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Le Feu- Journal d’une Escouade

Le Feu- Journal d’une Escouade

d’ Henri Barbusse

À la mémoire des camarades tombés à côté de moi à Crouy et sur la cote 119

Chapitre 1 La vision

La Dent-du-Midi, l’Aiguille-Verte et le Mont-Blanc font face aux figures exsangues émergeant des couvertures alignées sur la galerie du sanatorium.

Au premier étage de l’hôpital-palais,cette terrasse à balcon de bois découpé, que garantit une véranda,est isolée dans l’espace, et surplombe le monde.

Les couvertures de laine fine – rouges,vertes, havane ou blanches – d’où sortent des visages affinés aux jeux rayonnants, sont tranquilles. Le silence règne sur les chaises longues. Quelqu’un a toussé. Puis, on n’entend plus que de loin en loin le bruit des pages d’un livre, tournées à intervalles réguliers, ou le murmure d’une demande et d’une réponse discrète,de voisin à voisin, ou parfois, sur la balustrade, le tumulte d’éventail d’une corneille hardie échappée aux bandes qui font,dans l’immensité transparente, des chapelets de perles noires.

Le silence est la loi. Au reste, ceux qui,riches, indépendants, sont venus ici de tous les points de laterre, frappés du même malheur, ont perdu l’habitude de parler. Ilssont repliés sur eux-mêmes, et pensent à leur vie et à leurmort.

Une servante parait sur la galerie ;elle marche doucement et est habillée de blanc. Elle apporte desjournaux, les distribue.

– C’est chose faite, dit celui qui adéployé le premier son journal, la guerre est déclarée.

Si attendue qu’elle soit, la nouvellecause une sorte d’éblouissement, car les assistants en sentent lesproportions démesurées.

Ces hommes intelligents et instruits,approfondis par la souffrance et la réflexion, détachés des choseset presque de la vie, aussi éloignés du reste du genre humain ques’ils étaient déjà la postérité, regardent au loin, devant eux,vers le pays incompréhensible des vivants et des fous.

– C’est un crime que commetl’Autriche, dit l’Autrichien.

– Il faut que la France soitvictorieuse, dit l’Anglais.

– J’espère que l’Allemagne seravaincue, dit l’Allemand.

Ils se réinstallent sous les couvertures,sur l’oreiller, en face des sommets et du ciel. Mais, malgré lapureté de l’espace, le silence est plein de la révélation qui vientd’être apportée.

– La guerre !

Quelques-uns de ceux qui sont couchés làrompent le silence, et répètent à mi-voix ces mots, etréfléchissent que c’est le plus grand événement des temps moderneset peut-être de tous les temps.

Et même cette annonciation crée sur lepaysage limpide qu’ils fixent, comme un confus et ténébreuxmirage.

Les étendues calmes du vallon orné devillages roses comme des roses et de pâturages veloutés, les tachesmagnifiques des montagnes, la dentelle noire des sapins et ladentelle blanche des neiges éternelles, se peuplent d’un remuementhumain.

Des multitudes fourmillent par massesdistinctes. Sur des champs, des assauts, vague par vague, sepropagent, puis s’immobilisent ; des maisons sont éventréescomme des hommes, et des villes comme des maisons, des villagesapparaissent en blancheurs émiettées, comme s’ils étaient tombés duciel sur la terre, des chargements de morts et des blessésépouvantables changent la forme des plaines.

On voit chaque nation dont le bord estrongé de massacres, qui s’arrache sans cesse du cœur de nouveauxsoldats pleins de force et pleins de sang ; on suit des yeuxces affluents vivants d’un fleuve de mort.

Au Nord, au Sud, à l’Ouest, ce sont desbatailles, de tous côtés, dans la distance. On peut se tourner dansun sens ou l’autre de l’étendue : il n’y en a pas un seul aubout duquel la guerre ne soit pas.

Un des voyants pâles, se soulevant sur soncoude, énumère et dénombre les belligérants actuels etfuturs : trente millions de soldats. Un autre balbutie, lesjeux pleins de tueries :

– Deux armées aux prises, c’est unegrande armée qui se suicide.

– On n’aurait pas dû, dit la voixprofonde et caverneuse du premier de la rangée.

Mais un autre dit :

– C’est la Révolution française quirecommence.

– Gare aux trônes ! annonce lemurmure d’un autre.

Le troisième ajoute :

– C’est peut-être la guerresuprême.

Il y a un silence, puis quelques fronts,encore blanchis par la fade tragédie de la nuit où transpirel’insomnie, se secouent.

– Arrêter les guerres ! Est-cepossible ! Arrêter les guerres ! La plaie du monde estinguérissable.

Quelqu’un tousse. Ensuite, le calmeimmense au soleil des somptueuses prairies où luisent doucement lesvaches vernissées, et les bois noirs, et les champs verts et lesdistances bleues, submergent cette vision, éteignent le reflet dufeu dont s’embrase et se fracasse le vieux monde. Le silence infiniefface la rumeur de haine et de souffrance du noir grouillementuniversel. Les parleurs rentrent, un à un, en eux-mêmes, préoccupésdu mystère de leurs poumons, du salut de leurs corps.

Mais quand le soir se prépare à venir dansla vallée, un orage éclate sur le massif du Mont-Blanc.

Il est défendu de sortir, par ce soirdangereux où l’on sent parvenir jusque sous la vaste véranda –jusqu’au port où ils sont réfugiés – les dernières ondes duvent.

Ces grands blessés que creuse une plaieintérieure embrassent des yeux ce bouleversement deséléments : ils regardent sur la montagne éclater les coups detonnerre qui soulèvent les nuages horizontaux comme une mer, etdont chacun jette à la fois dans le crépuscule une colonne de feuet une colonne de nuée, et bougent leurs faces blêmes aux jouesécorchées pour suivre les aigles qui font des cercles dans le cielet qui regardent la terre d’en haut, à travers les cirques debrume.

– Arrêter la guerre !disent-ils. Arrêter les orages !

Mais les contemplateurs placés au seuil dumonde, lavés des passions des partis, délivrés des notionsacquises, des aveuglements, de l’emprise des traditions, éprouventvaguement la simplicité des choses et les possibilitésbéantes…

Celui qui est au bout de la rangées’écrie :

– On voit, en bas, des choses quirampent.

– Oui… c’est comme des chosesvivantes.

– Des espèces de plantes…

– Des espèces d’hommes.

Voilà que dans les lueurs sinistres del’orage, au-dessous des nuages noirs échevelés, étirés et déployéssur la terre comme de mauvais anges, il leur semble voir s’étendreune grande plaine livide. Dans leur vision, des formes sortent dela plaine, qui est faite de boue et d’eau, et se cramponnent à lasurface du sol, aveuglées et écrasées de fange, comme des naufragésmonstrueux. Et il leur semble que ce sont des soldats. La plaine,qui ruisselle, striée de longs canaux parallèles, creusée de trousd’eau, est immense, et ces naufragés qui cherchent à se déterrerd’elle sont une multitude… Mais les trente millions d’esclavesjetés les uns sur les autres par le crime et l’erreur, dans laguerre de la boue, lèvent leurs faces humaines où germe enfin unevolonté. L’avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bienque le vieux monde sera changé par l’alliance que bâtiront un jourentre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis.

Chapitre 2Dans la terre

Le grand ciel pâle se peuple de coups detonnerre : chaque explosion montre à la fois, tombant d’unéclair roux, une colonne de feu dans le reste de nuit et unecolonne de nuée dans ce qu’il y a déjà de jour.

Là-haut, très haut, très loin, un vold’oiseaux terribles, à l’haleine puissante et saccadée, qu’onentend sans les voir, monte en cercle pour regarder la terre.

La terre ! Le désert commence àapparaître, immense et plein d’eau, sous la longue désolation del’aube. Des mares, des entonnoirs, dont la bise aiguë de l’extrêmematin pince et fait frissonner l’eau ; des pistes tracées parles troupes et les convois nocturnes dans ces champs de stérilitéet qui sont striées d’ornières luisant comme des rails d’acier dansla clarté pauvre ; des amas de boue où se dressent çà et làquelques piquets cassés, des chevalets en X, disloqués, des paquetsde fil de fer roulés, tortillés, en buissons. Avec ses bancs devase et ses flaques, on dirait une toile grise démesurée qui flottesur la mer, immergée par endroits. Il ne pleut pas, mais tout estmouillé, suintant, lavé, naufragé, et la lumière blafarde a l’airde couler.

On distingue de longs fossés en lacis où lerésidu de nuit s’accumule. C’est la tranchée. Le fond en esttapissé d’une couche visqueuse d’où le pied se décolle à chaque pasavec bruit, et qui sent mauvais autour de chaque abri, à cause del’urine de la nuit. Les trous eux-mêmes, si on s’y penche enpassant, puent aussi, comme des bouches.

Je vois des ombres émerger de ces puitslatéraux, et se mouvoir, masses énormes et difformes : desespèces d’ours qui pataugent et grognent. C’est nous.

Nous sommes emmitouflés à la manière despopulations arctiques. Lainages, couvertures, toiles à sac, nousempaquettent, nous surmontent, nous arrondissent étrangement.Quelques-uns s’étirent, vomissent des bâillements. On perçoit desfigures, rougeoyantes ou livides, avec des salissures qui lesbalafrent, trouées par les veilleuses d’yeux brouillés et collés aubord, embroussaillées de barbes non taillées ou encrassées de poilsnon rasés.

Tac ! Tac ! Pan ! Les coups defusil, la canonnade. Au-dessus de nous, partout, ça crépite ou çaroule, par longues rafales ou par coups séparés. Le sombre etflamboyant orage ne cesse jamais, jamais. Depuis plus de quinzemois, depuis cinq cents jours, en ce lieu du monde où nous sommes,la fusillade et le bombardement ne se sont pas arrêtés du matin ausoir et du soir au matin. On est enterré au fond d’un éternel champde bataille ; mais comme le tic-tac des horloges de nosmaisons, aux temps d’autrefois, dans le passé quasi légendaire, onn’entend cela que lorsqu’on écoute.

Une face de poupard, aux paupières bouffies,aux pommettes si carminées qu’on dirait qu’on y a collé de petitslosanges de papier rouge, sort de terre, ouvre un œil, lesdeux ; c’est Paradis. La peau de ses grosses joues est striéepar la trace des plis de la toile de tente dans laquelle il a dormila tête enveloppée.

Il promène les regards de ses petits yeuxautour de lui, me voit, me fait signe et me dit :

– Encore une nuit de passée, mon pauv’vieux.

– Oui, fils, combien de pareilles enpasserons-nous encore ?

Il lève au ciel ses deux bras boulus. Il s’estextrait, à grand frottement, de l’escalier de la guitoune, et levoilà à côté de moi. Après avoir trébuché sur le tas obscur d’unbonhomme assis par terre, dans la pénombre, et qui se gratteénergiquement avec des soupirs rauques, Paradis s’éloigne,clapotant, cahin-caha, comme un pingouin, dans le décordiluvien.

Peu à peu, les hommes se détachent desprofondeurs. Dans les coins, on voit de l’ombre dense se former,puis ces nuages humains se remuent, se fragmentent… On lesreconnaît un à un.

En voilà un qui se montre, avec sa couvertureformant capuchon. On dirait un sauvage ou plutôt la tente d’unsauvage, qui se balance de droite à gauche et se promène. De près,on découvre, au milieu d’une épaisse bordure de laine tricotée uncarré de figure jaune, iodée, peinte de plaques noirâtres, le nezcassé, les yeux bridés, chinois, et encadrés de rose, une petitemoustache rêche et humide comme une brosse à graisse.

– V’là Volpatte. Ça ira-t-il,Firmin ?

– Ça va, ça va t’et ça vient, ditVolpatte.

Il a un accent lourd et traînant qu’unenrouement aggrave. Il tousse.

– J’ai attrapé la crève, c’coup-ci. Disdonc, t’as entendu, c’te nuit, l’attaque ? Mon vieux, tuparles d’un bombardement qu’ils ont balancé. Quelque chose desoigné comme décoction !

Il renifle, passe sa manche sous son nezconcave. Il fourre sa main dans sa capote et sa veste, cherchant sapeau, et se gratte.

– À la chandelle, j’en ai tuétrente ! grommelle-t-il. Dans la grande guitoune, à côté dupassage souterrain, mon vieux, tu parles s’il y a quelque chosecomme mie de pain mécanique ! On les voit courir dans lapaille comme je te vois.

– Qui ça a attaqué, les Boches ?

– Les Boches et nous aussi. C’était ducôté de Vimy. Une contre-attaque. T’as pas entendu ?

– Non, répond pour moi le gros Lamuse,l’homme-bœuf. J’ronflais. Faut dire que j’ai été de travaux denuit, l’autre nuit.

– Moi, j’ai entendu, déclare le petitBreton Biquet. J’ai mal dormi, pas dormi pour mieux dire. J’ai uneguitoune individuelle. Ben, tenez, la v’là, c’te putain-là.

Il désigne une fosse qui s’allonge à fleur dusol, et où, sur une mince couche de fumier, il y a juste la placed’un corps.

– Tu parles d’une installation à la noix,constate-t-il en hochant sa rude petite tête pierreuse qui a l’airpas finie, j’ai presque point roupillé : j’étais parti pour,mais j’ai été réveillé par la relève du 129e qui a passépar là. Pas par le bruit, par l’odeur. Ah ! tous ces gars avecleurs pieds à hauteur de ma gueule. Ça m’a réveillé, tellement çame faisait mal au nez.

Je connais cela. J’ai souvent été réveillé,moi, dans la tranchée, par le sillage de senteur épaisse qu’unetroupe en marche traîne avec elle.

– Si ça tuait les gos, seulement, ditTirette.

– Au contraire, ça les excite, observeLamuse. Plus t’es dégueulasse, plus tu cocotes, plus t’enas !

– Et c’est heureux, poursuivit Biquet,qu’ils m’ont réveillé en m’emboucanant. Comme je l’racontais tout àl’heure à c’gros presse-papier, j’ai ouvert les carreaux juste àtemps pour me cramponner à ma toile de tente qui fermait mon trouet qu’un de ces fumiers-là parlait de m’grouper.

– C’est des crapules dans c’129-là.

On distinguait, au fond, à nos pieds, uneforme humaine que le matin n’éclaircissait pas et qui, accroupie,empoignant à pleines mains la carapace de ses vêtements, setrémoussait ; c’était le père Blaire.

Ses petits yeux clignotaient dans une face oùvégétait largement la poussière. Au-dessus du trou de sa boucheédentée, sa moustache formait un gros paquet jaunâtre. Ses mainsétaient sombres, terriblement : le dessus si encrassé qu’ilparaissait velu, la paume plaquée d’une dure grisaille. Sonindividu, recroquevillé et velouté de terre, exhalait un relent devieille casserole.

Affairé à se gratter, il causait néanmoinsavec le grand Barque qui, un peu écarté, se penchait sur lui.

– J’suis pas sale comme ça dans l’civil,disait-il.

– Ben, mon pauv’ vieux, ça doit salementt’changer ! dit Barque.

– Heureusement, renchérit Tirette, parcequ’alors, en fait de gosses, tu f’rais des petits nègres à tafemme !

Blaire se fâcha. Ses sourcils se froncèrentsous son front où s’accumulait la noirceur.

– Qu’est-c’ que tu m’embêtes, toi ?Et pis après ? C’est la guerre. Et toi, face d’haricot, tucrois p’t’être que ça n’te change pas la trompette et les manièresla guerre ? Ben, r’garde-toi, bec de singe, peaud’fesse ! Faut-il qu’un homme soye bête pour sortir des chosescomme v’là toi !

Il passa la main sur la couche ténébreuse quigarnissait sa figure et qui, après les pluies de ces jours-ci, serévélait réellement indélébile, et il ajouta :

– Et pis, si j’suis comme je suis, c’estque j’le veux bien. D’abord, j’ai pas d’dents. Le major m’a ditd’puis longtemps : « T’as pus une seule piloche. C’estpas assez. Au prochain repos, qu’il m’a dit, va donc faire un tourà la voiture estomalogique. »

– La voiture tomatologique, corrigeaBarque.

– Stomatologique, rectifia Bertrand.

– C’est parce que je l’veux bien que j’ysuis pas t’été, continua Blaire, pisque c’est à l’œil.

– Alors pourquoi ?

– Pour rien, à cause du changement,répondit-il.

– T’as tout du cuistancier, dit Barque.Tu devrais l’être.

– C’est mon idée, aussi, repartit Blaire,naïvement.

On rit. L’homme noir s’en offusqua. Il seleva.

– Vous m’faites mal au ventre,articula-t-il avec mépris. J’vas aux feuillées.

Quand sa silhouette trop obscurcie eutdisparu, les autres ressassèrent une fois de plus cette véritéqu’ici-bas les cuisiniers sont les plus sales des hommes.

– Si tu vois un bonhomme barbouillé ettaché de la peau et des frusques, à ne le toucher qu’avec desoutils, tu peux t’dire : c’est un cuistot, probab’ ! Ettant plus il est sale, tant plus il est cuistot.

– C’est vrai et véritable, tout de même,dit Marthereau.

– Tiens, v’là Tirloir. Eh !Tirloir !

Il approche affairé, flairant de-ci,de-là ; sa mince tête, pâle comme le chlore, danse au milieudu bourrelet de son col de capote beaucoup trop épais et large. Ila le menton taillé en pointe, les dents de dessusproéminentes ; une ride, autour de la bouche, profondémentencrassée, a l’air d’une muselière. Il est, selon son ordinaire,furieux, et, comme toujours, il rousse :

– On m’a fauché ma musette, c’tenuit !

– C’est la relève du 129. Où c’que tul’avais mise ?

Il désigne une baïonnette fichée dans laparoi, près d’une entrée de cagna :

– Là, pendue à c’cure-dents qu’est plantéici là.

– Ballot ! s’écrie le chœur. À laportée de la main des soldats qui passent ! T’es pas dingue,non ?

– C’est malheureux, tout de même, gémitTirloir.

Puis, tout d’un coup, il est pris d’une crisede rage ; sa face se chiffonne, furibonde, ses petits poingsse serrent, se serrent, comme des nœuds de ficelle. Il lesbrandit.

– Alors quoi ? Ah ! si jetenais la carne qui me l’a faite ! Tu parles que j’y casseraisla gueule, que j’y défoncerais le bide, que j’y… Y avait dedans uncamembert pas entamé. J’vas encore chercher.

Il se frictionne le ventre du poing, à petitscoups secs, comme un guitariste, et il s’enfonce dans le gris dumatin, à la fois digne et grimaçant, avec sa silhouette engoncée demalade en robe de chambre. On l’entend roussoter jusqu’àdisparition.

– C’con-là, dit Pépin.

Les autres ricanent.

– Il est fou et loufoque, déclareMarthereau, qui a coutume de renforcer l’expression de sa penséepar l’emploi simultané de deux synonymes.

– Tiens, p’tit père, dit Tulacque, quiarrive, vise-moi ça ?

Tulacque est magnifique. Il porte une casaquejaune citron, faite au moyen d’un sac de couchage en toile huilée.Il a pratiqué un trou au milieu pour passer la tête et a assujetti,par-dessus cette carapace, ses bretelles de suspension et sonceinturon. Il est grand, osseux. Il tend en avant, lorsqu’ilmarche, une énergique figure aux yeux louches. Il tient quelquechose à la main.

– J’ai trouvé ça en creusant la terre,cette nuit, au bout du Boyau Neuf, quand on a changé lescaillebotis pourris. Ça m’a plu tout de suite, c’t’affutiau. C’estune hache ancien modèle.

Pour un ancien modèle, c’en est un : unepierre pointue emmanchée dans un os bruni. Ça m’a tout l’air d’unoutil préhistorique.

– C’est bien en mains, dit Tulacque enmaniant l’objet. Mais oui. C’est pas si mal compris que ça. Pluséquilibré que la hachette réglementaire. C’est épatant pour toutdire. Tiens, essaye voir… Hein ? Rends-la-moi. J’la garde. Çam’servira bien ; tu voiras…

Il brandit sa hache d’homme quaternaire etsemble lui-même un pithécanthrope affublé d’oripeaux, embusqué dansles entrailles de la terre.

On s’est, un à un, groupés, ceux de l’escouadede Bertrand et de la demi-section, à un coude de la tranchée. En cepoint, elle est un peu plus large que dans sa partie droite, où,lorsqu’on se croise, il faut, pour passer, se jeter contre la paroiet frotter son dos à la terre et son ventre au ventre ducamarade.

Notre compagnie occupe, en réserve, uneparallèle de deuxième ligne. Ici, pas de service de veilleurs. Lanuit, nous sommes bons pour les travaux de terrassement à l’avant,mais tant que le jour durera, nous n’aurons rien à faire. Entassésles uns contre les autres et enchaînés coude à coude, il ne nousreste plus qu’à atteindre le soir comme nous pourrons.

La lumière du jour a fini par s’infiltrer dansles crevasses sans fin qui sillonnent cette région de laterre ; elle affleure aux seuils de nos trous. Lumière tristedu Nord, ciel étroit et vaseux, lui aussi, chargé, dirait-on, d’unefumée et d’une odeur d’usine. Dans cet éclairement blême, les miseshétéroclites des habitants des bas-fonds apparaissent à cru, dansla pauvreté immense et désespérée qui les créa. Mais c’est comme letic-tac monotone des coups de fusil et le ronron des coups decanon : il y a trop longtemps que dure le grand drame que nousjouons, et on ne s’étonne plus de la tête qu’on y a prise et del’accoutrement qu’on s’y est inventé, pour se défendre contre lapluie qui vient d’en haut, contre la boue qui vient d’en bas,contre le froid, cette espèce d’infini qui est partout.

Peaux de bêtes, paquets de couvertures,toiles, passe-montagnes, bonnets de laine, de fourrure, cache-nezenflés, ou remontés en turbans, capitonnages de tricots etsurtricots, revêtements et toitures de capuchons goudronnés,gommés, caoutchoutés, noirs, ou de toutes les couleurs – passées –de l’arc-en-ciel, recouvrent les hommes, effacent leurs uniformespresque autant que leur peau, et les immensifient. L’un s’estaccroché dans le dos un carré de toile cirée à gros damiers blancset rouges, trouvé au milieu de la salle à manger de quelque asilede passage : c’est Pépin, et on le reconnaît de loin à cettepancarte d’arlequin plus qu’à sa blême figure d’apache. Ici sebombe le plastron de Barque, taillé dans un édredon piqué, qui futrose, mais que la poussière et la nuit ont irrégulièrement décoloréet moiré. Là, l’énorme Lamuse semble une tour en ruine avec desrestants d’affiches. De la moleskine, appliquée en cuirasse, faitau petit Eudore un dos ciré de coléoptère ; et, parmi tous,Tulacque brille, avec son thorax orange de Grand Chef.

Le casque donne une certaine uniformité auxsommets des êtres qui sont là, et encore ! L’habitude prisepar quelques-uns de le mettre soit sur le képi, comme Biquet, soitsur le passe-montagne, comme Cadilhac, soit sur le bonnet de coton,comme Barque, produit des complications et des variétésd’aspect.

Et nos jambes !… Tout à l’heure, je suisdescendu, plié en deux, dans notre guitoune, petite cave basse,sentant le moisi et l’humidité, où l’on trébuche sur des boîtes deconserves vides et des chiffons sales et où deux longs paquetsgisaient endormis, tandis que dans le coin, à la lueur d’unechandelle, une forme agenouillée fouillait dans une musette… Enremontant, j’ai, par le rectangle de l’ouverture, aperçu lesjambes. Horizontales, verticales ou obliques, étalées, repliées,mêlées obstruant le passage et maudites par les passants – ellesoffrent une collection multicolore et multiforme : guêtres,jambières noires et jaunes, hautes et basses, en cuir, en toiletannée, en un quelconque tissu imperméable : bandesmolletières bleu foncé, bleu clair, noires, réséda, kaki, beiges…Seul de son espèce, Volpatte a gardé ses petites jambières de lamobilisation. Mesnil André exhibe depuis quinze jours une paire debas de grosse laine verte à côtes, et on a toujours connu Tiretteavec des bandes de drap gris à rayures blanches, prélevées sur unpantalon civil qui pendait on ne sait où, au commencement de laguerre… Marthereau, lui, en a qui ne sont pas du même ton toutesdeux, car il n’a pu trouver pour les débiter en lanières deux boutsde capote aussi usés et aussi sales l’un que l’autre. Et il est desjambes emballées dans des chiffons, voire des journaux, maintenuespar des spirales de ficelles, ou, ce qui est plus pratique, de filstéléphoniques. Pépin éblouit les copains et les passants avec unepaire de guêtres fauves, empruntées à un mort… Barque qui a laprétention (et Dieu sait s’il en devient parfois embêtant, lefrère !) d’être un gars débrouillard, riche en idées, a lesmollets blancs : il a disposé des bandes de pansement autourde ses houseaux, pour les préserver ; ce blanc forme, au basde sa personne, un rappel de son bonnet de coton, qui dépasse deson casque et d’où dépasse sa mèche rousse de clown. Poterloomarche depuis un mois dans des bottes de fantassin allemand, debelles bottes quasi neuves avec leurs fers à cheval aux talons.Caron les lui a confiées lorsqu’il a été évacué pour son bras.Caron les avait prises lui-même à un mitrailleur bavarois abattuprès de la route des Pylônes. J’entends encore Caron raconterl’affaire :

– Mon vieux, le frère Miroton, il étaitlà, le derrière dans un trou, plié ; i’zyeutait l’ciel, lesjambes en l’air. I’ m’présentait ses pompes d’un air de direqu’elles valaient l’coup. « Ça colloche », que j’m’aidit. Mais tu parles d’un business pour lui reprendre sesribouis : j’ai travaillé dessus, à tirer, à tourner, àsecouer, pendant une demi-heure, j’attige pas : avec sespattes toutes raides, il ne m’aidait pas, le client. Puis,finalement, à force d’être tirées, les jambes du macchab se sontdécollées aux genoux, son froc s’est déchiré, et le tout est venu,v’lan ! J’m’ai vu, tout d’un coup, avec une botte pleine danschaque grappin. Il a fallu vider les jambes et les pieds ded’dans.

– Tu vas fort !…

– Demande au cycliste Euterpe si c’estpas vrai. J’te dis qu’il l’a fait avec moi, lui : on enfonçaitnotre abattis dans la botte et on retirait de l’os, des bouts dechaussettes et des morceaux de pied. Mais regarde si elles envalaient l’coup !

… Et en attendant que Caron revienne, Poterloouse à sa place les bottes que n’a pas usées le mitrailleurbavarois.

C’est ainsi que l’on s’ingénie, selon sonintelligence, son activité, ses ressources et son audace, à sedébattre contre l’inconfort effrayant. Chacun semble, en semontrant, avouer : « Voilà tout ce que j’ai su, j’ai pu,j’ai osé faire, dans la grande misère où je suis tombé. »

Mesnil Joseph somnole, Blaire bâille,Marthereau fume, l’œil fixe. Lamuse se gratte comme un gorille etLudore comme un ouistiti. Volpatte tousse et dit :« J’vas crever. » Mesnil André a sorti sa glace et sonpeigne, et cultive comme une plante rare sa belle barbe châtain. Lecalme monotone est interrompu, de-ci, de-là, par les accèsd’agitation acharnée que provoque la présence endémique, chroniqueet contagieuse des parasites.

Barque, qui est observateur, promène un regardcirculaire, retire sa pipe de sa bouche, crache, cligne de l’œil etdit :

– Tout de même, c’qu’on ne se ressemblepas !

– Pourquoi se ressemblerait-on ? ditLamuse. Ça serait un miracle.

Nos âges ? Nous avons tous les âges.Notre régiment est un régiment de réserve que des renfortssuccessifs ont renouvelé en partie avec de l’active, en partie avecde la territoriale. Dans la demi-section, il y a des R.A.T., desbleus et des demi-poils. Fouillade a quarante ans. Blaire pourraitêtre le père de Biquet, qui est un duvetier de la classe 13. Lecaporal appelle Marthereau « grand-père » ou « vieuxdétritus » selon qu’il plaisante ou qu’il parle sérieusement.Mesnil Joseph serait à la caserne s’il n’y avait pas eu la guerre.Cela fait un drôle d’effet quand nous sommes conduits par notresergent Vigile, un gentil petit garçon qui a un peu de moustachepeinte sur la lèvre, et qui, l’autre jour, au cantonnement, sautaità la corde, avec des gosses. Dans notre groupe disparate, danscette famille sans famille, dans ce foyer sans foyer qui nousgroupe, il y a, côte à côte, trois générations qui sont là, àvivre, à attendre, à s’immobiliser, comme des statues informes,comme des bornes.

Nos races ? Nous sommes toutes les races.Nous sommes venus de partout. Je considère les deux hommes qui metouchent : Poterloo, le mineur de la fosse Calonne, estrose ; ses sourcils sont jaune paille, ses yeux bleu delin ; pour sa grosse tête dorée, il a fallu chercher longtempsdans les magasins la vaste soupière bleue qui le casque ;Fouillade, le batelier de Cette, roule des yeux de diable dans unelongue maigre face de mousquetaire creusée aux joues et couleur deviolon. Mes deux voisins diffèrent, en vérité, comme le jour et lanuit.

Et non moins, Cocon, le mince personnage sec,à lunettes, au teint chimiquement corrodé par les miasmes desgrandes villes, fait contraste avec Biquet, le Breton pas équarri,à peau grise, à mâchoire de pavé ; et André Mesnil, leconfortable pharmacien de sous-préfecture normande, à la joliebarbe fine, qui parle tant et si bien, n’a pas grand rapport avecLamuse, le gras paysan du Poitou, aux joues et à la nuque derosbif. L’accent faubourien de Barque, dont les grandes jambes ontbattu dans tous les sens les rues de Paris, se croise avec l’accentquasi belge et chantant de ceux de « ch’Nord » venus du8e territorial, avec le parler sonore, roulant sur lessyllabes comme sur des pavés, que nous versa le 144e,avec le patois s’exhalant des groupes que forment entre eux,obstinément, au milieu des autres, comme des fourmis quis’attirent, les Auvergnats du 124… Je me rappelle la premièrephrase de ce loustic de Tirette, quand il se présenta :« Moi, mes enfants, j’suis d’Clichy-la-Garenne ! Qui ditmieux ? », et la première doléance qui rapprocha Paradisde moi : « I s’foutions d’moi parce que j’sommesMorvandiau… »

Nos métiers ? Un peu de tout, dans letas. Aux époques abolies où on avait une condition sociale, avantde venir enfouir sa destinée dans des taupinières qu’écrasent lapluie et la mitraille, et qu’il faut toujours recommencer,qu’étions-nous ? Laboureurs et ouvriers pour la plupart.Lamuse fut valet de ferme, Paradis, charretier. Cadilhac, dont lecasque d’enfant surmonte en branlant un crâne pointu – effet dedôme sur un clocher, dit Tirette – a des terres à lui. Le pèreBlaire était métayer dans la Brie. De son triporteur, Barque,garçon livreur, faisait des acrobaties entre les tramways et lestaxis parisiens, en invectivant magistralement, à ce qu’il dit,dans les avenues et les places, le poulailler effaré des piétons.Le caporal Bertrand, qui se tient toujours un peu à l’écart,taciturne et correct, avec une belle figure mâle, bien droite, leregard horizontal, était contremaître dans une manufacture degainerie. Tirloir peinturlurait des voitures, sans ronchonner,affirme-t-on. Tulacque était bistrot à la barrière du Trône, etEudore, avec sa figure douce et pâlotte, tenait sur le bord d’uneroute, pas très loin du front actuel, un estaminet ;l’établissement a été malmené par les obus – naturellement, carEudore n’a pas de chance, c’est connu. Mesnil André, l’homme encorevaguement distingué et peigné, vendait du bicarbonate et desspécialités infaillibles sur une grand-place ; son frèreJoseph vendait des journaux et des romans illustrés dans une garedu réseau de l’État, tandis que, loin de là, à Lyon, Cocon, lebinoclard, l’homme-chiffre, s’empressait, revêtu d’une blousenoire, les mains plombées et brillantes, derrière les comptoirsd’une quincaillerie, et que Bécuwe Adolphe et Poterloo, dès l’aube,traînant la pauvre étoile de leur lampe, hantaient les charbonnagesdu Nord.

Et il y en a d’autres dont on ne se rappellejamais le métier et qu’on confond les uns avec les autres, et lesbricoleurs de campagne qui colportaient dix métiers à la fois dansleur bissac, sans compter l’équivoque Pépin qui ne devait pas enavoir du tout : (ce qu’on sait c’est qu’il y a trois mois, audépôt, après sa convalescence, il s’est marié… pour toucherl’allocation des femmes de mobilisés…)

Pas de profession libérale parmi ceux quim’entourent. Des instituteurs sont sous-officiers à la compagnie ouinfirmiers. Dans le régiment, un frère mariste est sergent auservice de santé ; un ténor, cycliste du major ; unavocat, secrétaire du colonel ; un rentier, caporald’ordinaire à la Compagnie Hors Rang. Ici, rien de tout cela. Noussommes des soldats combattants, nous autres, et il n’y a presquepas d’intellectuels, d’artistes ou de riches qui, pendant cetteguerre, auront risqué leurs figures aux créneaux, sinon en passant,ou sous des képis galonnés.

Oui, c’est vrai, on diffère profondément.

Mais pourtant on se ressemble.

Malgré les diversités d’âge, d’origine, deculture, de situation, et de tout ce qui fut, malgré les abîmes quinous séparaient jadis, nous sommes en grandes lignes les mêmes. Àtravers la même silhouette grossière, on cache et on montre lesmêmes mœurs, les mêmes habitudes, le même caractère simplifiéd’hommes revenus à l’état primitif.

Le même parler, fait d’un mélange d’argotsd’atelier et de caserne, et de patois, assaisonné de quelquesnéologismes, nous amalgame, comme une sauce, à la multitudecompacte d’hommes qui, depuis des saisons, vide la France pours’accumuler au Nord-Est.

Et puis, ici, attachés ensemble par un destinirrémédiable, emportés malgré nous sur le même rang, par l’immenseaventure, on est bien forcé, avec les semaines et les nuits,d’aller se ressemblant. L’étroitesse terrible de la vie communenous serre, nous adapte, nous efface les uns dans les autres. C’estune espèce de contagion fatale. Si bien qu’un soldat apparaîtpareil à un autre sans qu’il soit nécessaire, pour voir cettesimilitude, de les regarder de loin, aux distances où nous nesommes que des grains de la poussière qui roule dans la plaine.

On attend. On se fatigue d’être assis :on se lève. Les articulations s’étirent avec des crissements debois qui joue et de vieux gonds : l’humidité rouille leshommes comme les fusils, plus lentement mais plus à fond. Et onrecommence, autrement, à attendre.

On attend toujours, dans l’état de guerre. Onest devenu des machines à attendre.

Pour le moment, c’est la soupe qu’on attend.Après, ce seront les lettres. Mais chaque chose en son temps :lorsqu’on aura fini avec la soupe, on songera aux lettres. Ensuite,on se mettra à attendre autre chose.

La faim et la soif sont des instincts intensesqui agissent puissamment sur l’esprit de mes compagnons. Comme lasoupe tarde, ils commencent à se plaindre et à s’irriter. Le besoinde la nourriture et de boisson leur sort de la bouche engrognements :

– V’là huit plombes. Tout d’même, cettecroûte, qu’est-ce qu’elle fout, qu’elle radine pas ?

– Justement, moi qui ai la dent depuishier midi, rechigne Lamuse, dont l’œil est humide de désir et dontles joues présentent de gros coups de badigeon de la couleur duvin.

Le mécontentement s’aigrit de minute enminute :

– Plumet a dû s’envoyer dans l’entonnoirmon bidon d’réglisse qu’i’ d’vait m’apporter, et d’autres avec, etil est tombé saoul qué’qu’part par là.

– C’est sûr et certain, appuieMarthereau.

– Ah ! les malfaisants, lesvermines, que ces hommes de corvée ! beugle Tirloir. Quellerace dégoûtante ! Tous, becs-salés et cossards ! Ils seles roulent toute la journée à l’arrière, et ils ne sont pas fichusde monter à l’heure. Ah ! si j’étais le maître, ce que je lesferais venir aux tranchées à la place de nous, et il faudraitqu’ils bossent ! D’abord, je dirais : chacun dans lasection sera graisseux et soupier à tour de rôle. Ceux qui veulent,bien entendu… et alors…

– Moi, j’suis sûr, crie Cocon, que c’estc’cochon de Pépère qui met les autres en retard. Il le fait exprès,d’abord, et aussi, il ne peut pas s’déplumer, l’matin, l’pauv’petit. Il lui faut ses dix heures de pucier, tout comme à unmignard. Sans ça, monsieur a la cosse toute la journée.

– J’t’en foutrai, moi ! grondeLamuse. Attends voir comme j’le f’rais décaniller du pajot, siseulement j’étais là. J’te l’réveillerais à coups d’tartine sur latétère, et j’te l’poîsserais par un abattis…

– L’autre jour, poursuit Cocon, j’aicompté : il a mis sept heures quarante-sept minutes pour venirdu 31-Abri. Il faut cinq heures bien tassées, mais pas plus.

Cocon est l’homme-chiffre. Il a l’amour,l’avarice de la documentation précise. À propos de tout, il fouinepour trouver des statistiques qu’il amasse avec une patienced’insecte, et sert à qui veut l’entendre. Pour le moment, où ilmanie ses chiffres comme des armes, sa figure chétive, faite desèches arêtes, de triangles et d’angles sur lesquels se pose ledouble rond des lunettes, est crispée de rancune.

Il monte sur la banquette de tir, pratiquée dutemps ou c’était ici la première ligne, érige la tête, rageusement,par-dessus le parapet. Dans la lumière frisante d’un petit rayonfroid qui traîne sur la terre, on voit briller les verres de sesbinocles et aussi la goutte qui lui pend au nez, comme undiamant.

– Et puis, c’Pépère, tu parles aussi d’unquart à trous ! C’est à ne pas y croire c’qu’i’s’laisse tomberde kilos dans l’étui, dans l’espace seulement d’une journée.

Le père Blaire « fume » dans soncoin. On voit trembler sa grosse moustache, blanchâtre et tombantecomme un peigne en os :

– Veux-tu que j’te dise ? Les hommesde soupe, c’est le type des sales types. C’est : J’fous rien,J’m’en fous, Jean-Foutre et Compagnie.

– Ils ont tout du fumier, soupire avecconviction Eudore, qui, affalé par terre, la bouche entrouverte, al’air d’un martyr et suit d’un œil atone Pépin qui va et vient,telle une hyène.

L’irritation haineuse contre les retardatairesmonte, monte.

Tirloir le roussoteur s’empresse et semultiplie. Il est à son affaire. Il aiguillonne la colère ambianteavec ses petits gestes pointus :

– Si on disait : « Ça s’rabon ! », mais ça va être encore de la vacherie qu’il vafalloir que tu t’enfonces dans la lampe.

– Ah ! les potes, hein, la barbaquequ’on nous a balancée hier, tu parles d’une pierre àcouteaux ! Du bifteck de bœuf, ça ? Du bifteck debicyclette, oui, plutôt. J’ai dit aux gars : « Attention,vous autres ! N’mâchez pas trop vite : vous vouscasseriez les dominos ; des fois que l’bouif aurait oublié der’tirer tous les clous ! »

Le boniment, lancé par Tirette, ex-régisseur,paraît-il, de tournées cinématographiques, aurait, en d’autresmoments, fait rire ; mais les esprits sont excités et cettedéclaration a pour écho un grondement circulaire.

– D’aut’ fois, pour que tu t’plaignes pasqu’c’soit dur, i’t’collent en fait d’bidoche, qué’qu’chose demou : d’l’éponge qui n’a point de goût, du cataplasme. Quandtu croûtes ça, c’est comme si tu boives un quart d’eau, ni plus nimoins.

– Tout ça, dit Lamuse, ça n’a pasd’consistance, ça n’tient pas au bide. Tu crois qu’t’es rempli,mais au fond d’ta caisse, t’es vide. Aussi, p’tît à p’tit, tutournes de l’œil, empoisonné par le manque de nourriture.

– La prochaine fois, clame Biquetexaspéré, j’demande à parler au vieux, j’y dirai : « Moncapitaine… »

– Moi, dit Barque, je m’fais porter pâle.J’y dirai : « Monsieur le major… »

– C’que tu y casseras ou rien, c’est dupareil au même. Ils s’entendent tous pour exploiter l’troufion.

– J’te dis, moi, qui veul’tent not’peau !

– C’est comme la gniole. On a droit qu’onnous en distribue aux tranchées – vu qu’ça a été voté qué’q’ part,j’sais pas quand, ni où, mais je l’sais – et d’puis trois joursqu’on est ici, v’là trois jours qu’on nous en sert au bout d’unefourche.

– Ah, malheur !

– V’là la bectance ! annonce unpoilu qui guettait au tournant.

– I’ n’est qu’temps !

Et l’orage des récriminations violentes tombenet, comme par enchantement. Et on voit leur fureur se changer,subitement, en satisfaction.

Trois hommes de corvée, essoufflés, la facelarmoyante de sueur, déposent par terre des bouteillons, un bidon àpétrole, deux seaux de toile et une brochette de boules traverséespar un bâton. Adossés au mur de la tranchée, ils s’essuient lafigure avec leurs mouchoirs ou leurs manches. Et je vois Cocons’approcher de Pépère, avec le sourire, et, oublieux des outragesdont il a couvert sa réputation, tendre la main, cordialement, versun des bidons de la collection qui gonfle circulairement Pépèred’une manière de ceinture de sauvetage.

– Qu’est-ce qu’il y a àbecqueter ?

– C’est là, répond évasivement ledeuxième homme de corvée.

L’expérience lui a appris que l’énoncé du menuprovoque toujours des désillusions acrimonieuses…

Et il se met à déblatérer, en haletant encore,sur la longueur et les difficultés du trajet qu’il vientd’accomplir : « Y en a, tout partout, du populo !c’est un fourbi arabe pour passer. À des moments, faut s’déguiseren feuille de papier à cigarette »… « Ah ! y en aqui disent qu’à la cuistance, on est embusqué ! »… Ehbien, il aimerait cent mille fois mieux, quant à lui, être avec lacompagnie dans les tranchées pour la garde et les travaux, que des’appuyer un pareil métier deux fois par jour pendant lanuit ! Paradis a soulevé les couvercles des bouteillons etinspecté les récipients :

– Des fayots à l’huile, de la dure,bouillie, et du jus. C’est tout.

– Nom de Dieu ! Et du pinard ?braille Tulacque. Il ameute les camarades.

– V’nez voir par ici, eh, vousautres ! Ça, ça dépasse tout ! V’là qu’on s’bombe depinard !

Les assoiffés accourent en grimaçant.

– Ah ! merde alors ! s’écrientces hommes désillusionnés jusqu’au fond de leurs entrailles.

– Et ça, qu’est-ce qu’y a dansc’siau-là ? dit l’homme de corvée, toujours rouge et suant, enmontrant du pied un seau.

– Oui, dit Paradis. J’m’ai trompé, y a dupinard.

– C’t’emmanché-là ! fait l’homme decorvée en haussant les épaules et en lui lançant un regardd’indicible mépris. Mets tes lunettes à vache, si tu n’y vois pasclair !

Il ajoute :

– Un quart par homme… Un peu moins,peut-être, parce qu’il y a un fourneau qui m’a cogné en passantdans le Boyau du Bois, et il y en a eu eun’ goutte e’d’renversée…Ah ! s’empresse-t-il d’ajouter en élevant le ton, si jen’avais pas été chargé, tu parles d’un coup de trottinant qu’ilaurait reçu dans le croupion ! Mais il a ripé à la quatrièmevitesse, l’animau !

Et nonobstant cette ferme déclaration, ils’esquive lui-même, rattrapé par les malédictions – pleinesd’allusions désobligeantes pour sa sincérité et sa tempérance – quefait naître cet aveu de ration diminuée.

Cependant, ils se jettent sur la nourriture etmangent, debout, accroupis, à genoux, assis sur un bouteillon ou unhavresac tiré du puits où on couche, ou écroulés à même le sol, ledos enfoncé dans la terre, dérangés par les passants, invectivés etinvectivant. À part ces quelques injures ou quolibets courants, ilsne disent rien, d’abord occupés tout entiers à avaler, la bouche etle tour de la bouche graisseux comme des culasses.

Ils sont contents.

Au premier arrêt des mâchoires, on sert desplaisanteries obscènes. Ils se bousculent tous et criaillent à quimieux mieux pour placer leur mot. On voit sourire Farfadet, lefragile employé de mairie qui, les premiers temps, se maintenait aumilieu de nous, si convenable et aussi si propre qu’il passait pourun étranger ou un convalescent. On voit se dilater et se fendre,sous le nez, la tomate de Lamuse, dont la joie suinte en larmes,s’épanouir et se réépanouir la pivoine rose de Poterloo, setrémousser de liesse les rides du père Blaire, qui s’est levé,pointe la tête en avant et fait gesticuler le bref corps mince quisert de manche à son énorme moustache tombante, et on aperçoit mêmes’éclairer le petit faciès plissé et pauvre de Cocon.

– Sin jus, on va-t-i’ pas l’fouairerecauffir ? demande Bécuwe.

– Avec quoi, en soufflantd’ssus ?

Bécuwe, qui aime le café chaud, dit :

– Laissez-mi bric’ler cha. Ch’n’est pointn’n’affouaire. Arrangez cheul’ment ilà in ch’tiot foyer et inegrille avec d’fourreaux d’baïonnettes. J’sais où c’qu’y a d’bau.J’allau en fouaire des copeaux avec min couteau assez pour caufferl’marmite. V’s allez vir…

Il part à la chasse au bois.

En attendant le caoua, on roule la cigarette,on bourre la pipe.

On tire les blagues. Quelques-uns ont desblagues en cuir ou en caoutchouc achetées chez le marchand. C’estla minorité. Biquet extrait son tabac d’une chaussette dont uneficelle étrangle le haut. La plupart des autres utilisent le sachetà tampon antiasphyxiant, fait d’un tissu imperméable, excellentpour la conservation du perlot ou du fin. Mais il y en a quiramonent tout bonnement le fond de leur poche de capote.

Les fumeurs crachent en cercle, juste àl’entrée de la guitoune où loge le gros de la semi-section etinondent d’une salive jaunie par la nicotine la place où l’on poseles mains et les genoux quand on s’aplatit pour entrer ousortir.

Mais qui s’aperçoit de ce détail ?

Voici qu’on parle denrées, à propos d’unelettre de la femme de Marthereau.

– La mère Marthereau m’a écrit, ditMarthereau. Le cochon gras, tout vif, vous ne savez pas combieni’vaut chez nous, m’tenant.

…La question économique a dégénéré soudain enune violente dispute entre Pépin et Tulacque.

Les vocables les plus définitifs ont étééchangés, puis :

– Je m’fous pas mal de c’que tu dis oud’c’que tu n’dis pas. La ferme !

– J’la fermerai si j’veux,saleté !

– Un trois kilos te la fermeraitvite !

– Non, mais chez qui ?

– Viens-y voir, mais viens-ydonc !

Ils écument et grincent et s’avancent l’unvers l’autre. Tulacque étreint sa hache préhistorique et ses yeuxlouches lancent deux éclairs. L’autre, blême, l’œil verdâtre, laface voyou, pense visiblement à son couteau.

Lamuse interpose sa main pacifique grossecomme une tête d’enfant et sa face tapissée de sang, entre ces deuxhommes qui s’empoignent du regard et se déchirent en paroles.

– Allons, allons, vous n’allez pas vousabîmer. Ce s’rait dommage !

Les autres interviennent aussi et on sépareles adversaires. Ils continuent à se jeter, à travers lescamarades, des regards féroces.

Pépin mâche des restants d’injures avec unaccent fielleux et frémissant :

– L’apache, la frappe, lecrapulard ! Mais, attends, me revaudra ça !

De son côté, Tulacque confie au poilu qui està côté de lui :

– C’morpion-là ! Non, mais tu l’asvu ! Tu sais, y a pas à dire : ici on fréquente un tasd’individus qu’on sait pas qui c’est. On s’connaît et pourtant ons’connait pas. Mais ç’ui-là, s’il a voulu zouaviller, il est tombésur le manche. Minute : je le démolirai bien un de ces jours,tu voiras.

Pendant que les conversations reprennent etcouvrent les derniers doubles échos de l’altercation :

– Tous les jours, alors ! me ditParadis. Hier, c’était Plaisance qui voulait à toute force fout’sur la gueule à Fumex à propos de je n’sais quoi, une affaire depilules d’opium, j’pense. Pis c’est l’un, pis c’est l’autre, quiparle de s’crever. C’est-i’ qu’on devient pareil à des bêtes, àforce de leur ressembler ?

– C’est pas sérieux, ces hommes-là,constate Lamuse, c’est des gosses.

– Ben sûr, pis que c’est des hommes.

La journée s’avance. Un peu plus de lumière afiltré des brumes qui enveloppent la terre. Mais le temps est restécouvert, et voilà qu’il se résout en eau. La vapeur d’eaus’effiloche et descend. Il bruine. Le vent ramène sur nous songrand vide mouillé, avec une lenteur désespérante. Le brouillard etles gouttes empâtent et ternissent tout : jusqu’à l’andrinopletendue sur les joues de Lamuse, jusqu’à l’écorce d’orange dontTulacque est caparaçonné, et l’eau éteint au fond de nous la joiedense dont le repas nous a remplis. L’espace s’est rapetissé. Surla terre, champ de mort, se juxtapose étroitement le champ detristesse du ciel.

On est là, implantés, oisifs. Ce sera dur,aujourd’hui, de venir à bout de la journée, de se débarrasser del’après-midi. On grelotte, on est mal ; on change de place surplace, comme un bétail parqué.

Cocon explique à son voisin la disposition del’enchevêtrement de nos tranchées. Il a vu un plan directeur et ila fait des calculs. Il y a dans le secteur du régiment quinzelignes de tranchées françaises, les unes abandonnées, envahies parl’herbe et quasi nivelées, les autres entretenues à vif ethérissées d’hommes. Ces parallèles sont réunies par des boyauxinnombrables qui tournent et font des crochets comme de vieillesrues. Le réseau est plus compact encore que nous le croyons, nousqui vivons dedans. Sur les vingt-cinq kilomètres de largeur quiforment le front de l’armée, il faut compter mille kilomètres delignes creuses : tranchées, boyaux, sapes. Et l’arméefrançaise a dix armées. Il y a donc, du côté français, environ dixmille kilomètres de tranchées et autant du côté allemand… Et lefront français n’est à peu près que la huitième partie du front dela guerre sur la surface du monde.

Ainsi parle Cocon, qui conclut en s’adressantà son voisin :

– Dans tout ça, tu vois ce qu’on est,nous autres…

Le pauvre Barque – face anémique d’enfant desfaubourgs que souligne un bouc de poils roux, et que ponctue, commeune apostrophe, sa mèche de cheveux – baisse la tête :

– C’est vrai, quand on y pense, qu’unsoldat – ou même plusieurs soldats – ce n’est rien, c’est moins querien dans la multitude, et alors on se trouve tout perdu, noyé,comme quelques gouttes de sang qu’on est, parmi ce déluge d’hommeset de choses.

Barque soupire et se tait – et, à la faveur del’arrêt de ce colloque, on entend résonner un morceau d’histoireracontée à demi-voix :

– Il était v’nu avec deux chevaux.Pssiii… un obus. I n’lui reste plus qu’un chevau…

– On s’embête, dit Volpatte.

– On tient ! ronchonne Barque.

– Faut bien, dit Paradis.

– Pourquoi ? interroge Marthereau,sans conviction.

– Y a pas besoin d’raison, pis qu’il lefaut.

– Y a pas d’raison, affirme Lamuse.

– Si, y en a, dit Cocon. C’est… Y en aplusieurs, plutôt.

– La ferme ! C’est bien mieux qu’yen aye pas, pis qu’i’ faut t’nir.

– Tout d’même, fait sourdement Blaire,qui ne perd jamais une occasion de réciter cette phrase, toutd’même, i’s veul’nt not’ peau !

– Au commencement, dit Tirette, j’pensaisà un tas d’choses, j’réfléchissais, j’calculais ; maintenant,j’pense plus.

– Moi non plus.

– Moi non plus.

– Moi, j’ai jamais essayé.

– T’es pas si bête que t’en as l’air, becde puce, dit Mesnil André de sa voix aiguë et gouailleuse.

L’autre, obscurément flatté, complète sonidée :

– D’abord, tu peux rien savoir derien.

– On n’a besoin de savoir qu’une chose,et cette seule chose, c’est que les Boches sont chez nous,enracinés, et qu’il ne faut pas qu’ils passent et qu’il faut mêmequ’ils les mettent un jour ou l’autre – le plus tôt possible, ditle caporal Bertrand.

– Oui, oui, faut qu’ils en jouent unair : y a pas d’erreur ; autrement, quoi ? C’est pasla peine de se fatiguer le ciboulot à penser à aut’ chose.Seul’ment, c’est long.

– Ah ! bougre de bagasse !exclame Fouillade, eunn peu !

– Moi, dit Barque, je ne rouspète plus.Au commencement, je rouspétais contre tout le monde, contre ceux del’arrière, contre les civils, contre l’habitant, contre lesembusqués. Oui, j’rouspétais, mais c’était au commencement de laguerre, j’étais jeune. Maint’nant, j’prends mieux les choses.

– Y a qu’une façon de les prendre :comme elles viennent !

– Pardi ! Autrement tu deviendraisfou. On est déjà assez dingo comme ça, pas, Firmin ?

Volpatte fait oui de la tête, profondémentconvaincu, crache, puis contemple son crachat d’un œil fixe etabsorbé.

– Tu parles, appuie Barque.

– Ici, faut pas chercher loin devant toi.Faut vivre au jour le jour, heure par heure même, si tu peux.

– Pour sûr, face de noix. Faut faire cequ’on nous dit de faire, en attendant qu’on nous dise de nous enaller.

– Et voilà, bâille Mesnil Joseph.

Les faces cuites, tannées, incrustées depoussière, opinent, se taisent. Évidemment, c’est là l’idée de ceshommes qui ont, il y a un an et demi, quitté tous les coins du payspour se masser sur la frontière : renoncement à comprendre, etrenoncement à être soi-même ; espérance de ne pas mourir etlutte pour vivre le mieux possible.

– Faut faire ce qu’on doit, oui, maisfaut s’démerder, dit Barque, qui, lentement, de long en large,triture la boue.

– Il l’faut, souligne Tulacque. Si tut’démerdes pas, on l’fera pas pour toi, t’en fais pas !

– I’ n’est pas encore fondu, c’ui quis’occupera de l’autre.

– Chacun pour soi, à la guerre !

– Videmment, videmment.

Un silence. Puis, du fond de leur dénuement,ces hommes évoquent des images savoureuses.

– Tout ça, reprend Barque, ça n’vaut pasla bonne vie qu’on a eue, un temps, à Soissons.

– Ah ! foutre !

Un reflet de paradis perdu illumine les yeuxet, semble-t-il, les trognes, déjà attisées par le froid.

– Tu parles d’un louba, soupire Tirloir,qui s’arrête, pensivement, de se gratter, et regarde au loin, àtravers la terre de la tranchée.

– Ah ! nom de Dieu, toute cetteville quasi évacuée et qui, en somme, était à nous ! Lesmaisons, avec les lits…

– Les armoires !

– Les caves !

Lamuse en a les yeux mouillés, la face enbouquet, et le cœur gros.

– Vous y êtes restés longtemps ?demande Cadilhac, qui est venu depuis, avec le renfort desAuvergnats.

– Plusieurs mois…

La conversation, presque éteinte, se ranime enflammes vives, à l’évocation de l’époque d’abondance.

– On voyait, dit Paradis, comme dans unrêve, des poilus s’couler à l’long et à derrière les piaules, enrentrant au cantonnement, avec des poules autour du cylindre et,sous chaque abattis, un lapin emprunté à un bonhomme ou à une bonnefemme qu’on n’avait pas vu, et qu’on n’reverra pas.

Et on pense au goût lointain du poulet et dulapin.

– Y avait des choses qu’on payait.L’pognon, i’ dansait aussi, va. On était encore aux as, enc’temps-là.

– C’est des cent mille francs qui ontroulé dans les boutiques.

– Des millions, oui. C’était toute lajournée un gaspillage dont t’as pas une idée d’ssus, une espèce defête surnaturelle.

– Crois-moi ou crois-moi pas, dit Blaireà Cadilhac, mais au milieu de tout ça, comme ici et comme partoutoù c’qu’on passe, ce qu’on avait le moins, c’était le feu. Ilfallait courir après, l’trouver, l’gagner, quoi. Ah ! monvieux, c’qu’on a couru après le feu !…

– Nous, nous étions dans le cantonnementde la C.H.R. Là, l’cuistot, c’était le grand Martin César. Il étaità la hauteur, lui, pour dégoter du bois.

– Ah ! oui, lui, c’était un as. Y apas à tortiller du croupion, i’ savait y faire !

– Toujours du feu dans sa cuistance,toujours, ma vieille cloche. Tu rechassais des cuistots quibagotaient dans les rues en tous sens, en chialant parce qu’ilsn’avaient pas d’bois ni d’charbon ; lui, il avait du feu.Quand i’ n’avait pas rien, i’ disait : « T’occupe pas,j’vas m’démieller. » Et c’était pas long.

– Il attigeait même, on peut l’dire. Lapremière fois que j’l’ai zévu dans sa cuisine, tu sais avec quoi i’f’sait mijoter la tambouille ? Avec un violon qu’il avaittrouvé dans la maison.

– C’est vache, tout de même, dit MesnilAndré. J’sais bien qu’un violon, ça sert pas à grand-chose pourl’utilité, mais, tout d’même…

– D’autres fois, il s’est servi desqueues de billard. Zizi a tout juste pu en grouper une pour sefaire une canne. Le reste, au feu. Après, les fauteuils du salon,qui étaient en acajou, y ont passé en douce. I’ les zigouillait etles découpait pendant la nuit, parce qu’un gradé aurait pu trouverà redire.

– Il allait fort, dit Pépin… Nous, ons’est occupé avec un vieux meuble qui nous a fait quinze jours.

– Pourquoi aussi qu’on n’a rien derien ? Faut faire la soupe, zéro bois, zéro charbon. Après ladistribution, t’es là avec tes croches vides devant l’tas debidoche, au milieu des copains qui s’fichent de toi en attendantqu’ils t’engueulent. Alors quoi ?

– C’est l’métier qui veut ça. C’est pasnous.

– Les officiers ne disaient trop rienquand on chapardait ?

– I’ s’en foutaient eux-mêmes plein lalampe, et comment ! Tu t’rappelles, Desmaisons, le coup dulieutenant Virvin défonçant la porte d’une cave d’un coup dehache ? Même qu’un poilu l’a vu et qu’il lui a donné la portepour en faire du bois à brûler, à cette fin que l’copain i’ n’aillepas ébruéter la chose.

– Et c’pauv’ Saladin, l’officier deravitaillement : on l’a rencontré entre chien et loup, sortantd’un sous-sol avec deux bouteilles de blanc dans chaque bras, lefrère. On aurait dit une nourrice portant quatre lardons. Comme ila été repéré, il a été obligé de redescendre dans la mine auxbouteilles et d’en distribuer à tout le monde. Même que l’caporalBertrand, qu’a des principes, n’as pas voulu en boire. Ah ! tut’rappelles, saucisse à pattes !

– Où c’qu’il est maintenant le cuisinierqui trouvait toujours du feu ? demanda Cadilhac.

– Il est mort. Une marmite est tombéedans sa marmite. Il n’a rien eu, mais il est tout de même mortd’saisissement quand il a vu son macaroni les jambes enl’air ; un spasme du cœur, qu’a dit le toubi. Il avait l’cœurfaible ; i’ n’était fort que pour trouver du bois. On l’aenterré proprement. On lui a fait un cercueil avec le parquet d’unechambre ; on a ajusté ensemble les planches avec les clous destableaux de la maison, et on se servait de briques pour lesenfoncer. Pendant qu’on l’transportait, je m’disais :« Heureusement pour lui, qu’il est mort : s’i’ voyait ça,i’ pourrait jamais s’consoler d’avoir pas pensé aux planches duparquet pour son feu. » Ah ! l’sacré numéro, l’enfant decochon !

– L’troufion se démerde bien sur le dosdu copain. Quand tu filoches devant une corvée ou qu’tu prendsl’bon morceau ou la bonne place, c’est les autres qui écopent,philosopha Volpatte.

– Moi, dit Lamuse, je m’suis souventdémerdé pour ne pas monter aux tranchées, et j’compte pas les foisqu’j’y ai coupé. Ça, je l’avoue. Mais, quand des copains sont endanger, j’suis pus chercheur de filon, j’suis pus démerdard.J’oublie mon uniforme, j’oublie tout. J’vois des hommes etj’marche. Mais, autrement, mon vieux, j’pense à bibi.

Les affirmations de Lamuse ne sont pas devains mots. C’est un virtuose du tirage au flanc, en effet ;néanmoins, il a sauvé la vie à des blessés en allant les cherchersous la fusillade.

Il explique le fait sansforfanterie :

– On était couchés tous dans l’herbe. Çabuquait. Pan ! pan ! Zim, zim… Quand j’les ai vusattigés, je me suis levé – malgré qu’on m’gueulait :« Couche-toi ! » J’pouvais pas les laisser comme ça.J’n’ai pas d’mérite, pisque je n’pouvais pas faire autrement.

Presque tous les gars de l’escouade ontquelque haut fait militaire à leur actif et, successivement, lescroix de guerre se sont alignées sur leurs poitrines.

– Moi, dit Biquet, j’ai pas sauvé desFrançais, mais j’ai poiré des Boches.

Aux attaques de mai, il a filé en avant ;on l’a vu disparaître comme un point, et il est revenu avec quatregaillards à casquette.

– Moi, j’en ai tué, dit Tulacque.

Il y a deux mois, il en a aligné neuf, avecune coquetterie orgueilleuse, devant la tranchée prise.

– Mais, ajoute-t-il, c’est surtout aprèsl’officier boche que j’en ai.

– Ah ! les vaches !

Ils ont crié cela plusieurs à la fois, du fondd’eux-mêmes.

– Ah ! mon vieux, dit Tirloir, onparle de la sale race boche. Les hommes de troupe, j’sais pas sic’est vrai ou si on nous monte le coup là-dessus aussi, et si, aufond, ce ne sont pas des hommes à peu près comme nous.

– C’est probablement des hommes commenous, fait Eudore.

– Savoir ! s’écrie Cocon.

– En tous les cas, on n’est pas fixé pourles hommes, reprend Tirloir, mais les officiers allemands, non,non, non : pas des hommes, des monstres. Mon vieux, c’estvraiment une sale vermine spéciale. Tu peux dire que c’est lesmicrobes de la guerre. Il faut les avoir vus de près, ces affreuxgrands raides, maigres comme des clous, et qui ont tout de même destêtes de veaux.

– Ou bien des tas qui ont tout de mêmedes gueules de serpent.

Tirloir poursuit :

– J’en ai vu un, prisonnier, une fois, enr’venant de liaison. La dégoûtante carne ! Un colonel prussienqui avait une couronne de prince, qu’on m’a dit, et un blason en orsur ses cuirs. I ram’nait-i’ pas, pendant qu’on l’emmenait dans leboyau, parce qu’on s’était permis de l’frôler en passant ! Eti’ r’gardait tout le monde du haut de son col ! J’m’aidit : « Attends, ma vieille, j’vas t’faire râler,moi ! » J’ai pris mon temps, je me suis mis en quarantederrière lui, et j’y ai balancé de toute ma force un coup de piedau cul. Mon vieux, il est tombé par terre, à moitié étranglé.

– Étranglé ?

– Oui, par la fureur, quand il a comprisce qui en était, à savoir qu’il venait d’avoir son postérieurd’officier et de noble défoncé par la chaussette à clous d’unsimple poilu. Il est parti à pousser des gueulements comme unefemme, et à gesticuler comme un élipeptique…

– Moi, j’suis pas méchant, dit Blaire.J’ai des gosses, et ça m’turlupine, chez nous, quand il faut que jetue un cochon que je connais, mais, de ceux-là, j’en embrocheraisbien un dzing en pleine armoire à linge.

– Moi aussi !

– Sans compter, dit Pépin, qu’il’ ont descouvercles d’argent et des pistolets que tu peux revendre centballes quand tu veux, et des jumelles prismatiques qu’a pas d’prix.Ah ! malheur, pendant la première partie de la campagne, ceque j’en ai laissé perdre des occases ! J’ai eu tout del’emmanché à c’moment-là. C’est bien fait pour moi. Mais t’en faispas : un casque d’argent, j’en aurai un. Écoute-moi bien, j’tejure que j’en aurai un. Il me faut pas seulement la peau, mais lesfrusques d’un galonné de Guillaume. T’en fais pas : j’sauraibien goupiller ça avant que la guerre finisse.

– Tu crois à la finition de la guerre,toi ? demande l’un.

– T’en fais pas, répond l’autre.

Cependant, il se produit un brouhaha sur notredroite, et, subitement, on voit déboucher un groupe mouvant etsonore où des formes sombres se mêlent à des formes coloriées.

– Qu’est-ce que c’est qu’ça ?

Biquet s’est aventuré pour reconnaître ;il revient, et nous désignant du pouce, par-dessus son épaule, lamasse bariolée :

– Eh ! les poteaux, v’nez mirer ça.Des gens.

– Des gens ?

– Oui, des messieurs, quoi. Des civelotsavec des officiers d’état-major.

– Des civils ! Pourvu qu’ilstiennent !

C’est la phrase sacramentelle. Elle fait rire,malgré qu’on l’ait entendue cent fois, et qu’à tort ou à raison, lesoldat en dénature le sens originel et la considère comme uneatteinte ironique à sa vie de privations et de dangers.

Deux personnages s’avancent ; deuxpersonnages à pardessus et à cannes ; un autre habillé enchasseur, orné d’un chapeau pelucheux et d’une jumelle.

Des tuniques bleu tendre sur lesquellesreluisent des cuirs fauves ou noirs vernis suivent et pilotent lescivils.

De son bras où étincelle un brassard en soiebordé d’or et brodé de foudres d’or, un capitaine désigne labanquette de tir, devant un vieux créneau, et engage les visiteursà y monter pour se rendre compte. Le monsieur en complet de voyagey grimpe en s’aidant de son parapluie.

Barque dit :

– T’as visé l’chef de gare endimanché quiindique un compartiment de 1re classe, Gare du Nord, à un richechasseur, le jour de l’ouverture : « Montez, monsieur lePropriétaire. » Tu sais, quand les types de la haute sont toutbattant neufs d’équipements, de cuirs et de quincaillerie, et fontleurs marioles avec leur attirail de tueurs de petitesbêtes !

Trois ou quatre poilus qui étaient déséquipésont disparu sous terre. Les autres ne bougent pas, paralysés, etmême les pipes s’éteignent, et on n’entend que le brouhaha despropos qu’échangent les officiers et leurs invités.

– C’est les touristes des tranchées, dità mi-voix Barque.

Puis, plus haut : « Par ici,mesdames et messieurs ! » qu’on leur dit.

– Débloque ! lui souffle Farfadet,craignant qu’avec « sa grande gueule » Barque n’attirel’attention des puissants personnages.

Du groupe, des têtes se tournent de notrecôté. Un monsieur se détache vers nous, en chapeau mou et encravate flottante. Il a une barbiche blanche et semble un artiste.Un autre le suit, en pardessus noir, celui-là, avec un melon noir,une barbe noire, une cravate blanche et un lorgnon.

– Ah ! ah ! fait le premiermonsieur, voilà des poilus… Ce sont de vrais poilus, en effet.

Il s’approche un peu de notre groupe, un peutimidement, comme au Jardin d’Acclimatation, et tend la main àcelui qui est le plus près de lui, non sans gaucherie, comme onprésente un bout de pain à l’éléphant.

– Hé, hé, ils boivent le café, fait-ilremarquer.

– On dit le « jus », rectifiel’homme-pie.

– C’est bon, mes amis ?

Le soldat, intimidé lui aussi par cetterencontre étrange et exotique, grogne, rit et rougit, et lemonsieur dit : « Hé, hé ! »

Puis il fait un petit signe de la tête, ets’éloigne à reculons.

– C’est très bien, c’est très bien, mesamis. Vous êtes des braves !

Le groupe, fait des teintes neutres des drapscivils semées de teintes militaires vives – comme des géraniums etdes hortensias parmi le sol sombre d’un parterre – oscille, puispasse et s’éloigne par le côté opposé à celui d’où il est venu. Ona entendu un officier dire : « Nous avons encore beaucoupà voir, messieurs les journalistes. »

Quand le brillant ensemble s’est effacé, nousnous regardons. Ceux qui s’étaient éclipsés dans les trouss’exhument, du haut, graduellement. Les hommes se ressaisissent ethaussent les épaules.

– C’est des journalistes, ditTirette.

– Des journalistes ?

– Ben oui, les sidis qui pondent lesjournaux. T’as pas l’air de saisir, s’pèce d’cbinoique : lesjournaux, i’ faut bien des gars pour les écrire.

– Alors, c’est eux qui nous bourrent lecrâne ? fait Marthereau.

Barque prend une voix de fausset et récite enfaisant semblant de tenir un papier devant son nez :

– « Le kronprinz est fou, aprèsavoir été tué au commencement de la campagne, et, en attendant, ila toutes les maladies qu’on veut. Guillaume va mourir ce soir etremourir demain. Les Allemands n’ont plus de munitions, becquettentdu bois ; ils ne peuvent plus tenir, d’après les calculs lesplus autorisés, que jusqu’à la fin de la semaine. On les aura quandon voudra, l’arme à la bretelle. Si on attend quèq’jours encore,c’est que nous n’avons pas envie d’quitter l’existence destranchées ; on y est si bien, avec l’eau, le gaz, les douchesà tous les étages. Le seul inconvénient, c’est qu’il y fait un peutrop chaud l’hiver… Quant aux Autrichiens, y a longtemps qu’euss i’s n’tiennent plus : i’ font semblant… » V’là quinze moisque c’est comme ça et que l’directeur dit à ses scribes :« Eh ! les poteaux, j’tez-en un coup, tâchez moyen dem’décrotter ça en cinq sec et de l’délayer sur la longueur de cesquatre sacrées feuilles blanches qu’on a à salir. »

– Eh oui ! dit Fouillade.

– Ben quoi, caporal, tu rigoles, c’estpas vrai, c’qu’on dit ?

– Y a un peu de vrai, mais vous abîmez,les petits gars, et vous seriez bien les premiers à en faire unetirelire s’il fallait que vous vous passiez de journaux… Oui, quandpasse le marchand de journaux, pourquoi que vous êtes tous àcrier : « Moi ! moi ! »

– Et pis, qu’est-ce que ça peut bien tefaire tout ça ! s’écrie le père Blaire. T’es là à en faire unetinette sur les journaux, mais fais donc comme moi : y pensepas !

– Oui, oui, en v’là marre ! Tournela page, nez d’âne !

La conversation se tronçonne, l’attention sefragmente, se disperse. Quatre bonshommes se conjuguent pour unemanille qui durera jusqu’à ce que le soir efface les cartes.Volpatte fait des efforts pour capturer une feuille de papier àcigarette qui a fui de ses doigts et qui sautille et zigzague auvent sur la paroi de la tranchée comme un papillon fugace.

Cocon et Tirette évoquent des souvenirs decaserne. Les années de service militaire ont laissé dans lesesprits une impression indélébile ; c’est un fonds desouvenirs riches, bon teint et toujours prêts, où l’on a l’habitudedepuis dix, quinze ou vingt ans, de puiser des sujets deconversation… Si bien qu’on continue, même après avoir fait pendantun an et demi la guerre sous toutes ses formes.

J’entends en partie le colloque, j’en devinele reste. C’est, d’ailleurs, sempiternellement le même genred’anecdotes que les ex-troupiers sortent de leur passémilitaire : le narrateur a cloué le bec à un gradé malintentionné, par des paroles pleines d’à-propos et de crânerie. Ila osé, il a parlé haut et fort, lui !… Des bribes meparviennent aux oreilles :

– … Alors, tu crois que j’ai bronchéquand Nenœil m’a eu cassé ça ? Pas du tout, mon vieux. Tousles copains la fermaient ; mais moi, j’y ai dit touthaut : « Mon adjudant, qu’j’ai dit, c’est possible,mais… » (suit une phrase que je n’ai point retenue)… Oh !tu sais, tel que ça, j’y ai dit. Il n’a pas pipé. « C’est bon,c’est bon », qu’il a dit en foutant le camp, et après, il aété bath comme tout avec moi.

– C’est comme moi avec Dodore, l’juteuxde la 13e quand j’faisais mon congé. Une carne.Main’nant, il est au Panthéon, comme gardien. I’ m’avait dansl’nez. Alors…

Et chacun de déballer son bagage personnel demots historiques.

Ils sont chacun comme les autres : iln’en est pas un qui ne dise pas : « Moi, je ne suis pascomme les autres. »

– Le vaguemestre !

C’est un haut et large homme aux gros mollets,et de mise confortable et soignée comme un gendarme.

Il est de mauvaise humeur. Il y a eu denouveaux ordres, et maintenant il faut qu’il aille chaque jourjusqu’au poste de commandement du colonel porter le courrier. Ildéblatère sur cette mesure comme si elle était exclusivementdirigée contre lui.

Cependant, tout en déblatérant, il parle àl’un, à l’autre, en passant, suivant son habitude, tandis qu’ilappelle les caporaux aux lettres. Et nonobstant sa rancœur, il negarde pas pour lui tous les renseignements dont il arrive pourvu.En même temps qu’il ôte les ficelles du paquet de lettres, ildistribue sa provision de nouvelles verbales.

Il dit d’abord que, sur le rapport, il y a entoutes lettres la défense de porter des capuchons.

– T’entends ça ? dit Tirette àTirloir. Te v’là forcé de lancer ton beau capuchon en l’air.

– Pus souvent ! J’marche pas. Ça n’arien à faire avec moi, répond l’encapuchonné, dont l’orgueil nonmoins que le confort est en jeu.

– Ordre du général commandantl’armée.

– Il faut alors que l’général en chefdonne l’ordre qu’i’ n’pleuve plus. J’veux rien savoir.

La plupart des ordres, même de moinsextraordinaires que celui-là, sont toujours accueillis de la sorte…avant d’être exécutés.

– Le rapport ordonne aussi, ditl’homme-lettres, de tailler les barbes. Et les douilles, à latondeuse, rasoche !

– Ta bouche, mon gros ! dit Barque,dont le toupet est directement menacé par cette consigne. Tu m’aspas ar’gardé. Tu peux t’mettre la tringle.

– Tu m’dis ça à moi. Fais-le ou fais-lepas. J’m’en fous pas mal.

À côté des nouvelles positives, écrites, il yen a de plus amples, mais aussi plus incertaines et plusfantaisistes : la division serait relevée pour aller soit aurepos – mais au vrai repos, pendant six semaines – soit au Maroc,et peut-être en Égypte.

– Eh… Oh !… Ah !…

Ils écoutent. Ils se laissent tenter par leprestige du nouveau, du merveilleux.

Quelqu’un cependant demande auvaguemestre :

– Qui t’a dit ça ?

Il indique ses sources :

– L’adjudant commandant le détachement deterritoriaux qui fait les corvées au Q.G. du C.A.

– Au quoi ?

– Au quartier général du corps d’armée…Et y a pas que lui qui le dit. Y a, tu sais bien, l’client dont jene sais plus le nom : celui qui ressemble à Galle et qui n’estpas Galle. Il a je n’sais plus qui dans sa famille qui est jen’sais plus quoi. Comme ça, il est renseigné.

– Et alors ?

Ils sont là, en cercle, le regard affamé,autour du raconteur d’histoires.

– En Égypte, tu dis, nous irions ?…J’connais pas. J’sais qu’y avait des Pharaons du temps où j’étaisgosse et que j’allais à l’école. Mais depuis !…

– En Égypte…

L’idée s’ancre insensiblement dans lescervelles.

– Ah non, dit Blaire, parce que j’ail’mal de mer… Et, après tout, ça n’dure pas, l’mal de mer… Oui,mais que dirait la patronne ?

– Que veux-tu ? elle s’y fera !On verra des nègres et des grands oiseaux plein les rues, comme onvoit chez nous des moiniaux.

– Mais ne devait-on pas aller enAlsace ?

– Si, dit le vaguemestre. Yen a qui lecroient au Trésor.

– Ça m’irait assez…

Mais le bon sens et l’expérience acquisereprennent le dessus et chassent le rêve. On a affirmé si souventqu’on allait partir au loin, et si souvent on l’a cru, et sisouvent on a déchanté ! Aussi c’est comme si, à un momentdonné, on se réveillait.

– Tout ça, c’est des bobards. On nous l’atrop fait. Attends avant de croire – et t’en fais pas unemiette.

Ils regagnent leur coin, quelques-uns par-cipar-là ont à la main le fardeau léger et important d’unelettre.

– Ah ! dit Tîrloir, i’ fautqu’j’écrive, j’peux pas rester huit jours sans écrire. Ça n’a rienà faire.

– Moi aussi, dit Eudore, i’ fautqu’j’écrive à ma p’tit’ femme.

– À va bien, Mariette ?

– Oui, oui. T’en fais pas pourMariette.

D’aucuns se sont déjà installés pour lacorrespondance. Barque debout, son papier posé à plat sur un carnetdans une anfractuosité de la paroi, semble en proie à uneinspiration. Il écrit, écrit, penché, le regard captivé, l’airabsorbé d’un cavalier lancé au galop.

Lamuse, qui n’a pas d’imagination, passe sontemps, une fois qu’il s’est assis, qu’il a posé sur la pointematelassée de ses genoux sa pochette de papier et mouillé soncrayon-encre, à relire les dernières lettres reçues, et à ne passavoir quoi dire d’autre que ce qu’il a déjà dit, et à s’entêter àvouloir dire autre chose.

Une douceur de sentimentalité semble répanduesur le petit Eudore qui s’est recroquevillé dans une sorte de nichede terre. Il se recueille, le crayon aux doigts, les yeux sur sonpapier ; rêveur, il regarde, il dévisage, il voit, et on voitl’autre ciel qui l’éclaire. Son regard va là-bas. Il est agrandijusqu’à chez lui…

Le moment des lettres est celui où l’on est leplus et le mieux ce que l’on fut. Plusieurs hommes s’abandonnent aupassé et reparlent d’abord de mangeaille.

Sous l’écorce des formes grossières etobscurcies, d’autres cœurs laissent murmurer tout haut un souveniret évoquent des clartés antiques : le matin d’été, quand levert frais du jardin déteint dans toute la blancheur de la chambrecampagnarde, ou quand, dans les plaines, le vent donne au champ deblé des remuements lents et forts, et, à côté, agite le carréd’avoine de petits frissons vifs et féminins. Ou bien, le soird’hiver, la table autour de laquelle sont les femmes et leurdouceur et où se tient debout la lampe caressante, avec le tendreéclat de sa vie et la robe de son abat-jour.

Cependant le père Blaire reprend sa baguecommencée. Il a enfilé la rondelle encore informe d’aluminium dansun bout de bois rond et il la frotte avec la lime. Il s’applique àce travail, réfléchissant de toutes ses forces, deux plis sculptéssur le front. Parfois il s’arrête, se redresse, et regarde lapetite chose, tendrement, comme si elle le regardait aussi.

– Tu comprends, m’a-t-il dit une fois àpropos d’une autre bague, il ne s’agit pas de bien ou de pas bien.L’important, c’est que je l’aye faite pour ma femme, tucomprends ? Quand j’étais à rien faire, à avoir la cosse, jeregardais cette photo (il exhibait la photographie d’une grossefemme mafflue), et alors je m’y mettais tout facilement, à cettesacrée bague. On peut dire que nous l’avons faite ensemble, tucomprends ? La preuve c’est qu’elle me tenait compagnie et quej’lui ai dit adieu quand je l’ai envoyée à la mère Blaire.

Il en en fait à présent une autre où il y auradu cuivre. Il travaille avec ardeur. C’est son cœur qui veuts’exprimer le mieux possible et s’acharne à une sorte decalligraphie.

Dans ces trous dénudés de la terre, ces hommesinclinés avec respect sur ces bijoux légers, élémentaires, sipetits que la grosse main durcie les tient difficilement et leslaisse couler, ont l’air encore plus sauvages, plus primitifs, etplus humains, que sous tout autre aspect.

On pense au premier inventeur, père desartistes, qui tâcha de donner à des choses durables la forme de cequ’il voyait et l’âme de ce qu’il ressentait.

– En v’là qui vont passer, annonceBiquet, mobile, qui fait le concierge dans notre secteur detranchée. Y en a une tinée.

Justement, un adjudant, sanglé du ventre et dumenton, débouche en brandissant son fourreau de sabre :

– Dégagez, vous autres ! Ben quoi,dégagez, que j’vous dis ! Vous êtes là à faire flanelle…Allons, oust, la fuite ! J’veux plus vous voir dans lepassage, hé !

On se range mollement. Quelques-uns aveclenteur, sur les côtés, s’enfoncent par degrés dans le sol.

C’est une compagnie de territoriaux chargésdans le secteur des travaux de terrassement de seconde ligne et del’entretien des boyaux d’arrière. Ils apparaissent, armés de leursoutils, misérablement fagotés et tirant la patte.

On les regarde un à un approcher, passer,s’effacer. Ce sont de petits vieux rabougris, aux joues poudrées decendre, ou de gros poussifs encerclés à l’étroit dans leurs capotespassées et tachées, auxquelles manquent des boutons et dontl’étoffe bâille, édentée…

Tirette et Barque, les deux loustics, adosséset serrés sur la paroi, les dévisagent d’abord en silence. Puis ilsse mettent à sourire.

– Le défilé des balayeurs, dit Tirette. –On va rigoler trois minutes, annonce Barque.

Quelques-uns des vieux travailleurs sontcocasses. Celui-ci, qui arrive dans la file, a des épaulestombantes de bouteille ; il est extrêmement mince du thorax etmaigre des jambes, et, néanmoins, il est ventru.

Barque n’y tient plus.

– Eh, dis donc, Dubidon !

– Mince de paletot, remarque Tirettedevant une capote qui passe, infiniment rapiécée, de tous lesbleus.

Il interpelle le vétéran.

– Eh ! l’père-échantillons… Eh, disdonc, là-bas, toi, insiste-t-il.

L’autre se tourne, le regarde, bouche bée.

– Dis donc, papa, si tu veux être biengentil, tu me donneras l’adresse de ton tailleur de Londres.

La figure surannée et gribouillée de ridesricane – puis le bonhomme, arrêté un instant sous l’injonction deBarque, est bousculé par le flot qui le suit, et emporté.

Après quelques figurants moins remarquables,une nouvelle victime se présente aux quolibets. Sur sa nuque rougeet rugueuse végète une espèce de laine sale de mouton. Les genouxpliés, le corps en avant et le dos voûté, ce territorial se tientmal debout.

– Tiens, braille Tirette en le désignantdu doigt, le célèbre homme-accordéon ! À la foire, on paieraitpour le voir. Ici, la vue n’en coûte rien !

Tandis que l’interpellé balbutie des injures,on rit ici et là.

Il n’en faut pas davantage pour exciter encoreles deux compères que le désir de placer un mot jugé drôle par unpublic peu difficile incite à tourner en dérision les ridicules deces vieux frères d’armes qui peinent nuit et jour, au bord de lagrande guerre, pour préparer et réparer les champs de bataille.

Et même les autres spectateurs s’y mettentaussi. Misérables, ils raillent plus misérables qu’eux.

– Vise-moi ç’ui-ci. Et ç’ui-là,donc !

– Non, mais pige-moi la photographie dece p’tit bas-du-cul. Eh ! loin-du-ciel, eh !

– Et ç’ui-là qui n’en finit pas ! Tuparles d’un gratte-ciel. Tiens, là, i’ vaut l’jus. Oui, tu vauxl’jus, mon vieux !

L’homme en question fait des petits pas, enportant sa pioche en avant comme un cierge, la figure crispée et lecorps tout penché, bâtonné par le lumbago.

– Eh ! grand-père, veux-tu deuxsous ? lui demande Barque en lui tapant sur l’épaule lorsqu’ilpasse à portée.

Le poilu déplumé, vexé, grogne :« Bougre de galapiat. »

Alors, Barque lance d’une voixstridente :

– Dis donc, tu pourrais être poli, facede pet, vieux moule à caca !

L’ancien, se retournant tout d’une pièce,bafouille, furieux.

– Eh ! mais, crie Barque en riant,c’est qu’i’ raloche, c’débris. Il est belliqueux, voyez-vous ça, eti’ s’rait malfaisant s’il avait seulement soixante ans demoins.

– Et s’i’ n’était pas saoul, ajoutegratuitement Pépin, qui en cherche d’autres de l’œil dans le fluxdes arrivants.

La poitrine creuse du dernier traînardapparaît, puis son dos déformé disparaît.

Le défilé de ces vétérans usagés, salis parles tranchées, se termine au milieu des faces sarcastiques et quasimalveillantes de ces troglodytes sinistres émergeant à moitié deleurs cavernes de boue.

Cependant les heures s’écoulent, et le soircommence à griser le ciel et à noircir les choses ; il vientse mêler à la destinée aveugle, en même temps qu’à l’âme obscure etignorante de la multitude qui est là, ensevelie.

Dans le crépuscule, un piétinementroule ; une rumeur ; puis une autre troupe se fraye unpassage.

– Des tabors.

Ils défilent avec leurs faces bises, jaunes oumarron, leurs barbes rares, ou drues et frisées, leurs capotesvert-jaune, leurs casques frottés de boue qui présentent uncroissant à la place de notre grenade. Dans les figures épatées ou,au contraire, anguleuses et affûtées, luisantes comme des sous, ondirait que les yeux sont des billes d’ivoire et d’onyx. De temps entemps, sur la file, se balance, plus haut que les autres, le masquede houille d’un tirailleur sénégalais. Derrière la compagnie, estun fanion rouge avec une main verte au milieu.

