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Le Hazard du coin du feu

Le Hazard du coin du feu

de Claude-Prosper Crébillon fils
SCÈNE 1

 

La scène est à Paris, chez Célie ; et l’action se passe dans une de ces petites pièces reculées, que l’on nomme boudoirs. à l’ouverture de la scène, Célie paroît couchée sur une chaise longue, sous des couvre-pieds d’édredon. Elle est en négligé, mais avec toute la parure et toute la recherche dont le négligé peut être susceptible. la marquise est au coin du feu, un grand écran devant elle, et brodant au tambour.

Célie, la marquise

 

Célie, poussant un profond soupir.

En vérité ! Monsieur D’Alinteuil, tout mon ami que vous êtes, vous m’obligez bien sensiblement de vous en aller…

La Marquise.

Il est vrai que sa présence paroissoit vous être si à charge, que j’ai peine à comprendre comment il ne s’en est pas apperçu.

Célie.

Oh ! Je ne suis pas sa dupe : il le voyoit bien ; mais il trouvoit tant de douceur à jouer le rôle d’amant outragé ! Il croyoit même y mettre tant de dignité,qu’il étoit tout simple qu’il cherchât à le prolonger le plus qu’il lui seroit possible.

La Marquise.

Les hommes, en voulant satisfaire leur vanité,nous donnent quelquefois de bien risibles spectacles ; et jedoute fort que s’ils sçavoient combien ils nous amusent quand ilsprennent avec nous l’air piqué, et qu’ils n’intéressent pas notrecœur, ils n’aimassent pas mieux renfermer leur ressentiment que denous le montrer.

Célie.

Assurément ! Quand l’amour leur tourne latête, on peut dire qu’il la leur tourne bien !

La Marquise.

Bon ! L’amour ! Il est bien àprésent question de cela !

Célie.

Quoi ! Est-ce que vous croyez qu’il nevous a pas aimée ?

La Marquise.

Je me souviens qu’il m’a dit qu’ilm’aimoit ; et il m’a, en effet, tant excédée du récit de sestourmens qu’il seroit difficile que je ne me le rappelassepas ; mais, malgré toute l’importunité qu’il a cru devoir ymettre, il s’en est fallu beaucoup que j’aie été convaincue de cequ’il vouloit que je crûsse.

Célie.

Je ne doute cependant pas qu’il ne vous dîttrés-vrai ; mais, comme vous ne l’ignorez pas, ce n’est pointle sentiment que nous inspirons, mais le sentiment qu’on nousinspire, qui nous persuade.

 

La Marquise.

Il falloit, à la cruelle opiniâtreté qu’il y amise, qu’il n’admît pas cette maxime, ou qu’il crût ce que tous lesopéras du monde disent, et si faussement, du mérite de laconstance.

Célie.

Mais qu’espéroit-il ?

Ne voyoit-il pas bien que vous aimiez M. DeClerval ? Et se flattoit-il de vous rendreinconstante ?

La Marquise.

Pourquoi point ? Soit par le peu de casqu’ils font de nous, ou par la haute opinion qu’ils ontd’eux-mêmes, avez-vous jamais vu d’hommes à qui la certituded’avoir un rival aimé fît abandonner le dessein deplaire ?

Célie.

Moins il pouvoit ignorer votre façon depenser, moins l’espoir lui pouvoit être permis ; et jem’étonne, en conséquence, qu’il en ait pu concevoir une minute.

La Marquise.

Ma façon de penser ! Eh ! Depuisquand donc les hommes nous font-ils l’honneur de nous en croireune ?

Célie.

A ce que je vois, M D’Alinteuil n’a été qu’unfou ; et, qui pis est, l’est encore ; car, que veulentdire les façons qu’il vient d’avoir avec vous ? Que tant qu’ilvous a aimée il ait été piqué de n’avoir pas pu vous plaire, et quemême il vous en ait haïe, c’est un effet du sentiment et del’orgueil également blessés, qui, pour être fort injuste, ne m’ensurprend pas beaucoup plus. Mais ce qui, je l’avoüe, me paroît lecomble de la déraison, c’est qu’aussi amoureux de Mme De Valsyqu’il en est aimé, il paroisse encore autant vous haïr, de ce quevous n’avez point répondu à sa passion, que si vous n’eussiez pascessé d’en être l’objet.

La Marquise.

Cela ne me surprend pas, moi. Ce n’est pasd’aujourd’hui que la vanité se souvient de ces sortes de malheurs,long-tems après que le cœur les a oubliés.

Célie.

S’il va porter à Mme De Valsy toutel’humeur qu’il vient de nous montrer, je doute, quelque éprisequ’elle en soit, qu’elle ne le trouve pas, ainsi que nous, de laplus mauvaise compagnie du monde.

La Marquise.

Oh ! Son auguste front se déridera auprèsd’elle. Mais, est-ce qu’en nous quittant, il est allé àVersailles ?

Célie.

Sans doute ! Il l’a dit, du moins.

La Marquise.

Je n’y avois pas pris garde ; mais voilàce qui s’appelle de l’empressement ! Dès la nuit dernière àParis ; et ce soir auprés d’elle ? Je croyois que rien nepouvoit égaler le froid qu’il fait aujourd’hui ; mais je voisqu’on pourroit très-bien y comparer le feu qui le brûle.

Célie.

Voilà pourtant l’amant que vous avezdédaigné.

La Marquise.

Et que j’ai, au surplus, l’injustice de neregretter guères, comme vous voyez. Il est vrai que, tout admirablequ’il est, je puis dire que j’en ai sur moi copie : car, parle même tems qu’il va rejoindre Mme De Valsy, M. De Clervalvient me retrouver. Mais dites-moi, je vous prie, comment, jalouxau point où l’est M D’Atinteuil, s’arrange-t’il avec l’objet de sanouvelle passion ? Entre nous, elle pense de manière à donnerun peu d’inquiétude à l’homme qui lui est attaché.

Célie.

Ah ! Pour cela, il seroit, s’il sepouvoit, plus jaloux encore que le jaloux de Navarre, que je ledéfierois d’en prendre : elle ne vit exactement que pourlui.

La Marquise.

Je le crois bien ; mais c’est que, commeelle a déjà vécu pour quelques autres avec la même exactitude, etqu’elle ne les en a pas plus gardés, il ne seroit absolument pasdans son tort, si, au milieu de la vive passion qu’il inspire, ilcraignoit d’elle un peu d’inconstance.

Célie.

Pour son affaire actuelle, elle tiendrasûrement ; car ç’a été de sa part le coup de foudre le plusétonnant qu’on ait jamais vu.

La Marquise.

Bon ! Un coup de foudre ! Est-ce quevous croyez aux coups de foudre ?

Célie.

Mais, marquise, est-ce que vous n’y croiriezpas, vous ?

La Marquise.

Je n’y ai pas, du moins, autant de foi qu’auxmauvaises têtes ; et je ne m’en crois pas plus dans mon tort.Il me semble, de plus, qu’il en est des coups de foudre comme desrevenans. On ne voit de ces derniers, et l’on n’éprouve les autres,qu’autant qu’on a la stupidité de croire à leur existence.

Célie.

Quoi ! Vous proscrivez ce mouvement dontla cause nous est inconnue, et qui nous entraîne, avec une violenceà laquelle on voudroit vainement résister, vers l’objet qui nousenchante, même avant que de sçavoir si nous le frappons aussivivement que nous en sommes frappés nous-mêmes ?

La Marquise.

Non, en le croyant infiniment plus rare qu’onne dit, je sçais qu’il existe ; mais quand je vois de combiend’horreurs on le fait le prétexte, il s’en faut peu que je ne soistentée de le nier.

Célie.

Est-ce donc un si grand mal, si l’impressionque l’on a reçue est aussi forte qu’elle a été rapide, que leseffets de la passion tiennent du genre de la passionmême ?

La Marquise.

Oui, sans doute, c’en est un très-grand :tôt ou tard les hommes nous punissent de nous être manqué ;et, moins encore pour l’intérêt des mœurs que pour le sien même,une femme ne doit point se livrer avec une légèreté qui l’exposetoujours plus au mépris de ce qu’elle aime, qu’elle n’en obtient dereconnoissance. De tous les bonheurs que l’amour peut lui offrir,le premier, le plus essentiel, le plus idéal, est le bonheur d’êtreestimée de son amant. Si le caprice ne le recherche point, l’amourne sauroit s’en passer ; ou, du moins, ne s’en passe jamaissans en être cruellement puni.

Célie.

Et pourtant, se rendre promptement ; serendre tard ; être estimée à cause de l’un, méprisée parrapport à l’autre : tout cela, dans le fond, pure affaire depréjugé.

La Marquise.

Je suis fort éloignée de penser comme vous surcela ; mais en supposant que vous eussiez raison, toutpréjugé, dès qu’il peut être la source ou le soutien d’une vertu,quelle qu’elle soit, ne mérite pas moins de respect que le plusincontestable des principes.

Célie.

A vous parler naturellement, je crois bienchimérique la différence qu’on s’efforce d’établir entre ces deuxchoses-là.

La Marquise.

Pardonnez-moi : il y en a une entreelles, et même beaucoup plus réelle que vous ne pensez : c’estque si les préjugés nous soutiennent jusqu’à l’occasion, ils nous ylaissent, et que les principes nous la font braver.

Célie.

Quoi ! Ils nous font braverl’amour ! Les principes ! Il faut avouer qu’ils ont là unbien beau secret !

La Marquise.

Non, ils ne le font pas braver : nousn’en cédons pas moins ; mais nous en cédons avec plus denoblesse. Tout ce qui nous heurte ne nous fait pas tomber. Si,comme il n’est que trop vrai, les principes ne triomphent point dela sensibilité du cœur, ils ont, du moins, le pouvoir de dissiperles illusions de l’amour-propre, de maîtriser l’imagination, decommander aux sens ; et quand une femme n’a pas contre elle desi redoutables ennemis, et qu’il ne lui reste plus que l’amour àcombattre, encore pour la vaincre faut-il qu’on lui eninspire ; et quand la sotte ambition de tourner des têtes etla vanité ne la séduisent point, cela ne devient pas si facile.

Célie.

Vous attribuez donc à la vanité bien del’empire sur nous ?

La Marquise.

Pour juger combien aisément on flatte lanôtre, il ne faut que considérer avec quelle facilité on lablesse.

Célie.

Si elle est tout à la fois aussi puérile etaussi délicate que vous le prétendez, je crois que l’on doit moinsen accuser la nature, qui, à cet égard, peut-être, a moins de tortavec nous qu’on ne le dit, que notre éducation qui ne nous latourne que sur de petits objets, et les hommes qui, par le genre deleurs éloges, achèvent toujours en nous ce que l’éducation n’avoitfait que commencer.

La Marquise.

Le premier de ces reproches est très-fondé,sans doute ; quant au second, on pourroit y répondre que,comme quand l’on tend un piége à quelqu’animal que ce soit, on asoin de le munir de l’amorce qui a le plus en elle de quoi l’yattirer ; de même les hommes ne nous disent tant que noussommes belles, que parce qu’ils sçavent que de tout ce qu’ilspourroient nous dire, ce sera ce qui nous flattera le plus ;que l’amour-propre est toujours en nous plus susceptible dereconnoissance que le cœur ; et que la plus sûre voie qu’ilsaient pour gagner le dernier est de flatter l’autre. Si donc nousne prisions la beauté et la peine qu’ils prennent de nous vanternos charmes, que ce qu’elles valent en effet ; que nousmissions à être estimables, la vanité que nous mettons à n’être quebelles ; que nous crûssions enfin-ce qui est de la dernière etde la plus incontestable vérité-que l’amour promet plus de bonheurqu’il n’en procure, et que la vertu en procure toujours plus encorequ’elle n’en promet, vous verriez que leurs triomphes et nos chutesne seroient pas si fréquens ; et que, si nous le craignionsdavantage, le malheur d’aimer ne seroit plus si souvent comptéparmi les nôtres.

Célie.

Je ne suis point surprise qu’avec une pareillefaçon de penser, vous ayez tant fait attendre, à M. De Clerval, sonbonheur.

La Marquise.

Il est vrai qu’il ne m’a pas conquise à bonmarché.

Célie.

Ah ! Dites-moi un peu, je vous prie,marquise, comment vous attaqua-t’il ?

La Marquise.

Comme, apparemment, il falloit que je lefusse, puisqu’il m’a prise.

Célie.

