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Le Frère-de-la-Côte

Le Frère-de-la-Côte

de Joseph Conrad

Le somme après le labeur, le port après les flots tempétueux,

L’aisance après la guerre, la mort après la vie, voilà qui plaît fort.

SPENSER
À G. Jean-Aubry, en toute amitié ce récit des derniers jours d’un Frère-de-la-Côte français.

Chapitre 1

Entré à la pointe du jour dans l’avant-port de Toulon, après avoir échangé de bruyants saluts avec un des canots de ronde de la flotte qui lui montra où prendre son mouillage, le maître canonnier Peyrol jeta l’ancre du bâtiment, usé par la mer et délabré, dont il avait la charge, entre l’arsenal et la ville, en vue du quai principal. Au cours d’une vie que toute personne ordinaire eût trouvée remplie de merveilleux incidents, mais dont il était bien le seul à ne s’être jamais émerveillé, il était devenu si peu démonstratif qu’il ne poussa pas même un soupir de soulagement en entendant vrombir son câble. Cela marquait pourtant le terme de six mois passés dans l’angoisse à courir la mer avec une cargaison de prix sur une coque endommagée,à ne vivre la plupart du temps que de rations réduites, toujours à guetter l’apparition de croiseurs anglais, à une ou deux reprises au bord du naufrage et plus d’une fois au bord de la capture. Mais,à vrai dire, le vieux Peyrol s’était résolu, dès le premier jour, à faire sauter son précieux bâtiment, et cela sans la moindre émotion, car tel était son caractère formé sous le soleil des mers de l’Inde au cours de combats irréguliers pour la possession d’un maigre butin dissipé aussitôt qu’obtenu, et surtout pour la simple sauvegarde d’une vie presque aussi précaire à conserver entre ses hauts et ses bas, et qui avait déjà duré cinquante-huit ans. Tandis que son équipage d’épouvantails affamés, durs comme des clous et avides comme des loups d’allergoûter les délices du rivage, s’empressait dans la mâture à ferler des voiles presque aussi minces etrapiécées que les chemises sales qu’ils avaient sur le dos, Peyrolparcourut le quai du regard. Des groupes s’y formaient d’un bout àl’autre pour contempler le nouvel arrivant, et Peyrol, remarquantparmi eux bon nombre d’hommes à bonnets rouges (Ce bonnet rouge estla coiffure adoptée par les sans-culottes en 1793.), se dit : « Lesvoici donc ! » Parmi les équipages qui avaient porté ledrapeau tricolore dans les mers de l’Orient, il y en avait descentaines qui professaient les principes des sans-culottes : « Desvauriens vantards et grandiloquents ! » avait-il pensé. Maismaintenant, il avait sous les yeux la variété terrienne. Ceux quiavaient assuré le salut de la Révolution, les vrais de vrais.Peyrol, après un long regard, descendit dans sa cabine pours’apprêter à aller à terre. Il rasa ses fortes joues avec unvéritable rasoir anglais, pris jadis comme butin dans une cabined’officier sur un bâtiment de la Compagnie des Indes capturé par unnavire à bord duquel il servait alors. Il mit une chemise blanche,une courte veste bleue à boutons de métal et à col haut retroussé,et passa un pantalon blanc qu’il assujettit avec un foulard rougeen guise de ceinture. Coiffé d’un chapeau noir luisant à calottebasse, il faisait un très digne chef de prise. De la dunette, ilhéla un batelier et se fit conduire au quai. La foule s’était déjàconsidérablement accrue. Peyrol la parcourut des yeux sans paraîtrelui porter grand intérêt, quoique en réalité il n’eût jamais de savie vu autant de Blancs réunis pour regarder un marin. Après avoirété un écumeur de mers[6] dans delointains parages, il était devenu étranger à son pays natal.Pendant les quelques minutes que mit le batelier à le conduirejusqu’aux marches, il se fit l’effet d’un navigateur débarquant surun rivage nouvellement découvert. À peine eut-il mis pied à terre,la populace l’entoura. L’arrivée d’une prise faite dans des merslointaines par une escadre des forces républicaines n’était pas àToulon un événement quotidien. De singulières rumeurs avaient déjàété lancées. Peyrol joua des coudes parmi la foule tant bien quemal ; elle continua d’avancer derrière lui. Une voix cria : «D’où viens-tu, citoyen ? – De l’autre bout du monde ! »tonna Peyrol. Ce n’est qu’à la porte du bureau de la Marine qu’ilput se débarrasser de ceux qui le suivaient. Il fit à qui de droitson rapport, en qualité de chef de prise d’un bâtiment capturé aularge du Cap[7] par le citoyen Renaud, commandant en chefde l’escadre de la République dans les mers de l’Inde. On lui avaitdonné l’ordre de faire route sur Dunkerque, mais il déclaraqu’après que ces sacrés Anglais lui eurent donné la chasse à troisreprises en deux semaines entre le cap Vert et le capSpartel[8], il avait décidé de filer en Méditerranéeoù, d’après ce qu’il avait appris d’un brick danois rencontré enmer, ne se trouvait alors aucun navire de guerre anglais. Il étaitdonc arrivé : avec les papiers du bord, les siens également, touten ordre. Il déclara aussi qu’il en avait assez de rouler sa bossesur les mers, et qu’il aspirait à se reposer quelque temps à terre.Jusqu’à ce que les formalités fussent terminées, il resta toutefoisà Toulon, à se promener par les rues, d’une allure tranquille,jouissant de la considération générale sous la dénomination de «citoyen Peyrol ! » et regardant tout le monde froidement dansles yeux. La réserve qu’il gardait touchant son passé était denature à faire naître mainte histoire mystérieuse au sujet d’unhomme. Les autorités maritimes de Toulon avaient sans doute sur lepassé de Peyrol des idées moins vagues, encore qu’elles ne fussentpas nécessairement plus exactes. Dans les divers bureaux maritimesoù l’amenèrent ses obligations, les pauvres diables de scribes etmême quelques-uns des chefs de service le regardaient très fixementaller et venir, fort proprement vêtu, et tenant toujours songourdin qu’il laissait en général à la porte avant d’entrer dans lebureau personnel d’un officier, quand il était convoqué pour uneentrevue avec l’un ou l’autre de ces « galonnés ». Ayant cependantcoupé sa cadenette et s’étant abouché avec quelques patriotesnotoires du genre jacobin, Peyrol n’avait cure des regards ni deschuchotements des gens. Celui qui le fit presque se départir de soncalme, ce fut un certain capitaine de vaisseau, avec un bandeau surl’œil et une tunique d’uniforme très râpée, qui faisait on ne saitquel travail d’administration au bureau de la Marine. Cet officier,levant les yeux de certains papiers, déclara brutalement : « Ensomme, vous avez passé le plus clair de votre vie à écumer lesmers, même si cela ne se sait pas. Vous avez dû être autrefoisdéserteur de la Marine, quelque nom que vous vous donniez àprésent. » Les larges joues du canonnier Peyrol ne tressaillirentmême pas. « En admettant qu’il y ait eu quelque chose de ce genre», répondit-il avec assurance, « ça s’est passé du temps des roiset des aristocrates. Et maintenant je vous ai remis une prise etune lettre de service du citoyen Renaud, commandant dans les mersde l’Inde. Je puis aussi vous donner les noms de bons républicainsqui, dans cette ville, connaissent mes sentiments. Personne ne peutdire que j’aie jamais de ma vie été antirévolutionnaire. J’aibourlingué dans les mers d’Orient pendant quarante-cinq ans… c’estvrai. Mais, permettez-moi de vous faire observer que ce sont lesmarins restés en France qui ont laissé l’Anglais entrer dans leport de Toulon. » Il fit une pause et ajouta : « Quand on y pense,citoyen commandant, les petits écarts que moi et mes pareils, nousavons peut-être commis à cinq mille lieues d’ici et il y a vingtans de cela, ne peuvent pas avoir beaucoup d’importance par cestemps d’égalité et de fraternité. – En fait de fraternité »,remarqua le capitaine de vaisseau à l’uniforme râpé, « je croisbien qu’il n’y a guère que celle des Frères-de-la-Côte qui voussoit familière. – Elle l’est à tous ceux qui ont navigué dansl’océan Indien, en exceptant les poules mouillées et les novices »,reprit sans se démonter le citoyen Peyrol. « Et nous avons mis lesprincipes républicains en pratique bien longtemps avant qu’on nesongeât à une république : car les Frères-de-la-Côte étaient touségaux et élisaient leurs chefs. – C’était un abominable ramassis debrigands sans foi ni loi », répliqua sur un ton venimeuxl’officier, en se rejetant en arrière dans son fauteuil. « Vousn’allez pas me dire le contraire. » Le citoyen Peyrol dédaigna deprendre une attitude défensive. Il se contenta de déclarer d’un tonneutre qu’il avait remis sa prise, dans les règles, au bureau de laMarine, et que pour ce qui était de son caractère, il possédait uncertificat de civisme émanant de sa section. Il était patriote etavait droit à son congé. L’officier l’ayant renvoyé d’un signe detête, il reprit son gourdin derrière la porte et sortit du bureaude la Marine avec le calme que donne une conscience tranquille. Songros visage de type romain ne laissa rien paraître aux malheureuxgratte-papier qui chuchotaient sur son passage. En parcourant lesrues, il continua à regarder tout le monde dans les yeux comme ilavait coutume de le faire ; mais le soir même, il disparut deToulon. Ce n’est pas qu’il eût peur de quoi que ce fût. Son espritétait aussi calme que l’expression naturelle de son visage coloré.Personne ne pouvait savoir ce qu’avaient été ses quarante etquelques années de vie en mer, à moins qu’il ne voulût bien enparler lui-même. Et il n’avait pas l’intention d’en dire pluslà-dessus qu’il n’en avait dit à cet indiscret capitaine avec sonbandeau sur l’œil. Mais il ne voulait pas avoir d’ennuis, pourcertaines autres raisons ; il ne voulait surtout pas qu’onl’envoyât peut-être servir dans l’escadre que l’on équipait alors àToulon. Aussi, à la tombée du jour, franchit-il la porte quidonnait sur la route de Fréjus, dans une carriole haute sur roueset qui appartenait à un fermier connu dont l’habitation se trouvaitsur cette route. Son bagage fut descendu et empilé à l’arrière dela carriole par quelques va-nu-pieds patriotes qu’il engagea dansla rue à cet effet. La seule imprudence qu’il commit fut de payerleurs services d’une bonne poignée d’assignats. Mais de la partd’un marin aussi prospère cette générosité n’était pas, après tout,bien compromettante. Il se hissa lui-même dans la voiture, enescaladant la roue avec tant de lenteur et d’efforts que le fermierne put manquer de lui dire amicalement : « Ah ! nous ne sommesplus aussi jeunes qu’autrefois, vous et moi. – Et en outre j’ai uneblessure gênante », répondit le citoyen Peyrol, en se laissanttomber lourdement sur le siège. Ainsi, de carriole en carriole,transporté pour rien d’un bout à l’autre, cahoté dans un nuage depoussière, entre des murs de pierre, par de petits villages qu’ilconnaissait au temps de son enfance, au milieu d’un paysage decollines pierreuses, de rochers pâles et d’oliviers au vertpoussiéreux, Peyrol fit route sans encombre jusqu’au moment où ildébarqua maladroitement dans une cour d’auberge aux abordsd’Hyères. Le soleil se couchait à sa droite. Près d’un sombrebouquet de pins dont les troncs étaient d’un rouge sang aucouchant, Peyrol aperçut un chemin défoncé qui se détachait endirection de la mer. C’est à cet endroit qu’il avait décidéd’abandonner la grand-route. Avec ses élévations couvertes de boissombres, ses étendues plates, dénudées et pierreuses, et sesbuissons noirs sur la gauche, chaque trait de ce pays avait pourlui la séduction d’une sorte d’étrange familiarité ; car riende tout cela n’avait changé depuis le temps de son enfance. Lesornières mêmes, profondément marquées par les carrioles dans le solpierreux, avaient conservé leur physionomie ; et au loin,comme un fil bleu, n’apercevait-on pas la mer dans la raded’Hyères, et plus loin encore, un renflement massif de couleurindigo qui était l’île de Porquerolles[9]. Il avaitdans l’idée qu’il était né à Porquerolles, mais il ne le savait pasvraiment. La notion d’un père était absente de sa mentalité. Leseul souvenir qu’il eût conservé de ses parents, c’était celuid’une femme grande, maigre, brune, en haillons, qui était sa mère.Mais c’est qu’à l’époque ils travaillaient ensemble dans une fermesur le continent. Il avait le souvenir fragmentaire d’avoir vu samère faire la cueillette des olives, épierrer les champs ou manierune fourche à fumier comme un homme, infatigable et farouche, desmèches de cheveux gris flottant autour de son visage osseux : et ilse revoyait courant, pieds nus, derrière un troupeau de dindons,sans presque rien sur le dos. Le soir, par bonté le fermier leslaissait dormir dans une espèce d’étable en ruine et qui n’étaitabritée que d’une moitié de toit ; ils s’étendaient l’un prèsde l’autre sur le peu de paille séchée qui couvrait le sol. Etc’est sur une poignée de paille que pendant deux jours sa mères’était débattue, en proie à la maladie, et qu’elle était morte lanuit. Dans les ténèbres, son silence, son visage glacé lui avaientfait une peur épouvantable. Il supposait qu’on l’avait enterrée,mais il n’en était pas sûr, car, fou de terreur, il s’était enfuiet ne s’était arrêté que dans un village proche de la mer nomméAlmanarre[10], où il s’était caché sur unetartane[11] sans personne à bord. Il s’étaitréfugié dans la cale, parce que des chiens l’avaient effrayé sur lerivage. Il trouva là un tas de sacs vides, qui lui firent unecouche luxueuse, et exténué il s’endormit comme une souche. Aucours de la nuit l’équipage revint à bord et l’on fit voile pourMarseille. Ç’avait été une autre peur épouvantable, lorsqu’ils’était vu hissé sur le pont par la peau du cou et qu’on lui avaitdemandé qui diable il était et ce qu’il était venu faire là. Il n’yavait pas cette fois moyen de s’enfuir. Rien que de l’eau toutautour de lui et le monde entier – y compris la côte assez proche–, qui dansait de façon fort inquiétante. Trois hommes barbusl’entouraient : il leur expliqua tant bien que mal qu’iltravaillait chez Peyrol. Peyrol était le nom du fermier. L’enfantignorait qu’il en eût un lui-même. D’ailleurs il ne savait guèreparler aux gens ; ceux-ci n’avaient pas dû bien le comprendre.Toujours est-il que le nom de Peyrol lui était resté pour la vie.Là se bornaient ses souvenirs du pays natal, submergés par d’autressouvenirs, comprenant une multitude d’impressions d’océans sansfin, du canal de Mozambique[12] d’Arabeset de nègres, de Madagascar, de la côte de l’Inde, d’îles, dedétroits et de récifs, de combats en mer, de bagarres à terre, demassacres forcenés, et de soifs également forcenées, d’unesuccession de navires de toutes sortes : navires marchands,frégates ou corsaires, d’hommes intrépides et d’énormes bamboches.Au cours des années il avait appris à parler intelligiblement et àpenser de façon suivie, et même à lire et à écrire plus ou moinsbien. Le nom du fermier Peyrol, attaché à sa personne par sonincapacité à expliquer clairement son identité, acquit une espècede réputation, ouvertement dans les ports d’Orient, et aussisecrètement, parmi les Frères-de-la-Côte, cette singulièrefraternité dont la constitution avait un léger élément maçonniqueet un fort élément de piraterie. Doublant le cap des Tempêtes, quiest aussi celui de Bonne-Espérance[13], lesmots République, Nation, Tyrannie, Égalité et Fraternité, et leculte de l’Être suprême étaient arrivés voguant sur des naviresvenus de France : nouveaux slogans, nouvelles idées qui n’avaientpas troublé l’intelligence lentement développée du canonnierPeyrol. C’étaient, semblait-il, des inventions de ces terriens dontPeyrol le marin ne savait pas grand-chose, et même pour ainsi direrien. Maintenant, après cinquante ans ou presque de vie maritimelégale et illégale, le citoyen Peyrol, à la barrière d’une aubergede campagne, contemplait le théâtre de sa lointaine enfance. Il lecontemplait sans animosité, mais un peu perplexe quant à sasituation parmi les traits du paysage : « Oui, ce doit être quelquepart dans cette direction », pensait-il vaguement. Non, décidémentil n’irait pas plus loin sur la grand-route… À quelques pas de là,la patronne de l’auberge l’observait, favorablement impressionnéepar les habits soignés, les larges joues bien rasées, l’airprospère de ce marin : tout à coup Peyrol l’aperçut. Avec sa figurebrune, son expression anxieuse, ses boucles grises et son apparencerustique, elle aurait pu être sa mère, telle qu’il se larappelait ; la femme, toutefois, n’était pas en haillons. «Hé, la mère ! » cria Peyrol. « Avez-vous quelqu’un qui puisseme donner un coup de main pour porter mon coffre chez vous ? »Il avait un air si aisé et parlait avec tant d’autorité que, sansla moindre hésitation, elle se mit à crier d’une voix grêle : «Mais oui, citoyen, on va venir dans un instant ! » Dans lecrépuscule, le bouquet de pins, de l’autre côté de la route, sedétachait très noir sur le ciel calme et clair, et le citoyenPeyrol contemplait le décor de sa jeunesse misérable avec la plusgrande placidité Il se retrouvait là après cinquante ans oupresque, et en revoyant ces choses il lui semblait que c’étaithier. Il n’éprouvait pour tout cela ni affection, ni ressentiment.Il se sentait un peu drôle pour ainsi dire, mais le plus drôlec’était cette pensée qui lui vint à l’esprit, qu’il pouvaits’offrir le luxe (si le cœur lui en disait) d’acheter toute cetteterre jusqu’au champ le plus éloigné, jusque tout là-bas où lechemin se perdait en s’enfonçant dans les terrains plats quibordaient la mer, là où la petite élévation, l’extrémité de lapresqu’île de Giens[14], avaitpris l’aspect d’un nuage noir. « Dites-moi, mon ami », dit-il deson ton autoritaire au garçon de ferme ébouriffé qui attendait sonbon plaisir, « est-ce que ce chemin-là ne mène pas àAlmanarre ? – Oui », répondit le paysan. Et Peyrol hocha latête. L’homme continua, en articulant lentement comme s’il n’avaitpas l’habitude de parler : « À Almanarre et plus loin même, au-delàde ce grand étang, jusqu’à la fin de la terre, jusqu’au capEsterel[15]. » Peyrol tendait sa large oreillepoilue. « Si j’étais resté dans ce pays, pensait-il, je parleraiscomme ce garçon. » Et à haute voix il demanda : « Y a-t-il desmaisons là-bas, au bout de la terre ? – Bah ! un hameau,un trou, juste quelques maisons autour d’une église et une fermeoù, dans le temps, on vous donnait un verre de vin. »

Chapitre 2

 

Le citoyen Peyrol demeura à l’entrée de la cour d’aubergejusqu’à ce que la nuit eût noyé le moindre détail de ce paysage surlequel ses regards étaient restés fixés aussi longtemps que lesdernières lueurs du jour. Et même après que les dernières lueurs sefurent éteintes, il était encore demeuré là un moment à fouillerdes yeux les ténèbres au milieu desquelles il ne pouvait discernerque la route blanche à ses pieds et le sombre sommet des pins àl’endroit où le chemin charretier dévalait vers la côte. Il nerentra dans l’auberge qu’après le départ de voituriers qui étaientvenus boire un coup et qui s’en allèrent dans la direction deFréjus avec leurs grosses charrettes à deux roues chargées d’unempilement de tonneaux vides. Peyrol n’avait pas été fâché de voirqu’ils ne restaient pas pour la nuit. Il fit un rapide souper toutseul, en silence et avec une gravité qui intimida la vieille femmedont l’aspect lui avait rappelé sa mère. Après avoir fumé sa pipeet obtenu un bout de bougie dans un chandelier d’étain, le citoyenPeyrol monta pesamment au premier étage pour aller retrouver sonbagage. L’escalier branlant tremblait et gémissait sous son pascomme si le voyageur eût porté un fardeau. La première chose qu’ilfit fut de fermer les volets très soigneusement, comme s’il avaiteu peur de laisser entrer un souffle d’air nocturne. Ensuite iltira le verrou de sa porte. Puis, s’étant assis sur le plancher etayant posé le chandelier devant lui entre ses jambes très écartées,il commença à se dévêtir, rejeta sa veste et fit en hâte passer sachemise par-dessus sa tête. La raison secrète de ses mouvementspesants se révéla alors dans le fait qu’il portait contre sa peaunue, tel un pieux pénitent sa chaire, une sorte de gilet fait dedeux épaisseurs de vieille toile à voile, tout piqué, à la manièred’un couvre-pieds, avec du fil goudronné. Trois boutons de corne lefermaient par-devant. Il les défit, et après qu’il eut fait glisserles deux épaulettes qui empêchaient cet étrange vêtement de luitomber sur les hanches, il se mit à le rouler. Malgré tout le soinqu’il y apporta, il se produisit pendant cette opération quelquestintements d’un métal qui ne pouvait pas être du plomb.

Le torse nu rejeté en arrière, arc-bouté sur deux gros brasrigides à la peau blanche abondamment tatouée au-dessus du coude,Peyrol aspira une longue goulée d’air dans sa large poitrine dontle centre était couvert d’une toison grisonnante. Non seulement lapoitrine du citoyen Peyrol, libérée, retrouva toute son athlétiquecapacité, mais un changement était également survenu sur ses traitsdont l’expression d’austère impassibilité n’avait été que laconséquence d’un malaise physique. Ce n’est pas une bagatelle quede porter, ceinturant les côtes et accroché aux épaules, un massifassortiment de monnaies étrangères valant quelque soixante mille ousoixante-dix mille francs, en liquide ; quant aupapier-monnaie de la République, Peyrol en avait eu déjà uneexpérience suffisante pour en évaluer l’équivalent en tombereaux :de quoi en remplir mille, ou deux mille peut-être. Suffisamment, entout cas, pour justifier le trait d’imagination qui lui était venuen contemplant le paysage à la lumière du couchant : avec ce qu’ilavait sur lui, il pourrait acheter tout ce pays qui l’avait vunaître : maisons, bois, vignes, oliviers, jardins, rochers etsalines… bref, tout le paysage, y compris les animaux. Mais Peyrolne portait pas le moindre intérêt à la propriété foncière. Iln’avait aucune envie de posséder un lopin de cette terre ferme pourlaquelle il n’avait jamais eu le moindre attachement. Tout ce qu’ilvoulait en obtenir, c’était un coin tranquille, un endroit écartéoù, à l’insu de tous, il pût à loisir creuser un trou.

Il n’allait pas falloir tarder à le faire, pensa-t-il. On nepeut pas vivre indéfiniment avec un trésor attaché autour de lapoitrine. En attendant, parfait étranger dans son paysnatal[16] où son débarquement était peut-être laplus considérable aventure de son aventureuse existence, il jeta saveste sur le gilet roulé et y posa la tête après avoir soufflé labougie. La nuit était chaude. Il se trouvait que le plancher étaiten bois et non carrelé. Cette sorte de lit n’était pas unenouveauté pour lui. Son gourdin à portée de la main, Peyrol dormitprofondément jusqu’à ce que des bruits et des voix dans la maisonet sur la route vinssent le réveiller peu après le lever du soleil.Il ouvrit le volet, accueillant la lumière et la brise du matinavec cette satisfaction de n’avoir rien à faire qui, pour un marinde son genre, est inséparable du fait d’être à terre. Il n’y avaitrien qui pût troubler ses pensées : et quoique sa physionomie fûtloin d’être dénuée d’expression, elle n’offrait pas l’apparenced’une profonde méditation. Ç’avait été par le plus grand deshasards qu’au cours de la traversée, il avait découvert, dans unrecoin secret d’un des coffres de sa prise, deux sacs de pièces demonnaie assorties : mohurs d’or[17], ducatshollandais, piécettes espagnoles, guinées anglaises. Une fois cettedécouverte faite, aucun doute n’était venu le tourmenter. Le butin,grand ou petit, était un fait naturel de sa vie de flibustier. Etmaintenant que par la force des choses il était devenumaître-canonnier dans la Marine, il n’allait pas abandonner satrouvaille à de fichus terriens, de simples requins, desgratte-papier voraces, qui la fourreraient dans leurs poches. Quantà annoncer la nouvelle à son équipage (entièrement composé demauvais sujets), il n’était pas assez bête pour rien faire depareil. Ils n’auraient pas été incapables de lui couper la gorge.Un vieux combattant de la mer comme lui, un Frère-de-la-Côte, avaitplus de droit à un pareil butin que n’importe qui au monde. Aussi,à ses moments perdus, en mer, s’était-il occupé, dans la solitudede sa cabine, à confectionner cet ingénieux gilet de toile pourpouvoir transporter son trésor à terre secrètement. Il étaitvolumineux, mais ses vêtements étaient de large coupe, et nulminable douanier n’aurait le front de porter les mains sur un chefde prise victorieux se rendant au bureau du préfet maritime pourfaire son rapport. Ce plan avait parfaitement réussi, Toutefois ils’aperçut bientôt que ce vêtement insoupçonné, et qui valaitprécisément son pesant d’or, éprouvait son endurance plus qu’il nel’avait prévu. Cela lui avait fatigué le corps et, en outre,l’avait quelque peu déprimé. Cela l’avait rendu moins actif etaussi moins communicatif. Sans cesse cela lui avait rappelé qu’ilne lui fallait à aucun prix risquer le moindre ennui, qu’il luifallait éviter toute bagarre, toute intimité, toute réjouissance encompagnie mêlée. C’était là une des raisons qui l’avaient renduimpatient de quitter la ville. Cependant, une fois la tête poséesur son trésor, il pouvait dormir du sommeil du juste. Au matinpourtant il renonça à remettre le gilet sur lui. Avec un mélange del’insouciance particulière aux marins et de sa vieille foi en sachance, il se contenta d’enfoncer le précieux gilet dans le conduitde la cheminée vide. Puis il s’habilla et déjeuna. Une heure après,monté sur une mule de louage, il descendait le chemin, aussipaisible que s’il se fût agi pour lui d’explorer les mystères d’uneîle déserte. Il se proposait d’atteindre l’extrémité de lapresqu’île qui, avançant dans la mer comme une jetée colossale,sépare la pittoresque rade d’Hyères des caps et des anses de lacôte qui forment les approches du port de Toulon. Le chemin surlequel le pas assuré de la mule le menait (car Peyrol, après luiavoir tourné la tête dans la bonne direction, ne s’était plussoucié de la diriger) descendait rapidement vers une plaine àl’aspect aride, où scintillaient de loin les reflets dessalines[18], et que bornaient des collinesbleuâtres de faible hauteur. Toute trace d’habitation humaine avaitbientôt disparu à son regard vagabond. Cette partie de son paysnatal lui était plus étrangère que les rivages du détroit deMozambique, les récifs de corail de l’Inde ou les forêts deMadagascar. Il lui fallut peu de temps pour atteindre la partieresserrée de la presqu’île de Giens, tout imprégnée de sel et où sevoyait une lagune bleue, particulièrement bleue, plus foncée etplus calme encore que la surface de la mer dont, à droite et àgauche, elle n’était séparée que par d’étroites langues de terrequi, à certains endroits, n’avaient pas même cent mètres delargeur. On ne distinguait plus le sentier où il n’y avait plustrace d’ornières ; par moments, des plaques de selefflorescent d’une blancheur de neige brillaient entre des touffesd’herbe raide et des buissons paraissant particulièrement dépourvusde vitalité. Toute cette bande de terre était si basse qu’ellesemblait n’avoir pas plus d’épaisseur qu’une feuille de papierposée sur la mer. Le citoyen Peyrol aperçut à hauteur des yeux,comme s’il les voyait d’un simple radeau, les voiles de diversbâtiments, blanches ou brunes, tandis que devant lui se dressaitPorquerolles, son île natale, robuste et terne de l’autre côté d’unlarge ruban d’eau. La mule, qui savait plutôt mieux que Peyrol oùelle allait, l’eut bientôt porté parmi les molles ondulationssituées à l’extrémité de la presqu’île. Les pentes en étaientcouvertes d’une herbe maigre ; des murs de clôture en pierressèches serpentaient à travers des champs, et parfois se montraitau-dessus d’eux un toit bas de tuiles rouges qu’abritait la têtedélicate de quelques acacias. À un tournant du ravin apparut unvillage formé de quelques maisons qui, pour la plupart, bordaientle chemin de murs sans fenêtres ; d’abord, il n’y vit pas âmequi vive. Trois grands platanes, à l’écorce très déguenillée et aufeuillage très pauvre, formaient un bouquet dans un endroitdécouvert, et Peyrol aperçut avec plaisir un chien qui dormait àleur ombre. Avec beaucoup de résolution, la mule se détourna versune auge de pierre massive placée sous la fontaine du village.Tandis que la mule buvait, Peyrol, regardant du haut de sa selleautour de lui, n’aperçut aucun indice de l’existence d’une auberge.Puis, en examinant le sol plus près de lui, il remarqua, assis surune pierre, un homme en haillons. Il portait une large ceinture decuir, et avait les jambes nues jusqu’aux genoux. Il regardait, figéde stupeur, cet inconnu monté sur la mule. Le teint bruni de sonvisage contrastait fortement avec sa tignasse grise. Sur un signede Peyrol il ne fit aucune difficulté pour s’approcher avecempressement, mais sans modifier la fixité de son regard. La penséeque s’il était resté au pays il eût été probablement semblable àcet homme traversa spontanément l’esprit de Peyrol. Avec cet air degravité dont il se départait rarement il lui demanda s’il y avaitd’autres habitants que lui dans le village. Alors, à la surprise dePeyrol, cet oisif indigent esquissa un sourire aimable et luirépondit que les gens étaient sortis pour s’occuper de leurs lopinsde terre. Peyrol était encore assez proche de ses originespaysannes pour répliquer que depuis des heures il n’avait aperçu nihomme, ni femme, ni enfant, ni quadrupède d’aucune sorte et qu’iln’aurait pas cru qu’il pût y avoir la moindre terre méritant qu’ons’en occupât aux alentours. Mais l’autre insista. Ma foi, ilsétaient tout de même sortis pour s’en occuper : du moins ceux quien avaient. Au bruit des voix, le chien se leva, donnant l’étrangeimpression qu’il n’avait rien d’autre que l’échine ;s’approchant avec une lugubre fidélité, il resta planté, le museaucollé contre les mollets de son maître. « Alors vous, dit Peyrol,vous n’avez donc pas de terre ? » L’homme prit son temps pourrépondre : « J’ai un bateau. » L’intérêt de Peyrol s’éveilla quandl’homme lui expliqua qu’il avait sa barque sur l’étang salé, cettegrande nappe d’eau déserte et opaque qui s’étendait comme morteentre les deux grandes baies de la mer vivante. Peyrol s’étonna àvoix haute qu’on pût trouver bon d’avoir un bateau à cet endroit. «Il y a du poisson là-bas, répondit l’homme. – Et ce bateau est toutce que vous possédez ici-bas ? » demanda Peyrol. Les mouchesbourdonnaient, la mule baissait la tête, agitant les oreilles etsecouant languissamment sa maigre queue. « J’ai une sorte de cabanedu côté de la lagune et quelques filets », dit l’homme, passantpour ainsi dire aux aveux. Peyrol, abaissant le regard, compléta laliste en disant : « Et aussi ce chien. » L’homme prit de nouveauson temps pour dire : « Il me tient compagnie. » Peyrol demeuraitsérieux comme un juge. « Vous n’avez pas grand-chose pour vivre »,finit-il par énoncer. « Enfin… est-ce qu’il n’y a pas une auberge,un café ou un endroit quelconque où on peut descendre pour unjour ? J’ai entendu dire là-haut qu’on pouvait trouver ça parici. – Je vais vous l’indiquer », dit l’homme, qui retourna alors àl’endroit où il s’était assis et ramassa un grand panier vide,avant de montrer le chemin. Le chien le suivait, tête basse, laqueue entre les jambes, et derrière venait Peyrol, les jambesbrinquebalant contre les flancs de l’intelligente mule qui semblaitsavoir d’avance tout ce qui allait arriver. Au tournant oùfinissaient les maisons, une vieille croix de bois était plantéedans un bloc de pierre carré. Le batelier solitaire de la lagunedes Pesquiers[19] montra du doigt à Peyrol un cheminbifurquant vers l’endroit où les hauteurs qui terminaient lapresqu’île s’affaissaient pour former un col peu élevé. Des pinsinclinés marquaient la ligne de faîte, et dans le creux lui-même onapercevait les taches, couleur d’argent terne, d’oliveraiesau-dessous d’un long mur jaune derrière lequel apparaissaient desombres cyprès et les toits rouges de bâtiments semblant appartenirà une ferme. « Croyez-vous qu’on pourra me loger là ? demandaPeyrol. – Je n’en sais rien. Ils ont de la place, ça, pour sûr. Ilne passe jamais de voyageurs par ici. Mais pour ce qui est d’unlieu d’hébergement, c’en était un autrefois. Vous n’avez qu’àentrer. S’il n’y est pas, la maîtresse y sera à coup sûr pour vousservir. Elle est de la maison. Elle y est née. On la connaît bien.– Quelle sorte de femme est-ce ? » demanda Peyrol, trèsfavorablement impressionné par l’aspect de l’endroit. « Puisquevous y allez, vous le verrez bientôt. Elle est jeune. – Et lemari ? » demanda Peyrol qui, baissant les yeux vers le regardfixe de l’autre qui levait les siens, avait surpris un légerclignement de ces yeux bruns un peu fanés. « Qu’est-ce que vousavez à me dévisager comme cela ? Je n’ai pas la peau noire, jepense ? » L’autre se mit à sourire, montrant dans son épaissebarbe poivre et sel une rangée de dents aussi saines que celles ducitoyen Peyrol lui-même. Son attitude avait quelque chosed’embarrassé, sans être inamical, et à une phrase qu’il prononça,Peyrol découvrit que l’homme qu’il avait devant lui, ce pauvrediable solitaire, hirsute, brûlé par le soleil, les jambes nues,planté près de son étrier, nourrissait des soupçons patriotiquessur la personne à qui il avait affaire. Cela lui parut scandaleux.Il lui demanda d’un ton sévère s’il ressemblait par hasard à l’unquelconque de ces sacrés terriens et il se mit également à jurersans rien perdre toutefois de la dignité d’expression inhérente àson genre de traits et au modelé même de sa chair. « Sûr que vousne ressemblez pas à un aristocrate, mais vous n’avez pas non plusl’air d’un fermier, d’un colporteur ou d’un patriote. Vous neressemblez à personne qu’on ait pu voir ici depuis des années etdes années. Vous ressemblez à… j’ose à peine dire quoi. Vouspourriez être un prêtre. » D’étonnement, Peyrol resta commepétrifié sur sa mule. « Est-ce que je rêve ? » se demanda-t-ilmentalement ? « Vous n’êtes pas fou ? » dit-il à voixhaute. « Est-ce que vous savez ce que vous dites ? Vous n’avezpas honte ? – Tout de même », insista l’autre innocemment, «il y a bien moins de dix ans que j’en ai vu un, de ceux qu’onappelle des évêques, et qui avait une figure exactement comme lavôtre. » Peyrol, instinctivement, se passa la main sur la figure.Qu’y avait-il de vrai là-dedans ? Il ne se souvenait pasd’avoir jamais vu un évêque. L’autre n’en démordait pas, il fronçales sourcils et murmura : « D’autres aussi… je me rappelle bien… iln’y a pas tant d’années. Il y en a qui se cachent encore dans lesvillages, malgré la chasse que leur ont donnée les patriotes. » Lesoleil étincelait sur les rochers, les pierres et les buissons dansle calme absolu de l’air. La mule, dédaignant avec une austéritérépublicaine le voisinage d’une écurie qu’on apercevait à moins decent mètres, la tête basse et même les oreilles pendantes, s’étaitendormie comme si elle eût été en plein désert. Le chien, quiparaissait changé en pierre près des talons de son maître,paraissait somnoler aussi, le nez contre terre. Peyrol s’étaitabîmé dans une profonde méditation, et le pêcheur de la laguneattendait de voir se dissiper ses doutes, sans impatience et avecune espèce de grand sourire caché dans sa barbe touffue. La figurede Peyrol s’éclaira. Il avait trouvé la solution du problème, maisle ton de sa voix montra qu’il était un peu vexé. « Ma foi, je n’ypeux rien, dit-il. J’ai pris aux Anglais l’habitude de me raser. Jesuppose que c’est à cause de ça. » Au mot d’Anglais, le pêcheurdressa l’oreille. « On ne peut savoir où ils sont tous partis,murmura-t-il. Il y a encore trois ans, ils fourmillaient le long dela côte sur leurs gros navires. On ne voyait qu’eux, ils sebattaient sur terre tout autour de Toulon. Et puis, en l’espaced’une semaine ou deux, crac ! plus personne ! Disparus,le diable sait où ! Mais peut-être que vous, vous lesavez ? – Oh ! oui, dit Peyrol, je sais tout sur lesAnglais, ne vous cassez pas la tête à ce sujet. – Je ne me fais pasde souci pour ça ! C’est à vous de savoir ce qu’il vaudramieux dire quand vous parlerez avec lui, là-haut. Je veux dire lemaître de la ferme. – Il ne peut pas être meilleur patriote quemoi, malgré ma figure rasée, dit Peyrol. Ça ne peut paraîtreétrange qu’à un sauvage comme vous. » Poussant un soupir inattendu,l’homme s’assit au pied de la croix et aussitôt son chien,s’éloignant un peu, alla se coucher en rond au milieu des touffesd’herbe. « Nous sommes tous des sauvages par ici », répondit lepitoyable pêcheur de la lagune. « Mais le maître là-haut, lui,c’est un vrai patriote de la ville. Si jamais vous allez à Toulonet que vous interrogez les gens à son sujet, ils vous le diront. Ils’est d’abord occupé à pourvoir la guillotine quand on épurait laville de tous les aristocrates. Ça, c’était avant même que lesAnglais arrivent. Quand on a eu chassé les Anglais, il y a eu tropde travail de ce genre pour la guillotine. Il a fallu tuer lestraîtres dans les rues, dans les caves, dans leurs lits. Il y avaitdes tas de cadavres d’hommes et de femmes le long des quais. Pasmal de gens comme lui, on les a appelés des buveurs de sang. Poursûr, lui, c’était un des meilleurs. C’est moi qui vous le dis. »Peyrol hocha la tête : « Ça fera très bien mon affaire », dit-il.Et avant qu’il eût rassemblé les rênes et lui eût donné du talon,la mule, comme si elle n’avait attendu que ces mots, s’engagea dansle sentier. Moins de cinq minutes après, Peyrol mettait pied àterre devant un corps de bâtiment long et bas, attenant à unemaison de ferme élevée, percée de quelques fenêtres seulement etflanquée de murs de pierre qui clôturaient non seulement une cour,mais encore apparemment un ou deux champs. Une voûte d’entrée étaitouverte à gauche, mais Peyrol mit pied à terre devant la porte parlaquelle il pénétra dans une salle dénudée, aux murs rugueuxblanchis à la chaux, avec quelques tables et chaises de bois, etqui aurait pu être un café de campagne. Il frappa du poing sur unetable. Une jeune femme avec un fichu autour du cou et une robe àrayures rouges et blanches, des cheveux très noirs et la boucherouge, parut par un passage voûté à l’intérieur. « Bonjour,citoyenne », dit Peyrol. Elle parut si étonnée de l’aspectinaccoutumé de l’inconnu qu’elle murmura pour toute réponse : «Bonjour » ; mais un moment après, elle s’avança et prit un aird’attente. L’ovale parfait de son visage, le teint de ses joueslisses, et la blancheur de sa gorge, arrachèrent au citoyen Peyrolun léger sifflement entre ses dents serrées. « J’ai soif, cela vasans dire, lui dit Peyrol, mais ce que je voudrais surtout savoir,c’est si je pourrais séjourner ici. » Le bruit des sabots de lamule au-dehors fit sursauter Peyrol ; mais la femme le retint.« Elle s’en va simplement dans l’appentis. Elle connaît le chemin.Quant à ce que vous demandez, le maître sera ici dans un instant.Personne ne vient jamais ici. Combien de temps voudriez-vousséjourner ? » Le vieux flibustier la regarda attentivement. «Pour vous dire la vérité, citoyenne, ça pourrait bien être enquelque sorte définitivement. » Elle eut un sourire qui fitétinceler ses dents, sans que la moindre gaieté ni même unchangement d’expression parût dans ses yeux agités qui ne cessaientd’aller et de venir dans la pièce vide comme si Peyrol fût entrésuivi d’une foule de fantômes. « C’est comme moi, dit-elle. J’aivécu ici quand j’étais enfant. – Vous êtes encore presque uneenfant », dit Peyrol en l’examinant avec un sentiment qui n’étaitplus de la surprise ou de la curiosité mais qui semblait s’êtrelogé au fin fond de sa poitrine. « Êtes-vous un patriote ? »demanda-t-elle, en continuant à observer dans la pièce l’invisiblecompagnie. Peyrol, qui pensait « en avoir fini avec toutes cesfichues bêtises », eut un mouvement de colère et ne sut querépondre. « Je suis français », dit-il brusquement. On entendit unevoix de femme âgée qui, par la porte intérieure ouverte, appela : «Arlette ! – Que veux-tu ? » répondit-elle avecempressement. « Il y a une mule sellée qui est entrée dans la cour.– C’est bon. L’homme est ici. » Ses yeux, qui s’étaient arrêtés,recommencèrent à errer tout autour de la pièce et de Peyrollui-même, immobile. Elle fit un pas pour se rapprocher de lui et, àvoix basse, sur un ton confidentiel, demanda : « Avez-vous jamaisporté une tête de femme au bout d’une pique ? » Peyrol quiavait vu des combats, des massacres sur terre et sur mer, desvilles prises d’assaut par de sauvages guerriers, qui avait tué deshommes pour attaquer ou se défendre, fut d’abord frappé de mutismepar cette simple question, puis se sentit enclin à parler avecamertume. « Non ! J’ai entendu des hommes se vanter de l’avoirfait. C’étaient pour la plupart des hâbleurs au cœur de poltron.Mais qu’est-ce que tout cela peut bien vous faire ? » Elle nel’écoutait pas ; du bout de ses dents blanches, elle mordaitsa lèvre inférieure et ses yeux ne cessaient d’aller et de venir.Peyrol, soudain, se rappela le sans-culotte, le buveur de sang. Sonmari. Était-ce possible ?… Oui, c’était bien possible. Il n’ensavait rien. Il eut le sentiment d’être d’une ignorance absolue.Quant à arrêter le regard de cette femme, autant aurait valuessayer d’attraper avec les mains un oiseau de mer sauvage. Elleavait d’ailleurs vraiment l’air d’un oiseau de mer, insaisissable.Mais Peyrol avait appris à être patient, de cette patience qui estsouvent une forme de courage. Il était connu pour cela. Celal’avait servi plus d’une fois dans des situations dangereuses. Unefois même cela lui avait carrément sauvé la vie. Rien que de lapatience. Il pouvait bien attendre maintenant. Il attendit. Etsoudain, comme si cette patience l’eût apprivoisée, cette étrangecréature abaissa ses paupières, s’avança tout contre lui et se mità tripoter le revers de sa veste, … d’un geste qu’aurait pu faireun enfant. La surprise suffoqua presque Peyrol, mais il demeuraparfaitement immobile. Il était enclin à retenir sa respiration. Ilressentait une émotion douce et indéfinissable : et comme lespaupières de la femme restaient baissées, au point que ses cilsnoirs étaient posés comme une ombre sur ses joues pâles, il n’eutmême pas besoin de se contraindre à sourire. Le premier momentd’étonnement passé, il n’éprouva même plus de surprise. C’était ceque ce geste avait eu de soudain, et non pas la nature de l’actionmême, qui l’avait étonné. « Oui. Vous pouvez séjourner ici. Jepense que nous serons bons amis. Je vous parlerai de la Révolution.» À ces mots, Peyrol, cet homme habitué aux actions violentes,sentit comme un souffle glacé lui passer sur la nuque. « À quoibon ! fit-il. – Il le faut », lui dit-elle, et, s’écartant delui promptement, sans lever les yeux, elle tourna les talons etdisparut en un moment, d’un pas si léger qu’on aurait dit que sespieds n’avaient pas même touché le sol. Peyrol, les yeux fixés surla porte de la cuisine, aperçut au bout d’un moment la tête d’unefemme d’un certain âge, aux joues brunes et maigres, nouée dans unmouchoir multicolore, et qui le regardait craintivement. « Unebouteille de vin, s’il vous plaît », cria-t-il à cette tête.

Chapitre 3

 

L’affectation commune aux marins de ne s’étonner de rien de ceque peut offrir la mer ou la terre était devenue chez Peyrol uneseconde nature. Ayant appris, dès l’enfance, à réprimer tout signed’étonnement en présence de tous les spectacles ou événementsextraordinaires, de tous les gens singuliers, de toutes lescoutumes singulières, ou des plus redoutables phénomènes de lanature (manifestés par la violence des volcans, par exemple, ou lafurie des êtres humains), il était vraiment devenu indifférent, oupeut-être seulement tout à fait inexpressif. Il avait tant vu debizarreries et d’atrocités, avait entendu tant d’histoiresstupéfiantes, qu’en face d’une nouvelle aventure sa réactionmentale habituelle était généralement formulée par ces mots : «J’en ai vu bien d’autres. » La dernière fois qu’il avait éprouvéune sorte de terreur panique du surnaturel, ç’avait été en voyantmourir, sous un tas de haillons, cette femme farouche et décharnéequ’était sa mère : et la dernière chose qui, à l’âge de douze ans,l’avait presque anéanti par une sorte d’épouvante, ç’avait été letumulte déchaîné et la multitude de la foule sur les quais deMarseille, une chose absolument inconcevable qui l’avait faitchercher refuge derrière une pile de sacs de blé, après qu’on l’eutchassé de la tartane. Il était resté là à trembler, jusqu’au momentoù un homme, avec un tricorne et un sabre au côté (l’enfant n’avaitjamais vu de sa vie ni chapeau ni sabre pareils) le saisit par lebras juste au-dessous de l’épaule et l’extirpa de là ; unhomme qui aurait pu être un ogre (mais Peyrol n’avait jamaisentendu parler d’un ogre) et qui, en tout cas, était dans son genreplus effrayant et plus étonnant que tout ce qu’il aurait puimaginer, s’il avait eu alors la moindre faculté d’imagination. Ily avait assurément dans tout cela de quoi vous faire mourir defrayeur, mais cette possibilité ne lui vint pas un instant àl’esprit. Il ne devint pas fou non plus : comme il n’était qu’unenfant, il s’adapta simplement, par une acceptation passive, à desconditions de vie nouvelles et inexplicables, et ce fut l’affairede vingt-quatre heures à peu près. Après cette initiation, le restede son existence, depuis les poissons volants jusqu’aux baleines,puis aux nègres et aux récifs de corail, aux ponts ruisselants desang et à la torture par la soif dans des embarcations découvertes,avait été relativement simple. À l’époque où il entendit parlerd’une révolution en France et de certains immortels principes quicausaient la mort de quantité de gens – ce qu’il apprit de labouche de marins et de voyageurs, et par des gazettes venuesd’Europe et vieilles d’un an –, il était déjà en état d’apprécier àsa manière personnelle l’histoire contemporaine. Une mutinerie oùl’on jette les officiers par-dessus bord. Il avait déjà vu pareillechose à deux reprises, en se trouvant tour à tour dans l’un etl’autre camp. Mais dans ce bouleversement-là, il ne choisit pas soncamp. C’était une affaire trop lointaine, trop vaste, et tropconfuse aussi. Il avait toutefois appris le jargon révolutionnaireassez rapidement et l’employait à l’occasion, avec un secretmépris. Tout ce qu’il avait enduré, depuis un amour insensé pourune petite Jaune jusqu’à la trahison d’un ami intime, un camaradede bord (et Peyrol s’avouait à lui-même qu’il ne pouvait encores’expliquer ni l’une ni l’autre de ces aventures), sans compter lesnuances diverses de son expérience des hommes et des passions dansl’entre-temps, tout cela avait mis un rien de mépris universel –sédatif prodigieux – dans l’étrange mixture qu’on pouvait appelerl’âme de Peyrol à son retour au pays.

Aussi non seulement ne manifesta-t-il aucune surprise, maisencore n’en éprouva-t-il aucune quand il aperçut l’homme qui étaitdevenu, par le mariage, le maître de la ferme d’Escampobar[20]. Peyrol, assis dans cette salle vide,une bouteille de vin devant lui, portait le verre à ses lèvresquand il vit entrer l’homme, l’ex-orateur des sections, le meneurdes foules en bonnets rouges, chasseur des ci-devant[21] et des prêtres, fournisseur de laguillotine, bref un buveur de sang. Et le citoyen Peyrol quin’avait jamais été à moins de six mille milles, à vol d’oiseau, desréalités de la Révolution, posa son verre et de sa voix grave etplacide prononça ce seul mot : « Salut ! » L’autre réponditpar un « Salut » beaucoup plus hésitant, en regardant fixement cetétranger dont on venait de lui parler. Ses yeux doux en amandeétaient remarquablement brillants, comme l’était dans une certainemesure la peau qui couvrait ses pommettes hautes et rondes, rougescomme dans un masque, où tout le reste n’était qu’une masse depoils châtain coupés court et qui poussaient si dru autour deslèvres qu’ils cachaient entièrement le dessin d’une bouche,laquelle, pour autant que le sût le citoyen Peyrol, avait peut-êtreun caractère de férocité absolue. Le front ravagé et le nez droitindiquaient une certaine austérité, comme il convient à un ardentpatriote. Il tenait à la main un long couteau luisant qu’il posaaussitôt sur l’une des tables. Il ne semblait pas avoir plus detrente ans ; il était bien bâti, et de taille moyenne ;mais toute son allure trahissait un manque de résolution. La formede ses épaules donnait l’impression d’une sorte de désillusion.C’était là un effet assez subtil, mais qui n’échappa point à Peyroltandis qu’il expliquait son cas et achevait son récit en déclarantqu’il était marin de la République et qu’il avait toujours fait sondevoir devant l’ennemi. Le buveur de sang avait écouté intensément.La haute courbure de ses sourcils lui donnait une expressiond’étonnement. Il s’avança tout près de la table et se mit à parlerd’une voix frémissante : « Cela se peut. Mais vous êtes peut-êtretout de même corrompu. Les marins de la République ont été dévoréspar la corruption payée par l’or des tyrans. Qui l’aurait jamaisdit ? Ils parlaient tous comme des patriotes. Et pourtant lesAnglais sont entrés dans le port et ont débarqué dans la ville sansrencontrer d’opposition. Les armées de la République les ontchassés, mais la trahison arpente nos terres, elle monte du sol,elle s’installe dans nos foyers, se tapit dans le sein desreprésentants du peuple, dans celui de nos pères, de nos frères. Ilfut un temps où fleurissait la vertu civique, mais à présent elledoit se cacher la tête. Et je vais vous dire pourquoi : on n’a pasassez tué. C’est à croire qu’on ne pourra jamais tuer assez. C’estdécourageant. Voyez où nous en sommes. » Sa voix s’étrangla dans sagorge comme s’il avait soudain perdu sa confiance en lui. «Apportez un autre verre, citoyen ! dit Peyrol au bout d’unmoment, et buvons ensemble. Nous boirons à la confusion destraîtres. Je déteste la trahison autant que quiconque, mais… » Ilattendit que l’autre fût revenu, puis il versa le vin, et aprèsqu’ils eurent trinqué et à demi vidé leurs verres, il posa le sienet reprit : « Mais, voyez-vous, je n’ai rien à voir avec votrepolitique. J’étais à l’autre bout du monde, vous ne pouvez donc pasme soupçonner d’être un traître. Vous n’avez pas eu de merci, vousautres sans-culottes[22], pourles ennemis de la République en France, et moi j’ai tué ses ennemisà l’étranger, au loin. Vous coupiez les têtes sans beaucoup decomponction… » Fort à l’improviste, l’autre ferma les yeux unmoment puis les rouvrit tout grands. « Oui, oui », approuva-t-il àvoix basse. « La pitié peut être un crime. – Oui. Et j’ai frappéles ennemis de la République à la tête, partout où je les aitrouvés devant moi, sans m’inquiéter de leur nombre. Il me sembleque vous et moi, nous sommes faits pour nous entendre. » Le maîtrede la ferme d’Escampobar murmura, toutefois, qu’en des tempspareils on ne pouvait rien considérer comme preuve formelle. Ilincombait à tout patriote de nourrir la suspicion dans son sein.Peyrol ne laissa échapper aucun signe d’impatience. Sa maîtrise desoi et l’inaltérable bonne humeur avec laquelle il avait mené ladiscussion lui valurent d’avoir gain de cause. Le citoyen ScevolaBron[23] (car tel se révéla être le nom dumaître de la ferme), objet de crainte et d’horreur pour les autreshabitants de la presqu’île de Giens, se laissa probablementinfluencer par le désir d’avoir quelqu’un avec qui échanger detemps à autre quelques paroles. Aucun des villageois ne se souciaitde venir jusqu’à la ferme, et aucun ne risquait de le faire, àmoins que ce ne fût tous en corps et animés d’intentions hostiles.Sa présence dans leur région leur inspirait une morne animosité. «D’où venez-vous ? » fut la dernière question qu’il posa. «J’ai quitté Toulon il y a deux jours. » Le citoyen Scevola frappala table du poing, mais cette manifestation d’énergie fut trèspassagère. « Et dire que c’est la ville dont on avait décrété qu’ilne resterait pas pierre sur pierre ! s’écria-t-il d’un airabattu. – La plus grande partie de la ville est encore debout,assura Peyrol avec calme. Je ne sais si elle méritait le sortauquel d’après vous elle fut vouée par décret. Je viens d’y passerun mois à peu près et je sais qu’on y rencontre de bons patriotes.Je le sais parce que je me suis lié d’amitié avec eux tous. » EtPeyrol cita quelques noms que le sans-culotte en retraiteaccueillit avec un sourire amer et un inquiétant silence, comme siles gens qui les portaient n’avaient été bons que pour l’échafaudet la guillotine. « Venez, je vais vous montrer où vous coucherez »dit-il, en poussant un soupir, et Peyrol s’empressa de le suivre.Ils entrèrent ensemble dans la cuisine. Par la porte du fond restéeouverte, un grand carré de soleil tombait sur le dallage. Dehorsune troupe de poulets s’agitaient en attendant leur pâture, tandisqu’une poule jaune, juchée[24] sur leseuil, tournait vivement la tête de droite et de gauche avecaffectation. Une vieille femme tenant un bol plein de restes denourriture le posa soudain sur une table et ouvrit de grands yeux.La grandeur et la propreté de la pièce firent sur Peyrol uneimpression favorable. « Vous mangerez avec nous ici », lui dit songuide, et sans s’arrêter, il s’engagea dans un étroit couloir quiconduisait au pied d’un escalier raide. Au-dessus du premierpalier, un petit escalier en spirale menait à l’étage supérieur del’habitation, et quand le sans-culotte eut brusquement ouvertl’épaisse porte de bois qui le terminait, Peyrol se trouva dans unegrande pièce mansardée qui contenait un lit à colonnes sur lequelétaient posés en tas des couvertures et des oreillers de rechange.Il y avait aussi deux chaises de bois et une grande table ovale. «On pourrait arranger cette pièce pour vous », dit le maître, quiajouta : « Mais je ne sais ce que va en penser la maîtresse. »Peyrol, frappé de l’expression particulière qu’avait prise lafigure de l’homme, tourna la tête et vit la jeune femme qui setenait debout dans l’embrasure de la porte. On eût dit qu’elleétait montée derrière eux en flottant dans l’air, car aucun bruitde pas, aucun froufrou, n’avait averti Peyrol de sa présence. Seslèvres de corail et ses bandeaux de cheveux d’un noir de jais, quecouvrait en partie seulement un bonnet de mousseline bordé dedentelle, faisaient brillamment ressortir le teint pur de ses jouesblanches. Elle ne fit aucun signe, ne fit pas entendre un son, secomporta exactement comme s’il n’y avait eu personne dans lapièce ; et Peyrol soudain détourna son regard de ce visagemuet et inconscient, aux yeux vagabonds. Toutefois, on ne saitcomment, le sans-culotte avait dû s’assurer de ce qu’elle pensait,car il déclara d’un ton décisif : « Alors, ça va. » Et il se fit unbref silence pendant lequel les noirs regards de la femme necessèrent de fureter tout autour de la pièce, tandis qu’undemi-sourire se dessinait sur ses lèvres, un sourire moins distraitque totalement dépourvu de raison et que Peyrol observa du coin del’œil sans pouvoir parvenir à en comprendre le sens. Elle nesemblait pas du tout le connaître. « Vous avez la vue sur l’eausalée de trois côtés, ici », remarqua le futur hôte de Peyrol. Laferme était un haut bâtiment et cette grande mansarde à troisfenêtres donnait d’un côté sur la rade d’Hyères au premier plan,avec plus loin les ondulations bleuâtres de la côte jusqu’àFréjus ; de l’autre côté, on avait vue sur le vastedemi-cercle de hautes collines dénudées, que coupait l’entrée duport de Toulon gardé par ses forts et ses batteries et quis’achevait par le cap Cépet[25],montagne trapue aux sombres replis, avec des rochers bruns à sabase et une tache blanche luisant tout en haut : c’était unci-devant sanctuaire consacré à Notre-Dame, et ci-devant lieu depèlerinage. L’éclatante lumière de midi semblait se fondre dans lasurface semblable à une pierre précieuse d’une mer absolumentparfaite dans l’invincible profondeur de sa couleur. « On secroirait dans un phare, dit Peyrol. Assez bonne résidence pour unmarin. » La vue des voiles éparses lui réchauffa le cœur. Lesterriens, leurs maisons, leurs animaux et leurs faits et gestes necomptaient pas. Ce qui faisait pour lui la vie de tout rivagenouveau, c’étaient les bateaux qui y étaient attachés : canoës,catamarans, ballahous, praos, lorchas[26], simplespirogues ou même radeaux faits de troncs assemblés, avec un bout denatte comme voile et sur lesquels des hommes de couleur, nus, s’enallaient pêcher le long de bancs de sable blanc, accablés par unciel tropical, au reflet sinistre, sous la menace d’une nuéed’orage tapie à l’horizon. Mais ici il ne voyait que sérénitéparfaite ; le rivage n’avait rien de sombre, l’éclat du soleilrien de menaçant. Le ciel reposait légèrement sur les contoursdistants et vaporeux des collines, et cette immobilité de touteschoses semblait en équilibre dans l’air comme un mirage joyeux. Surcette mer sans marées, dans la Petite Passe entre Porquerolles etle cap Esterel, plusieurs tartanes étaient encalminées, et pourtantleur inertie n’était pas celle de la mort, mais celle d’un légersommeil, l’immobilité d’un souriant enchantement, d’un beau jour enMéditerranée, sans un souffle parfois, mais jamais sans vie.Quelque enchantement que Peyrol eût connu au cours de sa vievagabonde, il n’avait jamais été aussi étranger à toute pensée decombat et de mort, ni si chargé de sécurité souriante à la lumièrede laquelle tout son passé lui apparaissait comme une succession dejours sombres et de nuits accablantes. Il eut l’impression qu’iln’aurait plus jamais envie de quitter cet endroit, comme s’il avaitobscurément senti que son âme de vieux flibustier n’avait jamaiscessé d’y être enracinée. Oui, c’était l’endroit fait pour lui :non pas parce que la commodité l’y contraignait, mais simplementparce que son instinct de repos avait enfin trouvé son gîte. Ens’éloignant de la fenêtre, il se trouva face à face avec lesans-culotte, qui s’était apparemment rapproché de luipar-derrière, avec l’intention peut-être de lui donner une tape surl’épaule, mais qui alors détourna la tête. La jeune femme avaitdisparu. « Dites-moi, patron, lui dit Peyrol, n’y aurait-il pasprès d’ici une petite échancrure du rivage avec un coin de plage,où je pourrais au besoin avoir un bateau ? – Qu’est-ce quevous voulez faire d’un bateau ? – Aller à la pêche quand lecœur m’en dira ! » répondit Peyrol d’un ton sec. Le citoyenBron, subitement radouci, lui déclara qu’il trouverait ce qu’il luifallait à environ deux cents mètres de la maison, au bas de lacolline. La côte, bien sûr, était partout très découpée, mais là iltrouverait un véritable petit bassin. Et les yeux en amande dubuveur de sang toulonnais prirent une expression étrangement sombreen regardant Peyrol qui l’écoutait avec attention. Un véritablepetit bassin, répéta-t-il, qui communiquait avec une anse que lesAnglais connaissaient bien. Il se tut un moment. Sans guèred’animosité mais sur un ton de conviction, Peyrol remarqua qu’ilétait bien difficile de tenir les Anglais à l’écart de quelqueendroit que ce fût du moment qu’il y avait un peu d’eau salée :mais il ne pouvait imaginer ce qui avait pu amener des marinsanglais dans un pareil endroit. « C’est quand leur flotte est venueici pour la première fois », répondit le patriote d’une voixsombre, « et croisait en vue de la côte avant que les traîtresantirévolutionnaires ne les eussent fait entrer dans Toulon, etn’eussent vendu le sol sacré de leur patrie pour une poignée d’or.Oui, pendant les jours qui ont précédé l’accomplissement de cecrime, des officiers anglais débarquaient la nuit dans cette anseet montaient jusqu’à cette maison où nous sommes. – Quelleaudace ! » remarqua Peyrol, vraiment surpris cette fois. «Mais ils sont exactement comme ça. » C’était tout de mêmeincroyable. Ce n’était pas une histoire ? Le patriote levaviolemment le bras d’un geste laborieux : « J’ai juré devant letribunal que c’était vrai, dit-il. C’est une sombre histoire »,cria-t-il d’une voix perçante, puis il s’arrêta. « Cela a coûté lavie au père de la patronne », dit-il à voix basse… « et à sa mèreaussi, mais la patrie était en danger », ajouta-t-il à voix plusbasse encore. Peyrol se dirigea vers la fenêtre qui donnait versl’ouest et regarda dans la direction de Toulon. Au milieu de lavaste nappe d’eau protégée par le cap Cicié[27], ilaperçut un haut vaisseau à deux ponts encalminé ; les petitspoints noirs sur l’eau étaient ses chaloupes qui s’efforçaient delui mettre le nez dans la bonne direction. Peyrol les observa unmoment puis revint au milieu de la pièce. « L’avez-vous vraimentarraché d’ici pour le conduire à la guillotine ? »demanda-t-il de sa voix tranquille. Le patriote hocha la têtepensivement, les yeux baissés. « Non, il est venu à Toulon justeavant l’évacuation, cet ami des Anglais… Il a fait le trajet surune tartane qui lui appartenait et qui est restée ici, à laMadrague[28]. Il avait emmené sa femme avec lui. Ilsvenaient chercher leur fille qui habitait alors chez de vieillesreligieuses clandestines. Les républicains victorieux resserraientleur étau et les esclaves des tyrans étaient obligés de fuir. – Ilsvenaient chercher leur fille », dit Peyrol d’un air rêveur. « C’estcurieux que des coupables eussent… » Le patriote dressa la têtefarouchement. « Ce fut justice », fit-il à haute voix. « C’étaientdes antirévolutionnaires, et même s’ils n’avaient jamais parlé à unAnglais de leur vie, ce crime atroce leur retombait sur la tête. –Hem, ils sont restés trop longtemps à attendre leur fille, murmuraPeyrol. Alors c’est vous qui l’avez ramenée chez elle ? – Eneffet », répondit le patron. Un moment, ses yeux évitèrent leregard investigateur de Peyrol, mais au bout d’un instant il leregarda bien en face. « Aucun des enseignements de la vilesuperstition n’a réussi à lui corrompre l’âme », déclara-t-il avecexaltation. « C’est une patriote que j’ai ramenée chez elle. »Peyrol, très calme, fit un geste d’assentiment à peine perceptible.« Ma foi, dit-il, tout cela ne m’empêchera pas de dormir fort biendans cette pièce. J’avais toujours pensé que j’aimerais habiter unphare quand j’en aurais assez de courir les mers. Ça ressembleautant qu’il se peut à la lanterne d’un phare. Vous me verrez avectoutes mes petites affaires[29] demain», ajouta-t-il en se dirigeant vers l’escalier. « Salut,citoyen ! » Peyrol avait une réserve de maîtrise de soi quiconfinait à la placidité. Il y avait des gens, en Orient, qui nedoutaient pas que Peyrol fût sous ses dehors calmes un hommeredoutable. Ils pouvaient en citer des exemples qui de leur pointde vue personnel étaient tout simplement admirables. Quant à Peyrollui-même il pensait que sa conduite avait été seulement rationnelledans toutes sortes de dangereuses circonstances, sans qu’il selaissât jamais égarer par la nature, la cruauté, ou le danger den’importe quelle situation donnée. Il savait s’adapter au caractèreet à l’esprit même d’un événement et cela avec une réaction desympathie profonde mais étonnamment exempte de sentimentalité. Lesentiment en soi était une création artificielle dont il n’avaitjamais entendu parler et qui, s’il l’avait vu à l’œuvre, lui auraitparu trop mystérieux pour y rien comprendre. Cette sorted’acceptation authentique faisait de Peyrol un parfait locatairepour la ferme d’Escampobar. Il débarqua en temps voulu avec toutesa cargaison, comme il disait, et à la porte de la maison il futaccueilli par la jeune femme au visage pâle et au regard vagabond.Rien dans le décor familier de sa vie ne pouvait fixer longtempsson attention. À droite, à gauche, au loin, au-delà de vous, ellesemblait toujours chercher quelque chose tandis qu’on lui parlait,à tel point qu’on se demandait si elle suivait vraiment ce qu’onlui disait. Elle avait pourtant en réalité toute sa présenced’esprit. Au beau milieu de son étrange quête de quelque chosed’absent elle eut assez de détachement pour adresser un sourire àPeyrol. Puis, se retirant dans la cuisine, elle observa, autant queses regards mobiles pouvaient observer quoi que ce fût, lacargaison de Peyrol et Peyrol montant l’escalier. La partie la plusprécieuse de la cargaison de Peyrol étant attachée par descourroies à sa propre personne, la première chose qu’il fit, unefois resté seul dans la chambre mansardée qui ressemblait à lalanterne d’un phare, fut de se soulager de son fardeau et de leposer sur le pied du lit. Puis il s’assit et, accoudé à la table,resta à le contempler avec un sentiment de complet soulagement. Cebutin ne lui avait jamais pesé sur la conscience. Il n’avait faitpar moments que lui accabler le corps : et si son entrain en avaitété tant soit peu affecté, ce n’était pas à cause de son caractèresecret, mais plus simplement à cause de son poids qui était gênant,irritant, et, vers la fin d’une journée, absolument insupportable.Un marin comme lui, libre d’allures et qui respire à l’aise, sefaisait ainsi l’effet d’un simple animal surchargé, et celaaugmentait ce qu’il pouvait y avoir de compassion dans la nature dePeyrol pour les quadrupèdes qui portent ici-bas les fardeaux deshommes. Les nécessités d’une vie sans loi avaient fait de Peyrolquelqu’un d’impitoyable, mais il n’avait jamais été cruel. Affalédans son fauteuil, nu jusqu’à la ceinture, robuste et grisonnant,sa tête au profil romain appuyée sur son avant-bras puissant etcouvert de tatouages, il restait détendu, les yeux fixés sur sontrésor avec un air de méditation. Peyrol ne méditait pas toutefois(comme un observateur superficiel aurait pu le croire) sur lameilleure cachette à lui donner. Ce n’est pas qu’il fût sans vasteexpérience de cette sorte de propriété qui lui avait toujours sirapidement fondu entre les doigts. Ce qui le rendait pensif,c’était le caractère de ce trésor : ce n’était pas une part d’unbutin chèrement acquis au prix de labeurs, de risques, de dangers,de privations, mais un coup de chance entièrement personnel. Ilsavait ce que c’était que le fruit du pillage et combien cela sedissipait vite ; mais ce lot-là, c’était du définitif. Ill’avait là avec lui, fort loin de ces parages où il avait passé leplus clair de sa vie, pour ainsi dire dans un tout autre monde. Ilétait impossible de le dilapider à boire, à jouer, de le gaspillerde toute autre façon familière, ou même de s’en dessaisir. Danscette pièce qui dominait de plusieurs pieds son pays natal atteintpar la Révolution et où il se sentait plus étranger que partoutailleurs au monde, dans cette vaste mansarde inondée de lumière etpour ainsi dire environnée par la mer, Peyrol, plongé dans un vastesentiment de paix et de sécurité, ne voyait pas pourquoi il semettrait tellement martel en tête à ce sujet. Il s’aperçut qu’il nes’était jamais vraiment attaché au butin qui lui tombait entre lesmains. Non. Jamais. Se mettre particulièrement en peine de celui-ciqui ne pouvait faire l’objet d’aucune tentative de vengeance ni derécupération, c’eût été absurde. Peyrol se leva et se mit en devoird’ouvrir un grand coffre en bois de santal que fermait un énormecadenas : lui aussi faisait partie d’un butin, ramassé jadis dansune ville chinoise du golfe du Tonkin[30], encompagnie de quelques Frères-de-la-Côte qui avaient, une nuit, prisà l’abordage une goélette portugaise – dont ils avaient expédiél’équipage à la dérive dans une embarcation –, et sur laquelle ilss’étaient offert une croisière à leur compte, il y avait des annéeset des années de cela. Il était jeune alors, très jeune ; lecoffre lui était échu parce que personne d’autre ne voulaits’encombrer d’une chose pareille, et aussi parce que le métal descercles épais et curieusement ouvragés qui le renforçaient n’étaitpas de l’or mais du simple cuivre. Lui, dans son innocence, avaitété assez content de cet objet. Il l’avait traîné avec lui danstoutes sortes d’endroits, il l’avait aussi parfois laissé derrièrelui – pendant une année entière, par exemple, dans une cavernesombre et malodorante d’un certain endroit de la côte deMadagascar. Il l’avait confié à divers chefs indigènes, à desArabes, à un tenancier de tripot à Pondichéry[31],bref à ses amis variés et même à des ennemis. Un jour il l’avaitperdu, tout simplement. C’était la fois où il avait reçu uneblessure qui l’avait laissé béant et perdant son sang comme uneoutre crevée. Une discussion s’était élevée tout à coup dans unecompagnie de Frères-de-la-Côte sur une question de conduite àtenir, question compliquée de jalousies personnelles, dont il étaitaussi innocent qu’un enfant à naître. Il ne sut jamais qui luiavait porté l’estafilade. Un autre Frère, un de ses camarades, unjeune Anglais, était intervenu précipitamment dans la bagarre,l’avait tiré de là, et il ne s’était plus rien rappelé pendant desjours. Quand il regardait encore maintenant la cicatrice, il necomprenait pas comment il avait pu en réchapper. Cette aventure,avec sa blessure et une pénible convalescence, était la premièrechose qui lui eût quelque peu assagi le caractère. Bien des annéesplus tard, ses idées sur la légalité s’étant modifiées, il servaitcomme quartier-maître à bord de l’Hirondelle[32], uncorsaire relativement respectable, quand il aperçut son coffre dansl’endroit le plus inattendu, à Port-Louis[33] au fondd’une obscure petite tanière baptisée boutique, et tenue par unHindou solitaire. L’heure était tardive, la petite rue déserte, etPeyrol entra réclamer son bien, loyalement, un dollar[34] d’une main, un pistolet de l’autre :l’Hindou le supplia servilement d’emporter l’objet. Il chargea lecoffre vide sur son épaule, et le même soir le corsaire prit la mer: alors seulement il put s’assurer qu’il ne s’était pas trompé, carpeu après l’avoir eu pour la première fois, il avait, à titred’amusement lugubre, gravé à l’intérieur du couvercle, de la pointede son couteau, le grossier dessin d’un crâne et de deux osentrecroisés qu’il avait ensuite badigeonné en rouge avec de lalaque de Chine. Le dessin s’y trouvait tout entier, aussi frais quejamais. Dans cette mansarde tout inondée de lumière de la fermed’Escampobar, le Peyrol aux cheveux gris ouvrit son coffre ;il en retira tout le contenu, qu’il déposa soigneusement sur leplancher, et il étala son trésor, poches en dessous, à plat sur lefond qui en fut exactement recouvert. Puis, s’affairant à genoux,il remit tout en place : une veste ou deux, une vareuse de drapfin, le reste d’un coupon de mousseline de Madapolam[35], dont il n’avait que faire, et bonnombre de belles chemises blanches. Personne n’oserait venirfourrager dans son coffre, pensait-il, avec l’assurance dequelqu’un qui, dans son temps, a su inspirer la crainte. Alors ilse releva et, parcourant la pièce du regard tout en étirant sesbras puissants, il cessa de penser à son trésor, à l’avenir et mêmeau lendemain, pénétré soudain de la conviction qu’il seraitdécidément fort bien dans cette chambre.

