il avait su que la course de sonrapide messager avait été arrêtée dès l’entrée de celui-ci dans lepremier corridor, vide cependant de la foule des curieux que l’onavait dispersée. Le corridor paraissait désert.

Cependant Raoul s’était vu barrer le chemin par une grandeombre.

« Où allez-vous si vite, monsieur de Chagny ? » avaitdemandé l’ombre.

Raoul, impatienté, avait levé la tête et reconnu le bonnetd’astrakan de tout à l’heure. Il s’arrêta.

« C’est encore vous ! s’écria-t-il d’une voix fébrile, vousqui connaissez les secrets d’Érik et qui ne voulez pas que j’enparle. Et qui donc êtes-vous ?

– Vous le savez bien !… Je suis le Persan ! » fitl’ombre.

Chapitre 7Le vicomte et le Persan

Raoul se rappela alors que son frère, un soir de spectacle, luiavait montré ce vague personnage dont on ignorait tout, une foisqu’on avait dit de lui qu’il était un Persan, et qu’il habitait unvieux petit appartement dans la rue de Rivoli.

L’homme au teint d’ébène, aux yeux de jade, au bonnetd’astrakan, se pencha sur Raoul.

« J’espère, monsieur de Chagny, que vous n’avez point trahi lesecret d’Érik ?

– Et pourquoi donc aurais-je hésité à trahir ce monstre,monsieur ? repartit Raoul avec hauteur, en essayant de sedélivrer de l’importun. Est-il donc votre ami ?

– J’espère que vous n’avez rien dit d’Érik, monsieur, parce quele secret d’Érik est celui de Christine Daaé ! Et que parlerde l’un, c’est parler de l’autre !

– Oh ! monsieur ! fit Raoul de plus en plus impatient,vous paraissez au courant de bien des choses qui m’intéressent, etcependant je n’ai pas le temps de vous entendre !

– Encore une fois, monsieur de Chagny, où allez-vous sivite ?

– Ne le devinez-vous pas ? Au secours de ChristineDaaé…

– Alors, monsieur, restez ici !… car Christine Daaé estici !…

– Avec Érik ?

– Avec Érik !

– Comment le savez-vous ?

– J’étais à la représentation, et il n’y a qu’un Érik au mondepour machiner un pareil enlèvement !… Oh ! fit-il avec unprofond soupir, j’ai reconnu la main du monstre !…

– Vous le connaissez donc ? »

Le Persan ne répondit pas, mais Raoul entendit un nouveausoupir.

« Monsieur ! dit Raoul, j’ignore quelles sont vosintentions… mais pouvez-vous quelque chose pour moi ?… je veuxdire pour Christine Daaé ?

– Je le crois, monsieur de Chagny, et voilà pourquoi je vous aiabordé.

– Que pouvez-vous ?

– Essayer de vous conduire auprès d’elle… et auprès delui !

– Monsieur ! c’est une entreprise que j’ai déjà vainementtentée ce soir… mais si vous me rendez un service pareil, ma vievous appartient !… Monsieur, encore un mot : le commissaire depolice vient de m’apprendre que Christine Daaé avait été enlevéepar mon frère, le comte Philippe…

– Oh ! monsieur de Chagny, moi je n’en crois rien…

– Cela n’est pas possible, n’est-ce pas ?

– Je ne sais pas si cela est possible, mais il y a façond’enlever et M. le comte Philippe, que je sache, n’a jamaistravaillé dans la féerie.

– Vos arguments sont frappants, monsieur, et je ne suis qu’unfou !… Oh ! monsieur ! courons ! courons !Je m’en remets entièrement à vous !… Comment ne vouscroirais-je pas quand nul autre que vous ne me croit ? Quandvous êtes le seul à ne pas sourire quand on prononce le nomd’Érik ! »

Disant cela, le jeune homme, dont les mains brûlaient de fièvre,avait, dans un geste spontané, pris les mains du Persan. Ellesétaient glacées.

« Silence ! fit le Persan en s’arrêtant et en écoutant lesbruits lointains du théâtre et les moindres craquements qui seproduisaient dans les murs et dans les couloirs voisins. Neprononçons plus ce mot-là ici. Disons : Il ; nous aurons moinsde chances d’attirer son attention…

– Vous le croyez donc bien près de nous ?

– Tout est possible, monsieur… s’il n’est pas, en ce moment,avec sa victime, dans la demeure du Lac.

– Ah ! vous aussi, vous connaissez cette demeure ?S’il n’est pas dans cette demeure, il peut être dans ce mur, dansce plancher, dans ce plafond ! Que sais-je ?… L’œil danscette serrure !… L’oreille dans cette poutre !… »

Et le Persan, en le priant d’assourdir le bruit de ses pas,entraîna Raoul dans des couloirs que le jeune homme n’avait jamaisvus, même au temps où Christine le promenait dans celabyrinthe.

« Pourvu, fit le Persan, pourvu que Darius soitarrivé !

– Qui est-ce, Darius ? interrogea encore le jeune homme encourant.

– Darius ! c’est mon domestique… »

Ils étaient en ce moment au centre d’une véritable placedéserte, pièce immense qu’éclairait mal un lumignon. Le Persanarrêta Raoul et, tout bas, si bas que Raoul avait peine àl’entendre, il lui demanda :

« Qu’est-ce que vous avez dit au commissaire ?

– Je lui ai dit que le voleur de Christine Daaé était l’Ange dela musique, dit le Fantôme de l’Opéra, et que son véritable nométait…

– Pshutt !… Et le commissaire vous a cru ?

– Non.

– Il n’a point attaché à ce que vous disiez quelqueimportance ?

– Aucune !

– Il vous a pris un peu pour un fou ?

– Oui.

– Tant mieux ! » soupira le Persan. Et la courserecommença.

Après avoir monté et descendu plusieurs escaliers inconnus deRaoul, les deux hommes se trouvèrent en face d’une porte que lePersan ouvrit avec un petit passe-partout qu’il tira d’une poche deson gilet. Le Persan, comme Raoul, était naturellement en habit.Seulement, si Raoul avait un chapeau haute forme, le Persan avaitun bonnet d’astrakan, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer.C’était un accroc au code d’élégance qui régissait les coulisses oùle chapeau haute forme est exigé, mais il est entendu qu’en Franceon permet tout aux étrangers : la casquette de voyage aux Anglais,le bonnet d’astrakan aux Persans.

« Monsieur, dit le Persan, votre chapeau haute forme va vousgêner pour l’expédition que nous projetons… Vous feriez bien de lelaisser dans la loge…

– Quelle loge ? demanda Raoul.

– Mais celle de Christine Daaé ! »

Et le Persan, ayant fait passer Raoul par la porte qu’il venaitd’ouvrir, lui montra, en face, la loge de l’actrice.

Raoul ignorait qu’on pût venir chez Christine par un autrechemin que celui qu’il suivait ordinairement. Il se trouvait alorsà l’extrémité du couloir qu’il avait l’habitude de parcourir enentier avant de frapper à la porte de la loge.

« Oh ! monsieur, vous connaissez bien l’Opéra !

– Moins bien que lui ! » fit modestement le Persan. Et ilpoussa le jeune homme dans la loge de Christine.

Elle était telle que Raoul l’avait laissée quelques instantsauparavant.

Le Persan, après avoir refermé la porte, se dirigea vers lepanneau très mince qui séparait la loge d’un vaste cabinet dedébarras qui y faisait suite. Il écouta, puis, fortement,toussa.

Aussitôt on entendit remuer dans le cabinet de débarras et,quelques secondes plus tard, on frappait à la porte de la loge.

« Entre ! » dit le Persan.

Un homme entra, coiffé lui aussi d’un bonnet d’astrakan et vêtud’une longue houppelande.

Il salua et tira de sous son manteau une boîte richementciselée. Il la déposa sur la table de toilette, resalua et sedirigea vers la porte.

« Personne ne t’a vu entrer, Darius ?

– Non, maître.

– Que personne ne te voie sortir. »

Le domestique risqua un coup d’œil dans le corridor, et,prestement, disparut.

« Monsieur, dit Raoul, je pense à une chose, c’est qu’on peuttrès bien nous surprendre ici, et cela évidemment nous gênerait. Lecommissaire ne saurait tarder à venir perquisitionner dans cetteloge.

– Bah ! ce n’est pas le commissaire qu’il faut craindre.»

Le Persan avait ouvert la boîte. Il s’y trouvait une paire delongs pistolets, d’un dessin et d’un ornement magnifiques.

« Aussitôt après l’enlèvement de Christine Daaé, j’ai faitprévenir mon domestique d’avoir à m’apporter ces armes, monsieur.Je les connais depuis longtemps, il n’en est point de plussûres.

– Vous voulez vous battre en duel ? » interrogea le jeunehomme, surpris de l’arrivée de cet arsenal.

« C’est bien, en effet, à un duel que nous allons, monsieur,répondit l’autre en examinant l’amorce de ses pistolets. Et quelduel ! »

Sur quoi il tendit un pistolet à Raoul et lui dit encore :

« Dans ce duel, nous serons deux contre un : mais soyez prêt àtout, monsieur, car je ne vous cache pas que nous allons avoiraffaire au plus terrible adversaire qu’il soit possible d’imaginer.Mais vous aimez Christine Daaé, n’est-ce pas ?

– Si je l’aime, monsieur ! Mais vous, qui ne l’aimez pas,m’expliquerez-vous pourquoi je vous trouve prêt à risquer votre viepour elle !… Vous haïssez certainement Érik !

– Non, monsieur, dit tristement le Persan, je ne le hais pas. Sije le haïssais, il y a longtemps qu’il ne ferait plus de mal.

– Il vous a fait du mal à vous ?…

– Le mal qu’il m’a fait à moi, je le lui ai pardonné.

– C’est tout à fait extraordinaire, reprit le jeune homme, devous entendre parler de cet homme ! Vous le traitez demonstre, vous parlez de ses crimes, il vous a fait du mal et jeretrouve chez vous cette pitié inouïe qui me désespérait chezChristine elle-même !… »

Le Persan ne répondit pas. Il était allé prendre un tabouret etl’avait apporté contre le mur opposé à la grande glace qui tenaittout le pan d’en face. Puis il était monté sur le tabouret et, lenez sur le papier dont le mur était tapissé, il semblait chercherquelque chose.

« Eh bien, monsieur ! fit Raoul, qui bouillaitd’impatience. Je vous attends. Allons !

– Allons où ? demanda l’autre sans détourner la tête.

– Mais au-devant du monstre ! Descendons ! Ne m’avezvous point dit que vous en aviez le moyen ?

– Je le cherche. »

Et le nez du Persan se promena encore tout le long de lamuraille.

« Ah ! fit tout à coup l’homme au bonnet, c’est là ! »Et son doigt, au-dessus de sa tête, appuya sur un coin du dessin dupapier.

Puis il se retourna et se jeta à bas du tabouret.

« Dans une demi-minute, dit-il, nous serons sur sonchemin !»

Et, traversant toute la loge, il alla tâter la grande glace. «Non ! Elle ne cède pas encore… murmura-t-il.

– Oh ! nous allons sortir par la glace, fit Raoul !…Comme Christine !…

– Vous saviez donc que Christine Daaé était sortie par cetteglace ?

– Devant moi, monsieur !… J’étais caché là sous le rideaudu cabinet de toilette et je l’ai vue disparaître, non point par laglace, mais dans la glace !

– Et qu’est-ce que vous avez fait ?

– J’ai cru, monsieur, à une aberration de mes sens ! à lafolie ! à un rêve !

– À quelque nouvelle fantaisie du fantôme, ricana le Persan…Ah ! monsieur de Chagny, continua-t-il en tenant toujours samain sur la glace… plût au Ciel que nous eussions affaire à unfantôme ! Nous pourrions laisser dans leur boîte notre pairede pistolets !… Déposez votre chapeau, je vous prie… là… etmaintenant refermez votre habit le plus que vous pourrez sur votreplastron… comme moi… rabaissez les revers… relevez le col… nousdevons nous faire aussi invisibles que possible… »

Il ajouta encore, après un court silence, et en pesant sur laglace :

« Le déclenchement du contrepoids, quand on agit sur le ressortà l’intérieur de la loge, est un peu lent à produire son effet. Iln’en est point de même quand on est derrière le mur et qu’on peutagir directement sur le contrepoids. Alors, la glace tourne,instantanément, et est emportée avec une rapidité folle…

– Quel contrepoids ? demanda Raoul.

– Eh bien, mais, celui qui fait se soulever tout ce pan de mursur son pivot ! Vous pensez bien qu’il ne se déplace pas toutseul, par enchantement ! »

Et le Persan, attirant d’une main Raoul, tout contre lui,appuyait toujours de l’autre (de celle qui tenait le pistolet)contre la glace.

« Vous allez voir, tout à l’heure, si vous y faites bienattention, la glace se soulever de quelques millimètres et puis sedéplacer de quelques autres millimètres de gauche à droite. Ellesera alors sur un pivot, et elle tournera. On ne saura jamais cequ’on peut faire avec un contrepoids ! Un enfant peut, de sonpetit doigt, faire tourner une maison… quand un pan de mur, silourd soit-il, est amené par le contrepoids sur son pivot, bien enéquilibre, il ne pèse pas plus qu’une toupie sur sa pointe.

– Ça ne tourne pas ! fit Raoul, impatient.

– Eh ! attendez donc ! Vous avez le temps de vousimpatienter, monsieur ! La mécanique, évidemment, est rouilléeou le ressort ne marche plus. »

Le front du Persan devint soucieux.

« Et puis, dit-il, il peut y avoir autre chose.

– Quoi donc, monsieur !

– Il a peut-être tout simplement coupé la corde du contrepoidset immobilisé tout le système…

– Pourquoi ? Il ignore que nous allons descendre parlà ?

– Il s’en doute peut-être, car il n’ignore pas que je connais lesystème.

– C’est lui qui vous l’a montré ?

– Non ! j’ai cherché derrière lui, et derrière sesdisparitions mystérieuses, et j’ai trouvé. Oh ! c’est lesystème le plus simple des portes secrètes ! c’est unemécanique vieille comme les palais sacrés de Thèbes aux centportes, comme la salle du trône d’Ecbatane, comme la salle dutrépied à Delphes.

– Ça ne tourne pas !… Et Christine, monsieur !…Christine !… »

Le Persan dit froidement :

« Nous ferons tout ce qu’il est humainement possible defaire !… mais il peut, lui, nous arrêter dès les premierspas !

– Il est donc le maître de ces murs ?

– Il commande aux murs, aux portes, aux trappes. Chez nous, onl’appelait d’un nom qui signifie : l’amateur de trappes.

– C’est bien ainsi que Christine m’en avait parlé… avec le mêmemystère et en lui accordant la même redoutable puissance ?…Mais tout ceci me paraît bien extraordinaire !… Pourquoi cesmurs lui obéissent-ils, à lui seul ? Il ne les a pasconstruits ?

– Si, monsieur ! »

Et comme Raoul le regardait, interloqué, le Persan lui fit signede se taire, puis son geste lui montra la glace… Ce fut comme untremblant reflet. Leur double image se troubla comme dans une ondefrissonnante, et puis tout redevint immobile.

« Vous voyez bien, monsieur, que ça ne tourne pas ! Prenonsun autre chemin !

– Ce soir, il n’y en a pas d’autres ! déclara le Persan,d’une voix singulièrement lugubre… Et maintenant, attention !et tenez-vous prêt à tirer ! »

Il dressa lui-même son pistolet en face de la glace. Raoul imitason geste. Le Persan attira de son bras resté libre le jeune hommejusque sur sa poitrine, et soudain la glace tourna dans unéblouissement, un croisement de feux aveuglant ; elle tourna,telle l’une de ces portes roulantes à compartiments qui s’ouvrentmaintenant sur les salles publiques… elle tourna, emportant Raoulet le Persan dans son mouvement irrésistible et les jetantbrusquement de la pleine lumière à la plus profonde obscurité.

Chapitre 8Dans les dessous de l’Opéra

« La main haute, prête à tirer ! » répéta hâtivement lecompagnon de Raoul.

Derrière eux, le mur, continuant à faire un tour complet surlui-même, s’était refermé.

Les deux hommes restèrent quelques instants immobiles, retenantleur respiration.

Dans ces ténèbres régnait un silence que rien ne venaittroubler.

Enfin, le Persan se décida à faire un mouvement, et Raoull’entendit qui glissait à genoux, cherchant quelque chose dans lanuit, de ses mains tâtonnantes.

Soudain, devant le jeune homme, les ténèbres s’éclairèrentprudemment au feu d’une petite lanterne sourde, et Raoul eut unrecul instinctif comme pour échapper à l’investigation d’un secretennemi. Mais il comprit aussitôt que ce feu appartenait au Persan,dont il suivait tous les gestes. Le petit disque rouge se promenaitsur les parois, en haut, en bas, tout autour d’eux,méticuleusement. Ces parois étaient formées, à droite d’un mur, àgauche d’une cloison en planches, au-dessus et au-dessous desplanchers. Et Raoul se disait que Christine avait passé par là lejour où elle avait suivi la voix de l’Ange de la musique. Ce devaitêtre là le chemin accoutumé d’Érik quand il venait à travers lesmurs surprendre la bonne foi et intriguer l’innocence de Christine.Et Raoul qui se rappelait les propos du Persan, pensa que ce cheminavait été mystérieusement établi par les soins du Fantôme lui-même.Or, il devait apprendre plus tard qu’Érik avait trouvé là, toutpréparé pour lui, un corridor secret dont longtemps il était restéle seul à connaître l’existence. Ce corridor avait été créé lors dela Commune de Paris pour permettre aux geôliers de conduiredirectement leurs prisonniers aux cachots que l’on avait construitsdans les caves, car les fédérés avaient occupé le bâtiment aussitôtaprès le 18 mars et en avaient fait tout en haut un point de départpour les mongolfières chargées d’aller porter dans les départementsleurs proclamations incendiaires, et, tout en bas, une prisond’État.

Le Persan s’était mis à genoux et avait déposé par terre salanterne. Il semblait occupé à une rapide besogne dans le plancheret, tout à coup, il voila sa lumière.

Alors Raoul entendit un léger déclic et aperçut dans le plancherdu corridor un carré lumineux très pâle. C’était comme si unefenêtre venait de s’ouvrir sur les dessous encore éclairés del’Opéra. Raoul ne voyait plus le Persan, mais il le sentit soudainà son côté et il entendit son souffle.

« Suivez-moi, et faites tout ce que je ferai. »

Raoul fut dirigé vers la lucarne lumineuse. Alors, il vit lePersan qui s’agenouillait encore et qui, se suspendant par lesmains à la lucarne, se laissait glisser dans les dessous. Le Persantenait alors son pistolet entre les dents.

Chose curieuse, le vicomte avait pleinement confiance dans lePersan. Malgré qu’il ignorât tout de lui, et que la plupart de sespropos n’eussent fait qu’augmenter l’obscurité de cette aventure,il n’hésitait point à croire que, dans cette heure décisive, lePersan était avec lui contre Érik. Son émotion lui avait parusincère quand il lui avait parlé du « monstre » ; l’intérêtqu’il lui avait montré ne lui semblait point suspect. Enfin, si lePersan avait nourri quelque sinistre projet contre Raoul, il n’eûtpas armé celui-ci de ses propres mains. Et puis, pour tout dire, nefallait-il point arriver, coûte que coûte, auprès deChristine ? Raoul n’avait pas le choix des moyens. S’il avaithésité, même avec des doutes sur les intentions du Persan, le jeunehomme se fût considéré comme le dernier des lâches.

Raoul, à son tour, s’agenouilla et se suspendit à la trappe, desdeux mains. « Lâchez tout ! » entendit-il, et il tomba dansles bras du Persan qui lui ordonna aussitôt de se jeter à platventre, referma au-dessus de leurs têtes la trappe, sans que Raoulpût voir par quel stratagème, et vint se coucher au côté duvicomte. Celui-ci voulut lui poser une question, mais la main duPersan s’appuya sur sa bouche et aussitôt il entendit une voixqu’il reconnut pour être celle du commissaire de police qui tout àl’heure l’avait interrogé.

Raoul et le Persan se trouvaient alors tous deux derrière uncloisonnement qui les dissimulait parfaitement. Près de là, unétroit escalier montait à une petite pièce, dans laquelle lecommissaire devait se promener en posant des questions, car onentendait le bruit de ses pas en même temps que celui de savoix.

La lumière qui entourait les objets était bien faible, mais, ensortant de cette obscurité épaisse qui régnait dans le couloirsecret du haut, Raoul n’eut point de peine à distinguer la formedes choses.

Et il ne put retenir une sourde exclamation, car il y avait làtrois cadavres.

Le premier était étendu sur l’étroit palier du petit escalierqui montait jusqu’à la porte derrière laquelle on entendait lecommissaire ; les deux autres avaient roulé au bas de cetescalier, les bras en croix. Raoul, en passant ses doigts à traversle cloisonnement qui le cachait, eût pu toucher la main de l’un deces malheureux.

« Silence ! » fit encore le Persan dans un souffle.

Lui aussi avait vu les corps étendus et il eut un mot pour toutexpliquer : « Lui ! »

La voix du commissaire se faisait alors entendre avec plusd’éclat. Il réclamait des explications sur le système d’éclairage,que le régisseur lui donnait. Le commissaire devait donc se trouverdans le « jeu d’orgue » ou dans ses dépendances. Contrairement à ceque l’on pourrait croire, surtout quand il s’agit d’un théâtred’opéra, le « jeu d’orgue » n’est nullement destiné à faire de lamusique.

À cette époque, l’électricité n’était employée que pour certainseffets scéniques très restreints et pour les sonneries. L’immensebâtiment et la scène elle-même étaient encore éclairés au gaz etc’était toujours avec le gaz hydrogène qu’on réglait et modifiaitl’éclairage d’un décor, et cela au moyen d’un appareil spécialauquel la multiplicité de ses tuyaux a fait donner le nom de « jeud’orgue ».

Une niche était réservée à côté du trou du souffleur, au chefd’éclairage qui, de là, donnait ses ordres à ses employés et ensurveillait l’exécution. C’est dans cette niche que, à toutes lesreprésentations, se tenait Mauclair.

Or, Mauclair n’était point dans sa niche et ses employésn’étaient point à leur place.

« Mauclair ! Mauclair ! »

La voix du régisseur résonnait maintenant dans les dessous commedans un tambour. Mais Mauclair ne répondait pas.

Nous avons dit qu’une porte ouvrait sur un petit escalier quimontait du deuxième dessous. Le commissaire la poussa, mais ellerésista : « Tiens ! Tiens ! fit-il… Voyez donc, monsieurle régisseur, je ne peux pas ouvrir cette porte… est-elle toujoursaussi difficile ? »

Le régisseur, d’un vigoureux coup d’épaule, poussa la porte. Ils’aperçut qu’il poussait en même temps un corps humain et ne putretenir une exclamation : ce corps, il le reconnut tout de suite:

« Mauclair ! »

Tous les personnages qui avaient suivi le commissaire dans cettevisite au jeu d’orgue s’avancèrent, inquiets. « Lemalheureux ! Il est mort », gémit le régisseur.

Mais M. le commissaire Mifroid, que rien ne surprend, était déjàpenché sur ce grand corps.

« Non, fit-il, il est ivre mort ! ça n’est pas la mêmechose.

– Ce serait la première fois, déclara le régisseur.

– Alors, on lui a fait prendre un narcotique… C’est bienpossible. »

Mifroid se releva, descendit encore quelques marches et s’écria:

« Regardez ! »

À la lueur d’un petit fanal rouge, au bas de l’escalier, deuxautres corps étaient étendus. Le régisseur reconnut les aides deMauclair… Mifroid descendit, les ausculta.

« Ils dorment profondément, dit-il. Très curieuse affaire !Nous ne pouvons plus douter de l’intervention d’un inconnu dans leservice de l’éclairage… et cet inconnu travaillait évidemment pourle ravisseur !… Mais quelle drôle d’idée de ravir une artisteen scène !… C’est jouer la difficulté, cela, ou je ne m’yconnais pas ! Qu’on aille me chercher le médecin du théâtre.»

Et M. Mifroid répéta :

« Curieuse ! très curieuse affaire ! »

Puis il se tourna vers l’intérieur de la petite pièce,s’adressant à des personnes que, de l’endroit où ils se trouvaient,ni Raoul ni le Persan ne pouvaient apercevoir.

« Que dites-vous de tout ceci, messieurs ? demanda-t-il. Iln’y a que vous qui ne donnez point votre avis. Vous devez bienavoir cependant une petite opinion… »

Alors, au-dessus du palier, Raoul et le Persan virent s’avancerles deux figures effarées de MM. les directeurs, – on ne voyait queleurs figures au-dessus du palier – et ils entendirent la voix émuede Moncharmin :

« Il se passe ici, monsieur le commissaire, des choses que nousne pouvons nous expliquer. »

Et les deux figures disparurent.

« Merci du renseignement, messieurs », fit Mifroid,goguenard.

Mais le régisseur, dont le menton reposait alors dans le creuxde la main droite, ce qui est le geste de la réflexion profonde,dit :

« Ce n’est point la première fois que Mauclair s’endort authéâtre. Je me rappelle l’avoir trouvé un soir, ronflant dans sapetite niche, à côté de sa tabatière.

– Il y a longtemps de cela ? » demanda M. Mifroid, enessuyant avec un soin méticuleux les verres de son lorgnon, car, M.le commissaire était myope, ainsi qu’il arrive aux plus beaux yeuxdu monde.

« Mon Dieu !… fit le régisseur… non, il n’y a pas bienlongtemps… Tenez !… C’était le soir… Ma foi oui… c’était lesoir où la Carlotta, vous savez bien, monsieur le commissaire, alancé son fameux couac !…

– Vraiment, le soir où la Carlotta a lancé son fameuxcouac ? »

Et M. Mifroid ayant remis sur son nez le binocle aux glacestransparentes, fixa attentivement le régisseur, comme s’il voulaitpénétrer sa pensée.