On les regarde est on se tait. On ne lesinterpelle pas, ceux-la. Ils imposent, et même font un peupeur.

Pourtant, ces Africains paraissent gais et entrain. Ils vont, naturellement, en première ligne. C’est leurplace, et leur passage est l’indice d’une attaque très prochaine.Ils sont faits pour l’assaut.

– Eux et le canon 75, on peut dire qu’onleur z’y doit une chandelle ! On l’a envoyée partout en avantdans les grands moments, la Division marocaine !

– Ils ne peuvent pas s’ajuster à nous.Ils vont trop vite. Et plus moyen de les arrêter…

De ces diables de bois blond, de bronze etd’ébène, les uns sont graves ; leurs faces sont inquiétantes,muettes, comme des pièges qu’on voit. Les autres rient ; leurrire tinte, tel le son de bizarres instruments de musique exotique,et montre les dents.

Et on rapporte des traits de Bicots :leur acharnement à l’assaut, leur ivresse d’aller à la fourchette,leur goût de ne pas faire quartier. On répète les histoires qu’ilsracontent eux-mêmes volontiers, et tous un peu dans les mêmestermes et avec les mêmes gestes : Ils lèvent les bras :« Kam’rad, kam’rad ! » « Non, paskam’rad ! » et ils exécutent la mimique de la baïonnettequ’on lance devant soi, à hauteur du ventre, puis qu’on retire,d’en bas, en s’aidant du pied.

Un des tirailleurs entend, en passant, de quoil’on parle. Il nous regarde, rit largement dans son turban casqué,et répète, en faisant : non, de la tête : « Paskam’rad, non pas kam’rad, jamais ! Coupercabèche ! »

– I’ sont vraiment d’une autre race quenous, avec leur peau de toile de tente, avoue Biquet qui, pourtant,n’a pas froid aux yeux. Le repos les embête, tu sais ; ils nevivent que pour le moment où l’officier remet sa montre dans sapoche et dit : « Allez, partez ! »

– Au fond, ce sont de vrais soldats.

– Nous ne sommes pas des soldats, nous,nous sommes des hommes, dit le gros Lamuse.

L’heure s’est assombrie et pourtant cetteparole juste et claire met comme une lueur sur ceux qui sont ici, àattendre, depuis ce matin, et depuis des mois.

Ils sont des hommes, des bonshommesquelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommesquelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, àvue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois,déraille ; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’onleur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrirlongtemps.

Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiésencore, et dont, par la force des choses, les seuls instinctsprimordiaux s’accentuent : instinct de la conservation,égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, deboire et de dormir.

Par intermittences, des cris d’humanité, desfrissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandesâmes humaines.

Quand on commence à ne plus voir très bien, onentend là-bas, murmurer, puis se rapprocher, plus sonore, unordre :

– Deuxième demi-section !Rassemblement !

On se range. L’appel se fait.

– Hue ! dit le caporal.

On s’ébranle. Devant le dépôt d’outils,stationnement, piétinement. On charge chacun d’une pelle ou d’unepioche. Un gradé tend les manches dans l’ombre :

– Vous, une pelle. Na, filez. Vous, unepelle encore, vous une pioche. Allons, dépêchez-vous etdégagez.

On s’en va par le boyau perpendiculaire à latranchée, droit vers l’avant, vers la frontière mobile, vivante etterrible de maintenant.

Parmi la grisaille céleste, en grandes orbesdescendantes le halètement saccadé et puissant d’un avion qu’on nevoit plus tourne en remplissant l’espace. En avant, à droite, àgauche, partout, des coups de tonnerre déploient dans le ciel bleufoncé de grosses lueurs brèves.

Chapitre 3La descente

L’aube grisâtre déteint à grand-peine surl’informe paysage encore noir. Entre le chemin en pente qui, àdroite, descend des ténèbres, et le nuage sombre du bois des Alleux– où l’on entend sans les voir les attelages du Train de combats’apprêter et démarrer – s’étend un champ. Nous sommes arrivés là,ceux du 6e Bataillon, à la fin de la nuit. Nous avonsformé les faisceaux, et, maintenant, au milieu de ce cirque devague lueur, les pieds dans la brume et la boue, en groupes sombresà peine bleutés ou en spectres solitaires, nous stationnons, toutesnos têtes tournées vers le chemin qui descend de là-bas. Nousattendons le reste du régiment : le 5e Bataillon,qui était en première ligne et a quitté les tranchées aprèsnous…

Une rumeur…

– Les voilà !

Une longue masse confuse apparaît à l’ouest etdévale comme de la nuit sur le crépuscule du chemin.

Enfin ! Elle est finie, cette relèvemaudite qui a commencé hier à six heures du soir et a duré toute lanuit ; et à présent, le dernier homme a mis le pied hors dudernier boyau.

Le séjour aux tranchées a été, cette fois-ci,terrible. La dix-huitième compagnie était en avant. Elle a étédécimée : dix-huit tués et une cinquantaine de blessés, unhomme sur trois de moins en quatre jours ; et cela sansattaque, rien que par le bombardement.

On sait cela et, à mesure que le Bataillonmutilé approche, là-bas, quand nous nous croisons entre nous enpiétinant la vase du champ et qu’on s’est reconnu en se penchantl’un vers l’autre :

– Hein, la dix-huitième !

En se disant cela, on songe : « Siça continue ainsi, que deviendrons-nous tous ? Quedeviendrai-je, moi ?… »

La dix-septième, la dix-neuvième et lavingtième arrivent successivement et forment les faisceaux.

– Voilà la dix-huitième !

Elle vient après toutes les autres :tenant la première tranchée, elle a été relevée en dernier.

Le jour s’est un peu lavé et blêmit leschoses. On distingue descendant le chemin, seul en avant de seshommes, le capitaine de la compagnie. Il marche difficilement, ens’aidant d’une canne, à cause de son ancienne blessure de la Marne,que les rhumatismes ressuscitent et, aussi, d’une autre douleur.Encapuchonné, il baisse la tête ; il a l’air de suivre unenterrement ; et on voit qu’il pense, et qu’il en suit un, eneffet.

Voilà la compagnie.

Elle débouche, très en désordre. Un serrementde cœur nous prend tout de suite. Elle est visiblement plus courteque les trois autres, dans le défilé du bataillon.

Je gagne la route et vais au-devant des hommesde la dix-huitième qui dévalent. Les uniformes de ces rescapés sontuniformément jaunis par la terre ; on dirait qu’ils sonthabillés de kaki. Le drap est tout raidi par la boue ocreuse qui aséché dessus ; les pans des capotes sont comme des bouts deplanche qui ballottent sur l’écorce jaune recouvrant les genoux.Les têtes sont hâves, charbonneuses, les yeux grandis et fiévreux.La poussière et la saleté ajoutent des rides aux figures.

Au milieu de ces soldats qui reviennent desbas-fonds épouvantables, c’est un vacarme assourdissant. Ilsparlent tous à la fois, très fort, en gesticulant, rient etchantent.

Et l’on croirait, à les voir, que c’est unefoule en fête qui se répand sur la route !

Voici la deuxième section, avec son grandsous-lieutenant dont la capote est serrée et sanglée autour ducorps raidi comme un parapluie roulé. Je joue des coudes tout ensuivant la marche, jusqu’à l’escouade de Marchal, la pluséprouvée : sur onze compagnons qu’ils étaient et qui nes’étaient jamais quittés depuis un an et demi, il ne reste quetrois hommes avec le caporal Marchal.

Celui-ci me voit. Il a une exclamationjoyeuse, un sourire épanoui ; il lâche sa bretelle de fusil etme tend les mains, à l’une desquelles pend sa canne destranchées.

– Eh, vieux frère, ça va toujours ?Qu’est-ce que tu deviens ?

Je détourne la tête et, presque à voixbasse :

– Alors, mon pauvre vieux, ça c’est malpassé…

Il s’assombrit subitement, prend un airgrave.

– Eh oui, mon pauv’ vieux, que veux-tu,ça a été affreux, cette fois-ci… Barbier a été tué.

– On le disait… Barbier !

– C’est samedi, à onze heures du soir. Ilavait le dessus du dos enlevé par l’obus, dit Marchal, et commecoupé par un rasoir. Besse a eu un morceau d’obus qui lui atraversé le ventre et l’estomac. Barthélemy et Baubex ont étéatteints à la tête et au cou. On a passé la nuit à cavaler au galopdans la tranchée, d’un sens à l’autre, pour éviter les rafales. Lepetit Godefroy, tu le connais ? le milieu du corpsemporté ; il s’est vidé de sang sur place, en un instant,comme un baquet qu’on renverse : petit comme il était, c’étaitextraordinaire tout le sang qu’il avait ; il a fait unruisseau d’au moins cinquante mètres dans la tranchée. Gougnard aeu les jambes hachées par des éclats. On l’a ramassé pas tout àfait mort. Ça, c’était au poste d’écoute. Moi, j’y étais de gardeavec eux. Mais quand c’t’obus est tombé, j’étais allé dans latranchée demander l’heure. J’ai retrouvé mon fusil, que j’avaislaissé à ma place, plié en deux comme avec une main, le canon entire-bouchon, et la moitié du fût en sciure. Ça sentait le sangfrais à vous soulever le cœur.

– Et Mondain, lui aussi, n’est-cepas ?…

– Lui, c’était le lendemain matin – hierpar conséquent – dans la guitoune qu’une marmite a fait s’écrouler.Il était couché et sa poitrine a été défoncée. T’a-t-on parlé deFranco, qui était à côté de Mondain ? L’éboulement lui a casséla colonne vertébrale ; il a parlé après qu’on l’a eu dégagéet assis par terre ; il a dit, en penchant la tête sur lecôté : « Je vais mourir », et il est mort. Il yavait aussi Vigile avec eux ; lui, son corps n’avait rien,mais sa tête s’est trouvée complètement aplatie, aplatie comme unegalette, et énorme : large comme ça. À le voir étendu sur lesol, noir et changé de forme, on aurait dit que c’était son ombre,l’ombre qu’on a quelquefois par terre quand on marche la nuit aufalot.

– Vigile qui était de la classe 13, unenfant ! Et Mondain et Franco, si bons types malgré leursgalons !… Des chics vieux amis en moins, mon vieuxMarchal.

Oui, dit Marchal.

Mais il est accaparé par une horde de sescamarades qui l’interpellent et le houspillent. Il se débat, répondà leurs sarcasmes, et tous se bousculent en riant.

Mon regard va de face en face ; ellessont gaies et, à travers les crispations de la fatigue et le noirde la terre, elles apparaissent triomphantes.

Quoi donc ! s’ils avaient pu, pendantleur séjour en première ligne, boire du vin, je dirais :« ils sont tous ivres. »

J’avise un des rescapés qui chantonne encadençant le pas d’un air dégagé, comme les hussards de lachanson : c’est Vanderborn, le tambour.

– Eh bien quoi, Vanderborn, comme tu asl’air content !

Vanderborn, qui est calme d’ordinaire, mecrie :

– C’est pas encore pour cette fois, tuvois : me v’là !

Et, avec un grand geste de fou, il m’envoieune bourrade sur l’épaule.

Je comprends…

Si ces hommes sont heureux, malgré tout, ausortir de l’enfer, c’est que, justement, ils en sortent. Ilsreviennent, ils sont sauvés. Une fois de plus, la mort, qui étaitlà, les a épargnés. Le tour de service fait que chaque compagnieest en avant toutes les six semaines ! Six semaines ! Lessoldats de la guerre ont, pour les grandes et les petites choses,une philosophie d’enfant : ils ne regardent jamais loin niautour d’eux, ni devant eux. Ils pensent à peu près au jour lejour. Aujourd’hui, chacun de ceux-là est sûr de vivre encore unbout de temps.

C’est pourquoi, malgré la fatigue qui lesécrase, et la boucherie toute fraîche dont ils sont éclaboussésencore, et leurs frères arrachés tout autour de chacun d’eux,malgré tout, malgré eux, ils sont dans la fête de survivre, ilsjouissent de la gloire infinie d’être debout.

Chapitre 4CHAPITRE QUATRIÈME Volpatte et Fouillade

En arrivant au cantonnement, oncria :

– Mais où est Volpatte ?

– Et Fouillade, où c’qu’il est ?

Ils avaient été réquisitionnés et emmenés enpremière ligne par le 5e Bataillon. On devait lesretrouver au cantonnement. Rien. Deux hommes de l’escouadeperdus !

– Bon sang d’bon sang ! Voilà c’quec’est que d’prêter des hommes, beugla le sergent.

Le capitaine, mis au courant, jura, sacra, etdit :

– I’ m’faut ces hommes. Qu’on lesretrouve à l’instant. Allez !

Farfadet et moi, nous fûmes hélés par lecaporal Bertrand dans la grange où, étendus, nous nous immobilisonsdéjà et nous engourdissions.

– Faut aller chercher Volpatte etFouillade.

Nous fûmes vite debout, et nous partîmes avecun frisson d’inquiétude. Nos deux camarades, pris par le5e, ont été emportés dans cette infernale relève. Quisait où ils sont et ce qu’ils sont maintenant !

… Nous remontons la côte. Nous recommençons àfaire, en sens inverse, le long chemin fait depuis l’aube et lanuit. Bine qu’on soit sans bagages, avec, seulement, le fusil etl’équipement, on se sent las, ensommeillé, paralysé, dans lacampagne triste, sous le ciel empoussiéré de brume. BientôtFarfadet souffle. Il a parlé un peu, au début, puis la fatigue lefait taire, de force. Il est courageux mais frêle ; et,pendant toute sa vie antérieure, il n’a guère appris à se servir deses jambes, dans le bureau de mairie où, depuis sa premièrecommunion, il griffonnait entre un poêle et de vieux cartonniersgrisonnants.

Au moment où l’on sort du bois pour s’engager,en glissant et pataugeant, dans la région des boyaux, deux ombresfines se profilent en avant. Deux soldats qui arrivent : onvoit la boule de leur paquetage et la ligne de leur fusil. Ladouble forme balançante se précise.

– Ce sont eux !

L’une des ombres a une grosse tête blanche,emmaillotée.

– Il y en a un blessé ! C’estVolpatte !

Nous courons vers les revenants. Nos semellesfont un bruit de décollage et d’enfoncement spongieux, et noscartouches, secouées, sonnent dans nos cartouchières.

Ils s’arrêtent et nous attendent quand on està portée :

– Il n’est qu’temps ! crieVolpatte.

– Tu es blessé, vieux ?

– Quoi ? dit-il.

Les épaisseurs de bandages qui lui encerclentla tête le rendent sourd. Il faut crier pour arriver jusqu’à sonouïe. On s’approche de lui, on crie. Alors, il répond :

– C’est rien d’ça… On r’vient du trou oùle 5e Bataillon nous a mis jeudi.

– Vous êtes restés là, depuis ? luihurle Farfadet, dont la voix aiguë et quasi féminine pénètre bienle capitonnage qui défend les oreilles de Volpatte…

– Eh ben oui, on est resté là, ditFouillade, bagasse, nom de Dieu, macarelle ! Tu t’figures pasqu’on s’serait envolé avec des ailes et encore moins qu’on s’raitparti sur ses pattes, sans ordre ?

Mais tous deux se laissent tomber assis parterre. La tête de Volpatte, enveloppée de toiles, avec un gros nœudau sommet, et qui présente la tache jaunâtre et noirâtre de lafigure, semble un ballot de linge sale.

– On vous a oubliés, pauvresvieux !

– Un peu, s’écrie Fouillade, qu’on nous aoubliés ! Quatre jours et quatre nuits dans un trou d’obus surqui les balles pleuvaient d’travers, et qui, en plus, sentait lamerde.

– Tu parles, dit Volpatte. C’était pas untrou d’écoute ordinaire où qu’on va t’et vient en service régulier.C’était un trou d’obus qui r’ssemblait à un aut’ trou d’obus, niplus ni moins. On nous avait dit jeudi : « Postez-vouslà, et tirez sans arrêt », qu’on nous avait dit. Y a bien eul’lendemain un type de liaison du 5e Bataillon qu’estv’nu montrer son naz : « Qu’est-ce que vous foutezlà ! » « Ben, nous tirons ; on nous a ditd’tirer ; on tire, qu’on a dit. Pisqu’on nous l’a dit, y doity avoir une raison d’ssous ; nous attendons qu’on nous dise defaire aut’chose que d’tirer. » Le type s’est pisté ; ilavait l’air pas rassuré et s’en r’ssentait pas pour la marmitée.« C’est 22 », qu’i disait.

– On avait, dit Fouillade, à nous deuss,une boule de son et un seau d’vin que nous avait donné la18e, en nous installant, et toute une caisse decartouches, mon vieux. On a brûlé les cartouches et bu le fuchsia.On a conservé par prudence quelques cartouches et un quignon duSaint-Honoré ; mais on n’a pas conservé d’vin.

– On a z’eu tort, dit Volpatte, vu qu’ifait soif. Dis donc, les gars, vous n’auriez pas rien pour lagorge ?

– J’ai encore un petit quart d’vin,répondit Farfadet.

– Donne-z’y, dit Fouillade en désignantVolpatte. Vu que lui a perdu du sang. Moi, j’nai qu’soif.

Volpatte grelottait et, dans la gangue énormede chiffons qui était posée sur ses épaules, ses petits yeux bridéss’embrasaient de fièvre.

– Ça fait bon, dit-il en buvant.

– Ah ! Et pis aussi, ajouta-t-iltandis qu’il jetait, comme la politesse l’exige, la goutte de vinqui restait au fond du quart de Farfadet, on a poiré deux Boches.I’s rampaient dans la plaine, sont tombés dans not’ trou, àl’aveugle, comme des taupes dans un piège à mâchoire, ces cons-là.On les a empaquetés. Et puis voilà. Une fois qu’on a eu tirépendant trente-six heures, on n’avait pus d’munitions. Alors on arempli d’cartouches les magasins d’nos seringues et on a attendu,d’vant les colis d’Boches. L’type de liaison a oubelié de dire chezlui qu’on était là. Vous, l’sixième, vous avez oubelié de nousréclamer, la 18e nous a oubeliés aussi, et, comme onn’était pas dans un poste d’écoute fréquenté où la r’lève se faitrégulièrement comme à l’administration, j’nous voyais déjà resterlà jusqu’au retour du régiment. C’est, finalement, des brascassésdu 204 venus pour fouiner dans la plaine à la chasse aux amochés,qui nous ont signalés. Alors, on nous a donné l’ordre de nousreplier, immédiatement, qu’on a dit. On s’a harnaché, en rigolant,de c’t’ « immédiatement »-là. On a déficelé les jambesdes Boches, on les a emmenés, remis au 204, et nous v’là.

« On a même repêché en passant un sergentqui s’tassait dans un trou et qui n’osait pas en sortir, vu qu’ilavait été commotionné. On l’a engueulé ; ça l’a remis un peuet i’ nous a remerciés : l’sergent Sacerdote i’s’app’lait. »

– Mais ta blessure, mon vieuxfrère ?

– C’est aux oreilles. Une marmite – et unmacavvoué, mon vieux – qui a pété comme qui dirait là. Ma tête apassé, j’peux dire, entre les éclats, mais tout juste, rasibus, etles esgourdes ont pris.

– Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’estdégueulasse, ces deux oreilles qui pend. On avait nos deux paquetsde pansement et les brancos nous en ont encore balancé z’un. Çafait trois pansements qu’il a enroulés autour de la bouillotte.

– Donnez-nous vos affaires, on varentrer.

Farfadet et moi nous nous sommes partagé lebarda de Volpatte. Fouillade, sombre de soif, travaillé par lasécheresse, grogne et s’entête à garder ses armes et ses paquets.Et nous déambulons lentement. C’est toujours amusant de ne pasmarcher dans le rang ; c’est si rare que ça étonne et ça faitdu bien. Un souffle de liberté nous égaie bientôt tous les quatre.On va dans la campagne comme pour son plaisir.

– On est des promeneurs ! ditfièrement Volpatte.

Quand on arrive au tournant du haut de lacôte, il se laisse aller à des idées roses.

– Mon vieux, c’est la bonne blessure,après tout, j’vas être évacué, y a pas d’erreur.

Ses yeux clignent et scintillent dans l’énormeboule blanche, qui oscille sur ses épaules – rougeâtre de chaquecôté, à la place des oreilles.

On entend, du fond où se trouve le village,sonner dix heures.

– J’me fous d’l’heure, dit Volpatte.L’temps qui passe, ça n’a pu rien à faire avec moi.

Il devient volubile. Un peu de fièvre amène etpresse ses discours au rythme du pas ralenti où déjà il seprélasse.

– On va m’attacher une étiquette rouge àla capote, y a pas d’erreur, et m’mener à l’arrière. J’s’raiconduit, a c’coup, par un type bien poli qui m’dira :« C’est par ici, pis tourne par là… Na ! … mon pauv’ieux. » Pis l’ambulance, pis l’train sanitaire avec deschatteries des dames de la Croix-Rouge tout le long du chemin commeelles ont fait à Crapelet Jules, pis l’hôpitau de l’intérieur. Deslits avec des draps blancs, un poêle qui ronfle au milieu deshommes, des gens qui sont faits pour s’occuper de nous et qu’onregarde y faire, des savates réglementaires, mon ieux, et une tablede nuit : du meuble ! Et dans les grands hôpitals, c’estlà qu’on est bien logé comme nourriture ! J’y prendrai desbons repas, j’y prendrai des bains ; j’y prendrai tout c’quej’trouverai. Et des douceurs sans qu’on soit obligé pour enprofiter, de s’battre avec les autres et de s’démerder jusqu’ausang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien,comme des choses de luxe comme des joujoux, quoi ! – et,d’ssous l’drap, les pattes chauffées à blanc du haut en bas et lesarpions élargis en bouquets de violettes…

Volpatte s’arrête, se fouille, tire de sapoche, en même temps que sa célèbre paire de ciseaux de Soissons,quelque chose qu’il me montre :

– Tiens, t’as vu ça ?

C’est la photographie de sa femme et de sesdeux garçons. Il me l’a déjà montrée maintes fois. Je regarde,j’approuve.

– J’irai en convalo, dit Volpatte, etpendant qu’mes oreilles se recolleront, la femme et les p’tits meregarderont, et je les regarderai. Et pendant c’temps-là qu’ellesr’pouss’ront comme des salades, mes amis, la guerre, elles’avancera… Les Russes… On n’sait pas, quoi !…

Il se berçait au ronron de ses prévisionsheureuses, pensait tout haut, déjà isolé parmi nous dans sa fêteparticulière.

– Bandit ! lui cria Fouillade. T’astrop d’chance, bou Diou d’bandit !

Comment ne pas l’envier ? Il allait s’enaller pour un, ou deux ou trois mois et pendant cette saison, aulieu d’être exposé et misérable, il serait métamorphosé enrentier !

– Au commencement, dit Farfadet, jetrouvais drôle quand j’entendais désirer la « bonneblessure ». Mais tout de même, quoi qu’on puisse dire, tout demême, je comprends, maintenant qu’c’est la seule chose qu’un pauvresoldat puisse espérer qui ne soit pas fou.

On approchait du village. On contournait lebois.

À la corne du bois, soudain une forme de femmesurgit à contre-jour. Le jeu des rayons la délimitait de lumière.Elle se dressait debout à la lisière des arbres, qui formaient unfond de hachures violâtres – svelte, la tête tout allumée deblondeur ; et on voyait, dans sa face pâle, les tachesnocturnes de deux yeux immenses. Cette créature éclatante nousdévisageait en tremblant sur ses jambes, puis brusquement elles’enfonça dans le sous-bois comme une torche.

Cette apparition et cette disparitionimpressionnèrent Volpatte qui en perdit le fil de sondiscours :

– C’t’une biche, c’te femme-là !

– Non, dit Fouillade qui avait malentendu. C’est Eudoxie qu’elle s’appelle. J’la connais pour l’avoirdéjà vue. Une réfugiée. J’sais pas d’où qu’elle d’vient, mais elleest à Gamblin, dans une famille.

– Elle est maigre et belle, constataVolpatte. On y f’rait bien une p’tite douceur… C’est du fricot, duvéritable poulet… Elle a quequ’chose comme z’yeux !

– Elle est drolle, dit Fouillade. À tientpas en place. Tu la vois ici, là, avec ses cheveux blonds en hautd’elle. Pis, partez ! Plus personne n’y est. Et tu sais, elleconnaît pas l’danger. Des fois, a bagote presque en première ligne.On l’a vue naviguer sur la plaine en avant des tranchées. Elle estdrolle.

– Tiens, la r’voilà,c’t’apparition ! À nous perd pas des yeux. Ce s’rait-i’ qu’onl’intéresse ?

La silhouette, dessinée en lignes de clarté,embellissait en cette minute l’autre bout de la lisière.

– Moi, les femmes, j’m’en fous, déclaraVolpatte, repris totalement par l’idée de son évacuation.

– Y en a un, en tout cas, dansl’escouade, qui s’ en r’ssent salement pour elle. Tiens :quand on parle du loup…

– On en voit la queue…

– Pas encore, mais presque…Tiens !

On vit pointer et déboucher d’un taillis, surnotre droite, le museau de Lamuse comme un sanglier roux…

Il suivait la femme à la piste. Il l’aperçut,tomba en arrêt, et, attiré, il prit son élan. Mais, en se jetantvers elle, il tomba sur nous.

En reconnaissant Volpatte et Fouillade, legros Lamuse poussa des exclamations de joie. Il ne songea plus surle moment qu’à s’emparer des sacs, des fusils, des musettes.

– Donnez-moi tout ça ! J’suisr’posé. Allons, donnez ça !

Il voulut tout porter. Farfadet et moi nousnous débarrassâmes volontiers du fourbi de Volpatte, et Fouilladeconsentit, à bout de forces, à abandonner ses musettes et sonfusil.

Lamuse devint un amoncellement ambulant. Sousle faix énorme et encombrant, il disparaissait, plié, et n’avançaitqu’à petits pas.

Mais on le sentait sous l’empire d’une idéefixe et il jetait des regards de côté. Il cherchait la femme verslaquelle il s’était lancé.

Chaque fois qu’il s’arrêtait pour arrimermieux un bagage, pour souffler et essuyer l’eau grasse de satranspiration, il examinait furtivement tous les coins de l’horizonet scrutait la lisière du bois. Il ne la revit pas.

Moi, je la revis… Et j’eus bien cette foisl’impression que c’était à l’un de nous qu’elle en avait.

Elle surgissait à demi, là-bas, à gauche, del’ombre verte du sous-bois. Se retenant d’une main à une branche,elle se penchait et présentait ses yeux de nuit et sa face pâlequi, vivement éclairée par tout un côté, semblait porter uncroissant de lune. Je vis qu’elle souriait.

Et suivant la direction de son regard qui sedonnait ainsi, j’aperçus, un peu en arrière de nous, Farfadet quisouriait pareillement.

Puis elle se déroba dans l’ombre desfeuillages, emportant visiblement ce double sourire…

C’est ainsi que j’eus la révélation del’entente de cette Bohémienne souple et délicate, qui neressemblait à personne, et de Farfadet qui, parmi nous tous sedistinguait, fin, flexible et frissonnant comme un lilas.Évidemment…

… Lamuse n’a rien vu, aveuglé et encombré parles fardeaux qu’il a pris à Farfadet et à moi, attentif àl’équilibre de sa charge et à la place où il pose ses piedsterriblement alourdis.

Il a pourtant l’air malheureux. Ilgeint ; il étouffe d’une épaisse préoccupation triste. Dans lehalètement rauque de sa poitrine, il me semble que je sens battreet gronder son cœur. En considérant Volpatte encapuchonné depansements, et le gros homme puissant et bondé de sang qui traînel’éternel élancement profond dont il est seul à mesurer l’acuité,je me dis que le plus blessé n’est pas celui qu’on pense.

On descend enfin au village.

– On va boire, dit Fouillade.

– J’vas être évacué, dit Volpatte.

Lamuse fait :

– Meuh… Meuh…

Les camarades s’exclament, accourent,s’assemblent sur la petite place où se dresse l’église avec sadouble tour, si bien éborgnée par un obus qu’on ne peut plus laregarder en face.

Chapitre 5L’asile

La route blafarde qui monte au milieu du boisnocturne est bouchée et obstruée d’ombres, étrangement. Il sembleque, par enchantement, la forêt y déborde et y roule, dansl’épaisseur de la ténèbre. C’est le régiment qui marche, en quêted’un nouveau gîte.

À l’aveugle, les files pesantes d’ombres,hautement et largement chargées, se bousculent : chaque flot,poussé par celui qui le suit, heurte celui qui le précède. Sur lescôtés, évoluent, détachés, les fantômes plus sveltes des gradés.Une sourde rumeur, faite d’un mélange d’exclamations, de bribes deconversations, d’ordres, de quintes de toux et de chants, monte decette dense cohue endiguée par les talus. Ce tumulte de voix estaccompagné par le roulement des pieds, le tintement des fourreauxde baïonnette, des quarts et des bidons métalliques, par legrondement et le martèlement des soixante voitures du train decombat et du train régimentaire qui suivent les deux bataillons. Etc’est une masse telle qui piétine et s’étire sur la montée de laroute que, malgré le dôme infini de la nuit, on nage dans une odeurde cage aux lions.

Dans le rang, on ne voit rien : parfois,quand on a le nez dessus à la suite d’un remous, on est bien forcéde discerner le fer-blanc d’une gamelle l’acier bleuté d’un casque,l’acier noir d’un fusil. D’autres fois, au jet d’étincelleséblouissantes qui fusse d’un briquet, ou à la flamme rouge éployéesur la hampe lilliputienne d’une allumette, on perçoit, au-delà deproches et éclatants reliefs de mains et de figures, la silhouettede bandes irrégulières d’épaules casquées qui ondulent comme desvagues à l’assaut de l’obscurité massive. Puis tout s’éteint et,pendant que les jambes font des pas, l’œil de chaque marcheur fixeinterminablement la place présumée du dos qui vit devant.

Après plusieurs haltes où on se laisse tombersur son sac, au pied des faisceaux – qu’on forme, au coup desifflet, avec une hâte fiévreuse et une lenteur désespérante àcause de l’aveuglement, dans l’atmosphère d’encre – l’aubes’indique, se délaie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre,confusément, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiosespectacle de l’ouverture du jour sur la horde éternellement erranteque nous sommes.

On sort enfin de cette nuit de marche, àtravers, semble-t-il, des cycles concentriques, d’ombre moinsintense, puis de pénombre, puis de lueur morne. Les jambes ont uneraideur ligneuse, les dos sont engourdis, les épaules meutries. Lesfigures demeurent grises et noires : on dirait qu’on s’arrachemal de la nuit ; on n’arrive plus jamais maintenant à s’endéfaire tout à fait.

C’est dans un nouveau cantonnement que legrand troupeau régulier va, cette fois, au repos. Quel sera ce paysoù l’on doit vivre huit jours ? Il s’appelle, croit-on (maispersonne n’est sûr de rien), Gauchin-l’Abbé. On en ditmerveille :

– Paraît qu’c’est tout à fait à lacoque !

Dans les rangs des camarades dont on commenceà deviner les formes et les traits, à spécialiser les trognesbaissées et les bouches bâillantes, au fond du crépuscule du matin,s’élèvent des voix qui renchérissent :

– Jamais on n’aura eu un cantonnementpareil. Y a la Brigade. Y a l’Conseil de Guerre. Tu y trouves detout chez les marchands.

– Si y a la Brigade, y a du pied.

– Tu crois qu’on trouvera une table pourmanger pour l’escouade ?

– Tout c’qu’on voudra, j’tedis !

Un prophète de malheur hoche latête :

– Ce que sera c’cantonnement où on n’ajamais été, j’sais pas, dit-il. Mais c’que j’sais, c’est qu’i’ s’rapareil aux autres.

Mais on ne le croit pas, et, au sortir de lafièvre tumultueuse de la nuit, il semble à tous que c’est d’uneespèce de terre promise qu’on s’approche à mesure qu’on marche ducôté de l’orient, dans l’air glacé, vers le nouveau village que vaapporter la lumière.

On atteint, au petit jour, en bas d’une côte,des maisons qui dorment encore, enveloppées dans des épaisseursgrises.

– C’est là !

Ouf ! On a fait ses vingt-huit kilomètresdans la nuit…

Mais, quoi donc ?… On ne s’arrête pas. Ondépasse les maisons, qui se renfoncent graduellement dans leurbrume informe et le linceul de leur mystère.

– Paraît qu’faut encore marcherlongtemps. C’est là-bas, là-bas !

On marche mécaniquement, les membres sontenvahis d’une sorte de torpeur pétrifiée ; les articulationscrient et font crier.

Le jour est tardif. Une nappe de brouillardcouvre la terre. Il fait si froid que pendant les haltes les hommesécrasés de lassitude n’osent pas s’asseoir et vont et viennentcomme des spectres dans l’humidité opaque. Un vent âpre d’hiverflagelle la peau, balaye et disperse les paroles, les soupirs.

Enfin le soleil perce cette buée qui s’étalesur nous et dont le contact nous trempe. C’est comme une clairièreféerique qui s’ouvre au milieu des nuages terrestres.

Le régiment s’étire, se réveille vraiment, etlève doucement ses faces dans l’argent doré du premier rayon.

Puis, très vite, le soleil devient ardent, etalors, il fait trop chaud.

On halète dans les rangs, on sue, et on grogneplus encore que tout à l’heure, lorsqu’on claquait des dents et quele brouillard nous passait son éponge mouillée sur la figure et lesmains.

La région que nous traversons dans la matinéetorride, c’est le pays de la craie.

– I’s empierrent avec de la pierre àchaux, ces salauds-là !

La route s’est faite aveuglante et c’estmaintenant un long nuage desséché de calcaire et de poussière quis’étend au-dessus de notre marche et nous frotte au passage.

Les figures rougeoient, se vernissent etbrillent ; telles faces sanguines semblent enduites devaseline ; des joues et des fronts se plaquent d’une couchebise qui s’agglutine et s’effrite. Les pieds perdent leur vagueforme de pieds, et semblent avoir barboté dans des auges de maçons.Le sac, le fusil se saupoudrent de blanc, et notre foule enlongueur trace à droite et à gauche un sillage laiteux sur lesherbes de bordure.

Pour comble :

– À droite ! Un convoi !

On se porte sur la droite, à la hâte, non sansbousculades.

Le convoi de camions – longue chaîne d’énormesbolides carrés, enroulés dans un infernal tintamarre – se rue surla route. Malédiction ! Il soulève à mesure, en passant,l’épais tapis de poudre blanche qui ouate le sol, et nous le jetteà la volée sur les épaules !

Nous voici habillés d’un voile gris clair etsur nos figures se sont posés des masques blafards, plus épais auxsourcils, aux moustaches, à la barbe et dans les stries des rides.Nous avons l’air d’être à la fois nous-mêmes et d’étrangesvieillards.

– Quand on s’ra vioques, c’est comme çaqu’on sera laids, dit Tirette.

– Tu craches blanc, constate Biquet.

Lorsque la halte nous immobilise, on croiraitvoir des files de statues de plâtre au travers desquellestransparaissent, en sale, des restes d’humanité.

On se remet en route. On se tait. On peine.Chaque pas devient dur à accomplir. Les figures font des grimacesqui se figent et se fixent sous la lèpre pâle de la poussière.L’interminable effort nous contracte, et nous bonde de mornelassitude et de dégoût.

On aperçoit enfin l’oasis tantpoursuivie : au-delà d’une colline, sur une autre colline plushaute, des toits ardoisés dans des bouquets de feuillage d’un vertfrais de salade.

Le village est là ; le regardl’embrasse ; mais on n’y est pas. Longtemps il a l’air des’éloigner à mesure que le régiment rampe vers lui.

À la fin des fins, sur le coup de midi, onarrive à ce cantonnement qui commençait à devenir invraisemblableet légendaire.

Le régiment, au pas cadencé, l’arme surl’épaule, inonde jusqu’aux bords la rue de Gauchin-l’Abbé. Laplupart des villages du Pas-de-Calais se composent d’une seule rue.Mais quelle rue ! Elle a souvent plusieurs kilomètres delongueur. Ici, la grande rue unique se sépare en fourche devant lamairie et forme deux autres rues : la localité est un vaste Yirrégulièrement ourlé de façades basses.

Les cyclistes, les officiers, les ordonnancesse détachent du long bloc mouvant. Puis, par fractions, à mesurequ’on avance, des hommes s’engouffrent sous les porches desgranges, les maisons d’habitation encore disponibles étantréservées aux officiers et aux bureaux… Notre peloton est d’abordconduit au bout du village, puis – il y a eu malentendu entre lesfourriers à l’autre bout, celui par où nous sommes entrés.

Ce va-et-vient prend du temps et, dansl’escouade, ainsi traînée du nord au sud et du sud au nord, outrel’énorme fatigue et l’énervement des pas inutiles, on manifeste unefébrile impatience. Il est d’une importance capitale d’êtreinstallés et lâchés le plus tôt possible si l’on veut mettre àexécution le projet caressé depuis longtemps : trouver à louerchez un habitant un emplacement muni d’une table où l’escouadepuisse s’installer aux heures des repas. On a beaucoup parlé decette affaire-là et de ses doux avantages. On s’est concerté, ons’est cotisé, et on a décidé de se lancer cette fois-ci dans cettedépense supplémentaire.

Mais sera-ce possible ? Beaucoup delocaux sont déjà accaparés. Nous ne sommes pas les seuls à apporterici ce rêve de confort, et ce sera la course à la table… Troiscompagnies arrivent après la nôtre, mais quatre sont arrivéesavant, et il y a les popotes officieuses des infirmiers, desscribes, des conducteurs, des ordonnances et autres, les popotesofficielles des sous-officiers, de la Section, que sais-jeencore ?… Tous ces gens-là sont plus puissants que les simplessoldats des compagnies, ont plus de mobilité et de moyens, etpeuvent tirer leurs plans d’avance. Et déjà, alors que nousmarchons par quatre, vers la grange dévolue à l’escouade, on envoit de ces fantaisistes, qui apparaissent sur des seuils conquis,et se livrent à des occupations ménagères.

Tirette imite le bruit du beuglement et dubêlement.

– Voilà l’étable !

Une grange assez vaste. La paille, hachée, etoù la marche soulève des flots de poussière, sent les cabinets.Mais c’est à peu près clos. On prend place et on se déséquipe.

Ceux qui rêvaient, une fois de plus, d’unparadis spécial, déchantent une fois de plus.

– Dis donc, ça m’a l’air aussi mochequ’ailleurs.

– C’est du pareil au même.

– Hé oui, coquine de Dious.

– Naturellement…

Mais il ne s’agit pas de perdre son temps àparler. Il s’agit de se débrouiller et de brûler les autres :le système D, à toute force et en vitesse. On se précipite. Malgréles reins rompus et les pieds endoloris, on s’acharne à ce suprêmeeffort d’où dépendra le bien-être d’une semaine.

L’escouade se scinde en deux patrouilles quipartent au trot, l’une à droite, l’autre à gauche, dans la rue déjàencombrée de poilus affairés et chercheurs et tous les groupess’observent, se surveillent… et se dépêchent. En certains points,même, par suite de rencontres, il y a bousculades etinvectives.

– Commençons par là-bas tout desuite ; sans ça, nous s’rons grillés !…

J’ai l’impression d’une sorte de combatdésespéré entre tous les soldats, dans les rues du village qu’onvient d’occuper.

– Pour nous, dit Marthereau, la guerre,c’est toujours la lutte et la bataille, toujours,toujours !

On frappe de porte en porte, on se présentetimidement, on s’offre, comme une marchandise indésirable. Une denos voix s’élève :

– Vous n’avez pas un petit coin, Madame,pour des soldats ? On paierait.

– Non, vu que j’ai des officiers –ou : des sous-officiers – ou bien : vu que c’est ici lapopote des musiciens, des secrétaires, des postiers, de cesmessieurs des Ambulances, etc.

Déboires sur déboires. Successivement, onreferme toutes les portes qu’on a entrouvertes, et on se regarde,de l’autre côté du seuil, avec une provision diminuante d’espoirdans l’œil.

– Bon Dieu ! tu vas voir qu’on varien trouver, grogne Barque. Y a eu trop d’choléras qui s’sontdémerdés avant nous. Quels fumiers que les autres !

Le niveau de la foule monte de toutes parts.Les trois rues se noircissent toutes, selon le principe des vasescommunicants. On croise des indigènes : des vieux ou deshommes mal fichus, tordus dans leur marche ou au faciès avorté, oubien des êtres jeunes, sur qui planent des mystères de maladiescachées ou de relations politiques. Dans les jupons, des vieillesfemmes, et beaucoup de jeunes filles, obèses, aux joues ouatées, etqui balancent des blancheurs d’oies.

À un moment, entre deux maisons, dans uneruelle, j’ai une vision brève : une femme a traversé le troud’ombre… C’est Eudoxie ! Eudoxie, la femme-biche que Lamusepourchassait là-bas, dans la campagne, comme un faune, et qui, lematin où l’on a ramené Volpatte blessé et Fouillade, m’est apparue,penchée au bord du bois, et reliée à Farfadet par un communsourire.

C’est elle que je viens d’entrevoir, comme uncoup de soleil, dans cette ruelle. Puis elle s’est éclipséederrière le pan de mur ; l’endroit est retombé dans l’ombre…Elle, ici, déjà ! Eh quoi, elle nous a suivis dans notrelongue et pénible émigration ! Elle est attirée…

D’ailleurs, elle a l’air attirée : sivite interceptée qu’ait été sa figure au clair décor de cheveux, jel’ai bien vue grave, rêveuse, préoccupée.

Lamuse, qui vient sur mes talons, ne l’a pointvue. Je ne lui en parle pas. Il s’apercevra bien assez tôt de laprésence de cette jolie flamme vers qui tout son être se jette etqui l’évite comme un feu follet. Pour le moment, du reste, noussommes en affaires. Il faut absolument conquérir le coin convoité.On s’est remis en chasse avec l’énergie du désespoir. Barque nousentraîne. Il a pris la chose à cœur. Il en frémit et on voittrembler son toupet poudré de poussière. Il nous guide, le nez auvent. Il nous propose de faire une tentative sur cette porte jaunequ’on voit. En avant !

Près de la porte jaune, on rencontre une formepliée : Blaire, le pied sur la borne, dégrossit avec soncouteau le bloc de son soulier, et en fait tomber des plâtras… Il al’air de faire de la sculpture.

– T’as jamais eu les pieds si blancs,goguenarde Barque.

– Fouterie à part, dit Blaire, tu sauraispas où elle est, c’t’espèce de voiture ?

Il s’explique :

– Faut que j’cherche la voiture-dentiste,à cette fin qu’on m’accroche c’râtelier et qu’i’s m’ôtent les vieuxdominos qui m’restent. Oui, parait qu’a stationne ici, c’te voiturepour la gueule.

Il replie son couteau, l’empoche et s’en va lelong du mur, hanté par la résurrection de sa mâchoire.

Une fois de plus, nous servons notre bonimentde mendigots :

– Bonjour, madame, vous n’auriez pas unpetit coin pour manger ? On paierait, on paierait, bienentendu…

– Non…

Un bonhomme lève, dans la lueur d’aquarium dela fenêtre basse, une figure curieusement plate, striée de ridesparallèles et semblable à une vieille page d’écriture.

– T’as bien l’chenil, ilo.

– Y a pas d’place dans l’chenil etpisqu’on y fait la lessive du linge…

Barque saisit la balle au bond.

– Ça ira, p’t’êt’ ben. On pourraitvoir ?

– On y fait la lessive, marmonne la femmeen continuant de balayer.

– Vous savez, dit Barque en souriant,d’un air engageant, nous n’sommes pas d’ces gens pas convenablesqui s’soûlent et font du foin. On pourrait voir, hé ?

La bonne femme a lâché son balai. Elle estmaigre et sans relief. Son caraco pend sur ses épaules comme sur unportemanteau. Elle a une tête inexpressive, figée, cartonnière.Elle nous regarde, hésite, puis, à contre-cœur, nous conduit dansun local très sombre, en terre battue, encombré de linge sale.

– C’est magnifique, s’écrie Lamuse,sincère.

– Est-elle mignonne, cette titegosse ! dit Barque, et il tapote la joue ronde, en caoutchoucpeint, d’une petite fille qui nous dévisage, son petit nez salelevé dans la pénombre. C’est à vous, madame ?

– Et c’ui-là ? risque Marthereau, enavisant un bébé monté en graine, à la joue tendue comme une vessieoù des traces luisantes de confiture engluent la poussière del’air.

Et Marthereau tend une caresse hésitante verscette face peinturlurée et juteuse.

La femme ne daigne pas répondre.

Nous sommes là à nous dandiner, en ricanant,comme des mendiants non encore exaucés.

– Pourvu qu’al’ marche, c’te vieillesaloperie ! me souffle Lamuse, rongé d’appréhension et dedésir. C’est épatant, ici, et tu sais, ailleurs, tout estpoiré !

– Y a pas d’table, dit enfin cettefemme.

– N’vous en faites pas pour latable ! s’exclame Barque. Tenez, v’là, remisée dans c’coîn,une vieille porte. Elle nous servira de table.

– Vous n’allez pas m’trimbaler etm’mettre en l’air toutes mes affaires ! répond la femme encarton, méfiante, regrettant visiblement de ne pas nous avoirchassés tout de suite.

– N’vous en faites pas, j’vous dis.Tenez, vous allez voir. Eh, Lamuse, mon vieux coco, aide-moi.

On dispose la vieille porte sur deux tonneaux,sous l’œil mécontent de la virago.

– Avec un petit nettoyage, dis-je, cesera parfait.

– Eh oui, maman, un bon coup d’balai nousservira de nappe.

Elle ne sait trop que dire ; elle nousregarde haineusement.

– Y a qu’deux escabeaux, et combien vousêtes ?

– Une douzaine, à peu près.

– Une douzaine, Jésus Maria !

– Qu’est-ce que ça fait, ça ira bien,attendu qu’y a une planche ici là : c’est un banc tout trouvé.Pas, Lamuse ?…

– Nature ! dit Lamuse.

– C’te planche-là, fait la femme, j’ytiens. Des soldats qui étaient avant vous ont déjà essayé de m’laprendre.

– Mais nous, on n’est pas des voleurs,insinue Lamuse, avec modération pour ne pas irriter la créature quidispose de notre bien-être.

– J’dis pas, mais vous savez, lessoldats, i’s abîment tout. Ah quelle misère que c’teguerre !

– Alors comme ça, combien ça s’ra, lalocation de la table et aussi pour faire chauffer quelque chose surle fourneau ?

– Ça s’ra vingt sous par jour, articulal’hôtesse avec contrainte, comme si on lui extorquait cettesomme.

– C’est cher, dit Lamuse.

– C’est c’que donnaient les autres quiétaient ici, et même i’s étaient bien gentils, ces messieurs, et onprofitait de leur manger. J’sais bien que pour les soldats c’estpas difficile. Si vous trouvez qu’c’est trop cher, j’suis pas enpeine d’trouver d’autres clients pour c’te chambre et c’te table etl’fourneau, et qui seront pas douze. I’ va en v’nir tout le tempset qui paieraient même plus cher encore si on voulait.Douze !…

– J’dis « c’est cher », maisenfin, ça ira, se hâta d’ajouter Lamuse, hein, vousautres ?

À cette interrogation de pure forme, nousopinons.

– On boirait bien un p’tit coup, fitLamuse. Vous vendez du vin ?

– Non, dit la bonne femme.

Elle ajouta avec un tremblotement decolère :

– Vous comprenez, l’autorité militaireforce ceux qui tiennent du vin à le vendre quinze sous. Quinzesous ! Quelle misère que c’te maudite guerre ! On y perd,à quinze sous, monsieur. Alors, j’n’en vends pas d’vin. J’ai biendu vin pour nous. J’dis pas que quéqu’fois, pour obliger, j’en cèdepas à des gens qu’on connait, des gens qui comprennent les choses,mais vous pensez bien, messieurs, pas pour quinze sous.

Lamuse fait partie de ces gens qui comprennentles choses. Il empoigne son bidon qui pend par habitude à sonflanc.

– Donnez-m’en un litre. Ce s’racombien ?

– Ce s’ra vingt-deux sous, l’prix qu’i’m’coûte. Mais vous savez, c’est pour vous obliger parce que vousêtes des militaires.

Barque, à bout de patience, grommelle quelquechose à l’écart. La femme lui jette de côté un regard hargneux etelle fait le geste de rendre le bidon à Lamuse.

Mais Lamuse, lancé dans l’espoir de boireenfin du vin, et dont la joue rougit, comme si le liquide ydéteignait déjà doucement, s’empresse d’intervenir :

– N’ayez pas peur, c’est entre nous, lamère, on vous trahira pas.

Elle déblatère, immobile et aigre, contre letarifage du vin. Et, vaincu par la concupiscence, Lamuse poussel’abaissement et la capitulation de conscience jusqu’à luidire :

– Que voulez-vous, madame, c’estmilitaire ! Faut pas essayer de comprendre.

Elle nous conduit dans le cellier. Trois grostonneaux remplissent ce réduit de leurs rotondités imposantes.

– C’est là vot’ petite provisionpersonnelle ?

– Elle sait y faire, la vieille,ronchonne Barque.

La mégère se retourne, agressive.

– Vous ne voudrez pas qu’on se ruine àcette misère de guerre ! C’est assez de tout l’argent qu’onperd à ci et à ça.

– À quoi ? insiste Barque.

– On voit que vous n’risquez pasvot’argent, vous.

– Non, nous ne risquons que not’peau.

On s’interpose, inquiets du tour dangereuxpour nos intérêts immédiats que prend ce colloque. Cependant laporte du cellier est secouée et une voix d’homme latraverse :

– Eh, Palmyre, clame la voix.

La bonne femme s’en va clopin-clopant, enlaissant prudemment la porte ouverte.

– Y a du bon ! C’est j’té !nous fait Lamuse.

– Quels salauds que ces gens-là !murmure Barque, qui ne digérait pas cette réception.

– C’est t’honteux et dégueulasse, ditMarthereau.

– On dirait qu’tu vois ça pour lapremière fois !

– Et toi, Dumoulard, gourmande Barque,qui y dit d’un p’tit air pour sa volerie d’vin : « Quevoulez-vous, c’est militaire ! » Ben, mon vieux, t’as pasles foies !

– Quoi faire d’autre, quoi dire ?Alors, il aurait fallu nous mettre la ceinture, pour la table etpour l’aramon ? Elle nous ferait payer son vin quarante sousqu’on y prendrait tout de même, n’est-ce pas ? Alors, fauts’estimer bien heureux. J’avoue, je n’étais pas rassuré, etj’drelinguais qu’a veule pas.

– J’sais bien que c’est partout ettoujours la même histoire, mais c’est égal…

– I’s’ démerde l’habitant, ah !oui ! J’faut bien qu’i’ y en ait qui fassent fortune. Tout lemonde ne peut pas s’faîre tuer.

– Ah ! les braves populations del’Est !

– Ben, et les braves populations duNord !

– … Qui nous accueillent les brasouverts !…

– La main ouverte, oui…

– J’te dis, répète Marthereau, que c’estun’ honte et une dégueulasserie.

– La ferme ! Rev’lâ c’te vache.

On fit un tour au cantonnement pour annoncerla réussite de la chose ; on alla aux emplettes. Quand nousrevînmes dans notre nouvelle salle à manger, nous fûmes bousculéspar les préparatifs du déjeuner. Barque était allé à ladistribution, et était parvenu à se faire donner directement, grâceà ses relations personnelles avec le chef, rebelle en principe à cefractionnement des parts, les pommes de terre et la viande quiconstituaient la portion des quinze hommes de l’escouade.

Il avait acheté du saindoux – une petite boulepour quatorze sous – on ferait des frites. Il avait acquis aussides petits pois en conserve : quatre boîtes. La boîte de veauà la gelée de Mesnil André servirait de hors-d’œuvre.

– Tout ça, ça n’aura rien de sale !dit Lamuse, ravi.

On inspecta la cuisine. Barque circulait, avecbonheur, autour de la cuisinière de fonte qui meublait de sa massechaude et respirante un côté de cette pièce.

– J’ai ajouté en douce une cocotte pourla soupe, me souffla-t-il.

Il souleva le couvercle de la marmite.

– C’feu n’est pas très fort. V’là unedemi-heure de temps que j’y ai fichu la barbaque et l’eau estencore propre.

L’instant d’après, on l’entendit qui discutaitavec l’hôtesse. C’était à cause de cette marmitesupplémentaire : elle n’avait plus assez de place sur sonfourneau ; on lui avait dit qu’on n’avait besoin que d’unecasserole ; et elle l’avait cru ; si elle avait su qu’onlui ferait des difficultés, elle n’aurait pas loué cette chambre.Barque répondit, plaisanta et, bon enfant, parvînt à calmer cemonstre.

Les autres, un à un, arrivèrent. Ilsclignaient de l’œil, se frottaient les mains, pleins de rêvessucculents, comme les invités d’un repas de noces.

En s’arrachant de l’éblouissement du dehors,et en pénétrant dans ce cube de noir, ils ont les yeux crevés etrestent là quelques minutes, perdus, comme des hiboux.

– C’est pas très clarteux, dit MesnilJoseph.

– Ben, mon vieux, qu’est-ce qu’il tefaut !

Les autres s’exclament en chœur :

– On est bougrement bien, ici.

Et on voit les têtes remuer et faire oui, dansce crépuscule de cave.

Un incident : Farfadet s’étant frotté parinadvertance au mur mou et sale, le mur a déteint sur son épaule enune large tache si noire qu’elle se voit, même ici. Farfadet,soigneux de sa personne, grognonne et, pour éviter une seconde foisle contact du mur, il heurte la table et fait tomber sa cuiller parterre. Il se baisse et tâtonne sur le sol raboteux où durant desannées la poussière et les toiles d’araignée sont retombées ensilence. Quand il retrouve l’ustensile, celui-ci est toutcharbonneux et des filaments en pendent. Évidemment, laisser tomberquelque chose par terre est une catastrophe. Il faut vivre ici avecprécaution.

Lamuse pose entre deux couverts sa main grassecomme de la charcuterie.

– Allons, à table !

On mange. Le repas est abondant et de finequalité. Le bruit des conversations se mélange à celui desbouteilles qui se vident et des mâchoires qui s’emplissent. Pendantqu’on savoure la joie de le savourer assis, une lueur filtre par lesoupirail et enveloppe d’une aube poussiéreuse un pan d’atmosphèreet un carré de la table, allume d’un reflet un couvert, unevisière, un œil. Je regarde à la dérobée cette petite fête lugubre,où la gaieté déborde.

Biquet raconte ses tribulations suppliantespour trouver une blanchisseuse qui consente à lui rendre le serviced’laver du linge, mais « c’était chérot, foutre ! »Tulacque décrit la queue qu’on fait devant l’épicier : on n’apas le droit d’entrer ; on est parqué dehors comme desmoutons.

– Et malgré qu’tu soyes dehors, si tun’es pas content et qu’tu l’ouvres trop, on t’expulse de là.

Quelles nouvelles encore ? Le rapportédicte des sanctions sévères contre les déprédations chezl’habitant et contient déjà une liste de punitions. – Volpatte estévacué. – Les hommes de la classe 93 vont aller à l’arrière :Pépère en est.

Barque, en apportant les frites, annonce quenotre hôtesse a des soldats à sa table : les infirmiers desmitrailleurs. I’s ont cru prend’ le mieux, mais c’est nous quisommes les mieux, dit Fouillade avec conviction en se carrant dansl’ombre de ce local étroit et infect – où l’on est aussiobscurément entassés que dans une guitoune (mais qui songerait àfaire ce rapprochement ?).

– Vous savez pas, dit Pépin, les gars dela 9e, ils sont vernis ! Une vieille les reçoitpour rien, rapport à c’que son vieux, qu’est mort y a cinquanteans, a été voltigeur dans l’temps. Parait même qu’elle leur y adonné, pour rien, un bossu qu’i’s sont en train de becqueter encivet.

– Y a du bon monde partout. Mais les garsde la 9e ont eu une rude chance d’être, dans toutl’village, tombés juste sur la piaule où c’qu’y avait l’bonmonde !

Palmyre vient apporter le café, qu’ellefournit. Elle s’apprivoise, nous écoute et même nous pose desinterrogations d’un ton rogue :

– Pourquoi que vous appelezl’adjudant : le juteux ?

Barque répond sentencieusement :

– Toujours ça a été.

Quand elle a disparu, on juge soncafé :

– Tu parles d’une clarté ! On voitl’suc’ qui s’balade au fond du verre.

– Elle vend ça dix sous.

– C’est d’l’eau filtrée.

La porte s’entrouvre et fait une raieblanche ; la figure d’un petit garçon s’y dessine. On l’attirecomme un petit chat, et on lui présente un morceau de chocolat.

– J’m’appelle Charlot, gazouille alorsl’enfant. Chez nous, c’est à côté. On a des soldats aussi. On en atoujours, nous. On leur z’y vend tout ce qu’i’ veulent. Seulement,voilà, des fois, i’s sont saouls.

– Dis donc, petit, viens un peu ici, ditCocon, en prenant le bambin entre ses genoux. Écoute bien. Ton papai’ dit, n’est-ce pas : « Pourvu que la guerrecontinue ! » hé ?

– Pour sûr, dit l’enfant en hochant latête, parce qu’on devient riche. Il a dit qu’à la fin d’mai on auragagné cinquante mille francs.

– Cinquante mille francs ! C’est pasvrai !

– Si, si ! trépigne l’enfant. Il adit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit toujours comme ça.Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe estau front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, laguerre pourra continuer.

Des cris aigus, venus des appartements de noshôtes, interrompent ces confidences. Le mobile Biquet vas’enquérir.

– C’est rien, dit-il en revenant. C’estl’bonhomme qui engueule la bonne femme parce qu’elle ne sait pas yfaire, qu’i’ dit, parce qu’elle a mis la moutarde dans un verre àpied, et on n’a pas idée de ça, qu’i’ dit.

On se lève. On quitte la pesante odeur depipe, de vin et de café stagnant dans notre souterrain. Dès qu’on apassé le seuil, une chaleur lourde nous souffle à la face, aggravéepar le relent de friture qui habite la cuisine, et en sort chaquefois qu’on ouvre la porte.

On traverse des multitudes de mouches qui,accumulées sur les murs par couches noires, s’éploient en nappesbruissantes lorsqu’on passe.

– Ça va recommencer comme l’annéedernière !… Les mouches à l’extérieur, les poux àl’intérieur…

– Et les microbes encore plus àl’intérieur.

Dans un coin de cette sale petite maisonencombrée de vieilleries, de débris poussiéreux de l’autre saison,emplie par la cendre de tant de soleils éteints, il y a, à côté desmeubles et des ustensiles, quelque chose qui remue : un vieuxbonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penserau cou d’une volaille déplumée par la maladie. Il a également unprofil de poule : pas de menton et un long nez ; uneplaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on voit monter etdescendre de grosses paupières rondes et cornées, comme descouvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux.

Barque l’a déjà observe :

– Vise-le : i’ cherche un trésor. Ildit qu’y en a un quéqu’part dans c’te cambuse, dont il estl’beau-père. Tu l’voîs tout d’un coup s’mett’ à quat’ pattes etpointer son quart de brie dans tous les coins. Tiens, vise-le. Levieux procédait, à l’aide de son bâton, à un sondage méthodique. Iltoquait sur le bas des murs et sur les briques du dallage. Il étaitbousculé par les allées et venues des habitants de la maison, desarrivants, et par le passage du balai de Palmyre qui le laissaitfaire sans rien dire, en pensant sans doute par devers elle que,plus que des cassettes aléatoires, l’exploitation du malheur publicest un trésor.

Deux commères, debout, échangeaient desparoles confidentielles à voix basse, dans une embrasure, prèsd’une vieille carte de Russie peuplée de mouches.

– Oui, mais c’est avec le Picon,marmottait l’une, qu’il faut faire attention. Si vous n’avez pas lamain légère, vous ne trouverez pas vos seize doses par bouteille,et alors, vous manquez trop à gagner. Je ne dis pas qu’on y est deson porte-monnaie, non tout de même, mais on manque à gagner. Pourparer à ça, il faudrait s’entendre entre débitants, mais l’ententeest si difficile, même dans l’intérêt général !

Dehors, rayonnement torride, criblé demouches. Les bestioles, rares il y avait quelques jours encore,multipliaient partout les murmures de leurs minuscules etinnombrables moteurs. Je sors accompagné de Lamuse. On va flâner.Aujourd’hui, on sera tranquille : c’est repos complet, à causede la marche de cette nuit. On pourrait dormir, mais il est bienplus avantageux de profiter de ce repos pour se promenerlibrement : demain on sera repris par l’exercice et lescorvées…

Il y en a de moins chanceux que nous, quid’ores et déjà sont impliqués dans l’engrenage des corvées.

À Lamuse qui lui demande de venir flânocheravec nous, Corvisart répond en tripotant sur sa face oblongue sonpetit nez rond planté horizontalement comme un bouchon :

– J’peux pas. J’suisd’colombins !

Il montre la pelle et le balai à l’aidedesquels il accomplit le long des murs, penché dans une atmosphèremalade, sa tâche de boueux et de vidangeur.

Nous marchons à pas alanguis. L’après-midipèse sur la campagne assoupie, et écrase les estomacs garnis etornés richement de victuailles. On échange de rares propos.

Là-bas, on entend des cris : Barque esten proie à une ménagerie de ménagères… Et la scène est épiée parune fillette pâle, aux cheveux réunis par-derrière en un pinceau defilasse, à la bouche brodée de boutons de fièvre, et par des femmesqui, installées devant leur porte, dans un peu d’ombre, travaillentà quelque fade ouvrage de lingerie.

Six hommes passent, conduits par uncaporal-fourrier. Ils sont porteurs de piles de capotes neuves, etde ballots de chaussures.

Lamuse considère ses pieds boursouflés,racornis :

– Y a pas d’erreur. I’ m’faut despéniches, un peu plus tu verrais mes panards à travers celles-ci…J’peux pourtant pas marcher sur la peau d’mes pinceaux,hein ?

Un aéroplane ronfle. On suit ses évolutions,la face en l’air, le cou tordu, les yeux larmoyants de l’éclat aigudu ciel. Quand nos regards sont retombés ici-bas, Lamuse medéclare :

– Ces machines-là, jamais ça ne deviendrapratique, jamais.

– Comment peux-tu dire ça ! On afait tellement de progrès, si vite…

– Oui, mais on s’arrêtera là. On ne ferajamais mieux, jamais.

Je ne discute pas, cette fois-ci, ce dur refusbuté que l’ignorance oppose, toutes les fois qu’elle peut, auxpromesses du progrès, et je laisse mon gros camarade s’imagineropiniâtrement que l’extraordinaire effort de la science et del’industrie s’est, tout à coup, arrêté à lui.

Ayant commencé à me dévoiler sa penséeprofonde, il continue, et, rapprochant et baissant la tête, il medit :

– Tu sais qu’elle est ici, l’Eudoxie.

– Ah ! fis-je.

– Oui, mon vieux. Tu n’remarques jamaisrien, toi, j’ai r’marqué (et Lamuse me sourit avec indulgence).Alors, tu saisis : si elle est venue c’est qu’on l’intéresse,pas ? Elle nous a suivis pour quelqu’un de nous, y a pasd’erreur.

Il reprend :

– Mon vieux, veux-tu que je tedise ? Elle est venue pour moi.

– En est-tu sûr, mon pauvrevieux ?

– Oui, dit sourdement l’homme-bœuf.D’abord, j’la veux. Et puis, à deux fois, mon vieux, j’lai trouvéesur mon passage, juste sur mon passage, à moi, t’entendsbien ? Tu m’diras qu’elle s’est sauvée ; c’est qu’elleest timide, ça, oui…

Il se figea au milieu de la rue et me regardaen face. Sa figure épaisse, aux joues et au nez humides de graisse,était grave. Il porta son poing globuleux à sa moustache jaunesombre soigneusement roulée, et la lissa avec tendresse. Puis ilcontinua à me montrer son cœur.

– J’la veux, mais, tu sais, j’la marieraibien, moi. Elle s’appelle Eudoxie Dumail. Avant j’pensais pas àl’épouser. Mais depuis que j’connaîs son nom de famille, i’m’semble que c’est changé, et j’marcherais bien. Ah ! nom deDieu, elle est si jolie, c’te femme. Et c’est pas tant encorequ’elle soit jolie… Ah !…

Le gros garçon débordait d’une sentimentalitéet d’une émotion qu’il cherchait à me prouver par des paroles.

– Ah ! mon vieux !… Y a desfois qu’i’ faudrait me r’tenir avec un crochet, martela-t-il avecun sombre accent, tandis que le sang affluait aux quartiers dechair de son encolure et de ses joues. Elle est si belle, elle est…Et moi, j’suis… Elle est si pas pareille t’as remarqué, j’suis sûr,toi qui r’marques. C’est une paysanne, oui, eh bien, elle a jen’sais quoi qu’elle a qu’est pire qu’une Parisienne, même uneParisienne chic et endimanchée, pas ? Elle… Moi, j’…

Il fronça ses sourcils roux. Il aurait voulum’expliquer la splendeur de ce qu’il pensait. Mais il ignoraitl’art de s’exprimer, et il se tut ; il restait seul avec sonémotion inavouable, toujours seul malgré lui.

… Nous nous avançâmes à côté l’un de l’autrele long des maisons. On voyait se ranger devant les portes deshaquets chargés de barriques. On voyait les fenêtres donnant sur larue se fleurir de massifs multicolores de boîtes de conserves, defaisceaux de mèches d’amadou – de tout ce que le soldat est forcéd’acheter. Presque tous les paysans cultivaient l’épicerie. Lecommerce local avait été long à se déclencher ; maintenantl’élan était donné ; chacun se jetait dans le trafic, pris parla fièvre des chiffres, ébloui par les multiplications.

Les cloches sonnèrent. Un cortège déboucha.C’était un enterrement militaire. Une fourragère, conduite par untringlot, portait un cercueil enveloppé dans un drapeau. À lasuite, un piquet d’hommes, un adjudant, un aumônier et uncivil.

– L’pauvre petit enterrement à queuecoupée ! dit Lamuse.

– L’ambulance n’est pas loin,murmura-t-il. À s’vide, que veux-tu ! Ah ! ceux qui sontmorts sont bien heureux. Mais des fois seulement, pas toujours…Voilà !

Nous avons dépassé les dernières maisons. Dansla campagne, au bout de la rue, le train régimentaire et le trainde combat se sont installés : Les cuisines roulantes et lesvoitures tintinnabulantes qui les suivent avec leur bric-à-brac dematériel, les voitures à croix rouge, les camions, les fourragères,le cabriolet du vaguemestre.

Les tentes des conducteurs et des gardiensessaiment autour des voitures. Dans des espaces, des chevaux, lespieds sur la terre vide, regardent le trou du ciel avec leurs yeuxminéraux. Quatre poilus plantent une table. La forge en plein airfume. Cette cité hétéroclite et grouillante, posée sur le champdéfoncé dont les ornières parallèles et tournantes se pétrifientdans la chaleur, est frangée déjà largement d’ordures et dedébris.

Au bord du camp, une grande voiture peinte enblanc tranche sur les autres par sa propreté et sa netteté. Ondirait, au milieu d’une foire, la roulotte de luxe où l’on payeplus cher que dans les autres.

C’est la fameuse voiture stomatologique quecherchait Blaire.

Justement, Blaire est là, devant, qui lacontemple. Il y a longtemps, sans doute, qu’il tourne autour, lesyeux attachés sur elle. L’infirmier Sambremeuse, de la Division,revient de courses, et gravit l’escalier volant de bois peint, quimène à la porte de la voiture. Il tient dans ses bras une boîte debiscuits, de grande dimension, un pain de fantaisie et unebouteille de champagne.

Blaire l’interpelle :

– Dis donc, Du Fessier, c’te bagnole-là,c’est les dentistes ?

– C’est écrit dessus, répond Sambremeuse,un petit replet, propre, rasé, au menton blanc et empesé. Si tu nele vois pas, c’est pas l’dentiste qu’il faut demander pour tesoigner les piloches, c’est le vétérinaire pour te torcher lavue.

Blaire, s’étant approché, examinel’installation.

– C’est barloque, dit-il.

Il s’approche encore, s’éloigne, hésite àengager sa mâchoire dans cette voiture. Il se décide enfin, met unpied sur l’escalier, et disparaît dans la roulotte.

Nous poursuivons la promenade… On tourne dansun sentier dont les hauts buissons sont poivrés de poussière. Lesbruits s’apaisent. La lumière éclate partout, chauffe et cuit lecreux du chemin, y étale d’aveuglantes et brûlantes blancheurs çàet là, et vibre dans le ciel parfaitement bleu.

Au premier tournant, à peine entendons-nous uncrissement léger de pas, et nous nous trouvons face à face avecEudoxie !

Lamuse pousse une exclamation sourde.Peut-être s’imagine-t-il, encore une fois, qu’elle le cherchait,croit-il à quelque don du destin… Il va à elle, de toute samasse.

Elle le regarde, s’arrête, encadrée par del’aubépine. Sa figure étrangement maigre et pâle s’inquiète, sespaupières battent sur ses yeux magnifiques. Elle est nu-tête ;son corsage de toile est échancré sur le cou, à l’aurore de sachair. Si proche, elle est vraiment tentante dans le soleil, cettefemme couronnée d’or. La blancheur lunaire de sa peau appelle etétonne le regard. Ses yeux scintillent ; ses dents, aussi,étincellent dans la vive blessure de sa bouche entrouverte, rougecomme le cœur.

– Dites-moi… J’vais vous dire… halèteLamuse. Vous me plaisez tant…

Il avance le bras vers la précieuse passanteimmobile.

Elle a un haut-le-corps, et luirépond :

– Laissez-moi tranquille, vous medégoûtez !

La main de l’homme se jette sur une despetites mains. Elle essaie de la retirer et la secoue pour sedégager.

Ses cheveux d’une intense blondeur se défont,et remuent comme des flammes. Il l’attire à lui. Il tend le couvers elle, et ses lèvres aussi se tendent en avant. Il veutl’embrasser. Il le veut de toute sa force, de toute sa vie. Ilmourrait pour la toucher avec sa bouche.

Mais elle se débat, elle jette un criétouffé ; on voit palpiter son cou, sa jolie figure s’enlaidirhaineusement.

Je m’approche et mets la main sur l’épaule demon compagnon, mais mon intervention est inutile : il reculeet gronde vaincu.

– Vous n’êtes pas malade, des fois !lui crie Eudoxie.

– Non !… gémit le malheureux,déconcerté, atterré, affolé.

– N’y revenez pas, vous savez !dit-elle.

Et elle s’en va, toute pantelante, et il ne laregarde même pas s’en aller : il reste les bras ballants,béant devant la place où elle était, martyrisé, dans sa chair,réveillé d’elle et ne sachant plus de prière.

Je l’entraîne. Il me suit, muet, tumultueux,en reniflant, essoufflé comme s’il avait fui pendant longtemps.

Il baisse le bloc de sa grosse tête. Dans laclarté impitoyable de l’éternel printemps, il est pareil au pauvrecyclope, qui rôdait sur les antiques rivages de Sicile, bafoué etdompté par la force lumineuse d’une enfant, tel un jouetmonstrueux, au commencement des âges.

Le marchand de vin ambulant, poussant sabrouette bossuée d’un tonneau, a vendu quelques litres aux hommesde garde. Il disparaît au tournant de la route, avec sa face jauneet plate comme le camembert, ses rares cheveux légers, effilochésen flocons de poussière, si maigre dans son pantalon flottant qu’ondirait que ses pieds sont rattachés à son torse par desficelles.

Et entre les poilus désœuvrés du corps degarde, au bout du pays, sous l’aile de la plaque indicatrice,ballottante et grinçante qui sert d’enseigne au village, ils’établit une conversation à propos de ce polichinelle errant.

– Il a une sale bougie, dit Bigornot. Etpis, veux-tu que je te dise ? On ne devrait pas laisser tantde civelots se baguenauder sur le front, en douce poil-poil,surtout des mecs dont on ne connaît pas bien l’originalité.

– Tu abîmes, pou volant, répondCornet.

– T’occupe pas, face de semelle, insisteBigornot, on s’méfie pas assez. J’sais c’que j’dis quand jel’ouvre.

– Tu sais pas, dit Canard, Pépère va àl’arrière.

– Les femmes ici, murmura La Mollette, asont laides, c’est des r’mèdes.

Les autres hommes de garde, promenant leursregards braqués dans l’espace, contemplent deux avions ennemis etl’écheveau embrouillé de leurs lacis. Autour des oiseaux mécaniqueset rigides, qui suivent le jeu des rayons, apparaissent dans leshauteurs, tantôt noirs comme des corbeaux, tantôt blancs comme desmouettes – des multitudes d’éclatements de shrapnells pointillentl’azur et semblent une longue volée de flocons de neige dans lebeau temps.

On rentre. Deux promeneurs s’avancent. Ce sontCarassus et Cheyssier. Ils annoncent que le cuisinier Pépère s’enva s’en aller à l’arrière, cueilli par la loi Dalbiez et expédiédans un régiment territorial.

– V’là un filon pour Blaire, ditCarassus, qui a au milieu de la figure un drôle de grand nez qui nelui va pas.

Dans le village, des bandes de poilus passent,ou des couples, liés par les liens entrecroisés du dialogue. Onvoit des isolés se joindre deux à deux, se quitter, puis, pleinsencore de conversations, se rejoindre à nouveau, attirés l’un versl’autre comme par un aimant.

Une cohue acharnée : au milieu, desblancheurs de papier ondoient. C’est le marchand de journaux quivend, pour deux sous, les journaux à un sou. Fouillade est arrêtéau milieu du chemin, maigre comme la patte d’un lièvre. À l’angled’une maison, Paradis présente dans le soleil sa face rose comme lejambon.

Biquet nous rejoint, en petite tenue :veste et bonnet de police. Il se lèche les babines.

– J’ai rencontré des copains. On a bu uncoup. Tu comprends ; demain, va falloir se remettre àgratter ; et, d’abord, nettoyer ses frusques et sonlance-pierres. Rien qu’ma capote, ça va être quéqu’chose, à tirerau clair ! C’est pus une capote, c’est une doublure d’unemanière de cuirasse.

Montreuil, employé au bureau, surgit, et hèleBiquet :

– Eh, l’chiard ! Une lettre. V’làune heure qu’on t’cherche après ! T’es jamais là,œuf !

– J’peux pas être ici z’et là, gros sac.Donne voir.

Il examine, soupèse, et annonce en déchirantl’enveloppe :

– C’est d’ma vieille.

On ralentit le pas. Il lit en suivant leslignes avec son doigt, en hochant la tête d’un air convaincu, et enremuant les lèvres comme une dévote.

À mesure qu’on gagne le centre du village,l’affluence augmente. On salue le commandant, et l’aumônier noirqui marche à côté, comme une promeneuse. On est interpellé parPigeon, Guenon, le jeune Escutenaire, le chasseur Clodore. Lamusesemble être aveugle et sourd, et ne plus savoir que marcher.

Bizouarne, Chanrion, Roquette, arrivent entumulte, annonçant une grande nouvelle :

– Tu sais, Pépère va s’en aller àl’arrière.

– C’est drôle, c’qu’on s’gourre !dit Biquet en levant le nez hors de sa lettre. La vieille s’en faitpour moi !

Il me montre un passage de la missivematernelle :

« Quand tu recevras ma lettre,épelle-t-il, tu seras sans doute dans la boue et le froid, an’avoir rien, privé de tout, mon pauvre Eugène… »

Il rit.

– Y a dix jours qu’elle a marqué ça. Ellen’y est pas du tout ! On n’a pas froid, puisqu’i’ fait beaudepuis c’matin. On n’est pas malheureux, pisqu’on a une chambre oùboulotter. On a eu des misères, mais on est bien maintenant.

Nous regagnons le chenil dont nous sommeslocataires, en méditant cette phrase. Sa touchante simplicitém’émeut et me montre une âme, des multitudes d’âmes. Parce que lesoleil s’est montré, parce qu’on a senti un rayon et un semblant deconfort, le passé de souffrance n’existe plus, et l’avenir terriblen’existe pas non plus… « On est bien maintenant. » Toutest fini.

Biquet s’installe à la table, comme unmonsieur, pour répondre. Il dispose avec soin et vérifie le papier,l’encre, la plume, puis promène bien régulièrement, en souriant, sagrosse écriture le long de la petite page.

– Tu rigolerais, me dit-il, si tu savaisc’que j’y écris, à la vieille.

Il relit sa lettre, s’en caresse, sesourit.

Chapitre 6Habitudes

Nous trônons dans la basse-cour.

La grosse poule, blanche comme le fromage à lacrème, couve dans un fond de panier, près de la cabane dont lelocataire enfermé farfouille. Mais la poule noire circule. Elledresse et rentre, par saccades, son cou élastique, s’avance àgrands pas maniérés ; on entrevoit son profil où cligne unepaillette, et sa parole semble produite par un ressort métallique.Elle va, chatoyante de reflets noirs et lustrés, comme une coiffurede gitane, et, en marchant, elle déploie çà et là sur le sol unevague traîne de poussins.

Ces légères petites sphères jaunes, sur quil’instinct souffle et qu’il fait refluer toutes, se précipitentsous ses pas par courts crochets rapides, et picorent. La traînereste accrochée : deux poussins, dans le tas, sont immobileset pensifs, inattentifs aux déclics de la voix maternelle.

– C’est mauvais signe, dit Paradis. Lepoulet qui réfléchit est malade.

Et Paradis décroise et recroise sesjambes.

À côté, sur le banc, Volpatte allonge lessiennes, émet un grand bâillement qu’il fait durer paisiblement etil se remet à regarder ; car, entre tous les hommes, il adoreobserver les volailles pendant la courte vie où elles se dépêchenttant de manger.

Et on les contemple de concert, et aussi levieux coq dégarni, usé jusqu’à la corde, et dont, à travers duduvet décollé apparaît à nu la cuisse caoutchouteuse, sombre commeune côtelette grillée. Celui-là approche de la couveuse blanche quitantôt détourne la tête, d’un « non » sec, en donnantquelques coups assourdis de crécelle, tantôt l’épie avec les petitscadrans bleus émaillés de ses yeux.

– On est bien, dit Barque.

– Vise les petits canards, répondVolpatte. I’s sont boyautants.

On voit passer une file de canetons toutjeunes – presque encore des œufs à pattes – et dont la grande têtetire en avant le corps chétif et boiteux, très vite, par la ficelledu cou. De son coin, le gros chien les suit aussi de son œilhonnête, profondément noir, où le soleil, posé sur lui en écharpe,met une belle roue fauve.

Au-delà de cette cour de ferme, parl’échancrure du mur bas, se présente le verger, dont un feutragevert, humide et épais, recouvre la terre onctueuse, puis un écrande verdure avec une garniture de fleurs, les unes blanches commedes statuettes, les autres satinées et multicolores comme des nœudsde cravate. Plus loin, c’est la prairie, où l’ombre des peupliersétale des rayures vert-noir et vert-or. Plus loin encore, un carréde houblons, debout, suivi d’un carré de choux assis en rang parterre. On entend dans le soleil de l’air et dans le soleil de laterre, les abeilles qui travaillent musicalement, en conformitéavec les poésies, et le grillon qui, malgré les fables, chante sansmodestie et remplit à lui seul tout l’espace.

Là-bas, du faîte d’un peuplier descend, toutetourbillonnante, une pie qui, mi-blanche, mi-noire, semble unmorceau de journal à moitié brûlé.

Les soldats s’étirent délicieusement sur unbanc de pierre, les yeux demi-clos, et s’offrent au rayon qui, dansle creux de cette vaste cour, chauffe l’atmosphère comme unbain.

– Voilà dix-sept jours qu’on estlà ! Et on croyait qu’on allait s’en aller du jour aulendemain !

– On n’sait jamais ! dit Paradis, enhochant la tête et en claquant la langue.

Par la poterne de la cour ouverte sur lechemin, on voit se promener une bande de poilus, le nez en l’air,gourmands de soleil, puis, tout seul, Teilurure : au milieu dela rue, il balance le ventre florissant dont il est propriétaire,et déambulant sur ses jambes arquées comme deux anses, crache toutautour de lui, abondamment, richement.

– On croyait aussi qu’on s’raitmalheureux ici comme dans les autres cantonnements. Mais cettefois-ci, c’est le vrai repos, et par le temps qu’i’ dure, et par lachose qu’il est.

– Tu n’as pas trop d’exercice, pas tropd’corvées.

– Et, entre-temps, tu viens ici, teprélasser.

Le vieux bonhomme entassé au bout du banc – etqui n’était autre que le grand-père au trésor aperçu le jour denotre arrivée – se rapprocha et leva le doigt.

– Quand j’étais jeune, j’étais bien vudes femmes, affirma-t-il en secouant le chef. J’en ai mouflé, desd’moiselles !

– Ah ! fîmes-nous avec distraction,l’attention attirée, à travers ce bavardage sénile, par leprofitable bruit de la charrette qui passait, chargée et pleined’efforts.

– Maintenant, reprit le vieux, j’pensepus qu’à l’argent.

– Ah ! oui, c’trésor que vouscherchez, papa.

– Bien sûr, dit le vieux paysan.

Il sentit l’incrédulité qui l’entourait.

Il se frappa la boîte crânienne avec sonindex, qu’il tendit ensuite vers la maison.

– T’nez c’te bête-là, fit-il, endésignant une bestiole obscure qui courait sur le plâtre.Qu’est-c’qu’alle dit ? Alle dit : J’suis l’araignée quifait le fil de la Vierge.

Et l’antique bonhomme ajouta :

– Faut jamais juger c’qu’on fait,pa’c’qu’on n’peut pas juger c’qui arrive.

– C’est vrai, lui répondit polimentParadis.

– Il est drôle, dit Mesnil André entreses dents, tout en cherchant sa glace dans sa poche, pourcontempler ses traits flattés par le beau temps.

– Il est louf, murmura Barque,béatement.

– J’vous quitte, dit le vieux, tourmenté,et ne tenant pas en place.

Il se leva pour aller à nouveau chercher sontrésor.

Il entra dans la maison à laquelle nos doss’appuyaient ; il laissa la porte ouverte et, par là, onaperçut dans la chambre, au pied de la cheminée géante, une petitefille qui jouait à la poupée si sérieusement que Volpatte réfléchitet dit :

– Alle a raison.

Les jeux des enfants sont de gravesoccupations. Il n’y a que les grandes personnes qui jouent.

Après avoir regardé passer les bêtes et lespromeneurs, on regarde le temps qui passe, on regarde tout.

On voit la vie des choses, on assiste à lanature, mêlée aux climats, mêlée au ciel, teinte par les saisons.Nous nous sommes attachés à ce coin de pays où le hasard nous amaintenus, au milieu de nos perpétuels errements, plus longtemps etplus en paix qu’ailleurs, et ce rapprochement nous rend sensibles àtoutes ses nuances. Déjà, le mois de septembre, lendemain d’août etveille d’octobre et qui est par sa situation le plus émouvant desmois, parsème les beaux jours de quelques fins avertissements.Déjà, on comprend ces feuilles mortes qui courent sur les pierresplates comme une bande de moineaux.

En vérité, on s’est habitué, ces lieux etnous, à être ensemble. Tant de fois transplantés, nous nousimplantons ici, et nous ne pensons plus réellement au départ, mêmelorsque nous en parlons.

– La onzième Division est bien restée unmois et demi au repos, dit Volpatte.

– Et le 375e, donc, neufsemaines ! reprend Barque, irréfutablement.

– Pour moi, nous resterons pour le moinsautant, pour le moins, je dis.

– On finirait bien la guerre ici…

Barque s’attendrit et n’est pas loin de lecroire.

– Après tout, elle finira bien un jour,quoi !

– Après tout !… redisent lesautres.

– Évidemment, on n’sait jamais, faitParadis.

Il dit cela faiblement, sans grandeconviction. Pourtant c’est une parole contre laquelle il n’y a rienà répondre. On la répète doucement, on s’en berce comme d’unevieille chanson.

Farfadet nous a rejoints depuis un moment. Ils’est placé près de nous, un peu à l’écart cependant, et s’estassis, les poings au menton, sur une cuve renversée.

Celui-là est plus solidement heureux que nous.On le sait bien ; lui aussi le sait bien : relevant latête, il a regardé successivement du même œil lointain, le dos duvieux qui allait à la chasse de son trésor, et notre groupe quiparlait de ne plus s’en aller ! Sur notre délicat etsentimental compagnon brille une sorte de gloire égoiste qui enfait un être à part, le dore et l’isole de nous, malgré lui, commedes galons qui lui seraient tombés du ciel.

Son idylle avec Eudoxie a continué ici. Nousen avons eu des preuves, et même, une fois, il en a parlé.

Elle n’est pas loin, et ils sont bien prèsl’un de l’autre… Ne l’ai-je point vue passer, l’autre soir, le longdu mur du presbytère, la chevelure mal éteinte par une mantille,allant visiblement à un rendez-vous, ne l’ai-je point vue, sehâtant, penchée et commençant déjà à sourire ?… Bien qu’il n’yait encore entre eux que des promesses et des certitudes, elle està lui, et c’est lui l’homme qui la tiendra dans ses bras.

Et puis, il va nous quitter : il va êtreappelé à l’arrière, à l’État-Major de la Brigade, où on a besoind’un malingre qui sache se servir de la machine à écrire. C’estofficiel, c’est écrit. Il est sauvé : le sombre futur, que lesautres n’osent pas envisager, est précis et clair pour lui.

Il regarde une fenêtre ouverte, qui donne surle trou noir d’une chambre quelconque, là-bas ; il s’éblouitde cette ombre de chambre : il espère, il vit double. Il estheureux ; car le bonheur prochain, qui n’existe pas encore,est le seul ici-bas qui soit réel.

Aussi un pauvre mouvement d’envie naît autourde lui.

– On n’sait jamais ! murmure Paradisà nouveau, mais sans plus de conviction que les autres fois qu’il aproféré, dans l’étroitesse de notre décor d’aujourd’hui, ces motsdémesurés.

