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Le Golem

Le Golem

de Gustav Meyrink

Chapitre 1 SOMMEIL

La lumière de la pleine lune tombe sur le pied de mon lit,lourde, ronde et plate comme une grosse pierre. Quand le disque commence à rétrécir et l’une de ses moitiés à se rentrer comme un visage vieillissant montre des rides et maigrit d’un côté d’abord,c’est alors que vers cette heure-là de la nuit, un trouble douloureux s’empare de moi.

Ni éveillé ni endormi, je glisse dans une sorte de rêve où ce que j’ai vécu se mêle à ce que j’ai lu et entendu, comme se mêlent des courants de teintes et de limpidités différentes.

Avant de me coucher, j’avais lu quelque chose sur la vie du Bouddha Gautama et sans cesse ces quelques phrases passaient etre passaient dans mon cerveau, identiques et fluctuantes :

« Une corneille vola jusqu’à une pierre qui ressemblait à un morceau de graisse, se disant : il y a peut-être là quelque chose de bon à manger. Mais comme elle ne trouva rien de bon à manger,elle s’en alla à tire-d’aile. Semblables à la corneille quis’approche de la pierre, nous – les chercheurs – nous abandonnonsl’ascète Gautama, parce que nous avons perdu le plaisir que nousprenions en lui. »

Et l’image de la pierre qui ressemblait à un morceau de graissegrossit monstrueusement dans mon cerveau.

Je traverse un lit de rivière à sec en ramassant des caillouxlissés.

Gris-bleu dans une poussière miroitante et légère que je ne peuxm’expliquer, bien que je me creuse la tête à grand effort, puisnoirs avec des taches jaune soufre comme les ébauches pétrifiées delézards dodus et mouchetés faites par un enfant.

Et je veux les jeter loin de moi, ces cailloux, mais ils metombent des mains et je ne peux les bannir de ma vue.

Toutes les pierres qui ont jamais joué un rôle dans ma vie sedressent autour de moi. Beaucoup s’efforcent péniblement de sedégager du sable pour arriver à la lumière, comme de gros crabesardoisés à l’heure où monte le flot ; on dirait qu’ils fonttout pour attirer mon attention sur eux et me dire des choses d’uneimportance infinie. D’autres, épuisés, retombent dans leur trou etabandonnent l’espoir de jamais placer un mot.

Parfois, j’émerge de la pénombre de mes rêveries et j’aperçoisde nouveau, l’espace d’un instant, la lumière de la pleine lune surle pied renflé de ma couverture, lourde, ronde et plate comme unegrosse pierre, pour repartir en aveugle à la poursuite tâtonnantede ma conscience qui s’évanouit, cherchant sans trêve cette pierrequi me tourmente, qui doit se trouver cachée quelque part sous lesdécombres de mes souvenirs et qui ressemble à un morceau degraisse.

Je m’imagine qu’une descente pour l’eau de pluie a dû débouchersur le sol à côté d’elle autrefois, coudée en angle obtus, lesbords mangés de rouille, et je m’acharne à faire surgir de forceson image dans mon esprit pour tromper mes pensées effarouchées ettrouver l’apaisement du sommeil. Je n’y parviens pas.

Encore et toujours, avec une obstination imbécile, une voixbizarre répète en moi, infatigable tel un volet que le vent faitbattre à intervalles réguliers contre un mur, ce n’était pas dutout cela, ce n’était pas du tout la pierre qui ressemblait à unmorceau de graisse. Et impossible de me débarrasser de la voix.Quand j’objecte pour la centième fois que c’est en réalité trèssecondaire, elle s’arrête bien pendant un court instant, puis seréveille à nouveau sans que je m’en aperçoive et recommence, butée: bon, bon, entendu, mais ce n’est pas la pierre qui ressemblait àun morceau de graisse.

Lentement, un intolérable sentiment d’impuissance m’envahit.

Ce qui s’est passé après, je l’ignore. Ai-je volontairementabandonné toute résistance, ou mes pensées m’ont-elles subjugué,garrotté ? Je sais seulement que mon corps est allongé,endormi dans le lit et que mes sens ne sont plus liés à lui.

Tout à coup, je veux demander qui est « je » maintenant, mais jem’avise que je n’ai plus d’organe qui me permette de poser laquestion ; et puis j’ai peur d’éveiller de nouveau la voixstupide, de recommencer à entendre son rabâchage sans fin sur lapierre et la graisse. Alors je me détourne.

Chapitre 2JOUR

Soudain, je me trouvai dans une cour sombre, regardant parl’encadrement d’une porte cochère rougeâtre, de l’autre côté de larue étroite et crasseuse, un brocanteur juif appuyé à un éventairedont les vieilles ferrailles, les outils cassés, les fers àrepasser rouillés, les patins et toutes sortes d’autres chosesmortes escaladaient le mur.

Cette image portait en elle la monotonie pénible propre à toutesles impressions qui franchissent si souvent jour après jour leseuil de nos perceptions comme des colporteurs : elle n’éveillaiten moi ni curiosité ni surprise.

Je me rendais compte que ce cadre m’était depuis longtempsfamilier. Mais cette constatation, malgré le contraste quil’opposait à ce que j’avais perçu peu de temps auparavant et lamanière dont j’étais arrivé là, ne me produisait aucune impressionprofonde.

J’ai dû rencontrer autrefois dans une conversation ou un livrela comparaison curieuse entre un caillou et un morceau degraisse ; cette idée surgit dans mon esprit tandis que jegravissais l’escalier usé menant à ma chambre et notaisdistraitement l’aspect suiffeux des marches de pierre.

J’entendis alors des pas courir à l’étage au-dessus de moi et enarrivant à ma porte, je vis que c’était la Rosina du brocanteurAaron Wassertrum, rouquine de quatorze ans.

Je dus la frôler pour passer et elle se rejeta en arrièrevoluptueusement, le dos arqué contre la rampe de l’escalier. De sesmains sales elle avait saisi les barreaux pour se retenir et je visdans la morne pénombre luire le dessous blanc de ses bras nus.

J’évitai son regard.

Mon cœur se soulevait à la vue de ce sourire indiscret dans unvisage cireux de cheval à bascule. Il me semblait qu’elle devaitavoir une chair blanche et spongieuse comme l’axolotl que j’avaisvu dans la cage des salamandres, chez le marchand d’oiseaux. Lescils des rouquins me dégoûtent, comme ceux des lapins.

J’ouvris ma porte et la refermai derrière moi.

De ma fenêtre, je voyais le brocanteur Aaron Wassertrum devantson échoppe. Appuyé au chambranle du réduit obscur, il se taillaitles ongles avec une pince, à coups obliques. Rosina la Rougeétait-elle sa fille ou sa nièce ? Il n’avait pas un trait decommun avec elle.

Parmi les visages juifs que je vois surgir jour après jour dansla ruelle du Coq, je distingue très nettement diverses souches dontla proche parenté des individus n’estompe pas plus les caractèresque l’huile et l’eau ne se mélangent. Impossible de dire : cesdeux-là sont frères, ou père et fils. L’un appartient à tellesouche et l’autre à telle autre, c’est tout ce qu’on peut lire dansles traits du visage. Donc, qu’est-ce que cela prouverait, même siRosina ressemblait au brocanteur ?

Ces souches nourrissent les unes envers les autres un dégoût etune répulsion qui franchissent même les frontières de l’étroiteconsanguinité, mais elles s’entendent à les dissimuler au mondeextérieur comme on garde un secret dangereux. Pas une ne les laisseapparaître et dans cette unanimité sans faille, elle font penser àdes aveugles haineux accrochés à une corde imprégnée de crasse :l’un des deux mains, l’autre à contrecœur, d’un seul doigt, maistous hantés par la terreur superstitieuse d’aller à leur perte dèsqu’ils lâcheront prise et se sépareront des autres.

Rosina appartient à une lignée dont le type à cheveux rouges estencore plus repoussant que celui des autres. Dont les hommes ont lapoitrine étroite et un long cou de poulet avec une pomme d’Adamproéminente. Ils donnent l’impression d’avoir des taches derousseur partout et souffrent toute leur vie d’échauffement,livrant en secret une lutte incessante et vaine contre leurlubricité, hantés par des craintes répugnantes pour leur santé.

Je ne voyais pas très clairement, d’ailleurs, comment jepourrais établir des liens de parenté entre Rosina et le brocanteurWassertrum. Jamais je ne l’avais vue près du vieux, ni remarquéqu’ils se fussent adressé la parole. Elle était presque toujoursdans notre cour, ou alors elle traînait dans les coins et lescorridors sombres de la maison. Ce qui est sûr, c’est que tous mesvoisins la tiennent pour une parente proche du brocanteur etpourtant je suis convaincu qu’aucun ne pourrait en apporter lamoindre preuve.

Voulant arracher mes pensées de Rosina, je me mis à regarder laruelle du Coq par la fenêtre ouverte de ma chambre. Comme si AaronWassertrum avait senti mon regard, il leva tout à coup le visagevers moi. Son affreux visage figé, avec ses yeux de poisson toutronds et la lèvre supérieure béante, fendue par un bec-de-lièvre.Il me fit penser à une araignée humaine, qui sent les plus légerseffleurements contre sa toile bien qu’elle paraisse s’endésintéresser tout à fait. De quoi peut-il vivre ? À quoipense-t-il, que projette-t-il ? Je n’en sais rien.

Aux murs de son échoppe, jour après jour, année après année, lesmêmes choses mortes et sans valeur restent accrochées, immuables.J’aurais pu les dessiner les yeux fermés : ici, la trompette defer-blanc cabossée sans pistons, là, l’image peinte sur du papierjauni avec ses soldats si bizarrement disposés. Et devant, parterre, empilées les unes sur les autres si bien que personne nepouvait les enjamber pour entrer dans la boutique, des plaques defoyer rondes.

Toutes ces choses restaient là, sans que leur nombre augmentâtni diminuât jamais et quand, parfois, un passant s’arrêtait etdemandait le prix de l’une ou l’autre, le brocanteur était prisd’une agitation frénétique. Retroussant hideusement la lèvre aubec-de-lièvre, il éructait d’une voix de basse un torrent degargouillements et de bredouillements incompréhensibles tels quel’acheteur perdait toute envie de se renseigner davantage etpoursuivait son chemin, terrorisé.

Rapide comme l’éclair, le regard d’Aaron Wassertrum glissa pourfuir le mien et s’arrêta avec un intérêt extrême sur les murs nusde la maison voisine qui touchent ma fenêtre. Que pouvait-il bien yvoir ? La maison tourne le dos à la rue et ses fenêtresregardent la cour ! Toutes sauf une.

À ce moment, les pièces situées au même étage que les miennes –je crois qu’elles appartiennent à un atelier biscornu – durentrecevoir leurs occupants, car j’entendis soudain à travers le murune voix d’homme et une voix de femme qui dialoguaient. Maisimpossible que le brocanteur ait pu s’en apercevoir d’enbas !

Quelqu’un remua devant ma porte et je devinai que Rosina étaittoujours là, dehors, dans le noir, attendant avec avidité que jel’appelasse, peut-être. Et au-dessous, un demi-étage plus bas,l’avorton grêlé Loisa guette dans l’escalier en retenant sonsouffle pour savoir si je vais ouvrir la porte et je sens lesouffle de sa haine, de sa jalousie écumante, monter jusqu’à moi.Il a peur de s’approcher davantage et d’être remarqué par Rosina.Il sait qu’il dépend d’elle comme un loup affamé de son gardien etpourtant quel désir fou il a de bondir, de lâcher la bride à safureur !

Je m’assis à ma table de travail, puis sortis pinces etpoinçons. Mais je ne pus arriver à rien, ma main n’était pas assezferme pour restaurer les fines gravures japonaises.

La vie ténébreuse et morne qui hante cette maison fait couler enmoi un épais silence dans lequel, sans cesse, de vieilles imagessurgissent.

Loisa et son frère jumeau Jaromir n’ont guère qu’un an de plusque Rosina.

Je me rappelle à peine leur père, qui cuisait des pains azymeset je crois que maintenant c’est une vieille femme qui s’occuped’eux. Je ne sais même pas laquelle, parmi toutes celles quihabitent la maison, cachées comme des crapauds dans leur trou. Elles’occupe des deux jeunes gens : cela veut dire qu’elle les loge, enéchange de quoi ils doivent lui remettre ce qu’ils ont volé oumendié. Est-ce qu’elle leur donne aussi à manger ? J’en doutebeaucoup parce qu’elle rentre très tard le soir. Elle est laveusede cadavres.

J’ai souvent vu Loisa, Jaromir et Rosina, alors qu’ils étaientencore enfants, jouer tous les trois innocemment dans la cour. Cetemps-là est bien loin.

Maintenant, Loisa est toute la journée derrière la petite juiveà cheveux rouges. Parfois, il la cherche interminablement en vainet quand il ne peut la trouver nulle part, il se glisse devant maporte et attend, le visage grimaçant, qu’elle arrive en tapinois.Alors, quand je suis assis à mon travail, je le vois par la pensée,aux aguets dans le corridor tortueux, sa tête à la nuque efflanquéepenchée en avant. Dans ces moments-là, un vacarme sauvage brisesouvent le silence.

Jaromir, le sourd-muet, dont tout l’être n’est qu’un immensedésir fou de Rosina, erre comme une bête dans la maison et lesrugissements inarticulés qu’il pousse, affolé par la jalousie et larage, sont si effrayants que le sang se fige dans vos veines. Illes cherche tous les deux, car il les soupçonne toujours d’êtreensemble, cachés quelque part dans un des innombrables recoinscrasseux, proie d’une frénésie démente, cravaché par l’idée qu’ildoit être continuellement sur les talons de son frère pour que rienn’arrive à Rosina sans qu’il le sache. Et c’est précisément, à monsens, ce tourment incessant de l’infirme qui la pousse à toujoursretourner vers l’autre. Si le bon vouloir, l’empressement de lafille faiblissent, Loisa imagine immanquablement de nouvelleshorreurs pour ranimer le désir de Rosina. Ils font alors semblantde se laisser attraper par le sourd-muet et attirent malicieusementle furieux à leur suite dans les corridors obscurs où ils ontdisposé des cerceaux rouillés qui sautent en l’air quand on marchedessus, et des râteaux, dents tournées vers le haut, obstaclesméchants contre lesquels il bute et tombe ensanglanté.

De temps à autre, Rosina a de son propre chef une idéediabolique pour donner le maximum d’intensité au supplice.Brusquement, elle change d’attitude envers Jaromir et fait comme sielle le trouvait plaisant. Avec sa mine éternellement souriante,elle glisse très vite à l’infirme des choses qui le mettent dans unétat de surexcitation presque démente ; elle a inventé pourcela un langage par signes apparemment mystérieux, à demiincompréhensible, qui doit emprisonner le malheureux dans un filetinextricable d’incertitudes et d’espoirs dévorants.

Je l’ai vu un jour planté devant elle dans la cour et elle luiparlait avec des mouvements de lèvres et des gesticulations siviolents que je croyais à chaque instant qu’il allait s’écroulerdans une crise de nerfs. La sueur lui ruisselait sur le visage tantil faisait des efforts surhumains pour comprendre le sens d’unmessage volontairement aussi obscur que hâtif. Pendant toute lajournée du lendemain, il rôda, enfiévré d’impatience, dansl’escalier noir d’une maison à demi écroulée à la suite del’étroite et crasseuse ruelle du Coq – jusqu’à ce que le moment fûtpassé pour lui de récolter quelques kreuzers en mendiant au coin dutrottoir. Et quand il voulut rentrer au logis tard le soir, àmoitié mort de faim et d’énervement, la vieille avait bouclé laporte depuis longtemps.

Un rire de femme joyeux traversa le mur de l’atelier voisin etparvint jusqu’à moi. Un rire, dans ces maisons, un rirejoyeux ? Dans tout le ghetto, il n’y a personne qui puisserire joyeusement. Je me souvins alors que quelques joursauparavant, Zwakh, le vieux montreur de marionnettes m’avait confiéqu’un jeune homme distingué lui avait loué l’atelier pour un bonprix, assurément dans l’intention de retrouver l’élue de son cœur àl’abri des indiscrétions. Il fallait maintenant, chaque nuit,monter les meubles luxueux du nouveau locataire un à un afin quepersonne dans la maison ne remarquât rien. Le bon vieux s’étaitfrotté les mains avec jubilation en me racontant cela, heureuxcomme un enfant d’avoir si habilement manœuvré qu’aucun des voisinsne pouvait se douter de l’existence du couple romantique. De plus,on pouvait parvenir à l’atelier en passant par trois maisonsdifférentes. Il y avait même une trappe qui y donnait accès !Oui, si l’on ouvrait la porte de fer du grenier – ce qui était trèsfacile d’en haut – on pouvait tomber dans l’escalier de notremaison, en passant devant ma porte et utiliser celui-ci commesortie…

De nouveau le rire joyeux tinte, éveillant en moi le souvenirconfus d’un intérieur luxueux et d’une famille noble chez quij’étais souvent appelé, pour faire de petites réparations à deprécieux objets anciens.

Soudain j’entends, tout près, un hurlement strident. J’écoute,effrayé.

La porte de fer grince violemment et l’instant d’après une damese précipite dans ma chambre. Les cheveux défaits, blanche comme unlinge, un morceau de brocart doré jeté sur les épaules nues.

– Maître Pernath, cachez-moi, pour l’amour de Dieu, ne medemandez rien, cachez-moi ici !

Avant que j’aie pu répondre, ma porte est de nouveau ouverte etaussitôt claquée.

Pendant une seconde, le visage du brocanteur Aaron Wassertrums’est avancé, tel un horrible masque grinçant.

Une tache ronde et lumineuse surgit devant mes yeux et à lalumière de la lune je reconnais de nouveau le pied de mon lit.

Le sommeil pèse encore sur moi comme un lourd manteau de laineet le nom de Pernath est écrit en lettres d’or sur le devant de messouvenirs.

Où l’ai-je donc vu ? Athanasius Pernath ?

Je crois, je crois qu’il y a bien, bien longtemps, je m’étaistrompé de chapeau, quelque part, et j’avais été étonné alors qu’ilm’allât aussi bien car j’ai une forme de tête très particulière.J’avais regardé à l’intérieur du chapeau inconnu et… oui, oui, il yavait écrit, en lettres dorées sur la doublure blanche :

ATHANASIUS PERNATH

J’avais eu très peur de ce chapeau à l’époque, sans savoirpourquoi.

Soudain la voix que j’avais oubliée et qui voulait toujourssavoir où était la pierre ressemblant à de la graisse fond sur moicomme une flèche.

Vite, j’évoque le profil aigu de Rosina la Rouge avec sonsourire doucereux et parviens ainsi à détourner le projectile quise perd aussitôt dans l’obscurité. Oui, le visage de Rosina !Il est plus fort que la voix stupide qui ne sait pas s’arrêter ettant que je resterai caché dans ma chambre de la ruelle du Coq, jeserai tranquille.

Chapitre 3 «I »

Si je ne me suis pas trompé en croyant entendre monter derrièremoi dans l’escalier à une certaine distance, toujours la même,quelqu’un qui a l’intention de venir me voir, il doit se trouverentre les deux derniers étages. Il tourne maintenant le coin oùl’archiviste Schemajah Hillel a son logement et quitte les dallesde pierre usées pour passer sur le palier de l’étage supérieur quiest recouvert de briques rouges. Il suit le mur à tâtons etmaintenant, exactement maintenant, il doit être en train d’épelernon sans peine mon nom sur la plaque de la porte, dansl’obscurité.

Je me postai bien droit au milieu de la pièce et regardail’entrée. Alors la porte s’ouvrit et il entra.

Il ne fit que quelques pas dans ma direction et n’ôta sonchapeau ni ne prononça la moindre formule de politesse. J’eusl’impression qu’il se comportait ainsi chez lui et trouvai toutnaturel qu’il fît ainsi et pas autrement.

Plongeant la main dans sa poche, il en sortit un livre. Puis ille feuilleta longuement. La couverture était en métal ornée derosaces et de sceaux gravés en creux, puis remplis de couleurs etde petites pierres.

Ayant enfin trouvé la place qu’il cherchait, il me la montra. Jedéchiffrai le titre du chapitre : « Ibbour », « la Fécondation desâmes ».

La grande capitale or et rouge tenait presque la moitié de lapage que je parcourus involontairement des yeux et son bord étaitabîmé. Il me fallait le réparer. L’initiale n’était pas collée surle parchemin comme dans les livres anciens que j’avais vusjusqu’alors, mais paraissait bien plutôt faite de deux feuillesd’or mince soudées en leur milieu et ses extrémités se retournaientsur les bords de la page. Donc, le parchemin avait dû être découpéà la place de la lettre ? Si oui, le I devait se trouver,inversé, de l’autre côté de la page ? Je la tournai etconstatai que ma supposition était exacte.

Involontairement, je lus aussi cette page et celle qui luifaisait face. Et puis je lus plus loin, toujours plus loin. Lelivre me parlait comme le rêve, seulement beaucoup plus clair,beaucoup plus net. Et il touchait mon cœur comme une question.

Les paroles s’échappaient en torrent d’une bouche invisible,prenaient vie et s’approchaient de moi, tournoyant et pivotant surelles-mêmes comme des esclaves aux vêtements bariolés, puiss’enfonçaient dans le sol ou disparaissaient dans l’air en vapeursmiroitantes pour faire place aux suivantes. L’espace d’un instant,chacune espérait que je la choisirais et renoncerais à examiner lesautres. Nombre d’entre elles passaient en se pavanant dans desomptueux atours, à pas lents et mesurés. Beaucoup comme desreines, mais vieillies et décrépites, les paupières fardées – avecune bouche de putain, les rides recouvertes d’un maquillageaffreux. Je regardais celles qui passaient, celles qui arrivaientet mon regard glissait sur de longues files aux visages siordinaires, si dépourvus d’expression qu’il semblait impossible deles graver dans la mémoire.

Puis elles traînèrent vers moi une femme absolument nue etgigantesque comme une divinité de la terre. Pendant une seconde,elle s’arrêta devant moi et s’inclina très bas. Ses cils étaientaussi longs que mon corps tout entier et elle montrait, sans unmot, le pouls de son poignet gauche. Il battait comme un séisme etje sentais qu’elle avait en elle la vie de tout un monde.

Un cortège de corybantes arriva des lointains à une allurefolle.

Un homme et une femme s’étreignaient. Je les vis venir de loin,cependant que le vacarme du cortège se rapprochait de plus enplus.

Maintenant, j’entendais les chants sonores des extatiques, toutcontre moi et mes yeux cherchaient le couple enlacé. Mais ils’était métamorphosé en une figure unique, mi-homme, mi-femme – unhermaphrodite – assis sur un trône de nacre. Et la couronne del’hermaphrodite s’achevait en une tablette de bois rouge danslaquelle le ver de la destruction avait rongé des runesmystérieuses.

Dans un nuage de poussière, un troupeau de petits moutonsaveugles arriva au trot : animaux nourriciers que l’hybridegigantesque emmenait à sa suite pour garder ses corybantes envie.

Parfois, parmi les figures qui jaillissaient de la boucheinvisible, certaines venaient de la tombe, un linge devant levisage. Et elles s’arrêtaient devant moi, laissaient soudain tomberleurs voiles et leurs yeux de carnassiers se fixaient sur mon cœuravec des regards si affamés qu’une terreur glacée m’envahissait lecerveau et mon sang refluait comme un torrent dans lequel des blocsde rocher sont tombés du ciel, brusquement et au beau milieu de sonlit.

Une femme passa devant moi, légère comme une nuée. Je ne vis passon visage. Elle se détourna et son manteau était fait de larmesruisselantes.

Des masques filaient, dansant et riant, sans se soucier demoi.

Seul un Pierrot se retourne d’un air pensif et revient sur sespas. Il se plante devant moi et me regarde les yeux dans les yeux,comme si j’étais un miroir. Il fait des grimaces si bizarres, lèveles bras et gesticule, tantôt hésitant, tantôt rapide commel’éclair, qu’une envie mystérieuse me saisit de l’imiter, decligner des yeux, de hausser les épaules et de tordre les coins dela bouche.

Puis d’autres figures impatientes le poussent de côté qui toutesveulent passer sous mon regard. Mais aucune n’a de consistance. Cesont des perles qui glissent enfilées sur un cordon de soie, notesisolées d’une mélodie qui jaillit de la bouche invisible.

Ce n’était plus un livre qui me parlait. C’était une voix. Unevoix qui voulait de moi quelque chose que je ne saisissais pas, sigrands que fussent mes efforts. Qui me tourmentait de questionsbrûlantes, incompréhensibles. Mais la voix qui prononçait cesparoles visibles était morte et sans résonance.

Tout son qui retentit dans le monde du présent a de nombreuxéchos, de même que tout objet a une grande ombre et beaucoup depetites, mais cette voix-là n’avait plus d’échos, depuis longtemps,longtemps, ils s’étaient évanouis, dissipés.

J’avais lu le manuscrit jusqu’au bout, je le tenais encore entreles mains et l’on eût dit que j’avais feuilleté dans mon cerveau,non pas dans un livre !

Tout ce que la voix m’avait dit, je le portais en moi depuis queje vivais, mais enfoui, oublié et caché à ma pensée jusqu’à cejour.

Je levai les yeux.

Où était l’homme qui m’avait apporté le livre ?Parti ? Viendra-t-il le chercher quand j’aurai fini ? Oufaudra-t-il que je le lui porte ?

Mais impossible de me rappeler s’il m’avait dit où ilhabitait.

Je voulus me remettre son apparence en mémoire et n’y parvinspas. Comment était-il habillé ? Était-il vieux, était-iljeune ? Quelle couleur avaient ses cheveux et sa barbe ?Rien, je ne pouvais plus rien me représenter. Toutes les images delui que j’évoquais se fondaient et s’évanouissaient avant même queje les eusse assemblées dans mon esprit. Je fermai les yeux etappuyai la main sur les paupières pour ressaisir fût-ce uneminuscule parcelle de son aspect.

Rien, rien.

Je me replaçai au milieu de la pièce, regardai la porte comme jel’avais fait avant, au moment où il était venu, et reconstituai lascène : maintenant il tourne le coin, maintenant il marche sur lesbriques rouges, maintenant il lit sur la plaque « AthanasiusPernath » et maintenant il entre. En vain. Pas la moindre trace desouvenir, ne voulut s’éveiller en moi.

Voyant le livre posé sur la table, je tentai d’évoquer la mainqui l’avait tiré de la poche pour me le tendre. Jamais je ne pus merappeler si elle avait porté un gant ou non, si elle était jeune oufripée, ornée de bagues ou nue.

À ce moment, j’eus une idée étrange. Comme une inspiration quel’on n’oserait repousser. J’enfilai mon manteau, mis mon chapeau,sortis dans le corridor et descendis l’escalier. Puis je remontailentement vers ma chambre. Lentement, très lentement, comme luilorsqu’il était venu. Et en ouvrant la porte je m’aperçus que toutela pièce était dans la pénombre. Ne faisait-il pas grand jour quandj’étais sorti ? J’avais donc rêvassé là bien longtemps pourn’avoir pas remarqué comme il était tard ! Je m’efforçaid’imiter la démarche et l’attitude de l’inconnu, mais ne pus rienme rappeler d’elles. D’ailleurs, comment réussir à l’imiter alorsque je ne disposais plus d’aucun point de repère qui pût m’indiquerl’aspect qu’il avait eu !

Mais les choses se passèrent autrement. Tout autrement que jel’avais pensé. Ma peau, mes muscles, mon corps se souvinrent tout àcoup, sans avertir le cerveau. Ils se mirent à faire des mouvementsque je ne souhaitais ni ne prévoyais, comme si mes membres nem’appartenaient plus. Ayant fait quelques pas dans la pièce, jem’aperçus que d’une seconde à l’autre ma démarche était devenuelourde et tâtonnante, étrangère. C’est l’allure d’un homme sur lepoint de tomber en avant, me dis-je. Oui, oui, oui, il marchaitcomme cela.

Je le sus tout à coup très nettement : il est ainsi.

Je portais un visage étranger, sans barbe, aux pommettessaillantes, aux yeux obliques. Je le sentais sans pouvoir mevoir.

Horrifié, je voulais hurler que ce n’était pas le mien, letâter, mais ma main n’obéissait pas à ma volonté et s’enfonçaitdans la poche pour en sortir un livre. Exactement comme il l’avaitfait.

Et puis soudain je me retrouve assis, sans chapeau, sansmanteau, à ma table et je suis moi, moi, moi. AthanasiusPernath.

Terreur et affolement me secouèrent, mon cœur battit à serompre, et je sentis que les doigts fantomatiques qui un instantauparavant tâtaient encore ici et là dans mon cerveau m’avaientlâché. Seules les traces froides de leurs effleurements étaientencore perceptibles vers la nuque.

Désormais, je savais comment était l’étranger et j’aurais pu denouveau le sentir en moi à n’importe quel moment si je l’avaisvoulu ; mais son image, celle que j’avais vue en facede moi, je ne pouvais toujours pas me la représenter et ne lepourrais jamais. C’est comme un négatif, un moule en creuxinvisible dont je ne peux distinguer les lignes, dans lequel ilfaut que je me glisse moi-même si mon propre moi veut prendreconscience de sa forme et de son expression.

Il y avait dans le tiroir de ma table une cassette de fer ;je voulais y enfermer le livre et ne l’en sortir pour réparer lacapitale abîmée qu’une fois dissipé mon état de déséquilibremental. Et je pris le livre sur la table. J’eus l’impression den’avoir rien dans la main. Je pris la cassette : même absence desensation. Tout se passait comme si le toucher devait parcourir unlong chemin plein de ténèbres épaisses avant de déboucher à nouveaudans ma conscience, comme si les objets étaient séparés de moi parune durée de plusieurs années et appartenaient à un passé depuislongtemps dépassé !

La voix qui tourne autour de moi dans le noir, fureteuse, pourme tourmenter avec la pierre de graisse est passée à côté de moisans me voir. Et je sais qu’elle vient de l’empire du sommeil. Maisl’expérience que j’ai connue était la réalité vivante, c’est pourcela que la voix n’a pu me voir et me cherche en vain, je lesens.

Chapitre 4PRAGUE

L’étudiant Charousek se tenait à côté de moi, le col de sonmince paletot élimé largement ouvert et j’entendais ses dentsclaquer de froid. Je me dis qu’il risquait d’attraper la mort sousla voûte de cette porte cochère glaciale, en plein courant d’air,et l’invitai à venir en face, chez moi. Mais il refusa.

– Je vous remercie, maître Pernath, murmura-t-il en frissonnant,malheureusement, je n’ai plus le temps ; il faut que j’aillede toute urgence en ville. D’ailleurs nous serions trempésjusqu’aux os, si nous voulions traverser la rue maintenant,quelques pas y suffiraient ! Cette averse ne veut pas secalmer.

La pluie dévalait des toits et coulait sur le visage des maisonscomme un torrent de larmes.

En avançant un peu la tête, j’apercevais ma fenêtre, auquatrième étage, ruisselante, au point que les vitres semblaientavoir fondu, opaques et grumeleuses comme de la colle depoisson.

Un torrent de boue jaune coulait dans la rue et la porte cochèrese remplit de passants qui tous voulaient attendre la fin del’averse.

– Tiens, voilà un bouquet de mariée, dit tout à coup Charouseken montrant une gerbe de myrtes fanés qui passait, emportée parl’eau sale.

Derrière nous quelqu’un éclata de rire. En me retournant, je visque c’était un vieux monsieur à cheveux blancs, très bien mis, avecun visage de crapaud, tout boursouflé. Charousek jeta comme moi unregard en arrière et marmonna quelque chose à part lui.

Le vieillard produisait une impression désagréable. Je détournaimon attention de lui et passai en revue les maisons vilainementdécolorées qui s’accotaient les unes contre les autres sous lapluie, telles de vieilles bêtes rechignées. Comme elles avaientl’air lamentable et déchu, toutes ! Plantées là au hasard,elles faisaient penser à de mauvaises herbes jaillies du sol. Onles a appuyées à un muret de pierre jaune, seul vestige encoredebout d’un ancien bâtiment en longueur, il y a de cela deux outrois siècles, au petit bonheur, sans tenir compte des autres.Là-bas, une maison en retrait, la façade de biais et une autre àcôté, proéminente comme une canine. Sous le ciel morne ellesavaient l’air endormies et l’on ne décelait rien de cette viesournoise, hostile, qui rayonne parfois d’elles quand le brouillarddes soirées d’automne traîne dans la rue, aidant à dissimuler leursjeux de physionomie à peine perceptibles.

Depuis une génération que j’habite ici, l’impression s’estancrée en moi, indestructible, qu’il y a des heures de la nuit etde l’aube à peine grisonnantes, où elles tiennent un mystérieuxconseil muet. Souvent un faible tremblement que l’on ne sauraitexpliquer traverse alors leurs murs, des murmures courent sur leurstoits, tombent dans les gouttières et nous les percevonsdistraitement, les sens enrouillés, sans chercher leur origine.

Souvent j’ai rêvé que j’épiais leur manège spectral, apprenantainsi avec une stupeur angoissée que ces maisons étaient les vraiesmaîtresses de la rue, capables de manifester leur vie et leurssentiments, puis de les enfouir à nouveau en elles, les dissimulantla journée à ceux qui habitent là pour les faire resurgir à latombée de la nuit, avec un intérêt usuraire.

Et si je fais défiler dans mon esprit les êtres étranges qui ylogent, tels des schèmes qui ne sont pas nés d’une mère, leurspensées et leurs actes apparemment assemblés au hasard, je suisplus enclin que jamais à croire que ces rêves recèlent de sombresvérités qui couvent dans mon âme à l’état de veille comme desimpressions de contes colorés.

C’est alors que resurgit secrètement en moi la légende du Golem,cet être artificiel qu’un rabbin cabaliste a créé autrefois àpartir de l’élément, ici même, dans ce ghetto, l’appelant à uneexistence machinale, sans pensée, grâce à un mot magique qu’il luiavait glissé derrière les dents.

De même que le Golem se figeait en une figure de glaise à laseconde où le mystérieux verbe de vie lui était retiré de labouche, il me semble que tous ces humains tomberaient privés deleur âme si l’on faisait jaillir dans leur cerveau n’importe quelmicroscopique concept, un désir subalterne, peut-être une habitudesans motif ni but chez l’un, voire simplement chez l’autre lasourde aspiration à quelque chose de tout à fait indéterminé,dépourvu de consistance.

Quelle effrayante, quelle incessante attente est tapie dans cescréatures ! Jamais on ne les voit travailler et pourtant elless’éveillent dès les premières lueurs du jour pour guetter enretenant leur souffle, comme on guette une proie qui ne vient pas.Et si parfois il semble vraiment qu’un être sans défense, quipourrait faire leur fortune, pénètre dans leur domaine, une terreurparalysante s’empare d’elles, les chasse tremblantes dans leurstrous et les empêche de profiter des moindres avantages. Personnene semble assez faible pour qu’il leur reste la force de ledominer.

– Des bêtes de proie dégénérées, édentées, à qui l’on a pris laforce et les armes, dit Charousek en me regardant d’un airhésitant.

Comment a-t-il pu savoir à quoi je pensais ?

Parfois, on attise avec tant de force ses pensées qu’ellespeuvent jaillir et retomber sur le cerveau d’une personne proche,comme des étincelles.

– De quoi peuvent-ils vivre ? dis-je au bout d’unmoment.

– Vivre ? De quoi ? Mais beaucoup sontmillionnaires !

Je regardai Charousek. Que voulait-il dire par là ? Maisl’étudiant se tut, les yeux fixés sur les images.

Pendant un instant le murmure des voix s’était arrêté sous laporte cochère et seul le sifflotis de la pluie se faisaitentendre.

Qu’avait-il donc voulu dire avec ses millionnaires ?

Une fois encore, on aurait cru que Charousek avait deviné mespensées. Il me montra du doigt la boutique du brocanteur devantlaquelle la pluie qui lessivait la rouille des ferrailles faisaitdéborder des flaques brun-rouge.

– Aaron Wassertrum, par exemple ! Il est millionnaire, ilpossède presque un tiers du quartier juif. Vous ne le saviez pas,monsieur Pernath ?

J’en restai le souffle littéralement coupé.

– Aaron Wassertrum ! Le brocanteur Aaron Wassertrum,millionnaire ?

– Oh, je le connais bien, reprit Charousek avec une sourdeirritation, comme s’il n’avait attendu que ma question. Jeconnaissais aussi son fils, le Dr Wassory. Vous n’avez pas entenduparler de lui ? Du Dr Wassory, le célèbreophtalmologiste ? Il y a un an encore toute la ville leportait aux nues, lui et son savoir. Personne ne savait alors qu’ilavait changé de nom et qu’il s’appelait auparavant Wassertrum. Iljouait volontiers à l’homme de science fuyant le monde et si jamaisla conversation en venait à la question de son origine, il laissaitentendre à demi-mot, ému et modeste, que son père venait du ghetto,qu’il avait dû s’élever à force de travail, au milieu de soucis detoutes sortes et de peines indicibles, depuis les débuts les plushumbles jusqu’à la lumière de la notoriété. Oui, au milieu dessoucis et des peines !

« Seulement les soucis et les peines de qui, et quelgenre de moyens ? Cela, il ne l’a jamais dit !

« Mais moi je sais comment les choses se sont passées dans leghetto.

Charousek me saisit le bras et le secoua violemment.

« Maître Pernath, je suis si pauvre que j’ai peine à m’en rendrecompte. Je suis obligé d’aller à moitié nu comme un vagabond, vousle voyez et pourtant je suis étudiant en médecine, je suiscultivé.

Il ouvrit son paletot d’un geste brutal et je vis avec horreurqu’il n’avait ni chemise ni gilet en dessous ; il le portait àmême la peau.

« Pourtant, si pauvre que je sois, c’est moi qui ai causé laperte de ce monstre, ce Dr Wassory tout-puissant, si bienconsidéré, et aujourd’hui encore personne ne s’en doute.

« En ville on croit que c’est un certain Dr Savioli qui a exposéses pratiques au grand jour et qui l’a poussé au suicide. Mais moije vous le dis, le Dr Savioli a été mon instrument, rien de plus.C’est moi seul qui ai conçu le plan, rassemblé les éléments, fourniles preuves, descellé sans bruit, imperceptiblement, pierre aprèspierre, l’édifice du Dr Wassory, jusqu’au jour où tout l’or dumonde, toute la ruse du ghetto n’auraient pu empêcherl’écroulement, l’écroulement qui ne nécessitait plus qu’uneimperceptible poussée.

« Vous savez, comme… comme au jeu d’échecs. Exactement comme aujeu d’échecs.

« Et personne ne sait que c’était moi !

« Bien sûr, un affreux soupçon empêche souvent le brocanteurAaron Wassertrum de dormir ; il se doute que quelqu’un, qu’ilne connaît pas, qui est toujours dans son voisinage et sur qui ilne peut pas mettre la main, quelqu’un qui n’est pas le Dr Savioli,a dû tremper dans l’affaire.

« Il a beau avoir des yeux qui voient au travers des murs, iln’a pas encore compris que certains cerveaux sont capables decalculer comment on peut transpercer les mêmes murs de longuesaiguilles empoisonnées, invisibles, que n’arrêtent ni les moellons,ni l’or, ni les pierres précieuses, afin de frapper l’artère vitalecachée.

Et Charousek se frappa le front avec un rire sauvage.

« Aaron Wassertrum l’apprendra bientôt, précisément le jour oùil voudra prendre le Dr Savioli à la gorge ! Précisément cejour-là !

« La partie d’échecs aussi, je l’ai calculée jusqu’au derniercoup. Cette fois ce sera un gambit avec le fou du roi. À partir dece moment, il n’y a pas une manœuvre, pas une seule, jusqu’à la finamère, contre laquelle je n’aie une parade fatale.

« Celui qui se laisse acculer à un gambit comme celui-là avecmoi, je vous le dis, il est suspendu telle une marionnette à desfils que moi je tire – vous entendez bien – quemoi je tire et c’en est fini de sa libre volonté.

L’étudiant parlait comme s’il avait eu la fièvre. Je leregardai, épouvanté.

– Qu’est-ce que Wassertrum et son fils vous ont donc fait pourque vous soyez si plein de haine ?

Charousek brisa violemment.

– Laissons cela. Demandez-moi plutôt ce qui a perdu le DrWassory. Ou préférez-vous que nous en reparlions une autrefois ? La pluie s’est arrêtée, vous voulez peut-être rentrerchez vous ?

Il avait baissé la voix comme quelqu’un qui retrouve soudain soncalme. Je secouai la tête.

« Est-ce que vous avez entendu parler de la manière dont onguérit aujourd’hui le glaucome. Non ? Alors, il faut que jevous explique cela, pour que vous puissiez tout comprendreclairement, maître Pernath !

« Écoutez bien : le glaucome est une affection du globe oculairequi entraîne la cécité et il n’y a qu’un moyen d’arrêter lesprogrès du mal : pratiquer l’iridectomie, c’est-à-dire exciser unminuscule fragment circulaire de l’iris. Les séquelles inévitablessont des éblouissements terribles qui persistent la vie durant,mais enfin la cécité est la plupart du temps évitée.

« Seulement le diagnostic du glaucome présente certainesparticularités. Il y a des périodes, surtout au début de lamaladie, où les symptômes les plus nets sont en régression trèsmarquée, si bien qu’à ces moments-là, un médecin, tout en nedécelant aucune anomalie, ne peut affirmer avec certitude que sonprédécesseur qui en avait jugé autrement, s’est nécessairementtrompé. Mais une fois l’iridectomie pratiquée – ce qui peutévidemment se faire aussi bien sur un œil sain que sur un œilmalade – on ne peut plus prouver qu’il y a eu ou non glaucome avantl’intervention.

« C’est sur ces données et d’autres encore que le Dr Wassoryavait échafaudé un plan abominable.

« Dans des cas sans nombre – sur des femmes surtout – ildiagnostiquait un glaucome là où il n’y avait que des troublesvisuels bénins, uniquement pour être amené à pratiquer uneintervention qui ne lui donnait aucune peine et lui rapportaitbeaucoup d’argent. Par ce procédé, il avait sous la main des gensabsolument sans défense et ses extorsions ne nécessitaient plus lamoindre trace de courage.

« Vous comprenez, maître Pernath, ce rapace dégénéré se trouvaitplacé dans des conditions telles qu’il pouvait lacérer sa victimesans faire usage d’armes ni de force. Sans rien risquer ! Voussaisissez ? Sans être obligé de courir le moindredanger !

« Grâce à une foule de communications habiles dans les revuesspécialisées, le Dr Wassory était arrivé à se poser en spécialisteéminent et à jeter de la poudre aux yeux à ses confrères eux-mêmes,beaucoup trop droits et trop honorables pour démasquer son infamie.La suite toute naturelle : un afflux de malades venant cherchersecours auprès de lui.

« Désormais, dès que quelqu’un le consultait pour le plus bénindes troubles visuels, il se mettait à l’œuvre avec une perfidieméthodique. D’abord, il interrogeait le malade, comme toujours,mais prenant bien soin, pour se couvrir, de ne noter que lesréponses qui pouvaient permettre de penser à un glaucome. Il serenseignait également avec prudence pour savoir si quelque confrèren’avait pas déjà posé un diagnostic.

« Dans le courant de la conversation, il glissait qu’il avaitreçu un appel pressant de l’étranger au sujet de très importantesdécisions scientifiques à prendre et qu’il devait partir dès lelendemain. Lors de l’examen de l’œil, il s’arrangeait pour fairesouffrir le patient le plus possible en braquant vers lui desrayons lumineux violents. Le tout avec préméditation ! Avecpréméditation !

« L’examen terminé, quand le malade en arrivait à la questionhabituelle et demandait si son cas était dangereux, Wassory jouaitson premier coup d’échecs. Il s’asseyait devant le patient,laissait passer une minute, puis prononçait d’une voix sonore :

– La cécité totale est inévitable dans un très procheavenir.

« Bien entendu, il s’ensuivait une scène affreuse. Souvent lesgens s’évanouissaient, pleuraient, hurlaient et se jetaient parterre, en proie à un désespoir frénétique.

« Perdre la vue, c’est tout perdre.

« Et quand arrivait le moment, inévitable lui aussi, où lamalheureuse victime s’accrochait aux genoux du Dr Wassory et luidemandait, suppliante, si vraiment il n’y avait pas quelque chose àfaire, le monstre jouait son deuxième coup et se distribuait lerôle du Dieu secourable.

« Tout, tout dans le monde est une partie d’échecs, maîtrePernath !

« Après mûre réflexion, le Dr Wassory déclarait que seule uneopération dans les plus brefs délais pourrait peut-être apporter lesalut, puis soudain emporté par une vanité folle, il se mettait àdécrire avec des torrents d’éloquence tel et tel cas qui tousprésentaient des ressemblances étonnantes avec celui en question –comment d’innombrables patients lui devaient la préservation deleur vue, et autres considérations de ce genre. La sensation d’êtrepris pour un être supérieur tenant entre ses mains le bonheur et lemalheur des autres hommes l’enivrait littéralement.

« Mais pendant ce temps la victime sans défense restait briséedevant lui, le cœur plein de questions brûlantes, la sueur del’angoisse au front, n’osant pas l’interrompre de peur de l’irriter: lui, le seul qui pouvait encore l’aider.

« Et le Dr Wassory terminait son discours en annonçant qu’il neserait malheureusement en mesure de procéder à l’interventionqu’une fois revenu de son voyage, dans quelques mois. Peut-être –en pareil cas, il fallait toujours garder bon espoir – peut-être neserait-il pas trop tard. Bien entendu, le malade bondissait,terrorisé, déclarait que sous aucun prétexte il ne voulaitattendre, fût-ce un jour, et l’implorait de lui indiquer lequel desautres oculistes de la ville pourrait être envisagé pourl’opération. Le moment était venu où le Dr Wassory poussait sapièce maîtresse.

« Il se plongeait dans une profonde méditation, posait les plisde l’affliction sur son front, et finissait par murmurer, soucieux,que l’intervention d’un autre praticien exigerait malheureusementun nouvel examen de l’œil à la lumière électrique, ce qui nepourrait manquer d’avoir des conséquences fatales en raison de laforce des rayons, le patient avait pu constater par lui-mêmecombien cette exploration était douloureuse. Par conséquent, unautre spécialiste, indépendamment du fait que nombre d’entre euxn’avaient pas une expérience suffisante de l’iridectomie, ayant étéobligé de se livrer à un nouvel examen, devrait attendre que lesnerfs oculaires se fussent cicatrisés avant d’opérer, ce quiprendrait plusieurs mois.

Charousek serra les poings.

« En terme d’échecs, c’est ce que nous appelons un coup forcé,cher maître Pernath ! Ce qui suivait en était un autre,d’ailleurs. À moitié fou de désespoir, le malade conjurait alors leDr Wassory d’avoir pitié de lui, de repousser son départ d’un jouret de pratiquer lui-même l’intervention. C’était plus qu’unequestion de vie ou de mort rapide, rien ne peut être pire que lapeur torturante de perdre la vue d’un instant à l’autre. Et plusl’abominable individu se défendait et geignait que tout retardpouvait lui causer un préjudice incalculable, plus le maladeaugmentait la somme qu’il lui offrait de son plein gré !

« Quand elle lui paraissait suffisante, le Dr Wassory cédait etpour éviter tout incident susceptible de faire découvrir samanœuvre, se mettait en devoir d’infliger le jour même à deux yeuxsains des dommages irréparables qui, avec l’appréhension incessantede la cécité, devaient transformer la vie en un perpétuel supplice,mais éliminaient à jamais les traces de son escroquerie.

« Par de telles interventions pratiquées sur des yeux en bonétat, le Dr Wassory obtenait un double résultat : il augmentait saréputation de praticien inégalable réussissant chaque fois àarrêter la menace de la cécité, et il satisfaisait sa passion sansbornes de l’argent, ainsi que sa vanité lorsqu’il voyait sesvictimes inconscientes, lésées dans leur corps et leurs biens, leconsidérer comme leur sauveur et le porter aux nues.

« Seul un homme familiarisé depuis l’enfance avec toutes lesficelles du ghetto, ses innombrables ressources, invisibles etpourtant invincibles, dressé à faire le guet comme une araignée,connaissant toute la ville, devinant et démêlant jusque dans leursderniers replis les relations et les situations de fortune – seulun tel « semi-voyant » pourrait-on presque dire, était en mesure decommettre pendant des années de pareils forfaits. D’ailleurs, sansmoi, il continuerait encore son trafic aujourd’hui, il l’auraitcontinué jusqu’à un âge avancé pour finir dans la peau d’unrespectable patriarche au milieu de ses adorateurs, combléd’honneurs, exemple resplendissant pour les générations futures,jouissant du soir de sa vie, jusqu’à ce que la grande crève passesur lui comme sur les autres.

« Seulement moi aussi j’ai grandi dans le ghetto, moi aussi j’aicette ambiance de ruse diabolique dans le sang et c’est pour celaque j’ai pu le perdre comme les puissances invisibles perdent unhomme, comme frappe l’éclair jailli d’un ciel bleu.

« Le mérite de l’avoir démasqué revient à un jeune médecinallemand, le Dr Savioli – je l’ai poussé en avant et j’ai accumulépreuve sur preuve jusqu’au jour où le bras du procureur s’est tenduvers le Dr Wassory.

« Alors le monstre s’est tué ! Bénie soit cetteheure !

« Comme si mon double s’était tenu à côté de lui et avaitconduit sa main, il s’est suicidé avec une fiole de nitrite d’amyleque j’avais laissée exprès dans son cabinet le jour où je l’avaisamené à diagnostiquer chez moi un faux glaucome, exprès et avec lebrûlant désir que ce fût ce poison qui lui portât le derniercoup.

« Dans la ville, on a raconté qu’il avait eu une congestioncérébrale. Inhalé, le nitrite d’amyle tue en effet comme unecongestion cérébrale. Mais la fable n’a pas pu être maintenuelongtemps.

Soudain, le regard de Charousek devint fixe, absent, comme sil’étudiant s’était plongé dans un profond problème, puis il haussales épaules dans la direction de la boutique d’AaronWassertrum.

– Maintenant il est seul, marmonna-t-il, tout seul avec sacupidité et… avec la figure de cire.

Le cœur me battit jusque dans la gorge.

Je regardai Charousek avec effroi. Est-il fou ? Ce sont lesrêves du délire qui lui suggèrent de pareilles idées. Sûrement,sûrement, il a tout inventé, tout imaginé ! Les horreurs qu’ila racontées sur l’oculiste ne peuvent pas être vraies. Il esttuberculeux et les fièvres de la mort tournoient dans soncerveau.

Je voulus le calmer par quelques mots de plaisanterie etdétourner ses pensées vers des sujets plus sereins. Mais avant quej’eusse trouvé un seul mot, le souvenir du visage de Wassertrum metraversa l’esprit tel un éclair, avec la lèvre supérieure fendue enbec de lièvre et ses yeux de poisson tout ronds, quand il avaitouvert la porte pour regarder un instant dans ma chambre.

Le Dr Savioli ! Le Dr Savioli ! Mais oui, c’était lenom du jeune homme que Zwakh, le montreur de marionnettes, m’avaitconfié tout bas, celui du locataire distingué qui occupaitl’atelier.

Le Dr Savioli ! Un cri jaillit en moi. Une successiond’images confuses se déroula dans mon esprit, poursuivie pard’affreux pressentiments qui m’envahissaient. Je voulais interrogerCharousek, lui raconter très vite ce que j’avais vu et vécu alors,mais je m’aperçus qu’un violent accès de toux le secouait etmenaçait de le terrasser. Je pus tout juste l’entrevoir quis’éloignait dehors, sous la pluie, en s’appuyant de la main au muraprès m’avoir adressé un bref signe de tête.

Oui, oui, il a raison, ce n’est pas la fièvre qui l’a faitparler, c’est l’esprit du crime, insaisissable, qui rôde nuit etjour dans ces ruelles et cherche à s’incarner. Il est dans l’air etnous ne le voyons pas. Soudain, il s’abat sur l’âme d’un homme etnous ne nous en doutons pas, oui, là-bas et avant que nous ayons pule saisir, il a perdu sa forme et tout est passé depuislongtemps.

Seuls des mots sombres sur quelque événement atroce nousviennent aux lèvres.

D’un seul coup, je compris jusqu’au tréfonds de leur être cescréatures énigmatiques qui habitent autour de moi : ellestraversent l’existence sans volonté, animées par un courantmagnétique invisible… comme, il y a un moment, le bouquet de mariéeflottant dans la rigole dégoûtante.

Il me sembla que les maisons me regardaient avec des visagessournois, pleins d’une méchanceté sans nom. Les portes : desgueules noires larges ouvertes aux dents gâtées, des gosiers quipouvaient à chaque instant pousser un hurlement si perçant et sichargé de haine que nous en serions effrayés jusqu’au plus profondde nous-mêmes.

Qu’avait donc encore dit l’étudiant pour finir, à propos dubrocanteur ? Je chuchotai ses mots à part moi : AaronWassertrum restait maintenant seul avec sa cupidité et… sa figurede cire.

Qu’est-ce qu’il a pu vouloir dire par là ? Il doit s’agird’une comparaison – je cherchais à me rassurer – une de cescomparaisons morbides par lesquelles il essaie de surprendre, qu’onne comprend pas et qui, si elles se matérialisent plus tardinopinément, peuvent effrayer comme autant d’objets aux formesinusitées sur lesquels tombe brusquement un rayon de lumièrecrue.

Je respirai profondément pour me calmer et dissiper l’impressionaffreuse que le récit de Charousek avait produite sur moi. Jeregardai de plus près ceux qui attendaient avec moi sous la portecochère. À côté de moi, le gros vieillard, celui qui avait ri defaçon si répugnante un peu auparavant. Vêtu d’une redingote noire,les mains gantées, il regardait fixement de ses yeux proéminents laporte de la maison en face. Son visage rasé aux traits grossiersfrémissait de surexcitation.

Involontairement, je suivis son regard et remarquai qu’ils’accrochait, fasciné, à Rosina la Rouge qui se tenait de l’autrecôté de la rue, son éternel sourire aux lèvres. Le vieuxs’évertuait à lui faire des signes et je voyais qu’elle s’enrendait très bien compte, mais faisait celle qui ne comprenaitpas.

Finalement, n’y tenant plus, il se lança dans la boue sur lapointe des pieds, sautillant au-dessus des flaques avec uneélasticité grotesque, comme un gros ballon de caoutchouc noir.

On paraissait le connaître, d’après des remarques quej’entendais partout tomber. Derrière moi, un genre d’apache, uneécharpe rouge tricotée autour du cou, une casquette militaire bleuesur la tête, la cigarette derrière l’oreille, lança en grimaçantdes allusions que je ne compris pas. Je saisis seulement que dansla ville juive le vieux était appelé le « franc-maçon » et que,dans leur langue, ce surnom désignait quelqu’un qui s’intéressaitaux petites filles, mais que ses relations étroites avec la policeassuraient de l’impunité.

Puis le visage de Rosina et le vieux disparurent dansl’obscurité du vestibule de la maison.

Chapitre 5VEILLÉE

Nous avions ouvert la fenêtre pour laisser s’échapper lestorrents de fumée de ma petite chambre. Le vent froid de la nuitqui s’y engouffrait, souffla sur les manteaux poilus pendus devantla porte et les fit balancer doucement de-ci de-là.

– Le vénérable couvre-chef de Prokop a bien envie de s’envoler,dit Zwakh en montrant le grand chapeau mou du musicien dont leslarges bords palpitaient comme des ailes noires.

Josua Prokop cligna gaiement de l’œil.

– Il le fera, dit-il, il ira probablement…

– Chez Loisitschek, musique de danse en tous genres, coupaaussitôt Vrieslander.

Prokop rit et se mit à frapper la table du plat de la main aurythme des bruits que l’air léger de l’hiver emportait au-dessusdes toits. Puis il décrocha du mur ma vieille guitare, fit semblantde nouer les cordes brisées et entonna d’une voix de faussetcriarde une merveilleuse chanson en argot.

– Quelle connaissance de la langue du milieu, c’estépatant !

Vrieslander éclata de rire et joignit sa basse au récitatif.

– Cette curieuse chanson est grincée tous les soirs chezLoisitschek par ce timbré de Nephtali Schaffraneck avec sa visièreverte, cependant qu’une créature peinte joue de l’harmonica ethurle le texte, m’expliqua Zwakh. Vous devriez venir un soir avecnous dans ce cabaret, maître Pernath. Peut-être dans un momentquand le punch sera fini. Qu’est-ce que vous en pensez ? Pourfêter votre anniversaire ?

– Oui, oui, venez avec nous, dit Prokop en refermant la fenêtre.C’est quelque chose qu’il faut avoir vu.

Ensuite chacun se remit à boire du punch en suivant le fil deses pensées.

Vrieslander sculptait une marionnette.

– Vous nous avez littéralement coupés du monde extérieur, Josua,dit Zwakh, rompant le silence. Depuis que vous avez fermé lafenêtre, personne n’a plus dit un mot.

– Je pensais seulement aux manteaux qui volaient tout àl’heure ; c’est si étrange quand le vent fait bouger deschoses sans vie, dit très vite Prokop, comme pour s’excuser de sonsilence. On a une impression extraordinaire quand on voit sesoulever et flotter des objets qui gisaient jusque-là comme desmorts, vous ne trouvez pas ? J’ai vu un jour sur une placedéserte de grands morceaux de papier tourner en rond avec une ragefolle – sans que je sente le moindre souffle de vent parce quej’étais abrité par une maison – et se poursuivre comme s’ilsavaient juré de s’exterminer. Un instant plus tard, ils avaientl’air calmés, mais brusquement, une hargne insensée les reprenaitet ils se mettaient à courir dans toutes les directions,s’entassaient dans un coin, s’éparpillaient à nouveau comme despossédés, pour finir par disparaître derrière un angle demaison.

« Seul un journal épais n’avait pu les suivre ; il restaitsur le pavé, s’ouvrant et se fermant à grand bruit haineux, commes’il avait perdu le souffle et haletait convulsivement.

« Un sombre soupçon m’avait alors envahi : et si à la fin denotre vie nous étions un peu comme ces débris de papier ?N’est-ce pas quelque « vent » invisible, mystérieux, qui nouspousse ici ou là, et commande nos actes, cependant que dans notrenaïveté nous croyons jouir de notre libre arbitre ?

