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Le Fils de trois pères (Hardigras)

Le Fils de trois pères (Hardigras)

de Gaston Leroux

Chapitre 1 Où Hardigras commence à faire parler de lui.

Ce matin, avant même que les portes fussent ouvertes aux clients, les grands magasins de la « Bella Nissa », au coin de la place du Palais, étaient en rumeur. Du haut en bas de ce vaste établissement, les employés se lançaient la nouvelle : Hardigras, pendant la nuit, avait encore fait des siennes !…

Une première vendeuse – rayon de blanc –clamait que deux paires de drap ourlés à jour et brodés luimanquaient. À leur place elle avait trouvé la carte de visite de Hardigras. Ce « diaou » (diable) de Hardigras ! Il couchait dans la batiste !

Les vendeuses du rayon de soierie qui n’avaient pas encore reçu sa visite depuis qu’il hantait, pour la terreur des uns et pour la joie des autres, les grands magasins de la « Bella Nissa », se détournaient pour sourire. Elles avaient conclu de ce que Hardigras avait jusqu’alors respecté leur assortiment de bas de soie, que ce mystérieux seigneur avait peu ou prou de coquetterie pour ses maîtresses. En tout cas, s’il n’était point raffiné de la bagatelle, il paraissait fort porté sur sa bouche, car au rayon d’alimentation, que l’on avait inauguré au commencement de la saison, on ne comptait plus les boîtes deconserves qui avaient disparu comme par enchantement.

Les demoiselles de la passementeriegémissaient qu’elles ne trouvaient plus leurs« références » (échantillonnage). Enfin, ce même jour, onconstata l’absence de deux pyjamas, d’un lot de serviettes épongeet, au rayon de la parfumerie, de plusieurs flacons d’eau deCologne à 80 degrés et d’un vaporisateur. Hardigras devenait hommedu monde !

Partout, pour que les soupçons ne s’égarassentpoint, il laissait ses cartes… de haut luxe, provenantnaturellement du rayon de la papeterie, sur lesquelles, avec sonstylo, il avait tracé, en formidables majuscules, ce nomextraordinaire : HARDIGRAS, qui avait une couleur sisavoureuse dans cette grande cité du Midi, illustrée par soncarnaval.

Et impossible de mettre la maindessus !…

Sa première manifestation avait témoigné qu’ilne dédaignait pas d’élire domicile dans la maison et d’y goûter unrepos parfait.

Un jour on avait découvert qu’il avait faitsienne, au rayon de l’ameublement, une chambre complète.

Sans doute n’avait-il pu résister à latentation : un beau lit Louis XVI, canné, tout« dressé » avec des draps fins, des taies d’oreillerornées de dentelles ! L’administration avait poussé laprévenance jusqu’à allumer sur la table de nuit une délicieuseveilleuse dont l’ampoule électrique se voilait d’un petit abat-jourde soie rose, garni de perles multicolores. Comment ne pas répondreà une pareille invite ? Cette chambre semblait attendre sonlocataire. On pouvait imaginer que Hardigras, en se mêlant dans lajournée au flot des clients, avait résolu de ne pas la faireattendre plus longtemps… Et, la nuit venue, après que les vendeurseurent recouvert les meubles de leurs lustrines grises, l’hôteindésirable de la « Bella Nissa » avait pris possessionde son appartement…

Sans craindre la ronde des veilleurs de nuit,Hardigras, entre ses draps et sous le couvert de la lustrine, avaitdû faire de beaux rêves !… Puis il s’était levé de bonneheure, s’était senti « en appétit », était allé auxprovisions… on avait pu reconstituer, grâce à la disparition dequelques denrées ou condiments, les éléments de son petit déjeunerdu matin.

Par la même occasion, Hardigras avait monté sabatterie de cuisine : casseroles, réchaud à essence, il nemanquait de rien !

Un autre jour, il avait travaillé pour sagarde-robe. Négligeant les smokings et habits de soirée, il s’étaitmuni de quelques complets qui eussent fait le bonheur d’unedemi-douzaine de braves compagnons s’apprêtant galamment à allerfaire tourner les filles aux festins du dimanche ou à « fairecougourdon » à Cimiez, en mangeant « la tourta deblea ».

En choisissant des effets de taillesdifférentes, peut-être avait-il voulu faire croire à des complices,mais plus simplement avait-il ainsi dissimulé la sienne, ce quiprouvait qu’il ne manquait point de bon sens.

Pour les chaussures, il semblait affectionnerparticulièrement « le 42 », on en avait conclu que telledevait être sa pointure. Il ne portait point de gants. Malgré cesprécieux renseignements, qui semblaient attester que l’on n’avaitpoint affaire à un gentleman cambrioleur, Hardigras restaitintrouvable !…

Inutile de dire que, depuis six semaines, ce« diaou » de Hardigras était célèbre sur tout lelittoral. De Saint Raphaël à Menton on ne parlait que de lui. Lesgrands quotidiens de la Côte d’Azur avaient relaté ses premiersexploits avec un luxe de détails qui avait fini par amuser tout lemonde.

On avait cru d’abord à une façon de publiciténouvelle, dans le moment où le vieil établissement niçard avait àlutter contre la concurrence triomphante des Galeries Parisiennes,mais la colère du directeur, M. Hyacinthe Supia, contre lesjournalistes, qu’il envoyait « en galera » (en galère, àla gare) chaque fois que ceux-ci parvenaient à le joindre, lesmenaces qu’il faisait entendre à l’adresse de l’insaisissablebandit eurent tôt fait de démontrer à un public d’abord incréduleque l’aventure était sérieuse.

Alors, on s’en réjouit davantage.

Il est bon de dire aussi que M. HyacintheSupia n’était sympathique à personne. D’abord, il ne riait jamais,ce qui est impardonnable dans un pays qui est le paradis sur laterre. Et puis, il était avare, rognant sur tout, congédiant lesvieux serviteurs sous les prétextes les plus futiles, engageant lesjeunes à des prix de famine. Ses employés l’appelaient :« le boïa » (le bourreau).

Ce jour-là, où commence dans la comédie cettehistoire qui devait se continuer d’une façon si tragique, quand oneut découvert les nouveaux larcins, exercices nocturnes deHardigras et que l’on s’en fut gaussé comme il convenait entre soi,les employés cessèrent tout à coup de plaisanter.

La haute et sèche stature de M. HyacintheSupia venait d’apparaître, enveloppée dans une longue redingotecomme dans un drapeau noir, et, sur son passage, régnait laterreur. Ses yeux glauques s’éclairaient d’une mauvaise flamme.

Jamais « le boïa » n’avait paruaussi redoutable. Derrière lui venait, solennel et fort gourmé,M. Sébastien Morelli, chef du personnel, surnommé « SaMajesté » pour la dignité écrasante de sa démarche et parcequ’il contresignait de ses initiales S. M. les décisionsles plus funestes à l’avenir des employés.

Le patron pénétra dans son bureau sans avoiradressé la parole à personne. D’autres individualités considérablesvinrent l’y rejoindre ; et le bruit se répandit bientôt qu’ily avait conseil.

Une demi-heure plus tard, on en connaissaitles résultats. M. Hyacinthe Supia avait décidé de renouvelerentièrement le service de surveillance de jour et de nuit. Puis onapprit que le conseil, à l’unanimité, avait pris la résolution dedonner désormais congé à tous les employés dans le service desquelson constaterait le passage de Hardigras.

On ne plaisantait plus !… Les employésétaient consternés… Pour qu’il eût pris une mesure pareille,M. Supia devait imaginer que son voleur avait des complicesdans la maison ! En tout cas, on commençait à trouverHardigras moins drôle maintenant qu’il faisait renvoyer lepersonnel !…

En dépit de la gravité des circonstances, cefut une explosion de rires quand on s’aperçut, sur le coup de midi,qu’une main mystérieuse venait d’accrocher une pancarte au grillagede la caisse centrale, sur laquelle on pouvait lire :« Tout employé renvoyé de la « BellaNissa » pour cause de Hardigras, retrouvera dans leshuit jours une place qui ne lui fera point regretter le pain sec duboïa ! Je m’y engage.– HARDIGRAS. »

Comment cette insolente pancarte était-ellevenue là ! On l’avait suspendue de telle sorte qu’il étaitmalaisé de l’atteindre. Si bien qu’elle resta de longues minutesexposée aux yeux du personnel qui se réjouissait en aparté et de laclientèle qui se gaudissait ouvertement.

« Assident ! » s’écria-t-ontout à coup « le voilà lé moure de tôla ! »(Accident ! voilà le visage de tôle). C’était encore unsobriquet qui était en usage chez les petits débitants de la rueDroite quand ils parlaient du patron de la « BellaNissa », lequel avait assurément résolu leur ruine en ouvrantun rayon d’alimentation.

M. Hyacinthe, en effet, arrivait,bousculant ; tout le monde ; on venait justementd’apporter une échelle, mais avant que fût décrochée la pancarte,il avait eu le temps de la lire !

Il devint plus jaune que confiture de coing,se saisit du maudit carton, se retourna sur la foule, dévisageantceux qui riaient, paraissant homme à les étrangler. Il finit parpasser outre en faisant signe à « Sa Majesté » del’accompagner jusque chez lui.

Tous deux prirent l’ascenseur et s’arrêtèrentau cinquième, où M. le Directeur avait son appartement.

Il faillit passer sur le corps de làdomestique épouvantée qui vint lui ouvrir et ils s’enfermèrentaussitôt dans son cabinet particulier. La conférence dura plusd’une heure et elle ne se passa point sans éclats. Enfin « SaMajesté » s’en alla et M. Hyacinthe resta seul. Ledéjeuner était brûlé depuis longtemps. La consternation régnait dela cuisine à la salle à manger. Enfin quelqu’un osa frapper à laporte et comme on ne répondait pas, cette porte, timidement,s’ouvrit et une radieuse enfant vint éclairer de la présence de sesdix-sept printemps cet intérieur maussade.

– Bonjour, parrain ! fit la petitesans élan, comment allez-vous, ce matin ?

– Mal, répondit-il sans aucune grâce.

– Ma tante et ma cousine vous attendentpour déjeuner.

– Qu’elles déjeunent sans moi… et qu’onme laisse tranquille !… Tu entends, Antoinette ?…

– Oui, parrain.

Et elle referma la porte… mais elle la rouvritpresque aussitôt.

– Parrain, reprit-elle avec une candeurqui paraissait trop naturelle pour ne pas être affectée :est-ce que ce serait encore ce méchant Hardigras qui vous met dansdes états pareils ?…

– « Christo !… »Antoinette !… Tu te f… de moi !

Et il marcha sur la petite avec un tel air demenace que celle-ci lui colla la porte sur le nez.

Il s’en croyait débarrassé quand la porte serouvrit une fois de plus !… C’était toujours lapetite :

– Je vais vous dire, parrain, c’est quej’avais : une idée…

– Une idée pour quoi ? grondal’autre quasi maté par une pareille obstination.

– Pour arrêter Hardigras !…

– Eh bien ! garde-la pourtoi !… clama Supia… et surtout que je ne te revoieplus !… ou sans ça…

– Bien ! bien ! parrain, on yva !…

Et elle s’enfuit définitivement sans demanderson reste.

Sa femme et sa fille n’osèrent l’aborder de lajournée. Vers les cinq heures, Sébastien Morelli revint luiannoncer qu’il avait fait le nécessaire pour que le nouveau servicede surveillance nocturne fût prêt le soir même, mais M. Supialui déclara qu’il n’avait besoin de personne pour cette nuit-là,qu’il ne voulait voir âme qui vive dans les magasins après laclôture et qu’il donnait congé même aux pompiers.

« Sa Majesté », qui n’était pointtrès intelligente, se retira sans comprendre, il était pourtantfacile de deviner que « le boïa » avait résolu de serendre compte par lui-même de ce qui se passait, la nuit, dans samaison. Il ne voulait pas faire appel à la police dontl’intervention s’accompagne le plus souvent d’une publicitéregrettable. Il arrêterait lui-même Hardigras, l’interrogerait etsaurait bien démêler les fils qui faisaient se mouvoir cet insolentpantin, à la solde de ses ennemis.

M. Hyacinthe était brave. À neuf heuresdu soir, il descendit dans les magasins déserts, avec des revolversdans toutes ses poches. On s’imagine facilement les ruses d’apachequ’il déploya pour surprendre son hôte. « Le boïa »devait connaître aussi bien les tours et détours de la « BellaNissa » que le fantomatique Hardigras.

Des sous-sols où se concentraient les servicesde départ au quatrième étage, où il avait relégué les ustensiles deménage et la quincaillerie, il se glissa en rampant, projetant detemps à autre les feux d’une petite lanterne sourde sur des coinsde ténèbres qui lui paraissaient suspects.

Plus d’une fois également il s’était arrêté,croyant avoir entendu un soupir, une respiration.

Un moment, en approchant, avec milleprécautions de la fameuse chambre Louis XVI où Hardigras, naguère,avait goûté dans ces draps un repos si douillet… ne s’imagina-t-ilpoint percevoir un ronflement singulier qui ne pouvait décemmentvenir que d’un homme dénué de tout sens moral, inaccessible auxremords comme aux mauvais rêves ? Et M. Hyacinthe,soudain, brusqua l’attaque, soulevant d’un coup la lustrine !Le ronflement cependant continuait, insolemment rythmique, mais unpeu plus loin… Tout le rayon de l’ameublement y passa… et leronflement continuait toujours, de plus en plus quiet, régulier etbéat ! C’était à devenir fou ! Les lustrines volaientcomme d’immenses ailes noires sous les poings rageurs du« boïa ».

Le malheureux vécut une nuit d’halluciné. Versles trois heures du matin, il finit par errer comme un fou, courantau quatrième quand il était au rez-de-chaussée, puis, persuadé toutà coup qu’une rumeur inexplicable montait des sous-sols, ilredescendait comme une flèche.

Il ne prenait plus aucune précaution. Iltrébuchait, tombait, se relevait, hagard, en sueur, jetant touthaut cet appel effaré : « Qui est là ? » etcomme personne ne lui répondait, il continuait, d’une voixmenaçante : « Répondez ou je tire ! »

Il lui semblait que s’il déchargeait sonrevolver, cela le soulagerait !

Tout à coup, il tira sur une forme étrange quis’était dressée devant lui, éclairée d’un reflet sinistre.

Il y eut un fracas terrible.

M. Hyacinthe Supia venait de fracasserune armoire à glace.

Dans le même moment, une odeur trèscaractérisée de brûlé vint faire palpiter ses narines, Il se penchahaletant, au-dessus d’une galerie qui dominait le hall central. Àla faible lueur du vitrage, il aperçut une fumée assez opaque quimontait du rayon de l’habillement pour hommes. Il cria :« Au feu ! »

Mais à quoi bon ? Est-ce qu’il n’avaitpas lui-même chassé, cette nuit-là, les pompiers ?… Hardigrasle savait et profitait de l’occasion pour faire flamber la« Bella Nissa » ! M. Supia roula plutôt qu’ilne descendit jusqu’au rayon menacé. Il se jeta sur l’extincteur,mais quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant que cetappareil avait déjà fonctionné et que le commencement d’incendie setrouvait éteint… de par l’intervention… mon Dieu, oui !… depar l’intervention de Hardigras !…

Sous ce dernier coup, le « boïa »s’avoua momentanément vaincu. Hardigras l’avait peut-être, cettenuit-là, sauvé de la ruine, car ses contrats d’assurance, depuisles derniers agrandissements, étaient loin d’être enordre !…

Il rentra chez lui dans un état à faire pitiémais il ne voulait pas être plaint, refusa les soins de sa femme etde sa fille et allongea une gifle à Antoinette qui continuait àfaire entendre que si on voulait l’écouter, Hardigras serait arrêtéavant quarante-huit heures.

Chapitre 2Où le nouveau service de nuit de M. Hyacinthe Supia se fait fort àson tour d’arrêter, Hardigras et ce qu’il en advient.

Par on ne sait quel sortilège, tout lepersonnel se trouva au courant, dès le lendemain des incidents decette nuit tragi-comique. Le désordre dans lequel les employésretrouvèrent leurs rayons attestait le zèle funeste qui avait animéle « boïa » dans cette poursuite de l’Insaisissable.L’histoire de ronflement, dont cependant M. Hyacinthe nes’était vanté à personne, eut un succès tout particulier. Ah !ce « diaou » de Hardigras en avait de bien bonnes !Sans compter que le patron lui devait une fière chandelle !Sans lui, la « Bella Nissa » ne serait plus quecendres.

Hardigras commençait à faire figure dehéros.

Les petits commerçants du quartier, à qui ilavait envoyé, avec sa carte, les employés chassés par le« boïa », s’étaient arrangés pour donner du travail à sesprotégés. On ne voulait faire à Hardigras nulle peine. Quand onrapporta le fait à M. Hyacinthe celui-ci jura que toute lavieille ville aurait bientôt lieu de s’en repentir et qu’il auraitraison de ce fantoche et de ceux qui se faisaient sescomplices.

Sur ces entrefaites, « Sa Majesté »Sébastien Morelli présenta au patron le nouveau service de nuit.Ils étaient là quatre gars, de vrais hercules qui ne craignaient niDieu ni diable, célèbres sur le port et à la gare des marchandises,où ils faisaient peu ou prou la contrebande, jonglant avec lescaisses, les malles et les tonneaux. Le premier, qui était connusous le nom de Noré « Tantifla » (Honoré Pomme de Terre),dit :

– Moi, s’il montre le bout de son nez, jevous le traîne ici battu comme seigle vert et vous demandant grâcepour la vie !

– Moi, dit Tony « Bouta »(Antoine La Barrique), je me roule dessus et je vous l’offre comme« touta de blea » (tarte de blette).

– Moi, déclara « CioaAiguardente » (François Eau-de-Feu), je m’en fais une fourre,histoire de me mettre en soif. Préparez votre« branda ».

– Et moi, proclama Peppino« Pistafun » (Pépin Pulvérise-Fumée), qu’il s’amène unpetit peu et ce n’est plus qu’une « estrasse » (chiffonsale).

Quand ils furent partis, « SaMajesté » demanda à M. Supia ce qu’il en pensait. Lepatron répondit assez mélancoliquement qu’il ne doutait point de laforce de ces messieurs, mais encore fallait-il que Hardigrasmontrât le bout de son nez. Or, jusqu’à ce jour, on ignoraitcomment était fait son appendice nasal.

– Laissez-moi faire ! dit « SaMajesté » et je réponds du succès de l’expédition.

Il avait son idée. On approchait du temps deCarnaval et, depuis la veille, la « Bella Nissa »exposait les masques, costumes, dominos et autres déguisements decirconstance avec un luxe et une abondance qui faisaient sebousculer une foule toujours avide de ces oripeaux annonciateurs deréjouissances populaires. Dans la crainte de Hardigras, toutes cesmerveilles étaient, le soir, soigneusement, rangées et enferméesdans des caisses jusqu’au lendemain matin.

Une bannière magnifique digne de faire pendantà celle de Carnaval lui-même et qui devait flotter glorieusementjusqu’à la mi-carême dans le hall central de la « BellaNissa », attirait tous les regards. Elle était aux couleurs dela redoute et on y lisait en lettres d’or cette inscriptionmirifique : « Mardi Gras n’est pas mort ! »

Or, ce soir-là, M. Morelli décida qu’onne « rangerait » ni masques, ni costumes, ni bannière,sous prétexte que le meilleur de la matinée passait à reconstituerune exposition qui exigeait l’emploi d’un nombreux personnel. À lavérité « Sa Majesté » pensait que Hardigras nerésisterait pas à la tentation de s’offrir quelques hochets à laveille d’une fête de cette importance et qu’il y voudrait brillersous les plus avantageux atours sans avoir à délier les cordons desa bourse.

M. Morelli prit toutes les précautionsdésirables, et ses quatre hercules furent placés de telle sorte quenul ne pouvait leur échapper qui se glisserait dans le domainetentateur. Lui-même prit la direction des opérations nocturnes. Àneuf heures du soir, chacun était à son poste.

Avant de s’y rendre, le chef du personnelavait vu une dernière fois M. Supia et ses paroles avaient étési réconfortantes, il paraissait si sûr de son affaire que le« boïa » en avait conçu quelque espoir.

Cette nuit-là se passa donc, pour le patron,dans le calme.

Cependant, à huit heures, étonné d’être sansnouvelles, il descendit dans les magasins.

Il fut tout de suite fâcheusement impressionnépar quelques propos d’employés qui, au lieu de s’occuper del’étalage, s’esbaudissaient entre eux en se montrant une pauvrepetite bannière en méchant papier qui avait pris la place de laglorieuse oriflamme et sur laquelle on pouvait lire :« La vôtre fera bien mieux mon affaire ! Je n’aurai qu’àchanger l’M en H. Merci ! »

M. Hyacinthe Supia crut qu’il allaitétouffer. C’est tout juste s’il eut la force d’appeler, d’une voixrauque, le chef du personnel !… Un employé supérieur accourutet lui annonça d’une voix lamentable qu’il fallait renoncer cematin-là à voir M. le chef du personnel…

– J’espère, ajouta-t-il, que M. ledirecteur pourra l’interroger cet après-midi, en tout cas il iracertainement mieux demain matin !…

– Que lui est-il donc arrivé ? Ilest malade ?

– Oui, monsieur le directeur, bienmalade… mais ce ne sera pas grave !

– En ce cas, je veux le voir tout desuite !…

– Je supplierai monsieur le directeur dene pas insister !… M. Sébastien Morelli n’est pasprésentable !…

– Comment ! pasprésentable ?

– Monsieur le directeur ! nous nevous cacherons pas plus longtemps la vérité !… On a retrouvéce matin M. le chef du personnel, vautré sur un lit de dominostango, dans un bien triste état !… Les dominos sont perdus,monsieur le directeur !… Quant à M. le chef du personnel,il était ivre-mort !…

M. le directeur n’en pouvait croire sesoreilles. Hébété, se refusant à comprendre, il se fit répéterplusieurs fois l’incroyable nouvelle.

M. Sébastien Morelli devait la hautesituation qu’il occupait dans les magasins de la « BellaNissa » moins à son intelligence qu’à des mœursirréprochables, à une sobriété parfaite, Sébastien Morelli avaitété trouvé ivre-mort !…

– Et il n’était pas le seul !…ajouta l’employé supérieur.

– Pas le seul !… Avec qui donc,monsieur le directeur.

– Tout le service de nuit !…Christo ! que s’est-il donc passé ?

– On ne sait pas au juste, M. ledirecteur…

– Mais, c’est inimaginable !…s’écria M. Hyacinthe qui, pour la première fois de sa vieétait devenu rouge et « frisait » l’apoplexie.Enfin ! vous, vous qui les avez vus, vous avez bien uneidée !

– Mon Dieu, oui, monsieur le directeur,mais je ne sais si je dois…

– Dites !… je vousl’ordonne !…

– Eh bien, voilà… ce Hardigras a pris unetelle importance…

– Quelle importance ?… Où ?…chez qui ?… dans le cerveau des imbéciles !…

– Justement, monsieur le directeur, c’estce que je voulais dire… mais comme il s’agit de M. le chef dupersonnel…

– C’est le plus bête de tous !…allez-y… je vous écoute.

– J’imagine donc, qu’avant de se mesureravec ce Hardigras auquel il accorde tant d’importance, il a vouluse donner un peu de courage, ainsi qu’à ses hommes.

– Votre imagination est stupide,monsieur… M. le chef du personnel a horreur de l’alcool et lesquatre autres en ont une telle habitude que je pense qu’il estpratiquement impossible de les saouler !… Ce Hardigras estcapable de les avoir empoisonnés !… S’il n’est pas mort cetaprès-midi, je me rendrai au chevet de M. Morelli !… Etquant à vous, monsieur, vous pourrez passer à la caisse si danscinq minutes vous ne m’avez pas débarrassé deça !

Et il montrait l’odieuse bannière que, dans ledésarroi, l’on n’avait pas pensé à faire disparaître.

Chapitre 3Où, de guerre lasse, M. Hyacinthe Supia s’adresse à la policed’État pour qu’elle arrête Hardigras et ce qu’il en advient.

M. le directeur résolut de ne pasattendre plus longtemps pour s’adresser à la police d’État.

Par quel maléfice et aussi par quellescomplicités Hardigras avait-il pu mettre hors de combat SébastienMorelli et ses quatre veilleurs avant même qu’ils eussent tentéquoi que ce fût contre lui ?… M. le directeur ne pouvaitl’imaginer, et puisque ses propres inspecteurs se déclaraientimpuissants, il appartiendrait aux pouvoirs constitués de démêlerles fils de cette stupéfiante intrigue.

Il payait ses impôts, ne fraudant pas lefisc ; l’État lui devait aide et protection.

À la police, on lui dit que M. lecommissaire central qu’il demandait était en congé, mais que lecommissaire de quartier qui le remplaçait momentanément,M. Bezaudin, bien connu pour son aménité parfaite et sa façonhautement philosophique de concevoir les devoirs difficiles de sonmétier, se ferait un plaisir de le recevoir.

M. Bezaudin sourit en voyant pénétrerdans son bureau le directeur de la « Bella Nissa ». Il lepria de s’asseoir et écouta fort attentivement son histoire, qu’ilconnaissait déjà. Quand M. Supia eut terminé, il lui reprochad’avoir tardé si longtemps à le venir trouver. Ne devait-il pointtout de suite s’adresser à la seule institution qui fût susceptiblede le débarrasser d’un pareil fléau ?

– Rentrez chez vous bien tranquillement,lui fit-il, nous interrogerons aujourd’hui même M. SébastienMorelli et ses hommes et nous vous ferons savoir ce qu’il enest.

À cinq heures, M. Supia reçut un coup detéléphone. C’était M. le commissaire qui le demandait. Ilaccourut et voici ce qu’on lui dit :

– Nous savons maintenant tout ce quis’est passé. Hier soir, M. Sébastien Morelli, après avoirplacé ses hommes, s’est tenu lui-même immobile sous un comptoir,jusqu’à minuit. À cette heure, las d’une position qui l’ankylosait,il voulut tenter quelque mouvement, mais il trouva derrière lui unecorde tendue qui le fit trébucher. Aussitôt, des formes obscuress’étaient ruées sur lui et l’avaient mis dans l’impossibilité de sedéfendre.

On lui avait noué un bandeau sur les yeux etlongtemps il dut marcher, monter, descendre… Finalement, quand onlui rendit la vue, il se trouva dans une vaste pièce tendued’andrinople ornée de gravures encadrées qui avaient été empruntéesà la galerie de tableaux de la « Bella Nissa » ; unetable couverte de mets et de bouteilles de champagne en occupait lecentre et une dizaine de joyeux convives enveloppés dans desdominos, la figure couverte de ces sortes de masques qui serventles jours de confetti de plâtre, faisaient bombance.

La joyeuse assemblée était présidée par undomino couleur de feu qui se carrait dans un magnifique fauteuilLouis XIV aux bois dorés.

– Hélas ! soupira M. Supia, jele connais !…

– Ce domino, que tout le monde appelaitHardigras, avait un masque de treillis si curieusement peinturluré,si cocassement maquillé autour des yeux, qu’on ne pouvait le voirsans éclater de rire. C’était la tête la plus hilare qui se pûtimaginer. Cependant, M. Sébastien Morelli ne rit point, parcequ’il aperçut presque en même temps derrière cette figure siextraordinairement drôle, un pendu !

– Un pendu ! s’écriaM. Supia.

– Non, un simulacre de pendu…

– C’est bien ce que je pensais, monsieurle commissaire… Il s’agissait d’une farce de carnaval !…

– Nous aimons à le croire, monsieur. Lependu tirait une langue fort longue. Mon Dieu ! ce mannequinne nous aurait pas occupé plus longtemps si, d’après les dires deM. Morelli, il n’avait été habillé exactement commel’honorable propriétaire de la « Bella Nissa » et si l’onn’avait cherché à lui donner quelque ressemblance aveclui !…

– Hein ?… Quoi ?… Qu’est-ce quevous dites ?… Le pendu me ressemblait ?…

– Ce point est d’autant plus important,reprit M. Bezaudin, que le pendu portait à son cou unepancarte où il était écrit : « En attendantl’autre ! »

– Monsieur, le commissaire ! s’écriaM. Hyacinthe Supia, en fermant les poings, voilà où nous ensommes avec ce Hardigras !…

– Oui, monsieur le directeur, voilà oùvous en êtes ! Mais, comptez sur nous, nous ne vous laisseronspoint pendre comme cela !…

– Je le pense bien !… Et alors,qu’est-ce qu’il a fait, M. Morelli ?

– Vous pensez qu’il avait de moins enmoins envie de rire !… d’autant que Hardigras ordonna que l’onfit entrer ses invités !… Et l’on apporta, solidement ficelés,Tony Bouta, Noré Tantifla, Cioa Aiguardente et Peppino Pistafun.Ils étaient, bien entendu, désarmés et durent passer par la loi deHardigras qui était de boire sec et sans arrêt, monsieur, à votresanté, c’est-à-dire à la santé du pendu !…

– Ils le pouvaient, monsieur lecommissaire, car c’est moi qui ai fourni toute cetteripaille !… Ce qui me stupéfie, c’est que mon chef depersonnel ait consenti à boire comme les autres.

– Plus que les autres, monsieur, car onle força à prononcer les toasts les plus saugrenus ! Enfin,tout se passa de telle sorte qu’après quelques heures de ce régime,le malheureux tomba épuisé et qu’il ne se souvient plus derien !…

M. Bezaudin se tut.

– Alors, monsieur ! c’est tout ceque vous avez à me dire !

– Non, monsieur Supia !… Vousimaginez bien que nous avons su tirer de cette méchante aventuretous les enseignements qu’elle comporte. D’abord, il ne nous paraîtnullement naturel que des hommes de la force de vos quatreveilleurs de nuit se soient laissé brimer aussi facilement par labande de Hardigras ! C’est certainement la première fois qu’onles fait boire de force ! Ne vous semble-t-il point qu’il y alà matière à réflexions ?

– C’est tout réfléchi ! proclamaM. Hyacinthe… Ce sont des complices ! Cet imbécile deMorelli n’a rien trouvé de mieux pour arrêter Hardigras que des’adresser à des gens qui se feraient tuer pour lui !

– Je les en crois fort capables !répliqua M. Bezaudin.

– À qui le dites-vous, monsieur lecommissaire ? Allons ! Il faut arrêter tout de suite cesquatre bougres-là, à moins qu’ils ne soient déjà sous lesverrous !

À ces mots, qui partaient d’un bon naturel,M. le commissaire sourit.

– Si vous étiez venu nous voir plussouvent, fit-il, vous sauriez, monsieur Supia, que le premier soinde la police est de laisser les malandrins en liberté. Quevoulez-vous que nous en fassions en prison ? Ils sont d’unrendement nul, tandis que si nous avons l’air de ne nous douter derien, si nous les laissons faire tout ce qu’ils veulent, il nousest loisible de surveiller leur manœuvre et de les prendre sur lefait !

– Je comprends ! soupiraM. Supia, vous les arrêterez quand ils m’aurontassassiné ! En attendant, ils vont continuer à mevoler !

– Non ! répondit péremptoirementM. Bezaudin… Connaissez-vous M. Souques ?… Enfin,vous en avez bien entendu parler… Et M. Ordinal ?… Vousne connaissez pas non plus M. Ordinal ?… Eh bien !monsieur Supia, J’aurai l’occasion de vous les présenter ! Cesont deux inspecteurs de la Sûreté générale que M. lecommissaire central a fait venir de Paris pour arrêter deux ratsd’hôtel des plus dangereux qui opèrent en ce moment sur la Côted’Azur… mission difficile, car ces bandits n’hésitent pas à faireusage de leurs armes quand ils se trouvent serrés de trop près.Avant de venir ici, ils avaient déjà une vingtaine de cambriolageset trois meurtres sur la conscience. Vous comprenez qu’à côté deces bandits votre Hardigras fait bien petite figure.MM. Souques et Ordinal l’arrêteront par-dessus le marché,histoire de se faire la main.

– Ah ! monsieur le commissaire,puissiez-vous dire vrai !

– Surtout, ne vous occupez plus de rien…Ce soir même, ces deux inspecteurs assureront le service de nuit dela « Bella Nissa ». Et ce sera bien le diable si demainmatin nous n’avons pas du nouveau !

Le lendemain, en effet, il y eut dunouveau !

Et voilà ce que l’on racontait dès six heuressur le cours Saleya, autour des tables et des tentes qui sedressaient dans la première pagaïe du marché.

Les deux fameux inspecteurs de la Sûreté,MM. Souques et Ordinal, qui devaient arrêter Hardigras,avaient été attaqués ce soir-là dans les magasins de la« Bella Nissa » par deux brigands armés qui s’étaientjetés tout à coup devant eux et allaient leur faire un mauvaisparti quand deux coups de feu tirés par on ne sait qui avaientétendu à leurs pieds leurs agresseurs, grièvement blessés. Lesinspecteurs s’étaient mis immédiatement à la poursuite de leursauveur, mais il leur avait été impossible de le rejoindre.Cependant, il ne faisait doute pour personne qu’ils avaient euaffaire à Hardigras lui-même. Quant aux deux bandits, qui avaientété transportés à l’hôpital Saint-Roch dans le plus fâcheux état,ils avaient fait les aveux les plus complets. Ce n’étaient ni plusni moins que les deux fameux rats d’hôtel dont les sanglantsexploits épouvantaient depuis quelques semaines, l’honorableclientèle de nos palaces !

Quelques minutes plus tard, on s’arrachait lesgrands quotidiens locaux qui venaient de paraître avec desmanchettes énormes : « Le drame de la « BellaNissa » !… Le dernier coup deHardigras !… »

Ce fut une ruée vers les grands magasins de lavieille ville.

Du haut du balcon de la première galerie,M. Hyacinthe Supia qui, ce matin-là, était vert, assistait àcet assaut. Un nom odieux, cent fois, mille fois répété, montaitjusqu’à lui : « Hardigras ! Hardigras ! »Ce populaire n’allait-il pas demander pour le brigand un prixMontyon ? Soudain, tous les visages s’immobilisèrent dans uneattitude attentive, puis un éclat de rire homérique, fourni par lafoule en délire, remplit le vaste hall et tintinnabula affreusementaux oreilles de M. le directeur.

Il ne douta point que ce fût encore uneinvention de son infernal ennemi. Lui aussi leva la tête et vit,suspendue au balcon supérieur, une bande de calicot sur laquelle sedétachaient en lettres noires cette nouvelle inscription en purniçard : « Ou maù semena, maù racueglie » (qui malsème, mal récolte !) suivie de cette phrase en françaiscourant à l’adresse de tous les rats et rastas d’hôtel de toutesles nations : « Avis à ceux qui viennent se promener lanuit dans ma maison ! »

Chapitre 4L’idée de M. le commissaire

Sa maison !… Sa maison !… la« Bella Nissa » était devenue la maison deHardigras !…

Comme le pauvre M. Supia rentrait chezlui, plus accablé que jamais, il trouva sur son chemin la charmanteAntoinette qui était déjà au courant.

– Eh ! parrain ! luisouffla-t-elle, ne trouvez vous pas que ce n’est pas des manièrespour ce Hardigras d’appeler la « Bella Nissa » samaison !

Il fonça sur elle, comme s’il allait la tuer,mais la petite, d’une pirouette, lui avait déjà échappé.

Elle aussi, maintenant, était furieuse et ellelui jeta, de derrière une porte : « Je ne vous la diraijamais, mon idée ! »

Dans la matinée, M. Supia fut convoqué àla police. Il trouva là M. Bezaudin et les deux inspecteurs dela Sûreté, MM. Souques et Ordinal.

Ils étaient maigres tous les deux, secs,étriqués dans des vêtements assez poussiéreux. Ils se ressemblaientsingulièrement.

N’aimant qu’une chose au monde, leur métier,ils pensaient toujours à leurs affaires, c’est-à-dire qu’ilsétaient toujours soupçonneux, sournois, taciturnes, voyant le mondeen laid. Quand on leur abandonnait quelque gros gibier, ils selançaient sur sa piste avec une muette frénésie qui n’était apaiséeque lorsqu’ils le rapportaient tout pantelant, les poignets briséspar les menottes.

D’une bravoure du reste à toute épreuve, ilsportaient maintes cicatrices…

Ce qui les distinguait, c’est queM. Ordinal parlait quelquefois ; M. Souques jamais.Il écrivait. Et il n’admettait d’ordre que par écrit. C’était unsystème.

M. Souques avait le plus grand méprispour M. Ordinal, et M. Ordinal détestaitM. Souques.

Ils s’en voulaient de ce que chacun volait àl’autre dans leur chasse à l’homme.

Cependant l’aventure commune de la nuitprécédente les avait rapprochés dans une rage mutuelle contreHardigras.

Hardigras leur avait peut-être sauvé la vie.Ils ne lui pardonnaient pas. Ils lui en voulaient d’avoir abîmédeux « pièces » qui leur appartenaient : les deuxrats d’hôtel.

Bref, ils étaient dans un état d’esprit tropprès de celui de M. Hyacinthe Supia pour que tous trois nes’entendissent pas bientôt.

Quand à M. Bezaudin, il souriait plus quejamais. Il se voyait débarrassé de deux hôtes dangereux, c’était leprincipal. Et ses premiers mots ne laissèrent aucun doute sur lareconnaissance qu’il en avait à Hardigras.

– Eh bien ! fit-il, dès que l’on eutintroduit le patron de la « Bella Nissa », votreHardigras nous a rendu un fameux service cette nuit !

Cet accueil trop désinvolte déplutsouverainement à M. Supia.

– À vous, peut-être ! grogna-t-il ens’asseyant, mais en ce qui me concerne, je constate que Hardigrastient surtout à rester seul à me voler ! C’est un privilègequ’il ne veut partager avec personne.

Et il jeta sur sa table la bande de calicotsur laquelle Hardigras avait donné une explication si parfaitementcynique de son acte d’héroïsme…

M. Bezaudin haussa les épaules… Tout celan’est pas bien grave, fit-il, et ne saurait vous faire oublierqu’il a empêché votre maison de brûler et qu’il vient de sauver lavie de ces deux messieurs…

Ici, M. Ordinal redressa la tête etinterrompit tout net M. Bezaudin.

– Pardon, monsieur le commissaire,exprima t-il d’une petite voix sèche et assez désagréable, ce n’estpas la première fois que notre vie se trouve menacée, àM. Souques et à moi ! Mais je vous prie de croire quenous n’avons jamais eu besoin d’un voleur de profession pour noussortir d’un mauvais pas !…

– J’en suis persuadé, répliqua lecommissaire bon enfant… Tout de même, vous ne sauriez nier,M. Souques et vous, qu’après ce qui s’est passé cette nuit,vous ne deviez à Hardigras quelque reconnaissance !

– Et de quoi donc, monsieur lecommissaire ? reprit plus sèchement encore M. Ordinal…Peut-être de ce qu’il nous a privés, grâce à cet incident, de lajoie professionnelle d’arrêter nous-mêmes deux flibustiers surlesquels nous avions déjà la main !

– Et qui allaient vous tuer !

– Ou nous rater ! C’est le risque detous les jours dans notre métier, monsieur lecommissaire !

M. Souques approuva, d’un signe de tête.M. Ordinal reprit :

– La belle besogne, en vérité, qu’a faitelà votre Hardigras !… Ces messieurs vont peut-être crever àl’hôpital sans avoir eu le temps de manger le morceau. C’estdésormais une affaire entre Hardigras et nous !… Nous nequitterons pas Nice avant de l’avoir arrêté ! C’est notredernier mot, monsieur le commissaire !…

Et M. Ordinal se tourna versM. Souques. Ce dernier fouilla, silencieusement dans sa pocheet en sortit les menottes qu’il montra au commissaire. Il n’avaitpas besoin de parler. On l’avait compris.

Sur quoi, M. Bezaudin leur rit aunez :

– Ah ! messieurs ! faites donccomme il vous plaira !… mais permettez-moi de vous dire quejusqu’aujourd’hui, vous n’avez pas été plus malins que lesautres !…

M. Hyacinthe Supia, qui avait écoutéM. Ordinal et M. Souques avec les marques de la plus viveapprobation, se retourna alors tout de go vers le magistrat et luidemanda sur un ton dénué de toute affabilité :

– Mais si vous n’arrêtez pas Hardigras,monsieur le commissaire, qu’en ferez-vous donc, je vousprie ?…

– Rien, proclama M. Bezaudin… Jen’en ferai rien !… je vous le laisse… j’avais une idée, n’enparlons plus !

– Pardon ! Pardon ! relevaM. Supia… l’autre jour vous m’avez dit :« N’arrêtons pas les complices ! » Aujourd’hui, vousme dites : « N’arrêtons pas Hardigras ! » J’aibien le droit de connaître l’idée d’un commissaire de police quisemble considérer que son premier devoir est de n’arrêterpersonne.

– Arrêter Hardigras !… ArrêterHardigras !… Ce n’est pas moi qui vous en empêcherai…Bigre !…

– Votre idée, monsieur lecommissaire ?… Ces messieurs et moi tenons absolument à laconnaître, insista M. Supia, de plus en plus hostile…

Mais MM. Ordinal et Souques, assis côte àcôte, fixaient vaguement le plafond, pour bien montrer à quelledistance ils étaient de l’idée de M. le commissaire.

Voyant qu’elle leur importait si peu,M. Bezaudin qui, pour être philosophe, n’en était pas moinshomme, c’est-à-dire susceptible d’un certain amour-propre, sedécida aussitôt à leur en faire part.

– Eh bien !… voilà !… J’aipensé que nous faisions fausse route avec Hardigras…

– C’est-à-dire ? demandaM. Supia, qui trouvait l’attitude de M. Bezaudin de plusen plus suspecte…

– C’est-à-dire qu’au lieu de le traquercomme on l’a fait jusqu’à ce jour…

– Vous voudriez peut-être vous arrangeravec lui ?

– M. Supia, il n’y a pointd’arrangement possible entre un magistrat comme moi et un hommecomme Hardigras…

– J’aime à vous l’entendre dire.

– Mais c’est une considération qu’unhomme comme vous aurait peut-être tort de repousser dans lescirconstances que nous traversons…

– Ah ! par exemple !… moi, avecce bandit !…

– Allons bon !… voici déjà lesgrands mots… Un bandit ! La nuit dernière, il n’a pas agicomme un bandit et je n’en veux pour preuve que lasympathie de la foule qui augmente tous les jours pourHardigras…

– La sympathie de la foule ! glapitM. Supia. De quelle foule parlez-vous donc, monsieur lecommissaire ?

– Oh ! d’une foule pas trèsreluisante, c’est entendu !… mais pas bien méchante non plus,allez ; de celle qui aime les bonnes farces et les mauvaistours, qui se plaît à voir rosser le commissaire, je la connais… etvous aussi, monsieur Supia, vous la connaissez, car elle constituela clientèle la plus solide de votre bonne vieille maison… Ehbien ! c’est la complicité de cette foule-là que je trouveredoutable !… Et j’ai pensé que si l’on faisait entendre àHardigras que la plaisanterie a suffisamment duré…

– Vous appelez cela uneplaisanterie ! râla M. Supia…

Dans son indignation, il alla chercher aide etassistance auprès des deux inspecteurs, mais ceux-ci continuaient àfixer imperturbablement le plafond où cependant Hardigras n’avaitencore tracé aucune inscription.

– Monsieur Supia, reprit le commissaireagacé, laissez-moi développer toute ma pensée, je vous en prie…Après, mon Dieu, vous en ferez ce que vous voudrez !… Si l’ondisait à Hardigras : « On veut bien tout oublier, mais àune condition, c’est que tu ailles te faire pendre ailleurs,seulement tu restitueras tout ce que tu as subtilisé !…

– Volé, monsieur, volé !… Moi aussij’appelle les choses par leur nom !…

– Oui, tout ce que tu as volé dans lesmagasins de la « Bella Nissa »…

– Alors, vous voulez traiter avecHardigras ?

– Il ne s’agit nullement de traiter aveclui ! Il s’agit de vous en débarrasser au meilleur compte etle plus vite possible !… Qu’il sache seulement qu’on ne lepoursuivra pas jusqu’au bout du monde s’il restitue… ce qu’il peutrestituer encore… je suis sûr qu’il ne se le fera pas dire deuxfois !…

– Et par qui lui ferez-vous dire cela,monsieur le commissaire, puisque vous avez été incapable dedécouvrir cet appartement où il loge et nourrit ses amis à mesfrais ?…

– Je suis persuadé, tenez, que votreservice de nuit, oui, ces quatre messieurs que Hardigras a forcésde boire votre champagne et vos liqueurs, ne demanderaient pasmieux que de rendre à Hardigras ce petit service, en reconnaissancede cette nuit mémorable… Voulez-vous me permettre de leur dire,devant vous, deux mots à ce sujet ?…

– Quelle honte !… soupiraM. Supia en se laissant tomber, accablé, sur une chaise…enfin ! essayez !… comme vous dites, d’une façon ou del’autre… Il faut en finir !…

Le commissaire appela son secrétaire, lui ditdeux mots et, un instant après, les quatre veilleurs de nuitétaient introduits.

Bouta, Aiguardente, Tantifla et Pistafunétaient plus florissants et gaillards que jamais.

Ils prétendaient qu’ils ne s’étaient jamaismieux portés que depuis qu’ils avaient pris ce qu’ilsappelaient : la purge de Hardigras !

En face du commissaire, ils prirent une mineconsternée.

– Messieurs, leur déclaraM. Bezaudin de sa plus grosse voix, s’il ne dépendait que demoi, il y a vingt-quatre heures que je vous aurais déjà accordé unehospitalité qui vous changerait singulièrement de celle que vousavez goûtée chez votre ami Hardigras !…

– Hardigras n’est point notre ami,interrompit Tony Bouta… sans quoi, « mestre ! »,nous serions malades de trop de graisse ! mais, pour dire lavérité, nous ne l’avons pas pris « à grippe » !…

– Ouais ! fit le commissaire, un peumoins d’histoires, s’il vous plaît ! Je sais à quoi m’en tenirsur votre compte ! et je vous aurais déjà déférés au Parquet,si je n’avais cédé aux instances de M. Supia, ici présent, quiveut bien considérer que vous vous êtes laissé, entraîner à boireplus que de raison des liqueurs dont vous n’auriez pas dû,cependant, ignorer la provenance !

– Et Sébastien Morelli, est-ce qu’ill’ignorait, lui, la provenance ? Dites un peu, monsieur lecommissaire…

– Il ne s’agit point ici deM. Morelli ! Cet homme est au-dessus de tout soupçon.

– Oui, pour lui « on a coulélessive », mais pour nous, tout de suite le« barilong » (le mur long, le bagne), et pourquoi, jevous dis, parce que l’on nous a ouvert de force le« gigier » (gésier).

– Taisez-vous, Tony Bouta ! etécoutez ce que vous dit cet excellent M. Supia. Là où je vois,moi, une aggravation de délit, il trouve, lui, le moyen de vousexcuser ! Eh bien ! il faut lui prouver votrereconnaissance !

– Notre« reconnaissance » ! gémit Aiguardente, que faut-ilfaire, « mestre », pour vous la prouver ?

– Messieurs, je ne vous demande point dem’indiquer où se trouve cet appartement où Hardigras accumule lefruit de ses rapines…

– Qué jé tombe du mal de la terre (duhaut mal) si je m’en fais même l’idée ! fit entendre ToryBouta, la main levée. Mais si jamais on me le souffle à l’oreille,je vous le saurai dire, mestre, ou que le « diaou »m’enterre !

– Et moi, protesta Tantifla, qué jé meureétique jusqu’au bout des ongles (phtisique) si jé mé doute où votreHardigras il respire !…

– Qué jé né mange plus jamais une« estocafida », proclama Aiguardente ; qué jé néboive plus un coup de « blée » ; qué jé né fasseplus un « piccaresta à le boccia », (réussir un coup à laboule), si j’ai jamais su quelque chose de son domicile légal,familial et paternel.

– « Avaï » conclut Pistafun,nous ne sommes point mal plaisants, « mestre » !mais Hardigras, nous ne le connaissons « ni en blanc ni envert ! » (ni d’Ève ni d’Adam). Là-dessus, il ne fautpoint nous confusionner !… Nous avons été apportés devant lui,ficelés comme « saucissons » qué j’en ai encore lesmembres qui me lancent !… Le reste que l’on peut vous direc’est des « estrabots » (des bobards).

M. Bezaudin laissa gravement tomber cesmots :

– Je ne vous le demande point parce queje le sais ! Ce matin même Hardigras serait au« Novi » (aux nouvelles prisons) si M. HyacintheSupia, dans son inépuisable bonté ne fût venu me supplierd’épargner un homme qui a sauvé ses magasins de la ruine et del’incendie et qui, au péril de ses jours, a conservé à l’État deuxde ses plus utiles serviteurs.

Ce disant, il se tournait versMM. Ordinal et Souques qui avaient cessé de considérer leplafond pour fixer avec obstination le bout de leurs bottines.

– Certes ! continua le magistrat,ces messieurs, pas plus que moi-même ne sauraient entrer encomposition avec un homme aussi coupable que Hardigras, lequels’est placé, par ses fantaisies criminelles, en dehors de lasociété, mais il appartenait à celui qui a été seul lésé dans toutecette affaire de faire entendre la voix de la pitié. Je viens doncvous dire, à vous qui ne connaissez point le domicile de Hardigras,mais qui « par hasard » pourriez rencontrer cet aimablecompagnon, qu’il serait peut-être bon qu’il sache queM. Hyacinthe Supia est prêt à lui pardonner ; bref, àretirer sa plainte s’il veut bien restituer dans les délais lesplus courts tous les objets qui ont disparu de la « BellaNissa », de par son fait, ce qu’il ne saurait nier puisque,tous ses vols, il les a signés !… Qu’il sache bien aussiqu’après avoir effectué toutes ces restitutions il a le plus grandintérêt à disparaître avant que la police ait mis la main sur lui,car s’il m’arrive de le rencontrer, moi, je l’envoie, comme vousdites, au « Barilong », lui « et tous sescomplices ! » Vous m’avez compris cette fois,messieurs ?

– Avaï ! reprit Pistafun… comme vousy allez, monsieur le commissaire !… Vous menez bien du tapagepour une chose qui ne nous regarde pas… Mais si « nous n’enpouvons pas de plus » nous devons tout de même vous dire notresentiment !…

– Dites toujours, Pistafun !…

– Eh bien ! « mestre »,notre sentiment est que ce « diaou » de Hardigras nerendra jamais les meubles.

– Jamais ! répétèrent les autres ensecouant tristement la tête.

– Et qu’est-ce qui vous fait dire cela,je vous prie ?

– Il les aime trop ! Il en prendtrop de « soignes », expliqua Pistafun. Si vous voyezcomme tout cela est bien tenu, sans un grain de poussière !c’est plaisir !… Surtout ses armoires à glace, il y en, apartout, dans la salle à manger, dans le salon, dans la chambre àcoucher et jusque dans la cuisine ! Et par terre, sur lecarreau, du linoléum comme on n’en jamais connu dans les palaismême au temps des Lascaris !… Que voulez-vous ? Il aimeson intérieur, cet homme !… Et toutes ses casseroles depuis laplus grande où l’on pourrait faire cuire des cougourdons pour touteune noce, jusqu’à la plus petite qui est mignonne et comme pour unepoupée ! Non ! non ! Il ne faut point demander cequi ne se peut !… Si moi, Pistafun, je le rencontrais tout àfait par hasard et que je sache que c’est lui Hardigras, car devantnous il n’a pas quitté son masque… ah !… et si je luidisais : « Hardigras, fait un peu plaisir à ce bonM. Supia, rends-lui ton mobilier, savez-vous ce qu’ilme répondrait : Pistafun ! tu té moques, eh !« va pinta des gabia ! » (Va peindre descages !…) Non ! non ! « mestre » !adressez-vous à d’autres, ou plutôt faites sans rien dire, puisquevous savez où loge cet « appartemin » de mystère !vous n’avez pas besoin de nous, diable !…

M. le commissaire était devenu cramoisi.Sa tactique échouait lamentablement. Il croisa les bras et, tournévers M. Hyacinthe Supia, il prononça avecindignation :

– Vous voyez, monsieur, où nous en,arrivons avec vos avances à Hardigras !… Eh bien !maintenant, monsieur Supia, vous n’avez plus la parole(M. Supia n’avait rien dit). Rien ne me retiendra plus !…c’est la guerre à boulets rouges ! Hardigras en galère !c’est mon dernier mot !…

À la sortie du commissariat, M. HyacintheSupia fut rejoint par les deux inspecteurs de la sûreté.M. Ordinal l’entreprit à peu près en ces termes :

– Maintenant que M. le commissairenous a donné carte blanche, ça ne va pas traîner. Seulement il fautnous laisser faire. Nous nous sommes procuré à la Bibliothèquemunicipale des cartes et documents relatifs à la vieille ville, auchâteau, aux issues souterraines sur la vallée du Paillon :cela nous guidera dans notre recherche de certaines caves,adjacentes certainement à vos magasins et dont Hardigras a fait, àvos dépens, son trop joyeux repaire. Ne vous occupez plus de rien.Nous allons disparaître. Si l’on vous vole : n’en faites paséclat. Au contraire, arrangez-vous pour qu’on n’en sache rien.Soyez patient, c’est tout ce que nous vous demandons. Nousrépondons de tout !

M. Supia écouta cette déclaration d’unair assez mélancolique. Cependant, comme ces deux messieurs étaientson dernier espoir, il ne voulut point les décourager.

Les trois premiers jours se passèrent fortconvenablement. Hardigras se montrait discret. M. Supia, deguerre lasse, finissait par s’habituer à ses menus larcins, mais lequatrième jour, M. Morelli, tout à fait remis de sa terribleaventure, vint lui rapporter qu’un magnifique service d’argenterieavait disparu !

Et les inspecteurs de la sûreté ne donnaienttoujours point signe de vie. Il n’y avait pas de raison pour queles choses ne s’éternisassent point. M. Supia retourna voir lecommissaire.

Il le trouva des plus inquiets. À Paris, oncommençait à s’étonner de la longue absence de MM. Souques etOrdinal et de leur persistant silence. On demandait desexplications à Nice qui ne savait quoi répondre. M. lecommissaire était au courant de la dernière conversation que cesmessieurs avaient eue avec M. Supia, mais, comme celui-ci, iltrouvait que l’événement se prolongeait au delà, de touteprévision. Depuis deux jours, il avait fait marcher tous ses hommeset on ne lui avait rien rapporté qui méritât d’être retenu. Dansles bars, dans les « cabanons », partout où la« branda », la « grappa » et le petit vin blancdélient les langues, on avait vainement prêté l’oreille, sous desdéguisements divers, aux réflexions et discours des plus joyeuxcompagnons : dans les restaurants à prix fixe où les employéscélibataires de la « Bella Nissa » prenaient leurs repas,non seulement on n’avait fait aucune allusion à la disparition desdeux inspecteurs, mais on ne prononçait même plus le nom deHardigras. Ces messieurs savaient que beaucoup d’entre eux étaientsoupçonnés d’avoir mis beaucoup de bonne volonté à la disparitiondu facétieux cambrioleur et, depuis quelques jours, ils savaienttenir leur langue. Enfin si MM. Ordinal et Souques n’avaientpas quitté Nice « ou si on ne les avait pas faitdisparaître » certains agents qui les connaissaient bienauraient retrouvé leurs traces, si bien grimés fussent-ils !Mais rien ! rien, rien ! Au fond, ce Hardigras pouvaitêtre capable du meilleur comme du pire. Après les avoir sauvés,sachant qu’il n’en était résulté que deux ennemis nouveaux quiavaient juré de le conduire au « barilong », il s’enétait peut-être débarrassé sans remords.

M. Supia revint chez lui, pensif, n’ayanttiré de sa conversation avec le commissaire aucun réconfort. Depuisquelque temps, on ne s’amusait point dans la famille. Et peut-êtrey avait-il d’autres raisons à cette absence de gaîté que lesméchants tours de Hardigras. Voici le moment de pénétrer dans« l’intérieur » de M. Hyacinthe Supia et de faireplus ample connaissance avec les personnages qui le décorent. Lemystère de la « Bella Nissa » nous a tellement occupéjusqu’ici que nous avons du négliger tout ce qui ne se rapportaitpoint directement aux hauts faits de Hardigras et que nous n’avonspu qu’apercevoir Mlle Antoinette qui, elle aussi,avait son idée pour, l’arrêter.

Chapitre 5L’idée de Mlle Antoinette pour arrêter Hardigras

De M. Supia lui-même, quesavons-nous ? Peu de chose. Sachons donc qu’au physique iln’avait pas volé son nom de « Supia », qui, en dialecteniçard, désigne la seiche. Maigre et dégingandé, flottant dans lesplis d’une longue redingote noire sans laquelle il ne se montraitjamais à son personnel, le teint bilieux, l’œil glauque, le nez etle menton pointus, le poil rare mais ramené avec un soin jaloux surson front aride, ce cinquantenaire aujourd’hui si peu plaisantavait eu, il y a une vingtaine d’années, son succès auprès desfemmes.

Il avait séduit entre autres celle de sonpatron, M. Delamarre, le fondateur de la « BellaNissa » dont Supia était alors chef de la comptabilité.

Mme Delamarre(Thérèse-Honorine-Conception) avait trouvé à cet employé supérieurun air si distingué qu’elle n’avait eu ni la force ni la vertu delui résister. Sur ces entrefaites, M. Delamarre avait eu lebon esprit de trépasser d’indigestion avant que de connaître soninfortune.

À propos de ce décès subit, certains bruitscoururent comme il arrive toujours quand une heureuse coïncidenceest l’occasion d’un triomphe inattendu. Ils ne troublèrent enaucune façon le distingué Hyacinthe. Les noces de M. Supia etde Mme veuve Delamarre furent honnêtes etdécentes.

Mais une semaine s’était à peine écoulée quandMme Delamarre découvrit que son second époux étaitdur, revêche, tyrannique et fort avare de ses sous (les siens).Quant au personnel, nous savons de quelle sorte il le traita. C’estdire que, du haut en bas de la maison (le domicile familialcompris), il était, pour tout le monde, « le boïa » (lebourreau).

Peut-être ce surnom était-il excessif, maisnous sommes dans un pays où il n’est pire crime que de ne point sefaire aimer.

Quelqu’un qui ne l’aimait point, par exemple,c’était sa filleule, la gentille Antoinette. Elle n’était aimée depersonne dans la maison, à l’exception des domestiques quil’adoraient, car c’est un fait que les serviteurs honorent toujoursde leur affection les personnes que leurs patrons ne peuventsouffrir.

Antoinette était fille d’une sœur deMme Delamarre qui avait épousé un brave Niçois,intelligent, travailleur et bon vivant, ce qui est là-bas une causenullement négligeable de réussite. Antoine Agagnosc, qui avaitcommencé par être coupeur chez un tailleur en renom et avait lesens des affaires. Quelques années plus tard il était établi à sonnom et c’est alors qu’il avait épousé la sœur deMme Delamarre.

La « Bella Nissa » n’était dans cetemps-là que l’une des plus vieilles maisons de nouveautés de laville, fournissant la moyenne bourgeoisie et surtout le peuple dumarché et des campagnes. Devenu le beau-frère de Delamarre,Agagnosc n’eut point de peine à lui faire entendre qu’il y auraitgros à gagner en donnant aux magasins un développement qui leuramènerait une clientèle plus relevée et il lui proposa des’associer avec lui. Ce qui fut fait pour leur prospérité à tousles deux. La « Bella Nissa » tint bientôt tout un pâté demaisons et donna de gros bénéfices.

Sur ces entrefaites, Delamarre mourut, etMme Delamarre épousa, comme nous avons ditM. Hyacinthe Supia.

L’association continua entre Agagnosc etSupia. Cette année-là, les deux sœurs donnèrent à leurs épouxchacune une fille. Ce fut un beau baptême. Agagnosc tenait la fillede Supia sur les fonts baptismaux, tandis que Supia présentaitlui-même au curé de Saint-Paul la fille d’Agagnosc.

C’est ainsi qu’Antoinette devint la filleuleSupia. Mme Agagnosc, qui était d’une santé fragile,mourut quand Antoinette n’avait encore que deux ans. De son côté,Agagnosc, qui adorait sa femme, tomba dans une grande tristesse etcourut lui-même à sa fin.

Il laissa une grosse fortune, plus sa partdans les magasins. Tout cela serait pour la petite Antoinette. Ilne pensa pas pouvoir mieux faire que de laisser la gérance de cettefortune à Hyacinthe Supia dont il avait pu apprécier la strictehonnêteté servie par la plus parfaite avarice. Enfin, la sœur deMme Agagnosc serait une seconde mère pourAntoinette.

Il mourut donc l’esprit en paix, heureuxd’aller retrouver sa femme qui l’attendait, là-haut, sous lesfleurs, dans le petit cimetière du Château, en pleine lumièreniçoise.

Les Supia avaient une maison de campagne à la« Nova Fourca » dans la plaine de Grasse. C’est làqu’Antoinette fut élevée, parmi les jasmins et les roses et buvantle lait des chèvres de la mère Bibi.

Elle venait rarement à la ville et ne s’yplaisait point, ce qui faisait l’affaire de tout le monde.

Cependant, quand elle fut grande, il fallutbien, malgré ses pleurs, l’arracher à cette vie, de sauvageonne. Onla mit en pension à Nice. Elle en était sortie depuis un an pour leplus grand plaisir de ses maîtresses auxquelles elle faisait unevie assez difficile, bien qu’elle fût douée du meilleur caractèredu monde et peut-être même à cause de ce caractère. Elle ne pensaitqu’à jouer, avait horreur des livres et savait si gentiment sefaire pardonner ses petites frasques qu’il était presque impossiblede la punir. Tout programme, dans ces conditions, devenaitimpossible.

Malgré les recommandations les moinsjustifiées auprès des examinateurs on ne put lui faire avoir sonbrevet. Elle eut néanmoins, en géographie, un beau succès en citantparmi les mers polaires « l’océan arthritique ». On luidemanda aussi ce que c’était que l’hôtel des Invalides ellerépondit que c’était un dancing. Ce fut vainement qu’elle expliquaqu’on lui avait dit que dans tous les hôtels à Paris, il y avait un« dancing ». On ne sut jamais si elle s’était,moquée du monde. Elle avait alors quinze ans.

Après d’aussi brillantes étudesM. Hyacinthe Supia lui donna une institutrice qui étaitsurtout une gouvernante qui ne devait jamais la quitter.M. Supia avait ses raisons pour cela.

Ce n’était point sans effroi qu’il voyaitarriver le moment où il lui faudrait rendre des comptes à sapupille. L’affaire du mariage serait une grosse affaire pour la« Bella Nissa » surtout dans un moment où l’entreprisefaisait feu de tous ses canons pour lutter contre la concurrenceparisienne.

M. Supia entendait choisir le marid’Antoinette. Mais celle-ci entendait-elle que son mari fût choisipar son parrain ? Nous étonnerons beaucoup le monde enavançant que cela lui était parfaitement égal. Et nous allons enavoir la preuve tout de suite.

M. Supia arriva chez lui à l’heure dudéjeuner. Une domestique lui annonça en tremblant que madame etmademoiselle n’étaient pas encore rentrées.

– EtMlle Antoinette ? Elle est avec cesdames ?

– Non, monsieur ! ces dames sontsorties seules.

– Dites à Mlle Antoinetteque je la demande.

Et il pénétra dans la salle à manger où lecouvert était mis pour quatre personnes. Il jeta un regardmécontent sur la table et rappela la femme de chambre.

– On ne vous a donc pas dit que le princevenait déjeuner ?

– Non, monsieur.

– Eh bien ! il vient. Mettez legrand couvert, le chemin de table et des fleurs : Dites àMlle Antoinette que je l’attends dans monbureau !…

Deux minutes plus tard, la porte du bureaus’ouvrit et cette même jeune fille que nous avons vue déjàapparaître, dans un moment où M. Supia n’était guère moinsmaussade, montra son sourire éclatant, ses yeux de pervenche, sesjoues rondes, son petit nez retroussé, son front de lumière dans lecadre doré d’une chevelure rebelle à tous les peignes et à tous lesrubans de la « Bella Nissa ».

– Bonjour, parrain ! Commentallez-vous ce matin ?

– Mal ! répondit sans aucune grâceM. Supia. Ah ! ça, mais qu’est-ce que c’est que cetterobe-là ? On ne t’a pas dit que le prince déjeunait avec nous,ce matin ?

– Je vais vous dire, parrain !… Matante a téléphoné à votre prince.

– Et qu’a-t-il répondu, leprince ?

– Il aurait répondu à ma tante qu’il luiétait impossible de venir aujourd’hui.

– C’est bon ! Il viendra tout demême !… Va changer de robe… et arrange-moi tes cheveux.Compris ?…

– Mais puisqu’il a téléphoné à matante !…

– Ta tante ne sait ce qu’elledit !…

– Oui, parrain !

– Je lui avais dit de t’emmener avecCaroline sur la Promenade des Anglais ! Pourquoi es-tu restéeici ?

– Je ne sais pas moi, parrain ! Matante et ma cousine n’avaient sans doute pas besoin de moi !…Elles s’en passent très bien, vous savez !…

– C’est de ta faute !… Tu te tienssi mal !…

– Oh ! parrain ! Mais je mepasse également très bien d’elles, consolez-vous !…

– Qu’est-ce que tu as faitaujourd’hui ?

– J’ai travaillé toute la matinée avecMlle Lévadette qui avait mal aux dents !… Ellea toujours quelque chose, Mlle Lévadette, et ça nela rend pas aimable !… Mon parrain, vous ne pourriez pas medonner une autre gouvernante ?

– Tu n’auras plus de gouvernante le jouroù tu te marieras !…

– Mon parrain, mariez-moi tout desuite !…

– Avec qui ? demanda brutalementHyacinthe Supia en lançant à la jeune fille un regardsoupçonneux…

– Avec qui vous voudrez !…

– C’est bien !… J’y penserai !…J’ai juré àton père de faire ton bonheur ! et je leferai !… malgré toi s’il le faut !…

– Eh ! parrain ! je ne demandequ’une chose, c’est que vous le fassiez le plus tôtpossible !… Renvoyez-moi à la campagne, à la Fourca !…J’étais si heureuse à la Fourca !…

– Avec les chèvres de la mèreBibi ?

– Oui !…

– Petite niaise !… crois-tu que j’aiaccepté d’être ton tuteur pour faire de toi une gardienne dechèvres ?…

– Qu’est-ce que vous voulez faire de moi,parrain ?

– Je te le dirai bientôt !…

– Oh ! je le sais bien, moi, ce quevous voulez faire de moi !… Une princesse !

Hyacinthe, interloqué, se tut.

Que la petite, qui était si futée eût devinécela, il ne s’en étonnait pas outre mesure, mais il attendait…Antoinette ne parlait du prince que pour s’en moquer et lui avait,déjà, joué bien des tours… Et puis le prince avouait quarante-cinqans ! Certes, il était encore fort bel homme, mais enfin, unbel homme de quarante-cinq ans pour une jeunesse de dix-sept, çan’est séduisant qu’au théâtre.

Donc, M. Hyacinthe attendait et comme lapetite ne disait plus rien, il fit, tout à coup,impatient :

– Eh bien ! si c’étaitvrai ?

– Ça va !… Je veux bien êtreprincesse.

– Je savais bien que je te feraisplaisir !…

– Et à lui, donc…

– Il te l’a dit ?

– Pensez-vous !… Il est bien tropcorrect pour cela !…

– Pour te dire qu’il t’aime ?

– Non ! pour me dire qu’il aime magalette.

M. Supia toussa…

– Enfin ! tu as réfléchi ?…

– Non ! c’est vous qui avezréfléchi !… Vous vous êtes dit : « Ça fera bien, unprince à la « Bella Nissa ». Ça fera enrager les« Galeries Parisienne » !… »

– On ne peut rien te cacher,Antoinette !…

– C’est le prince qui va êtreépaté !…

– De ce que je lui donne mafilleule ?…

– Non ! que je le prenne !… Carenfin, il est fauché comme les blés, votre prince, et avec la viequ’il mène, il lui faudra bientôt une petite voiture !…

– Antoinette ! je parlesérieusement !…

– Moi aussi !… Mais il sera bienplus épaté après !

– Après quoi ?…

– Après que nous serons mariés !…Quand je le plaquerai !…

– Hein ?… Est-ce que tu deviensfolle ?…

– Je n’ai jamais été aussiraisonnable !… D’un côté, je fais tout ce que vous voulez etde l’autre, je vais, en le laissant tomber après le mariage,au-devant de son désir !… Je ne veux pas le gêner, moi, cethomme… Je vous le laisserai, puisque vous ne pouvez pas vous passerde lui, et je retournerai à la Fourca avec les chèvres de la mèreBibi !… Ah ! parrain, c’est à prendre ou àlaisser !…

– Ça va ! ça va ! mafille !… Après tout, tu seras mariée, tu feras ce que tuvoudras… Ça regardera ton mari !…

– Dites donc, parrain ! C’est matante et ma cousine qui vont enrager !…

– Sans compter qu’elles auraient le droitd’être jalouses de toi ! Songe donc : princesse ! Vat’habiller ! va !… Ah ! petite !… dis-moi doncun peu… Qu’est-ce que c’est que cette idée que tu voulais me dire…Tu sais… à propos… à propos de ce diable de Hardigras !…

Antoinette éclata de rire :

– Ah ! vous y voilà donc !… Ehbien ! vous savez, vous mériteriez bien que je ne vous la disepas, mon idée !… Et puis, non !… réflexion faite, je nevous la dirai pas !… Je vais m’habiller parrain !…

– Antoinette !

– Ah ! ne me retenez pas !Monseigneur pourrait arriver et je désire me mettre à monavantage !…

– Antoinette !…

– Et puis, ce que je pense, vous ne leferiez pas.

– Dis toujours !…

– Eh bien ! voilà, c’est une idéeque j’ai comme ça !… Ah ! c’est très simple !… Jesuis sûre qu’il n’y a qu’un homme qui soit capable d’arrêterHardigras !…

– Qui ?…

– Ça se passe toujours la nuit, n’est-cepas ?…

– Qui ?… Me le diras-tu ?…

– Eh bien ! puisque ça se passetoujours la nuit, il vous faudrait un chef des veilleurs qui seraitun peu là !… et qui ne demanderait pas mieux que de me faireplaisir !…

– Mais qui ?…

– Sans compter qu’en même temps, vousferiez une bonne action !…

– Enfin, parleras-tu ?…

– Eh bien ! voilà, à votre place, jeferais venir Titin !…

M. Supia eut un haut-le-corps, puis ilfrappa la table de son poing :

– Titin ! s’écria-t-il… « Titinle Bastardon !… Titin, l’enfant de Carnevale !… » Tuoses !…

– Et pourquoi pas ?… Il aurait tôtfait de vous le dénicher, votre Hardigras !

– Antoinette !… Je t’ai déjà dit dene plus me parler de ce garçon-là !… Ton Titin est unemauvaise tête qui ne fera jamais rien de bon !…

– Vous avez tort, parrain, il est malincomme un singe et rien ne l’arrête !… mais lui, si je lui disde coffrer Hardigras, il l’arrêtera !

– Et pourquoi Titin plutôt qu’unautre ?

– Parce que Titin a toujours fait ce quej’ai voulu !…

– C’est bon ! En voilà assez sur cesujet ! J’espère que vous ne vous êtes plus revus depuis queje te l’ai défendu ?…

– Non, le pauvre garçon n’a plus riententé pour m’approcher depuis que vous lui avez signifié soncongé…

– Eh bien ! restons-enlà !…

– Comme vous voudrez !… Restons-enlà !… Mais ne vous plaignez pas, parrain, si Hardigras finitpar vider votre boutique !…

Chapitre 6Le prince Hippothadée

La domestique vint annoncer le princeHippothadée. M. Supia s’en fut aussitôt le rejoindre etl’introduisit lui-même dans son salon. Le patron de la « BellaNissa » regretta tout haut que ses meubles fussent encoregarnis de leurs housses, mais ces dames n’étaient pas encorerevenues de leur promenade. M. Supia priait le prince de lesexcuser.

– Ces dames sont tout excusées, monsieurSupia, répondit le prince d’un air moitié figue, moitié raisin.Mme Supia m’a, en effet, téléphoné ce matin quevotre désir était de m’inviter à déjeuner, mais qu’elle me priaitde trouver quelque prétexte pour remettre à plus tard le plaisirque j’aurais eu à m’asseoir à votre table, car elle devait faire delongues courses dans la matinée, rentrer déjeuner en coup de ventet ressortir au plus tôt pour se rendre à Monte-Carlo où elle et safille avaient rendez-vous avec des amis qui avaient projeté je nesais quelle partie.

Je lui répondis que tout ceci tombaitadmirablement, car j’avais déjà accepté l’invitation deMme la comtesse de Domingo d’Azila afin de mettrela dernière main au programme de sa matinée artistique au bénéficedes petits orphelins de pécheurs, de « poutina » morts enmer…

Le prince Hippothadée Henri-Vladimir, seigneurde Transalbanie, avait le plus grand air du monde : sa hautestature, sa taille élancée, sa souple démarche, sa façon de baiserla main des dames et de leur faire danser le tango appartenaientencore à la « seconde jeunesse ; mais le visage fripé,ridé, fardé, la moustache et le cheveu trop noirs, le regardvitreux accusaient les années passées dans le labeur forcené de lahaute noce et des salons de jeu.

Il portait monocle, mais cet accessoire ne luidonnait point cet air de ridicule insolence avec lequel les petitsgentilshommes essaient d’en imposer à la tourbe. Il en jouait fortgracieusement, ce qui ajoutait à son amabilité coutumière, car leprince Hippothadée cachait soigneusement, sous les dehors les pluscharmants, des instincts dévorateurs.

Il était toujours un des ornements les plusappréciés de la vie mondaine, mais il n’y avait plus pour l’aider àen supporter les frais que la générosité parcimonieuse et rétive deMme la comtesse de Domingo d’Azila.

Il résultait de tout cela qu’il était grandtemps pour le prince de faire, comme on dit dans la bonne société,une fin.

Le prince y avait-il songé ? Il y avaitdes chances pour cela. En tout cas, M. Supia y avait songépour lui.

Celui-ci avait écouté sans étonnement lerécit, non dénué d’amertume, du seigneur Hippothadée.

– Décidément, ces dames vous fuientdepuis quelque temps, prince ! fit le patron de la« Bella Nissa » avec une grimace qui avait la prétentiond’être un sourire…

– Je le croirais volontiers, réponditHippothadée, mais si j’ai cessé de plaire, il faut qu’elles sachentbien que je ne me suis jamais imposé à personne et si vous me voyezici, monsieur Supia, c’est moins pour répondre à l’invitationpersonnelle et pressante que vous avez bien voulu m’envoyer cematin que pour avoir une explication avec ces dames…

– Je vous ai fait venir, mon cher prince,pour remettre toutes choses en place… Il s’agit d’un simplemalentendu… Quand vous nous avez fait l’honneur d’accepter lesinvitations de Mme Supia et d’y répondre parl’empressement que vous avez mis à présenter ces dames dans unmonde que nous n’avons point l’habitude de fréquenter,Mme Supia avait cru remarquer… pardon ! vousme permettez, n’est-ce pas, mon cher prince, de tout vous dire, entoute sincérité, car je vous estime trop pour biaiser avecvous ?…

– Je vous écoute, mon cher monsieurSupia !… Je vous écoute !…

– Eh bien !Mme Supia avait cru remarquer que notre filleCaroline retenait quelquefois votre attention !…

– Ah ! ah ! envérité !…

– Oui, Mme Supia m’adit : « Ne t’étonne point, Hyacinthe, si le princeHippothadée vient si souvent chez nous : Caroline y est bienpour quelque chose ! »

– Évidemment, évidemment !… Vousavez un intérieur charmant, monsieur Supia, etMlle Caroline est délicieuse !…

– Je continue : ma femme, aprèsm’avoir dit cela, a dit à sa fille : « Ne sois passurprise de rencontrer si souvent le prince à la promenade,sûrement, il t’a distinguée !… »

– Et Mme Supia avaitraison ! avoua le prince galamment :Mlle Caroline ne saurait passerinaperçue !…

– De telle sorte que toutes deux se sontimaginé… Grands Dieux ! ne vous fâchez pas, prince !…c’est tellement énorme ce que je vais vous dire…

– Allez !… mais allez donc, moncher, monsieur Supia…

– Elles se sont donc imaginé qu’il yavait de par le monde… de par le monde de la nouveauté… unedemoiselle Supia qui pourrait bien devenir, quelque jour,princesse !

– Eh ! eh ! voyez-vouscela !…

– Mais, mon cher prince, vous continuezde sourire !… Tout ce que je vous dis là, ne vous renversedonc pas ?…

– Et pourquoi donc serais-je renversémonsieur Supia ?… Nous avons fait bien du chemin depuis laguerre !… Où sont-ils les rois du jour ? Regardez autourde nous ! Ils sont dans le commerce !… dansl’industrie !… dans les affaires !… Le monde leurappartient !… Non ! non ! je ne suis pasrenversé !… Un prince ne saurait être au contraire que trèsflatté par cette idée qu’il va devenir le gendre d’un roi dujour !… Je parle en général, naturellement !… Je ne suispas assez infatué de ma personne ni de mon titre, pour imaginer queje vais devenir le gendre de M. Supia !…

– Prince ! vous vous moquez demoi !…

– Nullement !… Je vousassure !

– Vous parlez sérieusement ?

– Très sérieusement.

– Eh bien ! prince, trèssérieusement, vous avez eu raison de ne point vous imaginer cela,car je ne vous aurais pas donné ma fille !…

Le prince, tout à fait surpris, en laissatomber son monocle.

– Et pourquoi ne m’auriez-vous pas donnévotre fille ?

– Parce que vous ne l’aimezpas !

– Et qui vous dit que je ne l’aimepas !

– Quelque chose qui me dit que vous enaimez une autre !

– Cessons cette énigme, monsieurSupia ! Je voudrai bien savoir qui j’aime ?…

– Vous aimez ma filleule,Mlle Antoinette Agagnosc !

– Moi, je ne l’ai jamaisregardée !

– Mon cher prince, il y a des façons dene pas regarder les dames ou les demoiselles qui ne sauraienttromper un homme d’expérience comme moi. Ça n’est point que je soisgrand clerc dans les choses de l’amour, mais j’ai appris à pénétrerles désirs les plus secrets, les pensées les plus obscures, ou, sivous aimez mieux, les plus habilement dissimulées…

– Et où donc avez-vous appris tout cela,monsieur Supia ?

– Dans mes magasins, prince ! toutsimplement !… Je vous jure qu’avec moi les kleptomanes n’ontpoint beau jeu et il suffit qu’une de mes clientes considère avecle plus grand intérêt, par exemple le comptoir de la passementerie,pour être assuré qu’elle convoite la paire de bas de soie à79 fr. 95 qui se trouve immédiatement derrièreelle ; ainsi, quand je vous voyais si aimable avec ma filleCaroline, j’avais deviné que vous ne pensiez qu’à ma filleuleAntoinette, que vous ne regardiez pas !

– Euh ! euh ! fit le princeaprès avoir réfléchi que l’affaire Antoinette se présentait sous unjour au moins aussi brillant que l’affaire Caroline… Euh !euh ! je ne sais si je dois… Ah ! permettez-moi de vousdire bien franchement, mon cher monsieur Supia, que vousm’embarrassez !

– Et pourquoi donc ?

– Dame !… comprenez monhésitation ! Si je vous avouais, qu’en effet,Mlle Antoinette ne m’est pas indifférente,peut-être me répliqueriez-vous que je suis fort à plaindre, attenduque votre dessein bien arrêté est de me refuser la main deMlle Antoinette, si par hasard j’avais conçu leprojet de vous la demander.

– Eh bien ! cette fois, vous aveztort, mon cher prince !… Demandez-moi la main deMlle Antoinette et je vous l’accorde !

– Vous êtes étonnant, monsieurSupia ! Mettre ainsi, du premier coup, le comble au plus cherde mes désirs. Mais dites-moi… nous sommes là à causer tous lesdeux !… Et si Mlle Antoinette, qui se moquetoujours de moi…

– Eh ! prince !… quel petitpsychologue vous faites !… Elle se moque toujours de vousparce qu’elle vous aime !… Vous n’avez pas devinécela ?

– Ma foi non !… Vous êtes sûr decela ?

– Absolument sûr !

– Elle vous l’a dit ?

– Il n’y a pas dix minutes !…

– Et ces dames savent ?… interrogeaavec une certaine inquiétude Hippothadée qui, malgré tout sonflegme, se montrait fort ému du coup de fortune qui lui tombaitsoudain du ciel.

– Oui !… depuis plusieurs jours,j’en avais parlé à ma femme… sachant d’avance comment cela finiraitet pour couper court aux jérémiades de ma fille, qui s’étaitsottement trompée sur vos sentiments à son égard, j’avais pris surmoi de leur déclarer que vos vues s’étaient portés surMlle Antoinette et que, vous ne m’aviez pas cachéque votre plus cher désir serait d’en faire au plus tôt uneprincesse !…

– Alors ! Je comprends tout !s’écria le prince. C’est que vous êtes très intelligent !…

– En avez-vous jamais douté ?…

– J’en doute aujourd’hui… Dame !… Jeme sens si petit à côté d’un homme comme vous !… Vous avez unefaçon de hâter les choses…

– L’habitude des affaires !… moncher prince !… À propos d’affaires… avouez que vous n’enfaites pas une mauvaise…

– Oh ! moi, vous savez, lesaffaires !…

– Enfin, tout de même, la dot vousintéresse ?…

– Mon Dieu !…

– Ta ! ta ! ta !… Commedit Antoinette, vous êtes fauché comme les blés !…

– Ah ! elle a dit cela,Mlle Antoinette ?…

– Vous vivez d’expédients !…

– Hein ?…

– Mais ceci est le passé ! et lepassé ne me regarde pas !…

– Mon cher monsieur Supia, réponditHippothadée, de sa plus belle voix du proche Orient à la foischarmante et languissante… l’argent a toujours passé chez moi aprèsl’amour !… Je vous ai dit que j’aimaisMlle Antoinette…

– Ta ! ta ! ta !… Lesaffaires sont les affaires… Deux millions chez le notaire… et sapart, qui est énorme, dans la « Bella Nissa » !C’est net !… et le présent n’est rien à côté del’avenir !…

– Comment donc cela, monsieurSupia ?