« Mauclair prise donc ?… demanda-t-il d’un tonnégligent.

– Mais oui, monsieur le commissaire… Tenez, voici justement surcette planchette sa tabatière… Oh ! c’est un grandpriseur.

– Et moi aussi ! » fit M. Mifroid, et il mit la tabatièredans sa poche.

Raoul et le Persan assistèrent, sans que nul soupçonnât leurprésence, au transport des trois corps que des machinistes vinrentenlever. Le commissaire les suivit et tout le monde derrière lui,remonta. On entendit, quelques instants encore, leurs pas quirésonnaient sur le plateau.

Quand ils furent seuls, le Persan fit signe à Raoul de sesoulever. Celui-ci obéit ; mais comme, en même temps, iln’avait point replacé la main haute devant les yeux, prête à tirer,ainsi que le Persan ne manquait pas de le faire, celui-ci luirecommanda de prendre à nouveau cette position et de ne point s’endépartir, quoi qu’il arrivât.

« Mais cela fatigue la main inutilement ! murmura Raoul, etsi je tire, je ne serai plus sûr de moi !

– Changez votre arme de main, alors ! concéda lePersan.

– Je ne sais pas tirer de la main gauche ! »

À quoi le Persan répondit par cette déclaration bizarre, quin’était point faite évidemment pour éclaircir la situation dans lecerveau bouleversé du jeune homme :

« Il ne s’agit point de tirer de la main gauche ou de la maindroite ; il s’agit d’avoir l’une de vos mains placée comme sielle allait faire jouer la gâchette d’un pistolet, le bras étant àdemi replié ; quant au pistolet en lui-même, après tout, vouspouvez le mettre dans votre poche. »

Et il ajouta :

« Que ceci soit entendu, ou je ne réponds plus de rien !C’est une question de vie ou de mort. Maintenant, silence etsuivez-moi ! »

Ils se trouvaient alors dans le deuxième dessous ; Raoul nefaisait qu’entrevoir à la lueur de quelques lumignons immobiles, çàet là, dans leurs prisons de verre, une infime partie de cet abîmeextravagant, sublime et enfantin, amusant comme une boîte deGuignol, effrayant comme un gouffre, que sont les dessous de lascène à l’Opéra.

Ils sont formidables et au nombre de cinq. Ils reproduisent tousles plans de la scène, ses trappes et ses trappillons. Lescostières seules y sont remplacées par des rails. Des charpentestransversales supportent trappes et trappillons. Des poteaux,reposant sur des dés de fonte ou de pierre, de sablières ou «chapeaux de forme », forment des séries de fermes qui permettent delaisser un libre passage aux « gloires » et autres combinaisons outrucs. On donne à ces appareils une certaine stabilité en lesreliant au moyen de crochets de fer et suivant les besoins dumoment. Les treuils, les tambours, les contrepoids sontgénéreusement distribués dans les dessous. Ils servent à manœuvrerles grands décors, à opérer les changements à vue, à provoquer ladisparition subite des personnages de féerie. C’est des dessous,ont dit MM. X., Y., Z., qui ont consacré à l’œuvre de Garnier uneétude si intéressante, c’est des dessous qu’on transforme lescacochymes en beaux cavaliers, les sorcières hideuses en féesradieuses de jeunesse. Satan vient des dessous, de même qu’il s’yenfonce. Les lumières de l’enfer s’en échappent, les chœurs desdémons y prennent place.

… Et les fantômes s’y promènent comme chez eux…

Raoul suivait le Persan, obéissant à la lettre à sesrecommandations, n’essayant point de comprendre les gestes qu’illui ordonnait… se disant qu’il n’avait plus d’espoir qu’en lui.

… Qu’eût-il fait sans son compagnon dans cet effarantdédale ? N’eût-il point été arrêté à chaque pas, parl’entrecroisement prodigieux des poutres et des cordages ? Nese serait-il point pris, à ne pouvoir s’en dépêtrer, dans cettetoile d’araignée gigantesque ?

Et s’il avait pu passer à travers ce réseau de fils et decontrepoids sans cesse renaissant devant lui, ne courait-il pointle risque de tomber dans l’un de ces trous qui s’ouvraient parinstants sous ses pas et dont l’œil n’apercevait point le fond deténèbres !

… Ils descendaient… Ils descendaient encore… Maintenant, ilsétaient dans le troisième dessous.

Et leur marche était toujours éclairée par quelque lumignonlointain…

Plus l’on descendait et plus le Persan semblait prendre deprécautions… Il ne cessait de se retourner vers Raoul et de luirecommander de se tenir comme il le fallait, en lui montrant lafaçon dont il tenait lui-même son poing, maintenant désarmé, maistoujours prêt à tirer comme s’il avait eu un pistolet.

Tout à coup une voix retentissante les cloua sur place.Quelqu’un, au-dessus d’eux, hurlait.

« Sur le plateau tous les “fermeurs de portes” ! Lecommissaire de police les demande. »

… On entendit des pas, et des ombres glissèrent dans l’ombre. LePersan avait attiré Raoul derrière un portant… Ils virent passerprès d’eux, au-dessus d’eux, des vieillards courbés par les ans etle fardeau ancien des décors d’opéra. Certains pouvaient à peine setraîner… ; d’autres, par habitude, l’échine basse et les mainsen avant, cherchaient des portes à fermer.

Car c’étaient les fermeurs de portes… Les anciens machinistesépuisés et dont une charitable direction avait eu pitié. Elle lesavait faits fermeurs de portes dans les dessous, dans les dessus.Ils allaient et venaient sans cesse du haut en bas de la scène pourfermer les portes – et ils étaient aussi appelés en ce temps-là,car depuis, je crois bien qu’ils sont tous morts : « les chasseursde courants d’air. »

Les courants d’air, d’où qu’ils viennent, sont très mauvais pourla voix.[3] Le Persan et Raoul se félicitèrent en aparte de cet incident qui les débarrassait de témoins gênants, carquelques-uns des fermeurs de portes, n’ayant plus rien à faire etn’ayant guère de domicile, restaient par paresse ou par besoin, àl’Opéra, où ils passaient la nuit. On pouvait se heurter à eux, lesréveiller, s’attirer une demande d’explications. L’enquête de M.Mifroid gardait momentanément nos deux compagnons de ces mauvaisesrencontres. Mais ils ne furent point longtemps à jouir de leursolitude… D’autres ombres, maintenant, descendaient le même cheminpar où les « fermeurs de portes » avaient monté. Ces ombres avaientchacune devant elle une petite lanterne… qu’elles agitaient fort,la portant en haut, en bas, examinant tout autour d’elles etsemblant, de toute évidence, chercher quelque chose ou quelqu’un. «Diable ! murmura le Persan… je ne sais pas ce qu’ilscherchent, mais ils pourraient bien nous trouver… fuyons !…vite !… La main en garde, monsieur, toujours prête àtirer !… Ployons le bras, davantage, là !… la main àhauteur de l’œil, comme si vous vous battiez en duel et que vousattendiez le commandant de « feu !… » Laissez donc votrepistolet dans votre poche !… Vite, descendons ! (Ilentraînait Raoul dans le quatrième dessous)… à hauteur de l’œilquestion de vie ou de mort !… Là, par ici, cet escalier !(ils arrivaient au cinquième dessous)… Ah ! quel duel,monsieur, quel duel !… » Le Persan étant arrivé en bas ducinquième dessous, souffla… Il paraissait jouir d’un peu plus desécurité qu’il n’en avait montré tout à l’heure quand tous deuxs’étaient arrêtés au troisième, mais cependant il ne se départaitpas de l’attitude de la main !… Raoul eut le temps des’étonner une fois de plus – sans, du reste, faire aucune nouvelleobservation, aucune ! car en vérité, ce n’était pas le moment– de s’étonner, dis-je, en silence, de cette extraordinaireconception de la défense personnelle qui consistait à garder sonpistolet dans sa poche pendant que la main restait toute prête às’en servir comme si le pistolet était encore dans la main, àhauteur de l’œil ; position d’attente du commandant de «feu ! » dans le duel de cette époque. Et, à ce propos Raoulcroyait pouvoir penser encore ceci : « Je me rappelle fort bienqu’il m’a dit : Ce sont des pistolets dont je suis sûr. » D’où illui semblait logique de tirer cette conclusion interrogative : «Qu’est-ce que ça peut bien lui faire d’être sûr d’un pistolet dontil trouve inutile de se servir ? » Mais le Persan l’arrêtadans ses vagues essais de cogitation. Lui faisant signe de se teniren place, il remonta de quelques degrés l’escalier qu’ils venaientde quitter. Puis rapidement, il revint auprès de Raoul. « Noussommes stupides, lui souffla-t-il, nous allons être bientôtdébarrassés des ombres aux lanternes… Ce sont les pompiers qui fontleur ronde. »[4] Les deux hommes restèrent alors sur ladéfensive pendant au moins cinq longues minutes, puis le Persanentraîna à nouveau Raoul vers l’escalier qu’ils venaient dedescendre ; mais, tout à coup, son geste lui ordonna à nouveaul’immobilité. … Devant eux, la nuit remuait. « À plat ventre !» souffla le Persan. Les deux hommes s’allongèrent sur le sol. Iln’était que temps. … Une ombre qui ne portait cette fois aucunelanterne, … une ombre simplement dans l’ombre passait. Elle passaprès d’eux à les toucher. Ils sentirent, sur leurs visages, lesouffle chaud de son manteau… Car ils purent suffisamment ladistinguer pour voir que l’ombre avait un manteau qui l’enveloppaitde la tête aux pieds. Sur la tête, un chapeau de feutre mou. … Elles’éloigna, rasant les murs du pied et quelquefois, donnant, dansles coins, des coups de pied aux murs. – C’est quelqu’un de lapolice du théâtre ? demanda Raoul. – C’est quelqu’un de bienpis ! répondit sans autre explication le Persan.[5] « Ouf ! fit le Persan… nous l’avonséchappé belle… Cette ombre me connaît et m’a déjà ramené deux foisdans le bureau directorial. – Ce n’est pas… lui ? –Lui ?… s’il n’arrive pas par-derrière, nous verrons toujoursles yeux d’or !… C’est un peu notre force dans la nuit. Maisil peut arriver par-derrière… à pas de loup… et nous sommes mortssi nous ne tenons pas toujours nos mains comme si elles allaienttirer, à hauteur de l’œil, par-devant ! » Le Persan n’avaitpas fini de formuler à nouveau cette « ligne d’attitude » que,devant les deux hommes, une figure fantastique apparut. … Unefigure tout entière… un visage ; non point seulement deux yeuxd’or. … Mais tout un visage lumineux… toute une figure enfeu ! Oui, une figure en feu qui s’avançait à hauteur d’homme,mais sans corps ! Cette figure dégageait du feu. Elleparaissait, dans la nuit, comme une flamme à forme de figured’homme. « Oh ! fit le Persan dans ses dents, c’est lapremière fois que je la vois !… Le lieutenant de pompiersn’était pas fou ! Il l’avait bien vue, lui !… Qu’est-ceque c’est que cette flamme-là ? Ce n’est pas lui ! maisc’est peut-être lui qui nous l’envoie !… Attention !…Attention !… Votre main à hauteur de l’œil, au nom duCiel !… à hauteur de l’œil ! » La figure en feu, quiparaissait une figure d’enfer – de démon embrasé – s’avançaittoujours à hauteur d’homme, sans corps, au-devant des deux hommeseffarés… « Il nous envoie peut-être cette figure-là par-devant,pour mieux nous surprendre par-derrière… ou sur les côtés… on nesait jamais avec lui !… Je connais beaucoup de sestrucs !… mais celui-là !… celui-là… je ne le connais pasencore !… Fuyons !… par prudence !… n’est-cepas ?… par prudence !… la main à hauteur de l’œil. » Etils s’enfuirent, tous les deux, tout au long du long corridorsouterrain qui s’ouvrait devant eux. Au bout de quelques secondesde cette course, qui leur parut de longues, longues minutes, ilss’arrêtèrent. « Pourtant, dit le Persan, il vient rarement parici ! Ce côté-ci ne le regarde pas !… Ce côté-ci neconduit pas au Lac ni à la demeure du Lac !… Mais il saitpeut-être que nous sommes à ses trousses !… bien que je luiaie promis de le laisser tranquille désormais et de ne plusm’occuper de ses histoires. » Ce disant, il tourna la tête, etRaoul aussi tourna la tête. Or, ils aperçurent encore la tête enfeu derrière leurs deux têtes. Elle les avait suivis… Et elle avaitdû courir aussi et peut-être plus vite qu’eux, car il leur parutqu’elle s’était rapprochée. En même temps, ils commencèrent àdistinguer un certain bruit dont il leur était impossible dedeviner la nature ; ils se rendirent simplement compte que cebruit semblait se déplacer et se rapprocher avec laflamme-figure-d’homme. C’étaient des grincements ou plutôtcrissements, comme si des milliers d’ongles se fussent éraillés autableau noir, bruit effroyablement insupportable qui est encoreproduit quelquefois par une petite pierre à l’intérieur du bâton decraie qui vient grincer contre le tableau noir. Ils reculèrentencore, mais la figure-flamme avançait, avançait toujours, gagnantsur eux. On pouvait voir très bien ses traits maintenant. Les yeuxétaient tout ronds et fixes, le nez un peu de travers et la bouchegrande avec une lèvre inférieure en demi-cercle, pendante ; àpeu près comme les yeux, le nez et la lèvre de la lune, quand lalune est toute rouge, couleur de sang. Comment cette lune rougeglissait-elle dans les ténèbres, à hauteur d’homme sans pointd’appui, sans corps pour la supporter, du moins apparemment ?Et comment allait-elle si vite, tout droit, avec ses yeux fixes, sifixes ? Et tout ce grincement, craquement, crissement qu’elletraînait avec elle, d’où venait-il ? À un moment, le Persan etRaoul ne purent plus reculer et ils s’aplatirent contre lamuraille, ne sachant ce qu’il allait advenir d’eux à cause de cettefigure incompréhensible de feu et surtout, maintenant, du bruitplus intense, plus grouillant, plus vivant, très « nombreux », carcertainement ce bruit était fait de centaines de petits bruits quiremuaient dans les ténèbres, sous la tête-flamme. Elle avance, latête-flamme… la voilà ! avec son bruit !… la voilà àhauteur !… Et les deux compagnons, aplatis contre la muraille,sentent leurs cheveux se dresser d’horreur sur leurs têtes, car ilssavent maintenant d’où viennent les mille bruits. Ils viennent entroupe, roulés dans l’ombre par d’innombrables petits flotspressés, plus rapides que les flots qui trottent sur le sable, à lamarée montante, des petits flots de nuit qui moutonnent sous lalune, sous la lune-tête-flamme. Et les petits flots leur passentdans les jambes, leur montent dans les jambes, irrésistiblement.Alors, Raoul et le Persan ne peuvent plus retenir leurs crisd’horreur, d’épouvante et de douleur. Ils ne peuvent plus, nonplus, continuer de tenir leurs mains à hauteur de l’œil, – tenue duduel au pistolet à cette époque, avant le commandement de : «Feu ! » – Leurs mains descendent à leurs jambes pour repousserles petits îlots luisants, et qui roulent des petites chosesaiguës, des flots qui sont pleins de pattes, et d’ongles, et degriffes, et de dents. Oui, oui, Raoul et le Persan sont prêts às’évanouir comme le lieutenant de pompiers Papin. Mais la tête-feus’est retournée vers eux à leur hurlement. Et elle leur parle : «Ne bougez pas ! Ne bougez pas !… Surtout, ne me suivezpas !… C’est moi le tueur de rats !… Laissez-moi passeravec mes rats !… » Et brusquement, la tête-feu disparaît,évanouie dans les ténèbres, cependant que devant elle le couloir,au loin s’éclaire, simple résultat de la manœuvre que le tueur derats vient de faire subir à sa lanterne sourde. Tout à l’heure,pour ne point effaroucher les rats devant lui, il avait tourné salanterne sourde sur lui-même, illuminant sa propre tête ;maintenant, pour hâter sa fuite, il éclaire l’espace noir devantelle… Alors il bondit, entraînant avec lui tous les flots de rats,grimpants, crissants, tous les mille bruits… Le Persan et Raoul,libérés, respirent, quoique tremblants encore. « J’aurais dû merappeler qu’Érik m’avait parlé du tueur de rats, fit le Persan,mais il ne m’avait pas dit qu’il se présentait sous cet aspect… etc’est bizarre que je ne l’aie jamais rencontré.[6] «Ah ! j’ai bien cru que c’était encore là l’un des tours dumonstre !… soupira-t-il… Mais non, il ne vient jamais dans cesparages ! – Nous sommes donc bien loin du lac ?interrogea Raoul. Quand donc arriverons-nous, monsieur ?…Allons au lac ! Allons au lac !… Quand nous serons au lacnous appellerons, nous secouerons les murs, nous crierons !…Christine nous entendra !… Et Lui aussi nous entendra !…Et puisque vous le connaissez, nous lui parlerons ! –Enfant ! fit le Persan… Nous n’entrerons jamais dans lademeure du Lac par le lac ! – Pourquoi cela ? – Parce quec’est là qu’il a accumulé toute sa défense… Moi-même je n’ai jamaispu aborder sur l’autre rive !… sur la rive de lamaison !… Il faut traverser le lac d’abord… et il est biengardé !… Je crains que plus d’un de ceux – anciensmachinistes, vieux fermeurs de portes, – que l’on n’a jamais revus,n’aient simplement tenté de traverser le lac… C’est terrible… J’aifailli moi-même y rester… Si le monstre ne m’avait reconnu àtemps !… Un conseil, monsieur, n’approchez jamais du lac… Etsurtout, bouchez-vous les oreilles si vous entendez chanter la Voixsous l’eau, la voix de la Sirène. – Mais alors, reprit Raoul dansun transport de fièvre, d’impatience et de rage, que faisons-nousici ?… Si vous ne pouvez rien pour Christine, laissez-moi aumoins mourir pour elle. » Le Persan essaya de calmer le jeunehomme. « Nous n’avons qu’un moyen de sauver Christine Daaé,croyez-moi, c’est de pénétrer dans cette demeure sans que lemonstre s’en aperçoive. – Nous pouvons espérer cela,monsieur ? – Eh ! si je n’avais pas cet espoir-là, je neserais pas venu vous chercher ! – Et par où peut-on entrerdans la demeure du Lac, sans passer par le lac ? – Par letroisième dessous, d’où nous avons été si malencontreusementchassés… monsieur, et où nous allons retourner de ce pas… Je vaisvous dire, monsieur, fit le Persan, la voix soudain altérée… jevais vous dire l’endroit exact… Cela se trouve entre une ferme etun décor abandonné du Roi de Lahore, exactement, exactement àl’endroit où est mort Joseph Buquet… – Ah ! ce chef machinisteque l’on a trouvé pendu ? – Oui, monsieur, ajouta sur unsingulier ton le Persan, et dont on n’a pu retrouver lacorde !… Allons ! du courage… et en route !… etremettez votre main en garde, monsieur… Mais où sommes-nousdonc ? » Le Persan dut allumer à nouveau sa lanterne sourde.Il en dirigea le jet lumineux sur deux vastes corridors qui secroisaient à angle droit et dont les voûtes se perdaient àl’infini. « Nous devons être, dit-il ; dans la partie réservéeplus particulièrement au service des eaux… Je n’aperçois aucun feuvenant des calorifères. » Il précéda Raoul, cherchant son chemin,s’arrêtant brusquement quand il redoutait le passage de quelquehydraulicien, puis ils eurent à se garer de la lueur d’une sorte deforge souterraine que l’on finissait d’éteindre et devant laquelleRaoul reconnut les démons entr’aperçus par Christine lors de sonpremier voyage au jour de sa première captivité. Ainsi, ilsrevenaient peu à peu jusque sous les prodigieux dessous de lascène. Ils devaient être alors tout au fond de la cuve, à une trèsgrande profondeur, si l’on songe que l’on a creusé la terre àquinze mètres au-dessous des couches d’eau qui existaient danstoute cette partie de la capitale ; et l’on dut épuiser toutel’eau… On en retira tant que, pour se faire une idée de la massed’eau expulsée par les pompes, il faudrait se représenter ensurface la cour du Louvre et en hauteur une fois et demie les toursde Notre-Dame. Tout de même, il fallut garder un lac. À ce moment,le Persan toucha une paroi et dit : « Si je ne me trompe, voici unmur qui pourrait bien appartenir à la demeure du Lac ! » Ilfrappait alors contre une paroi de la cuve. Et peut-être n’est-ilpoint inutile que le lecteur sache comment avaient été construitsle fond et les parois de la cuve. Afin d’éviter que les eaux quientourent la construction ne restassent en contact immédiat avecles murs soutenant tout l’établissement de la machinerie théâtraledont l’ensemble de charpentes, de menuiserie, de serrurerie, detoiles peintes à la détrempe doit être tout spécialement préservéde l’humidité, l’architecte s’est vu dans la nécessité d’établirpartout une double enveloppe. Le travail de cette double enveloppedemanda toute une année. C’est contre le mur de la premièreenveloppe intérieure que frappait le Persan en parlant à Raoul dela demeure du Lac. Pour quelqu’un qui eût connu l’architecture dumonument, le geste du Persan semblait indiquer que la mystérieusemaison d’Érik avait été construite dans la double enveloppe, forméed’un gros mur construit en batardeau, puis par un mur de briques,une énorme couche de ciment et un autre mur de plusieurs mètresd’épaisseur. Aux paroles du Persan, Raoul s’était jeté contre laparoi, et avidement avait écouté. … Mais il n’entendit rien… rienque des pas lointains qui résonnaient sur le plancher dans lesparties hautes du théâtre. Le Persan avait à nouveau éteint salanterne. « Attention ! fit-il… gare à la main ! etmaintenant silence ! car nous allons essayer encore depénétrer chez lui. » Et il l’entraîna jusqu’au petit escalier quetout à l’heure ils avaient descendu. … Ils remontèrent, s’arrêtantà chaque marche, épiant l’ombre et le silence… Ainsi seretrouvèrent-ils au troisième dessous… Le Persan fit alors signe àRaoul de se mettre à genoux, et c’est ainsi, en se traînant sur lesgenoux et sur une main – l’autre main étant toujours dans laposition indiquée – qu’ils arrivèrent contre la paroi du fond.Contre cette paroi, il y avait une vaste toile abandonnée du décordu Roi de Lahore. … Et, tout près de ce décor, un portant… Entre cedécor et ce portant, il y avait tout juste la place d’un corps. …Un corps, qu’un jour on avait trouvé pendu… le corps de JosephBuquet. Le Persan, toujours sur ses genoux, s’était arrêté… Ilécoutait. Un moment, il sembla hésiter et regarda Raoul, puis sesyeux se fixèrent au-dessus, vers le deuxième dessous, qui leurenvoyait la faible lueur d’une lanterne, dans l’intervalle de deuxplanches. Évidemment, cette lueur gênait le Persan. Enfin, il hochala tête et se décida. Il se glissa entre le portant et le décor duRoi de Lahore. Raoul était sur ses talons. La main libre du Persantâtait la paroi. Raoul le vit un instant appuyer fortement sur laparoi comme il avait appuyé sur le mur de la loge de Christine… …Et une pierre bascula… Il y avait maintenant un trou dans la paroi…Le Persan sortit cette fois son pistolet de sa poche et indiqua àRaoul qu’il devait l’imiter. Il arma le pistolet. Et résolument,toujours à genoux il s’engagea dans le trou que la pierre, enbasculant, avait fait dans le mur. Raoul, qui avait voulu passer lepremier, dut se contenter de le suivre. Ce trou était fort étroit.Le Persan s’arrêta presque tout de suite. Raoul l’entendait tâterla pierre autour de lui. Et puis, il sortit encore sa lanternesourde et se pencha en avant, examina quelque chose sous lui etéteignit aussitôt la lanterne. Raoul l’entendit qui lui disait dansun souffle : « Il va falloir nous laisser tomber de quelquesmètres, sans bruit ; défaites vos bottines. » Le Persanprocédait déjà lui-même à cette opération. Il passa ses chaussuresà Raoul. « Déposez-les, fit-il, au-delà du mur… Nous lesretrouverons en sortant. »[7] Sur ce, lePersan avança un peu. Puis, il se retourna tout à fait, toujours àgenoux et se trouva ainsi tête à tête avec Raoul. Il lui dit : « Jevais me suspendre par les mains à l’extrémité de la pierre et melaisser tomber dans sa maison. Ensuite, vous ferez exactement commemoi. N’ayez crainte : je vous recevrai dans mes bras. » Le Persanfit comme il le disait ; et, au-dessous de lui, Raoul entenditbientôt un bruit sourd qui était produit évidemment par la chute duPersan. Le jeune homme tressaillit dans la crainte que ce bruit nerévélât leur présence. Cependant, plus que ce bruit, l’absence detout autre bruit était pour Raoul un affreux sujet d’angoisse.Comment ! d’après le Persan, ils venaient de pénétrer dans lesmurs mêmes de la demeure du Lac, et l’on n’entendait pointChristine !… Pas un cri !… Pas un appel !… Pas ungémissement !… Grands dieux ! arriveraient-ils troptard ?… Raclant, de ses genoux, la muraille, s’accrochant à lapierre de ses doigts nerveux, Raoul, à son tour, se laissa tomber.Et aussitôt il sentit une étreinte. « C’est moi ! fit lePersan, silence ! » Et ils restèrent immobiles, écoutant…Jamais, autour d’eux, la nuit n’avait été plus opaque… Jamais lesilence plus pesant ni plus terrible… Raoul s’enfonçait les onglesdans les lèvres pour ne pas hurler : « Christine ! C’estmoi !… Réponds-moi si tu n’es pas morte, Christine ? »Enfin, le jeu de la lanterne sourde recommença. Le Persan endirigea les rayons au-dessus de leurs têtes, contre la muraille,cherchant le trou par lequel ils étaient venus et ne le trouvantplus… « Oh ! fit-il… la pierre s’est refermée d’elle-même. »Et le jet lumineux de la lanterne descendit le long du mur, puisjusqu’au parquet. Le Persan se baissa et ramassa quelque chose, unesorte de fil qu’il examina une seconde et rejeta avec horreur. « Lefil du Pendjab ! murmura-t-il. – Qu’est-ce ? demandaRaoul. – Ça, répondit le Persan en frissonnant, ça pourrait bienêtre la corde du pendu que l’on a tant cherchée !… » Et,subitement pris d’une anxiété nouvelle, il promena le petit disquerouge de sa lanterne sur les murs… Ainsi il éclaira, événementbizarre, un tronc d’arbre qui semblait encore tout vivant avec sesfeuilles… et les branches de cet arbre montaient tout le long de lamuraille et allaient se perdre dans le plafond. À cause de lapetitesse du disque lumineux, il était difficile d’abord de serendre compte des choses… on voyait un coin de branches… et puisune feuille… et une autre… et à côté, on ne voyait rien du tout…rien que le jet lumineux qui semblait se refléter lui-même… Raoulglissa sa main sur ce rien du tout, sur ce reflet… « Tiens !fit-il… le mur, c’est une glace ! – Oui ! uneglace ! » dit le Persan, sur le ton de l’émotion la plusprofonde. Et il ajouta, en passant sa main qui tenait le pistoletsur son front en sueur : « Nous sommes tombés dans la chambre dessupplices ! »

Chapitre 9Intéressantes et instructives tribulations d’un Persan dans lesdessous de l’Opéra

Le Persan a raconté lui-même, comment il avait vainement tenté,jusqu’à cette nuit-là, de pénétrer dans la demeure du Lac par lelac ; comment il avait découvert l’entrée du troisièmedessous, et comment, finalement, le vicomte de Chagny et lui setrouvèrent aux prises avec l’infernale imagination du fantôme dansla chambre des supplices. Voici le récit écrit qu’il nous a laissé(dans des conditions qui seront précisées plus tard) et auquel jen’ai pas changé un mot. Je le donne tel quel, parce que je n’ai pascru devoir passer sous silence les aventures personnelles du darogaautour de la maison du Lac, avant qu’il n’y tombât de compagnieavec Raoul. Si, pendant quelques instants, ce début fortintéressant semble un peu nous éloigner de la chambre dessupplices, ce n’est que pour mieux nous y amener tout de suite,après vous avoir expliqué des choses fort importantes et certainesattitudes et manières de faire du Persan, qui ont pu paraître bienextraordinaires.

