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Le Forban noir

Le Forban noir

de Pierre Maël

Chapitre 1Sauvetage.

« Alain ! Alain ! Lân !Lân ! »

Ainsi criaient des voix d’hommes et de femmes à la porte d’une humble maison du bourg de Louannec, à l’angle des routes de Tréguier et de Lannion.

Il était cinq heures du matin, d’un matin de mars lugubre. Le jour, à peine commençant, éclairait un paysage désolé. Une tempête du nord-est ravageait la côte depuis la veille.Le sémaphore de Ploumanac’h l’avait annoncée, et les barques des pêcheurs de mulets et de congres n’étaient pas sorties du port.

Aux appels venus du dehors, une étroite fenêtre s’ouvrit au rez-de-chaussée de la maison. Une rafale faillit rejeter le volet sur le visage d’homme qui s’encadrait dans la baie. Mais celui-ci repoussa le battant de bois et, se penchant sur le rebord de la croisée, demanda :

« Qu’est-ce qu’il y a ? »

Un vieux, la tête encapuchonnée, répondit pour tous :

« Lân, c’est le syndic qui m’envoie. LeGuern, de Saint-Quay, est malade. Il manque un homme à l’équipe,et, comme ça, c’est ton tour de suppléant.

– C’est bien. On y va. »

L’instant d’après, Alain Plonévez,l’interpellé, était sur la route, au milieu du groupe, et gagnaitPerros-Guirec, où il allait tenir sa place à bord du canot desauvetage.

C’était un grand et beau garçon de vingt-cinqans, ancien Terreneuvat et marin de l’État, qu’un répit entre deuxengagements avait ramené chez sa vieille mère, la veuve AnnaPlonévez, à Louannec.

« Tout de même, disait-il en riant, cen’est pas drôle, pour la première nuit que je passe chez la bonnefemme, d’être réveillé avant l’heure. Je dormais si bien.

– Que veux-tu, mon gars ? répliquaitle matelot d’âge. Nous sommes là pour notre service, pasvrai ? Et on ne peut laisser des chrétiens se noyer, fauted’un homme pour souquer sur l’aviron.

– Et, au moins, sait-on qui c’est quenous allons tirer de l’eau ?

– Dame non, on ne sait pas. Tu pensesbien qu’avec cette brume, on ne voit pas loin. Le sémaphore asignalé, il y a une heure, un grand navire en perdition du côté del’île aux Moines. C’est tout. Mais de la pointe de Trestrignel ondistingue ses mâts et sa coque. Il a dû donner sur les récifs enavant de Ploumanac’h.

– Bon ! On verra bien tout àl’heure. »

Ils avaient atteint Perros. Toute lapopulation était en éveil, et, à mesure que la lumière grandissaitdans le ciel fuligineux, les gens se pressaient au dehors, courant,les uns vers les promontoires, les autres au Linken, pour assisterau départ du canot.

Le moment était mauvais. Il s’en fallait d’unebonne heure que le flot fût au plein. Le port de Perros assèchepresque entièrement aux matines, et l’on était précisément au 19mars, jour de la grande marée d’équinoxe cette année-là. Le jusantn’avait pas laissé deux pieds d’eau dans le chenal du port. Aussile patron du canot jurait et sacrait-il comme une demi-douzaine depaïens, en dépit des adjurations amicales du recteur, accouru poursoutenir de ses paroles les généreux efforts de ces simpleshéroïques.

Cependant le canot était hors de son abri. Lechariot attelé faisait grincer ses roues sur le sable, sous lepiétinement des chevaux.

En un clin d’œil, l’équipe fut armée, lesavirons bordés, la barre aux mains du patron.

Le chariot s’ébranla, descendit sur le rivage,vira pour permettre le lancement. On fit culer les bêtesrécalcitrantes jusqu’à ce qu’elles eussent de l’eau au niveau dupoitrail. Alors les crics jouèrent, les câbles se déroulèrent ensifflant, et le « life-boat », le « bateaude vie », comme le nomment poétiquement les Anglais, glissa etentra, telle une flèche, dans le clapotis du chenal.

D’un seul fouet, les douze avirons tendushorizontalement s’abaissèrent, frappant l’eau de leurs palettesrythmées. Et le canot bondit dans le chemin liquide élargi, portantvers les vagues énormes et les hurlements féroces de la tempêtedéchaînée au delà du cap rugueux de Trestrignel.

Superbes en leur force stoïque, le torsealternativement droit et penché, selon que les rames se levaient ouse plongeaient, la jambe gauche fixée au banc par la courroie, lestreize sauveteurs, muets, impassibles, entrèrent dans la chaudièreen ébullition.

Rude combat, terrible lutte, qui ne permetaucune défaillance au courage ni à la clairvoyance. Car, cematin-là, on avait tout contre soi : le froid de cette matinéed’hiver finissant, la rage du vent de nord-est descendu sur laManche et poussant les flots de la mer montante à la côte. Et il nefallait rien moins que le bras herculéen et l’imperturbablesang-froid du patron Guénic pour empêcher la violence du flux dejeter sur les roches basses cette carène insubmersible, à ventreenflé d’air, à quille de fonte, à profil massif et lourd.

Quand la pointe de Trestrignel eut étédépassée, le canot se vit aux prises avec la plus grande furie dela mer. Alors, aussi, il découvrit le navire au secours duquel ilse portait.

C’était un trois-mâts de moyennes dimensions,fin voilier taillé pour les longs cours transatlantiques. À sacorne battait le pavillon de son origine, les trois bandes bleu etblanc de la République Argentine.

Depuis qu’il avait été signalé par lesémaphore, il avait gagné quelque avance et se trouvaitprésentement à un mille environ de la passe qui s’ouvre entreTrestrignel et l’île Tomé.

On le voyait monter et descendre sur leslames, se débattant en une cruelle agonie, essayant de s’arracheraux étreintes de l’Océan, secoué, tordu, ballotté dans tous lessens, pareil à quelque bête blessée à mort. De ses trois mâts, unseul restait entier, le misaine. L’artimon avait été brisé au rasdu pont et à moitié balayé. Retenu par les agrès et les haubans, legrand mât pendait en trois morceaux que les coups de mer et lesrafales agitaient comme des fétus ou laissaient retomber, àl’instar de marteaux destructeurs, sur le bordé qu’ils écrasaientet défonçaient sous chaque choc. Le bout-dehors de beaupré traînaità l’avant avec des lambeaux de focs, qui donnaient à ce lamentabledébris l’aspect d’un bandage de charpie arraché à quelque plaie malpansée.

Telle quelle, l’épave s’avançait parsoubresauts effrayants. Tout à l’heure, quand elle serait tombéedans le lit du courant de la passe, elle serait roulée jusqu’aubord, éventrée, déchiquetée, éparpillée par les féroces morsuresdes écueils à l’affût sous l’eau glauque.

Cependant le canot de sauvetage serapprochait. Comment aborderait-il le navire : par la hancheou la joue, par tribord ou bâbord ? Problème délicat, et que,seuls, des marins pouvaient résoudre. Car il ne fallait pass’exposer à recevoir la masse flottante dans sa chute, et, à voirles oscillations qui la jetaient tantôt à droite, tantôt à gauche,on ne pouvait deviner sur lequel de ses flancs elle se coucheraitpour sombrer.

Le patron Guénic mesura du regard la distancequi le séparait de l’épave et, par une manœuvre habile, vira dansle vent même du trois-mâts, de façon à se maintenir en ligneperpendiculaire à la coque. Les avirons se mirent à refouler ensens inverse, et la forte voix du pilote interpella l’équipage dubateau en perdition.

Aucune voix ne répondit à son appel, aucuneforme humaine ne se dessina dans les ruines de la mâture écroulée,dans l’échevellement des vergues et des cordages.

« Malloz ! gronda le vieux brave.Nous arrivons trop tard. Il n’y a plus personne de vivantlà-dessus. »

La manœuvre qu’il venait d’exécuter à tribord,il la renouvela à bâbord. Le canot tourna le trois-mâts parl’arrière et vint se placer, toujours perpendiculaire, entre lelarge et la carène.

Derechef, Guénic interpella l’équipageabsent.

Cette fois, un cri aigu répondit.

« Santa Madre deDios ! » clama une voix déchirante, une voixd’enfant au timbre clair.

Et du canot on put apercevoir deux créaturesaccrochées aux porte-manteaux d’une baleinière disparue : unhomme et un petit garçon.

Le navire donnait furieusement de labande.

À chaque retraite des lames, il se penchaitplus bas, sur le flanc, et les deux malheureux, suspendus à leurdernier refuge, étaient immergés jusqu’aux aisselles. La mortjouait avec eux comme le chat avec la souris.

« Nous ne pouvons pourtant pas leslaisser là sans secours ! » s’exclama Alain Plonévez.

Entre deux rugissements de la rafale, onentendit une sorte d’imprécation jaillir de la gorge du patron, enmême temps qu’un ordre. Le canot vira une fois de plus et vint seranger au flanc du navire. Trois des hommes se dressèrent et, armésde gaffes, évitèrent le choc. Quatre autres attendirent la pousséede la vague, et, debout, cueillirent les naufragés sur leureffrayants perchoirs.

Tout aussitôt, on les coucha entre les bancs,où ils s’affalèrent inertes, les yeux fixes, les dentscrochetées.

« Faudrait voir sur le pont s’il y aencore de la marchandise ! commanda la voix de Guénic.

– On y va », répondit encoreAlain.

Et, comme le canot remontait à la lame, lerobuste gars se cramponna à une drisse pendante et se hissapar-dessus les bastingages.

Il n’eut pas loin à courir pour se rendrecompte de l’état du trois-mâts.

Le pont était vide, vide de vivants, du moins.À dix pas de lui, sous les ruines du gaillard d’arrière, deuxcadavres gisaient, broyés par la chute du grand mât. Un troisième,la tête en bas, le crâne emporté, se balançait dans un réseau decâbles traînants. Un peu plus loin, une autre victime, passager oumatelot, râlait dans un éboulis de vergues et de haubans.

Celui-ci respirait encore. Lân le souleva, lechargea sur son épaule de titan, le remit aux bras de deuxcamarades. Puis, se laissant tomber, il regagna sa place etressaisit l’aviron.

Le canot n’avait plus rien à faire. Le naviren’était plus qu’un cercueil mouvant. Le patron poussa un soupir et,renversant la barre, s’éloigna de l’épave par un véritable bond devingt brasses.

Il n’était que temps.

Comme si la mer n’eût attendu que la fin decet héroïque sauvetage, elle se ramassa sur elle-même, s’enfla enune vague monstrueuse, dont la volute démesurée vint se crever à lapomme du misaine encore debout, et s’écrouler sur le pont dutrois-mâts.

Il y eut un gémissement sourd de toute lamembrure, suivi d’un cliquetis de choses rompues et fracassées. Parles sabords, par les écoutilles l’eau entra dans les flancs dugrand bateau, l’emplissant, le surchargeant sans résistance. Etl’arrière s’enfonça, tandis qu’avec un bruit de souffle épuisé, unfouettement de l’air, toute l’étrave se levait hors de l’eau, à lafaçon d’un cheval qui se cabre. Puis, la masse entière écraséedisparut sous les cataractes des lames, avec de suprêmesconvulsions, des révoltes contre la mort, des insurrections desmâts, semblables aux derniers mouvements d’une main de noyés’accrochant au vide avant de couler.

Pendant que s’achevaient ces convulsions dunavire, le canot de sauvetage regagnait le port.

Toute une heure s’était écoulée. Maintenant lamer était pleine et les rameurs n’avaient plus à lutter contre lecourant. Le retour fut rapide. Aux acclamations de la foule,entassée sur le môle et sur l’épi, le life-boatdoubladerechef la pointe de Trestrignel, vola sur les lames moins hautes,sortit de l’enfer liquide et gagna son point d’atterrissage surl’étroite presqu’île du Linken.

Les premiers qui débarquèrent, ou plutôt qu’ondébarqua, ce furent les naufragés. Le blessé fut emporté d’urgenceet déposé sous l’abri du canot. Le recteur n’eut que le temps deprononcer les paroles de l’absolution in articulo mortis.Au moment où la suprême formule de pardon tomba des lèvres duprêtre, le mourant rendit l’âme.

Les deux autres semblaient ne point valoirbeaucoup plus.

On les tira du milieu des bancs, évanouis, lesprunelles vitreuses, le souffle court et haletant. On transportal’homme jusqu’à un hôtel du voisinage. Les femmes de pêcheurss’empressèrent, avec des exclamations, autour de l’enfant dontelles admirèrent la beauté frêle et délicate, rendue plusimpressionnante par la pâleur du charmant visage.

C’était un garçonnet de dix à onze ans, auxtraits purs, à la peau mate et blanche, ainsi qu’on la rencontrehabituellement dans le type espagnol. Et, comme une certaineconfusion régnait dans ce multiple désir de charité, contrarié parle dénuement presque absolu de ces populations pauvres, commetoutes ces mères de familles nombreuses ne pouvaient s’offrir pourbien longtemps à héberger la petite victime, ce fut encore le bonAlain qui trancha le débat.

« Pour lors, madame Hélic, dit-il à lapropre femme du syndic, voulez-vous prendre ce petiot chez vousjusqu’à ce que ma vieille vienne vous le chercher ? C’est moiqui l’ai pêché là-bas ; j’entends le garder, et je suis biensûr que la maman m’en voudrait de ne pas lui donner ce fieu ànourrir. »

La vieille femme interpelléerépondit :

« C’est bien parlé, Lân Plonévez. Et moiaussi je le garderais bien ce joli-là, au moins pour un temps. Maissi la bonne femme Plonévez le réclame, faudra bien que je lui cède.C’est son droit et le tien, mon gars. »

L’accord ainsi fait, on ne s’occupa plus qu’àdonner des soins aux survivants de la catastrophe.

Le jeune médecin du bourg les avaitsoigneusement auscultés et palpés. Rien de cassé dans les os, riende lésé gravement dans les organes ; seulement, chez l’enfant,les râles crépitants, dénonciateurs d’une forte bronchite.

En conséquence, il ordonna qu’on les couchâtdans des lits bien chauds, qu’on les tînt provisoirement à ladiète. En même temps, il prescrivit, pour l’enfant, une potion etdes boissons stimulatrices. Quant à l’homme, robuste gaillard, dontla face glabre et dure ne parlait guère en sa faveur, le praticiendéclara, en riant, qu’il serait sur pied au bout de vingt-quatreheures.

Toutes les sympathies purent donc confluer surle petit garçon, et ce fut à qui épierait son retour à laconnaissance, pour lui offrir les pauvres gâteries dont ondisposait sous ces toits que la fortune n’a jamais visités.

L’évanouissement dura un peu plus d’une heure.Puis l’enfant ouvrit les yeux, et ce fut un spectacle touchant quecelui des pleurs de commisération dont fut accueilli ce premierregard vague et plein d’hébétude, au fond duquel la pensée neluisait qu’à l’état de flamme vacillante.

Le petit garçon parla, mais nul ne comprit sesparoles. La langue dont il se servait n’était certes pas celle desbraves gens assemblés autour de sa couche. Aucune de ces femmes,baragouinant le dialecte du Trécorois, n’avait le moindre soupçondu langage des hidalgos et des conquistadores. À peine leurarrivait-il d’échanger entre elles une centaine de mots françaisplus ou moins estropiés.

L’une d’elles, toutefois, ayant proféré uneexclamation française, les yeux du garçonnet s’illuminèrent. Unsourire glissa sur ses lèvres, en même temps qu’une phrase enjaillissait, d’une accentuation caractéristique :

« Francès ? Yo aussi parlerfrancès. »

Alors Mme Hélic, la femme del’équoreur, s’approcha du lit et, tant bien que mal, se mit endevoir d’interroger le petit malade. En ce jargon où se mêlaienttrois idiomes, la vérité se fit jour. Les renseignementsabondèrent, l’enfant ne demandant qu’à bavarder.

On apprit, de la sorte, que le navire perdu senommait la Coronacionet venait du petit port de SantAntonio, dans la baie de San Matias, sur la côte Argentine,au-dessous de Buenos-Ayres ; qu’il avait déchargé un fretconsidérable de cuirs en Angleterre et comptait prendre livraisonde produits hollandais à Amsterdam ; que le capitaine étaitmort subitement deux heures après avoir quitté laGrande-Bretagne ; que le second du bord, qui faisait ce voyagepour la première fois, avait littéralement perdu la tête et s’étaitlaissé entraîner dans les parages des Sept Îles, où la tempêteavait surpris le navire.

On sut, en outre, que le petit Pablo, c’étaitson nom, âgé d’un peu plus de onze ans, était mousse à bord de laCoronacion ; qu’il ne se connaissait ni père, nimère, mais se dénommait lui-même « le fils de la mer »,hijo del mar ; que le matelot sauvé avec luis’appelait Ricardo.

Ce long babillage avait fatigué l’enfant. Lasurvenance, fort opportune, du docteur Bénédict y mit un terme.Celui-ci gourmanda les commères trop curieuses qui avaient faitjaser le petit malade, sans souci de la bronchite qui avait gagnéles capillarités du poumon et pouvait dégénérer en fluxion depoitrine. Et, comme sa visite coïncidait avec le retour d’AlainPlonévez amenant sa mère, femme de cinquante-huit ans, fortingambe, il recommanda que l’on transportât Pablo sans plus tarderdans la maison de la veuve, où il serait à l’abri des importunessympathies de l’entourage.

Alain avait déjà retenu une voiture fermée. Ony coucha l’enfant, enveloppé de couvertures, sur une banquette, etl’attelage prit au grand trot le chemin de Louannec, où, unedemi-heure plus tard, Pablo fut définitivement couché dans un litde bois blanc, en une chambre claire et aérée.

En l’y installant, la maman Plonévez ne put sedispenser de lui parler affectueusement :

« Voyez-vous, mon mignon, c’est ici lachambre et le lit d’un autre fils, un frère de Lân, que j’ai perdu,il y a longtemps. Ce serait un homme aujourd’hui. En souvenir delui, et pour la paix de son âme, je vous soignerai comme si le bonDieu m’avait donné un autre fils. »

Elle parlait bien, la vieille Bretonne, enmère pieuse, avec cette grave mansuétude d’accent qui dénote lesnobles résignations et la tranquillité des belles âmes.

L’enfant l’écouta avec une déférence empreintede quelque surprise. On eût dit qu’il n’avait jamais entendu pareillangage, ou, plutôt, que, tout au fond de sa mémoire, s’agitaitquelque obscure réminiscence de paroles semblables prononcées parune autre bouche de femme, de sa propre mère peut-être.

La demeure n’était pas luxueuse, il s’enfallait. Le plafond bas, les murs blanchis à la chaux, le planchermal raboté eussent offusqué tout autre qu’un modeste habitant de cepittoresque coin de terre. Mais tout cela était si propre, si bientenu, les rideaux de cretonne qui pendaient au-dessus du lit, lesdraps de fil et la taie d’oreiller exhalaient une si bonne odeur delinge fraîchement repassé, que le petit garçon en eut le cœurréjoui. Aussi bien le « fils de la mer » ne devait-il pasêtre gâté par l’habitude d’un confortable excessif.

Il fit bien voir sa satisfaction lorsque, pourla troisième fois, le docteur Bénédict le visita, le lendemainmatin. Pablo avait passé une bonne nuit ; il n’avait point defièvre, ou si peu, et l’appétit aiguisé par les secousses physiqueset morales autant que par un jeûne de quarante-huit heures, s’étaitconverti en une fringale indomptable.

Le praticien estima que la maladie n’étaitpoint assez grave pour interdire toute alimentation. Après avoirposé des ventouses sur le thorax, il permit que l’on donnât aumalade un fort bon potage de légumes, que celui-ci absorba avec uneallégresse démonstrative.

« Parbleu ! mon gars, s’exclama enriant M. Bénédict, c’est une bonne disposition pour guérirvite que de garder son estomac en verve. Allons ! Ce n’est pasencore pour toi que la mère Plonévez se ruinera enmédicaments. »

Et il s’en alla en se frottant les mains.

Ce même jour, le grand Alain, simple lui-mêmecomme un enfant, vint s’installer quelques heures au chevet dumousse espagnol et s’entretenir avec lui. Nouvelle joie pour legarçonnet, à qui le temps ne parut pas long, et qui accabla dequestions affectueuses le jeune marin, son sauveteur. Lân yrépondit avec toute la complaisance désirable. Il se fit connaîtreà l’enfant, tout en l’interrogeant lui-même sur ses propresorigines, sur le mystère de son passé, car tous, dans l’entouragedu petit malade, ne pouvaient se défendre d’un profond étonnement àvoir cet enfant, si délicat, si distingué de visage et de manières,mêlé à un équipage de matelots du commerce recrutés dans tous lesmilieux et appartenant aux nationalités les plus diverses. Etplusieurs hochaient la tête, disant avec un scepticisme de facileexplication :

« Pour sûr, ça doit être quelque petittrouvé, qu’on aura pris par pitié ou embarqué de force. »

Le quatrième jour après le naufrage, alors quetoute crainte de pneumonie était écartée, le docteur Bénédictpermit d’alimenter le malade « à sa faim », et, certes,celui-ci se montra d’un appétit vorace, faisant honneur au menutrès rudimentaire de la mamm Plonévez.

Or, ce même jour, un homme vint frapper à laporte de la veuve et demanda à parler à l’enfant. La vieille femmel’introduisit sur-le-champ.

Le visiteur n’était autre que le second desnaufragés, le matelot Ricardo. Comme le petit Pablo, il comprenaitle français et se débrouillait, au hasard des termes employés, dansun dialogue d’une syntaxe et d’une prononciationultra-fantaisistes.

Alain Plonévez était à la maison pour ledéjeuner. Il assista donc à l’entrevue des deux survivants de laCoronacion.

Elle ne fut pas « chaude », cetteentrevue, bien au contraire. Il parut même, aux yeux attentifs dujeune Breton, que Pablo accueillait son « camarade » avecune sorte d’effroi, que justifiaient, d’ailleurs, la face bestiale,l’œil torve et le mauvais rictus toujours grimaçant sur la boucheépaisse de l’Argentin.

Celui-ci se retira, après une demi-heure deconversation, jetant à l’enfant quelques paroles gutturalesaccompagnées d’un regard en dessous à Lân, dont la grande taille etles proportions athlétiques semblaient l’impressionnergrandement.

Quand il eut quitté la demeure, le fils de laveuve Plonévez demanda, en riant, à son hôte :

« Parbleu, petit, tu n’as pas l’air del’aimer beaucoup, ton pays ?

– Oh ! non, Io ne l’amopas, répondit l’enfant, avec un froncement expressif dessourcils.

– Ah ! ah ! Le fait est qu’iln’a pas l’air très aimable, le particulier. Je ne suis pas méchant,mais je crois que j’aurais du plaisir à cogner sur ce mufle-là,bien que j’aie contribué à le tirer du mauvais pas.

– Il est très méchant, confirma Pablo. Àbord, il me battait toujours, et, bien sûr, il m’aurait jeté à lamer, si…

– Si ? interrogea Alain.

– Si mon ami Ervan ne l’en avait empêché.Celui-là est bon, et fort. Il vous ressemble.

– Comment dis-tu qu’il s’appelle,celui-là ?

– Ervan. Il parle bien français, il n’estpas Espagnol. Mais, voilà. Il n’est pas venu, cette fois, il estresté en Angleterre. C’est extraordinaire comme vous luiressemblez ! On dirait que c’est votre frère. »

La mère Plonévez entrait, apportant ledéjeuner du malade. Alain en profita pour interrompre là ledialogue. Ce mot « frère », prononcé par l’enfant, avait,sans doute, réveillé en lui quelque pénible souvenir, car son fronts’était plissé d’une ride.

Quand la veuve fut ressortie de la chambrepour aller surveiller sa cuisine, le jeune Breton se hâta de dire àPablo :

« Écoute, petit. Ne parle jamais depersonne qui pourrait me ressembler devant ma mamm, parce que,vois-tu, ça lui ferait beaucoup de peine. J’ai eu, en effet, unfrère, qui est mort, et qu’elle pleure et pour qui elle prie tousles jours.

– C’est bien, señor Alain, réponditl’enfant, devenu grave. Je n’en parlerai jamais. »

Le marin sortit, le front toujours soucieux,et se dirigea vers Perros, où il avait du nouveau à apprendre.

En effet, il s’y était passé ceci que, lematin même, on avait vu arriver une baleinière des Ponts etChaussées, détachée d’un vapeur faisant l’inspection des côtes.Celui-ci venait de Paimpol afin d’opérer des sondages dans ledessein de renflouer, s’il était possible, ou, du moins, dedétruire à la dynamite l’épave du navire perdu, qui pouvaitobstruer la passe entre Trestrignel et l’île Tomé.

Or, l’ingénieur et ses aides n’avaient pas euà se donner beaucoup de mal. La mer avait travaillé pour eux, sanseux.

La carcasse désemparée, poussée par le flot,avait été roulée et, finalement, abandonnée par les vagues, sur leshauts-fonds qui bordent la plage de Trestraou, en deçà des rochesgranitiques qui supportent le phare de Ploumanac’h.

Et, maintenant, les employés de l’Étatfouillaient le ventre du trois-mâts d’où ils retiraientméthodiquement tout ce qui pouvait servir à établir l’identité dunavire et de son équipage, tant des vivants que des morts :livre de bord, connaissements, chartes-parties, toutes piècesétablissant que le navire Coronacion, venant du port deSant Antonio, dans la République Argentine, après avoir déchargé sacargaison de cuirs dans le havre de Dunby, au voisinage deFalmouth, avait repris sa route vers Amsterdam.

Tout ceci confirmait les déclarations du petitPablo et du matelot Ricardo Lopez, qui attendait, à Perros, l’ordrede l’administration maritime pour se faire rapatrier ou, tout aumoins, ramener en ce port de Dunby, dernier relâche de laCoronacion.

Mais, en dépit de ces assertions écrites, undoute planait encore. Au cours de leurs recherches, les diversfonctionnaires de la marine n’avaient découvert aucun documentétablissant la propriété du navire. Ils en conclurent que, sansdoute, ce titre de propriété s’était perdu pendant le naufrage, oubien qu’il n’était point d’usage, à Sant Antonio, de faire figurerun tel document au nombre des pièces indispensables à la franchisedes bateaux de commerce.

Ils interrogèrent Ricardo Lopez, mais n’enpurent tirer aucun renseignement utile. L’Espagnol parut ne riencomprendre aux questions qu’on lui posait à ce sujet. Il se borna àdéclarer qu’il avait été enrôlé lui-même à Buenos-Ayres par lesecond Rodriguez, ce blessé vainement arraché à l’épave par lacourageuse intervention d’Alain Plonévez, et qui était venu expirerdans le hangar-abri du canot de sauvetage. Comme, depuis huitjours, cette pauvre dépouille reposait en une fosse du cimetière dePerros-Guirec, on ne crut pas devoir l’exhumer pour en constaterl’identité. Mais le registre des décès porta la mention du nom ducapitaine Rodriguez-Wickham, décédé et inhumé sur le territoire dela commune.

On n’attacha pas plus d’importance à laréclamation de Ricardo, demandant que le mousse Pablo fût rapatriéavec lui. L’enfant, à la première offre qui lui en fut faite, larepoussa avec une énergie farouche et manifesta une sorte deterreur à la pensée de retourner avec le matelot, son compagnon.Et, comme celui-ci ne pouvait justifier d’aucun titre à l’exerciced’un droit quelconque sur l’enfant, comme, d’autre part, la veuvePlonévez et son fils se déclaraient tout disposés à adopter lepetit abandonné, force fut à Ricardo de quitter la France en ylaissant Pablo.

Chapitre 2Le fils de la mer

En apprenant que Ricardo Lopez avait quitté lepays et qu’il n’aurait point à le suivre, Pablo manifesta une joiesi vive qu’elle sembla tenir du délire.

Cette explosion d’allégresse commença parfaire beaucoup rire Alain Plonévez. Puis elle le fit réfléchir et,pendant quelques jours, le jeune matelot parut un peu préoccupé. Ilne lui semblait pas normal que le petit Argentin exprimât tant debonheur à se séparer d’un homme dont il avait partagé la vie et lesdangers, et qui, deux semaines plus tôt, n’avait dû, commelui-même, d’ailleurs, son salut qu’au secours providentiel apportépar le canot de sauvetage.

Mais Lân se souvint fort opportunément desconfidences à lui faites par le mousse. Celui-ci ne lui avait pointdissimulé son aversion invincible à l’encontre de Ricardo. Et Alainse disait qu’un ressentiment aussi violent s’expliquait, le plussimplement du monde, par le vindicatif souvenir que l’enfant avaitgardé des mauvais traitements infligés à sa frêle jeunesse.

Alain se promit donc d’interroger Pablo plus àloisir et d’en tirer quelques éclaircissements, tant sur son proprepassé que sur celui de cet Espagnol, que lui-même, Lân, haïssaitd’instinct.

L’occasion lui en fut offerte quelques joursplus tard, lorsque avril, en gonflant les bourgeons, et enverdissant les premières pousses des arbres, eut suffisammentattiédi l’atmosphère pour permettre au garçonnet, définitivementrétabli, de faire, avec son grand ami, quelques courses dans lacampagne et sur la côte.

Aussi bien le congé d’Alain touchait à sa fin.Il ne lui restait plus qu’une dizaine de jours avant qu’il serendît à Paimpol, où il allait s’embarquer pour un voyage dans lesrégions des Antilles.

Et il expliquait à l’enfant que, ce voyage, ilallait le faire avec le grade de second à bord du vapeur leKerret-Barbe-Noire, afin de s’y instruire, pendant six ouhuit mois, à la pratique de la machinerie.

Au retour, c’est-à-dire en décembre, au plustard, il se rendrait à Nantes pour y suivre l’enseignement spécialqui forme les capitaines au long cours. Comme il avait été secondmaître sur le Formidable et qu’il possédait les qualitésphysiques et la connaissance des manœuvres, en outre du stage exigépour le service à la mer, il estimait qu’il pourrait conquérir lediplôme de long courrier en un délai maximum de dix-huit mois.

« Alors, dans deux ans, vous commanderezun bateau, tout seul ? Vous serez capitaine ?

– Oui, mon petit ; du moins jel’espère.

– Oh ! alors, vous me prendrez avecvous, dites ? »

Et les yeux de Pablo étincelaient, une flammecolorait la mate blancheur de son visage. Il se pendait à l’épauleherculéenne de son sauveteur, et celui-ci lisait, en ces prunelleslimpides, la sincère affection qu’il avait su inspirer à cet enfantétranger.

« Sais-tu, disait gaiement Alain, que tucommences à parler joliment le français, mieux que la mamm, mieuxsurtout que la mammagoz, chez qui je t’ai mené il y a deux jours, àTrébeurden.

– C’est que, le français, Lân, je l’aiparlé autrefois, il y a bien longtemps, quand j’étais toutpetit.

– Par exemple ! Et où doncparlais-tu le français, toi, espèce de petitGaucho ? »

Les sourcils de l’enfant se froncèrent, enmême temps que ses poings se serraient.

« Ne m’appelez pas comme ça, Lân.Autrement, je ne vous aimerais plus. Ricardo est unGaucho, pas moi.

– Ça va bien : Je ne le dirai plus.Je ne savais pas que ce mot fût une injure à ton oreille. Maisrevenons à ce que tu me racontais. Tu as parlé françaisautrefois ?

– Oui, répliqua Pablo, j’en suis sûr.

– Tu en es sûr ? Mais, en ce cas, tudois te rappeler en quel pays tu as vécu, quel est le lieu de tonorigine ? »

Le matelot vit de nouveau les sourcils dumousse se rapprocher, non plus sous l’action de la colère, cettefois, mais sous celle d’une contention ardue, d’un violent effortde la mémoire pour relier entre elles de lointainesréminiscences.

« Je ne sais pas, répondit-il enfin, jene peux pas me rappeler. C’est bien loin. Il me semble que c’étaitdans un pays comme celui-ci, au bord de la mer. Il y avait unebelle dame qui m’aimait bien, que j’aimais bien, que j’appelaismama, comme vous appelez votre mère. »

Et les paupières du mousse se gonflaient delarmes. Il était visible qu’une fugitive et chère image se laissaitvoir dans cette nuit du passé, mais qu’il ne parvenait pas à enfixer exactement les traits.

Alain vint à son aide, essaya de suppléer audéfaut de précision, de combler les lacunes de cette évocationincomplète.

« Voyons, petit Pablo, tâche de réunirtes idées. Il est probable que, comme tu le dis, cette belle dameétait ta mère. Si tu la revoyais, la reconnaîtrais-tu ?

– Oh ! oui », s’écriaimpétueusement l’enfant.

Mais, tout aussitôt, son regard s’attrista. Lemême doute cruel y fit remonter les larmes.

« Je crois que oui, bégaya-t-il ; jene suis pas sûr ; je ne sais pas, non, je ne sais pas.

– Et, reprit le matelot, elle n’était passeule, cette dame ; elle ne pouvait pas être seule. Il y avaitun homme avec elle ; il y avait ton père !

– Mon père ? C’est vrai. Il y avaitmon père. Mais je ne me rappelle pas, pas du tout. Est-ce que vousavez un père, vous, Alain ?

– Je ne l’ai plus, petit Pablo, mais j’enai eu un, que j’aimais bien. C’était un rude marin, qui avaitbeaucoup navigué, il est revenu ici, à Louannec ; il étaitmalade ; il a traîné quelque temps, puis il est mort, et nousl’avons couché dans sa tombe, sous une pierre, derrière l’égliseneuve, là-haut. »

Il désignait, par delà un rideau de pins, leclocher carré se détachant sur le ciel bleu.

Les larmes pendaient encore aux cils de Pablo,mais ses pupilles étincelaient. Il demanda naïvement.

« Alors, tous les hommes ont un père etune mère ?

– Cette question ! fit Lân, enéclatant de rire. Ah ! çà, d’où sors-tu, petiot ? D’oùcrois-tu donc que tu viens ?

– Je viens de la mer, riposta l’enfant,non sans une certaine fierté. Je me souviens qu’un jour, j’aidemandé la même chose à Ervan, mon ami Ervan. Il a ri comme vous,Alain. Puis, il n’a plus ri. Il m’a regardé sérieusement,gravement, comme s’il allait me dire quelque chose. Mais, après ça,il m’a embrassé, et il m’a raconté une drôle d’histoire.

– Quelle histoire, pour voir ?

– Voilà ce qu’il m’a dit :« Petit Pablo, un matin, comme nous passions la Ligne, nousavons vu sur la mer un berceau qui flottait. Nous l’avons tiré àbord. Dans le berceau, il y avait un enfant : c’étaittoi. »

– Mais, s’exclama derechef Alain, c’estl’histoire du petit Moïse qu’il t’a contée là, ton ami Ervan !Il s’est moqué de toi.

– Ce n’est pas bien ce que vous dites là,Ervan ne s’est pas moqué de moi, Ervan ne se moque de personne. Ilvous ressemble, il est bon. S’il m’a raconté cette histoire, c’estqu’elle est vraie, et c’est pour ça qu’on m’a appelé le « filsde la mer ».

– Allons, petit, je ne veux pas te fairede la peine. Mais si tu as lu quelquefois des livres, si l’on t’aappris ta religion, tu dois bien savoir que ce conte que t’a faitton ami Ervan est le récit d’un livre que les chrétiens respectentet qui se nomme la Bible. »

Pablo baissa tristement les yeux.

« Je n’ai jamais ouvert un livre, Lân,sinon pour regarder les images. Je ne connais pas celui dont vousme parlez. Je ne sais pas lire. »

Il était tout honteux de son aveu.

Le marin le réconforta et lui fit entendre debonnes et simples paroles qui émurent le mousse.

« Je veux apprendre à lire, Alain. Jepense que je pourrai apprendre, en m’appliquant de tout moncœur. »

Et il fit comme il le disait. Elle futféconde, cette conversation entre le jeune homme et l’enfant. Enrentrant au logis, Alain prit sa mère à part et lui conseilla demettre le petit garçon à l’école.

La chose était d’autant plus facile que lamaison était toute proche de l’école primaire. La vieille femmealla, dès le lendemain, rendre visite à l’instituteur. Il futdécidé que Pablo entrerait le jour suivant.

Tout de suite, il eut un surnom :« l’Espagnol ». Et il ne fut plus connu que sous cevocable.

Les premiers temps, il éprouva bien quelquehumiliation à se voir assimilé aux commençants, aux tout petits quiépelaient leurs lettres. Mais l’émulation aidant, Pablo justifiapromptement le renom de vive intelligence des enfants de sa race.Le mois n’était pas achevé qu’il savait lire et traçait déjàquelques mots. L’instituteur était ravi d’avoir fait une tellerecrue. À la rentrée de Pâques, Pablo, sautant toute une classe, setrouvait dans les rangs des écoliers de dix à onze ans.

Cependant Alain était parti, et la veuvePlonévez avait reçu de lui une première missive, datée desCanaries. Le jeune homme s’y montrait gai et satisfait desconditions du voyage.

C’était un garçon sérieux et studieux, un bonfils que soutenaient l’espoir de consoler sa mère et l’ambition deconquérir ce brevet de capitaine au long cours, qui le rendraitmaître de ses propres destinées. Sa lettre se ressentait de cedouble désir.

Elle se terminait par un affectueuxsouvenir.

« Embrasse Pablo pour moi, dis-lui que jepense beaucoup à lui. Puisque Dieu t’a donné un nouveau fils, qu’ilapprenne à t’aimer comme je t’aime. Qu’il travaille de tout sonzèle pour acquérir le plus de savoir qu’il pourra. Il m’a demandéde le prendre avec moi lorsque je serai capitaine. Je le lui aipromis, mais c’est à lui de comprendre que je n’entends pas leconsidérer comme un simple matelot. »

Il va sans dire que la mamm Plonévez nepouvait lire couramment les épîtres de son fils aîné, bien quel’écriture en fût large, régulière et bien modelée. Autrefois, ellese rendait chez l’instituteur ou le recteur pour qu’ils lui enfissent la lecture. Maintenant, elle n’avait plus à recourir àleurs bons offices. C’était Pablo qui lui rendait ce service, et ilput s’en acquitter sans trop de peine à la réception de ce premiercourrier.

Et, de la même façon, ce fut lui qui tint laplume pour la réponse. Il servit de secrétaire à la bonne femme etemplit, tant bien que mal, les quatre pages de ce papier quadrillésur lesquelles il transcrivit les témoignages un peu incohérents detendresse maternelle prodigués par la veuve au cher voyageur.Lui-même y ajouta, pour son propre compte, quelques complimentsd’amour fraternel :

« Vous voyé, mon chair Alin, que je fetdu progré depui que vous ète parti. M. l’Ainstitutor é contande moi. Il di que dans un an je sorai ossi bien que ceu de lagrande classe. Et come je seré heureu de vous montré mé page quandvous reviendré. Je ne dis plus « Io » come je disaitotrefoi. Mais, par egzample, cé l’ortografe qui e bien dificil. Enespagnol, je croi, lé mot secrive comme il se prononce. Pourcoi cené pas la meme chose en francès. »

Il était évident que, sous ce rapport, Pabloavait encore beaucoup de « progrès » à faire, quoi quelui dît l’instituteur, pour l’encourager, et il exprimait sa bonnevolonté, aussi bien que son ignorance, en une forme qui ne laissaitaucun doute sur l’une ni sur l’autre.

Au cours de cette besogne épistolière, car lamère Plonévez, plus prolixe que son « gars », multipliaitles manifestations de sa sollicitude, Pablo entra plus avant dansla confiance de la vieille femme et parvint à posséder la plusgrande part du secret qui arrachait toujours des larmes à sespauvres paupières.

Il était cruel, ce secret, de ceux qui fontsaigner à perpétuité les cœurs des mères pieuses.

Anna Plonévez était restée veuve à trente-cinqans, avec deux fils qu’elle chérissait d’une égale tendresse. Lepeu de bien qu’elle avait, elle l’avait consacré à leuréducation.

En ce temps-là, outre la petite maison deLouannec, qui lui venait de son mari, elle possédait à Trégastelune autre demeure entourée d’un jardin. L’idée lui était venue del’embellir et de la meubler pour la louer aux baigneurs, encorerares, qui venaient, tous les ans, passer les mois de juillet etd’août en ce coin merveilleusement pittoresque du pays deTrécor.

Heureuse inspiration.

La maisonnette était si propre, si bien tenue,les lits si soigneusement nettoyés et désinfectés après chaqueséjour, que Mme Plonévez trouvait acquéreur tout desuite, et cela lui assurait six cents francs en supplément de sapauvre petite rente d’autant.

En outre, très vaillante, très entendue auménage, elle se louait elle-même comme cuisinière aux gens demédiocre fortune qui, cela va sans dire, n’amenaient point avec euxleur personnel de domestiques parisiens.

Et cela lui apportait encore une centaine defrancs.

Elle avait pu, de la sorte, élever ses deuxfils.

L’aîné, Ervoan, avait manifesté le désird’entrer dans l’enseignement, ou bien encore de s’attacher àl’administration comme employé de la douane, de l’enregistrement,des contributions directes, voire, s’il en trouvait l’occasion, dedevenir maître clerc en quelque bonne étude du voisinage.

Alain, le cadet, avait suivi la traditionpaternelle. L’irrésistible appel de la mer s’était fait entendre,et il avait écouté la vocation.

À quinze ans, après d’assez médiocres études àl’école de Louannec, il s’était fait embaucher à Paimpol sur desbateaux d’Islande ou de Terre-Neuve, et avait« bourlingué » jusqu’au moment où la conscription l’avaitpris en sa qualité d’inscrit maritime. Et il était devenu ainsimarin de l’État.

Mais, entre temps, un événement grave s’étaitproduit qui avait, pour toujours, enveloppé de deuil le frontd’Anna Plonévez, que les voiles du veuvage mêmes n’avaient pudépouiller de sa forte jeunesse.

Ervoan avait brusquement dévié de la bonnevoie.

Entré comme troisième clerc chez un notaire deSaint-Brieuc, il avait fait la connaissance de quelques mauvaisdrôles et, en une heure d’égarement, s’était approprié une somme dedeux cents francs prise à la caisse du « patron ».

Ce larcin ne lui avait point profité. Pourchaque centaine de francs il avait obtenu un mois de prison, et,comme la loi Bérenger n’était point encore promulguée, il avait dûpurger sa peine.

Pendant ce temps, la malheureuse mère étaitaccourue, portant la somme volée par son fils. Elle avait indemniséle notaire, sans que cette compensation atténuât la sévérité de lasentence.

Au sortir de la maison centrale, Yves avaitdéclaré à sa mère qu’il voulait se réhabiliter. Mais, pour cefaire, il lui fallait quitter le pays.

Anna Plonévez avait pris encore cinq centsfrancs sur son livret de Caisse d’Épargne pour les donner àl’enfant prodigue. Du coup ses économies avaient été épuisées.

Yves était parti, ainsi qu’il l’avaitannoncé.

Ces choses s’étaient passées quelque dix ansplus tôt, et l’on n’avait plus eu de nouvelles du fugitif. Aprèsavoir espéré longtemps son retour, la veuve avait fini parconsidérer son fils aîné comme mort, et n’avait plus voulu quitterle deuil de cette mort.

Tel était le secret que l’intelligence trèséveillée de Pablo parvint à pénétrer. Il comprit alors pourquoi sonami Lân lui avait recommandé de ne jamais parler, devant la vieillefemme, du matelot Ervan, qui lui ressemblait tant, attendu que cenom d’Ervan sonnait comme celui d’Ervoan, diminutif familier duvocable Yves.

Il garda donc pour lui tout ce qu’il avaitappris ou deviné et, en cœur généreux, plein de délicatesse, sepromit d’apporter tous ses soins à panser et adoucir, autant qu’ilserait en son pouvoir, la plaie depuis si longtemps ouverte dansl’âme de cette mère douloureuse, devenue la sienne parl’adoption.

Celle-ci, de son côté, s’attachait chaque jourdavantage au petit garçon. Elle sentait en lui une noblesse decaractère et de pensée bien supérieure à celle du commun desenfants, et aussi des hommes.

Il lui arrivait de dire au recteur ou àl’instituteur, chaque fois qu’elle trouvait une occasion de leurparler du petit abandonné :

« Bien sûr qu’il n’est pas comme lesautres. Ce n’est pas un fils de paysans de par ici. Quand il estpropre et bien habillé, il a l’air d’un petit monsieur de laville. »

Et c’était vrai. L’« Espagnol »était un grand seigneur au milieu de ses jeunes camarades d’école.Ayant beaucoup voyagé, dès sa plus tendre enfance, il s’étaitétrangement développé. Sa force et sa souplesse le distinguaient,même au centre de ce noyau de garçonnets robustes de la côte, parmices rejetons précoces d’une race que le vent salin fortifie etadapte, depuis des siècles, aux périlleuses exigences desindustries de la mer dont ils vivent. En sorte que, peu à peu, danstout le pays, de Trélévern à Trégastel, tous les garnements de sonâge en étaient venus à le considérer comme leur chef, presque leurroi.

Pablo n’abusait point de cette royauté, bienau contraire. Il justifiait sa prééminence, non seulement par lavigueur de ses muscles, mais, plus encore, par la supériorité deson intelligence. Et ce qui achevait de lui attacher tous cesjeunes cœurs frustes, c’était sa bonté native, pleine d’attentionset de scrupules. Pas un de ces trois ou quatre cents éphèbes, avecqui il lui arrivait d’échanger des mots de joie ou d’amicalesbourrades, n’eût voulu lui faire la moindre peine, lui susciter leplus petit ennui.

La renommée de l’« Espagnol »grandissait donc dans le petit monde de la jeunesse aux alentoursdes bourgs de Louannec et de Perros-Guirec, et, vraiment, à le voirainsi chéri et fêté de tous, la veuve Plonévez se sentait envahied’un légitime orgueil.

N’était-ce pas elle, en effet, qui, dès lepremier moment, avait accueilli, sans hésiter, cet orphelin ?N’était-ce pas son vaillant Alain qui lui avait donné ce filsadoptif, après l’avoir arraché au naufrage ?

Aussi, dans sa naïve fierté, n’éprouvait-ellepas de plus grande joie que de se montrer au bras de l’enfant dansses promenades du dimanche, à la sortie de la grand’messe ou desvêpres. Car, bien que l’existence de Pablo eût été fort troublée etque son passé fût obscur au point qu’il n’aurait su dire lui-mêmeexactement son âge, une chose restait certaine en ces ténèbres, lareligion de son origine que pratiquaient, oh ! biensingulièrement, ses pires compagnons de courses et d’aventures.

Sur ce point, le seul qui offrît quelqueprécision, l’enfant avait parfois des révoltes et ses yeuxbrillaient d’un éclair, quand un de ses petits camarades luidemandait, sans y mettre plus de malice :

« Alors, tout de même, Pablo, tu as étébaptisé ? »

À quoi Pablo répondait, avec une fougue biendigne d’un hidalgo du temps de la conquête de Grenade :

« Crois-tu donc que les hommes de monpays sont des chiens ? »

À le juger sur ses dispositions d’intelligenceet d’énergie, l’instituteur de Louannec, une main posée sur cettechevelure brune et bouclée, ne pouvait s’empêcher de dire à laveuve, en riant :

« Çà, madame Plonévez, il faudra,décidément, faire quelque chose de ce gamin. Quand Alain sera deretour, on verra à causer de cela. Le petit est assez jeune pourqu’on puisse le préparer au Borda. Il faudrait l’envoyer àl’École Saint-Charles, à Saint-Brieuc. »

Et, comme ces paroles n’étaient pas clairespour Pablo, il fallut que le magister lui expliquât que leBorda était le vaisseau-école des futurs officiers demarine, qui en sortent avec le titre d’« aspirant ».

De ce jour, l’esprit de l’ex-mousse de laCoronacion s’ouvrit aux plus généreuses espérances, auxplus vastes ambitions. Il n’hésita pas à en faire part à laveuve :

« Oh ! mamm Plonévez ! Quellejoie si je devenais officier ! Comme vous seriez fière,n’est-ce pas ? Vous auriez vos deux fils capitaines. Et jepense qu’alors vous ne pleureriez plus, que vous oublieriezl’autre, qui vous a fait tant souffrir ? »

L’enfant n’avait pas été, cette fois, lemaître de son premier mouvement. Sa parole avait dépassé sa pensée.Il s’aperçut de la faute qu’il venait de commettre en voyant degrosses larmes perler aux cils de Mme Plonévez.

« Oh ! petit, soupira celle-ci, quedis-tu là ? Crois-tu donc qu’une mère puisse oublier sonfils ? »

Mais Pablo se jeta à son cou.

« Il faut me pardonner, mamm Plonévez. Jevoulais dire seulement que, si je devenais officier, je vousrendrais si heureuse que, peut-être, vous auriez moins de chagrind’avoir perdu votre autre fils. »

La veuve lui rendit sa caresse etmurmura :

« Ne t’excuse pas. Je sais que tu as boncœur, petit Pablo, que tu aimes ta vieille mamm presque autantqu’elle t’aime. Retiens seulement ceci : autant que dure lavie d’une mère, elle garde le souvenir des enfants qu’elle aperdus. Il n’y a que le bon Dieu qui puisse la consoler,vois-tu ! »

Et hochant la tête, elle ajouta :

« Il n’en manque pas, de mères quipleurent, en notre pays, Pablo, de mères comme moi, et les richesne sont pas plus exempts que les pauvres de ces douleurs-là. Et,tiens, il y a, pas bien loin d’ici, entre Trélévern et Treztel, unejeune dame plus malheureuse encore que moi. Elle est venue, jecrois, des Amériques, comme toi, mon petiot. On ne sait pas bien aujuste ce qui lui est arrivé, mais on dit qu’elle a été un tempsfolle de chagrin, parce qu’elle a vu mourir, à la fois, son mari etun petit garçon qu’elle avait. »

Pablo la considéra, ému decompassion :

« Pauvre dame ! C’est vrai, tout demême, mamm Plonévez, qu’il y a des gens qui sont bienmalheureux ! »

Et l’esprit mobile du garçonnet aborda unautre sujet :

« Vous dites qu’elle vient aussi del’Amérique, cette dame ? De quelle Amérique, du Nord ou duSud ? »

Ça, c’était trop demander à la veuve Plonévez,dont les connaissances en géographie étaient plus rudimentairesencore qu’en orthographe.

« Dame ! petiot, répliqua-t-elle, tues trop savant pour moi. Si Lân était ici, il pourrait te dire lachose. Encore faudrait-il qu’il connût la dame, qu’il l’eût vue,pour le moins.

– Je crois que je l’ai vue, moi, repritPablo avec véhémence. C’est une jolie dame, tout en noir, quiressemble à la Sainte Vierge du grand vitrail qui est derrière lemaître-autel ? Et elle se promène avec une petite fille qui ades cheveux qu’on dirait en or ?

– Peut-être bien ! concéda la veuveen souriant. Je ne suis pas aussi avancée que toi ; je ne l’aijamais vue. Tout ce que je t’en dis, c’est ce qu’on m’a raconté.Mais, toi-même, où l’as-tu rencontrée ? »

Alors Pablo expliqua qu’une semaineauparavant, il était sorti du port de Perros sur la chaloupe desDouanes et était descendu avec deux douaniers sur la plage deTreztel, après le village du Trévou, au voisinage du Bois-Riou.C’était là qu’il avait rencontré la dame en noir, donnant la main àla fillette blonde.

Les douaniers avaient respectueusement saluéla dame, qui leur avait répondu par une inclinaison de tête et unaimable sourire.

Et, maintenant, Pablo osait se souvenir d’uneparticularité qui l’avait un peu troublé sur le moment. Lapromeneuse, en passant près de lui, s’était arrêtée brusquement etl’avait dévisagé avec une singulière insistance. Il avait mêmesemblé au petit garçon que ses yeux, qu’il avait jugés les plusbeaux qu’il eût jamais vus, s’étaient obscurcis en le considérant,comme si une buée de pleurs s’y était épanchée.

« Peut-être que ma vue lui a rappelé sonpetit garçon, n’est-ce pas, mamm Plonévez ? Pauvre dame !Elle a l’air bien triste, je vous assure. »

Cette réflexion compatissante lui inspira unretour sur lui-même. Il soupira :

« Et, moi aussi, j’ai eu une mère, que jen’ai pas connue, et, peut-être, me croit-elle mort et mepleure-t-elle, comme la dame noire pleure son fils et vous levôtre, mamm Plonévez ! »

À son tour, il eut des larmes sous lespaupières et se détourna pour les cacher.