– Oui ! Vous mettez les deuxmillions dans la « Bella Nissa » et vous doublez du coupvos revenus…

– Permettez !… Permettez !…

– Quoi ?… Hésiteriez-vous, parhasard ?…

– Je ne dis pas cela !… mais tout àl’heure vous avez bien voulu me faire part des bruits qui courentsur mon compte ; je me permettrai de vous dire à mon tourqu’il y a en ville des murmures fâcheux touchant la « BellaNissa »… Les bénéfices en auraient singulièrement diminuédepuis deux ans…

– C’est exact !… mais il n’y a làrien de fâcheux !… Nous avons eu des frais énormes !…mais ils sont déjà à peu près amortis. Enfin, avec les deuxmillions d’Antoinette… les vôtres, mon cher prince, nous allonsreprendre un essor nouveau !…

– Sans doute !… Sans doute…

– Si vous ne voulez pas de l’affaire,dites-le !…

– Mais je ne dis pas cela !…Seulement, vous comprenez bien qu’en se mariant, le princeHippothadée va avoir des frais !… Enfin, j’ai des dettes…

– Je m’en doutais !…

– Si je me marie… il faut que jerembourse cette admirable femme qu’est la comtesse de Domingod’Azila qui, depuis cinq ans, m’avance de quoi vivre… ou alors nousallons à un scandale épouvantable !…

– Il n’y aura pas de scandale, attenduque rien ne sera changé à vos vieilles habitudes avec cettehonorable dame… Vous continuerez à la fréquenter autant qu’il vousplaira !… Antoinette prétend qu’elle vous aimera davantage deloin que de près !… Elle partira pour la campagne et vouslaissera à la ville ! Mme Domingo d’Azilan’aura jamais été aussi heureuse, car vous lui coûterez moinscher !…

Hippothadée se leva, le rouge aufront :

– Monsieur Supia, pour qui meprenez-vous ?…

– Je ne vous prends pas ! Je vousachète !…

– Pas cher, en tout cas !…

– Vous trouvez ! Je vous assure centcinquante mille francs !…

– Je vous ferai savoir, monsieur, à quivous parlez !… Il me faut, en me mariant, unmillion !…

– Mon devoir de tuteur s’y oppose !…Cent cinquante mille francs par an, ou rien !…

– Et je passerai à la caisse tous lesmois… Vous me faites l’aumône, monsieur Supia !… Si encore,dans la corbeille de noces…

– Plus un mot, ou je croirai que vousn’aimez pas ma filleule et alors je serai contraint à me demanderce que peut venir faire chez moi, dans mon humble intérieur, unprince de haute lignée, comme vous, ruiné comme vous, s’il ne vientpas chercher une dot !… Qui peut donc l’attirer ici ?… Melaisserez-vous chercher longtemps, Hippothadée ?…

Cette dernière phrase avait été jetée d’unefaçon si lugubre, la main qui tenait le malheureux Hippothadées’était crispée sur l’épaule, qu’elle déchirait, avec tant de forceinsoupçonnée chez cet être falot et redoutable, que le prince selaissa tomber sur un siège, vaincu…

– Oh ! J’aime tropMlle Antoinette pour continuer plus longtemps undébat qui m’épuise… Mais vous êtes dur en affaires, monsieurSupia !…

L’autre ricana en lui tendant lamain :

– Topez là… J’assure votre avenir, enfantprodigue !… Comptez sur le père Supia… sur le« boïa », comme on m’appelle ici. Vous en rencontrerezsouvent des bourreaux comme moi, qui vous apportent sur un plat unerente de cent cinquante mille francs et une jolie fille commeAntoinette !… Êtes vous bien à plaindre vraiment ?

Le prince prit la main qu’on lui tendait et laserra, sinon avec effusion, du moins avec toute la loyauté dont ilétait capable.

Cette minute les faisait complices. Elle étaitsolennelle, émouvante. M. Supia ne desserrait point sonétreinte. Il avait l’air de prendre définitivement possession d’unami de qui il était en droit de tout attendre. Peut-être mêmeallait-il lui donner l’accolade ainsi qu’on a accoutumé de fairedans les ménages bourgeois, quand la domestique vint avertirmonsieur que « ces dames venaient d’arriver »,qu’« elles l’attendaient dans la salle à manger ».

– Elles vous tiennent toujours rigueur,fit Supia en riant. Allons faire notre paix avec elles, mon cherHippothadée !

Et il le fit passer devant lui.

Ces dames, en effet, étaient là. Ellesfeignirent la plus grande surprise en apercevant le prince, bienque la domestique les eût averties qu’il se trouvait au salon avecM. Supia.

Mme Supia était encore unefort belle femme, quoiqu’un peu empâtée. Son cou grassouillets’ornait d’un collier de perles magnifiques, son poignet dodusecouait de lourds anneaux d’or, d’autres bijoux solides étaientépars sur sa personne soigneusement parée de soie et develours.

La bonne santé de Thélise ressortait davantagequand elle avait comme repoussoir le profil de tôle de son bilieuxépoux. Toute autre que cette brave dame fût morte de désespoir aulendemain de ses noces en découvrant combien elle s’était trompéesur le compte de son nouveau conjoint et en supputant les tristesheures qu’il lui faudrait passer. Mais Thélise était de la bonnerace de ce pays enchanté où il n’y a point de place pour ladouleur.

Patiente, elle s’était dit qu’elle était jeuneencore et qu’une troisième expérience pouvait être plus heureuseque les précédentes. C’est cet espoir qui la soutint dans sonmalheur, Les années s’étaient écoulées. Y avait-il eu une troisièmeexpérience ? Y en avait-il eu plusieurs quand elle avaitrencontré sur son chemin le prince Hippothadée ?…

En tout cas, nous nous tromperions bien siThélise ne pensait point l’avoir enfin découvert, ce bel oiseaurare qu’elle cherchait mais jugez de la persistance de sonmalheur ! Elle avait à peine pu apprécier les joiesconsolatrices de sa nouvelle aventure que M. Supia, son époux,lui avait confié que son prince charmant demandait à épouserAntoinette.

C’était pour aboutir à Antoinettequ’Hippothadée avait commencé par Thélise !

Voilà de ces découvertes qui sont bien faitespour ulcérer un cœur sincère qui, chaque fois, qu’il s’est donné, acru que c’était pour la vie.

Depuis deux jours, Thélise était comme folle…Caroline ne pouvait soupçonner qu’il y eût d’autre cause audésespoir de sa mère que la peine de son enfant, car Carolinen’avait caché à personne, et encore moins au prince, qu’ellecomptait bien devenir princesse. Thélise profitait de cette candeurde Caroline pour ne mettre aucun frein à son ressentiment àl’endroit d’Hippothadée.

Enfin, la douleur de la mère et de la fille sedécuplait à l’idée que les honneurs princiers étaient réservés àcette petite Agagnosc, qui était incapable de se tenir dans lemonde : princesse de Transalbanie !… N’était-ce pas àmourir de rire ! En attendant, elles en pleuraient…

C’est en vain que M. Supia, pour calmersa fille, avait daigné lui expliquer qu’en faisant cadeaud’Hippothadée à Antoinette, il se faisait un cadeau à lui-même, cequi ne manquerait point de lui profiter plus tard à elle, Caroline,lorsque son père serait mort ; elle s’était refusa à entrerdans la compréhension d’une combinaison aussi simple.

M. Supia avait eu plus facilement raisonde Thélise. Pour mettre un frein à ses manifestations, il lui avaitsuffi de la regarder bien en face et de prononcer quelques motsdans le genre de ceux-ci :

– Si vous persistez à ne point vouloirm’entendre, je finirai pas croire, madame, que l’amour, qui étaitdéjà aveugle, est également sourd !… Quand je parle d’amour,ma chère Thélise, ajouta-t-il tout de suite, je parle naturellementde l’amour d’une mère pour sa fille !…

Cette seconde phrase, qui commentait siheureusement la première, n’avait point tout à l’ait rassuré lachère Thélise, qui resta encore quelques instants sous le coupfoudroyant, de la première…

Nous en avons suffisamment dit pour que l’ons’imagine sans peine quel fut ce déjeuner qui réunissait une aussicharmante famille autour de son chef, à l’occasion d’un événementprochain – événement qui, après s’être présenté sous des dehorsassez comiques, portait en lui-même la plus sauvage tragédie etallait être le point de départ de drames terribles et mystérieuxdont toute une région, qui ne connaissait encore que le bonheur devivre, resterait longtemps secouée.

… Mais puisque nous n’en sommes encorequ’aux grelots de Carnaval qui approchent dans la coulisse,amusons-nous donc de la mauvaise humeur de M. Supia, car,malgré son entrain factice, il n’a pu réussir à faire parlerCaroline ni à faire manger Thélise laquelle, pour la première foisde sa vie, n’avait pas faim.

C’était bien son droit. Au surplus, dans cettecruelle circonstance, Mme Supia s’était strictementconsignée dans ses devoirs de maîtresse de maison. QuandAntoinette, avec sa toilette des dimanches et un ruban tout neufdans les cheveux, eut fait une entrée à peu près convenable sous lahaute direction de Mlle Lévadette, qui continuait àavoir mal aux dents. Thélise lui avait désigné, sur un coup d’œildu « boïa », une chaise à côté du prince, puis elle avaitlaissé tomber ces mots, prononcés d’une bouche un peusèche :

– Je crois que maintenant nous sommes aucomplet ; nous pouvons « nous entabler !… »

Et chacun s’était « entablé ».

Elle ne dit plus rien.

À son mari qui insistait pour qu’elleconsentît à prendre sa part du festin, elle avaitrépondu :

– Monsieur Supia, « je me suis déjàfait l’honneur de vous dire » que je n’ai point« d’appeutit » aujourd’hui.

Alors, M. Supia, sans s’arrêter à safille, qu’il sentait prête à éclater en sanglots, passait le plat àMlle Lévadette.

Mais Mlle Lévadette, avec samâchoire malade et le désespoir littéraire où elle se trouvaitchaque fois que Mme Supia sortait, devant le princede Transalbanie, une de ces formules savoureuses qui attestaientcombien Thélise, malgré son entrée dans la bonne bourgeoisieniçoise, tenait encore de près au peuple, n’était point en mesurede répondre aux avances culinaires de M. Supia. Le prince, deson côté, ne touchait aux mets que du bout des dents. Il avaitinutilement cherché le regard de Thélise et celui de Caroline, maispour l’une comme pour l’autre, il ne semblait plus exister.

Antoinette ne lui avait pas encore adressé laparole et il ne redoutait rien tant, du reste, que cetteéchéance.

Antoinette, elle, s’amusait énormément, maiscomme elle n’en laissait rien paraître, la séance continuait,lugubre et maussade.

Tout à coup, on entendit la voix claironnantede la terrible enfant qui, du fond de l’assiette sur laquelle elleétait penchée, s’écriait :

– Ça doit être bien rigolo de s’appelerMme Hippothadée !…

Il n’y eut, pour éclater de rire de cetteréflexion saugrenue, que la vieille domestique qui se fitincontinent jeter à la porte par M. Hyacinthe, lequel présentaimmédiatement ses excuses à son hôte pour l’espièglerie indécentede sa filleule et la stupidité notoire de la femme de service.

Après quoi, il profita immédiatement del’incident pour le vider et qu’il n’en fût plus question.

– Antoinette, fit-il, tu n’es qu’unepetite sotte !

– Oui parrain !

– Et tu n’es pas digne des grandshonneurs qui t’attendent !

– Quels honneurs, parrain ?

– Le prince Hippothadée, ici présent, m’acausé l’orgueilleuse surprise de me demander ta main !…

– Vous vous moquez de moi,parrain !… Tout ça, c’est « des estrabots ! »(des bobards).

– Taisez-vous, petite malheureuse, ouemployez un autre langage, je vous prie… Quand on va devenirprincesse…

– Oh ! Nous avons le temps d’enparler ! Je ne sais seulement point s’il m’aime, cethomme !…

– Prince ! je vous en supplie,excusez-la ! Ce sont des manières qu’elle a prises à lacampagne et dont nous n’avons pas eu le temps encore de ladébarrasser !…

– Moi ! je trouveMlle Antoinette charmante, dit le prince en jouantavec le cordon de son monocle et en prenant sournoisement son airle plus séduisant… Sous la franchise de sa parole, je devine unenature spontanée, intelligente, apte à toutes les transformations…Nous en ferons une grande dame !Mlle Antoinette n’aura qu’à le vouloir et elle enéclipsera bien d’autres, j’en suis persuadé !…

À ces mots, les yeux de Thélise se remplirentde larmes et Caroline, devenue pâle comme la nappe, se mordit lalèvre jusqu’au sang…

Le prince se félicita d’avoir ainsi faitsortir de leur attitude glacée et de leur lointain dédain deuxfemmes qu’il tenait toujours pour ses esclaves.

Puis, penché languissamment du côté de lapetite Agagnosc, il poursuivit :

– Vous avez prononcé tout à l’heure,mademoiselle, des paroles qui m’ont profondément troublé… Sachezdonc (ici le prince jeta un regard affreusement machiavélique ducôté de Thélise et de Caroline) que le véritable amour esttimide !… Mais si grande qu’ait été ma discrétion, j’avaisespéré que vous aviez bien un peu deviné quels étaient messentiments à votre égard !…

– Eh ! « monsieur leprince » ! Comment donc l’aurais-je deviné !répliqua avec sa candeur redoutable Mlle Agagnosc…jusqu’alors, vous n’avez encore embrassé que ma tante et macousine !

L’effet fut immédiat et certainement pluscomplet qu’Hippothadée ne l’avait espéré. Thélise laissa échapperet brisa en mille éclats la carafe avec laquelle elle se versait del’eau. Quant à Caroline, elle saisit sans plus tarder l’occasion depiquer la première attaque de nerfs de sa vie. Ce tumulte, ces cristroublèrent M. Supia lui-même qui se précipita avec le princeau secours de Caroline. Mlle Lévadette, poursuiviepar sa rage de dents, quitta la pièce sous prétexte d’allerchercher un flacon de vinaigre de Bully. Seule,Mlle Agagnosc avait gardé son sang-froid,expliquant posément qu’il n’y avait pas de quoi faire tant de bruitparce que le prince avait embrassé sa tante et sa cousine « lejour de leur fête » !

Est-ce qu’on la souhaitait jamais, sa fête àelle !… C’était peut-être pour cela que le prince ne l’avaitpas embrassée !…

M. Supia l’aurait tuée, le prince nes’occupait plus d’elle. Thélise emportait sa fille dans ses bras.M. Supia voulait l’y aider. Thélise le repoussa sansdouceur.

– Je vous en prie, laissez-nous, monsieurSupia, lui dit-elle, vous avez assez fait aujourd’hui le« turluberlu » !

Thélise n’accepta d’aide, contrairement àtoute prévision, que du prince, qui avait réussi à lui glisser àl’oreille : « Je ne suis pas le misérable que vouscroyez ! » Et ils s’enfermèrent tous les trois.

Quand la porte se rouvrit, ils avaient lesyeux rouges, mais ils étaient réconciliés.

Battu en affaires, Hippothadée avait retrouvétous ses moyens sur le terrain de l’amour… Il n’avait pas eu depeine à convaincre Thélise que, dans toute cette affaire, il avaitdû subir la contrainte de M. Supia, soupçonneux etavare ; qu’un mariage, dans de telles conditions,personnellement, le ruinait et que lui, Hippothadée, n’avait pashésité cependant à passer sur les funestes conditions du« boïa » pour la tranquillité de leurs amours à tousdeux.

Enfin, pendant que Thélise continuait sestendres soins à sa fille, qui n’était point encore sortie de sesvapeurs, il avait fait entendre à la mère qu’il eût été biendangereux de continuer à abuser de la crédulité de son enfant etqu’une solution à tant de difficultés du côté d’Antoinette étaitencore ce que l’on pouvait espérer de mieux…

Après avoir parlé ainsi à Thélise, il ne futpoint à court. Dès que Caroline ouvrit les yeux et fut en mesure dele comprendre, il lui jura qu’il n’avait jamais aimé qu’elle maisqu’étant dénué d’argent, M. Supia l’avait repoussé commegendre, ce à quoi, du reste, il fallait s’attendre de la part de cevieux grigou. C’était un miracle qu’il eût pensé à lui donnerAntoinette, combinaison louche qui répugnait à la loyautéd’Hippothadée, mais qu’il avait accepté néanmoins parce qu’elle luipermettrait d’entrer dans la famille et de voir chaque jour celle àlaquelle il n’avait jamais cessé de penser !…

Pour le reste, il convenait de montrer quelquepatience. Avec un caractère comme celui d’Antoinette et lesdispositions qu’il lui connaissait, Mlle Agagnoscaurait bientôt mis tous les torts de son côté, et, n’est-cepas ? le divorce n’était point fait pour les chiens !

Là-dessus, tous trois s’étaient embrasséstendrement et, ayant scellé ainsi la réconciliation, ilscherchèrent M. Supia pour lui faire part de la bonnenouvelle.

Mais ils ne le trouvèrent point, car cedernier, entre temps, en avait reçu une mauvaise.

On lui avait apporté un communiqué deM. le commissaire Bezaudin qui lui apprenait que l’on avaitenfin des nouvelles de MM. Souques et Ordinal.

On venait de retrouver les deux inspecteurs dela Sûreté à Naples, dans un bien fâcheux état au fond d’un vieuxcaboteur, sur lequel Hardigras, aidé d’un ami, leur avait procuréun passage gratuit…

Les détails manquaient.

MM. Souques et Ordinal, encore toutfumants de l’aventure, avaient télégraphié qu’ils iraientprochainement à Nice, mais qu’ils comptaient bien que l’on neferait rien en leur absence et qu’ils continuaient à répondre detout.

Mais M. Supia en avait assez de la policeet il profita de ce qu’on l’avait laissé seul avec Antoinette pourmettre tout amour-propre de côté et lui demander si elle étaittoujours dans l’idée qu’il n’y avait qu’un homme au monde pourarrêter Hardigras…

– Toujours !… mon parrain… luirépondit-elle. Vous n’avez qu’à aller trouver Titin-le-Bastardon dema part et lui dire : « Toinette veut que tu arrêtesHardigras ! », il vous l’amènera, votre Hardigras, piedset poings liés.

Chapitre 7Titin-le-Bastardon

Il n’était point de la dignité deM. Supia d’aller chercher lui-même Titin-le-Bastardon.

Descendu dans son cabinet directorial, il eutune courte conférence avec Sébastien Morelli, lequel se dirigeaaussitôt vers la place Arson.

Cette place populaire était bien plaisante àvoir avec ses joueurs de boules qui avaient « fait tomber laveste » et montraient leurs muscles bronzés, leurs épauleslarges, leurs cous de taureau, leurs poitrines poilues sous lachemise entr’ouverte. Ils lançaient la « boccia » (laboule) avec un entrain, une gaieté naturelle qui éclatait chaquefois que l’un de ces messieurs avait réussi un« picareste » qui déblayait le jeu.

Et qui donc, place Arson, fut jamais demauvaise humeur ? Pourrait-on le dire ? Et ensuite,quelle raison y aurait-il eu à cela ?… Aucun des gars quiétaient là, présents, n’aurait eu d’excuse à porter le diable enterre ! Ils n’avaient pas été condamnés comme tant d’autres àtravailler huit heures par jour ! Leurs besoins, qui étaientde bien boire, bien manger et bien s’amuser, sagement restreints,comme on le voit à la satisfaction naturelle de la minute quipasse, n’exigeaient chez ; eux que peu d’efforts… ce qui leurpermettait de réserver tous leurs moyens pour la« boccia » et pour les affaires publiques, nous voulonsdire pour la politique qui, à certaines périodes, doit êtrel’occupation normale d’un honnête homme, attaché à ses devoirs decitoyen et dont il est généralement récompensé par une abondance debiens qui se résolvent en banquets, beuveries, festins et autresréjouissances auxquelles sont conviées les dames…

Malheureux M. Morelli qui avait missionde troubler d’aussi belles parties…

– « Gaïda ! » (attention)fit entendre sournoisement l’un des joueurs en voyant apparaître SaMajesté…

Pistafun leva le nez et salua de la main lechef du personnel de la « Bella Nissa ».

– Eh ! maître Sébastien, luijeta-t-il, sans avoir l’air d’attacher d’autre importance àl’inexplicable présence de Sa Majesté en ce lieu réservé aux sportspopulaires. Comment elle va, cette santé ?

– Messieurs, exprima M. Morelli ens’efforçant de faire bonne contenance devant la curiosité générale,je passais par là quand je me puis souvenu que M. Supiam’avait dit : « Si, par hasard, vous voyezTitin-le-Bastardon, faites-lui donc savoir que je serais heureuxd’avoir avec lui un petit mot. C’est un brave garçon auquel je n’aijamais voulu que du bien !… »

Il attendit, mais personne ne disait plus mot.On avait complètement oublié qu’il était là…

Il s’approcha de Pistafun qui venait de lancerses boules et affectait maintenant un air indifférent.

– Eh ! Pistafun ! vous nepourriez pas me le dire où il est ce Titin ?…

– Titin-le-Bastardon ?…

– Oui.

– Il y a plus d’un mois qu’il est venufaire sa partie ! déclarèrent quelques joueurs : il n’estsûrement pas à Nice, sans quoi ça se saurait, diable !…

Pistafun dit :

– La dernière fois que je l’ai vu,c’était au Peillon, où il organisait le festin avec distribution debouquets souvenirs aux demoiselles d’honneur, vermouth d’honneur,bal et feu d’artifice, comme de juste… Il y a quelque temps decela !…

– Et moi, fit Tantifla, c’était à laColle où il organisait la grand’messe en musique, apéritif-concert,concours de « vitou » et de « quadrette », celas’entend ! ce n’était pas hier, hé ?…

– Et moi, déclara Aiguardente, c’étaitl’été dernier à Saint-Jeannet, à l’occasion de laSaint-Jean-Baptiste, et puis à Biot en l’honneur de Saint-Julien,et puis à Saint-Vallier de Thiey pour la Saint-Constant !Ah ! j’allais oublier la Saint-Julien à Roquebillière !Titin est un homme de bien qui ne manquerait point un saint, commede juste pour ce qui est de la fête suivant les usages et coutumeset avec tous les apparats nécessaires qu’il connaît mieux qu’hommedu monde ! C’est pourquoi il n’y a pas de festin sansTitin ! Vous n’avez qu’à chercher sur le calendrier, monsieurMorelli, et vous finirez bien par trouver Titin !

Mais Tony Bouta fit entendre :

– Possible que Titin soit pour ce soir àla Fourca !… c’est demain que l’on tire le« menon ! » (le chevreau). Il doit organiser ladistribution des « gijouala » (cocardes) et faire répéterla fanfare !

M. Sébastien Morelli pensait que ceshommes devaient avoir raison. Il trouverait à la Fourca la mèreBibi : elle savait où était Titin-le-Bastardon… Mais il étaittrop tard pour prendre le train de Grasse et M. Morelli remitau lendemain son expédition. Il ne quitta point la place Arson sansavoir remercié MM. Pistafun, Bouta, Tantifla et Aiguardente etil dut décliner l’invitation de ces braves qui lui offraient unetournée, au cabanon.

Le lendemain, à trois heures, M. Morelliarrivait à la Fourca-Nova.

La Fourca était une vieille petite cité quidressait sur le rocher la pyramide dorée de ses antiques maisonsaccrochées l’une à l’autre et surmontées d’une tour moyenâgeuse duhaut de laquelle on apercevait tout le pays environnant, depuis leslointains de Grasse jusqu’à la mer d’azur… Cette tour étaitsurmontée au temps jadis d’une potence destinée à rappeler à ceuxde la plaine que les seigneurs du Mont et du Château avaient droitsur eux de haute et basse justice. D’où le nom de la« Fourca » (la fourche, la potence) qui avait fini parprévaloir dans tout le pays du Loup.

Le Loup est une rivière qui, à quelqueskilomètres de là, sort des gorges les plus abruptes, les plussauvages qui se puissent imaginer et parcourt jusqu’à la côte unecontrée tantôt verte comme la Normandie, tantôt émaillée de fleurscomme un jardin des mille et une nuits.

À part ces deux noms tragiques, tout n’étaitque sourire dans ce pays enchanté.

La Fourca-Nova, qui s’étend au pied de lavieille Fourca, est un lieu de villégiature. Les Delamarre yavaient une confortable maison carrée aux murs roses, au toit detuiles, aux fenêtres ornées de quelques fresques à l’italienne. Ungrand jardin, un potager, un verger, une basse-cour, tout celaautrefois bien vivant, aujourd’hui à peu près délaissé, achevaientde donner à la villa un caractère de plantureuse et gaiepaysannerie qui n’avait pas eu le don cependant de séduireM. Supia, lequel penchait pour le genre château.

Cependant, comme les terrains augmentaient devaleur d’année en année, il avait conservé l’immeuble et sesdépendances. Bien mieux, il avait acheté, sous des noms divers, lesclos adjacents, et c’est ainsi que, par un marché où la mère Bibin’avait vu que du feu et qui n’était qu’un vol déguisé, il s’étaitemparé d’une petite ferme que le défunt époux de cette honnêtepaysanne avait mis vingt ans à acquérir.

Depuis, la mère Bibi avait dû habiter unecabane dans laquelle elle s’était réfugiée pendant la guerre, avecses deux chèvres. Au retour des tranchées, Titin-le-Bastardon, sonenfant adoptif, qui n’avait pas un sou en poche, mais dont l’espritfertile n’était jamais à bout de ressources, lui avait procuré unepetite épicerie dans la rue qui joignait la vieille Fourca-Nova àla nouvelle.

Titin-le-Bastardon ne passait jamais devantles grilles fermées de la Patentaine, la villa desDelamarre, sans pousser un gros soupir. C’était là qu’avait étéélevée la petite Toinette, autrement ditMlle Agagnosc, avec laquelle il avait fait de sibonnes parties en compagnie des chèvres de la mère Bibi…

M. Delamarre avait appelé sa villa« la Patentaine », (qui signifie en provençal laPrétentaine), parce que c’était là qu’il avait résolu, sa fortunefaite, de vivre et mourir le plus gaîment et le plus grassement dumonde. Hélas ! il ne connut point longtemps la« Patentaine » et s’il mourut gaîment, il y mourut tropvite à son gré… et au gré de Toinette, comme nous savons déjà…

M. Morelli, passa, lui, sans soupirerdevant la Patentaine et commença de gravir les ruelles quiconduisaient tout là-haut à la place où, de tout temps, on avait« donné le festin ».

Il tourna au coin de la vieille église à baseromane, rafraîchie d’un pilier Renaissance et riche encore àl’intérieur comme une basilique, de tous les trésors dont certainsdatent de l’an mille, époque où tous les mécréants achetaient leparadis avec les biens dont ils croyaient, n’avoir plus besoin surterre.

Puis, le dédale des ruelles se fit plusabrupt, il passa sous des voûtes qui étaient là moins pour relierdes maisons entre elles que pour les soutenir, et il déboucha enfindans l’apothéose ensoleillée d’un festin qui durait depuis quatreheures et dont Titin le Bastardon semblait être le héros. EntreM. le maire, un vrai « petou » (bon vieux paysan dela banlieue) encore solide et buvant sec malgré ses soixante-dixans, et la mère Bibi qui en avait soixante-quinze et qui avait finipar ressembler à ses chèvres dont elle avait le museau pointu,l’œil clair et le jarret solide (elle ouvrait toujours le bal),Titin était en train de prononcer l’un de ces discours dont ilavait le secret et qui empaumaient toujours son monde, quoi qu’ildît.

Il était le porte-parole, l’organisateur,l’animateur, comme on dit maintenant, de la joie universelle.

Son langage, coloré, tantôt rude, tantôtcaressant, fustigeait ou flattait suivant son bon plaisir. Ondisait toujours « amen ! » parce que toujours ils’arrangeait pour avoir les rieurs de son côté. Les autorités enentendaient parfois de vertes, mais aucune n’eût osé se fâcher,car, en politique, ce garçon, qui n’avait ni feu ni lieu, avait uneinfluence immense.

Toutes les filles en étaient amoureuses, etnous oserons dire que plus d’une femme en possession d’époux eûtvolontiers pour Titin fait un léger accroc au contrat.

Titin n’a pas des épaules de portefaix, commeses amis Tantifla, Bouta, Aiguardente et Pistafun, mais de taillemoyenne et bien prise, admirablement musclé et râblé, ayantpratiqué au régiment les sports les plus rudes et fait la guerredans des conditions terribles, sur la Somme, à Verdun, en Champagneil reçut les félicitations de ses chefs, lesquels avaient failli,pour indiscipline, le condamner à mort… Titin vous eût cassé unhomme en deux comme une paille !…

Tout jeune, il se battait avec tout le monde.Pas un des gars qui était là n’eût pu dire qu’il n’avait reçu delui une bonne trempe au temps des premières culottes et même despremières parties de boccia ; du reste ils en étaient fiersmaintenant et auraient plutôt inventé une raclée de leurcamarade.

On ne pouvait pas dire que Titin fût beau,mais il avait des yeux magnifiques, deux belles billes noires quibrillaient entre de longs cils. La bouche était un peu large, lalèvre retroussée sur des dents éclatantes, tout le restedisparaissait dans l’épanouissement du sourire. Il suffisait del’avoir vu une fois pour dire : « En voilà un qui estheureux d’être sur la terre !… »

Quand ses amis lui parlaient de prendre femme,il pouffait.

– Les ménages, disait-il, ne sont quebatailles !… Avec eux, il n’y a plus ni commodités, nidélices, et c’en est fini de tous les honnêtes plaisirs, quisont : bien boire, bien manger, et ne point se soucier.

– Eh ! lui répliquait-on, Titin, tuprêches la fin du monde !

– Que non ! La bonne nature qui atout mis « bas » n’a point enfanté le mariage !surtout dans notre pays de clair matin où les hommes laissent toutfaire à leurs femmes, ce qui est injuste et m’empêcherait dedormir.

Chapitre 8Où Titin-le-Bastardon est chargé officiellement par M. Supiad’arrêter Hardigras et ce qu’il en advient.

Titin prononçait donc un discours. De quoiparlait-il ?

Mais de tout et de tous ! Comme cela luivenait et pour le contentement certain des braves qui étaient là,bouche bée, à l’écouter. Les discours de fin de banquet de Titinétaient entremêlés d’une quantité incroyable de souhaits, vœuxardents pour la prospérité d’un chacun et de la communauté quin’allaient point sans que l’on se levât pour choquer les verres,lever le coude et faire couler la « branda » comme il sedoit après une honnête mangeaille.

Il avait le don de faire rire sans méchancetéaux dépens des convives qu’il entreprenait à tour de rôle etprésentait à la société sous les aspects les plus comiques… Enfin,il terminait toujours par quelques aperçus hardiment philosophiqueset des moralités exprimées sous forme de dictons populaires dont ilavait son sac plein et toujours prêt. Et ses dires, le plussouvent, attestaient sa sagesse et une expérience des hommes quidépassaient son âge, tels : « Ce n’est pas tout d’êtrehonnête. Il faut surtout le paraître ! » « Unbienfait est toujours perdu ! » « Beaucoup deparents, beaucoup de tourments ! » « Le coût gâte legoût ! » Et il concluait toujours qu’il ne fallait points’en faire parce que « Coura Dieu vous serra une fenestra, vouduerba una pouarta ! » (Quand Dieu vous ferme unefenêtre, il vous ouvre une porte !)

M. Sébastien Morelli attendit prudemmentque Titin eût fini au milieu d’un vacarme épouvantable et d’unenthousiasme délirant pour s’approcher de lui. Il avait bienattendu une heure, mais quand il s’approcha, les demoisellesétaient déjà accrochées après lui, car les violons se faisaiententendre et il allait ouvrir le bal.

La mère Bibi avait déjà retroussé sa jupe etmontrait ses deux triques dans des bas blancs tout neufs. Il fitdanser la vieille comme une jeunesse. Elle était fière desencouragements et des battements de mains qui l’excitaient aupassage, mais elle était encore plus fière de son Titin auquel ellesouriait comme en extase en lui montrant sa dernière dent…

Quand Titin eut déposé la mère Bibi sur unbanc après l’avoir embrassée sur ses deux joues sèches, Sa Majestéréussit à le joindre.

– Monsieur Titin, lui dit-il en leprenant par le bras, M. Supia voudrait vous voir au plus tôt.Il faudrait venir tout de suite !

Puis, se penchant à son oreille :

– C’est de la part deMlle Antoinette…

Au nom de Supia, Titin se préparait déjà àenvoyer promener M. Morelli. Mais au nom d’Antoinette, il luifit signe que c’était entendu, qu’il allait le suivre tout desuite. L’assemblée ne comprenait rien à ce qui se passait et lesviolons attendaient. Quand on vit Titin remettre sa veste et sediriger vers la voûte qui conduisait à la ville basse oùl’attendait M. Morelli, ce furent une stupeur et uneconsternation générales. Il partit sans donner aucune explication,pas même un salut à ce pauvre « petou » de maire, nifaire un geste d’amitié à la mère Bibi.

– Tout ça, pour le Supia !

– Eh ! bien sûr, il varevenir ! fit Anaïs, l’aînée d’Estève, le boulanger de la rueMontante.

– Non point, répliqua Nathalie. Il nereviendra pas ! Ce n’est pas pour Supia qu’il se dérange, biensûr ! C’est pour sa Toinette !

– Eh bien ! après ?… intervintGiaousé Babazouk… Il se dérange pour ce qu’il veut ! Titin n’ad’explication à donner à personne ! Ses affaires ne nousregardent pas !… Nous n’avons pas à nous occuper de « sapolitique » peut-être !…

Et tout fut dit. Quand on avait parlé de la« politique de Titin », personne n’était assez malin, niassez osé pour souffler mot. On se remit à danser, mais ça n’étaitplus ça !…

M. Morelli emmena immédiatement Titinchez M. Supia. Il ne lui avait rien dit, mais Titin étaittellement heureux de revoir Toinette qu’il ne se demandait mêmepoint ce qu’elle pouvait lui vouloir. Quand, au lieu de se trouveren face d’Antoinette, il aperçut Supia, il commença de froncer lessourcils. Les deux hommes ne s’aimaient pas. À son retour de laguerre Titin était venu saluer Antoinette ; il avait bienfallu le recevoir, mais Mlle Lévadette étaitprésente à l’entrevue et son attitude disait assez combien elletrouvait déplacée l’insistance de ce jeune homme à revoir une« demoiselle » avec laquelle il avait pu courir leschamps quand il était gamin mais à laquelle il était de son devoirde ne plus penser aujourd’hui !

Cette première réception n’avait pas découragéTitin, au contraire, chaque fois qu’il rentrait de la« Fourca », son premier soin était de courir à la« Bella Nissa » avec des fromages de la mère Bibi et desfleurs qu’il offrait à son amie.

Chaque fois, M. Supia abrégeaitl’entrevue. Un beau jour, il avait fait à Titin l’honneur de luiécrire une lettre dans laquelle il le priait de cesser ses visitesà sa filleule et de faire désormais comme s’il ne la connaissaitpas. Il avait bien voulu entr’ouvrir sa porte à « un soldatqui revenait de la guerre avec de beaux services », maisMlle Agagnosc n’avait plus rien à faire avec ungarçon qui était « le scandale de la ville ».

M. Supia trouvait étrange que Titin eûttoujours de l’argent de poche pour régaler ses amis, sans avoir demétier avoué…

Il n’avait pas un métier ! il en avaitdix !… Suivant la maison, l’heure la minute : unecommission ardue, un coup d’épaule qu’un camarade lui demandait,sans compter la pêche à la « poutine ». Enfin un tas deprofessions qui demandent beaucoup d’adresse et d’intelligence… Etpuis était venue la politique, et puis une entrepriseextraordinaire qui lui rapportait de quoi vivre largement, sans enficher un coup !…

M. Supia, ce jour-là, paraissait aussigracieux que sa nature le lui permettait. Il essayait même desourire à Titin qui ne s’en apercevait guère, ne le regardantpoint.

– Mon cher Titin, commença M. Supia,je vous ai fait venir…

Mais l’autre l’interrompit tout desuite :

– Il n’y a pas de « cherTitin »… On m’a dit que c’était de la part deMlle Antoinette… J’attendsMlle Antoinette…

– Je regrette bien qu’elle soit sortie,exprima sur un ton paterne le directeur de la « BellaNissa », mais vous aurez certainement l’occasion de la voirdemain matin. Je sais qu’elle tiendra à vous remercier elle-même duservice que vous aurez bien voulu nous rendre… Mais veuillez doncvous asseoir, mon cher Titin !…

– Je ne suis pas votre cher Titin.Veuillez donc m’appeler M. Titin ! À part cela, je vousécoute…

Et le Bastardon s’assit, de plus en plusrenfrogné, les mains dans les poches, et évitant autant quepossible de regarder M. Supia dont la physionomie luirépugnait davantage, au fur et à mesure qu’elle se faisait plusaimable.

– Monsieur Titin, commença M. Supia,j’ai des excuses à vous faire. Je me suis trompé sur votrecompte ! Je ne me pardonnerai jamais de n’avoir pas devinél’homme de valeur qui est en vous !… Je sais toutel’importance que vous avez su prendre dans notre ville et lesservices que vous avez rendus à la cause publique par votreascendant sur la classe la plus intéressante de notre population,par votre entregent, votre intelligence, votreinitiative !

– Ça non, monsieur Supia ! Arrêtezles frais !… Vous avez besoin de moi ? De quois’agit-il ?

– Eh bien, voilà ! monsieurTitin ! Nous sommes, depuis plus d’un mois, victimes, à la« Bella Nissa », d’un cambriolage éhonté !…

– Ah ! c’est donc ça ! C’estpour l’histoire de Hardigras !…

– Vous y êtes, monsieur Titin !…Vous êtes au courant comme tout le monde, hélas ! de nosmalheurs… Vous savez ce qui est arrivé à nos veilleurs de nuit, àcet excellent M. Morelli, aux agents de la Sûreté… Cemalfaisant personnage nous a toujours glissé dans les doigts…Enfin, bref, je désespérais de jamais mettre la main sur cetabominable individu quand ma filleule Antoinette m’a dit :« Eh ! Parrain !… il y a bien quelqu’un qui tel’arrêterait tout de suite, ce méchant Hardigras, c’est Titin, quia toujours fait ce que j’ai voulu !… » Et voilà toutel’histoire, cher monsieur Titin ! Je vous ai fait lacommission d’Antoinette, qu’en pensez-vous ?

– Vous avez de la chance, monsieur Supia,que ce soit Mlle Antoinette qui me demandecela : avec vous, il n’y aurait rien de fait !… foi deTitin ! et je vais vous dire pourquoi… Quand votre Hardigras acommencé ses mauvaises farces, savez-vous à qui vous avez pensétout de suite ? Vous en souvenez-vous, monsieur Supia ?…Eh bien ! vous vous êtes dit : « Il n’y a qu’unméchant garnement au monde qui soit capable de m’en faire voir detoutes les couleurs comme ce Hardigras… C’estTitin-le-Bastardon !… » Et vous m’avez fait surveiller,monsieur ! J’ai été suivi nuit et jour par vos agents ;ils m’ont fait faire une pinte de bon sang, vous pouvez m’encroire… Je n’ai rien dit et j’ai pris la chose en rigolant parceque tel est mon caractère… Aujourd’hui que vous avez reconnu votreerreur…

– Je la reconnais ! On ne peut rienvous cacher, monsieur Titin !

– Aujourd’hui vous venez me dire :« Il n’y a qu’un gars comme vous qui soit capable d’arrêterHardigras !… » Vous m’avouerez que j’aurais tous lesdroits de vous envoyer promener !…

– Monsieur Titin ! ne vous fâchezpas ! Il n’y a pas que moi qui ait cru d’abord ce que vousdites !… Je ne veux nommer personne…

– Passons ! dit Titin, je m’en fichede ce qu’on peut dire ou ne pas dire !… Quand on, a saconscience pour soi !…

– Je vous ai fait surveiller, je vous endemande pardon ! mais il y a beau temps que je ne mepréoccupais même plus de ce que vous faisiez !…

– Oui ! quand vous avez été assuréque je m’avais pas quitté la « Fourca » !…

– Monsieur Titin, il y a plus de troissemaines que je ne savais même point où vous vous trouviez, lapreuve, c’est que cet excellent M. Morelli est allé, à touthasard, vous chercher place Arson !…

– Avez-vous parlé de vos premierssoupçons à Mlle Antoinette ?…

– Pensez-vous, monsieur Titin !

– Vous avez eu tort, monsieur Supia, carvous en auriez été débarrassé tout de suite !… Je la connais,Mlle Antoinette !… Ce n’est pas à elle qu’ilferait bon de venir dire que Titin est un cambrioleur, un voleur,un détrousseur de magasin, un homme de sac et de corde, unpourvoyeur de potence !…

– Un pourvoyeur de potence ?interrogea M. Supia en regardant Titin avec un effroinullement joué…

– Eh ! n’a-t-on pas raconté que cemalfaiteur avait dressé dans ses caves une potence à laquelle ilvous avait pendu, monsieur Supia !…

– C’est exact ! hélas ! soupiraM. Supia. Il avait pendu là un mannequin qui, paraît-il, meressemblait…

– Mais, s’il faut en croire Pistafun,Tantifla et compagnie, il y avait là un écriteau où onlisait : « En attendant l’autre ! »

– Ne trouvez-vous pas celaabominable ! râla M. Supia.

– Abominable !… il n’y a pas d’autremot ! C’est ce que je disais hier encore à mon amiBabazou !… « On a beau ne pas aimer, M. Supia, cen’est pas moi à qui l’idée viendrait jamais de lui préparer unepotence avec le dessein avoué de l’y pendre !… »

– Vous ne m’aimez pas, monsieurTitin !

– Non, monsieur Supia, je ne vous aimepas ! Mais pour faire plaisir àMlle Antoinette, je vous arrêterai votreHardigras !

– Et quand cela ?…

– Cette nuit donc !…

– Vous êtes sûr de l’arrêter cettenuit ?

– Comme vous êtes là !…

– Vous êtes un homme extraordinairemonsieur Titin !…

– Bah ! répliqua modestement Titin,on est comme on est !…

Il quitta M. Supia en lui promettantd’être de retour à neuf heures. Il ne demandait qu’une chose àM. Supia, c’était de l’introduire lui-même dans les magasins,de façon que personne ne pût soupçonner sa présence. Après, ilrépondait de tout !…

– Et je puis réellement espérer ?…balbutia M. Supia, effaré d’une pareille assurance…

– Mlle Antoinette seracontente !… Vous pourrez le lui dire de ma part et allezdormir sur vos deux oreilles !…

En quittant la « Bella Nissa »,Titin se dirigea droit sur le quai des Ponchettes, où il eutl’occasion immédiate de serrer la main d’une douzaine de pêcheursde ses amis. Le front penché, il s’en revint jusqu’au coin de larue de l’Hôtel-de-Ville, d’où, par-dessus tout un pâté de maisons,il pouvait apercevoir le cinquième étage de la « BellaNissa » et, à l’angle du bâtiment, une fenêtre quen’éclairait, du reste, aucune lumière… « Si elle était là sedit-il, elle aurait allumé… Le Supia ne m’a pasmenti !… » Il rentra dans la vieille ville, toujourspensif. De toute évidence, Titin songeait à la meilleure façon deprendre Hardigras. Ainsi arriva-t-il dans un restaurant populairede la rue Droite, renommé pour sa « pissaladière » et sa« stocaficada ».

Dans ce quartier aux ruelles étroites, auxmurs noircis, aux hautes maisons décrépies dont l’équilibre avaitété rompu par des siècles d’humidité, le haut commerce niçois sefaisait quelquefois une fête de pénétrer dans la salle basse duvieil établissement et de se faire servir sur les tables rustiquesles plats nationaux qui avaient régalé son enfance.

Justement, ce soir, il y avait là, à la tabledu fond, le bon Papajeudi, Mme Papajeudi et lestrois demoiselles Papajeudi. Ils avaient commencé petitement commetant d’autres et avaient réussi, à force d’économies, de bonnehumeur et de travail acharné dans le commerce des denrées, beurres,fromages. Ils avaient maintenant une maison des plus importantes,place du Marché, fournissaient les hôtels et palaces, ce qui ne lesempêchait point de continuer chaque jour que Dieu fait le petitdétail et de soigner comme il sied le client qui passe. Dèsl’ouverture du marché, on pouvait voirMme Papajeudi à sa caisse et son mari, le tablierretroussé à la ceinture, une palette de bois à la main, coupant lesmottes de beurre doré et pesant la marchandise au contentement dechacun. Quant aux demoiselles, on ne les voyait jamais. Ellesétaient en pension, apprenaient le piano et le chant et sedestinaient à faire l’ornement des salons dans lesquels ellesentreraient plus tard, juste récompense du labeur obstiné de leursparents.

Titin avait toujours été gâté par lesPapajeudi, au temps où, encore gamin, il était accouru à Nice parcequ’on lui avait pris sa « Toinetta ». Quand il rôdaitdans le marché, pignochant de-ci delà sa nourriture, récoltant unecommission, un fruit, un coup de pied quelque part, enchanté de lavie parce que, de temps à autre, il pouvait apercevoir sa petiteamie qui lui faisait des signes derrière la bonne ou lagouvernante, il était toujours sûr, dans les moments difficiles, detrouver chez les Papajeudi l’aumône d’un peu de stockfisch, d’unepoignée d’olives ou autres friandises. Papajeudi le trouvait drôle,ce petit, qui parfois le faisait rire jusqu’aux larmes, parfoismettait dans des fureurs noires la bonneMme Papajeudi, épouvantée de voir le gamin jongleravec ses œufs frais…

– Eh bé ! s’écria M. Papajeudien apercevant le nouveau venu… Eh bé ! c’est Titin !… Tuconnais la nouvelle ?…

– Non, monsieur Papajeudi… quellenouvelle ?…

– Eh bé ! Toinetta semarie !…

Titin fit : « Ah ! » sansessayer de cacher son étonnement et peut-être sa peine. Il étaitdevenu un peu pâle ; mais il ajouta sur un ton assez naturelen s’asseyant et en déployant sa serviette :

– Ma foi non, je ne connaissais pas lanouvelle…

– Comment ! s’exclamaMme Papajeudi, Toinetta ne t’avait riendit ?

– Mais je n’ai pas vu Toinetta delongtemps ! répondit simplement Titin, commandant unedemi-bouteille de chianti à Caramagna, le patron, qui accourait dela cuisine à la nouvelle de son arrivée.

– Bah !… fit Caramagna avec un coupd’œil si Toinette n’a rien dit à Titin, elle en aura peut-être biensoufflé un petit mot à Hardigras !

Titin haussa les épaules :

– Vous êtes tous des « fadas »(des imbéciles) avec votre Hardigras. Est-ce que je le connais,moi !…

Caramagna, à ces mots, éclata de rire, mais ils’arrêta net devant le regard dur que lui lança Titin.

– Vaï ti pinça en l’aïga (Va te jeter àl’eau !…), tu es trop bête, éclata celui-ci…

Caramagna sagement retourna à sa cuisine, caril savait qu’il n’était point prudent de se frotter à Titin quandil avait ce regard-là. Il y eut un silence, puis ce fut Titin quidemanda à M. Papajeudi :

– Fait-elle un beau mariage, aumoins ?…

– Comment ! si elle fait un beaumariage, s’écria Mme Papajeudi, je croisbien ! Elle épouse un prince !

– Quel prince ? demanda Titin quiavait reconquis apparemment toute sa tranquillité.

– Le prince Hippothadée ! ni plus nimoins, qui sera peut-être un jour roi de Transalbanie, est-ce qu’onsait ?… du moins c’est lui qui en fait courir le bruit, lecher seigneur !…

– Il est beau ?… Il estjeune ?… questionnai Titin, toujours avec la mêmeimpassibilité.

– Je le trouve très chic ! roucoulaMme Papajeudi…

– Ah ! les femmes ! s’écria sonépoux en vidant dans un verre ce qui restait de chianti dans lefiasco, il suffit d’être prince et le reste ne compte plus pour cesdames. Son prince, à Toinetta, a plus de cinquante ans ! Ilest maquillé comme une vieille cocotte, il n’a pour toute fortuneque des dettes, il vit aux dépens d’une comtesse à perruque !Qu’importe ! Toinetta veut être princesse, elle lesera !…

– Bientôt ? demanda Titin enrepoussant d’un geste dont il ne fut pas maître son assiette pleinede bonnes tripes fumantes que Caramagna, pour se faire pardonner,venait de lui apporter lui-même avé le sourire !…

– Mais je crois bien que tout sera faitd’ici trois semaines ! répondit M. Papajeudi, j’airencontré ce matin, rue de l’Hôtel-de-Ville, le « boïa »…il sortait de la mairie et il courait faire le nécessaire à SainteReparate. Il paraissait gaillard comme s’il allait à la noce pourson compte… Eh bé ! Titin, à quoi je pense donc ?… Je levois bien, je te fais de la peine !…

– Mais non !

– Tu lui fais de la peine, à ce garçon,s’apitoya Mme Papajeudi qui était bonne personne etprenait en pitié le chagrin de Titin.

– C’est vrai que j’ai de la peine, avouale Bastardon, j’ai toujours bien aimé Toinette ! À la Fourca,nous avons joué si petits ensemble !… Elle m’aimait bien, elleaussi… Quand elle est devenue demoiselle, elle n’a pas fait lafière avec moi… Malgré le père Supia, on arrivait bien à se dire unpetit bonjour, par ci par là, en se rappelant le bon temps…Qu’est-ce que vous voulez ? Je ne pouvais souhaiter qu’unechose, moi !… C’est qu’elle soit heureuse ! Chez lesSupia, elle ne l’était pas !… et je me disais :« Pourvu qu’elle fasse un bon mariage !… » Or, vousm’apprenez qu’« on la marie » à un rien du tout !…Eh bien !… J’ai un gros chagrin !… c’est sûr !…

La voix de Titin tremblait un peu… Son émotionavait gagné les Papajeudi et même les autres clients voisins quipouvaient entendre… Caramagna essuya une larme furtive. Il y eut unsilence… Enfin, Caramagna, en essuyant la table d’un coin de sontablier, crut devoir dire, pour attester qu’il prenait part à lapeine de Titin :

– Mon pauvre Titin ! Je te plainsbien, va !

Le Bastardon donna aussitôt un tel coup depoing sur la table qu’il eût fait sauter toute la vaisselle qui lachargeait au plafond si Caramagna ne se fût précipité à temps pourprotéger son fonds de commerce…

– Bougre de « bavecca » !lui jetait Titin devenu aussi rouge que tout à l’heure il étaitpâle… Ce n’est pas moi qui suis à plaindre ! C’estelle !

Le tremblant Caramagna n’avait pas besoind’entendre cette dernière gentillesse qui le reléguait au rang despauvres d’esprit après que Titin l’eut déjà comparé à la« bavecca », poisson qui a une gueule de raie, pour serendre compte que son intervention, si amicale fût-elle, n’avaitpas été du goût de son client, et il disparut sans plus tarder ducôté de ses fourneaux, renonçant à se mettre dans les bonnes grâcesd’un garçon qui, ce jour-là, montrait un caractère sidifficile.

– Monsieur Papajeudi, reprit Titin, aprèsun effort pour reconquérir son sang-froid, vous qui avez parlé àM. Supia, et qui l’avez vu si allègre, n’avez-vous point penséqu’il pût y avoir dans toute cette affaire quelque tour de safaçon ? On le voit rarement gai de la joie des autres !Enfin ! D’après ce que vous me dites, j’imagine que l’on apeut-être forcé la main (ce serait le cas de le dire) à notrepauvre Toinette…

– Croyez-moi, intervintMme Papajeudi, à qui l’on ne demandait rien,Toinette n’est point si petite fille que ça ! et ce n’estpoint Supia tout dur et tyrannique qu’il soit, qui lui fera fairece qui n’est point dans sa tête !…

– Je comprends ! fit Titin sur unton des plus mélancoliques. Mais c’est une chose si inattendue cemariage, que l’on peut se poser bien des questions !…

À ce moment survinrent deux employés de la« Bella Nissa » ; ils avaient un journal du soir àla main.

– La nouvelle est officielle !annoncèrent-ils à deux camarades qui les attendaient.Mlle Acagnosc se marie !…

On s’arracha la feuille et quelqu’un lut touthaut :

« Nous avons le plaisir d’annoncer lesfiançailles du prince Hippothadée de Transalbanie, un de nos hôtesbien connus, avec Mlle Antoinette Agagnosc, lacharmante nièce et pupille de Mme etM. Hyacinthe Supia, directeur de la « Bella Nissa ».Tous les amis de cette vieille et honorable famille se réjouissentd’une union qui fait autant d’honneur au représentant princierd’une nation amie qu’au haut commerce de la Côte d’Azur. »

– Ça, s’écria l’un des employés, c’est duSupia tout pur !…

Titin ne disait plus rien. Il avait jeté uncoup d’œil à la dérobée du côté de la salle voisine quicommuniquait de plain-pied avec la pièce où il se trouvait avec lesPapajeudi… Deux figures nouvelles venaient d’y faire leurapparition. Elles semblaient porter le diable en terre, tant ellesétaient peu réjouissantes à regarder. C’étaient certainement desétrangers, s’il fallait accorder quelque foi à leurs costumes devoyage, à leurs cheveux d’un blond filasse. L’aspect nordique deces individus qui s’étaient assis en silence à une table de côté,d’où l’on pouvait tout apercevoir dans les deux salles, secomplétait d’énormes bésicles à garniture d’écaille.

L’un des employés de la « BellaNissa » ne s’y trompa point.

– Je les reconnais, fit-il, assez hautpour être entendu de Titin… Ce sont les deux inspecteurs de laSûreté qui l’ont échappé belle chez nous !

– On les croyait repartis pourParis !… fit l’un des deux autres employés.

– Le bruit a couru qu’ils avaientdisparu, fit à voix basse un autre client… Je sais qu’on les arecherchés partout… Ici, la police était sur les dents !… Et,naturellement, on accusait encore Hardigras !… C’est cependantlui qui les a sauvés !…

Tout le monde regardait Titin. Celui-ci seleva, régla sa dépense, enfonça son feutre sur sa tête d’un coup depoing. Il paraissait de fort méchante humeur.

– Tu t’en vas, Titin ? demandaPapajeudi, étonné…

– Oui !… je f… le camp !… j’enai assez de vous entendre parler de votre Hardigras !…Christo !… pour qu’il n’en soit plus question !… et quevous ne m’en rabattiez plus les oreilles, je vais l’arrêter de mapropre main. Et je l’amènerai avant qu’il soit longtemps àMM. Souques et Ordinal !… si c’est lui qu’ilsrecherchent !…

Là-dessus, il passa raide comme la justice aumilieu des tables, bouscula un peu en passant celle de MM. lesInspecteurs de Sûreté et effectua sa sortie dans le plus grandsilence.

– Bah ! finit par direM. Papajeudi… ça n’est point Hardigras qui l’occupe !…j’en mettrais ma main au feu !…

Mme Papajeudi était de cetavis :

– Il aimait bien Toinetta. Il l’aimaitcomme une sœur ; il est peiné d’un tel mariage !

Toujours silencieux et toujours tristes,MM. Souques et Ordinal mangeaient leur« stoccaficada » sans aucun entrain. Caramagna, qui lesprenait pour ce qu’ils n’étaient pas, les considérait avec unefureur concentrée. Il finit par leur dire :

– Ces messieurs n’ont point de goût pourma cuisine !… Veulent-ils encore des« kartoffeln » ! Je puis envoyer chercher de lachoucroute…

Ils ne répondirent point, payèrent etgagnèrent la rue.

D’un pas paisible, ils se dirigèrent du côtéde la « Bella Nissa ». Ils n’avaient point l’intentiond’y pénétrer. M. Supia les avait définitivement instruits surses dispositions à leur égard : il ne voulait plus entendreparler d’eux, et leur avait même défendu en termes assezdiscourtois de s’occuper de ses affaires.

Le secours que ces messieurs lui avaientapporté jusqu’il ce jour n’avait pas été suffisamment efficace pourque ceux-ci se permissent d’insister.

En revenant rôder autour de la « BellaNissa », MM. Souques et Ordinal n’avaient pas d’autredessein que de suivre le Bastardon.

S’étant arrêtés dans l’ombre d’un mur, au coinde la place du Palais, ils n’avaient pas tardé à découvrir celuiqu’ils cherchaient. Les mains dans les poches, il considéraitattentivement une fenêtre du dernier étage de la « BellaNissa » qui restait obstinément sombre et fermée.

Titin renouvela ce manège trois ou quatrefois, allant d’un trottoir à l’autre, évitant aussi la lumière.

Enfin il sembla se résoudre à diriger sapromenade vers d’autres parages… Il arriva, par des escaliersdiscrets, à remonter jusqu’au boulevard Mac-Mahon… Après un momentd’hésitation, il se glissa sous les arcades qui longeaient lecasino et déboucha sur la place Masséna. Son attention fut attiréepar la foule qui se pressait devant l’entrée du bâtiment municipaldécorée de tentures et toute fleurie comme aux grands soirs degala.

Le casino donnait en effet, ce soir-là, unereprésentation exceptionnelle à l’occasion d’une fête de charité.Les autos commençaient d’affluer, déposant sous les voûtes, où l’onavait établi un service d’ordre, des couples fastueux, et cettebrillante société à laquelle une heureuse fortune permet de fairele bien chaque fois que cela est possible, sans trop s’ennuyer.

La nuit était magnifique pour la saison ;une de ces nuits dont les hivers de Nice ont le secret et quiétonnent toujours le voyageur.

Sous les fourrures entr’ouvertes, les femmes,couvertes de bijoux, étaient l’objet de l’admiration d’une doublehaie de curieux… Soudain Titin tressaillit… Il venait dereconnaître, descendant d’auto, entre sa tante et sa cousine,Antoinette dans une toilette d’un goût charmant et d’une simplicitésomptueuse. Un manteau léger, lamé d’argent, posé négligemment surles épaules, finit d’éblouir Titin…

Cette jeune reine, pour descendre de son char,venait de toucher la main que lui tendait ce monsieur en habit, quiavait si grand air, avec son morceau de carreau dans l’œil et safaçon de saluer les dames !

Certes ! Il n’était plus de la premièrejeunesse !… mais Titin le trouva suffisamment éblouissant pourque sa vue lui devînt immédiatement insupportable.

Il souffrait de tout et de tous… D’Antoinettesurtout ! Ah ! mon Dieu, comme il souffrait de la voirpasser si lointaine… Admirée de tous, avec ce clair sourire qu’ilconnaissait bien, mais qui n’était plus, hélas ! pour lepauvre Titin !

Ce sourire était peut-être la seule chose quin’eût point changé en elle. !

Derrière elle, sa tante et sa cousinesemblaient être ses servantes ! Que s’était-il passé, monDieu ?…

Titin se sauva comme un fou.

Où courut-il pendant les trois heures quisuivirent ?… Par quels chemins passa-t-il ? Seuls,MM. Souques et Ordinal eussent pu le dire…

Ah ! il leur fit faire de laroute !…

Ils se retrouvèrent vers les minuit, toujoursderrière Titin, mais devant les bâtiments de la « BellaNissa ».

À ce moment, ils ne doutèrent plus de rien.Ils se demandèrent seulement par quelle ouverture insoupçonnée ilallait pénétrer dans cette masse sombre qui leur livrerait lesecret de Hardigras.

Ils n’en respiraient plus.

Aussi leur étonnement fut-il grand de voir lejeune homme frapper tranquillement à une petite porte qui mit, dureste, quelque temps à s’ouvrir.

Les deux agents jugèrent qu’ils n’avaient plusun instant à perdre et s’élancèrent avant que la porte eût étérefermée.

Mais alors, ils se heurtèrent, non point àTitin, mais à une silhouette qu’ils ne s’attendaient point, certes,à trouver là. Et aussitôt, la porte leur claqua sur le nez.

Avoir couru trois heures pour voir finalementM. Supia ouvrir sa porte à Titin-le-Bastardon !…

On a beau s’attendre à tout dans le métier deMM. Souques et Ordinal, mais ce coup-là était tellement fortque M. Souques, qui ne parlait jamais, s’écria :

– Tout s’explique !

Pour ne paraître jamais inférieur aux autresni à lui-même, M. Souques avait adopté cette façon dedire : « Tout s’explique » quand l’événementsemblait particulièrement inexplicable.

Complètement abasourdis, ces messieursrentrèrent se coucher…

Il est deux heures du matin. Il y a de lalumière à la fenêtre de la chambre de Toinetta…

La fiancée du prince Hippothadée vient derentrer du casino où ce seigneur l’avait invitée à souper avec satante et sa cousine.

En vérité, voilà une soirée qui compte dans lavie de Mlle Agagnosc ! Et l’on ne sauraits’étonner si, au lieu de se mettre au lit immédiatement, elle ouvresa fenêtre et s’attarde un peu, appuyée au léger balcon, à seremémorer l’enchantement de ces heures nouvelles où elle a connuqu’elle était faite pour tous les triomphes mondains.

Son succès a été complet ; la hautesociété niçoise en relations avec la famille Supia n’a point manquéde lui faire de grands compliments, et, d’autre part, le prince luia présenté des amis à lui, qui ne dissimulaient point leuradmiration pour sa beauté et sa jeunesse.

Mais il semble bien que le souvenir d’un sibeau succès n’absorbe point entièrementMlle Agagnosc ; pourquoi ces regards à droite,à gauche, au-dessus d’elle, au-dessus même des toits qui s’étagentà des niveaux divers, recouvrant les grands magasins ?

Ses yeux restent maintenant obstinément fixésvers le ciel. Le remercie-t-elle de son prochain bonheur ous’amuse-t-elle à dénombrer, les astres ?

En suivant bien ses regards, nous découvrironspeut-être qu’ils rencontrent moins l’étoile alpha ou gamma dequelque constellation que certaine ombre qui vient de surgir au rasd’une gouttière et qui se dirige, fort précautionneusement,s’accrochant tantôt à une lucarne, tantôt à une tabatière, sansnégliger l’ombre protectrice des cheminées, vers le toit qui abritela future princesse de Transalbanie…

Disons même que ce n’est pas sans une certaineanxiété que Mlle Agagnosc suit des yeux lesdéplacements de cette audacieuse silhouette et quand l’on putcraindre pour l’équilibre de ce singulier hôte des toits, ce n’estpoint de peur pour elle-même que Mlle Agagnoscfrémit, mais bien pour l’insensé qui court le risque de se romprele cou dans un dessein que nous avons certainement deviné.

Ne nous attendons point à ce qu’elle appelleau secours !…

C’est, au contraire, en faisant le moins debruit possible, qu’elle rentre dans sa chambre, éteintl’électricité et revient tout doucement à sa fenêtre !…

Ô Roméo ! Le balcon de Juliettet’attend ! Mais quand, dans les nuits de Vérone, les douxenfants divins se rejoignaient dans l’angoisse d’être surpris pardes parents ennemis, ils savaient qu’ils s’aimaient et ilsrisquaient tout pour un baiser !…

Mais, toi, pauvre Titin, tu joues ta vie pourapprendre de la bouche de Toinetta qu’elle vient joyeusement de sefiancer à un homme que tu détestes à en mourir.

Et ta Toinetta sait-elle que tu l’aimes ?Connaissait-elle ton secret avant toi ?… Avait-elle deviné toncœur avant qu’il ait souffert ?… Non, n’est-ce pas ?… Ily a trop grand abîme entre Titin-le-Bastardon etMlle Agagnosc, si grand que ni elle, ni toi n’avezjamais pensé d’en côtoyer les bords !… C’est ce qui vousfaisait si loyaux et si heureux, dans vos rencontres, ignorants dudanger.

Et maintenant que tu le connais, ilt’épouvante ! mais tu viens quand même, Titin !…

Tu sais pourtant bien que tu n’as rien à luidire !…

Mais tu veux l’entendre !…

Dans cette nuit de Nice, aussi belle quetoutes les nuits d’amour en Italie, Titin, par un demi-miracle,s’est glissé en tremblant jusqu’à cette rampe fragile où s’appuieToinetta.

Elle est encore toute émue de la gymnastiquesupérieure de son ami.

– Grand fou ! lui dit-elle, enl’embrassant gentiment comme autrefois… Je savais bien que tuviendrais. Je ne savais pas par où, par exemple. Mais tu étais dansla maison… grâce à moi. Le « boïa » te l’a dit, au moins.Oui, c’est moi qui ai eu cette idée de te faire venir pour arrêterce mauvais farceur de Hardigras, qui fait enrager mon oncle. Tucomprends, Hardigras, ça m’est bien égal, c’est toi que je voulaisvoir. Il y a si longtemps qu’on ne s’est rencontrés ! Et jet’attendais !… Allais-tu arriver par en bas ? par enhaut ? par le nord, le sud ou par l’est ?… J’en riais àl’avance, mais je ne riais plus, quand j’ai vu le danger que jet’ai fait courir !… Tu m’as fait peur tout à l’heure quand tuas trébuché près de la cheminée !… Mais sache que si tut’étais écrasé sur le pavé, j’allais t’y rejoindre.

Il ne faudra plus recommencer cesbêtises-là !… Enfin, ce soir, profitons-en ! Raconte-moides histoires sur la « Fourca ». La mère Bibi va toujoursbien ?

– Toinetta !… ma Toinetta !…fit Titin, c’est vrai ce que tu dis là ?

– Quoi donc ?…

– Que tu m’aurais suivi, là, en bas, surle pavé !…

– Je te le jure, Titin !… C’est àcause de moi que tu serais mort !… Je n’aurais pas pu vivreavec cette idée-là, bien sûr ! Crois-tu donc que je ne t’aimepas !

Il y eut un silence, puis Titin dit, enfaisant un effort immense pour garder à sa voix son tonnaturel :

– Paraît que tu te maries ?…

– Ah ! On t’a déjà dit cela ?J’allais justement te l’apprendre.

– Inutile ! C’était dans le journaldu soir.

– On dirait que cela te fait un drôled’effet !

– Moi ! Mais non, Toinetta. Ilfallait bien que tu te maries un jour ou l’autre, n’est-cepas ?

– Si ! Si ! Tu as à me direquelque chose… Eh bien, dis !… Je t’écoute.

Mais Titin se taisait… Elle finit pars’impatienter :

– Vas-tu parler, vilain Titin !

Enfin, il posa la grave question :

– Est-ce que… Est-ce que tul’aimes ?

– Moi ! Je ne l’aime ni ne ledéteste ! Je le connais à peine.

– Et lui ? demanda encore Titin entremblant.

– Quoi, lui ?

– Lui, est-ce qu’il t’aime ?…

– Et toi ?

– Quoi, moi ?…

– Oui, tu me poses une question, je t’enpose une autre… Est-ce que tu m’aimes ?

– Il ne s’agit pas de moi, répondit enbalbutiant Titin… Tu sais bien que, moi, je t’aime depuis que tu esau monde !

– C’est tout ?…

– Dame ! soupira Titin.

– C’est pas beaucoup !… conclut-elleen riant nerveusement.

– Je ne pouvais pas t’aimer avant !répondit bêtement Titin.

– Oui ! on s’aime toujours autantque lorsqu’on était gosses ! n’est-ce pas, Titin ?

– Mon Dieu ! Oui ! Toujours… Tule sais bien, et même davantage.

– Si nous étions encore à la« Fourca » tu irais me chercher des nids et tu feraistoujours danser pour moi les chèvres de la mère Bibi. Ehbien ! c’est très gentil, ça, mon garçon !

Et elle rit encore, mais d’un petit rire quin’était point sans une certaine amertume et qui était peut-êtrebien près des larmes…

Puis elle se tut et ce grand niais de Titin neparla pas. À la vérité, il était bouleversé, à un point qu’on nesaurait dire. Il ne la regardait plus. Il ne voulait plus la voir,car il sentait que s’il tournait la tête de son côté, c’étaitfini ! Il la prendrait dans ses bras, l’étreindraitbrusquement à en mourir et s’ils n’en mouraient ni l’un ni l’autre,ils n’avaient plus qu’à se jeter du haut du balcon, tous lesdeux !

Mais ce n’était pas un sort, n’est-ce pas pourMlle Agagnosc, que de mourir dans les bras d’unBastardon !… pas plus que d’y vivre, hélas !…

Alors ! Alors il ne la regardait pas… Ilétait penché sur la rampe, lui aussi, la tête dans les mains, lecœur en feu, essayant de se calmer, de se dominer, et elle non plusne le regardait plus… Elle finit par dire :

– Tu me demandais si mon fiancé m’aime.Bien sûr qu’il m’aime !… Il m’adore ! Il fait tout ce queje veux ! Je serai heureuse avec lui ! Je seraiprincesse ! Il a tout pour lui.

– Il n’est plus jeune !… ricanaTitin.

– Il est encore très bien ! D’unchic ! Toutes les femmes sont folles de lui !…

– Je le sais, dit Titin. À propos defemmes il a, paraît-il, une bien singulière réputation !…

– Ce sont ses ennemis qui disentça ! Partout, il y a des jaloux, des méchants et desenvieux ! Il s’est ruiné pour les femmes !…

– C’est au tour des femmes del’entretenir ! grogna Titin, elles lui doivent biença !…

– Pourquoi dis-tu cela ? À cause dela comtesse d’Azila ? C’est une vieille amie de sa famille quilui a prêté de l’argent, il le lui rendra !

– Avec le tien !

– Et après ?… J’en fais ce que jeveux de mon argent ! Il me fait princesse. Je peux bien lefaire riche ! Tout ça ; ça fait un beaumariage !

Titin ne répondit point. Il pleurait.

Tout à coup, elle s’en aperçut. Ce fut à sontour d’être bouleversée. Elle voulut relever sa tête :

– Qu’est-ce que tu as, mon Titin ?Pourquoi pleures-tu ?… Mais dis-le moi…

– Parce que je voudrais te voir heureuse,répondit-il en séchant rapidement ses larmes, comme s’il avaithonte, et parce que je pense que tu ne le seras pas avec cethomme !…

– Mais avec quel homme donc crois-tu queje pourrais être heureuse ?…

– Je ne sais pas, moi !

Et brusquement il la quitta. Agile et décidé,il avait bondi sur la rampe comme un singe et s’accrochait auxpersiennes pour, de là, remonter sur les toits…

Toinette était furieuse de voir qu’il luiéchappait. Elle le suppliait de rester encore quelques instants,mais il lui répondit qu’il était grand temps qu’il s’occupât deHardigras. Elle eut à nouveau son rire, son rire annonciateur deslarmes…

– Eh bien ! Va donc !…Va ! avec ton Hardigras, et laisse-moi avec mon prince !…Si je suis malheureuse, ce sera bien fait !… autant lui qu’unautre, après tout !…

Mais Titin était déjà loin. Antoinette refermasa fenêtre rageusement.

Pendant ce temps, M. Supia, qui nes’était point couché, attendait dans son bureau les événementspromis par le Bastardon.

Nous avons vu que Titin était arrivé tard à la« Bella Nissa », après sa course désordonnée dans laville, mais il avait su convaincre M. Supia que tout son tempsavait été pris par l’élaboration d’un plan qui ne manquerait pas dedonner les meilleurs résultats.

Le directeur de la « Bella Nissa »n’avait voulu le quitter qu’après l’avoir lui-même promené du hauten bas de ses magasins, l’arrêtant dans les endroits qui avaientété visités plus particulièrement par Hardigras.

Sa petite lanterne sourde à la main, arrivé aurayon de l’ameublement, il montra à Titin le fameux lit Louis XVIoù le cynique Hardigras avait passé tranquillement la nuit. Depuis,on ne lui mettait plus de draps et la chambre avait été toutparticulièrement recommandée à l’équipe de pompiers qui avaitentièrement remplacé le service de veilleurs de nuit en quiM. Supia n’avait plus la moindre confiance.’.

– Ma plus belle chambre ! gémitencore M. Supia, un ensemble de style digne d’un musée !Je viens du reste de la céder au prince de Transalbanie qui vaépouser ma pupille. Je vous la recommande toutparticulièrement.

– Je m’en charge, monsieur Supia. Vouspouvez dormir tranquille. J’ai mon plan !

Arrivé au quatrième étage, M. Supia,avant de quitter Titin pour rentrer chez lui, lui montra un petiten-cas qu’il avait disposé à son intention sous le dernier comptoirde quincaillerie… Il y avait un demi-poulet, un fromage, un pain,une bouteille de vin et un petit flacon de« branda ».

– Vous aurez là de quoi vous soutenir,lui dit-il, si vous vous sentez en appétit ou si vous avez besoinde vous réchauffer. Êtes-vous armé ?

– Jusqu’aux dents, maintenant !répliqua le jeune homme avec un gros rire…

– Chut ! fit encore l’autre, quin’avait pas compris, soyez prudent et si, demain, vous tenez votrepromesse…

– Pouvez-vous en douter, monsieurSupia ?

– Hélas ! oui, j’en doute !… Onm’a fait tant de promesses !…

– Soyez sans crainte. Vous aurez votreHardigras demain matin au plus tard, bonsoir lacompagnie !…

– Eh ! Vous ne partirez point commecela sans avoir vu ma nièce !…

– Je l’ai vue, monsieur Supia, je l’aivue tout à l’heure, quand elle faisait son entrée au Casino, aubras de son futur époux !… Que voulez-vous que le pauvre Titinait affaire maintenant avec une princesse !… Tenez, je luiferai cadeau de Hardigras ! Ce sera mon cadeau denoces !…

– J’ai toujours pensé que vous étiez unbrave garçon ! J’ai foi en vous. Vous voyez ce boutonélectrique, si vous avez besoin de moi cette nuit, appuyezlà ! j’ai pris mes précautions, on accourra à votresecours ! À bientôt, Titin ! Je vous laisse ma petitelanterne sourde.

– Ouf ! soupira Titin, quand l’autreeut disparu. J’ai cru qu’il ne me quitterait pas ! Ce qu’il merase avec son Hardigras !

De fait, Titin pensait à tout autre chose…Quand il se fut hissé sur les toits, ce n’était pas après Hardigrasqu’il courait, et quand il se retrouva dans le magasin aprèsl’expédition que nous savons, au balcon de Juliette, ce n’étaitplus le même Titin… le Titin que nous avons connu triste, las detout… Il avait retrouvé toute sa joie de vivre, toute sonexubérance, cette merveilleuse humeur et ce mépris incroyable detout ce pourquoi les hommes veillent, courent, travaillent,naviguent et bataillent, c’est-à-dire le souci du lendemain…

Le présent seul existait pour lui dans sasplendeur révélée. Que ferait-il d’une aussi merveilleusedécouverte ? Il n’en savait fichtre rien ! Mais « encette minute, en ce lieu », il pouvait s’écrier :« Elle m’aime ! Elle m’aime !… » Et il ne segênait pas pour le proclamer devant toutes ces casserolesassemblées dont ruine de fer-blanc vibrait de son enthousiasme,débordant…

Oui, ils s’aimaient d’amour. Ils avaientdécouvert cela sur le balcon enchanté, à travers toutes leursmauvaises paroles qui accouraient sur leurs lèvres, parce qu’ilsavaient peur de prononcer les seules vraies qui eussent pourtantsoulagé leurs cœurs tout neufs qui s’étaient trop longtempsignorés !

Elle m’aime ! Elle m’aime !

Tout à coup, il se tut. En voilà uneimprudence ! Eh bien ! Si Hardigras m’entendait, ilserait capable d’aller tout conter au père Supia ! « Fand’un amuletta » que j’ai faim ! »

Et, à la lueur de la petite lanterne du« boïa », il eut tôt fait disparaître le demi-poulet. Lefromage et le pain passèrent sans qu’il en restât miette. Plus unegoutte au fond de la bouteille, mais il se réserva de la« branda » pour les travaux qui lui restaient àaccomplir.

Lesté de la sorte et tout le corps en liesse,il se déclara qu’il était maintenant d’attaque et il commença sesprudentes investigations. Il faisait moins de bruit qu’une souris,trouva le moyen de visiter tous les étages sans user des escaliers…et disparut un bon quart d’heure dans les sous sols, puis ilrevint, n’utilisant guère sa lanterne, laissant comme une ombre aumilieu de tous ces fantômes que font, la nuit, dans les magasinsdéserts, les grandes poupées de bois qui les habitent et surgissentsous un rayon de lune…

Il remonta ainsi jusqu’au quatrième étage,pénétra dans le refuge de sa quincaillerie, rappelé par le désir dedire un petit bonjour à la « branda ».

De là, il redescendit au troisième et, suivantsa promesse, porta toute son attention sur la chambre Louis XVI. Lelit n’avait pas de draps, mais il avait un bon sommier. Il pensaque Hardigras n’avait pas dû mal dormir là-dessus et qu’il nepouvait mieux garder ce lit auquel tenait tant M. Supia et quiétait destiné à de si illustres noces qu’en s’y étendant à sontour.

Comme Hardigras avait fait, il ramena sur luila vaste serge et attendit les événements.

Cette ruse » par laquelle il espérait detoute évidence surprendre l’hôte nocturne semblait l’enchanter. Ilen riait à l’avance. Mais il ne rit point longtemps, car, tout« enfant de carnevale » que l’on soit et même de troispères, on ne se trouve pas dans un bon lit après les émotions d’unejournée pareille et un demi-fiasco de « branda » dansl’estomac sans qu’un doux appesantissement ne vienne bientôtréduire les forces physiques et morales de l’être le plusrésistant.

Titin ne tarda pas à s’endormir d’un sommeilpuissant. Comme Hardigras certain soir, il ronfla. Mais autantqu’il nous en souvienne, le ronflement de Hardigras n’avait étéqu’une malice inventée pour faire courir ce pauvre M. Supia,tandis que le ronflement de Titin était le plus vrai et le plusfranchement harmonieux du monde.

Titin ronflait encore à sept heures du matin,heure à laquelle M. Supia, qui n’avait pas dormi du tout, sedécidait à pénétrer dans ses magasins pour avoir des nouvelles deHardigras !…

Hélas ! Titin ne pouvait parler, car ilronflait toujours, mais le plus affreux était qu’il ronflait sur leparquet qui supportait, quelques heures plus tôt, le lit et lafameuse chambre Louis XVI…

Maintenant, lit et chambre avaientdisparu !

Il ne restait plus que Titin ronflant !M. Supia, à ce spectacle, poussa des cris où s’exprimait undésespoir définitif. En même temps, il secouait Titin comme unenragé.

Mais celui-ci ronflait toujours… Ils furentcinq à le secouer il n’ouvrait pas les yeux et ne semblaitnullement gêné dans son prodigieux repos par toute cettebousculade, si bien qu’on dut prendre le parti de le transporterdans une mansarde attenant à l’appartement de M. Supia.

On le jeta sur un lit. Il cessa de ronfler.Mais, hélas, ne se réveilla pas ! Seulement, il sourit. Selontoute probabilité, bien que sa face réjouie fût tournée du côté deM. Supia, ce n’était pas à M. Supia qu’il souriait, ilsouriait aux anges, le bon Titin ! Il souriait surtout à cettemerveille tombée du paradis, à sa Toinetta !

Furieux de ce sourire qui semblait le narguer.M. Supia se précipita à nouveau sur lui. Alors Titin se reprità ronfler !…

À onze heures, il n’était pas réveillé !…À midi !… À deux heures, il dormait toujours !

Sur les conseils d’Antoinette, qui, d’abord,s’était égayée de l’aventure, puis qui s’était affolée et qu’onavait la plus grande peine à retenir maintenant dans l’appartement,on fit venir un médecin, lequel examina longuement Titin et déclaraque l’on avait dû faire prendre à ce garçon un puissantnarcotique.

– Où a-t-il pris son dernier repas ?demanda-t-il.

– Eh docteur !… C’est moi-même quilui ai préparé son souper, déclara M. Supia.

– Je désirerais en voir les reliefs,insista le représentant de la faculté…

On lui apporta assiettes, verre,bouteilles.

On constata qu’il restait au fond d’unebouteille quelques gouttes de « branda ».

Cinq minutes plus tard, toute la vaisselle etla « branda » étaient examinées dans unlaboratoire ; de l’avenue de la Victoire, selon les derniersprocédés scientifiques. Il fallut se rendre à l’évidence. Titinavait été endormi par un narcotique qu’une main inconnue avaitversé dans la branda !

Une main inconnue ! Ah !M. Supia ne la connaissait que trop, cette main-là !Hardigras !… Toujours Hardigras !…

Ce fut du reste l’avis de Titin-le-Bastardon,qui se réveilla sur ces entrefaites.

– Ce sacré Hardigras m’a eu !avoua-t-il sans trop s’émouvoir… Mais je reviendrai œ soir monsieurSupia, et…

– F… le camp ! hurla le boïa… F… lecamp et que je ne te revoie plus !

– Monsieur Supia, fit Titin en passantson pantalon, vous n’êtes pas poli ! Jamais je n’aurais cruque vous feriez tant de bruit pour une pauvre chambre Louis, XVI.Moi qui ai failli être empoisonné pour vous. Adieu, monsieurSupia ! Mes respects, Mlle Antoinette etdites-lui combien je regrette d’avoir si peu réussi avec ce damnéHardigras !

Mais M. Supia était déjà descendus’enfermer chez lui… Il recommença de considérer les choses… etcette fois conclut à son impuissance. C’est Bezaudin qui avaitraison ! se dit-il, il faut traiter avec Hardigras !… Aumeilleur prix possible !

M. Supia devait savoir le jour même àquel prix il pourrait peut-être traiter avec Hardigras. S’étantcouché de bonne heure, à cause des fatigues de la nuit précédenteet des fortes émotions de la journée, il fut renseigné avant neufheures du soir. En glissant son mouchoir sous son traversin, samain rencontra un pli qu’il ne s’attendait certes point à trouveren cette place…

L’enveloppe portait cette inscription, enlettres majuscules : Pour M. HyacintheSupia. (Urgent et strictement personnel).