Chapitre 7Embarquement

Barque, le lendemain, prit la parole etdit :

– J’vas t’expliquer ce qui en est. Y en aqui gou…

Un féroce coup de sifflet coupa sonexplication, net, à cette syllabe.

On était dans une gare, sur un quai. Unealerte nous avait, dans la nuit, arrachés au sommeil et au village,et on avait marché jusqu’ici. Le repos était fini ; onchangeait de secteur ; on nous lançait ailleurs. On avaitdisparu de Gauchin à la faveur des ténèbres, sans voir les choseset les gens, sans leur dire adieu du regard, sans en emporter unedernière image.

… Une locomotive manœuvrait, proche à nouscoudoyer, et elle braillait à pleins poumons. Je vis la bouche deBarque, bouchée par la vocifération de cette voisine colossale,prononcer un juron : et j’apercevais grimacer, en proie àl’impuissance et à l’assourdissement, les autres faces, casquées etceinturées de jugulaires – car nous étions sentinelles dans cettegare.

– Après toi ! glapit Barque,furieux, en s’adressant au sifflet empanaché.

Mais le terrible appareil continuait de plusbelle à renfoncer impérieusement les paroles dans les gorges. Quandil se tut, et que son écho tinta dans nos oreilles, le fil dudiscours était rompu à jamais, et Barque se contenta de conclurebrièvement :

– Oui.

Alors, on regarda autour de soi.

On était perdus dans une espèce de ville.

Des rames de wagons interminables, des trainsde quarante à soixante voitures, formaient comme des rangées demaisons aux façades sombres, basses et identiques, séparées par desruelles. Devant nous, longeant l’agglomération des maisonsroulantes, la grande ligne, la rue sans bornes où les rails blancsdisparaissaient à une extrémité et à une autre, dévorés parl’éloignement. Des tronçons de trains, des trains entiers, engrandes colonnes horizontales, s’ébranlaient, se déplaçaient et sereplaçaient. On entendait de toutes parts le martèlement régulierdes convois sur le sol cuirassé, des sifflements stridents, letintement de la cloche d’avertissement, le fracas métallique etplein des colosses cubiques qui ajustaient leurs moignons d’acier,avec des contrecoups de chaînes et des retentissements dans lalongue carcasse vertébrée du convoi. Au rez-de-chaussée du bâtimentqui s’élevait au centre de la gare, comme une mairie, le grelotprécipité du télégraphe et du téléphone roulant, ponctué d’éclatsde voix. Tout autour, sur le sol charbonneux : les hangars àmarchandises, les magasins bas dont on entrevoyait par les porchesles intérieurs encombrés, les cabanes des aiguilleurs, lehérissement des aiguilles, les colonnes à eau, les pylônes de fer àclaire-voie dont les fils réglaient le ciel comme du papier àmusique ; par-ci par-là, les disques, et, surmontant dans lanuée cette cité sombre et plate, deux grues à vapeur semblables àdes clochers.

Plus loin, dans des terrains vagues et desemplacements vides, aux alentours du dédale des quais et desbâtisses, stagnaient des voitures militaires et des camions ets’alignaient des files de chevaux, à perte de vue.

– Tu parles d’un business que ça vaêtre !

– Tout le corps d’armée qu’on commenced’embarquer a c’soir !

– Tiens, en v’là qui arrivent.

Un nuage, qui couvrait un tremblement bruyantde roues et un roulement de sabots de chevaux, approchait,grossissant dans l’avenue de la gare qu’on embrassait par l’enfiléedes constructions.

– Y a déjà des canons d’embarqués.

Sur des wagons plats là-bas, entre deux longsdépôts pyramidaux de caisses, on voyait, en effet, des profils deroues, et des becs effilés de pièces. Caissons, canons et rouesétaient bariolés, tigrés, de jaune, de marron et de vert.

– I’s sont camouflés. Là-bas, y a biendes chevaux qui sont peints. Tiens, pige çui-là, là, qu’a lespattes larges et qu’on dirait qu’il a des pantalons ? Eh ben,l’était blanc et on y a foutu une peinture pour qu’i’ change sacouleur.

Le cheval en question se tenait à l’écart desautres, qui semblaient s’en méfier, et présentait une teintegrisâtre jaunâtre, manifestement mensongère.

– L’pauv’ bougre ! dit Tulacque.

– Tu vois, les bourins, dit Paradis, nonseulement on les fait tuer, mais on les emmerde.

– C’est pour leur bien, queveux-tu !

– Eh oui, nous aussi, c’est pour not’bien !

Sur le soir, des soldats arrivèrent. De touscôtés, il en coulait vers la gare. On voyait des gradés sonorescourir sur le front des files. On limitait les débordementsd’hommes et on les enserrait le long des barrières ou dans descarrés palissadés, un peu partout. Les hommes formaient lesfaisceaux, déposaient leurs sacs et, n’ayant pas le droit desortir, attendaient, enterrés côte à côte dans la pénombre.

Les arrivées se succédaient avec une ampleurcroissante, à mesure que le crépuscule s’accentuait. En même tempsque les troupes, affluaient des automobiles. Ce fut bientôt ungrondement sans arrêt : des limousines, au milieu d’unegigantesque marée de petits, de moyens et de gros camions. Toutcela se rangeait, se calait, se tassait dans des emplacementsdésignés. Un vaste murmure de voix et de bruits divers sortait decet océan d’êtres et de voitures qui battait les abords de la gareet commençait à s’y infiltrer par endroits.

– C’est rien ça encore, dit Cocon,l’homme-statistique. Rien qu’à l’ État-Major du Corps d’Armée, il ya trente autos d’officier, et tu sais pas, ajouta-t-il, combien i’faudra de trains de cinquante wagons pour embarquer tout le Corps –bonhommes et camelote – sauf, bien entendu, les camions, quirejoindront le nouveau secteur avec leurs pattes ? N’cherchepas, bec d’amour. Il en faudra quatre-vingt-dix.

– Ah ! zut alors ! Et y en atrente-trois, d’Corps !

– Y en a même trente-neuf,pouilleux !

L’agitation augmente. La gare se peuple et sesur-peuple. Aussi loin que l’œil peut discerner une forme ou unspectre de forme, c’est un tohu-bohu et une organisationmouvementée comme une panique. Toute la hiérarchie des gradéss’éploie et donne, passe, repasse, comme des météores, et, agitantdes bras où brillent les galons, multiplie les ordres et lescontre-ordres que portent, en se faufilant, les plantons et lescyclistes ; les uns lents, les autres évoluant en traitsrapides comme des poissons dans l’eau.

Voilà le soir, décidément. Les taches forméespar les uniformes des poilus groupés autour des monticules desfaisceaux deviennent indistinctes et se mêlent à la terre, puisleur foule est décelée seulement par la lueur des pipes et descigarettes. À certains endroits au bord des groupements, la suiteininterrompue des petits points clairs festonne l’obscurité commeune banderole illuminée de rue en fête.

Sur cette étendue confuse et houleuse, lesvoix mélangées font le bruit de la mer qui se brise sur lerivage ; et, surmontant ce murmure sans limites, des ordresencore, des cris, des clameurs, le remue-ménage de quelquedéballage et de quelque transbordement, des fracas demarteaux-pilons redoublant leur sourd effort parmi les ombres, etdes rugissements de chaudières.

Dans l’immense assombrissement, plein d’hommeset de choses, partout, les lumières commencent à s’allumer.

Ce sont les lampes électriques des officierset des chefs de détachement, et les lanternes à acétylène descyclistes qui promènent en zigzag, çà et là, leur point intensémentblanc et leur zone de résurrection blafarde.

Un phare à acétylène éclôt, aveuglant, etrépand un dôme de jour. D’autres phares trouent et déchirent legris du monde.

La gare prend alors un aspect fantastique. Desformes incompréhensibles surgissent et plaquent le bleu-noir duciel. Des amoncellements s’ébauchent, vastes comme les ruines d’uneville. On perçoit le commencement de files démesurées de choses quis’enfoncent dans la nuit. On devine des masses profondes dont lespremiers reliefs jaillissent d’un gouffre d’inconnu.

À notre gauche, des détachements de cavalierset de fantassins s’avancent toujours comme une inondation épaisse.On entend se propager le brouillard des voix. On voit quelquesrangs se dessiner dans un coup de lumière phosphorescente ou unelueur rouge, et on prête l’oreille à de longues traînées derumeurs.

Dans des fourgons dont on perçoit, à la flammetournoyante et nuageuse des torches, les masses grises et lesgueules noires, des tringlots embarquent des chevaux à l’aide deplans inclinés. Ce sont des appels, des exclamations, unpiétinement frénétique de lutte, et les furibonds tapements desabots d’une bête rétive – insultée par son conducteur – contre lespanneaux du fourgon où on l’a claustrée.

À côté, on transporte des voitures sur deswagons-tombereaux. Un fourmillement encercle une colline de bottesde fourrage. Une multitude éparse s’acharne sur d’énormes assisesde ballots.

– V’là trois heures qu’on est sur sonpivot, soupire Paradis.

– Et ceux-là, qui c’est ?

On voit dans des échappées de lumière unebande de lutins, entourés de vers luisants, poindre et disparaître,emportant de bizarres instruments.

– C’est la Section de projecteurs, ditCocon.

– Te v’là en songement, toi, camarade,qu’est-ce que tu songes ?

– Il y a quatre Divisions, à cette heure,au Corps d’Armée, répond Cocon. Ça change : quelquefois c’esttrois, des fois, c’est cinq. Pour le moment, c’est quatre. Etchacune de nos divisions, reprend l’homme-chiffre que notreescouade a la gloire de posséder, renferme trois R.I. – régimentsd’infanterie ; deux B.C.P. – bataillons de chasseurs àpied ; – un R.I.T. – régiment d’infanterie territoriale – sanscompter les régiments spéciaux, Artillerie, Génie, Train, etc.,sans non plus compter l’ État-Major de la D.I. et les services nonembrigadés, rattachés directement à la D.I. Un régiment de ligne àtrois bataillons occupe quatre trains : un pour l’E.M., laCompagnie de mitrailleuses et la C.H.R. (compagnie hors rang), etun par bataillon. Toutes les troupes n’embarqueront pas ici :les embarquements s’échelonneront sur la ligne selon le lieu descantonnements et la date des relèves.

– J’suis fatigué, dit Tulacque. On mangepas assez du consistant, vois-tu. On s’tient debout parce que c’estla mode, mais on n’a plus d’force ni d’verdure.

– Je m’suis renseigné, reprend Cocon. Lestroupes, les vraies troupes, ne s’embarqueront qu’à partir dumilieu de la nuit. Elles sont encore rassemblées çà et là dans lesvillages à dix kilomètres à la ronde. C’est d’abord tous lesservices du Corps d’Armée qui partiront et les E.N.E. – élémentsnon endivisionnés, explique obligeamment Cocon, c’est-à-direrattachés directement au C.A.

« Parmi les E.N.E., tu ne verras pas leBallon, ni l’Escadrille : c’est des trop gros meubles, quinaviguent par leurs seuls moyens avec leur personnel, leursbureaux, leurs infirmeries. Le régiment de chasseurs est un autrede ces E.N.E. »

– Y a pas d’régiment de chasseurs, ditétourdiment Barque. C’est des bataillons. Vu qu’on dit : telbataillon de chasseurs.

On voit dans l’ombre Cocon hausser ses épaulesnoires, et ses lunettes jeter un éclair méprisant.

– T’as vu ça, bec de cane ? Eh bien,tu sauras, si t’es si malin, qu’les chasseurs à pied et leschasseurs à cheval, ça fait deux.

– Zut ! dit Barque, j’oubliais les àcheval.

– Que ça ! fit Cocon. Comme E.N.E.du Corps d’Armée, y a l’Artillerie de Corps, c’est-à-direl’artillerie centrale qui est en plus de celle des divisions. Ellecomprend l’A.L. – artillerie lourde, – l’A.T. – artillerie detranchées, – les P.A. – parcs d’artillerie, – les auto-canons, lesbatteries contre-avions, est-ce que je sais ! Il y a le Génie,la Prévôté, à savoir le Service des cognes à pied et à cheval, leService de Santé, le Service vétérinaire, un escadron du Train deséquipages, un régiment territorial pour la garde et les corvées duQ.G. – Quartier Général, – le Service de l’Intendance (avec leConvoi administratif, qu’on écrit C.V.A.D. pour ne pas l’écrireC.A. comme le Corps d’Armée).

« Il y a aussi le Troupeau de Bétail, leDépôt de Remonte, etc. ; le Service Automobile – tu parlesd’une ruche de filons dont j’pourrais t’parler pendant une heure sij’voulais – le Payeur, qui dirige les Trésors et Postes, le Conseilde Guerre, les Télégraphistes, tout le Groupe électrogène. Tout çaa des directeurs, des commandants, des branches et dessous-branches, et c’est pourri de scribes, de plantons etd’ordonnances, et tout l’bazar à la voile. Tu vois d’ici au milieud’quoi s’trouve un général commandant de Corps ! »

À ce moment, nous fûmes environnés par ungroupe de soldats porteurs, en plus de leur harnachement, decaisses et de paquets ficelés dans du papier, qu’ils traînaientcahin-caha et posèrent à terre en faisant : ouf.

– C’est les secrétaires d’ État-Major.Ils font partie du Q.G. – du Quartier Général – c’est-à-dire dequelque chose comme la suite du Général. Ils trimbalent, quand ilsdéménagent, leurs caisses d’archives, leurs tables, leurs registreset toutes les petites saletés qu’il leur faut pour leurs écritures.Tiens, tu vois, ça, c’est une machine à écrire que ces deux-là – cevieux papa et c’petit boudin – emportent, la poignée enfilée dansun fusil. Ils sont en trois bureaux, et il y a aussi la Section duCourrier, la Chancellerie, la S.T.C.A. – Section Topographique duCorps d’Armée – qui distribue les cartes aux divisions et fait descartes et des plans, d’après les aéros, les observateurs et lesprisonniers. C’est les officiers de tous les bureaux qui, sous lesordres d’un sous-chef et d’un chef – deux colons – formentl’État-Major du C.A. Mais le Q.G. proprement dit, qui comprendaussi des ordonnances, des cuisiniers, des magasiniers, desouvriers, des électriciens, des gendarmes, et les cavaliers del’Escorte, est commandé par un commandant.

À ce moment, nous recevons un terriblerenfoncement collectif.

– Eh ! attention !rangez-vous ! crie, en guise d’excuse, un homme qui, aidé deplusieurs autres, pousse une voiture vers les wagons.

Le travail est laborieux. Le sol est en penteet la voiture, dès qu’on cesse de s’arc-bouter contre elle et de secramponner aux roues, recule. Les hommes sombres se pressent surelle en grinçant et grondant, comme sur un monstre, au sein desténèbres.

Barque, tout en se frottant les reins,interpelle un des équipiers forcenés :

– Penses-tu y arriver, vieuxcanard ?

– Nom de Dieu ! brame celui-ci, toutà son affaire, gare à ce pavé ! Vous allez m’fusiller mabagnole !

Dans un brusque mouvement il bouscule ànouveau Barque, et, cette fois, le prend à partie :

– Pourquoi qu’t’es là, dedans d’fumier,outil !

– Non, mais tu s’ rais pasalcoolique ? riposte Barque. Pourquoi qu’j’suis là ! Elleest bonne, celle-là ! Dis donc, bande de poux, tu m’lacopieras !

– Rangez-vous ! crie une voixnouvelle qui conduit des hommes pliés sous des faix disparates maispareillement écrasants…

On ne peut plus rester nulle part. On gênepartout. On avance, on se disperse, on recule dans cette mêlée.

– En plus, j’le dis, continue Cocon,impassible comme un savant, il y a les Divisions, organiséeschacune à peu près comme un Corps d’Armée…

– Oui, on sait, passe la main !

– Il en fait un chambard, c’tréteau, dansson écurie à roulettes, constate Paradis. Ça doit être labelle-mère d’un autre.

– C’est, j’parie, l’tétard du major, çuique l’véto disait qu’c’était un veau en train de d’venir unevache.

– C’est bien organisé tout d’même, toutça, y a pas à dire ! admire Lamuse, refoulé par un flotd’artilleurs portant des caisses.

– C’est vrai, concède Marthereau, pourconduire tout c’fourbi à la voile, faut pas être une bande denavets, et pas non plus une bande de flans… Bon Dieu, faisattention où c’que ru poses tes ribouis maudits, peau d’tripe, bêtenoire !

– Tu parles d’un déménagement. Quandj’m’ai installé à Marcoussis avec ma famille, ça a fait moinsd’chichi. C’est vrai que j’suis pas chichiard non plus.

On se tait et alors on entend Cocon quidit :

– Pour voir passer toute l’arméefrançaise qui tient les lignes – je ne parle pas de c’qui estinstallé en arrière, où il y a deux fois plus d’hommes encore, etdes services comme des ambulances qu’ont coûté 9 millions et quivous évacuent des 7000 malades par jour – pour la voir passer dansdes trains de soixante wagons qui se suivraient sans arrêt à unquart d’heure d’intervalle, il faudrait quarante jours et quarantenuits.

– Ah ! disent-ils.

Mais c’est trop pour leur imagination ;ils se désintéressent, se dégoûtent de la grandeur de ces chiffres.Ils bâillent, et suivent d’un œil larmoyant, dans le bouleversementdes galopades, des cris, de la fumée, des mugissements, des lueurset des éclairs – au loin, sur un embrasement de l’horizon, la ligneterrible du train blindé qui passe.

Chapitre 8La permission

Eudore s’assit là un moment, près du puits dela route, avant de prendre, à travers champs, le chemin quiconduisait aux tranchées. Un genou dans ses mains croisées, levantsa frimousse pâle – où il n’y avait pas de moustache sous le nez,mais seulement un petit pinceau plat au-dessus de chaque coin de labouche il sifflota, puis bâilla jusqu’aux larmes à la face dumatin.

Un tringlot qui cantonnait à la lisière dubois, là-bas – ou il y a une file de voitures et de chevaux, telleune halte de bohémiens – et qu’attirait le puits de la route,s’avançait avec deux seaux de toile qui, à chacun de ses pas,dansaient au bout de chacun de ses bras. Il s’arrêta devant cefantassin sans armes muni d’une musette gonflée, et qui avaitsommeil.

– T’es permissionnaire ?

– Oui, dit Eudore, j’en rentre.

– Ben, mon vieux, dit le tringlot ens’éloignant, t’es pas à plaindre, si t’as comme ça six jours depermission dans l’bidon.

Mais voilà que quatre hommes descendaient laroute, d’un pied lourd et pas pressé, et leurs souliers, à cause dela boue, étaient énormes comme des caricatures de souliers. Ilss’arrêtèrent comme un seul homme en apercevant le profild’Eudore.

– V’là Eudore ! Eh !Eudore ! Eh ! cette vieille noix, c’est donc que t’esr’venu ! s’écrièrent-ils ensuite, en s’élançant vers lui, eten lui tendant leurs mains aussi grosses que s’ils portaient desgants de laine rousse.

– Bonjour, les enfants, dit Eudore.

– Ça s’est bien tiré ? Quoi qu’tudis, mon gars, quoi ?

– Oui, répondit Eudore. Pas mal.

– Nous v’nons d’corvèe de vin ; nousavons fait not’ plein. On va rentrer ensemble, pas ?

Ils descendirent à la queue leu leu le talusde la route et s’en allèrent bras dessus bras dessous à travers lechamp enduit d’un mortier gris où la marche faisait un bruit depâte brassée au pétrin.

– Comme ça, t’as vu ta femme, ta petiteMariette, pisque tu n’vivais que pour ça, et que tu n’pouvais pasouvrir ton bec sans nous visser un ours à propos d’elle !

La figure pâlotte d’Eudore se pinça.

– Ma femme, je l’ai vue, bien sûr, maisune petite fois seulement. Y a pas eu plan d’avoir mieux. C’est pasd’veine, j’dis pas, mais c’est comme ça.

– Comment ça ?

– Comment ! Tu sais que noushabitons Villers-l’Abbé, un hameau de quatre maisons ni plus nimoins, à cheval sur une route. Une de ces maisons, c’est justementnotre estaminet, qu’elle tient ou plutôt qu’elle retient depuis quel’patelin n’est plus amoché par le marmitage.

» Et alors, en vue d’une permission, elleavait demandé un laissez-passer pour Mont-Saint-Éloi, où sont mesvieux, et moi, ma perme était pour Mont-Saint-Éloi. Tu saisis lacombine ?

» Comme c’est une petite femme de tête, tusais, elle avait demandé son laissez-passer bien avant la datequ’on croyait de mon départ en perme. Quoique ça, mon départ estarrivé, si j’peux dire, avant qu’elle ait eu son autorisation.J’suis parti tout d’même : tu sais qu’à la compagnie faut paslouper son tour. J’suis donc resté avec mes vieux à attendre. J’lesaime bien, mais j’faisais tout de même la gueule. Eux, ils étaientcontents de me voir et embêtés de m’voir embêté dans leurcompagnie. Mais qu’y faire ? À la fin du sixième jour – à lafin d’ma perme, la veille de rentrer ! – un jeune homme envélo – l’fils Florence – m’apporte une lettre de Mariette, qu’ellen’avait pas encore son laissez-passer… »

– Ah ! malheur ! exclamèrentles interlocuteurs.

– … mais, continua Eudore, qu’y avaitqu’une chose à faire, c’était que j’demand’, moi, la permission aumaire de Mont-Saint-Éloi, qui d’mand’rait à l’autorité militaire,et que j’aille de ma personne, et au galop, à Villers, la voir.

– Il aurait fallu faire ça l’premierjour, et pas l’sixième !

– Videmment, mais j’avais peurd’m’croiser avec elle et d’la louper, vu que, dès mon arrivée,j’l’attendais toujours, et qu’à chaque instant j’pensais la voirdans la porte ouverte. J’ai fait c’qu’elle me disait.

– En fin de compte, t’l’as vue ?

– Qu’un jour, ou plutôt qu’une nuit,répondit Eudore.

– Ça suffit ! s’écria gaillardementLamuse.

– Eh oui ! renchérit Paradis. En unenuit, un zigotteau comme toi, ça en fait, et même ça en prépare, duboulot !

– Aussi, vise-le, c’t’air fatigué !Tu parles d’une louba qu’i’s’est envoyée, ce va-nu-pieds-là !Ah ! charogne, va !

Eudore secoua sa figure pâle et sérieuse sousl’averse des quolibets scabreux.

– Les gars, bouclez-les cinq minutes, vosgrandes gueules.

– Raconte-nous ça, petit.

– C’est pas une histoire, dit Eudore.

– Alors, tu disais que t’avais l’cafardentre tes vieux ?

– Eh oui ! I’s avaient beau essayerde m’remplacer Mariette avec des belles tranches de notre jambon,de l’eau-de-vie de prune, des raccommodages de linge et des petitesgâteries… (Et même j’ai r’marqué qu’i’s s’ret’naient de s’engueulercomme d’habitude.) Mais tu parles d’une différence ; etc’était toujours la porte que j’regardais pour voir si des foiselle remuerait pas et s’changerait en femme. J’ai donc visitél’maire et je m’suis mis en route, hier, vers les deux heures del’après-midi vers les quatorze heures, j’peux bien dire putôt, vuque j’comptais bien les heures depuis la veille ! J’avais doncplus juste qu’une nuit d’permission !

» En approchant, à la brune, par la portièredu wagon du petit chemin de fer qui marche encore là-bas sur desbouts de voie, je r’connaissais à moitié le paysage et à moitié jele r’connaissais pas. Je l’sentais par-ci par-là tout d’un coup quis’refaisait et se fondait dans moi comme si il s’mettait àm’parler. Puis, i’ s’taisait. À la fin, on a débarqué, et il afallu, c’qu’est un comble, aller à pied jusqu’à la dernièrestation.

» Jamais, mon vieux, jamais j’ai eu tempspareil : six jours qu’i’ pleuvait ; six jours que le cieli’ lavait la terre et la r’lavait. La terre s’amollissait ets’bougeait et allait dans des trous et en f’saitd’autres. »

– Ici aussi. La pluie n’a pas décessé quec’matin.

– C’est bien ma veine. Aussi partout desruisseaux grossis et nouveaux qui venaient effacer comme des lignessur le papier, la bordure des champs ; des collines quicoulaient depuis le haut jusqu’en bas. Des coups de vent quifaisaient dans la nuit, tout d’un coup, des nuages de pluie passantet roulant au galop et nous cinglant les pattes, et la figure etl’cou.

» C’est égal, quand j’ai arrivé pédibus à lastation, il en aurait fallu un qui fasse une rudement laide grimacepour me faire retourner en arrière !

» Mais v’là-t-i’ pas qu’en arrivant au pays,on était plusieurs : d’autres permissionnaires, qui n’allaientpas à Villers, mais étaient obligés d’y passer pour aller aut’part. De c’te façon, on est entré en bande… On était cinq vieuxcamarades qui s’connaissaient pas. Je n’retrouvais rien de rien.Par là, ça a été plus bombardé encore que par ici, et pis l’eau, etpuis, ça f’sait soir.

» J’vous ai dit qu’il n’y a qu’quatre maisonsdans l’pat’lin. Seulement, elles sont loin l’une de l’autre. Onarrive dans le bas de la hauteur. J’savais pas très bien oùj’étais, non plus qu’les copains qui avaient pourtant une petiteidée du pays, vu qu’i’s étaient des environs – tant plus qu’l’eautombait à pleins seaux.

» Ça d’venait impossible d’aller pas vite. Ons’met à courir. On passe devant la ferme des Alleux – une espèce defantôme de pierre ! – qui est la première maison. Des morceauxde murs comme des colonnes déchirées qui sortaient de l’eau :la maison avait fait naufrage, quoi. L’autre ferme, un peu plusloin, noyée kif-kif.

» Notre maison est la troisième. Elle est aubord de la route qu’est tout sur le haut de la pente. On y grimpe,face à la pluie qui nous tapait d’sus et commençait dans l’ombre ànous aveugler – on se sentait l’froid mouillé dans l’œil,v’lan ! – et à nous mettre en débandade, tout comme desmitrailleuses.

» La maison ! J’cours comme un dératé,comme un Bicot à l’assaut. Mariette ! Je la vois dans la portelever les bras au ciel, derrière c’te mousseline de soir et depluie – de pluie si forte qu’elle la refoulait et la retenait toutepenchée entre les montants de la porte, comme une Sainte-Viergedans sa niche. Au galop, je me précipite, mais pourtant, j’pense àfaire signe aux camaros d’m’suivre. On s’engouffre dans la maison.Mariette riait un peu et avait la larme à l’œil d’me voir, et elleattendait qu’on soit tout seuls ensemble pour rire et pleurer toutà fait. J’dis aux gars de se r’poser et de s’asseoir les uns surles chaises, les autres sur la table.

» – Où vont-ils, ces messieurs, demandaMariette. – Nous allons à Vauvelles. – Jésus ! qu’elle dit,vous n’y arriverez pas. Vous ne pouvez pas faire cette lieue-là parla nuit avec des chemins défoncés et des marais partout. N’essayezmême pas. – Ben, on ira d’main alors ; on va seulementchercher où passer la nuit. – J’vais aller avec vous, que j’dis,jusqu’à la ferme du Pendu. Y a d’la place, c’est pas ça qui manquelà-dedans. Vous y ronflerez et pourrez partir au p’tit jour.Jy ! mettons-y un coup jusque-là.

» Cette ferme, la dernière maison de Villers,elle est sur la pente ; aussi y avait des chances qu’elle soyepas enfoncée dans l’eau et la vase.

» On r’sort. Quelle dégringolade ! Onétait mouillé à n’pas y t’nir, et l’eau vous entrait aussi dans leschaussettes par les semelles et par le drap du froc, détrempé ettranspercé aux g’noux. Avant d’arriver à c’Pendu, on rencontre uneombre en grand manteau noir avec un falot. À lève le falot et onvoit un galon doré sur la manche, puis une figure furibarde.

» – Qu’est-ce que vous foutez là ? ditl’ombre en campant en arrière et en mettant un poing sur la hanche,tandis que la pluie faisait un bruit de grêle sur son capuchon.

» – C’est des permissionnaires pour Vauvelles.Ils peuvent pas r’partir à c’soir. I’s voudraient coucher dans laferme du Pendu.

» – Quoi vous dites ? Coucher ici ?C’est-i qu’vous seriez marteaux ? C’est ici le poste depolice. J’suis l’sous-offlcier de garde, et il y a des prisonniersboches dans les bâtiments. Et même, j’vas vous dire, qu’i’dit : il faudrait voir à c’que vous vous fassiez la paired’ici, en moins de deux. Bonsoir.

» Alors on fait d’mi-tour et on se r’met àr’descendre en faisant des faux pas comme si on était schlass, englissant, en soufflant, en clapotant, en s’éclaboussant. Un descopains m’crie dans la pluie et le vent : « On vatoujours t’accompagner jusqu’à chez toi ; pisqu’on n’a pasd’maison, on a l’temps. »

» – Où allez-vous coucher ? – On trouverabien, fais pas, pour quéqu’heures qu’on a à passer ici.

– On trouv’ra, on trouv’ra, c’est pasdit, que j’dis… En attendant, rentrez un instant. Un p’tit moment,c’est pas d’refus. » Et Mariette nous voit encore rentrer à lafile, tous les cinq, trempés comme des soupes.

» On est là, à tourner et r’tourner dans notrepetite chambre qu’est tout ce que contient la maison, vu qu’c’estpas un palais.

» – Dites donc, madame, demanda un desbons-hommes, y aurait-il pas une cave ici ?

» – Y a d’ l’eau d’dans, que faitMariette : on ne voit pas la dernière marche de l’escalier,qui n’en a que deux.

» – Ah ! zut alors, dit l’bonhomme, parceque j’vois qu’y a pas d’grenier non plus…

» Au bout d’un p’tit moment, i’s’lève :

» – Bonsoir, mon vieux, qu’i’ m’dit. On lesmet.

» – Quoi, vous partez par un temps pareil, lescopains ?

» – Tu penses, dit c’type, qu’on va t’empêcherde rester avec ta femme !

» – Mais, mon pauv’ vieux.

» – Y a pas d’mais. Il est neuf heures dusoir ; et t’es obligé de ficher le camp avant l’jour. Allons,bonsoir. Vous v’nez, vous autres ?

» – Pardine ! que disent les gars. Bonnenuit, messieurs dames.

» Les v’là qui gagnent la porte, l’ouvrent.Mariette et moi, on s’est regardé tous les deux. On n’a pas bougé.Puis on s’est regardé encore, et on s’est élancé sur eux. J’aiattrapé un pan de capote, elle, une martingale, tout ça mouillé àtordre.

» – Jamais de la vie. On vous laissera paspartir. Ça se peut pas.

» – Mais…

» – Y a pas d’mais, que je réponds pendantqu’elle boucle la lourde. »

– Alors quoi ? demanda Lamuse.

– Alors, rien du tout, répondit Eudore.On est resté comme ça, bien sagement – toute la nuit. Assis, calésdans des coins, à bâiller, comme ceux qui veillent un mort. On aparloché un peu d’abord. De temps en temps, l’un disait :« Est-ce qu’il pleut encore ? » et allait voir, etdisait : « I’ pleut. » Du reste, on l’entendait. Ungros, qui avait des moustaches de Bulgare, luttait contre lesommeil comme un sauvage. Quelquefois, un ou deux dormaient dans letas ; mais il y en avait toujours un qui bâillait et ouvraitun œil, par politesse, et s’étirait ou se levait à moitié pour serasseoir mieux.

» Mariette et moi, on n’a pas dormi. On s’estregardé, mais on regardait aussi les autres, qui nous regardaient,et voilà.

» Le matin est venu débarbouiller la fenêtre.Je me suis levé pour aller voir le temps. La pluie n’avait guèrediminué. Dans la chambre, je voyais des formes brunes quibougeaient, respiraient fort. Mariette avait les yeux rouges dem’avoir regardé toute la nuit. Entre elle et moi, un poilu, engrelottant, bourrait une pipe.

» On tambourine à la vitre. J’entrouvre. Unesilhouette au casque tout ruisselant, comme apportée et poussée làpar le vent terrible qui souffle et qui entre avec, apparaît etdemande :

– Eh ! l’estaminet, y a-t-il moyend’avoir du café ?

– On y va, monsieur, on yva ! » crie Mariette.

» Elle se lève de d’ssus sa chaise, un peuengourdie. Elle ne parle point, se regarde dans notre bout deglace, se touche un peu les cheveux et elle dit, tout bonnement,c’te femme :

– J’vais préparer le café pour tout lemonde.

» Quand on l’a bu, fallait s’en aller tous. Dureste, les clients radinaient chaque minute.

– Hé, la p’tite mère ! qu’i’criaient en introduisant leur bec par la fenêtre entrouverte, vousavez ben un peu d’jus. Comme qui dirait trois jus !Quatre ! « Et deux encore en plus », que disait uneaut’ voix.

On s’approche de Mariette pour lui dire adieu.I’s savaient bien qu’ils avaient été bougrement de trop cettenuit ; mais j’voyais bien qu’i’s n’savaient pas s’il étaitconvenable de parler de c’t’affaire-là ou de n’pas en parler dutout.

» Le gros Macédonien s’y est décidé :

» – On vous a bien emmerdés, hein, ma p’titedame ?

» I’ disait ça pour montrer qu’il était bienélevé, l’vieux frère.

» Mariette le r’mercîe et lui tend lamain.

– C’est rien d’ça, monsieur. Bonnepermission !

» Et moi, j’te la serre dans mes bras et j’tel’embrasse le plus longtemps que j’peux, pendant une demi-minute…Pas content – dame, y avait d’quoi ! – mais content tout demême que Mariette n’ait pas voulu fiche dehors les camarades commedes chiens. Et j’sentais aussi qu’elle me trouvait brave de nel’avoir point fait.

– Mais c’est pas tout ça, dit l’un despermissionnaires en rel’vant un pan d’sa capote et en fourrant samain dans sa poche de froc. C’est pas tout ça ; combien qu’onvous doit pour les cafés ?

– Rien, puisque vous avez habité cettenuit chez moi ; vous êtes mes invités.

– Oh ! madame, pas dutout !…

» Et voilà-t-il pas qu’on s’fait desprotestations et des petits saluts les uns devant les autres !Mon vieux, tu diras ce que tu voudras, on n’est que des pauvresbougres, mais c’était épatant, cette petite manigance depolitesses.

– Allons, jouons-en un air,hein ?

» Ils filent un à un. Je reste en dernier.

» Un aut’ passant s’met en ce moment à cogneraux carreaux : encore un qui claquait du bec de jus. Mariette,par la porte ouverte, se penche et lui crie :

– Une seconde !

» Puis elle me met dans les bras un paquetqu’elle avait prêt.

– J’avais acheté un jambonneau. C’étaitpour le souper, nous, tous les deux, en même temps qu’un litre devin bouché. Ma foi, quand j’ai vu que tu étais cinq, j’ai pas voulul’partager tant, et maintenant encore moins. Voilà le jambon, lepain, le vin. Je te les donne pour que tu en profites tout seul,mon gars. Eux, on leur assez ! qu’elle a dit. »

– Pauv’ Mariette, soupire Eudore. Y avaitquinze mois que je ne l’avais vue. Et quand est-ce que je lareverrai ! Et est-ce que je la reverrai ?

» C’était gentil, c’t’idée qu’elle avait. Elleme foura tout ça dans ma musette… »

Il entrouvre sa musette de toile bise.

– Tenez, les v’là : l’jambon ici là,et le grignolet, et v’là l’kilo. Eh bien, puisque c’est là, vous nesavez pas ce qu’on va faire ? Nous allons nous partager ça,hein, mes vieux poteaux ?

Chapitre 9La grande colère

Lorsqu’il rentra de son congé deconvalescence, après deux mois d’absence, on l’entoura. Mais il semontrait renfrogné, taciturne et fuyait vers les coins.

– Eh bien quoi ! Volpatte, tu disrien ? C’est tout ça qu’tu dis ?

– Parle-nous de c’que t’as vu pendant tonhôpital et ta convalo, vieille cloche, depuis le jour que t’esparti avec tes bandages, et ta gueule entre parenthèses. Paraît qu’t’as été dans les bureaux. Parle, quoi, nom de Dieu !

– J’veux pus rien dire de ma putain devie, dit enfin Volpatte.

– Quoi qu’ tu dis ? Quoi qu’i’dit ?

– J’suis dégouté, v’là c’quej’suis ! Les gens, j’les débecte, t j’les r’débecte, tu peuxleur dire.

– Quoi qu’i t’ont fait ?

– C’sont des vaches, dit Volpatte.

Il était là, avec sa tête d’autrefois, auxoreilles recollées, aux pommettes de Tartare, buté, au milieu ducercle intrigué qui l’assiégeait. On le sentait, au fond delui-même, aigri et tumultueux, sous pression, la bouche fermée deforce sur du mauvais silence.

Des paroles finirent par déborder de lui. Ilse retourna – du côté de l’arrière – et montra le poing à l’espaceinfini.

– Y en a trop, dit-il, entre ses dentsgrises, y en a trop !

Et il semblait, dans son imagination, menacer,repousser une marée montante de fantômes.

Un peu plus tard, on l’interrogea à nouveau.On savait bien que son irritation ne se maintiendrait pas ainsi àl’intérieur, et qu’à la première occasion ce farouche silenceexploserait.

C’était dans un profond boyau d’arrière où,après une matinée de terrassement, ont était réunis pour prendre lerepas. Il tombait une pluie torrentielle ; on était brouilléset noyés et bousculés par l’inondation, et on mangeait debout, à lafile, sans abri, en plein ciel liquéfié. Il fallait faire des toursde force pour préserver le singe et le pain des jets qui coulaientde tous les points de l’espace, et on mangeait, en se cachantautant que possible, les mains et la figure sous les capuchons.L’eau grêlait, sautait et ruisselait sur les molles carapaces desournoisement, détremper nos personnes et notre nourriture. Lespieds s’enfonçaient de plus en plus, prenaient largement racinedans le ruisseau qui courait au fond du fossé argileux.

Quelques têtes riaient, la moustachedégoulinante, d’autres grimaçaient d’avaler du pain spongieux et dela viande lessivée et d’être cinglés par les gouttes qui leurassaillaient de tous côtés la peau au moindre défaut de leurépaisse cuirasse bourbeuse.

Barque, qui serrait sa gamelle sur son cœur,brailla à Volpatte :

– Alors, des vaches, tu dis, qu’tas vues,là-bas d’où c’que tu d’viens ?

– Exemple ? cria Blaire dans unredoublement de rafale qui secouait les paroles et les éparpillait.Quoi qu’t’as vu en fait d’vaches ?

– Y a… commença Volpatte, et pis… Y en atrop, nom de Dieu ! Y a…

Il essayait de dire ce qu’il y avait. Il nepouvait que répéter : « Y en a trop » ; ilétait oppressé et soufflait, et il avala une bouchée déliquescentede pain, et il ravala aussi la masse désordonnée et étouffante deses souvenirs.

– C’est-i’ des embusqués qu’tu veuxcauser ?

– Tu parles !

Il avait lancé par-dessus le talus le restantde son bœuf, et ce cri, ce soupir, sortit violemment de sa bouchecomme d’une soupape.

– T’en fais pas pour les embusqués,vieille colique, conseilla Barque, goguenard, mais non sans quelqueamertume. À quoi ça sert ?

Ramassé et dissimulé sous le toit fragile etinconsistant de son capuchon ciré où l’eau précipitait un glacisbrillant, et tendant sa gamelle vide à la pluie pour la nettoyer,Volpatte gronda :

– J’suis pas maboul tout à fait, etj’sais bien qu’des mecs de l’arrière, l’en faut. Qu’on aye besoind’traîne-pattes, j’veux bien… Mais y en a trop, et ces trop-là,c’est toujours les mêmes, et pas les bons, voilà !

Soulagé par cette déclaration qui mettait unpeu de lumière à travers le sombre méli-mélo des colères qu’ilrapportait parmi nous, Volpatte parla par bribes, à travers lesnappes acharnées de pluie :

– Dès le premier patelin où on m’aexpédié à petite vitesse, j’en ai vu des chiées, des chiées, et i’sont commencé à m’faire une mauvaise impression sur moi. Toutessortes de services, de sous-services, de directions, de centres, debureaux, de groupes. Pendant les premiers temps, quand t’eslà-dedans, autant de bonhommes tu rencontres, autant d’servicesdifférents qui se ressemblent pas comme noms. C’est à en devenirr’tourné. Mon vieux, celui qui a inventé les noms de tous cesservices, il avait une rude tête !

» Alors, tu veux pas qu’j’en soyeindigestionné ? J’en ai plein mes mirettes et malgré moi,quand j’fais à moitié aut’chose, j’en rêve à moitié !

» Ah ! mon vieux, ruminait notrecamarade, tous ces mecs qui baguenaudent et qui papelardentlà-dedans, astiqués, avec des kébrocs et les paletots d’officiers,des bottines – qui marquent mal, quoi – et qui mangent du fin,s’mettent, quand ça veut, un cintième de casse-pattes dansl’cornet, s’lavent plutôt deux fois qu’une, vont à la messe,n’défument pas et l’soir s’empaillent dans la plume en lisant surle journal. Et ça dira, après :

« J’suis t’été à la guerre. »

Un point avait surtout frappé Volpatte etressortait de sa vision confuse et passionnée :

– Tous ces poilus-là, ça n’emporte passon couvert et son quart, pour manger sur le pouce. I’ leur fautses aises. I’s préfèr’t mieux aller s’installer chez une mouquèrede l’endroit, à une table exprès pour eux, pour chiquer la légume,et la rombière leur carre dans son buffet leur vaisselle, leursboîtes de conserves et tout leur bordel pour le bec, enfin, lesavantages de la richesse et de la paix dans ce sacré nom de Dieud’arrière !

Le voisin de Volpatte secoua la tête sous lescataractes qui tombaient du ciel et dit :

– Tant mieux pour eux.

– J’suis pas maboul… recommença à direVolpatte.

– P’t’êt ; mais t’es pasconséquent.

Volpatte se sentit injurié par ce terme ;il sursauta, leva furieusement la tête, et la pluie qui le guettaits’appliqua en paquet sur sa figure.

– Non, mais des fois ! Pasconséquent ! C’purin-là !

– Parfaitement, monsieur, reprit levoisin. J’dis qu’tu rousses et qu’pourtant tu voudrais bien être àleur place, à ces Jean Foutre.

– Pour sûr, mais qu’est-ce que ça prouve,face de fesse ? D’abord, nous, on a été au danger et ce s’raitbien not’ tour. C’est toujours les mêmes, que j’te dis, et pis,pa’ce qu’y a là-d’dans des jeunes qu’est fort comme un bœuf, etbalancé comme un lutteur, et pis pa’c’ qu’y en a trop. Tu vois,c’est toujours « trop » que j’dis, parce que c’estça.

– Trop ! qu’en sais-tu,vilain ? Ces services, connais-tu qui i’ sont ?

– J’sais pas c’qu’i’ sont, repartitVolpatte, mais j’dis…

– Tu crois qu’c’est pas un fourbi d’fairemarcher toutes les affaires des armées ?

– J’m’en fous, mais…

– Mais tu voudrais que ce s’rait toi,pas ? goguenarda le voisin invisible qui, au fond de soncapuchon sur lequel se déversaient les réservoirs de l’espace,cachait soit une grande indifférence, soit l’impitoyable désir defaire monter Volpatte.

– J’sais pas y faire, dit simplementcelui-ci.

– Y en a qui sav’t pour toi, intervint lavoix aiguë de Barque ; j’en ai connu un…

– Moi aussi, j’en ai vu ! hurladésespérément Volpatte dans la tempête. Tiens, pas loin du front, àj’sais pas quoi, où il y a l’hôpital d’évacuation et unesous-intendance, c’est là qu’j’ai rencontré c’t’anguille.

Le vent, qui passait sur nous, demanda encahotant :

– Qu’est-ce que c’est qu’ça ?

À ce moment, il se produisit une accalmie, etle mauvais temps laissa tant bien que mal parler Volpatte, quidit :

– I’ m’a servi d’guide dans tout lefouillis du dépôt comme dans une foire, vu qu’il était lui-même unedes curiosités de l’endroit. I’ m’menait dans des couloirs, dessalles de maisons ou d’baraquements supplémentaires ; i’m’entrouvrait une porte à étiquette ou m’la montrait et i’m’disait : « Vise ça, et ça donc, vise-le ! »J’ai visité avec lui ; mais lui n’est pas revenu, comme moi,aux tranchées : n’t’en fais pas. I’ n’en r’venait du reste pasnon plus, fais t’en pas. C’t’anguille, la première fois que j’l’aivue, elle marchait tout doucement dans la cour : « C’estl’service courant », qu’i’ m’dit. On a causé. L’lendemain, i’s’était fait coller ordonnance, pour couper à un départ, vuqu’c’était son tour de partir depuis l’commencement d’laguerre.

» Sur le pas de la porte où il s’était pagnotétoute la nuit dans un plumard, i’ cirait les godasses de sonouistiti : des palaces pompes jaunes. I’ leur z’y collaitd’l’encaustique, î’ les dorait, mon vieux. J’m’ai arrêté pour voirça. Le gars m’a raconté son histoire. Mon vieux, j’me rappelle plusbesef de c’bourrage de crâne arabe, pas plus que j’me rappelle del’Histoire de France et des dates qu’on chantait à l’école. Jamais,mon vieux, i’ n’avait été envoyé sur le front, quoique de la classe3 et un costaud bougre, tu sais. L’danger, la fatigue, la mocheriede la guerre, c’était pas pour lui, pour les autres, oui. I’ savaitque si i’ mettait l’pied sur la ligne de feu, la ligne prendraittoute la bête, aussi i’ coulait de toutes les pattes pour restersur place. On avait essayé de tous les moyens pour le posséder,mais c’était pas vrai, il avait glissé des pinces de tous lescapitaines, de tous les colonels, de tous les majors, qui s’étaientpourtant bougrement foutus en colère contre lui. I’ m’racontait ça.Comment qu’i’ f’sait ? I’ s’laissait tomber assis. I’ prenaitun air con. I’ faisait l’saucîsson. I’ d’venait comme un paquet delinge sale. « J’ai comme une espèce de fatiguegénérale », qu’i’ chialait. On savait pas comment l’prendreet, au bout d’un temps, on le laissait tomber, i’ s’faisaît vomirpar tout un chacun. V’là. I’ changeait sa manière aussi suivant lescirconstances, tu saisis ? Qué’qu’fois, l’pied y faisait mal,dont i’ savait salement bien s’servir. Et pis, i’ s’arrangeait,l’était au courant des binaises, savait toutes les occases. Tuparles d’un mecton qui connaissait les heures des trains ! Tul’voyais s’rentrer en s’glissant en douce dans un groupe du dépôtoù c’était l’filon, et y rester, toujours en douce poil-poil, etmême, i’ s’donnait beaucoup d’mal pour que les copains ayent besoinde lui. I’ s’levait à des trois heures du matin pour faite le jus,allait chercher de l’eau pendant que les autres bouffaient ;enfin quoi, partout où i’ s’était faufilé, il arrivait à être d’lafamille, c’pauv’ type, c’te charogne ! Il en mettait pour nepas en mettre. I’ m’faîsait l’effet d’un mec qu’attrait gagnéhonnêtement cent balles avec le travail et l’emmerdement qu’ilapporte à fabriquer un faux billet de cinquante. Mais voilà :I’ raboulera sa peau, çui-là. Au front, i’ s’rait emporté dansl’mouvement, mais pas si bête. I’ s’fout d’ceux qui prennent labourre sur la terre, et i’ s’foutra d’eux plus encore quand i’sseront d’ssous. Quand i’s auront fini tous de s’battre, i’ r’viendra chez lui. I’ dira à ses amis et connaissances :« Me v’là sain t’et sauf », et ses copains s’rontcontents, parce que c’est un bon type, avec des magnes gentilles,tout saligaud qu’il est, et – c’est bête comme tout – maisc’t’enfant d’vermine-là, tu l’gobes.

» Eh bien, des clients de c’calibre-là, fautpas croire qu’y en ait qu’un : y en a des tinées dans chaquedépôt, qui s’cramponnent et serpentent on ne sait pas comment àleur point d’départ, et disent : « J’marche pas »,et marchent pas, et on n’arrive jamais à les pousser jusqu’aufront. »

– C’est pas nouveau, tout ça, dit Barque.Nous l’savons, nous l’savons !

Y a les bureaux ! ajouta Volpatte, lancédans son récit de voyage. Y en a des maisons entières, des rues,des quartiers. J’ai vu que mon tout petit coin de l’arrière, unpoint, et j’en ai plein la vue. Non, j’n’aurais pas cru qu’pendantla guerre y avait tant d’hommes sur des chaises…

Une main, dans la file, sortit, tâtal’espace.

– V’là la sauce qui n’tombe plus…

– Alors, on va s’en aller, t’vasvouère…

En effet, on cria :« Marche ! »

L’averse s’était tue. On défila dans la longuemare mince qui stagnait dans le fond de la tranchée et surlaquelle, l’instant d’avant, se trémoussaient des plaques depluie.

Le murmure de Volpatte reprit dans le fatrasdu déambulement et les remous des pas pataugeurs.

Je l’entendais, en regardant se balancerdevant moi les épaules d’une pauvre capote pénétrée jusqu’auxos.

C’était après les gendarmes qu’en avait alorsVolpatte.

– À m’sure que tu tournes le dos àl’avant, t’en vois de plus en plus.

– I’ n’ont pas l’même champ d’batailleque nous.

Tulacque avait une vieille rancune contreeux.

– Faut voir, dit-il, comment dans lescantonnements les frères se développent, pour chercher d’abord oùbien loger et bien manger. Et puis, après qu’la chose du bidon estréglée, pour choper les débits clandestins. Tu les vois guetteravec la queue de l’œil les portes des casbas pour voir si des foisdes poilus n’en sortent pas en douce, avec un air d’avoir deuxairs, en r’luquant d’droite et d’gauche et en se léchant lesmoustaches.

– Y en a d’bons : j’en connais un,dans mon pays, la Côte-d’Or, d’où j’suis…

– Tais-toi, interrompit péremptoirementTulacque. I’ s’valent tous ; y en a pas un pour raccommoderl’autre.

– Oui, i’ sont heureux, dit Volpatte.Mais tu crois p’t’êtr’ qu’i’ sont contents ? Pas du tout… I’sroussent.

Il rectifia :

– Y en a un qu’j’ai rencontré et quiroussait. Il était bougrement embêté par la théorie :« C’est pas la peine d’apprendre la théorie, qu’i’ disait,elle change tout l’temps. T’nez, le service prévôtal ; ehbien, vous apprenez c’qui fait le principal chapitre de la chose,après c’n’est plus ça. Ah ! quand cette guerre s’ra-t-ellefinie ? » qu’i disait.

– I’s font ce qu’on leur dit de faire,ces gens, hasarda Eudore.

– Bien sûr. C’est pas d’leur faute, ensomme. N’empêche que ces soldats de profession, pensionnés,médaillés – alors que nous, on est qu’des civils auront eu unedrôle de façon de faire la guerre.

– Ça m’fait penser à un forestier qu’j’aivu aussi, dit Volpatte, qui f’sait d’la rouscaillure rapport auxcorvées qu’on l’obligeait. « C’est dégoûtant, m’disaitc’t’homme, c’qu’on fait d’nous. On est des anciens sous-offs, dessoldats ayant au moins quatre années de service. On nous donne lahaute paie, c’est vrai ; et après ? Nous sommes desfonctionnaires ! Mais on nous humilie. Dans les Q.G., on nousfait nettoyer, et enlever les ordures. Les civils voientc’traitement qu’on nous inflige et nous dédaignent. Et si tu asl’air de rouspéter, c’est tout juste si on n’parle pas de t’envoyeraux tranchées, comme les fantassins ! Qu’est-ce que devientnotre prestige ! Quand nous serons de retour dans lescommunes, comme gardes, après la guerre – si on en revient de laguerre – les gens, dans les communes et les forêts, diront :« Ah ! c’est vous que vous décrottiez les rues àX… ? » Pour reprendre notre prestige compromis parl’injustice et l’ingratitude humaines, j’sais bien – qu’i’ disait –qu’il va falloir verbaliser, et verbaliser encore, et verbaliser àtour de bras, même contre les riches, même contre lespuissants ! » qu’i’ disait.

– Moi, dit Lamuse, j’ai vu un gendarmequi était juste : « Le gendarme est sobre en général,qu’î’ disait. Mais il y a toujours de sales bougres partout,pas ? Le gendarme fait positivement peur à l’habitant, c’estun fait, qu’i’ disait ; eh bien, je l’avoue, y en a quiabusent à ça, et ceux-là – qu’est la racaille de la gendarmerie –s’font servir des p’tits verres. Si j’étais chef ou brigadier,j’les visserais, ceuss-là, et pas un peu, qu’i’disait, parce quel’opinion publique, qu’i’ disait encore, s’en prend au corps demétier du fait de l’abus d’un seul agent verbalisateur. »

– Moi, dit Paradis, un des plus mauvaisjours de ma vie c’est qu’une fois j’ai salué un gendarme, leprenant pour un sous-lieutenant, avec ses brisques blanches.Heureusement (j’dis pas ça pour me consoler, mais parce que toutd’même c’est p’t’êt’ vrai), heureusement que j’crois qu’i’ m’a pasvu.

Un silence.

– Oui, videmment, murmurent les hommes.Mais quoi faire ? Faut pas s’en faire.

Un peu plus tard, alors que nous étions assisle long d’un mur, le dos aux pierres, les pieds enfoncés et plantéspar terre, Volpatte continua son déballage d’impressions.

– J’entre dans une salle qu’était unbureau du Dépôt, celui d’la comptabilité, j’crois bien. Ellegrouillait d’tables. Y avait du monde là-d’dans comme au marché. Unnuage de paroles. Tout au long des murs de chaque côté, et aumilieu, des types assis devant leur étalage comme des marchandsd’vieux papiers. J’avais fait une demande pour être reversé dansmon régiment et on m’avait dit : « Démerde-toi etoccupe-toi z’en. » J’tombe sur un sergent, un p’tit poseur,frais comme l’œil, à lorgnon d’or – des lunettes à galon. Il étaitjeune, mais étant rengagé, il avait l’droit de n’pas partir àl’avant. J’y dis : « Sergent ! » Mais i’n’m’écoute pas, en train qu’il était d’engueuler un scribe :« C’est malheureux, mon garçon, qu’i’ disait : j’vous aidit vingt fois qu’il fallait en notifier un pour exécution au Chefd’escadron, Prévôt du C.A., et un à titre de renseignement, sanssignature, mais avec mention de la signature, au Prévôt de la Forcepublique d’Amiens et des centres de la région dont vous avez laliste – sous couvert, bien entendu, du général commandant larégion. C’est pourtant bien simple », qu’i’ disait.

» J’m’ai éloigné de trois pas pour attendrequ’il ait fini d’engueuler. Cinq minutes après, je m’suis approchédu sergent. I’ m’a dit : « Mon brave, j’ai pas l’tempsd’m’occuper d’vous, j’ai bien d’autres choses en tête. » Eneffet, il était dans tous ses états devant sa machine à écrire,c’t’espèce de moule, pa’c’qu’il avait oublié, qu’i’ disait,d’appuyer sur le levier d’la touche des majuscules, et alors, aulieu de souligner le titre de sa page, il avait foutu en pleindessus une ligne de 8. Alors, i’ n’entendait rien et i’ gueulaitcontre les Américains, vu qu’le système de sa machine venaitd’là.

» Après, i’ rouspétait contre une autre jambede laine, parce que sur le bordereau de réparation des cartes,qu’i’ disait, on n’avait pas mis le Service des Subsistances, leTroupeau de Bétail et le Convoi administratif de la 328eD.I.

» À côté, un outil s’entêtait à tirer sur lapâte plus de circulaires qu’elle ne pouvait et i’ suait sang et eaupour arriver à pondre des fantômes à peine lisibles. D’autrescausaient : « Où sont les attachesparisiennes ? » que demandait un élégant. Et pis i’n’appellent pas les choses par leur nom : « Dites-moidonc, s’il vous plaît, quels sont les éléments cantonnés àX… » Les éléments, qu’est-ce que c’est que ce parlage ?dit Volpatte.

» Au bout de la grande table où étaient lestypes que j’vous dis et dont j’m’avais approché et en haut delaquelle le sergent, derrière un monticule de papelards, sedémenait et donnait des ordres (l’aurait mieux fait de donnerd’l’ordre), un bonhomme ne faisait rien et tapotait sur son buvardavec sa patte : il était chargé, l’frère, du Service despermissions, et comme la grande attaque était commencée et que lespermissions étaient suspendues, ‘n n’avait pus rien à faire :« Chic ! alors ! » qu’i’ disait.

» Et ça, c’est une table dans une salle, dansun service, dans un dépôt. J’en ai vu d’autres, pis d’autres, deplus en plus. J’sais pus, c’est à d’venir louftingue, que j’tedis. »

– I’s avaient des brisques ?

– Pas beaucoup là, mais dans les servicesqui sont en deuxièmes lignes, tous en ont : t’as là-d’dans descollections, des jardins d’acclimatation de brisquards.

– C’que j’ai vu de plus joli en faitd’brisquards, dit Tulacque, c’est un automobiliste habillé dans undrap qu’t’aurais dit du satin, avec des brisques fraîches et descuirs d’officier anglais, tout soldat de 2e classe qu’ilétait. Et l’doigt à la joue, il était appuyé du coude sur c’te bathvoiture ornée de glaces, dont il était l’valet d’chambre. Tut’serais marré. I’ faisait un rond d’jambe, c’te chicfripouille !

– C’est tout à fait l’poilu qu’on voitdessiné dans les journaux à femmes, les chics petits journauxcochons.

Chacun a son souvenir, son couplet sur cesujet tant ruminé des « filoneurs », et tout le monde semet à déborder et à parler à la fois. Un brouhaha nous enveloppe aupied du mur triste où nous sommes tassés comme des ballots, dans ledécor piétiné, gris et boueux qui gît devant nous, stérilisé par lapluie.

– … Ses frusques commandées aupique-pouces, pas demandées au garde-mites.

– … Planton au Service routier, pis à laManute, pis cycliste au ravitaillement du XIeGroupe.

– … I’ a chaque matin un pli à porter auService de l’Intendance, au Canevas du Tir, à l’Equipage des Ponts,et le soir à l’A.D. et à l’A.T. C’est tout.

– … Quand j’suis rentré d’perme, disaitc’t’ ordonnance, les bonnes femmes nous acclamaient à toutes lesbarrières de passage à niveau du train. « Elles vous prenaientpour des soldats », qu’j’y dis…

– … « Ah ! qu’j’y dis, vousêtes donc mobilisé, vous, qu’j’y dis. – Parfaitement, qu’i’ m’dit,attendu qu’j’ai fait une tournée d’conférences en Amérique avecmission du ministre. C’est p’t’êt’ pas êt’ mobilisé, ça ? Dureste, mon ami, qu’i’ m’dit, j’paye pas mon loyer, donc je suismobilisé. »

– Et moi…

– Pour finir, cria Volpatte, qui fittaire tous les bourdonnements, avec son autorité de voyageurrevenant de là-bas, pour finir, j’en ai vu, d’un seul coup, touteune secouée à un gueuleton. Pendant deux jours, j’ai été comme aideà la cuisine d’un des groupes de C.O.A., parce qu’on ne pouvait pasme laisser à rien faire en attendant ma réponse, qui s’dépêchaitpas, vu qu’on y avait ajouté une redemande et une archi-demande etqu’elle avait, aller et retour, trop d’arrêts à faire à chaquebureau.

» Total, j’ai été cuistot dans c’bazar. Unefois j’ai servi, vu que l’cuisinier en chef était rentré depermission pour la quatrième fois, et était fatigué. J’voyais etj’entendais c’monde, toutes les fois qu’j’entrais dans la salle àmanger, qu’était dans la Préfecture, et qu’tout c’bruit chaud etlumineux m’arrivait sur la gueule.

» I’ n’y avait là-dedans rien que desauxiliaires, mais y en avait ben aussi dans l’nombre, du servicearmé : y avait rien qu’exclusivement des vieux, avec en plusquéqu’jeunes assis par-ci par-là.

» J’ai commencé a m’ marrer quand un d’cesmanches a dit : « Faut fermer les volets, c’est plusprudent. » Mon vieux on était à une pièce de deux centskilomètres de la ligne de feu, mais c’vérolé-là, i’ voulait fairecroire qu’y aurait danger d’bombardement d’aéro…

– J’ai bien mon cousin, dit Tirloir, ense fouillant, qui m’écrit… Tiens, v’là c’qu’i’ m’écrit :« Mon cher Adolphe, me voilà définitivement maintenu à Paris,comme attaché à la Boite 6o. Pendant qu’t’es là-bas, je reste doncdans la capitale à la merci d’un taube ou d’unzeppelin ! »

– Ah ! Hi ! Ho !

Cette phrase répand une douce joie et on ladigère comme une friandise.

– Après, reprit Volpatte, je m’suis marréplus encore pendant cette croûte d’embusqués. Comme dîner, çaf’sait bon : d’la morue, vu qu’c’était vendredi ; maispréparée comme les soles Marguerite, est-ce que je sais ? Maiscomme parlement…

– I’s appellent la baïonnette Rosalie,pas ?

– Oui, ces empaillés-là. Mais pendantl’dîner, ces messieurs parlaient surtout d’eux. Chacun, pourexpliquer qu’i’ n’était pas ailleurs, disait, en somme, tout endisant aut’ chose et tout en mangeant comme un ogre :« Moi, j’suis malade, moi, j’suis affaibli, r’gardez-moi c’teruine ; moi, j’suis gaga. » I’s allaient chercher desmaladies dans l’fond d’eux pour s’en affubler :« J’voulais partir pour la guerre, mais j’ai une hernie, deuxhernies, trois hernies. » Ah ! non, c’gueuleton !Les circulaires qui parlent d’expédier tout le monde, expliquait unloustic, c’est comme les vaudevilles, qu’il expliquait : y atoujours un dernier acte qui vient r’arranger tout le mic-mac dureste. C’troisième acte, c’est le paragraphe : « … àmoins que les besoins du service s’y opposent… » Y en a un quiracontait : « J’avais trois amis sur qui j’comptais pourun coup d’épaule. Je voulais m’adresser à eux : l’un aprèsl’autre un peu avant que j’fasse la demande, i’s ont été tués àl’ennemi ; croyez-vous, qu’i’ disait, que j’ai pas dechance ! » Un autre expliquait à un autre que, quant àlui, il aurait bien voulu partir, mais que le médecin-major l’avaitpris à bras-le-corps pour le retenir de force au dépôt dansl’auxiliaire. « Eh bien, qu’i’ disait, j’me suis résigné.Après tout, j’rendrai plus d’services en mettant mon intelligenceau service du pays qu’en portant l’sac. » Et c’lui qu’était àcôté faisait : « Oui », avec sa tirelire qu’étaitplumée en haut. Il avait bien consenti à aller à Bordeaux pendantl’moment où les Boches approchaient de Paris et où alors Bordeauxétait devenu la ville chic, mais après il était carrément revenu enavant, à Paris, et disait quéqu’chose comme ça : « Moij’suis utile à la France avec mon talent qu’i’ faut absolument quej’conserve à la France. »

» I’s parlaient d’autres qu’étaient paslà : du commandant qui s’mettait à avoir un caractèreimpossible et i’s expliquaient que tant plus i’ d’venait ramolli,tant plus i’ d’venait dur ; d’un général qui faisait desinspections inattendues à cette fin de débusquer le monde, maisqui, depuis huit jours, était au pieu, très malade. « Il vamourir sûrement ; son état n’inspire plus aucuneinquiétude », qu’i’s disaient, en fumant des cigarettes quedes poires de la haute envoient aux dépôts pour les soldats dufront. « Tu sais, qu’on disait, le tout p’tit Frazy, qui estsi mignon, c’chérubin, il a enfin trouvé un filon pourrester : on a demandé des tueurs de bœufs à l’abattoir, et ils’est fait embaucher là-dedans par protection, quoique licencié endroit et malgré qu’i’ soit clerc de notaire. Quant au filsFlandrin, il a réussi à s’faire nommer cantonnier. – Cantonnier,lui ? tu crois qu’on va l’laisser ? – Bien sûr, répond und’ces couillons, cantonnier c’est pour longtemps… »

– Tu parles d’imbéciles, grondeMarthereau.

– Et ils étaient tous jaloux, je n’saispas pourquoi, d’un nommé Pourin : « Autrefois i’ m’naitla grande vie parisienne : i’ déjeunait et dînait en ville. I’faisait dix-huit visites par jour. I’ papillonnait dans les salonsdepuis five o’clock jusqu’à l’aube. Il était infatigable pourconduire les cotillons, organiser des fêtes, avaler des pièces dethéâtre, sans compter les parties d’auto, le tout pleind’champagne. Mais v’là la guerre. Alors il n’est plus capable, lepauvre petit, de veiller un peu tard à un créneau et d’couper dufil de fer. Il lui faut rester tranquillement au chaud. Et puis,lui, un Parisien, aller en province, s’enterrer dans la vie destranchées ? Jamais de la vie ! « J’comprends, moi,répondait un mec, qu’ai trente-sept ans, j’suis arrivé à l’âge dem’soigner ! » Et pendant que c’t’individu disait ça,j’pensais à Dumont, l’garde-chasse, qu’avait quarante-deux ans, quia été défoncé auprès d’moi sur la cote 132, si près, qu’après quel’paquet de balles qui lui est entré dans la tête, mon corpsremuait du tremblement du sien.

– Et comment qu’i’s étaient avec toi, cesgibiers ?

– I’s’ foutaient d’moi, mais nel’montraient pas trop : de temps en temps seulement, quand i’spouvaient pus s’ r’tenir. I’s me r’gardaient du coin de l’œil etfaisaient surtout attention de n’pas m’toucher en passant, parceque j’étais encore sale de la guerre.

» Ça m’dégoûtait un peu d’être au milieu dec’t’amoncellement de g’noux creux, mais je m’disais :« Allons, t’es d’passage, Firmin. » Y a qu’une fois j’aifailli m’fout’ en rogne, c’est quand un a dit : « Plustard, quand on r’viendra, si on r’vient ». Ça non ! Iln’avait pas le droit de dire ça. Des phrases comme ça, pour lesavoir au bec, i’ faut les mériter : c’est comme unedécoration. J’veux bien qu’on filoche, mais pas qu’on joue àl’homme exposé quand on a foutu l’camp, avant d’partir. Et tu lesentendais aussi raconter des batailles, car i’s sont au courantmieux qu’toi des grands machins et d’la façon dont s’goupille laguerre, et après, quand tu r’viendras, si tu r’viens, c’est toiqu’auras tort au milieu de toute cette foule de blagueurs, avec tap’tite vérité.

» Ah ! ce soir-là, mon vieux, ces têtesdans la fumée des lumières, la ribouldingue de ces gens quijouissaient de la vie, qui profitaient de la paix ! On auraitdit un ballet d’théâtre, une fantasmagorie. Y en avait, y en avait…Y en a encore des cent mille », conclut enfin Volpatte,ébloui.

Mais les hommes qui payaient de leur force etde leur vie la sécurité des autres s’amusaient de la colère quil’étouffait, l’acculait dans son coin et le submergeait sous desspectres embusqués.

– Heureusement qu’i’ nous parle pas desouvriers d’usine qu’ont fait leur apprentissage à la guerre etd’tous ceux qui sont restés chez eux sous des prétextes de défensenationale mis sur pattes en cinq sec ! murmura Tirette. I’nous jamberait avec ça jusqu’à la Saint-Saucisson.

– Tu dis qu’y en a des cent mille, peaud’mouche, railla Barque. Eh bien, en 1914, t’entends bien ?Millerand, le ministre de la Guerre, a dit aux députés :« Il n’y a pas d’embusqués. »

– Millerand, grogna Volpatte, mon vieux,je l’connais pas, c’t’homme-là, mais, s’il a dit ça, c’est vraimentun salaud !

– Mon vieux, les autres, i’s font c’quiveul’t dans leur pays, mais chez nous, et même dans un régiment enligne, y a des filons, des inégalités.

– On est toujours, dit Bertrand,l’embusqué de quelqu’un.

– Ça c’est vrai : n’importe commenttu t’appelles, tu trouves, toujours, toujours, moins crapule etplus crapule que toi.

– Tous ceux qui chez nous ne montent pasaux tranchées, ou ceux qui ne vont jamais en première ligne ou mêmeceux qui n’y vont que de temps en temps, c’est, si tu veux, desembusqués et tu verrais combien y en a, si on ne donnait desbrisques qu’aux vrais combattants.

– Y en a deux cent cinquante par régimentde deux bataillons, dit Cocon.

– Y a les ordonnances, et à un moment, yavait même les tampons des adjudants.

– Les cuistots et les sous-cuistots.

– Les sergents-majors et le plus souventles fourriers.

– Les caporaux d’ordinaire et les corvéesd’ordinaire.

– Qué’ques piliers de bureau et la gardedu drapeau.

– Les vaguemestres.

– Les conducteurs, les ouvriers et toutela section, avec tous ses gradés, et même les sapeurs.

– Les cyclistes.

– Pas tous.

– Presque tout le service de santé.

– Pas des brancardiers, bien entendu,puisque non seulement i’s font un foutu métier, mais qu’i’ss’logent avec les compagnies et en cas d’assaut, chargent avec leurbrancard ; mais les infirmiers.

– C’est presque tous curés, surtout àl’arrière. Parce que, tu sais, les curés qui portent le sac, j’enai pas vu lourd, et toi ?

– Moi non plus. Dans les journaux, maispas ici.

– Y en a eu, i’ paraît.

– Ah !

– C’est égal ! L’fantassin i’ prendqu’èque chose dans guerre-là.

– Y en a d’autres aussi qui sont exposés.Y en a pas qu’pour nous !

– Si, dit âprement Tulacque, y en apresque que pour nous !

Il ajouta :

– Tu m’diras – j’sais bien c’que tu vasm’dire – que les automobilistes et les artilleurs lourds ont pris àVerdun. C’est vrai, mais i’s ont tout d’même le filon à côtéd’nous. Nous, on est exposés toujours comme eux l’ont été une fois(et même on a en plus les balles et les grenades qu’i’s n’ont pas).Les artilleurs lourds, i’s ont élevé des lapins près d’leursguitounes, et i’s ont fait des omelettes pendant dix-huit mois.Nous, on est vraiment au danger ; ceux qui y sont en partie,ou une fois, n’y sont pas. Alors, comme ça, tout le monde yserait : la bonne d’enfants qui navigue dans les rues d’Parisl’est aussi, pisqu’y a les taubes et les zeppelins, comme disaitc’t’andouille que parlait l’copain tout à l’heure.

– À la première expédition desDardanelles, y a bien un pharmacien blessé par un éclat. Tu m’croispas ? C’est vrai pourtant, un officier à bordure verte,blessé !

– C’est l’hasard, comme j’l’écrivais àMangouste, conducteur d’un cheval haut-le-pied à la section, et quia été blessé, mais lui c’était par un camion.

– Mais oui, c’est tel que ça. Après tout,une bombe peut dégringoler sur une promenade à Paris, ou àBordeaux.

– Oui, oui. Alors c’est trop facile dedire : « Faisons pas d’différence entre lesdangers ! » Minute. Depuis le commencement, y en aquelques-uns d’eux autres qui ont été tués par un malheureuxhasard : de nous, y en a qué’qu’s-uns qui vivent encore, parun hasard heureux. C’est pas pareil, ça, vu qu’quand on est mortc’est pour longtemps.

– Voui, dit Tirette, mais vous d’venezempoisonnants avec vos histoires d’embusqués. Du moment qu’on n’ypeut rien, faudrait voir à tourner la page. Ça me fait penser à unancien garde champêtre de Cherey, où on était l’mois dernier, quimarchait dans les rues de la ville en zyeutant partout pour dégoterun civil en âge de porter les armes, et qui flairait les fricoteurscomme un dogue. V’là-t-i’ pas qu’i’ s’arrête devant une fortecommère qu’avait d’la moustache, et ne r’garde plus que c’temoustache et il l’engueule : « Tu n’pourrais pas être surle front, toi ? »

– Moi, dit Pépin, j’m’en fais pas pourles embusqués ou les demi-embusqués, pisque c’est perdre le tempsqu’on a, mais où j’les ai à la caille, c’est quand i’ crânent.J’suis d’l’avis d’Volpatte : qu’i’s filonnent, bon, c’esthumain, mais qu’après, i’ viennent pas dire : « J’ai étéun guerrier. » Tiens, les engagés, par exemple…

– Ça dépend des engagés. Ceux qui se sontengagés sans conditions, dans l’infanterie, moi, j’ m’inclinedevant ces hommes-là, autant que d’vant ceux qui sont tués ;mais les engagés dans les services ou les armes spéciales, mêmel’artillerie lourde, i’ commencent à m’taper sur l’os. On lesconnaît, ceux-là ! I’s diront, en f’sant l’gracieux dans leurmonde : « J’m’ai engagé pour la guerre. – Ah ! commec’est beau, c’que vous avez fait ; vous avez, de votre proprevolonté, affronté la mitraille ! – Mais oui, madame lamarquise, j’suis comme ça. » Eh, va donc, fumiste !

– J’connais un monsieur qui s’est engagédans les parcs d’aviation. Il avait un bel uniforme : ilaurait mieux fait de s’engager à l’Opéra-Comique.

– Oui, mais c’est toujours la mêmehistoire. I’ n’aurait pas pu dire après dans les salons :« Tenez, me v’la : regardez ma gueule d’engagévolontaire ! »

– Qu’est-ce que j’dis « il auraitaussi bien fait ! » Il aurait beaucoup mieux fait, oui.Au moins il aurait carrément fait rigoler les autres, au lieu d’lesfaire rire jaune.

– Tout ça, c’est d’la bath potiche peinteà neuf et bien décorée, de toutes sortes de décorations, mais quine va pas au feu.

– Si n’y avait qu’des gars comme ça, lesBoches s’raient à Bayonne.

– Quand y a la guerre, on doit risquer sapeau, pas, caporal ?

– Oui, dit Bertrand. Il y a des momentsoù le devoir et le danger c’est exactement la même chose. Quand lepays, quand la justice et la liberté sont en danger, ce n’est pasen se mettant à l’abri qu’on le défend. La guerre signifie aucontraire danger de mort et sacrifice de la vie pour tout le monde,pour tout le monde : personne n’est sacré. Il faut donc yaller tout droit, jusqu’au bout, et non pas faire semblant de lefaire, avec un uniforme de fantaisie. Les services de l’arrière,qui sont nécessaires, doivent être assurés automatiquement par lesvrais faibles et les vrais vieux.

– Vois-tu, y a eu trop d’gens riches et àrelations qui ont crié : « Sauvons la France ! – etcommençons par nous sauver ! » À la déclaration de laguerre, y a eu un grand mouvement pour essayer de se défiler, voilàc’qu’y a eu. Les plus forts ont réussi. J’ai remarqué, moi, dansmon p’tit coin, qu’c’étaient surtout ceux qui gueulaient le plus,avant, au patriotisme… – En tout cas – comme ils disaient tout àl’heure, eux autres – si on s’carre à l’abri, la dernière vacheriequ’on puisse faire c’est d’faire croire qu’on a risqué. Pa’c queceux qui risquent vraiment, j’te l’redis, méritent le même hommageque les morts.

– Et pis après ? C’est toujourscomme ça, mon vieux. Tu changeras pas l’homme.

– Rien à faire. Rouspéter,t’plaindre ? Tiens, en fait d’plainte, t’as connuMargoulin ?

– Margoulin, c’bon type de chez nousqu’on a laissé mourir sur le Crassier parc’ qu’on l’a crumort ?

– Eh ben, lui voulait s’plaindre. Tousles jours i’ parlait d’faire une réclamation sur tout ça là-dessusau capitaine, au commandant, et de d’mander qu’i’ soit établi quechacun montera à son tour aux tranchées. Tu l’entendais dire aprèsla croûte : « J’y dirai, vrai comme v’là un quart de vinlà. » Et l’instant d’après : « Si j’y dis pas, c’estqu’jamais y a un quart de vin là. » Et si tu r’passais tul’r’entendais : « Tiens, c’est-i’ un quart de vinça ? Eh bien, tu verras si j’y dirai ! »Total : i’ n’a rien dit du tout. Tu m’diras : « Il aété tué. » C’est vrai, mais avant, il avait eu largement letemps de le faire deux mille fois s’il avait osé.

– Tout ça, ça m’emmerde, gronda Blaire,sombre, avec un éclair de fureur.

– Nous autres, on n’a rien vu – vu qu’onvoit rien.

– Mais si on voyait !…

– Mon vieux, s’écria Volpatte, lesdépôts, écoute bien c’que j’vais t’dire : faudrait détournerdans eux tous, tout partout, la Seine, la Garonne, le Rhône et laLoire pour les nettoyer. En attendant là-dedans, i’s vivent, etmême i’s vivent bien, et i’s vont roupiller tranquillement, chaquenuit, chaque nuit !

Le soldat se tut. Au loin, il voyait, lui, lanuit qu’on passe, recroquevillé, palpitant d’attention et toutnoir, au fond du trou d’écoute dont se silhouette, tout autour, lamâchoire déchiquetée, chaque fois qu’un coup de canon jette sonaube dans le ciel.

Cocon fit amèrement :

– Ça ne donne pas envie de mourir.

– Mais si, reprend placidement quelqu’un,mais si… N’exagère pas, voyons, peau d’hareng saur.

Chapitre 10Argoval

Le crépuscule du soir arrivait du côté de lacampagne. Une brise douce, douce comme des paroles,l’accompagnait.

Dans les maisons posées le long de cette voievillageoise – grande route habillée sur quelques pas en grande rue– les chambres, que leurs fenêtres blafardes n’alimentaient plus dela clarté de l’espace, s’éclairaient de lampes et de chandelles, desorte que le soir on sortait pour aller dehors, et qu’on voyaitl’ombre et la lumière changer graduellement de place.

Au bord du village, vers les champs, dessoldats déséquipés erraient, le nez au vent. Nous finissions lajournée en paix. Nous jouissions de cette oisiveté vague dont onéprouve la bonté quand on est vraiment las. Il faisait beau ;l’on était au commencement du repos, et on rêvait. Le soir semblaitaggraver les figures avant de les assombrir, et les frontsréfléchissaient la sérénité des choses.

Le sergent Suilhard vint à moi et me prit parle bras. Il m’entraîna.

– Viens, me dit-il, je vais te montrerquelque chose.

Les abords du village abondaient en rangées degrands arbres calmes, qu’on longeait, et, de temps en temps, lesvastes ramures, sous l’action de la brise, se décidaient à quelquelent geste majestueux.

Suilhard me précédait. Il me conduisît dans unchemin creux qui tournait, encaissé ; de chaque côté, poussaitune bordure d’arbustes dont les faîtes se rejoignaient étroitement.Nous marchâmes quelques instants environnés de verdure tendre. Undernier reflet de lumière, qui prenait ce chemin en écharpe,accumulait dans les feuillages des points jaune clair ronds commedes pièces d’or.

– C’est joli, fis-je.

Il ne disait rien. Il jetait les yeux de côté.Il s’arrêta.

– Ça doit être là.

Il me fit grimper par un petit bout de chemindans un champ entouré d’un vaste carré de grands arbres, et bondéd’une odeur de foin coupé.

– Tiens ! remarquai-je en observantle sol, c’est tout piétiné par ici. Il y a eu une cérémonie.

– Viens, me dit Suilhard.

Il me conduisit dans le champ, non loin del’entrée. Il y avait là un groupe de soldats qui parlaient à voixbaissée. Mon compagnon tendit la main.

– C’est là, dit-il.

Un piquet très bas – un mètre à peine – étaitplanté à quelques pas de la haie, faite à cet endroit de jeunesarbres.

– C’est là, dit-il, qu’on a fusillé lesoldat du 204, ce matin.

» On a planté le poteau dans la nuit. On aamené le bonhomme à l’aube, et ce sont les types de son escouadequi l’ont tué. Il avait voulu couper aux tranchées ; pendantla relève, il était resté en arrière, puis était rentré en douce aucantonnement. Il n’a rien fait autre chose ; on a voulu, sansdoute, faire un exemple. »

Nous nous approchâmes de la conversation desautres :

– Mais non, pas du tout, disait l’un.C’était pas un bandit ; c’était pas un de ces durs caillouxcomme tu en vois. Nous étions partis ensemble. C’était un bonhommecomme nous, ni plus, ni moins un peu flemme, c’est tout. Il étaiten première ligne depuis le commencement, mon vieux, et j’l’aijamais vu saoul, moi.

– Faut tout dire : malheureusementpour lui, qu’il avait de mauvais antécédents. Ils étaient deux, tusais, à faire le coup. L’autre a pigé deux ans de prison. MaisCajard[1] à cause d’une condamnation qu’il avaiteue dans le civil, n’a pas bénéficié de circonstances atténuantes.Il avait, dans le civil, fait un coup de tête étant saoul.

– On voit un peu d’sang par terre quandon r’garde, dit un homme penché.

– Y a tout eu, reprit un autre, lacérémonie depuis A jusqu’à Z, le colonel à cheval, ladégradation ; puis on l’a attaché, à c’petit poteau bas,c’poteau d’bestiaux. Il a dû être forcé de s’mettre à genoux ou des’asseoir par terre avec un petit poteau pareil.

– Ça s’comprendrait pas, fit un troisièmeaprès un silence, s’il n’y avait pas cette chose de l’exemple quedisait le sergent.

Sur le poteau, il y avait, gribouillées parles soldats, des inscriptions et des protestations. Une croix deguerre grossière, découpée en bois, y était clouée etportait : « À Cajard, mobilisé depuis août 1914, laFrance reconnaissante. »

En rentrant au cantonnement, je vis Volpatte,entouré, qui parlait. Il racontait quelque nouvelle anecdote de sonvoyage chez les heureux.

Chapitre 11Le chien

Il faisait un temps épouvantable. L’eau et levent assaillaient les passants, criblaient, inondaient etsoulevaient les chemins.

De retour de corvée, je regagnais notrecantonnement, à l’extrémité du village. À travers la pluie épaisse,le paysage de ce matin-là était jaune sale, le ciel tout noir –couvert d’ardoises. L’averse fouettait l’abreuvoir avec ses verges.Le long des murs, des formes se rapetissaient et filaient, pliées,honteuses, en barbotant.

Malgré la pluie, la basse température et levent aigu, un attroupement s’agglomérait devant la poterne de laferme où nous logions. Les hommes serrés là, dos à dos, formaient,de loin, comme une vaste éponge grouillante. Ceux qui voyaient,par-dessus les épaules et entre les têtes, écarquillaient les yeuxet disaient :

– Il en a du fusil, le gars !

– Pour n’avoir pas les grolles, i’ n’apoint les grolles !

Puis les curieux s’éparpillèrent, le nez rougeet la face trempée, dans l’averse qui cinglait et la bise quipinçait, et, laissant retomber leurs mains qu’ils avaient levées auciel d’étonnement, ils les enfonçaient dans leurs poches.

Au centre, demeura, strié de pluie, le sujetdu rassemblement : Fouillade, le torse nu, qui se lavait àgrande eau.

Maigre comme un insecte, agitant de longs brasminces, frénétique et tumultueux, il se savonnait et s’aspergeaitla tête, le cou et la poitrine jusqu’au grillage proéminent de sescôtes. Sur sa joue creusée en entonnoir l’énergique opération avaitétalé une floconneuse barbe de neige, et elle accumulait sur lesommet de son crâne une visqueuse toison que la pluie perforait depetits trous.

Le patient utilisait, en guise de baquet,trois gamelles qu’il avait remplies d’eau trouvée on ne savait oùdans ce village où il n’y en avait pas, et, comme il n’existaitnulle part, dans l’universel ruissellement céleste et terrestre, deplace propre pour poser quoi que ce fût, il fourrait, après usage,sa serviette dans la ceinture de son pantalon, et mettait, chaquefois qu’il s’en était servi, son savon dans sa poche.

Ceux qui étaient encore là admiraient cettegesticulation épique au sein des intempéries, et répétaient enhochant la tête :

– C’est une maladie de propreté qu’ila.

– Tu sais qu’i’ va avoir une citation,qu’on dit, pour l’affaire du trou d’obus avec Volpatte.

– Ben, mon vieux cochon, les a pasvolées, ses citations !

Et on mêlait, sans bien s’en rendre compte,les deux exploits, celui de la tranchée et celui-là, et on leregardait comme le héros du jour, tandis qu’il soufflait,reniflait, haletait, rauquait, crachait, essayait de s’essuyer sousla douche aérienne, par coups rapides et comme par surprise, puis,enfin, se rhabillait.

Une fois lavé, il a froid.

Il tourne sur place et se poste, debout, àl’entrée de la grange où l’on gîte. La bise glaciale tache etplacarde la peau de sa longue face creuse et basanée, tire deslarmes de ses yeux et les éparpille sur ses joues grillées jadispar le mistral ; et son nez aussi pleure et pleuvote.

Vaincu par la morsure continue du vent quil’attrape aux oreilles, malgré son cache-nez noué autour de satête, et aux mollets malgré les bandes jaunes dont ses jambes decoq sont écaillées, il rentre dans la grange, mais il en ressortaussitôt, en roulant des yeux féroces et en murmurant :« Pute de moine ! » et :« Voleur ! » avec l’accent qui éclôt aux gosiers àmille kilomètres d’ici, dans le coin de terre d’où la guerrel’exila.

Et il reste debout, dehors, dépaysé plus qu’ilne le fut jamais dans ce décor septentrional. Et le vent vient, seglisse en lui, et revient, avec de brusques mouvements, secouer etmalmener ses formes décharnées et légères d’épouvantail.