« Et si la vie en nous n’était rien autre qu’un inexplicabletourbillon de vent ? Ce vent dont la Bible dit : Sais-tu d’oùil vient et où il va ?… Ne rêvons-nous pas parfois que nousplongeons dans l’eau profonde et que nous prenons des poissonsd’argent, alors que c’est tout simplement un courant d’air froidqui glisse sur notre main ?

– Prokop, vous parlez comme Pernath, qu’est-ce que vousavez ? demanda Zwakh en regardant le musicien d’un airméfiant.

– L’histoire du livre Ibbour que nous avons entendue il y a unmoment, quel dommage que vous soyez venu si tard, vous l’avezmanquée, c’est elle qui l’a incité à la méditation, ditVrieslander.

– L’histoire d’un livre ?

– En réalité de l’homme qui a apporté le livre et qui avait uneapparence étrange. Pernath ne sait ni comment il s’appelle, ni oùil habite, ni ce qu’il voulait et bien que son aspect soit trèsfrappant, il est impossible de le décrire avec précision.

Zwakh dressa l’oreille.

– Très remarquable, dit-il après une pause. Est-ce que cetétranger n’était pas imberbe, avec des yeux obliques ?

– Je crois, répondis-je, je… c’est-à-dire j’en suis sûr. Vous leconnaissez donc ?

Le montreur de marionnettes hocha la tête.

– Il me fait penser au Golem, c’est tout.

Le peintre Vrieslander laissa retomber son couteau.

– Le Golem ? J’en ai déjà tant entendu parler. Vous savezquelque chose sur lui, Zwakh ?

– Qui peut dire qu’il sait quelque chose sur leGolem ? répondit Zwakh en haussant les épaules. On le relèguedans le domaine des légendes jusqu’au jour où un événement survientdans les ruelles qui lui redonne brusquement vie. Alors pendant uncertain temps tout le monde parle de lui, les rumeurs prennent desproportions monstrueuses et elles finissent par devenir siexagérées qu’elles sombrent du fait même de leur invraisemblance.L’origine de l’histoire remonte au XVIIe siècle, dit-on. Un rabbide cette époque aurait créé un homme d’après des formulesaujourd’hui perdues de la Cabale pour lui servir de domestique,sonner les cloches de la synagogue et faire les gros travaux. Maisce n’était pas un homme véritable et seule une vie végétative, àdemi consciente l’animait. Elle ne subsistait même qu’au jour lejour, entretenue par la puissance d’un parchemin magique glisséderrière ses dents et qui attirait les forces sidérales libres del’univers.

« Et lorsqu’un soir, avant la prière, le rabbi oublia de leretirer de la bouche du Golem, celui-ci fut pris d’un accès defolie furieuse et se mit à courir dans les ruelles en massacranttout ce qui lui tombait sous la main. Jusqu’à ce que le rabbi sejette sur lui et détruise le parchemin. Alors la créature tombasans vie. Il n’en resta que la figure de nain en glaise que l’onmontre aujourd’hui encore dans la vieille synagogue.

– Ce même rabbin aurait été convoqué par l’empereur dans sonchâteau pour évoquer les esprits des morts et les faire apparaître,interrompit Prokop. Des spécialistes modernes pensent qu’il s’estservi d’une lanterne magique.

– Bien sûr, il n’y a pas d’explication assez absurde pour ne pastrouver des partisans aujourd’hui, poursuivit Zwakh sans setroubler. Une lanterne magique ! Comme si l’empereur Rodolphequi avait recherché et collectionné des objets de ce genre-là toutesa vie n’aurait pas démasqué du premier coup d’œil une supercherieaussi grossière !

« Évidemment, je ne sais sur quoi repose l’origine de l’histoiredu Golem, mais je suis sûr qu’il y a dans ce quartier de la villequelque chose qui ne peut pas mourir, qui hante les lieux et gardeune sorte d’existence indépendante. Mes ancêtres ont habité icidepuis des générations et personne ne peut avoir accumulé plus desouvenirs que moi, vécus et hérités, sur les réapparitionspériodiques du Golem !

Zwakh s’était soudain tu et l’on sentait que ses penséeserraient dans le temps passé.

Le voyant assis à table, la tête levée, le rouge des jouespoupines contrastant de façon étrange avec le blanc des cheveuxdans la lumière crue de la lampe, je comparai involontairement sestraits aux masques des marionnettes qu’il me montrait si souvent.Comme ce vieil homme leur ressemblait ! Même expression etmême dessin du visage !

Je me dis que nombre de choses sur cette terre ne peuvent sedissocier et tandis que le destin tout simple de Zwakh se déroulaitdans mon esprit, il me paraissait soudain insolite et monstrueuxqu’un homme comme lui, beaucoup plus instruit que ses ancêtres, quiaurait dû devenir comédien, eût pu revenir à un misérable théâtrede marionnettes, et aller de marché en marché exhiber lesmouvements maladroits et les aventures assommantes de ces mêmespoupées qui avaient procuré un moyen d’existence si précaire à sesancêtres.

Il ne parvient pas à se séparer d’elles, je le comprends : ellesvivent de sa vie et quand il s’est éloigné, elles se sontmétamorphosées en idées logées dans son cerveau, le harcelant et letracassant jusqu’à ce qu’il fût revenu chez lui. C’est pourquoi illes manipule maintenant avec tant d’amour et les habille fièrementde clinquant.

– Zwakh, racontez-nous donc encore quelque chose, demandaProkop, puis, il nous regarda, Vrieslander et moi, pour voir sinous étions du même avis.

– Je ne sais pas par où commencer, dit le vieillard, hésitant.L’histoire du Golem n’est pas facile à saisir.

« Comme Pernath l’a dit tout à l’heure, il sait exactementl’aspect qu’avait l’inconnu et pourtant il ne peut pas le décrire.Il se reproduit à peu près tous les trente-trois ans dans nosruelles un événement qui n’a rien de particulièrement bouleversanten lui-même et qui provoque pourtant une panique parce qu’on ne luitrouve ni explication ni justification. Chaque fois, un hommetotalement inconnu, imberbe, le visage jaunâtre et de type mongol,se dirige à travers le quartier juif vers la rue de laVieille-École d’un pas égal, curieusement trébuchant, comme s’ilallait tomber en avant d’un instant à l’autre, puis soudaindisparaît. En général, il tourne un angle de rue et se volatilise.Une autre fois, on dit qu’il a décrit un cercle pour revenir à sonpoint de départ : une très vieille maison dans le voisinage de lasynagogue.

« Quelques agités prétendent aussi l’avoir vu déboucher d’uneruelle adjacente et venir à leur rencontre. Mais bien qu’il eûtindiscutablement marché dans leur direction, il était devenu deplus en plus petit, comme quelqu’un dont la silhouette se perd dansle lointain, puis il avait brusquement disparu.

« Il y a soixante-dix ans, l’impression produite a dû êtreparticulièrement profonde, car je me souviens – j’étais encore toutjeune à l’époque – qu’on a fouillé la maison dans la rue de laVieille-École de la cave au grenier. On y a découvert une pièceavec une fenêtre grillagée, sans issue. On s’en est aperçu quand ona fait pendre du linge à toutes les fenêtres pour voir de la ruecelles qui étaient accessibles. Comme on ne pouvait pas y pénétrerautrement, un homme est descendu du toit par une corde pour voir cequ’il y avait dedans. Mais il était à peine arrivé près de lafenêtre que la corde a cassé et le malheureux s’est fracassé lecrâne sur le pavé. Et quand par la suite on a voulu recommencer latentative, les avis sur l’emplacement de la fenêtre ont été sidifférents qu’on a renoncé. Quant à moi, j’ai personnellementrencontré le Golem pour la première fois, il y a environtrente-trois ans. Il venait à ma rencontre dans un passage et nousavons failli nous heurter.

« Aujourd’hui encore je ne peux comprendre ce qui s’est passé enmoi à ce moment-là. Car enfin on ne vit pas jour après jour dansl’attente d’une rencontre avec le Golem. Et pourtant, à ce momentprécis, avant que j’aie pu le voir, quelque chose a crié en moi :le Golem ! Au même instant quelqu’un est sorti de l’ombred’une porte cochère et l’inconnu est passé à côté de moi. Uneseconde après, des visages blêmes, bouleversés se précipitaient entorrent vers moi pour me demander si je l’avais vu. Et tandis queje leur répondais, j’avais l’impression que ma langue se déliait,alors que je n’avais pas senti de contraction auparavant. J’étaisstupéfait de pouvoir bouger et je me suis rendu compte seulementalors que j’avais dû me trouver – fût-ce le temps d’un battement decœur – dans une sorte de tétanie.

« J’ai réfléchi bien souvent, bien longuement à ces choses et ilme semble serrer la vérité d’aussi près que possible en disant ceci: dans le cours d’une vie, il y a toujours un moment où uneépidémie spirituelle parcourt la ville juive avec la rapidité del’éclair, atteint les âmes des vivants dans un dessein qui nousdemeure caché, et fait apparaître à la manière d’un mirage lasilhouette d’un être caractéristique qui a vécu là des sièclesauparavant peut-être et désire avidement retrouver forme etsubstance.

« Il est peut-être constamment au milieu de nous, sans que nousnous en apercevions. Nous entendons bien la note du diapason avantqu’elle frappe le bois et le fasse vibrer à l’unisson.

« Peut-être y a-t-il là comme une œuvre d’art spirituelle, sansconscience d’elle-même, une œuvre d’art qui naît de l’informe, telun cristal, selon des lois immuables. Qui sait ?

« De même que par les journées torrides la tension électriquemonte jusqu’à devenir intolérable et finit par engendrer l’éclair,ne pourrait-il se faire que l’accumulation incessante de cespensées jamais renouvelées qui empoisonnent ici l’air du ghettoproduise une décharge subite, une explosion spirituelle qui d’uncoup de fouet projette dans la lumière du jour notre conscienceonirique ? D’un côté, dans la nature, l’éclair, de l’autre uneapparition qui par son aspect, sa démarche et son comportementrévélerait infailliblement le symbole de l’âme collective si l’onsavait interpréter le langage secret des formes ?

« Et de même que maints signes annoncent l’éclatement del’éclair, certains présages angoissants révèlent l’imminence d’untel fantôme dans le domaine de la réalité. Le crépi qui s’écaillesur un vieux mur dessine une silhouette rappelant un homme enmarche et dans les fleurs du givre, sur la fenêtre, les traits devisages figés apparaissent. Le sable du toit paraît tomberautrement qu’avant, faisant soupçonner à l’observateur irrité qu’unesprit invisible, fuyant la lumière, le jette en bas et s’exerce ensecret à modeler toutes sortes de figures étranges – si notre œils’arrête sur une dartre monochrome ou sur les inégalités de lapeau, nous sommes accablés par le don pénible de voir partout desformes prémonitoires, chargées de sens, qui prennent dans nos rêvesdes proportions gigantesques. Et toujours, tel un fil rouge courantau travers de ces tentatives schématiques que fait la penséecollective pour percer les murailles du quotidien, la certitudedouloureuse que le plus intime de notre être nous est arraché avecpréméditation, contre notre volonté, simplement pour que le fantômepuisse prendre forme.

« Quand j’ai entendu Pernath dire il y a quelques instants qu’ilavait rencontré un homme imberbe aux yeux obliques, le Golem m’estapparu tel que je l’avais vu autrefois. Comme s’il avait jailli dusol, il était là, devant moi.

« Et la crainte sourde d’être une fois encore à la veille d’unévénement inexplicable m’a traversé, l’espace d’un instant, cettemême angoisse que j’ai déjà éprouvée dans mes années de jeunesse,quand les premières manifestations spectrales du Golem projetaientleurs ombres.

« Il y a bien soixante-six ans de cela – c’était un soir où lefiancé de ma sœur était venu en visite et où la famille devaitfixer le jour du mariage. À l’époque, on versait du plomb fondudans l’eau froide, en manière d’amusement, et je restais planté là,la bouche ouverte, sans comprendre ce qu’il y avait à comprendre,dans mon esprit d’enfant déconcerté, je rapprochais l’opération duGolem dont j’avais souvent entendu mon grand-père raconterl’histoire et je me figurais que d’un instant à l’autre la porteallait s’ouvrir pour donner passage à l’inconnu. Ma sœur vida lacuillerée de métal fondu dans l’écuelle pleine d’eau et me ritgaiement au nez en voyant mon état de surexcitation. De ses mainsflétries et tremblantes, mon grand-père sortit le morceau de plombbrillant et l’éleva dans la lumière. Aussitôt l’agitation s’emparade tous les assistants, les voix montèrent, s’entrecroisèrent, jevoulus m’approcher, mais on me repoussa.

« Beaucoup plus tard, mon père m’a raconté que le métal en sesolidifiant avait pris la forme très nette d’une petite tête ronde,imberbe, comme coulée dans un moule, et qui ressemblait siétrangement à celle du Golem que tout le monde en avait étéépouvanté.

« J’en ai souvent parlé avec l’archiviste Schemajah Hillel qui ala garde des objets du culte dans la vieille synagogue ainsi que dela figurine en terre cuite du temps de l’empereur Rodolphe. Il aétudié la Cabbale et il pense que cette motte de glaise aux formeshumaines pourrait bien être un présage surgi à l’époque, tout commedans mon cas, la tête en plomb. Et l’inconnu rôdant dans lesparages devait être la figure imaginaire que le rabbi du Moyen Ageavait d’abord pensée avant de pouvoir l’habiller dematière et qui revenait désormais à intervalles réguliers selon lesconfigurations astrales sous lesquelles il l’avait créée, torturéepar le désir d’une vie corporelle.

« L’épouse défunte de Hillel avait vu le Golem face à face, elleaussi, et senti comme moi que l’on se trouvait dans un état decatalepsie tant que l’énigmatique créature restait proche. Elledisait croire dur comme fer que c’était sa propre âme qui, sortiede son corps, s’était tenue un instant devant elle et l’avaitregardée les yeux dans les yeux, sous les traits d’une créatureétrangère. Malgré une angoisse terrible, elle n’avait pas perdu uneseconde la certitude que cet autre ne pouvait être qu’un fragmentarraché au plus intime d’elle-même.

– Incroyable ! marmonna Prokop, perdu dans ses pensées.

Le peintre Vrieslander paraissait lui aussi abîmé dans laméditation.

Puis on frappa à la porte et la vieille femme qui m’apporte lesoir l’eau et ce dont je peux avoir besoin, entra, posa la cruchede terre sur le plancher et repartit sans avoir dit un mot. Nousavions tous relevé la tête et regardé autour de nous comme si noussortions du sommeil, mais un long moment s’écoula encore dans lesilence. On eût dit qu’avec la vieille une influence nouvelles’était glissée dans la pièce, à laquelle nous devions d’abord noushabituer.

– Oui, Rosina la Rouge, c’est encore un visage dont on ne peutpas se délivrer, qu’on voit continuellement surgir des coins etrecoins, dit tout à coup Zwakh, sans la moindre transition.

« Ce sourire grimaçant, figé, je l’ai connu toute ma vie !D’abord la grand-mère, ensuite la mère ! Et toujours le mêmevisage, pas un trait de changé. Le même prénom aussi, Rosina, l’uneest la réincarnation de l’autre.

– Est-ce qu’elle n’est pas la fille du brocanteur AaronWassertrum ? demandai-je.

– On le dit, répliqua Zwakh. Mais Aaron Wassertrum a de nombreuxfils et de nombreuses filles qu’on ne connaît pas. Pour la mère deRosina déjà, on ne savait pas qui était le père – ni ce qu’elle estdevenue. À quinze ans elle a eu un enfant et depuis elle n’a pasreparu. Sa disparition a coïncidé, si je me rappelle bien, avec unassassinat commis à cause d’elle dans cette maison.

« Tout comme sa fille aujourd’hui, elle tournait la tête desgamins à moitié poussés. L’un d’eux vit encore, je le vois souventmais j’ai oublié son nom. Les autres sont morts très tôt et je negarde de ce temps-là que de courts épisodes qui passent dans mamémoire comme des images décolorées. C’est ainsi qu’il y a euautrefois un malheureux à moitié dément qui allait de taverne entaverne et découpait la silhouette des clients dans du papier noirpour quelques kreuzers. Quand on le faisait boire, il sombrait dansune tristesse indicible et se mettait à découper inlassablement ensanglotant le même profil aigu de jeune fille jusqu’à ce que saprovision de papier soit épuisée. D’après des recoupements, quej’ai oubliés depuis longtemps, il avait, encore presque enfant,tant aimé une certaine Rosina, sans doute la grand-mère del’actuelle, qu’il en avait perdu la raison. Si je fais le comptedes années, oui, ce ne pouvait être que la grand-mère de lanôtre.

Zwakh se tut et se laissa aller en arrière.

Une idée me traversa l’esprit : dans cette maison, le destintourne en rond et revient toujours au même point. Et c’est alorsque surgit devant mes yeux une image affreuse, celle d’un chatblessé au cerveau, que j’avais vu autrefois décrire des cercles entitubant.

– Maintenant, voilà la tête, lança tout à coup d’une voix clairele peintre Vrieslander.

Il prit une bille de bois dans sa poche et se mit à latailler.

Une lourde fatigue s’abattit sur mes yeux et je reculai monfauteuil pour sortir du cercle de la lumière.

L’eau pour le punch chantait dans la bouilloire et Josua Prokopremplit à nouveau-les verres. Doucement, très doucement, la musiquede danse s’insinua au travers de la fenêtre fermée ; souventelle se taisait tout à fait, puis reprenait de nouveau un peu deforce selon que le vent la perdait en route, ou nous l’apportait dela rue.

Au bout d’un moment, le musicien me demanda si je ne voulais pastrinquer. Mais je ne répondis rien. J’avais si totalement perdu lavolonté de me mouvoir que l’idée d’ouvrir la bouche ne me vint mêmepas. Le calme intérieur qui m’avait pétrifié était tel que jecroyais dormir. J’étais obligé de regarder le couteau deVrieslander qui lançait des éclairs tout en mordant sans trêve dansle bois pour avoir la certitude d’être éveillé.

Très loin, résonnait la voix de Zwakh qui racontait toutessortes d’histoires merveilleuses sur ses marionnettes et les contesbigarrés qu’il inventait pour les leur faire jouer.

Il était aussi question du Dr Savioli et de la dame distinguée,épouse d’un noble, qui venait le voir dans l’atelier retiré.

Et de nouveau je vis dans mon esprit la mine ironique ettriomphant d’Aaron Wassertrum.

Après m’être demandé si je ne devrais pas mettre Zwakh aucourant de ce qui s’était passé alors, je conclus que cela n’envalait pas la peine. D’ailleurs je savais que si j’essayais deparler maintenant, ma volonté se déroberait.

Soudain, les trois hommes assis à table regardèrent de mon côtéavec attention et Prokop dit assez haut : « Il s’est endormi », sihaut que cela sonnait presque comme une question.

Ils poursuivirent leur conversation à voix assourdie et jecompris qu’ils parlaient de moi.

Le couteau de Vrieslander dansait toujours, accrochant lalumière qui ruisselait de la lampe et dont le reflet miroitant mebrûlait les yeux.

Un mot tomba, quelque chose comme « divaguer » et j’écoutai lespropos qui roulaient de l’un à l’autre.

– Des sujets comme celui du Golem, il ne faudrait jamais lesaborder devant Pernath, disait Josua Prokop sur un ton de reproche.Quand il nous a raconté l’histoire du livre, un peu avant, nousn’avons pas pipé mot et nous n’avons pas poussé la chose plus loin.Je parierais gros qu’il a rêvé.

Zwakh approuva du chef.

– Vous avez tout à fait raison. C’est comme si l’on entre avecune bougie allumée dans une pièce poussiéreuse pleine de chiffonspourris, le plancher recouvert par la charpie desséchée du passé :un simple effleurement et le feu jaillit de partout.

– Est-ce que Pernath a été longtemps dans un asiled’aliénés ? Comme c’est triste pour lui, il ne doit pas avoirplus de quarante ans ? dit Vrieslander.

– Je ne sais pas ; je n’ai pas la moindre idée non plus deses origines ni de son ancienne profession. À le voir, il faitpenser à un noble de la vieille France avec sa silhouette mince etsa barbe taillée en pointe. Il y a bien, bien des années, unmédecin de mes amis m’a demandé de m’occuper un peu de lui, et delui chercher un petit logement dans cette rue où personne ne feraitattention à lui et ne lui poserait de question sur son passé.

De nouveau Zwakh regarda dans ma direction, l’air ému.

« Depuis ce moment-là, il vit ici, il restaure des objets d’art,il taille des pierres précieuses et il a fini par acquérir un petitbien-être. Heureusement pour lui, il semble avoir oublié tout cequi touche à sa folie. Mais au nom du ciel, ne lui demandez jamaisde choses qui pourraient réveiller en lui les souvenirs du passé.Combien de fois le vieux médecin me l’a recommandé ! Il medisait toujours : Vous comprenez, Zwakh, nous avons une méthode,nous avons pour ainsi dire emmuré sa maladie, avec beaucoup depeine d’ailleurs, comme on isole le lieu d’une catastrophe parcequ’il rappelle de trop tristes souvenirs.

Les paroles du montreur de marionnettes tombaient sur moi commeles coups d’un tueur sur un animal sans défense, et m’étreignaientle cœur avec des mains brutales, féroces.

Depuis longtemps une angoisse sourde me rongeait, le soupçonqu’on m’avait pris quelque chose et que j’avais parcouru une longueétape de ma vie au bord d’un précipice, comme un somnambule. Maisjamais je n’étais parvenu à en découvrir l’origine. Désormaisj’avais devant moi la solution de l’énigme et elle me brûlait commeune blessure mise à vif.

Cette répugnance maladive à m’abandonner au souvenir desévénements passés, ce rêve étrange et sans cesse répété où je mevoyais enfermé dans une maison, contenant une suite d’appartementsinaccessibles pour moi, l’angoissante défaillance de ma pensée ence qui touchait ma jeunesse, tout cela trouvait d’un seul coup saterrible explication : j’avais été fou et l’on m’avait soumis àl’hypnose, on avait verrouillé la « chambre » qui dans mon cerveauassurait la liaison avec ces appartements, faisant ainsi de moi unvagabond sans patrie au milieu de la vie qui m’entourait. Et aucuneperspective de jamais recouvrer les souvenirs perdus.

Les ressorts de ma pensée et de mes actes se trouvaientdissimulés dans une autre personnalité oubliée depuis longtemps etque je ne pourrais jamais reconnaître : je suis une plantedéracinée, un rejet poussé sur une souche étrangère. Si j’arrivaisun jour à forcer l’entrée de cette « chambre » fermée, netomberais-je pas aux mains des fantômes qui y étaientbannis ?

L’histoire du Golem que Zwakh avait racontée une heureauparavant me traversa l’esprit et je découvris aussitôt un liengigantesque, mystérieux, entre la légendaire pièce sans fenêtre oùl’inconnu était censé habiter et mon rêve lourd de signification.Oui ! Dans mon cas aussi la corde casserait si je voulaisessayer de voir en moi par la fenêtre grillagée.

L’étrange concordance devenait sans cesse plus précise etprenait un caractère indescriptiblement angoissant. Je sentaisqu’il y avait là, insaisissables, soudées les unes aux autres, deschoses qui se ruaient comme des chevaux aveugles lancés sur unchemin dont ils ne connaissaient pas le but. Dans le ghetto aussi :une pièce dont personne ne peut trouver l’entrée, un être sombrequi y habite et n’en sort de loin en loin que pour errer dans lesrues en apportant aux hommes la terreur et l’horreur !

Vrieslander sculptait toujours la tête et le bois grinçait sousla lame du couteau. L’entendre me faisait presque mal et je jetaiun coup d’œil pour voir s’il n’en aurait pas bientôt fini. On eûtdit, à voir la tête osciller dans la main du peintre, qu’elle étaitdouée de conscience et regardait de-ci de-là, d’un coin à l’autre.Puis enfin ses yeux se reposaient longuement sur moi, heureux dem’avoir trouvé. Moi non plus je ne pouvais détourner mon regard etfixais sans relâche le visage de bois.

Pendant un moment le couteau de l’artiste parut hésiter, puis ilentailla une ligne d’un geste décidé et soudain les traits dumorceau de bois prirent une vie effrayante. Je reconnus le visagejaune de l’inconnu qui m’avait apporté le livre.

Et puis je ne distinguai plus rien, l’apparition n’avait duréqu’une seconde, et je sentis mon cœur s’arrêter de battre, puispalpiter avec angoisse. Cependant, comme la fois précédente, levisage me restait familier.

J’étais devenu lui, je m’appuyais sur le genou deVrieslander et je jetais autour de moi des regards fureteurs. Mesyeux se mirent à errer autour de la pièce et une main étrangèrem’effleura le crâne. Alors je vis tout à coup l’air effaré de Zwakhet j’entendis ses paroles :

– Grand Dieu, c’est le Golem !

Il s’ensuivit une courte lutte, on voulut arracher de vive forcela sculpture à Vrieslander qui se défendit et s’écria en riant:

– Qu’est-ce que vous voulez en faire ? Elle estcomplètement ratée ! Il se retourna, ouvrit la fenêtre et jetala tête dans la rue.

Je perdis alors conscience et sombrai dans une profondeobscurité traversée de fils d’or étincelants et lorsque je revins àmoi au bout de ce qui me parut être un temps très long, le premierbruit qui me frappa l’oreille fut celui du bois heurtant lepavé.

– Vous dormiez si profondément que nous avons eu beau voussecouer, vous n’avez rien remarqué, me dit Josua Prokop. Le punchest fini et vous avez tout manqué.

La douleur brûlante provoquée par les paroles que je venais desurprendre m’accabla de nouveau et je voulus crier que je n’avaispas rêvé en leur racontant l’histoire du livre, et aussi le prendredans la cassette et le leur montrer. Mais ces pensées ne purents’exprimer en mots, ni prévaloir sur l’humeur généralisée de départqui s’était emparée de mes invités.

Zwakh m’enfila de force mon manteau et déclara :

– Venez avec nous chez Loisitschek, maître Pernath, ça va vousravigoter.

Chapitre 6NUIT

Sans volonté, je m’étais laissé conduire jusqu’au bas del’escalier par Zwakh. Je sentais l’odeur du brouillard de la ruequi pénétrait dans la maison devenir de plus en plus marquée. JosuaProkop et Vrieslander nous avaient précédés de quelques pas et onles entendait parler ensemble dehors, devant la porte cochère.

– Elle a dû tomber juste dans la bouche du caniveau. Allez doncla repêcher maintenant !

En débouchant dans la rue, je vis Prokop se pencher pourchercher la marionnette.

– Je suis enchanté que tu ne trouves pas cette tête idiote,grommela Vrieslander.

Il s’était appuyé contre le mur et son visage s’éclaira, puiss’éteignit tandis qu’il enfonçait la flamme craquante d’uneallumette dans sa courte pipe.

Du bras, Prokop fit un violent geste de dénégation et se penchaplus bas encore, presque à genoux sur le pavé.

– Arrêtez donc ! Vous n’entendez rien ?

Nous nous étions rapprochés de lui. Sans un mot, il nous montrala bouche du caniveau et se mit la main en cornet sur une oreille.Pendant un certain temps, notre groupe resta là, immobile, écoutantles profondeurs de l’égout.

Rien.

– Qu’est-ce que c’était donc ? chuchota enfin le vieuxmontreur de marionnettes, mais aussitôt Prokop l’empoigna par lecoude.

La durée d’un battement de cœur, il m’avait semblé entendre unemain frapper contre une plaque de fer, presque imperceptiblement.Lorsque je voulus y repenser une seconde plus tard, tout étaitfini ; seul dans ma poitrine l’écho d’un souvenir étaitrépercuté avant de se fondre lentement en un sentiment de terreurindéfinissable.

Des pas se rapprochant dans la rue dissipèrent l’impression.

– Partons ! Qu’est-ce que nous attendons là ? ditVrieslander.

Nous longeâmes la rangée de maisons. Prokop suivait de mauvaisgré.

– Je donnerais ma tête à couper que j’ai entendu quelqu’un crierà la mort là-dessous.

Personne ne lui répondit, mais je sentis que quelque chose commeune angoisse venait de poindre, qui nous liait la langue.

Peu après nous arrivions devant une vitrine drapée de rouge. Surun couvercle en carton dont le bord s’ornait de photographiesféminines déteintes on pouvait lire :

SALON LOISITSCHEK

(Aujourdvi krand Goncert)

Avant même que Zwakh ait eu le temps de mettre la main sur lapoignée, la porte fut ouverte par l’intérieur et un gaillard trapuaux cheveux noirs poisseux, sans col, une cravate de soie vertenouée autour du cou et le frac orné d’un bouquet de dents desanglier, nous accueillit avec force courbettes.

– Foui, foui, foilà des infités bour moi. Pane Schaffraneck,fite une vanvare ! lança-t-il par-dessus son épaule, endirection de la salle bondée, aussitôt après les salutations.

Une sorte de galopade sonore comme en produirait un rat sur destouches de piano fut la réponse.

« Foui, foui, aujourdvi ch’ai toute la noplesse du pays chezmoi, déclara-t-il triomphalement en voyant la mine étonnée deVrieslander qui découvrait quelques jeunes gens distingués entoilette du soir aux premiers rangs d’une estrade séparée du devantde la taverne par une rampe et deux marches d’escalier.

Des nuées d’une âcre fumée de tabac roulaient sur les tablesderrière lesquelles de grands bancs de bois, le long des murs,étaient surchargés de silhouettes affalées ; des filles àsoldats, indifférentes, sales, nu-pieds, leur robuste poitrine àpeine voilée par des fichus bariolés, voisinaient avec dessouteneurs en casquette militaire bleue, la cigarette derrièrel’oreille, des maquignons aux mains poilues, aux doigts épais, dontchaque geste parlait le langage muet de la vilenie, des serveurs debrasserie aux yeux insolents et des gratte-papier en pantalons àcarreaux.

« Che fais boser un égran esbagnol doudaudour, fous serezcholiment dranquilles, susurra l’hôte de sa voix la plus huileuseet aussitôt un paravent orné de petits Chinois dansant glissalentement devant la table d’angle à laquelle nous nous étionsassis.

Les grasseyements d’une harpe firent taire les voix quitourbillonnaient dans la salle.

Pendant une seconde, pause rythmique. Silence de mort comme sichacun retenait sa respiration.

On entendit soudain, avec une effrayante netteté les becs à gazen fer cracher leurs flammes plates en forme de cœur, puis lamusique s’abattit sur le chuintement et l’engloutit.

Comme si elles venaient de prendre forme, deux figures étrangesémergèrent alors de la fumée, juste devant moi. Un vieillard à lalongue barbe blanche ondée de prophète, sur sa tête chauve unepetite calotte de soie noire comme en portent les pères de famillejuifs, des yeux sans regard, bleu laiteux, fixés sur le plancher,remuait les lèvres en passant des doigts secs comme des serres devautour sur les cordes d’une harpe. À côté de lui, dans une robe detaffetas noire luisante de graisse, des ornements et une croix dejais au cou et aux poignets – symbole de la morale bourgeoisehypocrite – une femme spongieuse, un harmonica sur les genoux.

Un tumulte frénétique de sons jaillit des instruments, puis lamélodie retomba, épuisée, au niveau d’un simple accompagnement. Levieillard qui avait déjà mordillé l’air plusieurs fois ouvrit labouche si grand qu’on apercevait ses chicots noirâtres et de sapoitrine une voix de basse rugissante s’échappa, accompagnéed’étranges râlements hébraïques.

– Étoileu bleu-eue, étoileu rou-ou-ge.

– Rititit.

La femme lançait un trille, puis se hâtait de refermer seslèvres criardes comme si elle en avait déjà trop dit.

– Étoileu rou-ou-ge, étoileu bleu-eue. Des petits croissantsj’en man-geurai bien aussi.

– Rititit.

– Barbeu rou-ouge, barbeu ve-erte. Partout des étoileu…

– Rititit, rititit.

Les couples se mirent à danser.

– Cette chanson, c’est en réalité une « Bénédiction du repas »,nous expliqua en souriant le montreur de marionnettes qui marquaitdoucement la mesure avec la cuillère d’étain attachée à la tablepar une chaînette. Il y a bien cent ans ou plus, deux compagnonsboulangers, Barbe-rouge et Barbe-verte, avaient empoisonné lespains, étoiles et croissants, le soir du Grand Sabbat, la veille dela Pâque, pour provoquer des morts en masse dans la ville juive,mais le meschoress, serviteur de la communauté, avait pu intervenirà temps grâce à une inspiration divine et livrer les deux criminelsà la police. Pour commémorer cette protection miraculeuse, lesélèves de la Yechiva, depuis les grands déjà érudits jusqu’auxpetits débutants, avaient alors composé cette chanson bizarre quenous retrouvons transformée en quadrille pour bordel.

– Rititit. Rititit.

– Étoileu rou-ougeu, étoileu bleu-eue…

Le rugissement du vieillard était de plus en plus caverneux etfuribond.

Soudain la mélodie devint plus confuse et passa progressivementau rythme du « chlapak » bohémien, danse glissée que les couplesexécutent joue contre joue, collées par la sueur.

– Très bien. Bravo. Vas-y. Hep, hep ! cria de l’estrade àl’intention du harpiste, un jeune cavalier en frac, élancé, monocleà l’œil ; après quoi il plongea dans la poche de son vêtementet lança une pièce d’argent dans la direction du vieillard, maiscelle-ci n’atteignit pas son but : je la vis étinceler au-dessusdes remous de la danse, puis disparaître soudain. Un drôle – sonvisage m’est connu, ce doit être celui que j’ai vu à côté deCharousek au moment de l’averse – avait retiré la main qui pressaitjusqu’alors rudement le fichu de sa danseuse, un geste qui fendl’air avec une rapidité simiesque sans manquer une mesure de lamusique et la pièce avait disparu. Pas un muscle ne frémit dans levisage de l’individu, seuls deux ou trois couples à côté de luiricanèrent légèrement.

– Probablement un membre du Bataillon, à en juger par sonadresse, dit Zwakh en riant.

– Maître Pernath n’a sûrement jamais entendu parler duBataillon, coupa Vrieslander avec une hâte surprenante en lançantau montreur de marionnettes un clin d’œil que je ne devais pasvoir. Je comprenais très bien : c’était comme tout à l’heure,là-haut dans ma chambre, ils me traitaient en malade qu’on évite desurexciter. Il fallait que Zwakh racontât une histoire. N’importelaquelle.

Le bon vieillard me regarda d’un air si compatissant que deslarmes brûlantes me montèrent du cœur jusqu’aux yeux. S’il savaitcomme sa pitié me faisait mal !

Je laissai échapper les premiers mots dont le montreur demarionnettes se servit pour introduire son récit, tout ce que jesais c’est que j’avais l’impression de perdre lentement mon sang.Je me sentais de plus en plus glacé, de plus en plus paralysé,comme au moment où j’avais été appuyé, visage de bois, sur le genoude Vrieslander. Puis je me trouvai soudain au beau milieu del’histoire qui m’environnait, étrangère et sans vie comme l’extraitd’un livre de lecture.

Zwakh commença :

– Histoire du Dr Hulbert, jurisconsulte et de son Bataillon… Ilfaut dire qu’il avait le visage plein de verrues et des jambestordues comme un basset. Jeune homme, il ne connaissait déjà quel’étude. Une étude sèche, énervante. Avec ce qu’il gagnaitpéniblement en donnant des leçons, il devait encore subvenir auxbesoins de sa mère malade. Je crois bien qu’il ne savait que parles livres l’aspect qu’ont les prairies vertes, les haies et lescollines pleines de fleurs et les forêts. Quant au soleil qui peutse glisser dans les petites rues noires de Prague, vous savez qu’iln’y en a pas beaucoup.

« Il passa son doctorat brillamment ; cela allait desoi.

« Avec le temps, il devint jurisconsulte et célèbre. Si célèbrequ’une foule de gens, juges et vieux avocats, venaient lequestionner quand ils étaient embarrassés par un point de droit.Avec tout cela, il vivait comme un mendiant, dans une pièce sanslumière dont la fenêtre donnait sur la cour de la Teynkirche.

« Des années et des années passèrent. Dans tout le pays, laréputation du Dr Hulbert, tenu pour une lumière de sa spécialité,était devenue proverbiale. Jamais on n’aurait pu croire qu’un hommetel que lui, qui commençait à avoir les cheveux blancs et quepersonne ne se rappelait avoir entendu parler d’autre chose que dejurisprudence fût accessible à des sentiments plus tendres. Maisc’est précisément dans ces cœurs fermés que le désir brûle avec leplus d’ardeur.

« Le jour où le Dr Hulbert atteignit le but suprême qu’il avaitdû s’assigner dès le temps de ses études, c’est-à-dire le jour oùSa Majesté l’empereur de Vienne le nomma Rector magnificusde notre université, le bruit vola de bouche en bouche qu’il étaitfiancé à une jeune fille ravissante, de famille pauvre maisnoble.

« Et, en effet, à partir de ce moment, le bonheur parut entrerchez lui. Bien que son mariage demeurât sans enfant, il choyait sajeune femme avec amour et son plus grand plaisir était d’exaucerles moindres souhaits qu’il pouvait lire dans les yeux decelle-ci.

« Dans son bonheur, il n’oubliait cependant nullement, commetant d’autres l’auraient fait, les souffrances de ses semblables.On assurait qu’il avait dit un jour :

– Dieu a comblé mes désirs, il a permis que devienne réalité unvisage de rêve que je voyais devant moi telle une lumière depuismon enfance, il m’a donné la créature la plus exquise que porte laterre. Alors je veux, dans la mesure de mes faibles moyens, faireretomber une parcelle de ce bonheur sur les autres.

« C’est ainsi qu’il décida de prendre un pauvre étudiant auprèsde lui, pour le traiter comme un fils. Probablement en songeant auservice que lui aurait rendu une aide de ce genre au temps de satriste et laborieuse jeunesse. Mais comme il arrive souvent en cemonde, nombre d’actions qui paraissent bonnes et nobles entraînentles mêmes conséquences que les maudites, parce que nous ne savonspas bien distinguer entre celles qui portent en elles des germesempoisonnés et celles qui sont salutaires : c’est ainsi que legeste charitable du Dr Hulbert valut à celui-ci le plus amer destourments.

« Très vite la jeune femme s’enflamma d’un amour caché pourl’étudiant et un sort impitoyable voulut que le recteur, rentrantinopinément chez lui avec un bouquet de roses pour lui souhaiterson anniversaire, la trouvât dans les bras de celui sur qui ilavait accumulé les bienfaits.

« On raconte que le myosotis peut perdre à jamais sa couleur sila lueur blême et sulfureuse d’un éclair annonçant un orage degrêle tombe sur elle ; assurément, l’âme du vieil homme fut àjamais foudroyée le jour où son bonheur se brisa. Le même soir, luiqui n’avait jamais su jusqu’alors ce qu’était l’intempérance, ilvint ici, chez Loisitschek et y resta jusqu’à l’aube, assommé demauvais alcools. Et ce beuglant devint son refuge pendant lerestant de sa vie détruite. L’été, il dormait sur les déblais dequelque bâtiment en construction, l’hiver, ici sur les bancs debois.

« Par un accord tacite, on lui conserva ses titres de professeuret de docteur. Personne n’aurait eu le cœur de lui reprocher samétamorphose.

« Peu à peu, tout ce qu’il y avait de vauriens tapis dansl’ombre de la ville juive se rassembla autour de lui et c’est ainsique prit naissance cette étrange communauté que l’on appelleaujourd’hui encore le Bataillon.

« Les connaissances encyclopédiques du Dr Hulbert en matière deloi devinrent le rempart de tous ceux que la police serrait d’unpeu trop près. Si quelque condamné libéré, ne pouvant trouver untravail, risquait de crever de faim, le Dr Hulbert l’envoyaitimmédiatement sur la place du Marché dans la vieille ville et lebureau de la « Fischbanka » était obligé de lui fournir un complet.Si une fille sans domicile était menacée d’expulsion, il luifaisait vite épouser quelque drôle ayant droit de cité et elledevenait ainsi résidente.

« Il connaissait des centaines d’expédients de ce genre et lapolice était impuissante devant ses conseils. Ce que « gagnaient »ces parias rejetés par la société était scrupuleusement versé dansune caisse commune qui subvenait aux besoins essentiels. Jamaisaucun ne se rendit coupable de la plus petite tricherie. Il estpossible que ce soit cette discipline de fer qui ait fait donner lenom de Bataillon à l’organisation.

« Le 1er décembre, jour anniversaire du malheur qui avait frappéle vieillard, une cérémonie bizarre se déroulait chez Loisitschek.Pressés tête contre tête autour de lui, mendiants, vagabonds,souteneurs et filles, ivrognes et chiffonniers observaient unsilence religieux. Alors, le Dr Hulbert, assis dans le coin où setiennent aujourd’hui les deux musiciens, juste sous la gravurereprésentant le couronnement de Sa Majesté l’empereur, leurracontait l’histoire de sa vie : comment il s’était élevé à laforce du poignet, comment il avait obtenu son doctorat, puis sanomination de Rector magnificus. Mais quand il en arrivaitau moment où il était entré dans la chambre de sa jeune femme, unbouquet de roses à la main, à la fois pour fêter son anniversaireet l’heure où il l’avait prise pour la première fois dans ses braset où elle était devenue son épouse, la voix lui manquait et ils’écroulait sur la table en pleurant. Alors il arrivait parfois quequelque fille perdue lui glissât timidement une fleur à demi fanéedans la main, de manière que personne ne pût voir le geste.

« Pendant longtemps, les assistants demeuraient immobiles. Tropdurs pour pleurer, ils baissaient la tête, regardaient leursvêtements et se tortillaient les doigts, mal assurés.

« Un matin, on trouva le corps du Dr Hulbert sur un banc en bas,près de la Moldau. Je crois qu’il était mort de froid.

« Je vois encore son enterrement. Le Bataillon s’était presquesaigné à blanc pour que la cérémonie fût aussi somptueuse quepossible. L’appariteur de l’université marchait en tête dans sesatours de cérémonie, portant la chaîne dorée sur un coussincramoisi et derrière le corps, à perte de vue, les rangs duBataillon, nu-pieds, crasseux, en haillons. L’un d’eux, qui avaitvendu le peu qu’il possédait, s’était enveloppé le corps dans desvieux journaux.

« C’est ainsi qu’ils lui rendirent les derniers honneurs. Aucimetière, sur sa tombe, une pierre blanche dans laquelle troisfigures sont sculptées : le sauveur crucifié entre les deuxlarrons. Personne ne sait qui a fait édifier ce monument, mais onmurmure que c’est sa femme.

« Le testament du défunt jurisconsulte prévoyait un legs destinéà assurer une soupe gratuite chez Loisitschek à tous les membres duBataillon. C’est pour cela qu’il y a des cuillères attachées auxtables par des chaînes, les creux dans le plateau servantd’assiette. À midi la serveuse arrive et les remplit de soupe avecune grosse pompe en fer blanc ; si quelqu’un ne peut pasprouver qu’il est du Bataillon, elle aspire la soupe avec soninstrument.

« La coutume est partie de cette table, transformée en histoirecomique, pour faire le tour du monde.

L’impression d’un tumulte dans la salle me tira de ma léthargie.Les dernières phrases prononcées par Zwakh s’envolèrent de maconscience. Je vis encore, l’espace d’un instant, ses mainsesquisser le mouvement de va-et-vient d’un piston, puis les imagesse précipitèrent en une course folle devant mes yeux, si rapides,si automatiques et pourtant d’une netteté si fantastique que je meperdis dans leur mouvement comme un rouage dans une montre vivante.La salle n’était plus qu’un vaste tourbillon humain. En haut, surl’estrade, des douzaines de messieurs en frac noir, manchettesblanches, bagues fulgurantes. Un uniforme de dragon avec des galonsde chef d’escadron. À l’arrière-plan, un chapeau de dame garni deplumes d’autruche saumon.

Le visage convulsé, Loisa regardait en l’air entre les montantsde la balustrade. Je vis qu’il pouvait à peine se tenir debout.Jaromir était là aussi, les yeux fixés dans la même direction, ledos collé au mur comme si une main invisible le pressaitcontre.

Les couples s’arrêtèrent brusquement de danser ; letavernier avait dû leur crier quelque chose qui les avait effrayés.La musique continuait, mais en sourdine, moins juste, on la sentaitnettement trembler. Et pourtant le visage de Loisitschek exprimaitune joie férocement maligne.

Le commissaire de police surgit soudain à la porte d’entrée lesbras en croix pour que personne ne pût sortir. Derrière lui, ungardien de la paix.

– Alors, on danse toujours, ici ? Malgrél’interdiction ? Je ferme la boîte. Suivez-moi, lepatron ! Et tout ce qui est ici, en route pour leposte !

Cela sonne comme un commandement militaire.

Loisitschek ne répond pas, mais la grimace rusée reste sur sonvisage. Elle est simplement devenue plus figée.

L’harmonica s’est égosillé et se contente de siffloter. La harpeelle-même rentre la queue.

Brusquement les visages ne sont plus que des profils : lesregards goulûment fixés sur l’estrade.

Et puis, une silhouette noire élégante descend nonchalamment lesdeux marches puis se dirige sans hâte vers le commissaire. Les yeuxdu gardien de la paix sont rivés sur les souliers vernis noirs quiglissent, glissent… Le gentilhomme s’est arrêté à un pas dupolicier, le toise d’un air lassé, son regard coulant de la têteaux pieds, puis remontant des pieds à la tête.

Les autres jeunes nobles, en haut, se penchent sur la balustradeet dissimulent leurs sourires derrière des mouchoirs de soie grise.Le chef d’escadron se visse une pièce d’or dans l’orbite et cracheson mégot de cigarette sur la tête d’une jeune fille appuyéeau-dessous de lui.

Le commissaire de police qui a verdi fixe désespérément la perledans le plastron de l’aristocrate. Il ne peut supporter le regardindifférent, terne, de ce visage glabre et immuable au nez en becd’aigle. Il sent qu’il perd son sang-froid, qu’il est écrasé.

Le silence de mort à l’intérieur du cabaret devient de plus enplus pénible.

– Il ressemble aux statues de chevalier qui gisent les mainscroisées sur leur cercueil de pierre dans les églises gothiques,chuchote le peintre Vrieslander après un regard au gentilhomme.

Enfin l’aristocrate rompt le silence :

– A. Hum.

Il imite la voix du cabaretier.

– Voui, voui, c’est mes infités, on foit pien.

Un éclat de rire tonitruant explose dans la salle, et faitvibrer les verres. Les voyous se tiennent le ventre. Une bouteillevole contre le mur et se brise. Le tenancier bêle dans notredirection, explicatif et respectueux :

– Son Excellence, monseigneur le comte Ferri Athenstädt.

Le comte a tendu une carte de visite au commissaire. Lemalheureux la prend, salue à plusieurs reprises et claque destalons. De nouveau le silence est tombé, la foule attend, retenantson souffle, ce qui va se passer.

Le gentilhomme reprend la parole.

– Les dames et les messieurs réunis ici sont, euh, sont lesinvités.

Son Excellence enveloppe l’assistance dans un rond de brasnégligent.

« Désirez-vous, peut-être, monsieur le commissaire, euh, êtreprésenté ?

L’autre se dérobe avec un sourire forcé, marmonne quelque chosesur « le devoir à accomplir, souvent difficile » et finit par seprécipiter sur la formule :

– Je vois que tout se passe correctement dans le local.

Elle a pour effet de rappeler brusquement le chef d’escadron àla vie ; il se dirige rapidement vers le chapeau à plumesd’autruche et l’instant d’après, à la grande jubilation des jeunesnobles, il tire dans la salle, en la tenant par le bras, Rosina.Complètement ivre, elle vacille, les yeux fermés. À part le grandchapeau luxueux, tout de travers, elle ne porte sur son corps nuque de longs bas roses et un frac d’homme.

Un signe, la musique attaque avec fureur « Rititit. Rititit » etengloutit le cri guttural que Jaromir, le sourd-muet, a poussécontre son mur en voyant Rosina.

Nous voulons partir. Zwakh appelle la serveuse. Le tintamarregénéral couvre sa voix. Les scènes qui se déroulent sous mes yeuxprennent des allures fantasmagoriques, comme un rêve d’opium.

Le chef d’escadron tenant Rosina à demi nue dans ses brasl’entraîne lentement au rythme de la danse. La foule leur a faitplace, respectueusement.

Puis un murmure court sur les bancs : « Le Loisitschek, leLoisitschek », les cous se tendent, et au couple qui danse unsecond vient se joindre, encore plus extraordinaire. Un jouvenceauà l’aspect féminin, moulé dans un tricot rose, de longs cheveuxblonds ruisselant jusqu’aux épaules, les joues et les lèvresfardées comme une catin, les yeux coquettement baissés, s’accrocheavec une confusion languissante à la poitrine du comteAthenstädt.

Une valse suave coule de la harpe goutte à goutte. Un violentdégoût de la vie me prend à la gorge.

Angoissé, je cherche la porte du regard : le commissaire esttoujours là, détourné pour ne rien voir et chuchote avec le gardiende la paix qui met quelque chose dans sa poche, quelque chose quicliquette comme des menottes.

Tous deux cherchent du regard Loisa le grêlé, qui tente uninstant de se cacher, puis s’immobilise debout, le visage blanccomme de la craie, paralysé par la terreur.

Une image traverse ma mémoire, puis s’évanouit aussitôt : cellede Prokop tel que je l’ai vu il y a une heure, penché aux aguetssur le caniveau. Et un cri de mort jaillissant de la terre.

Je veux appeler et ne le peux pas. Des doigts glacés s’enfoncentdans ma bouche et me retournent la langue contre les dents du bas,si bien qu’elle fait comme un tampon qui m’empêche de dire un mot.Je ne vois pas les doigts, je sais qu’ils sont invisibles etpourtant je sens leur contact, physique, tangible. Et uneconviction se fait jour dans mon esprit : ils appartiennent à lamain fantomatique qui m’a donné le livre « Ibbour », dans machambre de la ruelle du Coq.

– De l’eau, de l’eau ! crie Zwakh à côté de moi. On metient la tête, on m’éclaire les pupilles avec une chandelle.

– Il faut le transporter chez lui, appeler le médecin,l’archiviste Hillel s’y connaît pour ces choses-là, conduisons-lechez lui !

Les conseils murmurés s’entrecroisent. Puis je suis placé, raidecomme un cadavre, sur une civière et Prokop me porte dehors avecVrieslander.

Chapitre 7RÉVEIL

Zwakh avait gravi l’escalier en courant devant nous et jel’entendis essayer de rassurer Mirjam, la fille de l’archivisteHillel, qui lui posait des questions anxieuses. Je ne pris pas lapeine d’écouter ce qu’ils disaient et devinai, plus que je necompris les mots, ce que Zwakh lui racontait : j’avais eu uneattaque et ils venaient demander que l’on me donnât les premierssoins pour me ramener à moi.

Je ne pouvais toujours pas faire un mouvement et les doigtsinvisibles me tenaient la langue, mais ma pensée était ferme etsûre, le sentiment d’horreur m’avait quitté. Je savais exactementoù j’étais, ce qui m’arrivait et il ne me paraissait pas du toutextraordinaire d’être déposé comme un cadavre sur une civière dansla chambre de Schemajah Hillel, puis laissé seul.

Une satisfaction calme, naturelle, celle qu’on éprouve quand onrevient chez soi après une longue absence, m’emplissait lecœur.

Il faisait sombre dans la pièce et les contours flous desencadrements de fenêtre en forme de croix ressortaient sur la lueurterne des vapeurs qui montaient de la rue.

Il me semblait que tout cela allait de soi et je ne m’étonnai nide voir Hillel entrer avec le chandelier à sept branches du sabbat,ni de l’entendre me souhaiter le bonsoir tranquillement, comme àquelqu’un dont il attendait la venue.

Une chose que je n’avais jamais remarquée particulièrementdepuis le temps que j’habitais cette maison – où pourtant nous nousrencontrions souvent trois à quatre fois par semaine dansl’escalier – me frappa soudain tandis qu’il allait et venait,disposait quelques objets sur la commode puis allumait finalementles bougies d’un deuxième chandelier, lui aussi à sept branches :les proportions harmonieuses de son corps et de ses membres, ainsique la finesse de dessin du visage étroit au noble front. Jeconstatai à la lumière des bougies qu’il n’était certainement pasplus âgé que moi : au maximum quarante-cinq ans.

– Tu es arrivé quelques minutes plus tôt que prévu,commença-t-il au bout d’un moment, sinon les chandeliers auraientété allumés.

Il me les montra, semble-t-il, d’un geste, s’approcha de lacivière et dirigea le regard de ses yeux sombres, enfoncés, versquelqu’un qui se trouvait à ma tête, mais que je ne pouvais pasvoir. Puis il remua les lèvres et prononça une phrase sans émettrele moindre son. Aussitôt les doigts invisibles lâchèrent ma langueet la rigidité de mon corps céda. Je me redressai et regardaiderrière moi : personne dans la pièce, sauf Schemajah Hillel etmoi.

Donc le « tu » et l’allusion à l’arrivée attendue s’adressaientà moi ? !

Ce qui me parut plus déconcertant encore que ces deuxcirconstances, c’est l’impossibilité où je me trouvais d’enéprouver le moindre étonnement. Hillel dut deviner ma pensée, caril sourit avec bienveillance tout en m’aidant à me lever de lacivière, me désigna un fauteuil et déclara :

– Il n’y a en effet rien d’étonnant à cela. Seuls lessortilèges, les kichouph, font naître la crainte dans le cœur deshommes ; la vie gratte et brûle comme une haire, mais lesrayons lumineux du monde spirituel sont doux et chauds.

Je me tus, ne trouvant rien à lui répondre. Il semblaitd’ailleurs n’attendre aucune réplique de ma part, car il s’assit enface de moi et enchaîna aussitôt, très serein :

« Un miroir d’argent lui-même, s’il pouvait éprouver dessensations, ne souffrirait qu’au moment du polissage. Une foislissé et brillant, il renvoie toutes les images qui tombent sur luisans peine ni émotion.

Il ajouta doucement :

« Heureux l’homme qui peut dire : j’ai été poli.

Il resta un instant plongé dans ses réflexions et je l’entendismurmurer une phrase en hébreu : Lischouosècho KiwisiAdoschem[1] . Puis de nouveau sa voix sonnaclair à mes oreilles :

– Tu es venu à moi profondément endormi et je t’ai réveillé.Dans le psaume de David il est écrit : « Alors j’ai parlé enmoi-même : voici que je commence : c’est la droite de Yahveh qui aopéré ce changement. »

« Quand les hommes se lèvent de leur couche, ils croient avoirsecoué le sommeil et ne savent pas qu’ils sont victimes de leurssens, qu’ils vont être la proie d’un autre sommeil, bien plusprofond que celui auquel ils viennent d’échapper. Il n’est qu’unseul éveil véritable et c’est celui dont tu t’approches maintenant.Si tu en parles aux hommes, ils te diront que tu as été malade,parce qu’ils ne peuvent te comprendre. C’est pourquoi il est vainet cruel de leur en parler.

Ils passent comme un torrent

Et sont comme un sommeil.

Tels une herbe qui se fanera bientôt

Qui sera arrachée le soir et séchera.

« Qui était l’étranger qui est venu me trouver dans ma chambreet m’a donné le livre Ibbour ? L’ai-je vu éveillé, ou enrêve ? » Je voulais poser ces questions à Hillel, mais avantque j’eusse pu exprimer ma pensée en mots, il m’avait répondu :

– Dis-toi que l’homme venu à toi et que tu appelles le Golemsignifie l’éveil de ce qui est mort par l’esprit de vie le plusintime. Sur cette terre, les choses ne sont que des symboleséternels vêtus de poussière !

« Toutes les formes que tu vois, tu les a pensées avec les yeux.Tout ce qui s’est cristallisé en une forme était auparavant unesprit.

Je sentais des idées autrefois ancrées dans mon cerveau s’enarracher et partir à la dérive, telles des nefs sans gouvernail surune mer infinie.

Très calme, Hillel continuait :

« Celui qui a été éveillé ne peut plus mourir. Le sommeil et lamort sont une seule et même chose.

– Ne peut plus mourir ?

Une douleur sourde me saisit.

– Deux voies cheminent côte à côte : celle de la vie et celle dela mort. Tu as pris le livre Ibbour et tu as lu dedans. Ton âme aété fécondée par l’esprit de vie.

Tout criait en moi : « Hillel, Hillel, laisse-moi prendre lechemin de tous les hommes, celui de la mort ! »

La gravité figea le visage de Schemajah Hillel.

« Les hommes ne prennent aucun chemin, ni celui de la vie, nicelui de la mort. Ils sont poussés comme la paille dans l’orage. Ilest écrit dans le Talmud : « Avant de créer le monde, Dieu tenditun miroir aux êtres ; ils y virent les souffrancesspirituelles de l’existence et les délices qui les suivent. Les unsassumèrent les souffrances, mais les autres les rejetèrent etceux-là Dieu les raya du livre des vivants. » Mais toi, tuprends un chemin, tu le parcours parce que tu l’as librementchoisi – même si tu ne le sais plus aujourd’hui, tu es appelé partoi-même. Ne t’afflige pas : quand vient la connaissance, lesouvenir vient aussi, progressivement. Connaissance et souvenirsont une seule et même chose.

Le ton amical, presque affectueux de Hillel me rendit le calmeet je me sentis protégé, comme un enfant malade qui sait son pèreauprès de lui.

Levant les yeux, je vis que soudain de nombreuses silhouettes setrouvaient dans la pièce et faisaient cercle autour de nous,certaines en vêtements mortuaires blancs comme ceux des anciensrabbis, d’autres avec un tricorne et des boucles d’argent auxsouliers, mais Hillel me passa la main sur les yeux et de nouveaula pièce fut vide.

Puis il m’accompagna dehors jusqu’à l’escalier et me donna unebougie allumée pour que je pusse m’éclairer jusqu’à ma chambre.

Je me couchai et voulus dormir, mais le sommeil ne vint pas etje glissai dans un état curieux, qui n’était ni rêve ni veille, nisommeil.