La main tremblante, il décacheta et lut :Défense à M. Hyacinthe Supia de marier sa pupille,Mlle Antoinette Agagnosc, avec ce« rien du tout » de prince Hippothadée deTransalbanie !

Et signé : HARDIGRAS.

Naturellement.

Chapitre 9Où il est démontré que Titin-le-Bastardon avait du génie

Le lendemain soir, sur les sept heures, Titin,entièrement remis de sa cure forcée de sommeil, et plus réveilléque jamais, remontait d’un pas tranquille, en compagnie de sonfidèle Babazouk, l’avenue de la Victoire, quand se retournant toutà coup, il aperçut deux gentlemen. À la coupe de leurs habits ilétait impossible de les prendre pour des habitués de palaces.

Cependant, nous devons rendre cette justice àMM. Souques et Ordinal qu’ils s’étaient fait des têtes sidissemblables de celles qui les décoraient l’avant-veille chezCaramagna que Titin lui-même se demanda s’il ne se trompait pointen les attribuant aux deux célèbres détectives. Mais Babazouk luidit :

– Tu peux y aller, Titin, ce sont bieneux ! Ils ne nous lâchent pas !

Alors Titin s’avança vers ces messieurs et lessaluant correctement de la main portée à son feutre :

– Messieurs Souques et Ordinal, jecrois ? Oui, c’est bien vous. Messieurs ! Il y a troisjours vous étiez en Boches, aujourd’hui vous faites les English…Rien à dire à cela. C’est dans vos attributions, et puisque noussommes à la veille du Carnaval, il faut bien se mettre entrain…

« Mais je commence à en avoir marre. Vousne me quittez pas d’une semelle, et devant une insistance aussidéplacée, j’aurai le droit d’aller me plaindre à M. lecommissaire central ! Je vous prie seulement, puisque voustenez tant à notre compagnie, de venir vous promener avecnous !… Permettez-moi de vous présenter mon ami GiaouséBabazouk, qui m’en racontait tout à l’heure une bien bonne à proposde ce Hardigras, qui nous joue de si méchants tours.

« À propos, ne trouvez-vous point,messieurs, qu’il serait plus intelligent d’unir nos efforts que deles disséminer en pure perte ? On finira bien par l’avoir le« drôle » ! mais il faut que vous y mettiez duvôtre, messieurs, et que vous abandonniez une fois pour toutescette idée, qui fut tant funeste à ce pauvre M. Supia et surlaquelle il a dû revenir, en me présentant toutes ses excuses, queHardigras et Titin-le-Bastardon ne sont qu’une seule et mêmepersonne !…

« Messieurs, nous voici au passageNégrin. Il s’y trouve des bars fort recommandables… Permettez-moide vous offrir, puisque vous êtes aujourd’hui des English, quelquescocktails comme vous n’en avez certainement jamais bu enAngleterre !…

MM. Souques et Ordinal avaient écoutéavec une impassibilité parfaite le petit discours du Bastardon.

Quand il eut fini de parler, M. Ordinallui dit :

– Hardigras aussi a offert à boire àM. Morelli.

– Mon Dieu, messieurs, que vous êtesméfiants !…

– Écoute, Titin, intervint Babazouk,c’est bien naturel… après ce qui est arrivé à cesmessieurs !…

– Que voulez-vous dire ? interrogeaM. Ordinal en jetant un mauvais coup d’œil à Babazouk.

– Eh bien ! mais après votreaventure de Naples ! fit le Bastardon.

– Chut !… commanda M. Ordinal,en regardant avec inquiétude autour de lui.

Ils descendirent tous quatre le passageNégrin… Le Bastardon poussa une porte. Ils se trouvaient dans unbar qui était en même temps un bodéga, où l’on consommait lesboissons les plus variées autour de tonneaux coquettement cirés etcerclés d’acier brillant.

Fred, derrière son comptoir, agitait desgobelets avec une maestria sans cesse renouvelée. En entrant, Titinlui fit un petit signe d’amitié et lui demanda :

– Mon chef de la comptabilité n’est pasarrivé ?

– Pas encore, monsieur Titin, réponditFred, mais il ne tardera guère… Il vous a attendu hier !… Lebruit a couru que vous aviez été malade.

– Je ne suis jamais malade, j’ai étéempoisonné !

– Empoisonné ? s’écria Fred… Et parqui donc ?

– Par Hardigras !

Il ne parut pas prêter attention aux riresbruyants qui remplirent la salle et il se dirigea, suivi de sestrois compagnons, au fond de l’établissement, où se trouvait unepetite pièce.

MM. Souques et Ordinal se regardaient et,sans qu’ils eussent à l’exprimer autrement, leur pensée était lamême : « Cette fois » nous letenons ! »

Quand ils furent servis, ce futM. Ordinal qui commença :

– Messieurs, vous nous parliez tout àl’heure de ce qui nous est arrivé à Naples !… Il nous y estdonc arrivé quelque chose ?

– Nous connaissons l’affaire dans tousses détails ! déclara Titin.

– Vous la connaissez aussi bien queHardigras lui-même ! jeta négligemment M. Ordinal.

– Ah ! c’est lui-même qui l’auraitracontée que ça ne m’étonnerait pas, vous savez ! répliquaTitin.

– Je saurais curieux del’entendre !… fit encore M. Ordinal en lançant à ladérobée un coup d’œil à M. Souques… histoire de vous avertirsi, par hasard, il s’y mêlait quelque fantaisie !…

– Eh bien ! vous allez juger,messieurs, si nous sommes bien renseignés !…

Et le Bastardon narra par le menu cetteaventure à la fois si extraordinaire par sa réussite et si simplepar les moyens employés…

Certain soir, les deux agents avaient étéavertis que Hardigras, se sachant pourchassé, venait de se réfugierà bord d’un caboteur qui devait quitter le port dans la nuitmême.

En attendant que le bâtiment prît la mer,Hardigras, pour plus de prudence, était descendu à fond de cale, oùon l’avait caché derrière des caisses à destination de Naples.

Si l’on tenait à le prendre comme dans untraquenard, l’occasion était propice, mais il fallait se presser.Dans le moment même, l’équipage étant à terre, avait laissé lagarde du bateau à quelque novice.

N’écoutant que leur courage, MM. Souqueset Ordinal s’étaient hâtés vers le port.

Monter sur le navire, se rendre maîtres dunovice, tout cela fut l’affaire d’un instant.

Le malheureux jeune homme protestait en vainde la violence qui lui était faite.

Ils le firent taire, revolver en main, et ildut leur montrer le chemin de la grande cale… Ils lui firentdescendre le premier « l’échelle » qui les laissa au plusprofond du bâtiment et là ils commencèrent leurs recherches.

Soudain, comme ils s’étaient enfoncés dans untrou noir, au bout duquel se trouvaient les caisses à destinationde Naples, un bâton, au-dessus de leurs têtes, s’abattit sur lapetite lanterne que portait M. Souques. En même temps, ilsétaient bousculés, roulés, renversés sans qu’ils osassent se servirde leurs armes qui pouvaient les blesser mutuellement. Quand ils serelevèrent, ils s’aperçurent qu’ils étaient enfermés dans une sortede cage où l’on avait eu la précaution humanitaire de laisserquelques provisions, auxquelles, durant tout le voyage, ils netouchèrent point, n’en ayant, hélas, ! nulle envie.MM. Souques et Ordinal étaient, en effet, sujets au mal de meret on les retira de là plus morts que vifs, quand ils furentarrivés à destination, bien entendu.

Le capitaine, l’équipage ne manquèrent pointde leur prodiguer les soins les plus empressés, en attendant lesautorités qu’ils avaient fait prévenir sitôt après leurdécouverte.

Quand on se fut expliqué, il parut certain queMM. Souques et Ordinal avaient été victimes une fois de plusdu maudit Hardigras et de ce novice que le capitaine n’avait plusretrouvé à son bord et qui n’avait plus donné signe de vie.

Pour montrer sa bonne volonté et la désolationoù il se trouvait du fâcheux voyage qu’il avait fait faire àMM. Souques et Ordinal, le capitaine leur avait offert de lesramener sans bourse délier sur son bâtiment, qui retournait à Nice,mais ces deux messieurs avaient décliné cette offre généreuse.

Ayant achevé son récit, Titin remplit lesverres et porta un toast à la santé des deux agents, leursouhaitant une prompte revanche.

– M. Titin, prononça lentement etpresque solennellement M. Ordinal, ni M. Souques ni moin’avons interrompu votre récit parce que nous reconnaissonsvolontiers qu’il est aussi près de la réalité que possible !Mais nous avons fait le nécessaire, croyez-le bien, pour que leslamentables détails d’une aventure qui ne nous fait point honneurne soient connus que de nous !… Mais au fait, commentavez-vous appris tout cela, monsieur Titin ? Serait-ilindiscret de vous le demander ?…

– Mon Dieu ! monsieur Ordinal, nousavons appris cela comme tout le monde ?

– Comment, comme tout le monde ?

– S’fiche de nous ! sifflaM. Souques dont l’amour-propre était au supplice et qui necessait de remuer fébrilement dans sa poche les menottes destinéesà Hardigras…

– Mais oui ! comme tout lemonde !… par les journaux !…

– Par les journaux !… s’exclamaM. Ordinal qui pâlit à vue d’œil… Les journaux parlent denotre aventure ?…

– Ils en sont plein ! réponditinnocemment Titin…

– Voilà ! fit Babazouk en sortant desa poche deux journaux de Paris arrivés dans la soirée…

Et il les déploya. Les agents se jetèrentdessus, et ils furent éblouis tout de suite par une manchette quine leur laissa aucun doute sur leur malheur :« Extraordinaire et déplorable aventure survenue à deuxagents réputés de, la Sûreté générale. »

Dans le moment, ils n’eurent point la force delire plus avant ; ils se regardèrent avec désespoir.

– Nous aurons notre tour !… fitentendre la voix assourdie et menaçante de M. Ordinal.

– Oui, fit M. Souques…

Et ils ne dirent plus rien !…

Ce fut Titin qui continua :

– La position de ces messieurs n’est pasdrôle… Je parle maintenant sérieusement… Hardigras leur a sauvé lavie malgré eux et les a envoyés à Naples sans leur consentement.Cela mérite châtiment… Ils ne manqueront pas toujoursHardigras ! Moi aussi, je l’ai manqué ! Eh bien,messieurs !… cherchons-le ensemble !… Mais ne le cherchezpas sous ma veste ! vous ne l’y trouverez pas !…« Fan d’un amuletta ! » j’enrage de voir quelquefoismes meilleurs amis me regarder en rigolant quand on parle deHardigras !… J’ai toujours agi en honnête homme, moi !…Je n’ai jamais fait de tort à personne !… D’où vient que l’onpuisse me confondre avec un voleur de nuit ? Titin a toujoursagi au grand soleil !… On connaît ses travaux de chaquejour !… Je suis parti de rien et j’occupe aujourd’hui unesituation que je ne laisserai point compromettre par une obscure etridicule légende ! Troun de pas Diou !… Ce n’est pas enjouant de mauvaises farces à M. Supia que l’on arrive à monterune entreprise des plus prospères et qui donne des bénéficessuffisants à régaler mes copains et amis d’un bout à l’autre del’an, pas vrai, Giaousé ?…

– Il n’y en a pas deux dans le mondecomme Titin !… c’est tout ce que j’ai à dire, moi,Babazouk !…

– Et de quelle entreprise parlez-vousdonc ? demanda M. Ordinal qui croyait, d’après sesrenseignements particuliers, que Titin était à peu près sansressources…

– De quelle entreprise ? Vous medemandez de quelle entreprise ? Mais ne faites-vous donc, dansce pays, que vous dorer le dos au soleil pour n’avoir jamaisentendu parler des « Kiosques du Bastardon » ?

– Bah ! fit M. Ordinal quicroyait à une plaisanterie, vous avez une entreprise dekiosques ?

– Monsieur Ordinal !… Vous êtes leseul à ignorer que j’occupe deux cents employés, sans compter mesinspecteur des finances et mon chef de la comptabilité…

– Où sont vos kiosques ? interrogeal’agent, qui de plus en plus, croyait à une galéjade del’incorrigible Titin.

– Mais ils sont dans les rues !… Ilscouvrent la ville !… Ils sont assiégés dès les premièresheures du jour !

– C’est extraordinaire ! je ne medoute même pas de ce que ça peut être… et qu’est-ce qu’on vend dansvos kiosques ?

– Mais la meilleure chose qui soit aumonde à moins que vous ne trouviez que ce soit la pire, exprimanarquoisement Titin en agitant au nez de MM. Souques etOrdinal les deux feuilles où était raconté leur déshonneur :des journaux.

– Et où sont vos bureaux ?

– Ici !

– Comment ici ?

– Puisque je vous le dis ! Ici, surcette barrique ! Vous eussiez peut-être préféré un bureauaméricain ?

– S’fiche de nous ! grogna denouveau M. Souques… en voilà assez !…

– Oui, monsieur Titin, en voilàassez ! répéta M. Ordinal en se levant… assez pour cesoir, mais n’ayez crainte, j’ai comme une vague idée que nous nousretrouverons !

– À votre disposition, messieurs. Vousêtes toujours assurés de me trouver à mon bureau le premier samedidu mois. Je suis obligé d’y faire acte de présence pour mes comptesde fin de mois. Comme on dit chez nous : « L’ordrepouarta de pan, lou désordre la fan ! » (L’ordre apportedu pain, le désordre la faim).

À ce moment, Fred, qui traversait la pièce,dit :

– Monsieur Titin, votre chef decomptabilité est arrivé.

– Faites-le monter, Fred ! je seraienchanté de le présenter à ces messieurs ! C’est le plushonnête homme que je connaisse. Ils ne doivent pas en rencontrerdes tas, dans leur carrière.

– Non ! fit Souques.

– Entre, mon vieux « GambaSecca » ! nous sommes bien contents de te revoir !surtout si tu nous apportes de bonnes nouvelles.

– Excellentes ! Pour moi, ce sera uncoup de « blec » (de vin), commanda Gamba Secca.

Gamba Secca désigne (en niçard) une jambemalade, « une jambe sèche » et aussi celui que la nature,quelquefois marâtre, a doué de cette infirmité. Celui qui arrivaitlà traînait en effet, une guibole un peu courte qui le faisaitboiter, mais sa boiterie ne semblait pas le gêner beaucoup tant ilétait alerte et joyeusement sautillant. Il ne paraissait pointriche et sa tenue était assez poussiéreuse. À part cela, il nesemblait souffrir ni de la faim ni de la soif.

– M. Gamba Secca, chef de macomptabilité et du personnel, présenta Titin… Il n’est pas aussidécoratif que Sa Majesté Sébastien Morelli, mais, pour tenir desécritures, il n’en craint pas un ! Tu as apporté les livres,monsieur le chef de la comptabilité ?

– Ils ne me quittent jamais !proclama Gamba Secca en sortant de sa poche un calepin crasseux,grand comme le creux de la main, plus un petit bout de crayon derien du tout…

– M. l’inspecteur desfinances ! proposa Giaousé. Les chiffres, c’est les chiffres,mais les sous, c’est les sous !… Je vous aiderai àcompter !…

– À cette heure, il doit être encore aucafé de « Provence et Pérou réunis », à attendre larecette du jour, fit Titin.

– Non ! il m’a dit qu’il aurait lacaisse de bonne heure et qu’on pouvait l’attendre !…

– Le voilà !… annonça Babazouk.

– « Ciaô ! LeBudeù ! » (Salut ! Le Budeu !) lui fit Titin,avance ici que je te présente à MM. Souques et Ordinal, deuxde nos gloires parisiennes qui tiennent absolument à connaître tespetits talents !…

L’inspecteur des finances des entreprisesTitin salua fort dignement. Sa tenue ne se différenciait guère decelle du chef de la comptabilité. Seulement, au lieu d’apporter deslivres comme Gamba Secca, il bririqueballait deux sacs de toile àla panse bien remplie, qu’il jeta tout de go sur le bureau-tonneaude M. le directeur et qui rendirent un sonmétallique.

– Toujours « portant » (bienportant), Titin ? s’enquit fraternellement le Budeù. Ça nesera donc rien que cette maladie ? Je me disais aussi :Ce n’est pas un garçon à espirer (expirer) si jeune,diable !

– Es-tu content des affaires ?demanda Titin.

– Eh ! nous avons fait le moisdernier plus du quart du précédent ! Tu n’es pas en« estase » ?

– Si ! si ! je suis en« estase » ! mon bon Bedon, en « estaseestrême » !

– Eh bien ! pour moi, ce sera aussiun coup de « blec « ! tu entends Fred ! Etmaintenant, à nos comptes !…

Il tira de sa ceinture un mouchoir qu’ildénoua et qui contenait un respectable paquet de coupures de laBanque de France, puis il fit couler la monnaie de ses sacs sur lebureau de M. le directeur, en un double ruisseautintinnabulant.

Le Bastardon, sérieux maintenant comme unprésident du conseil d’administration, commença de compter lesbillets, cependant que Giaousé empilait les pièces et que le chefde la comptabilité contrôlait et alignait des chiffres…

Titin se retourna un instant pour considérerla mine ahurie et de plus en plus défiante de MM. Souques etOrdinal :

– Si vous voulez nous aider ? leurdit-il…, ça irait plus vite !

Pour votre récompense je vous mettrai aucourant de ma petite combinaison !

Les deux agents brûlaient de savoir d’oùvenait tout cet argent, mais ne pouvaient se décider à jouer lerôle d’« extras » dans l’entreprise du Bastardon ;celui-ci, qui n’avait pas de fiel, la leur expliqua tout de même.Voici ce qu’il leur conta :

À l’heure où les boutiques sont encorefermées, où les marchands de journaux n’ont pas encore commencéleur étalage, où les débits de tabac eux-mêmes ont encore leursvolets, tout un peuple d’employés, d’ouvriers, de manœuvres, de« petites mains », enfin tous les matineux qui serendent, ceux-là à leur administration, ceux-ci à l’usine ou à lafabrique, les autres à leurs magasins, eussent bien désiré, avantde se mettre au travail, de connaître les dernières nouvelles, desuivre le feuilleton du jour. Titin, au temps où il arrivait avecl’aurore au marché, avait bien souffert lui-même de cette absencede littérature et c’est en y réfléchissant que lui avait poussél’idée des « kiosques du Bastardon ».

Leur établissement n’avait demandé comme misede fonds que la somme nécessaire à l’achat d’un assez grand nombrede sacs. Encore s’était-il trouvé de bonnes gens pour faire crédit…« Je vous donnerai en échange de votre « fric »,leur avait-il dit, des parts de fondateurs », et ainsiavait-il monté son affaire en commandite.

Les sacs avaient été accrochés un peu partout,de la place Masséna, qui est le cœur de la ville, aux pluslointains faubourgs. Ceci regardait son chef de personnel quijoignit bientôt à ce premier titre celui d’inspecteur des finances,le beau-frère de Gamba Secca que l’on appelait « leBudeù » (le boyau) à cause de son amour effréné pour lestripes, depuis que sa haute situation dans l’entreprise deskiosques du Bastardon lui permettait de ne se rien refuser.

On voyait quelquefois le Budeù, mais onn’apercevait jamais son personnel.

Et c’est encore aujourd’hui une surprise pourbien des gens que de voir, dès la première heure du jour, des sacspleins de journaux sentant encore l’encre d’imprimerie, suspendus àun clou planté dans un mur, à une persienne fermée, aux barreaux decuivre d’une tente de magasin non encore déroulée, sacs que nul nesemble surveiller pendant qu’ils se vident ; de leurs journauxet se remplissent des sous que le passant y laisse tomber. Un sacplein de gros sous, c’est tentant ! et nous ne sommes plus,hélas ! au temps de Rollon !

Faudrait-il taxer Titin d’imprudence ? Ceserait mal connaître le Bastardon.

On ne voyait point son personnel mais ilexistait, fort nombreux, et c’était la compagnie des T. D. L(tramways du littoral) qui le lui fournissait autant qu’il pouvaiten avoir besoin ! et sans bourse délier, naturellement.

Les kiosques étaient installés le long deslignes, à tous les carrefours, les arrêts, les changements detraction et aiguillage. Tout en faisant leur besogne, lesaiguilleurs et autres surveillaient les sacs et les clients… Quen’eussent-ils point fait pour Titin qui les récompenserait tous lesans, au mois de mai, par un repas pantagruélique.

Ce dîner ne lui coûtait non plus un sol (lecoût gâte le goût) car il le faisait royalement payer par quelquegros personnage avide de gloire, auquel il promettait, pour lesgrands jours de batailles électorales, toutes les voix de son« personnel ».

Ce furent là, du reste, les débuts de lagrande influence de Titin qui faisait des députés et des sénateurscomme Warwic fait des rois, mais toujours « avè » lesourire, hé !…

Ainsi est démontré, une fois pour toutes, legénie de Titin, lequel, avec une idée, remplissait sa poche enfaisant travailler les autres et soulevait, par-dessus le marché,le monde ! Le monde politique, s’entend.

Chapitre 10Entrée de « Carnevale » et de son bon copaingn dans leur bonneville de Nice

Nous ne surprendrons personne en disant queMM. Souques et Ordinal quittèrent le passage Négrin bien avantTitin, Giaousé, Gamba Secca et le Budeù.

Les comptes étaient finis… Tout était enrègle… Après les affaires sérieuses, on pouvait bien s’ébaudir unpeu ! Jamais le Bastardon n’avait été aussi gai, ou tout aumoins il l’était d’une autre manière. Il riait sans cause et sansdonner d’explication précise de ses jubilations soudaines. Giaousé,qui le connaissait bien, lui jetait de temps à autre un regardétonné :

– Titin ! lui dit-il, tu nous cachesquelque chose !

– Oui ! fit Titin.

– « Les autres fois » tun’étais pas comme ça !…

Et il se mit à chanter :

Sien Morou lou saben…

Seniblan toui d’Afriquen

Ma se si lavessien

Besaï v’en plaserien

(Nous sommes Mores,

Nous le savons,

Nous avons l’air d’Africains,

Mais si nous nous lavions

Peut-être nous vous plairions.)

Et les trois autres reprirent en chœur lavieille chanson qui va réveiller le bon bourgeois niçois à l’heureoù les gais compagnons reviennent, au bras de leurs petites amies,de fêter le mai ou tout autre solennité, lesquelles ne font défauten aucune saison.

Sien Morou lou saben…

Ce n’est pas tout, déclara-t-il, nous avonsassez entamé la recette ! Il faut qu’il nous en reste pourCarnevale.

– Et puis, c’est l’heure destripes ! fit remarquer le Bedeù.

Et ils s’en furent, après s’être délestés deleur monnaie dans le tiroir de Fred, lequel accompagna Titinpresque sur le seuil avec toute la déférence que l’on doit à unhonorable commerçant dont la clientèle fait honneur àl’établissement.

On ne devait plus revoir le Bastardon avantl’entrée de Carnevale dans sa bonne ville de Nice. Entrée à jamaismémorable où l’on vit àla fois Carnavale, Titin et enfinHardigras !

Ce jour-là, une agitation inaccoutumée règnedans les rues qui se peuplent comme par enchantement d’unemultitude déjà prête à la joie et accourues des campagnesenvironnantes. Les étrangers s’arrachent à coups de billets debanque les places restées vacantes aux fenêtres, sur les balcons,dans les loges. Çà et là, quelques masques isolés circulent endansant : ceux qui n’ont pas eu la patience d’attendre lecommencement du défilé et qui n’aspirent qu’à mériter les suffragesdu jury chargé de la distribution des récompenses.

À partir de midi, l’aspect des rues et desplaces où doit passer le cortège change absolument. Chacun se rendà sa place de combat et prépare ses munitions de guerre :confetti, serpentins et bouquets.

Sur une distance de plus de trois kilomètreset surmontant une double rangée de poteaux enguirlandés, desmilliers de bannières et de drapeaux de toutes les nationss’offrent à la caresse de l’air… Les boutiques transformées enloges, les fenêtres richement pavoisées contiennent des nuées despectateurs ; de nombreux étrangers sont accourus pour admirercette fête unique au monde.

La bataille commence ; les confetti sontlancés à poignées ; des sacs entiers sont vidés sur lestêtes ; les serpentins traversent l’air de leurs spiralesmulticolores… La foule, massée sur les trottoirs, poings en l’airchargés de projectiles, s’apprête pour la bataille joyeuse.

Des marchands de projectiles sont échelonnés,qui n’ont pas besoin de solliciter les clients, la marchandise estvite enlevée ; çà et là quelques badauds considèrent avecahurissement ce spectacle nouveau pour eux.

Sur la chaussée, tout le monde acteur.Populaire unique qui sait être gai sans molester personne, qui saitfaire ripaille sans choir dans la basse ivresse, et qui stupéfietoujours l’étranger par le sens de la politesse qui ne le quittejamais au cours de ses réjouissances et de son tumulte doré. Pas dechienlits ! Ce sont les fils du soleil qui ne sont saouls quede la lumière du jour.

Mais voici le cortège…

Nous ne dirons point sous quelle figure nisous quelle firme Sa Majesté Carnevale apparut cette année-là à sonpeuple fidèle ; nous passerons même sur les plus truculentesimaginations qui avaient présidé à la confection des chars dequartier, ce n’est pas le commencement du cortège qui nousintéresse, c’est la fin !… car si Carnevale a été salué commetoujours avec enthousiasme, que dire de la clameur formidable quiaccompagne le dernier char, lequel n’était pas au programme et quiest sorti d’on ne sait où.

Pressons-nous derrière ce peuple qui remontel’avenue de la victoire pour être plus tôt au courant del’événement qui déchaîne une pareille tempête de joie…

Dans le cortège même, on se retourne,« les grosses têtes » s’arrêtent malgré leur succèspersonnel et tous les groupes suspendent leurs danses échevelées…Le père Balais-Balais cesse de pousser son charreton chargé defagots de bruyère à balayer toute la voirie niçoise, l’affreuxCiapacan, ce bourreau des chiens, monte sur sa cage ambulante où ilvient d’entasser les pauvres levrettes coupables d’être alléflirter dans la rue sans muselière… Sur le char des « cœursd’artichaut », ces dames ne s’évertuent plus à arracher lesfeuilles symboliques et à les jeter aux passants… aux fenêtres, surles balcons, on se dresse, on essaie de voir. Chacun se demande cequi se passe.

Et tout coup un cri gagne de proche enproche : Hardigras !

C’est Hardigras qui ferme le cortège.

Et puis un autre nom est bientôt dans toutesles bouches : Titin ! Titin-le-Bastardon !…

Et l’on n’entend plus que ces deux noms !Titin ! Hardigras ! Titin ! Hardigras ! Enfin,un renseignement plus précis : c’est Titin qui a arrêtéHardigras et qui l’amène, pieds et poings liés, à la police.

Au fur et à mesure qu’approche la fin ducortège, le prodigieux rire de la foule prend des proportionshomériques… Enfin mille exclamations saluent l’arrivée deTitin-le-Bastardon qui, aidé de Pistafun, Bouta, Aiguardente etTantifla, tire sur les cordes attachées à son char, sur lequel unénorme Hardigras cartonné sur charpente est étendu, couvert dechaînes.

Le géant atteste sa détresse de toute sabouche grande ouverte qui bave une banderole écarlate comme unelangue pendante sur laquelle chacun peut lire : « Au barilong, Hardigras ! » (Aux galères, Hardigras !)

Devant Titin triomphant, marchaient à reculonsdeux masques qui s’étaient fait les têtes de MM. Souques etOrdinal et faisaient un bruit de clochette avec des menottescolossales. Entre temps, ces messieurs s’inclinaient en signed’admiration et de reconnaissance devant le Bastardon. Quand lecortège s’arrêtait, ils embrassaient Titin et la bouche deHardigras laissait alors passer un beuglement effroyable quitraduisait sa douleur et sa honte !

« Pauvre Hardigras ! BraveTitin ! »

Ce fut place Masséna, devant les tribunesofficielles, que le triomphe de Titin fut à son comble.

Les demoiselles surtout lui faisaient une fêteà donner de l’orgueil à un milord ! Elles lui jetaient leursbouquets, vidaient en son honneur des sacs de confetti, luienvoyaient des baisers. Tout à coup, de la foule partit une immenseclameur : « À la « Bella Nissa » ! À la« Bella Nissa » ! »

Le char se dirigeait maintenant vers la placedu Palais. On s’écrasait pour le suivre. Là-haut, au cinquième, surson balcon, toute la famille Supia et le prince Hippothadée étaientpenchés sur ce peuple en délire qui accompagnait en dansant et enchantant la géhenne du malheureux Hardigras !…

Toinetta fut la première à comprendre.

– Vé ! parrain ! s’écria-t-elleen tapant des mains, c’est Titin qui t’amène leHardigras !

Le « boïa » pâlit. La farce lefrappait en plein cœur ! En bas, mille cris répétaient sonnom : Supia ! Supia ! ou encore : Le« boïa » ! Titin, fais cadeau de Hardigras au« boïa » !

Telle devait être la pensée du Bastardon, car,après avoir fait le tour de la place, le char, s’arrêta devant lesbâtiments de la « Bella Nissa »…

Or, ce ne fut pas au « boïa » queTitin offrit son Hardigras, ce fut à Toinetta elle-même. Soulevantson feutre de Carnaval devant Mlle Agagnosc, il luifit hommage de son prisonnier avec la grâce d’un toréador qui dédiele taureau à celle qu’il considère comme la reine de la fête et quiest souvent aussi la reine de son cœur.

Le geste était si beau, si glorieux et siplein de joyeuse élégance qu’un même cri partit de toutes lespoitrines : À Toinetta ! À Toinetta !

Celle-ci salua et agita fort galamment sonmouchoir en signe de remerciement, puis, comme si la chose arrivaitpar mégarde, elle laissa tomber la fine batiste qui voleta, d’abordhésitante comme une aile de ramier qui cherche sa route, enfin,guidée par une brise propice, elle s’en fut vers Titin qui, d’unbond prodigieux, s’en saisit bien avant qu’elle eût pu toucher lesol.

Aucun détail n’avait échappé à la foule.Celle-ci savait la tendre amitié qui unissait les deux enfants deleur terre chérie.

Hélas ! les triomphes les plus beaux sontsouvent les plus courts ! Dans le moment que Titin étaitencore tourné vers Toinetta et agitait à son tour son charmanttrophée, les acclamations firent place à un formidable éclat derire, annonçant que quelque chose d’insolite se passait derrièrelui…

Il tourna la tête et se trouva en face d’unspectacle qui eût dû le faire frémir d’horreur ou le couvrir dehonte.

Mais un Titin, un jour de carnaval, rit detout, et il se prit à rire plus fort que les autres en levant versla voûte céleste deux bras qui attestaient sinon son désespoir, dumoins sa stupéfaction.

Le crâne énorme du Hardigras de carton s’étaitsoulevé et un Hardigras en chair et en os surgissait, agitantl’immense bannière qui décorait naguère les magasins de la« Bella Nissa » et sur laquelle on pouvait lire :« Hardigras n’est pas mort ! »

En même temps, un cri descendait du cinquièmeétage : Ma bannière !…

C’était M. Hyacinthe Supia qui, dans uneagitation fébrile, désignait son bien et celui qui s’en étaitemparé !…

– Prenez-le ! Prenez-le ! C’estlui, Hardigras !

Il avait en effet toute l’apparence de celuique M. Sébastien Morelli avait décrit, tel qu’il l’avait vu,en cette nuit mémorable dont il était sorti en un si fâcheux état…Une simarre rouge lui tombait des épaules comme la toge des grandsjusticiers, le masque de treillis qui recouvrait son visage avaitcette expression hilare à la fois terrible et bon enfant qu’ont lesgens de joyeuse et parfaite santé quand ils feignent de se mettreen colère. Une couronne de carton doré couronnait sa chevelureopulente comme on voit, dans les gravures de l’Histoire de France,aux monarques de la première race… Enfin, il avait cette bannière,cette bannière qui prouvait tout, la bannière deM. Supia !…

– Allez ! zou ! À la rescousse,mes enfants ! s’écria Titin.

Et il s’élança.

Derrière lui s’ébranlèrent tous ses amis etaussi les faux Souques et Ordinal… et aussi les vrais !…

Ces derniers, sous un déguisement que leurfacilitait la fête du jour, suivaient depuis son apparition le charcarnavalesque et ils pensaient bien que tout ceci ne se termineraitpoint sans qu’ils eussent à intervenir.

Quand ils avaient vu surgir l’homme à labannière, ils avaient percé la foule. Il fallait d’abord arrêtercelui-là ! Il avait la bannière ! Il faudrait bien qu’ildise d’où elle lui était venue !

Titin, en quelques bonds, était arrivé aubuste de l’énorme fantoche, s’était hissé jusqu’à sa bouche àlaquelle il s’accrocha, pour, de là, par un dernier effort, arriverau crâne qui servait de piédestal à Hardigras, lequel, sans sepréoccuper de tout ce tumulte, agitait toujours sa bannière.

Déjà Titin lui touchait les pieds, mais à cemoment le crâne se rouvrit et Hardigras y disparut avec la mêmefacilité qu’il en était sorti.

– « Fan d’un amuletta » !clama Titin… Je te poursuivrai jusqu’en enfer !

Et avant que le crâne se fût refermé, il ydisparaissait à son tour…

Guidés par un aussi noble exemple, tout sabande plongea dans le gouffre…

Enfin les authentiques Souques et Ordinal setrouvèrent eux aussi sur le bord de l’abîme toujours entr’ouvert etqui semblait les attendre.

Ils se regardèrent, se comprirent et restèrentlà, debout sur le nez du colosse, dans une position assezridicule.

Le crâne sembla attendre quelques instantspuis se referma.

C’est sur les deux agents que tombaientmaintenant les confetti avec cent allusions déplaisantes à uneprudence qui, après tout, était fort excusable chez des hommes quiavaient déjà subi l’aventure de Naples.

Ils étaient si abasourdis, si mécontentsd’eux-mêmes qu’ils ne prêtèrent d’abord aucune attention aumouvement qui mettait de nouveau en branle toute la mécanique àlaquelle ils se trouvaient accrochés.

Quand ils s’aperçurent que le char roulait,ils découvrirent en même temps que Pistafun et ses trois acolytess’étaient réattelés aux cordages et que tout l’équipage semblaitconduit par Hardigras qui, surgissant des dessous du char, venaitde prendre place sur le timon, sans avoir lâché sa bannière.

Et la course recommença. Tous se remirent à sapoursuite. Mais Hardigras semblait en baudruche tant il bondissaitavec légèreté, passant entre les uns et les autres, se retrouvantdebout sur le crâne du colosse alors que les autres, se bousculant,ne pouvaient que tendre vers lui leurs poings menaçants.

On se représente facilement l’allégresse de lafoule qui suivait les péripéties de la course avec desencouragements narquois ; à celui-ci, à celui-là, tandis quetous les bravos étaient réservés à Hardigras. Il arriva un momentoù on le crut bien pincé par MM. Souques et Ordinal ;mais, dans cette seconde décisive, la tête du colosse se trouvait àhauteur d’une certaine fenêtre du premier étage de la « BellaNissa » qui donnait directement sur les comptoirs déserts.Hardigras s’envola par cette fenêtre que l’on croyait fermée, etdisparut.

MM. Souques et Ordinal, cette fois,n’hésitèrent point à le suivre.

Le char s’était arrêté et un grand silencesuccéda soudain au tumulte de tout à l’heure… Tous les yeux étaienttournés vers la « Bella Nissa »… Au balcon des Supia il yeut un remue-ménage, un affolement auxquels seule Toinetta demeuraétrangère… Au faîte de la bâtisse, Hardigras réapparut, dominanttoute la ville et semblant la bénir avec sa bannière dont, tour àtour, il inclinait la hampe aux quatre points cardinaux. Il y avaitdans son audacieuse attitude tant d’aimable majesté et une sibouffonne ironie à l’adresse de ceux qui le poursuivaient que lescris de « Vive Hardigras ! » montèrent comme unhommage éclatant du populaire qui semblait reconnaître en lui leprodigieux héros en qui s’incarnaient toutes les joies deCarnevale !

Mais il n’eut pas le temps des’immobiliser : sur un aussi beau triomphe ; les toitsétaient envahis ; de toutes parts accouraient les pompiersconduits par MM. Souques et Ordinal eux-mêmes, lesquelsmontraient en cette occasion un courage d’autant plus rare qu’ilsétaient à peu près ignorants de la gymnastique spéciale à l’arméede l’incendie ou aux ouvriers couvreurs.

M. Supia avait repris sa gesticulationfrénétique, dénonçant aux poursuivants les ruses de Hardigras pourleur échapper… jetant des indications : Là, derrière lacheminée ! Attention ! La lucarne ! Lamansarde ! La gouttière ! Par ici ! Vous letenez ?

Mais Hardigras paraissait ne rien ignorer desmystères des toits et c’est sans hésitation qu’il sautait de l’un àl’autre !… Un moment il disparut aux yeux de la famille Supiaet tout à coup le « boïa » poussa un cri terrible :Hardigras venait de lui tomber sur les épaules !

Hippothadée, qui était brave, voulut seprécipiter, mais un coup bien appliqué avec la hampe de la fameusebannière que l’autre n’avait toujours pas lâchée le clouait surplace et Hardigras bondissait à nouveau pour disparaître parl’imposte de la fenêtre qu’il ferma derrière lui.

La joie de la foule devenait formidable.

Le « boïa », que Thélise et sa filleCaroline voulaient en vain retenir, se rua derrière Hippothadée quivenait de défoncer la porte-fenêtre.

Il trouva l’issue qui faisait communiquer lesappartements particuliers avec les grands magasins… Et il retrouvalà. MM. Souques, Ordinal toute l’équipe des pompiers à lapoursuite de Hardigras, lequel avait glissé le long des piliers defer qui soutenaient l’armature centrale et avait réussi à gagnerles sous-sols… Les sous-sols furent visités, retournés de fond encomble. On n’y trouva rien ! rien ! Rien !

Ce fut Titin-le-Bastardon qui, remonté sur sonchar, se remit à traîner le Hardigras paru à une fenêtre…

Il la transmit immédiatement à la foule quil’acclamait… après quoi il s’attela à nouveau à son char et seremit à traîner le Hardigras en carton.

La foule pleurait de joie, toutsimplement !

On en riait encore le soir chez Caramagnaautour de Titin qui laissait dire…

Les mangeurs de tripes en étouffaient…

MM. Gamba Secca et le Budeù eurentbeaucoup à faire pour régler la finance de cette soirée qui devaitfaire un fameux trou dans la caisse de l’entreprise des kiosques duBastardon.

Chapitre 11Où l’on voit Titin-le-Bastardon à la recherche de ses trois «païres »

À partir de ce jour, bien des gens nedoutèrent plus que Titin-le-Bastardon et Hardigras ne fussentqu’une seule et même personne. Mais encore restait-il à leprouver.

Quant à lui, pour peu qu’on laissâttransparaître une opinion aussi harsadée, il la traitait avecmépris, disant couramment qu’il fallait être le dernier des« boussouniers (faibles d’esprit) pour imaginer une secondeque s’il avait été Hardigras, il eût perdu son temps à pendre« le boïa » en effigie comme la chose avait été racontéepar M. Sébastien Morelli. Il l’eût pendu pour tout de bon,lui, en chair et en os, à quoi l’on aurait véritablement reconnuqu’il n’y avait que Titin pour faire ce beau coup-là.

– « Péchère », je te crois,disait en riant cette folle de Nathalie, car il y a des crimes quine se pardonnent pas et qui méritent au moins la« fourca » (la potence).

– Et quel ? demandait Titin.

– Celui, par « exemple » demarier Toinette à ce M. Hippothadée !

– « Vaï pinta desgabia ! » (Va peindre des Cages) lui jetait, furieux,Titin… tu seras toujours aussi bête, Nathalie !

Il la plantait là et retourna peindre, lui,les murs de l’épicerie de la mère Bibi, où s’étalait son talent defrescateur.

Car Titin avait encore ce métier-là : ilétait « artisse » !… Il en avait pris le goût chezson ami Giaousé, qui n’était point malhabile dans le maniement dupinceau et qui avait peuplé de fleurs, de fruits et de petitsoiseaux tous les murs et plafonds de la Fourca-Nova.

Titin trouvait les heures longues quen’égayait plus la présence de Toinetta et il avait commencé debadigeonner à la Fourca les murs de la modeste boutique de la mèreBibi.

Le comptoir lui-même avait été décoré :il n’était point jusqu’aux tiroirs qui ne fussent agréables àregarder, avec leurs motifs de fleurs, de fruits, de verdure…

Et tout cela d’une facture si brutale, siprimaire dans son éclat que les bourgeois en villégiature enriaient, trouvant qu’il fallait être fol comme Titin pour dépensertant de couleurs dans une pauvre petite boutique où l’on eût mieuxfait d’en vendre !

Il y avait surtout, sur le mur du fond, unvillage pyramidal dont les cubes enchevêtrés et mal équilibrés,traités avec un relief d’ombres et de clartés à faire honte àl’école espagnole avaient la prétention de représenter la vieilleFourca.

Un membre du « club artistique » deNice, qui passait par là avait voulu voir, lui aussi, ce singulier« musée » où l’art voisinait avec la cannelle et lesberlingots et il avait stupéfait la bonne société eu déclarant quela peinture de Titin révélait un artiste-né.

À la vérité, il n’y avait pour êtrevéritablement « en estase » devant l’œuvre de Titin quela mère Bibi, avec l’opinion de laquelle on ne pouvait tropcompter, à cause de son idolâtrie pour le peintre… et aussi lepetit peuple de la Fourca, qui jouissait de cette brutalitélumineuse avec la candeur enfantine des gens qui ne connaissent dela nature que ce qu’elle leur a donné.

Ils goûtaient surtout la façon dont Titinpeignait les enseignes.

Elles éclataient de loin comme des soleils etce diable de Bastardon savait toujours trouver, à propos du métierqu’elles annonçaient, de petits dessins à mourir de rire, et dehautes majuscules tout à fait plaisantes et entortillées comme desvermicelles, que l’on appelle là-bas des « chevousd’ange » !…

Titin produisait tous ces chefs-d’œuvre quandil s’ennuyait, ce qui faisait prévoir des pages incomparables lejour où il consentirait à y prendre quelque plaisir. Mais depuisquelques jours pourtant, il n’était pas gai. Et ce n’était pointles mauvaises plaisanteries de Nathalie qui étaient faites pour luirendre sa bonne humeur. Aussi peignait-il avec acharnement,balafrant le mur de la mère Bibi de touches fougueuses.

La bonne femme était partie depuis le matin onne sait où. Elle ne s’absentait jamais. Elle avait fait toiletteet, était partie à la première heure sans éveiller Titin.

Mais ce n’était pas à la mère Bibi que Titinpensait…

Et tout en peignant, il se traitait tout hautde la plus méchante façon : « Bestia de Titin ! Fand’aquella ! (enfant de celle-là, la pire injure) Fada !Estassi ! Que malla ! (bête de Titin ! Idiot !Imbécile !… Quel ballot !) Est-ce qu’elle sait, la pôvre,si je l’aime ! Est-ce que tu le lui as dit quand ellet’attendait sur le balcon ? Et tu attends des nouvelles ?Quelles nouvelles ? Lis la gazette !… Va à lamairie !… Tu pourras les lire, les publications !… Etpourquoi ne se marierait-elle pas avec un prince, dis ?…Est-ce que tu le vaux, le prince, toi ?… Tu n’es même pascapable de dire : « Toinetta, je t’aime !… » Àton âge ! Alors elle croit que tu ne l’aimes pas ! Leprince, lui, il ne t’a pas attendu pour lui dire,va !… »

Comme il en était là de ses lamentations, letimbre de la porte d’entrée se fit entendre et la mère Bibi entradans sa boutique. Elle avait les yeux rouges.

– Titin, lui dit-elle, tu as besoin de temettre en noir, il faut être brave, mon petit, ta mère estmorte !

Et elle s’assit, cassée, un peu par la routeet aussi, semblait-il, par le chagrin.

Elle était encore solide, la bonne vieille,malgré son grand âge, un peu courbée, un peu desséchée, mais œilclair et la voix jeunette. Ce n’étaient point les malheurs qui luiavaient manqué, au cours de sa longue vie mais Titin l’avaitconsolée de tout.

Au bout d’un instant, il finit par luidire :

– Tu as pleuré, mère Bibi, mais ça vautpeut-être mieux qu’elle soit morte !

Titin ne se connaissait pas d’autre mère quela mère Bibi. Il savait vaguement que l’autre était folle, enferméeà Saint-Pons… Il avait demandé à la voir. La mère Bibi lui avaittoujours dit :

– Vaut mieux pas !… Ils m’ont ditlà-bas que ça ne lui ferait pas de bien !… Et puis, elle ne teconnaît pas !

Lui non plus ne la connaissait pas. Tout demême, il était triste, mais c’était à cause de la mère Bibi.

– Tu prendras bien une tasse de cafénoir, lui dit-il.

– Non, merci. Il faut que je te parle deta mère… Quelquefois, quand tu étais tout petit, tu medemandais : Pourquoi les autres m’appellent l’enfant deCarnevale ou l’enfant de tré païres ?… Je te répondais :Pour rien, Titin. Et j’ajoutais : Quand ils te diront cela, tuleur donneras une bonne rincée ! Et tu as fait comme jet’avais dit et ils ont reçu tant de rincées qu’on ne t’a plusappelé ainsi. Alors tu ne m’as plus rien demandé mais aujourd’hui,il faut que je te dise ! J’avais été avertie que ta mère étaitau plus mal… Je suis allée là-bas : figure-toi qu’elle aretrouvé un peu la raison avant de mourir… Elle m’a reconnue !J’ai regretté de ne pas t’avoir emmené avec moi, car elle t’aréclamé, Titin !… Oui, elle a demandé l’Enfant deCarnevale !… Tu sais qu’elle est devenue folle avant de temettre au monde. Pauvre Tina ! C’était une brave et honnêtefille et tu peux l’honorer comme il se doit. Bien sûr, elle aimaitde danser comme les autres, après le festin, mais il n’y avait rienà dire ! Ils se sont mis trois un jour de Carnaval pourl’avoir… ils l’ont entraînée du côté de Riquier… dans les champs,et là, comme ils avaient beaucoup bu, malgré ses cris, ils l’onteue, derrière un figuier !…

La mère Bibi s’arrêta ; une larme avaitglissé de sa paupière rouge.

Il y eut un silence, puis Titin dit, d’unevoix qu’elle ne lui connaissait pas :

– Je me doutais bien de quelque chosecomme ça ! Mais, pourquoi m’en parles-tu, si tu ne peux medonner le nom de ces trois misérables ?

– Je t’en parle mon petit, parce que lapauvre Tina, avant de mourir, m’a dit le nom d’un des troismasques. C’est le seul qu’elle ait reconnu, mais par celui-là, tupourras peut-être savoir aussi le nom des deux autres…

– Comment s’appelle-t-il ? demandaTitin.

– Menica Gianelli.

– Menica Gianelli… chercha Titin… il mesemble que j’ai entendu ce nom-là.

– Les Gianelli de la grande quincailleriede la rue Gioffredo !… Eh bien ! c’est le fils de ceGianelli-là qui a entraîné ta mère avec les deux autres… LesGianelli sont riches ! J’ai pensé que tu pourrais en tirerquelque chose !…

– Oui ! Tu as pensé juste, la mère,et quand je lui aurai tiré cette chose-là, il n’aura plus beaucoupde sang dans les veines, Christo ! Tu n’as plus autre chose àme dire ?

– Si, Titin ! l’enterrement de lapauvre Tina aura lieu demain.

– Eh bien, va l’enterrer, la mère !…Je reviendrai prier sur sa tombe quand je pourrai lui donner desnouvelles de mes trois « païres » !…

Puis il se leva, embrassa la mère Bibi etquitta sur l’heure la Fourca-Nova.

Il avait un air si farouche que Giaousé etNathalie qui le virent passer n’osèrent lui adresser la parole…

À Nice, où il arriva le soir même, rueGioffredo, il s’arrêta devant la grande quincaillerie. Il regardal’enseigne qui portait toujours la devise : « Durando etGianelli ». Il ne connaissait point Menica, mais il serappelait avoir vu plusieurs fois le vieux Gianelli, bonhomme avareet peu liant.

– Je désirerais voir M. Gianelli,fit-il à un employé qui se hâtait vers le bureau, des registressous le bras.

– Monsieur ! il est bien tard !répondit ! l’employé. Nous allons fermer. Vous ne pourriez pasrevenir demain ?

– Non ! je suis très pressé.Dites-lui que ; c’est de la part de Titin-le-Bastardon.

Deux minutes après, l’employérevenait !

– Ces messieurs ne peuvent vous recevoirce soir… Pourriez-vous me dire ?…

– Non ! non ! Il faut que jeparle à M. Gianelli.

– Monsieur Titin ! je vais vousdire : ces messieurs se demandent si c’est bien sérieux ?D’autre part, ils ne voudraient pas vous faire, de la peine. Maisils sont si occupés.

– M. Menica est-il là ?

– M. Menica ? fit l’autre enlevant les yeux au plafond.

– Allez leur demander si je peux voirM. Menica. Dites-leur que c’est pour une affaire extrêmementimportante.

Nouvelle absence de l’employé, etenfin :

– Ces messieurs vous attendent, monsieur.Titin enleva son chapeau et s’assit. Il avait en face de luiMM. Durando et Gianelli.

– Vous avez demandé M. Menica ?fit M. Gianelli d’une voix rêche. Nous ne savons ce qu’il estdevenu depuis bien longtemps.

– Comment ? Vous ne savez pas où estvotre fils ?

– Menica n’est pas mon fils. Il est toutau plus mon neveu. Il y a bien des années que je n’en ai plusentendu parler !… C’est tout ce que vous désiriez savoir,monsieur ?

– C’est tout ! J’ai bien l’honneurde vous saluer, messieurs !…

Il se dirigea vers la porte, puis seretourna :

– Monsieur Durando, je désirerais vousdire un petit mot.

M. Durando le suivit dans le magasin.

– Le vieux est fâché avec Menica, ditTitin… Il n’y a rien à en tirer et c’est dommage, car j’ai unebonne nouvelle à apprendre à Menica… J’ai retrouvé un objet desplus précieux qu’il a perdu il y a quelques années, avant sondépart de Nice… Un objet, monsieur Durando, qui vaut son pesantd’or. Quelque chose dont la valeur a augmenté singulièrement envieillissant. Je ne puis vous en dire plus long, mais si vouspouviez me donner une indication qui m’aiderait à restituer àM. Menica…

– Écoutez, monsieur Titin, je ne demandequ’à vous faire plaisir. Vous m’avez fait trop rire le premierdimanche de Carnaval ! J’étais sur la place du Palais et je netiens pas à ce qu’un jour vous me traitiez comme ce pauvreM. Supia ! Eh bien, Menica, en nous quittant, est allé àMarseille, où il a ouvert un grand bazar sur les allées de Meilhan…Peut-être là vous renseignera-t-on…

– Merci, monsieur Durando.

Le lendemain, à onze heures, Titin, qui venaitde débarquer à la gare de Marseille, se trouvait devant le grandbazar des allées de Meilhan. Il ne pouvait s’y tromper. On yvendait « les pipes Menica ». Le commerce semblait desplus prospères.

– « Fan d’un amuletta ! »se dit Titin, mon père, ça n’est pas « de larafataille » ; on va pouvoir causer !…

Nous avons dit qu’en quittant la Fourca-Nova,Titin ne pensait plus à Toinetta… Mais la nuit dernière, il enavait rêvé, et, maintenant, s’il pensait à sa vengeance, ilcommençait à la faire marcher de pair avec son amour. Ces deuxsentiments, au lieu de se combattre dans son esprit, tendaient aucontraire à s’amalgamer d’une façon encore fort confuse sans qu’ilosât y arrêter trop sa pensée.

La veille, c’était du sang qu’il lui fallait,dût-il sacrifier sa peau ; maintenant, la silhouette d’unTitin bien vivant, richement doté et jouissant d’un état civilavouable, d’un Titin enfin qui pourrait honorablement aspirer à lamain de Mlle Agagnosc, commençait à prendreforme.

Disons tout de suite qu’il n’en était pas plusfier pour cela ! Mais est-on le maître de sa pensée quand lediable et l’amour s’en mêlent ?

Tout à coup, la pensée de sa mère que l’ondescendait dans le moment même au fond de quelque trou aux environsde Saint-Pons, le rejeta dans l’horreur de lui-même.

– Non ! Non ! Il n’était pasvenu pour cela ! Titin-le-Bastardon n’allait point seprésenter en mendiant, bien sûr ! il était venu pour une autreaffaire ! Et s’il perdait du coup Toinetta, s’il en mourait etpeut-être – il faut tout prévoir – sur l’échafaud, du moins ceserait le front haut et plein d’honneur qu’il quitterait cettevallée de misère comme un vrai Bastardon !…

Ce fut heureux pour Menica qu’il ne seprésentât point dans le moment aux coups vengeurs du Bastardon, carcelui-ci, en pénétrant dans le bazar, avait si bien réussi às’exalter sur son devoir filial qu’il eût expédié en un tournemaince premier « païre » pour qu’il n’en fût plus question etqu’il eût tout le loisir de penser sans plus tarder aux deuxautres !…

Le Bastardon eut là l’occasion d’apprendre queson premier « païre », qui n’avait pas réussi dans lespipes, était allé, après avoir vendu son fonds, s’installermarchand de vin en gros il Montpellier !…

Muni de ces renseignements, Titin s’en fut àMontpellier, où il sut que son premier « païre », n’ayantpas encore réussi comme marchand de vin en gros avait été réduit àacheter à Cette un petit débit où il le vendait au détail. Il s’enfut à Cette, où il apprit que M. Menica s’était mis à boire audétail le vin destiné aux clients, il lui était arrivé quelquesfâcheuses aventures qui l’avaient forcé à quitter le pays.

Et il était retourné à Marseille, où il avaitloué un coin sur les quais pour y débiter des moules et autrescoquillages que l’on mangeait sur place.

Titin reprit donc le chemin de Marseille. Dansle train, il se disait : C’est bien fait ! Tu n’as que ceque tu mérites, Titin ! Au lieu de ne penser qu’à venger tapauvre mère, tu avais espéré que ton père serait riche et capablede dorer ton lit de noces ! Et te voilà le fils d’un marchandde moules !… Tu peux courir maintenant après lesdemoiselles ! Si Toinetta apprenait cela, elle en mourrait derire ! Il vaut mieux qu’elle n’en sache rien, jet’assure !…

Sur les quais du vieux port, il demanda auxécaillères où Menica avait coutume de dresser son éventaire.

– Menica ! Ah ! le povre, iln’est plus marchand ! Ce n’est pas de sa« fote » !… Il a eu des histoires au tribunal àcause d’un milliardaire d’Amérique qui lui avait fait l’honneur degoûter à ses coquilles et qui en est trépassé, lui, sa femme et safille. Paraît que c’étaient des moules ramassées aux« Pierres-Plates ». Depuis, il vit comme il peut, c’estpitié ! Tenez le voilà ! Menica ! EhMenica !

Un pauvre être en guenille passait et c’étaitmiracle que, sous ces haillons, il y eût encore assez de force poursupporter le sac d’arachides qui aplatissait ses épaules courbanten deux ce lamentable déchet d’humanité.

Menica s’arrêta à l’appel de l’écaillère.Visiblement, il chancelait sous son fardeau. Titin le lui arrachaet le jeta à la volée sur son épaule. Toute la matinée, il fit labesogne du portefaix. Il ne disait pas un mot et l’autre laissaitfaire, abruti…

Quand il eut jeté sur un camion le dernier sacde cacahuètes, Titin dit à Menica :

– Viens !

– Qui qu’t’es ? demanda l’autre sansdu reste s’émouvoir, car rien ne l’étonnait plus.

– « L’enfant deCarnevale ! » dit Titin…

– Oh ! fit l’autre.

Et il sembla chercher des choses au fond de,sa mémoire.

– Je suis Titin,Titin-le-Bastardon !…

– Le Bastardon ?

– Oui, Menica ! Rappelle-toi !Les champs de Riguier, le figuier ! La pauvre Tina !… Jesuis ton fils, Menica !

L’autre le regarda longuement.

– C’est p’t’être bien possible !finit-il par dire…

Et puis, après réflexion :

– Mais dis donc, nous étionstrois !…

– Tu les connais, les autres ?

– Faudrait que j’y pense, fit Menica enhochant la tête… C’est vieux, ç’t’histoire-là ! Mais cristi,que j’ai soif !

– Viens !

Il le fit boire et manger, l’habilla, lui louaun petit coin de chambre dans le vieux quartier del’Hôtel-de-Ville ; enfin il se conduisit en bon fils et en futrécompensé en réveillant suffisamment les souvenirs confus dupauvre homme, qui se rappelait une énorme soulographie avec ungarçon laitier dont il n’avait jamais connu que le prénom, Noré(Honoré), un type très rigolo dont il avait fait connaissance àOlmiez le jour de la fête des Cougourdons, l’année même qui avaitprécédé ce fâcheux Carnaval et qu’il avait continué à rencontrer ledimanche, dans les cabanons champêtres où se donnaient rendez-vousles joueurs de boule et où les employés de commerce conduisaientleurs petites amies…

Ce Noré, il n’y en avait pas deux comme lui àcette époque pour mettre en train la compagnie qui faisait danserles filles en jouant de la mandoline.

Quant au troisième personnage, c’était Noréqui l’avait amené. Menica ne le connaissait pas et il ne l’avaitjamais revu.

Titin revint à Nice, mécontent de tous et delui-même. Le sentiment de la vengeance ne le transportait plus.Parti pour tuer ses trois « païres », il avait vidé sespoches pour venir en aide au premier qu’il avait rencontré ;peut-être allait-il trouver à l’hôpital le joyeux garçon laitierqu’il lui faudrait sauver de la misère… Pour peu que le troisièmefût dans le genre des deux premiers, Titin pouvait se demander sises nombreux métiers suffiraient à entretenir convenablement uneaussi nombreuse ascendance.

En cherchant dans la campagne au-dessus deCimiez, Titin rencontra un vieil aubergiste qui se rappelaitparfaitement un Noré qui faisait danser les filles au son de samandoline.

– Il s’est marié, lui dit-il, avec unejolie fille de Saint-Maurice et il n’est plus revenu. On a racontéqu’ils avaient pris une crémerie du côté du petit Piol.

Au petit Piol, il apprit que le Noré et safemme avaient quitté le pays pour s’établir en ville, rue Masséna,pas bien loin du passage Négrin.

Là, la crémerie existait toujours. Mais elleétait devenue un établissement de luxe des plus fréquentés dans labonne saison. On y faisait si rapidement fortune que lespropriétaires du fonds le cédaient au bout de quelques années dansd’excellentes conditions.

Titin ignorait toujours le nom de famille deNoré, ce qui n’était point pour faciliter sa tâche… Cependant, ilapprit d’une vieille Anglaise qui venait manger là ses toastsdepuis des années que les anciens propriétaires avaient acheté unevieille maison de comestibles, rue d’Angleterre ! « AuLapin d’Argent ». Il s’y rendit.

L’importance du magasin commença de faireimpression sur Titin.

Il demanda à voir le patron.

Ou lui désigna un personnage respectable qui,en tablier blanc, découpait derrière le comptoir une volaille fortappétissante.

– Monsieur Noré ?… demandaTitin.

– Noré ? Connais pas, répondit ledécoupeur en levant tranquillement une aile.

Puis, après un temps :

– Ah ! vous voulez parler de monprédécesseur ?

– Eh bien vous êtes en retard, jeunehomme ! Voilà bientôt dix-huit ans… Ah ! çà, mais vousêtes Niçois, vous !…

– Oui monsieur ! c’est moiTitin !… »

– Qui, Titin ?

– Titin-le-Bastardon !…

Deux garçons lancèrent en passant :

– Mais oui, patron, c’est lui Titin…Titin-le-Bastardon !…

– Oh alors ! tout s’explique !fit le patron en prenant son parti de rire, c’est unefarce !

– Je vous assure, monsieur, que c’est onne peut plus sérieux !

– Vous savez, moi, je ne suis pasSupia ! Il ne faudrait pas se payer ma figure ! Vous êtesTitin ! Titin-le-Bastardon et vous venez me demander ici unhomme qui m’a vendu son fonds depuis dix-huit ans !

Les garçons éclatèrent de rire :

– Eh ! patron, il ne connaît quelui !…

– Parbleu ! Adieu, monsieurTitin ! et si c’est Papajeudi qui vous envoie, vous lui direde ma part qu’il aurait pu en trouver une meilleure !

Titin était déjà dehors. Il marchait comme unfou dans la direction de la vieille ville…

Papajeudi ! C’est vrai qu’il s’appelaitNoré !… M. Honoré Papajeudi !…

C’était lui l’ancien garçon laitier ! Ehbien, il avait fait du chemin. C’était assurément l’un, des plusriches commerçants de la, ville ! On disait qu’il pourrait,sans se gêner, donner trois cent mille francs de dot à chacune deses filles !

Eh bien ! il se gênerait un peuplus ! Il lui faudrait bien compter aussi avec sonfils !…

Quand il pénétra dans le magasin de Papajeudi,il fut étonné de ne point voir Mme Papajeudi à sacaisse, mais il y trouva sa fille aînée qui avait les yeux rouges,et Titin s’aperçut alors qu’elle avait pleuré.

– Puis-je voir M. Papajeudi ?demanda-t-il.

– Non, monsieur Titin, lui répondit-elleà demi-voix, papa est très malade !…

– Que me dites vous là,mademoiselle ? fit Titin sincèrement désolé, car Papajeudiavait toujours été « gentil » avec lui, même au temps desa plus grande misère, surtout en ce temps-là.

– La vérité, hélas, monsieurTitin !

Là-dessus, arrivèrent les deux autres« demoiselles » Papa-jeudi. Elles aussi étaient enlarmes…

– Mais que lui est-il donc arrivé ?demanda Titin… Il y a quelques jours, il présidait encore le festindu « Fil à couper le beurre » !

– Justement, soupira la jeune caissière« la tourta de blea » lui est restée sur l’estomac, il avoulu la faire passer avec un petit Saint-Tropez, mais il sesentait des frissons… Alors, il a pris un vieux Belet pour seréchauffer ! puis une « grappa » qui l’a étourdisans réussir à le soulager. Si bien que ce matin il a réclamé sonnotaire et que mes sœurs, sur sa demande, viennent d’aller chercherle curé de Saint-François-de-Paul.

– Il se frappe, dit Titin, trèsattristé.

– Eh oui, il se frappe ! gémirentces demoiselles, il ne fait que pleurer, le povre !

– Vous lui direz, fit Titin, que leBastardon est venu demander de ses nouvelles et que j’ai pris biende la peine quand j’ai su qu’il était si mal !

– Nous n’y manquerons pas, monsieurTitin.

– C’était pressé ce que vous aviez à direà papa ? demanda la demoiselle de comptoir.

– Oh ! non, mademoiselle… je voulaislui serrer la main, voilà tout.

Il se dirigea vers la porte quandMme Papa-jeudi apparut, toute en larmes.

– Ça va plus mal, maman ?s’écrièrent les trois demoiselles Papajeudi.

– Ah ! mes enfants, il a le délire…Il ne sait plus ce qu’il dit ï Il ne fait qu’appeler Titin !…Titin et le curé !

– Mais il est ici, monsieur Titin…

Mme Papajeudil’aperçut :

– Ah ! mon pauvre garçon !sanglota-t-elle, notre pauvre Papajeudi est bien mal. Vous devriezmonter le voir, le raisonner, du reste il ne fait que parler devous !

– Je monte, dit Titin.

Quand « l’enfant de Carnevale »entra dans la chambre, le malade, qui était en proie à une grossefièvre, sembla vouloir sauter du lit pour courir au-devant delui.

– Enfin te voilà ! Ah ! Titin,mon brave Titin, je ne voulais pas mourir, vois-tu, sans te dire…sans te dire que je t’aime bien !…

– Mais vous n’allez pas mourir, monsieurPapajeudi, moi aussi je vous aime bien, vous avez toujours été bonpour moi…

– Calmez-le, soupiraMme Papajeudi.

M. Papajeudi regarda sa femme :

– Il faut nous laisser seuls, luidit-il.

– Je m’en vais, mon ami…

Et en passant derrière le Bastardon :

– Mon Dieu ! soupira-t-elle, je luiavais pourtant assez dit : Surtout, Papajeudi ne mange pas de« tourta de blea », et chaque fois il s’en gonfle.Ah ! les hommes !…

Quand elle fut partie, Titin s’approcha duchevet du malade.

– Pousse le verrou Titin !… Et viensici, donne-moi ta main.

La main de Papajeudi était brûlante.

– Je suis bien bas, mon garçon !…Si ! si ! je te dis que je suis très bas !… c’est lebon Dieu que me punit !… Assieds-toi là, Titin ! J’ai àte parler. Écoute, ce matin, j’ai fait venir mon notaire.

– Ça vaut toujours mieux, monsieurPapajeudi, et, à tout prendre, ça n’est pas ça qui fait mourir.

– Je vais mourir… Je sais bien ce que jedis ! Enfin, tout est en règle du côté du notaire mais ilreste le curé et toi, Titin…

– Moi ? questionna celui-ciinnocemment.

– Oui, je suis même content de te voiravant le curé. Si tu me pardonnes, n’est-ce pas ? Il faudrabien qu’il me pardonne aussi !

– Mais qu’est-ce que vous me chantezlà ? Qu’est-ce que j’ai à vous pardonner, monsieurPapajeudi ?

L’autre se reprit à pleurer doucement, cettefois, et en serrant la main de Titin.

– Mon pauvre Titin !… mon pauvreTitin ! Je suis un misérable… un malhonnête homme ! Jemériterais… Ah ! si on savait quand on est jeune !… Maistout n’est pas de ma faute. Sans ce « fan d’aquella » quinous a fait prendre tant de champagne ce soir-là ! J’en ai eudes remords toute ma vie, Titin !

M. Papajeudi se reprit à« chialer » plus fort… puis il embrassa, tendrement Titinqui, lui-même, se laissait gagner par l’émotion.

– Écoute, nous étions trois, on ne savaitplus ce qu’on faisait, mais j’ai fait comme les autres,pas ?

– Oui, dit Titin, soudain glacé et mapauvre mère en est devenue folle ! Elle vient de mourir.

– Je sais ! je sais ! Et moiaussi, je vais mourir, et j’irai en enfer… Ah ! si onsavait ! Tiens, je donnerais dix ans de ma vie pour ne pasavoir fait ça… Tu peux me croire, Titin !

– Je vous crois d’autant mieux, monsieurPapajeudi, prononça Titin de plus en plus froid et distant, que çane vaut pas cher dix ans de votre vie à cette heure-ci, puisquevous m’annoncez que vous allez mourir…

– Assurément ! Mais enfin, c’estpour te dire que j’ai bien du regret ! Écoute, Titin, mets-toià ma place, j’étais marié ! J’étais dans les affaires !Je ne pouvais pas aller me dénoncer, dire : C’est moi… Tu voisle scandale d’ici, la prison ! Et ma pauvre femme, elle enserait devenue folle, elle aussi ! Ça aurait fait deux follesau lieu d’une ! Nous aurions été tous bien avancés !D’autant plus que c’était moi et puis que ce n’était pas moi !C’étaient les autres qui m’avaient entraîné… Eh bien ! lesautres ils ne disaient rien ! Et puis, qu’est-ce qu’ilsauraient dit, puisque ce malheur était fait !… Seulement,quand j’ai su que tu étais venu au monde, je me suis dit :C’est pas tout !… Il va falloir s’occuper de cepetit-là !…

Alors, je suis allé à la Fourca, je t’ai vuchez la mère Bibi… T’étais gentil comme tout, tu m’as pris le boutdu nez en riant. Ah ! tu m’as conquis tout de suite. Alors, jeme suis informé. Il n’a besoin de rien, m’a dit la mère Bibi… Avecmoi et les chèvres, il ne sera pas à plaindre,c’t’enfant-là !

Et puis, t’as grandi comme ça… Je te suivaisde loin. J’étais fier de toi ! T’aurais voulu crier à tout lemonde : Le Bastardon ! C’est moi qui l’ai fait !Mais je ne pouvais pas, naturellement, à cause deMme Papajeudi, et puis de mes filles. Après, tut’es installé à Nice.

– Installé ?

– Oui, enfin ! Tu es venu à Nice. Tun’étais pas riche, tu sais ?

– Je sais ! fit Titin.

– T’avais trois loques sur le dos et tune mangeais pas tous les jours à ta faim. Eh bien ! tu n’avaisqu’à passer à la boutique ! Est-ce que l’on t’a jamais refuséquelque chose ?

– Jamais ! dit Titin.

– Avoue qu’on a toujours été gentil pourtoi, ici ?

– C’est vrai, monsieur Papajeudi. Si vousaviez été mon père tout entier je, me demande ce que vous auriezbien pu faire pour moi ?

– Eh bien ! etMme Papajeudi ? Elle t’a donné plus d’une foismes vieilles culottes ! et elle ne se doutait de rien !Faut pas l’oublier, Titin !

– Je ne l’oublie pas !

– Titin, je vais mourir !… Il fautque tu me pardonnes !…

– Même si vous ne mourez pas, je vouspardonne, monsieur Papajeudi… parce que moi, je ne comptepas !

– Comment ! tu ne comptes pas ?Je tiens plus à ton opinion qu’à celle du curé, entends !

– Oh ! il ne s’agit point de curé.Il s’agit de quelqu’un qui pourrait peut-être bien vous barrer lepassage là-haut ! La pauvre Tina !…

– Hélas ! soupira Papajeudi, cesderniers temps, j’ai bien pensé à elle, je t’assure, et je me suisdit que si je faisais quelque chose pour toi ici-bas, elle seraitbien contente, cette pauvre Tina, là-haut !

– Oh ! vous avez, déjà tant faitpour moi, monsieur Papajeudi !…

– Mais non ! mais non ! Voilà,j’ai fait venir mon notaire… Je lui ai dit : Je vais, mourir,il faut que je répare une faute… une faute de jeunesse. J’ai unfils, personne ne le sait, pas même lui, je voudrais lui laisser dequoi s’établir. Sans que Mme Papajeudi en sacherien, même après ma mort, car ce fils, je l’ai eu étantmarié, et que je ne veux pas que ma femme et mes filles maudissentma mémoire. Que dois-je faire ? Sais-tu ce qu’il m’arépondu ?

– Qu’on peut toujours s’arranger… murmuraTitin.

– Il m’a répondu qu’il n’y avait rien àfaire, que Mme Papajeudi et moi nous étions mariéssous le régime de la communauté et qu’où ne pourrait dissimuler unlegs pareil. Il m’a dit que je porterais du même coup un gravepréjudice à mes filles, préjudice matériel et surtout moral. Et çadans le moment même où elles allaient se marier !… Voilà, monbon Titin ce qu’il m’a répondu, le notaire !…

Alors, que veux-tu, je n’ai pas voulu quel’honorable Mme Papajeudi et ses filles soientvictimes de ce qu’a pu faire un misérable comme moi, car je suis unmisérable, Titin !…

– Oui, dit Titin. Oui, monsieur Papajeudivous êtes une vieille, crapule !

Et il se leva. L’autre tendit vers lui sesbras désespérés :

– Qu’est-ce que tu vas faire ?… Toutçà, c’est de la faute au notaire, je t’assure !…

– F… moi la paix avec votrenotaire !

– Qu’est-ce que tu vas faire ?Qu’est-ce que tu vas faire ?

– Rien, vous me dégoûtez !

– Ah ! Titin ! Titin ! Tut’en vas comme ça sans me pardonner ? Je vais mourir,Titin ! !

– Crève ! dit Titin.

Le brave Papajeudi eut un sursaut terrible,puis retomba d’un coup sur sa couche et ne bougea plus.

Titin se précipita, l’appela, le prit dans sesbras, mais il ne maniait plus qu’une masse lourde et molle, toutemoite d’une sueur qui peu à peu se glaçait.

– Mon Dieu ! c’est moi qui l’aitué !

Et il l’appela encore, le dorlota,l’embrassa.

– Je vous pardonne, je vous pardonne,monsieur Papajeudi !

L’autre rouvrit les yeux, poussa un soupir etdemanda à boire.

– Oh ! ça va mieux, murmura-t-ilquand il eut bu, je brûle comme l’enfer ! Tu peux êtrecontent, Titin, j’y vais !…

– Il faut vivre, monsieur Papajeudi, luidit-il, vivre pour votre femme et vos filles !… Vous n’avezplus rien à craindre de moi, je vous pardonne, à unecondition : c’est que vous m’aiderez à rechercher l’homme qui,ce soir-là, vous a fait boire tant de champagne ! Menica m’adit que vous connaissiez son nom…

– Ah ! Menica ! Tu as vuMenica ? Qu’est-ce qu’il est devenu ? On m’a dit qu’ilavait fait de mauvaises affaires ?

– Oui ! Il n’est pas heureux !dit Titin.

– Il a eu de l’argent trop jeune,vois-tu !… C’est mauvais d’avoir de l’argent trop jeune…Réfléchis encore à ce que je te dis là, Titin ! Le travail, iln’y a que ça !… Quand on compte sur les souliers d’unmort…

– Assez, monsieur Papajeudi !… c’està moi à parler maintenant. Cet autre, il était riche ?

– Oui, très riche, mais il ne l’estplus !… Ce n’est plus la peine de t’en occuper,Titin !…

– Je voudrais savoir son nom tout demême.

– Je ne peux pas te le dire, Titin !ça ferait trop d’histoires… des histoires auxquelles je seraiforcément mêlé. Et puisque tu me pardonnes…

– Son nom ?

– Je ne peux pas te le dire… C’est unhomme capable de tout…

– Son nom ?

– Je l’ai oublié, Titin ! Tu sais,moi, je ne le connaissais pas, c’est tout à fait par hasard, ilvoulait s’amuser avec le peuple, qu’il disait. Un jour de Carnaval,on s’était rencontré aux tribunes, on a dit son nom derrière moi,et puis j’ai oublié. Il a quitté Nice pendant des années. Quand ilest revenu, il avait bien changé, je ne le reconnaissaisplus !…

– Son nom ?

Papajeudi secoua la tête.

Alors Titin se dirigea vers la porte.

– Ne me laisse pas comme ça !…

– Je vais appelerMme Papajeudi.

– Titin, mon petit Titin !…

– Il faudra bien que vous me disiez sonnom devant elle ! Puisque c’est lui, le coupable, puisquec’est lui qui vous a entraînés, il paiera pour les autres !…Mme Papajeudi comprendra cela, car il faut quequelqu’un paie, dans cette affaire-là, vous entendez, monsieurPapajeudi.

– Mais puisque je te dis qu’il n’a plusle sou.

– Il ne s’agit pas de ça ! Je mecomprends !

Et Titin ouvrit la porte.

– Tais-toi ! Titin !… Tu lesauras le nom ! Mais tu me jures que tu ne diras jamais quec’est moi qui te l’ai dit ?

– Entendu ! Allons,j’écoute !…

– Eh bien ! C’était un grandseigneur, un noble étranger, un prince, Titin !…

– Il est à Nice en ce moment ?

– Mon Dieu, oui !…

– Je le connais ?

– Pour sûr, tu l’as vu !

Titin, qui s’était rassis, se leva d’unbond :

– C’est le prince de Transalbanie !jeta-t-il à Papajeudi épouvanté.

– Oui, Titin ! Oui, c’estlui !…

– Hippothadée !

– Ah ! Titin, calme-toi !…Calme-toi ! Ne crie pas ! Ah ! je voudrais être déjàmort !…

– Celui qui doit se marier avecToinetta ! clama Titin en frappant d’un poing terrible latable de nuit qui oscilla et s’effondra dans un tintamarreétourdissant de tasses et de vases brisées…

À cet affreux tumulte,Mme Papajeudi et ces filles accoururent, tandis quele malade se pâmait à nouveau sur son lit de douleur.

– Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il, grandsdieux ? s’écria Mme Papajeudi.

– Rien, madame ! Nous étions entrain de rire !

Et Titin se jeta dans l’escalier, sacrantcomme un damné et en tâtant dans sa poche un couteau qui netarderait point certainement à faire quelques boutonnièressupplémentaires dans les habits tout neufs que le seigneurHippothadée s’était fait offrir par Mme la comtessed’Azila à l’occasion de ses fiançailles avecMlle Antoinette Agagnosc…

À tout hasard, et peut-être conduit par un sûrinstinct qui réapparaissait dans ces moments de surexaltation, ilcourut d’une traite au nouvel appartement que le prince Hippothadéeavait loué avec les deniers de M. Supia dans un des plussomptueux immeubles de la Promenade des Anglais.

Dans le vestibule, il se heurta à des ouvrierstapissiers, décorateurs ébénistes, qui se rangèrent, épouvantésdevant cette figure effroyable dans laquelle ils avaient peine àreconnaître le bon Titin.

Il voulut pousser une porte. Un larbin seprésenta. Ce domestique prononça quelques mots que personnen’entendit et alla rejoindre presque aussitôt sur le palier, oùTitin le projeta avec effraction, les ouvriers qui fuyaient déjà celieu de malheur.

Titin était sûr que le prince étaitlà. Il y était en effet, et très étonné de tout ce bruit que l’onfaisait dans son antichambre. Quand il aperçut Titin, il compritqu’il allait se passer quelque chose sur quoi il ne comptait pas,et qu’il touchait peut-être à l’une des heures les plus graves desa vie.

Mais ce Transalbanais en avait tant vu et ilétait revenu parfois de si loin qu’il ne perdit nullement la tête.Au contraire, voyant en face de lui un ennemi désordonné, il fitappel à tout son sang-froid.

– Je vous demande pardon, monsieur, ditTitin, de m’être présenté chez vous sans m’être fait annoncer… maisje viens pour une affaire si pressée que j’ai cru pouvoir passerpar-dessus les civilités usuelles… Monsieur, je suisTitin-le-Bastardon, je suis venu vous dire que je veux voustuer.

Si le calme du prince était impressionnant,celui de Titin était terrible.

Hippothadée ne put s’empêcher de tressaillir,mais il se remit vite, ajusta son monocle, toisa Titin des pieds àla tête et demanda :

– Me tuer, monsieur ?… oum’assassiner ?

– Vous assassiner, monsieur ! Vousassassiner ! Je sais que vous êtes brave et fort habile àmanier l’épée, le pistolet, le sabre, aussi je ne me risqueraipoint à vous accorder un avantage dont vous pourriez tirer profit àmes dépens. Je vais vous assassiner, tout simplement parce qu’on nese bat pas en duel avec un homme comme vous !…

– Qui vous fait peur !…

– Titin-le-Bastardon n’a peur depersonne ! Seulement, il ne veut pas être dupe et sagénérosité naturelle ne permettra pas à une crapule de votre espècede lui passer sur le corps pour que vous puissiez tranquillementcontinuer vos petits exploits…

Le prince s’était sournoisement rapproché dumur où se trouvait un bouton d’appel électrique. Enfin, il avaitmanœuvré de telle sorte qu’une table-bureau se trouvait entre luiet Titin…

– Monsieur ! dit-il de sa voix laplus douce je ne m’attendais pas à tant de discours chez unassassin !

– C’est que j’ai voulu que vous sachiez,monsieur, avant de mourir, pourquoi je vous frappais !

Titin, cette fois, avait cessé de jouer. Ilfixait un œil sanglant sur cet homme exécré qui, après avoir faitde sa mère une martyre, voulait faire de Toinetta sa femme.

Et il ouvrît son couteau.

Le prince allongea le bras du côté de lamuraille et, avec une force inattendue, jeta la table bureau dansles jambes de Titin.

Mais celui-ci, agile comme un singe, avaitbondi au-dessus du meuble et était retombé sur le prince avant quece cher seigneur ait pu appeler à son aide. Il le tenait renversésous son genou et lui serrait la gorge à l’étouffer. Il leva soncouteau.

– Pour Tina ! lui jeta-t-ilà l’oreille… Souviens-toi du Carnaval de dix-huit centquatre-vingt…

Mais il n’avait pas encore achevé de prononcerson chiffre que le prince, parvenant à écarter un instantl’étreinte farouche des doigts qui l’étouffaient, râlait :

– Il y a erreur !… il y aerreur !… Tina, connais pas !… Suis jamais venuà Nice en cette année-là !…

Avant le geste suprême, Titin jugea bon dedonner au prince une dernière explication :

– Tina, c’est ma mère !

– Je m’en fous de ta mère ! connaispas ta mère !

– Et je suis ton fils !

– Mais vous êtes fou ! Vous êtesfou ! Fallait le dire tout de suite ! Monsieur, je vousdis qu’il y a erreur sur la personne !…

Laissez-moi me relever, monsieur !… Onvous a mal renseigné ! Vous devez confondre avec monfrère !…

– Êtes-vous, oui ou non, le princeHippothadée ? lui cracha Titin.

– Mais nous nous appelons tousHippothadée dans la famille !… Laissez-moi vous expliquer, etvous allez voir que nous allons finir, par nous entendre !…Sacrebleu ! Que vous êtes brutal !… C’est difficile decauser avec vous, vous savez ! Nous nous appelons tousHippothadée dans la famille à cause d’un ancêtre illustre qui,paraît-il, a rendu de grands services à la patrie du temps de lapremière invasion des Turcs !… Depuis, les princes deTransalbanie sont tous des Hippothadée, avec des variantes,naturellement !… Ainsi, moi je m’appelle Hippothadée-Vladimiret mon frère aîné s’appelle Marie-Hippothadée. En Occident, tout lemonde nous appelle Hippothadée, mais chez nous, je suis le princeVladi et mon frère est le prince Marie. Eh bien ! c’est leprince Marie qui est venu à Nice à l’époque que vous dites et quis’est si mal conduit avec madame votre mère. Quant à moi, je n’ysuis pour rien dans cette affaire-là. Je ne suis venu à Nice pourla première fois qu’une quinzaine d’années plus tard.

