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LE FLAMBEAU AGATHA CHRISTIE

AGATHA CHRISTIE LE FLAMBEAU

C’était une vieille maison. Toutes les maisons de la place étaient vieilles, pétries de cette très digne et très méprisante ancienneté que l’on rencontre communément dans les villes épiscopales. Mais le n°19 faisait figure d’ancêtre parmi les ancêtres. Elle possédait une solennité toute patriarcale. Elle s’élevait, plus grise encore que les plus grises, plus arrogante que les plus arrogantes, plus glaciale que les plus glaciales. Austère, sinistre, empreinte de la désolation qui s’attache aux demeures inoccupées depuis longtemps, elle régnait sur ses voisines.

Dans toute autre ville, on ne se fût pas gêné pour la dire hantée. Mais Weyminster n’aimait pas les fantômes : ceux-ci n’avaient droit de cité que dans les grandes familles du comté. Nul ne parlait donc jamais du n°19 comme d’une maison hantée. N’empêche qu’il y avait des années qu’il demeurait « à vendre ou à louer ».

Dès l’abord, Mme Lancaster adressa à la maison un coup d’œil approbateur. Elle était accompagnée d’un agent immobilier au naturel bavard et que la perspective d’être débarrassé du dossier afférent au n°19 remplissait de bonheur. Sans interrompre le flot de ses commentaires élogieux sur la maison, il introduisit la clé dans la serrure.

— Depuis combien de temps la maison est-elle inoccupée ? demanda Mme Lancaster, lui coupant la parole avec une certaine brusquerie.

M. Raddish (de Raddish & Foplow) perdit légèrement contenance.

— Euh… euh… depuis un certain temps, répondit-il mielleusement.

— C’est ce qu’il me semble, remarqua sèchement Mme Lancaster.

Dans le hall faiblement éclairé régnait un froid sinistre. Toute femme douée d’un minimum d’imagination eût sans doute été prise d’un frisson. Mais Mme Lancaster avait les pieds sur terre. Elle était grande, avec une abondante chevelure châtain foncé à peine parsemée de gris, et des yeux bleus comme de la glace.

Elle visita la maison de la cave jusqu’au grenier, posant de temps à autre des questions fort pertinentes. Son inspection terminée, elle retourna dans une des pièces qui se trouvaient en façade, du côté de la place, et considéra l’agent immobilier d’un air résolu.

— Que se passe-t-il dans cette maison ?

M. Raddish ne s’attendait pas à cette attaque.

— Évidemment, les maisons ont toujours un petit côté lugubre quand elles ne sont pas meublées, hasarda-t-il.

— Ne me racontez pas de sornettes. Le loyer est ridiculement bas pour une telle maison – symbolique, en fait. Il doit y avoir une raison à cela. Je présume que la maison est hantée ?

M. Raddish sursauta légèrement, mais garda le silence.

Mme Lancaster l’examinait d’un œil perçant. Au bout de quelques instants, elle reprit :

— Bien entendu, tout cela est absurde. Personnellement, je ne crois pas aux fantômes, et ce n’est certainement pas pour ce genre de bêtises que je renoncerais à la maison. Néanmoins, les domestiques sont généralement très crédules et influençables. C’est pourquoi je vous saurais gré de me dire exactement ce qui est censé hanter cette maison.

— Je… euh… je l’ignore totalement, balbutia l’autre.

— Je suis certaine du contraire, dit calmement la dame. Je ne peux pas prendre la maison sans savoir. De quoi s’agit-il ? D’un meurtre ?

— Oh non ! s’écria M. Raddish, scandalisé par l’idée même d’une éventualité aussi peu conforme à la réputation du quartier. C’est… Il y a… Ce n’est qu’un enfant.

— Un enfant ?

— Oui. Je ne connais pas l’histoire exacte, expliqua-t-il avec réticence. Il existe bien sûr une quantité de versions différentes. Je crois qu’il y a une trentaine d’années un homme appelé Williams s’est installé au n°19. Personne ne savait rien de lui. Il n’avait pas de domestiques, pas davantage d’amis et il ne sortait guère de jour. Cet homme avait un enfant, un petit garçon. Il n’était pas ici depuis plus de deux mois lorsqu’il est monté à Londres. À peine avait-il mis le pied dans la métropole qu’il a été reconnu comme étant recherché par la police. Je ne sais pas de quel délit on l’accusait. Mais il devait s’agir de quelque faute grave, car plutôt que de se laisser attraper, il s’est tué d’un coup de feu. Pendant ce temps, son fils était resté tout seul dans la maison. Il avait un peu de nourriture et attendait le retour de son père. Hélas, on lui avait appris à ne jamais sortir de la maison, sous aucun prétexte, et à n’adresser la parole à personne. C’était un petit être faible, souffreteux, et jamais il n’eût rêvé désobéir sur ce point. La nuit, les voisins – qui ignoraient que le père s’était absenté – l’entendaient sangloter dans l’affreuse solitude de cette grande maison vide.

M. Raddish marqua un temps d’arrêt.

— Et… euh… il a fini par mourir de faim, conclut-il du même ton que s’il avait annoncé qu’il s’était mis à pleuvoir.

— Et le fantôme de cet enfant est censé hanter la maison ?

— Mais ce n’est guère sérieux, dit précipitamment M. Raddish. On n’a jamais rien vu. Certaines personnes – c’est ridicule, bien sûr – ont simplement prétendu avoir entendu l’enfant pleurer.

Mme Lancaster se dirigea vers la porte.

— La maison me plaît beaucoup. Je ne trouverai rien d’aussi bien pour ce prix-là. Je vais y réfléchir. Je vous tiendrai au courant.

— C’est très gai, ne trouvez-vous pas, père ?

Mme Lancaster regardait son nouveau domaine avec satisfaction. Des tapis de couleurs vives, des meubles bien polis et de nombreux bibelots avaient en effet transfiguré le n°19, naguère d’aspect si sévère.

Elle s’adressait à un vieillard maigre et courbé, aux épaules voûtées et au visage délicat et mystique. Il n’y avait guère de ressemblance entre M. Winburn et sa fille. En fait, on pouvait difficilement imaginer contraste plus frappant : elle, pragmatique et résolue, lui, distrait et rêveur.

— Oui, répondit-il en souriant. On ne croirait pas qu’elle est hantée.

— Voyons, père, ne dites pas de sottises ! Le jour même de notre arrivée !

M. Winburn souriait toujours.

— Très bien, dit-il, c’est convenu. Nous ferons donc comme s’il n’y avait pas ici le moindre fantôme.

— Et, je vous en prie, continua Mme Lancaster, pas un mot de tout cela devant Geoff. Il a tellement d’imagination !

Geoff était le petit garçon de Mme Lancaster. La famille se composait de M. Winburn, de sa fille, veuve, et de Geoffrey.

La pluie s’était mise à battre les carreaux. Tap-tap, tap-tap.

— Écoutez, dit M. Winburn. Ne dirait-on pas des bruits de pas ?

— On dirait plutôt la pluie, dit Mme Lancaster avec un sourire.

— Mais cela, à présent, n’est-ce pas un bruit de pas ? insista son père en se penchant en avant pour mieux écouter.

Mme Lancaster éclata franchement de rire.

— C’est Geoff qui descend l’escalier.

M. Winburn fut bien forcé de rire à son tour. Ils prenaient le thé dans le hall et il tournait le dos à l’escalier. Il fit pivoter son fauteuil de façon à lui faire face.

Le petit Geoffrey descendait lentement, posément, avec le respect un peu craintif qu’ont les enfants vis-à-vis des maisons qu’ils ne connaissent pas. L’escalier était en chêne ciré, sans tapis. L’enfant traversa la pièce pour s’approcher de sa mère. M. Winburn tressaillit : tandis que Geoff traversait le hall, il avait très clairement entendu une autre paire de pieds sur les marches de l’escalier, comme si quelqu’un descendait à la suite de Geoff. De petits pas un peu traînants, étrangement douloureux. Il haussa les épaules, incrédule. « La pluie, sans aucun doute », se dit-il.

— Il y a des biscuits de Savoie, fit remarquer Geoff de l’air détaché de celui qui souligne simplement un détail digne d’intérêt.

Sa mère lui tendit les biscuits.

— Eh bien ! mon chéri, dit-elle, elle te plaît, ta nouvelle maison ?

— Beaucoup, répondit Geoffrey, la bouche généreusement remplie. Des masses et des masses et des masses.

Après cette affirmation par laquelle il exprimait le summum du contentement, il se replongea dans un mutisme où seul importait de faire disparaître, le plus rapidement possible, tous les biscuits de Savoie.

La dernière bouchée engloutie, il retrouva sa volubilité :

— Oh, maman ! Y a plein de greniers, ici. C’est Jane qui l’a dit. Est-ce que je peux aller les essplorer tout de suite ? Peut-être qu’y a une porte secrète. Jane dit qu’y en a pas, mais moi j’crois qu’y en a certainement. Et puis d’ailleurs y aura des tuyaux, des tas de tuyaux (sa frimousse s’illuminait), est-ce que je peux jouer avec les tuyaux ? Et, oh ! est-ce que je peux aller voir la chauguière ?

Il avait prononcé ce dernier mot avec un tel ravissement que son grand-père ressentit une certaine honte à l’idée que cette chaudière qui faisait les délices de cet enfant, n’évoquait pour lui que de l’eau chaude qui n’était que tiède ou d’innombrables factures de plombier.

— Nous irons voir les greniers demain, mon chéri, dit Mme Lancaster. Va plutôt chercher tes cubes pour construire une belle maison – ou bien un moteur.

— J’ai pas envie de construire une maijon.

— Maison.

— Maison. Et j’ai pas envie de construire un moteur non plus.

— Si tu construisais une chaudière ? suggéra le grand-père.

Le visage de Geoffrey s’éclaira.

— Avec des tuyaux ?

— Oui, des tas de tuyaux.

Tout heureux, Geoffrey courut chercher ses cubes.

Il pleuvait toujours. M. Winburn tendit l’oreille. Oui, c’est certainement la pluie qu’il avait entendue. Mais on aurait juré des pas.

Cette nuit-là, il eut un rêve étrange.

Il rêva qu’il marchait dans une ville – une grande ville, apparemment. Mais habitée uniquement par des enfants. Il n’y avait pas un seul adulte : uniquement des enfants, des foules d’enfants. Et tous se ruaient vers lui en criant : « L’avez-vous amené ? » Il semblait comprendre ce qu’ils voulaient dire et secouait tristement la tête. Et, en voyant cela, les enfants se détournaient et se mettaient à pleurer, sanglotant à fendre l’âme.

La ville et les enfants disparurent, et il s’éveilla. Il était bien dans son lit, mais les sanglots lui résonnaient toujours aux oreilles. Quoique parfaitement éveillé, il les entendait très distinctement. Et il se rappela que Geoff dormait à l’étage inférieur, alors que ces pleurs d’enfant venaient d’en haut. Il s’assit dans son lit et gratta une allumette. Aussitôt, les sanglots cessèrent.

M. Winburn ne parla pas à sa fille de son rêve, ni de ce qui s’était passé ensuite. Ce n’était pas son imagination qui lui avait joué un tour, il en était absolument certain. D’ailleurs, peu de temps après, il entendit la même chose en plein jour. Certes, le vent hurlait dans la cheminée, mais cela, c’était un son bien distinct : aucune méprise possible.

C’étaient des sanglots d’enfant, longs et déchirants.

Il remarqua par ailleurs qu’il n’était pas le seul à les entendre. Un jour, il surprit la bonne disant à la femme de chambre qu’à son avis la nourrice ne devait pas être très gentille avec le petit Geoffrey : « Pas plus tard que ce matin, je l’ai entendu pleurer toutes les larmes de son corps ! » Or, Geoffrey était venu à table resplendissant de santé et de bonheur, aussi bien au petit déjeuner qu’au déjeuner. M. Winburn savait bien que Geoff n’avait pas pleuré ce matin-là : c’était l’autre que la bonne avait entendu, l’autre enfant dont les pas traînants l’avaient fait sursauter à plus d’une reprise.

Seule Mme Lancaster n’entendait jamais rien. Peut-être ses oreilles n’étaient-elles pas en mesure de saisir les sons d’un autre monde.

Un jour, pourtant, elle eut un choc à son tour.

— Maman, lui dit plaintivement Geoff, je voudrais tant que tu me laisses jouer avec le petit garçon.

Mme Lancaster, qui était occupée à écrire, leva les yeux en souriant :

— Quel petit garçon, mon chéri ?

— Je ne sais pas comment y s’appelle. Il était dans un grenier, assis par terre, et y pleurait. Mais quand y m’a vu y s’est enfui. P’t-être qu’il a eu peur de moi (la voix du petit Geoff se teinta ici d’un léger mépris). Pas comme un grand garçon ! Et puis quand j’étais en train de jouer avec mes cubes dans la nursery, je l’ai vu près de la porte. Y me regardait construire et il avait l’air tout triste, comme s’y voulait jouer avec moi. Alors je lui ai dit : Viens, on va construire un moteur. Mais y n’a rien répondu, il est resté là avec un air comme… comme s’y voyait des masses et des masses de chocolat et que sa maman avait dit qu’y pouvait pas y toucher. (Geoff poussa un soupir, manifestement submergé par de cuisantes réminiscences personnelles.) Alors, j’ai demandé à Jane qui c’était et j’ui ai dit que je voulais jouer avec lui, mais Jane m’a dit qu’il y avait pas d’autre petit garçon dans la maijon et d’arrêter de raconter des bêtises. Maman, j’aime pas Jane.

Mme Lancaster se leva.

— Jane avait raison. Il n’y a pas d’autre petit garçon.

— Mais je l’ai vu, maman ! Oh, s’il te plaît, laisse-moi jouer avec lui ! Il avait l’air si triste et tout seul et malheureux ! J’ai envie de le consoler.

Mme Lancaster allait répondre quand son père se mit à hocher la tête.

— Geoff, dit-il très doucement, c’est vrai que ce petit garçon est malheureux. Peut-être que tu pourras faire quelque chose pour le consoler. Mais c’est à toi de trouver comment. À toi tout seul. C’est comme un puzzle. Tu comprends ?

— C’est parce que j’suis en train de devenir grand que je dois trouver tout seul ?

— Oui, parce que tu deviens grand.

Le petit garçon quitta la pièce, et Mme Lancaster se tourna vers son père avec irritation.

— Père, c’est absurde ! L’encourager à croire à des superstitions de domestiques !

— Personne n’a rien dit à ce petit, répondit calmement le vieil homme. Il a vu ce que moi j’entends – et que je serais peut-être capable de voir, si j’avais son âge.

— C’est ridicule ! Et pourquoi n’ai-je jamais rien vu ni entendu, moi ?

M. Winburn sourit d’une façon un peu lasse et ne répondit rien.

— Pourquoi ? répéta sa fille. Et pourquoi aussi lui avoir dit qu’il pourrait aider ce… cette chose ? Cela n’a aucun sens !

Le vieillard posa sur elle un regard pensif.

— Vraiment ? dit-il. Rappelez-vous ces vers :

« Quel est donc le Flambeau qu’aura la Destinée

Pour ses petits enfants tâtonnant dans le noir ?

— Aveugle entendement », répondit l’Empyrée.

« Geoffrey possède cela – un entendement, une compréhension aveugle. Comme tous les enfants. C’est en devenant adulte que l’on perd ce Flambeau, qu’on le rejette, en réalité. Quelquefois, en vieillissant, on en retrouve une faible étincelle… Mais c’est au cours de l’enfance qu’il éclaire le plus loin. Voilà pourquoi je pense que Geoffroy pourrait peut-être faire quelque chose.

— Je ne comprends pas, murmura faiblement Mme Lancaster.

— Moi non plus. Mais ce… cet enfant souffre et il voudrait être délivré. Comment ? Je n’en sais rien. Mais c’est tellement affreux, quand on y pense… Il pleure, il sanglote à vous briser le cœur… Un enfant…

Un mois après cette conversation, Geoff tomba gravement malade. Le vent d’est avait soufflé avec beaucoup de violence, et Geoff n’avait jamais été un enfant très vigoureux. Le médecin dit en hochant la tête qu’il s’agissait d’un cas extrêmement préoccupant. Puis, prenant M. Winburn à part, il parla cette fois sans détours et avoua qu’il n’y avait plus d’espoir.

— L’enfant n’aurait de toute façon pas pu vivre jusqu’à l’âge adulte, ajouta-t-il. Ses poumons sont sérieusement atteints depuis très longtemps.

C’est en veillant son fils que Mme Lancaster prit enfin conscience de l’existence de l’autre enfant. Tout d’abord, les sanglots étaient étroitement mêlés aux hurlements du vent, puis ils s’en distinguèrent peu à peu, jusqu’à devenir plus clairs, plus reconnaissables. Enfin, elle les entendit à des moments de calme : des sanglots d’enfant, monotones, désespérés, déchirants.

L’état de Geoff ne cessait d’empirer. Dans son délire, l’enfant parlait sans arrêt du « petit garçon ». « Je veux l’aider à s’en aller ! criait-il. Je le veux très fort ! »

Puis, le délire fit place à une sorte de léthargie. Geoffrey demeurait prostré, immobile, respirant à peine, proche de l’inconscience. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre, et de veiller.

Puis vint une nuit paisible, une nuit calme et claire, sans le moindre vent. Tout à coup, l’enfant remua. Ses yeux s’ouvrirent. Il regarda la porte ouverte, par-dessus l’épaule de sa mère. Comme il s’efforçait de parler, celle-ci se pencha pour tâcher de saisir les mots qu’il prononçait dans un souffle.

— D’accord, j’arrive, murmura-t-il.

Et il retomba en arrière.

Terrorisée, la mère alla rejoindre son père, dans un coin de la pièce. Quelque part, tout près, l’autre enfant riait. Son rire joyeux, apaisé, triomphant s’égrenait dans la pièce.

— J’ai peur, j’ai peur ! gémit-elle.

Le vieillard entoura ses épaules d’un bras protecteur. Une bourrasque de vent les fit tressaillir tous deux, passa rapidement et laissa l’air aussi calme qu’auparavant.

Le rire s’était tu. Un autre son se faisait entendre, tellement vague et diffus qu’ils ne le percevaient qu’à peine. Mais il s’intensifia, et ils purent bientôt l’identifier. C’étaient des pas – des petits pas qui s’en allaient vivement.

Tap-tap, tap-tap, ils couraient, à présent, ces petits pieds à la démarche un peu traînante que l’on connaissait bien. Mais… pas de doute possible… voilà qu’à ces pas se mêlaient soudain d’autres pas, une autre foulée, plus rapide et plus légère !

D’un même élan, ils se dirigeaient prestement vers la porte.

Ils avançaient, avançaient encore, franchissaient le seuil, tap-tap, tap-tap, les invisibles petits pieds des deux enfants.

Mme Lancaster leva des yeux égarés :

— Ils sont deux ! Deux !

Livide d’épouvante, elle se tourna vers le petit lit, dans le coin de la chambre. Mais son père, la retenant doucement, lui indiqua le corridor.

— Là, dit-il simplement.

Tap-tap, tap-tap, de plus en plus loin…

Puis, le silence.

LE CHIEN DE LA MORT

C’est par William P. Ryan, correspondant d’un journal américain, que j’entendis parler pour la première fois de cette affaire. Nous dînions ensemble à Londres, à la veille de son retour à New York, et le hasard voulut que je mentionne la localité de Folbridge, où je devais me rendre le lendemain matin.

Il leva les yeux :

— Folbridge, dans les Cornouailles ? demanda-t-il vivement.

Or, il y a peut-être une personne sur mille qui connaisse l’existence d’un Folbridge dans les Cornouailles. La plupart des gens supposent d’emblée qu’il s’agit du Folbridge du Hampshire. C’est pourquoi la question de Ryan excita ma curiosité.

— En effet, dis-je. Vous connaissez ?

— Pas le moins du monde ! s’exclama-t-il.

Et puis il me demanda si par hasard je ne connaissais pas là-bas une maison appelée Trearne.

Mon intérêt s’accrut.

— Et comment ! C’est même à Trearne que je vais. C’est là qu’habite ma sœur.

— De plus en plus fort ! dit William P. Ryan.

Je l’invitai à abandonner son ton énigmatique et à me donner des explications.

— Bien, dit-il, mais il faut pour cela que je remonte à une expérience que j’ai faite au commencement de la guerre.

Je soupirai. Les faits que je relate ici datent de l’année 1921 : la guerre était alors la dernière chose à laquelle on souhaitait penser. Nous commencions à peine, grâce à Dieu, à l’oublier… Par ailleurs, je savais qu’une fois lancé sur le thème de ses souvenirs de guerre, William P. Ryan pouvait se montrer intarissable.

Mais il était trop tard pour l’arrêter.

— Au début de la guerre, ainsi que vous devez le savoir, mon journal m’avait envoyé en Belgique et j’y voyageais énormément. Je découvris ainsi un petit village – appelons-le X. Un trou perdu s’il en est, mais qui abritait un assez grand couvent. Des religieuses en blanc, comment s’appellent-elles déjà ? Je ne sais plus le nom de cette congrégation. D’ailleurs, cela n’a aucune importance. Or, le hasard voulut que ce patelin se trouvât juste sur le chemin de l’avance allemande. Quand les Uhlans sont arrivés…

Je m’agitai, mal à l’aise. William P. Ryan leva une main rassurante :

— Ne vous en faites pas. Ce n’est pas une histoire d’atrocités allemandes. En fait, c’est même tout le contraire. Les Boches se sont dirigés vers le couvent, ils y sont entrés et tout a explosé.

— Oh ! dis-je, plutôt stupéfait.

— Étrange, pas vrai ? Naturellement, la première explication qui vient à l’esprit, c’est que les Boches avaient fait la fête et qu’ils avaient tripoté leurs propres explosifs. Mais il semble qu’ils ne transportaient rien de ce genre. Les religieuses, alors ? Comment voulez-vous qu’une poignée de nonnes s’y connaisse en explosifs ?

— C’est curieux, en effet.

— Je me suis intéressé à la façon dont les paysans expliquaient l’histoire. Ils avaient leur version toute prête, toute ficelée. D’après eux, c’était ni plus ni moins qu’un formidable miracle des temps modernes, réussi à cent pour cent. Une des religieuses du couvent possédait apparemment une réputation particulière : elle entrait en transes, avait des visions… Une sainte, en un mot. Et c’est elle, à en croire les gens, qui avait effectué ce tour de passe-passe. Elle avait fait descendre la foudre sur le Boche impie – qui s’était retrouvé foudroyé, aussi sec ! Avec tout ce qui l’entourait. Rudement efficace, comme miracle !

« Je ne suis jamais parvenu à découvrir la vérité – je n’en ai pas eu le temps. Mais les miracles étaient à la mode, en ce temps-là – rappelez-vous les anges de Mons, et tout le reste. J’ai relaté toute l’histoire par écrit, j’y ai ajouté une petite pointe de drame en insistant bien sur le côté religieux et j’ai envoyé mon papier au journal. L’article a marché le tonnerre aux États-Unis. À l’époque, les gens raffolaient de ces affaires-là.

« Mais – je ne sais pas si vous me comprendrez –, en écrivant cette histoire, j’ai commencé à m’y intéresser. Je me suis mis à avoir envie de savoir ce qui s’était réellement passé. Sur les lieux mêmes, il n’y avait rien à voir. Deux murs étaient encore debout. L’un d’eux portait une tache noire laissée par la poudre, et cette tache avait exactement la forme d’un grand chien. Les paysans des environs étaient terrifiés par cette tache. Ils l’appelaient le Chien de la Mort et pour rien au monde ils ne se seraient aventurés de ce côté après la tombée de la nuit.

« Les superstitions sont toujours intéressantes. J’aurais aimé rencontrer la religieuse qui avait réalisé le prodige. On m’a appris qu’elle n’était pas morte. Elle était partie pour l’Angleterre avec un convoi d’autres réfugiés. J’ai pris la peine de rechercher sa trace et j’ai fini par apprendre qu’elle avait été envoyée à Trearne, à Folbridge dans les Cornouailles.

Je hochai la tête.

— Ma sœur a hébergé un bon nombre de réfugiés belges au début de la guerre. Une vingtaine, environ.

— Eh bien, je me suis dit que le jour où j’aurais le temps j’irais voir cette personne. J’aurais voulu entendre sa propre version du drame. Et puis, j’ai été très occupé, vous savez ce que c’est, et j’ai fini par ne plus y penser. D’autant que les Cornouailles se trouvent en dehors des itinéraires courants. À vrai dire, j’avais complètement oublié toute cette histoire et c’est vous, en mentionnant le nom de Folbridge, qui me l’avez remise en mémoire.

— Il faudra que j’interroge ma sœur. Elle en a peut-être entendu parler. Naturellement, il y a longtemps que les Belges ont été rapatriés.

— Bien sûr. Néanmoins, si jamais votre sœur vous apprenait quoi que ce soit, je serais heureux que vous m’en informiez.

— C’est promis, dis-je avec chaleur.

Et nous parlâmes d’autre chose.

J’étais arrivé à Trearne depuis deux jours lorsque je repensai tout à coup à cette histoire. J’étais en train de prendre le thé sur la terrasse en compagnie de ma sœur.

— Kitty, lui dis-je, n’y avait-il pas une religieuse parmi tes Belges ?

— Tu veux parler de sœur Marie-Angélique ?

— Peut-être, répondis-je prudemment. Parle-moi d’elle.

— Mon Dieu ! C’est l’être le plus mystérieux qui soit. Elle vit toujours là, tu sais.

— Comment ? Ici, chez toi ?

— Non, non, au village. Le Dr Rose… Tu te souviens du Dr Rose ?

Je secouai la tête :

— Je me souviens d’un vieux médecin de quatre-vingt-trois ans, environ.

— Le Dr Laird. Lui, il est mort. Le Dr Rose n’est ici que depuis quelques années. Il est jeune et les idées nouvelles le passionnent. Et le cas de sœur Marie-Angélique l’intéresse au plus haut point. Vois-tu, elle a des hallucinations, et il semble que d’un point de vue médical ce soit d’un intérêt extraordinaire. La pauvre, elle n’avait nulle part où aller. À mon avis, elle est d’ailleurs plutôt cinglée, mais d’une façon assez émouvante, si tu vois ce que je veux dire. Enfin, comme je le disais, elle n’avait nulle part où aller et le Dr Rose, très gentiment, l’a installée au village. Je crois qu’il est en train de rédiger une monographie à son sujet.

Elle marqua un temps, puis reprit :

— Mais toi, que sais-tu d’elle ?

— On m’a fait à son propos un récit assez étrange.

Je lui racontai l’histoire telle qu’elle m’avait été narrée par Ryan. Kitty était suspendue à mes lèvres.

— Elle a effectivement l’air capable de faire exploser les gens, me confia-t-elle.

Ma curiosité était de plus en plus en éveil.

— Décidément, il faudra que je voie cette jeune femme.

— Mais oui, vas-y ! J’aimerais savoir ce que tu penses d’elle. Va d’abord voir le Dr Rose. Pourquoi ne descendrais-tu pas au village après le thé ?

J’acceptai sa proposition.

Le Dr Rose était chez lui. Je me présentai. Il avait l’air d’un jeune homme agréable, et cependant il y avait quelque chose dans sa personnalité qui m’inspirait une sorte de répugnance. Une certaine brutalité qui m’empêchait de le trouver réellement aimable.

À l’instant où je mentionnai sœur Marie-Angélique, je le vis se raidir et m’accorder toute son attention. Manifestement, le sujet le passionnait. Je lui transmis le récit de Ryan.

— Ah ! dit-il, pensif, voilà qui explique beaucoup de choses !

Il me lança un regard bref puis reprit :

— De fait, le cas est extraordinaire. Lorsque cette femme est arrivée ici, elle avait subi un choc mental grave. En même temps, elle se trouvait dans un état d’excitation intense. Elle avait des hallucinations d’un type tout à fait étonnant. Elle possède d’ailleurs une personnalité hors du commun. Peut-être cela vous intéresserait-il d’aller lui rendre visite avec moi ? Elle en vaut la peine.

J’acceptai avec enthousiasme.

Nous nous mîmes en chemin, en direction d’un cottage situé à la lisière du village. Folbridge est une petite localité extrêmement pittoresque, née à l’embouchure de la rivière Fol et bâtie presque exclusivement sur la rive est, la rive ouest étant trop escarpée. Il existe néanmoins quelques habitations sur cette rive ouest, quelques cottages accrochés à flanc de falaise – et la maison du médecin était de ceux-là ; érigée à l’extrême bord de la falaise, elle offrait une vue plongeante sur les grandes vagues qui battaient le pied des noirs rochers.

La maisonnette vers laquelle nous nous dirigions se trouvait à l’intérieur des terres, hors de vue de la mer.

— C’est là qu’habite l’infirmière visiteuse, m’expliqua le Dr Rose. Je lui ai demandé de prendre sœur Marie-Angélique en pension chez elle. Ce n’est pas plus mal qu’elle demeure sous le contrôle d’une personne de métier.

— A-t-elle un comportement anormal ?

— Vous allez pouvoir en juger vous-même dans une minute, répondit-il en souriant.

Nous arrivâmes à destination au moment précis où l’infirmière s’apprêtait à sortir à bicyclette. C’était une petite femme replète et accorte.

— Bonsoir, mademoiselle, dit de loin le docteur. Comment va votre patiente ?

— Comme d’habitude, docteur. Elle reste là pendant des heures, les mains jointes et l’esprit ailleurs. Bien souvent, elle ne répond même pas quand je lui adresse la parole. Évidemment, il faut bien dire qu’elle ne comprend toujours que très peu l’anglais.

Rose répondit d’un hochement de tête et l’infirmière s’éloigna. Avançant jusqu’à la porte de la maisonnette, il y donna un petit coup sec et rapide et entra.

Sœur Marie-Angélique était installée sur une chaise-longue près de la fenêtre. À notre arrivée elle tourna la tête vers nous.

Quel visage étrange ! Pâle, comme transparent, avec des yeux immenses. Il semblait y avoir dans ces yeux-là une tragédie infinie.

— Bonsoir, ma sœur, dit le médecin en français.

— Bonsoir, monsieur le docteur[1].

— Permettez-moi de vous présenter un ami, monsieur Anstruther.

Je m’inclinai tandis qu’elle fléchissait la tête avec un faible sourire.

— Comment vous sentez-vous, aujourd’hui ? demanda le docteur en prenant place à ses côtés.

— Sans grand changement, docteur. (Elle fit une pause, puis reprit 🙂 Rien ne me paraît réel. Est-ce que ce sont des jours qui passent, ou des mois… ou des années ? Je n’en suis pas certaine. Il n’y a que mes rêves qui me semblent réels.

— Ainsi, vous continuez à rêver beaucoup ?

— Toujours, toujours… et, comprenez-vous ? Mes rêves me paraissent plus réels que la vie.

— Est-ce de votre pays que vous rêvez, de la Belgique ?

Elle secoua la tête.

— Non. Je rêve d’un pays qui n’a jamais existé – jamais. Mais vous savez déjà tout cela, monsieur le docteur. Je vous l’ai dit à de nombreuses reprises. (Elle s’interrompit et dit brusquement 🙂 Mais peut-être cet autre monsieur est-il aussi médecin ?… Spécialisé, peut-être, dans les maladies du cerveau ?

— Non, non.

Rose se faisait rassurant, mais, tandis qu’il souriait, je remarquai combien ses canines étaient pointues. Je songeai qu’il tenait un peu du loup. Il poursuivait :

— J’ai pensé que cela vous intéresserait de faire la connaissance de M. Anstruther. Il connaît la Belgique et a entendu parler, tout récemment, de votre couvent.

Les yeux de la religieuse se tournèrent vers moi. Une imperceptible rougeur lui monta aux joues.

— C’est très peu de chose, en réalité, me hâtai-je de dire. Je dînais l’autre soir en compagnie d’un ami qui m’a décrit les ruines de votre couvent.

— Donc il est en ruine !

Elle avait poussé cette exclamation à mi-voix, davantage pour elle-même qu’à notre intention.

Puis, reportant ses regards sur moi, elle me demanda d’une voix hésitante :

— Dites-moi, monsieur, votre ami vous a-t-il dit de quelle façon le couvent a été détruit ?

— Il a explosé. Les paysans ont peur de passer à côté la nuit.

— Pourquoi ont-ils peur ?

— À cause d’une trace noire qui se trouve sur l’un des murs en ruine. Ils en ont une crainte superstitieuse.

Elle se pencha en avant.

— Dites-moi, monsieur, vite… vite… dites-moi ! À quoi ressemble cette trace ?

— Elle a la forme d’un grand chien. Les paysans l’appellent le Chien de la Mort.

— Ah !!!

Un cri aigu s’était échappé de ses lèvres.

— C’est donc vrai ! C’est donc bien vrai ! Tout ce dont je me souviens est vrai ! Ce n’est pas un simple cauchemar. C’est la vérité ! C’est ainsi que cela s’est passé !

— Et que s’est-il passé, ma sœur ? demanda le docteur d’une voix grave.

Elle se tourna avidement vers lui.

— Je me suis souvenue. Là, sur les marches, cela m’est revenu. Je me suis rappelé la façon de procéder. J’ai eu recours à la puissance comme nous avions l’habitude de le faire. Je me trouvais sur les marches de l’autel et je leur ai demandé de ne pas avancer plus près. Je leur ai dit de s’en aller. Ils n’ont pas voulu m’écouter. Ils approchaient de plus en plus, malgré mes avertissements. Alors… (Se penchant en avant, elle fit un geste étrange.) Alors, j’ai lâché sur eux le Chien de la Mort…

Elle se renversa en arrière, les yeux clos, tremblant de tous ses membres.

Le docteur alla prendre un verre dans un placard, le remplit d’eau à demi, y ajouta une ou deux gouttes d’une petite bouteille qu’il tira de sa poche, et lui apporta le verre.

— Buvez ceci, lui dit-il d’un ton autoritaire.

Elle obéit presque mécaniquement, les yeux au loin, comme perdue dans la contemplation de quelque vision intérieure qui n’appartient qu’à elle.

— Mais alors, dit-elle, tout est vrai. Tout. La Cité des Cercles, le Peuple du Cristal… tout. Tout est vrai.

— Selon toute apparence, en effet, dit Rose.

Il lui parlait d’une voix basse, apaisante, dans le but manifeste d’encourager le cours de ses pensées plutôt que de l’interrompre.

— Parlez-moi de la Cité, dit-il. La Cité des Cercles, disiez-vous ?

Elle répondit d’un ton absent.

— Oui… Il y avait trois cercles. Le premier cercle pour les élus, le second pour les prêtresses, et le cercle extérieur pour les prêtres.

— Et au centre ?

Elle inspira vivement et sa voix baissa en même temps qu’elle se chargeait d’un respect et d’une crainte indicibles.

— La Maison du Cristal…

Tandis qu’elle murmurait ces mots, sa main droite s’éleva jusqu’à son front et y traça d’un doigt quelque signe inconnu.

Sa silhouette parut se raidir un peu, ses paupières se fermèrent, elle chancela – puis brusquement elle se redressa, comme si elle avait été réveillée en sursaut.

— Qu’est-ce que c’est ? dit-elle, troublée. Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Ce n’est rien, dit Rose. Vous êtes fatiguée. Vous avez besoin de repos. Nous allons vous laisser.

Elle semblait légèrement hébétée. Nous nous en allâmes.

— Eh bien ! me dit Rose quand nous fûmes sortis. Qu’en pensez-vous ?

Il me décocha un regard aigu.

— Elle a l’esprit totalement perturbé, dis-je avec lenteur.

— Est-ce là l’impression que vous en avez eue ?

— Non… à vrai dire, elle était plutôt convaincante. J’avoue qu’en l’écoutant j’ai eu l’impression qu’elle avait effectivement fait ce qu’elle prétendait… Qu’elle avait réalisé une sorte de miracle. Elle en semblait tellement convaincue. C’est pourquoi…

— C’est pourquoi vous disiez qu’elle devait avoir l’esprit dérangé. Bien entendu. Considérez à présent la question sous un autre angle. Supposons qu’elle ait véritablement accompli ce miracle. Supposons qu’elle ait, à elle toute seule, détruit tout un bâtiment et plusieurs centaines d’êtres humains.