Chapitre 4

 

Devant un minuscule fragment de miroir suspendu au montant de lafenêtre de l’est, Peyrol se rasait avec son inusable rasoiranglais, car ce jour-là était un dimanche. Les années debouleversements politiques, qui avaient abouti à la proclamation deNapoléon comme consul à vie, n’avaient guère laissé de traces surPeyrol, si ce n’est que sa puissante et épaisse tignasse étaitdevenue presque blanche. Ayant soigneusement rangé son rasoir,Peyrol introduisit ses pieds recouverts de chaussettes dans unepaire de sabots de la meilleure qualité et descendit bruyammentl’escalier. Sa culotte de drap brun n’était pas attachée aux genouxet il avait les manches de sa chemise relevées jusqu’aux épaules.Ce flibustier devenu campagnard était à présent tout à fait à sonaise dans cette ferme qui, comme un phare, commandait la vue dedeux rades et de la haute mer. Il traversa la cuisine. Elle avaitle même aspect que le premier jour où il l’avait vue : le soleilfaisait étinceler les dalles : au mur, la batterie de cuisinebrillait de tous ses cuivres ; au milieu, la tablesoigneusement frottée était d’une blancheur de neige ; seul leprofil de la vieille, la tante Catherine, était devenu peut-être unpeu plus anguleux. La poule qui, sur le seuil de la porte, tournaitprétentieusement le cou, aurait pu être restée plantée là depuishuit ans. Peyrol la chassa d’un murmure et alla dans la cour selaver à grande eau à la pompe. En rentrant, il avait l’air si fraiset si vigoureux que la vieille Catherine, de sa voix ténue, lui fitcompliment de sa « bonne mine ». Les manières avaient changé : ellene l’appelait plus citoyen, mais Monsieur Peyrol. Il lui réponditimmédiatement que si elle avait le cœur libre, il était prêt à laconduire sur-le-champ à l’autel. C’était là une plaisanterie siusée que Catherine ne la releva en aucune manière, mais elle lesuivit des yeux tandis qu’il traversait la cuisine pour passer dansla salle fraîche dont on venait de laver les chaises et les tableset où il n’y avait âme qui vive. Peyrol ne fit que traverser lapièce pour gagner le devant de la maison, et laissa ouverte laporte d’entrée. Au bruit des sabots, un jeune homme assis dehorssur un banc tourna la tête et lui fit un signe nonchalant. Il avaitle visage assez allongé, hâlé et lisse, le nez légèrement incurvé,le menton très bien dessiné. Il portait une vareuse bleu foncéd’officier de marine, ouverte sur une chemise blanche et un nœudcoulant de foulard noir à longues pointes. Une culotte blanche, desbas blancs, et des souliers noirs à boucles d’acier complétaientson costume. Une épée à poignée de cuivre, dans un fourreau noiraccroché à un ceinturon, était posée à terre près de lui. Peyrol,dont le visage rouge luisait sous les cheveux blancs, s’assit surle banc à quelque distance du jeune homme. Devant la maison, leterrain rocailleux, nivelé sur une petite étendue, s’inclinaitensuite vers la mer par une pente qu’encadraient les éminencesformées par deux collines dénudées. Le vieux forban[36] et le jeune officier, les bras croiséssur la poitrine, regardaient dans le vague, sans échanger lamoindre parole, comme deux intimes ou comme deux étrangers. Ils nefirent pas même un mouvement en voyant apparaître à la barrière dela cour le maître de la ferme d’Escampobar, qui, une fourche àfumier sur l’épaule, commençait à traverser le bout de terrainplat. Avec ses mains noires, ses manches de chemise relevées, safourche sur l’épaule, toute son allure de travailleur en semaineavait, ce dimanche, un air de manifestation ; mais lepatriote, dans la fraîche lumière du jeune matin, traînait sessabots crasseux avec un air de lassitude qu’on n’aurait pas vu chezun vrai travailleur de la terre à la fin d’une journée de labeur.Il n’y avait pourtant rien de débile dans sa personne. Son visageovale aux pommettes rondes n’avait pas une ride, si ce n’est aucoin de ses yeux taillés en amande, ces yeux brillants devisionnaire, qui n’avaient pas changé depuis le jour où le vieuxPeyrol en avait croisé le regard pour la première fois. Quelquespoils blancs dans sa chevelure hirsute et dans sa barbe maigremarquaient seuls la trace des ans : encore fallait-il y regarder deprès. On eût dit que, parmi les immuables rochers qui formaientl’extrémité de la presqu’île, le temps était resté immobile etinerte tandis que, sur cette extrême pointe méridionale de laFrance, les quelques êtres perchés là n’avaient cessé de vaquer àleur labeur et d’arracher le pain et le vin à une terre marâtre. Lemaître de la ferme passa devant les deux hommes sans cesser deregarder droit devant lui, et se dirigea vers la porte de la salle,que Peyrol avait laissée ouverte. Il appuya sa fourche au mur avantd’entrer. Le son d’une cloche lointaine, la cloche du village où,des années auparavant, le flibustier rentrant au pays avait faitboire sa mule et écouté la conversation de l’homme au chien,s’éleva faiblement et soudainement dans la grande paix de l’espacecéleste. Le claquement violent de la porte de la salle vint romprele silence des deux contemplateurs de la mer. « Ce gaillard ne serepose donc jamais ? » demanda négligemment le jeune homme,sans même détourner la tête, et sa voix sourde couvrit le délicattintement de la cloche. « Pas le dimanche, en tout cas », réponditPeyrol d’un air également détaché. « Que voulez-vous ! Lacloche de l’église, ça lui fait l’effet d’un poison. Je croisvraiment que ce garçon-là est né sans-culotte. Chaquedécade[37] il met son plus beau costume, se fourreun bonnet rouge sur la tête et s’en va, parmi les bâtiments de laferme, errer comme une âme en peine à la lumière du jour. Unjacobin, si jamais il en fut. – Oui. Il n’y a guère de hameau enFrance qui ne compte un sans-culotte ou deux. Mais il y en a quiont du moins réussi à changer de peau, à défaut d’autre chose. –Celui-ci ne changera pas de peau, et pour ce qui est del’intérieur, il n’y a jamais rien eu en lui qui puisse être remué.N’y a-t-il pas des gens qui se souviennent de lui à Toulon ?Il n’y a pas si longtemps de cela. Et pourtant… » Peyrol tournalégèrement la tête vers le jeune homme. « Et pourtant, à le voir… »L’officier acquiesça d’un signe de tête et son visage prit unmoment une expression inquiète qui n’échappa pas à l’attention dePeyrol. Celui-ci reprit d’un ton tranquille : « Il y a quelquetemps, quand les prêtres ont commencé à regagner leurs paroisses,imaginez-vous que ce garçon-là », Peyrol fit un brusque geste de latête en direction de la porte de la salle, « est parti un beau jourjusqu’au village, un sabre au côté et son bonnet rouge sur la tête.Il se dirigeait vers la porte de l’église. Ce qu’il voulait yfaire, je n’en sais rien. Ce n’était certainement pas pour aller ydire les prières appropriées. Bon, enfin tous ces gens étaientenchantés de voir leur église rouverte ; de sa fenêtre, unefemme le vit passer et donna aussitôt l’alarme. « Holà ! voilàle jacobin, le sans-culotte, le buveur de sang ! Regardez-le.» Des gens sortirent précipitamment de chez eux et un ou deuxhommes qui travaillaient dans leur jardin franchirent d’un bond lespetits murs de clôture. Une foule se fut bientôt rassemblée,composée surtout de femmes, chacune avec la première chose qui luiétait tombée sous la main, un bâton, un couteau de cuisine,n’importe quoi. Quelques hommes avec des bêches et des gourdins lesrejoignirent près de l’abreuvoir. Il ne trouva pas la chose du toutà son goût. Que pouvait-il faire ? Il s’empressa de rebrousserchemin et de détaler vers le haut de la colline comme un lièvre. Ilfaut du courage pour tenir tête à une bande de femmes déchaînées.Il courut par le chemin charretier sans regarder derrière lui etles autres s’élancèrent à sa poursuite en hurlant : « À mort !À mort le buveur de sang ! » Il était depuis des années unobjet d’horreur et d’exécration aux yeux de tous ces gens à caused’un tas d’histoires, et ils pensaient qu’il y avait une occasion àsaisir. Le prêtre, dans son presbytère, entend tout ce bruit etcourt à la porte. D’un coup d’œil il voit ce qui se passe. C’est ungaillard d’environ quarante ans, mais musclé, avec de longuesjambes, et agile… hein ? Il vous ramasse sa soutane et bonditdehors, prend des raccourcis par-dessus de petits murs bas et sautede rocher en rocher comme une sacrée chèvre. J’étais en haut dansma chambre quand le bruit est venu jusqu’à moi. Je me suis mis à lafenêtre et j’ai vu les poursuivants déchaînés après lui. Jecommençais à croire que cet imbécile allait nous attirer toutes cesfuries avec lui jusqu’ici, et que ces gens-là allaient prendre lamaison à l’abordage et nous faire à tous un mauvais parti, quand leprêtre lui a coupé la route, juste à temps. Il aurait pu fairetrébucher mon Scevola comme rien, mais il le laissa passer et seplanta en face de ses paroissiens, les bras étendus. Ça a réussi.Il a bel et bien sauvé le patron. Ce qu’il a bien pu leur dire pourles calmer, je n’en sais rien ; c’était dans les débuts et ilsaimaient beaucoup leur nouveau curé. Il faisait d’eux ce qu’ilvoulait. J’avais passé la tête et les épaules par la fenêtre, carc’était assez intéressant. Ils auraient volontiers massacré toutenotre maudite bande, comme ils nous appelaient dans le village… etquand je me retirai de la fenêtre, je m’aperçus que la patronneétait derrière moi, qui regardait aussi. Vous êtes venu assezsouvent ici pour savoir comme elle va et vient sur les terres etdans la maison, sans faire le moindre bruit. Une feuille ne se posepas plus légèrement à terre que ne le font ses pieds[38]. Bon, je suppose qu’elle ne me savaitpas là-haut et qu’elle était entrée dans la chambre simplement aveccette façon qu’elle a de toujours chercher quelque chose qui n’yest pas, et en me voyant ainsi penché à la fenêtre elle s’étaitnaturellement approchée pour voir ce que je regardais. Elle n’étaitpas plus pâle que d’habitude, mais elle serrait sa robe contre sapoitrine avec ses dix doigts… comme ceci. J’en fus stupéfait. Avantmême d’avoir pu retrouver l’usage de la parole, je la vis seretourner et sortir de la pièce sans faire plus de bruit qu’uneombre. » Quand Peyrol se fut tu, on entendit de nouveau le faibletintement de la cloche de l’église, qui cessa aussi subitementqu’il avait commencé. « À propos de son ombre », fit indolemment lejeune officier, « je sais à quoi elle ressemble. » Le vieux Peyrolfit un geste vraiment accentué. « Que voulez-vous dire ?demanda-t-il. Où l’avez-vous vue ? – La chambre où l’on m’amis à coucher hier soir n’a qu’une fenêtre et je m’y étais postépour regarder dehors. Je suis ici pour cela, n’est-ce pas, pourguetter ? Je venais de me réveiller en sursaut et, une foiséveillé, j’étais allé à la fenêtre, et je guettais. – On ne voitpas d’ombres en l’air, grommela le vieux Peyrol. – Non, mais on envoit par terre, et assez noires même, quand la lune estpleine ; la sienne s’allongeait sur cet espace découvert,depuis le coin de la maison. – La patronne ! s’écria Peyrol àvoix basse. Impossible ! – La vieille qui passe sa vie dans lacuisine se promène-t-elle ainsi ? Les femmes du villageviennent-elles se promener jusqu’ici ? demanda calmementl’officier. Vous n’êtes pas sans connaître les habitudes des gens.C’était une ombre de femme. La lune étant à l’ouest, l’ombre glissade biais depuis ce coin-ci de la maison, puis se retira englissant. Je sais reconnaître son ombre, quand je la vois. –Avez-vous entendu quoi que ce soit ? » demanda Peyrol après unmoment d’hésitation visible. « La fenêtre étant ouverte,j’entendais quelqu’un ronfler. Cela ne pouvait pas être vous, vouslogez trop haut. D’ailleurs, à en juger par le ronflement »,ajouta-t-il d’un ton sarcastique, « ce devait être quelqu’un quiavait la conscience tranquille. Ce n’est pas votre genre, vieilécumeur des mers ! car, voyez-vous, c’est ce que vous êtes,malgré votre brevet de canonnier. » Il regarda le vieux Peyrol ducoin de l’œil. « Qu’est-ce qui vous donne cet air sipréoccupé ? – Elle se promène, c’est indéniable », murmuraPeyrol sans essayer de dissimuler son trouble. « Évidemment. Jesuis capable de reconnaître une ombre quand j’en vois une ; etquand je l’ai vue cela ne m’a pas fait peur, pas moitié autant quemon seul récit semble vous avoir fait peur. Tout de même, votresans-culotte d’ami doit avoir un sacré sommeil ; tous cespourvoyeurs de guillotine vous ont une conscience républicaine depremier ordre, à l’épreuve du feu. Je les ai vus à l’œuvre dans leNord, quand j’étais enfant, et que je courais pieds nus dans lesruisseaux. – Ce gaillard dort toujours dans la même chambre, fitPeyrol avec sérieux. – Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit,reprit l’officier, sauf que cela doit probablement faire l’affairedes ombres vagabondes d’entendre la conscience de l’homme prendreses aises. » Fort agité, Peyrol se força à baisser la voix. «Lieutenant, dit-il, si je n’avais pas vu du premier jour ce quevous avez en tête, j’aurais certainement trouvé moyen de medébarrasser de vous depuis longtemps, d’une façon ou d’une autre. »Le lieutenant lui jeta de nouveau un regard de côté et Peyrol, quiavait levé le poing, le laissa retomber lourdement sur sa cuisse. «Je suis le vieux Peyrol et cet endroit-ci, aussi isolé qu’un navireen mer, est pour moi comme un navire : tous ceux qui s’y trouventsont mes camarades de bord. Ne vous occupez pas du patron. Je veuxseulement savoir si vous avez entendu quoi que ce soit. Un bruitquelconque ? Un murmure, un bruit de pas ? » Un sourireamer et moqueur passa sur les lèvres du jeune homme. « Pas même lepas d’une fée. Entendriez-vous tomber une feuille ? Et avec cegredin de terroriste qui faisait un bruit de trompette justeau-dessus de ma tête… » Sans décroiser les bras, il se tourna versPeyrol qui le regardait anxieusement. « Vous avez envie de savoir,n’est-ce pas ? Eh bien, je vais vous dire ce que j’ai entenduet vous en penserez ce que vous voudrez. J’ai entendu le bruit dequelqu’un qui trébuchait. Et ce n’était certes pas une fée quis’était cogné les orteils. C’était je ne sais quoi dans de grossouliers. Ensuite une pierre a roulé jusqu’au bas du ravin qui estdevant nous, interminablement, et puis il y a eu un silence demort. Je n’ai rien vu remuer. Compte tenu de la position de la luneà ce moment-là, le ravin se trouvait plongé dans l’ombre. Et jen’ai pas essayé de voir. » Peyrol, accoudé sur un genou, appuya satête sur la paume de sa main. L’officier, sans desserrer les dents,répéta : « Pensez-en ce que vous voudrez ! » Peyrol hochalégèrement la tête. Après avoir parlé, le jeune officier s’adossacontre le mur, mais un instant plus tard leur parvint la détonationd’une pièce d’artillerie qui semblait venir du pied de la falaiseet contourner la pente à leur gauche, sous forme d’un choc sourdsuivi d’une sorte de soupir et qui semblait chercher une issueparmi les crêtes pierreuses et les roches les plus proches. « C’estla corvette anglaise qui, depuis une semaine, entre en raded’Hyères et en sort à la sauvette », dit le jeune officier enramassant précipitamment son épée. Il se leva et boucla sonceinturon tout en disant, tandis que Peyrol se levait pluslentement de son banc : « Elle n’est certainement pas où nousl’avons vue ancrée hier soir. Ce canon était tout proche. Elle a dûtraverser la rade. Il y a eu assez de vent pour cela, à plusieursreprises, cette nuit. Mais sur quoi peut-elle bien tirer là-basdans la Petite Passe ? Nous ferions bien d’y aller voir. » Ils’éloigna à grandes enjambées, suivi de Peyrol. On ne voyaitpersonne aux abords de la ferme, on n’entendait aucun bruit, si cen’est le mugissement lointain d’une vache qui leur parvenaitfaiblement de derrière un mur. Peyrol serrait de près l’officierqui suivait vivement le sentier dont la trace était à peine marquéesur la pente caillouteuse de la colline. « Ce canon était chargé àblanc », déclara soudain Peyrol, d’une voix grave et assurée.L’officier lui jeta un regard par-dessus son épaule. « Vous avezpeut-être raison. Vous n’avez pas été canonnier pour rien. Chargé àblanc, hein ! Alors, c’est un signal. Mais à qui ? Voilàdes jours que nous observons cette corvette et nous savons qu’ellen’a pas de compagnon. » Il avançait toujours et Peyrol qui, sansgaspiller son souffle, le suivait sur le sentier difficile,rétorqua d’une voix ferme : « Elle n’a pas de compagnon, mais ellea peut-être aperçu un ami, ce matin, au lever du soleil. –Bah ! » répliqua l’officier sans ralentir le pas. « Voilà quevous parlez comme un enfant, ou bien vous me prenez pour tel. Àquelle distance aurait-elle pu voir ? Qu’aurait-elle pudécouvrir au lever du jour, en se dirigeant vers la Petite Passe oùelle se trouve maintenant ? Voyons, les îles lui auraientmasqué les deux tiers de la mer et cela précisément dans ladirection où l’escadre anglaise côtière croise au-dessous del’horizon. Drôle de blocus, en vérité ! On ne voit pas lemoindre navire anglais pendant des jours et des jours de suite, etpuis au moment où l’on s’y attend le moins, ils arrivent en foulecomme s’ils voulaient nous manger tout vifs. Non, non ! il n’ya pas eu assez de vent pour lui amener un compagnon. Mais,dites-moi, canonnier, vous qui prétendez reconnaître l’aboi detoutes les pièces anglaises, quelle sorte de canon était-ce ?» Peyrol répondit en grommelant : « Eh bien, c’est une pièce dedouze[39]. C’est ce qu’elle porte de plus lourd.Ce n’est qu’une corvette. – Eh bien alors, le coup a dû être tirépour rappeler une des embarcations quelque part le long du rivageoù nous ne pouvons pas la voir. Avec une côte pareille, toute enpointes et en criques, cela n’aurait rien d’extraordinaire,n’est-ce pas ? – Non », dit Peyrol, en marchant d’un pasferme, « ce qui est extraordinaire, c’est qu’elle ait eu uneembarcation quelconque en sortie. – Vous dites vrai. » L’officiers’arrêta soudain. « Oui, c’est en effet étonnant qu’elle ait eu uneembarcation en sortie. Mais je ne vois pas comment expliquerautrement ce coup de canon. » Le visage de Peyrol ne laissaparaître aucune espèce d’émotion. « Il y a là matière àinvestigation, reprit avec animation l’officier. – S’il ne s’agitque d’une embarcation », reprit Peyrol le plus tranquillement dumonde, « il ne peut rien y avoir là-dedans de bien grave. Qu’est-ceque cela pourrait bien être ? Selon toute vraisemblance, ilsl’auraient envoyée sur la côte de bonne heure le matin, avec deslignes, pour essayer d’attraper du poisson pour le petit déjeunerdu capitaine. Pourquoi écarquillez-vous les yeux ainsi ? Vousne connaissez donc pas les Anglais ? Ils ont toutes lesaudaces. » Après avoir prononcé ces mots avec une lenteur àlaquelle ses cheveux blancs donnaient un caractère vénérable,Peyrol fit le geste d’essuyer son front qui, pourtant, était àpeine moite. « Allons de l’avant ! » s’écria brusquement lelieutenant. « Pourquoi courir ainsi », fit Peyrol sans bouger. «Mes sabots sont lourds et ne conviennent pas à la marche sur cespentes caillouteuses. – Vraiment ? s’écria l’officier. Ehbien ! si vous êtes fatigué, asseyez-vous et éventez-vous avecvotre chapeau. Au revoir ! » Et il s’éloigna à grands pasavant que Peyrol eût pu dire un mot. Le sentier qui suivait lecontour de la colline s’incurvait en direction de la pentedescendant vers la mer, et le lieutenant disparut bientôt avec unesoudaineté saisissante. Peyrol vit sa tête reparaître un moment,rien que sa tête, et elle aussi s’évanouit soudain. Il demeuraitperplexe. Après avoir regardé un moment dans la direction oùl’officier avait disparu, il baissa les yeux vers les bâtiments dela ferme, placés à présent au-dessous de lui mais à faibledistance. Il pouvait distinguer les pigeons qui marchaient sur lefaîte des toits. Quelqu’un tirait de l’eau du puits, au milieu dela cour. Le patron, sans doute ; mais cet homme, qui avait euun moment le pouvoir d’envoyer tant d’infortunés à la mort, necomptait pas pour le vieux Peyrol ; il avait même cesséd’offusquer sa vue et de troubler ses sentiments. En soi, iln’était rien. Il n’avait jamais rien été d’autre que la créature del’universelle soif de sang d’une certaine époque. Les doutes mêmesqu’il avait conçus à son sujet s’étaient désormais éteints dans lecœur du vieux Peyrol. Ce gaillard était tellement insignifiant quesi, dans un moment d’attention particulière, Peyrol avait découvertqu’il ne projetait pas d’ombre, il n’en aurait pas été surpris. Ill’apercevait là-bas, réduit à une silhouette de nain, quis’éloignait du puits en traînant un seau. Mais elle, oùétait-elle ? se demandait Peyrol, abritant ses yeux de lamain. Il savait que la patronne ne pouvait pas être bien loin,puisqu’il l’avait aperçue pendant la matinée : mais cela, c’étaitavant d’apprendre qu’elle s’était mise à vagabonder la nuit. Soninquiétude croissante prit brusquement fin quand, détournant sesyeux de la ferme où elle ne se trouvait manifestement pas, il vitcette femme apparaître, sans rien d’autre derrière elle qu’un cielde lumière, arrivant précisément à ce tournant du sentier qui avaitrendu le lieutenant invisible. Peyrol alla rapidement à sarencontre. Il n’était pas homme à perdre son temps en vainesspéculations et les sabots ne semblaient guère lui peser aux pieds.La fermière, que les gens du village là-bas appelaient Arlettecomme si ce n’eût été qu’une petite fille, mais avec un étrangeaccent de crainte scandalisée, s’avançait, la tête baissée, lespieds touchant le sol aussi légèrement qu’une feuille qui tombe,ainsi que le disait souvent Peyrol. Le bruit des sabots lui fitlever les yeux, ces yeux noirs et clairs qui avaient été frappés ausortir même de l’adolescence par de tels spectacles de terreur etd’effusions de sang qu’elle n’avait pas perdu la peur de regarderlongtemps dans une direction déterminée, de crainte d’apercevoirquelque vision mutilée des morts traversant l’air inhabité. C’estce que Peyrol appelait « essayer de ne pas voir quelque chose quin’y était pas » : et cette mobilité, évasive et franche à la fois,faisait tellement partie de son être, que la fermeté avec laquelleelle soutint son regard interrogateur ne fut pas sans surprendre unmoment le vieux Peyrol. Il demanda à brûle-pourpoint : « Il vous aparlé ? » Elle répondit avec quelque chose de dégagé et deprovocant dans la voix qui fit également à Peyrol l’effet d’êtrenouveau. « Il ne s’est même pas arrêté, il a passé près de moicomme s’il ne me voyait pas. » Puis ils détournèrent leur regardl’un de l’autre. « Dites-moi, qu’est-ce que vous vous êtes mis dansla tête de guetter comme cela la nuit ? » Elle ne s’attendaitpas à cette question. Elle baissa la tête et prit entre ses doigtsun pli de sa jupe, avec l’air embarrassé d’un enfant. « Qu’est-ceque cela a de mal ? » murmura-t-elle tout bas, timidement,comme s’il y avait deux voix en elle[40]. «Qu’est-ce que Catherine en a dit ? – Elle dormait, à moinsqu’elle ne soit seulement restée étendue sur le dos, les yeuxfermés. – Cela lui arrive ? » demanda Peyrol avec incrédulité.« Oui. » Arlette fit à Peyrol un sourire étrange, inexpressif,auquel ses yeux ne participèrent pas. « Oui, cela lui arrivesouvent. Je l’avais déjà remarqué. Elle reste à trembler sous sescouvertures jusqu’à ce que je revienne. – Qu’est-ce qui vous a faitsortir la nuit dernière ? » Peyrol essaya de saisir sonregard, mais les yeux de la jeune femme se dérobèrent commed’habitude et son visage semblait maintenant incapable de sourire.« Mon cœur ! » dit-elle. Peyrol en demeura un moment sansvoix, incapable de faire le moindre geste. La fermière ayant baisséles yeux, tout ce qu’elle avait de vie sembla s’être réfugié surses lèvres de corail éclatantes et sans un frémissement dans leurdessin parfait. Peyrol, jetant un bras en l’air, abandonna laconversation et s’engagea précipitamment dans le sentier, sansregarder derrière lui. Mais une fois dépassé le tournant, ils’approcha du poste de guet en ralentissant le pas. C’était un coinde terrain plat qui se trouvait un peu au-dessous du sommet de lacolline. La pente en était fort accentuée, de sorte qu’un pin trapuet robuste qui s’y dressait perpendiculairement au sol était toutde même nettement incliné au-dessus du rebord d’un escarpementd’une cinquantaine de pieds. La première chose que Peyrol aperçut,ce fut l’eau de la Petite Passe dont l’ombre énorme de l’île dePorquerolles assombrissait plus de la moitié à cette heure encorematinale. Il ne pouvait la découvrir tout entière, mais sur lapartie qu’embrassait son regard ne se voyait aucun navire. Lelieutenant, la poitrine appuyée au pin incliné, lui cria d’un airfurieux : « Accroupissez-vous ! Vous croyez donc qu’il n’y apas de lorgnettes à bord de cette corvette anglaise ? » Peyrolobéit sans mot dire, et pendant une minute environ offrit l’étrangespectacle d’un paysan assez massif, aux vénérables bouclesblanches, qui se déplaçait à quatre pattes sur une pente, sansqu’on pût comprendre pourquoi. Quand il eut atteint le pied del’arbre, il se dressa sur les genoux. Le lieutenant, aplati contrele tronc incliné, la lorgnette collée contre l’œil, grommela aveccolère : « Vous la voyez maintenant, non ? » Peyrol, à genoux,découvrit alors le navire. Il était à moins d’un quart de milleplus loin sur la côte, de sa voix puissante il aurait presque pu lehéler. Il pouvait, à l’œil nu, suivre le mouvement des hommes,comme des points noirs sur ses ponts. La corvette avait pénétré siloin à l’abri du cap Esterel que sa massive avancée semblait êtrebel et bien en contact avec l’arrière du navire. À le voir sirapproché, Peyrol retint brusquement son souffle. La lorgnettetoujours collée à son œil, le lieutenant murmura : « Je distinguejusqu’aux épaulettes des officiers sur le gaillardd’arrière[41]. »

Chapitre 5

 

Comme Peyrol et le lieutenant l’avaient conjecturé en entendantle coup de canon, la corvette anglaise qui, la veille au soir,était à l’ancre dans la rade d’Hyères, avait appareillé la nuitvenue. Une légère brise l’avait, au début de la nuit, pousséejusqu’à la Petite Passe, puis l’avait abandonnée au clair de lunesans un souffle ; et là, privée de tout mouvement, elle avaitplutôt l’air d’un monument de pierre blanche rapetissé par lesmasses sombres de la côte de part et d’autre d’elle, que d’unbâtiment renommé pour sa vitesse dans l’attaque et dans lafuite.

Son capitaine avait environ quarante ans, des joues glabres etpleines et des lèvres minces et mobiles qu’il avait la manie decomprimer mystérieusement avant de parler et quelquefois aussiaprès qu’il avait parlé. Son allure était alerte ; seshabitudes nocturnes.

Dès qu’il vit que le calme avait pris complètement possession dela nuit et allait durer plusieurs heures, le capitaine Vincents’accouda à la lisse, dans sa pose favorite. Il était alors un peuplus de minuit, et dans cette immobilité universelle, la lunetrônant dans un ciel sans tache semblait répandre son enchantementsur une planète inhabitée. Le capitaine Vincent ne s’inquiétaitguère de la lune. Elle rendait, il est vrai, son navire visible desdeux rives de la Petite Passe. Mais, depuis une année ou presquepassée à commander ce navire qui servait d’éclaireur à l’escadre deblocus de l’amiral Nelson[42], ilconnaissait à peu près l’emplacement de chaque canon des défensescôtières. À l’endroit où la brise l’avait laissé, il se trouvaithors d’atteinte de la plus grosse des pièces d’artillerie montéessur Porquerolles. Du côté de Giens, il savait de source sûre qu’iln’y avait pas même une pétoire. Sa longue familiarité avec cettepartie de la côte l’avait convaincu qu’il connaissait parfaitementles habitudes de la population. Les lumières de leurs maisonss’étaient éteintes de très bonne heure et le capitaine Vincentétait sûr qu’ils étaient tous couchés, y compris les canonniers desbatteries, qui appartenaient à la milice locale. L’habitude leuravait fait perdre tout intérêt pour les mouvements de l’Amelia,corvette de vingt-deux canons appartenant à Sa Majesté Britannique.Elle ne se mêlait jamais de leurs affaires personnelles et laissaitles petits caboteurs aller et venir sans encombre. Ils auraient étésurpris de la voir partie plus de deux jours. Le capitaine Vincentavait coutume de dire sarcastiquement que la rade d’Hyères étaitdevenue pour lui comme un second foyer. Pendant une heure environ,le capitaine Vincent rêva à son foyer véritable, à des affaires deservice et à d’autres sujets disparates, puis entrant en action defaçon très vigilante, il s’en alla surveiller lui-même le départ decette embarcation dont le lieutenant Réal avait judicieusementconjecturé l’existence, qui ne faisait absolument aucun doute pourle vieux Peyrol, quoique sa mission ne consistât aucunement àpêcher du poisson pour le petit déjeuner du commandant. C’était lapropre yole du commandant, embarcation très rapide à l’aviron. Elleétait déjà accostée et l’équipage embarqué, quand l’officier quicommandait l’expédition fut appelé d’un signe par le capitaineVincent. Il avait un coutelas au côté, une paire de pistolets à laceinture, et son air résolu montrait qu’il avait déjà servi dansdes opérations de ce genre. « Ce calme-là va durer des heures, luidit le capitaine. Sur cette mer sans marée, vous êtes sûr deretrouver le navire à peu près au même endroit, un peu plus près durivage seulement. L’attraction de la terre… vous comprenez ? –Oui, commandant, c’est vrai que la terre attire. – Oui. Eh bien, onpeut le laisser venir à toucher n’importe lequel de ces rochers. Iln’y aurait pas plus de danger que sur le long d’un quai avec unemer pareille. Regardez-moi donc l’eau de la Passe, monsieur Bolt.On dirait le plancher d’une salle de bal. Nagez à ranger laterre[43] quand vous rentrerez. Je vous attendsau lever du jour. » Le capitaine Vincent se tut brusquement. Undoute lui était venu à l’esprit touchant le bien-fondé de cetteexpédition nocturne. L’extrémité en forme de marteau de cettepresqu’île dont la partie tournée vers la mer demeurait invisibledes deux flancs de la côte était faite à souhait pour undébarquement clandestin. Son aspect solitaire avait séduitl’imagination du capitaine, qu’une remarque incidente de M. Boltavait d’abord éveillée. Le fait est qu’une semaine auparavant,comme l’Amelia croisait au large de la péninsule, Bolt avaitdéclaré, en regardant la côte, qu’il connaissait fort bien cecoin-là : il y avait même débarqué des années auparavant, du tempsoù il servait dans l’escadre de Lord Howe[44]. Ildécrivit la nature du sentier, l’aspect d’un petit village sur leversant opposé et s’étendit sur le sujet d’une certaine ferme où ilétait allé plus d’une fois et où il avait même passé vingt-quatreheures de suite à plus d’une reprise. Tout cela avait éveillé lacuriosité du capitaine Vincent. Il envoya chercher Bolt ets’entretint longuement avec lui. Il écouta son récit avec grandintérêt. Un jour, du pont du navire sur lequel Bolt servait alors,on avait aperçu un homme parmi les rochers, qui, sur le rivage,agitait un drap ou une nappe blanche. Ç’aurait pu être unpiège ; mais comme l’homme semblait être seul et que le rivageétait à portée de canon du navire, on envoya une embarcation lechercher. « Et ce fut là, commandant », poursuivait solennellementBolt, « ce fut là, je le crois sincèrement, la premièrecommunication que lord Howe reçut des royalistes de Toulon. » Boltdécrivit ensuite au capitaine Vincent les rencontres des royalistesde Toulon avec les officiers de la flotte. Établi derrière la fermeil avait, lui-même, Bolt, bien souvent surveillé pendant des heuresl’entrée du port de Toulon pour repérer l’embarcation qui devaitamener les émissaires royalistes. Il faisait ensuite un signalconvenu à l’escadre avancée, et des officiers anglais débarquaientde leur côté et se rencontraient avec les Français à la ferme. Cen’était pas plus compliqué que cela. Les gens de la ferme, mari etfemme, étaient gens aisés, de bonne famille, et ferventsroyalistes. Il avait fini par bien les connaître. Le capitaineVincent se demanda si les mêmes gens habitaient toujours à cetendroit. Bolt ne voyait pas de raison pour qu’il en fût autrement.Il n’y avait que dix ans de cela, et ce couple n’était pas vieux dutout. Autant qu’il avait pu le comprendre, la ferme leurappartenait. Lui, Bolt, ne savait alors que quelques mots defrançais. Ce n’est que plus tard, après avoir été fait prisonnieret détenu dans l’intérieur du pays jusqu’à la paixd’Amiens[45] qu’il avait pris une teinture de leursabir. Sa captivité lui avait perdre ses faibles chancesd’avancement, ainsi qu’il ne put s’empêcher de le remarquer. Boltétait toujours officier en second. Le capitaine Vincent, d’accorden cela avec beaucoup d’officiers de tous grades appartenant àl’escadre de Lord Nelson[46], avaitses doutes sur l’efficacité de ce système de blocus à distancedont, apparemment, l’amiral ne voulait pas se départir. On nepouvait pourtant blâmer Lord Nelson. Tous, dans la flotte,comprenaient que l’idée qu’il avait derrière la tête était dedétruire l’ennemi, et que si l’ennemi était bloqué de plus près, onne le verrait jamais sortir pour courir à sa perte. D’un autrecôté, il était clair que la méthode employée ne donnait que trop dechances aux Français de filer au large sans se faire voir et dedisparaître à tous les regards pendant des mois. Ces risquesétaient une constante préoccupation pour le capitaine Vincent quis’employait avec une ardeur passionnée à remplir la missionparticulière dont on l’avait chargé. Ah, s’il avait eu une paired’yeux rivés nuit et jour sur l’entrée du port de Toulon ? Ah,s’il avait eu le pouvoir d’observer précisément l’état des naviresfrançais, de pénétrer les secrets mêmes des esprits français ?Mais il n’en souffla mot à Bolt. Il se contenta de remarquer quel’esprit du gouvernement français avait changé et que celui desroyalistes de la ferme pouvait bien avoir changé aussi, depuisqu’ils avaient recouvré le droit de pratiquer leur religion. Boltrépondit qu’il avait souvent eu affaire aux royalistes jadis, quandil servait dans l’escadre de Lord Howe, avant et après l’évacuationde Toulon. Des gens de toutes sortes, hommes et femmes, barbiers etaristocrates, marins et commerçants, à peu près toutes les espècesimaginables de royalistes ; et son opinion était qu’unroyaliste ne changeait jamais. Quant à l’endroit lui-même, ilregrettait seulement que le commandant ne l’eût pu voir. C’était unde ces endroits que rien ne peut changer. Il se permit d’affirmerqu’il serait exactement le même dans cent ans. L’ardeur de sonofficier attira sur lui un regard pénétrant du capitaine Vincent.Ils avaient à peu près le même âge, mais tandis que Vincent étaitrelativement jeune pour un commandant, Bolt était déjà un vieuxsecond. Ils se comprenaient parfaitement. Le capitaine Vincentlaissa paraître un moment de nervosité puis déclara distraitementqu’il n’était pas homme à mettre la corde au cou d’un chien, etmoins encore d’un bon marin. Cette déclaration énigmatique ne fitapparaître aucune surprise dans le regard attentif de Bolt. Il pritseulement une expression un peu pensive avant de dire, du même tonpénétré, qu’un officier en uniforme ne risquait pas d’être penducomme espion. La mission évidemment présentait bien des périls.Pour qu’elle réussît, et en supposant la ferme habitée par lesmêmes gens, il fallait qu’elle fût entreprise par un homme bienconnu d’eux. Il ajouta qu’il était sûr d’être identifié. Puis,tandis que Bolt s’étendait sur les excellentes relations qu’ilavait eues avec les propriétaires de la ferme, particulièrementavec la maîtresse du logis, femme avenante et maternelle qui avaitété très bonne pour lui et montrait une grande présence d’esprit,le capitaine Vincent, en regardant les épais favoris de sonofficier, pensa que ces ornements suffiraient à eux seuls à lefaire reconnaître. Cette impression fut si forte qu’il demanda debut en blanc : « Vous n’avez pas modifié votre système pileuxdepuis cette époque, monsieur Bolt ? » Une légère noted’indignation s’entendit dans la réponse négative de Bolt ;car il était fier de ses favoris. Il déclara qu’il était prêt àcourir les risques les plus désespérés pour le service de son roiet de sa patrie. Le capitaine Vincent ajouta : « Pour Lord Nelsonaussi. » On comprenait bien où l’amiral voulait en venir avec ceblocus à soixante lieues de distance. Il parlait à un marin, etpoint n’était besoin d’en dire plus. Bolt croyait-il pouvoirpersuader ces gens de le cacher chez eux, sur cette pointe désertede la presqu’île, pendant assez longtemps ? Bolt pensait quec’était la chose la plus simple du monde ; il n’aurait qu’àmonter là-haut renouer les relations anciennes, mais il n’avait pasl’intention de le faire avec témérité. Cela devait se faire lanuit, quand personne ne bougerait. Il débarquerait exactement aumême endroit que jadis, enveloppé d’un caban de marin méditerranéen– il en avait un à lui – pardessus son uniforme et il irait toutdroit frapper à la porte. Il y avait dix chances contre une que lefermier en personne vienne lui ouvrir. Il savait assez le françaismaintenant, pensait-il, pour persuader ces gens de le cacher dansune chambre qui aurait vue dans la bonne direction et il sefixerait là pendant des jours aux aguets, sans prendre d’exerciceautrement qu’au milieu de la nuit ni d’autre nourriture que du painet de l’eau, si c’était nécessaire, pour ne pas éveiller desoupçons parmi les garçons de ferme. Et qui sait si, avec l’aide dufermier, il n’obtiendrait pas des renseignements sur ce qui sepassait réellement à l’intérieur du port. Et puis, de temps entemps, il descendrait, la nuit, pour envoyer un signal au navire etaller au rapport. Bolt exprima l’espoir de voir l’Amelia resterautant que possible en vue de la côte. Cela le réconforterait de lavoir dans les parages. Le capitaine Vincent, naturellement,acquiesça. Il fit remarquer toutefois à Bolt que son poste n’auraitque plus d’importance si le navire devait être éloigné par l’ennemiou drossé par le mauvais temps, comme cela pourrait bien arriver. «Vous seriez, alors, l’œil même de l’escadre de Lord Nelson,monsieur Bolt… pensez-y. L’œil même de l’escadre de LordNelson ! » Après avoir dépêché son officier, le capitaineVincent passa la nuit sur le pont. Le lever du jour vint enfin,beaucoup plus pâle que la lune qu’il remplaçait. Et toujours pasd’embarcation. Aussi le capitaine Vincent se demanda-t-il denouveau s’il n’avait pas agi imprudemment. Impénétrable, l’airaussi dispos que s’il venait seulement de monter sur le pont, ildébattit la chose avec lui-même jusqu’à ce que le soleil levant,éclairant la crête de l’île de Porquerolles, vînt darder ses rayonshorizontaux sur son navire dont la rosée assombrissait les voileset faisait dégoutter le gréement. Il se secoua alors pour dire àson premier lieutenant de mettre les embarcations à l’eau pourprendre le bâtiment en remorque et l’éloigner de la côte. Le coupde canon qu’il avait fait tirer exprimait simplement sonirritation. L’Amelia, le cap sur le milieu de la Passe, avançaitcomme une tortue derrière le chapelet de ses embarcations. Desminutes s’écoulèrent. Et tout à coup, le capitaine Vincent aperçutson canot qui nageait en rasant la terre, conformément aux ordres.Quand il fut presque par le travers du navire, il obliqua pouraccoster. Bolt grimpa à bord, seul, après avoir donné au canotl’ordre d’aller de l’avant pour aider au remorquage. Le capitaineVincent, planté à l’écart sur le pont arrière, l’accueillit d’unregard sombrement interrogateur. Les premiers mots de Bolt furentpour déclarer qu’il pensait que ce sacré endroit devait êtreensorcelé. Puis il jeta un coup d’œil sur le groupe d’officiersréunis de l’autre côté du pont arrière. Le capitaine Vincentl’emmena dans sa cabine. Il se retourna alors et considéra sonofficier qui, l’air égaré, marmottait : « Il y a des somnambules,là-haut. – Voyons, Bolt, que diable avez-vous vu ? Avez-vouspu seulement approcher de la maison ? – Je suis allé jusqu’àvingt mètres de la porte, commandant », répondit Bolt. Puis,encouragé par le ton beaucoup moins féroce sur lequel le capitainelui dit : « Et alors ? », il commença son récit. Il n’avaitpas atterri au pied du sentier qu’il connaissait, mais sur unepetite plage où il avait dit à ses hommes de haler la yole à sec etde l’attendre. La plage était dissimulée du côté de la terre pard’épais buissons, et par quelques rochers du côté de la mer. Puisil avait gagné ce qu’il appelait le ravin, en évitant toujours lesentier, si bien qu’il avait fait la plus grande partie du chemin àquatre pattes, grimpant très précautionneusement et lentement parmiles pierres détachées, jusqu’à ce que, en s’accrochant à unbuisson, il eût hissé ses yeux au niveau du terre-plein quis’étendait devant la ferme. À l’aspect familier des bâtiments quin’avaient pas du tout changé depuis l’époque où il avait joué unrôle dans ce qui était apparu comme une opération très réussie, audébut de la guerre, Bolt se sentit plein de confiance dans lesuccès de cette nouvelle entreprise qui, pour vague qu’elle fût,avait sans doute pour principal charme à ses yeux de lui rappelerle temps de sa jeunesse. Rien n’était plus aisé, semblait-il, quede traverser ces quarante mètres de terrain découvert et d’allerréveiller le fermier qu’il se rappelait si bien, cet homme cossu,ce royaliste grave et sagace dans son humble sphère ; cethomme qui, aux yeux de Bolt, n’était assurément pas traître à sonpays et savait parfaitement conserver sa dignité dans descirconstances ambiguës. Dans la simplicité de vues de Bolt, ni cethomme ni cette femme ne pouvaient avoir changé. L’opinion que Boltavait ainsi des parents d’Arlette venait de ce qu’il avaitconscience de n’avoir pas lui-même changé. Il était le mêmeJack[47] Bolt et tout, autour de lui, étaitpareil comme s’il n’avait quitté cet endroit que d’hier. Il sevoyait déjà dans cette cuisine qu’il connaissait si bien, à lalueur d’une unique chandelle, assis devant un verre de vin etparlant dans son meilleur français à cet excellent fermier, hommeaux principes sains. La chose était pour ainsi dire faite. Il sevoyait déjà hôte insoupçonné de cette maison, strictement confinéil est vrai, mais soutenu par les importantes conséquenceséventuelles de sa surveillance et à beaucoup d’égards mieux lotiqu’il ne l’était à bord de l’Amelia ; et avec la conscienceglorieuse d’être, selon la formule du capitaine Vincent, l’œil mêmede l’escadre. Il va sans dire qu’il se garda bien de faire part deses sentiments personnels au capitaine Vincent. Toutes ses penséeset ses émotions avaient tenu dans l’espace d’une ou deux minutes,tandis qu’accroché d’une main à son buisson, et ayant trouvé un bonpoint d’appui pour l’un de ses pieds, il se laissait aller àsavourer d’avance le sentiment de sa réussite. Jadis, la femme dufermier avait le sommeil léger. Les gens de la ferme, qui, il s’ensouvenait, habitaient le village ou étaient répartis dans desétables et des dépendances, ne lui donnaient aucune inquiétude.Point n’était besoin de frapper fort, il se représentait la femmedu fermier assise dans son lit, prêtant l’oreille puis réveillantson mari qui, selon toute vraisemblance, irait prendre son fusilplacé contre le dressoir au rez-de-chaussée et viendrait à laporte. Et alors, tout irait bien… Mais peut-être… Oui ! Ilétait tout aussi probable que le fermier ouvrirait la fenêtre pourparlementer. C’était en réalité le plus probable. Naturellement. Àsa place Bolt se rendait compte qu’il aurait agi précisément ainsi.Oui, c’est ce qu’un homme, dans une maison isolée, au milieu de lanuit, ferait le plus naturellement. Et il s’imaginait murmurantmystérieusement ses réponses le long du mur aux inévitablesquestions : « Ami. – Bolt. – Ouvrez-moi. – Vive le roi », ouquelque chose de ce genre. Et à la suite de ces images lumineusesl’idée vint à Bolt que le mieux était de lancer de petits caillouxcontre le volet de la fenêtre, en faisant juste assez de bruit pouravoir toute chance de réveiller un dormeur au sommeil léger. Il nesavait pas exactement laquelle des fenêtres du premier étage étaitcelle de la chambre de ces gens, mais de toute façon il n’y enavait que trois. Un instant plus tard il aurait surgi de sonperchoir et gagné le terrain plat, si, ayant levé les yeux pourregarder de nouveau la façade de la maison, il ne s’était aperçuqu’une des fenêtres était déjà ouverte. Comment ne l’avait-il pasremarqué plus tôt, il ne pouvait se l’expliquer. Il avoua aucapitaine Vincent, au cours de son récit : « Cette fenêtre ouverte,commandant, m’arrêta net. En fait, ma confiance en fut ébranlée,car, vous le savez, commandant, aucun des naturels de ce paysn’aurait l’idée de dormir la fenêtre ouverte. J’eus l’impressionqu’il y avait là quelque chose qui n’allait pas ; et je restaioù j’étais. » Cette séduction, faite de calme et de cordialitéfurtive, que dégage une maison la nuit, s’était dissipée du coup.Par l’effet d’une simple fenêtre ouverte, carré noir dans un muréclairé par la lune, la maison avait pris l’aspect d’un piège. Boltaffirma au capitaine Vincent que la fenêtre ne l’aurait pas arrêté: il aurait continué tout de même, quoique avec un esprit malassuré. Mais pendant qu’il y réfléchissait, il avait vu glissersans bruit devant ses yeux irrésolus, et sortant d’on ne sait où,une blanche vision… une femme. Il distinguait les cheveux noirs quilui tombaient dans le dos. Une femme que n’importe qui aurait étéexcusable de prendre pour un fantôme. « Je ne vous dirai pas,commandant, qu’elle m’ait glacé le sang dans les veines, mais unmoment je me suis senti tout refroidi. Bien des gens ont vu desfantômes, du moins ils le disent, et je n’ai pas d’opinion arrêtéelà-dessus. Elle était bizarre à regarder au clair de lune. Elle nese conduisait pas comme une somnambule, d’ailleurs. Si elle n’étaitpas sortie d’une tombe, elle avait dû sauter du lit. Mais quandelle a rebroussé chemin furtivement et qu’elle est allée se posterau coin de la maison, j’ai bien vu que ce n’était pas un fantôme.Elle n’avait pas pu me voir. Elle était plantée là dans l’ombre àépier quelque chose… ou à attendre quelqu’un », ajouta Bolt sur unton sinistre. « Elle avait l’air d’une folle », concéda-t-ilcharitablement. Il n’y avait de clair pour lui qu’une seule chose,c’était qu’il était survenu des changements dans cette ferme depuisson époque. Bolt s’en indigna comme s’il se fût agi seulement de lasemaine précédente. La femme cachée au coin de la maison restaitvisible à ses yeux, aux aguets, comme si elle n’eût attendu que dele voir paraître pour crier et courir ameuter tout le pays. Bolteut vite fait de conclure que le mieux était de s’éloigner de cettepente. En descendant de son poste primitif, il eut le malheur defaire rouler une pierre. Cette circonstance avait hâté sa retraite.En quelques minutes il s’était retrouvé près du rivage. Il s’étaitarrêté pour prêter l’oreille. Au-dessus de lui, jusqu’au bout duravin, et tout autour, parmi les rochers, tout était parfaitementtranquille. Il se dirigea vers son canot. Il n’y avait rien d’autreà faire que de s’éloigner tranquillement et peut-être… « Oui,monsieur Bolt, j’ai peur qu’il ne nous faille abandonner notre plan», interrompit le capitaine Vincent, à cet endroit du récit. Boltacquiesça comme à regret, et c’est alors qu’il s’arma de soncourage pour avouer que ce n’était pas là le pire. Devant l’airstupéfait du commandant il se hâta de lâcher le morceau. Il étaittout à fait désolé ; il ne pouvait absolument pas s’expliquercomment cela s’était fait mais… il avait perdu un de ses hommes. Lecapitaine Vincent sembla n’en pas croire ses oreilles : « Qu’est-ceque vous me racontez ? Vous avez perdu un homme de l’armementde ma yole ! » Il était profondément scandalisé. Bolt étaitaffligé en proportion. Il raconta que peu après qu’il les avaitquittés, les hommes avaient entendu, ou cru entendre, des bruitsfaibles et singuliers, quelque part dans la crique. Lepatron[48] avait envoyé un des hommes, le plusvieux de l’équipage, le long du rivage pour s’assurer que la yoletirée sur la grève n’était pas visible de l’autre côté de lacrique. L’homme – c’était Symons – était parti à quatre pattesfaire le tour de l’anse, et puis… il n’était pas revenu. C’était lavraie raison pour laquelle l’embarcation avait tant tardé à rallierle navire. Bolt, naturellement, n’avait pas voulu abandonner un deses hommes. Il était inconcevable que Symons eût déserté. Il avaitlaissé son coutelas et était absolument sans arme ; mais mêmesi on lui avait sauté dessus à l’improviste, il aurait sûrement pupousser un cri qu’on aurait entendu d’un bout à l’autre de lacrique. Pourtant, jusqu’au lever du jour, il n’avait régné sur lacôte que le plus profond silence, dans lequel on aurait entendu unmurmure, semblait-il, à des lieues de là. Tout se passait comme siSymons avait été escamoté par quelque moyen surnaturel, sans lutteet sans cri. Car il était inconcevable qu’il se fût aventuré àl’intérieur et se fût fait prendre. Il était également inconcevablequ’il y eût eu, cette nuit-là précisément, des gens prêts à sautersur Symons et à l’assommer avec assez de précision pour ne pas luilaisser même le temps de pousser un gémissement. « Tout cela estabsolument fantastique, monsieur Bolt », s’écria le capitaineVincent. Il serra énergiquement les lèvres un moment, puis reprit :« Mais pas beaucoup plus que votre histoire de femme. Je supposeque vous avez vraiment vu quelque chose de réel… – Je vous assure,commandant, qu’elle est restée là, en plein clair de lune, pendantdix minutes, à un jet de pierre de moi », protesta Bolt avec unesorte de désespoir. « Elle semblait avoir sauté du lit rien quepour surveiller la maison. Si elle avait un jupon par-dessus sachemise de nuit, c’était bien tout. Elle me tournait le dos. Quandelle s’est éloignée, je n’ai pas pu distinguer convenablement sonvisage. Et puis elle est allée se poster dans l’ombre de la maison.– Pour faire le guet, suggéra le capitaine Vincent. – Cela en avaittout l’air, commandant, avoua Bolt. – Il fallait donc qu’il y eûtquelqu’un dans les parages », conclut le capitaine Vincent avecassurance. « C’est probable », murmura Bolt comme à regret. Ils’était attendu à connaître de très graves ennuis à cause de cetteaventure et l’attitude tranquille du capitaine le soulagea fort. «J’espère, commandant, que vous m’approuverez de n’avoir pas essayéd’aller tout de suite à la recherche de Symons. – Oui. Vous avezagi prudemment en ne vous avançant pas dans l’intérieur des terres,répondit le capitaine. – Je craignais de compromettre nos chancesen révélant notre présence sur le rivage. Et nous n’aurions pas pul’éviter. En outre, nous n’étions que cinq en tout, et pas arméscomme il aurait fallu. – Notre plan a échoué par la faute de votresomnambule, monsieur Bolt », déclara sèchement le capitaineVincent. « Mais il faut essayer de savoir ce qu’est devenu notrehomme, si on peut le faire sans prendre trop de risques. – Endébarquant en force dès la nuit prochaine, on pourrait encercler lamaison, proposa Bolt. Si nous y trouvons des amis, ce sera bel etbon ; si ce sont des ennemis, alors nous pourrions en emmenerquelques-uns à bord pour faire un échange éventuel. Je regrettepresque de n’être pas retourné enlever cette donzelle… quellequ’elle soit », ajouta-t-il avec emportement. « Ah ! siseulement ç’avait été un homme ! – Il y avait sans doute unhomme pas très loin », reprit le capitaine Vincent d’une voix unie.« En voilà assez, monsieur Bolt. Vous ferez bien d’aller prendre unpeu de repos, maintenant. » Bolt ne se le fit pas dire deux fois,car il était las et affamé, après son déplorable échec. Ce qui lecontrariait le plus, c’était l’absurdité de l’affaire. Le capitaineVincent, bien qu’il n’eût pas fermé l’œil de la nuit lui non plus,se sentait trop agité pour rester dans sa cabine. Il suivit sonofficier sur le pont.

Chapitre 6

 

Sur ces entrefaites, on avait remorqué l’Amelia à environ undemi-mille du cap Esterel. Ce changement de position l’avaitrapprochée des deux hommes qui l’observaient et qui, à flanc decolline, eussent été parfaitement visibles du pont du navire si latête du pin n’eût dissimulé leurs mouvements. Le lieutenant Réals’étant, à califourchon, avancé sur le tronc rugueux aussi loinqu’il le pouvait, avait maintenant tout le pont du navire anglaisdans le champ de la lorgnette de poche qu’il braquait entre lesbranches.

« Le commandant vient de monter sur le pont », dit-il tout àcoup à Peyrol.

Celui-ci, assis au pied de l’arbre, ne répondit rien pendant unlong moment. Une chaude torpeur s’étendait sur la terre et semblaitpeser sur ses paupières. Mais, intérieurement, le vieux forbanétait fort éveillé. Sous son masque d’immobilité, et en dépit deses yeux mi-clos et de ses mains nonchalamment jointes, il entenditle lieutenant, perché là-haut, tout contre la tête de l’arbre, quicomptait quelque chose à mi-voix : « Un, deux, trois », puiss’écria : « Parbleu ! », après quoi il revint en arrière parsaccades sur le tronc qu’il chevauchait. Peyrol se leva et s’écartapour lui faire place et ne put s’empêcher de lui demander : « Quese passe-t-il à présent ?

– Je vais vous le dire », répondit l’autre avec agitation. Dèsqu’il fut sur ses pieds, il rejoignit Peyrol et une fois tout prèsde lui, se croisa les bras sur la poitrine.