« Tu vois, prononça la veuve, que le bonDieu fait bien tout ce qu’il fait, puisqu’il t’a donné à moi, quiregrette un fils, et qu’il m’a accordé de devenir un peu ta mère,mon petiot.

– C’est vrai, mamma, répliqua Pablo, ense rejetant dans les bras de la vieille femme, qu’il étreignitchaleureusement. Mais, tout de même, vous étiez moins à plaindreque la pauvre dame, puisque le bon Dieu vous avait laissé un fils,grand et bon, et qu’elle n’a plus son petit garçon, qui étaitpeut-être son seul enfant. »

Il se reprit tout aussitôt pourajouter :

« Mais non. Je me trompe, puisqu’elle aune petite fille. »

Cette rencontre et cet entretien laissèrentune trace profonde dans l’esprit du jeune « Espagnol ».Un étrange désir lui vint de revoir la dame en noir, la pauvreaffligée aux beaux yeux, qui l’avaient si tendrement considéré. Etvoilà qu’un sentiment insoupçonné prit naissance dans l’âme dePablo.

Insouciant et joyeux jusqu’alors, il devintmélancolique et rêveur. Cette pensée qu’il avait exprimée à labonne Anna Plonévez hanta ses méditations solitaires. Il se prit àaimer cette créature absente et lointaine qui avait été sa mèreinconnue, et, à force d’y porter son imagination, il en arriva àlui prêter les traits, le port, l’attitude de la dame en noiraperçue à Treztel.

En même temps, il se souvint de la joliepetite fille aux cheveux d’or, et il songea que, en ce paysd’Amérique, d’où, comme lui, la dame était originaire, il avaitpeut-être une sœur aussi jolie, aussi blonde que celle-là. Ce futune sorte d’éveil de sa conscience, une entrée en un monde nouveaude sentiments.

Le coin de terre bretonne où l’avait conduitla destinée capricieuse est, entre tous, propice à la poésiemystique du cœur. Là règne une végétation abondante quen’effarouche point le vent du large et qui fait onduler les cimesvertes jusqu’au bord des flots tantôt alanguis, tantôt tumultueuxde l’Océan. Car la Manche prend fin, à proprement parler, plushaut, dans les parages de Saint-Malo et de la Rance. Ici, c’estbien l’Armor des légendes et des traditions que, par malheur,dégradent et dénaturent progressivement les passages, chaque jourplus nombreux, de touristes venus de l’est, pour la plupart sanstraditions et sans goût.

Les derniers costumes disparaissent. Seules,les coiffes de batiste ou de dentelle résistent encore. Mais le solse défend mieux. La voix de la mer « qui parle beaucoup »continue à se faire entendre aux fils de la côte, à imposer silenceaux sottises et aux propos profanateurs. Les landes et les bois, levaste horizon, les étangs réflecteurs du ciel mélancolique, lescroix des chemins, les pierres des nécropoles solitaires gardentles âmes du tumulte envahisseur des villes ensorcelées. On peutencore rêver, aimer, pleurer et prier en Bretagne, et le Trécorlui-même, plus entamé par l’influence étrangère que le Léon et laCornouaille, n’en conserve pas moins sa grandeur farouche etsublime.

Or, le petit mousse orphelin, jeté par latempête sur ce rivage à la fois grandiose et tendre, sur cetteterre peuplée de souvenirs mystiques et héroïques, les aimait d’unattachement profond. Il sentait sourdre en lui il ne savait quelatavisme dormant dans les ténèbres de ses origines, comme si unepartie de son sang lui venait d’une des sources fraîches quimurmurent sous les ombrages de ce beau pays.

Alors, poussé par une force irrésistible, ilmettait à profit ses heures libres et solitaires pour courir versles bords fascinateurs, vers les silencieuses profondeurs duBois-Riou, les eaux alanguies des étangs ou le fracas grondant deslames sur les écueils du rivage.

Partout, il retrouvait, dans la paix de sescontemplations, les chers fantômes évoqués par son imagination entravail ; partout il demandait à la nature pleine de mystèresla réponse aux questions que posait son esprit inquiet.

Cela dura autant que la belle saison, cela seprolongea même après les derniers crépuscules de septembre. Vinrentles brumes d’automne, et elles ne firent point oublier à Pablo lechemin des solitudes attristées.

Chapitre 3Suaire blanc.

Les brouillards d’automne sont soudains etépais sur toute la côte septentrionale de la Bretagne. Ils montentbrusquement de la mer et, en moins d’une demi-heure, d’un quartd’heure même quelquefois, submergent les rives et s’étendent assezavant dans les terres.

Malheur alors aux errants des plages quidécouvrent à grande distance. Si la brume coïncide avec le flot, ily a danger de mort pour les infortunés perdus dans l’immensité dela grève, et qui ne retrouvent plus leur route au travers de cettehumidité opaque dont s’ouate l’atmosphère.

Sinistre, insidieux, le flot rampe autourd’eux, sous leurs pas, emplit les déclivités du sol, lesdépressions du sable, les enserre entre les bras de multipleschenaux, les sépare de la terre ferme. Nul signal que la voix nepeut guider au sein de ces ténèbres blanches ; nul feu, siintense qu’on l’allume, ne perce ce rideau de vapeurs que la morttisse, comme un linceul, sous les yeux, ou, plutôt, sur les yeux ducondamné. Et, dans la solitude glaciale, quelle oreille attentivese trouverait là, juste à point, pour percevoir l’appel dedétresse, quelle énergie dévouée pourrait se porter à temps ausecours de l’abandonné ? Comme dans l’atroce enlisement dessables du Mont-Saint-Michel, c’est ici la mort pleine d’affresprolongées, bue littéralement goutte à goutte, et que le misérablevoit monter, trame liquide, de la plante de ses pieds jusqu’à sahanche, criant en vain les clameurs de son désespoir.

La plage de Treztel, où s’érigent quelquesvillas, habitées en été par leurs propriétaires, presque touscitoyens de Guingamp, est absolument déserte dès que les soirsabrégés d’octobre et les frissons des premières brumes ont disperséles dernières villégiatures.

Il ne reste plus alors sur le rivage que desmaisons définitivement closes pour huit mois de l’année. De temps àautre des pêcheurs y débarquent pour y rapiécer d’occasion leursfilets ; des paysans y viennent ramasser le goémon, qu’ilschargent et emportent sur leurs charrettes, les uns jusqu’auvillage du Trévou, distant de plus d’un kilomètre, les autresjusqu’aux chaumières disséminées dans l’étroite vallée qui met lamer en communication avec les étangs du Bois-Riou.

Parfois aussi l’écho y vibre sousl’ébranlement d’un coup de fusil, attestant le passage d’unchasseur en quête de canards sauvages et qui pour ne point revenirbredouille, décharge son arme, inutilement meurtrière, sur ungoéland ou une alouette de mer.

Cet après-midi-là, après une journée radieuse,le soleil se couchait en une gloire rouge, empourprant et dorantles pointes basses de Ploumanac’h, entourant d’un cadreincandescent les profils de Tomé et des Sept Îles, la silhouetteélégante et fière du phare des Triagoz.

Une femme et une petite fille suivaientlentement le sentier de douaniers qui borde la côte, en surplombantles roches basses.

La femme, grande, mince de taille, moulée ensa sévère robe noire, la tête coiffée d’une simple toque de velourssous laquelle se gonflaient les épaisses torsades de sa cheveluresombre, avait les traits purs, les yeux profonds, le teint mat desraces blanches du Midi. Tout, dans sa personne d’une distinctionsouveraine, décelait une sorte de lassitude, et dans ses prunellesindifférentes se laissait lire une douleur incurable,intermittemment éclairée d’une flamme imprévue.

La fillette, qui pouvait avoir dix ou onzeans, était aussi blonde que sa compagne était brune. Celle-làappartenait, sans doute possible, aux familles du Septentrion, dontelle avait le teint éclatant et frais, les yeux bleus et les lèvresroses, pleins d’espoir et de sourires.

« Maman, demanda gaiement la petitefille, voulez-vous que nous descendions sur la plage ? La merest tout à fait basse et le sable sec. Nous ne courrons pas lerisque de mouiller nos bottines. »

La jeune femme hocha la tête etrépondit :

« Peut-être est-il un peu tard, Irène. Tupeux voir que le soleil est tout à fait au bord de l’horizon. Il nefaut pas nous laisser surprendre par le serein, et nous avons unebonne demi-heure de marche pour regagner notre Ker Gwevroc’h.

– Oh ! c’est plus qu’il ne faut,maman. Vous savez que je suis bonne marcheuse, et le docteur vous aordonné de longues promenades quotidiennes. Un peu plus tôt, un peuplus tard. Je suis sûre qu’il n’est pas plus de cinqheures. »

La mère tira de sa ceinture un bijou orné dediamants, une de ces montres grosses comme des œufs de pigeon,merveilles dont les horlogers comtois se sont fait unespécialité.

« Tu ne pouvais dire plus juste,reconnut-elle en souriant. Il est, en effet, cinq heures précises,si, toutefois, je suis d’accord avec le cadran deTrélévern. »

En ce moment, porté par le vent d’ouest, uneclaire sonnerie, venue du clocher de Perros-Guirec, traversa larade alanguie et tinta cinq fois distinctement aux oreilles despromeneuses.

« Allons, acquiesça la dame en noir, nouspouvons aller jusqu’au bout de la grève. »

Et, précédée d’Irène, alerte comme un cabri,elle sauta légèrement d’une roche assez élevée sur le sable,suivant d’une allure tranquille l’enfant qui bondissaitimpétueusement de cailloux en cailloux, de flaque en flaque, sur laplage déserte.

Ces courses sur la côte étaient manifestementtoute la joie de la fillette, vigoureuse et débordante de santé.Elle respirait l’air bienfaisant qui, du large, fouettait etrosissait son charmant visage. Sa jeune poitrine se dilatait àchaque inspiration des effluves salins ; une force splendidesemblait y pénétrer, et la cornée humide de ses grands yeux enparaissait plus limpide et plus brillante.

Rêveuse, celle qu’elle nommait« maman » l’accompagnait d’un regard mélancolique, àpeine distrait un instant par le spectacle de ces ébats en un lieuoù nul danger n’était à craindre.

Peut-être n’était-elle pas fâchée de voirainsi courir et gambader l’enfant assez loin pour qu’elle pûts’absorber elle-même en sa méditation douloureuse !

Car elle marchait d’un pas lent et onduleux,n’attachant aucun intérêt au tableau de ce couchant féerique,dominée par la vision de quelque scène pénible, dont la présenceinévitable retenait le regard de son âme.

Pourtant, un moment, elle s’alarma.

Irène avait couru sans arrêt jusqu’àl’extrémité de la lisière sablonneuse, là où clapotaient les flotsclairs, roulant des paillettes de rayons. Elles étaient si jolies,ces lames, à peine frangées d’une ligne de diamants ; ellesavaient une si douce mine qu’elles faisaient songerinvolontairement aux yeux caressants de tout petits chats seroulant les uns sur les autres, se mordillant la queue, seramassant en pelotes soyeuses.

Sans doute, telle fut l’image que leur vuesuscita aux prunelles charmées de la fillette, car, éclabousséetout à coup par l’une des volutes liquides, à laquelle elle n’avaitpas pris garde, elle éclata d’un rire sonore et, tout aussitôt, semit à réciter à pleine voix, dans le susurrement du flot, lespremiers vers d’un morceau enfantin bien connu :

Venez ici, minet ; il faut que je vous gronde.

Et, modifiant la poésie au besoin descirconstances, elle en tira cette variante :

On dit que sans pitié vous mouillez tout lemonde.

C’est bien joli, ma foi !

« À qui parles-tu donc ainsi ?questionna la jeune femme, attirée par ce rire et ces éclats devoix.

– Je parle à l’eau, maman, à la méchanteeau, qui vient de mouiller mes bottines. »

Et la mère de sourire, en répliquantdoucement :

« Ce n’est pas l’eau qui est méchante,c’est Irène qui est une petite sotte de ne l’avoir pas vuevenir. »

Le ciel était d’une incomparable douceur. Àmesure que l’astre s’immergeait, les rouges vifs de l’horizon sedégradaient en rose tendre, en violet clair, en mauve, en grisperle qu’ourlaient des fils d’un or fluide. Des cirrus en écharpeau zénith empruntaient de fugitives pudeurs aux caresses du grandœil de flamme disparu.

« Voyons, ordonna affectueusement la dameen deuil, allons nous asseoir sur cette roche et regardons finir lejour. »

Irène la suivit docilement jusqu’à un largebloc de granit, surgi comme une chaise naturelle du milieu dessables environnants.

« Maman, interrogea la fillette,peut-être allons-nous voir ce « rayon vert » dont parleJules Verne dans le livre que vous m’avez donné ?

– Je ne le pense pas, ma chérie. Ilparaît que ce rayon n’est visible que si nulle terre n’interromptla ligne de l’horizon. Or, ce n’est pas ici le cas.

– Quel dommage ! » soupiraIrène.

Elle fixa de tous ses yeux le fond du ciel àl’Occident, comme pour contraindre le mystérieux phénomène às’accomplir, sur son ordre, en dépit de toutes les lois del’optique.

Mais l’astre descendait plus bas, et ses feuxen éventail abandonnaient la voûte pour ne plus colorer que lesnuées les plus proches de la courbe.

Irène releva la tête et, se penchant surl’épaule de la jeune femme, reprit, changeant de sujet :

« C’est tout de même drôle que la terretourne sans qu’on la voie tourner. Mlle Dougal merépète toujours cela et je n’arrive pas à m’y faire. Je comprendstrès bien que l’on ait cru, autrefois, que le soleil tournaitautour de la terre. C’est bien plus naturel, et, puis, ça sevoit. »

Après une nouvelle pause, ellepoursuivit :

« Et le voilà parti pour sa grandetournée, de l’autre côté du monde. Dire que toute cette eau finitsi loin ? Au bout, maman, c’est une autre terre, n’est-cepas ? C’est l’Amérique ? »

Ce nom fit tressaillir la femme en deuil.Ainsi qu’un morne écho, elle répéta :

« L’Amérique ! »

Et, ses yeux, jusque-là noyés dans lacontemplation de l’infini, s’emplirent de larmes.

« Oh ! maman ! s’exclama lafillette, en se jetant à son cou, voilà que je viens encore de vousfaire pleurer. »

La mère affligée l’entoura de son étreinte, etla pressa affectueusement sur sa poitrine.

« Non, ma chérie, ce n’est pas toi qui mefais pleurer. Vois-tu, mes souvenirs sont trop cruels.

– Oh ! oui, je sais, murmura lagentille créature, je sais que ce n’est pas la même chose. Je vousappelle maman, mais je ne suis que votre nièce. Je ne peux pas vousremplacer le petit garçon que vous avez perdu. Vous êtes madameIsabelle Hénault et moi je suis Irène Corbon. Je vous aime pourtantcomme si vous étiez ma mère, puisque je n’en ai plus. »

Soudain, un cri lui échappa, arraché par uneimpression de froid gagnant ses pieds.

« Voyez donc, voyez donc, maman : lamer monte ! On dirait qu’elle sort du sable sous nossemelles. »

En effet, le phénomène habitueld’infiltration, qui précède le flot et suit le jusant,s’accomplissait autour des deux femmes. Partout où se posaientleurs bottines une tache humide les dessinait sur le sol, comme sitoute la plage, subitement imprégnée, se fût transformée en uneimmense éponge.

Mais un autre détail, fort imprévu, celui-là,venait s’ajouter à cette constatation d’habitude.

En même temps que l’eau se transsudait de lagrève, au large, sur la mer, des vapeurs moutonnaient, tantôtfragmentaires, en taches circulaires, tantôt haillonnées enécharpes traînantes, dont la transparence de gaze se tissait plusépaisse à vue d’œil. Et ces lambeaux de brume s’attiraient,confluaient, se soudaient naturellement. En quelques secondes,elles s’étendirent en nappe sur l’eau bleue et la couvrirententièrement. On ne vit plus qu’une plaine sans bornes, touteblanche, ondulant en fumée basse du rivage de Treztel à celui dePerros-Guirec. Les îles en furent, l’une après l’autre, estompéesd’abord, puis définitivement effacées.

« Allons-nous-en ! dit vivementMme Hénault, en entraînant Irène. Ce brouillarddoit être très malsain à respirer. »

À son tour, elle ne put retenir un crid’effroi.

Elle s’était retournée vers la terre, et voilàqu’elle y retrouvait la brume, venue des profondeurs de lavallée.

Toute la grève fumait, à droite, à gauche,devant, derrière. Les deux femmes en étaient entourées ; ellesne voyaient plus le sol sous leurs pieds.

« Courons, courons, fit la tante d’Irène,en entraînant vers la partie haute de la plage la fillette amuséepar ces préludes du météore.

Elles coururent, pas assez vite pourtant pourdevancer la rapide expansion des vapeurs. Elles n’avaient pas faitdeux cents pas que la brume leur venait à la taille.

Et, grâce à la réfraction, l’horizon de laterre leur parut reculer et fuir dans un lointain énorme.

Au-dessus du mouvant nuage, les rochers et lescassures du rivage s’érigeaient ainsi que des caps. Plus hautfrémissaient les cimes jaunies des arbres du Bois-Riou,s’échevelaient, sur les crêtes, les branches épineuses desajoncs.

Mme Hénault et sa niècepressèrent leur course.

Brusquement, une risée de brise courut surcette ouate impalpable, la fit houler et diffluer dans tous lessens. La voix, toujours rieuse, d’Irène, dit :

« Oh ! maman, je ne vous vois plus.Je suis dans la fumée. »

Elle avait disparu sous le linceul de brume,que Mme Hénault dominait de la tête seulement.

À son tour, la jeune femme ne vit plus rien.Le brouillard l’ensevelissait. Elle marchait au hasard, serrantnerveusement la petite main qu’elle tenait dans la sienne.

« Tiens ! prononça Irène, qui nes’effrayait point encore, on dirait qu’ici aussi il y a del’eau. »

Mme Hénault frissonna.

Elle venait de se rappeler que la plage étaitsillonnée d’innombrables dépressions, de rigoles formant canaux,que la mer montante emplissait les premières.

Est-ce que la marée allait, en débordant deces canaux, leur couper la retraite, leur fermer la fuite enavant ?

Elle eut envie de crier, d’appeler ausecours.

Mais elle se dit qu’en agissant ainsi, elleeffraierait la petite fille prématurément et courrait le risque del’affoler, ce qui constituerait un péril nouveau.

Elle se tut donc et continua d’avancer.

Une sensation glacée l’arrêta court. En mêmetemps, un cri jaillissait de la poitrine d’Irène :

« Mais c’est l’eau, maman ! C’estl’eau ! »

Oui, c’était l’eau, l’eau perfide, insidieuse,qui, en s’insinuant dans les chenaux, les avait tournées etenveloppées, qui leur barrait la route.

Mme Hénault eut une terreurparalysante.

« Avançons encore », dit-elle d’unevoix étouffée.

Avancer ? Comment ?

Au premier pas qu’elles firent, ellessentirent le froid leur gagner les chevilles. Retroussant leursjupes, elles s’acharnèrent. Le bain glacé leur mouilla les genoux.Trois pas de plus, et elles comprirent qu’elles étaient en faced’une de ces excavations que les pêcheurs nomment des« trous ».

Déjà trempées, frissonnantes, elles durentrétrograder. La barrière liquide était peut-être très large, trèsprofonde. Mme Hénault se prit à trembler.

Dilemme atroce. Qu’allait-elle faire ? Oùchercher sa route dans cette obscurité imprécise ? Se jeter àdroite ou à gauche ? La rigole devait se continuer jusqu’à lamer, et la mer était derrière elle, sournoise, implacable, lesemprisonnant en ce filet de brume. Elle la sentait venir, bienplus, elle entendait son bruissement doux et sinistre, à moins decent pas en arrière.

Misère ! Étaient-elles donc abandonnéesde Dieu, condamnées à mourir là, dans cette longue agonie dubrouillard et du froid ?

Mourir ! cette femme avait tant souffertque la mort ne l’effrayait pas. Mais il y avait l’enfant, il yavait cette petite Irène, si douce, si affectueuse, si jolie !Et voilà qu’elle ne riait plus, Irène ; elle avait consciencedu péril, elle avait peur. Sa voix craintive, presque basse, venaitde murmurer, en grelottant :

« Oh ! maman, elle est bien froide,cette eau ! On ne voit plus rien. Est-ce que nous allonsrester dans ce brouillard ? On dit qu’il y a des gens qui sontnoyés par la mer montante. La mer monte, maman. »

Ces mots galvanisèrent la pauvre femme. Ellesecoua la torpeur morbide qui l’envahissait et, sans se séparer del’enfant, essaya de chercher sa voie d’un autre côté.

Elle alla sur sa droite. Mais là encore ellefut arrêtée par l’eau et dut reculer.

Elle se rejeta à gauche. Un passage s’offrit.Elle traversa un filet moins profond et recommença à courir devantelle. Le voile de brume s’épaississait. En portant la main à sachevelure, elle la sentit gemmée de gouttelettes. La sensationglaciale la pénétra davantage.

Tout à coup une roche se rencontra sous leurspieds. Irène buta et fit un faux pas.

Elles se trouvaient sur un plateau granitique.Des poussées de pierres crevant le sable s’étendaient là, tapisséesde goémon. Elles glissaient sur l’herbe gluante, chancelaient. Unefois de plus la fillette perdit pied. Elle tomba.Mme Hénault la retint à temps. Il y avait là untrou sinistre, dont on ne pouvait deviner la profondeur.

Mais le plus terrible en cette angoisse,c’était l’incertitude. Dans leurs tentatives successives pour fuir,elles s’étaient désorientées. Où étaient-elles, à cetteheure ? Peut-être étaient-elles revenues vers la mer ?Peut-être tournaient-elles le dos à la côte ?

Le sol s’élevait insensiblement sous leurspas. L’espoir rentra en elles. Elles devaient toucher à la rive,puisque la montée s’accentuait. Encore quelques efforts, et ellesseraient à l’abri ; elles émergeraient des plis du linceul desvapeurs ; elles reverraient le ciel.

Une roche nouvelle les fit trébucher. Ellesl’escaladèrent. Ce ne fut que pour en heurter une autreau-dessus.

À tâtons, de leurs pieds hésitants, de leursdoigts crispés, sans souci de leurs vêtements salis et mouillés,elles s’y juchèrent, croyant gravir la falaise du salut.

Mais après ces premiers échelons, d’autressurgirent, et il fallut recommencer l’escalade. Elles montèrent,montèrent encore, haletantes, éperdues, stimulées par lebruissement du flot qui, maintenant, au-dessous d’elles, lesenveloppait de son susurrement et emplissait, de tous côtés, lasolitude de la grève.

Elle fut ardue, cette ascension. Leurs onglesse retournaient, leurs paumes saignaient aux arêtes coupantes dugranit. Mais, à mesure qu’elles s’élevaient d’un degré, le tissubrumeux se faisait moins dense ; une lumière plus vive yfiltrait, preuve qu’elles atteignaient les couches supérieures dubrouillard, qu’elles allaient revoir le ciel.

Elles le revirent, en effet.

Hélas ! Cette vue ne leur apporta que ledésespoir, la certitude de la condamnation.

Lorsque, trouant de la tête l’opaquemoutonnement des vapeurs qui déferlaient au-dessous d’elles, ellescontemplèrent le paysage environnant, elles se rendirent compte deleur détresse.

Dans leur fuite, elles avaient perdu le sensde la direction ; elles étaient revenues vers l’écueil enforme de chaise sur lequel, moins d’une demi-heure plus tôt, elless’étaient installées pour contempler la féerie du couchant.

« Il faut appeler, maman, murmura Irène,il faut crier. On nous entendra peut-être ; on viendra.

– Oui, appuya la jeune femme. Que le bonDieu nous protège, ma chérie ! Prions-le et appelons-le autantque les hommes, à notre secours. »

Unissant leurs voix, elles élevèrent leurappel alternativement vers la pitié du Ciel, vers l’interventiondes créatures.

Et ceux qui, ce soir-là, passèrent sur lessentiers de la grève et les chemins de douaniers, parmi les genêtset les landiers épineux, frémirent d’entendre ces cris d’épouvantevenus du large, à travers les premières ombres du crépuscule, pourimplorer la pitié des rares errants du rivage.

« Le brouillard diminue, maman »risqua timidement Irène, d’un organe que le froid enrouait.

Elle disait vrai. La couche des vapeurss’abaissait, ou, plus exactement, se fondait par la base sousl’haleine plus chaude de la mer.

Dans la pénombre, encore assez limpide, lesdeux femmes virent émerger du nuage leur piédestal de granit. Lafumée humide descendit plus bas, découvrit les gradins inférieursdu récif, battit les assises en se haillonnant, et, tout à coup,sous la poussière d’argent de la lune, la plaine liquide étincela,nappe transparente étendue des bornes de l’Océan au seuil de lavallée de Treztel.

Il n’y avait plus de brume, mais ce qu’il yavait était pire. La mer remplaçait partout le brouillard.

Elle enveloppait l’écueil, l’étreignait, et,d’une lente ascension, le gravissait, à la poursuite desfugitives.

Jusqu’où monterait-elle ?Atteindrait-elle à leur niveau, recouvrirait-elle ce socle, leursuprême refuge ? Elles ne le savaient point ; elles ne sesouvenaient pas d’avoir naguère remarqué cette roche au-dessus del’eau pendant les pleines mers.

Et, calme, plus effrayante en sa placiditéqu’en ses colères d’ouragan, la marée s’élevait, ligne par ligne,pouce à pouce, avec des gaîtés féroces dans ses rides poudrées dediamants par la lune.

Les condamnées s’agenouillèrent, se serrantl’une contre l’autre, et prièrent en se recueillant.

Puis, redressées, debout, elles clamèrent undernier appel au rivage, sans espoir, d’ailleurs.

Un même frisson les fit tressaillirsoudain.

À leur cri, un autre cri venait derépondre.

Elles se turent, n’osant parler, tant cettevoix lointaine les subjuguait, prenant presque des apparencesmiraculeuses.

Elles ne voulaient point croire encore. Cen’était là, peut-être, qu’un écho de la falaise, si ce n’était pasune illusion.

D’interminables secondes s’écoulèrent. Dansl’ombre accrue, elles ne virent que la tache mouvante de la lune serapprocher d’elles, clapotant et gazouillant sur les surfacespolies des blocs arrondis par les baisers séculaires des flots.

Mais, derechef, un cri traversa l’espace, unevoix bien nette, bien distincte, cette fois. Ce n’était pas unécho ; c’était un organe masculin et jeune. Ildisait :

« Tiens bon ! On yva ! »

« Tiens bon ! »l’interpellation habituelle des pêcheurs et des matelots. Une joiedélirante entra dans les deux âmes en dérive. Dieu les prenait enpitié. Le salut venait vers elles.

Oui, à moins que ce ne fût une horrible etsuprême ironie ! « Tiens bon ! » Et comment« tenir » sur ce morceau de roche, large de six pieds,long de huit, qui ne dominait que de quelques centimètres la nappeambiante ? Avant que le secours arrivât, l’eau n’aurait-ellepas happé sa proie, nivelé ce refuge provisoire ?

Il y eut là un moment d’affreuse torturemorale.

La nuit était complète. Les étoilesscintillaient dans l’immensité de bleu sombre. À l’ouest, onn’apercevait plus qu’un liséré livide derrière les noirceursinformes des îles et des promontoires. Presque au zénith, la lunese laissait tomber en quartiers de métal lumineux, qui palpitaientdans la molle ondulation de l’eau.

Celle-ci murmurait à moins d’une coudée dusommet. Elle n’avait pas l’air méchant ; elle ne se pressaitpas à faire le jeu de la mort ; elle laissait au secours letemps de venir.

« Écoutez, maman, prononça Irène à voixbasse ; on vient. »

Sur la nappe, à une distance imprécise, unbruit cadencé se faisait entendre : le rythme de deux avironsfrappant régulièrement la surface miroitante.

« Ici ! À nous ! » criadésespérément Mme Hénault.

Le jeune cri de tout à l’heure résonna denouveau :

« Tiens bon ! On yva ! »

Dans la large tache d’argent une tache noires’accusa.

Les prunelles dilatées des deux femmes virentune étrave lourde se profiler, une palette de rame sortir de lanuit éparpillant des étincelles de lumière blanche.

Le bateau était là, l’arche de ladélivrance.

Mais, en même temps, une sensation glacéebaigna leurs pieds déjà mouillés. Une première lame escaladait laplateforme rocheuse. La mer, qui leur faisait grâce, leur donnaitson baiser d’adieu.

L’embarcation glissa et vint ranger le bloc.Un seul homme s’y tenait, un homme tout petit, qui leur parut grandcomme le ciel. Il rejeta l’aviron sur le tolet, enleva d’un effortla petite Irène. Puis, poussant l’enfant sur l’autre bord, il sautalui-même sur la roche, afin d’y tirer le bateau et d’aiderMme Hénault à y monter.

L’instant d’après, les deux femmesagenouillées remerciaient Dieu avant de remercier leur sauveteur.Penché à l’arrière, celui-ci godillait vigoureusement et viraitpour regagner la côte.

Chapitre 4Mère douloureuse.

Mme Hénault s’était relevée.Assise sur l’un des bancs, elle tenait Irène dans ses bras,étroitement serrée sur sa poitrine, s’efforçant de la réchauffer,car les jupes et les chaussures, trempées d’eau de mer,communiquaient à leurs membres une sensation prolongée defroid.

Alors seulement elle remarqua que le batelier,dont la prompte survenance les avait arrachées à la mort, n’étaitau plus qu’un adolescent, autant, du moins, qu’elle en pouvaitjuger à l’apparence.

« Merci, pour ce que vous venez de faire,dit-elle d’un accent qui parut céleste aux oreilles du jeunesauveteur. Vous avez droit à toute ma reconnaissance. Commentpourrai-je m’en acquitter ? »

Pablo, car c’était lui, ne trouva rien àrépondre.

Un saisissement le tenait, paralysant sescordes vocales. Cette femme qui lui parlait, c’était la même qu’ilavait rencontrée, sur cette grève, à mer basse, quelques semainesplus tôt, celle dont mamm Plonévez lui avait parlé avec compassion,la dame en noir dont il rêvait en ses courses solitaires. La petitefille qu’elle tenait enlacée était aussi la compagne de la dame,vue en leur première rencontre. Bien que la clarté lunaire ne luipermît pas de distinguer leurs traits, il reconnaissait leurssilhouettes. Ce ne pouvait être qu’elles. Il n’y avait pas dans lepays une autre femme et une autre fillette aussi semblables àl’image qu’avait retenue son cerveau.

Ce soir-là, il était sorti de l’école, endemi-congé de la journée, à trois heures. Il avait profité de cetteliberté pour se donner à ses chères rêveries. Il avait franchipresque en courant les deux lieues qui séparent Louannec du Trévou.Une sorte de pressentiment le hantait, avivant son désir deretrouver cette mère qui avait perdu son fils, et lui, l’orphelinqui n’avait plus de mère, se disait que la similitude de leursmalheurs créait un occulte lien entre cette femme et lui. Ildemandait à Dieu de la revoir, et l’intensité de sa prière luimettait des larmes dans les yeux.

Après avoir dépassé Trélévern, tout de suiteil avait pris le chemin de la grève. Il y était descendujoyeusement. Et là, dans la féerie du couchant, il avait aperçu, aufond, se détachant sur l’horizon incandescent, les deux formesauxquelles son imagination prêtait toutes les grâces qui peuventcharmer le cœur et l’esprit d’un enfant.

Ah ! s’il avait, lui, Pablo, une mère etune sœur, sans doute ressembleraient-elles à cette femme et à cettefillette, sans doute les chérirait-il comme il aimait, d’instinct,sans réflexion, spontanément, ces deux inconnues ?

Et, tandis qu’il les contemplait à distance,voici que la brume, exhalée de la mer et du sol, avait estompé toutle paysage du large. Il l’avait vue monter, s’épaissir, ondulercomme les flots eux-mêmes, envelopper et effacer les figures àpeine aperçues des promeneuses.

Avant elles, et pour elles seulement, il avaiteu peur. Mieux qu’elles il connaissait ces brouillards inattenduset les périls affreux dont ils sont tissés. Et, pour leur portersecours, s’il était nécessaire, il s’était élancé de leur côté,vers une barque que les risées du flot commençaient à balancer surson grappin. Il ne les voyait plus ; elles avaient disparusous la brume.

Pablo n’avait point hésité. Depuis dix ansqu’il menait la vie de marin, les choses de la mer lui étaientfamilières.

D’un bond, il avait sauté dans l’embarcation,qui, par bonheur, s’était trouvée assez légère pour se laissermanœuvrer par de jeunes bras. Il n’avait point hissé les voiles, necomptant que sur sa vigueur pour diriger l’esquif sur cette nappeunie comme un miroir.

Un instant, lui aussi s’était immergé dansl’humide réseau de vapeurs. Mais, sur l’eau, elles étaient moinsdenses et moins hautes que sur la grève encore sèche. En sedressant sur les bancs, le gars les dépassait de la tête et pouvaitmesurer l’horizon.

Le temps s’usa dans cette attente. Son œil sefixait obstinément sur le point où il avait vu les deux ombresdisparaître ; il fouillait du regard l’obscuritécroissante.

Et, tout à coup, il perçut un premier cri,puis un second, il amena le grappin et saisit les rames.

De nombreux appels le guidèrent. Sesprunelles, habituées aux ténèbres, distinguèrent deux pointssombres au-dessus d’une masse noire de rochers. Il crut voir cespoints remuer. Alors à son tour, il jeta sa voix dans le silence.Par deux fois il cria :

« Tiens bon ! On y va. »

*

Et, maintenant qu’il les avait recueillies,maintenant qu’il les ramenait saines et sauves au rivage, Pablo nepouvait plus rien dire aux deux inconnues. Son cœur battait à luicrever la poitrine. L’anhélation de son souffle lui ôtait toutefaculté d’articuler une syllabe.

Mme Hénault ne lui adressaitplus la parole. Elle se disait que ce petit gars Breton ne devaitcomprendre, sans doute, que sa langue maternelle. Or, elle-mêmeignorait le dialecte trécorois, et Irène ne le bredouillait pasbeaucoup mieux, bien qu’elle eût quelques occasions de s’y essayeren causant avec des gens du pays.

« Tout à l’heure, pensait la jeune femme,je remercierai mieux les parents de ce garçon, car il va, jeprésume, me conduire vers eux. Il me paraît étonnamment jeune et nepeut être que le fils de quelque pêcheur de la côte. »

Le bateau marchait assez vite, car Pablosouquait dur sur l’aviron. Mais il se fatiguait visiblement.L’effort était presque excessif pour un enfant de son âge.

À la fin la quille racla le sable dans undemi-pied d’eau. Le gars sauta par-dessus bord et, poussantl’embarcation par l’arrière, mit l’avant au sec.

Alors, empressé et frémissant, il vint versles deux voyageuses déjà prêtes à débarquer et, trèspoliment :

« Donnez-moi la main, madame, dit-il,vous descendrez mieux. »

Mme Hénault s’émerveilla. Ilparlait bien le français, ce garçonnet de la côte. Elle acceptal’aide de ce petit bras si vaillant et sauta à terre. Après quoi,ce fut le tour d’Irène, qui n’eut pas besoin de ce secours.

« Vous êtes un brave enfant, prononçadoucement la jeune femme. Je tiens à vous exprimer mareconnaissance devant vos parents. Voulez-vous nousconduire ? »

Il les précéda et se mit à marcher devantelles gravissant le revers de la côte rocheuse. Au sommet, il setrouva entouré de gens accourus des chaumières les plusproches.

Ils avaient entendu les cris et, indécis, nesavaient de quel côté diriger leurs recherches. Porteurs delanternes, armés de gaffes et de cordes, ils venaient, un peu tard,au sauvetage, désormais accompli.

En reconnaissant Mme Hénaultet sa nièce, tout ce monde poussa des exclamations de surprise etde joie.

Transies de froid, les deux femmes acceptèrentl’hospitalité d’une brave fermière installée dans un ancien manoirtrès déchu. Un grand feu de sarments leur permit de sécherprovisoirement leurs jupes, trempées d’eau de mer, avant dereprendre le chemin de leur propriété, le Ker Gwevroc’h, située àun kilomètre plus haut.

Mais, alors, Mme Hénaults’enquit des parents de son jeune sauveteur. On le chercha lui-mêmeparmi les assistants. On ne le trouva point. Cette brusquedisparition de l’enfant chagrina Mme Hénault etIrène.

« J’aurais tant voulu le voir, leremercier, témoigner ma reconnaissance aux siens, dit-elle. Mais jem’en acquitterai dès demain. Quel est son nom ? »

Elle adressait ces questions à sonentourage.

On ne put lui répondre tout de suite, soitqu’on ne comprit qu’imparfaitement sa question, soit que Pablo fûtinconnu lui-même. À la campagne, huit kilomètres constituent unevéritable distance entre les villages, et il y en avait plus dehuit entre le bourg de Trélévern et celui de Louannec.

À la fin, un gamin d’une dizaine d’annéesparlant mieux le français que tous ses compatriotes, hommes etfemmes, se glissa entre les commères babillardes et donna laréponse, par à peu près, aux interrogations d’Irène et de satante :

« Il n’est pas d’ici. C’est Pol,l’Espagnol comme on l’appelle, le fils àMme Plonévez, de Louannec. »

Mme Hénault attira celui quivenait de parler plus près d’elle. En souriant, elle lui mit dansla main une pièce de deux francs, disant affectueusement :

« Voilà pour toi. Tu seras bien gentil det’informer mieux demain et de venir me porter tes renseignements àKer Gwevroc’h. Je tiens à aller remercier cetteMme Plonévez. »

Et le garnement, tout joyeux de l’aubaine, lesyeux brillants, promit que, le lendemain, sans faute, « ladame » saurait exactement tout ce qu’il aurait su lui-même surle compte de Pol Plonévez ».

Pendant ce temps, celui qui faisait l’objet decet entretien dévalait au pas gymnastique la descente du Trévou,remontait la côte de Trélévern et parcourait, à la même allure, leshuit kilomètres qui le ramenaient à Louannec.

Il était plus de sept heures quand il entra,rouge et essoufflé, dans la maisonnette de la veuve. Il y trouvamamm Plonévez, agitée, inquiète, se demandant ce que « lepetiot » était devenu, ce qui causait cet énorme, cetinvraisemblable retard.

Autour d’elle, jacassant à qui mieux mieux,des voisines s’efforçaient de calmer son impatience, de dissiperses alarmes, bien qu’elles les partageassent un peu.

Pablo, en effet, était le modèle desgarnements du village, depuis six mois que la tempête avait fait delui le fils d’adoption de la veuve. On le savait doux, sage,ponctuel, n’ayant jamais causé un souci à la vieille femme.

Il fit donc irruption au milieu des potins etdes hypothèses et, tout de suite, alla se jeter au cou de la mamm,qui n’eut pas le courage d’opposer des reproches aux bons baisersqu’il lui prodiguait.

À peine parvint-elle à lui dire :

« D’où que tu viens ? »

Lui, la face animée, hilare, débordant durayonnement de sa petite âme en joie, n’hésita pas à toutraconter : sa fugue sur Trestel, sa rencontre avec la« dame en noir et sa petite fille », le brouillard, lepéril couru par les deux femmes, le sauvetage accompli.

« Et, comme ça, s’écria la vieille femmeémerveillée, c’est toi qui les as tirées de l’eau ?

– C’est moi, mamm Plonévez, répliquaPablo.

– Tout seul ?

– Mais oui, tout seul. Ça n’était pasbien difficile. »

Il disait cela simplement, sans ostentation,laissant lire dans ses yeux l’étonnement qu’on admirât son actioncomme une prouesse.

Puis, les détails fournis sur le sauvetage,des compliments distribués, au lieu de blâmes, au vaillantgarçonnet, on épuisa le sujet en parlant de la « dame ennoir » et de « sa fille ».

Mme Plonévez et ses voisinesracontèrent ce qu’elles en avaient appris par à peu près,c’est-à-dire la substance de l’événement qui avait privé, du mêmecoup, la veuve de son mari et de son fils.

Mais, comme l’heure du souper était plus quedépassée, on borna là l’entretien, et les commères regagnèrentleurs pénates, laissant mamm Plonévez et son « fieu »manger leur soupe quotidienne.

On se couche de bonne heure dans les pauvresfamilles de Bretagne, sauf aux jours d’hiver où l’on vieille encommun à la faveur des « fileries ».

Neuf heures sonnant, Pablo et sa mamm étaientcouchés sous les rideaux de cretonne des lits clos.

Mais pour le petit garçon le sommeil fut longà venir.

Le souvenir de sa belle action le hantait, etil s’y mêlait un grain d’orgueil, maintenant qu’il en avait entendufaire l’éloge, à l’égal d’un glorieux exploit, par quatre boucheslaudatives. Jusqu’alors, il n’y avait pas attaché d’autreimportance, ayant fait cela avec toute la spontanéité de sa naturegénéreuse.

Cette mesquine vanité ne pouvait prévaloirdans une âme aussi droite que celle du petit« Espagnol ». Tout de suite elle céda la place à uneautre forme de satisfaction, plus noble parce qu’elle procédait dutémoignage de sa propre conscience. Et à cette satisfaction uneimmense joie s’ajoutait, une joie d’une espèce particulière, cellequ’il ressentait à la pensée d’avoir rendu service aux deux chèrescréatures vers lesquelles, depuis plusieurs semaines, l’emportaitl’élan irréfléchi de son cœur naïf et bon.

Oui, c’était à la dame en noir et à la petitefille, qu’il aimait comme il eût aimé sa mère et sa sœur, c’était àces deux êtres dont il était ignoré la veille, qu’il venait depayer, sous sa forme la plus émouvante, le tribut de la tendressequ’il leur avait vouée.

Cette pensée lui était très douce. Il luiplaisait infiniment d’avoir acquis des droits à la reconnaissancede cette femme et de cette enfant. En même temps, il s’émouvait aurécit très incomplet qu’il venait d’entendre, pour la seconde fois,des malheurs survenus à la jeune femme, dont le nom même lui étaitencore inconnu. Sans doute, il la reverrait, car elle voudrait lerevoir, lui donner une nouvelle assurance de sa sympathie.

Bercé par cette espérance, Pablo passainsensiblement de la veille au sommeil, et ce sommeil fut peuplé derêves charmants et terribles à la fois, au cours desquels il se vitderechef sur la barque, mais aux prises avec une furieuse tempête,arrachant les chères victimes à une affreuse mort, puis recevantd’elles de tels témoignages d’affection qu’il acquérait le droit dedire à l’une « ma sœur », à l’autre « mamère ».

Certes la sensibilité du garçonnet était enéveil par la divination vague du mystère de la vie de cette femme,analogue à celui de sa propre vie. Combien plus ne se fût-elle pasémue s’il eût connu dans sa réalité le drame affreux de cetteexistence foudroyée !

Cela s’était passé dix ans plus tôt.

À cette époque, celle que l’on nommaitaujourd’hui Mme Hénault était l’heureuse mère d’unbel enfant de deux ans, l’heureuse épouse d’un Français, qui, aprèsavoir acquis une fortune considérable par l’élevage en de vastesestancias de la République Argentine, avait cédé à latentation d’exploiter une mine d’or récemment découverte en Guyane,au voisinage de Paramaribo.

Bien qu’il fût déjà riche d’une quinzaine demillions, M. Pierre Hénault, fils d’armateurs bretons deSaint-Brieuc, mari de la charmante Isabelle Corsol, fille elle-mêmed’un père espagnol et d’une mère française, bien qu’il adorâtl’enfant né de leur mutuel amour et se disposât à rentrer en Francepour y jouir de tout son bonheur, M. Pierre Hénault estimaqu’il devait, une dernière fois, tenter la chance en faisant œuvred’intelligence et d’énergie.

Hélas ! « Il ne faut qu’un coup pourtuer un loup », dit le proverbe. La destinée a d’étrangescaprices. Toutes les prospérités antérieures de cet homme courageuxet bon, la félicité qui habitait sous son toit, la tendresse de sajeune femme et de son enfant, furent brisés d’un seul choc. Lafoudre s’abattit sur ce bonheur aventuré.

Il y avait deux mois à peine que le jeuneménage venait de s’installer dans la colonie hollandaise, auvoisinage des placers acquis par M. Hénault, qu’une épidémiede fièvre jaune éclata dans la cité la plus voisine. Un médecineuropéen, venu pour étudier le fléau au péril de sa vie, conseillaà son compatriote de fuir au plus tôt cette terre malsaine, s’ilvoulait préserver du contage les êtres qui lui étaient chers.

Isabelle Corsol était orpheline et ne comptaitque des parents éloignés en Amérique. Pour assister sa jeune femme,un peu languissante, dans les soins qu’elle donnait à son fils,Pierre Hénault avait prié sa propre mère, vaillante et robusteBretonne du pays de Trécor, de venir passer quelque temps auprès delui. Et la belle-mère était accourue ; elle avait entouré sabru et son petit-fils de soins et de précautions.

À peine, sur l’avis du médecin,M. Hénault eut-il pris la décision de partir sans retard, quela courageuse femme ordonna les préparatifs et vaqua aux soinsnécessaires à la bonne disposition de cet exode.

Deux journées de marche séparaient du port leplus proche la petite ville de Taman où séjournait la famille.Mme Hénault mère pourvut à tout. Elle loua lesvoitures indispensables, retint les attelages de mules, empaquetales objets précieux et les vivres du parcours, régla l’ordre et lamarche de la caravane.

Celle-ci se divisa en deux troupes : lapremière conduite par M. Hénault en personne, qu’escortait undomestique argentin en qui le maître avait mis toute sa confiance,et à qui obéissait le reste du convoi ; la seconde dirigée parsa mère veillant sur la jeune femme qu’une fièvre récente avaitcouchée sur son lit et qui allait voyager étendue sur lesbanquettes d’une sorte de palanquin.

On avait franchi la moitié du parcours etM. Hénault, précédant les femmes d’une étape seulement, lestenait au courant des incidents du trajet par l’intermédiaire decourriers indiens qui se relayaient d’heure en heure. Il étaitconvenu que le repos de la nuit, entre les deux journées, seraitpris en commun en une hacienda de la route, dont les chambresavaient été retenues d’avance, quand, soudain, les dames Hénaultvirent venir à elles un des courriers, les traits décomposés,couvert de sang, blessé sur plusieurs parties du corps. Cet hommetomba expirant aux pieds des mules qui portaient la chaised’Isabelle. Avant de mourir, toutefois, il eut la force de raconterque la tête du convoi avait été surprise par une bande deregatoes, associations de bandits de toute race et detoute origine qui pillent et mettent à feu et à sang les régionséquatoriales de l’Amérique, des bords de l’Orénoque à ceux del’Amazone. M. Hénault était tombé sous leurs coups, ainsi quela majeure partie de son escorte, et le petit Paul, son fils,confié aux soins du fidèle domestique Ricardo, avait sans doutesubi le même sort.

Horrible nouvelle, confirmée par la découvertede plusieurs cadavres, au nombre desquels l’un des premiersretrouvés fut celui du Français. On chercha vainement les restes del’enfant. Ceux du serviteur furent à peu près reconnus, grâce auxvêtements qu’il portait, car le corps sanglant n’avait plus devisage ; les assassins l’avaient réduit en une abominablebouillie de chairs et d’os.

C’en était trop pour la jeune femme déjàmalade. On dut la coucher dans un lit à l’hacienda, d’où, après unemaladie d’un mois, elle sortit privée de raison.

L’héroïque Mme Hénault fut àla hauteur de son terrible devoir. Surmontant sa propre douleur,elle veilla sur sa bru avec un incomparable dévouement. Et,lorsqu’elle jugea la pauvre démente assez forte pour poursuivre saroute, elle reprit ce chemin du désespoir jusqu’à la côte, où elles’embarqua avec la malheureuse femme pour la conduire en France,afin d’y vivre associées désormais dans la désolation et ledeuil.

La mort de M. Hénault avait mis aux mainsde ses meurtriers une somme qu’on pouvait évaluer à un million enespèces, lingots, banknotes, toutes valeurs qui ne pouvaientdénoncer leurs ravisseurs. Les recherches des diverses polices,tant dans les Guyanes qu’au Brésil n’aboutirent à aucunedécouverte. Force fut de renoncer à leur poursuite. Par les soinsde Mme Hénault, une partie importante de la fortunefut réalisée, mais l’impossibilité d’établir le décès du petitgarçon laissa subsister les titres de propriété que l’enfant censédisparu pourrait revendiquer ultérieurement. Un délai légal devingt années était requis pour le retour de cette même propriété àla mère, seule héritière de son fils.

Mais qu’était-ce que cette perte d’argent enregard de l’effroyable catastrophe qui venait de bouleverser toutun foyer ? Pendant six années, Mme IsabelleHénault demeura privée de raison. Puis, lentement, progressivement,la flamme de l’intelligence se ralluma en ce cerveau obscurci, etla cruauté du souvenir remplaça le bienfait de l’oubli.

Elle reprit possession d’elle-même.Hélas ! Les années écoulées dans la nuit de la penséen’avaient point affaibli la mémoire, et l’événement sinistre sereprésenta à ses yeux avec toute la vivacité des premièresimpressions, comme si le drame s’était accompli la veille. Et leslarmes de la mère infortunée brûlèrent ces yeux que l’amnésiebienfaisante avait rendus secs pendant six ans.

Alors, pour distraire cet esprit trop captivépar le chagrin, Mme Hénault mère donna à sa bru uneenfant d’adoption, la fille d’une nièce, la petite Irène Corbon,orpheline elle-même de père et de mère, qui devint sa compagne deprédilection.

*

« Eh bien ! maman, c’est aujourd’huique nous allons à Louannec pour remercier le petitBreton ?

– Oui, ma chérie, réponditMme Hénault en souriant. Je n’aurais garde del’oublier. Notre dette envers lui est assez grande pour que nousl’acquittions au plus tôt. Et grand’mère a tenu à nous accompagner,ajouta-t-elle en montrant sa belle-mère déjà habillée pour cettecérémonieuse visite.

– Certainement que j’y tiens, s’écriaimpétueusement la vieille dame. On n’a pas tous les joursl’occasion d’admirer un héros et de récompenser une belleaction. »

Aussitôt après le repas, un grand break vintse ranger au pied du perron, et les trois femmes y prirent place.Vingt minutes plus tard, elles arrivaient à Louannec.

Ce fut une stupeur dans le village de voirs’arrêter la voiture devant l’humble maisonnette et descendre lesdeux dames chez la vieille Anna.

Cependant, depuis le matin, grâce aux voisinespressées de la raconter, l’histoire du haut fait de Pablo s’étaitrépandue dans le bourg. Elle avait fait traînée de poudre etprécédé la venue du garçonnet à l’école, où ses jeunes camaradeslui firent une ovation, tandis que l’instituteur, justement fier deson élève, lui donnait l’accolade et lui décernait publiquement lesplus brillants éloges.

C’était une première récompense, qu’allaitrendre plus flatteuse encore l’intervention des dames Hénault.

À leur vue, l’excellente mamm Plonévez s’étaitun peu troublée. Elle avait fait asseoir ses visiteuses dans lagrande salle à manger claire et luisante de son rez-de-chaussée et,les laissant seules une minute, avait prié sa plus proche voisinede courir jusqu’à l’école, afin de demander au maître qu’il laissâtPablo revenir à la maison.

Puis la bonne femme était retournée auprès deses visiteuses et, pour leur souhaiter mieux la bienvenue, avaitdébouché deux bouteilles de vieux cidre mousseux. Les dames yavaient à peine mouillé leurs lèvres, mais Irène, que l’aventure dela veille avait quelque peu surexcitée, sans lui laisser d’autremal, faisait honneur au pétillant breuvage, dont elle raffolait,d’ailleurs.

Ce ne fut point la commère, ce fut toutel’école, maître et adjoint en tête, qui ramena triomphalement Pablovers la demeure de mamm Plonévez.