— Par le simple pouvoir de sa volonté ? dis-je avec un sourire.

— Je n’exprimerais pas les choses de cette façon-là. Vous êtes d’accord qu’une seule personne pourrait anéantir une multitude de gens en actionnant simplement un interrupteur relié à une série de mines ?

— Oui, mais dans ce cas-là c’est de la mécanique.

— En effet, c’est de la mécanique. Mais, au fond, il s’agit essentiellement de forces naturelles maîtrisées et contrôlées par l’homme. Fondamentalement, il n’y a pas de différence entre un orage et une centrale électrique.

— D’accord, mais pour contrôler les forces d’un orage nous devons avoir recours à des moyens mécaniques.

Rose sourit.

— Je pars maintenant sur une tangente. Il existe une substance que l’on appelle wintergreen. Elle se rencontre dans la nature sous une forme végétale. Mais elle peut également être produite artificiellement par l’homme, par synthèse chimique, en laboratoire.

— Eh bien ?

— Je veux dire qu’il y a souvent deux façons d’arriver au même résultat. Notre façon à nous est évidemment la façon artificielle. Il se peut qu’il en existe une autre. Il n’est guère aisé d’expliquer, par exemple, les prodiges réalisés par les fakirs indiens. Les choses que nous appelons surnaturelles ne le sont pas nécessairement. Un flash électrique paraîtrait surnaturel à un sauvage. Le surnaturel n’est en fait qu’un naturel dont nous ne comprenons pas encore les lois.

— Vous voulez donc dire… ? demandai-je, fasciné.

— Que je ne peux écarter entièrement l’éventualité selon laquelle un être humain pourrait peut-être arriver à canaliser quelque vaste force destructrice pour servir ses propres desseins. Les moyens d’y parvenir, qui nous semblent surnaturels, ne le sont peut-être pas du tout en réalité.

Je le regardai avec des yeux ronds.

Il se mit à rire.

— Une hypothèse, sans plus, murmura-t-il. Dites-moi, avez-vous remarqué le geste qu’elle a fait quand elle a parlé de la Maison du Cristal ?

— Elle a porté la main à son front.

— Exactement. Et elle y a tracé un cercle. Un peu comme un catholique y tracerait une petite croix. Je vais vous raconter quelque chose de fort intéressant, M. Anstruther. Le mot « cristal » étant apparu si fréquemment dans les divagations de ma patiente, j’ai tenté une expérience. J’ai emprunté une boule de cristal à quelqu’un et je l’ai montrée à ma patiente sans aucune préparation, afin de tester sa réaction.

— Et alors ?

— Le résultat a été aussi curieux qu’évocateur. Son corps tout entier s’est raidi. Elle s’est mise à contempler fixement la boule, comme n’en croyant pas ses yeux. Enfin, elle est tombée à genoux devant elle, a murmuré quelques mots et s’est évanouie.

— Quels étaient ces quelques mots ?

— C’est très curieux. Elle a dit : « Le Cristal ! Alors la Foi vit toujours ! »

— Extraordinaire !

— N’est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout. Quand elle a repris connaissance, elle avait complètement oublié ce qui s’était passé. Je lui ai montré la boule de cristal et je lui ai demandé si elle savait ce que c’était. Elle m’a répondu qu’il devait s’agir d’une boule de cristal comme s’en servent les voyantes. Je lui ai demandé si elle en avait déjà vu auparavant. « Jamais, monsieur le docteur. » Mais je lisais dans ses yeux une certaine perplexité. « Qu’est-ce qui vous trouble, ma sœur ? » lui ai-je demandé. « C’est tellement bizarre, a-t-elle répondu. C’est la première fois de ma vie que je vois une boule de cristal, et pourtant… j’ai la sensation qu’elle m’est très familière. Il y a quelque chose… Si seulement je pouvais me rappeler… » L’effort auquel elle soumettait sa mémoire était visiblement très éprouvant pour elle et je lui ai interdit d’insister. Cela remonte à deux semaines. J’ai laissé passer un peu de temps. Demain, je compte faire une nouvelle expérience.

— Avec la boule de cristal ?

— Avec la boule de cristal. Je la ferai regarder dedans. Je pense que le résultat pourrait être intéressant.

— Qu’espérez-vous découvrir ?

Cette question – que j’avais posée par simple curiosité, sans arrière-pensée – suscita chez Rose une réaction inattendue. Il se raidit, rougit. Et quand il me répondit, sa façon de parler avait changé insensiblement : elle était devenue plus formelle, plus professionnelle.

— J’espère faire la lumière sur certains troubles mentaux encore imparfaitement connus. Le cas de sœur Marie-Angélique est du plus haut intérêt scientifique.

L’intérêt de Rose n’était-il donc que professionnel ?

— Cela vous dérangerait-il que je vous accompagne demain ? demandai-je.

Ai-je été victime de mon imagination ? Je crus le voir hésiter avant de répondre. Et j’eus la subite intuition qu’il ne souhaitait pas ma présence le lendemain.

— Pas du tout, répondit-il. Je n’y vois aucune objection. (Puis il ajouta 🙂 Vous n’allez pas rester longtemps par ici ?

— Jusqu’à après-demain, seulement.

J’eus l’impression que ma réponse lui faisait plaisir. Son visage se détendit et il se mit à m’entretenir d’expériences récemment effectuées sur des cochons d’Inde.

Le lendemain après-midi, je retrouvai le docteur à l’heure convenue et nous nous rendîmes ensemble chez sœur Marie-Angélique. Le docteur, cette fois, se montrait d’excellente humeur. Il s’efforçait, me dis-je, d’effacer l’impression qu’il m’avait provoquée la veille.

— Ne prenez pas trop au sérieux tout ce que je vous ai raconté, me dit-il en riant. Je ne voudrais pas que vous me preniez pour un maniaque des sciences occultes. Ce qui est infernal avec moi, c’est que j’adore démêler les cas compliqués.

— Vraiment ?

— Oui, et plus ils sont fantastiques, plus cela m’excite.

Il rit de nouveau, comme s’il s’agissait d’un petit travers amusant.

Lorsque nous arrivâmes au cottage, l’infirmière demanda à parler quelques instants à Rose. Je demeurai donc seul avec sœur Marie-Angélique.

Elle commença par m’examiner attentivement. Puis elle m’adressa la parole :

— La bonne infirmière m’a dit que vous étiez le frère de la dame qui habite la grande maison où j’ai été amenée à mon arrivée de Belgique ?

— C’est exact.

— Elle a été extrêmement gentille pour moi. Elle est très bonne.

Elle se tut, comme poursuivant silencieusement sa pensée. Puis :

— Le docteur lui aussi est un homme bon, n’est-ce pas ?

J’étais un peu embarrassé.

— Mais, oui. Euh, je veux dire… Je le suppose.

— Ah… En tout cas, il s’est toujours montré très aimable avec moi.

— J’en suis sûr.

Elle leva vers moi un regard pénétrant :

— Monsieur, vous qui me parlez maintenant… croyez-vous que je sois folle ?

— Mais, ma sœur, jamais une telle idée ne…

Elle secoua lentement la tête, interrompant mes protestations.

— Suis-je folle ? Je n’en sais rien… Les choses dont je me souviens… Les choses que j’oublie…

Elle poussa un soupir – et au même moment Rose entra dans la pièce.

Il la salua joyeusement et lui expliqua ce qu’il voulait qu’elle fasse.

— Voyez-vous, certaines personnes possèdent le don de voir des choses dans une boule de cristal. Et je me dis, ma sœur, que vous avez peut-être ce don-là, vous aussi.

Elle eut l’air profondément affligée.

— Non, non, je ne puis faire cela. Vouloir lire l’avenir… C’est un péché.

Cette réponse déconcerta Rose. C’était le point de vue de la religieuse, et il ne s’y attendait guère. Mais il changea très adroitement de tactique.

— Effectivement, on ne doit pas chercher à connaître l’avenir. Vous avez tout à fait raison. Mais retourner vers le passé, voilà qui est différent.

— Le passé ?

— Oui… Il y a beaucoup de choses étranges dans le passé. On en entrevoit des éclairs, de temps en temps : on les aperçoit l’espace d’un instant, et ils disparaissent aussitôt. Ne cherchez pas à voir quelque chose dans la boule, puisque c’est interdit. Bornez-vous à la prendre entre vos mains, comme ceci. Regardez-la, plongez-y vos regards, très profondément. Oui, plus profondément encore… plus encore… Vous vous souvenez, n’est-ce pas ? Vous vous souvenez. Vous entendez ce que je vous dis. Vous pouvez répondre à mes questions. Ne m’entendez-vous pas ?

Sœur Marie-Angélique avait pris la boule de cristal comme il le lui avait demandé. Elle la tenait avec une étrange déférence. Soudain, tandis qu’elle y plongeait ses regards, ses yeux devinrent blancs, aveugles, et sa tête tomba. Elle semblait dormir.

Doucement, le docteur lui prit la boule de cristal et la posa sur la table. Il souleva le coin d’une de ses paupières. Puis il vint s’asseoir près de moi.

— Il faut attendre qu’elle se réveille. Je pense que cela ne sera pas long.

Il ne se trompait pas. Au bout de cinq minutes, sœur Marie-Angélique s’ébroua. Ses yeux s’ouvrirent, encore empreints de rêve.

— Où suis-je ?

— Ici, chez vous. Vous avez fait une petite sieste. Vous avez rêvé, n’est-ce pas ?

Elle acquiesça.

— Oui, j’ai rêvé.

— Vous avez rêvé du Cristal ?

— Oui.

— Racontez-moi cela.

— Vous allez me croire folle, monsieur le docteur. Car, voyez-vous, dans mon rêve le Cristal était un emblème sacré. Il y avait même un autre Christ, un Maître du Cristal, qui mourait pour sa foi. Et ses disciples étaient pourchassés, persécutés… Mais la foi persistait malgré tout.

— La foi persistait ?

— Oui, pendant quinze mille lunes pleines… Je veux dire, pendant quinze mille ans.

— Combien de temps durait une lune pleine ?

— Treize lunes ordinaires. Oui, c’est au cours de la quinze millième lune pleine… Bien entendu, j’étais prêtresse du Cinquième Signe, dans la Maison du Cristal. C’étaient les premiers jours de l’arrivée du Sixième Signe…

Ses sourcils se rejoignirent, une expression de frayeur lui traversa le visage.

— Trop tôt, murmura-t-elle. Trop tôt. Une erreur… Ah, oui ! Je me souviens ! Le Sixième Signe !

D’un bond, elle se leva à demi, puis retomba et se passa la main sur le visage en balbutiant :

— Mais qu’est-ce que je raconte ? Je divague. Ces choses-là n’ont jamais existé.

— Ne vous épuisez pas.

Elle le regardait, à présent, avec un mélange d’angoisse et de perplexité.

— Monsieur le docteur, je ne comprends pas. Pourquoi donc ai-je ces rêves… ces obsessions ? Je n’avais que seize ans quand je suis entrée dans la vie religieuse. Je n’ai jamais voyagé. Et cependant je vois des villes en songe, des gens étranges, des coutumes bizarres… Pourquoi ?

Elle s’était pris la tête entre les mains.

— Avez-vous jamais été hypnotisée, ma sœur ? Êtes-vous déjà entrée en transe ?

— Je n’ai jamais été hypnotisée, monsieur le docteur. Quant aux transes… Il arrivait souvent, lorsque nous priions à la chapelle, que mon esprit soit ravi à mon corps : je demeurais comme morte pendant de longues heures. Ainsi que le disait notre révérende mère, il s’agissait à n’en pas douter d’un état saint – d’un état de grâce. Ah, oui ! (Elle reprit sa respiration.) Je me souviens. Nous aussi, nous appelions cela un état de grâce.

— J’aimerais tenter une expérience, ma sœur, prononça Rose d’une voix parfaitement dénuée de passion. Peut-être parviendrons-nous de la sorte à dissiper tous ces pénibles « souvenirs ». Je vais vous prier de regarder une fois encore dans la boule de cristal, et je vous dirai un mot. Vous me répondrez un autre mot. Et nous continuerons ainsi jusqu’à ce que vous soyez fatiguée. Concentrez vos pensées sur la boule de cristal, pas sur les mots.

Je pris la boule de cristal. En la remettant à sœur Marie-Angélique, je remarquai avec quel respect ses mains la recevaient. Sur le velours noir, la boule reposait à présent entre ses paumes fines. Elle y plongea son beau regard profond. Il y eut un bref silence, puis le docteur dit :

— Chien !

Immédiatement, sœur Marie-Angélique répondit :

— Mort.

Je n’ai pas l’intention de donner ici un compte rendu complet de l’expérience. Le docteur énonça à dessein de nombreux mots sans importance ni signification particulière. D’autres mots, par contre, furent répétés à plusieurs reprises, suscitant pour les uns une réponse invariablement identique ou, pour d’autres, des réponses diverses.

Ce soir-là, dans la maison du docteur, au haut des falaises, nous discutâmes du résultat de l’expérience.

Il s’éclaircit la voix et tira son carnet de notes.

— Les résultats sont très intéressants. Très curieux. En réponse aux mots « Sixième Signe », nous avons obtenu Destruction, Violet, Chien, Puissance, puis de nouveau Destruction, et enfin Puissance. Ensuite, comme vous l’avez peut-être remarqué, j’ai inversé les éléments et voici ce qui en a résulté : à Destruction, elle m’a répondu Chien ; à Violet, Puissance ; à Chien, de nouveau Mort, et à Puissance, Chien. Tout cela se tient. Mais quand je lui ai redit Destruction, elle m’a répondu Mer, ce qui semble n’avoir aucun rapport avec le reste. Quand j’ai essayé « Cinquième Signe », elle a dit Bleu, Pensées, Oiseau, de nouveau Bleu, et puis finalement Ouverture d’un esprit à l’autre – ce qui me paraît fort évocateur. « Quatrième Signe » donne Jaune, puis plus tard Lumière, « Premier Signe » donne Sang. J’en déduis qu’à chaque signe correspond une couleur précise, et peut-être aussi un symbole particulier : l’oiseau pour le Cinquième Signe et le chien pour le Sixième. Par ailleurs, je présume que le Cinquième Signe représente ce que l’on nomme communément la télépathie – l’ouverture d’un esprit à l’autre. Quant au Sixième Signe, il représente très certainement la Puissance de Destruction.

— Et la mer, quelle est sa signification ?

— Cela, j’avoue ne pas pouvoir l’expliquer. J’ai repris le mot un peu plus tard, et elle m’a répondu tout bêtement Bateau. Septième Signe a donné d’abord Vie, puis Amour. À Huitième Signe, elle a répondu Néant. J’en conclus qu’il n’existait en tout et pour tout que sept signes.

— Mais le Septième n’a pas été parachevé, m’écriai-je, mû par une inspiration subite, puisque le Sixième a apporté la Destruction !

— Ah ! Vous croyez ? À vrai dire, nous prenons un peu trop au sérieux ces… divagations de malade. Tout ceci n’a d’intérêt que d’un point de vue strictement médical.

— Mais cela ne manquera pas d’attirer l’attention des chercheurs en parapsychologie.

Les yeux du médecin se rétrécirent.

— Mon cher monsieur, je n’ai absolument pas l’intention de livrer ceci au public.

— Mais, dans ce cas, votre intérêt… ?

— Est purement personnel. Je me propose évidemment de consigner par écrit mes réflexions sur le cas.

— Je vois.

En vérité, j’éprouvais pour la première fois la sensation de ne rien y voir du tout. J’étais comme un aveugle.

Je me levai.

— Eh bien ! docteur, je vais à présent vous souhaiter une bonne nuit. Je repars demain pour la ville.

— Ah !

Je crus discerner dans cette exclamation une certaine satisfaction – un soulagement même.

— Je vous souhaite bonne chance dans la poursuite de vos recherches, ajoutai-je d’un ton badin. Et ne lâchez pas sur moi le Chien de la Mort, la prochaine fois que nous nous rencontrerons !

Sa main se trouvait dans la mienne au moment où je prononçai ces paroles et je la sentis tressaillir. Il se reprit aussitôt et sourit, découvrant ses longues dents effilées.

— Pour quelqu’un qui aimerait la puissance, dit-il, quelle puissance que celle-là ! Tenir dans le creux de sa main la vie même de n’importe quel être humain !

Son sourire s’élargit encore.

Ce fut la fin de mes relations directes avec cette affaire.

Par la suite, j’entrai en possession du carnet de notes et journal du docteur. J’en reproduis ici quelques brefs passages, mais on n’oubliera pas que ce carnet n’est en fait tombé entre mes mains qu’un certain temps après le dénouement.

5 août. J’ai découvert que par « Élus » sœur M. A. entend ceux qui étaient chargés de la reproduction de la race. Apparemment, ils avaient droit aux honneurs suprêmes et étaient considérés comme supérieurs aux prêtres. Différence essentielle avec les premiers chrétiens.

7 août. Réussi à persuader sœur M. A. de me laisser l’hypnotiser. Je suis parvenu à susciter sommeil et transe hypnotique, mais pas à établir un contact.

9 août. Y a-t-il eu dans le passé des civilisations vis-à-vis desquelles la nôtre n’est rien ? Ce serait étrange qu’il en fût ainsi – et que je sois le seul dépositaire de la clé qui y conduit.

12 août. En état d’hypnose, sœur M. A. n’est pas du tout sensible à la suggestion. Se laisse pourtant facilement mettre en transe. Incompréhensible.

13 août. Sœur M. A. a dit aujourd’hui que, « en état de grâce, la porte doit être fermée, de peur que quelqu’un d’autre n’établisse sa domination sur le corps ». Intéressant mais déconcertant.

18 août. Donc, le Premier Signe n’est autre que… (ici, plusieurs mots ont été effacés)… mais alors combien de siècles faudra-t-il avant d’atteindre le Sixième ? S’il y avait un raccourci qui mène à la Puissance…

20 août. Je me suis arrangé avec l’infirmière pour qu’elle amène M. A. ici. Je lui ai dit qu’il fallait garder la malade sous morphine. Suis-je fou ? Ou bien vais-je devenir un Surhomme détenteur de la Puissance de Mort ?

(C’est ici que cesse le journal.)

Le 29 août, je crois, je reçus une lettre qui m’avait été adressée chez ma sœur. L’écriture, penchée, m’était inconnue. J’ouvris l’enveloppe avec une certaine curiosité. Voici ce que disait la lettre :

Cher Monsieur,

Je ne vous ai vu que deux fois, mais j’ai l’impression que je peux vous faire confiance. Que mes rêves soient réels ou non, il est indubitable qu’ils n’ont fait que se préciser ces derniers temps… Et, monsieur, une chose en tout cas est certaine : le Chien de la Mort n’est pas un rêve… Aux jours dont je vous ai parlé (sont-ils réels ou non, je ne sais), Celui qui avait la garde du Cristal a révélé le Sixième Signe au Peuple, alors que c’était encore prématuré… Le mal est entré dans leurs cœurs. Possesseurs du pouvoir de tuer à volonté, ils donnèrent libre cours à leur colère et tuèrent injustement. La soif de la Puissance les enivrait. En voyant cela, nous qui étions encore purs, nous sûmes que cette fois encore nous ne parachèverions pas le Cercle pour parvenir au Signe de la Vie Éternelle. Celui qui devait devenir le prochain Gardien du Cristal fut prié d’agir. Afin que les anciens meurent pour permettre aux nouveaux de revenir un jour, au terme d’âges sans fin, il lança le Chien de la Mort par-dessus la mer (en veillant bien à ne pas refermer le Cercle), et la mer se souleva et, prenant la forme d’un grand Chien, elle engloutit le pays tout entier…

Tout cela, je m’en suis souvenue une fois déjà : en Belgique, sur les marches de l’autel…

Le Dr Rose fait partie de la Confrérie. Il connaît le Premier Signe, ainsi que la forme du Second – dont la signification reste toutefois cachée à tous, à l’exception de quelques rares élus. Il veut que je lui fasse connaître le Sixième Signe. Jusqu’à présent, j’ai pu lui résister. Mais les forces commencent à me manquer. Monsieur, il n’est pas bon qu’un homme accède au pouvoir avant son heure. Plusieurs siècles devront encore s’écouler avant que le monde ne soit prêt à posséder le pouvoir de la mort… Je vous en supplie, monsieur, vous qui aimez la bonté et la vérité, venez à mon aide… avant qu’il ne soit trop tard.

Votre sœur dans le Christ,

Marie-Angélique.

Je laissai tomber le feuillet. La terre sous mes pieds semblait tout à coup moins ferme que d’habitude… Mais bientôt je repris mes esprits. Les idées de cette malheureuse femme, dont la sincérité ne faisait pas de doute, avaient bien failli m’affecter à mon tour ! Une chose était claire : dans l’excès de son zèle scientifique, le Dr Rose abusait lourdement de l’ascendant que lui conférait sa profession. Il fallait que je me rende là-bas sans tarder et…

Soudain, je remarquai parmi le reste de mon courrier une lettre de Kitty. Je l’ouvris précipitamment et lus :

Il est arrivé une chose épouvantable. Tu te souviens du cottage du Dr Rose, sur la falaise ? Il a été emporté par un glissement de terrain, la nuit dernière. Le docteur et cette pauvre religieuse, sœur Marie-Angélique, ont été tués tous les deux. Les ruines qui se sont entassées sur la plage sont affreuses à voir : elles forment un amas au profil fantastique. De loin, on croirait voir un énorme chien…

La lettre m’échappa des mains.

Tout le reste peut n’être que coïncidence. Un certain M. Rose, dont je découvris qu’il était un riche parent du docteur, était mort subitement cette même nuit – frappé par la foudre, disait-on. Pourtant, il n’y avait pas eu le moindre orage dans la région. Une ou deux personnes, seulement, déclarèrent avoir entendu un unique coup de tonnerre. Le cadavre présentait une marque de brûlure électrique « d’une forme étrange ». Le testament du défunt faisait du Dr Rose son légataire universel.

Et si le Dr Rose avait finalement réussi à arracher à sœur Marie-Angélique le secret du Sixième Signe ?… J’avais toujours pressenti en lui un homme dépourvu de scrupules, qui n’eût naturellement pas hésité à supprimer son oncle, s’il avait trouvé le moyen de le faire sans risque d’être découvert. Un passage de la lettre de sœur Marie-Angélique ne cesse de résonner dans ma tête : « … en veillant bien à ne pas refermer le Cercle… » Le Dr Rose avait omis de prendre cette précaution. Peut-être ne savait-il pas comment procéder, peut-être même ignorait-il que cette précaution fût nécessaire. Et la Force qu’il avait déclenchée lui était revenue, refermant la boucle…

Mais tout cela est évidemment absurde ! L’histoire peut parfaitement s’expliquer de façon naturelle. Et le fait que le docteur ait cru aux hallucinations de la religieuse prouve seulement qu’il était, lui aussi, quelque peu déséquilibré.

Et pourtant, il m’arrive de rêver à un continent englouti, où des hommes auraient jadis vécu et atteint un degré de civilisation bien supérieur au nôtre…

Ou bien sœur Marie-Angélique avait-elle une mémoire à l’envers – comme cela peut arriver, de l’avis de certains –, et cette Cité des Cercles dont elle se souvenait faisait-elle en réalité partie de l’avenir plutôt que du passé ?

Absurde ! Il est manifeste que cette histoire relevait de la pure hallucination.

(Traduction de Dominique Mols.)

LE CAS ÉTRANGE DE SIR ARTHUR CARMICHAEL

(extrait des notes du regretté Dr Edward Carstairs, docteur en médecine et éminent psychologue)

Je sais bien que les événements étranges et non moins tragiques que je vais relater ici peuvent être envisagés de deux points de vue entièrement différents. Quant à moi, mon opinion n’a jamais varié. On m’a conseillé de consigner par écrit tous les détails de l’histoire et je crois en effet qu’il est de mon devoir de ne pas laisser sombrer dans l’oubli des faits aussi mystérieux et inexplicables.

C’est suite à un câble de mon ami le Dr Settle que je me trouvai mêlé à l’affaire. Le câble se bornait à citer le nom de Carmichael, sans donner guère de détails. J’obéis néanmoins à la demande qui m’y était faite et pris le train de 12 h 20 à Paddington, à destination de Wolden, dans le Herefordshire.

Le nom de Carmichael ne m’était pas totalement étranger. J’avais connu, jadis, sir William Carmichael de Wolden, aujourd’hui décédé – mais notre dernière rencontre remontait à onze années. Je savais qu’il avait un fils, le baron actuel, qui devait avoir vingt-trois ans environ. Je me souvenais vaguement d’avoir entendu raconter que sir William s’était remarié. Mais je ne me rappelais rien de précis à ce propos, sinon une lointaine impression plutôt en défaveur de la deuxième lady Carmichael.

Settle m’attendait à la gare.

— Je suis content que vous soyez venu, dit-il en me broyant la main.

— C’est avec plaisir. Si je comprends bien, il s’agit d’un cas qui relève de mon domaine ?

— Absolument.

— Une maladie mentale, sans doute ? Qui présente des caractéristiques inhabituelles ?

Nous avions été chercher mes bagages et avions pris place dans un dog-cart qui nous emmenait à présent vers Wolden, à quelque cinq kilomètres de la gare. Settle ne répondit pas tout de suite à mes questions. Soudain, au bout d’une ou deux minutes, il s’exclama :

— Toute l’affaire est totalement incompréhensible ! Voilà un jeune homme de vingt-trois ans, parfaitement normal à tous les points de vue. Un garçon agréable, aimable, pas trop imbu de sa personne, guère brillant, sans doute, mais représentant par excellence le type du jeune aristocrate anglais. Il se couche un soir en parfaite santé – et on le retrouve le lendemain matin errant dans le village, hébété, incapable de reconnaître ses proches les plus chers.

— Ah ! dis-je, aiguillonné. (Le cas promettait d’être intéressant.) La perte de mémoire est totale ? Quand cela s’est-il passé ?

— Hier matin. Le 9 août.

— Et il n’y a rien eu, aucun choc dont vous ayez entendu parler, et qui puisse expliquer cet état ?

— Rien.

Je fus pris d’un soupçon subit.

— Me cachez-vous quelque chose ?

— N…on !

Cette hésitation renforça mes doutes.

— Il faut que je sache tout.

— Cela n’a rien à voir avec Arthur. Il s’agit de… de la maison.

— De la maison ? répétai-je, stupéfait.

— Vous vous êtes beaucoup intéressé aux phénomènes de ce genre, n’est-ce pas, Carstairs ? Vous avez « testé » des maisons dites hantées. Que pensez-vous de tout cela ?

— Dans neuf cas sur dix, il s’agit d’une imposture. Mais la dixième fois… En vérité, il m’est arrivé d’assister à des phénomènes qu’il était absolument impossible d’expliquer par des moyens rationnels. Personnellement, je crois à l’occultisme.

Settle hocha la tête. Nous arrivions aux grilles du parc. Du bout de son long fouet, il m’indiqua une maison blanche, de construction basse, à flanc de colline.

— Voilà la maison, dit-il. Et il y a dans cette maison quelque chose… quelque chose d’inquiétant, d’horrible. Nous le ressentons tous… Et je ne suis pas superstitieux.

— Sous quelle forme cela se présente-t-il ?

Il regarda droit devant lui.

— Je préférerais que vous n’en sachiez rien. Comprenez-moi, si vous qui venez sans aucune idée préconçue, qui ignorez tout, vous le voyez également, alors…

— Oui. Cela vaut mieux. Par contre, j’aimerais que vous me parliez un peu de la famille.

— Sir William s’est marié deux fois. Arthur est né du premier mariage. Le deuxième mariage remonte à neuf ans – et l’actuelle lady Carmichael est un personnage fort mystérieux. Elle n’est qu’à moitié anglaise. Je la soupçonne d’avoir du sang asiatique dans les veines.

Il s’interrompit.

— Settle, dis-je, vous n’aimez pas lady Carmichael.

— C’est vrai, reconnut-il carrément. J’ai toujours eu la sensation qu’il y avait en elle un je ne sais quoi de sinistre. Enfin, pour continuer mon histoire, sir William a également eu un enfant de sa deuxième femme, un garçon, qui a maintenant huit ans. À la mort de sir William, il y a trois ans, Arthur a hérité du titre et de la propriété. Sa belle-mère et son demi-frère sont restés vivre avec lui à Wolden. Il faut savoir que la propriété est en très mauvais état. Son entretien engloutit la quasi-totalité des revenus de sir Arthur. Quant à lady Carmichael, sir William n’a pu lui laisser que quelques centaines de livres de rente annuelle. Mais, heureusement, Arthur s’est toujours entendu à merveille avec elle et est ravi qu’elle vive auprès de lui. Dernièrement…

— Oui ?

— Il y a de cela deux mois, Arthur s’est fiancé avec une jeune fille charmante, mademoiselle Phyllis Patterson.

Il ajouta, la voix légèrement altérée par l’émotion :

— Ils devaient se marier le mois prochain. Elle est ici pour l’instant. Vous imaginez son désespoir…

J’inclinai la tête en silence.

Nous approchions à présent de la maison. À notre droite, une pelouse verte en pente douce. Soudain, j’aperçus un tableau exquis : une jeune fille marchait lentement sur le gazon, en direction de la maison. Elle ne portait pas de chapeau et le soleil parait d’un éclat somptueux l’or de sa magnifique chevelure. Elle avait à la main une large corbeille de roses et un splendide chat persan gris ondulait affectueusement autour de ses chevilles.

J’interrogeai Settle du regard.

— C’est mademoiselle Patterson, dit-il.

— Pauvre petite ! Quelle apparition délicieuse, avec ses roses et son chat gris…

Je perçus un léger bruit, me retournai vivement vers mon ami. Les rênes lui avaient échappé des mains et son visage était livide.

— Qu’avez-vous ? m’écriai-je.

Il se reprit avec effort.

— Rien, dit-il. Rien.

Quelques instants après, nous étions arrivés à destination, et je pénétrais à sa suite dans le salon vert où on avait servi le thé.

Une femme d’âge mûr mais encore très belle se leva à notre entrée et, s’avançant, nous tendit la main.

— Mon ami le Dr Carstairs. Lady Carmichael.

Il m’est impossible d’expliquer la vague de répulsion qui me submergea au moment où je prenais la main de cette femme pourtant séduisante et pleine d’allure, et dont les mouvements empreints d’une grâce obscure et langoureuse me rappelèrent ce que Settle m’avait dit sur ses origines probablement orientales.

— C’est très aimable à vous d’être venu, Dr Carstairs, dit-elle d’une voix grave et musicale, et de bien vouloir nous aider à résoudre le difficile problème qui se pose à nous.

Je répondis par une banalité quelconque et elle me tendit ma tasse de thé.

Au bout de quelques minutes, la jeune fille que j’avais vue sur la pelouse fit son entrée dans la pièce. Le chat ne la suivait plus, mais elle portait toujours sa corbeille de roses. Settle me présenta et elle vint spontanément vers moi :

— Oh, Dr Carstairs ! Le Dr Settle nous a tant parlé de vous ! J’ai le sentiment que vous parviendrez à faire quelque chose pour ce malheureux Arthur.

Mademoiselle Patterson était vraiment très jolie, en dépit de la pâleur de ses joues et des cernes sombres qui entouraient ses yeux francs.

— Ma chère petite, dis-je pour la rassurer, il n’y a en effet pas lieu de désespérer. Ces cas d’amnésie ou de dédoublement de personnalité sont souvent de très courte durée. Le malade peut reprendre ses esprits à n’importe quel moment.

Elle secoua la tête.

— Je ne peux pas croire qu’il s’agisse d’un dédoublement de personnalité, dit-elle. Ce n’est plus du tout Arthur. Ce n’est pas une personnalité qui vient de lui. Ce n’est pas lui. Je…

— Phyllis, mon petit, voici votre thé, interrompit lady Carmichael d’une voix douce.

Elle posa les yeux sur la jeune fille et quelque chose dans l’expression de ce regard me dit que lady Carmichael n’éprouvait guère d’amitié pour sa future belle-fille.

Mademoiselle Patterson refusa le thé et, dans l’espoir de détendre un peu l’atmosphère, je lui demandai :

— Et Poussy ? N’a-t-il pas droit à une soucoupe de lait ?

Elle me regarda d’une façon fort étrange.

— Poussy ?

— Oui, votre petit compagnon d’il y a un instant, dans le jardin…

Un bruit soudain me coupa la parole. Lady Carmichael avait renversé la théière et toute l’eau chaude coulait par terre. Je réparai les dégâts. Phyllis Patterson adressa à Settle un regard interrogateur. Il se leva.

— Si nous allions voir notre malade, à présent, Carstairs ?

Je le suivis aussitôt. Mademoiselle Patterson nous accompagna. Nous montâmes un escalier et Settle tira une clé de sa poche.

— Il lui prend parfois des envies d’aller vadrouiller, expliqua-t-il. C’est pourquoi je préfère l’enfermer quand je dois m’absenter de la maison.

Il déverrouilla la porte et nous entrâmes.

Un jeune homme était lové sur la banquette de fenêtre, profitant des derniers rayons du soleil à son déclin. Il se tenait étrangement impassible, ramassé, tous les muscles au repos. Je crus d’abord qu’il ne s’était pas aperçu de notre présence, puis soudain, je constatai que, sous des paupières immobiles, ses prunelles nous examinaient attentivement. Au moment où nos regards se rencontrèrent, ses yeux se fermèrent, il cligna des paupières. Mais toujours sans le moindre mouvement.

— Venez, Arthur, dit gaiement Settle. Mademoiselle Patterson ainsi que l’un de mes amis sont venus vous dire bonjour.

Le jeune homme se borna à cligner des paupières. Néanmoins, l’instant d’après, je le surpris qui nous observait de nouveau. Furtivement, secrètement.

— Voulez-vous un bon goûter ? poursuivit Settle sur le même ton enjoué, comme s’il s’adressait à un enfant.

Et il posa sur la table une tasse remplie de lait. Comme je levais les sourcils avec étonnement, Settle sourit :

— C’est curieux. Il ne boit plus que du lait.

Quelques instants plus tard, sans hâte aucune, sir Arthur déplia ses membres, l’un après l’autre, et se dirigea avec lenteur vers la table. Je réalisai brusquement que ses mouvements étaient parfaitement silencieux. Ses pieds ne faisaient pas le moindre bruit quand il marchait. Au moment où il atteignit la table, il s’étira formidablement, une jambe en avant et l’autre tendue vers l’arrière. Quand il eut prolongé à l’extrême cette gymnastique, il bâilla. Mais quel bâillement ! Je crois bien n’en avoir jamais vu de semblable : son visage tout entier sembla s’y engloutir.

Puis, il parut enfin s’intéresser au lait et se pencha vers la table jusqu’à toucher des lèvres la surface du liquide.

Comme j’interrogeais Settle du regard, il me dit :

— Il n’utilise plus du tout ses mains. C’est comme s’il était retourné à un stade primitif. Étrange, n’est-ce pas ?

Je sentis Phyllis Patterson se rapprocher imperceptiblement de moi et lui posai la main sur le bras pour l’apaiser.

Son lait finalement terminé, Arthur Carmichael s’étira de nouveau et, de la même démarche tranquille et silencieuse, regagna sa banquette de fenêtre et s’y réinstalla comme précédemment, nous regardant en clignant des yeux.

Mademoiselle Patterson nous entraîna hors de la pièce. Elle tremblait de tous ses membres.

— Oh, Dr Carstairs ! s’écria-t-elle. Ce n’est pas lui ! Cette… chose qui est là, ce n’est pas Arthur ! Je sentirais… Je saurais…

Je hochai tristement la tête.

— Le cerveau peut parfois jouer de bien vilains tours, dis-je.

J’avoue que le cas me laissait perplexe. Il présentait des caractéristiques pour le moins inhabituelles. Je n’avais jamais vu le jeune Carmichael auparavant, mais sa bizarre façon de marcher, ses clignements de paupières aussi, me rappelaient quelqu’un ou quelque chose que je ne parvenais pas à situer.