– Je vous demande pardon, monsieurHippothadée… Vladimir… Vous pouvez vous relever ! fit Titin enfermant son couteau. Seulement nous n’avons pas fini de causer pourcela ! J’ai failli vous tuer, mais il ne dépend que de vousque nous devenions une paire d’amis !…

De plus, j’ai pris sur vous, monsieur,quelques renseignements, ils sont fâcheux ! Laissez-moicontinuer, je vous en prie !… Vous êtes tout à fait à la coteaprès avoir ruiné quelques-unes de vos maîtresses ! Vous vivezen ce moment aux crochets de la comtesse d’Azila, c’est votreaffaire !… Tout de même, vous n’êtes pas un très jolimonsieur. Eh bien ! malgré tous ces précédents déplorables, jeconsentirais à ne point vous enlever tout à fait mon estime si vousrenonciez à un projet qui cache une dernière turpitude et oùcertainement vous vous êtes laissé entraîner par les combinaisonscriminelles d’un homme que je méprise encore plus que vous !J’ai parlé de M. Supia. Comprenez-moi bien, monsieurHippothadée, si je vous parle de cette affaire, c’est qu’ellem’intéresse !… Je connais depuis sa plus tendre enfanceMlle Agagnosc, qui m’a fait l’honneur, de mecontinuer son amitié. Elle a perdu ses parents toute jeune et n’estpas heureuse chez les Supia… Elle l’est si peu, monsieur, que poursortir de chez ces gens-là, elle consent à se marier avecvous ! Vous ou un autre, ça lui est égal. Elle ne vous connaîtpas. Mais moi, monsieur, je vous connais !

– Vous me preniez tout à l’heure pour monfrère !…

– Je continue. Je sais le pauvre sire quevous êtes !… Eh bien ! moi, qui me considère un peu commele frère de lait de Mlle Agagnosc, je viens vousdire : ce mariage ne se fera pas et je viens vous demander, sivous voulez que nous restions bons amis, entendez par là : sivous voulez que Titin-le-Bastardon ne se mêle point directement devos petites affaires, je viens vous demander de renoncer devous-même à la main de Mlle Agagnosc !

– Eh ! monsieur Titin, si je vousdisais que le charme que dégage Mlle Agagnosc afait de moi un homme nouveau ! Si je vous disais que je mesens de force à la rendre heureuse !… et que j’aime mafiancée !… Comprenez-vous que, dans ces conditions, il m’estbien difficile…

– Non ! interrompit brutalementTitin !… Non ! cela ne suffit pas !

– Et si je vous disais queMlle Agagnosc m’aime ?

Titin sursauta. Mais il parvint à se calmer etrépliqua, la voix rauque :

– Je ne vous croirais pas,monsieur !

– Vous auriez tort, je vous assure quenous faisons les plus gentils fiancés du monde. Maintenant,monsieur, en voilà assez ! Vous étiez venu pour me tuer.Tuez-moi ou laissez-moi aller m’habiller !Mlle Agagnosc m’attend avec la digneMme Supia et sa charmante fille. Je dois conduireces dames dans le monde !…

Titin se leva : il était redevenu trèscalme.

– Ce mariage ne se fera pas !… J’aiun compte à régler avec la Transalbanie ! J’apprendrai aumonde ce que c’est qu’un monsieur Hippothadée et je salirai si bienvotre blason, et le mien, ajouta-t-il avec un sourire oùse retrouvait tout le sarcasme redoutable qu’un grand seigneur seul– ou son bâtard – peut mettre dans un sourire, que M. Supialui-même reculera, devant le scandale de vous donner sapupille !…

– En vérité, s’écria le prince, voilà,qui est trouvé, monsieur Titin ! Racontez donc l’infamie demon frère ! Je ne saurais trop vous y encourager ! Leprince Marie n’aura que ce qu’il mérite !… Je serai vengémoi-même !… M. Supia, loin de me refuser sa filleule,comprendra enfin pourquoi j’ai du quitter mon pays. Le prince Mariem’a tout pris. C’est le dernier des tyrans !… Il fait tremblernotre souverain lui-même ! Vengez la Transalbanie !…Vengez-moi, monsieur Titin !… Ah ! vous ne croyiez pas sibien dire en m’annonçant tout à l’heure que nous pouvions encoreêtre amis ! Je suis votre homme, monsieur. Je ne vous retienspas aujourd’hui parce que, comme je vous l’ai dit, ces damesm’attendent ! Mais vous savez où me trouver. Et le jour où,pour votre campagne, vous aurez besoin de quelquerenseignement…

– Assez de boniments ! lui jetaTitin qui regrettait de ne pas l’avoir étranglé et découpé enmorceaux avant que le prince l’eût fixé sur son degré de parentéavec son troisième « païre »… Voici mon derniermot : si vous vous mariez avecMlle Agagnosc…

– Si je me marie avecMlle Agagnosc, comme tout me le fait espérer, jevous invite à la noce !

– J’y serai !… dit Titin.

Chapitre 12Comment Hardigras, qui n’était pas invité, troubla les noces deMlle Agagnosc et du prince Hippothadée de Transalbanie.

Le désarroi de Titin-le-Bastardon étaitcertain. Son expédition à la recherche de ses trois« païres » n’avait point donné ce qu’il était en droitd’espérer, soit qu’il comptât venger sa mère, soit qu’il enattendît quelque heureuse modification de sa fortune et le bénéficequ’il en pourrait tirer pour la suite de ses desseins relativementà Mlle Agagnosc…

Après son entrevue avec Hippothadée, il avaitjugé bon de se documenter plus substantiellement sur celui-ci et lepetit dossier qu’il avait pu ainsi constituer était tout à faitsuffisant pour dégoutter à jamais d’un mariage princier l’innocenteToinetta.

Aussi avait-il tout tenté pour approcher lapupille de M. Supia ! Hélas ! le boïa, d’une part,et le prince, de l’autre, avaient dû prévoir que Titin ferait toutpour revoir en secret Toinetta, et leurs dispositions avaient étébien prises.

Toinetta n’était jamais seule. Si ellesortait, ce n’était qu’en voiture et toujours décemmentaccompagnée.

Il restait bien la nuit, et Titin ne pouvaitavoir oublié que ce n’était pas une entreprise impossible que cellede descendre des toits de la « Bella Nissa » jusqu’aubalcon de Toinetta. Malheureusement, depuis la fameuse journée deCarnaval, ces toits étaient gardés nuit et jour avec un soin sijaloux que Hardigras, lui-même avait renoncé à s’y montrer.

Le fait était d’autant plus regrettable queTitin pouvait se dire qu’Antoinette avait dû s’attarder plus d’unefois encore à sa fenêtre dans l’attente de le voirréapparaître.

Comme on avait négligé certainement de fairepart à Antoinette de toutes les précautions prises, elle devaitconclure de l’absence de Titin que celui-ci n’avait décidément plusrien à lui dire…

Et les jours passaient… et la date fixée pourles noces se rapprochait… !

En se documentant sur le prince HippothadéeVladimir, Titin avait recueilli quelques renseignements précieuxsur le prince Marie.

Ainsi avait-il appris que le frère aînéd’Hippothadée était le meilleur des gentilshommes et le plushonnête seigneur du royaume ; qu’après plusieurs folies dejeunesse, il était devenu fort rangé et qu’il était considéré à lacour de Transalbanie comme le modèle de toutes les vertus. Ils’était montré avec son frère d’une patience et d’une générositésans bornes. Enfin, il n’avait cessé de fournir à l’exilé, donttous les biens avaient été confisqués, une pension qui eût suffipour faire vivre honorablement un honnête homme.

« Si ce prince Marie n’est pas unhypocrite, se dit Titin, il ne manquera point l’occasion que jevais lui offrir de « réparer », autant que faire se peut,hélas ! une faute de jeunesse ; que dis-je, unefaute ? crime !… Et il écrivit :

« À Son Altesse le princeMarie-Hippothadée de Transalbanie, à Mostarejevo :

« Monseigneur, vous avez l’âme trophaute, (à ce qu’on me raconte) pour avoir oublié certaine nuit deCarnaval à Nice, nuit qui n’a pas dû vous laisser sans remords etque vous passâtes, étant tout jeune encore, à festoyer d’abominablefaon avec MM. Menica Gianelli et Noré Papajeudi !

« Faut-il vous rappeler la pauvre Tina etle malheur qui lui survint pour s’être laissé entraîner par troismisérables fous dans les jardins déserts du quartier du Riquier.J’ai su que vous aviez quitté Nice la semaine suivante et peut-êtreignorez-vous encore que la pauvre Tina est devenue folle de cettenuit-là après avoir donne naissance à un garçon que tout le mondeappelle ici « l’Enfant de Carnevale ».

« Tina vient de mourir,Monseigneur ! C’était ma mère et vous êtes l’un de mes trois« païres » !…

« Le premier n’a plus aucune ressource etest à ma charge !… Le second m’a supplié de ne point détruireson foyer, par l’éclat d’un scandale, qui retomberait sur desinnocents !… Je m’adresse finalement à vous, qui pouvezbeaucoup pour moi !…

« Si vous faites ce que je vais vousdemander, vous n’entendrez plus parler jamais deTitin-le-Bastardon…

« Votre frère, monseigneur, qui est unhomme abominable, a trouvé le moyen de s’introduire dansune honorable famille et il est sur le point de se marier avec unedemoiselle Antoinette Agagnosc, que j’aime et qui n’en sait rien,parce qu’un garçon comme moi, pauvre et sans nom, ne va pointparler d’amour à une jeune fille riche qu’il ne peut épouser. Maisje donnerais ma vie pour que ce mariage ne se fît point !Mlle Agagnosc ne saurait être heureuse avec cethorrible Hippothadée (Vladimir) !…

« Intervenez, Monseigneur ! faitestout ce qui est en votre pouvoir ! Ne laissez point secommettre cette infamie !… Et vous ne me devrez plusrien ! »

Après quoi, il signa :« Titin-le-Bastardon, l’enfant de Carnevale, fils de trepaïres, chez la mère Bibi, à la Fourca-Nova, Alpes-Maritimes,France »…

Puis, ayant mis sa lettre à la poste, il pritle chemin de la Fourca.

Quand la mère Bibi l’aperçut, elle sauta avecses chèvres sur le bord du chemin où elle semblait l’avoir attendudepuis qu’il était parti.

Elle l’embrassa en pleurant de joie, puis luidemanda, en le fixant de ses petits yeux clairs et perçants devieille :

– Es-tu content, Titin ?

– Non, mère Bibi, je ne suis pascontent !… Et puis, si tu veux me faire plaisir, tu vas meconduire sur la tombe de ma pauvre maman.

Ils y furent tous les deux. La terre en étaitjoliment fleurie. Au milieu des fleurs, la mère Bibi avait plantéune croix fer sur laquelle on lisait simplement ce mot« Tina » !

Titin ouvrit son couteau, avec lequel ildevait tuer ses trois paires, et inscrivit au-dessous de« Tina » ces simples mots : « mère deTitin-le-Bastardon ».

Puis il ferma son couteau, le remit dans sapoche et tomba à genoux.

Il pria. Il parla à sa mère… Il luidit :

– Mama ! Pendant que tu faisais legrand Voyage, moi, j’ai fait le voyage blanc ! (le voyageinutile) ; mais dis-moi un peu ! Est-ce que je pouvaislaisser se mourir de la faim mon premier païre, ce Menica que ladivine providence, dans sa juste bonté, avait déjà réduit à moinsque rien, le povre ! Et cette grosse malle de Noré(dis-le-moi, mama) qui a toujours été dévoré du remords « dufiguier » et qui n’a point manqué de gentillesse pour tonbastardon, est-ce que je pouvais dans le moment qu’il allait marierses demoiselles, apporter à sa table le désespoir et lahonte ? et faire mourir de chagrin impitoyablement cette povreMme Papajeudi qui croit en lui comme dans le bonDieu ? Le pouvais-je, dis, mama ?… Non ! tu n’auraispas voulu cela, toi qui as tant souffert pour tout le monde !Voilà pour mon second païre, mama !… Quant au troisième !Ah ! celui-là, rien ne m’aurait empêché de l’envoyer au diablecomme il se doit, mais ce n’était pas mon païre !… Maintenant,mama, à toi de parler, je t’écoute !

Quand il se releva, le Bastardon dit à la mèreBibi :

– Elle m’a parlé ! Elle m’adit : « Pourquoi es-tu malcontent. Titin ? Moi jesuis contente ! Tu es un brave fils ! Va. »

Tout de même, Titin ne retrouva sa gaîténaturelle que quelques jours plus tard, mais alors, il semblaitbien qu’il eût atteint à nouveau le sommet de cette philosophietranscendante d’où il dominait, en s’en gaussant, toutes lespéripéties de sa turbulente.

On ne l’entendait que rire, plaisanter etconter farces à ses bons amis de la Fourca.

Jamais il n’y eut d’aussi belles parties deboules.

Quand on le voyait arriver place Arson, lesfiasques accouraient toutes seules sur les tables.

Pistafun, Aiguardente, Bouta et Tantifla n’ymanquaient guère, ni les jolies filles non plus.

Giaousé paraissait tout heureux d’avoirretrouvé son Titin.

Quant à Nathalie, elle ne savait quelletoilette inventer pour paraître plus belle à ses yeux. Elle eutmême une scène avec Giaousé parce que, maintenant, elle mettait desbas de soie tous les jours.

Mais rien n’était trop beau pour plaire àTitin.

Cependant, cette flamme d’allégresse dontbrûlait Titin paraissait à certains d’autant plus inconcevable quenul n’ignorait qu’il avait un grand chagrin d’apprendre le prochainmariage de Toinetta.

Et les noces devaient avoir lieu le lundisuivant !…

Nathalie dit à Titin, un jour qu’il s’étaitmontré singulièrement patient avec elle, ne repoussant quemollement (peut-être parce qu’il pensait à autre chose) ses avancesnullement déguisées :

– Iras-tu à la noce, Titin ?

Celui-ci la regarda en souriant :

– Bien sûr que j’irai à la noce, puisquej’y suis invité !…

– Qu’est-ce que tu me dis là ? Tu esinvité à la noce de Toinetta ? Et par qui donc ? Pas parle Supia, bien sûr !

Titin éclata de rire :

– Ah ! non, pas par celui-là, tupenses !… C’est le prince qui m’a invité !…

– Le prince t’a invité, cettecrapule !…

– Ne dis donc pas de mal d’un homme quiva se marier avec cette bonne Toinetta !

– Ah ! bien ! je ne tereconnais plus, par exemple ! Et tu iras ?

– Bien sûr que j’irai, et tu devrais yvenir aussi ! et Giaousé et tous les amis, bien qu’ils nesoient pas invités. Mais s’il n’y a pas de place pour eux dans lecortège, il y en aura autour !… Paraît que ça va être une nocemagnifique !… Je suis curieux de voir ça, tu sais !…

– Je n’en reviens pas, fit Nathalie, maisje suis bien contente tout de même que tu te sois fait uneraison !…

– Oh ! ce que j’en disais, c’étaitpour Toinetta, mais du moment qu’elle tient à l’épouser, ce n’estpas moi qui l’en empêcherai !

– Ah ! Titin, faut que jet’embrasse !…

– Si ça peut te faire plaisir. Mais tusais, tu finiras par rendre jaloux ce bon Giaousé. Viens ici, unpeu ! Ta femme veut m’embrasser !

– Quelle « bestia » ! fitGiaousé.

Nathalie lui lança un mauvaisregard :

– Est-ce que tu serais jaloux,Giaousé ?

– S’il fallait être jaloux desfemmes ! laissa tomber le Babazouk, plein de mépris.

– Alors, je ne me gêne pas, fitNathalie…

Et elle colla un baiser retentissant sur lajoue de Titin.

– Tu ne sais pas ce que j’étais en trainde lui dire ! fit Titin à Giaousé, je lui disais que nousdevrions tous aller à la noce de Toinetta !

– Ça, c’est une idée ! dit leBabazouk… d’autant qu’on raconte qu’il pourrait bien se passer deschoses assez drôles à ce mariage-là ! On dit queHardigras a prévenu le Supia qu’il lui défendait de marier Toinettaà Hippothadée…

– Diable de Hardigras ! fit en riantTitin… Mais qu’est-ce que ça peut bien lui faire, à lui, queToinetta se marie avec celui-ci ou avec celui-là ?

– Ah ! je ne lui ai pas demandé,ricana Giaousé !… Histoire d’embêter le Supia, sans doute.

– Et qu’est-ce qui t’a dit ça ?

– C’est Pistafun ! Tiens ! levoilà, justement. Eh ! Pistafun !…

Ce dernier s’avança, roulant une cigarette… Ilparaissait joyeusement intéressé par une pensée qu’il necommuniquait à personne.

– Bonjour, Titin ! fit-il en ledécouvrant tout à coup. Ça me fait plaisir de te revoir. !… Ons’ennuie de toi, place Arson, tu sais.

– Dis donc, Pistafun, demanda Titin,c’est vrai ce que nous raconte Giaousé, que Hardigras a décidé quele mariage du prince et de Toinetta ne se ferait pas ?…

Pistafun jeta un coup d’œil sur Giaousé, puissur Titin, et s’assit en face de Nathalie.

– C’est vrai, dit-il. Il ne veut pas. Ill’a écrit au « boïa »… Il l’a même écrit plusieurs fois.Bezaudin, le commissaire de police, a les lettres, et je vous priede croire que les précautions sont prises !

– Et d’où tiens-tu de pareillesnouvelles, Pistafun ? demanda Titin.

– De Tantifla qui l’a appris du Budeù enjouant au vitou après dîner chez Caramagna, qui le tenait de GambaSecca, qui le tenait de la modiste de la rue Lépante, qui le tenaitde la cuisinière de Mme Supia, à qui elle fournitdes chapeaux, qui le tenait elle-même deMlle Antoinette. Tu vois, Titin, qu’on ne peut pasêtre mieux renseigné ! Mais aujourd’hui toute la ville est aucourant. On ne parle que de ça ! Et tu penses si l’on s’amuseà l’avance ! On va s’écraser devant la mairie et àSainte-Réparate, bien sûr !

– Et Mlle Antoinette,demanda Titin, qu’est-ce qu’elle dit de tout ça ?

– Paraît qu’elle s’amuse comme une petitefolle… Elle dit que depuis longtemps elle désirait faire laconnaissance de Hardigras. Quand on lui essaie sa robe de mariée,elle fait rire avec ses réflexions : « Faites-moi belle,dit-elle aux essayeuses, on dit que Hardigras s’est invité à manoce ! Je veux lui en mettre, plein la vue… »

– Nous irons tous à la noce !s’écria Titin.

M. Supia avait tenu à ce que ce fût lemaire lui-même qui mariât sa pupille et l’on avait dû reculer lacérémonie civile jusqu’au jour fixé pour la cérémonie religieuse,de telle sorte que le mariage à la mairie et à l’église devaitavoir lieu ce même lundi.

Dès neuf heures du matin tout le quartier del’Hôtel de Ville était envahi par une foule curieuse. L’événementdu jour était moins le mariage que l’intervention de Hardigrasannoncée urbi et orbi. On était venu des campagnesenvironnantes et l’on se pressait jusque sur les rampes du coursMac-Mahon d’où l’on pouvait découvrir toute la rue del’Hôtel-de-Ville.

La police d’État avait mis en œuvre tous sesservices pour assurer la sécurité du cortège. Du reste, il n’yavait pas cent mètres à faire pour aller de la place du Palais oùse trouvait le domicile de Supia jusqu’à la mairie. Ces centmètres, les fiancés et la famille devaient les parcourir dans desautos de luxe. On se disait aussi à l’oreille que de nombreuxpoliciers en civil étaient répandus dans toutes les ruesavoisinantes. Enfin, MM. Souques et Ordinal, chacun dans uneauto remplie d’hommes à eux, suivraient ou précéderaient les autosde la famille.

Que ne disait-on pas ? Les unsaffirmaient que, malgré toutes les précautions, Hardigras sauraitjouer aux Supia un dernier tour de sa façon. Certains, quiparaissaient les plus sages, émettaient avec timidité et prudencecette opinion que Hardigras, en intervenant dans cette affaire defamille, allait un peu loin et qu’il se mêlait, après tout, de cequi ne le regardait pas. Mais tout le monde ne parlait pasainsi.

On savait bien que Toinetta entre les mainsdes Supia ne faisait point ce qu’elle voulait, qu’elle était leurprisonnière, leur martyre et qu’elle ne se mariait que pour leuréchapper.

Elle ignorait, la povre, qu’elle fuyait un malpour échouer dans un pire et qu’il n’y avait point de sort plusdétestable sur la terre que celui qui allait l’unir à un personnageaussi taré que le prince Hippothadée !… Puisqu’elle avait tantsouffert, elle aurait dû montrer encore un peu de courage. Cen’étaient point les gentils garçons qui manquaient dans lepays ! Et elle aurait été heureuse, la petite Toinetta, commetout le monde le souhaitait.

Ça, c’était l’avis des braves gens de Nice, cedevait être aussi celui de cette bonne tête deTitin-le-Bastardon…

Chez Camousse, le restaurateur de la rue del’Hôtel-de-Ville, d’où l’on pouvait tout voir, on clignait de l’œilchaque fois que quelqu’un parlait de Titin : « Non !il n’était point là ! » disait-on… « Il avait autrechose à faire, eh !… »

Qu’est-ce qu’il faisait, qu’est-ce qu’ilpréparait ? On ne savait, mais ça ne devait pas être une choseordinaire.

L’arrivée, par la cour, de Gamba Secca et duBudeù, derrière lesquels se présentait Giaousé Babazouk, fut saluéed’applaudissements sur la signification desquels personne ne setrompait. Ce fut encore bien autre chose quand le formidable carréde Pistafun, Aiguardente, Tony Bouta et Tantifla fit son entrée. Oncria. On trépigna. Eux semblaient ne rien comprendre à ce qui sepassait… Ils étaient venus en curieux comme tout le monde.

– Et Titin ? Et Titin ? leurcriait-on.

– Titin, répondaient-ils avec une figureétonnée qui surexcitait la joie générale, nous ne l’avons pas vu deplusieurs jours… Nous voudrions bien avoir de ses nouvelles. Iln’est pas ici ?

Les rires repartaient de plus belle… non,non ; il n’était pas ici ! La voix de Giaousé se fitentendre :

– Il a été invité à la noce !… Vousallez le voir dans le cortège ! dit-il simplement…

Alors ce fut une explosion.

– Et qui donc l’a invité ?

– Le prince !… Paraît qu’ils sontdevenus une paire d’amis.

On se roulait. Vrai ! si la journéecontinuait comme cela, on serait malade de rire.

Les invités, se rendant directement à Hôtel deville, commençaient à arriver les uns en auto, les autres envoiture. On se les nommait, on faisait des réflexions, on selivrait à quelques plaisanteries pas méchantes et surtout ondétaillait les toilettes des dames.

Celles-ci avaient mis leurs plus beaux atours,sorti tous leurs bijoux ; la bourgeoisie niçoise faisait laplus honnête figure du monde. Les jeunes filles, en robe claire,écoutaient en souriant des jeunes gens en smoking. Au fur et àmesure que les invités descendaient devant la grille de l’Hôtel deville, les véhicules allaient se ranger dans la rue Saint-Françoisde Paul.

Le service d’ordre avait été admirablementréglé.

Des membres de la colonie étrangère, amisd’Hippothadée, arrivaient en uniforme. Quelques femmes d’un trèsgrand chic les accompagnaient. On se montra avec stupéfaction lacomtesse d’Azila, plus blonde et plus maquillée que jamais,s’enquérant de la santé de quelques honorables douairières. Elleparaissait la plus à l’aise de toutes en ce jour qui, pour elle,mettait en deuil ses plus belles espérances. On ne pouvaits’empêcher d’admirer sa force d’âme, et ses amis en montraientquelque fierté : « C’est vraiment, disaient-ils, une trèsgrande dame !… »

Tout ce monde n’avait qu’unepréoccupation : Hardigras.

Mais chez Camousse ce fut comme unétourdissement quand, au milieu de la chaussée, on vit s’avancertout seul, une fleur à la boutonnière, les mains dans les poches,son feutré noir tout neuf sur l’oreille, dans un costume bleu foncéau gilet largement échancré, une cravate blanche nouée sur unechemise brodée et se traînant nonchalamment dans des souliersvernis, Titin-le-Bastardon !…

– Vé !… vé !… C’est lui !…C’est Titin !… Vé ! Qu’il est beau !…

– Babazouk n’a pas menti !… Vrai,qu’il est de noce !…

Maintenant on s’écrasait à la porte, auxfenêtres. Tout le monde voulait voir Titin. Des mains se tendaientvers lui.

– Eh Titin !… tu as le temps, monfils !

– La mariée n’est pas encorearrivée !

– Viens prendre un coup deblec !

– Montre-toi, que l’on te voie,diable ! Le prince va être jaloux !…

– Ça n’est pas toi qu’onattendait !

– Péchaïre ! on attendait Hardigraset voilà Titin !

– Nous apportes-tu des nouvelles deHardigras ?

– Giaousé, appelle-le donc, toi. Ilviendra, bien sûr !

Au nom de Giaousé, Titin tourna la tête,sourit à tout le monde, regarda l’heure à sa montre, une bellemontre, d’argent dont la chaîne pendait à sa poche de poitrine, àcôté – suprême élégance ! – de son petit mouchoir blanc brodé,et il se décida à entrer.

Aussitôt, derrière lui, une auto fermée et quiparaissait bondée de personnages inconnus, mais qui n’avaient pointla mine qui convient aux gens de noce, s’arrêta et M. Ordinalen descendit. Il avait renoncé à se camoufler.

Il pénétra dans le débit derrière Titin,malgré les difficultés d’une telle entreprise et les souffrancesqui en résultaient pour ses cors aux pieds.

Titin, suivant sa coutume, embrassa Giaouséqu’il aimait comme un frère, bien que celui-ci fût loin d’avoir soncaractère exubérant et sa haute philosophie.

Giaousé était d’une nature plutôt renfermée,ne montrant jamais grande jubilation, mais se taisant sur seschagrins. Il faisait toujours tout ce que voulait Titin avec lequelil ne discutait jamais. Une fois pour toutes, et cela depuis lespremiers ans où il avait reçu de lui une bonne rincée, il semblaitavoir admis sa supériorité définitive et quand il lui arrivaitd’émettre un avis il n’oubliait jamais d’ajouter : « Pas,Titin ? »

Et si celui-ci pensait autrement, Giaousépensait autrement.

Titin se montrait-il sobre, Giaousé étaitsobre. Si Titin faisait ripaille plus que de raison, il faisait demême. Mais Titin, quoi qu’il arrivât, restait toujours d’unelucidité merveilleuse tandis que Giaousé n’était plus de taille àsuivre la conversation.

Alors seulement il montrait sa mauvaise têteet Titin devait le coucher de force, après quoi il ressortait.Alors Nathalie allait rejoindre Titin et ses amis lesquelsn’étaient pas encore tout à fait « mûrs ».

Assurément Nathalie et Giaousé ne faisaientpoint très bon ménage et il est bien possible que Titin fût àl’origine de tous leurs conflits conjugaux. Mais à qui lafaute ?

Au début, Nathalie s’était montrée souventjalouse de cette affection qui liait les deux jeunes gens et elleméprisait tant soit peu son mari d’accepter avec passivité d’êtreen tout le second.

Il la rabrouait alors sans ménagement en luidisant : « Il faut aimer Titin comme jel’aime ! »

Alors elle avait aimé Titin et peut-être unpeu plus que ne l’eût désiré Giaousé.

Les femmes ne sauraient garder la mesure enrien !

– Eh Nathalie, elle n’est pasvenue ? demanda Titin à Giaousé.

– Non ! la« bestia » !… répliqua l’autre… Elle ne fait quepleurer depuis l’autre jour. Tu sais peut être ce qu’elle a,toi ?

– Bien dégourdi celui qui sait ce quefemme a…

Pendant ce temps, tous lui faisaient servir àboire et les femmes le félicitaient sur sa bonne mine.

Il était bien beau de sa personne et sesnouveaux habits faisaient ressortir sa taille « bienprise » et ses formes solides. On eût dit une statue de bronzede la meilleure époque florentine, un Benvenuto Cellini habillé parun bon coupeur de la « Bella Nissa », c’est-à-dire par unhonnête artisan qui sait ce qui convient à un fils du pays d’azur,conçu un soir de Carnaval dans les jardins de Riquier.

Rosa et Conception, Anaïs, Cioasa et Amélieprofitaient de l’absence de Nathalie pour apprécier ses bicepsqu’elles tâtaient par-dessus l’étoffe. Elles refaisaient le nœud dela cravate. Mais toutes ces mignonneries cachaient le désirsournois d’être renseignées :

– Toinetta sera bien contente de tevoir !…

– Ah ! si j’étais à sa place !soupirait l’une…

– Vois-tu qu’elle te présente àM. le maire en disant : « C’est celui-là que je veuxen mariage ! »

– On dit qu’elle « espérait »Hardigras, glissait une autre à voix basse.

– Eh bé ! faisait Conception, elleverra Titin ! que lui faut-il de plus ?

– Elle sera peut-être bien étonnée,hasarda Cioasa.

– Nous l’avons bien été, « nousotres » ! murmurait la charmante Anaïs.

Titin laissait dire. Il découvrit derrière luice pauvre M. Ordinal qui s’était soudain trouvé entouré dePistafun et de ses trois amis et qui ne pouvait plus sortir decette forteresse.

Il alla le dégager, ce dont le remercia toutde suite M. Ordinal.

– Et M. Souques ? interrogeaTitin. Il n’est donc pas avec vous ? Serait-il malade outrépassé le cher homme ?

– Ne me parlez plus de M. Souques,répondit M. Ordinal. Il n’est pas « vivable » !J’ai rompu toutes relations. Nous travaillons maintenant chacun denotre côté !

– Je le vois ! dit Titin ensouriant.

– Ainsi, aujourd’hui, il ne doit pasquitter la mariée, et moi, je ne vous quitte pas, à cause deHardigras, vous comprenez ?

Et M. Ordinal se mit à rire.

– Si je comprends ! vous êtes plutôtgai maintenant, monsieur Ordinal. Si nous devons désormais vivreensemble, j’aime mieux cela, voyez-vous !

– C’est cet affreux M. Souques quim’avait rendu aussi triste ! Quel soulagement ce sera pournous deux, d’être débarrassés de lui, monsieur Titin !

– Vous m’en voyez enchanté, monsieurOrdinal.

– Sans compter que ce Souques est entêtécomme un mulet. Il est toujours dans la même idée que vous savez,en ce qui concerne Hardigras.

– Ah oui ! Il est vraiment plus« fada » que je ne croyais. Et vous, monsieurOrdinal ?

– Oh ! moi je me suis souvenu de lapetite conversation que nous eûmes, passage Négrin, chez ce Fred,vous vous rappelez, monsieur Titin ?

– Très vaguement !

– Comment ! vous ne vous rappelezpas la proposition que vous nous fîtes de nous associer pourarrêter Hardigras ?

– Ah ! oui, parfaitement, monsieurOrdinal !

– De telle sorte que j’accepte ce traitéd’alliance et que nous ne nous quittons plus tous les deux jusqu’àce que nous soyons venus à bout de ce drôle qui a maintenant laprétention d’empêcher le mariage deMlle Agagnosc.

– Oui, oui, oui. J’ai entendu parler decela en effet !… Et vous croyez que c’est sérieux cettehistoire-là ?

– Je souhaite pour Hardigras qu’elle nele soit point, laissa tomber M. Ordinal, car, entre nous,monsieur Titin, s’il bouge, cette fois il est cuit.

– Ah ! il est cuit ! répéta sidrolatiquement Titin que ceux qui l’entouraient et qui n’avaient eugarde de perdre une parole de cette intéressante conversationéclatèrent de rire…

– Il est cuit ! reprit avec plus deforce M, Ordinal, en jetant un regard aigu autour de lui.

– Et à quelle sauce, monsieurOrdinal ?

– À la sauce du barilong !…

Il y eut un silence. Tous les yeux étaientfixés sur Titin. Celui-ci passa, son bras sous celui deM. Ordinal.

– En attendant, allons à la noce !…laissez-nous passer, messieurs ! Ne voyez-vous donc pas queM. Ordinal est devenu mon meilleur ami ? Moi non plus, jene le lâche plus !

À ce moment, une rumeur sourde vint de la rue,puis des cris éclatèrent :

– La voilà ! la voilà. !

C’était en effet la mariée qui arrivait.

Dans une auto de grand luxe, décorée de fleursd’oranger et dont les vitres étaient relevées, on l’aperçut passerrapidement à côté de M. Supia, en habit, qui avait l’air d’uncroque-mort.

Derrière, venait une auto remplie d’agents encivil, sur le siège de laquelle, à côté du chauffeur, se tenaitM. Souques.

Puis venaient les autres voitures, avec lesdemoiselles et les garçons d’honneur et la famille.

– Vous avez vu le « moure detola » ! (le visage de tôle) criait Anaïs qui s’étaithissée sur les épaules de Tantifla… on dirait qu’il conduit unenterrement !

– Et la mariée, l’avez-vous vue ?lançait Conception ; sûr ! elle n’a pas l’airdêtre à la noce !

Tout le monde avait remarqué la petite mine deToinetta.

– La pauvre fille ! expliqua Ciaosa,si elle attendait Hardigras pour la sauver de cette affaire, elle abien le droit de faire une tête !… Car il ne se pressepas.

Quand elle descendit d’auto, il y eut un grandsilence autour d’elle et Supia lui fit traverser rapidement lacour.

Elle arriva ainsi dans la salle des mariagesqui se remplit derrière elle.

Le prince Hippothadée fut bientôt à ses côtés.En se retournant il aperçut Titin debout sur une banquette.

Il se pencha à l’oreille de Toinetta quiregarda du côté de Titin, et lui adressa un léger signe de tête,puis elle se mit à causer avec Hippothadée le plus affectueusementdu monde.

On l’entendait même rire, d’un rire un peunerveux.

Le prince paraissait aux anges. Il faisait lebeau et il était en effet dans une admirable redingote gris fer quifaisait valoir sa taille haute, sa ligne souple encore pour unjeune marié qui allait compter, bientôt, son petit demi-siècle.

Quand il ne s’entretenait pas avec Antoinette,il regardait de droite et de gauche, souriait aux uns, saluait lesautres.

Les huissiers ne savaient plus où donner de latête. Les secrétaires avaient tout disposé sur le pupitre deM. le maire. On n’attendait plus que lui.

Un employé vint dire un mot à l’oreille dupremier secrétaire. Et celui-ci annonça à la famille qu’il faudraitattendre encore un petit quart d’heure, car le maire, que lepremier adjoint était allé quérir quelques instants auparavant àson domicile, avait dû se rendre d’urgence à une assembléed’actionnaires qui avait de grandes décisions à prendre touchantles intérêts de la ville. Il s’excusait par téléphone.

Le prince était désolé de ce contretemps.

La bonne humeur était revenue…

Mais le maire n’arrivait toujours point.

Alors, comme l’allée du milieu qui séparaitles banquettes était restée libre, surveillée à un bout parM. Souques, à l’autre par M. Ordinal, toujours à côté deTitin, on commença à se rendre de petites visites… « à fairesalon ».

Le prince serra quelques mains, s’en fut degroupe en groupe et arriva ainsi auprès de Titin.

– Eh ! bonjour monsieur Titin. Jevois avec plaisir que vous n’avez pas oublié mon invitation !Mlle Agagnosc et moi vous en sommes tout à faitobligés !

– C’est une belle réunion, fit Titin, jen’aurais eu garde de la manquer. Vous ferez, je vous prie, tous mescompliments à Mlle Agagnosc.

– Mais venez donc les lui fairevous-même, dit le prince avec une belle audace et en regardantTitin d’un petit air à la fois si narquois et si insolent quecelui-ci regretta amèrement la minute où il l’avait tenu sous songenou.

– Présenter mes compliments àMlle Agagnosc ? Mais je la verrai comme toutle monde à la sacristie, répondit Titin de son air le pluscandide.

– Cela n’empêchera pas !… Venez doncmaintenant ! cela lui fera plaisir !…

Titin ne se fit point prier davantage et ilsuivit le prince en disant à M. Ordinal :

– Surtout, vous, ne me lâchezpas !

Mlle Agagnosc accueillit Titind’une façon à la fois familière et « dégagée ».

– Ah ! voilà Titin !… Tu t’esdonc décidé à venir.

– Mais le prince avait eu la bonté dem’inviter ! fit Titin en lui serrant la main.

– Il a bien eu raison ! Je nesaurais te dire tout le plaisir que ça me fait ! Et cependant,vois, Titin, comme c’est drôle ! moi, je j’aurais pas osét’inviter !

– Et pourquoi donc, Toinetta ?

– Bah ! fît la jeune fille avec unemoue légère, je ne pourrais pas bien te le dire, tu sais !… Tuas un si drôle de caractère. On croit te faire plaisir et on n’yréussit pas toujours… Enfin, tu es content ?

– Je suis content de te voir heureuse,Toinetta ! Mais je te demande pardon, je ne sais plus si jedois toujours te tutoyer, moi.

– Ne te gêne donc pas ! Le prince ades idées larges !… et ce n’est pas parce que je vais devenirprincesse que je vais oublier mon petit camarade d’enfance !Tu me dis que je suis heureuse ? Très heureuse, Titin !…et je veux que tout le monde le soit autour de moi !…

– Je te demande pardon de t’avoirdérangée, Toinetta !… je te laisse à ton bonheur…Adieu !

– Adieu, Titin !… ah ! disdonc !… on raconte partout que tu es du dernier bien avecHardigras. En voilà un qui s’est moqué du monde, parexemple !… Pourquoi veut-il m’empêcher de me marier ?Malgré tout, je n’aurais pas été fâchée de faire saconnaissance ! Tu lui diras de ma part qu’il est un vilainfarceur, ton Hardigras !

– Rien que pour lui faire cettecommission-là, je trouverai bien le moyen de le joindre un jour…fit Titin, et il retourna à sa place, de son pas paisible etnonchalant…

On attendait M. le maire et l’oncommençait à trouver qu’il « ésagérait !… »

Du reste, le bon public de la rue et descabarets environnants était du même avis que la noble assistance.Quelle pouvait être la raison d’une prolongation aussiexceptionnelle de la cérémonie ? À quelle heure le cortège,dans ces conditions, arriverait-il à Sainte-Réparate ?

Chez Camousse on accusait M. le maired’abuser de son talent de la parole ! Soudain le bruitparvint, apporté par on ne sut jamais qui, que M. le mairen’était pas encore arrivé et que l’on commençait à être inquietlà-haut, d’autant que, vérification faite, on ne savait d’où venaitle coup de téléphone par lequel il était censé avoir expliqué sonabsence.

On commença à se regarder : quelquesminutes plus tard, comme les bruits du dehors devenaient de plus enplus inquiétants, on se mit à sourire.

Chacun se comprenait.

Et puis on éclata de rire tout à fait. C’étaitça le coup attendu de Hardigras ! Il avait mis en boîteM. le maire ! Eh bien ! ce n’était vraiment pasmal !…

– C’est dangereux ce qu’il a faitlà ! déclara Gamba Secca, et puis, à quoi ça va-t-ilservir ? Ça ne va pas empêcher la noce ! On trouveratoujours bien un adjoint.

Le Budeu, qui était allé aux renseignements,se chargea de lui répondre. Le premier adjoint avait disparu enmême temps que M. le maire.

Quant aux deux autres, on courait aprèseux…

Une rumeur grossissante descendait des rampesdu boulevard Mac-Mahon ou montait de la rueSaint-François-de-Paule.

Là-dessus, Titin arriva chez Camousse, tenanttoujours par le bras M. Ordinal.

– Vous comprenez, je ne peux plus vouslâcher, moi ! Je ne tiens pas être mêlé à une histoirepareille ! Entre nous, il va un peu fort, « notre »Hardigras !

Cependant la foule riait sur son passage.Quand il pénétra chez Camousse, il fut assailli de questions.

– Qu’est-ce qu’elle dit, la mariée ?Qu’est-ce qu’elle dit, Toinetta ?

– Eh bien ! elle dit qu’elle n’estpas mariée pardi. Et elle pleure !

– Ça n’est pas vrai, Titin ! On ditqu’elle trouve ça très drôle, corrigea quelqu’un.

– Demandez à M. Ordinal, fitTitin.

Mais M. Ordinal, lui aussi, avaitdisparu.

– La nature a ses « esigences »fit entendre Pistafun.

– Je lui ai montré le petit endroit, ditTantifla.

À ce moment, nouvelle arrivée sensationnelle.C’était le chauffeur de l’auto de la mariée et son acolyte le valetde pied qui en avaient assez d’attendre, sans boire, une mariée quine revenait plus.

– On ne sait plus ce que ça peutdurer ! dirent-ils. Paraît que le second adjoint est partihier soir pour Paris et que le troisième est à Cannes ! Ilssont en train, là-haut, de téléphoner à Cannes !

La joie devenait du délire. On offrit à boireà ces deux messieurs. Du reste, ils paraissaient en pays deconnaissance et, en entrant, ils avaient serré la main de Titin.Mais qui ne serrait point la main de Titin ?

Quelques instants plus tard, un mouvementinsolite se produisait dans la rue. Les barrages d’agents avaienttoutes les peines du monde à se maintenir contre la poussée de lafoule qui voulait voir de près la sortie des invités.

Car on sortait de la mairie.

La cérémonie civile était en effet remise àl’après-midi et le mariage à l’église aurait lieu le lendemain.

Chacun voulait voir la tête des Supia, celled’Hippothadée et surtout la figure que faisait Toinetta.

Celle-ci parut bientôt, elle ne semblait pointse faire de mauvais sang : au contraire, on là trouvaautrement plaisante à ce départ qu’à son arrivée, et, pour toutdire, cette cérémonie manquée rallumait dans ses yeux une flammemalicieuse, qui, pendant ces dernières heures, paraissaitéteinte.

Le chauffeur, à son volant, appuya sur la miseen marche.

Le valet de pied, roide comme un cierge,ouvrait la portière.

Antoinette monta.

Était-ce distraction du valet ? Laportière se referma immédiatement.

M. Supia, stupéfait, voulait faireentendre une protestation, mais il n’en eut pas le temps. Dans lemême moment, la foule avait brisé de part et d’autre le barrage desagents. Un flot de joyeux énergumènes comme il s’en trouve toujoursdans la coulisse des cérémonies les plus sensationnelles, à l’affûtde la moindre occasion pour apporter un trouble qui les amuse aumilieu des plus belles ordonnances, déferla avec une forceirrésistible et se répandit autour des voitures.

Les nommés Tantifla, Bouta, Aiguardente etPistafun se distinguaient entre tous autres par l’entrain aveclequel ils écrasaient tout ce qui leur résistait.

Pendant ce temps, le chauffeur démarrait aumilieu du tumulte.

Alors, comme il levait la tête, on s’aperçutqu’il portait sous sa casquette un masque qui n’était plus inconnudes Niçois… Et un cri jaillit de toutes les poitrines :« Hardigras ! Hardigras ! »…

Oui, c’était Hardigras qui enlevait lamariée.

Devant lui, la foule s’était ouverte comme surun mot d’ordre, et quand il fut passé, cette même foule se referma,présentant un barrage que les autos policières de MM. Souqueset Ordinal (cette dernière sans M. Ordinal) ne parvinrent pasa briser, cette fois ! Il eût fallu écraser tout lemonde !

Quand la place fut enfin dégagée, l’auto de lamariée et ce brigand de Hardigras étaient déjà loin !…

On retrouva l’auto nuptiale, au cours del’après-midi, dans un coin de la campagne niçoise des pluspittoresques mais assez désert appelé « le Vallonobscur ». La mariée ne s’y trouvait plus, naturellement.

Sur ces entrefaites, M. le maire et sonadjoint rentrèrent dans leur bonne ville après un excellentdéjeuner dans un cabanon des bords du Loup où ils avaient étéconduits, sans qu’ils l’eussent demandé, par une auto de louagecommandée la veille (à cette époque, le maire de Nice ne disposaitpas encore d’une auto municipale)…

Leurs velléités de protestations s’étaientcalmées devant les dispositions malveillantes de deux inconnussavamment camouflés qui s’étaient engouffrés dans l’auto derrièreeux. Enfin ces protestations avaient cessé tout à fait quand ilsavaient été assurés qu’il ne s’agissait que de faire honneur à unemagnifique truite au bleu. Ce cabanon, fermé depuis quelque temps,semblait ne s’être ouvert que pour eux et devait, au surplus,reprendre son visage de bois le lendemain.

M. Ordinal fut délivré, lui aussi, et putenfin sortir de ce petit coin de la maison Camousse où Pistafunl’avait si facétieusement enfermé… Seulement, il étaitfurieux ! C’est qu’il n’avait point, pour être consolé, lesmêmes raisons que M. le maire et son adjoint.

Il n’y avait que la mariée que l’on neretrouvait point.

Un enlèvement aussi audacieux, un attentataussi cynique à la liberté d’honorables magistrats allaient mettreen branle tout l’appareil de la justice.

On commença par coffrer Pistafun.

Enfin, Titin, qui était tranquillementretourné à la Fourca après ces sensationnels événements, reçut uneinvitation à se présenter le lendemain à la police d’État, d’ordrede M. le commissaire central.

L’un des plus effroyables drames qui soientinscrits aux annales judiciaires allait commencer…

Chapitre 13Où la mariée est retrouvée

Titin-le-Bastardon ayant reçu cette invitationà se rendre à l’hôtel de la police centrale, ne manqua point deconseilleurs pour le persuader du danger que comportait une telledémarche, mais il ne voulut rien entendre. Les supplications mêmesde la mère Bibi restèrent sans effet.

Tout de même, Gamba Secca se risqua à luidire :

– Prends garde ! Ils ont déjà arrêtéPistafun !… Si Giaousé Babazouk était là, il saurait bien,lui, te convaincre.

Alors une voix se fit entendre, qui étaitcelle de Nathalie, et elle n’était point sans amertume :

– Oui, mais Giaousé n’est pas là !Titin l’aura prêté à Hardigras pour garder la Toinetta ; voilàun beau gardien, ma foi ! Va donc à la police, Titin ;quoi qu’il arrive, tu ne l’auras pas volé !

– J’y vais d’autant plus tranquillement,répliqua Titin en regardant. Nathalie, que, s’il m’arrivait quelquechose, je suis bien sûr que Giaousé saurait me tirer delà !

Tous firent :

– Assurément ! et nous serions tousavec lui !

Nathalie se cramponna à son bras :

– Reste ! lui souffla-t-elle àmi-voix, et va retrouver Hardigras, crois-moi !

Il la secoua gentiment car il savait quecelle-là aussi l’aimait et qu’elle devait souffrir en lui parlantainsi.

– Les hommes sont fous, soupira la pauvrefille.

Enfin il put partir.

Ce fut « avé » le sourire qu’il seprésenta à l’hôtel de la police et qu’il demanda à voir M. lecommissaire central, sa feuille de convocation à la main.

Des ordres avaient été déjà donnés car onconduisit immédiatement Titin, non point chez M. lecommissaire central, mais auprès de. M. Bezaudin.

Malgré toute sa philosophie, M. Bezaudincommençait de nourrir pour Titin-le-Bastardon les mêmes sentimentsun peu féroces que lui avaient voués depuis longtemps MM. lesinspecteurs Souques et Ordinal.

Aussi, lorsque, quelques heures après lefuneste événement, le tuteur de la mariée ou plutôt de celle quiavait failli le devenir et son mari manqué : le princeHippothadée, s’étaient présentés, écumants, dans le bureau d’oùsortaient, traités comme ânes bâtés, MM. Souques et Ordinal,le commissaire ne s’était-il point mis au travers de leurindignation. Il la partageait.

– Votre Titin devrait être depuis beautemps dans vos cachots ! s’était écrié le prince. Il m’avaitdéjà menacé de mort si j’épousaisMlle Agagnosc !

– Vous auriez dû me dire cela !repartit le commissaire.

– Fallait-il vous dire aussi que votreTitin, et votre Hardigras ne taisaient qu’un ?

– Non ! fit M. Bezaudin.

– Vous saviez cela et vous n’avez pasarrêté Titin ! hurla Supia.

– Eh ! monsieur Supia, vous aviezchargé Titin d’arrêter Hardigras ! j’attendais, car au fond,je n’étais sûr de rien !…

– Et maintenant, qu’allez-vousfaire ?

– Moi ! mais… je vais demander àTitin de demander à Hardigras de nous rendre la mariée !

– En voilà assez ! beugla Supia.Vous allez l’arrêter et le jeter aux « Novi ! »

– Bien ! avait obtempéré tout desuite M. Bezaudin, je ne demande pas mieux ! Il nem’amuse pas plus que vous, vous savez, mon« Titin » ! Ah ! je voudrais le voir à tous lesdiables ! Il m’a causé mille ennuis. Tout ce que j’ai servitout à l’heure à Souques et Ordinal qui avaient répondu de tout etqui ont été assez bêtes pour le lâcher, n’est rien à côté de ce quej’ai ramassé pour mon compte ! M. le commissaire centralne se met pas souvent en colère, mais, cette fois, j’ai pu croirequ’il allait me jeter par la fenêtre, en attendant que l’on mefiche à la porte. Arrêtons-le donc, ce Titin de malheur !… Etqu’il n’en soit plus question.

– Oui, oui ! le plus tôt possible,appuya le Supia, farouchement.

– Ce bandit est capable de tout !lança Hippothadée.

– On le sait, éclata le commissaire… etce sera tant pis pour cette pauvreMlle Agagnosc !

– Que voulez-vous dire ? fit Supia,interloqué.

– Je veux dire que lorsqu’il a entre lesmains un gage comme Mlle Agagnosc, un gars comme leTitin sait s’en servir ! mais puisque vous voulez qu’onl’arrête, arrêtons-le !… Ce sera fait ce soir ou demain !Il n’a pas besoin de se cacher, lui ! Il lui a suffi d’avoirmis en sûreté Mlle Agagnosc !… maisprouvons-lui que nous ne sommes pas gens à reculer devant de tellesconsidérations !… Aux « Novi », le Titin !… etque Mlle Agagnosc devienne ce qu’elle voudra ou cequ’elle pourra entre les mains des amis de Titin qui n’hésiterontcertainement pas à le venger !

– C’est abominable ! haleta Supia…Le croyez-vous capable d’un tel crime ?

– Je le crois capable de tous lescrimes ! glapit Hippothadée. Je n’ai jamais rien vu de plusfurieux que ce jeune homme.

– Mais il aime Toinetta !…

– Eh ! vous ne connaissez rien àl’amour, monsieur Supia ! rugit Hippothadée. Titin est unhomme qui préférera poignarder ou faire poignarderMlle Agagnosc que de la voir appartenir à unautre !

– C’est peut-être ainsi que l’on agitdans votre pays, lui jeta le Supia, tout à fait démonté.

– Oui, monsieur ! Et l’on appelleles Titin, des héros !

– C’est du propre ! En quel tempsvivons-nous !… Voilà un homme qui m’a pillé et qui vous volevotre femme ! Vous appelez ça un héros !

– Messieurs ! intervintM. Bezaudin je vous demande pardon d’interrompre cette petitedissertation, mais je désirerais savoir à quoi vous êtesrésolus !…

– Eh ! monsieur le commissaire, fitSupia excédé, vous nous demandez toujours ce que nous voulonsfaire !… C’est à vous de prendre, une fois pour toutes, vosresponsabilités !

– Bien, monsieur !… Je vais signerimmédiatement le mandat de dépôt de Titin-le-Bastardon…

– Non ! ne faites pas ça !protesta Hippothadée. Avant toutes choses, que voulons-nous ?Sauver Mlle Agagnosc ! La séparer deTitin !… Eh bien ! tâchez de nous la rendre d’abord.

– C’est moins simple que vous ne pourriezle croire, fit M. Bezaudin, mais enfin, c’est bien la chosequ’il faut d’abord tenter… Pour cela je ne dois pas arrêterTitin !…

C’est à la suite de cette conversation queTitin avait été « invité » à se présenter à l’hôtel de lapolice.

Il trouva M. Bezaudin assis derrière sonbureau, Le commissaire se disposait à allumer une cigarette. Ilsembla se rappeler que Titin fumait aussi. Il lui tendit sonporte-cigarette. Titin y puisa en remerciant d’un signe de tête etfit jouer son briquet qu’il présenta à son tour au commissaire.

– Pourquoi souriez-vous, Titin ? luidemanda le commissaire.

– Et vous-même ? monsieur lecommissaire ?

– Ah ! pardon ! c’est à moi devous interroger !…

– C’est juste ! et je vais vousrépondre tout de suite. Je souris parce que je sais ce que vousallez me demander.

– Tant mieux ! fit en riant tout àfait le commissaire, car s’il en est ainsi, nous ne sommes pas loinde nous entendre. Eh bien, voyons, je vous écoute : qu’est-ceque je vais vous demander ?

Mais à ce moment la sonnerie du téléphoneretentit. M. le commissaire s’excusa et pritl’appareil :

– Allô ! allô ! quoi ?Qu’est-ce que vous dites ? Pistafun ? Ah ! parexemple !… Non ! Ça n’est pas possible !… Mais ilssont fous !… Coffrez-les tous ! Tous !… Mais non, neles mettez pas avec Pistafun !

Et le commissaire raccrocha :

– Ce sont vos amis qui font les mauvaisgarçons, comme il fallait s’y attendre.

– Quels amis ? demanda Titin.

– Tantifla, Aiguardente et Tony Bouta…Ils veulent qu’on leur rende Pistafun. Paraît qu’ils font un raffutde tous les diables.

– Ils sont braves, dit Titin. Ilsn’abandonnent point leur compagnon dans le malheur.

– Ils veulent leur Pistafun ou réclamentd’être enfermés avec lui. Je ne veux pas qu’on les contrarie, moi,ces braves ! Et les voilà tous les quatre à l’ombre ! Çanous arrange tous !

– Pas moi ! dit Titin…

– Pourquoi donc ?

– Je vous le dirai tout à l’heure,monsieur le commissaire !

– En attendant, puisque vous êtes si bienrenseigné, dites-moi pourquoi je vous ai fait venir !…

– Pour que je vous rendeMlle Agagnosc !…

– Ah bien ! vous jouez franc jeu,vous !… Vous avouez donc que c’est vous qui avez enlevé lamariée !

– Je n’avoue rien du tout !M. Ordinal pourra vous dire qu’il ne m’a point quitté d’un paspendant toute la cérémonie. Chacun a pu me voir, comme lui, chezCamousse dans le moment même que Hardigras enlevaitMlle Agagnosc.

– Pardon ! à ce moment-là,M. Ordinal n’a pu rien voir du tout, attendu que votre amiPistafun l’avait enfermé dans « le petit endroit ».

– Ce n’est pas ainsi que Pistafun m’araconté l’affaire, répliqua Titin. Pistafun m’a dit qu’il avait cruvoir, à un signe que lui faisait M. Ordinal, que celui-ci luidemandait où était le « petit endroit » et il l’yconduisit immédiatement. Que M. Ordinal ait été alors un peubousculé et qu’il ait éprouvé quelque difficulté par la suite àsortir du « petit endroit », cela ne saurait étonnerpersonne, vu qu’il y avait une foule considérable chezCamousse ; ceci dit, vous comprendrez comme moi que Pistafunait pu marquer quelque mécontentement du traitement qu’on lui avaitfait subir pour avoir, une fois dans sa vie, rendu service à lapolice ! Mais je le connais ! Je suis sûr qu’il nerecommencera plus ! Quant à ses amis, comment n’auraient-ilspas été outrés par tant d’injustice ? Et vous lescoffrez !… En vérité, je m’étonne que vous ne m’ayez pas déjàarrêté moi-même ! Aujourd’hui, vous ne rêvez que plaie etbosse, ma parole ! Et cela ne vous ressemble pas !Permettez-moi de vous le dire, monsieur le commissaire.

– Vous me faites meilleur ou plus méchantque je ne suis, « mon cher Titin !… » En attendantque nous soyons d’accord là-dessus, je vous ai fait venir pourm’entendre avec vous ! Vous savez où se trouveMlle Agagnosc ?

– Comment le saurais-je, monsieur lecommissaire ? Je ne suis pas Hardigras, moi !

– Mais Hardigras pourrait vousrapprendre !…

– Peut-être !…

– Vous le connaissez ?

– Non ! mais je connais un ami quile connaît !… Il paraît que ce n’est pas un méchantbougre !… J’aime mieux vous dire tout de suite que j’ai déjàpris mes dispositions pour le joindre, car j’ai beaucoup d’amitiépour Mlle Agagnosc, et je ne voudrais pas qu’il luiarrivât malheur !… Là-dessus, nous sommes d’accord.

– Écoutez, Titin !… si vous avezbeaucoup d’amitié pour Mlle Agagnosc, vous vousarrangerez de façon qu’elle soit reconduite ce soir au domicile deses parents ! Il y va de sa réputation ! Il y va de sonhonneur ! Avez-vous songé à cela, Titin ?

– J’y ai songé, monsieur le commissaire,et aussi à ceci : qu’il ne peut y avoir de pire malheur pourune jeune fille que celui d’être unie au prince Hippothadée.Sommes-nous toujours d’accord, monsieur le commissaire ?

M. Bezaudin, très ennuyé, se taisait.Titin se leva.

– Que faites-vous ? lui demanda t-ilhâtivement.

– Je m’en vais, monsieur le commissaire,je n’ai plus rien à faire ici du moment que nous ne sommes plusd’accord, je m’en vais, à moins que vous ne me fassiezarrêter !

– Vous savez bien que je ne vous feraipas arrêter, Titin ! sinon qui parlerait àHardigras ?

Titin se pencha vers lui.

– Enfin ! vous savez bien, vous, quele prince est un bandit et que le Supia ne vaut guère mieux !et que ce mariage est une abomination !…

– Pourquoi l’accepte-t-elle ?

– Elle ne l’accepte plus !… s’écriaTitin avec une joie qui l’illuminait.

– Ah ! vous savez cela déjà !s’écria M. Bezaudin en riant franchement. Vous avez donc déjàvu Hardigras !…

– Eh bien, oui, je l’ai vu, là !…dut avouer Titin en se mordant la lèvre jusqu’au sang et enrougissant, car, dans la jubilation amoureuse qui le grisait, ils’était laissé pincer comme un enfant.

M. Bezaudin, ayant marqué le coup,n’insista point sur son triomphe. Il tenait le bon bout, pour lemoment, il ne le lâcha point.

– Si elle ne l’accepte plus, que craignezvous pour elle ?

– Tout ! fit Titin. Admettez qu’ellerentrée chez ses parents, qu’elle dise qu’elle ne veut plus semarier avec Hippothadée… Elle n’en est pas moins encore sous lacoupe de ces gens-là pour des années… Ce n’est qu’une enfant !Elle finira par céder !

– Alors, fit brutalement Bezaudin,« c’est qu’elle ne vous aime pas ! »

Titin devint pâle. Il ne répliqua point, soitqu’il n’eût rien à dire, soit qu’il n’eût plus la force deprononcer une parole…

– Titin ! Titin ! fit le bonM. Bezaudin, vous êtes sur une bien mauvaise pente, monami !… Mais il y a encore de l’espoir !… Vous valez mieuxque ce que vous voulez paraître ! Le pays vous a gâté parcequ’il vous a trop aimé !… Prenez garde ! Vous vouslaissez entraîner à des choses qui soulèveront le monde contrevous !… Quand on prétend être son seul maître et son seuljuge, quand on se met au-dessus des lois, il arrive un moment oùl’on trébuche ! Et alors, on est piétiné !… Titin, monami, « écoutez le commissaire de police !… » Il esttemps !… Vous avez fait assez de bêtises comme cela ! Jevous dirai même que vous n’avez plus le droit d’en faire« parce que vous aimez », Titin, et peut-être aussi parceque vous êtes aimé !… Ramenez vite chez ses parentsMlle Agagnosc !… si vous êtes encore unhonnête homme !…

– Mlle Agagnosc, déclaraTitin d’une voix rauque que la plus grande émotion de sa viefaisait trembler, sera ce soir chez ses parents !

– Merci, Titin, merci !… Je vousconnais mieux qu’eux tous, moi, allez !… Nous finironspeut-être un jour par faire une paire d’amis !…Sapristi ! Il ne faut pas pleurer, Titin ! Il ne faut paspleurer !…

– « Fan d’un amuletta ! »…Je ne pleure pas ! protesta Titin qui essuya d’un revers demain ses yeux rouges… Ce sacré Bezaudin, pardon, monsieur lecommissaire… Ce sacré Bezaudin me fait faire tout ce qu’ilveut !…

Ici, nouveau coup de téléphone, sonnerieprolongée.

Impatienté, M. le commissaire se saisit ànouveau de l’appareil.

– Quoi ?… Encore ?… Vous ne lesavez donc pas coffrés comme ils le demandaient ? Oui ? Ehbien, alors ?… Ils démolissent tout ! Ils veulent leurPistafun !… Eh bien, réunissez-les tous, donnez-leur un jeu decartes, et qu’ils nous fichent la paix !…

Et M. le commissaire raccrocha.

– Vos amis sont bien encombrants, fit-ilà Titin.

– Plus encore que vous pouvez lesupposer ! monsieur le commissaire ! Car ils ne font quecommencer ! Moi, si j’étais à votre place, je m’endébarrasserais tout de suite ! Ce serait plus prudent !…Vous ne pouvez vous imaginer ce que ces gens sont capables de fairequand ils sont réunis tous les quatre ! On les croit occupés àjouer tranquillement au vitou…

– Vous ne voudriez pas cependant que jerelâche Pistafun ?

– Ils ont demandé à être réunis,j’aimerais mieux pour vous les voir réunir dehors quededans !… Et puis, je vais vous dire toute ma pensée :donnant, donnant ! Je connais Hardigras ! Il neconsentira à rendre Mlle Agagnosc que si vous luirendez son Pistafun, son Aiguardente, son Tantifla et son TonyBouta !

– Ils sont donc aussi les amis deHardigras ! fit en souriant Bezaudin ?

– Et comment !… Hardigras ne peutplus s’en passer ! « Li boccia » (le jeu de boules)ne lui dit plus rien sans Pistafun.

– Je constate de plus en plus, fitBezaudin en signant l’ordre d’élargissement des quatre compères,que les amis de Hardigras sont vos amis.

– Quelle conclusion en tirez-vous ?demanda Titin.

– Que je vais être « agonisé »par M. Ordinal et que vous finirez par me faire mettre à laretraite !… repartit Bezaudin en montrant l’ordre signé àTitin…

– Consolez-vous, monsieur Bezaudin, il yaura toujours une chambre pour vous chez la mère Bibi !…

Et quand Titin eut disparu. Bezaudin se laissatomber sur sa chaise avec une indicible satisfaction :

– Ouf ! je l’ai eu !

Sur ces entrefaites, on vint lui annoncer queM. Supia et le prince Hippothadée attendaient d’êtrereçus.

Quand ils surent queMlle Agagnosc se retrouverait le soir même au seinde sa famille, il n’est point de compliments dont ils n’accablèrentM. Bezaudin !

Le commissaire affirmait qu’il n’avait eu quequelques mots à dire :

– Ce Titin n’est point le méchant garçonque l’on croit !

– Vous avez peut-être bien raison !finit par jeter le Supia… et, à ce propos, monsieur le commissaire,j’aurais un petit mot à vous dire en particulier. Vous permettez,mon cher Hippothadée !

– Mais comment donc ! mon chermonsieur Supia !… Je vais porter la bonne nouvelle àMme Supia qui est dans les larmes.

– Mon cher commissaire, déclara le Supiaà Bezaudin dès qu’ils furent seuls… je finirai par croire commevous que l’on s’est beaucoup trompé sur le compte de Titin !Mais, dites-moi, pendant que vous y étiez, vous n’avez pas pensé àlui faire part de cette idée que vous aviez eue dans le temps etqui n’était peut-être pas si mauvaise que ça ?

– De quelle idée parlez-vous donc,monsieur Supia ?

– Comment ! vous l’avezoubliée ? Il s’agissait de demander à Titin, en lui promettantde passer l’éponge sur le passé, de bien vouloir me rendre lesprincipaux objets, le mobilier surtout qu’il s’était amusé à fairedisparaître de la « Bella Nissa ».

– Mais, c’est Hardigras qui vous a pristout cela ! monsieur Supia.

– Christo ! n’est-ce point Hardigrasqui m’a pris ma pupille et n’est-ce point Titin qui me larend ?

– D’accord, monsieur Supia… Hardigrasfait si bien ce que désire Titin, que j’aurais pu, en effet, luidire en passant quelques mots qui eussent arrangé les affaires dela « Bella Nissa », mais j’ai déjà arrangé l’affaireAgagnosc ! On ne saurait tout faire le même jour !

– Arrangez-moi encore celle-là, suppliaHyacinthe, et vous n’aurez pas à le regretter.

– Si votre affaire est arrangeable, jevous l’arrangerai, même si vous ne devez pas m’en êtrereconnaissant, monsieur Supia !…

– Elle est tout à fait arrangeable !Beaucoup plus que celle de Mlle Agagnosc danslaquelle vous avez si bien réussi !

– Ce n’est point mon avis, monsieur. Dansl’affaire Agagnosc, j’ai pu convaincre facilement Titin parce qu’ils’agissait de l’honneur de son amie d’enfance, mais dans l’affaireSupia, je crains de rencontrer beaucoup de difficultés pourattendrir Titin ! Je ne sais pas ce que vous lui avez fait,mais il vous déteste bien, ce garçon-là !…

– Et vous croyez que cela vacontinuer ?

– Bah ! il faudrait demander cela àHardigras !…

– Écoutez-moi, monsieur Bezaudin !…je vais vous dire comment vous pourriez arranger cetteaffaire !

– J’écoute ! fit M. Bezaudinqui l’avait encore rarement vu dans une pareille agitation et quise disait :

« Qu’est-ce que je vais entendre ?…Quelles fripouilleries le vieux forban va-t-il encore mesortir ?»

Enfin le bonhomme se décida :

– Je sais pourquoi le Bastardon m’enveut ! Pendant qu’il était à la guerre, j’ai fait uneopération sur les terres de la mère Bibi. Oh ! bien peu dechose !… Mais enfin, elle y tenait à son bastidon, la sacréevieille ; d’un autre côté, il me gênait, moi. Comprenez, pourla vue… Enfin, je les ai eues, ses terres ! Elle n’y a pasgagné, assurément, elle n’y a pas perdu grand’chose nonplus !… Ça ne valait guère. En revenant au pays, le Titin afait entendre de mauvaises paroles. Maintenant qu’on est sûr queHardigras et le Titin c’est la même chose, tout ça me revient enmémoire… Comprenez-moi bien. Jamais peut-être le Titin n’auraitpensé à me voler si… si…

– Si vous ne l’aviez pas volé vous-même…acheva le commissaire.

– Vous êtes dur, Bezaudin !… Vousétiez moins dur pour Hardigras ! Enfin, vous voyez ce quis’est passé… Tout ça, c’est des représailles !…

– Des reprises ! fit Bezaudin.

– C’est vous qui parlez ainsi,monsieur ! Vous qui représentez la loi !…

– Non ! Ce n’est pas moi qui parle,certes ! Mais c’est Titin… En admettant toujours que Titinsoit Hardigras !

– Finissons-en !… Voulez-vous dire àTitin que s’il me restitue ce qu’il m’a pris et s’il prendl’engagement auprès de vous de cesser cette mauvaise plaisanteriede Hardigras, je rends à la mère Bibi ses terres… Ce sera un jeupour vous de mener à bien cette petite affaire. Puis-je compter survous ?

– Monsieur Supia, je répéterai à Titinnotre conversation et j’espère que nous n’aurons tous qu’à nous enlouer.

Ce soir-là, à six heures, toute la familleSupia et le prince Hippothadée se trouvaient réunis dans le cabinetdu directeur de la « Bella Nissa ».

Les deux hommes attendaient impatiemmentl’arrivée d’Antoinette. Mme Supia et Carolineétaient plus calmes : cette dernière surtout n’avait aucunehâte de voir revenir la future princesse de Transalbanie. Et nousne risquerions guère de nous tromper en imaginant, qu’au fond ducœur de Caroline, il y avait un espoir… l’espoir que Titingarderait définitivement sa Toinetta pour lui…

Enfin le timbre de la porte d’entrée retentitet on entendit presque aussitôt la domestique quis’écriait :

– Mademoiselle Antoinette !

Ils s’étaient tous levés, avaient couruau-devant d’elle et ils restèrent stupéfaits en apercevant unecharmante et belle enfant des champs, mise à l’ancienne modeniçoise, comme il s’en rencontre encore dans les petits payscachés, dans la montagne.

– Eh bien ! Vous ne me reconnaissezpas ? Vous vous attendiez peut-être à me voir revenir en robede mariée !…

– Qu’est-ce que tu as fait de tarobe ? lui demanda tout de suiteMme Supia.

– J’en ai fait cadeau à Hardigras.

– Hardigras l’a habillée comme il a pu,fit Titin, en se montrant. Sa garde-robe n’est pas très fournie,vous savez.

– En paysanne ou en princesse, elle esttoujours aussi jolie, exprima Hippothadée en la dévorant desyeux.

– Entre ! ordonna Supia en poussantla jeune fille dans son bureau.

– Vous permettez que je rentre aussi, ditTitin, car j’ai un petit mot à vous dire de la part deHardigras !…

Maintenant qu’il tenait Antoinette,M. Supia n’éprouvait plus pour Titin ces sentimentsd’indulgence et de conciliation qui l’avaient envahi dans lecabinet du commissaire de police. Faut-il dire qu’il regrettaittout à fait sa confession ?

Aussi oubliait-il que Titin se défaisaitspontanément d’un tel gage et ne se souvenait-il que du raptinqualifiable qui avait failli jeter par terre ses plus savantescombinaisons.

– Monsieur Titin, lui répliqua-t-il de savoix la plus sèche et avec son air le plus désagréable, vouscomprendrez qu’après ce qui s’est passé, nous ne tenions point àvous retenir. Il est même singulier que vous ayez osé nous infligervotre présence !

– Elle est tout à fait déplacée !crut devoir expliquer Hippothadée.

– Mon cher Hippothadée, laissez-moi direà monsieur ce qu’il faut qu’il entende, puisqu’il s’est senti lecourage de monter jusqu’ici ! Monsieur Titin ! Si vousaviez eu quelque amitié pour ma pupille et si vous aviez étéquelque peu honnête homme, vous n’auriez jamais eu la pensée d’uneaction aussi honteuse ! Vous l’avez réparée dans la mesure dupossible en nous ramenant Mlle Agagnosc, mais iln’en reste pas moins que vous lui avez porté un préjudiceconsidérable, et, sans la magnanimité du prince Hippothadée, mafilleule pourrait maintenant longtemps chercher un mari !

– Ne vous en faites pas, parrain… Je neveux plus me marier !

Le prince eut un geste d’affreuse surprise quitouchait de près au désespoir, tandis que M. Supia seretournait, terrible :

– Tais-toi, petite malheureuse ! Tues folle et tu n’as pas volé ce qui t’est arrivé !

– Possible ! lui répliqua sanss’émouvoir la charmante Antoinette, mais je ne veux plus memarier !

– Et je te dis, moi, que tu temarieras ! éclata le Supia. J’en ai assez de tesfantaisies ! Je ne veux plus avoir la responsabilité de tegarder plus longtemps dans ma maison.

– Fallait me laisser où j’étais.

– Elle ne m’aime plus !gémit Hippothadée en posant la main sur son cœur.

– Ah ! par exemple ! fit-elleen éclatant de rire. Ne dirait-on pas que celui-là c’est péché quede lui faire de la peine ! Qu’est-ce que tu en dis, monTitin ?

Titin, au milieu de cette agitation, avaitgardé un calme supérieur.

– Je dis, déclara-t-il, en s’asseyantbien humblement sur le coin d’un fauteuil qu’on ne lui offrait pas…je dis que, pour moi, il n’y a pas à se fâcher et que c’est àHardigras à se débrouiller, que je ne serais jamais venu ici pourentendre d’aussi mauvaises raisons si je n’avais accepté une petitecommission pour M. Supia, de la part dudit Hardigras.

Supia le foudroyait de son regard. Ne secontenant plus, il montra à Titin la porte du salon :

– Va-t’en ! Va-t’en !Bastardon ! Quant à ton Hardigras, je ne veux pas savoir cequ’il a à me dire, mais tu pourras lui répéter ceci de ma part, sijamais tu le rencontres : Je serai sans pitié et je letraînerai devant les juges qui sauront bien mettre fin une foispour toutes à ses mauvaises farces, m’as-tu compris,Titin ?

– Je ne suis pas sourd, monsieur,répondit Titin en se levant et en gagnant tranquillement la porte.Je n’oublierai en rien de lui dire tout cela ! Au plaisir devous revoir, monsieur Supia, et que le bon Dieu vousgarde !

– Titin ! fit Antoinette,embrasse-moi avant de partir, et donne le bonjour àM. Hardigras.

Supia eut, derrière Titin, un méchant geste,comme s’il eût voulu l’étrangler.

Titin se retourna justement à cemoment-là.

– Je ne sais vraiment pas ce que vousavez contre moi, lui dit-il en roulant son feutre dans ses doigts…Vous vouliez votre nièce, je vous la ramène, et vous êtes là, aprèsmoi, comme un enragé ! Hardigras sera bien étonné quand je luiraconterai une affaire pareille ! Quant à moi, je ne me mêleplus de rien ! Hardigras fera ses commissions lui-même !Il vous écrira, voilà tout ! Ça m’ira d’autant mieux que çan’était pas très amusant ce qu’il m’avait chargé de vous dire,monsieur Supia !

– Monsieur ! s’écria Hippothadée quel’attitude si méprisante dans son apparente humilité de Titinfaisait bouillir, monsieur, cette affaire est maintenant autant lamienne que celle de M. Supia et je vous serais obligé de nousfaire savoir sans plus tarder de quelle sorte de commission a puvous charger votre soi-disant Hardigras !

– Monsieur, fit Titin, il s’agit deMlle Agagnosc. Je ne sais pas si je dois…

– Vous le devez ! Si M. Supiaest le tuteur de Mlle Agagnosc, je suis sonfiancé !

– Eh bien ! voilà : il m’achargé de dire à M. Supia qu’il fallait être bien gentil avecMlle Agagnosc, lui rendre autant que possible leséjour dans la famille sinon agréable, du moins supportable, qu’iltenait beaucoup à ce qu’on ne la contrariât en rien, mais surtoutqu’on ne la poussât point par le désespoir à épouser le princeHippothadée ! Si un pareil mariage avait jamais lieu, m’aencore dit Hardigras – remarquez que je ne fais que rapporter sespropres paroles – si un pareil mariage avait jamais lieu, il enrendrait responsable M. Supia et toute sa famille !Un pareil crime ne manquerait point de retomber sur sa tête etcelle de tous les siens !

– Eh bien !… Et sur moi ?s’écria le brave Hippothadée.

– En ce qui vous concerne, répliquaTitin, il ne m’a rien dit… Paraît que vous ne comptez pas !Adieu bien, la compagnie.

Et Titin s’en fut, de son pas tranquille, sansplus se préoccuper de la tempête qui éclatait derrière lui.

Chapitre 14Où Titin, au moment où il s’y attendait le moins, reçoit desnouvelles de son troisième « païre »

Et ce furent encore de joyeux jours à laFourca et dans tout le pays environnant.

Titin était toujours prêt pour le contentementde chacun. Nathalie elle-même était traitée avec douceur et il luipermettait de temps en temps de l’embrasser. Elle ne se faisaitpoint autrement illusion, sachant à quoi s’en tenir sur la raisond’une aussi honnête mansuétude. Elle disait : « Depuisqu’il est tranquille du côté de Toinetta, et qu’il est sûr qu’ellene se mariera point avec Hippothadée, il est revenu à sa premièrenature qui est « de se gonfler, de vivre ». C’est pourl’amour de Toinetta qu’il nous permet de le cajoler ! Ainsiest fait notre Titin : tout féroce et tout menon ! Il sevoit déjà, en mariage avec sa demoiselle.

– Avaï ! s’exclamait Mélie, uneautre amoureuse à Titin, il n’aura pas de patience à l’attendretrois ans peut-être, sa demoiselle.

Quant à Nathalie, une chose la mettait horsd’elle, c’était l’insistance stupide avec laquelle Giaousé laraillait de son penchant pour Titin. Son mari eût voulu la jeterdans les bras de Titin qu’il ne s’y serait pas pris autrement.Babazouk méritait les cornes.

« Il les aura ! » grognaitNathalie entre ses quenottes qui avaient envie de mordre ce« taballori » (cet idiot ! ce bouché) !

Titin semblait ne plus douter de rien. Ilprononçait en dernier ressort dans les querelles qui divisaient sesamis et il n’admettait point que l’on discutât sa sentence, dictéeau reste par un naturel esprit de justice. Il en résultait que lesconflits les plus aigus se résolvaient à l’amiable autour des piotset des fiasques qu’il faisait servir pour fêter les amitiésnouvelles.

Une si aimable façon de rendre la justice(saint Louis la rendait sous un chêne, Titin la rendait à table)eut le succès qu’elle méritait. Dans les petits pays autour de laFourca et même dans les gros bourgs par delà les Gorges du Loup lebruit se répandait qu’il y avait à la Fourca un juge qui avait unemerveilleuse recette pour mettre tout le monde d’accord sansprocès, sans procureur, sans papier timbré, et qui traitait lesplaideurs à la façon d’Amphitryon. Sur sa cathèdre, chaisehistorique tirée du musée (?) de la Fourca par la grâce du petou(ainsi désignait-on le maire), Titin semblait moins présider untribunal que présider une ripaille. Sa parole était d’autant mieuxécoutée qu’on l’entendait le verre en main. À l’instar de cesassemblées d’étudiants d’outre-Rhin où se pratique « lejugement de bière », Titin mit à la mode le jugement de« blec » (de vin) ! Les justices de paix furentdélaissées et une grande tranquillité régna, dans tout le pays. Cefut l’Âge d’or de la Fourca dont on devait se souvenir longtemps etqui précéda, hélas ! de si près, « les heuresrouges »…

Enfin Titin était dans cet état d’esprit oùles tâches les plus surprenantes vous apparaissent comme des jeuxd’enfants.

Lui, qui n’avait encore peint que desenseignes et des paysages naïvement cubistes sur les murs del’épicerie de la mère Bibi, avait entrepris un grand ouvrage quidéjà faisait l’admiration de tous ses sujets car, en vérité, nousne trouvons point d’autre mot pour donner une idée approximativedes liens qui unissaient à Titin toute une populationvolontairement asservie à tous ses caprices.

Donc, il avait entrepris un grand ouvrage.

Il peignait à fresque la salle des mariages, àla mairie de la Fourca. C’était, sur les murs, un immense festin.Dans un décor de fleurs, jeunes gens et jeunes filles de la contréedansaient avec une grâce victorieuse qui ne manquait pointcependant de modestie dans sa naïveté artistique. Sur le mur d’enface, il y avait ripaille présidée à l’ombre des châtaigniers parce petou de maire de la Fourca que Titin avait dessiné à grostraits d’une brutale malice.

Dans un cartouche, derrière le pupitre où l’onmettait le registre au moment de la cérémonie, on lisait ceslettres tracées en singulières majuscules entortillées commecheveux d’ange : LES NOCES DU BASTARDON… et il y avait là toutun grand carré dans lequel s’inscrivait la silhouette de Titin quel’on reconnaissait déjà et une autre silhouette à peine esquisséequi était celle de la mariée avec son long voile blanc sous lequelon ne distinguait encore aucun visage…

Mais nul ne s’y trompait. Et chacun disait sonmot :

– Je la vois d’ici, faisait Pistafun,avec ses cheveux dorés, ses yeux comme œillets maritimes, ses jouescouleur de rose et son petit nez retroussé qui vous fait sigentiment le bonjour. Pas Titin ? on ne se trompe pas debeaucoup, diable…

– Ma foi, répondait Titin, c’est bien àpeu près comme cela que je la vois aussi, mais pour en être plussûr, vois-tu, Pistafun, je ne la ferai, la mariée, que lorsqu’elleviendra poser elle-même, dans sa robe blanche, eh ?

– Elle viendra, Titin ! Tu peuxl’avoir, la patience. En attendant, travaille à son entour. Cen’est pas l’ouvrage qui te manque. Il n’est pas fini, letableau.

– Et si elle ne venait pas ? disaitNathalie, il ne serait jamais fini.

– Si ! répondait Titin en traçant denouvelles silhouettes avec sa craie de tailleur. Seulement, lafigure ne serait pas la même, Nathalie !

– Et quelle figure vois-tu qui pourraitremplacer celle-là ?

– Une figure, répliquait l’impassibleTitin, qui aurait à la place des yeux et du nez trois gros trousnoirs qui font très bien en peinture sous le voile avec lequel onva danser au cimetière !

– Comme il l’aime ! soupiraitNathalie.

Quant à Giaousé, il ne disait rien, mais ilriait mauvaisement en regardant sa femme. Cette peinture étaitl’événement du pays, elle n’allait pas sans liesse ni amusementsqu’inventait le Bastardon pour récompenser les modèles. Il avaitdemandé à ceux-ci de venir avec tous les costumes de la vieilleFourca, ceux que les grands-parents conservaient dans leursarmoires.

Les hommes arrivaient avec leur veste courte.Les pantalons étaient de toile ménage rayée bleu. Les garsportaient tous des chemises de toile et des souliers bas aveccourroies de cuir. Les femmes avaient le corset« bombé », auquel était cousu un bourrelet de cinq à dixcentimètres de long où elles accrochaient leurs jupes.

Une croix d’or pendait sur la poitrine par unruban de velours noir. Les cheveux étaient emprisonnés dans descrépines ou filets appelés « scoffia » dont l’extrémitéinférieure relevée sur la tête et fixée par des épingles seterminait par de petits glands qui pendaient par derrière.Par-dessus la coiffe que les vieilles portaient noire mais que lajeunesse faisait teindre en rouge ou en jaune, elles plaçaient unpetit fichu blanc liséré et bordé en dentelle, nommé« kaïreau » dont les longs bouts passaient sous le mentonet étaient noués sur la tête.