Je vous demande pardon ; mais c’est queje me souviens de lui avoir vu certain air léger qui, dans vosidées sur tout cela, ne devoit pas le rendre fort propre à vousplaire. à cet égard, les femmes n’ont guère à se plaindre deshommes que quand elles auroient à se plaindre d’elles-mêmes. Jepuis vous assurer, par exemple, que si M. De Clerval ne m’eût pasdit quelle avoit été sur cela sa méthode la plus ordinaire, jen’aurois jamais eu de quoi m’en douter ; mais, malgré cela, jene serois point surprise qu’en certaines occasions, l’air légerdont vous parlez ne lui parût encore nécessaire.

Célie.

Comment ! En de certainesoccasions ! Est-ce que vous ne l’auriez pas rendufidéle ?

La Marquise.

Non ; mais constant ; et, à monsens, c’est beaucoup plus.

Célie.

Quoi ! Vous lui passez desinfidélités !

La Marquise.

Je crois, en effet, lui en avoir pardonnéquelques-unes.

Célie.

Assurément, vous êtes douée d’une bellepatience !

La Marquise.

Bon ! Quand on est sûre du cœur d’unhomme, qu’on le connoît honnête, et que l’on sent que, du côté deschoses qui seules sont en droit de former un attachement durable,on a de quoi le fixer, qu’importent tous ces petits écarts danslesquels les entraînent l’occasion, le caprice, et cette fureur deconquérir qu’ils nous reprochent tant, et dont je les crois, pourle moins, aussi atteints que nous-mêmes ?

Célie.

En vérité, je ne vous conçois point.

La Marquise.

Il est pourtant bien aisé de meconcevoir : c’est que j’ai moins de vanité que d’amour, et queje ne confonds pas avec les sens les sentimens de ce quej’aime.

Célie.

Mais, si je m’en souviens bien, je ne vous aipas toujours vue si tranquille.

La Marquise.

Je l’avoüe ; et cela étoit tout simple.M. De Clerval avoit, dans le monde, plus usé son imagination queson cœur ; mais je n’en sçavois rien, et la peur m’étoitpermise. Rien, il est vrai, n’égaloit sa vivacité pour moi ;mais quoiqu’il parût fort amoureux, se pouvoit qu’il ne fûtqu’ardent, et qu’il s’y trompât lui-même. D’ailleurs, la galanterienaturelle de son esprit ; la noblesse et les agrémens de safigure ; la façon dont il avoit vécu dans le monde ; saréputation assez faite pour alarmer un cœur tendre ; l’idéequ’il sembloit avoir des femmes, et, qu’à celles qui l’avoientoccupé jusques-là, il ne se pouvoit point, en effet, qu’il n’en eûtpas prise, justifioient ma défiance. S’il ne m’eût jamais montréque des désirs, il ne l’auroit pas bannie ; il m’a prouvé del’estime, et m’a tranquillisée.

Célie.

Vous êtes assurément une maîtresse biencommode ! Vous croyez donc, comme ils voudroient que nousfissions toutes, qu’ils peuvent être infidéles, et n’en pas moinsaimer ?

La Marquise.

Sans doute : ils sont nés libertins, toutles tente ; mais tout ne les soumet point ; et je netrouve pas si chimérique la différence qu’ils s’obstinent à mettreentre ces deux choses-là. Encore une fois, fantaisie n’est pasamour ; et si j’ai vu M. De Clerval revenir quelquefois à moiun peu éteint, je ne l’en ai pas moins retrouvé fort tendre.

Célie.

Je ne sçais que vous dire ; mais il mesemble que vous risquez beaucoup de lui permettre de cesécarts-là.

La Marquise.

Je risquerois beaucoup plus, selon moi, à leslui défendre. Tout ce qu’on gagne à gêner les hommes dans leurscaprices, c’est de les y attacher davantage, et quelquefois de leuren faire des passions. Je veux, d’ailleurs, qu’il en soit ramenépar le vide qu’il y trouve ; le goût du plaisir ne s’use eneux que par le plaisir même. S’il mettoit de l’air à toutes cesmisères-là, loin qu’il se corrigeât d’y attacher une sorte de prix,il tiendroit sans doute à la fureur des conquêtes jusqu’à l’âgeauquel elle ne peut plus donner que le dernier et le plus dégoutantdes ridicules ; mais il n’est que libertin ; et avec lafaçon de penser que je lui connois, il ne me sera pas biendifficile de le faire revenir d’un travers dont, par le secours dutems et de ses seules réflexions, il sentiroit de lui-même tout lefaux.

Célie.

Je ne puis, marquise, que vous admirer ;vous imiter ne seroit pas en mon pouvoir. Hélas ! Le pauvrePrévanes a fait vainement tout ce qu’il a pu pour que je pensassecomme vous : nous avons eu pour cela des scénes ! …ah ! Que je me les reproche aujourd’hui ! Qu’il m’estaffreux de me souvenir que j’ai cent fois fait le malheur de savie ! … grand dieu ! Quelle idée ! … et il n’estplus !

La Marquise.

Eh ! Célie ! Quel malheureuxsouvenir ! … mais j’entends une chaise : c’est surementle duc. Voulez-vous que je le gronde d’être arrivé si tard ?Vous verrez un homme bien embarrassé. Il est tout à fait plaisantquand il croit m’avoir donné de l’humeur.

Célie.

Hélas ! Marquise, que vous êtesheureuse ! La seule félicité qui puisse me rester au monde estle spectacle de la vôtre. Puisse-t’elle être aussi durable que vousle méritez ! elle pleure.

La Marquise.

Sçavez-vous bien qu’il va croire que c’est saprésence qui vous afflige, et qu’il se flattoit de vous retrouverplus raisonnable ?

SCÈNE 2

 

Les mêmes, le duc de Clerval. La Tour, annonçant M. le ducde Clerval.

 

Célie.

Ah ! Qu’il entre, La Tour, qu’on diselà-bas que je ne veux absolument voir personne de la journée ;et que le suisse le retienne bien ; entendez-vous ?

La Tour.

Oui, madame. Mais cet ordre sera, je crois,fort inutile ; et à l’heure qu’il est, madame n’a pas devisite à craindre.

Célie.

A l’heure qu’il est !

La Tour.

Oui, madame, à cause du tems qu’il fait.

Célie.

Que vous êtes impatientans, vous autres, avecvos raisons ! Les importuns ne marchent-ils point par tous lestems ? Le duc entre. ah ! Bonsoir, mon cher duc.Que vous vous êtes fait attendre ! Se peut-il que voussçachiez à quel point votre présence m’est nécessaire, et que vousayez la barbarie de m’en priver !

Le Duc.

Je ne croyois en vérité pas, ma chère Célie,que mon absence dureroit si long-tems, surtout, étant parti, sûr del’agrément de ma charge : mais j’avois à traiter avec leministre de choses particulières ; et puis une promotion quiest venuë tout d’un coup sur le tapis m’a arrêté encore. Je vouloisfinir mes affaires, savoir si, par hazard, je n’étois pas oubliédans la promotion ; et tout cela m’a arrêté jusqu’à cetteaprès-dînée. Enfin, j’ai tout terminé ; et vous voyez à lafois, en ma personne, un des… de sa majesté et unlieutenant-général de ses armées. Ne vous parois-je pas bienvénérable ? Il salue la marquise et lui baise forttendrement la main.

La Marquise.

Nous vous faisons, sur tant d’honneur et degloire, nos trés-sincéres complimens ; mais, sans y mettred’humeur, il me semble que vous auriez pu les recevoir plustôt.

Le Duc.

Puisque je ne l’ai pas fait, cela ne doitpoint vous paroître vraisemblable. Premiérement il falloit que jeremerciasse…

La Marquise.

Ah ! Sans doute ! Vous avez dit auroi de fort belles choses. Pourriez-vous retrouver quelques traitsde votre harangue ? Je crois que cela étoit lumineux.

Le Duc.

Mais il n’en faut pas moins attendre l’instantde se montrer ; j’avois de plus à prêter serment et je n’aipas, comme de raison, été maître d’en prescrire l’heure.

La Marquise.

Je ne vous attendois qu’aujourd’hui :mais je m’étois flattée que vous viendriez dîner avec nous ;et je suis trés-sérieusement piquée que vous ne l’ayez pas fait.Vous vous êtes donc bien amusé à Versailles ?

Le Duc.

Beaucoup, assurément. Ce n’est pourtant pas lamultiplicité des plaisirs que j’y goûtois qui m’y a retenu :j’en étois même parti d’assez bonne heure pour être ici au moinsdeux heures plus tôt ; mais le tems est si détestable et lepavé est si mauvais que mes chevaux se sont abattus vingt fois, etque j’ai cru tout autant que je serois forcé de coucher enroute.

La Marquise.

Ah ! Oui ! Voilà de bellesexcuses !

Célie.

Mais, duc, ne voudriez-vous rienprendre ?

Le Duc.

Je vous rends graces, madame. J’aurois dînépar pure complaisance, si je fusse arrivé chez vous à tems pourcela ; et je m’en trouverai mieux de ne l’avoir pas fait.Seulement, pour vous faire plaisir, j’approcherai du feu.

Célie.

En effet ! Il doit être gelé.

Le Duc.

Ah parbleu ! Toutes les pelisses du mondene garantiroient pas du froid qu’il fait aujourd’hui : il esttel que je ne crois point la fameuse et terrible nuit de laretraite de Prague, en avoir essuyé un plus vif. Mais nepassons-nous pas ensemble le reste de la journée ?

La Marquise.

C’étoit mon intention ce matin ; maisj’ai tant d’envie de vous punir…

Le Duc.

Eh ! Quand je ne vous aurois vue que d’unquart d’heure plus tard, eussé-je même, en cette occasion, autantde tort que j’en ai peu, ne me trouveriez-vous pas suffisammentpuni ?

La Marquise, en luitendant la main.

Oui, duc ; et trop même de la peur.

Célie.

Ah ! Monsieur De Clerval, n’auriez-vouspas en chemin recontré M D’Alinteuil ?

Le Duc.

D’Alinteuil ! Non, est-ce qu’il estici ?

Célie.

Oui, d’hier au soir seulement.

Le Duc.

Parbleu ! Tant pis pour lui. Et il estallé à Versailles comme cela, tout légérement.

Célie.

Assurément ! Et pourquoi donc pas ?Il ne m’a point dit qu’il lui fût défendu d’y paroître.

Le Duc.

Ah ! Ce n’est point cela : maisc’est que Mme De Valsy n’a point du tout l’air de l’yattendre.

Célie.

Bon ! Vous verrez qu’il aura oublié del’instruire de son retour.

Le Duc.

Mon dieu ! Je ne doute point du toutqu’il ne l’en ait informée ; mais elle pourroit, malgré cela,ne l’en pas attendre davantage.

Célie.

Vous me feriez mourir ! Expliquez-vous.Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le Duc.

Eh bien, madame, puisqu’il faut parler sansdétour, c’est qu’il court le risque du monde le plus grand de ne lapas retrouver absolument telle qu’il l’a laissée.

Célie.

Ah ! C’est une calomnie bien atroce etbien du pays d’où vous venez.

Le Duc.

Ma foi, madame, j’ignore si c’est, comme vousle dites, une calomnie du pays ; en tout cas, j’y en aiquelquefois entendu dans lesquelles la vraisemblance n’étoit pastout à fait si ménagée.

Célie.

Cela m’outre de fureur ! Une femme quil’adore ! Qui, de notoriété publique, ne vit que pourlui !

Le Duc.

Mais, madame, est-ce que, depuis que vousexistez, vous n’avez jamais vu la notoriété aller de côté etd’autre ?

La Marquise.

Qui lui donne-t’on ? Le Duc. Rien autrechose que le petit Frécourt.

Célie.

Un enfant ! Cela peut-ils’imaginer ? Que peut-elle attendre de cela ?

Le Duc.

Comme c’est un calcul qu’elle n’a pas eu labonté de faire avec moi, c’est ce que j’ignore ; mais ce quidoit vous tranquilliser pour elle, c’est qu’elle a trop d’usage deces sortes d’affaires pour qu’elle eût pris Frécourt, si elle eûtcru, en s’arrangeant avec lui, en faire une si mauvaise.

Célie.

Je n’en reviens pas ! Unenfant !

Le Duc.

C’est peut-être pour se délasser des hommesfaits.

Célie.

Si ce que vous me dites est vrai, je plainsbien ce pauvre D’Alinteuil, il sera encore plus désespéré quesurpris.

Le Duc.