Le dîner, ce soir-là, se déroula dans le calme. Je partageai avec Lady Carmichael la tâche d’alimenter la conversation. Lorsque les dames se furent retirées, Settle me demanda mes impressions sur notre hôtesse.

— Je dois reconnaître que je ressens à son égard une profonde aversion, répondis-je. Vous aviez raison, elle a du sang oriental. J’ajouterai qu’elle semble posséder des pouvoirs occultes certains. C’est une femme d’une extraordinaire force magnétique.

Settle sembla sur le point de dire quelque chose mais il se ravisa et se contenta de remarquer :

— Elle est très attachée à son petit garçon.

Après le dîner, nous retournâmes nous asseoir au salon vert. Nous venions d’achever le café et échangions des platitudes sur les sujets d’actualité lorsque le chat se mit à miauler à fendre l’âme derrière la porte pour qu’on le fasse entrer. Personne n’y fit attention. Étant donné que je suis un grand ami des bêtes, au bout de quelques minutes, je me levai :

— Me permettez-vous de lui ouvrir ? demandai-je à lady Carmichael.

Il me sembla qu’elle était soudain très blanche. Néanmoins, elle fit un petit geste de la tête que je pris pour un assentiment et j’allai ouvrir la porte. Le corridor était totalement désert.

— Comme c’est curieux, dis-je, j’aurais juré avoir entendu un chat.

Je réintégrai mon siège et réalisai que tous les regards étaient braqués sur moi – ce qui me mit légèrement mal à l’aise.

Nous ne tardâmes pas à aller nous coucher. Settle m’escorta jusqu’à ma chambre.

— Vous avez tout ce qu’il vous faut ? demanda-t-il en regardant autour de lui.

— Oui, merci.

Il restait là, gauche, l’air d’avoir encore quelque chose à dire sans que cela fut possible.

— À propos, dis-je, ne m’aviez-vous pas dit qu’il y avait quelque chose d’inquiétant, dans cette maison ? Jusqu’ici, je dois avouer qu’elle me paraît parfaitement normale.

— Vous appelez cela une maison heureuse ?

— Bien sûr que non, dans de telles circonstances. On y sent planer l’ombre d’un grand chagrin. Mais quant à lui trouver des particularités surnaturelles, non, je lui délivrerais sur l’heure un certificat de bonne santé.

— Bonne nuit, dit brusquement Settle. Faites de beaux rêves.

Des rêves, j’en fis en effet, et en quantité ! Le chat gris de Mlle Patterson avait dû laisser une trace dans mon esprit : j’eus l’impression de rêver pendant la nuit entière de ce satané animal.

Tout à coup je m’éveillai en sursaut et découvris la raison de ces songes obsédants : la bête miaulait sans discontinuer de l’autre côté de ma porte. Impossible de dormir avec un tel tapage. J’allumai ma bougie et me dirigeai vers la porte. Mais le couloir était vide – et cependant les miaulements retentissaient toujours. Une idée nouvelle me vint : le malheureux devait être enfermé quelque part, et retenu prisonnier. À ma gauche, c’était le bout du couloir, et c’est là qu’était située la chambre de lady Carmichael. Je me tournai donc vers la droite. Mais je n’avais fait que quelques pas quand les miaulements reprirent de plus belle, derrière moi. Je pivotai sur les talons : le bruit retentit de nouveau, très distinctement.

Quelque chose me fit frissonner – un courant d’air dans le couloir, sans doute – et je réintégrai prestement ma chambre. Le silence régnait, à présent, et je ne fus pas long à me rendormir. Quand je me réveillai, c’était le matin d’une journée qui s’annonçait splendidement ensoleillée.

Tandis que je m’habillais, j’aperçus par la fenêtre le coupable qui avait troublé mon sommeil. Le chat gris traversait tout doucement la pelouse. Non loin de là se trouvaient quelques oiseaux occupés à lisser leurs plumes et à gazouiller : sans doute étaient-ce eux que le chat se préparait à attaquer.

Alors, une chose extrêmement curieuse se produisit. Le chat poursuivit son chemin en ligne droite et passa au milieu des oiseaux – au point même de les frôler presque de sa fourrure – et les oiseaux ne s’envolèrent pas. Je demeurai interdit. La chose me paraissait incompréhensible.

Ce spectacle m’avait tellement impressionné que je ne pus m’empêcher d’en parler au petit déjeuner.

— Savez-vous que vous possédez un chat tout à fait hors du commun ? demandai-je à lady Carmichael.

J’entendis le bruit d’une tasse qui heurtait une soucoupe et je vis Phyllis Patterson me fixer gravement, les lèvres entrouvertes, la respiration courte.

Il y eut un moment de silence, puis lady Carmichael me répondit d’une voix nettement désagréable ;

— Je pense que vous avez dû vous tromper. Il n’y a pas de chat ici. Je n’ai jamais eu de chat.

Je venais manifestement de commettre un impair. Je me hâtai donc de changer de sujet.

N’empêche que l’affaire continua de m’intriguer. Pourquoi lady Carmichael m’avait-elle déclaré qu’il n’y avait pas de chat dans la maison ? Était-ce le chat personnel de Mlle Patterson, et en dissimulait-on l’existence à la maîtresse des lieux ? Peut-être lady Carmichael avait-elle à l’égard des chats une de ces inexplicables antipathies qu’on rencontre de plus en plus de nos jours ? Cela ne paraissait guère plausible, mais il fallait bien que je me contente de cette hypothèse pour le moment.

Notre patient était toujours dans le même état. Je procédai cette fois à un examen complet et pus l’observer plus à fond que la veille. Sur ma proposition, on convint qu’il passerait le plus de temps possible en compagnie de sa famille. D’une part, j’espérais pouvoir l’étudier plus efficacement s’il n’était plus sur la défensive. D’autre part, je me disais qu’un retour à la routine quotidienne allumerait peut-être en lui quelque étincelle d’intelligence. Mais son comportement ne changea pas d’un iota. Toujours calme et docile, il semblait absent et ne se départait pas, en réalité, d’une vigilance intense et plutôt sournoise. Un détail, cependant, m’étonna : la vive affection qu’il manifestait à l’égard de sa belle-mère. Alors qu’il ignorait complètement Mlle Patterson, il s’arrangeait toujours pour s’asseoir le plus près possible de lady Carmichael. Une fois, même, je le vis se frotter la tête contre son épaule avec une expression béate.

Son cas me tracassait. Je ne pouvais m’empêcher de penser que quelque chose m’échappait.

— C’est un cas fort étrange, dis-je à Settle.

— Oui. Très… évocateur.

Il me lança un coup d’œil curieusement furtif.

— Dites-moi, reprit-il, est-ce qu’il ne vous rappelle rien ?

Sa question me frappa désagréablement. Je songeai à l’impression qui m’avait tourmenté la veille.

— Que pourrait-il me rappeler ?

— Peut-être n’est-ce que mon imagination, marmonna-t-il en secouant la tête. Mon imagination, rien d’autre.

Et il refusa d’ajouter un mot de plus sur le sujet.

Toute l’affaire baignait dans le mystère. Et l’impression déconcertante de ne pouvoir en saisir la clé ne cessait de m’obséder. En outre, il y avait une autre affaire – de moindre importance, certes – qui paraissait bien mystérieuse également : celle du chat gris. L’animal commençait à m’énerver, et j’ignorais pour quelle raison. Je rêvais de chats, je croyais sans cesse en entendre. De temps à autre, j’entrevoyais de loin la superbe bête. Et le fait qu’il y avait là-dessous un mystère m’irritait au plus haut point. Un après-midi, mû par une impulsion subite, je tâchai d’en apprendre davantage en interrogeant le domestique.

— Dites-moi, que savez-vous du chat que j’ai vu ici ?

— Un chat, monsieur ? répéta-t-il avec une surprise polie.

— N’y en a-t-il pas un dans la maison ?

— Madame a eu un chat, en effet, monsieur. Une bête splendide. Mais madame a dû s’en défaire. C’est bien malheureux, car c’était un animal magnifique.

— Un chat gris ? demandai-je avec lenteur.

— En effet, monsieur. Un persan.

— Et vous dites qu’on l’a tué ?

— Oui, monsieur.

— Êtes-vous certain que cela a été fait ?

— Oh, oui, monsieur, sûr et certain ! Madame n’a pas voulu l’envoyer chez un vétérinaire, elle a préféré s’en charger elle-même. Il y a un peu moins d’une semaine de cela. Le cadavre a été enterré dans le jardin, sous le hêtre rouge, monsieur.

Et il quitta la pièce, m’abandonnant à mes réflexions.

Pourquoi lady Carmichael avait-elle affirmé avec tant d’aplomb qu’elle n’avait jamais possédé de chat ?

J’eus l’intuition que cette banale affaire de chat n’était peut-être pas si banale, après tout. J’allai trouver Settle et le pris à part.

— Settle, je voudrais vous poser une question. Avez-vous oui ou non vu et entendu un chat dans cette maison ?

Ma question ne parut pas le surprendre. Il avait presque l’air de s’y attendre depuis pas mal de temps.

— Je l’ai entendu. Je ne l’ai jamais vu.

— Mais le premier jour, m’écriai-je. Sur la pelouse, avec Mlle Patterson !

Il me regarda sans broncher.

— J’ai vu Mlle Patterson qui traversait la pelouse. C’est tout.

Je commençais à comprendre.

— Mais alors, dis-je, ce chat… ?

Il fit oui de la tête.

— Je voulais voir si vous, qui veniez sans idées préconçues, vous alliez entendre ce que nous entendons tous…

— Ainsi, vous l’entendez tous ?

Il acquiesça de nouveau.

— Comme c’est étrange, murmurai-je pensivement. Je n’avais jamais entendu parler d’une maison hantée par un chat.

Je lui racontai ce que m’avait révélé le domestique et il se montra très étonné.

— Voilà qui est nouveau pour moi. J’ignorais ce détail.

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je, désemparé.

Il secoua la tête.

— Dieu seul le sait ! Mais laissez-moi vous dire une chose, Carstairs… J’ai peur. La voix de ce… de cet être a des accents menaçants.

— Menaçants ? À l’égard de qui ?

— Je n’en sais rien, dit-il en écartant les mains.

Ce n’est que le soir, après le dîner, que je compris réellement le sens de ses paroles. Nous nous trouvions au salon vert, comme au soir de mon arrivée, lorsque le miaulement se fit entendre. Un miaulement sonore, insistant, juste derrière la porte. Cette fois, cependant, il y avait de la colère dans ce miaulement, à ne pas s’y méprendre. C’était un long cri de chat sauvage, un feulement presque, féroce et menaçant. Puis ce fut le silence, et soudain le crochet de cuivre de la porte fut violemment agité comme par une patte de chat.

Settle se leva d’un bond.

— Cela, c’était vrai, j’en suis sûr ! s’exclama-t-il.

Il courut vers la porte, l’ouvrit d’un coup.

Rien.

Il revint en s’épongeant le front. Phyllis était pâle et tremblante. Lady Carmichael, livide. Seul, Arthur, accroupi comme un enfant, la tête contre les genoux de sa belle-mère, demeurait serein.

Quand nous montâmes nous coucher, Mlle Patterson me posa la main sur le bras.

— Oh, Dr Carstairs ! s’écria-t-elle. Que se passe-t-il ? Que veut dire tout cela ?

— Nous ne le savons pas encore, ma chère enfant. Mais je suis déterminé à le découvrir. N’ayez pas peur. Je suis convaincu que vous, personnellement, ne courez aucun danger.

Elle m’adressa un regard empreint de doute.

— Vous croyez ?

— J’en suis certain, répondis-je fermement.

Je revoyais la façon aimante dont le chat gris se frottait à ses jambes : il n’y avait pas d’inquiétudes à avoir. La menace ne la concernait pas.

Je mis un certain temps à m’endormir et finis par sombrer dans un sommeil agité. Brusquement, je me réveillai, en alerte. J’entendais des bruits menus mais inquiétants… comme si l’on était occupé à déchirer, à déchiqueter quelque chose. Sautant à bas de mon lit, je me ruai dans le couloir. Au même instant, Settle sortait de sa chambre, qui était voisine de la mienne. Le bruit venait de notre gauche.

— Vous entendez, Carstairs ? Vous entendez ?

Nous avançâmes jusqu’à la porte de lady Carmichael. Le bruit avait cessé. Nos bougies envoyaient une lueur blême sur la porte aux panneaux polis. Nous nous regardâmes.

— Savez-vous ce que c’était ? dit-il à voix basse.

Je hochai la tête.

— Des griffes de chat qui déchiquetaient quelque chose, dis-je en frissonnant.

Tout à coup, je poussai une exclamation et baissai ma bougie.

— Settle, regardez !

Je lui indiquais une chaise qui se trouvait là, le long du mur – et dont le siège était lacéré, traversé de longues déchirures…

Nous l’examinâmes de plus près. Il me regarda, et j’acquiesçai.

— Des griffes de chat, dit-il en inspirant vivement. Pas d’erreur possible. (Ses yeux passèrent de la chaise à la porte close.) Voilà à qui s’adressent les menaces. Lady Carmichael !

Je ne pus fermer l’œil de la nuit. Les choses en étaient arrivées à un point où il fallait réagir. À mon avis, il n’y avait qu’une seule personne qui possédât la clé du mystère. Je soupçonnais lady Carmichael d’en savoir plus qu’elle ne voulait l’admettre.

Elle était blafarde, le lendemain, lorsqu’elle descendit pour le petit déjeuner, et elle ne fit que jouer avec la nourriture sur son assiette. Seule, j’en étais certain, une volonté de fer empêchait ses nerfs de craquer. En sortant de table, je demandai à lui parler. Je n’y allai pas par quatre chemins.

— Lady Carmichael, j’ai des raisons de croire que vous courez un grave danger.

— Vraiment ?

Elle ne se laissait pas démonter et affichait un détachement admirable.

— Il y a dans cette maison une chose, une présence qui vous est manifestement hostile.

— C’est absurde, murmura-t-elle avec dédain. Comme si j’allais croire à de pareilles sottises.

— La chaise qui se trouve devant votre porte, observai-je sèchement, a été mise en pièces cette nuit.

— Vraiment ? dit-elle de nouveau. (Les sourcils hauts, elle feignait la surprise, mais je voyais bien que je ne lui apprenais rien.) Quelque stupide plaisanterie, sans doute.

— Pas du tout, répliquai-je avec une certaine chaleur. Et je voudrais que vous me disiez, pour votre propre sécurité…

— Que je vous dise quoi ?

— Tout ce qui pourrait apporter un éclaircissement à cette affaire, dis-je gravement.

Elle se mit à rire.

— Je ne sais rien. Absolument rien.

J’eus beau lui parler des risques qu’elle encourait, rien ne put la faire revenir sur cette affirmation. Pour ma part, je demeurais convaincu qu’elle en savait beaucoup plus qu’aucun d’entre nous, qu’elle détenait même un indice capital. Mais je vis qu’il était impossible de la faire parler.

Je résolus toutefois de prendre toutes les précautions possibles, car j’étais persuadé qu’elle courait un danger très réel et très immédiat. Le soir, avant qu’elle ne se retire dans sa chambre, nous procédâmes, Settle et moi, à un examen minutieux de la pièce. Ensuite, nous convînmes de monter la garde à tour de rôle dans le couloir.

Je pris le premier quart, qui se passa sans incident. À 3 heures, Settle vint me relayer. Je n’avais guère fermé l’œil la nuit précédente : aussitôt couché, je m’endormis donc profondément. Et je fis un rêve étrange.

Je rêvai que le chat gris était assis au bout de mon lit et qu’il me fixait d’un air suppliant. Avec l’aisance qui n’appartient qu’aux songes, je comprenais qu’il voulait que je le suive. Ce que je faisais. L’animal m’entraînait vers le grand escalier que nous descendions, pour aller vers une pièce située dans l’aile opposée et qui était visiblement une bibliothèque. S’arrêtant d’un côté de la pièce, il se dressait sur ses pattes arrière et posait les pattes avant sur l’une des rangées inférieures, en m’adressant de nouveau ce même regard implorant, émouvant.

Le chat et la bibliothèque disparurent… et je m’éveillai. Le jour était levé.

Le quart de Settle s’était écoulé lui aussi sans incident, mais il se montra fort intéressé lorsque je lui narrai mon rêve. À ma demande, il me conduisit à la bibliothèque, qui correspondait en tous points à ce que j’en avais vu en dormant. Je retrouvai même l’endroit précis d’où le chat m’avait regardé pour la dernière fois de cet air triste.

Nous gardions le silence, aussi perplexes l’un que l’autre. Tout à coup, une idée me vint et je m’accroupis devant ce fameux endroit pour lire les titres des livres qui s’y trouvaient. Je constatai qu’il y avait un espace vide.

— Il manque un volume, ici, dis-je à Settle.

Il s’accroupit auprès de moi.

— Regardez ! dit-il. Il y a un clou, là au fond, qui a arraché un fragment du volume en question.

Avec précaution, il détacha le petit bout de papier. Deux ou trois centimètres carrés, sans plus… mais sur lesquels étaient imprimés les deux mots suivants : « Le chat… »

Nous nous regardâmes.

— Cette histoire me donne la chair de poule, dit Settle. Je trouve tout cela effrayant.

— Je donnerais n’importe quoi pour savoir quel est le livre qui a été retiré de ce rayon. Pensez-vous qu’il y ait un moyen de le découvrir ?

— Peut-être existe-t-il un catalogue. Lady Carmichael devrait pouvoir nous renseigner…

Je secouai la tête.

— Lady Carmichael ne vous dira rien.

— Vous croyez ?

— J’en suis certain. Tandis que nous tâtonnons dans le noir, réduits aux hypothèses et aux conjectures, lady Carmichael sait. Et, pour des raisons bien à elle, elle se refuse à dire quoi que ce soit. Elle préfère courir un risque terrible que de rompre son silence.

La journée s’écoula sans incident – et je pensai au calme qui précède les tempêtes. Je ne pouvais me départir de l’impression que le dénouement était imminent. J’errais dans les ténèbres, mais je ne tarderais pas à y voir clair. Tous les éléments étaient rassemblés, prêts, ils n’attendaient plus que l’étincelle qui les relierait les uns aux autres et révélerait leur signification.

Et en effet, l’étincelle se produisit ! De la façon la plus étrange qui soit…

Nous étions tous réunis au salon vert après le dîner, comme à l’accoutumée. Personne ne parlait. Le silence était même tellement profond qu’une petite souris traversa subitement la pièce – et c’est alors que cela arriva.

D’une longue détente, Arthur Carmichael bondit de son fauteuil, frémissant de tout son corps, et fondit comme un dard vers la souris. Mais celle-ci avait déjà disparu derrière le lambris et il alla se poster devant, les sens en éveil et les membres tremblants d’excitation.

Quelle scène atroce ! Jamais je n’avais vécu des instants aussi paralysants. Je savais à présent à quoi Arthur Carmichael me faisait penser depuis mon arrivée, avec ses pas feutrés et ses regards épieurs. Une explication du mystère me vint tout à coup à l’esprit, démente, incroyable, invraisemblable. Je la rejetai aussitôt. C’était impossible ! Néanmoins, je ne parvins pas à en détacher mes pensées.

Je ne sais plus très bien ce qui s’est passé ensuite. Tout semblait se dérouler dans un brouillard d’irréalité. Je me rappelle que nous sommes montés en nous souhaitant la bonne nuit le plus brièvement possible. Chacun semblait redouter de rencontrer le regard des autres, de peur d’y voir une confirmation de ses propres frayeurs.

Settle s’installa devant la porte de lady Carmichael pour assurer le premier tour de garde, et promit de m’appeler à 3 heures. Je n’avais pas de craintes particulières pour lady Carmichael. J’avais l’esprit trop absorbé par la fantastique théorie qui y avait germé. Je ne cessais de me répéter que c’était impossible – mais mon esprit y revenait constamment, fasciné.

Brusquement, le calme de la nuit se rompit. La voix de Settle retentit, criant mon nom. Je me précipitai dans le couloir.

Je le trouvai occupé à tambouriner et à peser de tout son poids sur la porte de lady Carmichael.

— Le diable emporte cette femme ! Elle a fermé à clé !

— Mais…

— Il est à l’intérieur ! Là, avec elle ! Vous ne l’entendez pas ?

Un long miaulement aux accents féroces monta de l’autre côté de la porte verrouillée, suivi presque aussitôt d’un hurlement affreux, puis d’un autre… Je reconnus la voix de lady Carmichael.

— La porte ! clamai-je. Il faut l’enfoncer ! Une minute encore et il sera trop tard !

Nous arc-boutant des épaules contre le battant, nous poussâmes de toutes nos forces. La porte finit par céder avec fracas, et nous faillîmes tomber dans la chambre.

Lady Carmichael gisait sur le lit, dans un bain de sang. J’ai rarement vu spectacle aussi horrible. Son cœur battait encore, mais elle avait des plaies épouvantables : toute la gorge était écorchée, lacérée…

— Les griffes… balbutiai-je en tremblant.

Un frisson d’horreur me traversa tout entier.

Je soignai et pansai de mon mieux la blessée, et suggérai à Settle de ne pas révéler la nature exacte des plaies – surtout à mademoiselle Patterson. Après quoi, je rédigeai un télégramme à expédier dès l’ouverture du bureau des télégraphes, pour demander à l’hôpital de nous envoyer une infirmière.

L’aube commençait à poindre. Je m’approchai de la fenêtre et regardai la pelouse.

— Habillez-vous et accompagnez-moi dans le jardin, dis-je brusquement à Settle. Lady Carmichael n’a plus besoin de nous pour l’instant.

Il fut bientôt prêt, et nous sortîmes ensemble.

— Qu’allez-vous faire ?

— Déterrer le cadavre du chat. Je veux en avoir le cœur net.

Je trouvai une bêche dans une remise à outils et nous nous mîmes au travail sous le grand hêtre rouge. Enfin, nous trouvâmes ce que nous cherchions. La chose n’était guère ragoûtante. La bête était morte depuis une semaine. Mais je vis ce que je voulais voir.

— Voilà bien le chat. Celui-là même que j’ai vu le jour de mon arrivée.

Settle renifla. Une odeur d’amandes amères était encore perceptible.

— De l’acide prussique, dit-il.

J’acquiesçai.

— À quoi pensez-vous ? me demanda-t-il avec curiosité.

— À la même chose que vous !

Je lui fis part de mon hypothèse et vis bien que je ne lui apprenais rien de nouveau. Les mêmes conjectures lui étaient venues à l’esprit.

— C’est impossible, murmura-t-il. Impossible ! C’est contraire à toute science, à toute loi naturelle… (Sa voix s’altéra dans un frisson.) Cette souris, hier soir… Mais… Oh ! Cela ne peut pas être !

— Lady Carmichael est une femme étrange. Elle possède des pouvoirs occultes, des dons hypnotiques. Ses ancêtres venaient de l’Orient. Sait-on quel usage elle peut avoir fait de ces dons sur une nature aussi douce et vulnérable que celle d’Arthur Carmichael ? N’oubliez pas, Settle, que si Arthur Carmichael reste le pauvre innocent qu’il est actuellement, entièrement dévoué à sa belle-mère, c’est à elle et à son fils que reviendra de fait la propriété tout entière. Son fils qu’elle adore, comme vous me l’avez dit. Or, Arthur était sur le point de se marier !

— Qu’allons-nous faire, Carstairs ?

— Il n’y a rien à faire. Efforçons-nous simplement de contrecarrer la vengeance de lady Carmichael.

L’état de lady Carmichael s’améliorait lentement.

Ses blessures se refermaient aussi bien que possible – elle en garderait néanmoins les cicatrices jusqu’à la fin de ses jours, selon toute probabilité.

Je ne m’étais jamais senti aussi désarmé. La force qui nous tenait en échec était toujours là, invaincue. Et, quoique en veilleuse pour l’instant, elle n’attendait certainement que son heure pour se manifester à nouveau. Je pris quant à moi une décision : dès que lady Carmichael serait suffisamment remise pour être transportée, il faudrait l’éloigner de Wolden. Il y avait une chance sur mille que le terrible phénomène ne soit pas en mesure de persister.

Les jours passaient.

J’avais fixé le départ de lady Carmichael au 18 septembre. C’est au matin du 14 que survint la crise à laquelle personne ne s’attendait.

Je me trouvais à la bibliothèque en compagnie de Settle. Nous étions en train de commenter certains aspects du cas de lady Carmichael, quand une femme de chambre fit irruption dans la pièce, en proie à une vive agitation.

— Monsieur ! Monsieur ! Vite ! criait-elle. Monsieur Arthur est tombé dans l’étang ! Il a mis le pied dans la barque, elle a bougé sous sa poussée, et il a perdu l’équilibre ! Je l’ai vu de la fenêtre !

Sans perdre un instant, je sortis de la bibliothèque, suivi de Settle. Phyllis, qui était dans la pièce voisine, avait tout entendu : elle se précipita avec nous.

— Il n’y a pas de danger, dit-elle, Arthur est un excellent nageur.

Mais j’avais un pressentiment et me mis à courir plus vite encore. À la surface de l’étang, pas la moindre ride. La barque vide flottait paresseusement… Aucune trace d’Arthur.

Settle retira sa veste et ses bottines.

— J’y vais, dit-il. Prenez l’autre barque et fouillez avec la gaffe. Ce n’est pas très profond.

Nous cherchâmes en vain pendant un temps qui nous parut une éternité. Les minutes passaient. Tout à coup, alors que nous commencions à désespérer, nous trouvâmes le corps d’Arthur et le ramenâmes sur la rive, apparemment sans vie.

Tant que je vivrai, je ne pourrai oublier l’expression de souffrance et de désespoir que je vis alors sur les traits de Phyllis.

— Il n’est pas… Il n’est pas…

Ses lèvres se refusaient à prononcer le mot fatal.

— Non, non, n’ayez crainte, mon enfant, m’écriai-je. Nous allons le ranimer.

Mais, au fond de moi-même, je n’avais guère d’espoir. J’envoyai Settle chercher des couvertures bien chaudes et me mis immédiatement à appliquer la respiration artificielle.

Nous nous affairâmes autour de lui, sans parvenir à faire apparaître le moindre signe de vie. Tandis que Settle prenait le relais, je m’approchai de Phyllis.

— Je crains que ce soit peine perdue, lui dis-je doucement. Nous ne pouvons plus rien pour lui.

Elle demeura figée l’espace d’un instant, puis elle se jeta brutalement sur le corps inanimé d’Arthur.

— Arthur ! se mit-elle à crier avec l’énergie du désespoir. Arthur ! Reviens-moi ! Arthur ! Reviens ! Reviens !

Sa voix se perdit dans le silence. Tout à coup, je touchai le bras de Settle.

— Regardez !

Un faible soupçon de couleur venait d’apparaître sur les joues du noyé. Je lui pris le pouls.

— Continuez la respiration artificielle ! Il revient à lui !

Les minutes volaient, à présent. Au bout d’un temps miraculeusement court, ses yeux s’ouvrirent.

Aussitôt, je fus conscient d’un changement. Ces yeux-là étaient tout autres. Des yeux intelligents. Des yeux humains…

Ils se posèrent sur Phyllis.

— Bonjour, Phil ! articula-t-il faiblement. Tu es là ? Je croyais que tu ne devais arriver que demain.

Elle ne trouva pas la force de lui parler et se borna à sourire. Il regarda autour de lui avec stupéfaction.

— Mais… où suis-je donc ? Et… comme je me sens mal ! Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Tiens, bonjour, Dr Settle !

— Vous avez failli vous noyer, voilà ce qui vous est arrivé, répondit Settle d’un air sombre.

Sir Arthur fit la grimace.

— J’ai entendu dire qu’on se sentait affreusement mal quand on sortait de noyade. Mais comment est-ce arrivé ? J’ai eu un accès de somnambulisme ?

Settle secoua la tête.

— Il faut le ramener à l’intérieur, dis-je en faisant un pas en avant.

Il me regarda et Phyllis me présenta.

— C’est le Dr Carstairs, qui est chez nous en ce moment.

Nous l’aidâmes à se lever et, en le soutenant à deux, nous nous dirigeâmes vers la maison. Brusquement, il leva la tête, comme pris d’une idée subite.

— Dites-moi, docteur, je serai en forme pour le 12, n’est-ce pas ?

— Le 12, répétai-je lentement. Vous voulez dire le 12 août ?

— Oui, vendredi prochain.

— Nous sommes le 14 septembre, dit Settle.

La stupeur s’inscrivit sur son visage.

— Mais… mais je croyais qu’on était le 8 août ! J’ai donc été malade ?

Phyllis s’interposa prestement :

— Oui, dit-elle de sa voix douce. Tu as été très malade.

Il fronça les sourcils.

— Je n’y comprends rien. Je me sentais parfaitement bien hier soir en allant me coucher. Enfin, ce n’était évidemment pas hier soir… Mais je me rappelle avoir eu des rêves… (Son front se plissait sous l’effort qu’il faisait pour rassembler ses souvenirs.) Quelque chose… qu’est-ce que c’était ? Quelque chose d’affreux, que quelqu’un m’avait fait… Et je me sentais furieux… désespéré… Et puis je rêvais que j’étais un chat… oui, un chat ! C’est drôle, non ?… Mais ce n’était pas un rêve amusant. C’était un épouvantable cauchemar… Je n’arrive pas à m’en souvenir. Cela m’échappe dès que j’essaie d’y penser.

Je posai la main sur son épaule.

— Ne cherchez pas à vous souvenir, sir Arthur, dis-je gravement. Il vaut beaucoup mieux oublier.

Il me regarda d’un air perplexe puis acquiesça. J’entendis Phyllis pousser un soupir de soulagement.

Nous étions arrivés à la maison.

— Au fait, dit tout à coup Arthur, où est la mater ?

— Elle est… souffrante, répondit Phyllis au bout d’un instant.

— Oh ! Pauvre mater ! Où est-elle ? Dans sa chambre ?

Sa voix était empreinte d’une sincère compassion.

— Oui, dis-je, mais il ne faut pas la déran…

Les mots se figèrent sur mes lèvres. La porte du salon s’ouvrait et lady Carmichael paraissait dans le hall, drapée dans un peignoir.

Ses yeux se fixèrent sur Arthur et s’il m’a été donné de voir une seule fois dans ma vie l’expression de la terreur la plus absolue, c’est bien ce jour-là. Une frayeur intégrale, frénétique distordait les traits de lady Carmichael, leur enlevait presque leur aspect humain. Elle porta la main à sa gorge.

Arthur s’avança vers elle d’un air affectueux de petit garçon :

— Bonjour, mère ! Il parait que vous avez été malade, vous aussi ? J’en suis vraiment désolé.

Elle reculait pas à pas, les yeux dilatés. Subitement, avec une clameur aiguë d’âme damnée, elle tomba à la renverse dans l’embrasure de la porte.

Je me précipitai vers elle, puis fis signe à Settle.

— Pas un mot, lui dis-je. Emmenez-le calmement vers sa chambre puis descendez me retrouver. Lady Carmichael est morte.

Il revint au bout de quelques minutes.

— Que s’est-il passé ? De quoi est-elle morte ?

— De saisissement, répondis-je gravement. De saisissement à la vue d’Arthur Carmichael – du vrai Arthur Carmichael, ressuscité ! On pourrait aussi appeler cela – et je préfère cette version-là – un jugement de Dieu !

— Voulez-vous dire que…

Je lui adressai un regard qui ne laissait plus de place au doute.

— Une vie pour une vie, dis-je d’un air entendu.

— Mais…

— Oh ! Je sais bien qu’un accident aussi étrange qu’inattendu a permis à l’esprit d’Arthur Carmichael de rejoindre son corps. Cela n’empêche pas qu’Arthur Carmichael a été assassiné.

Il me regarda craintivement.

— À l’acide prussique ? demanda-t-il à voix basse.

— Oui. À l’acide prussique.

Nous n’avons jamais parlé, Settle et moi, de nos convictions quant à cette affaire. Qui, d’ailleurs, pourrait y attacher foi ? Selon l’explication officielle, Arthur Carmichael a simplement été atteint d’amnésie, lady Carmichael s’est déchiré la gorge elle-même au cours d’un accès de folie passagère, et les apparitions du chat gris n’étaient que pur produit de l’imagination.

Mais existent deux éléments qui sont pour moi des preuves péremptoires. D’une part, la chaise lacérée, dans le couloir. D’autre part, un fait plus significatif encore : on a pu trouver un catalogue de la bibliothèque et, après des recherches approfondies, il a été établi que le volume manquant était un curieux ouvrage ancien sur les façons de métamorphoser les êtres humains en animaux !

Une chose encore. Je suis heureux de pouvoir ajouter qu’Arthur ne sait rien. Phyllis a enfermé le secret de ces quelques semaines dans le plus profond de son cœur et je suis certain que jamais elle n’en dévoilera rien à l’époux qu’elle chérit si tendrement et qui a refranchi le seuil de la tombe, au seul appel de sa voix.

DANS UN BATTEMENT D’AILES


La première fois que Silas Hamer entendit l’Appel, c’était par une nuit de février où soufflait un vent violent. Avec son ami Dick Borrow il revenait d’un dîner chez Bertrand Seldon, le célèbre psychiatre, Borrow était plus taciturne que d’habitude, et Hamer lui avait demandé, avec une certaine curiosité, à quoi il pensait. La réponse fut assez inattendue :

— J’étais en train de me dire que, de toutes les personnes réunies ici ce soir, deux seulement pouvaient se prétendre heureuses ; et, aussi étrange que cela puisse paraître, ces deux personnes sont vous et moi.

« Étrange » était bien le mot, car on ne pouvait trouver deux hommes plus différents que Richard Borrow, le clergyman tout dévoué à sa paroisse malgré de faibles moyens, et Silas Hamer, le milliardaire dont l’immense fortune faisait envie à beaucoup.

— C’est curieux, reprit Borrow, mais je crois que vous êtes le seul homme riche que je connaisse personnellement.

Hamer garda le silence un instant. Quand il parla, son ton avait changé :

— Lorsque j’ai commencé, je n’étais qu’un minable petit vendeur de journaux. Je voulais alors posséder ce que j’ai maintenant : les agréments et le luxe que procure l’argent. Mais je ne souhaitais pas vraiment la puissance qu’il représente. Je désirais la fortune pour la dépenser sans compter, à des fins égoïstes. Vous voyez, je vous parle sans détours. On dit que l’argent ne peut pas tout acheter : c’est exact. Il n’en reste pas moins qu’il peut me procurer tout ce que je désire, et par conséquent je suis satisfait. Voyez-vous, mon ami, je ne suis qu’un affreux matérialiste.

Le vif éclairage qui régnait dans le quartier où ils se trouvaient semblait venir confirmer ses paroles. Hamer était douillettement engoncé dans un épais manteau doublé de fourrure, et la lumière soulignait les plis de graisse qui alourdissaient son menton. Borrow, qui marchait à côté de lui, était son vivant contraste avec son visage d’ascète et ses yeux que la foi rendait brillants.

— C’est vous que je n’arrive pas à comprendre, répondit Hamer.

Borrow sourit.

— Je vis au milieu de la misère, du besoin, de la faim, autrement dit de toutes les souffrances de la chair. Mais une puissante vision me soutient. Ce n’est pas facile à comprendre à moins d’avoir la foi, ce qui, je crois, n’est pas votre cas.

Hamer répondit avec une certaine véhémence :

— Je ne crois qu’à ce que je peux voir, entendre ou toucher.

— C’est bien ce qui nous différencie tous les deux. Enfin… Bon, eh bien, bonsoir. La terre va m’engloutir maintenant.

Ils étaient arrivés devant une bouche de métro où Borrow allait s’engouffrer pour rentrer chez lui.

Hamer poursuivit seul sa route. Il se félicitait d’avoir renvoyé sa voiture ce soir et de marcher ainsi sous l’air vif et glacé, bien au chaud dans sa pelisse fourrée.