« La première chose que j’ai faite, ç’a été de compter lesembarcations qui étaient à l’eau. Il n’en restait pas une seule àbord. Je viens de les compter de nouveau et j’en ai trouvé une deplus. Ce navire avait une embarcation dehors hier soir. Comment nel’ai-je pas vue déborder de dessous la côte, je me le demande. Jesurveillais le pont, je suppose, et elle semble avoir filé droitsur la remorque[49]. Mais j’avais raison. Le navireavait un canot dehors. » Il saisit tout à coup Peyrol par les deuxépaules : « Je crois que vous le saviez depuis le début. Je vousdis que vous le saviez. » Peyrol, violemment secoué par lesépaules, leva les yeux vers ce visage furieux tout proche du sien.Son regard las ne trahissait ni crainte, ni honte, mais de laperturbation, de la perplexité et un souci évident. Il demeurapassif et se contenta de protester avec calme : « Doucement,doucement. » Le lieutenant lâcha soudain Peyrol sur une dernièresecousse qui ne réussit pas à le faire chanceler. Aussitôt lâché,celui-ci adopta un ton d’explication : « C’est que le terrain estglissant ici. Si j’avais perdu l’équilibre, je n’aurais pum’empêcher de me raccrocher à vous, et nous aurions dégringolé tousdeux cette falaise : ce qui en aurait dit plus à ces Anglais quevingt canots n’en pourraient découvrir en autant de nuits. » Lelieutenant Réal fut secrètement impressionné par la modération dePeyrol. Rien ne pouvait donc l’ébranler. Physiquement même, il eutla sensation que son effort était parfaitement vain ; autantaurait valu essayer de secouer un rocher. Il se jeta nonchalammentà terre en disant : « Comme quoi, par exemple ? » Peyrols’assit avec une lenteur appropriée à ses cheveux gris. « Vous nesupposez tout de même pas que de cent vingt paires d’yeux à bord dece navire, il n’y en ait pas au moins une douzaine qui scrutent lerivage. Voir dégringoler deux hommes du haut d’une falaise auraitété un spectacle saisissant. Ces Anglais y auraient trouvé assezd’intérêt pour envoyer un canot à terre afin de fouiller nospoches, et, morts ou seulement à moitié morts, nous n’aurions guèrepu les en empêcher. Cela n’aurait pas beaucoup d’importance pourmoi et je ne sais quels papiers vous pouvez bien avoir dans vospoches, mais il y a vos épaulettes, votre habit d’uniforme. – Jen’ai aucun papier dans mes poches et… » Une pensée sembla frappersoudainement le lieutenant, une pensée si intense et outrée quel’effort mental qu’il fit lui donna un moment l’air absent. Il sereprit et poursuivit sur un autre ton : « Les épaulettes n’auraientpas été en elles-mêmes une grande révélation. – Non. Pas biengrande : mais cela suffirait pour faire savoir au capitaine qu’onle surveille, car quelle autre signification pourrait bien avoir lecadavre d’un officier de marine, une longue-vue dans sapoche ? Des centaines d’yeux peuvent bien regardermachinalement ce navire chaque jour, de tous les points de la côte,quoique je croie bien que les terriens d’ici ne font plus guèreattention à lui maintenant. Mais être sous surveillance permanente,c’est tout différent. Je ne crois pas, toutefois, que tout cela aitbeaucoup d’importance. » Le lieutenant se remettait de son accès deréflexion soudaine. « Des papiers dans ma poche », murmura-t-il àpart lui. « Ce serait un excellent moyen. » Ses lèvres, en serejoignant, esquissèrent un sourire légèrement sarcastique, parlequel il accueillit le regard de côté que lui jetait Peyrol, avecune perplexité évidemment provoquée par l’inexplicable caractère deces paroles. « Je parie, dit le lieutenant, que, depuis le premierjour où je suis venu ici, vous vous êtes plus ou moins cassé latête, mon vieux, pour découvrir mes motifs et mes intentions. »Peyrol répondit simplement : « Vous êtes d’abord venu ici enservice commandé, et puis vous êtes revenu parce que, même dans laflotte de Toulon, un officier a parfois quelques jours depermission. Quant à vos intentions, je n’en dirai rien.Spécialement à mon endroit. Il y a dix minutes environ, n’importequi en nous voyant aurait pensé qu’elles n’étaient pas trèsamicales. » Le lieutenant se redressa soudainement. À ce moment, lacorvette anglaise, en s’éloignant de l’abri de la terre, étaitdevenue visible, même de l’endroit où ils étaient assis. «Regardez ! s’écria Réal. On dirait qu’elle a bonne alluremalgré ce calme. » Peyrol, surpris, leva les yeux et vit l’Ameliaqui, dégagée du rebord de la falaise, faisait route vers l’autrecôté de la Passe. Toutes ses embarcations étaient déjà le long dubord, et pourtant, comme Peyrol put s’en convaincre en la fixantattentivement une minute ou deux, elle n’était pas stationnaire. «Elle se déplace, c’est indéniable. Elle se déplace. Regardez latache blanche de cette maison sur Porquerolles. Là ! La pointede son bout-dehors[50] arrivedessus en ce moment. Dans un instant, ses voiles de l’avant vontnous la masquer. – Je ne l’aurais jamais cru », grommela lelieutenant, après avoir regardé fixement le navire en silence. « Etregardez, Peyrol, regardez, l’eau n’a pas une ride. » Peyrol, quis’abritait les yeux du soleil, laissa retomber sa main. « Oui,dit-il, elle obéirait plus vite qu’une plume au souffle d’un enfantet les Anglais s’en sont bien vite aperçus après l’avoir prise. Ilsl’ont prise à Gênes quelques mois seulement après mon retour aupays pour prendre mon mouillage ici. – Je ne savais pas cela,murmura le jeune homme. – Ah ! lieutenant », dit Peyrol enappuyant l’index sur sa poitrine, « ça fait mal là, n’est-cepas ? il n’y a que de bons Français ici. Est-ce que vouscroyez que ça me fait plaisir de voir ce pavillon-là à sonpic ! Regardez, on la voit tout entière maintenant. Regardez,son pavillon qui pend comme s’il n’y avait pas le moindre soufflede vent dans le monde… » Il tapa du pied soudainement. « Etpourtant, elle se déplace : ceux qui à Toulon songent à la capturermorte ou vive feront bien d’y réfléchir à deux fois, de faire leursplans sérieusement et de s’assurer des hommes capables de lesmettre à exécution. – On en parlait plus ou moins à l’Amirauté, àToulon » dit Réal. Le flibustier hocha la tête. « Ce n’était pas lapeine de vous envoyer ici en mission, dit-il. Voilà un mois que jela surveille, elle et l’homme qui la commande à présent. Je connaistous ses tours et toutes ses habitudes désormais. Cet homme-là estun marin, il n’y a pas à dire, mais je sais d’avance ce qu’il feradans toute circonstance donnée. » Le lieutenant Réal s’allongea denouveau sur le dos, les mains croisées sous la tête. Il pensait quele vieux ne se vantait pas. Il en savait long sur ce navireanglais, et si l’on tentait de le capturer, on ferait bien deprendre son avis. Néanmoins, dans ses rapports avec le vieuxPeyrol, le lieutenant Réal souffrait d’éprouver des sentimentscontradictoires. Réal était le fils d’un couple de ci-devant – depetite noblesse de province – qui avaient l’un et l’autre laisséleur tête sur l’échafaud la même semaine. Quant à leur fils, ilavait été mis en apprentissage, par ordre du délégué du comitérévolutionnaire de la ville, chez un menuisier pauvre mais d’espritdroit, qui n’était pas en état de lui acheter des souliers pourfaire ses courses, mais qui traita avec bienveillance cetaristocrate. Ce qui n’empêcha pas l’orphelin de s’enfuir au boutd’un an et de s’engager, comme mousse, sur un des navires de laRépublique en partance pour une expédition lointaine. En mer, ildécouvrit une nouvelle échelle de valeurs. Au cours d’environ huitannées, réprimant ses facultés d’amour et de haine, il avaitatteint le rang d’officier par son seul mérite et s’était accoutuméà considérer les hommes avec scepticisme, sans guère de mépris nide respect. Il n’avait de principes que professionnels et n’avaitde sa vie connu une amitié : plus infortuné en cela que le vieuxPeyrol qui avait au moins connu les liens de ces hors-la-loi deFrères-de-la-Côte. Il était naturellement très circonspect. Peyrol,qu’il avait été fort étonné de trouver installé sur cettepresqu’île, était le premier être humain qui eût percé cetteréserve étudiée que la nature précaire de toute chose avait imposéeà cet orphelin de la Révolution. La personnalité singulière dePeyrol n’avait pas manqué d’éveiller l’intérêt de Réal, unesympathie méfiante, à laquelle se mêlait un certain mépris denature purement philosophique. Il était évident que cet homme avaitdû jadis être pirate ou peu s’en fallait ; c’était là un genrede passé qui ne pouvait gagner la faveur d’un officier de marine.Toujours est-il que Peyrol avait percé sa réserve ; et bientôtles particularités de tous les gens de la ferme, l’un aprèsl’autre, étaient passées par la brèche ainsi ouverte. Le lieutenantRéal, étendu sur le dos, les yeux fermés pour se garantir du soleilaveuglant, méditait sur le sujet du vieux Peyrol, tandis que Peyrollui-même, sa tête blanche découverte en plein soleil, avait l’airde veiller un cadavre. Ce qui, chez cet homme, en imposait aulieutenant Réal, c’était sa faculté d’intuition pénétrante.L’histoire des relations de Réal avec cette ferme de la presqu’îleavait été à peu près ce que Peyrol avait affirmé : il était venud’abord en service commandé pour établir un poste de signaux, puis,une fois ce projet abandonné, il y avait fait des visitesvolontaires. N’appartenant à aucun navire de la flotte, maisexerçant des fonctions à terre, à l’Arsenal, le lieutenant Réalavait passé à la ferme plusieurs brefs congés et personne n’auraitpu dire s’il y était venu pour le service ou en permission.Personnellement il n’aurait pu – ni peut-être voulu – dire àpersonne, pas même à lui-même, pourquoi il se trouvait qu’il vînt.Il était écœuré par son travail. Il n’avait au monde nul lieu où serendre, nul homme à aller voir. Était-ce Peyrol qu’il venaitvoir ? Une entente muette, étrangement soupçonneuse etméfiante, s’était imperceptiblement établie entre lui et ce vieuxhors-la-loi qu’on eût pu soupçonner de n’être venu là que pour ymourir si toute sa robuste personnalité et sa vitalité tranquillen’avaient été étrangères à l’idée même de la mort. Ce flibustieragissait comme s’il avait tout le temps imaginable à sadisposition. Peyrol se mit soudain à parler, en regardant droitdevant lui comme s’il s’adressait à l’île de Porquerolles, à huitmilles de là. « Oui, je connais tous ses mouvements, et pourtant jedois dire que cette façon de se faufiler au ras de notre presqu’îleest quelque chose de nouveau. – Oui ! du poisson pour ledéjeuner du commandant », marmotta Réal sans ouvrir les yeux. « Oùest-elle maintenant ? – Au milieu de la Passe, hissantdare-dare ses embarcations. Et gardant toujours de l’erre[51]. Ce navire aurait de l’erre tant que laflamme d’une chandelle, sur le pont, ne resterait pas droite. – Cenavire est une merveille ! – Il a été bâti par descharpentiers français », fit le vieux Peyrol avec amertume. Cesmots furent suivis d’un long silence, puis le lieutenant repritd’un air indifférent : « Vous semblez très affirmatif sur ce point.Comment le savez-vous ? – Voilà un mois que je le regarde,quel que soit le nom qu’il a pu porter, ou celui que les Anglaislui donnent maintenant ; avez-vous jamais vu un navire deconstruction anglaise avoir un avant comme celui-là ? » Lelieutenant resta silencieux comme s’il avait perdu tout intérêt àla chose et qu’il n’y eût pas eu trace d’un navire de guerreanglais à moins d’un mille de là. Pourtant il ne cessait deréfléchir. On lui avait parlé confidentiellement d’une certainemission à remplir d’après des instructions reçues de Paris. Cen’était pas exactement une action belliqueuse, mais une mission dela plus grande importance. Le risque n’en était pas tant mortel queparticulièrement odieux. De quoi faire reculer un hommecourageux ; il y a des risques (autres que celui de la mort)auxquels un homme résolu peut se dérober sans honte. « Avez-vousjamais goûté de la prison, Peyrol ? » demanda-t-il tout à coupen affectant un ton de voix somnolent. Peyrol en poussa presque uncri : « Bonté divine ! Non ! De la prison ! Quevoulez-vous dire par prison ?… J’ai été prisonnier chez lessauvages », ajouta-t-il en se calmant, « mais c’est une trèsvieille histoire. J’étais jeune et bête alors. Plus tard devenuhomme, j’ai été esclave chez le fameux Ali Kassim[52]. J’ai passé quinze jours avec deschaînes aux bras et aux jambes, dans la cour d’un fortin entorchis, sur la côte du golfe Persique. Nous étions à peu près unevingtaine de Frères-de-la-Côte, logés à la même enseigne… à lasuite d’un naufrage. – Oui… » (Le lieutenant avait toujours son airlanguissant) « et j’imagine que vous vous êtes tous mis au servicede ce vieux pirate sanguinaire. – Pas un seul de ses milliers demoricauds n’était capable de charger un canon proprement. Mais AliKassim faisait la guerre comme un prince. Nous avons fait voile, enformation régulière, traversé le golfe, et pris une ville quelquepart sur la côte d’Arabie, que nous avons mise au pillage. Alors,moi et les autres, nous avons réussi à nous emparer d’unboutre[53] armé, et nous nous sommes frayé, lesarmes à la main, un passage à travers cette flotte de moricauds.Plusieurs d’entre nous sont morts de soif, par la suite. Tout demême, ce fut une grande affaire. Mais que venez-vous me parler deprison ? Un homme digne de ce nom, si on lui donne une chancede se battre, peut toujours se faire casser la tête. Vous mecomprenez ? – Oui, je vous comprends », répondit le lieutenantd’une voix traînante, « je crois que je vous connais passablementbien. Je suppose qu’une prison anglaise… – Quel horrible sujet deconversation[54] » s’écria vivement Peyrol, l’airému. « Assurément, n’importe quelle mort vaut mieux que la prison.N’importe quelle mort ! Mais qu’est-ce que vous avez donc entête, lieutenant ? – Oh ! ce n’est pas que je souhaitevotre mort », reprit Réal d’une voix traînante et sur un tond’indifférence. Peyrol, les doigts enlacés autour de ses jambes,regardait fixement la corvette anglaise qui flottait nonchalammentdans la Passe, tandis que toute son attention restait fixée sur lesmots qui s’étaient élancés, nonchalamment eux aussi, dans la paixet le silence de cette matinée. Il demanda alors d’une voix sourde: « Est-ce que vous voulez me faire peur ? » Le lieutenant eutun rire discordant. Ni d’un mot, ni d’un geste, ni d’un regard,Peyrol ne sembla saluer ce bruit énigmatique et déplaisant. Maisquand il prit fin, le silence devint si oppressant entre les deuxhommes que, d’un même mouvement, ils se levèrent. Le lieutenant futrapidement sur pied. Peyrol mit plus de temps et de dignité à serelever. Ils demeurèrent debout côte à côte, sans pouvoir détacherleurs regards avides du navire ennemi qu’ils apercevaient à leurspieds. « Je me demande pourquoi il s’est mis dans cette singulièreposition, dit l’officier. – Je me le demande aussi, grognasèchement Peyrol. Si nous avions eu seulement deux pièces dedix-huit sur cette saillie rocheuse à notre gauche, on aurait pudémâter cette corvette en dix minutes. – Brave vieux canonnier,commenta Réal ironiquement. Et ensuite ? Nous nous serionsjetés à la mer, vous et moi, nos coutelas entre les dents, pouraller la prendre à l’abordage, ou quoi ? » Cette saillie fitpasser sur le visage de Peyrol un sourire austère. « Non, non »,protesta-t-il avec modération, « mais pourquoi ne pas renseignerToulon à ce sujet ? Qu’ils envoient une frégate ou deux pourla capturer vivante. Bien des fois j’ai imaginé sa capture, rienque pour me soulager le cœur : souvent, la nuit, j’ai regardé parma fenêtre, là-haut, à travers la baie, vers l’endroit où je savaisqu’elle était à l’ancre, et j’ai pensé à la petite surprise que jepourrais lui ménager, si je n’étais pas seulement le vieux Peyrol,canonnier. – Oui, et quelqu’un qui reste dans son coin par-dessusle marché, avec son nom marqué d’une mauvaise note sur lesregistres de l’Amirauté à Toulon. – Vous ne pouvez pas dire quej’aie essayé de me cacher de vous, qui êtes pourtant un officier demarine, répondit vivement Peyrol. Je n’ai peur de personne. Je neme suis pas enfui. Je me suis simplement éloigné de Toulon.Personne ne m’avait donné l’ordre d’y rester. Et vous ne pouvez pasdire que je me sois enfui très loin, en tout cas. – C’est ce quevous avez fait de plus adroit. Vous saviez ce que vous faisiez. –Vous revoilà en train d’insinuer je ne sais quelle malversation,comme cet homme à grosses épaulettes du bureau de la Marine quiavait l’air de vouloir me faire arrêter simplement parce quej’avais ramené une prise, depuis l’océan Indien, à huit millemilles d’ici, en échappant à tous les navires anglais que j’avaisrencontrés, ce qu’il n’aurait probablement pas su faire. J’ai monbrevet de canonnier, signé par le citoyen Renaud, chef d’escadre.On ne me l’a pas donné pour m’être tourné les pouces ou m’êtrecaché dans la cale à filin quand l’ennemi était là. Il y avait àbord de nos navires des patriotes qui ne trouvaient pas cette sortede chose au-dessous d’eux, je puis vous l’assurer. Mais, républiqueou pas république, ce n’est vraisemblablement pas des gens de cegenre qui obtenaient un brevet de canonnier. – C’est bon », ditRéal, les yeux fixés sur le navire anglais qui était maintenant capau nord. « Regardez, on dirait qu’il a enfin perdu son erre »,fit-il observer, en manière de parenthèse, à Peyrol qui, aussitôt,regarda de ce côté et fit un signe d’assentiment. « C’est bon. Maison sait que, une fois à terre, vous vous êtes mis rapidement aumieux avec une bande de patriotes. Chefs de section, terroristes… –Ma foi oui… Je voulais voir ce qu’ils avaient à dire. Ils parlaientcomme un équipage de loustics en ribote qui ont pillé un navire.Mais en tout cas, ils ne ressemblaient pas à ceux qui ont vendu leport aux Anglais. Ceux-là étaient des marins d’eau douce, assoiffésde sang. Je suis sorti de la ville aussitôt que je l’ai pu. Je mesuis souvenu que j’étais né par ici. Je ne connaissais aucun autrecoin de France et je n’avais pas envie d’aller plus loin. Personnen’est venu me chercher. – Non, pas ici. Je pense qu’on a trouvé quec’était trop près. On vous a recherché pendant quelque temps maison y a renoncé. Si l’on avait persévéré et fait de vous un amiral,peut-être que nous n’aurions pas été battus à Aboukir[55]. » En entendant prononcer ce nom,Peyrol montra le poing au ciel serein de la Méditerranée. « Etpourtant, nous valions bien les Anglais, s’écria-t-il, et il n’y apas au monde de navires comme les nôtres. Voyez-vous, lieutenant,le dieu républicain de tous ces bavards ne nous donnerait jamais, ànous autres marins, l’occasion d’un combat loyal. » Le lieutenantse retourna avec surprise : « Que savez-vous d’un dieurépublicain ? demanda-t-il. Que diable voulez-vous dire ?– J’ai entendu parler de dieux et j’ai vu des dieux en plus grandnombre que vous n’en pourriez jamais rêver pendant une longue nuitde sommeil ; aux quatre coins de la terre, au cœur même desforêts, ce qui est une chose inconcevable. Des figures, despierres, des bâtons, il doit y avoir quelque chose dans cette idée…Ce que je voulais dire », continua-t-il d’un ton irrité, « c’estque leur dieu républicain, qui n’est fait ni de bois, ni de pierre,et qui me parait ressembler à une espèce de terrien, ne nous ajamais donné, à nous autres marins, un chef comme celui que nossoldats ont à terre. » Le lieutenant Réal considéra Peyrol avec unegrave attention, puis déclara tranquillement : « Eh bien ! ledieu des aristocrates revient et je crois bien qu’il nous ramène unempereur avec lui. Vous avez entendu parler un peu de cela, vousautres, dans cette ferme, n’est-ce pas ? – Non, dit Peyrol, jen’ai jamais entendu parler d’un empereur. Mais qu’est-ce que celapeut faire ? Sous n’importe quel nom, un chef ne peut êtreplus qu’un chef, et ce général qu’ils ont nommé consul est un bonchef, personne ne peut dire le contraire. » Après avoir prononcéces mots d’un ton dogmatique, Peyrol leva la tête vers le soleil etsuggéra qu’il était temps de redescendre à la ferme « pour mangerla soupe ». Le visage de Réal s’assombrit aussitôt, mais il se miten route suivi de Peyrol. Au premier détour du sentier, ilsdécouvrirent en contrebas les bâtiments d’Escampobar avec lespigeons arpentant toujours le faîte des toits, les vergersensoleillés, les cours où il n’y avait âme qui vive. Peyrolremarqua qu’ils étaient probablement tous dans la cuisine àattendre son retour et celui du lieutenant. Quant à lui, il mouraitde faim. « Et vous, lieutenant ? » Le lieutenant n’avait pasfaim. En entendant cette déclaration faite d’un ton bourru, Peyrolhocha la tête d’un air sagace derrière le dos du lieutenant. Mafoi ! quoi qu’il arrive il faut bien qu’un homme mange. Lui,Peyrol, savait ce que c’était de n’avoir absolument rien à semettre sous la dent. Mais c’est déjà peu, très peu, que des demirations pour quelqu’un qui a à travailler ou à combattre. Pour sapart, il ne pouvait imaginer une circonstance capable de l’empêcherde faire un repas aussi longtemps qu’il y aurait moyen d’attraperun morceau à manger. Sa loquacité inaccoutumée ne provoqua aucuneréponse, mais Peyrol continuait sur le même ton comme s’il nepensait absolument qu’à la nourriture, tout en laissant ses regardserrer à droite et à gauche et en prêtant l’oreille au moindrebruit. Une fois devant la maison, Peyrol s’arrêta pour jeter unregard inquiet vers le sentier qui descendait au rivage et laissale lieutenant entrer dans le café. La Méditerranée, dans la partieque l’on découvrait de la porte du café, était aussi vide de voilesqu’une mer encore inexplorée. Le tintement triste d’une clochefêlée, au cou de quelque vache errante, fut le seul bruit qu’ilentendit, ce qui accentuait la paix dominicale de la ferme. Deuxchèvres étaient couchées sur le penchant occidental de la colline.Tout cela avait un aspect très rassurant et l’expression anxieusese dissipait sur le visage de Peyrol quand, soudain, l’une deschèvres bondit sur ses pieds. Le forban tressaillit et prit uneposture rigide, comme sous l’effet d’une vive appréhension. Unhomme, dans un état d’esprit à tressaillir parce qu’une chèvre faitun bond, ne peut pas être très heureux. L’autre chèvre cependantrestait étendue. Il n’y avait réellement aucune raison d’alarme, etPeyrol, composant son visage pour lui donner autant que possibleson expression de placidité habituelle, suivit le lieutenant dansla maison.

Chapitre 7

 

On n’avait mis dans la salle qu’un seul couvert[56] au bout d’une longue table pour lelieutenant. C’est là qu’il prenait ses repas, tandis que les autresprenaient le leur dans la cuisine : rassemblement habituel,étrangement assorti, que servait Catherine, inquiète etsilencieuse. Peyrol, soucieux et affamé, faisait face au citoyenScevola en habit de travail et très absorbé. Scevola avait l’airplus fiévreux que d’ordinaire, et au-dessus de sa barbe drue, lestaches rouges de ses pommettes étaient très marquées. De temps àautre, la maîtresse de la ferme se levait de sa place, près duvieux Peyrol, et allait dans la salle servir le lieutenant. Lestrois autres convives semblaient ne point prêter attention à sesabsences. Vers la fin du repas, Peyrol, appuyé au dossier de sachaise de bois, laissa son regard se poser sur l’ex-terroriste quin’avait pas encore achevé son repas et qui s’activait encoreau-dessus de son assiette, de l’air d’un homme qui a beaucouptravaillé toute la matinée. La porte de communication entre lasalle et la cuisine était grande ouverte, mais aucun bruit de voixne parvenait jamais de l’autre pièce. Jusqu’à ces temps derniers,Peyrol ne s’était guère inquiété de l’état d’esprit de ceux avecqui il vivait. Maintenant, au contraire, il se demandait quellespouvaient bien être les pensées de ce patriote ex-terroriste, decet être sanguinaire et extrêmement pauvre qui jouait le rôle depatron de la ferme d’Escampobar. Mais lorsque le citoyen Scevolaleva enfin la tête pour prendre une longue gorgée de vin, riend’imprévu n’apparut sur ce visage auquel ses vives couleursdonnaient une telle ressemblance avec un masque peint. Leursregards se croisèrent. « Sacrebleu ! » s’écria Peyrol à lafin, « si vous ne dites jamais rien à personne, comme cela, vousfinirez par ne plus savoir parler. » Le patriote se mit à souriredans les profondeurs de sa barbe, un sourire qui faisait toujours àPeyrol, pour une raison ou une autre, peut-être par simpleprévention, l’effet de ressembler à la grimace défensive d’un petitanimal sauvage qui aurait peur d’être cerné. « De quoi voulez-vousqu’on parle ? rétorqua-t-il. Vous vivez avec nous ; vousn’avez pas bougé d’ici ; je suppose que vous avez dû compterles grappes de raisin dans l’enclos et les figues sur le figuiercontre le mur à l’ouest, plus d’une fois… » Il s’arrêta pour prêterl’oreille au silence absolu qui régnait dans la salle, puis ilreprit, en élevant légèrement la voix : « Vous et moi, nous savonstout ce qui se passe ici. » Peyrol plissa le coin de ses yeux enlançant un regard aigu et pénétrant. Catherine, qui desservait, seconduisait comme si elle avait été complètement sourde. On eût ditque son visage, couleur de noix, aux joues et aux lèvresaffaissées, était sculpté, tant ses fines rides demeuraientprodigieusement immobiles. Son maintien était droit, ses mainsvives. « On n’a pas besoin de parler de la ferme, dit Peyrol. Vousn’avez appris aucune nouvelle, ces temps derniers ? » Lepatriote secoua la tête avec violence. Il avait horreur desnouvelles publiques. Tout était perdu. Le pays était mené par desparjures et des renégats. Toutes les vertus patriotiques étaientmortes. Il frappa la table du poing, puis resta aux aguets comme sile coup avait pu éveiller un écho dans la maison silencieuse. Nullepart on n’entendait le moindre bruit. Le citoyen Scevolasoupira ; il pensait être le dernier des patriotes et, mêmedans sa retraite, sa vie n’était pas en sûreté. « Je sais, ditPeyrol. J’ai vu toute l’affaire de ma fenêtre. Vous savez courircomme un lièvre, citoyen. – Fallait-il donc me laisser sacrifierpar ces brutes superstitieuses ? » répliqua le citoyen Scevolad’une voix aiguë et avec une indignation sincère que Peyrol observaavec froideur. C’est à peine s’il put l’entendre murmurer : «Peut-être aurait-il autant valu que je laisse ces chiens deréactionnaires me tuer cette fois-là ! » La vieille femme quifaisait la vaisselle sur l’évier jeta un regard inquiet vers laporte de la salle. « Non ! » s’écria le solitairesans-culotte. « Ce n’est pas possible ! Il doit rester enFrance des tas de patriotes. Le feu sacré n’est pas éteint ! »Un instant on eût dit d’un homme, la tête couverte decendre[57], le cœur plein de désolation. Ses yeuxen amande semblaient ternes, éteints. Au bout d’un moment il jeta àPeyrol un regard de côté, comme pour juger de l’effet, et se mit àdéclamer d’une voix sourde et en ayant l’air de répéter un discourspour lui seul : « Non ! ce n’est pas possible ! Un jourviendra où la tyrannie sera ébranlée et où le moment sera venu del’abattre de nouveau. Nous descendrons dans la rue par milliers,et… ça ira ! » Ces mots, et même l’énergie passionnée de sonintonation, laissèrent Peyrol insensible. La tête appuyée sur saforte main brune, il pensait si visiblement à autre chose que lefaible esprit de combativité terroriste s’effondra dans le cœursolitaire du citoyen Scevola. Le reflet du soleil dans la cuisinefut obscurci par la silhouette du pêcheur de la lagune qui, dansl’encadrement de la porte, balbutiait un timide salut à lacompagnie. Sans changer de position, Peyrol tourna les yeux verslui avec curiosité. Catherine, tout en s’essuyant les mains à sontablier, remarqua : « Vous arrivez tard pour dîner, Michel. » Ilentra, prit des mains de la vieille femme une écuelle et un grosmorceau de pain et les emporta aussitôt dans la cour. Peyrol et lesans-culotte se levèrent de table. Ce dernier, en homme qui ne saitplus où il est, passa brusquement dans le corridor, tandis quePeyrol, évitant le regard inquiet de Catherine, se dirigeait versla cour de derrière. Par la porte ouverte de la salle, il aperçutArlette qui, assise toute droite, les mains sur les genoux,regardait quelqu’un qu’il ne pouvait voir, mais qui ne pouvait êtreque le lieutenant Réal. Dans la chaleur et la lumière écrasantes dela cour, les poulets, par petits groupes, faisaient la sieste surdes taches d’ombre. Peyrol, lui, ne prenait pas garde au soleil.Michel, qui mangeait son dîner sous le toit en pente de la remise,posa par terre son écuelle et rejoignit son maître près du puitsqu’entourait un petit mur de pierre et que surmontait un arceau defer forgé sur lequel un figuier sauvage avait poussé un maigrerejeton. Après la mort de son chien le pêcheur avait abandonné lalagune salée, laissant sa barque pourrir, exposée sur ce sinistrerivage et ses filets serrés dans sa cabane obscure. Il ne voulaitpas avoir d’autre chien, et d’ailleurs, qui lui en aurait donnéun ? Il était le dernier des hommes. Il fallait bien quequelqu’un fût le dernier. Il n’y avait pas place pour lui dans lavie du village. Aussi, un beau matin, était-il monté à la fermepour y voir Peyrol ou plus exactement pour se faire voir parPeyrol. C’était absolument le seul espoir de Michel. Il s’étaitassis sur une pierre devant la barrière d’entrée, avec un petitballuchon qui consistait principalement en une vieille couverture,et un bâton recourbé, qu’il avait posé sur le sol près de lui. Ilavait ainsi l’air de la créature la plus abandonnée, la plus douceet la plus inoffensive de la terre. Peyrol avait écouté gravementle récit confus qu’il lui fit de la mort du chien. Personnellement,il ne se serait pas fait un ami d’un chien comme celui de Michel,mais il comprenait très bien que l’homme eût quitté brusquement samisérable installation au bord de la lagune. Et quand Michel eutterminé par ces mots : « Je me suis dit que j’allais monter ici »,Peyrol, sans attendre une requête plus explicite, lui avait dit : «Très bien. Je te prends comme équipage », et il lui avait montré lesentier qui descendait à la mer. Et comme Michel, ramassant sonpaquet et son bâton, s’en allait sans attendre d’autresinstructions, il lui avait crié : « Tu trouveras un pain et unebouteille de vin dans le coffre arrière, pour casser la croûte. »Telles furent les seules formalités de l’engagement de Michel comme« équipage », à bord du bateau de Peyrol. Celui-ci, sans perdre detemps, avait effectivement voulu réaliser son dessein de posséderen propre un bâtiment capable de prendre la mer. Il n’était pasfacile de trouver quelque chose de convenable. La populationmisérable de Madrague, minuscule hameau de pêcheurs qui fait face àToulon, n’avait rien à vendre. D’ailleurs, Peyrol n’avait quemépris pour ce qu’ils possédaient dans ce genre. Il eût tout aussivolontiers acheté un catamaran fait de trois billes de bois liéesavec du rotin, qu’une de leurs barques ; mais il y avait,solitaire et bien en évidence sur la grève, posée sur le côté dansune attitude de mélancolie fatiguée, une tartane à deux mâts dontles cordages, blanchis par le soleil, pendaient en festons et dontles mâts desséchés montraient de longues fissures. On ne voyaitjamais personne faire la sieste à l’ombre de sa coque sur laquelleles mouettes de la Méditerranée se trouvaient fort à leur aise.Elle avait l’air d’une épave rejetée assez haut sur la grève parune mer dédaigneuse. Peyrol, qui l’avait d’abord examinée de loin,vit que le gouvernail était encore en place. Il en parcourut desyeux le corps et se dit qu’un bâtiment ayant des lignes pareillesdevait tenir la mer. Cette tartane était beaucoup plus grande quetout ce qu’il avait envisagé, mais sa dimension même exerçait unefascination. Il eut l’impression que toutes les côtes de laMéditerranée seraient à sa portée, les Baléares[58] etla Corse, la côte barbaresque[59] etl’Espagne. Peyrol avait navigué des milliers de lieues sur desbâtiments qui n’étaient pas plus gros. Derrière son dos un groupede femmes de pêcheurs, maigres et tête nue, avec un essaimd’enfants en guenilles pendus à leurs jupes, considéraient ensilence le premier étranger qu’elles eussent vu depuis des années.Peyrol emprunta dans le village une petite échelle (il n’était pasassez bête pour confier son poids à l’un des cordages qui pendaientsur le flanc du bateau) et la transporta jusqu’à la grève, suivi àdistance respectueuse par les femmes et les enfants ébahis : il sevoyait devenu phénomène et prodige pour les naturels du pays, commecela lui était arrivé autrefois sur plus d’une île dans des merslointaines. Il grimpa à bord de la tartane abandonnée et se dressasur son avant ponté, point de mire de tous les yeux. Une mouettes’envola avec un cri furieux. Le fond de la cale ouverte necontenait qu’un peu de sable, des débris de bois, un crochetrouillé et des brins de paille que le vent avait dû transporterpendant des lieues avant qu’ils ne trouvassent là leur repos. Lepont arrière avait une petite claire-voie[60] et unedescente[61], et les yeux de Peyrol se posèrent,fascinés, sur un énorme cadenas qui assujettissait la porte àglissière. On eût dit que la tartane renfermait des secrets ou destrésors – alors que très probablement elle était vide. Peyroldétourna la tête, et de toute la force de ses poumons, hurla endirection des femmes de pêcheurs, auxquelles s’étaient joints deuxvieillards et un infirme bossu qui se balançait entre deuxbéquilles : « Est-ce que quelqu’un s’occupe de cette tartane,a-t-elle un gardien ? » Leur seule réponse fut d’abord unmouvement de recul. Seul, le bossu demeura sur place et réponditd’une voix dont la puissance était inattendue : « Vous êtes lepremier homme qui soit monté à bord depuis des années. » Les femmesde pêcheurs admirèrent sa hardiesse ; vraiment Peyrol leurparaissait un être très redoutable. « J’aurais pu m’en douter,pensa Peyrol. Elle est dans un fichu état. » La mouette qu’il avaitdérangée avait ramené des compagnes aussi indignées qu’elle etelles tournoyaient à différentes hauteurs, en poussant des crissauvages au-dessus de la tête de Peyrol. Il cria de nouveau : « Àqui appartient-elle ? » L’être aux béquilles leva le doigtvers les oiseaux qui tournoyaient et répondit d’une voix grave : «Ce sont les seuls propriétaires que je lui connaisse. » Puis, commePeyrol baissait son regard vers lui par-dessus le bastingage, ilcontinua : « Ce bateau appartenait autrefois à Escampobar. Vousconnaissez Escampobar ? C’est une maison dans le creux là-bas,entre les collines. – Oui, je connais Escampobar », hurla Peyrolqui se retourna et s’appuya contre le mât dans une attitude qu’ilconserva assez longtemps. Son immobilité finit par lasser la foule.Les gens se retirèrent lentement tous ensemble vers leurs cabanes,le bossu formant l’arrière-garde, avec ses longs balancements entreles béquilles, et Peyrol resta seul avec les mouettes irritées. Ildemeura longtemps à bord du bâtiment tragique qui avait conduit-lesparents d’Arlette à la mort lors du massacre vengeur de Toulon, etqui avait ramené la jeune Arlette et le citoyen Scevola àEscampobar où la vieille Catherine, restée seule à l’époque, avaitpendant des jours attendu que quelqu’un revînt. Jours d’angoisse etde prières tandis qu’elle prêtait l’oreille au grondement descanons autour de Toulon et, avec une terreur différente et presqueplus vive, au silence de mort qui avait succédé. Peyrol, goûtant leplaisir de se sentir à tout le moins un bâtiment sous les pieds, nes’abandonna à aucune des images d’horreur auxquelles cette tartanedésolée se trouvait associée. Il rentra à la ferme si tard dans lasoirée qu’il dut souper tout seul. Les femmes s’étaient retirées,seul le sans-culotte qui fumait une petite pipe dehors le suivitdans la cuisine et lui demanda où il avait été, et s’il s’étaitégaré. Cette question fournit une ouverture à Peyrol. Il était alléà Madrague et avait vu une fort jolie tartane qu’on laissaitpourrir sur la grève. « On m’a dit là-bas qu’elle vous appartient,citoyen. » À ces mots le terroriste se contenta de cligner desyeux. « Qu’y a-t-il ? N’est-ce pas le bateau sur lequel vousêtes venu ici ? Vous ne voulez pas me le vendre ? »Peyrol attendit un moment. « Quelle objection pouvez-vous bienavoir ? » Le patriote, visiblement, n’avait aucune objectionpositive. Il marmotta vaguement que la tartane était très sale.Cette déclaration suscita de la part de Peyrol un regard d’intensestupeur. « Je suis prêt à vous en débarrasser dans l’état où elleest. – Je serai franc avec vous, citoyen. Voyez-vous, pendantqu’elle était à quai à Toulon, un ramassis de traîtres en fuite,hommes, femmes, et aussi des enfants, grimpèrent à bord etcoupèrent les amarres avec l’espoir de s’échapper ; mais lesvengeurs les talonnèrent et n’y allèrent pas par quatre cheminsavec eux. Quand nous avons découvert la tartane derrièrel’Arsenal[62], moi et un autre homme, il nous a fallujeter par-dessus bord un monceau de cadavres que nous avons dûtirer de la cale et de la cabine. Vous trouverez tout très sale àbord. On n’a pas eu le temps de nettoyer. » Peyrol eut envie derire. Il avait vu des ponts ruisselants de sang et avait lui-mêmeaidé à jeter des cadavres par-dessus bord après le combat ;mais il considéra le citoyen d’un œil inamical : « Il a trempé dansce massacre, sans aucun doute », se dit-il à lui-même, mais iln’articula aucune remarque. Il pensait seulement à l’énorme cadenasqui fermait ce charnier vide, à l’arrière. Le terroriste insista :« Nous n’avons vraiment pas eu un moment pour nettoyer. Lescirconstances étaient telles que j’ai été obligé de partir au plustôt de crainte de voir quelques-uns des prétendus patriotes mefaire le coup de la carmagnole ou n’importe quoi. On s’étaitquerellé avec acharnement dans ma section. Et je n’ai pas été leseul à m’en aller, vous savez. » Peyrol, d’un geste, coupa court àl’explication. Mais avant que le terroriste et lui ne se fussentséparés pour la nuit, Peyrol put se considérer comme le possesseurde la tartane tragique. Le lendemain il descendit au hameau et s’yétablit pour quelque temps. La terreur qu’il avait inspirée sedissipa, encore que personne ne se souciât de s’approcher beaucoupde la tartane. Peyrol n’avait besoin d’aucune aide. Il fit sauterlui-même l’énorme cadenas avec une barre de fer et laissa entrer lalumière du jour dans la petite cabine, où des traces de sang surles boiseries témoignaient effectivement du massacre, mais il n’ytrouva rien d’autre qu’une touffe de longs cheveux et une boucled’oreille, babiole sans valeur qu’il ramassa et qu’il examinalonguement. Les idées associées à de semblables trouvailles ne luiétaient pas étrangères. Il pouvait sans trop d’émotions fortes sereprésenter la cabine encombrée de cadavres. Il s’assit et regardaautour de lui les taches et les éclaboussures que la lumière dujour n’avait pas touchées depuis des années. La petite boucled’oreille sans valeur était devant lui, sur la table grossière,entre les coffres, et il hocha pesamment la tête à son adresse.Lui, du moins, n’avait jamais été un boucher. À lui seul il fittout le nettoyage. Puis il s’occupa avec amour d’équiper latartane. Il n’avait pas perdu ses habitudes d’activité. Il futheureux d’avoir quelque chose à faire. Cette tâche lui convenait etavait tout l’air de préparatifs de voyage ; c’était unagréable rêve et qui chaque soir lui donnait la satisfactiond’avoir accompli quelque chose en vue de ce but illusoire. Il montades apparaux neufs, gratta lui-même les mâts, balaya, lava, peignitsans l’aide de personne, travaillant assidûment, avec espoir, commes’il se fût préparé à s’enfuir d’une île déserte ; dès que lacabine, ce petit trou noir, eut été nettoyée et remise en état, ilprit l’habitude de venir coucher à bord. Il ne monta à la fermequ’une seule fois, pour deux jours, comme pour se donner un congé.Il l’employa surtout à observer Arlette. Elle était peut-être lepremier être humain problématique qu’il eût jamais rencontré. Iln’avait pas de mépris pour les femmes. Il les avait vues aimer,souffrir, subir, se révolter, et même combattre pour la patrie,tout à fait comme des hommes. En règle générale, avec les hommescomme avec les femmes, il fallait se tenir sur ses gardes, mais àcertains égards on pouvait avoir davantage confiance dans lesfemmes. À vrai dire, les femmes de son pays lui étaient moinsfamilières que toute autre espèce. Il avait toutefois tiré de sonexpérience de nombreuses races différentes l’idée vague que lesfemmes étaient partout assez semblables les unes aux autres.Celle-ci était une créature qu’on pouvait aimer. Elle lui faisaitl’effet d’un enfant et éveillait en lui une sorte d’émotion intimedont il n’avait pas pensé jusqu’alors qu’elle pût exister touteseule chez un homme, et dont le caractère désintéressé lesurprenait. « Serait-ce que je me fais vieux ? » sedemanda-t-il tout à coup, un soir qu’assis sur le banc contre lemur il regardait droit devant lui, après qu’Arlette eut traverséson champ de vision. Il se sentait lui-même observé par Catherinequ’il avait surprise à le regarder à la dérobée dans lesencoignures ou par l’entrebâillement des portes. De son côté, il laregardait ouvertement, sans ignorer l’impression qu’il luiproduisait : un mélange de curiosité et de crainte. Il avait l’idéequ’elle ne voyait pas d’un mauvais œil sa présence à la ferme où,il s’en rendait compte, elle était loin d’avoir la vie facile. Etcela non pas parce qu’elle avait toute la charge du ménage. C’étaitune femme à peu près du même âge que lui, droite comme un i, maisdont le visage était tout ridé. Un soir qu’ils étaient assis seuls,dans la cuisine, Peyrol lui dit : « Vous avez dû être jolie filledans votre temps, Catherine. C’est singulier que vous ne vous soyezjamais mariée. » Elle se tourna vers lui sous le grand manteau dela cheminée, et parut frappée de stupeur, incrédule, interdite, sibien que Peyrol, un peu vexé, s’écria : « Eh bien ! qu’ya-t-il ? Si le vieux bourricot dans la cour s’était mis àparler, vous n’auriez pas l’air plus surpris. Vous ne pouvez pasnier que vous avez été jolie fille. » Elle se remit de son émotionpour lui dire : « Je suis née ici, j’ai grandi ici, et je me suisrésolue tôt dans ma vie à mourir ici. – Drôle d’idée à se mettredans la tête pour une jeune fille, fit Peyrol. – Ce n’est pas unsujet de conversation convenable », reprit la vieille femme en sebaissant pour prendre un pot de terre sur les braises. « Je nepensais pas alors », continua-t-elle, le dos tourné à Peyrol, « queje vivrais bien longtemps. Quand j’avais dix-huit ans, je suistombée amoureuse d’un prêtre. – Ah ! bah ! » s’écriaPeyrol à mi-voix. « C’était alors que j’ai imploré la mort »,poursuivit-elle d’un ton tranquille. « J’ai passé des nuits àgenoux, là-haut, dans la chambre où vous habitez maintenant. Jefuyais tout le monde. On commençait à dire que j’étais folle. Nousavons toujours été détestés par la racaille des environs. Ces gensont des langues empoisonnées. On m’avait surnommée : « la fiancéedu prêtre ». Oui, j’étais jolie, mais qui donc aurait faitattention à moi, même si je l’avais souhaité ? Ma seule chancefut d’avoir pour frère un homme admirable. Il comprenait. Il nedisait pas un mot, mais quelquefois, quand nous étions seuls, sansmême que sa femme fût présente, il posait doucement sa main sur monépaule. Depuis lors, je ne suis jamais retournée à l’église, et jen’y retournerai jamais. Mais je n’ai plus rien contre Dieumaintenant. » Son attitude ne donnait plus aucun signe de méfianceou d’inquiétude. Elle se tenait droite comme une flèche devantPeyrol et le regardait avec une expression confiante. Le vieuxforban n’était pas encore en état de parler. Il se contenta dehocher la tête à deux reprises et Catherine se détourna pour allermettre le pot à rafraîchir sur l’évier. « Oui, j’ai eu envie demourir. Mais je ne suis pas morte et, maintenant, j’ai quelquechose à faire », dit-elle en s’asseyant près de l’âtre et en seprenant le menton dans la main. « Et je pense que vous savez ce quec’est », ajouta-t-elle. Peyrol se leva lentement. « Enfin !Bonsoir, lui dit-il, je descends à Madrague. Je veux me remettre autravail sur la tartane dès le petit jour. – Ne me parlez pas decette tartane ! Elle a emporté mon frère pour toujours. Jesuis restée sur le rivage à regarder ses voiles diminuer de plus enplus. Ensuite je suis remontée toute seule à la ferme. » Remuantavec calme ses lèvres fanées qu’aucun amoureux, qu’aucun enfantn’avait jamais embrassées, la vieille Catherine raconta à Peyrolles jours, les nuits d’attente, avec le canon lointain qui grondaità ses oreilles. Elle avait passé des heures, assise sur le bancdehors à attendre des nouvelles, à regarder des lueurs sur le ciel,à écouter l’éclatement sourd des coups de canon qui arrivaitpar-dessus l’eau. Et puis, un soir, ç’avait été comme la fin dumonde. Le ciel était tout illuminé, la terre tremblait sur sesfondements et il lui sembla que la maison chancelait, si bienqu’elle se leva en sursaut de son banc et se mit à crier deterreur. Cette nuit-là, elle ne s’était pas couchée du tout. Lelendemain elle vit la mer couverte de voiles et un nuage de fuméenoire et jaune au-dessus de Toulon. Un homme qui montait deMadrague lui dit qu’il croyait que toute la ville avait sauté. Ellealla lui chercher une bouteille de vin et il l’aida ce soir-là àdonner la pâture aux bêtes. Avant de redescendre chez lui, ildéclara qu’il ne pouvait plus rester âme qui vive à Toulon, parceque les quelques survivants seraient sûrement partis à bord desnavires anglais. Près d’une semaine plus tard, elle somnolait prèsdu feu, lorsqu’elle fut réveillée par un bruit de voix au-dehors etelle aperçut, debout au milieu de la salle, pâle comme une morte ausortir de la tombe, une couverture tachée de sang sur les épauleset un bonnet rouge sur la tête, une petite fille terrible à voir,dans laquelle elle reconnut soudain sa nièce. Terrifiée, elle semit à crier : « François, François ! » C’était le nom de sonfrère, et elle le crut dehors. Son cri effraya l’enfant quis’enfuit par la porte. Tout, au-dehors, était tranquille. Elle criaune fois encore : « François ! », puis, ayant, en chancelant,gagné la porte, elle vit sa nièce se cramponner à un inconnu,coiffé d’un bonnet rouge, un sabre au côté et qui hurlait avecagitation : « Vous ne reverrez plus François. Vive laRépublique ! » « J’ai reconnu le fils Bron[63],continua Catherine. Je connaissais ses parents. Au début destroubles, il était parti de chez lui pour suivre la Révolution. Jemarchai droit vers lui et j’éloignai la fille de son côté. Il n’yeut pas à la cajoler beaucoup ; elle m’avait toujours aimée »,poursuivit-elle, en se levant de son tabouret et en se rapprochantun peu de Peyrol. « Elle se rappelait bien sa tante Catherine.J’arrachai l’horrible couverture de ses épaules. Ses cheveuxétaient collés par le sang, ses vêtements en étaient tout tachés.Je la menai en haut. Elle était aussi faible qu’un petit enfant. Jela déshabillai et l’examinai des pieds à la tête. Elle n’avaitaucune blessure. J’en étais sûre, mais de quoi d’autre pouvais-jeêtre sûre ? Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elle memarmottait. Sa voix même me bouleversait. Elle tomba de sommeilaussitôt que je l’eus mise dans mon lit et je restai plantée là àla regarder, à demi folle à la pensée de toutes les épreuves parlesquelles cette enfant avait dû être traînée. Quand je suisredescendue, j’ai trouvé ce propre-à-rien dans la maison. Ilparcourait la salle en vociférant, en débitant des inepties et desvantardises, tant et si bien que j’ai fini par penser que tout celan’était qu’un affreux rêve. La tête me tournait. Il prétendaitavoir des droits sur l’enfant et Dieu sait quoi. J’ai eul’impression de comprendre des choses qui me faisaient dresser lescheveux sur la tête. Je me tordais les mains de toutes mes forces,de peur de devenir folle. – Il vous a fait peur », dit Peyrol en laregardant fixement. Catherine, de nouveau, se rapprocha. «Quoi ? Le fils Bron, me faire peur ! Il était la risée detoutes les filles, quand il musardait parmi les gens devantl’église, les jours de fête, du temps du roi. Tout le pays leconnaissait. Non ! Ce que je me disais, c’est qu’il ne fallaitpas le laisser me tuer. Il y avait là-haut l’enfant que je venaisde lui arracher et j’étais là toute seule avec cet homme armé d’unsabre, sans pouvoir mettre la main même sur un couteau decuisine[64]. – Il est donc resté, dit Peyrol. – Quevouliez-vous que je fasse ? » demanda Catherine d’un tonferme. « Il avait ramené l’enfant de cet abattoir. Il me fallut dutemps pour me faire une idée de ce qui s’était passé. Je ne saispas encore tout et je suppose que je ne saurai jamais tout. Au boutde quelques jours j’ai été un peu rassurée pour Arlette, mais ellea été longtemps sans vouloir parler et quand elle s’y est mise, çane m’apprenait jamais rien. Qu’aurais-je fait toute seule ! Iln’y avait personne que je puisse condescendre à appeler à mon aide.Nous autres gens d’Escampobar, nous n’avons jamais été bien vus parles paysans d’ici, dit-elle avec orgueil. Et voilà tout ce que jepeux vous dire. » La voix lui manqua. Elle se rassit sur letabouret et se prit le menton dans la paume de sa main. CommePeyrol quittait la maison pour se rendre au hameau, il vit Arletteet le patron tournant le coin du mur de la cour, marchant côte àcôte, mais comme s’ils s’ignoraient l’un l’autre. Cette nuit-là ildormit à bord de la tartane remise en état et au lever du soleil ilétait déjà au travail sur la coque. Il avait désormais cessé d’êtreun objet de contemplation effrayée pour les habitants du hameau quigardaient pourtant encore une attitude méfiante. Son seulintermédiaire pour communiquer avec eux était le misérable infirme.Cet homme fut, à vrai dire, la seule compagnie de Peyrol tout letemps qu’il travailla sur la tartane, il avait plus d’activité,d’audace et d’intelligence, semblait-il à Peyrol, que tout le restedes habitants réunis. Le matin de bonne heure, on pouvait le voir,balancé comme un pendule entre ses béquilles, qui s’avançait versla coque sur laquelle Peyrol était déjà au travail depuis une heureenviron. Peyrol lui lançait alors un solide bout de filin etl’infirme, posant ses béquilles contre le flanc de la tartane,hissait sa misérable petite carcasse toute rabougrie au-dessous dela taille, à la force du poignet avec une extrême facilité. Unefois là-haut, assis sur le petit pont avant, adossé au mât,croisant devant lui ses petites jambes minces et tordues, il tenaitcompagnie à Peyrol, lui parlant d’un bout à l’autre de la tartaneen forçant la voix, et partageant, comme de plein droit, son repasde midi, puisque c’était lui, l’infirme, qui généralement apportaitles provisions dans un drôle de petit panier plat suspendu à soncou. Ainsi les heures de travail se trouvèrent-elles abrégées pardes remarques sagaces et des racontars sur les gens du cru. Commentl’infirme en était-il informé, il était difficile de l’imaginer etle flibustier n’était pas assez au courant des superstitionseuropéennes pour le soupçonner de s’envoler, la nuit, à cheval surun manche à balai, comme une sorte d’équivalent masculin d’unesorcière – car il y avait, dans ce fragment rabougri d’humanité,quelque chose de mâle qui avait frappé Peyrol dès l’abord. Sa voixmême avait un accent mâle et le caractère de ses cancans n’avaitrien de féminin. Il avait bien dit à Peyrol qu’on l’emmenaitparfois en carriole dans les environs jouer du violon aux mariagesou autres réjouissances ; mais cela n’était pas uneexplication suffisante et il avoua lui-même qu’on n’avait guère eud’occasions de ce genre pendant la Révolution quand les gens ne sesouciaient pas d’attirer l’attention sur eux et que tout se faisaità la sauvette. Il n’y avait pas de prêtre pour officier auxmariages, et sans cérémonies, comment aurait-il pu y avoir deréjouissances ? Les enfants, bien sûr, naissaient commeauparavant, mais il n’y avait pas de baptêmes ; et les genss’étaient mis à avoir en quelque sorte un drôle d’air. Lacontenance des gens avait un peu changé, et même les garçons et lesfilles avaient l’air d’avoir quelque chose qui leur pesait surl’esprit. Peyrol, occupé à une chose ou une autre et sans paraîtrey prêter grande attention, l’écoutait raconter l’histoire de laRévolution, comme on écouterait quelque intelligent insulaire del’autre bout du monde parler des rites sanguinaires et desespérances stupéfiantes d’une religion inconnue du reste del’humanité. Mais les propos de cet infirme avaient quelque chose demordant qui mettait une certaine confusion dans ses pensées. Lesarcasme était un mystère qu’il ne saisissait pas. Un jour qu’assistous deux sur le pont avant, ils mâchonnaient le pain et les figuesde leur repas de midi, Peyrol dit à son ami l’infirme : « Il devaitbien y avoir quelque chose là-dedans, mais ça ne semble pas vousavoir apporté grand-chose, à vous autres, par ici. – Sûr »,répliqua avec vivacité le petit bout d’homme, « que ça ne m’a pasredressé le dos ni donné une paire de jambes comme lesvôtres ! » Peyrol, qui venait de laver la cale et dont lepantalon était relevé au-dessus du genou regarda ses mollets aveccomplaisance. « Vous ne pouviez guère vous attendre à cela !remarqua-t-il avec simplicité. – Ah ! mais vous ne savez pas àquoi s’attendaient ou prétendaient s’attendre des gens au corpsbien fait, dit l’infirme. On allait tout changer. Tout le mondeallait attacher ses chiens avec des saucisses pour le principe. »Son long visage, qui avait au repos cette expression de souffranceparticulière aux infirmes, s’éclaira d’une énorme grimace. « Ilsdoivent se trouver joliment refaits maintenant, ajouta-t-il, etnaturellement ça les contrarie, mais pas moi. Je n’en ai jamaisvoulu ni à mon père ni à ma mère. Tant que ces pauvres vieux ontvécu, je n’ai jamais eu faim, enfin pas très faim. Ils ne pouvaientguère être fiers de moi. » Il se tut et sembla se considérerlui-même intérieurement. « Je ne sais pas ce que j’aurais fait àleur place. Quelque chose de très différent. Mais c’est que,voyez-vous, je sais ce que c’est d’être comme je suis. Eux nepouvaient pas le savoir, bien sûr, et je ne crois pas que cespauvres gens aient eu beaucoup d’esprit. Un prêtre d’Almanarre, –Almanarre est une espèce de village là-haut où il y a une église… »Peyrol l’interrompit pour lui dire qu’il n’ignorait riend’Almanarre. C’était là simple illusion de sa part, vu qu’enréalité il connaissait beaucoup moins Almanarre que Zanzibar oun’importe quel village de pirate, de là jusqu’au capGuardafui[65]. Et l’infirme le regarda de ses yeuxbruns qui avaient une tendance naturelle à regarder vers le haut. «Comment, vous connaissez !… Pour moi », reprit-il d’un tontranquille et décidé, « vous êtes un homme tombé du ciel. Donc, unprêtre d’Almanarre est venu les enterrer, un bel homme avec unefigure grave, le plus bel homme que j’aie jamais vu depuis lors,jusqu’à ce que vous débarquiez ici. On racontait l’histoire d’unefille qui était tombée amoureuse de lui quelques années auparavant.J’étais assez vieux alors pour avoir entendu une partie del’histoire, mais ça n’y change rien. D’ailleurs, bien des gens nevoulaient pas y croire. » Peyrol, sans regarder l’infirme, essayaitde s’imaginer quelle sorte d’enfant il avait bien pu être, quellesorte de jeune homme. Le flibustier avait vu d’horriblesdifformités, d’épouvantables mutilations qui étaient l’œuvre de lacruauté humaine, mais c’était chez des gens à la peau sombre. Etcela faisait une grande différence. Mais ce qu’il avait vu etentendu raconter depuis son retour au pays natal, les récits, lesfaits, et les visages aussi, touchaient sa sensibilité avec uneforce particulière, parce qu’il avait tout à coup senti qu’aprèsune vie entière passée parmi des Indiens, des Malgaches[66], des Arabes, des moricauds de toutessortes, il appartenait vraiment à cet endroit, à cette terre etqu’il n’avait échappé que d’un cheveu à ces atrocités. Soncompagnon mit fin à un moment de silence significatif qui semblaitavoir été occupé par des pensées assez semblables aux siennes, endisant : « Tout cela se passait du temps du roi. Ils ne lui ontcoupé la tête que quelques années plus tard. Ça ne m’a pas rendu lavie plus facile, mais depuis que ces républicains ont déposé Dieuet l’ont flanqué à la porte de toutes les églises, je lui aipardonné tous mes ennuis. – Voilà qui est parler comme un homme »,dit Peyrol. Seul l’aspect difforme du dos de l’infirme empêchaPeyrol de lui donner une tape cordiale. Il se leva pour se mettre àson travail de l’après-midi. Il consistait à faire un peu depeinture à l’intérieur du navire et du pont avant ; l’infirmel’observait avec des yeux rêveurs et une expression ironique auxlèvres. Ce ne fut que lorsque le soleil eut passé au-dessus du capCicié, qu’on voyait au-delà de l’eau comme un brouillard sombredans la lumière, qu’il ouvrit la bouche pour demander : « Etqu’est-ce que vous avez l’intention de faire, citoyen ? »Peyrol répondit simplement que la tartane serait désormais en étatd’aller n’importe où, dès qu’on l’aurait mise à l’eau. « Vouspourriez aller jusqu’à Gênes et à Naples, et même plus loin,suggéra l’infirme. – Beaucoup plus loin, dit Peyrol. – Et c’est envue d’un voyage que vous l’avez équipée comme cela ? –Certainement », dit Peyrol en manœuvrant son pinceau d’une mainferme. « J’ai un peu l’impression que ce ne sera pas un longvoyage. » Peyrol ne ralentit pas le va-et-vient de son pinceau,mais ce ne fut pas sans un effort. Il s’était, en effet, découvertune indubitable répugnance à s’éloigner de la ferme d’Escampobar.Le désir d’avoir à lui un bâtiment en état de prendre la mern’avait plus maintenant aucun rapport avec un désir de vagabondage.L’infirme avait raison. Le voyage de la tartane remise à neuf nel’entraînerait pas très loin. Ce qui était surprenant c’était quel’infirme eût été si affirmatif à ce sujet. On aurait dit qu’illisait dans la pensée des gens. Ce fut tout une affaire que demettre à l’eau la tartane rénovée ; tout le monde, dans lehameau, y compris les femmes, y travailla toute une journée ;et dans tout le cours de son obscure histoire, l’on n’avait jamaisvu dans le hameau passer de main en main tant de piécettes. Balancéentre ses béquilles, l’infirme, du haut d’un petit monticule desable, commandait toute la grève. C’est lui qui avait persuadé lesvillageois de prêter main-forte, et qui avait réglé les conditionsde leur assistance. C’est lui aussi qui, par l’intermédiaire d’uncolporteur d’aspect très minable (le seul qui fréquentât lapresqu’île), s’était mis en relation avec des personnes riches deFréjus qui avaient changé quelques-unes des pièces d’or de Peyrolcontre de la monnaie courante. Il avait hâté le cours de l’aventurela plus intéressante et la plus passionnante de sa vie, etmaintenant planté dans le sable sur ses deux béquilles, comme unebalise, il en surveillait la dernière opération. Le flibustier,comme s’il allait se lancer sur une route d’un millier de milles,alla lui serrer la main et considéra une fois de plus ses bons yeuxet son sourire ironique. « Il n’y a pas à dire, vous êtes un homme.– Ne me parlez pas comme cela, citoyen », fit l’infirme d’une voixqui tremblait. Jusqu’alors, suspendu entre ses deux bâtons, et lesépaules à la hauteur des oreilles, il n’avait pas regardé du côtéde Peyrol qui s’approchait. « C’est un trop grand compliment !– Je vous dis, moi », insista Peyrol avec brusquerie, et comme si,pour la première fois, à la fin de sa vie de vagabondages, ilvenait de découvrir le peu d’importance des enveloppesmortelles[67], « je vous dis qu’il y a en vous dequoi faire un camarade qu’on aimerait avoir avec soi dans unemauvaise passe. » Tout en s’éloignant de l’infirme pour se dirigervers la tartane autour de laquelle toute la population du hameauattendait ses ordres, les uns sur le rivage, d’autres dans l’eaujusqu’à la ceinture, tous avec des cordes dans les mains, Peyroleut un léger frisson à la pensée qu’il aurait pu naître comme cela.Depuis qu’il avait remis le pied sur le sol natal, des pensées dece genre le hantaient. Partout ailleurs, c’eût été impossible. Iln’aurait pu être comme aucun de ces moricauds, bons ou méchants, ouordinaires, vigoureux ou infirmes, rois ou esclaves, mais ici, surce rivage du Midi dont il avait senti l’appel irrésistible enapprochant du détroit de Gibraltar, au cours de ce qui lui étaitapparu comme son dernier voyage, chaque femme, maigre et assezâgée, aurait pu être sa mère ; il aurait pu être n’importelequel de ces Français, même un de ceux qu’il plaignait, même un deceux qu’il méprisait. Depuis le sommet de sa tête jusqu’à la pointede ses pieds, il sentit l’emprise de ses origines, tout en grimpantà bord de la tartane comme s’il allait faire un long et lointainvoyage. En fait, il savait très bien qu’avec un peu de chance, cevoyage serait terminé dans une heure environ. Une fois la tartanemise à l’eau, la sensation d’être à flot lui étreignit le cœur.L’infirme avait convaincu quelques pêcheurs de Madrague d’aider levieux Peyrol à conduire la tartane jusqu’à l’anse qui se trouvaitau-dessous de la ferme d’Escampobar. Un soleil magnifique éclairacette courte traversée et l’anse elle-même était inondée de lumièreétincelante quand ils l’atteignirent. Les quelques chèvresd’Escampobar qui vagabondaient sur le flanc de la colline etprétendaient se nourrir là où aucune herbe n’était visible à l’œilnu, ne levèrent même pas la tête. Une douce brise mena la tartane,toute fraîche sous sa peinture neuve, face à une étroite crevassetaillée dans la falaise et qui donnait accès à un petit bassin, pasplus grand qu’une mare de village et qui se cachait au pied de lacolline méridionale. C’est là que le vieux Peyrol, aidé des gens deMadrague qui avaient leur barque avec eux, remorqua son navire, lepremier qu’il eût réellement jamais possédé. Une fois entrée là, latartane remplit presque l’étendue du petit bassin et les pêcheurs,remontant dans leurs barques, rentrèrent chez eux à l’aviron.Peyrol, à force de passer l’après-midi à tirer desaussières[68] à terre, pour les attacher à desrochers et à des arbres nains, l’amarra tout à fait à son idée. Latartane se trouvait là aussi abritée des tempêtes qu’une maison dela côte. Après avoir tout assujetti à bord, et avoir serréconvenablement les voiles – ce qui demandait du temps pour un seulhomme – Peyrol contempla son ouvrage qui donnait plutôtl’impression du repos que celle de l’aventure et il en futsatisfait[69]. Bien qu’il n’eût aucunementl’intention d’abandonner sa chambre à la ferme, il sentit que sonfoyer véritable, c’était la tartane et il se réjouit de la savoirdissimulée à tous les regards, hormis peut-être à ceux des chèvresque la recherche ardue de leur nourriture conduisait sur le versantméridional de la falaise. Il s’attarda à bord, il ouvrit même laporte à glissière de la petite cabine qui avait maintenant uneodeur de peinture fraîche et non de sang séché. Avant qu’il ne sefût mis en route pour la ferme, le soleil s’était déjà déplacéau-delà de l’Espagne, tout le ciel à l’ouest était jaune, tandisque du côté de l’Italie il formait un dais sombre où perçait çà etlà l’éclat des étoiles. Catherine mit une assiette sur la table,mais personne ne lui posa de question. Il passa désormais unegrande partie de son temps à bord, descendant de bonne heure,remontant à midi « pour manger la soupe », et couchant à bordpresque chaque soir. Il n’aimait pas laisser la tartane seulependant plusieurs heures. Souvent, après avoir déjà commencé àremonter vers la maison, il se retournait pour jeter sur son petitnavire un dernier regard au crépuscule qui s’épaississait et ilrevenait bel et bien sur ses pas. Quand Michel eut été engagé commeéquipage, et eut pris pour tout de bon ses quartiers à bord, Peyroltrouva beaucoup plus facile de passer la nuit dans la chambre enforme de lanterne qu’il avait au sommet de la maison de ferme.Souvent, s’éveillant au milieu de la nuit, il se levait pour allerregarder le ciel étoilé, successivement par ses trois fenêtres etil pensait : « Maintenant, rien au monde ne peut m’empêcher deprendre la mer en moins d’une heure. » Deux hommes, en effet,pouvaient aisément manœuvrer la tartane. Cette pensée était pourPeyrol rassurante et juste à tous égards, car il aimait se sentirlibre et le Michel de la lagune, depuis la mort de son chienmaussade, n’avait aucun lien sur terre. C’était là une noble penséegrâce à laquelle Peyrol pouvait sans peine regagner son lit àbaldaquin, et reprendre son somme.

Chapitre 8

 

Juchés de travers sur la margelle du puits, dans le flamboiementdu soleil de midi, l’écumeur de mers lointaines et le pêcheur de lalagune, qui partageaient à eux deux un fort surprenant secret,avaient l’air de deux hommes qui se concertent dans l’obscurité.Les premiers mots de Peyrol furent : « Alors ?

– Tout va bien, dit l’autre.

– As-tu bien cadenassé la porte de la cabine ?

– Vous savez comment est le cadenas. » Peyrol ne pouvait pasdire le contraire. C’était une réponse suffisante. Elle faisaitreposer sur ses épaules toute la responsabilité de la chose ettoute sa vie il avait été habitué à se fier à l’œuvre de sespropres mains, dans la paix comme à la guerre. Pourtant, il regardaMichel d’un air de doute avant de déclarer :

« Oui, mais je sais aussi comment est cet homme. »

Deux visages n’auraient pu présenter plus grand contraste :celui de Peyrol, net comme pierre sculptée, fort peu adouci parl’âge, et celui de l’ancien possesseur du chien, visage hirsute,parsemé de poils argentés et dont les traits avaient quelque chosed’incertain et l’expression vague d’un petit enfant. « Oui, jeconnais cet homme », répéta Peyrol. Michel en resta bouche bée :une petite ouverture ovale placée un peu de travers dans ce visageinnocent.

« Il ne se réveillera jamais », suggéra-t-il timidement.

La commune possession d’un secret d’importance rapprochantnaturellement les hommes, Peyrol condescendit à s’expliquer : « Tune connais pas l’épaisseur de son crâne, mais moi, je la connais.»

Il en parlait comme s’il l’avait fabriqué lui-même. Michel qui,confronté à cette déclaration catégorique, en avait oublié defermer la bouche, ne trouva rien à dire.

« Il respire, n’est-ce pas ? demanda Peyrol.

– Oui. Après être sorti et avoir verrouillé la porte, j’ai prêtél’oreille un instant et j’ai cru l’entendre ronfler. »

Peyrol semblait à la fois intéressé et légèrement anxieux.

« Il m’a fallu monter ici et me montrer ce matin comme si derien n’était, dit-il. L’officier est ici depuis deux jours, et ilaurait pu lui prendre fantaisie de descendre jusqu’à la tartane.J’ai été inquiet toute la matinée. Le bond d’une chèvre suffisait àme faire tressaillir. Tu le vois, grimpant ici, son crâne défoncéentouré de bandages, et toi à sa poursuite. »

Cela sembla par trop fort à Michel qui s’écria, avec un semblantd’indignation :

« L’homme a été à moitié tué.

– On ne tue pas facilement, ne fût-ce qu’à moitié, unFrère-de-la-Côte. Il y a homme et homme. Toi, par exemple, continuatranquillement Peyrol, tu aurais été bel et bien assommé, sic’était ta tête qui s’était trouvée là. Et il y a des animaux, desbêtes deux fois grosses comme toi, de vrais monstres qu’on tueraitrien que d’une pichenette sur le nez. C’est bien connu. J’avaisvraiment peur qu’il ne prit le dessus sur toi, d’une façon ou d’uneautre.

– Voyons, maître. On n’est pas un petit enfant », protestaMichel devant cette accumulation d’improbabilités. Il ne le fittoutefois qu’à voix basse et avec une sorte de timidité enfantine.Peyrol se croisa les bras sur la poitrine :

– Allons, finis ta soupe », commanda-t-il d’une voix sourde, «et puis descends à la tartane. Tu dis que tu as bien verrouillé laporte, n’est-ce pas ?

– Mais oui », protesta Michel ahuri de voir Peyrol manifesterune pareille anxiété. « Il crèverait plutôt le pont au-dessus de satête, vous le savez.