« C’était la première fois que je pénétrais dans la maison duLac, écrit le Persan. En vain avais-je prié l’amateur de trappes –c’est ainsi que, chez nous, en Perse, on appelait Érik – de m’enouvrir les mystérieuses portes. Il s’y était toujours refusé. Moiqui étais payé pour connaître beaucoup de ses secrets et de sestrucs, j’avais en vain essayé, par ruse, de forcer la consigne.Depuis que j’avais retrouvé Érik à l’Opéra, où il semblait avoirélu domicile, souvent, je l’avais épié, tantôt dans les couloirs dudessus, tantôt dans ceux du dessous, tantôt sur la rive même duLac, alors qu’il se croyait seul, qu’il montait dans la petitebarque et qu’il abordait directement au mur d’en face. Mais l’ombrequi l’entourait était toujours trop opaque pour me permettre devoir à quel endroit exact il faisait jouer sa porte dans le mur. Lacuriosité, et aussi une idée redoutable qui m’était venue enréfléchissant à quelques propos que le monstre m’avait tenus, mepoussèrent, un jour que je me croyais seul à mon tour, à me jeterdans la petite barque et à la diriger vers cette partie du mur oùj’avais vu disparaître Érik. C’est alors que j’avais eu affaire àla Sirène qui gardait les abords de ces lieux, et dont le charmeavait failli m’être fatal, dans les conditions précises que voici.Je n’avais pas plus tôt quitté la rive, que le silence parmi lequelje naviguais fut insensiblement troublé par une sorte de soufflechantant qui m’entoura. C’était à la fois une respiration et unemusique ; cela montait doucement des eaux du lac et j’en étaisenveloppé sans que je pusse découvrir par quel artifice. Cela mesuivait, se déplaçait avec moi, et cela était si suave, que cela neme faisait pas peur. Au contraire, dans le désir de me rapprocherde la source de cette douce et captivante harmonie, je me penchai,au-dessus de ma petite barque, vers les eaux, car il ne faisaitpoint de doute pour moi que ce chant venait des eaux elles-mêmes.J’étais déjà au milieu du lac et il n’y avait personne d’autre dansla barque que moi ; la voix, car c’était bien maintenantdistinctement une voix, – était à côté de moi, sur les eaux. Je mepenchai… Je me penchai encore… Le lac était d’un calme parfait etle rayon de lune qui, après avoir passé par le soupirail de la rueScribe, venait l’éclairer, ne me montra absolument rien sur sasurface lisse et noire comme de l’encre. Je me secouai un peu lesoreilles dans le dessein de me débarrasser d’un bourdonnementpossible, mais je dus me rendre à cette évidence qu’il n’y a pointde bourdonnement d’oreilles aussi harmonieux que le soufflechantant qui me suivait et qui, maintenant, m’attirait.

Si j’avais été un esprit superstitieux ou facilement accessibleaux faibles, je n’aurais point manqué de penser que j’avais affaireà quelque sirène chargée de troubler le voyageur assez hardi pourvoyager sur les eaux de la maison du Lac, mais, Dieu merci !je suis d’un pays où l’on aime trop le fantastique pour ne point leconnaître à fond et je l’avais moi-même trop étudié jadis : avecles trucs les plus simples, quelqu’un qui connaît son métier peutfaire travailler la pauvre imagination humaine.

Je ne doutai donc point que je me trouvais aux prises avec unenouvelle invention d’Érik, mais encore une fois cette inventionétait si parfaite que, en me penchant au-dessus de la petitebarque, j’étais moins poussé par le désir d’en découvrir lasupercherie que de jouir de son charme.

Et je me penchai, je me penchai… à chavirer.

Tout à coup, deux bras monstrueux sortirent du sein des eaux etm’agrippèrent le cou, m’entraînant dans le gouffre avec une forceirrésistible. J’étais certainement perdu si je n’avais eu le tempsde jeter un cri auquel Érik me reconnut.

Car c’était lui, et au lieu de me noyer comme il en avait eucertainement l’intention, il nagea et me déposa doucement sur larive.

« Vois comme tu es imprudent, me dit-il en se dressant devantmoi tout ruisselant de cette eau d’enfer. Pourquoi tenter d’entrerdans ma demeure ! Je ne t’ai pas invité. Je ne veux ni de toi,ni de personne au monde ! Ne m’as-tu sauvé la vie que pour mela rendre insupportable ? Si grand que soit le service rendu,Érik finira peut-être par l’oublier et tu sais que rien ne peutretenir Érik, pas même Érik lui-même. »

Il parlait, mais maintenant je n’avais d’autre désir que deconnaître ce que j’appelais déjà le truc de la sirène. Il voulutbien contenter ma curiosité, car Érik, qui est un vrai monstre –pour moi, c’est ainsi que je le juge, ayant eu, hélas ! enPerse, l’occasion de le voir à l’œuvre – est encore par certainscôtés un véritable enfant présomptueux et vaniteux, et il n’aimerien tant, après avoir étonné son monde, que de prouver toutel’ingéniosité vraiment miraculeuse de son esprit.

Il se mit à rire et me montra une longue tige de roseau.

« C’est bête comme chou ! me dit-il, mais c’est biencommode pour respirer et pour chanter dans l’eau ! C’est untruc que j’ai appris aux pirates du Tonkin, qui peuvent ainsirester cachés des heures entières au fond des rivières. »[8] Je lui parlai sévèrement. « C’est un trucqui a failli me tuer ! fis-je… et il a été peut-être fatal àd’autres ! » Il ne me répondit pas, mais il se leva devant moiavec cet air de menace enfantine que je lui connais bien. Je nem’en « laissai pas imposer ». Je lui dis très net : « Tu sais ceque tu m’as promis, Érik ! plus de crimes ! – Est-ce quevraiment, demanda-t-il en prenant un air aimable, j’ai commis descrimes ? – Malheureux !… m’écriai-je… Tu as donc oubliéles heures roses de Mazenderan ? – Oui, répondit-il, tristetout à coup, j’aime mieux les avoir oubliées, mais j’ai bien faitrire la petite sultane. – Tout cela, déclarai-je, c’est du passé…mais il y a le présent… et tu me dois compte du présent, puisque,si je l’avais voulu, il n’existerait pas pour toi !…Souviens-toi de cela, Érik : je t’ai sauvé la vie ! » Et jeprofitai du tour qu’avait pris la conversation pour lui parlerd’une chose qui, depuis quelque temps, me revenait souvent àl’esprit. « Érik, demandai-je… Érik, jure-moi… – Quoi ?fit-il, tu sais bien que je ne tiens pas mes serments. Les sermentssont faits pour attraper les nigauds. – Dis-moi… Tu peux bien medire ça, à moi ? – Eh bien ? – Eh bien !… Le lustre…le lustre ? Érik… – Quoi, le lustre ? – Tu sais bien ceque je veux dire ? – Ah ! ricana-t-il, ça, le lustre… jeveux bien te le dire !… Le lustre, ça n’est pas moi !… Ilétait très usé, le lustre… » Quand il riait, Érik était pluseffrayant encore. Il sauta dans la barque en ricanant d’une façonsi sinistre que je ne pus m’empêcher de trembler. « Très usé, cherDaroga[9] ! Très usé, le lustre… Il est tombétout seul… Il a fait boum ! Et maintenant, un conseil, Daroga,va te sécher, si tu ne veux pas attraper un rhume decerveau !… et ne remonte jamais dans ma barque… et surtoutn’essaie pas d’entrer dans ma maison… je ne suis pas toujours là…Daroga ! Et j’aurais du chagrin à te dédier ma Messe desmorts !» Ce disant et ricanant, il était debout à l’arrière desa barque et godillait avec un balancement de singe. Il avait bienl’air alors du fatal rocher, avec ses yeux d’or en plus. Et puis,je ne vis bientôt plus que ses yeux et enfin il disparut dans lanuit du lac. C’est à partir de ce jour que je renonçai à pénétrerdans sa demeure par le lac ! Évidemment, cette entrée-là étaittrop bien gardée, surtout depuis qu’il savait que je laconnaissais. Mais je pensais bien qu’il devait s’en trouver uneautre, car plus d’une fois j’avais vu disparaître Érik dans letroisième dessous, alors que je le surveillais et sans que je pusseimaginer comment. Je ne saurais trop le répéter, depuis que j’avaisretrouvé Érik, installé à l’Opéra, je vivais dans une perpétuelleterreur de ses horribles fantaisies, non point en ce qui pouvait meconcerner, certes, mais je redoutais tout de lui pour lesautres[10]. Et quand il arrivait quelque accident,quelque événement fatal, je ne manquais point de me dire : « C’estpeut-être Érik !… » comme d’autres disaient autour de moi : «C’est le Fantôme !… » Que de fois n’ai-je point entenduprononcer cette phrase par des gens qui souriaient ! Lesmalheureux ! s’ils avaient su que ce fantôme existait en chairet en os et était autrement terrible que l’ombre vaine qu’ilsévoquaient, je jure bien qu’ils eussent cessé de se moquer !…S’ils avaient su seulement ce dont Érik était capable, surtout dansun champ de manœuvre comme l’Opéra !… Et s’ils avaient connule fin fond de ma pensée redoutable !… Pour moi, je ne vivaisplus… Bien qu’Érik m’eût annoncé fort solennellement qu’il avaitbien changé et qu’il était devenu le plus vertueux des hommes,depuis qu’il était aimé pour lui-même, phrase qui me laissa sur lecoup affreusement perplexe, je ne pouvais m’empêcher de frémir ensongeant au monstre. Son horrible, unique et repoussante laideur lemettait au ban de l’humanité, et il m’était apparu bien souventqu’il ne se croyait plus, par cela même, aucun devoir vis-à-vis dela race humaine. La façon dont il m’avait parlé de ses amoursn’avait fait qu’augmenter mes transes, car je prévoyais dans cetévénement auquel il avait fait allusion sur un ton de hâblerie queje lui connaissais, la cause de drames nouveaux et plus affreux quetout le reste. Je savais jusqu’à quel degré de sublime et dedésastreux désespoir pouvait aller la douleur d’Érik, et les proposqu’il m’avait tenus – vaguement annonciateurs de la plus horriblecatastrophe – ne cessaient point d’habiter ma pensée redoutable.D’autre part, j’avais découvert le bizarre commerce moral quis’était établi entre le monstre et Christine Daaé. Caché dans lachambre de débarras qui fait suite à la loge de la jeune diva,j’avais assisté à des séances admirables de musique, quiplongeaient évidemment Christine dans une merveilleuse extase, maistout de même je n’eusse point pensé que la voix d’Érik – qui étaitretentissante comme le tonnerre ou douce comme celle des anges, àvolonté – pût faire oublier sa laideur. Je compris tout quand jedécouvris que Christine ne l’avait pas encore vu ! J’eusl’occasion de pénétrer dans la loge et, me souvenant des leçonsqu’autrefois il m’avait données, je n’eus point de peine à trouverle truc qui faisait pivoter le mur qui supportait la glace, et jeconstatai par quel truchement de briques creuses, de briquesporte-voix, il se taisait entendre de Christine comme s’il avaitété à ses côtés. Par là aussi je découvris le chemin qui conduit àla fontaine et au cachot – au cachot des communards – et aussi latrappe qui devait permettre à Érik de s’introduire directement dansles dessous de la scène. Quelques jours plus tard, quelle ne futpas ma stupéfaction d’apprendre, de mes propres yeux et de mespropres oreilles qu’Érik et Christine Daaé se voyaient, et desurprendre le monstre, penché sur la petite fontaine qui pleure,dans le chemin des communards (tout au bout, sous la terre) et entrain de rafraîchir le front de Christine Daaé évanouie. Un chevalblanc, le cheval du Prophète, qui avait disparu des écuries desdessous de l’Opéra, se tenait tranquillement auprès d’eux. Je memontrai. Ce fut terrible. Je vis des étincelles partir de deux yeuxd’or et je fus, avant que j’aie pu dire un mot, frappé, en pleinfront, d’un coup qui m’étourdit. Quand je revins à moi, Érik,Christine et le cheval blanc avaient disparu. Je ne doutais pointque la malheureuse ne fût prisonnière dans la demeure du Lac. Sanshésitation, je résolus de retourner sur la rive, malgré le dangercertain d’une pareille entreprise. Pendant vingt-quatre heures jeguettai, caché près de la berge noire, l’apparition du monstre, carje pensais bien qu’il devait sortir, forcé qu’il était d’allerfaire ses provisions. Et à ce propos, je dois dire que, quand ilsortait dans Paris ou qu’il osait se montrer en public, il mettaità la place de son horrible trou de nez, un nez de carton-pâte garnid’une moustache, ce qui ne lui enlevait point tout à fait son airmacabre, puisque, lorsqu’il passait, on disait derrière lui : «Tiens, voilà le père Trompe-la-Mort qui passe », mais ce qui lerendait à peu près – je dis à peu près – supportable à voir.J’étais donc à le guetter sur la rive du lac, – du lac Averne,comme il avait appelé, plusieurs fois, devant moi, en ricanant, sonlac – et fatigué de ma longue patience, je me disais encore : Ilest passé par une autre porte, celle du « troisième dessous »,quand j’entendis un petit clapotis dans le noir, je vis les deuxyeux d’or briller comme des fanaux, et bientôt la barque abordait.Érik sautait sur le rivage et venait à moi. « Voilà vingt-quatreheures que tu es là, me dit-il ; tu me gênes ! jet’annonce que tout cela finira très mal ! Et c’est bien toiqui l’auras voulu ! car ma patience est prodigieuse pourtoi !… Tu crois me suivre, immense niais, – (textuel) – etc’est moi qui te suis, et je sais tout ce que tu sais de moi, ici.Je t’ai épargné hier, dans mon chemin des communards ; mais jete le dis, en vérité, que je ne t’y revoie plus ! Tout celaest bien imprudent, ma parole ! et je me demande si tu saisencore ce que parler veut dire ! » Il était si fort en colèreque je n’eus garde, dans l’instant, de l’interrompre. Après avoirsoufflé comme un phoque, il précisa son horrible pensée – quicorrespondait à ma pensée redoutable. « Oui, il faut savoir unefois pour toutes – une fois pour toutes, c’est dit – ce que parlerveut dire ! Je te dis qu’avec tes imprudences – car tu t’esfait déjà arrêter deux fois par l’ombre au chapeau de feutre, quine savait pas ce que tu faisais dans les dessous et qui t’a conduitaux directeurs, lesquels t’ont pris pour un fantasque Persanamateur de trucs de féerie et de coulisses de théâtre (j’étais là…oui, j’étais là dans le bureau ; tu sais bien que je suispartout) – je te dis donc qu’avec tes imprudences, on finira par sedemander ce que tu cherches ici… et on finira par savoir que tucherches Érik… et on voudra, comme toi, chercher Érik… et ondécouvrira la maison du Lac… Alors, tant pis, mon vieux ! tantpis !… Je ne réponds plus de rien ! » Il souffla encorecomme un phoque. « De rien !… Si les secrets d’Érik ne restentpas les secrets d’Érik, tant pis pour beaucoup de ceux de la racehumaine ! C’est tout ce que j’avais à te dire et, à moins quetu ne sois un immense niais – (textuel) – cela devrait tesuffire ; à moins que tu ne saches ce que parler veutdire !… » Il s’était assis sur la partie arrière de sa barqueet tapait le bois de la petite embarcation avec ses talons, enattendant ce que j’avais à lui répondre ; je lui dissimplement. « Ce n’est pas Érik que je viens chercher ici !… –Et qui donc ? – Tu le sais bien : c’est Christine Daaé !» Il me répliqua : « J’ai bien le droit de lui donner rendez-vouschez moi. Je suis aimé pour moi-même. – Ce n’est pas vrai,fis-je ; tu l’as enlevée et tu la retiens prisonnière ! –Écoute, me dit-il, me promets-tu de ne plus t’occuper de mesaffaires si je te prouve que je suis aimé pour moi-même ? –Oui, je te le promets, répondis-je sans hésitation, car je pensaisbien que pour un tel monstre, telle preuve était impossible àfaire. – Eh bien, voilà ! c’est tout à fait simple !…Christine Daaé sortira d’ici comme il lui plaira et yreviendra !… Oui, y reviendra ! parce que cela luiplaira… y reviendra d’elle-même, parce qu’elle m’aime pourmoi-même !… – Oh ! je doute qu’elle revienne !… Maisc’est ton devoir de la laisser partir. – Mon devoir, immenseniais ! – (textuel). – C’est ma volonté… ma volonté de lalaisser partir, et elle reviendra… car elle m’aime !… Toutcela, je te dis, finira par un mariage… un mariage à la Madeleine,immense niais ! (textuel). Me crois-tu, à la fin ? Quandje te dis que ma messe de mariage est déjà écrite… tu verras ceKyrie… » Il tapota encore ses talons sur le bois de la barque, dansune espèce de rythme qu’il accompagnait à mi-voix en chantant : «Kyrie !… Kyrie !… Kyrie Eleison !… Tu verras, tuverras cette messe ! – Écoute, conclus-je, je te croirai si jevois Christine Daaé sortir de la maison du Lac et y revenirlibrement ! – Et tu ne t’occuperas plus de mes affaires ?Eh bien, tu verras cela ce soir… Viens au bal masqué. Christine etmoi irons y faire un petit tour… Tu iras ensuite te cacher dans lachambre de débarras et tu verras que Christine, qui aura regagné saloge, ne demandera pas mieux que de reprendre le chemin descommunards. – C’est entendu ! » Si je voyais cela, en effet,je n’aurais qu’à m’incliner, car une très belle personne a toujoursle droit d’aimer le plus horrible monstre, surtout quand, commecelui-ci, il a la séduction de la musique et quand cette personneest justement une très distinguée cantatrice. « Et maintenant,va-t’en ! car il faut que je parte pour aller faire monmarché !… » Je m’en allai donc, toujours inquiet du côté deChristine Daaé, mais ayant surtout, au fond de moi-même, une penséeredoutable, depuis qu’il l’avait réveillée si formidablement àpropos de mes imprudences. Je me disais : « Comment tout celava-t-il finir ? » Et, bien que je fusse assez fataliste detempérament, je ne pouvais me défaire d’une indéfinissable angoisseà cause de l’incroyable responsabilité que j’avais prise un jour,en laissant vivre le monstre qui menaçait aujourd’hui beaucoup deceux de la race humaine. À mon prodigieux étonnement, les choses sepassèrent comme il me l’avait annoncé. Christine Daaé sortit de lamaison du Lac et y revint plusieurs fois sans qu’apparemment elle yfût forcée. Mon esprit voulut alors se détacher de cet amoureuxmystère, mais il était fort difficile, surtout pour moi – à causede la redoutable pensée – de ne point songer à Érik. Toutefois,résigné à une extrême prudence, je ne commis point la faute deretourner sur les bords du lac ni de reprendre le chemin descommunards. Mais la hantise de la porte secrète du troisièmedessous me poursuivant, je me rendis plus d’une fois directementdans cet endroit que je savais désert le plus souvent dans lajournée. J’y faisais des stations interminables en me tournant lespouces et caché par un décor du Roi de Lahore, qu’on avait laissélà, je ne sais pas pourquoi, car on ne jouait pas souvent le Roi deLahore. Tant de patience devait être récompensée. Un jour, je visvenir à moi, sur ses genoux, le monstre. J’étais certain qu’il neme voyait pas. Il passa entre le décor qui se trouvait là et unportant, alla jusqu’à la muraille et agit, à un endroit que jeprécisai de loin, sur un ressort qui fit basculer une pierre, luiouvrant un passage. Il disparut par ce passage et la pierre sereferma derrière lui. J’avais le secret du monstre, secret quipouvait, à mon heure, me livrer la demeure du Lac. Pour m’enassurer, j’attendis au moins une demi-heure et fis, à mon tour,jouer le ressort. Tout se passa comme pour Érik. Mais je n’eusgarde de pénétrer moi-même dans le trou, sachant Érik chez lui.D’autre part, l’idée que je pouvais être surpris ici par Érik merappela soudain la mort de Joseph Buquet et, ne voulant pointcompromettre une pareille découverte, qui pouvait être utile àbeaucoup de monde, à beaucoup de ceux de la race humaine, jequittai les dessous du théâtre, après avoir soigneusement remis lapierre en place, suivant un système qui n’avait point varié depuisla Perse. Vous pensez bien que j’étais toujours très intéressé parl’intrigue d’Érik et de Christine Daaé, non point que j’obéisse enla circonstance à une maladive curiosité, mais bien à cause, commeje l’ai déjà dit, de cette pensée redoutable qui ne me quittait pas: « Si, pensais-je, Érik découvre qu’il n’est pas aimé pourlui-même, nous pouvons nous attendre à tout. » Et, ne cessantd’errer – prudemment – dans l’Opéra, j’appris bientôt la vérité surles tristes amours du monstre. Il occupait l’esprit de Christinepar la terreur, mais le cœur de la douce enfant appartenait toutentier au vicomte Raoul de Chagny. Pendant que ceux-ci jouaienttous deux, comme deux innocents fiancés, dans les dessus de l’Opéra– fuyant le monstre – ils ne se doutaient pas que quelqu’unveillait sur eux. J’étais décidé à tout : à tuer le monstre s’il lefallait et à donner des explications ensuite à la justice. MaisÉrik ne se montra pas – et je n’en étais pas plus rassuré pourcela. Il faut que je dise tout mon calcul. Je croyais que lemonstre, chassé de sa demeure par la jalousie, me permettrait ainside pénétrer sans péril dans la maison du Lac, par le passage dutroisième dessous. J’avais tout intérêt, pour tout le monde, àsavoir exactement ce qu’il pouvait bien y avoir là-dedans ! Unjour, fatigué d’attendre une occasion, je fis jouer la pierre etaussitôt j’entendis une musique formidable ; le monstretravaillait, toutes portes ouvertes chez lui, à son Don Juantriomphant. Je savais que c’était là l’œuvre de sa vie. Je n’avaisgarde de bouger et je restai prudemment dans mon trou obscur. Ils’arrêta un moment de jouer et se prit à marcher à travers sademeure, comme un fou. Et il dit tout haut, d’une voixretentissante : « Il faut que tout cela soit fini avant ! Bienfini ! » Cette parole n’était pas encore pour me rassurer et,comme la musique reprenait, je fermai la pierre tout doucement. Or,malgré cette pierre fermée, j’entendais encore un vague chantlointain, lointain, qui montait du fond de la terre, comme j’avaisentendu le chant de la sirène monter du fond des eaux. Et je merappelai les paroles de quelques machinistes dont on avait souri aumoment de la mort de Joseph Buquet : « Il y avait autour du corpsdu pendu comme un bruit qui ressemblait au chant des morts. » Lejour de l’enlèvement de Christine Daaé, je n’arrivai au théâtrequ’assez tard dans la soirée et tremblant d’apprendre de mauvaisesnouvelles. J’avais passé une journée atroce, car je n’avais cessé,depuis la lecture d’un journal du matin annonçant le mariage deChristine et du vicomte de Chagny, de me demander si, après tout,je ne ferais pas mieux de dénoncer le monstre. Mais la raison merevint et je restai persuadé qu’une telle attitude ne pouvait queprécipiter la catastrophe possible. Quand ma voiture me déposadevant l’Opéra, je regardai ce monument comme si j’étais étonné, envérité, de le voir encore debout ! Mais je suis, comme toutbon Oriental, un peu fataliste et j’entrai, m’attendant àtout ! L’enlèvement de Christine Daaé à l’acte de la prison,qui surprit naturellement tout le monde, me trouva préparé. C’étaitsûr qu’Érik l’avait escamotée, comme le roi des prestidigitateursqu’il est, en vérité. Et je pensai bien que cette fois c’était lafin pour Christine et peut-être pour tout le monde. Si bien qu’unmoment je me demandai si je n’allais pas conseiller à tous cesgens, qui s’attardaient au théâtre, de se sauver. Mais encore jefus arrêté dans cette pensée de dénonciation, par la certitude oùj’étais que l’on me prendrait pour un fou. Enfin, je n ignorais pasque si, par exemple. je criais pour faire sortir tous ces gens : «Au feu ! » je pouvais être la cause d’une catastrophe,étouffements dans la fuite, piétinements, luttes sauvages. – pireque la catastrophe elle-même. Toutefois, je me résolus à agir sansplus tarder, personnellement. Le moment me semblait, du reste,propice. J’avais beaucoup de chances pour qu’Érik ne songeât, àcette heure, qu’à sa captive. Il fallait en profiter pour pénétrerdans sa demeure par le troisième dessous et je pensai, pour cetteentreprise, à m’adjoindre ce pauvre petit désespéré de vicomte,qui, au premier mot, accepta avec une confiance en moi qui metoucha profondément ; j’avais envoyé chercher mes pistoletspar mon domestique. Darius nous rejoignit avec la boite dans laloge de Christine. Je donnai un pistolet au vicomte et luiconseillai d’être prêt à tirer comme moi-même, car, après tout,Érik pouvait nous attendre derrière le mur. Nous devions passer parle chemin des communards et par la trappe. Le petit vicomte m’avaitdemandé, en apercevant mes pistolets, si nous allions nous battreen duel ? Certes ! et je dis : Quel duel ! Mais jen’eus le temps, bien entendu, de rien lui expliquer. Le petitvicomte est brave, mais tout de même il ignorait à peu près tout deson adversaire ! Et c’était tant mieux ! Qu’est-ce qu’unduel avec le plus terrible des bretteurs à côté d’un combat avec leplus génial des prestidigitateurs ? Moi-même, je me faisaisdifficilement à cette pensée que j’allais entrer en lutte avec unhomme qui n’est visible au fond que lorsqu’il le veut et qui, enrevanche, voit tout autour de lui, quand toute chose pour vousreste obscure !… Avec un homme dont la science bizarre, lasubtilité, l’imagination et l’adresse lui permettent de disposer detoutes les forces naturelles, combinées pour créer à vos yeux ou àvos oreilles l’illusion qui vous perd !… Et cela, dans lesdessous de l’Opéra, c’est-à-dire au pays même de lafantasmagorie ! Peut-on imaginer cela sans frémir ?Peut-on seulement avoir une idée de ce qui pourrait arriver auxyeux ou aux oreilles d’un habitant de l’Opéra, si on avait enfermédans l’Opéra – dans ses cinq dessous et ses vingt-cinq dessus – unRobert Houdin féroce et « rigolo », tantôt qui se moque et tantôtqui hait ! tantôt qui vide les poches et tantôt quitue !… Pensez-vous à cela : « Combattre l’amateur detrappes ? » – Mon Dieu ! en a-t-il fabriqué chez nous,dans tous nos palais, de ces étonnantes trappes pivotantes qui sontles meilleures des trappes ! – Combattre l’amateur de trappesau pays des trappes !… Si mon espoir était qu’il n’avait pointquitté Christine Daaé dans cette demeure du Lac où il avait dû latransporter, une fois encore, évanouie, ma terreur était qu’il fûtdéjà quelque part autour de nous, préparant le lacet du Pendjab.Nul mieux que lui ne sait lancer le lacet du Pendjab et il est leprince des étrangleurs comme il est le roi des prestidigitateurs.Quand il avait fini de faire rire la petite sultane, au temps desheures roses de Mazenderan, celle-ci demandait elle-même à ce qu’ils’amusât à la faire frissonner. Et il n’avait rien trouvé de mieuxque le jeu du lacet du Pendjab. Érik qui avait séjourné dansl’Inde, en était revenu avec une adresse incroyable à étrangler. Ilse faisait enfermer dans une cour où l’on amenait un guerrier, – leplus souvent un condamné à mort – armé d’une longue pique et d’unelarge épée. Érik, lui, n’avait que son lacet, et c’était toujoursdans le moment que le guerrier croyait abattre Érik d’un coupformidable, que l’on entendait le lacet siffler. D’un coup depoignet, Érik avait serré le mince lasso au col de son ennemi, etil le traînait aussitôt devant la petite sultane et ses femmes quiregardaient à une fenêtre et applaudissaient. La petite sultaneapprit, elle aussi, à lancer le lacet du Pendjab et tua ainsiplusieurs de ses femmes et même de ses amies en visite. Mais jepréfère quitter ce sujet terrible des heures roses de Mazenderan.Si j’en ai parlé, c’est que je dus, étant arrivé avec le vicomte deChagny dans les dessous de l’Opéra, mettre en garde mon compagnoncontre une possibilité toujours menaçante autour de nous,d’étranglement. Certes ! une fois dans les dessous, mespistolets ne pouvaient plus nous servir à rien, car j’étais biensûr que du moment qu’il ne s’était point opposé du premier coup ànotre entrée dans le chemin des communards, Érik ne se laisseraitplus voir. Mais il pouvait toujours nous étrangler. Je n’eus pointle temps d’expliquer tout cela au vicomte et même je ne sais si,ayant disposé de ce temps, j’en aurais usé pour lui raconter qu’ily avait quelque part, dans l’ombre, un lacet du Pendjab prêt àsiffler. C’était bien inutile de compliquer la situation et je mebornai à conseiller à M. de Chagny de tenir toujours sa main àhauteur de l’œil, le bras replié dans la position du tireur aupistolet qui attend le commandement de « feu ». Dans cetteposition, il est impossible, même au plus adroit étrangleur, delancer utilement le lacet du Pendjab. En même temps que le cou, ilvous prend le bras ou la main et ainsi ce lacet, que l’on peutfacilement délacer, devient inoffensif. Après avoir évité lecommissaire de police et quelques fermeurs de portes, puis lespompiers, et rencontré pour la première fois le tueur de rats etpassé inaperçu aux yeux de l’homme au chapeau de feutre, le vicomteet moi nous parvînmes sans encombre dans le troisième dessous,entre le portant et le décor du Roi de Lahore. Je fis jouer lapierre et nous sautâmes dans la demeure qu’Érik s’était construitedans la double enveloppe des murs de fondation de l’Opéra (et cela,le plus tranquillement du monde, puisque Érik a été un des premiersentrepreneurs de maçonnerie de Philippe Garnier, l’architecte del’Opéra, et qu’il avait continué à travailler, mystérieusement,tout seul, quand les travaux étaient officiellement suspendus,pendant la guerre, le siège de Paris et la Commune). Je connaissaisassez mon Érik pour caresser la présomption d’arriver à découvrirtous les trucs qu’il avait pu se fabriquer pendant tout ce temps-là: aussi n’étais-je nullement rassuré en sautant dans sa maison. Jesavais ce qu’il avait fait de certain palais de Mazenderan. De laplus honnête construction du monde, il avait bientôt fait la maisondu diable, où l’on ne pouvait plus prononcer une parole sansqu’elle fût espionnée ou rapportée par l’écho. Que de drames defamille ! que de tragédies sanglantes le monstre traînaitderrière lui avec ses trappes ! Sans compter que l’on nepouvait jamais, dans les palais qu’il avait « truqués », savoirexactement où l’on se trouvait. Il avait des inventions étonnantes.Certainement, la plus curieuse, la plus horrible et la plusdangereuse de toutes était la chambre des supplices. À moins descas exceptionnels où la petite sultane s’amusait à faire souffrirle bourgeois, on n’y laissait guère entrer que les condamnés àmort. C’était, à mon avis, la plus atroce imagination des heuresroses de Mazenderan. Aussi, quand le visiteur qui était entré dansla chambre des supplices en « avait assez », il lui était toujourspermis d’en finir avec un lacet du Pendjab qu’on laissait à sadisposition au pied de l’arbre de fer ! Or, quel ne fut pasmon émoi, aussitôt après avoir pénétré dans la demeure du monstre,en m’apercevant que la pièce dans laquelle nous venions de sauter,M. le vicomte de Chagny et moi, était justement la reconstitutionexacte de la chambre des supplices des heures roses de Mazenderan.À nos pieds, je trouvai le lacet du Pendjab que j’avais tantredouté toute la soirée. J’étais convaincu que ce fil avait déjàservi pour Joseph Buquet. Le chef machiniste avait dû, comme moi,surprendre certain soir Érik au moment où il faisait jouer lapierre du troisième dessous. Curieux, il avait à son tour tenté lepassage avant que la pierre ne se refermât et il était tombé dansla chambre des supplices, et il n’en était sorti que pendu.J’imaginai très bien Érik traînant le corps dont il voulait sedébarrasser jusqu’au décor du Roi de Lahore et l’y suspendant, pourfaire un exemple ou pour grossir la terreur superstitieuse quidevait l’aider à garder les abords de la caverne ! Mais, aprèsréflexion, Érik revenait chercher le lacet du Pendjab, qui est trèssingulièrement fait de boyaux de chat et qui aurait pu exciter lacuriosité d’un juge d’instruction. Ainsi s’expliquait ladisparition de la corde de pendu. Et voilà que je le découvrais ànos pieds, le lacet, dans la chambre des supplices !… Je nesuis point pusillanime, mais une sueur froide m’inonda le visage.La lanterne dont je promenais le petit disque rouge sur les paroisde la trop fameuse chambre, tremblait dans ma main. M. de Chagnys’en aperçut et me dit : « Que se passe-t-il donc, monsieur ?» Je lui fis signe violemment de se taire, car je pouvais avoirencore cette suprême espérance que nous étions dans la chambre dessupplices, sans que le monstre en sût rien ! Et même, cetteespérance-là n’était point le salut car je pouvais encore très bienm’imaginer que, du côté du troisième dessous, la chambre dessupplices était chargée de garder la demeure du Lac, et, celapeut-être, automatiquement. Oui, les supplices allaient peut-êtrecommencer automatiquement. Qui aurait pu dire quels gestes de nousils attendaient pour cela ? Je recommandai l’immobilité laplus absolue à mon compagnon. Un écrasant silence pesait sur nous.Et ma lanterne rouge continuait à faire le tour de la chambre dessupplices… je la reconnaissais… je la reconnaissais…