Et le petit mousse de la Coronacion,qui, vingt-quatre heures plus tôt, affrontait sans frémir sur unbateau d’emprunt la mer et les perfidies du brouillard, faiblittout à coup devant cette manifestation de la sympathieuniverselle.

Il pâlit et chancela, lorsqueMme Hénault, se penchant vers lui, dit de sa voix,aussi douce que celle des cloches de Louannec et de Perros-Guirecdans les angélus du matin et du soir :

« Voulez-vous me permettre de vousembrasser, mon enfant ? »

S’il le permettait ? Il n’eût pas mêmeosé espérer une telle récompense. Il lui sembla que les lèvres dela dame, en se posant sur son front, avaient la fraîcheur despétales des roses qui, du printemps à l’automne, s’épanouissaientdans le petit jardin de la veuve.

Après la mère, ce fut l’aïeule qui l’embrassa.Et voici qu’au milieu du silence, l’accent très pur d’Irèneprononça :

« Est-ce que je peux aussi l’embrasser,maman ? »

La permission fut gaiement accordée. Au milieudes sourires de l’assistance, Pablo s’avança, gauche et timide,vers cette belle petite fille vêtue de velours et de soie et,n’osant prendre la permission pour lui, tendit ses joues à cettebouche en fleur, plus fraîche encore que celle de sa mère.

Mais la fillette avait murmuré un mot dont lasuavité avait porté au paroxysme le trouble du pauvre Pablo, ce mot« maman » qui prenait en cette intonation un charme plusgrand encore.

Cette fois l’émotion fut trop forte. Il n’yput résister. Elle déborda en larmes que l’enfant s’en alla cacherdans les bras de mamm Plonévez, laquelle, voyant pleurer son filsadoptif, se transforma, à son tour, en fontaine de joie.

L’instituteur, de sa bonne voix de fête, mitun terme à ces effusions trop mouillées. Il plaisanta amicalementle petit « brave » sur sa faiblesse, et ramena le riresur toutes les faces. Et l’allégresse fut à son comble lorsqueMme Hénault mère annonça que, le dimanche suivant,dans six jours, elle donnerait à Ker Gwevroc’h, en l’honneur dePablo et de Mme Plonévez, une grande fête àlaquelle elle conviait tous les villages d’alentour, et, en premierlieu, M. le recteur, M. l’instituteur etMme l’institutrice, et les bonnes sœurs deLouannec. Il y aurait des réjouissances publiques, table ouverte,gâteaux et cidre, et champagne, et, le soir, à neuf heures, un feud’artifice importé tout exprès de Paris.

Chapitre 5Joies d’enfants.

L’hiver se montra très clément, et quand leretour du printemps gonfla derechef les bourgeons, l’année futrévolue depuis le terrible matin où le mousse Pablo avait étéarraché à la mort, par Alain Plonévez, sur le bordé de laCoronacion agonisante.

Alain n’était pas revenu à Louannec depuis lemois d’avril, époque de son départ de Paimpol. Il avait écritfréquemment à sa mère, et, en dernier lieu, de Nantes, où ils’était fixé pour préparer, sans interruption, ses examens pour lebrevet de capitaine au long cours.

Les épreuves n’auraient pas lieu avant le moisde juin, et le courageux garçon ne voulait pas perdre une secondede son temps. Il comptait bien prendre sa revanche de cette absencede dix-huit mois, lorsqu’il viendrait se reposer sous le toit de lavieille mère, pour quelques semaines, avant de chercher uncommandement de navire, voilier ou à vapeur, car il tenait àsatisfaire à l’une ou l’autre exigence.

Mais, s’il n’était pas revenu, Alain n’enétait pas moins tenu au courant des événements accomplis dans lepays de Tréguier par de longues et pittoresques missives de Pablo,son frère d’adoption.

Car, à cette heure, Pablo avait justifiétoutes les espérances de ses maîtres et faisait le plus grandhonneur à l’école de Louannec. Il mettait l’orthographe sansaccroc, possédait à fond sa grammaire, battait les premiers de laclasse, en un mot était mûr pour entrer à l’École Saint-Charles, deSaint-Brieuc, préparatoire au Borda.

On lui donnait approximativement treize ans.Le maire avait fait appeler Mme Plonévez et l’avaitinterrogée. L’enfant, sur le compte de qui les consuls françaisd’Amérique n’avaient pu fournir aucun renseignement utile, avaitété inscrit à l’état civil sous le nom de Paul Plonévez, et, àpartir de ce moment, couraient les délais légaux qui permettraientplus tard à la veuve de lui donner son nom avec le consentement del’intéressé lui-même, si celui-ci n’avait pas retrouvé auparavantsa famille légitime.

Toutes ces choses, Pablo les avait racontées àAlain.

Le jour anniversaire de son sauvetage, ilécrivit à son « grand frère » une longue lettre qui dutintéresser vivement le laborieux matelot :

 

« Mon cher Alain,

« Il y a juste un an, aujourd’hui, quevous m’avez sauvé en me décrochant du portemanteau de laCoronacion. Vous le rappelez-vous ? C’étaitterrible ; rien qu’au souvenir, je frissonne encore et jeremercie le bon Dieu de la grâce qu’il m’a faite et du bonheurqu’il m’a accordé.

« Car je suis très heureux, mon cherAlain. Notre mamm Plonévez me gâte, M. le recteur etM. l’instituteur sont contents de moi. Je suis le premier àl’école et au catéchisme ; les camarades ne m’en veulent paspour ça ; ils disent, au contraire, que c’est juste. Moi, jevous le répète pour que vous sachiez bien ce que fait votre petitfrère Pablo, vous qui êtes occupé par des études bien plussérieuses.

« Il y a une autre raison à mon bonheur.Tous les jeudis et les dimanches de quinzaine, je vais passer lademi-journée dans la belle maison de Ker Gwevroc’h, vous savez,celle de la dame que j’ai pu tirer du brouillard de la grève.

« Oh ! oui, elle est belle, cettemaison. C’est vieux, mais la mère de Mme Hénault,qui s’appelle aussi Mme Hénault, l’a fait réparer,et c’est bien ce qu’il y a de plus magnifique dans le pays, avec lechâteau du Bois-Riou et le manoir du Trévou, qui aurait bienbesoin, par exemple, qu’on le réparât de la même façon.

« On m’y reçoit comme si j’étais de lafamille ; on m’y donne beaucoup de bonnes choses à manger,parce qu’il y a un chef cuisinier très habile, qui sait faire untas de gâteaux et de friandises. Le soir, quand je m’en retourne,on me fait un paquet de ces choses, qu’on me met dans une espèce desac que Mlle Irène a cousu exprès pour moi, afinque je régale la mamm. Et il y en a toujours pour les voisines etpour mes camarades, à preuve que, l’autre jour, Yves Le Troadec,qui est gourmand comme deux douzaines de chats, m’a dit dans lecreux de l’oreille :

« – Dis donc, l’Espagnol, est-ce quetu ne pourrais pas y aller tous les jours, chez les belles dames duTrévou ? »

« Je lui ai donné un coup de poing et ils’est ensauvé en riant comme un fou de sa bonne farce.

« Pour en revenir à la belle maison, moncher Alain, je vous dirai qu’elle est très grande et bâtie, d’aprèsce que m’a appris M. l’adjoint, à l’italienne. Elle est carréeavec douze fenêtres sur chaque face, six au rez-de-chaussée, six aupremier étage. On y entre par quatre grands perrons avec escaliersde huit marches. En dessous sont les cuisines, l’office et lescaves. Il y a une très grande terrasse sur le toit, qui est plat etgarni d’une balustrade.

« Bref, comme vous voyez, c’est unvéritable château.

« À l’intérieur, il y a d’immensespièces : deux salons, une salle à manger, une salle debillard, une bibliothèque avec des livres superbes, que je voudraisbien regarder. S’il pleut, nous allons jouer,Mlle Irène et moi, avec d’autres enfants, dans unesalle qu’on appelle le vestibule des pauvres, parce qu’il paraîtqu’il y a cent ans, c’était là que la dame du château, unecomtesse, distribuait des secours aux pauvres gens des environs,tous les dimanches après les vêpres. Maintenant,Mme Hénault, la vieille, fait la même chose, maisc’est le vendredi seulement, avant midi.

« Il y a toutes sortes de jouets dans cechâteau, mon cher Alain, mais ce sont, en général, des jouets defilles, et Mlle Irène, qui a onze ans passés, estpresque trop grande pour s’y amuser.

« Elle aime bien mieux courir et sauterdans le parc, et j’avoue que je préfère aussi cela.

« On lui a installé, sous un hangar, unpetit gymnase, et c’est très drôle de la voir, habillée en garçon,faire des cabrioles au trapèze et à la barre fixe, ou grimper à lacorde lisse. Moi, je n’ai pas eu de peine à l’imiter, vu que jesais tout ça par cœur, puisque j’ai été mousse.

« Il y a un mois,Mme Hénault, la jeune, lui a fait cadeau d’unebicyclette. Alors, vous comprenez bien, Alain, que, tantôt elle,tantôt moi, nous sommes toujours à cheval sur cette bicyclette, etnous roulons dans toutes les allées du parc, qui est aussi grandque celui du Bois-Riou.

« À propos, il faut que je vous confieune chose.

« Mlle Irène n’est pas lafille de Mme Hénault, la jeune. Elle n’est que sanièce, la fille d’une autre nièce de Mme Hénault,la vieille. Elle l’appelle « maman », parce qu’elle n’aplus de parents et que Mme Hénault, la jeune, l’aadoptée pour se consoler de la perte de son petit garçon.

« Et, tout de même, elle ne se consolepas, la pauvre dame, et ça fait de la peine de la voir toujours sitriste. Elle passe quasiment son temps à pleurer.

« Moi, ça me retourne de la voir ainsi,et, si j’osais, j’essaierais de lui dire quelque chose. Mais…quoi ? Je l’aime tant, cette dame, plus que je ne lecomprends, et je ne sais pas pourquoi.

« Quand je joue avecMlle Irène, au plus fort de nos courses dans leparc, je m’arrête net dès que Mme Hénault se montredans une allée. Ça me gâte tout mon plaisir, et j’ai bien envie depleurer aussi.

« Et puis elle a une façon si drôle de meregarder ! Ses beaux yeux, qui sont comme du velours noir, seposent sur moi avec une telle affection que je suis prêt à me jeterà son cou et à lui dire « maman » commeMlle Irène. Mais je n’ose pas, je n’en ai pas ledroit. Pourtant, il me semble que ma mère, à moi, devait ressemblerà cette pauvre dame, si jolie et si triste.

« L’autre jour, il n’y a pas une semaine,elle est venue tout d’un coup près de moi, sans que je l’eusseentendue venir. Elle m’a posé sa main sur la tête, en souriant etm’a dit :

« Ainsi, petit Pol, il paraît que votrevrai nom, c’est Pablo, et que, dans le pays, on vous appelle« l’Espagnol » ? Est-ce vrai ?

« – Oui, madame », ai-jerépondu.

« Alors, elle s’est penchée, elle m’a misun baiser sur le front et j’ai senti tomber une larme. Puis elles’en est allée, la poitrine courbée, en sanglotant.

« Et, moi, je suis resté là immobile,sans un mot, très bête. Et, quand Irène est revenue de sa course àbicyclette, elle m’a retrouvé à la même place, et je n’ai plus eule cœur à jouer. »

 

Là se bornait la missive du petit garçon à son« grand frère ». Le bon Alain dut la relire à plusieursreprises, car elle avait fait naître de singulières hypothèses enson esprit.

À la fin de juin, une nouvelle épître vintdonner une vraisemblance plus grande à ces hypothèses.

Pablo commençait par narrer au marin lesévénements de Louannec et d’ailleurs, c’est-à-dire les faitsaccomplis dans un rayon de deux ou trois lieues.

D’abord, il lui racontait les impressions desa première communion, qu’il venait de faire à l’occasion de laSaint-Jean. Et rien n’était plus touchant que les élans de foi etde piété de cette jeune âme en éveil.

Puis, sans transition, avec une soudainetéd’accent qui trahissait celle de l’émotion subie, il se mettait àlui parler des choses qui mettaient en rumeur le pays, dePort-Blanc à Trébeurden.

« Figurez-vous, Alain, qu’il nous estvenu, ces jours-ci, un magnifique yacht à vapeur. Il est demeurévingt-quatre heures à Perros, après quoi, il est reparti pour leLégué. Mais il doit revenir, dit-on, et vraiment, j’en serai ravi,parce que c’est le plus joli navire que j’aie jamais vu.

« Le plus singulier, c’est qu’ilappartient au même propriétaire que la Coronacion, letrois-mâts sur lequel vous m’avez recueilli. Ce monsieur est unAméricain très riche, qui se nomme Gonzalo Wickham.

« Il venait, paraît-il, pour interrogerle maire de Perros et les douaniers sur la perte de son bateau, ily a un an, et s’enquérir de ce qu’on avait pu retirer du bord. Onlui a répondu que, s’il avait des réclamations à formuler, ilvenait trop tard, que l’épave avait été vendue par lots de bois etde fer, après les délais fixés par la loi.

« Il n’a pas insisté sur ce sujet ets’est contenté de se promener dans le pays, qui a dû beaucoup luiplaire, car on dit qu’il a loué la plus belle villa de Trestraoupour la saison. Comme je revenais de l’école, avec les camarades,il y a trois jours, je l’ai rencontré. Il était en voituredécouverte, avec un autre homme. Il n’a pas fait attention à nous,mais j’ai pu bien le voir.

« C’est un assez grand monsieur, assezgros, avec des favoris noirs. Il a l’air d’être fort méchant ettrès riche, vu qu’il a des bagues, avec d’énormes pierres, à tousles doigts, et une immense chaîne d’or, avec des breloques, à songilet.

« Mais, ce qui m’a le plus frappé, c’estque l’homme qui l’accompagnait ressemblait beaucoup, oh !mais, beaucoup, à Ricardo, vous savez, l’autre, le méchant matelotque vous avez sauvé avec moi. Seulement comme celui-ci a de labarbe et que Ricardo était toujours rasé, je n’oserais pas affirmerque c’est lui.

« S’ils reviennent ici, je vousl’écrirai. »

Ils revinrent et Pablo écrivit.

Alain apprit de la sorte assez de détails pourque ses suppositions antérieures prissent corps.

Ce « monsieur Gonzalo Wickham », lepropriétaire du beau yacht qui avait émerveillé Pablo, était unhomme d’une quarantaine d’années, réalisant en sa hideuseperfection le type du parvenu sans vergogne que les Américains duSud désignent par le mot rastracuero, dont nous avons fait« rastaquouère ».

Il devait être puissamment riche, si l’onjugeait sur l’apparence. Gras et bedonnant, basané, rutilant d’oret de pierreries, il avait l’air de suffisance classique que l’onprête à ses pareils et, au premier abord, aurait pu passer pour un« brave homme », insignifiant et vaniteux, n’eût étél’expression basse et servile de ses yeux noirs où brillait, àcertaines occasions, l’éclair d’une cupidité féroce.

Quelle était l’origine de ce personnage dontle nom de famille saxon s’alliait à un prénom latin ? Unobservateur expert en l’art de discerner les caractères ethniquesn’eût pas hésité. Il eût reconnu, dans ce produit du croisement deplusieurs sangs, un métis d’Indien garani, tupayan ou roucouyenne,d’Espagnol descendu des conquistadores, et d’Anglais venudu Royaume-Uni avec les compagnons de Penn, non sans quelquesoupçon de parenté cafre.

Cette constatation n’eût pas suffi. Il eûtfallu préciser encore le berceau du señor, ou senhor, GonzaloWickham. Était-il Brésilien, Argentin, Colombien, Péruvien,Chilien ? Lui seul aurait pu fournir le renseignementcherché.

Il y avait dans sa démarche quelque chose del’allure et de la figure du tigre, mais d’un tigre alourdi, quiaurait pris du ventre.

Même face arrondie par le haut, accusée en sonmaxillaire inférieur, même bajoues, mêmes dents blanches auxcanines aiguës, mêmes mains molles susceptibles de se rétracter engriffes. Et l’œil aussi participait de cette débonnairetésommeillante que l’on trouve chez les félins, et sous laquelle onvoit luire la sanguinaire cruauté de la prunelle mobile.

Cet homme riche avait loué, sur la plage deTestraou, l’une des plus belles villas récemment construites,appelée Ar rock, « le Rocher », parce que de saterrasse, surplombant la plage, on descendait jusqu’à un blocgranitique émergeant du milieu du sable.

En cette villa du Rocher, le propriétaire duyacht s’était installé, en compagnie deMme Wickham, son épouse, personne non moinssang-mêlé, non moins fastueuse que son mari, mais infiniment moinslaide, quoique beaucoup plus voisine de l’obésité.

Autour du couple se mouvait un assezhétéroclite assemblage de domestiques de toutes les couleurs :deux nègres, un Chinois, un Indien du plus pur aspectcaraïbe ; plus, des blancs si cuivrés qu’on les eût pris pourdes noirs déteints, au nombre de trois.

Ces gens de maison n’étaient que l’équipage duyacht Mapana,étrange vocable d’un navire de plaisance,rappelant le serpent le plus venimeux du Nouveau Monde, après soncongénère le crotale.

Il est vrai que, quinze jours après sonarrivée à Perros-Guirec, le señor Gonzalo, sans en avoir informé lebureau maritime, faisait ajouter, au-dessus de ce nom deMapana, cet autre nom, en magnifiques lettres d’orgothiques : Cacique, de façon que la premièredésignation s’effaçât, en quelque, sorte, à l’ombre de laseconde.

Malgré leur faste, le métis, sa compagne etses matelots-domestiques ne parvinrent pas à se concilier lessympathies des habitants du bourg. On leur trouvait une odeurexotique déplaisante. Ces gens en pain d’épice, en dépit de leursbreloques et de leurs bijoux, n’inspiraient pas la confiance.Pêcheurs et paysans hochaient la tête ; quelques-uns mêmedisaient, d’un ton profondément sceptique :

« Après ça, c’est peut-être bien faux,toute cette quincaillerie qu’ils étalent ? »

Mais, dans les villes d’eaux, petites ougrandes, on a trop naturellement une tendance à marquer d’unsourire la méfiance conçue. Tant que les « baigneurs »paient en bonne monnaie sonnante et trébuchante, on leur faitcrédit, ce qui, somme toute, est rationnel.

Gonzalo Wickham et sa suite payèrent fort bienleurs fournisseurs tout le temps qu’ils demeurèrent àPerros-Guirec. En conséquence, ils furent, ainsi que le veutl’adage, « considérés ».

Il advint que, vers le milieu d’août, unnouveau compagnon vint s’adjoindre aux précédents.

Celui-ci était un grand et solide garçon d’unetrentaine d’années, à l’épaisse barbe noire. Il n’avait pas l’air àson aise et se montrait peu dans le bourg. On l’avait rencontrépourtant dans la campagne, sur les roches qui s’élèvent entreTrestrignel et Trestraou, à l’opposite de la Pointe du Château. Oneût juré qu’il ne voulait pas se laisser voir, et un pêcheurroscovite, venu pour vendre du poisson dans les hôtels, avait étéapostrophé, dans le propre dialecte léonais, par ce promeneurfarouche, qui parlait couramment le breton. Comme ses pareils ilcouchait, un jour sur deux, à la villa Ar Rock, l’autresur le yacht.

Cependant, le seigneur Wickham parcourait larégion en touriste. Il avait, tout d’abord, visité les curiositésles plus proches, le chaos granitique de Ploumanac’h et deTrégastel, les trois vallées des Troïerou, les ruines du château deBarac’h.

Puis, il avait étendu le cercle de sesexcursions, poussé jusqu’aux ruines bien autrement belles deTonquédec, dans la vallée du Léguer, jusqu’aux grèves solitaires deSaint-Michel et de Plestin.

Enfin, il s’était rendu à Paimpol, à Tréguier,et, en revenant d’une de ces courses en voiture, avait paruémerveillé des sites du Bois-Riou et de Ker Gwevroc’h, où laverdure s’allie aux paysages de mer.

Il avait donc arrêté son landau de louage, et,avec un sans-gêne qu’excusait seule sa qualité d’étranger, peu aucourant de la politesse française, il avait demandé à saluer lesdames Hénault.

La belle-mère d’Isabelle Corsol avait seulereçu le rastaquouère et son épouse. La vieille dame professait uneaversion invincible à l’encontre de ces « espèces » et lamanifestait sans réserve.

Le double échantillon qui s’offrit à elle sousles traits du señor et de la señora Wickham ne l’amena point àmodifier ses sentiments.

Elle accueillit ces étranges visiteurs avec undédain qui eût mis en fuite de tout autres gens. Et son attitude sefit plus méprisante encore lorsque le sang-mêlé demanda à parcourirle beau domaine, qu’il se déclara prêt à payer la somme d’unmillion.

« Ker Gwevroc’h n’est pas àvendre », se contenta de trancher sèchementMme Hénault.

Force fut au couple indiscret de reprendre lechemin de Trestraou, où, le même soir, le propriétaire duCacique tint conseil avec deux de ses subordonnés, lesplus importants, sans doute, les mieux investis de saconfiance.

De ces deux hommes, l’un était le matelotfarouche qui s’était trahi en parlant la langue de sescompatriotes, l’autre, ce Ricardo Lopez que Pablo avait si bien crureconnaître sous sa barbe à tous crins.

Le dialogue qui s’engagea entre ces troishommes eût été singulièrement instructif pour un policierinternational qui aurait pu l’écouter en cachette.

Gonzalo Wickham s’était assis en un vasterocking chair, une de ces balancines dont l’usage estsurtout utile pendant les longues traversées de mer. Il fumait unvolumineux cigare, tandis que le Breton bourrait sa pipe et quel’Argentin roulait des cigarettes de tabac havanais.

« Tu sais, commença le métis, s’adressantà l’Argentin en sa langue, que je suis entré aujourd’hui même chezla vieille dame Hénault. Elle a toujours bon pied bon œil, et mêmeun œil terrible. Je te recommande, mon vieux Ricardo, de ne pointl’approcher de trop près, car il ne lui faudrait pas longtemps pourte reconnaître.

– Elle me croit mort, répliqual’Argentin. Songez donc qu’il y a douze ans écoulés.

– N’importe ! Et, si elle tereconnaissait, elle ne manquerait pas de te poser des questionsgênantes. Il vaut donc mieux qu’elle ne te voie pas avant notretentative. »

Il fit une pause, et reprit, enfrançais :

« Maintenant, écoute ce que j’ai résolu.Tends tes oreilles, Ervoan, car je t’ai assigné un rôle dansl’aventure. »

Le Breton secoua la tête etrépondit :

« Avant toute chose, patron, rappelonsnos vieilles conventions. Tout ce que vous voudrez, n’est-ce pas,en dehors du sang à verser, du sang français surtout, etparticulièrement en ce pays qui est le mien. Rien que d’y êtrerevenu, d’en avoir respiré l’air, de me retrouver si près de mapauvre vieille mamm, je me sens tout chaviré et, bien sûr, jeflancherais.

– Hé ! qui parle de sang, têtedure ? Pas plus que toi je ne le désire. Ça fait des taches etça laisse des traces. Encore si tu savais jouer du machete ou de lanavaja comme Ricardo ! Mais non. Ce que j’attends de toi estbien plus facile, et même ta vieille femme de mère y trouvera sonprofit, car je te donnerai, tout exprès pour elle, cinq beauxbillets de mille francs de votre Banque de France, que tu lui ferasaccepter comme le fruit de tes économies. »

Et, après ce préambule, le señor Gonzalos’expliqua en toute précision.

Ce qu’il voulait, c’était qu’on lui ramenât,vivant et bien portant, ce petit Pablo qui avait échappé aunaufrage de la Coronacion. Cet enfant, il ne le disaitpas, lui était indispensable pour l’accomplissement de ses projets,lesquels étaient d’une malhonnêteté si simple qu’elle frisait lanaïveté et décelait une candeur toute américaine dans l’âme de cechef de bandits, car le señor Gonzalo prétendait se servir del’enfant à trois fins également criminelles.

D’abord comme otage en prévision desdécouvertes fâcheuses que pouvaient encore faire les membressurvivants de sa famille, ledit Pablo étant, ni plus, ni moins, unenfant volé à ladite famille, à la suite d’un attentat.

Ensuite, comme héritier et représentant de sonpère dont les grands biens étaient encore sous séquestre, enpartie, et seraient remis à l’enfant sur présentation des piècesd’identité que détenait le seigneur Wickham.

Enfin, à titre de moyen de chantage àl’encontre de cette même famille, qui pleurait sa perte, etn’hésiterait pas à le racheter au prix des plus grandssacrifices.

Tout ceci, le métis le tut à ses complices, sebornant à leur donner des ordres précis. Quand il eut fini deparler, Ricardo Lopez hocha la tête en signe de doute :

« Señor, dit-il, l’affaire me sembleaventureuse. Outre que nous ne savons pas ce que fera le garçon,lorsqu’il aura atteint sa majorité, je ne vois pas très biencomment nous pourrions l’empêcher de rejoindre sa famille, ouempêcher sa famille de le retrouver. Vous connaissez mon opinionsur les demi-mesures : « Il n’y a que les morts qui neparlent pas ». Vous avez commis une première faute en laissantvivre cet enfant ; n’allez pas en commettre une seconde envous faisant connaître à lui comme son ravisseur. Et, si vousconsentiez à suivre un instant mes avis, j’aurais bientôt fait deréduire pour toujours au silence une bouche qui peut nous fairependre, guillotiner, garroter ou électrocuter, selon le modedésagréable d’exécution en usage chez le peuple qui nous donnera lachasse. »

En entendant ces mots, Ervoan se leva, serrantles poings.

« Si ce malheur t’arrivait, Lopezd’enfer, gronda-t-il, je te jure, sur la tête de ma mère, que toncompte ne serait pas long à régler. C’est moi qui ai tiré l’enfantde tes griffes, lorsque ton machete menaçait sa poitrine, et tavoix a gardé l’enrouement que lui donna la pression de mes doigtssur ton gosier. Ne t’avise pas de recommencer, car, cette fois, jeserrerais plus fort. »

L’Argentin s’était levé aussi, avec unricanement qui donnait à sa face bestiale l’aspect d’un mufle dejaguar dont les babines retroussées laissent luire les dents. Sapaume caressait le manche d’un de ces longs couteaux à gaine decuir que les gauchos et les rastreadores portent dans leursceintures lâches.

Mais le « patron » intervint avecautorité :

« Paix, brutes maudites !Pensez-vous que je vais vous laisser longtemps échanger depareilles tendresses ? Quand vous aurez rempli mes ordres,vous serez libres de vous étrangler, de vous éventrer en touteliberté. Mais, jusque-là, je vous ferai bien voir que je suis lemaître. »

Les deux ennemis se turent, et Wickham achevad’exposer son plan.

Son séjour à Perros n’avait eu d’autre fin qued’assurer le rapt de l’enfant. Depuis plus d’un mois, Gonzalorassemblait les renseignements indispensables. Il savait que lepetit Pablo vivait sous le toit de la bonne Anna Plonévez et qu’ilse rendait fréquemment chez les dames de Ker Gwevroc’h. Uneimpérieuse nécessité exigeait qu’il disparût du pays.

Le métis n’avait pas voulu charger Lopez del’enlèvement. Il se méfiait de la promptitude de celui-ci à jouerdu couteau et savait que plusieurs raisons l’eussent porté à sedéfaire du petit garçon.

En conséquence, il avait pris ses dispositionspour que celui-ci fût attiré sans violence jusqu’à une grève oùlui, Gonzalo, aidé de quelques hommes sûrs, l’emporterait,bâillonné et ligotté, sur le yacht, qui cinglerait aussitôt versdes cieux plus propices aux pirateries.

« C’est pourquoi j’ai compté sur toi,Ervoan, conclut Wickham. Tu te rendras chez ta mère, tu y verrasl’enfant. Je sais qu’il avait pour toi une vive affection. Il neconcevra aucune méfiance à ton endroit, et tu n’auras qu’à l’amenerau lieu que je t’aurai désigné. Le reste me regarde.Acceptes-tu ? »

Ce disant, il étalait sur une table les cinqbillets bleus, prix de l’affreux marché à conclure.

Le Breton hésita quelques secondes. Puis,saisissant les banknotes d’un geste brusque, il dit, d’une voixrauque :

« J’accepte. »

Chapitre 6Tête-à-tête.

C’était le soir, un beau soir d’été, tout dorépar les reflets du couchant. Un rayon, décoché par le soleil commeune flèche, vêtait de lumière la maisonnette de la veuve Plonévez,et les pierres en paraissaient tressaillir de joie.

La rue était déserte, la maison le paraissaitaussi. Dans ce pays où tout le monde se connaît, la méfiance n’apas beaucoup de précautions. L’huis entrebâillé touchait à peine lechambranle du bout de son pêne rouillé. Il suffisait d’une pousséede l’épaule pour l’écarter entièrement.

Un homme s’avançait sur le chemin, l’œil fixésur cette porte entr’ouverte. Il marchait d’un pas hésitant, latête penchée et sournoise, l’allure cauteleuse, à la façon dequelqu’un qui médite un mauvais coup.

Elle l’attirait, cette maison ; elle lefascinait. Du bord opposé de la route, il la couvait des yeux. Sonregard inquiet la sondait, en interrogeait les abords, cherchait unmotif de se décider à en franchir le seuil.

Brusquement, il s’y résolut. En trois pas, ilenjamba la chaussée ; il poussa le battant et entra.

Pas un bruit à l’intérieur. Dans l’étroitcorridor carrelé, le mystérieux visiteur s’arrêta court, pris d’untremblement incoercible, et porta les deux mains à sa poitrine,comme pour en comprimer les battements. On eût dit qu’il allaitdéfaillir.

Pourtant, il était grand et fort. Son visagehâlé disait la plénitude de la santé dans un organisme robuste.D’où pouvait venir une telle faiblesse à cet hercule ?

Il la domina néanmoins, et aspira longuement,évitant qu’on pût ouïr son souffle.

Puis, s’appuyant à la cloison de briques, ilpénétra plus avant. Sa main palpa un loquet de cuivre et y demeuraimmobile pendant quelques secondes.

Nul bruit de l’intérieur ne vint le détourner.Avec d’infinies précautions, il tourna la poignée de laiton et serisqua à pousser cette deuxième porte.

C’était celle de la salle à manger, une pièceà plafond bas, éclairée de deux petites fenêtres, prenant jour,l’une sur la rue, l’autre sur l’étroit jardin, à solivessaillantes, à cheminée de bois, du reste carrelée comme le couloir,et blanchie à la chaux.

Sur la cheminée, une pendule muette et sansmouvement sous un globe de verre, entre deux vases de porcelaineabrités de même façon et garnis de fleurs de papier ;au-dessus un mauvais tableau, peint par quelque naïf artiste dupays et représentant la Stella maris, le brick de feu le« capitaine » Plonévez ; au mur, accrochés en ordre,des portraits photographiques défraîchis : trois hommes, unefemme : le père, la mère et les deux fils.

Au centre de la pièce une table de bois blanc,ronde, couverte d’un tapis de toile cirée, était entourée de sixchaises paillées en bois de cerisier poussé au rouge clair.

Contre le mur du fond, un buffet vitré mettaiten montre l’humble vaisselle de faïence ou de métal blanc, lesverres et les boîtes enfermant les six couverts de ruolz réservéspour les grandes occasions.

Tel était le mobilier de cette salle à mangerrustique. Mais, en en franchissant le seuil, on avait tout de suitel’odorat charmé par le parfum qui emplissait la pièce.

Il s’exhalait, ce parfum, de deux grosbouquets de fleurs, installés en des pichets de grès sur un secondbuffet, très bas, formant console.

Ces fleurs venaient de l’enclos. Tous les deuxjours, Anna Plonévez les renouvelait avec soin, les cueillantelle-même aux magnifiques rosiers de son jardin, aux tonnelles dejasmin ou de chèvrefeuille, dans les plates-bandes ornées de poisde senteur, de verveines, de balisiers et de glaïeuls.

L’homme s’arrêta derechef ; derechef ilparut en proie à la défaillance déjà éprouvée.

Et, tout d’un coup, n’y tenant plus, iltraversa violemment la salle, alla droit à la cheminée et… décrochale portrait de femme qui pendait à la gauche de la pendule. D’ungeste passionné, il le porta à ses lèvres et se mit à le couvrir debaisers.

Soudain, un pas retentit derrière lui, dans lecorridor, un pas élastique et léger, le pas d’un enfant.

À ce moment même, l’homme venait de tirer desa poche une enveloppe gonflée de papiers.

Au bruit venu du corridor, il glissal’enveloppe sous la pendule de la cheminée, et, d’un geste nonmoins vif raccrocha le portrait à son clou.

Celui qui entrait n’était autre que Pablo.

À la vue d’un étranger dans la maison, ils’arrêta, interdit, sur le pas de la porte.

L’homme se retourna. Un cri d’allégressejaillit des lèvres de l’enfant.

« Ervan ! Ervan ! C’esttoi ? »

Les bras ouverts et tendus, il courut vers lesingulier malfaiteur.

Il faut croire que la sympathie était ancienneet profonde entre les deux personnages, car l’homme enlaça l’enfantd’une chaude étreinte et l’embrassa à deux reprises.

« Ah ! petit Pablo, petitPablo ! Je te revois donc ! Il y avait dix-huit mois queje te croyais noyé. »

Certes, il mentait en parlant de la sorte,mais, tout de même, sa joie était sincère. Il était visible que cerude matelot adorait le petit garçon.

On ne s’embrassait plus, mais les mainsretenaient les mains. L’homme riait et pleurait à la fois ; legamin le considérait avec des yeux émerveillés.

« Tu me croyais noyé, Ervan ? C’estvrai que j’en ai été bien près. Tu ne sais pas ? C’est le filsde la maison, le fils de mamm Plonévez, mon ami Alain, qui m’asauvé, qui m’a ramené ici.

– Ah ! proféra l’autre, dont la voixs’étrangla.

– Oui, poursuivit l’enfant. C’est Alain.Il te ressemble. On dirait que c’est ton frère. »

Les lèvres de l’homme s’agitèrent à plusieursreprises, sans qu’aucun son en sortît ; sa poitrine sesoulevait tumultueusement. Il lâcha l’une des mains de Pablo pourécraser à moitié, sous ses paupières, des larmes qui, malgré tout,coulèrent sur ses joues bronzées et allèrent se perdre dans sonépaisse barbe noire.

« Tu pleures ? questionna le petit,interdit par ce spectacle inattendu. Tu pleures parce que j’ai ditqu’Alain te ressemble ! Mais c’est que c’est vrai, tusais ? »

Et, plus bas, timidement il ajouta :

« Il avait un frère, Alain, un frère donton ne parle jamais devant mamm Plonévez, parce qu’il estmort. »

Ervan tremblait comme une feuille. Il tenaitles yeux baissés, n’osant regarder son interlocuteur.

À la fin, d’un organe rauque, saccadé, ildemanda :

« Alors, il y a dix-huit mois que tu esici, dans cette maison, chez… »

Il ne put prononcer le nom. Un spasme lesuffoqua.

« Oui, il y a dix-huit mois. Quand Alainm’a retiré de l’eau, on m’a porté ici. Mamm Plonévez m’a pris, m’asoigné, m’a gardé. Elle m’aime bien, et moi aussi, tu sais. Elleest si bonne, si pieuse. Et puis elle a eu tant de chagrin. Ellepleure tant, quand elle pense à… celui qui est mort ! C’estpour ça qu’Alain lui a dit, quand j’ai été couché là-haut :« Mamm, nous allons le garder, pas vrai, ce moussaillon ?Ça ne te consolera pas tout à fait, mais ça te fera un fils de pluspour remplacer mon frère Ervoan. » Car, tu ne sais pas ça, ils’appelait Ervoan, le frère d’Alain, un nom qui est presque la mêmechose que le tien. Ervoan, – Ervan. Il n’y a pas dedifférence. »

Il disait tout cela ingénument, sans remarquerle trouble croissant de celui à qui il parlait. Ilpoursuivait :

« En sorte que mamm Plonévez m’a donné lachambre de son fils aîné, son propre lit. Quel dommage qu’il soitmort ! »

Et, brusquement, changeant de sujet, exprimantune surprise qu’il n’avait pas eue au premier moment, l’enfant seprit à interroger :

« Mais toi, Ervan, comment se fait-il quetu sois ici ? Tu la connais donc, toi aussi, la chère mammPlonévez ? »

D’un accent qui grondait comme un feulementétouffé, le matelot du Cacique répondit, auhasard :

« Oui, un peu ; je connais surtoutLân.

– Lân ? Tu dis Lân, comme les gensd’ici ? Tu parles breton peut-être ? Tu es dupays ? »

Mais déjà l’autre s’était ressaisi.

Le dialogue devenait dangereux ; il nefallait pas s’y attarder. Au surplus n’avait-il pas une besogne àfaire ?

Dominant donc son trouble, maîtrisant leshoquets de sa gorge, celui que Pablo appelait Ervans’expliqua :

« Écoute, petit : ce n’est pas toutça. La vérité, c’est que je suis venu pour toi, pour te voir.

– Pour moi ? prononça l’enfant, lesyeux grands ouverts.

– Oui, pour toi. J’avais appris taprésence dans le pays. On m’avait indiqué cette maison. Alors, tucomprends, je voulais t’embrasser. Je suis venu.

– Mais, tu m’as dit, tout à l’heure, quetu me croyais mort. »

Ervan s’aperçut de sa maladresse. Il étaittrop tard pour chercher à la réparer. Bredouillant, mal à l’aise,désireux de couper court aux questions embarrassantes, il prit latangente et répliqua :

« Écoute, Pablo ! Veux-tu faire unechose, venir avec moi, un tour seulement, sur la grève ? Nouscauserons bien plus à notre aise. »

Il insista, afin de mieux séduirel’enfant :

« Tu as été mousse, tu aimes les beauxbateaux. Il y en a un très beau dans la rade.

– Oh ! oui, je sais, ce yacht, quis’appelait le Mapana,et qui s’appelle à présent leCacique ?

– Tout juste. C’est sur lui que je suisembarqué. Je puis te le faire visiter en détail. Tu seras contentde ta visite. »

Il avait repris la main du garçonnet ; ill’entraînait vers la porte. Il avait hâte de sortir de cettemaison, car, maintenant, il étouffait sous ce toit.

Trop de souvenirs l’assaillaient. Le passél’enveloppait, l’entourait d’une chaîne. Il avait l’horreur delui-même, de sa vie perdue, de son abjection présente.

« Je veux bien », avait consentiPablo.

Mais, tout à coup, il se dégagea d’une brusquesecousse, et, riant, les yeux pleins de malicieuse gaîté, ils’écria :

« Seulement, tu comprends bien que tu nepeux pas t’en aller comme ça, sans avoir bu une bolée decidre ? Mamma Plonévez ne me le pardonnerait pas. »

D’un bond, il sortit de la salle, ouvrit uneporte du corridor donnant sur le jardin, et le matelot putl’entendre, appelant à plein gosier :

« Mamma Plonévez ? MammaPlonévez ? où êtes-vous ? Venez vite ! »

Le forban s’affola. Tout, tout plutôt quecette rencontre, trop chère et trop redoutable ! Misère !Il ne fallait pas que cela fût. Il était « mort », Pablovenait de le lui dire. Il devait rester « mort ».

Profitant de l’absence momentanée du mousse,sans réfléchir aux conséquences de cette fuite, aux commentairesqu’elle provoquerait, aux périlleuses recherches auxquelles elledonnerait lieu, il s’élança, tête baissée, vers la porte.

Et voilà que cette porte fut poussée. Une voixqu’il connaissait bien, qui fit tressaillir ses entrailles,répondait aux appels de Pablo :

« Me voilà, petit, me voilà. Je suis ici.Qu’est-ce qu’il y a ? »

Mamm Plonévez entrait, effarée, dans la salleà manger. Le matelot avait reculé, courbant le front, honteux,essayant de se voiler la face.

Mais qui peut tromper l’œil d’unemère ?

À peine ceux d’Anna Plonévez eurent-ilsdévisagé l’intrus, qui pénétrait ainsi sous son toit, qu’uneexclamation sourde jaillit de sa poitrine, tandis que, vacillante,elle s’accrochait à une chaise.

« Jésus ! Maria ! Monfils ! mon fils Ervoan ! »

Elle avait failli tomber. Elle se redressa,aussi blanche que le lin de sa coiffe. Elle vit le malheureuxagenouillé devant elle, baisant le carreau qu’il mouillait de sespleurs, enfin débordés, et sanglotant :

« Mamma, mamma, pardonnez-moi. »

Alors la mère se pencha. Elle tendit sesvieilles mains à l’enfant prodigue ; elle le releva,disant :

« Embrasse-moi, mon petit, mon pauvrepetit. »

Et lui, le pirate, l’homme déchu, osa laregarder.

Il aperçut ses bras ouverts, l’adorablesourire maternel épanoui sur les rides de l’âge, sur les sillons dela douleur. Il put se croire pardonné, réhabilité. D’un seul élan,il fut sur pieds. Son étreinte se referma sur la mamm qui avait pule croire mort, mort du moins à la vraie vie de l’honneuret du devoir. Et, pendant quelques secondes, leurs larmes semêlèrent avec leurs baisers.

Cependant Pablo, après avoir fait le tour dujardin, revenait à la maison, appelant encore.

« Chut ! dit-elle. Le petit a su parnous que tu étais mort. Il faut qu’il te croieressuscité. »

Comme tout à l’heure, le mousse s’était arrêtésur le seuil. Mais sa stupeur était plus grande encore de voir mammPlonévez dans les bras de son ami Ervan. Son intelligence, aprèsavoir frôlé un instant la vérité, avait vu la lueur s’éteindre.Maintenant, il ne comprenait plus.

Une question de naïve candeur lui vint à labouche.

« Alors, mamma, c’est donc que vous leconnaissez bien, vous aussi, mon ami Ervan ? »

Elle rit, d’un rire nerveux, etrépliqua :

« Si je le connais, Pablo ? Maisc’est mon fils, mon fils Ervoan, que je croyaismort ! »

Il y a, dans toute existence humaine, de cesheures uniques, prodigieuses, pendant lesquelles l’homme, s’ilpouvait s’analyser, se rendrait compte que le libre arbitre, laraison, tous les attributs dont se flatte son orgueil, n’existentplus, en quelque sorte, des heures où il devient, à son insu, lejouet d’une force incommensurable, un fétu, mais un fétu conscient,emporté dans l’immense tourbillonnement des causes pivotant autourde la Cause première.

Pendant quelques minutes, les trois acteurs dece drame intime, – est-ce « acteurs » qu’il fautécrire ? – se sentirent enlevés en un irrésistible courantd’émotions imprévues, suaves et douces, annihilant leurs vouloirs,les fondant en une commune joie dont le principe résidait en leurcommune affection.

La première, la vieille mère recouvra saprésence d’esprit. Elle dit posément :

« Puisque te voilà revenu, mon fils Yves,tu vas faire ce qui s’est toujours fait en Bretagne : tu vasboire le cidre de ta mère et, tout à l’heure, en dînant, tu romprasle pain avec nous. »

Ervoan était pris, il ne pouvait pluss’échapper. Il n’y songeait pas même. Un peu fataliste, il sedisait que ce qui était arrivé devait arriver. Et puis, quoi ?Dans cette atmosphère de tendresse et de vertu, il se sentaitsoudainement transformé. L’homme de péché qui, en lui, s’étaitgreffé sur le Breton naïf et croyant de l’origine, se flétrissaitbrusquement. Il recouvrait sa grandeur primitive. Le baiser de samère lui avait éclairci le front, dissipé les ténèbres de son âme.Il n’était plus le pirate Ervan ; il redevenait ErvoanPlonévez, le fils d’une sainte et d’un brave, le frère d’unvaillant garçon, plein de courage et d’honneur.

Maintenant, il avait pris les mains de samère, il les baisait passionnément. Ses prunelles inlassées sefixaient sur la belle vieille figure encadrée de mèches blanches,aussi blanches que les ailes de la coiffe de batiste. Et avec unrire de petit enfant, il répétait, à l’instar d’unrefrain :

« Oh ! que vous êtes joliemamma ! Vous n’avez pas changé, pas changé du tout. Vousrestez la même. Oh ! que vous êtes jolie ! »

Mais elle de répondre, en secouant latête :

« Pas changée ? En douze ans ?Parce que voilà douze ans de ça, sais-tu ? Pauvre petit !Tu ne m’as pas bien regardée. Mes pauvres yeux sont brûlés, monfils. Pourtant, jusqu’à l’année dernière, je pouvais coudre encoreavec mes yeux. Depuis, le docteur Bénédict m’a ordonné de prendredes lunettes. Il a bien fallu. Tu vois que j’ai changé tout demême. »

Et elle riait en répondant ainsi, et lui,prévenu, la regardait mieux. Il voyait bien qu’elle ne mentait pas.Au tour des yeux, restés purs, d’une douceur angélique, lespaupières s’étaient recroquevillées, plissées de mille rides ;un cerne bleuâtre les entourait par-dessus et par-dessous. Le nez,très fin, paraissait un peu pincé, la bouche s’infléchissait auxcommissures, retombait, ainsi qu’il arrive sur les figures qui ontappris à mépriser le rire, qui ont subi la lassitude et lesdésenchantements de la vie.

Tout à coup, comme elle détournait la tête, savue s’arrêta sur la cheminée, sollicitée par une tache blanche sousle socle en bois de la pendule.

Elle quitta Ervoan et courut à la cheminée, oùelle prit l’enveloppe qu’y avait glissée le matelot.

Elle l’ouvrit. Ses paupières s’écarquillèrentà la vue des billets de banque. Un peu troublée, ellemurmura :

« Qu’est-ce que c’est queça ? »

Le marin avait rougi et pâli tour à tour. Parbonheur pour lui, il tournait le dos à la fenêtre de la rue, qui nedonnait plus que le jour douteux du crépuscule finissant. Sonémotion ne fut pas remarquée.

Recouvrant son sang-froid, il courut vers labonne femme et, du ton le plus gai qu’il put affecter :

« Ça, mamm, c’est une surprise que j’aivoulu te faire.

– Une surprise ? »

Elle avait tiré ses besicles de sa poche. Elleles assujettit sur son nez et examina mieux le contenu del’enveloppe.

« Jésus ! s’exclama-t-elle. Desbillets de mille francs ? Il y en a cinq. Cinq millefrancs ! »

Elle ajouta, la voix changée :

« Cinq mille ! C’est unefortune ! »

Brusquement, elle releva les lunettes sur sonfront.

Un pli barrait ce front. La voix, tout àl’heure si douce, si maternelle, se fit presque dure :

« Et c’est à toi, tout ça, bien àtoi ? »

La mémoire lui était revenue, soudaine,implacable. Elle se rappelait l’odieux passé, le malheur qui luiavait tiré plus de larmes que la pensée même de la mort de sonfils. Elle avait revécu les heures atroces de Saint-Brieuc, pendantlesquelles elle avait supplié le tabellion au cœur de métal, puiscelles où elle avait entendu, effondrée sur un banc des pas perdusdu Tribunal correctionnel, l’écho de la sentence qui condamnaitErvoan à deux mois de prison ; puis, enfin, les moments cruelsoù, accompagnant le malheureux libéré jusqu’au bateau qui allaitl’emporter au loin, elle lui avait mis aux mains les derniers cinqcents francs retirés de la Caisse d’Épargne.

Et c’était depuis ce jour, néfaste entre tousles jours, qu’elle n’avait pas revu son fils, qu’elle l’avait crumort ; et voici qu’il reparaissait, qu’il« ressuscitait », selon l’expression dont elle-mêmes’était servie.

Toute à sa joie du revoir, elle avait oubliél’adieu. Douze années s’étaient écoulées. En douze ans, un hommequi est mal parti dans la vie peut y rentrer le plus honnêtement dumonde. Pourquoi fallait-il que cet horrible doute vînt assombrir sapensée, gâter son bonheur ?

Mais Ervoan avait jeté un cri sincère.

« Oh ! mamma, mamma, pouvez-vouscroire ? »

Et il avait reculé, avec des larmes plein lesyeux.

Il n’en fallait pas plus à la mère. Cettesimple parole la convainquait mieux qu’un long plaidoyer.

Elle revint vers lui, noua ses bras auxépaules herculéennes d’Ervoan et dit, très bas :

« Pardonne-moi, petit,pardonne-moi ! »

Afin de rompre tout à fait la gêne, ellepoursuivit :

« C’est à toi ? tu as gagné toutça ? Mais alors, tu as joliment travaillé mon gars ?

– Ah ! oui, je vous le garantis,proféra-t-il. Parce qu’on a fauté une fois, on n’est pas un coquinpour le restant de ses jours. Cet argent-là est bien à moi la mamm.Vous pouvez le garder sans crainte, vu que c’est le fruit de meséconomies, un peu dans tous les métiers. Dame ! On prend cequ’on trouve, on fait ce qu’on peut ; on n’a pas toujours lechoix. »

Dans ces derniers mots s’enveloppait unetristesse. Il était manifeste que, si cet argent avait étéhonnêtement gagné, peut-être le matelot en avait-il d’autre pardevers lui dont l’origine était moins pure.

Présentement, il n’était question que decelui-ci. Gravement, la mère Plonévez avait posé sa main sur latête de son fils. Elle lui dit :

« C’est bien, Ervoan. Je vais porter cetargent-là chez M. Dugué. Il le placera à ton nom, et tu leretrouveras, avec les intérêts, quand tu reviendras au pays. Le bonDieu fasse que ce soit avant longtemps !

– Mamma, demanda-t-il humblement,s’exprimant en langue bretonne, croyez-vous vraiment que jepourrai… un jour… revenir à Louannec, qu’on aura… oublié ?

– Tout s’oublie, mon gars, surtout quandtout est réparé. Ta place t’attend à la maison.

– Et… ce petit-là ? questionna lemarin qui, d’un clin d’yeux, désigna Pablo.

– Ce petit-là, soupira la veuve, voilàdix-huit mois qu’il est ici. Il est devenu aussi mon fils et jel’aime, Ervoan, et il me le rend, car c’est un ange du bon Dieu.Mais je ne crois pas que nous le garderons toujours, car vois-tu cen’est pas un gars de chez nous. C’est un enfant d’Espagne qu’Alaina ramassé sur un bateau perdu entre Tomé et l’île aux Moines. Biensûr qu’il doit avoir une famille quelque part. Un jour peut-être,il la retrouvera. »

Le forban garda le silence et demeura le frontpenché. Ceci, il ne le savait que trop, par les demi-confidences du« patron » Gonzalo Wickham. L’enfant, il le connaissaitbien pour avoir, pendant des années, navigué avec lui sur lesdivers navires du señor armateur ; il l’aimait de tout soncœur ; il avait prouvé cette affection en l’arrachant, àplusieurs reprises, aux intentions homicides de Ricardo. Unejustice secrète, dont il entendait, avec effroi, la voix au fond desa conscience, lui reprochait d’avoir accepté du piratel’abominable mission de lui ramener cet enfant volé, que Dieu avaitconfié aux soins de sa propre mère. Et il se disait déjà que cetteaction-là serait plus infâme que toutes celles qu’il avait pucommettre jusqu’alors.

Non, il ne la commettrait pas ; il neferait pas cela.

Cependant Pablo se mêlait à laconversation.

« Il est trop tard pour visiter lebateau, Ervan. Il va faire nuit. Voudras-tu demain ?

– Oui, c’est ça, demain », réponditl’autre, évasivement.

L’angélus sonnait au clocher de Louannec.L’air était saturé de cette clarté pâle qui suit la disparition del’astre sous l’horizon. Dans la maisonnette, l’ombre envahissaitles angles.

« Allons ! fit gaiement laveuve ; il est temps de dîner. »

Et, comme elle faisait chaque jour, elleenleva le tapis de linoléum, installa une nappe blanche, mais touteneuve ce soir-là, en l’honneur de son fils, et mit le couvert,aidée du petit garçon.

« Et moi, mamma, réclama Ervoan, je veuxfaire aussi quelque chose.

– Alors, va chercher le cidre et levin.

– Où sont-ils ?

– Tu connais la maison. Il n’y a rien dechangé. Descends à la cave. La clef est accrochée à la cheminée dela cuisine. En bas, tu prendras trois bouteilles de cidre et une duvin de ton père. Il a plus de vingt-cinq ans. Mais c’est vrai qu’ilte faut de la lumière. »

Ce disant, elle précéda son fils à la cuisine,où elle alluma une lampe en cuivre, qu’elle tendit au matelot.