J’avais éteint la lumière, mais malgré cela tout ressortait sinettement dans la pièce que je distinguais la moindre des formes.Je me sentais parfaitement à l’aise et libre de cette inquiétudeparticulière qui torture quand on se trouve dans de tellesdispositions.

Jamais de ma vie je n’avais été en mesure de penser avec autantd’acuité et de précision. L’influx de la santé parcourait mes nerfset ordonnait mes idées en rangs et en formations comme une arméequi n’attendait que mes ordres. Un seul appel et elles seprésentaient devant moi pour exécuter tous mes désirs.

Une aventurine que j’avais voulu graver la semaine précédentesans y parvenir, car les nombreux défauts de la pierre ne pouvaientêtre dissimulés par les traits du visage que je me représentais, mevint à l’esprit et aussitôt la solution m’apparut : je visexactement comment je devais guider mon burin pour utiliser aumieux la structure de la masse.

Jusqu’alors esclave d’une horde d’impressions fantastiques et devisages de rêve dont bien souvent je ne savais pas s’ils étaientidées ou sensations, je me voyais soudain seigneur et maître d’unempire unifié.

Des opérations arithmétiques, dont je n’aurais pu venir à boutauparavant que sur le papier, avec beaucoup de soupirs et degémissements, s’ajustaient en se jouant dans ma tête, tels despuzzles. Tout cela grâce à une capacité nouvellement éveillée enmoi, celle de voir et de retenir précisément ce dont j’avais besoinpour l’heure : chiffres, formes, objets ou couleurs. Et quand ils’agissait de questions qu’aucun instrument ne pouvait résoudre –problèmes philosophiques et autres – cette vision intérieure étaitremplacée par l’ouïe, la voix de Schemajah Hillel assumant le rôlede l’orateur.

Je faisais les découvertes les plus étranges.

Ce que j’avais laissé glisser mille fois d’une oreille àl’autre, dans la vie, sans y prêter attention, parce que ce n’étaitpour moi que des mots, s’incorporait soudain, chargé d’uneinestimable valeur, aux fibres les plus profondes de monêtre ; ce que j’avais appris « par cœur », d’un seul coup jele « saisissais » comme ma « propriété ». Le mystère de laformation des mots, que je n’avais jamais soupçonné, m’était révélédans sa nudité.

Les idéaux « nobles » de l’humanité, qui m’avaient jusqu’alorstraité de leur haut, avec des mines de conseillers commerciauxintègres, la poitrine constellée des décorations du pathos,retiraient désormais humblement le masque de la caricature ets’excusaient : ils n’étaient que des mendiants, mais néanmoinsinstruments d’une escroquerie plus insolente encore.

Est-ce que je ne rêvais pas, cependant ? Est-ce que j’avaisvraiment parlé à Hillel ?

Je tendis la main vers la chaise à côté de mon lit.

Juste : la bougie que Schemajah m’avait donnée était là.Exultant comme un enfant à Noël quand il s’est convaincu que lemerveilleux pantin est bien réel et doué d’un corps, je m’enfonçaià nouveau dans l’oreiller.

Et tel un chien de chasse, je poursuivis à la trace les énigmesspirituelles qui m’environnaient à la manière de fourrés touffus.J’essayai d’abord de remonter dans mon passé jusqu’au point où messouvenirs s’arrêtaient. Je pensais pouvoir, à partir de là,embrasser d’un coup d’œil cette partie de mon existence quidemeurait plongée dans l’ombre par un étrange décret du destin.

Mais j’avais beau faire des efforts violents, je n’allais pasplus loin que le moment où je me voyais, debout dans la cour sombrede notre maison, apercevant par la porte cochère la boutique dubrocanteur Aaron Wassertrum, comme si j’étais là depuis cent ans àgraver des pierres, toujours, sans jamais avoir étéenfant !

J’étais sur le point d’abandonner ma tentative d’explorationdans les fosses du passé quand je compris soudain, avec uneéblouissante clarté, que si la voie royale de l’événement, large etdroite, s’arrêtait à cette porte cochère, il n’en était pas de mêmepour une foule de petits sentiers plus étroits qui avaient toujoursaccompagné la grand-route jusqu’alors, mais sans que j’y prêtasseattention. « D’où tiens-tu donc les connaissances qui te permettentaujourd’hui de gagner ta vie ? » La voix me hurlait presqueaux oreilles. « Qui t’a appris la taille des pierres, et la gravureet tout le reste ? Lire, écrire, parler, et manger, etmarcher, respirer, penser et sentir ? »

Je suivis aussitôt ce conseiller intime et remontaisystématiquement le cours de ma vie. Je me contraignis à réfléchirselon des enchaînements inversés, mais ininterrompus ;qu’est-ce qui est arrivé à tel moment, quel en était le point dedépart, qu’y avait-il avant celui-ci, etc. ?

Une fois encore, je me retrouvai devant la porte cochère. Voilà,j’y suis ! Plus qu’un petit saut dans le vide et le gouffrequi me sépare de l’oubli sera franchi, mais à cet instant une imagesurgit à laquelle je n’avais pas prêté attention dans mespérégrinations à travers le temps : Schemajah Hillel me conduisaitla main sur les yeux, exactement comme il l’avait fait auparavantdans sa chambre.

Et tout fut balayé. Jusqu’au désir d’explorer plus avant.

Un seul bénéfice durable demeurait acquis : la démonstration quel’enchaînement des événements de la vie est une impasse, si largeet si praticable qu’elle puisse paraître. Ce sont les petitssentiers cachés qui ramènent dans la patrie perdue : ce sont lesmessages gravés dans notre corps en lettres microscopiques, à peinevisibles, et non pas les affreuses cicatrices laissées par lesfrottements de la vie extérieure qui contiennent la solution desultimes mystères.

De même que je pourrais retrouver le chemin menant aux jours dema jeunesse en suivant l’alphabet de Z à A dans l’abécédaire pourarriver au point où j’avais commencé à apprendre à l’école, jecomprenais désormais que je pourrais aussi pénétrer dans l’autrepatrie lointaine qui s’étend au-delà de toute pensée.

Un monde en travail roulait sur mes épaules. Je songeai tout àcoup que Hercule avait lui aussi porté un moment la vérité du cielsur sa tête et un sens caché jaillit pour moi de la légende. SiHercule était parvenu à se libérer au moyen d’une ruse en disant augéant Atlas : « Laisse-moi me nouer un bourrelet de ficelle autourde la tête pour que ce fardeau effroyable ne me brise pas le front», peut-être y avait-il quelque chemin obscur qui menait loin decet écueil.

Un soupçon térébrant me surprit soudain : celui de faire unefois encore aveuglément confiance au commandement de mes pensées.Je me redressai et me bouchai les yeux et les oreilles avec lesdoigts pour ne pas être distrait par les appels des sens. Pour tuerjusqu’à la moindre pensée.

Mais ma volonté se brisa contre la loi d’airain : je ne pouvaischasser une pensée que par une autre et à peine l’une était-ellemorte que la suivante se repaissait de sa chair. Je cherchai refugedans le torrent bruissant de mon sang, mais elles me suivirent à latrace ; je me dissimulai dans la martellerie de mon cœur, maisau bout de quelques instants, elles m’avaient découvert.

Une fois encore, la voix amicale de Hillel vint à mon aide et medit :

– Reste sur ton chemin, ne t’en écarte pas !

« La clef de la science de l’oubli appartient à nos frères quiparcourent le sentier de la mort ; mais toi tu as été fécondépar l’esprit de vie.

Le livre Ibbour apparut devant moi et deux lettres yflamboyaient : celle qui représentait la femme d’airain à lapulsation puissante comme un séisme, l’autre, infiniment lointaine,l’hermaphrodite sur le trône de nacre, la tête ceinte d’unecouronne en bois rouge.

Puis Schemajah Hillel me passa une troisième fois la main surles yeux et je m’endormis.

Chapitre 8NEIGE

Cher et honoré maître Pernath,

Je vous écris cette lettre dans une précipitation et uneangoisse folles. Je vous en prie, détruisez-la dès que vous l’aurezlue ou mieux encore, rapportez-la moi avec l’enveloppe. Sinon, jen’aurai aucun repos.

Ne dites à âme qui vive que je vous ai écrit. Ni où vousallez aujourd’hui !

Votre bon visage si ouvert m’a, récemment (cette brèveindication sur un événement dont vous avez été témoin suffira pourvous faire deviner qui vous écrit, car je n’ose pas signer de monnom), inspiré une grande confiance, et puis le souvenir de feuvotre cher père qui m’a instruite quand j’étais enfant, tout celame donne le courage de m’adresser à vous comme au seul hommepeut-être qui puisse encore m’aider.

Je vous supplie de venir ce soir vers cinq heures à lacathédrale du Hradschin.

Une dame que vous connaissez.

Je restai bien un quart d’heure assis sans mouvement, la lettredans la main. L’étrange et solennelle gravité qui pesait sur moidepuis la veille s’était dissipée d’un seul coup, emportée par lesouffle frais d’un jour nouveau. Un jeune destin venait à moi,souriant et plein de promesses. Un cœur humain cherchait du secoursauprès de moi. Auprès de moi ! Comme ma chambre avait prissoudain un aspect différent ! L’armoire sculptée piquée desvers avait un petit air satisfait et les quatre fauteuils mefaisaient penser à de vieux amis réunis autour d’une table pourjouer aux tarots en gloussant d’aise. Mes heures avaient désormaisun contenu, un contenu plein de richesse et d’éclat.

Ainsi, l’arbre pourri allait encore porter des fruits !

Je sentais ruisseler en moi une force vivante qui était restéeendormie jusqu’alors, cachée dans les profondeurs de mon âme,ensevelie sous les gravats accumulés par la vie quotidienne commeune source jaillit de la glace quand se rompt l’hiver.

Et je savais avec une telle certitude, tandis que jetenais la lettre, que je serais capable d’aider, de quoi qu’il pûts’agir. L’exultation qui emplissait mon cœur m’en donnaitl’assurance.

Sans cesse, je relisais le passage « … et puis le souvenir defeu votre cher père qui m’a instruite quand j’étais enfant…» ; j’en avais le souffle coupé. Ne sonnait-il pas comme lapromesse : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis ?» La main qui se tendait vers moi, cherchant de l’aide, me donnaiten cadeau le ressouvenir si avidement désiré, elle allait dévoilerle mystère, aider à lever le rideau qui cachait mon passé.

« Feu votre cher père », comme ces mots avaient un son étrangequand je me les répétais à moi-même. Père ! La durée d’uninstant, je vis le visage las d’un vieillard à cheveux blancssurgir dans le fauteuil à côté de mon coffre, étranger, tout à faitétranger et pourtant si effroyablement connu, puis mes yeuxrevinrent à eux, cependant que les battements de mon cœurscandaient les minutes tangibles du présent.

Effrayé, je me levai brusquement : avais-je laissé passerl’heure avec mes rêveries ? Un coup d’œil à la pendule : Dieusoit loué, quatre heures et demie seulement.

Je passai dans ma chambre à coucher où je pris chapeau etmanteau, puis descendis l’escalier. Comme je me souciais peu,aujourd’hui, du chuchotement des coins sombres, des récriminationshargneuses, mesquines, grinchues qui en sortaient toujours : « Nousne te lâchons pas, tu es à nous, nous ne voulons pas que tu soisheureux, ce serait joli d’avoir du bonheur dans cette maison !»

La fine poussière empoisonnée, qui m’avait toujours saisi à lagorge auparavant avec des doigts étrangleurs, fuyait aujourd’huidevant le souffle vivant de ma bouche. Arrivé devant la porte deHillel, je m’arrêtai un instant. Fallait-il entrer ?

Une secrète timidité m’empêcha de frapper. J’étais dans un étatd’esprit si différent aujourd’hui, il me semblait que je nedevais pas entrer le voir. Et déjà la main de la vie mepoussait en avant, dans l’escalier.

La rue était blanche de neige.

Je crois que beaucoup de gens m’ont salué ; je ne sais plussi je leur ai répondu. Sans cesse je tâtais ma poitrine pour savoirsi la lettre était encore là. De sa place émanait une chaleur.

Je traversai les arcades en pierre de taille du Ring de lavieille ville, passai devant la fontaine de bronze dont les grillesbaroques laissaient pendre des stalactites, franchis le pont depierre avec ses statues de saints et celle de Jean Népomucène enpied. Au-dessous, le fleuve écumait de haine contre les piles.

Dans un demi-rêve, mon regard tomba sur le grès creusé de sainteLuitgard avec « les tourments des damnés » : la neige recouvraitd’un épais bourrelet les paupières des pénitents et les chaînes deleurs mains haut levées en imploration.

Les portes cochères me recueillaient, puis me laissaient, lespalais passaient lentement à côté de moi, avec leurs fiers portailssculptés où des têtes de lion mordaient des anneaux de bronze.

Là aussi, partout de la neige et encore de la neige. Blanchecomme la fourrure d’un gigantesque ours polaire.

De hautes fenêtres orgueilleuses, leurs moulures étincelantes deglace, regardaient les nuages avec détachement.

Je m’émerveillai que le ciel fût si plein d’oiseaux en vol.

Tandis que je gravissais les innombrables marches de granit duHradschin, dont chacune est large quatre fois comme un homme estlong, la ville s’enfonçait sous mes yeux, pas à pas, avec ses toitset ses pignons.

Bientôt le crépuscule glissa le long des maisons, puis j’arrivaià la place isolée au milieu de laquelle la cathédrale s’élancejusqu’au trône de l’ange. Des traces de pas aux bords encroûtés deglace conduisaient à la porte latérale.

D’une maison éloignée, un harmonium égrenait doucement des notesqui se perdaient dans le silence du soir. Telles des larmes demélancolie tombant dans l’abandon.

J’entendis derrière moi le soupir du tambour lorsque la porte del’église m’accueillit et je fus englouti par l’obscurité ;figé dans la sérénité, l’autel doré scintillait de son haut àtravers les lueurs vertes et bleues de la lumière mourante quipassait dans les vitraux et tombait sur les prie-Dieu. Desétincelles jaillissaient de lampes en verre rouge. Odeur flétrie decire et d’encens.

Je m’adossai à un banc. Mon sang était étonnamment calme dans ceroyaume de l’immobilité. Une vie sans pulsations emplissaitl’espace : une attente secrète, patiente.

Les reliquaires en argent dormaient d’un sommeil éternel.Ah ! venu de très, très loin, le bruit de sabots de chevauxeffleura mon oreille, assourdi, presque imperceptible, vouluts’approcher, puis se tut.

Un claquement mat, comme une porte de voiture qui se ferme.

Le bruissement d’une robe de soie était venu jusqu’à moi et unemain de dame, délicate et fine, avait frôlé mon bras.

– S’il vous plaît, allons là-bas, près du pilier ; il merépugne de vous dire ici, au milieu des prie-Dieu, les choses dontje dois vous parler.

Tout autour de nous les figures solennelles se fondaient dans laclarté calme. Le jour s’était soudain emparé de moi.

« Je ne sais vraiment pas comment vous remercier, maîtrePernath, d’avoir fait pour moi ce long chemin et par un si mauvaistemps.

Je bredouillai quelques banalités.

« Mais je ne voyais pas d’autre endroit où je serais plus àl’abri des indiscrétions et des dangers qu’ici. Sûrement, dans lacathédrale, personne ne nous aura suivis.

Je sortis la lettre et la lui tendis.

Elle était complètement emmitouflée dans une fourrure précieuse,mais j’avais reconnu au son de sa voix, celle qui s’était réfugiéeaffolée dans ma chambre de la ruelle du Coq pour fuir Wassertrum.Je n’en fus pas étonné, car je n’attendais personne d’autre.

Mes yeux s’accrochaient à son visage qui paraissait plus pâleencore dans la pénombre du renfoncement qu’il devait l’être enréalité. Sa beauté me coupait presque le souffle et je demeuraislà, comme fasciné. J’aurais voulu me jeter à ses pieds et lesbaiser, car c’était elle que je devais aider, elle qui m’avaitchoisi pour le faire.

– Oubliez, je vous en prie du fond du cœur, oubliez – au moinspendant que nous sommes ici – la situation dans laquelle vousm’avez vue l’autre jour, poursuivit-elle, oppressée. Je ne saisd’ailleurs pas du tout comment vous jugez ces choses-là…

– Je suis un vieil homme, mais pas une seule fois dans ma vie jen’ai eu l’outrecuidance de m’ériger en juge des actions de messemblables.

Je ne pus rien trouver de plus à dire.

– Je vous remercie, maître Pernath, dit-elle simplement, avecchaleur. Et maintenant, écoutez-moi patiemment et vous verrez sivous pouvez m’aider dans mon désespoir, ou au moins me donner unconseil.

Je sentais qu’une terreur folle l’étreignait et j’entendis savoix trembler.

« Le jour… dans l’atelier… ce jour-là, j’ai eu la certitudeaffreuse que cet ogre abominable m’avait épiée et suivie de proposdélibéré. Depuis des mois déjà, je m’étais aperçue que partout oùj’allais, que je sois seule ou avec… avec… le Dr Savioli, partoutle visage patibulaire de ce brocanteur surgissait quelque part dansle voisinage. Le jour et la nuit, ses yeux louches mepoursuivaient. Rien encore n’indique ce qu’il projette, aucunsigne, mais l’angoisse qui m’étouffe, la nuit, n’en est que plustorturante ; quand va-t-il me mettre la corde aucou ?

« Au début, le Dr Savioli essayait de me rassurer, il me disaitqu’un misérable brocanteur comme cet Aaron Wassertrum ne pouvaitrien faire, il pouvait tout juste s’agir dans la pire deshypothèses d’un chantage dérisoire, ou de quelque chose de cegenre, mais chaque fois que le nom de cet individu était prononcé,ses lèvres devenaient toutes blanches. Je me suis doutée qu’il mecachait quelque chose pour ne pas m’inquiéter, quelque chosed’épouvantable qui pourrait nous coûter la vie à l’un ou àl’autre.

« Et puis j’ai appris ce qu’il me dissimulait si soigneusement :le brocanteur est venu bien des fois la nuit le voir chez lui. Jele sais, je le sens dans toutes les fibres de mon être :il se passe quelque chose qui nous enserre lentement, comme lesanneaux d’un serpent. Qu’est-ce que cet égorgeur va donc chercherlà-bas ? Pourquoi le Dr Savioli ne peut-il se débarrasser delui ? Non, non, je ne veux pas voir cela plus longtemps, ilfaut que je fasse quelque chose. N’importe quoi, avant que j’endevienne folle.

Je voulais lui adresser quelques paroles de consolation, maiselle ne me laissa pas achever.

« Et puis, ces derniers jours, le cauchemar qui menace de mesuffoquer a pris des formes de plus en plus nettes. Le Dr Savioliest brusquement tombé malade, je ne peux plus m’entendre avec lui,je ne peux plus le voir, alors que je m’attends d’une heure àl’autre à ce que mon amour pour lui soit découvert. Il délire ettout ce que j’ai pu savoir, c’est qu’il se croit poursuivi par unmonstre dont les lèvres sont fendues par un bec-de-lièvre : AaronWassertrum !

« Je sais comme il est courageux ; c’est d’autant plusterrifiant pour moi, vous le comprenez bien ? de le voirmaintenant paralysé devant un danger que je ressens moi-même commela sombre présence d’un ange exterminateur.

« Vous me direz que je suis lâche, que je n’ai qu’à me déclarerouvertement pour le Dr Savioli et si je l’aime tant que cela, àtout abandonner pour lui : tout, richesse, honneur, réputation,etc., mais – elle criait maintenant si fort que les échos de savoix étaient renvoyés par les galeries du chœur – je nepeux pas. J’ai mon enfant, ma chère petite fille blonde !Je ne peux pourtant pas abandonner mon enfant !Croyez-vous que mon mari me la laisserait ? Tenez, tenez,prenez cela, maître Pernath – elle brandit avec un geste de démenteun petit sac bourré de colliers de perles et de pierres précieuses– portez-le à ce criminel, je sais qu’il est cupide, qu’il prennetout ce que j’ai, mais qu’il me laisse mon enfant. N’est-ce pas, ilse taira ? Mais parlez donc au nom du Christ, dites-moi unmot, un seul, dites-moi que vous m’aiderez !

J’eus toutes les peines du monde à la calmer au moins assez pourqu’elle consentît à s’asseoir sur un banc. Je parlai, lui livranttout ce qui me passait par la tête. Des phrases confuses, sanssuite. Les pensées se pourchassaient dans mon cerveau au point queje comprenais à peine moi-même ce que disait ma bouche, idéesfantastiques qui se désintégraient à peine nées.

L’esprit ailleurs, je fixai une statue de moine dans la niche dumur. Je parlais, je parlais. Progressivement, les traits de lastatue se métamorphosaient, le froc devenait un paletot élimé etlustré au col relevé, cependant qu’un jeune visage, les jouesdécharnées, marbrées par la fièvre, apparaissait au-dessus d’elle.Avant que j’eusse pu comprendre cette vision, le moine étaitrevenu. Mon pouls battait trop fort.

La malheureuse, penchée sur ma main, pleurait silencieusement.Je lui donnais de la force qui avait fait irruption en moi pendantque je lisais la lettre et m’emplissait désormais à déborder. Je lavoyais passer lentement en elle et la conforter.

« Je vais vous dire pourquoi je me suis tout de suite adressée àvous, maître Pernath, reprit-elle doucement après un long silence.C’est à cause de quelques mots que vous m’avez dits autrefois etque je n’ai jamais pu oublier depuis tant d’années…

Tant d’années ? Mon sang se figea.

« En prenant congé de moi, je ne sais plus pourquoi ni comment,j’étais encore tout enfant alors, vous m’avez dit gentiment etpourtant d’un air si triste :

– Ce jour-là ne viendra peut-être jamais, mais si vous voustrouvez en difficulté dans la vie, pensez à moi. Le Seigneur Dieupermettra peut-être que ce soit moi qui vous vienne enaide.

« Je me suis vite détournée et j’ai fait tomber mon ballon dansle bassin pour que vous ne puissiez pas voir mes larmes. Et puisj’ai voulu vous donner le cœur de corail rouge que je portais à unruban de soie autour du cou, mais j’ai eu honte parce que celaaurait paru si ridicule.

Souvenir.

Les doigts de la paralysie tâtonnent, cherchant ma gorge. Uneapparition venue du pays lointain et oublié de mon désir surgitdevant moi, immédiate et terrifiante : une petite fille habillée deblanc, au milieu des pelouses sombres d’un parc, constellées devieux ormes. Avec une incroyable netteté, je la vois devantmoi.

Je dus changer de couleur ; je le notai à la hâte aveclaquelle elle poursuivit :

– Je sais que vos paroles n’étaient inspirées que par l’ambiancedes adieux, mais elles ont souvent été une consolation pour moi, etje vous en remercie.

Je serrai les dents de toutes mes forces et renfonçai dans mapoitrine la douleur hurlante qui me déchirait.

Je compris : une main bienfaisante avait refermé le verrou demes souvenirs et désormais ce qu’une courte lueur jaillie des jourspassés avait transposé dans ma conscience se détachait avec uneparfaite netteté : un amour trop fort pour mon cœur avait rongé mapensée pendant des années et la nuit de la folie avait été le baumed’un esprit blessé.

Peu à peu, le calme de la sensibilité perdue descendit sur moi,rafraîchissant les larmes derrière mes paupières. La réverbérationmajestueuse et fière des cloches traversa la cathédrale et je pusregarder dans les yeux en souriant joyeusement celle qui étaitvenue chercher de l’aide auprès de moi.

De nouveau, j’entendis le claquement sourd de la portière et lacavalcade des sabots.

Dans la neige bleuie par la nuit, je descendis en ville. Lesréverbères me dévisageaient avec des yeux clignotant de surprise etdes sapins entassés en monceaux sortaient mille petites voix quiparlaient de clinquants, de noix argentées et de Noël proche.

Sur la place du Palais de Justice, les vieilles mendiantes enfichu gris marmonnaient leur chapelet dans la lumière des ciergesqui entouraient la statue de la Vierge sur sa colonne.

Devant la sombre entrée de la ville juive, les éventaires de lafoire de Noël étaient accroupis avec, au milieu d’eux, tendue dedrap rouge et éclairée par des torches vacillantes, la scènedécouverte d’un théâtre de marionnettes. Le polichinelle pourpre etviolet de Zwakh, tenant un fouet et un crâne passé dans uneficelle, chevauchait à grand bruit un destrier de bois sur lesplanches. Les enfants bien serrés les uns contre les autres, lebonnet de fourrure enfoncé sur les oreilles, regardaient lespectacle bouche bée, sans perdre une syllabe des vers du poètepragois Oskar Wiener que déclamait mon ami Zwakh dissimulé dans lecastelet :

Tout devant chevauchait un pantin

Un gaillard maigre comme un poète

Et qui avait des haillons de toutes les couleurs,

Et qui titubait en faisant des grimaces.

J’enfilai la rue noire et tortueuse qui débouchait sur la place.Pressés tête contre tête, des gens se tenaient en silence devantune affiche noyée dans l’ombre. Un homme avait gratté une allumetteet je pus lire quelques fragments de phrase que mes sens émousséstransmirent à ma conscience :

ON RECHERCHE

1 000 fl. de récompense

Monsieur âgé… habillé de noir…

… Signalement :

corpulent, visage entièrement rasé…

… cheveux : blancs…

… Direction de la police… pièce n°…

Libre de tout désir, indifférent, cadavre vivant, je m’enfonçaientre les rangées de maisons sans lumière. Une poignée d’étoilesmicroscopiques brillaient dans l’étroit chemin de ciel entre lestoits.

Sereines, mes pensées retournaient vers la cathédrale, la paixde mon âme se faisait de plus en plus béatifique, de plus en plusprofonde, lorsque l’air de l’hiver m’apporta soudain la voix dumontreur de marionnettes, d’une netteté aussi tranchante que sielle se fût trouvée contre mon oreille :

Où est le cœur en pierre rouge ?

Il était pendu à un ruban de soie

Et brillait dans la lumière de l’aurore.

Chapitre 9SPECTRES

Jusque bien avant dans la nuit, j’avais arpenté ma chambre, sansrepos, me martyrisant le cerveau pour trouver un moyen dela secourir. Souvent, j’avais été sur le point dedescendre chez Schemajah Hillel, de lui raconter ce qui m’avait étéconfié et de lui demander conseil. Mais chaque fois j’avaisrepoussé la décision.

Il avait assumé dans mon esprit une stature si gigantesque qu’ilme paraissait sacrilège de l’importuner avec des problèmesconcernant la vie matérielle et puis, par moments, un doute brûlantm’assaillait ; je me demandais si j’avais bien réellementvécu, un court laps de temps auparavant, tous ces événements quiparaissaient déjà si curieusement décolorés, comparés auxexpériences grosses de vie du jour écoulé.

N’avais-je pas rêvé ? Pouvais-je – moi qui étais dans lasituation inouïe d’un homme sans aucun souvenir de son passé –tenir pour certain, fût-ce une seconde, ce dont ma mémoire était leseul témoin qui levât la main ?

Mon regard tomba sur la bougie de Hillel qui était toujours surla chaise. Dieu merci, cela au moins demeurait sûr : j’avais eu uncontact personnel avec lui ! Ne fallait-il pas, sans plustergiverser, courir chez lui, embrasser ses genoux et me plaindre àlui, d’homme à homme, de cette douleur indicible qui me rongeait lecœur ?

J’avais déjà la main sur la poignée de la porte, mais je laretirai, voyant par avance ce qui allait arriver : Hillel mepasserait doucement la main sur les yeux et… non, non, surtout pasça ! Je n’avais pas le droit de rechercher le moindreadoucissement. Elle avait confiance en moi, en mon aide,et si le danger auquel elle se sentait exposée me paraissait pourl’heure minime, voire inexistant, elle le jugeaitcertainement énorme !

Il serait temps de demander conseil à Hillel le lendemain. Je mecontraignis à raisonner froidement : le déranger maintenant au beaumilieu de la nuit ? Impossible. Il me prendrait pour unfou.

Je voulus allumer la lampe, puis y renonçai : le reflet de lalune renvoyé par les toits tombait dans ma chambre et me donnaitplus de clarté qu’il m’en fallait. D’ailleurs, je craignais que lanuit passât plus lentement encore si j’éclairais. La penséed’allumer la lampe simplement pour attendre le jour avait quelquechose de désespéré, une sourde appréhension me chuchotait que ceserait repousser le matin dans des lointains inaccessibles.

Je m’approchai de la fenêtre : tel un cimetière fantomatiquetremblant dans l’air, les rangées de pignons chantournés faisaientpenser à des pierres tombales aux inscriptions effacées par lesintempéries, dressées sur les sombres caveaux, les « lieuxd’habitation » dans lesquels le tourbillon des vivants s’étaitcreusé trous et passages.

Longtemps je demeurai ainsi, regardant en l’air jusqu’au momentoù je commençai doucement, tout doucement, à me demander pourquoije n’avais pas peur, alors qu’un bruit de pas retenus traversaitles murs pour venir me frapper l’oreille. J’écoutai attentivement :aucun doute possible, quelqu’un marchait de nouveau à côté. Le brefgémissement des planches trahissait le glissement hésitant de sessemelles.

Revenu à moi d’un seul coup, je rapetissai littéralement sousl’effort d’une volonté d’écouter qui concentrait tout mon être.Toutes les sensations de temps se figèrent dans le présent.

Encore un craquement rapide qui se fit peur à lui-même ets’interrompit précipitamment. Puis un silence de mort. Ce silencetendu, inquiétant, qui trahit sa propre cause et donne à chaqueminute des proportions monstrueuses.

Sans un mouvement, je restai l’oreille collée à la cloison, avecdans la gorge l’impression menaçante qu’il y avait quelqu’un del’autre côté qui faisait exactement la même chose que moi.

J’écoutai, je guettai : rien. L’atelier contigu paraissaitretombé dans le néant.

Sans bruit, sur la pointe des pieds, je me glissai jusqu’à lachaise à côté de mon lit, pris la bougie de Hillel etl’allumai.

Puis une idée me vint : la porte en fer du grenier dans lecorridor menant à l’atelier de Savioli ne s’ouvrait que par ledessus. Je pris, à tout hasard, un morceau de fil de fer recourbéen crochet qui se trouvait sur ma table de travail : des serruresde ce genre se crochètent avec la plus grande facilité, unepression sur le ressort suffit !

Et après, que se passerait-il ?

Ce ne pouvait être qu’Aaron Wassertrum qui espionnait à côté, ilfouillait sans doute dans les caisses à la recherche de nouvellesarmes, de nouvelles preuves. Mon intervention aurait-elle unegrande utilité ?

Je ne réfléchis pas longtemps : agir et non penser. Tout pourrompre cette effrayante attente du matin.

Déjà je me trouvai devant le battant de fer ; je pris appuicontre lui, enfonçai prudemment le crochet dans la serrure etécoutai. Je ne m’étais pas trompé ; à l’intérieur, dansl’atelier, un bruit glissé, comme celui d’un tiroir qu’onouvre.

L’instant d’après, le verrou cédait. Découvrant la pièce, je pusapercevoir, bien que l’obscurité fût à peu près complète et que labougie servît juste à m’éblouir, un homme en long manteau noir seredresser d’un bond affolé devant un bureau, demeurer une secondeindécis, faire un geste comme s’il voulait bondir sur moi, puisarracher le chapeau qu’il avait sur la tête et s’en cacherprécipitamment le visage.

Je voulus lui crier : « Qu’est-ce que vous faites ici ? »Mais l’homme me devança.

– Pernath ! C’est vous ? Pour l’amour du ciel,éteignez votre lumière ! La voix m’était connue, mais cen’était assurément pas celle du brocanteur Wassertrum.

Machinalement, je soufflai la bougie.

La pièce se trouvait dans la pénombre, éclairée seulement parune vapeur irisée qui se glissait dans l’embrasure de la fenêtre,exactement comme la mienne et je dus forcer ma vue à l’extrême pourreconnaître dans le visage décharné et fiévreux qui surgissaitsoudain au-dessus du manteau, les traits de l’étudiantCharousek.

– Le moine !

L’exclamation me vint instinctivement sur les lèvres et jecompris d’un seul coup la vision que j’avais eue la veille à lacathédrale ! Charousek ! Voilà celui auquel je devaism’adresser ! Et j’entendis à nouveau les mots qu’il avaitprononcés alors dans la pluie, sous la porte cochère : « AaronWassertrum apprendra bientôt que l’on peut transpercer les mursavec des aiguilles empoisonnées invisibles. Précisément le jour oùil voudra prendre le Dr Savioli à la gorge. »

Avais-je là un allié ? Savait-il ce qui s’étaitpassé ? Sa présence dans l’atelier à une heure aussi insolitepermettait de le penser, mais je n’osai pas lui poser directementla question.

Il s’était précipité vers la fenêtre et regardait en bas dans larue, derrière le rideau. Je compris : il craignait que Wassertrumeût aperçu la lumière de ma bougie.

– Vous croyez sûrement que je suis un voleur en me voyantfureter la nuit dans un logement étranger, maître Pernath,commença-t-il d’une voix incertaine après un long silence, mais jevous jure…

Je l’interrompis aussitôt et le rassurai. Pour bien lui montrerque loin d’éprouver la moindre méfiance à son endroit, je leconsidérais au contraire comme un allié, je lui racontai, àquelques réserves près que je jugeais nécessaires, ce qui avaittrait à l’atelier et mes craintes de voir une femme qui m’étaitchère tomber victime des velléités de chantage du brocanteur. À lamanière polie dont il m’écouta, sans me poser une seule question,je compris qu’il connaissait déjà l’essentiel de l’affaire, même sicertains détails lui échappaient peut-être.

– Tout concorde, grommela-t-il lorsque j’en eus fini. Je nem’étais donc pas trompé. Cet individu veut étrangler Savioli, maistrès évidemment, il n’a pas encore rassemblé assez de preuves.Sinon, pourquoi tournaillerait-il continuellement par ici ?Comme je passais hier, disons « par hasard » dans la rue –expliqua-t-il en voyant mon air interrogateur – j’ai remarqué queWassertrum, après avoir rôdé un moment devant la porte, allant etvenant avec un air innocent, persuadé que personne ne l’observait,s’engouffrait prestement dans la maison. Je le suivis aussitôt, etfis mine de vouloir aller chez vous ; je frappai à votreporte, le surprenant ainsi juste au moment où il essayait de fairetourner une clef dans la trappe de fer. Bien entendu, il s’arrêtaimmédiatement en me voyant et frappa aussi chez vous pour se donnerune contenance. Apparemment vous étiez sorti, parce que personnen’a répondu.

« Je me suis ensuite renseigné prudemment dans la ville juive etj’ai appris que quelqu’un qui, d’après les descriptions, ne pouvaitêtre que le Dr Savioli, possédait là un pied à terre clandestin.Comme il est cloué chez lui par la maladie, tout le reste meparaissait concorder parfaitement.

« Voyez, voilà ce que j’ai trouvé dans les tiroirs et qui va mepermettre de damer le pion à Wassertrum une fois pour toutes,conclut Charousek en me montrant un paquet de lettres sur lebureau. C’est tout ce que j’ai pu dénicher. Il n’y a probablementrien de plus. Du moins j’ai fouillé tous les bahuts et lesplacards, autant qu’on peut le faire sans lumière.

Tandis qu’il parlait, mes yeux faisaient le tour de la pièce ets’arrêtaient involontairement sur une trappe dans le sol. Je mesouvins alors obscurément que Zwakh m’avait parlé autrefois d’unpassage secret qui permettait d’accéder à l’atelier par le dessous.C’était une plaque carrée avec un anneau pour la saisir.

– Où allons-nous mettre ces lettres en sûreté ? poursuivitCharousek. Vous, maître Pernath, vous êtes bien le seul dans toutle ghetto, que Wassertrum juge inoffensif, alors que moiprécisément, il a des raisons particulières… – je vis ses traits secrisper sous l’effet d’une haine folle tandis qu’il mordaitlittéralement les mots de cette dernière phrase – et vous il voustient pour…

Charousek étouffa le mot « fou » dans un petit accès de touxprovoqué en hâte. Mais j’avais bien deviné ce qu’il voulait dire.Je n’en fus d’ailleurs nullement blessé ; le sentiment depouvoir la secourir me rendait si heureux qu’il abolissaittoute susceptibilité en moi. Nous convînmes finalement de cacher lepaquet chez moi et passâmes dans ma chambre.

Charousek était parti depuis longtemps, mais je ne pouvaistoujours pas me décider à me coucher. Une sorte d’agitationinquiète me harcelait sans répit. Il me semblait que j’avais encorequelque chose à faire, mais quoi ? quoi ?

Un plan pour l’action de l’étudiant dans les jours àvenir ? Ce ne pouvait être seulement cela. Charousek nequittait pratiquement pas le brocanteur des yeux, aucun doute à cesujet. Je frémis en songeant à la haine qui émanait de ses paroles.Qu’est-ce que Wassertrum avait bien pu lui faire ?

L’agitation étrange ne cessait de croître en moi, me poussantpresque au désespoir. Quelque chose d’invisible m’appelait del’au-delà et je ne comprenais pas. Je me faisais l’effet d’uncheval qui a été dressé, qui sent la pression du mors et qui nesait pas la figure qu’il doit exécuter, qui ne saisit pas lavolonté de son maître.

Descendre chez Schemajah Hillel ? Toutes les fibres de monêtre s’y refusaient.

La vision du moine dans la cathédrale, apparaissant avec la têtede Charousek sur ses épaules, fut comme la réponse à une prièremuette et me donna à partir de ce moment une directive assez nettepour que je pusse mépriser délibérément des impressions aussibrumeuses. Depuis longtemps des forces secrètes germaient en moi,la chose était sûre : je l’éprouvais avec une intensité trop grandepour tenter de le nier.

Ressentir les lettres et non pas seulement les lire desyeux dans les livres, former en moi un interprète qui traduise ceque l’instinct me chuchotait sans paroles, je comprenais que la cléétait là, que c’était le moyen d’arriver à une entente claire etexplicite avec mon être intérieur, mes propres profondeurs.

« Ils ont des yeux pour ne point voir et des oreilles pour nepoint entendre. » Ce passage de la Bible me vint à l’esprit commeune explication.

– Clé, clé, clé.

Mes lèvres répétaient mécaniquement le mot tandis que mon espritjonglait avec une idée étrange.

– Clé, clé… ?

Mes yeux tombèrent sur le fil de fer recourbé que je tenais à lamain et qui m’avait servi auparavant à ouvrir la porte du grenier.Aussitôt la curiosité brûlante de savoir où pouvait conduire latrappe carrée de l’atelier m’aiguillonna. Sans réfléchir davantage,je retournai dans l’atelier de Savioli et tirai sur l’anneaujusqu’à ce que je réussisse à soulever la plaque.

D’abord rien que le noir.

Puis je vis : un escalier raide et étroit, qui s’enfonçait dansl’épaisseur des ténèbres. Je le descendis.

Pendant un certain temps je tâtai les murs de la main, mais ilsparaissaient sans fin : niches mouillées de moisissure et de boue,coins, recoins et tournants, passages perpendiculaires, vers ladroite, vers la gauche, vestiges d’une vieille porte de bois,bifurcations, puis de nouveau des marches, des marches, des marchesqui montaient, qui descendaient. Partout une odeur fade,suffocante, de lichen et de terre.

Et toujours pas un rayon de lumière ! Si seulement j’avaispris la bougie de Hillel !

Enfin un chemin horizontal et uni. Du crissement sous mes piedsje déduisis que je marchais sur un sable sec.

Il ne pouvait s’agir que d’un de ces innombrables chemins quiserpentaient sans rime ni raison apparente sous le ghetto, jusqu’àla rivière. Je ne m’en étonnai pas : la moitié de la ville setrouvait construite depuis des temps immémoriaux sur de telssouterrains et les Pragois avaient toujours eu de bonnes raisons defuir la lumière du jour.

L’absence totale de bruit m’indiquait que je devais encore metrouver dans la région du quartier juif, absolument mort la nuit,bien que j’eusse erré pendant une éternité.

Des rues ou des places plus animées au-dessus de moi se fussenttrahies par quelque lointain roulement de voiture.

Pendant une seconde, la crainte d’avoir tourné en rond me serrala gorge. Si je tombais dans un trou et me blessais, ou me cassaisune jambe, si je ne pouvais plus continuer mon chemin ?Qu’adviendrait-il alors de ses lettres dans machambre ? Elles tomberaient immanquablement entre les mains deWassertrum.

Le souvenir de Schemajah Hillel lié pour moi à l’idée de soutienet de chef me tranquillisa inconsciemment.

Mais je ralentis mon allure par prudence en tâtant le terrain dupied, les bras au-dessus de la tête pour ne pas m’assommer au casoù la voûte s’abaisserait.

À intervalles de plus en plus courts, je levai la main pourvérifier la hauteur et finalement les pierres devinrent si bassesque je dus me plier pour continuer à avancer. Soudain, ma main nerencontra plus que le vide. Je m’arrêtai net et regardai enl’air.

Il me sembla, au bout d’un moment, distinguer une lueur de jourà peine perceptible. Y avait-il là quelque puits qui débouchaitdans une cave ? Me redressant, je tâtai des deux mains à lahauteur de ma tête : l’ouverture était exactement carrée et laparoi maçonnée.

Progressivement, je parvins à distinguer les contours vaguesd’une croix dressée dont je finis par saisir le fût ; je mehissai jusqu’en haut à grand effort et me glissai dans l’espacevide.

Désormais debout sur la croix, je tentai de m’orienter. Si letoucher de mes doigts ne me trompait pas, les restes d’un escaliertournant en fer venaient aboutir là. Je dus tâtonner pendant untemps infini avant de trouver la deuxième marche que j’escaladai.Il y en avait huit en tout, séparées par une hauteur d’homme oupresque.

Bizarre : l’escalier allait buter contre une sorte de plancherhorizontal laissant passer par des fentes régulières qui secoupaient la lueur aperçue du bas, alors que j’étais encore dans lepassage.

Je me baissai tant que je pus pour distinguer d’un peu plus loinle tracé des lignes et je vis alors à mon grand étonnement qu’ellesdessinaient exactement l’étoile à six branches que l’on trouve dansles synagogues. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?

Soudain la solution de l’énigme m’apparut : c’était une trappequi laissait filtrer la lumière par ses bords ! Une trappe debois en forme d’hexagone.

Je m’arcboutai, donnai une poussée à la plaque de bois avec lesépaules, la soulevai et l’instant d’après je me trouvai dans unepièce éclairée par la lumière dure de la lune. Assez petite, elleétait complètement vide, à l’exception d’un tas de friperie dans uncoin et sa seule fenêtre était fortement grillagée. Mais j’eus beauscruter minutieusement les murs, je ne découvris aucune porte niaucune issue quelconque, à l’exception de celle que je venaisd’emprunter.

Les barreaux de la fenêtre étaient trop serrés pour que je pussepasser la tête entre eux, mais je fis néanmoins certainesconstatations. La pièce se trouvait à peu près à la hauteur d’untroisième étage, car les maisons en face, qui n’en avaient quedeux, étaient notablement plus basses. Je voyais l’un des trottoirsde la rue, encore que d’extrême justesse, mais l’éblouissantelumière de la lune qui me frappait en plein visage le plongeaitdans une ombre si épaisse que je ne pouvais distinguer le moindredétail.

La rue se trouvait certainement dans le quartier juif, car lesfenêtres en face étaient murées, ou leur encadrement simulé dans laconstruction et c’est seulement dans le ghetto que les maisons setournent si bizarrement le dos.

Vainement, je me torturais l’esprit pour deviner dans quelédifice étrange je me trouvais. Était-ce un clocheton abandonné del’église grecque ? Appartenait-il à la vieillesynagogue ? Non, l’aspect du quartier ne concordait pas.

Une fois encore, je regardai autour de moi dans la pièce : rienqui pût me donner la moindre indication. Les murs et le plafondétaient nus, l’enduit et le plâtre tombés depuis longtemps, pas unclou ni un trou de clou indiquant que la pièce eût été habitéeautrefois. Une couche de poussière de plusieurs centimètresrecouvrait le plancher, comme si aucun être vivant n’y avait poséle pied depuis des dizaines d’années.

Fouiller le tas de débris dans le coin me soulevait le cœur. Ilse trouvait dans une ombre épaisse et je ne pouvais distinguer dequoi il était fait. D’après l’apparence extérieure, on eût dit deschiffons roulés en boule. Ou bien s’agissait-il de vieilles valisesnoires ?

Je tâtai du pied et parvins avec le talon à tirer une partie del’amas vers la traînée de lumière que la lune jetait au travers dela pièce. Une sorte de large bande de tissu sombre se déroulalentement. Un point étincelant comme un œil ! Un bouton demétal peut-être ?

Peu à peu je démêlai la réalité : une manche d’une coupe étrangeet démodée pendant du ballot. Et une petite boîte blanche ouquelque chose d’analogue, qui se trouvait dessous, s’écrasa sousmon pied, puis s’éparpilla en une foule de fragments tachetés.

Je leur donnai un coup léger : une feuille vola dans laclarté !

Une image ? Je me penchai : un Fou ! Ce que j’avaispris pour une boîte blanche était un jeu de tarots. Je leramassai.

Un jeu de cartes, ici, dans cet endroit hanté ! Quellecocasserie ! Mais, chose étrange, je dus me forcer poursourire. Une légère angoisse me gagnait.

Je recherchai une explication banale à la présence de ces cartesen pareil lieu, tout en les comptant machinalement. Elles étaientau complet : soixante-dix-huit. Mais ce faisant je remarquai uneparticularité étrange : on eût dit qu’elles étaient taillées dansla glace. Un froid paralysant émanait d’elles et mes doigts étaientdevenus gourds au point que je pus à peine lâcher le paquet que jetenais dans la main. Une fois encore je cherchai avidement quelqueraison raisonnable. Mon complet léger, la longue errance sansmanteau ni chapeau dans les souterrains, la féroce nuit d’hiver,les murs de pierre, le froid terrible qui entrait par la fenêtre enmême temps que la clarté de la lune : il était d’ailleurs bizarreque j’eusse seulement commencé maintenant à me sentir glacé. Lasurexcitation dans laquelle je m’étais trouvé pendant tout ce tempsavait dû m’empêcher de m’en apercevoir.

Les frissons se succédaient sur ma peau. Couche par couche ilss’enfonçaient de plus en plus profondément dans mon corps. Jesentais mon squelette se changer en glace et chacun de ses os meparaissait être une barre de métal sur laquelle la chair étaitcollée par le froid.

Rien n’y faisait. J’avais beau courir en rond, battre lasemelle, décrire des moulinets avec les bras comme des ailes demoulin, j’étais obligé de serrer les dents pour ne pas les entendreclaquer. Je me dis que c’était la mort qui posait ses mains glacéessur ma tête. Et je me défendis comme un forcené contrel’engourdissement narcotique de la congélation qui m’enveloppaitcomme d’un manteau suffoquant.

Les lettres dans ma chambre : ses lettres ! Ce futcomme un hurlement en moi : si je meurs, on les trouvera. Et elle amis son espoir en moi ! Son salut entre mes mains ! Ausecours ! Au secours ! Au secours !

Et je hurlai par la fenêtre dans la rue déserte qui en résonnait:

– Au secours, au secours, au secours !

Je me jetai sur le sol, puis me relevai d’un bond. Il ne fallaitpas que je meure, il ne fallait pas ! Pour elle, rien que pourelle ! Dussé-je faire jaillir des étincelles de mes os pour meréchauffer.

Mes yeux tombèrent alors sur les loques dans le coin, je meprécipitai sur elles et les enfilai par-dessus mes vêtements avecdes mains tremblantes. C’était une veste déchirée, d’une coupebizarre, très ancienne, taillée dans un épais drap sombre. Uneodeur de moisi s’en dégageait.

Puis je m’accroupis dans l’angle opposé et sentis ma peau seréchauffer lentement, très lentement. Seule l’impression d’avoir enmoi une charpente de glace ne se dissipait pas. Sans un mouvement,je restai tapi là, laissant mon regard errer autour de la pièce :la carte qui avait la première attiré mon attention gisait toujoursau milieu de la traînée de lumière.

Je ne pouvais en détacher mon regard.

Elle semblait, pour autant que je pusse le reconnaître de loin,maladroitement peinte à l’aquarelle par une main d’enfant etreprésenter la lettre hébraïque aleph sous la forme d’un homme,habillé à l’ancienne mode, la barbe en pointe grisonnante tailléecourt et le bras gauche levé, cependant que l’autre pointait versle bas.

Un soupçon s’éveilla confusément en moi. Le visage de cepersonnage ne ressemblait-il pas étrangement au mien ? Labarbe, ce n’était pas du tout celle d’un Fou… Je rampai jusqu’à lacarte et je la jetai dans le coin, avec le reste de la friperiepour me délivrer de cette vue angoissante. Elle resta là, tachegris-blanc, à peine indiquée, qui luisait faiblement dansl’ombre.

Je me contraignis au prix d’un violent effort à réfléchir auxmoyens que je devais prendre pour regagner mon logis. Attendre lematin ! Appeler les passants par la fenêtre pour qu’ilsm’apportent des bougies ou une lanterne par l’extérieur, avec uneéchelle ! Sans lumière, je n’arriverais jamais à me retrouverdans ces passages s’entrecroisant à l’infini, j’en étais sûr, d’unecertitude accablante. Ou alors, si la fenêtre se trouvait trophaut, peut-être quelqu’un pourrait-il descendre du toit avec unecorde… ? Dieu du ciel. Un éclair me transperça et je comprisoù je me trouvais : une pièce sans issue, avec seulement unefenêtre grillagée, l’antique maison dans la ruelle de laVieille-École que tout le monde évitait ! Plusieurs annéesauparavant, un homme s’était déjà laissé glisser du toit pourregarder par la fenêtre, la corde avait cassé et… oui : j’étaisdans la maison où le Golem disparaissait chaque fois !

Une profonde horreur contre laquelle je me défendis en vainparalysa toute pensée en moi et mon cœur se mit à se crisper :jamais je ne pourrai retrouver de mémoire le chemin deslettres !

Hâtivement, je me répétai, les lèvres raidies, que c’était levent, le vent seul qui soufflait si glacé de l’angle opposé, je mele répétai de plus en plus vite, la respiration sifflante, mais envain : là-bas, en face de moi, la tache blanchâtre, la carte, segonflait comme une vessie, s’avançait jusqu’au bord de la traînéelumineuse, des bruits de gouttelette, à demi pressentis, à demiréels, se faisaient entendre dans la pièce et au-dehors, autour demoi et ailleurs, au plus profond de mon cœur, puis de nouveau aumilieu de la pièce, comme quand on laisse tomber un compas quireste la pointe fichée dans le bois ! Et encore et toujours :la tache blanchâtre… la tache blanchâtre… ! Une carte, unemalheureuse carte stupide et insensée, mon cerveau me le criait,mais en vain, maintenant il a pris forme, envers et contre tout ila pris forme – le Fou – et il est accroupi dans le coin et il meregarde avec mon propre visage.

Je restai là des heures et des heures, immobile, dans l’angle dela pièce, carcasse paralysée par le froid dans un vêtementétranger, pourri ! Et lui, en face : moi-même. Muet etimmobile.

Nous nous regardions ainsi les yeux dans les yeux, l’unépouvantable reflet de l’autre…

Voit-il aussi comme les rayons de lune, toujours plus blafards,rampent sur le plancher avec la ténacité obtuse d’une limace etgrimpent au mur comme des aiguilles d’une invisible horloge del’éternité ?

Je le ligotai solidement d’un regard et c’est en vain qu’ilvoulut se dégager dans la lueur de l’aube qui lui venait en aide,par la fenêtre. Je le tenais bien. Pas à pas, j’ai lutté avec luipour ma vie, la vie qui est mienne parce qu’elle nem’appartient plus. Et tandis qu’il devenait de plus en plus petitet se recroquevillait de nouveau dans sa carte à jouer, je me suislevé, je suis allé à lui et je l’ai mis dans ma poche – le Fou.

La rue, en bas, était toujours vide et déserte.

J’explorai le coin de la pièce qui se trouvait désormais dans lalumière émoussée du matin : des débris, une poêle rouillée, deshaillons tombés en poussière, un goulot de bouteille, choses morteset pourtant si connues ! Et les murs aussi, comme les fenteset les crevasses y étaient nettes, où les avais-je donc déjàvues ?

Je pris le paquet de cartes, une vague idée me vint à l’esprit :ne l’avais-je pas peint moi-même ? Étant enfant ? Il yavait bien, bien longtemps ?

C’était un très vieux jeu de tarots. Avec des marques en hébreu.J’eus comme un vague souvenir : le numéro douze devait être lePendu. La tête en bas ? Les bras dans le dos ? Je fisglisser les cartes, à sa recherche : Oui ! Oui, il étaitlà.

Puis de nouveau, moitié rêve moitié certitude, une image surgitdevant moi : une maison d’école noircie, bossue, déjetée, antre desorcière rébarbatif, l’épaule gauche haut levé, la droite prisedans le bâtiment voisin. Nous sommes là une foule de gamins, il y aquelque part une cave abandonnée…

Puis mon regard glissa le long de mon corps et de nouveau je fusdéconcerté : le vêtement démodé m’était complètement inconnu.

Le bruit d’une charrette cahotante me fit sursauter et pourtantquand je regardai en bas : pas une âme. Seul un mâtin se tenait àun coin de la rue, rêveur.

Ah, enfin ! Des voix ! Des voix humaines !

Deux vieilles femmes arrivaient en clopinant lentement !Non sans mal je passai à demi la tête entre les barreaux et lesappelai. Bouche bée, elles regardèrent en l’air, jacassantes. Maisquand elles me virent, elles poussèrent un hurlement strident ets’enfuirent. Je compris qu’elles m’avaient pris pour le Golem.

Je m’attendais à ce que se formât un rassemblement de gens dontje pourrais me faire comprendre, mais une heure au moins s’écoulaet seul, de temps en temps, un visage livide se levait vers moi,d’en bas, pour disparaître immédiatement, mort de peur.

Fallait-il attendre des heures, voire jusqu’au lendemain qu’onalertât les policiers, les filous patentés comme les appelaitZwakh ? Non, mieux valait tenter d’explorer les souterrainsdans la direction de la rue. Peut-être, dans la journée, un rai delumière se glissait-il par quelque fissure entre les pierres.

Je descendis les marches à toute vitesse, repris le chemin de laveille, franchissant de véritables montagnes de tuiles brisées etdes caves profondes, escaladai une ruine d’escalier et arrivaisoudain… dans le vestibule de l’école noire que j’avais vue enrêve. Aussitôt, un flot de souvenirs déferla en moi : bancséclaboussés d’encre du haut en bas, cahiers de calcul, chansonsbraillées, un gamin qui lâche un hanneton dans la classe, livres delecture avec des tartines écrasées entre leurs pages, odeur depeaux d’orange. Désormais j’en étais certain ! J’avais étépetit garçon là. Mais sans me laisser le temps d’y réfléchirdavantage, je poursuivis mon chemin en hâte.

La première personne rencontrée dans la rue Salniter fut unvieux Juif contrefait aux paillés blancs. À peine m’eut-il aperçuqu’il se couvrit le visage des mains et se mit à glapir des prièresen hébreu.

Le bruit dut attirer nombre de gens hors de leurs trous, car untintamarre indescriptible éclata derrière moi. Me retournant, jevis une armée de visages livides comme des cadavres, tordus par lapeur, qui se ruait à mes trousses. Stupéfait, je baissai les yeuxsur moi et compris : je portais toujours l’étrange vêtementmoyenâgeux de la nuit par-dessus mon complet et les gens croyaientavoir le Golem devant eux. Vite, je m’engouffrai en courant sousune porte cochère et arrachai les loques poussiéreuses. Au mêmeinstant, la meute me dépassa en vociférant, bâtons brandis etgueules écumantes.

Chapitre 10LUMIÈRE

Plusieurs fois pendant la journée, j’avais frappé à la porte deHillel. Je n’aurais ni paix ni cesse que je lui eusse parlé, etdemandé ce que signifiaient tous ces événements étranges. Maischaque fois on me répondait qu’il n’était pas encore rentré. Dèsqu’il serait revenu du tribunal rabbinique, sa fillem’avertirait.

Curieuse personne d’ailleurs, cette Mirjam ! Un type commeje n’en avais encore jamais vu. Une beauté si insolite qu’on nepeut la saisir au premier regard, une beauté qui rend muet celuiqui la contemple et éveille en lui une impression inexplicable, unesorte de léger découragement. Je me disais, tandis que je la voyaisdevant moi par la pensée, que ce visage devait être construit selondes canons perdus depuis des millénaires.

Et je songeais à la pierre précieuse qu’il me faudrait choisirpour la fixer dans une intaille et en préserver ainsi l’expressionartistique authentique, mais dès les premières apparences, l’éclatnoir bleuté des cheveux et des yeux qui dépassait tout ce à quoi jepouvais penser, je me heurtais à l’impossible. Comment, enrespectant la signification de la vision, enfermer l’étroitessesurnaturelle du visage dans un camée sans être paralysé par lesanalogies conventionnelles et obtuses qu’imposent les « règles del’art » ?

Je me rendais bien compte que seule une mosaïque pouvaitpermettre de résoudre la difficulté, mais quelles matièreschoisir ? Il faudrait une vie d’homme pour trouver celles quiconvenaient.

Où donc Hillel s’attardait-il ainsi ? Je l’attendais avecl’impatience réservée aux vieux amis aimés. Quelle place il avaitpris dans mon cœur en quelques jours, et si l’on voulait êtreprécis, je ne lui avais parlé qu’une fois dans ma vie !

Oui, c’est vrai : les lettres – ses lettres – jevoulais mieux les cacher. Pour être tranquille, si j’étais obligéde m’absenter à nouveau pendant assez longtemps. Je les sortis dubahut : dans la cassette elles seraient plus en sûreté. Unephotographie glissa du paquet. Je ne voulais pas la regarder, maisil était déjà trop tard. Une étole de brocart posée sur ses épaulesnues – telle que je l’avais vue pour la première fois, quand elles’enfuyait de l’atelier de Savioli dans ma chambre – elle meregarda, les yeux dans les yeux. Une douleur insensée metransperça. Je lus la dédicace sous le portrait sans en saisir lesmots, et le nom :

Ton Angélina

Angélina ! ! !