Il s’apprêtait à traverser la rue mais s’arrêta au bord du trottoir en apercevant un bus qui venait dans sa direction. Il aurait eu le temps de traverser, mais il préféra attendre car il n’avait aucune envie de se presser.

Subitement il vit un homme, ou plutôt un lamentable déchet d’humanité, s’effondrer en plein milieu de la chaussée. Il devait être ivre. Hamer entendit un cri, vit l’autobus freiner désespérément et aperçut enfin un amas de guenilles inerte sur le pavé.

Des badauds s’agglutinèrent comme par enchantement autour de deux policiers et du conducteur de l’autobus, mais le regard de Hamer restait rivé sur la masse sans vie qui était encore il y a quelques secondes un homme comme lui. Il ne put réprimer un frisson.

— Vous avez rien à vous reprocher, mon vieux, fit un gros homme près de lui. Vous pouviez rien faire. Il était flambé…

Hamer dévisagea celui qui venait de lui adresser la parole. La pensée qu’il aurait pu éventuellement sauver la victime ne lui avait pas un instant traversé l’esprit. Pourtant, si lui-même avait été aussi imprudent, il aurait pu se retrouver… Il écarta cette pensée et s’éloigna de l’attroupement. Il tremblait de tous ses membres et dut s’avouer qu’il avait peur, terriblement peur de la mort… De cette mort qui pouvait frapper avec une vitesse et une cruauté inouïes aussi bien les riches que les pauvres.

Il hâta le pas, mais cette peur subite qui s’était emparée de lui le glaçait maintenant jusqu’aux os. Cela l’étonna quelque peu car il ne se laissait pas facilement impressionner d’habitude. Quelques minutes plus tôt, une terreur comme celle-là n’aurait pu l’effleurer, sans doute parce qu’il ne mesurait pas encore très bien à quel point la vie pouvait être précieuse. En fait, il n’était vulnérable qu’à une seule menace : celle de la mort, cette force destructrice aveugle…

Il tourna le coin de la rue et emprunta un passage sombre qui, entre deux hautes murailles, lui offrait un raccourci pour arriver jusque chez lui, dans cette maison célèbre pour les trésors artistiques qu’elle renfermait. La rumeur de la rue s’étant atténuée, le seul bruit qu’il put entendre bientôt fut celui, assourdi, de ses pas.

Soudain, dans l’obscurité, devant lui, monta un autre son. Un homme, assis contre un mur, jouait de la flûte. Ce devait être un de ces musiciens ambulants que l’on rencontre souvent dans les quartiers riches. Mais pourquoi avait-il choisi cet endroit isolé alors qu’à cette heure la police… ? Les réflexions du milliardaire furent brusquement interrompues lorsqu’il s’aperçut que le musicien n’avait pas de jambes et que deux béquilles reposaient contre le mur à côté de lui. En prêtant mieux l’oreille, on pouvait se rendre compte également que ce n’était pas de la flûte qu’il jouait mais d’un étrange instrument dont la tonalité était plus haute, plus claire que celle d’une flûte.

Sans prêter attention au nouvel arrivant, l’homme continuait de jouer. Il avait la tête renversée en arrière, comme si la béatitude que lui procurait sa musique la soutenait. Et les notes s’élevaient gaiement, de plus en plus haut.

L’air qu’il jouait était bizarre lui aussi. En réalité, ce n’était pas une véritable mélodie, mais une phrase musicale unique, sans cesse répétée, qui semblait se faire annonciatrice d’une sorte d’extase libératrice.

Hamer n’avait jamais rien entendu de pareil. Cette mélodie était vraiment curieuse, comme génératrice de force. Il s’appuya des deux mains contre le mur le plus proche de lui, car il venait d’être subitement saisi par une sensation insolite : la conscience vague qu’il lui fallait à tout prix demeurer sur terre. Il constata alors que l’instrument s’était tu et que l’infirme tendait le bras vers ses béquilles ; mais il s’aperçut en même temps que lui, Silas Hamer, était en train de s’agripper comme un dément à une saillie du mur pour combattre le sentiment inexplicable qu’il quittait la terre et que la musique l’emportait.

Il se mit à rire. Cette idée était parfaitement ridicule : il était bien évident que ses pieds n’avaient pas décollé du sol. Mais il n’en avait pas moins eu une étrange hallucination. Des petits coups, frappés sur le pavé, lui indiquèrent que l’infirme s’éloignait. Il le suivit du regard jusqu’à ce que l’ombre l’ait englouti.

Il reprit sa marche plus lentement. Il ne parvenait pas à effacer de sa mémoire la troublante sensation qu’il avait éprouvée lorsque la terre avait paru se dérober sous ses pieds.

Soudain, cédant à une impulsion irréfléchie, il fit volte-face et s’élança dans la direction qu’avait prise le musicien. Ce dernier n’avait pu parcourir beaucoup de chemin, il serait donc facile de le rattraper. Dès qu’il aperçut la silhouette qui avançait laborieusement, il cria :

— Ohé ! Ohé ! Attendez !

L’autre s’arrêta et resta immobile sans se retourner, attendant que Hamer arrive à sa hauteur. Un réverbère était allumé juste au-dessus de lui, éclairant en plein son visage. Stupéfait, Hamer retint sa respiration : l’homme avait le plus beau visage qu’il ait jamais vu. Il était impossible de lui donner un âge déterminé ; certes, ce n’était plus le visage d’un enfant, et pourtant l’impression dominante qui s’en dégageait était la jeunesse et la vigueur.

Hamer ne savait pas comment entamer la conversation. Il finit par dire en hésitant :

— Écoutez… J’aimerais savoir… Quel est cet air que vous joutez tout à l’heure ?

L’inconnu sourit.

— C’est un vieil air, un très vieil air… Il remonte à des siècles.

Sa voix était pure et sa diction parfaite, mais, à son accent, il ne devait pas être anglais ; Hamer avait d’ailleurs du mal à lui attribuer une nationalité bien définie.

— Vous n’êtes pas anglais. D’où venez-vous ?

L’infirme sourit une nouvelle fois :

— Je viens de l’autre côté de la mer, monsieur. Je suis arrivé il y a longtemps, très, très longtemps.

— Vous avez dû avoir un grave accident. Est-ce récent ?

— Cela s’est passé il y a déjà quelque temps, monsieur.

— Quelle terrible chose : perdre ainsi les deux jambes…

— Cela va mieux, dit l’homme avec un calme impressionnant. (Puis, regardant son interlocuteur d’un air grave 🙂 Elles étaient diaboliques.

Hamer lui glissa un shilling dans la main et s’éloigna, encore ébranlé par cette rencontre et vaguement inquiet.

« Elles étaient diaboliques… » Quelle étrange formule ! De toute évidence, l’homme avait subi une opération à la suite d’une grave maladie, mais sa dernière réflexion ne laissait pas d’intriguer.

Plongé dans ses pensées, Hamer regagna enfin son domicile. Il tenta sans succès d’écarter l’incident de sa mémoire. Étendu dans son lit, somnolent à moitié, il entendit une horloge du voisinage sonner 1 heure, tintement clair suivi d’un grand silence. Mais ce silence fut bientôt rompu par un bruit familier, et Hamer sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. L’infirme aux béquilles jouait à quelque distance de là ! Le chant de la flûte était toujours très joyeux et répétait la petite phrase que Hamer avait déjà entendue.

— C’est incroyable, murmura-t-il. On jurerait que les notes ont des ailes !…

De plus en plus claire, de plus en plus haute, la mélodie entraînait Hamer avec elle. Il ne résistait plus car elle l’emportait toujours plus haut. C’était comme une envolée triomphale. Où s’arrêterait-elle ? Pourtant, presque aussitôt, quelque chose de pesant, d’insistant ramenait obstinément Hamer vers la terre.

Il observa un moment la fenêtre qui lui faisait face, puis, soupirant, il sortit un bras de sous le drap. Ce geste lui parut étonnamment laborieux à exécuter. En même temps, il avait l’impression que le lit moelleux dans lequel il était couché l’étouffait ; les lourds rideaux, qui faisaient un écran opaque à la lumière et à l’air, l’oppressaient. Le plafond donnait l’impression de s’abaisser vers lui pour l’écraser. Il haletait, il ne pouvait plus respirer. Il essaya de bouger sous les couvertures, mais la pesanteur de son corps lui paraissait insupportable.

— Je voudrais vous demander conseil, Seldon.

Le psychiatre écarta sa chaise de la table. Il se demandait précisément quel pouvait bien être le but de ce dîner en tête-à-tête organisé par le milliardaire. Il avait peu vu Hamer depuis l’hiver, et il avait l’impression, ce soir-là, que son ami avait changé.

— Voici, reprit le milliardaire. Je… Quelque chose me tourmente.

Seldon le considéra en souriant :

— Vous me paraissez pourtant en parfaite santé.

— Il ne s’agit pas de cela.

Hamer s’interrompit un instant avant d’ajouter plus calmement :

— Je crois que je deviens fou.

L’autre leva les yeux et le dévisagea :

— Tiens ! Et qu’est-ce qui vous donne cette impression ?

— C’est à cause de… quelque chose qui m’est arrivé, quelque chose d’inexplicable, d’irrationnel. Comme ça ne peut pas être vrai, j’en déduis que je deviens fou… si je ne le suis pas déjà.

— Si vous commenciez par m’expliquer ce que vous ressentez ?

Hamer poursuivait son idée :

— Je ne crois pas au surnaturel, je n’y ai jamais cru. Mais ceci dépasse… C’est vrai, vous avez raison : je ferais mieux de tout vous raconter depuis le début. Cela remonte à l’hiver dernier, un soir que j’avais été dîner chez vous.

Il narra brièvement l’épisode de l’autobus puis en vint à sa rencontre avec l’infirme :

— C’est là que tout a commencé. Je suis incapable de vous décrire exactement la sensation que j’ai éprouvée, mais je peux vous dire en tout cas que c’était une sensation merveilleuse, qui ne ressemblait à rien que j’aie pu déjà éprouver ou rêver. Elle s’est répétée depuis ; pas tous les soirs, mais de temps en temps. Il y a d’abord cette musique, puis le sentiment d’être emporté dans l’espace, un vol bref, et enfin cette terrible secousse qui me ramène vers la terre, suivie d’une douleur atroce. La douleur du réveil, en fait. C’est un peu comme lorsqu’on est en montagne : vous savez, lorsqu’on redescend et que l’on a de plus en plus mal aux oreilles. La douleur que je ressens s’apparente à cela, mais en beaucoup plus intense, et s’accompagne de l’affreuse sensation d’un poids qui m’étouffe…

Il s’interrompit un instant avant de poursuivre :

— Mes domestiques croient déjà que je suis fou. Comme je ne pouvais plus supporter ni toit ni murs, j’ai fait aménager un endroit, en haut de ma maison, muni de nombreuses fenêtres, sans aucun meuble, ni tapis, bref, sans rien qui risque de me donner cette impression d’étouffement. Mais, même ainsi, les maisons qui m’entourent me paraissent presque aussi oppressantes. Il me faudrait la pleine campagne, un endroit où je pourrais vraiment respirer…

Hamer observa un instant le spécialiste et demanda :

— Que pensez-vous ? Pouvez-vous m’expliquer ce phénomène ?

— Hum ! fit Seldon. Je vois plusieurs hypothèses. Ou bien l’on vous a hypnotisé, ou bien vous vous êtes hypnotisé vous-même. Votre système nerveux est ébranlé, ou alors il peut s’agir simplement d’un rêve.

Hamer secoua la tête :

— Aucune de ces explications ne me convient.

— Il y en a d’autres. Seulement, on n’y croit pas en général. Êtes-vous sûr d’être prêt à les admettre ?

— Oui. Il existe bien des choses que nous ne pouvons pas comprendre ni expliquer en termes de logique. Nous avons quantité de questions à élucider, et je crois qu’il est bon de ne pas se faire d’idées préconçues.

Il s’arrêta un instant comme pour réfléchir.

— Que me conseillez-vous de faire ?

Seldon se pencha en avant :

— Je peux vous donner un conseil parmi d’autres : quittez Londres et allez chercher votre « pleine campagne ». Vos cauchemars vont cesser.

— Non, je ne peux pas, répondit vivement Hamer. J’en suis arrivé au point de ne plus pouvoir me passer de ces cauchemars, et même de ne pas souhaiter m’en débarrasser.

— Je l’avais deviné. Dans ce cas, une autre solution consisterait à retrouver cet infirme auquel vous attribuez toutes sortes de pouvoirs surnaturels. Parlez-lui, faites disparaître l’envoûtement.

Hamer secoua une nouvelle fois la tête sans rien dire.

— Vous ne voulez pas non plus ? fit Seldon. Pourquoi ?

— Parce que j’ai peur, répondit le milliardaire presque à voix basse.

Seldon eut un mouvement d’impatience :

— N’accordez pas à tout cela une signification exagérée. Par exemple, cet air qui a marqué le début de votre envoûtement, à quoi ressemble-t-il ?

Hamer le fredonna. Le visage de Seldon prit une expression étonnée :

— Cela ressemble un peu à l’ouverture de Rienzi. Il y a quelque chose d’entraînant, comme si cet air avait, comment dire… des ailes. Seulement, moi, je ne quitte pas la terre. Vos « envolées » sont-elles toujours pareilles ?

— Oh, non ! (Hamer se pencha en avant.) Elles prennent régulièrement de l’ampleur, et chaque fois ma vision s’en trouve élargie. C’est difficile à expliquer. J’ai toujours conscience à un moment donné que j’atteins un certain degré où la musique m’emporte. Pas d’un seul coup, mais par une succession de vagues dont chacune monte plus haut que la précédente. Et cela, jusqu’à un endroit que l’on ne peut dépasser. J’y reste quelques instants avant d’être ramené en arrière. En réalité, il ne s’agit pas vraiment d’un endroit mais plutôt d’une sorte d’état d’âme. Je ne l’ai pas compris dès le début, mais, au bout d’un certain temps, j’ai commencé à m’apercevoir que j’étais entouré d’autres images, lesquelles semblaient attendre que je sois capable de les voir. Imaginez un tout petit chat : il a des yeux bleus, mais au début il ne peut rien voir parce qu’il est aveugle et doit apprendre à regarder. Il en a été de même pour moi : mes yeux et mes oreilles d’homme ne me servaient à rien, mais il existait un sens qui leur correspondait. Et ce sens n’avait pas été développé parce qu’il n’avait rien de terrestre. Petit à petit, ça s’est amplifié. J’ai eu la sensation de la lumière, puis du son, enfin de la couleur. Tout cela était très vague ; je sentais l’existence des objets, mais je ne les voyais pas ni ne les entendais. Ensuite, j’ai d’abord aperçu une lumière qui est devenue plus forte et plus nette. Puis de grandes étendues de sable rouge çà et là, et de longues lignes droites qui faisaient penser à des canaux.

Seldon, dont l’attention grandissait, intervint :

— Des canaux ? Continuez, c’est très intéressant.

— Pourtant, cela n’avait aucune importance et ne comptait déjà plus. Ce qui importait, c’était les objets que je ne voyais pas encore mais que je percevais instinctivement. J’entendais un bruit qui ressemblait à des battements d’ailes. Des ailes qui étaient, sans que je puisse vraiment les voir, magnifiques. Rien de comparable ici-bas. Alors, j’ai continué à avancer et je les ai vues enfin. Les ailes !… Oh ! Seldon, les ailes !…

— Mais qu’était-ce donc ? Des hommes ? Des anges ? Des oiseaux ?

— Je ne sais pas, je ne les distinguais pas encore très bien. Mais leur couleur… Oh ! cette couleur ! Il n’y a rien de pareil sur la terre.

— À quoi ressemblait cette couleur ? insista Seldon. De quoi se rapprochait-elle le plus ?

Hamer fit un geste d’impatience :

— Comment pourrais-je vous la décrire ? Autant essayer d’expliquer la couleur bleue à un aveugle. Cette couleur d’aile, vous ne l’avez jamais vue.

— Et ensuite, que s’est-il passé ?

— C’est tout. Je ne suis pas allé plus loin. Mais chaque fois le retour était plus douloureux. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi car je suis sûr que mon corps ne quitte pas le lit. Et, à l’endroit où j’arrive, je sais qu’il n’y a aucune présence réelle. Alors pourquoi est-ce aussi douloureux ?

Seldon hocha la tête sans répondre. Hamer reprit :

— Le retour est affreusement pénible. Cette sensation d’être tiré en arrière qui s’accompagne d’une douleur dans chaque membre, chaque nerf… J’ai l’impression que mes oreilles vont éclater. Et puis vient l’atroce sentiment de pesanteur, d’oppression, comme si j’étais en prison. Pourtant je ne rêve que d’air, de lumière, d’espace. D’espace surtout, pour pouvoir respirer. Je veux être libre !

— Et que deviennent les autres sensations auxquelles vous accordiez jusque-là tant d’importance ?

— C’est bien là le pire : j’y tiens autant, si ce n’est plus qu’auparavant. Et tout – le confort, le luxe, le plaisir – me paraît livrer combat sans relâche contre l’influence des ailes… Je me demande comment tout cela va finir.

Le médecin garda le silence. Le récit qu’il venait d’écouter était fantastique. S’agissait-il d’une illusion, d’une hallucination sans fondement logique, ou bien ce qu’il contenait était-il réel ? Dans ce cas, pourquoi était-ce Hamer précisément qui avait été choisi ? Lui, le matérialiste qui ne jurait que par ce qu’il pouvait toucher, aurait dû être le dernier à voir les images d’un autre monde.

Hamer observait le psychiatre avec angoisse, attendant une réponse. Au bout d’un moment, Seldon dit avec embarras :

— Il vous faut patienter… voir ce qui va se passer maintenant.

— C’est impossible. Je vous répète que je ne peux pas, et ce que vous venez de me dire prouve que vous ne me comprenez pas. Cette lutte épouvantable me déchire. Cette bataille entre… entre…

Hamer cherchait désespérément ses mots. Son regard, perdu dans le vague, était chargé de tristesse. Enfin il reprit :

— Je ne sais pas comment décrire ce phénomène. Mais ce que je sais en tout cas, c’est que la situation est insupportable et que je n’arrive pas à me libérer.

Seldon secoua la tête. Il se sentait aux prises avec l’inexplicable. Il fit une dernière suggestion :

— Si j’étais vous, j’essayerais de retrouver cet infirme.

Mais tout en regagnant son domicile ce soir-là, il se murmurait à lui-même : « Des canaux !… Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?… »

Le lendemain matin, Silas Hamer sortit de chez lui d’un pas plus assuré. Il s’était décidé à suivre le conseil de Seldon et à se mettre en quête de l’infirme. Pourtant il était certain d’avance que ses recherches seraient vaines, car l’intéressé devait avoir disparu aussi complètement que si la terre l’avait englouti.

Les bâtiments sombres qui bordaient la ruelle avaient l’air sinistre et mystérieux. En un seul endroit, à mi-chemin, il y avait un trou dans un mur, et cette ouverture laissait passer un rayon de lumière dorée qui éclairait quelqu’un assis par terre… Oui, c’était bien lui : l’infirme ! Ayant posé ses béquilles contre le mur, à côté de son instrument de musique, il était en train de couvrir la pierre de dessins avec des craies de couleur. Il en avait déjà achevé deux qui représentaient des paysages très beaux et très délicats, avec des arbres et un étang dont l’eau semblait presque vraie.

Hamer fut repris par ses doutes. Était-ce là un simple musicien ambulant, un artiste des rues, ou quelqu’un d’autre ? Perdant soudain tout sang-froid, le milliardaire s’écria brutalement :

— Qui êtes-vous ? Pour l’amour de Dieu, dites-moi qui vous êtes !

L’infirme tourna la tête vers lui et se contenta de sourire. Hamer s’énervait de plus en plus :

— Pourquoi ne répondez-vous pas ? Parlez ! Mais parlez donc !

C’est alors qu’il s’aperçut que l’inconnu était en train de dessiner, avec une incroyable rapidité, sur une grande pierre plate. Il suivit des yeux le mouvement de la craie. Des arbres immenses prirent forme, puis, sur un rocher, il vit un homme qui jouait de la flûte. Cet homme avait un visage magnifique et des jambes de… bouc ! La main de l’infirme bougea plus vite encore. L’homme était toujours assis sur le rocher, mais les jambes de bouc avaient disparu, et ses yeux rencontrèrent ceux du milliardaire.

— Elles étaient mauvaises, dit-il.

Hamer le regarda avec stupeur, car le visage qui lui faisait face était semblable à celui du dessin ; mais il était d’une étrange beauté, comme s’il s’était purifié de tout, ne laissant place qu’à une intense joie de vivre.

Hamer se détourna et se mit à courir dans le passage pour fuir et retrouver la lumière du soleil. « C’est impossible ! » se répétait-il à haute voix. « C’est impossible ! Je suis fou, je rêve. » Mais il était hanté par le visage, et ce visage était celui du dieu Pan…

Il entra dans le parc et s’assit sur une chaise. L’endroit était presque désert. Seules, des nurses surveillaient des enfants, assises à l’ombre des arbres et, çà et là, des hommes étaient allongés dans l’herbe. L’expression « misérable vagabond » représentait pour Hamer le comble du dénuement. Mais, ce jour-là, il se mit à envier ceux auxquels elle s’appliquait. Ils lui apparaissaient maintenant comme les seuls êtres libres : ils avaient la terre sous les pieds, le ciel au-dessus de la tête, le monde entier pour se promener. Ils n’étaient ni captifs ni enchaînés.

Puis tout à coup, en un éclair, il comprit ce qui l’attachait à la terre et à quoi il tenait tellement : la fortune. Il l’avait considérée comme sa force, sa puissance, et à présent il mesurait pleinement les conséquences de son choix : c’était son argent qui l’emprisonnait…

Était-ce bien cela ? N’y avait-il pas par hasard une vérité profonde qu’il n’avait peut-être pas encore su discerner ? S’agissait-il de l’argent lui-même ou bien de l’amour qu’il lui portait ? Il était garrotté par des liens qu’il s’était lui-même créés, et qui n’étaient pas la fortune à proprement parler mais le culte qu’il lui vouait.

Il voyait maintenant très clairement les deux forces antagonistes qui l’écartelaient : d’un côté le matérialisme sur lequel il avait fondé sa vie ; de l’autre son adversaire, l’Appel impérieux des Ailes. Or, si l’une combattait, l’autre refusait l’affrontement direct. Elle ne voulait pas s’abaisser à combattre et préférait appeler, appeler sans cesse. Et Hamer l’entendait, cette voix. Si nettement même qu’il croyait presque en distinguer les paroles. « Vous ne pouvez pactiser avec moi », semblait-elle lui dire, « car je suis supérieure à vous. Si vous me suivez, il faut renoncer à tout le reste et briser les chaînes qui vous rattachent à la matière, car seuls les hommes libres vous conduiront où je vais. »

— Je ne peux pas ! cria Hamer. Je ne peux pas !

Quelques personnes dans le parc se retournèrent pour regarder cet original qui parlait tout seul.

Donc on lui demandait un sacrifice, et, qui plus est, le sacrifice de ce qui lui était le plus cher et formait comme partie intégrante de lui-même. Une partie intégrante… Il se souvint de l’homme sans jambes.

— Mon dieu, qu’est-ce qui vous amène ici ? interrogea Borrow.

De toute évidence, la présence de Hamer détonnait un peu dans la paroisse dont s’occupait son ami, au fin fond de ce quartier perdu de Londres.

Le milliardaire sourit :

— J’ai écouté de nombreux sermons qui expliquaient comment il fallait agir quand on disposait d’une fortune, et je suis venu vous dire : « Vous aussi, vous allez désormais être riche. »

— Voilà qui est très généreux de votre part, répondit Borrow, quelque peu surpris. Une grosse souscription, peut-être ?

Hamer eut un rire bref :

— Je crois plutôt que je vais vous donner jusqu’à mon dernier penny.

— Quoi ?

Hamer expliqua son projet sur un ton très assuré. Borrow n’en revenait pas :

— Vous voulez dire que vous allez faire don de toute votre fortune pour venir en aide aux pauvres du quartier ? Et que je serai chargé de la gérer ?

— C’est bien ça.

— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— C’est impossible à expliquer vraiment, dit Hamer lentement. Vous souvenez-vous de notre conversation, en février dernier, au sujet des visions ? Eh bien, une vision me hante, voilà tout.

— C’est magnifique ! s’écria Borrow dont les yeux s’étaient illuminés.

Hamer fit un geste de la main :

— Il n’y a rien là de magnifique, vous savez. Peu m’importe la pauvreté qui règne dans ce quartier : les gens n’ont besoin que d’argent. J’ai été très pauvre, moi aussi, et je ne le suis plus. Seulement, maintenant, il est temps que je me décharge de ma fortune. Comme je ne veux pas que des sociétés avides s’en emparent, je préfère vous la confier. Nourrissez les corps et les âmes. Les premiers de préférence ; je sais de quoi je parle : j’ai eu faim, moi aussi, autrefois. Enfin, vous ferez comme vous voudrez.

Borrow balbutia :

— C’est la première fois que…

— Tout est réglé, poursuivit Hamer. Les hommes de loi ont fait leur travail, et moi, j’ai signé tous les actes. Inutile de vous dire que j’ai été très occupé depuis quinze jours. Vous savez, il est presque plus difficile de se débarrasser que d’amasser une fortune.

— Mais vous avez bien gardé quelque chose ?

— Pas un penny, dit gaiement Hamer. (Il se mit à rire 🙂 En réalité, ce n’est pas tout à fait vrai : j’ai quatre pence en poche.

Laissant son ami à sa surprise, il sortit de la maison paroissiale et emprunta une série de petites rues étroites et sordides. Les paroles qu’il venait de prononcer de façon si insouciante lui revinrent à l’esprit avec une résonance pénible : « Pas un penny… » Il n’avait rien gardé de toute sa richesse, et maintenant il avait peur. Peur de la misère, de la faim, peur du froid. La conscience du sacrifice accompli ne lui était pas douce. Pourtant il avait l’impression de ne plus sentir peser sur lui la menace permanente que sa situation impliquait jusque-là. La rupture de la chaîne l’avait déchiré, mais la vision de la liberté venait le réconforter. Ses nouveaux besoins matériels étaient évidemment susceptibles d’obscurcir l’Appel, mais non de l’anéantir. Car il se rendait compte à présent qu’il s’agissait de quelque chose d’immortel.

L’automne commençait à régner, et le vent devenait de plus en plus froid. Hamer frissonna. Puis la faim se mit à le tenailler. Il avait oublié de déjeuner, et cet événement, inhabituel jusqu’alors, le confrontait impitoyablement à l’avenir. N’était-il pas invraisemblable qu’il ait tout abandonné ? Le confort, la chaleur d’un toit… Un moment, son corps se rebella ; mais il éprouva bientôt un délicieux sentiment de liberté.

Il regarda autour de lui et hésita. Il se trouvait près d’une station de métro, avec quatre pence en poche. L’idée lui vint de s’en servir pour gagner le parc où, quinze jours auparavant, il s’était amusé à observer ceux qui profitaient de quelques moments d’oisiveté. Excepté cette résolution, il écarta tout autre projet d’avenir, car il croyait sincèrement être devenu fou. Les gens sains d’esprits n’agissent pas comme il venait de le faire. Pourtant, s’il en était ainsi, la folie était alors chose extraordinaire et merveilleuse.

Oui, il allait se rendre au parc. De plus, effectuer le voyage en métro revêtait pour lui une signification particulière, en représentant à ses yeux toute l’horreur d’une vie d’étouffement, de claustration. Quand il en sortirait, il se retrouverait au milieu de la nature et de ces arbres qui cachent la menace oppressante des agglomérations urbaines.

L’ascenseur l’emporta rapidement vers les profondeurs. L’atmosphère était lourde et triste. Hamer s’arrangea pour se tenir le plus à l’écart possible de la foule, tout au bord du quai. Sur sa gauche s’ouvrait le tunnel d’où le train allait surgir dans un instant. Il éprouvait de nouveau dans cet endroit sinistre l’atroce sensation d’oppression qu’il voulait fuir désormais. Il n’y avait personne dans les abords immédiats, hormis un jeune homme affalé sur la banquette de la station et qui paraissait ivre.

Le grondement de métro monta tout à coup dans le tunnel. Le jeune homme quitta alors son siège et se porta en titubant à la hauteur de Hamer. Là, au bord du quai, il tourna la tête dans la direction du tunnel.

Alors tout se passa si vite que la réalité même parut devenir irréelle. Le jeune homme perdit l’équilibre et bascula sur la voie. Mille pensées envahirent aussitôt Hamer. Il revoyait une masse sombre écrasée par un autobus et entendait une voix rauque qui disait : « Vous avez rien à vous reprocher, mon vieux. Vous pouviez rien faire, il était flambé… »

En un éclair, il prit conscience que lui seul pouvait sauver la vie du jeune homme, car personne d’autre n’était suffisamment proche pour intervenir. Et le train allait surgir inexorablement du tunnel…

Malgré toutes les pensées qui l’assaillaient, il se sentait d’une étonnante lucidité. Il n’avait qu’une seconde pour prendre une décision. Il savait aussi qu’il avait toujours peur de la mort, une peur épouvantable ; que l’aventure était désespérée ; et qu’il allait sacrifier inutilement deux existences.

Aux yeux des témoins de la scène qui se trouvaient à l’autre extrémité du quai, il parut n’y avoir aucun intervalle entre la chute du garçon et le bond que fit l’homme pour le rejoindre. Déjà le train débouchait du tunnel, ses freins désormais impuissants…

Hamer avait saisi le garçon dans ses bras. Il n’était poussé par aucune impulsion généreuse, et son corps tremblant ne faisait qu’obéir à la force mystérieuse qui le poussait au sacrifice. Dans un ultime effort, il rejeta le jeune homme sur le quai, mais perdit lui-même l’équilibre et retomba en arrière.

D’un seul coup sa peur s’éteignit. Le monde matériel ne le tenait plus dans son étau. Il crut un instant entendre les gais accents de la flûte de Pan, puis, plus près, plus fort, il perçut le battement joyeux d’une multitude d’ailes qui l’enveloppaient et l’emportaient…

(Traduction de Maxime Barrière.)

LA GITANE

Macfarlane avait souvent remarqué que son ami Dickie Carpenter éprouvait une étrange aversion pour les gitans. Il n’en avait jamais su la raison. Mais, lorsque furent rompues les fiançailles de Dickie avec Esther Lawes, la réserve qui caractérisait les relations entre les deux jeunes gens connut une trêve passagère.

Macfarlane connaissait les sœurs Lawes depuis l’enfance. Il était fiancé à la cadette, Rachel, et ce depuis un an environ. Lent et circonspect en toutes choses, il avait longtemps refusé de s’avouer la séduction grandissante qu’exerçaient sur lui le visage enfantin de Rachel, ses yeux marron si pleins de franchise. Elle était loin d’être une beauté comme Esther ! Mais elle possédait un je ne sais quoi d’infiniment plus sincère et plus doux. Au moment où Dickie s’était fiancé à la sœur aînée, les liens qui unissaient les deux jeunes gens semblaient s’être resserrés.

Et voilà qu’au bout de quelques semaines à peine les fiançailles étaient rompues. Dickie, le candide Dickie, en souffrait profondément. Jusqu’à présent, tout, dans sa jeune vie, s’était déroulé sans heurts. Il avait choisi de faire carrière dans la marine, ce qui lui convenait parfaitement : l’amour de la mer était chez lui inné. Lui-même tenait un peu du Viking, avec cette nature simple et directe sur laquelle les subtilités de pensée n’avaient aucune prise. Il appartenait à cette catégorie de jeunes Anglais taciturnes qui détestent toute forme d’émotion et éprouvent d’insurmontables difficultés à s’analyser.

Macfarlane, austère comme tout Écossais mais doué au fond de lui-même d’une très celtique imagination, fumait tout en écoutant son ami s’épancher en un flot de paroles. Il savait bien que Dickie viendrait auprès de lui se délester le cœur. Mais, à vrai dire, il ne s’attendait pas au tour que prit leur conversation : pour commencer, il n’avait même pas été question d’Esther Lawes ! Dickie lui racontait l’histoire d’une de ses terreurs enfantines.

— Tout a débuté par un rêve que j’avais quand jetais petit. Ce n’était pas exactement un cauchemar. Elle apparaissait – la gitane – dans n’importe quel rêve. Même dans les beaux rêves (tu sais bien, le genre de rêves que les gosses trouvent beaux : des fêtes, des bonbons et tout le reste). Je m’amusais comme un fou et puis tout à coup je sentais, je savais que si je levais les yeux elle serait là, comme toujours, les yeux fixés sur moi… Des yeux emplis de tristesse, comme si elle comprenait quelque chose que moi j’ignorais… Je ne sais pas pourquoi cela m’agitait à tel point, mais c’était ainsi ! Je me réveillais en hurlant de terreur, et ma vieille nourrice disait : « Ça y est ! Monsieur Dickie a encore rêvé de sa gitane ! »

— Et dans la réalité, tu avais déjà été effrayé par des gitanes ?

— Je n’en avais jamais vu. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’en ai rencontré une pour la première fois. Curieuse histoire, là aussi. J’étais à la recherche d’un de mes chiots qui s’était échappé. J’étais sorti de notre jardin et je suivais un sentier dans les bois. C’était l’époque où nous habitions dans le New Forest. Je suis arrivé dans une sorte de clairière où un pont de bois enjambait une rivière. Et juste à côté du pont se tenait une gitane, avec un fichu rouge sur la tête. Comme dans mes rêves. Tu peux t’imaginer ma frayeur ! Elle me regardait… Exactement le même regard : comme si elle savait quelque chose que j’ignorais et qu’elle en était toute triste… Et puis elle m’a dit, très calmement, en hochant la tête : « Si j’étais à votre place, je n’irai pas par là. » Je suis incapable de te dire pourquoi, mais cela m’a terrorisé. Je me suis mis à courir et, passant devant elle de toute la vitesse de mes jambes, je me suis lancé sur le pont. Sans doute était-il pourri ? Toujours est-il qu’il a cédé sous mon poids et que je suis tombé dans la rivière. Le courant était assez rapide et j’ai bien failli me noyer. Horrible sensation, la noyade ! Je n’ai jamais oublié cela ! Et je me suis dit que ma mésaventure avait un rapport avec la gitane…

— Et pourtant, au fond, elle n’avait fait que te mettre en garde, non ?

— On peut interpréter cela de cette façon, oui. (Dickie se tut un instant avant de reprendre 🙂 Si je t’ai raconté toute cette histoire, ce n’est pas que cela ait un rapport quelconque avec ce qui est arrivé par la suite (du moins je ne le pense pas). Mais c’est un point de départ pour ce que je vais t’expliquer. Tu comprendras maintenant quel type de sentiment se rattache pour moi au personnage de la gitane.

« Venons-en à ma première soirée chez les Lawes. Je venais de rentrer de la côte ouest, et cela me faisait un drôle d’effet de me retrouver en Angleterre. Les Lawes étaient de vieux amis de ma famille. La dernière fois que j’avais vu les deux filles, j’avais environ sept ans, mais leur frère Arthur avait été un de mes grands copains et, depuis qu’il était mort, Esther avait pris l’habitude de m’écrire de temps en temps et de m’envoyer des journaux. Quelles belles lettres elle écrivait ! Elles me faisaient un bien immense. Que je regrettais de n’avoir pas un meilleur talent d’épistolier pour lui répondre ! L’idée de la revoir m’enthousiasmait. En même temps, c’était plutôt étrange de connaître une fille aussi bien par correspondance, sans la connaître autrement. Quoi qu’il en soit, je ne tardai pas à aller rendre visite aux Lawes. Quand je suis arrivé, Esther n’était pas là, mais elle devait rentrer le soir même. Au dîner, j’étais assis à côté de Rachel et, comme je regardais d’un bout à l’autre de la longue table, j’ai été pris d’une bizarre sensation. J’avais l’impression que quelqu’un m’observait et cela me mettait mal à l’aise. C’est alors que je l’ai vue…

— Qui ?