C’est qu’elle est quasi inhabitable – coquinede Dious ! – la grange qu’on nous a assignée pour vivrependant cette période de repos. Cet asile s’enfonce, ténébreux,suintant et étroit comme un puits. Toute une moitié en est inondée– on y voit surnager des rats – et les hommes sont massés dansl’autre moitié. Les murs, faits de lattes agglutinées par de laboue séchée, sont cassés, fendus, percés, sur tout le pourtour, etlargement troués dans le haut. On a bouché tant bien que mal, lanuit où l’on est arrivé – jusqu’au matin – les lézardes qui sont àportée de la main, en y fourrant des branches feuillues et desclaies. Mais les ouvertures du haut et du toit sont toujoursbéantes. Alors qu’un faible jour impuissant y demeure suspendu, levent, au contraire, s’y engouffre, s’y aspire de tous côtés, detoute sa force, et l’escouade subit la poussée d’un éternel courantd’air.

Et quand on est là, on demeure planté debout,dans cette pénombre bouleversée, à tâtonner, à grelotter et àgeindre.

Fouillade, qui est rentré encore une fois,aiguillonné par le froid, regrette de s’être lavé. Il a mal auxreins et dans le côté. Il voudrait faire quelque chose, maisquoi ?

S’asseoir ? Impossible. C’est trop sale,là-dedans : la terre et les pavés sont enduits de boue, et lapaille disposée pour le couchage est tout humide à cause de l’eauqui s’y infiltre et des pieds qui s’y décrottent. De plus, si l’ons’assoit, on gèle, et si on s’étend sur la paille, on est incommodépar l’odeur du fumier et égorgé par les émanations ammoniacales…Fouillade se contente de regarder sa place en bâillant à décrochersa longue mâchoire qu’allonge une barbiche où l’on verrait despoils blancs si le jour était vraiment le jour.

– Les autres copains et poteaux, ditMarthereau, faut pas croire qu’i’ soyent mieux ni plus bien quenous. Après la soupe, j’ai été voir un gibier à la onzième, dans laferme, près de l’infirmerie. Il faut enjamber de l’autre côté d’unmur par une échelle trop courte – tu parles d’un coup de ciseaux,remarque Marthereau qui est court sur pattes – et une fois qu’t’esdans c’poulailler et c’clapier, t’es bousculé et pigné par tout unchacun et tu gênes tout un chacun. Tu sais pas où mett’ tes pommes.J’suis filé de là en ripant.

– J’ai voulu, moi, dit Cocon, quand on aété quittes de becqueter, entrer chez l’forgeron pomper quelquechose de chaud, en l’achetant. Hier, i’ vendait du jus, mais descognes sont passés là ce matin : le bonhomme a la tremblote etil a fermé sa porte à clef.

Fouillade les a vus rentrer la tête basse etvenir s’échouer au pied de leur litière.

Lamuse a essayé de nettoyer son fusil. Mais onne peut pas nettoyer son fusil ici, même en s’installant par terre,près de la porte, même en soulevant la toile de tente mouillée,dure et glacée, qui pend devant comme une stalactite : il faittrop sombre.

– Et pis, ma vieille, si tu laissestomber une vis, tu peux t’mettre la corde pour la retrouver,surtout qu’on est bête de ses pattes quand on a froid.

– Moi, j’aurais des choses à coudre,mais, salut !

Reste une alternative : s’étendre sur lapaille, en s’enveloppant la tête dans un mouchoir ou une serviettepour s’isoler de la puanteur agressive qu’exhale la fermentation dela paille, et dormir. Fouillade qui n’est, aujourd’hui, ni decorvée, ni de garde, et est maître de tout son temps, s’y décide.Il allume une bougie pour chercher dans ses affaires, dévide leboyau d’un cache-nez, et on voit ses formes étiques, découpées ennoir, qui se plient et se déplient.

– Aux patates, là-dedans, mes petitsagneaux ! brame à la porte, dans une forme encapuchonnée, unevoix sonore.

C’est le sergent Henriot. Il est bonhomme etmalin, et tout en plaisantant avec une grossièreté sympathique, ilsurveille l’évacuation du cantonnement à cette fin que personne netire au flanc. Dehors, dans la pluie infinie, sur la routecoulante, s’égrène la deuxième section, racolée, elle aussi, etpoussée au travail par l’adjudant. Les deux sections se mêlent. Ongrimpe la rue, on gravit le monticule de terre glaise où fume lacuisine roulante.

– Allons, mes enfants, jetons-en un coup,c’est pas long quand tout le monde s’y met… Allons, qu’est-ce t’asà rouspéter, encore, toi ? Ça sert à rien.

Vingt minutes après, on rentre au trot. Dansla grange, on ne touche plus en tâtonnant que des choses et desformes trempées, humides et frigides, et une âcre senteur de bêtemouillée s’ajoute aux exhalaisons du purin que renferment noslits.

On se rassemble, debout, autour des madriersqui soutiennent la grange, et autour des filets d’eau qui tombentverticalement des trous du toit – vagues colonnes au vaguepiédestal d’éclaboussements.

– Les voilà ! crie-t-on.

Deux masses, successivement, bouchent laporte, saturées d’eau et qui s’égouttent : Lamuse et Barquesont allés à la recherche d’un brasero. Ils reviennent de cetteexpédition, complètement bredouilles, hargneux et farouches :« Pas l’ombre d’un fourneau. D’ailleurs ni bois ni charbon,même en se ruinant pour. »

Impossible d’avoir du feu.

– La commande, elle est loupée, et là oùj’ai pas réussi, personne réussira, dit Barque avec un orgueil quecent exploits justifient.

On reste immobiles, on se déplace lentement,dans le peu d’espace qu’on a, assombris par tant de misère.

– À qui c’journal ?

– Ch’est à mi, dit Bécuwe.

– Qu’est-c’qui chante ? Ah, zut, onpeut pas lire dans c’te nuit !

– I’s disent comme cha, qu’à ch’t’heure,on a fait tout ch’qu’i’ fallait pour l’soldats, et les récaufirdans s’tranchées. I’s ont toudi ch’qu’i leur faut, et d’lainages,et d’kemises, d’fourneaux, d’brasos et d’carbon à pleins tubins. Etqu’ch’est comme cha dans l’tranchées d’première ligne.

– Ah ! tonnerre de Dieu !ronchonnent quelques-uns des pauvres prisonniers de la grange, etils montrent le poing au vide du dehors et au papier dujournal.

Mais Fouillade se désintéresse de ce qu’ondit. Il a plié dans l’ombre sa grande carcasse de don Quichottebleuâtre et tendu son cou sec tressé de cordes à violon. Quelquechose est là, par terre, qui l’attire.

C’est Labri, le chien de l’autre escouade.

Labri, vague berger mâtiné à queue coupée, estcouché en rond sur une toute petite litière de poussière depaille.

Il le regarde et Labri le regarde.

Bécuwe s’approche et, avec son accent chantantdes environs de Lille :

– Il minge pas s’pâtée. Il va pas,ch’tiot kien. Eh ! Labri, qu’ch’qu’to as ? V’là tin pain,tin viande. R’vêt’ cha. Cha est bon, deslo qu’est dans t’tubin… I’s’ennuie, i’ souffre. Un d’ch’matin, on l’r’trouvera, ilo,crévé.

Labri n’est pas heureux. Le soldat à qui ilest confié est dur pour lui et le malmène volontiers, et, parailleurs, ne s’en préoccupe guère. L’animal est attaché toute lajournée. Il a froid, il est mal, il est abandonné. Il ne vit pas savie. Il a, de temps en temps, des espoirs de sortie en voyant qu’ons’agite autour de lui, il se lève en s’étirant et ébauche unfrétillement de queue. Mais c’est une illusion, et il se recouche,en regardant exprès à côté de sa gamelle presque pleine.

Il s’ennuie, il se dégoûte de l’existence.Même s’il évite la balle ou l’éclat auquel il est tout aussi exposéque nous, il finira par mourir ici.

Fouillade étend sa maigre main sur la tête duchien ; celui-ci le dévisage à nouveau. Leurs deux regardssont pareils, avec cette différence que l’un vient d’en haut etl’autre d’en bas.

Fouillade s’est assis tout de même – tantpis ! – dans un coin, les mains protégées par les plis de sacapote, ses longues jambes refermées comme un lit pliant.

Il songe, les yeux clos sous ses paupièresbleutées. Il revoit. C’est un de ces moments où le pays dont on estséparé prend, dans le lointain, des douceurs de créature. L’Héraultparfumé et coloré, les rues de Cette. Il voit si bien, de si près,qu’il entend le bruit des péniches du canal du Midi et desdéchargements des docks, et que ces bruits familiers l’appellentdistinctement.

En haut du chemin qui sent le thym etl’immortelle si fort que cette odeur vient dans la bouche et estpresque un goût, au milieu du soleil, dans une bonne brise touteparfumée et chauffée, qui n’est que le coup d’aile des rayons, surle mont Saint-Clair, fleurit et verdoie la baraquette des siens. Delà, on voit en même temps, se rejoignant, l’étang de Thau, qui estvert bouteille, et la mer Méditerranée, qui est bleu ciel, et onaperçoit aussi quelquefois, au fond du ciel indigo, le fantômedécoupé des Pyrénées.

C’est là qu’il est né, qu’il a grandi,heureux, libre. Il jouait, sur la terre dorée et rousse, et même iljouait au soldat. L’ardeur de manier un sabre de bois animait sesjoues rondes qui sont maintenant ravinées et comme cicatrisées… Ilouvre les yeux, regarde autour de lui, hoche la tête, et s’adonneau regret du temps où il avait un sentiment pur, exalté, ensoleilléde la guerre et de la gloire.

L’homme met sa main devant ses yeux, pourretenir la vision intérieure.

Maintenant, c’est autre chose.

C’est là-haut au même endroit, que, plus tard,il a connu Clémence. La première fois, elle passait, luxueuse desoleil. Elle portait dans ses bras une javelle de paille et ellelui est apparue si blonde qu’à côté de sa tête la paille avaitl’air châtain. La seconde fois, elle était accompagnée d’une amie.Elles s’étaient arrêtées toutes les deux pour l’observer. Il lesentendit chuchoter et se tourna vers elles. Se voyant découvertes,les deux jeunes filles se sauvèrent en froufroutant, avec un rirede perdrix.

Et c’est là aussi qu’ils ont, tous les deux,ensuite, établi leur maison. Sur le devant court une vigne qu’ilsoigne en chapeau de paille, quelle que soit la saison. À l’entréedu jardin se tient le rosier qu’il connaît bien et qui ne se sertde ses épines que pour essayer de le retenir un peu quand ilpasse.

Retournera-t-il près de tout cela ?Ah ! il a vu trop loin au fond du passé, pour ne pas voirl’avenir dans son épouvantable précision. Il songe au régimentdécimé à chaque relève, aux grands coups durs qu’il y a eu et qu’ily aura, et aussi à la maladie, et aussi à l’usure…

Il se lève, s’ébroue, pour se débarrasser dece qui fut et de ce qui sera. Il retombe au milieu de l’ombreglacée et balayée par le vent, au milieu des hommes épars etdécontenancés qui, à l’aveugle, attendent le soir ; il retombedans le présent, et continue à frissonner.

Deux pas de ses longues jambes le font butersur un groupe où, pour se distraire et se consoler, à mi-voix onparle mangeaille.

– Chez moi, dit quelqu’un, on fait despains immenses, des pains ronds, grands comme des roues de voiture,tu parles !

Et l’homme se donne la joie d’écarquiller lesyeux tout grands, pour voir les pains de chez lui.

– Chez nous, intervient le pauvreMéridional, les repas de fêtes sont si longs, que le pain, frais aucommencement, est rassis à la fin !

– Y a un p’tit vin… I’ n’a l’air de rien,ce p’tit vin d’chez nous, eh bien, mon vieux, s’i n’a pas quinzedegrés, il n’en a pa’ un !

Fouillade parle alors d’un rouge presqueviolet, qui supporte bien le coupage, comme s’il avait été mis aumonde pour ça.

– Nous, dit un Béarnais, y al’jurançon ; mais l’vrai, pas c’qu’on t’vend pour jurançon etqui vient d’Paris. Moi, j’connais un des propriétairesjustement.

– Si tu vas par là, dit Fouillade, j’aichez moi les muscats de tout genre, de toutes les couleurs de lagamme, tu croirais des échantillons d’étoffes de soie. Tu viendraischez moi un mois d’temps que j’t’en f’rais goûter chaque jour dupas pareil, mon pitchoun.

– Tu parles d’une noce ! dit lesoldat reconnaissant.

Et il arrive que Fouillade s’émotionne à cessouvenirs de vin où il se plonge et qui lui rappellent aussi lalumineuse odeur d’ail de sa table lointaine. Les émanations du grosbleu et des vins de liqueur délicatement nuancés lui montent à latête, parmi la lente et triste tempête qui sévit dans lagrange.

Il se remémore brusquement qu’établi dans levillage où l’on cantonne est un cabaretier originaire de Béziers.Magnac lui a dit : « Viens donc me voir, mon camarade, unde ces quatre matins, on boira du vin de là-bas, macarelle !J’en ai quelques bouteilles que tu m’en diras desnouvelles. »

Cette perspective, tout d’un coup, éblouitFouillade. Il est parcouru dans toute sa longueur d’untressaillement de plaisir, comme s’il avait trouvé sa voie… Boiredu vin du Midi et même de son Midi spécial, en boire beaucoup… Ceserait si bon de revoir la vie en rose, ne serait-ce qu’unjour ! Hé oui, il a besoin de vin, et il rêve de segriser.

Incontinent, il quitte les parleurs pour allerde ce pas s’attabler chez Magnac.

Mais il se cogne à la sortie, à l’entrée –contre le caporal Broyer, qui va galopant dans la rue comme uncamelot en criant à chaque ouverture :

– Au rapport !

La compagnie se rassemble et se forme encarré, sur la butte glaiseuse où la cuisine roulante envoie de lasuie à la pluie.

– J’irai boire après le rapport, se dîtFouillade.

Et il écoute, distraitement, tout à son idée,la lecture du rapport. Mais si distraitement qu’il écoute, ilentend le chef qui lit : « Défense absolue de sortir descantonnements avant dix-sept heures, et après vingt heures »,et le capitaine qui, sans relever le murmure circulaire des poilus,commente cet ordre supérieur :

– C’est ici le Quartier Général de laDivision. Tant que vous y serez, ne vous montrez pas. Cachez-vous.Si le Général de Division vous voit dans la rue, il vous feraimmédiatement mettre de corvée. Il ne veut pas voir un soldat.Restez cachés toute la journée au fond de vos cantonnements. Faitesce que vous voudrez, à condition qu’on ne vous voie pas,personne !

Et l’on rentre dans la grange.

Il est deux heures. Ce n’est que dans troisheures, quand il fera tout à fait nuit, que l’on pourra se risquerdehors sans être puni.

Dormir en attendant ? Fouillade n’a plussommeil ; son espoir de vin l’a secoué. Et puis, s’il dort lejour, il ne dormira pas la nuit. Ça non ! Rester les yeuxouverts, la nuit, c’est pire que le cauchemar.

Le temps s’assombrit encore. La pluie et levent redoublent, dehors et dedans…

Alors quoi ? si on ne peut ni resterimmobile, ni s’asseoir, ni se coucher, ni se balader, nitravailler, quoi ?

Une détresse grandissante tombe sur ce groupede soldats fatigués et transis, qui souffrent dans leur chair et nesavent vraiment pas quoi faire de leur corps.

– Nom de Dieu, c’qu’on est mal !

Ces abandonnés crient cela comme unelamentation, un appel au secours.

Puis, instinctivement, ils se livrent à laseule occupation possible ici-bas pour eux : faire les centpas sur place pour échapper à l’ankylose et au froid.

Et les voilà qui se mettent à déambuler trèsvite, de long en large, dans ce local exigu qu’on a parcouru entrois enjambées, qui tournent en rond, se croisant, se frôlant,penchés en avant, les mains dans les poches, en tapant la semellepar terre. Ces êtres que cingle la bise jusque sur leur paille,semblent un assemblage de miséreux déchus des villes qui attendent,sous un ciel bas d’hiver, que s’ouvre la porte de quelqueinstitution charitable. Mais la porte ne s’ouvrira pas pourceux-là, sinon dans quatre jours, à la fin du repos, un soir, pourremonter aux tranchées.

Seul dans un coin, Cocon est accroupi. Il estdévoré de poux, mais, affaibli par le froid et l’humidité, il n’apas le courage de changer de linge, et il reste là, sombre,immobile et mangé…

À mesure qu’on approche, malgré tout, de cinqheures du soir, Fouillade recommence à s’enivrer de son rêve devin, et il attend, avec cette lueur à l’âme.

– Quelle heure est-il ?… Cinq heuresmoins un quart… Cinq heures moins cinq… Allons !

Il est dehors dans la nuit noire. Par grandssautillements clapotants, il se dirige vers l’établissement deMagnac, le généreux et loquace Biterrois. Il a grand-peine àtrouver la porte dans le noir et la pluie d’encre. Bou Diou, ellen’est pas éclairée ! Bou Diou d’bou Diou, elle estfermée ! La lueur d’une allumette, qu’abrite sa grande mainmaigre comme un abat-jour, lui montre la pancarte fatidique :« Etablissement consigné à la troupe. » Magnac, coupablede quelque infraction, a été exilé dans l’ombre etl’inaction !

Et Fouillade tourne le dos à l’estaminetdevenu la prison du cabaretier solitaire. Il ne renonce pas à sonrêve. Il ira ailleurs, ce sera du vin ordinaire, et il paiera,voilà tout.

Il met la main dans sa poche pour tâter sonporte-monnaie. Il est là.

Il doit avoir trente-sept sous. Ce n’est pasle Pérou, mais…

Mais subitement, il sursaute et s’arrête neten s’envoyant une claque sur le front. Son interminable figure faitune affreuse grimace, masquée par l’ombre.

Non, il n’a plus trente-sept sous ! Hé,couillon qu’il est ! Il avait oublié la boîte de sardinesqu’il a achetée la veille, tellement les macaroni gris del’ordinaire le dégoûtaient, et les chopes qu’il a payées auxcordonniers qui lui ont remis des clous à ses brodequins.

Misère ! Il ne doit plus avoir que treizesous !

Pour arriver à s’exciter comme il convient età se venger de la vie présente, il lui faudrait bien un litre etdemi, foutre ! Ici, le litre de rouge coûte vingt et un sous.Il est loin de compte.

Il promène ses yeux dans les ténèbres autourde lui. Il cherche quelqu’un. Il existe peut-être un camarade quilui prêterait de l’argent, ou bien qui lui paierait un litre.

Mais, qui, qui ? Pas Bécuwe, qui n’aqu’une marraine pour lui envoyer, tous les quinze jours, du tabacet du papier à lettres. Pas Barque, qui ne marcherait pas ;pas Blaire, qui, avare, ne comprendrait pas. Pas Biquet, qui al’air de lui en vouloir, pas Pépin qui mendigote lui-même et nepaie jamais, même quand il invite. Ah ! si Volpatte était aveceux !… Il y a bien Mesnil André, mais il est justement endette avec lui pour plusieurs tournées. Le caporal Bertrand ?Il l’a envoyé coucher brutalement à la suite d’une observation, etils se regardent de travers. Farfadet ? Il ne lui adresseguère la parole d’ordinaire… Non, il sent bien qu’il ne peut pasdemander ça à Farfadet. Et puis, mille dious ! à quoi bonchercher des messies dans son imagination ? Où sont-ils, tousces gens, à cette heure ?

Lent, il revient en arrière, vers le gîte.Puis, machinalement il se retourne et repart en avant, à pashésitants. Il va essayer tout de même. Peut-être, sur place, descamarades attablés… Il aborde la partie centrale du village àl’heure où la nuit vient d’enterrer la terre.

Les portes et les fenêtres éclairées desestaminets se reflètent dans la boue de la rue principale. Il y ena tous les vingt pas. On entrevoit les spectres lourds des soldats,la plupart en bandes, qui descendent la rue. Quand une automobilearrive, on se range, et on la laisse passer, ébloui par les phareset éclaboussé par la vase liquide que les roues projettent surtoute la largeur du chemin.

Les estaminets sont pleins. Par les vitresembuées, on les voit bondés d’un nuage compact d’hommescasqués.

Fouillade entre dans l’un d’eux, au hasard.Dès le seuil, l’haleine tiède du caboulot, la lumière, l’odeur etle brouhaha l’attendrissent. Cet attablement est tout de même unmorceau du passé dans le présent.

Il regarde, de table en table, s’avance endérangeant les installations pour vérifier tous les convives decette salle. Aïe ! Il ne connaît personne.

Autre part, c’est pareil. Il n’a pas dechance. Il a beau tendre le cou et quêter éperdument de l’œil unetête de connaissance parmi ces uniformes qui, par masses ou parcouples, boivent en conversant, ou, solitaires, écrivent. Il al’air d’un mendiant et personne n’y fait attention.

Ne trouvant nulle âme pour venir à son aide,il se décide à dépenser au moins ce qu’il a dans sa poche. Il seglisse jusqu’au comptoir…

– Une chopine de ving et du bonn…

– Du blanc ?

– Eh oui !

– Vous, mon garçon, vous êtes du Midi,dit la patronne en lui remettant une petite bouteille pleine et unverre et en encaissant ses douze sous.

Il s’installe sur le coin d’une table déjàencombrée par quatre buveurs qu’une manille attache les uns auxautres ; il remplit la chope à ras et la vide, puis la remplitde nouveau. – Eh, à ta santé, n’casse pas le verre ! luiglapit dans le nez un arrivant en bourgeron bleu charbonneux,porteur d’une épaisse barre de sourcils au milieu de sa face blême,d’une tête conique et d’une demi-livre d’oreilles. C’est Harlingue,l’armurier.

Il n’est pas très glorieux d’être installéseul devant une chopine en présence d’un camarade qui donne lessignes de la soif. Mais Fouillade fait semblant de ne pascomprendre le desideratum du sire qui se dandine devant lui avec unsourire engageant, et il vide précipitamment son verre. L’autretourne le dos, non sans grommeler qu’ils sont « pas beaucouppartageux et plutôt goulafes, ceuss du Midi ».

Fouillade a posé son menton sur ses poings etregarde sans le voir un angle de l’estaminet où les poiluss’entassent, se coudoient, se pressent et se bousculent pourpasser.

C’était assez bon, évidemment, ce petit blanc,mais que peuvent ces quelques gouttes dans le désert deFouillade ? Le cafard n’a pas beaucoup reculé, et il estrevenu.

Le Méridional se lève, s’en va, avec ses deuxverres de vin dans le ventre et un sou dans son porte-monnaie. Il ale courage de visiter encore un estaminet, de le sonder des yeux etde quitter l’endroit en marmottant pour s’excuser :« Hildepute ! I’ n’est jamais là,c’t’animau-là ! »

Puis il rentre au cantonnement. Celui-ci esttoujours aussi bruissant de rafales et de gouttes. Fouillade allumesa chandelle, et, à la lueur de la flamme qui s’agite désespérémentcomme si elle voulait s’envoler, il va voir Labri.

Il s’accroupit, le lumignon à la main devantle pauvre chien qui mourra peut-être avant lui. Labri dort, maisfaiblement, car il ouvre aussitôt un œil et remue la queue.

Le Cettois le caresse et lui dit toutbas :

– Y a rienn à faire. Rienn…

Il ne veut pas en dire davantage à Labri pourne pas l’attrister ; mais le chien approuve en hochant la têteavant de refermer les yeux.

Fouillade se lève un peu péniblement à causede ses articulations rouillées, et va se coucher. Il n’espère plusqu’une chose maintenant : dormir, pour que meure ce jourlugubre, ce jour de néant, ce jour comme il y en aura encore tant àsubir héroïquement, à franchir, avant d’arriver au dernier de laguerre ou de sa vie.

Chapitre 12Le portique

– Ya du brouillard. Veux-tu qu’on yaille ?

C’est Poterloo qui m’interroge, tournant versmoi sa bonne tête blonde, que ses deux yeux bleu clair semblentrendre transparente.

Poterloo est de Souchez et, depuis que lesChasseurs ont enfin repris Souchez, il a envie de revoir le villageoù il vivait heureux, jadis, quand il était homme.

Pèlerinage dangereux. Ce n’est pas que noussoyons loin ! Souchez est là. Depuis six mois, nous avons vécuet manœuvré dans les tranchées et les boyaux, quasi à portée devoix du village. Il n’y a qu’à grimper directement, d’ici même, surla route de Béthune, le long de laquelle rampe la tranchée et souslaquelle fouillent les alvéoles de nos abris – et qu’à descendrependant quatre ou cinq cents mètres cette route, qui s’enfonce versSouchez. Mais tous ces endroits-là sont régulièrement etterriblement repérés. Depuis leur recul, les Allemands ne cessentd’y envoyer de vastes obus qui tonitruent de temps en temps en noussecouant dans notre sous-sol et dont on aperçoit, dépassant lestalus, tantôt ici, tantôt là, les grands geysers noirs, de terre etde débris, et les amoncellements verticaux de fumée, hauts commedes églises. Pourquoi bombardent-ils Souchez ? On ne sait pas,car il n’y a plus personne ni plus rien dans le village pris etrepris, et qu’on s’est si fort arraché les uns aux autres.

Mais ce matin, en effet, un brouillard intensenous enveloppe, et, à la faveur de ce grand voile que le ciel jettesur la terre, on peut se risquer… On est sûr, tout au moins, de nepas être vu. Le brouillard obstrue hermétiquement la rétineperfectionnée de la saucisse qui doit être quelque part là-hautensevelie dans l’ouate, et il interpose son immense paroi légère etopaque entre nos lignes et les observatoires de Lens et d’Angresd’où l’ennemi nous épie.

– Ça colle ! dis-je à Poterloo.

L’adjudant Bartbe, mis au courant, remue latête de haut en bas, et il abaisse les paupières pour indiquerqu’il ferme les yeux.

Nous nous hissons hors de la tranchée, et nousvoilà tous les deux debout sur la route de Béthune.

C’est la première fois que je marche làpendant le jour. Nous ne l’avons jamais vue que de très loin, cetteroute terrible, que nous avons si souvent parcourue ou traverséepar bonds, courbés dans l’ombre et sous les sifflements.

– Eh bien, tu viens, vieuxfrère ?

Au bout de quelques pas, Poterloo s’est arrêtéau milieu de la route où le coton du brouillard s’effiloche enlongueur, il est là à écarquiller ses yeux bleu horizon, àentrouvrir sa bouche écarlate.

Ah ! là là, ah ! là là !…murmure-t-il.

Tandis que je me tourne vers lui, il me montrela route et me dit en hochant la tête :

– C’est elle. Bon Dieu, dire que c’estelle !… C’bout où nous sommes, j’le connais si bien qu’enfermant les yeux, j’le r’vois tel que, exact, et même i’s’revoittout seul. Mon vieux, c’est affreux, d’la r’voir comme ça. C’étaitune belle route, plantée, tout au long, de grands arbres…

» Et maintenant, qu’est-ce que c’est ?Regarde-moi ça : une espèce de longue chose crevée, triste,triste… Regarde-moi ces deux tranchées de chaque côté, tout du longà vif, c’pavé labouré, troué d’entonnoirs, ces arbres déracinés,sciés, roussis, cassés en bûchers, jetés dans tous les sens, percéspar des balles – tiens, c’t’écumoire, ici ! – ah ! monvieux, mon vieux, tu peux pas t’imaginer c’qu’elle est défigurée,cette route ! »

Et il s’avance, en regardant à chaque pas,avec de nouvelles stupeurs.

Le fait est qu’elle est fantastique, la routede chaque côté de laquelle deux armées se sont tapies etcramponnées, et sur qui se sont mêlés leurs coups pendant un an etdemi. Elle est la grande voie échevelée parcourue seulement par lesballes et par des rangs et des files d’obus, qui l’ont sillonnée,soulevée, recouverte de la terre des champs, creusée et retournéejusqu’aux os. Elle semble un passage maudit, sans couleur, écorchéeet vieille, sinistre et grandiose à voir.

– Si tu l’avais connue ! Elle étaitpropre et unie, dit Poterloo. Tous les arbres étaient là, toutesles feuilles, toutes les couleurs, comme des papillons, et il yavait toujours dessus quelqu’un à dire bonjour en passant :une bonne femme ballottant entre deux paniers ou des gens parlanthaut sur une carriole, dans l’bon vent, avec leurs blouses enballons. Ah ! comme la vie était heureuse autrefois !

Il s’enfonce vers les bords du fleuve brumeuxqui suit le lit de la route, vers la terre des parapets. Il sepenche et s’arrête à des renflements indistincts sur lesquels seprécisent des croix, des tombes, encastrées de distance en distancedans le mur du brouillard, comme des chemins de croix dans uneéglise.

Je l’appelle. On n’arrivera pas si on marchecomme ça d’un pas de procession. Allons !

Nous arrivons, moi en avant et Poterloo qui,la tête brouillée et alourdie de pensées, se traîne derrière,essayant vainement d’échanger des regards avec les choses, a unedépression de terrain. Là, la route est en contrebas, un pli lacache du côté du Nord. En cet endroit abrité, il y a un peu decirculation.

Sur le terrain vague, sale et malade, où del’herbe desséchée s’envase dans du cirage, s’alignent des morts. Onles transporte là lorsqu’on en a vidé les tranchées ou la plaine,pendant la nuit. Ils attendent – quelques-uns depuis longtemps –d’être nocturnement amenés aux cimetières de l’arrière.

On s’approche d’eux doucement. Ils sont serrésles uns contre les autres ; chacun ébauche avec les bras oules jambes, un geste pétrifié d’agonie différent. Il en est quimontrent des faces demi-moisies, la peau rouillée, jaune avec despoints noirs. Plusieurs ont la figure complètement noircie,goudronnée, les lèvres tuméfiées et énormes : des têtes denègres soufflées en baudruche.

Entre deux corps, sortant confusément de l’unou de l’autre, un poignet coupé et terminé par une boule defilaments.

D’autres sont des larves informes, souillées,d’où pointent de vagues objets d’équipement ou des morceaux d’os.Plus loin, on a transporté un cadavre dans un état tel qu’on a dû,pour ne pas le perdre en chemin, l’entasser dans un grillage de filde fer qu’on a fixé ensuite aux deux extrémités d’un pieu. Il a étéainsi porté en boule dans ce hamac métallique, et déposé là. On nedistingue ni le haut, ni le bas de ce corps ; dans le tasqu’il forme, seule se reconnaît la poche béante d’un pantalon. Onvoit un insecte qui en sort et y rentre.

Autour des morts volettent des lettres qui,pendant qu’on les disposait par terre, se sont échappées de leurspoches ou de leurs cartouchières. Sur l’un de ces bouts de papiertout blancs, qui battent de l’aile à la bise, mais que la boueenglue, je lis, en me penchant un peu, une phrase : « Moncher Henri, comme il fait beau temps pour le jour de tafête ! » L’homme est sur le ventre ; il a les reinsfendus d’une hanche à l’autre par un profond sillon ; sa têteest à demi retournée ; on voit l’œil creux et sur la tempe, lajoue et le cou, une sorte de mousse verte a poussé.

Une atmosphère écœurante rôde avec le ventautour de ces morts et de l’amoncellement de dépouilles qui lesavoisine : toiles de tentes ou vêtements en espèce d’étoffemaculée, raidie par le sang séché, charbonnée par la brûlure del’obus, durcie, terreuse et déjà pourrie, où grouille et fouilleune couche vivante. On en est incommodé. Nous nous regardons enhochant la tête et n’osant pas avouer tout haut que ça sentmauvais. On ne s’éloigne pourtant que lentement.

Voici poindre dans la brume des dos courbésd’hommes qui sont joints par quelque chose qu’ils portent. Ce sontdes brancardiers territoriaux chargés d’un nouveau cadavre. Ilsavancent, avec leurs vieilles têtes hâves, ahanant, suant etfaisant la grimace sous l’effort. Porter un mort dans des boyaux, àdeux, lorsqu’il y a de la boue, c’est une besogne presquesurhumaine.

Ils déposent le mort qui est habillé deneuf.

– Y a pas longtemps, va, qu’il étaitd’bout, dit un des porteurs. V’là deux heures qu’il a reçu sa balledans la tête pour avoir voulu chercher un fusil boche dans laplaine : il partait mercredi en permission et voulaitl’apporter chez lui. C’est un sergent du 405e, de laclasse 14. Un gentil p’tit gars, avec ça.

Il nous le montre : il soulève lemouchoir qui est sur la figure : il est tout jeune et a l’airde dormir ; seulement, la prunelle est révulsée, la joue estcireuse, et une eau rose baigne les narines, la bouche et lesyeux.

Ce corps qui met une note propre dans cecharnier, qui, encore souple, penche la tête sur le côté quand onle remue, comme pour être mieux, donne l’illusion puérile d’êtremoins mort que les autres. Mais, moins défiguré, il est,semble-t-il, plus pathétique, plus proche, plus attaché à qui leregarde. Et si nous disions quelque chose devant tout ce monceaud’êtres anéantis, nous dirions : « Le pauvregars ! »

On reprend la route qui, à partir de là,commence à descendre vers le fond où est Souchez. Cette routeapparaît sous nos pas, dans les blancheurs du brouillard, comme uneeffrayante vallée de misère. L’amas des débris, des restes et desimmondices s’accumule sur l’échine fracassée de son pavé et sur sesbords fangeux, devient inextricable. Les arbres jonchent le sol ouont disparu, arrachés, leurs moignons déchiquetés. Les talus sontrenversés ou bouleversés par les obus. Tout le long, de chaque côtéde ce chemin où seules sont debout les croix des tombes, destranchées vingt fois obstruées et recreusées, des trous, despassages sur des trous, des claies sur des fondrières.

À mesure qu’on avance, tout apparaît retourné,terrifiant, plein de pourriture, et sent le cataclysme. On marchesur un pavage d’éclats d’obus. À chaque pas, le pied enheurte ; on se prend comme à des pièges, et on trébuche dansla complication des armes rompues, de machines à coudre, parmi lespaquets de fils électriques, les équipements allemands et français,déchirés dans leur écorce de boue sèche, les monceaux suspects devêtements englués d’un mastic brun rouge. Et il faut veiller auxobus non éclatés qui, partout, sortent leur pointe ou présententleurs culots ou leurs flancs, peints en rouge, en bleu, enbistre.

– Ça, c’est l’ancienne tranchée boche,qu’ils ont fini par lâcher…

Elle est par endroits bouchée ; àd’autres, criblée de trous de marmites. Les sacs de terre ont étédéchirés, éventrés, se sont écroulés, vidés, secoués au vent, lesboiseries d’était ont éclaté et pointent dans tous les sens. Lesabris sont remplis jusqu’au bord par de la terre et par on ne saitquoi. On dirait, écrasé, élargi et limoneux, le lit à demi desséchéd’une rivière abandonnée par l’eau et par les hommes. À un endroit,la tranchée est vraiment effacée par le canon ; le fossé évasés’interrompt et n’est plus qu’un champ de terre fraîche formé detrous placés symétriquement à côté les uns des autres en longueuret en largeur.

J’indique à Poterloo ce champ extraordinaireoù une charrue gigantesque semble avoir passé.

Mais il est préoccupé jusqu’au fond desentrailles par le changement de face du paysage.

Il désigne du doigt un espace dans la plaine,d’un air stupéfait, comme s’il sortait d’un songe.

– Le Cabaret Rouge !

C’est un champ plat dallé de briquescassées.

– Et qu’est-ce que c’est queça ?

Une borne ? Non, ce n’est pas une borne.C’est une tête, une tête noire, tannée, cirée. La bouche est toutede travers, et on voit la moustache qui se hérisse de chaquecôté : une grosse tête de chat carbonisé. Le cadavre – unAllemand – est dessous, enterré en hauteur.

– Et ça ?

C’est un lugubre ensemble formé d’un crânetout blanc, puis à deux mètres du crâne, une paire de bottes, et,entre les deux, un monceau de cuirs effilochés et de chiffonscimentés par une boue brune.

– Viens. Il y a déjà moins de brouillard.Dépêchons-nous.

À cent mètres en avant de nous, dans les ondesplus transparentes du brouillard, qui se déplacent avec nous etnous voilent de moins en moins, un obus siffle et éclate… Il esttombé à l’endroit où nous allons passer.

On descend. La pente s’atténue.

Nous allons côte à côte. Mon compagnon ne ditrien, regarde à droite, à gauche.

Puis il s’arrête encore, comme sur le haut dela route.

J’entends sa voix balbutier, presquebasse :

– Ben quoi ! on y est… C’est qu’on yest…

En effet, nous n’avons pas quitté la plaine,la vaste plaine stérilisée, cautérisée – et cependant nous sommesdans Souchez !

Le village a disparu. Jamais je n’ai vu unepareille disparition de village. Ablain-Saint-Nazaire et Carencygardent encore une forme de localité, avec leurs maisons défoncéeset tronquées, leurs cours comblées de plâtras et de tuiles. Ici,dans le cadre des arbres massacrés – qui nous entourent, au milieudu brouillard, d’un spectre de décor – plus rien n’a deforme : il n’y a pas même un pan de mur, de grille, deportail, qui soit dressé, et on est étonné de constater qu’àtravers l’enchevêtrement de poutres, de pierres et de ferraille,sont des pavés : c’était ici, une rue !

On dirait un terrain vague et sale,marécageux, à proximité d’une ville, et sur lequel celle-ci auraitdéversé pendant des années régulièrement, sans laisser de placevide, ses décombres, ses gravats, ses matériaux de démolitions etses vieux ustensiles : une couche uniforme d’ordures et dedébris parmi laquelle on plonge et l’on avance avec beaucoup dedifficulté, de lenteur. Le bombardement a tellement modifié leschoses qu’il a détourné le cours du ruisseau du moulin et que leruisseau court au hasard et forme un étang sur les restes de lapetite place où il y avait la croix.

Quelques trous d’obus où pourrissent deschevaux gonflés et distendus, d’autres où sont éparpillés lesrestes, déformés par la blessure monstrueuse de l’obus, de ce quiétait des êtres humains.

Voici, en travers de la piste qu’on suit etqu’on gravit comme une débâcle, comme une inondation de débris sousla tristesse dense du ciel, voici un homme étendu comme s’ildormait ; mais il a cet aplatissement étroit contre la terrequi distingue un mort d’un dormeur. C’est un homme de corvée desoupe, avec son chapelet de pains enfilés dans une sangle, lagrappe des bidons des camarades retenus à son épaule par unécheveau de courroies. Ce doit être cette nuit qu’un éclat d’obuslui a creusé puis troué le dos. Nous sommes sans doute les premiersà le découvrir, obscur soldat mort obscurément. Peut-être sera-t-ildispersé avant que d’autres le découvrent. On cherche sa plaqued’identité, elle est collée dans le sang caillé où stagne sa maindroite. Je copie le nom écrit en lettres de sang.

Poterloo m’a laissé faire tout seul. Il estcomme un somnambule. Il regarde, regarde éperdument, partout ;il cherche à l’infini parmi ces choses éventrées, disparues, parmice vide, il cherche jusqu’à l’horizon brumeux.

Puis il s’assoit sur une poutre qui est là, entravers, après avoir, d’un coup de pied, fait sauter une casseroletordue posée sur la poutre. Je m’assois à côté de lui. Il bruinelégèrement. L’humidité du brouillard se résout en gouttelettes etmet un léger vernis sur les choses.

Il murmure :

– Ah zut !… zut !…

Il s’éponge le front : il lève sur moides yeux de suppliant. Il essaye de comprendre, d’embrasser cettedestruction de tout ce coin de monde, de s’assimiler ce deuil. Ilbafouille des propos sans suite, des interjections. Il ôte sonvaste casque et on voit sa tête qui fume. Puis il me dit,péniblement :

– Mon vieux, tu peux pas te figurer, tupeux pas, tu peux pas…

Il souffle :

– Le Cabaret Rouge, où c’est qu’il y ac’te tête de Boche et, tout autour, des fouillis d’ordures…c’t’espèce de cloaque, c’était… sur le bord de la route, une maisonen briques et deux bâtiments bas, à côté… Combien de fois, monvieux, à la place même où on s’est arrêté, combien de fois, là, àla bonne femme qui rigolait sur le pas de sa porte, j’ai dit aurevoir en m’essuyant la bouche et en regardant du côté de Souchezoù je rentrais ! Et après quelques pas, on se retournait pourlui crier une blague ! Oh ! tu peux pas te figurer…

» Mais ça, alors, ça !… »

Il fait un geste circulaire pour me montrertoute cette absence qui l’entoure…

– Faut pas rester ici trop longtemps, monvieux. Le brouillard se lève, tu sais.

Il se met debout avec un effort.

– Allons…

Le plus grave est à faire. Sa maison…

Il hésite, s’oriente, va…

– C’est là… Non, j’ai dépassé. C’est paslà. J’sais pas où c’est où c’que c’était. Ah ! malheur,misère !

Il se tord les mains, en proie au désespoir,se tient difficilement debout au milieu des plâtras et desmadriers. À un moment, perdu dans cette plaine encombrée, sansrepères, il regarde en l’air pour chercher, comme un enfantinconscient, comme un fou. Il cherche l’intimité de ces chambreséparpillée dans l’espace infini, la forme et le demi-jourintérieurs jetés au vent !

Après plusieurs va-et-vient, il s’arrête à unendroit, se recule un peu.

– C’était là. Y a pas d’erreur.Vois-tu : c’est c’te pierre-là qui m’fait reconnaître. Il yavait un soupirail. On voit la trace d’une barre de fer dusoupirail avant qu’i’ se soit envolé.

Il renifle, pense, hochant lentement la têtesans pouvoir s’arrêter.

C’est quand y a plus rien qu’on comprend bienqu’on était heureux. Ah ! était-on heureux !

Il vient à moi, rit nerveusement.

C’est pas ordinaire, ça, hein ? J’suissûr que tu n’as jamais vu ça ; ne pas retrouver sa maison oùon a toujours vécu d’puis toujours…

Il fait demi-tour, et c’est lui quim’entraîne.

– Ben, fichons l’camp, puisqu’y a plusrien. Quand on regard’ra la place des choses pendant uneheure ! Mettons-les, mon pauv’ vieux.

On s’en va. Nous sommes les deux vivantsfaisant tache dans ce lieu illusoire et vaporeux, ce village quijonche la terre, et sur lequel on marche.

On remonte. Le temps s’éclaircit. La brume sedissipe très rapidement. Mon camarade qui fait de grandesenjambées, en silence, le nez par terre, me montre unchamp :

– Le cimetière, dit-il. Il était là avantd’être partout, avant d’avoir tout pris à n’en plus finir, commeune maladie du monde.

À mi-côte, on avance plus lentement. Poterloos’approche de moi.

– Tu vois, c’est trop, tout ça. C’esttrop effacé, toute ma vie jusqu’ici. J’ai peur, tellement c’esteffacé.

– Voyons : ta femme est en bonnesanté, tu le sais ; ta petite fille aussi.

Il prend une drôle de tête :

– Ma femme… J’vas t’dire une chose :ma femme…

– Eh bien ?

– Eh bien, mon vieux, je l’ai r’vue.

– Tu l’as vue ? Je croyais qu’elleétait en pays envahi ?

– Oui, elle est à Lens, chez mes parents.Eh bien, je l’ai vue… Ah ! et puis, après tout, zut !… Jevais tout te raconter ! Eh bien, j’ai été à Lens, il y a troissemaines. C’était le 11. Y a vingt jours, quoi.

Je le regarde, abasourdi… Mais il a bien l’airde dire la vérité. Il bredouille, tout en marchant à côté de moidans la clarté qui s’étend :

– On a dit, tu t’rappelles p’t’êt’… Maist’étais pas là, j’crois… On a dit : faut renforcer le réseaude fils de fer en avant de la parallèle Billard. Tu sais c’que çaveut dire, ça. On n’avait jamais pu le faire jusqu’ici : dèsqu’on sort de la tranchée, on est en vue sur la descente, quis’appelle d’un drôle de nom.

– Le toboggan.

– Oui, tout juste, et l’endroit est aussidifficile la nuit ou par la brume, que par le plein jour, à causedes fusils braqués d’avance sur des chevalets et des mitrailleusesqu’on pointe pendant le jour. Quand i’s n’voient pas, les Bochesarrosent tout.

» On a pris les pionniers de la compagnie horsrang, mais y en a qui ont filoché et on les a remplacés par quéqu’poilus choisis dans les compagnies. J’en ai été. Bon. On sort. Pasun seul coup de fusil ! « Quoi qu’ça veutdire ? », qu’on disait. Voilà-t-il pas qu’on voit unBoche, deux Boches, dix Boches, qui sortent de terre – ces diablesgris-là ! – et nous font des signes en criant :« Kamarad ! » « Nous sommes desAlsaciens » qu’i’ disent en continuant de sortir de leur BoyauInternational. « On vous tirera pas dessus, qu’i’s disent.Ayez pas peur, les amis. Laissez-nous seulement enterrer nosmorts. » Et v’là qu’on travaille chacun de son côté, et mêmequ’on parle ensemble, parce que c’étaient des Alsaciens. Enréalité, i’ disaient du mal de la guerre et de leurs officiers.Not’ sergent savait bien qu’c’est défendu d’entrer en conversationavec l’ennemi et même on nous a lu qu’il fallait causer avec euxqu’à coups de flingue. Mais l’sergent s’disait que c’était uneoccasion unique de renforcer les fils de fer, et pisqu’ils nouslaissaient travailler contre eux, y avait qu’à en profiter…

» Or, voilà un des Boches qui s’met àdire : « Y aurait-i’ pas quelqu’un d’entre vous qui soyedes pays envahis et qui voudrait avoir les nouvelles de safamille ? »

» Mon vieux, ça a été plus fort que moi. Sanssavoir si c’était bien ou mal, j’m’ai avancé, et j’ai dit :« Ben, y a moi. » Le Boche me pose des questions. J’yréponds que ma femme est à Lens, chez ses parents, avec la p’tite.I’ m’demande où elle loge. J’y explique, et i’ dit qu’i’ voit çad’ici. « Écoute, qu’i’ m’dit, j’vas y porter une lettre, etnon seul’ment une lettre, mais même la réponse j’teporterai. » Puis, tout d’un coup, i’ s’frappe son front,c’Boche, et i’ s’rapproche d’moi : « Écoute, mon vieux,bien mieux encore. Si tu veux faire c’que j’te dis, tu la verras,ta femme, et aussi tes gosses, et tout, comme j’te vois. » I’m’raconte que pour ça, y a qu’à aller avec lui, à telle heure, avecune capote boche et un calot qu’i’ m’aura. I m’mêleraît à la corvéede charbon dans Lens ; on irait jusqu’à chez nous. J’pourraisvoir, à condition de m’planquer et de n’pas m’faire voir, attenduqu’i’ répond des hommes qui s’ront d’la corvée, mais qu’y a, dansla maison, des sous-offs dont il n’répondait pas… Eh bien, monvieux, j’ai accepté ! »

– C’était grave !

– Bien sûr oui, c’tait grave. Je m’suisdécidé tout d’un coup, sans réfléchir, sans vouloir réfléchir, vuqu’j’étais ébloui à l’idée que j’allais revoir mon monde, et siaprès j’étais fusillé, eh bien, tant pis donnant donnant. C’estl’offre de la loi et de la d’mande, comme dit l’autre,pas ?

» Mon vieux, ça n’a pas fait une arnicoche.L’seul avatar c’est qu’ils ont eu du boulot à m’trouver un calotassez large, parce que, tu sais, j’ai la tête très forte. Mais çamême ça c’est arrangé : on m’a déniché, à la fin, une boîte àpoux assez grande pour que ma tête puisse y contenir. J’aijustement des bottes boches, celles à Caron, tu sais. Alors, nousv’là partis dans les tranchées boches (même qu’elles sont salementpareilles aux nôtres) avec ces espèces de camarades boches quim’disaient en très bon français – comme çui que j’cause – de n’pasm’en faire.

» Y a pas eu d’alerte, rien. Pour aller, ça aété. Tout s’est passé si en douce et si simplement que jem’figurais pas qu’j’étais un Boche à la manque. On est arrivé àLens à la nuit tombante. J’m’rappelle avoir passé devant la Percheet avoir pris la rue du Quatorze-Juillet. J’voyais des gens de laville qui naviguaient dans les rues comme dans nos cantonnements.J’les r’connaissais pas à cause du soir ; eux non plus, àcause du soir aussi, et aussi, à cause de l’énormité de la chose…I’ f’sait noir à n’pas pouvoir s’mett’ l’doigt dans l’œil quandj’suis arrivé dans l’jardin d’mes parents.

» Le cœur me battait ; j’en étais touttremblant des pieds à la tête comme si je n’étais plus qu’uneespèce de cœur. Et je me r’tenais pour ne pas rigoler tout haut, eten français, encore, tellement j’étais heureux, ému. Le kamarade medit : « Tu vas passer une fois, puis une autre fois, enregardant dans la porte et la fenêtre. Tu r’garderas sans en avoirl’air… Méfie-toi… » Alors, je m’ressaisis, j’avale monémotion, v’lan, d’un coup. C’était un chic type, ce bougre-là,parce qu’il écopait salement si je m’faîsais poisser, hé ?

» Tu sais, chez nous, comme tout partout dansle Pas-de-Calais, les portes d’entrée des maisons sont divisées endeux : en bas, ça forme une sorte de barrière jusqu’àmi-corps, et en haut ça forme comme qui dirait volet. Comme ça, onpeut fermer seulement la moitié d’en bas de la porte et être àmoitié chez soi.

» Le volet était ouvert, la chambre, qui estla salle à manger et aussi la cuisine bien entendu, était éclairée,on entendait des voix.

» J’ai passé en tendant l’cou de côté. Il yavait, rosées, éclairées, des têtes d’hommes et de femmes autour dela table ronde et de la lampe. Mes yeux se sont jetés sur elle, surClotilde. Je l’ai bien vue. Elle était assise entre deux types, dessous-offs, je crois, qui lui parlaient. Et quoi qu’ellefaisait ? Rien ; elle souriait, en penchant gentiment safigure entourée d’un léger petit cadre de cheveux blonds où lalampe mettait de la dorure.

» Elle souriait. Elle était contente. Elleavait l’air d’être bien, à côté de cette gradaille boche, de cettelampe et de ce feu qui me soufflait une tiédeur que jereconnaissais. J’ai passé, puis je me suis r’tourné, et j’airepassé. Je l’ai revue, toujours avec son sourire. Pas un sourireforcé, non, un vrai sourire, qui venait d’elle, et qu’elle donnait.Et pendant l’temps d’éclair que j’ai passé dans les deux sens, j’aipu voir aussi ma gosse qui tendait les mains vers un gros bonhommegalonné et essayait de lui monter sur les genoux, et puis, à côté,qui donc ça que j’reconnaissais ? C’était Madeleine Vandaërt,la femme de Vandaërt, mon copain de la 19e, qui a ététué à la Marne, à Montyon.

» Elle le savait qu’il avait été tué,puisqu’elle était en deuil. Et elle, elle rigolait, elle riaitcarrément, j’te l’dis… et elle regardait l’un et l’autre avec unair de dire : « Comme j’suis bien ici ! »

» Ah ! mon vieux, j’suis sorti d’là etj’ai buté dans les kamarades qui attendaient pour me ram’ner.Comment je suis revenu, je pourrais pas le dire. J’étais assommé.J’suis marché en trébuchant comme un maudit. I’ n’aurait pas fallum’emmerder, à ce moment-là ! J’aurais gueulé tout haut ;j’aurais fait un escandale pour me faire tuer et qu’ce soye fini decette sale vie !

» Tu saisis ? Elle souriait, ma femme, maClotilde, ce jour-là de la guerre ! Alors quoi ? Ilsuffit qu’on soit pas là pendant un temps pour qu’on ne compteplus ? Tu fous le camp de chez toi pour aller à la guerre, ettout à l’air cassé ; et pendant que tu l’crois, on se fait àton absence, et peu à peu tu deviens comme si tu n’étais pas, vuqu’on s’passe de toi pour être heureuse comme avant et poursourire. Ah ! bon sang ! Je ne parle pas de l’autre garcequi riait, mais ma Clotilde, à moi, qui, à ce moment-là que j’ai vupar hasard, à c’moment-là, qu’on dise ce qu’on voudra, se fichaitpas mal de moi !

» Et encore si elle avait été avec des amis,des parents ; mais non, justement avec des sous-offs boches.Dis-moi, y avait-il pas de quoi sauter dans la chambre, lui foutreune paire de gifles et tordre le cou à c’t’aut’ poule endeuil !

» Oui, oui, j’ai pensé à l’faire. J’sais bienque j’allais fort… J’étais emballé, quoi.

» Note que j’veux pas en dire plus que je nedis. C’est une bonne fille, Clotilde. J’la connais et j’aiconfiance en elle : pas d’erreur, tu sais : si j’étaisbousillé, elle pleurerait toutes les larmes de son corps pourcommencer. Elle me croit vivant, j’l’accorde, mais s’agit pas d’ça.Elle ne peut pas s’empêcher d’être bien, et satisfaite, ets’épanouir, dès lors qu’elle a un bon feu, une bonne lampe et de lacompagnie, que j’y soye ou que j’y soye pas… »

J’entraînai Poterloo.

– Tu exagères, mon vieux. Tu te fais desidées absurdes, voyons…

On avait marché tout doucement. On étaitencore au bas de la côte. Le brouillard s’argentait avant de s’enaller tout à fait. Il allait y avoir du soleil, il y avait dusoleil.

Poterloo regarda et dit :

– On va faire le tour par la route deCarency et remonter par-derrière.

Nous obliquâmes dans les champs. Au bout dequelques instants, il me dit :

– J’exagère, tu crois ? Tu dis quej’exagère ?

Il réfléchit :

– Ah !

Puis il ajouta avec ce hochement de tête quine l’avait pas beaucoup quitté ce matin-là :

– Mais enfin ! Tout d’même, y a unfait…

Nous grimpâmes la pente. Le froid s’étaitchangé en tiédeur. Arrivés à une plateforme de terrain :

– Asseyons-nous encore un petit coupavant de rentrer, proposa-t-il.

Il s’assit, lourd d’un monde de réflexions quis’enchevêtraient. Son front se plissait. Puis il se tourna vers moid’un air embarrassé comme s’il avait un service à me demander.

– Dis donc, vieux, je m’demande si j’airaison.

Mais après m’avoir regardé, il regardait leschoses comme s’il voulait les consulter plus que moi.

Une transformation se faisait dans le ciel etsur la terre. Le brouillard n’était presque plus qu’un rêve. Lesdistances se dévoilaient. La plaine étroite, morne, grise,s’agrandissait, chassait ses ombres et se colorait. La clarté lacouvrait peu à peu, de l’est à l’ouest, comme deux ailes.

Et voilà que là-bas, à nos pieds, on a vuSouchez entre les arbres. À la faveur de la distance et de lalumière, la petite localité se reconstituait aux yeux, neuve desoleil !

– Est-ce que j’ai raison ? répétaPoterloo, plus vacillant, plus incertain.

Avant que j’aie pu parler, il se répondit àlui-même, d’abord presque à voix basse, dans la lumière :

– Elle est toute jeune, tu sais ; çaa vingt-six ans. Elle ne peut pas r’tenir sa jeunesse ; ça luisort de partout et, quand elle se repose à la lampe et au chaud,elle est bien obligée de sourire ; et, même si elle riait auxéclats, ce serait tout bonnement sa jeunesse qui lui chant’raitdans la gorge. C’est point à cause des autres, à vrai dire, c’est àcause d’elle. C’est la vie. Elle vit. Eh oui, elle vit, voilà tout.C’est pas d’sa faute si elle vit. Tu voudrais pas qu’ellemeure ? Alors, qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse ?Qu’elle pleure, rapport à moi et aux Boches, tout le long dujour ? Qu’elle rouspète ? On peut pas pleurer tout letemps ni rouspéter pendant dix-huit mois. C’est pas vrai. Il y atrop longtemps, que j’te dis. Tout est là.

Il se tait pour regarder le panorama deNotre-Dame-de-Lorette, maintenant tout illuminé.

– C’est kif-kif la gosse qui, quand ellese trouve à côté d’un bonhomme qui ne parle pas de l’envoyerballer, finit par chercher à lui monter sur les genoux. Elleaimerait p’t’êt’ mieux que ce soit son oncle ou un ami de son père– p’t’êt’ – mais elle essaie tout de même auprès de celui qui estseul à être toujours là, même si c’est un gros cochon àlunettes.

» Ah ! s’écrie-t-il en se levant, et envenant gesticuler devant moi, on pourrait m’répondre une bonnechose : si je revenais pas de la guerre, j’dirais :« Mon vieux, t’es fichu, plus de Clotilde, plus d’amour !Tu vas être remplacé un jour ou l’autre dans son cœur. Y a pas àtourner : ton souvenir, le portrait de toi qu’elle porte enelle, il va s’effacer peu à peu et un autre se mettra dessus etelle recommencera une autre vie. » Ah ! si j’rev’naispas ! »

Il a un bon rire.

– Mais j’ai bien l’intention derevenir ! Ah ! ça oui, faut être là. Sans ça !… Fautêtre là, vois-tu, reprend-il plus grave. Sans ça, si tu n’es paslà, même si tu as affaire à des saints ou à des anges, tu finiraspar avoir tort. C’est la vie. Mais j’suis là.

Il rit.

– J’suis même un peu là, comme ondit !

Je me lève aussi et lui frappe surl’épaule.

– Tu as raison, mon vieux frère. Tout çafinira.

Il se frotte les mains. Il ne s’arrête plus deparler.

– Oui, bon sang, tout ça finira. T’enfais pas.

» Oh ! je sais bien qu’il y aura duboulot pour que ça finisse, et plus encore après. Faudra bosser. Etj’dis pas seulement bosser avec les bras.

» Faudra tout r’faire. Eh bien, on refera. Lamaison ? Partie. Le jardin ? Plus nulle part. Eh bien, onrefera la maison. On refera le jardin. Moins y aura et plus onrefera. Après tout, c’est la vie, et on est fait pour refaire,pas ? On r’fera aussi la vie ensemble et le bonheur ; onrefera les jours, on refera les nuits.

» Et les autres aussi. Ils referont leurmonde. Veux-tu que je te dise ? Ça sera peut-être moins longqu’on croit…

» Tiens, j’vois très bien Madeleine Vandaërtépousant un autre gars. Elle est veuve ; mais, mon vieux, y adix-huit mois qu’elle est veuve. Crois-tu qu’c’est pas une tranche,ça, dix-huit mois ? On n’porte même plus l’deuil, j’crois,autour de c’temps-là ! On ne fait pas attention à ça quand ondit : « C’est une garce ! » et quand onvoudrait, en somme, qu’elle se suicide ! Mais, mon vieux, onoublie, on est forcé d’oublier. C’est pas les autres qui fontça ; c’est même pas nous-mêmes ; c’est l’oubli, voilà, jela retrouve tout d’un coup et de la voir rigoler ça m’a chamboulé,tout comme si son mari venait d’être tué d’hier – c’est humain –mais quoi ! Y a une paye qu’il est clamsé, le pauv’ gars. Y alongtemps ; y a trop longtemps. On n’est plus les mêmes. Mais,attention, faut r’venir, faut être là ! On y sera et ons’occupera de redevenir ! »

En chemin, il me regarde, cligne de l’œil et,ragaillardi d’avoir trouvé une idée où appuyer ses idées :

– J’vois ça d’ici, après la guerre, tousceux de Souchez se remettant au travail et à la vie… Quelleaffaire ! Tiens, le père Ponce, mon vieux, ce numéro-là !Il était si tellement méticuleux que tu l’voyais balayer l’herbe deson jardin avec un balai d’crin, ou, à genoux sur sa pelouse,couper le gazon avec une paire d’ciseaux. Eh bien, il s’paiera çaencore ! Et Mme Imaginaire, celle qu’habitait une desdernières maisons du côté du château de Carleul, une forte femmequ’avait l’air de rouler par terre comme si elle avait eu desroulettes sous le gros rond de ses jupes. Elle pondait un enfanttous les ans. Réglé, recta : une vraie mitrailleuse àgosses ! Eh bien a r’prendra c’t’occupation à tour d’bras.

Il s’arrête, réfléchit, sourit à peine,presque en lui-même :

– … Tiens j’vais t’dire, j’ai r’marqué…Ça n’a pas grande importance, ça, insiste-t-il, comme gênésubitement par la petitesse de cette parenthèse – mais j’air’marqué (on r’marque ça d’un coup d’œil en r’marquant aut’ chose),que c’était plus propre chez nous que d’mon temps…

On rencontre par terre de petits rails quirampent perdus dans le foin séché sur pied. Poterloo me montre, desa botte, ce bout de voie abandonné, et sourit :

– Ça, c’est notre chemin de fer. C’est untortillard, qu’on appelle. Ça doit vouloir dire « qui segrouille pas ». Il n’allait pas vite ! Un escargot yaurait tenu le pied ! On le refera. Mais il n’ira pas plusvite, certainement. Ça lui est défendu !

Quand nous arrivâmes en haut de la côte, il seretourna et jeta un dernier coup d’œil sur les lieux massacrés quenous venions de visiter. Plus encore que tout à l’heure, ladistance recréait le village à travers les restes d’arbres qui,diminués et rognés, semblaient de jeunes pousses. Mieux encore quetout à l’heure, le beau temps disposait sur ce groupement blanc etrose de matériaux d’une apparence de vie et même un semblant depensée. Les pierres subissaient la transfiguration du renouveau. Labeauté des rayons annonçait ce qui serait, et montrait l’avenir. Lafigure du soldat qui contemplait cela s’éclairait aussi d’un refletde résurrection. Le printemps et l’espoir y déteignaient ensourire ; et ses joues roses, ses yeux bleus si clairs et sessourcils jaune d’or avaient l’air peints de frais.

On descend dans le boyau. Le soleil y donne.Le boyau est blond, sec et sonore. J’admire sa belle profondeurgéométrique, ses parois lisses polies par la pelle, et j’éprouve dela joie à entendre le bruit franc et net que font nos semelles surle fond de terre dure ou sur les caillebotis, petits bâtis de boisposés bout à bout et formant plancher.

Je regarde ma montre. Elle me fait voir qu’ilest neuf heures ; et elle me montre aussi un cadrandélicatement colorié où se reflète un ciel bleu et rose, et la finedécoupure des arbustes qui sont plantés là, au-dessus des bords dela tranchée.

Et Poterloo et moi nous nous regardonségalement, avec une sorte de joie confuse ; on est content dese voir, comme si on se revoyait ! Il me parle, et moi quisuis bien habitué pourtant à son accent du Nord qui chante, jedécouvre qu’il chante.

Nous avons eu de mauvais jours, des nuitstragiques, dans le froid, dans l’eau et la boue. Maintenant, bienque ce soit encore l’hiver, une première belle matinée nous apprendet nous convainc qu’il va avoir bientôt, encore une fois, leprintemps. Déjà le haut de la tranchée s’est orné d’herbe verttendre et il y a, dans les frissons nouveau-nés de cette herbe, desfleurs qui s’éveillent. C’en sera fini des jours rapetissés etétroits. Le printemps vient d’en haut et d’en bas. Nous respirons àcœur joie, nous sommes soulevés.

Oui, les mauvais jours vont finir. La guerreaussi finira, que diable ! Et elle finira sans doute danscette belle saison qui vient et qui déjà nous éclaire et commence ànous caresser avec sa brise.

Un sifflement. Tiens, une balle perdue…

Une balle ? Allons donc ! C’est unmerle !

C’est drôle comme c’était pareil… Les merles,les oiseaux qui crient doucement, la campagne, les cérémonies dessaisons, l’intimité des chambres, habillées de lumière… Oh !la guerre va finir, on va revoir à jamais les siens : lafemme, les enfants, ou celle qui est à la fois la femme etl’enfant, et on leur sourit dans cet éclat jeune qui, déjà, nousréunit.

… À la fourche des deux boyaux, sur le champ,au bord, voici comme un portique. Ce sont deux poteaux appuyés l’unsur l’autre avec, entre eux, un enchevêtrement de fils électriquesqui pendent comme des lianes. Cela fait bien. On dirait unarrangement, un décor de théâtre. Une mince plante grimpante enlacel’un des poteaux et, en la suivant des yeux, on voit qu’elle a déjàosé aller de l’un à l’autre.

Bientôt, à longer ce boyau dont le flancherbeux frissonne comme les flancs d’un beau cheval vivant, nousaboutissons dans notre tranchée de la route de Béthune.

Voici notre emplacement. Les camarades sontlà, groupés. Ils mangent, jouissent de la bonne température.

Le repas fini, on nettoie les gamelles ou lesassiettes en aluminium avec un bout de pain…

– Tiens, y a plus de soleil !

C’est vrai. Un nuage s’étend et l’a caché.

– I’va même flotter, mes petits gars, ditLamuse.

– Voilà bien notre veine ! Justementpour le départ !

– Sacré pays, milédi ! ditFouillade.

Le fait est que ce climat du Nord ne vaut pasgrand-chose. Ça bruine, ça brouillasse, ça fume, ça pleut. Et,quand il y a du soleil, le soleil s’éteint vite au milieu de cegrand ciel humide.

Nos quatre jours de tranchées sont finis. Larelève aura lieu à la tombée du soir. On se prépare lentement audépart. On remplit et on range le sac, les musettes. On donne uncoup au fusil et on l’enveloppe.

Il est déjà quatre heures. La brume tombevite. On devient indistincts les uns aux autres.

– Bon sang, la voici, la pluie !

Quelques gouttes. Puis c’est l’averse.Oh ! là là là ! On ajuste des capuchons, des toiles detente. On rentre dans l’abri en pataugeant et en se mettant de laboue aux genoux, aux mains et aux coudes, car le fond de latranchée commence à être gluant. Dans la guitoune, on a à peine letemps d’allumer une bougie posée sur un bout de pierre, et degrelotter autour.

– Allons, en route !

On se hisse dans l’ombre mouillée et venteusedu dehors. J’entrevois la puissante carrure de Poterloo : Noussommes toujours à côté l’un de l’autre dans le rang. Je lui criequand on se met en marche :

– Tu es là, mon vieux ?

– Oui, d’vant toi, me crie-t-il en seretournant.

Il reçoit dans ce mouvement une gifle de ventet de pluie, mais il rit. Il a toujours sa bonne figure heureuse dece matin. Ce n’est pas une averse qui lui ôtera le contentementqu’il emporte dans son cœur ferme et solide, et ce n’est pas unemaussade soirée qui éteindra le soleil que j’ai vu, il y a quelquesheures, entrer dans sa pensée.

On marche. On se bouscule. On fait quelquesfaux pas… La pluie ne cesse pas et l’eau ruisselle dans le fond dela tranchée. Les caillebotis branlent sur le sol devenu mou :quelques-uns penchent à droite ou à gauche et on y glisse. Et puis,dans le noir, on ne les voit pas, et il arrive qu’aux tournants onmet le pied à côté, dans les trous d’eau.

Je ne perds pas des yeux, dans le gris de lanuit, le poil ardoisé du casque de Poterloo, ruisselant comme untoit sous l’averse, et son large dos garni d’un carré de toilecirée qui miroite. Je lui emboîte le pas et, de temps en temps, jel’interpelle et il me répond – toujours de bonne humeur, toujourscalme et fort.

Quand il n’y a plus de caillebotis, on piétinedans la boue épaisse. Il fait noir, maintenant. On s’arrêtebrusquement, et je suis jeté sur Poterloo. On entend, en avant, uneinvective demi-furieuse :

– Ben quoi, vas-tu avancer ? On vaêtre coupés !

– J’peux pas décoller mesreposoirs ! répond une voix piteuse.

L’enlisé arrive enfin à se dégager, et il nousfaut courir pour rattraper le reste de la compagnie. On commence àhaleter et à geindre et à pester contre ceux qui sont en tête. Onpose les pieds au petit bonheur : on fait des faux pas, on seretient aux parois, et on a les mains enduites de boue. La marchedevient une débandade pleine de bruit de ferraille et dejurons.

La pluie redouble. Second arrêt subit. Il y ena un qui est tombé ! Brouhaha.

Il se relève. On repart. Je m’évertue à suivrede tout près le casque de Poterloo, qui luit faiblement dans lanuit devant mes yeux, et je lui crie de temps en temps :

– Ça va ?

– Oui, oui, ça va, me répond-il, enreniflant et en soufflant, mais de sa voix toujours sonore etchantante.

Le sac tire et fait mal aux épaules, secouédans cette course houleuse sous l’assaut des éléments. La tranchéeest bouchée par un éboulement frais dans lequel on s’enfonce… Onest obligé d’arracher ses pieds de la terre molle et adhérente, enles levant très haut à chaque pas. Puis, ce passage laborieusementfranchi, on redégringole tout de suite dans le ruisseau glissant.Les souliers ont tracé au fond deux ornières étroites où le pied seprend comme dans un rail, ou bien il y a des flaques où il entre àgrand floc. Il faut, à un endroit, se baisser très bas pour passerau-dessous du pont massif et gluant qui franchit le boyau, et cen’est pas sans peine qu’on y arrive. On est forcé de s’agenouillerdans la boue, de s’écraser par terre et de ramper à quatre pattespendant quelques pas. Un peu plus loin, il nous faut évoluer enempoignant un piquet que le détrempage du sol a fait pencher detravers juste au milieu du passage.

On parvient à un carrefour.

– Allons, en avant ! maniez-vous,les gars ! dit l’adjudant, qui s’est plaqué dans uneencoignure pour nous laisser passer et nous parler. L’endroit n’estpas bon.

– On est éreinté, meugle une voix sienrouée et si haletante que je ne reconnais pas le parleur.

– Zut ! j’en ai marre, j’reste là,gémit un autre à bout de souffle et de force.

– Que voulez-vous que j’y fasse ?répond l’adjudant, c’est pas d’ma faute, hé ? Allons,grouillez-vous, l’endroit est mauvais. Il a été marmité à ladernière relève !

On va au milieu de la tempête d’eau et devent. Il semble qu’on descende, qu’on descende, dans un trou. Onglisse, on tombe et on bute contre la paroi, on se rejette debout.Notre marche est une espèce de longue chute où l’on se retientcomme on peut et où on peut. Il s’agit de trébucher devant soi etle plus droit possible.

Où sommes-nous ? Je lève la tête, malgréles vagues de pluie, hors de ce gouffre où nous nous débattons. Surle fond à peine distinct du ciel couvert, je découvre le rebord dela tranchée, et voici tout d’un coup apparaître à mes yeux,dominant ce bord, une espèce de poterne sinistre faite de deuxpoteaux noirs penchés l’un sur l’autre, au milieu desquels pendcomme une chevelure arrachée. C’est le portique.

– En avant ! En avant !

Je baisse la tête et je ne vois plusrien ; mais j’entends à nouveau les semelles entrer dans lavase et en sortir, le cliquetis des fourreaux de baïonnette, lesexclamations sourdes et le halètement précipité des poitrines.

Encore une fois, remous violent. On stoppebrusquement et comme tout à l’heure je suis jeté sur Poterloo etm’appuie sur son dos, son dos fort, solide, comme une colonned’arbre, comme la santé et l’espoir. Il me crie :

– Courage, vieux, on arrive !

On s’immobilise. Il faut reculer… Nom deDieu !… Non, on avance à nouveau !

Tout à coup, une explosion formidable tombesur nous. Je tremble jusqu’au crâne, une résonance métalliquem’emplit la tête, une odeur brûlante de soufre me pénètre lesnarines et me suffoque. La terre s’est ouverte devant moi. Je mesens soulevé et jeté de côté, plié, étouffé et aveuglé à demi danscet éclair de tonnerre… Je me souviens bien pourtant : pendantcette seconde où, instinctivement, je cherchais, éperdu, hagard,mon frère d’armes, j’ai vu son corps monter, debout, noir, les deuxbras étendus de toute leur envergure, et une flamme à la place dela tête !

Chapitre 13Les gros mots

Barque me voit écrire. Il vient vers moi àquatre pattes à travers la paille, et me présente sa figureéveillée, ponctuée par son toupet roussâtre de Paillasse, sespetits yeux vifs au-dessus desquels se plissent et se déplissentdes accents circonflexes. Il a la bouche qui tourne dans tous lessens à cause d’une tablette de chocolat qu’il croque et mâche, etdont il tient dans son poing l’humide moignon.

Il bafouille, la bouche pleine, en mesoufflant une odeur de boutique de confiserie.

– Dis donc, toi qui écris, tu écrirasplus tard sur les soldats, tu parleras de nous, pas ?

– Mais oui, fils, je parlerai de toi, descopains, et de notre existence.

– Dis-moi donc…

Il indique de la tête les papiers où j’étaisen train de prendre des notes. Le crayon en suspens, je l’observeet l’écoute. Il a envie de me poser une question.

– Dis donc, sans t’commander… Y aquéqu’chose que j’voudrais te d’mander. Voilà la chose : si tufais parler les troufions dans ton livre, est-ce que tu les f’rasparler comme ils parlent, ou bien est-ce que tu arrangerais ça, enlousdoc ? C’est rapport aux gros mots qu’on dit. Car enfin,pas, on a beau être très camarades et sans qu’on s’engueule pourça, tu n’entendras jamais deux poilus l’ouvrir pendant une minutesans qu’i’s disent et qu’i’s répètent des choses que les imprimeursn’aiment pas besef imprimer. Alors, quoi ? Si tu ne le dispas, ton portrait ne sera pas r’ssemblant : c’est comme quidirait que tu voudrais les peindre et que tu n’mettes pas une descouleurs les plus voyantes partout où elle est. Mais pourtant ças’fait pas.

– Je mettrai les gros mots à leur place,mon petit père, parce que c’est la vérité.

– Mais dis-moi, si tu l’mets, est-ce quedes types de ton bord, sans s’occuper de la vérité, ne diront pasque t’es un cochon ?

– C’est probable, mais je le ferai toutde même sans m’occuper de ces types.

– Veux-tu mon opinion ? Quoique jene m’y connais pas en livres : c’est courageux, ça, parce queça s’fait pas, et ce sera très chic si tu l’oses, mais t’auras dela peine au dernier moment, t’es trop poli !… C’est même undes défauts que j’te connais depuis qu’on s’connaît. Ça, et aussicette sale habitude que tu as quand on nous distribue de la gniole,sous prétexte que tu crois que ça fait du mal, au lieu de donner tapart à un copain, de t’la verser sur la tête pour te nettoyer lestifs.

Chapitre 14Le barda

La grange s’ouvre au bout de la cour de laFerme des Muets, dans la construction basse, comme une caverne.Toujours des cavernes pour nous, même dans les maisons ! Quandon a traversé la cour où le fumier cède sous les semelles avec unbruit spongieux, ou bien qu’on l’a contournée en se tenantdifficultueusement en équilibre sur l’étroite bordure de pavés, etqu’on se présente devant l’ouverture de la grange, on ne voit riendu tout…

Puis, en insistant, on perçoit un enfoncementbrumeux où de brumeuses masses noires sont accroupies, sontétendues ou bien évoluent d’un coin à un autre. Au fond, à droiteet à gauche, deux pâles lueurs de bougies, aux halos ronds comme delointaines lunes rousses, permettent enfin de distinguer la formehumaine de ces masses dont la bouche émet soit de la buée, soit dela fumée épaisse.

Ce soir, notre vague repaire, où jem’engouffre avec précaution, est en proie à l’agitation. Le départaux tranchées a lieu demain matin et les nébuleux locataires de lagrange commencent à faire leurs paquets.

Assailli par l’obscurité qui, au sortir dusoir pâle, me bouche les yeux, j’évite néanmoins le piège desbidons, des gamelles et des équipements qui traînent par terre,mais je bute en plein dans les boules entassées juste au milieu,tels des pavés dans un chantier… J’atteins mon coin. Un être, àl’énorme dos laineux et sphérique est là, à croupetons, penché surune série de petites choses qui miroitent par terre. Je donne unetape sur son épaule matelassée d’une peau de mouton. Il se retourneet, à la lueur brouillée et saccadée de la bougie que supporte unebaïonnette plantée par terre, je vois la moitié de la figure, unœil, un bout de moustache et un coin de la bouche entrouverte. Ilgrogne, amicalement, et se remet à regarder son fourbi.

– Qu’est-ce que tu fabriqueslà ?

– Je range. Je m’range.

Le simili-brigand qui semble inventorier sonbutin est mon camarade Volpatte. Je vois ce qu’il en est : ila étendu sa toile de tente pliée en quatre par-dessus son lit –c’est-à-dire la bande de paille à lui réservée – et sur ce tapis,il a vidé et étalé le contenu de ses poches.

Et c’est tout un magasin qu’il couve des yeuxavec une sollicitude de ménagère, tout en veillant, attentif etagressif, à ce qu’on ne lui marche pas dessus… J’épelle de l’œill’abondante exposition.

Autour du mouchoir, de la pipe, de la blague àtabac, laquelle renferme aussi le cahier de feuilles, du couteau,du porte-monnaie et du briquet (le fonds nécessaire etindispensable), voici deux bouts de lacets de cuir emmêlés commedes vers de terre autour d’une montre incluse dans une boîte encelluloïd transparent qui se ternit et blanchit singulièrement envieillissant. Puis une petite glace ronde et une autrecarrée ; celle-ci est cassée, mais de plus belle qualité,taillée en biseau. Un flacon d’essence de térébenthine, un flacond’essence minérale presque vide, et un troisième flacon, vide. Uneplaque de ceinturon allemand portant cette devise : Gottmit uns, un gland de dragonne de même provenance ;enveloppée à demi dans du papier, une fléchette d’aéro qui a laforme d’un crayon d’acier et est pointue comme une aiguille ;des ciseaux pliants et une cuiller-fourchette égalementpliante ; un bout de crayon et un bout de bougie ; untube d’aspirine contenant aussi des comprimés d’opium, plusieursboîtes de fer-blanc.

Voyant que j’inspecte en détail sa fortunepersonnelle, Volpatte m’aide à identifier certains articles.

– Ça, c’est un vieux gant d’officier enpeau. J’coupe les doigts pour boucher l’canon d’mon arbalète ;ça, c’est du fil téléphonique, la seule affaire avec quoi tuattaches tes boutons d’capote si tu veux qu’ils tiennent. Et ici,là-dedans, tu t’demandes c’qu’y est ? Du fil blanc, solide, etpas d’celui-la qu’t’es cousu quand on te livre des effets neufs, etqu’on r’tire avec la fourchette, du macaroni au fromage, et, là, unjeu d’aiguilles sur une carte postale. Les épingles de nourrice, asont là, à part…

» Et ici, c’est les papyrus. Tu parles d’unebiothèque. »

Il y a, en effet, dans l’étalage des objetsissus des poches de Volpatte, un étonnant amoncellement depapiers : c’est la pochette violette de papier à lettres dontla mauvaise enveloppe imprimée est éculée ; c’est un livretmilitaire dont la couverture, racornie et poussiéreuse comme lapeau d’un vieux routier, s’effrite et diminue de partout ;c’est un carnet en moleskine éraillée bondé de papier et deportraits : au milieu trône l’image de la femme et despetits.

Hors de la liasse des papiers jaunis etnoircis, Volpatte extrait la photographie et me la montre une foisde plus. Je refais connaissance avec Mme Volpatte, une femmeau buste opulent, aux traits doux et mous, entourée de deuxgarçonnets à col blanc, l’aîné mince, le cadet rond comme uneballe.

– Moi, dit Biquet, qui a vingt ans, jen’ai que des photos de vieux.

Et il nous fait voir, en la plaçant tout prèsde la bougie, l’image d’un couple de vieillards qui nous regardent,l’air bien sage comme les petits enfants de Volpatte.

– J’ai les miens aussi avec moi, dît unautre. J’quitte jamais la photographie de la nichée.

– Dame ! chacun emporte son monde,ajoute un autre.

– C’est drôle, constate Barque, unportrait, ça s’use à force d’être regardé. Il ne faut pas lezyeuter trop souvent et être trop longtemps dessus : à lalongue, j’sais pas c’qui s’passe, mais le rapprochement fiche lecamp.

– T’as raison, dit Blaire. Moi, j’trouveça comme ça aussi, exactement.

– J’ai aussi dans mes papelards une cartede la région, continue Volpatte.

Il la déplie devant la lumière. Elimée ettransparente aux plis, elle a l’air de ces stores faits de carréscousus l’un à l’autre.

– J’ai encore du journal (il déroule unarticle de journal sur les poilus), et un livre (un roman àvingt-cinq centimes « Deux fois Vierge »)… Tiens, unautre morceau de journal : L’Abeille d’Etampes.J’sais pas pourquoi j’ai gardé ça. I’ doit y avoir une raisond’ssous. J’voirai à tête reposée. Et puis, mon jeu de cartes, et unjeu d’dames en papier avec des pions en espèce de pain àcacheter.

Barque, qui s’est approché, regarde la scène,et dit :

– Moi, j’ai plus d’choses encore qu’çadans mes profondes.

Il s’adresse à Volpatte :

– As-tu un soldbuch boche, crâne de pou,des ampoules d’iode, un browning ? Moi, j’ai ça et j’ai deuxcouteaux.

– Moi, dit Volpatte, j’ai pas d’revolver,ni de livret boche, mais j’aurais pu avoir deux couteaux ou mêmedix couteaux ; mais j’n’ai besoin que d’un.

– Ça dépend, dit Barque. Et as-tu desboutons mécaniques, face de dos ?

– Moi, j’nai dans m’poch’, s’écrieBécuwe.

– L’troufion, il n’peut pas s’en passer,assure Lamuse. Sans ça pour faire t’nir les bertelles au froc,c’est pas vrai.

– Moi, dit Blaire, j’ai toujours dans lapoche, pour être à portée de ma main, ma trousse à bagues.

Il la sort, enveloppée dans un sachet àmasque, et il la secoue. Le tiers-point et la lime sonnent, et onentend aussi le cliquetis des anneaux bruts d’aluminium.

– Moi j’ai toujours de la ficelle, c’estça qu’est utile ! dit Biquet.

– Pas tant que des clous, dit Pépin, etil en fait voir trois dans sa main : un gros, un petit et unmoyen.

Un à un, les autres viennent participer à laconversation, tout en bricolant. On s’habitue à la demi-obscurité.Mais le caporal Salavert qui a la juste réputation de n’être pasbête de ses mains, adapte une bougie dans la suspension qu’il afabriquée avec une boite de camembert et du fil de fer. On allume,et autour de ce lustre chacun raconte avec des partialités et despréférences de mère ce qu’il a dans ses poches.

– D’abord, combien en a-t-on ?

– D’poches ? Dix-huit, ditquelqu’un, qui est naturellement Cocon, l’homme-chiffre.

– Dix-huit poches ! Tu charries, nezd’rat, fait le gros Lamuse.

– Parfaitement : dix-huit, répliqueCocon. Compte-les, si t’es si malin qu’ça.

Lamuse veut se faire une raison là-dessus, et,plaçant ses deux mains près du lumignon pour compter plus juste, ilénumère sur ses gros doigts de brique poussiéreuse : deuxpoches dans la capote derrière qui pendent, la poche à paquet àpansement qui sert pour le tabac, deux à l’intérieur de la capote,devant ; les deux poches extérieures de chaque côté avecpatte. Trois dans le pantalon et même trois et demi, parce qu’il ya la pochette de devant.

– J’y mets une boussole, ditFarfadet.

– Moi, mon rabiot d’amadou.

– Moi, dit Tirloir, un tit sifflet qu’mafemme m’a envoyé en m’disant comme ça : « Si t’es blessédans la bataille, tu sifîleras pour que les camarades viennentt’sauver la vie. »

On rit de la phrase naïve.

Tulacque intervient, indulgent, et dit àTirloir :

– Ça sait pas c’que c’est qu’la guerre, àl’arrière. Si tu voulais parler de l’arrière, c’est toi qui endirais des conneries !

– Ne la comptons pas, elle est troppetite, dit Salavert. Ça fait dix.

– Dans la veste, quatre. Ça ne faittoujours que quatorze.

– Y a les deux poches à cartouches :ces deux poches nouvelles qui tiennent avec des sangles.

– Seize, dit Salavert.

– Tiens, enfant de malheur, tête de pied,rechasse ma veste. Ces deux poches-là, tu les as pascomptées ! Eh bien alors, qu’est-ce qu’i’ t’faut ! C’estpourtant les poches à la place ordinaire. C’est les poches civilesoù c’que tu fourres, dans l’civil, ton tire-jus, ton tabac etl’adresse où tu vas livrer.

– Dix-huit ! fait Salavert, gravecomme un fonctionnaire. Y en a dix-huit, pas d’erreur, adjugé.

À ce moment de la conversation, quelqu’un faitsur les pavés du seuil une série de faux pas sonores, tel un chevalqui piafferait – et blasphémerait.

Puis après un silence, une voix bien timbréeglapit avec autorité :

– Eh, là-dedans, on s’prépare ? Ilfaut que tout soye prêt à c’soîr, et, vous savez, des paxons biensolides. On va en première ligne, cette fois, et même, ça vap’t’êt’ chauffer.

– Ça va, ça va, mon adjudant, répondentdistraitement des voix.

– Comment ça s’écrit, Arnesse ?demande Benech qui, à quatre pattes, travaille par terre uneenveloppe avec un crayon.

Tandis que Cocon lui épelle« Ernest » et que l’adjudant, éclipsé, répète sonboniment qu’on entend plus lointain, à la porte d’à côté, Blaireprend la parole et dit :

– Faut toujours, mes enfants – écoutezc’que j’vous dis – mett’ vot’ quart dans vot’ poche. Moi, j’aiessayé de l’coller partout autrement, mais y a qu’la poche quec’est vraiment pratique, crois-moi. Si t’es en marche, équipé, oubien si t’es déséquipé à naviguer dans la tranchée, tu l’astoujours sous la pince des fois qu’i’ s’produit une occase :un copain qu’a du pinard et qui t’veut du bien et qui t’dit :« Donne ta quart », ou bien un marchand qui baguenaude.Mes vieux cerfs, écoutez c’que j’dis, vous vous en trouv’reztoujours bath : mets ton quart é’d’dans ta poche.

– Plus souvent, dit Lamuse, qui tum’voiras mett’ mon quart dans m’poche. S’t’une idée à la graissed’hérisson et à la mords-moi le doigt, ni plus ni moins, j’préfèrebeaucoup mieux l’amurer à ma bretelle de suspension avec uncrochet.