Oh ! Pour vrai, rien ne l’est davantage,ni mieux constaté. Je les ai vus ensemble ; et c’est à qui desdeux s’affichera avec le moins de ménagement ; mais est-ce queD’Alinteuil comptoit sur elle à un certain point ? Cela ne sepeut pas ! La Marquise. Pardonnez-moi ; le moyen qu’ilpût faire autrement ? C’étoit de la part de Mme De Valsyle coup de foudre le plus marqué qu’on eût jamais vu.

Le Duc.

Ah ! C’est autre chose ; je n’ignorepas qu’elle y est sujette ; et quand ce seroit un mal defamille, je n’en serois pas bien étonné ; il y a des races simalheureuses !

La Marquise.

Mais ce petit Frécourt avoit quelqu’un, ce mesemble ?

Le Duc.

Oui, une certaine Mme De Sprée, cettegrande, grande femme, qui n’a affaire nulle part et que l’on trouvepartout, et avec qui Frécourt avoit tout à fait l’air d’une mouchequi se seroit établie sur un colosse. Eh mais, parbleu !D’Alinteuil n’a qu’à la prendre, lui ; elle ne cherche qu’unvengeur, et j’ai vu même le moment qu’elle alloit présenter unplacet pour qu’on lui en fournît un.

La Marquise.

L’idée est, assurément, ingénieuse ; maissi M D’Alinteuil est si désespéré de l’inconstance de Mme DeValsy, il n’a qu’à regarder son aventure avec Frécourt comme unedistraction et l’attendre au réveil. Ou je me trompe fort, ou celane sera pas bien long.

Le Duc.

Il y a toute apparence ; de plus, quandelle voudroit que cela durât, l’enfant ne le voudroit pas,lui ; car il est convaincu qu’on ne sauroit avoir avec lesfemmes de trop mauvais procédés ; et en conséquence d’uneopinion si raisonnable, il en a déjà perdu deux. Ah ! C’estune jolie créature ! Sans principes, sans mœurs, méchant déjàcomme un aspic, ne disant pas un mot de vrai. Son éducation n’asûrement pas été perdue ; aussi étoit-il en main demaître.

La Marquise.

Ah ! Laissons pour ce qu’ils sont tousces gens-là. Dites-moi un peu, je vous prie, Monsieur De Clerval,avez-vous vu là-bas la petite duchesse ? Sauriez-vous pourquoije ne saurois obtenir un mot de réponse ?

Le Duc.

Ah parbleu ! Oui, madame. Vousécrire ! Elle est vraiment bien en état decela !

La Marquise.

Ah ! Mon dieu ! Vous me faitestrembler ! Que lui est-il donc arrivé ? Seroit-ellemalade ?

Le Duc.

Rassurez-vous, marquise, elle n’en mourrapoint : ce qu’on croit, du moins, c’est que, tout uniment,Plessac l’a quittée et qu’elle en est d’une désolationincroyable.

La Marquise.

Plessac l’a quittée ! Ne plaisantez-vouspas ? Le Duc. On ne peut pas moins.

La Marquise.

Plessac l’a quittée ! Voilà encore unplaisant animal pour se donner les airs d’être inconstant !Cela lui va bien ! Et qui a-t’il pris, lui ? Car encorefaut-il bien qu’il ait pris quelqu’un.

Le Duc.

La grosse comtesse, seulement ; et l’onpeut dire qu’à tous égards, ce n’est pas prendre si peu dechose.

Célie.

Mais il faut donc que la tête lui ait tournéd’aller quitter une femme charmante pour une… en vérité, vous êtesaussi tropincompréhensible.

La Marquise.

La grosse comtesse est donc bien fiére !Eh ! A-t’elle aussi quitté quelqu’un pour prendrePlessac ? étoit-elle, par hazard, en état de faire unsacrifice ?

Le Duc.

Oh ! Oui ; elle avoit depuis douzeou quinze jours un M. Des r, la plus belle créature du conseil qui,dit-on, ne revient pas d’étonnement de la fragilité des honneurs etdes plaisirs de la cour. On m’a dit encore qu’il avoit eul’intention de proposer à la petite d’unir leurs douleurs et leurscœurs ; mais que quelqu’un qui la connoît et qu’il a consultélà-dessus, lui a conseillé de n’en rien faire. Le pauvre homme enest donc réduit à sécher dans les feux et dans les larmes ! Etpour qui ?

La Marquise.

Tout ce qui se passe dans le monde est, envérité, bien ridicule ! Eh ! Pourquoi ne revient-elle pasici ? Elle n’a, actuellement, rien à faire à la cour.

Le Duc.

Pardonnez-moi, madame, elle y est couchée,poussant de hauts cris et n’y voulant voir que fort peu demonde.

La Marquise.

Quelque peu qu’elle y en puisse voir, elle n’yen voit encore que trop. Le beau spectacle qu’elle y donne !C’est un pays où l’on est bien compatissant et surtout à desmalheurs de l’espèce du sien, pour s’obstiner, comme elle fait, à yrester. Il faut qu’elle soit folle ! Je lui écrirai demain queje veux absolument qu’elle revienne ici. Est-ce là tout ce qui estarrivé en inconstances ?

Le Duc.

Ce sont, du moins, les seules marquées et donton parle.

La Marquise.

Mais ce n’est pas trop en huit jours.

Le Duc.

En effet, j’ai vu des semaines qui rendoientdavantage. Ma foi, on a bien raison de dire : toutdépérit.

SCÈNE 3

 

Les mêmes, La Tour.

 

La Tour, à lamarquise.

Madame, voilà une lettre pour vous, de madamela maréchale : celui de ses gens qui l’a apportée en attend laréponse.

La Marquise.

De ma mère ! Voyons. après avoir lu.c’est une de ses femmes qui m’écrit, de sa part, qu’elle se trouveplus mal, et qu’elle me demande. Cela change furieusement mamarche. La Tour, je vous prie, dites que je pars, et faites avertirmes porteurs.

La Tour sort.

Le Duc.

Cela arrive bien mal à propos ! Il y amille ans que je ne vous ai vuë.

La Marquise.

Je ne sens pas moins vivement que vous-mêmecette contradiction ; mais vous seriez, avec justice, lepremier à me blâmer, si je manquois à un devoir aussi sacré quel’est le devoir qui m’appelle ; et quand je serois, par moninclination, moins portée à le remplir, je le ferois, ne fût-ce quepour me conserver votre estime. Adieu, ma chére Célie ; jevous laisse ; c’est à regret que je vous quitte : maisvous voyez bien vous-même que je ne puis faire autrement.

Le Duc.

Quand vous verrai-je donc ? La Marquise.Ce soir, peut-être. Ma mère, comme vous sçavez, est accoutumée à secroire plus malade qu’elle ne l’est. Il se peut donc que ce qui meparoît lui causer les plus vives alarmes, soit assez peu de chose.Si je suis assez heureuse pour ne m’y pas tromper, je pourrairentrer chez moi de bonne heure ; mais, je m’arrête ici troplong-tems. Adieu ; à tantôt ; je m’en flatte, dumoins.

Célie.

Adieu, marquise. Je vous verrai demain,n’est-ce pas ?

La Marquise.

Oui, si cela m’est possible.

Le Duc.

Avec la permission de Célie, madame, je vaisvous conduire à votre chaise.

Célie.

Je ne doute pas qu’après avoir été silong-tems sans la voir, vous n’ayez plus d’une chose à lui dire.J’en ai, de mon côté, quelqu’une à faire, et vous m’obligerez, duc,de ne pas vous gêner. ils passent dans une autre pièce.

SCÈNE 4

 

La marquise, le duc.

 

Le Duc.

Parbleu ! J’ai donné là dans un beaupiége, moi !

La Marquise.

Dans lequel, donc ?

Le Duc.

Quoi ! N’avez-vous pas entendu le mauditordre qu’elle a donné pour sa porte ? Et vous encore, qui mecondamnez à passer ici la journée sans vous !

La Marquise.

Ce n’est pas moi, mais les circonstances quivous y condamnent. Au reste, le grand malheur que de passerquelques heures tête-à-tête avec une jolie femme et d’être sûrqu’on ne sera pas interrompu !

Le Duc.

Et qu’on parlera toujours de la même chose.J’aimois ce malheureux Prévanes, assurément, et je crois l’avoirprouvé ; mais pourtant, elle me fera mourir d’ennui, si c’estlui qui fait toujours le fond de l’entretien.

La Marquise.

Prévanes ! Qui est cethomme-là ?

Le Duc.

Vous me confondez par cette question.

La Marquise.

Hélas ! Célie pourroit vous lafaire ; et avec bien plus de sincérité que moi.

Le Duc.

Cela seroit-il possible ?

La Marquise.

Eh ! Pourquoi pas ? Le Duc.Ah ! Quelle horreur !

La Marquise.

Celles de ce genre-là sont sicommunes !

Le Duc.

Quoi ! Ce même homme qu’elle devroitéternellement pleurer, ou, du moins, n’oublier jamais ; à quielle doit tant ! Du souvenir de qui, il n’y a encore que huitjours, elle paroissoit si remplie, et dont elle vouloit qu’on nefût pas moins occupé qu’elle-même, est pour jamais anéanti dans soncœur !

La Marquise.

A parler sérieusement, j’ai tout sujet decroire que ce que vous avez le plus à craindre n’est pas qu’on vousen entretienne trop long-tems ; à moins, cependant, que vousne fassiez l’étourderie de lui en parler le premier ; car, ence cas, il est certain que, quelque épuisé que soit pour elle cesujet, elle le traitera avec une étendue à vous désespérer.

Le Duc.

Qui ! Moi ? Ah parbleu ! Jevous réponds de ne lui en pas plus parler que si je ne l’eussejamais connu ; mais vous verrez que, malgré cela, je seraiassez malheureux pour qu’elle m’en assassine.

La Marquise.

Eh non ! Vous dis-je ; nous avonsdîné tête-à-tête : malgré son prétendu dégoût pour lanourriture, et cet estomac rebelle qui, selon elle, ne veut plusrien digérer, elle a mangé beaucoup mieux que moi, qui faisoisdiéte depuis vingt-quatre heures. Après, nous avons eu ensemble unefort longue conversation, laquelle, par parenthése, auroit pu faireprésumer à quelqu’un qui l’auroit entendue, que l’une de nous deuxne méritoit pas d’avoir un amant ; mais non qu’elle en eût unà regretter ; et le pauvre Prévanes, en effet, n’y a, jecrois, été nommé qu’une seule fois : encore a-ce été parhazard.

Le Duc.

De bonne foi ! Vous croyez qu’elle ne lepleure plus ?

La Marquise.

Ce seroit, peut-être, un peu trop dire ;mais, du moins, je doute qu’elle le pleure encore long-tems, et quemême, aujourd’hui, elle ne pût se passer de donner des larmes à samémoire. Ce n’est pas, cependant, que, si ma conjecture est juste,ce ne soit bien malgré elle que cela lui arrive. Elle aimoitPrévanes ; mais c’étoit à sa maniére, et elle a, par malheurpour elle, une de ces ames qui, quelque désir qu’elles eussent quele sentiment prit sur elles plus d’empire, ne peuvent jamaiss’affecter qu’à un certain point, et pour qui, surtout, la douleurest un fardeau insupportable. Aussi, ne voudrois-je pas répondreque, forcée de paroître devant nous, amis intimes de son malheureuxamant, et confidens de leur tendresse, aussi affligée qu’elle sentqu’elle devroit l’être, notre présence ne lui fût à présent plus àcharge qu’agréable, ou nécessaire.

Le Duc.

En ce cas, pourquoi vouloir que nous soyonssans cesse auprès d’elle ? à quoi peut lui servir cettefausseté ?

La Marquise.

A tâcher de nous imposer sur l’état de soncœur, et sur la honteuse facilité avec laquelle elle s’est consoléede Prévanes ; car, dans le fond, il ne se peut pas qu’elles’en trouve intérieurement fort dégradée. Plus de certainesdouleurs sont décidées honorables, plus aussi l’on doit cacher quel’on est incapable de les soûtenir long-tems ; elle tâche doncde masquer l’ame qu’elle a, de celle qu’il seroit beaud’avoir ; et c’est précisément ce qui fait qu’elle ne veutmontrer à personne, et moins encore à nous qu’à qui que ce puisseêtre, la sienne telle qu’elle est.

Le Duc.

Mais, croyez-vous qu’elle se console dePrévanes au point d’en prendre un autre ?

La Marquise.

Je n’en sçais rien ; mais quand celaarriveroit, je n’en serois pas bien surprise : elle n’est pasmorte.

Le Duc.

Ah ! Cela seroit affreux, après ce qu’ila fait pour elle !

La Marquise.