Un quart d’heure plus tard, la mère et sesdeux « fils » s’asseyaient à la table ronde qu’éclairaitla suspension assez rustique tournoyant au bout de sa chaîned’acier.

Un potage aux choux fumait, appétissant, quetous les trois mangèrent d’excellent appétit. Puis ce fut le tourd’une belle dorade toute fraîche. Après quoi, il y eut un plat depommes de terre préparées au lard.

Ervoan n’avait jamais fait pareil repas. Il serégalait. Sur sa face broussailleuse, une félicité s’épandait etrayonnait. L’enfant prodigue retrouvait sans doute la paix du cœur,qu’il avait perdu.

Il causait allègrement avec sa mère, avecPablo. Sa langue, naguère paralysée, se déliait. Il s’enquérait dela santé de son frère Alain, de ses projets d’avenir. Il ne putréprimer un soupir.

« Je serais parti quand il reviendra.

– Si tu passes par Nantes, tu pourrasl’embrasser.

– C’est juste ; je n’y pensaispas », fit-il, déplaçant la conversation, car le sujetdevenait épineux.

Comment dire à sa mère, en effet, qu’insoumiset réfractaire, il ne pouvait séjourner en France sans avoirsatisfait à la loi sur le recrutement ?

L’entretien se prolongea bien au delà del’heure habituelle du repos. L’horloge de Louannec avait tinté dixfois lorsque le marin, comprenant qu’il retardait le sommeil de samère, se leva pour prendre congé.

« Allons, mamma, il faut que je vouslaisse dormir, pas vrai ? » dit-il en souriant.

Anna Plonévez n’avait pas pensé à cela. Elles’écria :

« Tu veux t’en aller ? Pourquoi nerestes-tu pas ? il y a de quoi te coucher tout de même. Lepetit aura un matelas sur le plancher. »

Et Pablo, se pendant à son bras,insista :

« Oui, oui, Ervan ; reste. Tureprendras ton lit. Ce sera bien plus gentil. On causera jusqu’à ceque les yeux se ferment. Oh ! oui, va ! Reste. »

Mais cette prière bouleversa le déchu.

Rester, là, sous ce toit, lui, le condamné, ledéserteur, lui, l’impur et le misérable.

« C’est mon tour de veille sur leCacique », haleta-t-il d’une voix à peinedistincte.

Et il s’en alla dans le noir de la belle nuitétoilée, semant, sous les ténèbres, de lourdes larmes qui, entombant, mettaient des tâches rondes sur la poussière duchemin.

Chapitre 7Les deux frères.

Le lendemain, Mme Plonévezattendit vainement son fils. Ervoan ne reparut pas, selon qu’ill’avait promis. Et la veuve s’essuya les yeux, se demandant si ledémon avait ressaisi cette âme qui paraissait lui échapper. Lescœurs de mères ont été faits pour saigner.

Elle recommanda à Pablo de ne point parler dela visite de la veille. L’enfant ne s’en étonna point. Son esprittrès ouvert avait compris qu’un mystère douloureux se cachait dansla vie de son étrange ami. N’était-il pas surprenant déjà quecelui-ci n’eût point tenu sa promesse de venir le chercher pour luifaire visiter le yacht ?

Ainsi qu’elle l’avait annoncé la veille, AnnaPlonévez s’en alla, vers les dix heures du matin, chez le notaireDuguer, dont l’étude était située en arrière du bourg, sur la routedu Port-Blanc.

Les notaires sont un peu comme les prêtres etles avocats ; ils sont tenus au secret professionnel. On peutdonc leur confier bien des choses secrètes.

Ainsi jugeait la veuve, et elle avait raison,au moins dans son cas. Me Duguer, en effet, était unvieillard de soixante-dix ans, vénéré de tout le pays, d’unedroiture et d’une intégrité à toute épreuve. Il avait reçu bien desconfidences pénibles, il connaissait des « histoires »bien lamentables. Toutes étaient ensevelies en son loyal oublicomme au fond d’une tombe.

Il reçut donc la veuve avec sa cordialitéjoviale, qualifiant la brave femme de « ma cadette », vules quinze ans qui séparaient leurs âges. Après quoi, il l’écoutad’une oreille attentive, prit en dépôt les cinq mille francsqu’elle lui apportait et déclara qu’il allait les convertir entitres de rentes trois pour cent, dont le revenu se capitaliseraità raison de cent cinquante francs par an.

Comme elle regagnait sa demeure,Mme Plonévez rencontra Fantik Le Goff qui vintdroit à elle.

« Je retourne de chez vous, mammPlonévez, dit la petite employée du télégraphe. Je vous apportaisune dépêche de Nantes, de votre fils Alain. »

Et elle lui tendait le papier bleu sur lequella receveuse de Perros-Guirec avait transcrit le télégramme.

Anna n’avait point ses « yeux » surelle, car elle n’avait pas jugé utile de se munir de besicles pourse rendre chez le tabellion.

Elle prit donc la dépêche, assez contrariée dene pouvoir la lire séance tenante. Mais, se ravisant, elle demandaà la jeune fille :

« Sais-tu que tu serais bien gentille,Fant, de me dire ce qu’il y a dessus ? »

La petite candidate aux emplois du Ministèredes Postes rompit le pointillé du télégramme et s’empressa d’endonner lecture à la veuve.

Voici ce qu’annonçait Alain à samère :

« Reçu. T’embrasse et Pablo.Arriverai ce soir. »

– Ah ! mon Dieu ! s’exclamaAnna.

– Il faut vous réjouir, mamm Plonévez,appuya Fantik Le Goff. Votre fils est reçu. Il est capitaine. Vousallez le revoir et l’embrasser. Vous pouvez vous vanter d’être lamère d’un brave garçon. Ils ne sont pas tous comme votre Alain, lesgars, savez-vous. »

Et elle s’en alla, la petite Françoise,fraîche comme un bouton de rose, gaie comme un pinson, pendant quela vieille femme, se détournant vers l’église, gravissait les dixmarches du cimetière pour remercier le bon Dieu de la faveuraccordée à son fils cadet.

L’aîné, où était-il à cette heure ?Pourquoi n’était-il pas revenu, ainsi qu’il l’avaitpromis ?

Hélas ! l’explication en était biensimple, trop simple.

En parcourant la petite lieue qui séparait lamaisonnette de Louannec de la belle villa Ar Rock, deTrestraou, Ervoan avait eu tout le temps de méditer sur lasituation. Et, comme le craignait mamm Plonévez, le mauvais espritavait repris son empire sur cette âme que le bon ange venait de luiarracher un instant.

Ce n’était pas que le pauvre garçon eût conçuquelque nouveau dessein coupable. Non ; le mal procèderarement par à-coups, par décisions violentes. Il s’insinuelentement, il organise des travaux d’approche, il mine la volonté,il sème la lâcheté dans le cœur.

À mesure qu’il regagnait le bourg de Perros,Ervoan sentait s’affaiblir ses bonnes résolutions. Il nesouscrivait pas encore au crime ; il composait avec saconscience.

Le problème qui l’angoissait était précis.

Qu’allait-il répondre aux questions du señorGonzalo, aux ricanements de Ricardo Lopez ?

Oh ! s’il n’y avait eu quecelui-là !… Et les robustes poings d’Yves Plonévez seserraient. Comme il eût tôt fait de lui rompre les os, en dépit deson machete, dont il avait si souvent raillé la pointeacérée !

Mais, voilà. Ce gredin était le confident dechoix, ou, pour dire plus exactement, l’âme damnée de GonzaloWickham. Ces deux hommes se valaient. Ils avaient des crimescommuns sur la conscience, des « cadavres » entre eux, ausens propre et au sens figuré du mot.

Ceci, Ervoan ne le savait pas de sciencecertaine, mais il en avait la certitude morale irréfutable. Et,comme Ricardo tenait Gonzalo, ce dernier tenait le Breton par descomplicités périlleuses. Dans le passé du malheureux garçon dévoyé,il y avait des pages sinistres sur lesquelles son nom étaitinscrit, bien que son consentement n’y eût jamais été requis. Ilavait été, sans le vouloir, sinon à son insu, mêlé à d’abominablesdrames, et cet odieux passé avait déjà dix ans de date. On n’effacepas dix ans de mauvaise vie. Peut-on même les réparer ?

Ah ! la loi devrait toujours êtremiséricordieuse ; elle devrait laisser grande ouverte la porteau repentir. C’est le désespoir du relèvement qui fait lesrécidives, qui sacre l’affreux orgueil de la damnation.

Et voilà que le démon soufflait ce désespoirdans l’âme d’Ervoan. Un moment réconforté par la douce chaleur dufoyer maternel, il retombait aux pires découragements.

Sous cette nuit tiède et embaumée, il marchaitplus ténébreux encore. La mer, pleine et étale, battait de petitestapes caressantes les murs et les digues du vieux port, roulantdans ses lames amicales des paillettes de rayons. Lui, lemalheureux, ne percevait pas ce langage de la nature vivifiante etconsolatrice. Il allait, sombre, farouche. Il tenait ses yeuxabaissés sur la terre poudreuse où traînait son pas alourdi ;il ne les relevait pas vers le ciel ; il n’en voyait pas lesétoiles.

Oui, qu’allait-il répondre au métisinsolent ? Celui-ci avait le droit de lui reprocher sacouardise, sinon son parjure, car il n’avait pas rempli lesconditions du marché accepté. Et l’abominable Ricardo joindrait sonaffreux rire aux invectives de l’autre rastaquouère, et, lui,Ervoan, ne pourrait rien répondre, car il ne pourrait pas écraserces deux hommes à la fois.

Si, pourtant, il pourrait répondre quelquechose. Et le bon ange l’assistait une dernière fois. Il n’auraitqu’à tirer de sa poche l’autre enveloppe, pas celle qu’il avaitlaissée à sa mère, et qui ne contenait que de l’argent honnêtementgagné, mais celle dans laquelle Gonzalo avait placé une sommeégale, le prix du contrat proposé, et accepté, hélas !

Cette seconde enveloppe, le Breton la tiraeffectivement de sa vareuse ; il la palpa de ses doigtsrugueux, il en fit sortir, l’un après l’autre, les cinq billetsbleus et violets, qu’il considéra à la clarté blanche de la lune.Dans un mouvement de rage, il eut envie de les jeter à la mer.

Mais la réflexion vint, luisante, acérée,comme le poignard de la nécessité.

En donnant à sa mère les autres cinq millefrancs, son argent à lui, son bon argent, loyalement gagné, ils’était dépouillé de tout ; il n’avait rien gardé pour lui.Comment vivrait-il, surtout ici, en Bretagne, en France, où iln’était qu’un paria ? Car il ne pouvait s’imposer au logisdéjà si pauvre de sa mère. D’ailleurs, ce n’était pas une solution.La gendarmerie aurait tôt fait de remettre la main sur leréfractaire, et ce serait alors une honte nouvelle pour ce chervieux front ridé, une nouvelle douleur pour ces chers yeux, déjàcorrodés par les larmes.

La mer clapotait encore à ses pieds. Il étaitdans Perros, à l’extrémité du port. Cette eau claire et souriantel’attirait. Il n’avait qu’à s’y laisser tomber, et ce seraitfini.

Non ; ce ne serait pas fini. Ce ne seraitqu’une lâcheté inutile. Quand, demain, on le tirerait de là,ramassé dans la vase, déjà rongé par les crabes qui y pullulent,quand on le porterait à la gendarmerie, bleui, gonflé, les yeuxvides, les lèvres mangées par les crustacés hideux, le tambour deville battrait ; il appellerait la population à reconnaître cemort. Et la veuve Plonévez viendrait, sans doute, avec les autresfemmes et les autres hommes ; elle verrait ce corpsmutilé ; elle ne pourrait pas se taire, et ce serait encore,pour elle, le chagrin et l’humiliation.

Ervoan triompha de la tentation. Il continuasa route vers Trestraou. Comme il passait devant l’église, il vitla lune blanchir les pierres et les croix du cimetière, et il pensaà son père, le vieux brave, qui dormait son dernier sommeil dans lanécropole de Louannec, au pied du clocher tout neuf.

Quand il franchit la grille de la villa, iln’avait aucune résolution prise.

Gonzalo Wickham l’attendait dans le jardin,auprès de l’inévitable Ricardo. Tout l’après-midi, il était restéen permanence, ayant donné l’ordre à l’Argentin de rôder auxalentours de la grève de Louannec. Celui-ci était revenu, disantqu’il avait vu Ervoan entrer chez la veuve Plonévez, mais ne l’enavait pas vu sortir.

Le métis accueillit donc le Breton avec sabrutalité ordinaire, et demanda :

« Il paraît que tu as remis l’affaire àplus tard ? »

Et lui confus, de répondre enhésitant :

« Ce n’était pas possible ce soir. Labonne femme est venue.

– Il fallait l’assommer, la bonne femme,la jeter dans un coin. »

Ervoan répondit, avec effort, ces simplesmots :

« C’est ma mère ! »

Mais l’accent dont il avait prononcé ces motsavait fait réfléchir le bandit. L’organe du matelot ressemblait augrondement d’un lion, et sa stature de colosse se découpait,formidable, dans la grande clarté blanche dont la lune baignait lejardin.

Gonzalo baissa donc le ton et se contenta dedemander :

« Recommenceras-tu demain ?

– Peut-être ? » fit simplementle breton.

Et, comme on ne le retenait pas, il s’en alla,un peu au hasard, se demandant où il passerait la nuit. Il remontavers la Clarté, afin de chercher asile dans un petit hôtel où ilsavait trouver un gîte.

Il ne put donc entendre Ricardo, disant aumétis :

« Si vous m’en croyez, vous tiendrez leMapana sous pression. On ne sait pas ce qui peut arriver.Cet Ervoan ne me paraît pas sûr et nous devons être prêts àdisparaître au premier indice de menace.

– Que crains-tu donc ?

– Tout. Cet homme est visiblement sousune influence qui peut nous devenir funeste. Les souvenirs de sonpassé, le désir de se réhabiliter, le remords suffiraient à enfaire notre ennemi, le pousser à parler, et alors…

– Oui, prononça Gonzalo Wickham, il vautmieux qu’il ne parle pas. »

Ce fut sur ces paroles que se séparèrent lesdeux complices. La nuit allait « porter conseil » à leursinitiatives.

Le jour venu, Ervoan, qui avait mal dormi,redescendit à la villa du rocher. Il la trouva vide d’habitants. Laconcierge, représentant le propriétaire et aussi les locataires, encette circonstance, lui apprit que M. etMme Wickham étaient retournés de bon matin auyacht, afin de faire une rapide excursion du côté de Lézardrieux,d’où ils reviendraient le lendemain, peut-être le même soir.

La nouvelle déconcerta le matelot, au point delui enlever l’envie de retourner chez sa mère.

Quel projet menaçant couvrait cette fugueinattendue ?

Le proverbe dit : « Comme on connaîtses saints, on les honore. » Or, Ervoan connaissait trop bienGonzalo et Lopez, qui n’étaient pas des saints, pour les honorerd’une bien grande confiance.

Il traîna donc sur les chemins, indécis,sollicité, tantôt par le désir de revenir vers la petite maison deLouannec, tantôt par une impulsion plus forte que sa volonté, quil’engageait à fuir des lieux où il croyait sentir la présence d’undanger. Mais, lorsque vint le soir, le premier sentiment l’emporta.Un peu plus tôt que la veille, c’est-à-dire vers sept heures, ilgagna Louannec et, sans hésiter, cette fois, franchit le seuil dela maisonnette.

Des voix animées et joyeuses y devisaient. Ilrecula et voulut battre en retraite. Pablo, qui l’avait entendu,accourut, la face radieuse, et, le saisissant par la main, l’attiradans la salle à manger, avec une exclamation : « Levoilà, Alain, le voilà ! je ne m’étais pas trompé. »

*

C’était Lân, en effet, qui était dans lapièce, conversant en tête-à-tête avec sa mère et le petitgarçon.

Il était arrivé de Lannion, une heure plustôt, venant de Nantes, Rennes et Saint-Brieuc.

Il avait embrassé avec effusion sa mère et lepetit Pablo, leur confirmant la nouvelle de son succès. Le diplôme,en effet, avait couronné ses études. Celui qui avait durementparcouru les premières étapes de la vie de matelot était désormaisle maître de sa destinée. Il était capitaine au long cours ;il pourrait exercer le commandement, diriger seul un grand navire àvapeur ou à voiles. Il ne lui restait plus qu’à trouver unembarquement.

Après les détails sur sa propre existence, surles dix-huit mois employés au labeur acharné, il s’enquit del’existence des siens. Tout de suite, Anna Plonévez le mit aucourant des événements accomplis la veille, trop récents pourqu’elle ou Pablo eussent eu le temps de lui écrire à ce sujet.

En l’écoutant, Alain paraissait préoccupé. Sessourcils s’étaient rapprochés. Une pensée attristée creusait saride au milieu de son front.

« En sorte que, demanda-t-il, Ervoan estencore ici ? »

La vieille femme hésita avant derépondre :

« Je le suppose. Cependant il nous avaitpromis, hier, de revenir aujourd’hui, et il n’est pas venu.

– Et, cet argent qu’il vous a donné,qu’en avez-vous fait, s’il vous plaît ? »

Un nuage passa sur la figure de la mère.

« Je l’ai remis à Me Duguer,le notaire. Je me suis dit que ton pauvre frère pourrait en avoirbesoin plus que moi, car dans la vie qu’il mène… »

Elle n’acheva pas.

Alain lui avait pris la main, qu’il baisa avecle plus profond respect, en disant :

« Vous avez bien fait, mamma. Je crois,comme vous, qu’il en aura plus grand besoin que vous. »

La conversation en était là, au moment même oùrésonna, clair et joyeux, le cri de Pablo annonçant la venued’Ervoan.

L’instant d’après, les deux frères étaientdans les bras l’un de l’autre et s’embrassaient, les larmes auxyeux. Quand ils eurent échangé les premiers compliments, lesmultiples questions qu’ils étaient fondés à s’adresser, brusquementle matelot du Cacique dit à Alain :

« Lân, te plaît-il de faire un tour avecmoi, dans les champs, avant de revenir dîner.

– Oui », répondit le cadet, que,depuis le récit de sa mère, obsédait le souci de connaître le passéde son misérable aîné.

« Mamma, dit-il à la veuve, nous sortonsun moment, Yves et moi. Nous rentrerons pour le dîner. »

Ils s’en allèrent sur la route déserte, et sejetèrent, à travers champs, dans les sentiers ombreux qui rayonnentautour des bois de Barac’h.

Chacun d’eux attendait les confidences et lesquestions de l’autre. Douze ans d’absence les avaient séparés. Ilsse retrouvaient hommes faits, l’aîné âgé de trente-deux ans, lecadet de vingt-sept. Et, si leur tendresse de frères avait survécuà l’épreuve de cette séparation, elle n’en avait pas moins subil’ordinaire dépression que laisse le doute, surtout à la suite depénibles souvenirs.

Tout de suite le dialogue devint grave.

Yves avait trop cruellement souffert, au coursde ses incertitudes et de ses angoisses de la nuit précédente, pourne point désirer épancher le trop-plein de son cœur ulcéré. Cequ’il n’eût osé avouer à sa mère, il le confessa à Alain avec unesincérité d’accent auquel celui-ci ne pouvait se méprendre.

« Mon pauvre frère ! mon pauvreErvoan ! » soupira-t-il en serrant la main dumatelot.

Et brusquement, en homme énergique qu’ilétait, il domina son émotion et conclut :

« Mais, ce n’est pas de cela qu’ils’agit. Il faut une conclusion à ta confidence ; il faut quetu t’arraches à l’horrible milieu dans lequel tu as vécu jusqu’àprésent, que tu répares ton passé, que tu redeviennes un honnêtehomme, un bon Français.

– Et ma condamnation, Lân, macondamnation d’autrefois, de Saint-Brieuc, l’as-tuoubliée ? »

Alain eut une rapide hésitation.Puis :

« Non, je ne l’ai pas oubliée. Ehbien ! Quoi ? Ta condamnation ? Sans doute, ilvaudrait mieux qu’elle n’existât pas. Mais pour celle-là tu n’asplus de comptes à rendre à personne. Tu as payé ta dette ; lamamm a remboursé le notaire. Tu es donc quitte envers les hommes.Non ; celle-là ne m’inquiète pas. Mais c’est le reste, c’estcette bande où tu t’es laissé embaucher, car je sens que tu ne m’aspas tout dit, que là gît le plus cruel de ton secret, que se tissele plus noir de ton passé. Il faut que tu sortes de là, par tousles moyens.

– Je ne peux pas, pourtant, être untraître ! bégaya le malheureux, en se tordant les mains.

– Un traître, envers des bandits ?Tout de même, je comprends tes scrupules. Mais ce que tu ne peuxfaire toi-même, un autre peut l’accomplir à ta place.

– Quel autre, Lân.

– Moi, par exemple, moi, tonfrère. »

Les yeux d’Yves laissèrent voir une réelleterreur.

« Toi ? Mais tu ne les connais pas,tandis qu’eux, ils auront vite fait de te connaître. Ils tetueront. »

Les yeux du jeune capitaineétincelèrent :

« Alors, raison de plus pour que j’engagela lutte. »

Ervoan se trahit. Il laissa échapper sonsecret.

« Quelle lutte, mon pauvre Lân ? Onne lutte pas contre des adversaires invisibles, qui sont, à lafois, partout et nulle part, qui ont pour refuge l’universentier.

– Que dis-tu là ? s’exclamaAlain.

– La vérité, mon frère, rien que lavérité. Si tu veux me comprendre, rends-toi compte de mes paroles.Je ne suis qu’un simple matelot, embauché, il y a huit ans, parmices équipages de bandits. Oh ! rassure-toi. Je n’ai jamais nitué, ni même… volé, depuis ma première faute. L’argent que j’aidonné à la mamm était à moi, bien à moi, bien gagné, avant que jedevinsse leur complice. Car je suis leur complice, Lân, par celaseul que sachant leurs mauvaises actions, j’y suis resté associé,par nécessité. J’aurais dû me séparer d’eux, les dénoncer.Aujourd’hui, il est trop tard pour le faire, et, outre que je suistrop compromis, je serais un traître en les livrant. »

Alain l’interrompit avec véhémence.

« Oui, fit-il, je comprends que tu neveuilles pas être mouchard. Mais ne peux-tu rompre avec eux, enleur déclarant loyalement la guerre ? Ne peux-tu m’aider àleur faire cette guerre, qui serait taréhabilitation ? »

Le matelot réfléchit quelques secondes,puis :

« Sans doute cela serait possible, etcela, je le ferais volontiers, car il ne me déplairait pas de lescombattre à visage découvert. Mais, encore une fois, commentengager cette lutte avec des adversairesinsaisissables ? »

Alors, aux oreilles stupéfaites de son frère,Ervoan raconta la plus étonnante histoire que le plus fantaisistedes cerveaux imaginatifs eût pu échafauder en roman.

Boileau a dit, en son Artpoétique :

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

C’était le cas de la prodigieuse révélationque l’aîné des Plonévez faisait à son cadet.

Ce yacht, appelé tantôt Cacique ettantôt Mapana, était le bateau de plaisance d’un chef depirates redoutable qui, depuis dix ans, mettait sur les dentstoutes les polices de l’univers.

Gonzalo Wickham possédait une véritableflotte, des équipages merveilleusement entraînés, qu’il payaitgrassement, des armées de brigands qu’il entretenait dans les cinqparties du monde. Il avait des ports d’attache, des refugestoujours ouverts, des affiliés et des complices jusque dans lesrangs des marines régulières de certains peuples trop aisémentadmis à la qualité de puissances.

Ceci, toutes les nations le savaient. Maisjamais on n’avait pu prendre en défaut l’astucieux forban. Sesnavires voyageaient sous des pavillons connus, arrivaient avec desconnaissements réguliers, des rôles d’équipages parfaitementauthentiques. Les grandes maisons de commerce dont ils seréclamaient étaient connues pour leur droiture et leur loyauté, etcelles auxquelles ils livraient leurs marchandises étaient bien etdûment informées de leurs arrivées comme de leurs itinéraires.

Une seule chose avait fait ouvrir l’œil auxpuissances : la fréquence de certains sinistres en mer. Ilétait arrivé, en plusieurs occurrences, que tel bateau, aprèsremise de sa cargaison au lieu voulu et arrimage d’un fret deretour, s’était perdu corps et biens en d’obscures circonstances.Les Compagnies d’assurances avaient dû payer d’importantes sommes,et l’impossibilité de trouver soit un survivant, soit un témoin dela catastrophe, leur avait donné l’éveil. Elles s’étaient entenduespour exercer une occulte surveillance, qui, malheureusement,jusqu’à ce jour, n’avait donné aucun résultat concluant.

Tout au plus, de quelques vagues racontarsavait-on pu induire quelques soupçons, dénués eux-mêmes devraisemblance. On avait parlé d’attaques à main armée sur tous lesocéans, de bateaux de commerce pris d’abordage par des navires degrande course, d’équipages égorgés jusqu’au dernier homme, dechargements pillés, et, pour finir, du sabordage de ces mêmesbâtiments en des parages où leur perte pouvait paraître due à unecause accidentelle vulgaire.

Il était advenu que certains cadavress’étaient échoués sur des plages civilisées et qu’après examen despauvres corps, leurs blessures avaient paru suspectes. Ou bienencore, quelques épaves, poussées par le flot, renflouées après delongs efforts, avaient décelé la trace de mains criminelles dansles déchirures du bordé ou les éventrements de la flottaison.

Tout cela avait fourni des indices morauxnombreux, mais n’avait permis que des hypothèses.

Ervoan révélait ces choses à Lân, qui n’encroyait pas ses oreilles.

« Écoute, frère, dit celui-ci avecgravité, tout ce que tu viens de m’apprendre doit être examiné àloisir. Je veux te sauver et, avec l’aide de Dieu, je te sauverai.Toutefois, il faut nous entendre et agir avec la plus extrêmeprudence. Il convient que rien dans ta conduite, ni dans tonattitude n’éveille les méfiances de ces gredins, car ils pourraientse défaire de toi et disparaître, sans nous laisser même le moyende te venger. »

Et, posant sa main nerveuse sur celle de sonfrère, il ajouta :

« Voyons ! À l’appui de tes dires,peux-tu me citer un fait, un seul, qui nous serve de fanal pournous éclairer ? Connais-tu quelque événement pouvant guidernos recherches sur la piste de ces bandits ? »

Le matelot eut une dernière hésitation.

« Eh bien ! oui, murmura-t-il enfin,et à toi, je peux bien le confier, surtout, après tout ce que jet’ai déjà livré. La preuve de leurs méfaits, elle n’est pas loind’ici ; elle est sous le toit de notre mère.

– Tu dis… ?

– Je dis que… l’enfant que tu as sauvé dela tempête, que la mamm a recueilli, ce joli petit Pablo que j’aimetant, est un enfant volé, dont ces coquins ont tué le père etqu’ils voudraient bien reprendre, afin de s’assurer par lui, quandil sera majeur, ce qu’ils n’ont encore pu s’approprier de l’énormefortune de son père. »

Alain frémit d’indignation et de terreur.

Alors, ne se contenant plus, ne gardant aucuneréserve, Yves raconta tout ce qu’il avait appris ou deviné lui-mêmedu passé du petit garçon, dont, malheureusement, il ignorait levéritable nom. Il dit à son frère de quelle abominable missionl’avait chargé Gonzalo Wickham, comment, séduit par la perspectivede donner à la vieille mamma le fruit de ses économies, sans seréduire lui-même à la misère, et aussi pour empêcher que l’affreuxRicardo le remplaçât en cette besogne, il avait accepté le rôle quelui avait distribué le métis.

Lân demeura un instant sans parole. L’amourfraternel luttait douloureusement en lui contre l’horreur que luiinspirait la conduite criminelle du misérable Ervoan.

Pourtant la compassion prit le dessus.

Il serra à les broyer les mains de son frère,et, d’une voix où se brisait un sanglot, il dit :

« Oui, oui, il faut que tu sortes au plustôt de cette association infâme, il faut que tu répares ton passé.Vois-tu, si notre mère se doutait seulement de l’horrible vérité,elle tomberait morte sur le coup. »

Ils ne s’adressèrent plus que de rares paroleset regagnèrent le logis où ils s’assirent, assez tristement, à latable de famille.

Comme la veille, Ervoan attendit que la nuitfût faite pour sortir. Sa résolution était bien prise. Loyalementil allait retourner à la villa Ar Rock, jeter à la face deGonzalo les billets, prix de la félonie, et l’avertir qu’il eût àmettre l’Océan entre lui et la justice française, car iln’entendait plus être le complice de ses forfaits.

Ce soir-là, la lune était voilée. De grosnimbus noirs venaient du sud-ouest, porteurs de la pluie pour lelendemain. À peine le matelot, absorbé dans ses sombres réflexions,voyait-il le chemin devant ses pas.

Brusquement, comme il doublait l’amorce de laroute de Perros, une silhouette sortit de l’ombre derrière lui. Unelueur blême déchira les ténèbres, la lueur d’une lame d’acier, et,frappé entre les deux épaules, Ervoan s’écroula dans le fossé,tandis qu’un ricanement sifflait ces mots haineux :

« Cette fois, mon machete n’apas manqué son but. »

Chapitre 8Confession publique.

Le deuil, profond, inattendu, régnait dans lapetite maison de Louannec, la douleur sans cris, sans gestes, sansmise en scène extérieure, de celles dont l’adage dit si justementqu’elles sont « muettes ».

Dans la petite chambre du premier étagequ’occupait depuis dix-huit mois Pablo, l’enfant adopté, la veuveAnna Plonévez avait couché son fils aîné. Et, maintenant, Ervoangisait dans son propre lit, celui où il avait dormi jadis, au tempsheureux où la mère, quoique vêtue de noir, s’enorgueillissait de labeauté et de la force des deux soutiens que la Providence avaitlaissés à sa détresse.

À cette heure, il n’y avait plus de place pourl’orgueil dans l’âme d’Anna Plonévez. Mais sa tendresse faroucheavait encore une fierté, celle de sauvegarder le renom de ce filsqu’un arrêt occulte du destin ramenait au toit familial pour ymourir. Elle avait voulu le dérober aux visites importunes, auxcommentaires désobligeants ; elle gardait jalousement l’entréede cette chambre presque mortuaire, confirmée, d’ailleurs, en sarésolution par les prescriptions sévères du docteur Bénédict.

Pourtant, ni les prescriptions du médecin, niles pudeurs maternelles, si légitimes qu’elles fussent, n’avaientpu mettre obstacle aux instructions juridiques, aux formalitéslégales.

Depuis deux jours que le crime avait étécommis, force avait été à la veuve d’ouvrir sa porte auxautorités : maire, juge de paix, brigadier de gendarmerie,bientôt suivis du commissaire de police et du substitut deLannion.

Tous ces fonctionnaires, à des titres divers,avaient franchi le seuil de l’humble maison et approché le lit dublessé. Un interrogatoire décousu, entre deux délires, sous lamenace d’une syncope mortelle, n’avait donné naissance qu’à unprocès-verbal informe. Les magistrats devaient attendre que lemalheureux, sorti de son coma intermittent, eût recouvré assez deforces pour comprendre les questions posées et y répondrelucidement.

Quarante-huit heures ! il y avaitquarante-huit heures que le matelot du Cacique étaitétendu là, sans mouvement, entre la vie et la mort.

On l’avait ramassé sur la route, où il s’étaittraîné quelques pas après avoir reçu le coup fatal. Un fermier quirevenait de Tréguier à Perros, avait aperçu ce corps en travers duchemin. Le cheval s’était arrêté spontanément. L’homme avaitinterpellé celui qu’il prenait pour un ivrogne « soûlperdu ». Et, comme l’ivrogne ne bougeait pas, le fermier étaitdescendu de la voiture, s’était approché du corps, l’avaitretourné, découvrant une flaque rouge, qu’il avait prise, d’abord,pour un produit de déjections. Mais son erreur n’avait pas été delongue durée.

Alors il avait crié. Les volets s’étaientouverts, puis des portes ; des gens étaient accourus. Unhasard avait amené l’appariteur du bourg, vieux soldat amputé.

Celui-ci avait reconnu Ervoan et jeté unesourde exclamation :

« Malloz ! Je le remets, pour sûr.C’est le fils aîné à mamm Plonévez. »

Quelqu’un s’était détaché. On avait trouvé lafamille en partie couchée. Alain fumait une dernière pipe ; laveuve achevait de mettre en ordre sa vaisselle.

Le messager avait été maladroit ; ilavait parlé à haute voix. Anna était accourue.

Sans prendre le temps de s’informer davantage,elle s’était élancée dans la rue. À trois cents pas de sa maison,elle avait rencontré le lugubre cortège qui se disposait àtransporter Ervoan à la mairie, faute de meilleur asile.

Mais la mère n’y avait pas consenti.

Vaillante, malgré le tremblement nerveux quila secouait, malgré la pâleur de sa face, elle avait exigé qu’onramenât son fils chez elle. Alain, qui l’avait suivie le pluspromptement qu’il avait pu, confirma sa volonté. On porta donc leblessé chez la veuve.

Il fallut arracher Pablo au sommeil. Ledésespoir de l’enfant fut affreux à la vue de son ami« Ervan » si semblable à un mort. Et, tout de suite, uncri lui échappa :

« C’est Ricardo, c’est Ricardo qui l’atué. »

Ce que fut cette nuit dans la demeureaffligée, l’enfant devait se le rappeler toute sa vie. Il voulaitprêter son concours aux femmes venues en aide à Anna. Il se laissapourtant docilement emmener, lorsqu’on lui eut fait comprendre quesa présence gênerait les soins à donner.

Alain le conduisit dans la seconde chambre, lasienne, et le fit coucher, en dépit de ses dénégations et de sespleurs.

« Pauvre Lân, gémissait le petit garçon,ce n’est pas une belle fête qui célèbre ton retour et tondiplôme ! »

Lân ne répondit pas. Il se contentait de sapropre tristesse. Le lendemain, la nouvelle avait couru tout lepays.

On se répétait les propos du petit« Espagnol », l’accusation spontanément portée contre lebrigand de la villa Ar’ Rock. Elle ne tarda pas à seconfirmer, cette accusation.

Non seulement les propriétaires du yachtCacique ne rentrèrent point en leur logis de villégiature,mais le yacht lui-même ne reparut pas à Perros.

Aux dépêches lancées immédiatement dans tousles ports de France et de l’étranger, il ne fut répondu qu’au boutde trois jours. Le bateau de plaisance avait relâché à Brest, où,interrogé séance tenante, M. Gonzalo Wickham avait insolemmentmanifesté sa surprise de se voir l’objet d’un soupçon. Citoyen dela République de Vénézuela, il l’avait pris de haut avec lesautorités françaises. Quant au matelot Lopez qu’on lui réclamait,il n’était point à son bord, ayant déserté le yacht quatre joursplus tôt, en compagnie d’un autre, appelé Ervan, en rade dePerros-Guirec. D’ailleurs en quoi, lui, Wickham, était-ilresponsable des méfaits de ses matelots, mercenaires dont le passéne lui était pas connu ? Il était probable que Lopez et Ervanavaient dû se prendre de querelle et que le meurtre de l’un d’euxétait le résultat de ce conflit.

L’explication était plausible. Le citoyen duVénézuela s’offrit, d’ailleurs, à laisser visiter le navire, de lasoute à la pomme des mâts. Et, comme les délais de sa croisière surles côtes de France rendaient invraisemblable l’hypothèse d’unefuite de l’assassin sur une autre terre, en Angleterre par exemple,on n’inquiéta pas autrement le señor Gonzalo.

Cependant le bruit de l’affreux événementavait ému les environs. Le matin du troisième jour, le landeau desdames Hénault s’arrêta devant la maison des Plonévez. Les deuxfemmes et la fillette en descendirent, qui, après avoir offert, deleur mieux, leurs consolations à la malheureuse Anna, luiproposèrent d’emmener Pablo à Ker Gwevroc’h où il recevraitl’hospitalité tout le temps qu’exigerait le séjour du blessé sousle toit maternel.

La veuve accepta. Elle avait l’âme tropdouloureuse pour n’être point sensible à toute intervention dudehors lui apportant une aide ou un soulagement à sa détresseprésente. Alain joignit ses remerciements à ceux de sa mère.Partagée entre ses multiples affections, Pablo pleura et sedéfendit, mais finit par se laisser convaincre. Il fut ramené dansle landau jusqu’au vieux manoir dont il avait fait naguère à Lânune si enthousiaste description.

Ni les deux dames, ni Irène Corbon netroublèrent son chagrin du premier moment. On le laissa pleurertout à son aise. Le soir venu, on le fit même dîner à part, afinqu’il pût se coucher de bonne heure dans la jolie chambre qu’onavait aménagée pour lui, au premier étage, à côté de celled’Irène.

Ce changement en son existence produisit uneheureuse diversion dans le cours des pensées du garçonnet.Lorsqu’une bonne nuit de repos lui eut rendu la fraîcheur de sonteint et le calme de son regard, on prit d’autres moyens pour ledistraire.

Mais si les deux femmes, avec une touchantesollicitude, s’attachaient à détourner l’esprit du jeune garçon desréflexions cruelles, la fillette, moins attentive, ne put seretenir de l’interroger sur le drame de Louannec.

Pablo n’en savait que ce qu’il avait entenduraconter autour de lui. Une fois la question posée, il réponditcopieusement à Irène, devenue rouge et embarrassée sous les regardsde blâme que lui adressaient ses deux tantes.

Celles-ci connurent ainsi les détails del’événement sur lequel elles étaient encore fort malrenseignées.

Pablo, eu effet, n’avait aucune raison de lestaire.

Il expliqua comment, l’avant-veille du jour oùle crime avait été commis, son ami Ervan était venu à la maison dela veuve, la vive joie que lui, Pablo, en avait ressentie, surtouten apprenant que ce même Ervan n’était autre qu’Yves, ou Ervoan, lefils aîné de mamm Plonévez, la rencontre des deux frères, leurconversation sérieuse, puis le départ du matelot.

Et, brusquement, ainsi qu’il avait fait devantle pauvre corps inerte dans le lit que lui-même venait de quitter,il laissa jaillir cette exclamation accusatrice, qui avaitinutilement guidé la justice française sur la piste du yacht.

« Je suis sûr que c’est Ricardo qui l’afrappé ; je suis sûr… »

Il fut interrompu par un double cri des deuxfemmes, et Mme Hénault la mère lui demanda, d’unevoix frémissante :

« Ricardo ? De qui parlez-vous, monenfant ? Qui est ce Ricardo ? »

Ses yeux brillaient d’une flamme étrange, quiintimida d’autant plus le petit garçon que, sur les traits del’autre dame il vit s’étendre une ombre de terreur et dedésolation. Il répondit donc en balbutiant :

« Je parle, madame, de ce méchant hommequi était matelot avec moi, et qui a été sauvé en même temps quemoi, par le canot de Perros-Guirec.

– Et vous dites, repritMme Hénault, que ce méchant homme s’appelaitRicardo ? Ricardo quoi ? N’avait-il pas un autrenom ?

– Je n’en suis pas bien sûr, mais jecrois qu’il s’appelle aussi Lopez.

– Lopez ! s’exclamèrent les deuxfemmes, en joignant les mains. Ricardo Lopez ! Le sang-mêlé,l’Indien… Le domestique, l’assassin de mon mari et de monfils. »

Isabelle se laissa tomber, la tête dans sesmains, sur le bord de la table et sanglota éperdument.

Mme Hénault, la mère, s’étaitlevée, car cette scène se passait au repas du soir, qui venait deprendre fin.

Le trouble insolite des femmes avaitprofondément remué les deux enfants. À voir pleurer celle qu’ellenommait « maman », Irène s’était mise à pleurer, elleaussi. Quant à Pablo, bouleversé, il vint s’agenouiller près de lajeune femme et, tel qu’un coupable, mais qui ignorerait la naturede sa faute, il implorait son pardon :

« Oh ! madame, madame ! Je vousjure que je ne voulais pas vous faire de la peine… Je ne savaispas. »

Mme Isabelle releva le frontet laissa voir son beau visage inondé de larmes, au traversdesquelles ses grands yeux considéraient l’enfant avec uneexpression presque effrayante, tout le désespoir s’y exaltait parl’amour.

Et, soudain, étendant les bras, elle saisitPablo d’un geste passionné, l’attira sur sa poitrine, le couvrit debaisers, murmurant entre les spasmes du sanglot :

« Te pardonner, moi, te pardonner, pauvrepetit ! Et pourquoi ? Parce que tu as fait revivre en moiun cher et affreux souvenir ? Mais je t’aime, mon petitPablo ; mais ta seule présence, ta seule vue, avive cesouvenir. Je me dis que, moi aussi, j’avais un fils, qu’il senommait comme toi, Pablo, qu’il aurait ton âge ; je me disqu’il te ressemblerait, qu’il serait bon, brave, doux comme toi,s’il vivait. »

Elle s’interrompit, étreignant l’enfant plusétroitement :

« S’il vivait ! répéta-t-elle, avecun accent déchirant. Et tiens, ce que tu viens de nous apprendrem’a jeté dans l’esprit une pensée… Ah ! mon petit, monpetit ! Si mon Pablo, à moi, n’était pas mort, situ… »

Mais Mme Hénault mèreintervint. Elle se pencha sur sa belle-fille et, avec une douceautorité, murmura :

« Isabelle, Isabelle, monenfant. »

La jeune femme détacha ses bras du cou dePablo et, se levant, tomba dans ceux de la vieille dame, engémissant :

« C’est vrai, ma mère, c’est vrai !J’ai tort. Je le sais. Voilà que je redeviensfolle ! »

Le petit garçon restait immobile, devenusoudain très pâle. Ses yeux ne pouvaient se détacher de la figureéplorée d’Isabelle. À son tour, il éprouvait une véritablecommotion. Oh ! ce cri qu’elle avait jeté, cette parolequ’elle avait laissé échapper !

Une lumière en était jaillie, quil’éblouissait, qui l’aveuglait, pour mieux dire. Il n’était plus lemaître de sa pensée. Tout son cerveau était en ébullition. Le sangy confluait du cœur par bouffées, par poussées violentes qui luidonnaient le vertige. Des suppositions s’y pressaient plusextravagantes les unes que les autres.

Mais l’imagination de l’enfant n’eut pas leloisir de s’élancer plus avant dans les champs illimités du rêvecharmant et cruel. Il venait d’entendre Mme Hénaultla mère dire à sa belle-fille :

« Non, ma chérie, ne vous engagez pas surcette voie aussi douloureuse que décevante. Vous le savez commemoi : qu’y a-t-il de plus répandu, de plus commun, parmi lesEspagnols ou leurs congénères américains, que ces noms de Lopez etde Ricardo ? On ne peut asseoir aucune présomption sur d’aussifrêles concordances. »

Et, s’apercevant que le petit garçon, trèsému, les écoutait et les contemplait de ses pupilles dilatées, elleentraîna doucement la pauvre affligée hors de la salle àmanger.

La semaine s’acheva de la sorte, dans unesilencieuse incertitude à laquelle s’ajoutait l’angoisse dudénouement fatal à craindre dans la situation du malheureuxErvoan.

Presque tous les jours, l’une des voitures dumanoir portait à Louannec Pablo, tantôt seul, tantôt accompagné desdames ou d’Irène, qu’escortait une domestique. Ils allaient prendredes nouvelles du blessé, consoler la pauvre mamm, apporter quelqueobjet utile au soulagement du marin.

Il advint que, le dimanche, à l’issue de lagrand’messe à Trélévern, au moment où les dames Hénault remontaientdans leur break, elles virent s’avancer Lân Plonévez qui, lechapeau à la main, après un salut respectueux, leur dit :

« Mesdames, mon frère a recouvré sesesprits et quelques forces. Il désirerait que vous lui fissiezl’honneur de le visiter, seules,– et d’un clignementd’yeux, il désignait les enfants, – car il voudrait vous faireentendre, devant M. le recteur et M. le notaire, desparoles qui vous intéresseraient.

– Ah ! proféra Isabelle Corsol,devenue aussi blanche que sa collerette de dentelle.

– C’est bien, monsieur Plonévez, se hâtade déclarer Mme Hénault mère. Nous vous remercionsde l’avis. Aussitôt après le déjeuner, nous nous rendrons chezvous. À tout à l’heure. »

Elle serra la main du jeune capitaine,qu’embrassa Pablo, avant de remonter en voiture, et l’équipageregagna Ker Gwevroc’h d’un trot rapide.

On prit le repas de midi avec quelque hâte.Les deux dames venaient de sentir passer en elles simultanément lefrisson prémonitoire des grandes crises de l’existence.

À deux heures sonnantes, elles reprenaient lechemin de Louannec.

Quand elles arrivèrent chez la veuve Plonévez,celle-ci les reçut avec cette déférence fière qui est ladistinction des gens dont le cœur est plus haut que leur condition.Son visage, la veille encore ravagé par le souci, avait recouvréune sérénité qui n’était qu’un reflet du calme de sa belle âme. Auxquestions que lui adressa Mme Hénault mère, ellerépondit avec une noble simplicité :

« Madame, vous me voyez contente parceque le bon Dieu a visité mon fils et lui a inspiré de faire unebonne action. À présent, s’il vit, je serai plus heureuse, s’ilmeurt, je serai plus tranquille. »

Ayant ainsi parlé, elle les introduisit dansla chambre du premier étage, où reposait le blessé.

Celui-ci avait été examiné et ausculté, lematin même, par le docteur Bénédict. Le médecin avait constaté avecsatisfaction que le poumon gauche, seul lésé par le couteau del’assassin, n’était que perforé, et que la cicatrisation en étaitcommencée. En conséquence, il avait signé un rapport au Parquet deLannion, déclarant qu’Ervoan Plonévez pouvait subir un premierinterrogatoire, à la condition que cet interrogatoire ne durât pasplus de quelques minutes.

Mais, en apprenant cette décision dupraticien, le blessé avait demandé qu’il lui fût permis de faire,devant quelques personnes, une confession d’un haut intérêt.

Il y paraissait tenir essentiellement. Ledocteur hésitait à autoriser ce qu’il tenait pour uneimprudence.

La veuve intervint alors et appuya le désir deson fils, attestant qu’elle préférait le voir mourir, la consciencelibérée du péché, que vivre avec la charge de son iniquité.

En conséquence M. Bénédict, respectueuxde ces généreux scrupules, accorda son consentement. Tout aussitôtLân alla chercher le recteur, qui convoqua à son tour le maire etle notaire Duguer. Puis le jeune homme prit sa course versTrélévern, où il rencontra les dames Hénault, particulièrementvisées par la confidence annoncée.

Donc, lorsqu’elles entrèrent dans la chambre,oppressées par une émotion facile à comprendre, elles saluèrent leprêtre, le magistrat municipal et le tabellion, qui se levèrent àleur vue.

Puis elles s’approchèrent du malade et luiadressèrent quelques paroles de réconfort.

Ervoan était presque assis dans son lit,adossé à une pile d’oreillers et de traversins qui le soutenaienten cette posture. Sa face exsangue, car la plaie avait provoqué uneabondante hémorragie, gardait, même dans l’humilité du repentir,son caractère de générosité native. On devinait en cet homme unfaible beaucoup plus qu’un coupable, presque une victime de cesfatalités organiques que les philosophes et les moralistesinvoquent parfois à titre, sinon d’excuses, tout au moins decirconstances atténuantes. Il avait suffi d’une première faute pourdévoyer cette nature de sa voie, la pousser, par la désespérance,sur une pente fatale. Et peut-être fallait-il ne voir en ce coup decouteau meurtrier qu’un bienfait de l’immanente justice.

Quand tous les spectateurs de cette scène, quis’annonçait émouvante, furent assis, le blessé, d’un organecaverneux, commença sa confession.

Il dit comment, après avoir fui son pays à lasuite de la peine subie, il avait cherché à gagner sa vie àl’étranger : comment, pendant quatre ans, il avait fait un peutous les métiers et, tout en vivant, mis de côté la somme qu’ilavait pu offrir à sa mère.

Puis il expliqua qu’au bout de ces quatre ans,il s’était laissé embaucher comme matelot à bord de divers bateauxde nationalités différentes, mais qui, tous, relevaient d’unepuissante maison d’armements ayant des sièges un peu partout etdont, longtemps, il avait ignoré le nom ou plutôt les noms.

Pourtant, un jour, il avait fini pars’apercevoir que la Ligue des Armateurs, la Free SeaSociety, la Libera Unione, et d’autres associationsejusdem farinæ, n’étaient que les prête-noms et lesmasques d’une gigantesque entreprise de piraterie, d’untrust d’écumeurs de mer, dont le chef, apparent ou réel,était un métis, Brésilien, Argentin ou Cubain, dénommé GonzaloWickham.

Mais ces détails n’étaient que l’introductionou la préface de la confession véritable.

Un peu fatigué par ce discours préliminaire,le blessé était retombé sur ses oreillers, et la syncope paraissaitimminente. Alain et sa mère accoururent et rafraîchirent les tempesdu pauvre garçon défaillant. Il se redressa avec une nouvelleénergie et poursuivit :

« Mais ce n’est pas pour vous dire celaque j’ai prié les deux dames de venir. Il y a trois jours, encausant avec mon cher petit Pablo, j’ai appris de lui qu’il y avaitdans le pays des dames appelées Hénault, qui pleuraient la mortd’un enfant assassiné douze ans plus tôt. Alors la mémoire m’estrevenue. Je me suis rappelé que j’avais souvent entendu le patronGonzalo Wickham parler de grosses sommes qu’il toucherait un jouret qui dépendaient d’une succession Hénault. En même temps je mesouvins de propos tenus devant moi par un mauvais drôle du nom deRicardo Lopez, lui aussi un métis de blancs, d’indiens et denègres. Ce Ricardo haïssait mortellement un enfant qu’on gardait àbord, dont on voulait faire, et dont on fit, par la suite, unmousse. Il le maltraitait souvent. Je m’étais attaché à cet enfant.Il m’arriva de le défendre contre Ricardo et même d’étrangler àmoitié celui-ci, un jour qu’il courait, le couteau ouvert, sur lemousse.

» Le misérable se tira de mes mains, toutbleui et grinçant des dents. Il me jeta ces mots à laface :

» – Ce n’est pas toi, demonio,qui m’empêcherait de rendre aux poissons ce hijo del mar,si je ne craignais d’encourir la colère du patron.

» – Et moi, lui répondis-je, il n’y a pasde patron au monde qui puisse m’empêcher de te rompre les os, si tut’avises de recommencer ce geste contre mon petit ami Pablo.

» Car l’enfant ainsi menacé, le petitmousse, n’était autre que celui dont m’a mère a accepté la garde,que mon frère Lân a tiré du naufrage sur le trois-mâts laCoronacion. »

Derechef les forces manquèrent au narrateur.Il s’affaissa, à moitié évanoui sur les coussins.

Mais il en avait assez dit pour que la véritése fît jour. Les deux dames s’étaient jetées dans les bras l’une del’autre et pleuraient, avec des lueurs de folle joie au travers deleurs larmes.

« Vous voyez bien, vous voyez bien, mamère ? bégayait Isabelle en étreignant sa compagne. Mon cœurne me trompait pas, Pablo est bien mon fils. »

Mais l’aïeule, plus prudente, se montraitlente à croire.

Tout ce bonheur inattendu, survenant aprèsdouze années de deuil, après d’infructueuses recherches conduitespar toutes les polices du monde, lui inspirait une bien naturelleméfiance, une bien excusable appréhension.

Qui pouvait dire jusqu’où allait la véracitéde ce blessé ? Qui pouvait assurer qu’il ne mentait paslui-même, ou, peut-être, qu’il n’était pas le complice d’uneodieuse machination, ou encore, qu’ayant surpris les projets de sescomplices, il ne cherchait pas à en tirer parti pour lui-même, ensubstituant un enfant étranger à celui que pleuraient sa mère etson aïeule ?

Tout cela était possible, et, sans doute, lemême soupçon avait effleuré l’esprit des trois hommes présents àl’entretien, car ils gardaient un silence plein d’incertitude.