— Eh bien ! Mme Haworth, dont je te parle.

Macfarlane fut à un cheveu de rétorquer : « Je croyais que c’était d’Esther Lawes que tu me parlais. » Mais il s’abstint, et Dickie reprit :

— Il y avait en elle quelque chose qui la différenciait de tous les autres convives. Elle était assise à côté du vieux Lawes qu’elle écoutait gravement, la tête légèrement inclinée. Elle portait, noué autour du cou, une sorte de mouchoir de tulle rouge. L’étoffe était-elle déchirée ? En tout cas, les pointes s’en dressaient derrière sa tête comme de petites langues de feu… Je demandai à Rachel : « Qui est cette personne, là-bas ? Brune, avec un foulard rouge ? – Voulez-vous parler d’Alistair Haworth ? m’a-t-elle répondu. Elle a un foulard rouge, mais elle est blonde, très blonde. »

« Effectivement. Ses cheveux étaient d’un ravissant or jaune pâle. Et cependant j’aurais pu jurer qu’elle était brune. C’est étonnant, comme les yeux peuvent parfois vous jouer des tours… Après le dîner, Rachel nous a présentés et nous sommes sortis faire quelques pas dans le jardin, en parlant de réincarnation…

— Voilà qui ne te ressemble guère, Dickie !

— C’est possible. Je me rappelle lui avoir dit que cela me semblait la manière la plus convaincante d’expliquer le phénomène par lequel on croit parfois reconnaître certaines personnes que l’on n’a jamais vues. Elle a dit : « Vous voulez parler des amoureux… » Elle a prononcé ces mots d’une façon étrange – avec un mélange de douceur et de passion. Cela m’a rappelé quelque chose… et je n’ai pas pu déterminer quoi. Nous avons continué à bavarder pendant quelques instants, puis le vieux Lawes nous a hélés de la terrasse : Esther était rentrée et demandait à me voir. Mme Haworth a posé la main sur mon bras et m’a dit : « Vous rentrez ? – Oui, ai-je répondu, je pense que cela vaut mieux. » Et alors… alors…

— Eh bien ?

— Cela semble tellement idiot… Mme Haworth m’a dit : « Si j’étais à votre place, je ne rentrerais pas… » (Il s’interrompit un moment.) J’ai pris peur. Terriblement peur. C’est pour cela que j’ai commencé par te raconter mon rêve… tu comprends, elle m’a dit cela exactement de la même façon. Calmement, comme si elle savait quelque chose qui m’échappait. Ce n’était pas tout simplement une jolie femme qui cherchait à me retenir au jardin. Il n’y avait que de la gentillesse dans sa voix – et une grande tristesse. Presque comme si elle savait ce qui allait se passer… Je me suis montré très grossier : j’ai tourné les talons et je l’ai plantée là, et je suis retourné vers la maison en courant presque. Il me semblait que c’était là mon salut. En même temps, je réalisais qu’elle m’avait inspiré dès le premier instant une certaine crainte. C’est avec soulagement que j’ai retrouvé le vieux Lawes. Esther était à ses côtés… (Dickie hésita une seconde, puis marmonna sombrement 🙂 Cela n’a pas fait un pli. À la minute précise où je l’ai vue, j’ai su que c’en était fait de moi.

L’esprit de Macfarlane s’envola vers Esther Lawes. Il l’avait un jour entendu décrire comme « un mètre quatre-vingts de perfection juive ». Pas mal campé, comme portrait, se dit-il en songeant à la taille inhabituellement élevée de la jeune fille, à sa sveltesse souple et déliée, à la blancheur marmoréenne de son visage au nez délicatement busqué, à la splendeur de ses yeux et de ses cheveux de jais. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que le cœur encore adolescent de Dickie ait capitulé, reconnut-il. Quant à lui-même, Esther n’eût jamais pu faire battre son sang – mais il devait bien admettre qu’elle était éblouissante.

— Et nous nous sommes fiancés, concluait Dickie.

— Tout de suite ?

— Au bout d’une semaine, environ. Et il lui a fallu une quinzaine de jours pour découvrir qu’au fond elle ne tenait guère à moi. (Il éclata d’un petit rire amer et bref.) C’était mon dernier soir avant de rallier le navire. Je rentrais du village en passant par les bois, et tout à coup je l’ai vue, elle ! – Mme Haworth, je veux dire. Elle portait un béret rouge et – l’espace d’un instant, bien sûr – j’ai eu peur. Nous avons fait route ensemble pendant un moment. Ne te méprends pas, nous n’avons pas dit un seul mot qu’Esther n’eût pu entendre…

— Vraiment ? dit Macfarlane en fixant son ami avec curiosité. C’est étrange, comme les gens vous disent des choses dont ils sont eux-mêmes inconscients !

— Ensuite, au moment où j’allais reprendre le chemin de la maison, elle m’a arrêté. Et elle m’a dit : « Vous arriverez toujours assez tôt là-bas. Si j’étais à votre place, je ne me hâterais pas… » À ce moment-là, j’ai su que quelque chose d’affreux m’attendait à la maison, et… quand j’y suis arrivé, Esther est venue vers moi et m’a dit… qu’au fond elle ne tenait pas tellement à moi…

Macfarlane émit un soupir compatissant.

— Et Mme Haworth ? demanda-t-il.

— Je ne l’ai plus jamais revue… jusqu’à ce soir.

— Ce soir ?

— Oui. À la clinique. Je suis allé faire examiner ma jambe, tu sais, celle qui a été blessée par cette torpille. Elle me fait un peu mal, ces derniers temps. Le toubib veut opérer – une petite intervention très simple, sans plus. Quand je suis sorti de la clinique, je me suis trouvé nez à nez avec une infirmière qui portait un chandail rouge par-dessus son tablier, et elle m’a dit : « Si j’étais à votre place, je ne ferais pas faire cette opération… » Et j’ai vu que c’était Mme Haworth. Mais elle a continué son chemin si rapidement que je n’ai pas pu l’arrêter. J’ai rencontré une autre infirmière et je l’ai interrogée à son sujet : mais elle m’a répondu qu’il n’y avait personne de ce nom-là à la clinique… C’est bizarre…

— Tu es sûr que c’était elle ?

— Oh, oui ! Tu vois, elle est très belle, et… (Il s’interrompit et ajouta 🙂 Je vais me faire opérer, évidemment, mais… Si jamais je devais vraiment y passer…

— Foutaises !

— Je sais bien que ce sont des foutaises. Mais, malgré tout, je suis content de t’avoir raconté cette histoire… Tu sais, ce n’est pas tout – si seulement je pouvais me souvenir…

La route grimpait ferme, au milieu d’un paysage de lande. Peu avant la crête de la colline, Macfarlane s’arrêta devant l’entrée d’une maison. Serrant les dents, il sonna.

— Mme Haworth est-elle là ?

— Oui, monsieur. Je vais la prévenir.

La femme de chambre l’abandonna dans une vaste chambre basse dont les fenêtres donnaient sur la lande sauvage et désolée. Il se rembrunit. Était-il sur le point de se ridiculiser de la plus belle manière ?

Brusquement, il sursauta. Une voix grave chantait dans la pièce au-dessus :

Elle vit dans la lande,

La gitane…

Le chant s’interrompit. Le cœur de Macfarlane se mit à battre plus vite. La porte s’ouvrit.

Sa blondeur étonnante, presque Scandinave, le heurta de plein front. Malgré la description que lui en avait faite Dickie, il l’avait imaginée noiraude… Les paroles de Dickie lui revinrent brusquement en mémoire, ainsi que le ton si particulier sur lequel il les avait prononcées : « Tu vois, elle est très belle… » La beauté parfaite et incontestable est une chose extrêmement rare. C’est cette beauté-là que possédait Alistair Haworth : parfaite, incontestable.

Il se ressaisit et s’avança vers elle.

— Vous ne me connaissez ni d’Ève ni d’Adam. Ce sont les Lawes qui m’ont donné votre adresse. Mais… Je suis un ami de Dickie Carpenter.

Elle l’examina pendant une ou deux minutes. Puis :

— J’allais sortir, dit-elle. Dans la lande. Voulez-vous m’accompagner ?

Ouvrant une porte-fenêtre, elle sortit à flanc de colline. Il lui emboîta le pas. Un homme massif à l’air obtus fumait, assis dans un fauteuil d’osier.

— Mon mari, dit-elle. Maurice, nous allons nous promener dans la lande. Après quoi, M. Macfarlane restera avec nous pour le déjeuner. C’est entendu, n’est-ce pas, monsieur Macfarlane ?

— Avec grand plaisir, je vous en remercie.

Elle se mit à gravir la colline d’une foulée élastique. Il la suivait en songeant : « Pourquoi ? Pourquoi, au nom du ciel, avoir épousé ça ? »

Alistair se dirigea vers des rochers.

— Asseyons-nous ici. Et dites-moi… ce que vous êtes venu m’annoncer.

— Vous saviez ?

— Je sais toujours quand un malheur approche. C’est une mauvaise nouvelle que vous m’apportez, n’est-ce pas ? Au sujet de Dickie ?

— Il a dû subir une opération bénigne qui s’est très bien passée. Mais il a sans doute eu une faiblesse cardiaque. L’anesthésie lui a été fatale.

Que s’attendait-il à voir sur son visage, il ne le savait pas très bien lui-même, mais en tout cas pas cet air de lassitude extrême, éternelle… Il l’entendit murmurer quelques mots :

— De nouveau… attendre… si longtemps… si longtemps…

Puis elle leva les yeux :

— Oui, qu’alliez-vous dire ?

— Seulement ceci. Quelqu’un lui avait déconseillé cette opération. Une infirmière. Il a cru vous reconnaître. Était-ce vous ?

Elle secoua la tête.

— Non, ce n’était pas moi. Mais j’ai une cousine qui est infirmière. Dans la pénombre elle me ressemble un peu. Je crois pouvoir dire que ce devait être elle. (Elle leva de nouveau le regard vers lui.) Cela n’a pas d’importance, n’est-ce pas ? (Tout à coup, ses yeux s’écarquillèrent, elle inspira profondément.) Oh ! dit-elle. Oh ! Comme c’est drôle ! Vous ne comprenez pas…

Macfarlane demeurait interdit. Elle ne le quittait pas des yeux.

— Je croyais que vous compreniez… Vous devriez, il me semble que vous l’avez, vous aussi…

— Que j’ai quoi ?

— Le don… La malédiction, appelez cela comme vous voudrez. Je crois que vous l’avez. Regardez intensément ce creux-là, dans le rocher. Ne pensez à rien, contentez-vous de regarder… Ah ! dit-elle en le voyant sursauter presque imperceptiblement. Eh bien ! Avez-vous vu quelque chose ?

— Ce doit avoir été mon imagination. L’espace d’une seconde, j’ai cru le voir rempli de… sang !

Elle acquiesça.

— Je savais bien que vous l’aviez. Nous nous trouvons à l’endroit où les antiques peuplades qui adoraient le soleil sacrifiaient leurs victimes. J’ai su cela avant que quiconque ne m’en parle. El il m’arrive quelquefois de sentir ce que ces gens éprouvaient lors de ces sacrifices… presque comme si j’y assistais moi-même… Et il y a dans la lande quelque chose qui me donne la sensation de me retrouver chez moi… En fait, il n’y a rien d’étonnant à ce que je possède le don. Je suis une Ferguesson. Il y a de nombreux cas de double vue dans la famille. Ma mère était médium jusqu’à son mariage. Elle s’appelait Cristine. Elle était très célèbre.

— Ce que vous appelez « le don », c’est le pouvoir de voir les choses avant qu’elles n’arrivent ?

— Oui. Vers le passé ou vers l’avenir, cela revient au même. Ainsi, par exemple, j’ai vu que vous vous demandiez pourquoi j’avais épousé Maurice. Mais si, ne niez pas ! C’est simplement parce que je sais depuis toujours que quelque chose d’épouvantable le menace… J’ai voulu le faire échapper à ce destin… Les femmes sont toutes comme cela. Grâce à mon don, je devrais pouvoir empêcher que cela ne se réalise… pour autant que cela soit possible… Je n’ai pas su protéger Dickie. Et puis Dickie ne comprenait pas… Il avait peur. Il était tellement jeune.

— Vingt-deux ans.

— Et j’en ai trente. Mais ce n’est pas cela que je voulais dire. Il y a tant de façons d’être séparés… Mais être séparés par le temps, voilà qui est plus affreux que tout.

Elle sombra dans un long mutisme mélancolique.

De la maison monta soudain l’appel cuivré d’un gong qui les tira de leur rêverie.

Pendant le déjeuner, Macfarlane observa Maurice Haworth. De toute évidence, il était follement amoureux de sa femme. On voyait luire dans ses yeux l’aveugle et béate tendresse des chiens fidèles. Macfarlane remarqua également l’attitude affectueuse, maternelle, par laquelle elle répondait. Le repas terminé, il prit congé.

— Je suis à l’auberge pour un jour ou deux. Puis-je revenir vous voir ? Demain, peut-être ?

— Bien sûr. Mais…

— Mais quoi ?

Elle se passa rapidement la main sur les yeux.

— Je ne sais pas. Je… je croyais que nous ne nous reverrions plus, c’est tout… Au revoir.

Il redescendit la route avec lenteur. Malgré lui, il lui semblait sentir une main glacée lui étreindre le cœur. Elle n’avait pourtant rien dit, mais…

Un moteur surgit de derrière le coin. Il s’aplatit contre la haie… il n’était que temps ! Une pâleur grisâtre lui envahit le visage…

— Bon sang, mes nerfs sont dans un état épouvantable, grommela Macfarlane en s’éveillant le lendemain.

Il passa froidement en revue les événements de la veille. La voiture, tout d’abord, puis le raccourci qu’il avait pris pour rejoindre l’auberge et où, surpris par un brouillard subit, il s’était égaré à proximité d’un dangereux marécage. La mitre de cheminée qui était tombée du toit de l’auberge. L’odeur de brûlé, au milieu de la nuit, provenant d’une escarbille qui était tombée sur le tapis devant le foyer. Tout cela n’était rien ! Rien, absolument rien… n’étaient les quelques mots qu’elle avait laissé échapper et la conviction qu’il avait, intime encore que non avouée, qu’elle savait…

Il repoussa ses couvertures avec une énergie soudaine. Il fallait qu’il se lève, qu’il aille la voir avant toute chose. Cela briserait le charme. Du moins, s’il arrivait sain et sauf jusque-là… Seigneur, quelle folie !

Au petit déjeuner, il ne put avaler grand-chose. Sur le coup de 10 heures, il se mettait en route. À 10 heures et demie, il posait le doigt sur la sonnette. Alors, et alors seulement, il s’accorda un long soupir de soulagement.

— Mme Haworth est-elle là ?

C’est la même femme de chambre âgée qui lui avait ouvert la veille. Mais ses traits étaient ravagés par le chagrin.

— Oh ! monsieur ! Oh, monsieur ! Alors, vous n’êtes pas au courant ?

— Au courant de quoi ?

— C’est son tonique. Elle en prenait tous les soirs. Ce pauvre monsieur est dans tous ses états. Il est presque fou de douleur. Il s’est trompé de bouteille, dans le noir… On a fait venir le médecin, mais il était déjà trop tard…

Aussitôt résonnèrent dans l’esprit de Macfarlane les paroles qu’elle avait prononcées : « Je sais depuis toujours que quelque chose d’épouvantable le menace. Je devrais pouvoir empêcher que cela ne se réalise… pour autant que cela soit possible… » Ah ! Mais on ne va pas à l’encontre du Destin… Étrange fatalité de cette vision qui a détruit ce qu’elle cherchait à sauver…

La vieille servante poursuivit :

— Ma jolie brebis ! Elle qui était si douce, si gentille ! Et qui se désolait toujours pour ceux qui étaient en difficulté ! Elle ne supportait pas de voir souffrir quelqu’un. (Elle hésita, puis reprit 🙂 Voulez-vous monter la voir, monsieur ? Vous la connaissiez depuis longtemps, d’après ce que j’ai compris. Depuis très longtemps, même, qu’elle disait…

Macfarlane monta à l’étage à la suite de la vieille femme. Elle l’introduisit dans la chambre qui se trouvait au-dessus du salon et d’où il avait entendu chanter, la veille. Le haut des fenêtres était décoré de vitraux qui projetaient une lumière rouge sur la tête du lit… Une gitane avec un fichu rouge sur la tête… Absurde. Ses nerfs lui jouaient de nouveau des tours. Longuement, il contempla pour la dernière fois Alistair Haworth.

— Il y a une dame qui vous demande, monsieur.

— Hein ?

Macfarlane adressa à sa propriétaire un regard absent.

— Oh ! Excusez-moi, madame Rowse. Je bayais aux fantômes.

— Vraiment, monsieur ? Il faut dire qu’on en voit de belles dans la lande, à la nuit tombée. Il y a la dame blanche, et puis le forgeron du Diable, et puis le marin et la gitane…

— Que dites-vous ? Un marin et une gitane ?

— C’est ce qu’on dit, monsieur. On en parlait beaucoup, quand j’étais jeune. Ils avaient eu des amours impossibles au temps jadis… Mais voilà un bon bout de temps qu’ils ne sont plus apparus à personne.

— Ah ? Je me demande si… peut-être que… ils vont recommencer bientôt…

— Seigneur Jésus ! Ne dites pas une chose pareille ! Quant à cette jeune dame…

— Quelle jeune dame ?

— Celle qui vous attend, monsieur. Elle est au parloir. C’est une certaine Mlle Lawes.

— Oh !

Rachel ! Il sentit comme un brusque rétrécissement, une bizarre sensation de changement d’optique. Il venait de couler un regard dans un autre monde. Et il avait oublié Rachel, Rachel qui n’appartenait qu’à cette vie-ci… De nouveau, cette impression de changement de cap, ce retour brutal à un monde qui n’avait que trois dimensions…

Il ouvrit la porte du parloir. Rachel, avec ses yeux marron empreints de franchise. Tout à coup, comme un rêveur qui s’éveille, il se sentit inondé d’une bienheureuse chaleur : le sentiment de la réalité. Vivant ! Il était vivant ! « Il n’y a qu’une seule vie dont on puisse être certain ! Celle-ci ! » songea-t-il.

— Rachel ! s’écria-t-il et, lui soulevant le menton il l’embrassa.

(Traduction de Dominique Mols.)

LA VIVANTE ET LA MORTE

Le Révérend Parfitt haletait. Courir pour attraper le train n’était plus guère de son âge. D’abord, il n’avait plus sa sveltesse d’autrefois, et plus il prenait d’embonpoint, plus il avait tendance à s’essouffler. « C’est le cœur, vous comprenez », disait-il, très digne.

Il se laissa tomber dans un coin du compartiment de première avec un soupir de soulagement. La douce tiédeur du wagon chauffé lui parut des plus agréables. Dehors la neige tombait. Une chance d’avoir une place de coin pour un long voyage de nuit. Pourquoi n’y avait-il donc pas de couchettes dans ce train ?

Les trois autres coins étaient déjà occupés et, comme il en faisait mentalement la remarque, le Révérend Parfitt s’aperçut que le voyageur assis à l’extrémité opposée de l’autre banquette l’avait reconnu et lui adressait un aimable sourire. C’était un homme au visage avenant, entièrement rasé, et aux tempes tout juste grisonnantes. Tout, en lui, révélait si bien l’homme de loi que personne n’aurait pu s’y tromper un instant. Sir George Durand était effectivement un avocat en renom.

— Eh bien, Parfitt, fit-il avec bonhomie, il me semble que vous avez couru !

— Très mauvais pour mon cœur, hélas ! dit le révérend. C’est une heureuse coïncidence de vous rencontrer, sir George. Vous allez loin dans le nord ?

— Newcastle, répondit laconiquement sir George. À propos, ajouta-t-il aussitôt, connaissez-vous le Dr Campbell Clark ?

L’homme assis sur la même banquette que le révérend inclina la tête avec affabilité.

Le Révérend Parfitt examina le Dr Campbell Clark avec un vif intérêt. Il avait souvent entendu prononcer son nom. Le Dr Clark avait pris rang parmi les plus éminents spécialistes des maladies mentales et son dernier ouvrage, Le Problème de l’Inconscient, avait été le livre le plus commenté de l’année.

Le révérend vit une mâchoire carrée, des yeux bleus au regard soutenu et des cheveux tirant sur le roux, dans lesquels n’apparaissait encore aucun fil d’argent, mais qui commençaient à s’éclaircir. Et il eut aussi l’impression d’une très forte personnalité.

Par une association d’idée bien naturelle, le révérend porta son regard sur le voyageur assis en face de lui, s’attendant presque à recevoir de ce côté-là aussi un petit salut familier, mais le quatrième occupant du compartiment était un parfait inconnu – un étranger, sans doute, pensa le révérend. C’était un homme mince, brun, et somme toute assez insignifiant. Enfoui dans un vaste pardessus, il paraissait dormir profondément.

— Le Révérend Parfitt, de Bradchester ? s’enquit le Dr Campbell Clark d’une voix agréable.

Le révérend eut l’air flatté. Décidément, ces « sermons scientifiques » qu’il avait prononcés n’étaient pas passés inaperçus – cela était dû surtout au fait que la presse leur avait accordé une large place. De toute façon, c’était ce dont l’Église avait besoin : de bonnes prédications qui n’en soient pas moins d’actualité.

— J’ai lu votre livre avec beaucoup d’intérêt, Dr Clark, dit-il. Bien qu’il soit un peu trop technique pour moi par endroits.

Durand intervint :

— Préférez-vous parler ou dormir, révérend ? demanda-t-il. Je vous avouerai tout de suite que je souffre d’insomnie et que par conséquent j’opterais pour la conversation.

— Mais certainement ! J’en suis, dit le révérend. Je dors rarement au cours de ces longs voyages de nuit, et le livre que j’ai là est ennuyeux au possible.

— En tout cas, nous formons un petit groupe tout à fait éclectique, fit observer le docteur avec un sourire. L’Église, le Barreau et la Médecine.

— Peu de choses sur quoi nous ne puissions donner une opinion les uns ou les autres, hein ? dit Durand en riant. L’Église en se plaçant du point de vue spirituel, moi du point de vue juridique et purement temporel, et vous, docteur, couvrant le domaine le plus étendu, puisqu’il va du purement pathologique au… purement psychologique ! À nous trois, nous devons être capables d’embrasser n’importe quel sujet de façon assez complète, il me semble.

— Pas si complète que vous l’imaginez, à mon avis, dit le Dr Clark. Il y a un autre point de vue que vous avez laissé de côté et qui est important.

— Et c’est ? demanda l’avocat.

— Le point de vue de l’homme de la rue.

— Est-il vraiment si important ? L’homme de la rue n’est-il pas généralement dans l’erreur ?

— Oh ! presque toujours. Mais il a ce qui manque fatalement à toute opinion de spécialiste – le point de vue personnel. En fin de compte, vous comprenez, on ne peut faire abstraction des réactions individuelles. J’en ai fait l’expérience dans ma profession. Pour chaque malade qui vient me trouver et qui souffre vraiment, il s’en présente au moins cinq qui n’ont absolument rien si ce n’est une incapacité totale de vivre en bonne intelligence avec ceux dont ils partagent le toit. Ils appellent cela de tout ce qui leur passe par la tête – de l’hydarthrose du genou à la crampe des écrivains, mais c’est toujours la même chose, l’irritation produite par le frottement d’une personnalité contre une autre.

— Vous avez beaucoup de « nerveux » parmi vos malades, je suppose, fit remarquer le révérend en prononçant le mot avec un petit air dédaigneux. (Ses propres nerfs étaient excellents.)

— Ah ! voilà ! Et qu’entendez-vous par là ? (Le docteur s’était tourné vers lui, vif comme l’éclair.) Nerveux ! Les gens emploient ce mot et le font suivre d’un petit rire comme vous venez de le faire. Un tel n’a rien, disent-ils. C’est simplement les nerfs. Mais, grand dieu ! vous touchez là le fond du problème. On peut s’attaquer à une simple maladie du corps et la guérir. Mais, à ce jour, nous n’en savons guère plus sur les causes obscures des innombrables maladies nerveuses qu’au temps de – mettons du règne de la reine Elizabeth !

— Dieu du ciel ! fit le révérend Parfitt, quelque peu décontenancé par cette attaque. Est-ce possible ?

— Cependant, voyez-vous, c’est un signe de grâce, reprit le Dr Clark. Jadis, nous considérions l’homme comme un simple animal, corps et âme – en insistant plus particulièrement sur le premier de ces deux éléments.

— Corps, âme et esprit, rectifia timidement le clergyman.

— Esprit ? (Le docteur fit un étrange sourire.) Qu’entendez-vous exactement par « esprit », vous autres ecclésiastiques ? Vous n’avez jamais été très explicites là-dessus. Depuis des temps immémoriaux, vous avez reculé devant une définition précise.

Le révérend s’éclaircit la gorge pour prendre la parole, mais, à sa grande contrariété, l’occasion ne lui en fut pas donnée. Le docteur poursuivit :

— Sommes-nous même sûrs que « esprit » soit le mot qui convient ? Ne serait-ce pas plutôt « esprits » au pluriel ?

— Au pluriel ? demanda sir George Durand, levant comiquement les sourcils.

— Oui. (Campbell Clark se pencha en avant et, de l’index, tapota la poitrine de l’avocat.) Êtes-vous tellement sûr, dit-il gravement qu’il n’y a qu’un occupant dans cette agréable résidence meublée que vous occupez pour un temps limité ? À la fin de son bail, le locataire déménage ses biens – peu à peu – puis quitte la maison tout à fait, et à ce moment celle-ci s’écroule et vous n’avez plus que ruine et décomposition. Vous êtes le propriétaire de la maison, nous l’admettrons, mais ne sentez-vous jamais la présence d’autres occupants – domestiques aux pieds légers, à peine remarqués, si ce n’est pour le travail qu’ils font et dont vous n’avez pas conscience ? Ou d’invités – des dispositions d’esprit qui s’emparent de vous et font de vous, momentanément, un « autre homme », comme l’on dit ? Vous êtes le roi dans votre château, soit, mais soyez bien assuré que le « vil coquin » y est présent aussi.

— Mon cher Clark, dit lentement l’avocat, vous m’inquiétez terriblement. Mon esprit est-il vraiment un champ de bataille où s’affrontent des personnalités opposées ? Est-ce là la dernière découverte de la science ?

Ce fut au tour du docteur de hausser les épaules.

— Votre corps est bien un champ de bataille, dit-il sèchement. Alors pourquoi pas votre esprit ?

— Très intéressant, dit le Révérend Parfitt. Ah ! Merveilleuse science !

Et, intérieurement, il pensait : « Voilà qui peut me fournir un thème pour un sermon retentissant. »

Mais son enthousiasme retombé, le Dr Campbell Clark s’était renversé de nouveau sur son siège.

— À vrai dire, fit-il observer, d’un ton sèchement professionnel, c’est un cas de dédoublement de la personnalité qui m’appelle à Newcastle aujourd’hui. Un cas très intéressant. Sujet neurotique, bien entendu. Mais tout à fait authentique.

— Dédoublement de la personnalité, dit sir George Durand pensif. Ce n’est pas tellement rare, je crois bien. Cela s’accompagne d’une perte de mémoire, n’est-ce pas ? Je sais que la question a été soulevée l’autre jour en justice à propos d’un testament.

Le Dr Clark approuva de la tête.

— Le cas classique, évidemment, dit-il, fut celui de Félicie Bault. Vous vous souvenez peut-être d’en avoir entendu parler ?

— Bien sûr, dit le Révérend Parfitt. Je me rappelle avoir lu l’affaire dans les journaux – mais c’était il y a déjà longtemps, au moins sept ans.

Le Dr Clark fit un signe affirmatif.

— Cette fille devint célèbre en France, dit-il. Des savants accoururent de tous les coins du monde pour l’examiner. Elle n’avait pas moins de quatre personnalités distinctes. On les avait numérotées : Félicie 1, Félicie 2, Félicie 3, etc.

— N’a-t-on pas émis l’hypothèse d’une supercherie ? demanda sir George avec vivacité.

— Les personnalités de Félicie 3 et de Félicie 4 pouvaient prêter au doute, reconnut le docteur. Mais le fait principal demeure. Félicie Bault était une paysanne bretonne. Elle était la troisième d’une famille de cinq enfants, fille d’un père ivrogne et d’une mère faible d’esprit. Un jour qu’il était pris de boisson, le père étrangla la mère, ce qui lui valut, si je ne me trompe, d’être relégué à vie. Félicie avait alors cinq ans. Des gens charitables s’intéressèrent aux enfants et Félicie fut élevée et éduquée par une vieille demoiselle anglaise qui tenait un pensionnat pour enfants indigents. Cependant, celle-ci ne put pas faire grand-chose de Félicie. Elle la décrit comme une enfant anormalement lente et stupide, maladroite de ses mains, et qui n’avait appris à lire qu’avec les plus grandes difficultés. Cette demoiselle, miss Slater, essaya de la préparer pour le service domestique et elle lui trouva plusieurs places lorsqu’elle fut en âge de travailler. Mais Félicie ne resta jamais longtemps chez les mêmes patrons en raison de sa stupidité et aussi de son immense paresse.

Le docteur s’arrêta un instant, et le révérend, recroisant les jambes et se pelotonnant dans sa couverture de voyage, s’aperçut soudain que l’homme qui lui faisait face avait bougé très légèrement. Ses yeux, fermés jusque-là, étaient maintenant grands ouverts et il y avait dans leur regard une lueur railleuse et indéfinissable qui fit tressaillir le digne révérend. On eût dit que l’homme écoutait et qu’il se réjouissait secrètement de ce qu’il entendait.

— On possède une photographie de Félicie Bault à l’âge de dix-sept ans, poursuivit le docteur. Elle nous la représente comme une petite campagnarde aux traits sans finesse et à la constitution robuste. Rien dans cette photographie n’indique qu’elle était appelée à devenir une des personnes les plus connues de France.

« Cinq ans plus tard, alors qu’elle en avait vingt-deux, Félicie Bault fut atteinte d’une grave maladie nerveuse et c’est lors de sa convalescence que les étranges phénomènes commencèrent à se manifester. Voici des faits qui ont été certifiés par de nombreux savants parmi les plus éminents. La personnalité appelée Félicie 1 était indiscernable de la Félicie Bault connue depuis vingt-deux ans. Félicie 1 écrivait le français avec hésitation et en faisant d’énormes fautes ; elle ne parlait pas de langues étrangères et était incapable de jouer du piano. Félicie 2, au contraire, parlait l’italien couramment et l’allemand assez bien. Son écriture différait totalement de celle de Félicie 1 et elle écrivait le français dans un style coulant et expressif. Elle pouvait discuter de politique et d’art et elle aimait passionnément jouer du piano. Félicie 3 avait beaucoup de points communs avec Félicie 2. Elle était intelligente et possédait une bonne instruction, mais au moral le contraste était saisissant. Elle apparaissait en fait comme une créature complètement dépravée – mais dépravée comme elle aurait pu l’être si elle avait vécu à Paris et non en province. Elle connaissait à fond l’argot parisien et les expressions en usage dans le demi-monde. Son langage était licencieux et elle avait coutume d’invectiver ce qu’elle appelait les « bonnes gens » en des termes blasphématoires au dernier degré. Finalement, il y avait Félicie 4, créature rêveuse, simplette, pieuse et prétendument douée de double vue, mais cette quatrième personnalité était fuyante et très peu convaincante et on a supposé parfois qu’il s’agissait d’une supercherie de la part de Félicie 3 – une sorte de tour qu’elle jouait à un public crédule. Je peux dire que (à l’exception, peut-être, de Félicie 4) chacune de ces personnalités était parfaitement distincte et n’avait pas connaissance des autres. Félicie 2 était sans nul doute celle qui dominait et il lui arrivait de durer jusqu’à quinze jours de suite, après quoi Félicie 1 apparaissait subitement et restait un jour ou deux. Ensuite, ce pouvait être le tour de Félicie 3 ou 4, mais ces deux dernières occupaient rarement la place plus de quelques heures. Chaque changement était accompagné d’un violent mal de tête et d’un profond sommeil et dans chaque cas il ne subsistait pas le moindre souvenir des autres états, la personnalité du moment reprenant le fil de sa vie propre là où il avait été interrompu et n’ayant pas conscience du passage du temps.

— Remarquable, murmura le révérend. Tout à fait remarquable. Nous pouvons dire que nous ne savons encore à peu près rien des merveilles de l’univers.

— Nous savons qu’il y a dans cet univers un certain nombre d’imposteurs très malins, fit l’avocat d’un ton caustique.

— Le cas de Félicie Bault a été étudié par des hommes de loi aussi bien que par des médecins et des savants, reprit vivement le Dr Campbell Clark. Maître Quimbellier, vous vous rappelez, a fait une enquête des plus minutieuses et a confirmé l’opinion des savants. Et après tout, pourquoi cela nous surprendrait-il tellement ? Il nous arrive de tomber sur des œufs avec deux jaunes, n’est-ce pas ? Et sur des bananes jumelles ? Pourquoi pas l’âme double – ou dans ce cas l’âme quadruple – dans un seul corps ?

— L’âme double ? protesta le révérend.

Le docteur tourna sur lui ses yeux bleus au regard perçant.

— Comment pouvons-nous appeler cela autrement ? C’est-à-dire, si la personnalité est l’âme ?

— Il faut se féliciter qu’un tel état de choses ne soit qu’un caprice de la nature, fit remarquer sir George. Si le cas était fréquent, il donnerait lieu à des jolies complications.

— C’est un état tout à fait exceptionnel, opina le docteur. Il est dommage qu’une étude plus longue n’ait pu être entreprise, mais tout se termina par la mort inopinée de Félicie.

— Il y a eu quelque chose d’étrange dans cette mort, si je me souviens bien, dit lentement l’avocat.

Le Dr Campbell Clark approuva de la tête.

— Une chose inexplicable en effet. La jeune fille fut trouvée un matin morte dans son lit. Il était visible qu’elle avait été étranglée. Mais à la stupéfaction de tous, il fut bientôt prouvé de façon péremptoire qu’elle s’était étranglée elle-même. Les marques laissées sur son cou étaient celles de ses propres doigts. C’est là une méthode de suicide qui n’est sans doute pas matériellement impossible, mais qui a dû nécessiter une force musculaire énorme et une volonté presque surhumaine. Ce qui avait poussé cette fille à une telle extrémité n’a jamais été découvert. Il est évident que son équilibre mental avait été de tous temps précaire. Quoi qu’il en soit, le fait est là. Le rideau est retombé définitivement sur le mystère de Félicie Bault.

C’est alors que l’homme assis dans le coin près de la fenêtre se mit à rire.

Les trois autres sursautèrent comme s’il avait tiré un coup de fusil. Ils avaient totalement oublié la présence de leur compagnon silencieux. Comme ils tournaient des regards étonnés vers le coin où il était assis, toujours engoncé dans son pardessus, il rit de nouveau.

— Il faut m’excuser, messieurs, dit-il dans un anglais parfait où perçait cependant un léger accent étranger.

Il se redressa laissant voir un visage pâle orné d’une petite moustache d’un noir de jais.

— Oui, il faut m’excuser, répéta-t-il, faisant le simulacre de s’incliner. Mais vraiment ! Quand il s’agit de science, le dernier mot est-il dit ?

— Vous savez quelque chose sur le cas dont nous parlions ? demanda le docteur avec courtoisie.

— Sur le cas lui-même, non. Mais j’ai connu la jeune fille.

— Félicie Bault ?

— Oui. Et Annette Ravel également. Vous n’avez pas entendu parler d’Annette Ravel ? Et pourtant l’histoire de l’une est inséparable de l’histoire de l’autre. Croyez-moi, vous ne savez rien de Félicie Bault si vous ne connaissez pas aussi l’histoire d’Annette Ravel.

Il tira une montre de son gousset et regarda l’heure.

— Une demi-heure exactement avant le prochain arrêt. J’ai le temps de vous raconter l’histoire – c’est-à-dire s’il vous plaît de l’écouter ?