– Tout de même, prends-moi un bout d’espar et cale-moi cetteporte en prenant appui contre l’emplanture[70] du mât,et puis ouvre l’œil à ce qui se passe dehors. N’entre le voir sousaucun prétexte. Reste sur le pont et guette mon arrivée. Il y a iciun embrouillamini pas facile à éclaircir, et il faut que je fassetrès attention. Je vais tâcher de m’esquiver et de descendre,aussitôt que je me serai débarrassé de l’officier. » Cetteconférence en plein soleil une fois terminée, Peyrol franchittranquillement la porte de la cour, et, avançant le nez au coin dela maison, il aperçut le lieutenant Réal assis sur le banc. Il s’yattendait bien, mais pas à l’y trouver seul. C’était toujours commeça : en quelque endroit que pût se trouver Arlette, il y avait lieude s’inquiéter d’elle. Mais peut-être était-elle en train d’aidersa tante dans la cuisine, les manches relevées sur les bras lesplus blancs que Peyrol eût jamais vus chez aucune femme. La façondont elle s’était mise à se coiffer, avec une tresse attachée parun large ruban de velours noir et un bonnet d’Arlésienne, luiseyait. Elle portait à présent les robes de sa mère, dont il yavait des malles pleines : on les avait mises à sa taille, cela vasans dire. L’ancienne maîtresse d’Escampobar était arlésienne. Etassez riche en outre. Oui, même pour un trousseau de femme, leshabitants d’Escampobar n’avaient aucun besoin de recourir aux gensdu dehors. Il était vraiment temps que ce damné lieutenantretournât à Toulon. Cela faisait le troisième jour. Sa petitepermission devait être terminée. L’attitude de Peyrol à l’égard desofficiers de marine avait toujours été circonspecte etsoupçonneuse. Ses rapports avec eux avaient été de nature mêlée.Ils avaient été ses ennemis et ses supérieurs. Il avait étépoursuivi par eux. Il avait joui de leur confiance. La Révolutionavait eu beau nettement séparer en deux la suite de sa vied’aventures, Frère-de-la-Côte, puis canonnier de la marinenationale – pourtant c’était toujours le même homme. Il en était demême pour eux, d’ailleurs. Officiers du Roi ou officiers de laRépublique, ils ne faisaient que changer de peau. Les uns comme lesautres ne pouvaient que regarder de travers un libre flibustier.Cet officier lui-même ne pouvait en lui parlant oublier sesépaulettes. Le mépris et la méfiance des épaulettes étaientprofondément enracinés chez le vieux Peyrol. Pourtant il nedétestait pas absolument le lieutenant Réal. Seulement sa venue àla ferme avait été généralement néfaste, et sa présence à ce momentparticulier était un terrible embarras et même, jusqu’à un certainpoint, un danger : « Je n’ai pas envie de me faire traîner à Toulonpar la peau du cou », se disait Peyrol. Pas moyen de faireconfiance à ces porteurs d’épaulettes. Tous capables de se jetersur leur meilleur ami à cause d’on ne sait quelle idéecaractéristique d’un officier. Peyrol, tournant le coin de lamaison, vint s’asseoir auprès du lieutenant Réal avec le sentimentd’être en quelque sorte aux prises avec un individu difficile àsaisir. Le lieutenant assis là, sans se douter que Peyrol examinaitsa personne, ne donnait aucunement l’impression d’êtreinsaisissable : bien au contraire, il avait l’air assezimmuablement installé. Tout à fait chez lui. Beaucoup trop. Mêmequand Peyrol se fut assis près de lui, il n’en conserva pas moinsson air immuable, ou du moins difficile à éloigner. Dans la chaleurstagnante de midi, le faible crissement des cigales était le seulsigne de vie que l’on entendît de longtemps. Une sorte de viedélicate, évanescente, joyeuse, insouciante et cependant nondépourvue de passion. Une mélancolie soudaine sembla accabler lajoie des cigales lorsque la voix du lieutenant prononça ces mots,de l’air le plus indifférent du monde : « Tiens ! vousvoilà ! » Dans la situation tendue où il se trouvait, Peyrolse demanda aussitôt : « Pourquoi me dit-il cela ? Oùpensait-il que j’allais être ? » Le lieutenant aurait toutaussi bien pu ne rien dire. Il le connaissait maintenant depuisbientôt deux ans par intermittence, et bien souvent ils étaientrestés assis sur ce banc, dans une sorte d’égalité distante, sanséchanger un seul mot. Alors pourquoi n’avait-il pu se taire àl’instant ? Cet officier de marine ne parlait jamais sansintention, mais comment pouvait-on interpréter des paroles commecelles-là ? Peyrol fit semblant de bâiller et déclara avecdouceur : « Une petite sieste ne ferait pas de mal. Qu’endites-vous, lieutenant ? » Et il pensa en lui-même : « Pas dedanger qu’il aille à sa chambre. » Il allait rester là àl’empêcher, lui, Peyrol, de descendre à la crique. Il tourna lesyeux vers l’officier de marine, et si un désir extrême et concentréet la simple force de la volonté avaient pu avoir quelque effet, lelieutenant Réal eût sûrement été soudain enlevé de ce banc. Mais ilne fit pas le moindre mouvement. Et Peyrol fut fort étonné de voirsourire cet homme et ce qui l’étonna plus encore fut de l’entendredire : « L’ennui, voyez-vous, c’est que vous avez toujours manquéde franchise avec moi, Peyrol. – De franchise avec vous !répéta le flibustier. Vous voulez que je sois franc avecvous ? Eh bien ! je vous avouerai que j’ai souventsouhaité vous voir à tous les diables. – Voilà qui va mieux, dit lelieutenant Réal. Mais pourquoi ? Je n’ai jamais cherché à vousfaire le moindre tort. – Me faire du tort, s’écria Peyrol, àmoi ? » … Mais son indignation flancha comme s’il en prenaitpeur, et il acheva d’un ton très tranquille : « Vous êtesprobablement allé fourrer votre nez dans un tas de sales papierspour tâcher de trouver quelque chose contre un homme qui ne vous afait à vous aucun tort et qui était un marin avant que vous nesoyez né. – Erreur complète. Je n’ai pas fourré le nez dans despapiers. Je suis tombé dessus par hasard. Je ne vous cacherai pasque j’ai été intrigué de trouver quelqu’un comme vous installé ici.Mais, n’ayez crainte, personne ne se met martel en tête à votresujet. Il y a longtemps qu’on vous a oublié. N’ayez pas peur. –Vous alors ! Vous venez me parler de peur… ? Non mais,s’écria le flibustier, il y aurait de quoi vous transformer ensans-culotte, n’était la vue du spécimen qui traîne sournoisementpar ici. » Le lieutenant tourna brusquement la tête ; etpendant un moment l’officier de marine et le libre écumeur des mersse regardèrent d’un air sombre. Quand Peyrol reprit la parole, sonhumeur avait changé. « Qui pourrais-je craindre ? Je ne doisrien à personne. Je leur ai remis selon les règles la prise et lereste, excepté ma part de chance et, là-dessus, je n’ai de comptesà rendre à personne, ajouta-t-il énigmatiquement. – Je ne vois pasoù vous voulez en venir », reprit le lieutenant après un moment deréflexion. « Tout ce que je sais, c’est que vous avez abandonnévotre part de l’argent produit par la prise. Rien n’indique quevous l’ayez jamais réclamée ! » Ce ton sarcastique déplut àPeyrol. « Vous avez une vilaine langue, dit-il, avec votre satanéefaçon de parler comme si vous étiez fait d’une autre argile. – Nevous fâchez pas ! » dit le lieutenant d’un ton grave, mais unpeu perplexe. « Personne n’ira ressortir cela contre vous. On aversé cette somme il y a des années à la caisse des Invalides. Toutcela est bel et bien enterré et oublié. » Peyrol grommelait etjurait entre ses dents avec un air si absorbé que le lieutenants’arrêta pour attendre qu’il eût fini. « Et il n’est nullement faitmention de désertion ni de quoi que ce soit de ce genre,poursuivit-il alors. Vous figurez sur les rôles comme disparu. Jecrois qu’après vous avoir un peu recherché on est arrivé à laconclusion que vous aviez dû trouver la mort d’une façon ou d’uneautre. – Vraiment ! Eh bien ! peut-être que le vieuxPeyrol est mort. En tout cas il s’est enterré ici. » Il fallait quele flibustier fût dans la plus grande instabilité de sentiments,car il passa en un éclair de la mélancolie à la fureur : « Et il avécu assez paisible, jusqu’à ce que vous soyez venu renifler ducôté de ce trou. J’ai eu plus d’une fois dans ma vie l’occasion deme demander si les chacals n’allaient pas avoir bientôt l’occasionde déterrer ma carcasse ; mais voir un officier de marinevenir gratter par ici, c’était bien la dernière chose… » Denouveau, il subit un changement. « Que venez-vous donc chercherici ? » murmura-t-il, l’air tout à coup abattu. Le lieutenantse mit au diapason de ce discours. « Je ne viens pas déranger lesmorts », dit-il en se tournant franchement vers le flibustier quiaprès ses derniers mots avait les yeux fixés par terre. « Je veuxparler au canonnier Peyrol. » Peyrol, sans lever les yeux du sol,grommela : « Il n’est pas ici. Il est disparu. Allez revoir lespapiers. Il s’est évanoui. Il n’y a personne ici. – Voilà », dit lelieutenant Réal, sur un ton de conversation familière, « voilà quiest un mensonge. Il m’a parlé ce matin sur la falaise, tandis quenous regardions le navire anglais. Il est très renseigné à sonsujet. Il m’a dit qu’il avait passé des nuits à faire des planspour sa capture. Ça m’a l’air d’un homme qui a le cœur où il faut.Un homme de cœur. Vous le connaissez. » Peyrol leva lentement sagrosse tête et regarda le lieutenant. « Baste ! » grogna-t-il.Ce fut un grognement pesant, et réservé. Son vieux cœur étaitremué, mais l’imbroglio était tel qu’il lui fallait se tenir surses gardes avec n’importe quel porteur d’épaulettes. Son profilconserva l’immobilité d’une tête frappée sur une médaille, tout enécoutant le lieutenant l’assurer que cette fois-ci il était venu àEscampobar exprès pour parler au canonnier Peyrol. S’il ne l’avaitpas fait plus tôt, c’est que l’affaire était très confidentielle.Là-dessus le lieutenant s’arrêta ; Peyrol ne fit aucunmouvement. Il se demandait intérieurement où le lieutenant voulaiten venir. Mais le lieutenant semblait avoir changé de point dedépart ; son ton aussi s’était un peu modifié. Il était devenuplus concret. « Vous m’avez dit que vous aviez étudié lesmouvements de ce navire anglais. Eh bien ! supposons parexemple, que la brise se lève, comme elle le fera vraisemblablementdans la soirée, pourriez-vous me dire où la corvette sera cesoir ? Je veux dire, ce que son capitaine feravraisemblablement. – Non, je ne le peux pas, dit Peyrol. – Maisvous m’avez dit que vous l’aviez observé minutieusement depuis dessemaines. Il n’y a pas tant d’alternatives ; en tenant comptedu temps qu’il peut faire et de tout le reste, vous devriez pouvoirjuger presque avec certitude. – Non, répéta Peyrol. Le fait est queje ne peux pas. – Vraiment ? Eh bien ! alors vous nevalez même pas un de ces vieux amiraux dont vous avez si mauvaiseopinion. Pourquoi ne pouvez-vous pas ? – Je vais vous direpourquoi », reprit Peyrol après un silence, le visage plussculptural que jamais, « c’est que jusqu’alors mon gaillard n’estjamais venu si près d’ici. Je ne sais donc pas ce qu’il a en tête,et je ne peux, par conséquent, deviner ce qu’il va faire ensuite.Je pourrai peut-être vous le dire un autre jour, mais pasaujourd’hui. La prochaine fois que vous viendrez… pour voir levieux canonnier. – Non, il faut que ce soit cette fois-ci. –Voulez-vous dire que vous allez passer la nuit ici ? –Pensiez-vous que j’étais ici en permission ? Sachez que jesuis ici en service commandé. Vous ne me croyez pas ? » Peyrolpoussa un long soupir. « Si, je vous crois. Ainsi, ils ont idée decapturer cette corvette au lieu de la détruire. Et on vous envoieen service commandé. Eh bien ! cela ne me facilite pas leschoses, de vous voir ici. – Vous êtes un drôle d’homme, Peyrol, fitle lieutenant. Je crois bien que vous voudriez me voir mort. – Non.Simplement ailleurs. Mais vous avez raison. Peyrol n’a d’amitié nipour votre visage, ni pour votre voix. Ces gens ont déjà fait assezde mal comme cela. » Ils n’en étaient jamais venus jusqu’alors àune telle intimité. Ils n’eurent pas besoin de se regarder l’unl’autre. « Ah ! Il ne peut pas contenir sa jalousie », pensale lieutenant. Il n’y avait dans cette pensée ni mépris, niméchanceté. C’était plutôt une sorte de désespoir. Il repritdoucement : « Vous montrez les dents comme un vieux chien, Peyrol.– J’ai eu plus d’une fois envie de vous sauter à la gorge »,répondit l’autre dans une sorte de calme chuchotement. « Cela vousamuse encore plus. – Cela m’amuse ? Ai-je l’air gai ? »Peyrol, de nouveau, tourna lentement la tête pour poser sur lui unregard fixe et prolongé. Et de nouveau l’officier de marine etl’écumeur de mer se dévisagèrent avec une pénétrante et sombrefranchise. Cette intimité de fraîche date ne pouvait aller plusloin. « Écoutez-moi, Peyrol… – Non, dit l’autre. Si vous voulezparler, parlez au canonnier. » Quoiqu’il parût avoir adopté l’idéed’une double personnalité, le flibustier ne semblait pas beaucoupplus à son aise dans un rôle que dans l’autre. Des sillons deperplexité se creusèrent sur son front, et comme le lieutenant nereprenait pas aussitôt la parole, Peyrol le canonnier lui demandaavec impatience : « Ainsi, on songe à prendre vivant lenavire ? » Il lui fut désagréable d’entendre le lieutenant luirépondre que ce n’était pas exactement ce que ses chefs à Toulonavaient dans l’esprit. Peyrol exprima immédiatement l’opinion quede tous les chefs ayant jamais existé dans la marine le citoyenRenaud était le seul qui valût quelque chose. Sans prendre garde àce ton provocant, le lieutenant Réal ne laissa pas dévier laconversation. « Ce que l’on veut savoir, c’est si cette corvetteanglaise entrave beaucoup le trafic côtier. – Non, dit Peyrol. Ellene s’occupe aucunement des pauvres gens, à moins, je suppose, qu’unbateau n’adopte un comportement suspect. Je l’ai vue donner lachasse à un ou deux, mais, même ceux-là, elle ne les a pas retenus.Michel – vous connaissez Michel – a entendu dire par des gens de lacôte qu’elle en avait capturé plusieurs à diverses reprises.Naturellement, à dire vrai, personne n’est en sûreté. – Non, biensûr. Mais je me demande maintenant ce que cet Anglais pourraitconsidérer comme un « comportement suspect ». – Ah ! Voilà unevraie question. Vous ne savez pas comment sont les Anglais ?Un jour accommodants et bons enfants, et le lendemain prêts à voustomber dessus comme des tigres. Durs le matin, insouciantsl’après-midi, sûrs seulement dans un combat, qu’ils soient avecvous ou contre vous ; mais, pour le reste, absolumentfantasques. Vous les croiriez un peu toqués, et pourtant il neferait pas bon se fier à cette idée-là non plus. » Le lieutenantlui prêtant une oreille attentive, Peyrol arbora un front pluslisse et parla avec verve des Anglais comme s’il se fût agi d’unetribu étrange et très peu connue. « D’une certaine manière,déclara-t-il, la plus fine mouche parmi eux peut se laisser prendreavec du vinaigre, mais pas tous les jours. » Il hocha la tête, ense souriant légèrement à lui-même comme s’il lui revenait lesouvenir d’une ou deux histoires cocasses. « Ce n’est pas quandvous étiez canonnier que vous avez acquis cette profondeconnaissance des Anglais, remarqua sèchement le lieutenant. – Vousy revoici, dit Peyrol. Et qu’est-ce que cela peut bien vous faireoù j’ai appris tout cela ? Supposons que je l’aie appris d’unhomme mort à présent. Mettons que ce soit le cas. – Je vois. Toutcela veut dire que ce n’est pas facile de savoir ce qu’ils ontderrière la tête. – Non », dit Peyrol, puis il ajouta d’un tonbourru : « Et il y a des Français qui ne valent guère mieux. Jevoudrais bien savoir ce que vous avez derrière la tête. – Ce qu’ily a là, c’est une question de service, canonnier ; voilà cequ’il y a ; et c’est une question qui n’a pas l’air degrand-chose à première vue mais qui, lorsque vous l’examinez, est àpeu près aussi difficile à traiter convenablement que tout ce quevous avez jamais pu entreprendre de votre vie. Il faut croire quecela embarrasse les gros bonnets, puisqu’on a fait appel à moi.C’est vrai que je travaille à terre, à l’Amirauté, et que j’étaisen évidence : on m’a montré l’ordre reçu de Paris. J’ai vu tout desuite la difficulté de la chose. Je l’ai fait remarquer et l’on m’adit… – De venir ici, interrompit Peyrol. – Non. De prendre lesdispositions nécessaires pour l’exécuter. – Et vous avez commencépar venir ici. Vous venez toujours ici. – J’ai commencé parchercher un homme », dit l’officier de marine, avec insistance.Peyrol l’examina avec attention. « Vous voudriez me faire croireque dans toute la flotte vous n’auriez pas trouvé un homme ? –Je n’ai jamais pensé à en chercher un là. Mon chef est convenu avecmoi que ce n’était pas une mission pour les hommes de la marine. –Eh bien ! ce doit être quelque chose d’assez vilain pour qu’unmarin admette cela. Qu’est-ce que c’est que cet ordre ? Je nesuppose pas que vous soyez venu ici sans être prêt à me le montrer.» Le lieutenant plongea la main dans la poche intérieure de savareuse et la retira vide. « Comprenez, Peyrol, dit-il gravement,qu’il ne s’agit pas d’une mission de combat. Nous ne manquons pasd’hommes capables pour cela. Il s’agit de jouer un tour à l’ennemi.– Un tour ? » dit Peyrol avec la gravité d’un juge. « C’estparfait. J’ai vu, dans l’océan Indien, Monsieur Surcouf[71] jouer des tours aux Anglais… Vu de mesyeux, ruses, stratagèmes et tous les trucs… C’est de bonne guerre.– Certainement. L’ordre dans ce cas vient du Premier Consullui-même, car il ne s’agit pas d’une petite affaire. Il s’agit detromper l’amiral anglais ! – Quoi, le fameux Nelson ?Ah ! mais celui-là c’est un malin. » Après avoir exprimé cetteopinion, le vieux flibustier tira un mouchoir de soie de sa pocheet, s’en étant essuyé la figure, répéta lentement : « Celui-là estun malin. » Cette fois le lieutenant prit vraiment un papier danssa poche et tout en disant : « J’ai copié cet ordre pour vous lemontrer », le remit au flibustier qui le lui prit des mains avec unair incrédule. Le lieutenant Réal regarda le vieux Peyrol quitenait le papier à bout de bras, puis, pliant le bras, essayaitd’ajuster la distance à sa vue, et il se demanda s’il l’avait copiéen caractères assez gros pour que le canonnier Peyrol pût ledéchiffrer aisément. L’ordre disait ceci : « Vous fabriquerez unpaquet de dépêches et de prétendues lettres personnellesd’officiers contenant une claire affirmation, outre des allusionsfaites pour convaincre l’ennemi que la destination de la flotte quel’on arme actuellement à Toulon est l’Égypte, et, de façongénérale, l’Orient. Vous expédierez ce paquet par mer sur un petitbâtiment quelconque faisant voile vers Naples, et vous ferez ensorte que ce bâtiment tombe aux mains de l’ennemi. » Le préfetmaritime avait fait appeler Réal, lui avait montré le paragraphe dela lettre reçue de Paris, avait tourné la page et posé le doigt surla signature « Bonaparte ». Après lui avoir jeté un regardd’intelligence, l’amiral avait remis le papier sous clé dans untiroir et la clé dans sa poche. Le lieutenant Réal avait noté lepassage, de mémoire, aussitôt que l’idée de consulter Peyrol luiétait venue. Le flibustier, non sans plisser les yeux et pincer leslèvres, était venu à bout du papier que le lieutenant reprit enallongeant négligemment le bras. « Eh bien ! qu’est-ce quevous en pensez ? demanda-t-il. Vous comprenez qu’il ne s’agitpas de sacrifier un navire de guerre à cette astuce. Qu’enpensez-vous ? – Plus facile à dire qu’à faire, déclarasèchement Peyrol. – C’est ce que j’ai dit à mon amiral. – C’estdonc un marin d’eau douce, que vous ayez dû lui expliquer ça ?– Non, canonnier, pas du tout. Il m’a écouté en hochant la tête. –Et qu’est-ce qu’il vous a dit, en fin de compte ? – Il m’a dit: « Parfaitement. Avez-vous des idées sur la question ? » etje lui ai dit, écoutez-moi, canonnier, je lui ai dit : « Oui,amiral, je crois que j’ai un homme », et l’amiral m’a aussitôtinterrompu : « Très bien, vous n’avez pas besoin de me parler delui. Je vous confie cette affaire et je vous donne une semaine pourla régler. Quand ce sera fini, faites-moi votre rapport. Enattendant, vous pouvez toujours prendre ce paquet. » Toutes lesfausses lettres et les fausses dépêches étaient déjà préparées,Peyrol. J’ai emporté ce paquet du bureau de l’amiral. Un paquetenveloppé de toile à voile, proprement ficelé et cacheté. Voilàtrois jours que je l’ai en ma possession. Il est en haut dans mavalise. – Ça ne vous avance pas à grand-chose, grommela le vieuxPeyrol. – Non, avoua le lieutenant. Je peux aussi disposer dequelques milliers de francs. – Des francs ! répéta Peyrol, ehbien ! mieux vaut vous en retourner à Toulon et essayer desoudoyer un homme qui voudra bien aller fourrer sa tête dans lagueule du lion anglais. » Réal réfléchit un moment, puis repritlentement : « Je ne voudrais pas parler de ça à n’importe quelhomme. Bien sûr, c’est une mission dangereuse, la chose seraitentendue. – Elle le serait. Et si vous trouviez un garçon avec tantsoit peu d’intelligence dans sa caboche, il essayeraitnaturellement de filer à la barbe de l’escadre anglaise etpeut-être y réussirait-il, et alors que deviendrait votretour ? – On pourrait lui donner une route à suivre. – Oui, etil se pourrait que votre route le fasse justement passer à distancede toute l’escadre de Nelson, car on ne peut jamais dire ce quefont les Anglais. Ils pourraient très bien être justement occupés àfaire de l’eau en Sardaigne. – Il est plus que probable que descroiseurs se trouveraient là et s’empareraient de lui. – Ça sepourrait. Mais ce n’est pas là exécuter la tâche, c’est simplementtenter sa chance. À qui croyez-vous donc parler, à un enfant en basâge sans doute… ou quoi ? – Non, mon cher canonnier. Il faudraavoir des fortes dents d’homme pour défaire ce nœud-là. » Il y eutun moment de silence, puis Peyrol déclara d’un ton dogmatique : «Je vais vous dire ce qu’il en est, lieutenant. À mon avis, c’estexactement le genre d’ordre qu’un marin d’eau douce peut donner àde bons marins. Vous n’allez pas me dire le contraire. –Certainement pas ! reconnut le lieutenant. Et voyez toute ladifficulté. Car, même en supposant que la tartane aille se flanquerau beau milieu de la flotte anglaise, comme si ç’avait étéeffectivement arrangé, ils visiteraient simplement sa cale,fourreraient peut-être le nez ici et là, mais ils n’auraient jamaisl’idée d’aller y chercher des dépêches, n’est-ce pas ? Notrehomme, naturellement, les tiendrait bien cachées, n’est-cepas ? Il faut qu’il ne soit pas au courant. S’il était assezstupide pour les laisser traîner sur le pont, la mèche serait toutde suite éventée. Mais ce que je crois qu’il ferait, ce serait dejeter les dépêches par-dessus bord. – Oui, à moins qu’on ne luidise la nature de l’entreprise, dit Peyrol. – Évidemment, maisquelle somme réussirait à convaincre un homme de s’en aller goûterdes pontons anglais ? – L’homme prendra bel et bien la somme,et ensuite il fera de son mieux pour éviter de se faire attraper.Et s’il ne peut l’éviter, il veillera très soigneusement à ce queles Anglais ne trouvent rien à bord de sa tartane. Non, lieutenant,n’importe quel fichu propre-à-rien possesseur d’une tartane recevrade votre main deux ou trois mille francs le plus sagement dumonde ; mais quant à abuser l’amiral anglais, diable !c’est toute une affaire. Est-ce que vous n’avez pas pensé à toutcela avant de parler aux grandes épaulettes qui vous ont chargé dece travail ? – J’ai vu la difficulté et je lui ai toutexpliqué », répéta le lieutenant en baissant encore davantage lavoix, quoique leur conversation n’eût cessé de se tenir ensourdine, malgré le silence qui régnait dans la maison derrière euxet la solitude des abords de la ferme d’Escampobar. C’était l’heurede la sieste, pour ceux qui pouvaient dormir. Le lieutenant, serapprochant du vieil homme, lui susurra presque ces mots àl’oreille : « Ce que je désirais, c’était vous entendre dire toutcela. Comprenez-vous maintenant le sens de mes paroles ce matin ànotre poste de guet ? Vous rappelez-vous ce que j’aidit ? » Peyrol, tout en regardant dans le vide, murmura d’unton uniforme : « Je me rappelle qu’un officier de marine a essayéde faire perdre pied au vieux Peyrol sans y parvenir. Il se peutbien que je sois disparu, mais je suis encore trop solide pourn’importe quel blanc-bec qui se fâche, le diable sait pourquoi.C’est une bonne chose que vous n’y soyez pas parvenu, sans quoi jevous aurais entraîné avec moi et nous aurions fait notre dernièrecabriole ensemble, au grand divertissement d’un équipage anglais.Jolie fin que c’eût été là ! – Vous ne vous rappelez pas que,quand vous m’avez dit que les Anglais enverraient une embarcationpour fouiller nos poches, je vous ai répondu que ce serait laméthode idéale. » Immobile comme une pierre, tandis que l’autre sepenchait vers son oreille, Peyrol semblait n’offrir à seschuchotements qu’un réceptacle insensible et le lieutenantpoursuivit avec force : « Eh bien ! c’était une allusion àcette affaire ; car voyez-vous, canonnier, qu’eût-il pu yavoir de plus convaincant que de trouver sur moi ce paquet dedépêches ? Quels eussent été leur surprise et leurémerveillement ! Aucun doute n’aurait pu leur venir àl’esprit. Qu’en pensez-vous, canonnier ? Bien sûr quenon ! Je vois d’ici le capitaine de cette corvette mettanttoutes voiles dehors pour aller remettre le paquet entre les mainsde l’amiral. Le secret de la destination de la flotte de Toulontrouvé sur le cadavre d’un officier ! N’aurait-il pas exultéde cette chance prodigieuse ? Mais ils ne l’auraient pasappelée accidentelle ! Non, ils l’auraient appeléeprovidentielle. Je connais un peu les Anglais, moi aussi. Ilsaiment avoir Dieu de leur côté, c’est le seul allié auquel ilsn’aient jamais besoin de donner des subsides. Vous ne trouvez pas,canonnier, que ç’aurait été la méthode idéale ? » Lelieutenant Réal se rejeta en arrière et Peyrol, toujours semblableà l’image sculptée d’une humeur sombre et songeuse, grommeladoucement : « Il est encore temps. Le navire anglais est toujoursdans la Passe. » Il attendit un peu, sans altérer son inquiétanteattitude de statue vivante, avant d’ajouter méchamment : « Vousn’avez pas l’air bien pressé d’aller faire ce plongeon. – Ma foi,je suis presque assez dégoûté de la vie pour le faire », déclara lelieutenant sur le ton de la conversation. « Eh bien ! alorsn’oubliez pas de monter chercher votre paquet avant de partir »,fit Peyrol sur le même ton. « Mais ne m’attendez pas : je ne suispas dégoûté de la vie, moi. Je suis disparu, et cela me suffit. Jen’ai pas besoin de mourir. » À la fin il remua sur son siège,tourna la tête de droite et de gauche, comme pour s’assurer que soncou n’était pas pétrifié, laissa échapper un petit rire et grommela: « Disparu, hein ! Baste, quelle fichue histoire ! »comme si le mot « disparu » eût été une grossière insulte quand onl’inscrit sur un registre devant le nom d’un homme. Cela paraissaitl’ulcérer, ainsi que l’observa le lieutenant avec surprise : oubien était-ce quelque chose d’inarticulé qui l’ulcérait et semanifestait de cette manière amusante ? Le lieutenant, luiaussi, eut un mouvement de colère qui prit feu puis retombaaussitôt et s’acheva par cette réflexion philosophique d’unefroideur mortelle : « Nous sommes victimes de la destinée qui nousa réunis. » Puis son ressentiment le reprit. Pourquoi diablefallait-il qu’il tombât sur cette jeune fille ou cette femme (il nesavait comment il devait la considérer) et qu’il en souffrit siaffreusement ? Lui qui depuis l’enfance, ou presque, s’étaitemployé à détruire en lui toute tendresse. Ces mouvementschangeants de dégoût, d’étonnement en face de lui-même et desdétours inattendus de la vie, lui donnaient un air profondémentabsorbé dont un éclat de Peyrol, non pas tant bruyant que farouche,vint le tirer : « Non, s’écria Peyrol, je suis trop vieux pouraller me rompre les os pour le bon plaisir d’un balourd de soldatqui, à Paris, s’imagine avoir trouvé quelque chose de malin. – Jene vous le demande pas », dit le lieutenant d’un ton extrêmementsévère, que Peyrol aurait appelé un ton de porteur d’épaulettes. «Vieux bandit de mer ! Et ce ne serait pas pour le bon plaisird’un soldat en tout cas. Vous et moi nous sommes français, aprèstout. – Vous avez donc découvert cela ? – Oui, dit Réal. Cematin, en vous écoutant parler sur la falaise, avec cette corvetteanglaise pour ainsi dire à un jet de pierre. – Oui, grogna Peyrol,un navire construit en France ! » (Il se donna un coupretentissant sur la poitrine.) « Ça fait mal là de le voir. J’avaisl’impression que j’aurais pu sauter sur son pont, à moi toutseul ! – Oui, là-dessus, vous et moi, nous nous comprenons,dit le lieutenant. Mais écoutez-moi, l’affaire est beaucoup plusimportante que de reprendre une corvette capturée. En réalité ils’agit de bien plus que de jouer un tour à un amiral. Cela faitpartie d’un vaste plan, Peyrol ! C’est encore un coup qui doitnous aider à remporter une grande victoire en mer. – Nous !dit Peyrol. Je suis un flibustier, moi, et vous un officier demarine. Que voulez-vous dire par nous ? – Je veux dire tousles Français, répondit le lieutenant, ou disons simplement laFrance, que vous avez servie, vous aussi. » Peyrol, dont l’attituded’effigie de pierre s’était humanisée presque malgré lui, fit unsigne de tête approbateur et dit : « Vous avez quelque chose dansla tête. Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Si vous croyezpouvoir vous fier à un flibustier. – Non, je me fie à un canonnierde la République. L’idée m’est venue que pour cette grande affaire,nous pourrions nous servir de cette corvette que vous observezdepuis si longtemps. Car espérer que l’escadre ira capturer unevieille tartane d’une façon qui n’éveille pas de soupçons, il n’yfaut pas songer. – Une idée de terrien », déclara Peyrol avec plusde chaleur qu’il n’en avait jamais montré envers le lieutenantRéal. « Oui, mais il y a cette corvette. Ne pourrait-on s’arrangerpour leur faire avaler toute l’histoire, d’une façon ou d’uneautre ? Vous riez… Pourquoi ? – Je ris parce que ceserait une bonne plaisanterie », fit Peyrol dont l’hilarité fut detrès courte durée. « Cet Anglais-là à bord de sa corvette, il secroit très malin. Je ne l’ai jamais vu, mais j’avais fini par avoirl’impression que je le connaissais comme si c’était mon proprefrère ; mais maintenant… » Il s’arrêta court ; lelieutenant Réal, après avoir observé ce brusque changement decontenance, déclara sur un ton imposant : « Je crois que vous venezd’avoir une idée. – Pas la moindre », répondit Peyrol, reprenantcomme par enchantement son attitude pétrifiée. Le lieutenant ne sedécouragea pas et ne fut pas surpris d’entendre l’effigie de Peyroldéclarer : « Tout de même, on pourrait voir. » Puis brusquement : «Vous aviez l’intention de passer la nuit ici ? – Oui, je vaissimplement descendre à Madrague et faire prévenir la chaloupe quidevait venir aujourd’hui de Toulon, qu’il lui faudra s’en retournersans moi. – Non, lieutenant. Il faut que vous retourniez à Toulonaujourd’hui. Quand vous y serez, il faut tirer de leur trou un oudeux de ces fichus gratte-papier du bureau de la Marine, même s’ilest minuit, pour qu’ils vous délivrent des papiers pour unetartane… oh, appelez-la comme vous voudrez. N’importe quelspapiers. Et alors vous reviendrez aussitôt que possible. Pourquoine pas descendre à Madrague maintenant et voir si la chaloupe n’estpas déjà là. Si elle y est, en partant tout de suite, vous pourriezêtre revenu ici vers minuit. » Il se leva avec impétuosité : lelieutenant se leva lui aussi. Toute son attitude indiquaitl’hésitation. L’aspect de Peyrol ne montrait pas d’animationparticulière, mais son visage de Romain et son aspect grave luidonnaient un fort air d’autorité. « Vous ne voulez pas m’en diredavantage ? demanda le lieutenant. – Non, dit le flibustier.Pas avant que nous ne nous revoyions. Si vous revenez pendant lanuit, n’essayez pas d’entrer dans la maison, attendez dehors. Neréveillez personne. Je serai dans les parages et s’il y a quelquechose à vous dire, je vous le dirai alors. Qu’est-ce que vouscherchez ? inutile de monter chercher votre valise. Vospistolets sont aussi dans votre chambre ? À quoi bon despistolets pour aller simplement à Toulon et en revenir, avec unéquipage de la marine ? » Il mit carrément la main surl’épaule du lieutenant et le poussa doucement vers le sentier quimenait à Madrague. Réal, à ce contact, tourna la tête, et leursregards tendus se croisèrent avec la force concentrée d’uneétreinte entre deux lutteurs. Ce fut le lieutenant qui céda devantle regard inflexiblement résolu du vieux Frère-de-la-Côte. Il cédasous le couvert d’un sourire sarcastique et de cette remarque,faite sur un ton dégagé : « Je vois que vous voulez vousdébarrasser de moi pour une raison quelconque », ce qui ne fit pasle moindre effet sur Peyrol dont le bras lui montrait la directionde Madrague. Quand le lieutenant lui eut tourné le dos, Peyrollaissa retomber son bras ; mais il attendit que le lieutenanteût disparu avant de se retourner lui aussi, et de prendre ladirection opposée.

Chapitre 9

 

Après qu’il eut vu disparaître le lieutenant perplexe, Peyrols’aperçut que son propre cerveau était parfaitement vide. Il se miten devoir de descendre vers sa tartane non sans avoir jeté unregard de côté sur la façade de cette demeure habitée par unproblème très différent. Celui-là attendrait. Se sentant la têteétrangement vide, il éprouva la pressante nécessité d’y faireentrer sans perdre de temps une pensée quelconque. Il dégringolales pentes abruptes, se rattrapa à des buissons, sauta de pierre enpierre avec l’assurance et la précision mécanique que lui donnaitune longue habitude, sans relâcher un seul instant son effort pourdécouvrir un plan défini à se mettre dans la tête. Il pouvaitapercevoir à sa droite la crique, tout éclairée d’une lumière pâle,tandis qu’au-delà s’étendait la Méditerranée, nappe bleu foncé,sans une ride. Peyrol se dirigeait vers le petit bassin où, depuisdes années, il tenait cachée sa tartane, comme un bijou dans uncoffret, sans autre but que de réjouir en secret ses regards ;elle n’avait pas plus d’utilité pratique que n’en a le trésor d’unavare, mais elle était tout aussi précieuse ! En atteignant uncreux du terrain où poussaient des buissons et même quelques brinsd’herbe, Peyrol s’assit pour se reposer. Dans la position où ilétait, le monde visible se limitait pour lui à une pente pierreuse,quelques rochers, le buisson auquel il était adossé et un morceaud’horizon marin complètement désert. Il se rendit compte qu’ildétestait ce lieutenant beaucoup plus quand il ne le voyait pas. Ily avait quelque chose dans ce garçon-là. En tout cas, il s’étaitdébarrassé de lui pour, mettons, huit ou dix heures. Le vieuxflibustier éprouva un malaise, le sentiment fort importun que lastabilité des choses était compromise. Il s’en étonna et la penséequ’il devenait vieux vint de nouveau l’envahir. Il n’ignoraitpourtant pas la vigueur de son corps. Il pouvait encore avancerfurtivement comme un Indien et de son fidèle bâton frapper un hommederrière la tête avec assez de sûreté et de force pour l’assommercomme un bœuf. C’est précisément ce qu’il avait fait pas plus tardque la nuit précédente à deux heures du matin, il n’y avait pasdouze heures de cela, le plus aisément du monde et sans éprouverune sensation d’effort excessif. Cette pensée le réconforta. Maisil ne pouvait toujours pas trouver une idée à se mettre dans latête. Pas ce qu’on eût pu appeler une véritable idée. Cela refusaitde venir. Inutile de rester là à l’attendre.

Il se leva et, en quelques enjambées, il parvint à une crêtepierreuse d’où il découvrit le bout blanc et arrondi des deux mâtsde sa tartane. La coque lui en était cachée par la configuration durivage dont le détail le plus visible était un grand rocher plat.C’était à cet endroit que, moins de douze heures auparavant,Peyrol, incapable de dormir dans son lit, et qui était descendupour essayer de trouver le sommeil à bord de sa tartane, avait vu,au clair de lune, un homme debout, penché au-dessus de son navireet qui l’examinait à loisir. Une silhouette de formecaractéristique, noire et fourchue, qui certainement n’avait rien àfaire là. Peyrol, par une déduction soudaine et logique, s’étaitdit : « Débarqué d’un canot anglais. » Pourquoi, comment, dans quelbut, il ne s’attarda pas à y réfléchir. Il s’empressa d’agir, enhomme longtemps accoutumé à se trouver à l’improviste aux prisesavec les situations critiques les plus inattendues. La silhouettenoire, plongée dans une sorte de stupeur attentive, n’entenditrien, ne soupçonna rien. Le gros bout du gourdin s’abattit sur satête comme un coup de tonnerre tombant d’un ciel bleu. Les paroisdu petit bassin retentirent du choc. Mais l’homme n’avait pas eu letemps de l’entendre. La force du coup avait envoyé le corps inanimérouler du bord du rocher plat jusque dans la cale ouverte de latartane qui fit entendre un bruit de tambour voilé. Peyrol n’auraitpas pu faire mieux à vingt ans. Non. Ni même si bien. Ç’avait étérapide, bien conçu, et ce bruit de tambour voilé fut suivi d’unparfait silence, sans un soupir, sans un gémissement. Peyrolcontourna au pas de course un petit promontoire à l’extrémitéduquel le rivage s’abaissait au niveau de la lisse[72] de la tartane, et sauta à bord. Lesilence demeurait complet sous ce froid clair de lune et parmi lesombres profondes des rochers. Il était complet, car Michel quicouchait toujours sous le demi-pont d’avant, éveillé en sursaut parle choc qui avait fait trembler toute la tartane, en avait perdul’usage de la parole. La tête dépassant à peine du demi-pont,immobilisé à quatre pattes et tremblant violemment comme un chienqu’on vient de laver à l’eau chaude, il n’osait avancer plus loin,terrorisé par ce cadavre ensorcelé qui venait de tomber à bord enfendant les airs. Il ne l’aurait touché pour rien au monde. Lesmots : « Es-tu là, Michel ? » prononcés à mi-voix, agirent surlui comme un tonique moral. Ce n’était donc pas un acte duMalin ; ce n’était pas de la sorcellerie ! Et même sic’en était, maintenant que Peyrol était là, Michel n’avait pluspeur. Il ne hasarda pas la moindre question tout en aidant Peyrol àretourner le corps flasque. Le visage était couvert de sang par unecoupure au front qu’il s’était faite en tombant sur le tranchant dela carlingue[73]. Si la tête n’avait pas étécomplètement écrasée et les membres brisés, c’est que, en décrivantsa parabole dans l’air, la victime de cette curiosité indue avaittouché et cassé comme une simple carotte un des haubans du mâtd’avant. En levant les yeux par hasard, Peyrol remarqua cette corderompue, et posa aussitôt la main sur la poitrine de l’homme. « Lecœur bat encore, murmura-t-il. Va allumer la lampe de la cabine,Michel. – Vous allez porter cet objet dans la cabine ? – Oui,dit Peyrol. La cabine est habituée à ce genre d’objets. » Et il sesentit soudain plein d’amertume. « Cette cabine a été un piègemortel pour des gens que ce gaillard-là, quel qu’il soit, ne vautpas. » Tandis que Michel était allé exécuter l’ordre qu’il avaitreçu, Peyrol parcourait des yeux les rives du bassin, car il nepouvait se défaire de l’idée qu’il devait y avoir d’autres Anglaisdissimulés dans les parages. Qu’une des embarcations de la corvettefût encore dans la crique, il n’avait pas le moindre doute à cetégard. Quant à la raison qui l’y avait fait venir, elle étaitincompréhensible. Seul, le corps inanimé qui gisait à ses piedsaurait peut-être pu le lui dire : mais Peyrol avait peu d’espoirqu’il pût jamais retrouver la parole. Si ses camarades étaientpartis à sa recherche, il y avait tout juste une petite chancequ’ils ne découvrissent pas l’existence du bassin. Peyrol se baissapour tâter le corps d’un bout à l’autre. Il ne trouva sur luiaucune arme. Rien qu’un couteau de poche attaché à un cordon passéautour du cou. Michel, l’obéissance incarnée, une fois revenu del’arrière, reçut l’ordre de verser deux seaux d’eau salée sur latête ensanglantée dont le visage était levé vers la lune. Descendrele corps dans la cabine n’alla pas sans mal. Il était lourd. Onl’étendit de tout son long sur un caisson et une fois que Michellui eut avec une étrange minutie placé les bras le long du corps,il eut l’air incroyablement rigide. La tête ruisselante, auxcheveux trempés, avait l’air d’être celle d’un noyé avec unebalafre rose et béante sur le front. « Va sur le pont faire leguet, dit Peyrol. Il est encore possible que nous ayons à nousbattre avant la fin de la nuit. » Une fois Michel parti, Peyrolcommença par enlever rapidement sa vareuse et tira sa chemisepar-dessus sa tête. C’était une chemise très fine. LesFrères-de-la-Côte, à leurs moments de loisir, n’étaient pas du toutune bande de gens déguenillés, et le canonnier Peyrol avaitconservé le goût du beau linge. Il déchira la chemise en longuesbandes, s’assit sur le coffre et prit sur ses genoux la têtemouillée. Il la banda avec une certaine adresse, en opérant aussicalmement que s’il se fût agi de travaux pratiques sur unmannequin. Puis Peyrol, en homme d’expérience, prit la maininanimée et lui tâta le pouls. La vie ne s’était pas encore enfuie.Le flibustier, nu jusqu’à la ceinture, ses bras puissants croiséssur la fourrure grise de sa poitrine dénudée, garda son regardbaissé sur ce visage inerte posé sur ses genoux et dont les yeuxétaient paisiblement fermés sous la bande blanche qui lui couvraitle front. Il examina cette mâchoire épaisse, bizarrement associée àune certaine rondeur des joues, à un nez remarquablement large maisà bout pointu, avec un petit creux sur l’arête, marque naturelle ouqui provenait peut-être de quelque ancienne blessure. Un visaged’argile brune, taillé à coups de serpe, et dont les paupièresfermées portaient d’épais cils noirs qui semblaientartificiellement jeunes sur cette physionomie vieille de quaranteans au moins ; et Peyrol pensait à sa jeunesse. Non pas lasienne propre ; celle-là il ne se souciait jamais de laretrouver, mais il pensait à la jeunesse de cet homme, à l’aspectque ce visage avait dû avoir vingt ans plus tôt. Tout à coup, ilchangea de position et approchant ses lèvres de l’oreille de cettetête inanimée, hurla de toute la force de ses poumons : « Holà,holà ! réveille-toi, camarade ! » Il y avait de quoiréveiller un mort, semblait-il. Un faible : « Voilà ! voilà. »fut la seule réponse qui lui parvint de loin et, peu après, Michelpassa la tête par la porte de la cabine avec une grimace anxieuseet une lueur dans ses yeux ronds. « Vous avez appelé, maître ?– Oui, dit Peyrol. Viens m’aider à le déplacer. – Par-dessusbord ? » murmura Michel avec empressement. « Non, dit Peyrol,sur cette couchette. Doucement ! Ne lui cogne pas la tête, »cria-t-il avec une tendresse inattendue. « Étends une couverturesur lui. Reste dans la cabine et tiens son pansement humecté d’eausalée. Je crois que personne ne viendra te déranger cette nuit. Jevais jusqu’à la maison. – Le lever du jour approche », remarquaMichel. C’était une raison de plus qui faisait que Peyrol voulaitretourner en hâte à la maison et grimper à sa chambre sans être vu.Il passa sa vareuse à même sa peau, ramassa son gourdin, recommandaà Michel de ne laisser cet étrange oiseau sortir de la cabine sousaucun prétexte. Convaincu que l’homme ne referait jamais un pas desa vie, Michel accueillit ces instructions sans émotionparticulière. Le jour avait commencé à poindre depuis un momentlorsque Peyrol, montant à Escampobar, eut, en se retournant parhasard, la chance de voir de ses propres yeux le canot du navire deguerre anglais qui sortait de la crique à la rame. Cela confirmases suppositions, mais ne lui en rendit pas la cause plus claire.Perplexe et inquiet, il atteignit la maison en passant par la cour.Toujours la première levée, Catherine se tenait près de la porteouverte de la cuisine. Elle s’écarta et l’eût laissé passer sansrien dire si Peyrol lui-même ne lui avait demandé à voix basse : «Rien de nouveau ? » Et du même ton, elle lui répondit : « Elles’est mise à vagabonder la nuit. » Peyrol se glissa silencieusementjusqu’à sa chambre d’où il redescendit une heure plus tard, commes’il y avait passé toute la nuit dans son lit. C’est cette aventurenocturne qui avait affecté le caractère de la conversation du matinentre Peyrol et le lieutenant. Pour diverses raisons, il avaittrouvé la chose particulièrement pénible. Une fois débarrassé deRéal pour plusieurs heures, le flibustier avait à s’occuper de cetautre intrus qui venait compromettre la paix de la fermed’Escampobar, paix tendue et incertaine, d’origine sinistre. Assissur le rocher, les yeux négligemment fixés sur les quelques gouttesde sang qui trahissaient sous le regard du Ciel son ouvrage de lanuit précédente, Peyrol, tout en s’efforçant de trouver quelquechose de précis à quoi penser, crut entendre comme le bruit sourddu tonnerre. Si faible qu’il fût, il n’en remplissait pas moinstout le bassin. Il en devina aussitôt la nature et toute perplexitédisparut de son visage. Ramassant son gourdin, il se mit sur piedbrusquement en murmurant : « Il n’est pas mort du tout », et il seprécipita à bord de la tartane. Sur le pont arrière, Michel étaitaux aguets. Il avait exécuté les ordres reçus au bord du puits. Laporte de la cabine était non seulement assurée par le très visiblecadenas, mais encore étayée par un espar qui la rendait aussi fermequ’un roc. Le bruit de tonnerre semblait sortir comme parenchantement de son immuable matière. Un moment, le bruit cessa,puis l’on entendit une sorte de grognement continu, comme celuid’un dément. Ensuite, le bruit de tonnerre reprit, Michel déclara :« Voilà la troisième fois qu’il se livre à ce jeu. – Il n’y met pasbeaucoup de force, remarqua Peyrol gravement. – Qu’il puissesimplement le faire, c’est un miracle », dit Michel, manifestantune certaine surexcitation. « Il est debout sur l’échelle et tapedans la porte avec son poing. Il va mieux. Il a commencé environune demi-heure après que je suis revenu à bord. Il a tambourinépendant un moment et alors il est dégringolé de l’échelle. Je l’aientendu. J’avais l’oreille collée à l’écoutillon[74]. Ilest resté étendu par terre à se parler à lui-même un bon moment etpuis il a recommencé. » Peyrol s’approcha de la descente pendantque Michel déclarait : « Il va continuer indéfiniment. On ne peutpas l’arrêter. » « Easy there », dit Peyrol d’une voix grave etautoritaire. « Time you finish that noise[75]. » Cesmots amenèrent instantanément un silence de mort. Michel cessa degrimacer. Il était ébahi du pouvoir de ces quelques mots dans unelangue étrangère. Peyrol, de son côté, se mit à sourire légèrement.Il n’avait pas prononcé une phrase en anglais depuis des siècles.Il attendit complaisamment que Michel eût ôté la barre, puisdécadenassé la porte de la cabine. Une fois la porte ouverte, illança cet avertissement : « Dégage ! », et il descendit àreculons avec beaucoup de calme, après avoir donné l’ordre à Micheld’aller à l’avant et d’ouvrir l’œil. En bas, l’homme à la têtebandée était penché sur la table et ne cessait de jurer d’une voixfaible. Peyrol, après l’avoir écouté un moment, comme quelqu’un quireconnaîtrait un air entendu bien des années auparavant, y mit unterme en disant d’une voix grave : « Ça suffit ! » Puis, aprèsun moment de silence, il ajouta : « Tu as l’air bien malade,hein ! Sick[76], commetu dirais », et, d’un ton qui, s’il n’était pas tendre, n’était entout cas certainement pas hostile : « On va arranger ça. – Quiêtes-vous ? » demanda le prisonnier, l’air effrayé et enlevant rapidement le bras pour se protéger la tête du coup quiallait venir. Mais la main levée de Peyrol lui retomba seulementsur l’épaule avec une tape cordiale qui le fit s’asseoir soudainsur un caisson, à moitié affaissé et sans pouvoir parler. Si hébétéqu’il fût, il put voir toutefois que Peyrol ouvrait un placard eten sortait une petite dame-jeanne et deux gobelets de fer-blanc. Ilreprit courage pour dire d’un ton plaintif : « J’ai la gorge commede l’amadou. » Puis d’un ton soupçonneux : « Est-ce vous qui m’avezcassé la tête ? – C’est moi », admit Peyrol, en s’asseyant del’autre côté de la table et en se renversant en arrière pourconsidérer à loisir son prisonnier. « Pourquoi diable avez-vousfait cela ? » demanda l’autre avec une sorte de faible fureurqui laissa Peyrol impassible. « Parce que tu es venu fourrer tonnez où tu n’avais que faire. Tu comprends ? Je te vois là, àla lueur de la lune, penché, dévorant des yeux ma tartane. Tu nem’as pas entendu, hein ? – Je crois que vous marchiez dansl’air. Est-ce que vous aviez l’intention de me tuer ? – Oui,plutôt que de te laisser retourner raconter toute une histoire àbord de ta sacrée corvette. – Eh bien ! vous avez maintenantune chance de m’achever. Je suis aussi faible qu’un petit chat. –Comment dis-tu ça ? Un petit chat ? Ha, ha, ha ! »Peyrol se mit à rire. « Tu en fais un joli petit chat ! » Ilsaisit la petite dame-jeanne par le goulot et se mit à remplir lesgobelets. « Là », continua-t-il en en poussant un vers leprisonnier, « ça se laisse boire, ça. » Symons était dans un telétat que le coup semblait lui avoir enlevé tout pouvoir derésistance, toute faculté de surprise, et même, tous les moyensqu’a un homme de s’affirmer, à l’exception d’un amer ressentiment.Sa tête lui faisait mal, il lui semblait qu’elle était énorme, troplourde pour son cou et comme remplie d’une fumée chaude. Tandisqu’il buvait, Peyrol l’observait fixement ; d’un mouvementincertain il reposa le gobelet sur la table. Un moment on l’eût cruassoupi, mais bientôt un soupçon de couleur vint rendre plus foncéson teint de bronze. Il se redressa sur son caisson et dit d’unevoix forte : « Vous m’avez joué un sacrément sale tour, dit-il.Vous trouvez cela viril de marcher dans l’air derrière le dos d’untype et de l’assommer comme un bœuf ? » Peyrol fit avec calmeun signe d’assentiment et se mit à boire à petites gorgées. « Si jet’avais trouvé n’importe où ailleurs qu’en train d’examiner matartane, je ne t’aurais rien fait. Je t’aurais laissé rejoindre toncanot. Où était-il, ton sacré canot ? – Comment pourrais-je ledire ? Je ne sais pas où je suis. Je ne suis jamais venu iciavant. Il y a combien de temps que je suis ici ? – Oh ! àpeu près quatorze heures, répondit Peyrol. – Il me semble que matête va tomber si je remue, grogna l’autre… Vous êtes un sacrébousilleur, voilà ce que vous êtes. – Pourquoi un bousilleur ?– Pour ne pas m’avoir achevé tout de suite. » Il s’empara de latimbale et la vida d’un trait. Peyrol se mit à boire aussi, sans leperdre des yeux. Il posa sa timbale avec une extrême douceur et ditd’une voix lente : « Comment pouvais-je savoir que c’étaittoi ? J’ai tapé assez fort pour fêler le crâne de tout autrehomme. – Qu’est-ce que vous racontez ? Qu’est-ce que voussavez de mon crâne ? Où voulez-vous en venir ? Je ne vousconnais pas, canaille à cheveux blancs, qui vous promenez la nuitpour aller frapper par-derrière sur la tête des gens. Avez-vousaussi réglé le compte de notre officier ? – Ah, oui ! Tonofficier. Qu’est-ce qu’il est venu faire ? Quels ennuisveniez-vous causer ici d’ailleurs, vous autres ? – Est-ce quevous pensez qu’on le dit à l’équipage d’un canot ? Allez ledemander à notre officier. Il venait de monter là-haut par le ravinquand voilà notre patron qui a la frousse : « Tu as le pied léger,Sam, qu’il me dit, eh bien, va en douce faire le tour de la criquepour voir si, de l’autre côté, on peut apercevoir notre canot. » Ehbien, je ne distinguais rien du tout. Ça allait. Mais j’ai eul’idée de grimper un peu plus haut dans les rochers… » Il s’arrêtad’un air assoupi. « C’était stupide de ta part », remarqua Peyrolsur un ton d’encouragement. « Je me serais attendu à voir unéléphant dans l’intérieur des terres, plutôt qu’un bâtiment dans unbassin qui n’avait pas l’air plus grand que ma main. Je ne pouvaispas comprendre comment il s’était introduit là. J’ai pas pu meretenir de descendre pour me rendre compte – et tout ce que jesais, c’est qu’ensuite je me suis retrouvé étendu sur le dos, latête bandée, sur une couchette, dans cette niche qui tient lieu decabine ici. Vous ne pouviez pas me héler et engager le combat dansles règles, vergue à vergue ? Vous m’auriez eu tout de même,car, en fait d’arme, je n’avais rien d’autre que le couteau quevous m’avez volé. – Il est là sur la planchette », dit Peyrol en sedétournant. « Non, mon vieux, je ne voulais pas risquer de te voirouvrir les ailes pour t’envoler. – Vous n’aviez rien à craindrepour votre tartane. Notre canot ne cherchait pas de tartane. Onn’aurait pas accepté votre tartane en cadeau. On en voit desdouzaines chaque jour, de ces tartanes. » Peyrol remplit de nouveaules deux gobelets. « Ah, oui, vous voyez peut-être beaucoup detartanes mais celle-ci n’est pas comme les autres. Comment, toi quies marin, tu n’as pas vu qu’elle avait quelque chosed’extraordinaire. – Tonnerre de Dieu ! cria l’autre. Commentvoulez-vous que j’aie pu voir quoi que ce soit ? Je venaisjuste de remarquer que ses voiles étaient enverguées[77] quand votre massue est venue me tapersur la tête. » Il porta les mains à sa tête et se prit à gémir. «Seigneur ! on dirait que je n’ai pas dessoûlé depuis un mois.» Le prisonnier de Peyrol avait en effet un peu l’air de s’êtrefait ouvrir le crâne dans une rixe d’ivrognes. Mais Peyrol ne luitrouvait pas un aspect répugnant. Le flibustier gardait un tendresouvenir de la vie de pirate qu’il avait menée, avec son espritanarchique et son vaste théâtre d’opérations, jusqu’au moment où lebouleversement des choses dans l’océan Indien et d’étonnantesrumeurs venues de l’autre bout du monde l’eurent fait réfléchir surla nature précaire de cette existence. C’était vrai qu’il avaitdéserté le pavillon français quand il était tout jeune, mais alors,ce drapeau était blanc, maintenant c’était un drapeau tricolore. Ilavait connu la pratique de la liberté, de l’égalité et de lafraternité telles qu’on les entendait dans les repaires avoués ousecrets de la confrérie des Frères-de-la-Côte. Si bien que pour luile changement, à en croire ce qu’en disaient les gens, ne devaitpas être bien grand. Le flibustier avait aussi ses idéespersonnelles et positives sur la valeur de ces trois mots. LaLiberté : tenir sa place dans le monde si on le peut ;l’Égalité, oui ! Mais jamais un groupe d’hommes n’a mené àbien quoi que ce soit sans un chef. Tout cela valait ce que celavalait. Quant à la Fraternité, il la considérait un peudifféremment. Des frères pouvaient bien naturellement se querellerentre eux. C’était dans une compagnie de Frères-de-la-Côte, aucours d’une violente querelle soudain devenue enflammée qu’il avaitreçu la plus dangereuse blessure de sa vie. Mais Peyrol n’en avaitconservé de rancune contre personne. À son avis, tout membre de laconfrérie avait droit à l’aide de tous les autres contre le restedu monde. Et il se retrouvait là assis en face d’un Frère dont ilavait cogné la tête pour des raisons acceptables. Il était là, del’autre côté de la table, l’air échevelé, ahuri, perplexe, furieux: et sa tête avait été aussi solide que lorsque, bien des annéesauparavant, un Frère, d’origine italienne, lui avait donné lesurnom de « Testa Dura[78] », enune circonstance quelconque, une partie de lutte à coups de tête,sans doute ; de même que lui, Peyrol, pendant un certaintemps, avait été connu, des deux côtés du détroit de Mozambiquesous le nom de Poigne-de-Fer après avoir joué à bout de bras unjour, en présence des Frères-de-la-Côte, avec la trachée artèred’un turbulent sorcier nègre qui avait un tour de poitrineprodigieux. Les gens du village s’étaient empressés d’apporter lesvictuailles qu’on réclamait d’eux, et le sorcier n’avait plusjamais été le même. Ç’avait été une belle démonstration. Oui,c’était Testa Dura, à n’en pas douter ; ce jeune néophyte deleur ordre (Peyrol n’avait jamais su ni où ni comment on l’avaitrecruté), étranger au campement, naïf et très impressionné par lacompagnie de bravaches cosmopolites dans laquelle il se trouvait.Il s’était attaché à Peyrol de préférence à quelques-uns de sescompatriotes – il y en avait plusieurs dans cette bande – et il luicourait après comme un petit chien : assurément il avait agi en boncamarade lors de cette blessure qui n’avait ni tué ni domptéPeyrol, mais qui lui avait seulement donné le loisir de réfléchirsur la conduite de sa propre vie. Peyrol avait eu le premiersoupçon de cette stupéfiante réalité, pendant qu’il bandait la têtede l’homme à la lueur de la lampe fumeuse. Du moment que l’hommevivait encore, Peyrol n’avait pas le pouvoir de l’achever ni de lelaisser sans secours comme un chien. Et puis c’était un marin.Qu’il fût anglais n’empêchait pas Peyrol d’éprouver à son égard dessentiments mélangés, parmi lesquels la haine n’avait certainementaucune place. Parmi les Frères-de-la-Côte, c’était les Anglaisqu’il préférait. Il avait aussi rencontré chez eux cetteappréciation particulière et loyale qu’un Français doué decaractère et de capacités obtiendra plutôt des Anglais que de touteautre nation. Peyrol avait été parfois chef, sans avoir jamaisguère cherché à l’être, car il n’était pas ambitieux. La place dechef lui revenait, la plupart du temps, dans des moments plus oumoins critiques et, quand elle lui était échue, c’était sur lesAnglais qu’il s’était généralement surtout reposé. Ce jeune garçonétait donc devenu ce marin de la marine de guerre anglaise !Il n’y avait rien d’impossible dans le fait même. On trouvait desFrères-de-la-Côte sur toutes sortes de navires et dans toutessortes d’endroits. Peyrol en avait bien rencontré un une fois sousl’aspect d’un très vieil et misérable infirme qui exerçait laprofession de mendiant sur les marches de la cathédrale deManille[79] ; et il l’avait laissé plus richede deux grosses pièces d’or à ajouter à son magot insoupçonné. Onparlait d’un Frère-de-la-Côte qui était devenu mandarin en Chine etPeyrol croyait cela. On ne savait jamais où et dans quellesituation on allait retrouver un Frère-de-la-Côte. L’étonnant,c’était que celui-ci fût venu le chercher, pour se mettre sous songourdin. La plus grande préoccupation de Peyrol avait été, durantcette matinée de dimanche, de cacher toute cette aventure aulieutenant Réal. Car contre un porteur d’épaulettes, la protectionmutuelle était le premier des devoirs entre Frères-de-la-Côte. Lecaractère inattendu de cette obligation, qui se présentait à luivingt ans après, lui donnait une force extraordinaire. Ce qu’ilallait faire de cet homme, il n’en savait rien, mais, depuis lematin, la situation avait changé. Peyrol avait reçu la confidencedu lieutenant et avait conclu une entente avec lui de manièreparticulière. Il se plongea dans une profonde méditation. « Sacréetête dure », murmura-t-il sans changer de position. Peyrol était unpeu fâché que l’autre ne l’eût pas reconnu. Il ne pouvait imaginercombien il eût été difficile pour Symons d’identifier ce corpulentpersonnage aux mouvements lents et aux cheveux blancs avec l’objetde sa juvénile admiration : le Frère français aux boucles brunes etdans la force de l’âge que tout le monde admirait tellement. Peyrolsortit de sa méditation en entendant l’autre déclarer tout à coup :« Je suis anglais, moi, et je ne suis pas disposé à mettre lespouces devant qui que ce soit. Qu’allez-vous faire de moi ? –Je ferai ce qui me plaira », répondit Peyrol qui venait de se poserexactement la même question. « Alors, faites vite, quoi que vousdécidiez. Je me moque pas mal de ce que vous ferez, maisdépêchez-vous de le faire. » Il essaya d’appuyer sur les mots, maisà la vérité les derniers lui échappèrent d’une voix balbutiante etle vieux Peyrol en fut touché. Il pensa que s’il le laissait boireencore le gobelet plein qui était devant lui, il serait sûrementivre mort. Mais il prit ce risque. Aussi se contenta-t-il derépondre : « Allons, bois. » L’autre ne se le fit pas dire deuxfois, mais il ne pouvait qu’avec peine maîtriser les mouvements deson bras tendu vers le gobelet. Peyrol leva le sien très haut. «Trinquons, hein ? » proposa-t-il. Mais malgré son étatprécaire, l’Anglais demeura rancunier. « Du diable si j’yconsens ! » s’écria-t-il avec indignation, quoique d’une voixsi faible que Peyrol dut tendre l’oreille pour saisir les mots. «Il faut d’abord m’expliquer ce que signifiait cette façon de mecogner sur la tête. » Il se mit à boire, sans cesser de regarderPeyrol d’une manière qui voulait être insultante, mais qui parut àPeyrol si enfantine qu’il en éclata de rire. « Sacré imbécile,va ! Ne t’ai-je pas dit que c’était à cause de latartane ? S’il n’y avait eu la tartane, je ne me serais pasmontré. Je serais resté tapi derrière un buisson comme un – commentappelez-vous ça ? – un lièvre ! » L’autre, qui subissaitles effets de l’alcool, le regardait d’un air franchementincrédule. « Toi, tu n’as pas d’importance, reprit Peyrol.Ah ! si tu avais été un officier, je serais allé te cherchern’importe où. Tu m’as dit que ton officier avait remonté leravin ? » Symons poussa un soupir profond et satisfait. «C’est le chemin qu’il a pris. Nous avons entendu dire à bord qu’ily avait une maison par ici. – Ah ! il est allé à cettemaison ! dit Peyrol. Ma foi, s’il y est allé, il doit biens’en repentir. Il y a une demi compagnie d’infanterie cantonnéedans cette ferme. » Le marin anglais n’eut pas de peine à gober cemensonge inspiré. Tous les marins de l’escadre du blocus savaientparfaitement qu’il y avait des soldats en garnison sur de nombreuxpoints de la côte. Aux diverses expressions qui avaient passé surle visage de cet homme en train de se remettre d’un long étatd’inconscience, vint s’ajouter une nuance d’effroi. « Pourquoidiable ont-ils été fourrer des soldats sur ce bout de rocher ?demanda-t-il. – Oh ! des postes de signalisation ou quelquechose de ce genre. Je ne vais pas tout te raconter. Voyons !Tu pourrais bien t’enfuir. » Cette phrase atteignit Symons àl’endroit le plus sobre de toute sa personne. Il se passait doncdes choses. M. Bolt était prisonnier. Mais la principale idée quis’éveilla dans son esprit confus, c’était qu’avant peu on allait lelivrer à ces soldats. La perspective de la captivité le faisaitdéfaillir et il résolut de faire autant de difficultés qu’il lepourrait. « Vous serez obligé de me faire porter par certains deces soldats. Je refuserai de marcher. Rien à faire, après qu’on m’apresque défoncé le crâne en me frappant par-derrière. Je vous ledis carrément ! Je refuse de marcher. Pas un seul pas. Ilfaudra me porter à terre. » Peyrol se contenta de secouer la têted’un geste apaisant. « Allez chercher tout de suite quatre hommeset un caporal ! » reprit Symons avec obstination, « je veuxêtre fait prisonnier dans les règles. Qui diable êtes-vous ?Vous n’avez aucun droit de vous mêler de tout cela. Je crois bienque vous devez être un civil. Un marinero[80]ordinaire, même si vous vous faites appeler autrement. Et vousm’avez l’air d’un assez louche marinero par-dessus le marché. Oùavez-vous appris l’anglais ? En prison, hein ? Vousn’allez pas me garder dans cette sacrée niche à bord de votretartane de quatre sous. Allez chercher ce caporal, je vous dis. »Il sembla exténué tout à coup et murmura seulement : « Je suis unAnglais, parfaitement. » La patience de Peyrol était positivementangélique. « Ne parle pas de la tartane », dit-il avec force enarticulant le plus clairement possible. « Je t’ai dit qu’elle n’estpas comme les autres. Pour la bonne raison qu’elle sert decourrier. Chaque fois qu’elle prend la mer, elle fait un pied denez[81] à tous vos croiseurs anglais. Je puisbien te dire ça, parce que tu es mon prisonnier. Tu ne vas pastarder à apprendre le français maintenant. – Qui êtes-vous ?Le gardien de cette baille, ou quoi ? » demanda Symons,toujours impavide. Mais le mystérieux silence de Peyrol finitapparemment par l’intimider. Il se trouva tout d’un coup trèsabattu et se mit à maudire d’un ton languissant toutes lesexpéditions en canot, le patron de la chaloupe et sa propremalchance. Peyrol resta alerte et attentif, en homme qui surveilleune expérience, tandis qu’au bout d’un moment on eût dit à voir lafigure de Symons qu’il venait d’être frappé d’un nouveau coup demassue, moins violent que le premier. Une taie s’étendit sur sesyeux ronds et les mots de « louche marinero » franchirent seslèvres d’une voix aussi faible que celle d’un mourant. Pourtanttelle était la force de résistance de sa tête qu’il put encore seressaisir suffisamment pour dire à Peyrol d’un ton insinuant : «Allons, grand-père ! » Il essaya de pousser à travers la tablele gobelet qui se renversa. « Allons ! finissons ce qu’il y adans votre minuscule bouteille. – Non », dit Peyrol en ramenant labouteille de son côté et en y mettant le bouchon. « Non ? »répéta Symons d’un ton incrédule en regardant fixement ladame-jeanne. « Vous devez être un bousilleur. » Il essaya d’en direplus sous le regard vigilant de Peyrol, échoua une ou deux fois et,tout à coup, prononça le mot « cochon » si correctement que levieux Peyrol en sursauta ; après quoi, il devint inutile de leregarder davantage. Peyrol s’empressa de mettre sous clé ladame-jeanne et les gobelets. Quand il se retourna, il vit leprisonnier presque allongé de tout son long sur la table, etparfaitement silencieux ; pas même un ronflement. Quand Peyrolse retrouva dehors, en tirant la porte de la cabine derrière lui,Michel accourut à l’avant pour recevoir les ordres du patron : maiscelui-ci resta si longtemps sur le pont arrière à méditerprofondément, la main devant la bouche, que Michel se sentitdevenir nerveux et hasarda cette remarque enjouée : « On diraitqu’il ne va pas mourir ? – Il est mort », dit Peyrol avec unaccent de sombre gaieté. « Ivre mort. Et vraisemblablement tu ne mereverras pas avant demain, à un moment ou à un autre. – Maisqu’est-ce que je dois faire ? demanda Michel timidement. –Rien, dit Peyrol. Il va sans dire que tu ne le laisseras pas mettrele feu à la tartane. – Mais en supposant, insista Michel, qu’ilfasse mine de vouloir s’enfuir. – Si tu vois qu’il essaye des’enfuir », dit Peyrol avec une solennité affectée, « alors,Michel, tu n’auras qu’à t’écarter de son chemin aussi rapidementque tu le pourras. Un homme qui essayerait de s’enfuir avec unetête dans l’état où est la sienne ne ferait de toi qu’une bouchée.» Il ramassa son gourdin, descendit à terre et s’éloigna sans mêmejeter un regard à son fidèle séide. Michel l’écouta grimper parmiles pierres et l’expression absolument et complètementdécontenancée que prit alors son visage d’habitude aimable et vide,lui donna une sorte de dignité.

Chapitre 10

 

Ce n’est qu’une fois parvenu au terre-plein qui s’étendaitdevant la maison que Peyrol prit le temps de s’arrêter et dereprendre contact avec le monde extérieur.

Pendant qu’il était resté enfermé avec son prisonnier, le ciels’était couvert d’une légère couche de nuages, par un de cesbrusques changements du temps qui ne sont pas rares enMéditerranée. Cette vapeur grise, en mouvement très haut, toutcontre le disque du soleil, semblait élargir l’espace derrière sonvoile et ajouter à l’étendue d’un monde dépourvu d’ombres, non plusun monde étincelant et dur, mais dont tous les contours de sesmasses et la ligne d’horizon s’adoucissaient, comme prêts à sedissoudre dans l’immensité de l’infini.

Indifférente et familière aux yeux de Peyrol, palpable et vaguetout ensemble, l’étendue de la mer changeante avait pâli sous lepâle soleil par une réaction mystérieuse et émotive. Cette grandepièce d’eau ovale et assombrie vers l’ouest s’enveloppait aussi demystère : et mystérieuse également semblait cette large allée bleuequi persistait sur l’argent terne de l’eau, en une courbeparabolique magistralement décrite par un doigt invisible, commesymbole d’une errance sans fin. La façade de la maison aurait puêtre celle d’une habitation dont les habitants eussent fui soudain.Dans le haut du bâtiment, la fenêtre de la chambre du lieutenant(vitre et volet) était restée ouverte. Près de la porte de lasalle, la fourche d’écurie posée contre le mur semblait avoir étéoubliée par le sans-culotte. Cet aspect d’abandon frappa Peyrolavec plus de force que d’ordinaire. Il avait tellement pensé à tousces gens que de n’en trouver là aucun lui parut étrange et mêmeinquiétant. Il avait, au cours de sa vie, vu bien des endroitsabandonnés, des huttes d’herbe, des fortins de terre, des palais derois, des temples d’où avaient fui toutes les âmes en robe blanche.Les temples, il est vrai, ne paraissaient jamais tout à faitdéserts. Les dieux se cramponnaient à leur domaine. Les yeux dePeyrol se posèrent sur le banc accoté au mur de la salle. Dans lecours habituel des choses, il aurait dû être occupé par lelieutenant qui s’y asseyait d’ordinaire pendant des heures sanspresque remuer, comme une araignée qui épie la venue d’une mouche.Cette comparaison paralysante immobilisa un moment Peyrol, labouche tordue, les sourcils froncés, devant la vision évoquée,précise et colorée, de Réal, image plus troublante que ne l’avaitjamais été la réalité.

Il revint à lui brusquement. « Qu’est-ce que c’était que cegenre d’occupation, cré nom de nom ? »

Regarder ainsi ce bête de banc sans personne dessus ?Est-ce qu’il perdait la tête, ou bien vieillissait-il vraiment à cepoint-là ? Il avait remarqué que des vieillards se laissaientaller comme cela. Mais il avait, lui, quelque chose à faire. Ilfallait avant tout aller voir ce que devenait la corvette anglaisedans la Passe.