À l’instant même où je prononçai ce nom tout haut, le rideau quime cachait mes années de jeunesse se déchira de haut en bas. Jepensai crever de désespoir. Je griffai l’air des mains engémissant, je me mordis les doigts en suppliant le Dieu du ciel deme rendre aveugle comme avant, de pouvoir continuer mon existencede mort vivant. La douleur me remontait jusqu’aux lèvres,jaillissait avec un goût étrangement sucré, comme du sang…

Angélina ! ! !

Le nom tourbillonnait dans mes veines, caresse de fantôme quidevenait intolérable. Avec un effort violent, je me ressaisis et mecontraignis, en grinçant des dents, à regarder fixement le portraitjusqu’à ce que j’en devinsse maître.

Maître !

Comme du jeu de cartes, cette nuit.

Enfin : des pas ! Des pas d’homme.

Lui ! Exultant, je me précipitai vers la porte et l’ouvrisau large. Schemajah Hillel était là et derrière lui – je mereprochai doucement d’en éprouver une déception – avec ses jouesrouges et ses yeux ronds d’enfant : le vieux Zwakh.

– Je vois avec satisfaction que vous êtes bien portant, maîtrePernath, commença Hillel.

« Vous ? » Quelle froideur ! Froid. Un froid coupant,mortel s’abattit brusquement sur la pièce.

Assommé, j’écoutai d’une oreille ce que Zwakh balbutiait,haletant d’émotion.

– Est-ce que vous savez ? Le Golem est revenu ! Nousen avions parlé il y a peu, vous vous rappelez, Pernath ?Toute la ville juive est sens dessus dessous. Vrieslander a vu leGolem de ses yeux. Et une fois encore, comme toujours, il a commisun meurtre.

Étonné, je prêtai attention : un meurtre ?

Zwakh me secoua :

« Oui, vous n’êtes donc au courant de rien, Pernath ? Enbas, il y a un avis de la police placardé à tous les coins : ilparaît que le gros Zottmann, le « franc-maçon » – enfin je veuxdire le directeur de l’assurance sur la vie – aurait été assassiné.On vient d’arrêter le Loisa, ici, dans la maison. Et Rosina laRouge a disparu. Le Golem, le Golem, c’est à faire dresser lescheveux sur la tête.

Je ne répondis rien et cherchai les yeux de Hillel : pourquoi meregardait-il avec tant d’insistance ? Soudain, un sourirecontenu frémit au coin de ses lèvres. J’avais compris. Ils’adressait à moi. Une jubilation telle m’inonda que je lui auraisvolontiers sauté au cou.

Hors de moi, je courais sans but autour de la pièce. Quefallait-il offrir en premier. Des verres ? Une bouteille debourgogne (je n’en avais qu’une). Des cigares ? Enfin jeretrouvai la parole :

– Mais pourquoi est-ce que vous ne vous asseyez pas ?

Très vite, je poussai des sièges vers mes deux amis. Zwakh semit en colère :

– Pourquoi souriez-vous donc continuellement, Hillel ? Vousne croyez peut-être pas que le Golem revient ? J’ail’impression que vous n’y croyez pas du tout.

– Je n’y croirais pas même si je le voyais devant moi dans cettepièce, répondit tranquillement Hillel en me jetant un regard. Jecompris le double sens qui se cachait dans ses paroles.

Zwakh, stupéfait, s’arrêta de boire.

– Pour vous le témoignage de centaines de gens ne compte pas,Hillel ? Attendez un peu et rappelez-vous bien ce que je vaisvous dire : maintenant, il y aura meurtre sur meurtre dans la villejuive ! Je connais ça. Le Golem traîne un sinistre cortège àsa suite.

– L’accumulation d’événements analogues n’a riend’extraordinaire, riposta Hillel. Tout en disant cela, il s’étaitdirigé vers la fenêtre et regardait en bas, la boutique dubrocanteur.

« Quand souffle le vent du dégel, la vie s’éveille dans lesracines. Les bonnes comme les mauvaises.

Zwakh me lança un clin d’œil amusé et désignant Hillel d’unhochement de tête :

– Si seulement le Rabbi voulait parler, il pourrait nousraconter des choses qui nous feraient dresser les cheveux sur latête, lança-t-il à mi-voix. Schemajah se retourna.

– Je ne suis pas rabbi, bien que je puisse en porter letitre ; je ne suis qu’un pauvre archiviste du tribunalrabbinique où je tiens le registre des vivants et desmorts.

Je sentis que sa phrase recelait un sens caché. Le montreur demarionnettes parut éprouver inconsciemment la même impression, ilse tut et pendant un grand moment aucun de nous ne dit mot.

– Dites-moi, Rabbi, excusez-moi, je voulais dire, monsieurHillel, reprit enfin Zwakh d’une voix étonnamment grave, il y alongtemps que je voulais vous demander quelque chose. Mais ne vouscroyez pas obligé de répondre si vous ne voulez pas, ou si vous nepouvez pas…

Schemajah s’approcha de la table et se mit à jouer avec sonverre, il ne buvait pas ; peut-être le rituel juif le luiinterdisait-il.

– Demandez sans crainte, monsieur Zwakh.

– Savez-vous quelque chose de la tradition secrète juive, de laCabale, Hillel ?

– Très peu.

– J’ai entendu dire qu’il existait un document permettant del’apprendre, le « Zohar ».

– Oui, le Zohar, le livre de la Splendeur.

– C’est ça, voyez un peu ! maugréa Zwakh. Est-ce que cen’est pas une injustice monstrueuse qu’un écrit qui contient,dit-on, les clefs de l’interprétation de la Bible et dubonheur…

Hillel l’interrompit :

– Quelques clefs seulement.

– Bon, mais au moins quelques-unes, donc, que ce texte ne soitaccessible qu’aux riches du fait de sa grande valeur et de sarareté ? En un seul exemplaire qui se trouve au muséum deLondres par-dessus le marché, d’après ce que je me suis laissédire ? Écrit en chaldéen, en araméen, en hébreu, je ne saisquoi ? Est-ce que moi, par exemple, j’ai jamais eu dans ma viel’occasion d’apprendre ces langues-là, ou d’aller àLondres ?

– Vous avez donc mis là tous vos désirs avec une si brûlanteardeur ? demanda Hillel non sans une légère ironie.

– Franchement, non, convint Zwakh un peu déconcerté.

– Alors ne vous plaignez pas, dit sèchement Hillel. Celui qui necherche pas l’Esprit avec tous les atomes de son corps – comme unnoyé cherche l’air – celui-là ne contemplera pas les mystères deDieu.

« Il doit tout de même exister un livre qui contient toutes lesclefs des énigmes de l’autre monde et non pas seulementquelques-unes », pensai-je alors, tandis que mes mains jouaientmachinalement avec le Fou que j’avais toujours dans la poche, maisavant que j’eusse pu mettre la question en mots, Zwakh l’avaitfait.

Hillel eut de nouveau un sourire énigmatique.

– Toute question que l’homme peut poser reçoit sa réponse dansl’instant même où il l’a conçue.

Zwakh se tourna vers moi :

– Vous comprenez, vous, ce qu’il veut dire par là ?

Je ne répondis rien et retins mon souffle pour ne pas perdre unesyllabe des propos de Hillel. Schemajah poursuivit :

– La vie entière n’est rien d’autre que des questionsdevenues formes, qui portent en elles le germe de leur réponse, etdes réponses grosses de questions. Celui qui y voit autre chose estun fou.

Zwakh frappa la table du poing :

– Bien sûr : des questions qui s’expriment chaque foisdifféremment et des réponses que chacun comprend différemment.

– C’est exactement cela, dit Hillel indulgent. Traiter tous leshommes avec une seule cuillère est le privilège desmédecins. Le questionneur reçoit la réponse dont il abesoin : sinon la créature ne suivrait pas le chemin de sesaspirations. Croyez-vous donc que nos textes juifs sont écritsexclusivement avec des consonnes par pur caprice ? Chacun doittrouver par ses propres moyens les voyelles cachées qui révélerontle sens déterminé pour lui seul de toute éternité ; il ne fautpas que la parole vivante se fige en un dogme mort.

Le montreur de marionnettes protesta violemment :

– Ce sont des mots, Rabbi, des mots ! Je veux bienm’appeler le dernier des fous si j’y comprends quelque chose.

Fou ! ! Le mot me frappa comme la foudre et je faillistomber de mon siège.

Hillel évita mon regard.

– Qui sait si vous ne vous appelez pas ainsi en réalité. – Lespropos de Hillel m’arrivaient à l’oreille comme d’un lointainreculé. – Il ne faut jamais être trop sûr de son affaire. Au reste,puisque nous parlons de cartes : monsieur Zwakh, jouez-vous auxtarots ?

– Naturellement. Depuis mon enfance.

– Dans ce cas, je m’étonne que vous réclamiez un livre contenanttoute la Cabale, alors que vous l’avez eu mille fois dans lesmains.

– Moi ? Dans les mains ? Moi ? Zwakh s’empoignala tête.

– Parfaitement, vous ! Il ne vous estjamais venu à l’idée que le jeu de tarots a vingt-deux atouts,exactement autant que l’alphabet hébreu a de lettres ? Noscartes de Bohême ne portent-elles pas encore en surabondance desfigures qui sont autant de symboles évidents : le soleil, la mort,le diable, le Jugement dernier ? Mon cher ami, avec quelleforce voulez-vous donc que la vie vous crie les réponses àl’oreille ? Ce que vous n’avez pas besoin de savoir, c’est queTarot a le même sens que l’hébreu Tora = la loi, ou le vieilégyptien Tarout = celle qui est interrogée et dans l’antique languezend, torisk = j’exige la réponse. Mais les savants, eux, auraientdû le savoir avant de lancer l’hypothèse que le tarot date du tempsde Charles VI. Et ainsi, de même que le Fou est la première cartedu jeu, l’homme est la première figure dans son propre livred’images, son propre double : la lettre hébraïque aleph, qui a laforme d’un homme montrant d’une main le ciel et de l’autre la terresignifie donc : « Ce qui est vrai en haut est vrai en bas ; cequi est vrai en bas est vrai en haut. » C’est pourquoi j’ai dit ily a un instant : qui sait si vous vous appelez vraiment Zwakh, nevous en portez pas garant.

Hillel ne cessait de me regarder et je pressentais que sous sesparoles un abîme de significations nouvelles s’ouvrait.

« Ne vous en portez pas garant, maître Zwakh ! On peut setrouver engagé dans de sombres chemins dont nul ne sort s’il neporte un talisman. Selon la tradition, trois hommesdescendirent un jour dans le Royaume des Ténèbres ; l’unrevint fou, l’autre aveugle, seul le troisième, le Rabbi ben Akibarentra chez lui sain et sauf en déclarant qu’il s’était rencontrélui-même. Combien sont dans son cas, combien comme Gœthe se sontrencontrés, habituellement sur un pont, ou dans un chemin qui mèned’une rive à l’autre d’un cours d’eau, se sont regardés les yeuxdans les yeux, et ne sont pas devenus fous ! Maisalors ce n’était qu’un reflet de leur propre conscience et non levrai double, non ce que l’on appelle « Habal Garmin », l’haleinedes os, dont il est écrit : tel il est entré au tombeau,imputrescible dans ses membres, tel il se lèvera au jour duJugement dernier. – Le regard de Hillel s’enfonçait toujours plusprofondément dans mes yeux. – Notre grand-mère disait de lui : « Ilhabite loin au-dessus de la terre, dans une pièce sans porte, avecune seule fenêtre de laquelle on ne peut se faire entendre deshommes. Celui qui parvient à le dompter et à le… civiliser,celui-là sera en paix avec lui-même. » Pour en finir, en ce quiconcerne le jeu de tarots, vous le savez aussi bien que moi : pourchaque joueur, les cartes sont distribuées différemment, mais celuiqui utilise bien les atouts gagne la partie. Venez donc, monsieurZwakh ! Allons-nous-en, sinon vous boirez tout le vin demaître Pernath et il n’en aura plus pour lui.

Chapitre 11DÉTRESSE

Une bataille de flocons faisait rage devant ma fenêtre. À lamanière de régiments, les étoiles de neige, minuscules soldats enuniformes blancs ébouriffés, se donnaient la chasse, toujours dansla même direction, comme emportés dans une fuite générale devantquelque adversaire particulièrement féroce. Puis tout à coup, ilsen avaient assez de battre en retraite et apparemment saisis d’uninexplicable accès de rage rebroussaient chemin, attaqués sur leursflancs par de nouvelles armées ennemies venues d’en haut et d’enbas, si bien que l’engagement s’achevait en une mêlée généraleinextricable.

Des mois semblaient s’être écoulés depuis les événementsbizarres que j’avais vécus peu de temps auparavant et si denouveaux bruits concernant le Golem n’étaient parvenusjournellement jusqu’à moi, qui faisaient revivre tout ce passérécent, je crois que j’aurais pu dans les moments de doute mecroire victime de quelque état crépusculaire proche du rêve.

Au milieu des arabesques bariolées tissées autour de moi par lesévénements, ce que Zwakh m’avait raconté sur le meurtre encoreinexpliqué du prétendu « franc-maçon », ressortait en teinteshurlantes.

Je n’arrivais pas à comprendre le lien qu’il avait avec Loisa legrêlé, bien que je ne pusse me débarrasser d’un obscur soupçon –presque à l’instant où, cette même nuit, Prokop croyait avoirsurpris un bruit étrange et inquiétant montant du caniveau, nousavions vu le garçon chez Loisitschek. Mais enfin, rien nepermettait de penser que ce cri jailli de la terre et qui pouvaitd’ailleurs fort bien être une illusion de nos sens, était l’appelau secours d’un être humain.

Le tourbillon forcené de la neige devant mes yeux m’aveuglait etje commençais à voir partout des raies dansantes. De nouveau jeconsacrai mon attention aux gemmes devant moi. Le modèle de cireque j’avais exécuté du visage de Mirjam devait admirablement seprêter à une transposition en pierre de lune bleuâtre. Je meréjouissais du hasard heureux qui m’avait fait trouver une matièreaussi appropriée dans mes réserves. Le noir profond de la matriceen amphibole donnait juste le reflet voulu à la pierre et sescontours étaient si exactement adaptés qu’on les eût dit créés parla nature pour devenir la reproduction indestructible du profildélicat de la jeune fille. Au début, j’avais eu l’intention d’ytailler un camée représentant le dieu égyptien Osiris et la visionde l’hermaphrodite du livre Ibbour, que je pouvais évoquer à mongré avec une étonnante netteté, m’inspirait puissamment au point devue esthétique ; mais, après les premiers coups de ciseau,j’avais peu à peu découvert une telle ressemblance avec la fille deSchemajah Hillel que je modifiai mes plans.

Le livre Ibbour !

Bouleversé, je reposai l’outil d’acier. Incroyable le nombred’événements qui s’étaient passés dans ma vie en si peu detemps !

Comme quelqu’un qui se trouve soudain transporté dans un désertde sable infini, je pris d’un coup conscience de la solitudeprofonde, gigantesque, qui me séparait de mes semblables.Pourrais-je jamais m’entretenir avec un ami – excepté Hillel – dece qui m’était arrivé ?

Dans les heures silencieuses des nuits écoulées, le souvenirm’était revenu que durant toutes mes années de jeunesse, dès lapremière enfance, j’avais été torturé par une indicible soif demerveilleux, de supranaturel au-delà de toutes choses mortelles,mais la réalisation de mon désir s’était abattu sur moi comme unouragan étouffant de son poids les cris de joie dans mon âme.

Je tremblais à la perspective de l’instant où il me faudraitrevenir à moi et assumer l’événement comme présent dans laplénitude de sa vie brûlante. Mais pas encore ! Je voulaisd’abord savourer la jouissance de voir l’inexprimable venir à moidans toute sa splendeur. J’en étais le maître ! Il mesuffisait de passer dans ma chambre à coucher et d’ouvrir lacassette contenant le livre Ibbour, don de l’invisible !

Comme il était loin l’instant où ma main l’avait effleuré, enenfermant les lettres d’Angélina !

De sourds grondements, dehors, quand de temps à autre le ventfaisait tomber les masses de neige accumulées sur les toits, suivispar des intervalles de silence profond, le manteau de flocons surles pavés absorbant tous les bruits.

Je voulus continuer à travailler mais soudain des coups desabots retentirent dans la rue en bas, coupants comme l’acier aupoint que l’on croyait voir jaillir les étincelles.

Impossible d’ouvrir la fenêtre pour regarder dehors : desmuscles de glace attachaient ses bords à la maçonnerie et lesvitres étaient givrées jusqu’à la moitié de leur hauteur. Je visseulement que Charousek se tenait, très paisiblement en apparence,à côté du brocanteur Wassertrum, comme s’ils avaient eu uneconversation ensemble, je vis la stupéfaction se peindre sur lesdeux visages tandis qu’ils regardaient fixement, sans un mot, lavoiture que je venais, moi aussi, d’apercevoir.

Une idée me traversa l’esprit. C’est le mari d’Angélina. Ce nepeut pas être elle ! Passer ici, devant chez moi avec sonéquipage, dans la ruelle du Coq ! Aux yeux de tout lemonde ! Une vraie folie, mais que dire à son mari, si c’estlui et s’il m’accuse ? Mentir, naturellement, mentir.

En toute hâte je passai les possibilités en revue : ce ne peutêtre que le mari. Il a reçu une lettre anonyme – de Wassertrum –l’avertissant qu’elle a eu un rendez-vous ici et elle a cherché unprétexte : elle a probablement dit qu’elle avait commandé chez moiune pierre taillée ou quelque chose, voilà !

Des coups furieux à ma porte et Angélina apparaît devant moi.Elle était incapable de prononcer une parole, mais l’expression deson visage m’en disait assez : inutile qu’elle insiste, qu’elleprécise, tout est perdu. Pourtant quelque chose en moi refusaitcette idée. Je ne parvenais pas à croire que ce sentiment si fortque j’avais de pouvoir l’aider, m’eût trompé.

Je la conduisis à mon fauteuil. Lui caressai les cheveux sansmot dire et elle se cacha la tête contre ma poitrine, comme uneenfant morte de fatigue. Nous entendions les craquètements desbûches dans le poêle, nous regardions la lueur rose glisser sur leplancher, exploser puis s’éteindre, exploser puis s’éteindre,exploser puis s’éteindre.

« Où est le cœur en pierre rouge… » Il me semblait entendre laphrase résonner en moi. Soudain, je me demandai : Où suis-je ?Depuis combien de temps est-elle assise là ?

Et je l’interrogeai, prudemment, doucement, tout doucement pourne pas la réveiller, ni toucher la blessure douloureuse avec lasonde. Fragment par fragment, j’appris ce que je voulais savoir etrassemblai le tout à la manière d’une mosaïque :

– Votre mari sait ?

– Non, pas encore ; il est en voyage.

Donc il s’agissait de la vie du Dr Savioli, Charousek avait vujuste. Et c’était pour cela qu’elle était là, parce que la vie deSavioli était en jeu et non plus la sienne. Je compris qu’ellepensait ne plus rien avoir à cacher.

Wassertrum était allé une fois encore chez le Dr Savioli. Ils’était frayé un chemin par la menace et la force jusqu’à son litde malade.

Et après ! Après ! Que voulait-il de lui ?

Ce qu’il voulait ? Elle l’avait à demi deviné, à demiappris : il voulait que… que… il voulait que le Dr Savioli… setuât.

Désormais, elle connaissait aussi les raisons de la hainesauvage, insensée de Wassertrum : le Dr Savioli avait autrefoisacculé à la mort le fils de celui-ci, l’oculiste Wassory.

Aussitôt une pensée me frappa comme la foudre : descendre encourant, tout révéler au brocanteur, lui dire que c’était Charousekqui avait porté le coup, de son affût bien camouflé et non pasSavioli qui n’était qu’un instrument… « Trahison !Trahison ! me hurlait mon cerveau. Tu veux donc livrer à lavindicte de ce misérable l’infortuné phtisique qui essayait det’aider, toi et elle ? »

J’avais l’impression d’être déchiré en deux moitiés sanglantes.Puis une idée me parla, froide et calme comme glace, pour me donnerla solution : Insensé ! Tu es maître de la situation ! Tun’as qu’à prendre cette lime, là, sur la table, à descendre encourant et à aller l’enfoncer dans la gorge du brocanteur jusqu’àce que la pointe ressorte par la nuque. Mon cœur plein d’allégresselança un cri de reconnaissance à Dieu.

J’explorai plus avant.

– Et le Dr Savioli ?

Aucun doute, il attenterait à sa vie si elle ne le sauvait pas.Les infirmière ne le quittaient pas un instant et l’avaientengourdi à force de morphine, mais peut-être allait-il s’éveillerbrusquement, peut-être en ce moment même… et… et… non, non, ilfallait qu’elle s’en allât, sans perdre une seconde de plus. Elleécrirait à son mari, elle avouerait tout, dût-il lui enleverl’enfant, mais Savioli serait sauvé, car elle aurait ainsi arrachéà Wassertrum la seule arme qu’il possédât.

Elle révélerait elle-même le secret avant qu’il pût lefaire.

– Jamais, Angélina ! m’écriai-je et en songeant à la lime,la voix me manqua dans l’exultation de ma puissance.

Angélina voulait s’arracher à notre entretien : je la retins. «Encore une chose : pensez-vous que votre mari croira le brocanteursur parole, sans chercher davantage ?

– Mais Wassertrum a des preuves, mes lettres sûrement, peut-êtreaussi un portrait de moi, tout ce qui était caché dans le bureau del’atelier, à côté.

Des lettres ? Un portrait ? Un bureau ? Je nesavais plus ce que je faisais : j’attirai violemment Angélinacontre ma poitrine et l’embrassai. Ses cheveux blonds couvraientmon visage comme un voile d’or.

Puis je lui pris les mains, si étroites, si fines, et luiracontai, dans une envolée de mots précipités, que l’ennemi mortelde Wassertrum – un pauvre étudiant tchèque – avait mis en sûretéles lettres et tout le reste, qu’elles étaient en ma possession etbien gardées. Elle me sauta au cou, riant et pleurant dans un mêmesouffle. M’embrassa. Courut jusqu’à la porte. Revint et m’embrassade nouveau.

Puis elle disparut. Je restai comme étourdi, sentant encorel’haleine de sa bouche sur son visage.

J’entendis les roues de la voiture tourner sur le pavé et legalop frénétique des sabots. Une minute plus tard, tout étaitsilencieux. Comme un tombeau. Et moi aussi.

Soudain, la porte craqua doucement derrière moi et Charousekentra.

– Excusez-moi, maître Pernath, j’ai frappé un grand moment, maisvous n’aviez pas l’air d’entendre.

Je hochai la tête sans mot dire.

« Vous n’avez pas supposé que je m’étais réconcilié avecWassertrum en me voyant parler avec lui tout à l’heure,j’espère ?

Le sourire haineux de Charousek me disait que ce n’était làqu’une plaisanterie féroce.

« Il faut que vous le sachiez : la chance est pour moi ; lacanaille, en bas, commence à me porter dans son cœur, maîtrePernath. Quelle chose étrange que la voix du sang, ajouta-t-ildoucement, autant pour lui que pour moi.

Je ne compris pas ce qu’il voulait dire par là, et pensai avoirmal entendu. L’émotion vibrait encore trop fort en moi.

« Il voulait me donner un manteau, poursuivit Charousek à voixhaute. J’ai bien entendu refusé avec tous mes remerciements. Mapropre peau me brûle assez. Et ensuite, il m’a offert del’argent.

J’étais sur le point de lui demander s’il l’avait accepté, maisretins ma langue à temps. Des taches rouges toutes rondesapparurent sur ses joues.

« J’ai bien entendu accepté l’argent.

Tout s’embrouilla dans ma tête.

– Ac-accepté ? bégayai-je.

– Jamais je n’aurais pensé que l’on pût éprouver une joie aussipure sur cette terre – Charousek s’interrompit un instant et fit lagrimace – N’est-ce pas un spectacle bien propre à élever l’âme devoir régner la prévoyance maternelle en toute sagesse etcirconspection, doigt omniprésent dans l’économie de lanature ? – Il avait pris le ton d’un pasteur, tout en faisanttinter des pièces de monnaie dans sa poche. – En vérité jeconsidère comme un devoir sacré de consacrer au plus noble de tousles desseins le trésor de hellers et de pfennigs que m’a confié unemain miséricordieuse.

Était-il ivre ? Ou fou ? Brusquement, il changea deton.

« Il y a quelque chose de diaboliquement comique à ce que cesoit Wassertrum qui paie lui-même la médecine. Vous ne trouvezpas ?

Une lueur se fit dans mon esprit, j’entrevis ce qui sedissimulait derrière les propos de Charousek et ses yeux fiévreuxme firent peur.

« Mais laissons cela pour le moment, maître Pernath.Occupons-nous d’abord des affaires courantes. Dont la dame, c’étaitbien elle, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui lui a pris devenir ici au vu et au su de tout le monde ?

Je racontai à Charousek ce qui s’était passé.

« Wassertrum n’a certainement aucune preuve entre les mains,coupa-t-il avec jubilation. Sinon, il n’aurait pas fouillél’atelier ce matin. Comment se fait-il que vous ne l’ayez pasentendu ? Il y est bien resté une heure.

Je m’étonnai qu’il fût si exactement au courant de tout et lelui dis.

« Vous permettez ?

En guise d’explication, il prit une cigarette sur la table,l’alluma et déclara :

« Voyez-vous, quand vous ouvrez la porte, le courant d’air quis’établit avec la cage d’escalier dévie la fumée du tabac. C’estprobablement la seule loi physique que M. Wassertrum connaisse avecprécision et il a fait faire à toutes fins utiles – la maison luiappartient, comme vous savez – une petite ouverture dissimulée dansle mur extérieur de l’atelier : une sorte de bouche d’aération danslaquelle un petit drapeau rouge est glissé. Chaque fois quequelqu’un entre dans la pièce, ou en sort, donc ouvre la porte quiétablit l’appel d’air, Wassertrum est averti, en bas, par le petitdrapeau qui s’agite violemment. Du moins, moi je le suis,ajouta sèchement Charousek ; quand je m’en soucie, je peuxobserver le phénomène avec une rare netteté par le soupirail dusous-sol en face, qu’un destin miséricordieux m’a assigné commerésidence. L’élégante plaisanterie de la bouche d’aération dontl’exclusivité revient, certes, au digne patriarche, m’est familièredepuis des années.

– Quelle haine surhumaine vous devez avoir contre lui pour épierainsi chacun de ses pas ! Et depuis si longtemps, comme vousle dites !

– De la haine ? Charousek eut un sourire crispé. De lahaine ? Ce n’est pas le mot. Celui qui pourrait exprimer lesentiment que j’éprouve à l’égard de Wassertrum n’a pas encore étécréé. D’ailleurs, si l’on veut être précis, ce n’est pas lui que jehais. Je hais son sang. Comprenez-vous ? Je flaire, telle unebête sauvage, la moindre goutte de son sang qui coule dans lesveines d’un autre être et – il grinça les dents – c’est une chosequi arrive parfois ici, dans le ghetto.

Empêché d’en dire davantage par une surexcitation frénétique, ilcourut à la fenêtre et regarda dehors. Je l’entendis étouffer lesifflement de sa respiration. Nous demeurâmes un moment silencieux,tous les deux.

« Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? reprit-il soudain enme faisant un signe rapide de la main. Vite, vite ! Vousn’avez pas des jumelles de théâtre, ou quelque chose de cegenre ?

Prudemment dissimulés derrière le rideau, nous regardâmes enbas. Jaromir le sourd-muet se tenait devant l’entrée de la boutiqueet dans la mesure où nous pouvions interpréter sa mimique,proposait au brocanteur une petite chose brillante à demi cachéedans sa main. Aussitôt, Wassertrum bondit sur elle comme un vautouret s’engouffra dans son trou.

Quelques instants plus tard, il ressortait, livide comme lamort, et empoignait Jaromir par la poitrine ; il s’ensuivitune lutte violente. Puis tout à coup Wassertrum lâcha prise etparut réfléchir. Rongea avec fureur sa lèvre supérieure fendue.Jeta un regard scrutateur dans notre direction, et prittranquillement Jaromir par le bras pour l’entraîner dans laboutique.

Un quart d’heure au moins s’écoula : ils semblaient ne paspouvoir en finir avec leurs marchandages. Enfin, le sourd-muetressortit, l’air satisfait et s’en alla.

– Qu’en pensez-vous ? demandai-je. Rien de bien important,semble-t-il. Le pauvre diable a dû monnayer quelque bricole quiavait mendiée.

L’étudiant ne me répondit pas et alla se rasseoir sans mot direà la table. De toute évidence, il n’accordait pas non plus grandsens à l’incident car, après une pause, il reprit ses propos où illes avait laissés.

– Oui. Donc, comme je vous le disais, je hais son sang.Interrompez-moi, maître Pernath, si je m’abandonne de nouveau à laviolence. Je veux rester froid. Il ne faut pas que je dilapideainsi mes meilleurs sentiments. Sinon, je suis en proie ensuite àune sorte de dégrisement qui m’accable. Un homme qui a honte doits’exprimer froidement, et non pas avec enflure comme une prostituéeou… ou un poète. Depuis que le monde est monde, jamais personnen’aurait eu l’idée de se « tordre les mains » de désespoir, si lesacteurs n’avaient mis au point minutieusement ce geste qu’ilsjugent « plastique ».

Je compris que c’était exprès qu’il discourait ainsi à tort et àtravers pour calmer son agitation intérieure. Mais il n’y parvenaitpas. Toujours aussi nerveux, il courait de-ci de-là dans la pièce,saisissant tous les objets qui lui tombaient sous la main pour lesremettre ensuite machinalement à leur place. Puis, d’un seul coup,il se retrouva au beau milieu de son sujet.

« Les moindres gestes involontaires d’un homme trahissent cesang à mes yeux. Je connais des enfants qui lui ressemblent, quipassent pour être de lui et qui pourtant ne sont pas de la mêmesouche, je ne peux pas m’y tromper. Pendant des années, rien nipersonne ne m’a indiqué que le Dr Wassory était son fils, mais jel’ai, je peux dire, subodoré.

« Tout jeune encore, alors que je ne pouvais me douter desrelations qui existent entre Wassertrum et moi – son regard se posaun instant sur moi, inquisiteur – je possédais ce don. On m’a fouléaux pieds, on m’a roué de coups au point qu’il n’est pas une partiede mon corps qui ne sache ce qu’est la douleur forcenée, on m’aaffamé, assoiffé jusqu’à ce que j’en devienne à moitié fou et queje mange de la terre moisie, mais jamais je n’ai pu haïr ceux quime torturaient. Je ne pouvais pas. Il n’y avait plus de place enmoi pour la haine, vous comprenez ? Et pourtant tout mon êtreen était saturé.

« Jamais Wassertrum ne m’a rien fait, je dois dire qu’il ne m’ajamais battu, ni lancé de pierre, ni injurié quand je traînais dansle ruisseau en bas avec d’autres gamins : je le sais très bien, etpourtant tout ce qui bouillonnait en moi de ressentiment et defureur était dirigé contre lui. Contre lui seul !

« Chose curieuse, je ne lui ai jamais joué de mauvais toursétant enfant. Quand les autres préparaient quelque polissonnerie àson endroit, je me retirais aussitôt. Mais je pouvais resterpendant des heures caché dans l’entrée de la maison, derrière lebattant de la porte, à regarder fixement son visage par les fentesdes gonds jusqu’à ce qu’un sentiment de haine inexplicable tende unvoile noir devant mes yeux.

« C’est à cette époque, je crois, que j’ai posé les fondementsde cette capacité de voyance qui s’éveille aussitôt en moi quandj’entre en contact avec des êtres, voire des choses, qui sont liéesà lui. J’ai dû apprendre alors par cœur à mon insu chacun de sesmouvements, sa manière de porter la redingote et de prendre lesobjets, de tousser, de boire et mille autres détails jusqu’à cequ’ils se soient taraudé une place dans mon âme et que je puissereconnaître les traces de son héritage partout, au premier coupd’œil, avec une sûreté infaillible.

« Par la suite, cela tourna souvent à la manie : je jetais loinde moi des objets inoffensifs parce que la pensée que ses mainsavaient pu les toucher me torturait ; d’autres au contraire medevenaient chers ; je les aimais comme des amis qui luivoulaient du mal.

Charousek se tut un moment, absent, les yeux dans le vague. Sesdoigts caressaient machinalement les limes sur la table.

« Quand, par la suite, quelques professeurs compatissants ontfait une collecte pour me permettre d’étudier la philosophie et lamédecine, en apprenant de surcroît à penser par moi-même, c’estalors que, peu à peu, j’ai pris conscience de ce qu’était la haine: on ne peut haïr aussi profondément que ce qui est partieintégrante de soi-même. Et quand j’ai découvert le secret, quandj’ai tout appris, peu à peu : ce qu’était ma mère, et… et cequ’elle doit être encore, si elle vit toujours, et que mon proprecorps – il se détourna pour m’empêcher de voir son visage – estplein de son ignoble sang… eh bien oui, Pernath, pourquoine le sauriez-vous pas : il est mon père, alors j’ai compris oùétait la racine. Parfois il me semble que si je suis tuberculeux,si je crache le sang, c’est le fait d’une mystérieuse connexion :mon corps se défend contre tout ce qui est de lui et lerejette avec horreur.

« Souvent la haine m’a accompagné jusque dans mes rêves,cherchant à me consoler avec le spectacle de toutes les torturesconcevables que je pourrais lui infliger, mais toujours jel’ai chassée, parce qu’elle laissait en moi l’arrière-goût fade del’insatisfaction.

« Quand je réfléchis sur moi-même et m’étonne qu’il n’y ait rienni personne en ce monde que je sois capable de haïr, ni même detrouver antipathique en dehors de lui et de sa race – jesuis souvent effleuré par une pensée affreuse : ne serais-je pas cequ’il est convenu d’appeler un homme « bon » ? Maisheureusement, il n’en est rien. Je vous l’ai déjà dit : il n’y aplus de place en moi.

« Et ne croyez pas qu’un triste sort m’ait rendu amer (je n’aid’ailleurs appris que bien des années après ce qu’il avait fait àma mère), j’ai vécu un jour de joie qui repousse loin dansl’ombre ce qui est ordinairement accordé aux mortels. Je ne sais sivous connaissez la piété profonde, authentique, brûlante,jusqu’alors je l’ignorais aussi, mais le jour où Wassory s’estanéanti lui-même et où, me trouvant devant la boutique, j’ai vucomment il recevait la nouvelle, hébété – du moins c’est cequ’aurait cru un profane, ignorant tout du théâtre de la vie –planté là au moins une heure, comme absent, son bec-de-lièvreécarlate relevé un tout petit peu plus haut seulement qu’àl’ordinaire sur les dents et le regard si, si particulier, tournévers le dedans, alors j’ai senti l’odeur d’encens du vol del’archange. Connaissez-vous l’image miraculeuse de la Vierge noiredans la Teynkirche ? Je me suis jeté à genoux devant elle etl’ombre du paradis a enveloppé mon âme.

En voyant Charousek devant moi, ses grands yeux rêveurs pleinsde larmes, j’ai songé à ce que Hillel avait dit du sombre cheminque suivent les frères de la mort.

Il poursuivit :

« Les circonstances extérieures qui justifient ma haine oupourraient du moins la rendre concevable à un cerveau de jugeappointé par l’administration, ne vous intéresseraient peut-êtrepas : les faits que l’on considère comme des pierres milliaires nesont en réalité que des coquilles d’œuf vides. Ce sont lesdétonations importunes des bouchons de champagne sur la table duparvenu bouffi, que seul le faible d’esprit tient pour l’essentield’un festin. Wassertrum a contraint ma mère, par tous les moyensinfernaux habituels à ses pareils, à se soumettre à sa volonté, pisencore. Et après, oui, eh bien, après il l’a vendue… à une maisonde passe… ce n’est pas difficile quand on a des relationsd’affaires avec des inspecteurs de police, mais pas du tout parcequ’il en avait assez d’elle, oh non ! Je connais les moindresrecoins de son cœur : il l’a vendue le jour même où ils’est aperçu avec terreur qu’il l’aimait d’une passion ardente. Enpareil cas, un être comme lui se comporte d’une manière apparemmentinsensée, mais toujours identique. La cupidité féroce qu’il y a enlui couine comme un hamster dès que quelqu’un vient acheter unebricole dans sa boutique de brocanteur, fût-ce à un prixexorbitant ; il n’est sensible qu’à l’obligation d’abandonnerquelque chose. Il concevrait volontiers un état idéal où son êtrepropre se fondrait dans le concept abstrait de la possession.

« Et c’est alors qu’une crainte a grandi en lui jusqu’à prendreles dimensions d’une montagne : ne plus être sûr de lui, ne plusavoir la volonté de donner quelque chose à l’amour, maisl’obligation de le faire ; sentir en lui une présenceinvisible enchaînant en secret sa volonté, ou ce qu’il voudraitqu’elle fût. Tout a commencé ainsi. La suite s’est dérouléeautomatiquement. Comme le brochet est obligé de mordre, qu’il leveuille ou non, quand un objet brillant passe devant son nez au bonmoment.

« Pour Wassertrum, la liquidation de ma mère s’est présentéecomme une conséquence toute naturelle. Elle satisfaisait également,d’ailleurs, le résidu des caractéristiques qui somnolaient en lui :la soif d’or et la jouissance perverse du masochisme…Pardonnez-moi, maître Pernath – la voix de Charousek devintbrusquement si dure et si froide que je sursautai –, pardonnez-moide m’exprimer d’une manière aussi effroyablement pédante, maisquand on est à l’université, une foule de livres imbéciles vouspasse entre les mains et involontairement, on prend l’habituded’utiliser des expressions ineptes.

Je me contraignis à sourire pour lui faire plaisir ; dansmon for intérieur, je comprenais très bien qu’il luttait contre leslarmes.

Je conclus qu’il me fallait l’aider, essayer au moins d’adoucirsa peine la plus cruelle dans la mesure où je le pouvais. Je prisdiscrètement dans le tiroir de la commode le billet de cent guldensque j’avais encore chez moi et le glissai dans ma poche.

– Le jour où vous vous trouverez dans un meilleur milieu et oùvous pourrez exercer votre profession de médecin, la paix entreraen vous, monsieur Charousek, lui dis-je pour donner un ton moinsimpitoyable à la conversation. Est-ce que vous passez bientôt votredoctorat ?

– Incessamment. Je le dois à mes bienfaiteurs. Sinon cela n’aaucun sens. Mes jours sont comptés.

Je voulus lui dire qu’il poussait les choses trop au noir,habituelle échappatoire, mais il la repoussa en souriant.

« C’est mieux ainsi. Au reste, singer les comédiens thérapeuteset comme apothéose rafler quelque titre nobiliaire en qualitéd’empoisonneur de source patenté ne doit pas être tellementplaisant. D’un autre côté, ajouta-t-il avec son humour sardonique,mes œuvres de miséricorde dans le ghetto de ce monde serontinterrompues à jamais, malheureusement. – Il prit son chapeau. –Mais je ne veux pas vous importuner plus longtemps. Y a-t-il encorequelque chose à discuter en ce qui concerne l’affaireSavioli ? Je ne pense pas. De toute façon, ne manquez pas dem’avertir si vous apprenez quelque chose de nouveau. Le mieuxserait que vous accrochiez un miroir ici à la fenêtre, pourm’indiquer que je dois venir vous voir. Il ne faut en aucun cas quevous vous rendiez dans ma cave : Wassertrum soupçonnerait aussitôtque nous avons partie liée. Je suis d’ailleurs très curieux desavoir ce qu’il va faire, maintenant qu’il a vu la dame venir chezvous. Dites-lui très simplement qu’elle vous avait donné un bijou àréparer et s’il devient pressant, faites semblant de prendre unecrise de fureur.

Aucune occasion ne se présentait décidément de faire accepter lebillet à Charousek ; je repris donc la cire à modeler surl’appui de la fenêtre et dis :

– Venez, je vais faire avec vous un bout de chemin dansl’escalier : Hillel m’attend.

Ce qui n’était pas vrai. Il sursauta.

– Vous êtes lié avec lui ?

– Un peu. Vous le connaissez ? Ou bien est-ce que vous vousméfiez aussi de lui ?

Je ne pus réprimer un sourire.

– À Dieu ne plaise !

– Pourquoi ce ton si grave ?

Charousek hésita, réfléchit, puis :

– Je ne le sais pas moi-même. Quelque chose d’inconscientsûrement : chaque fois que je le croise dans la rue, j’ai envie dedescendre du trottoir et de m’agenouiller comme devant un prêtrequi porte le saint sacrement. Voyez-vous, maître Pernath, voilà unhomme dont chaque atome est l’antidote de Wassertrum. Les chrétiensdu quartier, mal informés dans son cas comme dans tous les autres,le prennent pour exemple du grigou et du millionnaire caché, alorsqu’il est indiciblement pauvre.

Je l’interrompis, horrifié.

– Pauvre ?

– Oui, plus encore que moi si la chose est possible. Je croisbien qu’il ne connaît le mot « prendre » que par les livres ;mais quand il sort du tribunal rabbinique, le premier du mois, lesmendiants juifs se précipitent sur lui parce qu’ils savent qu’ilmettrait volontiers tout son maigre salaire dans la première maintendue, quitte à souffrir de la faim, avec sa fille, quelques joursaprès. Si la vieille légende talmudique est vraie selon laquellesur les douze tribus d’Israël, dix sont maudites et deux sontsaintes, il incarne les deux saintes et Wassertrum les dix autres.Vous n’avez pas remarqué que le brocanteur change de couleur quandil le croise ? Intéressant, je vous assure. Voyez-vous, unsang pareil ne peut pas se mêler à un autre : les enfantsnaîtraient morts. À condition que la mère n’ait pas péri d’horreuravant. D’ailleurs Hillel est le seul qu’il n’ose pas approcher : ill’évite comme le feu. Probablement parce que Hillel représente pourlui l’inconcevable, l’indéchiffrable absolu. Il est possible qu’ilflaire aussi en lui le cabaliste.

Nous descendîmes ensemble l’escalier.

– Croyez-vous qu’il existe encore des cabalistes de nos jours,croyez-vous même qu’il y ait quelque vérité dans la Cabale ?lui demandai-je, et j’attendis, tendu, sa réponse. Mais il semblane pas avoir entendu. Je répétai ma question.

Il se détourna précipitamment et montrant du doigt une portefaite de morceaux de caisses clouées ensemble :

– Vous avez là de nouveaux locataires, une famille juive, maispauvre : le musicien toqué Nephtali Schaffraneck avec sa fille, songendre et ses petits-enfants. Quand la nuit tombe et qu’il est seulavec les fillettes, sa crise le prend : il les attache par lespouces pour qu’elles ne puissent pas se sauver, il les enferme dansune vieille cage à poules et il leur apprend le « ramage » comme ildit, pour qu’elles puissent gagner seules leur vie par la suite –c’est-à-dire qu’il leur serine les paroles les plus extravagantesqui existent, des textes allemands, des lambeaux qu’il a ramasséson ne sait où et que, dans les ténèbres de son âme, il prend pourdes hymnes de bataille prussiens, ou quelque chose de ce genre.

De fait, une musique étrange filtrait doucement sur le palier.Un archet grattait, effroyablement haut et sans cesse sur le mêmeton, les contours d’une rengaine des rues et deux voix d’enfants,grêles comme des fils, le suivaient :

Madame Pick,

Madame Hock,

Madame Kle-pe-tarsch,

Elles se rassemblent de partout

Et jacassent sur tout…

Folie et comique mêlés. J’éclatai de rire malgré moi.

« Le gendre de Schaffraneck – sa femme vend du jus de concombreau verre sur le marché des œufs – court toute la journée dans lesbureaux, continua Charousek féroce, pour quémander de vieuxtimbres. Ensuite, il les trie et quand il en trouve qui n’ont étéoblitérés que sur le bord, il les ajuste les uns sur les autres,les découpe, recolle les moitiés intactes et les revend commeneufs. Au début son petit commerce était florissant et il arrivaitsouvent à se faire presque un gulden par jour, mais la grosseindustrie juive de Prague a fini par éventer la mèche, etmaintenant elle le fait elle-même. En enlevant la crème, bienentendu.

– Est-ce que vous soulageriez des misères, Charousek, si vousaviez de l’argent de reste ? demandai-je très vite. Nousétions arrivés devant la porte de Hillel et j’y frappai.

– Me jugez-vous assez vil pour penser que je ne le feraispas ? répliqua-t-il, déconcerté.

Les pas de Mirjam s’approchaient ; j’attendis qu’elle eûtla main sur la poignée et enfonçai très vite le billet dans lapoche de l’étudiant.

– Non, monsieur Charousek, c’est moi que vous pourriez juger vilsi je négligeais de le faire.

Avant qu’il eût pu répondre, je lui avais serré la main, et jem’étais engouffré derrière la porte. Pendant que Mirjam mesouhaitait la bienvenue, je tendais l’oreille pour savoir ce qu’ilallait faire. Il demeura un instant immobile, laissa échapper unléger sanglot, puis descendit lentement l’escalier, d’un pastâtonnant, comme quelqu’un qui doit se tenir à la rampe.

C’était la première fois que j’entrais dans la chambre deHillel. Elle était nue comme une prison, le sol méticuleusementpropre, saupoudré de sable blanc. Aucun meuble à part deux chaises,une table et une commode. À gauche et à droite, un piédestal debois contre le mur. Mirjam s’assit en face de moi à la fenêtre,tandis que je pétrissais ma cire.

– Il faut donc avoir un visage devant soi pour saisir laressemblance ? demanda-t-elle timidement, afin de rompre lesilence.

Gênés, nous évitions de nous regarder. Elle ne savait où poserles yeux tant elle était honteuse de cette chambre misérable et moiles joues me brûlaient à la pensée que je ne m’étais jamais souciéjusqu’alors de savoir comment elle vivait avec son père.

Mais enfin, il fallait bien répondre quelque chose !

– Moins pour saisir la ressemblance que pour vérifier si l’on avu juste également sur le plan intérieur.

Et en disant cela, je sentais combien c’était faux. Pendant desannées j’avais rabâché sans réfléchir la loi fondamentale etfondamentalement fausse de la peinture selon laquelle il fautétudier la nature physique pour parvenir à la création artistiqueet je m’y étais conformé. J’avais dû attendre cette nuit où Hillelm’avait réveillé pour que le regard intérieur me fût donné : lavéritable vision derrière les paupières fermées qui s’évanouit dèsqu’on les ouvre, le don que tous croient avoir et qu’aucun parmides millions ne possède réellement. Comment pouvais-je faireseulement allusion à la possibilité de mesurer l’infaillible normede la vision spirituelle par les grossiers moyens de l’œilhumain !

D’après l’étonnement qui se peignait sur son visage, Mirjamdevait avoir la même idée.

– Il ne faut pas prendre cela au pied de la lettre, lui dis-jepour m’excuser.

Elle me regarda très attentivement accentuer les reliefs avec leburin.

– Ce doit être incroyablement difficile de reproduire le modèleen pierre avec une exactitude parfaite ?

– C’est un travail mécanique. Au moins en partie.

Pause.

– Je pourrai voir la gemme quand elle sera finie ?

– Elle est pour vous, Mirjam.

– Non, non ; ce ne serait pas, pas… Je vis ses mainsdevenir nerveuses, et l’interrompis très vite :

– Vous ne voulez pas même accepter cette petite chose demoi ? Je voudrais, je devrais faire plus pour vous.

Elle détourna précipitamment son visage. Qu’avais-je ditlà ! J’avais dû la blesser au plus profond d’elle-même.J’avais l’air de vouloir faire allusion à sa pauvreté.

Pouvais-je encore rattraper ma maladresse ? Ne risquai-jepas de l’aggraver davantage ? Je pris mon élan.

– Écoutez-moi tranquillement, Mirjam, je vous le demande engrâce. J’estime tant votre père, vous ne pouvez pas vous en faireune idée.

Elle me regarda, incertaine, sans comprendre. « Oui, oui…infiniment. Plus que ma propre vie.

– Parce qu’il vous a secouru pendant que vous étiez sansconnaissance ? C’était tout naturel.

Je sentis qu’elle ignorait le lien qui m’attachait à lui.Prudemment, je tâtai le terrain pour savoir jusqu’où je pouvaisaller sans révéler ce qu’il lui avait tu.

– L’aide intérieure est à mettre bien plus haut que l’aideextérieure, à mon sens. Je veux dire celle que l’influencespirituelle d’un homme fait rayonner sur les autres. Comprenez-vousce que j’entends par là, Mirjam ? On peut guérir une âme etnon pas seulement un corps.

– Et il a… ?

– Oui, c’est cette aide-là que votre père m’a apportée ! –Je lui pris la main. – Ne voyez-vous pas que ce serait mon pluscher désir de donner quelque joie sinon à lui du moins à quelqu’unqui lui tient autant à cœur que vous ? Accordez-moi donc unetoute petite parcelle de confiance ! N’avez-vous pas quelquesouhait que je pourrais exaucer ?

Elle secoua la tête.

– Vous croyez que je me sens malheureuse ici ?

– Certainement pas. Mais peut-être avez-vous parfois des soucisdont je pourrais vous délivrer ? Vous avez le devoir, vousm’entendez, le devoir de me laisser en prendre une part. Pourquoivivre tous les deux dans cette ruelle sombre et triste si vous n’yêtes pas obligés ? Vous êtes encore si jeune, Mirjam et…

– Vous y vivez bien vous-même, monsieur Pernath,interrompit-elle en souriant. Qu’est-ce qui vous attache à cettemaison ?

Je restai interdit. Oui, oui, c’était vrai. En réalité pourquoivivais-je là ? Je ne pouvais me l’expliquer. Je me répétaimachinalement, l’esprit ailleurs : qu’est-ce qui t’attache à cettemaison. Incapable de trouver une réponse, j’oubliai un instant oùje me trouvais. Brusquement je me trouvai transporté très haut,dans un jardin, respirant l’odeur enchantée des lilas en fleurs, laville à mes pieds…

– Est-ce que j’ai touché une blessure ? Est-ce que je vousai fait mal ? La voix de Mirjam semblait me parvenir de très,très loin.

Penchée sur moi, elle me regardait les yeux dans les yeux, l’airangoissé. J’avais dû rester là, pétrifié, pendant longtemps pourqu’elle fût si inquiète.

J’hésitai un instant, puis tout à coup, les digues se rompirentviolemment en moi, un flot m’inonda et j’épanchai tout ce qu’il yavait dans mon cœur. Je lui racontai, comme à un vieil ami qu’on aconnu toute sa vie et pour qui on n’a pas de secrets, la situationdans laquelle je me trouvais, la manière dont j’avais appris, parun récit de Zwakh, que j’avais été fou autrefois et que le souvenirde mon passé m’avait été arraché. Comment, depuis peu, des imagesde plus en plus nombreuses avaient surgi en moi qui devaientnécessairement avoir leurs racines dans ce passé et que jetremblais à la pensée du moment où tout ce que j’avais vécu sedécouvrirait à mes yeux pour me déchirer de nouveau. Je tusseulement ce qui m’eût obligé à mettre son père en cause : mesaventures dans les passages souterrains et ce qui s’en étaitsuivi.

Elle s’était approchée tout contre moi et m’écoutait avec unesympathie profonde, haletante, qui me faisait un bien indicible.Enfin j’avais trouvé une créature humaine à laquelle je pourrais meconfier quand ma solitude morale deviendrait trop lourde !Certes, Hillel était toujours là, mais seulement comme un être venud’au-delà les nuages, qui apparaissait et disparaissait telle unelumière, inaccessible en dépit de tous mes efforts. Je le lui diset elle me comprit. Elle aussi le voyait ainsi, bien que ce fût sonpère.

Il avait un amour infini pour elle et elle pour lui.

– Et pourtant je suis séparée de lui comme par une cloison deverre que je ne peux briser, me confia-t-elle. Aussi loin queremontent mes souvenirs, il en a été ainsi. Quand, enfant, je levoyais en rêve debout près de mon lit, il portait toujours lesornements du grand-prêtre : les tables de la Loi en or avec lesdouze pierres sur la poitrine et des rayons de lumière bleuâtrejaillissant de ses tempes. Je crois que son amour est de ceux quivivent au-delà du tombeau, trop grand pour que nous puissions lecomprendre. C’est ce que disait toujours ma mère quand nousparlions de lui, en cachette.

Elle frissonna soudain de tout son corps. Je voulus me leverd’un bond, mais elle me retint.

« Ne vous inquiétez pas. Ce n’est rien. Seulement un souvenir.Quand ma mère est morte, personne d’autre que moi ne sait à quelpoint il l’a aimée, j’étais encore toute petite fille alors, j’aicru étouffer de douleur, j’ai couru vers lui, je me suis accrochéeà sa redingote, je voulais hurler et je ne pouvais pas parce quetout était paralysé en moi, et, et alors – j’en ai encore froiddans le dos quand j’y pense – il m’a regardée en souriant, il m’aembrassée sur le front et il m’a passé la main sur les yeux… Àpartir de ce moment-là et jusqu’à aujourd’hui, toute la douleur quej’ai pu éprouver d’avoir perdu ma mère a été comme abolie en moi,extirpée. Je n’ai pas pu verser une larme à son enterrement ;je voyais le soleil dans le ciel telle la main resplendissante deDieu et je me demandais pourquoi les gens pleuraient. Mon pèremarchait lentement derrière le cercueil, à côté de moi et quand jelevais les yeux vers lui, il me souriait chaque fois doucement etje sentais un frémissement d’horreur parcourir la foule qui nousregardait.

– Et vous êtes heureuse, Mirjam ? Vraiment heureuse ?La pensée d’avoir pour père un être qui surpasse toute l’humaniténe vous fait-elle pas peur parfois ? demandai-jedoucement.

Elle secoua joyeusement la tête.

– Je vis comme dans un sommeil bienheureux. Quand vous m’avezdemandé il y a un instant, monsieur Pernath, si je n’avais pas desoucis et pourquoi nous habitions ici, j’ai failli en rire. Est-ceque la nature est belle ? Oui, bien sûr, les arbres sont vertset le ciel est bleu, mais je me représente bien mieux tout cela enfermant les yeux. Faut-il être assise dans une prairie pour lesvoir ? Et les petites privations et… et la faim ? Toutcela est compensé au centuple par l’espoir et l’attente.

– L’attente ? demandai-je étonné.

– L’attente du miracle, vous ne connaissez pas cela ?Alors, vous êtes un très, très pauvre homme. Comment peut-onconnaître si peu de choses ? ! Voyez-vous, c’est une desraisons pour lesquelles je ne sors jamais et ne fréquente personne.J’avais bien quelques amies autrefois – juives naturellement, commemoi – mais nous parlions toujours dans le vide ; elles ne mecomprenaient pas et je ne les comprenais pas. Quand je parlais demiracle, au début, elles croyaient à une plaisanterie et quandelles voyaient à quel point j’étais sérieuse et aussi que je nedonnais pas le même sens au mot que les Allemands avec leurslunettes, que pour moi ce n’était pas la croissance régulière del’herbe, mais bien plutôt le contraire, elles m’auraient volontierscrue folle ; seulement ce qui les gênait, c’est que j’ail’esprit assez délié, j’ai appris l’hébreu et l’araméen, je suiscapable de lire les targoumim et les midraschim. Elles avaient finipar trouver un mot qui ne signifiait plus rien du tout : selonelles, j’étais « exaltée ».

« Quand je voulais leur faire comprendre que pour moil’essentiel dans la Bible et les autres textes sacrés, c’était lemiracle, rien que le miracle, et non pas les préceptes demorale qui ne peuvent être que des chemins dérobés pour arriver àlui – elles ne savaient que répondre par des lieux communs, parcequ’elles n’osaient pas admettre ouvertement qu’elles ne croyaientqu’aux passages des textes religieux qui auraient aussi bien pu setrouver dans les codes civils. Dès qu’elles entendaient le motmiracle, elles se sentaient mal à l’aise. Elles disaient que le solse dérobait sous leurs pieds.

« Comme s’il pouvait y avoir quelque chose de plus magnifiqueque de sentir le sol se dérober sous les pieds !

« J’ai entendu une fois mon père dire que le monde était làuniquement pour être désintégré par notre pensée, c’est alors etalors seulement que commence la vie. Je ne sais pas ce qu’ilentendait par la vie, mais j’ai parfois l’impression qu’un jour jem’éveillerai. Encore que je ne puisse pas me représenter dans quelétat je me retrouverai. Et je pense toujours qu’à partir de cemoment-là, les miracles se produiront sûrement.

« Mes amies me demandaient souvent si j’avais déjà vécu un deces moments que j’attendais sans cesse et quand je leur disais quenon, elles devenaient aussitôt toutes joyeuses et triomphantes.Dites-moi, monsieur Pernath, est-ce que vous pouvez comprendre descœurs pareils, vous ? Je me serais bien gardée de leur révélerque j’en avais connu des miracles – les yeux de Mirjam étincelèrent– tout petits, microscopiques, mais de vrais miracles.

Les larmes de joie étouffaient presque sa voix.

« Mais vous, vous me comprendrez : souvent pendant des semaines,des mois même – le ton baissait de plus en plus – nous n’avons vécuque de miracles. Quand il n’y avait plus de pain dans la maison,mais là plus une miette, je savais que l’heure était venue !Je m’asseyais ici et j’attendais, j’attendais jusqu’à ce que moncœur batte si fort que je pouvais à peine respirer. Et puis, quandl’inspiration me poussait, je descendais en courant, je marchaisde-ci de-là dans les rues, aussi vite que je pouvais pour êtrerentrée à la maison avant que mon père arrive. Et… et chaque foisje trouvais de l’argent. Plus ou moins selon les jours, maistoujours assez pour acheter l’indispensable. Souvent il y avait unepièce d’un gulden au milieu du trottoir ; je la voyais brillerde loin et les gens la piétinaient, glissaient sur elle, mais aucunn’y faisait attention. Cela me rendait si présomptueuse parfois,que je ne sortais pas tout de suite ; je cherchais d’abord parterre dans la cuisine, comme une enfant, pour voir s’il ne seraitpas tombé du ciel de l’argent ou du pain.

Une idée me traversa l’esprit et j’en souris de joie. Elle levit.