— Racontez, je vous en prie, dit le docteur.

— Nous en serons ravis, dit le révérend.

Sir George Durand se contenta de prendre une attitude d’intense intérêt.

— Mon nom, messieurs, est Raoul Letardeau. Vous venez de parler à l’instant d’une demoiselle anglaise, miss Slater, qui s’intéressait aux œuvres de charité. Je suis né en Bretagne, dans un village de pêcheurs, et quand mes parents trouvèrent tous deux la mort dans un accident de chemin de fer, ce fut miss Slater qui me recueillit et me sauva de l’équivalent de la maison des pauvres dans votre pays. Elle s’occupait d’environ vingt enfants, garçons et filles. Parmi celles-ci se trouvaient Félicie Bault et Annette Ravel. Si je ne puis vous faire comprendre la personnalité d’Annette Ravel, messieurs, vous ne comprendrez rien à ce qui va suivre. Elle était l’unique enfant d’une fille de joie qui était morte tuberculeuse, abandonnée par son amant. Cette mère avait été danseuse à ses heures et Annette aurait voulu devenir danseuse elle aussi. Quand je la vis pour la première fois, c’était un petit bout de femme de onze ans avec des yeux dans lesquels on lisait alternativement la moquerie et la promesse, une petite créature pleine de feu et de vie. Et aussitôt – oui, aussitôt – elle fit de moi son esclave. C’étaient des « Raoul, fais ceci pour moi », « Raoul, fais cela pour moi ». Et moi, j’obéissais. Déjà je l’adorais et elle le savait.

« Nous avions pris l’habitude d’aller ensemble sur le rivage, tous les trois – car Félicie venait avec nous. Et là, Annette retirait ses chaussures et ses bas et se mettait à danser sur le sable. Et quand elle se laissait tomber hors d’haleine, elle nous disait ce qu’elle voulait faire et ce qu’elle voulait être plus tard.

« Vous savez, je serai célèbre. Oui, très célèbre. Je veux avoir des centaines, des milliers de bas de soie, de la soie la plus fine. Et je vivrai dans un appartement magnifique. Tous mes amoureux seront jeunes et beaux, et riches aussi. Et quand je danserai, tout Paris viendra me voir. Les gens crieront, hurleront, s’égosilleront et trépigneront de joie en me voyant danser. Et quand viendra l’hiver, je cesserai de danser. J’irai me reposer au soleil, dans le midi, il y a des villas avec des orangers, là-bas. J’en aurai une. Je m’étendrai au soleil sur des coussins en soie et je mangerai des oranges. Quant à toi, Raoul, j’aurai beau être riche et célèbre, je ne t’oublierai jamais. Je te protégerai et je t’aiderai dans ta carrière. Félicie sera ma femme de chambre – non, elle est trop maladroite de ses mains. Regarde-les, comme elles sont épaisses et grossières.

« À ces mots, Félicie se fâchait, mais Annette continuait de la taquiner.

« — C’est une si grande dame, Félicie – si élégante, si raffinée. C’est une princesse déguisée – ha ! ha !

« — Mon père et ma mère étaient mariés, tu ne peux pas en dire autant des tiens, grognait Félicie d’un ton vindicatif.

« — Oui, et ton père a tué ta mère, il y a vraiment de quoi se vanter d’être la fille d’un assassin !

« — Ton père a laissé ta mère se pourrir, rétorquait Félicie.

« — Ah ! oui. (Annette devenait songeuse.) Pauvre maman ! Il faut se maintenir forte et en bonne santé. C’est l’essentiel d’être forte et bien portante.

« — Je suis aussi forte qu’un cheval, moi, déclarait Félicie avec fierté.

« Et elle l’était sans aucun doute. Elle était deux fois plus forte que n’importe quelle fille du pensionnat. Et elle n’était jamais malade.

« Mais elle était stupide, vous comprenez, stupide comme une bête. Je me demandais souvent pourquoi elle suivait partout Annette. Cette dernière semblait exercer sur elle une sorte de fascination. Parfois, je pense, elle haïssait Annette et il faut dire qu’Annette n’était pas bonne pour elle. Elle raillait sa lenteur et sa stupidité et elle l’humiliait devant les autres. J’ai vu Félicie le visage blanc de rage. Je craignais parfois de la voir saisir Annette à la gorge et la serrer dans ses mains puissantes jusqu’à l’étrangler. Elle n’avait pas l’esprit assez prompt pour répondre aux railleries d’Annette, mais elle finit par apprendre une riposte qui ne manquait jamais son but. Il lui suffisait de se vanter de sa force physique et de sa bonne santé. Elle avait appris (ce que je savais depuis toujours) qu’Annette enviait sa robuste constitution et elle frappait instinctivement au point faible de l’armure de son ennemie.

« Un jour, Annette vint me trouver toute joyeuse.

« — Raoul, me dit-elle, aujourd’hui nous allons nous amuser aux dépens de cette idiote de Félicie.

« — Que vas-tu faire ?

« — Viens derrière le petit hangar et je vais te le dire.

« Annette avait, par hasard, mis la main sur un certain livre. Il y en avait une partie qu’elle ne comprenait pas et, à vrai dire, le sujet était bien trop ardu pour elle. Il s’agissait d’un ouvrage ancien sur l’hypnotisme.

« — Un objet brillant suffit. Le bouton en cuivre au pied de mon lit, par exemple ; on peut le faire tourner. Je l’ai fait regarder à Félicie hier soir. « Regarde-le fixement. » je lui ai dit « Ne le quitte pas des yeux. » Et alors je l’ai fait tourner. Raoul, j’ai eu peur ! Ses yeux avaient l’air si drôles. « Félicie, tu feras ce que je te commande, toujours, » je lui ai dit. « Je ferai ce que tu me commanderas, Annette, toujours, » elle a répondu. Et alors, j’ai dit : « Demain à midi, tu apporteras une chandelle de suif dans la cour de récréation et tu te mettras à la manger. Et si quelqu’un te pose une question, tu diras que c’est la meilleure galette que tu aies jamais goûtée. » Oh ! Raoul, qu’en dis-tu ?

« — Mais elle ne fera jamais une chose pareille, objectai-je.

« — Le livre dit que si. Ce n’est pas que je le croie vraiment, mais, oh ! Raoul, si le livre dit vrai, ce qu’on va s’amuser !

« Moi aussi, je trouvai l’idée très comique. Nous passâmes le mot à nos camarades et à midi nous étions tous dans la cour de récréation. Et voilà Félicie qui arrive, exacte à une minute près, un morceau de chandelle à la main. Me croirez-vous, messieurs, si je vous dis qu’elle se mit à la grignoter le plus sérieusement du monde ? Nous en étions malades de rire ! De temps en temps, un enfant s’approchait d’elle et lui disait gravement : « C’est bon, ce que tu manges là, n’est-ce pas, Félicie ? » Et elle répondait : « Mais oui, c’est la meilleure galette que j’aie jamais goûtée. » Et alors nous éclations de rire. Nous finîmes par rire si fort que le bruit sembla faire prendre conscience à Félicie de ce qu’elle était en train de faire. Elle cligna des yeux avec un air perplexe et regarda successivement la chandelle et notre petit groupe. Elle passa sa main sur son front.

« — Mais qu’est-ce que je fais ici ? murmura-t-elle.

« — Tu es en train de manger une chandelle !

« — C’est moi qui t’ai fait faire ça. Oui, c’est moi ! s’exclama Annette, exécutant devant elle un pas de danse.

« Félicie écarquilla les yeux un moment, puis elle marcha lentement sur Annette.

« — Ainsi c’est toi – c’est toi qui m’as ridiculisée ? Je crois me rappeler maintenant. Ah ! je te tuerai pour la peine.

« Elle parlait sur un ton tout à fait calme, mais Annette recula soudain devant elle et vint se cacher derrière moi.

« — Protège-moi, Raoul ! J’ai peur de Félicie. Ce n’était qu’une plaisanterie, Félicie, une simple plaisanterie.

« — Je n’aime pas ces plaisanteries-là, dit Félicie. Tu comprends ? Je te déteste. Je vous déteste tous !

« Elle fondit soudain en larmes et se sauva.

« Je pense qu’Annette fut effrayée par le résultat de son expérience et qu’elle ne chercha pas à la renouveler. Mais à dater de ce jour son ascendant sur Félicie sembla augmenter.

« Félicie, je le crois maintenant, ne cessa jamais de la détester, et pourtant elle ne pouvait pas s’éloigner d’elle. Elle restait attachée à Annette comme un chien fidèle.

« À quelque temps de là, messieurs, on me trouva un emploi et je ne revins qu’occasionnellement au pensionnat, au cours de mes vacances. Le désir d’Annette de devenir une danseuse ne fut pas pris au sérieux, mais elle montra en grandissant de fort bonnes dispositions pour le chant et miss Slater consentit à la préparer à la carrière de chanteuse.

« Elle n’était pas paresseuse, Annette. Elle travaillait fiévreusement, sans prendre de repos. Miss Slater fut obligée de l’empêcher de se surmener. Elle me parla d’elle un jour.

« — Tu as toujours eu beaucoup d’affection pour Annette, me dit-elle. Persuade-la de ne pas trop se fatiguer. Depuis quelque temps elle a une petite toux qui ne me plaît pas.

« Peu après, mon travail m’appela très loin de là. Je reçus une ou deux lettres d’Annette au début, puis plus rien. Je restai à l’étranger pendant cinq ans.

« Par le plus grand des hasards, quand je revins à Paris, mon attention fut attirée par une affiche de théâtre sur laquelle était un portrait d’une artiste du nom d’Annette Ravelli. Je la reconnus aussitôt. Le soir même, j’allai au théâtre en question. Annette y chantait en français et en italien. Sur la scène, elle était admirable. La représentation terminée, je me rendis à sa loge. Elle me reçut immédiatement.

« — Raoul ! s’écria-t-elle, tendant vers moi ses mains pâles. Quelle merveilleuse surprise ! Où étais-tu ces années passées ?

« Je le lui aurais dit, mais elle ne tenait pas vraiment à m’écouter.

« — Tu vois, je suis presque arrivée !

« Elle fit de la main un geste circulaire, un geste triomphant, pour me faire admirer sa loge encombrée de bouquets.

« — La bonne miss Slater doit être fière de ta réussite.

« — Cette vieille sorcière ? Non, sûrement pas. Sais-tu qu’elle me destinait au Conservatoire ? Pour donner des récitals devant un public guindé. Merci ! Moi je suis une artiste. C’est ici, sur une scène de variétés, que je trouve à exprimer ma personnalité. »

« À ce moment entra un homme d’un certain âge, aux traits fins, très distingué. D’après son attitude, je compris vite qu’il était le protecteur d’Annette. Il me jeta un regard en coin et Annette lui expliqua :

« — Un ami d’enfance. Il passe par Paris, voit mon portrait sur une affiche, et voilà !

« L’homme se montra alors d’une parfaite affabilité. En ma présence, il exhiba un bracelet de rubis et de diamants et le passa au poignet d’Annette. Comme je me levais pour prendre congé, elle me jeta un regard de triomphe et murmura :

« — J’ai fait mon chemin, n’est-ce pas ? Tu vois ? Le monde entier m’appartient.

« Mais comme je quittais sa loge, je l’entendis tousser, d’une toux sèche et aiguë. Je savais ce que signifiait cette toux. C’était le cadeau que sa mère lui avait laissé en mourant.

« Je la revis ensuite deux ans plus tard. Elle était allée chercher refuge chez miss Slater. Sa carrière était brisée. Elle était atteinte de tuberculose avancée et les médecins s’accordaient à dire qu’il n’y avait rien à faire.

« Ah ! je ne l’oublierai jamais telle que je la vis alors ! Elle était couchée sous une sorte d’abri dans le jardin. On la faisait rester en plein air jour et nuit. Ses joues étaient creuses et empourprées, ses yeux brillants de fièvre.

« Elle m’accueillit avec une sorte de désespoir qui me fit frémir.

« — Je suis heureuse de te voir, Raoul. Tu sais ce qu’ils disent – qu’il est possible que je ne guérisse pas. Ils le disent derrière mon dos, tu penses bien. Devant moi, ils essayent de me rassurer et de me consoler. Mais ce n’est pas vrai, Raoul, ce n’est pas vrai ! Je refuse de mourir. Mourir ? Quand j’ai devant moi la vie si belle qui me tend les bras ? C’est la volonté de vivre qui importe. Tous les grands docteurs le disent aujourd’hui. Je ne suis pas de ces faibles qui s’abandonnent. Je me sens déjà infiniment mieux – infiniment mieux, tu m’entends ?

« Elle s’appuya sur son coude pour donner plus de force à ses paroles, puis elle retomba, en proie à une quinte de toux qui déchirait son corps frêle.

« — Cette toux, ce n’est rien, dit-elle haletante. Et les hémorragies ne m’effraient pas. Je surprendrai les docteurs. C’est la volonté qui compte. Rappelle-toi, Raoul, je vivrai.

« C’était pitoyable, vous comprenez, pitoyable.

« À ce moment, Félicie Bault entra avec un verre de lait chaud sur un plateau. Elle tendit le verre à Annette et la regarda boire avec une expression que je ne pus sonder, mais où il y avait assurément une satisfaction maligne.

« Annette, elle aussi, surprit cette expression. Furieuse, elle jeta le verre par terre où il vola en éclats.

« — Tu la vois ? Voilà comment elle me regarde tout le temps. Elle est heureuse que je sois en train de mourir ! Oui, elle s’en réjouit. Elle qui est forte et bien portante. Regarde-la – jamais un jour de maladie, celle-là. Et tout ça pour rien. À quoi lui sert cette grande carcasse ? Que peut-elle en faire ?

« Félicie s’accroupit pour ramasser les morceaux de verre.

« — Je me moque de ce qu’elle peut dire, dit-elle d’une voix traînante. Qu’est-ce que cela peut faire ? Je suis une fille respectable, moi. Quant à elle, elle connaîtra les flammes du Purgatoire avant longtemps. Je suis chrétienne. Je ne dis rien.

« — Tu me détestes ! cria Annette. Tu m’as toujours détestée. Ah ! mais cela n’empêche pas que je peux t’ensorceler. Je peux te faire faire ce que je veux. Vois maintenant, si je te le demandais, tu te mettrais à genoux dans l’herbe devant moi.

« — Vous êtes ridicule, dit Félicie, mal à l’aise.

« — Mais si, tu le feras. Tu vas le faire. Pour me faire plaisir. À genoux ! Je te l’ordonne, moi, Annette. À genoux, Félicie !

« Que ce fût à cause de sa voix étrangement persuasive, ou pour quelque autre raison plus profonde, toujours est-il que Félicie obéit. Elle tomba lentement à genoux, les bras en croix, avec, sur le visage, une expression absente et stupide.

« Annette rejeta la tête en arrière et se mit à rire – d’un rire bruyant et interminable.

« — Non, mais regarde-la donc, avec sa figure stupide ! Ce qu’elle peut avoir l’air ridicule. Tu peux te relever maintenant, Félicie, merci ! Ce n’est pas la peine de me faire des yeux comme si tu voulais me dévorer. Je suis ta maîtresse. Tu dois faire ce que je te commande.

« Elle se laissa retomber, épuisée, sur ses coussins. Félicie prit son plateau et s’éloigna à pas lents. Elle se retourna une fois sur nous et la rancune qui couvait dans ses yeux me causa une profonde impression.

« Je n’étais pas là quand Annette mourut. Mais ce fut terrible, paraît-il. Elle se cramponna à la vie. Elle se battit contre la mort comme une forcenée. La respiration sifflante, elle répétait sans trêve : « Je ne veux pas mourir – vous m’entendez ? Je ne veux pas mourir. Je veux vivre… vivre… »

« Miss Slater me raconta tout cela quand je vins la voir six mois plus tard.

« — Mon pauvre Raoul, me dit-elle d’un ton maternel. Tu l’aimais, n’est-ce pas ?

« — Oui. Je l’ai toujours aimée. Mais de quel secours aurais-je pu lui être ? N’en parlons plus. Elle est morte, elle, si brillante, si pleine d’une vie ardente…

« Miss Slater était une femme compréhensive. Elle passa à un autre sujet. Félicie lui causait beaucoup de soucis, me dit-elle. Cette fille avait eu une sorte de dépression nerveuse et depuis elle se comportait de façon tout à fait surprenante.

« — Tu sais qu’elle apprend le piano, me dit miss Slater après un moment d’hésitation.

« Je l’ignorais et cette nouvelle me causa une vive surprise. Félicie apprenant le piano ! J’aurais mis ma main au feu que cette fille n’aurait pas pu discerner une note d’une autre.

« — Elle a du talent, à ce qu’on prétend, poursuivit miss Slater. Je n’y comprends rien. Je l’ai toujours considérée comme… enfin, Raoul, tu le sais aussi bien que moi, elle a toujours été stupide.

« J’approuvai de la tête.

« — Elle se conduit si étrangement que je ne sais que penser.

« Quelques minutes plus tard, j’entrai à la salle de lecture. Félicie jouait du piano. Elle jouait l’air que j’avais entendu Annette chanter à Paris. Vous comprenez, messieurs, que cela me donna un coup. Et alors, m’ayant entendu approcher, elle s’arrêta et se tourna brusquement vers moi avec des yeux intelligents et malicieux. Un instant, je crus… Non, je ne dirai pas ce que je crus.

« — Tiens ! fit-elle. C’est donc vous, monsieur Raoul.

« Je ne puis décrire la façon dont elle dit ces mots. Pour Annette, je n’avais jamais cessé d’être « Raoul ». Mais, depuis que nous nous étions retrouvés adultes, Félicie m’appelait toujours « Monsieur Raoul ». Or, le ton qu’elle avait pris cette fois était différent, comme si le Monsieur, légèrement accentué, avait en soi quelque chose d’amusant.

« — Ma parole, Félicie, balbutiai-je, tu parais toute changée aujourd’hui.

« — Vraiment ? dit-elle d’un ton réfléchi. C’est curieux, cela. Mais ne prenez pas un air si grave, Raoul – décidément, je vous appellerai Raoul – n’avons-nous pas joué ensemble étant enfants ? La vie a été faite pour rire. Parlons de cette pauvre Annette – elle qui est morte et enterrée. Est-elle en Purgatoire ?

« Et elle fredonna un fragment d’une chanson – pas tout à fait dans le ton, mais les paroles attirèrent mon attention.

« — Félicie ! m’écriai-je. Tu parles italien ?

« — Pourquoi pas, Raoul ? Je ne suis peut-être pas si bornée que je fais semblant de l’être.

« — Je ne comprends pas… commençai-je.

« — Mais je vais vous l’expliquer. Je suis une actrice très douée, bien que personne ne s’en doute. Je peux jouer quantité de rôles – et les jouer tout à fait bien.

« Elle rit et sortit de la pièce en courant avant que j’aie pu l’arrêter.

« Je la revis encore avant de partir. Elle était endormie dans un fauteuil. Elle ronflait très fort. Je m’approchai d’elle et l’observai, fasciné, mais non sans un vague sentiment de répulsion. Elle s’éveilla en sursaut. Ses yeux, voilés et sans vie, rencontrèrent les miens.

« — Monsieur Raoul, murmura-t-elle.

« — Oui, Félicie. Je m’en vais maintenant. Veux-tu jouer encore un peu de piano pour moi avant mon départ ?

« — Moi, jouer du piano ? Vous vous moquez de moi, monsieur Raoul.

« — Tu ne te rappelles donc pas en avoir joué ce matin ?

« Elle secoua la tête.

« — Comment une pauvre fille comme moi saurait-elle jouer du piano ?

« Elle resta silencieuse un instant, comme plongée dans ses pensées, puis me fit signe de venir plus près.

« — Monsieur Raoul, il se passe de drôles de choses dans cette maison. On vous joue des tours. On change l’heure aux pendules. Oui, oui, je sais ce que je dis. Et tout ça, c’est elle qui le fait.

« — Qui ça, elle ? demandai-je, vivement étonné.

« — Cette Annette. Cette mauvaise fille. Quand elle était vivante, elle n’arrêtait pas de me tourmenter. À présent qu’elle est morte, elle revient me tourmenter encore.

« Je la regardai avec inquiétude. Je voyais maintenant qu’elle était en proie à une terreur extrême. Les yeux lui sortaient de la tête.

« — Elle est mauvaise, celle-là. Elle est mauvaise, je vous le dis. Elle vous prendrait le pain de la bouche, vos vêtements sur votre dos, votre âme dans votre corps…

« Elle m’empoigna soudain par le bras.

« — J’ai peur, je vous le dis – ! J’entends sa voix – pas dans mes oreilles, non pas dans mes oreilles. Ici, dans ma tête… (Elle se frappa le front.) Elle me chassera d’ici – elle me chassera pour de bon et alors qu’est-ce que je ferai, qu’est-ce que je deviendrai ?

« Sa voix s’enfla presque en un hurlement. Ses yeux lançaient des regards terrifiés d’animal aux abois…

« Et soudain elle fit un sourire, un sourire agréable, plein de malice, mais avec quelque chose de plus qui me fit frissonner.

« — Si ça devait en venir là, monsieur Raoul, je suis très forte de mes mains – terriblement forte.

« Je n’avais jamais bien remarqué ses mains auparavant. Je les regardai à ce moment et je ne pus m’empêcher de frémir. De gros doigts de brute et, comme elle l’avait dit, terriblement forts. Je ne peux vous exprimer la nausée qui me prit. C’était avec des mains pareilles que son père avait dû étrangler sa mère…

« Je ne devais plus revoir Félicie Bault. Aussitôt après je partis pour l’étranger – pour l’Amérique du Sud. J’en revins deux ans après sa mort. J’avais lu dans les journaux des détails sur sa vie et sa mort soudaine. J’en ai appris d’autres aujourd’hui en vous écoutant. Félicie 3 et Félicie 4… de celles-là, je ne sais que penser. Elle était douée pour la comédie, vous savez.

Le train ralentit soudain. L’homme se redressa sur son siège et boutonna son pardessus jusqu’au col.

— Comment expliquez-vous cela ? demanda l’avocat, se penchant en avant.

— J’ai du mal à croire… commença le Révérend Parfitt, pour s’interrompre aussitôt.

Le docteur se taisait. Il considérait Raoul Letardeau avec une attention soutenue.

— Vous prendre vos vêtements sur votre dos, votre âme dans votre corps, répéta doucement le Français. (Il se leva.) Je vous le dis, messieurs, l’histoire de Félicie Bault est l’histoire d’Annette Ravel. Vous ne l’avez pas connue. Moi si. Elle aimait passionnément la vie…

La main sur la poignée de la porte, prêt à descendre, il se retourna soudain et, se penchant, tapota la poitrine du Révérend Parfitt.

— Le docteur a dit tout à l’heure que ceci… (sa main frappa le révérend au creux de l’estomac et le révérend fit une grimace) ceci n’est qu’une résidence. Dites-moi, si vous trouvez un cambrioleur dans votre maison, que faites-vous ? Vous le tuez, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, s’écria le révérend. Non, sûrement pas – je veux dire, pas dans notre pays.

Mais il lança ces derniers mots dans le vide. La porte du compartiment s’était déjà refermée avec bruit.

Le clergyman, l’avocat et le docteur étaient seuls. Le quatrième coin était libre.

(Traduction de Roger Durand.)

FLEUR DE MAGNOLIA

Sous l’horloge de la gare Victoria, Vincent Easton attendait. De temps à autre, il levait les yeux vers les aiguilles, mal à l’aise, en se disant : « Combien d’hommes avant moi n’ont-ils pas attendu ici une femme qui ne venait pas ? »

Brusquement, une angoisse lui étreignit le cœur.

Et si Théo ne venait pas ? Si elle avait changé d’avis ? Ce serait bien typique d’une femme. Est-il sûr d’elle ? A-t-il jamais été sûr d’elle ? Au fond, sait-il la moindre chose à son sujet ? Ne l’a-t-elle pas toujours intrigué, depuis le début ? Il y a deux personnes en elle : la femme charmante et rieuse, épouse de Richard Darrell – et puis l’autre, silencieuse, pleine de mystère, qui s’est promenée à ses côtés dans les jardins de Haymer’s Close. Une fleur de magnolia. Voilà ce qu’elle évoque pour lui. Sans doute parce que c’est sous un magnolia qu’ils ont savouré leur premier baiser, aussi délicieux qu’incroyable. L’air fleurait le parfum sucré du magnolia et deux ou trois pétales s’étaient détachés, veloutés et odorants, pour se poser sur ce visage qui se tournait vers lui, aussi crémeux, aussi doux et silencieux qu’eux. Fleur de magnolia… exotisme, senteurs, mystère…

Cela remontait à quinze jours – ce n’était que la deuxième fois qu’il la rencontrait. Et à présent il attendait qu’elle le rejoigne pour toujours.

De nouveau, l’incrédulité le transperça. Elle ne va pas venir. Comment peut-il y avoir cru ? Elle devrait renoncer à tant de choses ! Il est impensable que la belle Mme Darrell puisse s’exposer ainsi : on ferait des gorges chaudes de son aventure et le scandale serait tel qu’ils ne parviendraient jamais à le faire oublier complètement. Il existe des moyens mieux indiqués, plus efficaces pour ce genre de choses : un divorce discret, par exemple.

Mais ils n’avaient pas songé une seconde à tout cela. Lui, du moins, n’y avait pas songé. Et elle ? Il n’a jamais rien su de ses pensées. C’est d’une façon presque timorée qu’il lui avait demandé de partir avec lui – car, qui était-il, après tout ? Rien qu’un cultivateur d’oranges comme il y en a mille autres, au Transvaal. Quelle vie avait-il à lui offrir, en comparaison de l’existence brillante qu’elle menait à Londres ? Mais il la désirait tellement qu’il n’avait pas pu s’empêcher de lui poser la question.

Elle avait consenti très calmement, sans hésiter ni protester. Comme s’il lui avait demandé la chose la plus simple du monde.

— Demain ? lui avait-il demandé, tout surpris, sans y croire.

Et elle avait promis, de cette voix douce et brisée qui ressemblait si peu au timbre haut et argentin dont elle usait pour les mondanités. La première fois qu’il l’avait vue, il l’avait comparée à un diamant – à un noyau de feu étincelant qui reflétait la lumière par mille facettes. Mais à l’instant du premier contact, du premier baiser, le diamant s’était miraculeusement transformé en une perle aux douceurs nuage. Une perle pareille à une fleur de magnolia, d’un rose crémeux.

Elle avait promis. Et il attendait qu’elle tienne sa promesse.

De nouveau, un coup d’œil vers l’horloge. Si elle n’arrivait pas bientôt, ils allaient manquer leur train.

Et, de nouveau, un remous de réactions s’agita douloureusement en lui. Elle ne viendra pas ! C’est évident. Quelle folie que d’y avoir cru ! Qu’est-ce qu’une promesse ? En rentrant chez lui, il allait trouver une lettre où elle lui expliquerait et protesterait en disant tout ce que disent les femmes pour faire excuser leur manque de courage.

La colère montait en lui – la colère, et l’amertume de la déception.

Tout à coup, il l’aperçut qui se dirigeait vers lui, un léger sourire aux lèvres. Elle marchait lentement, sans hâte ni nervosité, comme quelqu’un qui aurait toute l’éternité devant soi. Elle était vêtue de noir – une robe noire souple et moulante, avec un petit chapeau noir qui encadrait la merveilleuse pâleur crémeuse de son visage.

Il lui étreignit la main en balbutiant stupidement :

— Tu es venue ! Tu es quand même venue !

— Bien sûr.

Que sa voix était calme ! Qu’elle était calme !

— Je pensais que tu ne viendrais pas, dit-il en lâchant sa main et en respirant fort.

Elle ouvrit les yeux – des yeux immenses, superbes. Et il y lut de la surprise, un étonnement d’enfant.

— Pourquoi ?

Il ne répondit pas. Se tournant de côté, il héla un porteur qui passait. Ils n’avaient pas beaucoup de temps. Les minutes qui suivirent ne furent que bousculade et confusion. Enfin, ils se retrouvèrent dans leur compartiment réservé, et la grisaille du sud de Londres défila à la fenêtre.

Théodora Darrell était assise en face de lui. Enfin elle était sienne ! Il réalisait à présent à quel point il avait été incrédule, jusqu’à la toute dernière minute. C’est qu’il n’osait pas y croire ! Ce côté magique, insaisissable qui la caractérisait l’effrayait. Il lui semblait impossible qu’elle lui appartînt jamais.

Maintenant, le suspense était terminé. Le pas décisif avait été franchi. Il la regarda. Elle était appuyée dans le coin, immobile. Sur ses lèvres flottait encore un souvenir de sourire. Ses yeux étaient baissés, ses longs cils noirs balayaient la courbe laiteuse de sa joue.

Qu’a-t-elle en tête en ce moment ? se demanda-t-il. À quoi pense-t-elle ? À moi ? À son mari ? Et, au fait, que pensait-elle de lui ? L’avait-elle aimé, jadis ? N’avait-elle jamais rien éprouvé pour lui ? Lui inspirait-il de la haine, ou seulement de l’indifférence ? Tout à coup, une pensée le traversa, plus douloureuse : Je ne sais rien. Je ne saurai jamais rien. Je l’aime – et je ne sais rien d’elle. Ni ce qu’elle pense, ni ce qu’elle ressent.

Son esprit s’attarda sur le mari de Théodora Darrell. Il connaissait des quantités de femmes mariées qui ne se montraient que trop heureuses de se plaindre de leurs maris : ils ne les comprenaient pas, ne se souciaient guère de leur sensibilité… Il songea avec cynisme que c’était l’une des façons les plus commodes d’engager la conversation.

Mais Théo, elle, ne parlait jamais de son mari qu’en termes vagues. Easton ne savait de lui que ce que tout le monde en savait : qu’il était populaire, fort bel homme, direct, d’un contact agréable. Que tout le monde l’aimait. Et que sa femme paraissait s’entendre à merveille avec lui. Cela ne prouve rien, songea Vincent, Théo est bien élevée, jamais elle ne laisserait deviner ses griefs en public.

À lui non plus, elle n’avait jamais rien révélé. Depuis le soir de leur deuxième rencontre, ce soir où ils s’étaient promenés en silence dans le jardin, côte à côte – leurs épaules se frôlaient et il sentait l’imperceptible tressaillement qui la saisissait à son contact –, il n’y avait jamais eu d’explications. Leur situation n’avait pas été définie. Elle lui rendait ses baisers, muette et tremblante, dépouillée de cet éclat dur qui, avec sa beauté d’ivoire et de rose, avait contribué à la rendre célèbre. Pas une seule fois elle n’avait évoqué son mari. Au début, Vincent lui en avait été reconnaissant, heureux que lui soient épargnés les discours que prononcent les femmes pour se persuader elles-mêmes ainsi que leurs amants qu’elles ont raison de céder à leur amour.

Mais maintenant, cette tacite conspiration du silence commençait à l’inquiéter. Une fois de plus, la panique l’envahit : il ne savait rien de cette créature étrange qui liait de son plein gré sa destinée à la sienne. Il avait peur.

Mû par un besoin subit de se rassurer, il posa la main sur son genou vêtu de noir. De nouveau, il la sentit tressaillir légèrement. Il tendit le bras pour lui prendre la main, puis, se penchant, il posa au creux de sa paume un très long baiser. Il sentit les doigts fins presser les siens. Levant les yeux, il rencontra son regard et se rasséréna.

Il se redressa et s’appuya au dossier de la banquette. Il ne lui en fallait pas davantage pour l’instant. Ils étaient ensemble. Elle était à lui. Et c’est d’un ton léger, presque badin qu’il lui dit :

— Comme tu es silencieuse !

— C’est vrai ?

— Mais oui. (Il attendit un peu, puis ajouta d’une voix plus grave 🙂 Tu es sûre que… tu ne regrettes pas ?

Elle écarquilla les yeux :

— Oh, absolument pas !

Il ne douta pas de cette réponse aux accents si sincères.

— À quoi penses-tu ? J’aimerais savoir.

— Je crois que j’ai peur, répondit-elle plus bas.

— Peur ?

— Du bonheur.

Allant s’asseoir auprès d’elle, il la prit dans ses bras et embrassa le velours de son visage et de son cou.

— Je t’aime, dit-il. Je t’aime, je t’aime !

En guise de réponse, elle se serra contre lui, lui abandonna ses lèvres.

Il retourna ensuite à son siège. Il prit un magazine, elle en fit autant. De temps à autre, leurs yeux se croisaient par-dessus leurs revues. Et ils souriaient.

Ils arrivèrent à Douvres peu après 5 heures. Ils devaient y passer la nuit et traverser la Manche le lendemain. À l’hôtel, Théo pénétra dans leur petit salon, suivie de près par Vincent. Celui-ci avait à la main quelques journaux du soir qu’il jeta sur la table. Deux employés de l’hôtel apportèrent leurs bagages dans la chambre et se retirèrent.

Théo se détourna de la fenêtre devant laquelle elle s’était arrêtée – et, l’instant d’après, ils étaient dans les bras l’un de l’autre.

On frappa discrètement à la porte. Ils se séparèrent.

— Bon sang ! dit Vincent. Nous ne serons donc jamais seuls !

— En effet, dit doucement Théo avec un sourire.

Elle s’assit sur le sofa et prit un journal au hasard.

C’était un domestique qui apportait le thé. Il posa son plateau sur la table qu’il approcha ensuite du sofa sur lequel Théo était assise. Puis, après un coup d’œil professionnel autour de lui, il s’assura qu’on ne désirait plus rien et se retira.

Vincent, qui était passé dans la chambre voisine, revint dans le petit salon.

— Une bonne tasse de thé ! s’écria-t-il gaiement. (Puis, se figeant au milieu de la pièce 🙂 Qu’est-ce qui ne va pas ?

Théo se tenait toute droite sur le sofa, raidie, le regard fixé droit devant elle, le visage exsangue.

Vincent s’empressa :

— Qu’y a-t-il, mon cœur ?

Pour toute réponse, elle lui tendit le journal et lui indiqua la manchette.

Vincent lui prit le journal des mains.

— « HOBSON, JEKYLL & LUCAS EN FAILLITE », lut-il.

Pour l’instant, le nom de cette grande société londonienne ne lui évoquait rien de précis. Il aurait cependant dû signifier quelque chose, il en était certain et cela l’irritait. Il adressa à Théo un regard interrogateur.

— Hobson, Jekyll & Lucas, c’est Richard, expliqua-t-elle.

— Ton mari ?

— Oui.

Vincent reprit le journal et lut attentivement les informations qui y étaient exposées. Des formules telles que « banqueroute soudaine », « graves révélations à prévoir », « autres firmes éclaboussées » lui sautèrent aux yeux.

Un mouvement dans la pièce le fit lever les yeux. Théo était occupée à ajuster son petit chapeau noir devant le miroir. Au geste qu’il fit, elle se tourna vers lui et le regarda droit dans les yeux.

— Vincent… il faut que je retourne auprès de Richard.

Il sursauta.

— Théo ! Ne sois pas absurde.

Elle répéta, comme une automate :

— Il faut que je retourne auprès de Richard.

— Mais, ma chérie…

Elle montra le journal qui était tombé par terre :

— Cela signifie la ruine… l’effondrement. Je ne peux pas choisir ce jour-ci pour le quitter.

— Tu l’avais quitté avant d’apprendre tout cela. Sois raisonnable !

Elle secoua la tête d’un air désolé.

— Tu ne comprends pas. Il faut que je retourne auprès de Richard !

Il ne parvint pas à la faire revenir sur cette décision. Quelle chose étrange qu’une créature aussi douce et souple puisse se montrer aussi inflexible ! Après les quelques premières phrases, elle cessa de discuter. Elle le laissa dire en toute liberté ce qu’il avait à dire. Il la prit dans ses bras dans l’espoir de briser sa volonté par le pouvoir des sens. Mais, quoique sa tendre bouche répondît à ses baisers, il demeurait tout au fond d’elle une force qu’il sentait invincible, capable de résister à tous ses arguments.