– Attaché à un bouton d’la capote, commele sachet à masque, c’est plus mieux. Pa’ce que suppose que t’ôteston équipement, alors t’es vert si justement i’ passe du vin.

– Moi, j’ai un quart boche, dit Barque.C’est plat, ça s’met dans la poche de côté, si on veut, et ça entretrès bien dans la cartouchière, un coup qu’t’as foutu tescartouches en l’air, ou qu’tu les as carrées dans ta musette.

– Un quart boche, c’est ça qu’est pasextra, dit Pépin. Ça tient pas d’bout. Ça sert juste àencombrer.

– Attends voir, bec d’asticot, ditTirette qui ne manque pas de psychologie : cette fois-ci, sion attaque, comme le juteux a eu l’air de nous l’casser, tu entrouv’ras p’t’êt’ un, d’quart boche, et alors, c’est ça qui s’raextra !

– L’juteux a dit ça, observe Eudore, maisi’ sait pas.

– Ça contient plus qu’un quart, l’quartboche, remarque Cocon, vu qu’la contenance du quart juste, elle estmarquée d’un trait aux trois quarts du quart. Et t’es toujoursavantageux d’en avoir un grand, parce que si t’as un quart quitient juste un quart, pour qu’tu ayes un quart de jus, de vin, oud’eau bénite ou d’n’importe quoi, i’ faut qu’on l’emplisse rasibuset on l’fait jamais dans les distrib, et, si on l’fait, tul’renverses.

– J’te crois qu’on l’fait plutôt pas, ditParadis, outré quand il évoquait ces procédés. L’fourier i’ sert enfoutant l’doigt dans l’quart, et il a collé deux gnons sur l’cul duquart. Total, t’es fabriqué du tiers, et tu t’accroches troisbelles ceintures l’une sur l’autre.

– Oui, dit Barque, c’est vrai. Mais fautpas non plus un quart trop grand, parc’ qu’alors celui qui t’sert,i’ s’méfie ; i’ t’en fout une goutte avec la tremblote, etpour ne pas t’en donner plus que la m’sure, i’ t’en donne moins, ettu t’mets la tringle, avec la soupière dans les pattes.

Cependant, Volpatte remettait un à un dans sespoches les objets dont il avait composé un étalage. Arrivé auporte-monnaie, il le considéra d’un air plein de pitié.

– Il est salement plat, le frère.

Il compta :

– Trois francs ! Mon vieux, faudraitvoir à m’remplumer, sans ça, en r’descendant, j’suis verdure.

– T’es pas l’seul à avoir pas lourd dansson morlingue.

– L’soldat dépense plus qu’n’gagne. Y apas d’erreur. Je m’demande c’que d’viendrait celui qui n’aurait queson prêt.

Paradis répondit avec une simplicitécornélienne :

– I’ crèv’rait.

– Et tenez, moi, voilà ce que j’ai dansma poche, qui ne me quitte pas.

Et Pépin, l’œil émerillonné, montra un couverten argent. – Il appartenait, dit-il, à la guenon où on a logé àGrand-Rozoy.

– Il lui appartient peut-être bienencore ?

Pépin eut un geste vague où l’orgueil semêlait à la modestie, puis il s’enhardit, sourit et dit :

– J’la connais, la vieille fouineuse. Sûrqu’elle va passer le restant de sa vie à le chercher partout, danschaque coin, son couvert d’argent.

– Moi, dit Volpatte, je n’ai jamais pufaucher qu’une paire de ciseaux. Y en a qui ont la veine. Pas moi.Aussi, nature si j’les garde précieusement, ces ciseaux, etpourtant j’peux dire qu’i’ s n’me serv’nt pas de rien.

– Moi, j’ai bien chapardé quéqu’ petitsmachins par-ci par-là, mais qu’est-ce que c’est qu’ça ? Lessapeurs, i’s m’ont toujours grillé pour la chose du fauchage, alorsquoi ?

– On a beau faire c’qu’on veut, on esttoujours grillé par quelqu’un, pas, vieux frère ! T’en faispas.

– Eh là-d’dans, qui qui veut d’lateinturiotte ? cria l’infirmier Sacron.

– Moi, j’garde les lettres de ma femme,dit Blaire.

– Moi, j’les lui renvoie.

– Moi, j’les garde. Les v’là.

Eudore exhibe un paquet de papiers usés,luisants, dont la pénombre voile pudiquement la noirceur.

– J’les garde. Quelquefois, j’les relis.Quand on a froid et qu’on a mal, j’les r’lis. Ça vous réchauffepas, mais ça fait semblant.

Cette drôle de phrase doit avoir un sensprofond, car plusieurs ont relevé la tête et disent :« Oui, c’est ça. »

La conversation continue à bâtons rompus ausein de cette grange fantastique, traversée de grandes ombresmouvantes, avec des entassements de nuit aux coins et les pointssouffreteux de quelques chandelles disséminées.

Je les vois aller et venir, se profilerétrangement, puis s’abaisser, s’affaler sur le sol, ces déménageursaffairés et encombrés, qui soliloquent ou s’interpellent, les piedsempêtrés dans les choses. Ils se montrent l’un à l’autre leursrichesses.

– Tiens, r’garde !

– Tu parles ! répond-on avecenvie.

On voudrait avoir tout ce qu’on n’a pas. Et ily a dans l’escouade des trésors légendairement enviés partous : par exemple, le bidon de deux litres détenu par Barqueet qu’un talentueux coup de fusil à blanc a dilaté jusqu’à lacontenance de deux litres et demi ; le célèbre grand couteau àmanche de corne de Bertrand.

Dans le fourmillement tumultueux, des regardsde côté effleurent ces objets de musée, puis chacun se remet àregarder devant soi, chacun se consacre à sa « camelote »et s’acharne à la mettre en ordre.

Triste camelote, en effet. Tout ce qui estfabriqué pour le soldat est commun, laid, et de mauvaise qualité,depuis leurs souliers en carton découpé, aux pièces attachéesensemble par des grillages de méchant fil, jusqu’à leurs vêtementsmal taillés, mal bâtis, mal cousus, mal teints, en drap cassant ettransparent du papier buvard qu’un jour de soleil fait passer,qu’une heure de pluie transperce, jusqu’à leurs cuirs amincis àl’extrême, friables comme des copeaux et que déchirent les tenons,leur linge de flanelle plus maigre que du coton, leur tabac quiressemble à de la paille.

Marthereau est à côté de moi. Il me désigneles camarades :

– R’garde-les, ces pauv’ vieux quiar’rgardent leur capharnion. Tu croirais une flopée d’mèreszyeutant leurs p’tits. Coute-les. I’s appellent leurs trucs. Tiens,çui-là, dès lors qu’i’ dit : « Mon couteau ! »C’est kif comme s’i’ disait : « Léon, ou Charles, ouDolphe. » Et, tu sais, impossible pour eux de diminuer sonchargement. C’est pas vrai. C’est pas qu’i’ veul’tent pas – vu quel’métier c’est pas ça qui vous renfortifie, pas ? – C’estqu’i’s peuv’tent pas. Ils ont trop d’amour pour.

Le chargement ! Il est formidable, et onsait bien, parbleu, que chaque objet le rend un peu plus méchant,que chaque petite chose est une meurtrissure de plus.

Car il n’y a pas que ce qu’on fourre dans sespoches et dans ses musettes. Il y a, pour compléter le barda, cequ’on porte sur son dos.

Le sac, c’est la malle et même c’estl’armoire. Et le vieux soldat connaît l’art de l’agrandir quasimiraculeusement par le placement judicieux de ses objets etprovisions de ménage. En plus du bagage réglementaire etobligatoire – les deux boîtes de singe, les douze biscuits, lesdeux tablettes de café et les deux paquets de potage condensé, lesachet de sucre, le linge d’ordonnance et les brodequins derechange – nous trouvons bien moyen d’y mettre quelques boîtes deconserves, du tabac, du chocolat, des bougies et des espadrilles,voire du savon, une lampe à alcool, et de l’alcool solidifié et deslainages. Avec la couverture, le couvre-pied, la toile de tente,l’outil portatif, la gamelle et l’ustensile de campement, ilgrossit, grandit et s’élargit, et devient monumental et écrasant.Et mon voisin dit vrai : chaque fois, quand il arrive à sonposte après des kilomètres de route et des kilomètres de boyaux, lepoilu se jure bien que, la prochaine fois, il se débarrassera d’untas de choses et se délivrera un peu les épaules du joug du sac.Mais, chaque fois qu’il se prépare à repartir, il reprend cettemême charge épuisante et presque surhurnaine ; et il ne laquitte jamais, bien qu’il l’injurie toujours.

– Y a des malins gars qu’on l’filon, ditLamuse, et qui trouv’nt l’joint pour coller quéqu’chose dans lavoiture de compagnie ou la voiture médicale. J’en connais un qu’adeux liquettes neuves et un can’çon dans la cantine d’un adjupette– mais, tu comprends, t’es tout d’suite deux cent cinquantebonhommes à la compagnie, et l’truc est connu et y en pas besef quipeuv’nt le profiter : surtout des gradés ! tant plus i’sont sous-offs, tant pus i’ sont sucrés pour carrer leur fourbi.Sans compter que l’commandant, i’ visite les voitures, des fois,sans t’avertir et l’ t’fout tes frusques au beau milieu de la routes’il les trouve dans une bagnole où c’est pas vrai : allezpartez ! sans compter l’engueulade et la tôle.

– Dans les premiers temps, c’était franc,mon vieux. Y en avait, j’l’ai vu, qui collaient leurs musettes etmême leur armoire dans une voiture de gosse qu’i’s poussaient surla route.

– Ah ! tu parles ! c’étaitl’bon temps d’la guerre ! Mais on a changé tout ça.

Sourd à tous les discours, Volpatte, affubléde sa couverture comme d’un châle, ce qui lui donne l’air d’unevieille sorcière, tourne autour d’un objet qui gît par terre.

– J’m’demande, dit-il, en ne s’adressantà personne, si j’vas emporter ce sale bouteillon-là. C’est l’seulde l’escouade et j’l’ai toujours porté. Oui, mais i’ fuit comme unpanier à salade.

Il ne peut pas prendre une décision, et c’estune vraie scène de séparation.

Barque le considère de côté et se moque delui. On l’entend qui dit : « Gaga, maladif. » Maisil s’arrête dans son persiflage :

– Après tout, on s’rait à sa place, qu’ons’rait aussi con qu’lui.

Volpatte remet sa décision à plustard :

– J’verrai ça demain au matin, quandj’mont’rai Phîlibert.

Après l’inspection et le remplissage despoches, c’est au tour des musettes, puis des cartouchières, etBarque disserte sur le moyen de faire entrer les deux centscartouches réglementaires dans les trois cartouchières. En paquets,c’est impossible. Il faut les dépaqueter, et les placer l’une àcôté de l’autre debout, tête-bêche. On arrive ainsi à bonder chaquecartouchière sans laisser de vide et à se faire une ceinture quipèse dans les six kilos. Le fusil est nettoyé déjà… On vérifiel’emmaillotage de la culasse et le bouchage – précautionsindispensables à cause de la terre des tranchées.

Il s’agit de reconnaître facilement chaquefusil.

– Moi, j’ai fait des entailles dans labretelle. Tu vois, j’ai découpé l’bord.

– Moi, j’y ai enroulé, en haut, à labretelle, un cordon de soulier et comme ça, je l’reconnais à lamain comme avec l’œil.

– Moi, un bouton mécanique. Pas d’erreur.Dans l’noir je l’sens tout de suite et j’dis : « C’est macarabine. » Pa’ce que, tu comprends, y a des gars qui s’enfont pas, i’s s’les roulent pendant que l’copain nettèye, pis i’s’foulent l’poignet en douce sur la clarinette de la poire qu’anettéyé ; pis même i’s n’ont pas la trouille ed’ dire,après : « Mon capitaine, j’ai un fusil qu’estolrède. » Moi, j’marche pas dans la combine. C’est l’systèmeD, et l’système D, mon vieux phénomène, y a des fois où c’que j’enai pus que marre.

Et les fusils, tout en se ressemblant,diffèrent comme les écritures.

– C’est curieux et bizarre, me ditMarthereau, on monte demain aux tranchées, et il n’y a pas encorede viande saoule ni d’futur bois, ce soir et – coute ! – pasde disputes encore. Tant qu’à moi…

» Ah ! j’dis pas, concède-t-il tout desuite, que ces deux-là n’soient pas un peu garnis, ni un peuvaseux… Sans être tout à fait mûrs, ils ont l’nez sale,quoi… »

– C’est Poitron et Poilpot, de l’escouadeà Broyer.

Ils sont couchés et parlent bas. On distinguele nez rond de l’un qui brille comme sa bouche, juste à côté d’unebougie, et sa main qui fait, un doigt levé, de petits gestesexplicatifs suivis fidèlement par une ombre portée.

– J’sais allumer le feu, mais j’sais pasl’rallumer quand il est éteint, déclare Poitron.

– Ballot ! dit Poilpot, si tu saisl’allumer, tu sais l’rallumer, vu qu’si tu l’allumes, c’est qu’il aété éteint, et tu peux dire que tu l’rallumes quand tul’allumes.

– Tout ça c’est du bourre-mou. J’sais pascalculer et je m’fous des boniments que tu m’balances. J’te dis etj’te répète que, pour allumer un feu, j’suis là, mais pourl’rallumer quand i’ s’a éteint, ça n’a rien à faire. J’peux pasmieux dire. Je n’entends pas l’insistance de Poilpot.

– Mais bougre de nom de Dieu d’entêté,râle Poitron, pis que j’te dis trente fois que j’sais pas. Faut-i’qu’i’ soye tête de cochon, tout de même !

– C’est marrant, c’t’écoutation-là, meconfie Marthereau.

En vérité, tout à l’heure, il a parlé tropvite.

Une certaine fièvre, provoquée par leslibations des adieux, règne dans le taudis plein de paille nuageuseoù la tribu – les uns debout et hésitants, les autres à genoux ettapant comme des mineurs – répare, empile, assujettit sesprovisions, ses hardes et ses outils. Un grondement de paroles, undésordre de gestes. On voit saillir dans les lueurs enfumées, desreliefs de trognes, et des mains sombres remuer au-dessus del’ombre, comme des marionnettes.

De plus, dans la grange attenante à la nôtre,et qui n’en est séparée que par un mur à hauteur d’homme, s’élèventdes cris avinés. Deux hommes, là, se prennent à partie avec uneviolence et une rage désespérées. L’air vibre des plus grossiersaccents qui soient ici-bas. Mais l’un d’eux, un étranger d’uneautre escouade, est expulsé par les locataires, et le jet d’injuresde l’autre s’affaiblit et s’éteint.

– Tant qu’à nous, on s’tient !remarque Marthereau avec une certaine fierté.

C’est vrai. Grâce à Bertrand, obsédé par lahaine de l’alcoolisme, de cette fatalité empoisonnée qui joue avecles multitudes, notre escouade est une de celles qui sont le moinsviciées par le vin et la gniole.

… Ils crient, ils chantent, ils extravaguenttout autour. Et ils rient sans fin ; dans l’organisme humain,le rire fait un bruit de rouage et de chose.

On essaye d’approfondir certaines physionomiesqui se présentent avec un relief de touche émouvant dans cetteménagerie d’ombres, cette volière de reflets. Mais on ne peut pas.On les voit, mais on ne voit rien au fond d’elles.

– Déjà dix heures, les amis, ditBertrand. On finira de monter Azor demain. Il est temps de mettrela viande en torchon.

Chacun, alors, se couche, lentement. Lebavardage ne cesse guère. Le soldat prend toutes ses aises chaquefois qu’il n’est pas absolument obligé de se dépêcher. Chacun va,vient, un objet à la main et je vois glisser sur le mur l’ombredémesurée d’Eudore qui passe devant une chandelle, en balançant aubout de ses doigts deux sachets de camphre.

Lamuse s’agite à la recherche d’une position.Il semble mal à l’aise : quelle que soit sa capacité,aujourd’hui, manifestement, il a trop mangé.

– Y en a qui veulent dormir ! Vosgueules, bande de vaches ! crie Mesnil Joseph, de sacouche.

Cette exhortation calme un moment, maisn’arrête pas le brouhaha des voix ni les allées et venues.

– C’est vrai qu’on monte demain, ditParadis, et que, le soir, on file en première ligne. Mais personnen’y pense. On le sait, voilà tout.

Petit à petit chacun a rejoint sa place. Je mesuis étendu sur la paille, Marthereau s’emmaillote à côté demoi.

Une masse colossale entre en prenant desprécautions pour ne point faire de bruit. C’est le sergentinfirmier, un frère mariste, énorme bonhomme à barbe et à lunettes,qu’on sent, lorsqu’il a ôté sa capote et qu’il est en veste, gênéde montrer ses jambes. On voit se hâter discrètement cettesilhouette d’hippopotame barbu. Il souffle, soupire, marmotte.

Marthereau me le désigne de la tête, et me dittout bas :

– Regarde-le. C’gens-là, il faut toujoursqu’i’s disent des blagues. Quand on lui d’mande ce qu’i’ fait dansl’civil, i’ n’dit pas : « J’suis frère desécoles » ; i’ dit, en vous r’luquant par en dessous seslunettes avec la moitié d’ses yeux : « J’suisprofesseur. » Quand i’ s’lève très tôt pour aller à la messe,et qu’il voit qu’il vous réveille, il n’dit pas :« J’vais à la messe », i’ dit : « J’ai mal auventre. Faut que j’aille faire un tour aux feuillées, y a pasd’erreur. »

Un peu plus loin, le père Ramure parle dupays.

– Chez nous, c’est un petit patelinqu’est pas grand. Tout l’jour il y a mon vieux qui culotte despipes ; qu’i’ travaille ou qu’i’ s’r’pose, i’ pousse sa fuméedans l’grand air ou dans la fumée d’la marmite…

J’écoute cette évocation champêtre, qui prendsoudain un caractère spécialisé et technique :

– Pour ça, i’ prépare un paillon. Tu saisc’que c’est qu’un paillon ? Tu prends la tige du blé vert,t’ôtes la peau. Tu fends en deux, pis encore en deux, et tu as desgrandeurs différentes, comme qui dirait des numéros différents. Pisavec un fil et les quatre brins de paille, il entoure la verge dela pipe.

Cette leçon s’interrompt, aucun auditeur nes’étant manifesté.

Il n’y a plus que deux bougies allumées. Unegrande aile d’ombre couvre l’amas gisant des hommes.

Des conversations particulières voltigentencore dans le primitif dortoir. Il m’en arrive des bribes auxoreilles.

Le père Ramure, à présent, déblatère contre lecommandant :

– L’commandant, mon vieux, avec ses quat’ficelles, j’ai remarqué qu’i n’savait pas fumer. I’ tire à tour debras sur ses pipes, et il les brûle. C’est pas une bouche qu’il adans la tête, c’est une gueule. Le bois se fend, se grille et, aulieu d’être du bois, c’est du charbon. Les pipes en terre, ellesrésistent mieux, mais tout de même, il les rissole. Tu parles d’unegueule. Aussi, mon vieux, écoute-moi bien c’que j’te dis : ilarrivera ce qui n’est souvent arrivé jamais : à force d’êtrepoussée à blanc et cuite jusqu’aux moelles, sa pipe lui pétera dansle bec, devant tout l’monde. Tu voiras.

Peu à peu, le calme, le silence et l’obscurités’établissent dans la grange et ensevelissent les soucis et lesespoirs de ses habitants. L’alignement de paquets pareils queforment ces êtres enroulés côte à côte dans leurs couverturessemble une espèce d’orgue gigantesque d’où s’élèvent desronflements divers.

Déjà le nez dans la couverture, j’entendsMarthereau qui me parle de lui-même.

– J’suis marchand de chiffons, tu sais,dit-il, chiffonnier, pour mieux dire, mais tant qu’à moi, je l’suisen gros ; j’achète aux petits chiffonniers d’la rue, et j’aiun magasin, un grenier, quoi ! qui m’sert de dépôt. J’faistout l’chiffon, à dater du linge jusqu’à la boîte de conserves,mais principalement le manche de brosse, le sac et la savate ;et, naturellement, j’ai la spécialité des peaux d’lapin.

Et, je l’entends, encore, un peu plus tard,qui me dit :

– Tant qu’à moi, tout petit et mal foutuque je suis, je porte encore un curond de cent kilos au grenier, àl’échelle, et avec des sabots aux pieds… Une fois, j’ai eu affaireà une espèce d’individu interloque, vu qu’i s’occupait, qu’ondisait, à traire les blanches, eh bien…

– Milédi, c’que j’peux pas blairer, hé,s’écrie tout d’un coup Fouillade, c’est c’t’exercice et ces marchesqu’on nous esquinte pendant le repos, j’en ai l’rein hachuré, etj’peux pas roupiller, courbaturé comme je le suis.

Bruit de ferraille du côté de Volpatte. Ils’est décidé à monter son bouteillon, tout en le gourmandantd’avoir ce funeste défaut d’être troué.

– Oh là là, quand ce s’ra-t-i’ fini,toute c’te guerre ! gémit un demi-dormeur.

Un cri de révolte entêté et incompréhensifjaillit :

– I’s veul’nt not’ peau !

Puis c’est un : « T’en faispas ! » aussi obscur que le cri de révolte.

… Je me réveille longtemps après, tandis quedeux heures sonnent et je vois dans une blafarde clarté, sans doutelunaire, la silhouette agitée de Pinégal. Un coq, au loin, achanté. Pinégal se soulève à moitié sur son séant. J’entends savoix éraillée :

– Ben quoi, c’est la pleine nuit, et v’làun coq qui pousse son gueulement. Il est mûr, c’coq.

Et il rit, en répétant : « Il estmûr, c’coq », et il se rentortille dans la laine et se rendortavec un gargouillis où le rire se mêle de ronflements.

Cocon a été réveillé par Pinégal. Alors,l’homme-chiffre pense tout haut et dit :

– L’escouade avait dix-sept hommes quandelle est partie pour la guerre. Elle en a, à présent, dix-septaussi, avec les bouchages de trous. Chaque homme a déjà usé quatrecapotes, une du premier bleu, trois bleu fumée de cigare, deuxpantalons, six paires de brodequins. Il faut compter par bonhommedeux fusils : mais on ne peut pas compter les salopettes. On arenouvelé vingt-trois fois nos vivres de réserve. À nous dix-sept,nous avons eu quatorze citations, dont deux à la brigade, quatre àla division et une à l’armée. On est resté une fois seize joursdans les tranchées sans arrêt. On a été cantonné et logé dansquarante-sept villages différents jusqu’ici. Depuis le commencementde la campagne, douze mille hommes sont passés par le régiment, quien a deux mille.

Un étrange zézaiement l’interrompt. C’estBlaire que son râtelier neuf empêche de parler, comme il l’empêcheaussi de manger. Mais il le met chaque soir, et il le garde toutela nuit avec un courage acharné, car on lui a promis qu’il finiraitpar s’habituer à cet objet qu’on lui a inséré dans la tête.

Je me soulève à demi comme sur un champ debataille. Je contemple encore une fois ces créatures qui ont rouléici l’une sur l’autre parmi les régions et les événements. Je lesregarde tous, enfoncés dans le gouffre d’inertie et d’oubli, aubord duquel quelques-uns semblent se cramponner encore, avec leurspréoccupations pitoyables, avec leurs instincts d’enfants et leurignorance d’esclaves.

L’ivresse du sommeil me gagne. Mais je merappelle ce qu’ils ont fait et ce qu’ils feront. Et devant cetteprofonde vision de pauvre nuit humaine qui remplit cette cavernesous son linceul de ténèbres, je rêve à je ne sais quelle grandelumière.

Chapitre 15L’œuf

On était désemparés. On avait faim, on avaitsoif et dans ce malheureux cantonnement, rien !

Le ravitaillement, d’ordinaire régulier, avaitfait défaut, alors, la privation arrivait à l’état aigu.

Un groupe hâve grinçait des dents, et lamaigre place faisait cercle tout autour, avec ses poternesdécharnées, avec ses ossements de maisons, et ses poteauxtélégraphiques chauves. Le groupe constatait l’absence detout :

– L’caoutchouc a fait l’mur, nib debidoche, et on s’met la ceinture d’électrique.

– Quant au fromgi macache, et pas pud’confiture que d’beurre en broche.

– On n’a rien, sans fifrer, on n’a rien,et toute la rouscaillure n’y f’ra pas rien.

– Aussi, tu parles d’un cantonnement à lamanque ! trois canfouines avec rien d’dans, que des courantsd’air et d’la flotte !

– Ça n’sert à rien d’être aux as, tablanche, c’est comme si t’avais peau d’balle dans ton morlingue,pisqu’y a pas d’marchands.

– Tu s’rais Rotschild ou bien un tailleurmilitaire, ta fortune servirait à quoi ?

– Hier, y avait un p’tit macaou quironronnait du côté de la 7e. J’suis sûr qu’ils ontcroûté c’macaou.

– Oui, j’sais, et encore, on lui voyaitles côtes comme au bord de la mer.

– Y a pas à s’démieller, c’est commeça.

– Y en a, dit Blaire, qui ont fait viteen arrivant, et i’s s’sont vus trouver à acheter qué’qu’ bidonsd’pinard chez l’quénaupier qu’est au coinsteau d’la rue.

– Ah ! les vaches ! I’s sontvernis, ceux-là d’pouvoir s’glisser ça le long du cou !

– Faut dire que c’était d’lasaloperie : du vin à culotter les quarts comme des pipes.

– Y en a même, qu’on dit, qui ont voracéun piquenterre !

– Hildepute ! dit Fouillade.

– Moi, j’m’ai presque pas cogné latête : i’ m’restait une sardine, et, dans l’fond d’un sachet,du thé qu’j’ai mâché avec du sucre.

– L’fait est qu’pour prendre une muflée,c’est pas vrai.

– C’est pas assez, tout ça, même si tumange pas beaucoup, et qu’t’as l’boyau plat.

– D’puis deux jours, une soupe : untrucmuche jaune, brillant comme de l’or. Pas du bouillon, d’lafriture ! Tout est resté.

– On l’a coulé en chandelles, fautcroire.

– L’pus pire, c’est qu’on n’peut pasallumer sa pipe.

– C’est vrai, c’est la misère ! J’aipus d’mèche ! J’en avais quéqu’bouts, mais, allez,partez ! J’ai beau fouiller toutes les poches de mon étui àpuces, rien. Et pour en acheter, comme tu dis, c’est midi.

– Moi, j’ai un tout p’tit bout d’mècheque j’garde.

Ça, c’est dur, en effet, et il est pitoyablede voir les poilus qui ne peuvent pas allumer leur pipe ou leurcigarette, et qui, résignés, les mettent dans la poche et sepromènent. Par bonheur, Tirloir a son briquet à essence avec encoreun peu d’essence dedans. Ceux qui le savent s’accumulent autour delui, porteurs de leur pipe bourrée et froide. Et même pas de papierqu’on allumerait à la flamme du briquet : il faut se servir dela flamme même de la mèche et user le liquide qui reste dans sonmaigre ventre d’insecte.

… Moi, j’ai eu de la chance… Je vois Paradisqui erre, sa bonne face au vent, en ronchonnant et en mâchant unbout de bois.

– Tiens, lui dis-je, prends ça !

– Une boîte d’allumettes !s’exclame-t-il, émerveillé, en regardant l’objet comme on regardeun bijou. Ah, zut ! c’est chic, ça ! Desallumettes !

Un instant après, on le voit qui allume sapipe, sa figure en cocarde magnifiquement empourprée par le refletde la flamme, et tout le monde se récrie et dit :

– Paradis qu’a des allumettes !

Vers le soir, je rencontre Paradis près desrestes triangulaires d’une façade, à l’angle des deux rues de cevillage misérable entre les villages. Il me fait signe :

– Psst !…

Il a un drôle d’air, un peu gêné.

– Dis donc, tout à l’heure, me dit-ild’une voix attendrie, en regardant ses pieds, tu m’as balancé uneboite de flambantes. Eh ben, tu s’ras récompensé d’ça.Tiens !

Et il me met quelque chose dans la main.

– Attention ! me souffle-t-il. C’estfragile !

Ébloui de la splendeur et de la blancheur deson présent, osant à peine le croire, je reconnais… unœuf !

Chapitre 16Idylle

– De vrai, me dit Paradis qui était monvoisin de marche, tu m’croiras si tu voudras, mais j’suis éreinté,j’suis surmonté… J’ai jamais eu marre d’une marche comme j’ai decelle-là.

Il tirait le pied et penchait dans le soir sonbuste carré embarrassé d’un sac dont le profil élargi et compliquéet la hauteur paraissaient fantastiques. À deux reprises, il butaet trébucha.

Paradis est dur. Mais il avait toute la nuitcouru dans la tranchée en qualité d’homme de liaison pendant queles autres dormaient, et il avait des raisons d’être rendu.

Aussi grognait-il :

– Quoi ? Ils sont en caoutchouc, ceskilomètres, pas possible autrement.

Et il rehaussait brusquement son sac tous lestrois pas, d’un coup de reins, et ça tirait et il soufflait, ettout l’ensemble qu’il formait avec ses paquets ballottait etgeignait comme une vieille patache surchargée.

– On arrive, dit un gradé.

Les gradés disent toujours cela, à toutpropos. Or – nonobstant cette affirmation du gradé – on arrivait,en effet, dans le village vespéral où les maisons semblaientdessinées à la craie et à gros traits d’encre sur le papier bleutédu ciel, et où la silhouette noire de l’église – au clocher pointu,flanqué de deux tourelles plus fines et plus pointues – était celled’un grand cyprès.

Mais, quand il fait son entrée dans le villageoù il doit cantonner, le troupier n’est pas au bout de ses peines.Il est rare que l’escouade ou la section arrivent à se loger dansle local qui leur a été assigné : malentendus et doublesemplois, qui s’embrouillent et se débrouillent sur place, et cen’est qu’au bout de plusieurs quarts d’heure de tribulations quechacun est mené à son définitif gîte provisoire.

Nous fûmes donc, après les errementshabituels, admis à notre cantonnement de nuit : un hangarsoutenu par quatre madriers et ayant pour murs les quatre pointscardinaux. Mais ce hangar était bien couvert : avantageappréciable. Il était occupé déjà par une carriole et une charrue,à côté desquelles on se casa. Paradis, qui n’avait cessé demaugréer et de geindre pendant l’heure des piétinements et alléeset venues, jeta son sac, puis se jeta lui-même à terre, et resta làun bout de temps, assommé, se plaignant qu’il avait les membressans connaissance et que la semelle de ses pieds lui faisaitmal ; et toutes ses coutures aussi, du reste.

Mais voici que la maison dont dépendait lehangar, et qui s’élevait juste devant nos yeux, s’éclaira. Rienn’attire le soldat comme, dans le gris monotone du soir, unefenêtre derrière laquelle il y a l’étoile d’une lampe.

– Si on faisait une virée ! proposaVolpatte.

– Tout de même, dit Paradis.

Il se soulève, se lève. Boitant de fatigue, ilse dirige vers la fenêtre dorée qui a fait son apparition dansl’ombre ; puis vers la porte.

Volpatte le suit et moi je viens après.

On entre, et on demande au vieux bonhomme quinous a ouvert et qui présente une tête clignotante, aussi uséequ’un vieux chapeau, s’il a du vin à vendre.

– Non, répond le vieux en secouant soncrâne où un peu d’ouate blanche pousse par places.

– Pas de bière, de café ? quelquechose, quoi…

– Non, mes amis rien de rien. On n’estpas d’ici, on est des réfugiés, vous savez…

– Alors, pisqu’il n’y a rien,mettons-les.

On fait demi-tour. On a tout de même, pendantun moment, profité de la chaleur qui règne dans la pièce, et de lavue de la lampe… Déjà, Volpatte a gagné le seuil et son dosdisparaît dans les ténèbres.

Cependant, j’avise une vieille, affaissée aufond d’une chaise, dans l’autre coin de la cuisine et qui a l’airtrès occupée à un travail.

Je pince le bras de Paradis :

– Voilà la belle du logis. Va lui fairela cour !

Paradis a un geste superbe d’indifférence. Ilse fiche pas mal des femmes, depuis un an et demi que toutes cellesqu’il voit ne sont pas pour lui. Du reste, quand bien même ellesseraient pour lui, il s’en fiche aussi.

– Jeune ou vieille, peuh ! me dit-ilen commençant de bâiller.

Par désœuvrement, par paresse de partir, il vaà la bonne femme.

– Bonsoir, grand-mère, marmonne-t-il enfinissant de bâiller.

– Bonsoir, mes enfants, chevrote lavieille.

De près, on la voit en détail. Elle estratatinée, pliée et repliée dans ses vieux os, et elle a la figuretoute blanche d’un cadran d’horloge.

Et que fait-elle ? Calée entre sa chaiseet le bord de la table, elle s’escrime à nettoyer des chaussures.C’est une grosse besogne pour ses mains d’enfant : ses gestesne sont pas sûrs et elle lance parfois un coup de brosse àcôté ; de plus, les chaussures sont fort sales.

Voyant qu’on la considère, elle nous chuchotequ’il lui faut bien cirer, ce soir même, les bottines de sapetite-fille, qui est modiste à la ville, et s’y rend dès lematin.

Paradis s’est penché pour regarder mieux lesbottines, et, tout à coup, il tend la main vers elles.

– Laissez ça, grand-mère, j’vas vous lesastiquer en trois temps, les p’rits croqu’nots de vot’ jeunefille.

La vieille fait signe que non, en secouant satête et ses épaules.

Mais mon Paradis prend d’autorité leschaussures, tandis que la grand-mère, paralysée par sa faiblesse,se débat, et nous montre un fantôme de protestation.

Il a saisi une bottine dans chaque main, illes tient doucement et les contemple un instant, et même on diraitqu’il les serre un peu.

– Sont-elles petites ! fait-il avecune voix qui n’est pas la voix ordinaire qu’il a avec nous.

Il s’est emparé aussi des brosses, et se met àfrotter avec ardeur et avec précaution, et je vois que, les yeuxfixés sur son travail, il sourit.

Puis, quand la boue est enlevée des bottines,il prend du cirage à l’extrémité de la brosse double pointue, et illes caresse avec, très attentif.

Les chaussures sont fines. Ce sont bien deschaussures de jeune fille coquette : une rangée de petitsboutons y brille.

– Il n’en manque pas un, de bouton, mesouffle-t-il, et il y a de la fierté dans son accent.

Il n’a plus sommeil, il ne bâille plus. Aucontraire, ses lèvres sont serrées ; un rayon jeune etprintanier éclaire sa physionomie et, lui qui allait s’endormir, ondirait qu’il vient de s’éveiller.

Et il promène ses doigts, où le cirage a misdu beau noir, sur la tige qui, s’évasant largement du haut, décèleun tout petit peu la forme du bas de la jambe. Ses doigts, siadroits pour cirer, ont tout de même quelque chose de maladroit,tandis qu’il tourne et retourne les souliers, et qu’il leur sourit,et qu’il pense – au fond, au loin – et que la vieille lève les brasen l’air et me prend à témoin.

– Voilà un soldat bienobligeant !

C’est fini. Les bottines sont cirées, etfignolées. Elles miroitent. Plus rien à faire…

Il les pose sur le bord de la table, enfaisant bien attention, comme si c’étaient des reliques ;puis, enfin, il en sépare ses mains.

Il ne les quitte pas tout de suite des yeux,il les regarde, puis, baissant le nez, regarde ses brodequins, àlui. Je me souviens qu’en faisant ce rapprochement, ce gros garçonà destinée de héros, de bohémien et de moine, sourit encore unefois de tout son cœur.

… La vieille s’agita dans le fond de sachaise. Elle avait une idée.

– J’vais lui dire ! Elle vousremerciera, monsieur. Eh ! Joséphine ! cria-t-elle en seretournant dans la direction d’une porte qui était là.

Mais Paradis l’arrêta d’un large geste que jetrouvai magnifique.

– Non. C’est pas la peine, l’ancienne,laissez-la où elle est. On s’en va, nous autres. C’est pas lapeine, allez !

Il pensait si fort ce qu’il disait que sonaccent avait de l’autorité, et la vieille, obéissante, s’immobilisaet se tut.

Nous nous en allâmes nous coucher dans lehangar, entre les bras de la charrue qui nous attendait.

Et Paradis se remit alors à bâiller, mais, àla lueur de la chandelle, dans la crèche, un bon moment après, onvoyait qu’il lui restait encore du sourire heureux sur la face.

Chapitre 17La sape

Dans le fouillis d’une distribution de lettresdont les hommes reviennent, qui avec la joie d’une lettre, qui avecla demi-joie d’une carte postale, qui avec un nouveau fardeau, vitereconstitué, d’attente et d’espoir, un camarade, brandissant unpapier, nous apprend une extraordinaire histoire :

– Tu sais, l’père la Fouine, deGauchin ?

– C’vieux ticket qui cherchait untrésor ?

– Eh bien, il l’a trouvé !

– Non ! Tu charries…

– Pisque j’te l’dis, espèce de grosmorceau. Qu’est-ce que tu veux que j’te dise ? La messe ?J’la sais pas… La cour de sa piaule a été marmitée, et près du mur,une caisse pleine de monnaie en a été déterréé : il a reçu sontrésor en plein sur le râble. Même que l’curé s’est aboulé en douceet parlait d’prendre c’miracle à leur compte.

On reste bouche bée.

– Un trésor… Ah ! vrai… Ah !tout d’même, c’vieux manche à poils !

Cette révélation inattendue nous plonge dansun abîme de réflexions.

– Comme quoi on n’sait jamais !

– S’est-on jamais assez foutu de c’vieuxpétard, quand il en f’sait un saladier à propos de son trésor, etqu’i’ nous t’nait la jambe et nous cassait l’bonnet avecça !

– On l’disait bien, là-bas, on n’saitjamais, tu t’rappelles ! On n’se doutait pas comme on avaitraison, tu t’rappelles ?

– Tout de même, y a des choses dont onest sûr, dit Farfadet, qui, depuis qu’on parlait de Gauchin,restait songeur, l’air absent, comme si une figure adorable luisouriait.

– Mais ça, ajouta-t-il, je l’aurais pascru non plus, moi ! … Ce que je vais le trouver fier, levieux, quand je retournerai là-bas, après la guerre !

– On demande un homme de bonne volontépour aider les sapeurs à faire un travail, dit le grandadjudant.

– Plus souvent ! grognent les hommessans bouger.

– C’est utile pour dégager les camarades,reprend l’adjudant.

Alors, on cesse de grogner, quelques têtes selèvent.

– Présent ! dit Lamuse.

– Harnache-toi, mon gros, et viens avecmoi.

Lamuse boucle son sac, roule sa couverture,assujettit ses musettes.

Il est devenu, depuis le temps que sa crised’amour malheureux s’est calmée, plus sombre qu’autrefois, et bienqu’il continue à engraisser par une sorte de fatalité, ils’absorbe, s’isole et ne parle plus guère.

Le soir, quelque chose approche, dans latranchée, montant et descendant selon les bosses et les trous dufond : une forme qui semble nager dans l’ombre, et tendre àcertains moments les bras, comme un appel au secours.

C’est Lamuse. Il nous rejoint. Il est plein deterreau et de boue. Frémissant, ruisselant de sueur, il a l’aird’avoir peur. Ses lèvres remuent et il marmotte :

« Meuh… Meuh… » avant de pouvoirdire une parole qui ait une forme.

– Eh ben quoi ? lui demande-t-onvainement.

Il s’affale dans un coin, entre nous, ets’étend.

On lui offre du vin. Il refuse d’un signe.Puis il se tourne vers moi, un geste de sa tête m’appelle. Quand jesuis près de lui, il me souffle, tout bas, comme dans uneéglise :

– J’ai revu Eudoxie.

Il cherche sa respiration ; sa poitrinesiffle et il reprend, les prunelles fixées sur uncauchemar :

– Elle était pourrie.

– C’était l’endroit qu’on avait perdu,poursuit Lamuse, et que les coloniaux ont r’pris à la fourchette ya dix jours.

» On a d’abord creusé le trou pour la sape.J’en mettais. Comme j’foutais plus d’ouvrage que les autres, j’m’aivu en avant. Les autres élargissaient et consolidaient derrière.Mais voilà que j’trouve des fouillis d’poutres : j’avais tombédans une ancienne tranchée comblée, videmment. À d’micomblée : y avait du vide et d’la place. Au milieu des boutsde bois tout enchevêtrés et qu’j’ôtais un à un de d’vant moi, yavait quéqu’ chose comme un grand sac de terre en hauteur, toutdroit, avec quéqu’ chose dessus qui pendait.

» Voilà une poutrelle qui cède, et c’drôle desac qui m’tombe et me pèse dessus. J’étais coincé et une odeur demacchabée qui m’entre dans la gorge… En haut de c’paquet, il yavait une tête et c’étaient les cheveux que j’avais vus quipendaient.

» Tu comprends, on n’y voyait pas beaucoupclair. Mais j’ai r’connu les cheveux qu’y en a pas d’autres commeça sur la terre, puis le reste de figure, toute crevée et moisie,le cou en pâte, le tout mort depuis un mois, p’t’être. C’étaitEudoxie, j’te dis.

» Oui, c’était c’te femme que j’ai jamais suapprocher avant, tu sais – que j’voyais d’loin, sans pouvoir jamaisy toucher, comme des diamants. Elle courait, tout partout, tu sais.Elle bagotait dans les lignes. Un jour, elle a du r’cevoir uneballe, et rester là morte et perdue, jusqu’au hasard de c’tesape.

» Tu saisis la position. J’étais obligé de lasoutenir d’un bras comme je pouvais, et de travailler de l’autre.Elle essayait d’me tomber d’ssus de tout son poids. Mon vieux, ellevoulait m’embrasser, je n’voulais pas, c’était affreux. Elle avaitl’air de m’dire : « Tu voulais m’embrasser, eh bien,viens, viens donc ! » Elle avait sur le… elle avait là,attaché, un reste de bouquet de fleurs, qu’était pourri aussi, et,à mon nez, c’bouquet fouettait comme le cadavre d’une petitebête.

» Il a fallu la prendre dans mes bras, et tousles deux, tourner doucement pour la faire tomber de l’autre côté.C’était si étroit, si pressé, qu’en tournant, à un moment, j’l’aiserrée contre ma poitrine sans le vouloir, de toute ma force, monvieux, comme je l’aurais serrée autrefois, si elle avait voulu…

» J’ai été une demi-heure à me nettoyer de sontoucher et de c’t’odeur qu’elle me soufflait malgré moi et malgréelle. Ah ! heureusement que j’suis esquinté comme une pauv’bête de somme. »

Il se retourne sur le ventre, ferme ses poingset s’endort, la face enfoncée dans la terre, en son espèce de rêved’amour et de pourriture.

Chapitre 18Les allumettes

Il est cinq heures du soir. On les voit tousles trois remuer au fond de la tranchée sombre.

Ils sont épouvantables, noirs et sinistres,dans l’excavation terreuse, autour du foyer éteint. La pluie et lanégligence ont fait mourir le feu, et les quatre cuisiniersregardent les cadavres des tisons ensevelis dans la cendre et cesrestes du bûcher d’où la flamme s’est envolée, s’est enfuie, et quirefroidissent là.

Volpatte chancelle jusqu’au groupe, et jetteun bloc noir qu’il avait sur l’épaule.

– J’l’ai arraché à une guitoune sans queça se voie trop.

– On a du bois, dit Blaire, mais fautl’allumer. Autrement, comment faire cuire c’te dure ?

– C’est un beau morceau, gémît un hommenoir. D’la hampe. Pour moi, v’là le meilleur morceau de bœuf :la hampe.

– Du feu ! réclame Volpatte. Y a pusd’allumettes, y a pus rien.

– I’ faut du feu, grognonne Poupardin,dont l’incertitude roule et balance, dans le fond de cette espècede cage obscure, la stature d’ours.

– Y a pas à tourner, l’en faut, soulignePépin qui émerge de sa guitoune, tel un ramoneur d’une cheminée. Ilsort, apparaît, masse grise, comme de la nuit dans le soir.

– T’en fais pas, j’en aurai, déclareBlaire d’un accent où se concentrent la fureur et larésolution.

Il n’y a pas longtemps qu’il est cuisinier, etil tient à se montrer à la hauteur des circonstances difficilesdans l’exercice de ses fonctions.

Il a parlé comme parlait Martin César, dutemps qu’il existait. Il vit à l’imitation de la grande figurelégendaire du cuisinier qui trouvait toujours du feu, commed’autres, parmi les gradés, essayent d’imiter Napoléon.

– J’irai, s’il le faut, déboiser jusqu’àl’os la camigeotte du poste de commandement. J’irai réquisitionnerles allumettes du colon. J’irai…

– Allons chercher du feu.

Poupardin marche en tête. Sa figure estténébreuse, pareille à un fond de casserole où, peu â peu, le feus’est imprimé en sale. Comme il fait cruellement froid, il estenveloppé de toutes parts. Il porte une pelisse moitié peau debique et moitié peau de mouton : mi-brune, mi-blanchâtre, etcette double dépouille aux teintes géométriquement tranchées lefait ressembler à quelque étrange animal cabalistique.

Pépin a un bonnet de coton si noirci et siluisant de crasse que c’est le fameux bonnet de coton en soienoire. Volpatte, à l’intérieur de ses passe-montagnes et lainages,ressemble à un tronc d’arbre ambulant : une découpure en carréprésente une face jaune, en haut de l’épaisse et massive écorce dubloc qu’il forme, fourchu de deux jambes.

– Allons du côté de la 10° Ils onttoujours ce qu’il faut. C’est sur la route des Pylônes, plus loinque le Boyau-Neuf.

Les quatre magots effrayants se mettent enmarche, tel un nuage, dans la tranchée qui se déploie sinueusementdevant eux comme une ruelle borgne, peu sûre, pas éclairée et paspavée. Elle est d’ailleurs inhabitée en cet endroit, constituant unpassage entre les secondes et les premières lignes.

Les cuisiniers partis à la recherche du feurencontrent deux Marocains dans la poussière crépusculaire. L’un aun teint de botte noire, l’autre un teint de soulier jaune. Unelueur d’espoir brille au fond du cœur des cuisiniers.

– Allumettes, les gars ?

– Macache ! répond le noir, et sonrire exhibe ses longues dents de faïence dans la maroquineriehavane de sa bouche.

Le jaune s’avance et demande à sontour :

– Tabac ? Un chouia detabac ?

Et il tend sa manche réséda et son battoir dechêne frotté d’un brou de noix qui s’est déposé dans les plis de lapaume – et terminé par des ongles violâtres.

Pépin grommelle, se fouille, et tire de sapoche une pincée de tabac mêlée de poussière qu’il donne autirailleur.

Un peu plus loin, on rencontre une sentinellequi dort à moitié au milieu du soir, dans des éboulis de terre. Cesoldat à moitié éveillé dit :

– C’est à droite, puis encore à droite,et alors tout droit. Ne vous gourez pas.

Ils marchent. Ils marchent longtemps.

– On doit être loin, dit Volpatte au boutd’une demi-heure de pas inutiles, et de solitude encaissée.

– Dis donc, ça descend bougrement, vousne trouvez pas ? fait Blaire.

– T’en fais pas, vieux panneau, raillePépin. Mais si t’as les grelots, tu peux nous laisser tomber.

On marche encore dans la nuit qui tombe… Latranchée toujours déserte – un terrible désert en longueur – a prisun aspect délabré et bizarre. Les parapets sont en ruines ;des éboulements font onduler le sol comme des montagnes russes.

Une appréhension vague s’empare des quatreénormes chasseurs de feu, à mesure qu’ils s’enfoncent avec la nuitdans cette sorte de chemin monstrueux.

Pépin, qui est à présent en tête, s’arrête, ettend la main pour qu’on s’arrête.

– Un bruit de pas… disent-ils à voixcontenue, dans l’ombre.

Alors, au fond d’eux, ils ont peur. Ils ont eutort de quitter tous leur abri depuis si longtemps. Ils sont enfaute. Et on ne sait jamais.

– Entrons là, vite, dît Pépin,vite !

Il désigne une fente rectangulaire, à niveaudu sol.

Tâtée avec la main, cette ombre rectangulaires’avère pour être l’entrée d’un abri. Ils s’y introduisent l’unaprès l’autre : le dernier, impatient, pousse les autres, etils se tapissent, à force, dans l’ombre massive du trou.

Un bruir de pas et de voix se précise et serapproche.

Du bloc des quatre hommes qui boucheétroitement le terrier, sortent et se hasardent des mainstâtonnantes. Tout à coup, voici Pépin qui murmure d’une voixétouffée :

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Quoi ? demandent les autres,serrés et calés contre lui.

– Des chargeurs ! dit à voix bassePépin… Des chargeurs boches sur la planchette ! Nous sommesdans le boyau boche !

– Mettons-les.

Il y a un élan des trois hommes poursortir.

– Attention, bon Dieu ! Bougezpas !… Les pas…

On entend marcher. C’est le pas assez rapided’un homme seul.

Ils ne bougent pas, retiennent leur souffle.Leurs yeux braqués à ras de terre voient la nuit remuer, à droite,puis une ombre avec des jambes, se détache, approche, passe… Cetteombre se silhouette. Elle est surmontée d’un casque recouvert d’unehousse sous laquelle on devine la pointe. Aucun autre bruit quecelui de la marche de ce passant.

À peine l’Allemand est-il passé que les quatrecuisiniers, d’un seul mouvement, sans s’être concertés, s’élancent,se bousculent, courent comme des fous, et se jettent sur lui.

– Kamerad, messieurs ! dit-il.

Mais on voit briller et disparaître la lamed’un couteau. L’homme s’affaisse comme s’il s’enfonçait par terre.Pépin saisit le casque tandis qu’il tombe et le garde dans samain.

– Foutons le camp, gronde la voix dePoupardin.

– Faut l’fouiller, quoi !

On le soulève, on le tourne, on relève cecorps mou, humide et tiède. Tout à coup, il tousse.

– Il n’est pas mort.

– Si, il est mort. C’est l’air.

On le secoue par les poches. On entend lessouffles précipités des quatre hommes noirs penchés sur leurbesogne.

– À moi l’casque, dit Pépin. C’est moiqui l’ai saigné. J’veux l’casque.

On arrache au corps son portefeuille avec despapiers encore chauds, ses jumelles, son porte-monnaie et sesguêtres.

– Des allumettes ! s’écrie Blaire ensecouant une boîte. Il en a !

– Ah ! la rosse ! crieVolpatte, tout bas.

– Maintenant, donnons-nous de l’air envitesse.

Ils tassent le cadavre dans un coin, ets’élancent au galop, en proie à une espèce de panique, sans sepréoccuper du vacarme que fait leur course désordonnée.

– C’est par ici !… Par ici !…Eh ! les gars, faites vinaigre !

On se précipite, sans parler, à travers ledédale du boyau extraordinairement vide, et qui n’en finitplus.

– J’ai pus d’vent, dit Blaire, j’suisfoutu…

Il titube et s’arrête.

– Allons ! mets-en un coup, vieuxmachin, grince Pépin d’une voix rauque et essoufflée.

Il le prend par la manche et le tire en avant,comme un limonier rétif.

– Nous y v’là ! dit tout d’un coupPoupardin.

– Oui, je r’connais c’t’arbre.

– C’est la route des Pylônes !

– Ah ! gémit Blaire que sarespiration secoue comme un moteur. Et il se jette en avant d’undernier élan, et vient s’asseoir par terre.

– Halte-là ! crie unesentinelle.

– Ben quoi ! balbutie ensuite cethomme en voyant les quatre poilus. D’où c’est-i’ que vous venez,par là ?

Ils rient, sautent comme des pantins,ruisselants de sueur et pleins de sang, ce qui dans le soir lesfait paraître encore plus noirs ; le casque de l’officierallemand brille dans les mains de Pépin.

– Ah ! merde alors ! marmonnela sentinelle, béante. Mais quoi ?…

Une réaction d’exubérance les agite et lesaffole.

Tous parlent à la fois. On reconstitueconfusément, à la hâte, le drame dont ils s’éveillent sans biensavoir encore. En quittant la sentinelle à moitié endormie, ils sesont trompés et ont pris le Boyau International, dont une partieest à nous et une partie aux Allemands. Entre le tronçon françaiset le tronçon allemand, pas de barricade, de séparation. Il y aseulement une sorte de zone neutre aux deux extrémités de laquelleveillent perpétuellement deux guetteurs. Sans doute le guetteurallemand n’était pas à son poste, ou bien il s’est caché en voyantquatre ombres, ou bien s’est replié et n’a pas eu le temps deramener du renfort. Ou bien encore l’officier allemand s’estfourvoyé trop en avant dans la zone neutre… Enfin, bref, oncomprend ce qui s’est passé sans bien comprendre.

– Le plus rigolo, dit Pépin, c’est qu’onsavait tout ça et qu’on n’a pas songé à s’en méfier quand on estparti.

– On cherchait du feu ! ditVolpatte.

– Et on en a ! crie Pépin. T’as pasperdu les flambantes, vieux manche ?

– Y a pas d’pet ! dit Blaire. Lesallumettes boches c’est d’meilleure qualité qu’les nôtres. Et pisc’est tout c’qu’on a pour allumer ! Perd’ ma boîte !Faudrait un qui vienne m’en amputer !

– On est en r’tard. L’eau d’la croûte esten train d’g’ler. Mettons-en un coup jusque-là. Après, on iraraconter c’te bonne blague qu’on a faite aux Boches dans l’égout oùsont les copains.

Chapitre 19Bombardement

En rase campagne, dans l’immensité de labrume.

Il fait bleu foncé. Un peu de neige tombe à lafin de cette nuit ; elle poudre les épaules et les plis desmanches. Nous marchons par quatre, encapuchonnés. Nous avons l’air,dans la pénombre opaque, de vagues populations décimées quiémigrent d’un pays du Nord vers un autre pays du Nord.

On a suivi une route, traverséAblain-Saint-Nazaire en ruines. On a entrevu confusément les tasblanchâtres des maisons et les obscures toiles d’araignées destoitures suspendues. Ce village est si long qu’engouffrés dedans enpleine nuit on en a vu les dernières bâtisses qui commençaient àblêmir du gel de l’aube. On a discerné, dans un caveau, à traversune grille, au bord des flots de cet océan pétrifié, le feuentretenu par les gardiens de la ville morte. On a pataugé dans deschamps marécageux ; on s’est perdus dans des zonessilencieuses où la vase nous saisissait par les pieds ; puison s’est remis vaguement en équilibre sur une autre route, cellequi mène de Carency à Souchez. Les grands peupliers de bordure sontfracassés, les troncs déchiquetés ; à un endroit, c’est unecolonnade énorme d’arbres cassés. Puis, nous accompagnant, dechaque côté, dans l’ombre, on aperçoit des fantômes nabotsd’arbres, fendus en palmiers ou tout bousillés en charpie de bois,en ficelle, repliés sur eux-mêmes et comme agenouillés. De temps entemps, des fondrières bouleversent et font cahoter la marche. Laroute devient une mare qu’on franchit sur les talons, en faisantavec les pieds un bruit de rames. Des madriers ont été disposés,là-dedans, de place en place. On glisse dessus quand, envasés, ilsse présentent de travers.

Parfois, il y a assez d’eau pour qu’ilsflottent ; alors, sous le poids de l’homme, ils font :flac ! et s’enfoncent, et l’homme tombe ou trébuche en jurantfrénétiquement.

Il doit être cinq heures du matin. La neige acessé, le décor nu et épouvanté se débrouille aux yeux, mais on estencore entouré d’un grand cercle fantastique de brume et denoir.

On va, on va toujours. On parvient à unendroit où se discerne un monticule sombre au pied duquel semblegrouiller une agitation humaine.

– Avancez par deux, dit le chef dudétachement. Que chaque équipe de deux prenne, alternativement, unmadrier et une claie.

Le chargement s’opère. Un des deux hommesprend avec le sien le fusil de son coéquipier. Celui-ci remue etdégage, non sans peine, du tas, un long madrier boueux et glissantqui pèse bien quarante kilos, ou bien une claie de branchagesfeuillus, grande comme une porte et qu’on peut tout juste maintenirsur son dos, les mains en l’air et cramponnées sur les bords, en sepliant.

On se remet en marche, parsemés sur la routemaintenant grisâtre, très lentement, très pesamment, avec desgeignements et de sourdes malédictions que l’effort étrangle dansles gorges. Au bout de cent mètres, les deux hommes formant équipechangent leurs fardeaux, de sorte qu’au bout de deux cents mètres,malgré la bise aigre et blanchissante du petit matin, tout lemonde, sauf les gradés, ruisselle de sueur.

Tout à coup une étoile intense s’épanouitlà-bas, vers les lieux vagues où nous allons : une fusée. Elleéclaire toute une portion du firmament de son halo laiteux, eneffaçant les constellations, et elle descend gracieusement avec desairs de fée.

Une rapide lumière en face de nous,là-bas ; un éclair, une détonation.

C’est un obus.

Au reflet horizontal que l’explosion ainstantanément répandu dans le bas du ciel, on voit nettement que,devant nous, à un kilomètre peut-être, se profile, de l’est àl’ouest, une crête.

Cette crête est à nous dans toute la partievisible d’ici, jusqu’au sommet, que nos troupes occupent. Surl’autre versant, à cent mètres de notre première ligne, est lapremière ligne allemande.

L’obus est tombé sur le sommet, dans noslignes. Ce sont eux qui tirent.

Un autre obus. Un autre, un autre, plantent,vers le haut de la colline, des arbres de lumière violacée dontchacun illumine sourdement tout l’horizon.

Et bientôt, il y a un scintillement d’étoileséclatantes et une forêt subite de panaches phosphorescents sur lacolline : un mirage de féerie bleu et blanc se suspendlégèrement à nos yeux dans le gouffre entier de la nuit.

Ceux d’entre nous qui consacrent toutes lesforces arc-boutées de leurs bras et de leurs jambes à empêcherleurs vaseux fardeaux trop lourds de leur glisser du dos et às’empêcher eux-mêmes de glisser par terre, ne voient rien et nedisent rien. Les autres, tout en frissonnant de froid, engrelottant, en reniflant, en s’épongeant le nez avec des mouchoirsmouillés qui pendent de l’aile, en maudissant les obstacles de laroute en lambeaux, regardent et commentent.

– C’est comme si tu vois un feud’artifice, disent-ils.

Complétant l’illusion de grand décor d’opéraféerique et sinistre devant lequel rampe, grouille et clapote notretroupe basse, toute noire, voici une étoile rouge, une verte ;une gerbe rouge, beaucoup plus lente.

On ne peut s’empêcher, dans nos rangs, demurmurer avec un confus accent d’admiration populaire, pendant quela moitié disponible des paires d’yeux regardent :

– Oh ! une rouge !… Oh !une verte !…

Ce sont les Allemands qui font des signaux, etaussi les nôtres qui demandent de l’artillerie.

La route tourne et remonte. Le jour s’estenfin décidé à poindre. On voit les choses en sale. Autour de laroute couverte d’une couche de peinture gris perle avec desempâtements blancs, le monde réel fait tristement son apparition.On laisse derrière soi Souchez détruit dont les maisons ne sont quedes plates-formes pilées de matériaux, et les arbres des espèces deronces déchiquetées bossuant la terre. On s’enfonce, sur la gauche,dans un trou qui est là. C’est l’entrée du boyau.

On laisse tomber le matériel dans une enceintecirculaire qui est faite pour ça, et, échauffés à la fois etglacés, les mains mouillées, crispées de crampes et écorchées, ons’installe dans le boyau, on attend.

Enfouis dans nos trous jusqu’au menton,appuyés de la poitrine sur la terre dont l’énormité nous protège,on regarde se développer le drame éblouissant et profond. Lebombardement redouble. Sur la crête, les arbres lumineux sontdevenus, dans les blêmeurs de l’aube, des espèces de parachutesvaporeux, des méduses pâles avec un point de feu : puis, plusprécisément dessinés à mesure que le jour se diffuse, des panachesde plumes de fumée : des plumes d’autruche blanches et grisesqui naissent soudain sur le sol brouillé et lugubre de la cote 119,à cinq ou six cents mètres devant nous, puis, lentement,s’évanouissent. C’est vraiment la colonne de feu et la colonne denuée qui tourbillonnent ensemble et tonnent à la fois. À ce moment,on voit, sur le flanc de la colline, un groupe d’hommes qui courentse terrer. Ils s’effacent un à un, absorbés par les trous defourmis semés là.

On discerne mieux maintenant la forme des« arrivées » : à chaque coup, un flocon blancsoufré, souligné de noir, se forme, en l’air, à une soixantaine demètres de hauteur, se dédouble, se pommelle, et, dans l’éclatement,l’oreille perçoit le sifflement du paquet de balles que le floconjaune envoie furieusement sur le sol.

Cela explose par rafales de six, enfile : pan, pan, pan, pan, pan, pan. C’est du 77.

On les méprise, les shrapnells de 77 – ce quin’empêche pas que Blesbois ait justement été tué, il y a troisjours, par l’un d’eux. Ils éclatent presque toujours trop haut.

Barque nous l’explique, bien que nous lesachions :

– Le pot de chambre te protègesuffisamment l’caberlot contre les billes de plomb. Alors, çat’démolit l’épaule et ça t’fout par terre, mais ça t’bousille pas.Naturellement, faut t’coqter tout d’même. Avise-toi pas de l’ver latrompe en l’air pendant l’moment que dure la chose, ou de tendre lamain pour voir s’il pleut. Tandis que le 75 à nous !…

– Y a pas qu’des 77, interrompit MesnilAndré. Y en a de tout poil. Allume-moi ça…

Des sifflements aigus, tremblotants ougrinçants, des cinglements. Et sur les pentes dont l’immensitétransparaît là-bas, et où les nôtres sont au fond des abris, desnuages de toutes les formes s’amoncellent. Aux colossales plumesincendiées et nébuleuses, se mêlent des houppes immenses de vapeur,des aigrettes qui jettent des filaments droits, des plumeaux defumée s’élargissant en retombant – le tout blanc ou gris-vert,charbonné ou cuivré, à reflets dorés, ou comme taché d’encre.

Les deux dernières explosions étaient toutesproches ; elles forment, au-dessus du terrain battu, desénormes boules de poussière noires et fauves qui, lorsqu’elles sedéplient et s’en vont sans hâte, au gré du vent, leur besognefaite, ont des silhouettes de dragons fabuleux.

Notre file de faces à ras du sol se tourne dece côté et les suit des yeux, du fond de la fosse, au milieu de cepays peuplé d’apparitions lumineuses et féroces, de ces campagnesécrasées par le ciel.

– Ça, c’est des 150 fusants.

– C’est même des 210, bec de veau.

– Y a des percutants aussi. Lesvaches ! Vise un peu ç’ui-là !

On a vu un obus éclater sur le sol etsoulever, dans un éventail de nuée sombre, de la terre et desdébris. On dirait, à travers la glèbe fendue, le crachementeffroyable d’un volcan qui s’amassait dans les entrailles dumonde.

Un bruit diabolique nous entoure. On al’impression inouïe d’un accroissement continu, d’unemultiplication incessante de la fureur universelle. Une tempête debattements rauques et sourds, de clameurs furibondes, de crisperçants de bêtes s’acharne sur la terre toute couverte de loquesde fumée, et où nous sommes enterrés jusqu’au cou, et que le ventdes obus semble pousser et faire tanguer.

– Dis donc, braille Barque, je m’suislaissé dire qu’i’s n’ont plus de munitions !

– Oh là là ! on la connaît,celle-là ! Ça et les aut’ bobards qu’les journaux nousbalancent par s’ringuées.

Un tic-tac mat s’impose au milieu de cettemêlée de bruits. Ce son de crécelle lente est de tous les bruits dela guerre celui qui vous point le plus le cœur.

– Le moulin à café ! Un des nôtres,écoute voir : les coups sont réguliers tandis que ceux bochesn’ont pas le même temps entre les coups ; ils font : tac…tac-tac-tac… tac-tac… tac…

– Tu t’goures, fil à trous ! C’estpas la machine à découdre : c’est une motocyclette qui radinesur le chemin de l’Abri 31, tout là-bas.

– Moi, j’crois plutôt que ce soit, toutlà-haut, un client qui s’paye le coup d’œil sur son manche à balai,ricane Pépin qui, levant le nez, inspecte l’espace en quête d’unaéro.

Une discussion s’établit. On ne peutsavoir ! C’est comme ça. Au milieu de tous ces fracas divers,on a beau être habitué, on se perd. Il est bien advenu à toute unesection, l’autre jour, dans le bois, de prendre, un instant, pourle bruissement rauque d’une arrivée les premiers accents de la voixd’un mulet qui, non loin, se mettait à pousser sonbraiment-hennissement.

– Dis donc, y a quelque chose en faitd’saucisses en’air, c’matin, remarque Lamuse.

Les yeux levés, on les compte.

– Y a huit saucisses chez nous et huitchez les Boches, dit Cocon, qui avait déjà compté.

En effet, au-dessus de l’horizon, àintervalles réguliers, en face du groupe des ballons captifsennemis, plus petits dans la distance, planent les huit longs yeuxlégers et sensibles de l’armée, reliés aux centres de commandementpar des filaments vivants.

– I’s nous voient comme on les voit.Comment veux-tu leur z’y échapper à ces espèces de grands bonsdieux-là ?

– Voilà not’ réponse !

En effet, tout d’un coup, derrière notre dos,éclate le fracas net, strident, assourdissant du 75. Ça crépitesans arrêt.

Ce tonnerre nous soulève, nous enivre. Nouscrions en même temps que les pièces et nous nous regardons sansnous entendre – sauf la voix extraordinairement perçante de cette« grande gueule » de Barque – au milieu de ce roulementde tambour fantastique dont chaque coup est un coup de canon.

Puis nous tournons les yeux en avant, le coutendu, et nous voyons, en haut de la colline, la silhouettesupérieure d’une rangée noire d’arbres d’enfer dont les racinesterribles s’implantent dans le versant invisible où se tapitl’ennemi,

– Qu’est-ce que c’est qu’ça ?

Pendant que la batterie de 75 qui est à centmètres derrière nous continue ses glapissements – coups nets d’unmarteau démesuré sur une enclume, suivis d’un cri, vertigineux deforce et de furie – un gargouillement prodigieux domine le concert.Ça vient aussi de chez nous.

– Il est pépère, celui-là !

L’obus fend l’air à mille mètres peut-êtreau-dessus de nos têtes. Son bruit couvre tout comme d’un dômesonore. Son souffle est lent ; on sent un projectile plusbedonnant, plus énorme que les autres. On l’entend passer,descendre en avant avec une vibration pesante et grandissante demétro entrant en gare ; ensuite son lourd sifflements’éloigne. On observe, en face, la colline. Au bout de quelquessecondes, elle se couvre d’un nuage couleur saumon que le ventdéveloppe sur toute une moitié de l’horizon.

– C’est un 220 de la batterie du pointgamma.

– On les voit, ces t’obus, affirmeVolpatte, quand c’est qu’ils sortent du canon. Et si t’es bien dansla direction du tir, tu les vois d’l’œil, même loin de lapièce.

Un autre succède.

– Là ! Tiens ! Tiens !T’l’as vu, c’ti-là ? T’as pas r’gardé assez vite, la commandeest loupée. Faut s’manier la fraise. Tiens, un autre ! Tu l’asvu ?

– J’l’ai pas vu.

– Paquet ! Faut-i’ qu’t’en tiennesune couche ! Ton père, il était peintre ! Tiens, vite,ç’ui-là, là ! Tu l’vois bien, guignol, raclure ?

– J’l’ai vu. C’est tout ça ?

Quelques-uns ont aperçu une petite massenoire, fine et pointue comme un merle aux ailes repliées qui, duzénith, pique le bec en avant, en décrivant une courbe.

– Ça pèse cent dix-huit kilos, ça, mavieille punaise, dit fièrement Volpatte, et, quand ça tombe sur uneguitoune, ça tue tout le monde qu’y a dedans. Ceux qui ne sont pasarrachés par les éclats sont assommés par le vent du machin, ouclabottent asphyxiés sans avoir le temps de souffler ouf.

– On voit aussi très bien l’obus de 270 –tu parles d’un bout de fer – quand le mortier le fait sauter enl’air : allez, partez !

– Et aussi le 155 Rimailho, maiscelui-là, on le perd de vue parce qu’il file droit et troploin : tant plus tu le r’gardes, tant plus i’ s’fond devanttes lotos.

Dans une odeur de soufre, de poudre noire,d’étoffes brûlées, de terre calcinée, qui rôde en nappes sur lacampagne, toute la ménagerie donne, déchaînée. Meuglements,rugissements, grondements farouches et étranges, miaulements dechat qui vous déchirent férocement les oreilles et vous touillentle ventre, ou bien le long hululement pénétrant qu’exhale la sirèned’un bateau en détresse sur la mer. Parfois même des espècesd’exclamations se croisent dans les airs, auxquelles deschangements bizarres de ton communiquent comme un accent humain. Lacampagne, par places, se lève et retombe ; elle figure devantnous, d’un bout de l’horizon à l’autre, une extraordinaire tempêtede choses.

Et les très grosses pièces, au loin, au loin,propagent des grondements très effacés et étouffés, mais dont onsent la force au déplacement de l’air qu’ils vous tapent dansl’oreille.

… Voici fuser et se balancer sur la zonebombardée un lourd paquet d’ouate verte qui se délaie en tous sens.Cette touche de couleur nettement disparate dans le tableau attirel’attention, et toutes nos faces de prisonniers encagés se tournentvers le hideux éclatement.

– C’est des gaz asphyxiants, probable.Préparons nos sacs à figure !

– Les cochons !

– Ça, c’est vraiment des moyens déloyaux,dit Farfadet.

– Des quoi ? dit Barque,goguenard.

– Ben oui, des moyens pas propres, quoi,des gaz…

– Tu m’fais marrer, riposte Barque, avectes moyens déloyaux et tes moyens loyaux… Quand on a vu des hommesdéfoncés, sciés en deux, ou séparés du haut en bas, fendus engerbes, par l’obus ordinaire, des ventres sortis jusqu’au fond etéparpillés comme à la fourche, des crânes rentrés tout entiers dansl’poumon comme a coup de masse, ou, à la place de la tête, un p’titcou d’où une confiture de groseille de cervelle tombe, tout autour,sur la poitrine et le dos. Quand on l’a vu et qu’on vientdire : « Ça, c’est des moyens propres, parlez-moid’ça ! »

– N’empêche que l’obus, c’est permis,c’est accepté…

– Ah là là ! Veux-tu que j’tedise ? Eh bien, tu m’f’ras jamais tant pleurer que tu m’faisrire !

Et il tourne le dos.

– Hé ! gare, les enfants !

On tend l’oreille : l’un de nous s’estjeté à plat ventre ; d’autres regardent instinctivement, ensourcillant, du côté de l’abri qu’ils n’ont pas le tempsd’atteindre ; pendant ces deux secondes, chacun plie le cou.C’est un crissement de cisailles gigantesques qui approche de nous,qui approche, et qui, enfin, aboutit à un tonitruant fracas dedéballage de tôles.

Il n’est pas tombé loin de nous,celui-là ; à deux cents mètres peut-être. Nous nous baissonsdans le fond de la tranchée et restons accroupis jusqu’à ce quel’endroit où nous sommes soit cinglé par l’ondée des petitséclats.

– Faudrait pas encore recevoir ça dansl’vasistas, même à cette distance, dit Paradis, en extrayant de laparoi de terre de la tranchée un fragment qui vient de s’y ficheret qui semble un petit morceau de coke hérissé d’arêtes coupanteset de pointes, et il le fait sauter dans sa main pour ne pas sebrûler.

Il courbe brusquement la tête ; nousaussi.

Bsss, bss…

– La fusée !… Elle est passée.

La fusée du shrapnell monte, puis retombeverticalement ; celle du percutant, après l’explosion, sedétache de l’ensemble disloqué et reste ordinairement enterrée aupoint d’arrivée ; mais, d’autres fois, elle s’en va où elleveut, comme un gros caillou incandescent. Il faut s’en méfier. Ellepeut se jeter sur vous très longtemps après le coup, et par deschemins invraisemblables, passant par-dessus les talus et plongeantdans les trous.

– Rien de vache comme une fusée. Ainsi ilm’est arrivé à moi…

– Y a pire que tout ça, interrompit Bags,de la onzième ; les obus autrichiens : le 130 et le 74.Ceux-là i’ m’font peur. I’ sont nickelés, qu’on dit, mais c’quej’sais, vu qu’j’y étais, c’est qu’i’ font si vite qu’y a jamaisrien d’fait pour se garer d’eux ; sitôt qu’tu l’entendsronfler, sitôt i’ t’éclate dedans.

– Le 105 allemand non plus, tu n’as pasguère l’temps d’t’écraser et d’planquer tes côtelettes. C’est c’quej’me suis laissé expliquer une fois par des artiflots.

– J’vas te dire : les obus descanons d’marine, t’as pas l’temps d’les entendre, faut qu’tu lesencaisses avant.

– Et y a aussi ce salaud d’obus nouveauqui pète après avoir ricoché dans la terre et en être sorti etrentré une fois ou deux, sur des six mètres… Quand j’sais qu’y en aen face, j’ai les colombins. Je m’souviens qu’eune fois…

– C’est rien d’tout ça, mes fieux, dit lenouveau sergent, qui passait et s’arrêta. I’ fallait voir c’quinous ont balancé à Verdun, là d’où je deviens justement. Et rienque des maous : des 380, des 420, des deux 44. C’est quand ona été sonné là-bas qu’on peut dire : « J’sais c’que c’estd’êt’ sonné ! » Les bois fauchés comme du blé, tous lesabris repérés et crevés même avec trois épaisseurs de rondins, tousles croisements de route arrosés, les chemins fichus en l’air etchangés en des espèces de longues bosses de convois cassés, depièces amochées, de cadavres tortillés l’un dans l’autre commeentassés à la pelle. Tu voyais des trente types rester sur lecarreau, d’un coup, aux carrefours ; tu voyais des bonshommesmonter en tourniquant, toujours bien à des quinze mètres dans l’airdu temps, et des morceaux de pantalon rester accrochés tout en hautdes arbres qu’il y avait encore. Tu voyais de ces 380-là entrerdans une cambuse, à Verdun, par le toit, trouer deux ou troisétages, éclater en bas, et toute la grande niche être forcée desauter ; et, dans les campagnes, des bataillons entiers sedisperser et s’planquer sous la rafale comme un pauv’ petit gibierdans défense. T’avais par terre, à chaque pas, dans les champs, deséclats épais comme le bras, et larges comme ça, et i’ fallaitquatre poilus pour soulever ce bout de fer. Les champs, t’auraisdit des terrains pleins d’rochers !… Et, pendant des mois, çan’a pas décessé. Ah ! tu parles ! tu parles ! répétale sergent en s’éloignant pour aller sans doute recommencerailleurs ce résumé de ses souvenirs.

– Tiens, r’gard’ donc, caporal, ces gars,là-bas, i’ sont mabouls ?

On voyait, sur la position canonnée, despetitesses humaines se déplacer en hâte, et se presser vers lesexplosions.

– Ce sont des artiflots, dit Bertrand,qui, aussitôt qu’une marmite a éclaté, courent fouiner pourchercher la fusée dans le trou, parce que la position de la fusée,de la manière qu’elle est enfoncée, donne la direction de labatterie, tu comprends ; et la distance, on n’a qu’à lalire : elle se marque sur les divisions gravées autour de lafusée au moment qu’on débouche l’obus.

– Ça n’fait rien, i’s sont culottés, ceszigues-là, d’sortir par un marmitage pareil.

– Les artieurs, mon vieux vient nous direun bonhomme d’une autre compagnie qui se promenait dans latranchée, les artieurs, c’est tout bon ou tout mauvais. Ou c’estdes as, ou c’est de la roustissure. Ainsi, moi, qui t’parle…

– C’est vrai de tous les troufions, çaqu’tu dis.

– Possible. Mais j’te cause pas d’tousles troufions. J’te cause des artieurs, et j’te dis aussi que…

– Eh ! les enfants, est-ce qu’oncherche une calebasse pour planquer ses os ? On pourraitpeut-être bien finir par attraper un éclat en poire.

Le promeneur étranger remporta son histoire,et Cocon, qui avait l’esprit de contradiction, déclara :

– On s’y fera des cheveux, dans ta cagna,puisque déjà, dehors, on s’amuse pas besef.

– Tenez, là-bas, i’s envoient destorpilles ! dit Paradis en désignant nos positions dominantsur la droite.

Les torpilles montent tout droit, ou presque,comme des alouettes, en se trémoussant et froufroutant, puiss’arrêtent, hésitent et retombent droit en annonçant aux dernièressecondes leur chute par un « cri d’enfant » qu’onreconnaît bien. D’ici, les gens de la crête ont l’air d’invisiblesjoueurs alignés qui jouent à la balle.

– Dans l’Argonne, dît Lamuse, mon frèrem’a écrit qu’i’s r’çoivent des tourterelles, qu’i’s disent. C’estdes grandes machines lourdes, lancées de près. Ça arrive, enroucoulant, de vrai, qu’i m’dit, et quand ça pète, tu parles d’unbarouf, qu’i’ m’dit.

– Y a pas pire que l’crapouillot, qui al’air de courir après vous et de vous sauter dessus, et qui éclatedans la tranchée même, rasoche du talus.

– Tiens, tiens, t’as entendu ?

Un sifflement arrivait vers nous, puisbrusquement il s’est éteint. L’engin n’a pas éclaté.

– C’est un obus qui dit merde, constateParadis.

Et on prête l’oreille pour avoir lasatisfaction d’en entendre – ou de ne pas en entendre –d’autres.

Lamuse dit :

– Tous les champs, les routes, lesvillages, ici, c’est couvert d’obus non éclatés, de touscalibres ; des nôtres aussi, faut l’dire. Il doit y en avoirplein la terre, qu’on n’voit pas. Je m’demande comment on fera,plus tard, quand viendra le moment qu’on dira : « C’estpas tout ça, mais faut s’remettre à labourer. »

Et toujours, dans sa monotonie forcenée, larafale de feu et de fer continue : les shrapnells avec leurdétonation sifflante, bondée d’une âme métallique et furibonde, etles gros percutants, avec leur tonnerre de locomotive lancée, quise fracasse subitement contre un mur, et de chargements de rails oude charpentes d’acier qui dégringolent une pente. L’atmosphèrefinit par être opaque et encombrée, traversée de soufflespesants ; et, tout autour, le massacre de la terre continue,de plus en plus profond, de plus en plus complet.

Et même d’autres canons se mettent de lapartie. Ce sont des nôtres. Ils ont une détonation semblable àcelle du 75, mais plus forte, et avec un écho prolongé etretentissant comme de la foudre qui se répercute en montagne.

– C’est les 120 longs. Ils sont sur lalisière du bois, à un kilomètre. Des baths canons, mon vieux, quiressemblent à des lévriers gris. C’est mince et fin du bec, cespièces-là. T’as envie de leur dire « madame ». C’est pascomme le 220 qui n’est qu’une gueule, un seau à charbon, qui cracheson obus de bas en haut. Ça fait du boulot, mais ça ressemble, dansles convois d’artillerie, à des culs-de-jatte sur leur petitevoiture.

La conversation languit. On bâille, par-ci,par-là.

La grandeur et la largeur de ce déchaînementd’artillerie lassent l’esprit. Les voix s’y débattent, noyées.

– J’en ai jamais vu comme ça,d’bombardement, crie Barque.

– On dit toujours ça, remarqueParadis.

– Tout d’même, braille Volpatte. On aparlé d’attaque ces jours-ci. J’te dis, moi, qu’c’estl’commencement de quelque chose.

– Ah ! font simplement lesautres.

Volpatte manifeste l’intention de« piquer un roupillon » et il s’installe par terre,adossé à une paroi, les semelles butées contre l’autre paroi.

On s’entretient de choses diverses. Biquetraconte l’histoire d’un rat qu’il a vu.

– Il était pépère et comaco, tu sais…J’avais ôté mes croquenots, et c’rat, i’ parlait-i’ pas de mettretout l’bord de la tige en dentelles ! Faut dire que j’lesavais graissés.

Volpatte, qui s’immobilisait, se remue etdit :

– Vous m’empêchez de dormir, lesjaspineurs !

– Tu vas pas m’faire croire, vieilledoublure, qu’tu s’rais fichu d’dormir et d’faire schloff avec unbruit et un papafard pareils comme celui qu’y a tout partout làici, dit Marthereau.

– Crôô, répondit Volpatte, quironflait.

– Rassemblement. Marche !

On change de place. Où nous mène-t-on ?On n’en sait rien. Tout au plus sait-on qu’on est en réserve etqu’on nous fait circuler pour consolider successivement certainspoints ou pour dégager les boyaux – où le règlement des passages detroupes est aussi complexe, si l’on veut éviter les embouteillageset les collisions, que l’organisation du passage des trains dansles gares actives. Il est impossible de démêler le sens del’immense manœuvre où notre régiment roule comme un petit rouage,ni ce qui se dessine dans l’énorme ensemble du secteur. Mais,perdus dans le lacis de bas-fonds où l’on va et vientinterminablement, fourbus, brisés et démembrés par desstationnements prolongés, abrutis par l’attente et le bruit,empoisonnés par la fumée – on comprend que notre artilleries’engage de plus en plus et que l’offensive semble avoir changé decôté.

– Halte !

Une fusillade intensive, furieuse, inouïe,battait les parapets de la tranchée où on nous fit arrêter en cemoment-là.

– Fritz en met. I’ craint uneattaque ; i’ s’affole. Ah ! c’qu’il en met !

C’était une grêle dense qui fondait sur nous,hachait terriblement l’espace, raclait et effleurait toute laplaine.

Je regardai à un créneau. J’eus une rapide etétrange vision :

Il y avait, en avant de nous, à une dizaine demètres au plus, des formes allongées, inertes, les unes à côté desautres – un rang de soldats fauchés – et arrivant en nuée, detoutes parts, les projectiles criblaient cet alignement demorts !

Les balles qui écorchaient la terre par raiesdroites en soulevant de minces nuages linéaires, trouaient,labouraient les corps rigidement collés au sol, cassaient lesmembres raides, s’enfonçaient dans des faces blafardes et vidées,crevaient, avec des éclaboussements, des yeux liquéfiés et onvoyait sous la rafale se remuer un peu et se déranger par endroitsla file des morts.

On entendait le bruit sec produit par lesvertigineuses pointes de cuivre en pénétrant les étoffes et leschairs : le bruit d’un coup de couteau forcené, d’un coupstrident de bâton appliqué sur les vêtements. Au-dessus de nous seruait une gerbe de sifflements aigus, avec le chant descendant, deplus en plus grave, des ricochets. Et on baissait la tête sous cepassage extraordinaire de cris et de voix.

– Faut dégager la tranchée.Hue !

On quitte ce fragment infime du champ debataille où la fusillade déchire, blesse et tue à nouveau descadavres. On se dirige vers la droite et vers l’arrière. Le boyaude communication monte. En haut du ravin, on passe devant un postetéléphonique et un groupe d’officiers d’artillerie etd’artilleurs.

Là, nouvelle pause. On piétine et on écoutel’observateur d’artillerie crier des ordres que recueille et répètele téléphoniste enterré à côté :

– Première pièce, même hausse. Deuxdixièmes à gauche. Trois explosifs à une minute !

Quelques-uns de nous ont risqué la têteau-dessus du rebord du talus et ont pu embrasser de l’œil, le tempsd’un éclair, tout le champ de bataille autour duquel notrecompagnie tourne vaguement depuis ce matin.

J’ai aperçu une plaine grise, démesurée, où levent semble pousser, en largeur, de confuses et légères ondulationsde poussière piquées par endroits d’un flot de fumée pluspointu.

Cet espace immense où le soleil et les nuagestraînent des plaques de noir et de blanc, étincelle sourdement deplace en place – ce sont nos batteries qui tirent – et je l’ai vu àun moment, tout entier pailleté d’éclats brefs. À un autre moment,une partie des campagnes s’est estompée sous une taie vaporeuse etblanchâtre : une sorte de tourmente de neige.

Au loin, sur les sinistres champsinterminables, à demi effacés et couleur de haillons, et trouésautant que des nécropoles, on remarque, comme un morceau de papierdéchiré, le fin squelette d’une église et, d’un bord à l’autre dutableau, de vagues rangées de traits verticaux rapprochés etsoulignés, comme les bâtons des pages d’écriture : des routesavec leurs arbres. De minces sinuosités rayent la plaine en long eten large, la quadrillent, et ces sinuosités sont pointilléesd’hommes.

On discerne des fragments de lignes formées deces points humains qui, sorties des raies creuses, bougent sur laplaine à la face de l’horrible ciel déchaîné.

On a peine à croire que chacune de ces tachesminuscules est un être de chair frissonnante et fragile, infinimentdésarmé dans l’espace, et qui est plein d’une pensée profonde,plein de longs souvenirs et plein d’une foule d’images ; onest ébloui par ce poudroiement d’hommes aussi petits que lesétoiles du ciel.

Pauvres semblables, pauvres inconnus, c’estvotre tour de donner ! Une autre fois, ce sera le nôtre. Ànous demain, peut-être, de sentir les cieux éclater sur nos têtesou la terre s’ouvrir sous nos pieds, d’être assaillis par l’arméeprodigieuse des projectiles, et d’être balayés par des soufflesd’ouragan cent mille fois plus forts que l’ouragan.

On nous pousse dans les abris d’arrière. À nosyeux, le champ de la mort s’éteint. À nos oreilles, le tonnerres’assourdit sur l’enclume formidable des nuages. Le bruitd’universelle destruction fait silence. L’escouade s’enveloppeégoïstement des bruits familiers de la vie, s’enfonce dans lapetitesse caressante des abris.

Chapitre 20Le feu

&|160;

Réveillé brusquement, j’ouvre les yeux dans lenoir.

–&|160;Quoi&|160;? Qu’est-ce qu’il il ya&|160;?

–&|160;C’est ton tour de garde. Il est deuxheures du matin, me dit le caporal Bertrand que j’entends, sans levoir, à l’orifice du trou au fond duquel je suis étendu.