On en était à ce point d’angoisse affreuse,lorsque Ervoan, revenant au sentiment, fit signe qu’il voulaitachever sa confession. Le calme se rétablit, les oreilles se firentplus attentives que jamais.

« Monsieur le recteur, dit le blessé enétendant la main avec solennité, vous m’avez donné l’absolution. Jene sais pas si je vais vivre ou mourir, mais je jure que j’ai ditla vérité. Pas toute la vérité, bien sûr, car je ne puis affirmerque Pablo est vraiment le fils de M. Hénault assassiné par cesbandits. Cependant, je crois en avoir mieux qu’une présomption,presque une preuve.

– Une preuve ? s’écrièrent les deuxfemmes.

– Voici ce que j’ai à vous dire, repritErvoan. L’enfant que je connais porte à la plante du pied, près dutalon, une cicatrice profonde. La chair a été fort entamée, ondirait même brûlée, et, ce qui est le plus étrange, c’est que latrace de cette brûlure a laissé un double bourrelet, comme si l’ony avait posé un instrument à deux pointes. »

Un cri simultané interrompit le narrateur.

« Plus de doutes ! s’exclama lajeune femme. Ce ne peut être que mon fils. Rappelez-vous, ma mère.Pablo avait quinze mois. Sa nourrice l’avait posé sur la pelouse dujardin. Un serpent, qui rampait dans l’herbe, le mordit au piedgauche. Nous accourûmes aux cris de l’enfant et de la nourrice. Jesuçai la plaie et vous voulûtes la cautériser sur l’heure.

– C’est vrai, reconnut la vieille dame,et, comme je n’avais sous la main aucun instrument qui pût meservir à cette fin, je m’emparai d’un fer à tuyauter qui rougissaitsur un petit fourneau à repasser. Et je me rappelle que je tins lefer trop longtemps sur la blessure, que le pauvre petit pleurabeaucoup et fut malade pendant trois jours. »

Ervoan était retombé, épuisé. Ilmurmura :

« Voilà ce que j’avais à vous dire,mesdames. Je ne sais rien de plus. À vous de vous assurer que Pabloporte bien la cicatrice que je vous indique. Pour moi, j’ai faitmon devoir. Je le ferai plus encore, si Dieu me laisse vivre. Je memettrai à la disposition de la police, parce que je connaisplusieurs des endroits où les bateaux maudits relâchent, où ils ontdes correspondants attitrés. Mais, d’abord, j’ai tenu à faire cesdéclarations, et je désire qu’on les écrive. Je suis tout prêt àles signer. »

Le maire, le curé, le notaire, très émusmaintenant, donnèrent au blessé la certitude que, le lendemain, ilstémoigneraient devant le substitut de Lannion. Frémissantesd’impatience, les dames Hénault remercièrent Ervoan et les siensavec effusion et s’empressèrent de gagner leur voiture.

Chapitre 9Enfant retrouvé.

Ce fut de leur trot le plus rapide que leschevaux de Ker Gwevroc’h ramenèrent les dames Hénault aumanoir.

Pablo et Irène étaient descendus dans le parc.Ils s’y entretenaient des incidents du déjeuner.

Maintenant qu’ils connaissaient leur communepensée, ils n’avaient plus de motifs de s’en taire l’un en face del’autre.

Aussi devisaient-ils gravement, avec uneprécocité de jugement bien supérieure à celle des enfants de leurâge.

Car ils ne pensaient pas à jouer, cejour-là.

Ils s’étaient dirigés vers un kiosque rustiquesitué au milieu d’une pelouse, sur un monticule assez élevé, d’oùl’œil pouvait embrasser un merveilleux panorama de mer.

Pablo, anxieux, interrogeait sa jeunecompagne, lui demandant de nouveaux éclaircissements sur lesparoles qu’elle avait prononcées naguère.

« C’est drôle, répondait Irène, il y adéjà longtemps que j’ai cette idée-là dans la tête. Elle m’estvenue, tout d’un coup, je ne sais comment, ni pourquoi, le jour oùvous nous avez dit votre nom pour la première fois.Mme Plonévez venait de raconter à ma tante commentson fils Alain vous avait sauvé du naufrage sur le pont de cebateau qui s’est perdu. Elle avait ajouté que vous-même ne saviezni votre âge, ni votre nom. Et, alors, vous êtes intervenu,disant :

» – Mon nom, mamm Plonévez ?Oh ! si je le sais bien. Je m’appelle Pablo.

» Je vois encore la figure de ma tante setroubler en vous entendant parler ainsi. Et c’est alors que, sansrime ni raison, l’idée m’est venue que vous étiez peut-être sonfils Pablo. »

Le jeune garçon était en proie à une agitationcroissante.

« Oh ! mon Dieu ! fit-il enjoignant les mains ; si vous aviez raison ! Si celapouvait être vrai !

– Vous en seriez donc bien heureux,Pablo ?

– Si j’en serais heureux ? Ah !mademoiselle Irène, il me semble que j’en deviendrais fou de joie.Retrouver ma mère ! Songez donc que je ne l’ai jamaisconnue ?

– Moi non plus, Pablo, murmura la petitefille, en essuyant les larmes pendues à ses paupières.

– Oh ! oui, je le sais. Quel malheurde n’avoir plus de mère !

– Un immense malheur, Pablo. Et le mienest plus grand que le vôtre, puisqu’il vous reste encore un espoirde retrouver la vôtre, tandis que, je suis trop sûre de ne jamaisrevoir la mienne, puisqu’elle est morte. »

Et elle se mit à pleurer, sans que Pabloparvînt à imaginer des mots pour consoler ce chagrin tropjustifié.

Pourtant, après quelques instants de silence,Irène reprit :

« Mais, si vous la retrouviez, Pablo, ilvous faudrait vous séparer de votre mamm Plonévez. Dites ?Est-ce que ça ne vous causerait pas de douleur ? Car vousl’aimez bien, n’est-ce pas ?

– Certes, oui, je l’aime, s’exclama legars avec chaleur. Je suis sûr que je pleurerais. Mais, quevoulez-vous, Irène ? je serais tout de même bien heureuxd’aller vers l’autre, vers ma vraie mère. Croyez-vous que ce seraitmal ? »

La pensée mobile de la fillette passabrusquement à d’autres considérations.

« Savez-vous ce que je juge plusextraordinaire encore ?

– Quoi donc ? Qu’y a-t-il de plusextraordinaire ?

– C’est que, depuis six mois que nousnous connaissons, que vous venez ici, que nous jouons ensemble, quevous déjeunez et dînez avec mes tantes, pas une seule fois il nevous est arrivé de prononcer le nom de ce méchant homme que vousaccusez d’avoir frappé votre ami Ervan, de ce Ricardo.

– C’est vrai, reconnut Pablo ébahi. C’estvrai, je n’avais jamais parlé de tout cela.

– Et c’est pourtant d’entendre ce nom deRicardo que maman Isabelle, d’abord, maman Hénault ensuite, se sontsi fort émues. Qu’est-ce donc que ce Ricardo ? »

Le jeune garçon raconta alors à soninterlocutrice tout ce qu’il savait du sinistre personnage.

Ce « tout » n’était pasgrand’chose.

L’ancien mousse n’avait gardé de l’ex-matelotde la Coronacionqu’un souvenir d’exécration. Il narra à lapetite fille toutes les misères que lui avait fait endurer lemulâtre féroce, les injures prodiguées, les coups reçus, jusqu’à lamenace de faire inopinément connaissance avec la navaja del’Argentin.

« Alors, reprit la petite fille, vous nesavez pas autre chose de cet homme ? Je comprends que mestantes se soient émues, car le domestique qu’elles avaient enAmérique, et qu’elles croyaient mort en même temps que mon oncle etle petit garçon, s’appelait précisément Ricardo Lopez. »

Le temps s’était écoulé rapidement, au coursde cet entretien, sans qu’ils s’en aperçussent. Il y avait plus detrois heures que les dames Hénault avaient quitté KerGwevroc’h.

En ce moment, un roulement de voiture venu dela route attira l’attention des enfants. Ils portèrent leursregards dans la direction du bruit et, à travers le rideaud’arbres, purent reconnaître le véhicule courant sur la chaussée,avant de tourner à l’avenue du manoir.

« Les voilà qui reviennent, s’écriaIrène. On dirait que les chevaux vont plus vite qu’à l’ordinaire,que Pierre les presse davantage. »

Pierre, c’était le cocher du manoir, un vieilhomme lent et flegmatique à son habitude et qui, pour rien aumonde, n’eût dérogé à cette habitude. Pour qu’il mît une telle hâteà l’allure de ses bêtes, il fallait qu’on le stimulât.

Pablo et Irène s’élancèrent dans l’avenue,au-devant de la voiture. En les apercevant à distance,Mme Hénault la mère donna l’ordre au cocherd’arrêter. Mais, en même temps, elle dit à sabelle-fille :

« Ma chère Isabelle, je vous en prie, pasde fausse joie, pas d’exaltation. La déception serait tropcruelle.

– N’avez-vous pas entendu cet homme, mamère.

– Sans doute, et c’est parce que je m’ensouviens que je veux, tout d’abord, vérifier l’exactitude de sesdires. Si ce petit garçon porte vraiment à l’endroit indiqué lacicatrice probante, je ne contesterai plus le témoignage de cetErvoan qui, je l’avoue, n’a pu inventer un semblable détail, connude nous seules, puisque la nourrice de Pablo mourut un mois aprèsl’accident et que Ricardo n’entra à notre service qu’une annéeaprès.

– Je ne dirai rien, ma mère, je vous lepromets. »

Isabelle mit pied à terre, mais, en dépit desa promesse, elle eut toutes les peines du monde à réprimer lesélans de son cœur.

Elle se contenta, néanmoins, de prendre lesmains d’Irène, tandis que sa belle-mère s’emparait de celles dePablo et l’entraînait vers la maison.

La vieille dame, malgré son empire surelle-même, n’en paraissait pas moins très émue.

En ramenant le petit garçon, elle s’oubliait àle tutoyer, entremêlant le tu au vous.

« Écoutez, mon cher Pablo. Tuvas me faire un plaisir. Tu vas monter dans la salle debains. Tu t’y déchausseras et tu ne remettras pastes chaussures avant que je ne sois allé vousvoir. »

Tout à fait surpris par cette invitation etplus encore par ce langage décousu, l’enfant y obtempéra néanmoinssans réserve. Chose qui lui parut plus étrange encore, ce futMme Hénault elle-même qui voulut lui porter l’eauchaude nécessaire au bain de pieds qu’on lui imposait, sans qu’ilsût pour quel motif.

Jamais sa propre attention ne s’était portéesur la cicatrice qu’il gardait au métatarse. Il ne la remarquaqu’en cette circonstance à la faveur de la recommandation faite parla vieille dame.

Quand il eut terminé le bain imposé, ilappela. Mme Hénault n’était pas loin. Elleattendait à la porte même de la salle de bains. À l’appel de Pabloelle entra brusquement, et le petit garçon remarqua qu’en outre deses lunettes de presbyte relevées sur son front, la « bonnemaman » d’Irène s’était munie d’une loupe à main. Elle tenaitégalement un instrument qui parut bizarre à l’enfant, en cettecirconstance, à savoir un fer à tuyauter dont l’une des branchess’emboîtait dans la cannelure de l’autre.

Elle entra, souriante, mais il était visibleque son émotion de naguère n’avait fait que croître. Elle tremblaitlorsque, ajustant ses lunettes, elle fit signe à l’enfant des’asseoir et de lui tendre ses pieds.

Armée de la loupe, elle examina avec soin.

Le pied droit n’offrait rien d’anormal, maisle gauche répondait au signalement fourni par Ervoan.

Sur la peau très blanche, un double bourreletrose se montrait, accusant une cautérisation profonde opérée par uninstrument à deux branches. Entre les lèvres de ces bourrelets, unsillon se creusait qui, bien que comblé par la chair, était encoreassez récent pour permettre l’application du fer à tuyauter.

La main de Mme Hénaulttremblait en posant l’objet sur la plante du pied ; des pleursbrouillaient ses yeux. Pourtant Pablo l’entenditmurmurer :

« C’est cela, c’est bien cela. Le douten’est plus possible. »

Et, se relevant, la vieille dame revint versla porte et, du seuil, appela dans le corridor :

« Isabelle, ma fille, venez. »

La jeune femme n’était pas éloignée non plus.Comme l’autre, elle avait attendu, le cœur sursautantd’angoisse.

Elle accourut, palpitante, suivie d’Irène quis’avançait timidement et qui demanda :

« Et… moi, bonne maman, est-ceque… ?

– Viens aussi, ma chérie », autorisal’aïeule.

Irène entra, hésitante. Elle vit Pablo, lespieds nus sur le tapis, troublé, attachant sur les deux femmes desyeux où se lisait une émotion égale à la leur.

« Isabelle, prononça gravementMme Hénault la mère, je n’ai pas voulu que mesbaisers précédassent les vôtres. Embrassez votre fils et remercionsDieu de nous l’avoir rendu. »

La jeune femme chancela en ouvrant les bras àl’enfant retrouvé. Un double cri s’échangea dans le frisson deslarmes d’immense joie :

« Pablo ! mon Pablo ! monfils !

– Maman ! »

Pendant quelques minutes, il n’y eut pasd’autre parole. La mère et l’enfant s’étreignaient follement, commes’ils eussent voulu compenser par d’innombrables caresses les douzeannées de deuil et de séparation.

À la fin, les mots revinrent sur les lèvres dujeune garçon et se mirent à en jaillir simples, naïfs, abondants,variant les expressions de tendresse, exprimant toutes les nuancesdu sentiment sacré que, depuis des mois, Pablo s’efforçait decontenir en son cœur plein à éclater.

« Maman, maman, comme je vais t’aimer,comme je vais rattraper le temps perdu ! Oh ! tu nesauras jamais, tu ne peux pas savoir combien je t’aime, combien jet’aimais déjà depuis longtemps, depuis le premier jour où je t’airencontrée sur la plage de Treztel. »

Et elle, entre deux baisers, en riant, derépondre :

« Oui, sur cette plage de Treztel où tunous as sauvées, Irène et moi. Tu vois, mon cher petit, Dieu estbon. C’est ta mère qu’il t’a permis de sauver ! »

La première joie n’était pas épuisée. Pourtantles témoins du drame en demandaient aussi leur part.

« Et moi, petit Pablo, questionnaMme Hénault, est-ce que tu ne m’embrasseras pasaussi ? Je suis ta grand’mère.

– Ma « bonne-maman », commecelle d’Irène ! » s’écria-t-il en passant impétueusement,des bras de sa mère à ceux de son aïeule.

Une voix apitoyée, presque dolente,murmura :

« Est-ce que je ne pourrais plus,maintenant, dire « maman » et « bonne-maman »,comme auparavant ?

– Oh ! chère petite ! proféraIsabelle en enlaçant la fillette. Peux-tu demander cela ?Pablo serait trop triste si je n’étais plus aussi ta mère.

– Comme tu parles bien maman !s’exclama le jeune garçon. Tu as le cœur bien assez grand pouraimer deux enfants à la fois ! »

C’était le mot très simple et très noble quirésumait les sentiments divers éclos dans tous ces cœurs généreuxoù le bonheur tombait en semence d’autant plus féconde, qu’ilsavaient été plus cruellement labourés par la douleur.

Et, cependant, la générosité naturelle dePablo trouva encore à se manifester.

Lorsque, plus calme, Isabelle passant deslarmes au rire, eut voulu examiner à son tour la bienheureusecicatrice qui avait, en quelque sorte, marqué son fils pour le« revoir » inespéré, lorsqu’elle eut raconté à celui-cistupéfait et à Irène curieuse l’événement lointain qui avaitoccasionné cette brûlure providentielle, lorsque Pablo, rechausséet bondissant, fut descendu avec ses trois compagnes dans le parc,il se pencha, un peu mélancolique, sur l’épaule de sa mère, qui nele quittait plus, et murmura à son oreille :

« Maman, il faudra bien que j’ailleembrasser mamma Plonévez qui m’a soigné comme son fils, Lân etErvan qui m’ont aimé comme si j’étais leur frère !

– Certes ! répliqua l’heureusefemme. C’est moi-même qui t’y conduirai. Crois-tu donc, mon cherpetit, que j’aie moins de reconnaissance que toi envers cette autremère qui m’a conservé mon enfant, qui l’a gardé, soigné, nourrilorsqu’il n’avait aucun espoir à lui offrir, aucune récompense àlui donner ? Sois assuré que, désormais,Mme Plonévez est de notre famille. Ce n’est pas moiqui serai jalouse de t’entendre l’appeler du même nom que moi.

– Oh ! fit le garçonnet enétreignant sa vraie mère d’un geste ardent, ce ne sera pastout à fait la même chose. »

Avec un fin sourire, Irène souligna lepropos.

« Non, ce ne sera pas la même chose. Tul’appelleras mammaen breton, et ici tu prononcerasmaman en français. »

Il était trop tard pour que, ce même jour, onpût mettre le projet à exécution. On se borna donc à se réjouir enfamille, sans en excepter les serviteurs qui, le soir venu, furenttous assemblés au salon par Mme Hénault lamère.

En termes émus, la vieille dame leur présentaPablo et le fit unanimement reconnaître pour son petit-fils.

Après quoi, l’on passa dans la salle à mangeroù Irène plaça des coupes pour les domestiques présents, tandis quePablo les emplissait lui-même, en faisant sauter joyeusement lesbouchons du champagne.

Puis il fit le tour de l’assistance et donnal’accolade aux douze membres du personnel, depuis le vieux cocherPierre jusqu’au petit groom Erwin, qui avait le même âge que lui, àsavoir quatorze ans.

On trinqua, on porta des toasts marqués aucoin de la plus fruste sincérité. La femme de chambre Annaïk, quine parlait guère que le breton, ne fut pas la moins éloquente.

Le lendemain, la voiture fut attelée de bonneheure. Les dames Hénault, Irène et Pablo partirent simultanémentpour Louannec.

On allait porter la bonne nouvelle à mammPlonévez et à ses fils, confirmer les déclarations d’Ervoan par lareconnaissance officielle de l’enfant retrouvé.

Quand on arriva à la maisonnette, le substitutde Lannion achevait d’interroger le matelot.

Il fut satisfait d’apprendre la venue deshabitants de Ker Gwevroc’h. En sa présence le blessé renouvela sesdéclarations, auxquelles Isabelle Hénault et sa belle-mèrejoignirent la preuve de leurs propres constatations.

Le magistrat conseilla aux deux damesd’introduire tout de suite une instance en rectification d’étatcivil. Il s’agissait, en effet, d’établir au plus tôt l’identité del’enfant. On verrait quelle suite il conviendrait de donner, plustard, aux renseignements fournis par Yves Plonévez au sujet del’association de malfaiteurs qu’il venait de dénoncer aux autoritésfrançaises.

Mme Hénault la mère seconforma donc à ce sage avis.

Dès le lendemain, accompagnée de sabelle-fille et des deux enfants, elle se transporta à Lannion, oùelle remplit toutes les formalités judiciaires requises par laloi.

Mais là ne devait pas se borner sonaction.

C’était une maîtresse femme que cetteMme Hénault. Elle l’avait bien montré en de plusgraves circonstances. Elle allait en fournir de nouvellespreuves.

Huit jours n’étaient pas écoulés que,franchissant, seule cette fois, les huit kilomètres qui séparent leTrévou de Louannec, elle se présenta inopinément chez la veuvePlonévez et, sans précautions oratoires fit à Alain des ouverturescatégoriques.

Ses propositions étaient aussi nettesqu’ingénieuses.

« Monsieur Plonévez, dit-elle, je viensvous demander votre concours pour une œuvre de préservationsociale.

– Que dois-je entendre par là,madame ? interrogea le jeune homme, un peu surpris par cetexorde ex abrupto.

– Je vais m’expliquer, reprit la vieilledame. Les magistrats de Lannion m’ont fait savoir que notredémarche pour rétablir l’état civil de notre petit Pablo seraitgrandement facilitée par la production de quelques piècesauthentiques établissant sa filiation légitime, et que la preuveserait absolue si la pièce en question pouvait surtout être prisedes mains des scélérats dénoncés par votre malheureux frère.Commencez-vous à me comprendre ?

– J’essaie, madame, réponditdubitativement Alain.

– Bien. Je continue donc. Selon letémoignage de votre frère, ces misérables ont trouvé, jusqu’ici, lemoyen de se dérober à toutes les poursuites des policesinternationales, soit qu’ils jouissent de privilèges inconnus, soitqu’ils fomentent des complicités au sein de ces polices mêmes. Etc’est bien là ce que laissaient entendre les déclarations deM. Ervoan Plonévez.

– En effet, madame. Mon frère ne l’a passeulement donné à entendre, il l’a formellement précisé.

– Eh bien monsieur Alain, vous allezconnaître toute ma pensée, et vous y répondrez selon la franchisede votre caractère, avec toute la liberté de votre jugement.

« Voici ce que je veux faire.

» Puisque ces coquins sont assez bienorganisés pour déjouer toutes les surveillances et acheter, aubesoin, les complaisances de polices vénales, il faut leur opposerdes adversaires qui ne soient pas à vendre et qui, en lespoursuivant, obéissent à un désir personnel de justice, devengeance même, si vous préférez.

– Ah ! s’exclama Alain, dont lesyeux étincelèrent, si je saisis bien votre pensée, vous voudriezorganiser une expédition contre ces bandits ?

– Une expédition serait trop dire. Desgens qui disposent d’une véritable flotte et d’équipages nombreuxne sauraient être réduits que par une force égale à la leur ennombre d’hommes et de bâtiments. Il n’y a guère que les puissancesdes deux continents qui disposent d’un pareil chiffre de vaisseauxet de marins. C’est donc affaire à elles d’engager la lutte contrecette association de forbans.

» Mais, en dehors de l’action despuissances, pour servir et faciliter cette action, il suffirait degrouper un certain nombre de volontés énergiques et d’expériencesconfirmées, résolues à donner la chasse à ces piratesinternationaux, à suivre leur piste sur toutes les mers, à lasignaler aux vaisseaux de guerre chargés d’en faire justice. Ilsuffirait d’un navire de rapides allures, monté par un équipaged’élite, commandé par un homme de tête qui aurait à cœur dedélivrer le monde de ce fléau, tout en assurant sa propre gloireou, tout au moins, la réhabilitation d’un être qui lui serait cher.J’ai pensé à vous pour cela, monsieur Alain. Vous cherchez uncommandement ; je vous offre celui du navire que je vais armeret équiper pour accomplir cette grande besogne de salubrité.

– Et, s’écria Lân, enthousiasmé, quel estce navire ?

– Ah ! Voilà où, précisément, votresecours va surtout m’être indispensable. Ce navire, je ne lepossède pas encore, je ne sais s’il existe, ni combien de temps ilfaudrait pour le construire. Mais ce que je sais fort bien et queje n’hésite pas à vous dire, c’est que j’aurai un tel navire. Mafortune et celle de ma belle-fille, surtout lorsque nous auronsétabli l’identité de mon petit-fils, peuvent être appeléesconsidérables, sans aucune forfanterie, ni vanité. Je puis doncaffecter un ou plusieurs millions à l’achat ou à la construction dece bateau, pourvu que cette construction soit rapide, car c’est ence moment qu’il faut nous lancer à la poursuite de ces bandits, sinous ne voulons pas leur laisser le temps de pénétrer nosdesseins.

» Pouvez-vous et voulez-vous coopérer àmon dessein ? »

Ce disant, Mme Hénault tendaitla main au jeune homme.

Celui-ci la porta à ses lèvres.

« Madame, dit-il, j’accepte d’autant plusvotre offre que, selon vos propres paroles, j’entends poursuivre« la réhabilitation d’un être qui m’est cher » entretous, mon frère Ervoan, plus malheureux que coupable. Il peut nousêtre un guide sûr. Le médecin répond de sa vie et assure qu’il serasur pied d’ici deux mois. C’est le temps qu’il nous faut pourpréparer l’expédition projetée, si, du moins, nous avons pu,d’ici-là, trouver le navire que vous cherchez.

– Il faut le trouver, monsieur Alain.

– Je le veux bien, madame. Maislaissez-moi vous dire que nous ne le trouverons certainement pas enFrance. Il nous faudra le découvrir en Hollande, ou en Angleterre,peut-être même aux États-Unis.

– Qu’importe ! Vous le découvrirez.Je vais déposer dans une grande banque parisienne, au CréditLyonnais par exemple, une somme de deux millions avec ouverture decompte à votre nom. Demain, je signerai avec vous, chezMe Duguer, un contrat en bonne et due forme. Le toutdevra rester secret entre nous, car nos ennemis éventuels doiventêtre aux aguets ; ils doivent être informés que le poignard deRicardo Lopez, tout en blessant gravement votre frère, n’a passupprimé son témoignage.

– Je suis entièrement de votre avis,madame. Jusqu’au jour où nous prendrons la mer, il faut agir avecla plus extrême circonspection. Un secret rigoureux doit enveloppernos projets et nos actes. Rien n’en doit transpirer au dehors.

– C’est bien ainsi que j’envisage lachose, monsieur, confirma la vieille dame. À partir d’aujourd’hui,tout demeure entre vous et moi. Moi seule recevrai vos avis et voscommunications. Allez donc, monsieur, et agissez à votre guise. Jem’en remets entièrement à vos soins. »

Le lendemain de ce jour, le contrat étaitsigné entre les deux parties, dans le cabinet même de MeDuguer. Rien, dans sa teneur, n’en précisait la cause ni la fin.Tout se bornait à cette vague indication queMme veuve Hénault, désignée avec ses noms etprénoms de femme et de jeune fille, mettait à la disposition deM. Alain Plonévez, capitaine au long cours, une sommeprovisoire de cinq cent mille francs à un million pour achat d’unyacht de plaisance, au compte de ladite dame Hénault, yacht dontledit Alain Plonévez serait le capitaine.

En même temps, Mme Hénaultadressait au notaire parisien détenteur des titres de sa fortune lademande de faire ouvrir au Crédit Lyonnais un compte courant au nomde M. Alain Plonévez.

Trois jours encore s’écoulèrent, quiajoutèrent à la lente amélioration de l’état d’Ervoan. Le blessé,très affaibli par la perte de son sang, put s’alimenter etrecouvrer des forces.

Au bout de ce temps, voyant son frère en voiede guérison, Alain annonça son départ pour le surlendemain, puis serendit à Ker Gwevroc’h, afin de prendre congé des dames dumanoir.

Il y trouva la joie encore exultante. Ilembrassa tendrement Pablo, qui ne cessa de le nommer son frère.

Le jeune capitaine quitta Louannec le soir dece jour et gagna Paris, d’où il passa en Belgique.

Ce fut d’Anvers qu’il adressa àMme Hénault une dépêche sommaire, ainsiconçue :

« Trouvé l’objet rêvé. Rentre enFrance pour conférer avec vous. Serai Paris demain soir, sixheures. »

« J’y serai aussi », décida lavieille dame.

Tout aussitôt, à la grande surprise de sonentourage, elle prépara une valise, fit atteler et, sans fournir lamoindre explication, se fit porter à Lannion, où elle prit le trainde huit heures, correspondant à Plouaret avec l’express deBrest.

Le lendemain, elle était à Paris et serendait, dans la soirée, à la gare du Nord pour y attendrel’arrivée d’Alain par le rapide de Bruxelles.

« Mon cher monsieur Plonévez, luidit-elle gaiement, j’ai voulu vous économiser du temps et un chemininutile. Nous allons nous reposer ce soir à l’hôtel et nousrepartirons demain pour Anvers.

– À la bonne heure ! s’exclama lejeune Breton. Voilà comment je comprends que l’on mène lesaffaires. Je ne suis que capitaine, madame. Vous êtes monamiral. »

La vaillante femme ne put s’empêcher derire.

« Hé ! hé ! fit-elle, quediriez-vous si l’amiral voulait s’embarquer sur le vaisseau de soncapitaine ? »

Alain partagea son hilarité.

« Je n’aurais rien à dire, puisqu’iluserait de son droit. N’est-ce pas, d’ailleurs, sous votre pavillonque nous allons naviguer ? Il est donc tout à fait juste quevous connaissiez le navire qui doit vous porter. Je crois que vousne serez pas mécontente de mon choix. »

Il expliqua allégrement qu’il considérait satrouvaille comme une prédestination du sort. Comment, en effet,désigner d’un autre nom les circonstances qui l’avaient conduit àAnvers où il allait découvrir un superbe bateau, récemmentconstruit pour un milliardaire américain, tenant à la fois du yachtet du destroyer, ayant fourni aux essais une vitesse de trentenœuds et pouvant se maintenir huit heures à celle de vingt-cinqnœuds ? Comment surtout expliquer que ce navire, dont lepropriétaire était mort subitement et dont ses héritiers sedéfaisaient au prix de quinze cent mille francs, eût reçu le nomsymbolique de Némésis, c’est-à-dire de la déesse desjustes vengeances ? Car n’était-ce pas à une œuvre de justevengeance, contre des écumeurs mis au ban de l’univers, qu’allaits’employer cette providentielle Némésis ?

La journée s’acheva en conversations et encourses à travers Paris, et, le lendemain, ainsi qu’il avait étéconvenu, la vieille dame et Alain prirent le train pour laBelgique.

Six heures plus tard, ils mettaient pied àterre dans la belle cité de l’Escaut et, le déjeuner pris aussipromptement que possible, se dirigeaient vers les admirablesbassins du port.

Là se balançait sur ses ancres le beau naviredont Alain Plonévez avait entretenuMme Hénault.

Celle-ci voulut le visiter sur-le-champ. Leyacht était entièrement neuf. Il n’y avait pas un mois qu’on enavait achevé le boisage intérieur, aussi luxueux que pouvait ledésirer un amateur qui y consacrait le double de la somme quedemandaient les héritiers pour s’en défaire.

En revenant au quai,Mme Hénault manifesta son émerveillement à Alain.Modeste autant qu’avisé, le jeune capitaine se félicita néanmoinsd’avoir eu la main si heureuse.

« Il nous faut, maintenant, conclut-il,achever l’aménagement et l’approvisionnement pour une longuecroisière, et, ce qui sera plus difficile, recruter un équipaged’élite. C’est à cela que je vais pourvoir au plus tôt.

Chapitre 10La Némésis.

Le 1er novembre, le port decommerce de Brest reçut un bateau de plaisance qui fut, toutaussitôt, l’objet d’une vive curiosité de la part des habitants etde la population maritime de la ville.

Ce navire, qui battait pavillon belge etappartenait, disait-on, à un sénateur anversois, mesuraitquatre-vingts mètres de longueur, de la guibre au couronnement del’arrière, et sept mètres de largeur sur le pont. Élégant etgracile, gréé en brick, avec misaine et grand mât, sans artimon, ilavait une hauteur de deux mètres seulement à l’arrière, tandis qu’àl’avant le taille-mer s’élevait du double au-dessus de l’eau. Sontirant d’eau était d’un mètre à l’avant, de quatre à l’arrière.

Il apparaissait donc tout de suite comme unvéritable coursier de l’océan, spécialement construit pour lesvitesses supérieures à la norme habituelle.

Sur le pont, indépendamment de ses deuxcheminées, le navire montrait deux superstructures rectangulaires,les spardecks de l’avant et de l’arrière. Ses mâts, peu élevés,appartenaient au type du gréement aurique, c’est-à-dire engoélette. Ils ne figuraient là qu’à titre d’ornements, peut-êtreaussi pour permettre le repos de la chauffe, en cas d’interruptionforcée.

Le dessin du bateau en faisait un yacht deplaisance. On le reconnaissait d’ailleurs à la richesse de sonbordé, au luxe de ses bois et de ses cuivres. L’acajou y avait étéprodigué en revêtements intérieurs. Partout ailleurs, au poli de lacarène, on devinait l’emploi du teck, aussi bien dans l’armaturedes couples que dans la doublure du vaigrage.

Mais, sous d’autres aspects, il eût pu seprésenter comme vaisseau de guerre, tant l’étroitesse de ses flancslui donnait l’apparence d’un de ces lévriers sloughis dont lamaigreur est caractéristique de leur rapidité. Il portait, enoutre, une artillerie légère, de douze pièces, que l’on voyaitdistribuées à la fois sur les spardecks, à l’avant et à l’arrière,et sur les coursives de tribord et bâbord. De fortes gaines de cuirles dissimulaient entièrement aux regards, tout en accusant leursinquiétantes silhouettes.

Ce fut précisément cette figure sournoise quiexcita au plus haut point la curiosité des Brestois, plusparticulièrement des officiers de marine, dont beaucoup demandèrentà visiter le mystérieux navire. Et l’on ne fut pas peu surprisd’apprendre que ce yacht belge était commandé par un jeunecapitaine français, et, qui plus était, par un enfant du pays, unbreton des Côtes-du-Nord, nommé Alain Plonévez.

L’équipage lui-même, composé de trenteofficiers et matelots, ne comptait que deux Belges, leschauffeurs.

Cependant le yacht Némésis, tel étaitson nom, n’était venu à Brest que pour faire le plein dans sa souteà charbon et dans les flancs de la chaufferie. Du moins tel fut leprétexte qu’il invoqua. On remarqua pourtant que le capitaine avaitété reçu à deux reprises par le préfet maritime, avec qui il avaiteu d’assez longues conférences.

Le quatrième jour après son arrivée, plusexactement le 5 novembre au matin, il quitta le port et aprèsquelques évolutions dans la rade, évolutions au cours desquellesl’amiral et une partie de son état-major embarqués en curieux,purent constater que le yacht pouvait donner la prodigieuse vitessede trente-deux nœuds, qui est celle des contre-torpilleurs auxessais, la Némésis prit définitivement congé de la villede Brest et disparut en quelques minutes sur l’horizon duGoulet.

Depuis six semaines de graves décisionsavaient été prises à Ker Gwevroc’h.

Mme Hénault, à son retourd’Anvers, s’était arrêtée à Paris et avait obtenu une audience duministre de la Marine.

Avec une logique et une clarté souveraines,elle lui avait exposé les récents événements accomplis à Louannec,et qui, par une chance inattendue, avaient mis entre ses mains lesecret des pirates internationaux dont la police du monde entiercherchait vainement la trace depuis nombre d’années.

Elle avait, en outre, notifié au ministre savolonté de poursuivre, à son compte et par son initiative privée,l’œuvre de justice que réclamaient les forfaits, impunisjusqu’alors, dont toutes les chancelleries s’étaient émues.

La surprise avait été grande au Ministère. Iln’avait fallu rien moins que les preuves fournies par l’énergiquefemme pour convaincre le ministre.

Mais alors, plein d’admiration, celui-ci avaitdonné toute son approbation et promis tout son appui àMme Hénault.

Le premier effet de ce concours officiel avaitété que le ministre avait obtenu de son collègue de la Justice lasuspension de toutes recherches judiciaires au sujet d’YvesPlonévez, ce dernier devenant l’auxiliaire deMme Hénault et étant appelé à lui rendre designalés services. Il avait exigé, toutefois, que le commandementdu yacht, affecté à la besogne de recherches, serait remis à unofficier de marine, le choix du titulaire étant laissé, d’ailleurs,à Alain Plonévez, qui figurerait à titre de second ; quel’équipage fût composé d’hommes choisis et éprouvés.

La vieille dame n’était que trop bien disposéeà tenir compte de ces avis. Elle en fit part à Lân, qui ysouscrivit avec d’autant plus d’empressement que cette décisionministérielle mettait à couvert sa responsabilité de capitainedébutant en une carrière difficile.

Il résulta de l’accord des parties que cedernier se rendrait à Brest où, parmi plusieurs officiers sous lesordres desquels il avait servi, il demanderait l’acquiescement decelui à qui la mission lui paraîtrait le mieux dévolue.

Telle fut la raison qui amena le yachtNémésis à Brest d’où il repartit, emmenant à son bord,avec le consentement de l’amiral et sur l’offre d’Alain, l’enseignede vaisseau Eugène Le Gouvel, désormais capitaine en titre, dontLân Plonévez devenait le second.

À Saint-Servan, où il devait relâcher, ilprendrait en outre deux seconds maîtres mécaniciens, placés sousles ordres du mécanicien Grandy, et un médecin, le docteur Perrot,un ami de la famille Hénault.

À partir de ce moment le personnel du bateaupouvait être considéré comme entièrement complété. Il comprenait,outre le capitaine, son second, les trois mécaniciens et lemédecin, un maître d’équipage, un armurier, cinq gabiers, deuxtimoniers, deux mousses, ensemble dix matelots de pont, plus troisgraisseurs et six chauffeurs pour la machine, un cuisinier, unmaître coq et un infirmier.

Tout ce monde occupait, les officiers et lemédecin, le gaillard d’arrière, l’équipage, un carré situé àl’avant, précédant le gaillard opposé. Au-dessous de celui-ci,divisé en salle à manger et salon, étaient disposées quatre cabinesdont les occupants n’étaient pas encore connus.

On ne devait prendre ceux-ci à bord que versle 12 novembre en pleine mer.

Car il s’agissait de donner le change auxespions et agents secrets de la piraterie internationale dont lesyeux devaient être ouverts un peu partout et particulièrement fixéssur les alentours de Louannec, où le crime de Lopez n’avait pupasser inaperçu.

Ces mesures de précaution avaient étéconseillées par le ministre lui-même, lequel, en même temps qu’ilavisait toutes les chancelleries des puissances, en recevait descommunications précises.

Mme Hénault avait fait savoirde son côté qu’elle entendait prendre sa part de l’expédition.Seule, en effet, elle pouvait fournir des indications exactes surl’identité de ce Ricardo Lopez, qui paraissait être l’âme damnée duchef des pirates. Elle possédait, en outre, des documentsétablissant la concordance de certains pillages organisés, tant enAmérique qu’en d’autres parties du monde, et qui prouvaient leconcert d’une bande fort bien disciplinée. De ce nombre était lemassacre du personnel noir d’une factorerie fondée jadis parM. Hénault sur le Rio Nuñez, au nord de la stationsénégalienne de Conakry. La vieille dame, confirmée en ceci par lesdires d’Yves Plonévez, avait quelques raisons de soupçonner laprésence d’une embuscade ou d’un point de relâche des brigands auxenvirons de ce cours d’eau africain.

Alain et le commandant Le Gouvel n’avaient pus’opposer au désir de l’énergique sexagénaire. Ils avaient, parcontre, fait de respectueuses objections à l’intention manifestéepar elle d’emmener également sa belle-fille, les deux enfants,Pablo et Irène, et une jeune servante bretonne très dévouée à sesmaîtres.

Mais la volonté de Mme Hénaultétait aussi ferme que ces desseins étaient clairvoyants.N’était-elle pas d’ailleurs la propriétaire du yacht ?

Force fut donc aux officiers de s’inclinerdevant cette volonté inébranlable.

La résolution avait été prise un soir, àl’issue du dîner, entre la belle-mère et sa bru, en présence desdeux enfants.

La vieille dame, jusqu’à ce moment, n’avaitpoint ouvert la bouche sur ces projets, ni fourni aucuneexplication relative à ses récentes absences de Ker Gwevroc’h. Etcomme, malgré son inaltérable bonté, on la savait d’un caractèreautoritaire, nul n’avait osé l’interroger sur ces fugues devenuesfréquentes depuis deux mois.

Ce jour là, donc, après une visite à la mammPlonévez, qu’on avait trouvée toute réjouie d’avoir guidé lespremiers pas de son fils convalescent, on était revenu au Trévou,sous un ciel d’octobre, maussade et ouaté de brume.

Les esprits étaient un peu soucieux. On avaitremarqué le mutisme croissant de l’aïeule et, depuis le déjeunersurtout, celle-ci avait gardé un silence presque absolu, méditant,sans nul doute, quelque grave communication.

Les prévisions s’étaient justifiées, l’attenten’avait pas été trompée. Au dessert, Mme Hénaultavait parlé.

« Mes enfants, avait-elle dit,s’efforçant de comprimer son émotion, je vais vous quitter pourquelque temps.

– Nous quitter ? » s’écriadouloureusement Isabelle.

Et les voix, non moins anxieuses des enfants,répétèrent :

« Nous quitter ?

– Oui, reprit la vieille dame, je vaisvous quitter, pas pour bien longtemps, j’espère, mais mon absencepourrait durer plusieurs semaines, peut-être même plusieursmois. »

Les paupières s’écarquillèrent, exprimantl’effarement de l’auditoire.

« Où donc allez-vous aller,bonne-maman ? interrogea naïvement Irène.

– C’est ce que j’allais vous apprendre,petite », répondit l’aïeule, dont le visage, jusque-là grave,et même un peu triste, s’éclaira d’un pâle sourire.

Alors, lentement, sans surcharger son récit dedétails inutiles, elle fit connaître à Isabelle et aux enfants lerésultat de ses démarches à la suite de la résolution qu’elle avaitprise.

Quand elle eut tout dit, exposant son plan etson projet, elle considéra les physionomies de ses auditeurs.

Isabelle, attristée, avait baissé le front,muette et retenant ses larmes. Irène, les prunelles brillantes,avait laissé s’exhaler un soupir, en murmurant :

« Vous allez faire un beau voyage,bonne-maman ? »

Mais Pablo, se levant, fit entendre un autrelangage.

« Grand’mère, dit-il, – et sa voixtremblait un peu, – je vais vous adresser une prière. Je demande àpartir aussi.

– Partir ! » s’exclama la mère,alarmée, en entourant brusquement de ses bras le cou de sonfils.

La vieille dame, elle, n’avait pas prononcéune parole. Il était à croire qu’elle avait prévu cetterequête.

Pablo reprit :

« Oui, partir, maman. N’est-ce pas pourmoi, pour me rendre mon identité, n’est-ce pas pour venger la mortde mon père que cette campagne est entreprise ? Et j’ydemeurerais étranger, alors que bonne-maman, à son âge, va yprendre part ? Et je resterais à terre, comme un poltron,comme un propre à rien, alors que, depuis huit ans, j’ai navigué,j’ai été mousse, j’ai grimpé aux vergues, j’ai couru le pont detous les bateaux, les hunes de tous les mâts, j’ai grimpé à tousles haubans ? Et j’aurais l’affront de demeurer inutile aumoment même où mes quatorze ans peuvent rendre les plus signalésservices ? »

Ses yeux étincelaient. Il paraissait grandi,devenu un homme. Sa taille souple et robuste se dressait comme unjeune chêne dont la croissance fera un arbre magnifique.

Mme Hénault, la mère, leconsidérait avec une émotion où la fierté se manifestait de voir unpareil rejeton s’épanouir sur le vieux tronc de la famillemalouine, car les Hénault étaient originaires de ce nid decorsaires glorieux. Et Isabelle, elle-même, bien que des pleurstremblassent au bout de ses cils, n’osait laisser sa tendresseprendre le pas sur son admiration.

Une discussion s’engagea au cours de laquelleles résistances de la pauvre mère fléchissaient progressivementdevant la réclamation de l’enfant.

À la fin, elle risqua, d’un organehésitant :

« Il y aurait un moyen de toutconcilier.

– Un moyen, Isabelle, dites-vous ?questionna la vieille dame.

– Oui. Ce serait que nous partissionstous avec vous. »

Elle avait prononcé ces mots avec l’exquisedouceur qu’elle mettait en toutes ses intonations. Et à entendrecette femme un peu craintive, pleine de morbidesse, parler aveccette tranquillité, l’aïeule avait ressenti une stupeur.

Quoi ! était-ce bien Isabelle qui faisaitune telle proposition ?

Elle garda le silence, et les enfants seturent également sous l’empire d’une surprise analogue.

Mais la jeune femme reprenait, trèsrésolument :

« Vous paraissez étonnée, ma mère ?Qu’y a-t-il d’extraordinaire dans ma déclaration ? J’admirel’énergie dont vous avez fait preuve en toute cette affaire ;je ne puis me défendre d’un sentiment d’orgueil en écoutant lesparoles de mon petit Pablo. Et parce que la pensée d’uneséparation, si brève que je l’envisage, m’est insupportable, jel’écarte par la seule solution que comporte le problème :partir tous ensemble. »

Le doute n’était plus permis. Tout ce quevenait de faire entendre Mme Isabelle Hénaultn’était pas dit à la légère. C’était l’expression d’un sentimentréfléchi.

« Ma fille, répondit l’aïeule, vousfournissez en effet une solution au problème qui nous occupe.Encore faut-il que je m’assure de ce que cette solution a deréalisable. Je vais y méditer jusqu’à demain. Puis nous aviseronsen commun aux moyens de la réaliser. »

On n’aborda plus le sujet de la soirée, etl’on se retira de fort bonne heure, chacun ayant l’espritpréoccupé.

Le lendemain, Mme Hénault lamère assembla toute la famille et fit connaître sa propredécision.

Si le yacht était assez bien aménagé pourpermettre l’installation à son bord de trois femmes et de deuxenfants, il n’y avait plus d’hésitation.

En conséquence elle allait écrire à AlainPlonévez pour lui soumettre le désir commun. Selon l’avis qu’ilexprimerait, l’idée d’Isabelle serait rejetée ou mise àexécution.

Très tranquillement, mais très fermement, lamère de Pablo signifia son ultimatum.

« On ne peut refuser à mon fils la faveurqu’il sollicite. C’est un peu son droit qu’il réclame. Mais, s’ilpart, je le suivrai. »

Il n’y avait pas à s’opposer à une volontémanifestée avec une aussi douce ténacité. Au surplus, on n’eut pasà la discuter longuement.

La réponse d’Alain Plonévez fut aussifavorable qu’on la pouvait souhaiter. Elle indiquait que lelogement réservé aux propriétaires du yacht, sur l’avant du bateau,était suffisant pour permettre l’installation des cinq personnesdésignées. Elle soulevait néanmoins quelques objections surl’inconvénient qu’il pouvait y avoir à mêler des femmes et desenfants, exception faite en faveur de Pablo, à une aventure où il yaurait certainement des fatigues à endurer, peut-être même desdangers à courir.

Après un dernier débat avec sa belle-fille,Mme Hénault, voyant sa résolution inébranlabledécida qu’il sera donné suite à son projet.

On activa donc les préparatifs du départ, et,le 10 novembre, le landau de Ker Gwevroc’h emporta les voyageurs etleurs bagages jusqu’à la gare de Lannion, d’où ils prirent le trainà destination de Saint-Malo.

L’embarquement à bord de la Némésiss’effectua le lendemain, 11, à quelque distance du port.

Ce fut un départ joyeux pour les enfants,Irène s’exaltant à la pensée d’une longue promenade en mer, Pabloravi de se retrouver sur le mobile élément qui, pendant tantd’années, avait bercé son enfance. Au contraire, l’adieu à la terrefut, pour les deux femmes, empreint d’une grave mélancolie. Aprèsdouze ans d’un séjour sur la terre ferme, séjour attristé par lalongue nuit où avait dormi l’intelligence d’Isabelle, voici que leretour du bonheur et de la lumière était lui-même subordonné auxaléas d’un déplacement imprévu.

Toute la paix de Ker Gwevroc’h, la miraculeusefélicité octroyée par la destinée, qui venait de rendre à la mèredésolée l’enfant qu’elle croyait à jamais disparu, étaienttroublées par cette nouvelle obligation d’assurer l’avenir de Pabloet son identité officielle.

« Allons, ditMme Hénault, en mettant un baiser sur le front desa belle-fille, soyons reconnaissantes à la Providence de tout cequ’elle a déjà fait pour nous, et ne lui reprochons pas ce légersurcroît de peine par lequel elle nous fait acheter notreallégresse à venir. Qu’est-ce, d’ailleurs, que cette absencemomentanée loin de notre foyer ? Bien des gens nousporteraient envie estimant que nous allons faire un merveilleuxvoyage d’agrément.

– Vous avez raison, ma mère, reconnutIsabelle, en s’efforçant de sourire. J’aurais tort de me plaindre,puisque le sort, tout en m’éloignant de notre cher Ker Gwevroc’h,ne me sépare ni de mon fils, ni de vous. »

Au reste, les premières heures del’installation apportèrent d’assez nombreuses distractions pour queles esprits se détournassent des réflexions moroses.

Outre qu’il fallut procéder à l’aménagementdes cabines, à la réglementation minutieuse de l’emploi des heuresà bord, on eut encore l’attrait de la nouveauté pour égayer lesdébuts de la croisière.

Et cette nouveauté, ce fut, tout d’abord, laprise de possession du domicile flottant, la présentation dunouveau commandant, l’enseigne Le Gouvel, du chef mécanicienGrandy, et de tout l’équipage, la visite détaillée du yacht, objetde la curiosité admirative des voyageuses et de l’enthousiasme desenfants.

Initié à toutes les particularités de la viede matelot, Pablo n’eut à s’instruire que sur le chapitre desmoyens mécaniques mis en œuvre dans la construction et lapropulsion de ce vaisseau modèle, le type le plus récent et le plusbeau des unités similaires de la navigation de l’avenir.

Il en acquit rapidement la connaissance, grâceaux complaisantes indications que lui fournit son ami Alain,lui-même enseigné plus complètement par le chef mécanicienGrandy.

La Némésis avait été exécutée sur lesplans d’un ingénieur français, amendés et complétés par lerichissime étranger qui leur avait donné la réalisation.

La conception créatrice avait assuré au yachtune singularité mixte, entre le destroyer, arme de guerre, et lebateau de plaisance destiné à servir les caprices d’une humeurchangeante, éprise de mouvement et de vitesse. Sa propulsion étaitréglée par des machines d’une puissance maxima de 6 800chevaux, à turbines, actionnant cinq hélices, dont une seulecentrale dans le prolongement de l’étambot, pouvant, d’ailleurs,s’engrener pour la marche arrière, les quatre autres étant montéesdeux par deux sur les arbres de tribord et bâbord. La marche enavant exigeait le jeu de quatre turbines ; une seule suffisaità actionner l’hélice centrale pour la marche arrière.

Ces turbines elles-mêmes procédaient d’uneingénieuse combinaison entre le système Astor et le système Laval,permettant une surélévation de vitesse, qui pouvait atteindretrente-deux nœuds, où une réduction à douze nœuds pour ledéplacement normal.

En prenant possession du commandement,l’enseigne Le Gouvel n’avait pu s’empêcher d’exprimer à AlainPlonévez sa satisfaction d’avoir à manier une nef atteignant un teldegré de perfection.

« En vérité, lui avait-il dit, je croisque nous possédons le plus rapide coursier de la mer qui se puisseconcevoir.

– Sans doute, avait répliqué Lân, mais cecoursier demande à être suralimenté. Il est terriblement vorace.Savez-vous qu’une course fournie avec le maximum de vitesse nouslaisserait en panne au bout de trente heures ?

– Oui, reconnut l’enseigne en hochant latête, et c’est là le grand obstacle que la vitesse trouveratoujours devant elle. Comment jalonner une route de mer, yinstaller des postes de relâche assez nombreux pour que les naviresy trouvent leur combustible préparé d’avance toutes lesvingt-quatre heures ? Si parfaits que soient les engins depropulsion, leur voracité croîtra en raison directe de la vitessedépensée, et il ne sera jamais possible à un navire d’emporter enses flancs le charbon nécessaire à cette prodigieuseconsommation.

– N’aurons-nous pas les briquettes depétrole ? »

L’officier fit un geste évasif, qui exprimaitune réelle désillusion.

« Les briquettes de pétrole ? Oui,sans doute, je sais. On en a fait l’expérience. Mais ne tenez-vousaucun compte de l’usure et de l’encrassement ? L’impossibilitéde recourir à ce combustible est déjà si bien envisagée qued’audacieux inventeurs prétendent y substituer l’alcool. Ah !il n’y aura lieu de se féliciter que le jour où l’électricité auravictorieusement chassé tous ces moyens encore tropprimitifs. »

Ce dialogue avait pour auditeur Pablo,toujours avide de s’instruire et qui, lorsqu’il avait bien retenuun enseignement, s’efforçait de l’inculquer à sa petitecompagne.

D’autres fois, aux applaudissements del’équipage, au grand effroi d’Irène et des dames Hénault, legarnement se donnait le plaisir de grimper aux haubans, d’escaladerles mâts jusqu’aux pommes de perroquets et de cacatois.