« Ne riez pas, monsieur Pernath, supplia-t-elle. Croyez-moi, jesais que ces miracles grandiront et qu’un jour…

Je la calmai.

– Mais je ne ris pas, Mirjam. Qu’est-ce que vous allez penserlà ! Je suis infiniment heureux que vous ne soyez pas commeles autres qui cherchent les causes habituelles derrière tous leseffets et se cabrent quand ils ne les trouvent pas, nous dans cescas-là, nous nous écrions : Dieu soit loué !

Elle me tendit la main.

– Et, n’est-ce pas, vous ne direz plus jamais que vous voulezm’aider, ou nous aider ? Maintenant que vous savez que vous mevoleriez un miracle, est-ce que vous le feriez ?

Je lui promis. Mais non sans une réserve dans mon forintérieur.

Puis la porte s’ouvrit et Hillel entra. Mirjam l’embrassa et ilme salua. Cordialement, avec beaucoup d’amitié, mais de nouveau ce« vous » si froid. En outre une légère fatigue ou une incertitudesemblait peser sur lui. Ou bien est-ce que je me trompais ?Peut-être était-ce l’effet de la pénombre qui emplissait lapièce.

– Vous êtes certainement venu pour me demander conseil,commença-t-il quand Mirjam nous eut laissés seuls, au sujet de ladame…

Stupéfait, je voulus l’interrompre, mais il me prévint.

« L’étudiant Charousek m’a mis au courant. Je lui ai parlé dansla rue, il m’a d’ailleurs paru très changé. Il m’a tout raconté.Son cœur débordait. Et aussi que vous lui aviez donné del’argent.

Il me fixait d’un regard pénétrant en insistant sur chaque motde façon très étrange, mais je ne comprenais pas où il voulait envenir :

« Certes, quelques gouttes de bonheur sont ainsi tombées duciel, et, dans son cas, elles n’ont sans doute pas causé de tort,mais – il réfléchit un moment – mais souvent, on ne fait queprovoquer de nouvelles souffrances pour soi-même et pour lesautres. Aider n’est pas si facile que vous croyez, mon cherami ! Sinon, ce serait très, très simple de délivrer le monde,vous ne pensez pas ?

– Mais est-ce que vous, vous ne donnez pas aussi aux pauvres.Souvent tout ce que vous possédez, Hillel ? luidemandai-je.

Il hocha la tête en souriant :

– Il me semble que vous êtes tout à coup devenu talmudiste. Vousrépondez à une question par une autre question. Il est difficilealors de discuter.

Il s’arrêta, comme si je devais lui répondre, mais une foisencore je ne compris pas ce qu’il attendait.

« Au reste, pour revenir à notre sujet, reprit-il sur un autreton, je ne crois pas que votre protégée – je veux dire la dame –soit menacée par un danger immédiat. Laissez les choses suivre leurcours. Certes, il est écrit : « L’homme sage bâtit pour l’avenir »,mais à mon avis plus sage encore est celui qui attend, prêt à touteéventualité. Peut-être l’occasion d’une rencontre entre AaronWassertrum et moi surviendra-t-elle, mais l’initiative doit venirde lui, je ne bouge pas, c’est lui qui doit faire le premier pas.Vers vous, ou vers moi, peu importe, et à ce moment je luiparlerai. À lui de décider s’il veut suivre mon conseil ou pas. Jem’en lave les mains.

Je m’efforçai anxieusement de lire dans son visage. Jamaisencore il n’avait parlé aussi froidement, avec une curieuse nuancede menace. Mais derrière ses yeux sombres, enfoncés, c’étaitl’abîme.

« Il y a comme une cloison de verre entre lui et nous. » Cesmots de Mirjam me revinrent à l’esprit.

Je ne pus que lui serrer la main sans un mot et m’en aller. Ilm’accompagna jusqu’à la porte et quand je me retournai une foisencore en montant l’escalier, je vis qu’il était resté sur le seuilet me faisait un geste amical, mais comme quelqu’un qui voudraitbien dire encore quelque chose et ne le peut pas.

Chapitre 12ANGOISSE

J’avais l’intention de prendre mon manteau, ma canne et d’allerdîner dans la petite auberge Zum alten Ungelt où tous les soirsZwakh, Vrieslander et Prokop restaient jusque tard dans la nuit àse raconter des histoires insensées ; mais à peine étais-jeentré chez moi que le projet tomba, comme si des mains m’avaientarraché un linge ou quelque chose que je portais sur moi.

Il y avait dans l’air une tension dont je ne m’expliquais pas lacause, mais qui existait néanmoins, quasi tangible, et secommuniqua si violemment à moi qu’au bout de quelques secondes jene savais plus par où commencer tant j’étais agité : allumer lalumière, fermer la porte derrière moi, m’asseoir, ou faire les centpas.

Quelqu’un s’était-il glissé chez moi pendant mon absence ?Était-ce l’angoisse d’un homme devant une apparition inopinée quis’emparait de moi ? Wassertrum était-il caché là ? Jeplongeai la main derrière les rideaux, ouvris l’armoire, jetai uncoup d’œil dans la pièce contiguë : personne.

La cassette elle-même était à sa place, intacte. Ne valait-ilpas mieux brûler les lettres afin d’être débarrassé à jamais de cesouci ? Je cherchai déjà la clé dans ma poche de gilet, maisfallait-il faire cela tout de suite ? J’avais encore le tempsjusqu’au lendemain matin.

D’abord donner de la lumière ! Impossible de trouver lesallumettes.

La porte était-elle verrouillée ? Je reculai de quelquespas. M’arrêtai de nouveau. Pourquoi soudain cetteangoisse ?

Je voulus me reprocher ma lâcheté, mes pensées s’immobilisèrent.Au beau milieu de la phrase.

Une idée folle me vint brusquement à l’esprit : vite, vite,monter sur la table, empoigner un siège et assommer la « chose »qui rampait sur le sol, si… si elle s’approchait.

– Il n’y a personne ici, dis-je tout fort avec colère. Est-ceque tu as jamais eu peur dans ta vie ?

Rien à faire. L’air que je respirais devint subtil et coupantcomme l’éther.

Si seulement j’avais vu quelque chose, n’importe quoi :fût-ce ce que l’on pouvait concevoir de plus horrible, la peurm’aurait quitté instantanément. Mais rien.

Je fouillai du regard les moindres recoins. Rien. Partout lesobjets bien connus : les meubles, la lampe, la gravure, l’horloge,vieux amis inanimés et fidèles. J’espérais qu’ils semétamorphoseraient sous mes yeux, me donnant la possibilitéd’attribuer l’angoisse qui m’étranglait à une illusion dessens.

Même pas cela. Ils restaient obstinément semblables à eux-mêmes.Bien plus figés qu’il n’eût été naturel dans la pénombreambiante.

« Ils sont soumis à la même contrainte que toi. Ils n’osent pasrisquer le moindre mouvement », me dis-je.

Pourquoi l’horloge ne fait-elle plus tic-tac ? L’attentecrispée avale tous les bruits.

Je secouai la table, tout étonné d’entendre ses craquements.

Si seulement le vent voulait siffler autour de la maison !Même pas cela ! Ou le bois pétiller dans le poêle, le feuétait éteint.

Et toujours, constamment, cette même attente dans l’air, ce gueteffrayant, sans une pause, sans une lacune, comme l’écoulement del’eau.

Cette tension inutile de tous mes sens prêts à bondir ! Jedésespérai de pouvoir la supporter. La pièce pleine d’yeux que jene voyais pas, pleine de mains errantes que je ne pouvaisattraper.

« C’est la terreur qui s’engendre elle-même, l’horreurparalysante du Non-Être insaisissable qui n’a pas de forme et rongeles frontières de notre pensée. »

Je me raidis et attendis.

J’attendis bien un quart d’heure : peut-être la « chose » selaisserait-elle tenter, elle ramperait vers moi, par derrière, etje pourrais alors l’attraper. Je me retournai d’un brusque élan :toujours rien.

Ce même « rien » dévoreur de limites, qui n’était paset emplissait pourtant la pièce de sa vie épouvantable.

Et si je m’enfuyais ? Qu’est-ce qui m’enempêchait ?

« Il me suivrait. » Je le sus aussitôt avec une inéluctablecertitude. Et aussi qu’il ne me servirait à rien de donner de lalumière, pourtant je cherchai le bougeoir jusqu’à ce que je l’eussetrouvé. Mais la mèche ne voulait pas s’allumer et s’obstina àrougeoyer pendant un grand moment : la petite flamme ne parvenaitni à vivre, ni à mourir et quand à force de lutter, elle conquitenfin une existence cachexique, elle demeura sans éclat, jaunecomme du cuivre sale. Non, l’obscurité valait encore mieux.J’éteignis et me jetai tout habillé sur le lit. Comptai lesbattements de mon cœur : un, deux, trois, quatre… jusqu’à mille,puis toujours recommençant, des heures, des jours, des semaines, mesemblait-il, jusqu’à ce que ma bouche se dessèche et que mescheveux se hérissent : pas une seconde de soulagement. Pas uneseule.

Je commençai à prononcer des mots, tout haut, comme ils mevenaient sur les lèvres : « prince », « arbre », « enfant », «livre », et à les répéter convulsivement jusqu’à ce qu’ils sedressent soudain tout nus devant moi, bruits effrayants d’un tempsimmémorial, m’obligeant à réfléchir de toutes mes forces pourretrouver leur signification : p-r-i-n-c-e ?l-i-v-r-e ?

N’étais-je pas déjà fou ? Ou mort ? Je tâtai autour demoi.

Me lever ! M’asseoir dans le fauteuil ! Je me laissaitomber sur le siège.

Si seulement la mort venait enfin ! Ne plus sentir cetteprésence aux aguets, exsangue, effrayante !

– Je ne veux pas, je ne veux pas ! criai-je. Vousn’entendez donc pas ?

Je retombai, sans force. Sans pouvoir saisir que j’étais encorevivant. Incapable de la moindre pensée, du moindre geste, jeregardai fixement devant moi.

« Pourquoi me tend-il ces grains si obstinément ? »

L’idée m’effleura, puis revint. Reflua. Revint.

Lentement, très lentement, je me rendis compte qu’un êtrebizarre se tenait devant moi, peut-être était-il là depuis quej’étais assis, et me tendait la main. Une silhouette grise auxlarges épaules, de la taille d’un adulte trapu, appuyée sur unbâton de bois blanc tourné en spirale. À la place où la tête auraitdû se trouver, je ne distinguais qu’une boule de vapeur pâle. Unemorne odeur de santal et de paille mouillée émanait del’apparition.

Un sentiment d’impuissance totale me fit presque défaillir. Ceque l’angoisse qui me rongeait les nerfs avait évoqué pendant toutce temps s’était métamorphosé en une terreur mortelle et avait prisforme dans cette créature.

L’instinct de conservation me disait que je deviendrais fou depeur si jamais je voyais le visage du fantôme, m’en avertissait, mele hurlait aux oreilles, et pourtant, attiré comme par un aimant,je ne pouvais détourner les yeux de la boule pâle dans laquelle jerecherchais avidement les yeux, le nez, la bouche. Mais j’avaisbeau m’évertuer, la vapeur demeurait immuable. Je parvenais bien àposer des têtes de toutes les façons sur le tronc, mais chaque foisje savais qu’elles étaient nées de ma seule imagination.D’ailleurs, elles se dissolvaient toujours, presque à l’instant oùje les avais créées.

Seule la forme d’une tête d’ibis égyptien persista un peu pluslongtemps.

Les contours du fantôme flottaient, à peine marqués dansl’obscurité, se resserraient imperceptiblement, puis se dilataientde nouveau, comme au rythme d’une respiration lente qui parcouraitla silhouette entière, seul mouvement discernable. À la place despieds, touchant le sol, des moignons osseux dont la chair, grise etvide de sang, était remontée jusqu’à la cheville en bourreletsgonflés.

Immobile, l’apparition me tendait la main. Elle contenait depetits grains. Gros comme des haricots, de couleur rouge, avec despoints noirs sur les bords.

Que devais-je en faire ?

Je me sentais accablé ; une responsabilité monstrueusepèserait sur moi, dépassant de loin tout ce qui était en ce monde,si je ne faisais pas ce qu’il fallait faire à cet instant.

Je pressentais deux plateaux de balance, chacun chargé du poidsd’un hémisphère, qui oscillaient quelque part dans l’empire descauses premières, celui sur lequel je jetterais un grain depoussière s’abaisserait jusqu’au sol.

Je compris que c’était cela l’attente effrayante quim’environnait ! Ma raison me disait : « Ne bouge pas un doigt,même si de toute l’éternité la mort ne devait jamais venir pour tedélivrer de cette torture. » Mais un murmure s’élevait en moi : ceserait encore faire un choix, tu aurais refusé les grains. Ici, pasde retour en arrière.

Je regardai autour de moi, cherchant quelque signe quim’indiquât ce que je devais faire. Rien. En moi non plus, aucunconseil, aucune inspiration, tout était mort, péri.

Je reconnus en cet instant effroyable que la vie de myriadesd’hommes ne pèse pas plus qu’une plume.

Il devait faire nuit noire, car je pouvais à peine distinguerles murs de ma chambre.

À côté, dans l’atelier, des pas ; j’entendis quelqu’unpousser des armoires, tirer des tiroirs, jeter des objets sur lesol, il me sembla reconnaître la voix de Wassertrum lancer desjurons incandescents de sa basse râlante, mais je n’y prêtai pasattention. Cela n’avait pas plus d’importance pour moi que legrattement d’une souris. Je fermai les yeux.

Des visages humains se mirent à passer en longues files devantmoi. Paupières closes, masques mortuaires figés : ma propre race,mes propres ancêtres.

– Toujours la même conformation du crâne, si différents que lestypes pussent paraître – avec les cheveux rasés, bouclés et coupéscourt, les perruques à marteau et les toupets serrés dans desanneaux – ils sortaient du tombeau à travers les siècles jusqu’à ceque les traits me deviennent de plus en plus familiers et sefondent enfin en un dernier visage : celui du Golem avec lequel lachaîne de mes ancêtres se brisait.

Alors les ténèbres achevèrent de dissoudre ma chambre en unespace vide infini au milieu duquel je me savais assis dans monfauteuil et devant moi l’ombre grise au bras tendu.

Mais lorsque j’ouvris les yeux, des êtres inconnus nousentouraient, disposés en deux cercles qui se coupaient pour formerun huit : ceux d’un cercle étaient enveloppés de vêtements auxreflets violets, ceux de l’autre, noir rougeâtre. Des hommes d’unerace étrangère, à la stature immense, à la force hors nature, levisage caché derrière des voiles les étincelants.

Les battements violents dans ma poitrine me disaient que lemoment de la décision était venu. Mes doigts se tendirent vers lesgrains – et je vis alors comme un frémissement parcourir lessilhouettes du cercle rouge.

Fallait-il repousser les grains ? Le frémissement gagna lecercle bleu – je regardai attentivement l’homme sans tête ; ilétait toujours là, dans la même position, immobile comme avant.

Même sa respiration avait cessé.

Je levai le bras sans savoir encore ce que je devais faire etfrappai la main tendue du fantôme si fort que les grains roulèrentsur le sol.

L’espace d’un instant, bref comme une décharge électrique, jeperdis connaissance et crus tomber dans un gouffre sans fond puisje constatai que j’étais solidement campé sur mes pieds. Lacréature grise avait disparu. De même que celles du cercle rouge.En revanche, les silhouettes bleues avaient formé un cercle autourde moi ; elles portaient une inscription en hiéroglyphes d’orsur la poitrine et la main levée en silence – on eût dit d’unserment – tenaient entre le pouce et l’index les grains rouges quej’avais fait tomber de la main du fantôme sans tête.

J’entendis dehors la grêle marteler furieusement la fenêtre etle tonnerre déchirer l’air en mugissant.

Un orage d’hiver balayait la ville dans sa rage insensée. Autravers de ses hurlements les coups de canons sourds annonçant ladébâcle des glaces sur la Moldau arrivaient à intervallesrythmés.

La pièce flamboyait à la lueur des éclairs qui se succédaientsans interruption. Je me sentis soudain si faible que mes genoux semirent à trembler et je dus m’asseoir.

– Sois en paix, dit très distinctement une voix à côté de moi.Sois bien en paix, la nuit prédestinée de Lelchimourim est sous laprotection de Dieu.

Progressivement, l’orage se calma et le vacarme assourdissantfit place au tambourinage monotone des grêlons sur les toits.

La lassitude avait envahi mes membres à un tel point que je nepercevais plus qu’avec des sens émoussés et comme en rêve ce qui sepassait autour de moi.

Quelqu’un dans le cercle prononça les mots : Celui que vouscherchez n’est pas ici. Les autres répondirent quelque chosedans une langue étrangère. Sur ce, le premier dit à nouveau unephrase, très bas, qui contenait un nom :

Hénoch

mais je ne compris pas le reste : le vent apportait avec trop deforce les gémissements des glaces qui se brisaient sur larivière.

Alors une des figures se détacha du cercle, s’avança devant moi,me montra les hiéroglyphes sur sa poitrine – c’étaient les mêmesque ceux des autres – et me demanda si je pouvais lesdéchiffrer.

Comme, bégayant d’épuisement, je lui disais que non,l’apparition tendit la paume de la main vers moi et l’inscriptionétincela sur ma poitrine, en caractères d’abord latins :

CHABRAT ZEREH AUR BOCHER[2]

qui se transformèrent ensuite lentement en une écritureinconnue. Et je sombrai dans un sommeil profond, sans rêves, commeje n’en avais pas connu depuis la nuit où Hillel m’avait délié lalangue.

Chapitre 13INSTINCT

Les heures des derniers jours avaient fui à tire d’aile. C’est àpeine si je prenais le temps de manger. Un besoin irrésistibled’activité extérieure m’avait rivé à ma table de travail de l’aubeau crépuscule. L’opale taillée était achevée et Mirjam en avait étéheureuse comme une enfant. La lettre « I » dans le livre Ibbourétait réparée elle aussi. Je m’adossai dans mon fauteuil et laissaisereinement défiler devant moi tous les petits incidents des heuresrécentes.

La vieille femme qui faisait mon ménage était arrivée encourant, le matin après l’orage, pour m’annoncer que le pont depierre s’était écroulé pendant la nuit. Bizarre !Écroulé ! Peut-être juste au moment où les grains… non, non,l’idée à chasser, ce qui était arrivé alors pouvait s’accommoderd’un vernis de calme raison et je me proposais de le laisser enfouidans ma poitrine jusqu’à ce qu’il s’éveillât à nouveau de lui-même,mais je ne voulais pas y toucher.

Bien peu de temps auparavant, j’étais passé sur ce pont, j’avaisvu les statues de pierre et maintenant cette construction qui avaitrésisté aux siècles était en ruines ! J’éprouvais une certainemélancolie à la pensée que je ne mettrais plus jamais le pied surlui. Même si on le reconstruisait, ce ne serait plus le vieux pontde pierre mystérieux.

Pendant des heures, alors que je taillais l’opale, j’y avaisrepensé et, tout aussi naturellement que si je ne l’avais jamaisoublié, le souvenir était devenu vivant en moi : celui desinnombrables fois où, enfant et aussi par la suite, j’avais levéles yeux sur l’image de la sainte Luitgard et de tous les autres,désormais engloutis dans l’eau mugissante.

Les mille petites choses si chères que je disais miennes dans majeunesse, je les avais revues en esprit, et mon père et ma mère etmes camarades de classe. Seule la maison où j’avais habitém’échappait toujours.

La sensation que soudain tout se dénouait naturellement etsimplement en moi était si confortable.

Quand, l’avant-veille, j’avais pris le livre Ibbour dans lacassette – il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il eût maintenantl’aspect qu’a un vieux recueil de parchemin orné d’initialesprécieuses – la chose m’avait parue toute naturelle. Je n’arrivaispas à comprendre qu’il eût jamais pu me produire l’effet d’unspectre. Il était écrit en hébreu, donc totalement incompréhensiblepour moi. Quand l’inconnu viendrait-il le rechercher ?

La joie de vivre qui s’était secrètement glissée en moi pendantle travail s’éveilla de nouveau dans toute sa fraîcheur revigoranteet chassa les pensées nocturnes qui voulaient m’assaillir parderrière, en traître.

Très vite, je pris le portrait d’Angélina – j’en avais coupé ladédicace inscrite au bas – et l’embrassai. Tout cela était fou,insensé, mais pour une fois, pourquoi ne pas rêver de bonheur,saisir le présent lumineux et s’en réjouir comme on se réjouitd’une bulle de savon ? Ce que le désir de mon cœur faisaitmiroiter à mes yeux ne pourrait-il se réaliser ? Était-il doncsi totalement impossible que je devinsse célèbre du jour aulendemain ? Égal à elle bien que d’extractioninférieure ? Au moins l’égal du Dr Savioli ? Je pensai àla pierre taillée de Mirjam : si j’en réussissais encore une commecelle-là, aucun doute possible, les meilleurs artistes de tous lestemps n’avaient jamais rien créé de meilleur.

Et si l’on admettait un hasard, un seul : la mort subite du marid’Angélina ? Des ondes brûlantes et glacées me parcouraient :un minuscule hasard et mon espoir, mon espoir le plus audacieuxprenait forme. Le bonheur qui m’échoirait alors en partage netenait qu’à un mince fil qui pouvait se rompre d’une heure àl’autre.

Mille choses plus extraordinaires ne m’étaient-elles pas déjàarrivées ? Des choses dont l’humanité ne soupçonnait même pasl’existence ?

N’était-ce pas un miracle qu’en l’espace de quelques semainesdes dons artistiques se fussent éveillés en moi qui me haussaientdéjà bien au-dessus de la moyenne ? Et je n’étais encore qu’audébut du chemin. N’avais-je donc pas droit au bonheur ?

Mysticisme serait-il synonyme d’apathie sans désir ?J’accentuai le « oui » en moi : rêver encore une heure seulement,une minute, une courte existence d’homme ?

Et je rêvai les yeux ouverts. Les pierres précieuses sur latable grossissaient, grossissaient et faisaient ruisseler toutautour de moi des cascades multicolores. Des arbres d’opale groupésen bosquets réfléchissaient les ondes lumineuses du ciel, leursbleus scintillaient comme les ailes d’un gigantesque papillontropical, gerbes d’étincelles au-dessus de prairies pleines deschaudes senteurs de l’été. J’avais soif et je rafraîchissais mesmembres dans le bouillonnement glacé des ruisseaux qui bruissaientsur les blocs de rochers en nacre. Un souffle torride passé sur lespentes recouvertes de fleurs m’enivrait du parfum des jasmins, desjacinthes, des narcisses, des daphnés…

Intolérable ! Intolérable ! J’effaçai l’image. J’avaissoif.

Tels étaient donc les tourments du paradis.

J’ouvris violemment la fenêtre et le vent tiède du dégel glissasur mon front. L’odeur du printemps qui approchait était partout.Mirjam. Impossible de ne pas penser à Mirjam. Mirjam se tenant aumur pour ne pas tomber quand elle était venue me raconter qu’unmiracle avait eu lieu, un vrai miracle : elle avait trouvé unepièce d’or dans le pain que le boulanger posait entre les barreauxsur la fenêtre de la cuisine.

Je saisis ma bourse. Peut-être n’était-il pas encore trop tardpour faire apparaître un ducat comme par magie !

Chaque jour elle venait me voir, pour me tenir compagnie,disait-elle, mais en réalité elle ne parlait presque pas, tant elleétait pleine du « miracle ». L’événement l’avait bouleverséejusqu’au plus profond d’elle-même et quand je la revoyais devenantbrusquement livide jusqu’aux lèvres sans raison apparente, sous leseul effet de ses souvenirs, je songeais que dans mon aveuglementje pouvais poser des actes dont les conséquences se répercuteraientà l’infini. Et si je rapprochais de tout cela les derniers mots, sisombres, de Hillel, un froid de glace m’envahissait.

La pureté du motif n’était pas une excuse à mes yeux, le but nejustifie pas les moyens, j’en étais persuadé. Et si le motif «aider les autres » n’était pur qu’en apparence ?Quelque mensonge secret n’y était-il pas caché ? Le désirprésomptueux, encore qu’inconscient, de se pavaner dans le rôle desauveur ?

Je commençai à douter de moi-même. J’avais jugé Mirjam beaucouptrop superficiellement, la chose était évidente. Elle était lafille de Hillel, et cela suffisait pour qu’elle ne fût pas commeles autres. Comment avais-je pu être assez téméraire pourintervenir aussi inconsidérément dans sa vie intérieure, sans doutede cent coudées plus élevée que la mienne ?

Le dessin de son visage, incomparablement plus accordé àl’époque de la VIe dynastie égyptienne – et même encore beaucoupplus spiritualisé – qu’à la nôtre, avec son type d’humanitéraisonnante, aurait dû suffire à me mettre en garde.

« Seul l’imbécile fieffé se défie de l’apparence extérieure. »Où avais-je lu cela autrefois ? Comme c’était vrai. Nousétions bon amis, Mirjam et moi ; fallait-il lui avouer quec’était moi qui, jour après jour, glissais en cachette le ducatdans le pain ?

Le coup serait trop soudain. Il l’assommerait. Je ne devais pascourir un tel risque, un procédé plus prudent s’imposait.

Affaiblir le « miracle » d’une manière ou d’une autre ? Aulieu de mettre la pièce dans le pain, la poser sur une marche del’escalier pour qu’elle la trouve en ouvrant sa porte, etc.,etc. ? Je me flattais d’inventer quelque façon de fairenouvelle, moins abrupte qui l’éloignerait peu à peu du miraculeuxpour la ramener dans le quotidien. Oui ! c’était la bonnesolution. Ou bien trancher le nœud ? Mettre son père dans lesecret et lui demander conseil ? Le rouge me monta au visage.J’aurais toujours le temps d’en venir là si tous les autres moyenséchouaient.

Maintenant, à l’œuvre et sans perdre de temps !

J’eus alors une bonne inspiration : amener Mirjam à fairequelque chose de tout à fait exceptionnel, l’arracher pendantquelques heures à son cadre habituel afin qu’elle éprouvât d’autresimpressions. Prendre une voiture et faire une promenade. Si nousévitions le quartier juif, qui nous reconnaîtrait ? Peut-êtrela visite du pont écroulé l’intéresserait-elle ? Le vieuxZwakh ou une de ses amies pourrait venir avec elle si elle jugeaitmonstrueux d’être en ma seule compagnie. J’étais fermement décidé àn’accepter aucune opposition.

Sur le pas de la porte, je faillis culbuter un homme qui setrouvait là. Wassertrum !

Il avait dû épier par le trou de la serrure, car au moment de lacollision, il était plié en deux.

– Vous me cherchiez ? lui demandai-je rudement.

Il marmonna quelques mots d’excuse dans son jargon impossible,puis acquiesça.

Je le priai de s’approcher et de s’asseoir, mais il resta deboutcontre la table, tiraillant convulsivement le bord de son chapeau.Une profonde hostilité, qu’il s’efforçait en vain de me dissimuler,se reflétait sur son visage et chacun de ses mouvements.

Jamais encore je ne l’avais vu d’aussi près. Ce n’était pas soneffroyable laideur qui repoussait (elle me faisait plutôt pitié :elle lui donnait l’air d’un être à qui dès sa naissance la natureavait piétiné le visage avec rage et dégoût), non c’était autrechose, impondérable, qui émanait de lui. Le « sang », commeCharousek l’avait dit de façon si frappante. Involontairement,j’essuyai la main que je lui avais tendue.

Si discret que fût le mouvement, il sembla le remarquer, car ildut soudain étouffer avec violence la flambée de haine qui luibrûla le visage.

– C’est beau chez vous, dit-il enfin avec hésitation lorsqu’ilvit que je ne lui rendrais pas le service d’entamer laconversation.

En contradiction avec ses mots, il ferma les yeux, peut-êtrepour ne pas rencontrer mon regard. Ou croyait-il que son visageaurait ainsi une expression plus inoffensive ?

On sentait nettement l’effort qu’il faisait pour parler unallemand correct. Ne me jugeant pas tenu de répondre, j’attendis cequ’il allait dire ensuite. Dans son désarroi, il tendit la mainvers la lime qui, Dieu sait pourquoi, se trouvait sur la tabledepuis la visite de Charousek, mais la retira aussitôt comme si unserpent l’avait mordue. J’admirai dans mon for intérieur la finessedes perceptions de son subconscient.

Il se ressaisit et plongea :

– Bien sûr, naturellement, ça va avec le métier, il faut êtrebien installé quand on reçoit des si belles visites.

Il voulut ouvrir les yeux pour voir l’effet que ses motsproduisaient sur moi, mais jugea de toute évidence le mouvementprématuré et les referma très vite.

Je décidai de le pousser dans ses derniers retranchements :

– Vous voulez parler de la dame qui est passée icirécemment ? Dites donc franchement où vous voulez envenir !

Il hésita un instant, puis me saisit vigoureusement le coude etme tira vers la fenêtre. Le geste étrange, sans motif apparent, merappela la manière dont il avait entraîné le sourd-muet Jaromirdans sa tanière quelques jours auparavant. Il me tendit un objetbrillant entre ses doigts recourbés.

– Qu’est-ce que vous en pensez, monsieur Pernath, on peut encoreen faire quelque chose ?

C’était une montre en or dont le double boîtier était cabossé aupoint de faire croire que quelqu’un l’avait abîmé exprès.

Je pris une loupe : les charnières étaient à demi arrachées et àl’intérieur, n’y avait-il pas quelque chose de gravé ? Presqueeffacé et de surcroît gratté à coups de rayures toutes fraîches.Lentement je déchiffrai :

K – ri Zott – mann

Zottmann ? Zottmann ? Où avais-je donc déjà vu cenom ? Zottmann ? Impossible de m’en souvenir.Zottmann ?

Wassertrum m’arracha presque la loupe des mains :

– Le mouvement, ça va, j’ai déjà regardé moi-même. Mais leboîtier, il est esquinté.

– Il suffit de le décabosser – quelques points de soudure toutau plus. Le premier orfèvre venu fera ça aussi bien que moi,monsieur Wassertrum.

– Je tiens à ce que ce soit du bon travail. Artistique comme ondit, coupa-t-il très vite. Avec une sorte d’angoisse.

– Très bien, si vous y tenez à ce point.

– Oui, j’y tiens, j’y tiens beaucoup.

Son empressement était tel que sa voix détonna.

– Je veux la porter moi-même, la montre. Et quand je lamontrerai à quelqu’un, je veux pouvoir dire : regardez, c’est letravail de monsieur Pernath, voilà ce qu’il sait faire.

L’individu me répugnait : il me crachait littéralement au visageses odieuses flatteries.

– Revenez dans une heure, ce sera fait.

Wassertrum se tordit en convulsions.

– Pas question. Je ne voudrais jamais. Trois jours. Quatrejours. La semaine prochaine ça sera assez temps. Je me reprocheraistoute ma vie de vous avoir pressé.

Que voulait-il donc pour être ainsi hors de lui ? Je passaidans la pièce voisine et enfermai la montre dans ma cassette. Laphotographie d’Angélina se trouvait sur le dessus et je rabattisprécipitamment le couvercle – au cas où Wassertrum m’aurait suivides yeux. Quand je revins, je remarquai qu’il avait changé decouleur. Je le scrutai avec attention, mais écartai tout aussitôtmon soupçon : impossible ! Il ne pouvait pas l’avoirvue.

Contrairement à ce qu’il faisait auparavant, il ouvraitdésormais tout grands ses yeux de poisson en parlant et fixaitobstinément le premier bouton de mon gilet.

Pause.

– Bien entendu, la donzelle vous a dit de la boucler le jour oùon éventerait la mèche. Hein ?

Sans le moindre préliminaire, il lança ces mots dans madirection, comme des projectiles, et frappa la table du poing. Il yavait quelque chose d’effrayant dans la soudaineté avec laquelle ilétait passé d’un ton à l’autre, abandonnant la flatterie pour labrutalité avec la rapidité de l’éclair et je conclus que la plupartde ses interlocuteurs, les femmes surtout, devaient tomber à samerci en un tournemain s’il avait la moindre arme contre eux. Mapremière pensée fut de le prendre à la gorge et de le jeterdehors ; puis je me demandai s’il ne serait pas plus adroit dele laisser vider son sac.

– Je ne comprends vraiment pas ce que vous voulez dire, monsieurWassertrum. Je m’efforçai de prendre un air aussi niais quepossible. La donzelle ? Qu’est-ce que c’est que ça ladonzelle ?

– Faut peut-être que je vous apprenne à causer ?rétorqua-t-il grossièrement. Vous serez obligé de lever la maindevant le tribunal s’il s’agit de la drôlesse, c’est moi qui vousle dis. Vous me comprenez ? Il se mit à crier. Là-bas vous nepourrez pas me jurer en pleine figure qu’elle est sortie d’à côté –il montrait l’atelier du pouce – pour s’amener chez vous au triplegalop avec un tapis sur elle et rien d’autre.

La rage me monta jusqu’aux yeux ; j’empoignai le gredin parla poitrine et le secouai :

– Si vous dites encore un mot sur ce ton-là, je vous brise tousles os que vous avez dans le corps ! Compris ?

Gris comme la cendre, il s’effondra dans le fauteuil et balbutia:

– Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ? Oncause, c’est tout.

Je fis quelques pas dans la pièce pour me calmer. Sans écoutertout ce qu’il éructait pour s’excuser. Puis, je me postai devantlui, bien décidé à tirer l’affaire au clair une fois pour toutes,dans la mesure où elle concernait Angélina et, si l’explication nepouvait être pacifique, à le contraindre d’ouvrir enfin leshostilités et de tirer prématurément ses quelques faiblesflèches.

Sans prêter la moindre attention à ses interruptions, jel’avertis carrément que le chantage de quelque sorte qu’il fût –j’insistai sur le terme – était voué à l’échec, qu’il ne pouvaitpas apporter la moindre preuve pour étayer ses accusations, qu’aureste je saurais certainement récuser n’importe queltémoignage (en admettant qu’il lui fût possible d’en obtenir un) etqu’Angélina m’était beaucoup trop chère pour que je ne la sauve pasà l’heure du besoin, cela à n’importe quel prix, fût-ce unparjure !

Chacun des muscles de son visage tressautait, son bec de lièvres’ouvrait jusqu’au nez, il grinçait des dents et glougloutaitcontinuellement comme un dindon pour essayer de m’interrompre :

– Est-ce que je lui veux quelque chose, moi, à ladonzelle ? Mais écoutez-moi donc !

L’impatience l’affolait car il voyait que je ne me laissais pasinduire en erreur.

« C’est à Savioli que j’en ai, ce damné chien, ce, ce…

Le hurlement avait jailli malgré lui. L’air lui manquait, ilhaleta. Je me tus aussitôt : enfin, il était là où je voulaisl’amener, mais il s’était déjà ressaisi et fixait de nouveau mongilet.

– Écoutez-moi, Pernath.

Il se contraignit à prendre le ton froid et mesuré d’uncommerçant.

« Vous parlez de la don… de la dame. Bon ! Elle est mariée.Bon : elle s’est acoquinée avec ce… ce jeune pouilleux. Moi,qu’est-ce que ça peut me faire ? Il agitait les mains devantmon visage, les bouts des doigts pressés comme s’il tenait unepincée de sel. Qu’elle s’en dépêtre la donzelle. Je connais la vieet vous aussi, vous connaissez la vie. On sait ce que c’est tousles deux. Hein ? Tout ce que je veux, c’est rentrer dans monargent. Vous comprenez, Pernath ?

Très étonné, je dressai l’oreille :

– Quel argent ? Le Dr Savioli est dans vosdettes ?

Il esquiva :

– J’ai des comptes à régler avec lui. Ça se fera en unefois.

– Vous voulez l’assassiner ! m’écriai-je.

Il se leva d’un bond. Gesticula. Gloussa.

– Oui, parfaitement ! L’assassiner ! Vous allez encoreme jouer la comédie longtemps ?

Je lui montrai la porte.

« Faites-moi le plaisir de déguerpir !

Lentement, il prit son chapeau, le mit et fit mine de partir.Puis il s’arrêta une fois encore, et me dit avec un calme dont jene l’aurais pas cru capable :

– C’est bien. Je voulais vous tirer de là. Bon, si ça se peutpas, ça se peut pas. Les barbiers compatissants font les plusmauvaises blessures. Ma cour est pleine. Si vous aviez été malin :pourtant le Savioli vous gêne aussi ! Maintenant, avec tousles trois – le geste d’étrangler quelqu’un exprima sa pensée – jevais faire des briquettes.

Ses expressions révélaient une cruauté si satanique et il avaitl’air si sûr de son affaire que le sang se figea dans mes veines.Il devait avoir entre les mains une arme que je ne soupçonnais paset que Charousek ignorait aussi. Je sentis le sol se dérober sousmes pieds.

« La lime ! La lime ! » Ce fut comme un chuchotis dansmon cerveau. Je mesurai la distance du regard : un pas jusqu’à latable, deux pas jusqu’à Wassertrum, je voulus bondir… et soudainHillel apparut sur le seuil, comme jailli du sol. La pièces’estompa devant mes yeux. Je voyais seulement, à travers unbrouillard, qu’Hillel demeurait immobile, tandis que Wassertrumreculait pas à pas jusqu’au mur. Puis j’entendis Hillel dire :

– Vous connaissez cependant le dicton, Aaron : tout Juif est legardien des autres ? Ne nous rendez la tâche tropdifficile.

Il ajouta quelques mots hébreux que je ne compris pas.

– Qu’est-ce que vous aviez besoin d’espionner à la porte ?bredouilla le brocanteur, les lèvres tremblantes.

– Que j’aie écouté ou non, cela ne vous regarde pas.

Et de nouveau Hillel conclut avec une phrase en hébreu qui,cette fois, sonnait comme une menace.

Je m’attendais à l’explosion d’une querelle violente, maisWassertrum ne répondit pas une syllabe ; il réfléchit uninstant, puis s’en alla, l’air insolent.

Très excité, je me tournai vers Hillel, mais il me fit signe deme taire. De toute évidence, il attendait quelque chose, car ilécoutait avec une extrême attention les bruits de l’escalier. Jevoulus fermer la porte, mais il me retint d’un mouvement de mainimpatient.

Une minute au moins s’écoula, puis le pas traînant du brocanteurse fit de nouveau entendre, gravissant les marches. Sans dire unmot, Hillel sortit et lui céda le passage. Wassertrum attenditqu’il fût hors de portée de la voix, puis gronda sourdement :

– Rendez-moi ma montre.

Chapitre 14FEMME

Où était donc Charousek ?

Près de vingt-quatre heures s’étaient écoulées et il ne semontrait toujours pas. Avait-il oublié le signal dont nous étionsconvenu ? Ou bien ne le voyait-il pas ? J’allai à lafenêtre et orientai le miroir de manière que le rayon de soleil quile frappait tombât directement sur le soupirail grillagé de sonsous-sol.

L’intervention d’Hillel, la veille, m’avait un peu tranquillisé.Il m’aurait certainement averti si quelque danger se préparait.

En outre, Wassertrum ne pouvait plus entreprendre la moindreaction d’importance ; aussitôt après m’avoir quitté, il étaitrentré dans sa boutique – je jetai un coup d’œil en bas :parfaitement, il était là, immuable derrière ses plaques de foyer,comme je l’avais déjà vu au début de la matinée.

Intolérable cette éternelle attente !

L’air tiède du printemps qui entrait à flots par la fenêtreouverte de la pièce voisine me rendait malade de langueur. Gouttesfondantes qui tombaient des toits ! Et comme les minces filetsd’eau étincelaient au soleil ! Des fils invisibles me tiraientau-dehors. Rongé d’impatience j’allais et venais dans la pièce. Mejetais sur un fauteuil. Me relevais. Cette semence avide d’un amourindécis plantée dans ma poitrine ne voulait pas germer. Toute lanuit elle m’avait tourmenté ! Une fois, c’était Angélina quise serrait contre moi, ensuite je parlais apparemment en touteinnocence avec Mirjam et à peine avais-je déchiré l’image que lapremière revenait pour m’embrasser ; je sentais le parfum deses cheveux, sa douce zibeline me chatouillait le cou, la fourrureglissait de ses épaules et elle devenait Rosina, qui dansait avecdes yeux ivres à demi fermés, en frac, nue ; et tout cela dansune somnolence qui était pourtant exactement comme une veille. Uneexquise veille crépusculaire.

Vers le matin, mon double apparut auprès de moi, Habal Garminsemblable à une ombre, « l’haleine des os » dont Hillel avaitparlé, et je le regardai les yeux dans les yeux : il était en mapuissance, obligé de répondre à toutes les questions queje lui poserais sur ce monde ou sur l’autre, et n’attendant quecela. Mais la soif du mystérieux demeura impuissante devantl’alanguissement de mon sang et se perdit dans les sables desséchésde ma raison. Je renvoyai le fantôme et il se ratatina en prenantla forme de la lettre aleph, grandit de nouveau, dressé devant moitelle la femme nue colossale que j’avais vue dans le livre Ibbouravec son pouls puissant comme un séisme, se pencha vers moi et jerespirai l’odeur engourdissante de sa chair brûlante.

Charousek ne venait toujours pas. Les cloches chantaient dansles tours des églises. Je l’attends encore un quart d’heure et jem’en vais.

Parcourir les rues animées pleines de gens en vêtement de fête,me mêler au joyeux tourbillon dans les quartiers des riches, voirde jolies femmes aux visages coquets, aux mains et aux piedsétroits. Je me disais, pour m’excuser, que je rencontreraispeut-être Charousek par hasard. Pour faire passer le temps plusvite, je pris le vieux jeu de tarots sur le rayonnage des livres.Peut-être ses images me donneraient-elles une idée pour un projetde camée. Je cherchai le Fou. Introuvable. Où pouvait-il bien êtrepassé ?

Je fis une fois encore glisser les cartes sous mes yeux, perdudans des réflexions sur leur sens caché. Le Pendu en particulier…que pouvait-il signifier ? Un homme pendu à une corde entreciel et terre, la tête tournée de côté, les bras attachés dans ledos, la jambe droite repliée sur la gauche, l’ensemble dessinantune croix sur un triangle inversé. Incompréhensible similitude.

Ah, enfin ! Charousek ! Ou bien pas encore ?

Heureuse surprise, c’était Mirjam.

– Savez-vous Mirjam, que j’étais sur le point de descendre chezvous pour vous inviter à faire une promenade en voiture avecmoi ?

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais je ne m’en inquiétainullement.

– Vous n’allez pas me refuser, n’est-ce pas ? J’ai le cœursi heureux aujourd’hui, il faut absolument que ce soit vous,Mirjam, qui mettiez le couronnement à ma joie.

– Une promenade en voiture ? répéta-t-elle, si déconcertéeque je ne pus m’empêcher de rire.

– La proposition est donc tellement extraordinaire ?

– Non, non, mais – elle cherchait ses mots – incroyablementsingulière. Une promenade en voiture !

– Pas du tout singulière si vous réfléchissez que des centainesde milliers de gens en font, et ne font même rien autre en réalitétoute leur vie.

– Oui, les autres !

Elle était toujours complètement décontenancée.

Je lui pris les deux mains.

– Ces satisfactions que les autres connaissent, je voudrais quevous en jouissiez aussi, Mirjam, et dans une mesure encoreinfiniment plus grande.

Elle devint soudain blanche comme un cadavre et je vis à lasourde fixité de son regard à quoi elle pensait.

J’en éprouvai un choc.

– Il ne faut pas toujours porter avec vous le… le miracle,Mirjam, lui dis-je. Ne voulez-vous pas me le promettre paramitié ?

Elle entendit l’angoisse dans ma voix et me regarda d’un airétonné.

– S’il ne vous bouleversait pas à ce point, je pourrais meréjouir avec vous. Mais ainsi, non. Savez-vous que je m’inquiètebeaucoup pour vous, Mirjam ? Pour, pour… commentdirais-je ? votre santé spirituelle ! Ne prenez pas ceque je vais dire au pied de la lettre, mais je voudrais que lemiracle n’ait jamais eu lieu.

J’attendis une contradiction, mais elle se contenta de hocher latête, perdue dans ses pensées.

– Il vous dévore ! N’ai-je pas raison, Mirjam ?

Elle se ressaisit.

– Souvent, moi aussi, je souhaiterais presque qu’il n’ait pas eulieu.

Ce fut comme un rayon d’espoir pour moi.

« Quand je me dis – elle parlait très lentement, perdue dans unrêve – qu’il pourrait venir un temps où je serais obligée de vivresans ces miracles…

– Vous pourriez devenir riche d’un jour à l’autre et alors vousn’en auriez plus besoin.

J’étais intervenu sans réfléchir mais je me repris bien vite envoyant l’épouvante sur son visage.

« Je veux dire, vos soucis peuvent se dissiper brusquement,d’une manière toute naturelle et les miracles que vous vivriezalors seraient spirituels, des expériences intérieures.

Elle secoua la tête et répliqua durement :

– Les expériences intérieures ne sont pas des miracles. Il estassez étrange que certains semblent ne jamais en avoir. Depuis monenfance, jour après jour, je connais – elle s’interrompitbrutalement et je devinai qu’il y avait en elle autre chose dontelle n’avait jamais parlé, peut-être un tissu d’événementsinvisibles semblables aux miens – mais ce n’est pas le moment d’enparler. Même si quelqu’un se levait et guérissait des malades enleur imposant les mains, je ne pourrais pas appeler cela unmiracle. C’est seulement quand la matière sans vie, la terre, seraanimée par l’esprit et que les lois de la nature se briseront quesera accompli ce que je désire de tout mon être depuis que jepense. Mon père m’a dit un jour que la Cabale avait deux aspects :l’un magique et l’autre abstrait que l’on ne peut jamais fairecoïncider. Le magique peut attirer l’abstrait à lui, mais jamaisl’inverse. Le premier est un don, l’autre peutêtre conquis, encore que l’aide d’un maître soit indispensable.

Elle reprit le premier fil de sa pensée.

« Le don, c’est cela dont j’ai soif ; ce que jepeux conquérir m’est indifférent, sans plus de valeur que lapoussière. Quand je me représente que le temps pourrait venir,comme je l’ai déjà dit, où il me faudrait vivre de nouveau sans cesmiracles – je vis ses doigts se crisper et le remords me broya – jecrois que je mourrais sur-le-champ, rien qu’à l’idée d’une tellepossibilité.

– Est-ce la raison pour laquelle vous souhaitiez aussi que lemiracle n’ait jamais eu lieu ?

J’explorai prudemment.

– En partie seulement. Il y a encore autre chose. Je… je – elleréfléchit un instant – je n’étais pas encore mûre pour le miraclesous cette forme. C’est cela. Comment vous expliquer ?Supposez, simplement pour avoir un exemple, que j’aie fait toutesles nuits depuis des années le même rêve, qui se continue et danslequel quelqu’un, disons un habitant d’un autre monde, m’enseigneet ne me montre pas seulement d’après l’image de moi-même et sescontinuelles modifications combien je suis loin de la maturitémagique, loin de pouvoir vivre un miracle, mais aussi qu’il y a,pour les questions de raison, la même explication que je peuxvérifier jour après jour. Vous allez me comprendre : un être commecelui-là tient lieu de tous les bonheurs que l’on peut concevoirsur terre ; il est pour moi le pont qui me relie à l’Au-delà,l’échelle de Jacob que je peux gravir pour m’élever au-dessus duquotidien et parvenir à la lumière. Il est le maître etl’ami ; tout espoir que j’ai de ne pas m’égarer dans la folieet les ténèbres sur les sombres chemins que parcourt mon âme, je lemets en « lui » qui ne m’a encore jamais trompée. Et voilà quebrusquement, malgré tout ce qu’il m’a dit, un « miracle » entredans ma vie ! Qui croire maintenant ? Ce qui emplissaitmon être pendant toutes ces années, était-ce donc uneillusion ? Si je devais douter de lui, je tomberais la tête lapremière dans un gouffre sans fond. Et pourtant le miracle estarrivé ! Je sangloterais de joie si…

– Si ?

Je l’interrompis, le souffle coupé. Peut-être allait-elleprononcer elle-même la parole libératrice et je pourrais tout luiavouer.

– Si j’apprenais que je me suis trompée, que ce n’était pas unmiracle, mais j’en mourrais, je le sais, comme je sais que je suisassise ici, aussi sûrement.

Mon cœur s’arrêta.

« Être arrachée du ciel et rejetée sur la terre, croyez-vousqu’une créature humaine puisse supporter cela ?

– Demandez donc de l’aide à votre père, dis-je, égaré dans monangoisse.

– Mon père ? De l’aide ?

Elle me regarda, sans comprendre.

« Où il n’y a que deux voies pour moi peut-il en trouver unetroisième ? Savez-vous ce qui serait le véritable salut pourmoi ? S’il m’arrivait à moi ce qui vous est arrivé àvous. Si je pouvais oublier en cette minute tout ce qu’il y aderrière moi, toute ma vie jusqu’à aujourd’hui. C’est curieux,n’est-ce pas ? Ce que vous tenez pour un malheur, ce serait leplus grand des bonheurs pour moi !

Nous restâmes silencieux un long moment.

– Je ne veux pas que vous vous tourmentiez pour moi – elle meconsolait, moi ! – Avant, vous étiez si joyeux, si heureux duprintemps dehors et maintenant vous êtes la tristesse même. Jen’aurais rien dû vous dire. Arrachez-vous à vos souvenirs etreprenez vos pensées comme avant ! Je suis si joyeuse…

– Vous, joyeuse, Mirjam ?

Mon interruption était pleine d’amertume.

Elle prit une mine convaincue :

– Oui, vraiment ! Joyeuse ! Quand je suis venue chezvous, j’étais si angoissée, je ne sais pas pourquoi, je ne pouvaisme délivrer de l’impression que vous courriez un grave danger – jedressai l’oreille – et au lieu de me réjouir de vous trouver bienportant, voilà que je vous assombris avec des prédictions demalheur…

Je me contraignis à la gaieté :

– Et vous ne pourrez réparer cela qu’en venant vous promeneravec moi.

Je m’efforçais de mettre autant d’entrain que possible dans mavoix.

« Je voudrais voir si je ne parviendrais pas à chasser vossombres pensées, Mirjam. Vous direz ce que vous voudrez, vousn’êtes pas encore une magicienne de l’ancienne Égypte, maisseulement jusqu’à nouvel ordre une jeune fille à qui le vent duprintemps peut jouer beaucoup de méchants tours.

Elle devint soudain très mutine.

– Voyons, qu’est-ce que vous avez aujourd’hui, monsieurPernath ? Je ne vous ai encore jamais vu ainsi ?D’ailleurs, le « vent du printemps » : chez les jeunes fillesjuives, ce sont les parents qui le dirigent, c’est bien connu etnous n’avons qu’à obéir. Ce que nous faisons, bien entendu. Nousavons cela dans le sang. Mais pas moi, ajouta-t-elle avec force, mamère a violemment résisté quand on a voulu lui faire épouserl’affreux Aaron Wassertrum.

– Quoi ? Votre mère ? Le brocanteur, là enbas ?

Elle fit signe que oui.

– Dieu merci, cela ne s’est pas fait. Pour le pauvre homme, lecoup a été écrasant, sans doute.

– Le pauvre homme ? m’exclamai-je. Mais c’est uncriminel !

Elle hocha pensivement la tête :

– Certainement, c’est un criminel. Mais celui qui vit dans uncorps pareil et qui n’est pas criminel doit être prophète.

Je m’approchai, dévoré de curiosité.

– Vous savez quelque chose de plus précis sur lui ? Celam’intéresse. Pour des raisons très particulières…

– Si vous aviez vu l’intérieur de sa boutique, monsieur Pernath,vous sauriez aussitôt comment est l’intérieur de son âme. Je discela parce que j’y suis souvent entrée dans mon enfance. Pourquoime regardez-vous d’un air si étonné ? C’est donc tellementextraordinaire ? Il a toujours été très gentil et très bonavec moi. Je me rappelle même qu’un jour il m’a donné une grossepierre brillante qui m’avait fait envie, au milieu de toutes sesaffaires. Ma mère m’a dit que c’était un diamant et j’ai dû lereporter immédiatement, bien entendu.

« D’abord, il ne voulait pas le reprendre, mais au bout d’ungrand moment, il me l’a arraché des mains et il l’a jeté dans uncoin avec rage. J’ai bien vu qu’il avait les larmes aux yeux et jesavais déjà assez l’hébreu à l’époque pour comprendre qu’ilmarmonnait : Tout ce que je touche est maudit… C’est la dernièrefois que je suis allée le voir. Jamais plus ensuite il ne m’ainvitée à venir chez lui. Je sais pourquoi : si je n’avais pasessayé de le consoler, tout serait comme avant, mais parce qu’il mefaisait une pitié infinie et que je le lui ai dit, il n’a plusvoulu me voir, vous comprenez cela, monsieur Pernath ? C’estsi simple : c’est un possédé, un homme qui devient méfiant,irrémédiablement méfiant dès que quelqu’un lui touche le cœur. Ilse tient pour bien plus laid encore qu’il l’est en réalité, si lachose est possible, la racine de toutes ses pensées, de toutes sesactions est là. On dit que sa femme l’aimait bien, peut-êtreétait-ce plus de la pitié que de l’amour, mais enfin beaucoup degens le croyaient. Le seul qui était profondément convaincu ducontraire, c’était lui. Partout il décèle la tromperie etla haine.

« Il ne faisait une exception que pour son fils. Peut-être parcequ’il l’avait vu grandir depuis sa plus tendre enfance, qu’il avaitdonc suivi le développement de ses moindres traits de caractèredepuis le premier germe dans le nouveau-né, pour ainsi dire, qu’iln’y avait jamais eu de lacune par où sa méfiance aurait pus’introduire, ou peut-être cela tenait-il au sang juif, déversersur sa descendance tout ce qui vivait en lui de capacité d’aimer,poussé par cette peur instinctive de notre race, la peur de mourirsans avoir rempli une mission que nous avons oubliée, mais quidemeure obscurément en nous. Qui peut le savoir ?

« Il a conduit l’instruction de son fils avec une circonspectionqui confinait à la sagesse, très étonnante chez un homme siinculte, écartant de son chemin d’une main aussi sûre que celled’un psychologue tout ce qui aurait pu contribuer au développementde sa conscience, afin de lui éviter les souffrances morales par lasuite.

« Il lui avait donné comme professeur un savant éminent quisoutenait que les animaux sont dénués de sensibilité et que chezeux les expressions de la souffrance sont de simples réflexes.

« Tirer de toute créature le maximum de joie et de jouissance,puis rejeter aussitôt l’écorce inutile, tel était à peu près l’ABCde son système d’éducation.

« Vous pouvez bien penser, monsieur Pernath, que l’argent jouaitlà le premier rôle, à la fois critère et clef de la puissance. Demême qu’il cache soigneusement sa propre richesse pour noyer dansl’ombre les limites de son influence, il imagina un moyen quipermît à son fils d’en posséder autant, tout en lui épargnant lescontraintes d’une vie apparemment misérable ; il l’imprégna del’infernal mensonge de la beauté, il lui enseigna, au nom del’esthétique, à jouer hypocritement les lis des champs tout enétant intérieurement un vautour.

« Bien entendu, cette histoire de beauté il ne l’avait pasinventée, c’était probablement le perfectionnement du conseil donnépar quelque érudit.

« Que par la suite son fils l’ait renié chaque fois qu’il lepouvait, il ne l’a jamais pris en mauvaise part. Au contraire, illui enjoignait de le faire, car son amour était totalementdésintéressé et, comme je l’ai déjà dit à propos de mon père, deceux qui survivent à la tombe.

Mirjam se tut un instant et je vis sur son visage qu’ellepoursuivait le fil de ses pensées, je l’entendis au son différentde sa voix quand elle dit :

– Des fruits étranges poussent sur l’arbre du judaïsme.

– Dites-moi, Mirjam, lui demandai-je. Vous n’avez jamais entendudire que Wassertrum a une figure de cire dans sa boutique ? Jene sais plus qui m’a raconté cela, c’était sans doute uneinvention…

– Non, non. C’est bien vrai, monsieur Pernath : il y a unefigure de cire grandeur nature dans le coin où il couche sur sonsac de paille, au milieu du bric-à-brac le plus insensé. Il l’aachetée à un montreur de marionnettes il y a des années,simplement, dit-on, parce qu’elle ressemble à, à une chrétiennequ’il aurait aimée autrefois.

« La mère de Charousek ! » L’idée jaillit aussitôt dans moncerveau.

– Vous ne savez pas son nom, Mirjam ?

Elle secoua la tête.

– Si vous tenez à le savoir je pourrai m’informer.

– Ah ! mon Dieu, non ! Cela m’est tout à faitindifférent.

Je voyais à ses yeux brillants qu’à force de me parler elleétait sortie de sa dépression et je me promis qu’elle n’yretomberait jamais. Ce qui m’intéressait beaucoup plus, c’est lesujet dont nous parlions avant. Celui du « vent de printemps ».

– Votre père ne vous imposerait tout de même pas unmari ?

Elle rit gaiement :

– Mon père ? Qu’est-ce que vous allez penser ?

– Heureusement pour moi, alors.

– Comment cela ? demanda-t-elle naïvement.

– Parce que je garde encore mes chances.

Ce n’était qu’une plaisanterie et elle ne le prit pas autrement,mais néanmoins elle se leva très vite et alla vers la fenêtre pourne pas me laisser voir qu’elle rougissait.

Pour la tirer de son embarras, je pris un biais :

– Il faut que vous me promettiez une chose, comme à un vieil ami: quand vous aurez pris votre décision, mettez-moi dans le secret.Ou alors est-ce que vous projetez de rester célibataire ?

– Non, non, non.

Elle s’en défendait si résolument que je ne pus m’empêcher desourire.

« Il faudrait bien que je me marie un jour.

– Bien sûr ! Naturellement !

Elle devint nerveuse comme un gardon.

– Vous ne pouvez donc pas rester sérieux une minute, monsieurPernath ?

Je pris docilement une mine doctorale et elle se rassit.

« Quand je dis qu’il faudra bien que je me marie un jour,j’entends que je ne me suis pas cassé la tête sur les détailsjusqu’à présent, mais que je méconnaîtrais certainement le sens dela vie si je pensais que je suis venue au monde femme pour restersans enfants.