Affreux, j’en conviens ; fort ordinairepourtant. Ce n’est pas sa faute à elle s’il a gagné une fluxion depoitrine en la veillant dans la maladie dont elle a pensé mourir,et s’il en est mort, elle l’a pleuré ; si ce n’étoit pas toutce qu’il lui devoit, c’étoit, du moins, tout ce qu’elle pouvoitfaire pour lui. Eh ! Qui sait, en cas qu’il en fût revenu,s’il ne l’auroit pas trouvée encore plus ingrate ? Nous nerécompensons jamais les sacrifices que l’on nous fait, que quandnous sommes dignes qu’on nous en fasse. Célie, charmante par lafigure, avec de l’esprit, ne pensant peut-être point dans le fondabsolument mal, n’en est cependant pas plus faite, par sonexcessive légereté, pour s’attacher un honnête homme ; et cen’est pas d’aujourd’hui que je vous le dis.

Le Duc.

Ah ! Ce n’est pas non plus d’aujourd’huique je la connois.

La Marquise.

Ah ! Ah ! Est-ce qu’elle auroit eudes vuës sur vous ?

Le Duc.

Je l’ignore : et cela vous prouve que jen’ai pas eu lieu de lecroire.

La Marquise.

Cela m’étonne, pour le moins, autant de votrepart que de la sienne.

Le Duc.

Vous avez raison ; il est, au premiercoup d’œil, assez singulier que nous n’ayons pas eu de fantaisiel’un pour l’autre. Je crois que ce qui en est cause, c’est quedepuis que nous sommes tous deux dans le monde, nous ne nous sommesjamais vus que respectivement occupés.

La Marquise.

Bon ! Vous êtes bien gens, tous deux, àtenir à ce que vous faites, au point qu’il ne vous naisse pas decaprices.

Le Duc.

Et puis, je ne sçais pas, elle ne m’a jamaisplû.

La Marquise.

Cela est encore fort extraordinaire, parexemple ; car j’ai vû des femmes qui n’étoient assurémentfaites d’aucune façon pour entrer en comparaison avec elle,non-seulement trouver grâce devant vos yeux, mais même vousdéranger un peu la tête.

Le Duc.

Aussi, puis-je plus aisément vous dire qu’ellene m’a jamais plû, que fonder en raison mon indifférence pour elle.D’ailleurs, quand j’aurois pensé différemment sur son compte,depuis l’instant heureux qui m’a pour jamais uni à vous, je croisque mes prétentions sur elle auroient été fort inutiles. Elle esttrop votre amie pour pouvoir penser à un homme qui jouit du bonheurde vous plaire.

La Marquise.

Mon amie ! Pouvez-vous penser quel’amitié puisse jamais unir deux caractéres aussi différens que lesont les nôtres ? La parenté a commencé notre liaison ;Célie l’a continuée plus par nécessité que par goût ; moi, jene l’ai point rompue, pour ne pas achever de la perdre dansl’esprit de sa mére qui, l’estimant déjà bien peu, auroit priscette rupture pour une confirmation des bruits qui ont été jusquesà elle, et eût indubitablement fait un éclat. Nos liens n’ont donc,comme vous voyez, rien qui dût la gêner à un certain point si safantaisie se tournoit de votre côté ; mais elle m’aimeroit, etle plus tendrement du monde, que, si elle vous trouvoit à son gré,ce ne seroit point du tout pour elle une raison de ne se passatisfaire. Elle a donné des preuves qu’elle ne se contraint qu’àun certain point sur ces sortes de choses ; et, dans le fond,elle pense sur cela comme tant d’autres…

Le Duc.

Savez-vous qui je crois qu’elle prendroit, sicela pouvoit s’arranger avec vous ?

La Marquise.

Qui ? M D’Alinteuil ? Vous voustrompez ; elle l’a déjà eu.

Le Duc.

Je ne l’ignore, ni ne puis l’ignorer ;car c’est lui qui me l’a dit ; et, de plus, il m’a prouvé, parles lettres mêmes de Célie, qu’il me disoit exactement vrai.

La Marquise.

Par lequel des deux leur affaire a-t’ellefini ? Je n’ai pas trop suivi cela : est-ce parlui ?

Le Duc.

Mon dieu ! Non, c’est elle qui l’a quittépour Manselles et je l’en ai vu même furieusement piqué.

La Marquise. Il avoit tort : c’étoit làun de ces cas où rien ne doit consoler du malheur que l’on éprouve,comme le successeur qu’on a.

Le Duc.

Vous avez raison ; c’est dommage que dansces circonstances-là, on commence par crier ; et que laréflexion n’arrive jamais qu’après la sottise. Au reste,D’Alinteuil est devenu son ami ; et c’est ce qui me feroitpenser que, désœuvrés comme ils le sont tous deux, ils pourroientêtre tentés de sereprendre.1

La Marquise.

Se peut-il qu’avec l’usage que vous avez desfemmes de ce caractére, vous ignoriez qu’il est communément aussidifficile de s’en faire reprendre, qu’il a été aisé de lesavoir ?

Le Duc.

Ce n’est pourtant pas que dans un engagementelles aient épuisé leur cœur ?

La Marquise.

Non, sans doute ; mais si c’est lacuriosité qui le leur a fait former, au bout d’un certain tems,elle est usée, et usée à ne jamais renaître ; si c’est lecaprice, il est passé ; est-ce la vanité ? Elle estsatisfaite. Par où voulez-vous donc qu’on les rengage ?

Le Duc.

Voilà des raisons auxquelles il me semblequ’on ne sauroit rien opposer.

La Marquise.

A l’égard de Célie, si elle prend, ou – pourparler plus juste – quand elle prendra quelqu’un, voulez-vousparier, en supposant qu’il n’y mette point d’obstacle, que ce seraM. De Bourville ?

Le Duc.

Ah ! Parbleu ! J’en serois comblé dejoie ; il est fort aimable, et mon ami. Mais sur quoijugez-vous que ce sera lui ?

La Marquise.

Sur ce qu’à un souper qu’il fit avec elle, peude jours avant qu’elle tombât malade, elle en fut si frappée, que,sans tout ce qui est arrivé depuis, nous lui aurions peut-être vuquitter Prévanes aussi légerement qu’elle en a déjà quitté quelquesautres : j’ai, du moins, eu de quoi le craindre.

Le Duc.

Elle n’auroit pas tardé à en être punie ;car si, par les agrémens, elle a de quoi tenter Bourville, elle n’asurement pas, dans le caractére, de quoi le fixer. Je sçais, deplus, qu’il est actuellement fort amoureux d’une autre.

La Marquise.

Mais vous savez aussi, je crois, que celan’empêche rien ; et que le sentiment le plus tendre vouslaisse toujours de quoi avoir une fantaisie.

Le Duc.

Aussi ne douté-je point que quand il auroit vuCélie, avec plus d’indifférence…

La Marquise.

Est-ce que l’impression a étérespective ?

Le Duc.

Mais, oui : c’est-à-dire qu’il s’est fortbien apperçu des vuës qu’elle avoit sur lui, et qu’il nes’éloignoit pas d’y répondre ; et je le crois encore dans lesmêmes dispositions ; pour la garder, ce pourroit bien être uneautre affaire.

La Marquise.

C’est ce qui me feroit désirer que celle-là nes’engageât pas ; elle a déjà fait, en ce genre, tant de chosesridicules ! Mais, adieu, laissez-moi partir, passez chez moitantôt ; j’y serai, selon toute apparence, rentrée long-temsavant que vous puissiez y arriver ; mais je vous y attendraisans humeur, parce que je sens bien que, de la façon dont leschoses se sont arrangées, vous ne sauriez, aussitôt que vous levoudriez, quitter Célie.

Le Duc.

Ah ! De grace, marquise, encore unmoment.

La Marquise.

Oh ! Pas seulement une minute ;l’état de ma mére m’inquiéte ; et, d’ailleurs, il seroitridicule que vous laissassiez Célie seule plus long-tems.

Le Duc.

Adieu donc, marquise, puisqu’il le faut ;mais, en vérité, pour les gens qui s’aiment, les bienséances et lesdevoirs sont de bien terribles choses !

Il la conduit à sa chaise et rentre dansle cabinet de Célie.

Comme il y a des lecteurs qui prennent garde àtout, il pourroit s’en trouver qui seroient surpris, le tems étantannoncé si froid, de ne voir jamais mettre de bois au feu, et quise plaindroient, avec raison, de ce manque de vraisemblance dans unpoint si important. Pour prévenir donc une critique si bien fondée,on est obligé de dire que pendant l’entretien de la marquise et duduc, Célie a sonné, et que c’étoit pour qu’on raccommodât son feu.L’éditeur de ce dialogue s’étant, à cet égard, mis hors de toutequerelle, se flatte qu’on voudra bien le dispenser de revenir surcette intéressante observation.

SCÈNE 5

 

Célie, le duc.

Le Duc.

Je vous demande pardon, madame, de vous avoirfait attendre si long-tems. J’ai, peut-être, abusé de la permissionque vous aviez bien voulu m’accorder; mais, ainsi que vousl’avez remarqué vous-même, j’ai plus d’une chose à lui dire;et il y avoit huit mortels jours que je ne l’avois vuë.

Célie.

Aussi suis-je plus fâchée que je ne pourroisvous l’exprimer de l’accident qui l’empêche de rester avecnous; mais ce n’est pas là le premier tour que madame sa méreme joue.

Le Duc.

Ni à moi, non plus, je vous jure, encore nem’est-il pas permis de m’en plaindre.

Célie.

Quelle femme! Et que je vous trouveheureux de lui plaire!

Le Duc.

Ah! Que je sens bien aussi tout monbonheur!

Célie.

De combien de vertus elle est douée! Etqu’elle y réunit de charmes! Que de douceur et de sûreté dansle commerce! Que de tendresse et de vérité dans lecœur! On peut bien dire qu’elle est née pour l’honneur de sonsexe.

Le Duc.

Je ne dirai pas, puisque vous existez, qu’elleest la seule au monde qui pense comme elle fait; mais,dussé-je en fâcher beaucoup, je ne craindrai pas d’assurer qu’il yen a bien peu qui lui ressemblent.

Célie.

Cela veut dire simplement que vous enconnoissez peu; car, sans prétendre attaquer le mérite de lamarquise, et même lui rendant justice plus que personne, je croispouvoir assurer qu’il y a plus de femmes estimables que vous n’avezl’air de le penser; mais il falloit que vous vécûssiez aveccelle-là, pour vouloir bien en paroître persuadé.

Le Duc.

Oserois-je bien, madame, vous demander ce queje gagnerois à avoir cette mauvaise foi?

Célie.

Mais, sans compter le reste, ce seroittoujours une excuse de plus aux mauvais procédés.

Le Duc.

Ceux d’entre nous qui s’en permettent,s’embarrassent ordinairement assez peu s’ils peuvent, ou non, lesjustifier; et c’est une sorte de perfidie dont les autresn’ont pas besoin.

Célie.

Vous croyiez donc, vous, avant que de vouslier avec la marquise, qu’il y eût des femmes que l’on pûtestimer.

Le Duc.

Oui, je le pensois: c’étoit, je l’avoue,un peu gratuitement, parce que mon malheur ne m’avoit pas jusque-làpermis d’en rencontrer; mais je ne m’en croyois pas, pourcela, plus en droit de présumer que toutes les femmesressemblassent à celles avec qui j’avois vécu.

Célie.

Quoi! Pas même une exception en faveurde MmeD’Obray?

Le Duc.

MmeD’Olbray? Je n’ai jamais connucette femme-là, moi.

Célie.

J’aurois juré que si: mais, pour vousêtre aussi inconnuë que vous le dites, ce nom-là vous étonnesinguliérement.

Le Duc.

Il est vrai que je ne m’attendois pas àl’entendre prononcer, et surtout à propos de moi. Me seroit-il, aureste, permis de vous demander qui est la charitable personne quivous a dit que j’ai été bien avec elle?

Célie.

Qu’importe qui me l’ait dit! Cela est-ilvrai?

Le Duc.

Hélas! Mon dieu, oui: mais entrenous, s’entend; car j’en suis si honteux, que je ne sauroisme résoudre à en convenir avec tout le monde.

Célie.

Votre répugnance sur cela me paroît assez bienfondée. Cette femme est affreuse! Mais se peut-il qu’elle aitjamais étébien?

Le Duc.

Ma foi, j’ai ouï dire que non à magrand’mére: ç’a toujours été, selon elle, un masque de doguinbien ignoble.

Célie.

Mais, autant qu’on peut en juger aujourd’hui,elle doit n’avoir pas été absolument mal coupée.

Le Duc.