Je grogne que je viens, je me secoue, bâilledans l’étroit abri sépulcral&|160;; j’étends les bras et mes mainstouchent la glaise molle et froide. Puis je rampe au milieu del’ombre lourde qui obstrue l’abri, en fendant l’odeur épaisse,entre les corps intensément affalés des dormeurs. Après quelquesaccrochages et faux pas sur des équipements, des sacs, et desmembres étirés dans tous les sens, je mets la main sur mon fusil etje me trouve debout à l’air libre, mal réveillé et mal équilibré,assailli par la bise aiguë et noire.

Je suis, en grelottant, le caporal quis’enfonce entre de hauts entassements sombres dont le bas seresserre étrangement sur notre marche. Il s’arrête. C’est là. Jeperçois une grosse masse se détacher à mi-hauteur de la muraillespectrale, et descendre. Cette masse hennit un bâillement. Je mehisse dans la niche qu’elle occupait.

La lune est cachée dans la brume, mais il y a,répandue sur les choses, une très confuse lueur à laquelle l’œils’habitue à tâtons. Cet éclairement s’éteint à cause d’un largelambeau de ténèbres qui plane et glisse là-haut. Je distingue àpeine, après l’avoir touché, l’encadrement et le trou du créneaudevant ma figure, et ma main avertie rencontre, dans un enfoncementaménagé, un fouillis de manches de grenades.

–&|160;Ouvre l’œil, hein, mon vieux, me ditBertrand à voix basse. N’oublie pas qu’il y a notre poste d’écoute,là en avant, sur la gauche. Allons, à tout à l’heure.

Son pas s’éloigne, suivi du pas ensommeillé duveilleur que je relève.

Les coups de fusil crépitent de tous côtés.Tout à coup, une balle claque net dans la terre du talus où jem’appuie. Je mets la face au créneau. Notre ligne serpente dans lehaut du ravin&|160;: le terrain est en contre-bas devant moi, et onne voit rien dans cet abîme de ténèbres où il plonge. Toutefois,les yeux finissent par discerner la file régulière des piquets denotre réseau plantés au seuil des flots d’ombre, et, çà et là, lesplaies rondes d’entonnoirs d’obus, petits, moyens ou énormes&|160;;quelques-uns, tout près, peuplés d’encombrements mystérieux. Labise me souffle dans la figure. Rien ne bouge, que le vent quipasse et que l’immense humidité qui s’égoutte. Il fait froid àfrissonner sans fin. Je lève les yeux&|160;: je regarde ici, là. Undeuil épouvantable écrase tout. J’ai l’impression d’être tout seul,naufragé, au milieu d’un monde bouleversé par un cataclysme.

Rapide illumination de l’air&|160;: une fusée.Le décor où je suis perdu s’ébauche et pointe autour de moi. Onvoit se découper la crête, déchirée, échevelée, de notre tranchée,et j’aperçois, collés sur la paroi d’avant, tous les cinq pas,comme des larves verticales, les ombres des veilleurs. Leur fusils’indique, à côté d’eux, par quelques gouttes de lumière. Latranchée est étayée de sacs de terre&|160;; elle est élargie departout et, en maints endroits, éventrée par des éboulements. Lessacs de terre, aplatis les uns sur les autres et disjoints, ontl’air, à la lueur astrale de la fusée, de ces vastes dallesdémantelées d’antiques monuments en ruines. Je regarde au créneau.Je distingue, dans la vaporeuse atmosphère blafarde qu’a épandue lemétéore, les piquets rangés et même les lignes ténues des fils defer barbelés qui s’entrecroisent d’un piquet à l’autre. C’est,devant ma vue, comme des traits à la plume qui gribouillent etraturent le champ blême et troué. Plus bas, dans l’océan nocturnequi remplit le ravin, le silence et l’immobilité s’accumulent.

Je descends de mon observatoire et me dirigeau jugé vers mon voisin de veille. De ma main tendue, jel’atteins.

–&|160;C’est toi&|160;? lui dis-je à voixbasse, sans le reconnaître.

–&|160;Oui, répond-il sans savoir non plus quije suis, aveugle comme moi.

–&|160;C’est calme, à c’t’heure, ajoute-t-il.Tout à l’heure, j’ai cru qu’ils allaient attaquer, ils ontpeut-être bien essayé, sur la droite, où ils ont lancé une chiée degrenades. Il y a eu un barrage de 75, vrrran… vrrran… Mon vieux, jem’disais&|160;: «&|160;Ces 75-là, c’est possible, i’ sont payéspour tirer&|160;! S’ils sont sortis, les Boches, i’s ont dû prendrequéque chose&|160;!&|160;» Tiens, écoute, là-bas les boulettes quir’biffent&|160;! T’entends&|160;?

Il s’arrête, débouche son bidon, boit un coup,et sa dernière phrase, toujours à voix basse, sent levin&|160;:

–&|160;Ah&|160;! là là&|160;! tu parles d’unesale guerre&|160;! Tu crois qu’on s’rait pas mieux chez soi&|160;?Eh bien, quoi&|160;! Qu’est-ce qu’il a, c’ballot&|160;?

Un coup de feu vient de retenir à côté denous, traçant un court et brusque trait phosphorescent. D’autrespartent, ça et là, sur notre ligne&|160;: les coups de fusil sontcontagieux la nuit.

Nous allons nous enquérir, à tâtons, dansl’ombre épaisse retombée sur nous comme un toit, auprès d’un destireurs. Trébuchant et jetés parfois l’un sur l’autre, on arrive àl’homme, on le touche.

–&|160;Eh bien&|160;! quoi&|160;?

Il a cru voir remuer, puis, plus rien. Nousrevenons, mon voisin inconnu et moi, dans l’obscurité dense et surl’étroit chemin de boue grasse, incertains, avec effort, pliés,comme si nous portions chacun un fardeau écrasant.

À un point de l’horizon, puis à un autre, toutautour de nous, le canon tonne, et son lourd fracas se mêle auxrafales d’une fusillade qui tantôt redouble et tantôt s’éteint, etaux grappes de coups de grenades, plus sonores que les claquementsdu lebel et du mauser et qui ont à peu près le son des vieux coupsde fusil classiques. Le vent s’est encore accru, il est si violentqu’il faut se défendre dans l’ombre contre lui&|160;: deschargements de nuages énormes passent devant la lune.

Nous sommes là, tous les deux, cet homme etmoi, à nous rapprocher et nous heurter sans nous connaître, montréspuis interceptés l’un à l’autre, en brusques à-coups, par le refletdu canon&|160;; nous sommes là, pressés par l’obscurité, au centred’un cycle immense d’incendies qui paraissent et disparaissent,dans ce paysage de sabbat.

–&|160;On est maudits, dit l’homme.

Nous nous séparons et nous allons chacun ànotre créneau nous fatiguer les yeux sur l’immobilité deschoses.

Quelle effroyable et lugubre tempête vaéclater&|160;?

La tempête n’éclata pas, cette nuit-là. À lafin de ma longue attente, aux premières traînées du jour, il y eutmême accalmie.

Tandis que l’aube s’abattait sur nous comme unsoir d’orage, je vis encore une fois émerger et se recréer sousl’écharpe de suie des nuages bas, les espèces de rives abruptes,tristes et sales, infiniment sales, bossuées de débris etd’immondices, de la croulante tranchée où nous sommes.

La lividité de la nue blêmit et plombe lessacs de terre aux plans vaguement luisants et bombés, tel un longentassement de viscères et d’entrailles géantes mises à nu sur lemonde.

Dans la paroi, derrière moi, se creuse uneexcavation, et là un entassement de choses horizontales se dressecomme un bûcher.

Des troncs d’arbres&|160;? Non&|160;: ce sontles cadavres.

À mesure que les cris d’oiseaux montent dessillons, que les champs vagues recommencent, que la lumière éclôtet fleurit en chaque brin d’herbe, je regarde le ravin. Plus basque le champ mouvementé avec ses hautes lames de terre et sesentonnoirs brûlés, au-delà du hérissement des piquets, c’esttoujours un lac d’ombre qui stagne, et, devant le versant d’enface, c’est toujours un mur de nuit qui s’érige.

Puis je me retourne et je contemple ces mortsqui peu à peu s’exhument des ténèbres, exhibant leurs formesraidies et maculées. Ils sont quatre. Ce sont nos compagnonsLamuse, Barque, Biquet et le petit Eudore. Ils se décomposent là,tout près de nous, obstruant à moitié le large sillon tortueux etboueux que les vivants s’intéressent encore à défendre.

On les a posés tant bien que mal&|160;; ils secalent et s’écrasent, l’un sur l’autre. Celui d’en haut estenveloppé d’une toile de tente. On avait mis sur les autres figuresdes mouchoirs, mais en les frôlant, la nuit, sans voir, ou bien lejour, sans faire attention, on a fait tomber les mouchoirs, et nousvivons face à face avec ces morts, amoncelés là comme un bûchervivant.

Il y a quatre nuits qu’ils ont été tuésensemble. Je me souviens mal de cette nuit, comme d’un rêve quej’ai eu. Nous étions de patrouille, eux, moi, Mesnil André, et lecaporal Bertrand. Il s’agissait de reconnaître un nouveau posted’écoute allemand signalé par les observateurs d’artillerie. Versminuit, on est sorti de la tranchée, et on a rampé sur la descente,en ligne, à trois ou quatre pas les uns des autres, et on estdescendu ainsi très bas dans le ravin, jusqu’à voir, gisant devantnos yeux, comme l’aplatissement d’une bête échouée, le talus deleur Boyau International. Après avoir constaté qu’il n’y avait pasde poste dans cette tranche de terrain, on a remonté, avec desprécautions infinies&|160;; je voyais confusément mon voisin dedroite et mon voisin de gauche, comme des sacs d’ombre, se traîner,glisser lentement, onduler, se rouler dans la boue, au fond desténèbres, poussant devant eux l’aiguille de leur fusil. Des ballessifflaient au-dessus de nous, mais elles nous ignoraient, ne nouscherchaient pas. Arrivés en vue de la bosse de notre ligne, on asoufflé un instant&|160;; l’un de nous a poussé un soupir, un autrea parlé. Un autre s’est retourné, en bloc, et son fourreau debaïonnette a sonné contre une pierre. Aussitôt une fusée a jaillien rugissant du Boyau International. On s’est plaqué par terre,étroitement, éperdument, on a gardé une immobilité absolue, et on aattendu là, avec cette étoile terrible suspendue au-dessus de nouset qui nous baignait d’une clarté de jour, à vingt-cinq ou trentemètres de notre tranchée.

Alors une mitrailleuse placée de l’autre côtédu ravin a balayé la zone où nous étions. Le caporal Bertrand etmoi avons eu la chance de trouver devant nous, au moment où lafusée montait, rouge, avant d’éclater en lumière, un trou d’obus oùun chevalet cassé tremblait dans la boue&|160;; on s’est aplatistous les deux contre le rebord de ce trou, on s’est enfoncés dansla boue autant qu’on a pu et le pauvre squelette de bois pourrinous a cachés. Le jet de la mitrailleuse a repassé plusieurs fois.On entendait un sifflement perçant au milieu de chaque détonation,les coups secs et violents des balles dans la terre, et aussi desclaquements sourds et mous suivis de geignements, d’un petit criet, soudain, d’un gros ronflement de dormeur qui s’est élevé puis agraduellement baissé. Bertrand et moi, frôlés par la grêlehorizontale des balles qui, à quelques centimètres au-dessus denous, traçaient un réseau de mort et écorchaient parfois nosvêtements, nous écrasant de plus en plus, n’osant risquer unmouvement qui aurait haussé un peu une partie de notre corps, nousavons attendu. Enfin, la mitrailleuse s’est tue, dans un énormesilence. Un quart d’heure après, tous les deux, nous nous sommesglissés hors du trou d’obus en rampant sur les coudes et noussommes enfin tombés, comme des paquets, dans notre poste d’écoute.Il était temps, car, en ce moment, le clair de lune a brillé. On adû demeurer dans le fond de la tranchée jusqu’au matin, puisjusqu’au soir. Les mitrailleuses en arrosaient sans discontinuerles abords. Par les créneaux du poste, on ne voyait pas les corpsétendus, à cause de la déclivité du terrain&|160;: sinon, tout àras du champ visuel, une masse qui paraissait être le dos de l’undeux. Le soir, on a creusé une sape pour atteindre l’endroit où ilsétaient tombés. Ce travail n’a pu être exécuté en une nuit&|160;;il a été repris la nuit suivante par les pionniers, car, brisés defatigue, nous ne pouvions plus ne pas nous endormir.

En me réveillant d’un sommeil de plomb, j’aivu les quatre cadavres que les sapeurs avaient atteintspar-dessous, dans la plaine, et qu’ils avaient accrochés et halésavec des cordes dans leur sape. Chacun d’eux contenait plusieursblessures à côté l’une de l’autre, les trous des balles distants dequelques centimètres&|160;: la mitrailleuse avait tiré serré. Onn’avait pas retrouvé le corps de Mesnil André. Son frère Joseph afait des folies pour le chercher&|160;; il est sorti tout seul dansla plaine constamment balayée, en large, en long et en travers parles tirs croisés des mitrailleuses. Le matin, se traînant comme unelimace, il a montré une face noire de terre et affreusementdéfaite, en haut du talus.

On l’a rentré, les joues égratignées auxronces des fils de fer, les mains sanglantes, avec de lourdesmottes de boue dans les plis de ses vêtements et puant la mort. Ilrépétait comme un maniaque&|160;: «&|160;Il n’est nullepart.&|160;» Il s’est enfoncé dans un coin avec son fusil, qu’ils’est mis à nettoyer, sans entendre ce qu’on lui disait, et enrépétant&|160;: «&|160;Il n’est nulle part.&|160;»

Il y a quatre nuits de cette nuit-là et jevois les corps se dessiner, se montrer, dans l’aube qui vientencore une fois laver l’enfer terrestre.

Barque, raidi, semblé démesuré. Ses bras sontcollés le long de son corps, sa poitrine est effondrée, son ventrecreusé en cuvette. La tête surélevée par un tas de boue, il regardevenir par-dessus ses pieds ceux qui arrivent par la gauche, avec saface assombrie, souillée de la tache visqueuse des cheveux quiretombent, et où d’épaisses croûtes de sang noir sont sculptées,ses yeux ébouillantés&|160;: saignants et comme cuits. Eudore, lui,paraît au contraire tout petit, et sa petite figure estcomplètement blanche, si blanche qu’on dirait une face enfarinée dePierrot, et c’est poignant de la voir faire tache comme un rond depapier blanc parmi l’enchevêtrement gris et bleuâtre des cadavres.Le Breton Biquet, trapu, carré comme une dalle, apparaît tendu dansun effort énorme&|160;: il a l’air d’essayer de soulever lebrouillard&|160;; cet effort profond déborde en grimace sur sa facebossuée par les pommettes et le front saillant, la pétrithideusement, semble hérisser par places ses cheveux terreux etdesséchés, fend sa mâchoire pour un spectre de cri, écarte toutesgrandes ses paupières sur ses yeux ternes et troubles, ses yeux desilex&|160;; et ses mains sont contractées d’avoir griffé levide.

Barque et Biquet sont troués au ventre, Eudoreà la gorge. En les traînant et en les transportant, on les a encoreabîmés. Le gros Lamuse, vide de sang, avait une figure tuméfiée etplissée dont les yeux s’enfonçaient graduellement dans leurs trous,l’un plus que l’autre. On l’a entouré d’une toile de tente qui setrempe d’une tache noirâtre à la place du cou. Il a eu l’épauledroite hachée par plusieurs balles et le bras ne tient plus que pardes lanières d’étoffe de la manche et des ficelles qu’on y a mises.La première nuit qu’on l’a placé là, ce bras pendait hors du tasdes morts et sa main jaune, recroquevillée sur une poignée deterre, touchait les figures des passants. On a épinglé le bras à lacapote.

Un nuage de pestilence commence à se balancersur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitementvécu, si longtemps souffert.

Quand nous les voyons, nous disons&|160;:«&|160;Ils sont morts tous les quatre.&|160;» Mais ils sont tropdéformés pour que nous pensions vraiment&|160;: «&|160;Ce sonteux.&|160;» Et il faut se détourner de ces monstres immobiles pouréprouver le vide qu’ils laissent entre nous et les choses communesqui sont déchirées.

Ceux des autres compagnies ou des autresrégiments, les étrangers, qui passent ici le jour – la nuit, ons’appuie inconsciemment sur tout ce qui est à portée de la main,mort ou vivant – ont un haut-le-corps devant ces cadavres plaquésl’un sur l’autre en pleine tranchée. Parfois, ils se mettent encolère&|160;:

–&|160;À quoi qu’on pense, de laisser là cesmacchabs&|160;?

–&|160;C’est t’honteux.

–&|160;C’est vrai qu’on ne peut pas les ôterde là.

En attendant, ils ne sont enterrés que dans lanuit.

Le matin est venu. On découvre, en face,l’autre versant du ravin&|160;: la cote 119, une colline rasée,pelée, grattée – veinée de boyaux tremblés et striée de tranchéesparallèles montrant à vif la glaise et la terre crayeuse. Rien n’ybouge et nos obus qui y déferlent çà et là, avec de larges jetsd’écume comme des vagues immenses, semblent frapper leurs coupssonores contre un grand môle ruineux et abandonné.

Mon tour de veille est terminé, et les autresveilleurs, enveloppés de toiles de tente humides et coulantes, avecleurs zébrures et leurs plaquages de boue, et leurs gueuleslivides, se dégagent de la terre où ils sont encastrés, se meuventet descendent. Le deuxième peloton vient occuper la banquette detir et les créneaux. Pour nous, repos jusqu’au soir.

On bâille, on se promène. On voit passer uncamarade, puis un autre. Des officiers circulent, munis depériscopes et de longues-vues. On se retrouve&|160;; on se remet àvivre. Les propos habituels se croisent et se choquent. Etn’étaient l’aspect délabré, les lignes défaites du fossé qui nousensevelit sur la pente du ravin, et aussi la sourdine imposée auxvoix, on se croirait dans des lignes d’arrière. De la lassitudepèse pourtant sur tous, les faces sont jaunies, les paupièresrougies&|160;; à force de veiller, on a la tête des gens qui ontpleuré. Tous, depuis quelques jours, nous nous courbons et nousavons vieilli.

L’un après l’autre, les hommes de mon escouadeont conflué à un tournant de la tranchée. Ils se tassent àl’endroit où le sol est tout crayeux, et où, au-dessous de lacroûte de terre hérissée de racines coupées, le terrassement a misà jour des couches de pierres blanches qui étaient étendues dansles ténèbres depuis plus de cent mille ans.

C’est là, dans le passage élargi, qu’échouel’escouade de Bertrand. Elle est bien diminuée à cette heure,puisque, sans parler des morts de l’autre nuit, nous n’avons plusPoterloo, tué dans une relève, ni Cadhilhac, blessé à la jambe parun éclat le même soir que Poterloo (comme cela paraît loin,déjà&|160;!), ni Tirloir, ni Tulacque qui ont été évacués, l’unpour dysenterie, et l’autre pour une pneumonie qui prend unevilaine tournure – écrit-il dans les cartes postales qu’il nousadresse pour se désennuyer, de l’hôpital du centre où ilvégète.

Je vois encore une fois se rapprocher et segrouper, salies par le contact de la terre, salies par la fuméegrise de l’espace, les physionomies et les poses familières de ceuxqui ne sont pas encore quittés depuis le début – fraternellementrivés et enchaînés les uns aux autres. Moins de disparate,pourtant, qu’au commencement, dans les mises des hommes descavernes…

Le père Blaire présente dans sa bouche uséeune rangée de dents neuves, éclatantes – si bien que, de tout sonpauvre visage, on ne voit plus que cette mâchoire endimanchée.L’événement de ses dents étrangères, que peu à peu il apprivoise,et dont il se sert maintenant, parfois, pour manger, a modifiéprofondément son caractère et ses mœurs&|160;: il n’est presqueplus barbouillé de noir, il est à peine négligé. Devenu beau, iléprouve le besoin de devenir coquet. Pour l’instant, il est morne,peut-être – ô miracle&|160;! – parce qu’il ne peut pas se laver.Renforcé dans un coin, il entrouvre un œil atone, mâche et ruminesa moustache de grognard, naguère la seule garniture de son visage,et crache de temps en temps un poil.

Fouillade grelotte, enrhumé, ou bâille,déprimé, déplumé. Marthereau n’a point changé&|160;: toujours toutbarbu, l’œil bleu et rond, avec ses jambes si courtes que sonpantalon semble continuellement lui lâcher la ceinture et luitomber sur les pieds. Cocon est toujours Cocon par sa tête sèche etparcheminée, à l’intérieur de laquelle travaillent deschiffres&|160;; mais, depuis une huitaine, une recrudescence depoux, dont on voit les ravages déborder à son cou et à sespoignets, l’isole dans de longues luttes et le rend farouche quandil revient ensuite parmi nous. Paradis garde intégralement la mêmedose de belle couleur et de bonne humeur&|160;; il est invariable,inusable. On sourit quand il apparaît de loin, placardé sur le fondde sacs de terre comme une affiche neuve. Rien n’a modifié non plusPépin qu’on entrevoit errer, de dos avec sa pancarte de damiersrouges et blancs en toile cirée, de face avec son visage en lame decouteau et son regard gris froid comme le reflet d’un lingue&|160;;ni Volpatte avec ses guêtrons, sa couverture sur les épaules et saface d’Annamite tatouée de crasse, ni Tirette qui depuis quelquetemps, pourtant, est excité – on ne sait par quelle sourcemystérieuse – des filets sanguinolents dans l’œil. Farfadet setient à l’écart, pensif, dans l’attente. Aux distributions delettres, il se réveille de sa rêverie pour y aller, puis il rentreen lui-même. Ses mains de bureaucrate écrivent de multiples cartespostales, soigneusement. Il ne sait pas la fin d’Eudoxie. Lamusen’a plus parlé à personne de la suprême et terrifiante étreintedont il a embrassé ce corps. Lamuse – je l’ai compris – regrettaitde m’avoir un soir chuchoté cette confidence à l’oreille, etjusqu’à sa mort il a caché l’horrible chose virginale en lui, avecune pudeur tenace. C’est pourquoi on voit Farfadet continuer àvivre vaguement avec la vivante image aux cheveux blonds, qu’il nequitte que pour prendre contact avec nous par de raresmonosyllabes. Autour de nous, le caporal Bertrand a toujours lamême attitude martiale et sérieuse, toujours prêt à nous sourireavec tranquillité, à donner sur ce qu’on lui demande desexplications claires, à aider chacun à faire son devoir.

On cause comme autrefois, comme naguère. Maisl’obligation de parler à voix contenue raréfie nos propos et y metun calme endeuillé.

Il y a un fait anormal&|160;: depuis troismois, le séjour de chaque unité aux tranchées de première ligneétait de quatre jours. Or, voilà cinq jours qu’on est ici, et on neparle pas de relève. Quelques bruits d’attaque prochaine circulent,apportés par les hommes de liaison et la corvée qui, une nuit surdeux – sans régularité ni garantie – amène le ravitaillement.D’autres indices s’ajoutent à ces rumeurs d’offensive&|160;: lasuppression des permissions, les lettres qui n’arrivent plus&|160;;les officiers qui, visiblement, ne sont plus les mêmes&|160;:sérieux et rapprochés. Mais les conversations sur ce sujet seterminent toujours par un haussement d’épaules&|160;: on n’avertitjamais le soldat de ce qu’on va faire de lui&|160;; on lui met surles yeux un bandeau qu’on n’enlève qu’au dernier moment.Alors&|160;:

–&|160;On voira bien.

–&|160;Y a qu’à attendre&|160;!

On se détache du tragique événement pressenti.Est-ce impossibilité de le comprendre tout entier, découragement dechercher à démêler des arrêts qui sont lettre close pour nous,insouciance résignée, croyance vivace qu’on passera à côté dudanger cette fois encore&|160;? Toujours est-il que, malgré lessignes précurseurs, et la voix des prophéties qui semblent seréaliser, on tombe machinalement et on se cantonne dans lespréoccupations immédiates&|160;: la faim, la soif, les poux dontl’écrasement ensanglante tous les ongles, et la grande fatigue parlaquelle nous sommes tous minés.

–&|160;T’as vu Joseph, ce matin&|160;? ditVolpatte. I’ n’en mène pas large, le pauvre p’tit gars.

–&|160;I’ va faire un coup de tête, c’est sûr.L’est condamné, c’garçon-là, vois-tu. À la première occase, i’s’foutra dans une balle, comme j’te vois.

–&|160;Y a aussi d’quoi vous rendre piqué pourle restant d’tes jours&|160;! I’s étaient six frères, tu sais. Y ena eu quatre de clam’cés&|160;: deux en Alsace, un en Champagne, unen Argonne. Si André est tué, c’est l’cinquième.

–&|160;S’il avait été tué, on lui auraittrouvé son corps, on l’aurait eu vu d’l’observatoire. Y a pas àtortiller du cul et des fesses. Moi, mon idée, c’est qu’la nuit oùeuss i’s ont été en patrouille, il s’est égaré pour rentrer. L’arampé d’travers, le pauv’ bougre – et l’est tombé dans les lignesboches.

–&|160;I’ s’est p’t’êt’ bien fait déglinguersur leurs fils de fer.

–&|160;On l’aurait r’trouvé, j’te dis, s’ilétait crampsé, car tu penses bien que si ça était, les Boches nel’auraient pas rentré son corps. On a cherché partout, en somme.Pisqu’i’ s’est pas vu r’trouvé, faut bien que, blessé ou pasblessé, i’ s’soye fait faire aux pattes.

Cette hypothèse, qui est si logique,s’accrédite – et maintenant qu’on sait qu’André Mesnil estprisonnier, on s’en désintéresse. Mais son frère continue à fairepitié&|160;:

–&|160;Pauv’ vieux, il est si jeune&|160;!

Et les hommes de l’escouade le regardent à ladérobée.

–&|160;J’ai la dent&|160;! dit tout d’un coupCocon.

Comme l’heure de la soupe est passée, on laréclame. Elle est là, puisque c’est le reste de ce qui a étéapporté la veille.

–&|160;À quoi que l’caporal pense de nousfaire claquer du bec&|160;? Le v’là. J’vais l’agrafer. Eh&|160;!caporal, à quoi qu’tu penses d’pas nous faire croûter&|160;?

–&|160;Oui, oui, la croûte&|160;! répète lelot des éternels affamés.

–&|160;Je viens, dit Bertrand, affairé, etqui, le jour et la nuit, n’arrête pas.

–&|160;Alors quoi&|160;! fait Pépin, toujoursmauvaise tête, j’m’en ressens pas pour encore becqueter desclarinettes&|160;; j’vais ouvrir une boîte de singe en moins dedeux.

La comédie quotidienne de la soupe recommence,à la surface de ce drame.

–&|160;Ne touchez pas à vos vivres deréserve&|160;! dit Bertrand. Aussitôt revenu de voir le capitaine,je vais vous servir.

De retour, il apporte, il distribue et onmange la salade de pommes de terre et d’oignons, et, à mesure qu’onmâche, les traits se détendent, les yeux se calment.

Paradis a arboré pour manger un bonnet depolice. Ce n’est guère le lieu ni le moment, mais ce bonnet esttout neuf et le tailleur, qui le lui a promis depuis trois mois, nele lui a donné que le jour où on est monté. La souple coiffurebiscornue de drap colorié en bleu vif, posée sur sa bonne balleflorissante, lui donne l’aspect d’un gendarme en carton pâte auxjoues enluminées. Cependant, tout en mangeant, Paradis me regardefixement. Je m’approche de lui.

–&|160;Tu as une bonne tête.

–&|160;T’occupe pas, répond-il. J’voudraist’causer. Viens voir par ici.

Il tend la main vers son quart demi-plein,posé près de son couvert et de ses affaires, hésite, puis se décideà mettre en sûreté le vin dans son gosier et le quart dans sapoche. Il s’éloigne.

Je le suis. Il prend en passant son casque quibée sur la banquette de terre. Au bout d’une dizaine de pas, il serapproche de moi et me dit tout bas, avec un drôle d’air, sans meregarder, comme il fait quand il est ému&|160;:

–&|160;Je sais où est Mesnil André. Veux-tu levoir&|160;? Viens.

En disant cela, il ôte son bonnet de police,le plie et l’empoche, met son casque. Il repart. Je le suis sansmot dire.

Il me conduit à une cinquantaine de mètres delà, vers l’endroit où se trouve notre guitoune commune et lapasserelle de sacs sous laquelle on se glisse, avec, chaque fois,l’impression que cette arche de boue va vous tomber sur les reins.Après la passerelle, un creux se présente dans le flanc de latranchée, avec une marche faite d’une claie engluée de glaise.Paradis monte là, et me fait signe de le suivre sur cette étroiteplateforme glissante. Il y avait en ce point, naguère, un créneaude veilleur qui a été démoli. On a refait le créneau plus bas avecdeux pare-balles. On est obligé de se plier pour ne pas dépassercet agencement avec la tête.

Paradis me dit, à voix toujours trèsbasse&|160;:

–&|160;C’est moi qui ai arrangé ces deuxboucliers-là, pour voir – parce que j’avais mon idée, et j’ai vouluvoir. Mets ton œil au trou de çui-là.

–&|160;Je ne vois rien. La vue est bouchée.Qu’est-ce que c’est que ce paquet d’étoffes&|160;?

–&|160;C’est lui, dit Paradis.

Ah&|160;! c’était un cadavre, un cadavre assisdans un trou, épouvantablement proche…

Ayant aplati ma figure contre la plaqued’acier, et collé ma paupière au trou de pare-balles, je le vistout entier. Il était accroupi, la tête pendante en avant entre lesjambes, les deux bras posés sur les genoux, les mains demi-fermées,en crochets – et tout près, tout près&|160;! – reconnaissable,malgré ses yeux exorbités et opaques qui louchaient, le bloc de sabarbe vaseuse et sa bouche tordue qui montrait les dents. Il avaitl’air, à la fois, de sourire et de grimacer à son fusil, embourbé,debout, devant lui. Ses mains tendues en avant étaient toutesbleues en dessus et écarlates en dessous, empourprées par un humidereflet d’enfer.

C’était lui, lavé de pluie, pétri de boue etd’une espèce d’écume, souillé et horriblement pâle, mort depuisquatre jours, tout contre notre talus, que le trou d’obus où ilétait terré avait entamé. On ne l’avait pas trouvé parce qu’ilétait trop près&|160;!

Entre ce mort abandonné dans sa solitudesurhumaine, et les hommes qui habitent la guitoune, il n’y a qu’unemince cloison de terre, et je me rends compte que l’endroit où jepose la tête pour dormir correspond à celui où ce corps terribleest buté.

Je retire ma figure de l’œilleton.

Paradis et moi nous échangeons un regard.

–&|160;Faut pas lui dire encore, souffle moncamarade.

–&|160;Non, n’est-ce pas, pas tout desuite…

–&|160;J’ai parlé au capitaine pour qu’on lefouille&|160;; et il a dit aussi&|160;: «&|160;Faut pas le diretout de suite au petit.&|160;»

Un léger souffle de vent a passé.

–&|160;On sent l’odeur&|160;!

–&|160;Tu parles.

On la renifle, elle nous entre dans la pensée,nous chavire l’âme.

–&|160;Alors, comme ça, dit Paradis, Josephreste tout seul sur six frères. Et j’vas t’dire une chose,moi&|160;: j’crois qu’i’ rest’ra pas longtemps. C’gars-làs’ménagera pas, i’ s’f’ra zigouiller. I’ faudrait qu’i’ lui tombedu ciel une bonne blessure, autrement, il est foutu. Six frères,c’est trop, ça. Tu trouves pas qu’c’est trop&|160;?

Il ajouta&|160;:

–&|160;C’est épatant c’qu’il était près denous.

–&|160;Son bras est posé juste contrel’endroit où je mets ma tête.

–&|160;Oui, dit Paradis, son bras droit où ily a la montre au poignet.

La montre… Je m’arrête… Est-ce une idée,est-ce un rêve&|160;?… Il me semble, oui, il me semble bien, en cemoment, qu’avant de m’endormir, il y a trois jours, la nuit où onétait si fatigués, j’ai entendu comme un tic-tac de montre et quemême je me suis demandé d’ou cela sortait.

–&|160;C’était p’t’êt’ ben tout d’même c’temontre que t’entendais à travers la terre, dit Paradis, à qui j’aifait part de mes réflexions. Ça continue à réfléchir et à tourner,même quand l’bonhomme s’arrête. Dame, ça vous connait pas, c’temécanique&|160;; ça survit tout tranquillement en rond son p’tittemps.

Je demandai&|160;:

–&|160;Il a du sang aux mains&|160;; mais oùa-t-il été touché&|160;?

–&|160;Je n’sais pas. Au ventre, je crois, ilme semble qu’il y avait du noir au fond d’lui. Ou bien à la figure.T’as pas remarqué une petite tache sur la joue&|160;?

Je me remémore la face glauque et hirsute dumort.

–&|160;Oui, en effet, il y a quelque chose surla joue, là. Oui, peut-être elle est entrée là…

–&|160;Attention&|160;! me dit précipitammentParadis, le voilà&|160;! Il n’aurait pas fallu rester ici.

Mais nous restons quand même, irrésolus,balancés, tandis que Joseph Mesnil s’avance droit sur nous. Jamaisil ne nous a paru si frêle. On voit de loin sa pâleur, ses traitsserrés, forcés, il se voûte en marchant et va doucement, accablépar la fatigue infinie et l’idée fixe.

–&|160;Qu’est-ce que vous avez à lafigure&|160;? me demande-t-il.

Il m’a vu montrer à Paradis la place de laballe.

Je feins de ne pas comprendre, puis je luifais une réponse évasive quelconque.

–&|160;Ah&|160;! répond-il d’un airdistrait.

À ce moment, j’ai une angoisse&|160;: l’odeur.On la sent et on ne peut pas s’y tromper&|160;: elle décèle uncadavre. Et peut-être qu’il va se figurer justement…

Il me semble qu’il a tout d’un coup senti lesigne, le pauvre appel lamentable du mort.

Mais il ne dit rien, il va, il continue samarche solitaire, et disparaît au tournant.

–&|160;Hier, me dit Paradis, il est venu icimême avec sa gamelle pleine de riz qu’i’ n’voulait plus manger.Comme par un fait exprès, c’couillon-là, il s’est arrêté là etzig&|160;!… le v’là qui fait un geste et parle de jeter le reste deson manger par-dessus le talus, juste à l’endroit où était l’autre.C’te chose-là, j’ai pas pu l’encaisser, mon vieux, j’y ai empoignél’abattis au moment ou i’ foutait son riz en l’air et l’riz adégouliné ici, dans la tranchée. Mon vieux, il s’est r’tourné versmoi, furieux, tout rouge&|160;: «&|160;Qu’est-ce qui t’prend, t’espas en rupture, des fois&|160;?&|160;» qu’i’ m’dit. J’avais l’aird’un con, et j’y ai bafouillé j’sais pas quoi, que j’l’avais pasfait exprès. Il a haussé les épaules et m’a regardé comme un p’titcoq.

Il est parti en ram’nant&|160;: «&|160;Non,mais tu l’as vu, qu’il a dit à Montreuil qui était là, tu parlesd’un gourdé&|160;!&|160;» Tu sais qu’i’ n’est pas patient le p’titclient, et j’avais beau grogner&|160;: «&|160;Ça va, ça va&|160;»,i’ ram’nait&|160;; et j’étais pas content, tu comprends, parce quedans tout ça, j’avais tort, tout en ayant raison.

Nous remontons ensemble en silence.

Nous rentrons dans la guitoune où les autressont réunis. C’est un ancien poste de commandement, et elle estspacieuse.

Au moment de s’y enfoncer, Paradis prêtel’oreille.

–&|160;Nos batteries donnent bougrement depuisune heure, tu trouves pas, hein&|160;?

Je comprends ce qu’il veut dire, j’ai un gestevague&|160;:

–&|160;On verra, mon vieux, on verrabien&|160;!

Dans la guitoune, en face de trois auditeurs,Tirette dévide des histoires de caserne. Dans un coin, Marthereauronfle&|160;; il est près de l’entrée, et il faut enjamber, pourdescendre, ses courtes jambes qui semblent rentrées dans son torse.Un groupe de joueurs à genoux autour d’une couverture pliée joue àla manille.

–&|160;À moi d’faire&|160;!

–&|160;40, 42&|160;! – 48&|160;! – 49&|160;! –C’est bon&|160;!

–&|160;En a-t-il de la veine, c’gibier-là.C’est pas possible, t’es cocu trois fois&|160;! J’veux pus y faireavec toi. Tu m’pèles, c’soir, et l’autr’ jour aussi, tu m’as biglé,espèce de tarte aux frites&|160;!

–&|160;Pourquoi tu t’es pas défaussé, bec demoule&|160;?

–&|160;J’n’avais que l’roi, j’avais l’roisec.

–&|160;L’avait l’manillon de pique.

–&|160;C’est bien rare, peau d’crachat, qu’i’l’avait.

–&|160;Tout de même, murmure, dans un coin, unêtre qui mangeait… C’camembert, i’ coûte vingt-cinq sous, maisaussi tu parles d’une saleté&|160;: dessus c’est une couche demastic qui pue, et dedans c’est du plâtre qui s’casse.

Cependant, Tirette raconte les avanies que luia fait subir, pendant ses vingt et un jours, l’humeur agressived’un certain commandant-major&|160;:

–&|160;C’gros cochon, c’était, mon vieux, toutc’qu’y a d’plus carne sur la terre. Tous qu’nous étions n’en m’naitpas large quand i’ croisait c’tas qu’i’ l’voyait au burlingue dudoublard, étalé sur une chaise qu’on n’voyait pas d’ssous, avec sonbide énorme et son immense képi, encerclé de galons du haut en bas,comme un tonneau. Il était dur pour le griffeton. Il s’appelait Lœb– un Boche, quoi.

–&|160;J’l’ai connu&|160;! s’écria Paradis.Quand la guerre elle s’est produit, il a été déclaré inapte auservice armé, naturellement. Pendant que je faisais ma période, i’savait déjà s’embusquer, mais c’était à tous les coins de rue pourte poisser&|160;: un jour d’prison, i’ t’collait par bouton nonboutonné, et i’ t’en f’sait par-dessus le marché quinze grammesdevant tout le monde si t’avais un p’tit quéqu’chose dans la misequi bichait pas avec le règlement – et le monde rigolait&|160;: luicroyait que c’était d’toi, mais toi tu savais qu’c’étaitd’lui&|160;; mais t’avais beau l’savoir, t’étais bon jusqu’autrognon pour la tôle.

–&|160;Il avait une femme, reprend Tirette.C’te vieille…

–&|160;J’m’en rappelle aussi, exclama Paradis,tu parles d’un choléra&|160;!

–&|160;Y en a qui traînent un roquet, lui, i’traînait partout c’te poison qu’était jaune, tu sais, comme y ad’ces pommes, avec des hanches de sac à brosse, et l’air mauvais.C’est elle qui excitait c’vieux nœud contre nous&|160;: sans elle,il était plus bête que méchant, mais du coup qu’elle était là, i’d’venait plus méchant qu’bête. Alors, tu parles si ça bardait…

À ce moment, Marthereau qui dormait près del’entrée se réveille dans un vague gémissement. Il se redresse,assis sur sa paille comme un prisonnier, et on voit sa silhouettebarbue se profiler en ombre chinoise et son œil rond qui roule, quitourne, dans la pénombre. Il regarde ce qu’il vient de rêver.

Puis, il passe sa main sur ses yeux et, commesi cela avait un rapport avec son rêve, il évoque la vision de lanuit où l’on est monté aux tranchées.

–&|160;Tout de même, dit-il d’une voixembarrassée de sommeil et de songe, y en avait du vent dans lesvoiles cette nuit-là&|160;! Ah&|160;! quelle nuit&|160;! Toutes cestroupes, des compagnies, des régiments entiers qui hurlaient etchantaient en montant tout le long de la route&|160;! On voyaitdans l’clair de l’ombre le fouillis des poilus qui montaient, quimontaient – t’aurais dit d’l’eau d’la mer – et gesticulaient àtravers tous les convois d’artillerie et d’autos d’ambulance qu’ona croisés cette nuit-là. Jamais j’en avais tant vu, d’convois dansla nuit, jamais&|160;!

Puis il s’assène un coup de poing sur lapoitrine, se rassoit d’aplomb, grogne, et ne dit plus rien.

La voix de Blaire s’élève, traduisant lahantise qui veille au fond des hommes&|160;:

–&|160;Il est quatre heures. C’est trop tardpour qu’il y ait aujourd’hui quelque chose de notre côté.

Un des joueurs, dans l’autre coin, eninterpelle un autre en glapissant&|160;:

–&|160;Ben quoi&|160;? Tu joues ou tun’joues-t’i’ pas, face de ver&|160;?

Tirette continue l’histoire de soncommandant&|160;:

–&|160;Voilà-t-i’ pas qu’un jour, on nousavait servi à la caserne de la soupe au suif. Mon vieux, uneinfestion. Alors un bonhomme demande à parler au capitaine et luiporte sa gamelle sous l’nez.

–&|160;Espèce ed’pied, exclame-t-on dansl’autre coin, très en colère, pourquoi qu’t’as pas joué atout,alors&|160;?

–&|160;«&|160;Ah, zut alors&|160;! que ditl’capiston. Ôtez-moi ça d’mon nez. Ça empestepositivement.&|160;»

–&|160;C’était pas mon jeu, chevrote une voixmécontente, mais mal assurée.

–&|160;Et l’pitaine fait un rapport aucommandant. Mais v’là que l’commandant, furieux, i’ s’aboule, ens’couant le rapport dans sa patte&|160;: «&|160;De quoi, qu’i’ dit,où elle est c’te soupe qui fait cette révolte, que j’ygoûte&|160;?&|160;» On y en apporte dans une gamelle propre. I’r’nifle. «&|160;Ben quoi, qu’i’ dit, ça sent bon&|160;! On vous enfoutra, d’la soupe riche comme ça&|160;!…&|160;»

–&|160;Pas ton jeu&|160;! Pisqu’il étaitmaître, lui. Sabot&|160;! volaille&|160;! C’est malheureux,t’sais.

–&|160;Or, à cinq heures, à la sortie d’lacaserne, mes deux phénomènes se raboulent et s’plantent devant lesbiffins qui sortent, en essayant de voir s’ils n’avaient pasquelque chose qui collochait pas, et i’ disait&|160;:«&|160;Ah&|160;! mes gaillards, vous avez voulu vous payer ma têteen vous plaignant d’une soupe excellente que j’m’ai régalé, et lacommandante aussi, attendez voir un peu si j’vais vous rater…Eh&|160;! là-bas, l’homme aux cheveux longs, l’grand artiste, v’nezdonc un peu ici&|160;!&|160;» Et pendant que l’rossard i’ parlaitcomme ça, la rossinante, droite, raide comme un piquet,faisait&|160;: oui, oui, de la tête.

–&|160;… Ça dépend, pisque lui n’avait pasd’manillon, cas t’à part.

–&|160;Mais, tout d’un coup, on la voit quid’vient blanc comme linge, elle s’pose sa main sur son magasin, estsecouée d’un je ne sais quoi, et, tout d’un coup, au milieu de laplace et de tous les fantaboches qui l’emplissent, la v’là quilaisse tomber son parapluie, et elle se met à dégobiller&|160;!

–&|160;Eh attention&|160;! fait brusquementParadis. V’là qu’on crie dans la tranchée. Vous entendez pas&|160;?C’est-i’ pas «&|160;alerte&|160;!&|160;» qu’on crie&|160;?

–&|160;Alerte&|160;! T’es pas fou&|160;?

À peine a-t-on dit cela qu’une ombre s’insinuedans l’entrée basse de notre guitoune et crie&|160;:

–&|160;Alerte, la 22e&|160;! Enarmes&|160;!

Un coup de silence. Puis, quelquesexclamations.

–&|160;Je l’savais bien, murmure Paradis entreses dents, et il se traîne sur les genoux, vers l’orifice de lataupinière où nous gisons.

Ensuite, les paroles s’arrêtent. On estdevenus muets. À la hâte, on se redresse à demi. On s’agite, pliésou agenouillés&|160;; on boucle les ceinturons&|160;; des ombres debras se lancent de côté et d’autre&|160;; on fourre des objets dansles poches. Et on sort pêle-mêle, en tirant derrière soi les sacspar les courroies, les couvertures, les musettes.

Dehors, on est assourdis. Le vacarme de lafusillade a centuplé, et nous enveloppe, sur la gauche, sur ladroite et devant nous. Nos batteries tonnent sans discontinuer.

–&|160;Tu crois qu’ils attaquent&|160;?hasarde une voix.

–&|160;Est-ce que j’sais&|160;! répond uneautre voix, brièvement, avec irritation.

Les mâchoires sont serrées. On avale sesréflexions. On se dépêche, on se bouscule, on se cogne, en grognantsans parler.

Un ordre se propage&|160;:

–&|160;Sac au dos&|160;!

–&|160;Il y a contrordre… crie un officier quiparcourt la tranchée à grandes enjambées, en jouant des coudes.

Le reste de sa phrase disparaît avec lui.

Contrordre&|160;! Un frisson visible aparcouru les files, un choc au cœur fait relever les têtes, arrêtetout le monde dans une attente extraordinaire.

Mais non&|160;: c’est contrordre seulementpour les sacs. Pas de sac&|160;; la couverture roulée autour ducorps, l’outil à la ceinture.

On déboucle les couvertures, on les arrache,on les roule. Toujours pas de paroles, chacun a l’œil fixe, labouche comme impétueusement fermée.

Les caporaux et les sergents, un peu fébriles,vont çà et là, bousculant la hâte muette où les hommes sepenchent&|160;:

–&|160;Allons, dépêchez-vous&|160;! Allons,allons, qu’est-ce que vous foutez&|160;! Voulez-vous vous dépêcher,oui ou non&|160;?

Un détachement de soldats portant commeinsigne des haches croisées sur la manche, se frayent passage et,rapidement, creusent des trous dans la paroi de la tranchée. On lesregarde de côté en achevant de s’équiper.

–&|160;Qu’est-ce qu’ils font,ceux-là&|160;?

–&|160;C’est pour monter.

On est prêt. Les hommes se rangent, toujoursen silence, avec leur couverture en sautoir, la jugulaire du casqueau menton, appuyés sur leurs fusils. Je regarde leurs facescrispées, pâlies, profondes.

Ce ne sont pas des soldats&|160;: ce sont deshommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pourla boucherie humaine – bouchers ou bétail. Ce sont des laboureurset des ouvriers qu’on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont descivils déracinés. Ils sont prêts. Ils attendent le signal de lamort et du meurtre&|160;; mais on voit, en contemplant leursfigures entre les rayons verticaux des baïonnettes, que ce sontsimplement des hommes.

Chacun sait qu’il va apporter sa tête, sapoitrine, son ventre, son corps tout entier, tout nu, aux fusilsbraqués d’avance, aux obus, aux grenades accumulées et prêtes, etsurtout à la méthodique et presque infaillible mitrailleuse – àtout ce qui attend et se tait effroyablement là-bas – avant detrouver les autres soldats qu’il faudra tuer. Ils ne sont pasinsouciants de leur vie comme des bandits, aveuglés de colère commedes sauvages. Malgré la propagande dont on les travaille, ils nesont pas excités. Ils sont au-dessus de tout emportementinstinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matériellement, nimoralement. C’est en pleine conscience, comme en pleine force et enpleine santé, qu’ils se massent là, pour se jeter une fois de plusdans cette espèce de rôle de fou imposé à tout homme par la foliedu genre humain. On voit ce qu’il y a de songe et de peur, etd’adieu dans leur silence, leur immobilité, dans le masque de calmequi leur étreint surhumainement le visage. Ce ne sont pas le genrede héros qu’on croit, mais leur sacrifice a plus de valeur que ceuxqui ne les ont pas vus ne seront jamais capables de lecomprendre.

Ils attendent. L’attente s’allonge,s’éternise. De temps en temps, l’un ou l’autre, dans la rangée,tressaille un peu lorsqu’une balle, tirée d’en face, frôlant letalus d’avant qui nous protège, vient s’enfoncer dans la chairflasque du talus d’arrière.

La fin du jour répand une sombre lumièregrandiose sur cette masse forte et intacte de vivants dont unepartie seulement vivra jusqu’à la nuit. Il pleut – toujours de lapluie qui se colle dans mes souvenirs à toutes les tragédies de lagrande guerre. Le soir se prépare, ainsi qu’une vague menaceglacée&|160;; il va tendre devant les hommes son piège grand commele monde.

De nouveaux ordres se colportent de bouche enbouche. On distribue des grenades enfilées dans des cercles de filde fer. «&|160;Que chaque homme prenne deux grenades&|160;!&|160;»Le commandant passe. Il est sobre de gestes, en petite tenue,sanglé, simplifié. On l’entend qui dit&|160;:

–&|160;Y a du bon, mes enfants. Les Bochesfoutent le camp. Vous allez bien marcher, hein&|160;?

Des nouvelles passent à travers nous, comme duvent&|160;:

–&|160;Il y a les Marocains et la21e Compagnie devant nous. L’attaque est déclenchée ànotre droite.

On appelle les caporaux chez le capitaine. Ilsreviennent avec des brassées de ferraille. Bertrand me palpe. Ilaccroche quelque chose à un bouton de ma capote. C’est un couteaude cuisine.

–&|160;Je mets ça à ta capote, me dit-il.

Il me regarde, puis s’en va, cherchantd’autres hommes.

–&|160;Moi&|160;! dit Pépin.

–&|160;Non, dit Bertrand. C’est défendu deprendre des volontaires pour ça.

–&|160;Va t’faire fout’&|160;! grommellePépin.

On attend, au fond de l’espace pluvieux,martelé de coups, et sans bornes autres que la lointaine canonnadeimmense. Bertrand a achevé sa distribution et revient. Quelquessoldats se sont assis, et il en est qui bâillent.

Le cycliste Billette se faufile devant nous,en portant sur son bras le caoutchouc d’un officier, et détournantvisiblement la tête.

–&|160;Ben quoi, tu marches pas, toi&|160;?lui crie Cocon.

–&|160;Non, j’marche pas, dit l’autre. J’suisde la 17e. L’cinquième Bâton n’attaque pas&|160;!

–&|160;Ah&|160;! Il est toujours verni,l’5e Bâton. Jamais i’ n’donne comme nous&|160;!

Billette est déjà loin, et les figuresgrimacent un peu en le regardant disparaître.

Un homme arrive en courant et parle àBertrand. Bertrand se tourne alors vers nous.

–&|160;Allons-y, dit-il, c’est à nous.

Tous s’ébranlent à la fois. On pose le piedsur les degrés préparés par les sapeurs et, coude à coude, ons’élève hors de l’abri de la tranchée et on monte sur leparapet.

Bertrand est debout sur le champ en pente.D’un coup d’œil rapide, il nous embrasse. Quand nous sommes touslà, il dit&|160;:

–&|160;Allons, en avant&|160;!

Les voix ont une drôle de résonance. Ce départs’est passé très vite, inopinément, on dirait, comme dans un songe.Pas de sifflements dans l’air. Parmi l’énorme rumeur du canon, ondistingue très bien ce silence extraordinaire des balles autour denous…

On descend sur le terrain glissant et inégal,avec des gestes automatiques, en s’aidant parfois du fusil agrandide la baïonnette. L’œil s’accroche machinalement à quelque détailde la pente, à ses terres détruites qui gisent, à ses rares piquetsdécharnés qui pointent, à ses épaves dans des trous. C’estincroyable de se trouver debout en plein jour sur cette descente oùquelques survivants se rappellent s’être coulés dans l’ombre avectant de précautions, où les autres n’ont hasardé que des coupsd’œil furtifs à travers les créneaux. Non… il n’y a pas defusillade contre nous. La large sortie du bataillon hors de laterre a l’air de passer inaperçue&|160;! Cette trêve est pleined’une menace grandissante, grandissante. La clarté pâle nouséblouit.

Le talus, de tous côtés, s’est couvertd’hommes qui se mettent à dévaler en même temps que nous. À droitese dessine la silhouette d’une compagnie qui gagne le ravin par leboyau 97, un ancien ouvrage allemand en ruines.

Nous traversons nos fils de fer par lespassages. On ne tire encore pas sur nous. Des maladroits font desfaux pas et se relèvent. On se reforme de l’autre côté du réseau,puis on se met à dégringoler la pente un peu plus vite&|160;: uneaccélération instinctive s’est produite dans le mouvement. Quelquesballes arrivent alors entre nous. Bertrand nous crie d’économisernos grenades, d’attendre au dernier moment.

Mais le son de sa voix est emporté&|160;:brusquement, devant nous, sur toute la largeur de la descente, desombres flammes s’élancent en frappant l’air de détonationsépouvantables. En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent duciel, des explosifs sortent de la terre. C’est un effroyable rideauqui nous sépare du monde, nous sépare du passé et de l’avenir. Ons’arrête, plantés au sol, stupéfiés par la nuée soudaine qui tonnede toutes parts&|160;; puis un effort simultané soulève notre masseet la rejette en avant, très vite. On trébuche, on se retient lesuns aux autres, dans de grands flots de fumée. On voit, avec destridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée, vers le fond,où nous nous précipitons pêle-mêle, s’ouvrir des cratères, çà etlà, à côté les uns des autres, les uns dans les autres. Puis on nesait plus où tombent les décharges. Des rafales se déchaînent simonstrueusement retentissantes qu’on se sent annihilé par le seulbruit de ces averses de tonnerre, de ces grandes étoiles de débrisqui se forment en l’air. On voit, on sent passer près de sa têtedes éclats avec leur cri de fer rouge dans l’eau. À un coup, jelâche mon fusil, tellement le souffle d’une explosion m’a brûlé lesmains. Je le ramasse en chancelant et repars tête baissée dans latempête à lueurs fauves, dans la pluie écrasante des laves, cinglépar des jets de poussier et de suie. Les stridences des éclats quipassent vous font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque,vous traversent les tempes, et on ne peut retenir un cri lorsqu’onles subit. On a le cœur soulevé, tordu par l’odeur soufrée. Lessouffles de la mort nous poussent, nous soulèvent, nous balancent.On bondit&|160;; on ne sait pas où on marche. Les yeux clignent,s’aveuglent et pleurent. Devant nous, la vue est obstruée par uneavalanche fulgurante, qui tient toute la place.

C’est le barrage. Il faut passer dans cetourbillon de flammes et ces horribles nuées verticales. On passe.On est passé, au hasard&|160;; j’ai vu, çà et là, des formestournoyer, s’enlever et se coucher, éclairées d’un brusque refletd’au-delà. J’ai entrevu des faces étranges qui poussaient desespèces de cris, qu’on apercevait sans les entendre dansl’anéantissement du vacarme. Un brasier avec d’immenses etfurieuses masses rouges et noires tombait autour de moi, creusantla terre, l’ôtant de dessous mes pieds, et me jetant de côté commeun jouet rebondissant. Je me rappelle avoir enjambé un cadavre quibrûlait, tout noir, avec une nappe de sang vermeil qui grésillaitsur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote qui sedéplaçait près de moi avaient pris feu et laissaient un sillon defumée. À notre droite, tout au long du boyau 97, on avait le regardattiré et ébloui par une file d’illuminations affreuses, serréesl’une contre l’autre comme des hommes.

–&|160;En avant&|160;!

Maintenant, on court presque. On en voit quitombent tout d’une pièce, la face en avant, d’autres qui échouent,humblement, comme s’ils s’asseyaient par terre. On fait de brusquesécarts pour éviter les morts allongés, sages et raides, ou biencabrés, et aussi, pièges plus dangereux, les blessés qui sedébattent et qui s’accrochent.

Le Boyau International&|160;!

On y est. Les fils de fer ont été déterrésavec leurs longues racines en vrille, jetés ailleurs et enroulés,balayés, poussés en vastes monceaux par le canon. Entre ces grandsbuissons de fer humides de pluie, la terre est ouverte, libre.

Le boyau n’est pas défendu. Les Allemandsl’ont abandonné, ou bien une première vague est déjà passée…L’intérieur est hérissé de fusils posés le long du talus. Au fond,des cadavres éparpillés. Du fouillis de la longue fosse émergentdes mains tendues hors de manches grises à parements rouges et desjambes bottées. Par places, le talus est renversé, la boiseriehachée&|160;; tout le flanc de la tranchée crevé, submergé d’unindescriptible mélange. En d’autres endroits, béent des puitsronds. J’ai gardé surtout de ce moment-là la vision d’une tranchéebizarrement en guenilles, recouverte de loques multicolores&|160;:pour confectionner leurs sacs de terre, les Allemands s’étaientservis de draps, de cotonnades, de lainages à dessins bariolés,pillés dans quelque magasin de tissus d’ameublement. Tout ceméli-mélo de lambeaux de couleurs, déchiquetés, effilochés, pend,claque, flotte et danse aux yeux.

On s’est répandu dans le boyau. Le lieutenant,qui a sauté de l’autre côté, se penche et nous appelle en criant eten faisant des signes&|160;:

–&|160;Ne restons pas là. En avant&|160;!Toujours en avant&|160;!

On escalade le talus du boyau en s’aidant dessacs, des armes, des dos qui y sont entassés. Dans le fond duravin, le sol est labouré de coups, comblé d’épaves, fourmillant decorps couchés. Les uns ont l’immobilité des choses&|160;; lesautres sont agités de remuements doux ou convulsifs. Le tir debarrage continue à accumuler ses infernales décharges en arrière denous, à l’endroit où nous l’avons franchi. Mais là où nous sommes,au pied de la butte, c’est un point mort pour l’artillerie.

Vague et brève accalmie. On cesse un peud’être sourds. On se regarde. Il y a de la fièvre aux yeux, du sangaux pommettes. Les souffles ronflent et les cœurs tapent dans lespoitrines.

On se reconnaît confusément, à la hâte, commesi dans un cauchemar on se retrouvait un jour face à face, au fonddes rivages de la mort. On se jette, dans cette éclaircie d’enfer,quelques paroles précipitées&|160;:

–&|160;C’est toi&|160;!

–&|160;Oh&|160;! là la&|160;! qu’est-ce qu’onprend&|160;!

–&|160;Où est Cocon&|160;?

–&|160;J’sais pas.

–&|160;T’as vu l’capitaine&|160;?

–&|160;Non…

–&|160;ça va&|160;?

–&|160;Oui…

Le fond du ravin est traversé. L’autre versantse dresse. On l’escalade à la file indienne, par un escalierébauché dans la terre.

–&|160;Attention&|160;!

C’est un soldat qui, arrivé à la moitié del’escalier, frappé aux reins par un éclat d’obus venu de là-bas,tombe, comme un nageur, décoiffé, les deux bras en avant. Ondistingue la silhouette informe de cette masse qui plonge dans legouffre&|160;; j’entrevois le détail de ses cheveux épars au-dessusdu profil noir de sa figure.

On débouche sur la hauteur.

Un grand vide incolore s’étend devant nous. Onne voit rien d’abord qu’une steppe crayeuse et pierreuse, jaune etgrise à perte de vue. Aucun flot humain ne précède le nôtre&|160;;en avant de nous, personne de vivant, mais le sol est peuplé demorts&|160;: des cadavres récents qui imitent encore la souffranceou le sommeil, des débris anciens déjà décolorés et dispersés auvent, presque digérés par la terre.

Dès que notre file lancée, cahotée, émerge, jesens que deux hommes près de moi sont frappés, deux ombres sontprécipitées à terre, roulent sous nos pieds, l’une avec un criaigu, l’autre en silence comme un bœuf. Un autre disparaît dans ungeste de fou, comme s’il avait été emporté. On se resserreinstinctivement en se bousculant en avant, toujours en avant&|160;;la plaie, dans notre foule, se referme toute seule. L’adjudants’arrête, lève son sabre, le lâche, et s’agenouille&|160;; soncorps agenouillé se penche en arrière par saccades, son casque luitombe sur les talons, et il reste là, la tête nue, face au ciel. Lafile s’est fendue précipitamment dans son élan, pour respectercette immobilité.

Mais on ne voit plus le lieutenant. Plus dechefs, alors… Une hésitation retient la vague humaine qui bat lecommencement du plateau. On entend dans le piétinement le soufflerauque des poumons.

–&|160;En avant&|160;! crie un soldatquelconque.

Alors tous reprennent en avant, avec une hâtecroissante, la course à l’abîme.

–&|160;Où est Bertrand&|160;? gémitpéniblement une des voix qui courent en avant.

–&|160;Là&|160;! Ici…

Il s’était, en passant, penché sur un blessé,mais il quitte rapidement cet homme qui lui tend les bras et al’air de sangloter.

C’est au moment où il nous rejoint qu’onentend devant nous, sortant d’une espèce de bosse, le tac-tac de lamitrailleuse. C’est un moment angoissant, plus grave encore quecelui où nous avons traversé le tremblement de terre incendié dubarrage. Cette voix bien connue nous parle nettement eteffroyablement dans l’espace. Mais on ne s’arrête plus.

–&|160;Avancez&|160;! Avancez&|160;!

L’essoufflement se traduit en gémissementsrauques et on continue à se jeter sur l’horizon.

–&|160;Les Boches&|160;! J’les vois&|160;! dittout à coup un homme.

–&|160;Oui… Leurs têtes, là, au-dessus de latranchée…

–&|160;C’est là qu’est la tranchée, c’teligne. C’est tout près. Ah&|160;! les vaches&|160;!

On distingue en effet de petites calottesgrises qui montent puis s’interceptent au ras du sol, à unecinquantaine de mètres, au-delà d’une bande de terre noiresillonnée et bossuée.

Un sursaut soulève ceux qui forment à présentle groupe où je suis. Si près du but, indemnes jusque-là, n’yarrivera-t-on pas&|160;? Si, on y arrivera&|160;! On fait degrandes enjambées. On n’entend plus rien. Chacun se lance devantsoi, attiré par le fossé terrible, raidi en avant, presqueincapable de tourner la tête à droite ou à gauche.

On a la notion que beaucoup perdent pied ets’affaissent à terre. Je fais un saut de côté pour éviter labaïonnette brusquement érigée d’un fusil qui dégringole. Tout prèsde moi, Farfadet, la figure en sang, se dresse, me bouscule, sejette sur Volpatte qui est à côté de moi et se cramponne àlui&|160;; Volpatte plie et, continuant son élan, le traînequelques pas avec lui, puis il le secoue et s’en débarrasse, sansle regarder, sans savoir qui il est, en lui jetant d’une voixentrecoupée, presque asphyxiée par l’effort&|160;:

–&|160;Lâche-moi, lâche-moi, nom deDieu&|160;!… Tout à l’heure, on t’ramassera. T’en fais pas.

L’autre s’effondre, et sa figure enduite d’unmasque vermillon, d’où toute expression a été arrachée, se tournede côté et d’autre – tandis que Volpatte, déjà loin, répètemachinalement entre ses dents&|160;: «&|160;T’en fais pas&|160;»,l’œil fixé en avant, sur la ligne.

Une nuée de balles gicle autour de moi,multipliant les arrêts subits, les chutes retardées, révoltées,gesticulantes, les plongeons faits d’un bloc avec tout le fardeaudu corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses, désespéréesou bien les «&|160;han&|160;!&|160;» terribles et creux où la vieentière s’exhale d’un coup. Et nous qui ne sommes pas encoreatteints, nous regardons en avant, nous marchons, nous courons,parmi les jeux de la mort qui frappe au hasard dans toute notrechair.

Les fils de fer. Il y en a une zone intacte.On la tourne. Elle est éventrée d’un large passage profond&|160;:c’est un colossal entonnoir formé d’entonnoirs juxtaposés, unefantastique bouche de volcan creusée là par la canon.

Le spectacle de ce bouleversement eststupéfiant. Il semble vraiment que cela est venu du centre de laterre. L’apparition d’une pareille déchirure des couches du solaiguillonne notre ardeur d’assaillants, et d’aucuns ne peuvents’empêcher de s’écrier, avec un sombre hochement de tête, en cemoment où les paroles s’arrachent difficilement desgorges&|160;:

–&|160;Ah&|160;! zut alors, qu’est-ce qu’onleur a foutu là&|160;! ah&|160;! zut&|160;!

Poussés comme par le vent, on monte et ondescend, au gré des vallonnements et des monceaux terreux, danscette brèche démesurée du sol qui fut souillé, noirci, cautérisépar les flammes acharnées. La glèbe se colle aux pieds. On s’enarrache avec rage. Les équipements, les étoffes qui tapissent lesol mou, le linge qui s’y est répandu hors des musettes éventrées,empêchent qu’on ne s’embourbe et on a soin de jeter le pied sur cesdépouilles quand on saute dans les trous ou qu’on escalade lesmonticules.

Derrière nous, des voix nouspoussent&|160;:

–&|160;En avant, les gars, en avant&|160;! Nomde Dieu&|160;!

–&|160;Tout le régiment est derrière nous,crie-t-on.

On ne se retourne pas pour voir, mais cetteassurance électrise encore notre ruée.

Il n’y a plus de casquettes visibles derrièreles talus de la tranchée dont on approche. Des cadavres d’Allemandss’égrènent devant – entassés comme des points ou étendus comme deslignes. On arrive. Le talus se précise avec ses formes sournoises,ses détails&|160;: les créneaux… On en est prodigieusement,incroyablement près…

Quelque chose tombe devant nous. C’est unegrenade. D’un coup de pied, le caporal Bertrand la renvoie si bienqu’elle saute en avant et va éclater juste dans la tranchée.

C’est sur ce coup heureux que l’escouadeaborde le fossé.

Pépin s’est précipité à plat ventre. Il évolueautour d’un cadavre. Il atteint le bord, il s’y enfonce. C’est luiqui est entré le premier. Fouillade, qui fait de grands gestes etcrie, bondit dans le creux presque au moment où Pépin s’y coule…J’entrevois – le temps d’un éclair – toute une rangée de démonsnoirs, se baissant et s’accroupissant pour descendre, sur le faîtedu talus, au bord du piège noir.

Une salve terrible nous éclate à la figure, àbout portant, jetant devant nous une subite rampe de flammes toutle long de la bordure. Après un coup d’étourdissement, on se secoueet on rit aux éclats, diaboliquement&|160;: la décharge a passétrop haut. Et aussitôt, avec des exclamations et des rugissementsde délivrance, nous glissons, nous roulons, nous tombons vivantsdans le ventre de la tranchée&|160;!

Une fumée incompréhensible nous submerge. Dansle gouffre étranglé, je ne vois d’abord que des uniformes bleus. Onva dans un sens puis dans l’autre, poussés les uns par les autres,en grondant, en cherchant. On se retourne, et, les mainsembarrassées par le couteau, les grenades et le fusil, on ne saitpas d’abord quoi faire.

–&|160;I’s sont dans leurs abris, lesvaches&|160;! vocifère-t-on.

De sourdes détonations ébranlent le sol&|160;:ça se passe sous terre, dans les abris. On est tout à coup séparépar des masses monumentales d’une fumée si épaisse qu’elle vousapplique un masque et qu’on ne voit plus rien. On se débat commedes noyés, au travers de cette atmosphère ténébreuse et âcre, dansun morceau de nuit. On bute contre des récifs d’êtres accroupis,pelotonnés, qui saignent et crient, au fond. On entrevoit à peineles parois, toutes droites ici, et faites de sacs de terre en toileblanche – qui est déchirée partout comme du papier. Par moments, lalourde buée tenace se balance et s’allège, et on revoit grouillerla cohue assaillante… Arrachée au poussiéreux tableau, unesilhouette de corps à corps se dessine sur le talus, dans unebrume, et s’affaisse, s’enfonce. J’entends quelques grêles«&|160;Kamerad&|160;!&|160;» émanant d’une bande à têtes hâves et àvestes grises acculée dans un coin qu’une déchirure immensifie.Sous le nuage d’encre, l’orage d’hommes reflue, monte dans le mêmesens, vers la droite, avec des ressauts et des tourbillonnements,le long de la sombre jetée défoncée.

Et soudain, on sent que c’est fini. On voit,on entend, on comprend que notre vague qui a roulé ici à traversles barrages n’a pas rencontré une vague égale, et qu’on s’estreplié à notre venue. La bataille humaine a fondu devant nous. Lemince rideau défenseurs s’est émietté dans les trous où on lesprend comme des rats ou bien on les tue. Plus de résistance&|160;:du vide, un grand vide. On avance, entassés, comme une fileterrible de spectateurs.

Et ici, la tranchée est toute foudroyée. Avecses murs blancs écroulés, elle semble en cet endroit l’empreintevaseuse, amollie, d’un fleuve anéanti dans ses berges pierreusesavec, par places, le trou plat et arrondi d’un étang tariaussi&|160;; et au bord, sur le talus et sur le fond, traîne unlong glacier de cadavres – et tout cela s’emplit et déborde desflots nouveaux de notre troupe déferlante. Dans la fumée vomie parles abris et l’air ébranlé par les explosions souterraines, jeparviens sur une masse compacte d’hommes accrochés les uns auxautres qui tournoient dans un cirque élargi. Au moment où nousarrivons, la masse tout entière s’effondre, ce reste de batailleagonise&|160;; je vois Blaire s’en dégager, le casque pendant aucou par la jugulaire, la figure écorchée, et il pousse un hurlementsauvage. Je heurte un homme qui est cramponné là à l’entrée d’unabri. S’effaçant devant la trappe noire béante et traîtresse, il seretient de la main gauche au montant. De la droite, il balancependant plusieurs secondes une grenade. Elle va éclater… Elledisparaît dans le trou. L’engin a explosé aussitôt arrivé, et unhorrible écho humain lui a répondu dans les entrailles de la terre.L’homme saisit une autre grenade.

Un autre, avec une pioche ramassée là, frappeet fracasse les montants de l’entrée d’un autre abri. Unaffaissement de la terre se produit et l’entrée se trouve obstruée.On voit plusieurs ombres qui piétinent et gesticulent sur cetombeau.

L’un, l’autre… Dans la bande vivante quijusqu’ici, jusqu’à cette tranchée tant poursuivie, est arrivée enlambeaux, après s’être heurtée aux obus et aux balles invincibleslancées à sa rencontre, je reconnais mal ceux que je connais, commesi tout le reste de la vie était devenu tout d’un coup trèslointain. Quelque chose les pétrit et les change. Une frénésie lesagite tous et les fait sortir d’eux-mêmes.

–&|160;Pourquoi qu’on s’arrête ici&|160;? ditl’un, grinçant des dents.

–&|160;Pourquoi qu’on s’en va pas jusqu’àl’autre&|160;? me demande le deuxième plein de fureur. Maintenantqu’on est v’nu, en quelques bonds, on y s’rait&|160;!

–&|160;Moi aussi, j’veux continuer.

–&|160;Moi aussi. Ah&|160;! lesvaches&|160;!…

Ils se secouent comme des drapeaux, portantcomme de la gloire leur chance d’avoir survécu, implacables,débordants, enivrés d’eux-mêmes.

On stagne, on piétine dans l’ouvrage conquis,cette étrange voie en démolition qui serpente dans la plaine et quiva de l’inconnu à l’inconnu.

–&|160;Avancez à droite&|160;!

Alors on continue à s’écouler dans un sens.Sans doute c’est un mouvement combiné là-haut, là-bas, par leschefs. On foule des corps mous dont quelques-uns remuent etchangent lentement de place, et d’où sortent à la hâte desruisseaux et des cris. Des cadavres sont entassés en long, entravers, comme des poutres et des décombres, sur les blessés, fonteffort sur eux, les étouffent, les étranglent et leur prennent leurvie. Je pousse, pour passer, un torse égorgé dont le cou est unesource de sang gémissant.

On ne rencontre plus, dans le cataclysme desterres effondrées ou dressées et des débris massifs, par-dessus legrouillement des blessés et des morts qui bougent ensemble, àtravers la mouvante forêt de fumée implantée dans la tranchée etsur toute la zone environnante, que des faces enflammées,sanglantes de sueur, aux yeux étincelants. Des groupes ont l’air dedanser en brandissant leurs couteaux. Ils sont joyeux, immensémentrassurés, féroces.

L’action s’éteint insensiblement. Un soldatdit&|160;:

–&|160;Alors, qu’est-ce qu’on a à faire,maintenant&|160;?

Elle se rallume soudain en un point&|160;: àune vingtaine de mètres dans la plaine, vers un circuit que fait detalus gris, un paquet de coups de fusil crépite et jette sesbrûlures éparses autour d’une mitrailleuse qui, enterrée, crachepar intermittences, et semble se débattre.

Sous l’aile charbonneuse d’une sorte de nimbusbleuâtre et jaune, on voit des hommes qui cernent la fulgurantemachine et se resserrent sur elle. Je distingue, près de moi, lasilhouette de Mesnil Joseph qui, tout debout, sans chercher à sedissimuler, se dirige sur le point où des suites saccadéesd’explosions aboient.

Une détonation jaillit d’un coin de latranchée, entre nous deux. Joseph s’arrête, oscille, se baisse, ets’abat sur un genou. Je cours à lui, il me regarde venir.

–&|160;Ce n’est rien&|160;: la cuisse… Je peuxramper tout seul.

Il semble devenu sage, enfantin, docile. Ilondule doucement vers le creux…

J’ai encore dans les yeux, exactement, lepoint d’où s’est allongé le coup de feu qui l’a atteint. Je meglisse là, par la gauche, en faisant un détour.

Personne. Je ne rencontre qu’un des nôtres quicherche comme moi. C’est Paradis.

Nous sommes bousculés par des hommes quiportent sur l’épaule ou sous le bras des pièces de fer de toutesformes. Ils encombrent la sape et nous séparent.

–&|160;La mitrailleuse est prise par laseptième&|160;! crie-t-on. À n’geul’ra plus. Elle étaitenragée&|160;: sale bête&|160;! sale bête&|160;!

–&|160;Qu’est-c’qu’il y a à faire,maintenant&|160;?

–&|160;Rien.

On demeure là, pêle-mêle. On s’assoit. Lesvivants ont cessé de haleter, les mourants finissent de râler,environnés de fumées et de lumières, et du fracas du canon, roulantà tous les bouts du monde. On ne sait plus où on en est. Il n’y aplus de terre, ni de ciel, il n’y a toujours qu’une espèce denuage. Un premier temps d’arrêt se dessine dans le drame du chaos.Il se fait un ralentissement universel des mouvements et desbruits. Et la canonnade diminue, et c’est plus loin, maintenant,qu’elle secoue le ciel comme une toux. L’exaltation s’apaise, il nereste plus que l’infinie fatigue qui remonte et nous noie, etl’attente infinie qui recommence.

Où est l’ennemi&|160;? Il a laissé des corpspartout et on a vu des rangées de prisonniers&|160;: là-bas,encore, il s’en profile une, monotone, indéfinie et toute fumeusesur le ciel sale. Mais le gros semble s’être dissipé au loin.Quelques obus nous arrivent ici, là, maladroitement&|160;; on s’enmoque. On est délivrés, on est tranquilles, on est seuls, danscette sorte de désert où des immensités de cadavres aboutissent àune ligne de vivants.

La nuit est venue. La poussière s’est envolée,mais elle a fait place à la pénombre et à l’ombre, sur le désordrede la foule étirée en longueur. Les hommes se rapprochent,s’asseyent, se lèvent, marchent, appuyés ou accrochés les uns auxautres. Entre les abris, bloqués par des mêlées de morts, on segroupe, on s’accroupit. Quelques-uns ont posé leur fusil par terreet vaguent aux abords de la fosse, les bras ballants&|160;; deprès, on voit qu’ils sont noircis, brûlés, les yeux rouges, etbalafrés de boue. On ne parle guère, mais on commence àchercher.

On aperçoit des brancardiers dont lessilhouettes découpées cherchent, s’inclinent, s’avancent,cramponnés deux à deux à leurs longs fardeaux. Là-bas, à notredroite, on entend des coups de pioche et de pelle.

J’erre au milieu de ce sombre tohu-bohu.

Dans un endroit où le talus de la tranchée,écrasé par le bombardement, forme une pente douce, quelqu’un estassis. Un vague éclairement règne encore. La calme attitude de cethomme, qui regarde devant lui et pense, me semble sculpturale et mefrappe. Je le reconnais en me penchant. C’est le caporalBertrand.

Il tourne la figure vers moi et je sens qu’ilme sourit dans l’ombre avec son sourire réfléchi.

–&|160;J’allais te chercher, me dit-il. Onorganise la garde de la tranchée, en attendant qu’on ait desnouvelles de ce qu’ont fait les autres et de ce qui se passe enavant. Je vais te mettre en sentinelle double, avec Paradis, dansun trou d’écoute que les sapeurs viennent de creuser.

Nous contemplons les ombres des passants etdes immobiles, qui se profilent en taches d’encre, courbés, pliésdans diverses poses, sur la grisaille du ciel, tout le long duparapet en ruines. Ils font un étrange remuement ténébreux,rapetissés comme des insectes et des vers, parmi ces campagnescachées d’ombre, pacifiées par la mort, où les batailles font,depuis deux ans, errer et stagner des villes de soldats sur desnécropoles démesurées et profondes.

Deux êtres obscurs passent dans l’ombre, àquelques pas de nous&|160;; ils s’entretiennent à demi-voix.

–&|160;Tu parles, mon vieux, qu’au lieu del’écouter, j’y ai foutu ma baïonnette dans l’ventre, que j’pouvaisplus la déclouer.

–&|160;Moi, i’s étaient quat’ dans l’fond dutrou. J’les ai appelés pour les faire sortir&|160;: à mesure qu’unsortait, j’y ai crevé la peau. J’avais du rouge qui me descendaitjusqu’au coude. J’en ai les manches collées.

–&|160;Ah&|160;! reprit le premier, quand onracont’ra ça plus tard, si on r’vient, à eux autres chez nous, prèsdu fourneau et de la chandelle, qui voudra y croire&|160;? C’est-i’pas malheureux, s’pas&|160;?

–&|160;J’m’en fous, pourvu qu’on r’vienne, fitl’autre. Vitement, la fin, et qu’ça.

Bertrand parlait peu, d’ordinaire, et neparlait jamais de lui-même. Il dit pourtant&|160;:

–&|160;J’en ai eu trois sur le bras. J’aifrappé comme un fou. Ah&|160;! nous étions tous comme des bêtesquand nous sommes arrivés ici&|160;!

Sa voix s’élevait avec un tremblementcontenu.

–&|160;Il le fallait, dit-il. Il le fallait –pour l’avenir.

Il croisa les bras, hocha la tête.

–&|160;L’avenir&|160;! s’écria-t-il tout d’uncoup comme un prophète. De quels yeux ceux qui vivront après nouset dont le progrès – qui vient comme la fatalité – aura enfinéquilibré les consciences, regarderont-ils ces tueries et cesexploits dont nous ne savons pas même, nous qui les commettons,s’il faut les comparer à ceux des héros de Plutarque et deCorneille, ou à des exploits d’apaches&|160;!

«&|160;Et pourtant, continua Bertrand,regarde&|160;! Il y a une figure qui s’est élevée au-dessus de laguerre et qui brillera pour la beauté et l’importance de soncourage…&|160;»

J’écoutais, appuyé sur un bâton, penché surlui, recueillant cette voix qui sortait, dans le silence ducrépuscule, d’une bouche presque toujours silencieuse. Il criad’une voix claire&|160;:

–&|160;Liebknecht&|160;!

Il se leva, les bras toujours croisés. Sabelle face, aussi profondément grave qu’une face de statue, retombasur sa poitrine. Mais il sortit encore une fois de son mutismemarmoréen pour répéter&|160;:

–&|160;L’avenir&|160;! L’avenir&|160;! L’œuvrede l’avenir sera d’effacer ce présent-ci, et de l’effacer plusencore qu’on ne pense, de l’effacer comme quelque chosed’abominable et de honteux. Et pourtant, ce présent, il le fallait,il le fallait&|160;! Honte à la gloire militaire, honte aux armées,honte au métier de soldat, qui change les hommes tour à tour enstupides victimes et en ignobles bourreaux. Oui, honte&|160;: c’estvrai, mais c’est trop vrai, c’est vrai dans l’éternité, pas encorepour nous. Attention à ce que nous pensons maintenant&|160;! Cesera vrai, lorsqu’il y aura toute une vraie bible. Ce sera vrailorsque ce sera écrit parmi d’autres vérités que l’épuration del’esprit permettra de comprendre en même temps. Nous sommes encoreperdus et exilés loin de ces époques-là. Pendant nos jours actuels,en ces moments-ci, cette vérité n’est presque qu’une erreur, cetteparole sainte n’est qu’un blasphème&|160;!

Il eut une sorte de rire plein de résonanceset de rêves.

–&|160;Une fois, je leur ai dit que je croyaisaux prophéties – pour les faire marcher.

Je m’assis à côté de Bertrand. Ce soldat quiavait toujours fait plus que son devoir et pourtant survivaitencore – revêtait en ce moment à mes yeux l’attitude de ceux quiincarnent une haute idée morale, et ont la force de se dégager dela bousculade des contingences, et qui sont destinés, pour peuqu’ils passent dans un éclat d’événement, à dominer leurépoque.

–&|160;J’ai toujours pensé toutes ces choses,murmurai-je.

–&|160;Ah&|160;! fit Bertrand.

Nous nous regardâmes sans un mot, avec un peude surprise et de recueillement. Après ce grand silence, ilreprit&|160;:

–&|160;Il est temps de commencer le service.Prends ton fusil et viens.

… De notre trou d’écoute, nous voyons versl’est une lueur d’incendie se propager, plus bleue, plus tristequ’un incendie. Elle raye le ciel au-dessous d’un long nuage noirqui s’étend, suspendu, comme la fumée d’un grand feu éteint, commeune tache immense sur le monde. C’est le matin qui revient.

Il fait un froid tel qu’on ne peut resterimmobile malgré l’enchaînement de la fatigue. On tremble, onfrissonne, on claque des dents, on larmoie. Peu à peu, avec unelenteur désespérante, le jour s’échappe du ciel dans la maigrecharpente des nuages noirs. Tout est glacé, incolore et vide&|160;;un silence de mort règne partout. Du givre, de la neige, sous unfardeau de brume. Tout est blanc. Paradis remue, c’est un épaisfantôme blafard. Nous sommes tout blancs aussi, nous. J’avais placéma musette sur le revers du parapet de l’écoute, et on la diraitenveloppée dans du papier. Au fond du trou, un peu de neigesurnage, rongée, teinte en gris, sur le bain de pieds noir. Hors dutrou, sur les entassements, dans les excavations, par-dessus lacohue des morts, une mousseline de neige est posée.

Deux masses baissées s’estompent, mamelonnées,au travers du brouillard&|160;: elles se foncent et arrivent ànous, nous hèlent. Ces hommes viennent nous relever. Ils ont laface brun-rouge et humide de froid, les pommettes comme des tuilesémaillées, mais leurs capotes ne sont pas poudrées&|160;: ils ontdormi sous la terre.

Paradis se hisse dehors. Je suis dans laplaine son dos de bonhomme Hiver, et la marche de canard de sessouliers qui ramassent de blancs paquets de semelles feutrées. Nousregagnons, pliés en deux, la tranchée&|160;: les pas de ceux quinous ont remplacés sont marqués en noir sur la mince blancheur quirecouvre le sol.

Dans la tranchée au-dessus de laquelle, parendroits, des bâches brochées de velours blanc ou moirées de givre,sont tendues à l’aide de piquets, en vastes tentes irrégulières,s’érigent, çà et là, des veilleurs. Entre eux, des formesaccroupies, qui geignent, essayent de se débattre contre le froid,d’en défendre le pauvre foyer de leur poitrine, ou qui sontglacées. Un mort est affalé, debout, à peine de travers, les piedsdans la tranchée, la poitrine et les deux bras couchés sur letalus. Il brassait la terre quand il s’est éteint. Sa face, dirigéevers le ciel, est recouverte d’une lèpre de verglas, la paupièreblanche comme l’œil, la moustache enduite d’une bave dure.

D’autres corps dorment, moins blanchis que lesautres&|160;: la couche de neige n’est intacte que sur leschoses&|160;: objets et morts.

–&|160;Faut dormir.

Paradis et moi, nous cherchons un gîte, untrou où l’on puisse se cacher et fermer les yeux.

–&|160;Tant pis s’il y a des macchabées dansune guitoune, marmotte Paradis. Par ce froid-là, i’ s’retiendront,i’s s’ront pas méchants.

Nous nous avançons, si las que nos regardstraînent à terre.

Je suis seul. Où est Paradis&|160;? Il a dû secoucher dans quelque fond. Peut-être m’a-t-il appelé sans je l’aieentendu.

Je rencontre Marthereau.

–&|160;J’cherche où dormir&|160;; j’étaisd’garde, me dit-il.

–&|160;Moi aussi. Cherchons.

–&|160;Qu’est-ce que c’est de c’bruit et dec’shproum&|160;? dit Marthereau.

Un murmure de piétinements et de voix, tassés,déborde du boyau qui débouche là.

–&|160;Les boyaux sont pleins d’bonhommes etd’types… Qui c’est qu’vous êtes&|160;?

Un de ceux auxquels on se trouve tout d’uncoup mêlé, répond&|160;:

–&|160;On est le 5e Bâton.

Les nouveaux venus font la pause. Ils sont entenue. Celui qui a parlé s’assoit, pour souffler, sur lesrotondités d’un sac de terre qui dépasse l’alignement, et pose sesgrenades à ses pieds. Il s’essuie le nez du revers de samanche.

–&|160;Quoi qu’vous v’nez faire par ici&|160;?On vous l’a dit&|160;?

–&|160;Plutôt qu’on nous l’a dit&|160;: nousv’nons pour attaquer. On va là-bas, jusqu’au bout.

De la tête, il indique le nord.

La curiosité qui les contemple s’accroche à undétail&|160;:

–&|160;Vous avez emporté tout vot’bordel&|160;?

–&|160;Nous avons mieu’ aimé l’garder, etvoilà.

–&|160;En avant&|160;! leur commande-t-on.