Cependant, quand il s’aperçut que cesspectacles blêmissaient le front de sa mère au point de faireredouter un évanouissement, il modéra son ardeur et promit de neplus renouveler ses prouesses vertigineuses. Il fit toutefois uneréserve :

« Le jour où nous aurons pris cettecanaille de Ricardo ou son patron, le señor Gonzalo Wickham, c’estmoi qui irai allumer une fusée à la pomme du grand mât. »

On s’en tint à cette promesse, et, pendant lesjours qui suivirent, Pablo se montra tout à fait« sage ».

Pendant ce temps, la Némésis,ménageant ses provisions, s’en allait à l’allure de douze nœuds,tirant des bords successifs de la côte bretonne à la côte anglaise.Se tenant en rapports constants avec la terre, elle attendaitqu’une dépêche vraiment significative lui révélât une pistesérieuse, car, depuis trois mois que le Cacique avait étévu à Brest, on n’en avait plus de nouvelles. Nouveau Protée, leyacht avait dû changer de figure au besoin des circonstances et desrencontres périlleuses.

Le 20 novembre, au moment où laNémésis, après avoir couru aux alentours de la côted’Arvor jusqu’à Lorient venait de jeter l’ancre dans la baie deDouarnenez, le canot détaché aux renseignements ramena lecommandant Le Gouvel et le second Plonévez porteurs d’une dépêchedu ministère de la Marine.

Cette dépêche leur signalait qu’un naviresuspect avait été frappé d’embargo dans le port de la Canée et sonéquipage emprisonné sous l’inculpation de trafic de contrebande deguerre en même temps que de piraterie. Avis était donc donné auyacht de se transporter le plus rapidement possible en Crète.

Cette fois, on était en présence d’une pistesérieuse. Quel était le navire ainsi arrêté ? Dépendait-il del’association internationale des malfaiteurs ? On devait lesupposer, car s’il se fut agi du CaciquealiasMapana les renseignements fournis au ministère auraientprécisé les caractères du bateau et de son personnel.

Il fallait donc s’assurer de cette premièreindication qui permettrait, sans doute, de donner une base préciseaux recherches ultérieures.

Le yacht s’éloigna donc définitivement desrivages de France. Il porta son allure à dix-huit nœuds et, le 25du mois, après avoir franchi, sans arrêt, le détroit de Gibraltar,se trouva à la hauteur des Baléares. Le 27, il doublait la côte deCandie et entrait dans le joli port de l’ancienneCydonia.

Il y arrivait trop tard. La justice de SaHautesse le Sultan avait été expéditive. Sur les douze hommes quicomposaient l’équipage du Tiger,c’était le nom dubrick-goélette dont les flancs contenaient les munitions de guerredestinées aux insurgées de l’Ida, trois, parmi lesquels lecapitaine, venaient d’être empalés, quatre avaient reçu une tellebastonnade qu’ils agonisaient à l’hôpital international, et lescinq autres attendaient qu’on les dirigeât sur les mines duCaucase, à moins que leurs gouvernements ne les réclamassent pourleurs propres bagnes.

Les uns et les autres étaient de nationalitécolombienne.

Chapitre 11En chasse.

Les dames Hénault ne passèrent à la Canée quevingt-quatre heures. Le commandant Le Gouvel, en effet, venait d’ytrouver, avec de nouveaux avis du Ministère, des documents pris surle bateau contrebandier, établissant, sans doute possible, lacomplicité de ses gens dans l’association cosmopolite qui mettaitle monde en coupe réglée. Et l’une des pièces ainsi interceptéesdénonçait le passage du Cacique à Constantinople, àAthènes, à Brindisi, à Malte. Le yacht de Gonzalo Wickham avaitdonc repris sa course vers l’ouest et le peu qu’on savait de luipermettait de supposer que sa vitesse égalait celle de laNémésis.

Le Gouvel et Plonévez discutèrent doncsérieusement le plan qu’ils devaient adopter.

Manifestement, il était inutile de visiter lesports de Tunisie et d’Algérie, où la police prévenue était auxaguets. Tout au plus pouvait-on soupçonner un contact des audacieuxbandits avec les côtes de Sicile ou d’Espagne.

Cependant, au passage du yacht à la hauteur deMinorque, un steamer charbonnier, venu à sa rencontre pour letransbordement du combustible, fournit quelques indicationsutiles.

On apprit, de la sorte, que, huit jours plustôt, quelques paysans du Mahon avaient dénoncé aux autorités laprésence, dans une crique du rivage, d’un bateau fort élégant, dontcelui qui paraissait en être le capitaine était descendu à terre ets’était promené plus d’une heure aux environs. Le signalement dupersonnage répondait à celui de Gonzalo Wickham. Les gendarmes misen mouvement étaient arrivés juste à point pour voir le forbandisparaître à l’horizon. On se rapprochait donc des pirates,puisqu’une semaine plus tôt, ils étaient encore dans les eaux desBaléares.

Le Gouvel et Alain décidèrent sur-le-champ demarcher à la vitesse de vingt nœuds pour rattraper le temps perdu,et de ne loucher qu’à Tanger, les ports espagnols devant êtreétroitement surveillés par les agents internationaux.

« Il faut bien, pourtant, disait lecommandant, qu’ils fassent du charbon quelquepart ? »

À quoi Lân répondit, en hochant latête :

« À moins qu’ils ne soient approvisionnésen cours de route par des charbonniers amis, comme nous venons del’être nous-mêmes. »

Et, devant le regard stupéfait de son chef, ilne put se défendre de sourire, ajoutant :

« Je ne sais pourquoi, mais je suis hantéde l’idée que ce même charbonnier est un complice des bandits,qu’il a pris prétexte de notre propre fourniture pour se déroberaux investigations de police et munir notre adversaire aussi bienque nous. »

Plus gravement, il insista :

« Mes soupçons peuvent n’avoir rien defondé, mais vous connaissez le proverbe : « Deux sûretésvalent mieux qu’une », je vous proposerais…

– Que supposez-vous donc »,interrompit Le Gouvel, qu’une appréhension soudaine venait demordre au cœur.

Alain s’expliqua. Le combustible acheté aubateau mahonais ne représentait guère qu’une vingtaine de tonnes,le surplus devant être pris à Tanger ou dans un port de la côteportugaise. Avec de pareils ennemis, tout était à redouter et àprévoir. Ne pouvaient-ils avoir mêlé au charbon quelque matière demauvaise qualité, susceptible d’encrasser ou d’obstruer lachauffe ?

« Parbleu ! vous avez raison, moncher, s’exclama l’enseigne. Il nous faut vérifier sur l’heure lechargement. »

Bien leur en prit. Par bonheur, la soute étaitdistribuée de telle sorte, pour le contrôle de la dépense et lafacilité du service, que les compartiments ne s’emplissaient qu’aufur et à mesure des besoins de la marche.

Il fut aisé de vérifier le charbon pris àMinorque. On le trouva de qualité très inférieure, mélangé debeaucoup de pierres. Il en fallut donc faire un tri minutieux, auterme duquel on constata que la déperdition était d’un quart aumoins du combustible acheté.

Mais ce qui provoqua chez les officiers etparmi les chauffeurs une légitime colère, consécutive à un premiermouvement d’effroi, ce fut la découverte parmi les agglomérésmisérables, de deux bombes de dynamite, dont la forme imitait à s’yméprendre des briquettes.

Le yacht l’avait échappé belle. Ce n’était passeulement un arrêt fatal dans la marche du navire qui venait d’êtreainsi providentiellement prévenu ; c’était la destruction mêmede la Némésis, sans possibilité de secours, qu’unévénement accidentel conjurait. Mais un ardent désir de vengeancegrandit dans les âmes de ces hommes si lâchement menacés et stimulaleur énergie.

Le yacht atteignit Tanger le surlendemain. Làencore on recueillit quelques indications et l’on dénonça latentative dirigée contre la Némésis.Mais déjà lesdifficultés se multipliaient. Ce n’était plus la Méditerranée,c’était l’Océan qui s’ouvrait devant les investigations du yacht.Sur cette nappe immense, quelle chance pouvait-on avoir desurprendre des pirates qui, depuis plus de dix ans, se faisaient unjeu de dépister toutes les poursuites comme toutes lessurveillances ?

Parmi les hommes qui composaient l’équipagefigurait Yves Plonévez. Il avait supplié son frère de le prendre àson bord, convaincu que, malgré l’état précaire de sa santé, ilpourrait rendre d’utiles services. Pablo et les dames Hénaultavaient appuyé cette demande. Qui pouvait mieux que l’ex-matelot duCacique découvrir et signaler la présence d’un naviresuspect ?

Lân avait donc consenti à engager le blessé.Mais sa faiblesse encore excessive ne permettait pas qu’on exigeâtde lui un labeur considérable. On se borna à lui assigner un rôlede vigie, que son excellente vue, aidé d’une puissante lorgnette,lui permit de tenir à la satisfaction générale.

La vie à bord du yacht n’allait pas sans unecertaine monotonie, et il était à craindre que les femmes –Mme Isabelle du moins – s’énervassent en cedéplacement invariable qui, sans leur accorder le répit d’unedescente à terre, n’offrait à leurs yeux fatigués, que le spectaclecontinu du ciel et de l’eau.

Là n’était pas le seul inconvénient. L’objetqu’on s’était proposé était tout le contraire d’un voyaged’agrément. Après les ravissements des premiers jours étaient venusla lassitude très naturelle, presque le dégoût de cette existencequi, sans manquer de perspectives, n’y rencontrait aucune variétéreposante.

En outre, les divers états du ciel et de lamer, tantôt calmes, tantôt agités, ébranlaient la solidité desrésistances. Quel que fût le luxe de l’aménagement intérieur, il nepouvait remédier aux brusques secousses des lames, à la trépidationininterrompue du navire, aux nauséabonds balancements du tangage.Et le terrible « mal de mer », dont les plus éprouvésmarins ne peuvent s’affranchir entièrement, commençait à exercerses ravages dans les cabines du gaillard d’avant. DéjàMme Hénault, la mère, envisageait avec inquiétudeet dépit, l’éventualité d’un débarquement, peu rassurant pour sabelle-fille, en quelque ville d’Afrique au climat insalubre. Ellen’avait encore fait part de ses alarmes à qui que ce fût, mais, àvoir la mère de Pablo, pâle, anémiée, se traîner péniblement de soncadre au rocking chair qu’on installait pour elle sur lespardeck, elle ne pouvait s’empêcher de laisser lire le souci surson front plissé de rides.

À plusieurs reprises, elle avait pu voir lesyeux d’Alain se fixer sur elle et lui traduire les appréhensionspersonnelles du jeune capitaine au long cours.

Or, on était en décembre, mois où la tempêtese déchaîne âprement sur les côtes marocaines. Qu’allait-il advenirdes voyageurs au milieu des fureurs de l’Océan ? Déjà laservante Anne-Marie semblait atteinte des prodromes d’une égalelangueur.

Mme Hénault voyait doncapprocher l’heure, où, à son grand regret, elle serait contraintede demander aux officiers du yacht une relâche à Saint-Louis ouDakar, à moins que l’on ne préférât le séjour paradisiaque desCanaries.

On en était à ce point d’incertitudeangoissante, lorsque, le 15 décembre, du haut de la hune demisaine, Ervoan laissa tomber ce cri significatif :

« Voile, – à tribord, – trois milles, –sous le vent. »

« Une voile », cela voulait dire unnavire suspect.

Ceci, il était inutile que la vigie leprécisât. Tout le monde avait compris la désignation.

En un clin d’œil les dispositions furentprises à bord du yacht, le branle-bas de combat ordonné au sifflet.Par mesure de précaution, le commandant Le Gouvel pria les dames dese laisser enfermer dans leur cabine. Quant à Pablo, il futimpossible de l’assujettir à la même règle. Il venait, comme unécureuil, de grimper jusqu’auprès d’Ervoan et, lui empruntant sesjumelles, il avait fouillé attentivement l’horizon de la mer.

L’instant d’après, il était redescendu sur lepont et confirmait l’annonce du frère d’Alain.

Ce n’était pas une « voile », maisdeux que la vigie avait découvertes. Des deux bateaux signalés,l’un était, à n’en pouvoir douter, le Cacique. L’œilclairvoyant d’Yves ne s’était pas laissé tromper. Il avait reconnule long bateau dépassant par ses extrémités un second navire groset court qui le masquait. Et ce second navire ne pouvait être qu’unde ses complices, venu le ravitailler en pleine mer.

« À la bonne heure ! s’exclama LeGouvel. Nous allons pouvoir, cette fois, nous renseigner utilement.Il nous suffit de mettre la main sur ce pourvoyeur. Nous ytrouverons, à coup sûr, des indications précises.

– Hum ! prononça Alain. Je ne suispas si sûr que cela du résultat. Croyez-vous que d’aussi audacieuxbrigands laissent des traces de leur passage, des jalons de leurroute ?

– Que voulez-vous dire ? interrogeal’enseigne, hésitant.

– Je veux dire, expliqua Lân, que cebateau secondaire peut fort bien n’être qu’un trompe-l’œil, destinéà nous donner le change. Il est possible, il est même probable,qu’après l’avoir vidé de sa cargaison, ceux que nous poursuivonsl’abandonnent à la dérive. En ce cas, nous aurions perdu notretemps. »

Le capitaine Le Gouvel fut frappé de lajustesse de l’observation. Il hésita sur le parti à prendre.

On fit le point. On se trouvait exactement par16 degrés de longitude occidentale, sous le trentième parallèlenord, à cinquante-cinq milles environ de l’île de Fuerteventura,qui dépend de l’archipel des Canaries. Il était certain que lesdeux bateaux pirates avaient pris contact avec quelque port decette côte hospitalière.

« Nous n’avons pas le choix, conclutl’enseigne. Donnons la chasse aux véritablesbandits ! »

La Némésis se ramassa sur elle-mêmecomme un félin qui va bondir. En un clin d’œil, les chaufferiesfurent chargées. Le chef mécanicien et ses aides prirent place àleurs machines respectives, dont les chambres furent instantanémentcloses, et le premier commandement qui tomba dans le porte-voix futcelui-ci :

« Soixante-dix tours. »

La seconde d’après, la voix du capitainejetait successivement les chiffres de vitesse croissante :

« Quatre-vingts, cent, cent vingt-cinq,cent soixante, deux cents. »

Le yacht, tel un cheval de courseprogressivement entraîné, allongeait son élan, pressait sa marche.On n’en était encore qu’à vingt-deux nœuds. La marge était large,la propulsion, sur une nef aussi perfectionnée que laNémésis, pouvait atteindre quatre cents tours à laminute.

La mer était calme, ce qui permettait den’utiliser que l’hélice centrale et les deux hélices les plusextérieures de tribord et bâbord.

Mais les deux officiers étaient ménagers deleurs provisions. On n’était plus dans la Méditerranée, où lesports sont assez nombreux pour assurer un prompt ravitaillement encombustible. En outre, ces instruments d’action sont d’unemerveilleuse délicatesse. L’usure en est rapide et la fatiguedangereuse. Il faut également tenir compte de la presqueimpossibilité pour des chauffeurs européens de soutenir longtempsdes températures variant entre quarante et quarante-huitdegrés.

Brusquement, en levant les yeux, Alain putvoir le groupe des bateaux suspects dédoublé, comme se dédoublentcertaines étoiles sous l’œil du télescope.

« Malloz ! grommela-t-il en languebretonne. Le failli chien nous échappe. Il doit être aussi bienmachiné que nous. Voyez ! il a déjà gagné d’un mille surl’autre bateau. Il faudrait donner notre maximum. »

Le Gouvel serra les poings.

« Notre maximum ? Je voudrais bien.Mais il ne nous reste pas plus de quatre-vingts tonnes dans lasoute, quatre-vingt-dix avec les réserves des machines. À peinepourrions-nous fournir dix ou douze heures de chasse. Et,d’ailleurs… »

Il s’interrompit. Alain acheva sa pensée.

« Oui, et vous redoutezceci ? »

Il avait posé son doigt sur le baromètre qui,depuis le matin, accusait une dépression uniformément décroissante.Il accusait présentement 746 degrés, mais il était manifeste qu’iltomberait au niveau de « tempête ».

Or, au point où l’on se trouvait, c’est-à-direà trente degrés de la ligne équinoxiale, dans la saison et larégion des perturbations soudaines, il fallait prévoir quelqueformidable météore de la nature des cyclones et des typhons.

« Ah ! prononça le jeune enseigne,c’est une vraie calamité que nous ayons des femmes àbord. »

Alain ne répondit rien. Mais il partageait lesentiment de son chef.

Brusquement la voix d’Ervoan tomba demisaine.

« Bâbord, dans le vent, croiseuranglais.

– Signalez », dit Le Gouvel à sonsecond.

Le moment d’après, au-dessous du pavillontriangulaire, à bandes transversales rouge et blanc, s’alignaient,sur les drisses, les flammes multicolores qui exprimentl’abécédaire du Code maritime international.

Le croiseur anglais y répondait, tout enpressant son allure. C’était un de ces vaisseaux de guerre à marcherapide qui peuvent atteindre une vitesse de vingt-cinq nœuds. Ilvenait, superbe, fendant l’eau de son étrave droite, courant droitau pirate dénoncé.

L’accord était fait d’avance. Les deuxnavires, malgré leur différence, poursuivaient la même fin. Lecroiseur King Edward signala que, depuis trois jours, ilétait avisé de la présence du « Forban Noir » (c’était lenom dont se servaient les veilleurs espagnols) dans ces parages dedifficile surveillance. Il fut immédiatement convenu que le yachtet son puissant compagnon de route fonceraient sur le bateaususpect, que l’on voyait décroître rapidement à l’horizon. Mais ilétait encore à portée de canon.

L’anglais l’avertit d’un coup de semonce, quine servit qu’à accélérer la fuite du pirate. Alors le commandant duKing Edward invita la Némésis à s’emparer duvapeur laissé en arrière et à l’amariner, pendant que lui-même,chassant à vue, s’efforcerait de couper aux forbans la route dusud-ouest, afin de les rejeter sur la côte d’Afrique, où ilsrencontreraient sans doute les stationnaires français, anglais ouallemands.

« Le plan est bon, reconnut Alain.L’English va faire le plus ennuyeux de la besogne. Il est vrai que,s’il prend ces coquins, il s’en donnera les gants à la face dumonde entier. Mais en la circonstance nous n’avons pas mieux àfaire.

– Oui, appuya Le Gouvel, le docteur vientde me prévenir que la jeune Mme Hénault est fortsouffrante et qu’il y a urgence à la déposer à terre. Nous sommesassez proches de la Puenta de Cabras pour permettre à la malade des’y reposer dès ce soir.

– Sans doute, mais il faut nous hâter,car, outre qu’il fera nuit dans trois heures, l’ouragan commence àmonter du sud-est. C’est le mauvais vent du Sahara. Nous feronssagement de nous mettre à l’abri. »

Il n’était pas nécessaire de maintenirl’allure de vingt-deux nœuds.

Le yacht reprit donc sa marche normale,laissant porter vers le bateau-leurre abandonné par les pirates,afin de le prendre à la remorque jusqu’à la côte de l’archipel desCanaries. Quand on fut dans les eaux du petit steamer, labaleinière de la Némésis se détacha pour aller à lavisite. Lân Plonévez et six hommes de pont la montaient.

Ils abordèrent le navire par la hanche detribord et constatèrent sans surprise qu’il n’y avait personne àbord.

La chose avait été prévue par le second.

En revanche, le bateau, un vrai sabot, àcarcasse vermoulue, contenait encore un tiers de son chargement encharbon.

L’un des matelots fit cetteréflexion :

« Faut croire qu’ils n’ont pas eu letemps de tout transborder. Nous les avons surpris au milieu de labesogne.

– Bah ! fit un autre, c’est de bonneprise. Il y a bien là une vingtaine de tonneaux. Ça fera notreaffaire. »

Sur l’ordre d’Alain, l’épave fut immédiatementamarinée, et la remorque portée au yacht qui prit alors directementsa course vers l’île Fuerteventura, afin d’atteindre avant la nuit,s’il était possible, le petit port de la Pointe de Cabras.

Un débat s’engagea sur l’heure entre les deuxofficiers. Cette capture réjouissait l’enseigne Le Gouvel, hommejovial et d’humeur accommodante. Ces vingt tonnes de combustible,qui ne coûtaient que la peine de les prendre, lui mettaient le cœuren joie à l’égal d’un butin de guerre considérable. Plonévezs’empressa de le rappeler à la prudence.

« Hé ! hé ! il faut y regarderà deux fois. Souvenez-vous de notre aventure de Mahon. Qui nousassure que ce ponton n’est pas un brûlot destiné à nous fairesauter ?

– En ce cas, répondit le Gouvel, nousferons bien d’opérer le transbordement tout de suite.

– Je veux bien, à la condition que lecyclone nous en laisse le temps. »

Et, il montra du droit l’horizon du sud-ouestsoudainement assombri, comme si une fumée opaque se fût élevéeau-dessus de l’Océan jusqu’aux cieux.

« Bonne chance à l’engliche !plaisanta l’enseigne. Je ne crois pas que ce qui se prépare luifacilite la besogne. En tout cas, ce qui est bien certain, c’estqu’il va danser une belle gigue autrement qu’à la mode de sonpays.

– Nous aussi, commandant, si nous ne nouspressons pas », appuya Alain, le front barré d’une ride.

Comme pour souligner ces paroles, la mer segonfla rapidement et une lame, de six à huit mètres de hauteur,vint battre le yacht par le travers, déferlant sur le pont,inondant le rouf. La Némésis donna violemment de la bandeà tribord.

En un clin d’œil, on eut rabattu les capots,fermé les écoutilles et le navire s’apprêta à reprendre ses alluresde grande vitesse.

Mais si l’entêtement est la caractéristique duBreton, l’enseigne Le Gouvel, Finistérien, originaire deChâteaulin, était encore plus Breton qu’Alain Plonévez.

Il tenait à son idée, qui était de fairepasser à son bord le charbon trouvé dans la cale du mauvais steamerpris en remorque. Il donna donc l’ordre qu’on amenât celui-ci bordà bord avec le yacht, afin de procéder au plus vite à la besogne dutransbordement.

Cela n’allait pas « tout seul »,selon l’expression commune. La mer, en effet, se faisait de plus enplus grosse. Afin d’éviter des chocs préjudiciables au yacht, ondut fixer le bateau charbonnier à bâbord, à la façon d’un balancierde pros malais ou néo-hébridais. Cela fait, il fallutrouvrir les puits de soute et établir un pont volant entre les deuxcarènes, toutes choses de pénible aménagement et qui ralentissaientla marche du yacht.

Cependant la besogne s’accomplissait tant malque bien, et cinq tonnes de charbon étaient déjà passées des flancsde l’épave dans ceux de la Némésis, quand la survenanced’une nouvelle lame, celle-là suivie de plusieurs autres, avertitle capitaine qu’il y avait désormais péril à rester attaché à cecadavre.

En même temps, l’obscurcissement du cielhâtait la nuit toute proche et de furieuses rafales enveloppaientde leur fouet les deux navires liés.

Le Gouvel donna donc l’ordre de larguer lesamarres, se contentant de laisser la remorque au bateau capturé.Car, selon le Code international, bien que la prise fût légitime,les officiers du yacht en devaient justifier auprès des autoritéscompétentes, justification qui ne pouvait se faire que dans un portdes Canaries.

Brusquement, un événement se produisit quisimplifia le problème, tout en mettant en péril l’existence même dela Némésis.

Au milieu des violentes secousses du langage,tandis que les hommes affectés au transbordement se hâtaient dedégager le yacht et de filer la remorque de l’épave, on vit unmatelot surgir sur le pont de celle-ci et tendre des brasdésespérés à ses compagnons, avec des appels de détresse.

Dans la précipitation de la manœuvre, onl’avait oublié. Il accourait, affolé, réclamant le secoursimmédiat, et sa physionomie exprimait une telle épouvante que lecommandant donna l’ordre de stopper, afin de ramener le charbonnierà portée de la Némésis. L’homme bondit frénétiquementpar-dessus les bastingages et vint tomber si malheureusement sur lepont du yacht que sa tête porta avec violence contre une chaîned’arrimage. Il s’évanouit, le crâne ouvert, ne proférant que ce motsinistre :

« Le feu ! »

Ce cri jeta l’épouvante dans l’équipage et,pendant quelques secondes, glaça les énergies.

Le feu ! Où était le feu ? Lematelot blessé n’avait pas eu le temps de préciser sa paroled’alarme. Le fléau s’était-il manifesté dans la coque ducharbonnier, ou bien l’homme, du pont de l’épave, l’avait-il vuéclater dans les flancs mêmes du yacht ?

On n’eut pas le loisir de préciser la questionaffolante. L’événement donnait lui-même la réponse.

En effet, à travers les ténèbres accrues dumétéore destructeur, on vit, tout à coup, la carène du steamerremorqué s’entourer d’une lueur bleuâtre, presque surnaturelle,reflet extérieur de la combustion du charbon qu’il contenait. Et,simultanément, malgré les rugissements de la tourmente, on perçutdes craquements significatifs.

C’était bien l’épave qui brûlait, accrochée àla hanche de tribord de la Némésis. Chaque paquet de merqui la soulevait la jetait plus lourdement sur le bordé du yacht.Il n’était que temps de rompre les amarres et d’abandonner àl’abîme cette proie qu’on avait voulu lui arracher.

Tous les hommes s’étaient élancés vers lescâbles et les grappins. Les haches eurent tôt fait de trancher lespremiers, mais la besogne n’alla pas de même quand il s’agit dedétacher les chaînes. L’état de la mer était devenu tel que leslames balayaient le pont de bout en bout. Force fut de lier leshommes à l’aide d’aussières pour les empêcher d’être enlevés.

Le spectacle était effrayant.

Après avoir couvé des heures à fond de cale,intentionnellement allumé par les forbans, l’incendie, gagnant deproche, avait transformé la soute du charbonnier en un brasier telque la coque ne pouvait résister à cette incandescence.

On entendait distinctement crépiter, se tordreet jaillir les lames du bordé extérieur en même temps que celle duvaigrage et les parties boisées des baux et des couples.

« Il est doublé en cuivre, fit remarquerGrandy. Sans cela, il n’aurait pu résister aussi longtemps.

– Oui, opina Alain, et je suis convaincuqu’il va finir en fusée. Il doit cacher de la dynamite. Ah !les gredins ! Ils avaient bien préparé leurcoup ! »

En ce moment le tableau atteignait leparoxysme de l’horreur. La carcasse entière du steamerflambait ; l’épave semblait flotter dans les vapeurs bleuesd’un punch. On n’avait pu détacher la dernière chaîne. Ce cadavreen feu suivait le yacht dans sa fuite, fixé à lui par une amarre demoins de vingt brasses, dégageant un rayonnement de chaleur quiécaillait ses revêtements de teck et d’acajou, qui faisait surgir àla surface de ses vernis et de ses peintures, ces pustuleshuileuses qui précèdent la combustion.

Sur l’ordre du commandant, dix hommes, armésde pompes, arrosaient copieusement le pont et les superstructuresdu navire. L’angoisse croissait dans les poitrines, et sur le seuildes logis de l’avant, les dames Hénault, Irène et Anne-Marie setenaient muettes, blêmes d’épouvante.

« Si cette satanée carcasse brûle encoreun quart d’heure, prononça Lân à l’oreille de Le Gouvel, le yachtflambera comme une allumette. »

L’enseigne avait le front plissé. Il sereprochait amèrement son imprudence. Hélas ! il n’était plustemps d’y remédier. On ne pouvait attendre d’autre secours que duciel.

La Némésis accélérait sa course. Aumilieu de ces retards mortels la nuit était venue. L’Océandéchaînait toute sa furie, prêt à dévorer le bateau du châtiment enmême temps que le brûlot enchaîné à sa fuite et dont la lueurd’outre-tombe éclairait, comme une torche funèbre, cette scèneinfernale.

Tout à coup, un seul cri jaillit de toutes lespoitrines :

« La remorque estrompue ! »

Ou venait d’entendre un bruit de ferraille.Détachée du plat bord incandescent, la dernière chaîne venait detomber à la mer.

La Némésis bondit, comme un chevaléchappé, par-dessus les crêtes mugissantes, à travers les écumesfurieuses.

C’était le salut aux portes de la mort. Trentesecondes n’étaient pas écoulées que l’épave, s’ouvrant comme uncratère, projetait dans les airs, et jusque sur le pont du yacht,ses entrailles embrasées.

Chapitre 12Exploits de bandits.

La Némésis, après avoir réclamé unpilote, venait de mouiller en une anse profonde de la pointe deCabras. Il était temps. L’ouragan faisait rage au large. C’étaitmiracle qu’on eût pu échapper ainsi au double enfer de l’eau et dufeu.

Un proverbe anglais dit : « Ilimporte peu qu’on fuie le danger de la largeur d’un mille ou del’épaisseur d’un cheveu. »

Les officiers, l’équipage et les passagers duyacht venaient de contrôler par eux-mêmes la profonde exactitude decet adage. Aussi n’eurent-ils pas un instant la pensée de seplaindre du lamentable refuge qui leur était ouvert.

La crique, merveilleusement abritée, gardaitses eaux calmes et comme endormies, au pied d’une montagne oùquelques misérables demeures de pêcheurs s’alignaient à la façondes oiseaux de ces mêmes îles, qui, exilés sous les cieux glacésd’Europe, cherchent à se réchauffer en se pressant les uns contreles autres. Une auberge, plus misérable encore, s’y décorait du nompompeux d’hôtel.

Ce fut pourtant en cet inconfortable asile quedescendirent les dames Hénault et leur servante. On n’avait pas lechoix. L’heure pressait et l’état de Mme Isabelle,qui avait eu deux syncopes au cours de l’effrayante traversée,exigeait des soins immédiats.

On avait dû la descendre, chaudementenveloppée, dans la baleinière de la Némésis, puis latransporter sur une civière jusqu’à l’Osteria Reale.

Là, le docteur Perrot s’était appliqué àrendre à la jeune femme quelques forces. Il était urgent, en effet,de secouer au plus vite la torpeur physique et morale quil’engourdissait, afin d’empêcher le retour offensif des troublescérébraux qui avaient obscurci son esprit pendant de si longues etsi cruelles années.

On lui dressa donc un lit de sangles dans lachambre la plus propre de cette rudimentaire hôtellerie. Le lingefut apporté du yacht, et, en même temps que le médecin,Mme Hénault s’installa au chevet de la malade.

Aidée d’Anne-Marie, elle lui prodigua lessoins les plus constants, en conformité avec les prescriptionssagaces du jeune médecin. Irène, que le voyage n’avait pas tropéprouvée, devint, elle aussi, une gardienne experte, une infirmièrepleine d’habileté.

« Je ne suis bonne à rien, n’est-cepas ? disait-elle à Pablo. Mais je veux, au moins, fairepreuve de bonne volonté et m’instruire.

– Comment ? Tu n’es bonne àrien ? se récriait le gars, car maintenant, les deux enfantsse tutoyaient fraternellement. Est-ce que je ne t’ai pas vue doserles potions de maman, faire des compresses et de la charpie pour cepauvre Van Dysten, qui a été si gravement blessé sur le pont, aumoment de l’incendie ? »

Il ajouta, avec des larmes dans lesyeux :

« À propos, tu ne sais peut-être pasqu’il est perdu, le malheureux ? Le docteur l’a déclaré hier àLân, devant moi. Il a une inflammation du cerveau, que le docteurappelle une méningite diffuse. Le crâne a été fracturé à la base,paraît-il, au moment où il est tombé sur la chaîne. »

Le pronostic du médecin, ainsi que lerapportait Pablo, n’était que trop fondé. L’infortuné Hollandaismourut le troisième jour après le débarquement, et fut inhumépieusement dans le cimetière du village.

Par bonheur, l’influence du séjour à terre eutpromptement dissipé les graves inquiétudes qu’avait fait naître lasanté d’Isabelle Hénault. L’admirable climat de ce paradis del’Atlantique, en cette saison où l’hiver du Septentrion setransforme en un printemps chargé d’effluves régénérateurs, ranimala malade. Dès le cinquième jour, elle était sur pied, se déclarantrétablie et prête à reprendre la course sur l’Océan, simalencontreusement interrompue.

Mais, cette fois, Mme Hénaultla mère agit de pleine autorité. Elle fit comprendre à sabelle-fille que ce serait folie de s’exposer aussitôt aux hasardsd’une traversée. Tout au plus agréait-elle que la jeune femme serembarquât le temps nécessaire au yacht pour se rendre de l’îleFuerteventura à Las Palmas, où la malade trouverait un hôtelconvenable et pourrait attendre le retour, probablement trèsprochain, de la Némésis, après terminaison d’une croisièreaccidentellement troublée.

Isabelle se laissa doucement convaincre. Il yeut bien quelques larmes versées, lorsque, trois jours plus tard,dans la capitale de la Grande Canarie, les passagers se séparèrent,laissant Isabelle, Irène et la servante Anne-Marie dans un hôtel deLas Palmas, tandis que Mme Hénault et Pabloreprenaient leur place à bord de la Némésis.

De graves nouvelles, en effet, étaientparvenues par le télégraphe, en réponse aux communications duyacht.

Voici ce que le commandant Le Gouvel venaitd’apprendre par une dépêche adressée de Dakar, sur avis desautorités françaises de Konakry.

La poursuite du croiseur anglais KingEdward n’avait donné aucun résultat. À la hauteur duquatorzième parallèle, le vaisseau de guerre avait totalement perdude vue le navire suspect.

Aux prises lui-même avec le cyclone du sud,qui avait failli engloutir la Némésis, il avait dû fuirdevant la tempête et s’était trouvé très gravement endommagé par unaccident de machine. Il avait donc rallié les côtes de Guinée etrejoint les stationnaires de Free Town, quatre jours après sarencontre avec le yacht français.

Dans l’intervalle, un événement sinistres’était produit qui avait paru, aux yeux des Administrateurseuropéens de la Côte de Guinée, se relier par d’assez concluantesapparences aux agissements ordinaires des bandits.

Trois jours plus tôt, en effet, les autoritésde Konakry avaient câblé au gouvernement du Sénégal que deuximportantes factoreries allemandes et une maison française du RioNuñez, entre Boké et l’intérieur, avaient été assaillies par unebande armée conduite par un chef que les nègres dénommaient leForban Noir.

En vain les stationnaires français avaient-ilsétabli le blocus de la côte, en vain une colonne volante dematelots et de laptots s’était-elle enfoncée dans l’intérieur, onn’avait recueilli aucun renseignement utile.

En prenant connaissance de ces nouvelles,Mme Hénault avait éprouvé un véritabledésespoir.

Outre que la factorerie ruinée dépendait d’unétablissement dans lequel elle avait engagé des sommes importantes,un des colons blessés, Jacques Rivard, était son propre neveu,garçon plein d’avenir, seule consolation d’une mère veuve restéesans ressources.

La légitime aversion qu’elle ressentait àl’encontre des pirates s’accrut de toute l’intensité de ce nouveauchagrin, et la vaillante femme, réunissant autour d’elle lesofficiers et l’équipage de la Némésis, leur fit entendreune énergique déclaration :

« Messieurs, leur dit-elle, les faitstout récents que vous venez de porter à ma connaissance sont unstimulant de plus pour ma volonté. Ils me créent une obligation depoursuivre et de mener à bien l’entreprise à laquelle j’ai voué mesefforts. J’ai déjà écrit à mon notaire d’assurer une pension de sixcents francs aux enfants du pauvre garçon, mort si douloureusementà Cabras. Je vous prie d’accepter de moi, au terme de notrecampagne, en outre de la haute paie qui vous est servie, une primeindividuelle de deux mille francs pour chacun de vous. Et j’ajoutequ’en agissant ainsi, je n’entends pas épuiser ma reconnaissanceenvers vos généreux services. En route donc pour Konakry et, s’ilplaît à Dieu, ce que n’ont pu faire les agents de la forcepublique, nous le ferons, nous, officiers et marins du yachtNémésis, du vaisseau qui porte en ses flancs la légitimevengeance. »

Une émotion profonde, qui se traduisit par untriple hourra, salua ces héroïques paroles.

Le même soir, après avoir pris congé de lajeune Mme Hénault et de la charmante petite Irène,le commandant Le Gouvel reprenait sa place au banc de quart et laNémésis s’élançait sur la nappe apaisée du détroit dePalmas, vers les rivages de l’Afrique équatoriale. Pendant cetemps, quels événements dramatiques s’accomplissaient dans les eauxde la Guinée et du Rio Nuñez ?

*

**

C’était vraiment un beau bateau que ceCacique, naguère Mapana, du nom du reptileeffrayant qui, dans tout le sud du Nouveau Continent, est l’égalredouté du terrible serpent à sonnettes.

Il pouvait soutenir la comparaison avec laNémésis dont il ne différait guère que par ses formesextérieures.

Au lieu du taille-mer incurvé dont l’élégancecourbe s’échancrait en arche au-dessous du beaupré, leCacique avait l’étrave droite et tranchante, analogue àcelle des vaisseaux de guerre et de grande navigation. Il y gagnaitde loger en ses joues des magasins plus vastes que ceux de sonprestigieux rival. Mais, par un maquillage habile, il dissimulaitcette rigidité de la guibre et allongeait son avant d’un museaueffilé qui donnait le change aux regards les plus expérimentés.

Pour masquer ainsi sa proue, le forban n’avaitqu’à appliquer un faux bordé, tout en projetant le beaupré audehors. Par le même procédé, il donnait à son arrière les lourdesallures d’un bateau de commerce, en gonflant ses hanches.

Enfin, une charnière à coulisse permettaitl’arasement des cheminées, lesquelles, aux deux tiers aspirées dansla chaufferie, renversaient leurs pavillons en sens inverse sur latoiture du rouf.

En un clin d’œil, l’élégant coursier de la merdevenait un massif trois-mâts qui paraissait ramper sur l’eau.

C’était à l’aide de ces déguisements et de cesruses que Gonzalo Wickham avait pu déjouer la surveillance desstationnaires européens.

Comment avait-il su la poursuite dont il étaitl’objet ? L’organisation de cette bande occulte était si bienourdie que les pirates avaient une contre-police à l’affût detoutes les occasions, en garde contre toutes les surprises et lestrahisons possibles.

Lorsque, cédant à l’entraînement de sa haine,Ricardo Lopez avait poignardé Ervoan Plonévez à la sortie deLouannec, la colère de Wickham avait été formidable. Peu s’en étaitfallu qu’il n’envoyât l’Argentin rejoindre en enfer celui qu’ilcroyait avoir réduit à l’éternel silence. Mais il avait songé quela mort de Ricardo le priverait d’un de ses plus fidèles acolyteset qu’en outre elle pourrait indisposer l’équipage. Il avait doncrefréné son ressentiment, et après de véhéments reproches, avaitfini par dire à l’assassin :

« Au moins, es-tu bien sûr qu’il neparlera pas ?

– Mon machete n’a jamais laissé a unhomme plus d’un quart d’heure de vie », avait répliquél’Argentin avec une forfanterie digne de sa prouesse.

Mais cette fanfaronnade n’avait pas convaincuGonzalo.

« Écoute, avait-il dit, il faut toutprévoir. Nous ne pouvons rentrer à Perros. Nous allons donc filer àgrande vitesse. En vue de la côte anglaise, tu t’embarqueras seuldans le grand canot. J’aurai déjà télégraphié aux nôtres de venir àta rencontre. »

Quinze jours plus tard, Ricardo était enHollande, où il s’engageait, sous un faux nom, sur un brickportugais rentrant à Lisbonne, et, dans cette dernière ville,retrouvait sa place dans l’équipage du Cacique.

Mais, à ce moment, Ervoan avait parlé, laJustice française s’était émue. Et, comme le silence n’était pas derigueur, les révélations du blessé s’étaient divulguées.

Hardi jusqu’à la témérité, le Forban étaitrevenu vers le nord, averti par ses agents secrets. Si étroitementque fussent surveillés les ports de mer, Gonzalo n’en avait pasmoins mis pied à terre dans un fiord de la côte norvégienne, d’oùil était passé en Hollande.

Rasé, pourvu d’un déguisement qui le rendaitméconnaissable, il était venu jusqu’à Anvers, avait remarqué leyacht mis en vente, l’avait même visité en qualité d’acheteuréventuel. Puis lorsque la vente s’était consommée au nom deMme Hénault, il avait poussé l’effronterie jusqu’àvenir offrir lui-même à Alain de racheter le yacht pour le prix dedeux millions.

Le nom de Mme Hénault, lagrande ressemblance du cadet des Plonévez avec son frère aîné, iln’avait pas fallu davantage à Gonzalo Wickham pour deviner que cebateau aux vitesses prodigieuses était destiné à lui donner lachasse. Et, alors, il avait formé le projet de s’en défaire partous les moyens.

Peut-être eût-il mis ce projet à exécutiondans le bassin même où se balançait la Némésis, si leretard imprévu d’un de ses propres navires, sur la venue duquel ilcomptait pour s’enfuir, ne l’eût contraint d’ajourner cette mesurede violence qui l’eût tout de suite signalé à l’attention de lapolice belge.

Or, dans l’intervalle, le yacht avec sonéquipage provisoire avait quitté le grand port de l’Escaut, sedirigeant vers Brest, où il allait prendre son commandementdéfinitif, en la personne de l’enseigne Le Gouvel.

Le steamer qu’attendait Wickham n’arriva quequarante-huit heures après ce départ. Encore apportait-il de sifâcheuses nouvelles que le forban n’eut pas le loisir de donnersuite à ses néfastes intentions.

Il venait d’apprendre, en effet, qu’un de sesplus vieux complices, un négociant en merrains et bois du Nord,avait été arrêté à Riga, et que l’un des deux bateaux qu’ilaffrétait était frappé d’embargo. L’autre, celui-là même quiservait présentement de messager, avait dû son retard àl’obligation de fuir les côtes où il était signalé. Par une chanceinexplicable, il avait pu tromper les autorités du port d’Anvers aumoyen d’un faux connaissement.

Il était donc urgent d’échapper au plus tôtaux soupçons possibles. Le steamer leva l’ancre dès l’aube, et,comme la chance protectrice durait toujours pour les bandits, ilput atteindre sans encombre une des criques familières de l’Écosseoù Gonzalo comptait des fidèles parmi les contrebandiers.

Mais, déjà, l’étoile du Forban entrait dans lecône d’ombre des éclipses fatales. Les contrebandiers, ses amis,l’avertirent que la côte était surveillée par deux destroyers etqu’il ferait prudemment d’abandonner le steamer compromis.

En conséquence, l’équipage débarqua etdéchargea le bateau de sa cargaison, que la population complices’empressa de cacher en ses caves. Après quoi, à la faveur de lanuit, le navire fut sabordé et envoyé par le fond en une profondeurde deux cents yards.

Une station de chemin de fer était proche.Gonzalo et ses gens s’y rendirent par petits groupes et prirent destrains différents pour s’éparpiller dans toutes les directions. Lesuns allèrent se perdre dans la fourmilière de Londres ; lesautres gagnèrent Édimbourg, Glascow ou Liverpool. Le chef lui-mêmene trouva rien de mieux que de repasser en France où, par lestrains rapides, il traversa les Alpes et alla rejoindre leCaciquequi l’attendait en une anse isolée de l’Adriatique,au sud de Trieste.

Hélas ! Là encore de funèbres nouvelleslui furent données.

À cette heure, le mystère qui, jusqu’alors,avait voilé l’infernale Société était, désormais, percé à jour. ÀSmyrne, à La Canée, on avait mis la main sur plusieurs comparses.Soumis à la bastonnade, ils n’avaient pu résister à la torture etleurs aveux avaient livré le secret de l’occulte organisation.

Il fallait sauver, s’il en était encore temps,ce qui pouvait être sauvé. Gonzalo n’hésita pas. Il courut au pluspressé, réconforta le courage des siens, se dissimula assezhabilement pour être instruit des mesures prescrites par leschancelleries et de l’impitoyable chasse qu’allait lui donner laNémésis.

À quelque distance de Port-Mahon,l’association avait un membre zélé qui lui fournissait son charbon.Le hasard avait voulu que ce même fournisseur eût reçu la commandeanticipée du commandant Le Gouvel. L’occasion s’offrait donc,unique, au forban d’accomplir le projet funeste qui lui était venuà l’esprit, lors de son séjour à Anvers.

Ce fut ainsi que le charbonnier, qui avaitapprovisionné le Caciqueen pleine mer, vint égalementporter le combustible à la Némésis. N’eût été la méfiancespontanée d’Alain Plonévez, le yacht aurait borné là sa carrièremaritime, et le Canal des Baléares eût enseveli sous sa nappe bleueles cadavres du navire et de son équipage.

Mais la tentative échoua. Les bombes dedynamite furent découvertes avant qu’elles eussent fait sauter leyacht, et ce fut celui-ci qui, prévenu par les agissements del’ennemi, commença contre lui une guerre sans trêve ni merci.

Lorsque, à la hauteur de Fuerteventura, leCacique fut rejoint par le bateau de charbon, dont ilallait faire un brûlot, le plan de Gonzalo Wickham étaitdressé.

Il allait, une fois de plus, attirer laNémésis sur ses traces, lui laisserait, en cadeaud’adieux, le vieux steamer destiné à l’incendier, puis, par undétour rapide, se porterait sur la côte africaine où il frapperaitun coup terrible en détruisant les factoreries blanches du RioNuñez.

La survenance du croiseur King Edwardavait quelque peu dérangé ce plan, mais le forban avait trouvé unecomplice dans la tempête.

Après six heures d’une course haletante,l’Anglais avait dû céder à la furie des flots. On ne triomphe ducyclone que par la fuite. Le croiseur avait fui vers l’est, entrouant l’opaque météore, non sans avaries graves qui allaientl’immobiliser tout un mois.

Pendant ce temps, le Cacique, jouantson va-tout, décrivait une vaste gyre dans le sud, puis, revenantsur ses pas, traversait, telle une flèche, la zone de surveillancedes croiseurs français, retenus à Dakar et à Konakry par latourmente, et s’engageait dans le lit du fleuve de Guinée, qu’ilremontait, en eau profonde, jusqu’à soixante kilomètres de sonembouchure.

Là s’arrêtait momentanément sa course.

Le Rio Nuñez, en effet, qui serait presque ungrand fleuve d’Europe, a toutes les faiblesses des cours d’eauéquatoriaux : lit peu profond, quoique large, baisse des eauxintermittente, crues soudaines qui déplacent ses chenaux en moinsde vingt-quatre heures.

Né sur les pentes du Fouta-Djalon, leTiguilinta, qui doit son nom de Rio Nuñez au Portugais NuñoTristan, par qui il fut découvert en l’an 1445, descend ausud-ouest et vient se jeter dans la mer de Guinée, après un courstrès fantasque de cent quatre-vingts kilomètres.

Il remonte, d’abord, vers le nord-est, enserred’une boucle arrondie une région désertique d’une incomparablerichesse en faune et en flore, y répand la fécondité par desdébordements redoutables, et vient sinuer, en six ou sept branches,à travers la brousse méridionale, pour se fondre en une seule masseaqueuse, que l’île de Sable coupe en deux branches, entre lespointes Dampierre, au sud, et Kembuto, au nord.

Sa navigation est donc extrêmement difficile,car tantôt il offre des fonds suffisants pour les plus grandstirants d’eau, tantôt il se coupe de barres multiples quisurgissent, ainsi que les obstacles successifs, devant la marchedes navires.

Un voilier doit donc tenir compte de cesdifficultés d’une navigation dont aucun sondage précis n’a encorerepéré les niveaux et rester aux aguets pour la soudaine irruptiondes crues assurant sa libération à la suite d’un échouementmalencontreux. Un vapeur, bien que mieux pourvu en moteurs, doitégalement faire état de ces niveaux variables de l’étiage, etprendre garde à ne point se laisser abandonner par le fleuve en unterrain d’où la plus prochaine crue pourrait ne le tirer qu’au boutde six mois ou un an.

Gonzalo Wickham avait à son bord des marinsnègres qui, à huit ou dix reprises, avaient exploré le cours dufleuve capricieux. En outre, ces bandits perfectionnésentretenaient, dans le pays même, des intelligences avec des noirset des mulâtres évadés de pénitenciers divers et organisés enpetites compagnies qui pouvaient, à l’occasion, fournir l’effectifd’une compagnie beaucoup plus forte.

Afin de les mieux discipliner, le« Forban noir » avait mis à contribution le goût dupillage de ces volontaires en d’autres expéditions sous tous lescieux de l’univers. Il les avait ainsi répartis pour un temps dansses bandes de « regatoes » sur les bords de l’Amazone, de« dacoïts » en Birmanie ou dans l’Inde, de« coupeurs de têtes » à Bornéo, aux Moluques, enPapouasie.

C’était donc une véritable « élite »de gredins cosmopolites que commandait le métis sud-américain.

Il y avait là des forçats et des convictsblancs, des demi-blancs, ou alf-cast indous, malais,nègres, des Dayaks, des Maoris, des Yolofs. Et lorsque Gonzaloconvoquait par ban et arrière-ban, trois cents hommes pouvaient segrouper presque instantanément autour de lui.

En cette occurrence, il ne mobilisa que lamoitié de ce chiffre, le renforçant des vingt-cinq pirates de choixqui formaient l’équipage du Cacique.

L’expédition fut rapide et terrifiante.

Laissant le yacht sous le commandement d’unsecond et de quatre hommes experts, avec l’ordre de se tenir prêtsà se porter en avant, au delà de Boké, dès les premiers indices dela crue prochaine ; il s’élança tant par voie de pirogues qu’àtravers la brousse vers le haut du fleuve, où s’étend la régionforestière de Guémé.

Il fallait, en effet, frapper les postes lesplus éloignés, afin d’éviter qu’un échappé du massacre pût prévenirles stations plus voisines de la côte. Depuis quelques mois, Bokéétait pourvu d’un fil télégraphique le mettant en communicationavec Konakry. Il suffisait d’un signal avertisseur pour couper laretraite aux pirates et les rejeter dans l’intérieur.

L’infâme besogne fut promptement exécutée.

Une première station, de nationalitéallemande, fut prise et pillée. Ni blancs, – ils étaient quatre,dont une femme et un enfant, – ni noirs, au nombre de seize, netrouvèrent grâce devant la férocité des bandits. Et, aprèsl’égorgement, l’incendie effaça toute trace du crime. Sur lacendre, la végétation équatoriale allait pousser ses germesvivaces.

Puis ce fut le tour d’une deuxième factorerieallemande. Elle comprenait six hommes, Hanovriens et Hambourgeois,chasseurs de fauves et négociants de caoutchouc. Ceux-ci sedéfendirent, tuèrent quatre de leurs adversaires et ne succombèrentqu’après en avoir mis dix autres hors de combat.

Gonzalo eût été sage de ne pas pousser plusloin le pillage en cette occasion. Il ramenait douze pirogueschargées de résines et de gommes diverses, de tissus européensemmagasinés pour la vente aux indigènes, d’ivoire d’éléphant oud’hippopotame, et même de fort belles peaux de panthères. Ceciconstituait un butin évaluable à une centaine de mille francs auplus bas mot, qui fut, tout de suite, arrimé dans la cale ou lefaux pont du Cacique, à qui la crue avait permis deremonter une cinquantaine de kilomètres plus haut.

Mais la cupidité est un vice analogue à lagourmandise. Elle incite le voleur à toujours prendredavantage.

Comme il redescendait le fleuve, Gonzalorencontra sur son passage, à dix lieues au nord de Boké, le postefrançais de Grand Cône, occupé par douze blancs et soixante nègres.Il était aventureux de risquer l’attaque, les Français comptantdans leur nombre trois anciens sous-officiers et dix-huitex-tirailleurs sénégalais.

Gonzalo ne tint pas compte des conseils deprudence donnés par Ricardo Lopez en personne. Il résolutl’attaque.

Cette fois, ce fut une véritable bataille.

Les pirates furent chaudement reçus.

Trois assauts furent repoussés et lesassaillants laissèrent vingt des leurs sur le terrain.

Alors, le Cacique débarqua deuxmitrailleuses Maxim et deux Hotchkiss, avec lesquels il ouvrit lefeu. Les Français luttèrent jusqu’au dernier homme et à la dernièrecartouche. Quand les forbans s’emparèrent de la factorerie, qu’ilsincendièrent, ils durent marcher sur les cadavres de cinquante deleurs compagnons.

Le yacht songea au retour. Mais comme ilapprochait de Boké, quelques éclaireurs de la brousse vinrent enhâte le prévenir. L’estuaire du fleuve était bloqué, et deuxnavires en remontaient le cours. Le Caciquerétrograda.