Tandis qu’il se dirigeait vers le poste d’observation sur lahauteur, à l’endroit où le pin se penchait, dépassant du bord de lafalaise comme si une curiosité insatiable l’eût maintenu dans cetteposition précaire, Peyrol eut un nouvel aperçu en contrebas de lacour et des bâtiments de la ferme et fut de nouveau très frappé deleur aspect d’abandon. Il semblait n’y être resté ni une âme, nimême un animal ; seuls, sur les toits, les pigeons sedandinaient avec une élégance raffinée. Peyrol pressa le pas etbientôt vit le navire anglais qui s’était carrément éloigné, ducôté de Porquerolles, vergues brassées[82] et capau sud. Il y avait un peu de vent dans la Passe et l’argent ternede la haute mer montrait une frange obscurcie d’eau ridée, loinvers l’est ; dans les parages où, proche ou lointaine et laplupart du temps visible, l’escadre anglaise exerçait sonincessante surveillance. Ni l’ombre d’un espar, ni l’éclat d’unevoile à l’horizon ne trahissaient sa présence : mais Peyroln’aurait pas été surpris de voir tout à coup une foule de naviressurgir[83] peupler l’horizon de leur agitationhostile, arriver brusquement et émailler la mer de leurs groupesordonnés, tout autour du cap Cicié, pour faire parade de leursatanée impudence. Alors en vérité cette corvette, qui avait été leprincipal élément de la vie quotidienne sur cette côte, deviendraitfort insignifiante ; et l’homme qui la commandait, – et quiavait été l’adversaire personnel de Peyrol dans bien des rencontresimaginaires disputées jusqu’au bout là-haut dans sa chambre – alorscet Anglais devrait en vérité prendre garde à lui. On lui donneraitl’ordre d’approcher à portée de voix de l’amiral, on le feraitaller de-ci de-là, on le ferait courir comme un petit chien, avecbien des chances de se voir appeler à bord du bâtiment amiral pourse faire laver la tête sous un prétexte ou un autre. Peyrol pensaun moment que l’impudence de cet Anglais allait s’exprimer encroisant le long de la presqu’île et en pénétrant à l’intérieur dela crique même, car l’avant de la corvette était en train de faireune lente abattée[84]. Peyroleut le cœur étreint par une crainte soudaine pour sa tartane,jusqu’au moment où il se rappela que l’Anglais en ignoraitl’existence. Évidemment. Son gourdin avait su efficacement coupercourt à cette information. Le seul Anglais qui connût l’existencede la tartane, c’était l’homme au crâne défoncé. Peyrol se mitlittéralement à rire de sa frayeur momentanée. De plus, il étaitévident que l’Anglais n’avait aucune intention de venir parader envue de la presqu’île. Il n’avait aucune intention d’être impudent.Peyrol vit qu’on brassait les vergues de l’autre bord ; lacorvette revint dans le vent, mais cette fois gouvernant au nord,retournant vers le point d’où elle venait. Il comprit immédiatementqu’elle avait l’intention de passer au vent du cap Esterel,probablement dans l’intention d’aller s’ancrer pour la nuit aularge de la longue grève blanche qui, d’une courbe régulière, fermede ce côté la rade d’Hyères. Peyrol se la représentait par cettenuit nuageuse mais pas trop sombre, car la pleine lune ne dataitque de la veille : il la voyait à l’ancre à portée de voix durivage bas, les voiles ferlées : elle semblait profondémentendormie, mais les hommes de quart veillaient sur le pont, près despièces. Il grinça des dents. Les choses en étaient venues à cepoint que le commandant de l’Amelia ne pouvait plus rien faire avecson navire sans mettre Peyrol hors de lui. « Ah ! pensait-il,avoir avec soi quarante ou soixante Frères-de-la-Côte pour fairevoir à ce garçon-là ce que ça pourrait lui coûter de venir ainsifaire le fanfaron au long de la côte française ! On avait déjàcapturé des navires par surprise, par des nuits où il y avait justeassez de lumière pour se voir le blanc des yeux dans un combatcorps à corps. De combien d’hommes pouvait être l’équipage de cettecorvette ? Quatre-vingt-dix à cent, tout compris, avec lesmousses et les terriens… » Et Peyrol lui montra le poing en guised’adieu, juste au moment où le cap Esterel vint la lui masquer.Mais au fond de son cœur, ce marin aux camaraderies cosmopolitessavait très bien que ni quarante ni soixante, ni même centFrères-de-la-Côte n’eussent suffi pour capturer cette corvette quise promenait comme chez elle à dix milles de l’endroit où il avaitpour la première fois ouvert les yeux, sur le monde. Il hocha latête d’un air de découragement à l’adresse du pin incliné, sonunique compagnon. L’âme déshéritée de ce flibustier qui avait tantd’années couru l’Océan, sans loi, avec les rivage de deuxcontinents comme champ de pillage était revenue vers son rocher,tournoyant autour de lui comme un oiseau de mer au crépuscule etsouhaitant ardemment une grande victoire navale pour son peuple,pour cette multitude humaine qui vivait à l’intérieur des terres etdont Peyrol ne connaissait que les quelques êtres établis sur cettepresqu’île à demi isolée du reste de la terre par l’eau stagnanted’une lagune, et parmi lesquels, seuls, une note de virilité chezun misérable infirme et le charme inexplicable d’une femme à demifolle, avaient trouvé un écho dans son cœur. Ce coup des faussesdépêches n’était qu’un détail dans un plan en vue d’une grande etdestructrice victoire. Rien qu’un détail, mais important tout demême. On ne pouvait regarder comme négligeable ce qui visait àabuser un amiral. Pas n’importe quel amiral avec cela. C’était –Peyrol le sentait vaguement – un projet que seul un damné terrienétait capable d’inventer. C’était pourtant à des marins de lerendre réalisable. Il fallait le réaliser par le moyen de cettecorvette. Et à ce point Peyrol fut arrêté par cette question que savie entière n’avait pu résoudre pour lui, et qui était celle desavoir si les Anglais étaient en réalité très stupides ou trèssubtils. Cette difficulté s’était présentée à lui en toutecirconstance. Mais le vieux flibustier avait assez de génie pourêtre arrivé à cette conclusion d’ensemble qu’en tout cas, si l’onpouvait les tromper, on n’y arriverait guère par des paroles maisplutôt par des actes ; non par de simples faux-fuyants, maispar une ruse profonde, cachée sous une sorte d’action directe.Cette conviction toutefois ne l’avançait pas à grand-chose dans uncas comme le sien qui réclamait beaucoup de réflexion. L’Ameliaavait disparu derrière le cap Esterel, et Peyrol se demandait avecquelque anxiété si cela signifiait que le commandant anglais avaitabandonné son homme pour de bon. « S’il en est ainsi, se ditPeyrol, je suis sûr de le voir réapparaître au-delà du cap Esterelavant la nuit. » Si, en revanche, il ne revoyait pas le navired’ici une heure ou deux, c’est qu’alors il aurait jeté l’ancre aularge de la grève pour attendre la nuit avant de faire unetentative pour découvrir ce qu’il était advenu de son homme. Celane pouvait se faire qu’en envoyant une ou deux embarcationsexplorer la côte, pénétrer sans aucun doute dans la crique, etpeut-être même y débarquer une petite expédition de secours. Unefois parvenu à cette conclusion Peyrol se mit méthodiquement àbourrer sa pipe. S’il avait eu l’idée de jeter un regard versl’intérieur, il aurait aperçu au loin le mouvement d’une jupenoire, l’éclat d’un fichu blanc, Arlette qui descendait rapidementle vague sentier menant d’Escampobar au village blotti dans lecreux, ce même sentier que les fidèles indignés avaient obligé lecitoyen Scevola à grimper précipitamment lorsqu’il lui avait prisl’étrange fantaisie de vouloir visiter l’église. Mais Peyrol, touten bourrant et en allumant sa pipe, n’avait cessé de garder lesyeux fixés sur le cap Esterel. Puis, entourant d’un bras affectueuxle tronc du pin, il s’était installé commodément pour faire leguet. Loin au-dessous, avec le jeu de ses reflets gris etétincelants, la rade avait l’air d’une plaque de nacre dans uncadre de roches jaunes et de ravins vert sombre que faisaientressortir du côté de la terre les masses de collines exhibant uneteinte de pourpre magnifique ; tandis qu’au-dessus de sa tête,le soleil, derrière un voile de nuages, était suspendu comme undisque d’argent. Cet après-midi-là, après avoir vainement attendude voir apparaître le lieutenant Réal devant la maison commed’habitude, Arlette était entrée à contrecœur dans la cuisine oùCatherine était assise toute droite dans un vaste et pesantfauteuil de bois dont le dossier dépassait le haut de son bonnet demousseline blanche. Même à l’âge avancé qu’elle avait, et même àses moments de loisir, Catherine conservait ce port très droit,particulier à la famille qui, depuis tant de générations, tenaitEscampobar. On aurait aisément cru que, pareille en cela à despersonnages fameux dans le monde, Catherine voulait mourir debout,et sans courber les épaules. L’ouïe, qu’elle avait conservée trèsfine, lui révéla le bruit léger d’un pas dans la salle, bien avantqu’Arlette ne fût entrée dans la cuisine. Cette femme, qui avaitaffronté, seule et sans autre secours que le silence compréhensifde son frère, la torturante passion d’un amour interdit et connudes terreurs comparables à celle du Jugement dernier, ne tournavers sa nièce ni son visage paisible mais dénué de sérénité, ni sesyeux intrépides mais dépourvus de flamme. Arlette regarda de touscôtés, même vers les murs, même dans la direction du tas de cendreamoncelée sous le volumineux manteau de la cheminée et qui abritaitencore dans ses entrailles une étincelle de feu, avant de s’asseoiret de venir s’accouder à la table. « Tu erres comme une âme enpeine », lui dit sa tante, qui au coin du foyer, avait l’air d’unevieille reine sur son trône. « Et toi, tu restes là à te ronger lecœur. – Autrefois, déclara Catherine, les vieilles femmes comme moisavaient toujours réciter leurs prières, mais maintenant… – Jecrois que tu n’as pas été à l’église depuis des années. Je merappelle que Scevola me l’a dit, il y a longtemps. Était-ce parceque tu n’aimais pas les regards des gens. Je me suis parfois figuréque la plupart des gens de ce monde ont dû être massacrés il y alongtemps. » Catherine détourna son visage. Arlette avait appuyé satête sur sa main à demi fermée, et son regard, perdant sa fixité,se mit à vaciller parmi des visions cruelles. Tout à coup, elle seleva et caressa du bout de ses doigts la joue maigre et parcheminéequi se détournait à moitié, et d’une voix grave dont la cadencemerveilleuse vous serrait le cœur, elle dit, enjôleuse. « C’étaientdes rêves, n’est-ce pas ? » Immobile, la vieille femmeappelait de toute la force de sa volonté la présence de Peyrol.Elle n’avait jamais réussi à se défaire de la craintesuperstitieuse inspirée par cette nièce qu’on lui avait rendue ausortir des terreurs d’un Jugement dernier où le monde avait étélivré aux démons. Elle craignait toujours que cette enfant, quierrait avec un regard inquiet, un vague sourire sur ses lèvressilencieuses, n’allât tout à coup prononcer des paroles atroces,impossibles à écouter, capables d’attirer sur elle la vengeance duCiel, à moins que Peyrol ne fût là. Cet étranger venu de par-delàles mers n’avait rien à voir avec tout cela, ne se souciaitprobablement de personne au monde, mais il avait frappél’imagination de Catherine par son aspect massif, sa lenteur quidonnait l’impression d’une force puissante, comme l’attitude d’unlion au repos. Arlette cessa de caresser la joue indifférente de satante pour s’écrier avec mauvaise humeur : « Je suis éveilléemaintenant ! » Et elle sortit de la cuisine sans poser à satante la question qu’elle avait eu l’intention de lui poser,c’est-à-dire si elle savait ce qu’il était advenu du lieutenant. Lecœur lui avait manqué. Elle se laissa tomber sur le banc devant laporte de la salle. « Qu’ont-ils donc tous ? pensa-t-elle. Jene les comprends pas. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que je n’aie pudormir ? » Même Peyrol, si différent de tous les autreshommes, qui, du premier moment où il s’était immobilisé devantelle, avait eu le pouvoir de calmer son agitation sans but, mêmePeyrol restait maintenant des heures sur le banc avec lelieutenant, à regarder en l’air et à le retenir avec desconversations sur des choses vides de sens, comme s’il faisaitexprès de l’empêcher de penser à elle. Certes, il n’y parviendraitpas. Mais quel énorme changement représentait le fait que chaquejour maintenant avait un lendemain et que tous les gens autourd’elle avaient cessé de n’être que des fantômes sur lesquelsglissaient ses regards indifférents ; cela lui faisaitéprouver le besoin de trouver un appui en quelqu’un, quelque part.Il lui en venait des envies de crier. Elle se leva d’un bond ets’avança tout le long de la façade de la ferme. Arrivée àl’extrémité du mur entourant le verger, elle appela d’une voixsourde mais modulée : « Eugène ! » Non pas qu’elle espérât quele lieutenant fût à portée de voix, mais pour le simple plaisird’entendre le son de ce nom prononcé, pour une fois, autrement quedans un murmure. Elle revint sur ses pas et, une fois qu’elle eutatteint le bout du mur du côté de la cour, elle répéta cet appel,buvant le son qui sortait de ses lèvres : « Eugène, Eugène ! »avec une sorte de désespoir mêlé d’exultation. C’était dans de telsmoments étourdissants qu’elle éprouvait le besoin d’un appui pourse soutenir. Mais tout était tranquille. Elle n’entendait ni unmurmure amical, ni même un soupir. Au-dessus de sa tête, sous lemince ciel gris, pas une des feuilles d’un grand mûrier nebougeait. Pas à pas, inconsciemment pour ainsi dire, elle se mit àdescendre le chemin. Au bout de cinquante mètres, elle découvrit lavue de l’intérieur des terres, les toits du village parmi lesmasses verdoyantes des platanes qui ombrageaient la fontaine, etjuste au-delà la surface plate, gris-bleu, de la lagune, lisse etterne comme une dalle de plomb. Mais ce qui l’attira surtoutc’était la tour de l’église, qui montrait sous une arche ronde latache noire de la cloche qui, après avoir échappé aux réquisitionsdes guerres républicaines et être restée muette au-dessus del’église vide et fermée, venait seulement de recouvrer la voix.Elle courut de l’avant, mais une fois assez près pour distinguerdes formes qui allaient et venaient près de la fontaine du village,elle s’arrêta, hésita un moment, puis emprunta le sentier quimenait au presbytère. Elle poussa la petite porte dont le loquetétait cassé. L’humble construction, faite de pierres brutes entrelesquelles le mortier s’était effrité en maint endroit, semblaits’être enfoncée lentement dans la terre. Les parterres de lapelouse de la maison, étaient étouffés par les mauvaises herbes :l’abbé, visiblement, n’avait aucun goût pour le jardinage. Quandl’héritière d’Escampobar ouvrit la porte, il faisait les cent pasdans la plus grande pièce qui lui servait de chambre à coucher etde salon, et où il prenait également ses repas. C’était un hommedécharné, avec une longue figure en quelque sorte convulsée. Jeune,il avait été précepteur dans une grande famille noble, mais iln’avait pas émigré avec son employeur. Il ne s’était pas davantagesoumis à la République. Il avait vécu dans son pays natal comme unebête traquée, et l’on contait de lui mainte action, guerrière etautre. Une fois la hiérarchie rétablie, il n’avait pas été bien vude ses supérieurs. Il était resté beaucoup trop royaliste. Il avaitaccepté, sans protester, la charge de cette misérable paroisse oùil s’était acquis assez rapidement de l’influence. L’espritsacerdotal était en lui comme une froide passion. Bien qu’il fûtassez accessible, on ne le voyait jamais dehors sans son bréviaire,répondant d’un signe de tête sec aux gens qui se découvraientsolennellement devant lui. On ne peut pas dire qu’on le craignait,mais se rappelant le précédent titulaire, un vieil homme qui étaitmort dans son jardin après avoir été jeté hors de son lit par despatriotes qui voulaient le mener à la prison d’Hyères, les plusvieux du village hochaient la tête obliquement et d’un air entendulorsqu’on parlait de leur curé. Devant cette apparition en bonnetd’Arlésienne, en jupe de soie et fichu blanc, et aussi complètementdifférente à tous autres égards qu’une princesse eût pu l’être desrustres avec lesquels il était en contact quotidien, son visageexprima la plus totale surprise. Puis – car il n’était pas sansconnaître les commérages de sa paroisse – il rapprocha l’un del’autre ses sourcils épais et droits, en une expressiond’hostilité. C’était à n’en pas douter la femme dont il avaitentendu ses paroissiens dire en baissant la voix, qu’elle s’étaitdonnée, avec tous ses biens, à un jacobin, un sans-culotte deToulon qui avait livré ses parents au bourreau s’il ne les avaitpas lui-même assassinés pendant les trois premiers jours desmassacres. Personne n’était très sûr de ce point-là, mais le resteétait bien connu de tous. Bien qu’il fût persuadé qu’aucuneturpitude morale n’était impossible dans un pays sans Dieu, l’abbén’avait pourtant pas pris ce récit pour argent comptant.Indubitablement, ces gens étaient républicains et impies, et ce quise passait là-haut à la ferme était scandaleux et abominable. Illutta contre sa répugnance, fit en sorte de montrer un front moinssévère et attendit. Il ne pouvait imaginer ce que cette femme déjàfaite, malgré son visage enfantin, pouvait bien venir demander aupresbytère. Il pensa tout à coup que peut-être elle voulait leremercier – quoique la chose se fût passée il y avait déjàlongtemps – de s’être interposé entre la fureur des villageois et…cet homme. Il ne pouvait l’appeler, même en pensée, le mari : car,sans parler de toutes les autres circonstances, cette relation nepouvait impliquer aux yeux d’un prêtre une quelconque espèce demariage, en admettant même que certaines formes légales eussent étérespectées. Sa visiteuse fut apparemment déconcertée parl’expression de son visage, l’austérité distante de son attitude,et seul un sourd murmure s’échappa de ses lèvres. Il pencha latête, sans être très certain de ce qu’il avait entendu. « Vous êtesvenue demander mon aide ? » dit-il d’un air de doute. Elle fitun léger signe d’assentiment et l’abbé alla jusqu’à la portequ’elle avait laissée entrouverte et regarda au-dehors. Il n’yavait pas une âme en vue entre le presbytère et le village non plusqu’entre le presbytère et l’église. Il revint se placer en face dela jeune femme et lui dit : « Nous sommes aussi seuls qu’il estpossible. Ma vieille servante, dans la cuisine, est sourde comme unpot. » Maintenant qu’il avait regardé Arlette de plus près, l’abbééprouvait une sorte de frayeur. Le carmin de ces lèvres, lanoirceur transparente, sans tache, insondable, de ces yeux, lapâleur de ces joues, tout en elle lui semblait agressivement païen,désagréablement différent de l’aspect habituel des pécheurs de cemonde. Elle s’apprêtait à parler. Il l’arrêta en levant la main. «Attendez, dit-il. C’est la première fois que je vous vois. Je nesais même pas exactement qui vous êtes. Aucun de vous ne compteparmi mes ouailles, car vous êtes bien d’Escampobar, n’est-cepas ? » Sombres, sous leurs orbites osseuses, les yeux del’abbé, rivés sur son visage, remarquèrent la délicatesse de sestraits, la naïve opiniâtreté de son regard. Elle lui répondit : «Je suis la fille. – La fille !… Oh ! je vois… On ditbeaucoup de mal de vous. – Cette racaille ? » fit-elle avec unpeu d’impatience. Le prêtre en demeura muet un moment. « Que disentces gens ? Du temps de mon père, ils n’auraient rien osé dire.La seule fois que je les ai vus depuis des années et des années,c’est quand ils hurlaient comme des chiens sur les talons deScevola. » L’absence de tout mépris dans son intonation étaitabsolument désarmante. Des sons gracieux sortaient de ses lèvres etun charme troublant émanait de son étrange équanimité. L’abbéfronça fortement les sourcils : une semblable fascinationparaissait avoir quelque chose de diabolique. « Ce sont de pauvresgens qu’on a négligés et qui sont retombés dans les ténèbres. Cen’est pas leur faute. On avait scandalisé leurs sentiments naturelsd’humanité. J’ai arraché cet homme à leur indignation, il y a deschoses qui relèvent de la justice divine. » L’inconscience de cejoli visage l’exaspérait. « Cet homme dont vous venez de prononcerle nom et auquel j’ai entendu accoupler l’épithète de « buveur desang », est considéré comme le patron de la ferme d’Escampobar. Ily habite depuis des années. Comment cela se fait-il ? – Oui,il s’est passé beaucoup de temps depuis qu’il m’a ramenée à lamaison. Des années ! Catherine lui a permis de rester. – Quiest Catherine ? demanda l’abbé avec rudesse. – C’est la sœurde mon père qui était restée à attendre chez nous. Elle avait perdutout espoir de revoir jamais aucun d’entre nous, lorsqu’un matinScevola est arrivé avec moi à la porte. Alors, elle lui a permis derester. C’est un pauvre diable. Qu’est-ce que Catherine aurait pufaire d’autre ? Et qu’est-ce que cela peut bien nous fairelà-haut, ce que les gens du village pensent de lui ? » Ellebaissa les yeux et sembla s’abîmer dans de profondes réflexions,puis elle ajouta : « C’est beaucoup plus tard que j’ai découvertque c’était un pauvre diable, oui, tout dernièrement. Alors, onl’appelle donc un « buveur de sang » ? Et après ? Ilavait tout le temps peur de son ombre. » Elle se tut, mais ne levapas les yeux. « Vous n’êtes plus une enfant », commença l’abbéd’une voix sévère en fronçant les sourcils à la vue de ses yeuxbaissés, et il l’entendit qui murmurait : « Pas depuis bienlongtemps. » Il n’y prêta pas attention et poursuivit : « Est-cetout ce que vous avez à me dire au sujet de cet homme ? Jevous le demande. J’espère qu’au moins vous n’êtes pas hypocrite. –Monsieur l’abbé », dit-elle en levant les yeux sans crainte, « quevous dirais-je de plus à son sujet ? Je pourrais vous dire deschoses à vous faire dresser les cheveux sur la tête, mais ce neserait pas à son sujet. » Pour toute réponse l’abbé fit un geste delassitude et se détourna pour arpenter la pièce de long en large.Son visage n’exprimait ni curiosité ni pitié, mais une sorte derépugnance qu’il s’efforça de surmonter. Il se laissa tomber dansun vieux fauteuil profond et délabré, seul objet de luxe de lapièce, et lui désigna une chaise de bois à dossier droit. Arlettes’y assit et se mit à parler : L’abbé l’écoutait, mais en regardantau loin : ses grandes mains osseuses reposaient sur les bras dufauteuil. Dès les premiers mots, il l’interrompit : « C’est votrepropre histoire que vous me racontez. – Oui, dit Arlette. – Est-ilnécessaire que je sois au courant ? – Oui, monsieur l’abbé. –Mais pourquoi ? » Il pencha un peu la tête, sans toutefoiscesser de regarder au loin. Arlette parlait maintenant à voix trèsbasse. Tout à coup, l’abbé se rejeta en arrière. « Vous voulez meraconter toute votre histoire parce que vous êtes amoureuse d’unhomme ? – Non, mais parce que cela m’a rendue à moi-même. Riend’autre n’aurait pu le faire. » Il tourna la tête pour laconsidérer d’un air sombre, mais il ne dit mot et éloigna denouveau son regard. Il l’écouta. Au début, il avait marmotté à uneou deux reprises : « Oui ! J’ai entendu dire cela », puis ilresta silencieux, sans regarder du tout de son côté. Ill’interrompit une seule fois pour lui demander : « Vous aviez étéconfirmée, avant qu’on ne forçât l’entrée du couvent et qu’on nedispersât les religieuses ? – Oui, répondit-elle, une annéeavant, au moins. – Et ensuite deux de ces dames vous ont emmenéeavec elles à Toulon ? – Oui, les parents des autres petitesfilles habitaient tout près. Elles m’emmenèrent avec elles, pensantpouvoir communiquer avec mes parents, mais c’était difficile. Etpuis les Anglais sont arrivés et mes parents se sont embarqués pouressayer, en venant, d’avoir de mes nouvelles. À ce moment-là, monpère ne courait aucun danger à Toulon. Vous pensez peut-être qu’ilétait traître à son pays ? » demanda-t-elle. Elle attendit,les lèvres entrouvertes. Le visage impassible, l’abbé murmura : «C’était un bon royaliste », d’un ton d’amer fatalisme qui semblaitabsoudre, avec cet homme, tous ceux dont il avait jamais entenduraconter les actions et les erreurs. Pendant longtemps, poursuivitArlette, son père n’avait pu découvrir la maison où les religieusesavaient trouvé refuge. C’est seulement la veille du jour où lesAnglais évacuèrent Toulon qu’il avait pu obtenir desrenseignements. Tard ce jour-là, il apparut devant elle etl’emmena. La ville était pleine de troupes étrangères en retraite.Son père l’avait confiée à sa mère et était ressorti afin de toutpréparer pour pouvoir s’embarquer dès cette nuit-là et rentrer àEscampobar ; mais la tartane n’était plus à l’endroit où ill’avait laissée. Les deux hommes de Madrague qui formaient sonéquipage avaient disparu aussi. C’est ainsi que la famille avaitété prise au piège dans cette ville pleine de tumulte et deconfusion. Des navires et des maisons flambaient. D’effroyablesexplosions de poudre à canon ébranlaient la terre. Elle avait passécette nuit-là à genoux, la figure cachée dans les jupes de sa mère,tandis que son père faisait le guet, près de la porte barricadée,un pistolet dans chaque main. Au matin, la maison s’était rempliede hurlements sauvages. On entendit des gens monter précipitammentl’escalier. La porte vola en éclats. Ce bruit l’avait fait lever ensursaut et elle était allée se jeter à genoux dans un coin, la facecontre le mur. Il y avait eu une clameur meurtrière, elle avaitentendu deux coups de feu, et puis quelqu’un l’avait saisie par lebras et l’avait remise sur ses pieds. C’était Scevola. Il l’avaittraînée jusqu’à la porte. Les corps de son père et de sa mèregisaient sur le seuil. La pièce était remplie de la fumée desdétonations. Elle avait voulu se jeter sur les corps et s’accrocherà eux, mais Scevola l’avait prise sous les bras et lui avait faitfranchir les corps. Il lui avait saisi la main et l’avait forcée àfuir avec lui, ou plutôt l’avait traînée en bas de l’escalier.Dehors, sur le trottoir, quelques hommes terribles et de nombreusesfemmes farouches armées de couteaux les avaient rejoints. Oncourait dans les rues en brandissant des piques et des sabres et enpoursuivant d’autres groupes de gens sans armes qui fuyaient à tousles coins de rues en poussant des cris perçants. « J’ai couru aumilieu d’eux, monsieur l’abbé », poursuivit Arlette dans un murmurehaletant. « Partout où je voyais de l’eau, j’aurais voulu m’yprécipiter, mais on m’entourait de tous côtés, j’étais pressée detoutes parts, poussée, et la plupart du temps Scevola me tenait lamain fortement serrée. Quand on s’arrêta chez un marchand de vin,on voulut m’offrir à boire. J’avais la langue collée au palais etje me suis mise à boire. Le vin, les trottoirs, les armes et lesfigures, tout était rouge. J’étais toute éclaboussée de tachesrouges. Il me fallut courir avec eux toute la journée et il mesemblait tout le temps que je tombais, que je tombais. Les maisonsse penchaient sur moi. Le soleil par moments s’éteignait. Et tout àcoup, je m’entendis hurler exactement comme les autres.Comprenez-vous cela, monsieur l’abbé ? Exactement les mêmesmots ! » Les yeux du prêtre, du fond de leurs orbites,glissèrent vers elle, puis reprirent leur distante fixité. Prisentre son fatalisme et sa foi, il n’était pas très éloigné depenser que Satan s’était emparé de cette humanité rebelle, pourmettre à nu les cœurs de pierre et les âmes homicides desrévolutionnaires. « J’ai un peu entendu parler de cela »,murmura-t-il furtivement. Elle affirma avec une tranquille gravité: « Et pourtant, à ce moment-là, je résistais de toutes mes forces.» Cette nuit-là, Scevola l’avait confiée aux soins d’une femmenommée Pérose. Elle était jeune et jolie, et native d’Arles, lepays de la mère d’Arlette. Elle tenait une auberge. Cette femmel’avait enfermée dans sa propre chambre qui était contiguë à lapièce où des patriotes continuèrent à crier, à chanter et à fairedes discours très avant dans la nuit. À plusieurs reprises, lafemme vint jeter un bref coup d’œil, lever les bras en l’air d’ungeste désespéré, avant de disparaître. Plus tard, pendant bien desnuits, tandis que toute la bande dormait sur des bancs ou sur leplancher, Pérose se glissait dans la chambre, se jetait à genouxprès du lit sur lequel Arlette, assise toute droite, les yeuxgrands ouverts, extravaguait en silence. Pérose lui embrassait lespieds et s’endormait en pleurant. Mais au matin, elle se levait ensursaut et lui disait : « Allons, l’important, c’est de préservernotre vie. Allons aider à l’œuvre de justice ! » et l’on s’enallait rejoindre la bande qui se préparait à une nouvelle journéede chasse aux traîtres. Mais au bout d’un certain temps, lesvictimes, dont d’abord les rues étaient remplies, il fallut allerles chercher dans les arrière-cours, les dénicher dans leurscachettes, les tirer hors des caves ou des greniers des maisons oùla bande se précipitait avec des hurlements de mort et devengeance. « Alors, monsieur l’abbé, dit Arlette, j’ai fini par melaisser aller. Je n’ai pas pu résister davantage. Je me disais : «Si c’est ainsi, c’est donc que c’est juste. » La plupart du tempsj’étais comme quelqu’un qui, à moitié endormi, rêve des chosesimpossibles à croire. À peu près à ce moment, je ne sais pourquoi,la dénommée Pérose me donna à entendre que Scevola était un pauvrediable. La nuit suivante, tandis que toute la bande étaitprofondément endormie dans la grande pièce, Pérose et Scevola mefirent passer dans la rue par la fenêtre et me conduisirent au quaiqui se trouve derrière l’Arsenal. Scevola avait trouvé notretartane accostée au ponton avec l’un des hommes de Madrague à bord.L’autre avait disparu. Pérose se jeta à mon cou et pleura un peu.Elle m’embrassa et me dit : « Ce sera bientôt mon tour. Vous,Scevola, ne vous montrez pas à Toulon, car personne ne croit plusen vous. Adieu, Arlette ! Vive la Nation ! » et elledisparut dans la nuit. J’attendis sur le ponton, grelottant dansmes vêtements en lambeaux, écoutant Scevola et l’homme jeter descadavres par-dessus le bord de la tartane. Floc, floc, floc !Tout à coup j’ai eu l’impression que je devais m’enfuir, mais ilsm’ont poursuivie tout de suite, ils m’ont ramenée et jetée parterre dans la cabine qui avait une odeur de sang. Mais quand jesuis revenue à la ferme, j’avais perdu toute faculté de sentir. Jen’avais même pas la sensation de ma propre existence. Je voyais deschoses çà et là autour de moi, mais je ne pouvais rien regarderlongtemps. Quelque chose s’était en allé de moi. Je sais maintenantque ce n’était pas mon cœur, mais sur le moment je ne me demandaispas ce que c’était. Je me sentais vide et légère ; j’avaistout le temps un peu froid, mais je pouvais sourire aux gens. Rienn’avait d’importance. Rien n’avait de sens. Je ne me souciais depersonne. Je ne désirais rien. Je n’étais pas du tout vivante,monsieur l’abbé. Les gens semblaient me voir et me parlaient, et çame paraissait drôle, jusqu’à ce qu’un jour j’aie senti battre moncœur. – Pourquoi exactement êtes-vous venue me faire cerécit ? demanda le prêtre à voix basse. – Parce que vous êtesprêtre. Avez-vous oublié que j’ai été élevée dans un couvent ?Je n’ai pas oublié comment on prie. Mais le monde maintenant mefait peur. Que dois-je faire ? – Vous repentir ! » tonnal’abbé en se levant. Il vit un regard candide[85]levé vers lui et il se contraignit à baisser la voix. « Il fautplonger avec une intrépide sincérité dans les ténèbres de votreâme. Rappelez-vous d’où peut venir la seule aide véritable. Ceuxque Dieu a mis à l’épreuve comme il l’a fait pour vous ne peuventêtre tenus pour innocents de leurs énormités. Retirez-vous dumonde ! Descendez en vous-même et abandonnez les vainespensées de ce que les hommes appellent le bonheur. Soyez à vospropres yeux un exemple du caractère pécheur de notre nature et dela faiblesse de notre humanité, il se peut que vous ayez étépossédée. Qu’en sais-je ? Peut-être cela fut-il permis afin deconduire votre âme à la sainteté au prix d’une vie de réclusion etde prière. Il serait de mon devoir de vous aider à y atteindre. Enattendant, il faut prier pour obtenir la force d’une complèterenonciation. » Arlette, baissant lentement les yeux, touchaitl’abbé en tant que figure symbolique du mystère spirituel. Quelspeuvent bien être les desseins de Dieu sur cette créature ? sedemanda-t-il. « Monsieur le curé, dit-elle calmement, j’ai éprouvéaujourd’hui le besoin de prier pour la première fois depuis biendes années. Quand je suis sortie de la maison, j’avais seulementl’intention d’entrer dans votre église. – L’église est ouverte auplus grand des pécheurs, répondit l’abbé. – Je le sais. Mais ilm’aurait fallu passer devant tous les gens du village : et voussavez bien, l’abbé, ce dont ils sont capables. – Peut-être, murmural’abbé, vaut-il mieux ne pas mettre leur charité à l’épreuve. – Ilfaut que je prie avant de m’en retourner. J’avais pensé que vous melaisseriez peut-être entrer par la sacristie. – Il serait inhumainde repousser votre requête », dit-il en se levant et en prenant uneclé accrochée au mur. Il mit son chapeau à large bord et sans motdire, la conduisit par la petite porte et par l’allée qu’il prenaittoujours lui – même, et que l’on ne voyait pas de la fontaine duvillage. Après qu’ils furent entrés dans la sacristie humide etdélabrée, il referma la porte à clé derrière lui, et c’estseulement alors qu’il en ouvrit une autre donnant à l’intérieur del’église. Quand il se fut écarté pour la laisser passer, Arlettesentit une odeur froide comme de terre fraîchement remuée àlaquelle venait se mêler un faible parfum d’encens. Dans l’ombreprofonde de la nef, une seule petite flamme scintillait devant uneimage de la Vierge. En lui faisant place, l’abbé murmura : «Agenouillez-vous là devant le maître-autel, et implorez la grâce,la force et la miséricorde qui vous sont nécessaires en ce mondepeuplé de crimes contre Dieu et contre les hommes. » Elle ne leregardait pas. À travers les minces semelles de ses souliers, ellesentait le froid des dalles. L’abbé laissa la porte entrebâillée,s’assit sur une chaise de paille, la seule de la sacristie, croisales bras et laissa tomber son menton sur sa poitrine. Il avaitl’air profondément endormi, mais au bout d’une demi-heure, il seleva et, s’avançant jusqu’à la porte, resta à regarder la formeagenouillée sur les marches de l’autel. Arlette, le visage enfouidans les mains, était en proie à l’ardeur de la piété et de laprière. L’abbé attendit patiemment pendant nombre de minutes encoreavant d’élever la voix en un grave murmure qui vint remplir levaisseau sombre de l’église. « Il vous faut partir. Je vais sonnerles vêpres. » À la voir ainsi, complètement absorbée devant leTrès-Haut, il avait été touché. Il regagna la sacristie et, au boutd’un moment, entendit le bruit aussi faible que possible quefaisait la jupe de satin noir de la fille d’Escampobar dans soncostume d’Arlésienne. Elle entra dans la sacristie d’un pas léger,les yeux brillants : l’abbé la regarda avec quelque émotion. « Vousavez bien prié, ma fille, dit-il. Le pardon ne vous sera pasrefusé, car vous avez beaucoup souffert. Mettez votre confiancedans la grâce de Dieu. » Elle leva la tête et resta immobile unmoment. Dans l’ombre de la petite pièce, il distingua l’éclat deses yeux baignés de larmes. « Oui, monsieur l’abbé », dit-elle, desa voix claire et séduisante. « J’ai prié et je me sens exaucée.J’ai supplié Dieu de me garder toujours fidèle le cœur de celui quej’aime ou de me laisser mourir avant de le revoir. » L’abbé pâlitsous le hâle de son visage de curé de campagne, et sans prononcerun mot, il s’adossa contre le mur.

Chapitre 11

 

Une fois sortie de l’église par la porte de la sacristie,Arlette ne se retourna pas une fois. L’abbé la vit passer comme uneombre au-delà du presbytère, puis disparaître à sa vue. Il nel’accusa pas de duplicité. C’est lui qui s’était trompé. Unepaïenne ! Malgré sa peau très blanche, avec ses cheveux et sesyeux noirs, ses lèvres d’un rouge foncé, elle avait l’air d’avoirune goutte de sang sarrasin dans les veines. Sans même un soupir,il l’abandonna à son sort.

Arlette se dirigea rapidement vers Escampobar comme si ellecroyait n’y arriver jamais assez vite ; mais en approchant dupremier champ enclos elle ralentit le pas, et après un momentd’hésitation, elle s’assit entre deux oliviers, près d’un mur aupied duquel poussait une herbe épaisse. « Et si vraiment, seraisonnait-elle, j’ai été possédée comme l’affirme l’abbé, quelleimportance cela a-t-il pour celle que je suis devenuemaintenant ? L’esprit du mal avait chassé mon être véritablede mon propre corps et avait ensuite rejeté mon corps. J’ai vécudes années sans rien en moi. Rien n’avait de sens pour moi. »

Mais maintenant son être véritable, mûri par ce mystérieux exil,lui était revenu, rempli d’espérance, avide d’amour. Elle étaitcertaine qu’il n’avait jamais été très éloigné de ce corps rejetéque Catherine avait dernièrement déclaré n’être pas fait pour lesbras d’un homme. La pauvre vieille n’y connaissait pas grand-chose,pensa Arlette, non avec mépris mais plutôt avec pitié. Elle savaitmieux elle-même à quoi s’en tenir ; elle avait demandé au cielde l’éclairer durant sa longue prostration, ses ardentes prières etson moment d’extase devant cet autel sans cierges.

Elle en connaissait bien la signification et aussi celle d’unautre instant – celui d’une révélation terrestre qui lui étaitapparue ce jour-là, à midi, tandis qu’elle servait le repas dulieutenant. Tous les autres étaient dans la cuisine ; Réal etelle étaient plus seuls tous les deux qu’ils ne l’avaient jamaisété de leur vie. Ce jour-là, elle n’avait pu se refuser le plaisirqu’elle ressentait à être près de lui, à l’observer à la dérobée, àl’entendre peut-être prononcer quelques mots, à éprouver laconscience étrangement réconfortante de sa propre existence, queseule la présence de Réal pouvait lui donner ; une sorte defélicité, de chaleur, de courage, de confiance sans passion maisqui l’absorbait toute !… Elle s’était écartée de la table deRéal et s’était assise en face de lui, les yeux baissés. Un grandsilence régnait dans la salle, à l’exception d’un murmure de voixvenant de la cuisine. Elle avait d’abord jeté un ou deux coupsd’œil à la dérobée, puis en regardant de nouveau entre ses cilspour ainsi dire, elle l’avait vu poser les yeux sur elle avec uneexpression particulière. Jamais cela ne s’était produit auparavant.Elle s’était levée d’un bond, croyant qu’il désirait quelque chose,et comme elle se tenait debout devant lui, la main posée sur latable, il s’était baissé tout à coup et avait, de ses lèvres,pressé cette main contre la table, la baisant passionnément, ensilence, interminablement… Plus effrayée d’abord que surprise, puisinfiniment heureuse, elle commençait à haleter, lorsqu’il s’étaitinterrompu et s’était rejeté en arrière sur sa chaise. Elle s’étaitéloignée de la table et s’était rassise pour le regarderfranchement, fixement, sans un sourire. Mais lui ne la regardaitpas. Il serrait l’une contre l’autre ses lèvres passionnées et sonvisage avait une expression de grave désespoir. Ils n’avaient paséchangé une parole. Il s’était levé brusquement en détournant lesyeux et était sorti, sans même achever son repas.

Dans le cours habituel des choses, tout autre jour, elle seserait levée pour le suivre, car elle avait toujours cédé à cettefascination qui avait commencé à éveiller ses facultés. Elle seraitallée dehors, rien que pour passer une ou deux fois devant lui.Mais ce jour-là, elle n’avait pas obéi à ce qui, en elle, étaitplus fort que la fascination, à ce qui, au-dedans d’elle-même, lapoussait et la retenait à la fois. Elle s’était contentée de leverle bras et de regarder sa main. C’était vrai. C’était donc arrivé.Il avait embrassé cette main. Auparavant, elle ne s’inquiétait pasqu’il eût l’air sombre, du moment qu’il restait à un endroit oùelle pouvait le regarder – ce qu’elle faisait à la moindre occasionsans retenue, avec la plus franche innocence. Mais maintenant, ellen’était plus assez naïve pour cela. Elle s’était levée, avaittraversé la cuisine, croisé sans aucune gêne le regard inquisiteurde Catherine, et était montée à sa chambre. Quand elle en étaitredescendue, il était devenu invisible et l’on eût dit que tous lesautres étaient allés se cacher aussi : Michel, Peyrol, Scevola…Mais si elle avait rencontré Scevola, elle ne lui aurait pas parlé.Cela faisait maintenant très longtemps qu’elle n’avait prisl’initiative d’aucune conversation avec lui. Elle supputa toutefoisque Scevola était allé tout simplement s’étendre dans sa tanière,pauvre pièce étroite qu’éclairait une seule petite fenêtre vitréeplacée en haut du mur du fond. C’est là que Catherine l’avait logéle jour même où il avait ramené sa nièce ; et depuis lors ill’avait toujours conservée pour son usage personnel. Elle se lereprésentait même là-haut, étendu sur son grabat. Elle en étaitdésormais capable. Auparavant, pendant des années après son retour,les gens qui étaient hors de sa vue étaient hors de sapensée[86]. S’ils s’étaient enfuis enl’abandonnant, elle n’eût pas pensé à eux le moins du monde. Ellese serait mise à aller et venir de la maison vide aux champsdéserts sans penser à personne. Peyrol était le premier être humainauquel elle eût pris garde depuis des années. Dès son arrivée,Peyrol avait toujours existé pour elle. D’ailleurs le flibustierétait généralement très visible, en quelque endroit de la ferme.Cet après-midi-là, néanmoins, Peyrol lui-même restait invisible.L’inquiétude d’Arlette se mit à croître, mais elle éprouvait uneétrange répugnance à entrer dans la cuisine où elle savait trouversa tante assise dans son fauteuil comme le génie tutélaire[87] de la maison, prenant son repos dansune impénétrable immobilité. Pourtant, elle éprouvait le besoin deparler de Réal à quelqu’un. C’est ainsi que l’idée de descendre àl’église lui était venue. Elle parlerait de lui au prêtre et àDieu. Elle avait subi l’ascendant de ses vieux souvenirs. Onl’avait élevée à croire qu’on pouvait tout dire à un prêtre, qu’onpouvait prier le Dieu Tout-Puissant qui connaissait toute chose, etpar la prière implorer la grâce, la force, la miséricorde, laprotection, la pitié. Elle l’avait fait et elle se sentait exaucée.Son cœur s’était calmé tandis qu’elle se reposait à l’abri du mur.Elle tira un long brin d’herbe, qu’elle tortilla machinalementautour de ses doigts. Le voile de nuages s’était épaissi au-dessusde sa tête, un crépuscule précoce était descendu sur la terre, etelle n’avait pas découvert ce qu’il était advenu de Réal.Brusquement, elle se leva avec égarement. Mais elle éprouvaaussitôt le besoin de se maîtriser. De ce pas léger qui lui étaithabituel, elle se dirigea vers la maison et, pour la première foisde sa vie, perçut combien celle-ci paraissait sombre et stérilequand Réal ne s’y trouvait pas. Elle se faufila sans bruit par lagrande porte du bâtiment principal et monta rapidement l’escalier.Le palier était sombre. Elle passa devant la porte de la chambrequ’elle occupait avec sa tante. Ç’avait été la chambre de son pèreet de sa mère. L’autre grande chambre était celle du lieutenantpendant ses visites à Escampobar. Sans même un bruissement de sarobe, elle glissa ainsi qu’une ombre le long du corridor, tournasans bruit la poignée et entra. Après avoir fermé la porte derrièreelle, elle prêta l’oreille. Pas le moindre bruit dans la maison.Scevola devait être déjà descendu dans la cour ou bien, les yeuxgrands ouverts, rester étendu sur son grabat en désordre, rageantavec fureur pour une raison quelconque. Elle l’avait trouvé ainsiune fois par hasard, couché sur le ventre, le visage à demi enfouidans l’oreiller, un œil allumé d’une lueur sauvage et il l’avaitfait fuir épouvantée, en marmottant : « Allez-vous-en, nem’approchez pas. » Tout cela n’avait eu aucun sens pour elle sur lemoment. Après s’être assurée que l’intérieur de la maison étaitsilencieux comme la tombe, Arlette se dirigea vers la fenêtre, quipendant les séjours du lieutenant restait toujours ouverte, lecontrevent poussé complètement contre le mur. La fenêtre n’avaitbien entendu pas de rideaux, et en s’en approchant, Arlette aperçutPeyrol qui redescendait du belvédère. Sa tête blanche, brillantecomme de l’argent, se détachait sur la pente du terrain ; elledisparut peu à peu de sa vue et Arlette entendit sous la fenêtre lebruit de ses pas. Ils pénétrèrent dans la maison, mais elle nel’entendit pas monter à sa chambre. Il était allé à la cuisine.Pour voir Catherine. Ils allaient parler d’elle et d’Eugène. Maisqu’allaient-ils dire ? Sa découverte de la vie était sirécente que tout lui semblait dangereux : conversations, attitudes,regards. La seule idée du silence entre ces deux êtres l’effrayait.C’était possible. Si vraiment ils ne se disaient rien… ce seraitterrible. Pourtant elle resta calme comme une personne raisonnablequi sait qu’aller et venir avec agitation n’est pas le bon moyen defaire face à des dangers inconnus. Elle parcourut des yeux la pièceet aperçut dans un coin la valise du lieutenant. C’était en réalitéce qu’elle avait souhaité voir. Il n’était donc pas parti. Maisquand bien même elle ouvrirait cette valise, cela ne lui dirait pasce qu’il était devenu. Quant à son retour, elle ne le mettaitaucunement en doute. Il était toujours revenu. Son attention futparticulièrement attirée par un gros paquet cousu dans de la toileà voiles, avec trois grands cachets rouges sur la couture. Maiselle n’y arrêta pas ses pensées. Celles-ci tournaient toujoursautour de Catherine et Peyrol, en bas. Comme ils avaientchangé ! Avaient-ils jamais cru qu’elle était folle ?Elle s’indigna. « Comment aurais-je pu m’en empêcher ? » sedemanda-t-elle avec désespoir. Elle s’assit au bord du lit, dans sapose habituelle, les pieds croisés, les mains posées sur lesgenoux. Sur l’une de ses mains elle sentait encore la trace deslèvres de Réal, impression calmante, rassurante comme toutes lescertitudes ; mais elle sentait dans son esprit une confusionpersistante, une lassitude indéfinie, comme l’effort que fait unevue imparfaite pour distinguer des contours changeants, des formesflottantes, d’incompréhensibles signes. Elle ne put résister à latentation de reposer, ne fût-ce qu’un bref moment, son corps las.Elle s’allongea sur le bord même du lit et cacha sous sa joue lamain que Réal avait embrassée. La faculté de penser l’abandonnacomplètement, mais elle demeura les yeux ouverts, tout à faitéveillée. Dans cette position, sans entendre le moindre bruit, ellevit la poignée de la porte s’abaisser à fond, dans un silenceabsolu, comme si la serrure avait été huilée récemment. Son premiermouvement fut de sauter au beau milieu de la pièce, mais elle seretint, et se contenta de se mettre sur son séant d’un geste vif.Le lit n’avait pas craqué. Elle mit tout doucement les pieds parterre et au moment où, en retenant son souffle, elle appuyaitl’oreille contre la porte, la poignée était déjà remontée. Ellen’avait décelé aucun bruit au-dehors. Pas le moindre. Rien. Pas uninstant l’idée ne lui vint de mettre en doute le témoignage de sesyeux ; mais tout s’était passé dans un tel silence que le plusléger sommeil n’en aurait pas été troublé. Si elle avait étéallongée sur l’autre côté, c’est-à-dire le dos à la porte, elle nese serait sûrement aperçue de rien. Elle attendit encore un peuavant de s’écarter de la porte et de s’asseoir sur une chaiseauprès d’une table pesante et ornée de sculptures, meuble defamille qui eût été mieux à sa place dans un château que dans unemaison de ferme. La poussière de plusieurs mois en couvrait lalisse surface ovale en bois sombre au grain fin. « Ce devait êtreScevola », pensa Arlette. Ce ne pouvait être que lui. Quepouvait-il bien vouloir ? Elle se livra à sesréflexions ; mais après tout cela n’avait pas d’importance.Réal absent occupait toute sa pensée. Avec une inconscientelenteur, son doigt traça sur la poussière de la table les initialesE.A. qu’elle entoura d’un cercle. Puis elle se leva brusquement,ouvrit la porte et descendit. Dans la cuisine, ainsi qu’elle s’yétait tout à fait attendue, elle trouva Scevola avec les autres.Aussitôt qu’il la vit, il se leva et courut au premier étage, maisil revint presque aussitôt avec l’air d’avoir rencontré un fantômeet à une question insignifiante que lui posa Peyrol, ses lèvres etmême son menton se mirent à trembler avant qu’il ne parvînt àmaîtriser sa voix. Il évitait de regarder les autres en face :ceux-ci semblaient aussi ne pas oser s’entreregarder, et on eût ditque le lieutenant absent hantait le repas du soir à l’Escampobar.Peyrol, en outre, devait penser à son prisonnier. L’existence decelui-ci présentait un fort intéressant problème, alors que lesmanœuvres du navire anglais en constituaient un autre étroitementlié au premier, et plein de perspectives dangereuses. Les yeuxnoirs et ternes de Catherine semblaient s’être encore enfoncés dansleurs orbites, mais son visage conservait son expression habituellede sévérité distante. Tout à coup Scevola, comme s’il répondait àl’une de ses propres pensées, se mit à dire : « Ce qui nous aperdus, c’est la modération. » Peyrol avala le morceau de painbeurré qu’il mâchait lentement et demanda : « À quoi faites-vousallusion, citoyen ? – Je fais allusion à la République »,répondit Scevola d’une voix plus assurée que d’ordinaire. « Je dis,la modération. Nous autres, patriotes, nous avons arrêté notre brastrop tôt. On aurait dû tuer, avec leurs pères et leurs mères, tousles enfants des ci-devant et tous les enfants des traîtres. Lemépris des vertus civiques et l’amour de la tyrannie sont innéschez tous ces gens-là. En grandissant, ils piétinent tous lesprincipes sacrés… L’œuvre de la Terreur est réduite à néant. – Queproposez-vous donc de faire là-contre ? grommela Peyrol.Inutile de déclamer ici… ou n’importe où, d’ailleurs. Vous netrouverez personne pour vous écouter, espèce de cannibale »,ajouta-t-il avec bonhomie. Arlette, la tête appuyée sur la maingauche, traçait de son index droit sur la nappe des initialesinvisibles. Catherine, qui se baissait pour allumer une lampe àquatre becs montée sur un pied de cuivre, tourna par-dessus sonépaule sa tête aux traits finement dessinés. Le sans-culotte sedressa brusquement en agitant les bras, il avait les cheveux enbroussaille à force de s’être retourné sans dormir sur son grabat.Les manches déboutonnées de sa chemise battirent contre ses brasmaigres et velus. Il n’avait plus l’air d’avoir rencontré unfantôme. Il ouvrit une large bouche noire, mais Peyrol leva undoigt vers lui calmement : « Non, non ! Le temps où vospropres parents, là-haut, du côté de la Boyère – ce n’est pas làqu’ils habitaient ? – tremblaient à l’idée de vous voirarriver pour leur rendre visite à la tête d’une troupe de patriotesdéguenillés, ce temps-là est passé. Vous n’êtes plus à la tête depersonne, et si vous vous mettiez à pérorer comme ça en public, lesgens se soulèveraient et vous prendraient en chasse comme un chienenragé. » Scevola, qui avait refermé la bouche, jeta un regardpar-dessus son épaule et, comme impressionné de ne se voir appuyépar personne, sortit de la cuisine en titubant comme un homme ivre.Il n’avait pourtant bu que de l’eau. Peyrol regarda pensivement laporte que le sans-culotte indigné avait claquée derrière lui.Pendant ce colloque entre les deux hommes, Arlette avait disparudans la salle. Catherine, redressant sa haute taille, posa sur latable la lampe à huile avec ses quatre becs fumeux. Elle luiéclairait le visage par en dessous. Peyrol déplaça légèrement lalampe avant de lui dire, en levant les yeux vers elle : « Il estheureux pour vous que Scevola n’ait pas été accompagné, fût-ce d’unseul autre individu de son genre quand il est arrivé ici. – Oui,approuva-t-elle. J’ai eu affaire à lui seul, d’un bout à l’autre.Mais vous m’imaginez entre lui et Arlette ? À cette époque ildélirait terriblement, mais il était éberlué et exténué. Et puis jeme suis reprise et j’ai pu discuter fermement avec lui. Je luidisais : « Regarde-la, elle est si jeune et elle ne se connaît pasdu tout. » Ma parole, pendant des mois tout ce qu’on pouvaitcomprendre de ce qu’elle disait, c’était : « Comme il coule !comme il éclabousse ! » Lui, il me parlait de sa verturépublicaine. Il n’était pas un débauché. Il attendrait. Il disaitqu’elle était sacrée pour lui : et ainsi de suite. Il arpentait lapièce pendant des heures tout en parlant d’elle et je restais àl’écouter en tâtant dans ma poche la clé de la chambre où j’avaisenfermé l’enfant. J’ai temporisé, et, comme vous le ditesvous-même, c’est peut-être parce qu’il n’avait personne derrièrelui qu’il n’a pas essayé de me tuer : ce qu’il aurait pu fairen’importe quand. J’ai temporisé et, après tout, pourquoi aurait-ileu envie de me tuer ? Il m’a dit plus d’une fois qu’il étaitsûr qu’Arlette lui appartiendrait. Plus d’une fois il m’a faitfrissonner en m’en donnant la raison. Arlette lui devait la vie.Oh ! cette vie terrible et démente ! C’est un de ceshommes, voyez-vous, qui peuvent être patients quand il s’agit desfemmes. » Peyrol fit signe qu’il comprenait. « Oui, il y en a commecela. Les gens de cette sorte n’en sont quelquefois que plusimpatients de verser le sang. Je crois pourtant que vous l’avezéchappé belle pendant longtemps ; au moins, jusqu’à monarrivée ici. – Les choses s’étaient arrangées, plus ou moins,murmura Catherine, mais, tout de même j’ai été heureuse de voirarriver ici un homme à cheveux gris, un homme sérieux[88]. – Des cheveux gris, n’importe qui peuten avoir », déclara Peyrol avec un peu d’aigreur. « Vous ne meconnaissiez pas. Vous ne savez rien de moi, même maintenant. – Il ya des Peyrol qui ont habité à moins d’une demi-journée d’ici »,déclara Catherine, évoquant des souvenirs. « Cela se peut ! »répondit l’écumeur de mer, d’un ton si singulier que Catherine luidemanda brusquement – « Que voulez-vous dire ? N’êtes-vous pasde cette famille ? Peyrol n’est pas votre nom ? – J’en aieu plusieurs, et c’en était un. Ainsi donc ce nom et mes cheveuxgris vous ont plu, Catherine ? Ils vous ont inspiré confiance,hein ? – Je n’ai pas été fâchée de vous voir arriver. Scevolanon plus, je crois. Il avait entendu dire qu’on poursuivait lespatriotes çà et là, et il s’est de moins en moins inquiété. Vousavez prodigieusement éveillé l’enfant. – Est-ce que cela aussi afait plaisir à Scevola ? – Avant votre arrivée, elle neparlait à personne, à moins qu’on ne lui adressât la parole. Ellesemblait ne pas se soucier de savoir où elle était. En même temps», ajouta Catherine après un moment, « elle ne se souciait pas nonplus de ce qui pouvait lui arriver. Oh ! j’ai passé depénibles heures à réfléchir à tout cela, travaillant dans lajournée, et, la nuit quand j’étais éveillée, à écouter son souffle.Et je vieillissais de jour en jour, et, qui sait ? peut-êtreque ma dernière heure était prête à sonner. J’ai souvent pensé quelorsque je la sentirais approcher, je vous parlerais comme je vousparle en ce moment. – Tiens ! Vous avez pensé cela ! »dit Peyrol à mi-voix. « À cause de mes cheveux gris, jesuppose ? – Oui. Et parce que vous êtes venu d’au-delà desmers », fit Catherine d’un air inflexible et d’une voix ferme. « Nesavez-vous pas que, la première fois qu’Arlette vous a vu, ellevous a parlé, et que c’était la première fois que je l’entendaisparler spontanément, depuis le jour où cet homme me l’a ramenée etoù j’ai dû la laver des pieds à la tête avant de la mettre dans lelit de sa mère. – La première fois ! répéta Peyrol. – Ç’a étécomme un miracle, reprit Catherine, et c’est vous qui l’avez fait.– Ce doit être quelque sorcière hindoue qui m’en aura donné lepouvoir », murmura Peyrol, si bas que Catherine ne put l’entendre.Elle n’eut pas l’air de s’en soucier et reprit aussitôt : « Etl’enfant s’est attachée à vous, étonnamment. Une sorte de sentiments’était enfin éveillé en elle. – Oui », acquiesça Peyrol d’un airsombre. « Elle s’est attachée à moi. Elle a appris à parler au…vieillard. – C’est quelque chose en vous qui semble lui avoirouvert l’esprit et délié la langue », dit Catherine qui gardaittout en parlant une sorte de maintien royal, comme si elle eût étéle chef[89] de quelque tribu. « Souvent, de loin,je vous ai regardés parler tous les deux, en me demandant cequ’elle… – Elle parlait comme une enfant », interrompit brusquementPeyrol. « Ainsi, vous vouliez me parler avant que votre dernièreheure n’arrive. Voyons, vous ne vous préparez pas encore àmourir ? – Écoutez-moi, Peyrol. S’il y a quelqu’un dont ladernière heure soit proche, ce n’est pas moi. Regardez un peuautour de vous. Il était temps que je vous parle. – Eh ?quoi ! Je n’ai pas l’intention de tuer quelqu’un, grommelaPeyrol. Vous vous mettez de drôles d’idées en tête. – C’est commeje vous le dis », insista Catherine sans animation. « On dirait quela mort s’accroche aux jupes de la petite. Elle a fait une coursefolle avec elle. Évitons qu’elle ne trempe de nouveau ses pas dansdu sang humain. » Peyrol, qui avait laissé sa tête retomber sur sapoitrine, la redressa brusquement. « De quoi diableparlez-vous ? » s’écria-t-il avec colère. « Je ne vouscomprends pas le moins du monde. – Vous n’avez pas vu dans quelétat elle était, quand je l’ai reprise en main, déclara Catherine.Je suppose que vous savez où est le lieutenant. Qu’est-ce qui l’afait partir ainsi ? Où est-il allé ? – Je le sais,répondit Peyrol. Il reviendra probablement cette nuit. – Vous savezoù il est ! Et, naturellement, vous savez aussi pourquoi ilest parti et pourquoi il va revenir », dit Catherine d’une voixmenaçante. « Eh bien ! vous devriez lui dire qu’à moinsd’avoir une paire d’yeux dans le dos, il vaut mieux qu’il nerevienne pas ici… qu’il ne revienne pas du tout ; car s’il lefait, rien ne pourra le préserver d’un coup perfide. – Personne n’ajamais été à l’abri de la perfidie », opina Peyrol après un momentde silence. « Je ne vais pas feindre de ne pas comprendre ce quevous voulez dire. – Vous avez entendu aussi bien que moi ce qu’adit Scevola avant de sortir. Le lieutenant est l’enfant d’unci-devant, et Arlette d’un homme qu’on a appelé traître à son pays.Vous pouvez comprendre vous-même ce qu’il avait en tête. – C’est unbavard et une poule mouillée », dit Peyrol d’un ton méprisant, maiscela ne modifia en rien l’attitude de Catherine, une attitude devieille sibylle qui se lève de son trépied pour prophétiser aveccalme d’horribles désastres. « Tout ça, c’est son républicanisme »,expliqua Peyrol avec plus de mépris encore. « Il en a une nouvellecrise en ce moment. – Non, c’est de la jalousie, dit Catherine. Ila peut-être cessé de s’intéresser à elle au cours de tant d’années.Il y a longtemps qu’il ne m’importune plus. Avec un individu de cegenre, je pensais qu’en le laissant être le maître ici… Maisnon ! Je sais que, depuis que le lieutenant a commencé à venirici, il a été repris de ses terribles imaginations. Il ne dort pasla nuit. Son républicanisme est toujours là. Mais ne savez-vouspas, Peyrol, qu’on peut avoir de la jalousie sans amour ? –Vous croyez », dit le flibustier d’une voix grave. Il méditait,empli de son expérience personnelle. « Et en outre il a goûté dusang », grommela-t-il au bout d’un moment. « Vous avez peut-êtreraison. – J’ai peut-être raison ! » répéta Catherine d’un tonlégèrement indigné. « Chaque fois que je vois Arlette près de lui,j’ai peur d’une dispute ou de quelque mauvais coup. Et quand ilssont tous les deux loin de moi, c’est encore pire. Je me demande oùils sont en ce moment. Ils sont peut-être ensemble et je n’oseélever la voix pour appeler Arlette de peur de le rendre furieux. –Mais c’est au lieutenant qu’il en a », remarqua Peyrol en baissantla voix. « Et je ne peux pas empêcher le lieutenant de revenir. –Où est-elle ? Où est-il ? » murmura Catherine d’un tonqui trahissait sa secrète angoisse. Peyrol se leva tranquillementet passa dans la salle en laissant la porte ouverte. Catherinel’entendit soulever avec précaution le loquet de la porte d’entrée.Et quelques instants après, Peyrol revint, aussi tranquillementqu’il était sorti. « J’ai mis un pied dehors pour me rendre comptedu temps. La lune va se lever et les nuages sont moins épais. Onaperçoit une étoile par-ci par-là. » Il baissa considérablement lavoix. « Arlette est assise sur le banc en train de fredonner unepetite chanson toute seule. Je me demande vraiment si elle s’estaperçue que j’étais à quelques pas d’elle. – Elle ne veut entendreni voir personne, excepté un seul homme », affirma Catherinemaîtrisant de nouveau complètement sa voix. « Et vous dites qu’ellefredonnait une chanson ? Elle qui restait assise des heuressans produire le moindre son. Et Dieu sait ce que pouvait bien êtrecette chanson ! – Oui, elle a beaucoup changé », reconnutPeyrol en poussant un profond soupir. « Ce lieutenant », reprit-ilaprès s’être interrompu un moment, « s’est toujours conduit avecbeaucoup de froideur envers elle. Je l’ai vu souvent détourner latête quand il la voyait venir vers nous. Vous savez comment sontces porteurs d’épaulettes, Catherine. Et puis, celui-ci a quelquever rongeur qui le tourmente. Je me demande s’il a jamais oubliéqu’il est le fils d’un ci-devant. Pourtant je crois aussi qu’ellene désire voir et entendre personne d’autre que lui. Est-ce parcequ’elle a eu la tête dérangée si longtemps ? – Non, Peyrol,dit la vieille femme, ce n’est pas cela. Vous voulez savoir commentj’en suis sûre ? Pendant des années, rien ne pouvait la fairerire ni pleurer. Vous le savez vous-même. Vous l’avez vue chaquejour. Croiriez-vous que depuis le mois dernier, il lui est arrivéde pleurer et de rire sur ma poitrine sans savoir pourquoi ? –Cela, je ne le comprends pas, dit Peyrol. – Moi, oui. Ce lieutenantn’a qu’un geste à faire pour qu’elle coure après lui. Oui, Peyrol.C’est ainsi. Elle n’a ni crainte, ni honte, ni orgueil. J’ai étémoi-même presque comme cela. » Son beau visage bruni sembla devenirplus impassible encore, avant qu’elle ne reprit à voix beaucoupplus basse et comme si elle argumentait avec elle-même : «Seulement, moi, je n’avais jamais connu la folie du sang. J’étaisdigne des bras de n’importe quel homme… Mais aussi cet homme n’estpas un prêtre. » Ces derniers mots firent tressaillir Peyrol. Ilavait presque oublié cette histoire. Il se dit : « Elle sait, ellea passé par là. » « Écoutez-moi, Catherine », dit-il sur un toncatégorique, « le lieutenant revient. Il sera ici probablement versminuit. Mais ce que je peux vous dire c’est qu’il ne revient paspour faire signe à la petite de le suivre. Oh ! non ! cen’est pas pour ses beaux yeux qu’il revient. – Eh bien ! si cen’est pas pour elle qu’il revient, alors c’est que la mort l’aappelé », déclara-t-elle d’un ton de conviction solennelle etcompassée. « Un homme à qui la mort a fait signe, rien ne peutl’arrêter. » Peyrol, qui avait vu plus d’une fois la mort en face,considéra avec curiosité le beau profil brun de Catherine. « C’estun fait, murmura-t-il, que les hommes qui courent au-devant de lamort ne la trouvent pas souvent. Il faut donc qu’elle vous fassesigne. Quelle sorte de signe serait-ce ? – Comment lesavoir ? » demanda Catherine, regardant fixement le mur àl’extrémité de la cuisine. « Ceux même à qui la mort le fait ne lereconnaissent pas pour ce qu’il est. Mais ils y obéissent tout demême. Je vous le dis, Peyrol, rien ne peut les arrêter. Ce peutêtre un regard ou un sourire, ou une ombre sur l’eau, ou une penséequi vous passe par la tête. Pour mon pauvre frère et ma belle-sœurç’a été le visage de leur enfant. » Peyrol croisa les bras sur sapoitrine et baissa la tête. La mélancolie lui était tout à faitétrangère. Qu’est-ce que la mélancolie a à faire dans la vie d’unflibustier, d’un Frère-de-la-Côte, vie simple, aventureuse,précaire, exposée aux risques et qui ne laisse de loisir ni pour laréflexion, ni pour cet oubli momentané de soi qu’on appelle gaieté.Une sombre fureur, une réjouissance farouche, il avait connu celapar bouffées passagères venues du dehors : mais jamais ce sentimentprofond et secret de la vanité de toutes choses, cette incertitudede la force qui l’habitait. « Je me demande ce que sera pour moi cesigne », pensait-il ; et il se dit avec dédain envers lui-mêmeque pour lui il n’y aurait aucun signe et qu’il lui faudrait mourirdans son lit, comme un vieux chien de garde dans sa niche. Ayanttouché le fond de l’abattement, il n’y avait plus devant lui qu’untrou noir dans lequel sa conscience tombait comme une pierre. Lesilence, qui avait peut-être duré une minute après que Catherineeut fini de parler, fut soudain traversé par une voix claire quidisait : « Que complotez-vous donc là, tous les deux ? »C’était Arlette, plantée à la porte de la salle. Le reflet de lalumière dans le blanc de ses yeux faisait ressortir son regard noiret pénétrant. La surprise fut complète. Le profil de Catherine,debout près de la table, sembla se raidir encore, sipossible ; on eût dit la statue anguleuse d’une vieilleprophétesse de quelque tribu du désert. Arlette fit trois pas enavant. Chez Peyrol, même un étonnement extrême se manifestait parla fermeté. On l’avait connu pour ne jamais avoir l’air pris àl’improviste et l’âge avait accentué en lui ce trait d’un chef né.Il s’écarta un rien du bord de la table et lui dit de sa voix grave: « Ma foi, patronne ! Nous n’avions pas causé ensemble depuissi longtemps. » Arlette se rapprocha encore. « Oui, je le sais,s’écria-t-elle. C’était horrible. Je vous ai observés tous lesdeux. Scevola est venu s’asseoir tout près de moi sur le banc. Ils’est mis à me parler, et alors je suis partie. Cet hommem’assomme. Et je vous trouve ici, vous autres, à ne rien dire.C’est insupportable. Qu’est-ce que vous avez tous les deux ?Dites-moi, papa Peyrol, est-ce que vous ne m’aimez plus ? » Savoix remplissait la cuisine. Peyrol alla fermer la porte de lasalle. En revenant, il fut frappé du rayonnement de vie qui animaitArlette et semblait faire pâlir les flammes de la lampe. Il dit enplaisantant à demi : « Je ne sais pas si je ne vous aimais pasdavantage quand vous étiez plus calme. – Et ce que vous aimeriez lemieux, ce serait de me voir encore plus calme dans la tombe. » Ellel’éblouissait. La vitalité s’écoulait de ses yeux, de ses lèvres,de toute sa personne, l’enveloppait comme un halo et… oui,vraiment, la plus faible rougeur du monde était venue colorer sesjoues, à peine rosies, comme la lueur d’une flamme lointaine sur laneige. Elle leva les bras en l’air et laissa retomber ses mains dehaut sur les épaules de Peyrol, et d’un regard noir et insistantelle arrêta les yeux désespérément fuyants du vieux marin. Il lasentit qui déployait toute sa séduction instinctive, en même tempsque s’accroissait la force farouche des doigts qui s’accrochaient àlui. « Non ! Je ne peux plus me contenir ! MonsieurPeyrol, papa Peyrol, vieux canonnier, horrible loup de mer, soyezun ange et dites-moi où il est ? » Le flibustier, qui ce matinmême s’était montré aussi inébranlable qu’un roc sous l’étreinte dulieutenant Réal, sentit toute sa force l’abandonner sous les mainsde cette femme, il répondit d’une voix épaisse : « Il est allé àToulon. Il avait besoin d’y aller. – Pourquoi faire ?Dites-moi la vérité. – La vérité n’est pas bonne à savoir pour toutle monde », marmotta Peyrol avec la sensation affolante que le solmême se ramollissait sous ses pieds. « En service commandé »,ajouta-t-il dans un grognement. Les mains d’Arlette glissèrentsoudainement des larges épaules de Peyrol. « En service commandé,répéta-t-elle. Quel service ? » Sa voix s’étrangla et les mots: « Ah oui ! son service ! » parvinrent à peine jusqu’àPeyrol qui, aussitôt que les mains eurent lâché ses épaules, sentitsa force lui revenir et la terre molle redevenir ferme sous sespieds. Juste en face de lui, Arlette, silencieuse, les braspendants devant elle, les doigts entrelacés, semblait abasourdieque le lieutenant Réal ne fût pas délivré de tout lien terrestrecomme un ange descendu du ciel et n’ayant de comptes à rendre qu’àce Dieu qu’elle avait imploré. Il lui fallait donc le partager avecun service qui pouvait l’envoyer ici ou là. Elle se sentait uneforce, un pouvoir, plus grands que tout service. « Peyrol »,s’écria-t-elle doucement, « ne me brisez pas le cœur, mon cœur toutneuf qui vient de commencer à battre. Sentez comme il bat. Quipourrait supporter cela ? » Elle s’empara de la grosse mainvelue du flibustier et la pressa fortement contre sa poitrine. «Dites-moi quand il va revenir. – Écoutez, patronne, il vaut mieuxque vous montiez chez vous », commença Peyrol avec un grand effortet en retirant brusquement sa main captive. Il recula un peu enchancelant tandis qu’Arlette lui criait : « Non ! Vous n’allezplus m’envoyer promener comme vous le faisiez autrefois. » Danstoutes ses transformations, de la supplication à la colère, il n’yavait pas la moindre fausse note, si bien que ce débordementd’émotion avait le pouvoir déchirant d’un art inspiré. Elle setourna avec violence vers Catherine qui n’avait ni bougé ni proféréun son. « Tout ce que vous pouvez faire tous les deux n’y changerarien désormais. » Et aussitôt elle se retourna vers Peyrol : « Vousme faites peur avec vos cheveux blancs. Allons !… Faut-il memettre à genoux devant vous… Là ! » Peyrol la prit sous lescoudes, la souleva de terre et la remit sur ses pieds comme sic’eût été un enfant. Aussitôt qu’il l’eut lâchée, elle se mit àfrapper du pied. « Êtes-vous donc stupide ? s’écria-t-elle.Vous ne comprenez donc pas qu’il s’est passé quelque choseaujourd’hui ? » Pendant toute cette scène, Peyrol avaitconservé son sang-froid le plus honorablement du monde, un peucomme un marin surpris par un grain blanc sous les Tropiques. Maisà ces mots une douzaine de pensées se précipitèrent à la fois dansson esprit à la poursuite de cette étonnante déclaration. Il étaitarrivé quelque chose. Où ? Comment ? À qui ?Quoi ? Cela ne pouvait s’être passé entre elle et lelieutenant. Il n’avait, lui semblait-il, pas perdu le lieutenant devue depuis la première heure où ils s’étaient rencontrés le matinjusqu’au moment où il l’avait envoyé à Toulon en le poussantlittéralement par les épaules : si ce n’est pendant qu’il dînaitdans la pièce voisine, la porte ouverte, et pendant les quelquesminutes qu’il avait passées à parler avec Michel dans la cour. Cen’avait été là que quelques minutes et, aussitôt après, la vue dulieutenant assis sur le banc, l’air lugubre comme un corbeausolitaire, ne donnait guère l’impression d’une exaltation, d’uneagitation, ni de toute autre émotion ayant trait à une femme.Devant ces difficultés, l’esprit de Peyrol se trouva soudain vide.« Voyons, patronne », dit-il, incapable de rien trouver d’autre àdire, « qu’est-ce que c’est que toute cette agitation ? Jel’attends de retour ici vers minuit. » Il fut extrêmement soulagéde voir qu’elle le croyait. C’était la vérité. Il ne savait à vraidire ce qu’il aurait pu inventer à l’improviste pour se débarrasserd’elle et la décider à aller se coucher. Elle le gratifia d’unfroncement de sourcils farouche ; et d’un ton terriblementmenaçant, s’écria : « Si vous m’avez menti… Oh ! » Il eut unsourire indulgent. « Calmez-vous. Il sera ici peu après minuit.Vous pouvez aller dormir tranquille. » Elle lui tournadédaigneusement le dos et dit sèchement : « Allons, ma tante !» et elle se dirigea vers la porte menant au couloir. Arrivée làelle se retourna un moment, la main sur la poignée. « Vous avezchangé. Je ne peux plus me fier ni à l’un ni à l’autre de vous.Vous n’êtes plus les mêmes. » Elle sortit. Alors seulementCatherine détacha son regard du mur pour croiser le regard dePeyrol. « Vous l’avez entendue ? Nous, changés ! C’estelle… » Peyrol hocha la tête à deux reprises et il y eut un longsilence pendant lequel les flammes de la lampe elles-mêmesdemeurèrent immobiles. « Suivez-la, mademoiselle Catherine »,dit-il enfin avec une nuance de sympathie dans la voix. Elle nebougea pas. « Allons, du courage », insista-t-il avec une sorte dedéférence. « Essayez de la faire dormir. »

Chapitre 12

 

D’une allure lente et raide, Catherine sortit de la cuisine et,dans le corridor, trouva Arlette qui l’attendait, une bougieallumée à la main. Son cœur se remplit d’une désolation soudaine àla vue de ce jeune et beau visage autour duquel la tache de lumièremettait un halo et qui, se détachant sur l’obscurité, semblaitavoir pour fond la muraille d’un cachot. Sa nièce la précédaaussitôt dans l’escalier, en murmurant avec fureur entre ses joliesdents : « Il s’imagine que je vais pouvoir dormir. Vieilimbécile ! »