Chapitre 10Dans la chambre des supplices

Nous étions au centre d’une petite salle de forme parfaitementhexagonale… dont les six pans de murs étaient intérieurement garnisde glaces… du haut en bas… Dans les coins, on distinguait très bienles « rajoutis » de glace… les petits secteurs destinés à tournersur les tambours… oui, oui, je les reconnais… et je reconnaisl’arbre de fer dans un coin, au fond de l’un de ces petitssecteurs… l’arbre de fer, avec sa branche de fer… pour lespendus.

J’avais saisi le bras de mon compagnon. Le vicomte de Chagnyétait tout frémissant, tout prêt à crier à sa fiancée le secoursqu’il lui apportait… Je redoutais qu’il ne pût se contenir.

Tout à coup, nous entendîmes du bruit à notre gauche.

Ce fut d’abord comme une porte qui s’ouvrait et se refermait,dans la pièce à côté, puis il y eut un sourd gémissement. Je retinsplus fortement encore le bras de M. de Chagny, puis nous entendîmesdistinctement ces mots :

« C’est à prendre ou à laisser ! La messe de mariage ou lamesse des morts. »

Je reconnus la voix du monstre.

Il y eut encore un gémissement.

À la suite de quoi, un long silence.

J’étais persuadé, maintenant, que le monstre ignorait notreprésence dans sa demeure, car s’il en eût été autrement, il seserait bien arrangé pour que nous ne l’entendions point. Il lui eûtsuffi pour cela de fermer hermétiquement la petite fenêtreinvisible par laquelle les amateurs de supplices regardent dans lachambre des supplices.

Et puis, j’étais sûr que s’il avait connu notre présence, lessupplices eussent commencé tout de suite.

Nous avions donc, dès lors, un gros avantage sur Érik : nousétions à ses côtés et il n’en savait rien.

L’important était de ne le lui point faire savoir, et je neredoutais rien tant que l’impulsion du vicomte de Chagny quivoulait se ruer à travers les murs pour rejoindre Christine Daaé,dont nous croyions entendre, par intervalles, le gémissement.

« La messe des morts, ce n’est point gai ! reprit la voixd’Érik, tandis que la messe de mariage, parlez-moi de cela !c’est magnifique ! Il faut prendre une résolution et savoir ceque l’on veut ! Moi, il m’est impossible de continuer à vivrecomme ça, au fond de la terre, dans un trou, comme une taupe !Don Juan triomphant est terminé, maintenant je veux vivre commetout le monde. Je veux avoir une femme comme tout le monde et nousirons nous promener le dimanche. J’ai inventé un masque qui me faitla figure de n’importe qui. On ne se retournera même pas. Tu serasla plus heureuse des femmes. Et nous chanterons pour nous toutseuls, à en mourir. Tu pleures ! Tu as peur de moi ! Jene suis pourtant pas méchant au fond ! Aime-moi et tuverras ! Il ne m’a manqué que d’être aimé pour être bon !Si tu m’aimais, je serais doux comme un agneau et tu ferais de moice que tu voudrais. »

Bientôt le gémissement qui accompagnait cette sorte de litanied’amour, grandit, grandit. Je n’ai jamais rien entendu de plusdésespéré et M. de Chagny et moi reconnûmes que cette effrayantelamentation appartenait à Érik lui-même. Quant à Christine, elledevait, quelque part, peut-être de l’autre côté du mur que nousavions devant nous, se tenir, muette d’horreur, n’ayant plus laforce de crier, avec le monstre à ses genoux.

Cette lamentation était sonore et grondante et râlante comme laplainte d’un océan. Par trois fois Érik sortit cette plainte durocher de sa gorge.

« Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’aimes pas ! Tu nem’aimes pas ! »

Et puis, il s’adoucit :

« Pourquoi pleures-tu ? Tu sais bien que tu me fais de lapeine. »

Un silence.

Chaque silence pour nous était un espoir. Nous nous disions : «Il a peut-être quitté Christine derrière le mur. »

Nous ne pensions qu’à la possibilité d’avertir Christine Daaé denotre présence, sans que le monstre se doutât de rien.

Nous ne pouvions sortir maintenant de la chambre des supplicesque si Christine nous en ouvrait la porte ; et c’est à cettecondition première que nous pouvions lui porter secours, car nousignorions même où la porte pouvait se trouver autour de nous.

Tout à coup, le silence d’à côté fut troublé par le bruit d’unesonnerie électrique.

Il y eut un bondissement de l’autre côté du mur et la voix detonnerre d’Érik :

« On sonne ! donnez-vous donc la peine d’entrer ! » Unricanement lugubre.

« Qui est-ce qui vient encore nous déranger ? Attends-moiun peu ici… je m’en vais aller dire à la sirène d’ouvrir. »

Et des pas s’éloignèrent, une porte se ferma. Je n’eus point letemps de songer à l’horreur nouvelle qui se préparait ;j’oubliai que le monstre ne sortait que pour un crime nouveaupeut-être ; je ne compris qu’une chose : Christine seule étaitderrière le mur !

Le vicomte de Chagny l’appelait déjà. « Christine !Christine ! »

Du moment que nous entendions ce qui se disait dans la pièce àcôté, il n’y avait aucune raison pour que mon compagnon ne fût pasentendu à son tour. Et, cependant, le vicomte dut répéter plusieursfois son appel.

Enfin une faible voix parvint jusqu’à nous.

« Je rêve, disait-elle.

– Christine ! Christine ! c’est moi, Raoul. »Silence.

« Mais répondez-moi, Christine !… si vous êtes seule, aunom du Ciel, répondez-moi. »

Alors la voix de Christine murmura le nom de Raoul.

« Oui ! Oui ! C’est moi ! Ce n’est pas unrêve !… Christine, ayez confiance !… Nous sommes là pourvous sauver… mais pas une imprudence !… Quand vous entendrezle monstre, avertissez-nous.

– Raoul !… Raoul ! »

Elle se fit répéter plusieurs fois qu’elle ne rêvait pas et queRaoul de Chagny avait pu venir jusqu’à elle, conduit par uncompagnon dévoué qui connaissait le secret de la demeured’Érik.

Mais aussitôt à la trop rapide joie que nous lui apportionssuccéda une terreur plus grande. Elle voulait que Raoul s’éloignâtsur-le-champ. Elle tremblait qu’Érik ne découvrît sa cachette, car,en ce cas, il n’eût pas hésité à tuer le jeune homme. Elle nousapprit en quelques mots précipités qu’Érik était devenu tout à faitfou d’amour et qu’il était décidé à tuer tout le monde et lui-mêmeavec le monde, si elle ne consentait pas à devenir sa femme devantle maire et le curé, le curé de la Madeleine. Il lui avait donnéjusqu’au lendemain soir onze heures pour réfléchir. C’était ledernier délai. Il lui faudrait alors choisir, comme il disait,entre la messe de mariage et la messe des morts !

Et Érik avait prononcé cette phrase que Christine n’avait pastout à fait comprise : « Oui ou non ; si c’est non, tout lemonde est mort et enterré !»

Mais, moi, je comprenais tout à fait cette phrase, car ellerépondit d’une façon terrible à ma pensée redoutable.

« Pourriez-vous nous dire où est Érik ? » demandai-je. Ellerépondit qu’il devait être sorti de la demeure. « Pourriez-vousvous en assurer ?

– Non !… Je suis attachée… je ne puis faire un mouvement.»

En apprenant cela, M. de Chagny et moi ne pûmes retenir un cride rage. Notre salut, à tous les trois, dépendait de la liberté demouvements de la jeune fille.

Oh ! la délivrer ! Arriver jusqu’à elle !

« Mais où êtes-vous donc ? demandait encore Christine… Iln’y a que deux portes dans ma chambre : la chambre Louis-Philippe,dont je vous ai parlé, Raoul !… une porte par où entre et sortÉrik, et une autre qu’il n’a jamais ouverte devant moi et qu’il m’adéfendu de franchir jamais, parce qu’elle est, dit-il, la plusdangereuse des portes… la porte des supplices !…

– Christine, nous sommes derrière cette porte-là !…

– Vous êtes dans la chambre des supplices ?

– Oui, mais nous ne voyons pas la porte.

– Ah ! si je pouvais seulement me traîner jusque-là !…Je frapperais contre la porte et vous verriez bien l’endroit où estla porte.

– C’est une porte avec une serrure ? demandai-je.

– Oui, avec une serrure. »

Je pensai : Elle s’ouvre de l’autre côté avec une clef, commetoutes les portes, mais de notre côté à nous, elle s’ouvre avec leressort et le contrepoids, et cela ne va pas être facile àdécouvrir.

« Mademoiselle ! fis-je, il faut absolument que vous nousouvriez cette porte.

– Mais comment ? » répondit la voix éplorée de lamalheureuse… Nous entendîmes un corps qui se froissait, quiessayait de toute évidence de se libérer des liens quil’emprisonnaient…

« Nous ne nous en tirerons qu’avec la ruse, dis-je. Il fautavoir la clef de cette porte…

– Je sais où elle est, répondit Christine qui paraissait épuiséepar l’effort qu’elle venait de faire… Mais je suis bienattachée !… Le misérable !… »

Et il y eut un sanglot.

« Où est la clef ? demandai-je, en ordonnant à M. de Chagnyde se taire et de me laisser conduire l’affaire, car nous n’avionspas un moment à perdre.

– Dans la chambre, à côté de l’orgue, avec une autre petite clefen bronze à laquelle il m’a défendu de toucher également. Ellessont toutes deux dans un petit sac en cuir qu’il appelle : Le petitsac de la vie et de la mort… Raoul ! Raoul !…fuyez !… tout ici est mystérieux et terrible… et Érik vadevenir tout à fait fou… Et vous êtes dans la chambre dessupplices !… Allez-vous-en par où vous êtes venus ! Cettechambre-là doit avoir des raisons pour s’appeler d’un nompareil !

– Christine ! fit le jeune homme, nous sortirons d’iciensemble ou nous mourrons ensemble !

– Il ne tient qu’à nous de sortir d’ici tous sains et saufs,soufflai-je, mais il faut garder notre sang-froid. Pourquoi vousa-t-il attachée, mademoiselle ? Vous ne pouvez pourtant pasvous sauver de chez lui ! Il le sait bien !

– J’ai voulu me tuer ! Le monstre, ce soir, après m’avoirtransportée ici évanouie, à demi chloroformée, s’était absenté. Ilétait, paraît-il, – c’est lui qui me l’a dit, – allé chez sonbanquier !… Quand il est revenu, il m’a trouvée la figure ensang… j’avais voulu me tuer ! je m’étais heurté le frontcontre les murs.

– Christine ! gémit Raoul, et il se prit à sangloter.

– Alors, il m’a attachée… je n’ai le droit de mourir que demainsoir à onze heures !… »

Toute cette conversation à travers le mur était beaucoup plus «hachée » et beaucoup plus prudente que je ne pourrais en donnerl’impression en la transcrivant ici. Souvent nous nous arrêtions aumilieu d’une phrase, parce qu’il nous avait semblé entendre uncraquement, un pas, un remuement insolite… Elle nous disait : «Non ! Non ! ce n’est pas lui !… Il est sorti !Il est bien sorti ! J’ai reconnu le bruit que fait, en serefermant, le mur du lac.

– Mademoiselle ! déclarai-je, c’est le monstre lui-même quivous a attachée… c’est lui qui vous détachera… Il ne s’agit que dejouer la comédie qu’il faut pour cela !… N’oubliez pas qu’ilvous aime !

– Malheureuse, entendîmes-nous, comment ferais-je pour l’oublierjamais !

– Souvenez-vous-en pour lui sourire… suppliez-le… dites-lui queces liens vous blessent. »

Mais Christine Daaé nous fit :

« Chut !… J’entends quelque chose dans le mur duLac !… C’est lui !… Allez-vous-en !…Allez-vous-en !… Allez-vous-en !

– Nous ne nous en irions pas, même si nous le voulions !affirmai-je de façon à impressionner la jeune fille. Nous nepouvons plus partir ! Et nous sommes dans la chambre dessupplices !

– Silence ! » souffla encore Christine. Nous nous tûmestous les trois.

Des pas lourds se traînaient lentement derrière le mur, puiss’arrêtaient et refaisaient à nouveau gémir le parquet.

Puis il y eut un soupir formidable suivi d’un cri d’horreur deChristine et nous entendîmes la voix d’Érik.

« Je te demande pardon de te montrer un visage pareil ! jesuis dans un bel état, n’est-ce pas ? C’est de la faute del’autre ! Pourquoi a-t-il sonné ? Est-ce que je demande àceux qui passent l’heure qu’il est ? Il ne demandera plusl’heure à personne. C’est de la faute de la sirène… »

Encore un soupir, plus profond, plus formidable, venant du finfond de l’abîme d’une âme.

« Pourquoi as-tu crié, Christine ?

– Parce que je souffre, Érik.

– J’ai cru que je t’avais fait peur…

– Érik, desserrez mes liens… ne suis-je pas votreprisonnière ?

– Tu voudras encore mourir…

– Vous m’avez donné jusqu’à demain soir, onze heures, Érik…»

Les pas se traînent encore sur le plancher.

« Après tout, puisque nous devons mourir ensemble… et que jesuis aussi pressé que toi… oui, moi aussi, j’en ai assez de cettevie-là, tu comprends !… Attends, ne bouge pas, je vais tedélivrer… Tu n’as qu’un mot à dire : non ! et ce sera finitout de suite, pour tout le monde… Tu as raison… tu asraison ! Pourquoi attendre jusqu’à demain soir onzeheures ? Ah ! oui, parce que ça aurait été plusbeau !… j’ai toujours eu la maladie du décorum… du grandiose…c’est enfantin !… Il ne faut songer qu’à soi dans lavie !… à sa propre mort… le reste est du superflu… Tu regardescomme je suis mouillé ?… Ah ! ma chérie, c’est que j’aieu tort de sortir… Il fait un temps à ne pas mettre un chiendehors !… À part ça, Christine, je crois bien que j’ai deshallucinations… Tu sais, celui qui sonnait tout à l’heure chez lasirène, – va-t’en voir au fond du lac s’il sonne – eh bien, ilressemblait… Là, tourne-toi… es-tu contente ? Te voilàdélivrée… Mon Dieu ! tes poignets, Christine ! je leur aifait mal, dis ?… Cela seul mérite la mort… À propos de mort,il faut que je lui chante sa messe ! »

En entendant ces terribles propos, je ne pus m’empêcher d’avoirun affreux pressentiment… Moi aussi, j’avais sonné une fois à laporte du monstre… et sans le savoir, certes !… j’avais dûmettre en marche quelque courant avertisseur… Et je me souvenaisdes deux bras sortis des eaux noires comme de l’encre… Quel étaitencore le malheureux égaré sur ces rives ?

La pensée de ce malheureux-là m’empêchait presque de me réjouirdu stratagème de Christine, et, cependant, le vicomte de Chagnymurmurait à mon oreille ce mot magique : délivrée !… Quidonc ? Qui donc était l’autre ? Celui pour qui nousentendions en ce moment la messe des morts ?

Ah ! le chant sublime et furieux ! Toute la maison duLac en grondait… toutes les entrailles de la terre enfrissonnaient… Nous avions mis nos oreilles contre le mur de glacepour mieux entendre le jeu de Christine Daaé, le jeu qu’elle jouaitpour notre délivrance mais nous n’entendions plus rien que le jeude la messe des morts. Cela était plutôt une messe de damnés… Celafaisait, au fond de la terre, une ronde de démons.