Ils se lèvent et s’avancent, mal réveillés,les yeux bouffis, les rides soulignées. Il y a des jeunes au coumince et aux yeux vides, et des vieux, et, au milieu, des hommesordinaires. Ils marchent d’un pas ordinaire et pacifique. Ce qu’ilsvont faire nous semble, à nous qui l’avons fait la veille,au-dessus des forces humaines. Et pourtant ils s’en vont vers lenord.

–&|160;Le réveil des condamnés, ditMarthereau.

On s’écarte devant eux, avec une espèced’admiration et une espèce de terreur.

Quand ils sont passés, Marthereau hoche latête et murmure&|160;:

–&|160;De l’aut’ côté, y en a qui s’apprêtentaussi, avec leur uniforme gris. Tu crois qu’i’s s’en ressententpour l’assaut, ceux-là&|160;? T’es pas fou&|160;? Alors, pourquoiqu’i’ sont venus&|160;? C’est pas eux, j’sais bien, mais c’est eusstout de même pisqu’ils sont ici… J’sais bien, j’sais bien, maistout ça, c’est bizarre.

La vue d’un passant change le cours de sesidées&|160;:

–&|160;Tiens, v’la Truc, Machin, l’grand, tusais&|160;? C’qu’il est immense, c’qu’il est pointu,c’t’être-là&|160;! Tant qu’à moi, j’sais bien que j’suis pas grandtout à fait assez, mais lui, i’ va trop haut. Il est toujours aucourant de tout, c’double-mètre&|160;! Comme savement de tout, y ena pas un qui fasse la grille. On va y demander pour une cagna.

–&|160;S’il y a des gourbis&|160;? répond lepassant surélevé en se penchant sur Marthereau comme un peuplier.Pour sûr, mon vieux Caparthe. Y a qu’ça. Tiens, là – et déployantson coude, il fait un geste indicateur de télégraphe à signaux –Villa von Hindenburg, et ici, là&|160;: Villa Glücks auf. Si vousn’êtes pas contents, c’est qu’ces messieurs sont difficiles. Y ap’t’êtr’ quéqu’ locataires dans l’fond, mais de locataires pasremuants, et tu peux parler tout haut d’vant eux, tusais&|160;!

–&|160;Ah&|160;! nom de Dieu&|160;!… s’écriaMarthereau un quart d’heure après que nous fûmes installés dans unde ces fosses équarries, y a des locataires qu’i’ nous disait pas,c’t’affreux grand paratonnerre, c’t’infini&|160;!

Ses paupières se fermaient, mais serouvraient, et il se grattait les bras et les flancs.

–&|160;J’ai la lourde&|160;! Pourtant, pourronfler, c’est pas vrai. C’est pas résistable.

Nous nous mîmes à bâiller, à soupirer, etfinalement nous allumâmes un petit bout de bougie qui résistait,mouillé, bien qu’on le couvât des mains. Et nous nous regardâmesbâiller.

L’abri allemand comprenait plusieurscompartiments. Nous étions contre une cloison de planches malajustées et, de l’autre côté, dans la cave n°2, des hommesveillaient aussi&|160;: on voyait de la lumière filtrer dans lesinterstices des planches, et on entendait des voix bruisser.

–&|160;C’est de l’autre section, ditMarthereau.

Puis on écouta, machinalement.

–&|160;Quand j’suis t’été en permission,bourdonnait un invisible parleur, on a été triste d’abord, parcequ’on pensait à mon pauv’ frère qu’a disparu en mars, mort sansdoute, et à mon pauv’ petit Julien, de la classe 15, qu’a été tuéaux attaques d’octobre. Et puis, peu à peu, elle et moi, on s’estremis à être heureux d’être ensemble, que veux-tu&|160;? Not’ petitloupiot, le dernier, qui a cinq ans, nous a bien distraits. I’voulait jouer au soldat avec moi. J’y ai fabriqué un petit flingot.J’y ai expliqué les tranchées, et lui, tout freluquant de joiecomme un z’oiseau, i’m’tirait d’ssus en gueulant. Ah&|160;! lesacré p’tit mec, il en mettait&|160;! ça fera un fameux poilu plustard. Mon vieux, il a tout à fait l’esprit militaire&|160;!

Silence. Ensuite vague brouhaha deconversation au milieu desquelles on entend le mot de&|160;:«&|160;Napoléon&|160;», puis une autre voix – ou la même – quidit&|160;:

–&|160;Guillaume, c’est une bête puanted’avoir voulu c’te guerre. Mais Napoléon, ça, c’est un grandhomme&|160;!

Marthereau est à genoux devant moi dans lechétif et étroit rayonnement de notre chandelle, au fond de ce trouobscur et mal bouché où passent par moment des frissonnements defroid, où grouille la vermine et où l’entassement des pauvresvivants entretient un vague relent de sarcophage… Marthereau meregarde&|160;; il entend encore, comme moi, l’anonyme soldat qui adit&|160;: «&|160;Guillaume est une bête puante, mais Napoléon estun grand homme&|160;», et qui célébrait l’ardeur guerrière du petitqui restait encore. Il laisse tomber ses bras, hoche sa tête lassée– et la lumière légère jette sur la cloison l’ombre de ce doublegeste, en fait une brusque caricature.

–&|160;Ah&|160;! dit mon humble compagnon,nous sommes tous des pas mauvais types, et aussi, des malheureux etdes pauv’ diables. Mais nous sommes trop bêtes, nous sommes tropbêtes&|160;!

Il tourne à nouveau son regard sur moi. Danssa face toute plantée de poils, dans sa face de barbet, on voitluire deux beaux yeux de chien qui s’étonne, songe, trèsconfusément encore, à des choses, et qui, dans la pureté de sonobscurité, se met à comprendre.

On sort de l’abri inhabitable. Le temps s’estun peu adouci&|160;: la neige a fondu et tout s’est resali.

–&|160;L’vent a léché l’sucre, ditMarthereau.

Je suis désigné pour accompagner Joseph Mesnilau Poste de Secours des Pylônes. Le sergent Henriot me donnelivraison du blessé et me remet le billet d’évacuation.

–&|160;Si vous rencontrez Bertrand en route,nous dit Henriot, faudrait voir d’avoir à y dire de s’grouiller,hé&|160;? Bertrand est parti en liaison cette nuit et on l’attenddepuis une heure – même que l’vieux s’impatiente et parle des’foutre en colère d’un moment à l’autre.

Je m’achemine avec Joseph qui, un peu pluspâle que de coutume et toujours taciturne, marche tout doucement.De temps en temps, on le voit s’arrêter, la figure crispée. Noussuivons les boyaux.

Un bonhomme paraît tout d’un coup. C’estVolpatte, qui dit&|160;:

–&|160;J’vais aller avec vous jusqu’au bas dela côte.

Désœuvré, il manie une magnifique canne torseet secoue dans sa main comme des castagnettes la précieuse paire deciseaux qui ne lui quitte jamais.

Nous sortons tous trois du boyau quand lapente du terrain permet de le faire sans danger de balles – puisquele canon ne donne pas. Aussitôt dehors, nous heurtons unrassemblement. Il pleut. À travers les jambes lourdes plantéescomme des arbres tristes, dans la brume, sur la plaine bise, onaperçoit un mort.

Volpatte se faufile jusqu’à la formehorizontale autour de laquelle attendent ces formes verticales.Alors, il se retourne violemment et nous crie&|160;:

–&|160;C’est Pépin&|160;!

–&|160;Ah&|160;! dit Joseph qui est déjàpresque défaillant.

Il s’appuie sur moi. Nous nous approchons.Pépin, allongé, a les pieds et les mains tendus, crispés, et safigure sur qui coule la pluie est tuméfiée, talée et affreusementgrise.

Un homme qui tient une pioche et dont la faceen sueur est pleine de petites tranchées noirâtres, nous raconte lamort de Pépin&|160;:

–&|160;L’était entré dans une calebasse où desBoches s’étaient planqués. Et v’là qu’on ne l’savait pas et qu’on aenfumé la niche pour nettoyer, et l’pauv’ petit frère, on l’ar’trouvé après l’opération, crampsé, et tout étiré comme un boyaud’chat, au milieu de la viande des Boches qu’il avait saignés avant– et bien proprement saignés, j’peux l’dire, moi que j’suis établiboucher dans la banlieue parisienne.

–&|160;Un de moins à l’escouade&|160;! ditVolpatte, tandis que nous nous en allons.

Nous nous trouvons maintenant en haut duravin, à l’endroit où commence le plateau que notre charge aparcouru éperdument, hier au soir, et qu’on ne reconnaît pas.

Cette plaine, qui m’avait alors donnél’impression d’être toute de niveau et qui, en réalité, se penche,est un extraordinaire charnier. Les cadavres y foisonnent. C’estcomme un cimetière dont on aurait enlevé le dessus.

Des bandes le parcourent, identifiant lesmorts de la veille et de la nuit, retournant les restes, lesreconnaissant à quelque détail, malgré leurs figures. Un de ceschercheurs, agenouillé, retire de la main d’un mort unephotographie déchiquetée, effacée, un portrait tué.

Des fumées noires d’obus montent en volutes,puis détonent sur les horizons, au loin&|160;; des armées decorbeaux balayent le ciel de leur vaste geste pointillé.

En bas, parmi la multitude des immobiles,voici, reconnaissables à leur usure et leur effacement, deszouaves, des tirailleurs et des légionnaires de l’attaque de mai.L’extrême bord de nos lignes se trouvait alors au bois deBerthonval, à cinq ou six kilomètres d’ici. Dans cet assaut, qui aété un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres,ils étaient parvenus d’un seul élan, en courant, jusqu’ici. Ilsformaient alors un point trop avancé sur l’onde d’attaque et ilsont été pris de flanc par les mitrailleuses qui se trouvaient àdroite et à gauche des lignes dépassées. Il y a des mois que lamort leur a crevé les yeux et dévoré les joues – mais même dansleurs restes disséminés, dispersés par les intempéries et déjàpresque en cendres, on reconnait les ravages des mitrailleuses quiles ont détruits, leur trouant le dos et les reins, les hachant endeux par le milieu. À côté de têtes noires et cireuses de momieségyptiennes, grumeleuses de larves et de débris d’insectes, où desblancheurs de dents pointent dans des creux&|160;; à côté depauvres moignons assombris qui pullulent là, comme un champ deracines dénudées, on découvre des crânes nettoyés, jaunes, coiffésde chéchias de drap rouge dont la housse grise s’effrite comme dupapyrus. Des fémurs sortent d’amas de loques agglutinées par de laboue rougeâtre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochées etenduites d’une sorte de goudron, émerge un fragment de colonnevertébrale. Des côtes parsèment le sol comme de vieilles cagescassées, et, auprès, surnagent des cuirs mâchurés, des quarts etdes gamelles transpercés et aplatis. Autour d’un sac haché, posésur des ossements et sur une touffe de morceaux de drap etd’équipements, des points blancs sont régulièrement semés&|160;: ense baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, là, futun cadavre.

Parfois, des renflements allongés – car tousces morts sans sépulture finissent tout de même par entrer dans lesol – un bout d’étoffe seulement sort – indiquent qu’un être humains’est anéanti en ce point du monde.

Les Allemands qui, hier, étaient ici, ontabandonné sans les ensevelir leurs soldats à côté des nôtres –ainsi qu’en témoignent ces trois cadavres putréfiés l’un surl’autre, l’un dans l’autre – avec leurs calottes grises dont lebord rouge est caché par une sangle grise, leurs vestes gris-jaune,leurs figures vertes. Je cherche les traits de l’un d’eux&|160;:depuis les profondeurs de son cou jusqu’aux touffes de cheveuxcollés au bord de son calot, il présente une masse terreuse, lafigure changée en fourmilière – et deux fruits pourris à la placedes yeux. L’autre, vide, sec, est aplati sur le ventre, le dos enloques quasi flottant, les mains, les pieds et la face enracinésdans le sol.

–&|160;Regardez&|160;! Il est récent,celui-ci…

Au milieu de la plaine, au fond de l’airpluvieux et glacé, au milieu de ce lendemain blême d’une orgie demassacre, c’est une tête plantée par terre, une tête exsangue ethumide, avec une lourde barbe.

Un des nôtres&|160;: le casque est à côté. Lespaupières enflées laissent voir un peu de la morne faïence de sesyeux et une lèvre luit comme une limace dans la barbe obscure. Sansdoute, il est tombé dans un trou d’obus qu’un autre obus a comblé,l’enterrant jusqu’au cou comme l’Allemand à tête de chat du CabaretRouge.

–&|160;Je ne le reconnais pas, dit Joseph quis’avance très lentement et s’exprime avec peine.

–&|160;Moi, je le reconnais, répondVolpatte.

–&|160;C’barbu-là&|160;? fait la voix blanchede Joseph.

–&|160;I’ n’a pas de barbe. Tu vas voir.

Accroupi, Volpatte passe l’extrémité de sacanne sous le menton du cadavre et détache une sorte de pavé deboue où la tête s’enchâssait et qui semblait une barbe. Puis ilramasse le casque du mort, l’en coiffe, et il lui tient un instantdevant les yeux les deux anneaux de ses fameux ciseaux, de manièreà imiter des lunettes.

–&|160;Ah&|160;! nous écrions-nous alors,c’est Cocon&|160;!

–&|160;Ah&|160;!

Quand on apprend ou qu’on voit la mort d’un deceux qui faisaient la guerre à côté de vous et qui vivaientexactement de la même vie, on reçoit un choc direct dans la chairavant même de comprendre. C’est vraiment presque un peu son propreanéantissement qu’on apprend tout d’un coup. Ce n’est qu’aprèsqu’on se met à regretter.

Nous regardons cette tête hideuse de jeu demassacre, cette tête massacrée qui déjà efface cruellement lesouvenir. Encore un compagnon de moins… On reste là autour de lui,intimidés.

–&|160;C’était…

On voudrait parler un peu. On ne sait pas quoidire qui soit assez grave, assez important, assez vrai.

–&|160;Venez, articule avec effort Joseph,accaparé tout entier par sa brutale souffrance physique. J’ai pasassez de force pour m’arrêter tout le temps.

Nous quittons le pauvre Cocon,l’ex-homme-chiffre, avec un dernier regard écourté, presquedistrait.

–&|160;On peut pas s’figurer… ditVolpatte.

… Non, on ne peut pas se figurer. Toutes cesdisparitions à la fois excèdent l’esprit. Il n’y a plus assez desurvivants. Mais on a une vague notion de la grandeur de ces morts.Ils ont tout donné&|160;; ils ont donné, petit à petit, toute leurforce, puis, finalement, ils se sont donnés, en bloc. Ils ontdépassé la vie&|160;; leur effort a quelque chose de surhumain etde parfait.

–&|160;Tiens, il vient d’être attigé,celui-là, et pourtant…

Une blessure fraîche mouille le cou d’un corpspresque squelettique.

–&|160;C’est un rat, dit Volpatte. Lesmacchabées sont anciens, mais les rats les entretiennent… Tu voisdes rats crevés – empoisonnés p’t’êt’ bien – près ou d’ssous chaquecorps. Tiens, c’pauv’ vieux va nous montrer les siens.

Il soulève du pied la dépouille aplatie et ontrouve, en effet, deux rats morts enfoncés là.

–&|160;J’voudrais r’trouver Farfadet, ditVolpatte. J’y ai dit d’attendre au moment où on courait et qu’i’m’a agrafé. L’pauv’ gars, pourvu qu’il ait attendu&|160;!

Alors il va et vient, poussé vers les mortspar une étrange curiosité. Indifférents, ils se le renvoient l’un àl’autre, et à chaque pas il regarde par terre. Tout à coup ilpousse un cri de détresse. Il nous appelle de la main ets’agenouille devant un mort.

–&|160;Bertrand&|160;!

Une émotion aiguë, tenace, nous empoigne.Ah&|160;! il a été tué, lui aussi, comme les autres, celui qui nousdominait le plus par son énergie et sa lucidité&|160;! Il s’estfait tuer, il s’est fait enfin tuer, à force de faire toujours sondevoir. Il a enfin trouvé la mort là où elle était&|160;!

Nous le regardons, puis nous nous détournonsde cette vision et nous nous considérons entre nous.

–&|160;Ah&|160;!…

C’est que le choc de sa disparition s’aggravedu spectacle qu’offre sa dépouille. Il est abominable à voir. Lamort a donné l’air et le geste d’un grotesque à cet homme qui futsi beau et si calme. Les cheveux éparpillés sur les yeux, lamoustache bavant dans la bouche, la figure bouffie, il rit, il a unœil grand ouvert, l’autre fermé, et tire la langue. Les bras sontétendus en croix, les mains ouvertes, les doigts écartés. Sa jambedroite se tend d’un côté&|160;; la gauche, qui est cassée par unéclat et d’où est sortie l’hémorragie qui l’a fait mourir, esttournée toute en cercle, disloquée, molle, sans charpente. Unelugubre ironie a donné aux derniers sursauts de cette agoniel’allure d’une gesticulation de paillasse.

On le dispose, on le couche droit, on calme cemasque effrayant. Volpatte a retiré un portefeuille de la poche deBertrand et, pour le porter jusqu’au bureau, il le placereligieusement dans ses propres papiers, à côté du portrait de safemme et de ses enfants. Cela fait, il secoue la tête&|160;:

–&|160;Celui-là, c’était vraiment un bonhomme,mon vieux. Quand i’ disait quéqu’ chose, ç’ui-là, c’était la preuveque c’était vrai. Ah&|160;! on avait pourtant bien besoind’lui&|160;!

–&|160;Oui, dis-je, on aurait eu besoin delui, toujours.

–&|160;Ah&|160;! là là&|160;!… murmureVolpatte, et il tremble.

Joseph répète tout bas&|160;:

–&|160;Ah&|160;! nom de Dieu&|160;! Ah&|160;!nom de Dieu&|160;!

La plaine est couverte de monde comme uneplace publique. Des corvées en détachements, des isolés. Lesbrancardiers commencent patiemment et petitement, ici, là, leurimmense besogne démesurée.

Volpatte nous quitte pour retourner à latranchée annoncer nos nouveaux deuils et surtout la grande absencede Bertrand. Il dit à Joseph&|160;:

–&|160;On s’perdra pas d’vue, pas&|160;? Écrisde temps en temps un simple mot&|160;: «&|160;Tout va bien,signé&|160;: Camembert&|160;», pas&|160;?

Il disparaît parmi tous ces gens qui secroisent dans l’étendue dont une morne pluie infinie s’estentièrement emparée.

Joseph s’appuie sur moi. Nous descendons dansle ravin.

Le talus par lequel nous descendons s’appelleles Alvéoles des Zouaves… Les zouaves de l’attaque de mai avaientcommencé à s’y creuser des abris individuels autour desquels ilsont été exterminés. On en voit qui, abattus au bord d’un trouébauché, tiennent encore leur pelle-bêche dans leurs mainsdécharnées ou la regardent avec leurs orbites profondes où seracornissent des entrailles d’yeux. La terre est tellement pleinede morts que les éboulements découvrent des hérissements de pieds,de squelettes à demi vêtus et des ossuaires de crânes placés côte àcôte sur la paroi abrupte, comme des bocaux de porcelaine.

Il y a dans le sol, ici, plusieurs couches demorts, et en beaucoup d’endroits l’affouillement des obus a sortiles plus anciennes et les a disposées et étalées par-dessus lesnouvelles. Le fond du ravin est complètement tapissé de débrisd’armes, de linge, d’ustensiles. On foule des éclats d’obus, desferrailles, des pains et même des biscuits échappés des sacs et pasencore dissous par la pluie. Les gamelles, les boîtes de conserves,les casques sont criblés et troués par les balles, on dirait desécumoires de toutes les espèces de formes&|160;; et les piquetsdisloqués qui subsistent sont pointillés de trous.

Les tranchées qui courent dans ce vallon ontl’air de crevasses sismiques, et il semble que sur les ruines d’untremblement de terre on ait déversé des tombereaux d’objetshétéroclites. Et là où il n’y a pas de morts, la terre elle-mêmeest cadavéreuse.

Nous traversons le Boyau International,toujours frissonnant de hardes omnicolores – cette tranchée informeà laquelle le désordre d’étoffes arrachées donne l’air d’avoir étéassassinée – à un endroit où l’inégal fossé tortueux est en coude.Tout au long, jusqu’à une barricade terreuse formant barrage, descadavres allemands y sont enchevêtrés et noués comme des torrentsde damnés, quelques-uns émergeant de grottes boueuses au milieud’une incompréhensible agglomération de poutres, de cordages, delianes de fer, de gabions, de claies et de boucliers&|160;; aubarrage, on voit un cadavre debout planté dans les autres&|160;;planté à la même place, un autre est oblique dans l’espacelugubre&|160;: cet ensemble paraît un grand morceau de roue envasé,une aile démantelée de moulin à vent&|160;; et sur tout cela, surcette débâcle d’ordures et de chairs, sont semées des profusionsd’images religieuses, de cartes postales, de brochures pieuses, defeuillets où des prières sont écrites en gothique, et qui se sontrépandus à flots hors des vêtements éventrés. Ces paroles fontsemblant de fleurir de leurs mille blancheurs de mensonge et destérilité ces rives pestiférées, cette vallée d’anéantissement.

Je cherche un passage solide pour y guiderJoseph que sa blessure paralyse graduellement&|160;: il la sents’étendre dans tout son corps. Tandis que je le soutiens et qu’ilne regarde rien, je regarde le bouleversement macabre par-dessuslequel nous fuyons.

Un feldwebel est assis, appuyé aux planchesdéchirées qui formaient, là où nous mettons le pied, une guérite deguetteur. Un petit trou sous l’œil&|160;: un coup de baïonnette l’acloué aux planches par la figure. Devant lui, assis aussi, lescoudes sur les genoux, les poings au cou, un homme a tout le dessusdu crâne enlevé comme un œuf à la coque… À côté d’eux, veilleurépouvantable, la moitié d’un homme est debout&|160;; un hommecoupé, tranché en deux depuis le crâne jusqu’au bassin, est appuyé,droit, sur la paroi de terre. On ne sait pas où est l’autre moitiéde cette sorte de piquet humain dont l’œil pend en haut, dont lesentrailles bleuâtres tournent en spirale autour de la jambe.

Par terre, le pied décolle d’une gangue desang durci des baïonnettes françaises faussées, pliées, tordues parla puissance du choc.

Par une brèche du talus tailladé, on découvreun fond où se trouvent des corps de soldats de la garde prussienneagenouillés, semble-t-il, dans des poses de suppliants, et qui sonttroués par-derrière, de trous sanglants, empalés. On a tiré hors dugroupe de ceux-là, sur le bord, un tirailleur sénégalais énorme,qui, pétrifié dans la position où il est mort, tordu, s’appuie surle vide, y cramponne ses pieds, et qui fixe ses deux poignetscoupés, sans doute, par l’explosion d’une grenade qu’iltenait&|160;: toute la face remuante, il semble mâcher desvers.

–&|160;Ici, nous dit un alpin qui passe, ilsont fait le coup du drapeau blanc – et comme i’s avaient affaire àdes Bicots, tu parles si on les a ratés&|160;!… Tiens, v’làl’drapeau blanc, justement, qu’ces fumiers se sont servis.

Il empoigne et secoue une longue hampe qui gîtlà, et sur laquelle est cloué un carré d’étoffe blanche – qui sedéploie innocemment.

… Une théorie de porteurs de pelles s’avancele long du boyau démantelé. Ils ont l’ordre de faire tomber laterre dans les restes des tranchées, de boucher tout, pour enterrerles corps sur place. Ainsi, ces travailleurs casqués vontaccomplir, en cet endroit, œuvre de justiciers, en restituant leurspleines formes à ces campagnes, en nivelant ces trous déjà à demicomblés par des chargements d’envahisseurs.

De l’autre côté du boyau, on m’appelle&|160;:un homme assis par terre, appuyé à un piquet. C’est le père Ramure.Par sa capote et sa veste déboutonnées, on voit des bandages quilui entourent la poitrine.

–&|160;Les infirmiers sont venus me panser, medit-il d’une voix creuse et légère, pleine de souffles, mais on nepourra pas m’emporter d’ici avant ce soir. Mais, j’l’sais bien,j’vas passer d’un moment à l’autre.

Il hoche la tête&|160;:

–&|160;Reste un peu, me demande-t-il.

Il s’attendrit. Des larmes coulent de sesyeux. Il me tend la main et retient la mienne. Il voudrait meparler longuement et presque se confesser&|160;:

–&|160;J’ai été honnête homme avant la guerre,fait-il, tout en bavant ses larmes. J’travaillais du matin au soirpour nourrir la smala. Et puis, j’suis v’nu par ici pour tuer desBoches. Et maintenant, j’ai été tué… Écoute, écoute, écoute, net’en va pas, écoute-moi…

–&|160;Il faut que j’emmène Joseph qui n’enpeut plus. Après, je reviendrai.

Ramure leva ses yeux ruisselants sur leblessé.

–&|160;Non seulement vivant, maisblessé&|160;! Débarrassé de la mort&|160;! Ah&|160;! il y a desfemmes et des enfants qui ont de la chance. Eh bien, conduis-le, etreviens… j’espère que je t’attendrai…

Maintenant, il faut gravir l’autre versant duravin. Nous nous engageons dans la dépression difforme et malmenéedu vieux boyau 97.

Tout à coup des sifflements forcenés déchirentl’atmosphère. Une rafale de shrapnells, là-haut, sur nous… Au seinde nuages d’ocre des aérolithes fulgurent et se dispersent en nuéesépouvantables. Des charges roulantes se ruent dans le ciel, pouraller déflagrer et se broyer sur la pente, fouiller la colline et ydéterrer les vieux ossements du monde. Et les flamboiementstonitruants se multiplient sur une ligne régulière.

C’est un tir de barrage qui recommence.

On crie comme des enfants&|160;:

–&|160;Assez&|160;! assez&|160;!

Dans cet acharnement des machines de mort, dece cataclysme mécanique qui nous poursuit à travers l’espace, il ya quelque chose qui excède les forces et la volonté, quelque chosede surnaturel. Joseph, sa main dans la mienne, debout, regarde,par-dessus son épaule, l’averse d’éclatements qui crève. Il plie lecou, comme une bête traquée, affolée.

–&|160;Eh quoi, encore&|160;! Toujours,alors&|160;! gronde-t-il. Tout ce qu’on a fait, tout ce qu’on a vu…Et voilà que ça recommence&|160;! Ah&|160;! non, non&|160;!

Il tombe sur les genoux, halète, jette un vainregard chargé de haine devant lui et derrière lui. Ilrépète&|160;:

–&|160;Ça n’est donc jamais fini,jamais&|160;!

Je le prends par le bras, je le relève.

–&|160;Viens, ça va être fini pour toi.

Il faut patienter là, avant de monter. Jesonge à aller retrouver Ramure agonisant qui m’attend. Mais Josephse cramponne à moi, et puis je vois une agitation d’hommes autourde l’endroit où j’ai laissé le mourant. Je crois deviner&|160;: cen’est plus la peine d’y aller.

La terre du ravin où nous sommes tous les deuxgroupés étroitement à nous tenir, sous la tempête, frémit, et onsent, à chaque coup, le sourd simoun des obus. Mais, dans le creuxoù nous sommes, nous n’avons guère de risque d’être atteints. Dèsla première accalmie, des hommes, qui attendaient comme nous, sedétachent et se mettent à monter&|160;: des brancardiers quimultiplient des efforts inouïs pour grimper en portant un corps etfont penser à des fourmis obstinées repoussées par des successionsde grains de sable&|160;; et d’autres, accouplés et isolés&|160;:des blessés ou des hommes de liaison.

–&|160;Allons-y, dit Joseph, les épaulesfléchissantes, en mesurant de l’œil la côte, la dernière étape deson calvaire.

Des arbres sont là&|160;: une file de troncsde saules écorchés, quelques-uns larges comme des faces, d’autrescreusés, béants, semblables à des cercueils debout. Le décor aumilieu duquel nous nous débattons est déchiré et bouleversé, avecdes collines, des gouffres et des ballonnements sombres, comme sitous les nuages de la tempête avaient roulé ici-bas. Par-dessuscette nature suppliciée et noire, la débandade des troncs seprofile sur un ciel brun, strié, laiteux par places et obscurémentscintillant – un ciel d’onyx.

À l’entrée du boyau 97, en travers, un chêneterrassé tord son grand corps.

Un cadavre bouche le boyau. Il a la tête etles jambes enfouies. L’eau vaseuse qui ruisselle dans le boyau acouvert le reste d’un glacis sablonneux. On voit se bomber àtravers ce voile humide la poitrine et le ventre couverts d’unechemise.

On enjambe cette dépouille glacée, visqueuseet claire comme le ventre d’un vague saurien échoué – et cela estardu à cause du terrain mou et glissant. On est obligé des’enfoncer les mains jusqu’aux poignets dans la boue du talus.

À ce moment, un sifflement infernal nous tombedessus. On plie comme des roseaux. Le shrapnell éclate,assourdissant et aveuglant, dans l’air, en avant de nous, et nousensevelit sous une montagne de fumée sombre horriblement sifflante.Un soldat qui montait a battu l’espace de ses bras et a disparu,lancé dans quelque bas-fond. Des clameurs se sont élevées et sontretombées comme des débris. Tandis qu’on voit, à travers le grandvoile noir que le vent arrache du sol et renvoie dans le ciel, lesbrancardiers déposer le brancard, courir vers le point del’explosion et soulever quelque chose d’inerte – j’évoquel’inoubliable image de la nuit où mon frère d’armes Poterloo, quiavait le cœur plein d’espoir, s’est comme envolé, les deux brasétendus, dans la flamme d’un obus.

Et nous parvenons enfin sur la hauteur quemarque, comme un signal, un blessé effarant&|160;: il est là,debout dans le vent&|160;; secoué mais debout, enraciné là&|160;;dans son capuchon tout relevé qui bat en l’air, on voit sa figureconvulsée et hurlante, et on passe devant cette espèce d’arbre quicrie.

Nous sommes arrivés à notre ancienne premièreligne, celle d’où nous sommes partis pour l’attaque. Nous nousasseyons sur une banquette de tir, adossés aux degrés que lessapeurs ont creusés au dernier moment pour le départ des nôtres. Lecycliste Euterpe, que nous avons revu depuis, passe et nous ditbonjour. Une fois passé, il revient sur ses pas et tire du parementde sa manche une enveloppe dont le bord dépassant lui faisait ungalon blanc.

–&|160;C’est toi, n’est-ce pas, me dit-il, quiprends les lettres de Biquet qui est décédé&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Voilà un retour. L’adresse a fichul’camp.

L’enveloppe, exposée sans doute à la pluie surle dessus d’un paquet, s’est lavée, et sur le papier séché eteffrité on ne peut plus lire l’adresse parmi les moirures d’eauviolacée. Seule a subsisté, lisible dans l’angle, l’adresse del’expéditeur… J’en tire doucement la lettre&|160;: «&|160;Ma chèremaman&|160;»…

–&|160;Ah&|160;! je me rappelle&|160;!…

Biquet, qui gît en plein air, dans cettetranchée même où nous faisons en ce moment la pause, a écrit cettelettre il n’y a pas longtemps, au cantonnement de Gauchin-l’Abbé,par un après-midi flamboyant et splendide, en réponse à une lettrede sa mère, dont les alarmes tombaient à faux et l’avaient faitrire…

«&|160;Tu crois que je suis au froid, à lapluie, au danger. Pas du tout, au contraire. C’est fini, tout ça.Il fait chaud, on sue et on n’a rien à faire qu’à se balader ausoleil. J’ai ri de ta lettre…&|160;»

Je replace dans l’enveloppe abîmée et fragilecette lettre qui, si le hasard n’avait pas évité cette nouvelleironie des choses, aurait été lue par la vieille paysanne au momentoù le corps de son fils n’est plus, dans le froid et la tempête,qu’un peu de cendre mouillée qui filtre et coule comme une sourcesombre sur le talus de la tranchée.

Joseph a posé sa tête en arrière. À un momentses yeux se ferment, sa bouche s’entrouvre et laisse passer unsouffle saccadé.

–&|160;Courage&|160;! lui dis-je.

Il rouvre les yeux.

–&|160;Ah&|160;! me répondit-il, ce n’est pasà moi qu’il faut dire ça. Regardez ceux-là, ils retournent là-bas,et vous aussi vous allez retourner. Ça va continuer pour vousautres. Ah&|160;! il faut être vraiment fort pour continuer,continuer&|160;!

Chapitre 21Le poste de secours

À partir d’ici, on est en vue desobservatoires ennemis et il ne faut plus quitter les boyaux. Onsuit d’abord celui de la route des Pylônes. La tranchée est creuséesur le côté de la route, et la route s’est effacée : lesarbres en ont été extirpés ; la tranchée l’a, tout au long, àmoitié rongée et avalée ; et ce qui restait a été envahi parla terre et par l’herbe, et mêlé aux champs par la longueur desjours. À certains endroits de la tranchée, là où un sac de terre acrevé en laissant une alvéole boueuse, on retrouve, à hauteur deses yeux, l’empierrage de l’ex-route rogné à vif, ou bien lesracines des arbres de bordure qui ont été abattus et incorporés àla substance du talus. Celui-ci est découpé et inégal comme unevague de terre, de débris et d’écume sombre, crachée et poussée parl’immense plaine jusqu’au bord du fossé.

On parvient à un nœud de boyaux ; ausommet du tertre bousculé qui se profile sur la nuée grise, unlugubre écriteau est piqué obliquement dans le vent. Le réseau desboyaux devient de plus en plus étroit ; et les hommes qui, detous les points du secteur, s’écoulent vers le Poste de Secours, semultiplient et s’accumulent dans les chemins profonds.

Les mornes ruelles sont jalonnées de cadavres.Le mur est interrompu à intervalles irréguliers, jusqu’en bas, pardes trous tout neufs, des entonnoirs de terre fraîche, quitranchent sur le terrain malade d’alentour, et là, des corpsterreux sont accroupis, les genoux aux dents, ou appuyés sur laparoi, muets et debout comme leurs fusils qui attendent à côtéd’eux. Quelques-uns de ces morts restés sur pied tournent vers lessurvivants leurs faces éclaboussées de sang, ou, orientés ailleurs,échangent leur regard avec le vide du ciel.

Joseph s’arrête pour souffler. Je lui discomme à un enfant :

– Nous approchons, nous approchons.

La voie de désolation, aux remparts sinistres,se rétrécit encore. On a une sensation d’étouffement, un cauchemarde descente qui se resserre, s’étrangle, et dans ces bas-fonds dontles murailles semblent aller se rapprochant, se refermant, on estobligé de s’arrêter, de se faufiler, de peiner et de déranger lesmorts et d’être bousculés par la file désordonnée de ceux qui, sansfin, inondent l’arrière : des messagers, des estropiés, desgémisseurs, des crieurs, frénétiquement hâtés, empourprés par lafièvre, ou blêmes et secoués visiblement par la douleur.

Toute cette foule vient enfin déferler,s’amonceler et geindre dans le carrefour où s’ouvrent les trous duPoste de Secours.

Un médecin gesticule et vocifère pour défendreun peu de place libre contre cette marée montante qui bat le seuilde l’abri. Il pratique, en plein air, à l’entrée, des pansementssommaires, et on dit qu’il ne s’est pas arrêté, non plus que sesaides, de toute la nuit et de toute la journée, et qu’il fait unebesogne surhumaine.

En sortant de ses mains, une partie desblessés est absorbée par le puits du Poste, une autre est évacuée àl’arrière sur le Poste de Secours plus vaste aménagé dans latranchée de la route de Béthune.

Dans ce creux étroit que dessine le croisementdes fossés, comme au fond d’une espèce de cour des miracles, nousavons attendu deux heures, ballottés, serrés, étouffés, aveuglés,nous montant les uns sur les autres comme du bétail, dans une odeurde sang et de viande de boucherie. Des faces s’altèrent, secreusent, de minute en minute. Un des patients ne peut plus retenirses larmes, les lâche à flots, et, secouant la tête, en arrose sesvoisins. Un autre, qui saigne comme une fontaine, crie :« Eh là ! attention à moi ! ». Un jeune, lesyeux allumés, lève les bras et hurle d’un air de damné :« J’brûle ! » et il gronde et souffle comme unbûcher.

Joseph est pansé. Il se fraye un passagejusqu’à moi et me tend la main.

– Ce n’est pas grave, paraît-il ;adieu, me dit-il.

Nous sommes tout de suite séparés par lacohue. Le dernier regard que je lui jette me le montre, la figuredéfaite, mais absorbé par son mal, distrait, se laissant conduirepar un brancardier divisionnaire qui a posé sa main sur son épaule.Soudain, je ne le vois plus.

À la guerre, la vie, comme la mort, voussépare sans même qu’on ait le temps d’y penser.

On me dit de ne pas rester là, de descendredans le Poste de Secours pour me reposer avant de repartir.

Il y a deux entrées, très basses, trèsétroites, à ras du sol. À celle-ci affleure la bouche d’une galerieen pente, étroite comme une conduite d’égout. Pour pénétrer dans leposte, il faut d’abord se retourner et s’engager à reculons enpliant le corps dans ce tube rétréci où le pied sent se dessinerdes marches : tous les trois pas, une marche haute.

Quand on est entré là-dedans, on est commepris, et on a d’abord l’impression qu’on n’aura pas la place, ni dedescendre, ni de remonter. En s’enfonçant dans ce gouffre, oncontinue le cauchemar d’étouffement qu’on a subi graduellement àmesure qu’on avançait dans les entrailles des tranchées avant desombrer jusqu’ici. De tous côtés, on se cogne, on frotte, on estempoigné par l’étroitesse du passage, on est arrêté, coincé. Ilfaut changer de place ses cartouchières en les faisant glisser surson ceinturon, et prendre ses musettes dans ses bras, contre sapoitrine. À la quatrième marche, l’étranglement augmente encore eton a un moment d’angoisse : si peu qu’on lève le genou pouravancer en arrière, le dos porte contre la voûte. À cet endroit-là,il faut se traîner à quatre pattes, toujours à reculons. À mesurequ’on descend dans la profondeur, une atmosphère empestée et lourdecomme de la terre, vous ensevelit. La main éprouve le contact,froid, gluant, sépulcral, de la paroi d’argile. Cette terre vouspèse de tous côtés, vous enlinceule dans une lugubre solitude, etvous touche la figure de son souffle aveugle et moisi. Auxdernières marches, qu’on met longtemps à gagner – on est assaillipar la rumeur ensorcelée qui monte du trou, chaude, comme d’uneespèce de cuisine.

Quand on arrive enfin en bas de ce boyau àéchelons, qui vous coudoie et vous étreint à chaque pas, le mauvaisrêve n’est pas terminé : on se trouve dans une cave où règnel’obscurité, très longue, mais étroite, qui n’est qu’un couloir, etqui n’a pas plus d’un mètre cinquante de hauteur. Si on cesse de seplier et de marcher les genoux fléchis, on se heurte violemment latête aux madriers qui plafonnent l’abri et, invariablement, onentend les arrivants grogner plus ou moins fort, selon leur humeur,et leur état : « Ben, heureusement que j’ai moncasque ! »

Dans une encoignure, on distingue le gested’un être accroupi. C’est un infirmier de garde qui, monotone, dità chaque arrivant : « Ôtez la boue de vos souliers avantd’entrer. » C’est ainsi qu’un tas de boue s’accumule, danslequel on bute et on s’empêtre, au bas des marches, au seuil de cetenfer.

Dans le brouhaha des lamentations et desgrondements, dans l’odeur forte qu’un foyer innombrable de plaiesentretient là, dans ce décor papillotant de caverne, peuplé d’unevie confuse et inintelligible, je cherche d’abord à m’orienter. Defaibles flammes de chandelles luisent le long de l’abri, n’effaçantl’obscurité qu’aux places où elles la piquent. Au fond, au loin,comme au bout des oubliettes d’un souterrain, apparaît une vaguelumière de jour ; ce trouble soupirail permet d’apercevoir degrands objets rangés le long du couloir : des brancards bascomme des cercueils. Puis on entrevoit se déplacer, autour etpar-dessus, des ombres penchées et cassées et, contre les murs,grouiller des files et des grappes de spectres.

Je me retourne. Du côté opposé à celui oùfiltre la lointaine lumière, une cohue est massée devant une toilede tente tendue de la voûte jusqu’au sol. Cette toile de tenteforme, de la sorte, un réduit dont on voit l’éclairementtransparaître à travers le tissu d’ocre, d’aspect huilé. Dans ceréduit, à la clarté d’une lampe à acétylène, on pique contre letétanos. Quand la toile se soulève pour faire sortir puis pourlaisser entrer quelqu’un, on voit s’éclabousser brutalement delumière les mises débraillées et haillonneuses des blessés quistationnent devant, attendant la piqûre, et qui, courbés par leplafond bas, assis, agenouillés ou rampants, se poussent pour nepas perdre leur tour ou prendre celui d’un autre, en criant :« Moi ! », « Moi ! »,« Moi ! », comme des abois. Dans ce coin où remuecette lutte contenue, les puanteurs tièdes de l’acétylène et deshommes sanglants sont terribles à avaler.

Je m’en écarte. Je cherche ailleurs où mecaser, où m’asseoir. J’avance un peu, tâtonnant, toujours penché,recroquevillé, et les mains en avant.

À la faveur d’une pipe qu’un fumeur incendie,je vois devant moi un banc chargé d’êtres.

Mes yeux s’habituent à la pénombre qui stagnedans la cave, et je discerne à peu près cette rangée de personnagesdont des bandages et des emmaillotements tachent pâlement les têteset les membres.

Éclopés, balafrés, difformes – immobiles ouagités – cramponnés sur cette espèce de barque, ils figurent,clouée là, une collection disparate de souffrances et demisères.

L’un d’eux, tout d’un coup, crie, se lève àdemi, et se rassoit. Son voisin, dont la capote est déchirée et latête nue, le regarde et lui dit :

– Quand tu te désoleras !

Et il redit cette phrase plusieurs fois, auhasard, les yeux fixés devant lui, les mains sur les genoux.

Un jeune homme assis au milieu du banc parletout seul. Il dit qu’il est aviateur. Il a des brûlures sur un côtédu corps et à la figure. Il continue à brûler dans la fièvre, et illui semble qu’il est encore mordu par les flammes aiguës quijaillissaient du moteur. Il marmotte : « Gott mituns ! » puis : « Dieu est avecnous ! »

Un zouave, au bras en écharpe, et qui, inclinéde côté, porte son épaule comme un fardeau déchirant, s’adresse àlui :

– T’es l’aviateur qu’est tombé,s’pas ?

– J’en ai vu des choses… répondl’aviateur, péniblement.

– Moi aussi, j’en ai vu !interrompit le soldat. Y en a qui battraient des ailes, s’ilsavaient vu ce que j’ai vu.

– Viens t’asseoir ici, me dit un deshommes du banc en me faisant une place. T’es blessé ?

– Non, j’ai conduit ici un blessé et jevais repartir.

– T’es pire que blessé, alors. Vienst’asseoir.

– Moi, je suis maire dans mon pays,explique un des assis, mais quand je rentrerai, personne ne mereconnaîtra, tellement longtemps j’ai été triste.

– Voilà quatre heures que j’suis attachésur ce banc, gémit une sorte de mendiant dont la main trépide, quia la tête baissée, le dos rond, et tient son casque sur ses genouxcomme une sébile palpitante.

– On attend d’être évacué, tu sais,m’apprend un gros blessé qui halète, transpire, a l’air de bouillirde toute sa masse ; sa moustache pend comme à moitié décolléepar l’humidité de sa face.

Il présente deux larges yeux opaques, et on nevoit pas sa blessure.

– C’est ça même, dit un autre. Tous lesblessés de la brigade viennent se tasser ici l’un après l’autre,sans compter ceux d’ailleurs. Oui, regarde-moi ça : c’est ici,c’trou, la boîte aux ordures de toute la brigade.

– J’suis gangrené, j’suis écrasé, j’suisen morceaux à l’intérieur, psalmodiait un blessé qui, la tête dansses mains, parlait entre ses doigts. Pourtant, jusqu’à la semainedernière, j’étais jeune et j’étais propre. On m’a changé :maintenant j’n’ai plus qu’un vieux sale corps tout défait àtraîner.

– Moi, dit un autre, hier j’avaisvingt-six ans. Et maintenant, quel âge j’ai ?

Il essaye de lever pour qu’on la voie safigure branlante et flétrie, usée en une nuit, vidée de chair, avecles trous des joues et des orbites, et une flamme de veilleuse quis’éteint dans l’œil huileux.

– Ça m’fait mal ! dit, humblement,un être invisible.

– Quand tu t’désoleras ! répètel’autre, machinalement.

Il y eut un silence. L’aviateurs’écria :

– Les officiants essayaient, des deuxcôtés, de se couvrir la voix.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? fitle zouave étonné.

– C’est-i’ qu’tu déménages, mon pauv’vieux ? demanda un chasseur blessé à la main, un bras lié aucorps, en quittant un instant des yeux sa main momifiée pourconsidérer l’aviateur.

Celui-ci avait les regards perdus, et essayaitde traduire un mystérieux tableau que partout il portait devant sesyeux.

– D’en haut, du ciel, on ne voit pasgrand-chose, vous savez. Dans les carrés des champs et les petitstas de villages, les chemins font comme du fil blanc. On découvreaussi certains filaments creux qui ont l’air d’avoir été tracés parla pointe d’une épingle qui écorcherait du sable fin. Ces réseauxqui festonnent la plaine d’un trait régulièrement tremblé, c’estles tranchées. Dimanche matin, je survolais la ligne de feu. Entrenos premières lignes, et leurs premières lignes, entre les bordsextrêmes, entre les franges des deux armées immenses qui sont là,l’une contre l’autre, à se regarder et à ne pas se voir enattendant – il n’y a pas beaucoup de distance : des foisquarante mètres, des fois soixante. À moi, il me paraissait qu’iln’y avait qu’un pas, à cause de la hauteur géante où je planais. Etvoici que je distingue, chez les Boches et chez nous, dans ceslignes parallèles qui semblaient se toucher, deux remuementspareils : une masse, un noyau animé et, autour, comme desgrains de sable noirs éparpillés sur du sable gris. Ça ne bougeaitguère ; ça n’avait pas l’air d’une alerte ! Je suisdescendu quelques tours pour comprendre.

» J’ai compris : c’était dimanche etc’étaient deux messes qui se célébraient sous mes yeux :l’autel, le prêtre et le troupeau des types. Plus je descendais,plus je voyais que ces deux agitations étaient pareilles, siexactement pareilles que ça avait l’air idiot. Une des cérémonies –au choix – était le reflet de l’autre. Il me semblait que je voyaisdouble. Je suis descendu encore ; on ne me tirait pas dessus.Pourquoi ? Je n’en sais rien. Alors, j’ai entendu. J’aientendu un murmure – un seul. Je ne recueillais qu’une prière quis’élevait en bloc, qu’un seul bruit de cantique qui montait au cielen passant par moi. J’allais et venais dans l’espace pour écouterce vague mélange de chants qui étaient l’un contre l’autre, maisqui se mêlaient tout de même – et plus ils essayaient de sesurmonter l’un l’autre, plus ils s’unissaient dans les hauteurs duciel où je me trouvais suspendu.

» J’ai reçu des shrapnells au moment ou, trèsbas, je distinguais les deux cris terrestres dont était fait leurcri : « Gott mit uns ! » et« Dieu est avec nous ! » et je me suisrenvolé. »

Le jeune homme hocha sa tête couverte delinges. Il était comme affolé par ce souvenir.

– Je me suis dit, à ce moment :« Je suis fou ! »

– C’est la vérité des choses qu’estfolle, dit le zouave.

Les yeux luisants de délire, le narrateurtâchait de rendre la grande impression émouvante qui l’assiégeaitet contre laquelle il se débattait.

– Non ! mais quoi ! fit-il.Figurez-vous ces deux masses identiques qui hurlent des chosesidentiques et pourtant contraires, ces cris ennemis qui ont la mêmeforme. Qu’est-ce que le bon Dieu doit dire, en somme ? Je saisbien qu’il sait tout ; mais, même sachant tout, il ne doit passavoir quoi faire.

– Quelle histoire ! cria lezouave.

– I’ s’fout bien de nous, va, t’en faispas.

– Et pis, qu’est-ce que ça a de rigolo,tout ça ? Les coups de fusil parlent bien la même langue, pas,et ça n’empêche pas les peuples de s’engueuler avec, etcomment !

– Oui, dit l’aviateur, mais il n’y aqu’un seul Dieu. Ce n’est pas le départ des prières que je necomprends pas, c’est leur arrivée.

La conversation tomba.

– Y a un tas de blessés étendus,là-dedans, me montra l’homme aux yeux dépolis. Je me demande, oui,je m’demande comment on a fait pour les descendre là. Ça a dû êtreterrible, leur dégringolade jusqu’ici.

Deux coloniaux, durs et maigres, qui sesoutenaient comme deux ivrognes, arrivèrent, butèrent contre nous,et reculèrent, cherchant par terre une place où tomber.

– Ma vieille, achevait de raconter l’un,d’un organe enroué, dans c’boyau que j’te dis, on est resté troisjours sans ravitaillement, trois jours pleins sans rien, rien. Queveux-tu, on buvait son urine, mais c’était pas ça.

L’autre, en réponse, expliqua qu’autrefois ilavait eu le choléra :

– Ah ! c’est une sale affaire,ça : de la fièvre, des vomissements, des coliques : monvieux, j’en étais malade !

– Mais aussi, gronda tout d’un coupl’aviateur qui s’acharnait à poursuivre le mot de la gigantesqueénigme, à quoi pense-t-il, ce Dieu, de laisser croire comme çaqu’il est avec tout le monde ? Pourquoi nous laisse-t-il tous,tous, crier côte à côte comme des dératés et des brutes :« Dieu est avec nous ! » « Non, pas du tout,vous faites erreur, Dieu est avec nous ! »

Un gémissement s’éleva d’un brancard, etpendant un instant voleta tout seul dans le silence, comme sic’était une réponse.

– Moi, dit alors une voix de douleur, jene crois pas en Dieu. Je sais qu’il n’existe pas – à cause de lasouffrance. On pourra nous raconter les boniments qu’on voudra, etajuster là-dessus tous les mots qu’on trouvera, et qu’oninventera : toute cette souffrance innocente qui sortiraitd’un Dieu parfait, c’est un sacré bourrage de crâne.

– Moi, reprend un autre des hommes dubanc, je ne crois pas en Dieu, à cause du froid. J’ai vu des hommesdev’nir des cadavres p’tit à p’tit, simplement par le froid. S’il yavait un Dieu de bonté, il y aurait pas le froid. Y a pas à sortirde là.

– Pour croire en Dieu, il faudrait qu’iln’y ait rien de c’qu’y a. Alors, pas, on est loin decompte !

Plusieurs mutilés, en même temps, sans sevoir, communient dans un hochement de tête de négation.

– Vous avez raison, dit un autre, vousavez raison.

Ces hommes en débris, ces vaincus isolés etépars dans la victoire, ont un commencement de révélation. Il y a,dans la tragédie des événements, des minutes où les hommes sont nonseulement sincères, mais véridiques, et où on voit la vérité sureux, face à face.

– Moi, fit un nouvel interlocuteur, si jen’y crois pas, c’est…

Une quinte de toux terrible continuaaffreusement la phrase. Quand il s’arrêta de tousser, les jouesviolettes, mouillé de larmes, oppressé, on lui demanda :

– Par où c’que t’es blessé,toi ?

– J’suis pas blessé, j’suis malade.

– Oh alors ! dit-on, d’un accent quisignifiait : tu n’es pas intéressant.

Il le comprit et fit valoir samaladie :

– J’suis foutu. J’crache le sang. J’aipas d’forces ; et, tu sais, ça r’vient pas quand ça s’en vapar là.

– Ah, ah, murmurèrent les camarades,indécis, mais convaincus malgré tout de l’infériorité des maladiesciviles sur les blessures.

Résigné, il baissa la tête et répéta tout bas,pour lui-même :

– J’peux pus marcher, où veux-tu quej’aille ?

Dans le gouffre horizontal qui, de brancard enbrancard, s’allonge en se rapetissant, à perte de vue, jusqu’aublême orifice de jour, dans ce vestibule désordonné où çà et làclignotent de pauvres flammes de chandelles qui rougeoient etparaissent fiévreuses, et où se jettent de temps en temps des ailesd’ombres, un remous s’élève on ne sait pourquoi. On voit s’agiterle bric-à-brac des membres et des têtes, on entend des appels etdes plaintes se réveiller l’un l’autre, et se propager, tels desspectres invisibles. Les corps étendus ondulent, se replient, seretournent.

Je distingue, dans cette espèce de bouge, ausein de cette houle de captifs, dégradés et punis par la douleur,la masse épaisse d’un infirmier dont les lourdes épaules tanguentcomme un sac porté transversalement, et dont la voix de stentor serépercute au galop dans la cave :

– T’as encore touché à ton bandage,enfant d’veau, verminard ! tonitrue-t-il. J’vas te l’refaireparce que c’est toi, mon coco, mais, si tu y r’touches, tu verrasce que je te ferai !

Le voici dans la grisaille, qui tourne unebande de toile autour du crâne d’un bonhomme tout petit, presquedebout, porteur de cheveux hérissés et d’une barbe soufflée enavant, et qui, les bras ballants, se laisse faire en silence.

Mais l’infirmier l’abandonne, regarde à terreet s’exclame avec retentissement :

– Qu’est-ce que c’est que d’ça ? Eh,dis donc, l’ami, t’es pas des fois maboule ? En voilà desmanières, de s’coucher sur un blessé !

Et sa main volumineuse secoue un corps, et ildégage, non sans souffler et sacrer, un second corps flasque surlequel le premier s’était étendu comme sur un matelas – tandis quele nabot au bandage, aussitôt laissé libre, sans mot dire, porteles mains à sa tête et essaie à nouveau d’ôter le pansement qui luienserre le crâne.

…Une bousculade, des cris : des ombres,perceptibles sur un fond lumineux, paraissent extravaguer dansl’ombre de la crypte. Ils sont plusieurs, éclairés par une bougieautour d’un blessé, et, secoués, le maintiennent à grand-peine surson brancard. C’est un homme qui n’a plus de pieds. Il porte auxjambes des pansements terribles, avec des garrots pour réfrénerl’hémorragie. Ses moignons ont saigné dans les bandelettes de toileet il semble avoir des culottes rouges. Il a une figure de diable,luisante et sombre, et il délire. On pèse sur ses épaules et sesgenoux : cet homme qui a les pieds coupés veut sauter hors dubrancard pour s’en aller.

– Laissez-moi partir ! râle-t-ild’une voix que la colère et l’essoufflement font chevroter – basseavec de soudaines sonorités comme une trompette dont on voudraitsonner trop doucement. Bon Dieu, laissez-moi m’barrer, que j’vousdis. Han !… Non, mais vous n’pensez pas que j’vas resterici ! Allons, dégagez, ou je vous saute sur lespattes !

Il se contracte et se détend si violemmentqu’il fait aller et venir ceux qui tentent de l’immobiliser parleur poids cramponné, et on voit zigzaguer la bougie tenue par unhomme à genoux qui, de l’autre bras, ceinture le fou tronqué ;et celui-ci crie si fort qu’il réveille ceux qui dorment, secouel’assoupissement des autres. De toutes parts, on se tourne de soncôté, on se soulève à moitié, on prête l’oreille à ces incohérenteslamentations qui finissent cependant par s’éteindre dans le noir.Au même moment, dans un autre coin, deux blessés couchés, crucifiéspar terre, s’invectivent, et on est obligé d’en emporter un pourrompre ce colloque forcené.

Je m’éloigne, vers le point où la lumière dudehors pénètre parmi les poutres enchevêtrées comme à travers unegrille abîmée. J’enjambe l’interminable série de brancards quioccupent toute la largeur de cette allée souterraine, basse etétranglée, où j’étouffe. Les formes humaines qui y sont abattuessur les brancards, ne bougent plus guère à présent, sous les feuxfollets des chandelles, et stagnent dans leurs geignements sourdset leurs râles.

Sur le bord d’un brancard un homme s’estassis, appuyé contre le mur ; et, au milieu de l’ombre de sesvêtements entrouverts, arrachés, apparaît une blanche poitrineémaciée de martyr. Sa tête, toute penchée en arrière, est voiléepar l’ombre ; mais on aperçoit le battement de son cœur.

Le jour qui, goutte à goutte, filtre au bout,provient d’un éboulement : plusieurs obus, tombés à la mêmeplace, ont fini par crever l’épais toit de terre du Poste deSecours.

Ici, quelques reflets blancs plaquent le bleudes capotes, aux épaules et le long des plis. On voit se presservers ce débouché, pour goûter un peu d’air pale, se détacher de lanécropole, comme des morts à demi réveillés, un troupeau d’hommesparalysés par les ténèbres en même temps que par la faiblesse. Aubout du noir, ce coin se présente comme une échappée, une oasis oùl’on peut se tenir debout, et où on est effleuré angéliquement parla lumière du ciel.

– Y avait là des bonshommes qu’ont étéétripés quand les obus ont radiné, me dit quelqu’un qui attendait,la bouche entrouverte dans le pauvre rayon enterré là. Tu parlesd’un rata. Tiens, v’là l’curé qui décroche tout ce qui, d’eux, asauté en l’air.

Le vaste sergent infirmier, en gilet de chassemarron, ce qui lui donne un torse de gorille, ôte des boyaux et desviscères qui pendent, entortillés autour des poutres de lacharpente défoncée. Il se sert pour cela d’un fusil muni de sabaïonnette, car on n’a pu trouver de bâton assez long, et ce grosgéant, chauve, barbu et poussif, manie l’arme gauchement. Il a unephysionomie douce, débonnaire et malheureuse, et tout en tâchantd’attraper dans les coins des débris d’intestins, marmotte d’un airconsterné un chapelet de « Oh ! » semblables à dessoupirs. Ses yeux sont masqués par des lunettes bleues ; sonsouffle est bruyant ; il a un crâne de faibles dimensions etl’énorme grosseur de son cou a une forme conique.

À le voir ainsi piquer et dépendre en l’airdes bandes d’entrailles et des loques de chair, les pieds dans lesdécombres hérissés, à l’extrémité du long cul-de-sac gémissant, ondirait un boucher occupé à quelque besogne diabolique.

Mais je me suis laissé choir dans un coin, lesyeux à demi fermés, ne voyant presque plus le spectacle qui gît,palpite et tombe autour de moi.

Je perçois confusément des fragments dephrases. Toujours l’affreuse monotonie des histoires deblessures :

– Nom de Dieu ! À c’t’endroit-là, jecrois bien que les balles elles se touchaient toutes…

– Il avait la tête traversée d’une tempeà l’autre. On aurait pu y passer une ficelle.

– Il a fallu une heure pour que cescharognes-là allongent leur tir et finissent de nous canarder…

Plus près de moi, on bredouille à la fin d’unrécit :

– Quand j’dors, j’rêve, et il me sembleque je le retue !

D’autres évocations bourdonnent parmi lesblessés inhumés là, et c’est le ronron des innombrables rouagesd’une machine qui tourne, tourne…

Et j’entends celui qui, là-bas, de son banc,répète : « Quand tu te désoleras ! », sur tousles tons, impérieux ou piteux, tantôt comme un prophète, tantôtcomme un naufragé, et scande de son cri cet ensemble de voixétouffées et plaintives qui essayent de chanter effroyablement leurdouleur.

Quelqu’un s’avance en tâtant le mur, avec unbâton, aveugle, et arrive à moi. C’est Farfadet ! Jel’appelle. Il se tourne à peu près vers moi, et me dit qu’il a unœil abîmé. L’autre œil aussi est bandé. Je lui donne ma place, etje le fais asseoir en le tenant par les épaules. Il se laisse faireet, assis à la base du mur, attend patiemment avec sa résignationd’employé, comme dans une salle d’attente.

Je m’échoue un peu plus loin, dans un vide.Là, deux hommes étendus se parlent bas ; ils sont si près demoi que je les entends sans les écouter. Ce sont deux soldats de lalégion étrangère, au casque et à la capote jaune sombre.

– C’est pas la peine de bonimenter,gouaille l’un d’eux. J’vas y rester, à cette fois-ci. C’estcouru : j’ai l’intestin traversé. Si j’étais dans un hôpitau,dans une ville, on m’opérerait à temps et ça pourrait coller. Maisici ! C’est hier que j’ai été attigé. On est à deux ou troisheures de la route de Béthune, pas, et d’la route, y a combiend’heures, dis voir, pour une ambulance où on peut opérer ? Etpis, quand nous ramassera-t-on ? C’est d’la faute à personne,tu m’entends, mais faut voir c’qui est. Oh ! de ce moment-ci,j’sais bien, ça ne va pas plus mal que ça. Seul’ment, voilà, c’estforcé de n’pas durer, pisque j’ai un trou tout du long dansl’paquet de mes boyaux. Toi, ta patte se r’mettra, ou on t’enr’mettra une autre. Moi, j’vais mourir.

– Ah ! dit l’autre, convaincu par lalogique de son interlocuteur.

Celui-ci reprend alors :

– Écoute, Dominique, t’as eu une mauvaisevie. Tu picolais et t’avais l’vin mauvais. T’as un sale casierjudiciaire.

– J’peux pas dire que c’est pas vraipuisque c’est vrai, dit l’autre. Mais qu’est-ce que ça peutt’faire ?

– T’auras encore une mauvaise vie aprèsla guerre, forcément, et pis t’auras des ennuis pour l’affaire dutonnelier.

L’autre, sauvage, devient agressif :

– La ferme ! Qu’est-ce que ça peutt’foutre ?

– Moi, j’ai pas plus d’famille que toi.Personne, que Louise qui n’est pas d’ma famille vu qu’on n’est pasmariés. Moi, j’ai pas d’condamnations en dehors de quéqu’ bricolesmilitaires. Y a rien sur mon nom.

– Et pis après ? j’m’en fous.

– J’vas te dire : prends mon nom.Prends-le, j’te l’donne : pisqu’on n’a pas d’famille ni l’unni l’autre.

– Ton nom ?

– Tu t’appelleras Léonard Carlotti, voilàtout. C’est pas une affaire. Qu’est-ce que ça peut t’fiche ?Du coup, tu n’auras pus d’condamnation. Tu ne s’ras pas traqué, ettu pourras être heureux comme je l’aurais été si c’te balle nem’avait pas traversé le magasin.

– Ah ! merde alors, dit l’autre, tuf’raîs ça ? Ça, ben, mon vieux, ça m’dépasse !

– Prends-le. Il est là dans mon livret,dans ma capote. Allons, prends, et Passe-moi l’tien, d’livret – quej’emporte tout ça avec moi ! Tu pourras vivre où tu voudras,sauf chez moi où on m’connaît un peu, à Longueville, en Tunisie. Tut’rappelleras et pis, c’est écrit. Faudra le lire, c’livret. Moi,je l’dirai à personne : pour que ça réussisse, ces coups-là,il faut motus absolu.

Il se recueille, puis il dit avec unfrémissement :

– Je l’dîrai peut-êt’ tout de même àLouise, pour qu’elle trouve que j’ai bien fait et qu’elle pensemieux à moi – quand je lui écrirai pour lui dire adieu.

Mais il se ravise et secoue la tête dans uneffort sublime :

– Non, j’y dirai pas, même à elle. J’saisbien que c’est elle, mais les femmes sont si bavardes !

L’autre le regarde et répète :

– Ah ! nom de Dieu !

Sans être remarqué par les deux hommes, j’aiquitté le drame qui se déchaîne à l’étroit dans ce lamentable cointout bousculé par le passage et le vacarme.

J’effleure la conversation calmée,convalescente, de deux pauvres hères :

– Ah ! mon vieux, c’goût qu’il apour sa vigne ! Tu trouv’rais pas rien entre chaque pied…

– C’petiot, c’tout petiot, quandj’sortais avec lui et que j’y tenais sa p’tite pogne, je m’faisaisl’effet de tenir le p’tit cou tiède d’une hirondelle, tusais ?

Et à côté de cette sentimentalité qui s’avoue,voici, en passant, toute une mentalité qui se révèle :

– Le 547e, si jel’connais ! Plutôt. Écoute : c’est un drôle de régiment.Là d’dans, t’as un poilu qui s’appelle Petitjean, et un autrePetitpierre, et un autre Petitlouis… Mon vieux, c’est tel que j’tedis. V’là c’que c’est qu’ce régiment-là.

Tandis que je commence à me frayer un passagepour sortir du bas-fond, il se produit là-bas un grand bruit dechute et un concert d’exclamations.

C’est le sergent infirmier qui est tombé. Parla brèche qu’il déblayait de ses débris mous et sanglants, uneballe lui est arrivée dans la gorge. Il s’est étalé par terre, detout son long. Il roule de gros yeux abasourdis et il souffle del’écume.

Sa bouche et le bas de sa figure sont entourésbientôt d’un nuage de bulles roses. On lui place la tête sur un sacà pansements. Ce sac est aussitôt imbibé de sang. Un infirmier crieque ça va gâter les paquets de pansements, dont on a besoin. Oncherche sur quoi mettre cette tête qui produit sans arrêt del’écume légère et teintée. On ne trouve qu’un pain, qu’on glissesous les cheveux spongieux.

Tandis qu’on prend la main du sergent, qu’onl’interroge, lui ne fait que baver de nouvelles bulles quis’amoncellent et on voit sa grosse tête, noire de barbe, à traversce nuage rose. Horizontal, il semble un monstre marin qui souffle,et la transparente mousse s’amasse et couvre jusqu’à ses gros yeuxtroubles, nus de leurs lunettes.

Puis il râle. Il a un râle d’enfant, et ilmeurt en remuant la tête de droite et de gauche, comme s’ilessayait très doucement de dire non.

Je regarde cette énorme masse immobilisée, etje songe que cet homme était bon. Il avait un cœur pur et sensible.Et combien je me reproche de l’avoir quelquefois malmené à proposde l’étroitesse naïve de ses idées et d’une certaine indiscrétionecclésiastique qu’il apportait en tout ! Et comme je suisheureux parmi cette détresse – oui, heureux à en frissonner de joiede m’être retenu, un jour qu’il lisait de côté une lettre quej’écrivais, de lui adresser des paroles irritées qui l’auraientinjustement blessé ! Je me rappelle la fois où il m’a tantexaspéré avec son explication sur la Sainte-Vierge et la France. Ilme paraissait impossible qu’il émit sincèrement ces idées-là.Pourquoi n’aurait-il pas été sincère ? Est-ce qu’il n’étaitpas bien réellement tué aujourd’hui ? Je me rappelle aussicertains traits de dévouement, de patience obligeante de ce groshomme dépaysé dans la guerre comme dans la vie – et le reste n’estque détails. Ses idées elles-mêmes ne sont que des détails à côtéde son cœur, qui est là, par terre, en ruines, dans ce coin degéhenne. Cet homme dont tout me séparait, avec quelle force je l’airegretté !

… C’est alors que le tonnerre est entré :nous avons été lancés violemment les uns sur les autres par lesecouement effroyable du sol et des murs. Ce fut comme si la terrequi nous surplombait s’était effondrée et jetée sur nous. Un pan del’armature de poutres s’écroula, élargissant le trou qui crevait lesouterrain. Un autre choc : un autre pan, pulvérisé,s’anéantit en rugissant. Le cadavre du gros sergent infirmier roulacomme un tronc d’arbre contre le mur. Toute la charpente enlongueur du caveau, ces épaisses vertèbres noires, craquèrent ànous casser les oreilles, et tous les prisonniers de ce cachotfirent entendre en même temps une exclamation d’horreur.

D’autres explosions résonnent coup sur coup etnous poussent dans tous les sens. Le bombardement déchiquette etdévore l’asile de secours, le transperce et le rapetisse. Tandisque cette tombée sifflante d’obus martèle et écrase à coups defoudre l’extrémité béante du poste, la lumière du jour y faitirruption par les déchirures. On voit apparaître plus précises etplus surnaturelles – les figures enflammées ou empreintes d’unepâleur mortelle, les yeux qui s’éteignent dans l’agonie ous’allument dans la fièvre, les corps empaquetés de blanc, rapiécés,les monstrueux bandages. Tout cela, qui se cachait, remonte aujour. Hagards, clignotants, tordus, en face de cette inondation demitraille et de charbon qu’accompagnent des ouragans de clarté, lesblessés se lèvent, s’éparpillent, cherchent à fuir. Toute cettepopulation effarée roule par paquets compacts, à travers la galeriebasse, comme dans la cale tanguante d’un grand bateau qui sebrise.

L’aviateur, dressé le plus qu’il peut, lanuque à la voûte, agite ses bras, appelle Dieu et lui demandecomment il s’appelle, quel est son vrai nom. On voit se jeter surles autres, renversé par le vent, celui qui, débraillé, lesvêtements ouverts ainsi qu’une large plaie, montre son cœur commele Christ. La capote du crieur monotone qui répète :« Quand tu te désoleras ! », se révèle toute verte,d’un vert vif, à cause de l’acide picrique dégagé, sans doute, parl’explosion qui a ébranlé son cerveau. D’autres – le reste –impotents, estropiés, remuent, se coulent, rampent, se faufilentdans les coins, prenant des formes de taupes, de pauvres bêtesvulnérables que pourchasse la meute épouvantable des obus.

Le bombardement se ralentit, s’arrête, dans unnuage de fumée retentissante encore des fracas, dans un grisoupalpitant et brûlant. Je sors par la brèche : j’arrive, toutenveloppé, tout ligoté encore de rumeur désespérée, sous le ciellibre, dans la terre molle où sont noyés des madriers parmilesquels les jambes s’enchevêtrent. Je m’accroche à desépaves ; voici le talus du boyau. Au moment où je plonge dansles boyaux, je les vois, au loin, toujours mouvants et sombres,toujours emplis par la foule qui, débordant des tranchées, s’écoulesans fin vers les postes de secours. Pendant des jours, pendant desnuits, on y verra rouler et confluer les longs ruisseaux d’hommesarrachés des champs de bataille, de la plaine qui a des entrailles,et qui saigne et pourrit là-bas, à l’infini.

Chapitre 22La virée

Ayant suivi le boulevard de la République puisl’avenue Gambetta, nous débouchons sur la place du Commerce. Lesclous de nos souliers cirés sonnent sur les pavés de la ville. Ilfait beau. Le ciel ensoleillé miroite et brille comme à travers lesverrières d’une serre, et fait étinceler les devantures de laplace. Nos capotes bien brossées ont leurs pans abaissés et, commeils sont relevés d’habitude, on voit se dessiner, sur ces pansflottants, deux carrés, où le drap est plus bleu.

Notre bande flâneuse s’arrête un instant, ethésite, devant le café de la Sous-Préfecture, appelé aussi leGrand-Café.

– On a le droit d’entrer ! ditVolpatte.

– Il y a trop d’officiers là-dedans,repartit Blaire qui, haussant sa figure par-dessus le rideau deguipure qui habille l’établissement, a risqué un coup d’œil dans laglace, entre les lettres d’or.

– Et pis, dit Paradis, on n’a pas encoreassez vu.

On se remet en marche et les simples soldatsque nous sommes passent en revue les riches boutiques qui fontcercle sur la place : les magasins de nouveautés, lespapeteries, les pharmacies, et, tel un uniforme constellé degénéral, la vitrine du bijoutier. On a sorti ses sourires comme unornement. On est exempts de tout travail jusqu’au soir, on estlibres, on est propriétaires de son temps. Les jambes font un pasdoux et reposant ; les mains, vides, ballantes, se promènent,elles aussi, de long en large.

– Y a pas à dire, on profite de cerepos-là, remarque Paradis.

Cette ville qui s’ouvre devant nos pas estlargement impressionnante. On prend contact avec la vie, la viepopuleuse, la vie de l’arrière, la vie normale. Si souvent nousavons cru que, de là-bas, nous n’arriverions jamaisjusqu’ici !

On voit des messieurs, des dames, des couplesencombrés d’enfants, des officiers anglais, des aviateursreconnaissables de loin à leur élégance svelte et à leursdécorations, et des soldats qui promènent leurs habits grattés etleur peau frottée, l’unique bijou de leur plaque d’identité gravéescintillant au soleil sur leur capote, et se hasardent, avec soin,dans le beau décor nettoyé de tout cauchemar.

Nous poussons des exclamations comme font ceuxqui viennent de bien loin.

– Tu parles d’une foule !s’émerveille Tirette.

– Ah ! c’est une riche ville !dit Blaire.

Une ouvrière passe et nous regarde.

Volpatte me donne un coup de coude, l’avaledes yeux, le cou tendu, puis me montre plus loin deux autres femmesqui s’approchent ; et, l’œil luisant, il constate que la villeabonde en élément féminin :

– Mon vieux, il y a d’la fesse !

Tout à l’heure, Paradis a dû vaincre unecertaine timidité pour s’approcher d’un groupe de gâteauxluxueusement logés, les toucher et en manger ; et on estobligé à chaque instant de stationner au milieu du trottoir pourattendre Blaire, attiré et retenu par les étalages où sont exposésdes vareuses et des képis de fantaisie, des cravates de coutil bleutendre, des brodequins rouges et brillants comme de l’acajou.Blaire a atteint le point culminant de sa transformation. Lui quidétenait le record de la négligence et de la noirceur, il estcertainement le plus soigné de nous tous, surtout depuis lacomplication de son râtelier cassé dans l’attaque et refait. Ilaffecte une allure dégagée.

– Il a l’air jeune et juvénile, ditMarthereau.

Nous nous trouvons tout à coup face à faceavec une créature édentée qui sourit jusqu’au fond de la gorge…Quelques cheveux noirs se hérissent autour de son chapeau. Safigure aux grands traits ingrats, criblée de petite vérole, sembleune de ces faces mal peintes sur la toile à gros grains d’unebaraque foraine.

– Elle est belle, dit Volpatte.

Marthereau, à qui elle a souri, est muet desaisissement.

Ainsi devisent les poilus placés tout d’uncoup dans l’enchantement d’une ville. Ils jouissent de mieux enmieux du beau décor net et invraisemblablement propre. Ilsreprennent possession de la vie calme et paisible, de l’idée duconfort et même du bonheur pour qui les maisons, en somme, ont étéfaites.

– On s’habituerait bien à ça, tu sais,mon vieux, après tout !

Cependant le public se masse autour d’unedevanture où un marchand de confections a réalisé, à l’aide demannequins de bois et de cire, un groupe ridicule :

Sur un sol semé de petits cailloux comme celuid’un aquarium, un Allemand à genoux dans un complet neuf dont lesplis sont marqués, et qui est même ponctué d’une croix de fer encarton, tend ses deux mains de bois rose à un officier françaisdont la perruque frisée sert de coussin à un képi d’enfant, dontles joues se bombent, incarnadines, et dont l’œil de bébéincassable regarde ailleurs. À côté des deux personnages gît unfusil emprunté à quelque panoplie d’une boutique de jouets. Unécriteau indique le titre de la composition animée :« Kamarad ! »

– Ah ! ben zut, alors !…

Devant cette construction puérile, la seulechose rappelant ici l’immense guerre qui sévit quelque part sous leciel, nous haussons les épaules, nous commençons à rire jaune,offusqués et blessés à vif dans nos souvenirs frais ; Tirettese recueille et se prépare à lancer quelque insultantsarcasme ; mais cette protestation tarde à éclore dans sonesprit à cause de notre transplantation totale, et de l’étonnementd’être ailleurs.

Or, une dame très élégante, qui froufroute,rayonne de soie violette et noire, et est enveloppée de parfums,avise notre groupe et, avançant sa petite main gantée, elle touchela manche de Volpatte puis l’épaule de Blaire. Ceux-cis’immobilisent instantanément, médusés par le contact direct decette fée.

– Dites-moi, vous, messieurs, qui êtes devrais soldats du front, vous avez vu cela dans les tranchées,n’est-ce pas ?

– Euh.., oui… oui.., répondent,énormément intimidés, et flattés jusqu’au cœur, les deux pauvreshommes.

– Ah !… tu vois ! Et ils enviennent, eux ! murmure-t-on dans la foule.

Quand nous nous retrouvons entre nous, sur lesdalles parfaites du trottoir, Volpatte et Blaire se regardent. Ilshochent la tête.

– Après tout, dit Volpatte, c’est à peuprès ça, quoi.

– Mais oui, quoi !

Et ce fut, ce jour-là, leur première parole dereniement.

On entre dans le Café de l’Industrie et desFleurs.

Un chemin en sparterie habille le milieu duparquet. On voit, peints le long des murs, le long des montantscarrés qui soutiennent le plafond et sur le devant du comptoir, desvolubilis violets, de grands pavots groseille et des roses commedes choux rouges.

– Y a pas à dire, on a du goût en France,fait Tirette.

– Il en fallu un paquet de patience, pourfaire ça, constate Blaire à la vue de ces fiorituresversicolores.

– Dans ces établissements-là, ajouteVolpatte, c’est pas seulement le plaisir de boire !

Paradis nous apprend qu’il a l’habitude descafés. Il a souvent, jadis, hanté, le dimanche, des cafés aussibeaux et même plus beaux que celui-là. Seulement, il y a longtempset il avait, explique-t-il, perdu le goût qu’ils ont. Il désigneune petite fontaine en émail décoré de fleurs et pendue au mur.

– Y a d’quoi se laver les mains.

On se dirige, poliment, vers la fontaine.Volpatte fait signe à Paradis d’ouvrir le robinet :

– Fais marcher l’système baveux.

Puis, tous les cinq, nous gagnons la salledéjà garnie, dans son pourtour, de consommateurs, et nous nousinstallons à une table.

– Ce s’ra cinq vermouth-cassis,pas ?

– On s’rhabituerait bien, après tout,répète-t-on.

Des civils se déplacent et viennent dans notreentourage. On dit à demi-voix :

– Ils ont tous la croix de guerre,Adolphe, tu vois…

– Ce sont de vrais poilus !

Les camarades ont entendu. Ils ne conversentplus entre eux qu’avec distraction, l’oreille ailleurs, et,inconsciemment, se rengorgent.

L’instant d’après, l’homme et la femme quiémettaient ces commentaires, penchés vers nous, les coudes sur lemarbre blanc, nous interrogent :

– La vie des tranchées, c’est dur,n’est-ce pas ?

– Euh… Oui… Ah ! dame, c’est pasrigolo toujours…

– Quelle admirable résistance physique etmorale vous avez ! Vous arrivez à vous faire à cette vie,n’est-ce pas ?

– Mais oui, dame, on s’y fait, on s’yfait très bien.

– C’est tout de même une existenceterrible et des souffrances, murmure la dame en feuilletant unjournal illustré qui contient quelques sinistres vues de terrainsbouleversés. On ne devrait pas publier ces choses-là,Adolphe !… Il y a la saleté, les poux, les corvées… Si bravesque vous soyez, vous devez être malheureux ?…

Volpatte, à qui elle s’adresse, rougit. Il ahonte de la misère d’où il sort et où il va rentrer. Il baisse latête et il ment, sans peut-être se rendre compte de tout sonmensonge :

– Non, après tout, on n’est pasmalheureux… C’est pas si terrible que ça, allez !

La dame est de son avis :

– Je sais bien, dit-elle, qu’il y a descompensations ! Ça doit être superbe, une charge, hein ?Toutes ces masses d’hommes qui marchent comme à la fête ! Etle clairon qui sonne dans la campagne : « Y a la goutte àboire là-haut ! » ; et les petits soldats qu’on nepeut pas retenir et qui crient : « Vive laFrance ! » ou bien qui meurent en riant ! …Ah ! nous autres, nous ne sommes pas à l’honneur commevous : mon mari est employé à la Préfecture, et, en ce moment,il est en congé pour soigner ses rhumatismes.

– J’aurais bien voulu être soldat, moi,dit le monsieur, mais je n’ai pas de chance : mon chef debureau ne peut pas se passer de moi.

Les gens vont et viennent, se coudoient,s’effacent l’un devant l’autre. Les garçons se faufilent avec leursfragiles et étincelants fardeaux verts, rouges et jaune vif bordéde blanc. Les crissements de pas sur le parquet sablé se mélangentaux interjections des habitués qui se retrouvent, les uns debout,les autres accoudés, aux bruits traînés sur le marbre des tablespar les verres et les dominos… Dans le fond, le choc des billesd’ivoire attire et tasse un cercle de spectateurs d’où s’exhalentdes plaisanteries classiques.

– Chacun son métier, mon brave, dit dansla figure de Tirette, à l’autre bout de la table, un homme dont laphysionomie est pavoisée de teintes puissantes. Vous êtes deshéros. Nous, nous travaillons à la vie économique du pays. C’estune lutte comme la vôtre. Je suis utile, je ne dirai pas plus quevous, mais autant.

Je vois Tirette – le loustic del’escouade ! – qui fait des yeux ronds parmi les nuages descigares, et je l’entends à peine dans le brouhaha, qui répond,d’une voix humble et assommée :

– Oui, c’est vrai… Chacun son métier.

Nous sommes partis furtivement.

Quand nous quittons le Café des Fleurs, nousne parlons guère. Il nous semble que nous ne savons plus parler.Une sorte de mécontentement crispe et enlaidit mes compagnons. Ilsont l’air de s’apercevoir que, dans une circonstance capitale, ilsn’ont pas fait leur devoir.

– Tout c’qu’i’ nous ont raconté dans leurpatois, ces cornards-là ! grogne enfin Tirette avec unerancune qui sort et se renforce à mesure que nous nous retrouvonsentre nous.

– On aurait dû s’saouleraujourd’hui ! … répond brutalement Paradis.

On marche sans souffler mot. Puis au bout d’untemps :

– C’est des moules, des sales moules,reprend Tirette. Ils ont voulu nous en foutre plein la vue, maisj’marche pas ! Si j’les r’vois, s’irrite-t-il crescendo,j’saurai bien leur dire !

– On n’les reverra pas, fait Blaire.

– Dans huit jours, on s’ra p’t’êt’crevés, dit Volpatte.

Aux abords de la place, nous heurtons unecohue s’écoulant de l’Hôtel de Ville et d’un autre monument publicqui présente un fronton et des colonnes de temple. C’est la sortiedes bureaux : des civils de tous les genres et de tous lesâges, et des militaires vieux et jeunes qui, de loin, sont habillésà peu près comme nous… Mais, de près, s’avoue leur identité decachés et de déserteurs de la guerre à travers leurs déguisementsde soldats et leurs brisques.

Des femmes et des enfants les attendent,groupés comme de jolis bonheurs. Les commerçants ferment leursboutiques avec amour, souriant à la journée finie et au lendemain,exaltés par l’intense et perpétuel frisson de leurs bénéficesaccrus, par le cliquetis grandissant de la caisse. Et ils sontrestés en plein au cœur de leur foyer ; ils n’ont qu’à sebaisser pour embrasser leurs enfants. On voit briller aux premièresétoiles de la rue tous ces gens riches qui s’enrichissent, tous cesgens tranquilles qui se tranquillisent chaque jour, et qu’on sentpleins, malgré tout, d’une inavouable prière. Tout cela rentredoucement, grâce au soir, se case dans les maisons perfectionnéeset les cafés où l’on vous sert. Des couples – des jeunes femmes etdes jeunes hommes, civils, ou soldats, portant brodé sur leur colquelque insigne de préservation – se forment, et se hâtent dansl’assombrissement du reste du monde, vers l’aurore de leur chambre,vers la nuit de repos et de caresse.

En passant tout près de la fenêtre entrouverted’un rez-de-chaussée, nous avons vu la brise gonfler le rideau dedentelle et lui donner la forme légère et douce d’une chemise…

L’avancée de la multitude nous refoule commedes étrangers pauvres que nous sommes.

Nous errons sur les pavés de la rue, le longdu crépuscule, qui commence à se dorer d’illuminations – dans lesvilles, la nuit se pare de bijoux. Le spectacle de ce monde nous aenfin donné, sans que nous puissions nous en défendre, larévélation de la grande réalité : une Différence qui sedessine entre les êtres, une Différence bien plus profonde et avecdes fossés plus infranchissables que celle des races : ladivision nette, tranchée – et vraiment irrémissible, celle-là –qu’il y a parmi la foule d’un pays, entre ceux qui profitent etceux qui peinent… ceux à qui on a demandé de tout sacrifier, tout,qui apportent jusqu’au bout leur nombre, leur force, et leurmartyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourient etréussissent les autres.

Quelques vêtements de deuil font tache dans lamasse et communient avec nous, mais le reste est en fête, non endeuil.

– Y a pas un seul pays, c’est pas vrai,dit tout à coup Volpatte avec une précision singulière. Y en adeux. J’dis qu’on est séparés en deux pays étrangers :l’avant, tout là-bas, où il y a trop de malheureux, et l’arrière,ici, où il y a trop d’heureux.

– Que veux-tu ! ça sert… L’en faut…C’est l’fond… Après…

– Oui, j’sais bien, mais tout d’même,tout d’même, y en a trop, et pis i’s sont trop heureux, et pisc’est toujours les mêmes, et pis y a pas d’raison…

– Que veux-tu ! dit Tirette.

– Tant pis ! ajoute Blaire, plussimplement encore.

– Dans huit jours on s’ra p’t’êt’crevés ! se contente de répéter Volpatte, tandis qu’on s’enva, tête basse.

Chapitre 23La corvée

Le soir tombe sur la tranchée. Pendant toutela journée, il s’est approché, invisible comme la fatalité, etmaintenant, il envahit les talus des longs fossés comme les lèvresd’une plaie infinie.

Au fond de la crevasse, depuis le matin, on aparlé, on a mangé, on a dormi, on a écrit. À l’arrivée du soir, unremous s’est propagé dans le trou sans bornes, secouant et unifiantle désordre inerte et les solitudes des hommes éparpillés. C’estl’heure où l’on se dresse pour travailler.

Volpatte et Tirette s’approchent ensemble.

– Encore un jour de passé, un jour commeles autres, dit Volpatte en regardant la nue qui se fonce.

– T’en sais rien, not’ journée n’est pasfinie, répond Tirette.

Une longue expérience du malheur lui a apprisqu’il ne faut pas, là où nous sommes, préjuger même de l’humbleavenir d’une soirée banale et déjà entamée…

– Allons, rassemblement !