Peyrol ne quitta pas des yeux le dos droit de Catherine jusqu’àce que la porte se fût refermée sur elle. Alors seulement ils’accorda le soulagement de laisser l’air s’échapper entre seslèvres pincées et son regard errer librement tout autour de lapièce. Il saisit la lampe par l’anneau qui en surmontait la tige etpassa dans la salle, en refermant derrière lui la porte de lacuisine plongée dans l’obscurité. Il posa la lampe sur la tablemême où le lieutenant Réal avait pris son repas de midi. Elle étaitencore recouverte d’une petite nappe blanche et la chaise étaitrestée placée de biais telle qu’il l’avait repoussée en se levant.Une autre des nombreuses chaises de la salle était visiblementplacée de façon à faire face à la table. Peyrol, à cette vue, sedit amèrement : « Elle sera restée là à le contempler comme s’ilétait tout couvert de dorures, avec trois têtes et sept brasattachés au corps », comparaison empruntée à certaines idoles qu’ilavait vues dans un temple indien[90]. Sansêtre iconoclaste, Peyrol éprouva positivement un malaise à cesouvenir et il s’empressa de sortir. Le grand nuage s’était diviséet ses immenses débris s’en allaient d’une marche imposante versl’ouest, comme chassés devant la lune qui se levait. Scevola, quis’était étendu de tout son long sur le banc, se redressa soudain etse tint très droit. « On a fait un petit somme en plein air ?» lui dit Peyrol tout en regardant vaguement l’espace lumineuxderrière l’arrière-garde des nuages qui s’éloignaient en sebousculant là-haut. « Je ne dormais pas, répondit le sans-culotte.Je n’ai pas fermé l’œil, pas un instant. – C’est probablement quevous n’aviez pas sommeil », répondit tranquillement Peyrol dont lapensée restait fixée fort loin de là sur le navire anglais. Son œilintérieur se représentait la silhouette noire de la corvette sedécoupant sur la grève blanche des Salins, dont la courbeétincelait sous la lune ; cependant il poursuivit lentement :« Car ce ne peut pas être le bruit qui vous a empêché de dormir. »Sur le terre-plein d’Escampobar, déjà les ombres s’allongeaient surle sol, tandis que le flanc de la colline de guet demeurait sombreencore, mais bordé d’une lueur croissante. Et la douceur de cettepaix était telle qu’elle adoucit un moment l’attitude intérieure dedureté qu’avait Peyrol à l’endroit de l’humanité en général, ycompris le commandant du navire anglais. Au milieu de sespréoccupations, le vieux flibustier savoura ce moment de sérénité.« C’est un endroit maudit ! » déclara soudain Scevola. Sansmême tourner la tête, Peyrol lui jeta un regard de côté. Bien qu’ilse fût redressé assez rapidement de sa position allongée, lecitoyen semblait tout avachi : il était assis, ramassé surlui-même, les épaules arrondies, les mains sur les genoux. Avec sonregard fixe, il avait, dans le clair de lune, l’air d’un enfantmalade. « C’est un endroit fait à souhait pour fomenter destrahisons. On s’y sent plongé jusqu’au cou. » Il frissonna etpoussa un long et irrésistible bâillement nerveux qui fit luire,dans une bouche rétractée[91] etbéante, de longues canines inattendues, qui révélaient l’inquiètepanthère tapie dans l’homme. « Oui, il y a bien de la trahison dansl’air. Vous ne concevez pas ça, citoyen ? – Assurément non »,déclara Peyrol avec un mépris serein. « Quelle trahisoncomplotez-vous donc ? » ajouta-t-il négligemment sur le ton dela conversation tout en savourant le charme du soir au clair delune. Scevola, si éloigné qu’il fût de s’attendre à cette réplique,n’en réussit pas moins à émettre presque aussitôt une sorte de riregrinçant. « Elle est bien bonne ! Ha, ha, ha !…moi !… comploter… pourquoi moi ? – Ma foi ! fittranquillement Peyrol, nous ne sommes pas si nombreux ici à pouvoirfomenter des trahisons. Les femmes sont montées se coucher : Michelest en bas sur la tartane. Il y a moi, et vous n’oseriez tout demême pas me soupçonner de trahison. Alors ? Il ne reste guèreque VOUS. » Scevola se secoua. « Ce n’est pas là une plaisanterie.J’ai fait la chasse à la trahison, moi. Je… » Il se calma. Il étaiten proie à des soupçons sentimentaux. Peyrol évidemment ne luiparlait ainsi que pour l’irriter et se débarrasser de lui ;mais dans l’état particulier de ses sentiments, Scevola avait uneconscience aiguë de chaque syllabe de ces remarques offensantes. «Ah ! pensa-t-il, il n’a pas mentionné le lieutenant. » Cetteomission parut au patriote d’une immense importance. Si Peyroln’avait pas mentionné le lieutenant, c’est qu’ils avaient tous deuxensemble comploté quelque trahison, tout l’après-midi à bord decette tartane. C’est pourquoi on ne les avait vus ni l’un nil’autre de presque toute la journée. En fait, Scevola avait, luiaussi, vu Peyrol revenir à la ferme dans la soirée, seulement ill’avait vu d’une autre fenêtre qu’Arlette. C’était quelques minutesavant qu’il n’essayât d’ouvrir la porte du lieutenant, pour voir siRéal était dans sa chambre. Il s’était à regret éloigné sur lapointe des pieds, et en entrant dans la cuisine il n’y avait trouvéque Catherine et Peyrol. Aussitôt qu’Arlette les eut rejoints, uneinspiration soudaine le fit monter en hâte mettre de nouveau laporte à l’épreuve. Elle était ouverte à présent ! Preuveévidente que c’était Arlette qui s’y était enfermée. En découvrantqu’elle entrait ainsi dans la chambre du lieutenant comme chezelle, Scevola reçut un choc si douloureux qu’il pensa en mourir. Ilétait maintenant hors de doute que le lieutenant avait passé sontemps à conspirer avec Peyrol à bord de cette tartane ;qu’auraient-ils pu aller y faire d’autre ? « Mais pourquoiRéal n’était-il pas remonté ce soir avec Peyrol ? » sedemandait Scevola, assis sur le banc, les mains jointes serréesentre ses genoux… « C’est une ruse de leur part », conclut-ilsoudainement. « Les conspirateurs évitent toujours de se faire voirensemble. Ah ! » Ce fut comme si quelqu’un lui avait allumé unfeu d’artifice dans le cerveau. Il en fut illuminé, ébloui,confondu, il en eut un sifflement dans les oreilles et des gerbesd’étincelles devant les yeux. Quand il leva la tête, il vit qu’ilétait seul. Peyrol avait disparu. Scevola crut se rappeler avoirentendu quelqu’un prononcer les mots : « Bonne nuit » et la portede la salle claquer. Et, en effet, la porte de la salle étaitmaintenant fermée. Une lueur blafarde brillait à la fenêtre la plusproche de cette porte. Peyrol avait éteint trois des becs de lalampe et était maintenant étendu sur l’une des longues tables, aveccette faculté de s’accommoder d’une planche qu’un vieux loup de merne perd jamais. Il avait décidé de rester en bas simplement pourêtre plus accessible et il ne s’était pas allongé sur l’un desbancs le long du mur parce qu’ils étaient trop étroits. Il avaitlaissé l’une des mèches allumée pour que le lieutenant sût où letrouver, et il était assez fatigué pour penser qu’il pourraitdormir une heure ou deux avant que Réal ne revînt de Toulon. Ils’installa, un bras sous la tête, comme s’il était sur le pont d’uncorsaire et il était loin de penser que Scevola regardait à traversles vitres ; mais elles étaient si petites et si poussiéreusesque le patriote ne put rien distinguer. Ç’avait été de sa part unmouvement purement instinctif. Il n’eut même pas conscience d’avoirregardé à l’intérieur. Il s’éloigna, alla jusqu’au bout du mur dela maison, revint sur ses pas, marcha de nouveau jusqu’à l’autrebout : on eût dit qu’il avait peur de dépasser ce mur contre lequelil chancelait par moments. « Conspiration, conspiration ! » sedisait-il. Il était maintenant absolument certain que le lieutenantse cachait encore sur cette tartane et attendait seulement que toutfût tranquille pour se glisser jusqu’à sa chambre où Scevola avaitla preuve formelle qu’Arlette était habituée à se sentir comme chezelle. Le dépouiller de ses droits à lui sur Arlette étaitévidemment une partie du complot. « Ai-je été l’esclave de ces deuxfemmes, ai-je attendu toutes ces années pour voir cette créaturecorrompue s’enfuir ignominieusement avec un ci-devant, avec unconspirateur aristocrate ? » Sa vertueuse indignation luidonnait le vertige. Les preuves étaient suffisantes pour qu’untribunal révolutionnaire leur fît couper la tête à tous. Untribunal ! il n’y avait plus de tribunal ! Plus dejustice révolutionnaire ! Plus de patriotes ! Dans sadétresse, il heurta le mur de l’épaule avec tant de force que celale fit rebondir. Ce monde-ci n’était pas fait pour des patriotes. «Si je m’étais trahi dans la cuisine, ils m’y auraient assassiné. »Il pensa qu’il en avait déjà trop dit. Trop. « De laprudence ! De la précaution ! » se répétait-il engesticulant des deux bras. Tout à coup, il trébucha et il entendittomber quelque chose à ses pieds avec un bruit métalliquestupéfiant. « Ils essayent de me tuer maintenant », pensa-t-il,tremblant de frayeur. Il se résigna à la mort. Un profond silencerégnait aux alentours. Il ne se produisit rien d’autre. Il sebaissa craintivement pour regarder l’objet et reconnut par terre sapropre fourche. Il se rappela l’avoir laissée à midi appuyée contrele mur. C’était son pied qui l’avait fait tomber. Il se jeta surelle avidement. « Voilà ce qu’il me faut ! murmura-t-ilfiévreusement. Je suppose qu’à cette heure-ci le lieutenant penseraque je suis allé me coucher. » Il se colla bien droit contre lemur, tenant la fourche le long du corps comme un mousquet, l’armeau pied. La lune, dépassant la crête de la colline, inonda soudainde sa froide lumière la façade de la maison, mais il ne s’en renditpas compte, il s’imaginait encore embusqué dans l’ombre, et ilétait là, immobile, les yeux fixés sur le sentier qui menait à lacrique. Ses dents claquaient d’une sauvage impatience. Il était siparfaitement visible dans sa rigidité de mort, que Michel,débouchant du ravin, s’arrêta tout net, le prenant pour uneapparition surnaturelle. Scevola, de son côté, distingua l’ombremouvante d’un homme – l’homme ! – et il s’élança en avant sansréfléchir, en abaissant les dents de la fourche, comme il eût faitd’une baïonnette. Il ne poussa aucun cri. Il fonça droit devantlui, en grognant comme un chien, et plongea tête baissée avec sonarme. Michel, comme un être primitif qui ne s’embarrassait pas dequelque chose d’aussi incertain que l’intelligence, fitinstantanément un bond de côté avec la précision d’un animalsauvage ; mais il y avait tout de même assez de l’être humainen lui pour demeurer ensuite paralysé d’étonnement. L’élan de sonassaut avait entraîné Scevola de plusieurs mètres dans la descenteavant qu’il fût en mesure de faire volte-face et de prendre uneattitude offensive. Les deux adversaires se reconnurent alors. Leterroriste s’écria : « Michel ? » et Michel s’empressa deramasser une grosse pierre. « Holà, Scevola », cria-t-il, non pas àtrès haute voix, mais pourtant d’un ton fort menaçant. « Qu’est-cequi vous prend ?… N’approchez pas, ou je vous balance cettepierre sur la tête, et je m’y connais ! » Scevola laissa lafourche reposer à terre avec un bruit sourd. « Je ne tereconnaissais pas, dit-il. – C’est un mensonge. Qui croyiez-vousdonc que j’étais ? L’autre peut-être ! Je n’ai pas latête bandée, il me semble ? » Scevola se mit à regrimper lapente. « Quoi ? demanda-t-il. De quelle tête parles-tu ?– Je dis que si vous approchez je vous assomme avec cette pierre,répondit Michel. On ne peut pas se fier à vous quand la lune estpleine. Vous ne m’avez pas reconnu ! Est-ce une raison pour sejeter sur les gens comme cela. Vous n’avez rien contre moi,n’est-ce pas ? – Non », répondit avec hésitationl’ex-terroriste tout en observant attentivement Michel qui gardaitencore la pierre à la main. « Il y a des années que les gens disentque vous êtes un peu cinglé », déclara Michel avec intrépidité, carl’autre était assez déconfit pour donner du cœur même à un lièvrecraintif. « Si on ne peut plus maintenant monter faire un sommesous le hangar, sans s’exposer à être poursuivi à coups de fourche,eh bien !… – J’allais seulement ranger cette fourche »,s’écria Scevola avec volubilité. « Je l’avais laissée contre le muret je l’ai aperçue tout à coup en passant ; alors je me suisdit que j’allais la porter dans l’écurie avant d’aller me coucher.Voilà tout. » Michel en resta un peu bouche bée. « Que penses-tudonc que je ferais d’une fourche à cette heure-ci de la nuit, sinonla ranger ? reprit Scevola. – Je me le demande ! »marmotta Michel qui commençait à n’en plus croire ses sens. « Tut’en vas flâner comme un sot et tu t’imagines un tas de chosesabsurdes, espèce de grand imbécile. Tout ce que je voulais, c’étaitte demander si tout allait bien en bas, et toi, comme un idiot, tute jettes de côté en bondissant comme un cabri et tu t’en vasramasser une pierre. C’est à toi que la lune a dérangé la tête, pasà moi. Allez, jette-moi ça. » Habitué à faire ce qu’on lui disait,Michel écarta lentement les doigts, sans être tout à faitconvaincu, mais en pensant qu’il y avait peut-être du vrailà-dedans. Scevola, comprenant qu’il avait l’avantage, se mit àl’injurier. « Tu es dangereux. On devrait t’attacher les pieds etles mains, quand la lune est pleine. Qu’est-ce que tu viens de direà propos d’une tête ? Quelle tête ? – J’ai dit que jen’avais pas la tête fracassée. – C’est tout ? » dit Scevola.Il se demandait ce qui avait bien pu arriver en bas pendantl’après-midi pour que quelqu’un eût eu la tête fracassée.Manifestement il devait y avoir eu une bagarre ou unaccident ; en tout cas, il pensa que c’était pour lui unecirconstance favorable, car évidemment un homme à la tête bandéeétait en position d’infériorité. Il inclinait plutôt à croire queç’avait été quelque accident stupide et regretta vivement que lelieutenant ne se fût pas tué du coup, il se retourna pour dire àMichel d’un ton acide : « Maintenant, tu peux aller au hangar. Etn’essaye plus de me jouer un de tes tours, sinon, la prochaine foisque tu ramasseras une pierre, je te tire dessus comme sur un chien.» Il se dirigea vers la barrière de la cour qui restait toujoursouverte en lançant cet ordre à Michel par-dessus son épaule : « Vadans la salle. Quelqu’un a laissé de la lumière. On dirait qu’ilssont tous devenus fous aujourd’hui. Porte la lampe dans la cuisine,éteins-la bien et vois si la porte qui donne sur la cour est bienfermée. Je vais me coucher. » Il franchit la barrière, mais nepénétra pas très avant dans la cour. Il s’arrêta pour regarderMichel exécuter cet ordre. Allongeant prudemment la tête en avantdu pilier de la barrière, Scevola attendit d’avoir vu Michel ouvrirla porte de la salle, puis franchit en quelques bonds le terrainplat et s’élança dans le sentier du ravin. Il lui fallut moinsd’une minute. Il avait toujours sa fourche sur l’épaule. Son seuldésir était de ne pas être dérangé ; à part cela, il ne sesouciait aucunement de ce que faisaient les autres, de ce qu’ilspensaient ni de la façon dont ils se conduisaient. Il étaitcomplètement en proie à son idée fixe. Il n’avait pas de plan, maisil avait un principe d’action : c’était d’atteindre le lieutenant àson insu, et si l’homme mourait sans savoir quelle main l’avaitfrappé, tant mieux. Scevola allait agir pour la cause de la vertuet de la justice. Ce n’était aucunement là une question de querellepersonnelle. Pendant ce temps, Michel, en entrant dans la salle,avait découvert Peyrol profondément endormi sur une table. En dépitde son respect illimité pour Peyrol, sa simplicité était tellequ’il se mit à secouer son maître par l’épaule, comme s’il se fûtagi d’un simple mortel. Peyrol passa si rapidement de l’inertie àla position assise que Michel en recula d’un pas et attendit qu’onlui adressât la parole. Mais comme Peyrol se contentait de leregarder fixement, Michel prit l’initiative de prononcer une courtephrase : « Il s’y met ! » Peyrol ne paraissait pascomplètement réveillé : « Qu’est-ce que tu veux dire ?demanda-t-il. – Il s’agite pour essayer de s’enfuir. » Peyrol étaitmaintenant tout à fait réveillé. Il retira même ses pieds de dessusla table. « Vraiment ? Tu n’as donc pas cadenassé la porte dela cabine ? » Michel, très effrayé, expliqua qu’on ne luiavait jamais dit de le faire. « Non ? » remarqua Peyrolpaisiblement. « J’ai dû oublier. » Mais Michel ne se calmait pas etmurmura : « Il est en train de s’enfuir. – Ça va bien ! ditPeyrol, ne te mets pas martel en tête. Il ne s’enfuira pas bienloin, va. » Une grimace se dessina lentement sur le visage deMichel. « S’il veut grimper en haut des rochers, il ne tardera pasà se casser le cou, dit-il. Et il n’ira certainement pas très loin,pour sûr. – Eh bien ! tu vois ! lui dit Peyrol. – Et iln’a pas l’air bien solide non plus. Il est sorti à quatre pattes dela cabine, est allé jusqu’au petit tonneau d’eau et il s’est mis àboire, à boire. Il a dû le vider à moitié. Après quoi, il s’est missur ses jambes. J’ai déguerpi sur le rivage, aussitôt que je l’aientendu remuer », continua-t-il d’un ton d’intense contentement desoi. « Je me suis caché derrière un rocher pour l’observer. – Fortbien », déclara Peyrol. Après cette parole de louange, le visage deMichel arbora en permanence un grand sourire. « Il s’est assis surle pont arrière », reprit-il, comme s’il racontait une énormefarce, « les pieds ballants au-dessus de la cale, et que le diablem’emporte s’il ne s’est pas mis à piquer un somme, adossé autonneau. Sa tête tombait et il se rattrapait, sa grosse têteblanche. Et puis, j’en ai eu assez de regarder ça. Et comme vousm’aviez dit de ne pas rester sur son passage, j’ai pensé qu’ilvalait mieux monter ici dormir dans le hangar. J’ai bien fait,n’est-ce pas ? – Tout à fait bien, déclara Peyrol. Eh bien,va-t’en maintenant dans le hangar. Ainsi tu l’as laissé assis surle pont arrière ? – Oui, dit Michel. Mais il était en train des’animer. Je n’avais pas fait dix mètres que j’ai entendu à bord unterrible coup. Je pense qu’il aura essayé de se lever et qu’il seradégringolé dans la cale. – Dégringolé dans la cale ? répétabrusquement Peyrol. – Oui, notre maître. J’ai pensé d’abord àretourner voir, mais vous m’aviez mis en garde contre lui, n’est-cepas ? Et je crois vraiment que rien ne peut le tuer. » Peyroldescendit de la table avec un air préoccupé qui eût surpris Michels’il n’eût été absolument incapable d’observation. « Il fauts’occuper de cela », murmura-t-il, en boutonnant la ceinture de sonpantalon. « Passe-moi mon gourdin, là, dans le coin. Et maintenantva dans le hangar. Que diable fais-tu à la porte ? Tu neconnais pas le chemin du hangar ? » Cette dernière remarqueétait due au fait que Michel, à la porte de la salle, avançait latête et regardait de droite et de gauche pour examiner la façade dela maison. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne supposes pas qu’ilait pu te suivre si rapidement jusqu’ici ? – Oh ! non,notre maître, c’est tout à fait impossible, mais j’ai vu ce sacréScevola qui faisait les cent pas par ici. Je n’ai pas envie de lerencontrer de nouveau. – Il se promenait dehors ? » demandaPeyrol d’un air ennuyé. « Eh bien ! qu’est-ce que tu croisqu’il peut te faire ? Quelles drôles d’idées tu te fourresdans la tête. Tu deviens de pire en pire. Allons, sors. » Peyroléteignit la lampe et en sortant, ferma la porte sans le moindrebruit. Apprendre que Scevola circulait ainsi ne lui plaisait guère,mais il pensa que le sans-culotte s’était probablement rendormi etqu’après s’être réveillé il était en train de gagner son lit quandMichel l’avait rencontré. Il avait son idée personnelle sur lapsychologie du patriote, et ne pensait pas que les deux femmesfussent en danger. Néanmoins il alla jusqu’au hangar et entenditremuer la paille où Michel se disposait à passer la nuit. « Debout», lui dit-il à voix basse. « Chut, ne fais pas de bruit. Va dansla maison dormir au pied de l’escalier. Si tu entends des voix,monte à l’étage, et si tu aperçois Scevola, tombe-lui dessus. Tun’as pas peur de lui, je suppose ? – Non, si vous me ditesqu’il ne faut pas », répliqua Michel qui, après avoir ramassé sessouliers (un cadeau de Peyrol), s’en alla pieds nus jusqu’à lamaison. Le Frère-de-la-Côte le regarda se glisser sans bruit par laporte de la salle. Ayant ainsi, en quelque sorte, protégé sa base,Peyrol descendit le ravin avec des mouvements prudemment calculés.Quand il fut arrivé au petit creux de terrain d’où l’on pouvaitapercevoir les têtes de mâts de la tartane, il s’accroupit etattendit. Il ne savait pas ce que son prisonnier avait fait ni cequ’il était en train de faire et ne se souciait pas de se trouverpar mégarde sur le chemin de sa fuite. La lune d’un jour étaitassez haute pour réduire les ombres à presque rien et les rochersétaient inondés d’un éclat jaune, tandis que les buissons, parcontraste, paraissaient très noirs. Peyrol réfléchit qu’il n’étaitpas très bien dissimulé. Ce silence continu finit parl’impressionner. « Il est parti », pensa-t-il. Pourtant il n’enétait pas sûr. Personne ne pouvait en être sûr. Il calcula qu’il yavait à peu près une heure que Michel avait quitté latartane ; c’était suffisant pour qu’un homme, même à quatrepattes, eût pu se traîner jusqu’au bord de la crique. Peyrolregrettait d’avoir frappé si fort. Il aurait pu atteindre son butavec moitié moins de force. D’un autre côté toutes les manœuvres deson prisonnier, telles que les avait rapportées Michel, semblaienttout à fait rationnelles. L’homme, cela va sans dire, étaitsérieusement ébranlé. Peyrol éprouvait comme un désir d’aller àbord lui donner quelque encouragement et même lui prêter activementassistance. Un coup de canon venu de la mer vint lui couper larespiration, pendant qu’il était là à méditer. Une minute plustard, un second coup envoya une autre vague de bruit sourd parmiles rochers et les collines de la presqu’île. Le silence qui suivitfut si profond qu’il sembla pénétrer jusque dans l’intérieur de latête de Peyrol et engourdir un moment toutes ses pensées. Mais ilavait commencé de se traîner jusqu’au rivage. Le navire appelaitson homme. En fait, ces deux coups de canon avaient bien été tiréspar l’Amelia. Après avoir doublé le cap Esterel, le capitaineVincent vint mouiller court[92] devantla plage, exactement comme Peyrol l’avait supposé. Entre six etneuf heures environ l’Amelia resta là avec ses voiles larguées surles cargues[93]. Juste avant le lever de la lune lecommandant monta sur le pont et après un court entretien avec sonpremier lieutenant donna l’ordre à l’officier de manœuvred’appareiller et de remettre le cap sur la Petite Passe. Ildescendit alors et on fit aussitôt passer l’ordre que le capitainedemandait M. Bolt. Quand le lieutenant parut à la porte de sacabine, le capitaine Vincent lui fit signe de s’asseoir. « Je croisque je n’aurais pas dû vous écouter, dit-il. Pourtant, l’idée étaitséduisante, mais ce que d’autres en penseraient, je me le demande.La perte de notre homme est le pire de l’affaire. J’ai idée quenous pourrions le rattraper. Peut-être a-t-il été pris par despaysans, ou a-t-il eu un accident. Il est intolérable de l’imagineraffalé au pied d’un rocher avec une jambe cassée. J’ai donnél’ordre d’armer les canots numéros 1 et 2 et je me propose de vousen confier le commandement, pour entrer dans la crique, et s’il lefaut, vous avancer un peu dans l’intérieur pour faire desrecherches. À ma connaissance, il n’y a jamais eu de troupes surcette presqu’île. La première chose que vous ferez, c’estd’examiner la côte. » Il lui parla encore un moment, lui donnantdes instructions plus détaillées, puis il monta sur le pont.L’Amelia avec ses deux canots à la remorque, au long du bord,s’avança à mi-chemin de la Passe et les deux canots reçurent,alors, l’ordre de continuer. Juste avant qu’ils nedébordassent[94], on tira deux coups de canon trèsrapprochés. « Comme cela, Bolt », expliqua le capitaine Vincent, «Symons devinera que nous sommes à sa recherche et s’il se cachequelque part près du rivage, il ne manquera pas de descendre à unendroit où vous pourrez le voir. »

Chapitre 13

 

On sait quelle force motrice possède une idée fixe. Dans le casde Scevola, elle fut assez puissante pour le précipiter jusqu’aubas de la pente et le priver momentanément de toute prudence. Ils’élança parmi les rochers en se servant du manche de la fourchecomme appui. Il ne prit point garde à la nature du terrain jusqu’àce qu’ayant buté, il se trouvât étalé de tout son long, face contreterre, cependant que la fourche le précédait bruyamment avantd’être arrêtée par un buisson. Cette circonstance évita auprisonnier de Peyrol d’être pris à l’improviste. Après être sortide la petite cabine, simplement parce qu’une fois revenu à lui, ils’était aperçu que la porte était ouverte, Symons s’était trouvébien ranimé par toute l’eau froide qu’il avait bue et par son petitsomme en plein air. Il se sentait de plus en plus maître de sesmouvements et la maîtrise de ses pensées lui revenait aussi assezrapidement.

L’avantage de posséder un crâne fort épais devint évidentlorsque, s’étant traîné hors de la cabine, il put reconnaître où ilétait. Son premier mouvement fut ensuite de regarder la lune pourévaluer à peu près le passage du temps. Après quoi il manifesta uneimmense surprise de se trouver seul à bord de la tartane. Assis,les jambes pendantes au-dessus de la cale ouverte, il essaya dedeviner comment il se pouvait que la cabine fût restée sans verrouni surveillance.

Il continuait à réfléchir à cette situation inattendue. Quepouvait bien être devenu ce scélérat à cheveux blancs ? Sedissimulait-il quelque part en attendant une occasion de luiassener un autre coup sur la tête ? Symons se sentit tout àcoup très exposé, assis sur le pont arrière dans la pleine lumièrede la lune. L’instinct plutôt que la raison lui suggéra dedescendre dans la cale obscure. Ce but parut d’abord une énormeentreprise, mais une fois qu’il s’y mit il l’accomplit avec la plusgrande facilité sans pouvoir éviter toutefois de faire tomber unbout d’espar qui était resté appuyé contre le pont. L’objet leprécéda dans la cale avec un bruit retentissant qui donna despalpitations au pauvre Symons. Il s’assit sur la carlingue de latartane et haleta, mais au bout d’un moment, il réfléchit que toutcela n’avait pas grande importance. Il lui semblait que sa têteétait énorme : son cou lui faisait très mal et il se sentait uneépaule assurément ankylosée. Il ne pourrait jamais tenir tête à cevieux gredin. Mais qu’était-il devenu ? Ah ! oui, ilétait allé chercher les soldats ! Parvenu à cette conclusion,Symons se sentit plus calme. Il essaya de se rappeler ce qui étaitarrivé. Lorsqu’il avait vu pour la dernière fois le vieux bonhomme,il faisait jour et maintenant – Symons regarda de nouveau la lune –il devait être près de trois heures du premier quart[95]. Sans doute ce vieux gredin était-ilallé au cabaret boire avec les soldats. Ils ne tarderaient pas àarriver. L’idée de se voir prisonnier de guerre lui faisait un peutourner le cœur. Son navire lui parût tout à coup paré d’un nombreextraordinaire d’agréments, y compris le capitaine Vincent et lepremier lieutenant. Il aurait même été heureux de serrer la main ducaporal, un fusilier marin hargneux et méchant qui faisait fonctionde capitaine d’armes[96] à bord.« Je me demande où est le navire, maintenant », pensa-t-iltristement, en sentant son dégoût de la captivité s’accroître àmesure que les forces lui revenaient. C’est alors qu’il entendit lebruit de la chute de Scevola. Cela lui sembla assezrapproché ; mais ensuite il n’entendit ni voix, ni bruits depas annonçant l’approche d’un peloton. Si c’était le vieux gredinqui revenait, alors il revenait seul. Aussitôt Symons se dirigea àquatre pattes vers l’avant de la tartane. Il avait l’idée qu’unefois caché sous le pont avant il serait en meilleure posture pourparlementer avec l’ennemi et que, peut-être, il trouverait là unanspect[97] ou quelque bout de fer pour sedéfendre. Au moment même où il venait de s’installer dans sacachette, Scevola mettait le pied sur le pont arrière. Du premiercoup d’œil, Symons vit que cet homme ne ressemblait guère à celuiqu’il s’attendait à voir. Il en fut un peu déçu. Comme Scevola setenait immobile dans la clarté de la pleine lune, Symons sefélicita d’être allé se poster sous le pont avant. Cet homme barbuavait un corps de moineau en comparaison de l’autre ; mais ilavait une arme dangereuse, quelque chose qui sembla à Symons êtreun trident, ou une foëne[98], au boutd’un manche. « C’est une sacrée arme ! » pensa-t-il,épouvanté. Et que diable celui-là venait-il faire à bord ? Quevenait-il y chercher ? Le nouveau venu eut d’abord uneattitude étrange. Il resta immobile comme une statue, puis allongeale cou de droite et de gauche, examinant toute la longueur de latartane, puis après avoir traversé le pont, il en fit autant del’autre côté. « Il a remarqué que la porte de la cabine estouverte. Il essaie de voir où je suis allé. Il va venir à l’avantme chercher, se dit Symons. S’il m’accule, avec cette satanéemachine fourchue, je suis un homme mort. » Il se demanda un moments’il ne vaudrait pas mieux prendre son élan et sauter sur le rivage: mais en fin de compte il n’avait guère confiance en ses forces. «Il me rattraperait sûrement, conclut-il. Et il n’est pas animé debonnes intentions, c’est évident. Un homme ne s’en irait pas sepromener la nuit avec une sacrée machine de ce genre s’il n’avaitpas l’intention de régler son compte à quelqu’un. » Après êtreresté parfaitement immobile, tendant l’oreille au moindre bruit quipourrait venir d’en bas, où il supposait que se trouvait lelieutenant Réal, Scevola se pencha sur l’écoutille[99] de la cabine et appela à voix basse : «Êtes-vous là, lieutenant ? » Symons vit ces mouvements sanspouvoir imaginer leur intention. Cet excellent marin, qui avaitfait ses preuves dans plus d’une expédition de commande, en eut unesueur froide. À la clarté de la lune, les dents de cette fourchepolie par l’usage étincelaient comme de l’argent, et cet intrusavait l’air extrêmement singulier et dangereux. À qui cet hommepouvait-il en avoir, sinon au prisonnier ? Scevola, nerecevant pas de réponse, demeura un moment accroupi. Il ne pouvaitdistinguer aucun bruit de respiration dans le fond du bâtiment. Ilconserva cette position si longtemps que Symons en fut fortintéressé et se murmura à lui-même : « Il doit penser que je suisencore en bas. » Ce qui se passa ensuite fut fort surprenant.L’homme, après s’être placé d’un côté de l’écoutille de la cabinetout en tenant son horrible engin comme si c’eût été une piqued’abordage, poussa un cri terrible et se mit à hurler en françaisavec une telle volubilité qu’il en effraya véritablement Symons. Ils’arrêta brusquement, s’écarta de l’écoutille et sembla se demanderce qu’il allait bien pouvoir faire. Quiconque aurait pu voir alorsla tête que Symons avança, le visage tourné vers l’arrière de latartane, y aurait décelé une expression d’horreur. « Le ruséanimal ! pensa-t-il. Si j’avais été en bas, avec le boucanqu’il a fait, je serais à coup sûr sorti précipitamment sur le pontet alors il m’aurait fait mon affaire. » Symons eut le sentimentqu’il l’avait échappé belle ; mais cela ne le soulageaitguère. Ce n’était qu’une question de temps. Les intentionshomicides de cet homme étaient évidentes. Il ne tarderait sûrementpas à venir à l’avant. Symons le vit bouger et il pensa : « Levoilà qui vient ! » Et il se prépara à bondir. « Si je peuxesquiver ces sacrées dents, je pourrais peut-être le prendre à lagorge », se disait-il, sans toutefois éprouver grande confiance enlui-même. Mais à son grand soulagement, il vit que Scevola voulaitseulement dissimuler la fourche dans la cale, de façon que lemanche atteignît juste le bord du pont arrière. De cette façon,elle était naturellement invisible pour quiconque viendrait durivage. Scevola s’était convaincu que le lieutenant n’était pas àbord de la tartane. Il avait dû aller se promener le long du rivageet reviendrait probablement dans un moment. En attendant l’idée luiétait venue d’aller voir s’il ne pourrait pas découvrir quelquechose de compromettant dans la cabine. Il ne prit pas la fourcheavec lui pour descendre parce qu’elle lui eût été inutile et plusembarrassante qu’autre chose dans cet endroit exigu, au cas où lelieutenant l’y trouverait à son retour. Il jeta un regardcirculaire tout autour du bassin et s’apprêta à descendre. Aucun deses mouvements n’avait échappé à Symons. Il devina l’intention deScevola d’après ses gestes et pensa : « C’est ma seule chance, etil n’y a en tout cas pas une seconde à perdre. » Aussitôt queScevola eut tourné le dos à l’avant de la tartane pour descendre lapetite échelle de la cabine, Symons sortit en rampant de sacachette. Il traversa toute la cale en courant à quatre pattes depeur que l’autre ne tournât la tête avant de disparaître en bas,mais dès qu’il eut jugé que l’homme avait posé le pied au fond, ilse mit debout et s’accrochant aux haubans du grand mât se balançasur le pont arrière, et du même mouvement pour ainsi dire, se jetasur les portes de la cabine qui se refermèrent à grand fracas.Comment assujettir ces portes, il n’y avait pas pensé, mais en faitil vit le cadenas qui pendait à la gâche, d’un côté ; la clés’y trouvait et il ne lui fallut qu’une fraction de seconde pourque la porte fût solidement fermée. Presque en même temps que cebruit de porte, on entendit monter un cri perçant et à peine Symonsavait-il tourné la clé que l’homme pris au piège fit un effort pourenfoncer le panneau. Cela, à vrai dire, ne troubla guère Symons. Ilconnaissait la solidité de cette porte. Son premier mouvement futde s’emparer de la fourche. Il se sentit dès lors en état de tenirtête à un seul homme ou même à deux, à moins qu’ils n’eussent desarmes à feu. Il n’avait toutefois aucun espoir de pouvoir résisteraux soldats et en vérité il n’en avait pas du tout l’intention. Ils’attendait à les voir apparaître d’un moment à l’autre conduitspar ce maudit marinero. Quant à ce que ce fermier était venu faireà bord de la tartane, il n’avait pas le moindre doute à cet égard.Comme il n’était pas affligé d’un excès d’imagination, il luisemblait évident que c’était pour tuer un Anglais tout simplement.« Eh bien ! je veux bien être pendu ! » s’écria-t-ilintérieurement. « Quel satané sauvage ! Je ne lui ai rienfait. Ils ont l’air joliment dangereux, les gens d’ici. » Ilregardait avec anxiété du côté de la falaise. Il eût accueilli avecplaisir l’arrivée des soldats. Plus que jamais il tenait à êtrefait prisonnier dans les règles ; mais un calme profondrégnait sur le rivage, un silence absolu, en bas dans la cabine.Absolu. Ni un mot, ni un mouvement. Un silence de mort. « Il estmort de peur », pensa Symons dont la simplicité d’esprit voyaitjuste. « Il n’aurait que ce qu’il mérite si je descendais letranspercer avec cette affaire-là. Il ne faudrait pas me pousserbeaucoup. » La colère le prenait, il se rappela aussi qu’il y avaitdu vin en bas. Il s’aperçut qu’il était très assoiffé et il sesentait un peu faible. Il s’assit sur la petite claire-voie pourréfléchir à la question en attendant les soldats, il pensa mêmeamicalement à Peyrol. Il savait bien qu’il lui était possibled’aller à terre se cacher quelque temps, mais, au bout du compte,on lui donnerait la chasse parmi les rochers et il seraitcertainement repris et courrait en outre le risque de recevoir uneballe de mousquet à travers le corps. Le premier coup de canon del’Amelia le mit sur ses pieds comme si on l’avait soulevé par lescheveux. Il essaya de pousser un hourra retentissant, mais ne tirade sa gorge qu’un faible gargouillis. C’était son navire qui luiparlait. On ne l’avait donc pas abandonné. Au second coup de canon,il se précipita à terre avec l’agilité d’un chat – en fait, avectant d’agilité qu’il en eut un étourdissement. Quand il se futressaisi il retourna calmement à bord de la tartane prendre lafourche. Puis, tout tremblant d’émotion, il s’éloigna en titubant,lentement mais résolument, avec la seule intention de descendrejusqu’au rivage. Il savait que tant qu’il descendrait, il nepouvait pas se tromper. À cet endroit, le sol était rocheux etlisse, et Symons étant pieds nus passa à peu de distance de Peyrol,sans que celui-ci l’entendît. Quand le terrain devint plusaccidenté, il se servit de la fourche comme canne. Si lentementqu’il allât, il n’avait pas vraiment assez de force pour avoir lepied très sûr. Dix minutes plus tard à peu près, Peyrol, embusquéderrière un buisson, entendit le bruit d’une pierre qui roulait auloin dans la direction de la crique. Instantanément le patientPeyrol se mit sur ses pieds et se dirigea lui aussi vers la crique.Peut-être aurait-il souri si l’importance et la gravité del’affaire où il était engagé n’avaient donné à toutes ses penséesun tour sérieux. Suivant un sentier plus élevé que celui qu’avaitpris Symons, il eut alors la satisfaction d’apercevoir le fugitif,rendu reconnaissable par les bandages blancs qui lui entouraient latête, parcourant la dernière partie de la descente. Une nourricen’aurait pas contemplé l’aventure d’un petit garçon avec plusd’anxiété que ne le faisait Peyrol pour la marche de son ancienprisonnier. Il vit avec plaisir que celui-ci avait eul’intelligence de prendre, pour s’aider, un objet qui ressemblait àla gaffe de la tartane. Au fur et à mesure que la silhouette deSymons s’enfonçait dans la descente, Peyrol s’avança pas à pasjusqu’à ce que d’en haut il le vit assis sur le rivage, l’air toutabattu et désolé, tenant entre ses mains sa tête bandée.Instantanément Peyrol s’assit lui aussi, abrité par l’avancée d’unrocher, et pendant une demi-heure, on peut affirmer qu’onn’entendit aucun bruit, qu’on ne vit rien remuer sur la pointedéserte de la presqu’île. Peyrol n’avait aucun doute sur ce quiallait se passer. Il était aussi certain que le canot ou les canotsde la corvette se dirigeaient maintenant vers la crique, que s’illes avait vus quitter le bord de l’Amelia. Mais il commençait àéprouver quelque impatience. Il voulait voir la fin de cet épisode.La plupart du temps, il observait Symons. « Sacré Tête-Dure,pensait-il. Il s’est endormi. » L’immobilité de Symons était sicomplète qu’on aurait pu le croire mort de fatigue : mais Peyrolavait la conviction que son camarade jadis juvénile n’était pas deces gens qui meurent facilement. L’endroit de la crique qu’il avaitatteint convenait parfaitement à Peyrol. Mais, un canot ou descanots pouvaient très facilement n’y pas découvrir Symons, auquelcas plusieurs groupes débarqueraient pour aller à sa recherche,découvriraient la tartane… Peyrol frissonna. Tout à coup, ilaperçut une embarcation qui passait au plus près de la pointe estde la crique. M. Bolt, conformément aux instructions qu’on luiavait données, serrait la côte en s’avançant très lentement,jusqu’à ce qu’il eût atteint l’extrémité de l’ombre de la pointequi se découpait toute noire sur l’eau éclairée par la lune. Peyrolpouvait voir les avirons monter et descendre. Puis, il vitdéboucher une seconde embarcation. L’inquiétude de Peyrol pour satartane devenait intolérable. « Mais secoue-toi donc, animal,secoue-toi donc ! » marmottait-il entre ses dents. Les, canotsglissaient lentement et le premier d’entre eux était sur le pointde dépasser l’homme assis sur le rivage, lorsque Peyrol se sentitsoulagé en entendant un cri de : « Ho ! du canot ! » quilui arriva affaibli à l’endroit où, à genoux, il se penchait,spectateur attentif. Il vit l’embarcation se diriger vers Symonsqui s’était levé à présent et faisait avec ses bras des signesdésespérés. Puis il vit qu’on le tirait à bord par-dessus l’étrave,il vit le canot scier[100]partout, puis les deux embarcations mâtèrent[101]leurs avirons et restèrent bord à bord sur l’eau étincelante de lacrique. Peyrol se releva. Ils avaient maintenant retrouvé leurhomme. Mais peut-être persisteraient-ils à débarquer, car lecapitaine de la corvette anglaise avait dû avoir au début quelqueautre idée en tête. Cette incertitude ne dura pas longtemps. Peyrolvit les avirons plonger dans l’eau et en quelques minutes lesembarcations virant de bord disparurent l’une après l’autrederrière la pointe de la crique. « Voilà qui est fait », murmuraPeyrol à part lui. « Je ne reverrai jamais ce stupide Tête-Dure. »Il eut l’étrange impression que ces canots anglais avaient emportéavec eux quelque chose qui lui appartenait, non pas tant un hommequ’une part de sa propre vie, la sensation d’avoir repris contactavec les jours lointains de l’océan Indien. Il descendit rapidementvers le rivage comme s’il voulait examiner l’endroit d’où TestaDura avait quitté le sol de France. Il était pressé maintenant deretourner à la ferme et d’y rencontrer le lieutenant Réal quiallait rentrer de Toulon. C’était aussi court de passer par lacrique. Une fois en bas, il contempla le rivage désert et s’étonnad’éprouver comme une sensation de vide. En remontant vers l’endroitoù débouchait le ravin, il aperçut quelque chose par terre. C’étaitune fourche. Il la regarda, tout en se demandant : « Comment diablecet objet est-il venu ici ? », comme trop étonné pour laramasser. Même une fois qu’il l’eut fait, il demeura encore unmoment immobile à réfléchir là-dessus. Il ne pouvait que l’associeravec quelque agissement de Scevola, puisque c’était à lui qu’elleappartenait. Mais cela n’expliquait pas sa présence à cet endroit,à moins que… « Se serait-il noyé ? » pensa Peyrol en regardantl’eau lisse et lumineuse de la crique. Elle ne pouvait lui fourniraucune réponse. Puis, à bout de bras, il contempla sa trouvaille.Enfin, il secoua la tête, mit la fourche sur son épaule, et àlentes enjambées continua sa route.

Chapitre 14

&|160;

La rencontre du lieutenant et de Peyrol, à minuit, se fit dansun parfait silence. Peyrol, assis sur le banc devant la salle,avait entendu des pas monter le chemin de Madrague bien avant quele lieutenant ne devînt visible. Mais il ne fit pas le moindremouvement. Il ne le regarda même pas. Le lieutenant, débouclant sonceinturon, s’assit sans prononcer une parole. La lune, seul témoinde cette rencontre, semblait éclairer deux amis si identiques depensée et de sentiments qu’ils pouvaient entrer en communion sansrien dire. Ce fut Peyrol qui parla le premier.

« Vous êtes à l’heure.

– Ç’a été toute une affaire que de dénicher les gens et de fairetimbrer le certificat. Tout était fermé. L’amiral du port donnaitun grand dîner, mais il est venu me parler quand on lui eut dit monnom. Et tout le temps, voyez-vous, canonnier, je me demandais si jevous reverrais jamais de ma vie. Même une fois le certificat dansma poche, quelle qu’en soit la valeur, je me le demandaisencore.

– Que diable pensiez-vous qu’il allait m’arriver&|160;? »grommela Peyrol sans conviction. Il avait jeté sous le banc étroitla fourche mystérieuse et, avec ses pieds, il la sentait là, poséecontre le mur.

« Non, ce que je me demandais, c’était si je reviendrais jamaisici. »

Réal tira de sa poche une feuille de papier pliée en quatre etla jeta sur le banc. Peyrol la prit négligemment. Ce papier n’étaitdestiné qu’à jeter de la poudre aux yeux des Anglais. Lelieutenant, au bout d’un moment de silence, reprit avec lasincérité d’un homme qui souffre trop pour garder par-devers luises ennuis :

« J’ai eu à soutenir un rude combat.

– Il était trop tard », déclara Peyrol fort catégoriquement. «Vous deviez revenir ici, ne fût-ce que par pudeur&|160;; etmaintenant que vous voilà revenu, vous n’avez pas l’air bienheureux.

– Ne vous occupez pas de quoi j’ai l’air, canonnier. Je suisdécidé. »

Une pensée féroce, encore qu’assez agréable, traversa l’espritde Peyrol. C’était que cet homme venu en intrus dans la sinistresolitude d’Escampobar où, lui, Peyrol, avait réussi à maintenirl’ordre, était en proie à une illusion. Décidé&|160;! Bah&|160;! Sadécision n’avait rien à voir avec son retour. Il était revenu parceque, selon l’expression de Catherine, « la mort lui avait faitsigne ». Cependant, le lieutenant Réal souleva son chapeau pouressuyer son front moite.

« J’ai décidé de jouer le rôle de courrier. Comme vous l’avezdit vous-même, Peyrol, impossible d’acheter un homme – je veux direun homme honnête – il vous faut donc me trouver le bâtiment et jeme charge du reste. Dans deux ou trois jours… Vous êtes moralementobligé de me confier votre tartane. »

Peyrol ne répondit rien. Il songeait que Réal avait reçu sonsigne, mais qu’annonçait-il : mourir de faim ou de maladie à bordd’un ponton anglais, ou de quelque autre manière&|160;? On nepouvait le dire. Cet officier n’était pas un homme à qui il pût sefier&|160;; à qui il pût raconter, par exemple, l’histoire de sonprisonnier et ce qu’il en avait fait. À vrai dire, l’histoire étaitcomplètement incroyable. L’Anglais qui commandait cette corvetten’avait aucune raison visible, concevable, ni vraisemblable,d’envoyer une embarcation dans la crique plutôt que dans n’importequel autre endroit. Peyrol lui-même avait peine à croire que ce fûtarrivé. Et il se disait : « Si j’allais lui raconter cela, celieutenant me prendrait pour un vieux coquin qui est traîtreusementen intelligence avec les Anglais depuis Dieu sait combien de temps.Je ne pourrais pas le persuader que cela a été pour moi aussiimprévu que si la lune tombait du ciel. »

« Je me demande », dit-il brusquement, mais sans élever la voix,« ce qui a bien pu vous faire revenir ici tant de fois&|160;! »Réal s’adossa au mur et, croisant les bras, prit son attitudehabituelle pour leurs conversations à loisir.

« L’ennui, Peyrol », dit-il d’un ton lointain. « Un satanéennui. »

Peyrol, comme s’il eût été incapable de résister à la force del’exemple, prit aussi la même pose et répondit :

« Vous avez l’air d’un homme qui ne se fait pas d’amis.

– C’est vrai, Peyrol. Je crois que je suis ce genre d’homme.

– Quoi, pas le moindre ami&|160;? Pas même une petite amied’aucune sorte&|160;? »

Le lieutenant Réal appuya sa tête contre le mur sans rienrépondre. Peyrol se leva.

« Oh&|160;! alors, si vous disparaissiez pendant des années àbord d’un ponton anglais, personne ne s’en inquiéterait. Donc, sije vous donnais ma tartane, vous partiriez&|160;?

– Oui, je partirais tout de suite. » Peyrol se mit à rirebruyamment en renversant la tête en arrière. Soudain son rires’arrêta court, et le lieutenant fut stupéfait de le voir chancelercomme s’il avait reçu un coup dans la poitrine. En donnant ainsilibre cours à son amère gaieté, l’écumeur de mer venaitd’apercevoir le visage d’Arlette à la fenêtre ouverte de la chambredu lieutenant. Il se laissa retomber lourdement sur le banc sanspouvoir articuler un mot. La surprise du lieutenant fut telle qu’ilen détacha la tête du mur et se mit à le regarder. Peyrol, sebaissant soudain, commença à tirer la fourche de sa cachette. Puisil se leva et s’appuya sur l’outil, tout en regardant Réal qui, latête levée, le considérait avec une surprise nonchalante. Peyrol sedemandait : « Vais-je l’embrocher au bout de cette fourche, etdescendre en le portant ainsi pour le jeter à la mer&|160;? » Iléprouva soudain une pesanteur dans les bras et dans le cœur qui luirendait tout mouvement impossible. Ses membres raides etimpuissants lui refusaient tout service… C’était à Catherine deveiller sur sa nièce. Il était sûr que la vieille femme n’était pasloin. Le lieutenant le vit absorbé à examiner soigneusement lescrocs de la fourche, il y avait quelque chose de bizarre dans toutcela.

« Eh bien&|160;! Peyrol&|160;! Qu’y a-t-il&|160;? » ne put-ils’empêcher de lui demander.

« Je regardais tout simplement, répondit Peyrol. Une des dentsest un peu ébréchée. J’ai trouvé cet instrument dans un endroitinvraisemblable. »

Le lieutenant le considérait toujours avec curiosité.

« Oui, je sais&|160;! Elle était sous le banc.

– Hum&|160;! » dit Peyrol qui avait repris un peu d’empire surlui-même. « Elle appartient à Scevola.

– Vraiment&|160;? » dit le lieutenant en s’accotant de nouveauau mur.

Son intérêt paraissait épuisé, mais Peyrol ne bougeait toujourspas.

« Vous allez et venez en faisant une figure d’enterrement&|160;!» remarqua-t-il soudainement d’une voix grave. « Bon sang&|160;!lieutenant, je vous ai entendu rire une ou deux fois, mais dudiable si je vous ai jamais vu sourire. C’est à croire qu’on vous aensorcelé au berceau. »

Le lieutenant Réal se leva comme mû par un ressort. « Ensorcelé», répéta-t-il en se tenant très raide. « Au berceau, hein&|160;!…Non, je ne crois pas que ç’ait été si tôt que cela. »

Le visage impassible et tendu, il s’avança droit sur Peyrolcomme un aveugle. Surpris, celui-ci s’écarta et, tournant lestalons, le suivit des yeux. Le lieutenant, comme attiré par unaimant, poursuivit sa marche vers la porte de la maison. Peyrol,les yeux fixés sur le dos de Réal, le laissa presque atteindre laporte avant de crier avec hésitation : « Dites donc,lieutenant&|160;! » À son extrême surprise, Réal fit brusquementdemi-tour comme si on l’avait touché.

« Ah, oui&|160;! » répondit-il à mi-voix lui aussi. « Il faudraque nous discutions cette question demain. »

Peyrol, qui s’était avancé tout près de lui, murmura avec uneintonation qui parut absolument farouche : « Discuter&|160;?Non&|160;! Il faut que la chose soit mise à exécution demain. Jevous ai attendu la moitié de la nuit rien que pour vous le dire.»

Le lieutenant Réal fit un signe d’assentiment. Son visage avaitune expression si figée que Peyrol se demanda s’il avait compris.Il ajouta :

« Ça ne va pas être un jeu d’enfant. » Le lieutenant allaitouvrir la porte lorsque Peyrol l’arrêta : « Un moment&|160;! » Etde nouveau le lieutenant se retourna en silence.

« Michel dort quelque part dans l’escalier. Voulez-voussimplement le réveiller et lui dire que je l’attends dehors&|160;?Il faut que nous passions, lui et moi, la fin de la nuit à bord dela tartane et que nous nous mettions à l’ouvrage au lever du jourpour la tenir prête à prendre la mer. Oui, lieutenant, à midi. Dansdouze heures vous direz adieu à la belle France. »

Les yeux du lieutenant Réal qui le regardaient par-dessus sonépaule avaient au clair de lune l’aspect vitreux et fixe des yeuxd’un mort. Mais il entra. Peyrol entendit bientôt à l’intérieurquelqu’un tituber dans le corridor et Michel s’élança dehors, têtebaissée&|160;; mais après avoir trébuché une ou deux fois, il semit à se gratter la tête et à regarder de tous côtés dans le clairde lune sans apercevoir Peyrol qui, à cinq pieds de là, leregardait. À la fin, Peyrol lui dit :

« Allons, réveille-toi&|160;! Michel&|160;! Michel&|160;!

– Voilà, notre maître.

– Regarde ce que j’ai ramassé, dit Peyrol. Va me ranger ça.»

Michel ne faisait pas mine de vouloir toucher la fourche que luitendait Peyrol.

« Qu’est-ce qui ne va pas&|160;? demanda Peyrol.

– Rien, rien&|160;! Seulement la dernière fois que je l’ai vuec’était sur l’épaule de Scevola. » Il regarda vers le ciel. « Il ya un peu plus d’une heure.

– Que faisait-il&|160;?

– Il allait dans la cour pour ranger la fourche.

– Eh bien, c’est toi qui vas maintenant aller dans la cour pourla ranger, lui dit Peyrol, et ne traîne pas. » Il attendit, la mainau menton, que son séide eût reparu devant lui. Mais Michel n’étaitpas revenu de sa surprise.

« Il allait se coucher, vous savez, dit-il.

– Et après&|160;? Il allait… il n’est pas allé dormir dansl’écurie, par hasard&|160;? Cela lui arrive quelquefois, tusais.

– Je sais. J’ai regardé. Il n’y est pas », dit Michel tout àfait réveillé maintenant et les yeux ronds.

Peyrol se mit en route vers la crique. Après avoir fait deux outrois pas il se retourna et vit Michel immobile à l’endroit où ill’avait laissé.

« Allons&|160;! s’écria-t-il, il va nous falloir mettre latartane en état de prendre la mer dès le lever du jour. »

Debout dans la chambre du lieutenant, juste en arrière de lafenêtre ouverte, Arlette écouta leurs voix et le bruit de leurs pasdiminuer en descendant la pente. Avant que ce bruit ne se fût toutà fait dissipé, elle se rendit compte qu’un pas léger s’approchaitde la porte de la chambre.

Le lieutenant Réal n’avait dit que la vérité. Pendant qu’ilétait à Toulon, il avait pensé à mainte reprise qu’il neretournerait pas à cette ferme fatale. Il était dans un étatd’esprit tout à fait lamentable. L’honneur, les convenances, tousles principes lui interdisaient de se jouer des sentiments d’unemalheureuse créature dont l’esprit avait été obscurci par uneaventure terrifiante, atroce et en quelque sorte coupable. Et voilàqu’il s’était laissé aller soudain à une vile impulsion et qu’ils’était trahi en lui baisant la main&|160;! Il reconnut avecdésespoir que ce n’était pas là un jeu, mais que cette impulsionétait née des profondeurs mêmes de son être. C’était là uneterrible découverte pour un homme qui, au sortir de l’enfance,s’était imposé une ligne de conduite rigoureusement droite, aumilieu des passions désordonnées et des erreurs bruyantes de laRévolution qui semblaient avoir détruit en lui toute capacitéd’éprouver de tendres émotions. Taciturne et circonspect, iln’avait noué de liens intimes avec personne. Il n’avait aucunparent. Il s’était gardé de toute espèce de relations sociales.C’était dans son caractère. Il était d’abord venu à Escampobarparce qu’il n’avait pas d’autre endroit où aller quand il était enpermission, et quelques jours dans cette ferme le changeaientcomplètement de la ville qu’il détestait. Il goûtait la sensationd’être loin de l’humanité ordinaire. Il s’était pris d’affectionpour le vieux Peyrol, le seul homme qui n’eût eu aucune part à laRévolution, qui ne l’avait même pas vue en action. L’insoumissionouverte de l’ex-Frère-de-la-Côte était rafraîchissante. Celui-làn’était ni un hypocrite ni un sot. S’il avait volé ou tué, cen’était pas au nom des sacro-saints principes révolutionnaires nipar amour de l’humanité.

Réal n’avait pas été sans remarquer tout de suite les yeux noirsprofonds et inquiets d’Arlette et ce vague sourire qu’elle avaitperpétuellement sur les lèvres, ses mystérieux silences et letimbre rare d’une voix qui faisait de chaque mot une caresse. Ilavait entendu quelques bribes de son histoire, racontées àcontrecœur par Peyrol qui n’aimait guère en parler. Cette histoireéveillait en Réal plus d’amère indignation que de pitié. Mais ellestimulait son imagination et le confirmait dans ce mépris et cefurieux dégoût qu’il avait ressentis dès l’enfance pour laRévolution et qu’il n’avait cessé depuis lors de nourrirsecrètement. L’aspect inaccessible d’Arlette l’attirait. Ils’efforça ensuite de ne pas remarquer que, pour parlervulgairement, elle lui tournait autour. Il l’avait surprise souventà le regarder à la dérobée. Mais il était dénué de fatuitémasculine. C’est un jour, à Toulon, qu’il avait soudain commencé àdécouvrir ce que l’intérêt muet qu’elle montrait pour sa personnepouvait bien signifier. Il était assis à la terrasse d’un café àsiroter une boisson quelconque en compagnie de trois ou quatreofficiers, sans prêter aucune attention à une conversationdépourvue d’intérêt. Il s’étonna d’avoir eu cette sorted’illumination ainsi, dans de telles circonstances, d’avoir pensé àelle alors qu’il était assis, là, dans la rue, parmi ces gens etpendant une conversation plus ou moins professionnelle&|160;! Etvoilà qu’il avait soudain commencé à comprendre que, depuis desjours, il ne pensait guère qu’à cette femme.

Il s’était levé brusquement, avait jeté sur la table le prix desa consommation et, sans un mot, quitté ses compagnons. Mais ilavait une réputation d’excentrique et ils ne firent même pas lamoindre remarque sur sa façon brusque de les quitter. La soiréeétait claire. Il était sorti tout droit de la ville, et cettenuit-là, il avait poussé jusqu’au-delà des fortifications sansfaire attention où il allait. Toute la campagne était endormie. Iln’avait pas aperçu le moindre être humain en mouvement et danscette partie désolée du pays qui s’étendait entre les forts, samarche n’avait été signalée que par l’aboiement des chiens dansquelques hameaux ou quelques habitations disséminées.