Mais pour que tout ce joli et charmant passéfût bien vivant aux yeux de Titin, il tenait absolument non point àce que l’on posât en groupes savants comme on l’enseigne à l’école,mais à ce que l’on s’amusât pour de bon à danser, manger etboire ! Il avait loué des violons et fait garnir les tables devictuailles, pâtés, fiasques et flacons, de quoi réjouir la vueautant que le goût, enfin mettre le ventre et la tête en joie.

Tout cela coûtait cher et il arriva vite lejour où Gamba Secca lui annonça que la caisse des « kiosquesdu Bastardon » était vide.

Alors Titin redevint triste et licencia tousses modèles.

C’est dans un de ces moments où il étalaitassez mélancoliquement du bleu d’outremer sur sa ligne d’horizonqu’il s’entendit interpeller par une voix musicale au timbreinconnu qui demandait si l’artiste qui était en train de peindren’était point le grand, l’illoustre Titin-le-Bastardon.

Titin se retourna et se trouva en présenced’un homme vêtu avec la plus grande élégance qui se courbaitjusqu’à terre et ne se relevait que pour lui parler de sondévouement sans bornes, de sa fidélité à toute épreuve et de sonincommensurable admiration.

– Mais monsieur ! Vous devez voustromper, finit par prononcer Titin en fronçant les sourcils, car iln’était point d’humeur à laisser un inconnu se gausser de lui.

– Non ! Non ! Zé né mé trompépas !… Par la vierge Marie et les saints archanges, par toutce que z’ai de plous cer au monde… jé souis lé plus humble dé vosserviteurs, monsieur Titin… C’est bien vous, n’est-ce pas qui avezenvoyé cette lettre au prince Marie-Hippothadée deTransalbanie ?

– Oui ! Et après ? fit Titinsur ses gardes.

– Et après, monsiou Titin ? SonAltesse, touchée par votre lettre que z’ai loue, et qui étaitsoublime !

– Non ! elle n’était pas« soublime » ni pour moi, ni pour lui !

– Oh ! elle était pleine dé les plusbeaux sentiments… on devinait tout dé souite à qui l’on avaitaffaire !… oune grand, oune noble cœur !… on ne setrompait pas, monsiou Titin.

– Eh ! bien, passons… où voulez-vousen venir ?

– Son Altesse a écrit à Nice, à sonconsoul, pour avoir des renseignements, vous comprenez ?

– Parfaitement !

– Ils ont été magnifiques, lesrenseignements !… Lé consoul a raconté au prince… toute lafameuse histoire de Hardigras dont parlé toute la ville !…

– Hardigras ! connais pas ! luijeta Titin de plus en plus méfiant…

Et il se dit : « Toi, mon vieux, tudois m’être envoyé par les nommés Souques et Ordinal… mais tu perdston temps ! »

– Vous né connaissez pas Hardigras !s’exclama l’étranger… et il éclata de rire.

– Je crois, monsieur, dit Titin, quecette plaisanterie a assez duré !

– Mais ce n’est pas ounéplaisanterie !… Ne parlons pas dé Hardigras, pouisque celavous déplaît, monsiou Titin ! Parlons de vous !… Zé voussouis envoyé par l’ouné des plus grands princes de la terre, par léseigneur Marie-Hippothadée qui va être prochainement proclamé roide Transalbanie et, de ce trône, vous hériterez peut-être un zour,car le seigneur prince votre père à qui vous avez écrit, vous veutle plou grand bien et m’a charzé, moi, lé plous infime dé sesserviteurs, de vous faire savoir qu’il n’aura plou aucune bonhoursour terre, tant qu’il né vous aura pas reconnou et fait de vous,« monseigneur », l’héritier de son nome et de ses biensqui sont immensissimes !

Titin le laissait aller, passablement ahuri etne sachant plus que penser…

Était-il vrai que ce mirifique inconnu fûtvraiment l’envoyé du prince, son troisième païre, dont il avait, àtout hasard, sollicité l’intervention dans l’affaire du mariage deToinetta ? C’était bien possible, après tout !N’importe ! Il ne s’attendait pas à cela !… Il ne pensaitmême plus à la lettre qu’il avait envoyée quand cet homme venaittout de go lui déclarer que son troisième païre voulait biens’intéresser à un fils dont, quelques semaines plus tôt, ilignorait encore l’existence.

L’inconnu s’était nommé et ce n’était pasrien ! « Odon Odonovitch, comte Valdar, seigneur deMetzoras, Trikala, et autres lieux » et il tendait à Titin ungrand pli cacheté aux armes de Transalbanie.

Titin prit la missive et lut surl’enveloppe :

« À Monsieur Titin-le-Bastardon,

La Fourca-Nova,

Alpes-Maritimes (France) »

Il décacheta et lut :

« Marie-Hippothadée de Transalbanie à sonfils.

« Mon cher enfant, c’est avec une joieque je n’attendais plus du ciel que j’ai appris votre existence. Jedésespérais de m’éteindre sans progéniture mâle, je veux que toutela vraie race du glorieux Hippothadée revive en vous ! Mondessein est de vous reconnaître pour mon seul héritier légitimeaussitôt que les circonstances le permettront, c’est-à-direaussitôt que la crise politique que nous traversons sera enfinrésolue après m’avoir fait le seul maître de ce royaume, ce qui nesaurait tarder.

« En attendant, je vous envoie le comteValdar, mon fidèle serviteur. Odon Odonovitch vous remettra cettelettre ainsi que la somme qui vous permettra dès maintenant detenir le rang que vous devez occuper dans la haute société. Ildevra pourvoir également à tous vos besoins, vous installer commeil sied à un prince appelé à me succéder ; enfin me tenir aucourant de tous vos désirs. Disposez-en comme j’en usemoi-même ! c’est-à-dire qu’il n’a rien à vous refuser :il me doit la vie.

« En ce qui concerne votre mariage,puisque vous aimez cette jeune fille, il convient que vousl’épousiez !… Mais vous me permettrez de la doter, auparavant,des titres nécessaires au rang qu’elle doit occuper à la Cour. Toutceci sera fait en temps et lieu. Mon misérable frère, la honte denotre maison, n’aura qu’à s’effacer et, s’il le faut, àdisparaître, j’y veillerai ! Patientez encore quelques mois,mon cher enfant, et votre bonheur n’aurai d’égal que le mien. Jevous embrasse,

« MARIE-HIPPOTHADÉE. »

Quand il eut fini de lire cette lettre quiachevait de l’abrutir, Titin leva les yeux sur Odon Odonovitch.

Le comte lui souriait de toutes ses dentséclatantes et lui tendait un portefeuille :

– Ce n’est là qu’ouné petite partie de lasomme que je dois vous remettre, monseigneur, le surplus a étédépensé dans l’installation que je vous ai préparée et que j’aivouloue magnifique ! Mais vous pouvez dépenser tout :j’ai écrit à Son Altesse que les frais avaient dépassé mesprévisions et j’attends oune autre sommé, beaucoup plousimportance, au commencement dou mois proçain.

Titin, qui, sous ses dehors les plusextravagants, avait toujours su garder un certain esprit pratique,ouvrit sans vergogne le portefeuille et compta les billets. Il yavait là vingt-cinq mille francs. L’affaire devenait sérieuse.

Il pria le comte de s’asseoir, ce que l’autrefit en déclarant que c’était un grand « honnour » pourlui que d’avoir le droit de s’asseoir pour la première fois devantle fils de son roi.

– « Fan d’un amuletta », fitTitin, vous me voyez, mon cher monsieur, tout à fait réjoui de cequi m’arrive ! J’ai toujours eu du goût pour l’opulence, afinde la faire partager aux personnes qui sont près de mon cœur, et sij’ai jamais rêvé d’être fils de roi, c’était dans l’espérance derépandre autour de moi les bienfaits, de faire grande chère, deboire frais avec mes amis, de les prier de ne se soucier de rien etde se reposer sur moi de tous les tracas de la vie, ce jour doitêtre un grand jour s’il doit réaliser ce vœu que je jugeaisimpossible !… Nous allons le fêter de suite.

– Monseigneur était né pour êtreroi ! s’écria Odon Odonovitch.

– En attendant que je le devienne,faites-moi donc le plaisir, monsieur, de m’appeler comme tout lemonde Titin-le-Bastardon. De tout ce que vous m’avez dit et de toutce que, j’ai lu, je ne veux retenir que ceci qui est la véritééclatante et palpable : je continue à m’appeler Titin et jedispose, grâce à vous, d’une fort honnête somme que nous allonstout de suite dépenser ! Après, on verra bien.

– Ah ! monsieur Titin, reprit lecomte si Son Altesse vous entendait, elle s’écrierait :« Voilà bien le fils de mon sang ! » Lui aussi, lécher prince, il dépense tout ce qui lui passe par les mains.

– Comment fait-il donc pour qu’il lui enreste ? demanda Titin.

– Mais il ne lui en reste zamais, monsiouTitin !… Heureusement qu’il est quasi le maître du royaume, cequi fait qu’il lui en arrivé beaucoup !… c’est à cela, doureste, entre beaucoup d’autres choses que l’on reconnaît les vraisprinces !… Vous êtes un vrai prince, monsiou Titin !

– Non, monsieur le comte !

– Oh ! monsieur Titin !appelez-moi, zé vous en soupplie : Odon Odonovitch !

– Mes sujets ne se ruineront pas pourmoi… C’est moi qui me ruine pour eux !…

– Hardigras ne vous laisse jamais manquerde rien ! fit Odon Odonovitch d’un air fort malicieux.

Titin fronça les sourcils.

– Oh ! ne vous fâchez pas, monsieurTitin ! ce que j’en dis, c’est histoire de rire un peu !…mais ze n’ignore non de votre belle histoire, croyez-lebien !…

– Je vois qu’avant de venir me trouvervous avez pris, vous aussi, vos renseignements.

– Il le fallait, monseigneur… monsieurTitin !… C’était la volonté de Son Altesse !…

– Il y a donc quelque temps que vous êtesdans le pays ?

– Zed souis arrivé à Nice, il y a ounequinzaine de zouks, et tout ce que z’ai pou apprendre, tout ce quez’ai écrit à Son Altesse m’a rempli le cœur d’oune indiciblebonhour !… On ne parle que dé vous dans tout le pays. Tout lémonde vous admire ; et tout lé mondé vous craint ! ce quiest le comble parfait de la vraie politique !… Vous êtes ounegrand politique et vous êtes aussi oune grand artiste, monsiouTitin… On m’a dit : « Allez voir ce qu’il fait sur lamuraille de la mairie, on n’a zamias fait quelque chose d’aussibeau, assurément, depuis les anciens ! »

– Et maintenant que vous avez vu ce quej’ai fait, quel est votre avis, Odon Odonovitch ?

– C’est magnifique, monsiouTitin !

Et ce disant, le comte s’était levé et faisaitde grands mouvements devant les imageries de Titin comme s’il étaitconsterné d’admiration. Titin, d’un geste sec, lui rabaissa lesbras :

– Comte, je vous parle sérieusement,dites-moi donc, en ami, ça vous plaît, tout ça ?

– En ami ? répéta le comte assezembarrassé devant le regard de Titin qui le fouillait.

– Oui en ami… Avouez donc que tout celavous paraît horrible !

– Oh ! horrible !…monseigneur ! comment pouvez-vous dire ?

– Enfin ! Parlez ! Je leveux ! Dites la vérité au fils de votre roi.

– Ah ! quel homme vous faites. Ehbien, oui, monsiou Titin, je trouve cela affreux, mais zed ne m’yconnais pas, ajouta-t-il aussitôt, épouvanté de sa sincérité.

– Allons donc, fit Titin. J’aime mieux çaque votre eau bénite de cour. Si vous voulez, devenir mon ami, ilfaut toujours me dire la vérité…

– Assurémené, assurémené. La vérité,c’est ce qu’il manque le plous aux grands princes dé la terre.

– C’est« estraordinaire ! » fit Titin, tantôt vous avezl’accent slave, tantôt je vous trouve l’accent espagnol.

– C’est que mon père il était slave, envérité, mais ma mère, elle était espagnole ! ouné magnifiqueespagnole… Mon père l’avait connoue à Las Palmas. Ils se sont plouset ils se sont épousés après la saisone ! Ma mère m’a donnéses yeux noirs magnifiques et mon père sa fortune qui étaitmagnifique aussi.

– Vous êtes riche, comte ?

– Ze l’ai été, mais maintenant zé souisrouiné…

– Par la politique ?

– Oui ! prince, en vérité, par lapolitique qui exige des dépenses… des dépenses excessives. Il faut« représenter » n’est-ce pas ? Eh bien… Zereprésente trop !… Ze ne calcoule pas, c’est terrible !Il y a des moments où ze ne sais plous comment faire pour ne paspayer mon valet de chambre.

– Pour le payer ! voulez-vousdire !

– Non, non ! monseigneur,non !… Pour ne pas le payer ! Quand zé souisriche, ze ne le paye pas et il né réclamé rien parce qu’il mévolé !… Mais quand ze souis pauvre, oh ! alors, on ne melaisse pas oune minoute de repos et je ne sais comment fairepour ne pas le payer ! Ze dis bien !

– Êtes-vous riche en ce moment ?

– Non ! ze n’ai plus lésou !

– Eh bien, comptez sur moi pour payervotre valet de chambre. Où allez-vous, maintenant ?

– Z’ai une auto qui vous attend sur lapiazza, monseigneur, pour nous conduire à Nissa. Ze désire vousmontrer votre nouvel appartement !

– Allons voir mon nouvelappartement !

Et ils sortirent.

Mais sur la place ils trouvèrent, entourantl’auto, une foule assemblée qui était fort intriguée par la visiteimprévue de ce riche étranger (du moins en avait-ill’apparence).

Il avait si grand air, Titin montrait unefigure si rayonnante et si dominatrice que le bon peuple de laFourca en était comme suffoqué.

La foule accompagna l’auto dans les ruellesétroites et tortueuses et courut derrière elle durant toute latraversée de la Fourca-Nova.

En passant devant « la Patentaine »,Titin adressa un magistral coup de chapeau à la Cioasa (laFrançoise), une sœur pauvre de M. Hyacinthe Supia dont le« boïa » avait fait sa concierge. La Ciaosa en eut commela jaunisse. C’était maintenant sa façon de rougir à la vieilledemoiselle.

Enfin Titin saluait à droite et à gauche commeon voit faire aux chefs d’État en tournée dans les provinces.

Chapitre 15De quelques petits malheurs qui survinrent à Titin-le-Grand

Le voyage s’accomplit assez silencieusement.Odon Odonovitch paraissait préoccupé ; de son côté Titin avaitson idée. Comme ils arrivaient à Nice et que l’auto se dirigeaitvers la place Masséna, Titin demanda au comte de bien vouloir leconduire auprès de son consul. Odon Odonovitch donna immédiatementdes ordres en conséquence.

– Ah ! zé comprends !fit-il.

– Vous me pardonnerez, Odon Odonovitch,comte etc., vous avez pris vos précautions, je prends lesmiennes.

– C’est tout naturel ! acquiesça lecomte.

Ils étaient arrivés. Le consul reçut le comteet Titin avec de grandes démonstrations de dévouement. Titin luimontra l’enveloppe qui contenait la lettre de Marie-Hippothadée Leconsul reconnut les armes et le cachet de Transalbanie. Titin setourna vers le comte :

– Y aurait-il un gros inconvénient à ceque je montre la lettre ?

– Noullement ! fit le comte.

La lettre lue, le consul dit ens’inclinant :

– C’est bien là l’écriture du princeMarie. C’est bien là sa signature.

Titin s’excusa auprès du consul, le remerciaet fut reconduit, avec tous les honneurs réservés à un aussiillustre bastardon !…

Ils remontèrent dans l’auto.

Maintenant Titin faisait les plus agréablesréflexions sur cette aventure inouïe qui allait bouleverser savie.

Sans doute, pour des raisons politiques commel’expliquait son troisième « païre », devait-il cacherencore la splendeur de son origine, mais la lettre du prince Marieet le portefeuille d’Odon Odonovitch constituaient un commencementd’exécution dans la réparation de son infortune qui lui permettaittous les espoirs.

De plus, la personnalité d’Odon Odonovitch luidevenait sympathique. S’il n’avait dépendu que de ce bravegentilhomme, la vérité eût éclaté avant l’heure fixée par le destinet par la prudence de l’aîné des Hippothadée. Son désintéressementétait sans exemple. Pauvre, dans un pays étranger, il apportaitfidèlement à Titin une somme assez importante en même temps quetous les bienfaits de la richesse.

Titin en était là de ses réflexions quandl’auto – une auto de louage, mais de grande marque – s’arrêta,promenade des Anglais, devant un immeuble qui n’était pas inconnude lui.

– Ici est l’appartement, fit OdonOdonovitch.

Et à la grande stupéfaction de l’héritier deTransalbanie, le comte le conduisit à l’étage loué récemment parHippothadée Vladimir, à l’occasion de ses noces avecMlle Antoinette Agagnosc.

– Oune occasione ! MonsiouTitin ! Oune occasione superbe ! J’ai acheté lé bail ettout lé mobilier pour ouné morceau dé pain !…

– Eh ! s’écria Titin, je reconnaisbien l’appartement, mais je ne reconnais pas du tout lemobilier !

– Par les saints archanges, attesta lecomte, ce mobilier était indigne de vous, monseigneur ! Aussije l’ai vendou et je l’ai vendou cer ! très cer ! Ounéexcellente opératione !

– Et avec l’argent de la vente vous avezacheté ce nouveau mobilier qui est en effet magnifique ?

– Non, monseigneur ! Ce mobilier aété livré hier soir par la première maison dé Paris qui a sasuccursale avenue dé Verdun à Nissa. Mais ce mobilier n’est pasencore payé. J’attends pour le payer le commencement du moisprochain ! Nous avons encore tant de dépenses à faire, envérité.

– Quelles dépenses ? demandaTitin.

– D’abord dans l’appartementé auquel ilmanque encore bien des petites çoses. Z’ai commandé la linzerie.Les draps ne sont pas encore arrivés. En attendant, je vous airetenou, au Palace, où je souis descendou, oune appartenantegrandiose à côté du mien, où l’on apportera tout ce qu’il faut ànotre illoustré Bastardon pour faire figoure dans lémonde !…

– Vous savez à qui vous avez acheté loibail et le mobilier qui garnissait ces pièces ? questionnaTitin avec un sourire plein de malice.

– Zé né mé rappelle plous le nom de cemonsieur ! Tout ce que je pouis vous dire, monseigneur !ze prie mon prince de me laisser lui donner son titre dans leparticulier, tout ce qué zé pouis vous dire, c’est que z’ai fait saconnaissance au cercle et qu’il avait perdou, ce soir-là, zusqu’àsa chemise, comme on dit ! Là petite affaire a été viteconcloue ! Il m’a dit en recevant mon arzent : « Cequi vient de la floûte retourne au tambour ! » et il aazouté : « Z’ai moi-même acheté ce mobilier à un seigneurqui se trouvait dans lé besoin à la souite d’une petite partie decemin de fer ! » Là-dessus il m’a quitté pour faire unbanco et il a reperdu en dix minutes devant moi tout l’arzent queje loui avais donné ! C’est alors que je mé souis dit :Voilà un mobilier qui, vraiment, ne porte pas çance ! Il fautlé vendre tout de souite, par notre saint Hippothadée !

– Mais vous, mon cher Odon Odonovitch,vous ne jouez jamais ?

– Zamais, monseigneur… C’est beaucoupdire… Ouné gentilhomme dans ma situation se doit à lui-même dezouer un peu pour ne pas perdre sa réputation de grandéseigneur.

– Oui ! Eh bien, jouez le moinspossible ! fit Titin… parce que je vais vous dire : Dounsi gieuga lou diaou si recrea !

– Zé né comprends pas, en vérité…

– C’est un dicton de chez nous quisignifie : « Où l’on joue, le diables’amuse ! »

– Par votre vénéré père ! vous népouvez jamais prononcer ouné parole qui né soit la sagessemême !… mais dépêchons, ze vous prie, voici plus d’une heureque le tailleur de monseigneur doit l’attendre au palace !

– Avant de quitter cet appartement, ditTitin, je tiens à vous apprendre, mon cher comte, à qui le mobilierqui le garnissait appartenait en premier lieu… Oui, le premier quil’a vendu à celui que vous avez vu perdre au jeu, n’est un inconnuni pour vous, ni pour moi ! C’est le prince HippothadéeVladimir lui-même. Il avait alors l’espérance d’amener en ces lieuxMlle Agagnosc, devenue princesse deTransalbanie !…

– Par la vierge de Mostarajevo !voilà qui est drôle, en vérité !…Mlle Agagnosc y viendra donc ! Elle sera doncprincesse de Transalbanie ! mais c’est un autre prince que zeconnais qui lui fera les honneurs de l’appartemente !Assurément ze vois à cette marque que « lé seigneur Dieu estavec nous ! Mais par ma mère, qui était une sainte, cemobilier était ouné honte !

– C’est Supia qui l’avait choisi,continua Titin, c’est également Supia qui l’avait payé.Certainement Hippothadée a perdu au jeu la somme qu’il a tirée dece mobilier sans la permission du « boïa ». L’affaire estencore plus drôle que vous ne pouvez vous l’imaginer. Quant à moi,elle me réjouit plus que je ne saurais vous dire, car elle prouve,à n’en plus douter, que Vladimir Hippothadée a renoncé, du moinspour le moment, à faire sa femme deMlle Agagnosc !…

– Ze comprends ! Ze comprends !Il peur de ce terrible Hardigras, fit Odon en clignant del’œil.

Mais Titin ne broncha pas.

Ce jour-là et les jours suivants se passèrenten commandos de toutes sortes : l’appartement du palace étaitassiégé par les tailleurs, les bottiers, les chemisiers, lesbijoutiers ! Odon Odonovitch ne trouvait rien trop beau pourson cher prince.

Quant à Titin, la lettre du prince Marie danssa poche, il laissait faire, puisque telle était la volonté de sonpaïre et aussi il avait cette arrière-pensée bien légitime, c’estque lorsqu’on saurait que Titin n’était plus un enfant perdu, Supiane s’opposerait plus au mariage de sa filleule avec l’enfant deCarnevale.

La seule pensée que Toinetta pourrait êtrebientôt sa femme lui faisait bénir le jour où il s’était résolu àécrire cette lettre à son troisième païre, après avoir renoncé àtuer les deux autres !

De la Fourca à Nice et jusqu’aux premierscontreforts de l’Estérel on ne parlait que de la bonne fortunesurvenue à Titin. En d’autres temps, elle eût pu sembler excessiveet tenir du domaine des contes de fées, mais depuis la guerre, lesgrands quotidiens sont pleins tous les jours de telles histoires oùl’on voit se mouvoir dans le cadre des palaces et de la haute nocecosmopolite des messieurs archi millionnaires qui, quelques annéesauparavant, vendaient de la camelote sur les trottoirs, où debelles milliardaires débarquent tout exprès d’Amérique pour, offrirleur main et les colliers de perles qu’elles n’ont pas encoreperdus à de gracieux jeunes hommes qui n’avaient pour toute fortuneque leur smoking, leurs escarpins vernis et leur science dushimmy.

L’aventure de Titin ne paraissait pas plusextraordinaire que les autres, bien qu’on en ignorât les dessous.Certains se disaient bien qu’il devait y avoir une histoire depaïre là-dessous, mais on n’était sûr de rien. Il convenaitsimplement de se réjouir, puisque Titin était dans la joie.

Sa transformation en homme du monde s’étaitaccomplie de la façon la plus naturelle et avec une stupéfianterapidité. Il n’avait pas été en retard pour les manières et pourl’air qu’il faut apporter dans une pareille affaire.

On avait connu Titin gamin insouciant vivantau jour le jour, se contentant des bienfaits de l’heure qui passesans se préoccuper de la pitance du lendemain, et c’était le filsde Gianelli ; on avait vu Titin, honorable commerçant faisantprospérer l’ingénieuse entreprise des « kiosques duBastardon » et c’était le fils de Papajeudi ! C’était letour maintenant de Titin, fils du grand Hippothadée, de semontrer.

Et il se montrait ! Son ambition, vitedépassée, avait été d’abord d’égaler par sa tenue et son chicmondain les gentilshommes à monocle qu’il voyait toujours tendantla main à Toinetta quand celle-ci, certain soir, descendait d’autodevant le casino municipal.

Ah ! si elle le voyait maintenant !Mais il la cherchait en vain dans les milieux de luxe oùHippothadée, heureusement, ne la chaperonnait plus !…

Elle restait tout à fait invisible. Supiaavait établi autour d’elle une surveillance plus étroite quejamais. Antoinette avait même dû changer de chambre. La scène dubalcon n’était plus possible, hélas !…

Il n’empêche que, en dépit de toutes cesprécautions, les deux jeunes gens s’écrivaient. Titin n’aurait pasété Titin s’il n’avait imaginé, avant de rendreMlle Agagnosc à sa chère famille, un moyen decorrespondre qui défiât toutes les prévoyances.

Dans ses lettres, Toinetta se plaignait biende cette sorte de réclusion à laquelle elle était condamnée, maiselle s’amusait beaucoup de recevoir des lettres de Titin et de leslire à la barbe du « boïa » sans que celui-ci se doutâtde rien ! Enfin, on ne lui parlait plus mariage. Hippothadéevenait toujours chez les Supia, mais simplement en ami, et il avaitcessé de lui faire la cour. Il se laissait choyer par ces dames enattendant les événements. Toinetta ajoutait :

« Supia et Hippothadée croient que jeserai bientôt « en fatigue » et la première à revenir àdes projets qu’ils n’ont point abandonnés ! Ils ne meconnaissent pas ! Surtout depuis que j’ai fait ma provision depatience en écoutant mon Titin ! Le prince peut mettre cequ’il voudra dans sa « gorbeille », il n’y mettra jamaisles belles choses que Titin a dites à Toinetta ! Mon Titin, jet’aime ! Le reste n’existe pas !Patience ! »

Quelques jours après avoir reçu cette lettre,Titin faisait part à Toinetta du changement inouï qui s’était faitdans sa situation, depuis l’arrivée à Nice d’Odon Odonovitch. Et cen’était pas sans orgueil qu’il annonçait à sa petite amie qu’elledeviendrait princesse et peut-être reine un jour !…

Elle lui avait répondu :

« Ce sont des choses qui arrivent, maismoi, je t’aime comme devant, et c’est Titin quej’épouserai ! »

En attendant, si l’on ne voyait plusMlle Agagnosc nulle part, on voyait Titin partoutavec son éternel Odon Odonovitch. Il eut l’occasion d’être présentéaux membres les plus en vue de la colonie étrangère. Au tir auxpigeons de Monte-Carlo, il se montra l’un des meilleurs fusils. Ilavait tenu à être inscrit au club sous le nom deTitin-le-Bastardon, qu’il continuait à porter avec une insolentefierté, en attendant qu’il eût le droit d’étaler ses autrestitres !

Quelques-uns de ses messieurs disaient biend’un petit air déplaisant :

– Pourquoi ne signe-t-il pasHardigras ?… Messieurs, nous voici les collègues deHardigras !

Mais sa qualité de futur prince ne fut bientôtplus un secret pour personne en raison des intempérances de langagedu bon Odonovitch qui lui lâchait à tout instant du« Monseigneur », ce que Titin laissait faire maintenant,soit qu’il fût las de le rappeler à l’ordre à chaque instant, soitqu’il ne lui déplût point, après tout, qu’on lui donnât un titrequ’il trouvait charmant.

Mais ajoutons que Titin ne s’amusait pointdans le monde et qu’il n’avait de joie véritable que lorsqu’ilparvenait à entraîner Odon Odonovitch à la Fourca, ce qui luiarrivait bien deux ou trois fois par semaine.

C’est-là qu’il montrait qu’il n’était pas fieret que Titin nouveau riche n’avait pas changé ! Quelleseffusions ! Quelle liesse !… Toutes ces demoiselles enétaient littéralement folles, mais Nathalie, en le voyant si beau,pleurait comme une dinde ! Il devait l’embrasser à tour debras pour la consoler !…

Giaousé lui aussi était triste.

– Tu vas nous oublier !gémissait-il.

Mais Titin embrassait aussi Giaousé en luidisant :

– Oh ! mon « Gê »,j’aimerais mieux me couper la main. Tu sais si je t’aime ! Enquelque pays que l’on m’emmène, je t’emmènerai.

– Et moi ? soupirait Nathalie.

– Et toi aussi ! faisait Titin, ilest écrit que la femme doit suivre son mari !

– Par les saints archanges !murmurait à part lui le bon Odon, je le crois bien ! Il aimeau moins autant cette Nathalie que son Giaousé !… Allons,allons, nous aurons un bon règne !

Avant de quitter la Fourca, Titin eut encorel’occasion de rendre quelques « jugements de blec » quimirent le comble à l’enthousiasme d’Odon pour le futur roi deTransalbanie.

Nous n’étonnerons personne en disant qu’à cetrain, le portefeuille transalbanien se dégonflait à vue d’œil.Bien entendu, aucun fournisseur n’était payé et il y avait desnotes en souffrance dans tous les palaces de la côte. Mais toutcela n’allait-il pas être réglé au commencement du mois prochainavec les fonds expédiés de Transalbanie ? À ce propos même,Odon avait fait entendre qu’il serait plus correct de laisserquelques notes en retard si l’on ne tenait point à passer pour depetits bourgeois sans crédit.

– Ce qui nous permettra, expliquait-il,d’avoir une bourse de jeu, chose absolument indispensable dans lasituation de monseigneur !

– Je ne joue jamais ! Je vous l’aidéjà dit, Odon ! protestait Titin.

– Aussi on en zaze. Je ne dis point àmonseigneur de faire des folies, mais encore doit-il montrer enjetant quelques petites sommes sur le tapis qu’il ne tient point àl’arzent.

– « Non ti mettre a gieuga, se nonvuas pericola ! »

– Vous dites ?

– Je dis : Ne te mets pas à jouer situ ne veux pas te mettre en péril.

– Que monseigneur me permette de lui direque ze croyais sa sazesse plus larze ! Monseigneur étonnerabien son vénéré père… qui heureusement n’en saura rien !…Enfin nous parlerons de cette petite çose quand l’arzent demonseigneur arrivera.

Mais il n’arrivait pas, l’arzent ! Titinet Odon vivaient de plus en plus luxueusement à crédit, gardantprécieusement les quelques billets qui leur restaient dans leportefeuille Et les premiers jours du mois étaient passés !…Et les fournisseurs commençaient a montrer, les dents !…

Certains devinrent même tellementinsupportables que Titin les renvoya brutalement d’où ils venaient,sans les faire passer par l’ascenseur.

Cependant, il était profondément humilié. Demauvais bruits couraient, sans doute répandus perfidement parHippothadée-Vladimir, qui, depuis des semaines, ne se montrait plusdans les milieux que fréquentait si magnifiquement le Bastardon deTransalbanie. Odon lui-même devenait fiévreux.

– Zé né comprends rien au silence de SonAltesse.

– Monseigneur me permet-il de luidemander quelle somme il lui reste.

– Quinze cents francs ! mon pauvreOdon.

– Que monseigneur me les prête et noussommes sauvés.

– Qu’allez-vous faire ?

– Z’ai découvert ouné martingaleinfaillible, au trente et quarante ! Zé commencé avec vingtfrancs…

– Et vous finissez avec quinze cent aillefrancs !

– Peut-être, monseigneur… Mais il mé fautles quinze cents francs d’abord !

Titin replaça ses billets qu’il tenait decompter dans son portefeuille, mit le portefeuille dans sa poche etdit :

– « Cu presta su lu gieuc pissa silou fuec » !… Ce qui signifie en français, mon cherOdon : qui prête sur le jeu pisse sur le feu ! Autrementdit : Il perd sa braise ! » Vous m’avezcompris ?

– Ah î si z’ai compris,monseigneur !

Et Odon Odonovitch se sauva pour ne point direà monseigneur tout ce qu’il pensait d’une aussi odieuse pingrerie,indigne d’un Hippothadée, fût-il le dernier Bastardon de lalignée !…

Le lendemain, Titin, en sortant du palace,entra dans un bureau de tabac acheter des cigarettes. Comme iln’avait point de monnaie, il sortit son portefeuille et futstupéfait de le trouver vide. Il ne douta point que le comte Valdarne lui eût emprunté les quinze cents francs qui lui restaient pourmettre à l’épreuve sa fameuse martingale. Il rentra et se fitservir à déjeuner dans sa chambre.

Comme il prenait son café, la sonnerie dutéléphone se fit entendre : c’était le comte qui luiprésentait toutes ses excuses, avouait l’emprunt et annonçait qu’ilserait de retour vers les quatre heures. Une première séance autrente et quarante lui avait donné des preuves palpables del’excellence de sa méthode. « En attendant l’envoi de SonAltesse, c’est la fin, monseigneur, de tous nos petitsennuis ! » Et Il demandait encore pardon pour la libertégrande qu’il avait prise, par dévouement pour monseigneur.

Titin lui répondit :

– Mon cher Odon, une autre fois, je vouslaisserai le portefeuille, je vous éviterai ainsi la peine que vousavez dû ressentir en le vidant de son contenu sans mapermission !

On ne pouvait être plus grand seigneur. Ce futseulement à dix heures que le comte fit son apparition. Il était unpeu pâle, poussa le verrou et se jeta aux genoux de Titin. Il avaittout perdu.

Titin le releva et se contenta, de luidire :

– Ne parlons plus de cela, mais retenezceci, comte : Qui joue au loto se ruine au trot !

Odon voulut lui donner des explications, Titinle pria de n’en rien faire.

– Pour quinze cents malheureux francs, netrouvez-vous pas, comte, que voilà beaucoup d’histoires ?…

Mais l’autre était désespéré et Titin euttoutes les peines du monde à le consoler.

– Je vous jure, comte, que tout ceci n’aaucune importance.

– C’est que zé souis beaucoup pluscoupable que vous ne le croyez, monseigneur bien-aimé !

À ces mots, Titin dressa l’oreille :

– Que voulez-vous dire, OdonOdonovitch ?

– Zé veux dire, monseigneur, que zé souisouné misérable, que z’ai abousé de la confiance de mon maître etque zé mérite donc les plus grands çatiments !

C’est oune bien cruelle confessionne !Mais zé veux tout dire et après vous ferez de moi cé qué vousvoudrez. Zé né mérite aucoune pitié, je vous assoure.

Titin se taisait. Il avait allumé unecigarette et attendait… Sous son attitude d’imposante indifférence,il essayait de maîtriser l’émotion qui l’étreignait. Qu’allait-ilapprendre ? Il avait jugé le comte capable du meilleur, commedu pire. Il attendait le pire !

Et l’autre parla :

– Zé souis venu en France, envoyé parnotre grand Hippothadée, avec deux cent mille francs !

Titin réprima un léger mouvement :

– Si je me souviens bien, comte, fit-ild’une voix sourde où grondait sa colère refoulée, il y avaitvingt-cinq mille francs dans le portefeuille que vous m’avezremis ?

– Oui, monseigneur, vingt-cinq millefrancs !

– Et vous deviez m’en remettre deux centmille !

– Non, monseigneur !… Zé devais vouseu remettre cinquante mille !

– Et les cent cinquante milleautres ?

– Ils étaient pour la patrie !

– Comment, pour la patrie ?

– Oui, monseigneur, pour la propagande.Vous comprenez, les nécessités de la politique ! Il fallaitsoutenir la cause !… la cause du grand Hippothadée… Enfin, lapoublicité… Vous comprenez, monseigneur ?

– Oui, oui, je comprends !… Etalors ?

– Et alors, les cent cinquante millefrancs de la patrie, zé les ai joués et zé les aiperdus !…

– C’est un crime irréparable, fit Titin,mais aussitôt le comte protesta :

– Non, pas irréparable,monseigneur ! Ce que lé jeu a défait, lé jeu pouvait lérefaire !… Je pouvé donc lé réparer !… J’ai essayé,monseigneur !…

– Oui, j’ai vu cela, aujourd’hui.

– Oh ! z’ai essayé avantaujourd’hui ! Il me restait donc les cinquante mille francs demonseigneur !

– Et alors ?

– Et alors, zé les ai perdous aussi, ounédéveine !…

– Mais vous m’avez remis vingt-cinq millefrancs.

– Ah ! cela, monseigneur, c’estautre çose !… Figourez-vous que z’avais oun bizou magnifique,un vieux bizou de famille… zé l’ai vendu trente-cinq millefrancs ! lé bizoutier m’a volé comme sur un grand çemin, maiszé né pouvais laisser monseigneur sans arzent en vérité, et pouiszé devais l’installer. Z’avais reçou oune missiou, ouné missiousacrée. C’est avec cet arzent que z’ai acheté le droit au bail etle mobilier qui garnissait l’appartement de monseigneur.

– Mais vous l’avez acheté au cercle, cemobilier, m’avez-vous dit ? vous étiez donc retourné aucercle ?

– Oui, monseigneur ! Touzours aveccette idée de refaire l’arzent de la patrie… mais zé n’oubliais pasnon plus ma mission d’installer, monseigneur et de lui donner lasommé dé cinquante mille francs !… Que pouvais-je faire avectrente-cinq mille francs ? Zé vous lé demande ! Je niésouis donc mis à zouer ! Et j’ai eu une çance ! Zé refaiscent soixante-quinze mille francs !…

– Fan d’un amuletta ! Il y avait duboni !

– Oui, monseigneur, z’avais toutes lesveines ce soir-là ! À côté dé moi donc se trouvait unzentilhomme qui avait tout perdu et qui me dit : « Vousn’auriez pas besoin d’un appartement et d’un mobilier ? »Zé nié dis c’est les saints archanges qui me l’envoient. Zél’arrache à la table de zeu, ze le jette dans une auto, nousvisitons l’appartement, j’examine le mobilier : « Toutcela ne vaut pas plus de quarante mille francs… »« Affaire conclue ! » dit-il. Il me signé la petiteaffaire et zé lui donne ses quarante mille francs ! Et tout desouite, comme je vous l’ai dit, il les perd ! Et voyez maveine persistance ce soir-là, monseigneur. Il me restait, tout payéavec mes trente-cinq mille du bizou de famille et mes centsoixante-quinze mille de gain ! Il mé restait maintenant centsoixante-dix mille francs ! Eh bien ! z’ai toutperdu, moi aussi !

– Tout ! sursauta Titin.

– Tout, fit tranquillement le comte.

– C’est ce que vous appelez votreveine ? dit Titin, qui finissait par trouver drôle cettehistoire.

– Ouné grande vené, monseigneur, envérité ! Si zé n’avais pas eu ce gentilhomme à mon côté, zé nélui achetais pas l’appartement et ze perdais le bizou defamille ! Tandis que maintenant, je n’avais plus le bizou,mais z’avais l’appartement ! Seulement, voilà, il ne mérestait plus un petite sou à donner à monseigneur, alors, dès lelendemain, qu’est-ce que ze fais ?

– Vous vendez le mobilier ! ditTitin.

– Ah ! monseigneur est vraimentintelligente ! C’est la sazesse même qui parle par sabouche ! Zé lé vendu vingt-cinq mille francs !

– Il vous en avait coûtéquarante !

– Ouis, mais il ne valait pas plus devingt-cinq mille et il était affreux !…, C’est encore moi quifaisais la bonne affaire ! d’autant qu’il ne faut pas oublierle droit au bail dans tout cela !… enfin ! zé remplaçaicet affreux mobilier par un autre mobilier magnifique que vous avezvu, monseigneur !

– Mais vous ne l’avez pas payé, cemobilier !

– On ne paie zamais un mobilier de ceprix-là comptant ! Z’ai proposé de petits arrangements, maisle marçant ne s’est pas contenté de ma parole ! Alors, z’aisigné des billets.

– Mais si vous n’avez pas de quoi lespayer, les billets ? fit Titin, de nouveau effrayé.

– Il faut que monseigneur sache bienqu’on ne paie zamais oune billet la première fois qu’on leprésente, ni la seconde non plus ; celai sent son petitboutiquier. Il faut que monseigneur s’enfonce bien cela dans latête !

– Mais si le marchand reprend sonmobilier ?

– Qu’il le reprenne, monseigneur !qu’il le reprenne donc, son mobilier ! Nous en ferons venir unplus beau encore !

– Et les vingt-cinq mille francs dumobilier, vous ne les avez donc pas joués, ceux-là ?

– Non monseigneur ! Ce mobilier demalheur avait porté trop de déveine à mes prédécesseurs ! Etpuis j’étais trop heureux de vous les apporter comme un premiersourire de cette nouvelle fortune que zé venais vous annoncer. Z’aiété ouné misérable de vous emprunter ces quinze cents francs !Il ne pouvait rien nous arriver de bon au zeu avec ces quinze centsfrancs-là ! En vérité, zé n’ai que ce que je mérite. Etmonseigneur est trop bon de me pardonner.

– Dites-moi, comte, quand vous m’aveztéléphoné à midi, où en étions-nous des quinze cents ?

– Z’en était à mille louis,exactement !

– Bigre ! fit Titin… Attendez, millelouis, cela fait…

– Vingt mille francs, monseigneur.

– Vingt mille francs ! Mais c’étaitmagnifique, cela !…

– Non, monseigneur ! cela n’étaitpas magnifique ! Z’avais mal zoué… ouné série à la noire devingt et oune ! Zé dévais au moins rapporter cent millefrancs ! Mais z’avais peur de reperdre ! J’ai soué commeun petit enfant !… Aussi, pendant le déjeuner, à Monte-Carlo,je me disais : « Qu’il vienne seulement cet après-midi,ouné série de dix et zé reprendrai ma revanche, ze lejure !… »

– Mais elle n’est pas venue ! fitTitin.

– Non monseigneur… Tout l’après-midi etmême une partie de la soirée, zé mé souis défendou comme unlion ! Zé né souis tombé que sur des intermittences ! Zén’est même pas pu payer l’auto qui m’a ramené de Monte-Carlo, et leplus extraordinaire, monseigneur, c’est que ces faquins se sontrefusés à la payer à l’hôtel !… C’est oune honte !… Je méplaindrai à mon consoul !…

– Alors, l’auto attend toujours ?demandai Titin.

– Monseigneur est bien bon de s’occuperde ces détails ! Qu’il aille au diable, ce chauffeur !Est-ce que je m’en occupe, moi ?

À ce moment, on frappa à la porte du salonparticulier réservé au Bastardon de Transalbanie et un laquais seprésenta :

– Monsieur le comte ! dit-il à OdonOdonovitch, c’est le chauffeur qui ne veut pas s’enaller !…

– Dites-lui, laissa tomber le comte avecla plus hautaine indifférence, que z’ai besoin de lui, demainmatin, à dix heures tapant ! Et surtout, zé recommandé bienqu’on ne le paie pas, cet homme, comme cela, zé souis sûr qu’ilsera là !

– Bien, monsieur le comte !

Et le larbin s’en fut.

– Vous voyez ! Voici une affairearrangée, monseigneur ! Tout s’arrange, dans la vie…

– Mais demain matin, commentferez-vous ?

– Demain, il fera zour, monseigneur, etla nuit porte conseil ! Z’ai déjà oune automobile pour demain,c’est quelque çose cela !…

Titin se coucha de bonne heure. Il n’avait pasautre chose à faire. Avant de s’endormir, il réfléchissait que,quoi qu’il arrivât de son aventure, il aurait appris bien deschoses à l’école de ce gentilhomme plein d’expérience qu’était lecomte Valdar.

Le lendemain matin, il prolongea son séjour aulit, ne s’étonnant point de n’avoir pas encore reçu, comme decoutume, la visite du comte. Il pensait que ce pauvre Odon, touthonteux de sa confession de la veille, n’osait reparaître devantlui sans la lettre tant attendue du chef des Hippothadée.

Cependant, le comte ne paraissait toujourspas. À onze heures, après avoir essayé vainement d’entrer encommunication téléphonique avec lui, Titin se rendit à sonappartement. Il apprit que le comte était sorti vers dix heures, Imais personne ne put lui dire où il était allé.

Philosophe, notre futur prince remonta le longde l’avenue de Verdun, s’arrêtant devant certaines devantures,appréciant la couleur et le dessin des nouvelles cravates, le luxenouveau de la lingerie masculine.

Comme il allait passer devant un bijoutier quilui avait fourni les perles de ses boutons de chemise, il fit unbrusque crochet, car il se rappelait que ce bijoutier se montraitassez impatient de n’avoir pas encore été payé, mais il n’avait pasfait quelques pas qu’il aperçut celui-ci qui le saluait de tout sonbuste replié, redressé, replié enfin, de la plus aimablegymnastique.

– Monsieur cherche peut-être M. lecomte ! lui demanda cet homme en lui adressant son plusengageant sourire. M. le comte sort justement d’ici. Oh !il n’a fait que passer, le temps de me régler la petite note.Vraiment, monsieur Titin, ce n’était pas pressé…

Titin rentra à l’hôtel. Il n’y avait pas dedoute ! Le comte avait reçu la lettre de Transalbanie et ilcommençait à régler les dettes avant toute autre chose. Un bonpoint pour le comte. Titin poussa un soupir. Il y avait trop peu detemps qu’il vivait sa nouvelle vie de prince pour n’être point gênépar toutes ces histoires de fournisseurs impayés, d’argent perdu,retrouvé, reperdu, par tous ces expédients qui déroutaient la plusfolle imagination et dont, seule, profitait la cagnotte !

Titin pensait voir arriver le comte versl’heure du déjeuner. Il trouvait tout de même surprenant que sonsingulier mentor qui n’ignorait point avec quelle anxiété ilattendait, lui aussi, des nouvelles de Mostarajevo, ne l’eût pasaverti d’un mot, sitôt le précieux pli reçu.

« Il aura voulu me faire unesurprise », espéra Titin.

À deux heures, il n’y tint plus. Il avaitdéjeuné seul. Il se dit tout à coup :

« Je parie qu’il est retourné au« trente et quarante » avec le reste del’argent ! »

Il sauta dans une auto et se fit conduire àMonte-Carlo. Là, personne n’avait vu le comte Valdar. Il rentra denouveau à l’hôtel et il y rencontra un camarade de club qui luiannonça que le comte était à Cannes, où il jouait gros jeu à latable du « privé ».

Il y partit en hâte. À Cannes, il trouvait lecomte, qui n’avait plus un sou, et qui le vit venir ensouriant.

Titin lui eût flanqué des gifles s’ils avaientété seuls.

– Décavé, n’est-ce pas ? fit Titinqui bouillait.

– Mon Dieu, oui, monseigneur !Z’avais cependant si bien commencé.

– Taisez-vous, gronda Titin, farouche.Vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! Je vais vousapprendre, moi, ce que c’est que Titin-le-Bastardon !

– C’est mon prince ! C’estl’héritier de mon roi ! Ma vie lui appartient !

– Possible, siffla Titin, en le poussantdevant lui d’un geste brutal dont il ne fut pas le maître, mais mesfonds, à moi, ne vous appartiennent pas !

– Quels fonds, monseigneur ?

– Vous le savez bien.

– L’arzent de Transalbanie… Mais il n’estpas arrivé, monseigneur ! Oh ! pour cet argent-là, vouspouvez être tranquille : il est sacré !… Zé l’auraisapporté tout de souite à monseigneur, cet arzent-là !Monseigneur ne connaît pas encore Odon Odonovitch, comte de Valdar,seigneur de Vistritza, Meteoras, Trikala…

– Mais alors, avec quoi donc avez-vousjoué ? demanda Titin, stupéfait.

– Zé vais vous le dire donc !Monseigneur !… Monseigneur m’avait donné oune idée, hier, avecle mobilier magnifique qui n’est pas encore payé ! Monseigneurdisait : « Si l’on ne paie pas le marchand il reprendrason mobilier ! » J’ai pensé qu’il ne fallait pas attendrequ’il reprît le mobilier, et zé l’ai vendou !

– Mais, malheureux, il ne vousappartenait pas !

– Pardon ! Pardon !Pardon ! Monseigneur le mobilier, il m’appartenait ! Zél’ai payé… avec des traites, mais zé l’ai payé !… Tous leshommes d’affaires vous diront : Qui a crédit ne doitrien ! Ne doit rien pendant le temps de son crédit,naturellement. Zé né dois rien donc ! Et lé crédit, on peutcompter sur Odon Odonovitch pour le faire durer, bien sûé, commez’ai eu l’honnour de l’expliquer hier à monseigneur !… Donc,ce mobilier magnifique, je l’ai vendu à un autre marçand qui m’avolé, bien entendou ! Il me l’a aceté pour rien, soixantemille francs ! Une misère ! Un mobilier que z’avais payécent vingt mille, pas un sou de moins.

– En papier, dit Titin.

– Ce papier porte ma signature, et zeprie monseigneur de croire que la signature d’Odon Odonovitch,comte Valdar, seigneur de Vistritza…

– Oui, oui, Meteoras… et autres lieux,passons !…

– Elle vaut beaucoup d’arzent, masignatoure !…

– Je m’en aperçois, et les autres s’enapercevront aussi, fit Titin, qui recouvrait un peu de bonne humeuren pensant qu’après tout les fonds attendus de Transalbanierestaient intacts.

– Je disais donc que ce voleur m’a achetéce mobilier magnifique soixante mille francs… Mais z’y ai mis ounécondition, – et monseigneur va voir combien je suis prudent enaffaires – c’est que si d’ici quinze jours ze rends à ce marçandsoixante-quinze mille francs, zé reste propriétaire dumobilier.

– Ah ! oui, fit Titin,soixante-quinze mille francs. Mais vous perdez quinze mille francsdu coup !

– Est-ce que monseigneur né comprendraitpas ? C’est le marçand qui perd quarante-cinq mille francs,puisque le mobilier il en vaut cent vingt mille !

– Oui, oui, oui. Oh ! c’est trèsfort ! Très belle opération ! Compliments !

– N’est-ce pas, monseigneur ?D’autant ; plous que pendant ces quinze jours-là mon acheteurne peut pas toucher au mobilier qui m’appartient mais qui resteaussi le gaze du premier vendeur. Ce qui aurait pu entraînerquelques petits désagréments. D’ici quinze jours nous aurons reçul’arzent, et alors nous serons les maîtres de la situation.

– Oui, les maîtres de payer !

– Nous paierons si nous voulons,monseigneur, car comme zé lé disais à monseigneur, on peut toujourslaisser partir ce mobilier-là et en raceter un autre encore plousmagnifique !

– Écoutez, comte ! fit Titin, sivous le voulez bien, c’est moi qui m’occuperai désormais de mesaffaires !

– Comme monseigneur voudra !Monseigneur est libre d’enrichir les fournisseurs et de serouiner !…

– Vous aviez eu pourtant un bonmouvement, Odon, ce matin, quand vous avez commencé à payer cebijoutier !

– Ah ! monseigneur sait ! Celane m’étonne pas. Gé Nathan-Lévy est d’un bavard !… Z’ycomptais bien ! Zé mé souis dit « Voilà un bavard quiracontera partout : « Monseigneur paie sesfournisseurs ! » Alors, zé l’ai payé.

– Mais tous les fournisseurs vont vouloirêtre payés maintenant !

– Monseigneur ne connaît pas lesfournisseurs ! Zé leur apporterais de l’arzent maintenantqu’ils le refouseraient ! Quant on peut les payer, ces diablesde fournisseurs, ils ne veulent jamais l’être. Il n’y a que quandon ne peut pas les payer qu’ils réclament leur argent !…

– Savez-vous bien, comte, fit Titin quevous feriez un ministre des finances extraordinaire ! Vousavez une conception du crédit !… Mais, en attendant, nousvoici encore une fois sans le sou ! Qu’est-ce que nous allonsfaire, ce soir ?…

– Ce soir, monseigneur, nous allons dînerà Monte-Carlo… Il y a quelque temps que l’on ne nous y a vous. Celaproduit mauvais effet ! Z’ai invité à dîner à l’hôtel de Parisquelques amis du club et la grande Tchertschanowska, la danseuse.C’est oune petite gala dont on parlera, monseigneur ! Et nousen avons besoin !… Quand ze pense que ces misérables faquinsdu Palace ont refousé de payer mon auto à moi, à moi, comte Valdar,seigneur de Vistritza !…

– Assez, Météoras !… Vous êtes toutà fait fou !… Nous sommes sans un rond !…

– Zé souis triste, monseigneur !

– Il y a de quoi !

– Zé souis triste parce que monseigneuril n’a plus foi dans son fidèle serviteur !…

La fin de cette conversation avait lieu dansl’auto qui les ramenait à Nice.

– Cette auto, demanda Titin, c’esttoujours votre auto d’hier ?

– Toujours, monseigneur.

– Vous l’avez payée ?

– Non, monseigneur, je ne l’ai paspayée !

– Et alors, quand nous allons êtrearrivés, comment la paierez-vous ? Je vous avertis que je neveux aucun scandale devant moi !… fit Titin, le sourcilfroncé.

– Ze n’ai pas à la payer, puisque nous lagardons !…

– Nous la gardons ?

– Mais certainement, monseigneur… Pouraller à Monte-Carlo. D’ailleurs nous voici arrivés. Que monseigneurmonte s’habiller ! Dans ouné demi-heure, ze serai auprès deloui !…

Titin sauta de l’auto et sans vouloir savoirce qui se passait derrière lui pénétra dans le palace et se réfugiadans l’ascenseur.

Une demi-heure plus tard, comme le comtel’avait annoncé, celui-ci pénétrait dans le petit salon et étalaitaux yeux éblouis de Titin neuf mille sept cent vingt-cinq francscinquante centimes !…

– Où avez trouvé cela ? demandaTitin complètement ahuri.

– Eh ! monseigneur ! OdonOdonovitch garde toujours une poire pour la soif ! La poire,aujourd’hui, c’était le bizoutier que j’ai payé ce matin !… Zéloui ai rendou une petite visite tout à l’heure… Il m’a presque misdé forcé dans ma poché ouné écrin avec ouné épingle de cravatemerveilleuse ! Oune brillanté grosse comme ouné petitenoisette… Ze l’ai porté sans perdre oune instante au Mont-de-Piétéet l’on m’a prêté dessus neuf mille sept cent vingt francscinquante centimes que ze rapporte à monseigneur !…

– Odon Odonovitch, vous êtes ungénie ! Un génie un peu dangereux, mais un génie !… (EtTitin rafla tous les billets). Je vous jure que cet argent n’irapas au jeu… Il nous permettra d’attendre des nouvelles deTransalbanie.

– C’est ce que j’avais pensé,monseigneur ! Cet arzent sera plous en sûreté dans votre pocheque dans la mienne.

Et l’excellent Odon se mit à rire auxéclats.

Sa bonne humeur gagna Titin qui se laissahabiller. Le soir même ils faisaient sensation à Monte-Carlo, dansla grande salle de l’hôtel de Paris où, le dîner, présidé au milieudes fleurs les plus rares par la Tchertschanowska, dans unetoilette d’une audace incomparable, fut vraiment royal. Denombreuses personnalités vinrent serrer la main de Titin et ducomte. La Tchertschanowska était plus que gracieuse pour sonamphitryon. Ce fut une belle soirée, vraiment digne du Bastardon deTransalbanie, Elle coûta quatre mille francs à Titin qui laissa unpourboire princier et se retira, derrière la Tchertschanowska aumilieu de l’admiration générale et salué jusqu’à, terre par lavaletaille. Le lendemain il décidait de vivre économiquement endépit des conseils du comte qui lui affirmait qu’après lessomptuosités de la veille, il pouvait tout s’offrir, au moinspendant quinze jours, sans bourse délier. Mais Titin n’était pasencore tout à fait décrassé.

Cette économie lui permit de vivre sansnouvelle aventure pendant une semaine. Mais le métier de prince,dans ces conditions, n’avait rien de bien amusant pour lui, habituéà jouer les grands rôles, et, plus d’une fois, il regretta le tempsoù son ambition se satisfaisait d’être le premier à la Fourca.

S’il n’avait été retenu par une honnêteténative et tout à fait encombrante qu’il tenait certainement de sonsecond païre, le brave Papajeudi, lequel eût mieux aimé trépasserque de ne point faire honneur à sa signature, il eût dit adieu avecjoie au luxe des palaces qui lui était devenu odieux depuis qu’iln’était plus en état d’en abuser.

Et d’être à ce point raisonnable qued’attendre un argent destiné surtout à désintéresser descréanciers, il devenait chétif, pâlot, fiévreux, grelotteux, commeempoisonné de sagesse…

Seule l’idée de Toinetta le soutenait, dans cedépérissement général. C’était pour elle qu’il souffrait, pour ellequ’il avait accepté d’être prince, pour elle qu’il pouvait encoresupporter la vue d’Odon Odonovitch qui, de son côté, montrait lamine la plus maussade du monde depuis qu’il avait été arrêté netdans ses prestigieux exercices.

Enfin la lettre de Transalbanie arriva. Ellecontenait un chèque d’importance, mais le malheur voulut quel’auguste pli fût distribué pendant que Titin, de plus en plusmélancolique, était allé faire une petite promenade.

Le pli était naturellement adressé au comteValdar, lequel avait eu grand soin de laisser le seigneur princeMarie-Hippothadée dans l’ignorance des aventures survenues à« l’arzent de la patrie ».

Toutefois ce grand politique (nous parlons duprince) devait se douter de quelque chose, ou, s’il ne doutait derien, trouvait bon de prendre certaines précautions au regard ducomte. Ainsi faisait-il entrevoir à Odon Odonovitch les piressupplices si ce dévoué serviteur n’exécutait point à la lettre sesinstructions. Ces menaces épouvantèrent sans doute notre intendantcar il résolut sans plus tarder de regagner avec l’argent du chèquetout celui qu’il avait perdu.

Le résultat de l’opération ne se fit pasattendre. Quand Titin revint à l’hôtel vers les cinq heures dusoir, une automobile vide arrivait de Monte-Carlo. Le chauffeurprésenta un pli fermé au Bastardon qui décacheta et lut :

« Monseigneur ! ze ne mérite pointla pitié de monseigneur, mais si monseigneur désire encore voir sonserviteur, qu’il monte vite dans cette auto que ze luienvoie ! Dans une heure je serai mort. Z’ai reçou la lettre.Z’ai encore manzé l’arzent de la patrie ! »

Titin se jeta dans l’auto :

« S’il n’est pas mort, je letue ! » pensa-t-il.

Quarante minutes plus tard, l’auto s’arrêtaitdevant le casino. Titin aperçut le comte qui prenait un bock à laterrasse du café de Paris.

Il se précipita vers lui, courroucé. L’autres’était levé, très digne :

– Monseigneur, ne me touçer pas !J’ai eu tort de dire à monseigneur que ma vie louiappartient ! Ma vie ne m’appartient pas plus qu’ellen’appartient à monseigneur !… Elle est la propriété toutentière de notre seigneur prince Marie-Hippothadée ! Zé néveux pas la loui dérober !… Mourir, ça serait tropfacile ! Voici la lettre du prince dans laquelle il mé menace,si ze n’exécoute pas à la lettre toutes ses instructions, des plushorribles soupplices !… Zé vais les chercher !… Demain,zé prends lé bajteau pour Gênes ! De là, ze vais à Venise…avant la fin de la semaine je serai à Mostarajevo !…

Titin, pendant ce temps, lisait la lettre duprince.

– Assez de boniments ! jeta-t-ild’une voix rauque à Odon Odonovitch, suis-moi !…

Et il l’entraîna au fond des jardins, dans uncoin obscur des terrasses qui dominent la mer. Il avait unefurieuse envie de le jeter dans le port et il le lui dit :

– Tout à l’heure, monseigneur ! Jevous en supplie ! Encore un petit instant, car il mé vientoune idée magnifique !…

– Je ne veux pas la connaître !… fitTitin. J’en ai assez de tes idées magnifiques !…

– Non ! Non ! Tout espoir n’estpas perdou, reprit le comte se parlant à lui-même. Et moi quidésespérais de la Providence !… Que la Vierge de Mostarajevonous protèze, et nous sommes sauvés, monseigneur !… Commentn’avais-je pas pensé à cela avant dé mourir. Je souisimpardonnable ; dites-moi. C’est très important !… Vousn’avez jamais joué ?

– Jamais !… Et ce n’est pas ce quetu m’as fait voir qui m’y poussera, Odon Odonovitch !

– Vous avez tort, monseigneur… Ne zouezqu’une fois, mais zouez au moins cette fois donc !… Celui quin’a zamais zoué gagne touzours !… Qu’est-ce que vousrisquez ?… Simplement de gagner beaucoup d’arzent, car vous nepouvez en perdre puisque vous n’en avez pas !…

– Alors, comment veux-tu que je joue,puisque je n’ai pas d’argent ?

– Vous dites que vous n’avez pasd’arzent, et vous avez vos boutons de mancettes ! vos boutonsde cemise ! Votre perle de la cravate ! Qu’est-ce quec’est que tout cela, sinon de l’arzent !…

Titin arracha perle, garniture de chemise, ladouble émeraude de ses jumelles. Il lui dit :

– Va ! je t’attends !

Il était au fond d’un gouffre. Il lui fallaitun miracle pour en sortir. Il allait le tenter. Pour, une fois,Odon avait raison ! Qu’eût fait Titin, redevenu Titin, avecces bijoux ridicules ?

Le comte s’en alla sans un mot. Titin pensaitqu’il était capable de ne plus revenir, en quoi il se trompait, carla chance de Titin qui n’avait jamais joué, primait tout aux yeuxdu comte et faisait taire sa propre passion. Cependant le Bastardonne fit pas un pas pour le suivre. À Dieu vat !songeait-il.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que lecomte revenait avec huit mille francs. Il lui remit le tout. Titinentra au casino. Le comte l’attendait sur la terrasse en priant laVierge de Mostarajevo.

Une demi-heure après Titin revenait. Il avaittout perdu.

Il était comme soulagé.

– Maintenant, c’est fini !… Tuprends le bateau demain et que je ne te revoie plus ! fit-ilau comte.

Mais soudain il eut un sursautterrible :

– Tu as pris ton passage, aumoins ?

– Non ! fit le comte toutdésemparé » car il ne comprenait point que Titin n’eût pasgagné. Mais que monseigneur se tranquillise, je le prendrai, lepassage !

– Tu as donc gardé l’argent duvoyage ?

Odon haussa les épaules. Cet incroyable coupdu sort lui faisait oublier tout respect.

– Mais alors, avec quoi vas-tu prendre lebateau ?

– Avec « le viatique »,répondit le comte triomphant enfin d’un accablement indigne de sahaute personnalité et de son illustre naissance.

– Qu’est-ce que c’est que « leviatique » ?

– C’est une somme que l’administrationdes Jeux alloue aux joueurs malheureux qui tiennent à regagner leurpatrie… Et voulez-vous que je vous dise encore une idée qui mevient monseigneur ?

– Vous allez jouer le viatique ?

– Ah ! ça, non, impossible ! Dumoment que j’ai reçu le viatique, adieu le casino ! On nelaisse plus passer ! Mais voilà ce que je voulais proposer àmonseigneur. Nous prenons chacun notre viatique et monseigneur partavec moi !

– Non ! Partez tout seul !Partez, Odon !… Ceci est en dehors des instructions du princeet moi j’ai affaire ici ! Allez chercher votre viatique, OdonOdonovitch !

Quand il l’eut, le comte proposa naturellementà Titin de jouer le viatique.

– Mais je croyais, fit Titin, que vousn’aviez pas le droit de jouer le viatique ?

– Moi ! non, je n’ai pas ledroit !… Mais vous ! ze vous le donne et vous pouvez doncnous refaire !

– Donne ! fit Titin.

Il mit la somme dans sa poche et ne la luirendit que le lendemain sur le bateau. Les adieux furenttouchants ; mais Titin ne fut tranquille que lorsque le bateaune fut plus qu’une fumée à l’horizon. Bientôt il disparut tout afait. Après quoi Titin disparut, lui aussi.

Chapitre 16Où il est prouvé une fois de plus que petits malheurs annoncentsouvent grande catastrophe

Quand il fut avéré que le comte Valdar et leBastardon avaient disparu sans autrement se préoccuper de leursdettes qui n’étaient point minces, billets, traites, engagementsécrits ou sur parole, promesses d’honneur et autres qui valentsignatures de gentilshommes, ce fut un beau concert sur toute lacôte, de la pointe d’Antibes au cap Martin.

Hôteliers, restaurateurs, tailleurs,chemisiers, bottiers et autres menus fournisseurs recommencèrent àdonner de la voix, mais la grande lamentation fut entonnée par labijouterie dont les victimes jonchaient le champ de bataille oùOdon Odonovitch avait passé sans remords et sans merci.

Le peu que nous avons raconté de ses exploitsn’est qu’un mince épisode de la vaste opération stratégique qu’ilavait su mener bien pour tenir son rang avec l’aide de ses fidèlesLombards – ainsi dénomme-t-on en Transalbanie cette admirableinstitution que nous appelons vulgairement le Mont-de-Piété.

Bientôt les marchands de meublesentrèrent : dans la danse, et aussi les vendeurs et revendeursd’antiquailles, tableaux, gravures et autres faïenceries quiavaient, à l’envi, concouru à décorer les salles et les murs d’unappartement que personne n’avait jamais habité et dont leslocataires d’un jour ne semblaient s’être succédé, sur le papier,que pour permettre à Odon et au noble Bastardon, par le créditqu’ils en tiraient, d’écumer tous les palaces…

Enfin, comme le gage qu’ils laissaientderrière eux, nous voulons dire : comme l’unique souvenirpalpable de leur paysage était un mobilier dont chacun(authentiques documents en main) prétendait être le propriétaireprivilégié, il en résulta une véritable mobilisation de la gentchicanière, avocats, procureur, avoués, huissiers et tous autresgratte-papier timbré qui furent à peu près les seuls à retrouverleurs épingles dans cette botte de foin. Nous répétons : à peuprès, car M. Hyacinthe Supia, comme il sera démontré par lasuite, n’était homme à laisser sa part à personne.

Le tumulte qui s’éleva autour de cette affairen’était point à l’honneur de Titin. Beaucoup en eurent de la peinemais nulle part il n’y eut un chagrin aussi profond que dans lecœur de Mlle Agagnosc.

La pauvre Toinetta avait pleuré plus d’unefois en secret en apprenant les frasques de son chevalier.

Elle n’ignorait rien des magnifiques galasqu’il présidait entre une illustre danseuse et quelques filles demauvaise vie. Devant les autres, elle criait à la calomnie etsouvent elle fit taire Hippothadée. Mais celui-ci ne se lassaitpoint.

Après l’aventure du mariage manqué et leretour en révolte de Toinetta, le « boïa » avait dit àHippothadée :

– Soyons patients. Les noces ne sontqu’ajournées, car, si vous n’êtes pas le dernier des imbéciles,vous trouverez bien le moyen de la dégoûter de Titin !

Hippothadée n’avait plus pensé qu’à cela…D’autant que les circonstances l’avaient merveilleusementservi.

Le scandale était à son comble ; Titinn’osait plus se montrer. Au Palais, maître Chicanot criait àl’escroquerie !… Il paraissait bien que le Bastardon, déchu detoute sa gloire, n’avait plus, pour le défendre, que la malheureuseToinetta. Hardigras lui-même semblait l’avoir abandonné.

– Que voulez-vous ? expliquaitHippothadée… ce pauvre garçon est devenu fou ! Un chevalierd’industrie que je connais bien car il m’a fait beaucoup de mal, etc’est l’âme damnée de mon frère, cet Odon Odonovitch lui adit : « Tu es prince ! Tous les espoirs te sontpermis ! En attendant, tu n’as rien à te refuser ! »Titin, qui n’a point l’habitude du monde, a cru à cette fable ou afait semblant d’y croire, mais c’est Odon Odonovitch qui en aprofité pour ne rien se refuser à lui-même !

» Tout de même ils étaient faits pours’entendre, les gaillards ! continuait Hippothadée, et Titinn’a pas été à l’école, c’est une justice à lui rendre !… Dujour au lendemain, il a su tout oublier ! Après « lesdemoiselles de la Fourca » sont venues les reines dudancing ! et soyez sans crainte, il est moins à plaindre qu’onne pourrait le croire. Car, il retrouvera à la Fourca desconsolations, en attendant qu’il réapparaisse dans nospalaces !… Pour tout dire : c’est un garçon bienlancé !…

Une chose aussi qui fut bien lancée et àlaquelle Hippothadée (Vladimir) ne s’attendait guère, ce fut lagifle furieusement administrée avec laquelle Toinetta, qui avaitlaissé aller ce gentilhomme jusqu’au bout de sa phrase, en avaitponctué la terminaison.

Ceci se passait après déjeuner, dans le petitsalon de la famille Supia, à l’heure des liqueurs et du cigare,devant Mme Supia qui faisait des grâces, sa, filleCaroline qui était toute espérance depuis que sa jeune rivale luiabandonnait son prince ! enfin devant notre Toinetta quiparaissait une si petite chose au fond d’un grand fauteuil où elleavait réfugié son accablement.

C’est de ce coin d’ombre qu’avait jaillil’inattendue et foudroyante riposte. M. Supia se trouvait dansson bureau. Il accourut aussitôt, attiré par le bruit et redoutantqu’on ne lui eût endommagé un gage qui lui devenait de jour en jourplus précieux.

Le prince se tenait la joue, pendant queThélise et Caroline suffoquaient d’indignation et que Toinetta luien disait de « toutes les couleurs ». Avaï ! il eûtété difficile de l’arrêter. Contentons-nous de savoir qu’elle brodadix minutes sans reprendre haleine sur ce thème des plus simplesque Titin était le plus honnête homme de la terre et que s’il luiétait survenu quelques petits ennuis, c’était parce qu’il avait ététrop bon avec un rastaquouère venu du même pays que Vladimir etengagé par celui-ci et par toute la famille Supia pour perdred’honneur d’un garçon qui en avait à revendre !« Mais mon Titin en a vu bien d’autres ! Il saura encorese tirer de ce pas… Quant à toi, monseigneur, « vaï pinta desgabia ! » Tu es trop bête !…

Le prince en oubliait sa gifle et Supian’était pas loin de crier d’admiration !… Voilà ce qu’elleavait trouvé : c’était eux qui avaient fait venir OdonOdonovitch du fin fond de la Transalbanie pour lui déshonorer sonTitin !

Complètement ahuri par cette logique féminine,Hippothadée se retira en s’inclinant. Supia le rejoignit dansl’antichambre et lui dit :

– Elle va fort, la petite !

– Oui ! j’ai cru qu’elle m’avaitcrevé un œil !

– Ce n’est pas de cela que jeparle ! c’est de cette histoire d’Odon ! Nous n’y aurionspas pensé, nous autres !… Ah ! ces petites filles !ça nous roulera toujours dans la farine !

– Voire !

– Et vous n’avez pas trouvé un mot à luirépondre !

– C’est que ma réponse n’était pasprête ! À bientôt, monsieur Supia !…

Elle vint, quelques jours plus tard, laréponse, et elle fut terrible.

C’était par une après-midi dorée,annonciatrice d’un printemps tout proche, à l’heure tiède du retourdes courses, quand le soleil déjà bas sur l’horizon semble quitteravec regret cette baie des Anges où s’étale la gloire de Nice…

Au bord de la route où se pressaient dans undéfilé de grand luxe les autos et les équipages venus del’hippodrome, un cabaret : « le père la Bique »,bonne cuisine, bons vins, spécialités du pays et, la plus belle detoutes : la vue !

« On » avait amené là, sur laterrasse, Toinetta, pour qu’elle « vît ».

Quoi ?… le défilé, évidemment. Il fallaitbien la distraire, cette petite !… Jamais cependant« on » n’avait été aussi aimable avec elle. Hippothadéeavait trop vite pardonné la gifle, Thélise était trop souriante,Caroline était trop triste et le « boïa » se frottaittrop souvent les mains pour qu’elle ne se méfiât point.

Elle n’avait pas touché à son verre deporto.

Hippothadée parlait sans cesse. Agacée par ceverbiage, Toinetta regarda ailleurs, et voilà ce qu’elle vit :un pavillon au milieu des fleurs, maisonnette rose enveloppée decaroubiers, d’aloès, de cactus et de lentisques… séparée de laroute par une haie naturelle, épaisse et haute, de roseaux.

Il fallait franchir cette haie pour arriver àune grille, mais derrière la grille et derrière les roseaux, onétait au bout du monde… Ce pavillon pour amoureux dépend ducabaret. On peut louer le pavillon pour une heure ou pour huitjours ; cela dépend des amoureux et aussi de leur amour.

Hippothadée, qui paraissait très renseigné,donna toutes les explications utiles à M. Supia qui ne les luidemandait pas, mais de façon à être entendu deMlle Agagnosc qui haussa les épaules, trouvant leprince très inconvenant.

Elle allait détourner les yeux de cet endroitqui ne l’intéressait plus quand, soudain, apparat dans le jardinune forme féminine qui s’enveloppait d’un long châle à frangesqu’elle avait remonté sur sa tête.

Quand elle fut dans le jardin, elle laissaglisser le châle. C’était une belle fille du peuple qui avait faittoilette. Mlle Agagnosc ne la voyait encore que dedos. Elle était grande, admirablement faite, marchait hâtivementd’un pas harmonieux. Elle semblait un peu inquiète mais son troubleétait plein de grâce. Avant de disparaître dans la maison rose elleavait tourné la tête… une belle tête d’ivoire bruni qu’encadraientdeux bandeaux noirs et qu’éclairaient deux yeux sombres où luisaitune flamme un peu craintive.

– Nathalie !…

Mlle Agagnosc n’avait puretenir le cri léger qui lui était monté aux lèvres enreconnaissant dans la belle amoureuse l’une de ses compagnes de laFourca, la femme de Giaousé, Nathalie Babazouk. Et elle se mit àtrembler dans l’attente épouvantable de celui qui allait venir…

Elle comprenait pourquoi on l’avait fait venirlà.

Alors elle se raccrocha à l’espoir suprême queles misérables s’étaient trompés !… Nathalie pouvait avoir desrendez-vous, mais pas avec Titin qui l’avait toujoursrepoussée ! C’était une chose bien connue et dont on riaitdepuis longtemps à la Fourca.

Toinetta n’était pas une sotte, elle comprittout de suite qu’on l’avait conduite en cet endroit pour qu’elle yvît Titin compromis, maiselle aimait Titin et elle pria comme unepetite enfant la Vierge Marie de donner un démenti éclatant àl’infâme Hippothadée. Elle grelottait entre ses dents :« Santa Maria ! santa Maria ! » et elle luipromettait des chapelets, des cierges, des neuvaines, des ex-votodans la vieille basilique de la Fourca…

Elle leur tournait le dos à tous, leur cachaitsa pauvre petite figure ravagée du désespoir d’amour…

Titin arriva.

Il faisait presque nuit. Il se glissa entreles roseaux, poussa la grille et pénétra dans le jardin.

Il était mis comme elle l’avait toujours vu àla Fourca, c’était la même allure. Il avait ce pas tranquille etcet air décidé qu’elle lui avait toujours connus et qui faisaientl’admiration des filles.

Toinetta crut qu’elle allait mourir ; soncœur l’étouffait, elle ouvrait la bouche comme, un petit oiseau quimanque d’air ou qui va rendre le dernier soupir.

Ses doigts s’étaient accrochés à la table,instinctivement, pour ne pas tomber…

Titin avait traversé le jardin. Avant qu’ileût atteint la porte du pavillon celle-ci s’ouvrit et Nathalie,debout sur le seuil, très pâle et souriante, l’accueillit. Il sepencha sur elle pour l’embrasser… La porte fut refermée.

Sur la terrasse, il y eut un tout petitgémissement. Et puis Toinetta bascula. Elle était évanouie.

Hippothadée la souleva dans sesbras :

– Vite, dit-il, à la maison !

Ils l’emportèrent. Maintenant elle était àeux.

Chapitre 17Rendez-vous d’amour

Pendant que ces scènes se passaient chez lepère la Bique, certains événements se déroulaient non loin de là,dans un cabanon ; sa pergola rustique se dressait au-dessusd’un sentier qui, longeant le jardin de la « maisonrose », coupait à angle droit la route du champ de courses etallait rejoindre plus haut la grande voie de la Californie.

De ce cabanon, on ne voyait que les alentoursde la maison rose ; cependant, d’un coin de la pergola assezsurélevé, le regard pénétrait dans la partie du jardin précédant lepavillon et que l’on découvrait tout entier du haut des terrassesdu père la Bique.

Dans ce coin de la pergola, à une table où ilss’étaient fait servir du vin blanc, se trouvaient Giaousé et deuxde ses amis, Nord, le forgeron de la Fourche, et « laTulipe » (de son vrai nom Félix Boniface) premier clerc chezMe Prosper Clappa, notaire à la Fourche… Ce « laTulipe » était grand ami de Giaousé pour lequel il semblaitavoir autant d’admiration que celui-ci en avait pour Titin.

C’était un être singulier qui ne manquait pasune occasion de s’échapper de ses paperasses. Il aimait le« cabanon », mais il était maladroit à tous les exercicesdu corps et tout chétif, haut sur pattes. Son cou maigre balançaitune tête énorme et violacée qui lui avait valu son surnom de« la Tulipe ».

En dépit de ses escapades, MeClappa ne pouvait se résoudre à se défaire de lui car il étaithabile aux écritures et avait le secret de bien des gens, de plusil était discret. Il avait commencé comme saute-ruisseau chez unhuissier de Torre-les-Tourettes, le bourg qui dresse sipittoresquement ses vieilles murailles au sommet des rochers quicommandent les gorges du Loup.

Il fut un temps où il y avait grande amitiéentre ceux de Torre-les-Tourettes et ceux de la Fourca, mais ças’était gâté depuis, et comme ceci est non seulement de l’histoiremais encore de « notre » histoire il n’est assurémentpoint inutile que l’on sache à quelle occasion.

Ainsi jugerons-nous mieux des mœurs.

Après une partie de « boccia » quis’était terminée en querelle, les jeunes gens deTorre-les-Tourettes s’étaient vantés qu’ils enlèveraient« l’arbre de mai » que ceux de la Fourca avaient coutumede planter chaque année sur, la place de Sainte-Hélène, leurbasilique. Prévenus, ceux de la Fourca se postèrent sur les cyprèset les oliviers qui entouraient l’église et lorsque les agresseursse présentèrent de nuit, ils firent tomber sur eux une grêle depierres. Ceux qui s’obstinaient à vouloir arracher l’arbre reçurentmême quelques coups de couteaux. Un nommé Toton Robin resta sur leterrain et l’on put craindre, pendant huit jours, qu’il netrépassât.

Mécontents de leur défaite, les gars deTorre-les-Tourettes revinrent l’année suivante et réussirent àenlever le « mai » qu’ils plantèrent devant leur église.Voyant ce coup hardi, les plus courageux de la Fourca, Toton Robin,déjà nommé, Jérôme Brocard, Pierre Antoine dit « Cauva »,son frère Barthélemy, les deux Raybaut et notre Titin qui étaitalors un bambin, suivis de quasi toute la population valide de laFourca, hommes, femmes, enfants, et la mère Bibi en queue avec sesdeux chèvres, s’en furent à Torre-les-Tourettes, dès le dimanchesuivant, après vêpres, avec leurs fifres et tambours en tête et là,à la vue de ceux de Torre qui n’osèrent aucune résistance,enlevèrent l’arbre du Mai et le rapportèrent en triomphe à leurSainte-Hélène où ils « virèrent le brandi », c’est-à-direchantèrent et dansèrent autour de leur trophée.

L’affaire ne faisait que commencer, il y avaitalors à la Fourca trois jeunes filles appelées béates qui n’avaientpas d’amants, savoir : Thérésia, Félicita et Madalon.

L’année qui suivit le scandale que nous avonsdit, elles s’en laissèrent conter, par on ne sait quel sortilège dudiable, par les gars de Torre-les-Tourettes, où elles émigrèrentbientôt, pour le déshonneur de la Fourca.

L’enlèvement des Sabines ne fit pas plus debruit au temps jadis.

Ceux de la Fourca jurèrent qu’ils vengeraientcomme il convenait un tel affront. Le serment en fut prêté engrande pompe devant Sainte Hélène. Cinq ans passèrent pendantlesquels il n’y eut point de méchants tours que les garçons de l’unet de l’autre pays ne se jouassent au grand dam ou pour le plaisirdes filles.

Pendant ce temps le Bastardon grandissait enforce et courage, ce fut lui qui mit fin à cette guerre par unexploit mémorable, à la façon dite d’Horatius Coclès.

Au jour du festin de la Fourca, vingt-cinqjeunes gens de Torre-les-Tourettes étaient venus à la porte del’église pendant vêpres et avaient proféré des paroles injurieusespour Sainte-Hélène. Poursuivis par le peuple de la Fourca enfureur, ils avaient, tôt décampé, mais pour rentrer chez eux, illeur fallait traverser un petit pont : quelques planchesjetées sur le torrent.

Ils y arrivèrent les uns après les autres ettrouvèrent là, sur l’autre rive, le Bastardon qui avait fait undétour et les attendait, tapi derrière un olivier.

Notre Titin avait alors quatorze ans. Au furet à mesure qu’ils armaient et qu’ils s’engageaient sur la planche,Titin les renversait dans le bouillon.

Cependant un nommé Cauvin, le plus fort detous, réussit à l’empoigner, et, se tenant tous les deux serrés,ils finirent par tomber l’un et l’autre dans le torrent.

Là ils eurent autre chose à faire que de sebattre, le torrent, grossi par la fonte des neiges, étaitdangereux. Il leur fallut sauver ceux qui étaient en train de senoyer.

Dans cette affaire, le Bastardon montra autantde courage à sauver ses victimes qu’il avait mis d’entrain à lesprécipiter. Cauvin et lui firent merveille, aidés du reste par ceuxde la Fourca qui les avaient suivis, si bien que, de part etd’autre, on n’avait qu’à se féliciter et le soir même, Arthur,maire de Torre-les-Tourettes, qui était un homme juste et plein debon sens, proclama une paix solennelle entre les deux pays. Cettepaix fut ratifiée pendant huit jours par des banquets.