Je me rappelle que le Dies irae qu’il chanta nous enveloppacomme d’un orage. Oui, nous avions de la foudre autour de nous etdes éclairs… Certes ! je l’avais entendu chanter autrefois… Ilallait même jusqu’à faire chanter les gueules de pierre de mestaureaux androcéphales, sur les murs du palais de Mazenderan… Maischanter comme ça, jamais ! jamais ! Il chantait comme ledieu du tonnerre…

Tout à coup, la voix et l’orgue s’arrêtèrent si brusquement queM. de Chagny et moi reculâmes derrière le mur, tant nous fûmessaisis… Et la voix subitement changée, transformée, grinçadistinctement toutes ces syllabes métalliques :

« Qu’est-ce que tu as fait de mon sac ? »

Chapitre 11Les supplices commencent

La voix répéta avec fureur :

« Qu’est-ce que tu as fait de mon sac ? »

Christine Daaé ne devait pas trembler plus que nous.

« C’était pour me prendre mon sac que tu voulais que je tedélivre, dis ?… »

On entendit des pas précipités, la course de Christine quirevenait dans la chambre Louis-Philippe, comme pour chercher unabri devant notre mur.

« Pourquoi fuis-tu ? disait la voix rageuse qui avaitsuivi… Veux-tu bien me rendre mon sac ! Tu ne sais donc pasque c’est le sac de la vie et de la mort ?

– Écoutez-moi, Érik, soupira la jeune femme… puisque désormaisil est entendu que nous devons vivre ensemble… qu’est-ce que çavous fait ?… Tout ce qui est à vous m’appartient !… »

Cela était dit d’une façon si tremblante que cela faisait pitié.La malheureuse devait employer ce qui lui restait d’énergie àsurmonter sa terreur… Mais ce n’était point avec d’aussi enfantinessupercheries, dites en claquant des dents, qu’on pouvait surprendrele monstre.

« Vous savez bien qu’il n’y a là-dedans que deux clefs…Qu’est-ce que vous voulez faire ? demanda-t-il.

– Je voudrais, fit-elle, visiter cette chambre que je ne connaispas et que vous m’avez toujours cachée… C’est une curiosité defemme ! ajouta-t-elle, sur un ton qui voulait se faire enjouéet qui ne dut réussir qu’à augmenter la méfiance d’Érik tant ilsonnait faux…

– Je n’aime pas les femmes curieuses ! répliqua Érik, etvous devriez vous méfier depuis l’histoire de Barbe-Bleue…Allons ! rendez-moi mon sac !… rendez-moi mon sac !…Veux-tu laisser la clef !… Petite curieuse ! »

Et il ricana pendant que Christine poussait un cri de douleur…Érik venait de lui reprendre le sac.

C’est à ce moment que le vicomte, ne pouvant plus se retenir,jeta un cri de rage et d’impuissance, que je parvins biendifficilement à étouffer sur ses lèvres…

« Ah mais ! fit le monstre… Qu’est-ce que c’est queça ?… Tu n’as pas entendu, Christine ?

– Non ! non ! répondait la malheureuse ; je n’airien entendu !

– Il me semblait qu’on avait jeté un cri !

– Un cri !… Est-ce que vous devenez fou, Érik ?… Quivoulez-vous donc qui crie, au fond de cette demeure ?… C’estmoi qui ai crié, parce que vous me faisiez mal !… Moi, je n’airien entendu !…

– Comme tu me dis cela !… Tu trembles !… Te voilà bienémue !… Tu mens !… On a crié ! on a crié !… Ily a quelqu’un dans la chambre des supplices !… Ah ! jecomprends maintenant !…

– Il n’y a personne, Érik !…

– Je comprends !…

– Personne !…

– Ton fiancé… peut-être !…

– Eh ! je n’ai pas de fiancé !… Vous le savezbien !… »

Encore un ricanement mauvais.

« Du reste, c’est si facile de le savoir… Ma petite Christine,mon amour… on n’a pas besoin d’ouvrir la porte pour voir ce qui sepasse dans la chambre des supplices… Veux-tu voir ? veux-tuvoir ?… Tiens !… S’il y a quelqu’un… s’il y a vraimentquelqu’un, tu vas voir s’illuminer tout là-haut, près du plafond,la fenêtre invisible… Il suffit d’en tirer le rideau noir et puisd’éteindre ici… Là, c’est fait… Éteignons ! Tu n’as pas peurde la nuit, en compagnie de ton petit mari !… »

Alors, on entendit la voix agonisante de Christine.

« Non !… J’ai peur !… Je vous dis que j’ai peur dansla nuit !… Cette chambre ne m’intéresse plus du tout !…C’est vous qui me faites tout le temps peur, comme à une enfant,avec cette chambre des supplices !… Alors, j’ai été curieuse,c’est vrai !… Mais elle ne m’intéresse plus du tout… dutout !… »

Et ce que je craignais par-dessus tout, commençaautomatiquement… Nous fûmes, tout à coup, inondés delumière !… Oui, derrière notre mur, ce fut comme unembrasement. Le vicomte de Chagny, qui ne s’y attendait pas, en futtellement surpris qu’il en chancela. Et la voix de colère éclata àcôté.

« Je te disais qu’il y avait quelqu’un !… La vois-tumaintenant, la fenêtre ?… la fenêtre lumineuse !… Toutlà-haut !… Celui qui est derrière ce mur ne la voit pas,lui !… Mais, toi, tu vas monter sur l’échelle double. Elle estlà pour cela !… Tu m’as demandé souvent à quoi elle servait…Eh bien, te voilà renseignée maintenant !… Elle sert àregarder par la fenêtre de la chambre des supplices… petitecurieuse !…

– Quels supplices ?… quels supplices y a-t-illà-dedans ?… Érik ! Érik ! dites-moi que vous voulezme faire peur !… Dites-le-moi, si vous m’aimez, Érik !…N’est-ce pas qu’il n’y a pas de supplices ? Ce sont deshistoires pour les enfants !…

– Allez voir, ma chérie, à la petite fenêtre !… »

Je ne sais si le vicomte, à côté de moi, entendait maintenant lavoix défaillante de la jeune femme, tant il était occupé duspectacle inouï qui venait de surgir à son regard éperdu… Quant àmoi qui avais vu ce spectacle-là déjà trop souvent, par la petitefenêtre des heures roses de Mazenderan, je n’étais occupé que de cequi se disait à côté, y cherchant une raison d’agir, une résolutionà prendre.

« Allez voir, allez voir à la petite fenêtre !… Vous medirez !… Vous me direz après comment il a le nez fait !»

Nous entendîmes rouler l’échelle que l’on appliqua contre lemur…

« Montez donc !… Non !… Non, je vais monter, moi, machérie !…

– Eh bien, oui… je vais voir… laissez-moi !

– Ah ! ma petite chérie !… Ma petite chérie !…que vous êtes mignonne… Bien gentil à vous de m’épargner cettepeine à mon âge !… Vous me direz comment il a le nezfait !… Si les gens se doutaient du bonheur qu’il y a à avoirun nez… un nez bien à soi… jamais ils ne viendraient se promenerdans la chambre des supplices !… »

À ce moment, nous entendîmes distinctement au-dessus de nostêtes, ces mots :

« Mon ami, il n’y a personne !…

– Personne ?… Vous êtes sûre qu’il n’y apersonne ?…

– Ma foi, non… il n’y a personne…

– Eh bien, tant mieux !… Qu’avez-vous, Christine ?… Ehbien, quoi ! Vous n’allez pas vous trouver mal !…Puisqu’il n’y a personne !… Mais comment trouvez-vous lepaysage ?…

– Oh ! très bien !…

– Allons ! ça va mieux !… N’est-ce pas, ça vamieux !… Tant mieux, ça va mieux !… Pas d’émotion !…Et quelle drôle de maison, n’est-ce pas, où l’on peut voir despaysages pareils ?…

– Oui, on se croirait au Musée Grévin !… Mais, dites donc,Érik… il n’y a pas de supplices là-dedans !… Savez-vous quevous m’avez fait une peur !…

– Pourquoi, puisqu’il n’y a personne !…

– C’est vous qui avez fait cette chambre-là, Érik ?…Savez-vous que c’est très beau ! Décidément, vous êtes ungrand artiste, Érik…

– Oui, un grand artiste “dans mon genre”.

– Mais, dites-moi, Érik, pourquoi avez-vous appelé cette chambrela chambre des supplices ?…

– Oh ! c’est bien simple. D’abord, qu’est-ce que vous avezvu ?

– J’ai vu une forêt !…

– Et qu’est-ce qu’il y a dans une forêt ?

– Des arbres !…

– Et qu’est-ce qu’il y a dans un arbre ?

– Des oiseaux…

– Tu as vu des oiseaux…

– Non, je n’ai pas vu d’oiseaux.

– Alors, qu’as-tu vu ? cherche !… Tu as vu desbranches ! Et qu’est-ce qu’il y a dans une branche ? ditla voix terrible… Il y a un gibet ! Voilà pourquoi j’appellema forêt la chambre des supplices !… Tu vois, ce n’est qu’unefaçon de parler ! Tout cela est pour rire ! Moi, je nem’exprime jamais comme les autres !… Je ne fais rien comme lesautres !… Mais j’en suis bien fatigué !… bienfatigué !… J’en ai assez, vois-tu, d’avoir une forêt dans mamaison, et une chambre des supplices !… Et d’être logé commeun charlatan au fond d’une boîte à double fond !… J’en aiassez ! j’en ai assez !… Je veux avoir un appartementtranquille, avec des portes et des fenêtres ordinaires et unehonnête femme dedans, comme tout le monde !… Tu devraiscomprendre cela, Christine, et je ne devrais pas avoir besoin de tele répéter à tout bout de champ !… Une femme comme tout lemonde !… Une femme que j’aimerais, que je promènerais, ledimanche, et que je ferais rire toute la semaine ! Ah !tu ne t’ennuierais pas avec moi ! J’ai plus d’un tour dans monsac, sans compter les tours de cartes !… Tiens ! veux-tuque je te fasse des tours de cartes ? Cela nous fera toujourspasser quelques minutes, en attendant demain soir, onzeheures !… Ma petite Christine !… Ma petiteChristine !… Tu m’écoutes ?… Tu ne me repoussesplus !… dis ? Tu m’aimes !… Non, tu ne m’aimespas !… Mais ça ne fait rien ! tu m’aimeras !Autrefois, tu ne pouvais pas regarder mon masque à cause que tusavais ce qu’il y a derrière… Et maintenant, tu veux bien leregarder et tu oublies ce qu’il y a derrière, et tu veux bien neplus me repousser !… On s’habitue à tout, quand on veut bien…quand on a la bonne volonté !… Que de jeunes gens qui nes’aimaient pas avant le mariage se sont adorés après !Ah ! je ne sais plus ce que je dis… Mais tu t’amuserais bienavec moi !… Il n’y en a pas un comme moi, par exemple, ça, jele jure devant le bon Dieu qui nous mariera – si tu es raisonnable– il n’y en a pas un comme moi pour faire le ventriloque ! Jesuis le premier ventriloque du monde !… Tu ris !… Tu neme crois peut-être pas !… Écoute ! »

Le misérable (qui était, en effet, le premier ventriloque dumonde) étourdissait la petite (je m’en rendais parfaitement compte)pour détourner son attention de la chambre des supplices !…Calcul stupide !… Christine ne pensait qu’à nous !… Ellerépéta à plusieurs reprises, sur le ton le plus doux qu’elle puttrouver et de la plus ardente supplication :

« Éteignez la petite fenêtre !… Érik ! éteignez doncla petite fenêtre !… »

Car elle pensait bien que cette lumière, soudain apparue à lapetite fenêtre, et dont le monstre avait parlé d’une façon simenaçante, avait sa raison terrible d’être… Une seule chose devaitmomentanément la tranquilliser, c’est qu’elle nous avait vus tousdeux, derrière le mur, au centre du magnifique embrasement, deboutet bien portants !… Mais elle eût été plus rassurée,certes !… si la lumière s’était éteinte…

L’autre avait déjà commencé à faire le ventriloque. Il disait:

« Tiens, je soulève un peu mon masque ! Oh ! un peuseulement… Tu vois mes lèvres ? Ce que j’ai de lèvres ?Elles ne remuent pas !… Ma bouche est fermée… mon espèce debouche… et cependant tu entends ma voix !… Je parle avec monventre… c’est tout naturel… on appelle ça être ventriloque !…C’est bien connu : écoute ma voix… où veux-tu qu’elle aille ?Dans ton oreille gauche ? dans ton oreille droite ?… dansla table ?… dans les petits coffrets d’ébène de lacheminée ?… Ah ! cela t’étonne… Ma voix est dans lespetits coffrets de la cheminée ! La veux-tu lointaine ?…La veux-tu prochaine ?… Retentissante ?… Aiguë ?…Nasillarde ?… Ma voix se promène partout !…partout !… Écoute, ma chérie… dans le petit coffret de droitede la cheminée, et écoute ce qu’elle dit : Faut-il tourner lescorpion ?… Et maintenant, crac ! écoute encore cequ’elle dit dans le petit coffret de gauche : Faut-il tourner lasauterelle ?… Et maintenant, crac !… La voici dans lepetit sac en cuir… Qu’est-ce qu’elle dit ? « Je suis le petitsac de la vie et de la mort ! » Et maintenant, crac !… lavoici dans la gorge de la Carlotta, au fond de la gorge dorée, dela gorge de cristal de la Carlotta, ma parole !… Qu’est-cequ’elle dit ? Elle dit : “C’est moi, monsieur crapaud !c’est moi qui chante : J’écoute cette voix solitaire… couac !…qui chante dans mon couac !…” Et maintenant, crac, elle estarrivée sur une chaise de la loge du fantôme… et elle dit : «Madame Carlotta chante ce soir à décrocher le lustre !… » Etmaintenant, crac !… Ah ! ah ! ah ! ah !…où est la voix d’Érik ?… Écoute, Christine, ma chérie !…Écoute… Elle est derrière la porte de la chambre dessupplices !… Écoute-moi !… C’est moi qui suis dans lachambre des supplices !… Et qu’est-ce que je dis ? Je dis: « Malheur à ceux qui ont le bonheur d’avoir un nez, un vrai nez àeux et qui viennent se promener dans la chambre dessupplices !… Ah ! ah ! ah ! »

Maudite voix du formidable ventriloque ! Elle étaitpartout, partout !… Elle passait par la petite fenêtreinvisible… à travers les murs… elle courait autour de nous… entrenous… Érik était là !… Il nous parlait !… Nous fîmes ungeste comme pour nous jeter sur lui mais, déjà, plus rapide, plusinsaisissable que la voix sonore de l’écho, la voix d’Érik avaitrebondi derrière le mur !…

Bientôt, nous ne pûmes plus rien entendre du tout, car voici cequi se passa :

La voix de Christine :

« Érik ! Érik !… Vous me fatiguez avec votre voix…Taisez-vous, Érik !… Ne trouvez-vous pas qu’il fait chaudici ?…

– Oh ! oui ! répond la voix d’Érik, la chaleur devientinsupportable !… »

Et encore la voix râlante d’angoisse de Christine :

« Qu’est-ce que c’est que ça !… Le mur est toutchaud !… Le mur est brûlant !…

– Je vais vous dire, Christine, ma chérie, c’est à cause de “laforêt d’à côté !…”.

– Eh bien… que voulez-vous dire !… la forêt ?…

– Vous n’avez donc pas vu que c’était une forêt duCongo ?»

Et le rire du monstre s’éleva si terrible que nous nedistinguions plus les clameurs suppliantes de Christine !… Levicomte de Chagny criait et frappait contre les murs comme un fou…Je ne pouvais plus le retenir… Mais on n’entendait que le rire dumonstre… et le monstre lui-même ne dut entendre que son rire… Etpuis il y eut le bruit d’une rapide lutte, d’un corps qui tombe surle plancher et que l’on traîne… et l’éclat d’une porte fermée àtoute volée… et puis, plus rien, plus rien autour de nous que lesilence embrasé de midi… au cœur d’une forêt d’Afrique !…

Chapitre 12« Tonneaux ! tonneaux ! avez-vous des tonneaux à vendre ? »

J’ai dit que cette chambre dans laquelle nous nous trouvions, M.le vicomte de Chagny et moi, était régulièrement hexagonale etgarnie entièrement de glaces. On a vu depuis, notamment, danscertaines expositions, de ces sortes de chambres absolumentdisposées ainsi et appelées : « maison des mirages » ou « palaisdes illusions ». Mais l’invention en revient entièrement à Érik,qui construisit, sous mes yeux, la première salle de ce genre lorsdes heures roses de Mazenderan. Il suffisait de disposer dans lescoins quelque motif décoratif, comme une colonne, par exemple, pouravoir instantanément un palais aux mille colonnes, car, par l’effetdes glaces, la salle réelle s’augmentait de six salles hexagonalesdont chacune se multipliait à l’infini. Jadis, pour amuser « lapetite sultane », il avait ainsi disposé un décor qui devenait le «temple innombrable » ; mais la petite sultane se fatigua vited’une aussi enfantine illusion, et alors Érik transforma soninvention en chambre des supplices. Au lieu du motif architecturalposé dans les coins, il mit au premier tableau un arbre de fer.Pourquoi, cet arbre, qui imitait parfaitement la vie, avec sesfeuilles peintes, était-il en fer ?

Parce qu’il devait être assez solide pour résister à toutes lesattaques du « patient » que l’on enfermait dans la chambre dessupplices. Nous verrons comment, par deux fois, le décor ainsiobtenu se transformait instantanément en deux autres décorssuccessifs, grâce à la rotation automatique des tambours qui setrouvaient dans les coins et qui avaient été divisés par tiers,épousant les angles des glaces et supportant chacun un motifdécoratif qui apparaissait tour à tour.

Les murs de cette étrange salle n’offraient aucune prise aupatient, puisque, en dehors du motif décoratif d’une solidité àtoute épreuve, ils étaient uniquement garnis de glaces et de glacesassez épaisses pour qu’elles n’eussent rien à redouter de la ragedu misérable que l’on jetait là, du reste, les mains et les piedsnus.

Aucun meuble. Le plafond était lumineux. Un système ingénieux dechauffage électrique qui a été imité depuis, permettait d’augmenterla température des murs à volonté et de donner ainsi à la sallel’atmosphère souhaitée…