Chapitre 13La Grâce de Dieu.

La Némésis n’avait fait que toucher àDakar, le temps d’y embarquer un supplément de charbonindispensable. De là, munie de nouveaux renseignements, elle étaitdescendue à Konakry et avait pris les dispositions pour remonter leRio Nuñez.

Mais il avait fallu tout de suite renoncer àce projet.

Les eaux étaient basses. À peinepermettraient-elles au yacht de s’élever jusqu’à une soixantaine dekilomètres dans l’intérieur. Et comme nul, parmi le personnel de laNémésis n’était au courant du phénomène variable descrues, comme nul ne pouvait suppléer à l’absence d’un pilote, forcefut à Le Gouvel d’arrêter sa course à Konakry, en attendant quel’opiniâtre Mme Hénault eût trouvé quelque autremoyen de pénétrer dans le fleuve.

Ce moyen s’offrit assez fortuitement à lavieille dame.

Il y avait, en ce moment même, dans le port,un brick-goélette de Nantes qui, après avoir déchargé dans lesdocks sa cargaison de conserves alimentaires, avait dû êtredélaissé par son équipage, pour cause d’avaries graves.

C’était un assez vieux bateau, dénommé laGrâce de Dieu, dont la moitié de l’équipage s’étaitrembarquée sur un steamer allemand. L’autre, c’est-à-dire quatrehommes, fort marris de se trouver ainsi retenus sur un rivagemalsain, demandait, à cor et à cris, au moins une occasiond’utiliser le temps d’inaction forcée. Sur la prière deMme Hénault, le commandant Le Gouvel et AlainPlonévez visitèrent le brick et le reconnurent encore assez solidepour fournir une course fluviale, la résolution de la vieille dameétant inébranlable, d’aller chercher elle-même son neveu blessé àBoké, où il était soigné provisoirement, en attendant soit uneissue fatale, soit le moyen de le ramener en France. Et comme lesquatre hommes de son ancien équipage ne demandaient qu’às’embaucher, les deux officiers les retinrent à leur service.

Mme Hénault affirma son désirde partir au plus tôt pour l’intérieur. On décida donc que ledépart aurait lieu le surlendemain, la distance de Konakry au RioNuñez exigeant deux jours de mer par voilier, sans parler deslenteurs de la navigation sur le fleuve lui-même. Il fallait cedélai de deux jours pour aménager, dans les flancs du vieux bateau,un logement supportable pour la voyageuse et les dix hommes quiallaient le monter.

Alain en prenait le commandement, emmenantavec lui son frère Ervoan, le petit Pablo et trois des gabiers dela Némésis. Il était convenu que celle-ci remonteraitelle-même le Rio dès que l’élévation des eaux le permettrait. Onavait désinfecté aussi énergiquement que possible la coque du bricket, vu la température pluvieuse, un maître calfat nègre, sous ladirection du docteur Perrot et du mécanicien Grandy, avaitconstruit à l’arrière une façon de dunette dans laquelle la vieilledame serait plus confortablement installée que dansl’entrepont.

Au dernier moment, le docteur s’offritspontanément à faire partie du voyage. Sa présence pouvait, eneffet, être fort utile à la voyageuse, sans préjudice des soinsplus éclairés qu’il apporterait au jeune blessé de Boké.

On était à la veille de Noël.Mme Hénault voulut qu’avant de se séparerprovisoirement de son vaillant entourage, celui-ci célébrât lagrande fête qui, dans tous les pays chrétiens, met en joie les plusriches comme les plus humbles foyers.

Il y eut donc à bord de la Némésis,une réjouissance à laquelle furent conviés tous les blancs deKonakry, les officiers de l’équipage du stationnaire français, etjusqu’aux noirs attachés aux services publics.

Le 25 décembre, au matin, la Grâce deDieu hissa ses voiles pour utiliser le vent favorable quisoufflait du sud-est.

Elle franchit en trente-six heures ladistance, doubla le cap Kembuto et s’engagea résolument dans labranche méridionale du fleuve. Deux jours après, elle mouillait aupied du môle rudimentaire du port de Boké.

Mme Hénault courut tout desuite au hangar misérable qui tenait lieu d’hôpital, accompagné dePablo, d’Alain et du docteur Perrot.

Elle trouva le blessé très affaibli. Enreconnaissant sa tante, dont rien ne pouvait lui faire prévoirl’arrivée invraisemblable, Jacques Rivard laissa éclater une joieenfantine. Le diagnostic du docteur fut assez favorable pour luipermettre de donner de sérieuses espérances à la vieille dame.

Malheureusement l’état d’anémie du jeune hommelui causa de réelles inquiétudes, et il crut devoir différer dequelques jours son transfert sur la Grâce de Dieu.

Cette décision créait des loisirs forcés àMme Hénault et à son entourage. Sur la demande mêmedu blessé, Alain décida de remonter le fleuve jusqu’à l’emplacementde la station pillée. Jacques Rivard, en effet, désignait unedépendance de la factorerie, où, dans le creux d’une citerne, lechef du poste avait enfoui la caisse et les papiers les plusprécieux de la maison de commerce.

Ce fut l’annonce du départ de la Grâce deDieu pour le haut fleuve, annonce apportée par des noirsaffiliés à ses bandes, qui détermina Gonzalo à reculer lui-mêmejusqu’au delà de Guémé Sansan et à utiliser les eaux profondes.

Le dilemme, en effet, se présentait sous saforme la plus simple :

Ou le brick ainsi aventuré n’était quel’avant-garde d’une flottille militaire, et, en ce cas, il fallaitaccumuler les obstacles devant cette flottille ; ou il étaitseul et s’engageait à ses risques et périls, ce qui en faisait uneproie nouvelle pour le Cacique.

De façon ou d’autre, ce dernier étaitcontraint de différer sa sortie. Mais Gonzalo, devenu soucieux, nese dissimulait plus la faute qu’il avait commise en s’attardantdans ces régions fermées. Chaque heure qui s’écoulait diminuait seschances d’évasion. Il ne pouvait douter, en effet, que ses ennemiseussent mis à profit le temps écoulé pour fortifier les postes dufleuve inférieur, et tendre un filet de surveillance à l’embouchuredu Rio.

Heureusement pour lui, il se trouvait dans laboucle boisée du Tiguilinta. Ici ce n’était plus la brousse, avecsa végétation ingrate, mais la haute futaie épaisse et drue, auxarbres énormes, aux embûches végétales et animales. Ici, sur lesversants montueux de la Nigritie commençante, croissaient lebaobab, le dragonnier, l’arbre de fer, les palmiers de multiplesessences, où s’accroche l’impénétrable rideau des lianes, souslequel errent, en liberté, l’éléphant d’Afrique en famille, lerhinocéros, les variétés de buffles et de cerfs, la panthère, cettesœur féroce et tachetée du lion, le chimpanzé, docile compagnon del’homme, en qui le nègre voit un humain condamné par Dieu, souslequel rampent les crocodiles, les lézards et les batraciensgéants, et les serpents innombrables, depuis le boa qui écrasejusqu’au céraste, à la vipère cornue, au corail, dont les crochetsvenimeux distillent la mort foudroyante. Ici, enfin, les insectesinsupportables, papillons diurnes ou nocturnes, mouchesmulticolores, lucioles de feu, moustiques vampires, scorpions,mygales et scolopendres, sillonnaient l’air de leur vol affolant outransformaient en pièges les moindres creux des troncs, lesmoindres cornets de feuilles.

La retraite était donc sûre, mais pouvait sechanger en prison, si les eaux, par une défection subite, venaientà baisser, ne laissant plus assez de profondeur sous la quille duCacique, et le réduisaient à l’état de ponton.

Et cette perspective angoissante commençait àassombrir les regards du Forban Noir. Il y avait des heures oùl’audacieux bandit, toujours secondé par la chance, doutait de sonétoile. On n’abuse pas impunément des faveurs du sort.

Les pirogues qu’il lança sur le fleuve, pourépier le mouvement de ses ennemis possibles, lui rapportèrent desnouvelles rassurantes. La Grâce de Dieu remontait seulevers Guémé. Le second navire signalé n’avait pas dépassé Boké.

Alors le pirate tint un conseil de guerre.

Les avis furent partagés.

Quelques-uns jugèrent que le plus sage étaitde profiter de la crue pour descendre rapidement le Rio ets’échapper à la faveur d’une nuit obscure, en prenant pour voie labranche septentrionale du fleuve, qui serait la moins surveilléepar les navires de guerre.

Le passage dangereux d’ailleurs n’existaitqu’au voisinage de Boké.

Arrivé à ce niveau, le Caciquedonnerait sa vitesse maxima, dût-il la soutenir sept ou huit heuresde suite, en consommant toute sa provision de briquettes depétrole. Il irait se réfugier en une crique du Gabon, à l’entrée del’Ogôoué, dût-il piller quelque poste de charbon destiné auravitaillement des stationnaires.

Les autres, les plus nombreux, tout en seralliant à ce plan, estimèrent que l’on pourrait, sansinconvénient, mettre à mal l’imprudent voilier qui venait se jeterspontanément dans le piège. Outre que cette capture achèveraitdignement la campagne, elle offrirait cette sécurité de ne pointlaisser d’ennemis derrière le yacht.

Gonzalo hésitait entre les deux partis àprendre.

Un renseignement du dernier moment le décida às’arrêter au second plan.

Un des piroguiers, en son sabir cosmopolite,venait de lui apprendre qu’à bord de la Grâce de Dieu setrouvait une vieille femme blanche, du nom de Hénault. Ce nomarracha un cri de triomphe au bandit.

« Hénault ? s’exclama-t-il, ensecouant Lopez par les épaules. Hénault ! As-tu entendu,Ricardo ? C’est le diable qui nous les livre ! Bien sûrcette vieille folle n’est pas seule ; l’enfant doit être avecelle, et ils ont dû amener une bonne partie de l’équipage de leuryacht maudit. Je te dis que c’est le diable, notre patron, qui lesinspire. Jamais nous n’aurons accompli plus belle campagne. Aprèsça, nous rentrerons en paix dans notre Amazone et nous pourrons yvivre de nos rentes, en attendant que le petit drôle ait atteint samajorité. Car, de deux choses l’une : ou sa famille nous lerachètera un bon prix, ou ton machete lui fera signer la cession ennotre faveur des biens qui lui doivent revenir de sonpère. »

Et, sur l’heure, il donna l’ordre de soulagerle yacht pour courir à la rencontre du bateau signalé.

Cependant la Grâce de Dieu avaitatteint le poste détruit au voisinage de Guémé. Ce jour-là était lepremier janvier.

Une année venait de finir, une année nouvellese levait sur le monde. Et ce fut un sentiment d’une intense poésiequi rapprocha les uns des autres, dans l’échange des souhaitsd’avenir, tous ces Français se félicitant sous un ciel lointain,mais se sachant encore en France sur ce territoire colonial,abrités par les plis du drapeau, cet emblème sacré de la patrieabsente.

Lorsque, à la suite d’Alain Plonévez et dudocteur Perrot, les hommes de l’équipage vinrent, à tour de rôle,offrir leurs vœux à Mme Hénault, une scènetouchante se produisit.

Yves Plonévez, que sa blessure avait laissétrès affaibli et qu’un séjour dans les régions tropicales necontribuait guère à rétablir, s’avança, un peu chancelant, ettendit à la vieille dame un bouquet de fleurs sauvages que, lematin même, il avait cueilli en un fourré du rivage, à la faveurd’un arrêt du bateau.

« Ça ne vaut pas une fleur de France,madame, dit-il d’une voix atténuée par la faiblesse, mais, enFrance, en cette saison, vous n’en trouveriez guère. Au moinscelles-ci sont-elles pour vous seule et la main qui vous les offreles a choisies dans cette unique intention, là où il a plu au cielde les épanouir. »

Les yeux de Mme Hénault semouillèrent de larmes.

« Monsieur Ervoan, répondit-elle enprenant le bouquet, vous n’aviez pas besoin de m’attester ainsi vossentiments. Je les connais de longue date. N’est-ce pas vous quiêtes notre créancier, qui avez acquis tous les droits à notrereconnaissance en restituant à ma fille et à moi le cher enfantdont nous pleurions la perte ? C’est à mon tour à rendre lemême bienfait à l’excellente mère qui vous attend à Louannec et delui ramener son fils heureux et à jamais… guéri. »

Ervoan hocha tristement la tête.

« Je ne voudrais pas affliger votre cœur,madame, ni assombrir ce premier jour de l’année. Mais laissez-moivous dire que je ne crois pas à mon retour en France. Quelque chosem’avertit que je ne reverrai plus notre Bretagne. Avant de partir,nous sommes allés, la mamm et moi, à l’église de Louannec et sur latombe de mon père. Et nous nous sommes dit adieu, parce que la mamma reçu le même avertissement que moi. L’Ankou ne m’a laissé que letemps de me repentir. »

Pablo, sanglotant, se jeta avec impétuositédans les bras de son grand ami.

« Tais-toi, Ervan, tais-toi. Il ne fautpas dire de pareilles choses. À quoi nous servirait-il d’être venusjusqu’ici, si nous devions en rapporter un pareilchagrin ? »

Il pleurait et étreignait le pauvre hommedébile, sur les traits duquel la pâleur des anémies équatoriales neconfirmait que trop cruellement les tristes présages qu’il venaitd’énoncer.

Pour mettre fin à cette scène pénible, Lân sehâta de régler le plan de la journée.

Le poste ruiné naguère était situé à quelquetrois kilomètres de l’endroit où la Grâce de Dieu venaitde jeter l’ancre, sur un petit bras du fleuve que, présentement, lebateau ne pouvait atteindre.

Il était desservi par une route encore en bonétat, et le trajet ne demandait pas plus d’une demi-heure demarche. On offrit à Mme Hénault d’improviser pourelle une façon de chaise que deux hommes, en se relayant, porteraità tour de rôle.

La vieille dame se refusa à infliger une tellepeine à ses compagnons. Elle était valide et bien portante. Sessoixante ans n’avaient jamais eu plus d’énergie.

On débarqua donc, en ne laissant à bord quedeux hommes pris dans l’ancien équipage du bateau nantais. Le restede la petite troupe s’enfonça résolument sous le couvert de lafutaie, guidée par Ervoan et l’un des matelots, qui se souvenaientfort bien d’être venus jadis en ces régions.

La petite colonne ne mit pas plus que le tempsprévu pour atteindre la station détruite.

Là un lamentable spectacle les attendait, quialluma dans leurs cœurs une légitime indignation, mêlée à ladouleur du souvenir évoqué.

La ruine et la désolation régnaient partout.Des édifices construits en briques, quelques pans de murssubsistaient avec leurs charpentes et leurs armatures de fertordues. Tout ce qui avait été boiseries gisait sur le sol, en untas de cendres et de gravats informes. Au milieu de ces débriscarbonisés, des cadavres apparaissaient, réduits à l’état desquelettes pour la plupart, déchiquetés par les bêtes et lesoiseaux de proie.

On voulut écarter Mme Hénaultde cet affreux tableau. Une fois de plus, la vaillante femmemanifesta sa volonté d’assister à tous les détails du drame. Sousses yeux, les ruines furent déblayées, les dépouilles humainesreçurent la sépulture en une large fosse creusée au pied d’unénorme baobab.

Vinrent les approches du crépuscule, ou plutôtce moment ultime qui précède la chute du jour, car il n’y a pas,comme en Europe, de lentes transitions entre la lumière et lesténèbres.

On avait fouillé la citerne désignée parJacques Rivard, le neveu de Mme Hénault.Conformément à ses indications, on y avait retrouvé les papiers etce qui restait de la caisse de la factorerie.

Il ne restait plus qu’à regagner la Grâcede Dieu et à redescendre le fleuve jusqu’à Boké.

On mit les montres et les chronomètresd’accord. Comme ils marquaient cinq heures, la petite troupes’ébranla pour regagner le bateau.

On marcha sans hâte, la chaleur étant encoretrès forte. Ne savait-on pas, d’ailleurs, que le brick attendait leretour de ses passagers et leur offrirait un lieu de repos plusconfortable que le couvert des bois ?

On suivit la même route que le matin. Pas plusqu’au départ, Mme Hénault n’accepta l’offre desrobustes épaules prêtes à la transporter. Elle fit à pied le chemindéjà parcouru.

Une immense déception, bientôt convertie enune affreuse angoisse, attendait la petite troupe à son arrivée aubord du fleuve.

Lorsque, à travers l’échancrure du rideaud’arbres précédant le lit du Rio, les regards embrassèrent la largenappe jaunâtre, où se jouaient, çà et là, les famillesd’hippopotames, une stupeur paralysa les arrivants.

La Grâce de Dieu n’était plus là.Elle avait disparu, non seulement du rivage, mais de l’horizonmême.

Un instant, la surprise seule se manifesta,puis le doute et les soupçons lui succédèrent.

On voulut s’expliquer cette absence. Lapremière version qui s’offrit à l’esprit fut que, séduits par latentation de s’approprier le brick et son contenu, les deux hommeslaissés à sa garde avaient levé l’ancre et s’étaient enfuis vers lesud, sur le navire devenu leur butin.

Mais cette opinion fut promptementabandonnée.

Outre que la manœuvre du brick, en unenavigation aussi tortueuse, exigeait l’union d’un plus grand nombrede concours, les deux matelots nantais ne pouvaient nourrirl’espoir de passer inaperçus, soit devant le poste de Boké, soit àleur sortie des bouches du Tiguilinta.

Ils ne pouvaient ignorer les rigueurs du Codemaritime en temps de guerre. Or, depuis le pillage des factoreries,le territoire de Rio Nuñez était placé sous le régime de la loimartiale. Pris, les deux délinquants eussent été exécutés sansjugement.

On abandonna donc a priori cettehypothèse. On n’eut, d’ailleurs, que trop tôt, l’explication de ladisparition du navire et des deux hommes.

À moins d’un mille du lieu où avait mouillé laGrâce de Dieu, la petite troupe abandonnée, en descendantla rive, eut l’horrible solution de ses incertitudes.

Lié à un arbre du rivage, un cadavre leurbarrait le chemin. C’était celui de l’un des deux matelots nantais.Il était presque méconnaissable, tant l’aveugle rage de sesmeurtriers s’était acharnée sur lui. En outre des blessuresmortelles, par lesquelles s’étaient vidées les artères en uneflaque rouge, sur le sol, la face du malheureux était tailladée deplus de vingt coups de couteau. Les yeux arrachés, les oreillescoupées gisaient aux pieds de la lamentable dépouille.

L’infortuné était-il tombé sous les coups deson compagnon, dont on ne retrouvait les traces nulle part, ouavait-il succombé sous l’attaque de toute une bande survenant àl’improviste ?

Alain et le docteur Perrot étaient partagésd’avis. Ils furent promptement mis d’accord par la concise sentenced’Ervoan, mis à son tour en présence du cadavre.

« Ricardo Lopez, prononça gravement leBreton. Le Caciqueest dans la rivière. Nous sommes auxmains de nos ennemis.

– Que Dieu nous sauve ! »conclut religieusement Mme Hénault.

Yves Plonévez avait raison. Ricardo Lopez etle Cacique étaient passés par là, accomplissant leurhideuse besogne.

Le yacht maudit avait mis à profit les fondssubsistants de la crue pour se porter, à toute vitesse, à larencontre de la Grâce de Dieu.

Gonzalo Wickham ne se dissimulait point que laprise du brick ne serait pas facile. Bien qu’il ignorât le chiffrede son équipage, il ne pouvait douter que celui-ci fût composéd’hommes robustes et courageux, prêts à lui vendre chèrement leursvies.

Mais jamais occasion meilleure ne s’étaitofferte à lui de mettre la main, d’un seul coup, sur d’aussiprécieux otages. Mme Hénault morte ou prisonnière,Pablo reconquis pour être, ultérieurement, revendu ou dépossédé,une telle proie valait bien qu’on risquât quelques mauvais coupspour s’en rendre maîtres.

Et, quant à ce qu’il adviendrait par la suite,le brigand n’y voulait pas songer encore. Ou plutôt, il se disaitqu’un bateau de la vitesse du Cacique pourrait toujoursdéjouer les poursuites de ses ennemis et franchir, de nuit, la zonedangereuse entre Boké et la mer.

Au delà, c’était l’espace, c’était laliberté.

Il vint donc droit à la crique où s’abritaitle brick.

Il s’était attendu à la résistance. Grande futsa joie en se trouvant en présence d’un navire vide, n’ayant quedeux hommes pour le défendre.

Et, pourtant, même dans ces conditions,exceptionnellement favorables, la capture n’alla pas sans dommagepour l’assaillant.

En effet, les deux hommes restés à bord de laGrâce de Dieu s’apprêtèrent à une furieuse défense.

Mais le nombre était trop considérable.Vingt-cinq pirates montèrent à l’abordage du brick. Surpris ettournés, les matelots eurent à peine le temps de décharger une oudeux fois leurs revolvers. L’un d’eux fut abattu d’un coup depoignard qui lui ouvrit le bras. L’autre, un hercule, se défendit,un quart d’heure, une hache au poing, et atteint de dix blessures,fut traîné à terre où, après l’avoir lié à un tronc d’arbre de larive, les bandits l’égorgèrent avec un raffinement infernal decruauté.

Ce fut ce cadavre que retrouvèrentMme Hénault et ses compagnons.

La première victime ne fut point immolée.

Ricardo Lopez avait donné un conseil deprudence à son chef.

« Emmenons le brick : laissonscroire à ceux qui sont descendus à terre que le second matelot atué son camarade et s’est enfui lui-même avec le bateau.

– Bah ! fit Gonzalo, ils pourront lecroire aussi bien si nous donnons cet imbécile aux poissons dufleuve. Ne pourrions-nous les attendre et les cerner ?

– À quoi bon ? Si nous attendonsleur retour, il nous faudra livrer une nouvelle bataille. Or, nousvenons de perdre trois hommes. Ils sont huit ou dix chez nosadversaires, et tous gens résolus. Ils peuvent nous tuer la moitiéde notre effectif. Et, alors, que nous restera-t-il pour nous enaller d’ici, surtout si notre mécanicien et nos chauffeurs sontparmi les morts ?

– Tu as raison, reconnut le métis.Emmenons le brick. En les laissant ici, nous les abandonnons à lafaim, à la soif, à la chaleur, à toutes les misères du désert. Danstrois jours, ils seront à notre merci, et nous les prendrons aufilet. Donc, commençons par leur ôter tout moyen de regagner lacôte. Il y a soixante-dix milles d’ici à Boké. »

Le plan était d’une infernale sagesse. Il futexécuté.

On jeta le prisonnier blessé à fond de cale,et le yacht, donnant la remorque au brick, traîna la Grâce deDieu jusqu’à une trentaine de milles plus bas.

Là, le Rio Nuñez formait une nouvelle boucle,absolument dissimulée dans la verdure et semée d’îlots de sable. LeCacique y mouilla pour la nuit.

On était bien approvisionné de vivres sur leyacht, mieux encore de boissons fortes. L’aguardiente, le pulché,le whisky, les rhums de toutes provenances étaient mis à ladiscrétion des pirates sous les noms divers auxquels lesreconnaissaient ce résidu de pillards et d’écumeurs, rassemblés desquatre vents du ciel.

On fit donc ample bombance pour n’en pasperdre l’habitude.

Le lendemain, les moins ivres se levèrent,sous la conduite de Lopez, et s’en allèrent pagayer sur le fleuve,le long de la rive, afin de se renseigner sur le sort des Européensdont ils avaient volé le navire.

Nulle part ils n’en relevèrent les traces.

Le jour suivant, ils ne furent pas plusheureux en leurs recherches et un doute commença à hanter leursesprits. Qu’étaient devenus les abandonnés ?

S’étaient-ils jetés dans la brousse pourentreprendre, à marches forcées, le retour sur Boké ?L’hypothèse n’était point invraisemblable ; bien que lasurvenance des pluies et le dégagement des miasmes délétères rendîtun tel exode affreusement pénible et permît de croire que saperspective avait fait reculer la poignée de malheureux laisséssans ressources. N’auraient-ils pas, au contraire, rétrogradéjusqu’à l’ancien poste de Guerm pour s’y fortifier et y attendrel’arrivée, concertée d’avance, d’une canonnière ou d’untorpilleur ?

Ici la supposition apparaissait beaucoup plusplausible.

Et, comme rien dans les alentours ne décelaitun indice quelconque, comme les noirs, devenus brusquementcirconspects, ne fournissaient que des renseignements évasifs,quand ils ne fuyaient pas à l’approche des bandits, ces derniers nepurent se défendre d’une inquiétude justifiée.

Allaient-ils donc se laisser prendre au piègepar une embarcation de guerre française ou allemande, alors que lechemin de la fuite leur restait encore ouvert ?

Gonzalo Wickham eut recours à l’astuce etrésolut d’élucider le problème en employant la ruse. Il appelaLopez.

« Ricardo, ordonna-t-il, tu vas mettre cebrick en état. Tu prendras six hommes avec toi, et tu lereconduiras jusqu’à une dizaine de milles en amont. Là tumouilleras et vous reviendrez tous en pirogue. Si nos gensescomptent la venue d’un aviso ou d’une canonnière, ils nes’expliqueront pas le retour de leur bateau, mais ne perdront pascette occasion de se porter au-devant de leurs libérateurs. Et,comme, pour s’y porter, ils devront passer par ici, ils noustrouveront à point nommé pour leur épargner le reste duchemin. »

Ricardo battit des mains à l’audition de ceplan.

Certes la ruse était grossière, mais n’est-cepas souvent ces moyens grossiers qui donnent les meilleursrésultats ?

Et, en cette circonstance, le stratagèmedevait réussir d’autant mieux qu’à l’heure où le préparaient lespirates, leurs victimes, épuisées par la fatigue, la faim, la soifet les angoisses de trois journées d’incertitude, demandaient auCiel une planche de salut pour regagner la station du basfleuve.

Chapitre 14Dans la brousse.

Ce fut un cruel moment que celui où, endécouvrant le cadavre du pauvre matelot nantais, en s’apercevant durapt de la Grâce de Dieu, Mme Hénault etles vaillants hommes qui l’entouraient se demandèrent à quel partiils allaient se résoudre.

La première impression fut celle d’uneprofonde stupeur bientôt suivie d’un sentiment d’humiliation.

Avaient-ils bien pu se laisser jouer de lasorte, attirer dans une embuscade et surprendre comme des enfantsétourdis !

Et, maintenant, ils étaient en face du plusredoutable des inconnus, entourés sans nul doute, épiés, surveilléspar des ennemis invisibles. D’un instant à l’autre, ceux-cipouvaient surgir du milieu des bois, se jeter sur eux en une seulemasse et les égorger jusqu’au dernier.

De chaque buisson, de chaque tronc d’arbre,une balle pouvait siffler, les frappant à coup sûr, lâchement,alors qu’eux-mêmes ignoreraient à quelle sorte d’adversaires ilsavaient affaire. Quelles précautions prendre, où chercher unrefuge, demander une protection ?

Là n’était pas l’unique souci. En quittant lebrick, pour quelques heures seulement, ils n’avaient emporté aveceux que le strict nécessaire, en fait de vêtements et deprovisions, pour la subsistance d’un repas et d’une demi-journée.Ils n’avaient pas entièrement consommé leurs aliments. Il leur enrestait encore assez pour le repas du soir. Mais… après ?

On pouvait, à la rigueur, rationner lesappétits et durer ainsi jusqu’au surlendemain. Hélas ! Sansparler de la privation d’une nourriture parcimonieuse, privationqui pouvait entraîner un affaiblissement corporel désastreux, quelavantage offrirait un tel rationnement ?

On se trouvait à une distance de quarantelieues de Boké, en une région d’une effrayante sauvagerie. Lescases des nègres étaient dispersées sur d’immenses espaces ;on en ignorait l’emplacement, on ignorait jusqu’au caractère,jusqu’à la langue de ces races si voisines de l’animalité bestiale.Savait-on seulement si, en cherchant aide et secours, on n’allaitpoint attirer sur l’infortunée caravane le regard fourbe etintéressé de quelque chef de tribu Yolaf ou Mandingue ?

Un assez long temps, l’indécision régna.

Allait-on marcher en avant ?

Hélas ! Cette solution était interdite,au moins pour ce jour-là. Le soleil touchait au terme de sa course.Une demi-heure encore, et il ferait nuit.

Cette nuit serait de douze heures. L’équateurignore l’inégalité des solstices. Il n’y a pour lui qu’un perpétueléquinoxe. Douze heures en cette obscurité du désert, avec tous sespièges, toutes ses embûches !

Alain, le front sombre, s’approcha deMme Hénault.

« La plus vulgaire prudence, madame, nousoblige à camper ici », parvint-il à articuler.

La vieille dame releva fièrement le front.

« Nous camperons donc, monsieur, à labelle étoile. L’étoile, c’est un des yeux du ciel. »

Lân assembla ses hommes. Deux d’entre euxfurent placés en faction, après qu’on eut rétrogradé d’undemi-kilomètre, afin d’éviter les agressions à l’improviste du côtédu fleuve. Puis, le siège du campement choisi, on s’occupa de lefortifier et de le munir.

Des branchages et des pousses de jeunes arbrestombèrent sous les lames d’acier. Par hasard, Ervoan avait emportédu brick une hache. Elle fit le meilleur de la besogne. Si bienque, lorsque les ténèbres tapissèrent le paysage, la petite troupeavait eu déjà le temps de se retrancher derrière une enceinte assezépaisse, en une façon de kraal. Pour n’y laisser subsister aucunennemi intérieur, serpent, scorpion, mygale ou scolopendre, onpurgea la place par le feu. Un lit épais de cendre forma une couchesous les tentes.

On était huit pour veiller, neuf si l’oncomptait Pablo. Mme Hénault, indomptable, réclamasa dixième part dans la garde nocturne. Et l’on se disposa à userles longues heures de ténèbres.

Par bonheur, la lune brillait au ciel. Elles’y maintint presque toute la nuit, malgré le passage de nuéessombres. Ces premières pluies n’étaient pas encore le diluviumtropical.

Mais combien elle fut âpre, cetteveillée !

Qui n’a pas posé le pied sur ces terres àpeine déflorées par le contact de l’Europe profanatrice ne peutsavoir ce que sont les farouches concerts de la jungle.

À peine l’ombre eut-elle couvert de sonmanteau piqueté de diamants la face du continent noir que des voixinnombrables s’élevèrent au milieu du silence.

Elles avaient, ces voix, tous les accents,toutes les intonations. Elles venaient des profondeurs denses de lafutaie, des espaces immenses de la brousse. Elles étaient faites deglapissements prolongés, de feulements rauques, de grincements dedents, de battements d’ailes obscures, du grondement sourd etlointain, pareil au tonnerre, du « sultan à la grossetête », du barrissement d’éléphants sauvages, du cliquetis descornes de rhinocéros écaillant les troncs d’arbres, dubourdonnement continu d’insectes ailés traversant l’air etinterrompant les fragiles sommeils.

Pourtant, tout s’use, même le mal. Elle pritfin, cette nuit insupportable, et le jour vint mettre quelque baumeau cœur des voyageurs abandonnés.

On tint conseil. À l’unanimité, on décida lamarche en avant. Péril pour péril, souffrance pour souffrance,mieux valait affronter l’un et l’autre, en se portant à larencontre de la délivrance éventuelle, en tendant la main auxlibérateurs, peut-être plus proches qu’on ne le supposait.

Il fallait régler l’ordre de la marche. Laprésence d’une femme dans la caravane, surtout d’une femme âgée,compliquait singulièrement la difficulté. En outre, on ne disposaitguère que de trois heures dans la matinée, de deux vers le soir, etil fallait prévoir les intempéries d’un ciel menaçant.

La situation était aussi précaire quepossible. Les vivres allaient manquer, les munitions étaientcourtes. Chaque coup de fusil devait être bien placé et assurer ungibier comestible, si l’on voulait fournir de sérieuses étapes.

Ce fut encore Mme Hénault quifit preuve du plus viril courage en donnant l’ordre du départ.

À dix heures du matin, le soleil, par bonheurvoilé, étant déjà très haut, on avait parcouru sept millesenviron.

Mais la marche s’annonçait déjà comme devantêtre très pénible, la forêt s’éclaircissant graduellement etfaisant place aux embûches de la brousse.

On eut pourtant la chance d’apercevoir uneagglomération de huttes. Quelques enfants noirs détalèrent àl’approche de la petite colonne qui, cent pas plus loin, futaccueillie par les cris et les supplications de femmes terrorisées.Celles-ci, en effet, avaient eu à souffrir, peu de joursauparavant, des déprédations et des brutalités des pirates conduitspar Gonzalo Lopez. Il fallut un assez long palabre pour lesconvaincre que les nouveaux venus n’avaient rien de commun avec lespremiers bandits.

Lorsque, à l’aide d’une mimique expressive,confirmant un jargon bizarre entrecoupé de mots français, l’un desanciens matelots de la Grâce de Dieu fut parvenu àconvaincre son noir auditoire, le village cessa de trembler, lesportes du tata s’ouvrirent, et ce fut à qui apporteraitaux voyageurs des œufs, du lait de chèvre et des graines de maïs.On fit donc halte dans l’hospitalière bourgade et l’on put s’yrestaurer tant bien que mal.

Mais, d’un entretien avec les indigènesnaquit, pour les malheureux fugitifs, une source de craintes bienautrement graves.

La région qu’ils traversaient, ils l’apprirentalors, était particulièrement dangereuse. Les grands fauves laparcouraient en tous sens, et un séjour nocturne y courait lerisque d’être troublé par quelque agression presque certaine.

La caravane eut l’occasion d’en fairel’expérience le même jour. Peu s’en fallut qu’elle n’y laissât lavie de plusieurs de ses membres.

À quatre heures de l’après-midi, l’astredéclinant vers l’ouest, la colonne reprit sa marche vers le sud,prenant soin de maintenir sa route à égale distance entre les bordsdu fleuve et les profondeurs de la brousse.

Elle venait de franchir trois milles environs,guidée et escortée par une vingtaine de guerriers du village oùelle avait reçu l’hospitalité, quand, tout à coup, elle vit seséclaireurs noirs se rabattre précipitamment sur le gros de latroupe, en donnant tous les signes d’une violente terreur.

On fit halte instantanément et l’on se mit surla défensive en prévision d’une attaque des pirates.

Mais le péril, s’il n’était pas moindre, étaitd’une tout autre nature.

Le sol résonnait d’un piétinement sourd, commeau passage d’une troupe à la démarche pesante. En même temps descris rauques, caractéristiques du barrissement, jaillissaient del’épaisseur des fourrés, se rapprochant de seconde en seconde.

C’était, en effet, une bande entière desfarouches pachydermes qui s’avançait en sens opposé de la marche dela colonne, et c’était de cette rencontre, dangereuse entre toutes,que les nègres s’étaient épouvantés.

L’éléphant d’Afrique diffère entièrement deson congénère asiatique. Il n’en a ni la prodigieuse intelligence,ni la débonnaireté classique qui rend ce dernier susceptible dedomestication.

Ceux qui accouraient en ce moment, en unefamille composée d’un grand mâle aux formidables défenses, de deuxadultes à peine moins redoutablement armés, de quatre femelles etde cinq petits, appartenaient à la plus sauvage espèce.

Les noirs racontaient sur les terriblesanimaux les plus effrayantes histoires. Ils les dépeignaient commeincapables de discernement, fonçant sur tout ce qui leur pouvaitsembler hostile, pareils, en cela, aux rhinocéros et aux gorillesqui, eux aussi, attaquent l’homme à l’improviste, par un instinctirraisonné de crainte et de conservation.

Le troupeau s’avançait donc en ligne droite.Il était impossible de l’éviter, car non seulement les pesantesbêtes sont douées d’une puissance de vision incroyable, mais leurodorat est d’une délicatesse comparable à celle des chiens dechasse les mieux doués sous ce rapport.

Et, par malchance, ce jour-là, le vent,soufflant d’amont, portait droit aux éléphants les émanationshumaines.

Ils accouraient à ce trot continu qui faitd’eux, malgré leur masse, des bêtes d’une agilité susceptible defaire concurrence à celle des dromadaires et des chevaux.

Ils n’étaient plus qu’à la distance d’un quartde mille au moment où les éclaireurs les avaient aperçus. Il nefallait pas songer à la retraite jusqu’à l’orée de la haute futaie.Outre que le temps eût fait défaut, on ne pouvait songer à hisserMme Hénault au sommet d’un arbre. Ici, pas un seulabri ne se laissait voir, à l’exception de quelques cônes determitières géantes. Alentour, la végétation basse, qui pouvait, àla rigueur, dissimuler la troupe aux regards d’assaillants humains,n’offrait aucune cachette que ne pénétrât point l’œil aigu desterribles animaux. On devait donc livrer bataille, une bataillesans merci et de laquelle on ne pouvait sortir victorieux qu’enachetant le succès au prix de pertes douloureuses.

Alain Plonévez prit donc le soin d’organiserla défense.

S’emparant de Mme Hénault, ill’entraîna vers les termitières et la fit entrer dans l’intersticede deux cônes. On coupa la brousse dont on couvrit entièrement lavieille dame, afin qu’elle échappât à l’œil des pachydermes,pendant que le reste de la troupe combattrait à découvert.

« Lân, cria vivement Pablo, je vaisrester ici près de ma grand’mère. C’est ma première bataille. Jeveux voir l’ennemi en face. »

Et, sans attendre l’approbation verbale de sonami, l’ex-mousse de la Coronacion escalada la plus hautedes fourmilières, après avoir garni le magasin de son fusil deballes à pointes d’acier.

Cependant les pachydermes, sûrs maintenant dela présence de leurs adversaires, accouraient au trot de charge,emplissant l’air de leur infernal barrissement. Ils n’étaient plusqu’à trois cents mètres de distance.

Juché sur le cône artificiel, Pablo dominaitla plaine. Il pouvait voir les énormes bêtes fendre la broussecomme le soc d’une étrave sillonne la surface des eaux. Il voyaitonduler les croupes puissantes, se lever et s’abaisser les trompesà la façon de serpents au-dessus des herbes et des arbustesenvironnants.

Tout à coup, l’un des trois mâles le découvritsur son perchoir, et, avec une atroce fanfare de guerre, s’élançavers l’adversaire isolé.

Si impressionnant que fût le spectacle, Pablon’en perdit pas son sang-froid. L’arme qu’il possédait, quoiquemoins lourde que celles de ses compagnons, n’en était pas moinsd’une précision mortelle.

Pablo, le cœur battant, le souffle court,s’agenouilla comme il put sur l’espèce de colonne qui lui servaitd’observatoire. Il épaula et visa posément.

L’éléphant arrivait, broyant les herbes,renversant tout sur son passage.

Une détonation éclata, dont le retentissementformidable éveilla les échos de l’immense plaine et eut pourpremier effet de rompre la ligne d’attaque des assaillants.

Atteint au sommet du crâne par la balle dePablo, l’éléphant parut avoir donné de la tête contre un mur etvacilla sur ses jambes. Mais le projectile avait porté trophaut ; la blessure n’était que superficielle. La bête se remitd’aplomb et poursuivit sa course.

Pablo n’eut pas le temps de puiser en sacartouchière. Il arma le winchester a l’aide du magasin et, visantplus bas, cette fois, fit feu à cent cinquante pas. La balleatteignit l’animal entre les yeux, à la naissance de la trompe. Iln’y eut pas d’effet immédiat.

L’éléphant fournit toute sa course, enproférant des cris sourds de plus en plus étouffés. Et,brusquement, parvenu au pied de la termitière, il leva sa trompepour saisir l’intrépide enfant qui, d’un bond, s’élança enarrière.

De l’autre côté du cône, il vit l’énorme bête,prise d’un frisson subit, trembler de tous ses membres puiss’abattre sur le flanc, tout d’une pièce.

Le projectile avait fait son œuvre, perforantl’encéphale et broyant la boîte crânienne. Mais l’hémorragiecérébrale avait dû être lente, par voie d’infiltration ; lamort avait été longue à venir.

Pendant ce temps, sur le reste de la ligne, lecombat était engagé avec une égale intensité.

Au bruit des premiers coups de feu, leséléphants avaient pris peur et reculé de quelques centaines demètres. Moins bien placés pour diriger leur feu, Alain, le docteurPerrot et leurs hommes avaient perdu leurs balles en tirant aujugé. Ils en ignoraient l’effet. Ils n’en surent l’efficacité qu’enentendant la charge de l’ennemi résonner brusquement sur leurdroite. L’agresseur les avait tournés. Les lourdes brutes mettaienten leur attaque autant d’intelligence que les manœuvriers d’unearmée civilisée.

Ceci obligeait les défenseurs à changer defront. En un clin d’œil, Lân jeta l’ordre de ralliement.

« À la termitière !commanda-t-il.

– Attends ! » réponditErvoan.

Il avait tiré de sa poche une boîted’allumettes. Il en enflamma toute une poignée et la jeta devantlui, dans la brousse.

Malgré l’humidité du sol et de l’atmosphère,l’herbe prit feu. Un clair rideau de flamme se leva sur la plainebrasillante. Activée par le vent, cette flamme gagna en étendue, etce fut un mur de feu qui marcha à la rencontre des assaillants.

Le moyen était bon. Les bêtes géantesreculèrent devant le rouge élément et se mirent à fuir vers le sud,poursuivies par les langues dévoratrices sinuant à travers lafruste végétation.

Mais l’arme était à double tranchant. Elle seretournait contre ceux qui s’en étaient servis.

Voici qu’en effet, sous l’action de l’incendieune chaleur intense se dégageait, ajoutant à celle qui tombait duciel brumeux. Une cendre incandescente s’éparpillait dans l’air,rendant l’atmosphère irrespirable. D’innombrables flammèchesvoltigeaient, communiquant le fléau autour de la poignée desblancs. Et, tout d’un coup, le feu, perfide et sournois, gagna lepied même de la fourmilière.

On vit fumer et crépiter l’amoncellement debranches sous lequel on avait cachéMme Hénault.

Il fallut renverser l’abri, disperser lesbrindilles embrasées, afin de délivrer au plus tôt la veille dame,à moitié suffoquée par l’ardeur du sol et l’épaisse fumée desarbustes verts.

L’effort uni d’Alain et d’Ervoan la hissèrentau sommet de l’un des cônes, où tous les hommes se guindèrent àleur tour, pour éviter d’être grillés comme des rôtis ou enfuméscomme des jambons d’Outre-Rhin.

Et, pendant une demi-heure, force leur fut dedemeurer immobiles en cet îlot d’un océan de feu.

À leurs pieds gisait l’éléphant mort. Laflamme avait roussi l’énorme cadavre. Au loin, sur l’horizonenfumé, le fléau achevait la déroute du reste de la bande que l’onpouvait voir fuir désespérément vers le sud.

Mais cette victoire extrême coûtait des pertesà la troupe, sinon dans ses propres rangs, du moins en ceux de sesalliés.

Des cris de désespoir, des plaintes d’agoniejaillissaient de la jungle. Bientôt la caravane vit accourir à elleles noirs qui, tout à l’heure, l’avaient si lâchement abandonnée aumoment de l’agression des éléphants. Ils venaient, nus, bondissantau milieu des cendres crépitantes, plusieurs grièvement brûlés,d’autres plus légèrement. Quelques-uns ne revinrent pas. Surprispar l’incendie, ils avaient été asphyxiés, puis carbonisés aumilieu des hautes herbes.

Pauvres peuplades à qui les bienfaits de lacivilisation, sous les traits des amis comme des ennemis,n’apportaient, hélas ! que la désolation et la mort !

L’incident causait un nouveau retard. On nepouvait songer à reprendre la marche sur ce sol ardent. On étaitcontraint d’attendre qu’il se fût refroidi.

Le refroidissement s’opéra beaucoup plus tôtqu’on ne l’eût espéré, mais dans quelles conditions !

Les lourdes nuées qui, depuis le matin,voilaient le firmament, crevèrent, et une averse diluvienne inondale sol. Il fallut dresser des tentes au milieu d’une boue noire etliquide, pour laisser passer cette chute du ciel. Elle dura tout lejour et une partie de la nuit.

Vers deux heures du matin, le lever de la luneprécéda celui du soleil. Et, dans la grande clarté blanche, lesobjets apparurent avec un fantastique relief. Personne n’avaitfermé l’œil. Les entrailles criaient famine, et l’on n’avait plusque quelques biscuits à se partager. Les grandes tortures du désertcommençaient. La faim et la soif s’alliaient pour épuiser lesinfortunés voyageurs. Trouverait-on quelque gibier sur unterritoire que l’incendie venait de dépeupler à dix lieues à laronde ? Et l’eau potable apparaîtrait-elle sur ce sol noircipar une fange immonde où les débris organiques se mêlaient à tousles putrides ferments dissous par la délétère influence d’un climatmeurtrier ?

Mme Hénault s’adressa à Alainà part.

« Monsieur Plonévez, lui dit-elle, voicinotre troisième matin qui se lève. Je me rends compte que notresituation est extrêmement précaire, que nous n’avons à attendre desecours que de Dieu. »

Le jeune homme s’inclina, plein d’admiration,devant cette femme si haute en son indomptable fermeté.

« Vous avez raison, madame, répondit-il.Je n’attendais que votre consentement pour donner l’ordre dudépart. À dire le vrai, je redoutais pour vous les fatigues et lessouffrances qui vont nous assaillir.

– Soyez sans inquiétude à mon sujet. Jeme sens encore très forte. Je ne sais quel sera notre lendemain,mais j’ai une foi invincible en la Providence. S’il m’arrivait dedéfaillir en chemin, votre devoir serait de m’abandonner dans lapremière hutte de sauvages que nous rencontrerions, et depoursuivre votre route avec mon petit-fils. C’est de lui seul quevous devez vous occuper. »

Et, abordant directement le problème, elledemanda :

« Quel doit être, selon vous, l’ordre etle plan de notre itinéraire ? »

Alain hésita quelques instants avant derépondre, puis :

« Madame, dit-il, je crois que nous avonscommis une faute en redescendant le Rio Nuñez. Nous aurions dû, aucontraire, le remonter jusqu’à sa source, d’où nous eussions prisla route ordinaire des caravanes commerciales.

« Quelle route, monsieurPlonévez ? » interrogea-t-elle, surprise.

Alain tira d’une poche de sa vareuse une cartede la Guinée et, l’étalant comme il put, sur ses genoux, il montraà la vieille dame, à la clarté d’une lanterne, l’habituel tracé desparcours géographiques.

Ces parcours sont ceux des explorateurs.Laissant, en effet, aux navires marchands le long trajet du fleuve,utile au transport des marchandises, les voyageurs remontent plusaisément le Konkouré, de Dubréka à Bramaya, ou le Pongo, à partirde Boffa, pour atteindre, par la voie de terre, les sources du RioNuñez, ces sources voisinant, au pied du Fouta D’jallon, aveccelles des deux autres cours d’eau.

Le jeune capitaine au long cours expliquaalors à Mme Hénault qu’en adoptant cette voie, oneût, sans doute, renoncé à rejoindre la Némésisà Boké, etqu’on eût été contraint d’abandonner la Grâce de Dieu.Mais on y aurait trouvé l’avantage de passer, sans fatiguesexcessives, du cercle de Boké à celui de Boffa, d’abord, etensuite, directement dans celui de Konakry, où l’on aurait trouvédes noirs mieux disposés à servir les intérêts d’un peuple dont ilssentent la surveillance plus immédiate.

« Bien ! fit la vieille dame, ceplan est-il désormais impraticable ?

– Non, madame, si nous trouvons despirogues au bord du fleuve qu’il nous suffira de traverser. Mais,dans ce dernier cas, il nous faut perdre l’espoir de rallier laNémésis. »

Mme Hénault soupira etconclut :

« Faites pour le mieux, monsieur, et queDieu nous guide. Vous êtes le capitaine. À vous dedécider. »

Alain prit donc ses dispositions pour ledépart. L’examen du ciel lui permit de s’orienter. La nécessité,plus encore que la prudence, commandait de regagner le fleuve auplus tôt. De ce côté, en effet, on devait retrouver quelquevégétation et l’occasion d’abattre le gibier nécessaire àl’alimentation. En outre, ce n’était point en cette direction, d’oùsoufflait le vent, que l’incendie avait exercé ses ravages. Onmarcha donc vers le sud-est, dans l’abominable fange de ce soldétrempé par la pluie. Au deuxième mille, on retrouva la brousseavec ses multiples obstacles, mais aussi les occurrences d’heureusechasse.

Par malheur, oiseaux et fauves, épouvantés parle fléau récent, semblaient avoir déserté la région.

Lorsque, à la clarté lunaire, succéda le grandjour, les voyageurs, médiocrement sustentés par quelques morceauxde biscuit, étaient déjà très las. Ils n’avaient pas franchi plusd’une lieue et demie en trois heures.

Il fallut faire halte pour permettre auxmeilleurs fusils de la troupe d’aller à la découverte dugibier.

Pablo, qui marchait à côté de sa tante, lacarabine passée sous le bras droit, vit tout à coup l’un des hommesde l’escorte chanceler. C’était un des gabiers de laNémésis, un breton de l’île de Groix, homme d’une vigueurprodigieuse, mais qui, pour cette raison même, avait besoin d’uneplus grande somme de nourriture. Or, depuis trois joursd’accablants efforts, le malheureux colosse jeûnait.

Pablo courut à lui spontanément et, le voyanttituber comme un homme ivre, la face pâle et décomposée, luidemanda sans préambule :

« Est-ce que tu es malade, Joël LeCorre ?

– Dame ! mon petit monsieur,répliqua le pauvre garçon en s’efforçant de sourire, je ne sais pastrop ce que j’ai, mais je crois bien que j’ai faim. »

L’enfant tira de sa poche le quartier debiscuit qu’il tenait en réserve pour son propre dénuement et letendit vaillamment à son compagnon.

« Ben ! Et vous ? Comment quevous ferez ? questionna le Grésillon, baissant les yeux,honteux d’y laisser lire la convoitise qu’y allumaitl’inanition.

– Moi ? répliqua Pablo, avec un rired’insouciance. D’abord, je suis le contraire de toi, je n’ai pasfaim.

– Vous êtes bien heureux ! s’exclamal’autre, avec une sincérité d’accent qui ne laissait aucun doutesur la lamentable détresse de son estomac.

– Et puis, reprit le gars, continuant àrire, je gage qu’avant une heure, nous aurons plus de gibier depoil ou de plume que nous n’en voudrons. »

Et il alla rejoindreMme Hénault, ravi d’avoir pu, à son propredétriment, faire cette aumône à son camarade d’infortune.

Hélas ! Il s’en fallait que sesprévisions optimistes se justifiassent. En fait de gibier, on nevit passer, dans un souple et élégant éclair, que la robe ocelléed’une jeune panthère, fuyant à l’approche de la caravane, avantmême qu’on eût le temps de la mettre en joue.

Quand les éclaireurs rallièrent le gros de latroupe, l’étrangeté de leur butin provoqua quelques rires, malgréla gravité d’une situation pleine d’angoisses.

Le docteur Perrot, l’un deux, avait tué un boaénorme qui lui barrait la route. Ervoan plus heureux, rapportaittrois perroquets surpris dans les branches d’un dragonnier. Enfin,le mécanicien traînait une bête étrange, un chlamydosaure, sorte delézard géant, qui doit son nom à la large collerette d’écailles quise hérisse autour de sa tête, quand l’animal est en colère.

Sauf en ce qui concernait les oiseaux, la vuede ce gibier hétéroclite, après le premier rire et la premièrecuriosité, ne souleva que des « pouah » de dégoût.Cependant Joël Le Corre, dont le biscuit de Pablo n’avait faitqu’exciter l’appétit, fit cette réflexion mélancolique :

« Dommage qu’on n’ait pas une marmite. Onaurait cuit une soupe à la tortue. »

Le régal fut donc piteux. Les troisperroquets, plumés et rôtis en plein vent, sur un feu de brancheset d’herbes, donnèrent à chaque convive la valeur d’une aile depigeon. On tira du chlamysodaure les pattes qui fournirent auxamateurs un supplément de nourriture. Le python même fut mis àcontribution par les Nantais, et le docteur Perrot y goûta.

Le fleuve se laissait deviner à la végétationplus dense de ses bords. On se résolut à l’atteindre sans nouvelarrêt. À la chute du jour, on découvrit la nappe limoneuse, seméed’îles.