Mais le cœur des hommes est ainsi fait qu’ilsse souviennent plus longtemps des mauvais coups reçus pour leurhumiliation que de la générosité du vainqueur, laquelle, souvent,les humilie autant que leur défaite et beaucoup de ceux à qui Titinavait fait « sauter le saut » lui en gardèrent soliderancune, d’autant que les filles n’arrêtaient de les raillerd’avoir été ainsi mis à mal par un méchant gamin de quatorze ans,ce qui était vraiment trop de « pénibilité ».

Tout ce que nous venons de dire là, qui n’estpoint hors-d’œuvre, comme nous l’avons fait pressentir, feracomprendre, bien des choses qui vont suivre et, particulièrement,la joie mauvaise de quelques-uns de Torre-les-Tourettes à lanouvelle de la grande déconfiture du Bastardon.

Ils ne manquèrent point de faire visite à laFourca, pour se gausser, dans les cabanons, du prince Titin. Iln’en était encore résulté que des coups de poing, parce que lesmœurs, depuis l’enlèvement des Sabines, s’étaient radoucies, maisceux de la Fourca en étaient malades, d’autant que Titin ne semontrait point, ce qui les mettait pour le défendre en fâcheuseposture.

Ceux de la Fourca et de la Torre ne serencontraient point seulement dans la plaine de Grasse ou du Loupmais dans la ville même et il y avait eu de la vaisselle brisée etde la tripe perdue chez Caramagna.

Or donc, avons-nous dit, se trouvaient sous lapergola, au cabanon de la Californie, à cent pas du père la Bique,notre Giaousé Babazouk, la Tulipe et Toton Robin, tous grands amisdu Bastardon, quand, à une table, dans la cour qui était encontrebas, vinrent s’asseoir quatre de Torre-les-Tourettes quiétaient les deux Barraja (François et Basile), Sixte Pastorelli etun vilain gars que l’on ne connaissait que sous le nom de« Bolacion ». Il était mal vu pour ses mauvaises raisonset son humeur de fiel. Aussitôt qu’il eut aperçu Giaousé et lesautres, il ne manqua point de demander des nouvelles de Titin enfeignant de s’intéresser à ses malheurs.

– Laisse donc le Bastardon tranquille,lui jeta Toton Robin, le forgeron. Il ne s’inquiète point de tasanté. Occupe-toi de ton poulailler, « Pépidon » !(pou de poule !)

Le Bolacion ricana en mâchonnant quelquesinjures.

– « Troun de pas dieu ! »gronda Robin, ils se moquent de moi.

Il se leva, mais Giaousé et la Tulipe leretinrent.

– Bouge pas !… Ne leur répondspas !… commanda la Tulipe.

– Et surtout ne les chasse pas ! fitGiaousé d’une voix sourde.

– « Ava ! » je ne vouscomprends pas ! protesta Toton Robin en se débarrassant deleur étreinte… Vous ne comprenez donc pas qu’ils se f… de nous, les« estassi ! »

– Oui ! de vous et de votreTitin ! Et de toute la Fourca par-dessus le marché, leur lançaBasile Barraja en se levant à son tour…

Aux deux tables, tout le monde était levé… Onput croire que les deux petites troupes allaient en venir auxmains.

La Tulipe, affolé, s’était jeté entre elles,les écartait bravement de toute la longueur de ses bras démesurés.En même temps il essayait de leur faire entendre raison.

– Tais-toi, Féli (Félix), lui fit leBabazouk d’une voix sèche. Laisse venir ces messieurs ! Ilsdésirent voir Titin, je vais le leur montrer !

– Bah ! dit la Tulipe, c’est uneidée ! Messieurs, nous vous invitons ! C’est Giaousé quipaie !

– Christo ! s’écria Toton Robin,tout fumant encore, m’expliquerez-vous, à la fin, ce, que je suisvenu faire ici ! Je ne suis pas encore bavecca (gâteux), jen’y comprends rien !

– Tu vas comprendre tout à l’heure, fitla Tulipe.

– Et même tout de suite, annonça Giaouséd’une voix sourde. Regardez un peu dans le jardin du père laBique.

Ils se haussèrent tous sur la pointe des piedset Toton Robin fut bien étonné ainsi que tous ceux deTorre-les-Tourettes.

Le Bolacion dit :

– Ah bien, je ne me trompe pas, c’estNathalie !

– Oui ! fit Giaousé que la Tulipesurveillait pour qu’il gardât tout son calme, c’est Nathalie, mafemme, la femme du Babazouk.

Elle arrivait en effet, et pénétrait à cemoment-là, comme nous avons dit, dans la maison rose.

– Bon Dieu ! Je n’y comprends riennon plus ! exprima Toton Robin.

– Patience, souffla la Tulipe.

Les autres s’assirent autour d’eux, ensilence. Chacun se regardait et regardait le Babazouk qui seversait à boire. Sa main tremblait.

– Je me suis fait l’honneur de vous direque je vous montrerais « notre » Titin. Je n’ai qu’uneparole, comme il est de coutume à la Fourca. De plus, je vous aimontré ma femme, j’espère que vous ne l’oublierez pas !

– Giaousé, on n’avait pas besoin de ceuxde la Torre pour voir cela, fit Robin en fronçant ses grossourcils, car il commençait à comprendre.

– Plus on est de fous, plus on rit,ricana le Babazouk. À votre santé, vous tous, et s’il vous arrived’avoir des cornes, je vous souhaite d’être aussi tranquille quemoi !

– Pauvre de lui, fit SixtePastorelli ; les autres fois il n’était pas commecela !

– Le calme précède quelquefois latempête, émit le Bolacion.

Là-dessus ils restèrent dix bonnes minutesfort gênés les uns et les autres à attendre les événements.

La Tulipe qui n’avait cessé de surveiller lejardin en face, dit à voix basse :

– Silence, le voilà !

Et tous deux aperçurent Titin qui traversaitle jardin et pénétrait dans la maison rose comme s’il était chezlui.

Personne ne disait plus un mot. Giaousén’était pas beau à voir. Il dit à la Tulipe d’une voixrauque :

– Dis-moi donc, Féli, maintenant il fautaller le chercher, le commissaire.

– J’y vais, fit la Tulipe en se levant.Je ne serai pas longtemps, il est prévenu. Vous autres, ne quittezpas Giaousé pour qu’il ne fasse pas de bêtises !

– Compte sur nous ! exprima leBolacion, il vaut mieux que tout se passe convenablement. LeBastardon ne s’en tirera pas, cette fois le voilà pris, le goupil(le renard).

– Tout cela me dégoûte, fit Toton Robin.« Ciaô » (adieu). Et il se leva en crachant parterre.

– Retenez-le, jeta la Tulipe qui avaitdéjà gagné la porte ; il est capable d’aller prévenir leBastardon !

– « Pan d’aquella ! »gronda l’autre en lui montrant le poing, f… le camp chez toncommissaire, puisqu’il t’attend ! Tu ne connais pas TotonRobin. Il ne s’est jamais mêlé de ce qui ne le regarde pas !Mais tu n’es pas un homme Giaousé !

– Non ! fit Giaousé, je n’ai plus lecourage de rien !

– À cause d’une femme, ricana leforgeron. Et il haussa ses puissantes épaules… Si j’étais à taplace, il y a longtemps qu’avec ces battoirs-là (et il montrait sespoings énormes) je lui aurais enlevé la peau des fesses !

– Non, dit Giaousé. Nathalie, je m’enfous, mais à cause de Titin !…

– Il a raison, s’écria le Bolacion, c’estlui, la vermine !…

– T’as pas la parole, fit Giaousé.

Et il but.

La Tulipe avait sauté dans une voiture. Robinpartit de son côté sans tourner la tête. Il avait allumé sa pipe etse surprenait à penser tout haut :

– Je comprends qu’il va être cocu, ça,oui !… Mais je ne comprends pas Titin ! Personne necomprend plus Titin ! Il n’y a pas quoi s’en f… à l’eau etpuis, l’humide me donne des douleurs… Mais, c’t’égal ! c’estun fameux « charpin » (chagrin mêlé d’impatience) pour laFourca de le voir gâter un si bel ouvrage !

Pendant ce temps, voici ce qui se passait dansla maison rose.

Nathalie, arrivée la première, avait pénétréun peu craintivement dans ce pavillon où elle venait pour lapremière fois. Son cœur battait sous sa chemisette toute neuve.

Elle poussa une porte et elle rougit enapercevant un lit, un grand lit de milieu, entre deux carpettes,sur un parquet luisant comme une glace. Des glaces, ce n’était pasce qui manquait. Il y en avait partout. Sur un guéridon, il yavait, dans un pot de faïence peinte, une grosse botte deroses.

Nathalie eut la vision du grand luxe, elleregretta seulement que, dans un appartement aussi bien soigné, onn’eût point remplacé sur la cheminée la statue cassée qui l’ornaitentre deux grosses lampes à globe dépoli. Cette statue représentaitune femme bien en chair, à peu près nue, mais à laquelle ilmanquait les deux bras pour être complète…

Continuant son inspection, elle poussa uneporte. C’était le cabinet de toilette qui communiquait avec lachambre. Elle constata que les riches ne se refusaient rien devantla baignoire qui, du reste, ne servait jamais parce qu’on ne venaitpas à la maison rose pour prendre un bain et aussi parce que l’eaun’était jamais chaude.

Elle revint dans le corridor, poussa encoreune porte. Elle était dans un salon-salle à manger. Sur la tablerecouverte d’une nappe toute neuve et « damassée » oùl’on avait déposé avec un art d’une simplicité géométriquetouchante des violettes et des roses, deux mignons couvertsattendaient, encadrés de fourchettes d’argent et de couteaux envermeil. On eût dit un goûter de poupées si l’importance desfiasques, l’énorme seau où, dans la glace, refroidissait lechampagne et la magnifique corbeille de fruits, n’avaient annoncépar leur présence que l’on attendait là des amoureux qui n’avaientpoint accoutumé de se nourrir, avant et après le déduit, de vainelittérature ! Tout cela était si beau et attestait une telledélicatesse de sentiments dans la manière obligeante d’allerau-devant de ce qui peut plaire, que Nathalie en eut les larmes auxyeux et joignit les mains comme en prière. Mais il n’y avait pas deglace où se mirer dans cette salle et elle retourna dans la chambreoù elle put se voir de haut en bas. Elle avait défait son châle. Sapetite robe de jersey la moulait joliment, mais ce qu’elle admiraitle plus, c’étaient ses jambes gantées de soie transparente, tête denègre, et ses escarpins vernis. Pour les bas de soie, dont elleétait folle et pour ses petits souliers découverts à hauts talonsLouis XV, elle avait dépensé toutes les économies du ménage, centcinquante francs, mais elle ne regrettait rien.

Elle vivait une heure inoubliable.

Elle se mit du rouge aux lèvres et de lapoudre sur les joues et sur le nez qu’elle avait droit et un peutort du bout ; aussi redoutait-elle qu’il ne fût luisant.

Ainsi parée, elle retourna dans le salon aprèsavoir soigneusement refermé la porte de la chambre.

Elle n’était pas là depuis vingt minutes et illui semblait qu’elle avait franchi ce seuil depuis plus d’uneheure.

Elle avait la fièvre, elle s’asseyait, selevait, venait se rasseoir. Elle essaya de se dominer, de seraisonner : elle se prit la tête dans les mains. Elle sut ques’il ne venait pas, elle n’aurait plus que le goût de mourir et cene serait pas long.

Elle avait tant attendu ce moment, et il lelui avait fait tant attendre qu’elle n’avait plus depatience !

Elle avait une soif ardente et elle ne buvaitpas. Elle étouffait de langueur et elle ne pensait pas à ouvrir unefenêtre. Elle attendrait tant qu’elle pourrait.

Elle tira en tremblant une lettre de sapoitrine et elle lut, pour la centième fois :

« Si tu veux toujours connaîtreHardigras, trouve-toi demain soir un peu avant cinq heures chez lepère la Bique. Tu n’auras qu’à pousser la porte de la maisonrose. »

Et c’était signé Hardigras. Et c’était écritavec des majuscules. Hardigras ne paraissait point connaîtred’autre écriture que celle-là.

Elle referma le papier et le replaça sur soncœur, qu’elle sentait battre à gros coups sourds et qui n’en futpoint calmé.

Soudain elle poussa un cri étouffé :c’était lui !

Il traversait le jardin.

Elle courut à la porte comme une folle et puisavant d’ouvrir, prit sa respiration. Quand il fut devant elle, ellene put prononcer un mot. Simplement elle lui tendit son visage. Ill’embrassa. Il l’embrassa sur la joue, tranquillement, et refermala porte. Puis il dit :

– Giaousé est là ?

– Non, il n’est pas là, balbutia-t-elle.Elle ne savait plus ce qu’elle disait, mais lui non plus,assurément, pour lui demander une chose pareille. Il pénétra dansle salon.

– Il fait sombre ici, pourquoin’allumes-tu pas ?

En même temps il se dirigea vers un meuble Surlequel étaient deux flambeaux. Il en alluma un.

Puis, se retournant vers elle :

– Il va venir ?

– Oh ! mon Titin !…

Et elle lui roula dans les bras. Stupéfait, illa rejeta brutalement :

– Ah ! pas de ça, hein ?

Elle avait été assise du coup sur un canapé,sa, tête heurta le mur. Elle ne poussa pas un cri. Elle resta là,sans un mouvement, le regardant avec des yeux énorme, la boucheouverte, comme une idiote…

Au fait, elle était peut-être en train dedevenir folle.

Lui, ne la regardait même pas. Il venait dedécouvrir tous les préparatifs de la petite fête… les fleurs !les fruits, le champagne.

– Ah ! bien, fit-il, il y a tout cequ’il faut pour écrire !

Et brusquement il se retourna verselle :

– Me diras-tu, à la fin, tout ce que celaveut dire ?

Elle fit un effort et lui tendit le papierqu’elle avait caché dans sa poitrine.

Il le lui arracha et lut.

Il y eut d’abord de l’étonnement dans sesyeux, puis de la colère :

– Qui est-ce qui t’a donné ça ?…

Elle était toujours contre le mur, les membresraidis ; la tête n’avait pas bougé.

– J’ai trouvé le mot hier matin, glissésous ma porte, à la Fourca !

Il ne reconnaissait plus sa voix, c’étaitquelque chose de lointain et d’impersonnel qui n’arrêta, du reste,aucunement son attention laquelle allait tout entière au billetqu’il tenait toujours dans la main, sons la clarté de labougie.

– Giaousé n’était pas à la Fourca ?lui demanda-t-il, la voix de plus en plus rude.

– Non ! Giaousé n’a pas mis lespieds à la Fourca depuis huit jours.

– Où était-il ?

– Tu le sais bien ! Il m’a dit quec’était pour toi qu’il allait à Nice avec la Tulipe.

– Et tu as cru que c’était moi qui tedonnais rendez-vous ici ?

– Oui !

– « Assident ti venghe ! »(Puisses-tu avoir un accident ! Malheur sur toi !)

Elle ne bougea pas.

Maintenant, il froissait la lettre avec rage,tout en riant d’une façon sinistre.

– Et c’est toi qui a commandé toutcela ? Son geste, de loin, balayait la table.

– Non !

– Qui alors ? Qui ?Qui ?

Elle ne répondit pas. Et il s’acharnait à luidemander : Qui ? Qui ? Comme si elle savait quelquechose.

Finalement il fouilla dans son portefeuille eten sortit un papier qu’il lut tout haut :

« Mon cher Titin, tes affaires vontmieux. J’ai vu beaucoup de ces messieurs. Le consul leur a faitparler. Ils veulent bien avoir encore patience d’attendre quelquesmois s’il y a quelqu’un qui répond pour toi… et je crois bienl’avoir trouvé, mais il veut le secret pour des raisons qu’ilt’expliquera. Sois demain à cinq heures chez le père la Bique,entre directement dans la maison rose. J’y serai avec lepersonnage. Pourvu que tout cela s’arrange, mon Dieu !… Jesuis las comme un chien d’avoir couru ! Je t’embrasse. Ton Gé.(Diminutif de Giaousé.) »

Titin remit le papier dans son portefeuille, yjoignit celui de Hardigras et dit à Nathalie :

– Comprends-tu pourquoi je suis ici,maintenant ?… F… le camp !… Giaousé va venir !Vas-tu f… le camp maintenant ! N. de D… !

Elle chavira comme Toinetta quelques instantsauparavant.

Titin se précipita sur elle. Il l’aurait jetéepar la fenêtre, mais il avait une morte entre les mains.

Sa tête glacée avait roulé contre sa joue… etvoilà qu’il eut pitié. Cette femme n’était pour rien dans cetabominable traquenard, et la plus à plaindre, c’était elle,puisqu’elle l’aimait !

Et puis cette belle tête froide lui faisaitpeur. Il la réchauffa de son haleine, sur ses yeux presque sur seslèvres, il lui dit.

– Nathalie, ma petite Nathalie !Pardonne-moi ! Si tu ne reviens pas à toi, nous sommes perdustous les deux !…

Maintenant il la pressait contre sa poitrine,il lui murmurait des choses douces et sincères comme un frèretendre.

Et tout à coup, il ne pensa plus à rien – pasmême à l’affreuse chose qui était suspendue sur sa tête – à rienqu’à ce corps inerte ! À cette femme qui ne revenait pas à lavie, à cette malheureuse qui l’avait toujours tant aimé et pourlaquelle il n’avait jamais eu un mot d’amour… et il se mit àl’embrasser en pleurant.

– Nathalie ! ma petiteNathalie !… Tu sais pourtant que je t’aime bien !

Alors, elle rouvrit ses yeux, des yeuxqu’habitait la folie.

Et puis elle vit qu’il pleurait… qu’ilpleurait de vraies larmes sur elle… Elle eut un rauque sanglot, unlong cri sourd où pouvait enfin se soulager sa douleur, et seslarmes éclatèrent. Elle était sauvée.

Elle respirait en pleurant et en se plaignantcomme une enfant.

Il la porta sur le canapé, lui posa doucementla tête sur un coussin, trempa une serviette dans l’eau d’unecarafe, lui rafraîchit les tempes…

Elle disait :

– Merci, merci, mon Titin !… Je vaism’en aller ! Je te demande pardon !

– Non ! dit Titin ! Tu t’eniras quand tu seras tout à fait remise…

– Mais il va venir ! on va venir,Titin !

– Eh bien ! on viendra ! Etl’on s’expliquera ! Il faut bien que l’on sache ce que toutcela veut dire !

– Tu ne connais pas Giaousé ! Ilfile toujours doux devant toi mais il y a des moments où il estterrible !

– Ne crains rien pour toi, c’est tout ceque je puis te dire !…

– Mais pour toi ! Pour toi, monTitin ! Il faut tout craindre pour toi !…

– Penses-tu ! dit Titin en haussantles épaules.

– Ah ! pauvre de toi ! Tu ne leconnais pas ! Et dire que c’est moi qui te préviens, monGésu ! Le scandale sera pour toi, oublies-tu que tu veux temarier avec Toinetta, ajouta tristement mais courageusement labrave Nathalie ?

Le Bastardon se dressa, très pâle. Ilapercevait tout à coup le gouffre.

– Tu vois bien qu’il faut t’enaller ! continua-t-elle. Fuis !… Tu vas passer parderrière, et je sortirai par la route ! S’ils me voient, tantpis ! Ne t’occupe pas de la pauvre Nathalie !

– Trop tard !

On entendait en effet des pas dans lejardin.

– Mais par la porte de derrière !…par la porte de derrière !…

Et elle voulait l’entraîner.

– Non ! un traquenard pareil !Leurs précautions sont bien prises. Et je ne veux pas que l’on mevoie fuir ! Nathalie, quoi qu’il arrive, je n’oublierai jamaisce que tu viens de me dire ! Si je n’aimais pas Toinetta, jet’aimerais, Nathalie !…

– Hélas ! fit-elle. Je ne vauxguère, mais merci tout de même, Titin !

On ouvrait la porte du corridor.

– Ne bouge pas ! fit Titin qui avaitrecouvré son sang-froid. Reste assise comme tu es là. !Pourquoi essuies-tu tes yeux ? Tu as bien le droit depleurer !

Des coups furent frappés à la porte de lachambre, en face : « Ouvrez au nom de laloi ! »

Une porte fut ouverte, refermée. Titin allailui-même ouvrir la porte du salon où Nathalie et lui-même setrouvaient. Le commissaire du quartier, M. Galavard, salua etmontra son écharpe. Derrière lui on apercevait le Babazouk, laTulipe, Sixte Pastorelli et le Bolacion. Titin considérait tout cemonde sans émoi.

– Messieurs, leur dit-il, avancezdonc ! Vous allez peut-être nous faire l’honneur de nousexpliquer ce que nous sommes venus faire ici !…

Le commissaire examinait toutes choses autourde lui, constatait l’ordre qui régnait dans la salle, la tenuedécente de ceux qui l’occupaient, et, se tournant vers Giaousé quise dissimulait assez sournoisement derrière lui, lui soufflait àmi-voix :

– M’est avis que vous vous êtes troppressé ! Puis s’adressant à Nathalie :

– Madame, j’ai été requis par votre mariici présent, le nommé Giaousé dit le Babazouk, pour constater ledélit d’adultère.

– Eh bien ! fit Titin d’une voixrude, le constatez-vous ?

– En vérité, monsieur, monsieur Titin,n’est-ce pas ?

– Dit « le Bastardon »…compléta Titin.

– Dit « Hardigras », ricanaméchamment le Bolacion.

Titin se retourna vers celui-ci,terrible :

– Qui t’a permis d’ouvrir la boucheici ? Monsieur le commissaire, pourquoi cet homme est-ilici ?

– C’est le mari qui l’a amené ainsi queces messieurs !

– Avaï ! éclata Titin. Avance ici,Giaousé !… Tu tenais donc bien à ce que tout le monde sacheque tu pouvais faire un cocu ? Eh bien ! ce sera pour uneautre fois, vieux camarade, car tu l’as f… bien mérité !… Iln’y a jamais eu de femme entre nous deux, grand fada ! Pasmême la tienne ! Allons, Giaousé ! Regarde-moi enface ! Je suis venu ici croyant t’y trouver, je te lejure !…

– Qu’est-ce qu’elle faisait ici ?mâchonnai Giaousé en jetant un regard sournois à Nathalie.

– Elle pleurait !… Elle pleuraitparce qu’elle craignait tout de ta méchanceté et qu’elle prévoyaitque c’était toi qui lui avais préparé un coup de ta façon !…Mais on va s’expliquer, ne crains rien, et tout de suite, devantces messieurs !…

– Moi, je n’ai plus rien à faire ici, ditGalavard.

– Une seconde, monsieur le commissaire,nous allons nous expliquer devant vous et devant cesmessieurs !… J’y tiens ! Ah ! Gé ! Il y aquelque chose de cassé entre nous puisque tu as cru que je t’avaismanqué avec Nathalie et que tu as pu arranger un pareilguet-apens.

– Pourquoi est-elle ici ? répliquala voix rude du Babazouk, toujours sans oser regarder Titin.

– Et moi, tu sais pourtant bien pourquoij’y suis venu, « Troun de pas diou ! » Lisez doncceci, monsieur Galavard !

Le collègue de M. Bezaudin lut la lettreque lui tendait Titin et qui était signée, comme nous l’avons vu,de Giaousé.

– C’est vous qui avez écrit cela ?demanda-t-il au Babazouk.

Celui-ci ouvrit des yeux énormes.

– « Avaï ! » Jamais,monsieur le commissaire !… on a imité mon écriture. Ça n’estpas moi qui ai écrit cela !

Le commissaire rendit le papier à Titin qui lefourra dans sa poche en haussant les épaules.

– On verra, fit-il.

– Et vous, madame, demanda Galavard àNathalie, pourriez-vous nous dire comment vous êtes ici ?Pardonnez-moi si je vous interroge, car mon rôle est terminé, maispuisque M. Titin m’y convie, je pourrais peut-être vous êtreutile à tous en vous aidant à démêler ce curieux imbroglio.

– Madame est venue, dit Titin, pousséepar la curiosité. Madame désirait connaître depuis longtemps quiétait Hardigras ! Hardigras le savait sans doute, car il aenvoyé à madame le mot suivant.

Et il fit passer sous les yeux de Galavard lebillet qui avait été adressé si singulièrement à Nathalie.

– Jugez de l’étonnement de madame !continua Titin quand, au lieu de trouver Hardigras, elle vitarriver Titin-le-Bastardon !…

M. Galavard, cette fois, interrompitTitin :

– Écoutez, Titin… Le Babazouk araison !… Tout autre à sa place voudrait savoir de qui l’on semoque ici… Ce n’est pas vous qui avez écrit ce mot signéHardigras ?

– Mais je ne suis pas Hardigras,moi !

– Je me permets encore d’insister, Titin,puisque vous m’en avez donné le droit : vous m’affirmez que cen’est pas vous qui avez écrit ce mot ?

– Mais je le jure, monsieur lecommissaire ! Vous oubliez donc que j’ai reçu un mot signé duBabazouk me donnant rendez-vous ici et j’enverrais, moi, un motsigné Hardigras pour y faire venir sa femme !

– En effet ! dit Galavard, cecin’est pas vraisemblable.

Et il rendit le billet a, Titin.

– Tu entends ce que dit le commissaire,Giaousé !… Allons, parle, dis quelque chose !… Au besoin,je veux bien te croire quand tu me dis que ce n’est pas toi qui aécrit la lettre me donnant rendez-vous ici… mais il faut savoir,qui l’a écrite !… Comment étais-tu là, toi ?… Qui t’avaitprévenu ?…

– Moi aussi ! fit le Babazouk, j’aireçu un mot.

Et il sortit un chiffon de papier tout froisséet tout sale, dans lequel on l’avertissait du rendez-vous queNathalie et Titin s’étaient donné chez le père la Bique. Tous troisexaminèrent le papier. La lettre était anonyme naturellement.

– Eh ! fit Titin, voilà une écriturequi, si elle ne ressemble pas tout à fait à celle de Giaousé… Netrouvez-vous pas, monsieur le commissaire, que le mot qui a étéremis à Giaousé et le mot que j’ai reçu pourraient bien être de laseule et même personne ?

– Cela expliquerait tout ! répliquale commissaire qui ne demandait qu’à arranger les choses… Vousauriez été victimes tous deux de quelque mauvaisplaisant !

Titin se tourna vers Giaousé qui ne disaittoujours rien, le front penché comme une brute.

– Allons, voyons, remue ! Tu ne vaspas rester là comme un banc !

Alors l’autre grogna :

– Je dis que ce qui ne peut pas me passerde tête c’est qu’elle est venue pour quelque chose que je saisbien ! Possible que quelqu’un se soit f… de nous, mais elle amarché comme pour de vrai ! Elle s’est changée de robe !Et il y a du champagne sur la table ! Tout ça, si ça n’est paspour se faire des chatouilles, je ne m’appelle plus Giaousé !…Non ! je vous le dis !… je ne peux plus rester avec cettefemme-là !

– Tu as raison, dit Nathalie ! Jem’en vais ! Vous constaterez, monsieur le commissaire !Ça peut me servir pour le divorce !…

Titin avait déjà arrêté Nathalie d’ungeste :

– Giaousé ! tu ne feras pasça ! Tu vas rentrer avec Nathalie chez toi ! ou c’estpour toujours fini entre nous ! Je t’ai toujours aimé comme unfrère, et ni Nathalie ni moi ne t’avons manqué.

Il y eut un gros silence. Titin fitencore :

– Donnant, donnant, veux-tu rester l’amidu Bastardon, Giaousé ?

Et il lui releva la tête de ses deux mains etl’autre sentit son regard qui le brûlait. Alors il fit entendre ungémissement :

– Tu sais bien que j’ai toujours fait ceque t’as voulu, Titin ! Aujourd’hui ce sera de même, puisquej’ai accoutumé !

– Embrasse-moi, Gé !…

Et Titin lui ouvrit les bras. Mais le Babazoukl’embrassa mal.

– N. de D… La garce ! fit-il, c’estbien pour toi !… Allons, viens, Nathalie.

– Que Dieu vous bénisse ! Tout estarrangé, fit le commissaire en prenant congé.

Avant de partir avec le Babazouk qui luitenait rudement le poignet, Nathalie, qui s’était reprise àpleurer, fit entendre :

– Ah ! Titin ! Tu aurais dû melaisser partir toute seule !… Tu verras ! Tuverras !…

– Je serai à la Fourca demain !Espère, Nathalie. Entre nous, pour l’amitié, c’est à la vie, à lamort !

Titin se tourna vers les autres :

– Rentrez à la Fourca avec eux !Giaousé est encore à la rancune ! Mais je le connais, ça luipassera ! Faites-lui de bonnes figures et dites-lui que jel’aime, et persuadez Nathalie d’être gentille avec lui.

– Il est bien misérable ! Tu, feraisbien de venir avec nous, émit Sixte.

– Je ne crois pas, fit la Tulipe. Titin araison. Faut attendre.

– Quant à toi, je t’ai assez vu, déclaraTitin ! au Bolacion. Une fois pour toutes, tiens le toi pourdit : j’aime pas les yeux bordés d’anchois !

– Titin, fit le Bolacion sans releverl’injure, tu m’as toujours mésestimé et sans raison. Je l’aisouvent dit à Giaousé : Si Titin me détestait moins, onpourrait s’entendre. Il n’aurait pas de meilleur ami que moi àTerre-les-Tourettes et dans toute la vallée du Loup !…

– Je ne te déteste pas, riposta Titin…Pour moi t’es moins que la limace ! Lève-toi de devant mespas, c’est un bon conseil que je te donne !

– Christou ! gronda le Bolacion enfermant les poings, je ne sais pas qui t’a joué le sale tourd’aujourd’hui, mais il est l’ami du Bolacion, celui-là !… Enattendant, tout ne sera pas perdu, ici !…

Et sans plus de vergogne, ils’« entabla ». Ceux de Torre et aussi ceux de la Fourcaqui avaient abandonné peu à peu la pergola, suivirent ce belexemple et vidèrent les bouteilles en trinquant à la réconciliationde Titin et de Giaousé.

Titin, lui, était déjà parti. Il était passéchez le père La Bique :

– On boit à ma santé, là-bas ! Jepaierai. Tu as confiance ?

– Oui, j’ai confiance… avec une signaturepareille !…

Et lui aussi sortit un papier, et Titin sutqui avait commandé ce singulier festin d’amour… Seulement il pâliten retrouvant encore la signature de Hardigras.

Chapitre 18Dans lequel Hardigras est mort, – dit-il.

Quand Toinetta rouvrit les yeux en sortant deson évanouissement, elle était chez elle, dans sa chambre, M. etMme Supia lui prodiguaient leurs soins. Sitôtqu’elle put parler, ce fut pour demander des nouvelles du princeHippothadée. Thélise lui répondit affectueusement qu’il était dansla chambre à côté et dans la plus grande douleur, à cause de ce quiétait arrivé…

– Une si jolie promenade qui avait siheureusement commencé ! Si le prince avait pu sedouter !…

– Tout est pour le mieux, interrompît le« boïa ». Le hasard a voulu qu’Antoinette fûtdéfinitivement instruite des mœurs et de l’infamie de cegarçon ! L’en voilà guérie pour toujours, espéronsle !…

– Je désirerais parler au princeHippothadée ! fit Toinetta.

– Mais, ma chérie ! expliquaThélise, tu le verras demain ! Ce soir, il convient que tu tereposes…

– Non ! je désire le voir tout desuite, devant vous !…

– Je vais le chercher ! annonçaM. Supia… Il ne faut pas la contrarier…

Quelques instants plus tard, le princepénétrait dans la chambre. Toinetta était bien pâle sur sonoreiller. Mais elle était bien belle. Ses yeux brillaient d’unéclat fiévreux et sa main avait glissé le long du drap comme unepauvre petite chose encore très lourde qu’elle n’avait pas eut laforce de retenir. Le prince ploya un genou et baisa cette petitechose de marbre.

– Me pardonnerez-vous jamais ?

– Non, jamais ! fit-elle d’une voixsèche et nette qui détachait les syllabes comme un couteau… Ni àvous, ni aux autres qui étaient avec vous, ni à« personne » !… Je vous ai fait venir pour vous direqu’il ne pourra jamais y avoir de vous à moi que haine etmépris ! Vous m’avez compris ?

– Mais, mademoiselle, balbutia leprince…

– Bien ! ne répondez pas !C’est inutile ! Je ne vous ai pas fait venir pour vous direseulement cela, mais encore que je veux devenir votrefemme !

– Ah !… Antoinette…

– Je vous défends de m’appelerAntoinette. Taisez-vous ! Je veux donc devenir votre femme leplus tôt possible ! Occupez-vous de cela. Ne perdez pas uneseconde. Vous pouvez vous retirer.

Hippothadée se releva plutôt gêné. Sans doute,il avait prévu cette solution et sans doute y avait-il travaillé,mais il l’avait rêvée assurément moins prompte et, à tout prendre,moins brutale dans la façon dont elle était notifiée. Tout celatenait en une courte phrase ; on l’épousait mais on leméprisait.

Décidément, il n’y a point de bonheur completen ce monde. Il eût voulu dire quelque chose et il ne trouvaitrien, en dehors de la seule réponse possible en pareilleoccurrence, qui était un adieu, un adieu noble et digne, avecquelques paroles bien senties qui eussent vengé tous lesHippothadée de la terre de l’injure que leur faisait cette petitebourgeoise amoureuse d’un va-nu-pieds ! Or, cet adieu, il nevoulait pas le prononcer, il ne le pouvait pas pour beaucoup deraisons.

Alors, il se contenta de dire : « Aurevoir ! » en pivotant sur la pointe de ses bottines eten redressant sa taille, qui était encore la seule chose dont ilpût être fier.

M. Supia sauva la sortie en raccompagnantet en disant tout haut :

– Vous avez bien raison de ne point vousoffenser, Antoinette est un peu nerveuse ce soir ! Et puis,ajouta-t-il, dans le vestibule, si cette petite vous méprise, moije vous estime !

Dans la chambre, cette excellente Thélise,était heureuse, plus que l’on ne saurait dire, de la tournure queprenaient les événements. Ce mariage la rapprochait de son amant.Soudain, elle fut épouvantée de la façon dont Toinetta laregardait. Et elle s’enfuit sans que l’autre lui eût adressé unmot.

Restée seule enfin, Toinetta retomba la têtesur son oreiller qu’elle déchira de ses ardentes petites quenottes,étouffant ses sanglots. Car elle ne voulait pas pleurer !

Le lendemain matin, la première chose qu’ellefit, fut de renvoyer sans l’ouvrir la lettre que Titin luiadressait.

Elle rencontra dans le petit salon Carolinequi avait les yeux rouges.

– Tu pleures, lui dit-elle, parce que tun’épouses pas le prince Hippothadée ! Moi j’ai pleuré parceque je l’épouse ! Mais ne crains rien, Caroline ! Je tele garde !… Je le hais autant que tu l’aimes, es-tucontente ?

– Alors pourquoi l’épouses-tu ?

– Demande-le à ton père. Il en saitlà-dessus plus long que moi. Moi, je ne sais qu’une chose, c’estque je veux partir… partir et ne plus vous voir.

Caroline médita longtemps sur les paroles desa cousine et y trouva une consolation passagère qui séchamomentanément ses larmes.

Le jour ne s’acheva point sans que toute laville apprît que, décidément, le prince Hippothadée épousaitMlle Agagnosc. Tout ce qui avait été rompu, étaitrenoué. De la volonté même de Toinetta… Ce fut une stupéfactiongénérale, qui se changea bientôt en consternation.

Car la ville s’était reprise d’un gros intérêtpour Titin. Les démarches faites par le consul de Transalbanie pourétouffer le scandale provoqué par les excentricités financières ducomte Vardar avaient suffisamment renseigné les intéressés pourqu’il fût bien établi que le Bastardon avait été moins son associéque sa victime. D’autre part, les bruits qui couraient sur la hauteorigine de l’« enfant de Carnevale » s’étaient, par lefait, trouvés à peu près confirmés.

Et, bien que Titin ne se montrât nulle part,on osait à nouveau prononcer son nom auquel on n’oubliait pas demêler celui de Hardigras. Il avait toujours été l’image séduisanteoù ils se reconnaissaient dans la bonne humeur de vivre, la joie dufestin, la bravoure effrontée du Midi, enfin l’insouciance et lafantaisie bouffonne sans lesquelles il n’est point de raison depasser sur la terre. Le défaut de la cuirasse de Titin était qu’ilaimait sérieusement, le pauvre !…

Et chacun savait cela. Ce n’était point pourrien que Hardigras avait interrompu les noces deMlle Agagnosc. On comptait bien qu’il lesreprendrait où il les avait laissées, mais pour son compte. Or,voilà que Toinetta, oubliant Titin, remettait sa main dans celle duprince Hippothadée ! Consternation dans la cité, on necomprenait pas…

Qu’allait-il arriver, bon Diou ! quandHardigras apprendrait une affaire pareille !

À cette question que chacun se posait, voilàque M. Bezaudin répondit pour la surprise de tous.

Ce très brave et honnête homme avait eul’occasion d’exprimer son avis un jour que MM. Supia etHippothadée étaient venus dans son cabinet pour lui soumettre toutun plan relatif à la cérémonie du mariage que l’on ferait la plussimple et la plus rapide possible, à une heure matinale, ce quipermettrait de rendre plus efficaces les mesures de sécurité quel’on allait lui demander.

– Messieurs, leur avait-il répondu, je neprendrai aucune mesure de ce genre. Elles seraient tout à faitinutiles. Il n’arrivera rien du tout.

– Vous avez vu Titin ? interrogeafiévreusement Supia.

– Non point ! Depuis le dernierévénement qui vous avait privé de Mlle Agagnosc, iln’a plus remis les pieds ici. Je ne saurais vous dire ce qu’il estdevenu.

– Alors, qui vous dit qu’il n’essaierapoint de recommencer le coup de Hardigras ? interrompit leprince.

– Je crois le connaître suffisammentmaintenant pour pouvoir vous affirmer qu’il ne tentera rien de cegenre. Titin est un garçon d’une fierté dont vous n’avez pas uneidée. Cette première fois à laquelle vous faites allusion, il s’estpermis la fantaisie d’enlever Mlle Agagnosc parcequ’il s’imaginait que ce petit incident serait assez du goût deMlle Agagnosc, en quoi j’ose dire qu’il ne setrompait pas, mais aujourd’hui, il n’en va plus de même !Aujourd’hui, Mlle Agagnosc ne se laisse plusconduire à l’autel comme une petite brebis que l’on a préparée pourle sacrifice, mais c’est elle-même qui exige que ce mariage sefasse. La chose se présente bien ainsi, n’est-ce pas ?… Ehbien ! Titin n’ira point contre la volonté deMlle Agagnosc, c’est moi qui vous le dis !Monsieur Supia, vous pouvez marier votre pupille en toutetranquillité. Adieu, monsieur.

– Ce n’est pas mal ce qu’il nous araconté là ! avait dit le prince à M. Supia quand tousdeux s’étaient retrouvés dehors.

– Possible ! avait répliqué l’autre,mais moi, je me rappelle une chose, c’est la menace de ce Titin dudiable, quand il nous a ramené Antoinette… Vous vous rappelez lacommission de Hardigras ?

– Je ne l’ai pas oubliée ; elleétait d’autant plus vexante qu’il n’y avait rien pour moi, maisj’avoue que pour vous et pour votre famille, elle était assezdéplaisante.

– Elle était criminelle ! grinça leSupia.

– Euh ! euh ! fit Hippothadée,je ne vois point du tout Titin vous faisant passer de vie à trépaspour cette affaire de mariage !

– Moi non plus, heureusement. Je suissurtout persuadé qu’il a voulu nous faire peur… C’est vous dire queje n’ai pris de cette commission que ce que j’ai voulu… Il en restesuffisamment cependant pour que nous ne partagions point tout àfait l’optimisme de ce grand sot de Bezaudin ! Cet homme estbien la chose la plus curieuse que l’on puisse rencontrer dans uncommissaire de police. Il n’a de confiance que dans les escrocsqu’il est chargé d’arrêter et qu’il laisse courir lesroutes !

– Si nous invitions MM. Souques etOrdinal ! proposa le prince.

– Je crois qu’ils viendront même si vousne les invitez point ! répondit Supia, ce qui nous évitera deleur payer le déplacement de Paris.

Mais ce fut Bezaudin qui eut raison. Rien nevint troubler la cérémonie du mariage deMlle Antoinette Agagnosc et du prince HippothadéeVladimir de Transalbanie.

Ce mariage ne présenta d’autre particularitéque le mode lugubre sur lequel il fut célébré et l’immensetristesse de la foule qui, en dépit de l’heure, matinale, s’étaitdérangée et observait un silence plus impressionnant que ne l’eûtété la plus hostile manifestation.

À la vérité, il y avait dans cette attitudemoins de colère contre Hippothadée et les Supia, que d’accablementdevant la fatalité qui avait voulu cet outrage à la cité.

Des amis de Titin se détournaient pour pleurerdevant ce cortège qui avait tout du convoi funéraire. À commencerpar Toinetta qui, en dépit de ses voiles blancs, faisait plutôtfigure de veuve que de nouvelle épousée.

Veuve de tous ses espoirs, la malheureusel’était ! Seulement, on ne la plaignait point… On ne plaignaitque Titin, qui n’était pas là.

Le lendemain de ce jour néfaste, quand lesmagasins de la « Bella ! Nissa » rouvrirent leursportes, on découvrit que la plupart des objets disparus, mobilierset autres, telle par exemple la fameuse chambre Louis XVI, tapis,fanfreluches et tous assortiments carnavalesques avaient retrouvéleur place d’autrefois, comme par enchantement.

Dans le hall-vestibule, la grande bannièreétait revenue, elle aussi, mais cette fois on y lisait cetteinscription funèbre : « Hardigras estmort ! »

Il n’en fallut point davantage pour que lebruit se répandît aussitôt que Titin s’était « péri » dedésespoir. La sinistre nouvelle s’abattit sur la ville qui futparcourue comme d’un frisson glacé. Chacun s’abordait en se parlantà voix basse, comme si un même deuil avait frappé d’un coupl’immense famille niçoise. Beaucoup, ce jour, n’eurent point lecourage de continuer à vaquer à leurs affaires, fermèrent boutiqueet se répandirent dans les cafés où, pour se donner du courage, ilsburent jusqu’à une heure assez avancée dans l’unique espoir de voirapparaître Titin, ce qui eût été la meilleure façon pour leBastardon de démentir le bruit de sa mort.

Le lendemain et les jours qui suivirentn’ayant amené rien de nouveau, il y eut des pleurs et desgémissements jusqu’à La Fourca. Les femmes passaient leur temps enprière dans la vieille basilique et promettaient à sainte Hélène dela jeter hors les murs si elle avait laissé s’accomplir un malheurpareil.

Toute la plaine jusqu’aux gorges du Loup étaitdans la désolation. Ceux de Torre-les-Tourettes n’osaient plussortir, car on les soupçonnait de se réjouir du désespoir desautres ; des paroles terribles avaient été prononcées contreeux. Les joueurs de boccia faisaient grève ; sur la placeArson, on ne rencontrait plus que les quatre inséparables Pistafun,Aiguardente, Tony Bouta et Tantifla, qui avaient un moral très bas,bien qu’ils fissent, dans les cabanons, tout leur possible pour lerelever. On racontait que Gamba Secca et le Budeu, employés commel’on sait aux kiosques du Bastardon, préparaient en pleurant desrubans noirs pour mettre à leurs sacs à journaux. Enfin, le soleillui-même se retira d’un pays qu’il ne reconnaissait plus. Pendanthuit jours des nuées sombres voilèrent l’azur, et se répandirent enpluies diluviennes. Ce n’étaient pas encore là tous les signes quiannoncèrent et accompagnèrent jadis la mort de Jules César, maispour ce pays peu accoutumé à la rigueur des dieux, on avouera quece n’était pas non plus une chose tout à fait naturelle.

Chapitre 19De quelques satisfactions que M. Hyacinthe Supia tire du mariage desa pupille Toinetta avec le prince Hippothadée

Si l’on songe qu’Hippothadée n’était pointsans inquiétude au sujet des joies qu’il était en droit de sepromettre de ce mariage, nous pouvons dire qu’à la vérité,M. Supia était le seul à se féliciter sans arrière-penséed’une union qui était son chef-d’œuvre. La fortune de sa pupillepassait par contrat entre ses mains, c’est-à-dire dans les affairesde la « Bella Nissa ».

De plus, ce mariage avait tué du coupHardigras, qui était sa bête noire ; non point queM. Supia crût au suicide de Titin, mais par cela même queTitin déclarait Hardigras défunt, cela ne signifiait-il point qu’ilse déclarait vaincu et renonçait à la lutte ?

Il y renonçait si bien qu’il avait restitué,pour rien, tout le fruit, à peu de choses près, de ses audacieuxlarcins.

Pour rien ! Alors que M. Supia étaittout prêt à restituer, lui, le petit bien dont, par son habileté,il avait jadis soulagé la pauvre mère Bibi.

Que de sujets de satisfaction ! Il necessait de remercier la Providence. D’autant que tout ce que nousvenons d’examiner ne constituait point le seul bénéfice deM. Supia.

Pour bien apprécier le génie de cet homme, ilconvient que nous assistions à la petite conversation qu’il eutavec le mari de Toinetta, huit jours après la cérémonie dumariage.

Le prince Hippothadée venait de passer à lacaisse pour toucher le montant de cette mensualité qui avait étéprévue en contrat et il en revenait fort échauffé après avoir jetéà la tête du caissier les deux cent soixante-quinze francsquatre-vingt-cinq centimes que cet employé lui tendait alors que leprince avait déjà entrouvert son portefeuille pour y engouffrer lepaquet de billets de mille qui lui étaient dus.

– C’est tout ce qui vous revient,monsieur ! J’ai des ordres ! avait répondu fort polimentle gardien du trésor.

Le prince lui avait répliqué dans une langueque l’autre ne comprenait pas, mais où il était facile de devinerdes injures. Enfin, il termina en français :

– Par les babouches de la Vierge deMostarajevo ! cela ne se passera point ainsi !

Et il était arrivé tout fumant dans le bureaudu « boïa » que cette irruption ne sembla nullementsurprendre.

– Asseyez-vous, mon cher ami, lui dit-il.Que vous est-il arrivé pour que je vous voie dans un pareilétat ?

– Je reviens de la caisse ! glapitle prince qui se retenait pour ne point flanquer des gifles à cevisage de tôle. Comprenez-vous, maintenant ? Supia, vous êtesun sale « pezevengh » !

– « Pezevengh » ! fitSupia très calme, je ne comprends pas !

– Connaissez pas« pezevengh » ? En Transalbanie,« pezevengh » est celui qui vit de l’argent des« patchouaras » !

– « Patchouaras » ?

– Oui ! celles qui donnent del’argent, aux « pezevengh » !

– Après tout, vous devez mieux vous yconnaître que moi ! Vous êtes de ce pays-là, mon cher prince,mais je vous en prie, asseyez-vous ! Et surtout,calmez-vous !

– Assez d’histoires… Je ne me laisseraipas rouler… Je suis un « palikare » ! moi !

– « Palikare » ! je veuxbien. Je ne vous ai jamais dit que vous n’étiez pas un« palikare » !

– Un « palikare » ne craintrien. Et vous allez voir ce que pèse un « pezevengh »devant un « palikare » !

– Bah ! ils finissent bien pars’entendre ! émit sans plus s’émouvoir M. HyacintheSupia.

Le prince frappa du poing sur lebureau :

– Pourquoi deux cent soixante-quinzefrancs quatre-vingt-cinq ? hurla-t-il.

– Ah ! nous voici revenus à laquestion ! J’aime mieux ça, fit le « boïa »…Pourquoi deux cent soixante-quinze francs quatre-vingt-cinqcentimes ? Eh ! mais, mon cher prince, c’est parce quec’est tout ce que l’on vous doit.

– Bandit !

– Mon cher Hippothadée, vous me traitezde bandit ! J’aurais pu, moi, vous traiter d’escroc et qui,mieux est, vous faire jeter aux « Novi » en cinq sec,tout « palikare » que vous êtes !… Je tiens à votreamitié, bien que vous ne le méritiez point, grand chenapan !et j’ai préféré vous avancer encore une fois de l’argent !quitte, naturellement, à opérer une petite retenue sur la somme quej’ai à vous verser tous les mois. Dame, la retenue faite, il nevous reste pas lourd pour le ménage ! Mais à qui lafaute ? Quoi qu’il en soit, je ne demanderais pas mieux que devous venir en aide, soyez-en persuadé. Cela ne sert à riend’étrangler les gens et ça n’a jamais été dans ma manière !Encore faut-il que je ne me trouve pas en face d’un fou quicommence par me traiter de… de « pezevengh » ! Je necomprends pas bien ce que cela veut dire, mais ça ne doit pas êtrejoli, joli, et chacun a son petit amour-propre !

Le prince ne l’avait pas interrompu. Ill’écoutait, l’examinait, se demandait où le vieil avare voulait envenir, car il avait déjà eu plusieurs fois l’occasion de se rendrecompte que jamais le « boïa » n’était aussi redoutableque lorsqu’il prenait ce ton bonhomme.

Enfin, Hippothadée s’interrogeait, cherchantpar où l’ex-tuteur de la princesse de Transalbanie pouvait bien letenir… Il lui avait parlé d’escroquerie, de prison. Tout celan’était guère rassurant, surtout pour un grand seigneur qui aaccoutumé de ne point s’embarrasser d’une comptabilité rigoureuseoù se satisfait la morale vulgaire et prudente de la petitebourgeoisie. Soudain, il crut avoir trouvé.

– Que le grand Hippothadée mepardonne ! s’écria-t-il, se peut-il qu’un homme comme vous,monsieur Supia, fasse tant d’histoires pour cette petite affaire demobilier !

Le « boïa » ricana, sansméchanceté :

– Allons, allons ! Vous avez fini defaire le loup-garou, c’est déjà quelque chose… d’autant que sur leterrain des affaires, personne ne m’a jamais fait peur ! C’estle seul terrain, du reste, sur lequel je consente à m’aligner, cherprince. En effet, il s’agit bien de cette petite affaire…Savez-vous combien il valait mon mobilier ?

– Je ne l’ai jamais su et je ne veux pasle savoir ! Je se sais même plus combien je l’aivendu !

– Je pourrais vous renseigner, prince,les comptes sont là !

– Faites-moi grâce de vos chiffres, jevous prie !

– Et comme je n’ai rien à vous cacher, jepourrais également vous dire combien je l’ai racheté !

– Vous avez racheté cette affreuse chose,vous ?

– Il faut bien vous mettre dans vosmeubles !

– Je ne veux plus de votreappartement ; nous sommes très bien à l’hôtel.

– Ce n’est pas avec ce que vous touchezpar mois que vous pourrez le payer, votre hôtel. Pour en revenir àvos meubles, je les ai rachetés pour un morceau de pain !

– Vous m’auriez dit le contraire que jene vous aurais pas cru !

– Dame ! un mobilier que vousn’aviez pas le droit de vendre et que l’acheteur n’avait pas ledroit d’acheter ! Ça aurait pu aller loin, cette affaire-là,vous savez !

» Cependant, s’il ne s’était agi que decette affaire, qui est maintenant réglée, j’aurais été moinsexigeant sur la somme que vous devez laisser chaque mois à macaisse pour que je puisse, sans trop souffrir, rentrer dans monfonds. Mais il y a autre chose !…

– Quoi donc encore ? haleta leprince.

– Eh bien, mais… et le collier ?

– Le collier ? Quel collier ?interrogea le prince en pâlissant.

– Eh ! vous savez bien ! Lecollier de Mme Supia ! Vous avouerez que cela,c’est plus grave, d’autant qu’elles étaient magnifiques, les perlesde Mme Supia ! Je les avais choisies moi-même,une à une, avec un soin et j’ose dire, un amour qui redoublait àchaque fête, à chaque anniversaire ! Avec quel plaisir cettechère Thélise le voyait s’allonger, et moi avec quel orgueil je lelui voyais porter ! C’était une véritable fortune qu’elleavait là ! Il était célèbre, le collier deMme Supia !

– Mais elle l’a toujours ! fit leprince d’une voix étranglée.

– Comme vous êtes peu connaisseur, moncher Hippothadée ! Le collier que Mme Supiaporte aujourd’hui n’est qu’une réplique du vrai. Je ne disconvienspoint du reste que l’ouvrage soit de premier ordre. Le faux imitesi bien le vrai que cette chère Thélise elle-même ne se doute pasun instant de cette curieuse supercherie ! D’autant que lefermoir est bien le même, ce qui ajoute à l’illusion et ce dont jeme félicite, du reste, car j’aime beaucoupMme Supia et je suis au désespoir quand je lui voisdu chagrin ! Vous-même, mon cher Hippothadée, qui avez quelqueaffection pour elle, n’avez point voulu qu’elle puisse se douterd’une pareille substitution… et je vous remercie !

» Vous faites bien les choses et je saisque vous n’avez pas lésiné sur le prix que le bijoutier vousdemandait pour le faire quand il s’est agi pour lui de vous payerle vrai ! C’était d’autant plus méritoire de votre part qu’ils’est montré, lui, assez pingre ! Je ne sais vraiment pascomment vous vous êtes contenté de ses quarante-cinq millefrancs ! Un bijou pareil qui en valait au bas mot deux centcinquante mille !

» Je sais bien ce que vous pouvezdire : c’était un prêt et vous restiez maître de retirer lecollier dans les quinze jours si vous rapportiez à ce hideuxusurier la somme de cinquante-cinq mille francs, mais aussi vouscouriez le risque de ne pas les avoir et le collier devenait lapropriété du bandit ! Voyez-vous, mon cher prince, vous aveztrop de délicatesse pour ne pas vous faire rouler par ces gens-là…Que cette leçon vous serve pour une autre fois ! D’autant que,je vous le répète, vous avez agi comme un enfant ! Commander àce joaillier qu’il transporte le fermoir authentique sur le fauxcollier, c’était avouer bien des choses ! Soit que vous voliezvotre amie, excusez-moi, soit que vous étiez de connive avec ellepour induire en erreur le mari qui avait offert lecollier !

» Je parlais tout à l’heure de votredélicatesse, j’aurais dû dire : « naïveté »… Quandon m’a raconté la chose, je vous assure que j’ai été peiné pourvous. Vous baissez la tête ! Vous ne dites plus rien !Vous ne frappez plus la table ! Vous ne me demandez même pasde qui je tiens toute cette incroyable histoire ? Mais je vaisvous le dire, ne craignez rien ! Cela encore vousinstruira ! Je la tiens du joaillier lui-même.

» Le collier de Mme Supiaest célèbre, je vous le répète… notre homme l’avait reconnu, etcomme il sait de quel bois je me chauffe, il n’a pas voulu semettre une vilaine affaire sur les bras. Je lui ai répondu que jen’avais pas à me mêler de vos, affaires, que j’avais la plus grandefoi en vous puisque je ne désirais rien tant que de vous tairerentrer dans ma famille et que si Mme Supia avait,par votre entremise, commandé une réplique du collier, il n’avaitqu’à s’exécuter. Comme il insistait et tenait des propos peuconvenables sur votre personne, je le mis carrément à la porte. Ilse vengea un mois plus tard en me faisant savoir que j’avais eutort de ne pas l’écouter et qu’il était maintenant propriétaire ducollier.

» Je ne vous dirai point, mon cherprince, la peine que j’en eus : je tenais beaucoup à cecollier. Mais ce brigand, après l’avoir acquis pour la sommedérisoire que vous savez, ne me l’a lâché que pour sa valeurréelle. Total ! vous le ferez vous-même et vous saurez ainsipourquoi on vous retient tant d’argent à la fin du mois !Quant au collier, le voici !

Et M. Supia sortit de son tiroir un écrindans lequel le prince Hippothadée put voir le vrai collier.

Soudain, celui-ci sortit de son anéantissementet redonna un coup de poing sur la table.

– N… de D… ! vous êtes fort… C’estvous qui avez fait l’affaire !… C’est vous qui m’avez prêtépar l’entremise du joaillier les quarante-cinq mille francs !C’est moi qui en paye maintenant deux cents cinquante mille etc’est vous qui avez le collier !…

– Mon cher prince, vous n’êtes pointdénué d’une certaine imagination ! ricana le« boïa »… mais je n’ai pas à vous mettre dans le secretde mes affaires ! Je vous en ai déjà beaucoup dit !…Voici encore une question réglée !… Maintenant, qu’allons-nousfaire du collier ?

Là, le prince se ressaisit :

– Si vous êtes juste, monsieur Supia,vous avouerez qu’il y a une innocente dans tout ceci : c’estMme Supia. Aussi conviendrait-il de lui rendre cecollier sans qu’elle se doutât davantage de son retour qu’elle n’asoupçonné son départ ! J’en fais mon affaire. Et ce faisantvous agirez en galant homme !

– Mon cher Hippothadée, je vous ai biendit que nous finirions par nous entendre. J’allais vous prier denous rendre ce petit service, d’autant que je ne crains plusmaintenant que vous le reportiez chez le bijoutier, puisque voussavez, par expérience, ce que cette opération vous coûte !Cependant, si vous teniez absolument à la renouveler…

– Non ! j’ai compris ! J’ai crum’enrichir en épousant votre pupille et je me suisruiné !…

– On n’est jamais ruiné, répondit le« boïa », quand on a les capitaux que vous avez dans la« Bella Nissa ».

– Que m’importent des capitaux qui ne merapportent rien ! émit lugubrement Hippothadée, si je doisavoir la petite surprise d’aujourd’hui chaque fois que je passeraià votre caisse…

– Bah ! fit le « boïa »,ce sont deux mauvaises années à passer !… Ne parlons plus decela… les affaires sont les affaires, et celle-ci, comme l’autre,est définitivement réglée, mais nous pouvons en faire encore, desaffaires, mon cher prince ! Je suis tout à votre disposition,moi ! J’admets que vous ne puissiez faire marcher votre ménageavec deux cent soixante quinze francs quatre-vingt-cinq par mois…Un homme comme vous a de gros besoins. La forte somme vous seranécessaire plus d’une fois.

– Elle m’est nécessaire tout desuite !

– Pas ce soir, en tout cas ! Nousentrerons en pourparlers dans deux ou trois jours, si vous levoulez bien… En ce moment, je suis en plein dans mes échéances defin de mois. D’ici là, vous avez deux cent soixante-quinze francsquatre-vingt-cinq… Vous ne mourrez pas de faim… Quand vous lesaurez épuisés, eh bien ! je ne suis pas dur… j’ai des gagessur vous dans ma maison ! je ne vous laisserai pas dansl’ennui.

– Me faudra-t-il la signature de mafemme ?

– En aucune façon ! vous êtes mariéssous le régime de la communauté, grâce à moi, mon cher« Palikare » !… tout ce qui est à votre femme est àvous !

– Et tout ce qui est à moi vousappartient ou vous appartiendra bientôt !

– Défendez-vous !

– On essaiera ! Alors je prends lecollier ?

– Oui… et vous allez le porter tout desuite, vous entendez, à Thélise.

– Mais elle est avec sa fille à laFourca !… Et je ne puis laisser ma jeune femme seule !…Elle m’attend !…

– Non, elle ne vous attend pas !… Etquant a rester seule, elle ne demande que cela !… Tout lemonde sait qu’elle vous a déjà mis à la porte de sa chambre, lesoir des noces !

– Tout le monde sait cela !

– Dame !… Il n’est question que decette petite aventure de Nice à Monte-Carlo !… et c’est un peude votre faute, avouez-le ! Pourquoi avoir raconté la chose àvotre excellente amie, la comtesse d’Azila !…

– Hélas ! mon cher monsieur Supia,c’était pour la tranquilliser !

– Eh bien ! maintenant elle esttranquille, je vous assure, et elle en fait des gorges chaudes avectoutes ces dames patronnesses qui vous attendent pour vousféliciter !… Partez pour la Fourca, mon ami !…

Disant cela, M. Supia avait refermél’écrin et le glissait dans la poche d’Hippothadée.

– Dois-je vous rapporter le faux ?demanda celui-ci, tout à fait désemparé.

– Mais non ! mon cher !… lefaux qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Il vousappartient… Il est sur la note !… Portez-le chez le bijoutier,le faux, si cela vous amuse, histoire de voir ce qu’il vous prêteradessus !…

Et M. Supia poussait tout doucement leprince hors de son bureau.

Hippothadée se laissa faire, assezmélancolique. Il réfléchissait que c’était la première fois qu’ilavait entre les mains un bijou de cette valeur sans qu’il pût eutirer parti. Ah ! il était fort le Supia ! Décidément, ilvalait mieux être l’ami de cet homme-là que son ennemi.

Hippothadée prit la résolution de ne plus lecontrarier en rien ! Il s’arrangerait avec lui pour ne pasêtre trop arrangé. Antoinette n’était-elle point là pour payer pourles deux ? Elle ne l’aurait pas volé !… car c’étaitvrai : Hippothadée avait été mis à la porte de la chambrenuptiale. Pauvre Hippothadée, qui se voyait rejeter par sa femme,railler par sa maîtresse légitime ! Il ne lui restait plus quela tendresse de Thélise ! C’est à quoi il pensait en montantdans le taxi qui le reconduisait à la Fourca.

Et ce petit voyage, vu la circonstance ;ne lui déplut point. Il ne savait pas, le noble« palikare », que l’abominable « boïa » avait,par lettre, averti sa, femme qu’elle eût à veiller désormais surson collier mieux qu’elle ne l’avait fait jusqu’àprésent :

« Depuis plus de trois mois, tu tepromènes avec un collier faux ! je te renvoie le vrai !…Il te sera remis en mains propres par le voleur lui-même !C’est un joli monsieur, mais je t’en prie, Thélise, ne le reçoispas trop mal… Il fait maintenant partie de lafamille ! »

Le « boïa » comptait bien qu’ilsallaient se déchirer et que, de ce côté-là comme du côtéd’Hardigras, il cesserait enfin d’être ridicule. Le« boïa » était fort en affaires, mais c’était un bienpauvre psychologue, tout au moins pour les choses de l’amour, ainsiqu’il sera prouvé tout de suite.

Chapitre 20Suite des aventures d’Hippothadée et de son collier.

Comme nous l’avons dit, le bruit de la mort deTitin prenait consistance. Personne ne l’avait revu. Nul n’avait eude ses nouvelles.

Après l’accablement et les prières à sainteHélène restées inutiles, la colère et l’esprit de vengeancecommençaient à entreprendre gens de la Fourca. La colère contrequi ? La vengeance contre quoi ? Pour le moment, ils enétaient à passer leur désespoir sur ceux de Torre-les-Tourettes,peu enclins à gémir sur la disparition du Bastardon. Des événementsregrettables s’étaient passés qui avaient eu pour théâtres les deuxpetites cités. Maintenant, ils s’en prenaient à sainte Hélèneelle-même, qu’ils avaient sortie, sans plus attendre, de sabasilique, et qu’ils avaient dépouillée de ses robes brodées d’oret de tous ses bijoux pour l’habiller de voiles de deuils comme autemps de la grande lutte entre ceux des Gorges du Loup et de laplaine de Grasse.

Et voici le cortège devant lequel l’autod’Hippothadée dut s’arrêter quand il arriva, vers le soir, à laFourca-Nova. Nous avons dit que les pluies étaient tombées àtorrent. Pour le moment, les sources du ciel restaient commesuspendues, mais les chemins étaient défoncés et dans la grande ruede la Fourca-Nova, il y avait une boue épaisse et gluante dont lesanimaux eux-mêmes avaient peine à se dépêtrer.

C’est pourtant dans ce marécage ques’avançaient pieds nus les garçons et les filles en chantant deslitanies funèbres. On se serait cru encore au temps des grandescatastrophes qui avaient ravagé la Provence et le comté de Nice,quand la mer faisait fureur, quand la terre tremblait, quand levent faisait se balancer les maisons comme des roseaux, quand lamontagne rugissait et quand les rivières sortaient de leur lit,portant partout le désastre et la ruine.

En tête, sous un baldaquin tout noir et portéesur une plate-forme où l’on ne voyait ni fleurs ni couronnes et quesupportaient les, épaules de Jérôme Brocard, de Pierre-Antoine, ditCauva, et des deux Ravibaud, on voyait l’antique image deSainte-Hélène, toute morne dans ses voiles de deuil.

Derrière marchaient la mère Bibi. Puisc’étaient Toton Robin, le forgeron et ses aides encadrant le maire,ce pauvre petou qui, lui aussi, avait ôté ses souliers.

Le curé n’avait pas voulu venir, prétextantque c’était sacrilège que de faire sortir Sainte-Hélène par destemps pareils, vêtue comme une pauvresse qui n’a plus rien à perdresur la terre, rien à gagner dans le Paradis. On lui avait réponduque si celle-là n’était point capable de faire retrouver Titin,elle n’avait plus que faire dans son église et qu’on laremplacerait par une autre toute neuve, toute jeunette et toutedorée, et assurément plus belle, laquelle saurait accomplir desmiracles.

Qu’un esprit aussi moyenâgeux régnât encore àla Fourca, c’est ce qui faisait son charme, car, en vérité, ilaurait fallu chercher longtemps pour trouver des idées aussireculées dans un pays gâché tous les jours par la politique, lestournées des cars automobiles, l’invasion de l’étranger, les idéesmodernes, enfin, par ce qu’il est convenu d’appeler le progrès.

Cette procession était la dernière que l’onaccordait à Sainte-Hélène en attendant qu’on allât la déposer dansune niche, hors les murs, au-dessus de la grande porte qui faisaitcommuniquer, dans la plaine, la haute et vieille Fourca avec laFourca-Nova.

Si elle voulait rentrer dans sa ville, dans sabasilique et reprendre place sous son baldaquin doré, elle n’avaitqu’à prouver qu’elle était encore capable de quelque chose.

Giaousé, la Tulipe, Gamba Secca et le Budeuprécédaient toute la cohorte des filles qui chantaient à tue-têtemoins en suppliantes qu’en menaçantes, et par instants,terriblement vocifératrices.

Quand le cortège était passé devant laPatentaine, une grande clameur s’était fait entendre : À mortle « boïa » ! À mort le « boïa » !Mais, sur l’ordre de Giaousé, on avait passé outre.

Au fond de son auto, Hippothadée n’en menaitpas large. Il se disait qu’il n’était heureusement point connu à laFourca-Nova, où il n’était venu qu’une seule fois, mais ces gensavaient pu l’apercevoir lors de la cérémonie du mariage et il netenait point à s’attarder parmi eux.

Enfin, l’auto se remit en marche et toutsemblait devoir se passer sans incident quand une bande de garsentoura soudain le véhicule. Ces gentils garçons sommaient lechauffeur de crier : « À mort, le« boïa » !

Le chauffeur, qui ne comprenait rien à ce quise passait, commençait à être fort excité contre ces énergumènes.Il leur jeta :

– Allez-vous me laisser passer, tas desauvages !…

Ils allaient se jeter sur lui ; alors leprince inspiré par le danger, baissa la glace de l’auto ethurla :

– À mort le « boïa » ! Àmort le « boïa » !

Il fut acclamé et l’on passa.

À la Patentaine, ce fut la figure épouvantéede la Cioasa qui lui ouvrit, après bien des explications. Ellereferma la porte sans lui dire un mot et il se dirigea vers lavilla dont la masse sombre se distinguait au fond du jardin.

La Cioasa ne parlait guère et vivait tout àfait solitaire depuis une mystérieuse aventure qui lui étaitsurvenue au temps de sa jeunesse.

Elle avait vingt ans alors et n’était pas plusmal qu’une autre. Elle tenait le ménage de son frère, dans un petitbastidon des environs. Celui-ci commençait à faire figure à Grasse,comme employé de banque, avant de devenir à la « BellaNissa » chef de la comptabilité. Il était dur pour elle,jamais un mot gentil. Elle ne l’aimait pas.

C’est alors qu’elle fit connaissance d’uncertain Michel Pincalvin (tout ceci fut dit au dernier grand procèsqui termina cette farouche histoire de la Fourca dont tous lesjournaux furent pleins pendant plus de six mois). Ce MichelPincalvin, « Micheu », comme on l’appelait dans tout lepays, était un garçon fort débrouillard et sachant parler auxdemoiselles. Il faisait métier de courtier en parfumerie et on nele trouvait jamais au bout de son boniment.

Le bruit courut que Mlle Supian’avait point su lui résister. Cependant comme il quitta bientôt lepays pour s’établir à Arles, où il fit de mauvaises affaires, etcomme il ne revint jamais à la Fourca, on oublia cettehistoire.

Entre temps, la Cioasa avait changé du tout autout. On ne la voyait plus que les dimanches, elle venait entendrela messe à Sainte Hélène. Elle n’adressait plus la parole àpersonne. Elle n’avait même plus la coquetterie de s’habillerproprement et ses cheveux allaient à la diable, sous le mouchoirdont elle s’enveloppait la tête.

Dans ce temps-là, elle resta même des semainessans sortir du tout. On disait qu’elle était malade. La chose étaitd’autant plus plausible que la mère Bruno, dite la« Boccia », elle était ronde comme une boule et un peufée Carabosse, resta quelques jours au bastidon. Celle-ci en savaitcertainement plus long que les autres, mais il entrait dans sonmétier d’être discrète et on ne l’interrogeait même pas.

La Boccia faisait bien des besognes, et lesplus répugnantes comme les plus souriantes. Elle avait soigné deslépreux à Èze, elle lavait les morts, elle aidait les femmes encouches. Enfin, on la trouvait toujours dans les momentsdifficiles.

C’était maintenant une très vieille femme quin’avait plus de rond que sa bosse.

Mais revenons à Hippothadée qui traversaithâtivement les pelouses. À cette heure de la nuit commençante, ilse fût étonné en toute autre circonstance de ne voir encore à lavilla aucune lumière. Mais il pensait que la maison gardait sonvisage d’ombre à cause de cette procession qui était passée tout àl’heure, et des cris hostiles qu’elle avait fait entendre.

Il ne se trompait point. Il n’eut que quelquescoups à frapper et à se faire reconnaître pour être accueilli commeun libérateur.

Thélise et sa fille Caroline étaient enferméeslà-dedans sans un domestique et grelottaient de peur.

Elles se jetèrent sur lui après avoir refermésoigneusement la porte.

– Remmenez-nous ! luicrièrent-elles, remmenez-nous ! Nous avons peur ! Vousles avez entendus ? Nous ne leur avons pourtant rienfait !

– Et moi donc ! fit le prince enfaisant craquer une allumette… ils ne m’ont laissé passer qu’aprèsque j’ai eu crié : « À mort le« boïa » !

– Ah ! prince, gémit Thélise. Encorebien qu’ils ne vous aient pas « busculé » !

Le prince ne songeait déjà plus à cettealgarade. Il ne pensait qu’au collier dont il eût voulu être déjàdébarrassé, après avoir, du reste, réfléchi pendant tout le voyageque, pour le moment, toute autre opération lui eût coûtétrop cher. Il avait constaté, dès l’entrée, que Thélise portait lefaux bijou, dont elle était aussi glorieuse que du vrai et ilentrevoyait la manœuvre nécessaire… quand Caroline ne serait paslà.

– On n’a pas idée de venir s’enfermerdans un trou pareil. Pourquoi êtes-vous à la Fourca ?

Elles rougirent toutes les deux et puisThélise, avec un soupir :

– Et vous, prince, pourriez-vous ne dire« ce qui nous vaut de vous voir » ?

– Je m’ennuyais de vous, tout simplement,mesdames !

Caroline lui lança un regard où elle mettaittoute son âme, mais le brigand ne s’en aperçut même pas.

Quant à Thélise, elle rougit davantage etpinça les lèvres.

– Nous n’en croyons rien !soupira-t-elle.

Hippothadée lui prit les mains.

– Je ne suis pas heureux, croyez moi,fit-il.

– Nous ne vous demandons pas laconfidence ! répliqua Thélise très digne.

Caroline n’y tint plus. Elle se leva et, sansun mot, quitta le salon.

– Qu’est-ce qu’elle a ? demandaHippothadée.

– Elle a, fit Thélise, que depuis ce sotmariage, elle n’arrête pas de pleurer ! C’est elle qui a vouluvenir ici ! Et je ne me suis pas fait prier de l’accompagner,la pauvre ! Ah ! votre Antoinette ! je la hais bien,Hippothadée !…

– Thélise !… Thélise !… voussavez si je vous aime !

Le sein de Thélise se souleva.

– Taisez-vous ! Pas de mensonges, Jevous en prie. Si la pauvre vous entendait ! Non ne m’embrassezpas, vous êtes un monstre ! Comment ai-je pu me faire ledéshonneur de vous céder ! J’ai honte, j’ai honte,Hippothadée… Mais, « péchaire » ! comment vousrésister ? Voilà combien de nuits que je ne dors pas ! Le« gros veiller » me fera perdre la vue ! Moi aussi,je pleure que je suis toute seule.

« Je vous ajouterai » que jamais jen’ai autant souffert de ma vie !

– Ma Thélise !…

– Tout de même, vous avez bien fait devenir. Cette solitude à deux, en face de notre douleur est plusrefroidissante que tout… Encore, elle, elle peut pleurer dans mesbras ! Mais moi ! Moi ! je ne peux pas trop lefaire, Hippothadée ! Mon chagrin ne doit être que le sien. Jelui mens ! lui mens ! Pourquoi ne suis-je pointmorte ? Il ne s’en est fallu de guère !

– Je suis là, Thélise !

– Mon Dieu, que j’ai eu peur, quand ilsont crié : « Mort au « boïa » !

– Ma chère Thélise, quand je suis auprèsde vous, il ne faut avoir peur de rien !

– Remmenez-moi tout de suite,Hippothadée !

– J’ai renvoyé l’auto et j’ai bienfait ! Les chemins ne sont pas sûrs, ce soir ! Et puis,ajouta le prince en baisant dévotement ses petites mainsgrassouillettes, aux ongles trop vernissés, j’ai pensé que vous neme refuseriez pas l’hospitalité pour une nuit.

Ce fut au tour de Thélise de lui serrernerveusement la main. Elle était abondamment confuse roulant verslui sa belle tête un peu empâtée d’empereur romain.

– Ah ! le monstre, lemonstre !

Dans ce moment-là, c’est tout ce qu’ellesavait dire, mais elle le disait bien.

Elle lui donna une grosse tape sur le bout desdoigts.

Hippothadée n’avait pas besoin d’explications.Cependant elle lui en donna :

– Vous coucherez dans la chambre d’ami.Mais soyez prudent, à cause de la petite ! Sa chambre est enhaut, au bout du couloir, la mienne ici, au rez-de-chaussée. Vousn’aurez qu’à descendre « les escaliers ». Pauvrepetite ! Depuis ce matin, elle a mouché sixmouchoirs !

– Vous êtes sûre qu’elle ne se doute derien ?

– De rien ! ou je serais morte. Ceque vous me faites faire, tout de même !

– Thélise ! j’ai quelque chose àvous dire. J’ai vu le « boïa » avant de partir.

– Pardon si je vous coupe !… Vous mele rapportez, le collier ?

– Comment, vous savez ?…

– Oui ! il m’a écrit. Tenez, voicisa lettre. Quel misérable !

– Cet homme mérite tout ! fitfroidement le prince, après avoir lu et en mettant la lettre danssa poche.

– Oui, tout ! acquiesça Thélise avecune indignation qui fut récompensée par un baiser derrièrel’oreille, ce qui la mit tout de suite dans un état absolud’infériorité, car elle avait cet endroit particulièrementsensible. Croyez-vous qu’il vous accuse de vol ! Qu’est-ce quevous lui avez répondu ?

– Mais la vérité, qu’est-ce que vousvouliez que je lui dise ! soupira Hippothadée… Ce que j’aisouffert pour vous, ma pauvre amie ! J’ai cru un moment qu’ilallait vous soupçonner d’être d’accord avec moi dans cetteaffaire !

– Mais je n’aurais pas demandé mieux,croyez-le bien, Hippothadée ! Vous êtes trop délicat !Vous n’avez pas osé m’avouer que vous aviez besoin d’argent.

– C’est cela même, Thélise !

– Mon Dieu ! « jusquequand » ferez-vous le cachottier avec moi ! Il faut avoirconfiance. Cela arrive à tout le monde d’avoir besoind’argent ! Je comprends tout, allez ! vous vous êtesdit : « Je ne veux rien demander à Thélise. Il ne fautpas qu’elle croie que je cherche à lui soutirer de l’argent !Je ferai l’emprunt sur le collier, je lui en donnerai un autremoins beau tout pareil et je lui rendrai le vrai quand j’aurai decet argent ! » Pas vrai, mon Hippothadée ?

– Tout à fait vrai, Thélise. Mais allezexpliquer ça au « boïa » !

Ah oui ! savez-vous ce qu’il afait ? Il a racheté le collier à mes frais. Il m’en faitretenir le prix sur mon compte mensuel, autant dire qu’il meruine !

– Mais il vous l’a rendu, lecollier ?

– Dame ! Il n’eût plus manqué quecela ! Il m’a demandé ce que j’allais en faire. Je lui airépondu : « L’offrir àMme Supia ! » Et le voilà ! il est àvous !

Sur quoi, le prince sortit le collier de sapoche, le donna à Thélise avec la même simplicité qu’il lui eûtoffert un bouquet de violettes.

– Je n’en veux pas ! s’écriaThélise, étouffant d’admiration. Ah ! le voilà, leprince ! Il n’a pas un sou et il m’offre un collier de deuxcent mille francs ! Ah ! le « povre » ! le« povre » !

Et elle tomba en larmes dans ses bras.

Il la soutint vaillamment et non moinsvaillamment insista pour qu’elle acceptât le collier. Elle n’yconsentit que lorsqu’il lui eut juré sur la Vierge de Mostarajevoque si elle ne l’acceptait pas, il ne la reverrait de sa vie. Maisc’est tout juste, si à la fin de cette scène, elle ne se roulaitpas à ses pieds.

– Tu es trop bon, Hippothadée,sanglotait-elle. Comment ne veux-tu pas être « povre »,mon « menon » ? Tu fais un mariage de« mionnaire » et, le lendemain des noces, tu n’as pas unsou en poche et tu trouves encore le moyen de m’offrit un collierde deux cents mille francs !

À ce moment, Mlle Supia rentradans le salon. Elle avait certainement mouché son septièmemouchoir.

– Caroline ! lui cria sa mère.Sais-tu ce que ton père a fait au prince ? Le prince avaitemprunté de l’argent sur mon collier. Il lui a fait payer tout lecollier. Le prince vient de me l’offrir et ton père traite leprince de voleur !

Caroline partagea immédiatement l’indignationde sa mère et le « boïa » fut maudit une fois de plus ausein de sa famille.

Épuisée par cette scène, Thélise déclaraqu’elle se coucherait de bonne heure. On prépara la chambre duprince. On mangea dans la cuisine pour ne pas déranger la Cioasa etrester entre soi. Puis chacun s’en fut se coucher.

Comme le prince n’avait pas dit un motd’Antoinette à laquelle tout le monde pensait et qu’il avait étéfort aimable avec Caroline, Mlle Supia en tiracette conclusion : ainsi que sa mère l’avait prévu, le nouveauménage ne durerait pas longtemps et que son tour à elle netarderait pas à venir.

Elle s’endormit en rêvant qu’elle sortait deSainte-Réparate au bras d’Hippothadée.

Chapitre 21Dans lequel Hardigras ressuscite

À cette heure même, M. Hyacinthe Supia,heureux de sa journée et se frottant les mains, rentrait chez lui,après s’être offert, ce qui ne lui était pas arrivé depuislongtemps, un petit extra en ville.

Il trouva sur son bureau son courrier. Ilcommença de l’ouvrir avec assez d’indifférence quand, tout à coup,ses regards se fixèrent sur certaines lettres majuscules qu’iln’avait plus l’habitude de trouver sur sa table depuis un certaintemps.

Il tressaillit. D’où venait cettecorrespondance ? D’outre-tombe sans doute, puisque Hardigrasétait mort ? Il déchiffra le timbre la sueur au front. Celavenait de la Fourca.

Fort énervé, il arracha l’enveloppe. Ce papierétait couvert de fatales majuscules et voici ce qui s’y trouvaitécrit. Le texte, du reste, en a été publié au moment du procès encour d’assises :

« Monsieur Supia, vous avez sans douteoublié la commission que j’avais chargé Titin de vous fairelorsqu’il ramena chez vous Mlle Agagnosc. Il vousavertissait que, quels que fussent les événements, il ne devaitplus jamais être question du mariage deMlle Agagnosc avec le prince Hippothadée et quevous répondiez de cela sur votre tête et sur celle de tous lesvôtres. Aujourd’hui, de par vos manœuvres,Mlle Agagnosc est devenue princesse deTransalbanie, pour son malheur et pour le vôtre, monsieur Supia.Hardigras n’a jamais manqué à sa parole. »

M. Supia se dressa tout tremblant sur seslongues jambes. Il ramassa son courrier, qu’il fourra fébrilementdans sa poche et sortit comme un fou.

Il courut aux sous-sols.

– La voiture de la Fourca est-ellepartie ? clama-t-il.

– Pas encore, elle est encore en train decharger, lui répondit-on.

– C’est bien ! dites à Castel que jepars avec lui.

Cette voiture était une grande auto delivraison qui parcourait toute la campagne entre la Fourca, Grasseet la Vallée du Loup. Elle chargeait tard toutes les commandes dela journée. Castel, le chauffeur, ne venait prendre ses colisqu’après dîner.

Elle arrivait à la Fourca vers les onze heuresdu soir, Castel la garait à la Patentable, où il couchait dans lescommuns, derrière la villa.

Il avait une clef spéciale ouvrant la grandeporte fermière et personne ne s’occupait jamais de lui. La Ciaosan’avait même pas l’occasion de le voir. Dès la première heure, ilcommençait ses livraisons et se trouvait de retour à Nice le soiravant dîner. Ce livreur resta tout à fait ignorant de ce qui avaitpu se passer les jours précédents et de ce qui allait se passercette nuit-là à la Patentaine.

Dans les sous-sols, la fièvre de M. Supiase calma un peu. La fraîcheur qui lui venait du dehors par lesoupirail où passaient les ballots destinés à Castel lui fit grandbien. Il se raisonna. Son effroi avait été instinctif. Il croyaitsi bien que c’en était à jamais fini avec Hardigras !