Finalement, il la laissa, écœuré et las de ces vains efforts. De suppliant qu’il était d’abord, il devint amer et lui reprocha de ne jamais l’avoir aimé. Cela aussi, elle le reçut sans protester – mais tout son visage, muet et pitoyable, démentait ce dont il l’accusait. À la fin, la rage s’empara de lui : il lui lança les paroles les plus cruelles qui lui vinrent à l’esprit, ne cherchant plus qu’à la meurtrir, qu’à la traîner sur les genoux.

Puis, les mots lui firent défaut. Il n’y avait plus rien à dire. Assis, la tête entre les mains, il fixait le tapis de laine rouge. Théodora se tenait près de la porte, ombre noire au visage blanc.

C’était fini.

Elle dit doucement :

— Au revoir, Vincent.

Il ne répondit pas.

La porte s’ouvrit. Se referma.

Les Darrell vivaient à Chelsea, dans une mystérieuse maison du temps jadis, plantée au milieu d’un petit jardin particulier. Devant la maison poussait un magnolia – noirci, sali, souillé, mais un magnolia tout de même.

En arrivant, quelque trois heures plus tard, Théo s’arrêta un instant sur le seuil de la maison pour contempler l’arbre en fleur. Un sourire douloureux lui déforma fugitivement la bouche.

Elle se rendit immédiatement au bureau, à l’arrière de la maison. Un homme y faisait les cent pas : jeune, encore beau, mais les traits décomposés.

Quand elle entra, il poussa une exclamation de soulagement.

— Dieu merci, te voilà, Théo ! On m’avait dit que tu avais pris une valise et que tu t’en étais allée quelque part en dehors de Londres.

— J’ai appris la nouvelle et je suis revenue.

Richard Darrell lui posa le bras autour des épaules et l’entraîna vers un divan où ils prirent place côte à côte. Théo se dégagea du bras qui l’entourait – d’une façon qui pouvait paraître parfaitement naturelle.

— Est-ce très grave, Richard ? demanda-t-elle posément.

— Ce ne pourrait pas l’être davantage.

— Explique-moi.

Il se remit à arpenter la pièce, tout en parlant.

Immobile, Théo l’observait. Il ne devait pas savoir que, sans cesse, la pièce disparaissait à ses yeux, que sa voix s’éloignait, tandis qu’elle revoyait une autre pièce – une chambre d’hôtel, à Douvres.

Elle parvint néanmoins à écouter avec suffisamment d’attention. Il revint s’asseoir auprès d’elle sur le divan.

— Heureusement, conclut-il, ils ne peuvent pas toucher à ta dot. Et la maison t’appartient également.

Théo hocha la tête, pensive.

— Il nous restera au moins cela, dit-elle. Dans ce cas, ce ne sera pas trop grave. Un nouveau départ, voilà tout.

— Oh, oui ! En effet.

Mais la voix de Richard rendait un son faux. Et Théo songea subitement : « Il y a autre chose. Il ne m’a pas tout dit. »

— C’est bien tout, Richard ? demanda-t-elle doucement. Tu n’as rien de plus grave à m’apprendre ?

Il hésita une demi-seconde avant de répliquer :

— Pourquoi voudrais-tu qu’il y ait autre chose ?

— Je ne sais pas.

— Tout ira bien, dit Richard, comme s’il cherchait à se rassurer lui-même plutôt qu’à rassurer sa femme. Tout ira très bien.

Tout à coup, il la prit dans ses bras.

— Je suis content que tu sois là, dit-il. Tout ira bien, maintenant que tu es là. Quoi qu’il arrive, je t’ai, n’est-ce pas ?

— Oui, répéta-t-elle avec douceur. Tu m’as.

Cette fois, elle laissa son bras reposer sur ses épaules.

Il l’embrassa, la serra contre lui, comme si son contact lui conférait quelque étrange réconfort.

— Je t’ai, toi, dit-il de nouveau.

Et, comme précédemment, elle répondit :

— Oui, Richard.

Il se laissa glisser du divan sur le sol, aux pieds de Théo.

— Je suis vanné, dit-il d’un ton maussade. Mon Dieu, quelle journée ! Atroce ! Je ne sais vraiment pas ce que je ferais si tu n’étais pas là. Après tout, on n’a qu’une femme, pas vrai ?

Elle se borna à acquiescer d’un geste, sans dire un mot.

Il posa la tête sur ses genoux. Le soupir qu’elle laissa échapper était comme un soupir d’enfant fatigué.

Pour la deuxième fois, Théo songea : « Il me cache quelque chose. De quoi s’agit-il ? »

D’un geste mécanique, sa main descendit vers la tête sombre et lisse qui reposait sur ses genoux, et elle se mit à la caresser gentiment, comme une mère pour consoler son enfant.

Richard murmura :

— Tout ira bien, maintenant que tu es là. Tu ne me laisseras pas tomber.

Sa respiration se fit lente et régulière. Il s’était endormi. La main de Théo continuait à lui caresser la tête.

Mais les yeux de Théo regardaient droit devant eux, fixes, plongés dans les ténèbres, pareils à un regard d’aveugle.

— Richard, dit Théodora, tu ne crois pas que tu ferais mieux de tout me raconter ?

C’était trois jours plus tard. Ils se trouvaient au salon, en fin d’après-midi.

Richard sursauta et rougit.

— Je ne sais pas de quoi tu veux parler.

— Vraiment ?

Il lui lança un rapide coup d’œil.

— Il y a bien sûr quelques… quelques détails.

— Ne penses-tu pas qu’il vaut mieux que je sois au courant de tout, pour pouvoir t’aider ?

Il lui adressa un regard étrange.

— Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai besoin de ton aide ?

— Mon cher Richard, je suis ta femme, répondit-elle, un peu surprise.

Il sourit – de son bon sourire de toujours, séduisant, insouciant.

— C’est vrai, Théo. Et ravissante, de surcroît. Je n’ai jamais pu supporter les femmes laides.

Il commença à marcher de long en large, comme il en avait l’habitude lorsque quelque chose le préoccupait.

— En un sens, tu as raison, je ne le nie pas. Il y a quelque chose.

— Eh bien ?

— Il est tellement difficile d’expliquer ces choses-là aux femmes ! Elles comprennent tout de travers et s’imaginent que les faits sont… ce qu’ils ne sont pas.

Théo ne dit rien.

— Tu comprends, poursuivait Richard, la légalité est une chose, le bien et le mal en sont une autre. Il arrive qu’on fasse une chose parfaitement juste, parfaitement honnête, mais que la loi ne l’envisage pas sous le même angle. Neuf fois sur dix, tout se passe sans problèmes. Et la dixième fois… on tombe sur un bec.

Théo commençait à comprendre. Elle songea : « Comment se fait-il que je ne sois pas étonnée ? L’ai-je toujours su, au fond de moi-même, qu’il n’était pas honnête ? »

Richard parlait toujours, se perdant dans des explications inutilement longues. Théo n’était pas mécontente qu’il masque le fond de l’affaire sous ce manteau de verbosité. Il s’agissait de vastes étendues de terrains en Afrique du Sud. Elle ne tenait pas à savoir avec précision ce que Richard avait fait. Moralement, prétendait-il, l’opération était irréprochable. Légalement… là, il y avait un problème. Enfin, il n’y avait pas à sortir de là : il s’était exposé à des poursuites criminelles.

Tout en parlant, Richard ne cessait de lancer vers sa femme des regards nerveux, mal à l’aise. Il s’embrouillait de plus en plus dans ses explications, n’en finissait pas d’excuser ce qu’un enfant eût pu voir dans sa vérité la plus nue. Puis, au milieu de ses efforts pour se disculper, il s’effondra. Peut-être en partie à cause du regard de Théo dans lequel était passé un éclair de mépris. Il se laissa tomber dans un fauteuil, à côté de la cheminée, et se prit la tête dans les mains.

— Voilà, Théo, dit-il d’une voix brisée. Que vas-tu faire, à présent ?

Elle vint à lui, après un moment d’hésitation, et, s’agenouillant auprès de son siège, elle appuya son visage contre le sien.

— Qu’y a-t-il moyen de faire, Richard ? Que pouvons-nous faire ?

Il saisit sa main.

— C’est bien vrai ? Tu restes avec moi ?

— Bien sûr. Bien sûr, mon chéri.

Acculé presque malgré lui à la sincérité, il s’écria :

— Je suis un voleur, Théo ! Voilà ce que cela veut dire, en clair. Je ne suis qu’un voleur.

— Dans ce cas, je suis la femme d’un voleur, Richard. Nous sombrerons ensemble ou nous surnagerons ensemble.

Ils gardèrent le silence pendant quelques instants. Puis, il retrouva un peu de son assurance.

— Tu sais, Théo, j’ai un plan. Mais nous en parlerons plus tard. Il est presque l’heure du dîner. Il faut que nous allions nous changer. Mets ce truc crème que tu as, tu sais bien, ton modèle Caillot.

Théo leva des sourcils interrogateurs.

— Pour une simple soirée à la maison ?

— Oui, oui, je sais. Mais je l’aime bien. Mets cette robe-là, sois gentille. Cela me remontera le moral de te voir dans toute ta splendeur.

Théo descendit dîner dans sa robe Caillot. C’était une création réalisée dans un brocart crème, avec un léger fil d’or et une discrète touche rose pâle pour raviver le ton crème. La robe était extrêmement échancrée dans le dos. On n’eût pas pu rêver mieux pour faire ressortir l’éclatante blancheur des épaules et de la nuque de Théo. Plus que jamais, elle était une véritable fleur de magnolia.

Le regard de Richard l’enveloppa, chaudement approbateur.

— Très bien ! Tu sais, tu es éblouissante, avec cette robe.

Ils passèrent à table. Toute la soirée, Richard se montra nerveux, peu naturel, plaisantant et riant à tout propos, comme cherchant désespérément à chasser ses soucis. À plus d’une reprise, Théo voulut le faire revenir à la conversation qu’ils avaient engagée précédemment, mais il s’y refusa à chaque fois.

Et puis, au moment où il se levait pour aller se coucher, il dit tout à coup :

— Non, ne t’en va pas encore. J’ai quelque chose à te dire. Tu sais, à propos de cette triste histoire.

Elle se rassit.

Il se mit à parler très vite. Avec un peu de chance, ils arriveraient peut-être à étouffer l’affaire. Il avait bien assuré ses arrières. Pourvu que certains papiers ne tombent pas entre les mains du liquidateur…

Il s’interrompit d’un air entendu.

— Des papiers ? répéta Théo, perplexe. Tu veux dire que tu vas les détruire ?

Richard grimaça.

— Je les détruirais sur-le-champ s’ils se trouvaient en ma possession. C’est là que le bât blesse !

— Et qui les détient ?

— Un homme que nous connaissons tous les deux, Vincent Easton.

Une exclamation à peine perceptible échappa à Théo. Elle se reprit aussitôt, mais Richard avait remarqué sa réaction.

— Il y a longtemps que je le soupçonne d’être au courant de pas mal de choses. C’est pourquoi je l’ai souvent invité ici. Tu te rappelles peut-être que je t’ai demandé d’être gentille avec lui ?

— Je me rappelle.

— Je ne sais pourquoi, je ne suis jamais parvenu à me lier d’amitié avec lui. Mais toi, par contre, il t’aime bien. Je dirais même qu’il t’apprécie beaucoup.

— C’est exact, dit Théo d’une voix claire.

— Ah ! dit Richard, satisfait. Parfait. Tu vois où je veux en venir. Je suis convaincu que si tu allais trouver Vincent Easton pour lui demander de te remettre ces papiers, il ne refuserait pas. Les jolies femmes, tu sais, ça obtient beaucoup de choses…

— Je ne peux pas faire cela, coupa Théo.

— Ridicule.

— C’est hors de question.

Le rouge montait aux joues de Richard, par plaques. Elle voyait la colère gronder en lui.

— Ma petite, je crois que tu ne comprends pas exactement où en est la situation. Si cela sort au grand jour, je suis passible de prison. C’est la ruine. Le déshonneur.

— Vincent Easton ne fera pas usage de ces papiers contre toi. J’en suis sûre et certaine.

— Là n’est pas la question. Il se peut qu’il ne se rende même pas compte qu’ils m’incriminent. Ce n’est que par rapport à… à mes affaires… à certains chiffres qu’ils ne manqueront pas de découvrir. Oh ! Je ne peux pas te donner tous les détails. Il risque de provoquer ma ruine sans le savoir, à moins que quelqu’un ne lui expose les faits.

— Tu peux certainement lui demander cela toi-même. Écris-lui.

— Bravo pour cette brillante suggestion ! Non, Théo, non. Nous n’avons qu’un seul espoir. Tu es mon seul atout. Tu es ma femme. Tu dois m’aider. Va trouver Easton ce soir même.

Théo poussa un cri.

— Pas ce soir ! Demain, peut-être.

— Bon sang, Théo, vas-tu jamais comprendre ? Demain, ce sera peut-être trop tard. Il faudrait que tu partes maintenant. Tout de suite.

La voyant défaillir, il tenta de la rassurer.

— Je sais, ma chérie. C’est terriblement désagréable. Mais c’est une question de vie ou de mort. Théo, tu ne vas pas me lâcher ? Tu m’as dit que tu ferais n’importe quoi pour me venir en aide.

Théo s’entendit répondre d’une voix dure, sèche :

— Pas cela.

— C’est une question de vie ou de mort, Théo. Je pense ce que je dis. Regarde.

Il ouvrit brutalement un tiroir de son bureau et y prit un revolver. Elle ne remarqua pas ce que ce geste avait de théâtral.

— De deux choses l’une. Tu y vas ou je me tue. Je suis incapable d’affronter le scandale. Si tu ne fais pas ce que je te demande, je serai un homme mort avant demain matin. Je te jure solennellement que c’est la vérité.

— Non, Richard ! Pas cela !

— Alors, aide-moi.

Jetant le revolver sur la table, il s’agenouilla à ses côtés.

— Théo, ma chérie… Si tu m’aimes… Si tu m’as jamais aimé… Fais cela pour moi. Tu es ma femme, Théo. Je n’ai personne d’autre vers qui me tourner…

Il insista, susurrant, suppliant… Finalement, Théo entendit sa propre voix répondre :

— Très bien, j’y vais.

Richard l’accompagna jusqu’à la porte et la mit dans un taxi.

— Théo !

Vincent Easton sursauta, ne pouvant croire à son bonheur. Elle était là, dans l’embrasure de la porte. Son étole d’hermine blanche lui pendait des épaules, Vincent Easton ne l’avait jamais vue aussi belle.

— Alors, tu es quand même venue !

Il venait vers elle – mais elle l’arrêta du geste.

— Non, Vincent. Ce n’est pas ce que tu penses.

Elle parlait d’une voix rauque, précipitée.

— Je viens ici de la part de mon mari. Il croit savoir que tu possèdes certains documents qui pourraient peut-être lui… faire du tort. Je suis venue te demander de me les remettre.

Vincent demeura immobile, les yeux fixés sur elle. Puis il émit un petit rire bref.

— C’est donc cela ! Il me semblait bien, l’autre jour, que le nom de Hobson, Jekyll & Lucas m’était familier, mais je n’avais pas réussi à le situer exactement. J’ignorais que ton mari avait des relations avec cette firme. Il y a un bon moment, déjà, que cela va mal pour eux. J’ai été chargé d’enquêter sur l’affaire. À vrai dire, je soupçonnais un sous-fifre. Je n’avais pas songé à regarder du côté de la tête.

Théo resta muette. Vincent la regarda avec curiosité.

— Pour toi, cela ne fait aucune différence ? demanda-t-il. Le fait que ton mari soit… un escroc, pour parler en termes clairs ?

Elle secoua la tête.

— Cela me dépasse, dit Vincent. (Puis il se hâta d’ajouter 🙂 Attends deux minutes, je vais chercher les papiers.

Théo s’assit. Il passa dans la pièce voisine puis revint et lui présenta un petit paquet.

— Merci, dit Théo. Tu as une allumette ?

Prenant les allumettes qu’il lui offrait, elle s’accroupit devant la cheminée. Quand les papiers furent réduits à un tas de cendres, elle se releva.

— Merci, dit-elle de nouveau.

— Il n’y a pas de quoi, répondit-il d’un ton compassé. Je vais t’appeler un taxi.

Il l’aida à monter en voiture, regarda le taxi s’éloigner. Quelle étrange entrevue, étrange et conventionnelle… Le premier instant passé, ils n’avaient même pas osé se dévisager. C’en était fait. C’était terminé. Il s’en irait, très loin, et s’efforcerait d’oublier.

Passant la tête par la fenêtre, Théo s’adressa au chauffeur du taxi. Elle se sentait incapable de retourner directement à la maison, à Chelsea. Il fallait qu’elle respire le grand air. Le fait de revoir Vincent l’avait bouleversée. Si seulement… si seulement… Mais non. Elle se ressaisit. Si elle n’éprouvait aucun amour pour son mari, elle se devait néanmoins d’agir correctement à son égard. Il avait des difficultés, il fallait qu’elle l’épaule. En dépit de tout ce qu’il avait pu faire par ailleurs, il l’aimait. Le forfait qu’il avait commis était un crime contre la société. Pas contre elle.

Le taxi suivait les larges méandres des rues de Hampstead. Il déboucha bientôt dans le Heath et une bouffée d’air frais, revigorant, frappa Théo au visage. Elle se sentait de nouveau maîtresse d’elle-même, à présent. Le taxi reprit à vive allure le chemin de Chelsea.

Richard sortit dans le hall d’entrée, à sa rencontre.

— Eh bien, dit-il, cela a duré longtemps !

— Vraiment ?

— Mais oui, très longtemps. C’est… c’est arrangé ?

Il lui emboîta le pas, les mains tremblantes et le front sournois.

— Alors, c’est… en ordre ? insista-t-il.

— Je les ai brûlés de mes propres mains.

— Oh !

Elle entra au bureau, s’effondra dans un vaste fauteuil. Son visage était livide et son corps, recru de fatigue. « Si seulement je pouvais m’endormir et ne plus jamais, jamais me réveiller ! » se dit-elle.

Richard l’observait. Son regard, gêné et furtif, ne cessait d’aller et venir. Elle ne remarquait rien. Elle n’était plus à même de remarquer quoi que ce fût.

— Donc, tout s’est bien passé, hein ?

— Je viens de te le dire.

— Tu es sûre que c’étaient bien les documents en question ? Tu as regardé ?

— Non.

— Mais dans ce cas…

— Je te dis que j’en suis certaine. Ne me harcèle pas, Richard. Je suis à bout de force.

— Oui, oui, je m’en rends compte, dit Richard en s’agitant.

Il ne tenait pas en place. Au bout d’un moment, il s’approcha d’elle, lui posa la main sur l’épaule. Elle se dégagea.

— Ne me touche pas. (Puis, s’efforçant de rire 🙂 Excuse-moi, Richard. J’ai les nerfs à fleur de peau. Je ne supporte pas le moindre contact.

— Je vois. Je comprends.

Et il se remit à arpenter la pièce.

— Théo, dit-il brusquement, je te demande pardon.

— Quoi ? dit-elle, levant les yeux d’un air vaguement surpris.

— Je n’aurais pas dû te laisser aller là-bas à cette heure de la nuit. Je n’imaginais pas que tu aurais à subir des… désagréments.

— Des désagréments ? (Elle éclata de rire. Le mot paraissait l’amuser.) Tu ne peux pas savoir ! Oh, Richard, tu ne peux pas savoir !

— Je ne peux pas savoir quoi ?

Elle répondit très gravement, en regardant droit devant elle :

— Ce que cette soirée m’a coûté.

— Mon Dieu ! Théo !… Je n’aurais jamais pensé… Tu… tu as fait cela, pour moi ? Le porc ! Théo… Théo… Je ne pouvais pas savoir… Je ne pouvais pas deviner… Mon Dieu !

Il s’était agenouillé devant elle, balbutiant, l’entourant de ses bras. Elle finit par se tourner vers lui et le considéra avec un peu de surprise, comme si ses paroles venaient seulement de pénétrer jusqu’à sa conscience.

— Je… je n’avais pas l’intention…

— L’intention de faire quoi, Richard ?

Le son de sa voix le fit sursauter.

— Dis-moi. Quelle est cette intention que tu n’as pas eue ?

— Théo, n’en parlons pas. Je ne veux pas savoir. Je ne veux plus jamais y penser.

Elle le regardait en face, à présent, tout à fait réveillée et maîtresse de ses facultés. Et c’est d’une voix claire et distincte qu’elle poursuivit :

— Tu n’as pas eu l’intention de… Mais que crois-tu qu’il soit arrivé ?

— Ce n’est pas arrivé, Théo. Disons que ce n’est pas arrivé.

Elle scrutait toujours son visage, et la vérité finit par lui apparaître.

— Tu penses que…

— Je préfère ne…

Elle l’interrompit :

— Tu te dis que Vincent Easton ne m’a pas donné ces lettres pour rien ? Tu te dis que je l’ai payé le prix qu’il souhaitait ?

— Je… Jamais je n’aurais cru qu’il était homme à faire cela, dit faiblement Richard, sans aucune conviction.

— Vraiment, tu ne l’aurais jamais cru ?

Elle plongea dans ses yeux un regard inquisiteur qu’il ne put soutenir. Il baissa les yeux.

— Pourquoi m’as-tu demandé de mettre cette robe, ce soir ? Pourquoi m’as-tu envoyée chez lui toute seule, à une heure aussi tardive ? Tu avais deviné qu’il… était attiré par moi. Tu as voulu sauver ta peau. La sauver à n’importe quel prix. Fût-ce au prix de mon honneur.

Elle se leva.

— Je comprends, à présent. Tu as pensé à cela depuis le début. Ou, du moins, tu as entrevu cette possibilité et cela ne t’a pas fait hésiter.

— Théo !

— Tu ne peux pas dire le contraire, Richard. Voilà des années que je crois savoir à peu près tout à ton sujet. J’avais très vite compris que tu étais sans scrupules en affaires. Mais je t’imaginais loyal à mon égard.

— Théo…

— Peux-tu nier ce que je viens de dire ?

Il demeura muet, bien malgré lui.

— Écoute-moi, Richard. J’ai quelque chose à te dire. Il y a trois jours, quand cette affaire a éclaté, les domestiques t’ont dit que j’étais partie. Que j’avais quitté la ville. Ce n’était que la moitié de la vérité. J’étais partie avec Vincent Easton.

Richard émit un son inarticulé. Elle leva la main pour l’interrompre.

— Attends. Nous nous trouvions à Douvres. J’ai vu un journal, j’ai compris ce qui s’était passé. Et, comme tu le sais, je suis revenue.

Elle se tut.

Richard la saisit par le poignet et, la transperçant d’un regard enflammé :

— Tu es revenue… à temps ?

Elle fit entendre un bref éclat de rire amer.

— Oui, je suis revenue « à temps », comme tu dis, Richard.

Il lâcha son bras. Puis, debout près de la cheminée, il rejeta la tête en arrière, en une attitude assez belle – presque noble.

— En ce cas, dit-il, je peux te pardonner.

— Pas moi.

Ces deux mots claquèrent comme deux coups de fouet. Dans le silence de la pièce, ils produisirent l’effet d’une bombe. Richard fit un pas en avant, l’œil fixe, la bouche ouverte, l’air presque comique.

— Tu… euh… Qu’as-tu dit, Théo ?

— J’ai dit que moi, je ne pouvais pas pardonner. En te quittant pour un autre homme, j’ai mal agi – pas de façon pratique, sans doute, mais en intention, ce qui revient au même. Mais si j’ai fauté, au moins c’était par amour. Toi non plus, tu ne m’as pas toujours été fidèle, depuis que nous sommes mariés. Si, si, je le sais bien. J’ai toujours pardonné parce que je croyais à ton amour pour moi. Mais ce que tu as fait ce soir, c’est tout autre chose. C’est une action, Richard, qu’aucune femme ne devrait jamais pardonner. Tu m’as vendue, moi, ta propre femme, en échange de ta sécurité !

Elle empoigna son étole et se dirigea vers la porte.

— Théo, articula-t-il, où vas-tu ?

Elle le regarda par-dessus son épaule.

— Dans la vie, Richard, nous devons tous payer. Pour prix de ma faute, je suis condamnée à la solitude. Pour la tienne… eh bien, tu as joué la femme que tu aimes – et tu as perdu.

— Tu t’en vas ?

Elle respira profondément.

— Vers la liberté. Rien ne me retient ici.

Il entendit la porte se fermer. Des siècles s’écoulèrent… ou n’étaient-ce que quelques minutes ? Quelque chose voleta derrière la fenêtre. Le dernier pétale de magnolia. Doux, parfumé…

(Traduction de Dominique Mols.)

LA DERNIÈRE SÉANCE

Raoul Daubreuil traversa la Seine en chantonnant un petit air. C’était un ingénieur de 32 ans, beau garçon, à la figure poupine ornée d’une petite moustache noire. Il atteignit la rue Cardonnet et entra au n°17. De son repaire, la concierge lui jeta un regard indifférent et grogna un bonjour maussade, auquel il répondit gaiement. Puis il monta l’escalier jusqu’au troisième étage. En attendant que l’on réponde à son coup de sonnette il se remit à chantonner. Ce matin-là, Raoul Daubreuil se sentait d’humeur particulièrement joyeuse. La porte fut ouverte par une femme d’un certain âge dont le visage ridé se fendit en un sourire aussitôt qu’elle reconnut le visiteur.

— Bonjour, monsieur.

— Bonjour Élise, dit Raoul.

Il entra dans le vestibule, tout en retirant ses gants.

— Je crois que madame m’attend ? dit-il en tournant la tête.

— Mais certainement, monsieur.

Élise referma la porte d’entrée et se tourna vers lui.

— Si monsieur veut bien passer dans le petit salon, madame le rejoindra dans quelques instants. Elle est en train de se reposer.

Raoul leva vivement les yeux.

— Ne se sentirait-elle pas bien ?

— Bien ?

Élise renâcla. Passant devant Raoul elle ouvrit la porte du petit salon. Il y entra, suivi par la vieille servante.

— Bien ! poursuivit celle-ci. Je me demande comment elle pourrait se sentir bien, le pauvre petit agneau ! Des séances, des séances et encore des séances. Ce n’est pas bon… ce n’est pas naturel… ce n’est pas du tout ce que le Bon Dieu désire de ses créatures. Je vais vous dire ce que j’en pense, moi : tout ça c’est du commerce avec le diable, si vous voulez le savoir.

Raoul lui tapota l’épaule pour la rassurer.

— Allons, allons, Élise ! dit-il d’un air apaisant, ne vous énervez pas et ne soyez pas toujours prête à voir le diable dans ce qui dépasse votre entendement.

Élise secoua la tête d’un air incertain.

— Eh bien, marmonna-t-elle, monsieur peut dire ce qu’il voudra, je n’aime pas ça du tout. Tenez, regardez madame, chaque jour elle devient plus pâle et plus maigre… quant à ses migraines, n’en parlons même pas.

Elle leva les bras au ciel.

— Ah ! que non, ces manigances avec les esprits ne me disent rien de bon. Des esprits ! Peuh ! Tous les bons esprits vont au Paradis, les autres vont au Purgatoire ou bien…

— L’idée que vous vous faites de la vie et de la mort est d’une simplicité rafraîchissante, Élise, dit Raoul en se laissant tomber dans un fauteuil.

La vieille femme se redressa.

— Je suis une bonne catholique, monsieur.

Elle se signa, se dirigea vers la porte et, la main sur la poignée, s’arrêta.

— Après… lorsque vous serez marié, monsieur, demanda-t-elle d’une voix implorante, tout ceci… ne continuera pas ?

Raoul lui sourit affectueusement.

— Vous êtes bonne, Élise, dit-il, et dévouée à votre maîtresse. N’ayez crainte, dès qu’elle sera mon épouse, toutes ces « manigances avec les esprits », comme vous dites, cesseront. Pour Mme Daubreuil il ne sera plus question de séances.

Le visage d’Élise se détendit en un large sourire.

— Est-ce bien vrai ce que vous me dites là ?

— Oui, répondit-il en se parlant plutôt à lui-même. Oui, tout ceci doit cesser. Simone possède un don merveilleux et elle l’a largement utilisé, mais maintenant elle a accompli sa tâche. Comme vous l’avez très justement observé, Élise, elle pâlit et maigrit de jour en jour. La vie d’un médium est particulièrement fatigante et ardue. Néanmoins, Élise, votre maîtresse est le médium le plus merveilleux de Paris… que dis-je… de toute la France. Des gens du monde entier viennent la trouver, parce qu’ils savent qu’avec elle il n’y a pas de duperie, pas de mensonges.

Élise grogna.

— De la duperie ! des mensonges ! Mais, monsieur, même si elle l’essayait, madame ne parviendrait pas à mentir à un nouveau-né.

— Oui, c’est un ange, dit le jeune homme avec ferveur. Et je… je ferai tout ce qu’il est possible pour la rendre heureuse. J’espère que vous me croyez ?

Le menton levé, Élise lança dignement :

— Voici bien des années que je suis au service de madame, monsieur. Sauf tout le respect que je lui dois, je puis dire que je l’adore. Si je n’étais pas persuadée que vous l’aimez comme elle mérite d’être aimée… eh bien, monsieur, je vous arracherais les yeux de la tête !

Raoul rit.

— Bravo, Élise ! Vous êtes une amie fidèle et maintenant que je vous ai déclaré que madame abandonnera les esprits pour toujours, vous serez bien obligée de m’agréer.

Il s’attendait à ce que la vieille servante acceptât cette plaisanterie avec un sourire et fut quelque peu surpris de la voir rester très grave.

— Et supposons, monsieur, dit-elle en hésitant, que les esprits, eux, ne la lâchent pas ?

— Hein ! Qu’entendez-vous par là ?

— J’ai dit, répéta Élise, supposons que les esprits, eux, ne la lâchent pas ?

— Je pensais que vous ne croyiez pas aux esprits, Élise ?

— Et c’est vrai que je n’y crois pas. Cependant…

— Eh bien ?

— C’est difficile à expliquer, monsieur. Vous voyez, moi j’ai toujours été d’avis que ces médiums, comme ils s’appellent, étaient simplement des escrocs qui tiraient profit de la douleur des bonnes âmes ayant perdu des êtres chers. Mais madame n’est pas comme ça. Madame est bonne. Madame est honnête et…

Elle baissa la voix et parla sur un ton de crainte respectueuse.

— Il se passe des choses. Je ne sais pas quoi, mais j’ai peur. Et ce dont je suis certaine, monsieur, c’est que tout ça n’est pas juste. C’est contre la nature et contre le Bon Dieu, aussi il faudra bien qu’un de ces jours quelqu’un paye pour tout ceci.

Quittant son fauteuil, Raoul s’approcha d’elle et lui tapota l’épaule.

— Calmez-vous, ma bonne Élise, dit-il en souriant. Tenez, je vais vous annoncer une bonne nouvelle. Aujourd’hui ce sera la dernière séance. Après, il n’y en aura plus.

— Donc il y en a encore une aujourd’hui ? demanda la vieille servante d’un air méfiant.

— La dernière, Élise, certainement la dernière.

Élise secoua la tête, consternée.

— Madame n’est pas en état… commença-t-elle.

Mais elle s’interrompit, car la porte s’ouvrait et une grande femme blonde entra. Elle était svelte et gracieuse, avec un visage de Madone de Botticelli. La figure de Raoul s’éclaira. Immédiatement Élise opéra une retraite discrète.

— Simone !

Raoul saisit les deux longues mains blanches de la jeune femme et les porta à ses lèvres, l’une après l’autre. Elle murmura le nom du jeune homme avec beaucoup de douceur.

— Raoul, mon chéri !

Une fois de plus il lui baisa les mains, puis scruta son visage d’un regard intense.

— Simone, comme vous êtes pâle ! Élise m’avait dit que vous vous reposiez. Vous n’êtes pas malade, mon adorée ?

— Non, pas malade…

Elle hésita. Il la conduisit vers le divan et prit place à ses côtés.

— Dites-moi ce que vous avez ?

Le médium eut un léger sourire.

— Vous me trouverez ridicule, plaisanta-t-elle.

— Moi ? Vous trouver ridicule ? Jamais !

Simone retira sa main de celles de Raoul. Pendant un ou deux instants elle resta absolument immobile, fixant le tapis. Lorsqu’elle parla enfin, ce fut d’une voix basse, rapide.

— J’ai peur, Raoul.

Il attendit pendant un bon moment, pensant qu’elle allait continuer, mais son silence se prolongeait, il dit d’un air encourageant :

— Oui ? Et de quoi avez-vous peur ?

— J’ai peur… c’est tout.

— Mais…

Il la considéra d’un air perplexe et, répondant à son regard, elle dit aussitôt :

— Oui, je me rends compte que c’est absurde, et cependant c’est exactement ce que je ressens. J’ai simplement peur… sans plus. Je ne sais ni de quoi, ni pourquoi j’éprouve cette crainte, mais je suis constamment obsédée par l’idée que quelque chose de terrible… d’épouvantable… va m’arriver…

Les yeux de Simone étaient perdus dans le vide. Avec beaucoup de douceur Raoul l’entoura de son bras.

— Mon adorée, allons ! il ne faut pas vous laisser aller ainsi. Je sais ce que c’est Simone, c’est la tension, la tension de la vie de médium. Vous avez simplement besoin de repos… de repos et de calme.

Elle lui lança un regard reconnaissant.

— Oui, Raoul, vous avez raison. C’est exactement ce qu’il me faut, du repos et du calme.

Elle ferma les yeux et se laissa aller doucement contre l’épaule de Raoul.

— Et du bonheur, chuchota celui-ci dans son oreille.

Son bras se resserra autour de Simone et il l’attira plus près de lui. Les yeux toujours fermés, elle aspira une profonde bouffée d’air.

— Oui, murmura-t-elle, oui. Lorsque je me trouve dans vos bras, je me sens en sécurité. Vous êtes au courant de bien des choses, Raoul, mais vous ne pouvez pas savoir ce que cette vie implique.

Il sentit le corps de Simone se raidir. Elle rouvrit les yeux, le regard perdu au loin.

— On est assis dans un cabinet noir, on attend, et cette obscurité est terrible, Raoul, parce que c’est l’obscurité du vide, du néant. Délibérément on se laisse s’y perdre. Après cela on ne sait plus rien, on ne sent plus rien, puis enfin vient le retour à la vie, lent, douloureux, on surgit d’un sommeil profond. Mais on se sent si fatigué… si terriblement fatigué…

— Je sais, dit Raoul doucement. Je sais.

— Tellement fatigué, murmura Simone une fois de plus.

Tout son corps sembla s’affaisser lorsqu’elle répéta ces paroles.

— Mais vous êtes merveilleuse, Simone.

Raoul reprit les mains de la jeune femme entre les siennes, essayant de la sortir de sa rêverie, de la faire participer à son enthousiasme.

— Vous êtes unique… le plus grand médium que le monde ait jamais connu.

Elle secoua la tête, un léger sourire jouant sur ses lèvres.

— Mais si, mais si, insista Raoul.

Il sortit deux lettres de sa poche.

— Tenez, regardez ceci, une lettre du professeur Roche, de la Salpêtrière, et celle-ci, du docteur Genir, de Nancy, tous deux implorant que vous continuiez de temps en temps à entrer en transe pour eux.

— Oh non !

Simone bondit brusquement du divan.

— Non ! Je ne veux pas, je ne le ferai pas. Tout ceci est fini… fini pour toujours. Vous me l’avez promis, Raoul.

Raoul la regarda d’un air étonné, tandis qu’indécise elle se tenait devant lui, lui faisant face comme un animal aux abois. Il se leva et lui prit la main.

— Oui, oui, dit-il. C’est fini. Bien entendu, c’est fini. Mais je suis tellement fier de vous, Simone, et c’est la raison pour laquelle je vous ai parlé de ces lettres.

Elle lui jeta un regard rapide, méfiant.

— C’est bien sûr ? Vous ne me demanderez plus jamais d’entrer en transe ?

— Non, non, dit Raoul, à moins que vous-même ne désiriez le faire, simplement de temps à autre, pour ces vieux amis…

Elle l’interrompit, parlant avec une certaine fièvre.