Je m’attache à énumérer tous les détails précis d’une inventiontoute naturelle donnant cette illusion surnaturelle, avec quelquesbranches peintes, d’une forêt équatoriale embrasée par le soleil demidi, pour que nul ne puisse mettre en doute la tranquillitéactuelle de mon cerveau, pour que nul n’ait le droit de dire : «Cet homme est devenu fou » ou « cet homme ment », ou « cet hommenous prend pour des imbéciles »[11]. Sij’avais simplement raconté les choses ainsi : « Étant descendus aufond d’une cave, nous rencontrâmes une forêt équatoriale embraséepar le soleil de midi », j’aurais obtenu un bel effet d’étonnementstupide, mais je ne cherche aucun effet, mon but étant, en écrivantces lignes, de raconter ce qui nous est exactement arrivé à M. levicomte de Chagny et à moi au cours d’une aventure terrible qui, unmoment, a occupé la justice de ce pays. Je reprends maintenant lesfaits où je les ai laissés. Quand le plafond s’éclaira et,qu’autour de nous, la forêt s’illumina, la stupéfaction du vicomtedépassa tout ce que l’on peut imaginer. L’apparition de cette forêtimpénétrable, dont les troncs et les branches innombrables nousenlaçaient jusqu’à l’infini, le plongea dans une consternationeffrayante. Il se passa les mains sur le front comme pour enchasser une vision de rêve et ses yeux clignotèrent comme des yeuxqui ont peine, au réveil, à reprendre connaissance de la réalitédes choses. Un instant, il en oublia d’écouter ! J’ai dit quel’apparition de la forêt ne me surprit point. Aussi écoutai-je cequi se passait dans la salle d’à côté pour nous deux. Enfin, monattention était spécialement attirée moins par le décor, dont mapensée se débarrassait, que par la glace elle-même qui leproduisait, Cette glace, par endroits, était brisée. Oui, elleavait des éraflures ; on était parvenu à « l’étoiler », malgrésa solidité et cela me prouvait, à n’en pouvoir douter, que lachambre des supplices dans laquelle nous nous trouvions, avait déjàservi ! Un malheureux, dont les pieds et les mains étaientmoins nus que les condamnés des heures roses de Mazenderan étaitcertainement tombé dans cette « Illusion mortelle », et, fou derage, avait heurté ces miroirs qui, malgré leurs blessures légères,n’en avaient pas moins continué à refléter son agonie ! Et labranche de l’arbre où il avait terminé son supplice était disposéede telle sorte qu’avant de mourir, il avait pu voir gigoter aveclui – consolation suprême – mille pendus ! Oui !oui ! Joseph Buquet avait passé par là !… Allions-nousmourir comme lui ? Je ne le pensais pas, car je savais quenous avions quelques heures devant nous et que je pourrais lesemployer plus utilement que Joseph Buquet n’avait été capable de lefaire. N’avais-je pas une connaissance approfondie de la plupartdes « trucs » d’Érik ? C’était le cas ou jamais de m’enservir. D’abord, je ne songeai plus du tout à revenir par lepassage qui nous avait conduits dans cette chambre maudite, je nem’occupai point de la possibilité de refaire jouer la pierreintérieure qui fermait ce passage. La raison en était simple : jen’en avais pas le moyen !… Nous avions sauté de trop haut dansla chambre des supplices et aucun meuble ne nous permettaitdésormais d’atteindre, à ce passage, pas même la branche de l’arbrede fer, pas même les épaules de l’un de nous en guise demarchepied. Il n’y avait plus qu’une issue possible, celle quiouvrait sur la chambre Louis-Philippe, et dans laquelle setrouvaient Érik et Christine Daaé. Mais si cette issue était àl’état ordinaire de porte du côté de Christine, elle étaitabsolument invisible pour nous… Il fallait donc tenter de l’ouvrirsans même savoir où elle prenait sa place, ce qui n’était point unebesogne ordinaire. Quand je fus bien sûr qu’il n’y avait plus aucunespoir pour nous, du côté de Christine Daaé, quand j’eus entendu lemonstre entraîner ou plutôt traîner la malheureuse jeune fille horsde la chambre Louis-Philippe pour qu’elle ne dérangeât point notresupplice, je résolus de me mettre tout de suite à la besogne,c’est-à-dire à la recherche du truc de la porte. Mais d’abord il mefallut calmer M. de Chagny, qui déjà se promenait dans la clairièrecomme un halluciné, en poussant des clameurs incohérentes. Lesbribes de la conversation qu’il avait pu surprendre, malgré sonémoi, entre Christine et le monstre, n’avaient point peu contribuéà le mettre hors de lui ; si vous ajoutez à cela le coup de laforêt magique et l’ardente chaleur qui commençait à faire ruisselerla sueur sur ses tempes, vous n’aurez point de peine à comprendreque l’humeur de M. de Chagny commençait à subir une certaineexaltation. Malgré toutes mes recommandations, mon compagnon nemontrait plus aucune prudence. Il allait et venait sans raison, seprécipitant vers un espace inexistant, croyant entrer dans uneallée qui le conduisait à l’horizon et se heurtant le front, aprèsquelques pas, au reflet même de son illusion de forêt ! Cefaisant, il criait : Christine ! Christine !… et ilagitait son pistolet, appelant encore de toutes ses forces lemonstre, défiant en un duel à mort l’Ange de la Musique, et ilinjuriait également sa forêt illusoire. C’était le supplice quiproduisait son effet sur un esprit non prévenu. J’essayai autantque possible de le combattre, en raisonnant le plus tranquillementdu monde ce pauvre vicomte : en lui faisant toucher du doigt lesglaces et l’arbre de fer, les branches sur les tambours et en luiexpliquant, d’après les lois de l’optique, toute l’imagerielumineuse dont nous étions enveloppés et dont nous ne pouvions,comme de vulgaires ignorants, être les victimes ! « Noussommes dans une chambre, une petite chambre, voilà ce qu’il fautvous répéter sans cesse… et nous sortirons de cette chambre quandnous en aurons trouvé la porte. Eh bien, cherchons-la ! » Etje lui promis que, s’il me laissait faire, sans m’étourdir de sescris et de ses promenades de fou, j’aurais trouvé le truc de laporte avant une heure. Alors, il s’allongea sur le parquet, commeon fait dans les bois, et déclara qu’il attendrait que j’eussetrouvé la porte de la forêt, puisqu’il n’avait rien de mieux àfaire ! Et il crut devoir ajouter que, de l’endroit où il setrouvait, « la vue était splendide ». (Le supplice, malgré tout ceque j’avais pu dire, agissait.) Quant à moi, oubliant la forêt,j’entrepris un panneau de glaces et me mis à le tâter en tous sens,y cherchant le point faible, sur lequel il fallait appuyer pourfaire tourner les portes suivant le système des portes et trappespivotantes d’Érik. Quelquefois ce point faible pouvait être unesimple tache sur la glace, grosse comme un petit pois, et souslaquelle se trouvait le ressort à faire jouer. Je cherchai !Je cherchai ! Je tâtai si haut que mes mains pouvaientatteindre. Érik était à peu près de la même taille que moi et jepensais qu’il n’avait point disposé le ressort plus haut qu’il nefallait pour sa taille – ce n’était du reste qu’une hypothèse, maismon seul espoir. – J’avais décidé de faire ainsi, sans faiblesse,et minutieusement le tour des six panneaux de glaces et ensuited’examiner également fort attentivement le parquet. En même tempsque je tâtais les panneaux avec le plus grand soin, je m’efforçaisde ne point perdre une minute car la chaleur me gagnait de plus enplus et nous cuisions littéralement dans cette forêt enflammée. Jetravaillais ainsi depuis une demi-heure et j’en avais déjà finiavec trois panneaux quand notre mauvais sort voulut que je meretournasse à une sourde exclamation poussée par le vicomte. «J’étouffe ! disait-il… Toutes ces glaces se renvoient unechaleur infernale !… Est-ce que vous allez bientôt trouvervotre ressort ?… Pour peu que vous tardiez, nous allons rôtirici ! » Je ne fus point mécontent de l’entendre parler ainsi.Il n’avait pas dit un mot de la forêt et j’espérai que la raison demon compagnon pourrait lutter assez longtemps encore contre lesupplice. Mais il ajouta : « Ce qui me console, c’est que lemonstre a donné jusqu’à demain soir onze heures à Christine : sinous ne pouvons sortir de là et lui porter secours, au moins nousserons morts avant elle ! La messe d’Érik pourra servir pourtout le monde ! » Et il aspira une bouffée d’air chaud qui lefit presque défaillir… Comme je n’avais point les mêmes désespéréesraisons que M. le vicomte de Chagny pour accepter le trépas, je meretournai, après quelques paroles d’encouragement, vers monpanneau, mais j’avais eu tort, en parlant de faire quelquespas ; si bien que dans l’enchevêtrement inouï de la forêtillusoire, je ne retrouvai plus, à coup sûr, mon panneau ! Jeme voyais obligé de tout recommencer, au hasard… Aussi je ne pusm’empêcher de manifester ma déconvenue et le vicomte comprit quetout était à refaire. Cela lui donna un nouveau coup. « Nous nesortirons jamais de cette forêt ! » gémit-il. Et son désespoirne fit plus que grandir. Et, en grandissant, son désespoir luifaisait de plus en plus oublier qu’il n’avait affaire qu’à desglaces et de plus en plus croire qu’il était aux prises avec uneforêt véritable. Moi, je m’étais remis à chercher… à tâter… Lafièvre, à mon tour, me gagnait… car je ne trouvais rien… absolumentrien… Dans la chambre à côté c’était toujours le même silence. Nousétions bien perdus dans la forêt… sans issue… sans boussole… sansguide… sans rien. Oh ! je savais ce qui nous attendait sipersonne ne venait à notre secours… ou si je ne trouvais pas leressort… Mais j’avais beau chercher le ressort, je ne trouvais quedes branches… d’admirables belles branches qui se dressaient toutesdroites devant moi ou s’arrondissaient précieusement au-dessus dema tête… Mais elles ne donnaient point d’ombre ! C’était asseznaturel, du reste, puisque nous étions dans une forêt équatorialeavec le soleil juste au-dessus de nos têtes… une forêt du Congo… Àplusieurs reprises, M. de Chagny et moi, nous avions retiré etremis notre habit, trouvant tantôt qu’il nous donnait plus dechaleur et tantôt qu’il nous garantissait, au contraire, de cettechaleur. Moi, je résistais encore moralement, mais M. de Chagny meparut tout à fait « parti ». Il prétendait qu’il y avait bien troisjours et trois nuits qu’il marchait sans s’arrêter dans cetteforêt, à la recherche de Christine Daaé. De temps en temps, ilcroyait l’apercevoir derrière un tronc d’arbre ou glissant àtravers les branches, et il l’appelait avec des mots suppliants quime faisaient venir les larmes aux yeux. « Christine !Christine ! disait-il, pourquoi me fuis-tu ? nem’aimes-tu pas ?… Ne sommes-nous pas fiancés ?…Christine, arrête-toi !… Tu vois bien que je suisépuisé !… Christine, aie pitié !… Je vais mourir dans laforêt… loin de toi !… » « Oh ! j’ai soif ! » dit-ilenfin avec un accent délirant. Moi aussi j’avais soif… j’avais lagorge en feu… Et cependant, accroupi maintenant sur le parquet,cela ne m’empêchait pas de chercher… chercher… chercher le ressortde la porte invisible… d’autant plus que le séjour dans la forêtdevenait dangereux à l’approche du soir… Déjà l’ombre de la nuitcommençait à nous envelopper… cela était venu très vite, commetombe la nuit dans les pays équatoriaux… subitement, avec à peinede crépuscule… Or la nuit dans les forêts de l’équateur esttoujours dangereuse, surtout lorsque, comme nous, on n’a pas dequoi allumer du feu pour éloigner les bêtes féroces. J’avais biententé, délaissant un instant la recherche de mon ressort, de briserdes branches que j’aurais allumées avec ma lanterne sourde, mais jem’étais heurté, moi aussi, aux fameuses glaces, et cela m’avaitrappelé à temps que nous n’avions affaire qu’à des images debranches… Avec le jour, la chaleur n’était pas partie, aucontraire… Il faisait maintenant encore plus chaud sous la lueurbleue de la lune. Je recommandai au vicomte de tenir nos armesprêtes à faire feu et de ne point s’écarter du lieu de notrecampement, cependant que je cherchais toujours mon ressort. Tout àcoup le rugissement du lion se fit entendre, à quelques pas. Nousen eûmes les oreilles déchirées. « Oh ! fit le vicomte à voixbasse, il n’est pas loin !… Vous ne le voyez pas ?… là… àtravers les arbres ! dans ce fourré… S’il rugit encore, jetire !… » Et le rugissement recommença, plus formidable. Et levicomte tira, mais je ne pense pas qu’il atteignit le lion ;seulement, il cassa une glace ; je le constatai le lendemainmatin à l’aurore. Pendant la nuit, nous avions dû faire un bonchemin, car nous nous trouvâmes soudain au bord du désert, d’unimmense désert de sable, de pierres et de rochers. Ce n’étaitvraiment point la peine de sortir de la forêt pour tomber dans ledésert. De guerre lasse, je m’étais étendu à côté du vicomte,personnellement fatigué de chercher des ressorts que je ne trouvaispas. J’étais tout à fait étonné (et je le dis au vicomte) que nousn’ayons point fait d’autres mauvaises rencontres, pendant la nuit.Ordinairement, après le lion, il y avait le léopard, et puisquelquefois le bourdonnement de la mouche tsé-tsé. C’étaient là deseffets très faciles à obtenir, et j’expliquai à M. de Chagny,pendant que nous nous reposions avant de traverser le désert,qu’Érik obtenait le rugissement du lion avec un long tambourin,terminé par une peau d’âne à une seule de ses extrémités. Sur cettepeau est bandée une corde à boyau attachée par son centre à uneautre corde du même genre qui traverse le tambour dans toute sahauteur. Érik n’a alors qu’à frotter cette corde avec un gantenduit de colophane et, par la façon dont il frotte, il imite à s’yméprendre la voix du lion ou du léopard, ou même le bourdonnementde la mouche tsé-tsé. Cette idée qu’Érik pouvait être dans lachambre, à coté, avec ses trucs, me jeta soudain dans la résolutiond’entrer en pourparlers avec lui, car, évidemment, il fallaitrenoncer à l’idée de le surprendre. Et maintenant, il devait savoirà quoi s’en tenir sur les habitants de la chambre des supplices. Jel’appelai : Érik ! Érik !… Je criai le plus fort que jepus à travers le désert, mais nul ne répondit à ma voix… Partoutautour de nous, le silence et l’immensité nue de ce désert pétré…Qu’allions-nous devenir au milieu de cette affreusesolitude ?… Littéralement, nous commencions à mourir dechaleur, de faim et de soif… de soif surtout… Enfin, je vis M. deChagny se soulever sur son coude et me désigner un point del’horizon… Il venait de découvrir l’oasis !… Oui, tout là-bas,là-bas, le désert faisait place à l’oasis… une oasis avec de l’eau…de l’eau limpide comme une glace… de l’eau qui reflétait l’arbre defer !… Ah ça… c’était le tableau du mirage… je le reconnustout de suite… le plus terrible… Aucun n’avait pu y résister…aucun… Je m’efforçais de retenir toute ma raison… et de ne pasespérer l’eau… parce que je savais que si l’on espérait l’eau,l’eau qui reflétait l’arbre de fer et que si, après avoir espérél’eau, on se heurtait à la glace, il n’y avait plus qu’une chose àfaire : se pendre à l’arbre de fer !… Aussi, je criai à M. deChagny : « C’est le mirage !… c’est le mirage !… necroyez pas à l’eau !… c’est encore le truc de la glace !…» Alors il m’envoya, comme on dit, carrément promener, avec montruc de la glace, mes ressorts, mes portes tournantes et mon palaisdes mirages !… Il affirma, rageur, que j’étais fou ou aveuglepour imaginer que toute cette eau qui coulait là-bas, entre de sibeaux innombrables arbres, n’était point de la vraie eau !… Etle désert était vrai ! Et la forêt aussi !… Ce n’étaitpas à lui qu’il fallait « en faire accroire »… il avait assezvoyagé… et dans tous les pays… Et il se traîna, disant : « Del’eau ! De l’eau !… » Et il avait la bouche ouverte commes’il buvait… Et moi aussi, j’avais la bouche ouverte comme si jebuvais… Car non seulement nous la voyions, l’eau, mais encore nousl’entendions !… Nous l’entendions couler… clapoter !…Comprenez-vous ce mot clapoter ?… C’est un mot que l’on entendavec la langue !… La langue se tire hors de la bouche pourmieux l’écouter !… Enfin, supplice plus intolérable que tout,nous entendîmes la pluie et il ne pleuvait pas ! Cela, c’étaitl’invention démoniaque… Oh ! je savais très bien aussi commentÉrik l’obtenait ! Il remplissait de petites pierres une boîtetrès étroite et très longue, coupée par intervalles de vannes debois et de métal. Les petites pierres, en tombant, rencontraientces vannes et ricochaient de l’une à l’autre, et il s’ensuivait dessons saccadés qui rappelaient à s’y tromper le grésillement d’unepluie d’orage. … Aussi, il fallait voir comme nous tirions lalangue, M. de Chagny et moi, en nous traînant vers la riveclapotante… nos yeux et nos oreilles étaient pleins d’eau, maisnotre langue restait sèche comme de la corne !… Arrivé à laglace, M. de Chagny la lécha… et moi aussi… je léchai la glace…Elle était ardente !… Alors nous roulâmes par terre, avec unrâle désespéré. M. de Chagny approcha de sa tempe le dernierpistolet qui était resté chargé et moi je regardai, à mes pieds, lelacet du Pendjab. Je savais pourquoi, dans ce troisième décor,était revenu l’arbre de fer !… L’arbre de ferm’attendait !… Mais comme je regardais le lacet du Pendjab, jevis une chose qui me fit tressaillir si violemment que M. de Chagnyen fut arrêté dans son mouvement de suicide. Déjà, il murmurait : «Adieu, Christine !… » Je lui avais pris le bras. Et puis jelui pris le pistolet… et puis je me traînai à genoux jusqu’à ce quej’avais vu. Je venais de découvrir auprès du lacet du Pendjab, dansla rainure du parquet, un clou à tête noire dont je n’ignorais pasl’usage… Enfin ! je l’avais trouvé le ressort !… leressort qui allait faire jouer la porte !… qui allait nousdonner la liberté !… qui allait nous livrer Érik. Je tâtai leclou… Je montrai à M. de Chagny une figure rayonnante !… Leclou à tête noire cédait sous ma pression… Et alors… … Et alors cene fut point une porte qui s’ouvrit dans le mur, mais une trappequi se déclencha dans le plancher. Aussitôt, de ce trou noir, del’air frais nous arriva. Nous nous penchâmes sur ce carré d’ombrecomme sur une source limpide. Le menton dans l’ombre fraîche, nousla buvions. Et nous nous courbions de plus en plus au-dessus de latrappe. Que pouvait-il bien y avoir dans ce trou, dans cette cavequi venait d’ouvrir mystérieusement sa porte dans leplancher ?… Il y avait peut-être, là-dedans, de l’eau ?…De l’eau pour boire… J’allongeai le bras dans les ténèbres et jerencontrai une pierre, et puis une autre… un escalier… un noirescalier qui descendait à la cave. Le vicomte était déjà prêt à sejeter dans le trou !… Là-dedans, même si on ne trouvait pointd’eau, on pourrait échapper à l’étreinte rayonnante de cesabominables miroirs. Mais j’arrêtai le vicomte, car je craignais unnouveau tour du monstre et, ma lanterne sourde allumée, jedescendis le premier… L’escalier plongeait dans les ténèbres lesplus profondes et tournait sur lui-même. Ah ! l’adorablefraîcheur de l’escalier et des ténèbres !… Cette fraîcheurdevait moins venir du système de ventilation établi nécessairementpar Érik que de la fraîcheur même de la terre qui devait être toutesaturée d’eau au niveau où nous nous trouvions… Et puis, le lac nedevait pas être loin !… Nous fûmes bientôt au bas del’escalier… Nos yeux commençaient à se faire à l’ombre, àdistinguer autour de nous, des formes… des formes rondes… surlesquelles je dirigeai le jet lumineux de ma lanterne… Destonneaux !…. Nous étions dans la cave d’Érik ! C’est làqu’il devait enfermer son vin et peut-être son eau potable… Jesavais qu’Érik était très amateur de bons crus… Ah ! il yavait là de quoi boire !… M. de Chagny caressait les formesrondes et répétait inlassablement : « Des tonneaux ! destonneaux !… Que de tonneaux !… » En fait, il y en avaitune certaine quantité alignée fort symétriquement sur deux filesentre lesquelles nous nous trouvions… C’étaient des petits tonneauxet j’imaginai qu’Érik les avait choisis de cette taille pour lafacilité du transport dans la maison du Lac !… Nous lesexaminions les uns après les autres cherchant si l’un d’entre euxn’avait point quelque chantepleure nous indiquant par cela mêmequ’on y aurait puisé de temps à autre. Mais tous les tonneauxétaient fort hermétiquement clos. Alors, après en avoir soulevé unà demi pour constater qu’il était plein, nous nous mîmes à genouxet avec la lame d’un petit couteau que j’avais sur moi, je me misen mesure de faire sauter la « bonde ». À ce moment, il me semblaentendre, comme venant de très loin, une sorte de chant monotonedont le rythme m’était connu, car je l’avais entendu très souventdans les rues de Paris : « Tonneaux !… Tonneaux !…Avez-vous des tonneaux… à vendre ?… » Ma main en futimmobilisée sur la bonde… M. de Chagny aussi avait entendu. Il medit : « C’est drôle !… on dirait que c’est le tonneau quichante !… » Le chant reprit plus lointainement… «Tonneaux !… Tonneaux !… Avez-vous des tonneaux àvendre ?… » « Oh ! oh ! je vous jure, fit levicomte, que le chant s’éloigne dans le tonneau !… » Nous nousrelevâmes et allâmes regarder derrière le tonneau… « C’estdedans ! faisait M. de Chagny ; c’est dedans !… »Mais nous n’entendions plus rien… et nous en fûmes réduits àaccuser le mauvais état, le trouble réel de nos sens… Et nousrevînmes à la bonde. M. de Chagny mit ses deux mains réuniesdessous et, d’un dernier effort, je fis sauter la bonde. «Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria tout de suite le vicomte…Ce n’est pas de l’eau ! » Le vicomte avait approché ses deuxmains pleines de ma lanterne… Je me penchai sur les mains duvicomte… et, aussitôt, je rejetai ma lanterne si brusquement loinde nous qu’elle se brisa et s’éteignit… et se perdit pour nous… Ceque je venais de voir dans les mains de M. de Chagny… c’était de lapoudre !

Chapitre 13Faut-il tourner le scorpion ? Faut-il tourner la sauterelle ?

Ainsi, en descendant au fond du caveau, j’avais touché le finfond de ma pensée redoutable ! Le misérable ne m’avait pointtrompé avec ses vagues menaces à l’adresse de beaucoup de ceux dela race humaine ! Hors de l’humanité, il s’était bâti loin deshommes un repaire de bête souterraine, bien résolu à tout fairesauter avec lui dans une éclatante catastrophe si ceux du dessus dela terre venaient le traquer dans l’antre où il avait réfugié samonstrueuse laideur.

La découverte que nous venions de faire nous jeta dans un émoiqui nous fit oublier toutes nos peines passées, toutes nossouffrances présentes… Notre exceptionnelle situation, alors mêmeque tout à l’heure nous nous étions trouvés sur le bord même dusuicide, ne nous était pas encore apparue avec plus de préciseépouvante. Nous comprenions maintenant tout ce qu’avait voulu direet tout ce qu’avait dit le monstre à Christine Daaé et tout ce quesignifiait l’abominable phrase : « Oui ou non !… Si c’est non,tout le monde est mort et enterré !… » Oui, enterré sous lesdébris de ce qui avait été le grand Opéra de Paris !…Pouvait-on imaginer plus effroyable crime pour quitter le mondedans une apothéose d’horreur ?

Préparée pour la tranquillité de sa retraite, la catastropheallait servir à venger les amours du plus horrible monstre qui sefût encore promené sous les cieux !… « Demain soir, à onzeheures, dernier délai !… » Ah ! il avait bien choisi sonheure !… Il y aurait beaucoup de monde à la fête !…beaucoup de ceux de la race humaine… là-haut… dans les dessusflamboyants de la maison de musique !… Quel plus beau cortègepourrait-il rêver pour mourir ?… Il allait descendre dans latombe avec les plus belles épaules du monde, parées de tous lesbijoux… Demain soir, onze heures !… Nous devions sauter enpleine représentation… si Christine Daaé disait : Non !…Demain soir, onze heures !… Et comment Christine Daaé nedirait-elle point : Non ? Est-ce qu’elle ne préférait pas semarier avec la mort même qu’avec ce cadavre vivant ? Est-cequ’elle n’ignorait pas que de son refus dépendait le sortfoudroyant de beaucoup de ceux de la race humaine ?… Demainsoir, onze heures !…

Et, en nous traînant dans les ténèbres, en fuyant la poudre, enessayant de retrouver les marches de pierre… car tout là-haut,au-dessus de nos têtes… la trappe qui conduit dans la chambre desmiroirs, à son tour s’est éteinte… nous nous répétons : Demainsoir, onze heures !…

… Enfin, je retrouve l’escalier… mais tout à coup, je meredresse tout droit sur la première marche, car une pensée terriblem’embrase soudain le cerveau :

« Quelle heure est-il ? »

Ah ! quelle heure est-il ? quelle heure !… carenfin demain soir, onze heures, c’est peut-être aujourd’hui, c’estpeut-être tout de suite !… qui pourrait nous dire l’heurequ’il est !… Il me semble que nous sommes enfermés dans cetenfer depuis des jours et des jours… depuis des années… depuis lecommencement du monde… Tout cela va peut-être sauter àl’instant !… Ah ! un bruit !… un craquement !…Avez-vous entendu, monsieur ?… Là !. là, dans ce coin…grands dieux !… comme un bruit de mécanique !…Encore !… Ah ! de la lumière !… c’est peut-être lamécanique qui va tout faire sauter !… je vous dis : uncraquement… vous êtes donc sourd ?

M. de Chagny et moi, nous nous mettons à crier comme des fous…la peur nous talonne… nous gravissons l’escalier en roulant sur lesmarches… La trappe est peut-être fermée là-haut ! C’estpeut-être cette porte fermée qui fait tout ce noir… Ah !sortir du noir ! sortir du noir !… Retrouver la clartémortelle de la chambre des miroirs !…

… Mais nous sommes arrivés en haut de l’escalier… non, la trappen’est pas fermée, mais il fait aussi noir maintenant dans lachambre des miroirs que dans la cave que nous quittons !… Noussortons tout à fait de la cave… nous nous traînons sur le plancherde la chambre des supplices… le plancher qui nous sépare de cettepoudrière… quelle heure est-il ?… Nous crions, nousappelons !… M. de Chagny clame, de toutes ses forcesrenaissantes : « Christine !… Christine !… » Et moi,j’appelle Érik !… je lui rappelle que je lui ai sauvé lavie !… Mais rien ne nous répond !… rien que notre propredésespoir… que notre propre folie… quelle heure est-il ?… «Demain soir, onze heures !… » Nous discutons… nous nousefforçons de mesurer le temps que nous avons passé ici… mais noussommes incapables de raisonner… Si on pouvait voir seulement lecadran d’une montre, avec des aiguilles qui marchent !… Mamontre est arrêtée depuis longtemps… mais celle de M. de Chagnymarche encore… Il me dit qu’il l’a remontée en procédant à satoilette de soirée, avant de venir à l’Opéra… Nous essayons detirer de ce fait quelque conclusion qui nous laisse espérer quenous n’en sommes pas encore arrivés à la minute fatale…

… La moindre sorte de bruit qui nous vient par la trappe quej’ai en vain essayé de refermer, nous rejette dans la plus atroceangoisse… Quelle heure est-il ?… Nous n’avons plus uneallumette sur nous… Et cependant il faudrait savoir… M. de Chagnyimagine de briser le verre de sa montre et de tâter les deuxaiguilles… Un silence pendant lequel il tâte, il interroge lesaiguilles du bout des doigts. L’anneau de la montre lui sert depoint de repère !… Il estime à l’écartement des aiguillesqu’il peut être justement onze heures…

Mais les onze heures qui nous font tressaillir, sont peut-êtrepassées, n’est-ce pas ?… Il est peut-être onze heures et dixminutes… et nous aurions au moins encore douze heures devantnous.

Et, tout à coup, je crie :

« Silence ! »

Il m’a semblé entendre des pas dans la demeure à côté.

Je ne me suis pas trompé ! j’entends un bruit de portes,suivi de pas précipités. On frappe contre le mur. La voix deChristine Daaé :

« Raoul ! Raoul ! »

Ah ! nous crions tous à la fois, maintenant, de l’un et del’autre côté du mur. Christine sanglote, elle ne savait point sielle retrouverait M. de Chagny vivant !… Le monstre a ététerrible, paraît-il… Il n’a fait que délirer en attendant qu’ellevoulût bien prononcer le « oui » qu’elle lui refusait… Etcependant, elle lui promettait ce « oui » s’il voulait bien laconduire dans la chambre des supplices !… Mais il s’y étaitobstinément opposé, avec des menaces atroces à l’adresse de tousceux de la race humaine… Enfin, après des heures et des heures decet enfer, il venait de sortir à l’instant… la laissant seule pourréfléchir une dernière fois…

… Des heures et des heures !… Quelle heure est-il ?Quelle heure est-il, Christine ?…

« Il est onze heures !… onze heures moins cinqminutes !…

– Mais quelles onze heures ?…

– Les onze heures qui doivent décider de la vie ou de lamort !… Il vient de me le répéter en partant, reprend la voixrâlante de Christine… Il est épouvantable ! Il délire et il aarraché son masque et ses yeux d’or lancent des flammes ! Etil ne fait que rire !… Il m’a dit en riant, comme un démonivre : “Cinq minutes ! Je te laisse seule à cause de ta pudeurbien connue !… Je ne veux pas que tu rougisses devant moiquand tu me diras ‘oui’, comme les timides fiancées !… Quediable ! on sait son monde !” Je vous ai dit qu’il étaitcomme un démon ivre !… “Tiens ! (et il a puisé dans lepetit sac de la vie et de la mort) Tiens ! m’a-t-il dit, voilàla petite clef de bronze qui ouvre les coffrets d’ébène qui sontsur la cheminée de la chambre Louis-Philippe… Dans l’un de cescoffrets, tu trouveras un scorpion et dans l’autre une sauterelle,des animaux très bien imités en bronze du Japon ; ce sont desanimaux qui disent oui et non ! C’est-à-dire que tu n’aurasqu’à tourner le scorpion sur son pivot, dans la position contraireà celle où tu l’auras trouvé… cela signifiera à mes yeux, quand jerentrerai dans la chambre Louis-Philippe, dans la chambre desfiançailles : oui !… La sauterelle, elle, si tu la tournes,voudra dire : non ! à mes yeux, quand je rentrerai dans lachambre Louis-Philippe, dans la chambre de la mort !…” Et ilriait comme un démon ivre ! Moi, je ne faisais que luiréclamer à genoux la clef de la chambre des supplices, luipromettant d’être à jamais sa femme s’il m’accordait cela… Mais ilm’a dit qu’on n’aurait plus besoin jamais de cette clef et qu’ilallait la jeter au fond du lac !… Et puis, en riant comme undémon ivre, il m’a laissée en me disant qu’il ne reviendrait quedans cinq minutes, à cause qu’il savait tout ce que l’on doit,quand on est un galant homme, à la pudeur des femmes !…Ah ! oui, encore il m’a crié : “La sauterelle !… Prendsgarde à la sauterelle !… Ça ne tourne pas seulement unesauterelle, ça saute !… ça saute !… ça sautejoliment !…” »

J’essaie ici de reproduire avec des phrases, des motsentrecoupés, des exclamations, le sens des paroles délirantes deChristine !… Car, elle aussi, pendant ces vingt-quatre heures,avait dû toucher le fond de la douleur humaine… et peut-êtreavait-elle souffert plus que nous !… À chaque instant,Christine s’interrompait et nous interrompait pour s’écrier : «Raoul ! souffres-tu ?… » Et elle tâtait les murs, quiétaient froids maintenant, et elle demandait pour quelle raison ilsavaient été si chauds !… Et les cinq minutes s’écoulèrent et,dans ma pauvre cervelle, grattaient de toutes leurs pattes lescorpion et la sauterelle !…

J’avais cependant conservé assez de lucidité pour comprendre quesi l’on tournait la sauterelle, la sauterelle sautait… et avec ellebeaucoup de ceux de la race humaine ! Point de doute que lasauterelle commandait quelque courant électrique destiné à fairesauter la poudrière !… Hâtivement, M. de Chagny, qui semblaitmaintenant, depuis qu’il avait réentendu la voix de Christine,avoir recouvré toute sa force morale, expliquait à la jeune filledans quelle situation formidable nous nous trouvions, nous et toutl’Opéra… Il fallait tourner le scorpion, tout de suite…

Ce scorpion, qui répondait au oui tant souhaité par Érik, devaitêtre quelque chose qui empêcherait peut-être la catastrophe de seproduire.