Il se retira dans un coin et, à la lueur d’unelanterne, il relut son courrier. Qu’y avait-il encoredécouvert ? Cette fois, il ne l’acheva pas. Il se précipitasur les employés. Jamais ceux-ci ne l’avaient vu dans un étatpareil.

Il en bouscula, mit lui-même la main àl’ouvrage, sortit, bondit sur le siège à côté de Castel et luicria :

– En route ! et donne tout ce que tupeux ! La voiture partit en vitesse.

Une heure plus tard, elle arrivait sur leplateau au bout duquel se dressait le rocher de la vieille Fourca.Une lueur d’incendie découpait sur le ciel la tour, la porte haute,et, au-dessous, l’écroulement des cubes des petites bâtisses,tassées, dressées les unes sur les autres comme si elles montaientà l’assaut de ce qui restait du château. Cette lueur était à labase et venait de la Fourca-Nova.

– Christo ! râla le« boïa », ne dirait-on pas que cela vient de laPatentaine ?

– Non, fit Castel. La Patentaine est plussur la droite.

– Qu’est-ce qu’il s’est donc passé ?demandait le Supia, au comble de l’angoisse.

Castel ralentit, car le chemin devenaitmauvais.

– Est-ce qu’on sait ? Depuis cetteaffaire de Titin, ils sont tous devenus enragés ! Vous savezque Nathalie a disparu ?

– Je m’en f… ! grinça le« boïa ».

– Moi aussi, répliqua Castel, mais c’estpour vous expliquer. L’autre jour, des gens de la Torre, menés parle Bolacion, se sont rencontrés avec Giaousé et sa bande. Il fautque Giaousé se déclare enchanté du départ de Nathalie. Le Bolacions’est mis à plaisanter, méchamment, comme à son habitude, et il afait entendre que Nathalie avait bien choisi son moment pourdisparaître, le moment où Titin avait disparu lui-même.

– Bon à savoir ! fit le« boïa ». Tu ne pourrais pas aller plus vite ?

– Tenez-vous aussi à ce que je vous cassela figure ? J’en reviens au Giaousé et au Bolacion. Il n’en apas fallu davantage. On s’est fichu des coups. Ceux de la Fourcaont eu le dessous. Hier, la maison du Bolacion a brûlé à la Torre.C’était peut-être un accident. On dit que c’était une vengeance deceux de la Fourca. Et aujourd’hui, c’est la Fourca qui brûle. Unpays si tranquille depuis des années. Tout ça, c’est la faute àTitin. Le malheur est qu’on ne sait pas où tout celas’arrêtera ! Pendant ce temps-là, il doit rigoler, lui et saNathalie !

– Tais-toi, Castel ! Tais-toi,malheureux ! Ne dis jamais des choses pareilles, ce Titin estterrible. Il m’a déjà fait bien du mal et je crains qu’il ne m’enfasse encore, hélas !

– Oui, patron. Je vois qu’il y a quelquechose. Vous m’avez l’air bien inquiet !

– Castel ! regarde comme cela flambelà-bas ! Entends-tu le tocsin ?… Oh ! c’estsinistre !

C’était sinistre, en effet, ce paysagenocturne qu’une flamme plus haute surgie de l’horizon arrachait àson repos et à son obscurité. Alors apparaissaient des rocsembrasés, de vieilles murailles, un coin de tour qui semblaitachever de se consumer… Tandis qu’au premier plan, des groupestordus d’oliviers découpaient leurs ombres désespérées et que lesfiguiers aux doigts crochus penchaient sur la route rose leurtorture noire. Et au-dessus de tout cela la voix lugubre du tocsinde la Fourca auquel répondaient de tous les coins du plateau et dela vallée d’autres bronzes lointains qui pleuraient la désolationde l’heure.

Le « boïa » et Castel s’étaient tus.La voiture elle-même semblait hésiter à s’enfoncer davantage dansce chaos fantasque. Soudain, le « boïa » fit :

– Entends-tu ces cris ? Tu es sûrque ce n’est pas autour de la Patentaine ?

– Mais non ! mais non, patron !Vous savez bien que la route fait un coude, là-bas. C’est ce quivous trompe.

– Quand je pense que ma femme et ma fillesont là-bas !

– Si c’est ça qui vous inquiète,rassurez-vous ! Je connais les gars de la Fourca, ils nes’attaqueraient pas à des femmes !

– N’importe ! je n’étais pastranquille. J’ai demandé à tout hasard au prince Hippothadéed’aller les rejoindre. On peut dire de lui ce qu’on voudra, mais ilest brave !

– Je ne pourrais pas vous renseigner,patron, je ne le fréquente pas.

– Es-tu armé, Castel ?

– Moi, un revolver ? Dansce pays-ci, pour quoi faire ? En ce moment ils ont desaffaires entre eux, et c’est très embêtant pour tout lemonde ! Mais comme je ne me mêle pas de leurs histoires, jen’ai pas de raison de m’en faire.

– Moi, je suis toujours armé.

– Ah ! vous, c’est autrechose ! Vous avez des ennemis.

– Je sais bien que, dans ce pays-ci, onne m’aime pas ! Aussi j’y viens le moins que je peux. Etcependant je ne leur ai rien fait… Mais Titin les a montés contremoi.

Là-bas, la rumeur grandissait. On percevaitmême des cris, de subites clameurs.

– Arrête, Castel ! Entends-tu ?dit le « boïa » les yeux hors de la tête.

– Oui, il y a du grabuge.

– Écoute, écoute donc ! On diraitqu’ils crient : « À mort ! » Écoute donc…Castel ! Est-ce qu’ils ne crient pas « À mort le« boïa » !

– En voilà une idée !… Et puis, nousle saurons bien quand nous serons là-bas ! Je sais bien qu’ily en a qui racontent que c’est vous qui payez ceux de la Torre pourleur causer des ennuis. Mais je leur ai dit que ce n’était pas dansvotre genre, que vous ne sortiez pas votre argent commeça !

– Ah ! s’il n’y avait pas là-bas mafemme et ma fille !

– Je remets en marche. C’est pas la peined’être venu si vite…

– Tu es sûr qu’ils te laisserontpasser ?

– Sûr comme vous êtes là !

– Eh bien ! moi, j’en suis moins sûrque toi, justement parce que je suis là !

– Vous voulez peut-être que je vousdescende ?… En tout cas, vous savez, je ne vous reconduis pasà Nice. J’ai mon travail demain matin !

– Écoute, Castel, tu vas m’enfermer àl’intérieur de la voiture, et tu n’ouvriras que lorsque nous seronsrendus à la Patentaine.

– Vous avez peut être raison.

Le « boïa » descendit, se fitenfermer avec les ballots, et Castel lança à nouveau sa voiture surla route. Il voulait rattraper le temps perdu, L’incident ne lepréoccupait pas outre mesure. C’était un gars encore jeune, peuimpressionnable. Il avait fait la guerre et il ne songeaitmaintenant qu’à faire l’amour. Or, cette nuit-là, il avait unrendez-vous à la Fourca (comme il a été établi au procès).

Quand il pénétra dans le faubourg, il put toutde suite se rendre compte que, non seulement toute la Fourca Novaétait en rumeur, mais encore que toute la haute ville étaitdescendue. Il eut assez de peine à se frayer un chemin. Au tournantde la, route, il vit la bâtisse de la mère Bibi qui achevait deflamber. La vieille pleurait à quelques pas de là, assise sur unepierre, entre ses deux chèvres qui se serraient contre elle commepour la consoler. On ne savait pas comment cela avait pris. Lapetite épicerie avait flambé comme une allumette avec toutes lesbelles peintures de Titin.

Tous ceux de la Fourca, autour d’elle, étaientdans une rage indescriptible. Quand ils reconnurent l’auto delivraison de la « Bella Nissa », ce ne fut pas long, carils mettaient la catastrophe sur le compte des ennemis de Titin entête desquels venait le « boïa ».

Ils se ruèrent sur la voiture, jetèrent sur laroute Castel et poussèrent l’énorme véhicule dans le brasier.Castel hurlait comme un fou des paroles que l’on ne comprenait pas…Tout, à coup les deux parois du fond s’ouvrirent, défoncées, etl’on vit surgir de là une figure effrayante. Le diable n’est pasplus laid : « Le « boïa » !

Il sauta n’importe où pour échapper auxflammes.

Il tomba dans cent bras qui le rejetaient àl’enfer. Et il y serait retourné pour n’en plus sortir si quatrehercules ne l’avaient tiré de là à temps, le protégeant contre lafolie populaire. C’étaient Aiguardente, Tantifla, Tony Bouta etPistafun.

Pistafun, qui disposait non seulement d’unegrande puissance de biceps mais d’une force vocale peu commune,parvint à dominer le tumulte :

– Avaï ! hurla-t-il. Cela ne faitbesoin d’un brouillamini pareil ! Le « boïa »appartient au Bastardon ! Notre Titin saura faire sa besognetout seul.

Il y eut bien quelques murmures, mais sansattendre l’avis de personne, les quatre compagnons, jouant descoudes, sortirent le « boïa » de la mêlée, plus mort quevif, et allèrent le reconduire jusqu’à la Patentaine où ilssonnèrent et frappèrent grands coups. Mais personne ne venaitouvrir. Alors le « boïa » se rappela qu’il avait sesclefs. Il ouvrit la grille, la referma en oubliant de remercier cesmessieurs, passa le long de la loge derrière les carreaux delaquelle il eût pu apercevoir la figure spectrale de la Cioasa queles cris du dehors et les reflets de l’incendie avaient retenuechez elle et qui n’aurait pas ouvert pour un empire. Puis ilarriva, hagard, à la villa, où il pénétra.

Il tâtonna, ouvrit une porte qui était celledu salon et avança encore de quelques pas. Soudain il fit un bonden arrière. Il venait de rencontrer quelque chose… quelque chose…un obstacle qui cependant avait cédé et était revenu sur lui, un« obstacle sans résistance ». Il se demanda s’il n’allaitpas devenir fou. Il n’osait avancer, il n’osait appeler.

Quelques secondes interminabless’écoulèrent.

Puis il pensa que les incidents de tout àl’heure lui avaient un peu troublé la cervelle. Il se rappela qu’ilavait un briquet dans sa poche. Il le sortit en tremblant. Ce n’estqu’au troisième essai qu’il parvint à en faire jaillir une lueur.Aussitôt un cri rauque lui déchira la poitrine, le briquet luiéchappa des mains et il roula sur le tapis.

Une demi-heure plus tard, un homme bousculaittous ceux qui se pressaient encore autour des débris fumants de lamasure de la vieille Bibi. Il arrivait au maire et l’entraînaitavec lui, proférant des propos incohérents d’où l’on ne retenaitque ces mots : « Épouvantable… malheurépouvantable ! »

C’était Hippothadée qui faisait figure defou.

Certains le reconnurent. Tous entrèrent à laPatentaine derrière le maire et lui.

Quand ils arrivèrent dans le salonqu’éclairait une lampe près de laquelle se tenait la Cioasa changéeen statue de la terreur, un terrible cri s’échappa du groupe quis’écrasait à la porte. Le Petou lui-même eut un mouvement commepour s’enfuir.

Voici le spectacle :

Sur un fauteuil où il semblait avoir été jetécomme un pantin détraqué, bras ballants, tête pendante, yeuxmi-clos, le « boïa » ; sur le divan, la formeévanouie, roulée dans un peignoir de nuit, de Thélise. Àl’embrasure d’une fenêtre, au bout d’une cordelette, le cadavrependu de la petite Caroline, portant au clou un carton avec cetteinscription : « Tu l’as voulu, « boïa » !signé : « Hardigras ! »

Chapitre 22La Fourca sous la terreur

La malheureuse était en longue chemise quil’enveloppait déjà comme un suaire.

– Mais décrochez-la !décrochez-la ! criaient vingt voix.

Cependant personne n’osait avancer.

– Quand j’ai découvert cet horriblecrime, la pauvre enfant était déjà froide ! Mon premiermouvement a été naturellement de la dépendre, expliquaitHippothadée au maire qui ne l’entendait même pas, tant les malheurssuccessifs qui accablaient sa petite cité semblaient l’avoirannihilé. Mais j’ai senti que je n’avais plus qu’un cadavre dansles bras, et j’ai couru vous chercher.

Tout le monde le regardait. Il faisait peine àvoir, si peu habillé, sans gilet, ayant passé rapidement unpantalon et un veston sur sa chemise ouverte, laissant voir sonlong cou de vautour qui supportait une tête aiguë, osseuse, auxcheveux en désordre, au nez farouche, aux lèvres tremblantes, auxyeux rouges sanguinolents. Tout ce qui faisait le chic du princeHippothadée, son profil de médaille, sa ligne un peu sèche, toutcela avait disparu pour faire place à cet oiseau de mauvais augure,ravagé, déplumé par l’orage.

Le Petou gémit :

– On ne peut pourtant pas les laissercomme ça !

– N’y touchez pas ! fit, derrièreeux, la voix de la Tulipe. C’est monsieur qui a eu raison.Maintenant c’est l’affaire des magistrats.

À ce moment Thélise, dont personne nes’occupait, poussa un soupir et ouvrît les yeux. Elle reprenaitconnaissance et ce fut terrible. Elle eut une crise affreuse. Ilfallut la maintenir car elle clamait qu’elle voulait se tuer.

– Emportez-la ! Emportez-la !criait-on. On la transporta dans sa chambre, malgré ses soubresautseffrayants, une défense de désespérée. Et puis elle sembla retomberau coma. Le « boïa » s’était levé comme une mécaniquedétraquée qui obéit à un dernier jeu du ressort. Hébété, la têtetoujours pendante, regardant les gens en dessous, peut-être sansles voir, peut-être pour les voir, et se laissa tomber sur un siègeau chevet de Thélise que l’on avait allongée sur son lit :

– Laissez-nous ! dit-il.

Au dehors, on était déjà au courant de tout.La foule, épouvantée, ne faisait plus entendre un cri. Ce silencefut troublé par l’arrivée en trombe des voitures de pompiers deGrasse bientôt suivies d’une auto où se trouvaient un commissaire,un substitut et un greffier. Ils croyaient avoir à enquérir d’aprèsun coup de téléphone venu de la Fourca sur un crime d’incendie. Ilsallaient avoir à établir les premières constatations dans une desplus extraordinaires affaires de ce temps.

La Patentaine fut évacuée, et la foules’écoula, morne, accablée, comme ployant sous le coup d’unincompréhensible destin.

Personne ne se coucha, cette nuit-là. Onvoulait être renseigné le premier. Le maire était resté avec cesmessieurs à la Patentaine. Les pompiers de Grasse achevaient denoyer les décombres de l’épicerie-mercerie de la pauvre mère Bibi.Giaousé avait réussi à l’entraîner chez lui. Ses biques ne laquittaient point. De temps en temps, elle levait le bâton surlequel elle s’appuyait :

– Où es-tu, mon Titin ? Oùes-tu ? C’est-y vrai Dieu possible qu’on ne dansera plusensemble au festin ? Reviens ! Tu me faisbesoin !

Giaousé lui avait dit :

– Il reviendra, mère Bibi ! c’estmoi qui vous le dis. Assuré qu’il n’est pas mort ! Enattendant, il y a de la place à la maison depuis que Nathalie elleest partie. On vous soignera bien ! Titin et moi c’est toutcomme !

Mais la vieille secouait la tête :

– Non ! Non ! Ça n’était pointtout comme !

Les gars retrouvèrent les quatre au« cabanon de la Peironella » qui avait rouvert sa porte.Quand on fait son devoir on a soif, et un morceau de fromage dechèvre sur une croûte de pain, ça n’est pas de refus. La Peironellaétait matrone, gaillarde et bonne personne. On disait qu’ellen’avait plus rien à refuser aux quatre, car c’est la rançon du bonaccueil et de la familière affection que l’on dise tout de suite devous des choses à double sens.

Tantifla, Pistafun, Aiguardente et Tony Boutas’étaient retirés là après l’émotion de la voiture brûlée et duSupia sauvé des flammes. Ils pouvaient deviser tranquillement enbuvant un coup de « blec »…

Ce cabaret se trouvait sur la place haute dela Fourca et l’on y ignorait encore l’affreuse découverte ducadavre de Caroline quand des groupes qui revenaient de laPatentaine mirent au courant « les quatre » de toutel’affaire et du mot terrible laissé au cou de la pendue parHardigras.

« Ça n’est pas Titin qui a faitça ! » Tel était l’avis de tout le monde.

– C’est un sacré maudit, ajouta TonyBouta, celui qui a pris un détour pareil pour faire croire à cemensonge-là ! Il devrait être pendu en place de la petite, ille mérite !

Et tous répétèrent :

– Oui… oui ! Il le mérite !

Seuls Tantifla et Pistafun ne disaient rien.Ils se regardaient à la dérobée avec des figures toutes pâlesd’angoisse et de souci. Leur silence ne fut point remarquésur-le-champ, mais, plus tard, on se le rappela.

Sur ces entrefaites, d’autres groupesarrivèrent qui discutaient sur ce que venait de raconter le maire.Après le départ des gens de justice, le Petou était rentré chezlui, plein de tristesse, en disant : « C’est la bouteilleà l’encre ! » faisant entendre par là que l’affaire étaitbien embrouillée.

Voici tout de même ce qui résultait de cettepremière enquête après interrogatoire de Supia et du princeHippothadée, Thélise n’étant aucunement en état de fournir lemoindre renseignement.

Les premières constatations avaient établi quele prince Hippothadée avait été envoyé par M. Hyacinthe Supia,la veille, pour ramener ces dames le lendemain matin à Nice. Ilavait couché dans une chambre du premier étage, donnant sur lecouloir au bout duquel se trouvait celle de Caroline. La chambre deMme Supia était au rez-de-chaussée, ouvrantdirectement par l’une de ses portes sur le salon. Tous troisavaient mangé hâtivement dans la cuisine. Ces dames voulaient seretirer de bonne heure, épuisées par les émotions de la soirée… Ondevait quitter la Fourca dès l’aurore.

Le prince prit un livre que lui prêtaMme Supia et qui fut retrouvé dans sa chambre.

M. Supia était arrivé à son tour à laPatentaine, vers les minuit, conduit par les « quatre ».En pénétrant dans le salon, il s’était heurté au cadavre de safille et s’était évanoui. Le crime avait donc été commis entre neufheures du soir et minuit.

L’assassin, qui semblait très bien connaîtrela Patentaine et la distribution des appartements, avait dûs’introduire par la cuisine dont la porte n’était point fermée àclef. Il s’était rendu directement dans la chambre deMlle Supia où le crime avait été commis, car iln’était pas admissible que cette jeune fille eût été transportéemême si elle avait été bâillonnée, jusque dans le salon et là eûtété pendue sans que le bruit de sa résistance eût réveillé, soit leprince, devant la porte duquel on devait la faire passer pour ladescendre, soit Mme Supia qui reposait à côté dusalon.

Du reste, le désordre qui régnait dans lachambre attestait que le drame avait eu lieu dans cettepièce ; enfin l’examen du corps de la jeune fille semblaitprouver qu’il y avait eu pendaison précédée de strangulation.

C’est par ostentation de son crime quel’infâme Hardigras, qui avait écrit une lettre terrible de menacesà M. Supia et qui savait que ce dernier accourrait à la Fourcaaprès avoir lu cette lettre, avait pendu sa victime dans le salon,pour que le malheureux père se heurtât dès les premiers pas aucadavre de sa fille ! C’est ce qui était arrivé, en effet, surle coup de minuit.

Depuis combien de temps la pauvre enfantétait-elle morte ? C’est ce que les médecins expertsdéterminèrent le lendemain.

M. Supia avait perdu aussitôtconnaissance. Revenu a lui, il s’était traîné dans l’obscurité,avait essayé de se relever mais il était retombé, n’ayant plus quela force de gémir comme une bête agonisante, il appelait sa femmed’une voix sans force. Ce sont ces gémissements qui réveillèrentMme Supia. Elle avait reconnu la voix de son mari,s’était levée, effrayée, avait allumé une lampe, entr’ouvert laporte, n’avait vu d’abord que son mari sur le tapis, couru à lui,et tout à coup aperçut l’horrible chose.

C’est seulement alors que le prince, réveillépar un cri atroce, suivi de la chute d’un corps, s’était précipitédans le salon ; éclairé par une lampe qui se trouvait dans lachambre de Mme Supia dont la porte était restéeouverte, il s’était heurté d’abord à M. Supia, étendu sur letapis. En face de lui, Mme Supia était écroulée,râlante. Entre eux, il y avait ce cadavre pendu et qui portait aucou l’épouvantable écriteau : Tu l’as voulu,« boïa » ! Et la signature :HARDIGRAS. –

Le prince avait pris Caroline dans ses bras,l’avait soulevée, mais tout était déjà fini. La déposition deM. Supia ne laissait aucun doute à cet égard.

Quant à la Cioasa, elle n’avait rien entenduet avait été prévenue par Hippothadée qui, en sortant de laPatentaine pour aller quérir le maire, avait frappé à la fenêtre enlui disant de se rendre à la villa tout de suite, qu’un grandmalheur était arrivé.

Enfin on n’avait plus revu le livreurCastel ; il fut établi, dès le lendemain matin, que, épouvantépar ce qu’il avait vu et redoutant que les énergumènes qui avaientbrûlé sa voiture ne vinssent mettre le feu à la Patentaine, ils’était enfui jusqu’à un village voisin, la Costa, où il avaitcouché chez Jean-José Scaliero.

On imagine facilement tout le bruit qui se fitautour de cette affaire qui n’en était malheureusement qu’à sondébut, car elle ne faisait qu’inaugurer, si l’on peut dire, lasérie des catastrophes qui rendirent, quelques mois, si tristementcélèbre une contrée jusqu’alors considérée comme un petit paradissur la terre.

À Nice, l’émotion fut immense. Comme à laFourca, il n’entrait dans la pensée de quiconque qui avait connu etfréquenté le Bastardon qu’il fût coupable d’un pareil crime. Lorsde l’enterrement de Caroline, qui fut suivi par toute la ville, onaperçut, pour la première fois depuis le jour de ses noces,Toinetta. De cette exquise fleur de Provence, naguère fraîche commebouton de rose, il ne restait plus que la tige chétive.

Au cimetière, sur la pauvre enfant qu’onallait enterrer, elle redit très haut : « Ce n’est pasTitin qui a fait ça ! » Cependant son cœur était déchiré,mais elle jugeait qu’il était bon que chacun sût ce qu’ellepensait.

Or, l’enquête, menée maintenant par le Parquetde Nice, devenait chaque jour plus terrible pour Titin. Ses menacesantérieures avaient été soigneusement relevées. Toutl’accusait : la folie qu’il avait faite d’enlever Toinettalors de la première cérémonie et la manière dont il s’étaitcomporté en la ramenant à sa famille, ses propos chez Caramagna etailleurs quand il disait que s’il avait été Hardigras, ce n’estpoint en effigie qu’il aurait pendu le Supia, et bien d’autresdiscours insensés se retournèrent contre lui.

De leur côté, MM. Souques et Ordinal,revenus de Paris au premier éclat de cette nouvelle affaire,avaient accompli un chef-d’œuvre en découvrant que la fameuseécriture majuscule de Hardigras était exactement la même que celledont Titin décorait les enseignes qu’il peignait à la Fourca.

Les trois experts en écriture établirent sansdiscussion possible que Titin et Hardigras ne faisaient qu’un.

Sur ces entrefaites, M. le commissaireBezaudin, coupable d’avoir toujours montré une sympathieinexplicable pour ce trop facétieux garçon devenu un hideuxcriminel, fut mis à la retraite.

Ce n’était point non plus le silence obstinéde Mme la princesse de Transalbanie, mandée àl’instruction, qui pouvait peser d’un grand poids dans le plateaude Titin. Au contraire, si Toinetta avait pu parler, elle n’eûtpoint manqué de faire le départ entre Hardigras qui l’avait enlevéeet Titin qui l’avait ramenée. À toutes les questions, elle répliquaque si elle avait quelque chose à dire elle le dirait en courd’assises !

Alors, l’opinion générale, qui ne voulaitpoint encore lâcher le Bastardon, fut qu’un misérable avait toutsimplement imité l’écriture de Titin pour couvrir son propreforfait. À quoi les trois experts répondirent encore qu’il n’yavait aucune différence entre l’écriture des premiers manifestes deHardigras, des premières lettres reçues par M. Supia et de ladernière que celui-ci avait trouvée dans son courrier le soir ducrime, pas plus, du reste, qu’avec celle de la carte reçue par lepère La Bique, lors du rendez-vous avec Nathalie ! Le fait queTitin, lors de ce rendez-vous, avait remporté avec lui le mot deHardigras adressé directement à Nathalie ne plaidait point non plusen sa faveur. Enfin la disparition de la femme du Babazouk laissaità penser qu’ils avaient désormais lié leur sort l’un à l’autre, cedont on se servit naturellement pour essayer de faire parlerToinetta, laquelle souffrait affreusement et n’en resta pas moinsmuette.

On ne savait plus désormais que penser. SiTitin n’était pas mort, pourquoi ne réapparaissait-il pas pourrépondre à toutes ces accusations ?

La mère Bibi portait le deuil. Tous leportaient dans le cœur. Mais le coup le plus terrible fut porté àceux qui conservaient leur foi au Bastardon par ces mêmes Souqueset Ordinal qui se « piffraient » de leur revanche. Ils enétaient comme ivres. Le jour où ils mirent les menottes à Pistafun,fut certainement l’un des plus beaux de leur vie. Ils l’avaientpris en traître et loin de ses trois compagnons, car s’ils avaientété réunis, MM. Souques et Ordinal ne fussent jamais venus àbout de leur entreprise. Mais le coup était de maître, il fautl’avouer.

Ils avaient découvert que c’était Pistafun quiavait mis à la poste de la Fourca la fameuse lettre reçue parM. Supia le soir du crime.

Pistafun ne put nier que c’était lui. L’aidede la receveuse l’avait vu jeter une lettre dans la boîte quelquesminutes avant la levée. La receveuse se rappela très bienl’enveloppe singulière couverte de la fameuse écriture. Elles’était même dit : « Encore une farce deTitin ! » Or, sur l’enveloppe il y avait la tracé d’ungros pouce noir (Pistafun aidait alors à décharger du charbon).MM. Souques et Ordinal s’étant fait remettre l’enveloppe,s’étaient procuré des empreintes digitales de Pistafun, avaientsoumis le tout au service anthropométrique et la réponse avait étéconcluante.

Pistafun, à toutes les questions du juged’instruction, répondit que cette lettre ne lui avait pas étéremise par Titin et qu’il ne connaissait pas Hardigras, bien qu’ileût accepté depuis longtemps, et cela sur l’initiative d’unintermédiaire qu’il se refusait à nommer, de faire les commissionsque Hardigras lui envoyait, il n’avait pu refuser car il lui devaitbien cela pour tout le plaisir qu’il lui avait procuré lors dudernier Carnaval.

Les lettres qu’il devait mettre à la boîte, illes trouvait sous sa porte, sans qu’il sût jamais qui les avaitglissées là. Ainsi en avait-il été lors de sa dernière commission.Comme toujours, cette lettre se trouvait dans une enveloppe surlaquelle était dessinée une potence, qui était le sceau deHardigras. Dès lors Pistafun savait ce qui lui restait à faire, ils’en réjouissait car c’était généralement une bonne farce.

On lui demanda de montrer l’enveloppe. Ilrépondit qu’il l’avait arrachée, comme toujours. Le juge lui fitentendre que ses explications ne sauraient donner le change àpersonne et que s’il n’avouait pas avoir reçu la lettre de la mainmême de Titin, cela pouvait lui coûter cher car cette lettre il enétait seul responsable et l’on pouvait tirer de cela desconclusions terribles pour celui qui l’avait envoyée.

Pistafun se mit à rire, carrément :

– Vous ne ferez tout de même point croireque c’est moi qui ai fait cette abomination. Avaï ! n’en ditespas davantage ! je sens que je deviens rouge comme lefeu !

– Cette lettre n’en annonçait pas moinsl’assassinat ! Elle vous fait complice.

– De rien du tout ! Ce Hardigras-là,je ne le connais pas ! (ni l’autre non plus !)s’empressa-t-il d’ajouter, mais ça n’est point mon Hardigras deCarnevale qui l’a écrite. J’ai été trompé comme les autres, ne vousen déplaise, et m’est avis que vous aussi, vous vous f… dedans,monsieur le juge !

Ainsi se défendait-il pied à pied etdéfendait-il son Titin. Aux gardes qui l’interrogeaient en lereconduisant dans sa prison, il disait, plein deconfiance :

– Il ne m’aura pas !

N’empêche qu’il résultait de tout ceci queTitin n’était pas mort, qu’on l’accusait d’assassinat, que Pistafunavait mis à la poste la lettre adressée à M. Supia et queTitin se cachait.

À la Fourca, on ne comprenait plus. Une fièvregénérale ravageait les cœurs.

Toute la contrée environnante prenait partipour ou contre. Et c’étaient de vraies batailles. Ceux de la Torremenés par le Bolacion venaient braver ceux de la Fourca jusque chezeux. Pendant les mois que dura l’instruction, ce mauvais esprit sedéveloppa d’une façon redoutable.

L’élément ouvrier étranger s’en mêla. Onfaisait, dans les Gorges du Loup, des travaux de voirie quioccupaient des terrassiers venus des quatre coins de l’Europe. Lesarbis et autres musulmans n’étaient pas les moins à craindre. Ledésordre en fut augmenté. On s’enfermait chez soi dès la tombée dujour. Il n’y avait point de nuit que l’on n’entendît des coups defusil. L’on découvrait le lendemain quelque vol accompli avec unehabileté hors de pair. La police, la gendarmerie étaient sur lesdents. Mais les coupables n’étaient jamais découverts. Tout prenaitun air de mystère insondable. Le pire est que l’on pressentait quetout ce désordre avait une « organisation ». Les voisinsles plus intimes n’osaient plus se confier ce qu’ils pensaient. Lesoupçon était partout. On revivait les plus mauvais jours dePégomas, dont le souvenir était effacé.

Ce fut alors que le bon maire Arthus, deTorre-les-Tourettes, que ces calamités faisaient gémir, vint à laFourca accompagné de tout son conseil municipal et des principauxde sa cité et de quarante jeunes gars au moins parmi lesquels onvoyait le Bolacion, les deux Barraja (François et Paul) et SixtePastorelli.

Quand ceux de la Fourca virent arriver toutecette troupe, ils s’appelèrent de maison à maison, de cabanon àcabanon, comme si la ville était menacée d’assaut, mais déjà toutel’armée ennemie s’était arrêtée d’elle-même devant la rue Basse,sous la statue de Sainte-Hélène qui restait honteusement à la portede la cité, dans ses voiles de deuil, et l’on vit s’avancer toutseul le bon Arthus.

Dès que l’on aperçut sa digne figure atteintepar les malheurs du temps, tous comprirent qu’ils ne pouvaientattendre de cet homme que des paroles de paix et de sagesse. Ildemanda à parler au maire. Le Petou accourait déjà pour se mettre àla tête de son troupeau en danger, mais au noble geste d’Arthus, ilrépondit lui aussi en lui tendant la main.

Un grand silence régnait dans les deux camps.Arthus, d’une voix dont la sonorité sympathique connaissait lechemin des cœurs, déclara qu’ils venaient en frères, et que ceux dela Torre-les-Tourettes demandaient à être reçus par ceux de laFourca dans les mêmes sentiments qu’ils se présentaient eux-mêmes,c’est-à-dire sans mauvaise colère et sans rancune, enfin qu’ilsavaient foi en eux et qu’ils s’en remettaient entièrement à leurhospitalité.

– Car, ajouta-t-il, il convient des’expliquer, et de faire cesser un état de choses qui n’aurait dûjamais renaître depuis qu’on a mangé, il y a de cela, hélas !bien des années, le tourta de bléa de la paix, tousensemble !

Le Petou répondit :

– Faites. S’il en est ainsi, vous êtestous les bienvenus, car le mal qui nous ronge en ce moment, Artus,est « un mal souffrant ! »

Mais quelques-uns de la Fourca qui serappelaient les mauvaises manières du Bolacion s’écrièrent en lemontrant :

– Pas celui-là !

– J’ai amené celui-là, fit Arthus, parcequ’il a plus à vous demander pardon que les autres !

– Alors, qu’il entre, dirent ceux de laFourca.

Et les deux troupes, s’observant en silence,gravirent les ruelles tortueuses qui conduisaient àl’esplanade.

Arrivé là, Arthus, d’un geste large semblaembrasser l’horizon et il dit :

– Ah ! mes amis, le beau pays quenous avons là ! En est-il de plus plaisant au monde, de pluschargé de fleurs et de parfums, de mieux aimé du soleil, roi descieux, de mieux orné du sourire des dames, qui fournisse olivesplus suaves, fruits plus dorés et petits vins plus déliés etguillerets pour le festin ? Entre nos montagnes et cettefaucille d’azur, miroir de beauté où je vois l’image chérie denotre Nissa, notre pays se creuse comme une coupe enchantée où nousdevrions boire à genoux le bonheur de vivre ! Et cette coupecéleste, nous l’empoisonnons ! Mes amis ! mes amis !cela ne vous fait donc pas effroi ?

– Si ! si ! clamèrent centvoix.

Et déjà tout le monde avait la larme à l’œil.Ah ! il savait ce qu’il faisait, cet Arthus !

– Alors, ne nous querellons plus, dit-il.En vérité, pendant que nous nous disputons, ceux-là qui sont venusdes pays de misère et auxquels bénévolement nous avons cédé un coinde notre soleil, en profiteront pour faire œuvre vilaine etsournoise de larrons, dévaster nos cours comme renards et loups,troubler les ménages, angoisser les cœurs honnêtes et nous perdrede renommée ! N’avons-nous pas honte ?

– Si ! si ! reprit le chœur desrepentis.

– Il ne s’agit pas seulement dedire : « Si ! si ! » reprit Arthus enjoignant les mains qu’il avait grassouillettes et belles à faireenvie à un prélat romain, il faut encore confesser nosfautes ! faire mea culpa ! se frapper lapoitrine et dire : « Nous ne le ferons plus ! »Ceux de la Torre confessent qu’ils ont fauté ! Le Bolacions’en accuse ! Il fait amende honorable, mais nous ne sommes niles uns ni les autres des petits Jésus ! Et il n’y aura pointd’humiliation pour personne, si, de votre côté, vous venez nousdire : « Nous aussi nous vous demandons pardon :embrassons-nous ! »

Le Petou se dressa sur ses pattes courtes,ouvrit ses bras comme des ailerons et, ému plus que nous nesaurions dire, s’écria :

– Arthus !embrassons-nous !

– Embrassons-nous !embrassons-nous ! clamèrent cent voix. Et comme les deux maireétaient tombés dans les bras l’un de l’autre, tout le mondes’embrassa. Toton Robin s’essuyait les yeux en disant :

– Il parle aussi bien que notreTitin !

Ceci fut entendu et ceux de la Fourca furentpris d’une grande tristesse. Alors Arthus, dans le silence de tous,prononça ces paroles, mémorables :

– Mes bons amis ! j’ai entenduquelqu’un parler de Titin ! Je n’aurais pas osé prononcer sonnom ici parce que je sais qu’à cause de lui vous êtes dans un grandchagrin, mais puisque sa figure que nous avons tous tant aiméevient d’apparaître ici, je tiens à vous dire, en mon nom et au nomde tous ceux de Torre-les-Tourettes : « Quelle que soitla raison pour laquelle il a disparu, et tout ce qui peut,apparemment, l’accabler, nous restons, nous, de grand cœur avecvous et avec Toton Robin : « Non ! ça n’est pasTitin qui a fait ça ! »

Alors ce fut du délire. On n’entendait que cecri : « Vive Arthus ! Vive Arthus ! »

Ceux de la Fourca reconduisirent jusque chezeux ceux de Torre-les-Tourettes. Ce fut un beau jour dans cettesérie de malheurs et l’on crut que la paix allait régner. Or, commepour apporter la preuve que tant de méfaits restaient étrangers àl’un et à l’autre parti, les mystères de la Fourca n’encontinuèrent pas moins à se dérouler dans toute leur horreur, cequi porta à une exaspération commune et fraternelle ceux de laFourca qui continuaient à en être les victimes et ceux deTorre-les-Tourettes qui ne voulaient pas en être soupçonnés et toutcela devait fort mal finir comme l’on verra.

Quelques jours après la manifestation que nousvenons de relater, deux personnes disparurent ; ce fut d’abordla Paula, dite « Manchotte », parce qu’elle n’avait plusqu’un bras.

La seconde fut la propre sœur du« boïa », la Cioasa, qui n’avait point quitté la Fourcadepuis plus de trente ans et qui disparut comme parenchantement.

Enfin il y eut le crime de la rue de laToussan. On se rappelle que c’est dans cette ruelle obscure,derrière la basilique de Sainte-Hélène, qu’habitait la vieilleBruno, dite « la Boccia ». Cette nuit-là, comme ellereprisait des bas, vers les dix heures, des gémissements se firententendre dans le haut de la rue, du côté des contreforts quisoutenaient l’antique basilique.

Nous avons dit combien, dans ces nuits demystère, on vivait calfeutré chez soi. Dès la tombée du soir,chacun fermait ses portes, ses volets, mettait les barres, et, quoiqu’il arrivât, on ne se montrait plus qu’avec le soleil qui faisaitfuir tous les fantômes.

Ces gémissements, des voisins les entendirent.C’était comme une voix à l’agonie qui implorait du secours.Personne n’eut garde d’ouvrir. On se rappelait que, la semaineprécédente, on avait usé de ce subterfuge à la Costa que, Cauvindit « Prussa » s’y était laissé prendre. Il avaitentr’ouvert son volet, une bande s’était ruée sur lui, l’avaitrenversé et avait mis sa maison au pillage. Épouvanté par lesmenaces, il n’avait même pas osé porter plainte et à toutes lesquestions que la justice lui posa, il répondit obstinément qu’il nes’était rendu compte de rien tant l’attaque avait été brusque etqu’il ne pouvait donner aucun signalement.

Cela aurait dû être une leçon également pourla vieille Bruno, mais la bonne femme avait un défaut qui devait laperdre. Elle était curieuse. Elle voulut voir. Elle ouvrit safenêtre avec précaution, mais au même instant un coup de fusilpartit, elle fut atteinte à la tête et s’écroula.

On ne se rendit compte de cela que lelendemain matin, car, un coup de fusil, ça ne fait pas ouvrir lesvolets non plus ! On la trouva morte auprès de la fenêtre.Au-dessous d’elle, pendu à la barre d’appui, un écriteau :HARDIGRAS !

Alors, on se rappela qu’elle s’était, àplusieurs reprises, exprimée bien imprudemment sur le compte deHardigras. La Boccia était la seule personne à laquelle la Cioasa,qu’elle avait soignée autrefois, adressât encore la parole. Ledimanche précédent, la Boccia, qui était allée à la messe justementavec la « Manchotte », s’était arrêtée avec cettedernière sur le parvis de Sainte-Hélène pour échanger quelquesparoles avec la Cioasa qui en sortait. Au lieu de parler de lapluie et du beau temps, il avait été question de Hardigras et laManchotte avait dit son mot elle aussi. Elle parlait même assezhaut comme pour défier ceux qui n’étaient point de son avis. Cepetit colloque, comme on vient de le voir, devait avoir sessuites.

Chapitre 23Comment Pistafun se comporta chez les chats-fourrés en attendant lebon plaisir de Hardigras

Les chats-fourrés de Nice, c’est-à-dire lesmagistrats, juges, conseillers, procureurs et autres robins promusà la garde de la balance justicière, ne sont point méchantes gens.C’est l’air de Nice qui veut ça.

Mais, en vérité, il est des circonstances oùla bonté ferait faillite si elle tombait en faiblesse. Le cas deTitin et de Pistafun était tel, se présentant de façon si horribleet accumulant tant de preuves évidentes de culpabilité, que ledevoir des juges était tout tracé : présenter le crime sousles plus sinistres couleurs, l’exposer devant un jury soigneusementtrié pour éviter toute fâcheuse surprise, et conclure à la peine demort pour le premier, à quelques bonnes années de bagne pour lesecond.

À ce devoir, nul de ces messieurs ne manqua,depuis le juge d’instruction jusqu’au procureur de la République,pourvoyeur à son corps défendant du bourreau.

Son rapport fut terrible.

Tout cela n’était point risible. Cependant,Pistafun riait.

Vint le grand jour, de la cour d’assises, etle pauvre parut tout seul, entre ses gardes, la place de Titinrestant vacante.

Est-il besoin de dire que, comme pour unegrande première, on s’arrachait les places depuis un mois, quejamais président des assises, à Nice, n’avait été l’objet de sitouchantes attentions, invitations, protestations d’amitié etautres gentillesses de la part des dames, lesquelles se sonttoujours montrées friandes des scandales, si honnêtes et vertueusessoient-elles.

Jamais Hippothadée n’avait été aussi choyé. Ilétait le héros du jour dans ces milieux où, pour être quelqu’un, ilfaut avant tout faire parler de soi. La comtesse d’Azila, sa grandeamie, était fière de lui. Grâce à son titre de présidente del’œuvre d’assistance aux pêcheurs de « putina » morts enmer, elle avait pu se procurer quelques places. Jamais ses thésn’avaient été aussi suivis.

C’est à elle que l’on s’adressait pour avoir,les derniers « tuyaux ». Par elle on sut queMme Supia (Thélise), encore bien faible, et bienchangée, par la douleur, ne pourrait venir témoigner, que, dureste, M. Supia s’y était formellement opposé (cela sous lesceau du secret). C’était encore sous le sceau du secret que lacomtesse d’Azila à laquelle son ami et seigneur Hippothadée seconfiait entièrement, apprenait à ses amies queMme la princesse de Transalbanie avait, quoi qu’onait pu lui dire, décidé de venir en personne à la cour d’assises.Vainement M. Supia et le prince son époux avaient-ils voulului faire entendre qu’elle pouvait, elle aussi, invoquer son étatde santé et qu’il suffisait que sa déposition fût lue à l’audience,elle avait répondu : « Ma déposition devant le juged’instruction est inexistante. J’ai dit que si je parlais, jeparlerais en cour d’assises ! Eh bien, jeparlerai !… » Cela promettait.

Le jour du procès, on s’écrasait dans leprétoire, derrière la cour, les avocats, au banc des témoins. Cesdames avaient fait grande toilette. Mme d’Azila sefaisait remarquer par un chapeau extravagant, feutre à larges bordsorné d’une plume jaune tout à fait antédiluvien et qui soulevait,du reste, les protestations des spectatrices placées derrièreelle.

Le bon peuple de Nice et de la campagne,relégué dans l’espace réservé au « public debout » puisrepoussé dans la salle des pas perdus et sur la place du Palais,n’était venu chercher là, ni des potins d’alcôve, ni le plaisir devoir souffrir une malheureuse, car on savait maintenant queToinetta passait ses jours et ses nuits dans les larmes ; ilétait venu pour pleurer son Titin, tout simplement, et aussi poursavoir comment Pistafun se tirerait de là.

Soudain il y eut une bousculade, des crisétouffés… Aiguardente, Tony Bouta et Tantifla faisaient leurentrée, écrasant un peu chacun.

Pistafun, que l’on avait fait rasseoir unefois de plus, dès qu’il eut aperçu ses trois camarades, sembla prêtà bondir hors de son banc.

– Christou ! v’là maquadrette ! on va pouvoir jouer au vitou !…

Les trois autres, qui dépassaient de la têtetoute cette foule, paraissaient sérieux. Ils envoyèrent leurbonjour à Pistafun et lui donnèrent des conseils.

– Ne fais pas ta« malle » ! (ton ballot) dit Aiguardente. Noussommes là, pour le reste !

– Fan d’un amuletta ! leur jetaPistafun ! vous ne voulez tout de même pas que je pleure.

À ce moment, une rumeur se fit entendre audehors : Toinetta arrivait.

Elle était pâle dans ses vêtements noirs etdescendit de voiture devant le Palais, aidée par M. Papajeudi,sa femme et ses trois demoiselles. Eux aussi s’étaient mis en noircomme pour l’enterrement d’un parent. Le brave M. Papajeudiavait les yeux rouges. Ni sa femme ni ses filles ne comprenaientson émoi, et il n’avait pas jugé bon de s’expliquer, mais puisqueToinetta, qui avait toujours entretenu les meilleures relationsavec cette excellente famille, avait fait savoir aux Papajeudiqu’elle ne voulait se rendre au Palais qu’en leur compagnie,ceux-ci s’en étaient trouvés fort honorés et s’étaient mis àl’unisson de cette grande douleur.

Enfin on annonça la Cour et les débatscommencèrent. L’absence de Titin constatée, on procéda àl’interrogatoire de Pistafun qui, tout de suite, exagéra sespolitesses à l’adresse du président. S’il ne lui dit point qu’ilétait enchanté de cette occasion de faire sa« connaissince », ce fut tout juste. Il y eut des riresmais le président les arrêta net en annonçant qu’il ferait évacuerla salle à la première manifestation. Puis il dit à l’accusé quetout le poids du procès retombait sur lui du fait de l’absence deTitin. Ces paroles étaient de toute évidence destinées à faireréfléchir Pistafun et à le faire « lâcher » Titin. MaisPistafun était loin d’être un imbécile. Il comprit la manœuvre etcligna de l’œil.

– Pardon si je vous« derromps » (interromps), monsieur le président, mais sivous voulez que nous restions bons amis, ce n’est pas des bonnesmanières de me pousser contre Titin ! Je ne sais pas où cequ’il est, j’ignore d’où ce qu’il vient, par où ce qu’il a passé,je me suis pensé qu’il a ses raisons ! et ce n’est pas àPistafun, dans l’état que voilà, à lui courir à l’après ! Maisje suis tranquille, il ne me laissera pas dans l’embarras ! Jen’ai rien plus à vous dire.

Et il s’en tint là. Pour le reste, il ne fitque répéter ce qu’il avait dit au juge d’instruction et que nousavons déjà relaté.

Le défilé des témoins commença par l’auditionde M. Supia. Sa déposition fut écrasante.

Il rapporta les faits tels qu’ils avaient étéreconstitués par l’enquête. Puis il reprit l’affaire de haut,prétendit qu’il avait essayé vainement de s’intéresser au sort duterrible garçon, qu’il lui avait donné un poste dans sa maison,qu’il n’avait été payé que d’ingratitude, que Titin, sous lepseudonyme de Hardigras, lui avait joué des tours à le ruiner,qu’il l’avait abominablement volé. Ici, il se tourna vers le jurycomposé en majeure partie de négociants ; il rappela que cesvols, jusqu’alors impunis, étaient, par la façon dont ils avaientété accomplis, un encouragement à l’anarchie, enfin, que cemisérable Titin avait circonvenu sa pupille, l’avait enlevée, lejour même de ses noces, ne l’avait ramenée qu’après lui avoir montési bien la tête qu’elle n’avait plus voulu, pendant des semainesentendre parler de son fiancé !

C’était alors que Titin avait fait entendre àla famille épouvantée des menaces telles que le témoin et le princeHippothadée, d’un commun accord, avaient dû remettre à plus tardl’union projetée. Quand Mlle Agagnosc, de sonpropre mouvement avait, à quelque temps de là, demandé que cemariage fût célébré le plus tôt possible, M. Supia et leprince Hippothadée, encore sous le coup des paroles effroyables deTitin, étaient allés à la police, pour demander conseil et secoursau besoin.

Là, ils s’étaient trouvés, comme toujours encette affaire, en face de M. Bezaudin qui avait toujoursmontré pour Titin une faiblesse inexplicable, il n’avait fait querire de leurs transes. Titin, lui avait-il dit, n’ira point contreles sentiments de Mlle Agagnosc ! Vous n’avezrien à craindre, il ne fera rien !

– Ah ! messieurs !M. Bezaudin porte une responsabilité bien terrible !Titin ne fera rien ! Quelques jours après c’étaitl’avertissement foudroyant de Hardigras ! Le soir même, mafille était morte ! Messieurs ! C’est un père qui vous ledemande à genoux, vengez ma fille !

Un silence de mort suivit cette déposition.Titin paraissait perdu et tous plaignaient M. Supia, L’avocatde Pistafun pour rompre cet effet désastreux aussi bien pour sonclient, poursuivi comme complice, que pour Titin, crut devoirintervenir.

– Messieurs, dit-il.

Mais Pistafun lui détacha sur l’épaule une deces tapes qui vous aplatissent un homme et qui collèrent le chermaître à son banc.

– « Vai pinta desgabia ! » (Va peindre des cages !) Titin n’a rienfait ! Mais sa fille est morte, à cet homme ! Il a bienle droit de le dire, « au moinss ! »

Le président interrogea ensuite le témoin surl’inexplicable disparition de sa sœur. M. Supia déclara que,pour lui, il ne faisait point de doute que Cioasa était, elleaussi, une victime de Titin ! Tous les coups qui lesfrappaient si cruellement, lui et sa famille, faisaient partie duplan de vengeance dressé par le Bastardon. Ce monstre neconnaissait plus aucune loi divine ni humaine. Habitué à ne mettreaucun frein à ses fantaisies, il avait d’abord l’air rire etmaintenant faisait pleurer. Il répandait l’épouvante. On n’osaitplus prononcer son nom, même à la Fourca, sans s’entourer des plusgrandes précautions. Pour avoir osé avouer ce qu’elle pensait, unepauvre fille, « Manchotte », avait été mystérieusementenlevée comme l’avait été la Cioasa, et une vieille femme, coupableaux yeux du Bastardon de se dire l’amie de M. Supia et de sasœur et de les plaindre, avait été trouvée décervelée, un matin, àsa fenêtre.

– Le carton trouvé pendu, ajouta leprésident, portait la signature de Hardigras ! Sur ce carton,comme sur toutes les manifestations signées Hardigras, l’avis desexperts ne varie pas. C’est bien le seul et même homme qui a tracéces lettres fatales qui suivent toujours le crime quand elles nel’annoncent pas !

Quand M. Supia quitta la barre destémoins, l’huissier appela le prince Hippothadée. Un grandmouvement se fit aussitôt dans l’assistance. Ces dames firententendre un léger « Ah ! Ah ! » desatisfaction. Quelques-unes se levèrent. On cria :« Assis ! Assis ! »

Le prince s’avançait, monocle à l’œil, trèsdigne, vêtu avec une sobre élégance dans sa jaquette noire pincée àla taille (il portait le deuil des Supia), les cheveux légèrementondulés d’un coup de fer discret.

Sa déposition, en ce qui concernait la fameusescène où Titin avait ramené Mlle Agagnosc, ne fitque corroborer celle de M. Supia. Pour le reste, quiconcernait ses fiançailles et l’attitude de Titin, il ne crut pasnécessaire de faire allusion à la visite que celui-ci lui avaitfaite, le fameux soir où ce damné Bastardon lui avait dit sesquatre vérités, le couteau sur la gorge. C’est que l’on touchait làà la fameuse histoire du troisième « païre » qui faisaitde Titin le neveu du témoin (ou tout au moins un tiers de neveu),honneur dont Hippothadée, vu les circonstances, se passaitvolontiers.

À ce propos, il n’est pas inutile de dire quele consul de Transalbanie, en attendant des instructions quitardaient, avait fait toutes démarches nécessaires pour que cesmessieurs du Parquet glissassent autant que possible sur cettepériode de la vie de Titin dont le rappel eût pu causer quelquedésagrément au représentant d’une nation amie. D’autres événementsétaient venus qui avaient fait oublier le passage fulgurant duprince Valdar et le dossier de Titin était suffisamment chargé pourque l’on n’eût point besoin d’évoquer quelques fâcheusesentreprises d’achat de mobilier ou de liquidation de bijoux, auxfins de le condamner à mort.

Tant est que le prince, devant la cour, donnala sensation, sinon de ménager son rival, tout au moins de négligerde l’accabler, ce qui était tout à fait grand genre. Enfin il neparla de « la princesse de Transalbanie » que pour enfaire les plus délicats éloges : « Jeune fille, elle a supar sa vertu en imposer à un fou dangereux ; femme, elle estla plus noble des épouses ! »

Et il se retira, accompagné d’un murmure desplus flatteurs. On entendit distinctement Mme lamarquise douairière de Saint-Dalmas qui disait àMme la comtesse d’Azila : « Il a étéparfait ! »

Puis ce fut le tour des experts chargésd’établir l’identité indiscutable de Titin et de Hardigras, par letruchement de l’écriture, à quoi ils ne faillirent point.

Enfin, Mme la princesse deTransalbanie fut appelée à la barre. En la voyant s’avancer sifaible et si menue, toute sa volonté tendue pour ne pas céder à lafaiblesse d’un pauvre petit corps lamentable qui ne demandait qu’àdéfaillir, les cœurs les plus endurcis par la fréquentationquotidienne de la grande machine judiciaire se sentirent amollis.On crut qu’elle n’arriverait pas à la barre. D’un effort suprême,elle s’y accrocha. Le président fit signe à l’huissier de luiavancer une chaise. Elle la repoussa et un cri jaillit de seslèvres :

– Il est innocent !

Et elle éclata en sanglots. Tout le mondepleurait.

Le président lui-même était profondément ému.Il attendit quelques instants et, quand elle fut un peu calmée, illui dit d’un ton très paternel :

– Voyons, madame ! D’abord, jurez dedire toute la vérité, rien que la vérité !

– Je vous le jure, monsieur le président,fit-elle d’une voix étouffée, je le jure : tout est de mafaute ! C’est moi, la criminelle !

– Voyons, madame, voyons, je vais vousinterroger. Vous dites que Titin est innocent ?

– Oui, monsieur le président. S’iln’était pas innocent, je ne l’aurais pas aimé !

À cette parole d’une simplicité sublime, il yeut un frisson dans la salle.

– Et cependant, madame, lui répliqua leprésident, ce n’est pas lui que vous avez épousé !

– Monsieur le président, reprit la pauvreenfant que les larmes étouffaient, voilà où est mon crime !c’est moi qui ai tué Titin !… Car il est mort, monsieur leprésident, sans quoi il serait là pour répondre à toutes cesinfamies ! Titin est le garçon le meilleur, le plus noble queje connaisse. Nous nous aimions. Nous devions prendre patience. Etpuis on m’a fait croire qu’il en aimait une autre. On m’a trompéeabominablement et, comme une folle, je me suis jetée dans cethorrible mariage ! Alors, ça a été fini ! Je n’ai plusentendu parler de lui ! Il s’est tué, monsieur leprésident ! Mon Titin est mort ! et si je ne suis pasdéjà, morte, moi, c’est que j’ai voulu vivre pour venir vous, direque ce Hardigras qui a commis tous ces crimes, ce n’est pas lui,puisqu’il est mort !

Elle en revenait toujours à cela dans sondésespoir obstiné. Elle se frappait le front contre ce mur derrièrelequel il ne pouvait y avoir que cette chose atroce : la mortde Titin !

– Vous convenez, néanmoins, madame qu’ils’est déguisé à de certains moment sous la personnalitécarnavalesque de Hardigras ?

– Mais, monsieur le président, moi, je nesais pas ! répondit-elle, tout à coup inquiète, effarée de cequ’elle avait dit ou de ce qu’on voulait lui faire dire…

– Vous ne savez pas ? Vous ne savezpas ? Vous savez bien que Hardigras qui vous a enlevée etTitin qui vous a ramenée n’est qu’un seul et même personnage !Ou alors, si ce n’est pas le même, dites-le, madame ! Voussouvenant que vous avez juré de ne dire que la vérité ! Maistoute la vérité !…

Elle se dressa, plus pâle et plus tremblanteencore que tout à l’heure. La salle était suspendue à ses lèvres.D’une voix qui n’était qu’un souffle, mais qui fut entendue tout demême jusqu’aux coins les plus reculés du prétoire, tant le silenceétait profond, elle dit :

– Oui ! puisque j’ai juré de diretoute la vérité, ce jour-là, monsieur le président, oui,c’était le même !… C’était le même car il ne pouvaity avoir deux hommes au monde pour enlever avec ce courage unepauvre fille qui ne savait plus ce qu’elle faisait et qui secroyait déjà abandonnée de tous, même de celui en qui elle avaitmis toute son espérance ! Il n’y avait pas deux hommes aumonde pour me sauver comme Hardigras l’a osé et pour me respecteret me ramener à ma famille comme Titin l’a fait !

Et elle ajouta, en joignant les mains, commeune prière :

– Si, en parlant ainsi, je lui fais dumal que Dieu et Titin me pardonnent !

– Quand vous êtes revenue chez vosparents, madame, vos sentiments n’étaient plus les mêmes… Il yavait quelque chose de changé !

– Oui, monsieur le président, il y avaitquelque chose de changé !… Nous nous aimions depuis longtemps,mais nous ne nous l’étions jamais dit. Moi, j’attendais qu’ilparle, mais il était trop délicat… Enfin, ce jour-là, nous avonspleuré dans les bras l’un de l’autre : cela valait toutes lesparoles du monde ! Il pouvait faire de moi ce qu’ilvoulait ! J’étais sa chose, Monsieur le président, il m’aembrassée comme on embrasse sa fiancée, c’est vrai, et il m’aramenée. Et l’on voudrait que ce garçon ait, pour se venger de qui,de quoi ? je vous le demande, commis cette chose sans nom,quand il n’y avait que moi de coupable ! Ah ! c’est tropstupide et vous ne le croyez pas ! J’en appelle à tous ceuxqui ont approché Titin !… Non, personne ici ne le croit,pas même ceux qui l’accusent !…

Et ce disant, ayant soudain retrouvé une forcequi lui mettait du sang aux pommettes et une flamme sombre dans lesyeux, elle fixait terriblement Supia et Hippothadée qui courbaientla tête.

Un tonnerre d’applaudissements partit du fondde la salle et quand le tumulte se fut apaisé, on entendit Pistafunqui lui disait :

– Bravo, Toinetta ! Tu parles decœur ! Mais ce n’est pas de crainte ! Avaï ! Je tele dis, moi, il n’est pas mort, notre Titin ! S’il était là,il nous le dirait peut-être celui qui apendu la morte.

Dans l’instant, le président, qui paraissaittrès occupé par une communication qu’on lui faisait sur le siège,se tourna vers le jury :

– Messieurs, annonça-t-il, Titin, eneffet, n’est pas mort ! On vient de l’arrêter au moment où ilpénétrait dans le Palais de justice. J’ai donné ordre qu’on nousl’amène !

– Eh vé ! s’écria Pistafun, on vatout savoir !…

Chapitre 24Dans lequel Hardigras remplit le rôle de ministère public et à lafin duquel il n’en est pas moins condamné à mort.

On a vu bien des choses en courd’assises ; on a assisté à des incidents si imprévus quel’ordre des débats s’en trouvait soudain bouleversé, que lesmagistrats débordés par le torrent des révélations essayaientvainement de se réfugier derrière la barrière fragile de laprocédure, mais ce qu’on a vu rarement, c’est un président de courd’assises, un procureur ou un avocat général, la partie civile, ladéfense, oubliant toute procédure pour assister enspectateurs épouvantés et impuissants à un duel à mort entre deuxhommes que les événements viennent de jeter en face l’un de l’autredans le prétoire.

Le président, dont le dessein était desuspendre l’audience pour prendre avec la cour, en chambre duconseil, tout décision que nécessitait la présence inopinée deTitin n’avait pas encore prononcé une parole que la porte destémoins était poussée avec éclat et que le Bastardon, traînantderrière lui MM. Souques et Ordinal qu’il semblait avoirarrêtés lui-même, se ruait dans la salle comme une bête enragée.Sans doute son état de fureur s’était-il décuplé du fait que lesdeux détectives l’avaient « bouclé » dans le moment qu’ilaccourait au Palais de son propre mouvement. Tant est qu’il ne vitni Toinetta qui se pâmait dans les bras deMme Papajeudi et de ses demoiselles, ni même leprince Hippothadée, lequel avait perdu toute sa superbe et eûtvoulu être à cent lieues de là, quelque part dans les montagnes deTransalbanie. Non ! Son regard, sa fureur, sa férocité nevoyaient qu’un être au monde qu’il semblait devoir anéantir, et cethomme, c’était M. Hyacinthe Supia !…

Disons tout de suite que tous les amis deTitin regrettèrent qu’il surgît devant ses juges sous cet aspect defolie.

On lui avait connu plus de sang-froid en decertains jours néfastes, sans compter qu’une telle attitude pouvaitdonner raison à ceux qui, se rappelant ses menaces, lereprésentaient comme un démon de vengeance ! Il y a desmoments où les plus sages sont emportés, quoi qu’ils fassent, parle galop forcené de leur sang ! Si Titin était sûr de ce qu’ilcriait dans ce moment, il était, ma foi, bien excusable !

– Il n’y a qu’un assassin,ici ! hurla-t-il, le voilà !

Si MM. Souques et Ordinal n’avaient pasété là pour le retenir, il se fût jeté assurément sur le« boïa » et n’en eût fait qu’une bouchée !

– C’est lui qui a pendu safille ! C’est lui qui lui a attaché au cou la carte deHardigras !

Il y eut une clameur générale d’horreur etd’incrédulité.

Quant à M. Supia, devant une accusationaussi monstrueuse, tel un mannequin touché par une déchargeélectrique, il fut secoué de gestes si désordonnés que l’on putcraindre qu’il ne se dispersât dans l’espace ! Ses bras et sesjambes parurent prêts à le quitter, et le haut de sa mécanique,avant de reprendre quelque équilibre sur elle-même, laissa échapperun grincement de ressort à l’agonie.

En toute autre circonstance, son désespoir enferblanterie eût fait rire. Il épouvanta.

Le ministère public fit un signe comme pourintervenir, mais le président lui en fit un autre pour qu’il s’engardât. De toute évidence, Titin était devenu fou ou il était entrain de se perdre.

Mais le Bastardon n’était point fou et il leprouva.

– Oui, tu n’es qu’un misérable assassin,toi qui n’hésites point à vouloir me faire couper le cou pour qu’onne soupçonne pas que ta fille s’est pendue elle-même pour ne plusvoir ce qui se passait à ton foyer !

– Il ment ! grinça lugubrement le« visage de tôle ».

– Nieras-tu, reprit le Bastardon écumant,que c’est toi qui a rependu ta fille, après avoir constatésa mort, ce qui a pu faire croire qu’elle avait été d’abordétranglée ? Nieras-tu que c’est toi qui as attaché au col dela pauvre martyre une carte de menaces qu’un bandit qui m’a volé lenom de Hardigras t’avait envoyée le soir même ! car, messieurs(Titin s’était retourné du côté du jury), ce n’est pas seulement lalettre mise à la poste par Pistafun que M. Supia avait trouvéedans son courrier, c’est encore cette carte avec laquelle ilm’envoie à l’échafaud.

– Il ment ! Il ment ! râlait le« boïa ».

– Des preuves ! lançait à Titinl’avocat de la partie civile.

– Ah ! des preuves ! Messieurs,vous allez en avoir, des preuves ! Et les plus terribles quisoient, hélas ! les plus douloureuses !… Vous pensez bienque si j’ai tant tardé à venir délivrer Pistafun et à venir medéfendre moi-même, c’est que je les cherchais, les preuves !Messieurs, Pistafun vous a dit la vérité. Il ignorait tout de cettelettre qu’on lui faisait porter à la poste par un truchement quinous était ordinaire ! Et je vous dis encore la vérité quandje vous affirme que cette lettre qui a été mise au bureau de laFourca, je ne l’ai pas écrite, pas plus que la carte de Hardigrasqui a été mise directement à Nice, comme l’enquête ledémontrera !

– Mais je proteste ! glapit Supia.Jamais cette carte n’a été en ma possession.

– Bandit ! On vous a vu l’attacherau cou de votre fille.

– Qui ? Qui ? Qui ?…clamèrent cent voix. On n’était plus en cour d’assises, le dramedevenait si intense qu’on se serait cru sur une placepublique !

– Je vais vous le dire ! déclaraTitin… Ce que je ne vous dirai pas, je vous le laisseraideviner ! Si cela ne vous suffisait pas, on pourrait demanderau prince Hippothadée d’apporter ici certaines précisions. En cequi me concerne, je ne les exigerai pas ! Car il y a danscette horrible affaire plus encore de victimes que decoupables !… Messieurs, la pauvre Caroline, dans le secret deson cœur, aimait le prince Hippothadée. Elle avait pu croirequ’elle se marierait avec lui ! Quand il fut marié avecMlle Agagnosc, elle espéra dans son divorce !Je puis vous affirmer que Mme Supia ne niera pasqu’elle était la première à l’entretenir dans ses illusions.

Le soir du drame, Caroline fut réveillée parquelque bruit venant du rez-de-chaussée ; elle descenditaussitôt, sans même prendre la peine de se vêtir. Elle descenditjusque dans le salon de la Patentaine. Le prince Hippothadéecouchait cette nuit-là à la Patentaine. Ce que je puis vous dire,c’est qu’il ne passa pas toute la nuit dans sa chambre. Etc’est de cela, messieurs, que la pauvre Caroline s’estpendue !

– Mais c’est uneignominie ! s’écria le prince Hippothadée au milieu d’unimmense murmure…

– Voilà la précision que j’attendais duprince Hippothadée, répliqua Titin. Oui, monsieur, c’est uneignominie ! et de cette ignominie, vous aurez lapreuve ! Je vous le jure ou je serai un infâme !Ah ! messieurs, que ne puis-je me défendre en passant soussilence de telles abominations ! mais il s’agit de ma tête etde mon honneur !… et je me défends comme je peux ! Lapauvre Caroline s’est donc pendue ! Sur ces entrefaites,arrive M. Supia. Il se heurte au cadavre de sa fille. Ilglisse à terre en faisant entendre un gémissementd’épouvante ! La porte d’en face s’ouvre, et c’est alors queMme Supia pousse ce cri d’atroce désespoir quiserait allé réveiller le prince au premier étage, si, le princeavait été au premier étage. Messieurs ! le prince n’avait pasbesoin d’être réveillé ! Il n’avait pas besoin dedescendre ! Il n’eut que quelques pas à faire pour tenir lapauvre Caroline dans ses bras et essayer de la ramener à la vie,pendant que dans un coin, Mme Supia agonisaitd’horreur et que M. Supia pensait avant tout à étouffer lescandale et tirait déjà l’abominable carton de sapoche !

Et ainsi fut réglée l’effroyable comédie pourlaquelle, messieurs, on réclame ma tête !

Pour prendre toutes les précautions, cesmessieurs eurent besoin d’une demi-heure… une demi-heure, cen’était pas de trop pour tout préparer, ne rien laisser au hasard,et voilà pourquoi il fut entendu que M. Supia était restéévanoui une demi-heure avant que Mme Supia, à laporte du salon, poussât son cri atroce ! Car, après lecri, il n’y avait plus rien à faire, prince Hippothadée, qu’àcourir chercher du secours ; on n’aurait pas compris qu’il enfût autrement ! On savait à quelle heure était arrivé Supia àla Patentaine, on sait l’heure à laquelle Hippothadée accourutchercher le maire : c’est-à-dire une demi-heure plustard ! Il fallait donc trouver quelque chose pour expliquercette demi-heure pendant laquelle tout reste encore fermé à laPatentaine ! Eh bien ! Ils avaient trouvé la demi-heured’évanouissement de Supia et le retard d’une demi-heure pour lecri, le cri de désespoir de Mme Supia !

– Tout cela est une fable absurde !râla Hippothadée.

– Et moi, s’écria, soudain le« boïa », je mets ce misérable au défi de prouver cequ’il vient de dire !

– Eh ! monsieur ! éclata Titin,ce cri qui n’a pu réveiller, et pour cause, le prince quevoici ! il en a réveillé d’autres, qui sont accourus tout desuite et qui ont vu, eux, ce qui s’est passé pendant la demi-heureen question.

– Qui ? Qui ? Qui ? luicria-t-on encore.

– Messieurs, reprit Titin, qui parutsoudain assez embarrassé (ce qui n’échappa ni à Supia ni àHippothadée) messieurs, vous savez que Castel, le chauffeur deM. Supia, couchait à la Patentaine.

– Il a été établi qu’il n’y a pas couchécette nuit-là ! protesta Supia.

– C’est exact ! fit Titin, mais il yavait une personne qui, cette nuit-là, l’attendait dans lescommuns.

– C’est vous qui le dites !Ah ! cette fois, il faut nous dire qui ! s’écrièrent enmême temps Hippothadée et Supia. Assez de boniments ! assezd’histoires ! Il nous a annoncé « des preuves, qu’il lesdonne !

– Ils ont raison ! firent quelquesvoix.

– Vous devez comprendre, Titin, fit leprésident en intervenant pour la première fois, que tout ce quevous venez de dire là est tellement horrible qu’il vous estimpossible de vous dérober plus longtemps !

– Messieurs, cette personne déclara Titinaprès avoir jeté un coup d’œil autour de lui, cette personne estmère de famille… et je ne me reconnais pas le droit…

Ce fut une explosion chez Supia et chezHippothadée et parmi tous leurs amis.

Et il y eut aussi un gros murmure dedésappointement dans le reste de l’auditoire.

– Que ces messieurs ne triomphent pastrop vite ! fit Titin de qui l’extrême fureur était tombéepour faire place à un calme non moins tragique, cette personnen’est pas la seule à être accourue au cri poussé parMme Supia.

– J’attends ! fit Supia.

– Monsieur Supia, il y eut encore votresœur, la Cioasa !

– Je l’aurais juré ! éclataM. Supia avec un affreux petit rire métallique, justement laCioasa que vous avez fait disparaître, misérable, pour qu’elle nevienne pas ici vous démentir !

Un murmure de plus en plus hostile à Titincommençait à monter du fond de la salle. On lui en voulait d’avoirannoncé des preuves qu’il était incapable de produire.

Titin tournait à chaque instant les yeux versle fond de la salle, ce n’était point Toinetta qu’il cherchait.

Enfin, il parut se décider :

– Messieurs les jurés, leur fit-il, d’unevoix tremblante de désespoir, un troisième personnage m’avaitpromis de venir ici répéter tout ce que je vous ai dit. Cettepersonne connaît mieux que quiconque la vérité, car elle y a étémêlée, et elle, je sais qu’on ne la démentira pas !

– Le nom ! Le nom !

– Monsieur le président, je demande à ceque soit entendue… madame Supia !

L’effet fut immense. Le nom deMme Supia fut sur toutes les lèvres. Un frissond’angoisse secoua toute l’assemblée.

M. Supia retrouva du coup toute sagesticulation. Par signes sémaphoriques autant que par son verbehaché et frénétique, il fit entendre qu’il s’élevait de toutes sesforces contre une pareille comparution qui finirait de ruiner lasanté de sa femme, si elle ne la conduisait pas tout droit à lafolie.

– Monsieur le président ! insistaTitin implacable, je répète que c’est Mme Supiaelle-même qui vous demande à être entendue.

À ce moment un huissier joignit le présidentderrière la cour et se pencha à son oreille, Chacun imagina queMme Supia venait d’arriver au Palais de justice etdemandait à être entendue ainsi que Titin l’avait annoncé.

Mais le visage du président trahit aussitôtune émotion intense et c’est d’une voix sourde, subitement voilée,qu’il engagea M. Supia à se retirer de la salle d’audience etqu’il pria le prince Hippothadée d’accompagner le témoin jusqu’àson domicile où sa présence était devenue nécessaire.

Quand ils eurent tous deux quitté la salle, leprésident laissa tomber ces mots, qui furent immédiatement suivisd’un horrible murmure :

– Messieurs les jurés, nous n’entendronspas Mme Supia. Mme Supia vientd’être trouvée chez elle, assassinée !

Cette fois, ce fut au tour de Titin dedéfaillir en prononçant ces mots : la malheureuse, elle s’estsuicidée !…

 

Tels furent les principaux incidents quimarquèrent la première étape de ce formidable procès.

Renvoyée à la session suivante pour supplémentd’enquête, l’affaire, dans sa seconde partie, se déroula avec unerapidité foudroyante. La malheureuse Thélise avait été trouvée chezelle avec une balle dans la tête. L’hypothèse du suicide,inventée, disait-on, par Titin, comme étant la seule quipût lui permettre de se présenter devant ses juges après son crime,ne tenait pas debout, mais dénotait (toujours dans l’esprit desmagistrats) une astuce incroyable chez l’accusé, qui avait suppriméle dernier témoin qui pouvait le confondre.

Titin ne se défendait même plus.

On restait persuadé qu’il avait été le seul àpénétrer dans l’appartement, en se cachant et en prenant centprécautions qu’il ne désavoua pas. Sa voix fut couverte par leshuées des amis mobilisés par le « boïa » et Hippothadée,quand il prétendit que Thélise, au moment où il l’avait quittée,lui avait dit : « C’est assez que j’aie été la cause dela mort de ma fille. Je me rends au Palais derrière vous, ce seramon châtiment. »

Quand le président prononça contre lui lapeine de mort, il y eut un grand cri dans la salle, qui le réveillade l’horrible léthargie où, peu à peu, il s’était laissé glisser.Ce cri, c’était l’amour qui l’avait poussé. Titin, alors, seredressa comme le lutteur qui rassemble ses forces une dernièrefois :

– Toinetta. ! tu crois toujours àmon innocence ?

– Toujours ! mon Titin, jusqu’à mamort qui suivra la tienne !

– Eh bien ! il faut vivre, Toinetta,car si je suis condamné à mort, je ne suis pas encoreguillotiné !

Chapitre 25Dans lequel Hardigras hérite d’un trône dans le moment qu’il vaavoir la tête tranchée, ce qui le gênera, dit-il, pour porter lacouronne.

Pistafun s’en tira, lui, avec cinq ans deprison.

– Péchère ! jeta-t-il à ses amis, jechanterai pour me garder de languir. Occupez-vous d’abord deTitin ! Je n’ai rien plus à vous dire !

Chacun comprit l’apostrophe et comme, en hautlieu, on la rapprocha de la parole du Bastardon : « Je nesuis pas encore guillotiné ! » on sut prendre sesprécautions. Transféré aux « Novi », Titin y fut l’objetd’une surveillance tout à fait exceptionnelle. On ne se contentapoint pour lui de la cellule ordinaire. On l’enferma dans unepetite pièce du premier étage qui n’avait qu’une étroite fenêtrebien garnie de barreaux de fer.

La porte ouvrait sur un corridor devantlaquelle on plaça de jour et de nuit une sentinelle. Au-dessous, aurez-de-chaussée, donnant directement sur un chemin de ronde, unesalle fut occupée nuit et jour par un petit poste dont la porteétait constamment ouverte.

Même s’il avait été petit oiseau, Titin nepouvait guère s’envoler. Quatre gardes des prisons choisis parmiles plus sûrs se relayaient auprès de lui, deux par deux.

Tous ces détails furent connus en ville et, del’avis général, Titin n’avait plus qu’à se préparer à bienmourir.

En attendant, il signa son pourvoi encassation.

Dans les premiers jours, il se montra assezmaussade. On le trouva accablé. Il n’adressait guère la parole àses gardiens, refusait de jouer aux cartes et n’avait goût pouraucune nourriture.

Replié sur lui-même, face à des idées quil’avaient plus d’une fois importuné, mais qu’il avait toujoursrepoussées comme indignes et déshonorantes, Titin souffrait dansses sentiments les plus nobles, car y a-t-il au monde quelque chosede plus noble que l’amitié ? Or, après avoir fait le tour pourla centième fois de tous ses malheurs, il était obligé, quoi qu’ilen eût, de revenir à ceci qui le perçait comme une flèche :toute sa misère ne pouvait s’expliquer que par la trahison dequelqu’un qui connût tous ses secrets, par la traîtrise d’un êtredont il n’avait point voulu, de parti pris, se méfier, car le crimeeût été trop grand. Hélas ! à cette question, qu’il n’avaitpas voulu se poser et qui s’imposait à lui maintenant :« Es-tu sûr de Giaousé ? » Titin était obligé derépondre : Non.

Il en pleurait : Giaousé, c’était safaiblesse, son enfance vagabonde, ses joies de jeune homme, lesbonnes parties et les bonnes farces de Carnaval. Enfin, Giaousé,c’était tout ce qu’il avait voulu qu’il fût : son petit ami,son petit esclave, et aussi, hélas ! sonsouffre-douleur !

Certes, il avait été coupable avec Giaousé…Était-il sûr, lui, Titin, de n’avoir rien à se reprocher avecNathalie ? avec Nathalie qui s’était sauvée d’un pays où il yavait un Titin qui ne l’aimait pas et qui ne l’aimerait jamais.Cette Nathalie, Giaousé s’imaginait peut-être qu’elle lui avait étévolée par Titin ? Est-ce qu’on connaît le cœur d’un hommejaloux ?

Tout de même, jamais Titin n’eût soupçonnéGiaousé de lui avoir voulu peine de mort si… si… Ah ! C’estcela qui était épouvantable ! si l’action sournoise deGiaousé, dans ces derniers temps, n’eût tout expliqué !

Peut-être Giaousé n’avait-il pas agi parlui-même ; cela était même probable ; mais il étaitfaible. On avait pu lui arracher des secrets ! Il avait pu selaisser aller à des choses dont il n’avait pas compris tout d’abordl’importance, à des choses qui s’étaient terminées dans lesang ! Ç’avait été d’abord ce rendez-vous chez le père LaBique qui avait si bien fait les affaires de Supia et du princeHippothadée ! Titin pouvait-il jurer que Giaousé n’avait pasété leur complice.

Titin était parti de là avec deux écrits quieussent pu, examinés de près, conduire peut-être sur le chemin dela vérité ! et Titin ne les avait plus retrouvés dans sapoche ! Le jour où ils avaient disparu, Titin croyait pouvoiraffirmer qu’il n’avait été vraiment approché que de Giaousé.

De qui, ensuite, Giaousé avait-il été lecomplice ? Et pourquoi ? Dans quel but ?

Ah ! savoir ! savoir !

Par exemple, pour la disparition de la Cioasa,dont le témoignage eût été si utile. Titin était sûr que la veilleet l’avant-veille de cette disparition, Giaousé avait eu une assezlongue conversation avec la sœur du « boïa », elle qui neparlait à personne ! Et puis, ça avait été la disparition dela Manchotte et l’assassinat de la Boccia ! Giaousé n’avaitapproché ni de l’une ni de l’autre, à ce moment, mais on avait vules deux femmes avec deux gars, deux vilains gars dont Giaouséétait devenu l’ami et qui avaient été peut-être ses mauvais génies…la Tulipe et le Bolacion.

La Tulipe, cet être singulier, qui faisaittoutes les affaires de son patron, le notaire de la Fourca, quiavait été mêlé, s’il fallait croire la chronique de Grasse, à debien fâcheuses histoires, homme à tout faire, plein d’imaginationet de ruse et goûtant une joie diabolique dans le malheur desautres. Le Bolacion, cette brute, aussi méprisé àTorre-les-Tourettes qu’à la Fourca et ne se plaisant que dans lasociété de cette clique étrange qui avait élu domicile comme destroglodytes dans les anfractuosités des gorges du Loup ou dans descabanes rudimentaires où les ouvriers terrassiers et carriersparlant les idiomes les plus divers, se reposaient dans les plusbasses ivrogneries des rudes travaux qu’ils délaissaient dès qu’ilsavaient quelques sous en poche.

Titin n’avait pas perdu son temps pendant cessemaines où on l’avait cru mort ! Il avait appris bien deschoses sur les expéditions nocturnes, sur les vols dans lescampagnes, sur toute cette mystérieuse misère qui s’était abattuesur ce pays naguère si paisible.

Enfin, le dernier coup et le plusterrible : la mort de Thélise ! Qui donc avait pénétrédans l’appartement derrière Titin ?… Giaousé était le seulà connaître le chemin des toits ! Était-ce lui qui étaitarrivé par le balcon, ou quelque complice, comme le Bolacion, parexemple ? Mais il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances surcent pour que Giaousé ne fût pas étranger à ce dernier forfait, quiconduisait Titin à l’échafaud !

L’homme avait tiré sur Thélise par derrière,avec un revolver trouvé par lui dans un tiroir du bureau de Supiadont on avait, il ne savait encore pour quelles raisons, bouleverséles papiers. Et le revolver avait été laissé auprès de Thélise pourfaire croire que Titin avait voulu faire croire ausuicide !…

Giaousé était-il capable d’avoir monté un couppareil, d’avoir pensé à tout ?

Si ce n’était lui, qui avait étél’exécutant ? Le Bolacion ? Qui avait menél’affaire ? La Tulipe ? Mais qui les avait renseignés, sice n’était pas Giaousé ?

Et, quoi qu’il fît, c’était toujours Giaouséqu’il retrouvait au bout de sa pensée.

Un soupir effrayant gonfla sa poitrine. Et ilallait mourir sans avoir résolu l’épouvantable problème ? Ehbien ! non ! non ! Il l’avait promis àToinetta ! Titin n’était pas encore guillotiné !

Soudain, il demanda du vin et des cartes. Onverrait ce dont il était capable, Hardigras le vrai !Hardigras contre Hardigras ! L’autre n’avait qu’à bien setenir.

Armé d’une résolution nouvelle, n’ayant plusrien à perdre et prêt de nouveau à tout pour gagner la partie, ilmontra désormais un autre visage, ce dont ses gardiens ne furentqu’à moitié rassurés.

Il y avait surtout deux Corses quiparaissaient fort méfiants : Paolo Ricci et Pietro Peruggia,le chef des gardes. Dès le troisième jour, il parvint à lesdérider.

Entre deux coups de cartes, on échangeaitquelques propos. Il sut ainsi que la ville n’était occupée que delui et qu’un revirement se faisait en sa faveur. L’ex-commissairede police Bezaudin, dont la déposition en cour d’assises lui avaitété entièrement favorable, essayait de faire surgir un faitnouveau. Il avait trouvé des experts en écritures dont lesconclusions avaient été diamétralement opposées à celles desexperts officiels.

– Vous verrez ! faisait Titin enriant, qu’on finira par prouver mon innocence quand on m’aura coupéle cou !

C’est sur ces entrefaites que Titin reçut laivisite inattendue du procureur de la République, du juged’Instruction et… d’Odon Odonovitch.

Le cher seigneur paraissait fort triste ;il se jeta au cou de Titin, les larmes aux yeux.