Pour la première fois je perçus la féminité sur son visage.

« Cela fait partie de mes rêves, poursuivit-elle doucement, deme représenter comme but ultime l’union de deux êtres pour donner…vous n’avez jamais entendu parler du vieux culte égyptiend’Osiris ?… ce que l’hermaphrodite pourrait représenter commesymbole.

Je l’écoutais, tendu :

– L’hermaphrodite ?

– Je veux dire l’union magique de l’élément mâle et de l’élémentfemelle dans la race humaine pour donner un demi-dieu. Comme butultime. Non, pas comme but ultime, comme début d’une voie nouvelleet éternelle, qui n’a pas de fin.

– Et, lui demandai-je bouleversé, vous espérez trouver celui quevous cherchez ? Ne pourrait-il se faire qu’il vive dans unpays lointain, peut-être même qu’il n’existe pas sur cetteterre ?

– Cela, je n’en sais rien, répondit-elle simplement. Je ne peuxqu’attendre. S’il est séparé de moi par le temps et l’espace, ceque je ne crois pas, car alors pourquoi serais-je attachée ici,dans le ghetto, ou par l’abîme de l’incompréhension réciproque, etsi je ne le trouve pas, alors ma vie n’aura pas eu de sens, elleaura été le jeu inepte d’un démon idiot. Mais je vous en prie, jevous en prie, ne parlons plus de cela, supplia-t-elle. Il suffitd’exprimer une idée tout haut pour qu’elle prenne un arrière goûtaffreux de terre et je ne voudrais pas…

Elle s’interrompit brusquement.

– Qu’est-ce que vous ne voudriez pas, Mirjam ?

Elle leva la main. Se leva très vite et dit :

– Vous avez une visite, monsieur Pernath.

Des vêtements de soie froufroutaient sur le palier.

Quelques coups impétueux. Puis : Angélina !

Mirjam voulait s’en aller ; je la retins.

– Permettez-moi de vous présenter : la fille d’un ami très cher,la comtesse…

– Impossible d’arriver jusqu’ici en voiture. Partout les pavéssont arrachés. Quand donc vous installerez-vous dans un quartierdigne d’un être humain, maître Pernath ? Dehors la neige fondet le ciel exulte à faire éclater la toiture et vous, vous restezterré ici dans votre grotte à stalactites comme une vieillegrenouille. Au reste, savez-vous que je suis allée hier soir voirmon bijoutier et il m’a dit que vous étiez le plus grand artiste,le meilleur tailleur de pierres précieuses qu’il y ait aujourd’hui,voire l’un des plus grands qui aient jamais existé ?

Angélina bavardait comme une cascade et j’étais fasciné. Je nevoyais plus que les yeux bleus étincelants, les pieds agiles dansles minuscules bottines vernies, le visage capricieux émergeant dufouillis des fourrures et les coquillages roses des oreilles.

Elle prenait à peine le temps de respirer.

« Ma voiture est au coin de la rue. J’avais peur de ne pas voustrouver chez vous. Vous n’avez sans doute pas encore déjeuné ?Nous allons d’abord aller… oui, où est-ce que nous allons d’abordaller ? Nous allons d’abord aller… attendez… oui, peut-êtredans les vergers, bref quelque part à la campagne où l’on sent sibien, dans l’air, les bourgeons se gonfler et les graines germer ensecret. Venez, venez, prenez votre chapeau et puis vous déjeunerezchez moi et puis nous bavarderons jusqu’à ce soir. Prenez doncvotre chapeau ! Qu’est-ce que vous attendez ? Il y a unegrosse couverture bien douce, bien épaisse en bas : nous nousentortillerons dedans jusqu’aux oreilles et nous nous blottironsensemble jusqu’à ce que nous ayons chaud comme des cailles.

Que dire maintenant ?

– Je me disposais justement à faire une promenade avec la fillede mon ami…

Avant même que j’eusse achevé ma phrase, Mirjam avait pris congéen toute hâte d’Angélina. Je l’accompagnai jusqu’à la porte bienqu’elle s’en défendît gentiment.

« Écoutez-moi, Mirjam, je ne peux pas vous dire ici, dansl’escalier, combien je tiens à vous, j’aimerais mille fois mieuxaller avec vous…

– Il ne faut pas faire attendre la dame, monsieur Pernath,coupa-t-elle. Au revoir et bien du plaisir !

Elle dit cela très cordialement, très sincèrement, mais je visque la lumière s’était éteinte dans ses yeux.

Elle descendit très vite l’escalier et le chagrin me serra lagorge. J’eus l’impression d’avoir perdu un monde.

J’étais assis comme dans un songe à côté d’Angélina. Nousfilions au galop furieux des chevaux dans les rues pleines demonde.

Le ressac de la vie autour de nous m’étourdissait au point queje pouvais tout juste distinguer les petites taches lumineuses dansles images qui défilaient devant moi : bijoux étincelants auxoreilles et chaînes de manchons, hauts de forme luisants, gantsblancs, un caniche avec un collier rose qui voulait mordre nosroues, des pur-sang écumants qui nous croisaient dans un bruit desonnailles argentines, une vitrine de magasin exposant des châlessouples noués de perles, des parures scintillantes, le reflet de lasoie sur des hanches étroites de jeunes filles.

Le vent vif qui nous coupait le visage faisait paraître deuxfois plus troublante encore la chaleur du corps d’Angélina.

Aux croisements, les sergents de ville sautaientrespectueusement de côté quand nous passions au triple galop.

Une fois sur le quai, il fallut ralentir l’allure, car il étaitnoir de voitures qui déversaient, devant le pont de pierre écroulé,une foule de visages curieux. J’y jetai à peine un regard : lamoindre parole d’Angélina, le battement de ses paupières, le jeupressé de ses lèvres, tout cela était infiniment plus importantpour moi que de regarder en bas les blocs de rocher qui endiguaientde l’épaule la débâcle des glaces empilées.

Des allées de parc, une terre tassée, élastique. Puis lefroissement des feuilles sous les sabots des chevaux, un airhumide, des arbres géants pleins de nids de corbeaux, le vert mortdes prairies avec des îles de neige fondante, tout cela passadevant moi comme un rêve.

En quelques mots brefs, presque avec indifférence, Angélina envint à parler du Dr Savioli.

– Maintenant que le danger est passé, me dit-elle avec uneravissante candeur d’enfant, et que je sais qu’il va mieux, tousces événements auxquels j’ai été mêlée me paraissent effroyablementennuyeux. Je veux enfin pouvoir m’amuser de nouveau, fermer lesyeux et plonger dans l’écume étincelante de la vie. Je crois quetoutes les femmes sont ainsi. Simplement, certaines en conviennentet d’autres non. Ou alors sont-elles si sottes qu’elles ne s’enrendent pas compte ? Vous ne croyez pas ?

Elle n’écoutait pas un mot de ce que je répondais.

« D’ailleurs les femmes ne m’intéressent absolument pas. Il nefaut pas que vous preniez cela pour une flatterie, naturellement,mais vraiment la simple présence d’un homme sympathique m’est plusagréable que la conversation la plus passionnante avec une femme,si intelligente soit-elle. En fin de compte, nos bavardages neportent que sur des niaiseries. Tout au plus des histoires detoilette, bon et alors ? Les modes ne changent pas si souvent.N’est-ce pas, je suis frivole ? demanda-t-elle soudain, sicoquette que je dus m’arracher avec violence aux rets de son charmepour ne pas lui prendre la tête entre les mains et l’embrasser dansle cou.

« Dites-le que je suis frivole !

Elle se blottit plus près encore de moi.

Sortis de l’allée, nous passions devant des bosquets dont lesarbustes d’ornement, empapillotés de paille, ressemblaient à destorses de monstres aux membres et aux têtes coupés.

Des promeneurs assis au soleil sur des bancs nous suivaient duregard, puis les têtes se rapprochaient.

Nous gardâmes un moment le silence, tout occupés à suivre nospensées. Comme Angélina était différente, totalement différente decelle qui vivait jusqu’alors dans mon imagination ! On eût ditqu’elle pénétrait aujourd’hui dans mon présent pour la premièrefois !

Qu’était-elle donc en réalité, cette femme que j’avais consoléequelques jours auparavant dans la cathédrale ?

Je ne pouvais détacher mes regards de sa bouche entrouverte.

Toujours silencieuse, elle semblait contempler une image dans sapensée.

La voiture tourna dans une prairie mouillée.

Une odeur de terre en train de s’éveiller montait.

– Savez-vous, madame…

– Appelez-moi donc Angélina, interrompit-elle doucement.

– Savez-vous Angélina que, que j’ai rêvé de vous toute cettenuit ?

Les mots avaient jailli, presque malgré moi.

Elle fit un petit mouvement rapide comme si elle voulait dégagerson bras du mien et me regarda avec de grands yeux.

– Curieux ! Et moi de vous ! Et juste en ce moment, jepensais à la même chose.

De nouveau la conversation s’arrêta et nous devinâmes que nousavions rêvé la même chose. Je le sentais au frémissement de monsang. Son bras tremblait imperceptiblement contre ma poitrine. Latête violemment tournée, elle regardait hors de la voiture pouréviter mon regard. Lentement, je portai sa main à mes lèvres, fisglisser le gant souple et parfumé, écoutai sa respiration seprécipiter et, fou d’amour, pressai les dents contre sespaumes.

Des heures après, je descendais vers la ville comme un hommeivre à travers le brouillard du soir, enfilant les rues au hasard,si bien que je tournai en rond pendant un bon moment sans m’enapercevoir.

Puis je me retrouvai au bord de la rivière, appuyé contre unebalustrade de fer, les yeux fixés sur les vagues mugissantes.

Je sentais encore les bras d’Angélina autour de mon cou, jevoyais le bassin de pierre au bord duquel nous nous étions déjà ditadieu, des années auparavant, avec les feuilles d’orme quipourrissaient au fond et elle se promenait avec moi comme nousvenions de le faire, la tête contre mon épaule, à travers le parccrépusculaire de son château.

Je m’assis sur un banc et rabattis mon chapeau sur mes yeux pourrêver. Les eaux se précipitaient au-dessus du barrage et leur voixétouffait les derniers bruits maussades de la ville en train des’endormir. Chaque fois que j’ouvrais les yeux pour resserrer monmanteau autour de moi, l’ombre s’était épaissie sur la rivière etfinalement, la nuit noire l’engloutit ; on ne distinguait plusque l’écume du barrage tendue d’une rive à l’autre en rubans blancséblouissants.

La pensée de me retrouver seul dans ma triste maison me faisaitfrissonner. L’éclat d’un court après-midi avait fait de moi et pourtoujours un étranger dans mon propre logis. Quelques semaines,peut-être même quelques jours seulement et le bonheur sera passésans rien laisser derrière lui qu’un beau souvenir douloureux. Etalors ?

Alors j’étais sans asile ici et là, sur l’un et l’autre bord dela rivière.

Je me levai. Voulus jeter un regard au château à travers lesgrilles du parc, aux fenêtres derrière lesquelles elle dormait,avant de m’enfoncer dans le sombre ghetto. Je repartis dans ladirection d’où j’étais venu, tâtonnant dans le brouillard épais, lelong des maisons, traversant les places endormies, cependant quedes monuments noirs surgissaient, menaçants, et des enseignessolitaires et les gargouilles des façades baroques. La lueur terned’une lanterne jaillie de la brume s’agrandit en anneauxfantastiques, énormes, aux couleurs d’arc-en-ciel, puis pâlit, œiljaune à demi fermé et s’éteignit tout à fait derrière moi.

Mon pied tâtait de larges marches en pierre recouvertes degravier.

Où étais-je ? Dans un chemin creux escaladant une penteabrupte ?

Des murs lisses de jardin à droite et à gauche ? Lesbranches dépouillées d’un arbre pendent par-dessus, venues du ciel: le tronc se dissimule derrière le pan de nuage.

Effleurées par mon chapeau, quelques minces brindilles sebrisent en craquant, glissent sur mon manteau et tombent dans legouffre gris qui me cache mes pieds.

Puis un point brillant : une lumière dans le lointain, quelquepart entre ciel et terre, solitaire, énigmatique. J’ai dû metromper de chemin. Ce ne peut être que le vieil escalier duchâteau, qui longe les pentes des jardins Fürstenberg… Puis delongues étendues de terre argileuse. Un chemin pavé. Une ombremassive s’élève, la tête coiffée d’un bonnet pointu noir et raide :la Daliborka, la tour de la faim dans laquelle des hommes ont périautrefois, pendant que les rois chassaient, en bas, dans le fosséaux cerfs.

Une étroite ruelle sinueuse, avec des créneaux, à peine assezlarge pour mes épaules et je me trouvai devant une rangée demaisonnettes dont aucune n’était plus haute que moi. Il mesuffisait de tendre le bras pour toucher les toits.

J’étais dans la rue des Faiseurs-d’Or, où, au Moyen Âge, lesadeptes de l’alchimie chauffaient la pierre philosophale etempoisonnaient les rayons de lune.

Pas d’autre issue que celle par où j’étais venu. Mais impossiblede retrouver l’étroit passage entre les murs, je me heurtai à unebarrière de bois. Rien à faire, je suis obligé de réveillerquelqu’un pour demander mon chemin. Ce qui est bizarre, c’est qu’ily a là une maison qui ferme la rue, plus grande que les autres etapparemment habitée. Je ne me rappelle pas l’avoir déjà remarquée.Elle doit être badigeonnée de blanc pour ressortir aussi nettementdans le brouillard ?

Je franchis la barrière, traverse l’étroit jardinet, et pressele visage contre les vitres : tout est noir. Je frappe à lafenêtre. Alors un homme incroyablement vieux, une chandelle alluméeà la main, apparaît sur le seuil d’une porte, s’avance à pastremblants jusqu’au milieu de la pièce, s’arrête, tourne lentementla tête vers les cornues d’alchimiste au mur, fixe un œil méditatifsur les gigantesques toiles d’araignée dans les coins, puis dirigeenfin son regard vers moi. L’ombre de ses pommettes remonte jusquedans ses orbites qui ont l’air aussi vides que celles d’une momie.De toute évidence, il ne me voit pas.

Je frappe à la vitre. Il ne m’entend pas et ressort de la piècecomme un somnambule. J’attends en vain.

Je frappe à la porte de la maison : personne n’ouvre.

Pas d’autre ressource que de chercher jusqu’à ce que j’aietrouvé la sortie de cette ruelle. Ne ferais-je pas mieux d’ailleursde me retremper dans la société de mes semblables, auprès de mesamis Zwakh, Prokop et Vrieslander dans la vieille taverne où ilssont sûrement attablés, pour atténuer au moins pendant quelquesheures le désir qui me dévore des baisers d’Angélina. Vite, je memets en route.

Tels une triade de morts, ils étaient accroupis autour de lavieille table trouée des vers, tous les trois, le mince tuyau d’unepipe en terre blanche entre les dents et la pièce pleine defumée.

On distinguait à peine leurs traits tant les parois brun sombreabsorbaient la lumière chétive d’une lampe à l’ancienne mode pendueau plafond.

Dans un coin, la tavernière, sèche comme un hareng, avare deparoles, rongée par le temps, avec son éternel bas pendu auxaiguilles à tricoter, le regard sans couleur et le nez camard toutjaune !

Des rideaux rouge terne masquaient les portes closes, si bienque les voix des clients dans la salle voisine ne filtraient quefaiblement, tel le bourdonnement d’une ruche d’abeilles.

Vrieslander, chapeau conique aux bords droits sur la tête,visage plombé barré d’une moustache et cicatrice sous l’œil, avaitl’air d’un Hollandais ivre surgi de quelque siècle oublié.

Josua Prokop, une cuillère passée dans ses boucles de musicien,pianotait sans arrêt de ses longs doigts osseux en regardant d’unœil admiratif les efforts de Zwakh pour habiller le flacon d’arakventru du manteau violet d’une marionnette.

– Ce sera Babinski, me déclara Vrieslander, avec un profondsérieux. Vous ne savez pas qui était Babinski ? Zwakh,racontez vite à Pernath l’histoire de Babinski.

– Babinski, commença aussitôt Zwakh sans lever un instant lesyeux de sur son travail, était un célèbre brigand de Prague. Ilexerça son honteux métier pendant bien des années sans que personnele remarque. Cependant, peu à peu, on commença à s’apercevoir dansles meilleures familles que tantôt un membre du clan tantôt unautre manquait à la table des repas et ne reparaissait jamais. Audébut, on ne dit rien parce que la chose avait son bon côté,puisqu’il y avait moins de cuisine à faire, mais enfin laréputation risquait d’en souffrir un peu dans la société et lesbonnes langues pouvaient jaser. Surtout quand des filles à mariers’évanouissaient sans laisser de traces.

« En outre, aux yeux de l’extérieur, il était indispensable desouligner avec une force suffisante l’union et la concorde régnantau sein de la famille.

« Dans les journaux, les rubriques Reviens, tout estoublié, prirent une place de plus en plus importante,circonstance dont Babinski, évaporé comme la plupart des assassinsde profession, n’avait pas tenu compte dans ses prévisions, etfinirent par attirer l’attention générale.

« Dans le ravissant village de Krtsch, près de Prague, Babinskiqui avait au fond une nature tout à fait idyllique, s’était acheté,grâce au produit de son infatigable activité, une maison petitemais confortable, étincelante de propreté, et précédée par unjardinet plein de géraniums fleuris.

« Comme ses gains ne lui permettaient pas de s’agrandir, il sevit dans la nécessité, pour pouvoir inhumer discrètement les corpsde ses victimes, d’édifier à la place du parterre de fleurs qu’ileût bien préféré, un tertre recouvert d’herbe, simple mais bienapproprié aux circonstances, qu’il pouvait allonger sans difficultéselon les exigences de sa profession ou de la saison.

« Il avait l’habitude de s’asseoir là chaque soir dans lesrayons du soleil couchant, après les fatigues et les soucis dujour, pour jouer sur sa flûte toutes sortes d’airsmélancoliques.

– Halte ! coupa brutalement Josua Prokop en tirant de sapoche une clef qu’il posa sur ses lèvres à la manière d’uneclarinette et sifflota :

« Zimzerlim – zambousla – deh.

– Vous y étiez pour connaître si exactement la mélodie ?demanda Vrieslander étonné.

Prokop lui lança un regard furieux :

– Non, Babinski est né trop tôt pour ça. Mais en tant quecompositeur, je sais mieux que personne ce qu’il devait jouer. Vousne pouvez pas en juger : vous n’êtes pas musicien. Zimzerlim –zambousla – bousla deh.

Zwakh, saisi, attendit que Prokop eût remis la clef dans sapoche, puis continua :

– Avec le temps, la croissance ininterrompue du tertre éveillal’attention des voisins et c’est à un policier de Zizkov, dans labanlieue, qui avait vu par hasard, de loin, Babinski étrangler unevieille dame de la bonne société, que revient le mérite d’avoir misdéfinitivement fin aux activités égoïstes du méchant. Onl’emprisonna dans son Tusculum.

« Le tribunal, lui ayant accordé les circonstances atténuantesen raison de son excellente renommée, le condamna à la mort parpendaison et chargea la firme des frères Leipen, corderie engros et en détail[3] , defournir à prix modique le matériel nécessaire pour l’exécution,dans la mesure où leur branche était intéressée, contre factureremise à un employé supérieur du Trésor. Seulement, il advint quela corde cassa et la peine de Babinski fut commuée en prison àperpétuité.

« Pendant vingt ans l’assassin expia derrière les murs deSaint-Pancrace sans que jamais un reproche lui vînt auxlèvres ; aujourd’hui encore le personnel de l’institution netarit pas d’éloges sur son comportement modèle et on lui permettaitmême de jouer de la flûte les jours de l’anniversaire de notre trèsgracieux souverain.

Prokop plongea aussitôt à la recherche de sa clef, mais Zwakhl’arrêta d’un geste.

« À la suite d’une amnistie générale, Babinski bénéficia de laremise de sa peine et obtint une place de portier au couvent desSœurs de la Miséricorde.

« Le petit travail de jardinage qu’il avait à assurer desurcroît ne lui prenait guère de temps, grâce à l’adresse acquisedans le maniement de la pelle lors de ses activités antérieures, sibien qu’il avait de nombreux loisirs pour se cultiver le cœur etl’esprit au moyen de bonnes lectures soigneusement choisies.

« Les résultats furent des plus satisfaisants. Chaque fois quela Supérieure l’envoyait à l’auberge le samedi soir pour s’égayerun peu, il rentrait ponctuellement à la tombée de la nuit endéclarant que la dégradation de la morale publique le navrait etque des gredins de la pire sorte pullulant dans l’ombre rendaientles routes si peu sûres que tout citoyen pacifique devait se faireun devoir de diriger ses pas à temps vers sa demeure.

« Les ciriers de Prague avaient pris à cette époque la mauvaisehabitude de mettre en montre de petites figures habillées d’unmanteau rouge et qui représentaient le brigand Babinski. Aucune desfamilles en deuil n’aurait manqué de s’en procurer une. Mais leplus souvent, elles se trouvaient dans les boutiques, protégées pardes châssis vitrés, et rien n’indignait autant Babinski qued’apercevoir une de ces figurines :

– C’est absolument indigne et preuve d’un rare manque dedélicatesse de mettre ainsi continuellement ses fautes de jeunessesous les yeux d’un homme, disait-il en pareil cas, et combienregrettable que les autorités ne fassent rien pour réprimer pareilabus.

« Sur son lit de mort, il s’exprimait encore dans le même sens.Il eut finalement gain de cause, car peu après son trépas, legouvernement interdit le commerce de ces irritantes statuettes.

Zwakh avala une grosse gorgée de grog et tous trois grimacèrentcomme des diables, après quoi il tourna prudemment la tête endirection de la tavernière et je vis qu’elle écrasait une larme aucoin de son œil.

– Bon et vous n’apportez aucune contribution, si ce n’est bienentendu que vous réglez l’ardoise en reconnaissance des joiesartistiques qui vous ont été prodiguées, très honoré collègue ettailleur de pierres précieuses ? me demanda Vrieslander aprèsun long intervalle de rêverie générale.

Je leur racontai mes déambulations dans le brouillard.

Lorsque j’en vins à décrire l’endroit où j’avais vu la maisonblanche, tous trois furent si intéressés qu’ils retirèrent la pipede leur bouche et une fois que j’eus terminé, Prokop frappa latable du poing en criant :

– C’est tout de même trop fort ! Il n’y a pas une légendeque ce Pernath ne rencontre en chair et en os. À propos du Golem del’autre fois, vous savez, l’affaire est tirée au clair.

– Comment cela tirée au clair ? demandai-je sidéré.

– Vous connaissez bien le mendiant juif fou, Haschile.Non ? Eh bien, c’était lui le Golem.

– Un mendiant, le Golem ?

– Parfaitement, Haschile était le Golem. Cet après-midi lefantôme est allé se promener béatement dans la rue Salniter enplein soleil avec son célèbre habit à la mode du XVIIe siècle et làl’équarisseur a eu la chance de l’attraper avec une laisse àchien.

– Comment cela ? Je n’y comprends pas un mot,interrompis-je.

– Mais enfin puisque je vous dis que c’était Haschile. Il paraîtqu’il a trouvé les vêtements, il y a longtemps, derrière une portecochère. D’ailleurs, pour en revenir à la maison blanche :l’histoire est extrêmement intéressante. Selon une vieille légende,il y a là-bas dans la rue des Alchimistes une maison qui n’estvisible que les jours de brouillard et encore par les « enfants dudimanche ». On l’appelle « le mur à la dernière lanterne ». Quandon passe devant, la journée, on ne voit qu’une grosse pierre grise,immédiatement derrière, c’est le fossé aux cerfs qui s’ouvre, béantet vous pouvez dire que vous avez eu de la chance Pernath : si vousaviez fait un pas de plus, vous seriez immanquablement tombé dedansen vous rompant tous les os.

« On raconte qu’un trésor immense se trouve sous cette pierrequi aurait été posée par l’ordre des Frères asiatiques, fondateurssupposés de Prague, comme soubassement d’une maison qui sera unjour habitée par un homme ou plutôt un hermaphrodite, une créaturetenant de l’homme et de la femme. Et celui-ci portera un lièvredans ses armes, soit dit en passant, cet animal était le symboled’Osiris, d’où très probablement l’origine de la traditionconcernant le lièvre de Pâques.

« Jusqu’à ce que le temps soit venu, Mathusalem en personnemonte la garde afin que Satan ne vienne pas voler sur la pierrepour la féconder et en créer un fils : Armilos. Vous n’avez encorejamais entendu parler de cet Armilos ? On sait même,c’est-à-dire les vieux rabbis savent, l’aspect qu’il aurait, s’ilvenait au monde : des cheveux d’or liés derrière la tête, avec deuxraies, des yeux en forme de croissant et des bras jusqu’àterre.

– On devrait dessiner cet élégant dandy, grommela Vrieslander encherchant un crayon.

– Donc, Pernath, si jamais vous aviez la chance de devenirhermaphrodite et de trouver le trésor en passant[4] , conclut Prokop, n’oubliez pas quej’ai toujours été votre meilleur ami !

Bien loin d’avoir envie de plaisanter, je me sentais une peinelégère au cœur. Zwakh s’en aperçut peut-être, sans se douter de laraison, car il vint promptement à mon secours.

– De toute façon, il est extraordinaire, presque inquiétant quePernath ait eu une vision à cet endroit précis qui est siétroitement lié à une légende antique. Ce sont là des coïncidencesdont un homme ne peut apparemment pas se dégager quand son âme a lafaculté de voir des formes dissimulées au toucher. Je ne peuxm’empêcher de penser que le plus fascinant est ce qui transcendeles sens ! Qu’en dites-vous ?

Vrieslander et Prokop étaient devenus très graves et personne nejugea utile de répondre.

– Qu’est-ce que vous en dites, Eulalie ? répéta Zwakh en sedétournant.

La vieille tavernière se gratta la tête avec une épingle àtricoter, soupira, rougit et dit :

– Allez donc ! Vous avez pas honte ?

– Il y a eu pendant toute la journée une ambiance bougrementtendue, reprit Vrieslander quand notre accès d’hilarité fut calmé.Je n’ai pas pu donner un coup de pinceau. Je ne pouvais pas penserà autre chose qu’à la Rosina dansant en frac.

– Est-ce qu’on l’a découverte ? demandai-je.

– Découverte est bon ! La police des mœurs lui a signé unengagement de longue durée. Elle a peut-être tapé dans l’œil deMonsieur le Commissaire, l’autre soir chez Loisitschek. De toutefaçon elle a maintenant une activité fébrile et contribuenotablement à l’extension du tourisme dans le quartier juif. Jevous prie de croire qu’elle a déjà pris du poil de la bête, en sipeu de temps.

– Quand on pense à ce qu’une femme peut faire d’un homme, rienqu’en se laissant aimer par lui, c’est stupéfiant, coupa Zwakh.Pour ramasser l’argent qui lui permettra d’aller la trouver, lemalheureux Jaromir est devenu artiste du jour au lendemain. Il faitle tour des tavernes en découpant la silhouette des clients, qui sefont ainsi portraiturer.

Prokop qui n’avait pas écouté la fin de ces propos claqua deslèvres :

– Vraiment ? Elle est devenue si belle que ça laRosina ? Est-ce que vous lui avez déjà volé un baiser,Vrieslander ?

La tavernière se leva d’un bond et quitta la pièce,indignée.

– Cette vieille poule au pot ! Elle a bien besoin de fairela renchérie, avec ses accès de vertu ! grogna Prokopimpatienté.

– Que voulez-vous, elle est partie au moment scabreux.D’ailleurs son bas était fini, dit Zwakh pour le calmer.

Le patron apporta d’autres grogs et la conversation prit peu àpeu un tour assez gras. Trop gras pour ne pas m’échauffer le sang,qui était déjà en fièvre.

Je m’efforçai de lutter, mais plus je voulais m’abstraire del’environnement et penser à Angélina, plus les bourdonnements sefaisaient violents dans mes oreilles. Je pris congé assezabruptement.

Le brouillard, devenu un peu plus transparent, faisait pleuvoirde fines aiguilles de glace ; mais il était encore assez épaispour m’empêcher de lire les plaques des rues et je m’écartai de monchemin.

Engagé dans une mauvaise rue, je voulais revenir sur mes paslorsque j’entendis appeler mon nom :

– Monsieur Pernath ! Monsieur Pernath !

Je regardai autour de moi, en l’air.

Personne !

Une porte ouverte surmontée d’une petite lanterne rouge fortdiscrète bâillait à côté de moi et une silhouette claire se tenait– me semblait-il – dans les profondeurs du vestibule.

De nouveau :

– Monsieur Pernath ! Monsieur Pernath !

Un chuchotement.

Étonné, je m’engageai dans le passage, alors des bras de femmes’enroulèrent autour de mon cou et je vis dans le rayon de lumièrequi tomba d’une fente de porte lentement ouverte que c’était Rosinaqui se pressait toute chaude contre moi.

Chapitre 15RUSE

Un jour gris, bouché.

J’avais dormi bien avant dans la matinée, sans rêve, sansconscience, comme un mort.

Ma vieille servante n’était pas venue, ou elle avait oubliéd’allumer le poêle.

Des cendres froides dans le foyer. De la poussière sur lesmeubles. Le plancher pas balayé.

Gelé, je me mis à faire les cent pas.

Une odeur repoussante d’haleine chargée de tord-boyau emplissaitla pièce. Mon manteau, mes vêtements empestaient la vieille fuméede tabac. J’ouvris violemment la fenêtre, puis la refermai : lesouffle froid et souillé de la rue était intolérable.

Dehors, des moineaux étaient blottis dans les gouttières,immobiles, les plumes trempées.

Partout où je regardais, je ne voyais que maussaderie auxvilaines couleurs. Tout en moi était déchiré, en lambeaux. Cecoussin sur le fauteuil, comme il était élimé ! Le crinjaillissait des coutures. Il faudrait l’envoyer chez le tapissier…oh ! et puis à quoi bon, encore l’espace d’une vie désolée ettout tombera en poussière !

Et là-bas, ces guenilles en tire-bouchon aux fenêtres, quellefriperie sans goût, sans utilité ! Pourquoi ne pas les tordrepour en faire une corde et me pendre avec ? Au moins, jen’aurais plus besoin de voir ces choses qui me blessent les yeux ettoute cette détresse grise qui me désagrège serait terminée unefois pour toutes.

Oui ! Ce serait le plus intelligent ! En finir.Aujourd’hui même. Maintenant, ce matin. Surtout ne pas mangeravant. Quelle pensée répugnante, se tuer le ventre plein !Être couché dans la terre mouillée en ayant dans le corps desaliments non digérés qui pourrissent.

Si seulement le soleil voulait se montrer de nouveau et fairebriller dans le cœur son insolent mensonge de la joie devivre !

Non ! Je ne me laisserai plus aliéner, je ne veux plus êtrele jouet d’un destin balourd, sans but, qui m’exalte et me jetteensuite dans un bourbier simplement pour me démontrer que tout ence bas monde est transitoire, ce que je savais depuis longtemps, ceque savent tous les enfants, tous les chiens dans la rue.

Pauvre, pauvre Mirjam ! Si seulement je pouvais l’aider,elle au moins.

Prendre une décision, une première décision inébranlable, avantque ce maudit instinct de conservation s’éveille à nouveau en moiet fasse danser de nouveaux mirages devant mes yeux.

À quoi m’avaient-ils donc servi, tous ces messagers del’immarcescible au-delà ? À rien, absolument à rien. Peut-êtreseulement à me faire tourner en rond, tel un aveugle, jusqu’àressentir cette terre comme une torture intolérable.

Plus qu’une solution possible.

Je calculai de tête combien il me restait d’argent à labanque.

Oui, il n’y avait que cela à faire. C’était la seulechose minuscule qui pouvait avoir quelque valeur parmi tous lesnon-actes de ma vie.

Tout ce que je possédais, avec les quelques pierres précieusesdans mon tiroir, j’allais en faire un paquet et l’envoyer à Mirjam.Elle serait ainsi délivrée des soucis de la vie quotidienne aumoins pendant quelques années. Et puis écrire une lettre à Hillelpour lui expliquer où elle en était au sujet du « miracle ». Luiseul pouvait l’aider.

Je réunis les pierres, les empaquetai, regardai la pendule : sije me rendais aussitôt à la banque, tout pourrait être réglé en uneheure.

Ah ! et puis encore acheter un bouquet de roses rouges pourAngélina ! La douleur et le désir hurlaient en moi : rienqu’une journée, je voudrais vivre encore rien qu’unejournée !

Et puis être obligé ensuite de subir à nouveau ce désespoir quim’étrangle ? Non, plus une minute à gaspiller !J’éprouvai comme une satisfaction en constatant que je n’avais pascédé.

Je regardai autour de moi. Restait-il encore quelque chose àfaire ? Parfaitement : la lime, là-bas. Je la mis dans mapoche avec l’intention de la jeter quelque part dans la rue, commeje me l’étais promis peu auparavant. Je haïssais la lime ! Ils’en était fallu de si peu que je devinsse un meurtrier par safaute.

Qui venait donc encore me déranger ?

C’était le brocanteur.

– Seulement un petit instant, monsieur de Pernath, medemanda-t-il déconcerté, comme je lui signifiais que je n’avais pasle temps.

« Un tout petit instant. Quelques mots.

La sueur lui coulait sur le visage et il tremblait desurexcitation.

« Est-ce qu’on peut vous parler ici sans être dérangé, monsieurde Pernath ? Je ne voudrais pas que… que ce Hillel entreencore une fois. Fermez donc la porte à clef ou, mieux encore,passons dans la chambre à côté.

Il me tira à sa suite avec les mouvements violents qui luiétaient habituels. Puis il regarda craintivement autour de lui etchuchota très bas :

« J’ai réfléchi, vous savez la chose – on venait d’en parler. –C’est mieux comme ça. Motus. Bon, ce qui est passé est passé.

Je tentai de lire dans ses yeux.

Il soutint mon regard, mais au prix d’un tel effort que sa mainse crispa sur le dossier de la chaise.

– J’en suis très heureux, monsieur Wassertrum, lui dis-je aussiamicalement que je pus. La vie est trop triste pour qu’onl’assombrisse encore par des haines réciproques.

– Sûr, c’est comme si on entendait lire ce qu’il y a dans unlivre imprimé, grogna-t-il, soulagé.

Puis il fouilla dans sa poche de pantalon et ressortit la montreen or cabossée.

« Et pour vous prouver que je suis de bonne foi, il faut quevous acceptiez cette bricole. En cadeau.

– Quelle idée avez-vous là ? m’exclamai-je. Vous n’alleztout de même pas croire…

Puis je repensai à ce que Mirjam m’avait dit de lui et luitendis la main pour ne pas le blesser.

Mais il n’y prêta pas la moindre attention ; devenu blanccomme un linge, il écouta un instant et râla :

– Ça y est ! Ça y est ! J’en étais sûr. Encore ceHillel. Il frappe. Je repassai dans l’autre pièce en fermant laporte de communication derrière moi pour le tranquilliser.

Mais cette fois ce n’était pas Hillel. Charousek entra, posa undoigt sur ses lèvres pour montrer qu’il savait qui était àcôté et, sans attendre ce que j’allais dire, m’inonda sous un flotde paroles :

– Oh, très honoré, très aimable maître Pernath, comment trouverles mots pour exprimer ma joie de vous trouver seul chez vous, eten bonne santé…

Il parlait comme un acteur sur un ton emphatique, forcé, quicontrastait si violemment avec son visage ravagé que j’en éprouvaiune profonde angoisse.

« Jamais, maître, je n’aurais osé me présenter chez vous dansl’état de dénuement loqueteux où vous m’avez si souvent vu dans larue, que dis-je, vu ! Combien de fois m’avez-vousmiséricordieusement tendu la main !

« Si je peux aujourd’hui paraître devant vous avec une cravateblanche et un complet propre, savez-vous à qui je le dois ? Àl’un des hommes les plus nobles et malheureusement, hélas, les plusméconnus de notre ville. L’émotion m’étouffe quand je pense àlui.

« Bien que de condition modeste, il a toujours la main ouvertepour les pauvres et les nécessiteux. Depuis bien longtemps, lorsqueje le voyais, si triste, devant son magasin, un élan venu du plusprofond de mon cœur me poussait vers lui et je lui tendais la main,sans un mot.

« Il y a quelques jours, il m’a appelé alors que je passais etil m’a donné de l’argent, me permettant ainsi d’acheter un costumeà tempérament.

« Et savez-vous, maître Pernath, qui est monbienfaiteur ?

« Je le dis avec fierté, car j’ai toujours été le seul à devinerqu’un cœur d’or bat dans sa poitrine. C’est M. AaronWassertrum !

Je comprenais, naturellement, que Charousek jouait la comédie àl’usage du brocanteur qui écoutait tout de la pièce voisine, maisje ne voyais pas bien dans quel dessein ; au reste, cetteflatterie trop appuyée ne me semblait pas du tout propre à duper leméfiant Wassertrum. Charousek devina sans doute ce que je pensais àma mine dubitative, car il secoua la tête en faisant la grimace etles paroles suivantes me parurent destinées à m’indiquer qu’ilconnaissait son homme et qu’il savait jusqu’où il pouvaitaller.

« Parfaitement ! M. Aaron Wassertrum ! J’ai le cœurdéchiré de ne pas pouvoir lui exprimer moi-même la reconnaissanceinfinie que j’ai envers lui et je vous conjure, maître, de nejamais lui révéler que je suis venu ici et que je vous ai toutraconté. Je sais que l’égoïsme des hommes l’a empli d’amertume etd’une méfiance profonde, inguérissable, encore que malheureusementtrop justifiée.

« Je suis psychiatre, mais la sensibilité me le dit aussi :mieux vaut que M. Wassertrum ne sache jamais, même pas par mabouche, l’admiration que j’ai pour lui. Cela ne ferait que semerles germes du doute dans son malheureux cœur. Or rien n’est plusloin de mes intentions. Je préfère qu’il me croit ingrat.

« Maître Pernath ! Je suis moi-même un malheureux et jesais depuis ma plus tendre enfance ce que c’est d’être seul etabandonné. Je ne connais même pas le nom de mon père. Jamais nonplus je n’ai vu ma chère mère. Elle a dû mourir trop tôt. »

La voix de Charousek devint étrangement mystérieuse etpénétrante.

« Elle avait, j’en suis persuadé, une de ces natures toute enprofondeur spirituelle qui ne parviennent jamais à exprimerl’infini de leur amour et dont M. Aaron Wassertrum fait égalementpartie.

« Je possède une feuille déchirée du journal de ma mère, je nem’en sépare jamais, elle est toujours sur ma poitrine, et elle yécrit qu’elle a aimé mon père, bien qu’il eût été fort laid, commejamais homme n’a été aimé au monde.

« Pourtant, il semble qu’elle ne le lui ait jamais dit.Peut-être pour les mêmes raisons qui m’empêchent par exemple, dûtmon cœur s’en briser, d’exprimer la reconnaissance que j’éprouvepour M. Wassertrum.

« Mais il est autre chose qui se dégage de la feuille dujournal, bien que j’en sois réduit à des présomptions parce que lesphotos sont presque effacées par les larmes : mon père – que samémoire périsse au ciel comme sur la terre – a dû la traiter d’unemanière abominable.

Charousek tomba soudain à genoux avec une telle brutalité que leplancher en gémit et hurla sur un ton à faire frémir les moelles –au point que je me demandai s’il jouait toujours la comédie, ous’il était devenu fou :

« Ô toi Tout-Puissant dont l’homme ne doit pas prononcer le nom,je me tiens agenouillé devant toi : maudit, maudit, maudit soit monpère de toute éternité !

Puis il ricana comme Satan en personne. Il me sembla queWassertrum, à côté, avait gémi tout bas.

« Pardonnez-moi, maître Pernath, reprit Charousek d’une voixhabilement étranglée après une courte pause. Pardonnez-moi dem’être laissé aller, mais je prie matin et soir, nuit et jour, pourque mon père, quel qu’il soit, ait la fin la plus horrible que l’onpuisse concevoir.

Instinctivement, je voulus répondre quelque chose, maisCharousek me devança très vite.

« Maintenant, maître Pernath, j’en viens à la requête que j’ai àvous présenter : M. Wassertrum avait un protégé auquel il tenaitpar-dessus tout, sans doute un neveu. On raconte même que c’étaitson fils, mais je n’en crois rien, car il aurait porté le même nomque lui, or il s’appelait Wassory, Dr Theodor Wassory.

Les larmes me montent aux yeux quand je le revois là devant moi,avec les yeux du cœur. Je lui étais dévoué corps et âme, comme siun lien invisible d’affection et de parenté m’avait attaché àlui.

Charousek sanglota, apparemment vaincu par l’émotion.

« Hélas, dire que pareille noblesse devait quitter prématurémentcette terre ! Hélas ! Hélas ! Pour une raison que jen’ai jamais apprise, il s’est donné la mort. Et j’étais parmi ceuxqui furent appelés à l’aide, trop tard malheureusement, trop tard,trop tard ! Et quand je me suis trouvé seul au chevet du mort,couvrant de baisers sa main froide et livide, oui, pourquoi ne pasl’avouer, maître Pernath, ce n’était pas un vol, j’ai pris une rosesur la poitrine du cadavre et aussi la petite bouteille dont lecontenu avait mis fin si vite à sa vie en fleur.

Charousek sortit une fiole de pharmacie et poursuivit, entremblant de surexcitation :

« Je les pose tous les deux sur votre table, la rose fanée et leflacon, souvenirs de mon ami disparu. Combien de fois, aux heuresde découragement intime, quand j’appelais la mort dans la solitudede mon cœur et la nostalgie de ma mère morte, j’ai joué avec cepetit flacon qui m’apportait une consolation spirituelle : celle desavoir qu’il me suffisait de verser quelques gouttes de son contenusur un linge et de les respirer et que je glisserais sanssouffrance dans les champs élyséens où mon cher, mon bon Theodor serepose des épreuves de notre vallée de larmes.

« Et maintenant, je vous demande, maître très honoré – c’estd’ailleurs pourquoi je suis ici – de les prendre et de les remettreà M. Wassertrum. Dites-lui qu’ils vous ont été apportés parquelqu’un qui était très proche du Dr Wassory mais dont vous avezpromis de ne jamais divulguer le nom… peut-être par une dame. Il lecroira et ce sera pour lui comme ce fut pour moi un souvenirinfiniment précieux. Le remerciement que je lui adresse en secret.Je suis pauvre, c’est tout ce que je possède, mais je suis heureuxde savoir que désormais il les a l’une et l’autre sans se douterque c’est moi le donateur. Il y a là quelque chosed’indiciblement doux pour moi.

« Et maintenant, portez-vous bien, très cher maître, et surtout,soyez mille fois remercié.

Il me serra fortement la main, cligna de l’œil et me chuchotaquelque chose que je compris à peine tant il parlait bas.

– Attendez, monsieur Charousek, je vais vous accompagner unpetit bout de chemin, lui dis-je, répétant mécaniquement les motsque je lisais sur ses lèvres et je sortis avec lui.

Nous nous arrêtâmes sur le sombre palier du premier étage et jevoulus prendre congé de l’étudiant.

« Je comprends bien le dessein que vous aviez en jouant cettecomédie, vous… vous vouliez que Wassertrum s’empoisonne avec lecontenu de la petite fiole !

Je lui lançai cela en plein visage.

– Sans doute, admit Charousek, très dégagé.

– Et vous croyez que je vais prêter la main à une chosepareille ?

– Absolument inutile.

– Mais vous venez de dire qu’il me faudrait porter le flacon àWassertrum !

Il secoua la tête.

– Si vous rentrez chez vous maintenant, vous constaterez qu’ill’a déjà pris.

– Comment pouvez-vous supposer cela ? demandai-je étonné.Un homme comme lui ne se suicidera jamais, il est bien trop lâche,il ne se laisse jamais aller à des impulsions soudaines.

– C’est que vous ne connaissez pas le poison insidieux de lasuggestion, interrompit Charousek très grave. Si je m’étais exprimédans les mots de tous les jours, vous auriez sans doute raison,mais j’avais calculé à l’avance la moindre intonation. Le pathos leplus écœurant est le seul moyen d’agir sur un pareil gredin. Vouspouvez m’en croire. J’aurais pu vous dessiner la tête qu’il faisaità chacune de mes phrases. Il n’y a pas de « lèche », comme disentles peintres, assez infâme pour ne pas faire jaillir des larmes dela foule menteuse jusqu’aux moelles, la frapper au cœur !Croyez-vous que l’on n’aurait pas rasé tous les théâtres par le feuet l’épée s’il en était autrement ? C’est à la sentimentalitéqu’on reconnaît la canaille. Mille pauvres diables peuvent creverde faim, personne ne pleure, mais quand une vieille rossepeinturlurée, déguisée en cul-terreux tourne de l’œil sur la scène,alors ils hurlent comme les chiens du château. Le petit pèreWassertrum aura peut-être oublié demain matin ce qui vient de luicoûter quelques déchirements de cœur : mais chacune de mes parolesreprendra vie en lui quand mûriront les heures où il se jugera leplus malheureux des hommes. Dans ces moments de profondedépression, il suffit d’une très légère impulsion – et je veilleraià la fournir – pour que la main la plus lâche se tende vers lepoison. Il faut simplement que ce soit la sienne ! Le cherTheodor n’aurait probablement pas empoigné la chopine non plus sije ne lui avais pas rendu l’opération si commode.

– Charousek, vous êtes effroyable ! m’écriai-je horrifié.Vous n’avez donc pas trace de sentiment.

Il me mit précipitamment la main sur la bouche et m’entraînadans un recoin.

– Chut ! Le voilà !

Chancelant, se tenant au mur, Wassertrum descendit l’escalier etpassa devant nous. Charousek me serra furtivement la main et seglissa à sa suite.

Revenu chez moi, je vis que la rose et le petit flacon avaientdisparu : à leur place, la montre en or cabossée du brocanteurétait posée sur la table.

Je dus attendre huit jours avant de pouvoir toucher mon argent,on m’avait dit à la banque que c’était le délai habituel. J’avaisprétexté que j’étais extrêmement pressé parce que je devais partiren voyage dans l’heure, et réclamé le directeur. On m’avait réponduqu’il n’était pas visible et que d’ailleurs il ne pouvait modifierles règlements, ce sur quoi un drôle avec un monocle qui setrouvait au guichet en même temps que moi avait ri.

Il me fallait donc attendre la mort pendant huit affreusesjournées grises ! J’eus l’impression d’une durée sans fin.

J’étais si abattu que je fis les cent pas devant la porte d’uncafé pendant je ne sais combien de temps, sans m’en rendrecompte.

Je finis par entrer uniquement pour me débarrasser du répugnantindividu à monocle qui m’avait suivi depuis la banque et faisaitsemblant de chercher quelque chose par terre dès que je regardaisdans sa direction. Il avait une jaquette à carreaux claire,beaucoup trop étroite, et des pantalons noirs graisseux, quiflottaient comme des sacs autour de ses jambes. Sur la bottinegauche, une pièce de cuir en forme d’œuf donnait l’impression qu’ilportait une chevalière à l’orteil, en dessous.

Je m’étais à peine assis qu’il entrait aussi et s’installait àune table à côté de la mienne. Je crus qu’il voulait me demander lacharité et je cherchais déjà mon porte-monnaie quand je vis un grosdiamant briller sur son doigt de boucher boudiné.

Je restai dans ce café des heures et des heures, croyant devenirfou d’énervement, mais où aller ? Chez moi ? Errer dansles rues ? Les deux me paraissaient également déplorables.

L’air vicié par trop de respirations, l’éternel cliquetisimbécile des boules de billard, le toussotement sec d’un crieur dejournaux à demi aveugle en face de moi, un lieutenant d’infanterieaux jambes d’échassier qui tantôt se fouillait le nez et tantôt sepeignait la barbe devant un miroir de poche avec des doigts jaunispar les cigarettes, un ramassis en velours brun d’Italiensrépugnants, suants et braillants autour de la table de jeu dans lecoin, qui abattaient leurs atouts à coups de poing en poussant descris stridents, ou crachaient au milieu de la pièce comme s’ilsallaient rendre tripes et boyaux. Et il fallait voir tout cela endouble et triple exemplaire dans les glaces des murs ! Cespectacle me suçait lentement le sang des artères.

Peu à peu l’obscurité se fit et un garçon aux pieds plats quicroulait sur ses genoux, lutina d’une perche tremblotante leslustres à gaz pour finir par se convaincre qu’ils ne voulaient pass’allumer.

Chaque fois que je tournais la tête, je rencontrais l’œil deloup du type à monocle qui chaque fois se dissimulait rapidementderrière un journal, ou plongeait sa moustache sale dans une tasseà café depuis longtemps vide. Il avait enfoncé son chapeau rond etdur si bas que ses oreilles étaient retournées presque à angledroit, mais il ne faisait pas mine de s’en aller. La situationdevenait intolérable. Je payai et sortis.

Au moment où je voulus refermer la porte derrière moi, quelqu’unme prit la poignée de la main. Je me retournai. Encore cetindividu !

Irrité, je voulus tourner à gauche dans la direction de la villejuive, mais il se poussa contre moi et m’en empêcha.

– Cette fois, en voilà assez ! lui criai-je.

– À droite, me dit-il brièvement.

– Qu’est-ce que ça signifie ?

Il me dévisagea d’un air insolent.

– Vous êtes le Pernath.

– Vous voulez probablement dire : MonsieurPernath ? Il ricana haineusement.

– Pas le moment de faire des façons. Suivez-moi !

– Vous êtes fou ? D’ailleurs qui êtes-vous ?répliquai-je.

Sans répondre il ouvrit sa jaquette et me montraprécautionneusement un aigle de fer-blanc assez usé fixé à ladoublure. Je compris : le misérable était membre de la policesecrète et il m’arrêtait.

– Au nom du ciel dites-moi ce qu’il y a !

– Vous le saurez bientôt. Allez, ouste, au commissariat !répliqua-t-il grossièrement. Par file à droite, marche !

Je lui proposai de prendre une voiture.

– Pas de ça !

Il fallut donc aller à pied.

Un gendarme me conduisit jusqu’à une porte sur laquelle uneplaque de porcelaine annonçait :

Alois OTSCHIN

Conseiller de police

– Vous pouvez entrer, me dit le gendarme.

Deux bureaux crasseux surmontés de casiers hauts d’un mètreétaient placés l’un en face de l’autre. Entre eux, quelques chaisesgriffées. Le portrait de l’empereur au mur. Un bocal avec despoissons rouges sur l’appui de la fenêtre. À part cela, rien dansla pièce.

Derrière le bureau de gauche, un pied-bot et à côté de lui unépais chausson de feutre, surmontés par un pantalon griseffrangé.

J’entendis un froissement. Une voix marmonna quelques mots entchèque et tout aussitôt monsieur le conseiller de police surgitau-dessus du bureau de droite, puis s’avança vers moi. C’était unpetit homme à barbiche grise qui avait la manie bizarre de grincerdes dents avant de commencer à parler, comme quelqu’un qui a lesoleil en plein visage. Il fronçait alors les yeux derrière seslunettes, ce qui lui donnait un air de vilenie terrifiant.

– Vous vous appelez Athanasius Pernath et vous êtes – il regardaune feuille de papier sur laquelle il n’y avait rien – tailleur depierres précieuses.

Aussitôt, le pied-bot s’anima sous l’autre bureau ; il sefrotta contre la patte de la chaise et j’entendis le grincementd’une plume. J’acquiesçai :

– Pernath. Tailleur de pierres précieuses.

– Bon, nous sommes donc bien d’accord, monsieur. Pernath,parfaitement, Pernath. Bien, bien.

Le conseiller de police, devenu tout à coup étonnamment aimablecomme s’il venait d’apprendre la meilleure nouvelle du monde, metendit les deux mains et fit des efforts grotesques pour prendreune mine bonhomme.

– Alors, monsieur Pernath, racontez-moi donc ce que vous faitescomme ça, toute une journée.

– Je ne crois pas que cela vous regarde, monsieur Otschin, luirépondis-je froidement.

Il fronça les yeux, attendit un moment, puis lança avec larapidité de l’éclair :

– Depuis quand la comtesse a-t-elle des relations avecSavioli ? Comme je m’attendais à quelque chose de ce genre, jene bronchai pas.

Il essaya de m’enfermer dans des contradictions en accumulantadroitement les questions en tout sens, mais bien que le cœur mebattît d’effroi dans la gorge, je ne me trahis pas, répétant sanscesse que je n’avais jamais entendu prononcer le nom de Savioli,que j’étais l’ami d’Angélina depuis le temps de mon père et qu’ellem’avait déjà souvent commandé des camées.

Il réfléchit un moment, puis tira sur ma jaquette pour m’attirercontre lui, me montra le bureau gauche du doigt et chuchota :

– Athanasius ! Votre défunt père était mon meilleur ami. Jeveux vous sauver, Athanasius ! Mais il faut me dire tout ceque vous savez sur la comtesse, vous entendez : tout.

Je ne compris pas ce que cela signifiait :

– Que voulez-vous dire : me sauver ? demandai-je tout haut.Le pied-bot frappa rageusement le sol. Le visage du conseiller depolice devint gris de haine. Il retroussa la lèvre. Attendit. Jesavais qu’il allait immédiatement lâcher une bordée (son systèmed’intimidation me rappelait Wassertrum) et j’attendis aussi –observant du coin de l’œil une tête de chèvre, propriétaire dupied-bot, se dresser au-dessus du bureau, aux aguets –, puis leconseiller me hurla soudain aux oreilles :

– Assassin !

Je demeurai muet de stupeur.

Grinchue, la tête de chèvre replongea derrière son bureau.

Le conseiller de police lui-même parut assez décontenancé parmon calme, mais le dissimula adroitement en approchant un siège surlequel il m’invita à prendre place.

« Donc, vous refusez de me donner les renseignements que je vousdemande sur la comtesse, monsieur Pernath ?

– Je ne peux pas les donner, monsieur le conseiller de police,du moins pas au sens où vous l’entendez. D’abord je ne connaispersonne qui s’appelle Savioli et ensuite je crois dur comme ferque l’on calomnie la comtesse quand on prétend qu’elle trompe sonmari.

– Vous êtes prêt à le jurer ? J’en eus le soufflecoupé.

– Oui ! À n’importe quel moment !

– Bon. Hum.

Une pause plus longue suivit, pendant laquelle il parutréfléchir intensément. Quand il me regarda de nouveau, sa grimaceavait pris une expression de douleur assez bien simulée et jesongeai involontairement à Charousek lorsqu’il reprit d’une voixétranglée par les larmes :

« Vous pouvez bien me le dire, Athanasius, à moi, un vieil amide votre père, moi qui vous ai tenu dans mes bras.

J’eus peine à retenir un éclat de rire : il avait, au maximum,dix ans de plus que moi.

« N’est-ce pas, Athanasius, c’était un cas de légitimedéfense ?

La tête de chèvre reparut.

– Comment cela, un cas de légitime défense ? Je necomprenais pas.

– L’affaire avec… Zottmann !

Il me cracha littéralement le nom au visage. Le mot me perçacomme un coup de poignard : Zottmann ! Zottmann ! Lamontre ! Le nom de Zottmann était gravé à l’intérieur de lamontre. Je sentis tout mon sang refluer au cœur : l’abominableWassertrum m’avait donné la montre pour faire peser sur moi lesoupçon de l’assassinat.

Aussitôt le policier jeta le masque, grinça des dents, fronçales sourcils :

– Vous avouez donc le meurtre, Pernath ?

– Tout cela est une erreur, une effroyable erreur. Pour l’amourde Dieu, écoutez-moi. Je peux vous expliquer, monsieur leconseiller de police, hurlai-je.

– Si vous me dites tout ce que vous savez sur la comtesse,coupa-t-il très vite, vous améliorerez beaucoup votre situation. Jetiens à attirer votre attention là-dessus.

– Je ne peux pas vous dire autre chose que ce que je vous aidéjà dit : la comtesse est innocente.

Il se mordit les lèvres et se tourna vers la tête de chèvre:

– Écrivez : donc, Pernath avoue le meurtre de l’employéd’assurances, Karl Zottmann.

Une rage insensée s’empara de moi.

– Canaille, hurlai-je, vous oseriez ?

Je cherchai quelque objet lourd. L’instant d’après deux gardiensm’avaient empoigné et me passaient les menottes. Le conseiller depolice se rengorgea comme un coq sur son fumier.

– Et cette montre ? Il brandit soudain le boîtiercabossé.

– Quand vous la lui avez volée, est-ce que le malheureuxZottmann vivait encore ou non ?

Redevenu très calme, je déclarai d’une voix claire à l’usage duprocès-verbal :

– Cette montre m’a été donnée ce matin par le brocanteur AaronWassertrum.

Un rire hennissant éclata et je vis le pied-bot exécuter unegigue avec la pantoufle de feutre sous le bureau.

Chapitre 16TOURMENT

Les mains liées derrière le dos, suivi par un gendarmebaïonnette au canon, je dus parcourir les rues illuminées pour lesoir. Des bandes de petits voyous m’escortaient, jubilants, desfemmes ouvraient la fenêtre, me menaçaient avec leur cuillère à potet me criaient des injures. De loin, j’apercevais déjà le cubemassif du Palais de Justice avec l’inscription sur son fronton:

La sévérité de la justice

Est la protection des honnêtes gens.

Puis une porte gigantesque m’avala et je pénétrai dans unvestibule empesté par des odeurs de cuisine. Un barbu avec sabre,vareuse et casquette d’uniforme, pieds nus et jambes enfilées dansun long caleçon ficelé autour des chevilles, posa le moulin à caféqu’il tenait et m’ordonna de me déshabiller. Puis il visita mespoches, sortit tout ce qu’il y trouva et me demanda si j’avais despunaises. Quand je lui eus dit que non, il m’ôta les bagues desdoigts et m’assura que tout allait bien, que je pouvais merhabiller.

On me fit grimper de nombreux étages et parcourir d’innombrablescorridors dans lesquels de grandes caisses grises occupaient lesembrasures des fenêtres.

Des portes de fer avec des verrous énormes et de petitesouvertures grillagées, surmontées chacune par une flamme de gaz, sesuccédaient en files ininterrompues le long du mur.