« Va !… va donc, Christine, ma femme adorée !… »commanda Raoul.

Il y eut un silence.

« Christine, m’écriai-je, où êtes-vous ?

– Auprès du scorpion !

– N’y touchez pas ! »

L’idée m’était venue – car je connaissais mon Érik – que lemonstre avait encore trompé la jeune femme. C’était peut-être lescorpion qui allait tout faire sauter. Car, enfin, pourquoin’était-il pas là, lui ? Il y avait beau temps maintenant queles cinq minutes étaient écoulées… et il n’était pas revenu… Et ils’était sans doute mis à l’abri !… Et il attendait peut-êtrel’explosion formidable… Il n’attendait plus que ça !… Il nepouvait pas espérer, en vérité, que Christine consentirait jamais àêtre sa proie volontaire !… Pourquoi n’était-il pasrevenu ?… Ne touchez pas au scorpion !…

« Lui !… s’écria Christine. Je l’entends !… Levoilà !… »

Il arrivait, en effet. Nous entendîmes ses pas qui serapprochaient de la chambre Louis-Philippe. Il avait rejointChristine. Il n’avait pas prononcé un mot…

Alors, j’élevai la voix :

« Érik ! c’est moi ! Me reconnais-tu ? »

À cet appel, il répondit aussitôt sur un ton extraordinairementpacifique :

« Vous n’êtes donc pas morts là-dedans ?… Eh bien, tâchezde vous tenir tranquilles. »

Je voulus l’interrompre, mais il me dit si froidement que j’enrestai glacé derrière mon mur : « Plus un mot, daroga, ou je faistout sauter ! »

Et aussitôt il ajouta :

« L’honneur doit en revenir à mademoiselle !… Mademoisellen’a pas touché au scorpion (comme il parlait posément !),mademoiselle n’a pas touché à la sauterelle (avec quel effrayantsang-froid !), mais il n’est pas trop tard pour bien faire.Tenez, j’ouvre sans clef, moi, car je suis l’amateur de trappes, etj’ouvre et ferme tout ce que je veux, comme je veux… J’ouvre lespetits coffrets d’ébène : regardez-y, mademoiselle, dans les petitscoffrets d’ébène… les jolies petites bêtes… Sont-elles assez bienimitées… et comme elles paraissent inoffensives… Mais l’habit nefait pas le moine ! (Tout ceci d’une voix blanche, uniforme…)Si l’on tourne la sauterelle, nous sautons tous, mademoiselle… Il ya sous nos pieds assez de poudre pour faire sauter un quartier deParis… si l’on tourne le scorpion, toute cette poudre estnoyée !… Mademoiselle, à l’occasion de nos noces, vous allezfaire un bien joli cadeau à quelques centaines de Parisiens quiapplaudissent en ce moment un bien pauvre chef-d’œuvre deMeyerbeer… Vous allez leur faire cadeau de la vie… car vous allez,mademoiselle, de vos jolies mains – quelle voix lasse était cettevoix – vous allez tourner le scorpion !… Et gai, gai, nousnous marierons ! «

Un silence, et puis :

« Si, dans deux minutes, mademoiselle. vous n’avez pas tourné lescorpion – j’ai une montre, ajouta la voix d’Érik, une montre quimarche joliment bien… – moi, je tourne la sauterelle… et lasauterelle, ça saute joliment bien !… »

Le silence reprit plus effrayant à lui tout seul que tous lesautres effrayants silences. Je savais que lorsque Érik avait priscette voix pacifique, et tranquille, et lasse, c’est qu’il était àbout de tout, capable du plus titanesque forfait ou du plus forcenédévouement et qu’une syllabe déplaisante à son oreille pourraitdéchaîner l’ouragan. M. de Chagny, lui, avait compris qu’il n’yavait plus qu’à prier, et à genoux, il priait… Quant à moi, monsang battait si fort que je dus saisir mon cœur dans ma main, degrand-peur qu’il n’éclatât… C’est que nous pressentions trophorriblement ce qui se passait en ces secondes suprêmes dans lapensée affolée de Christine Daaé… c’est que nous comprenions sonhésitation à tourner le scorpion… Encore une fois, si c’était lescorpion qui allait tout faire sauter !… Si Érik avait résolude nous engloutir tous avec lui !

Enfin, la voix d’Érik, douce cette fois, d’une douceurangélique…

« Les deux minutes sont écoulées… adieu, mademoiselle !…saute, sauterelle !…

– Érik, s’écria Christine, qui avait dû se précipiter sur lamain du monstre, me jures-tu, monstre, me jures-tu sur ton infernalamour, que c’est le scorpion qu’il faut tourner…

– Oui, pour sauter à nos noces…

– Ah ! tu vois bien ! nous allons sauter !

– À nos noces, innocente enfant !… Le scorpion ouvre lebal !… Mais en voilà assez !… Tu ne veux pas duscorpion ? À moi la sauterelle !

– Érik !…

– Assez !… »

J’avais joint mes cris à ceux de Christine. M. de Chagny,toujours à genoux, continuait à prier…

« Érik ! J’ai tourné le scorpion ! !… »

Ah ! la seconde que nous avons vécue là ! Àattendre !

À attendre que nous ne soyons plus rien que des miettes, aumilieu du tonnerre et des ruines…

… À sentir craquer sous nos pieds, dans le gouffre ouvert… deschoses… des choses qui pouvaient être le commencement del’apothéose d’horreur… car, par la trappe ouverte dans lesténèbres, gueule noire dans la nuit noire, un sifflement inquiétant– comme le premier bruit d’une fusée – venait…

… D’abord tout mince… et puis plus épais… puis très fort…

Mais écoutez ! écoutez ! et retenez des deux mainsvotre cœur prêt à sauter avec beaucoup de ceux de la racehumaine.

Ce n’est point là le sifflement du feu. Ne dirait-on point unefusée d’eau ?… À la trappe ! à la trappe !

Écoutez ! écoutez !

Cela fait maintenant glouglou… glouglou…

À la trappe !… à la trappe !… à la trappe !…Quelle fraîcheur !

À la fraîche ! à la fraîche ! Toute notre soif quiétait partie quand était venue l’épouvante, revient plus forte avecle bruit de l’eau.

L’eau ! l’eau ! l’eau qui monte !…

Qui monte dans la cave, par-dessus les tonneaux, tous lestonneaux de poudre (tonneaux ! tonneaux !… avez-vous destonneaux à vendre ?) l’eau !… l’eau vers laquelle nousdescendons avec des gorges embrasées… l’eau qui monte jusqu’à nosmentons, jusqu’à nos bouches…

Et nous buvons… Au fond de la cave, nous buvons, à même lacave…

Et nous remontons, dans la nuit noire, l’escalier, marche àmarche, l’escalier que nous avions descendu au-devant de l’eau etque nous remontons avec l’eau.

Vraiment, voilà bien de la poudre perdue et bien noyée ! àgrande eau !… C’est de la belle besogne ! On ne regardepas à l’eau, dans la demeure du Lac ! Si ça continue, tout lelac va entrer dans la cave…

Car, en vérité, on ne sait plus maintenant où elle vas’arrêter…

Nous voici sortis de la cave et l’eau monte toujours…

Et l’eau aussi sort de la cave, s’épand sur le plancher… Si celacontinue, toute la demeure du Lac va en être inondée. Le plancherde la chambre des miroirs est lui-même un vrai petit lac danslequel nos pieds barbotent. C’est assez d’eau comme cela ! Ilfaut qu’Érik ferme le robinet : Érik ! Érik ! Il y aassez d’eau pour la poudre ! Tourne le robinet ! Ferme lescorpion !

Mais Érik ne répond pas… On n’entend plus rien que l’eau quimonte… nous en avons maintenant jusqu’à mi-jambe !…

« Christine ! Christine ! l’eau monte ! montejusqu’à nos genoux », crie M. de Chagny.

Mais Christine ne répond pas… on n’entend plus rien que l’eauqui monte.

Rien ! rien ! dans la chambre à côté… Pluspersonne ! personne pour tourner le robinet ! personnepour fermer le scorpion !

Nous sommes tout seuls, dans le noir, avec l’eau noire qui nousétreint, qui grimpe, qui nous glace ! Érik ! Érik !Christine ! Christine !

Maintenant, nous avons perdu pied et nous tournons dans l’eau,emportés dans un mouvement de rotation irrésistible, car l’eautourne avec nous et nous nous heurtons aux miroirs noirs qui nousrepoussent… et nos gorges soulevées au-dessus du tourbillonhurlent…

Est-ce que nous allons mourir ici ? noyés dans la chambredes supplices ?… Je n’ai jamais vu ça ? Érik, au tempsdes heures roses de Mazenderan, ne m’a jamais montré cela par lapetite fenêtre invisible !… Érik ! Érik ! Je t’aisauvé la vie ! Souviens-toi !… Tu étais condamné !…Tu allais mourir !… Je t’ai ouvert les portes de lavie !… Érik !…

Ah ! nous tournons dans l’eau comme des épaves !…

Mais j’ai saisi tout à coup de mes mains égarées le tronc del’arbre de fer !… et j’appelle M. de Chagny… et nous voilàtous les deux suspendus à la branche de l’arbre de fer…

Et l’eau monte toujours !

Ah ! ah ! rappelez-vous ! Combien y a-t-ild’espace entre la branche de l’arbre de fer et le plafond encoupole de la chambre des miroirs ?… Tâchez à voussouvenir !… Après tout, l’eau va peut-être s’arrêter… elletrouvera sûrement son niveau… Tenez ! il me semble qu’elles’arrête !… Non ! non ! horreur !… À lanage ! À la nage !… nos bras qui nagent s’enlacent ;nous étouffons !… nous nous battons dans l’eau noire !…nous avons déjà peine à respirer l’air noir au-dessus de l’eaunoire… l’air qui fuit, que nous entendons fuir au-dessus de nostêtes par je ne sais quel appareil de ventilation… Ah !tournons ! tournons ! tournons jusqu’à ce que nous ayonstrouvé la bouche d’air… nous collerons notre bouche à la bouched’air… Mais les forces m’abandonnent, j’essaie de me raccrocher auxmurs ! Ah ! comme les parois de glace sont glissantes àmes doigts qui cherchent… Nous tournons encore !… Nousenfonçons… Un dernier effort !… Un dernier cri !…Érik !… Christine !… glou, glou, glou !… dans lesoreilles !… glou, glou, glou !… au fond de l’eau noire,nos oreilles font glouglou !… Et il me semble encore, avant deperdre tout à fait connaissance, entendre entre deux glouglous… «Tonneaux !… tonneaux !… Avez-vous des tonneaux àvendre ? »

Chapitre 14La fin des amours du fantôme

C’est ici que se termine le récit écrit que m’a laissé lePersan.

Malgré l’horreur d’une situation qui semblait définitivement lesvouer à la mort, M. de Chagny et son compagnon furent sauvés par ledévouement sublime de Christine Daaé. Et je tiens tout le reste del’aventure de la bouche du daroga lui-même.

Quand j’allai le voir, il habitait toujours son petitappartement de la rue de Rivoli, en face des Tuileries. Il étaitbien malade et il ne fallait rien de moins que toute mon ardeur dereporter-historien au service de la vérité pour le décider àrevivre avec moi l’incroyable drame. C’était toujours son vieux etfidèle domestique Darius qui le servait et me conduisait auprès delui. Le daroga me recevait au coin de la fenêtre qui regarde lejardin, assis dans un vaste fauteuil où il essayait de redresser untorse qui n’avait pas dû être sans beauté. Notre Persan avaitencore ses yeux magnifiques, mais son pauvre visage était bienfatigué. Il avait fait raser entièrement sa tête qu’il couvrait àl’ordinaire d’un bonnet d’astrakan ; il était habillé d’unevaste houppelande très simple dans les manches de laquelle ils’amusait inconsciemment à tourner les pouces, mais son espritétait resté fort lucide.

Il ne pouvait se rappeler les affres anciennes sans être reprisd’une certaine fièvre et c’est par bribes que je lui arrachai lafin surprenante de cette étrange histoire. Parfois, il se faisaitprier longtemps pour répondre à mes questions, et parfois exaltépar ses souvenirs il évoquait spontanément devant moi, avec unrelief saisissant, l’image effroyable d’Érik et les terriblesheures que M. de Chagny et lui avaient vécues dans la demeure duLac.

Il fallait voir le frémissement qui l’agitait quand il medépeignait son réveil dans la pénombre inquiétante de la chambreLouis-Philippe… après le drame des eaux… Et voici la fin de cetteterrible histoire, telle qu’il me l’a racontée de façon à compléterle récit écrit qu’il avait bien voulu me confier :

En ouvrant les yeux, le daroga s’était vu étendu sur un lit… M.de Chagny était couché sur un canapé, à côté de l’armoire à glace.Un ange et un démon veillaient sur eux…

Après les mirages et illusions de la chambre des supplices, laprécision des détails bourgeois de cette petite pièce tranquille,semblait avoir été encore inventée dans le dessein de dérouterl’esprit du mortel assez téméraire pour s’égarer dans ce domaine ducauchemar vivant. Ce lit-bateau, ces chaises d’acajou ciré, cettecommode et ces cuivres, le soin avec lequel ces petits carrés dedentelle au crochet étaient placés sur le dos des fauteuils, lapendule et de chaque côté de la cheminée les petits coffrets àl’apparence si inoffensive… enfin, cette étagère garnie decoquillages, de pelotes rouges pour les épingles, de bateaux ennacre et d’un énorme œuf d’autruche… le tout éclairé discrètementpar une lampe à abat-jour posée sur un guéridon… tout ce mobilierqui était d’une laideur ménagère touchante, si paisible, siraisonnable au fond des caves de l’Opéra, déconcertaitl’imagination plus que toutes les fantasmagories passées.

Et l’ombre de l’homme au masque, dans ce petit cadre vieillot,précis et propret, n’en apparaissait que plus formidable. Elle secourba jusqu’à l’oreille du Persan et lui dit à voix basse :

« Ça va mieux, daroga ?… Tu regardes mon mobilier ?…C’est tout ce qui me reste de ma pauvre misérable mère… »

Il lui dit encore des choses qu’il ne se rappelait plus ;mais – et cela lui paraissait bien singulier – le Persan avait lesouvenir précis que, pendant cette vision surannée de la chambreLouis-Philippe seul Érik parlait. Christine Daaé ne disait pas unmot ; elle se déplaçait sans bruit et comme une Sœur decharité qui aurait fait vœu de silence… Elle apportait dans unetasse un cordial… ou du thé fumant… L’homme au masque la luiprenait des mains et la tendait au Persan.

Quant à M. de Chagny, il dormait…

Érik dit en versant un peu de rhum dans la tasse du daroga et enlui montrant le vicomte étendu :

« Il est revenu à lui bien avant que nous puissions savoir sivous seriez encore vivant un jour, daroga. Il va très bien… Ildort… Il ne faut pas le réveiller… »

Un instant, Érik quitta la chambre et le Persan, se soulevantsur son coude, regarda autour de lui… Il aperçut, assise au coin dela cheminée, la silhouette blanche de Christine Daaé. Il luiadressa la parole… il l’appela… mais il était encore très faible etil retomba sur l’oreiller… Christine vint à lui, lui posa la mainsur le front, puis s’éloigna… Et le Persan se rappela qu’alors, ens’en allant, elle n’eut pas un regard pour M. de Chagny qui, àcôté, il est vrai, bien tranquillement dormait… et elle retournas’asseoir dans son fauteuil, au coin de la cheminée, silencieusecomme une Sœur de charité qui a fait vœu de silence…

Érik revint avec de petits flacons qu’il déposa sur la cheminée.Et tout bas encore, pour ne pas éveiller M. de Chagny, il dit auPersan, après s’être assis à son chevet et lui avoir tâté le pouls:

« Maintenant, vous êtes sauvés tous les deux. Et je vais tantôtvous reconduire sur le dessus de la terre, pour faire plaisir à mafemme. »

Sur quoi il se leva, sans autre explication, et disparutencore.

Le Persan regardait maintenant le profil tranquille de ChristineDaaé sous la lampe. Elle lisait dans un tout petit livre à tranchedorée comme on en voit aux livres religieux. L’Imitation a de ceséditions-là. Et le Persan avait encore dans l’oreille le tonnaturel avec lequel l’autre avait dit : « Pour faire plaisir à mafemme… »

Tout doucement, le daroga appela encore, mais Christine devaitlire très loin, car elle n’entendit pas…

Érik revint… fit boire au daroga une potion, après lui avoirrecommandé de ne plus adresser une parole à « sa femme » ni àpersonne, parce que cela pouvait être très dangereux pour la santéde tout le monde.

À partir de ce moment, le Persan se souvient encore de l’ombrenoire d’Érik et de la silhouette blanche de Christine quiglissaient toujours en silence à travers la chambre, se penchaientau-dessus de M. de Chagny. Le Persan était encore très faible et lemoindre bruit, la porte de l’armoire à glace qui s’ouvrait engrinçant, par exemple, lui faisait mal à la tête… et puis ils’endormit comme M. de Chagny.

Cette fois, il ne devait plus se réveiller que chez lui, soignépar son fidèle Darius, qui lui apprit qu’on l’avait, la nuitprécédente, trouvé contre la porte de son appartement, où il avaitdû être transporté par un inconnu, lequel avait eu soin de sonneravant de s’éloigner.

Aussitôt que le daroga eut recouvré ses forces et saresponsabilité, il envoya demander des nouvelles du vicomte audomicile du comte Philippe.

Il lui fut répondu que le jeune homme n’avait pas reparu et quele comte Philippe était mort. On avait trouvé son cadavre sur laberge du lac de l’Opéra, du côté de la rue Scribe. Le Persan serappela la messe funèbre à laquelle il avait assisté derrière lemur de la chambre des miroirs et il ne douta plus du crime ni ducriminel. Sans peine, hélas ! connaissant Érik, il reconstituale drame. Après avoir cru que son frère avait enlevé ChristineDaaé, Philippe s’était précipité à sa poursuite sur cette route deBruxelles, où il savait que tout était préparé pour une telleaventure. N’y ayant point rencontré les jeunes gens, il étaitrevenu à l’Opéra, s’était rappelé les étranges confidences de Raoulsur son fantastique rival, avait appris que le vicomte avait touttenté pour pénétrer dans les dessous du théâtre et enfin qu’ilavait disparu, laissant son chapeau dans la loge de la diva, à côtéd’une boîte de pistolets. Et le comte, qui ne doutait plus de lafolie de son frère, s’était à son tour lancé dans cet infernallabyrinthe souterrain. En fallait-il davantage, aux yeux du Persan,pour que l’on retrouvât le cadavre du comte sur la berge du lac, oùveillait le chant de la sirène, la sirène d’Érik, cette conciergedu lac des Morts ?

Aussi le Persan n’hésita pas. Épouvanté de ce nouveau forfait,ne pouvant rester dans l’incertitude où il se trouvait relativementau sort définitif du vicomte et de Christine Daaé, il se décida àtout dire à la justice.

Or l’instruction de l’affaire avait été confiée à M. le jugeFaure et c’est chez lui qu’il s’en alla frapper. On se doute dequelle sorte un esprit sceptique, terre à terre, superficiel (je ledis comme je le pense) et nullement préparé à une telle confidence,reçut la déposition du daroga. Celui-ci fut traité comme unfou.

Le Persan, désespérant de se faire jamais entendre, s’était misalors à écrire. Puisque la justice ne voulait pas de sontémoignage, la presse s’en emparerait peut-être, et il venait unsoir de tracer la dernière ligne du récit que j’ai fidèlementrapporté ici quand son domestique Darius lui annonça un étrangerqui n’avait point dit son nom, dont il était impossible de voir levisage et qui avait déclaré simplement qu’il ne quitterait la placequ’après avoir parlé au daroga.

Le Persan, pressentant immédiatement la personnalité de cesingulier visiteur, ordonna qu’on l’introduisît sur-le-champ.

Le daroga ne s’était pas trompé. C’était le Fantôme !C’était Érik !

Il paraissait d’une faiblesse extrême et se retenait au murcomme s’il craignait de tomber… Ayant enlevé son chapeau, il montraun front d’une pâleur de cire. Le reste du visage était caché parle masque.

Le Persan s’était dressé devant lui.

« Assassin du comte Philippe, qu’as-tu fait de son frère et deChristine Daaé ? »

À cette apostrophe formidable, Érik chancela et garda un instantle silence, puis, s’étant traîné jusqu’à un fauteuil, il s’y laissatomber en poussant un profond soupir. Et là, il dit à petitesphrases, à petits mots, à court souffle :

« Daroga, ne me parle pas du comte Philippe… Il était mort…déjà… quand je suis sorti de ma maison… il était mort… déjà… quand…la sirène a chanté… c’est un accident… un triste… un…lamentablement triste… accident… Il était tombé bien maladroitementet simplement et naturellement dans le lac !…

– Tu mens ! » s’écria le Persan. Alors Érik courba la têteet dit :

« Je ne viens pas ici… pour te parler du comte Philippe… maispour te dire que… je vais mourir…

– Où sont Raoul de Chagny et Christine Daaé ?…

– Je vais mourir.

– Raoul de Chagny et Christine Daaé ?

– … d’amour… daroga… je vais mourir d’amour… c’est comme cela…je l’aimais tant !… Et je l’aime encore, daroga, puisque j’enmeurs, je te dis… Si tu savais comme elle était belle quand ellem’a permis de l’embrasser vivante, sur son salut éternel… C’étaitla première fois, daroga, la première fois, tu entends, quej’embrassais une femme… Oui, vivante, je l’ai embrassée vivante etelle était belle comme une morte !… »

Le Persan s’était levé et il avait osé toucher Érik. Il luisecoua le bras.

« Me diras-tu enfin si elle est morte ou vivante ?…

– Pourquoi me secoues-tu ainsi ? répondit Érik avec effort…Je te dis que c’est moi qui vais mourir… oui, je l’ai embrasséevivante…

– Et maintenant, elle est morte ?

– Je te dis que je l’ai embrassée comme ça sur le front… et ellen’a point retiré son front de ma bouche !… Ah ! c’est unehonnête fille ! Quant à être morte, je ne le pense pas, bienque cela ne me regarde plus… Non ! non ! elle n’est pasmorte ! Et il ne faudrait pas que j’apprenne que quelqu’un atouché un cheveu de sa tête ! C’est une brave et honnête fillequi t’a sauvé la vie, par-dessus le marché, daroga, dans un momentoù je n’aurais pas donné deux sous de ta peau de Persan. Au fond,personne ne s’occupait de toi. Pourquoi étais-tu là avec ce petitjeune homme ? Tu allais mourir par-dessus le marché ! Maparole, elle me suppliait pour son petit jeune homme, mais je luiavais répondu que, puisqu’elle avait tourné le scorpion, j’étaisdevenu par cela même, et de sa bonne volonté, son fiancé et qu’ellen’avait pas besoin de deux fiancés, ce qui était assez juste ;quant à toi, tu n’existais pas, tu n’existais déjà plus, je te lerépète, et tu allais mourir avec l’autre fiancé !

« Seulement, écoute bien, daroga, comme vous criiez comme despossédés à cause de l’eau, Christine est venue à moi, ses beauxgrands yeux bleus ouverts et elle m’a juré, sur son salut éternel,qu’elle consentait à être ma femme vivante ! Jusqu’alors, dansle fond de ses yeux, daroga, j’avais toujours vu ma femmemorte ; c’était la première fois que j’y voyais ma femmevivante. Elle était sincère, sur son salut éternel. Elle ne setuerait point. Marché conclu. Une demi-minute plus tard, toutes leseaux étaient retournées au Lac, et je tirais ta langue, daroga, carj’ai bien cru, ma parole, que tu y resterais !… Enfin !…Voilà ! C’était entendu ! je devais vous reporter chezvous sur le dessus de la terre. Enfin, quand vous m’avez eudébarrassé le plancher de la chambre Louis-Philippe, j’y suisrevenu, moi, tout seul.

– Qu’avais-tu fait du vicomte de Chagny ? interrompit lePersan.

– Ah ! tu comprends… celui-là, daroga, je n’allais pascomme ça le reporter tout de suite sur le dessus de la terre…C’était un otage… Mais je ne pouvais pas non plus le conserver dansla demeure du Lac, à cause de Christine ; alors je l’aienfermé bien confortablement, je l’ai enchaîné proprement (leparfum de Mazenderan l’avait rendu mou comme une chiffe) dans lecaveau des communards qui est dans la partie la plus déserte de laplus lointaine cave de l’Opéra, plus bas que le cinquième dessous,là où personne ne va jamais et d’où l’on ne peut se faire entendrede personne. J’étais bien tranquille et, je suis revenu auprès deChristine. Elle m’attendait… »

À cet endroit de son récit, il paraît que le Fantôme se leva sisolennellement que le Persan qui avait repris sa place dans sonfauteuil dut se lever, lui aussi, comme obéissant au même mouvementet sentant qu’il était impossible de rester assis dans un momentaussi solennel et même (m’a dit le Persan lui-même) il ôta, bienqu’il eût la tête rase, son bonnet d’astrakan.

« Oui ! Elle m’attendait ! reprit Érik, qui se prit àtrembler comme une feuille, mais à trembler d’une vraie émotionsolennelle… elle m’attendait toute droite, vivante, comme une vraiefiancée vivante, sur son salut éternel… Et quand je me suis avancé,plus timide qu’un petit enfant, elle ne s’est point sauvée… non,non… elle est restée… elle m’a attendu… je crois bien même, daroga,qu’elle a un peu… oh ! pas beaucoup… mais un peu, comme unefiancée vivante, tendu son front… Et… et… je l’ai…embrassée !… Moi !… moi !… moi !… Et elle n’estpas morte !… Et elle est restée tout naturellement à côté demoi, après que je l’ai eu embrassée, comme ça… sur le front…Ah ! que c’est bon, daroga, d’embrasser quelqu’un !… Tune peux pas savoir, toi !… Mais moi ! moi !… Mamère, daroga, ma pauvre misérable mère n’a jamais voulu que jel’embrasse… Elle se sauvait… en me jetant mon masque !… niaucune femme !… jamais !… jamais !… Ah !ah ! ah ! Alors, n’est-ce pas ?… d’un pareilbonheur, n’est ce pas, j’ai pleuré. Et je suis tombé en pleurant àses pieds… et j’ai embrassé ses pieds, ses petits pieds, enpleurant… Toi aussi tu pleures, daroga ; et elle aussipleurait… l’ange a pleuré… »

Comme il racontait ces choses, Érik sanglotait et le Persan, eneffet, n’avait pu retenir ses larmes devant cet homme masqué qui,les épaules secouées, les mains à la poitrine, râlait tantôt dedouleur et tantôt d’attendrissement.