« Que sont devenus ma droiture, mon respect humain, ma fermetéd’esprit&|160;? » se demandait-il comme un pédant[102]. « Me voici devenu la proie d’unepassion indigne pour une simple enveloppe mortelle dénuée d’espritet que le crime a souillée. » Son désespoir devant cette terribledécouverte fut si profond que s’il n’eût pas été en uniforme, ileût peut-être tenté de se suicider avec le pistolet qu’il avaitdans sa poche[103]. Il recula devant cet acte et, àla pensée de la sensation qu’il produirait, des racontars et descommentaires qu’il soulèverait, des soupçons déshonorants qu’ilprovoquerait : « Non, se dit-il, ce qu’il va falloir que je fasse,c’est de démarquer mon linge, de mettre des vêtements civilsusagés, de m’en aller à pied bien plus loin, à plusieurs millesau-delà des forts, d’aller me cacher dans quelque bois ou quelquetrou envahi de végétation et là, de mettre fin à mes jours. Lesgendarmes ou un garde-champêtre en découvrant, après quelquesjours, le corps d’un parfait inconnu sans marques d’identité, dansl’impossibilité de trouver la moindre indication à mon sujet, meferaient enterrer obscurément dans quelque cimetière de village. »Ayant pris cette résolution, il rebroussa chemin brusquement et ilse retrouva à l’aube devant la porte de la ville. Il dut attendrequ’on l’ouvrît et la matinée était déjà si avancée qu’il lui fallutse rendre directement à son travail de bureau, à l’Amirauté deToulon. Personne ne remarqua rien de particulier en lui ce jour-là.Il accomplit sa tâche quotidienne sans se départir de son calmeextérieur, mais il ne cessa cependant de discuter avec lui-même. Àl’heure où il revint à son logement, il était arrivé à laconclusion qu’officier en temps de guerre, il n’avait pas le droitde disposer de sa vie. Ses principes ne lui permettaient pas de lefaire. En raisonnant ainsi, il était parfaitement sincère. Au coursde ce combat mortel contre un implacable ennemi, sa vie appartenaità son pays. Mais à certains moments, sa solitude lui devenaitintolérable, hantée qu’elle était par la vision interdited’Escampobar et la silhouette de cette jeune fille démente,mystérieuse, imposante, pâle, irrésistible dans son étrangeté, quiglissait le long des murs, apparaissait dans les sentiers demontagne, regardait par la fenêtre. Il avait passé des heuresd’angoisse solitaire, enfermé chez lui, et l’opinion se répanditparmi ses camarades que la misanthropie de Réal commençait à passerles bornes. Un jour, il lui apparut clairement qu’il ne pouvaitsupporter cela plus longtemps. Sa faculté de penser en étaitaffectée. « Je vais me mettre à raconter aux gens des bêtises, sedit-il. Un pauvre diable n’est-il pas, jadis, devenu amoureux d’untableau ou d’une statue&|160;?[104] Ils’en allait la contempler. Son infortune ne peut se comparer à lamienne&|160;! Eh bien, j’irai la contempler comme une peinture moiaussi, une peinture qu’on ne pourrait pas plus toucher que si onl’avait mise sous verre. » Et il saisit la première occasion defaire un séjour à Escampobar. Il se fit une expression repoussante,ne quitta à peu près pas Peyrol, resta assis sur le banc avec lui,tous deux les bras croisés à regarder devant eux. Mais chaque foisqu’il voyait Arlette traverser son champ de vision, il avaitl’impression que quelque chose s’agitait dans sa poitrine. Etpourtant ces brefs séjours avaient tout juste rendu sa vietolérable&|160;; ils lui avaient permis de s’occuper de son travailsans se mettre à dire des bêtises aux gens. Il se crut assez fortpour résister à la tentation, pour ne jamais outrepasser leslimites&|160;; mais là-haut dans sa chambre, à la ferme, il luiétait arrivé de verser des larmes de pure tendresse quand ilpensait à son destin. Ces larmes éteignaient momentanément le feurongeur de sa passion. Il arbora l’austérité comme une armure et,par prudence en fait, il ne regardait que rarement Arlette, de peurqu’on ne le vît faire. Quand il apprit qu’elle s’était mise à sepromener la nuit, il en fut bouleversé tout de même, parce quepareille chose était inexplicable. Il en eut un choc qui ébranlanon pas sa résolution, mais son courage. Ce matin-là, tandisqu’elle lui servait son repas, il s’était laissé surprendre à laregarder, et perdant toute maîtrise de soi, il lui avait déposé sonbaiser sur la main. À peine l’eut-il fait qu’il en fut épouvanté.Il avait outrepassé les limites. Étant donné les circonstances,c’était un désastre moral absolu. Il n’en prit conscience quelentement. En fait, ce moment de fatale faiblesse était une desraisons pour lesquelles il s’était laissé expédier avec si peu decérémonie par Peyrol à Toulon. Dès la traversée, il avait pensé quela seule chose à faire était de ne jamais revenir. Pourtant, touten luttant contre lui-même, il n’en poursuivit pas moinsl’exécution du plan. Une amère ironie présida à ce dédoublement.Avant de quitter l’amiral qui l’avait reçu, en grand uniforme, dansune pièce qu’éclairait une seule bougie, il se laissa tout à coupaller à dire : « Je suppose que s’il n’y a pas d’autre moyen, vousm’autorisez à y aller moi-même&|160;? » Et l’amiral avait répondu :« Je n’avais pas envisagé cela, mais si vous y consentez, je n’yvois aucune objection. Je vous conseillerais seulement d’y aller enuniforme, dans le rôle d’un officier chargé de porter des dépêches.Le gouvernement, sans aucun doute, ferait le nécessaire en tempsutile pour vous échanger, mais ne perdez pas de vue qu’il s’agiraitd’une longue captivité et n’oubliez pas que cela pourrait affectervotre avancement. » Au pied de l’escalier d’apparat, dans levestibule illuminé de ce bâtiment officiel, Réal pensa tout à coup: « Et maintenant, il faut que je retourne à Escampobar. » Il luifallait, en effet, aller à Escampobar, car les fausses dépêches setrouvaient dans la valise qu’il y avait laissée. Il ne pouvaitretourner auprès de l’amiral et expliquer qu’il les avait perdues.On le regarderait comme d’une indicible imbécillité ou on lecroirait devenu fou. Tout en se dirigeant vers le quai oùl’attendait la chaloupe, il se disait : « En vérité, c’est madernière visite en ce lieu d’ici bien des années, peut-être de mavie. » Dans la chaloupe, en revenant, quoique la brise fût trèslégère, il ne laissa pas armer les avirons[105]. Ilne voulait pas revenir avant que les femmes ne fussent allées secoucher. « Ce qu’il y avait de convenable et d’honnête à faire, sedisait-il, c’était de ne pas revoir Arlette. » Il arriva même à sepersuader que le geste impulsif qu’il n’avait pu réprimer n’avaitpas eu de sens pour cette malheureuse créature sans intelligence.Elle n’avait ni tressailli, ni poussé d’exclamation&|160;; ellen’avait pas fait le moindre signe. Elle était restée passive, etensuite elle avait reculé et repris sa place tranquillement. Il nese rappelait même pas qu’elle eût changé de couleur. Quant à lui,il avait eu assez de maîtrise pour se lever de table et sortir sansla regarder à nouveau. Elle n’avait pas non plus fait le moindresigne. De quoi pourrait s’émouvoir ce corps sans esprit&|160;? «Elle n’y a prêté aucune attention », pensait-il en se méprisantlui-même. « Un corps sans esprit&|160;! un corps sans esprit&|160;!» se répétait-il avec une coléreuse dérision dirigée contrelui-même. Et tout aussitôt il pensait : « Non, ce n’est pas cela.Tout en elle est mystère, séduction, enchantement. Et alors… Je neme soucie pas de son esprit&|160;! » Cette pensée lui arracha unfaible gémissement, si bien que le patron lui demandarespectueusement : « Est-ce que vous souffrez, monlieutenant&|160;? – Ce n’est rien », murmura-t-il, et il serra lesdents avec la résolution d’un homme soumis à la torture. Tout enparlant avec Peyrol devant la maison, les mots : « Je ne lareverrai pas » et « un corps sans esprit » bourdonnaient dans satête. Lorsqu’il eut quitté Peyrol et monté l’escalier, Réal sentitque son endurance était absolument à bout. Tout ce qu’il désirait,c’était d’être seul. En parcourant le corridor sombre, il remarquaque la porte de la chambre de Catherine était entrouverte. Maiscela n’arrêta pas son attention. Il était dans un état presquecomplet d’insensibilité. En mettant la main sur la poignée de laporte de sa chambre, il se prit à se dire : « Ce sera bientôt fini.» Il était si exténué qu’il avait peine à garder la tête droite et,en entrant, il ne vit pas Arlette, qui était debout contre le mur,d’un côté de la fenêtre, mais n’était pas éclairée par la lune etse trouvait dans le coin le plus sombre de la pièce. Il nes’aperçut de la présence de quelqu’un dans la chambre quelorsqu’elle passa d’un pas léger près de lui avec un bruit presqueimperceptible. Il fit deux pas chancelants et entendit derrière luitourner la clé dans la serrure. Si la maison entière était tombéeen ruine en le précipitant sur le sol, il n’aurait pu être plusaccablé ni, en quelque sorte, plus complètement privé de tous sessens. Il recouvra d’abord le sens du toucher, lorsque Arlettes’empara de sa main. Il retrouva l’ouïe ensuite. Elle lui murmuraità l’oreille : « Enfin&|160;! Enfin&|160;! mais comme vous êtesimprudent&|160;! Si Scevola avait été dans cette chambre à maplace, vous seriez mort maintenant. Je l’ai vu à l’œuvre. » Ilsentit sur sa main une pression significative, mais il ne pouvaitencore voir convenablement la jeune fille, quoiqu’il la sentittoute proche, par toutes les fibres de son corps. « Ce n’était pashier, il est vrai », ajouta-t-elle à voix basse. Puis tout à coup :« Venez à la fenêtre que je vous regarde », dit-elle. Le clair delune faisait sur le plancher un grand carré de lumière. Il selaissa mener comme un petit enfant. Elle s’empara de son autre mainqui pendait à son côté. Il était complètement rigide, sansarticulations, et il n’avait pas l’impression de respirer. Elle leregardait de tout près, son visage un peu au-dessous du sien, enmurmurant avec douceur : « Eugène, Eugène&|160;! », et tout à coupl’immobilité livide du visage de l’homme effraya la jeune femme. «Vous ne dites rien. Vous avez l’air malade. Qu’y a-t-il&|160;?Êtes-vous blessé&|160;? » Elle abandonna les mains insensibles dujeune homme et le palpa de haut en bas pour chercher des traces deblessure. Elle lui arracha même son chapeau qu’elle jeta au loin,dans sa hâte à s’assurer qu’il n’était pas blessé à la tête&|160;;mais, ayant constaté qu’il n’avait subi aucun dommage physique,elle se calma, comme une personne raisonnable à l’esprit pratique.Les mains passées autour du cou de Réal, elle se pencha un peu enarrière. Ses petites dents égales étincelaient, ses yeux noirs,d’une immense profondeur, plongeaient dans les siens, non pas avecun transport de passion ou de crainte, mais avec une sorte depaisible satisfaction, avec une expression pénétrante etpossessive. Il revint à la vie en poussant une exclamation sourdeet irréfléchie. Il se sentit aussitôt affreusement en danger, toutcomme s’il se fût trouvé debout sur une cime élevée, avec letumulte de vagues déferlantes dans les oreilles, craignantqu’Arlette n’écartât les doigts, qu’elle ne tombât et ne fût perdueà jamais pour lui. Il lui passa les bras autour de la taille et laserra contre sa poitrine. Dans le grand silence, dans cetétincelant clair de lune qui tombait par la fenêtre, ils restèrentainsi longtemps, longtemps. Il regardait la tête d’Arlette poséesur son épaule. Elle avait les yeux clos et l’expression de sonvisage grave était celle d’un rêve délicieux, quelque chosed’infiniment éthéré, de paisible et, pour ainsi dire, d’éternel. Laséduction de ce visage lui transperça le cœur d’une douceur aiguë.« Elle est exquise. C’est un miracle », pensait-il avec une sortede terreur. « C’est impossible&|160;! » Elle fit un mouvement pourse dégager et, instinctivement il résista, la pressant plusétroitement contre sa poitrine. Elle céda, puis fit une nouvelletentative. Il la relâcha. Elle se plaça devant lui à bout de braset lui mit les mains sur les épaules, et son charme parut soudain àRéal posséder quelque chose de comique, tant son expressionsérieuse était alors celle d’une femme capable et positive. « Toutcela est très bien », fit-elle du ton le plus naturel. « Il vafalloir songer au moyen de partir d’ici. Je ne veux pas diremaintenant, à l’instant même », ajouta-t-elle en se rendant comptequ’il avait légèrement sursauté. « Scevola a soif de votre sang. »Elle retira l’une de ses mains pour montrer du doigt le mur du fondde la chambre et baissa la voix. « Il est là, vous savez, dit-elle.Ne vous fiez pas à Peyrol non plus. Je vous regardais tous les deuxlà dehors. Il a bien changé. Je ne peux plus me fier à lui. » Lemurmure de sa voix vibrait dans la pièce. « Catherine et lui seconduisent étrangement. Je ne sais ce qu’il leur est arrivé. Il neme parle pas. Quand je m’assieds près de lui, il me tourne le dos…» Elle sentit Réal osciller sous ses mains&|160;; inquiète, elles’arrêta et lui dit : « Vous êtes fatigué. » Mais comme il nebougeait pas, elle le conduisit carrément à une chaise, l’obligea às’y asseoir et se mît sur le plancher à ses pieds. Elle appuya latête contre ses genoux et garda une des mains de Réal entre lessiennes. Elle poussa un soupir involontaire. « Je savais bien quecela arriverait », dit-elle à voix très basse. « Mais j’ai étéprise au dépourvu. – Ah&|160;! vous saviez que cela arriverait,répéta-t-il faiblement. – Oui&|160;! J’avais prié pour l’obtenir.Vous est-il jamais arrivé d’être l’objet d’une prière,Eugène&|160;? » demanda-t-elle en appuyant sur son nom. « Pasdepuis que j’étais enfant », répondit Réal d’un air sombre. « Oh,oui&|160;! On a prié pour vous aujourd’hui. Je suis descendue àl’église… » Réal pouvait à peine en croire ses oreilles. « L’abbém’a fait entrer par la porte de la sacristie. Il m’a dit derenoncer au monde. J’étais prête à renoncer à tout pour vous. »Réal, en se tournant vers la partie la plus sombre de la pièce,crut voir le spectre de la fatalité qui attendait son heure pours’avancer et anéantir cette joie calme et confiante. Il écarta laterrible vision, éleva la main de la jeune femme jusqu’à ses lèvreset y posa un long baiser, puis demanda : « Ainsi, vous saviez quecela arriverait&|160;? Tout cela&|160;? Oui&|160;! Et de moi, quepensiez-vous&|160;? » Elle pressa fortement la main qu’elle n’avaitcessé de tenir. « Je pensais ceci. – Mais que pensiez-vous de maconduite parfois&|160;? Voyez-vous, je ne savais pas ce quiarriverait, moi. Je… j’avais peur, ajouta-t-il à demi-voix. – Votreconduite&|160;? Quelle conduite&|160;! Vous veniez, vous partiez.Quand vous n’étiez pas là, je pensais à vous, et quand vous étiezlà, je vous regardais tant que je pouvais. Je vous dis que jesavais ce qui arriverait. Je n’avais pas peur alors. – Vous alliezet veniez avec un petit sourire », murmura-t-il, comme on parleraitd’une inconcevable merveille. « J’avais chaud, j’étais calme »,murmura Arlette, comme aux frontières du rêve. De tendres murmuressortaient de ses lèvres et décrivaient un état de bienheureusetranquillité par des phrases qui semblaient pure absurdité,incroyables et pourtant convaincantes et apaisantes pour laconscience de Réal. « Vous étiez parfait, continua-t-elle. Chaquefois que vous veniez près de moi, tout semblait différent. – Quevoulez-vous dire&|160;? En quoi, différent&|160;? – Entièrement. Lalumière, les pierres même de la maison, les collines, les petitesfleurs parmi les rochers. Nanette même était différente. » Nanetteétait une chatte blanche angora au long poil soyeux qui vivait laplupart du temps dans la cour. « Ah&|160;! Nanette était différenteaussi », dit Réal, qui, charmé par les modulations de cette voix,se trouvait coupé de toute la réalité et même de la conscience desoi, tandis qu’il se penchait sur cette tête appuyée contre songenou : la douce étreinte de la main d’Arlette était pour lui leseul contact avec le monde. « Oui, plus jolie. C’est seulement lesgens… » Elle finit sur une note incertaine. Réal sentit que cettevague d’enchantement avait passé par-dessus sa tête, reculant plusvite que la mer, laissant des étendues d’un sable aride. Un frissonlui monta à la racine des cheveux. « Quelle sorte de gens&|160;?demanda-t-il. – Ils sont si changés. Écoutez, ce soir, tandis quevous étiez parti – pourquoi êtes-vous parti&|160;? – je les aisurpris tous les deux dans la cuisine, qui ne se disaient rien l’unà l’autre. Ce Peyrol, il est terrible. » Il fut frappé par sonintonation de crainte, par sa profonde conviction. Il ne pouvaitpas savoir que Peyrol, imprévu, inattendu, inexplicable, avait,rien qu’en survenant à Escampobar, imprimé une secousse morale etmême physique à tout cet être, qu’il avait été pour elle uneimmense figure, comme le messager de l’inconnu entrant dans lasolitude d’Escampobar&|160;; quelque chose d’immensément fort, dontle pouvoir était inépuisable, que la familiarité n’atteignait paset qui demeurait invincible. « Il ne veut rien dire, il ne veutrien entendre. Il peut faire ce qu’il veut. – Vraiment&|160;? »,murmura Réal. Elle se mit sur son séant par terre, hocha la tête àplusieurs reprises comme pour affirmer qu’il ne pouvait y avoir lemoindre doute là-dessus. « A-t-il, lui aussi, soif de monsang&|160;? demanda amèrement Réal. – Non, non. Ce n’est pas cela.Vous pourriez vous défendre. Je pourrais veiller sur vous. J’aiveillé sur vous. Il y a tout juste deux nuits, j’ai cru entendredes bruits dehors et je suis descendue, parce que j’ai eu peur pourvous&|160;; votre fenêtre était ouverte mais je n’ai vu personne,et pourtant j’ai l’impression… Non, ce n’est pas cela&|160;! C’estpire. Je ne sais pas ce qu’il veut faire. Je ne peux m’empêcher del’aimer, mais je commence maintenant à avoir peur de lui. Quand ilest arrivé ici au début, et que je l’ai vu pour la première fois,il était exactement le même – si ce n’est que ses cheveux n’étaientpas si blancs – il était fort, tranquille. Il m’a semblé quequelque chose s’agitait dans ma tête. Il était gentil, vous savez,j’étais forcée de lui sourire. C’était comme si je l’avais reconnu.Je me suis dit : « C’est lui, c’est précisément lui. » – Et quandje suis venu&|160;? » demanda Réal avec un sentiment de désarroi. «Vous&|160;! je vous attendais », dit-elle à voix basse, avec unenote de légère surprise devant cette question, mais sans cesserpourtant manifestement de penser au mystère de Peyrol. « Oui, jeles ai surpris hier soir, Catherine et lui, dans la cuisine, seregardant tous deux et silencieux comme des souris. Je lui ai ditqu’il ne pouvait plus me faire aller et venir à sa guise. Oh&|160;!mon chéri, mon chéri, n’écoutez pas Peyrol… ne le laissez pas… » Ens’appuyant légèrement sur le genou de Réal, elle se leva d’un bond.Réal en fit autant. « Il ne peut rien me faire, marmotta-t-il. – Nelui dites rien. Personne ne peut deviner ce qu’il pense, etmaintenant je ne sais pas moi-même ce qu’il veut dire quand ilparle. C’est comme s’il savait un secret. » Elle mit dans ces motsun tel accent que Réal s’en sentit ému presque jusqu’aux larmes. Ilrépéta que Peyrol ne pouvait avoir aucune influence sur lui et ilsentait qu’il lui disait la vérité. Il était le prisonnier de sapropre parole. Depuis le moment où il avait pris congé de l’amiralen uniforme brodé d’or et impatient de retrouver ses invités, ilappartenait à une mission pour laquelle il s’était portévolontaire. Il eut un moment la sensation d’un cercle de fer trèsserré qui lui étreignait la poitrine. Elle le regardait de toutprès : c’en était plus qu’il ne pouvait supporter. « Bien,bien&|160;! je serai prudent, dit-il. Et Catherine est-elledangereuse aussi&|160;? » Dans la clarté de la lune, Arlette, dontle cou et la tête sortaient du fichu miroitant, visible et fugace,se mit à lui sourire et se rapprocha d’un pas. « Pauvre tanteCatherine, dit-elle… Passez votre bras autour de moi, Eugène… Ellene peut rien faire. Elle ne me quittait pas des yeux autrefois.Elle croyait que je ne m’en apercevais pas, mais je voyais tout. Etmaintenant, on dirait qu’elle ne peut pas me regarder en face.Peyrol non plus, d’ailleurs. Il me suivait toujours des yeuxautrefois. Souvent je me suis demandé pourquoi les gens meregardaient comme cela. Pouvez-vous me le dire, Eugène&|160;? Maistout est changé maintenant. – Oui, tout est changé » dit Réal d’unton qu’il s’efforça de rendre aussi dégagé que possible. «Catherine sait-elle que vous êtes ici&|160;? – Quand nous sommesmontées ce soir, je me suis étendue toute habillée sur mon lit etelle s’est assise sur le sien. La chandelle était éteinte, mais àla clarté de la lune, je pouvais la voir parfaitement, les mainssur les genoux. Lorsqu’il m’a été impossible de rester immobileplus longtemps, je me suis simplement levée et je suis sortie de lachambre. Elle était toujours assise au pied de son lit. Tout ce quej’ai fait, ç’a été de mettre un doigt sur mes lèvres, alors elle abaissé la tête. Je ne crois pas avoir tout à fait fermé la porte…Tenez-moi plus fort, Eugène, je suis lasse… C’est étrange, voussavez&|160;! Autrefois, il y a longtemps, avant que je vous eussejamais vu, je ne me reposais jamais et je n’étais jamais fatiguée.» Son murmure s’interrompit tout à coup et elle leva le doigt pourlui recommander le silence. Elle prêta l’oreille, Réal aussi, il nesavait pas à quoi&|160;; et cette soudaine concentration sur unseul point lui donna l’impression que tout ce qui était arrivédepuis son entrée dans la chambre n’était qu’un rêve par sonimprobabilité et par cette force surnaturelle que les rêves puisentdans leur inconséquence. Et même la femme qui se laissait allercontre son bras semblait n’avoir pas plus de poids que ce n’eût étéle cas dans un rêve. « Elle est là », murmura soudain Arlette, ense levant sur la pointe des pieds pour se hausser jusqu’à sonoreille. « Elle a dû vous entendre passer. – Où est-elle&|160;? »demanda Réal du même ton de profond mystère. « De l’autre côté dela porte. Elle a dû écouter le murmure de nos voix… » lui susurraArlette dans l’oreille, comme si elle lui rapportait quelque chosed’extraordinaire. « Elle m’a dit une fois que j’étais de celles quine sont pas faites pour les bras d’un homme quel qu’il soit. » Àces mots, il lui passa son autre bras autour de la taille, etregarda ses yeux que l’effroi semblait agrandir, tandis qu’elle seserrait contre lui de toutes ses forces : et ils demeurèrent ainsilongtemps étroitement enlacés, lèvres contre lèvres, sanss’embrasser et le souffle coupé par l’étroitesse de leur contact.Il semblait à Réal que le silence s’étendait jusqu’aux limites del’univers. « Vais-je donc mourir&|160;? » Cette pensée traversa lesilence et s’y perdit comme une étincelle volant dans une nuitéternelle. Le seul effet de cette pensée fut qu’il resserra sonétreinte sur Arlette. On entendit une voix âgée et hésitanteprononcer le mot « Arlette ». Catherine, qui avait écouté leursmurmures, n’avait pu supporter ce long silence. Ils entendirent savoix tremblante aussi distinctement que si elle eût été dans lapièce. Réal eut l’impression qu’elle lui avait sauvé la vie. Ils seséparèrent silencieusement. « Va-t’en, cria Arlette. – Arl… –Tais-toi », cria-t-elle plus fort. « Tu n’y peux rien. – Arlette »,cria à travers la porte la voix frémissante et impérieuse. « Elleva réveiller Scevola », fit Arlette à Réal sur un ton posé. Et ilsattendirent tous les deux des bruits qui ne vinrent pas. Arlettemontra du doigt le mur. « Il est là, vous savez. – Il dort »,murmura Réal. Mais la pensée « je suis perdu » qu’il formulait dansson esprit ne se rapportait pas à Scevola. « Il a peur », ditArlette à mi-voix et avec une intonation méprisante. « Mais cela neveut rien dire. Un moment il tremble de terreur et le momentd’après il est capable de courir commettre un assassinat. »Lentement, comme attirés par l’irrésistible autorité de la vieillefemme, ils s’étaient rapprochés de la porte. Réal, dans la soudaineillumination de la passion, pensa : « Si elle ne s’en va pasmaintenant, je n’aurai pas la force de me séparer d’elle demainmatin. » Il n’avait pas devant les yeux l’image de la mort, maiscelle d’une longue et intolérable séparation. Un soupir qui avaitpresque l’accent d’un gémissement leur parvint à travers la porteet l’atmosphère autour d’eux se chargea d’une tristesse contrelaquelle les clés et les serrures ne pouvaient rien. « Vous feriezmieux d’aller la rejoindre », murmura-t-il d’un ton pénétrant. «Bien sûr, je vais y aller », dit Arlette, un peu émue. « La pauvrevieille&|160;! Chacune de nous n’a que l’autre au monde, mais jesuis la fille des maîtres, ici&|160;; elle doit faire ce que je luidis. » Tout en gardant l’une de ses mains sur l’épaule de Réal,elle colla sa bouche contre la porte et dit distinctement : « Jeviens tout de suite. Retourne à ta chambre et attends-moi », commesi elle ne doutait pas d’être obéie. Un profond silence s’ensuivit.Peut-être Catherine était-elle déjà partie. Réal et Arletterestèrent immobiles un moment comme s’ils avaient été l’un etl’autre changés en pierre. « Allez maintenant », fit Réal d’unevoix rauque, à peine distincte. Elle lui donna un rapide baiser surles lèvres et de nouveau ils restèrent comme des amants enchantés,immobilisés par un sortilège. « Si elle reste, pensait Réal, jen’aurai jamais le courage de m’arracher, et je serai obligé de mefaire sauter la cervelle. » Mais quand enfin elle fit un mouvement,il se saisit d’elle à nouveau et la tint comme si elle avait été savie même. Quand il la laissa aller, il fut épouvanté d’entendre untrès léger rire, témoignage d’une secrète joie chez Arlette. «Pourquoi riez-vous&|160;? » demanda-t-il d’un ton effrayé. Elles’arrêta et le regardant par-dessus son épaule lui répondit : « Jeriais en pensant à tous les jours à venir. Des jours, des jours, etdes jours. Y avez-vous pensé&|160;? – Oui », bégaya Réal comme unhomme frappé au cœur, et en tenant la porte entrouverte. Il futheureux de pouvoir se retenir à quelque chose. Elle sortit dans ledoux bruissement de sa jupe de soie, mais avant qu’il eût eu letemps de refermer la porte derrière elle, elle étendit le bras uninstant. Il eut juste le temps de presser de ses lèvres la paume decette main. Elle était froide. Elle la retira brusquement et il eutla force d’âme de fermer la porte derrière elle. Il se sentaitcomme un homme mourant de soif, enchaîné à un mur, à qui onarracherait un breuvage frais. La pièce était tout à coup devenueobscure. « Un nuage passe sur la lune, pensa-t-il, un nuage, unénorme nuage », et il s’avança d’un pas rigide vers la fenêtre, malassuré et oscillant comme s’il marchait sur une corde raide. Aubout d’un moment il aperçut la lune dans un ciel où il n’y avaitpas la moindre trace de nuage. « Je suppose, se dit-il, que j’aibien failli mourir à l’instant. Mais non », continua-t-il à penseravec une cruauté délibérée, « mais non, je ne mourrai pas. Je vaisseulement souffrir, souffrir, souffrir… ». « Souffrir, souffrir. »Ce ne fut qu’en butant contre le côté du lit qu’il s’aperçut qu’ils’était éloigné de la fenêtre. Aussitôt il s’y jeta violemment,enfonçant la tête dans l’oreiller qu’il mordit pour étouffer le cride détresse qui allait lui jaillir des lèvres. Les natures forméesà l’insensibilité, une fois débordées par une passion maîtresse,sont comme des géants vaincus tout prêts à désespérer. Ainsi donclui, officier en service commandé, il reculait devant la mort, etce doute entraînait avec lui tous les doutes possibles sur sonpropre courage. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il serait parti lelendemain matin. Il frissonna de tout son corps étendu, puis restaimmobile, étreignant les draps à pleines mains pour résister àl’envie de bondir sur ses pieds, en proie à une agitationaffolante. « Il faut que je m’étende », se disait-il pour se fairela leçon[106], « et que je me repose pour avoirassez de force demain, il faut que je me repose », tandis que leterrible combat qu’il soutenait pour rester immobile inondait sonfront de sueur. À la fin un oubli soudain dut s’emparer de lui, caril se retourna et se mit en sursaut sur son séant, tandis que leson du mot « Écoutez » retentissait à ses oreilles. Une faiblelumière, étrange et froide, remplissait la chambre&|160;; unelumière qui lui parut différente de toutes celles qu’il avait vuesauparavant, et au pied de son lit se tenait une forme en vêtementsnoirs, un châle noir sur la tête, avec un visage décharné, etavide, des trous sombres en guise d’yeux, silencieuse, attentive,implacable… « Est-ce la mort&|160;? » se demanda-t-il, en laregardant fixement, terrifié. La forme ressemblait à Catherine.Elle prononça de nouveau le mot : « Écoutez. » Il détourna les yeuxet, abaissant son regard, il s’aperçut qu’il avait ses vêtementsbéants sur la poitrine. Il ne voulait pas regarder cetteapparition, quelle qu’elle fût, spectre ou vieille femme, et ilrépondit : « Oui, je vous entends. – Vous êtes un honnête homme. »C’était la voix impassible de Catherine. « Le jour se lève. Vousallez partir. – Oui, dit-il sans lever la tête. – Elle dort »,reprit la forme qui ressemblait à Catherine, « elle estépuisée&|160;; il faudrait la secouer dur pour la réveiller. Vousallez partir. Vous le savez&|160;! » continuait cette voixinflexiblement&|160;; « c’est ma nièce et vous savez qu’elle portela mort dans les plis de sa jupe et qu’elle a les pieds dans lesang. Elle n’est pas faite pour un homme. » Réal éprouvait toutel’angoisse de quelque aventure surnaturelle. Cet être quiressemblait à Catherine et parlait comme un destin cruel, il luifallait le regarder en face. Il leva la tête dans cette lumière quilui semblait épouvantable, et comme d’un autre monde. « Écoutez-moibien, vous aussi, dit-il. Quand elle aurait sur les épaules toutela folie du monde et le péché de tous les meurtres de laRévolution, je la serrerais encore contre mon cœur.Comprenez-vous&|160;? » L’apparition qui ressemblait à Catherineabaissa et releva lentement sa tête encapuchonnée. « Il fut untemps où j’aurais serré l’enfer même contre mon cœur. Il est parti.Il avait ses vœux. Vous n’avez que votre honnêteté. Vous partirez.– J’ai mon devoir&|160;! » dit le lieutenant Réal d’un ton mesuré,comme calmé par l’excès d’horreur que la vieille femme luiinspirait. « Partez sans la déranger, sans la regarder. – Jeprendrai mes souliers à la main », dit-il. Il poussa un profondsoupir. Il se sentait somnolent. « Il est très tôt, murmura-t-il. –Peyrol est déjà descendu au puits, déclara Catherine. Que peut-ilbien y faire tout ce temps&|160;? », ajouta-t-elle d’une voixtroublée. Réal, qui avait posé maintenant les pieds sur leplancher, lui jeta un regard à la dérobée&|160;; mais elles’éloignait déjà furtivement et quand il releva les yeux, elleavait disparu de la chambre et la porte était fermée. Une foisredescendue, Catherine aperçut encore Peyrol près du puits. Ilregardait dedans, semblait-il, avec un extrême intérêt. « Votrecafé est prêt, Peyrol », lui cria-t-elle du seuil de la porte. Ilse retourna brusquement comme un homme pris à l’improviste ets’avança en souriant. « Voilà une agréable nouvelle, mademoiselleCatherine, dit-il. Vous êtes descendue de bien bonne heure&|160;! –Oui, dit-elle, mais vous aussi, Peyrol. Michel est-il là&|160;?Dites-lui de venir aussi prendre du café. – Michel est à latartane. Vous ne savez peut-être pas qu’elle va faire un petitvoyage. » Il avala une gorgée de café et mangea un morceau de satranche de pain. Il avait faim. Il était resté debout toute la nuitet avait même eu une conversation avec le citoyen Scevola. Il avaitaussi travaillé dès l’aube avec Michel&|160;; à vrai dire il n’yavait pas eu grand-chose à faire, car la tartane était toujoursmaintenue en état de prendre la mer. Aussi, après avoir remis sousclé le citoyen Scevola, fort inquiet de ce qui allait advenir delui, mais qu’il laissa dans l’incertitude, Peyrol était-il revenu àla ferme&|160;; il était monté à sa chambre, y était resté unmoment à s’occuper de choses et d’autres, puis, redescendantfurtivement, était allé au puits, auprès duquel Catherine, levéeplus tôt qu’il ne pensait, l’avait aperçu avant d’entrer dans lachambre du lieutenant Réal. Tout en prenant son café, il écouta,sans manifester la moindre surprise, Catherine commenter ladisparition de Scevola. Elle était allée regarder dans son galetas.Il n’y avait pas dormi cette nuit-là, elle en était sûre, et on nel’apercevait nulle part, de tous les points d’observation auxalentours de la ferme, pas même dans le champ le plus éloigné. Ilétait inconcevable qu’il eût été jusqu’à Madrague où il détestaitaller, ni jusqu’au village où il avait peur de se montrer. Peyroldéclara qu’en admettant qu’il lui fût arrivé quelque chose, ce neserait pas, en tout cas, une grande perte&|160;; mais Catherinen’en parut pas tranquillisée. « Cela vous effraie, dit-elle. Il estpeut-être allé se cacher quelque part pour vous sauter dessustraîtreusement. Vous savez ce que je veux dire, Peyrol&|160;? – Mafoi, le lieutenant n’aura plus rien à craindre, puisqu’il s’en va.Quant à moi, Scevola et moi, nous sommes très bons amis. J’ai euune longue conversation avec lui, il n’y a pas longtemps du tout.Vous pouvez très bien, toutes les deux, vous arranger aveclui&|160;; et puis, qui sait, peut-être qu’il est parti pour debon. » Catherine le regarda avec effarement, si l’on peut appliquerce mot à un regard de profonde contemplation. « Le lieutenant n’arien à craindre de lui&|160;? » répéta-t-elle avec hésitation. «Non, il s’en va. Vous ne le saviez pas&|160;? » La vieille femmecontinuait à le regarder attentivement. « Oui, en service commandé.» Catherine resta encore une minute ou deux silencieuse, dans lamême attitude contemplative. Puis elle triompha de son hésitation.Elle ne put résister au désir de mettre Peyrol au courant desévénements de la nuit. Pendant ce récit Peyrol en oublia son bol decafé à moitié plein et sa tranche de pain entamée. La voix égale deCatherine parlait avec austérité. Elle était debout, imposante etsolennelle, comme une prêtresse paysanne. Il ne lui fallut pasgrand temps pour raconter cette aventure dont son âme avait ététoute secouée et elle termina par ces mots : « Le lieutenant est unhonnête homme. » Et au bout d’un moment elle insista encore : « Onne peut pas le nier. Il a agi en honnête homme. » Peyrol continuaun moment à regarder le café au fond de son bol, puis, brusquement,se leva avec une telle violence que la chaise se renversa derrièrelui sur le dallage : « Où est-il, cet honnête homme&|160;? »cria-t-il soudain d’une voix de stentor, qui non seulement fitlever les bras à Catherine mais l’effraya lui-même&|160;; et ilreprit sur-le-champ un ton simplement résolu : « Où est-il, cethomme&|160;? J’ai besoin de le voir. » Le calme hiératique deCatherine en fut même perturbé. « Eh bien », dit-elle, d’un airvraiment déconcerté, « il va descendre tout de suite. Voilà son bolde café. » Peyrol allait sortir de la cuisine, quand Catherinel’arrêta. « Au nom du ciel, monsieur Peyrol », dit-elle, d’un ton àla fois de prière et de commandement, « ne réveillez pas lapetite&|160;! Laissez-la dormir. Oh&|160;! laissez-la dormir&|160;!Ne la réveillez pas. Dieu sait depuis combien de temps elle n’a pasdormi convenablement. Je ne peux pas vous le dire. Je n’ose pas ypenser. » Elle fut interloquée d’entendre Peyrol déclarer : « Toutcela est parfaitement absurde. » Mais il se rassit, sembla tout àcoup apercevoir le bol de café et vida ce qui y restait. « Je neveux pas l’avoir sur les bras, plus folle qu’elle n’était », fitCatherine avec une sorte d’exaspération, mais en baissant pourtantla voix. Sous sa forme égoïste, cette phrase exprimait une réelleet profonde compassion pour sa nièce. Elle appréhendait le momentoù cette fatale Arlette s’éveillerait et où il faudrait reprendrele fil des terribles complications de la vie que son sommeil avaitun moment suspendues. Peyrol s’agita sur son siège. « Ainsi, ilvous a dit qu’il partait&|160;? Il vous l’a vraiment dit&|160;?demanda-t-il. – Il a promis de partir avant que l’enfant nes’éveille… immédiatement. – Mais, sacré nom d’un chien, il n’y ajamais de vent avant onze heures », s’écria Peyrol d’un airprofondément irrité, tout en s’efforçant de maîtriser sa voix,tandis que Catherine, indulgente à ses changements d’humeur, secontentait de serrer les lèvres et de hocher la tête pour lecalmer. « C’est impossible de faire quoi que ce soit avec des genscomme cela, marmotta-t-il. – Est-ce que vous savez, monsieurPeyrol, qu’elle est allée voir le curé&|160;? » dit tout à coupCatherine, dressée au-dessus de son bout de la table. Les deuxfemmes avaient eu une longue conversation avant que la tante pûtdécider Arlette à se coucher. Peyrol fit un geste de surprise. «Quoi&|160;? Quel curé&|160;?… Dites-moi, Catherine », continua-t-ilavec une fureur rentrée, « est-ce que vous vous imaginez que toutcela m’intéresse le moins du monde&|160;? – Je ne peux penser àrien d’autre qu’à ma nièce. Chacune de nous n’a que l’autre aumonde », continua-t-elle en employant les mots mêmes dont Arlettes’était servie en parlant à Réal. Elle avait l’air de penser touthaut, mais elle remarqua que Peyrol l’écoutait avec attention. « Ilavait l’intention de la séparer de nous tous », et la vieille femmejoignit ses mains maigres d’un geste brusque. « Je suppose qu’il ya encore des couvents dans le monde. – La patronne et vous, vousêtes folles toutes les deux, déclara Peyrol. Tout cela montre quelâne est ce curé. Je ne m’y connais pas beaucoup dans ces choses-là,quoique j’aie vu des nonnes dans mon temps et même d’assezétranges, mais il me semble qu’on ne prend généralement pas desfous dans les couvents. N’ayez crainte. C’est moi qui vous le dis.» Il se tut, car la porte du fond venait de s’ouvrir et lelieutenant Réal entra. Son épée était pendue à son avant-bras parle ceinturon, il avait son chapeau sur la tête. Il laissa tomber àterre sa petite valise et il s’assit sur la chaise la plus prochepour chausser les souliers qu’il tenait dans l’autre main. Puis ils’approcha de la table. Peyrol, qui n’avait cessé de le regarder,pensait : « En voilà un qui a l’air d’un papillon qui s’est brûléles ailes. » Réal avait les yeux caves, les joues creuses et toutela figure avait un aspect aride et desséché. « Eh bien, vous êtesdans un joli état pour entreprendre de tromper l’ennemi, remarquaPeyrol. Ma foi&|160;! rien qu’à vous regarder, personne ne croiraitun mot de ce que vous pourriez dire. Vous n’allez pas tombermalade, j’espère. Vous êtes en service commandé. Vous n’avez pas ledroit d’être malade. Dites donc, mademoiselle Catherine, sortez-moila bouteille – vous savez, ma bouteille personnelle… » Il arrachala bouteille des mains de Catherine, versa du cognac dans le cafédu lieutenant, poussa le bol vers lui et attendit. « Nom de nom »fit-il avec force, « vous ne savez pas pourquoi c’est faire&|160;?C’est fait pour boire. » Réal obéit avec une docilité étrange,automatique. « Et maintenant », dit Peyrol en se levant, « je montechez moi me raser. C’est un grand jour, le jour où nous allonsassister au départ du lieutenant. » Réal, jusqu’alors, n’avait pasprononcé un mot, mais dès que la porte se fut refermée derrièrePeyrol, il releva la tête. « Catherine&|160;! » dit-il, et sa voixfaisait comme un bruissement dans sa gorge. Elle le regardafixement&|160;; il poursuivit : « Écoutez-moi, quand elledécouvrira que je suis parti, vous lui direz que je vais revenirbientôt. Demain. Toujours demain&|160;! – Oui, mon bon monsieur »,fit Catherine d’une voix inchangée, mais en serrant convulsivementses mains. « Je n’oserais rien lui dire d’autre&|160;! – Elle vouscroira, murmura farouchement Réal. – Oui, elle me croira », répétaCatherine d’un ton lugubre. Réal se leva, passa son ceinturonpar-dessus sa tête et s’empara de sa valise. Une légère rougeurvint colorer ses joues. « Adieu », dit-il à la vieille femmesilencieuse. Elle ne lui répondit rien, mais au moment où il sedétournait pour partir, elle leva un peu la main, hésita et lalaissa retomber. Il lui semblait que la colère divine avait choisiles femmes d’Escampobar pour le châtiment. Sa nièce luiapparaissait comme le bouc émissaire chargé de tous les meurtres etde tous les blasphèmes de la Révolution. Elle-même aussi avait étéécartée de la grâce de Dieu. Mais il y avait bien longtemps decela. Depuis lors, elle avait fait sa paix avec le Ciel. Elle levade nouveau la main et cette fois fit en l’air le signe de la croixvers le dos du lieutenant Réal. De la fenêtre de sa chambre, touten raclant sa large joue à l’aide de son rasoir anglais, Peyrolaperçut le lieutenant Réal dans le sentier qui menait au rivage, eten l’apercevant de cet endroit d’où il découvrait une vaste étenduede mer et de terre, il haussa les épaules avec impatience, sans yêtre incité par rien de visible. On ne pouvait vraiment pas se fierà ces porteurs d’épaulettes. Ils bourreraient la tête de n’importequi d’on ne sait quelles idées, pour leur bon plaisir, ou dansl’intérêt du service. Mais c’était un trop vieux singe pour selaisser prendre à des grimaces&|160;; d’ailleurs, ce garçon quis’en allait, raide et perché sur de longues jambes avec ses grandsairs d’officier, était en somme assez honnête. En tout cas, ilsavait reconnaître un marin, bien qu’il eût le sang aussi froidqu’un poisson. Peyrol eut un sourire un peu tordu. Tout en essuyantla lame de son rasoir qui faisait partie d’une série de douze dansun écrin, il revoyait l’Océan enveloppé d’une brume étincelante etun courrier des Indes avec ses vergues brassées[107]en tous sens et ses voiles en ralingue[108]au-dessus du pont couvert de sang qu’avait envahi une bande decorsaires, et, dominant l’horizon lointain, l’île de Ceylan, commeun mince nuage bleu. Il avait toujours eu envie de posséder un jeude rasoirs anglais et voilà qu’il l’avait trouvé : il était, pourainsi dire, tombé dessus : la boîte gisait par terre dans unecabine déjà saccagée. « Pour du bon acier, c’était du bon acier »,se disait-il en regardant fixement la lame. Et pourtant, elle étaitpresque usée. Les autres aussi. Cet acier-là&|160;! Et il tenaitl’écrin dans sa main, comme s’il venait de le ramasser par terre.Le même écrin. Le même homme. Et l’acier était usé. Il refermabrusquement l’écrin, le jeta dans son coffre resté ouvert et laissaretomber le couvercle. Le sentiment qui lui monta au cœur et quedes hommes plus conscients que lui[109]avaient éprouvé, c’était que la vie était un songe plus impalpableencore que cette vision de Ceylan, étendue comme un nuage au-dessusde la mer. Un songe qu’on a laissé derrière soi. Un songe qu’on adroit devant soi. Cette philosophie désenchantée prit la forme d’unviolent juron : « Sacré nom de nom de nom… Tonnerre de bonDieu&|160;! » En serrant le nœud de sa cravate, il la mania avecfureur, comme s’il voulait s’étrangler. Il enfonça rageusement unbéret mou sur ses boucles vénérables et saisit son gourdin, maisavant de sortir de la pièce il s’approcha de la fenêtre qui donnaitvers l’est. Il ne pouvait voir la Petite Passe, masquée par lacolline où se trouvait le belvédère, mais à sa gauche, une grandepartie de la rade d’Hyères s’étendait devant lui, d’un gris pâledans la lumière du matin, et, s’élevant au loin, la terre auxabords du cap Blanc[110], dontles détails étaient encore vagues, à l’exception d’un seul objetqui par sa forme aurait pu être un phare, si Peyrol n’avait fortbien su que c’était la corvette anglaise déjà en train de faireroute, toutes voiles dehors. Cette découverte satisfit Peyrol,surtout parce qu’il s’y attendait. Le navire anglais faisaitexactement ce qu’il avait escompté, et Peyrol regarda dans ladirection de la corvette avec un sourire de triomphe méchant commes’il se fût trouvé face à face avec le commandant anglais lui-même.Pour on ne sait quelle raison, il s’imaginait le capitaine Vincentavec une longue figure, des dents jaunes et une perruque, tandisque cet officier portait ses cheveux et avait une rangée de dents àfaire honneur à une élégante de Londres, ce qui était en réalité laraison secrète pour laquelle le capitaine Vincent arborait sisouvent de radieux sourires. Le navire, à cette grande distance, etnaviguant dans sa direction, retint Peyrol à la fenêtre assezlongtemps pour que la lumière croissante du matin se transformât enun soleil étincelant qui vint marquer sur le profil uniforme de laterre les teintes des bois, des rochers et des champs, avec lestaches claires des maisons pour animer le paysage. Le soleilentourait le navire d’une sorte de halo. Peyrol, après s’êtreressaisi, quitta la pièce, fermant doucement la porte. Doucementaussi il descendit de sa mansarde. Sur le palier, il se sentit enproie à un combat intérieur dont il triompha bientôt&|160;; aprèsquoi il s’arrêta à la porte de la chambre de Catherine, et l’ayantentrouverte, avança la tête. À l’autre bout de la pièce, il aperçutArlette profondément endormie. Sa tante avait étendu sur elle unmince couvre-pieds. Ses souliers bas étaient placés au pied du lit.Ses cheveux noirs dénoués s’étalaient librement surl’oreiller&|160;; et le regard de Peyrol fut arrêté par la longueurdes cils sur sa joue pâle. Soudain il crut qu’elle avait bougé, ilretira vivement la tête, et ferma la porte. Il écouta un moment, eteut envie de la rouvrir, mais jugeant la chose trop risquée, ildescendit l’escalier. Lorsqu’il reparut dans la cuisine, Catherinese retourna brusquement. Elle était habillée pour la journée avecun grand bonnet blanc sur la tête, un corsage noir et une jupebrune à gros plis. Elle portait aux pieds une paire de sabotsvernis par-dessus ses souliers. « Pas trace de Scevola », dit-elleen s’avançant vers Peyrol. « Et Michel n’est pas encore venu nonplus. » Peyrol se disait qu’un peu plus petite, avec ses yeux noirset son nez légèrement recourbé, on l’aurait prise pour unesorcière. Mais les sorcières peuvent lire les pensées des gens, etil regarda franchement Catherine avec la conviction agréablequ’elle ne pouvait pas lire ses pensées. « J’ai pris soin, dit-il,de ne pas faire de bruit là-haut, mademoiselle Catherine. Quand jeserai parti, la maison sera vide et bien tranquille. » Elle avaitun air étrange. Peyrol eut soudain l’impression qu’elle se sentaitperdue dans cette cuisine où elle avait régné tant d’années. Ilreprit : « Vous allez être seule toute la matinée. » Elle avaitl’air d’écouter un murmure lointain, et quand Peyrol eut ajouté : «Tout est maintenant en règle », elle fit un signe de tête et aubout d’un moment elle lui dit d’une façon qui, de sa part, étaitétrangement impulsive : « Monsieur Peyrol, je suis lasse de la vie.» Il haussa les épaules et, avec une jovialité un peu sinistre,remarqua : « Je vais vous dire ce qu’il en est : vous auriez dûvous marier. » Elle lui tourna brusquement le dos. « Ne vous fâchezpas », s’écria Peyrol d’un ton de tristesse plutôt que d’excuse. «À quoi bon attacher de l’importance aux choses. Qu’est-ce que cettevie&|160;? Bah&|160;! Personne ne peut même se rappeler la dixièmepartie de sa propre existence. Prenez mon cas : voyez-vous, jegagerais que si l’un de mes camarades d’autrefois arrivait ici etme voyait comme cela, ici, avec vous – et j’entends un de cescamarades qui prennent fait et cause pour vous dans une bagarre etqui vous soignent si vous êtes blessé – eh bien&|160;! je gagerais,répéta-t-il, qu’il ne me reconnaîtrait même pas. Il se diraitprobablement : « Tiens&|160;! voilà un vieux ménage paisible. » Ilse tut. Catherine sans se retourner et en l’appelant non pas «Monsieur » mais « Peyrol » tout court, remarqua, non pas exactementavec aigreur, mais d’un ton plutôt menaçant, que ce n’était pas lemoment de parler pour ne rien dire. Peyrol, toutefois, poursuivit,quoique son ton ne fût pas du tout celui de quelqu’un qui parlepour ne rien dire : « Mais, voyez-vous, mademoiselle Catherine,vous n’étiez pas comme les autres. Vous vous êtes laissé abattre,et en même temps, vous vous êtes montrée trop dure enversvous-même. » Tout en courbant son long corps maigre pour manœuvrerle soufflet sous l’énorme manteau de la cheminée, elle acquiesça :« Peut-être bien que nous autres, femmes d’Escampobar, nous avonstoujours été dures envers nous-mêmes. – C’est bien ce que jedisais. S’il vous était arrivé des choses comme il m’en est arrivé…– Mais, vous autres hommes, vous êtes différents. Ce que vousfaites n’a pas d’importance. Vous avez votre propre force. Vousn’avez pas besoin d’être durs envers vous-mêmes. Vous passez d’unechose à l’autre avec insouciance. » Il fixa sur elle un regardpénétrant tandis qu’une expression ressemblant à l’ombre d’unsourire se dessinait sur ses lèvres rasées mais, se tournant versl’évier où l’une des filles de ferme avait posé un grand tas delégumes, elle se mit en devoir de les éplucher avec un couteauébréché, non sans conserver, même dans cette occupation domestique,son aspect sibyllin. « Ça fera une bonne soupe à midi, je vois ça», dit soudain le flibustier. Il tourna sur les talons et s’en allaen passant par la salle. Le monde entier s’étendait devant lui – outout au moins, la Méditerranée entière, aperçue au bout du ravin,entre les deux collines. Il entendit à sa droite la cloche de lavache laitière de la ferme, qui avait un talent particulier pourrester invisible, mais en dépit de tous ses efforts, il ne put mêmepas apercevoir les pointes de ses cornes. Il sortit résolument. Iln’avait pas fait vingt mètres dans le ravin qu’un autre bruit lefit s’arrêter comme pétrifié. C’était un faible bruit quiressemblait fort au grondement caverneux que ferait une carriolevide sur une route empierrée&|160;; mais Peyrol leva les yeux versle ciel et quoique celui-ci fût parfaitement clair, le vieil hommene sembla pas satisfait de son aspect. Il avait une colline dechaque côté et la crique paisible au-dessous de lui. Il marmotta :« Hum&|160;! Le tonnerre au lever du soleil. Ce doit être àl’ouest. Il ne manquait plus que cela&|160;! » Il craignit que celane fît d’abord tomber la légère brise qui soufflait alors et nebrouillât complètement le temps ensuite. Un moment, on eût dit quetoutes ses facultés étaient paralysées par ce faible bruit. Surcette mer où avaient régné les dieux de l’Olympe, il aurait pu êtreun de ces navigateurs païens soumis aux caprices de Jupiter : mais,comme un païen révolté, il se contenta de brandir vaguement lepoing vers l’espace qui lui répondit par un murmure bref etmenaçant. Puis il reprit sa route de son pas balancé jusqu’à cequ’il pût apercevoir les deux mâts de la tartane, et il s’arrêtapour prêter l’oreille. Il n’entendit aucun bruit d’aucune sorte etcontinua tout en pensant : « Passer d’une chose à une autre avecinsouciance&|160;! Vraiment… C’est tout ce que la vieille Catherineen sait. » Il avait, lui, tant de choses à quoi penser qu’il nesavait par où commencer. Il les laissa s’emmêler dans sa tête. Sessentiments étaient extrêmement confus eux aussi, et il sentaitvaguement que sa conduite était à la merci d’un conflit intérieur.C’est probablement la conscience de ce fait qui expliquait sonattitude sardonique envers lui-même et, visiblement, envers ceuxqu’il apercevait à bord de la tartane&|160;; particulièrementenvers le lieutenant qu’il aperçut assis sur le pont, appuyé contrela tête du gouvernail&|160;; il se tenait de façon caractéristiqueà l’écart des deux autres hommes qui étaient à bord. Michel, defaçon également caractéristique, se tenait debout sur le petitpanneau de la cabine, surveillant visiblement la venue de sonmaître. Quant au citoyen Scevola, assis sur le pont, à premièrevue, il avait l’air d’être en liberté, mais, en fait, il ne l’étaitpas. Il était attaché un peu lâche à un étançon[111]avec trois tours de l’écoute[112] degrand-voile dont le nœud était placé de façon qu’il ne pûtl’atteindre sans attirer l’attention. Et cette situation semblaitelle aussi caractéristique de Scevola, avec son apparence de demiliberté, de demi suspicion, et en quelque sorte de contraintedédaigneuse. Le sans-culotte, auquel ses dernières aventuresavaient presque fait perdre la raison, d’abord à cause de leurincompréhensibilité absolue et ensuite, de l’attitude énigmatiquede Peyrol, avait laissé retomber sa tête et croisé les bras sur sapoitrine. Et cette attitude était en même temps ambiguë : elleaurait pu être aussi bien celle de la résignation que celle d’unprofond sommeil. Le flibustier s’adressa d’abord au lieutenant : «Le moment approche », lui dit Peyrol en tordant bizarrement un coinde sa bouche, tandis que sous son bonnet de laine ses bouclesvénérables voltigeaient au souffle d’une soudaine brise chaude. «Le grand moment, hein&|160;? » Il se pencha sur la grande barre dugouvernail et sembla suspendu au-dessus de l’épaule du lieutenant.« Qu’est-ce que c’est que cette compagnie infernale&|160;? »murmura celui-ci sans même regarder Peyrol. « Tous de vieuxamis&|160;!… quoi&|160;? » répondit Peyrol d’un ton familier. «Cette petite affaire restera entre nous. Moins on est, plus il y ade gloire. Catherine est en train de préparer les légumes pour lasoupe de midi et la corvette anglaise navigue vers la Passe où ellearrivera vers midi aussi, prête à se faire aveugler. Vous savez,lieutenant, que ce sera votre affaire. Vous pouvez compter sur moipour vous mettre en route au bon moment. Car qu’est-ce que celapeut bien vous faire&|160;? Vous n’avez pas d’amis, vous n’avez pasmême une petite amie&|160;! Quant à attendre qu’un vieux forbancomme moi – oh non&|160;! lieutenant&|160;! Assurément la libertéest douce. Mais qu’est-ce que vous en savez, vous autres, porteursd’épaulettes&|160;? D’ailleurs, les conversations de dunette etautres amabilités, ça n’est pas mon genre. – J’aimerais, Peyrol,que vous ne parliez pas tant », dit le lieutenant en tournantlégèrement la tête. Il fut frappé de l’étrange expression qu’avaitprise le visage du vieux flibustier. « Et je ne vois pas quelleimportance a le moment précis. Je vais à la recherche de l’escadre.Tout ce que vous avez à faire, c’est de hisser les voiles pour moiet de sauter à terre. – C’est très simple », remarqua Peyrol entreses dents, et il se mit alors à chanter : Quoique leurs chapeauxsoient bien laids, Goddam&|160;! Moi, j’aime les Anglais, Ils ontun si bon caractère&|160;! mais il s’interrompit brusquement pourinterpeller Scevola : « Hé&|160;! citoyen » Puis, à Réal, d’un tonde confidence : « Il ne dort pas, vous savez, mais il n’est pascomme les Anglais, il a un sacré mauvais caractère. Il s’est misdans la tête », continua Peyrol à haute voix et d’un ton innocent,« que vous l’aviez enfermé cette nuit dans la cabine. Avez-vousremarqué le regard venimeux qu’il vient de vous lancer&|160;? » Lelieutenant Réal et le naïf Michel semblaient tous deux stupéfaitsde tant de bruyante gaieté&|160;; mais pendant tout ce temps,Peyrol ne cessait de songer : « Je voudrais tout de même biensavoir où en est cet orage et quelle tournure il va prendre. Je nepeux pas m’en rendre compte à moins de monter à la ferme pour jeterun coup d’œil vers l’ouest. Il est peut-être loin, dans la valléedu Rhône&|160;; il y est sans doute, et il va en sortir, sacré nomd’un chien. On ne va pas pouvoir compter sur une demi-heure de ventrégulier de n’importe où. » Il jeta un regard de gaieté ironiquesur les trois visages tour à tour. Michel y répondit avec sonhabituelle expression de bon chien et sa bouche innocemmentouverte. Scevola gardait le menton enfoui dans la poitrine. Lelieutenant Réal demeurait insensible à toute impression extérieureet son regard absent semblait ne tenir aucun compte de Peyrol. Leflibustier lui-même parut se replonger bientôt dans ses pensées. Ledernier souffle d’air se dissipa dans le petit bassin et le soleilse dégageant au-dessus de Porquerolles l’inonda d’une lumièresoudaine qui fit cligner les yeux de Michel comme ceux d’un hibou.« Il fait chaud de bonne heure », déclara-t-il à haute voix, maissimplement parce qu’il avait pris l’habitude de se parler àlui-même. Il n’aurait pas eu la présomption d’émettre une opinionsans que Peyrol l’y invitât. La voix de Michel rappela Peyrol àlui-même&|160;; aussi proposa-t-il de hisser les vergues àbloc[113] et pria même le lieutenant Réal del’aider dans cette opération qui se fit sans autre bruit que leléger grincement des poulies. Les voiles restèrent carguées, maishautes[114]. « Comme ça, fit Peyrol, vous n’aurezqu’à larguer partout et vous aurez tout de suite les voiles dehors.» Sans lui répondre, Réal retourna prendre sa place près de la têtedu gouvernail. Il se disait : « Je pars à la sauvette. Non, il y al’honneur, le devoir. Et puis, bien sûr, je reviendrai. Maisquand&|160;? On m’oubliera complètement et on ne m’échangerajamais. Cette guerre va peut-être durer des années… » Et ilregrettait illogiquement de n’avoir pas un Dieu auquel demanderl’allégement de son angoisse. « Elle sera désespérée », pensait-il,le cœur torturé par l’image qu’il se faisait d’Arlette devenuefolle. La vie, toutefois, avait de bonne heure rempli son espritd’amertume, et il se disait : « Mais, pensera-t-elle seulement àmoi dans un mois&|160;? » Aussitôt, il se sentit rempli d’un telremords qu’il se leva comme s’il avait l’obligation morale deremonter avouer à Arlette cette pensée cynique et sacrilège. « Jesuis fou », murmura-t-il, en s’appuyant sur la lisse basse. Cemanque de foi le rendait si profondément malheureux qu’il sentaittoute sa force de volonté l’abandonner. Il s’assit et se laissaaller à sa souffrance. Il songeait tristement : « On a vu deshommes jeunes mourir subitement. Pourquoi pas moi&|160;? En vérité,je suis à bout de forces, je suis déjà à moitié mort. Oui, mais cequi me reste de ma vie ne m’appartient plus. » « Peyrol&|160;! »,dit-il d’une voix si perçante que Scevola lui-même en releva latête. Il fit effort pour maîtriser sa voix et reprit en parlanttrès distinctement : « J’ai laissé une lettre pour le secrétairegénéral de la majorité[115],demandant que l’on paie à Jean – vous vous appelez bien Jean,n’est-ce pas&|160;? – Peyrol, deux mille cinq cents francs, prix dela tartane sur laquelle je pars. C’est correct&|160;? – Pourquoiavez-vous fait cela&|160;? » demanda Peyrol extrêmement impassibleen apparence. « Pour me causer des ennuis&|160;? – Ne dites doncpas de sottises, canonnier, personne ne se rappelle votre nom. Ilest enterré sous une pile de papiers noircis. Je vous prie d’allerlà-bas leur dire que vous avez vu de vos yeux le lieutenant Réals’embarquer pour remplir sa mission. » Peyrol demeurait toujoursimpassible, mais son regard se remplit de fureur. « Ah&|160;! oui,je me vois allant là-bas. Deux mille cinq cents francs&|160;! Deuxmille cinq cents foutaises&|160;! » Il changea de ton tout à coup.« J’ai entendu quelqu’un dire que vous étiez un honnête homme et jesuppose que ceci en est une preuve. Eh bien&|160;! au diable votrehonnêteté. » Il regarda le lieutenant d’un air furieux, puis il sedit : « Il ne fait même pas semblant d’écouter ce que je lui dis »,et une autre sorte de colère, à moitié faite de mépris et à moitiéd’un élément d’obscure sympathie, vint remplacer sa franche fureur.« Bah&|160;! » dit-il. Il cracha par-dessus le bord et marchantrésolument vers Réal, lui tapa sur l’épaule. Celui-ci jeta sur luiun regard absolument dénué d’expression, et ce fut le seul effet dugeste de Peyrol. L’ancien Frère-de-la-Côte ramassa alors la valisedu lieutenant qu’il alla porter dans la cabine. En passant, ilentendit Scevola articuler le mot : « Citoyen », mais ce n’estqu’en revenant qu’il consentit à lui dire : « Eh bien&|160;? –Qu’est-ce que vous allez faire de moi&|160;? demanda Scevola. –Vous n’avez pas voulu m’expliquer comment vous êtes venu à bord decette tartane », dit Peyrol d’un ton qui paraissait presque amical,« je n’ai donc pas besoin de vous dire, moi, ce que je vais fairede vous. » Un sourd grondement de tonnerre suivit de si près cesparoles que l’on aurait pu croire qu’il avait jailli des lèvresmêmes de Peyrol. Il regarda le ciel avec inquiétude. Il étaitencore clair au-dessus de sa tête, et du fond de ce petit bassinentouré de rochers, on n’avait de vue d’aucun autre côté : maisalors même qu’il regardait en l’air, il y eut une sorte de brèvelueur dans le soleil à laquelle succéda un violent, mais lointaincoup de tonnerre. Pendant la demi-heure qui suivit, Peyrol etMichel s’affairèrent à terre pour tendre un long câble de latartane à l’entrée de la crique&|160;; ils en attachèrentl’extrémité à un buisson. C’était afin de haler la tartane dans lacrique. Ils remontèrent ensuite à bord. Le petit coin de cielau-dessus de leurs têtes était encore clair, mais tout en avançantavec le câble de halage le long de la crique, Peyrol aperçut lebord du nuage. Le soleil devint tout à coup brûlant et, dans l’airstagnant, la lumière sembla changer mystérieusement de qualité etde couleur. Peyrol jeta son bonnet sur le pont, offrant sa tête nueà la menace subtile de cet air immobile et étouffant. « CréDié&|160;! Ça chauffe&|160;! » grommela-t-il en relevant lesmanches de sa veste. De son robuste avant-bras, sur lequel étaittatouée une sirène avec une queue de poisson immensément longue, ils’essuya le front. Ayant aperçu sur le pont l’épée et le ceinturondu lieutenant, il les ramassa et, sans autre cérémonie, les lançaau bas de l’échelle de la cabine. Comme il passait de nouveau prèsde Scevola, le sans-culotte éleva la voix. « Je crois que vous êtesun de ces misérables, corrompus par l’or anglais », s’écria-t-il,comme un homme saisi par l’inspiration. Ses yeux brillants, sesjoues rouges, témoignaient du feu patriotique qui brûlait dans soncœur, et il employa cette formule conventionnelle de l’époquerévolutionnaire, époque où, enivré de rhétorique, il courait detoutes parts pour donner la mort aux traîtres des deux sexes et detous âges. Mais sa dénonciation fut accueillie par un si profondmutisme que sa propre conviction en fut ébranlée. Ces parolesavaient sombré dans un abîme de silence et ce qu’on entenditensuite fut Peyrol parlant à Réal : « Je crois, lieutenant, quevous allez être trempé, avant longtemps »&|160;; puis, tout enregardant Réal, Peyrol se dit avec une profonde conviction : «Trempé&|160;! ça lui serait égal même d’être noyé. » Si impassiblequ’il parût, Peyrol n’en était pas moins fort agité intérieurement,il se demandait avec fureur où le navire anglais pouvait se trouverprécisément à ce moment et où diable était parvenu cet orage : carle ciel était devenu aussi muet que la terre accablée. « N’est-cepas le moment de nous déhaler[116],canonnier&|160;? » demanda Réal. Et Peyrol répondit : « Il n’y apas un souffle d’air, nulle part, à des lieues d’ici. » Il eut leplaisir d’entendre un grondement assez fort qui roulait apparemmentle long des collines, à l’intérieur des terres. Au-dessus dubassin, un petit nuage déchiqueté, attaché à la robe pourpre del’orage, flottait immobile, mince comme un morceau de gaze sombre.Là-haut, à la ferme, Catherine, elle aussi, avait entendu cegrondement inquiétant et elle était allée à la porte de la salle.Elle avait pu, de là, voir le nuage violet lui-même, contourné etmassif, et l’ombre sinistre qu’il projetait sur les collines.L’arrivée de l’orage ajoutait encore au sentiment d’inquiétudequ’elle éprouvait à se sentir ainsi toute seule à la maison. Micheln’était pas remonté. Bien qu’elle ne lui adressât presque jamais laparole, elle aurait vu Michel avec plaisir, simplement parce quec’était une personne qui faisait partie de l’ordre habituel deschoses. Elle n’était pas bavarde, mais elle aurait aimé trouverquelqu’un à qui parler, ne fût-ce qu’un moment. L’interruption detous les bruits, voix ou pas, aux abords de la ferme, ne lui étaitpas agréable&|160;; mais à voir le nuage, elle pensa qu’avant peuil y aurait suffisamment de bruit. Au moment toutefois où ellerentrait dans la cuisine, elle entendit un son dont le caractèreperçant et terrifiant à la fois lui fit regretter cet accablantsilence&|160;; c’était un cri déchirant qui venait de la partiesupérieure de la maison où, à sa connaissance, il n’y avaitqu’Arlette endormie. Comme elle s’efforçait de traverser la cuisinepour se diriger vers le pied de l’escalier, la vieille femme eutl’impression d’être tout à coup accablée par le poids des annéesaccumulées. Elle se sentit soudain extrêmement faible et presqueincapable de respirer. Et il lui vint tout à coup cette pensée : «Scevola&|160;! Est-ce qu’il l’assassine là-haut&|160;? » Le peu quilui restait de force physique en fut paralysé. Que pouvait-ce êtred’autre&|160;? Elle tomba, comme abattue par un coup de feu, surune chaise, et se trouva incapable de faire un mouvement. Seul soncerveau continuait à agir&|160;; elle porta les mains à ses yeuxcomme pour repousser la vision des horreurs qui s’accomplissaientlà-haut. Elle n’entendait plus aucun bruit venant de l’étage.Arlette devait être morte. Elle pensait que maintenant c’était sontour. Et si son corps tremblait devant la violence brutale, sonesprit exténué souhaitait ardemment la fin. Qu’il vienne&|160;! Quec’en soit fini de tout cela, qu’elle soit assommée ou frappée d’uncoup de poignard dans la poitrine. Elle n’avait pas le courage dese découvrir les yeux. Elle attendit. Mais au bout d’une minute,qui lui parut interminable, elle entendit au-dessus de sa tête unbruit de pas rapides. C’était Arlette qui courait de-ci de-là.Catherine retira ses mains de devant ses yeux et elle allait selever, quand elle entendit crier au haut de l’escalier le nom dePeyrol, avec un accent désespéré. Puis, presque aussitôt après,elle entendit de nouveau ce cri de : « Peyrol, Peyrol&|160;! »,puis un bruit de pas qui descendaient précipitamment l’escalier.Elle entendit encore le cri déchirant de : « Peyrol&|160;! » del’autre côté de la porte juste avant que celle-ci ne s’ouvrît. Quidonc la poursuivait&|160;? Catherine parvint à se lever. Appuyéed’une main à la table, elle offrit un front intrépide à sa niècequi se précipita dans la cuisine, les cheveux dénoués, et les yeuxremplis d’une expression d’extrême égarement. La porte qui donnaitsur l’escalier s’était refermée avec violence derrière elle.Personne ne la poursuivait et Catherine, étendant son maigre brasbronzé, arrêta la fuite d’Arlette au passage. La secousse fut telleque les deux femmes en trébuchèrent l’une contre l’autre. Ellesaisit sa nièce par les épaules. « Qu’y a-t-il&|160;? Qu’y a-t-il,au nom du Ciel&|160;? Où cours-tu ainsi&|160;? » cria-t-elle. Etl’autre, comme épuisée soudain, murmura : « Je viens de m’éveillerd’un rêve affreux. » Le nuage maintenant suspendu au-dessus de lamaison rendait la cuisine obscure. Un faible éclair passa, suivid’un petit grondement au loin. La vieille femme secoua doucement sanièce. « Les rêves ne signifient rien, dit-elle, tu es éveilléemaintenant… » Et, à vrai dire, Catherine pensait qu’il n’y a pas derêves aussi affreux que les réalités qui prennent possession devous pendant les longues heures de veille. « On le tuait », gémitArlette qui se mit à trembler et à se débattre dans les bras de satante. « Je te dis qu’on le tuait. – Reste tranquille. Tu rêvais dePeyrol&|160;? », Elle se calma immédiatement et murmura : « Non,d’Eugène. » Elle avait vu Réal attaqué par une bande d’hommes et defemmes tous dégouttant de sang, sous une lumière froide et livide,devant une rangée de simples carcasses de maisons aux murs fissuréset aux fenêtres brisées, au milieu d’une forêt de bras levés quibrandissaient des sabres, des massues, des couteaux et des haches.Il y avait aussi un homme qui faisait des moulinets avec un chiffonrouge au bout d’un bâton, tandis qu’un autre battait du tambour, etce son retentissait au-dessus d’un bruit effrayant de vitresbrisées qui tombaient comme une pluie sur le trottoir. Au tournantd’une rue déserte, elle avait vu Peyrol, reconnaissable à sescheveux blancs, qui marchait d’un pas tranquille en balançantrégulièrement son gourdin. Ce qu’il y avait d’affreux, c’est quePeyrol l’avait regardée bien en face, sans rien remarquer,calmement, sans même froncer les sourcils ni sourire, il étaitresté aveugle et sourd tandis qu’elle agitait les bras et qu’ellecriait désespérément pour qu’il vînt à son secours. Elle s’étaitréveillée en sursaut, ayant encore le son perçant du nom de Peyroldans les oreilles et conservant de ce rêve une impression si forte,qu’en regardant avec affolement le visage de sa tante, elle voyaitencore les bras nus de cette foule de meurtriers levés au-dessus dela tête de Réal qui s’affaissait peu à peu. Et pourtant le nom quilui était venu aux lèvres en s’éveillant, c’était celui de Peyrol.Elle s’écarta de sa tante avec une telle force que la vieillefemme, chancelant en arrière, dut pour ne pas tomber se rattraperau manteau de la cheminée au-dessus de sa tête. Arlette courut à laporte de la salle y jeta un coup d’œil, revint vers sa tante etcria : « Où est-il&|160;? » Catherine ne savait réellement pas quelchemin le lieutenant avait pris. Elle comprit très bien que « il »voulait dire Réal. « Il est parti il y a longtemps »,dit-elle&|160;; et elle s’empara du bras de sa nièce et ajouta enfaisant effort pour affermir sa voix : « Il va revenir, Arlette…car rien ne peut le tenir éloigné de toi. » Arlette murmurait commemachinalement pour elle-même ce nom magique : « Peyrol,Peyrol&|160;! » Puis elle cria : « Je veux Eugène tout de suite.Immédiatement. » Le visage de Catherine prit une expressiond’imperturbable patience. « Il est parti en service commandé »,dit-elle. Sa nièce la regardait avec des yeux énormes, noirs commedu charbon, profonds et immobiles, tandis que d’un ton de folleintensité elle disait : « Peyrol et toi, vous avez comploté de mefaire perdre la raison, mais je saurai comment faire pour obligerle vieux Peyrol à le rendre. Il est à moi&|160;! » Elle fitvolte-face avec l’air égaré de quelqu’un qui cherche à échapper àun danger mortel, et elle se précipita dehors tête baissée. Autourd’Escampobar, l’air était sombre mais calme, et le silence siprofond qu’on pouvait entendre les premières pesantes gouttes depluie frapper le sol. Sous l’ombre inquiétante de la nuée d’orage,Arlette demeura un instant hésitante : mais c’était vers Peyrol,l’homme mystérieux et fort, que se tournaient ses pensées. Elleétait prête à se traîner à ses genoux, à le supplier, à le gronder.« Peyrol&|160;! Peyrol&|160;! » cria-t-elle à deux reprises, etelle tendit l’oreille comme si elle attendait une réponse : puis,de toutes ses forces, elle cria : « Je veux qu’on me lerende&|160;! » Une fois seule dans la cuisine, Catherine allas’asseoir avec dignité dans le fauteuil à dossier élevé, comme unsénateur qui, dans sa chaise curule attendrait le coup d’un destinbarbare. Arlette dégringola la pente. Le premier signe de sa venuefut un cri faible et aigu que seul, à vrai dire, le flibustierentendit et comprit. Il serra les lèvres d’une façon singulière quitémoignait qu’il appréciait à sa juste valeur cette complicationimminente. Un moment après il la vit, juchée sur un rocher isolé età demi voilée par la première averse perpendiculaire. Arlette qui,en découvrant la tartane et les hommes à son bord, poussa un longcri de triomphe et de désespoir mêlés : « Peyrol&|160;! Ausecours&|160;! Pey… rol&|160;! » Réal se mit d’un bond sur sespieds, l’air extrêmement effrayé, mais Peyrol l’arrêta d’un brastendu. « C’est moi qu’elle appelle », dit-il, en regardant lasilhouette en équilibre sur le haut du rocher. « Joli saut&|160;!Sacré nom…&|160;! Joli saut&|160;! » et plus bas il murmura à partlui : « Elle va se casser les jambes ou le cou. » « Je vous vois,Peyrol », cria Arlette, qui semblait traverser l’air en volant. «Ne vous y risquez pas&|160;! – Oui, me voilà&|160;! » s’écria leflibustier en se frappant du poing la poitrine. Le lieutenant Réalse couvrit la figure de ses deux mains. Michel regardait la scènebouche bée comme s’il eût assisté à une représentation dans uncirque&|160;; mais Scevola baissa les yeux. Arlette s’élança à bordd’un tel bond que Peyrol dut se précipiter pour la préserver d’unechute qui l’eût assommée. Avec une violence extrême, elle sedébattit dans les bras de Peyrol. L’héritière d’Escampobar, sescheveux noirs sur les épaules, semblait incarner une blême fureur.« Misérable&|160;! Ne vous y risquez pas&|160;! » Un roulement detonnerre vint couvrir sa voix&|160;; mais lorsqu’il se fut éloigné,on entendit de nouveau Arlette&|160;; elle parlait d’un tonsuppliant : « Peyrol, mon ami, mon cher vieil ami. Rendez-le-moi »,et son corps ne cessait de se tordre entre les bras du vieux marin.