Un gardien gigantesque au maintien d’ancien soldat – le premiervisage honnête depuis des heures – ouvrit une des portes, me poussadans l’ouverture sombre et étroite qui soufflait la pestilence,puis la referma derrière moi. Plongé dans une obscurité complète,je tâtonnai autour de moi. Mes genoux heurtèrent un seau defer-blanc. Je finis par sentir une poignée, l’espace était siréduit que je pouvais à peine me tourner, et je me trouvai dans unecellule.

De chaque côté, deux grabats avec des paillasses le long du mur.Le passage entre eux, large d’un pas tout au plus. Une fenêtregrillagée carrée, en haut du mur perpendiculaire, laissait entrerla lueur terne du ciel nocturne. Une chaleur intolérable, chargéed’une odeur empestée de vieux vêtements emplissait la pièce.

Quand mes yeux se furent habitués à l’obscurité, je vis que surtrois des grabats – le quatrième était vide – des hommes habillésdu costume gris des prisonniers étaient assis, les bras appuyés surles genoux et la tête dans les mains. Aucun ne dit mot. Je m’assissur le cadre vide et attendis. Attendis. Attendis. Une heure. Deux…trois heures !

Quand je croyais entendre un pas dehors, je me levais : « Enfin,enfin on vient me chercher pour me conduire devant le juged’instruction. »

Chaque fois, c’était une déception. Les pas se perdaient ànouveau dans la longueur du corridor.

J’arrachai ma cravate – il me semblait que j’allais étouffer.J’entendis les prisonniers s’étendre les uns après les autres engeignant.

– On ne peut donc pas ouvrir la fenêtre, là-haut ?demandai-je tout haut dans le noir, désespéré. Ma propre voix mefit presque peur.

– A marche pas, grogna-t-on de l’une des paillasses.

Je tâtai néanmoins la paroi transversale : à hauteur de poitrineune planche, deux cruches à eau, des croûtes de pain.

Péniblement, je grimpai en m’accrochant aux barreaux et pressaile visage contre la jointure du carreau, pour avoir au moins un peud’air frais. Je restai là jusqu’à ce que mes genoux se missent àtrembler. Devant mes yeux, le brouillard de la nuit gris-noir,uniforme. Les carreaux froids transpiraient. Minuit ne devait pasêtre loin. Derrière moi, j’entendais ronfler. Un seul paraissait nepas pouvoir dormir : il s’agitait sur la paillasse et gémissaitsouvent à mi-voix.

Le matin ne viendrait-il jamais ? Ah, l’horloge qui sonnede nouveau. Je comptai, les lèvres tremblantes. Un, deux,trois ! Dieu merci encore quelques heures et l’aube se lèvera.Mais les coups continuaient. Quatre ? Cinq ? La sueur memonta au front. Six ! ! Sept. Il était onzeheures. Une heure seulement s’était écoulée depuis que je l’avaisentendue sonner pour la dernière fois.

Peu à peu, mes pensées s’ordonnèrent : Wassertrum m’a passé lamontre du disparu pour me faire soupçonner d’avoir commis unmeurtre. Donc, c’est lui le coupable, sinon comment setrouverait-elle en sa possession ? S’il avait découvert lecadavre quelque part et l’avait dépouillé après seulement, ilaurait à coup sûr touché la récompense de mille gulden promise àcelui qui retrouverait le disparu. Mais ce n’était pas le cas,puisque les placards étaient toujours collés aux coins des rues, jeles avais vus sur le chemin de la prison. Il était clair que lebrocanteur avait dû me dénoncer. Clair aussi qu’il était deconnivence avec le conseiller de police, au moins en ce quiconcernait Angélina. Sinon pourquoi l’enquête au sujet deSavioli ? D’un autre côté, Wassertrum n’avait certainementpas encore les lettres d’Angélina entre les mains. Jeréfléchissais…

D’un seul coup, toute la vérité surgit devant mes yeux, aussinette que si j’avais assisté aux événements. Oui, les chosesn’avaient pu se passer qu’ainsi : au moment où il fouillait monlogis avec ses complices de la police, Wassertrum s’était emparé dela cassette en fer dans laquelle il pensait bien trouver lapreuve ; il n’avait pas pu l’ouvrir immédiatement puisque jeportais la clef sur moi et peut-être, peut-être était-il à cetinstant même en train de forcer la serrure dans son repaire. Saisipar un désespoir fou, je secouai les barreaux, voyant devant moiWassertrum se vautrer dans les lettres d’Angélina. Si seulementj’avais pu mettre Charousek au courant pour qu’il aille avertirSavioli à temps !

L’espace d’un instant, je m’accrochais à l’espoir que lanouvelle de mon arrestation avait dû se répandre dans la villejuive avec la rapidité d’un feu de broussailles et mettais maconfiance en Charousek comme dans un ange gardien. Contre sa ruseinfernale le brocanteur serait impuissant. L’étudiant ne m’avait-ilpas dit un jour : « À l’heure où il voudra prendre le Dr Savioli àla gorge, je lui passerai la corde au cou » ?

Mais la minute suivante me rejetait dans une angoisse frénétique: et si Charousek arrivait trop tard ? Alors Angélina seraitperdue.

Je me mordis les lèvres jusqu’au sang et me griffai la poitrine,affolé par le regret de ne pas avoir aussitôt brûlé ceslettres ; je me jurai de supprimer Wassertrum dans l’heure quisuivrait ma mise en liberté. Que je meure de ma propre main, ou àune potence, quelle importance ? Que le juge d’instruction dûtme croire quand je lui aurais expliqué de façon plausiblel’histoire de la montre et les menaces de Wassertrum, je n’endoutais pas un instant. Assurément je serais libéré dès lelendemain ; à tout le moins la justice ferait aussi arrêterWassertrum, soupçonné de meurtre.

Je comptais les heures en priant qu’elles passent plus vite, lesyeux perdus dans le brouillard sombre de la nuit.

Au bout d’un temps indiciblement long, le jour commença à selever et, tache sombre d’abord, puis toujours plus nette, uneénorme face ronde, cuivrée, se dégagea des brumes : le cadran d’unevieille horloge dans son beffroi. Mais les aiguilles manquaient.Nouveaux tourments. Puis cinq coups sonnèrent. J’entendis lesprisonniers s’éveiller et entamer en tchèque une conversationcoupée de bâillements. Je crus reconnaître une des voix ; jeme retournai, descendis de mon perchoir et vis Loisa le grêlé assissur le grabat en face du mien qui me regardait avecstupéfaction.

Les deux autres, visages insolents et hardis, me toisèrent avecmépris.

– Un fraudeur, hein ? demanda l’un d’eux à son camarade enlui envoyant un coup de coude.

L’autre marmonna quelque chose, dédaigneusement, fouilla dans sapaillasse et en extirpa un papier noir qu’il posa par terre. Puisil versa dessus un peu d’eau de la cruche, s’agenouilla, se miradans la surface brillante et se peigna les cheveux avec les doigts.Après quoi il sécha le papier avec un soin délicat, et le cacha denouveau sous la paillasse. Pendant ce temps, Loisa ne cessait demurmurer « Pan Pernath, pan Pernath », les yeux écarquillés commes’il voyait un revenant.

– Je remarque que ces messieurs se connaissent, dit celui qui nes’était pas peigné, dans le dialecte « pointu » d’un Viennoistchèque en m’adressant un demi-salut ironique.

– Permettez-moi de me présenter : Vôssatka. Vôssatka le noir.Incendiaire, ajouta-t-il fièrement, un octave plus bas.

Le frisé cracha entre ses dents, me regarda un instant aveccondescendance, puis, se mettant l’index sur la poitrine :

– Fric-frac.

Je demeurai muet.

– Et vous, monsieur le comte, vous êtes ici pour quel genre dedélit ? demanda le Viennois après une pause.

Je réfléchis un moment, puis dis tranquillement :

– Assassinat.

Les deux lascars sursautèrent, sidérés, et cependant quel’ironie moqueuse faisait place à une admiration sans borne surleurs traits agressifs, ils s’écrièrent presque d’une seule voix:

– Nos respects, nos respects.

Voyant que je ne faisais pas attention à eux, ils se retirèrentdans un coin où ils conversèrent ensemble tout bas. Une fois,pourtant, le frisé se leva, s’approcha de moi et me tâta sans motdire les muscles du bras, puis s’en retourna vers son ami enhochant la tête.

– Vous êtes sans doute également soupçonné du meurtre deZottmann ? demandai-je discrètement à Loisa.

Il hocha la tête :

– Oui, depuis longtemps déjà.

De nouveau quelques heures passèrent.

Je fermai les yeux et fis semblant de dormir. Mais,

– Monsieur Pernath ! Monsieur Pernath !

J’entendis soudain la voix de Loisa qui m’appelait tout bas.

– Oui ?

Je sursautai comme quelqu’un qui s’éveille.

– Monsieur Pernath, excusez-moi, s’il vous plaît, vous… vous nesavez pas ce que fait Rosina ? Est-ce qu’elle est à lamaison ? bredouilla le pauvre diable. Il me fit pitié avec sesyeux enflammés rivés sur mes lèvres et ses mains crispées parl’angoisse.

– Elle s’en tire très bien. Elle… elle est serveuse au… à lataverne Zum alten Ungelt.

Ce mensonge le soulagea visiblement.

Deux détenus apportèrent sur un plateau des écuelles enfer-blanc pleines de brouet à la saucisse bouillant et en posèrenttrois dans la cellule sans dire un mot ; puis au bout dequelques heures encore, la serrure cliqueta de nouveau et lesurveillant me conduisit chez le juge d’instruction. Tandis quenous grimpions et descendions les escaliers, mes genouxfrémissaient d’impatience.

– Croyez-vous que je puisse être libéré aujourd’hui ?demandai-je au surveillant.

Je le vis étouffer un sourire, avec pitié :

– Hum. Aujourd’hui ? Enfin… Dieu peut tout.

De nouveau une plaque de porcelaine sur une porte et un nom:

Karl, baron KATIMINI

Juge d’instruction

De nouveau une pièce nue et deux bureaux avec des casiers hautsd’un mètre. Un vieil homme corpulent, barbe blanche divisée en deuxpar une raie, jaquette noire, lèvres rouges gonflées, bottinescraquantes.

– Vous êtes monsieur Pernath ?

– Oui.

– Tailleur de pierres précieuses ?

– Oui.

– Cellule n° 70 ?

– Oui.

– Soupçonné du meurtre de Zottmann ?

– Monsieur le juge d’instruction, je vous prie…

– Soupçonné du meurtre de Zottmann ?

– Probablement. Du moins je le suppose. Mais…

– Vous avouez ?

– Qu’est-ce que je pourrais avouer, monsieur le juged’instruction ? Je suis innocent.

– Vous avouez ?

– Non.

– Alors je vous place en détention préventive aux finsd’enquête. Gardien, emmenez cet homme.

– Mais je vous en supplie, écoutez-moi, monsieur le juged’instruction, il faut absolument que je sois chez moi aujourd’hui.J’ai des choses importantes à faire.

Quelqu’un gloussa derrière le second bureau. Le baron souritavec complaisance.

– Emmenez cet homme, gardien.

Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines etj’étais toujours dans la cellule.

À midi, nous avions la permission de descendre dans la cour etde tourner en rond avec les autres détenus pendant quarante minutessur le sol mouillé. Interdiction d’échanger un seul mot. Au milieudu terrain, un arbre chauve se mourait, un médaillon ovale de laVierge incrusté dans son tronc. De malingres troènes seblottissaient contre les murs, les feuilles noircies par la suie.Tout autour, les grillages des cellules, derrière lesquels onvoyait parfois apparaître un visage grisâtre aux lèvres exsangues.Puis retour dans les cachots pour toucher du pain, de l’eau, unbrouet à la saucisse, et le dimanche, des lentillesvermineuses.

Une fois seulement, j’avais été entendu à nouveau. Avais-je destémoins de la prétendue donation par « Monsieur » Wassertrum, de lamontre litigieuse ?

– Oui, M. Schemajah Hillel, c’est-à-dire, non – je me rappelaiqu’il n’y avait pas assisté – mais M. Charousek, non, lui non plusn’était pas là.

– En bref, il n’y avait personne ?

– Non, personne, monsieur le juge d’instruction.

De nouveau le gloussement derrière le bureau et de nouveau :

– Gardien, emmenez cet homme.

Mon angoisse pour Angélina s’était changée en mornerésignation ; le temps où je tremblais pour elle était passé.Je me disais que le plan de vengeance mis au point par Wassertrumavait réussi depuis longtemps, ou que Charousek était intervenu.Mais la pensée de Mirjam me rendait fou. Je me la représentais,attendant heure après heure que le miracle se reproduise, seprécipitant le matin de bonne heure, dès que le boulanger étaitpassé, pour chercher dans le pain, mourant d’inquiétude peut-être,et par ma faute. Souvent, pendant la nuit, le remords me réveillaità coups de fouet, je grimpais sur le rayonnage et je m’accrochaislà, les yeux fixés sur le cadran de cuivre de la grosse horloge,dévoré par le désir que mes pensées parviennent jusqu’aux oreillesde Hillel et lui crient qu’il devait aider Mirjam, la délivrer del’espoir torturant d’un miracle.

Puis je me jetais à nouveau sur la paillasse retenant monsouffle jusqu’à ce que ma poitrine fût prête à éclater, afin decontraindre l’image de mon double à apparaître devant moi etpouvoir l’envoyer vers elle, comme consolation. Une fois d’ailleursje l’avais vu à côté de mon grabat, les mots « Chabrat Zereh AurBocher » en écriture au miroir sur la poitrine et j’étais prêt àhurler de joie à la pensée que désormais tout allait s’arranger,mais il s’était enfoncé dans le sol sans me laisser le temps de luidonner l’ordre d’apparaître à Mirjam.

Comment se faisait-il que je n’eusse aucune nouvelle de mesamis ? Je demandai à mes compagnons de cellule s’il étaitinterdit d’envoyer des lettres. Ils n’en savaient rien. Ils n’enavaient jamais reçu, d’ailleurs ils ne connaissaient personne quipût leur écrire. Le gardien me promit de se renseigner.

Mes ongles étaient rongés jusqu’au sang et ma chevelureretournait à l’état sauvage, car nous n’avions ni brosse ni peigne.Pas non plus d’eau pour nous laver. Je luttais presquecontinuellement contre la nausée, car notre brouet était salé à lasoude, prescription en honneur dans les prisons pour « éviter quel’instinct sexuel prenne le dessus ».

Le temps passait dans une effroyable monotonie grise. Tournaiten rond comme une roue des supplices. Survenaient alors ces momentsque nous connaissions tous, où brusquement l’un ou l’autre selevait d’un bond et courait en rond pendant des heures comme unanimal sauvage pour se laisser retomber, brisé, sur le grabat etrecommencer à attendre, attendre, attendre.

Quand venait le soir, des légions de punaises se mettaient àtrotter sur les murs et je me demandais avec étonnement pourquoil’individu en sabre et caleçon m’avait examiné avec une minutiescientifique pour savoir si je n’avais pas de vermine. Craignait-onau tribunal qu’il pût en résulter des croisements avec des racesétrangères ?

Le mercredi matin voyait en général une tête de cochon faireirruption avec chapeau mou et jambes de pantalon flottantes : le DrRosenblatt, médecin de la prison, qui venait s’assurer que nousresplendissions tous de santé. Et si quelqu’un se plaignait, den’importe quoi, il prescrivait une pommade à l’oxyde de zinc pourfrictionner la poitrine. Une fois, le président du tribunal enpersonne l’accompagna – long coquin parfumé de la « bonne société», les vices les plus répugnants peints sur le visage – venus’assurer que l’ordre régnait, et que « personne s’était encorependouillé » selon l’expression du frisé. Je m’étais approché delui pour lui adresser une requête, mais il avait fait un bond pourse cacher derrière le gardien et brandi un revolver en me demandantd’une voix suraiguë ce que je voulais.

– Savoir s’il y a des lettres pour moi, lui dis-je poliment.

Au lieu d’une réponse, je reçus un coup dans la poitrineadministré par le Dr Rosenblatt qui prit rapidement le large. M. lePrésident battit lui aussi en retraite et grinça par le judas quesi je n’avouais pas le meurtre, je ne recevrais plus de lettres surcette terre.

Je m’étais depuis longtemps habitué au mauvais air et à lachaleur ; bien plus, j’avais continuellement froid, même quandle soleil brillait.

Deux des prisonniers avaient déjà changé plusieurs fois, mais jen’y prêtais aucune attention. Une semaine, c’était un voleur à latire ou un brigand de grand chemin, une autre un faux-monnayeur ouun receleur. Ce que j’avais vécu un jour était oublié le lendemain.À côté de l’angoisse qui me rongeait au sujet de Mirjam, tous lesincidents extérieurs pâlissaient. Un seul m’avait profondémentimpressionné, au point de me poursuivre parfois en rêve,grotesquement déformé : j’étais grimpé sur le rayonnage pourregarder dehors quand j’avais senti tout à coup un objet pointu mepiquer la hanche ; ayant cherché ce que cela pouvait être,j’avais constaté qu’il s’agissait de la lime qui après avoir percéma poche s’était glissée entre la doublure et le tissu. Elle devaitêtre là depuis longtemps, sinon l’homme qui m’avait fouillé en basl’aurait certainement remarquée. Je la sortis et la jetainégligemment sur ma paillasse. Mais quand je descendis elle avaitdisparu et je ne doutai pas un instant que seul Loisa avait pu laprendre. Quelques jours après, on vint le chercher pour l’installerà un étage au-dessous. Le gardien avait dit qu’on ne pouvait paslaisser dans la même cellule deux détenus accusés du même crime,comme lui et moi. Je souhaitai de tout cœur que le pauvre diableparvînt à se libérer avec l’aide de la lime.

Chapitre 17MAI

Comme je lui demandai quel jour nous étions – le soleilparaissait aussi chaud qu’en plein été et l’arbre éreinté de lacour portait quelques bourgeons – le gardien s’était d’abord tu,puis il m’avait chuchoté : le 15 mai. En fait, il n’aurait pas dûle dire, parce qu’il était interdit de parler aux prisonniers, ceuxsurtout qui n’avaient pas encore avoué devaient être maintenus dansl’ignorance totale des dates. Trois mois pleins dans cette celluleet toujours pas la moindre nouvelle du monde extérieur.

Quand le soir tombait, les sons d’un piano se glissaient par lafenêtre grillagée que l’on ouvrait désormais pendant les journéeschaudes. Un détenu m’avait dit que c’était la fille du sommelier enbas qui jouait.

Nuit et jour, je rêvais de Mirjam. Que devenait-elle ?J’avais parfois l’impression consolante que mes pensées allaientjusqu’à elle et se tenaient auprès de son lit pendant qu’elledormait, lui posant une main apaisante sur le front. Et puis dansles moments de désespoir, quand mes compagnons de cellule étaientconduits les uns après les autres chez le juge d’instruction – moiseul n’étais pas interrogé – une peur sourde m’étranglait :peut-être était-elle morte depuis longtemps.

Je m’adressais alors au sort pour savoir si elle était encore envie, si elle était malade, ou bien portante : le nombre des brinsde paille dans une poignée arrachée à mon grabat devait me donnerla réponse. Et presque chaque fois, elle était mauvaise. Alors jescrutais en moi pour y trouver quelque révélation sur l’avenir,j’essayais de ruser avec mon âme qui me cachait le mystère en luiposant une question apparemment à côté, comme celle de savoir si unjour je pourrais être heureux et rire de nouveau. En pareil cas,l’oracle répondait toujours oui et j’étais tranquillisé pour uneheure.

Telle une plante qui croît et s’épanouit en secret, un amourincroyablement profond pour Mirjam s’était peu à peu éveillé en moiet je ne comprenais pas comment j’avais pu me trouver si souvent àcôté d’elle et lui parler sans m’en rendre compte dès ce moment-là.Le désir tremblant qu’elle pût penser à moi avec les mêmessentiments prenait parfois la force d’un avant-goût de la certitudeet quand j’entendais alors des pas dehors, dans le corridor,j’avais presque peur qu’on vînt me chercher pour me libérer, peurque mon rêve fût réduit à néant par la grossière réalité du mondeextérieur.

Mon ouïe était devenue si fine pendant cette longue détention,que je percevais les moindres bruits. Tous les soirs, à la tombéede la nuit, j’entendais une voiture passer dans le lointain et jeme creusais la tête pour deviner qui pouvait bien se trouverdedans. L’idée était étrangement déconcertante qu’il y eût là-bas,dehors, des hommes qui avaient le droit de faire ce que bon leursemblait, qui pouvaient se mouvoir librement, aller ici ou là, sansen éprouver une exultation indescriptible. Moi aussi j’avais connuce bonheur autrefois, moi aussi j’avais pu flâner dans les ruesensoleillées, mais je n’étais plus capable de me lereprésenter.

Le jour où j’avais tenu Angélina dans mes bras me semblaitappartenir à une existence depuis longtemps révolue, j’y repensaisavec une mélancolie légère, celle qui surprend quand on ouvre unlivre et que l’on y trouve des fleurs fanées, portée autrefois parl’amour des années de jeunesse.

Le vieux Zwakh se retrouvait-il encore tous les soirs avecVrieslander et Prokop au cabaret pour tourner la tête de la sècheEulalie ? Non, nous étions au mois de mai : le temps où ilcirculait à travers la province avec son castelet de marionnetteset jouait l’histoire du chevalier Barbe-Bleue sur les prairiesvertes, devant les portes des petites villes.

J’étais seul dans la cellule : Vôssatka l’incendiaire, monunique compagnon depuis une semaine, avait été emmené plusieursheures auparavant chez le juge d’instruction. Cet interrogatoiredurait bien longtemps. Enfin. À la porte le cadenas de fer cliquetaet Vôssatka fit irruption, rayonnant de joie, lança un paquet devêtements sur son grabat et se mit à se changer avec la rapidité del’éclair.

Il lançait son uniforme de prisonnier par terre, en accompagnantchaque pièce d’un juron.

– Rien pu trouver, les salopards. Incendiaire ! Monœil ! – Il tira de l’index sa paupière inférieure. – Vôssatkale noir en connaît un vieux bout. J’ai dit que c’était le vent. Etj’en ai pas démordu. Y peuvent le boucler si y veulent maintenantçui qui fait souffler le vent. Serviteur, ce soir je me tire !Et en avant la musique. Chez Loisitchek.

Il étendit les bras et martela un pas de danse.

« Le mois de mai ne fleurit qu’une fois dans lavi-i-e !

Il s’enfonça sur le crâne, avec un bruit sec, un chapeau durorné d’une plume de geai tachetée de bleu.

« Ouais, ça va vous intéresser monsieur le comte : vous savezpas ? Votre ami, le Loisa, il a fait la belle ! Je viensde l’apprendre en haut, chez le curieux. Y a déjà un mois il s’estcavalé et maintenant, pfuitt ! – il se frappa le dos de lamain – il est loin, de l’autre côté de la montagne.

Je songeai à la lime et souris.

« Bon, alors à présent – l’incendiaire me tendit amicalement lamain – vous pouvez compter que vous allez pas tarder à être libéréaussi. Et si jamais vous êtes à fond de cale, vous avez qu’àdemander Vôssatka le noir chez Loisitchek. Là-bas, toutes lesfilles me connaissent. Allez ! Serviteur, monsieur le comte.Enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Il n’avait pas encore franchi le seuil que le gardien poussaitun autre détenu dans la cellule. Je reconnus au premier coup d’œille drôle à la casquette de soldat qui s’était trouvé un jour à côtéde moi pendant une averse sous la porte cochère de la ruelle duCoq. Quelle heureuse surprise ! Peut-être saurait-il quelquechose sur Hillel et Zwakh et tous les autres. Je voulais tout desuite commencer à l’interroger, mais à mon grand étonnement, il semit un doigt sur les lèvres avec un air mystérieux et me fit signede me taire. L’émotion m’affola le cœur. Qu’est-ce que celasignifiait ? Me connaissait-il et que voulait-il ?

Son premier geste fut de s’asseoir, après quoi il ôta sa bottegauche. Il tira avec les dents un petit bouchon enfoncé dans letalon, prit dans la cavité ainsi découverte une lame de fer-blancenroulée, arracha la semelle qui ne semblait pas très solidementcousue et me tendit les deux objets d’un air triomphant. Le toutavec la vitesse de l’éclair et sans prêter la moindre attention àmes questions frénétiques.

– Voilà ! Et bien le bonjour de M. Charousek !

J’étais tellement stupéfait que je ne pus prononcer un seulmot.

« Vous aurez qu’à prendre le fer et à déchirer la semelle cettenuit. Ou quand personne vous verra. Dedans, elle est creuse –m’expliqua-t-il, l’air doctoral – et vous trouverez une lettre deM. Charousek.

Dans l’excès de ma joie, je me jetai au cou du voyou et leslarmes me jaillirent des yeux.

Il m’écarta doucement et me dit sur un ton de reproche :

« Faut vous tenir en main mieux que ça, monsieur dePernath ! On a pas une minute à perdre. Les gaffes peuvents’apercevoir illico que je suis pas dans la bonne cellule. LeFranzl et moi on a échangé nos numéros, en bas, chez leportier.

Je dus prendre un air particulièrement ahuri, car il poursuivitaussitôt :

« Si vous comprenez pas, aucune importance. Je suis ici, c’esttout ce qui faut.

– Mais dites-moi donc, que devient l’archiviste Hillel etmonsieur…

Il vint à mon aide :

– Wenzel. Je m’appelle le beau Wenzel.

– Dites-moi donc, Wenzel, que devient l’archiviste Hillel etcomment va sa fille ?

– Pas le temps ! interrompit impatiemment le beauWenzel.

« Je peux être vidé dans une minute. Je suis ici parce que j’aiavoué un serrage de rabiot.

– Comment, vous avez commis une agression simplement à cause demoi, pour pouvoir venir me rejoindre ? J’étais bouleversé.

Il secoua la tête avec mépris.

– Si j’avais fait un vrai coup, je l’aurais pas avoué. Non, maispour qui vous me prenez ?

La lumière se faisait peu à peu dans mon esprit. Le brave garçonavait usé d’une ruse pour pouvoir me remettre la lettre deCharousek.

– Bon. Commençons par le commencement – il prit un airextrêmement important. – Faut que je vous donne une leçond’ébilebsie.

– De quoi ?

– D’ébilebsie. Faites bien attention à ce que je vais vouscauser et tâchez de rien oublier. Regardez de près : d’abord fautde la salive en suffisance – il se gonfla les joues et les remuacomme quelqu’un qui se rince la bouche –, ensuite de la bave sur lagueule, vous voyez ? – Je voyais, l’imitation était d’unerépugnante exactitude. – Ensuite tous les doigts bien crochés dansla paluche. Ensuite les yeux qui ressortent – il louchaeffroyablement – et ensuite, ça c’est un rien plus duraille, fautpousser un cri genre étranglé. Vous saisissez ? Beu !beu ! beu ! et au même moment vous vous affalezraide.

Il se laissa tomber de tout son long sur le sol avec un choc quifit trembler la maison et déclara en se relevant :

« Voilà l’ébilebsie naturelle que le Dr Hulbert, Dieu ait sonâme, nous a apprise au Bataillon.

– Oui, oui, elle est imitée à s’y tromper, j’en conviens, mais àquoi tout ça peut-il servir ?

– À vous faire sortir du trou, premièrement d’une, expliqua lebeau Wenzel. Le Dr Rosenblatt est tout ce qui se fait de plustoquard. Quand un gars a même plus de tête, l’autre rabâchetoujours qu’il est en pleine santé. Y a qu’une chose qu’y respecte: l’ébilebsie. Si on sait s’y prendre, on est illico transporté àl’infirmerie. Alors à ce moment-là – il prit un air de profondmystère – c’est un jeu d’enfant de faire la belle. Le grillage estscié et y tient plus qu’avec un peu de saloperie. C’est un secretdu Bataillon ! Vous avez qu’à faire bien attention pendant unenuit ou deux et quand vous entendrez une corde dégringoler du toitjusque devant la fenêtre, vous soulevez le grillage, lento pour pasréveiller personne, vous passez les épaules dans le nœudcoulant ; alors à ce moment-là, on vous hisse sur le toit eton vous débarque de l’autre côté dans la rue. Ni vu, niconnu !

– Mais pourquoi m’évader ? objectai-je timidement. Je suisinnocent.

– En voilà une raison pour pas s’évader ! Le beau Wenzel meconsidéra d’un œil arrondi par l’étonnement.

Je dus faire appel à toute mon éloquence pour le dissuader demettre à exécution ce plan hasardeux, qui était, ainsi qu’il me leconfia, le résultat d’une conférence du Bataillon.

Il n’arrivait pas à comprendre que je repousse ce « don de Dieu» et préfère attendre ma libération.

– Quoi qu’il en soit, je vous remercie, vous et vos bravescamarades du fond du cœur, lui dis-je très touché en lui serrant lamain.

« Quand j’en aurai fini avec cette période difficile, monpremier soin sera de vous témoigner ma reconnaissance à tous.

– Pas la peine, me dit aimablement Wenzel. Si vous nous payezquelques verres de « Pils », on les refusera pas, et avec plaisir,mais c’est tout. Pan Charousek, qui est le trésorier du Bataillonmaintenant, nous a raconté comment que vous faisiez le bien et endouce. Vous avez quelque chose à lui faire dire quand jesortirai ?

– Oui, certainement, répondis-je en hâte. Qu’il aille voirHillel et lui dise que je m’inquiète terriblement de la santé de safille Mirjam. Il ne faut pas qu’il la quitte des yeux. Vous vousrappellerez le nom ? Hillel.

– Hirräl ?

– Non : Hillel.

– Hillär ?

– Non : Hillel.

Wenzel faillit se déchirer la langue sur ce nom presqueimprononçable pour un Tchèque, mais finit tout de même par lemaîtriser, non sans faire des grimaces épouvantables.

« Et puis, encore une chose : je voudrais que M. Charousek, jel’en prie instamment, s’occupe aussi dans la mesure où il lepourra, de la dame noble, il sait bien ce que je veux dire.

– Vous causez, probable, de la pépé de la haute qui s’était miseavec le Teuton, le Dr Sapoli ? Elle a divorcé et elle estpartie avec sa gosse et le Dr Sapoli.

– Vous en êtes bien sûr ? Je sentis trembler ma voix.J’avais beau me réjouir profondément pour Angélina, mon cœur étaitserré à se briser.

J’avais porté un poids si écrasant de souci pour elle et j’étaisdéjà oublié.

Peut-être pensait-elle que j’étais vraiment un assassin.

Un goût amer me monta à la bouche.

Avec la délicatesse qui caractérise si curieusement les hommesles plus dévoyés quand il s’agit de choses qui touchent à l’amour,le voyou parut deviner mes pensées, car il détourna timidement leregard et ne répondit rien.

– Vous savez peut-être aussi ce que devient la fille de M.Hillel, Mirjam ? Vous la connaissez ? demandai-je.

– Mirjam ? Mirjam ? – Le visage de Wenzel se plissasous l’effort de concentration. – Mirjam ? Elle va souvent lesoir chez Loisitchek ?

Je ne pus réprimer un sourire :

– Non. Sûrement pas.

– Alors je la connais pas, trancha-t-il sèchement.

Nous restâmes un moment silencieux.

Je me dis qu’il y aurait peut-être quelque chose à son sujetdans la petite lettre.

– Le diable s’est tout de même décidé à emporter Wassertrum,reprit brusquement Wenzel. Vous l’aviez bien déjà entendudire ?

Je bondis, effaré.

– Couic !

Wenzel se mit le doigt sur la gorge.

« Affreux je vous le dis. Quand on a forcé la porte de saboutique parce que ça faisait plusieurs jours que personne l’avaitvu, j’étais le premier, nature, et comment ! Et il était là,le Wassertrum, dans un fauteuil crasseux, avec plein de sang sur lapoitrine et des yeux comme du verre. Vous savez, je suis plutôt dugenre dur à cuire, mais ça m’a scié, je vous le dis et j’ai biencru tourner de l’œil là-dedans. A fallu que je me raisonne. Wenzelque je me suis dit, Wenzel t’en fais pas, c’est jamais qu’un juifmort. On lui avait filé une lime dans la gorge et tout était sensdessus dessous dans la boutique : crime crapuleux comme on dit dansle beau monde.

La lime ! La lime ! Je sentis mon souffle se glacerd’horreur. La lime ! Ainsi, elle avait trouvé sonchemin !

« Je sais bien qui a fait le coup, poursuivit Wenzel à mi-voix.Pour moi, c’est le vérolé, Loisa, ça fait pas un pli. J’ai trouvéson couteau de poche par terre dans la boutique et je l’ai planquérapide pour que la police le voie pas. Il est arrivé par unsouterrain.

Il s’interrompit soudain, écouta quelques secondes avec uneextrême attention, puis se jeta sur l’un des grabats où il se mit àronfler effroyablement. Au même instant le cadenas cliqueta, legardien entra et me lança un regard méfiant. Je pris mon air leplus indifférent ; quant à Wenzel impossible de le réveiller.Il fallut une série de bourrades bien appliquées pour qu’il seredresse enfin en bâillant et titube vers la sortie, suivi par legardien. Enfiévré d’impatience, je dépliai la lettre de Charouseket lus :

12 mai

Mon pauvre cher ami et bienfaiteur,

Semaine après semaine, j’ai attendu votre libération – toujoursen vain – et cherché tous les moyens possibles de réunir deséléments à votre décharge, mais sans rien trouver.

J’ai demandé au juge d’instruction de hâter la procédure, maischaque fois il me répondait qu’il ne pouvait rien faire, quec’était l’affaire du ministère public et non pas la sienne.

Âneries administratives !

Il y a une heure seulement, est enfin survenu un fait nouveaudont j’espère le meilleur succès : j’ai appris que Jaromir avaitvendu à Wassertrum une montre en or trouvée dans le lit de sonfrère Loisa après l’arrestation de celui-ci.

Le bruit court chez Loisitchek, que les détectives fréquententvolontiers, comme vous le savez, qu’on a retrouvé chez vous lecorpus delicti, la montre de Zottmann, prétendumentassassiné mais dont on n’a toujours pas découvert le cadavre. Lereste je l’ai reconstitué sans peine : Wassertrum, etc.

J’ai aussitôt fait venir Jaromir, je lui ai donné 1 000 fl.

Je laissai retomber la lettre et des larmes de joie me montèrentaux yeux : seule Angélina avait pu donner une pareille somme àCharousek. Ni Zwakh, ni Prokop, ni Vrieslander n’en possédaientautant. Elle ne m’avait donc pas oublié ! Je repris ma lecture:

…donné 1 000 fl. et promis 2 000 autres s’il allaitimmédiatement avouer à la police qu’il avait pris la montre chezson frère, puis l’avait vendue.

Tout cela ne pourra se faire avant que cette lettre que je vousenvoie par Wenzel soit déjà en route. Le délai est trop court. Maissoyez assuré que cela se fera. Aujourd’hui même. Je m’enporte garant.

Je ne doute pas un instant que Loisa ait commis le meurtre nique la montre soit celle de Zottmann. Si contre toute attente, iln’en était rien, Jaromir sait ce qu’il a à faire : dans tousles cas, il certifiera que c’est celle qui a été trouvée chezvous. Donc courage et persévérance. Ne désespérez pas !Le jour est proche où vous serez libéré.

Mais le jour où nous nous reverrons ? Viendra-t-iljamais ?

Je ne sais. Je pourrais presque dire : je ne crois pas, car lafin approche à grands pas et je dois veiller à ce que la dernièreheure ne me prenne pas par surprise. Mais soyez assuré d’une chose: nous nous reverrons.

Si ce n’est pas dans le monde des vivants, ni dans celui desmorts, ce sera le jour où le temps se brisera, où comme il estécrit dans la Bible, le Seigneur vomira de sa bouche ceux quiétaient tièdes, ni chauds ni froids.

Ne vous étonnez pas que je parle ainsi ! Jamais je n’aiabordé ces questions avec vous et quand vous avez fait un jourallusion à la Cabale, je me suis dérobé, mais je sais ce que jesais.

Peut-être me comprendrez-vous ; sinon rayez de votremémoire, je vous en prie, ce que je viens de dire. Un jour, dansmon délire, j’ai cru voir un signe sur votre poitrine. Peut-êtreavais-je rêvé tout éveillé.

Si vraiment vous ne me compreniez pas, sachez que j’ai eucertaines révélations – intérieures – presque depuis mon enfance,qui m’ont conduit par un étrange chemin, des révélations qui nesauraient coïncider avec ce que nous enseigne la médecine, ou Dieumerci, ce qu’elle ignore encore, et ne saura probablementjamais.

Mais je ne me suis pas laissé abêtir par la science dont le butsuprême est de garnir une « salle d’attente » que l’on feraitbeaucoup mieux de démolir.

Mais assez sur ce sujet. Je vais vous raconter ce qui s’estpassé entre-temps.

À la fin d’avril Wassertrum en était arrivé au point où masuggestion commençait à opérer. Je le voyais à ce qu’il gesticulaitcontinuellement dans la rue et parlait tout seul. C’est là un signecertain que les pensées d’un homme se pressent en tempête pours’abattre sur leur maître. Enfin il s’est acheté un carnet pourprendre des notes. Il écrivait !

Il écrivait ! À crever de rire ! Ilécrivait !

Et puis il s’est rendu chez un notaire. D’en bas, devant lamaison, je savais ce qu’il faisait en haut : son testament. Je nepensais d’ailleurs pas du tout qu’il me désignerait comme héritier.J’aurais probablement attrapé la chorée de joie si l’idée m’étaitvenue.

Il m’a institué héritier parce que j’étais le seul en ce monde àqui il pût encore faire réparation, du moins il le croyait. Saconscience l’a dupé. Peut-être aussi parce qu’il espérait que je lebénirais si, grâce à sa sollicitude, je me retrouvais brusquementmillionnaire après sa mort, compensant ainsi la malédiction qu’ilavait dû entendre de ma bouche dans votre chambre.

Donc ma suggestion a eu une triple action.

Il est follement drôle qu’il ait cru en secret à desreprésailles dans l’au-delà, alors qu’il avait laborieusementcherché à se convaincre du contraire pendant toute sa vie.

Mais il en va ainsi pour tous les esprits forts : on le voit àla fureur insensée qui les prend quand on le leur lance en pleinvisage. Ils se sentent démasqués. De l’instant où Wassertrum estrevenu de chez le notaire, je n’ai plus cessé de le surveiller.

La nuit, j’écoutais, l’oreille collée contre les volets de saboutique, car la décision pouvait intervenir d’une minute àl’autre.

Je crois que s’il avait débouché la fiole de poison, j’auraisentendu à travers les murs ce petit bruit tant désiré.

Il s’en est manqué d’une heure peut-être pour que s’accomplissel’œuvre de ma vie.

Un intrus est intervenu qui l’a tué. Avec une lime.

Wenzel vous donnera les détails, demandez-les-lui, il me seraittrop amer de les écrire.

Appelez cela de la superstition si vous voulez mais quand j’aivu le sang répandu, les objets dans la boutique en étaientéclaboussés, il m’a semblé que mon âme s’enfuyait.

Quelque chose en moi, un instinct subtil, infaillible, me ditque mourir par une main étrangère, ou mourir par la sienne propreest tout différent : il aurait fallu que Wassertrum ait été obligéd’emporter son sang avec lui dans la tombe pour que ma mission soitaccomplie. Maintenant, j’ai l’impression d’être au rancart,instrument qui n’a pas été jugé digne dans les mains de l’angeexterminateur !

Mais je ne veux pas m’insurger. Ma haine est de celles qui nes’arrêtent pas au tombeau et j’ai encore mon propre sang que jepeux verser comme je veux, afin qu’il poursuive le sien, pas à pas,dans le royaume des ombres.

Tous les jours depuis qu’ils ont enterré Wassertrum, jem’assieds près de lui dehors, au cimetière et j’écoute dans mapoitrine, pour savoir ce que je dois faire.

Je crois que je le sais maintenant, mais je veux encore attendrejusqu’à ce que la voix intérieure, qui me parle, soit claire commeune source. Nous sommes impurs, nous les hommes : souvent jeûnes etattente prolongés sont nécessaires avant que nous comprenions lesmurmures de notre âme.

Au cours de la semaine écoulée, la justice m’a officiellementannoncé que Wassertrum m’avait institué légataire universel.

Je ne veux pas toucher un kreuzer de cet héritage pour mon usagepersonnel, je n’ai pas besoin de vous le dire, monsieur Pernath. Jeme garderai de lui fournir une arme pour l’au-delà.

Les maisons qu’il a possédées, je les ferai vendre aux enchèreset les objets qu’il a touchés seront brûlés ; de l’argent queces transactions rapporteront, un tiers vous reviendra après mamort.

Je vous vois déjà bondir et protester, mais je peux voustranquilliser. Ce que vous recevrez n’est que votre propriétélégitime avec les intérêts composés. Je savais depuis longtemps queWassertrum avait autrefois ruiné votre père et sa famille, c’estmaintenant seulement que je suis en mesure de le prouver avecdocuments à l’appui.

Un deuxième tiers sera réparti entre les douze membres duBataillon qui ont personnellement connu le Dr Hulbert. Je veux quetous deviennent riches et qu’ils aient accès à la « bonne société »de Prague.

Le troisième tiers divisé en parts égales appartiendra aux septpremiers meurtriers du pays qui seront relâchés, faute de preuvessuffisantes.

Je dois cela à l’opinion publique.

Voilà. Je crois que c’est tout.

Maintenant, mon cher, mon ami, adieu, portez-vous bien et pensezquelquefois à votre sincère et reconnaissant.

Innocent CHAROUSEK.

Bouleversé, je laissai échapper la lettre.

La nouvelle de ma prochaine libération ne pouvait meréjouir.

Charousek ! Le pauvre garçon ! Il s’intéressait commeun frère à mon sort. Simplement parce que je lui avais donné unjour 100 fl. Si seulement je pouvais lui serrer la main une foisencore !

Mais je sentais qu’il avait raison : ce jour-là ne viendraitjamais.

Je le revoyais devant moi, les yeux flamboyants, les épaules depoitrinaire, le haut front noble.

Peut-être si une main secourable était intervenue à temps danscette vie gâchée, tout aurait-il été différent.

Je repris la lettre et la lus une fois encore.

Quelle méthode dans la folie de Charousek ! D’ailleursétait-il fou ?

J’eus presque honte d’avoir toléré cette pensée, fût-ce uneseconde.

Les allusions n’en disaient-elles pas assez long ? C’étaitun être comme Hillel, comme Mirjam, comme moi, un être au pouvoirde son âme qui l’entraînait à travers les gouffres sauvages et lesprécipices de la vie, toujours plus haut vers les neiges éternellesd’un monde inviolé.

Il s’était préparé au meurtre toute sa vie et pourtantn’était-il pas plus pur que n’importe lequel des rechignés quiprétendent suivre les lois machinalement apprises d’un prophètemythique inconnu ?

Il observait le commandement que lui dictait un instinctirrésistible, sans jamais penser à une récompense ni dans ce mondeni dans l’autre.

Ce qu’il avait fait, était-ce autre chose que le pieuxaccomplissement d’un devoir au sens le plus caché duterme ?

« Lâche, sournois, avide de sang, malade, une nature àproblèmes, une nature de criminel. » Je croyais déjà entendre lejugement que les hommes porteraient sur lui quand ils essaieraientd’éclairer les profondeurs de son âme avec leurs lanternesd’écurie ; cette foule écumante qui ne comprendra jamais quela vénéneuse colchique est mille fois plus belle et plus noble quel’utile ciboulette.

Une fois encore, la clef tourna dans la serrure et l’on poussaun homme dans la cellule. Mais je ne me retournai même pas tantj’étais sous le coup des impressions laissées par la lettre.

Pas un mot sur Angélina, pas un mot sur Hillel. Certes,Charousek avait dû se hâter fiévreusement, l’écriture entémoignait.

N’allait-il pas encore me faire parvenir un message ensecret ?

Sans trop oser me l’avouer, je mettais mes espoirs dans lelendemain, la ronde des prisonniers dans la cour. Ce serait lemoment le plus favorable si un membre du Bataillon avait quelquechose à me remettre.

Une voix douce me surprit au milieu de mes réflexions.

– Voudriez-vous bien, monsieur, m’autoriser à meprésenter ? Je m’appelle Laponder. Amadeus Laponder.

Je me retournai. Un petit homme malingre, encore assez jeune,très bien mis, mais sans chapeau comme tous les détenus aux finsd’enquête, s’inclinait correctement devant moi.

Rasé de près, comme un acteur, il avait de grands yeux enamande, vert clair qui, bien qu’ils fussent dirigés vers moi, nesemblaient pas me voir. Ils avaient une expression absente.

Je murmurai mon nom et m’inclinai également, puis voulus medétourner à nouveau, mais j’eus beaucoup de mal à détacher mesregards de cet homme tant le sourire de pagode, imprimé sur sonvisage par les coins retroussés de ses lèvres finement arquées,produisait sur moi une impression bizarre.

Il faisait penser à un bouddha chinois en quartz rose, avec sapeau lisse, transparente, son nez étroit de jeune fille et sestendres narines.

– Amadeus Laponder, Amadeus Laponder, répétai-je à part moi.Qu’est-ce qu’il a bien pu faire ?

Chapitre 18LUNE

– Vous avez déjà été interrogé ? lui demandai-je au boutd’un moment.

– Je viens précisément de chez le juge d’instruction. J’espèrebien ne pas vous incommoder longtemps, répondit-il aimablement.

« Pauvre diable ! pensai-je. Il ne se doute pas de ce quil’attend. »

Je voulus le préparer tout doucement.

– On s’habitue peu à peu à l’immobilité quand les premiers jourssont passés ; ce sont les plus difficiles.

Il prit un air obligeant.

Pause.

– Votre interrogatoire a duré longtemps, monsieurLaponder ?

Il sourit distraitement.

– Non. On m’a seulement demandé si je reconnaissais les faits etj’ai signé un procès-verbal.

– Vous avez signé que vous reconnaissiez les faits ?

L’exclamation m’avait échappé.

– Absolument.

Il disait cela comme la chose du monde la plus naturelle.

Je me rassurai à l’idée que s’il se montrait aussi calme ce nepouvait être bien grave. Probablement une provocation en duel, ouquelque chose de ce genre.

– Malheureusement, moi je suis ici depuis si longtemps que celame paraît toute une vie.

Je soupirai involontairement et il fit aussitôt mine de prendrepart à mes ennuis.

« Je souhaite que vous n’ayez pas à subir cela, monsieurLaponder. D’après ce que je comprends, vous serez bientôtlibre.

– Cela dépend de ce que l’on entend par là, répondit-ilsereinement, mais comme si les mots avaient un sens caché.

– Vous ne croyez pas ? demandai-je en souriant. Il secouala tête.

« Que dois-je comprendre ? Qu’avez-vous fait de siterrible ? Excusez-moi, monsieur Laponder, si je vous ledemande ce n’est pas de la curiosité de ma part, mais seulement dela sympathie.

Il hésita un instant, puis me dit sans sourciller :

– Viol et assassinat.

J’eus l’impression de recevoir un coup de bâton sur la tête.

L’horreur et l’effroi me serraient la gorge. Je ne pus articulerun son.

Il parut le remarquer et regarda discrètement d’un autre côté,mais sans que le moindre jeu de physionomie vînt modifier sonsourire machinal, ni révéler que mon brusque changement d’attitudel’avait blessé.

Nous restâmes là, sans échanger un mot, les yeux fixés dans levide.

Lorsque je m’allongeai à la tombée de la nuit, il m’imitaaussitôt, se déshabilla, accrocha avec soin ses vêtements au clouplanté dans le mur, se coucha et à en juger d’après sa respirationcalme et profonde, s’endormit immédiatement.

Durant toute la nuit je ne pus trouver le repos.

Le voisinage d’un pareil monstre, l’obligation de respirer lemême air que lui éveillaient en moi une répulsion si vive quetoutes les autres impressions de la journée, la lettre de Charouseket les nouvelles qu’elle m’apprenait, se trouvaient rejetées bienloin à l’arrière-plan.

Je m’étais installé de manière à garder toujours le meurtriersous les yeux, car je n’aurais pu supporter de le savoir derrièremoi.

La cellule était faiblement éclairée par le reflet terne de lalune et je voyais que Laponder gisait sans un mouvement, presqueraidi.

Ses traits avaient pris un aspect cadavérique, encore accentuépar la bouche à demi ouverte.

Pendant des heures, il ne changea pas une seule fois deposition.

Bien après minuit seulement, alors qu’un mince rayon de lunetombait sur son visage, une légère agitation le saisit et il remuales lèvres, sans un son, comme quelqu’un qui parle dans sonsommeil. On eût dit que c’étaient toujours les mêmes mots,peut-être une phrase de deux syllabes, quelque chose comme :

– Laisse-moi. Laisse-moi. Laisse-moi.

Les quelques jours suivants s’écoulèrent sans que je fisse minede lui prêter la moindre attention et de son côté il ne rompit pasune seule fois le silence.

Son attitude demeurait immuablement aimable et obligeante ;chaque fois que je voulais faire les cent pas, il tournait aussitôtson regard vers moi et s’il était assis sur son grabat, rentraitles pieds pour ne pas me gêner.

Je commençais à me reprocher ma dureté, mais avec la meilleurevolonté du monde je ne pouvais vaincre le dégoût qu’ilm’inspirait.

J’avais beau espérer pouvoir m’habituer à sa proximité, je n’yparvenais pas. Même la nuit, elle me tenait éveillé. Je dormais àpeine un quart d’heure.

Soir après soir la même scène se répétait : il attendaitrespectueusement que je me fusse allongé, ôtait ensuite sesvêtements qu’il remettait dans les plis avec un soin maniaque, lesaccrochait, et ainsi de suite, ainsi de suite.

Une nuit, il pouvait être deux heures environ, je me trouvaisune fois encore sur le rayonnage, ivre de sommeil, à regarder lalune pleine dont les rayons glissaient, telle une huile brillante,sur le cadran cuivré de l’horloge, en pensant à Mirjam avec uneprofonde tristesse.

C’est alors que j’entendis soudain sa voix derrière moi.

Aussitôt éveillé clair – plus que clair – je me retournai etécoutai.

Quelques secondes passèrent.

Je croyais déjà m’être trompé lorsqu’elle recommença. Je nepouvais comprendre exactement les mots, mais ils sonnaient comme:

– Demande-moi. Demande-moi.

C’était certainement la voix de Mirjam.

Vacillant de surexcitation, je descendis aussi doucement que jepus et m’approchai du lit de Laponder.

La lumière tombait en plein sur son visage et je distinguainettement qu’il avait les paupières ouvertes, mais seul le blanc del’œil était visible.

Je vis à la rigidité des muscles de ses joues qu’il étaitprofondément endormi.

Seules les lèvres remuaient, comme elles l’avaient déjà faitauparavant.

Et peu à peu je compris les mots qui se glissaient entre sesdents.

– Demande-moi. Demande-moi.

La voix ressemblait à s’y méprendre à celle de Mirjam. Jem’exclamai involontairement :

– Mirjam ? Mirjam ?

Mais baissai aussitôt le ton pour ne pas réveiller ledormeur.

J’attendis que le visage eût repris sa fixité, puis répétai trèsdoucement :

– Mirjam ? Mirjam ?

Sa bouche forma un « Oui » à peine perceptible et pourtant trèsnet.

Je mis l’oreille contre ses lèvres. Au bout d’un moment,j’entendis chuchoter la voix de Mirjam, si reconnaissableque des frissons glacés me coururent sur la peau.

Je buvais si avidement les paroles que j’en saisissais toutjuste le sens. Elle parlait d’amour pour moi, du bonheur indicibleque nous avions enfin trouvé, nous ne nous séparerions plus jamais,à la hâte, sans la moindre pause, comme quelqu’un qui craint d’êtreinterrompu et veut profiter de chaque seconde.

Puis la voix hésita et s’éteignit complètement.

– Mirjam ? demandai-je tremblant d’angoisse, le soufflecoupé. Mirjam, es-tu morte ?

Pendant longtemps pas de réponse.

Puis presque incompréhensible :

– Non. Je vis. Je dors.

Rien de plus.

Bouleversé, secoué de tremblements, je dus m’appuyer au reborddu grabat pour ne pas tomber la tête en avant sur Laponder.

L’illusion avait été si forte que pendant un moment je crus voirMirjam allongée sous mes yeux et dus rassembler toutes mes forcespour ne pas poser un baiser sur les lèvres du meurtrier.

Soudain, je l’entendis hurler :

– Hénoch ! Hénoch !

Puis toujours plus clairement, plus articulé :

– Hénoch ! Hénoch !

Je reconnus aussitôt Hillel.

– C’est toi, Hillel ?

Pas de réponse.

Je me rappelai alors avoir lu que pour faire parler un dormeur,il ne faut pas lui poser les questions à l’oreille, mais vers leplexus nerveux au creux de l’estomac. Je le fis.

– Hillel ?

– Oui, je t’entends.

– Est-ce que Mirjam est en bonne santé ? Tu saistout ?

– Oui. Je sais tout. Depuis longtemps. Ne te tourmente pas,Hénoch et n’aie pas peur !

– Pourras-tu me pardonner, Hillel ?

– Je te l’ai dit : ne te tourmente pas.

– Est-ce que nous nous reverrons bientôt ?

Je craignais de ne plus pouvoir comprendre la réponse, car sadernière phrase n’était déjà qu’un souffle.

– Je l’espère. Je t’attendrai si je peux… ensuite je devrai…pays…

– Où ? Dans quel pays ?

Je tombai presque sur Laponder.

– Dans quel pays ? Dans quel pays ?

– Pays… Gad… au sud… Palestine…

La voix s’éteignit.

Cent questions s’entrechoquaient, affolées, dans ma tête :pourquoi m’appelle-t-il Hénoch ? Zwakh, Jaromir, la montre,Vrieslander, Angélina, Charousek.

– Portez-vous bien et pensez quelquefois à moi.

Les lèvres du meurtrier avaient soudain prononcé ces mots avecforce et netteté. Cette fois avec le ton de Charousek, maisexactement comme si c’était moi qui les avais dits. Je m’en souvins: c’était textuellement la phrase qui terminait la lettre del’étudiant.

Le visage de Laponder était désormais dans l’ombre. Les rayonsde la lune tombaient sur l’extrémité de la paillasse. Dans un quartd’heure, ils auraient disparu de la cellule. J’eus beau poserquestion sur question, je n’obtins plus aucune réponse. Lemeurtrier gisait immobile comme un cadavre et ses paupièress’étaient refermées.

Je me reprochai avec violence de n’avoir vu en Laponder, pendanttous ces jours, que le criminel et jamais l’homme. D’après tout ceque je venais de constater, il était très évidemment somnambule,c’est-à-dire un être sous l’influence de la pleine lune. Peut-êtreavait-il tué dans une sorte d’état crépusculaire. Sûrement même.Maintenant que l’aube grisonnait, la rigidité avait disparu de sonvisage, laissant la place à une expression de paix spirituelle. Jeme dis qu’un homme ayant un meurtre sur la conscience nepouvait pas dormir aussi calmement. J’attendais son réveilavec une impatience que j’avais peine à maîtriser. Savait-il bience qui s’était passé ?

Enfin il ouvrit les yeux, rencontra mon regard et détourna latête. Aussitôt je m’approchai de lui et lui serrai la main :

– Pardonnez-moi, monsieur Laponder, d’avoir été aussi peu amicalavec vous jusqu’à présent. C’était le choc de la surprise…

– Soyez persuadé, Monsieur, que je vous comprends parfaitement,coupa-t-il très vite. Ce doit être une impression horrible de vivreavec un assassin.

– Ne parlons plus de cela. Tant de choses me sont passées par latête cette nuit et je ne peux me défaire de l’idée que vouspourriez peut-être…

Je cherchais mes mots.

– Vous me tenez pour un malade, dit-il désireux de m’aider.

J’acquiesçai.

– Je crois pouvoir le déduire de certains symptômes. Je… je…puis-je vous poser une question directe, monsieurLaponder ?

– Je vous en prie.

– Elle va vous paraître un peu bizarre, mais voudriez-vous medire à quoi vous avez rêvé cette nuit ?

Il secoua la tête en souriant :

– Je ne rêve jamais.

– Mais vous avez parlé en dormant.

Il me regarda l’air étonné. Réfléchit un moment. Puis dit sur unton décidé :

– Cela n’a pu se produire que si vous m’avez interrogé.

J’en convins.

« Sinon, comme je vous l’ai dit, je ne rêve jamais. Je… j’erre,ajouta-t-il à mi-voix après un instant de silence.

– Vous errez ? Qu’est-ce que je dois entendre par là ?Comme il semblait ne pas vouloir poursuivre la conversation jejugeai opportun de lui indiquer les raisons qui m’avaient amené àle presser de questions et lui racontai brièvement les incidents dela nuit.

– Vous pouvez être absolument sûr, déclara-t-il quand j’eusterminé, que tout ce que j’ai dit en dormant repose sur uneréalité. Quand j’ai précisé, il y a un instant, que je ne rêvaispas mais que j’errais, j’entendais par là que ma vie onirique n’estpas celle, disons, des gens normaux. Appelez cela comme vousvoulez, une désincarnation. Cette nuit, par exemple, je me trouvaisdans une pièce extrêmement curieuse, où l’on pénétrait par unetrappe dans le plancher.

– Quel aspect avait-elle ? demandai-je très vite.Était-elle inhabitée ? Vide ?

– Non, il y avait des meubles ; mais pas beaucoup. Et unlit dans lequel une jeune fille dormait, ou gisait comme morte, etun homme, assis à côté d’elle, lui posant la main sur le front.

Laponder décrivit les deux visages. Aucun doute, c’étaientHillel et Mirjam. J’osais à peine respirer.

– Je vous en prie, racontez encore. Il n’y avait pas une autrepersonne dans la pièce ?

– Une autre personne ? Attendez… non ; il n’y avaitqu’eux deux. Un chandelier à sept branches était allumé sur latable. Après, je descendais un escalier en colimaçon.

– Il était démoli ?

– Démoli ? Non, pas du tout, il était en bon état. Et surle côté, une pièce s’ouvrait dans laquelle un homme était assis,avec des boucles d’argent sur ses souliers, d’un type étranger,comme je n’en avais encore jamais vu : le visage jaune et les yeuxobliques. Il était penché en avant et paraissait attendre quelquechose. Une mission peut-être.