– Ah ! monseigneur ! Quel couppour la Transalbanie ! s’écria le comte Valdar. Moi qui étaissi heureux de vous apporter une bonne nouvelle : votreglorieux père est mort !

– C’est ce que vous appelez une bonnenouvelle, mon cher comte, releva Titin, me prenez-vous pour un filsdénaturé ?

– Titin ! fit le procureur, nousavons voulu qu’avant de mourir, vous appreniez de la bouche ducomte que le prince Marie-Hippothadée vous a reconnu et légitimésur son lit de mort.

Pendant le procès, on a pu également ;vous reprocher d’avoir pris une qualité à laquelle certainsaffirmaient que vous n’aviez aucun droit et que vous vous en étiezservi pour faire figure d’aventurier, voici heureusement les chosesremises au point.

– Et votre conscience en repos !acheva Titin. C’est quelque chose pour un magistrat de pouvoir sedire qu’il va guillotiner un honnête homme ! Si vous voulezmettre le comble à vos bontés, monsieur le procureur, vous passerezen sortant d’ici, rue de la Poste, chez Durieu – c’est monfournisseur – et vous lui commanderez des lettres de faire-partavec une couronne de prince !

– Une couronne royale, monseigneur !releva Odon Odonovitch. La santé de Sa Majesté est elle-même fortcompromise : aux dernières nouvelles, il n’ira pasloin !

– Il ira toujours aussi loin que moi, etc’est tant mieux ! Que voulez-vous que je fasse d’une couronneroyale si je n’ai plus de tête pour la porter !

– Que sa haute seigneurie ait foi dans laprovidence ! reprit le bon Odon Odonovitch en essuyant seslarmes. Dieu et les saints Archanges ne voudront point qu’un pareilcrime s’accomplisse !

– Envoyez-moi donc, mon cher OdonOdonovitch, un panier de cet excellent extra-dry 1921 qui faisaitmes délices et une boîte de coronas. Cela me rappellera les heuresde joie passées ensemble. C’est tout ce que je vous demande !…Je dois être riche, maintenant, quelle consolation !

– Hélas ! monseigneur, le princeMarie-Hippothadée est mort sur la paille en exil, dépossédé de tousses biens ! Mais cela n’a aucune importance et l’avenir est ànous !

– Merci pour cette bonne parole, chercomte !

– Pour votre petite commande, soupiraOdon, vous pouvez tout de même compter sur moi !

– Oui ! fit Titin ! Je saisqu’il nous reste toujours les bijoutiers !

– Ils sont incorrigibles ! dit lecomte. Là-dessus, ils s’embrassèrent et se séparèrent, car cesmessieurs du parquet commençaient à montrer quelque impatience.

De cette visite, Titin conserva, une charmantehumeur.

Ses gardiens le considéraient avec admiration.C’était surtout dans le court espace de temps qu’il se trouvaittête à tête avec Paolo Ricci qu’il insistait sur les richesses dontil eût pu disposer si Dieu lui avait prêté vie. La chose se passaitsur le coup de six heures, quand le chef des gardes Peruggia serendait auprès du directeur de la prison pour lui faire un rapportoral sur les derniers événements de la journée.

Certain jour, Paolo lui dit àbrûle-pourpoint :

– Titin, je te suis tout acquis. Nousallons te sauver !

– Si jamais tu fais cela !

– L’affaire est réglée, je tedis !

– Avec qui ?

– Avec Toinetta ! Ma femme laconnaît depuis longtemps. C’est elle qui lui portait le linge chezles Supia. Le coup fait, je passe en Italie. Mon sort est assuré.Je te dirai tout demain. Méfie-toi de Peruggia !

On peut penser que la nuit de Titin futlégèrement agitée.

Enfin, le moment arriva où il se trouva seulavec Paolo Ricci. Celui-ci sortit de sa poche une lime, de l’huile,de l’étoupe et de la mie de pain. Il commença de scier un barreautout en lui expliquant à voix basse qu’il lui suffirait d’entamerainsi deux barreaux et que Tantifla se chargeait par la suite deles tordre comme bâtons de réglisse.

Comme cette fenêtre donnait juste dans unchemin de ronde, à l’intérieur de la prison, Titin commença parmontrer fort peu d’enthousiasme pour un plan d’évasion qui luiparaissait aussi sommaire.

– T’occupe pas ! fit Paolo… On apensé à tout, c’est Giaousé qui dirige l’affaire !

– Giaousé ! souffla Titin,stupéfait, alors, je suis fichu.

Titin ne fut mis vraiment au courant del’affaire que le surlendemain. Il haussa les épaules.

– Mon vieux ! lui fit Paolo, il nefaut pas te f… de nous. Nous avons retourné la chose sur toutes sescoutures. Si nous nous sommes arrêtés à ce plan-là, c’est qu’il n’ya pas à choisir. Il faut qu’il réussisse. À nous sept, c’est bienle diable si nous n’en venons pas à bout.

– Sept, c’est beaucoup, fit Titin. Ilpensait qu’il eût préféré qu’ils fussent six et qu’on eût laissé decôté le Giaousé, dont le rôle, dans cette nouvelle aventure, ne luidisait rien qui vaille.

– Oui, nous sommes sept. Giaousé, leBolacion, la Tulipe…

– En voilà déjà trois de trop.

– Eh ! vieux, sept contre peut-êtredeux cents ! Tu penses s’il va y avoir des pattescassées ! Nous ne serons plus sept, va, quand tout sera fini.Les autres, c’est Tantifla, Tony Bouta et Aiguardente. L’affaire sepassera à cette heure-ci. Il fait déjà nuit noire et nous avons deschances pour que Peruggia nous laisse seuls. S’il restait là, ànous deux on le ferait bien taire. Un bon bâillon, sans lui fairede mal ! Un confrère !

– Et tu crois qu’on a deschances ?

– Giaousé a juré à Toinetta et à la mèreBibi, qui est revenue à Nice avant-hier, que tu serais hors decause dimanche à sept heures. Le dimanche, c’est un bon jour. Toutle monde a son petit coup de blec ! C’est la Tulipe qui a enl’idée pour dimanche à cause qu’il a un ami du 22echasseurs qui sera de garde aux Novi. Tu le connaispeut-être ? Sénépon ? Il est de la Costa.

– Ah ! oui ! Sénépon !mais je ne le connais pas plus que ça, moi et tu penses bien qu’ilne va pas risquer Biribi pour me faire plaisir, Sénépon ?

– On ne lui demandera pas son avis !Il se promène devant sa guérite au pied du chemin de ronde, on lecroise, la Tulipe lui dit bonjour en passant, lui offre unecigarette, enfin il s’arrange, quoi ! et ils sont trois à luitomber dessus. Ils le maintiennent, l’empêchent de gueuler !Ça, c’est la besogne de la Tulipe, de Giaousé et du Bolacion !Pendant ce temps, on opère, et je te prie de croire que ça netraînera pas avec Aiguardente, Tony Bouta et Tantifla. Cestrois-là, ils ont tout ce qu’il faut pour sauter le mur. Ils sontsur la porte du corps de garde intérieur avant qu’on se douteseulement de quoi que ce soit et ils bouclent. Toi, tupasseras ! Et puis je sais qu’il y en a qui te croientinnocent ! Ceux-là seront contents de fermer les yeux et lesoreilles. Je te dis que ça se présente comme il faut !

– Par où que je passerai ?

– Par ici ! (il montrait lafenêtre). Tantifla te tordra ces barreaux-là, je te dis ! labesogne est déjà à moitié faite ! On peut frapper à la portede la cellule, j’ouvre pas ! je serai pincé, c’est bienprobable ! mais ça aussi c’est dans le programme…

– Veux-tu que je te dise, PaoloRicci ! Eh bien ! tout ça, c’est idiot !

– Je ne te reconnais plus, Titin !Il n’y a que les choses impossibles qui réussissent dans uneaffaire pareille ! Tu n’es pas le premier qui se sera échappéde prison ! Et ils n’avaient pas dans leur jeu des gars commeces six-là qui sont prêts à se faire crever pour toi.

– Après tout, conclut philosophiquementTitin, on verra bien ! mais il y a quelque chose qui ne peutpas me passer de tête, c’est que le Bolacion, avec qui je n’aijamais eu que de mauvaises raisons, risque ce coup-là pourmoi !

– C’est maintenant les deux doigts de lamain avec Giaousé…

– Nous reparlerons de tout ça dimanche àsept heures, mon bon Ricci.

L’autre ne l’écoutait plus, occupé à fairedisparaître toute trace de son travail avec sa mie de pain imbibéede colle, de suie et de rouille.

– On sera prêts.

Et, le dimanche suivant, voici ce qui sepassa :

Sénépon, de la Costa, qui faisait ses cent pasde garde, vit venir en sens inverse trois ombres qui parlaient hautet riaient de même. Il reconnut la Tulipe qui, de son côté, luilança un ciao tout amical.

– Passe ton chemin ! lit Sénépon, outu vas me faire avoir de la boîte.

Sans lui prêter plus d’attention, les autrescontinuèrent leur chemin et ainsi Sénépon leur tourna le dos.

Il fit encore quelques pas et une trombe luitomba sur les épaules. Il tomba à terre, lâchant son fusil. Lesautres lui enfonçaient déjà un mouchoir dans la bouche àl’étouffer. Une demi-minute plus tard, s’aidant de cordes et decrampons, Aiguardente, Tantifla et Tony Bouta sautaient le mur.

Pendant ce temps, dans la cellule, leBastardon et Paolo Ricci se tenaient prêts à toute éventualité. Ilspurent percevoir les trois ombres sur la crête du mur. Le Bastardonétait très pâle. Paolo Ricci était très rouge. Peruggia ne seraitpas là avant cinq minutes au moins.

– Ça va ! fit Ricci d’une voixétranglée.

Dans le même moment, un coup de feu retentitau delà du chemin de ronde et tout de suite il y eut des clameurs,des appels, des jurements, des galops furieux de toutes parts, descoups de feu tirés. On entendit la voix d’Aiguardente quiclamait :

– Foutez le camp ! J’enai !…

Paolo Ricci referma la fenêtre et dit :« C’est ! raté ! »

On heurtait violemment à la porte de lacellule. Il l’ouvrit. Peruggia parut, écumant :

– Que se passe-t-il ? lui demandaPaolo.

– Demande-le à Titin ! hurlaPeruggia. Il sait bien, lui, ce qui se passe !

– Ma foi non, dit Titin, et il s’assittranquillement en ajoutant : « Si on m’avait demandé monavis, ça se serait passé autrement. »

La bataille avait cessé dans le chemin deronde. Les autorités accoururent.

– Qu’est-ce qu’ils voulaient donc ?fit le directeur de la prison.

– Je ne sais, répondit Titin.

– D’autant, fit Paolo en montrant sonrevolver, que s’il avait fait un mouvement je lui brûlais lacervelle.

Telle fut cette extraordinaire tentatived’évasion. Voyant qu’il n’y avait plus rien à faire, Aiguardente,Tantifla et Tony Bouta s’étaient rendus. Ceux qui avaient assaillila sentinelle au dehors avaient pu s’enfuir, en laissant, du reste,du sang derrière eux.

Sénépon fut félicité. Il avait réussi, toutécrasé qu’il était par le poids de ses trois adversaires, àatteindre son fusil et appuyer sur la gâchette. Dès lors, toutétait fini.

Le lendemain, Titin dit à Paolo :

– Ils auraient voulu rendre toute évasionimpossible et hâter ma mort qu’ils ne s’y seraient pas mieux pris.Tu remercieras Giaousé de ma part.

– Je n’y manquerai pas, répliqua PaoloRicci ; ça le consolera. Il a le bras crevé d’un coup debaïonnette.

– Ah ! dit Titin.

Titin avait raison : cette affaire-làallait précipiter les choses.

Chapitre 26Comment Hardigras se comporta devant l’échafaud

En ville, tout le monde espérait qu’ils’évaderait. ! Ne l’avait-il pas quasi annoncé ? Quand onsut que sa tentative avait échoué et que Tantifla, Tony Bouta etAiguardente n’avaient réussi qu’à se faire jeter aux cachots, il yeut bien des soupirs et une grande désolation.

Depuis quinze jours, M. Bezaudin avaitentrepris une tournée de conférences dans la Cité et dans tous lespetits pays environnants où il s’efforçait de démontrer la parfaiteinnocence de Titin. Comme on ne demandait qu’à le croire, ilobtenait partout le plus grand succès.

Il se faisait accompagner dans ces tournéespar ces deux nouveaux experts dont nous avons parlé. Car il s’entrouve toujours pour prouver que les experts officiels ne sont quedes ânes, et aussi par le Budeù et Gamba Secca, ex-inspecteur desfinances et chef du personnel du Bastardon, qui lui servaient desecrétaires.

M. Bezaudin se rendait parfaitementcompte que le meilleur de son argumentation sortait du cœur et quece n’est point avec l’aide de cet organe que l’on arrête le coursde la justice. Tout de même, il avait pensé qu’en faisant couvrirde milliers de signatures une pétition demandant la grâce de Titin,il pourrait au moins lui sauver la tête, ce qui, après tout, étaitle principal pour le moment.

Odon Odonovitch, comte de Valdar, seigneur deBistrita, Météores, Trikala, Traita et autres lieux, s’était faitfaire des cartes de visite dans le but de se faire ouvrir lesportes de tous les personnages un peu influents de la capitaleavant d’aller déposer lui-même les dites pétitions sur le bureau duprésident de la République.

C’est sur ces entrefaites qu’éclata :cette fâcheuse affaire de l’évasion. M. Bezaudin et OdonOdonovitch la regrettèrent, puisqu’elle n’avait pas réussi.

Ils avaient raison de s’en montrer attristéscar, quelques jours plus tard, on apprenait que le pourvoi de Titinavait été rejeté, que le président avait refusé de voir OdonOdonovitch, enfin que M. de Paris venait d’arriver engare de Nice avec les bois de justice.

Du Trayas aux Roches-Rouges, des confins del’Esterel à la haute vallée du Paillon, du golfe et du promontoireà la plaine et à la montagne, la sinistre nouvelle se répanditcomme une onde frissonnante. Les tramways du littoral, les trainsde banlieue, la gare du Sud déversaient sans arrêt des foules quiprenaient lentement le chemin de la place d’Armes, les voies quiconduisaient aux Novi, devant la porte desquelles devait avoir lieul’exécution. Bientôt, elles étaient arrêtées, refoulées par unservice d’ordre tout à fait extraordinaire, des troupes qu’on avaitfait venir de Draguignan et de Toulon, des pelotons de chasseursalpins qui paraissaient partager le deuil général.

Les toits et les fenêtres d’où l’on pouvaitapercevoir la place d’Armes, la rue de la Prison, frémissaientd’une vie obscure et mystérieuse, qui, s’accrochant à tout,débordait de partout.

Devant la porte de la prison, l’Homme et sesaides ont disparu. Il est allé chercher sa proie. Et d’autreshommes noirs sont venus, qui ont passé sous le porche, hâtivement,la tête basse, comme s’ils avaient honte ! Eux aussi, ils sontallés chercher leur victime… Ils veulent être sûrs qu’on ne la leurvolera pas…

Ah ! Titin ! Titin ! Toi quiaimais tant la vie, tu vas donc mourir mon fils ? Tu n’irasplus en mai gauler les olives !… Tous tes compagnons sont làque tu conduisais au festin !… Que vont-ils devenir sanstoi ?… Las ! la nuit s’efface, la nuit s’efface !…Voici ta dernière heure de Nice, ô Titin !…

Alors, soudain, vers le ciel qui se teignaitdéjà du sang du sacrifice, un chant d’une douceur infinie monta,suave comme le premier souffle du printemps, triste comme ledernier adieu des roses que des mains amies effeuillent sur unetombe… Mille voix répétaient cet hymne, qui était moins un chantque l’harmonieux gémissement de la cité qui t’avait tantaimé :

Nissa ! la mieu, bella Nissa !…

Nice, ô ma belle Nice !

Àtoi je veux une belle pensée !

Je salue tes toitures roses

Et tes beaux orangers !…

Mais quoi ! l’horrible parvis reste bienlongtemps désert. Le sang du ciel s’est fondu en un bouquet deroses, le jour sort victorieux et doux de la nuit tragique. L’undes plus beaux matins de Nice étend sa paix sur la terre. Quesignifie cette attente ? Pourquoi cet inexplicableretard ? On n’ose s’interroger. Une insupportable angoisse,qui est faite d’une impossible espérance, crispe les cœurs. Leschants peu à peu se sont tus. Un silence énorme dans lequel onentend voler encore l’ange de la mort écrase la ville.

Et c’est le jour. Un jour éclatant, le jourque les échafauds n’ont jamais regardé en face !

Et l’échafaud déménage ! Oui. Elle foutle camp, la guillotine ! On la démonte. L’homme rouge et leshommes noirs sont revenus tout seuls.

Et ce sont des gestes de fous autour de cettechose affreuse et inutile qui s’effondre, qui disparaît, dont laplace est nettoyée.

M. de Paris est remonté sur sonfourgon. En route pour Paris, M. de Paris. Et il revientle panier vide de sa moisson de fleurs rouges sur la Côte d’Azur.Ciao ! monsieur de Paris !

– Troun de pas Dieu ! Auplaisir de ne pas vous revoir :

Titin lui a fait une sacrée farce. Il ne l’apas attendu.

Quand M. de Paris s’est présentédans la cellule du condamné à mort, il n’y avait plus là qu’unhomme auquel on avait passé la camisole de force, mais cet homme,c’était M. le gardien en chef Peruggia, au cou duquel on avaitpassé un petit mot d’écrit : « Attention ! pasd’erreur ! » et signé : Hardigras !Etce coup-ci, on ne pouvait pas s’y tromper : c’était l’écriturede Titin, en minuscule, pour qu’il n’y eût pasconfusion.

La nouvelle de cette évasion phénoménale serépandit comme une traînée de poudre. On en donnait déjà lesdétails les plus circonstanciés. Vous pensez si on en inventait, sil’on brodait autour de cette vérité première qui était que Titins’était enfui avec la complicité d’un gardien et revêtu d’ununiforme de gardien !

Et maintenant, on s’embrassait ! Onpleurait de joie ! On dansait follement au milieu desrues ! On s’amusait de la figure de ces messieurs duparquet ! On poursuivait de lazzis les gendarmes, quipassaient en courant, obéissant à on ne savait quelle consigne. Onleur criait : « Bonjour à Titin ! Courez vite, ilvous attend ! Vé ! »

Chapitre 27Par qui Hardigras avait été sauvé ; de la honte qu’il eneut et de la joie qu’il en éprouva.

Depuis la malheureuse tentative d’évasion quiavait été si fatale a Tantifla, à Aiguardente et à Tony Bouta, onavait mis la camisole de force à Titin.

C’était bien inutile. Privé désormais de cettepetite troupe dévouée qui, habilement dirigée, eût pu lui être d’unsi grand secours, persuadé aussi qu’il avait été victime en cettedernière occasion de la duplicité et de la fourberie de celui qu’ilavait toujours considéré comme un frère, le Bastardon s’avouaitvaincu.

Il y avait trop de gens au dedans et audehors, acharnés à sa perte, pour qu’il pût conserver le moindreespoir. C’est en vain que Paolo Ricci avait essayé de le faireespérer encore, Titin ne voulait plus rien entendre, mais il priaitce brave garçon de consigner par écrit quelques-unes de ces parolesempreintes d’une noble sérénité que savent prononcer lesprisonniers de sang royal quand ils voient approcher l’heure dumartyre. Ainsi ses dernières pensées et recommandationsdevaient-elles être communiquées à Toinetta par l’intermédiaire desa lingère. Il préparait la malheureuse à accepter son destin sansrévolte contre la Providence qui avait été suffisamment clémentepour leur permettre d’échanger encore quelques paroles d’amour,dans un moment où ils auraient pu déjà être morts l’un pourl’autre.

Toinetta ne répondait à tant de résignationque par un espoir forcené. Elle disait :

« Je suis jeune, moi aussi, et je ne veuxpas mourir ! Et comme je ne saurais vivre sans toi, il faudrabien que tu vives ! Aie confiance, mon Titin. Nous tesauverons ! »

Le bon Ricci tendait le billet à Titin, qui nepouvait s’en saisir, à cause de la camisole de force, mais quil’embrassait.

– Ainsi, elle aura ma dernièrehaleine ! Dis-lui bien que je ne respire plus que pourelle !

Le jour de l’exécution arriva. Titin avait étéprévenu par Ricci :

– Ne t’endors pas et sois prêt àtout !

– Hélas ! Que puis-je faire aveccette camisole ! avait soupiré Titin, et Paolo n’avait pasrépondu, car Peruggia entrait dans la cellule.

Peruggia, après avoir donné ses dernièresinstructions, avait tenu à veiller lui-même le condamné à mort àcôté de Paolo. Il ne devait donc plus le quitter avant l’arrivée duparquet.

Vers trois heures du matin, on frappa à laporte. Paolo alla demander, sans ouvrir, ce que l’on voulait. Onperçut un bruit de voix et Ricci renseigna Peruggia.

– C’est le gardien Matteotti qui voudraitvous dire un mot de la part de M. le directeur.

– Ouvre-lui ! fit Peruggia.

Ricci ouvrit et referma immédiatement la portederrière le nouveau venu.

Titin tressaillit, car il venait dereconnaître sous l’uniforme d’un gardien de prison, Giaousélui-même. Peruggia, se retournant, le reconnut aussi ;seulement, comme Giaousé avait un énorme revolver dans la main etqu’il l’avait appuyé sur la poitrine de Peruggia, celui-ci nepoussa pas un cri.

– Bien ! dit le Babazouk. Sois sage,on ne te fera pas de mal.

Ricci aussi s’employait.

Trois minutes plus tard, c’était le gardienchef Peruggia qui avait la camisole de force. Il supplia qu’on luienfonçât un mouchoir dans la bouche, ce qui fut fait.

Titin voulait passer l’uniforme dePeruggia.

– Non ! fit Paolo Ricci. Tout lemonde ici connaît le gardien chef. Avec mon uniforme, Titin passeraplus facilement.

– Ou avec le mien, fit Giaousé.

– Non ! vous devez sortir tous lesdeux bien tranquillement. Vous attendrez que l’horloge sonne lademie de trois heures pour passer devant le concierge. Cela, c’esttrès important. Tu as compris, Giaousé ? Tu es aucourant ?

– Dame !

– Tu vois bien que tu ne peux pas quitterTitin. Vous passerez tous les deux. Moi, j’essaierai de medébrouiller.

Et ils sortirent tous deux, au moment de larelève.

À trois heures trente-cinq, ils étaientdehors.

Mais Paolo Ricci fut moins heureux. Comme iltentait de sortir, quelques instants avant l’arrivée des autorités,il se heurta au directeur de la prison qui lui demanda pourquoi ilne restait pas auprès du condamné avec Peruggia. Il donna desexplications qui parurent louches. L’autre s’aperçut à ce momentque son gardien portait des galons auxquels il n’avait pas droit.Et le pot aux roses fut découvert. Ces messieurs du parquetarrivaient. Il y eut un beau concert.

Paolo Ricci répondit à toutes lesadmonestations et à toutes les injures qu’il avait agi ainsi parcequ’il était persuadé de l’innocence de Titin, ce qui était vrai,mais il comprit, à l’accueil que l’on faisait à ses ingénieuxpropos, qu’il devait à jamais renoncer à sa carrière dansl’administration.

Pendant ce temps, Titin et Giaousé étaientdéjà loin. Ils étaient montés dans une camionnette qui lesattendait de l’autre côté du Paillon. Cette auto était conduite parle Bolacion, à côté de qui se trouvait la Tulipe, tous deuxdéguisés en « petous » (paysans).

Quand ils furent en route, Titin et Giaouséabandonnèrent leur uniforme de gardien et endossèrent des vêtementsde velours à grosses côtes très usagés, le pantalon enfoui dans dehautes guêtres qui les faisaient vaguement ressembler à des gens dela montagne, amateurs de braconnage ou même de contrebande. Tousles quatre étaient armés jusqu’aux dents.

Le télégraphe et le téléphone n’arrêtèrent pasde fonctionner dans la montagne jusqu’au soir. Des autos où semontraient des képis de gendarmes sillonnèrent les routes, entrombe, surgissant du fond des vallées, descendant des cimes. Maisdès six heures du soir, Titin et sa petite bande étaient à l’abride toute surprise, bien au delà de Saint-Martin-Vésubie, au fondd’un rocher où leur avait préparé à souper le padre Barnabé ditLaguerra, chasseur de chamois.

Après souper, quand Barnabé eut pansé avec desherbes macérées dont il avait toujours provision, la blessureprofonde que la baïonnette de l’alpin avait faite quelques joursauparavant à Giaousé, on prit toutes dispositions pour se séparer.Et d’abord Titin se mit à genoux devant Giaousé :

– Je te demande pardon, Giaousé, luidit-il, d’avoir douté de toi ! Tu m’as donné ton sang pour mesauver, tu m’aurais donné ta vie ! Tu es pour moi plus qu’unfrère ! Je t’aime plus que moi-même ! J’ai eu demauvaises pensées, me pardonnes-tu ?

Giaousé répondit :

– Je sais, Titin, que tu as eu demauvaises pensées. Mais si tu ne les as plus, que Dieu soitloué ! Je n’ai plus rien à te dire.

– Et vous, mes amis, demanda encore Titinen se tournant du côté de la Tulipe et du Bolacion, mepardonnerez-vous aussi ?

– Nous te pardonnons, firent d’une mêmevoix la Tulipe et le Bolacion.

– Alors, embrassons-nous !

Titin se releva et ils s’embrassèrent.

– Maintenant, où vas-tu aller ?demanda Giaousé.

– Ce n’est pas de craindre !répondit Titin où que j’aille, je vous jure, mes amis, que je negâterai pas votre besogne. On ne me reprendra plus !

– Adieu donc ! fit Giaousé, et quesainte Hélène soit avec toi !

Le surlendemain matin, ceux qui montaient aupetit jour vers la Fourca, considéraient, avec étonnement, uneforme noire allongée et flottante qui se balançait doucement sousle souffle glacé descendu de la montagne, dans le cadre du hautportique qui dominait l’esplanade de la vieille ville entre la Touret la mairie. On n’eût pu dire de loin exactement ce que cetteespèce de loque pouvait bien être, mais de plus près, elle prenaitforme humaine et de pendu… de plus près encore, on reconnaissait levisage de tôle de celui qui avait été le « boïa » et quifaisait là sa dernière grimace.

Chapitre 28Dans lequel le prince Hippothadée fait preuve, de sa sciencegénéalogique, ce qui ne le garantit point de deux grands malheurs–

Ce soir-là, le prince Hippothadée était de lameilleure humeur du monde, bien qu’il eût enterré, le matin, cepauvre M. Supia. La cérémonie avait été des plus tristes.

Toinetta n’avait pas paru au cimetière et dansla pensée d’aucuns, il y avait une raison à cela, c’est qu’ellen’eût pu répéter le geste dont elle avait salué la tombe deCaroline : « Non ! Ce n’est point Titin qui a faitcela ! »

Las ! cette fois-ci, il n’avait même paseu besoin de signer. Il savait bien qu’on ne douterait point que cefût le vrai Hardigras qui avait passé par là !

Ah ! La vengeance ne s’était pas faitattendre ! Le lendemain soir de l’évasion, entre la Costa etla Fourni, l’auto du « boïa » rencontrait un obstacle quila faisait capoter. Le chauffeur, à moitié démoli, était abandonnésur la route tandis que des ombres se précipitaient sur Hyacinthequi avait une jambe cassée, le ventre démoli et l’emportaient. Àl’aurore, le visage de tôle servait de girouette à la vieille tourde la Fourca.

Évidemment Titin avait des raisons tragiquesde lui en vouloir, à cet homme, et M. Hyacinthe Supia avait sagrosse part de responsabilités dans le voyage deM. de Paris à la place d’Armes.

Ou trouvait néanmoins que ce n’était pasmalin ! car enfin, qu’est ce qu’il pouvait espérer,maintenant, le Bastardon ?

Revenons donc à Hippothadée, qui était siguilleret ce soir-là.

Il achevait de mettre sa cravate dans soncabinet de toilette en cet appartement de la promenade des Anglaisdont le bail avait fini par lui revenir… Le valet de chambre entra,lui apportant un pli qu’un inconnu venait de remettre au conciergeen le priant de le faire tenir au prince, de toute urgence.

Hippothadée décacheta, lut, sourit etdemanda :

– Mme la princesseest-elle chez elle ?

– Mme la princesse n’apas quitté son appartement, lui fut-il répondu.

– Faites savoir à Mme laprincesse que je désirerais lui dire un mot avant de sortir.

Le domestique s’esquiva et revint :

– Mme la princesse attendSon Altesse dans le petit salon.

Toinetta, dès la première nouvelle de la mortsinistre de M. Supia avait quitté la petite chambre danslaquelle les Papajeudi lui offraient l’hospitalité pour réintégrerle domicile conjugal. Sa place était là, dans un moment pareil,pour tout le monde, pour la justice qui pouvait avoir besoin d’elleet aussi pour Titin qui n’aurait pas l’audace de l’y venirtrouver !

Ah ! Que n’avait elle obéi à sa premièreidée qui avait été d’aller l’attendre là-haut dans la montagne,dans la hutte du padre Barnabé ! Elle aurait bien su ledétourner, elle, de cette horrible vengeance ! Elle lui auraitmis ses bras autour du cou ! Cette chaîne-la, il ne l’auraitpas brisée et ils n’auraient plus pensé qu’à leur amour.Hélas ! Elle avait dû céder aux prières de Giaousé et desautres qui lui disaient qu’elle était surveillée et que le moindrede ses déplacements pouvait tout compromettre !

Et maintenant ! Est ce que tout n’étaitpas compromis ? Est-ce que tout n’était pas perdu ?…

Après avoir échappé à l’échafaud, c’étaitcomme si Titin s’était exécuté lui-même ! Quellestupidité !

Elle n’avait même plus la force de pleurer.Elle restait là des heures, la tête dans les mains, accablée etfarouche.

Qu’est-ce que lui voulait le prince ?Elle lui avait pourtant dit qu’on la laissât seule.

Il entra.

– Je vous demande pardon, Antoinette, luidit-il, si je vous dérange, mais je viens de recevoir un mot qui melaisse assez rêveur, et je voudrais savoir ce que vous enpensez.

Il lui tendit le papier :

– C’est de MM. Souques et Ordinal.Ils m’ont l’air pleins de bonnes intentions pour moi, ces bravesinspecteurs, mais, entre nous, je crois qu’ils manquent un peu depsychologie.

Elle lut :

« Monsieur, excusez-nous si nous prenonsla liberté de vous aviser que votre vie est en danger. AprèsM. Hyacinthe Supia, vous êtes la victime toute désignée etvous ne sauriez trop prendre de précautions. Ne sortezqu’accompagné et, surtout, ne quittez pas la ville. Comptez surnous pour ce que vous savez, nous sommes sur une bonne piste etnous aurons du nouveau de ce côté. Le mieux pour vous serait de nepoint sortir ce soir. Croyez, monsieur, etc.… »

Toinetta lui rendit le papier :

– Eh bien, mon ami, qu’est-ce que vousvoulez que je vous dise ? Vous savez mieux que moi ce que vousavez à faire.

– Non, fit-il. Je ne vous ai pointdérangée pour que vous me répondiez d’une façon aussi vague. Jecomprends très bien que vous vous intéressiez modérément au sortd’un homme que vous n’aimez pas ! Tout de même, il s’agit dema mort !… Antoinette, croyez-vous que ma vie soit endanger ?

– Je n’en sais rien ! je ne saisplus rien ! Mais puisque vous m’avez fait lire ce papier,je crois que mon devoir est de vous dire comme ces messieurs :Ne sortez pas ce soir !

– Merci, Antoinette ! je n’enattendais pas moins de votre part ! Et voilà une parole quinous rapproche. Eh bien ! maintenant, je vais vous dire unechose… Je crois, moi, que ces messieurs se trompent tout àfait ! Il n’oserait pas !

Elle ne répondit point. Elle paraissaitchangée en statue.

Il s’assit en face d’elle, alluma unecigarette et s’expliqua avec une désinvolture tout à faitcharmante :

– Il n’oserait pas, non point àcause de moi, mais à cause de vous ! Il vous aime cethomme ! Or, il y a déjà bien assez de choses qui vousséparent ! Il ne voudrait pas encore mettre entre vous deux lecadavre d’un mari !… Cela : vous ne le luipardonneriez pas !

Cette fois, elle regarda Hippothadée avecétonnement.

Ses yeux avaient une lueur singulière qu’ellene leur avait jamais vue. Il s’apercevait de l’effet produit et enjouissait d’une façon aiguë et presque cynique.

– Non ! Titin ne peut rien contremoi ! fit-il dans un sourire et en osant prononcer ce nom pourla première fois depuis bien des jours. Au fond, nous n’avonspas de meilleur ami que Titin !… Il a été un peu brutalavec ce pauvre Supia ! Mais quand nous aurons fini de lepleurer, ce cher homme, nous nous apercevrons que Titin nous arendu un inappréciable service ! Supia était devenuimpossible, non seulement pour moi qui en étais réduit, pour payerle terme, notre terme, ma chère Antoinette, à emprunter del’argent à cette excellente comtesse d’Azila, mais encore pour vousdont il avait accaparé toute la fortune ! Non seulement vousallez pouvoir rentrer dans vos biens, mais nous devenons sesseuls héritiers.

Toinetta se dressa, frissonnant, ne comprenantpas très bien, toute étourdie de ce que lui disait cet homme, etaussi de la joie presque satanique qui émanait de la moindre de sesparoles et de son singulier sourire.

– Ses seuls héritiers ?répéta-t-elle machinalement et non sans un certain effroi.

– Mais oui ! toujours grâce à cedélicieux Titin qui a pris la précaution…

– Assez ! Monsieur !Assez ! il ne s’agit plus de Titin. Il s’agit de nous. Ils’agit de moi.

– Mais parfaitement, princesse, il s’agitde vous ! Prêtez-moi quelque attention et vous allez toutcomprendre !

– Cet homme, expliqua-t-il, qui a étévotre parrain et qui fut votre tuteur, vous eussiez été sa parente,même si votre père n’avait pas épousé la sœur de cette pauvreThélise, car M. Agagnosc était cousin de Supia…

– Oui ! Cela, je le savaisvaguement, mais je constate que vous êtes, au moins, aussirenseigné que moi.

– Oh ! nous princes, la généalogie,c’est à peu près tout ce que nous apprenons, vous savez !…J’en reviens à Supia, cousin d’Agagnosc. Quand votre père s’estassocié avec M. Delamarre qui était le seul directeur à cemoment de la « Bella Nissa », il avait fait venir Supiade Grasse où il faisait de la banque pour en faire un chef de lacomptabilité chez Delamarre. Entre temps, Agagnosc épousa la sœurde Mme Delamarre qui fut votre mère.M. Delamarre meurt et Supia épouse la veuve Delamarre, votretante, cette pauvre Thélise dont il a une fille, Caroline. Etmaintenant, vous comprenez, Caroline est morte ! Thélise estmorte ! Supia est mort !… Qui est-ce qui reste ?Vous !

– Pardon, fait Toinetta les dentsclaquantes… Il y a la sœur de M. Supia qui vient avant moi etqui hérite de tout, heureusement !

– Vous oubliez, répliqua le prince, avecun petit rire sec, vous oubliez, chère Antoinette, que cette chèreCioasa a disparu !

– Elle a disparu, mais elle n’estpeut-être pas morte !

– Pourquoi voulez-vous qu’elle ne soitpas morte ? Tous les autres sont morts… Croyez-vousqu’elle n’aurait pas donné signe de vie en apprenant tout ce quis’est passé depuis son départ de la Fourca ? Allez !allez ! Hardigras ne l’aura pas épargnée plus que les autres.Il lui est certainement arrivé au moins quelque terribleaccident, à la pauvre, vieille ! Il nous faut être renseignélà-dessus le plus tôt possible. J’ai mis sur cette affaireMM. Souques et Ordinal en leur promettant une forte prime.Vous voyez que, s’il faut en croire le mot que je vous ai faitlire, ils savent employer leur temps.

– Monsieur, vous pensez à tout !fit-elle dans un souffle.

– À tout, Antoinette, dès qu’il s’agit devotre bonheur.

Il salua très bas et sortit…

Elle resta éperdue dans sa chambre. C’est luil’assassin ! C’est lui !… Elle répétait : C’estlui ! comme une folle, en proie à une joieépouvantable !…

« Lui ! Lui » ! Elle avaitvu se lever tous les cadavres derrière chacune de ses paroles… Etle dernier de tous, Supia aussi, c’était lui qui l’avait faitmourir !… Lui qui avait tout fait ou qui avait faitfaire !…

Ah ! maintenant, elle se rappelait leregard mortel qu’il avait jeté en dessous à Supia certain jour oùil était passé à la caisse de la « Bella Nissa » et d’oùil était revenu avec deux cent soixante-quinze francsquatre-vingt-cinq !… Assassin ! Ah ! certes, ilpouvait faire le brave et rire des avertissements des Souques etOrdinal ! Il savait bien qu’on ne l’assassinerait pas,lui !

On frappa à la porte. C’était la femme dechambre. Elle s’aperçut tout de suite de l’état de bouleversementdans lequel se trouvait sa maîtresse. Elle-même était fortementémue.

– Laissez-moi, je n’ai besoin depersonne. Le prince est sorti, n’est-ce pas ? Eh bien !je vous donne congé à tous !

– Madame, c’est quelqu’un qui vient demonter l’escalier de service, quelqu’un qui vient de la Fourca dela part, m’a-t-il dit, « de la mère Bibi ». Il voudraitvoir madame la princesse tout de suite.

– Il ne vous a pas dit son nom ?

– Non, madame, seulement, madame, lacuisinière et moi, nous l’avons reconnu !…

– Qui est-ce ? demanda Toinetta,haletante.

– C’est Titin !

Toinetta eut un cri :

– Le malheureux ! Faites-le entrerdans le couloir. Tout de suite et pas un mot.

– Ah ! madame ; nous nousferions plutôt tuer ! Pauvre Titin ! Si vous saviez dansquel état il est !

– Mon Dieu !…

Elle passa dans son boudoir. Titin entra. Ils’appuya contre le mur. Elle put croire qu’il allait tomber. Ellel’étreignit dans ses bras.

– Ah ! mon Titin, qu’est-ce qu’ilst’ont fait ?

Il était en loques. Un pardessus informel’enveloppait… Il était sans col, sans cravate, la chemisearrachée, la poitrine en sang. Un mouchoir bandait son front, etlà-dessous une figure de martyr… pâle, pâle… Des yeux immenses,d’un éclat miraculeux et d’une douleur…

Il ne lui rendait même pas ses baisers. Il selaissa glisser sur un fauteuil et elle n’eut pas le temps deretenir sa tête qui alla heurter le mur.

– À boire ! gémit-il, j’ai soif… Etj’ai faim…

Elle sonna. La femme de chambre parut, regardaTitin et se mit à pleurer. Toinetta ne pleurait pas, elledit :

– Mariette, tu peux le dénoncer… Tu peuxnous tuer tous les deux.

– Madame, je serais morteavant !

– Alors, sauve-nous ! Donne-lui àboire, à manger. As-tu du bouillon, un peu de champagne, d’alcool…Donne-lui quelque chose.

– De l’eau !… râla Titin…

Il commença par vider à même le goulot unebouteille d’Evian, puis il dévora tout ce que Mariette luiapportait au fur et à mesure, pêle-mêle, des fruits, un énormemorceau de fromage de Gruyère, la viande froide. Il vida unebouteille de vin…

Enfin rassasié, il eut un sourire etdit :

– Maintenant on peut apporter lechampagne ! Ça va mieux.

Toinetta s’était mise à genoux devant lui etlui baisait les mains, les mains noires, blessées, gantées d’unecrasse sanglante.

– Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?…

– Mais rien, ma Toinetta ! Seulementdepuis trois jours et trois nuits ils me poursuivent…Partout !… Partout !… Ils ne m’ont pas lâché !Ah ! par où suis-je passé !… Et pas une seconde de répit…pas même le temps de boire l’eau du ruisseau !… Quand jecroyais en être débarrassé, d’autres surgissaient et de je ne saisoù… et c’était à recommencer !… Ils sont bien dix à mestrousses qui ont juré de me faire crever !… Souques et Ordinalont dû les faire venir de Paris… Je ne connais pas cesgueules-là !…

Oh ! ils ne doivent pas être loin !…J’étais à bout, je me suis dit : Voir Toinetta une dernièrefois ! et après… mon Dieu, après… Je ne ferai plus unpas ! C’est que c’est écrit… Alors, tu seras bien raisonnable…puisqu’il n’y a rien à faire !… Tu n’as pas fini dem’embrasser les mains comme ça ! C’est plus des mains, ça neressemble plus à rien !… je devrais te faire peur… MonDieu ! comme on est bien ici… Où vas-tu ?

– Viens ! dit Toinetta.

– Tu me fais visiter l’appartement ?Je le connais, tu sais !

– Tu connais aussi ce lit-là,Titin ?

– Comment ! si je le connais !mais c’est le fameux lit Louis XVI… J’ai passé une nuit dedans. Ungrand beau lit pareil, pour moi tout seul !… Tu penses si jeme suis pagnoté !

– Titin ! tu vas encore te reposerdans ce lit-là !

Il la regarda. Il n’osait pas comprendre.Non ! elle était folle !… ça n’était pas possible !Elle n’avait donc pas vu comment il était fait. Il eut un rire quisonnait faux dans son désespoir.

– Je n’oserais même pas, fit-il d’unevoix sourde, toucher à ton lavabo.

Ils crurent entendre marcher dans la galerie…une porte fut refermée… Elle lui avait pris le bras et sa petitemain se crispait comme une griffe d’acier dans sa chair. Le bruitavait cessé. Elle poussa un soupir qui fit frissonner Titinjusqu’au fond de son être et il lui sembla que lui aussi avaitpoussé ce soupir-là. Déjà ils n’avaient plus qu’une mêmerespiration, qu’un même souffle, qu’un même cœur et les gestesqu’ils faisaient étaient leurs gestes à tous les deux. Ce fut ellequi mit dans cette couche toute blanche ce monstre noir…

Une demi-heure ne s’était pas écoulée, moinsd’une seconde, une éternité… que trois coups secs étaient frappés àla porte de la chambre. La voix de Mariette se faisait entendre,une voix effrayée, haletante :

– Madame ! Madame !…MM. Souques et Ordinal !

Toinetta bondit du lit, s’enveloppa d’unpeignoir :

– Tu vois bien, mon chéri, que tu n’avaispas le temps de te laver les mains !

Et à travers la porte, à Mariette :

– Tu leur as donc dit que j’étaislà ?

– Je leur ai dit queMme la princesse était sortie. Ils m’ontrépondu : non ! votre maîtresse n’est pas sortie et nousavons besoin de lui parler tout de suite.

Toinetta entr’ouvrit la port :

– Où les as-tu mis ?

– Je les ai laissés dans levestibule…

– Fais-les entrer dans le bureau etdis-leur que je suis en train de m’habiller, que je suis à eux dansdix minutes. Tu fermeras la porte du bureau, et n’aie pas l’aireffrayée comme ça !…

Elle se retourna. Titin, assis sur le lit, lesbras croisés, la regardait avec extase.

– Eh bien ! qu’est-ce que tu fais,fit-elle stupéfaite de voir qu’il n’avait pas bougé.

– Rien ! fit-il… je teregarde !… Je n’ai plus que dix minutes à te regarder !Alors, tu penses…

– Tu as raison ! fit-elle… Après, onverra bien !…

Et rejetant son peignoir, elle se remit aulit :

– Serre-moi bien dans tes bras !mais ne m’embrasse pas, car j’ai à te parler !

– Je suis sourd ! déclara Titin.

Et il lui mangea les lèvres. Elle s’arracha àson étreinte !

– Mon amour, je connais l’assassin…

» Oui… l’assassin !… celui que tucherches !… Le faux Hardigras !… Je leconnais !…

– Et tu ne me le disais pas ?

– Ingrat ! lui jeta-t-elle, ingratqui me reproches de n’avoir pas pensé à l’autre…

Et elle lui conta la scène qui s’était passéeentre elle et Hippothadée quelques secondes avant son arrivée.

– Comprends-tu maintenant ?…Comprends-tu comme c’est simple ? Je suis la seule héritière…comprends-tu ?

– Oh ! fit-il, illuminé soudain luiaussi, tu as raison !… tu as raison !… Touts’explique ! Ah ! le bandit !…

– Comprends-tu que rien n’estperdu ?

– Non ! non ! rien n’estperdu ! Mais il faudrait des preuves !…

– Je les aurai, je te le jure.

» Oui, mon Titin, avant quarante-huitheures, je l’aurai !… J’aurai sa confidence, je feraicelle qui comprend son jeu, qui en prend sa part, quil’admire ! Il est tellement fat !… Ce monstre, je l’auraicomme un niais qu’il est !… Et je l’amènerai à prononcer desparoles que d’autres entendront ! Ne bouge pas !… Je tedirai ce qu’il faut faire !… Laisse-moi un peu, ces deux-laqui m’attendent ! Ils ne savent pas la besogne que je leurprépare.

Elle trouva dans le studio du princeMM. Souques et Ordinal qui l’attendaient patiemment avec lamine qu’on voit aux gens qui ont accepté de vous faire part d’unenouvelle désagréable.

– Qu’y a-t-il, messieurs ? Je vousdemande pardon de vous avoir fait attendre…

– C’est nous, madame la princesse, quinous excusons, dit Ordinal en s’inclinant. Croyez bien que si nousavions pu ne pas vous déranger… Mais nous avons été chargés d’unebien triste commission… Il va falloir avoir beaucoup de courage,madame…

– Mon Dieu, messieurs, vousm’effrayez !… Parlez !… Depuis quelque temps j’ai été siéprouvée… hélas ! je m’attends à tout. Qu’est-il doncarrivé ?

– Il est arrivé un malheur, un grandmalheur à Son Altesse, madame la princesse.

– Quoi donc ? Un accident ?… Leprince est blessé ?…

– Madame ! Nous avions prévenu SonAltesse ! Ce soir encore nous lui avions fait parvenir un mot.Nous lui conseillions de ne pas sortir…

– Oui, je sais cela ! Il m’a mêmefait clairement entendre que vos craintes étaient chimériques…Enfin il m’a paru parfaitement tranquille ! Eh bien ?

– Eh bien ! madame, Son Altesse a eugrand tort de ne pas nous écouter… Le prince Hippothadée vientd’être assassiné, madame !

– Assassiné ! vous ditesassassiné ! mais c’est impossible !

– Et pourquoi donc, madame ?assassiné comme M. Supia, comme Mme Supia,comme…

– Mais c’est inouï ce que vous me diteslà, éclata Toinetta… je vous demande pardon, messieurs, si je vousmontre plus de surprise que de douleur !… mais en vérité, siquelqu’un ne devait pas être assassiné, c’était bienlui ! Et comment a-t-il été assassiné ?

– Mme la princesse ignoresans doute que Son Altesse devait dîner ce soir avecMme la comtesse d’Azila ?

– C’est bien possible, cela n’a pour moiaucune espèce d’importance !…

– Le prince se trouvait dans le petitrez-de-chaussée qu’habite la princesse dans un hôtel du quartierMalausséna, quand un domestique vint lui remettre un pli de la partd’une personne qui l’attendait devant la grille du jardin surlequel donne le rez-de-chaussée. Le prince, après avoir lu ce mot,s’excusa sortit et fit entrer dans le jardin l’homme avec lequel ileut une longue conversation. Ils s’étaient enfoncés sous lesarbres. Il faisait nuit noire. Comme le prince ne revenait pas, lacomtesse le fit chercher par le domestique. Quelques minutess’étaient à peine écoulées que l’on entendit le domestique pousserdes cris. Le mystérieux visiteur avait disparu. Le prince étaitpendu à un arbre. Et il portait encore la devise de« Hardigras ».

Toinetta les regardait l’un après l’autre.Elle paraissait en proie à une exaltation grandissante, mais où iln’y avait, certes, aucun désespoir.

– Et il y a combien de temps que ce crimea été accompli, messieurs ?

– Une demi-heure, madame.

Elle leur prit à chacun les poignets et lestraîna derrière elle sans qu’ils fissent, du reste, aucunerésistance. Elle leur fit traverser l’appartement et quand elle futarrivée devant la porte de sa chambre, elle l’ouvrit toute grandeet leur montrant Titin qui n’avait pas bougé :

– Voilà une heure qu’il est dans mon lit,vous ne direz pas que c’est lui qui l’a assassiné,celui-là !…

MM. Souques et Ordinal ne parurent pointautrement surpris de ce coup de théâtre.

– Nous le savions ! fit simplementM. Ordinal.

– Comment, vous le saviez ? relevaToinetta stupéfaite.

– Madame, nous avions vu entrerM. Titin chez vous et nous attendions sa sortie… Si nousn’avions pas attendu sa sortie, nous serions allés rôder autour durez-de-chaussée de la comtesse d’Azila pour préserver le prince detoute fâcheuse aventure et peut-être maintenant ne serait-il pasmort !…

– Hippothadée est mort ? s’écriaTitin qui, jusqu’alors, n’avait rien compris à ce qui sepassait.

– Assassiné comme Supia ! lui jetaToinetta.

Titin leva désespérément les bras !

– Mais alors qui ? Qui ?Qui ?… clama-t-il, car cette mort le rejetait dans le plusaffreux mystère !

– Ah ! oui, qui ? Ces messieursnous le diront peut-être ! gémit, pleine d’amertume, la voixde Toinetta… Ces messieurs, continua-t-elle, qui t’attendaient enbas, dans la rue, évidemment pour t’arrêter !…

– Non ! fit M. Ordinal.

– Non ?

– Non ! nous voulions simplementsavoir quelle était la bande qui, depuis trois jours, poursuivaitTitin, et qui allait certainement lui donner de nouveau la chasse àsa sortie ?

– Mais ça n’était donc pas vous ?s’exclama Titin.

– Nous ? Nous vous avions lâchédepuis trois jours !

– Et pourquoi ?

– Parce que nous venions d’acquérirsubitement la preuve de votre innocence !

– Ah ! oui ? fit Titincomplètement abasourdi. C’est sérieux, ce que vous medites-là ?

– Le premier jour qui a suivi votreévasion, expliqua Ordinal, nous ne vous avons pas quitté.Rappelez-vous que vous avez aperçu de loin deux chasseurs dechamois à la sortie de la hutte du padre Barnabé… et dès l’auroredu lendemain, nous nous disposions à vous arrêter quand la nouvellede l’assassinat de Supia nous est arrivée. L’assassin ne pouvaitpas être vous, puisque nous ne vous avions pas perdu devue !

– Ça, c’est une chance ! fitTitin ; mais je n’en suis pas moins condamné à mort ! etje dois sans doute me préparer à vous suivre ?

– Non ! fit Ordinal. Nous avonsbesoin de vous ! Nous finirons bien par savoir« qui », comme vous dites, mais il va falloir que vousnous aidiez ! Vous rappelez-vous qu’il fut un temps où vousnous proposiez une association ?

– Ah ! ah ! vous y venez !fit Titin en riant. Entre nous, vous y ayez mis le temps !

– Votre concours nous sera trèsutile ! appuya Ordinal.

– Nécessaire ! prononçaSouques qui, jusqu’alors n’avait encore rien dit… Ordinal nousa assez fait faire de bêtises comme cela !

– Merci ! dit Ordinal.

– Dire que maintenant je ris, fitToinetta qui pleurait.

– Il n’y a pas encore de quoi rire !dit Titin. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse, messieurs ?

– Retourner dans la hutte, dit Ordinal…Ne craignez rien, nous nous arrangerons pour que vous puissiez yparvenir en toute sécurité… Là, vous demanderez au padre Barnabé defaire prévenir de votre arrivée Giaousé, la Tulipe et le Bolacion…Il s’agirait de les faire causer. Méfiez-vous !

– Mais ils m’ont sauvé la vie !

– Oui… mais parmi ceux qui vous ontpoursuivi, il y a des figures de leurconnaissance !

– De vilaines figures ! fitTitin.

– Oui… nous avons bien cru reconnaîtrequelques loups des Gorges du Loup ! Tout cela, c’est de laclique au Bolacion.

– Je n’y comprends plus rien !s’exclama Titin.

– Nous non plus, dit Ordinal, mais nousvoulons comprendre et tout nous dit que c’est de ce côté-là quenous comprendrons ! Tout le mal apparent estsorti du fond des Gorges du Loup !… C’est de là qu’est venuela terreur qui s’est répandue en quelques semaines dans la contrée.On a tenté de faire se brouiller ceux de Torre et ceux de la Fourcapour créer plus de désordre encore, mais dans tout ce désordre,derrière ces attaques nocturnes, ces pillages, il y avait une idée.Fruit d’une criminelle propagande internationale aux yeux desautres, cette idée a bien des chances d’être la plus plate desidées !

– Ah ! c’est une idéed’héritage ! s’écria Toinetta.

– À la suite de certains propos tenusdevant nous par le prince Hippothadée, avouai doucementM. Ordinal.

– Et la pensée ne vous est pas venue,releva tout de suite Toinetta, que ce pouvait bien être le princelui-même…

– Non ! madame !… car s’il enavait été ainsi, le prince se fût tu et il ne nous aurait paschargés de retrouver l’héritière la plus directe deM. Hyacinthe Supia, la Cioasa disparue !

– Mais alors, si nous nous comprenonsbien, émit Toinetta, les misérables auxquels vous avez faitallusion agiraient pour le compte de la Cioasa ?

– Mon Dieu, madame, jusqu’alors, c’estl’hypothèse la plus logique que nous puissions envisager… oui, ilsagiraient pour la Cioasa… ou pour…

– Ou pour son mari !

– Mais la Cioasa n’est pasmariée !

– Madame, je ne sais pas si vousconnaissez bien l’histoire de la Cioasa ; sachez donc que danssa jeunesse, elle eut une aventure avec un nommé Michel Pincalvin,« Micheu », comme on l’appelait dans le pays. Micheu nepossédait rien, M. Supia s’opposa au mariage. Micheu quittaGrasse. On ne l’a plus revu… Eh bien, madame, nous savonsmaintenant où se trouve la Cioasa. Dans une petite commune perdueau fond du Jura. C’est là qu’elle s’est réfugiée pour filer leparfait amour avec son ancien galant qu’elle a épouséquinze jours exactement avant l’assassinat deMme Supia.

– Ah ! par exemple ! c’estextraordinaire ! fit Titin, mais cela n’explique rien !…À ce moment-là, M. et Mme Supia vivaient ! Ilne pouvait être question d’héritage pour la Cioasa !…

– Et c’est pourquoi, fit Ordinal, nousavons le droit de nous étonner de voir un vieux garçon pratiquecomme ce Micheu épouser la Cioasa qui ne possédait rien, pas mêmeen espérances !

– Ça n’est pas mon avis, fit Toinetta. Lecalcul de ce Micheu n’était peut-être pas si mauvais que ça. À cemoment, la fille de M. Supia était déjà morte. Il pouvait sedire que la Cioasa avait des chances d’hériter un jour.

– Mme Supia étaitbeaucoup plus jeune que la Cioasa ! répliqua M. Ordinalavec un sinistre sourire.

– Alors vous croyez que Micheu… que l’onavait fait entrevoir à Micheu…

– Je pense que tout est possible dans uneaffaire comme celle-ci…

D’ailleurs nous espérons qu’avec l’aide deTitin, nous pourrons vous apporter certaines précisions dansquelques jours.

– En tout cas, repartit Titin, je ne voispas encore qu’il soit démontré que le Giaousé et la Tulipe soientpour quelque chose dans cette affaire.

– Titin ! fit Ordinal, savez-vouscomment nous avons été amenés à découvrir la retraite de laCioasa ?

– Ma foi non !

– Par Giaousé et la Tulipe, qui sont encorrespondance quotidienne avec elle en ce moment.

– Ah ! par exemple !s’exclamèrent à la fois Titin et Toinetta.

MM. Ordinal et Souques selevèrent :

– Nous autres, nous allons aller fairenotre petite enquête là-bas, du côté des nouveaux époux. Pendant cetemps, vous aurez l’occasion de voir les personnages enquestion ! Ne sortez pas de la hutte du padre que nous nesoyons venus vous y chercher… Nous serons au plus quatre joursabsents. Votre chasseur de chamois ne vous quittera pas. Et cene sera pas la police qui viendra vous déranger. Dansdeux heures, une auto fermée viendra vous chercher ici. Danscelle-ci, se trouveront deux personnes. Vous ferez tout ce qu’ellesvous diront. Vous, madame, vous resterez ici… Vous aurez desdevoirs à remplir à la suite du grand malheur qui vous frappe… Àbientôt Titin !

M. Ordinal, après s’être incliné devantla princesse, tendit la main à Titin :

– Sans rancune ?

– Si ! fit Titin, avec rancune, maisje vous serre la main tout de même ! à vous aussi, mon VieuxSouques !

– Moi aussi, fit Souques, avecrancune : Naples !

Titin ne put s’empêcher de rire à cetteévocation tintamarresque du voyage forcé.

Chapitre 29Où Titin-le-Bastardon en appelle au « Jugement de Blec » d’oùsortit la grande expédition de ceux de la Fourca et de ceux de LaTorre contre les Loups des « Gorges du Loup » suivie du siège de laFourca par les troupes du Gouvernement.

Six jours après tous ces événements, il y eutune grande tambourinade dans tout le pays.

Il s’agissait d’une demi-douzaine de jeunesgars de la Fourca qui étaient montés dans une carriole, laquelles’adornait, entre deux piquets dressés en tape-cul, d’un grandpanneau de drap qui portait inscription.

La carriole allait partout, s’arrêtant aumoindre carrefour, sur toutes places du village, les jeunes garsfaisaient musique, on s’attroupait et chacun pouvait lire :« À tous ceux de ce pays-ci, salut !Titin-le-Bastardon qui, tant souvent, rendit jugement de blec pourle contentement de tous, réclame d’être jugé de blec à son tour.Dimanche qui vient, à deux heures, sur la place haute de la VieilleFourca. Le dit Titin prend engagement de comparaître en personnepour se justifier de tous crimes, attentats et violences dont on asali son nom et déshonoré celui de Hardigras. Il assigne dans lemême temps à comparaître ledit jour pour être entendu« dans leurs témoignages », Giaousé, dit leBabazouck, la Tulipe, premier clerc de notaire à la Fourca, et leBolacion, de Torre-les-Tourettes. »

On comprend l’émotion soulevée par cetteannonce ambulante. Si Titin, condamné à mort, n’hésitait point à semontrer sans défense, c’est que non seulement il était sûr de sonbon droit mais (ce qui valait encore mieux) en état de le prouver.Ensuite, il semblait bien ressortir des termes mêmes de l’affichequ’il assignait Giaousé, la Tulipe et le Bolacion devant les juges« de blec », moins pour user bénéficiairement de leurtémoignage que dans le dessein de s’en servir contre eux-mêmes. Etainsi se contrôlaient les paroles inexplicables de TotonRobin : « Notre Titin a été sauvé par desjudas ! »

À quoi le bon sens populaire répondait :« Sans ces judas-là, il n’en serait pas moinsaujourd’hui guillotiné. »

Un malaise nouveau s’était emparé des espritset l’absence de Babazouk et du Bolacion n’était pas faite pourcalmer l’inquiétude générale.

Quant à la Tulipe, il ne sortait guère de sonétude, très absorbé par les travaux qui avaient pris leur originedans les décès survenus dans la famille Supia.

Toton Robin donnait de furieux coups sur sonenclume et tirait de terribles feux d’artifices de son métal enignition.

En savait-il plus long que les autres pourmontrer cette fureur à peine contenue ?

Il y avait quelque chance à cela, car c’étaiten son nom et sous ses ordres que toute initiative avait été priseconcernant la cérémonie du dimanche.

Il avait eu avec le Petou, ce bon maire de laFourca, et les mestres de cabanons de la vieille ville, toutesconférences nécessaires, pour le dressage et la disposition destables et comptoir d’honneur derrière lequel se tiendrait leprésident comme se tenait autrefois Titin.

Dès le jeudi, on commençait à hissertonnelets, flasques et cruchons jusqu’à l’esplanade haute de laFourca, où devaient se tenir les assises.

Mais, hélas ! il était probable que lesvéritables autorités judiciaires ne laisseraient point aux juges deblec le temps de s’attarder comme il convient à une procédure quine saurait avoir de vertu si elle est précipitée…

Sitôt que Titin se montrerait, il seraitappréhendé et adieu le jugement !…

Ne conviendrait-il donc point, vu lescirconstances, de le juger de blec par contumace ?

À cette suggestion qui venait du Petou et quiavait été appuyée par un message confidentiel d’Arthus, maire deTorre-les-Tourettes, Toton Robin avait répondu qu’il n’avait aucuneidée de la façon dont se passeraient les choses et que son rôle sebornait uniquement à rassembler les juges.

Toton Robin, qui était allé dans la montagne,appelé par Barnabé, et qui avait vu Titin chez le chasseur dechamois, Toton Robin savait !

En attendant, tout le pays se peuplait deforce publique, la haute et basse Fourca étaient envahies par lesagents. On avait consigné des troupes à Grasse pour le dimanchesuivant ; jusqu’aux sapeurs-pompiers des petites citésenvironnantes qui avaient reçu l’ordre de se tenir prêts dès lapremière alerte.

Or, Titin, selon les instructions qu’il avaitreçues de MM. Souques et Ordinal, s’était retiré chez le padreBarnabé. Ce chasseur de chamois était célèbre dans tout le pays deVésubie ; c’était le tireur le plus adroit de la montagne etil connaissait tous les secrets de la contrebande. C’était unefigure héroïque et sauvage, un type que les « cooks »attachés aux tournées d’auto-cars signalaient à leurs clients.

Aussi l’invitait-on à, déjeuner dans leshôtels où stationnait la caravane.

Pendant le repas, il n’ouvrait la bouche quepour manger et pour boire, et c’est en vain qu’on le priait deraconter ses exploits. Il riait. Pas si bête.

Titin et lui étaient de vieux amis sans qu’ilsse fussent jamais tenu de longs discours. Barnabé lui expliqua que,de l’endroit où ils se trouvaient, ils commandaient le tir à unelieue à la ronde et qu’on ne pouvait approcher sans leurpermission. Et Giaousé, pas plus que le Bolacion auxquels Barnabéfit faire commission par le pâtissier de Saint-Martin (lequeltenait leur boîte aux lettres) qu’ils étaient attendus par Titindans la montagne, ne montrèrent tant soit peu le bout de leur nez.Une lettre adressée à la Tulipe par le même truchement resta sansréponse. Enfin, au bout de quatre jours, comme ils l’avaient faitprévoir, la double silhouette de MM. Souques et Ordinalapparut.

Titin les attendait avec une hâte et uneinquiétude extrêmes. Apportaient-ils le mot de l’énigme ?

Ils rapportaient.

– Nous avons vu l’acte de mariage, ditOrdinal. Vous allez tout comprendre. ! Par cet acte,M. et Mme Pincalvin reconnaissent etlégitiment un enfant que la Cioasa a mis au monde, il y avingt-cinq ans et qui n’est autre que Giaousé Babazouk !Giaousé Babazouck devient donc par sa mère, le seul héritier desSupia !

» Nous avons appris bien d’autres choses.Cet enfant, dont la Cioasa avait accouché subrepticement entre lesbras de la Boccia, avait été abandonné par celle-ci dans unruisseau de la vieille ville, sur ordre du Supia. La Cioasa croyaitson enfant mort. La Boccia avait reçu du Supia une somme assezrondelette qui lui permettait d’acheter la petite maison de la ruela Tousson et la mettait à l’abri du besoin. Mais elle ne cessaitde s’intéresser au Babazouk. Elle déposa chez le notaire de laFourca un pli scellé dans lequel elle retraçait toute l’histoire etétablissait la filiation du Babazouk. Ce pli devait être remisaprès sa mort à la Cioasa. Ainsi assurait-elle le sort du Babazouk,sans se porter préjudice à elle-même tant qu’elle vivrait.

» C’était la Tulipe qui avait reçu cepli. La Tulipe était curieux et il connaissait plus d’une façon depénétrer le secret d’un pli, si bien cacheté fût-il. Dès qu’il futau courant de la situation, cet esprit diabolique vit l’immenseparti que l’on pouvait en tirer.

» Il s’agissait d’abord d’entraînerGiaousé si avant dans l’affaire qu’il lui fût impossible dereculer. C’est alors que le Bolacion et la Tulipe, amis intimes,aidés de toute une séquelle que nous verrons réapparaître tout àl’heure, avait d’abord créé l’incident Nathalie-Titin, chez le pèreLa Bique, puis avaient fait disparaître Nathalie pour faire croireà Giaousé qu’elle s’était entendue avec Titin.

» Du même coup, on avertissaitHippothadée, qui amenait Toinetta sur les lieux et on ruinait lemariage de Titin. L’on aiguillait Giaousé, par esprit devengeance, sur Toinetta ! La chose n’avait pas étédifficile, Giaousé ayant depuis longtemps du goût pour Toinetta, cequi n’avait pas échappé à Nathalie, laquelle, en plusieursoccasions, avait averti Titin de se méfier.

» Cela, par exemple, ce serait lechef-d’œuvre, le couronnement, le triomphe de la combinaison LaTulipe ! Les deux fortunes dans la même main ! LeBabazouk seul héritier des Supia et des Agagnosc !

» En attendant, le plus pressé était deretrouver Micheu. Ils le retrouvèrent.

» Micheu était à peu près un honnêtehomme, il pensa bien que, en la circonstance, il faisait une bonneaffaire, mais il ne soupçonnait pas tous les crimes qu’il y avaitderrière son mariage.

» La Cioasa, de son côté, était une bravefemme et malheureuse. Elle n’avait pas cessé de penser à lui. Ellefit tout ce que l’on voulait pour le rejoindre.

» On tenait naturellement à ce que lemariage et la reconnaissance qui en résulterait restassentlongtemps encore ignorés pour n’éveiller aucun soupçon. D’où cetteretraite dans un pays perdu du Jura.

» Entre temps, on avait parlé à la Cioasade son enfant qui n’était pas mort !… On la préparaità une grande joie.

» Mais il fallait faire vite. Le plicontenant toutes preuves nécessaires ne devait être livré à laCioasa qu’après la mort de la Boccia !… D’où l’assassinat dela rue de la Toussau et la disparition de la Manchotte, à qui laBoccia avait fait certaines confidences.

» On avait certainement envoyé laManchotte rejoindre Nathalie… Où ? Ah ! lesmalheureuses !… »

– Eh bien ! Titin, vous ne ditesrien ? lui jeta Ordinal en ramassant fiévreusement sondossier.

– C’est terrible ! fit Titin… Maisje voudrais savoir exactement quel a été le rôle de Giaousé danstoutes ces horreurs ? C’est ce que je vais lui demander.

– Mais vous êtes fou ? s’écrièrentMM. Ordinal et Souques. Qu’est-ce que vous allez faire ?Il y a dans ce dossier toutes les preuves de votre innocence ;vous devriez nous suivre, rentrer avec nous à Nice ! Quant àGiaousé, nous nous chargerons de vous l’amener, mais entre deuxgendarmes et en bonne compagnie…

– En attendant, je suis condamné à mort,mon cher monsieur Ordinal… Retournez donc à Nice tous les deux etquand je pourrai y rentrer sans danger, vous m’avertirez !

Ils s’en allèrent en hochant la tête. Titindit à Barnabé :

– Oui, il y a des choses qui ont besoind’être tirées au clair ! Je ne puis pourtant pas oublier queGiaousé a risqué sa peau pour sauver la mienne !

C’est là-dessus que Titin, par les soins deToton Robin, avait fait tambouriner le « jugement deblec ».

Et nous voici à la veille d’un des jours lesplus sombres de l’histoire de la Fourca, d’un de ces jours qui fontépoque et dont la légende, de génération en génération, esttransmise.

C’était le samedi soir et les cabanons étaientrestés ouverts une grande partie de la nuit. On n’avait aucunenouvelle. Toton Robin restait invisible. Le maire et le curéparaissaient inquiets.

Le Petou avait fait une petite fortune dansl’olivier et il avait, outre deux ou trois bastidons, entre laFourca-Nova et la Costa, bonne et solide maison en la vieilleville. C’est là que Mme Petou donnait à goûter sesconfitures, qui étaient célèbres, et ses liqueurs tout à faitgaillardes. C’est encore là que les deux maires restèrent en facel’un de l’autre, attendant impatiemment Toton Robin, qui n’arrivaitpas.

– Nous sommes sous le coup de quelquenouveau malheur ! faisait Arthus.

– C’est à craindre ! approuvait labrave dame.

Arthus, le maire de Torre-les-Tourettes, étaitarrivé sur le coup de minuit à la Fourca et s’était enfermé chez lePetou qui lui raconta tout ce qu’il savait de l’affaire, telle quela lui avait dite Toton Robin.

– Bigre ! fit Arthus… S’il en estainsi, il y a tout à craindre ! Ils feront tout pour que Titinne vienne pas jusqu’ici !

À ce moment, on frappa à la porte de la rue.La femme du Petou s’en fut glisser le loquet du judas :

– Toton Robin ! annonça-t-elle.

Ils se jetèrent sur lui. Elle referma laporte. Il avait une figure décomposée.

– Pas de nouvelles de Titin ! Titinaurait dû être caché chez le docteur depuis la veille au soir. J’aidit au docteur : « Courons chez Barnabé ! »Nous voilà partis dans l’auto pour Saint-Martin Vésubie, Barnabén’était pas redescendu de la montagne. Nous grimpons !… Nousavons trouvé Barnabé là-haut, tout seul, au fond de sa hutte,assassiné.

Le Petou et Arthus n’eurent qu’uncri :

– Et Titin ?

– Ah ! Titin ! Titin !… Oùest-il ? Qu’est-ce qu’il est devenu ? Ils l’ont eu parsurprise, évidemment… Titin voulait voir Giaousé et le Bolacion, illes a fait appeler ! Ils sont venus ! Mais ils ne sontpas arrivés seuls, tu penses !… Et le tenant, il nous ont,du moment qu’ils ont Titin ! Je me suis fait reconduire àSaint-Martin. Le docteur et moi nous avons téléphoné à Grasse, àNice, et nous voilà ! Je me suis dit que vous aviez peut-êtredes nouvelles de votre côté ! Écoutez… On t’appelle,Petou ! C’est la voix de la mère Closs.

En même temps, on entendait le bruit de lacharrette traînée par le mulet. Ils coururent ouvrir. La maraîchèreavait arrêté son véhicule devant la porte et soulevait sa lanterneau-dessus d’un corps allongé au travers des paniers et deslégumes.

– Ah ! mes enfants ! je l’aihissée là comme j’ai pu ! Elle ne vaut guère… Je l’ai trouvée,passé la Costa, au milieu de la route !

– Mais qui est-ce ? demandèrent lesautres.

– Ah ça ! on ne la reconnaît pastout de suite !… Nathalie !

– Mon Dieu ! mais oui, c’estNathalie ! Ah ! la pauvre !

Toton Robin la descendait déjà :

– Elle est pleine de sang !…Portez-la sur mon lit, fit le Petou… et qu’on aille chercher ledocteur.

Pendant ce temps, Arthus l’auscultait.

– Elle vit !… Bon Dieu, ce qu’ilsl’ont abîmée !…

Le Petou glissait à la pauvre fille un pleinverre de grappa entre les dents.

– Si elle pouvait parler ! fitRobin… nous n’aurions pas besoin de chercher bien loin pour savoiroù il est, notre Titin !…

Comme si elle n’attendait que ce nom pourouvrir les yeux, Nathalie sortit soudain de son coma.

– Titin, fit-elle, d’une voix qu’on nelui connaissait pas, vous voulez savoir où est Titin ?…Ah ! c’est toi Toton Robin !… Le Petou !… Est-ce quej’arrive encore à temps ? Ils vont le faire crever, voussavez.

– Où est-il ?

– À Touet-du-Loup !

– Dans les carrières ?

– Dans les carrières !…

– En avant ! lit Toton Robin.

– Pensez-vous !… Faut y allertous ! Et vous ne serez pas trop ! Mais neperdez pas de temps !… Quand j’ai su par la Manchotte qu’ilsavaient emmené Titin et ce qu’ils allaient en faire, je me suispensé qu’il fallait le sauver ! La Manchotte, qui est devenuela maîtresse du Bolacion, m’a aidée ! J’ai tout appris parelle, je vous dirai tout.

Une heure plus tard, par toutes les ruelles,par toutes les sentes, la vieille Fourca se vidait une fois deplus… mais il ne s’agissait plus d’aller voir mourir Titin !Il fallait le sauver, l’arracher à la horde des Loups.

Silencieusement, cent serpents noirsglissaient, s’allongeaient sur les routes, disparaissaient,réapparaissaient sur une crête et venaient finalement tous sesouder à l’entrée des gorges où les troupes du Petou étaientrejointes par celles d’Arthus, car Torre-les-Tourettes ne voulaitpoint laisser à la Fourca seule la gloire et les dangers d’uneexpédition dont il serait sûrement parlé dans les âges les plusreculés.

Ceux de la Fourca s’enfoncèrent plus avant,arrivèrent dans l’étroit couloir des nouvelles carrières d’où l’ondécouvre Touet-du-Loup.

Pendant ce temps, ceux de la Torre, conduitspar le rusé Arthus, avaient escaladé force rocs et précipices pourrevenir sur les derrières de la horde, au delà de Touet-du-Loup, etfermer ainsi sur eux le cercle de la mort.

Quand ceux d’en bas, que dirigeait TotonRobin, aidé des sages conseils du Petou, virent qu’Arthus avaitterminé son mouvement, ils se disposèrent à attaquer.

Cette attaque, pour réussir, devait êtrefoudroyante. On avait apporté force échelles et cordages. Ils’agissait avant tout de délivrer Titin du premier coup. Une torchede résine allumée par la Manchotte, ainsi qu’il avait été convenuentre elle et Nathalie, indiquait à ceux du dehors l’endroit précisoù le Bastardon avait été transporté.

Un dernier conseil de guerre, auquel assistaNathalie, que l’on avait apportée sur une civière, finit de réglertous les détails de l’affaire.

En vérité, elle ne pouvait que réussir, car lecamp ennemi était en pleine liesse. La prise de Titin avait été lesignal d’une extravagante beuverie.

Il était quatre heures du matin quand ce coinde la montagne se transforma en volcan. Des feux multicolores, desexplosions de mines, des coups de fusil, des hurlements, des appelsdésespérés, des cris de douleur atroces, une rage indescriptiblequi faisait se ruer les uns contre les autres des hommes, et aussides femmes ennemies, tout semblait réuni pour donner l’illusiond’un coin d’enfer et de sabbat où chacun de ces malheureux possédéstrouverait sa perte et sa damnation.

Dans l’encadrement d’une sorte de galeriecreusée à jour au flanc de la montagne, on voyait courir, avancer,reculer, frapper, écraser, broyer de leurs massues dressées outournoyantes, deux hommes au torse nu, tout ruisselants du sang desautres, beaux et terribles comme des héros d’Homère. C’était, à unbout de la galerie, Toton Robin et, à l’autre, le Bastardon.

Une voix les encourageait d’en bas qui leur,criait :

– Tue ! Tue !

C’était la voix de Nathalie.

Le combat ne dura pas une heure.

Ceux qui n’étaient qu’à moitié morts serendirent et « il n’en restait plus des tas ». Ainsis’exprime la légende. Ce qui est exact, c’est que les loups desgorges du Loup reçurent cette nuit-là, une raclée tout à faitroyale, « assez suffisamment » pour qu’on n’entendit plusparler d’eux de longtemps et que la paix revînt au pays.

Le retour des vainqueurs fut triomphal. Ilsemmenaient avec eux quelques prisonniers destinés à faire bonnefigure dans le « jugement de blec ».

Le Bolacion avait reçu de Titin le coup debâton qui lui avait ouvert le crâne par où il perdait sa mauvaisecervelle de démon.

On ne l’emmenait pas moins au fond d’unecharrette pour être jugé, côte à côte avec le Giaousé qui étaitaussi à moitié mort.

Il manquait la Tulipe, qui était bien tropprudent pour avoir jamais mis les pieds dans les compromettantsrepaires du Touet-du-Loup.

Comme la charrette qui amenait les prisonnierspassait devant la Costa, voilà que la femme de Jean-José Scalieroouvrit sa porte et livra la Tulipe. Elle craignait que si ceux dela Fourca apprenaient un jour qu’elle avait donné asile à laTulipe, ils ne missent le feu à sa maison, ce qui aurait puarriver.

La Tulipe ne se soutenait plus et ce futencore une loque que l’on jeta au fond de la charrette.

On cherchait en vain Titin, il avait disparusous une bâche, confessant cette pauvre Nathalie. Elle luiracontait tout son martyre qu’il ne pouvait entendre sans pleurer,car c’était pour lui qu’elle avait tant souffert.

Pendant que ce cortège s’acheminait ainsi versle « jugement de blec » le bruit du combat était parvenujusqu’aux plus hautes autorités qui donnèrent immédiatement desordres pour que toutes les forces de police et autres, dont ondisposait courussent à Touet-du-Loup mettre fin à cette tuerie.

Mais, bien entendu, les forces arrivèrentquand tout était fini, et quand elles revinrent autour de laFourca, elles trouvèrent la, vieille ville sur ses gardes, en trainde rendre son « jugement de blec » et rebelle à touteintrusion du dehors.

La vieille Fourca fut entourée comme si onallait lui donner l’assaut. Et l’histoire de ce siège, qui ne duraque douze heures, ne fut pas plus ridicule que le siège du fortChabrol qui dura plusieurs semaines, en plein cœur de Paris, tenanten respect toutes les forces de la capitale.

Les ordres expédiés de Nice et même de Parisexigeaient une intervention immédiate, mais les assiégés avaientfait savoir que puisque MM. Souques et Ordinal avaient eul’imprudence de pénétrer chez eux, ils les gardaient et qu’ilsn’hésiteraient point à les faire passer de vie à trépas si onforçait leurs portes.

Pendant que se jouait cette comédie en bas, latragédie continuait là-haut. Et rapidement Toton Robin avait éténommé président. Il avait mis la population au courant du drame, enquelques phases. À la porte haute, se dressaient déjà les cadavresdu Bolacion et de la Tulipe, et maintenant c’était le tour deGiaousé.

Il s’était jeté à genoux. Il demandait grâce.Il appelait Titin à son secours.

Titin s’était levé très pâle, tremblant commeun enfant.

– Pour lui, fit-il, je vous demandegrâce ! Il s’est laissé entraîner !… Je ne peux pasoublier que nous nous sommes aimés comme deux frères. Et si vousm’aimez un peu, vous autres, souvenez-vous qu’il m’a sauvé lavie.

Mais aussitôt, derrière lui, une voiximplacable s’éleva. C’était la voix de celle qui allait mourir etqui n’avait conservé un peu de force que pour assister auchâtiment :

– C’est le plus coupable !râla-t-elle, car les autres n’étaient point tes amis, mais celui-làqui était ton frère t’a trompé plus qu’il n’est permis au pireennemi de tromper son pire ennemi ! S’il t’a sauvé la vie,Titin, c’est qu’il avait besoin que tu vives pour que l’on continueà croire que c’était toi qui commettais ses crimes… Et il ne t’asorti de ta prison que pour que Hardigras continue à tuer !Lui dis-tu toujours merci, Titin ?

À cette explication foudroyante une clameurépouvantable s’éleva. Giaousé fut porté à la potence comme d’autressont portés en triomphe !

Quant à Titin, après avoir fait entendre leplus triste gémissement, il se tourna vers MM. Souques etOrdinal et leur dit :

– Maintenant, tout est fini. Nous n’avonsplus rien à faire ici ! Je vous appartiens.

Mais le peuple tout entier dit :

– Nous sommes seuls coupables, c’est nousqui nous livrons ! Nous avons agi en toute justice comme devrais et bons juges de blec, que l’on fasse de nous ce que l’onvoudra !

Et ainsi se termina le siège de la Fourca,MM. Souques et Ordinal ayant fait à eux seuls toute la villeprisonnière.

C’est tout juste s’il y eut assez de troupeset de forces policières pour encadrer une population que grossit leflot de ceux qui réclamaient d’être jugés avec Titin.

On sait comment tout cela finit. Le procès futporté devant une cour du Sud-Ouest, la juridiction niçoise ayantété écartée pour cause de suspicion légitime. Il y eut descondamnations avec sursis, mais Titin fut acquitté d’une façonretentissante.

Le mariage de Titin et de Toinetta fut célébréavec une pompe champêtre dont on parlera longtemps dans ce pays decocagne. Aiguardente, Tantifla, Tony Bouta et ce bon Pistafun,sorti depuis quelques semaines de prison, fêtèrent ces noces duranttoute une année sans désemparer.

La mariée avait tenu à avoir à sa droite, dèsle premier festin, M. Bezaudin. Elle avait à sa gauche OdonOdonovitch, qui l’appelait « Majesté ».

– Reine de la Fourca, lui répondit-elle,je ne veux pas d’autre titre.

Avant le bal, Titin et Toinetta s’en furentfaire visite à la basilique de Sainte-Hélène.

La mère Bibi ouvrit le bal pendant dix joursde suite avec le bon M. Papajeudi, lequel finit par demandergrâce.

Si vous voulez savoir tout ce qui fut consommépendant ces dix jours en mets de toutes sortes, stocatida, socca,pissaladière, tourtas de bléa, budeux, tripes, viandes, pâtés,poissons, soupes aux poissons, bouillabaisses et en liquides detout genre, il faudra vous en référer à un docte ouvrage auqueltravaille à ses moments perdus le premier magistrat deTorre-les-Tourettes, le bon maire de la Table ronde, le noble etbien-aimé Arthus, qui s’est donné mission de recueillir tousdocuments relatifs à la chronique de Hardigras, laquelleservira un jour à parfaire, comme toute chronique vraiment digne dece nom qui ne prend point uniquement sa source dans l’imaginationdes conteurs, notre belle et glorieuse histoire de France.

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