On se réunit dans la lenteur distraite del’habitude. Chacun s’apporte avec son fusil, ses cartouchières, sonbidon, et sa musette garnie d’un morceau de pain. Volpatte mangeencore, la joue pointue et palpitante. Paradis grognonne et claquedes dents, le nez violâtre. Fouillade traîne son fusil comme unbalai. Marthereau regarde puis remet dans sa poche un tristemouchoir bouchonné, empesé.

Il fait froid, il bruine. Tout le mondegrelotte.

On entend psalmodier, là-bas :

– Deux pelles, une pioche, deux pelles,une pioche…

La file s’écoule, vers ce dépôt de matériel,stagne à l’entrée et en repart, hérissée d’outils.

– Tout le monde y est ? Hue !dit le caporal.

On dévale, on roule. On va vers l’avant, on nesait pas où. On ne sait rien, sinon que le ciel et la terre vont seconfondre dans un même abîme.

On sort de la tranchée déjà noircie comme unvolcan éteint, et on se trouve sur la plaine dans le crépusculenu.

De grands nuages gris, pleins d’eau, pendentdu ciel. La plaine est grise, pâlement éclairée, avec de l’herbebourbeuse et des balafres d’eau. De place à autre, des arbresdépouillés ne montrent plus que des espèces de membres et descontorsions.

On ne voit pas loin autour de soi, dans lafumée humide. D’ailleurs, on ne regarde que par terre, la vase oùl’on glisse.

– Mince de bouillasse !

À travers champs, on pétrît et on écrase unepâte à consistance visqueuse qui s’étale et reflue sans cessedevant les pas.

– D’la crème au chocolat… D’la crème aumoka !

Sur les parties empierrées – les ex-routeseffacées, devenues stériles comme les champs – la troupe en marchebroie, à travers une couche gluante, le silex qui se désagrège etcrisse sous les semelles ferrées.

– Tu dirais que tu marches sur du paingrillé avec du beurre dessus !

Parfois, sur la pente d’une butte, c’est del’épaisse boue noire, profondément crevassée, comme il s’enaccumule à l’entour des abreuvoirs dans les villages. Dans lescreux : des flaques, des mares, des étangs, dont les bordsirréguliers semblent en loques.

Les quolibets des loustics qui, frais et neufsau départ, criaient « coin, coin » quand il y avait del’eau, se raréfient, s’assombrissent. Peu à peu, les lousticss’éteignent. La pluie se met à tomber dru. On l’entend. Le jourdiminue, l’espace embrouillé se rapetisse. Par terre, dans l’eau,un reste de clarté jaune et livide se vautre.

À l’ouest se dessine une silhouette embuée demoines sous la pluie. C’est une compagnie du 204, enveloppée detoiles de tentes. On voit, en passant, leurs faces hâves etdéteintes, leurs nez noirs, à ces grands loups mouillés. Puis on neles voit plus.

Nous suivons la piste qui est, au milieu deschamps confusément herbeux, un champ glaiseux rayé d’innombrablesornières parallèles, labouré dans le même sens par les pieds et lesroues qui vont vers l’avant et qui vont vers l’arrière.

On saute par-dessus des boyaux béants. Cen’est pas toujours facile : les bords en deviennent gluants,glissants, et des éboulements les évasent. De plus, la fatiguecommence à nous peser sur les épaules. Des véhicules nous croisentà grand bruit et à grand éclaboussement. Les avant-trainsd’artillerie piaffent et nous aspergent de gerbes d’eau lourde. Lescamions automobiles emportent des espèces de roues liquides quitournoient autour des roues et giclent dans le rayon de chaquetumultueuse roulotte.

À mesure que la nuit s’accentue, les attelagessecoués et d’où se soulèvent des encolures de chevaux et lesprofils des cavaliers avec leurs manteaux flottants et leursmousquetons en bandoulière, se silhouettent d’une façon plusfantastique sur les flots nuageux du ciel. À un moment, il y a unencombrement de caissons d’artillerie. Ils s’arrêtent, piétinent,pendant qu’on passe. On entend un brouillement de cris d’essieux,de voix, de disputes, d’ordres qui se heurtent, et le grand bruitd’océan de la pluie. On voit fumer, par-dessus une mêlée obscure,les croupes des chevaux et les manteaux des cavaliers.

– Attention !

Par terre, à droite, quelque chose s’étend.C’est une rangée de morts. Instinctivement, en passant, le piedl’évite et l’œil y fouille. On perçoit des semelles dressées, desgorges tendues, le creux de vagues faces, des mains à demi crispéesen l’air, au-dessus du fouillis noir.

Et nous allons, nous allons, sur ces champsencore blêmes et usés par les pas, sous le ciel où des nuages sedéploient, déchiquetés comme des linges à travers l’étenduenoircissante qui semble s’être salie, depuis tant de jours, par lelong contact de tant de pauvre multitude humaine.

Puis on redescend dans les boyaux.

Ils sont en contre-bas. Pour les atteindre onfait un large circuit, de sorte que ceux qui sont à l’arrière-gardevoient à une centaine de mètres l’ensemble de la compagnie sedéployer dans le crépuscule, petits bonshommes obscurs accrochésaux pentes, qui se suivent et s’égrènent, avec leur outil et leurfusil dressés de chaque côté de leurs têtes, mince ligneinsignifiante de suppliants qui s’enfoncent en levant les bras.

Ces boyaux, qui sont encore en deuxième ligne,sont peuplés. Au seuil de leurs abris où pend et bat une peau debête, ou une toile grise, des hommes accroupis, hirsutes, nousregardent passer d’un œil atone, comme s’ils ne regardaient rien.Hors d’autres toiles, tirées jusqu’au bas, sortent des pieds et desronflements.

– Nom de Dieu ! C’que c’estlong ! commence-t-on à grogner parmi les marcheurs.

Un remous, un refoulement.

– Halte !

Il faut s’arrêter pour en laisser passerd’autres. On s’amoncelle en vitupérant, sur les côtés fuyants de latranchée. C’est une compagnie de mitrailleurs avec ses étrangesfardeaux.

Ça n’en finit plus. Ces longues pauses sontharassantes. Les muscles commencent à tirer. Le piétinementprolongé nous écrase.

À peine s’est-on remis en marche qu’il fautreculer jusqu’à un boyau de dégagement pour laisser passer larelève des téléphonistes. On recule, comme un bétail malaisé.

On repart plus lourdement.

– Attention au fil !

Le fil téléphonique ondoie au-dessus de latranchée qu’il traverse par places entre deux piquets. Quand iln’est pas assez tendu et que sa courbe plonge dans le creux, ilaccroche les fusils des hommes qui passent, et les hommes pris sedébattent, et déblatèrent contre les téléphonistes qui ne saventjamais attacher leurs ficelles.

Puis, comme l’enchevêtrement fléchissant desfils précieux augmente, on suspend le fusil à l’épaule la crosse enl’air, on porte les pelles tête basse, et on avance en pliant lesépaules.

Un soudain ralentissement s’impose à lamarche. On n’avance plus que pas à pas, emboîtés les uns dans lesautres. La tête de la colonne doit être engagée dans une passedifficile.

On arrive à l’endroit : une déclivité dusol mène à une fissure qui bée. C’est le Boyau Couvert. Les autresont disparu par cette espèce de porte basse.

– Alors, faut entrer dansc’boudin ?

Chacun hésite avant de s’engloutir dans lamince ténèbre souterraine. C’est la somme de ces hésitations et deces lenteurs qui se répercute dans les tronçons d’arrière de lacolonne, en flottements, en engorgements avec parfois des freinagesbrusques.

Dès les premiers pas dans le Boyau Couvert,une lourde obscurité nous tombe dessus et, un à un, nous sépare.Une odeur de caveau moisi et de marécage nous pénètre. On distingueau plafond de ce couloir terreux qui nous absorbe, quelques rais ettrous de pâleur : les interstices et les déchirures desplanches du dessus ; des filets d’eau en tombent par places,abondamment, et, malgré les précautions tâtonnantes, on trébuchesur des amoncellements de bois ; on heurte, de flanc, la vagueprésence verticale des madriers d’étai.

L’atmosphère de cet interminable passage clostrépide sourdement : c’est la machine au projecteur qui y estinstallée et devant laquelle on va passer.

Au bout d’un quart d’heure qu’on tâtonne,noyés là-dedans, quelqu’un, excédé d’ombre et d’eau, et las de secogner à de l’inconnu, grogne :

– Tant pis, j’allume !

Une lampe électrique fait jaillir son pointéblouissant. Aussitôt, on entend hurler le sergent :

– Vingt dieux ! Quel est l’abruticomplètement qui allume ! T’es pas dingo ? Tu n’vois doncpas qu’ça s’voit, galeux, à travers l’parquet !

La lampe électrique, après avoir éveillé, dansson cône lumineux, de sombres parois suintantes, rentre dans lanuit.

– C’est rare que ça s’voit, gouaillel’homme, on n’est pas en première ligne, tout de même !

– Ah ! ça s’voît pas !…

Et le sergent qui, inséré dans la file,continue à se porter en avant, et, on le devine, se retourne enmarchant, entreprend une explication heurtée.

– Espèce d’nœud, bon Dieu d’acrobate…

Mais, soudain, il brame à nouveau :

– Encore un qui fume ! Sacrébordel !

Il veut s’arrêter cette fois, mais il a beause cabrer et se cramponner en ahanant, il est obligé de suivre lemouvement, précipitamment, et il est emporté avec les vociférationsrentrées qui le dévorent, tandis que la cigarette, cause de safureur, disparaît en silence.

Le tapement saccadé de la machine s’accentue,et une chaleur s’épaissit autour de nous. À mesure qu’on avance,l’air tassé du boyau en vibre de plus en plus. Bientôt, latrépidation du moteur nous martèle les oreilles et nous secoue toutentiers. La chaleur augmente : c’est comme un souffle de bêtequi nous vient à la face. Nous descendons vers l’agitation dequelque infernale officine, par la voie de cette fosse ensevelie,dont une rambleur rouge sombre, où s’ébauchent nos massives ombres,courbées, commence à empourprer les parois.

Dans un crescendo diabolique de vacarme, devent chaud et de lueurs, on roule vers la fournaise. On estassourdis. On dirait maintenant que c’est le moteur qui se jette àtravers la galerie, à notre rencontre, comme une motocycletteeffrénée, et qui approche vertigineusement avec son phare et sonécrasement.

On passe, à demi aveuglés, brûlés, devant lefoyer rouge et le moteur noir, dont le volant ronfle commel’ouragan. On a à peine le temps de voir là des remuementsd’hommes. On ferme les yeux, on est suffoqués au contact de cettehaleine incandescente et tapageuse.

Ensuite, le bruit et la chaleur s’acharnent enarrière de nous et s’affaiblissent… Et mon voisin ronchonne dans sabarbe :

– Et c’t’idiot-là qui disait qu’ma lampe,ça s’voyait !

Voici l’air libre ! Le ciel est bleu trèsfoncé, de la couleur à peine délayée de la terre. La pluie donne deplus belle. On marche péniblement dans ces masses limoneuses. Toutle soulier s’enfonce et c’est une meurtrissure aiguë de fatiguepour retirer le pied chaque fois. On n’y voit guère dans la nuit.On voit cependant, à la sortie du trou, un désordre de poutres quise débattent dans la tranchée élargie : quelque abridémoli.

Un projecteur arrête en ce moment sur nous songrand bras articulé et féerique, qui se promenait dans l’infini –et on découvre que l’emmêlement de poutres déracinées et enfoncées,et de charpentes cassées, est peuplé de soldats morts. Tout près demoi, une tête a été rattachée à un corps agenouillé, avec un vaguelien, et lui pend sur le dos : sur la joue une plaque noiredentelée de gouttes caillées. Un autre corps entoure de ses bras unpiquet et n’est qu’à moitié tombé. Un autre, couché en cercle,déculotté par l’obus, montre son ventre et ses reins blafards. Unautre, étendu au bord du tas, laisse traîner sa main sur lepassage. Dans cet endroit où l’on ne passe que la nuit car latranchée, comblée là par l’éboulement, est inaccessible le jour –tout le monde marche sur cette main. À la lumière du projecteur, jel’ai bien vue, squelettique, usée vague nageoire atrophiée.

La pluie fait rage. Son bruit de ruissellementdomine tout. C’est une désolation affreuse. On la sent sur lapeau ; elle nous dénude. On s’engage dans le boyau découvert,tandis que la nuit et l’orage reprennent à eux seuls, et brassentcette mêlée de morts échoués et cramponnés sur ce carré de terrecomme sur un radeau.

Le vent glace sur nos figures les larmes de lasueur. Il est près de minuit. Voilà six heures qu’on marche dans lapesanteur grandissante de la boue.

C’est l’heure où, dans les théâtres de Paris,constellés de lustres et fleuris de lampes, emplis de fièvreluxueuse, de frémissements de toilettes, de la chaleur des fêtes,une multitude encensée, rayonnante, parle, rit, sourit, applaudit,s’épanouit, se sent doucement remuée par les émotionsingénieusement graduées que lui a présentées la comédie, ous’étale, satisfaite de la splendeur et de la richesse desapothéoses militaires qui bondent la scène du music-hall.

– Arrivera-t-on ? Nom de Dieu,arrivera-t-on jamais ?

Un geignement s’exhale de la longue théoriequi cahote dans les fentes de la terre, portant le fusil, portantla pelle ou la pioche sous l’averse sans fin. On marche ; onmarche. La fatigue nous enivre et nous jette d’un côté, puis d’unautre : alourdis et détrempés, nous frappons de l’épaule laterre mouillée comme nous.

– Halte !

– On est arrivés ?

– Ah ben ouiche, arrivés !

Pour le moment, une forte reculade se dessineet nous entraîne, parmi laquelle une rumeur court :

– On s’est perdus.

La vérité se fait jour dans la confusion de lahorde errante : on a fait fausse route à quelqueembranchement, et maintenant, c’est le diable pour retrouver labonne voie.

Bien plus, le bruit arrive, de bouche enbouche, que derrière nous est une compagnie en armes qui monte auxlignes. Le chemin que nous avons pris est bouché d’hommes. C’estl’embouteillage.

Il faut, coûte que coûte, essayer de regagnerla tranchée qu’on a perdue et qui, paraît-il, est à notre gauche,en y filtrant par une sape quelconque. L’énervement des hommes àbout de forces éclate en gesticulations et en violentesrécriminations. Ils se traînent, puis jettent leur outil et restentlà. Par places, il en est des grappes compactes – on les entrevoità la blancheur des fusées – qui se laissent tomber par terre. Latroupe attend, éparpillée en longueur du sud au nord, sous la pluieimpitoyable.

Le lieutenant qui conduit la marche et quinous a perdus arrive à se frayer un passage le long des hommes,cherchant une issue latérale. Un petit boyau s’ouvre, bas etétroit.

– C’est par là qu’il faut prendre, y apas d’erreur, s’empresse de dire l’officier. Allons, en avant, lesamis !

Chacun reprend en rechignant son fardeau… Maisun concert de malédictions et de jurons s’élève du groupe qui s’estengagé dans la petite sape.

– C’est des feuillées !

Une odeur nauséabonde se dégage du boyau, endécelant indiscutablement la nature. Ceux qui étaient entrés làs’arrêtent, se butent, refusent d’avancer. On se tasse les uns surles autres, bloqués au seuil de ces latrines.

– J’aime mieux aller par la plaine !crie un homme.

Mais des éclairs déchirent la nue au-dessusdes talus, de tous les côtés, et le décor est si empoignant à voir,de ce trou garni d’ombre grouillante, avec ces gerbes de flammesretentissantes qui le surplombent dans les hauteurs du ciel, quepersonne ne répond à la parole du fou.

Bon gré, mal gré, il faut passer par làpuisqu’on ne peut pas revenir en arrière.

– En avant dans la merde ! crie lepremier de la bande.

On s’y lance, étreints par le dégoût. Lapuanteur y devient intolérable. On marche dans l’ordure dont onsent, parmi la bourbe terreuse, les fléchissements mous.

Des balles sifflent.

– Baissez la tête !

Comme le boyau est peu profond, on est obligéde se courber très bas pour n’être pas tué et d’aller, en sepliant, vers le fouillis d’excréments taché de papiers épars qu’onpiétine.

Enfin, on retombe dans le boyau qu’on a quittépar erreur. On recommence à marcher. On marche toujours, onn’arrive jamais.

Le ruisseau qui coule à présent au fond de latranchée lave la fétidité et l’infâme encrassement de nos pieds,tandis que nous errons, muets, la tête vide, dans l’abrutissementet le vertige de la fatigue.

Les grondements de l’artillerie se succèdentde plus en plus fréquents et finissent par ne former qu’un seulgrondement de la terre entière. De tous les côtés, les coups dedépart ou les éclatements jettent leur rapide rayon qui tache debandes confuses le ciel noir au-dessus de nos têtes. Puis lebombardement devient si dense que l’éclairement ne cesse pas. Aumilieu de la chaîne continue de tonnerres on s’aperçoit directementles uns les autres, casques ruisselants comme le corps d’unpoisson, cuirs mouillés, fers de pelle noirs et luisants, etjusqu’aux gouttes blanchâtres de la pluie éternelle. Je n’ai jamaisencore assisté à un tel spectacle : c’est, en vérité, comme unclair de lune fabriqué à coups de canon.

En même temps une profusion de fusées partentde nos lignes et des lignes ennemies, elles s’unissent et se mêlenten groupes étoilés ; il y a eu, un moment, une Grande Ourse defusées dans la vallée du ciel qu’on aperçoit entre les parapets –pour éclairer notre effrayant voyage.

On s’est de nouveau perdus. Cette fois, ondoit être bien près des premières lignes ; mais une dépressionde terrain dessine dans cette partie de la plaine une vague cuvetteparcourue par des ombres.

On a longé une sape dans un sens, puis dansl’autre. Dans la vibration phosphorescente du canon, saccadée commeau cinématographe, on aperçoit au-dessus du parapet deuxbrancardiers essayant de franchir la tranchée avec leur brancardchargé.

Le lieutenant, qui connaît tout au moins lelieu où il doit conduire l’équipe des travailleurs, lesinterpelle :

– Où est-il, le Boyau Neuf ?

– J’sais pas.

On leur pose, des rangs, une autrequestion : « À quelle distance est-on desBoches ? » ils ne répondent pas. Ils se parlent.

– J’m’arrête, dit celui de l’avant.J’suis trop fatigué.

– Allons ! avance, nom deDieu ! fait l’autre d’un ton bourru en pataugeant pesamment,les bras tirés par le brancard. On va pas tester à moisir ici.

Ils posent le brancard à terre sur le parapet,l’extrémité surplombant la tranchée. On voit, en passantpar-dessous, les pieds de l’homme étendu ; et la pluie quitombe sur le brancard en dégoutte noircie.

– C’est un blessé ? demande-t-ond’en bas.

– Non, un macchab, grogne cette fois lebrancardier, et i’ pèse au moins quatre-vingts kilos. Des blessés,j’dis pas – d’puis deux jours et deux nuits, on n’en déporte pas –mais c’est malheureux d’s’esquinter à trimbaler des morts.

Et le brancardier, debout sur le bord dutalus, jette un pied sur la base du talus qui fait face, par-dessusle trou, et, les jambes écartées à fond, péniblement équilibré,empoigne le brancard et se met en devoir de le traîner de l’autrecôté ; et il appelle son camarade à son secours.

Un peu plus loin, on voit se pencher la formed’un officier encapuchonné. Il a porté la main à sa figure et deuxlignes dorées ont apparu à sa manche.

Il va nous indiquer le chemin, lui… Mais ilparle : il demande si on n’a pas vu sa batterie, qu’ilcherche.

On n’arrivera jamais.

On arrive pourtant.

On aboutit à un champ charbonneux, hérissé dequelques maigres piquets ; et sur lequel on grimpe et on serépand en silence. C’est là.

Pour se mettre en place, c’est une affaire. Àquatre reprises différentes, il faut avancer, puis rétrograder pourque la compagnie s’échelonne régulièrement sur la longueur du boyauà creuser et que le même intervalle subsiste entre chaque équiped’un piocheur et de deux pelleteurs.

– Appuyez encore de trois pas… C’esttrop. Un pas en arrière. Allons, un pas en arrière, êtes-voussourds ?… Halte !… Là !…

Cette mise au point est conduite par lelieutenant et un gradé du génie surgi de terre. Ensemble ouséparément, ils se démènent, courent le long de la file, crientleurs commandements à voix basse dans la figure des hommes qu’ilsprennent par le bras, parfois, pour les guider. L’opération,commencée avec ordre, dégénère, en raison de la mauvaise humeur deshommes épuisés qui ont continuellement à se déraciner du point oùils sont affalés, en houleuse cohue.

– On est en avant des premières lignes,dit-on tout bas autour de moi.

– Non, murmurent d’autres voix, on estjuste derrière.

On ne sait pas. La pluie tombe toujours, moinsfort cependant qu’à certains moments de la marche. Mais qu’importela pluie ! On s’est étalés par terre. On est si bien, lesreins et les membres posés sur la boue moelleuse, qu’on resteindifférents à l’eau qui nous pique la figure, nous passe sur lapeau, et au lit spongieux qui nous tient.

Mais c’est à peine si on a le temps desouffler. On ne nous laisse pas imprudemment nous ensevelir dans lerepos. Il faut se mettre au travail d’arrache-pied. Il est deuxheures du matin : dans quatre heures il fera trop clair pourqu’on puisse rester ici. Il n’y a pas une minute à perdre.

– Chaque homme, nous dit-on, a à creuser1 m. 50 de longueur sur 0 m. 70 de largeur et 80 cm. de profondeur.Chaque équipe a donc ses 4 m. 50. Et mettez-en un coup, je vous leconseille : plus tôt ce sera fini, plus tôt vous vous enirez.

On connaît le boniment. Il n’y a pas d’exempledans les annales du régiment qu’une corvée de terrassement soitpartie avant l’heure où il fallait nécessairement qu’elle vidât leslieux pour ne pas être aperçue, repérée et détruite avec sonouvrage.

On murmure :

– Oui, oui, ça va… C’est pas la peine denous la faire. Économise.

Mais – sauf quelques dormeurs invincibles quitout à l’heure seront obligés de travailler surhumainement – toutle monde se met à l’œuvre avec courage.

On attaque la première couche de la lignenouvelle : des mottes de terre filandreuses d’herbe. Lafacilité et la rapidité avec lesquelles s’entame le travail – commetous les travaux de terrassement en pleine terre – donnentl’illusion qu’il sera vite terminé, qu’on pourra dormir dans sontrou, et cela ravive une certaine ardeur.

Mais soit à cause du bruit des pelles, soitparce que quelques-uns, malgré les objurgations, bavardent presquehaut, notre agitation éveille une fusée, qui grince verticalementsur notre droite avec sa ligne enflammée.

– Couchez-vous !

Tout le monde s’abat, et la fusée balance etpromène son immense pâleur sur une sorte de champ de morts.

Lorsqu’elle est éteinte, on entend, çà et là,puis partout, les hommes se dégager de l’immobilité qui lescachait, se relever, et se remettre au travail avec plus desagesse.

Bientôt, une autre fusée lance sa longue tigedorée, couche et immobilise encore lumineusement la ligne obscuredes faiseurs de tranchées. Puis une autre, puis une autre.

Des balles déchirent l’air autour de nous. Onentend crier :

– Un blessé !

Il passe soutenu par des camarades ; ilsemble même qu’il y a plusieurs blessés. On entrevoit ce paquetd’hommes qui se traînent l’un l’autre, et s’en vont.

L’endroit devient mauvais. On se baisse, ons’accroupit. Quelques-uns grattent la terre à genoux. D’autrestravaillent allongés, peinent et se tournent et retournent, commeceux qui ont des cauchemars. La terre, dont la première couche nousfut légère à enlever, devient glaiseuse et collante, est dure àmanier et adhère à l’outil comme du mastic. Il faut, à chaquepelletée, racler le fer de la bêche.

Déjà serpente une maigre bosselure de déblais,et chacun se donne l’impression de renforcer cet embryon de talusavec sa musette et sa capote roulée, et se pelotonne derrière cemince tas d’ombre lorsqu’une rafale arrive…

On transpire quand on travaille ; dèsqu’on s’arrête, on est transpercé de froid. Aussi est-on obligé devaincre la douleur de la fatigue et de reprendre la tâche.

Non, on n’aura pas fini… La terre devient deplus en plus lourde. Un enchantement semble s’acharner contre nouset nous paralyser les bras. Les fusées nous harcèlent, nous font lachasse, ne nous laissent pas remuer longtemps ; et, après quechacune d’elles nous a pétrifiés dans sa lumière, nous avons àlutter contre une besogne plus rétive. C’est avec une lenteurdésespérante, à coup de souffrances, que le trou descend vers lesprofondeurs.

Le sol s’amollit, chaque pelletée s’égoutte etcoule, et se répand de la pelle avec un bruit flasque. Quelqu’un,enfin, crie :

– Y a d’la flotte !

Ce cri se répercute et court tout le long dela rangée de terrassiers.

– Y a d’la flotte. Rien àfaire !

– L’équipe où est Mélusson a creusé plusprofond, et c’est de l’eau. On arrive à une mare.

– Rien à faire.

On s’arrête, dans le désarroi. On entend, ausein de la nuit, le bruît des pelles et des pioches qu’on jettecomme des armes vides. Les sous-officiers cherchent à tâtonsl’officier pour réclamer des instructions. Et, par places, sans endemander davantage, des hommes s’endorment délicieusement sous lacaresse de la pluie et sous les fusées radieuses…

C’est à peu près à ce moment autant qu’il mesouvient – que le bombardement a commencé.

Le premier obus est arrivé dans un craquementterrible de l’air, qui a paru se déchirer en deux, et d’autressifflements convergeaient déjà sur nous lorsque son explosionsouleva le sol vers la tête du détachement au sein de la grandeurde la nuit et de la pluie, montrant des gesticulations sur unbrusque écran rouge.

Sans doute, à force de fusées, ils nousavaient vus et avaient réglé leur tir sur nous…

Les hommes se précipitèrent, se roulèrent versle petit fossé inondé qu’ils avaient creusé. On s’y inséra, on s’ybaigna, on s’y enfonça, en disposant les fers des pelles au-dessusdes têtes. À droite, à gauche, en avant, en arrière, des obuséclatèrent, si proches, que chacun nous bousculait et nous secouaitdans notre couche de terre glaise. Ce fut bientôt un seultremblement continu qui agitait la chair de ce morne caniveau bondéd’hommes et écaillé de pelles, sous des couches de fumée et deschutes de clarté. Les éclats et les débris se croisaient dans tousles sens avec leur réseau de clameurs, sur le champ ébloui. Il nes’est pas passé une seconde que tous n’aient pensé ce quequelques-uns balbutiaient la face par terre :

– On est foutu, c’coup-ci.

Une forme, un peu en avant de l’endroit où jesuis, s’est soulevée et a crié :

– Allons-nous-en !

Des corps qui gisaient s’érigèrent à moitiéhors du linceul de boue qui, de leurs membres, coulaient en pans,en lambeaux liquides, et ces spectres macabres crièrent :

– Allons-nous-en !

On était à genoux, à quatre pattes ; onse poussait du côté de la retraite.

– Avancez ! Allons,avancez !

Mais la longue file resta inerte. Les plaintesfrénétiques des crieurs ne la déplaçaient pas. Ceux qui étaient,là-bas, au bout, ne bougeaient pas et leur immobilité bloquait lamasse.

Des blessés passèrent par-dessus les autres,rampant sur eux comme sur des débris, et ces blessés ont arrosétoute la compagnie de leur sang.

On apprit enfin la cause de l’affolanteimmobilité de la queue du détachement :

– Y a un barrage au bout.

Une étrange panique emprisonnée, aux crisinarticulés, aux gestes murés, s’empara des hommes qui étaient là.Ils se débattaient sur place et clamaient. Mais, si petit que fûtl’abri du fossé ébauché, personne n’osait sortir de ce creux quinous empêchait de dépasser le niveau du sol, pour fuir la mort versla tranchée transversale qui devait être là-bas… Les blessésauxquels il était permis de ramper par-dessus les vivantsrisquaient singulièrement en le faisant et à tout instant étaientfrappés et retombaient au fond.

C’était vraiment une pluie de feu quis’abattait partout, mêlée à la pluie. De la nuque aux talons onvibrait, mêlés profondément aux vacarmes surnaturels. La plushideuse des morts descendait et sautait et plongeait tout autour denous dans des flots de lumière. Son éclat soulevait et arrachaitl’attention dans tous les sens. La chair s’apprêtait au monstrueuxsacrifice !… L’émotion qui nous annihilait était si fortequ’en ce moment seulement on s’est souvenu qu’on avait déjà parfoiséprouvé cela, subi ce déversement de mitraille avec sa brûlurehurlante et sa puanteur. Ce n’est que pendant un bombardement qu’onse rappelle vraiment ceux qu’on a supportés déjà.

Et, sans arrêt, rampaient de nouveaux blessésfuyant quand même, qui faisaient peur et au contact desquels ongémissait parce qu’on se répétait :

– On ne sortira pas de là, personne nesortira de là. Soudain, un vide se produisit dans l’agglomérationhumaine ; la masse s’aspirait vers l’arrière ; ondégageait. On a commencé par ramper, puis on a couru, courbés dansla boue et l’eau miroitante d’éclairs ou de reflets pourprés, entrébuchant et en tombant à cause des inégalités du fond cachées parl’eau, semblables nous-mêmes à de lourds projectiles éclabousseursqui se ruaient, bousculés par la foudre à ras de terre. On arrivaau début du boyau qu’on avait commencé à creuser.

– Y a pas d’tranchée. Y a rien.

En effet, dans la plaine où s’était amorcénotre travail de terrassement, l’œil ne découvrait pas l’abri. Onne voyait que la plaine, un énorme désert furieux, même au coupd’aile tempétueux des fusées. La tranchée ne devait pas être loinpuisque nous étions arrivés en la suivant. Mais de quel côté sediriger pour la trouver ? La pluie redoubla. On resta là uninstant, balancés dans un lugubre désappointement, accumulés aubord de l’inconnu foudroyé, puis ce fut une débandade. Les uns seportèrent à gauche, les autres à droite, les autres droit devanteux, tous minuscules et ne durant qu’un instant au sein de la pluietonitruante, séparés par des rideaux de fumée enflammée et desavalanches noires.

Le bombardement diminua sur nos têtes. C’étaitsurtout vers l’emplacement où nous nous étions trouvés qu’il semultipliait. Mais d’une seconde à l’autre, il pouvait venir toutbarrer et tout faire disparaître. La pluie devenait de plus en plustorrentielle. C’était le déluge dans la nuit. Les ténèbres étaientsi épaisses que les fusées n’en éclairaient que des tranchesnuageuses, rayées d’eau, au fond desquelles allaient, venaient,couraient en rond des fantômes désemparés. Il m’est impossible dedire pendant combien de temps j’ai erré avec le groupe auquelj’étais resté attaché. Nous sommes allés dans les fondrières. Nosregards tendus essayaient, en avant de nous, de tâtonner vers letalus et le fossé sauveurs, vers la tranchée qui était quelquepart, dans le gouffre, comme un port.

Un cri de réconfort s’est enfin fait entendreà travers le fracas de la guerre et des éléments :

– Une tranchée !

Mais le talus de cette tranchée bougeait.C’étaient des hommes confusément mêlés, qui semblaient s’endétacher, l’abandonner.

– N’restez pas là, les gars, crièrent cesfuyards, ne v’nez pas, n’approchez pas ! C’est affreux. Touts’écroule. Les tranchées foutent le camp, les guitounes sebouchent. La boue entre partout. Demain matin y aura plusd’tranchées. C’est fini d’toutes les tranchées d’ici !

On s’en alla. Où ? On avait oublié dedemander la moindre indication à ces hommes qui, aussitôt qu’ilsétaient apparus, ruisselants, s’étaient engloutis dans l’ombre.

Même notre petit groupe s’émietta au milieu deces dévastations. On ne savait plus avec qui on était. Chacunallait : tantôt c’était l’un, tantôt c’était l’autre quisombrait dans la nuit, disparaissant avec sa chance de salut.

On monta, on descendit des pentes. J’entrevisdevant moi des hommes fléchis et bossus gravissant une côteglissante où la boue les tirait en arrière, d’où les repoussaientle vent et la pluie, sous un dôme d’éclairs sourds.

Puis, on reflua dans un marécage où onenfonçait jusqu’aux genoux. On marchait en levant très haut lespieds avec un bruit de nageurs. On accomplissait pour avancer uneffort énorme qui, à chaque enjambée, se ralentissait d’une façonangoissante.

Là on a senti approcher la mort, mais nousavons échoué sur une sorte de môle d’argile qui coupait lemarécage. Nous avons suivi le dos glissant de ce grêle îlot, et jeme souviens qu’à un moment, pour ne pas être précipités en bas dela crête flasque et sinueuse, nous avons dû nous baisser, et nousguider en touchant une bande de morts qui y étaient à demienfoncés. Ma main a rencontré des épaules, des dos durs, une facefroide comme un casque, et une pipe qu’une mâchoire continuait àserrer désespérément.

Sortis de là, levant vaguement nos faces auhasard, nous entendîmes un groupe de voix résonner non loin denous.

– Des voix ! Ah ! desvoix !

Elles nous ont semblé douces, ces voix, commesi elles nous appelaient par nos noms. On s’est réunis pours’approcher du fraternel murmure d’hommes.

Les paroles devinrent distinctes ; ellesétaient tout près, dans ce monticule entrevu là comme une oasis, etpourtant on n’entendait pas ce qu’elles disaient. Les sonss’embrouillaient ; on ne comprenait pas.

– Qu’est-c’qu’i’s disent donc ?demanda l’un de nous d’un ton étrange.

Nous cessâmes, instinctivement, de chercherpar où entrer.

Un doute, une idée poignante noussaisissaient. Alors on perçut des mots très nettement articulés quiretentirent :

– Achtung !… Zweites Geschùtz…Schuss…

Et, en arrière, un coup de canon a répondu àcet ordre téléphonique.

La stupéfaction et l’horreur nous clouèrentd’abord sur place.

– Où sommes-nous ? Tonnerre deDieu ! où sommes-nous ?

On a fait demi-tour, lentement malgré tout,alourdis par plus d’épuisement et de regret, et on s’enfuit,criblés de fatigue comme d’une quantité de blessures, tirés vers laterre ennemie, gardant juste assez d’énergie pour repousser ladouceur qu’il y aurait eu à se laisser mourir.

Nous arrivâmes dans une espèce de grandeplaine. Et là, on s’arrêta, on se jeta par terre, au bord d’untertre ; on s’y adossa, incapables de faire un pas deplus.

Mes vagues compagnons et moi, nous nebougeâmes plus. La pluie nous lava la face ; elle nousruissela dans le dos et la poitrine, et pénétrant par l’étoffe desgenoux, remplit nos souliers.

On serait peut-être tués au jour, ouprisonniers. Mais on ne pensait plus à rien. On ne pouvait plus, onne savait plus.

Chapitre 24L’aube

À la place où nous nous sommes laissés tomber,nous attendons le jour. Il vient, peu à peu, glacé et sombre,sinistre, et se diffuse sur l’étendue livide.

La pluie a cessé de couler. Il n’y en a plusau ciel. La plaine plombée, avec ses miroirs d’eau ternis, a l’airde sortir non seulement de la nuit, mais de la mer.

À demi assoupis, à demi dormants, ouvrantparfois les yeux pour les refermer, paralysés, rompus et froids,nous assistons à l’incroyable recommencement de la lumière.

Où sont les tranchées ?

On voit des lacs, et, entre ces lacs, deslignes d’eau laiteuse et stagnante.

Il y a plus d’eau encore qu’on n’avait cru.L’eau a tout pris ; elle s’est répandue partout, et laprédiction des hommes de la nuit s’est réalisée : il n’y aplus de tranchées, ces canaux ce sont les tranchées ensevelies.L’inondation est universelle. Le champ de bataille ne dort pas, ilest mort. Là-bas, la vie continue peut-être, mais on ne voit pasjusque-là.

Je me soulève à moitié, péniblement, enoscillant, comme un malade, pour regarder cela. Ma capote m’étreintde son fardeau terrible. Il y a trois formes monstrueusementinformes à côté de moi. L’une c’est Paradis avec une extraordinairecarapace de boue, une boursouflure à la ceinture, à la place de sescartouchières – se lève aussi. Les autres dorment et ne font aucunmouvement.

Et puis, quel est ce silence ? Il estprodigieux. Pas un bruit, sinon, de temps en temps, la chute d’unemotte de terre dans l’eau, au milieu de cette paralysie fantastiquedu monde. On ne tire pas… Pas d’obus, parce qu’ils n’éclateraientpas. Pas de balles, parce que les hommes…

Les hommes, où sont les hommes ?

Peu à peu, on les voit. Il y en a, non loin denous, qui dorment affalés, enduits de boue des pieds à la tête,presque changés en choses.

À quelque distance, j’en distingue d’autres,recroquevillés et collés comme des escargots le long d’un talusarrondi et à demi résorbé par l’eau. C’est une rangée immobile demasses grossières, de paquets placés côte à côte, dégoulinant d’eauet de boue, de la couleur du sol auquel ils sont mêlés.

Je fais un effort pour rompre lesilence ; je parle, je dis à Paradis qui regarde aussi de cecôté :

– Sont-ils morts ?

– Tout à l’heure on ira voir, dit-il àvoix basse. Restons là encore un peu. Tout à l’heure on aura lecourage d’y aller.

Tous les deux on se regarde et on jette lesyeux sur ceux qui sont venus s’abattre ici. On a des figurestellement lassées que ce ne sont plus des figures ; quelquechose de sale, d’effacé et de meurtri, aux yeux sanglants, en hautde nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis lecommencement – et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.

Paradis détourne la tête, regardeailleurs.

Tout à coup, je le vois qui est saisi d’untremblement. Il étend un bras énorme, encroûté de boue :

– Là… là… fait-il.

Sur l’eau qui déborde d’une tranchée au milieud’un terrain particulièrement hachuré et raviné, flottent desmasses, des récifs ronds.

Nous nous traînons jusque-là. Ce sont desnoyés.

Leurs têtes et leurs bras plongent dans l’eau.On voit transparaître leurs dos avec les cuirs de l’équipement,vers la surface du liquide plâtreux et leurs cottes de toile bleuesont gonflées, avec les pieds emmanchés de travers sur ces jambesballonnées, comme les pieds noirs boulus adaptés aux jambesinformes des bonshommes en baudruche. Sur un crâne immergé, descheveux se tiennent droit dans l’eau comme des herbes aquatiques.Voici une figure qui affleure : la tête est échouée contre lebord, et le corps disparaît dans la tombe trouble. La face estlevée vers le ciel. Les yeux sont deux trous blancs ; labouche est un trou noir. La peau jaune, boursouflée, de ce masqueapparaît molle et plissée, comme de la pâte refroidie.

Ce sont les veilleurs qui étaient là. Ilsn’ont pas pu se dépêtrer de la boue. Tous leurs efforts pour sortirde cette fosse à l’escarpement gluant qui s’emplissait d’eau,lentement, fatalement, ne faisaient que les attirer davantage aufond. Ils sont morts cramponnés à l’appui fuyant de la terre.

Là sont nos premières lignes, et là lespremières lignes allemandes, pareillement silencieuses et referméesdans l’eau.

Nous allons jusqu’à ces molles ruines. Onpasse au milieu de ce qui était hier encore la zone d’épouvante,dans l’intervalle terrible au seuil duquel a dû s’arrêter l’élanformidable de notre dernière attaque – où les balles et les obusn’avaient pas cessé de sillonner l’espace depuis un an et demi, etoù, ces jours-là, leurs averses transversales se sont furieusementcroisées au-dessus de la terre, d’un horizon à l’autre.

C’est maintenant un surnaturel champ de repos.Le terrain est partout taché d’êtres qui dorment, ou qui, s’agitantdoucement, levant un bras, levant la tête, se mettent à revivre, ousont en train de mourir.

La tranchée ennemie achève de sombrer enelle-même dans le fond de grands vallonnements et d’entonnoirsmarécageux, hérissés de boue, et elle y forme une ligne de flaqueset de puits. On en voit, par places, remuer, se morceler etdescendre les bords qui surplombaient encore. À un endroit, on peutse pencher sur elle.

Dans ce cycle vertigineux de fange, pas decorps. Mais, là, pire qu’un corps, un bras, seul, nu et pâle commela pierre, sort d’un trou qui se dessine confusément dans la paroià travers l’eau. L’homme a été enterré dans son abri et n’a eu quele temps de faire jaillir son bras.

De tout près, on remarque que des amas deterre alignés sur les têtes des remparts de ce gouffre étranglésont des êtres. Sont-ils morts ? dorment-ils ? On ne saitpas. En tout cas, ils reposent.

Sont-ils Allemands ou Français ? On nesait pas.

L’un d’eux a ouvert les yeux et nous regardeen balançant la tête. On lui dit :

– Français ?

Puis

– Deutsch ?

Il ne répond pas, il referme les yeux etretourne à l’anéantissement. On n’a jamais su qui c’était.

On ne peut déterminer l’identité de cescréatures : ni à leur vêtement, couvert d’une épaisseur defange ; ni à la coiffure : ils sont nu-tête ouemmaillotés de laine sous leur cagoule fluide et fétide ; niaux armes : ils n’ont pas leur fusil, ou bien leurs mainsglissent sur une chose qu’ils ont traie, masse informe et gluante,semblable à une espèce de poisson.

Tous ces hommes à face cadavérique, qui sontdevant nous et derrière nous, au bout de leurs forces, vides deparoles comme de volonté, tous ces hommes chargés de terre, et quiportent, pourrait-on dire, leur ensevelissement, se ressemblentcomme s’ils étaient nus. De cette nuit épouvantable il sort d’uncôté ou d’un autre quelques revenants revêtus exactement du mêmeuniforme de misère et d’ordure.

C’est la fin de tout. C’est, pendant unmoment, l’arrêt immense, la cessation épique de la guerre.

À une époque, je croyais que le pire enfer dela guerre ce sont les flammes des obus, puis j’ai pensé longtempsque c’était l’étouffement des souterrains qui se rétrécissentéternellement sur nous. Mais non, l’enfer, c’est l’eau.

Le vent s’élève. Il est glacé et son souffleglacé passe au travers de nos chairs. Sur la plaine déliquescenteet naufragée, mouchetée de corps entre ses gouffres d’eauvermiculaires, entre ses îlots d’hommes immobiles agglutinésensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s’aplatit et sombre,de légères ondulations de mouvements se dessinent. On voit sedéplacer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composéesd’êtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurstabliers de boue, et se traînent, se dispersent et grouillent aufond du reflet obscurci du ciel. L’aube est si sale qu’on diraitque le jour est déjà fini.

Ces survivants émigrent à travers cette steppedésolée, chassés par un grand malheur indicible qui les exténue etles effare lamentables, et quelques-uns sont dramatiquementgrotesques lorsqu’ils se précisent, à demi déshabillés parl’enlisement dont ils se sauvent encore.

En passant, ils jettent les yeux autour d’eux,nous contemplent, puis retrouvent en nous des hommes, et nousdisent dans le vent :

– Là-bas, c’est pire qu’ici. Lesbonhommes tombent dans les trous et on n’peut pas les retirer. Tousceux qui, pendant la nuit, ont mis pied sur le bord d’un troud’obus, sont morts… Là-bas, d’où qu’on vient, tu vois par terre unetête qui r’mue les bras, scellée ; il y a un chemin de claiesqui, par endroits, ont cédé et se sont trouées, et c’est unesouricière d’hommes, Là où il n’y a plus de claies, il y a deuxmètres d’eau… Leur fusil ! y en a qui n’ont jamais pul’déraciner. Regarde ceux-là : on a coupé tout le bas de leurcapote – tant pis pour les poches pour les dégager, et aussi parcequ’ils n’avaient pas la force de tirer un poids pareil… La capotede Dumas, qu’on a pu lui enlever, elle pesait bien quarantekilos : on pouvait tout juste, à deux, la soulever des deuxmains… Tiens, lui, qu’a les jambes nues, ça lui a tout arraché, sonpantalon, son caleçon, ses souliers – tout ça arraché par la terre.On n’a jamais vu ça, jamais.

Et égrenés, car ces traînards ont destraînards, ils s’enfuient dans une épidémie d’épouvante, leurspieds extirpant du sol de massives racines de boue. On voits’effacer ces rafales d’hommes, décroître les blocs qu’ils font,murés dans des vêtements énormes.

Nous nous levons. Debout, le vent glacial nousfait frissonner comme des arbres.

Nous allons à petits pas. On oblique, attiréspar une masse formée de deux hommes étrangement mêlés, épaulecontre épaule, les bras autour du cou l’un de l’autre. Le corps àcorps de deux combattants qui se sont entraînés dans la mort et s’ymaintiennent, incapables pour toujours de se lâcher ? Non, cesont deux hommes qui se sont appuyés l’un sur l’autre pour dormir.Comme ils ne pouvaient pas s’étendre sur le sol qui se dérobait etvoulait s’étendre sur eux, ils se sont penchés l’un vers l’autre,se sont empoignés aux épaules, et se sont endormis, enfoncésjusqu’aux genoux dans la glaise.

On respecte leur immobilité, et on s’éloignede cette double statue de pauvreté humaine.

Puis nous nous arrêtons bientôt nous-mêmes.Nous avons trop présumé de nos forces. Nous ne pouvons pas encorenous en aller. Ce n’est pas encore fini. On s’écroule à nouveaudans une encoignure pétrie, avec le bruit d’un bloc de gadoue qu’onjette.

On ferme les yeux. De temps en temps, on lesouvre.

Des gens se dirigent en titubant vers nous.Ils se penchent sur nous, et parlent d’une voix basse etlassée.

L’un d’eux dit :

– Sie sind todt. Wir bleiben hier.

L’autre répond : Ya, comme un soupir.

Mais ils nous voient remuer. Alors, aussitôt,ils échouent en face de nous. L’homme à la voix sans accents’adresse à nous :

– Nous levons les bras,dit-il.

Et ils ne bougent pas.

Puis ils s’affalent complètement – soulagés,et, comme si c’était la fin de leur tourment, l’un d’eux, qui a surla face des dessins de boue comme un sauvage, esquisse unsourire.

– Reste là, lui dit Paradis sans remuersa tête qui est appuyée en arrière sur un monticule. Tout àl’heure, tu viendras avec nous, si tu veux.

– Oui, dit l’Allemand. J’en ai assez.

On ne lui répond pas.

Il dit :

– Les autres aussi ?

– Oui, dit Paradis, qu’ils restent aussis’ils veulent.

Ils sont quatre qui se sont étendus parterre.

L’un d’eux se met à râler. C’est comme unchant à demi, à genoux, autour de lui et roulent de gros yeux dansleurs figures bigarrées de saleté. Nous nous soulevons et nousregardons cette scène. Mais le râle s’éteint, et la gorge noirâtrequi remuait seule sur ce grand corps comme un petit oiseau,s’immobilise.

– Er ist todt, dit un des hommes.

Il commence à pleurer. Les autres seréinstallent pour dormir. Le pleureur s’endort en pleurant.

Quelques soldats sont venus, en faisant desfaux pas, cloués par des arrêts soudains, comme des ivrognes, oubien en glissant comme des vers, se réfugier jusqu’ici, parmi lecreux où nous sommes déjà incrustés, et on s’endort pêle-mêle dansla fosse commune.

On se réveille. On se regarde, Paradis et moi,et on se souvient. On rentre dans la vie et dans la clarté du jourcomme dans un cauchemar. Devant nous renaît la plaine désastreuseoù de vagues mamelons s’estompent, immergés, la plaine d’acier,rouillée par places, et où reluisent les lignes et les plaques del’eau – et dans l’immensité, semés çà et là comme des immondices,les corps anéantis qui y respirent ou s’y décomposent.

Paradis me dit :

– Voilà la guerre.

– Oui, c’est ça, la guerre, répète-t-ild’une voix lointaine. C’est pa’ aut’ chose.

Il veut dire, et je comprends aveclui :

« Plus que les charges qui ressemblent àdes revues, plus que les batailles visibles déployées comme desoriflammes, plus même que les corps à corps où l’on se démène encriant, cette guerre, c’est la fatigue épouvantable, surnaturelle,et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâmesaleté. C’est les faces moisies et les chairs en loques et lescadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageantsur la terre vorace. C’est cela, cette monotonie infinie demisères, interrompue par des drames aigus, c’est cela, et non pasla baïonnette qui étincelle comme de l’argent, ni le chant de coqdu clairon au soleil ! »

Paradis pensait si bien à cela qu’il remâchaun souvenir, et gronda :

– Tu t’rappelles, la bonne femme de laville où on a été faire une virée, y a pas si longtemps d’ça, quiparlait des attaques, qui en bavait, et qui disait : « Çadoit être beau à voir !… »

Un chasseur, qui était allongé sur le ventre,aplati comme un manteau, leva la tête hors de l’ombre ignoble oùelle plongeait, et s’écria :

– Beau ! Ah ! merdealors !

» C’est tout à fait comme si une vachedisait : « Ça doit être beau à voir, à La Villette, cesmultitudes de bœufs qu’on pousse en avant ! »

Il cracha de la boue, la bouche barbouillée,la face déterrée comme une bête.

– Qu’on dise : « Il lefaut », bredouilla-t-il d’une étrange voix saccadée, déchirée,haillonneuse. Bien. Mais beau ! Ah ! merdealors !

Il se débattait contre cette idée. Il ajoutatumultueusement :

– C’est avec des choses comme ça qu’ondit, qu’on s’fout d’nous jusqu’au sang !

Il recracha, mais, épuisé par l’effort qu’ilavait fait, il retomba dans son bain de vase et il remit la têtedans son crachat.

Paradis, hanté, promenait sa main sur lalargeur du paysage indicible, l’œil fixe, et répétait saphrase :

– C’est ça, la guerre… Et c’est çapartout. Qu’est-ce qu’on est, nous autres, et qu’est-ce que c’est,ici ? Rien du tout. Tout ça qu’tu vois, c’est un point.Dis-toi bien qu’il y a ce matin dans le monde trois millekilomètres de malheurs pareils, ou à peu près, ou pires.

– Et puis, dit le camarade qui était àcôté de nous – et qu’on ne reconnaissait pas, même à la voix quisortait de lui – demain ça r’commencera. Ça avait bien r’commencéavant-hier et les autres jours d’avant !

Le chasseur, avec effort, comme s’il déchiraitle sol, arracha son corps de la terre où il avait moulé unedépression semblable à un cercueil suintant, et il s’assit dans cetrou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangée de vase, pour lanettoyer, dit :

– On s’en tirera cette fois-ci encore. Etqui sait, p’t’êt’ que demain aussi on s’en tirera ! Quisait ?

Paradis, le dos plié sous des tapis de terreauet de glaise, cherchait à rendre l’impression que la guerre estinimaginable, et incommensurable dans le temps et l’espace.

– Quand on parle de toute la guerre,songeait-il tout haut, c’est comme si on n’disait rien. Ça étouffeles paroles. On est là, à r’garder ça, comme des espècesd’aveugles…

Une voix de basse roula un peu plusloin :

– Non, on n’peut pas s’figurer.

À cette parole un brusque éclat de rire sedéchira.

– D’abord, comment, sans y avoir été,s’imaginerait-on ça ?

– I’ faudrait être fou ! dit lechasseur.

Paradis se pencha sur une masse étendue,répandue, à côté de lui.

– Tu dors ?

– Non, mais j’bouge pas, barbota aussitôtune voix étouffée et terrorisée qui sourdait de la masse, couverted’une housse limoneuse épaisse et si bossuée qu’elle semblaitpiétinée. J’vas t’dire : j’crois qu’j’ai l’ventre crevé. Maisj’en suis pas sûr, et j’ose pas l’savoir.

– On va voir…

– Non, pas encore, dit l’homme.J’voudrais rester encore un peu comme ça.

Les autres ébauchaient des mouvements enclapotant, se traînant sur les coudes, rejetant l’infernalecouverture pâteuse qui les écrasait. La paralysie du froid sedissipait petit à petit parmi cette grappe de suppliciés, bien quela clarté ne progressât plus sur la grande mare irrégulière oùdescendait la plaine. La désolation continuait, non le jour.

L’un de nous qui parlait tristement, comme unecloche, dit :

– T’auras beau raconter, s’pas, ont’croira pas. Pas par méchanceté ou par amour de s’ficher d’toi,mais pa’ce qu’on n’pourra pas. Quand tu diras plus tard, si t’esencore vivant pour placer ton mot : « On a fait destravaux d’nuit, on a été sonnés, pis on a manqué s’enliser »,on répondra : « Ah ! » ; p’têt’ qu’ondira : « Vous n’avez pas dû rigoler lourd pendantl’affaire. » C’est tout. Personne ne saura. I’ n’y auraqu’toi.

– Non, pas même nous, pas mêmenous ! s’écria quelqu’un.

– J’dis comme toi, moi : nousoublierons, nous… Nous oublions déjà, mon pauv’vieux !

– Nous en avons trop vu !

– Et chaque chose qu’on a vue était trop.On n’est pas fabriqué pour contenir ça… Ça fout l’camp d’tous lescôtés ; on est trop p’tit.

– Un peu, qu’on oublie ! Nonseulement la durée de la grande misère qui est, comme tu dis,incalculable, depuis l’temps qu’elle dure : les marches quilabourent et r’labourent les terres, talent les pieds, usent lesos, sous le poids de la charge qui a l’air de grandir dans le ciel,l’éreintement jusqu’à ne plus savoir son nom, les piétinements etles immobilités qui vous broient, les travaux qui dépassent lesforces, les veilles, sans bornes, à guetter l’ennemi qui estpartout dans la nuit, et à lutter contre le sommeil – et l’oreillerde fumier et de poux. Mais même les sales coups où s’y mettent lesmarmites et les mitrailleuses, les mines, les gaz asphyxiants, lescontre-attaques. On est plein de l’émotion de la réalité au moment,et on a raison. Mais tout ça s’use dans vous et s’en va, on ne saitcomment, on ne sait où, et i’ n’reste plus qu’les noms, qu’les motsde la chose, comme dans un communiqué.

– C’est vrai, c’qu’i’ dit, fit un hommesans remuer la tête dans sa cangue. Quand j’sui’ été en permission,j’ai vu qu’j’avais oublié bien des choses de ma vie d’avant. Y ades lettres de moi que j’ai relues comme si c’était un livre quej’ouvrais. Et pourtant, malgré ça j’ai oublié aussi ma souffrancede la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est deschoses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà cequ’on est.

– Ni les autres, ni nous, alors !Tant de malheur est perdu !

Cette perspective vint s’ajouter à ladéchéance de ces créatures comme la nouvelle d’un désastre plusgrand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.

– Ah ! si on se rappelait !s’écria l’un.

– Si on s’rappelait, dit l’autre, yaurait plus d’guerre !

Un troisième ajouta magnifiquement :

– Oui, si on s’rappelait, la guerreserait moins inutile qu’elle ne l’est.

Mais tout d’un coup, un des survivants couchésse dressa à genoux, secoua ses bras boueux et d’où tombait la boue,et, noir comme une grande chauve-souris engluée, il criasourdement :

– Il ne faut plus qu’il y ait de guerreaprès celle-là !

Dans ce coin bourbeux où, faibles encore etimpotents, nous étions assaillis par des souffles de vent qui nousempoignaient si brusquement et si fort que la surface du terrainsemblait osciller comme une épave, le cri de l’homme qui avaitl’air de vouloir s’envoler éveilla d’autres cris pareils :

– Il ne faut plus qu’il y ait de guerreaprès celle-là !

Les exclamations sombres, furieuses, de ceshommes enchaînés à la terre, incarnés de terre, montaient etpassaient dans le vent comme des coups d’aile :

– Plus de guerre, plus deguerre !

– Oui, assez !

– C’est trop bête, aussi… C’est tropbête, mâchonnaient-ils. Qu’est-ce que ça signifie, au fond, tout ça– tout ça qu’on n’peut même pas dire !

Ils bafouillaient, ils grognaient comme desfauves sur leur espèce de banquise disputée par les éléments, avecleurs sombres masques en lambeaux. La protestation qui lessoulevait était tellement vaste qu’elle les étouffait.

– On est fait pour vivre, pas pour crevercomme ça !

– Les hommes sont faits pour être desmaris, des pères des hommes, quoi ! pas des bêtes qui setraquent, s’égorgent et s’empestent.

– Et tout partout, partout, c’est desbêtes, des bêtes féroces ou des bêtes écrasées. Regarde,regarde !

… Je n’oublierai jamais l’aspect de cescampagnes sans limites sur la face desquelles l’eau sale avaitrongé les couleurs, les traits, les reliefs, dont les formesattaquées par la pourriture liquide s’émiettaient et s’écoulaientde toutes parts, à travers les ossatures broyées des piquets, desfils de fer, des charpentes – et, là-dessus, parmi ces sombresimmensités de Styx, la vision de ce frissonnement de raison, delogique et de simplicité, qui s’était mis soudain à secouer ceshommes comme de la folie.

On voyait que cette idée lestourmentait : qu’essayer de vivre sa vie sur la terre etd’être heureux, ce n’est pas seulement un droit, mais un devoir –et même un idéal et une vertu ; que la vie sociale n’est faiteque pour donner plus de facilité à chaque vie intérieure.

– Vivre !…

– Nous !… Toi… Moi…

– Plus de guerre. Ah ! non… C’esttrop bête !… Pire que ça, c’est trop…

Une parole vint en écho à leur vague pensée, àleur murmure morcelé et avorté de foule… J’ai vu se soulever unfront couronné de fange et la bouche a proféré au niveau de laterre :

– Deux armées qui se battent, c’est commeune grande armée qui se suicide !

– Tout de même, qu’est-ce que nous sommesdepuis deux ans ? De pauvres malheureux incroyables, maisaussi des sauvages, des brutes, des bandits, des salauds.

– Pire que ça ! mâcha celui qui nesavait employer que cette expression.

– Oui, je l’avoue !

Dans la trêve désolée de cette matinée, ceshommes qui avaient été tenaillés par la fatigue, fouettés par lapluie, bouleversés par toute une nuit de tonnerre, ces rescapés desvolcans et de l’inondation entrevoyaient a quel point la guerre,aussi hideuse au moral qu’au physique, non seulement viole le bonsens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes – mais ilsse rappelaient combien elle avait développé en eux et autour d’euxtous les mauvais instincts sans en excepter un seul : laméchanceté jusqu’au sadisme, l’égoïsme jusqu’à la férocité, lebesoin de jouir jusqu’à la folie.

Ils se figurent tout cela devant leurs yeuxcomme tout à l’heure ils se sont figurés confusément leur misère.Ils sont bondés d’une malédiction qui essaye de se livrer passageet d’éclore en paroles. Ils en geignent ; ils en vagissent. Ondirait qu’ils font effort pour sortir de l’erreur et de l’ignorancequi les souillent autant que la boue, et qu’ils veulent enfinsavoir pourquoi ils sont châtiés.

– Alors quoi ? clame l’un.

– Quoi ? répète l’autre, plusgrandement encore.

Le vent fait trembler aux yeux l’étendueinondée et, s’acharnant sur ces masses humaines, couchées ou àgenoux, fixes comme des dalles et des stèles, leur arrache desfrissons.

– Il n’y aura plus d’guerre, gronde unsoldat, quand il n’y aura plus d’Allemagne.

– C’est pas ça qu’il faut dire !crie un autre. C’est pas assez. Y aura plus de guerre quandl’esprit de la guerre sera vaincu !

Comme le mugissement du vent avait étouffé àmoitié ces mots, il érigea sa tête et les répéta.

– L’Allemagne et le militarisme, hachaprécipitamment la rage d’un autre, c’est la même chose. Ils ontvoulu la guerre et ils l’avaient préméditée. Ils sont lemilitarisme.

– Le militarisme… reprit un soldat.

– Qu’est-ce que c’est ?demanda-t-on.

– C’est… c’est la force brutale préparéequi, tout d’un coup, à un moment, s’abat. C’est être desbandits.

– Oui. Aujourd’hui, le militarismes’appelle Allemagne.

– Oui ; mais demain, comme qu’i’s’appellera ?

– J’sais pas, dit une voix grave, commecelle d’un prophète.

– Si l’esprit de la guerre n’est pas tué,t’auras des mêlées tout le long des époques.

– Il faut… il faut.

– Il faut se battre ! gargouilla lavoix rauque d’un corps qui, depuis notre réveil, se pétrifiait dansla boue dévoratrice. Il le faut ! – et le corps se retournapesamment. – Il faut donner tout ce que nous avons, et nos forceset nos peaux, et nos cœurs, toute not’ vie, et les joies qui nousrestaient ! L’existence de prisonniers qu’on a, il fautl’accepter des deux mains ! Il faut tout supporter, mêmel’injustice, dont le règne est venu, et le scandale et ladégoûtation qu’on voit – pour être tout à la guerre, pourvaincre ! Mais, s’il faut faire un sacrifice pareil, ajoutadésespérément l’homme informe, en se retournant encore, c’est parcequ’on se bat pour un progrès, non pour un pays ; contre uneerreur, non contre un pays.

– Faut tuer la guerre, dit le premierparleur, faut tuer la guerre, dans le ventre del’Allemagne !

– Tout de même, fit un de ceux quiétaient assis là, enraciné comme une espèce de germe, tout de même,on commence à comprendre pourquoi il fallait marcher.

– Tout de même, marmotta à son tour lechasseur, qui s’était accroupi, y en a qui se battent avec uneautre idée que ça dans la tête. J’en ai vu, des jeunes, quis’foutaient pas mal des idées humanitaires. L’important pour eux,c’est la question nationale, pas aut’chose, et la guerre uneaffaire de patries : chacun fait reluire la sienne, voilàtout. I’s s’battaient, ceux-là, et i’s s’battaient bien.

– I’s sont jeunes, ces petits gars qu’tudis. I’s sont jeunes. Faut pardonner.

– On peut bien faire sans savoir bienc’qu’on fait.

– C’est vrai qu’les hommes sontfous ! Ça, on l’dira jamais assez !

– Les chauvins, c’est d’la vermine…ronchonna une ombre.

Ils répétèrent plusieurs fois, comme pour seguider à tâtons :

– Faut tuer la guerre. La guerre,elle !

L’un de nous, celui qui ne bougeait pas latête, dans l’armature de ses épaules, s’entêta dans sonidée :

– Tout ça, c’est des boniments. Qu’est-ceque ça fait qu’on pense ça ou ça ! Faut être vainqueurs, voilàtout.

Mais les autres avaient commencé à chercher.Ils voulaient savoir et voir plus loin que le temps présent. Ilspalpitaient, essayant d’enfanter en eux-mêmes une lumière desagesse et de volonté. Des convictions éparses tourbillonnaientdans leurs têtes et il leur sortait des lèvres des fragments confusde croyances.

– Bien sûr… Oui… Mais faut voir leschoses… Mon vieux, faut toujours voir le résultat.

– L’résultat ! Être vainqueurs danscette guerre, se buta l’homme-borne, c’est pas unrésultat ?

Ils furent deux à la fois quirépondirent :

– Non !

À cet instant, il se produisit un bruit sourd.Des cris jaillirent à la ronde et nous frissonnâmes.

Tout un pan de glaise s’était détaché dumonticule où nous étions vaguement adossés, déterrant complètement,au milieu de nous, un cadavre assis les jambes allongées.

L’éboulement creva une poche d’eau amassée enhaut du monticule et l’eau s’épandit en cascade sur le cadavre etle lava pendant que nous le regardions.

On cria :

– Il a la figure toute noire !

– Qu’est-ce que c’est que cettefigure ? haleta une voix.

Les valides s’approchaient en cercle comme descrapauds. Cette tête qui apparaissait en bas-relief sur la paroique la chute de terre avait mise à nu, on ne pouvait pas ladévisager.

– Sa figure ! C’est pas safigure !

À la place de la face, on trouvait unechevelure.

Alors on s’aperçut que ce cadavre qui semblaitassis était plié et cassé à l’envers.

On contempla dans un silence terrible, ce dosvertical que nous présentait la dépouille disloquée, ces braspendants et courbés en arrière, et ces deux jambes allongées quiposaient sur la terre fondante par la pointe des pieds.

Alors le débat reprit, réveillé par ce dormeureffroyable. On clama furieusement comme s’il écoutait :

– Non ! être vainqueurs ce n’est pasle résultat. Ce n’est pas eux qu’il faut avoir, c’est laguerre.

– T’as donc pas compris qu’il faut enfinir avec la guerre ? Si on doit remettre ça un jour, toutc’qui a été fait ne sert à rien. Regarde ; ça ne sert à rien.C’est deux ans ou trois ans, ou plus, de catastrophes gâchées.

– Ah ! mon vieux, si tout c’qu’on asubi n’était pas la fin de c’grand malheur-là – j’tiens à lavie : j’ai ma femme, ma famille, avec la maison autour d’eux,j’ai des idées pour ma vie d’après, va… Eh bien, tout de même,j’aimerais mieux mourir.

– J’vais mourir, fit en ce moment précis,comme un écho, le voisin de Paradis, qui sans doute avait regardéla blessure de son ventre, je l’regrette à cause de mesenfants.

– Moi, murmura-t-on ailleurs, c’est àcause de mes enfants que je ne le regrette pas. J’vais mourir, doncj’sais c’que j’dis, et j’me dis : « I’s auront la paix,eux ! »

– Moi, j’mourrai p’t’êt’ pas, dit unautre avec un frémissement d’espoir qu’il ne put contenir, même àla face des condamnés, mais j’souffrirai. Eh bien, j’dis :tant pis, et j’dis même : tant mieux ; et j’sauraisouffrir plus, si je sais que c’est pour quelque chose !

– Alors faudra continuer à s’battre aprèsla guerre ?

– Oui, p’t’êt’…

– T’en veux encore, toi !

– Oui, parce que j’n’en veux plus !grogna-t-on.

– Et pas contre des étrangers, p’t’êt’,i’ faudra s’battre ?

– P’têt’, oui…

Un coup de vent plus violent que les autresnous ferma les yeux et nous étouffa. Quand il fut passé, et qu’onvit la rafale s’enfuir à travers la plaine en saisissant parendroits et en secouant sa dépouille de boue, en creusant l’eau destranchées qui béaient longues comme la tombe d’une armée – onreprit :

– Après tout, qu’est-ce qui fait lagrandeur et l’horreur de la guerre ?

– C’est la grandeur des peuples.

– Mais les peuples, c’est nous !

Celui qui avait dit cela me regardait,m’interrogeait.

– Oui, lui dis-je, oui, mon vieux frère,c’est vrai ! C’est avec nous seulement qu’on fait lesbatailles. C’est nous la matière de la guerre. La guerre n’estcomposée que de la chair et des âmes des simples soldats. C’estnous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, noustous dont chacun est invisible et silencieux à cause de l’immensitéde notre nombre. Les villes vidées, les villages détruits, c’est ledésert de nous. Oui, c’est nous tous et c’est nous toutentiers.

– Oui, c’est vrai. C’est les peuples quisont la guerre ; sans eux, il n’y aurait rien, rien, quequelques criailleries, de loin. Mais c’est pas eux qui la décident.C’est les maîtres qui les dirigent.

– Les peuples luttent aujourd’hui pourn’avoir plus de maîtres qui les dirigent. Cette guerre, c’est commela Révolution française qui continue.

– Alors, comme ça, on travaille pour lesPrussiens aussi ?

– Mais, dit un des malheureux de laplaine, il faut bien l’espérer.

– Ah zut, alors ! grinça lechasseur.

Mais il hocha la tête et n’ajouta rien.

– Occupons-nous de nous ! Il ne fautpas s’mêler des affaires des autres, mâchonna l’entêtéhargneux.

– Si ! il le faut… parce que ce quetu appelles les autres, c’est justement pas les autres, c’est lesmêmes !

– Pourquoi qu’c’est toujours nous quimarchons pour tout le monde !

– C’est comme ça, dit un homme, et ilrépéta les mots qu’il avait employés à l’instant : Tant pis outant mieux !

– Les peuples, c’est rien et ça devraitêtre tout, dit en ce moment l’homme qui m’avait interrogé reprenantsans le savoir une phrase historique vieille de plus d’un siècle,mais en lui donnant enfin son grand sens universel.

Et l’échappé de la tourmente, à quatre pattessur le cambouis du sol, leva sa face de lépreux et regarda devantlui, dans l’infini, avec avidité.

Il regardait, il regardait. Il essayaitd’ouvrir les portes du ciel.

– Les peuples devraient s’entendre àtravers la peau et sur le ventre de ceux qui les exploitent d’unefaçon ou d’une autre. Toutes les multitudes devraients’entendre.

Tous les hommes devraient enfin êtreégaux.

Ce mot semblait venir à nous comme unsecours.

– Égaux… Oui… Oui… Il y a de grandesidées de justice, de vérité. Il y a des choses auxquelles on croit,vers lesquelles on se tourne toujours pour s’y attacher comme à unesorte de lumière. Il y a surtout l’égalité.

– Il y a aussi la liberté et lafraternité.

– Il y a surtout l’égalité !

Je leur dis que la fraternité est un rêve, unsentiment nuageux, inconsistant ; qu’il est contraire àl’homme de haïr un inconnu, mais qu’il lui est également contrairede l’aimer. On ne peut rien baser sur la fraternité. Sur la liberténon plus : elle est trop relative dans une société où toutesles présences se morcellent forcément l’une l’autre.

Mais l’égalité est toujours pareille. Laliberté et la fraternité sont des mots, tandis que l’égalité estune chose. L’égalité (sociale, car les individus ont chacun plus oumoins de valeur, mais chacun doit participer à la société dans lamême mesure, et c’est justice, parce que la vie d’un être humainest aussi grande que la vie d’un autre), l’égalité, c’est la grandeformule des hommes. Son importance est prodigieuse. Le principe del’égalité des droits de chaque créature et de la volonté sainte dela majorité est impeccable, et il doit être invincible et ilamènera tous les progrès, tous, avec une force vraiment divine. Ilamènera d’abord la grande assise plane de tous les progrès ;le règlement des conflits par la justice qui est la même chose,exactement, que l’intérêt général.

Ces hommes du peuple qui sont là, entrevoyantils ne savent encore quelle Révolution plus grande que l’autre, etdont ils sont la source, et qui déjà monte, monte à leur gorge,répètent :

– L’égalité

Il semble qu’ils épellent ce mot, puis qu’ilsle lisent clairement partout – et qu’il n’est pas sur la terre depréjugé, de privilège et d’injustice qui ne s’écroule à soncontact. C’est une réponse à tout, un mot sublime.

Ils tournent et retournent cette notion et luitrouvent une sorte de perfection. Et ils voient les abus brûlerd’une éclatante lumière.

– Ce s’rait beau ! dit l’un.

– Trop beau pour être vrai ! ditl’autre.

Mais le troisième dit :

– C’est parce que c’est vrai que c’estbeau. Ça n’a pas d’autre beauté : alors !… Et ce n’estpas parce que c’est beau que ça sera. La beauté n’a pas cours, pasplus que l’amour. C’est parce que c’est vrai que c’est fatal.

– Alors, puisque la justice est vouluepar les peuples et que les peuples sont la force, qu’ils lafassent.

– On commence déjà ! dit une boucheobscure.

– C’est sur la pente des choses, annonçaun autre.

– Quand tous les hommes se seront faitségaux, on sera bien forcé de s’unir.

– Et il n’y aura pas, à la face du ciel,des choses épouvantables faites par trente millions d’hommes qui neles veulent pas.

C’est vrai. Il n’y a rien à dire contre cela.Quel semblant d’argument, quel fantôme de réponse pourrait-on,oserait-on opposer à cela : « Il n’y aura pas, à la facedu ciel, des choses faites par trente millions d’hommes qui ne lesveulent pas. » J’écoute, je suis la logique des paroles queprofèrent ces pauvres gens jetés sur ce champ de douleur, lesparoles qui jaillissent de leur meurtrissure et de leur mal, lesparoles qui saignent d’eux.

Et maintenant, le ciel se couvre. De grosnuages le bleuissent et le cuirassent en bas. En haut, dans unfaible étamage lumineux, il est traversé par des balayuresdémesurées de poussière humide. Le temps s’assombrit. Il va y avoirencore de la pluie. Ce n’est pas fini de la tempête et de lalongueur de la souffrance.

– On se demandera, dit l’un :« Après tout, pourquoi faire la guerre ? » Pourquoi,on n’en sait rien ; mais pour qui, on peut le dire. On serabien forcé de voir que si chaque nation apporte à l’Idole de laguerre la chair fraîche de quinze cents jeunes gens à déchirerchaque jour, c’est pour le plaisir de quelques meneurs qu’onpourrait compter ; que les peuples entiers vont à laboucherie, rangés en troupeaux d’armées, pour qu’une caste galonnéed’or écrive ses noms de princes dans l’histoire, pour que des gensdorés aussi, qui font partie de la même gradaille, brassent plusd’affaires – pour des questions de personnes et des questions deboutiques. Et on verra, dès qu’on ouvrira les yeux, que lesséparations qui sont entre les hommes ne sont pas celles qu’oncroit, et que celles qu’on croit ne sont pas.

– Écoute ! interrompit-onsoudain.

On se tait, et on entend au loin le bruit ducanon. Là-bas, le grondement ébranle les couches aériennes et cetteforce lointaine vient déferler faiblement à nos oreillesensevelies, tandis qu’alentour l’inondation continue à imprégner lesol et à attirer lentement les hauteurs.

– Ça r’prend…

Alors l’un de nous dit :

– Ah ! tout c’qu’on aura contresoi !

Déjà il y a un malaise, une hésitation, dansla tragédie colloque qui s’ébauche, entre ces parleurs perdus,comme une espèce d’immense chef-d’œuvre de destinée. Ce n’est passeulement la douleur et le péril, la misère des temps, qu’on voitrecommencer interminablement. C’est aussi l’hostilité des choses etdes gens contre la vérité, l’accumulation des privilèges,l’ignorance, la surdité et la mauvaise volonté, les partis pris, etles féroces situations acquises, et des masses inébranlables, etdes lignes inextricables.

Et le rêve tâtonnant des pensées se continuepar une autre vision où les adversaires éternels sortent de l’ombredu passé et se présentent dans l’ombre orageuse du présent.

Les voici… Il semble qu’on la voie sesilhouetter au ciel sur les crêtes de l’orage qui endeuille lemonde, la cavalcade des batailleurs, caracolants et éblouissants –des chevaux de bataille porteurs d’armures, de galons, de panaches,de couronnes et d’épées… Ils roulent, distincts, somptueux, lançantdes éclairs, embarrassés d’armes. Cette chevauchée belliqueuse, auxgestes surannés, découpe les nuages plantés dans le ciel comme unfarouche décor théâtral.

Et bien au-dessus des regards enfiévrés quisont à terre, des corps sur qui s’étage la boue des bas-fondsterrestres et des champs gaspillés, tout cela afflue des quatrecoins de l’horizon, et refoule l’infini du ciel et cache lesprofondeurs bleues.

Et ils sont légion. Il n’y a pas seulement lacaste des guerriers qui hurlent à la guerre et l’adorent, il n’y apas seulement ceux que l’esclavage universel revêt d’un pouvoirmagique ; les puissants héréditaires, debout çà et làpar-dessus la prostration du genre humain, qui appuient soudain surla balance de la justice, parce qu’ils entrevoient un grand coup àfaire. Il y a toute une foule consciente et inconsciente qui sertleur effroyable privilège.

– Il y a, clame en ce moment un dessombres et dramatiques interlocuteurs, en étendant la main commes’il voyait, il y a ceux qui disent : « Comme ils sontbeaux ! »

– Et ceux qui disent : « Lesraces se haïssent ! »

– Et ceux qui disent :« J’engraisse de la guerre, et mon ventre enmûrit ! »

– Et ceux qui disent : « Laguerre a toujours été, donc elle sera toujours ! »

– Il y a ceux qui disent : « Jene vois pas plus loin que le bout de mes pieds, et je défends auxautres de le faire ! »

– Il y a ceux qui disent :« Les enfants viennent au monde avec une culotte rouge oubleue sur le derrière ! »

– Il y a, gronda une voix rauque, ceuxqui disent : « Baissez la tête, et croyez enDieu ! »

Ah ! vous avez raison, pauvres ouvriersinnombrables des batailles, vous qui aurez fait toute la grandeguerre avec vos mains, toute puissance qui ne sert pas encore àfaire le bien, foule terrestre dont chaque face est un monde dedouleurs et qui, sous le ciel où de longs nuages noirs se déchirentet s’éploient échevelés comme de mauvais anges, rêvez, courbés sousle joug d’une pensée ! – oui, vous avez raison. Il y a toutcela contre vous. Contre vous et votre grand intérêt général, quise confond en effet exactement, vous l’avez entrevu, avec lajustice il n’y a pas que les brandisseurs de sabres, les profiteurset les tripoteurs.

Il n’y a pas que les monstrueux intéressés,financiers, grands et petits faiseurs d’affaires, cuirassés dansleurs banques ou leurs maisons, qui vivent de la guerre, et envivent en paix pendant la guerre, avec leurs fronts butés d’unesourde doctrine, leurs figures fermées comme un coffre-fort.

Il y a ceux qui admirent l’échange étincelantdes coups, qui rêvent et qui crient comme des femmes devant lescouleurs vivantes des uniformes. Ceux qui s’enivrent avec lamusique militaire ou avec les chansons versées au peuple comme despetits verres, les éblouis, les faibles d’esprit, les fétichistes,les sauvages.

Ceux qui s’enfoncent dans le passé, et quin’ont que le mot d’autrefois à la bouche, les traditionalistes pourlesquels un abus a force de loi parce qu’il s’est éternisé, et quiaspirent à être guidés par les morts, et qui s’efforcent desoumettre l’avenir et le progrès palpitant et passionné au règnedes revenants et des contes de nourrice.

Il y a avec eux tous les prêtres, quicherchent à vous exciter et à vous endormir, pour que rien nechange, avec la morphine de leur paradis. Il y a des avocats –économistes, historiens, est-ce que je sais ! – qui vousembrouillent de phrases théoriques, qui proclament l’antagonismedes races nationales entre elles, alors que chaque nation modernen’a qu’une unité géographique arbitraire dans les lignes abstraitesde ses frontières, et est peuplée d’un artificiel amalgame deraces ; et qui, généalogistes véreux, fabriquent, auxambitions de conquête et de dépouillement, de faux certificatsphilosophiques et d’imaginaires titres de noblesse. La courte vueest la maladie de l’esprit humain. Les savants sont en bien des casdes espèces d’ignorants qui perdent de vue la simplicité des choseset l’éteignent et la noircissent avec des formules et des détails.On apprend dans les livres les petites choses, non les grandes.

Et même lorsqu’ils disent qu’ils ne veulentpas la guerre, ces gens-là font tout pour la perpétuer. Ilsalimentent la vanité nationale et l’amour de la suprématie par laforce. « Nous seuls, disent-ils chacun derrière leursbarrières, sommes détenteurs du courage, de la loyauté, du talent,du bon goût ! » De la grandeur et de la richesse d’unpays, ils font comme une maladie dévoratrice. Du patriotisme, quiest respectable, à condition de rester dans le domaine sentimentalet artistique, exactement comme les sentiments de la famille et dela province, tout aussi sacrés, ils font une conception utopique etnon viable, en déséquilibre dans le monde, une espèce de cancer quiabsorbe toutes les forces vives, prend toute la place et écrase lavie et qui, contagieux, aboutit, soit aux crises de la guerre, soità l’épuisement et à l’asphyxie de la paix armée.

La morale adorable, ils la dénaturent :Combien de crimes dont ils ont fait des vertus, en les appelantnationales avec un mot ! Même la vérité, ils la déforment. Àla vérité éternelle, ils substituent chacun leur vérité nationale.Autant de peuples, autant de vérités, qui faussent et tordent lavérité.

Tous ces gens-là, qui entretiennent cesdiscussions d’enfants, odieusement ridicules, que vous entendezgronder au-dessus de vous : « Ce n’est pas moi qui aicommencé, c’est toi ! – Non, ce n’est pas moi, c’esttoi ! – Commence, toi ! – Non, commence,toi ! » puérilités qui éternisent la plaie immense dumonde parce que ce ne sont pas les vrais intéressés qui endiscutent, au contraire, et que la volonté d’en finir n’y estpas ; tous ces gens-là qui ne peuvent pas ou ne veulent pasfaire la paix sur la terre ; tous ces gens-là, qui secramponnent, pour une cause ou pour une autre, à l’état de chosesancien, lui trouvent des raisons ou lui en donnent, ceux-là sontvos ennemis !

Ce sont vos ennemis autant que le sontaujourd’hui ces soldats allemands qui gisent ici entre vous, et quine sont que de pauvres dupes odieusement trompées et abruties, desanimaux domestiques… Ce sont vos ennemis, quel que soit l’endroitoù ils sont nés et la façon dont se prononce leur nom et la languedans laquelle ils mentent. Regardez-les dans le ciel et sur laterre. Regardez-les partout ! Reconnaissez-les une bonne fois,et souvenez-vous à jamais !

– Ils te diront, grogna un homme àgenoux, penché, les deux mains dans la terre, en secouant lesépaules comme un dogue : « Mon ami, t’as été un hérosadmirable ! » J’veux pas qu’on m’dise ça !

» Des héros, des espèces de gensextraordinaires, des idoles ? Allons donc ! On a été desbourreaux. On a fait honnêtement le métier de bourreaux. On ler’fera encore, à tour de bras, parce qu’il est grand et importantde faire ce métier-là pour punir la guerre et l’étouffer. Le gestede tuerie est toujours ignoble – quelquefois nécessaire, maistoujours ignoble. Oui, de durs et infatigables bourreaux, voilà cequ’on a été. Mais qu’on ne me parle pas de la vertu militaire parceque j’ai tué des Allemands. »

– Ni à moi, cria un autre à voix si hauteque personne n’aurait pu lui répondre, même si on avait osé, ni àmoi, parce que j’ai sauvé la vie à des Français ! Alors, quoi,ayons le culte des incendies à cause de la beauté dessauvetages !

– Ce serait un crime de montrer les beauxcôtés de la guerre, murmura un des sombres soldats, même s’il y enavait !

– On t’dira ça, continua le premier, pourte payer en gloire, et pour se payer aussi de c’qu’on n’a pas fait.Mais la gloire militaire, ce n’est même pas vrai pour nous autres,simples soldats. Elle est pour quelques-uns, mais en dehors de cesélus, la gloire du soldat est un mensonge comme tout ce qui a l’aird’être beau dans la guerre. En réalité, le sacrifice des soldatsest une suppression obscure. Ceux dont la multitude forme lesvagues d’assaut n’ont pas de récompense. Ils courent se jeter dansun effroyable néant de gloire. On ne pourra jamais accumuler mêmeleurs noms, leurs pauvres petits noms de rien.

– Nous nous en foutons, répondit unhomme. Nous avons aut’chose à penser.

– Mais tout cela, hoqueta une facebarbouillée et que la boue cachait comme une main hideuse, peux-tuseulement le dire ? Tu serais maudit et mis sur lebûcher ! Ils ont créé autour du panache une religion aussiméchante, aussi bête et aussi malfaisante que l’autre !

L’homme se souleva, s’abattit, mais se soulevaencore. Il était blessé sous sa cuirasse immonde, et tachait lesol, et, quand il eut dit cela, son œil élargi contempla par terretout le sang qu’il avait donné pour la guérison du monde.

Les autres, un à un, se dressent. L’orages’épaissit et descend sur l’étendue des champs écorchés etmartyrisés. Le jour est plein de nuit. Et il semble que, sanscesse, de nouvelles formes hostiles d’hommes et de bandes d’hommess’évoquent, au sommet de la chaîne de montagnes des nuages, autourdes silhouettes barbares des croix et des aigles, des églises, despalais souverains et des temples de l’armée, et s’y multiplient,cachant les étoiles qui sont moins nombreuses que l’humanité – etmême que ces revenants remuent de toutes parts dans les excavationsdu sol, ici, là, parmi les êtres réels qui y sont jetés à la volée,à demi enfouis dans la terre comme des grains de blé.

Mes compagnons encore vivants se sont enfinlevés ; se tenant mal debout sur le sol effondré, enfermésdans leurs vêtements embourbés, ajustés dans d’étranges cercueilsde vase, dressant leur simplicité monstrueuse hors de la terreprofonde comme l’ignorance, ils bougent et crient, les yeux, lesbras et les poings tendus vers le ciel d’où tombent le jour et latempête. Ils se débattent contre des fantômes victorieux, comme desCyrano et des don Quichotte qu’ils sont encore.

On voit leurs ombres se mouvoir sur le grandmiroitement triste du sol et se refléter sur la blême surfacestagnante des anciennes tranchées que blanchit et habite seul levide infini de l’espace, au milieu du désert polaire aux horizonsfumeux.

Mais leurs yeux sont ouverts. Ils commencent àse rendre compte de la simplicité sans bornes des choses. Et lavérité non seulement met en eux une aube d’espoir, mais aussi ybâtit un recommencement de force et de courage.

– Assez parlé des autres, commanda l’und’eux. Tant pis pour les autres !… Nous ! Noustous !…

L’entente des démocraties, l’entente desimmensités, la levée du peuple du monde, la foi brutalement simple…Tout le reste, tout le reste, dans le passé, le présent etl’avenir, est absolument indifférent.

Et un soldat ose ajouter cette phrase, qu’ilcommence pourtant à voix presque basse :

– Si la guerre actuelle a fait avancer leprogrès d’un pas, ses malheurs et ses tueries compteront pourpeu.

Et tandis que nous nous apprêtons à rejoindreles autres, pour recommencer la guerre, le ciel noir, bouchéd’orage, s’ouvre doucement au-dessus de nos têtes. Entre deuxmasses de nuées ténébreuses, un éclair tranquille en sort, et cetteligne de lumière, si resserrée, si endeuillée, si pauvre, qu’elle al’air pensante, apporte tout de même la preuve que le soleilexiste.

Décembre 1915

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