— Non, non, jamais plus ! Je vous dis qu’il y a du danger à le faire. Je le sens. Un grand danger.

Pendant un instant elle enfouit le front dans ses mains, puis traversa la pièce, se dirigeant vers la fenêtre.

— Promettez-moi… jamais plus, dit-elle d’une voix plus calme.

Raoul vint la rejoindre et lui enlaça les épaules.

— Ma chérie ! dit-il tendrement. Je vous promets qu’après aujourd’hui, vous n’aurez plus jamais à entrer en transe.

Il sentit le brusque sursaut de Simone.

— Aujourd’hui ? murmura-t-elle. Ah oui… j’avais oublié Mme Ixe.

Raoul consulta sa montre.

— Elle devrait arriver d’un instant à l’autre maintenant, mais peut-être que si vous ne vous sentez pas bien…

Simone paraissait l’écouter à peine, elle poursuivait le cours de ses pensées.

— C’est… c’est une femme étrange, Raoul, une femme très étrange. Savez-vous que… qu’elle m’inspire presque de l’horreur.

— Simone !

Il y avait une trace de reproche dans la voix de Raoul et elle le sentit immédiatement.

— Oui, oui, je sais, Raoul. Pour vous une mère est sacrée et ce n’est pas bien de ma part d’éprouver un tel sentiment envers Mme Ixe, alors qu’elle pleure son enfant perdu. Mais… je ne saurais vous l’expliquer… elle est si imposante, si noire et ses mains… n’avez-vous jamais remarqué ses mains, Raoul ? D’énormes mains puissantes, aussi puissantes que celles d’un homme. Ah !…

Elle eut un léger frisson et ferma les yeux. Raoul se détacha d’elle.

— Vraiment, Simone, je n’arrive pas à vous comprendre. Une femme ne devrait éprouver que de la sympathie pour une mère qui vient de perdre son enfant unique.

Simone eut un geste d’impatience.

— Mais c’est vous qui ne comprenez pas ! Ces choses-là ne se commandent pas. À l’instant même où je l’ai vue pour la première fois j’ai senti… (elle lança ses mains en avant comme pour écarter une menace)… la peur. Souvenez-vous que j’ai mis longtemps avant de consentir à entrer en transe pour elle. J’avais la certitude qu’elle me porterait malheur.

Raoul haussa les épaules.

— Alors qu’en fait, elle vous a apporté exactement le contraire, dit-il sèchement. Toutes les séances ont eu un succès remarquable. L’esprit de la petite Amélie a été capable de vous pénétrer immédiatement et les matérialisations ont été frappantes. Vraiment, le professeur Roche aurait dû être présent à la dernière séance.

— Les matérialisations… dit Simone à voix basse. Dites-moi, Raoul, vous n’ignorez pas que je ne sais rien de ce qui se passe lorsque je suis en transe ; ces matérialisations sont-elles vraiment si merveilleuses ?

— Lors des premières séances, la silhouette de l’enfant était visible dans une sorte de nébuleuse, expliqua-t-il, mais au cours de la dernière séance…

— Oui ?

Raoul parla avec beaucoup de douceur.

— Simone, l’enfant qui était là était un véritable enfant vivant, en chair et en os. Je l’ai même touché… mais voyant que cet attouchement provoquait chez vous une douleur aiguë, je n’ai pas voulu autoriser Mme Ixe à faire de même. J’ai craint qu’elle ne perdît son sang-froid et de ce fait ne vous causât du mal.

Une fois de plus Simone se détourna vers la fenêtre.

— J’étais terriblement épuisée en sortant de transe, murmura-t-elle. Raoul, êtes-vous bien sûr… êtes-vous absolument certain que tout ceci est juste ? Vous savez ce qu’en pense ma chère vieille Élise, elle prétend que je m’adonne à un commerce avec le diable.

Simone se mit à rire, mais sans conviction.

— Vous savez ce que je crois, dit Raoul gravement. Dans les manipulations de l’inconnu il doit toujours y avoir un danger, mais la cause en elle-même est noble, car c’est celle de la science. Dans le monde entier il y a des martyrs de la science, des pionniers qui ont payé leur tribut, pour permettre à d’autres de marcher en sécurité sur leurs traces. Pendant dix ans, au prix d’une tension nerveuse terrible, vous avez travaillé pour la science. Maintenant votre tâche est accomplie et à partir d’aujourd’hui, vous serez libre d’être heureuse.

Elle lui lança un sourire affectueux, son calme revenu. Puis elle jeta un coup d’œil rapide vers la pendule.

— Mme Ixe est en retard, peut-être ne viendra-t-elle pas ?

— Ça m’étonnerait, dit Raoul. Votre pendule avance un peu.

Simone s’affaira dans la pièce, arrangeant un bibelot par-ci, par-là.

— Je me demande qui peut bien être cette Mme Ixe ? remarqua-t-elle. D’où vient-elle, quelle est sa famille ? C’est très étrange que nous ignorions tout à son sujet.

Raoul haussa les épaules.

— La plupart des personnes cherchent, dans la mesure du possible, à garder l’incognito lorsqu’elles viennent consulter un médium, observa-t-il. C’est une précaution des plus élémentaires.

Un petit vase de porcelaine qu’elle tenait entre ses doigts lui échappa et alla se briser en mille morceaux sur le carrelage de la cheminée. Elle se tourna vivement vers Raoul.

— Vous voyez, murmura-t-elle. Je ne suis pas moi-même. Raoul, me jugeriez-vous très… lâche si je disais à Mme Ixe que je me sens incapable d’entrer en transe pour elle aujourd’hui ?

Le regard étonné, presque douloureux que lui lança Raoul la fit rougir.

— Simone, vous m’aviez promis… commença-t-il avec douceur.

Elle recula jusqu’au mur.

— Non ! Je ne le ferai pas, Raoul, je ne le ferai pas !

Une nouvelle fois le regard de Raoul, ce regard tendre, mais chargé de reproches la fit tressaillir.

— Ce n’est pas à l’argent que je pense en ce moment, Simone, mais il faut tout de même vous rendre compte que la somme que cette femme vous a offerte pour une dernière séance est énorme… absolument énorme.

Elle l’interrompit avec un air de défi.

— Il y a tellement de choses qui comptent plus que l’argent.

— Bien sûr, acquiesça-t-il chaleureusement. C’est exactement ce que je dis. Réfléchissez… cette femme est une mère, une mère ayant perdu son enfant unique. Si vous n’êtes pas vraiment malade, s’il ne s’agit que d’une lubie de votre part… vous pouvez refuser un caprice à une femme riche, mais vous n’avez pas le droit de refuser à une mère la consolation de revoir son enfant une dernière fois.

Simone tendit les mains vers lui, en un geste de désespoir.

— Oh, vous me torturez ! gémit-elle et cependant vous avez raison. Je ferai ce que vous désirez, mais à présent je sais de quoi j’ai peur… c’est du mot « mère ».

— Simone !

— Il existe certaines forces primitives élémentaires, Raoul. La plupart d’entre elles ont été détruites par la civilisation, mais la maternité en est toujours restée au même point. Les animaux… les êtres humains… sont tous les mêmes. Il n’existe aucun sentiment au monde comparable à l’amour d’une mère pour son enfant. L’amour maternel ne connaît pas de lois, pas de pitié, il ose tout et écrase, sans le moindre remords, tout ce qui se met au travers de sa route.

Elle s’interrompit, haletante, puis se tourna vers lui, avec un sourire rapide, désarmant.

— Je suis ridicule, aujourd’hui, Raoul. Je le sais.

— Allez vous étendre pendant quelques minutes, lui conseilla-t-il. Reposez-vous jusqu’à l’arrivée de Mme Ixe.

— Entendu.

Elle lui sourit de nouveau et quitta la pièce.

Pendant quelques instants Raoul resta perdu dans ses réflexions, puis il se dirigea vers le petit vestibule. Il entra dans une pièce, de l’autre côté, un salon, très semblable à celui qu’il venait de quitter sauf que dans un des murs on avait aménagé une alcôve, dans laquelle se trouvait un grand fauteuil. De lourds rideaux noirs permettaient de la masquer. Élise était en train de préparer la pièce pour la séance. Tout à côté de l’alcôve, elle avait disposé deux fauteuils et un petit guéridon, sur lequel il y avait un tambourin, une corne, des crayons et du papier.

— Pour la dernière fois, dit Élise avec une satisfaction farouche. Ah ! monsieur ! Ce que j’aimerais que tout ceci soit déjà terminé.

Le timbre strident d’une sonnette électrique retentit.

— La voilà, ce grand gendarme de femme, poursuivit la vieille servante. Pourquoi ne va-t-elle pas, comme toute bonne chrétienne, prier pour l’âme de sa petite dans une église et mettre un cierge à la Sainte Vierge ? Croit-elle donc que le Bon Dieu ne sait pas ce qui est le mieux pour nous ?

— Allez lui ouvrir la porte, Élise, dit Raoul, péremptoire.

Elle lui jeta un regard furieux, mais obéit. Quelques secondes plus tard, elle revint et s’effaça pour faire entrer la visiteuse.

— Je vais prévenir ma maîtresse que vous êtes arrivée, madame.

Raoul s’avança pour serrer la main de Mme Ixe. Les paroles de Simone lui revinrent à l’esprit.

« Si imposante, et si noire. »

C’était, en effet, une grande femme et les lourds voiles de deuil qui l’enveloppaient paraissaient presque exagérés sur elle. Sa voix était très profonde.

— Je crois être un peu en retard, monsieur.

— Oh, de quelques minutes à peine, madame, dit Raoul avec un sourire. Madame est en train de se reposer. Je regrette, mais elle est loin de se sentir bien aujourd’hui. Elle est extrêmement nerveuse et surexcitée.

La main de la femme se referma brusquement, comme un étau, sur celle de Raoul.

— Mais elle entrera en transe ? demanda-t-elle anxieusement.

— Certainement, madame.

Mme Ixe poussa un soupir de soulagement et s’enfonça dans un fauteuil en dégageant un de ses lourds voiles noirs, qui flottaient autour d’elle.

— Ah, monsieur ! murmura-t-elle, vous ne sauriez imaginer, vous ne sauriez concevoir l’émerveillement et la joie intense que me procurent ces séances. Ma petite ! Mon Amélie ! La voir, l’entendre, même… peut-être… oui, peut-être même pouvoir… étendre la main et la toucher.

— Madame Ixe… intervint Raoul. Comment pourrais-je m’expliquer ?… Il ne faut en aucun cas que vous fassiez quoi que ce soit, sauf ce que je vous dirai expressément de faire, autrement il y aurait un danger des plus graves.

— Un danger pour moi ?

— Non, madame, dit Raoul, le danger est pour le médium. Il vous faut comprendre que les phénomènes qui se produisent sont expliqués d’une certaine façon par la science. Je vais vous en parler très simplement en n’employant aucun terme technique. Un esprit, pour se manifester, doit se servir de la substance physique du médium lui-même. Vous avez vu la vapeur du fluide s’échapper des lèvres du médium. Celle-ci se condense et prend sa forme physique du corps même du médium. Nous espérons pouvoir le prouver un jour par des pesées et des expériences précises… mais la grande difficulté est le danger que court le médium et les douleurs qu’il ressent au moindre attouchement de l’ectoplasme.

Mme Ixe l’avait écouté avec une attention soutenue.

— Mais tout ceci est extrêmement intéressant, monsieur. Dites-moi, n’arrivera-t-il pas une époque où la matérialisation aura fait de tels progrès qu’elle sera en mesure de se détacher de son parent, le médium ?

— C’est là une hypothèse des plus fantastiques, madame.

Elle persista.

— Mais étant donné les faits, ne serait-ce pas possible ?

— Absolument impossible actuellement.

— Mais peut-être à l’avenir ?

À son grand soulagement, il n’eut pas à donner de réponse à cette question car, à cet instant, Simone entra dans le salon. Elle paraissait abattue et était très pâle, mais avait visiblement repris tout contrôle sur elle-même. Elle avança vers Mme Ixe et lui serra la main, mais Raoul observa le léger frémissement qui la parcourut, au contact de celle-ci.

— Madame, j’ai été navrée en apprenant votre indisposition, dit Mme Ixe.

— Oh, ce n’est rien, répondit Simone plutôt sèchement. Voulez-vous que nous commencions ?

Elle entra dans l’alcôve et s’assit dans le fauteuil. Brusquement Raoul, à son tour, se sentit envahi par une vague de peur.

— Vous n’êtes pas suffisamment bien, Simone, s’exclama-t-il. Nous ferions mieux de remettre cette séance à un autre jour. Je suis certain que Mme Ixe le comprendra très bien.

— Monsieur !

Indignée, Mme Ixe s’était levée.

— Si ! Si ! Je pense qu’il vaut mieux que cette séance n’ait pas lieu. J’en suis sûr.

— Madame Simone m’a promis une dernière séance aujourd’hui.

— C’est exact, confirma Simone doucement, et je suis prête à tenir ma promesse.

— Je l’espère bien, madame.

— Je tiens toujours parole, madame, dit Simone d’un ton glacé. N’ayez crainte, Raoul, ajouta-t-elle avec douceur. Après tout, c’est la dernière fois – Dieu merci… la dernière fois.

Sur un signe d’elle, Raoul tira les lourds rideaux noirs sur l’alcôve. Il descendit également les stores des fenêtres, de sorte que la pièce se trouva plongée dans la pénombre. Il indiqua un des fauteuils à Mme Ixe et se préparait à prendre l’autre, mais elle parut hésiter.

— J’espère que vous voudrez bien m’excuser, monsieur, mais… comprenez-moi bien, je suis absolument persuadée de votre intégrité, ainsi que de celle de Mme Simone. Néanmoins, afin que le témoignage ait plus de valeur, j’ai pris la liberté de me munir de ceci.

De son sac à main elle sortit une pelote de fine cordelette.

— Madame ! s’indigna Raoul. Ceci est une insulte !

— Une précaution, monsieur.

— Je répète que c’est une insulte !

— Je ne comprends pas vos objections, monsieur, dit Mme Ixe froidement. S’il n’y a pas de truquage, vous n’avez rien à craindre.

Raoul eut un rire dédaigneux.

— Je puis vous assurer que je n’ai rien à craindre, madame. Je vous donne l’autorisation de me ficeler comme un saucisson, si ça peut vous faire plaisir.

Ces paroles ne produisirent pas sur Mme Ixe l’effet qu’il escomptait, car, impassible, elle murmura :

— Je vous remercie, monsieur.

Elle s’approcha de lui, sa pelote de cordelette à la main. Subitement, de derrière le rideau, Simone s’écria :

— Non ! Non ! Raoul, ne lui permettez pas de le faire.

Mme Ixe eut un rire moqueur.

— Madame a peur, observa-t-elle.

— Oui, j’ai peur.

— Faites attention à ce que vous dites, Simone, s’écria Raoul. Il me semble que Mme Ixe a l’impression que nous sommes des charlatans.

— Il me faut une certitude, dit Mme Ixe d’un air décidé.

Méthodiquement, elle se mit à la besogne et attacha Raoul fermement au fauteuil.

— Permettez-moi de vous faire mes compliments sur votre façon de faire les nœuds, madame, remarqua-t-il ironiquement lorsqu’elle eut terminé. Êtes-vous satisfaite à présent ?

Mme Ixe ne répondit pas. Elle fit le tour de la pièce, scrutant soigneusement le lambrissage des murs. Puis elle ferma à clef la porte donnant sur le vestibule et, enlevant la clef de la serrure, revint prendre place dans son fauteuil.

— Maintenant je suis prête, dit-elle.

Les minutes passèrent. À travers les rideaux tirés parvenait le bruit de la respiration de Simone, qui devenait de plus en plus lourde et rauque. Puis ce bruit cessa totalement, pour faire place à une série de gémissements. Ensuite, pendant quelques instants, il y eut un nouveau silence, brusquement rompu. Le tambourin résonna, la corne fut soulevée de la table et précipitée à terre. On entendit un rire sardonique, les rideaux de l’alcôve parurent s’écarter légèrement, le visage du médium, assis, la tête tombée en avant sur la poitrine, était juste visible à travers la fente. Mme Ixe prit une brusque aspiration. Un ruban de vapeur de fluide s’échappait de la bouche du médium. Cette traînée se condensa et progressivement se façonna, formant la silhouette d’un enfant.

— Amélie ! Ma petite Amélie !

Le murmure rauque venait de Mme Ixe. La silhouette indistincte se précisa. Raoul la fixait presque avec incrédulité. Jamais il n’y avait eu de matérialisation plus réussie. Sûrement, c’était maintenant un véritable enfant, un enfant en chair et en os, debout là-bas.

— Maman !

C’était une voix douce, enfantine.

— Mon enfant ! s’écria Mme Ixe. Mon enfant !

Elle se souleva à demi de son fauteuil.

En hésitant, la matérialisation sortit de derrière les rideaux. C’était bien un enfant. Il se tenait là, les bras tendus.

— Maman !

— Ah ! s’écria Mme Ixe.

Elle se mit debout.

— Madame, protesta Raoul, alarmé, songez au médium.

— Il faut absolument que je touche ma petite ! s’exclama Mme Ixe d’une voix étranglée.

Elle fit un pas en avant.

— Pour l’amour du ciel, madame, maîtrisez-vous ! cria Raoul.

Maintenant il était vraiment épouvanté.

— Asseyez-vous ! Rasseyez-vous immédiatement !

— Ma petite ! il faut que je la touche !

— Madame, je vous ordonne de vous rasseoir.

Il se débattait désespérément dans ses liens, mais Mme Ixe avait fait du bon travail, il était impuissant.

— Au nom du ciel, madame, rasseyez-vous ! hurla-t-il. Ayez pitié du médium !

Mme Ixe ne l’entendait pas. Elle paraissait transfigurée. L’extase et le ravissement s’exprimaient nettement sur son visage. Sa main tendue toucha la petite silhouette qui se tenait debout dans l’entrebâillement des rideaux. Le médium gémit affreusement.

— Mon Dieu ! s’écria Raoul. Mon Dieu ! C’est épouvantable… Le médium…

Mme Ixe se tourna vers lui avec un rire strident.

— Que m’importe votre médium ! ricana-t-elle. Je veux mon enfant.

— Vous êtes folle !

— Je veux mon enfant, vous dis-je ! Il est à moi ! Il est à moi ! C’est la chair de ma chair ! Ma petite qui me revient des morts ! Elle vit ! Elle respire !

Raoul ouvrit la bouche, mais fut incapable d’articuler un mot. Cette femme était monstrueuse ! Sans remords, absorbée par sa propre passion. Les lèvres de l’enfant s’entrouvrirent et pour la troisième fois le même mot résonna :

— Maman !

— Viens, ma petite chérie ! s’écria Mme Ixe.

D’un geste violent elle saisit l’enfant dans ses bras. Derrière le rideau s’éleva un long cri d’angoisse.

— Simone ! appela Raoul, Simone !

Vaguement, il se rendit compte que Mme Ixe passait devant lui, que la clef tournait dans la serrure, que des pas descendaient l’escalier…

Et toujours ce terrible cri, strident, prolongé… un cri comme Raoul n’en avait encore jamais entendu, qui se résorba enfin en un horrible gargouillement, suivi du bruit mat de la chute d’un corps.

Raoul se démenait comme un possédé pour se débarrasser de ses liens. Dans sa frénésie il réussit l’impossible : d’un effort surhumain il rompit les cordelettes. Tandis qu’il se redressait en haletant, Élise se précipita dans la pièce en criant :

— Madame !

— Simone ! hurla Raoul.

Ensemble, ils se précipitèrent vers le rideau et le tirèrent.

Raoul recula en chancelant.

— Mon Dieu ! dit-il, dans un souffle. Rouge… toute rouge…

Dans son dos retentit la voix d’Élise, cassée, tremblante.

— Ainsi madame est morte. C’est fini. Mais dites-moi, monsieur, que s’est-il passé ? Pourquoi madame, est-elle toute rétrécie… Pourquoi est-elle la moitié de sa taille normale ? Qu’est-ce qui a bien pu se passer ici ?

— Je ne sais pas, dit Raoul.

Puis sa voix s’amplifia en un hurlement.

— Je n’en sais rien ! Je n’en sais rien ! Mais je crois… je crois que je deviens fou… Simone !… Simone !…

LE MIROIR

Je n’ai pas d’explication à proposer. Je n’ai aucune théorie quant au pourquoi et au comment. Je sais seulement que les choses se sont passées comme je vais vous les raconter.

Quelquefois, cependant, je me prends à me demander ce qui se serait produit si, à l’époque, j’avais prêté attention à ce détail essentiel que je ne devais remarquer que de nombreuses années plus tard. Si je l’avais remarqué alors, le cours de trois vies en eût été radicalement différent. Et cette pensée ne laisse pas de me remplir d’effroi.

Pour prendre les choses par leur commencement, je dois remonter à l’été 1914 – juste avant la guerre. Je me rendais à Badgeworthy en compagnie de Neil Carslake. Neil était, je crois, mon meilleur ami. Je connaissais également, mais beaucoup moins bien, son frère Alan. Quant à leur sœur Sylvia, je ne l’avais jamais rencontrée. Elle avait deux ans de moins qu’Alan, trois de moins que Neil. À deux reprises, au cours des années que nous avions vécues ensemble au collège, Neil m’avait invité à passer une partie des vacances à Badgeworthy, et à deux reprises un contretemps m’en avait empêché. C’est ainsi que j’avais déjà vingt-trois ans lorsque je vis pour la première fois la demeure de Neil et d’Alan.

Nous devions être assez nombreux. Sylvia, la sœur de Neil, venait de se fiancer à un certain Charles Crawley, un garçon plus âgé qu’elle, mais tout à fait convenable et suffisamment aisé. Tel est le portrait que m’en avait fait Neil.

Je me rappelle que nous arrivâmes vers les 7 heures du soir. Tout le monde s’était retiré afin de se changer pour le dîner. Neil me conduisit à ma chambre. Badgeworthy était une maison pleine de charme, remplie de coins et de recoins. Elle avait fait l’objet de transformations et d’agrandissements désordonnés au cours des trois derniers siècles, et on y rencontrait partout des volées de marches à monter ou à descendre, et des cages d’escalier aux endroits les plus inattendus. C’était une de ces maisons dans lesquelles il n’est pas facile de retrouver son chemin. Aussi, je me souviens que Neil promit de venir me rechercher en descendant dîner. Je me sentais un peu intimidé à l’idée de rencontrer sa famille pour la première fois. Et je lui dis en riant que c’était bien le genre de maison où on s’attend à voir des fantômes dans les corridors. Il me répondit sans s’émouvoir qu’en effet, la maison avait la réputation d’être hantée, mais qu’aucun d’entre eux n’avait jamais rien vu. Il ne savait même pas quelle sorte de fantôme était censée occuper les lieux.

Il sortit sans plus tarder et je me mis en devoir de plonger dans mes valises à la recherche de mes effets de soirée. Les Carslake n’étaient pas riches ; ils gardaient leur vieille demeure de famille mais n’avaient pas de domestiques pour défaire les bagages.

J’en étais à nouer ma cravate, debout devant le miroir de ma chambre. Je voyais dans la glace, outre mon visage et mes épaules, le mur auquel je tournais le dos – une simple paroi interrompue seulement par une porte, au milieu. Comme j’achevais mon nœud de cravate, je remarquai tout à coup que cette porte s’ouvrait.

J’ignore pourquoi je ne me suis pas retourné. C’eût été la réaction la plus naturelle, et pourtant ce ne fut pas la mienne. Je me bornai à regarder cette porte qui s’ouvrait avec lenteur, me découvrant peu à peu la pièce voisine.

C’était une chambre à coucher, plus grande que la mienne, avec deux lits. Soudain, je retins mon souffle.

Au pied d’un des deux lits se tenait une jeune fille. Autour de son cou, une paire de mains d’homme la faisaient lentement fléchir vers l’arrière tout en lui serrant la gorge pour l’étrangler.

Il n’y avait aucune erreur possible. Je voyais clairement ce qui se passait là – et il s’agissait à n’en pas douter d’un meurtre.

Je distinguais parfaitement les traits de la jeune fille, son éclatante chevelure dorée, l’atroce épouvante qui se peignait sur son beau visage où le sang montait petit à petit. De l’homme, par contre, je n’apercevais que les mains, le dos et une longue cicatrice qui lui barrait le bas du visage, du côté gauche, jusqu’au cou.

Tout cela prend un certain temps à raconter, mais en réalité, je ne demeurai confondu que quelques secondes. Aussitôt après, je me retournai vivement pour voler à la rescousse…

Et je me trouvai face à face avec une grande garde-robe victorienne en acajou, placée contre le mur dont j’avais vu le reflet. Pas de porte ouverte, pas de scène de violence. Je pivotai de nouveau pour replonger mes regards dans le miroir. Mais il ne reflétait plus que la garde-robe d’acajou…

Je me passai la main sur les yeux. Puis, traversant la pièce d’un bond, j’essayai de déplacer la garde-robe. Et c’est alors que Neil entra par l’autre porte. Que diable étais-je occupé à faire ? s’étonna-t-il.

Il dut me croire à demi fou. Me tournant vers lui, je lui demandai s’il y avait une porte derrière cette armoire. En effet, acquiesça-t-il, il y avait là une porte qui menait à la chambre d’à côté. Je lui demandai qui occupait cette chambre : les Oldham, me répondit-il, un certain major Oldham et sa femme. Quand je lui demandai si Mme Oldham était très blonde, il me répondit assez sèchement qu’elle était au contraire brune et je compris que j’étais en train de me ridiculiser. Je me repris et lui fournis quelque piètre excuse, puis nous descendîmes ensemble. Je me dis que j’avais dû avoir une hallucination et je me sentais plutôt gêné de ma sottise.

C’est alors que Neil me dit : « Voici ma sœur Sylvia » – et je reconnus le ravissant visage de la jeune fille que je venais de voir étrangler… Et on me présenta à son fiancé, un grand homme sombre qui avait une cicatrice du côté gauche du visage.

Voilà où j’en étais. Je voudrais bien savoir ce que vous auriez fait à ma place. Il y avait là cette jeune fille – tout à fait la même – et l’homme que j’avais vu l’étrangler, et ils devaient se marier le mois suivant…

Avais-je oui ou non eu une vision prophétique de l’avenir ? Viendrait-il un moment où Sylvia et son mari, passant quelques jours dans cette maison, se verraient attribuer cette chambre – la meilleure des chambres d’amis – et où la scène dont j’avais été témoin se déroulerait dans la réalité ?

Que devais-je faire ? Que pouvais-je faire ? Me croirait-on, si je parlais – à Neil, par exemple, ou à la jeune fille elle-même ?

Toute la semaine que je passai à Badgeworthy, je ne cessai de tourner et de retourner le problème dans ma tête. Fallait-il parler ? Fallait-il se taire ? À mes doutes s’était ajoutée presque immédiatement une complication supplémentaire. Dès l’instant où j’avais vu Sylvia Carslake, j’étais tombé amoureux d’elle… Je la désirais plus que tout au monde… Et cela me liait les mains.

Pourtant, si je ne disais rien, Sylvia épouserait Charles Crawley et Crawley la tuerait…

Aussi, la veille de mon départ, je lui racontai tout, de but en blanc. Je lui dis que je m’attendais à ce qu’elle me croie cinglé, mais je lui jurai solennellement que j’avais vu de mes yeux les choses telles que je les lui rapportais. Et que, si elle était déterminée à épouser Crawley, je pensais qu’il était de mon devoir de lui raconter mon étrange expérience.

Elle m’écouta très calmement. Il y avait dans ses yeux quelque chose que je ne comprenais pas. Elle n’était pas du tout fâchée. Quand j’eus terminé, elle se borna à me remercier gravement. Moi, comme un idiot, je répétais : « J’ai vu tout cela. Je l’ai vraiment vu, je vous le jure », et elle me disait : « J’en suis persuadée, puisque vous me le dites. Je vous crois. »

En fin de compte, je m’en allai ne sachant toujours pas si j’avais bien fait ou si je m’étais comporté comme un sot. Une semaine plus tard, Sylvia rompait ses fiançailles avec Charles Crawley.

Ensuite, la guerre éclata, ne laissant guère le temps de penser à autre chose. Une ou deux fois, au cours de mes permissions, je tombai sur Sylvia – mais je tâchais de l’éviter dans la mesure du possible.

Je l’aimais, je la désirais plus que jamais, mais il me semblait que ce n’était pas de jeu. C’est à cause de moi qu’elle avait rompu ses fiançailles et je me répétais que mon intervention ne pouvait se justifier que si elle avait été purement désintéressée.

Puis, en 1916, Neil fut tué et c’est à moi qu’incomba la tâche de raconter à Sylvia ses derniers moments. Après cela, il nous était impossible de demeurer éloignés l’un de l’autre. Sylvia avait adoré Neil et j’avais perdu en lui mon meilleur ami. Je la trouvai charmante, adorable dans son chagrin. Je parvins tout juste à tenir ma langue et m’en fus, priant le ciel qu’une balle vienne mettre un terme à cette malheureuse affaire. La vie sans Sylvia ne valait pas la peine d’être vécue.

Mais il était écrit qu’aucune balle ne devait m’emporter. J’en reçus deux, qui me laissèrent indemne : l’une me passa sous l’oreille droite et faillit bien m’avoir ; l’autre glissa sur l’étui à cigarettes qui était dans ma poche. Par contre, Charles Crawley fut tué au combat au début de l’année 1918.

En quelque sorte, cela fit toute la différence. En rentrant à l’automne 1918, je me rendis directement chez Sylvia et je lui dis que je l’aimais. Je n’avais guère d’espoir qu’elle s’intéresse à moi, aussi je faillis tomber à la renverse quand elle me demanda pourquoi je ne lui avais pas dit cela plus tôt. Je balbutiai quelque chose à propos de Crawley, et elle rétorqua : « Mais pourquoi crois-tu que j’aie rompu avec lui ? » Et elle me dit alors qu’elle était tombée amoureuse de moi comme moi d’elle : dès le tout premier instant.

J’avais pensé, lui dis-je, qu’elle avait rompu ses fiançailles à cause de l’histoire que je lui avais racontée. Mais elle éclata de rire : quand on aime vraiment quelqu’un, on n’est pas aussi lâche ! Nous évoquâmes ensuite cette vision que j’avais eue à l’époque, conclûmes qu’il s’agissait d’une affaire étrange – et n’y pensâmes plus.

Après quoi, les choses se déroulèrent sans fait particulièrement saillant. Nous nous mariâmes, Sylvia et moi, et nous étions heureux. Mais je me rendis bientôt compte que je n’étais pas le meilleur des maris. J’aimais Sylvia de toute mon âme, mais j’étais jaloux, grotesquement jaloux de quiconque recevait ne fût-ce qu’un sourire d’elle. Au début, la chose l’amusa. Je crois même que cela lui plaisait assez. Cela prouvait au moins à quel point je l’aimais.

Pour ma part, je savais bien que, non content de me ridiculiser, je mettais en danger la paix et le bonheur de notre vie commune. Je le savais, mais je n’y pouvais rien changer. Chaque fois qu’arrivait une lettre qu’elle ne me montrait pas, je me demandais qui pouvait lui avoir écrit. Dès qu’elle riait et bavardait avec un autre homme, je devenais grognon et méfiant.

Au début, disais-je, Sylvia me taquina. Elle trouvait la plaisanterie énorme. Puis, elle commença à la trouver moins drôle. Enfin, elle n’y vit même plus la moindre plaisanterie.

Peu à peu, elle s’éloigna de moi. Non pas physiquement, non – elle me retira le secret de son esprit. Je ne sus bientôt plus quelles étaient ses pensées. Elle se montrait gentille, mais avec tristesse et comme si elle se trouvait très loin de moi.

Progressivement, je compris qu’elle ne m’aimait plus. Son amour était mort, et c’était moi qui l’avais tué…

L’étape suivante paraissait inévitable. Je me mis à l’attendre – à la redouter.

C’est alors que Derek Wainwright apparut dans notre vie. Il possédait tout ce que je n’avais pas. Il était spirituel, sa conversation pétillait d’esprit. Il était beau. Et, je suis forcé de l’admettre, c’était un garçon très bien. Le jour où je le rencontrai, je me dis en moi-même : voilà l’homme qu’il faut à Sylvia…

Elle résista, tout d’abord. Je sais qu’elle lutta… mais je ne l’aidai d’aucune façon. J’en étais incapable. Retranché dans ma sombre et maussade réserve, je souffrais un enfer – et ne parvenais pas à lever le petit doigt pour nous sauver. Je ne l’ai pas aidée. Au contraire, je n’ai fait qu’aggraver les choses. Un jour, j’ai donné libre cours à ma colère et j’ai déversé sur elle une longue suite d’injures sauvages et gratuites. J’étais presque fou de jalousie et de douleur. Les choses que je lui disais étaient cruelles et injustes. Et je savais, en les proférant, à quel point elles étaient cruelles, à quel point injustes. Et cependant j’éprouvais un plaisir sauvage à les prononcer.

Je me souviens comme Sylvia se renferma, le sang aux joues.

Je la forçai jusqu’aux limites de ce qu’elle pouvait supporter.

Je l’entends encore me dire : « Cela ne peut plus continuer… »

Ce soir-là, quand je rentrai, je trouvai la maison vide. Vide. Avec un billet, comme dans les histoires.

Elle m’écrivait qu’elle me quittait pour toujours. Elle comptait passer un jour ou deux à Badgeworthy, après quoi elle irait rejoindre le seul être au monde qui l’aimât et qui eût besoin d’elle. Je ne devais pas espérer la voir revenir sur sa décision.

Jusque-là, sans doute, je n’avais pas réellement cru en mes propres soupçons. Cette confirmation noir sur blanc de ce que je craignais le plus au monde me jeta dans une colère épouvantable. Je fonçai vers Badgeworthy aussi vite que ma voiture me le permit.

Elle venait de se changer pour le dîner lorsque je fis irruption dans la chambre. Je me rappelle son visage : stupeur, beauté, effroi.

Je m’écriai :

— Personne d’autre que moi ne t’aura ! Personne !

J’entourai son cou de mes deux mains et je me mis à serrer tout en la faisant ployer vers l’arrière.

Tout à coup, j’aperçus notre reflet dans le miroir, Sylvia qui suffoquait et moi en train de l’étrangler, et la cicatrice que j’avais sur la joue, là où la balle m’était passée sous l’oreille droite.

Je ne l’ai pas tuée, non. Cette révélation subite me paralysa. Je lâchai prise et la laissai glisser sur le sol… Et puis je m’effondrai. Et ce fut elle qui me consola. Elle me consola.

Je lui racontai tout et elle m’expliqua que « le seul être au monde qui l’aimât et eût besoin d’elle » était tout simplement son frère Alan. Ce soir-là, nous nous regardâmes tous deux jusqu’au fond de l’âme et je ne crois pas qu’à dater de ce jour nous nous soyons jamais plus éloignés l’un de l’autre.

Sans la grâce de Dieu et ce miroir, je serais un assassin. Cette pensée qui m’accompagne désormais a suffi à me ramener à la raison. Car il y eut bien une mort, ce soir-là : celle du démon de la jalousie qui me possédait depuis si longtemps.

Mais cela ne m’empêche pas, quelquefois, de me poser des questions. À supposer que je n’aie pas commis l’erreur initiale de voir la cicatrice sur la joue gauche de l’homme, alors qu’il s’agissait en fait de la joue droite, inversée par le miroir… Aurais-je aussi inébranlablement reconnu l’assassin en Charles Crawley ? Aurais-je mis Sylvia en garde ? M’aurait-elle épousé, moi ? Ou lui ?

Ou bien le passé et le futur ne font-ils qu’un ?

Je suis un homme simple, je ne veux pas faire semblant de comprendre ces choses-là. Mais j’ai vu ce que j’ai vu. Et, grâce à cela, Sylvia et moi sommes désormais unis – selon la formule traditionnelle – jusqu’à ce que la mort nous sépare. Et peut-être au-delà.

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