« Vous m’aimiez, jadis, Peyrol », cria-t-elle sans cesser de sedébattre, et soudain, de son poing fermé, elle frappa à deuxreprises le flibustier au visage. Il reçut les deux coups comme sisa tête eût été faite de marbre, mais il sentit avec terreur lecorps d’Arlette devenir immobile et rigide entre ses bras. Un grainvint envelopper le groupe réuni à bord de la tartane. Peyrolétendit doucement Arlette sur le pont. Elle avait les yeux fermés,les mains serrées&|160;; tout signe de vie avait disparu de cevisage blême. Peyrol se releva et regarda les hauts rochers quiruisselaient. La pluie balayait la tartane avec un grondementfurieux et cinglant, auquel se mêlait le bruit de l’eau dévalantviolemment par les replis et les crevasses de ce rivage escarpé,qui, graduellement, échappait à sa vue comme si c’eût été lecommencement d’un déluge universel et destructeur : la fin de tout.Le lieutenant Réal, un genou en terre, contemplait le visage pâled’Arlette. On entendit, distincte, quoique mêlée encore au faiblegrondement du tonnerre lointain, la voix de Peyrol qui disait : «On ne peut pas la mettre à terre et la laisser couchée sous lapluie. Il faut la porter à la maison. » Les vêtements trempésd’Arlette lui collaient au corps, et le lieutenant, sa tête nueruisselant de pluie, la contemplait comme s’il venait de la sauverde la noyade. Peyrol, impénétrable, baissa les yeux vers la jeunefille étendue sur le pont et l’homme agenouillé. « Elle s’estévanouie de rage contre son vieux Peyrol », reprit-il d’un ton unpeu rêveur. « On voit décidément d’étranges choses. Écoutez,lieutenant, il vaut mieux que vous la preniez sous les bras et quevous descendiez à terre le premier. Je vais vous aider. Vous yêtes&|160;? Soulevez-la. » Les deux hommes durent calculer leursgestes et ne purent avancer que lentement sur la première partie,escarpée, de la pente. Après avoir fait ainsi plus des deux tiersdu chemin, ils déposèrent leur fardeau inanimé sur une pierreplate. Réal continuait à soutenir les épaules, mais Peyrol posadoucement les pieds à terre. « Là&|160;! dit-il. Vous pouvez laporter seul pour le reste du trajet et la remettre à la vieilleCatherine. Mettez-vous bien d’aplomb, je vais la soulever et vousla mettre dans les bras. Vous pouvez très aisément parcourir cettedistance. Là… Soulevez-la un peu plus de peur que ses piedsn’accrochent les pierres. » La chevelure d’Arlette pendait, masseinerte et pesante, bien au-dessous du bras du lieutenant. L’orages’éloignait, laissant le ciel encore chargé de nuages. Et Peyrolavec un profond soupir se dit : « Je suis las&|160;! » « Comme elleest légère&|160;! dit Réal. – Parbleu, oui, elle est légère. Sielle était morte, vous la trouveriez assez lourde. Allons&|160;!,lieutenant. Non&|160;! je ne viens pas. À quoi bon&|160;? Jeresterai ici. Je n’ai pas envie d’entendre les reproches deCatherine. » Le lieutenant, absorbé par le visage qui reposait dansle creux de son bras, ne détourna pas un instant les yeux, pas mêmelorsque Peyrol, se penchant sur Arlette, embrassa son front blanc,tout près de la racine de ses cheveux noirs comme l’aile d’uncorbeau. « Que dois-je faire&|160;? murmura Réal. – Ce que vousdevez faire&|160;? Eh bien&|160;! remettez-la à la vieilleCatherine. Et dites-lui que je reviens dans un instant. Ça laréconfortera. Autrefois je comptais pour quelque chose dans cettemaison. Allez. Le temps presse. » Après quoi, il se retourna et semit à descendre lentement vers la tartane. Une brise s’était levée.Il la sentait sur son cou mouillé et accueillit avec satisfactioncette impression de fraîcheur qui le rappelait à lui-même, à savieille nature aventureuse qui n’avait connu ni mollesse, nihésitation devant un quelconque risque de la vie. L’averses’éloignait au moment où il mit le pied à bord. Michel, trempéjusqu’aux os, conservait encore la même attitude et regardait versle sentier. Le citoyen Scevola avait ramené ses genoux vers lui ets’était pris la tête dans les mains&|160;; que la pluie, le froidou quelque autre raison en fût la cause, en tout cas ses dentsclaquaient : on pouvait en entendre le bruit continuel et agaçant.Peyrol enleva rapidement sa veste lourde d’eau, avec un airétrange, comme si elle ne pouvait plus être d’aucune utilité pourson enveloppe mortelle&|160;; il redressa ses larges épaules et,d’une voix grave et calme, donna l’ordre à Michel de larguer lesamarres qui retenaient la tartane au rivage. Le fidèle séide enresta ébahi et il ne fallut pas moins d’un « Allez » prononcé parPeyrol d’un ton de commandement, pour le mettre en mouvement.Pendant ce temps, le flibustier, après avoir largué les amarragesde la barre, mettait, d’un air d’autorité, sa main sur la fortepièce de bois qui s’avançait horizontalement de la tête dugouvernail, à peu près à la hauteur de sa hanche. Les paroles etles mouvements de ses compagnons obligèrent le citoyen Scevola àmaîtriser le tremblement désespéré de sa mâchoire. Il se démena unpeu dans ses liens et articula de nouveau la question qu’il avaiteue sur les lèvres depuis des heures : « Qu’est-ce que vous allezfaire de moi&|160;? – Que diriez-vous d’une petite promenade enmer&|160;? » demanda Peyrol d’un ton qui n’était pas sansbienveillance. Le citoyen Scevola, qui, jusqu’alors avait parucomplètement abattu et dompté, poussa un cri perçant tout à faitimprévu : « Détachez-moi. Mettez-moi à terre. » Michel, occupé àl’avant, se laissa aller à sourire, comme s’il eût eu un sentimentraffiné de l’incongruité. Peyrol demeura sérieux. « On va vousdétacher dans un instant », déclara-t-il au patriote buveur de sangqui avait si longtemps passé pour être possesseur non seulementd’Escampobar, mais de l’héritière d’Escampobar, qu’habitué comme ill’était à vivre sur des apparences, il en était presque arrivé àcroire lui-même à cette possession. Aussi hurla-t-il à ce ruderéveil. Peyrol éleva la voix : « Embraque l’amarre[117], Michel&|160;! » Comme, une fois lesamarres larguées, la tartane avait évité[118] endébordant du rivage, le mouvement que lui donna Michel la portavers la passe par laquelle le bassin communiquait avec la crique.Peyrol était à la barre, et en un moment, glissant à traversl’étroit couloir, la tartane gardant son erre bondit presque aumilieu de la crique. On sentait une petite brise qui ridait l’eaulégèrement, mais au large, la mer assombrie se tachetait déjà demoutons. Peyrol donna la main à Michel pour embraquer les écoutes,puis revint ensuite prendre la barre. Le joli bâtiment, proprecomme un sou neuf, si longtemps immobile, se mit à glisser vers levaste monde. Michel, comme éperdu d’admiration, regardait lerivage. La tête du citoyen Scevola était retombée sur ses genouxtandis que de ses mains sans force il entourait mollement sesjambes. On eût dit la figure même du découragement. « Hé,Michel&|160;! Viens ici et détache-moi le citoyen. Ce n’est quejuste qu’il soit libre pour cette petite excursion en mer. » Unefois son ordre exécuté, Peyrol s’adressa à la forme désolée quiétait assise sur le pont : « Comme cela, si la tartane venait àchavirer dans un coup de vent, vous auriez la même chance que nousde sauver votre peau à la nage. » Scevola dédaigna de répondre.Dans sa rage, il était occupé à se mordre les genoux furtivement. «Vous êtes venu à bord dans quelque intention meurtrière. À qui enaviez-vous, sinon à moi, Dieu seul le sait. Je me sens parfaitementjustifié en vous offrant un petit tour en mer. Je ne vous cacheraipas, citoyen, que cela n’ira pas sans quelque risque de mort ou deblessure. Mais ne vous en prenez qu’à vous du fait d’être ici. » Àmesure que la tartane s’éloignait de la crique, elle obéissaitdavantage à la force de la brise et elle bondissait en avant d’unmouvement rapide. Un vague sourire de contentement éclairait levisage velu de Michel. « Elle sent la mer », lui dit Peyrol quiprenait plaisir à la marche rapide de son petit bâtiment. « C’estdifférent de ta lagune, Michel&|160;! – Pour sûr », dit-il avec lagravité qui convenait. « Ça ne te parait pas drôle à toi, lorsquetu te retournes vers la terre, de penser que tu n’as rien laisséderrière toi, rien, ni personne&|160;? » Michel prit l’aspect d’unhomme auquel on soumet un problème intellectuel. Depuis qu’il étaitdevenu le séide de Peyrol, il avait complètement perdu l’habitudede penser. Des instructions et des ordres étaient choses faciles àsaisir&|160;; mais une conversation avec celui qu’il appelait «notre maître » était une affaire sérieuse qui réclamait uneattention intense et concentrée. « Peut-être bien », murmura-t-ild’un air étrangement embarrassé. « Eh bien&|160;! Tu as de lachance, crois-moi », dit Peyrol en surveillant la marche de sonpetit navire qui longeait la pointe de la presqu’île. « Tu n’as pasmême un chien à qui tu puisses manquer. – Je n’ai que vous, maîtrePeyrol&|160;! – C’est ce que je pensais », répondit celui-ci commes’il se parlait un peu à lui-même, tandis que Michel, en bon marin,gardait l’équilibre en épousant les mouvements du navire sansquitter des yeux le visage du Frère-de-la-Côte. « Non », s’écriatout à coup Peyrol après un moment de méditation, « je ne pouvaispas te laisser derrière moi ». Il tendit vers Michel sa mainouverte. « Mets ta main ici », dit-il. Michel hésita un momentdevant cette extraordinaire proposition. Il s’exécuta à la fin etPeyrol, serrant vigoureusement la main du pêcheur dépourvu de tout,lui dit : « Si j’étais parti seul, je t’aurais laissé sur ce rivagecomme un homme abandonné pour mourir sur une île déserte. » Unefaible perception de ce que la circonstance avait de solennelsembla pénétrer le cerveau primitif de Michel. Les paroles dePeyrol s’associèrent en lui au sentiment de la place insignifiantequ’il occupait au dernier rang de l’espèce humaine&|160;; ettimidement, avec son regard clair, innocent et sans nuage, ilmurmura l’axiome fondamental de sa philosophie : « Il faut bien quequelqu’un soit le dernier ici-bas. – Eh bien&|160;! alors, ilfaudra que tu me pardonnes tout ce qui pourra arriver d’ici aucoucher du soleil. » La tartane, docile à la barre, laissaporter[119] pour mettre le cap à l’est. Peyrolmurmura : « Elle sait encore naviguer. » Son indomptable cœur, silourd depuis tant de jours, eut un moment d’exaltation, l’illusiond’une immense liberté. À ce moment, Réal, étonné de ne plus trouverla tartane dans le bassin, courait comme un fou vers la crique oùil pensait que Peyrol devait l’attendre pour lui en remettre lecommandement. Il courut jusqu’à ce même rocher sur lequel l’ancienprisonnier de Peyrol s’était assis après son évasion, trop exténuépour se réjouir et cependant ragaillardi par l’espérance de laliberté. La situation de Réal était pire. Il ne distingua aucuneforme indécise à travers le léger voile de pluie qui frappait cettenappe d’eau abritée et encadrée par les rochers. Le petit bâtimentavait été enlevé. Comment était-ce possible&|160;! Il devait avoirles yeux malades&|160;! De nouveau le versant dénudé de la collineretentit du nom de « Peyrol » hurlé par Réal de toute la force deses poumons. Il ne le hurla qu’une fois, et environ cinq minutesplus tard il parut à la porte de la cuisine, haletant, ruisselant,comme s’il venait de remonter à grand-peine du fond de la mer.Arlette, pâle comme une morte, reposait dans le fauteuil à hautdossier, les membres détendus, la tête sur le bras de Catherine. Illa vit ouvrir des yeux noirs, énormes et comme s’ilsn’appartenaient pas à ce monde&|160;; il vit la vieille Catherinetourner la tête, entendit un cri de surprise : une sorte de luttesembla s’engager entre les deux femmes. Il leur cria comme un fou :« Peyrol m’a trahi&|160;! » et en un instant, faisant claquer laporte, il disparut. La pluie avait cessé. Au-dessus de sa tête lamasse compacte des nuages se dirigeait vers l’est : il prit la mêmedirection comme s’il était, lui aussi, poussé par le vent, et ilgrimpa la colline jusqu’au petit observatoire. Quand il y futparvenu et qu’essoufflé il eut passé un bras autour du tronc del’arbre incliné, la seule chose dont il eut conscience pendantcette sombre interruption du tumulte des éléments, ce futl’agitation affolante de ses pensées. Au bout d’un moment, ilaperçut à travers la pluie le navire anglais, ses huniers[120] amenés sur les chouquets[121] courant à petite allure à traversl’entrée nord de la Petite Passe. Dans sa détresse il s’attacha defaçon insensée à l’idée qu’il devait y avoir une relation entre cenavire ennemi et l’inexplicable conduite de Peyrol. Ce vieux marinavait toujours eu l’intention de partir lui-même&|160;! Et quand unmoment plus tard, tournant son regard vers le sud, il distingual’ombre de la tartane qui doublait la pointe, au milieu d’unnouveau grain, il murmura amèrement pour lui-même : «Parbleu&|160;! » Elle avait ses deux voiles établies. Peyrol lapressait effectivement autant qu’il le pouvait, dans son abominablehâte d’aller communiquer avec l’ennemi. La vérité était que dans laposition où Réal l’aperçut d’abord, Peyrol ne pouvait encore voirle navire anglais et il tint tranquillement sa route jusqu’aumilieu de la Passe. Le navire de guerre et la petite tartane sevirent l’un l’autre fort à l’improviste, à une distance qui n’étaitguère plus d’un mille. Peyrol sentit son cœur tressaillir en sevoyant si près de l’ennemi. À bord de l’Amelia on n’y prit d’abordpas garde. Ce n’était qu’une tartane qui allait gagner un abri surla côte au nord de Porquerolles. Mais quand Peyrol eut tout à coupchangé sa route, le quartier-maître[122] dunavire de guerre, remarquant la manœuvre, braqua sa longue-vue. Lecapitaine Vincent était sur le pont et fut d’avis, comme sonquartier-maître, que ce bâtiment agissait de façon suspecte. Avantmême que l’Amelia eût pu venir dans le vent sous le fort grain,Peyrol était déjà sous la batterie de Porquerolles et ainsi àl’abri de toute capture. Le capitaine Vincent ne se souciait pasd’amener son navire à portée de la batterie et de courir le risquede faire endommager son gréement ou sa coque pour un simple petitcôtier. Toutefois, ce que Symons avait raconté, à bord, du bâtimentcaché qu’il avait découvert, de sa captivité et de son étonnanteévasion, avait fait de chaque tartane un objet d’intérêt pour toutl’équipage. L’Amelia avait pris la panne[123] dansla Passe, tandis que ses officiers observaient les voileslatines[124] qui couraient des bordées sous laprotection des canons. Le capitaine Vincent lui-même avait étéfrappé de la manœuvre de Peyrol. Les bâtiments côtiers,d’ordinaire, n’avaient pas peur de l’Amelia. Après avoir arpenté ladunette, il fit appeler Symons à l’arrière. Ce héros d’une aventureunique et mystérieuse qui, depuis vingt-quatre heures, n’avaitcessé d’être le sujet de toutes les conversations à bord de lacorvette, s’avança d’un pas chaloupé, le chapeau à la main, toutpénétré secrètement du sentiment de son importance. « Prends lalorgnette, lui dit le commandant, et regarde-moi ce bâtiment sousla côte. Ressemble-t-il un peu à la tartane à bord de laquelle tudis avoir été&|160;? » Symons ne montra aucune hésitation : « Jejurerais, Votre Honneur, que ce sont bien là les mêmes mâts toutnouvellement peints. C’est la dernière chose que je me rappelleavant le moment où ce scélérat m’a assommé. La lune donnait enplein dessus. Je les distingue maintenant à la lorgnette. » Quant àl’homme qui lui avait raconté que la tartane portait des dépêcheset qu’elle avait déjà fait plusieurs voyages, ma foi, Symons priaitSon Honneur de vouloir bien croire que l’individu n’était pas alorstout à fait dans son état normal, il dégoisait n’importe quoi. Lameilleure preuve, c’est qu’il était allé chercher les soldats etqu’il avait oublié de revenir. Le dangereux vieux scélérat&|160;! «C’est que, Votre Honneur, reprit Symons, il pensait qu’il n’y avaitpas de chance que je puisse m’enfuir après avoir reçu un coup dontneuf hommes sur dix seraient morts. Aussi est-il allé se vanter deson exploit auprès des gens de la côte&|160;; car un de sescopains, un individu encore pire que lui, est descendu du villageavec l’intention de me tuer à coups de fourche à fumier, unefourche sacrément grosse, sauf votre respect. C’était un vraisauvage, celui-là. » Symons s’interrompit, le regard fixe, commeémerveillé de son propre récit. Le vieux quartier-maître, deboutprès du capitaine, remarqua avec calme qu’en tout cas cettepresqu’île n’était pas une mauvaise base de départ pour un navirequi aurait l’intention d’échapper au blocus. Symons, le chapeau àla main, attendait toujours, tandis que le capitaine Vincentdonnait l’ordre à l’officier de manœuvre d’éventer[125] et de venir un peu plus près de labatterie. Ce qui fut fait, et aussitôt l’éclair d’un coup de canonapparut au ras de la ligne de l’eau, et un boulet arriva dans ladirection de l’Amelia. Il tomba très court, mais le capitaineVincent, jugeant que son navire était assez près, donna l’ordre demettre de nouveau en panne. On demanda alors à Symons de jeterencore un coup d’œil par la lorgnette. Après avoir regardélongtemps, il l’abaissa et dit à son commandant sur un ton solennel: « Je distingue trois têtes à bord, Votre Honneur, et l’uned’elles est blanche. Je jurerais n’importe où que je connais cettetête blanche. » Le capitaine Vincent ne répondit rien. Tout celalui paraissait bien étrange, mais, après tout, c’était possible. Cenavire avait certainement une conduite suspecte. D’un ton à demivexé il s’adressa au premier lieutenant. « Il a fait une manœuvreassez habile. Il nous fera des feintes par ici jusqu’à ce que lanuit vienne, et puis il filera. C’est parfaitement absurde. Je neveux pas envoyer les embarcations trop près de la batterie, et sije le fais, il s’éloignera peut-être d’elles tout simplement etdoublera la pointe bien avant que nous ne soyons prêts à lui donnerla chasse. L’obscurité sera pour lui le meilleur complice. Tout demême, il faut avoir l’œil sur lui au cas où il serait tenté de nousfausser compagnie à la fin de l’après-midi. S’il en est ainsi, nousferons de notre mieux pour l’attraper. S’il a quoi que ce soit àbord, j’aimerais m’en emparer. Cela peut être quelque chosed’important, après tout. » À bord de la tartane, Peyrol de son côtéinterprétait les mouvements de la corvette. Son but avait étéatteint. Le navire de guerre l’avait choisi comme proie. Convaincusur ce point, Peyrol attendit l’occasion, et profitant d’un grainprolongé dont la pluie était assez épaisse pour brouiller la formedu navire anglais, il abandonna la protection de la batterie pouren faire voir de toutes les couleurs à l’Anglais et jouer le rôled’un homme qui veut à tout prix éviter de se faire capturer. Réal,de la position qu’il occupait sur le belvédère, aperçut dansl’averse devenue moins drue les voiles latines contournant lapointe nord de Porquerolles et disparaissant derrière la terre. Unmoment après il vit l’Amelia qui faisait voile d’une façon qui nelaissait aucun doute sur ses intentions de lui donner la chasse. Sahaute voilure disparut bientôt, elle aussi, derrière la pointe dePorquerolles. Quand elle eut disparu, Réal se tourna vers Arlette.« Allons », dit-il. Stimulée par la brève apparition, à la porte dela cuisine, de Réal, qu’elle avait pris d’abord pour la vision d’unhomme disparu qui lui faisait signe de le suivre jusqu’au bout dumonde, Arlette s’était arrachée aux bras maigres et osseux de lavieille femme incapable de résister aux efforts de ce jeune corpset à sa fougue violente. Elle avait couru droit au belvédère,quoique rien ne pût l’y guider si ce n’est un aveugle désir dechercher Réal partout où il pouvait être. Il ne s’aperçut pasqu’elle l’avait rejoint avant qu’elle ne lui saisît tout à coup lebras avec une énergie et une résolution dont un être faibled’esprit n’eût pas été capable. Il sentit qu’elle s’emparait de luid’une façon qui lui ôta du cœur tout scrupule. Accroché au tronc del’arbre, il passa son autre bras autour de la taille de la jeunefemme, et quand elle lui eut avoué qu’elle ne savait pas pourquoielle avait couru jusqu’à cet endroit plutôt qu’ailleurs, mais quesi elle ne l’avait pas trouvé, elle se serait jetée du haut de lafalaise, il resserra son étreinte avec une exultation soudaine,comme si Arlette était un don obtenu par la prière et non la pierred’achoppement de sa conscience puritaine. Ils revinrent ensemble àla ferme. Dans la lumière qui déclinait, les bâtiments inertes lesattendaient&|160;; les murs en étaient noircis par la pluie, et lesgrands toits inclinés luisaient sinistrement sous la fuite désoléedes nuages. Dans la cuisine, Catherine entendit le bruit de leurspas mêlés et, raidie dans son grand fauteuil, attendit leur venue.Arlette jeta ses bras autour du cou de la vieille femme, tandis queRéal se tenait de côté et les regardait. Des images se succédaientvertigineusement dans son esprit et s’abîmaient dans un sentimentpuissant : le caractère irrévocable des circonstances qui lelivraient à cette femme, car, dans le bouleversement de sessentiments, il inclinait à la croire plus saine d’esprit quelui-même. Un bras passé par-dessus les épaules de la vieille femme,Arlette baisait le front ridé sous la bande blanche du bonnet qui,sur cette tête altière, avait l’air d’un diadème rustique. «Demain, il faudra que toi et moi, nous descendions à l’église. »L’attitude austère et digne de Catherine sembla ébranlée par cetteproposition d’avoir à conduire devant le Dieu avec qui depuislongtemps elle avait fait sa paix, cette infortunée jeune fille,choisie pour partager la culpabilité des horreurs indicibles etimpies qui lui avaient obscurci l’esprit. Arlette, toujours penchéesur le visage de sa tante, étendit une main vers Réal qui fit unpas en avant et la prit silencieusement dans la sienne. « Oh&|160;!oui, n’est-ce pas, ma tante, insista Arlette. Il faudra que tuviennes avec moi prier pour Peyrol que, toi et moi, nous nereverrons jamais plus. » Catherine baissa la tête : était-ce sousl’effet de l’assentiment ou du chagrin&|160;? Et Réal éprouva uneémotion inattendue et profonde, car il était, lui aussi, convaincuqu’aucune des trois personnes de la ferme ne reverrait jamaisPeyrol. On eût dit que l’écumeur des vastes mers les avaitabandonnés à eux-mêmes, sous le coup d’une impulsion soudaine faitede mépris, de magnanimité, d’une passion lasse d’elle-même. Dequelque façon qu’il l’eût conquise, Réal était prêt à serrer àjamais sur son cœur cette femme que la main rouge de la Révolutionavait touchée&|160;; car cette femme dont les petits pieds avaientplongé jusqu’à la cheville dans les terreurs de la mort, luiapportait, à lui, le sentiment de la vie triomphante. En arrière dela tartane, le soleil sur le point de se coucher éclairait d’unelueur rouge terne et cramoisie une bande séparant le ciel couvertde la mer assombrie. La presqu’île de Giens et les îles d’Hyères neformaient qu’une seule masse qui se détachait toute noire sur laceinture enflammée de l’horizon&|160;; mais vers le nord la côtealpine allongeait à perte de vue ses sinuosités infinies sous desnuages bas. La tartane semblait s’élancer du même mouvement que lesvagues dans l’étreinte de la nuit tombante. À un peu plus d’unmille, par la hanche[126] sousle vent, l’Amelia, sous toutes ses voiles majeures[127] menait la chasse à fond. Elle duraitdéjà depuis plusieurs heures, car Peyrol, en prenant le large,avait dès le début réussi à gagner de l’avance sur l’Amelia. Tantqu’elle fut sur cette large nappe d’eau calme qu’on appelle la raded’Hyères, la tartane, qui était vraiment un bâtimentextraordinairement rapide, réussit bel et bien à gagner du terrainsur la corvette. Puis, en enfilant tout à coup la passe quiséparait les deux dernières îles du groupe à l’est, Peyrol avait enfait disparu à la vue du navire qui le poursuivait et dont il futmasqué un moment par l’île du Levant. L’Amelia, ayant dû virer debord à deux reprises pour la suivre, perdit encore du terrain. Endébouchant en pleine mer, il lui fallut virer de bord à nouveau, cequi l’amena à donner chasse droit de l’arrière, position qui, commechacun sait, prolonge le temps de la chasse. L’habile navigation dePeyrol avait arraché par deux fois au capitaine Vincent un sourdmurmure qu’accompagna un significatif serrement de lèvres. L’Ameliaavait été un moment assez près de la tartane pour lui envoyer uncoup de semonce. Il fut suivi d’un autre qui passa en sifflant prèsde la tête des mâts, mais ensuite le capitaine Vincent donnal’ordre d’amarrer de nouveau la pièce. Il dit au premier lieutenantqui, le porte-voix à la main, se tenait près de lui : « Il ne fautà aucun prix couler ce bâtiment&|160;; si nous avions seulement uneheure de calme, nous pourrions le capturer avec nos embarcations. »Le lieutenant déclara que, d’ici à vingt-quatre heures au moins, onne pouvait guère espérer une accalmie. « Assurément, dit lecapitaine Vincent, et d’ici une heure à peu près, il feranuit&|160;; et il peut alors très bien nous fausser compagnie. Lacôte n’est pas très loin et il y a des batteries des deux côtés deFréjus&|160;; abritée par l’une ou l’autre, cette tartane seraaussi assurée de n’être pas prise que si elle était halée sur laplage. Et voyez », s’exclama-t-il au bout d’un moment, « c’est bience que cet homme a l’intention de faire. – Oui, commandant », ditle lieutenant, les yeux fixés sur la tache blanche qui, devant eux,dansait légèrement sur les vagues courtes de la Méditerranée, « ilne serre pas le vent. – Nous l’aurons d’ici moins d’une heure »,reprit le capitaine Vincent, et on eût dit qu’il allait se frotterles mains de satisfaction, mais il s’accouda soudain à la lisse. «En somme, continua-t-il, c’est une course entre l’Amelia et lanuit. – Et il fera nuit de bonne heure aujourd’hui », dit lelieutenant en balançant son porte-voix au bout de son cordon. «Faut-il hisser les vergues pour les dégager des galhaubans[128]&|160;? – Non, reprit le capitaineVincent, il y a un fin manœuvrier à bord de cette tartane. Il fuittout droit pour l’instant, mais à tout moment il peut encorerevenir dans le vent[129]. Nele suivons pas de trop près, nous perdrions notre avantage actuel.Cet homme a résolu de nous échapper. » Si ces mots avaient pu parmiracle parvenir aux oreilles de Peyrol, ils lui auraient faitvenir aux lèvres un sourire ironique d’exultationmalicieuse[130] et triomphante. Depuis le moment oùil avait posé la main sur la barre de la tartane, toute soningéniosité et son habileté de marin s’étaient évertuées à tromperle commandant du navire anglais, l’ennemi qu’il n’avait jamais vu,l’homme dont il s’était imaginé l’esprit d’après la manœuvre de sonnavire. Courbé sur la lourde barre, il rompit le silence de cetépuisant après-midi en interpellant Michel : « C’est lemoment&|160;! » dit-il avec calme, de sa voix profonde. «Choque[131] l’écoute de grand-voile, Michel. Untout petit peu seulement, pour l’instant. » Quand Michel eut reprisla place où il s’était tenu du côté du vent, le flibustier remarquaqu’il gardait les yeux fixés sur lui avec étonnement. Des penséesvagues s’étaient formées lentement, incomplètement, dans le cerveaude Michel. Peyrol répondit à l’innocence absolue de cette questionmuette par un sourire qui, d’abord sardonique, prit bientôt sur sabouche mâle et sensible une expression qui ressemblait à de latendresse. « C’est comme ça, camarade », dit-il avec une force etun accent particuliers, comme s’il y avait dans ces mots uneréponse pleine et suffisante. Fort étrangement les yeux ronds etgénéralement fixes de Michel clignotèrent comme s’ils étaientéblouis. Il tira lui aussi des profondeurs de son être un sourirebizarre et vague dont Peyrol détourna son regard. « Où est lecitoyen&|160;? » demanda-t-il en poussant tout à fait sur la barreet en regardant vers l’avant. « Il n’est pas passé par-dessus bord,j’imagine&|160;? Il me semble que je ne l’ai pas vu depuis que nousavons doublé la pointe près du château de Porquerolles. » Michel,après avoir allongé le cou pour regarder par-dessus le rebord dupont, déclara que Scevola était assis sur la carlingue. « Va surl’avant, dit Peyrol, et choque un peu l’écoute de misaine àprésent. Cette tartane a des ailes », ajouta-t-il, à part lui. Seulsur le pont arrière, Peyrol tourna la tête pour regarder l’Amelia.Ce navire, qui tenait le vent[132],croisait maintenant obliquement le sillage de la tartane. En mêmetemps, il avait réduit sa distance. Peyrol estimait pourtant ques’il avait vraiment voulu lui échapper, il avait huit chances surdix d’y réussir&|160;; en pratique c’était le succès assuré. Ilcontemplait depuis un long moment déjà la haute pyramide de toiledressée contre la bande rouge qui pâlissait à l’horizon quand ungémissement lamentable le fit se retourner. C’était Scevola. Lecitoyen avait pris le parti de marcher à quatre pattes, et commePeyrol le regardait, il roula sous le vent, évita non sans adressede passer par-dessus bord, et s’accrochant désespérément à untaquet[133], son autre main tendue comme s’ilavait fait une découverte étonnante, cria d’une voix caverneuse : «La terre, la terre&|160;! – Certainement », dit Peyrol, tout engouvernant avec une extrême précision. « Et puis après&|160;? – Jen’ai pas envie d’être noyé&|160;! » s’écria le citoyen de la mêmevoix caverneuse, nouvelle chez lui. Peyrol réfléchit un momentavant de lui répondre d’un ton grave : « Si vous restez où vousêtes, je vous assure que vous… » (Ici il jeta par-dessus son épauleun rapide regard vers l’Amelia) « … vous ne mourrez pas noyé. » (Ilimprima à sa tête une secousse de côté.) « Je connais les idées decet homme. – Quel homme&|160;? Quelles idées&|160;? » hurla Scevolaavec une impatience et un égarement extrêmes. « Il n’y a que noustrois à bord. » Mais Peyrol, dans son esprit, contemplaitmalicieusement la silhouette d’un homme avec de longues dents, uneperruque et de grosses boucles à ses souliers. Telle était saconception idéale de l’apparence que devait avoir le capitaine del’Amelia. Cet officier dont le visage naturellement aimable étaitalors empreint d’une expression grave et résolue, avait appelé d’unsigne son premier lieutenant. « Nous le rattrapons, dit-il aveccalme. J’ai l’intention de le serrer de près par le côté au vent.Je ne veux pas m’exposer à un de ses tours. On bat difficilement unFrançais pour la manœuvre, vous le savez. Faites monter quelquesfusiliers armés sur le haut du gaillard d’avant. Je crains que leseul moyen de s’emparer de cette tartane ne soit de mettre hors decombat les hommes qui la montent. Je regrette diantrement de nepouvoir en imaginer un autre. Quand nous serons à portée, faitestirer un feu de salve en visant bien. Il faudra poster aussiquelques fusiliers à l’arrière. J’espère que nous pourrons fairesauter ses drisses&|160;; une fois les voiles abattues sur le pont,nous l’aurons rien qu’en mettant une embarcation dehors. » Pendantplus d’une demi-heure, le capitaine Vincent demeura silencieux,accoudé sur la lisse, sans cesser de regarder la tartane, tandisqu’à bord de celle-ci, Peyrol, silencieux et attentif, naviguait,sentant intensément derrière lui le navire ennemi acharné à soninflexible poursuite. L’étroite bande rouge s’éteignait sur leciel. La côte française, noire sur la lueur mourante, s’enfonçaitdans les ténèbres qui s’amoncelaient sur le bord est. Le citoyenScevola, un peu apaisé par l’assurance de ne pas mourir noyé, avaitpris le parti de rester immobile à l’endroit où il était tombé,sans oser se risquer à faire un mouvement sur ce pont sans cesseagité. Michel, accroupi au vent, avait les yeux fixés intensémentsur Peyrol, attendant, à tout moment, un nouvel ordre. Mais Peyrolne desserrait pas les dents et ne faisait aucun signe. De temps àautre, un paquet d’écume volait par-dessus la tartane ou bien unegiclée d’eau embarquait avec un bruit de course rapide. Ce n’estque lorsque la corvette fut à une bonne portée de fusil de latartane que Peyrol se décida à ouvrir la bouche. « Non&|160;! »cria-t-il dans le vent comme s’il se soulageait d’une longue etanxieuse méditation. « Non, je ne pouvais pas te laisser derrièremoi, sans même la compagnie d’un chien. Je ne crois pas d’ailleurs,le diable m’emporte, que tu m’en aurais su gré. Qu’en dis-tu,Michel&|160;? » Un sourire à demi ahuri s’attardait toujours sur levisage innocent de l’ancien pêcheur. Il affirma ce qu’il avaittoujours pensé de toutes les remarques de Peyrol : « Je pense quevous avez raison, maître. – Eh bien&|160;! Écoute, Michel. Cenavire va nous aborder d’ici moins d’une demi-heure. En approchant,ils vont ouvrir sur nous un feu de salve. – Ils vont ouvrir surnous… », répéta Michel avec un air de profond intérêt. « Maiscomment savez-vous qu’ils vont faire ça, maître&|160;? – Parce quele capitaine de la corvette est obligé d’obéir à ce que j’ai dansla tête », déclara Peyrol d’un ton de conviction absolue etsolennelle. « Il le fera aussi sûrement que si j’étais à côté delui pour lui dire ce qu’il doit faire. Il le fera, parce que c’estun marin de premier ordre, mais moi, Michel, je suis un tout petitpeu plus malin que lui. » Un instant, il regarda par-dessus sonépaule l’Amelia lancée à la poursuite de la tartane, les voilesgonflées, puis élevant tout à coup la voix : « Il le fera parcequ’à un demi-mille en avant de nous, pas davantage, est l’endroitoù Peyrol doit mourir&|160;! » Michel ne tressaillit même pas. Ilse contenta de fermer les yeux un moment et l’ancienFrère-de-la-Côte reprit à voix plus basse : « Il se peut que jesois frappé tout de suite en plein cœur, dit-il, auquel cas, je tepermets d’amener les drisses si tu es toi-même en vie. Mais si jevis, j’entends bien mettre la barre dessous[134].Quand tu me verras le faire, tu laisseras aller l’écoute de lavoile de misaine pour aider la tartane à se lancer dans le lit duvent. C’est le dernier ordre que je te donne. Maintenant, va surl’avant et ne crains rien. Adieu. » Michel obéit sans rien dire.Une demi-douzaine des soldats de l’Amelia se tenaient alignés surle gaillard d’avant, les mousquets prêts à tirer. Le capitaineVincent vint sur l’embelle[135] sousle vent, pour surveiller sa proie. Quand il jugea que lebout-dehors de l’Amelia était à hauteur de l’arrière de la tartane,il agita son chapeau et les soldats déchargèrent leurs mousquets.Apparemment, aucune drisse n’avait été coupée. Le capitaine Vincentremarqua que l’homme à tête blanche qui tenait la barre portaitvivement la main à son côté gauche tout en poussant la barre pourlancer d’un coup la tartane sous le vent. Les soldats placés sur ladunette tirèrent à leur tour&|160;; toutes les détonations sefondirent en une seule. Des voix sur le pont crièrent que « le typeaux cheveux blancs était touché ». Le capitaine Vincent hurla auquartier-maître : « Virez de bord. » Le marin âgé qui était lequartier-maître de l’Amelia jeta d’abord un coup d’œil expert avantde donner les ordres nécessaires, et l’Amelia se rapprocha de saproie, tandis que sur le pont retentissaient les sifflets desseconds maîtres de manœuvre et le commandement rauque : « carguerles voiles. Pare à virer&|160;! » Peyrol, étendu sur le dosau-dessous de la barre qui battait d’un bord et de l’autre,entendit les commandements aigus retentir puis se dissiper&|160;;il entendit la poussée menaçante de la vague qui précédait l’avantde l’Amelia lorsque celle-ci ne fut plus qu’à dix mètres del’arrière de la tartane&|160;; il vit même ses hautes vergues luiarriver dessus, puis tout disparut dans le ciel obscurci. Il n’yeut plus dans ses oreilles que le bruit du vent, le ressac desvagues battant contre le petit bâtiment privé de direction, et lebattement régulier de la voile de misaine dont Michel avait larguél’écoute conformément à ses ordres. La tartane se mit à roulerpesamment, mais Peyrol pouvait se servir de son bras droit et il lepassa autour d’une bitte[136] pouréviter d’être projeté de-ci de-là. Un sentiment de paix qui n’étaitpas sans orgueil vint l’envahir. Tout s’était passé selon sesplans. Il avait voulu jouer un tour à cet homme et maintenant letour était joué. Mieux joué par lui que n’aurait pu le faire aucunautre vieillard chez qui l’âge s’était insensiblement insinué,jusqu’à ce que le voile de paix se trouvât déchiré au contact d’unsentiment inattendu comme serait un intrus, et cruel comme unennemi. La tête de Peyrol roula sur le côté gauche. Tout ce qu’ilpouvait voir, c’étaient les jambes du citoyen Scevola qui allaientet venaient mollement suivant le roulis de la tartane, comme s’ileût le corps coincé quelque part. Était-il mort, ou seulement mortde peur&|160;? Et Michel&|160;? Était-il mort ou mourant, cet hommedépourvu d’amis, que, par pitié, il avait refusé de laisserderrière lui, abandonné sur la terre, sans même la compagnie d’unchien&|160;? Peyrol ne se sentait à cet égard aucun remords&|160;;mais il pensait qu’il aurait bien aimé voir Michel une fois encore.Il essaya de prononcer son nom, mais rien ne sortit de sa gorge,pas même un murmure. Il se sentait emporté loin de ce monde desbruits humains, où Arlette lui avait crié : « Peyrol, ne vous yrisquez pas&|160;! » Il n’entendrait plus jamais le son d’une seulevoix humaine&|160;! Sous ce ciel gris, il n’y avait plus pour luique le ressac de l’eau et le battement incessant et furieux de lamisaine. Cette tartane qui avait été son jouet s’agitait sous luiterriblement, le gouvernail affolé allait et venait juste au-dessusde sa tête, et des paquets de mer embarquaient au-dessus de soncorps étendu. Tout à coup, dans une embardée désespérée qui mittoute la Méditerranée avec un grondement féroce à la hauteur dupetit pont incliné, Peyrol vit l’Amelia venir droit sur la tartane.La peur, non pas de la mort mais de l’insuccès, étreignit son cœurfaiblissant. Est-ce que cet Anglais aveugle allait lui passerdessus et couler les dépêches avec le bâtiment&|160;? Dans uneffort désespéré de sa force en déclin, Peyrol s’assit et passa lebras autour du hauban du grand mât. L’Amelia, que son erre avaitentraînée d’un quart de mille au-delà de la tartane avant qu’on pûtréduire la voilure et brasser les vergues, revenait prendrepossession de sa prise. Dans l’obscurité qui s’épaississait et aumilieu des vagues écumantes, on eut du mal à distinguer le petitbâtiment. Au moment même où l’officier de manœuvre du vaisseau deguerre promenant anxieusement son regard du haut du gaillardd’avant pensait que la tartane avait dû se remplir et couler par lefond, il l’aperçut qui roulait dans le creux de la lame, et si prèsqu’elle semblait toucher le bâton de foc[137] del’Amelia. Le cœur faillit lui manquer : « Tribord toute&|160;! »hurla-t-il, et l’ordre fut transmis d’un bout à l’autre de lacorvette. Peyrol, retombant sur le pont dans une nouvelle embardéepesante de la tartane, vit un instant toute la masse de la corvetteanglaise se balancer dans les nuages comme si elle voulait se jetersur sa poitrine même. Une crête de lame[138]fouettée par le vent vint lui balayer bruyamment le visage, suiviepar un moment de calme, un silence des eaux. Il vit dans un éclairles jours de son âge d’homme, ses jours de force et d’aventures. Etsoudain une voix énorme pareille au rugissement d’une otarie encolère sembla remplir tout le ciel vide d’un cri puissant decommandement : « Steady[139]&|160;! » et tandis que ce mot anglaisqui lui était familier résonnait à ses oreilles, Peyrol sourit àses visions et mourut. L’Amelia ayant mis en panne sous les seulshuniers, se cabrait et retombait avec aisance, tandis qu’à uneencablure environ, par sa hanche, la tartane de Peyrol étaitballottée comme un cadavre au milieu des lames. Le capitaineVincent, penché dans son attitude favorite sur la lisse, gardaitles yeux fixés sur sa prise. M. Bolt, qu’il avait fait demander,attendit patiemment que son commandant se retournât. « Ah&|160;!vous voici, monsieur Bolt. Je vous ai envoyé rechercher pour quevous preniez possession du bâtiment. Vous parlez français, et il ya peut-être encore quelqu’un de vivant à bord. Dans ce cas, bienentendu, vous me l’enverrez immédiatement. Je suis sûr qu’il n’y apersonne qui ne soit blessé. Il fera en tout cas trop noir pour yvoir grand-chose, mais regardez bien partout et prenez-moi tout cequi vous tombera sous la main en fait de papiers. Bordez[140] la misaine et ramenez-la sous voilespour prendre la remorque. J’ai l’intention de l’emmener et de lafaire fouiller de fond en comble demain matin&|160;; d’arracher lesrembourrages du carré et le reste au cas où vous ne trouveriez pastout de suite ce que j’espère… » Le capitaine Vincent, dont lesdents blanches étincelaient dans l’ombre, donna encore quelquesordres à voix basse et M. Bolt s’éloigna rapidement. Une demi-heureplus tard, il était de retour à bord de l’Amelia qui, avec latartane en remorque, faisait voile vers l’est à la recherche del’escadre de blocus. M. Bolt, introduit dans une cabine fort bienéclairée par une lampe suspendue au plafond, tendit à travers làtable à son commandant un paquet enveloppé de toile à voiles,ficelé et cacheté, et un morceau de papier plié en quatre quisemblait, expliqua-t-il, être le certificat de nationalité dunavire, mais qui, étrangement, ne portait aucun nom. Le capitaineVincent s’empara avidement du paquet de toile grise. « Cela m’atout l’air d’être exactement ce qu’il me faut, Bolt », dit-il touten retournant la chose entre ses mains. « Qu’avez-vous trouvéd’autre à bord&|160;? » Bolt lui dit qu’il avait trouvé troishommes morts deux sur le pont arrière et le troisième gisant aufond de la cale découverte, et tenant encore dans sa main le boutdénudé de l’écoute de misaine, « tué, je suppose, juste au momentoù il venait de la larguer », ajouta-t-il. Il décrivit l’aspect descorps et rapporta qu’il en avait fait ce qu’on lui avait enjoint defaire. Dans la cabine de la tartane, il avait trouvé une petitedame-jeanne de vin et un morceau de pain dans un coffre&|160;; et,sur le Plancher, une valise contenant une vareuse d’officier et dulinge de rechange. Il avait allumé la lampe et avait vu que lelinge était marqué « E. Réal ». Une épée d’officier suspendue à unlarge ceinturon se trouvait aussi sur le plancher. Ces objets nepouvaient avoir appartenu à ce vieil homme à cheveux blancs quiétait de forte corpulence. « On dirait que quelqu’un est tombépar-dessus bord », remarqua Bolt. Deux des cadavres étaientinsignifiants, mais il était hors de doute que ce superbe vieillardétait un marin. « Pour sûr&|160;! dit le capitaine Vincent, c’enétait un&|160;! Savez-vous, Bolt, qu’il a bien failli réussir ànous échapper&|160;? Vingt minutes de plus et il y parvenait.Combien de blessures avait-il&|160;? – Trois, je crois, commandant.Je n’ai pas regardé très attentivement, dit Bolt. – Je répugnais àla nécessité de tuer comme des chiens des gens aussi braves, repritle capitaine Vincent, mais que voulez-vous, je n’avais pas le choix: il peut y avoir là », continua-t-il en frappant de la main lepaquet cacheté, « de quoi me justifier à mes propres yeux. Vouspouvez disposer. » Le capitaine Vincent ne se coucha pas, maiss’étendit seulement tout habillé sur sa couchette, jusqu’à ce quel’officier de quart, apparaissant à la porte, vînt le prévenirqu’un navire de l’escadre était en vue au vent. Le capitaineVincent donna l’ordre de faire les signaux de reconnaissance denuit. Quand il fut monté sur le pont, il vit, à portée de voix,l’ombre massive d’un vaisseau de ligne qui semblait toucher lesnuages, et il en sortit une voix qui beuglait dans un porte-voix :« Qui êtes-vous&|160;? – Corvette Amelia, appartenant à Sa Majesté», cria le capitaine Vincent en réponse. « Quel bâtiment êtes-vous,je vous prie&|160;? » Au lieu de la réponse habituelle, il y eut unmoment de silence et on entendit une autre voix crierimpétueusement dans le porte-voix : « C’est vous, Vincent&|160;?Vous ne reconnaissez donc pas le Superb[141] quandvous le voyez&|160;? – Pas dans l’obscurité, Keats[142]. Comment allez-vous&|160;? Je suispressé de parler à l’amiral. – L’escadre a mis en panne », ditalors la voix qui s’appliquait à parler distinctement parmi lebruit des murmures et du ressac de la bande d’eau noire quiséparait les deux bâtiments. « L’amiral reste au sud-sud-est. Sivous marchez jusqu’au lever du jour sur votre route actuelle, vousl’atteindrez en changeant d’amures[143] àtemps pour prendre votre petit déjeuner à bord du Victory[144]. Y a-t-il du nouveau&|160;? » Aumoindre coup de roulis les voiles de l’Amelia encalminée par lamasse du vaisseau aux 74[145]canons ralinguaient[146]légèrement le long des mâts. « Pas grand-chose, cria le capitaineVincent, j’ai fait une prise. – Vous avez été en action&|160;? »demanda immédiatement la voix. « Non, non, un coup de chance. – Oùest votre prise&|160;? » rugit le porte-voix avec intérêt. « Dansmon secrétaire », répondit en rugissant le capitaine Vincent… « Desdépêches ennemies… Dites donc, Keats, éventez votre navire.Éventez, vous dis-je, ou vous allez me tomber dessus. » Il frappadu pied avec impatience. « Attelez-moi quelques hommes à laremorque tout de suite, et déhalez cette tartane sous notre arrière», cria-t-il à l’officier de quart, « sinon ce vieux Superb va luipasser dessus sans même s’en apercevoir. » Quand le capitaineVincent se présenta à bord du Victory, il était trop tard pourqu’on l’invitât à partager le déjeuner de l’amiral. Il apprit queLord Nelson[147] ne s’était pas encore montré surle pont ce matin-là, et on vint bientôt lui dire qu’il désiraitvoir le capitaine Vincent immédiatement dans sa cabine. Une foisintroduit, le capitaine de l’Amelia, en petite tenue, l’épée aucôté et le chapeau sous le bras, reçut un accueil fortaimable&|160;; après avoir salué l’amiral et lui avoir fourniquelques explications, il posa le paquet cacheté sur la grandetable ronde à laquelle était assis un silencieux secrétaire vêtu denoir qui venait évidemment d’écrire une lettre sous la dictée deLord Nelson. L’amiral marchait de long en large et, après avoirsalué le capitaine Vincent, il se remit à marcher avec nervosité.Sa manche vide[148] n’était pas encore épinglée sur sapoitrine et oscillait légèrement chaque fois qu’il faisaitdemi-tour. Ses mèches clairsemées tombaient à plat le long de sesjoues pâles et tout son visage avait au repos une expression desouffrance avec laquelle le feu de son œil unique[149] faisait un contraste frappant. Ils’arrêta brusquement et s’écria, cependant que le capitaine Vincentle dominait de sa haute taille dans une attitude respectueuse : «Une tartane&|160;! Vous avez pris cela à bord d’une tartane&|160;!Mais comment diable êtes-vous tombé sur celle-là parmi lescentaines de tartanes que vous devez voir tous les mois&|160;? – Jedois avouer que j’ai obtenu par hasard un renseignement surprenant,répondit le capitaine Vincent. Tout a été un coup de chance. »Tandis que le secrétaire éventrait avec un canif l’enveloppe desdépêches, Lord Nelson emmena le capitaine Vincent dehors, sur lagalerie arrière. Au calme de cette matinée ensoleillée s’ajoutaitle charme d’une brise légère et fraîche : et le Victory, sous sestrois huniers et ses basses voiles d’étai[150], sedéplaçait lentement vers le sud au milieu de l’escadre disséminéequi portait en grande partie la même voilure que le vaisseauamiral. On apercevait seulement au loin deux ou trois navires qui,charriant toute la toile, s’efforçaient de rallier l’amiral. Lecapitaine Vincent remarqua avec satisfaction que le second del’Amelia avait dû faire brasser en pointe[151] sesvergues arrière pour ne pas dépasser la hanche de l’amiral. « Ehquoi&|160;! » s’écria tout à coup Lord Nelson après avoir jeté uncoup d’œil sur la corvette, « vous avez cette tartane enremorque&|160;? – Je pensais que Votre Honneur aimerait peut-êtrevoir une goélette latine de quarante tonneaux qui a fait menerpareille chasse à la corvette la plus rapide, je crois, de laflotte de Sa Majesté. – Comment tout cela a-t-il commencé&|160;? »demanda l’amiral tout en continuant à regarder l’Amelia. « Comme jeviens de le dire à Votre Seigneurie, j’avais obtenu certainsrenseignements », reprit le capitaine Vincent qui ne croyait pasutile de s’étendre sur cette partie de l’histoire. « Cette tartane,qui n’est pas très différente d’aspect de toutes celles que l’onpeut voir le long de la côte entre Cette et Gênes, était partied’une crique sur la presqu’île de Giens. Un vieux marin à cheveuxblancs était chargé de la mission, et, à vrai dire, on auraitdifficilement pu trouver mieux. Il doublait le cap Esterel avecl’intention de traverser la rade d’Hyères. Apparemment, il nes’attendait pas à trouver l’Amelia sur sa route. C’est pourtant làla seule erreur qu’il ait commise. S’il avait gardé la même route,je n’aurais probablement pas fait plus attention à lui qu’à deuxautres bâtiments qui étaient alors en vue. Mais je lui ai trouvéune allure suspecte lorsqu’il est allé se mettre à l’abri de labatterie de Porquerolles. Cette manœuvre, en liaison avec lerenseignement dont j’ai parlé, me décida à m’approcher de lui et àvoir ce qu’il y avait à bord. » Le capitaine Vincent raconta alorsbrièvement les épisodes de la poursuite. « J’assure VotreSeigneurie que je n’ai jamais donné un ordre avec autant derépugnance que lorsque j’ai commandé d’ouvrir le feu des mousquetssur ce bâtiment : mais ce vieillard s’était montré si finmanœuvrier et si résolu qu’il n’y avait rien d’autre à faire.D’ailleurs, au moment où l’Amelia était déjà sur lui il fit encoreune très habile tentative pour prolonger la poursuite. Il n’y avaitplus que quelques minutes de jour et dans l’obscurité il auraitfort bien pu nous échapper. Quand je pense qu’ils auraient trèsbien pu sauver leurs vies, rien qu’en amenant leurs voiles, je nepeux m’empêcher de les admirer et particulièrement l’homme àcheveux blancs. » L’amiral, qui pendant tout le temps n’avait cesséde regarder distraitement l’Amelia qui tenait son poste avec latartane en remorque, lui dit : « Vous avez là un vraiment bon petitbâtiment, Vincent. Fait à souhait pour l’emploi que je vous aiconfié. Il est de construction française, n’est-ce pas&|160;? –Oui, amiral. Les Français sont de grands constructeurs de navires.– Vous n’avez pas l’air de détester les Français, Vincent&|160;? »reprit l’amiral en souriant légèrement. « Pas quand ils sont de cegenre, amiral », fit le capitaine Vincent en s’inclinant. « Jedéteste leurs principes politiques et le caractère de leurs hommespublics, mais Votre Seigneurie admettra que pour le courage et larésolution, nous n’aurions pu trouver nulle part au monde de plusvaleureux adversaires. – Je n’ai jamais dit qu’il fallait lesmépriser, répondit Lord Nelson. De l’ingéniosité, du courage,certes oui… Si cette escadre de Toulon m’échappe, toutes nosescadres, de Gibraltar à Brest, seront en danger. Pourquoi nesortent-ils pas pour qu’on en finisse&|160;? Est-ce que je ne metiens pas assez loin de leur route&|160;? » s’écria-t-il. Vincent,en remarquant la nervosité de ce corps frêle, éprouva un sentimentd’inquiétude qu’augmenta encore la quinte de toux dont fut prisl’amiral et dont la violence l’alarma fort. Il vit le commandant enchef de l’escadre de la Méditerranée suffoquer et haleter de siéprouvante façon qu’il lui fallut détourner les yeux de cedouloureux spectacle, mais il fut frappé aussi de la rapidité aveclaquelle Lord Nelson surmonta l’épuisement qui s’ensuivit. « C’estune rude besogne, Vincent, dit-il. Cela me tue. J’aspire à mereposer quelque part à la campagne, loin de la mer, de l’Amirauté,des dépêches et du commandement, et aussi de toute responsabilité.Je viens de terminer une lettre pour dire à Londres qu’il me resteà peine assez de souffle pour me traîner jour après jour… Mais jesuis comme cet homme à cheveux blancs que vous admirez tant,Vincent », continua-t-il avec un sourire las, « je m’acharnerai àma tâche jusqu’à ce que peut-être un coup tiré par l’ennemi viennemettre fin à tout… Allons voir ce qu’il peut bien y avoir dans lespapiers que vous avez apportés à bord. » Le secrétaire, dans lacabine, les avait disposés en plusieurs piles. « De quois’agit-il&|160;? » demanda l’amiral en se remettant à arpenternerveusement la cabine. « À première vue, ce qu’il y a de plusimportant, amiral, ce sont des instructions à l’intention desautorités maritimes en Corse et à Naples visant à prendre certainesdispositions pour une expédition en Égypte. – Je l’ai toujourspensé », dit l’amiral dont l’œil luisant restait fixé sur le visageattentif du capitaine Vincent. « Vous avez fait du bon travail,Vincent. Je ne peux rien faire de mieux que de vous renvoyer àvotre poste. Oui… l’Égypte… l’Orient… tout tend dans cettedirection », continua-t-il en se parlant à lui-même sous les yeuxde Vincent, tandis que le secrétaire, ramassant avec soin lespapiers, se levait discrètement pour aller les faire traduire et enpréparer un résumé pour l’amiral. « Et pourtant, qui sait&|160;? »s’écria Lord Nelson, un moment immobile. « Mais il faudra que leblâme ou la gloire m’appartienne à moi seul. Je ne prendrai conseilde personne. » Le capitaine Vincent se sentait oublié, invisible,moins qu’une ombre en présence d’une nature capable de sentimentsaussi véhéments. « Combien de temps peut-il encore durer&|160;? »se demandait-il avec une sincère anxiété. Toutefois, l’amiral netarda pas à se souvenir de sa présence et, dix minutes après, lecapitaine Vincent quittait le Victory avec l’impression, commune àtous les officiers qui approchaient Lord Nelson, de s’êtreentretenu avec un ami personnel, et avec un dévouement renforcépour cette grande âme d’officier de marine logée dans le corpsfrêle du commandant en chef de l’escadre royale de la Méditerranée.Tandis qu’il regagnait son navire, le Victory envoya un signalgénéral enjoignant à l’escadre de se former en ligne de file aumieux, en avant et en arrière du vaisseau amiral&|160;; ce signalfut suivi d’un autre qui donna ordre à l’Amelia de s’éloigner.Vincent fit, en conséquence, établir les voiles et après avoir dità l’officier de manœuvre de faire route sur le cap Cicié, ildescendit dans sa cabine. Il était resté debout presque tout letemps, pendant les trois nuits précédentes et il avait besoin d’unpeu de sommeil. Son repos pourtant fut entrecoupé et assez agité.De bonne heure, dans l’après-midi, il se retrouva tout éveillé etoccupé à repasser dans son esprit les événements de la veille. Cetordre de tirer de sang-froid sur trois braves, qui lui avait ététerriblement pénible sur le moment, lui pesait encore sur laconscience. Peut-être avait-il été impressionné par les cheveuxblancs de Peyrol, par son obstination à lui échapper, par larésolution dont il avait fait preuve jusqu’à la toute dernièreminute, par une attitude qui, pendant tout l’épisode, avait révéléun attachement peu ordinaire à son devoir et un esprit de défiaudacieux. Doué d’une robuste santé, d’une simplicité bonhomme, etd’un tempérament sanguin que nuançait une légère dose d’ironie, lecapitaine Vincent était un homme aux sentiments généreux et auxsympathies aisément mises en éveil. « Et pourtant, se disait-il,ils l’ont voulu. Cette affaire ne pouvait pas finir autrement. Maisil n’en demeure pas moins qu’ils étaient sans défense et sansarmes, particulièrement inoffensifs d’aspect, et en même tempsaussi braves que n’importe qui. Ce vieux, par exemple… » Il sedemandait ce qu’il y avait de précisément vrai dans le récit desaventures de Symons. Il en arriva à cette conclusion que les faitsdevaient être exacts, mais que leur interprétation par Symonsrendait presque impossible de découvrir ce qu’il y avaitvéritablement là-dessous. Assurément, ce bâtiment était taillé pourpouvoir forcer le blocus. Lord Nelson s’était montré satisfait. Lecapitaine Vincent monta sur le pont, animé de sentiments on ne peutplus bienveillants à l’égard de tous les hommes, vivants ou morts.L’après-midi se révéla particulièrement beau. L’escadre anglaisevenait tout juste de disparaître à l’exception d’un ou deuxtraînards, chargés de toile. Une brise si légère que l’Amelia seulepouvait naviguer à cinq nœuds, agitait à peine la profondeur deseaux bleues qui s’offraient à la tiède tendresse d’un ciel sansnuages. Au sud et à l’ouest, l’horizon était vide à la seuleexception de deux taches éloignées, dont l’une avait un éclat blanccomme un morceau d’argent et dont l’autre semblait noire comme unegoutte d’encre. Le capitaine Vincent, l’esprit pénétré de sondessein, se sentait maintenant en paix avec lui-même. Comme ilétait d’un abord aisément accessible pour ses officiers, le premierlieutenant risqua une question à laquelle le capitaine Vincentrépondit : « Il a l’air bien amaigri et bien épuisé, mais je ne lecrois pas aussi malade qu’il pense l’être. Je suis sûr que vousserez tous heureux de savoir que l’amiral est satisfait de ce quenous avons fait hier – ces papiers étaient assez importants,voyez-vous –, et de l’Amelia en général. C’était une singulièrepoursuite, n’est-ce pas&|160;? reprit-il. Il est évident et hors dedoute que cette tartane voulait nous échapper. Mais elle n’avaitaucune chance contre l’Amelia. » Pendant la dernière partie de cediscours, le premier lieutenant regarda vers l’arrière comme s’ilse demandait combien de temps le capitaine Vincent avaitl’intention de traîner cette tartane derrière l’Amelia. Les deuxhommes de corvée se demandaient, eux, quand on les ferait rentrer àleur bord. Symons, qui était l’un d’eux, déclarait qu’il en avaitassez de tenir la barre de cette sacrée barque. En outre, lacompagnie qu’il avait à bord de ce bâtiment le mettait mal à l’aise: car il savait que, conformément aux ordres du capitaine Vincent,M. Bolt avait fait transporter les cadavres des trois Français dansla cabine qu’on avait ensuite verrouillée avec un énorme cadenasqui, apparemment, s’y trouvait accroché, et il en avait emporté laclé à bord de l’Amelia. Pour ce qui était de l’un d’eux, la rancunede Symons le portait à décréter que, tout ce qu’il méritait,c’était d’être jeté sur le rivage pour avoir les yeux arrachés parles corbeaux. En tout cas il ne comprenait pas pourquoi on avaitfait de lui, Symons, le patron d’un corbillard flottant, bonsang&|160;!… Il ne cessait de grommeler. Au coucher du soleil, quiest le moment des funérailles en mer, l’Amelia mit en panne, etavec des hommes à la remorque, la tartane fut déhalée le long dubord et les deux hommes de corvée reçurent l’ordre de rentrer. Lecapitaine Vincent, accoudé à la lisse, semblait perdu dans sespensées. À la fin le premier lieutenant demanda : « Qu’allons-nousfaire de cette tartane, commandant&|160;? Nos hommes sont rentrés àbord. – Nous allons la couler à coups de canon », déclara soudainle capitaine Vincent. « Il n’y a pas pour un marin de meilleurcercueil que son navire, et ces gens-là méritent mieux que d’êtreenvoyés par-dessus bord à rouler sur les vagues. Qu’ils reposent enpaix au fond de la mer à bord du bâtiment sur lequel ils ont sibien tenu. » Le lieutenant ne répondit rien, attendant un ordreplus précis. Tout l’équipage avait les regards tournés vers lecommandant. Mais le capitaine Vincent ne disait rien, il semblaitne pas pouvoir ou ne pas vouloir encore donner cet ordre. Ilsentait vaguement que quelque chose manquait à toutes ses bonnesintentions. « Ah&|160;! monsieur Bolt », dit-il en apercevant lesecond de l’officier de manœuvre sur l’embelle. « Y avait-il unpavillon à bord de cette tartane&|160;? – Je crois qu’elle avait unpetit bout d’enseigne quand la chasse a commencé, commandant, maisil a dû partir au vent. Il n’est plus au bout de la grand-vergue. »Il regarda par-dessus bord. « Pourtant, les drisses sont encorepassées ajouta-t-il. – Nous avons bien un pavillon français quelquepart à bord, dit le capitaine Vincent. – Assurément, commandant »,déclara le maître de manœuvre qui les écoutait. « Eh bien, monsieurBolt, dit le capitaine Vincent, c’est vous qui avez eu la plusgrande part à toute cette affaire. Prenez quelques hommes, frappezle pavillon français sur la drisse et hissez la grand-vergue entête de mât. » Il adressa un sourire à tous les visages qui étaienttournés vers lui. « Après tout, messieurs, ils ne se sont pasrendus et, ma foi, nous allons les couler, le pavillon haut. » Unsilence profond, mais qui ne marquait aucune désapprobation, régnasur le pont du navire, tandis que M. Bolt avec trois ou quatrehommes s’employait à exécuter l’ordre. Et soudain, au-dessus de lalisse de bastingage[152] del’Amelia on vit apparaître le bout incurvé d’une vergue latine avecle pavillon tricolore pendant à son extrémité. Un murmure contenude l’équipage salua cette apparition. En même temps, le capitaineVincent fit larguer l’amarre qui tenait la tartane accostée etbrasser la grand-vergue de l’Amelia. La corvette, dépassant saprise, la laissa immobile sur la mer, puis, la barre au vent,revint par son travers de l’autre bord. La pièce bâbord-avant reçutl’ordre de tirer un coup, en visant très à l’avant. Ce coup,toutefois, porta juste trop haut, emportant le mât de misaine de latartane. Le suivant fut plus heureux et frappa la petite coque enpleine ligne de flottaison, pour s’enfoncer profondément sous l’eaude l’autre côté. On en tira un troisième, comme le dit l’équipage,à titre de porte-bonheur, et celui-là aussi atteignit son but : untrou déchiqueté apparut à l’avant. Après quoi on amarra les pièceset l’Amelia, sans toucher un seul bras, revint sur sa route vers lecap Cicié. Tout l’équipage, le dos tourné au soleil couchant quibrillait comme une topaze pâle au-dessus de la gemme bleu cru de lamer, vit la tartane pencher soudain, puis plonger lentement, sansà-coup. Finalement, pendant un moment qui parut interminable, lepavillon tricolore seul resta visible, pathétique et solitaire, aucentre d’un horizon débordant. Tout d’un coup, il disparut, commeune flamme que l’on souffle, laissant aux spectateurs la sensationde demeurer seuls face à face avec une immense solitude,soudainement créée. Sur le pont de l’Amelia passa un sourd murmure.Lorsque le lieutenant Réal partit avec l’escadre de Toulon pourcette grande croisière stratégique qui devait se terminer par labataille de Trafalgar, Mme Réal retourna habiter avec sa tante lademeure dont elle avait hérité à Escampobar. Elle n’avait passé quequelques semaines en ville, où on ne l’avait guère vue en public.Le lieutenant et sa femme habitaient une petite maison près de laporte ouest, et bien que le lieutenant fit, jusqu’au derniermoment, partie de l’état-major, sa situation officielle n’était passuffisamment en vue pour qu’on remarquât l’absence de sa femme auxcérémonies officielles. Mais ce mariage éveilla un intérêt modérédans les cercles navals. Ceux-là – en majorité des hommes – quiavaient vu Mme Réal chez elle, ne tarissaient pas d’éloges sur sonteint éblouissant, ses magnifiques yeux noirs, sa personnalitéétrange et attrayante, et sur le costume arlésien qu’ellepersistait à porter, même après qu’elle eut épousé un officier demarine, parce qu’elle était elle-même de souche paysanne. On disaitaussi que son père et sa mère avaient compté parmi les victimes desmassacres qui avaient eu lieu à Toulon après l’évacuation de laville&|160;; mais tous ces récits différaient dans les détails etétaient, en somme, assez vagues. Partout où elle allait, Mme Réalétait escortée de sa tante qui éveillait presque autant decuriosité qu’elle&|160;; une magnifique vieille femme très droite,dont le visage brun et ridé, à l’expression austère, portait lessignes d’une ancienne beauté. On voyait aussi Catherine seule dansles rues où, à vrai dire, les gens se retournaient sur cettesilhouette mince et digne, remarquable au milieu des passants que,de son côté, elle ne paraissait pas voir. On racontait de fortprodigieuses histoires sur la façon dont elle avait échappé auxmassacres, et elle acquit la réputation d’une héroïne. La tanted’Arlette, on le savait, fréquentait les églises, qui étaientmaintenant toutes ouvertes aux fidèles et elle gardait jusque dansla demeure de Dieu son aspect sibyllin de prophétesse et sonattitude austère. Ce n’était pas aux offices qu’on la voyait leplus souvent : c’était généralement dans quelque nef déserte&|160;;elle se tenait, svelte et droite comme une flèche, à l’ombre d’unpilier imposant, comme si elle venait rendre visite au Créateur detoute chose avec lequel elle avait fait généreusement la paix etdont elle implorait seulement désormais le pardon et laréconciliation pour sa nièce Arlette. Car Catherine resta longtempsinquiète de l’avenir. Elle ne pouvait se défaire de la terreurinvolontaire que lui inspirait sa nièce, en qui elle vit jusquevers la fin de sa vie l’objet d’élection de la colère divine. Il yavait aussi une autre âme dont elle était en peine. De diverspoints des îles qui ferment la rade d’Hyères, on avait suivi lapoursuite de la tartane par l’Amelia&|160;; et du fort de laVigie[153] on avait vu le navire anglais ouvrirle feu sur l’objet de sa chasse. Le résultat, bien que les deuxbâtiments eussent été bientôt hors de vue, ne pouvait faire aucundoute. Un caboteur qui rentra à Fréjus raconta aussi l’histoired’une tartane canonnée par un navire de guerre gréé en carré&|160;;mais cela s’était apparemment passé le lendemain. Tous ces bruitstendaient dans le même sens et ils formèrent la base du rapportfait par le lieutenant Réal à l’Amirauté de Toulon. Que Peyrolavait pris la mer à bord de sa tartane et n’était pas revenu,c’était là bien sûr un fait indéniable. La veille du jour où lesdeux femmes devaient retourner à Escampobar, Catherine, dansl’église de Sainte-Marie-Majeure[154],aborda un prêtre, un petit homme rond et mal rasé à l’œillarmoyant, pour lui demander de dire des messes pour les morts. «Mais pour l’âme de qui devons-nous prier&|160;? » murmura le prêtresur un ton bas et poussif. « Priez pour l’âme de Jean, ditCatherine. Oui. Jean. Il n’y a pas d’autre nom. » Le lieutenantRéal, blessé à Trafalgar, mais ayant réussi à n’être pas faitprisonnier, se retira avec le rang de capitaine de frégate etdisparut aux yeux du monde naval de Toulon et même du monde toutcourt. Le signe, quel qu’il fût, qui l’avait ramené à Escampobar aucours de la nuit décisive, ne devait pas l’appeler à la mort, maisà une vie paisible et retirée, obscure à certains égards, mais nonpas dénuée de dignité. Quelques années plus tard, Réal fut nommémaire de la commune par les gens de ce même petit village qui avaitsi longtemps considéré Escampobar comme un foyer d’iniquité, unrepaire de buveurs de sang et de femmes perverties. Un des premiersévénements qui vinrent rompre la monotonie de la vie d’Escampobarfut la découverte d’un obstacle volumineux au fond du puits, uneannée de sécheresse où l’eau faillit manquer. Après avoir eubeaucoup de mal à l’en retirer, on s’aperçut que l’obstructionétait causée par un vêtement fait de toile à voile, qui avait desemmanchures et trois boutons de corne devant, et qui avait l’aird’un gilet&|160;; mais il était doublé, positivement piqué, d’unequantité surprenante de pièces d’or, d’ages, de valeurs et denationalités différents. Nul autre que Peyrol ne pouvait l’avoirjeté là. Catherine put donner la date exacte du jour où la choseavait été faite, car elle se rappela avoir vu Peyrol près du puitsle matin même du jour où il était parti en mer avec Michel enemmenant Scevola. Le capitaine Réal devina aisément l’origine de cetrésor et il décida, avec l’approbation de sa femme, d’en faireremise au gouvernement comme étant le magot d’un homme mortintestat, sans parents connus et dont le nom même était restéincertain, y compris à ses propres yeux. Après cet événement, cenom incertain de Peyrol revint de plus en plus souvent sur leslèvres de Monsieur et Madame Réal, qui ne l’avaient jusqu’alorsprononcé que rarement, bien que le souvenir de sa tête blanche, desa placide et irrésistible personnalité, eût continué à hanter lemoindre coin des champs d’Escampobar. À partir de ce moment ilsparlèrent ouvertement de lui, comme si, de nouveau, il était revenuhabiter avec eux. Bien des années plus tard, par une belle soirée,Monsieur et Madame Réal, assis sur le banc devant le mur de lasalle (la maison n’avait subi extérieurement aucun changement, sice n’est qu’elle était maintenant régulièrement blanchie à lachaux), parlaient de cet épisode et de l’homme qui, venu des mers,avait traversé leurs vies pour disparaître à nouveau en mer. «Comment s’était-il emparé de tout cet or&|160;? » demandainnocemment Mme Réal. « Il n’en avait véritablement pasbesoin&|160;; et pourquoi, Eugène, l’avoir jeté là&|160;? – Iln’est pas facile, ma chère amie, dit Réal, de répondre à cettequestion. Les hommes et les femmes ne sont pas si simples qu’ils enont l’air. Même toi, fermière » (il donnait parfois ce nom à safemme par manière de plaisanterie), « tu n’es pas si simple quebien des gens pourraient le croire. Je pense que si Peyrol étaitici, il ne pourrait peut-être pas répondre lui-même à ta question.» Et ils continuaient à se rappeler l’un à l’autre en courtesphrases entrecoupées de longs silences les particularités de sapersonne et de sa conduite, lorsque, au haut de la montée quivenait de Madrague, apparurent d’abord les oreilles pointues puistout le corps d’un âne minuscule à la robe d’un gris clair tachetéde noir. De chaque côté de son corps, jusqu’en avant de sa tête,s’allongeaient deux morceaux de bois de forme étrange qui avaientl’air des très longs brancards d’une charrette. Mais l’âne netraînait aucune charrette derrière lui. Il portait sur son dos, surun petit bât, le torse d’un homme qui semblait n’avoir pas dejambes. Le petit animal, bien soigné, et qui avait une intelligenteet même impudente physionomie, s’arrêta devant Monsieur et MadameRéal. L’homme, qui se tenait adroitement en équilibre sur le bât,ses jambes rabougries croisées devant lui, se laissa glisser àterre, retira vivement ses béquilles de chaque côté de l’âne,s’appuya dessus et de sa main ouverte donna à l’animal une tapevigoureuse qui le fit partir en trottant vers la cour. L’infirme deMadrague, en sa qualité d’ami de Peyrol (car le flibustier avaitsouvent fait son éloge devant les femmes et le lieutenant Réal : «C’est un homme, ça&|160;! »), faisait partie de la maisond’Escampobar. Son emploi consistait à parcourir le pays pour faireles courses emploi peu adapté en apparence à un homme dépourvu dejambes. Mais l’âne se chargeait de la marche, tandis que l’infirmeapportait de son côté sa vivacité d’esprit et son infailliblemémoire. Le pauvre diable ayant enlevé son chapeau qu’il tenaitd’une main contre sa béquille droite, s’avança pour rendre comptede l’emploi de sa journée par ces simples mots : « Tout a été faitselon vos instructions, madame. » Puis il s’attarda là, serviteurprivilégié, familier mais respectueux, sympathique, avec ses bonsyeux, sa longue figure et son sourire douloureux. « Nous parlionsjustement de Peyrol, déclara le capitaine Réal. – Ah&|160;! l’onpourrait parler de lui bien longtemps, dit l’infirme. Il m’a ditune fois que si j’avais été complet (je suppose qu’il voulait direavec des jambes, comme tout le monde), j’aurais fait un boncamarade là-bas sur les mers lointaines. C’était un grand cœur. –Oui », murmura Madame Réal d’un air pensif. Puis se tournant versson mari, elle demanda : « Quelle sorte d’homme était-ceréellement, Eugène&|160;? » Le capitaine Réal restait silencieux. «Vous êtes-vous jamais posé cette question&|160;? insista-t-elle. –Oui, lui dit Réal. Mais la seule chose certaine que l’on puissedire de lui, c’est que ce n’était pas un mauvais Français. – Toutest là » murmura l’infirme avec une ardente conviction, dans lesilence qui tombait sur les paroles de Réal et sur le petit sourired’Arlette habitée par le souvenir. La surface bleue de cetteMéditerranée qui enchanta et déçut tant d’hommes audacieux gardaitle secret de son sortilège, embrassait dans son sein paisible lesvictimes de toutes les guerres, de toutes les calamités et detoutes les tempêtes de son histoire sous la merveilleuse pureté duciel au soleil couchant. Quelques nuages roses flottaient bien hautau-dessus de la chaîne de l’Esterel[155]. Lesouffle de la brise du soir vint rafraîchir les rochers brûlantsd’Escampobar&|160;; et le mûrier, seul grand arbre au bout de lapresqu’île, dressé comme une sentinelle à la porte de la cour,soupira doucement de toutes ses feuilles frémissantes, comme s’ilregrettait le Frère-de-la-Côte, l’homme aux sombres exploits, maisau grand cœur, qui souvent, à midi, venait s’étendre là pour dormirà son ombre.

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