A l’égard de la coupe, je ne savois pas dansce tems-là ce que c’étoit; elle me disoit qu’elle étoitcharmante; et je le croyois; car, que faire?Quand alors j’aurois eu beaucoup d’objets de comparaison, à l’âgeque j’avois, on jouit toujours plus qu’on ne discute.

Célie.

Fûtes-vous bien long-tems à vous arranger avecelle?

Le Duc.

Non, parce qu’elle eut le bon esprit de ne paslaisser cela dépendre de moi; elle devina mon amour, que jen’en étois pas bien sûr encore; et elle fit fort bien:je serois mort plutôt que de l’en instruire.

Célie.

Il y avoit bien du respect dans ceprocédé-là; mais quelque précieux que lui dût être l’aveu devotre tendresse, il y a apparence que ce n’étoit pas tout cequ’elle exigeoit de vous; et, avec un homme assez timide pourne pas oser dire qu’il aime, une femme doit être bien embarrasséepour amener quelque chose de plus intéressant.

Le Duc.

Ah! Madame, l’indécence d’un côté, et del’autre la nature, arrangent si bien et si promptement les choses,que l’on se trouve tous deux du même avis, sans pouvoir, le plussouvent, dire ni l’un, ni l’autre, comment cela s’est fait.

Célie.

Cela fait horreur! Et vous aimiez cettevilaine femme-là?

Le Duc.

A la fureur! Je le croyois, du moins.Eh! Pourquoi donc pas?

Célie.

Quoi! Une femme qui se livroit d’unefaçon si affreuse?

Le Duc.

Qu’est-ce que cela me faisoit, à moi? Ilétoit tout simple que ma reconnoissance fût en parité du besoin quej’avois qu’elle se rendît; comme, d’ailleurs, je croyoisqu’elle n’avoit jamais aimé que moi, et que j’imaginois que d’unpremier sentiment, il doit résulter de fort grandes choses, il neme paroissoit point du tout surprenant qu’elle m’eût fait grâce despréliminaires.

Célie.

Quoi! Vous croyiez véritablement quevous étiez le premier objet de MmeD’Olbray?

Le Duc.

Oui: il me sembloit, à la vérité,qu’elle m’avoit passablement attendu; mais elle ne m’en étoitque plus chére.

Célie.

Je n’aurois jamais imaginé qu’en aucun tems devotre vie, vous eussiez été si dupe: cela me paroîtincroyable!

Le Duc.

Et pourtant on ne peut pas plus vrai:j’étois né avec une simplicité singuliére.

Célie.

Si cela est vrai, monsieur le duc, vous mepermettrez de vous dire que vous en avez furieusement rabattu.

Le Duc.

Cela n’est point douteux, et ne sauroitl’être: mais vous, madame, qui avez tant de peine à concevoirque j’aie pu me croire la première passion de MmeD’Olbray,avez-vous apporté dans le monde une crédulité moins grande quecelle dont vous me plaisantez ici; et n’y avez-vous pas étéexposée aux mêmes méprises?

Célie, ensoûpirant.

Grand dieu! Si je l’ai été.

Le Duc.

Ce soûpir paroît être, en vous, l’effet d’undésagréable souvenir: est-ce que véritablement vous y avezété attrapée?

Célie.

Quelle question? Et comment pouvez-vousme la faire, vous qui vivez avec moi depuis si long-tems?

Le Duc.

Cela est vrai; je suis dans montort; mais je ne sçavois pas si vous consentiez à paroîtrevous souvenir de ces premiers évènemens de votre vie, j’ai cru querien ne pouvoit me dispenser de l’égard de paroître moi-même lesignorer. Puisque vous permettez qu’on vous en parle, je crois queloin d’être surprise aujourd’hui d’avoir été trompée dans votrepremier choix, vous ne le seriez que de n’avoir pas eu à vous enplaindre; et, entre nous, l’objet qu’il avoit, ne vous enpromettoit pas plus de bonheur, qu’en effet, vous n’y en avezrencontré.

Célie.

J’en conviens; mais je ne le sçavoispas.

Le Duc.

Quoi! Vous supposiez que M. De Norsanpouvoit être fidéle, ou fixé?

Célie.

Si, avant même que je l’aimasse, je ne croyoispas tout ce qu’on me disoit de sa perfidie, jugez, quand il eut sume plaire, combien j’en rabattis encore.

Le Duc.

On vous avoit donc déjà parlé delui?

Célie.

Trop; et je puis, sans me tromper, jecrois, compter pour une des causes qui me perdirent, l’affectationque l’on eut de ne chercher à m’effrayer que de cet homme-là. Enparoissant le regarder comme le seul qui pût être dangereux pourmon cœur, on me força à n’occuper que de lui mon imagination qui,d’elle-même, peut-être, se seroit fait un autre objet, ou ne s’enseroit point fait du tout. On ne pouvoit point me parler de l’excèsde son inconstance, et du nombre infini de femmes qu’il en avoitrendues victimes, sans, en même temps, m’apprendre qu’il avoit suleur plaire; et quoiqu’on cherchât à lui donner à mes yeuxtous les vices, tous les défauts et tous les ridicules possibles,on ne put m’empêcher de croire que, pour toucher siuniversellement, il falloit qu’il eût de grands charmes. Cette idéeque je cachois avec soin, mais qui ne m’en obsédoit que plus, medonna, de le voir, le désir le plus ardent, désir dont,malheureusement, le mari qu’on me choisit n’avoit pas de quoi mesoustraire, et qui, s’il n’étoit pas de l’amour, pouvoit du moinsfacilement m’y conduire.

Le Duc.

Et vous avez raison: l’on n’occupe paslong-tems l’imagination d’une femme, sans aller jusques à son cœur,ou, du moins, sans que, par les effets, cela ne revienne aumême.

Célie.

J’ai bien sensiblement éprouvé la vérité de ceque vous me dites là! à peine me vis-je ma maîtresse, que monpremier soin fut de chercher ce même homme qu’on m’avoit tantrecommandé d’éviter; et cette recherche, qui n’avoit alorsd’autre principe qu’une folle curiosité, fut, de ma part, pousséesi loin, et avec si peu de ménagement; je parlois de lui sisouvent et avec tant de chaleur et d’imprudence, que mes désirs etmes discours lui revenant de tous côtés, il me chercha à son tour,beaucoup moins, comme depuis je n’en ai pu douter, dans le desseinde m’inspirer pour lui des dispositions favorables, que pourprofiter de celles dans lesquelles il avoit lieu de me croire déjà.Nous nous rencontrâmes donc bientôt; et quoique sa figure meparût aimable, je trouvai ce superbe vainqueur si différent duportrait que je m’en étois offert, que l’impression que j’en reçusen fut beaucoup moins vive; car enfin, ce n’étoit pas là lefantôme à qui je m’étois déjà renduë. D’ailleurs, la sorte delégereté que lui donnérent auprés de moi les espérances qu’il avoitconçuës, et qu’il ne sut ou ne voulut pas me dissimuler, me blessa.Je sentis dans l’instant à quel point, pour qu’il osât l’avoir pourmoi, il falloit que je me fusse soumise; et, sans doute,parce que ce sentiment retardoit le progrès du mien, je lui sus enmême tems mauvais gré de me le faire sentir. Je ne sais s’il s’enapperçut; mais je le vis chercher à me ramener à lui peu àpeu, par des façons moins légeres. Cette différence ne m’échappapas; comme je ne doute point aujourd’hui qu’il ne lûtbeaucoup mieux que moi dans mon cœur, il remarqua, et peut-êtremême avant que je m’en crûsse frappée, toute l’impression qu’elleproduisoit sur moi. Sans me loüer, il parut enchanté de ma figure,affecta des distractions, montra de l’inquiétude, et n’oublia rien,enfin, de tout ce qui pouvoit me forcer à me dire que si la craintede me compromettre ne l’eût pas retenu, il ne m’auroit prouvé quepar les plus tendres transports à quel point il me trouvoitaimable.

Le Duc.

Tous ces stratagêmes, à vous parlernaturellement, étoient un peu usés; et je doute, parconséquent, qu’ils produisissent aujourd’hui sur vous l’effetqu’ils y firent alors; car, sans doute, vous ne manquâtes pasde croire qu’il vous adoroit?

Célie.

Mais non, à ce qu’il me semble, ce ne fut pascela que je pensai; loin même de croire, comme il paroissoitle désirer, que je l’eusse si vivement frappé, tout ce qu’on m’enavoit dit me revint, et me donna pour lui une sorte de repoussementqui, loin de me permettre de souhaiter de lui plaire, me lefaisoit, au contraire, regarder comme le malheur le plus grand quipût m’arriver jamais.

Le Duc.

J’entends bien; mais il se pouvoit que,tout à la fois, vous craignissiez d’en être aimée, et que vouscrûssiez pourtant qu’il vous aimoit.

Célie.

A ne vous rien cacher, j’aurois peine à vousdire tout ce que j’éprouvois en ce moment, tant mes mouvemensétoient rapides et confus; mais, autant que je puisaujourd’hui me rappeler des faits qu’il est difficile de retrouverdans sa mémoire, lorsque le sentiment qui leur donnoit une sorted’existence est effacé de notre cœur, il me semble que j’auroisplus désiré qu’il m’aimât, que je ne l’aurois craint, si j’eusse pului supposer de la bonne foi; mais, voyez, je vous prie, àquoi, en me le peignant si redoutable, on m’avoit exposée!Car, pensez-vous, si l’on ne m’eût pas plus parlé de lui que detout autre, il m’eût, dés la premiére vue, intéressée au point detant examiner ce qui se passoit dans son âme?

Le Duc.

Il seroit, à mon sens, assez difficile dedéterminer bien précisément la force ou la foiblesse del’impression qu’il auroit faite sur vous, s’il vous eût été nouveauà tous égards; peut-être rien ne la balançant, eût-elle étéplus forte encore que vous ne l’éprouvâtes; peut-être aussique, si vous eussiez ignoré ses succés auprés des femmes, il vousen auroit moins frappée. Je croirois même le dernier, d’autant plusaisément, qu’on a remarqué qu’en genéral vous vous défendez avecmoins d’avantage contre un homme en réputation, quel qu’il soitd’ailleurs, que contre l’amant le plus aimable, mais qui n’offrepoint à votre amour-propre l’appas de la célébrité. Eh bien!Madame, comment se passa cette premiére soirée?

Célie.

Ce qu’il y a d’affreux, c’est que toutconspiroit contre moi; la maîtresse de la maison, quoiqu’unede ses premiéres victimes, étoit sa complice; ce que jecroyois une pure rencontre, étoit une affaire arrangée; et detous ceux qui se trouvoient là, j’étois la seule qui l’ignorât.Tout le monde donc, se faisant une loi de contribuer à maperte: les femmes, pour avoir une compagne d’infortune deplus; les hommes, pour s’amuser, on nous fit faire ensembleune partie de berland; et il ne sut que trop m’y forcer àdonner à tous ses mouvemens cette attention inquiéte et intéressée,que je n’ai jamais vue être sans danger pour nous, et qui,peut-être, est elle-même le premier symptôme de l’amour. Enfin, onservit; et vous jugez aisément que ce fut près de moi qu’onle plaça. La conversation commença pa être générale; et commeil y a peu d’hommes qui aient une superficie aussi étendue et aussivariée que la sienne, je ne fus pas moins étonnée de lamultiplicité de ses connoissances que de l’agrément qu’il sçavoitrépandre sur les matiéres qui en sont le moins susceptibles;de la sorte de consistance que les objets les plus frivolessembloient prendre entre ses mains; de la facilité singuliéreavec laquelle son esprit se plioit à tous les tons; etcomment, le donnant à tout le monde, il paroissoit cependant lerecevoir de chacun. La fête n’étant que pour lui, quand on crut luiavoir laissé le tems d’établir dans mon esprit une haute idée dusien, l’entretien se partagea: le premier usage qu’il fit dela liberté qu’on nous laissoit d’être un peu plus à nous-mêmes, futde me parler de son amour; et, je l’avouë, il m’en parlamoins bien, à tous égards, que je ne l’aurois désiré, et que je nem’y étois attenduë.

Le Duc.

Légérement, sans doute; pour froidement,cela ne lui ressembleroitpas.

Célie.