« … Oh ! daroga, j’ai senti ses larmes couler sur mon frontà moi ! à moi ! à moi ! Elles étaient chaudes… ellesétaient douces ! elles allaient partout sous mon masque, seslarmes ! elles allaient se mêler à mes larmes dans mesyeux !… elles coulaient jusque dans ma bouche… Ah ! seslarmes à elle, sur moi ! Écoute, daroga, écoute ce que j’aifait… J’ai arraché mon masque pour ne pas perdre une seule de seslarmes… Et elle ne s’est pas enfuie !… Et elle n’est pasmorte ! Elle est restée vivante, à pleurer… sur moi… avec moi…Nous avons pleuré ensemble !… Seigneur du ciel ! vousm’avez donné tout le bonheur du monde !… »

Et Érik s’était effondré, râlant sur le fauteuil.

« Ah ! Je ne vais pas encore mourir… tout de suite… maislaisse-moi pleurer ! » avait-il dit au Persan.

Au bout d’un instant, l’Homme au masque avait repris :

« Écoute, daroga… écoute bien cela… pendant que j’étais à sespieds… j’ai entendu qu’elle disait : « Pauvre malheureuxÉrik !» et elle a pris ma main !… Moi, je n’ai plus été,tu comprends, qu’un pauvre chien prêt à mourir pour elle… comme jete le dis, daroga ! »

« Figure-toi que j’avais dans la main un anneau, un anneau d’orque je lui avais donné… qu’elle avait perdu… et que j’ai retrouvé…une alliance, quoi !… Je le lui ai glissé dans sa petite mainet je lui ai dit : Tiens !… prends ça !… prends ça pourtoi… et pour lui… Ce sera mon cadeau de noces… le cadeau du pauvremalheureux Érik. Je sais que tu l’aimes, le jeune homme… ne pleureplus !… Elle m’a demandé, d’une voix bien douce, ce que jevoulais dire ; alors, je lui ai fait comprendre, et elle acompris tout de suite que je n’étais pour elle qu’un pauvre chienprêt à mourir… mais qu’elle, elle pourrait se marier avec le jeunehomme quand elle voudrait, parce qu’elle avait pleuré avec moi…Ah ! daroga… tu penses… que… lorsque je lui disais cela,c’était comme si je découpais bien tranquillement mon cœur enquatre, mais elle avait pleuré avec moi… et elle avait dit :

« Pauvre malheureux Érik !… »

L’émotion d’Érik était telle qu’il dut avertir le Persan de nepoint le regarder, car il étouffait et il était dans la nécessitéd’ôter son masque. À ce propos le daroga m’a raconté qu’il étaitallé lui-même à la fenêtre et qu’il l’avait ouverte le cœur soulevéde pitié, mais en prenant grand soin de fixer la cime des arbres dujardin des Tuileries pour ne point rencontrer le visage dumonstre.

« Je suis allé, avait continué Érik, délivrer le jeune homme etje lui ai dit de me suivre auprès de Christine… Ils se sontembrassés devant moi dans la chambre Louis-Philippe… Christineavait mon anneau… J’ai fait jurer à Christine que lorsque je seraismort elle viendrait une nuit, en passant par le lac de la rueScribe, m’enterrer en grand secret avec l’anneau d’or qu’elleaurait porté jusqu’à cette minute-là… je lui ai dit comment elletrouverait mon corps et ce qu’il fallait en faire… Alors, Christinem’a embrassé pour la première fois, à son tour, là, sur le front…(ne regarde pas, daroga !) là, sur le front… sur mon front àmoi !… (ne regarde pas, daroga !) et ils sont partis tousles deux… Christine ne pleurait plus… moi seul, je pleurais…daroga, daroga… si Christine tient son serment, elle reviendrabientôt !… »

Et Érik s’était tu. Le Persan ne lui avait plus posé aucunequestion. Il était rassuré tout à fait sur le sort de Raoul deChagny et de Christine Daaé, et aucun de ceux de la race humainen’aurait pu, après l’avoir entendue cette nuit-là, mettre en doutela parole d’Érik qui pleurait.

Le monstre avait remis son masque et rassemblé ses forces pourquitter le daroga. Il lui avait annoncé que, lorsqu’il sentirait safin très prochaine, il lui enverrait, pour le remercier du bien quecelui-ci lui avait voulu autrefois, ce qu’il avait de plus cher aumonde : tous les papiers de Christine Daaé, qu’elle avait écritsdans le moment même de cette aventure à l’intention de Raoul, etqu’elle avait laissés à Érik, et quelques objets qui lui venaientd’elle, deux mouchoirs, une paire de gants et un nœud de soulier.Sur une question du Persan, Érik lui apprit que les deux jeunesgens aussitôt qu’ils s’étaient vus libres, avaient résolu d’allerchercher un prêtre au fond de quelque solitude où ils cacheraientleur bonheur et qu’ils avaient pris, dans ce dessein, « la gare duNord du Monde ». Enfin Érik comptait sur le Persan pour, aussitôtque celui-ci aurait reçu les reliques et les papiers promis,annoncer sa mort aux deux jeunes gens. Il devrait pour cela payerune ligne aux annonces nécrologiques du journal l’Époque.

C’était tout.

Le Persan avait reconduit Érik jusqu’à la porte de sonappartement et Darius l’avait accompagné jusque sur le trottoir enle soutenant. Un fiacre attendait. Érik y monta. Le Persan, quiétait revenu à la fenêtre, l’entendit dire au cocher : «Terre-plein de l’Opéra ».

Et puis, le fiacre s’était enfoncé dans la nuit. Le Persanavait, pour la dernière fois, vu le pauvre malheureux Érik.

Trois semaines plus tard, le journal l’Époque avait publié cetteannonce nécrologique :

« ÉRIK EST MORT. »

Chapitre 15Épilogue

Telle est la véridique histoire du Fantôme de l’Opéra. Comme jel’annonçais au début de cet ouvrage, on ne saurait doutermaintenant qu’Érik ait réellement vécu. Trop de preuves de cetteexistence sont mises aujourd’hui à la portée de chacun pour qu’onne puisse suivre, raisonnablement, les faits et les gestes d’Érik àtravers tout le drame des Chagny.

Il n’est point besoin de répéter ici combien cette affairepassionna la capitale. Cette artiste enlevée, le comte de Chagnymort dans des conditions si exceptionnelles, son frère disparu etle triple sommeil des employés de l’éclairage à l’Opéra !…Quels drames ! quelles passions ! quels crimes s’étaientdéroulés autour de l’idylle de Raoul et de la douce et charmanteChristine !… Qu’était devenue la sublime et mystérieusecantatrice dont la terre ne devait plus jamais, jamais entendreparler ?… On la représenta comme la victime de la rivalité desdeux frères, et nul n’imagina ce qui s’était passé ; nul necomprit que puisque Raoul et Christine avaient disparu tous deux,les deux fiancés s’étaient retirés loin du monde pour goûter unbonheur qu’ils n’eussent point voulu public après la mortinexpliquée du comte Philippe… Ils avaient pris un jour un train àla gare du Nord du Monde… Moi aussi, peut-être, un jour je prendraile train à cette gare-là et j’irai chercher autour de tes lacs, ôNorvège ! ô silencieuse Scandinavie ! les tracespeut-être encore vivantes de Raoul et de Christine, et aussi de lamaman Valérius, qui disparut également dans le même temps !…Peut-être un jour, entendrai-je de mes oreilles l’Écho solitaire duNord du Monde, répéter le chant de celle qui a connu l’Ange de laMusique ?…

Bien après que l’affaire, par les soins inintelligents de M. lejuge d’instruction Faure, fut classée, la presse, de temps à autre,cherchait encore à pénétrer le mystère… et continuait à se demanderoù était la main monstrueuse qui avait préparé et exécuté tantd’inouïes catastrophes ! (Crime et disparition.)

Un journal du boulevard, qui était au courant de tous les potinsde coulisses, avait été le seul à écrire :

« Cette main est celle du Fantôme de l’Opéra. »

Et encore il l’avait fait naturellement sur le modeironique.

Seul le Persan qu’on n’avait pas voulu entendre et qui nerenouvela point, après la visite d’Érik, sa première tentativeauprès de la Justice, possédait toute la vérité.

Et il en détenait les preuves principales qui lui étaient venuesavec les pieuses reliques annoncées par le Fantôme…

Ces preuves, il m’appartenait de les compléter, avec l’aide dudaroga lui-même. Je le mettais, au jour le jour, au courant de mesrecherches et il les guidait. Depuis de années et des années iln’était point retourné à l’Opéra, mais il avait conservé dumonument le souvenir le plus précis et il n’était point de meilleurguide pour m’en faire découvrir les coins les plus cachés. C’estencore lui qui m’indiquait les sources où je pouvais puiser, lespersonnages à interroger ; c’est lui qui me poussa à frapper àla porte de M. Poligny, dans le moment que le pauvre homme étaitquasi à l’agonie. Je ne le savais point si bas et je n’oublieraijamais l’effet que produisirent sur lui mes questions relatives aufantôme. Il me regarda, comme s’il voyait le diable et ne merépondit que par quelques phrases sans suite, mais qui attestaient(c’était là l’essentiel) combien F. de l’O. avait, dans son temps,jeté la perturbation dans cette vie déjà très agitée (M. Polignyétait ce que l’on est convenu d’appeler un viveur).

Quand je rapportai au Persan le mince résultat de ma visite à M.Poligny, le daroga eut un vague sourire et me dit : « JamaisPoligny n’a su combien cette extraordinaire crapule d’Érik (tantôtle Persan parlait d’Érik comme d’un dieu, tantôt comme d’une vilecanaille) l’a fait « marcher ». Poligny était superstitieux et Érikle savait. Érik savait aussi beaucoup de choses sur les affairespubliques et privées de l’Opéra.

Quand M. Poligny entendit une voix mystérieuse lui raconter,dans la loge n° 5, l’emploi qu’il faisait de son temps et de laconfiance de son associé, il ne demanda pas son reste. Frappéd’abord comme par une voix du Ciel, il se crut damné, et puis,comme la voix lui demandait de l’argent, il vit bien à la fin qu’ilétait joué par un maître chanteur dont Debienne lui-même futvictime. Tous deux, las déjà de leur direction pour de nombreusesraisons, s’en allèrent, sans essayer de connaître plus à fond lapersonnalité de cet étrange F. de l’O., qui leur avait faitparvenir un si singulier cahier des charges. Ils léguèrent tout lemystère à la direction suivante en poussant un gros soupir desatisfaction, bien débarrassés d’une histoire qui les avait fortintrigués sans les faire rire ni l’un ni l’autre.

Ainsi s’exprima le Persan sur le compte de MM. Debienne etPoligny. À ce propos, je lui parlai de leurs successeurs et jem’étonnai que dans les Mémoires d’un Directeur, de M. Moncharmin,on parlât d’une façon si complète des faits et gestes de F. del’O., dans la première partie, pour en arriver à ne plus rien endire ou à peu près dans la seconde. À quoi le Persan, quiconnaissait ces Mémoires comme s’il les avait écrits, me fitobserver que je trouverais l’explication de toute, l’affaire si jeprenais la peine de réfléchir aux quelques lignes que, dans laseconde partie précisément de ces Mémoires, Moncharmin a bien vouluconsacrer encore au Fantôme. Voici ces lignes, qui nousintéressent, du reste, tout particulièrement, puisqu’on y trouverelatée la manière fort simple dont se termina la fameuse histoiredes vingt mille francs :

« À propos de F. de l’O. (c’est M. Moncharmin qui parle), dontj’ai narré ici même, au commencement de mes Mémoires, quelques-unesdes singulières fantaisies, je ne veux plus dire qu’une chose,c’est qu’il racheta par un beau geste tous les tracas qu’il avaitcausés à mon cher collaborateur et, je dois bien l’avouer, àmoi-même. Il jugea sans doute qu’il y avait des limites à touteplaisanterie, surtout quand elle coûte aussi cher et quand lecommissaire de police est « saisi », car, à la minute même où nousavions donné rendez-vous dans notre cabinet à M. Mifroid pour luiconter toute l’histoire, quelques jours après la disparition deChristine Daaé, nous trouvâmes sur le bureau de Richard, dans unebelle enveloppe sur laquelle on lisait à l’encre rouge : De la partde F. de l’O., les sommes assez importantes qu’il avait réussi àfaire sortir momentanément, et dans une manière de jeu, de lacaisse directoriale. Richard fut aussitôt d’avis qu’on devait s’entenir là et ne point pousser l’affaire. Je consentis à être del’avis de Richard. Et tout est bien qui finit bien. N’est-ce pas,mon cher, F. de l’O. ? »

Évidemment, Moncharmin, surtout après cette restitution,continuait à croire qu’il avait été un moment le jouet del’imagination burlesque de Richard, comme, de son côté, Richard necessa point de croire que Moncharmin s’était, pour se venger dequelques plaisanteries, amusé à inventer toute l’affaire du F. del’O.

N’était-ce point le moment de demander au Persan de m’apprendrepar quel artifice le Fantôme faisait disparaître vingt mille francsdans la poche de Richard, malgré l’épingle de nourrice. Il merépondit qu’il n’avait point approfondi ce léger détail, mais que,si je voulais bien « travailler » sur les lieux moi-même, je devaiscertainement trouver la clef de l’énigme dans le bureau directoriallui-même, en me souvenant qu’Érik n’avait pas été surnommé pourrien l’amateur de trappes. Et je promis au Persan de me livrer,aussitôt que j’en aurais le temps, à d’utiles investigations de cecôté. Je dirai tout de suite au lecteur que les résultats de cesinvestigations furent parfaitement satisfaisants. Je ne croyaispoint, en vérité, découvrir tant de preuves indéniables del’authenticité des phénomènes attribués au Fantôme.

Et il est bon que l’on sache que les papiers du Persan, ceux deChristine Daaé, les déclarations qui me furent faites par lesanciens collaborateurs de MM. Richard et Moncharmin et par lapetite Meg elle-même (cette excellente madame Giry étant,hélas ! trépassée) et par la Sorelli, qui est retraitéemaintenant à Louveciennes – il est bon, dis-je, que l’on sache quetout cela, qui constitue les pièces documentaires de l’existence duFantôme, pièces que je vais déposer aux archives de l’Opéra, setrouve contrôlé par plusieurs découvertes importantes dont je puistirer justement quelque fierté.

Si je n’ai pu retrouver la demeure du Lac, Érik en ayantdéfinitivement condamné toutes les entrées secrètes (et encore jesuis sûr qu’il serait facile d’y pénétrer si l’on procédait audessèchement du lac, comme je l’ai plusieurs fois demandé àl’administration des beaux-arts) , je n’en ai pas moins découvertle couloir secret des communards, dont la paroi de planches tombepar endroits en ruine ; et, de même, j’ai mis au jour latrappe par laquelle le Persan et Raoul descendirent dans lesdessous du théâtre. J’ai relevé, dans le cachot des communards,beaucoup d’initiales tracées sur les murs par les malheureux quifurent enfermés là et, parmi ces initiales, un R et un C. – RC ? Ceci n’est-il point significatif ? Raoul deChagny ! Les lettres sont encore aujourd’hui très visibles. Jene me suis pas, bien entendu, arrêté là. Dans le premier et letroisième dessous, j’ai fait jouer deux trappes d’un systèmepivotant, tout à fait inconnues aux machinistes, qui n’usent que detrappes à glissade horizontale.

Enfin, je puis dire, en toute connaissance de cause, au lecteur: « Visitez un jour l’Opéra, demandez à vous y promener en paix,sans cicerone stupide, entrez dans la loge n° 5 et frappez surl’énorme colonne qui sépare cette loge de l’avant-scène ;frappez avec votre canne ou avec votre poing et écoutez… jusqu’àhauteur de votre tête : la colonne sonne le creux ! Et aprèscela, ne vous étonnez point qu’elle ait pu être habitée par la voixdu Fantôme ; il y a, dans cette colonne, de la place pour deuxhommes. Que si vous vous étonnez que lors des phénomènes de la logen° 5 nul ne se soit retourné vers cette colonne, n’oubliez pasqu’elle offre l’aspect du marbre massif et que la voix qui étaitenfermée semblait plutôt venir du côté opposé (car la voix dufantôme ventriloque venait d’où il voulait). La colonne esttravaillée, sculptée, fouillée et trifouillée par le ciseau del’artiste. Je ne désespère pas de découvrir un jour le morceau desculpture qui devait s’abaisser et se relever à volonté, pourlaisser un libre et mystérieux passage à la correspondance duFantôme avec Mme Giry et à ses générosités. Certes, tout cela, quej’ai vu, senti, palpé, n’est rien à côté de ce qu’en réalité unêtre énorme et fabuleux comme Érik a dû créer dans le mystère d’unmonument comme celui de l’Opéra, mais je donnerais toutes cesdécouvertes pour celle qu’il m’a été donné de faire, devantl’administrateur lui-même, dans le bureau du directeur, à quelquescentimètres du fauteuil : une trappe, de la longueur de la lame duparquet, de la longueur d’un avant-bras, pas plus… une trappe quise rabat comme le couvercle d’un coffret, une trappe par où je voissortir une main qui travaille avec dextérité dans le pan d’un habità queue-de-morue qui traîne…

C’est par là qu’étaient partis les quarante mille francs !…C’est aussi par là que, grâce à quelque truchement, ils étaientrevenus…

Quand j’en parlai avec une émotion bien compréhensible auPersan, je lui dis :

« Érik s’amusait donc simplement – puisque les quarante millefrancs sont revenus – à faire le facétieux avec son cahier descharges ?… »

Il me répondit :

« Ne le croyez point !… Érik avait besoin d’argent. Secroyant hors de l’humanité, il n’était point gêné par le scrupuleet il se servait des dons extraordinaires d’adresse etd’imagination qu’il avait reçus de la nature en compensation del’atroce laideur dont elle l’avait doté, pour exploiter leshumains, et cela quelquefois de la façon la plus artistique dumonde, car le tour valait souvent son pesant d’or. S’il a rendu lesquarante mille francs, de son propre mouvement, à MM. Richard etMoncharmin, c’est qu’au moment de la restitution il n’en avait plusbesoin ! Il avait renoncé à son mariage avec Christine Daaé.Il avait renoncé à toutes les choses du dessus de la terre. »

D’après le Persan, Érik était originaire d’une petite ville auxenvirons de Rouen. C’était le fils d’un entrepreneur de maçonnerie.Il avait fui de bonne heure le domicile paternel, où sa laideurétait un objet d’horreur et d’épouvante pour ses parents. Quelquetemps, il s’était exhibé dans les foires, où son impresario lemontrait comme « mort vivant ». Il avait dû traverser l’Europe defoire en foire et compléter son étrange éducation d’artiste et demagicien à la source même de l’art et de la magie, chez lesBohémiens. Toute une période de l’existence d’Érik était assezobscure. On le retrouve à la foire de Nijni-Novgorod, où alors ilse produisait dans toute son affreuse gloire. Déjà il chantaitcomme personne au monde n’a jamais chanté ; il faisait leventriloque et se livrait à des jongleries extraordinaires dont lescaravanes, à leur retour en Asie, parlaient encore, tout le long duchemin. C’est ainsi que sa réputation passa les murs du palais deMazenderan, où la petite sultane, favorite du sha-en-shah,s’ennuyait. Un marchand de fourrures, qui se rendait à Samarkand etqui revenait de Nijni-Novgorod, raconta les miracles qu’il avaitvus sous la tente d’Érik. On fit venir le marchand au Palais, et ledaroga de Mazenderan dut l’interroger. Puis, le daroga fut chargéde se mettre à la recherche d’Érik. Il le ramena en Perse, oùpendant quelques mois il fit, comme on dit en Europe, la pluie etle beau temps. Il commit ainsi pas mal d’horreurs, car il semblaitne connaître ni le bien ni le mal, et il coopéra à quelques beauxassassinats politiques aussi tranquillement qu’il combattit, avecdes inventions diaboliques, l’émir d’Afghanistan, en guerre avecl’Empire. Le sha-en-shah le prit en amitié. C’est à ce moment quese placent les heures roses de Mazenderan, dont le récit du daroganous a donné un aperçu. Comme Érik avait, en architecture, desidées tout à fait personnelles et qu’il concevait un palais commeun prestidigitateur peut imaginer un coffret à combinaisons, lesha-en-shah lui commanda une construction de ce genre, qu’il mena àbien et qui était, paraît-il, si ingénieuse que Sa Majesté pouvaitse promener partout sans qu’on l’aperçût et disparaître sans qu’ilfût possible de découvrir par quel artifice. Quand le sha-en-shahse vit le maître d’un pareil joyau, il ordonna, ainsi que l’avaitfait certain Tsar à l’égard du génial architecte d’une église de laplace Rouge, à Moscou, qu’on crevât à Érik ses yeux d’or. Mais ilréfléchit que, même aveugle, Érik pourrait construire encore, pourun autre souverain, une aussi inouïe demeure, et puis, enfin, que,Érik vivant, quelqu’un avait le secret du merveilleux palais. Lamort d’Érik fut décidée, ainsi que celle de tous les ouvriers quiavaient travaillé sous ses ordres. Le daroga de Mazenderan futchargé de l’exécution de cet ordre abominable. Érik lui avait renduquelques services et l’avait bien fait rire. Il le sauva en luiprocurant les moyens de s’enfuir. Mais il faillit payer de sa têtecette faiblesse généreuse. Heureusement pour le daroga, on trouva,sur la rive de la mer Caspienne, un cadavre à moitié mangé par lesoiseaux de mer et qui passa pour celui d’Érik, à cause que des amisdu daroga avaient revêtu cette dépouille d’effets ayant appartenu àÉrik lui-même. Le daroga en fut quitte pour la perte de sa faveur,de ses biens, et pour l’exil. Le Trésor persan continua cependant,car le daroga était issu de race royale, de lui faire une petiterente de quelques centaines de francs par mois, et c’est alorsqu’il vint se réfugier à Paris.

Quant à Érik, il avait passé en Asie Mineure, puis était allé àConstantinople où il était entré au service du sultan. J’aurai faitcomprendre les services qu’il put rendre à un souverain quehantaient toutes les terreurs, quand j’aurai dit que ce fut Érikqui construisit toutes les fameuses trappes et chambres secrètes etcoffres-forts mystérieux que l’on trouva à Yildiz-Kiosk, après ladernière révolution turque. C’est encore lui[12] quieut cette imagination de fabriquer des automates habillés comme leprince et ressemblant à s’y méprendre au prince lui-même, automatesqui faisaient croire que le chef des croyants se tenait dans unendroit, éveillé, quand il reposait dans un autre. Naturellement,il dut quitter le service du sultan pour les mêmes raisons qu’ilavait dû s’enfuir de Perse. Il savait trop de choses. Alors, trèsfatigué de son aventureuse et formidable et monstrueuse vie, ilsouhaita de devenir quelqu’un comme tout le monde. Et il se fitentrepreneur, comme un entrepreneur ordinaire qui construit desmaisons à tout le monde, avec des briques ordinaires. Ilsoumissionna certains travaux de fondation à l’Opéra. Quand il sevit dans les dessous d’un aussi vaste théâtre, son naturel artiste,fantaisiste et magique, reprit le dessus. Et puis, n’était-il pastoujours aussi laid ? Il rêva de se créer une demeure inconnuedu reste de la terre et qui le cacherait à jamais au regard deshommes. On sait et l’on devine la suite. Elle est tout au long decette incroyable et pourtant véridique aventure. Pauvre malheureuxÉrik ! Faut-il le plaindre ? Faut-il le maudire ? Ilne demandait qu’à être quelqu’un comme tout le monde ! Mais ilétait trop laid ! Et il dut cacher son génie ou faire destours avec, quand, avec un visage ordinaire, il eût été l’un desplus nobles de la race humaine ! Il avait un cœur à contenirl’empire du monde, et il dut, finalement, se contenter d’une cave.Décidément il faut plaindre le Fantôme de l’Opéra ! J’ai prié,malgré ses crimes, sur sa dépouille et que Dieu l’ait décidément enpitié ! Pourquoi Dieu a-t-il fait un homme aussi laid quecelui-là ? Je suis sûr, bien sûr, d’avoir prié sur soncadavre, l’autre jour quand on l’a sorti de la terre, à l’endroitmême où l’on enterrait les voix vivantes ; c’était sonsquelette. Ce n’est point à la laideur de la tête que je l’aireconnu, car lorsqu’ils sont morts depuis si longtemps, tous leshommes sont laids, mais à l’anneau d’or qu’il portait et queChristine Daaé était certainement venue lui glisser au doigt, avantde l’ensevelir, comme elle le lui avait promis. Le squelette setrouvait tout près de la petite fontaine, à cet endroit où pour lapremière fois, quand il l’entraîna dans les dessous du théâtre,l’Ange de la Musique avait tenu dans ses bras tremblants ChristineDaaé évanouie. Et maintenant, que va-t-on faire de cesquelette ? On ne va pas le jeter à la fosse commune ?…Moi. je dis : la place du squelette du Fantôme de l’Opéra est auxarchives de l’Académie nationale de musique ; ce n’est pas unsquelette ordinaire.

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