– Un livre. Un vieux livre, très gros, vous n’avez vu ça nullepart ?

Il se frotta le front.

– Un livre, dites-vous ? Oui, parfaitement : il y avait unlivre ouvert par terre, tout en parchemin et la page commençait parun grand A doré.

– Vous voulez sans doute dire un I ?

– Non, un A.

– Vous êtes sûr ? Ce n’était pas un I ?

– Non, c’était certainement un A.

Je secouai la tête et me pris à douter. De toute évidence,Laponder à moitié endormi avait lu dans mon esprit et tout mélangé: Hillel, Mirjam, le Golem, le livre Ibbour et le souterrain.

– Il y a longtemps que vous avez ce don d’« errer » comme vousdîtes ? lui demandai-je.

– Depuis ma vingt et unième année.

Il s’interrompit, apparemment peu désireux de poursuivre lesujet ; puis son visage prit soudain une expression de stupeursans bornes et il fixa les yeux sur ma poitrine comme s’il y voyaitquelque chose.

Sans prêter attention à ma propre surprise, il me saisit lesmains et me dit d’un ton suppliant :

– Au nom du ciel dites-moi tout ! C’est le dernierjour que je pourrai passer avec vous. Dans une heure peut-être onviendra me chercher pour me lire mon arrêt de mort.

Je l’interrompis, horrifié :

– Il faut que vous me preniez comme témoin ! Je jurerai quevous êtes malade : somnambule. On ne peut pas vous exécuter sansavoir examiné votre état mental. Vous devez entendreraison !

Il écarta mes objurgations d’un geste nerveux.

– C’est tellement secondaire… je vous en prie, dites-moitout !

– Mais qu’est-ce que je pourrais vous dire ? Mieux vautparler de vous et…

– Vous avez dû, je le sais maintenant, vivre certainesexpériences étranges qui me touchent de près, plus près que vous nesauriez croire, je vous en prie, dites-moi tout, implora-t-il.

Je n’arrivais pas à comprendre que ma vie pût l’intéresser plusque la sienne, qui se trouvait dans un péril si pressant, mais pourle calmer, je lui racontai tous les événements qui m’avaient paruinexplicables.

À la fin de chaque chapitre important, il hochait la tête d’unair satisfait, comme quelqu’un qui est allé au fond des choses.Quand j’en arrivai au moment où l’apparition sans têtes’était dressée devant moi en me tendant les grains rouge foncé, ileut peine à se contenir tant il avait hâte de connaître la fin durécit.

– Alors, vous les lui avez fait tomber de la main, murmura-t-il,rêveur. Je n’aurais jamais pensé qu’il existait une troisièmevoie.

– Ce n’était pas une troisième voie, lui dis-je. C’était la mêmeque si j’avais refusé les grains.

Il sourit.

« Vous ne croyez pas, monsieur Laponder ?

– Si vous les aviez refusés, vous auriez bien suivi aussi la «voie de la vie », mais les grains, qui représentent des forcesmagiques, ne seraient pas restés là où ils étaient. Vous me ditesqu’ils ont roulé sur le sol. Cela signifie qu’ils sont demeurés enplace et qu’ils seront gardés par vos ancêtres jusqu’à ce quevienne le temps de la germination. Alors les forces qui sommeillentencore en vous pour le moment, prendront vie.

Je ne comprenais pas.

– Mes ancêtres garderont les grains ?

– Il faut interpréter symboliquement, au moins une partie, ceque vous avez vécu, m’expliqua Laponder. Le cercle des figuresbleuâtres qui vous entourait était la chaîne des « Moi » hérités,que tout homme né d’une mère traîne avec lui. L’âme n’est pas uneentité à part, il faut qu’elle le devienne et c’est ce que l’onappelle alors « éternité » ; la vôtre est faite de nombreux «Moi » de même qu’une fourmilière est faite de nombreusesfourmis ; elle porte en elle les vestiges spirituels demilliers d’ancêtres : les chefs de votre race. Il en va de mêmepour tous. Comment un poussin artificiellement couvé pourrait-ilrechercher aussitôt la nourriture qui lui convient, s’il ne portaiten lui l’expérience de millions d’années ? L’existence del’instinct révèle la présence des ancêtres dans le corps et dansl’âme. Mais excusez-moi, je ne voulais pas vous interrompre.

J’allai au bout de mon récit. Sans omettre ce que Mirjam m’avaitdit de l’« hermaphrodite ».

Lorsque, m’étant tu, je relevai les yeux, je vis que Laponderétait devenu blanc comme la chaux du mur et que des larmesroulaient sur ses joues.

Je me levai très vite, fis semblant de n’avoir rien remarqué etme mis à arpenter la cellule pour lui donner le temps de seressaisir.

Puis je m’assis en face de lui et fis appel à toute monéloquence pour le convaincre de l’urgence qu’il y avait à mettre lejuge au courant de son état mental pathologique.

– Si seulement vous n’aviez pas avoué ce meurtre !soupirai-je en terminant.

– Mais j’étais bien obligé ! On en avait appelé à maconscience, dit-il naïvement.

– Tenez-vous un mensonge pour plus répréhensible qu’un meurtreavec viol ? demandai-je, stupéfait.

– En général peut-être pas, mais dans mon cas certainement.Voyez-vous, quand le juge d’instruction m’a demandé si j’avouais,j’avais la force de dire la vérité. Il dépendait donc de moi dementir, ou de ne pas mentir. Quand j’ai commis le meurtre, je vousdemande de me faire grâce des détails, tout a été si abominable queje ne voudrais pas laisser ressurgir ce souvenir, quand j’ai commisle meurtre, je n’avais pas le choix. Même si j’agissais enpleine et claire conscience, je n’avais pas le choix. Quelque chosedont je n’avais jamais deviné la présence en moi s’est éveillé et aété plus fort que moi. Croyez-vous que si j’avais eu le choix,j’aurais assassiné ? Jamais je n’avais tué, pas même le pluspetit animal, et en ce moment je ne serais déjà absolument pluscapable de le faire.

« Supposez que la loi de l’humanité soit de tuer, que celui quine tue pas périsse aussitôt – comme c’est le cas dans la guerre –pour l’heure je mériterais la mort. Je n’aurais pas le choix. Je nepourrais pas tuer. Quand j’ai commis mon crime, la situation étaitexactement inversée.

– À plus forte raison, puisque vous aviez presque l’impressiond’être un autre, vous devez tout faire pour échapper à la sentencedu juge ! m’écriai-je.

Laponder se défendit d’un geste :

– Vous vous trompez ! De leur point de vue, les juges onttout à fait raison. Doivent-ils laisser en liberté un homme commemoi ? Pour que demain ou après-demain un nouveau désastre seproduise ?

– Non, mais vous faire interner dans un établissement pourmalades mentaux. Voilà ce que je dirais !

– Si j’étais fou, vous auriez raison, répliqua Laponder,impassible. Mais je ne suis pas fou. Je suis tout autre chose.Quelque chose qui ressemble beaucoup à la folie, mais qui en estexactement le contraire. Écoutez-moi, je vous en prie. Vous allezcomprendre tout de suite. Ce que vous m’avez raconté sur le fantômesans tête – un symbole naturellement et dont vous pourrez trouverla clef sans difficulté si vous y réfléchissez – je l’ai vécuaussi, exactement de la même manière. Seulement j’ai pris lesgrains. Je me suis donc engagé dans la « voie de la mort ». Jene peux rien concevoir de plus sacré que de me laisser conduire parl’Esprit qui est en moi. Aveuglément, de confiance, où que lechemin puisse me mener : que ce soit au gibet ou au trône, à lapauvreté ou à la richesse. Jamais je n’ai hésité quand le choix aété mis entre mes mains.

« C’est pourquoi je n’ai pas menti quand le choix a été misentre mes mains.

« Connaissez-vous les paroles du prophète Michée ?

On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est bon

Et ce que Yahweh demande de toi.

« Si j’avais menti, j’aurais créé une cause parce que j’avais lechoix. Quand j’ai commis le meurtre, je n’en ai point créé ;c’était seulement l’effet d’une cause qui sommeillait depuislongtemps en moi et sur laquelle je n’avais aucun pouvoir.

« Donc mes mains sont pures.

« Parce que l’Esprit en moi m’a fait devenir meurtrier, il aopéré une exécution sur moi ; parce que les hommes me pendrontà une potence mon destin sera dissocié du leur : j’accéderai à laliberté.

J’eus l’impression d’avoir un saint devant moi et mes cheveux sehérissèrent d’effroi à la pensée de ma propre petitesse.

« Vous m’avez raconté qu’à la suite de l’intrusion d’unhypnotiseur dans votre conscience, vous aviez perdu pendantlongtemps le souvenir de votre jeunesse, poursuivit-il. C’est lesigne, le stigmate, de tous ceux qui ont été mordus par le serpentdu royaume spirituel. Il semble presque que deux vies doivent êtreentées l’une sur l’autre en nous, tel le greffon sur l’arbresauvage, avant que le miracle de la résurrection puisse seproduire. La séparation qui est habituellement le fait de la mortest provoquée dans ce cas par l’extinction de la mémoire, souventpar une brusque conversion intérieure, sans plus.

« Pour moi, sans cause extérieure apparente, je me suis éveillétout autre, un matin de ma vingt et unième année. Ce que j’aimaisjusqu’alors me laissait indifférent : la vie me paraissait bêtecomme une histoire d’Indiens et perdait toute réalité ; lesrêves devenaient certitude, une certitude apodictique, concluante,comprenez-moi bien : une certitude réelle et la vie dujour était le rêve.

« Tous les hommes connaîtraient cette expérience s’ilspossédaient la clef. Or la seule et unique clef, c’est que l’onprenne conscience dans le sommeil de la forme de son Moi, de sapeau pourrait-on dire, que l’on trouve les intersticesétroits par lesquels la conscience se glisse entre veille etsommeil profond.

« C’est pourquoi je vous ai dit tout à l’heure, j’erre et nonpas je rêve.

« La lutte pour l’immortalité est une lutte pour un spectre,pour la domination des clameurs et des spectres qui noushabitent ; et l’attente de l’intronisation du Moi estl’attente du Messie.

« Le Habal Garmin spectral que vous avez vu, l’haleine des os dela Cabale, c’était le roi. Quand il sera couronné, alors le fil quivous lie au monde par les sens physiques et le canal de la raison,ce fil se brisera.

« Vous allez me demander comment j’ai pu devenir assassin dujour au lendemain, bien que j’eusse été détaché de la vie ?L’homme est comme un tube de verre dans lequel roulent des boulescolorées, chez presque tous, il n’y en a qu’une. Si elle est rouge,l’homme est mauvais ; si elle est jaune, il est bon. S’il y ena deux, une rouge et une jaune qui se poursuivent, alors on a uncaractère instable. Nous qui avons été mordus par le serpent, nousvivons dans notre existence tout ce qu’il advient à la race entièredurant une ère : les boules colorées parcourent le tube à uneallure folle et quand elles sont parvenues au bout, alors noussommes devenus des prophètes… des miroirs de Dieu.

Laponder se tut. Pendant longtemps je demeurai incapable deprononcer un mot. Ses propos m’avaient comme stupéfié.

Je finis pourtant par reprendre la conversation.

– Pourquoi m’avez-vous demandé avec tant d’anxiété de vousraconter mes expériences, alors que vous êtes si, si loinau-dessus de moi ?

– Vous vous trompez, me dit Laponder. Je suis trèsau-dessous de vous. Je vous ai demandé cela, parce que jesentais que vous possédiez la clef qui me manque encore.

– Moi ? Une clef : Ô Dieu !

– Oui, vous ! Et vous me l’avez donnée. Je necrois pas qu’il y ait aujourd’hui sur la terre un homme plusheureux que moi.

Dehors, des bruits. On tirait les verrous. Laponder y fit àpeine attention.

– La clef, c’est l’hermaphrodite. J’en ai la certitudemaintenant. Ne serait-ce que pour cela, je suis heureux qu’onvienne me chercher, parce que je toucherai bientôt le but.

Les larmes m’empêchaient de distinguer le visage de Laponder,j’entendais seulement le sourire dans sa voix.

– Et maintenant adieu, monsieur Pernath et, dites-vous le bien :ce qu’on pendra demain, ce ne seront que mes vêtements ; vousm’avez révélé le plus beau… la dernière chose que j’ignoraisencore. Maintenant, c’est le jour des noces.

Il se leva et suivit le gardien.

« Elles sont intimement liées à mon crime.

Telles furent les dernières paroles que j’entendis et je ne lescompris qu’obscurément.

Depuis cette nuit-là, chaque fois que la lune était dans sonplein, il me semblait voir le visage endormi de Laponder sur latoile grise du grabat.

Dans les jours qui suivirent son départ, j’avais entendu,montant dans la cour des exécutions, des coups de marteau et desgrincements de scie qui duraient parfois jusqu’à l’aube.

Devinant ce qu’ils annonçaient, je restais des heures à meboucher les oreilles, au fond du désespoir.

Les mois succédèrent aux mois. Je vis que l’été touchait à safin quand le misérable feuillage de la cour tomba malade ; lesmurs exhalaient une odeur de champignon.

Lorsque pendant la ronde mon regard tombait sur l’arbre mourant,le médaillon de la Sainte Vierge dans son écorce, je faisaisinvolontairement la comparaison avec le visage de Laponder quis’était si profondément gravé en moi. Je le portais partout ettoujours avec moi, ce masque de Bouddha à la peau lisse, àl’étrange sourire tourné vers l’intérieur.

Une seule fois, en septembre, le juge d’instruction me fitappeler et me demanda d’un air méfiant comme je pouvais expliquerma déclaration à la banque au sujet d’un voyage urgent, monagitation pendant les heures précédant mon arrestation et le paquetcontenant toutes mes pierres précieuses que je portais sur moi.

Lorsque j’avais répondu que je prenais mes dispositions pour mesuicider, le ricanement de chèvre haineux avait de nouveau grelottéderrière le bureau.

Jusqu’alors, j’étais resté seul dans ma cellule, ce qui mepermettait de suivre mes pensées sans distraction, mon chagrin pourCharousek que je supposais mort depuis longtemps et Laponder et matendre nostalgie de Mirjam.

Puis vinrent de nouveau d’autres prisonniers : commis voleurs auvisage usé par la débauche, caissiers ventrus, « enfants perdus »comme aurait dit Vôssatka le noir, qui gâtaient mon air et monhumeur.

Un jour, l’un deux raconta, plein d’une noble indignation, qu’unassassinat avec viol avait eu lieu quelque temps auparavant dans laville, ajoutant que par bonheur le coupable avait été aussitôtarrêté et promptement châtié.

– Il s’appelait Laponder, le coquin, le misérable ! hurlaitl’individu au mufle de bête féroce, condamné à quinze ans de prisonpour mauvais traitements à enfant.

« Ils l’ont pris sur le fait. La lampe est tombée pendant lebigornage et la crèche a brûlé. Le corps de la petite étaittellement carbonisé que personne jusqu’au jour d’aujourd’hui a pusavoir au juste qui c’était. Les cheveux noirs et une petite figurequ’elle avait, c’est tout ce qu’on a trouvé. Et le Laponder ajamais voulu lâcher son nom. Moi je lui aurais arraché la peau etj’aurais mis du poivre dessus. C’est ça les beaux Messieurs !Tous des tueurs ! Comme si y avait pas d’autres moyens quandon veut se taper une fille, ajouta-t-il avec un sourirecynique.

Je bouillais de colère et j’aurais volontiers jeté le gredin parterre. Nuit après nuit, il ronflait sur le grabat qui avait étécelui de Laponder. Je respirai quand il fut enfin relâché.

Mais même alors, je ne pus me débarrasser tout à fait de lui :ses propos s’étaient enfoncés en moi comme une flèche barbelée.

Presque continuellement, dans l’obscurité surtout, la crainte merongeait que Mirjam ait pu être la victime de Laponder.

Plus je luttais contre ce soupçon, plus je m’empêtrais dans sesrets et il finit par devenir une obsession.

Parfois, surtout quand la lune brillait clair au travers dugrillage, il s’atténuait : je pouvais alors faire revivre lesheures passées avec Laponder et le sentiment profond quej’éprouvais pour lui chassait mon tourment. Mais trop souvent lesminutes affreuses revenaient où je voyais Mirjam assassinée,carbonisée et pensais en perdre la raison.

En de tels moments les faibles indices dont je disposais pourétayer mon soupçon se renforçaient et s’organisaient en unestructure sans faille : un tableau plein de détailsindescriptiblement horrifiants.

Au début de novembre, vers dix heures du soir – il faisait déjànuit noire – mon désespoir avait atteint un point tel que jemordais ma paillasse comme une bête assoiffée pour ne pas hurlerlorsque soudain la porte s’ouvrit, le gardien entra et m’ordonna dele suivre chez le juge d’instruction. Je me sentais si faible queje chancelais plutôt que je ne marchais.

L’espoir de quitter un jour cette affreuse prison était mortdepuis longtemps en moi.

Je m’apprêtais à essuyer une froide question, à entendre lebêlement stéréotypé derrière le bureau et à retourner dans lesténèbres.

Monsieur le baron Katimini venait de s’en aller chez lui et seulun vieux gratte-papier bossu, aux doigts en pattes d’araignée setrouvait dans la pièce.

Muet et passif, j’attendis ce qui allait m’arriver.

Je remarquai bien que le gardien était entré à ma suite etclignotait des yeux avec bienveillance dans ma direction, maisj’étais trop abattu pour deviner le sens de la mimique.

– L’enquête a établi, commença le gratte-papier, qui ricana,monta sur un escabeau et fouilla longuement à la recherche dedossiers sur un rayonnage, avant de poursuivre.

« … a établi que l’individu en question, Karl Zottmann, àl’occasion d’une rencontre secrète avant sa mort avec l’ancienneprostituée Rosina Metzeles, alors connue sous le sobriquet deRosina la Rouge puis ultérieurement rachetée par un découpeur desilhouettes sourd-muet présentement sous la surveillance de lapolice, dénommé Jaromir Kwássnitschka, au débit de vin Kautsky etqui vit depuis quelques mois en concubinage flagrant conjointementavec Son Excellence le comte Ferri Athenstadt en qualité demaîtresse, a été par l’action d’une main artificieuse enfermé dansune cave souterraine abandonnée de la maison, circonscriptionis 21873 sous le III romain, ruelle du Coq, numéro d’ordre 7, verrouillédans icelle et soi-même en personne abandonné à la mort par la faimou le froid… le sus-dit Zottmann donc.

Expliqua le gratte-papier avec un coup d’œil par-dessus seslunettes tout en feuilletant son dossier.

« L’enquête a établi en outre et de surcroît que selon toutesles apparences, une fois, une fois le décès survenu, les biens eteffets appartenant au sus-dit Zottmann et parmi lesquels une montreen or à double boîtier ci-annexée sous le fascicule P (romain)section « Bäh » – le gratte-papier leva la montre en l’air au boutde sa chaîne – ont été dérobés. Les déclarations faites sous la foidu serment par le découpeur de silhouettes Jaromir Kwássnitschka,fils orphelin du cuiseur de pains azymes de même nom, décédé il y adix-sept ans, aux termes desquelles il aurait trouvé la montre dansle lit de son frère Loisa devenu entre-temps fugitif, et l’auraitremise contre réception de valeur argent au revendeur d’antiquitéset autres Aaron Wassertrum, propriétaire immobilier entre-tempsdécédé, n’ont pu être prises en considération, vu leur manque devraisemblance.

« L’enquête a en outre établi qu’au moment de sa découverte lecadavre du supposé Karl Zottmann portait sur lui, dans la poche deson pantalon, un carnet où il avait consigné, quelques jours avantsurvenue du décès, des indications susceptibles d’éclairer lesfaits et de faciliter l’arrestation du coupable par les autoritésroyales et impériales.

« En conséquence l’attention d’une haute autorité royale etimpériale a été attirée sur le sieur Loisa Kwássnitschka devenuhautement suspect à la suite des notes testamentaires du ditZottmann et il a été ordonné de mettre un terme à la détention auxfins d’enquête d’Athanasius Pernath, tailleur de pierresprécieuses, sans antécédents judiciaires à ce jour et de cessertoute action contre lui. Prague, juillet, signé Dr BaronKatimini.

Le sol se déroba sous mes pieds et je perdis un instantconnaissance.

Quand je revins à moi, j’étais assis sur une chaise et legardien me tapotait amicalement l’épaule.

Le gratte-papier qui n’avait pas bougé, prisa, se moucha et medit :

– La lecture de la décision n’a pu intervenir qu’aujourd’hui,parce que votre nom commence par un « P » et tout naturellement ilfaut attendre presque la fin de l’alphabet.

Puis il se remit à ânonner :

« Il sera de surcroît porté à la connaissance du sieurAthanasius Pernath, tailleur de pierres précieuses, queconformément aux dispositions testamentaires de l’étudiant enmédecine Innocent Charousek, décédé au mois de mai, un tiers desbiens et possessions du sus-dit lui est échu en héritage, en foi dequoi devra le sieur Athanasius Pernath signer le procès-verbalci-annexé.

En prononçant ces derniers mots, le gratte-papier avait trempéla plume dans l’encrier et commencé à gribouiller.

J’attendais, par habitude, son ricanement de chèvre, mais il nericana pas.

– Innocent Charousek, murmurai-je, l’esprit absent. Le gardiense pencha vers moi et me chuchota à l’oreille :

– Pas longtemps avant sa mort, il est venu me trouver, monsieurle Dr Charousek, et il a demandé de vos nouvelles. Il avait dit devous dire bien, bien des choses. Comme de juste, j’ai pas pu fairela commission à ce moment-là. C’est formellement interdit. Il afini bien tristement, M. le Dr Charousek. Il s’est tué. On l’atrouvé mort sur la tombe d’Aaron Wassertrum, couché à plat ventre.Il avait creusé deux trous profonds dans la terre, il s’étaitouvert les veines du poignet et puis après, il avait mis les brasdans les trous. Il a perdu tout son sang comme ça. Il avait dûdevenir fou, monsieur le Dr Char…

Le gratte-papier, ayant repoussé sa chaise à grand bruit, metendait la plume pour que je signe.

Après quoi il se redressa fièrement et lança, exactement sur leton de son seigneurial supérieur :

– Gardien, emmenez cet homme !

Comme tant de mois auparavant, l’homme au sabre et au caleçonavait posé le moulin à café qu’il tenait sur ses genoux, mais cettefois il ne m’avait pas fouillé, me restituant au contraire mespierres précieuses, le porte-monnaie avec les dix guldens, monmanteau et tout le reste.

Puis je me retrouvai dans la rue.

– Mirjam ! Mirjam ! Enfin, maintenant le revoir estproche !

J’étouffai un cri d’exultation frénétique.

Il devait être minuit. La pleine lune glissait, terne comme uneassiette de cuivre pâle, derrière des voiles de brume.

Le pavé était recouvert par une pellicule de boue collante.

Je fis signe à un fiacre qui avait des airs de monstreantédiluvien dans le brouillard. Mes jambes me refusaient toutservice ; complètement déshabitué de la marche, je vacillaissur des semelles de pied insensibles comme un homme atteint d’unemaladie de la moelle.

– Cocher, conduisez-moi le plus vite possible au 7 ruelle duCoq. Vous m’avez bien compris ? 7 ruelle du Coq.

Chapitre 19LIBRE

Au bout de quelques mètres, le véhicule s’arrêta.

– Ruelle du Coq, bourgeois ?

– Oui, oui, mais faites vite.

De nouveau le fiacre avança de quelques mètres et de nouveau ils’arrêta.

– Au nom du ciel, qu’est-ce qu’il y a encore ?

– Ruelle du Coq, bourgeois ?

– Mais oui, mais oui.

– Je peux pas y aller.

– Et pourquoi donc ?

– Y z’ont mis partout les pavés en l’air. Soi-disant qu’yz’assainissent la ville juive.

– Eh bien allez jusqu’où vous pouvez aller, mais vite, je vousen prie.

Le canasson fit un petit temps de galop, puis poursuivit saroute à une allure plus mesurée. Je baissai la glace de la portièreet avalai goulûment de grosses gorgées d’air nocturne.

Tout était devenu étranger pour moi, incroyablement nouveau lesmaisons, les rues, les magasins, fermés.

Un chien blanc solitaire et morose passa en trottant sur letrottoir mouillé. Je le suivis des yeux.Extraordinaire ! ! Un chien ! J’avais complètementoublié qu’il existât de pareils animaux. Emporté par ma joie, jelui criai comme un enfant :

– Voyons, voyons ! Comment peut-on être d’aussi mauvaisehumeur ?

Qu’allait dire Hillel ? Et Mirjam ?

Encore quelques minutes et je serai auprès d’eux. Je ne cesseraide tambouriner à leur porte jusqu’à ce que je les aie tirés dulit.

Désormais tout était bien, toutes les souffrances de cesdernières années étaient passées. Quel Noël ce serait !

Cette fois, pas le droit d’oublier de m’éveiller, comme l’annéepassée !

L’espace d’un instant, la vieille terreur me paralysa de nouveau: les mots du condamné au mufle de fauve me revinrent à l’esprit.Le visage brûlé, le viol, mais non, non ! Je chassaiviolemment les images : non, non, c’était impossible, impossible.Mirjam vivait ! J’avais entendu sa voix par la bouche deLaponder.

Encore une minute… une demi-minute… et puis…

Le fiacre s’arrêta devant un monceau de débris.

Partout des barricades de pavés.

Des lanternes rouges brûlaient sur leur sommet.

À la lueur des torches, une armée d’ouvriers creusait etpelletait. Des montagnes de gravats et de moellons barraient lechemin. J’escaladai, glissai, enfonçai jusqu’au genou.

Là, ce devait bien être la ruelle du Coq tout demême ? ! Je m’orientai péniblement. Rien que des ruinesautour de moi. La maison où j’avais habité ne se trouvait-elle paslà ? Toute la façade avait été arrachée.

Je grimpai sur une colline de terre ; loin en bas, unechaussée noire, pavée, suivait le tracé de l’ancienne ruelle. Jelevai les yeux : telles de gigantesques cellules dans une ruche,les pièces vidées restaient suspendues en l’air, les unes contreles autres, éclairées moitié par les lueurs des torches et moitiépar la lumière morne de la lune.

Là-bas, en haut, ce devait être ma chambre, je la reconnaissaisà la tapisserie des murs. Il n’en restait plus qu’un lambeau encoreattaché.

Et tout à côté l’atelier, l’atelier de Savioli. Je me sentissoudain le cœur vide. Comme c’était étrange !

L’atelier ! Angélina ! Tout cela était désormais loin,immensément loin derrière moi !

Je me retournai : de la maison que Wassertrum avait habitée, ilne restait pas pierre sur pierre. Tout avait été rasé : la boutiquedu brocanteur, le sous-sol de Charousek, tout, tout.

« L’homme passe comme une ombre. » Cette phrase rencontréeautrefois me revint à l’esprit.

Je demandai à l’un des ouvriers s’il savait où habitaient lesgens expulsés de cette maison et s’il connaissait l’archivisteSchemajah Hillel.

– Pas allemand, fut la réponse.

Je lui donnai un gulden, après quoi il comprit aussitôt ce queje lui demandai, mais ne put me donner le moindrerenseignement.

Non plus qu’aucun de ses camarades.

Peut-être pourrais-je apprendre quelque chose chezLoisitchek ?

L’établissement était fermé, me dit-on, pour rénovation.

Bon alors, réveiller quelqu’un dans le voisinage, cela pouvaitse faire ?

– Y a pas un chat aux alentours, me dit l’ouvrier. C’estdéfendu. À cause du typhus.

– L’alten Ungelt ? Celui-là sera bien ouvert ?

– Fermé.

– Sûr ?

– Sûr.

J’énumérai à tout hasard les noms de quelques receleurs ettrafiquants de tabac qui avaient habité dans le quartier, puis ceuxde Zwakh, Vrieslander, Prokop…

À chacun, l’homme secouait la tête.

– Vous connaissez peut-être Jaromir Kwássnitschka ?

Il dressa l’oreille.

– Jaromir ? Il est pas sourd-muet ?

J’exultai. Dieu soit loué. Au moins quelqu’un de connu.

– Oui, il est sourd-muet. Où habite-t-il ?

– Y découpe des petites images ? Dans du papiernoir ?

– Oui, c’est cela, c’est lui. Où est-ce que je pourrai lerencontrer ?

L’homme me décrivit avec autant de détails que possible un caféde la ville intérieure qui restait ouvert toute la nuit et se remitaussitôt à pelleter.

Durant plus d’une heure je pataugeai dans des océans de gravats,me balançai sur des planches vacillantes et rampai sous des poutresqui barraient les rues. Tout le quartier juif n’était qu’un désertde pierre, comme si un séisme avait détruit la ville.

Haletant de surexcitation, couvert de poussière, les souliersdéchirés, je sortis enfin du labyrinthe. Quelques rangées demaisons et je me trouvais devant le tripot tant cherché.

Sur la devanture, l’inscription « café Chaos ».

Une salle vide, microscopique, contenant avec peine quelquestables collées contre les murs.

Au milieu, un serveur ronflait, couché sur un billard à troispattes.

Une femme de la halle était assise dans un coin, une corbeillede légumes devant elle et dodelinait sur un verre de rhum.

Le serveur daigna enfin se lever et me demander ce que jevoulais. C’est seulement en voyant le regard insolent avec lequelil me toisa que je pris conscience de l’aspect loqueteux que jedevais avoir.

Je jetai un coup d’œil à la glace et ce que j’aperçus me fitpeur : un visage étranger, exsangue, ridé, gris comme de la cendre,avec une barbe hérissée et de longs cheveux en désordre me fixaitd’un regard vide.

Je demandai si un certain Jaromir qui découpait des silhouettesn’était pas là et commandai un café noir.

– Je sais pas où y traîne si longtemps, me fut-il répondu dansun bâillement.

Puis le serveur se recoucha sur le billard et reprit sonsomme.

Je décrochai le Prager Tagblatt pendu au mur etattendis.

Les lettres trottaient comme des fourmis sur les pages et je necomprenais pas un traître mot à ce que je lisais.

Les heures passaient et l’on voyait déjà apparaître derrière lesvitres le bleu profond et louche qui annonce l’arrivée de l’aurorepour un café éclairé au gaz.

Ici et là quelques sergents de ville au plumet luisant dereflets verdâtres jetaient un coup d’œil à l’intérieur, puisrepartaient d’un pas lent et sourd.

Trois soldats qui semblaient ne pas s’être couchésentrèrent.

Un boulanger prit un schnaps.

Enfin, enfin : Jaromir.

Il avait tant changé que je commençai par ne pas le reconnaître: yeux éteints, dents du devant cassées, cheveux clairsemés, creuxprofonds derrière les oreilles.

J’étais si heureux de revoir enfin un visage de connaissance queje me précipitai à sa rencontre, la main tendue.

Il avait l’air extraordinairement apeuré et ne cessait deregarder dans la direction de la porte. J’essayai par tous lesgestes possibles de lui faire comprendre que je me réjouissais dele rencontrer mais il ne paraissait pas me croire.

Quelles que fussent les questions que je lui posai, je meheurtais toujours au même mouvement impuissant de la main, quisignifiait, chez lui, l’incompréhension.

Comment me rendre intelligible ? Ah ! uneidée !

Je me fis donner un crayon et dessinai l’un après l’autre lesvisages de Zwakh, Vrieslander et Prokop.

– Quoi ? Ils ont tous quitté Prague ?

Il brandilla vigoureusement les bras en l’air, mima les gestesde quelqu’un qui compte de l’argent, fit trotter ses doigts sur latable, puis se frappa le dos de la main. Je devinai : tous troisavaient dû recevoir de l’argent de Charousek et parcouraientdésormais le monde avec un théâtre de marionnettes agrandi.

– Et Hillel ? Où habite-t-il maintenant ?

Je dessinai son visage, une maison et un point d’interrogation àcôté.

Jaromir ne comprit pas ce dernier signe, car il ne savait paslire, mais il devina ce que je voulais : il prit un brin de paille,le lança en l’air et le fit disparaître à la manière d’unprestidigitateur.

Qu’est-ce que cela signifiait ? Hillel était-il parti envoyage lui aussi ?

Je dessinai le tribunal rabbinique.

Le sourd-muet secoua violemment la tête.

– Hillel n’est plus là-bas ?

– Non ! (Hochement de tête)

– Où est-il alors ?

De nouveau la manipulation du brin de paille.

– Y veut dire que le monsieur est parti et que personne saitoù.

Le balayeur qui n’avait cessé de nous observer avec le plus vifintérêt, intervenait, doctoral.

Mon cœur se convulsa d’effroi : Hillel parti ! Désormaisj’étais absolument seul au monde. Tout ce qu’il y avait dans lasalle se mit à papilloter devant mes yeux.

– Et Mirjam ?

Ma main tremblait si fort que pendant longtemps je ne pusdessiner un visage ressemblant.

« Mirjam aussi a disparu ?

– Oui. Disparue aussi. Sans laisser de traces.

Je gémis tout fort et me mis à courir à travers la salle tandisque les trois soldats se regardaient d’un air perplexe.

Jaromir essaya de me calmer et voulut me faire part d’autrechose qu’il semblait avoir appris : il se posa la tête sur le bras,comme quelqu’un qui dort.

Je m’accrochais à la table :

– Au nom du Christ, est-ce que Mirjam est morte ?

Hochement de tête. Non. Jaromir répéta la mimique dudormeur.

« Est-ce qu’elle a été malade ?

Je dessinai un flacon de pharmacie.

Hochement de tête. Non. De nouveau le front sur le bras.

Le crépuscule tomba ; l’une après l’autre, les flammes dugaz s’allumèrent et je ne parvenais toujours pas à comprendre ceque signifiait le geste.

J’abandonnai. Réfléchis.

La seule chose qui me restait à faire était d’aller à lapremière heure au tribunal rabbinique pour m’y renseigner et tenterde savoir où Hillel et Mirjam avaient pu se rendre.

Il fallait que je les rejoigne…

Sans un mot, je restai assis à côté de Jaromir. Sourd et muetcomme lui.

Lorsque je relevai les yeux, au bout d’un long moment, je visqu’il était en train de découper une silhouette.

Je reconnus le profil de Rosina. Il me tendit la feuillepar-dessus la table, se posa la main sur les yeux et se mit àpleurer doucement.

Puis il se leva d’un bond et sortit en titubant, sans un gested’adieu.

L’archiviste Schemajah Hillel était parti un jour sans raisonapparente et n’était jamais revenu ; il avait certainementemmené sa fille avec lui, car personne ne l’avait jamais revue nonplus à partir de ce moment-là ; ce fut tout ce que je pusapprendre au tribunal rabbinique.

Aucun indice sur la direction qu’ils avaient pu prendre.

À la banque, on m’expliqua que mon argent était encore bloquépar décision de justice, mais on attendait d’un jour à l’autrel’autorisation de me le remettre.

Donc l’héritage de Charousek devait lui aussi suivre la filièreadministrative et pourtant j’attendais cette somme avec unebrûlante impatience, résolu à la consacrer tout entière àrechercher les traces de Hillel et de Mirjam.

J’avais vendu les pierres précieuses qui me restaient et louédeux petites mansardes meublées contiguës dans la ruelle de laVieille-École, la seule qui eût été épargnée par l’assainissementdu quartier juif.

Hasard curieux : c’était la maison, bien connue, où la traditionplaçait la disparition du Golem.

Je m’étais renseigné auprès des autres habitants – petitscommerçants ou artisans pour la plupart – sur ce qu’il pouvait yavoir de vrai dans l’histoire de la « pièce sans issue » et l’onm’avait ri au nez. Comment pouvait-on ajouter foi à de pareillesinepties !

Mes propres aventures qui y étaient liées avaient pris en prisonla pâleur diaphane d’un rêve depuis longtemps dissipé et je nevoyais plus en elles que des symboles exsangues, sans vie. Je lesrayai du livre de mes souvenirs.

Les mots de Laponder que j’entendais parfois résonner aussiclairement dans mon for intérieur que s’il eût été assis en face demoi à me parler, comme dans la cellule, me confirmaient dans l’idéeque j’avais dû vivre en esprit ce qui m’avait autrefois paru êtreune réalité tangible.

Tout ce que j’avais possédé alors n’avait-il pas disparu : lelivre Ibbour, le jeu de tarots fantastique, Angélina et même mesvieux amis Zwakh, Vrieslander et Prokop !

La veille de Noël était arrivée et je m’étais acheté un petitsapin avec des bougies rouges. Je voulais être jeune une foisencore et avoir autour de moi la danse des petites flammes, l’odeurdes aiguilles résineuses et de la cire brûlée.

Avant la fin de l’année je serais peut-être déjà en chemin, à larecherche de Hillel et de Mirjam par les villes et les villages,partout où m’attirerait mon instinct profond.

Toute impatience s’était peu à peu éteinte en moi et toutecrainte que Mirjam eût été assassinée : dans mon cœur je savais queje les retrouverais l’un et l’autre.

Il y avait comme un perpétuel sourire en moi et quand je posaisla main sur quelque objet, j’avais l’impression qu’une grâce enémanait. Le contentement d’un homme qui rentre chez lui après unlong voyage et aperçoit de loin les tours de sa ville natalem’emplissait étrangement.

J’étais retourné un jour dans le petit café pour emmener Jaromirpasser la Noël chez moi. J’y avais appris qu’il n’avait plus jamaisreparu et je m’apprêtais déjà à repartir, tout attristé, quand unvieux colporteur était entré pour proposer de petites vieilleriessans valeur.

Je fouillai dans sa boîte et voilà que parmi les breloques, lespetits crucifix, les peignes, les broches, un minuscule cœur enpierre rouge attaché à un ruban de soie brodée me tomba sous lamain. Je reconnus avec stupéfaction le souvenir qu’Angélina m’avaitdonné près de la fontaine dans le parc de son château, alorsqu’elle était encore petite fille.

D’un seul coup je revis toute ma jeunesse, comme si je regardaisun tableau peint par une main enfantine au fond d’une chambrenoire.

Je restai là longtemps, longtemps, à regarder le petit cœurrouge sur la paume de ma main.

Assis dans la mansarde, j’écoutais le craquotement des aiguillesde sapin quand çà et là une petite branche se mettait à griller surla flamme d’une bougie.

« Peut-être en ce moment même le vieux Zwakh est-il en train dejouer son Noël des marionnettes quelque part dans le monde »pensai-je et je me le représentais déclamant d’une voix pleine demystère les strophes de son poète préféré, Oskar Wiener :

Où est le cœur en pierre rouge ?

Il est attaché à un ruban de soie.

Ô toi, ô ! ne donne pas ce cœur,

Je lui ai été fidèle et je l’aimais

Et j’ai servi sept dures années

Pour ce cœur et je l’aimais.

Soudain, je me sentis inondé par une joie singulière.

Les bougies achevaient de se consumer. Une seule vacillaitencore. La fumée roulait dans la pièce.

Comme si une main m’avait tiré, je me retournai brusquement et:

Mon image se tenait sur le seuil. Mon double.

Dans un manteau blanc. Une couronne sur la tête.

Un instant seulement.

Puis des flammes se ruent au travers du bois de la porte,entraînant à leur suite un nuage de fumée étouffante.

Il y a un incendie dans la maison ! Au feu ! Aufeu !

Dans le lointain déjà, les hurlements furieux des sirènes depompiers.

Casques étincelants et commandements hachés.

Puis le halètement flasque et rythmé des pompes qui se ramassentcomme des démons de l’eau pour bondir sur leur ennemi mortel : lefeu.

Le verre tinte et des langues rouges jaillissent de toutes lesfenêtres.

On jette des matelas, la rue en est pleine, des gens sautent eton les emmène, blessés.

Mais en moi c’est une extase frénétique qui exulte ; je nesais pourquoi. Mes cheveux se hérissent.

Je cours vers la cheminée pour ne pas être grillé, car lesflammes me gagnent.

La corde d’une brosse à ramoner y est enroulée.

Je la déroule, me la passe autour des poignets et des jambescomme j’ai appris à le faire à la gymnastique quand j’étais enfantet me laisse tranquillement glisser le long de la façade.

Je passe devant une fenêtre. Regarde à l’intérieur.

Tout y est violemment éclairé.

Et alors je vois… alors je vois… tout mon corps n’estqu’un immense cri de joie.

– Hillel ! Mirjam ! Hillel !

Je veux sauter dans la gouttière.

J’étends la main vers elle. Perds ma prise sur la corde.

Pendant un instant, je reste suspendu entre ciel et terre,la tête en bas, les jambes en croix.

La corde chante sous la brusque tension. Ses fils s’étirent etcraquent.

Je tombe.

Perds connaissance.

En tombant, j’empoigne le rebord de la fenêtre, mais mes doigtsglissent. Pas de prise : La pierre est lisse.

Lisse comme un morceau de graisse.

Chapitre 20CONCLUSION

… comme un morceau de graisse !

C’est la pierre qui ressemble à un morceau degraisse.

Les mots hurlent à mes oreilles. Puis je me redresse, et doisfaire un effort pour me rappeler où je suis.

Couché, dans un hôtel.

Je ne m’appelle pas Pernath du tout.

Ai-je donc rêvé tout cela ?

Non ! On ne rêve pas ainsi.

Je regarde la pendule : j’ai à peine dormi une heure.

Il est trois heures et demie.

Et là-bas, un chapeau est accroché ; il n’est pas à moi,c’est celui que j’ai pris par mégarde à la cathédrale du Hradschin,tandis que j’assistais à la grand-messe.

Est-ce qu’il y a un nom à l’intérieur ?

Je le prends et vois, en lettres d’or sur la doublure de soieblanche, le nom inconnu et pourtant si connu :

ATHANASIUS PERNATH

Cette fois, j’en aurai le cœur net ; je m’habille à la hâteet descends l’escalier en courant.

– Portier ! Ouvrez-moi ! Je veux aller faire un tourd’une heure.

– Où ça, sivouplaît ?

– Dans la ville juive. Ruelle du Coq. Il y a bien une rue quiporte ce nom-là ?

– Sûr, sûr – le portier sourit malicieusement – mais je voussignale que dans la ville juive, il ne reste pas grand-chose. Toutrefait à neuf, sivouplaît.

– Aucune importance. Où est-elle cette rue ?

Le gros doigt du portier se pose sur le plan :

– Là, sivouplaît.

– Et le cabaret Chez Loisitschek ?

– Là, sivouplaît.

– Donnez-moi une grande feuille de papier.

– Voilà, sivouplaît.

J’emballe le chapeau de Pernath. Curieux : il est presque neuf,irréprochablement propre et pourtant friable comme s’il était très,très vieux.

En chemin, je réfléchis.

Tout ce qui est arrivé à cet Athanasius Pernath, je l’ai vécu enune nuit, vu, entendu, senti comme si j’étais devenului. Alors comment se fait-il que je ne sache pas ce qu’ila aperçu derrière la fenêtre grillagée pendant l’instant où lacorde s’est cassée et où il a crié « Hillel ! Hillel !» ?

Je me rends compte qu’il s’est séparé de moi à ce moment.

Il faut que je retrouve cet Athanasius Pernath,dussé-je courir à sa poursuite pendant trois jours et troisnuits.

Ainsi, c’est cela la ruelle du Coq ?

Je ne l’avais pas vue du tout comme cela en rêve !

Rien que des maisons neuves.

Une minute plus tard, je suis assis au café Loisitschek.

Une salle sans style, assez propre.

Au fond, une estrade bordée d’une balustrade en bois ; unecertaine ressemblance avec le vieux Loisitschek rêvé estindéniable.

– Vous désirez ? me demande la serveuse, solide gaillardeserrée à éclater dans une veste de velours rouge.

– Un cognac, mademoiselle… Bien, merci. Hum, dites-moi…

– Oui ?

– À qui appartient ce café ?

– À monsieur le conseiller commercial Loisitschek. Toute lamaison lui appartient. Un beau monsieur, très riche.

Ah ! le type avec des dents de sanglier à sa chaîne demontre ! Je me rappelle.

J’ai une bonne idée qui va m’aider à m’y reconnaître :

– Mademoiselle !

– Oui ?

– Le pont de pierre, quand s’est-il donc écroulé ?

– Il y a trente-trois ans.

– Hum. Trente-trois ans !

Je calcule : dans ces conditions le tailleur de pierresprécieuses Pernath doit avoir presque quatre-vingt-dix ans.

« Mademoiselle !

– Oui ?

– Est-ce qu’il n’y a pas quelqu’un, dans vos clients, qui serappellerait encore l’aspect qu’avait la vieille ville juive del’époque ? Je suis écrivain et ces questions-làm’intéressent.

La serveuse réfléchit.

– Dans les clients ? Non. Mais attendez donc : le marqueurqui joue au billard là-bas avec un étudiant, vous le voyez ?Celui qui a un nez crochu, le vieux. Il a toujours habité par ici,il vous dira tout ça. Vous voulez que je l’appelle quand il aurafini ?

Je suis le regard de la fille : un vieillard efflanqué à cheveuxblancs se penche sur la table et enduit la queue de craie. Unvisage ravagé, mais curieusement distingué. À qui me fait-il doncpenser ?

– Mademoiselle, comment s’appelle ce marqueur ?

La fille appuie le coude sur la table pour se caler, lèche uncrayon, puis écrit à toute vitesse son prénom un nombreincalculable de fois sur le marbre, en l’effaçant chaque fois d’undoigt abondamment humecté. Pendant cet exercice, elle me lance desœillades plus ou moins enflammées, dans la mesure de ses moyens.Bien entendu, la surélévation concomitante des sourcils estinévitable, objectif : accentuer la fascination du regard.

Je répète ma question :

– Mademoiselle, comment s’appelle le marqueur ?

Je vois bien qu’elle aurait préféré entendre autre chose :mademoiselle, pourquoi ne portez-vous pas simplement uneveste ? Par exemple. Mais je ne le lui demande pas. Je suisobsédé par mon rêve.

– Voyons, comment donc qu’y s’appelle ? grogne-t-elle,boudeuse. Ferri, je crois. Ferri Athenstädt.

Tiens, tiens ? Ferri Athenstädt ! Hum, encore unevieille connaissance.

– Racontez-moi des tas, des tas de choses sur lui,mademoiselle.

Je roucoule, mais il faut que je me fortifie aussitôt avec uncognac supplémentaire.

« Vous savez si bien parler. (Je me dégoûte moi-même.) Elle sepenche avec un air mystérieux tout contre moi, si près que sescheveux me chatouillent le visage et chuchote :

– Le Ferri, dans le temps, c’était un drôle de matois. Un noblequ’on disait, une famille très ancienne, mais bien sûr, c’est deshistoires, il a pas de barbe, et riche, affreux. Une juiverouquine, qui avait toujours été une moins que rien – elle écrivitde nouveau son nom une demi-douzaine de fois – l’a complètementpompé. Question argent, je veux dire. Bon, alors quand il a étésans le rond, elle l’a plaqué et elle s’est fait épouser par unmonsieur de la haute. – Elle me chuchote à l’oreille un nom que jene comprends pas. – Comme de juste, le monsieur de la haute a étéobligé de renoncer à tous ses titres, et depuis ce moment-là, il aplus le droit que de s’appeler chevalier de Dämmerich. Seulement,elle, vu qu’avant c’était une moins que rien, il a pas encore pu ladécrasser. Je dis toujours…

– Fritzi ! L’addition ! cria quelqu’un surl’estrade.

Je laisse mes regards errer dans la salle et voilà que j’entendssoudain derrière moi un petit grésillement métallique, comme celuid’un grillon.

Curieux, je me retourne. N’en crois pas mes yeux :

Le visage tourné vers le mur, vieux comme Mathusalem, une boîteà musique pas plus grosse qu’un paquet de cigarettes dans des mainsde squelette tremblantes, complètement affaissé sur lui-même :l’aveugle Nephtali Schaffraneck est assis dans un coin ettourne la manivelle microscopique.

Je m’approche.

Il chantonne confusément à part lui :

Madame Pick,

Madame Hock,

Étoile rouge, étoile bleue,

Elles jacassent tout partout.

– Savez-vous comment s’appelle ce vieil homme ?demandai-je à un garçon qui passait à toute allure.

– Non, monsieur, personne ne sait ni qui il est, ni comment ils’appelle. Lui-même l’a oublié. Il est absolument seul au monde. Jeparie bien qu’il a cent ans ! Tous les soirs, il vientici ; on lui donne un petit café, par charité.

Je me penche vers le vieillard et lui crie un mot à l’oreille:

– Schaffraneck !

Comme frappé par la foudre, il sursaute, marmonne quelque chose,se passe la main sur le front.

« Vous me comprenez, monsieur Schaffraneck ?

Il fait signe que oui.

« Faites bien attention ! Je voudrais vous demander quelquechose de l’ancien temps. Si vous répondez bien à tout, je vousdonnerai le gulden que je pose là sur la table.

– Gulden, répète le vieillard, et il se met aussitôt à tournercomme un furieux la manivelle de sa boîte à musiquegrésillante.

Je lui retiens la main.

– Réfléchissez bien ! Vous n’avez pas connu, il y a environtrente-trois ans, un tailleur de pierres précieuses quis’appelait Pernath ?

– Hardrbolletz ! Culottier ! bégaie-t-il, lesouffle court, et fendu d’une oreille à l’autre comme si je luiavais raconté une fameuse plaisanterie.

– Non, pas Hardrbolletz : Pernath !

– Pereles ? ! Il jubile littéralement.

– Non, pas Pereles non plus : Pernath !

– Pascheles ? Il glousse de joie.

Déçu, j’abandonne mon enquête.

– Vous vouliez me parler, monsieur ? Le marqueur FerriAthenstädt se tient devant moi et s’incline froidement.

– Oui. Parfaitement. Nous pourrions faire une partie de billardtout en bavardant.

– Vous jouez de l’argent, monsieur ? Je vous rendsquatre-vingt-dix points.

– Entendu : un gulden la partie. Commencez donc.

Son Excellence empoigne la queue, vise, manque son effet etprend une mine déconfite. Je connais cela : il va me laisserarriver à quatre-vingt-dix-neuf et puis il me rattrapera en uneseule série.

Ma curiosité est de plus en plus vive. Je vais droit au but.

– Essayez de vous rappeler, monsieur le marqueur : il y a bienlongtemps, à peu près à l’époque où le pont de pierre s’estécroulé, vous n’avez pas connu dans la ville juive d’alors uncertain Athanasius Pernath ?

Assis sur un banc le long du mur, un homme vêtu d’une veste detoile rayée rouge et blanc, l’œil louche et de petites boucles enor aux oreilles, sursaute, me dévisage et se signe.

– Pernath ? Pernath ? répète le marqueur, en faisantun grand effort de concentration.

« Pernath ? Il n’était pas grand, maigre ? Des cheveuxbruns, une barbe en pointe taillée court ?

– Oui. Exactement.

– À peu près quarante ans à l’époque ? Il ressemblait…

Son Excellence me fixe tout à coup avec étonnement.

« Vous êtes de ses parents, Monsieur ?

Le loucheur se signe.

– Moi ? Parent ? Quelle idée bizarre ! Non. Jem’intéresse à lui, simplement. Vous savez quelque chose deplus ?

Je pose la question d’un ton négligent, mais je sens mon cœurqui se glace.

Ferri Athenstädt se replonge dans ses réflexions.

– Si je ne me trompe, il passait pour fou à l’époque. Une fois,il a prétendu qu’il s’appelait… attendez donc… oui :Laponder ! Et puis après, il se faisait passer pour un certainCharousek.

– Pas un mot de vrai là-dedans ! interrompt le loucheur.Charousek, il a vraiment existé. Mon père a hérité de luides milliers de florins.

– Qui est cet homme ? demandai-je à mi-voix aumarqueur.

– Un passeur qui s’appelle Tschamrda. En ce qui concernePernath, je me rappelle seulement, ou du moins je le crois, que parla suite il a épousé une très jolie juive, très brune.

– Mirjam !

Je suis si agité que mes mains tremblent et je ne peux continuerà jouer.

Le passeur se signe.

– Mais enfin qu’est-ce que vous avez donc aujourd’hui, monsieurTschamrda ? demande le marqueur étonné.

– Le Pernath, il a pas jamais vécu ! crie le loucheur. Jele crois pas.

Je lui offre aussitôt un cognac pour lui délier la langue.

– Y a bien des gens qui disent que le Pernath vit encore,finit-il par articuler. J’ai entendu causer qu’il était tailleur depierres et qu’il habitait sur le Hradschin.

– Où ça sur le Hradschin ?

Le passeur se signa.

– C’est justement. Il habite où y a pas un homme vivant qui peuthabiter : contre le mur à la dernière lanterne.

– Vous connaissez sa maison, monsieur… monsieur…Tschamrda ?

– Pas pour rien au monde je voudrais monter là-haut !protesta le loucheur. Pour qui vous me prenez ? Jésus, Marie,Joseph !

– Mais vous pourriez peut-être me montrer le chemin de loin,monsieur Tschamrda ?

– Ça, oui, grommela-t-il. Si vous voulez attendre six heures dumatin ; c’est le moment où je descends jusqu’à la Moldau. Maisje vous le conseille pas. Vous risquez de tomber dans les fossésaux cerfs et de vous casser le cou, sans compter tous les os.Sainte Mère de Dieu !

Nous marchons ensemble dans le matin : un vent frais souffle dela rivière. Soulevé par l’impatience, je sens à peine le sol sousmes pas.

Soudain, la maison du passage de la Vieille-École se dressedevant moi.

Je reconnais chacune des fenêtres : le tuyau de descente, legrillage, les chaînages de pierre luisants comme de la graisse,tout, tout !

– Quand cette maison a-t-elle brûlé ? demandai-je auloucheur. Je suis si tendu que les oreilles me bourdonnent.

– Brûlé ? Jamais !

– Si. J’en suis sûr.

– Non.

– Mais enfin, je le sais ! Vous voulez parier ?

– Combien ?

– Un gulden.

– Topez-là.

Et Tschamrda va chercher le concierge.

« La maison, elle a déjà brûlé ?

– Et pourquoi donc ? L’homme rit.

Je ne peux arriver à le croire.

« Voilà soixante-dix ans que j’habite ici, renchérit leconcierge. Je m’en serais bien aperçu.

Curieux, curieux…

Le passeur me fait traverser la Moldau sur son bachot – huitplanches mal rabotées – avec des mouvements saccadés cocasses.L’eau jaune écume contre le bois. Les toits du Hradschin lancentdes éclairs rouges au soleil du matin.

Un sentiment d’allégresse indescriptible s’empare de moi.

Légèrement flou et qui semble venir d’une existence antérieure,comme si le monde autour de moi était enchanté, j’ai l’impressionde vivre dans plusieurs lieux à la fois, expérience de rêve.

Je mets pied à terre.

– Je vous dois combien, monsieur Tschamrda ?

– Un kreutzer. Si vous m’aviez aidé à ramer ça vous aurait coûtédeux kreutzers.

Je suis de nouveau le chemin déjà parcouru la nuit dans monsommeil : le petit escalier solitaire du château. Le cœur battantje sais par avance ce que je vais trouver : l’arbre chauve dont lesbranches passent au-dessus du mur.

Non : il est couvert de fleurs blanches.

L’air est chargé de l’odeur sucrée du seringat.

À mes pieds, la ville s’étend dans la première lumière du jourcomme une vision de la Terre promise.

Pas un bruit. Seulement des odeurs et des couleurs.

Je pourrais me retrouver les yeux fermés dans la curieuse petiterue des Alchimistes, tant le chemin m’est soudain devenufamilier.

Mais là où cette nuit se trouvait la barrière de bois devant lamaison éclatante de blancheur, une superbe grille ventrue et doréeferme maintenant la rue.

Deux ifs jaillissant de buissons bas en fleurs flanquent laporte d’entrée dans le mur qui court derrière la grille.

Je m’étire pour regarder au-dessus des buissons et demeureébloui par une splendeur toute neuve :

Le mur du jardin est entièrement recouvert de mosaïque. Bleuturquoise avec des fresques dorées curieusement contournées quireprésentent le culte du dieu égyptien Osiris.

La porte est le dieu lui-même : un hermaphrodite dont les deuxmoitiés constituent les vantaux, femelle à droite, mâle à gauche.Il est assis sur un précieux trône de nacre en demi-relief et satête d’or est celle d’un lièvre. Les oreilles haut dressées etserrées l’une contre l’autre font penser aux deux pages d’un livreouvert.

Une odeur de rosée et de jacinthe flotte au-dessus du mur.

Longtemps je reste là, pétrifié, stupéfait. J’ai l’impressionqu’un monde inconnu, étranger, s’étend devant moi et un vieuxjardinier ou un domestique avec des souliers à boucle d’argent, unjabot et une redingote bizarrement coupée s’approche par la gauchederrière la grille pour me demander, entre les barreaux, ce que jedésire.

Sans un mot, je lui tends le papier contenant le chapeaud’Athanasius Pernath.

Il le prend et s’en va par la porte à deux battants.

Au moment où il l’ouvre, je vois derrière elle une demeure demarbre aux allures de temple et sur son perron :

ATHANASIUS PERNATH

et appuyée contre lui :

MIRJAM

Et tous deux regardent en bas vers la ville.

L’espace d’un instant, Mirjam se retourne, m’aperçoit, sourit etchuchote quelque chose à Athanasius Pernath.

Je suis fasciné par sa beauté.

Elle est aussi jeune que je l’avais vue cette nuit en rêve.

Athanasius Pernath se tourne lentement vers moi et mon cœurs’arrête.

C’est moi, comme si je me voyais dans, un miroir, tant sonvisage est semblable au mien.

Puis les battants de la porte se referment et je ne distingueplus que l’hermaphrodite chatoyant.

Le vieux domestique me remet mon chapeau et me dit – j’entendssa voix comme si elle venait des profondeurs de la terre :

– Monsieur Athanasius Pernath vous présente ses remerciementsles plus reconnaissants et vous prie de ne pas tenir pourinhospitalier qu’il ne vous invite pas à entrer dans le jardin,mais c’est une règle de la maison depuis les temps les plusanciens.

Je suis chargé de vous faire savoir qu’il n’a pas porté votrechapeau car il s’est immédiatement aperçu de la substitution.

Il espère seulement que le sien ne vous a pas occasionné demigraine.

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