Peut-être aurois-je été moins blessée de lafroideur, ou même du silence, que je ne le fus de l’emportementavec lequel il m’exprima ses désirs, et qui, tout brûlant qu’ilétoit, remplissoit mal les idées que je m’étois faites de l’amour,et du ton dont on doit nous en offrir. On eût dit qu’il cherchoitplus à me corrompre qu’à me toucher, et que, sûr d’avoir meilleurmarché de mes sens que de mon cœur, ce ne fût qu’à eux seuls qu’ildût s’adresser. En un mot, il ne ménagea, dans les tableaux qu’ilme présenta, et dans les expressions dont il se servit, ni ce qu’ildevoit à mon âge et à la décence de mon sexe, ni la pudeur que,quand il auroit pensé de moi le plus mal du monde, il devoit dumoins paroître me supposer; et je ne pourrois quedifficilement vous exprimer à quel point cette façon me révolta, etavec quelle vivacité je sentis tout le mépris qui y étoitrenfermé.

Le Duc.

Eh bien! Vous vous trompiez; cen’étoit pas qu’il pensât de vous plus mal que d’une autre;c’est seulement qu’il n’en pensoit pas mieux. D’ailleurs, enparoissant avoir tant d’égards pour la vertu d’une femme, et en nel’attaquant qu’avec la crainte apparente qu’elle ne se rendejamais, on l’encourage à montrer plus qu’elle n’auroit, peut-être,envie d’en avoir; et cela produit des résistances assezlongues, où, en s’y prenant comme M. De Norsan faisoit avec vous,la victoire est presque tout près du désir de la remporter. Il est,au reste, tout simple que quand il est question d’exhorter unefemme à se manquer, on aime mieux présenter à son imaginationl’idée des plaisirs qui suivent la faute qu’on veut lui fairefaire, que les avantages attachés à la vertu que l’on désirequ’elle n’ait plus.

Célie.

Assurément! Cela est tout simple;mais il me le paroît autant qu’on ne lui présente l’idée de cesmêmes plaisirs, que sous le voile de l’amour et de la délicatesse,et point avec cette audacieuse licence, beaucoup plus faite, selonmoi, pour révolter contre, que pour en inspirer le désir. l’amour,comme dit La Fontaine, est nü, mais il n’est pas crotté. etlorsqu’il se présente aux yeux sous une forme qui l’avilit, on esten droit de le méconnoître.

Le Duc.

Je suis, madame, tout à fait de votre avislà-dessus; on a assez échauffé l’imagination, quand on estparvenu à toucher le cœur; et je tiens que, dans une affairemême de pure galanterie, c’est bien mal entendre ses intérêts quede ne pas chercher à se faire croire respectivement que les sens etle caprice ne l’ont pas seuls formée, et, au défaut du sentiment,de n’en pas mettre le ton et l’apparence. Les plaisirs gagnenttoujours à être ennoblis… et M. De Norsan s’en tint-il, avec vous,aux simples propos?

Célie.

Comment donc! S’il s’ytint?

Le Duc.

Eh mais! C’est qu’il auroit été moinsextraordinaire que vous ne pensez, sur-tout débutant d’une façon silégere, qu’il ne s’y fût pas borné; et je m’étonne que,l’ayant depuis plus particuliérement connu, vous n’ayez pas senticombien, dans cette premiére rencontre, il vous avoit menagée. Ilfalloit, pour qu’il fût si retenu, que vous lui imposassiezterriblement. Enfin, quel fut le prix d’une si granderetenuë?

Célie.

Que, tout indignée que j’étois d’être attaquéed’une maniére, non-seulement si peu respectueuse, mais encore sipeu tendre, et malgré la crainte qu’il m’inspiroit, il sut enfinfaire passer dans mon cœur le poison dont il avoit infecté tantd’autres.

Le Duc.

Quoi! Vous lui dîtes que vousl’aimiez?

Célie.

Non, pas absolument; mais cela n’empêchepas que, dès ce même soir, il n’eût de quoi croire que jel’aimois.

Le Duc.

Si ce fut sur le simple aveu que je vois quevous lui en fîtes, qu’il voulut bien se croire aimé, vous luiinspiriez de la confiance, à beaucoup meilleur compte que toutescelles qui vous avoient précédée.

Célie.

D’aveu! Je ne lui en fis point.

Le Duc.

Vous lui donnâtes donc des équivalens qui lesatisfirent, qui lui formérent une sorte de certitude? Carenfin, il avoit besoin de quelque chose qui le tranquillisât.

Célie.

Quant à la parfaite certitude, il ne l’eut quequelques jours après.

Le Duc.

Quelques jours après, seulement! Ce nefut donc pas lui qui vous ramena?

Célie.

Assurément non, ce ne fut pas lui;perdez-vous le sens de croire que, dans la position où j’étoisalors, cela fût possible? Nous ne sortîmes même pasensemble; mais je ne sais: il falloit que, d’avance, etdans la supposition du succés, il eût corrompu mes gens. Mesflambeaux, par une nuit la plus calme du monde, quoique fortobscure, s’éteignirent tout d’un coup; mon cocher, que cetaccident sembloit autoriser à se tromper sur sa route, me mena pardes ruës aussi désertes que détournées; au bout d’une de cesruës, mon carrosse arrêta. M. De Norsan, qui, sans que j’en susserien, m’attendoit, se lança dedans impétueusement, s’y plaça malgrémoi; et, supposant obtenu l’aveu qui seul auroit pu justifierson audace, il n’y auroit rien eu que je n’eusse eu à en craindre,si, voyant que ma résistance, toute sérieuse qu’elle étoit, ne luiimposoit pas plus que la menace que je lui faisois de crier, jen’eusse, en effet, poussé des cris qui, quoique fort étouffés partout ce qu’il faisoit pour les empêcher de percer, l’obligérentenfin de discontinuer ses entreprises. Je ne vous dirai pointquelles furent les excuses qu’il m’en fit, je ne voulus ni enadmettre ni en écouter aucune, et le forçai, enfin, de me quitter,trés-determinée, quoi qu’il pût faire, à ne le revoir de mavie.

Le Duc.

Vous en direz ce que vous voudrez,madame; mais, avec votre permission, il falloit que-etvraisemblablement sans vous en douter-vous vous fussiez cruellementcommise, pour que, malgré sa temerité naturelle, il osâttant?

Célie.

Que voulez-vous? … une femme timide, etqui ne sait encore la valeur de rien… la crainte, en voulant lesreprimer, de faire éclater certaines entreprises… l’étonnementqu’on ose, dès la première vuë, en tenter de pareilles… le goût quicombat l’indignation…

Le Duc.

Eh, mon dieu! Tout cela se comprend dereste; et vous voyez même que je l’avois deviné; ausurplus, vous ne m’en croirez peut-être pas, mais voilà, j’en suissûr, la premiére insolence qui ne lui ait pas réussi de primeabord.

Célie.

Pour moi, je ne conçois pas comment, une seulefois, cela a pu lui réussir; mais est-ce que c’est une façondont vous admettiez l’usage, vous?

Le Duc.

Comme cela: oui, et non, selon lesoccasions, encore plus suivant les caractéres. On croit assezgenéralement, quoiqu’à tort, peut-être, que rien ne nuit à la vertucomme la surprise; et il est assez naturel que ceux quil’imaginent, cherchent plus à la surprendre qu’à l’avertir. S’il ya des femmes en qui l’étonnement est suivi, ou accompagné de lacolère, il y en a aussi en qui il suspend toute faculté; etl’on ne sauroit, je crois, nier que pour celles-là, une temeritéimprévuë, quoique non desirée, ne soit trés-dangereuse. Si l’onsçavoit quelle est, sur cela, la façon de penser d’une femme, on nel’attaqueroit jamais que comme elle a besoin de l’être pour êtrevaincuë, et les deux sexes y gagneroient également; mais,réduit comme on l’est presque toujours, sur une chose siessentielle, à marcher au hazard, et à en attendre tout, le moyend’appliquer toujours convenablement la temerité, ou laretenuë? On est si exposé à être dupes des physionomies, etmême des réputations, que quelquefois c’est à la femme qui en afait le moins de cas, que l’on présente un hommagerespectueux; et que c’est avec celle qu’elle révoltera leplus, que l’on mettra en œuvre l’insolence; pour moi, commeil arrive assez communément qu’on manque une femme par la même voiequi vous en a fait avoir une autre, mon avis est qu’il nous est dela derniére importance de n’avoir pas toujours auprés d’elles lamême marche.

Célie.

Mais celle dont nous parlons estaffreuse! Et elle est en même tems la preuve d’un si cruelmépris, qu’il me paroît impossible qu’elle détermine quelque femmeque ce soit.

Le Duc.

Plaisanterie à part, je suis sur celatotalement de votre avis. Il y a, cependant, une chose qui metient, à cet égard, un peu en suspens: c’est que s’il n’y apas une femme qui ne parle de l’impertinence comme vous, il n’y a,en même tems, pas d’homme – j’entends de ceux qui sont ou se disentdans l’usage de l’employer – qui ne soutiennent qu’ils s’en sonttoujours trés-bien trouvés. De cette différence d’opinion sur lamême chose, j’inférerois donc, ou que les uns ne disent pas combiende fois cette façon de notifier à une femme l’impression qu’ellefait sur nous, s’ils s’en sont indistinctement servis avec toutes,leur a manqué; ou que, quoique toutes paroissent également laréprouver, il faut pourtant qu’il s’en trouve à qui elle impose,non-seulement plus qu’elles ne disent, mais encore plus qu’elles nevoudroient.

Célie.

Plus qu’elles ne voudroient? Quelconte!

Le Duc.

Mais sans doute: s’il y a au mondequelque chose de bien prouvé, c’est qu’il y a des instans où,quelque peu disposée que, par la nature ou par ses principes, unefemme soit à se laisser subjuguer par la temerité, elle peutprendre beaucoup sur elle; et si cela est, comme quelquesexemples nous le prouvent, vous conviendrez que c’est le plusinvolontairement du monde, qu’elle admet une chose qui n’est pasmoins contre sa constitution, que contraire à ses maximes. Il esttout aussi certain qu’il y a d’autres momens où la femme qui, partoutes sortes de raisons, doit regarder l’insolence moins comme unhommage rendu à ses charmes, aura, contre son usage, plus dedisposition à la punir qu’à la récompenser. Avec la premiére, on asaisi le moment; avec la seconde, on l’a manqué, et, en bonnephysique, on n’auroit dû ni craindre l’un, ni se flatter del’autre.

Célie.

Qu’est-ce que le moment, et comment ledéfinissez-vous? Car j’avoue, de bonne foi, que je ne vousentends pas.

Le Duc.

Une certaine disposition des sens aussiimprévuë qu’elle est involontaire, qu’une femme peut voiler, maisqui, si elle est apperçue, ou sentie par quelqu’un qui ait interêtd’en profiter, la met dans le danger du monde le plus grand d’êtreun peu plus complaisante qu’elle ne croyoit ni devoir, ni pouvoirl’être.

Célie.

Vous en direz ce que vous voudrez;jamais vous ne me ferez croire aux succés des insolens.

Le Duc.

Cela est fâcheux à dire pour les mœurs:mais il est cependant vrai qu’ils remportent des victoires.

Célie.

En tout cas elles sont bien peuflatteuses.

Le Duc.

J’en conviens; mais aussi nemettons-nous pas tout en amour-propre? Il y auroit,quelquefois, trop à perdre pour nous.

Célie.

Ah oui! Pour vous en sçavoir tant degré, cette façon de penser vous procure de bellesconquêtes!

Le Duc.

Comme le plaisir n’est pas toujours à la suitede la gloire, il est tout simple que la gloire ne marche pastoujours à la suite du plaisir. Hélas! Nous serions tropheureux de pouvoir les accorder sans cesse!

Célie.

Et c’est, cependant, ce que vous cherchez lemoins, en général, s’entend; cet accord si doux du plaisir etde la gloire est, par exemple, ce qui paroît tenter le moins M. DeNorsan.

Le Duc.

Quelquefois, par hazard; mais je lui aivû des conquêtes qui, certainement, réunissoient tout ce qui peutflatter; et vous en êtes une preuve.

Célie.

Cela se peut; mais vous l’avez aussi vûcourir aprés des espéces qui n’auroient pas seulement merité lesattentions du moins délicat de ses valets de chambre.

Le Duc.

Vous le jugiezainsi?

Célie.

Je le jugeois comme tout le public, quin’étoit ni moins surpris, ni moins scandalisé que moi-même, deschoix que quelquefois on lui voyoit faire.

Le Duc.

On est souvent étonné, à la guerre, de voir ungrand général s’amuser à prendre des bicoques, parce qu’on ignoreses projets, et par conséquent, le prix qu’il attache à desconquêtes qui paroissent si peu faites pour le tenter. Il en est demême de M. De Norsan; on ne voit que ce qu’il fait, mais onn’en penétre pas le motif. On le juge pourtant. Mais puisque nousvoilà retombés sur lui, dites-moi, s’il vous plaît, comment, del’excès d’indignation, trés-meritée assurément, où il vous avoitlaissée, il put vous ramener aux sentimens qu’il vous avoitinspirés? Ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de moinscurieux dans votre histoire.