Et, soudain, un grand cri jaillit, unanime, detoutes les poitrines.

« La Grâce deDieu ! »

Immobile dans les eaux du Rio, le brick venaitd’apparaître, intact, se balançant mollement sous le clapotis duflot, à moins de dix mètres de la rive.

Chapitre 15Pris au piège.

Il y eut, parmi les fugitifs, un instant defolle joie.

La Grâce de Dieu, là, sur le fleuve,alors que tout espoir de la retrouver était abandonné, alors que lemassacre des matelots laissés à son bord n’indiquait que tropdouloureusement le passage des bandits. Dieu avait donc eu pitiédes délaissés, qu’il leur restituait ce moyen de salut ?

Mais, presque aussitôt, à ce sentimentd’allégresse succéda une légitime méfiance.

« Hum ! prononça Ervoan. Ceci ne medit rien qui vaille. Si, comme je continue à le croire, c’estRicardo, avec sa bande, qui a pris le brick à l’abordage, commentse fait-il qu’après l’avoir emmené, ils l’aient laissé ici enpanne ?

– Bah ! répondit le docteur.Peut-être ont-ils eu peur de notre retour et se sont-ils enfuissans nous attendre ? »

À cela, Ervoan donna une judicieuseréplique :

« En ce cas, monsieur le docteur,puisqu’ils étaient déjà partis, ils n’avaient qu’à continuer leurroute. C’est sur les bicyclettes volées que se sauvent leursvoleurs.

– Vous avez raison, reconnut lemédecin.

– Il y a place pour d’autres hypothèses,fit remarquer Mme Hénault, dont les prunellesbrillaient d’espoir ; par exemple que les bandits aient étéprévenus de l’approche de quelque vaisseau de guerre remontant lefleuve ?

– Oui, confirma Alain. Cette suppositionest plausible. Mais, je ne m’explique pas, alors, comment lespirates se sont enfuis.

– En pirogues sans doute, reprit Ervoan,et, dans ce cas, ils doivent se cacher sur l’autre rive. »

Le docteur tenait ses yeux fixés sur lebateau.

« Heu ! fit-il, que diriez-vous sices gredins-là se tenaient tapis dans l’entrepont et n’attendaientque notre retour pour nous massacrer en bloc ? »

Pablo jeta impétueusement son avis :

« Il est bien facile de nous en assurer.Nous n’avons qu’à prendre d’assaut le brick, ainsi qu’ils ont dûfaire eux-mêmes. Nous saurons bien ce qu’il cache dans sesflancs. »

Tous les hommes regardèrent l’enfant avecadmiration.

« Voilà bien parlé, petit ! »s’exclama le Grésillon Joël, en soulevant Pablo au bout de ses brasherculéens.

Et les autres d’acclamer leur camarade.

Alain étendit la main et réclama lesilence.

« J’approuve autant que vous le conseilde M. Hénault, et il prononça ces mots avec une déférence quiémut l’aïeule et le petit-fils. Mais avant de nous y conformer, ilfaut nous en assurer les moyens. »

Ces simples paroles calmèrentl’effervescence.

« Pour monter à l’abordage, il nous fautpasser cette eau. Certes la distance est insignifiante et nouspourrions la franchir à la nage. Mais ce qui nous est permis nel’est pas à madame (il désignait Mme Hénault). Or,nous ne pouvons nous éloigner d’elle tous à la fois et la laisserseule ici.

– C’est juste, reconnut Le Corre. Alors,quoi faire ?

– Je vais te le dire, bon Breiz, ditgaiement le capitaine. Il y a ici quelques arbres. Trois de nousvont y monter, armés de leurs carabines. De là-haut, ilssurplomberont le pont du bateau, prêts à faire feu sur toutecréature qui s’y montrerait hostile. Les autres vont nager jusqu’aubrick, avec fusils et munitions au-dessus de la tête. Troisgrimperont par les barbes de beaupré, deux par l’étambot. Et, si labataille s’engage, dame, on se battra en conscience.

– Bravo ! fit Ervoan. Mon frère estun vrai capitaine.

– En ce cas, capitaine, réclama Pablo, jedemande à être de la bordée qui nage.

– Je t’y autorise, mon enfant, prononçaMme Hénault, qui bénit son petit-fils d’un baisersur le front.

– Alors, branle-bas de combat »,ordonna Lân Plonévez.

En un clin d’œil, sur sa désignation, lui, ledocteur et Ervoan escaladèrent les troncs de trois arbres à pin.Derrière le plus gros des troncs, on abritaMme Hénault.

Pendant ce temps, Pablo et ses quatrecamarades se dépouillaient de leurs vêtements, fixaient au-dessusde leurs têtes les carabines et les cartouchières, et, le revolverou le poignard aux dents, se jetaient à l’eau. Du haut de leursmiradors feuillus, les trois tireurs, l’arme à l’épaule, le doigtsur la gâchette, se tenaient prêts à fusiller quiconque semontrerait inopinément sur le pont de la Grâce deDieu.

Mais aucune face humaine, blanche ou noire, nese démasqua. En moins de trois minutes, les assaillants avaientexécuté l’ordre du capitaine. Ils avaient escaladé l’arrière etl’avant du bateau et, présentement, se rencontraient au milieu dugaillard d’arrière, surveillant l’écoutille grande ouverte etinterpellant d’invisibles ennemis dans les flancs mêmes du bateau.Brusquement, Joël Le Corre sauta dans l’intérieur de l’entrepont,criant à ses camarades :

« Quelqu’un appelle au fond. Je vaisvoir. »

Pablo et un autre le suivirent, attirés pardes gémissements et des supplications.

À fond de cale, ils découvrirent le malheureuxNantais qu’avait épargné Gonzalo. Ils le soulevèrent etl’emportèrent, mourant, sur le pont, où ils le déposèrent sur unlit de voiles pliées.

Le pauvre garçon agonisait. Pourtant, il eutla force de remercier ses tardifs libérateurs et de leur faire unbref récit de l’agression dont il avait été victime. Après quoi, ils’assoupit en un pesant coma.

À terre, les trois guetteurs étaientredescendus de leurs arbres.

Les cinq hommes de la Grâce de Dieus’occupaient à présent de lever l’ancre et de diriger le brick plusprès de la rive, afin de permettre l’embarquement de leurscompagnons.

Bientôt, le navire démarré glissa dans lecourant et vint raser la berge, en eau profonde. Il s’agissait defaire monter Mme Hénault à bord.

On y parvint en installant une sorte deva-et-vient à l’aide d’aussières tendues entre les arbres du rivageet les galhaubans. On fit asseoir la vieille dame sur un siège decordes, que Joël Le Corre hala du pied de l’artimon.

Alain, le docteur et Ervoan n’eurent besoinque des câbles pendants pour se hisser à leur tour.

L’un des anciens matelots du brick, celui quifaisait fonctions de calfat, avait soigneusement inspecté lesflancs du navire. Il n’y trouva point d’avaries, ce qui confirmales fugitifs dans l’opinion que les bandits avaient dû s’enfuir entoute hâte pour ne point se laisser surprendre par quelque vaisseaude guerre venu de la côte, torpilleur ou canonnière.

On inspecta ce qui restait du gréement. Lamâture était en bon état, comme aussi les voiles survivantes dupillage. Il y en avait assez pour garnir les basses vergues et lebeaupré : deux focs, quatre ou cinq voiles carrées, unebrigantine susceptible de se fixer à l’artimon avec un gui quelquepeu égratigné. On vérifia les haubans, les palans, les poulies, lesdrisses. Tout pouvait rendre d’utiles services.

Décidément les pirates avaient pris peur etdéguerpi en débandade. La chose paraissait indéniable.

Alors, Lân fit opérer des sondages. On avaitassez d’eau sous la quille pour naviguer, à la condition qu’onn’allât point se jeter sur quelque sable mouvant. On constata,toutefois, par un examen attentif de la berge, que le niveau deseaux avait sensiblement baissé depuis la veille, peut-être mêmedepuis le matin de ce jour. Il fallait donc se hâter, si l’on nevoulait pas s’exposer à l’échouage imprévu.

Le vent, quoique très affaibli, était assezconstant pour qu’on ne différât point le départ.

En conséquence, Alain Plonévez arbora toute satoile disponible et, profitant des dernières heures du jour,dirigea la Grâce de Dieu dans le lit du courant, vers ladescente du fleuve.

Il fallut y mettre beaucoup de circonspection,car on n’avait aucune carte du pays. Mais, comme, à la chute dujour, la brise avait fraîchi et se maintenait, on put utilisertoute la voilure et gagner une quinzaine de milles pendant lanuit.

Le brick était sorti du dédale d’îlots quiencombraient le fleuve à sa boucle. Maintenant le Rio Nuñezs’étendait en une large nappe d’or terni sur une largeur de cinq ousix cents mètres. Les horizons du sud semblaient plus clairs, alorsque, vers le nord, la région qu’on venait de quitter s’effaçait enun moutonnement confus de verdures. L’espoir entra définitivementdans les cœurs.

Puisque la Grâce de Dieu, la biennommée, avait tenu bon jusque-là, il n’y avait pas de raisons pourqu’elle n’achevât pas aussi heureusement sa course.

Une seule chose tenait en éveil l’espritsoucieux d’Alain.

Si, comme on l’avait présumé au départ, commesemblaient le confirmer les événements, les bandits avaient fuipour éluder la poursuite d’un vaisseau de guerre, comment sefaisait-il qu’on n’eût pas encore rencontré ce vaisseau ?

Cette inquiétude ne tenaillait pas le seulesprit d’Alain. Il pouvait lire la même préoccupation sur lestraits de son frère, qui avait pris la barre.

Yves Plonévez ne s’en cacha point.

« Vois-tu, frère, dit-il à Lân, j’ai dunoir dans les idées. C’est peut-être pour ça que je me méfie. Maisje me suis dit que ça allait trop bien, et que ce n’est pasnaturel. Nous sommes tombés dans un piège.

– Explique-toi ! interrogea Lân, unpeu nerveux.

– Voilà, continua Ervoan. Je crois queles faillis chiens nous ont laissé le brick pour nous attirer.Eux-mêmes ont dû se cacher quelque part, sur la côte, et ils vontnous tomber dessus d’un moment à l’autre. Et, tiens, justement,regarde, en avant de nous, à bâbord. On dirait la fumée d’unecheminée. »

Sa main tendue désignait au capitaine un petitnuage gris blanc qui venait de monter soudain de la rive, du milieud’un fouillis vert d’arbres.

Ils n’étaient pas les seuls à l’avoiraperçu.

De l’avant, des cris s’élevaient, Pabloaccourait en bondissant :

« Capitaine, capitaine, voyez donc. Untorpilleur ! »

D’autres voix se joignaient à la sienne. Lesavis étaient partagés, les conjectures indécises.

« Ce n’est pas un torpilleur, c’est unecanonnière garde-côtes. On voit ses deux cheminées. »

Cependant, la Grâce de Dieu, en pleincourant, vent arrière, filait à la vitesse de neuf à dix nœuds, cequi était une belle allure pour un voilier.

Elle arrivait maintenant au niveau du naviresignalé. Elle l’avait à un quart de mille environ à bâbord. Oncommençait à en deviner la figure.

C’était un bateau allongé, un steamer àl’étrave droite, taillé pour la course et qui ne prenait pas lapeine de masquer ses lignes. On entendait le grondement de samachine dans ses flancs, et les volutes de fumée empanachaient d’unplumet plus sombre ses cheminées grises. Le vapeur était souspression, prêt à bondir sur l’eau limoneuse du fleuve.

« Le Cacique, proféra Ervoan,les poings crispés.

– Le Cacique ? questionnaLân, à voix basse. Ici, dans le Rio Nuñez, à moins de trente millesde Boké ? Ce serait une pure folie de sa part !

– Folie ou non, c’est bien leCacique », répéta le marin.

Il n’avait pas achevé sa phrase que le forbanlui-même la soulignait à sa manière. Un sifflement caractéristiquevenait de se faire entendre. Un projectile, dont il étaitimpossible de contrôler les dimensions et la nature, venait depasser à travers les haubans, écornant la hune de misaine.

Déjà Alain avait bondi versMme Hénault assise à l’entrée du rouf et,l’entraînant vivement, lui faisait dégringoler l’escalier del’entrepont, avec une rudesse dont il s’excusasommairement :

« Madame, pardonnez-moi. Il le faut. Noussommes attaqués. Les pirates. »

Et, avant qu’elle pût l’interroger, il étaitremonté sur le pont, où il commandait le branle-bas.

Les hommes s’assemblèrent autour de l’artimon.Il leur donna ses instructions précises : ne point s’émouvoirde ce qui pourrait survenir, s’abriter derrière les bastingages, àbâbord, prêts à accueillir l’ennemi par une fusillade nourrie,viser comme au tir, afin d’utiliser les munitions, réduites à moinsde vingt cartouches par homme, ne prêter aucune attention auxdégâts de la mâture, mais seulement aux avaries de la coque,l’artillerie de l’ennemi ne pouvant être très redoutable.

La brise soufflait toujours et l’allure dubrick se maintenait. Et, cependant, la Grâce de Dieufilait allégrement. La distance croissait entre elle et leCacique, dont on voyait maintenant le profil décroître parle travers de la hanche de bâbord.

« Gurun ! fit Joël, est-ce que cetenfant du diable serait cloué sur un banc ? Aurait-il unepatte cassée ? »

Lân fit mesurer le sondage. Sa figures’éclaira.

« Je vais vous dire, mes gars. Il y a quele tirant d’eau, suffisant pour nous, ne l’est pas pour ce maudit.Ça nous donne une petite avance. Mais gare dessous, si la pluied’hier et d’avant-hier ramène la crue. »

L’explication était juste. Dans sa hâte àsaisir sa proie, Gonzalo Wickham s’était démasqué trop tôt. Iln’avait pas pris garde à la baisse des eaux. Au premier tourd’hélice, le Cacique avait donné violemment de l’éperondans un banc de sable. Et, maintenant, avec trois mètres de quilleemportée sur l’avant, il s’efforçait de culer pour retomber dans unchenal propice à une plus sage évolution.

La manœuvre n’était pas facile, et, pendant cetemps, la Grâce de Dieu dépassait son adversaire. Elleavait vent arrière et prenait chasse devant lui.

Ce fut alors que le Forban noir, exaspéré, fittirer sur le brick. Mal pointée, la pièce n’atteignit que lamâture ; le projectile, un boulet conique, passa, inutile, àtravers les cordages de la Grâce de Dieu.

Celle-ci utilisait le vent par tous lesmoyens.

On avait fait voile de tout le linge qu’onavait pu trouver : les draps du lit deMme Hénault avaient fourni le perroquet demisaine ; avec cinq ou six hamacs rapidement cousus bout àbout, on établit à l’avant de vagues maraboutins.

Si misérables que fussent ces ressources,elles n’ajoutèrent pas moins à la vitesse du bateau et lui firentgagner quelques milles de plus. La Grâce de Dieu vits’écarter les rives basses du fleuve et s’estomper derrière elleles massifs forestiers du haut fleuve.

On reprit courage, et Alain Plonévez tint unconseil de guerre. On ouvrit l’avis d’accoster sur la berge àdroite, afin d’y déposer Mme Hénault sous la gardede quelques hommes résolus, pendant que le reste de l’équipagecontinuerait la route jusqu’à la rencontre des navires de Boké, enentraînant les forbans à sa suite.

Mais Mme Hénault repoussad’emblée ce plan.

« Ou nous échapperons, ou nous mourronstous ensemble ! » s’écria-t-elle avec une généreuseénergie.

Alain fit remarquer, toutefois, qu’il y avaiturgence à se rapprocher de la côte, pour y courir la chanced’abattre quelque gibier. Il ne restait plus rien à manger à bord,et, si l’on échappait aux écumeurs, on ne pouvait se dérober à lafaim dont les affres commençaient à se faire cruellementsentir.

Vers la fin du jour, on découvrit quelquespirogues. Les noirs qui les montaient se laissèrent approcher. Onparlementa assez heureusement pour obtenir d’eux la promessed’aller chercher au plus prochain village du maïs, quelques pouletset des fruits. Cette convention obligea le brick à ralentir sonallure, en se rapprochant de la terre.

Les nègres mirent quatre longues heures à leurcommission et il fallut, tout ce temps, imposer silence auxentrailles affamées. Mais lorsque, la nuit venue, les voyageurs seréunirent dans l’entrepont pour manger le maïs sommairement grilléet les bananes qui leur tenaient lieu de dessert, la joie de cerepas frugal leur fit oublier les appréhensions du jour et lesmenaces du lendemain.

Devait-on reprendre la route sur-le-champ,afin de profiter des ténèbres, ou passer la nuit en cette stationimprévue ? L’absence d’instruments de calculs – les piratesayant volé montres et sextants – ne permit pas de faire le point.On supputa, au jugé, que l’on devait se trouver encore à trente outrente-cinq milles de Boké.

La discussion fut assez longue. Elle setermina par la décision de séjourner au point où l’on se trouvait,les noirs ayant promis de revenir à l’aube porteurs de quelquessacs de farine, de volailles et d’un quartier de porc.

On avait la terre pour refuge au cas où l’onserait contraint de battre en retraite en abandonnant le brick. Onavait enfin la perspective d’un repos momentané, indispensableaprès les surmenantes fatigues des jours précédents.

Lân enjoignit donc de couvrir les feux. On seborna à l’emploi d’une lanterne dans l’entrepont, oùMme Hénault se reposa comme elle put entre deuxtoiles de tentes, tellement accablée de lassitude qu’elle ne prêtapas d’attention au râle du pauvre Nantais agonisant. Ce râle,d’ailleurs, s’éteignit aux approches du jour. La mort avait délivréle blessé de sa torture.

On distribua les quarts de deux heures en deuxheures, ce qui ramena pour Alain lui-même la veillée aucommencement et à la fin de la nuit. Les vigies s’installèrent dansla hune de misaine et sur le pic d’artimon, l’arme au poing, prêtesà faire feu sur toute embarcation suspecte.

La lune, plus brillante encore que la veille,inonda la nappe de sa grande clarté blanche, dénonçant aux regardsles mouvements de la berge aussi bien que ceux de l’eau.

Vers trois heures du matin, un bruit insolitetroubla le solennel silence du désert, empli jusqu’alors desrumeurs innombrables de la jungle.

Les nègres à demi sauvages de la régionpouvaient s’y tromper peut-être ; l’oreille d’un marin neconservait aucun doute sur sa nature et son origine.

C’était l’anhélation rythmique qui s’exhaledes flancs d’une machine à vapeur, accompagnée du grondement sourddes chaudières. En même temps, un sifflement léger, le bruissementde l’eau qui se fend sous l’étrave et bouillonne sous les coups dequeue de l’hélice, décelait l’approche d’un steamer.

En ce moment, Ervoan et Pablo étaient dequart.

Ils descendirent vivement sur le pont, mus dela même inquiétude.

« As-tu entendu, petit ? questionnaYves Plonévez.

– J’ai entendu, répliqua l’enfant, maisje ne sais d’où ça vient, d’aval ou d’amont.

– Ça vient du haut de la rivière, mongars. Il n’y a pas à s’y tromper. Ce sont les bandits qui nouscherchent.

– En ce cas, il faut éveiller lecapitaine.

– Ce n’est pas nécessaire, prononçal’organe grave d’Alain émergeant de l’écoutille. Moi aussi j’aientendu. Je ne dormais pas.

Un par un, afin de ne pas troubler le repos deMme Hénault, on alla secouer les autres membres del’équipage.

On se distribua les postes de combat, tout endéplorant qu’il ne fît pas encore jour. On avait deux heures denuit pour le moins à subir. Et, par malheur, la lune s’abaissaitrapidement sur l’horizon.

Le tic tac des pistons se rapprochait.Brusquement, dans un grand rais d’argent, une silhouette longue àmuseau de tanche se profila.

« Tiens ! murmura Joël Le Corre, cen’est plus le même bateau.

– C’est le même, Joël, mon gars, rectifiaErvoan, avec un geste de colère. Seulement, il a masqué songroin. »

Et, en effet, le Cacique s’avança,maquillé, déformé à souhait à l’instar d’un comique grimé. Mais lasveltesse de sa carène se laissait deviner sous le mensonge de sondéguisement d’emprunt.

Il venait, très lent, inspectant les deuxrives du fleuve. Celle où la Grâce de Dieu était ancréeavait des arbres se baignant dans l’eau. Les mâts du brick semêlaient aux branches des grands troncs. On pouvait ne pointdécouvrir sa présence.

Aussi le yacht ne le découvrit-il pas de primeabord. Il le dépassa de plusieurs longueurs et, sans doute,l’eût-il laissé en arrière, si tout d’un coup, il ne se fût aviséde recourir aux projecteurs.

Un grand rayon blanc fusa, qui courut sur lesdeux rives, avant de venir éclabousser de sa poussière lumineuse laberge où la Grâce de Dieu se tenait tapie.

Ce fut un éblouissement. L’aveuglante clartéfouilla le rivage à la droite et à la gauche du brick, puis se fixasur lui, immobile.

Tout espoir était perdu d’échapper auxinvestigations des forbans. Il fallait se résoudre à la lutte sansmerci.

« Ils nous ont vus », prononçaErvoan à voix basse.

L’organe du capitaine Alain s’éleva, clair etvibrant.

« Camarades, disait-il, nous n’avons plusde secours à attendre que du ciel et de nous-mêmes. Allons-nousrecevoir leur choc ici-même, sans bouger, ou préférez-vous que nouscourions droit aux bandits pour les aborder.

– À l’abordage ! » approuvaJoël avec véhémence.

Mais le docteur intervint.

« Capitaine, oubliez-vous que nous avonsune femme à notre bord ? Qu’allons-nous faire deMme Hénault ?

– J’y ai songé, répondit Lân. Il y a unepirogue laissée par les noirs à tribord. Nous allons déposerMme Hénault à terre, avec vous, docteur, le petitPablo et mon frère Ervoan. Nous resterons cinq ici. C’est bienassez pour amuser ces coquins tout le temps qu’il vous faudra pourgagner les cases les plus voisines.

Une autre voix donna la réplique à Alain.

« Je pense, capitaine Plonévez, ditMme Hénault, inopinément apparue sur le pont, quevous n’avez pas parlé sérieusement ? Pour me débarquer, ilvous faut mon consentement ; or, ce consentement, je lerefuse. J’entends demeurer avec vous et prendre ma part de lalutte. Après tout, ce ne sera pas la première fois que je me seraivue face à face avec des bandits. Je vous prouverai tout à l’heure,s’il le faut, que ma main ne tremble pas plus que moncœur. »

Ces paroles furent prononcées avec un accentqui électrisa le vaillant entourage. Avant tout autre, Pablo donnaà la vieille dame le témoignage de son enthousiasme.

« Bravo, bonne maman ! s’écria-t-ilen se jetant dans ses bras. Au moins, si nous devons mourir, neserons-nous pas séparés. Et, tu peux m’en croire, je serai digne detoi.

– Cher petit, murmura la vaillante femme,en essuyant furtivement une larme, Dieu m’est témoin que j’aimeraismieux te savoir auprès de ta pauvre mère. Mais tu es, comme moi,d’un sang qui ne saurait mentir. »

En ce moment, le rayon qui venait duCacique se détourna, et les défenseurs du brick purentvoir le yacht maudit mouillé à trois encablures de la côte. Ilavait déjà mis ses embarcations à la mer, et l’on distinguait deuxtaches noires s’avançant vers la Grâce de Dieu.

Le plan de l’ennemi se dessinait. Il lançaitcontre la poignée d’hommes prêts à se défendre jusqu’à la mort sescompagnies de débarquement prélevées sur son équipage de forbansrésolus à tout.

Combien étaient-ils ? C’est ce que nul nepouvait savoir à bord de la Grâce de Dieu.

Mais déjà le faisceau aveuglant était revenuse fixer sur le brick. Il était impossible de tirer sur les canotsautrement qu’au jugé.

« Attends, capitaine, dit Ervoan à sonfrère. Il me vient une idée. »

Et, rampant à travers la largeur du pont, ilgagna la hanche de tribord, se glissa dans l’ombre du rouf et, àl’aide d’une aussière, se laissa tomber dans la pirogue attenanteaux flancs de la Grâce de Dieu.

Cela s’était si brusquement fait qu’AlainPlonévez n’avait pas même eu le temps d’ouvrir la bouche pours’enquérir des intentions de son frère.

Il n’eut pas davantage le loisir de s’enpréoccuper.

Un triple éclair brilla sur le pont duCacique ; une grêle de plomb vint s’abattre sur lebrick, fauchant des haubans, pénétrant dans la joue de bâbord.

Le yacht venait de faire feu à l’aide de troismitrailleuses, afin de couvrir l’abordage de ses hommes. Un chocpresque imperceptible à la coque révéla que l’une des embarcationsabordait le brick par sa hanche de bâbord.

Alain s’était redressé pour courir àl’arrière.

Il n’eut que le temps de se laisser tomber surles genoux et les mains. Derechef les canons du yacht avaient vomila mort et le pont du navire crépitait sous les projectiles, tandisque l’air s’emplissait du fracas de la détonation.

Tout à coup, à l’avant du brick, une furieuseclameur monta, faite de cris de rage et de plaintes d’agonie.

Le rayon du projecteur s’abaissa. Pablo, ledocteur, Joël, levés au-dessus des bastingages, virent l’effrayantescène.

Ervoan avait poussé la pirogue le long desflancs du navire jusque sous les barbes du beaupré. Au moment où laseconde chaloupe des pirates avait abordé la joue du brick, leBreton s’était dressé, déchargeant dans le tas les six coups de sonrevolver. Puis, épique, formidable de résolution désespérée, ilavait bondi dans le canot, broyant des crânes, défonçant despoitrines.

Du pont de la Grâce de Dieu, lestémoins de cette scène n’osaient tirer sur la bande de peur defrapper leur héroïque ami.

Ils n’eurent pas, d’ailleurs, le loisir decontempler longtemps le spectacle.

D’une voix tonnante, Alain les appelait àl’arrière. Là, en effet, était le péril. Dix hommes hurlant,s’excitant les uns les autres, dix démons échappés de l’enfer,venaient d’escalader le bordé et accouraient, ivres de sang et depillage.

Chapitre 16La vengeance.

Alain s’était élancé à la rencontre desassaillants. Sa carabine avait fait feu une première fois, jetantun homme à terre. Derrière lui, ses compagnons arrivaient. Ilssaluèrent d’une salve les agresseurs. Trois de ceux-ci roulèrentsur le pont.

« Hardi ! cria le capitaine.Jetons-les à la mer. »

Les bandits avaient reculé. Ils n’étaient plusen force. Ils rétrogradèrent jusqu’au bordé.

Mais, alors, des clameurs s’élevèrent surl’avant. Quatre nouveaux ennemis escaladaient la guibre.

Le docteur fit volte-face et, accompagné dumécanicien, se jeta sur les arrivants. Deux d’entre euxs’abattirent. Les survivants firent face à leur tour.

Le mécanicien chancela. Il avait la cuissegauche traversée par une balle. L’un des pirates qui venaient detomber, blessé comme lui, rampa, le couteau aux dents, vers lesdeux défenseurs de l’avant. Il saisit les jambes du docteur.

Mais le canon d’un revolver s’appuya à sonoreille et lui fit sauter la cervelle.

C’était Pablo qui venait d’accomplir cetteprouesse.

Brusquement le rayon du projecteur s’éteignit.Le Caciquecraignait sans doute d’éclairer trop vivementles siens, et d’en faire des cibles pour le feu des défenseurs dubrick.

Pendant quelques secondes, les yeux, passantde la clarté trop vive aux ténèbres ambiantes, demeurèrent aveuglesde part et d’autre. Alain en profita pour rassembler ses compagnonsen faisceau et les abriter sous le rouf où l’on fit entrerMme Hénault.

Mais les prunelles s’étaient promptementfaites à l’obscurité. On s’aperçut que le jour était beaucoup plusproche qu’on ne l’avait cru. Bien qu’en ces régions, voisines del’équateur, on ne connaisse ni l’aube ni le crépuscule, le lever dusoleil n’en est pas moins précédé d’une clarté diffuse qui, enblanchissant le ciel, revêt la terre d’une lueur spectrale. On putvoir assez clair pour continuer la bataille.

Tout à coup, de l’avant, un homme s’avança,titubant, dont la voix mourante cria aux défenseurs dubrick :

« Ne tirez pas ! C’est moi,Ervoan. »

Et on le vit venir, le simple héros, tel unfantôme, s’accrochant, de ses mains défaillantes, aux cordages,n’ayant plus rien d’humain, rouge de la tête aux pieds, perdant sonsang par vingt blessures.

Il vint jusqu’à la poignée des défenseurs. Unrire atroce écarta ses lèvres. Il dit, hoquetant :

« J’en ai tué… six… Je suis… content…Ai-je racheté ?… Adieu, petit Pablo ! Frère… tu… diras… àla mamm… »

Il ne put proférer une syllabe de plus, ets’écroula, les dents crochetées, avec un flot de sang débordant descommissures. Ses yeux chavirèrent tandis qu’il esquissait un gestereligieux. Il était mort.

« Nous n’avons pas le temps de lepleurer, cria Lân, farouche. Vengeons-le.

– C’est ça !Vengeons-le ! » gronda Joël.

Et, jetant son fusil, le colosse brandit unebarre d’anspect.

Les pirates étaient maintenant au nombre devingt.

Tous ensemble se ruèrent sur la poignée desdéfenseurs.

L’énorme massue tournoya aux mains du géant.Des têtes fracassées laissèrent jaillir leurs cervelles, des nuquesrompues pendirent sur des épaules effondrées. Cinq cadavress’ajoutèrent aux premiers.

Mais les quinze survivants parvinrent jusqu’augroupe.

Les revolvers partirent, grossissant lesanglant monceau.

Hélas ! la résistance était à bout.Quatre bandits s’étaient pendus, tels des bouledogues, aux membresdu titan Joël. Alain venait de recevoir sa troisième blessure, ledocteur Perrot avait laissé tomber son bras droit, cassé par uneballe, le mécanicien se défendait assis, une balafre rayait lejeune front de Pablo, à la racine de ses cheveux noirs. Deux desgabiers gisaient, râlant, dans une mare de pourpre.

Soudain, du yacht un appel strident résonna.C’était un ordre de retraite.

Les pirates tressaillirent et s’arrêtèrent.Quelques-uns, escaladant les bastingages, se laissèrent couler dansles embarcations. Les autres, hésitants, reçurent le dernier feu deLân et de ses compagnons encore debout. Joël en écrasa deux d’unmoulinet, sur le bois du bordé. Un seul ne se résigna pas àfuir.

Avec un feulement de tigre, il fonça sur laligne des défenseurs, renversa le docteur et, bondissant sur Pablosurpris, le jeta à terre, lui posant le genou sur la poitrine.

Le machete de Ricardo Lopez se leva surl’enfant terrassé.

Mais, alors, une main plus prompte, une mainde femme, saisit le métis à la nuque et attira sa tête en arrière.Les yeux du misérable virent étinceler, plus terribles, ceux deMme Hénault, en même temps que son oreilleentendait cette suprême malédiction terrestre.

« Ricardo Lopez, je venge monfils. »

Et, par la bouche entr’ouverte de l’assassin,pénétra la balle du châtiment. Le revolver à poignée d’ivoireargenté avait fait son œuvre justicière.

Il n’y avait plus un seul forban sur le pontde la Grâce de Dieu. Les survivants, huit ou dix à peine,s’éloignaient, à force de rames, du brick pour rallier le yacht,lui-même grondant et se balançant sur l’eau comme un coursier derace qui s’apprête à fournir une course désespérée.

Une stupeur hébétée paralysait les assistantsde cette scène, la dernière, semblait-il, du sinistre drame. Cetteretraite imprévue, ce salut inespéré qui leur venait au moment mêmeoù toute chance semblait perdue, ils ne pouvaient sel’expliquer.

Et, tout à coup, une détonation éclata aularge, devant eux, dans le lit du Rio Nuñez.

Le soleil venait, d’un bond, de prendrepossession du ciel. Pablo, dont le front saignait, leva les deuxbras à la fois, tandis que de sa poitrine convulsive s’exhalait ungrand cri :

« La Némésis. »

Les délivrés se tournèrent, tous à la fois,vers le point de l’horizon du sud que désignaient les regards del’enfant.

Un chapelet de taches blanches y déroulait,sur le firmament très bleu, les flocons d’une fumée. Cette fumée sedétachait, en panache intermittent des cheminées d’un navire qu’onvoyait grossir à vue d’œil.

Et tel était l’intérêt de ce spectacle pourles malheureux voyageurs qu’ils en oubliaient de suivre lesmouvements du Cacique, qui déjà s’éloignait de la rive,qu’ils en oubliaient jusqu’au soin, jusqu’à la douleur de leursblessures.

Pourtant celles-ci ne tardèrent point à serappeler à eux. À mesure que tombait la surexcitation de la lutte,la souffrance la remplaçait et prenait le dessus.

Ils étaient tous atteints, plus ou moinsgrièvement. En outre d’Ervoan, déjà froid, un autre matelot étaitmort, un troisième, les yeux vitreux, exhalait ses derniers soupirsau pied de l’artimon. Alain avait reçu un coup de poignard sous lescôtes ; une balle lui avait emporté un morceau de l’oreilledroite, une autre lui avait labouré l’épaule gauche. Le docteurPerrot avait un bras cassé, une joue tailladée ; le chefmécanicien, couché sur la hanche, ne pouvait plus remuer sa jambe,traversée de part en part, Joël ne comptait pas moins de sixentailles, du sommet du crâne au-dessous du genou ; Pabloavait le front ouvert.

Le pont de la Grâce de Dieu n’étaitqu’une mare de sang.

En proie à un tremblement nerveux,Mme Hénault fixait des yeux dilatés par l’horreursur le cadavre hideux de Ricardo étendu à ses pieds, mort de samain.

Huit autres corps, tordus par les spasmes del’agonie, gisaient, çà et là, à l’avant comme à l’arrière.

À la fin le sentiment revint à la vaillantefemme. Avisant un seau de toile goudronnée accroché à l’un desportemanteaux, elle le laissa glisser jusqu’au fleuve et le ramenaplein d’eau. Alors, faisant toile de tout ce qui lui tombait sousla main, déchirant son mouchoir, ses jupons, elle se prodigua pourlaver les plaies et étancher le sang qui coulait des blessures. Ledocteur, dont le bras droit pendait inerte, la guidait de sesconseils, et Pablo l’aidait à faire les premiers pansements pourarrêter les hémorragies.

Les noirs, ainsi qu’ils l’avaient promis,accouraient de la rive. On voyait leurs pirogues bondir sur lanappe dorée. Ils venaient avec des clameurs gutturales.

Mais, plus prompte qu’eux, la Némésisdévorait l’espace. Tel qu’un lévrier qui rase le sol, le yacht sedessinait fluet et mince. Il paraissait glisser sur l’eau, tant sonallure était rapide, et, dans la pure clarté du matin, on l’eût ditsoutenu par une coulée d’or en fusion. Il venait implacable, prêt àfondre sur la nef des pirates.

Encore quelques minutes, et il serait surlui.

Mais il avait aperçu le brick en détresse.Sans se préoccuper de l’ennemi, il stoppa, et la baleinière sedétacha de son flanc pour accoster la Grâce de Dieu.

Ce fut avec une joie mêlée de larmes que seréunirent les survivants du brick et leurs vengeurs.

Par l’ordre du commandant Le Gouvel, cinqhommes de l’équipage du yacht prirent possession du navire nantais,tandis que les blessés étaient transportés sur la Némésis.L’enseigne de vaisseau avait lui-même complété son équipage à Boképar l’adjonction d’une dizaine de laptots et de deux chauffeursnoirs. Il avait, en outre, amené avec lui un jeune médecin demarine de passage à la station. L’aide-major ne demandait pas mieuxque d’accompagner les vaillants volontaires courant sus au forban.Il trouva ample besogne parmi les blessés de la Grâce deDieu, à commencer par son collègue le docteur Perrot dont ildut extraire la balle, demeurée dans les chairs du biceps droit. Onn’avait que trop de pertes à déplorer. Le jeune praticien fut toutheureux de déclarer à son entourage qu’il répondait de toutes lesguérisons.

On établit donc les valétudinaires dans leschambres du gaillard d’avant, jadis occupées parMme Hénault et sa famille, n’en réservant qu’unepour la vieille dame. Pablo partagea la sienne avec Alain et ledocteur.

Quant aux morts, on les laissa sur laGrâce de Dieu ; on devait les déposer à Boké où ilsrecevraient une sépulture honorable. Le cadavre de Ricardo futconservé pour la confrontation avec ses complices. Quant aux huitautres, comme ils encombraient le pont, le commandant Le Gouvel lesfit, sans façons, jeter au fleuve.

Ils ne méritaient pas de plus dignes cercueilsque les ventres des requins, leurs émules, qui, à ce voisinage del’Océan, remontaient encore assez haut dans les eaux du RioNuñez.

Tout cela n’avait pas été sans retarder lesopérations d’une bonne heure, ce qui avait accordé auCacique un utile répit et lui avait permis de prendrechasse devant la Némésis avec une forte avance.

Il avait même disparu derrière un angle dufleuve, lorsque Le Gouvel, qui venait de causer un instant avecAlain, resté debout malgré ses blessures, jeta cette exclamation decolère :

« Ah ! non, par exemple ! Jen’entends pas laisser à d’autres le soin de capturer cesbrigands-là ! »

Et, reprenant son poste de commandement, ildonna l’ordre aux mécaniciens de porter la vitesse à trois centstours.

Alors commença le plus beau raid maritime dontles annales de la navigation aient jamais fourni l’exemple.

Si la Némésis pouvait prétendre àtenir la première place à la tête des coursiers de la mer, elletrouvait dans le Cacique, ex-Manapa, un rivaldigne d’elle.

Le yacht forban, lui aussi, était, depuislongtemps, préparé et entraîné aux folles vitesses.

Quand il sentit son ennemi sur ses traces, ilaccéléra son allure. De vingt nœuds qu’il donnait au début, ilpassa, d’un bond, à vingt-cinq, puis à vingt-huit.

À ce train, il devait atteindre Boké en deuxheures.

Qu’allait-il y trouver ? Il l’ignorait.Mais Gonzalo Wickham était beau joueur. Ce n’était plus pour lavictoire, mais pour la vie même, qu’il luttait à cette heure.

« Coûte que coûte, il faut que jepasse ! » s’était dit le bandit.

Cela ne pouvait avoir qu’unesignification.

Torpilleur ou canonnière, quelque vaisseau quise jetât en travers de sa fuite, il devrait le combattre etl’écarter par la force, le couler avec ses canons ou l’éventrer deson éperon.

Et, maintenant, sans plus se soucier dumensonge des apparences, il avait démasqué sa figure, jeté à l’eaule faux nez de son museau, les renflements de ses hanches, ilallait droit devant lui, sinistre, effrayant, laissant luire, commeune lame de couperet, l’acier de son étrave droite, véritabletranchant assez puissant pour couper en deux le navire de moyennesdimensions qui aurait l’imprudence de se présenter à lui par letravers.

À proprement parler, ce n’était pas les chiensde garde massifs venus à sa rencontre qu’il redoutait le plus, maisbien le terrible limier dont il entendait le souffle haletant surses traces, dont il croyait entendre déjà siffler les projectilesau travers de sa superstructure.

Car la Némésis, démentant l’aphorismequi fait la Justice boiteuse et lente à se mouvoir, ne ménageaitplus ses provisions ni sa machine. L’enseigne Le Gouvel venait dejeter au porte-voix ces mots :

« Quatre cent vingt tours. »

Quatre cent vingt tours ! C’était lemaximum, la limite qu’on ne pouvait plus dépasser, à laquelle on nepouvait même se maintenir plus de six heures, à peine de provoquerune explosion mortelle. Ces quatre cent vingt tours, donnés par lescinq hélices, portaient l’allure à l’incroyable vitesse de trentenœuds, même de trente-deux dans le courant.

Et, déjà, malgré le refoulement d’air dans lamachinerie, les deux chauffeurs blancs avaient dû être retirés del’étuve, à moitié asphyxiés. Les nègres seuls, bien qu’épuisés,ruisselants de sueur, tenaient encore bon. Par un acte d’héroïsmesurhumain, le chef-mécanicien Grandy venait de descendre, touthabillé, dans la fournaise.

Sur la rive du fleuve, toute la population,blanche ou de couleur, de Boké, était accourue, palpitanted’émotion, pour contempler le terrible et émouvant tableau. Ellevit passer, comme deux bolides, les deux yachts à un quart d’heurede distance l’un de l’autre. Mais, aux mouvements convulsifs dupremier, au long frémissement continu du second, les spectateurs dudrame comprirent qu’il touchait au dénouement, que le dernier acteallait se jouer à quelques milles plus bas, hors de portée de leursregards enfiévrés.

Les navires sous pression dans le portn’avaient pas osé se jeter à la traverse du Cacique.Surpris par son arrivée en foudre, ils s’étaient empressés de luilivrer passage.

À présent, ils s’emplissaient de curieux,réclamant à grands cris qu’on les menât au large, à la suite desdeux adversaires, afin qu’ils pussent assister aux dernièrespéripéties de la lutte, s’emplir les yeux des suprêmes passes de ceduel à mort. Duel à mort, en effet, et qui fut vaillammentcombattu.

Le Cacique voyait déjà s’élargirl’estuaire du fleuve et s’ouvrir les horizons sans bornes de lamer. L’île de sable coupait en deux l’embouchure, laissant undouble chenal d’eau profonde. Mais, déjà, laNémésisembouquait la passe du nord, prête à se retournerpour venir dans le flanc de l’ennemi.

Le Cacique se jeta dans la passe dusud.

Il n’y fit pas plus d’un quart de mille.

À la bouche méridionale se dressait, superbe,évoluant à petite vitesse, un croiseur anglais, ce même KingEdward qui lui avait donné la chasse quelques jours plustôt.

C’était le passage barré, la retraitecoupée.

Gonzalo sentit le désespoir entrer en lui.

Qu’allait-il faire ? Courir droit aucolosse de fer, essuyer son feu et gagner, à la même allure, lahaute mer ?

Mais un seul obus du croiseur suffirait àcouler le Cacique.Et il ne fallait pas espérer que l’onpourrait passer indemne.

Mieux valait livrer bataille à laNémésis.

Là, du moins, – le forban le croyait, – leschances pourraient s’égaliser, la victoire balancerait.

Il avait compté sans les pièces de 47millimètres de son adversaire, dont deux étaient disposées enchasse et en retraite et deux à bâbord et tribord, soutenant leshuit pièces de 37 millimètres, distribuées, quatre par quatre, surles spardecks.

Pour y répondre, le Cacique n’avaitque deux hotchkiss et quatre maxim.

Le yacht évolua donc sur le bras méridional dufleuve et, par un crochet soudain, revint sur la nappe principale,où il fonça, par l’avant, sur son ennemi.

La Némésis avait prévu l’attaque.Elle vira sur place et, défilant sous le feu inutile du pirate, luienvoya sa première volée de chasse. Puis, le croisant, bâbord àtribord, elle lui lâcha toute la bordée de ses six pièces deflanc.

L’effet fut terrible. Des vingt-deux hommesqui formaient l’équipage du Cacique, dix s’abattirentmorts ou blessés sur le pont.

Il ne fallait plus songer à la résistance.Gonzalo riposta, tant bien que mal, tuant deux gabiers à sonadversaire. Mais c’était là une prouesse inutile. Le bandit nesongeait qu’à fuir, en se jetant à la côte.

Il fournit donc sa dernière course vers larive orientale du Rio, résolu à s’y échouer pour se jeter ensuitedans la brousse.

Il n’en eut pas le loisir.

La Némésis accourait et, tout envirant sous le vent, le balayait, pour la troisième fois, avec sapièce de retraite. Trois bandits tombèrent encore.

Il restait neuf hommes valides sur le yacht.Ils se ruèrent vers leur chef et, dans le paroxysme du désespoir,le sommèrent de se rendre. Il résista, en abattit un d’un coup depistolet ; mais, accablé par le nombre, fut terrassé, ligotté,tandis que les vaincus amenaient leur pavillon noir et arboraientle signal parlementaire.

Le Gouvel leur intima l’ordre de jeter leursarmes, de descendre la baleinière et de venir se remettre à sadiscrétion. Ils obéirent.

C’était fini. Lorsque les habitants de Boké,arrivés trop tard sur le théâtre de la lutte, voulurent régalerleurs yeux, ils ne virent que la Némésis gagnant la hautemer, en donnant la remorque au Cacique,en attendantqu’elle pût fournir au yacht capturé l’équipage indispensable pourle conduire jusqu’à Konakry, d’où les criminels seraient dirigéssur Saint-Louis pour y subir le châtiment de leurs forfaits.

ÉPILOGUE

Le mois de février venait de finir. Mars, auxgiboulées fantasques, se levait au septentrion. Par un de cescaprices dont il est coutumier, son premier soleil brillait radieuxce jour-là.

Toute la population de Perros-Guirec sepressait sur le port. On était venu en foule de Lannion, deGuingamp, de Saint-Brieuc, de Morlaix.

À l’entrée du port, des tribunes étaientdressées pour les autorités, avec des mâts et des banderolesmulticolores. Quatre compagnies de fusiliers-marins, venus deBrest, un bataillon d’infanterie, huit brigades de gendarmes,ajoutaient à la magnificence de la fête.

Au premier rang des tribunes s’asseyaient lerecteur de Louannec, le maire, le notaire Duguer, l’instituteur etle docteur Bénédict. Ils avaient bien mérité cet honneur.

Une seule personne manquait à la fête, unepauvre mère en larmes qui, à la même heure, priait auprès d’ungrand cercueil de bois de fer, doublé de plomb, déposé, entre descierges, dans la nef de l’église neuve de Louannec, en attendant leservice solennel qu’on y célébrerait le lendemain. Car, depuis laveille, la baleinière de la Némésis avait apporté sur larive du bourg la dépouille mortelle d’Yves Plonévez, tombé dansl’apothéose d’une réhabilitation, et cette dépouille allait dormirson éternel sommeil dans la terre sacrée de la patrie, près des osdes obscurs héros qui l’y avaient précédée.

Or, ce qu’attendait le ministre, cequ’attendaient les autorités du pays, les amis de la premièreheure, la noble et élégante assistance, ce qu’attendait lapopulation tout entière, c’était la rentrée triomphale de laNémésisqui venait d’accomplir en trois mois une si fécondecroisière et de délivrer les nations civilisées d’un long cauchemarde quinze ans.

On la vit, gracieuse et légère, doubler lemôle au bruit des acclamations, faire vibrer d’une dernière salvel’écho des collines environnantes, puis, après avoir mouillé aucentre du bassin, accueillir à la coupée les embarcations dépêchéespour recevoir les passagers, les officiers et les marins.

Le commandant Le Gouvel descendit le premier,donnant la main à Mme Hénault, la mère ; puisce fut Alain Plonévez conduisant Mme Isabelle, puisPablo et sa cousine Irène, puis le docteur Perrot, le chefmécanicien Grandy, les matelots, gabiers, chauffeurs. Dans leurnombre on admira la superbe carrure du titan Joël Le Corre. LeGrésillon donnait le bras à la gentille Anne-Marie, à qui ils’était fiancé au cours de la traversée du retour.

Le ministre et son état-major vinrent recevoirles voyageuses. En un discours plein de chaleur, le représentant dugouvernement rappela les origines de l’expédition, en narra lesdramatiques incidents et, finalement, lut la liste des récompensesdécernées. Il y en avait pour tous. Cinq croix de la Légiond’honneur étaient octroyées, à Mme Hénault d’abord,à l’enseigne Le Gouvel, promu lieutenant de vaisseau, au capitaineAlain Plonévez, au docteur Perrot, au mécanicien Grandy. Lamédaille militaire allait orner la poitrine de Joël Le Corre etd’un des aides-mécaniciens ; des médailles spéciales étaientaccordées au reste de l’équipage. Enfin, par une mentionparticulière, Paul Hénault, solennellement réintégré en son étatcivil, recevait une médaille d’or unique, prémice des récompensesfutures que décernerait la France au vaillant enfant, lorsqu’ilserait sorti du Borda avec les aiguillettesd’aspirant.

Alors se produisit un incident qui porta aucomble l’émotion de l’assistance.

Mme Hénault s’était levée et,s’adressant au ministre, lui faisait entendre, d’une voix vibrante,le langage d’une admirable Française.

« En me décernant une récompense que jen’ai ni sollicitée, ni même souhaitée, dit-elle, le gouvernementm’accorde un honneur au-dessus de mes faibles mérites. Fille etdescendante de marins, sortie d’une race glorieuse sur mer entretoutes, puisque ma famille est Malouine, je n’ai fait que ce quetoute Bretonne de cœur eût fait à ma place. Je n’accepte donc pascette croix qui sera mieux placée sur une poitrine virile. Maisafin qu’aucun doute ne plane sur la nature du sentiment quim’inspire, je tiens à le faire connaître sans ambages.

« Il me serait trop cruel d’obtenir lesigne de l’honneur au prix du deuil qui afflige une héroïque femmede cette terre. Car, sachez-le, monsieur le ministre, je pleure àla pensée de cette autre mère, dont l’absence attriste cette fête,et qui prie en ce moment sur le cercueil de l’un de ses fils, dupauvre homme, tombé en héros, dont le dévouement a rendu monpetit-fils Paul à sa mère et à moi-même, son aïeule. Je demandequ’une mention spéciale soit faite de cette Bretonne plus grandeque les meilleures d’entre nous, d’Anna Plonévez, la mère de notrevaillant capitaine Alain, de notre cher Ervoan, mort en enfantglorieux de la Bretagne et de la France. »

À l’audition de ces nobles paroles, un longfrémissement courut d’un bout à l’autre de l’auditoire. On vit leministre se lever et, tenant à la main le joyau symbolique, il lesuspendit un instant sur la poitrine deMme Hénault. Puis, pliant le genou, il lui baisarespectueusement la main.

Toute une grande heure dura le défilé deshauts personnages, des amis, des admirateurs. Les deux dames, Pabloet Irène, durent entendre bien des compliments, serrer bien desmains de gens qui leur étaient totalement inconnus. Ce sont là lesexigences de la gloire.

Après quoi, les voitures de Ker Gwevroc’h,suivies d’une dizaine d’autres véhicules, emportèrent lesvoyageuses et leurs invités jusqu’au manoir du Trévou, où un grandbanquet leur était préparé.

Elle prit fin, cette journée mémorable. Elleeut un lendemain tendu de noir, mais mieux encore consacré par lesouvenir à la glorification des morts.

Car un service de première classe, une messede Requiem fut chantée ce jour-là pour le repos de l’âmed’Yves Plonévez, et aussi des vaillants marins de laNémésis tombés sur la terre africaine et inhumés, loin dusol de la France, mais sous les plis du drapeau français. L’églisede Louannec fut trop petite pour l’innombrable assistance qui sepressa autour de la fosse où l’on descendit les restes dumalheureux Ervoan.

Et, au retour de la cérémonie, les rangss’ouvrirent respectueusement devant la mère inconsolée, maisréconfortée en sa douleur par ce témoignage d’universellesympathie.

Comme elle s’avançait au bras d’Alain, dont laboutonnière brillait de la récompense décernée la veille, on vit lepetit « Espagnol » venir à elle, et doucement, de sa voixtendre des anciens jours, lui murmurer à l’oreille :

« Mamma Plonévez, est-ce que je ne suisplus aussi votre fils ? »

Alors, chancelante, les yeux pleins de pleurs,la mère du vaillant mort et du glorieux vivant, se tourna versMme Hénault et Isabelle, et, d’un accentintraduisible, leur dit :

« Le bon Dieu m’en a pris un ; ilvous en a rendu un. Voulez-vous tout de même, que celui-là soitaussi à moi jusqu’à l’heure où je m’en irai rejoindrel’autre ? »

Les deux mères heureuses se jetèrent ensanglotant au cou de la mère éplorée, et la mamm Plonévez, en têtedu cortège, regagna son humble demeure, un bras sous le brasd’Alain, l’autre sous celui de Pablo. Il lui restait encore deuxfils, et le hijo del mar avait encore deux mères.

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