Célie.

Je l’aimois; et vous le connoissez. Jefus d’abord assiégée de lettres de sa part, et ne pouvois porter lamain sur quoi que ce fût, qui n’en renfermât, ou n’en couvrîtune; il m’en descendoit jusque par la cheminée! Tousmes gens-je n’en excepte même pas un vieux suisse que l’on m’avoitdonné comme le suisse du monde le plus incorruptible-étoient à lui.Persuadée, à ce que je lui voyois faire, que si je sortois, il nemanqueroit pas de s’attacher indécemment à tous mes pas, sur lespécieux prétexte d’une indisposition, je me renfermai chezmoi; mais je n’y fus pas plus en sureté contre sa personne,que je ne l’avois été contre ses lettres. Malgré l’opiniâtresilence dont je les avois payées, et qui devoit naturellement luilaisser si peu d’espoir, une nuit que je venois de me coucher, jele vis paroître inopinément devant moi sous un habit degrison; et, ce qu’aprés ce qui s’étoit passé entre nous deux,vous allez trouver bien plus singulier encore, c’est que ce ne futqu’à une violence nouvelle, et fort supérieure à la premiére, queje le reconnus parfaitement.

Le Duc.

C’est que vous verrez qu’il est persuadé qu’ilen est de l’insolence comme de la piqûre d’un scorpion:eut-il tort de l’avoir cru?

Célie.

Il l’eût eu, sans doute, si c’eût été dans uneautre position qu’il m’eût surprise; mais seule avec lui -carenfin c’étoit l’être, que de n’avoir autour de moi que des valetsqui lui étoient vendus, -l’état où j’étois… la surprise…l’effroi…

Le Duc.

L’amour…

Célie.

L’amour? Non; ou s’il entra pourquelque chose dans sa victoire, ce fut ce qu’au milieu de tant demouvemens divers, je crus distinguer le moins.

Le Duc.

Et ce qui, cependant, combattoit pour lui,beaucoup plus que vous ne croyiez. Ma foi! Si l’on vouloitconsidérer, de sang-froid, combien de choses s’arment contre lavertu d’une femme, on seroit plus étonné de ce qu’elle peut sedéfendre quelque tems, qu’on n’est ordinairement scandalisé de lapromptitude avec laquelle, quelquefois, elle paroît céder lavictoire.

Célie.

Ce que vous dites là est bien vrai! Maisce n’en est pas moins une réflexion que les hommes, et M. De Norsantout le premier, ne se présentent guére.

Le Duc.

Bon! Lui! Est-ce qu’il croit à lavertu?

Célie.

Il a, sur cela, les idées d’un vrai reprouvé.Ce qu’il y a de certain, c’est que ce qu’il m’en croyoit, nel’effrayoit guère.

Le Duc.

Oh çà! Madame, convenez pourtant qu’ilfit bien de ne vous pas attaquer par les formesordinaires.

Célie.

Je ne vois pas, à vous dire le vrai, pourquoivous trouvez qu’il faisoit si bien d’en agir avec moi silégerement, ou, pour parler plus juste, avec une insolence qui n’ajamais eu d’exemple.

Le Duc.

Oh! Pour des exemples, elle en a tantque vous en seriez confondue; et croyez que ce n’est pas sansraison que les anciens ont dit qu’il vaut toujours mieux mettre unefemme dans le cas d’avoir à se plaindre hautement de trop detemerité, que d’avoir, en secret, à vous reprocher de l’avoir troprespectée.

Célie.

Voilà, pour les anciens, de bien étrangesmaximes!

Le Duc.

Ce qui me feroit pourtant croire qu’elles sontplus fondées en raison que vous ne pensez, c’est que moi,personnellement, je n’ai jamais employé le respect, que je n’aie euà m’en repentir. Ce n’est point qu’en ce cas-là, on ne m’aittoujours dit que j’étois charmant; et qu’on ne m’ait mêmepromis des récompenses fort au-dessus de ce que jesacrifiois; mais, soit que, dans ces circonstances-là, unefemme soit toujours blessée intérieurement des égards qu’on a poursa vertu, soit par d’autres raisons que j’ignore, on ne m’en a pas,dans le fond, su plus de gré; et plus, par mon imbécileretenue, j’ai perdu d’occasions que depuis je n’ai pu retrouver,plus je suis convaincu que si M. De Norsan vous eût respectéeautant que vous croyez avoir envie de l’être, il n’auroit jamaistriomphé de vos préjugés contre lui; ou que, du moins, vouslui auriez fait acheter bien cher sa victoire.

Célie.

Tout cela est possible; mais, du moins,il n’auroit pas eu à se reprocher de l’avoir remportée par demauvaises voies.

Le Duc.

Je ne suis pas, comme vous savez, ni plusimpertinent, ni moins délicat qu’un autre; mais j’avouë queje préférerois toujours le remords d’avoir acquis une femme, commevous dites, par de mauvaises voies, au regret de l’avoir manquéepar plus de ménagemens qu’à la rigueur elle ne désiroit qu’on eneût pour elle. Ce qui me confirme encore dans cette façon depenser, c’est qu’il n’y en a pas une qui ne pardonne plus aisémentune témerité, qui, en la décidant, ne lui en laisse pas moinsl’honneur de n’avoir pas formellement consenti, qu’une timiditéqui, en la conduisant avec tout le respect possible, mais sansaucune pitié, de concessions en concessions, lui fait essuyertrente fois par jour, et pour de franches miséres, auxquelles,d’elle-même, elle ne prendroit pas garde, la honte de sentirqu’elle se manque, et de se le dire inutilement. Oh! Je croisque si vous voulez juger cela sans partialité, vous conviendrez quenon-seulement le téméraire doit être plus sûr de son succès que letimide; mais encore, qu’en épargnant à une femme le doubledésagrément de voir sa vertu l’abandonner, pour ainsi dire, piéce àpiéce, et de courir après toutes, il a pour elle, dans le fond,plus d’égards que l’autre n’a l’air d’en avoir.

Célie.

Ah! Vous voulez ressusciter lepersiflage! C’est un projet.

Le Duc.

Sans m’amuser à défendre mon raisonnement,permettez-moi une question: pardonnâtes-vous, ou non, à M. DeNorsan, la violence qui vous mit dans ses bras?

Célie.

Assurément! Je la lui pardonnai.M’avoit-il laissé d’autre parti à prendre?

Le Duc.

Et lui auriez-vous pardonné de même-au moinsc’est ici le for intérieur que j’interroge-de n’avoir adouci leplus farouche de tous les suisses; de n’avoir transformé desramoneurs en grisons, ou des grisons en ramoneurs; de nes’être enfin donné des peines incroïables, que pour y trouver lebénéfice de venir se mettre à genoux au pied de votre lit; etlà, d’une voix lamentable, entrecoupée par les soûpirs, étoufféepar les sanglots, vous demander humblement pardon de l’attentatqu’il avoit commis sur votre personne, et de l’intention qu’ilavoit eue de le porter beaucoup plus loin, si vous lui en eussiezlaissé la commodité?

Célie.

Pensez-vous que cela eût été sidéplacé?

Le Duc.

Mais cela ne vous auroit-il point paru bienridicule? Premiérement…

Célie.

Oh! Ne rebattons pas, je vous prie, cepoint-là plus long-tems; vous êtes si déraisonnable sur cechapitre et vous et moi voyons les choses si différemment, que ceseroit, entre nous deux, matiére à une discussion éternelle. Toutce que je puis vous dire à cet égard, c’est que vous vous trompezbeaucoup, si vous croyez que l’emportement ait sur moi plus dedroit que la tendresse.

Le Duc.

Je ne crois pas avoir à me défendre d’unepareille imputation.

Célie.

De grace, encore une fois, laissonscela; abstraction faite de toute autre chose, vous avez tropd’esprit pour ne pas sentir que je ne puis trouver du plaisir à merappeler l’idée du plus perfide de tous les hommes, ni à êtreramenée au souvenir de ce que j’ai eu le malheur de luisacrifier.

Le Duc.

Eh bien! Je puis vous dire une chose,parce que, de vous à moi, je la crois exempte du soupçon deflatterie: c’est qu’à quelque point que je connusse la façonde penser de M. De Norsan, je ne doutai pas, quand je le viss’attacher à vous, que vous ne fissiez ce que mille avant vousn’avoient pu faire; qu’en un mot, vous ne le fixassiez. Aussine pourrois-je vous exprimer combien je fus étonné quand je visqu’il vous avoit quittée, et le peu de tems qu’il vous resta.

Célie.

Oh! Pour cela, il est vrai que, si vousen exceptez cette premiére fougue, qui ne prouve pas plus pour noscharmes que pour vos sentimens, il n’a pas tenu à lui que jerestasse très-convaincuë que je n’avois en moi, d’aucune façon,rien qui pût m’attacher un honnête homme.

Le Duc.

Je vais, peut-être, vous parler avec trop defranchise; mais il est sûr que si l’idée, aussi injuste quecruelle, que sa propre désertion vous avoit laissée de vous-même, apu contribuer pour quelque chose vous faire prendre M. De Clêmesaprès lui, son inconstance a eu pour vous de bien désagréablessuites.

Célie, enrougissant.

M. De Clêmes!

Le Duc.

Au moins, je vous prie de croire que je nevous le donne que d’après son autorité; il m’a dit qu’ilavoit eu le bonheur de vous plaire; mais comme c’est un deces faits qui, quand ils ne sont pas véritables, sont fortagréables à supposer, je ne serois pas surpris que, vrai ou non, ileût cherché à s’en faire honneur; et si vous vous rendiezjustice, vous le trouveriez aussi simple que moi-même.

Célie.

Si je puis lui reprocher de l’avoir dit, je nepuis, malheureusement pour moi, l’accuser de s’en être vanté sansraison.

Le Duc.

Quoi! Madame! Il est réel qu’ilvous a plu! Je vous avouë que, pour me le faire croire, il neme falloit pas moins que votre aveu même. Eh! Comment est-ilpossible que vous ayez donné à M. De Norsan un pareilsuccesseur! Car, du côté de la figure, nous n’avons rien deplus médiocre; et quoiqu’on ne puisse équitablement luirefuser de l’esprit, il n’en est pas moins vrai que ce qu’il en a,est bien éloigné d’être aimable. C’est une prétention! Unbavardage! Un travers dans les idées, qui ne ressemble àrien, et dont je suis confondu que vous n’ayez pas été affectéeaussi désagréablement que j’ai vu tout le monde l’être.

Célie.

Mais il n’est pas absolument dénué degraces; et dans le tête-à-tête-où vous savez qu’on a toujoursmoins de prétentions-son esprit n’a point, en vérité, tous lesridicules que vous lui donnez, et que je conviens qu’il a, quand ilveut briller.

Le Duc.

Par malheur pour lui, si mon suffrage à cetégard lui pouvoit être de quelque chose, je ne l’ai jamais vû quevoulant se faire écouter, et ayant même l’air d’être convaincuqu’il n’y a personne qu’on doive entendre avec tant deplaisir; pour les graces, j’ai peine à comprendre que, venantde vivre dans la derniére intimité avec l’homme de son siécle quien a le plus, et de plus à lui, les graces gauches, maussades etforcées de M. De Clêmes, aient pu faire sur vous quelqueimpression.

Célie.

Je n’ai pas, aujourd’hui, moins de peine quevous à le comprendre. Le dépit, apparemment, ce vide affreux quisuccéde à une passion, et si pénible pour quelqu’un qui vient d’engoûter les charmes; son assiduité; sa patience;l’ennui du désœuvrement; un désir mal raisonné de vengeance…en vérité, moi-même je n’y conçois rien.

Le Duc.

S’il n’est point fort ordinaire de ne pouvoir,dans ce cas-là, se rendre compte de ses motifs, cela n’est pas nonplus sans exemple, et je connois même personnellement plus d’unefemme à qui il est arrivé, comme à vous, de prendre un engagementsans avoir jamais pu, depuis, avec quelque soin qu’elless’examinassent là-dessus, se dire ce qui les y avoitdéterminées.

Célie.

Sans raisonner sur cela davantage, ce qu’il ya de certain, c’est qu’il n’étoit pas vraisemblable que je prissejamais cet homme-là.

Le Duc.

Pour savoir ce qu’en ce genre-là fait ou peutfaire une femme, ce n’est pas toujours dans le vraisemblable qu’ilfaut le chercher.

Célie.

Croiriez-vous bien une chose? C’est que,née sensible et adorée de M. De Clêmes; moi, ne croyant pas àla vérité que je l’aimasse, mais en ayant beaucoup d’envie-vousconcevez par conséquent tout ce que ce désir et les sens mêmesdevoient produire, – jamais, malgré ses efforts et les miens, iln’a pu parvenir à me rendre seulement l’idée de ce que j’avoiséprouvé avec son predécesseur.

Le Duc.

Quoi! Pas même cedédommagement?

Célie.

Pas même; cela est-ilimaginable?

Le Duc.

A la rigueur, oui: l’amour qu’on veutavoir ne vaut jamais l’amour qu’on a; et puis, à dire lavérité, M. De Clêmes tout de suite après M. De Norsan, sansintermédiaire qui eût un peu affoibli les idées que ce dernier vousavoit laissées. M. De Clêmes est si gourme! Il devoit être siempêtré dans son bonheur! Si gauche dans ses caresses!Met tant de pédanterie dans ses transports mêmes! … ma foi,madame, à tous égards, vous aviez fait là un terrible choix!Heureusement pour vous les circonstances l’excusoient, et, plusheureusement encore, cela n’a duré que le tems que doit durer uneaffaire de dépit. Un mois de plus, vous vous donniez un ridiculeque rien n’auroit pu effacer.

Célie.

Ce ne fut cependant pas cette considération,tout importante qu’elle est, qui me le fit quitter; mais cemême homme qui m’avoit d’abord paru encore plus étonné de sonbonheur que ceux qui l’avoient compris le moins, trouva bientôt queje n’avois fait, tout au plus, que lui rendre justice; etcette présomption si déplacée, m’éclairant sur ses ridicules, meforça bientôt aussi à me faire honte de mon choix. D’ailleurs ilest, comme vous l’avez remarqué, trés-bien, sec, pédant et gourme,et il a de tout cela plus encore dans l’esprit que dans lafigure; il posséde, de plus, le trés-incommode ridiculed’aimer à régner et à dicter des lois; mais j’abhorre ladomination, surtout quand elle est passive. Tout cela joint à lacertitude que chaque jour me donnoit que, non-seulement je nel’aimois pas, mais encore que, quelque chose que lui et moipussions faire, je ne l’aimerois jamais davantage, fit qu’enfin jeme déterminai à rompre avec lui; et, en effet, je remarquai,contre mon attente, que cela avoit trés-bien pris dans lemonde.

Le Duc.

Au mieux, madame! Je puis vous lecertifier, moi; cela y prit même si bien que, pour peu quecela eût été d’usage, on se seroit fait écrire à votre porte, etque le premier nom que vous auriez trouvé sur votre liste auroitcertainement été le mien.

Célie.

Un empressement si vif de votre part m’auroitd’autant plus étonnée que j’en aurois dû moins attendre la sorted’interêt qu’il auroit paru m’annoncer.

Le Duc.

Je ne vois pas bien comment une chose sisimple auroit pu vous paroître extraordinaire.

Célie.

Mais pardonnez-moi; vous m’aviez vuprendre M. De Clêmes avec tant d’indifférence que je devoisnécessairement en conclure qu’il vous étoit on ne peut pas pluségal que je le gardasse ou non, et que, par conséquent, unedémarche de votre part, qui auroit tendu à me faire penser lecontraire, m’auroit avec raison surprise.

Le Duc.

Pourquoi? Sans qu’il soit question de cequ’on appelle l’interêt du cœur, pour peu qu’on soit ami des gens,on est bien aise de les voir revenir d’une erreur qui leur nuitdans l’opinion publique.

Célie.

Un aussi foible sentiment que celui dont vousparlez, doit, sur tout ce qui arrive aux personnes qui ne nous eninspirent pas davantage, laisser une bien grandeindifférence; et vous me forcez de croire que je prenois survous beaucoup plus que cela, ou qu’il vous étoit plus égal que vousme dites que je restasse, ou non, attachée à M. De Clêmes.

Le Duc.

Sans prendre à l’usage qu’une femme aimablepeut faire de son cœur le plus vif des interêts, il ne se peutpourtant pas que l’on reste indifférent sur cela à un certainpoint, lorsque l’on a l’honneur d’être de ses amis.

Célie.

Oh! Ce n’est que cela! J’auroispresque imaginé toute autre chose.

Le Duc.

Quoi! De l’amour?

Célie.

Non, pas précisément; mais quelque chosede moins géneral et d’un peu plus marqué que ce que vousm’accordiez; cela a ses nuances, comme vous sçavez.

Le Duc.

Oh! Cela n’étoit pas non plus tout àfait si géneral!

Célie.

A la rigueur cela étoit possible; maisvous ne vous conduisiez point avec moi, s’il vous en souvient, defaçon à me le faire croire; car, entre nous, et sans vous enfaire de reproches, au moins, vous êtes, de tous les hommes qui mevirent alors, celui sur qui je parus faire le moinsd’impression.

Le Duc.

A vous parler naturellement aussi, je croisque, dans le tourbillon où vous étiez, et obsédée d’adorateurs,vous eûtes bien peu le temps de distinguer si je manquois ou nondans leur foule.

Célie.

Il faut bien que cela ne soit point, puisqueje m’apperçus que vous ne la grossissiez pas.

Le Duc.

Ce fut peut-être à cause de cela seul que vousvous en apperçûtes?

Célie.

Vous me croyez donc bien vaine?

Le Duc.

Je n’ai pas moi-même assez de vanité pourcroire que vous dussiez attacher à mon hommage un bien grandprix; mais c’est que quelquefois vous voyez plus en ce genrece qu’on vous refuse que ce qu’on vous rend. Quand je dis vous, jen’ai pas besoin de vous dire combien c’est en géneral que je parle.Vous n’ignorez pas non plus qu’il y a des positions où, quelqueaimable qu’une femme puisse nous paroître, il ne seroit pasconvenable de le lui dire sérieusement, parce que l’on courroit lerisque de la tromper ou d’être infidéle, et qu’un honnête homme nedoit s’exposer ni à l’une ni à l’autre de ces deux choses-là:de le lui aller dire à titre de simple fleurette et sans aucunautre objet, en est une qui m’a toujours paru souverainementridicule, et c’est aussi ce que j’ai toujours fait le moinsvolontiers.

Célie.

Cela est plaisant! Je vous aurois crumoins de scrupules sur la premiére de ces deux choses-là et plus degoût pour la seconde, et si vous vouliez être de bonne foi, vousconviendriez que je n’ai pas tort de croire l’un et l’autre;mais revenons, s’il vous plaît, au point d’où nous sommes partis. àla façon dont vous m’avez parlé au sujet de ma rupture avec M. DeClêmes, il sembleroit que, dans ce tems-là, du moins, vous ne mevoyiez pas avec toute l’indifférence que, par votre conduite avecmoi, je serois en droit de vous supposer; car, n’est-ce pasce que, si je voulois, je pourrois inférer de l’empressement aveclequel vous vous seriez, dites-vous, fait écrire chez moi, pour peuque cela eût été d’usage?

Le Duc.

Si ce n’est pas dans la derniére précision, ceque j’ai voulu dire, du moins peut-on, sans leur faire une grandeviolence, donner à mes paroles ce sens-là.

Célie.

Pour moi, qui ne cherche assurément pas à leurdonner la torture, elles ne m’en présentent point d’autre, et jecrois que je ne serois pas la seule qui les interprétât comme jefais.

Le Duc.

C’est selon le plus ou moins de besoin qu’onauroit qu’elles le signifiassent; mais comme vous ne pouvez,vous, avoir aucun interêt à les expliquer comme vous faites, ilfaut que je me sois trompé quand je les ai crues sansconséquence.

Célie.

Oh! N’ayez pas peur; mon intentionn’est point de leur donner une autre valeur que celle que vous yattachez vous-même.

Le Duc.

Une crainte de cette espéce me donneroit un sigrand ridicule, que je me flatte que vous voudrez bien ne me la passupposer.

Célie.

Vous devez être d’autant plus tranquille à cetégard que je ne pourrois vous la croire, sans m’en donner toute lapremiére, un trés-grand.

Le Duc.

Je ne sais si c’est parce que je n’ai pasl’honneur d’être femme; mais leurs prétentions me paroissenttoujours moins déplacées que les nôtres. C’est selon ce que noussommes; car, à mon gré, ce n’est pas notre sexe, mais nosgraces qui les excusent, et toutes n’en ont pas, comme voussavez.

Ici la conversation tombe une minute à peuprès, et Célie paroît rêver assez profondément. Le duc, enfin, luidemande ce qui l’occupe si fort.

Célie.

Je cherchois à me rappeler quelle femme vousoccupoit vous-même, lorsque M. De Norsan me quitta.

Le Duc.

Tout ce dont je me souviens, c’est que jefaisois quelque chose; mais j’aurois, je l’avouë, peine àvous dire, tout d’un coup, ce que c’étoit.

Célie.

Il falloit que cela ne vous interessât pasbeaucoup, puisque vous en avez si peu conservé la mémoire.

Le Duc.

Assurément: selon toute apparence,c’étoit quelque fille.

Célie.

Et quand je quittai M. De Clêmes?

Le Duc.

C’étoit quelque chose qui ne valoit pasbeaucoup mieux.

Célie.

Oserois-je bien, à présent, vous demanderpourquoi, lorsque M. De Norsan me quitta, vous sentant, de votreaveu même, une sorte de goût pour moi, et ne faisant rien qui vousimposât la loi de le contraindre, vous ne me parlâtes point;ou pourquoi, quand je quittai M. De Clêmes, étant, à fort peu dechose prés, dans la même position, vous gardâtes le mêmesilence?

Le Duc, avecembarras.

S’il est vrai que dans le tems que M. DeNorsan vous rendit votre liberté, la mienne n’étoit pas engagée, jen’étois pas non plus absolument libre. Aprés cette fille dont jevous ai parlé, j’avois, ainsi que cela nous arrive souvent, pris,sans l’aimer, une femme qui ne m’aimoit guére davantage. Ses bontésn’avoient point changé mon cœur; mais ses dispositionsn’étoient pas restées les mêmes; elle vouloit, à toute force,que je l’aimasse; c’étoit une fantaisie qui lui étoitvenue; en conséquence, elle ne se prêtoit plus avec la mêmerésignation à mon indifférence pour elle. Vous n’ignorez pas quequoique par elles-mêmes, des chaînes de ce genre ne soient pasfaites pour être respectées à un certain point, on ne les rompt pascomme on voudroit, parce qu’on craint, en s’y dérobant sans aucunesorte d’égards, d’avoir de trop mauvais procédés. Cette femme quiconnoissoit ma façon de penser là-dessus, en abusoit indécemment.De sorte que quand, enfin, je me fus déterminé à rompre avec elle,je trouvai, non-seulement que vous n’étiez plus libre, mais mêmeque vous aviez pris l’homme du monde dont je me serois défié lemoins.

Célie.

Soit: mais quand cela ne fut plus, vousne pouvez pas dire assurément que je fisse rien qui pût vousempêcher de me parler, si vous en eussiez envie; car je fusplus de six mois sans vouloir entendre parler de quoi que cefût.

Le Duc.

Tant que cela!

Célie.

Oui, tout autant: c’étoit, à ce qu’il mesemble, vous laisser le temps de vous expliquer.

Le Duc.

Eh mais! Madame, avec votre permission,vous ne mîtes pas entre De Clêmes et D’Alinteuil un si longintervalle?

Célie, en affectant derire.

M D’Alinteuil! Voilà une bonnefolie! Est-ce qu’on me l’a donné dans le monde?

Le Duc.

On a pris cette liberté: est-ce que vousn’en saviez rien?

Célie.

En voilà, je vous jure, la premiérenouvelle: et vous crûtes donc, vous, que jel’avois?

Le Duc.

Ma foi! Oui: sur des choses de cegenre, je crois assez volontiers ce que j’entends dire à tout lemonde, surtout lorsqu’elles paroissent aussi vraisemblables que leparoissoit celle-là.

Célie.

Me seroit-il permis de vous demander ce quilui donnoit ce caractére de vraisemblance si frappant?

Le Duc.

La façon dont vous viviez avec lui.

Célie.

Elle étoit amicale; j’en conviens.

Le Duc.

Oh! Oui, fort amicale!

Célie.

C’est qu’au fait, elle n’étoit que cela;et que si c’est sur cela seul qu’on me l’a donné, je ne sais pascomment, pour éviter de pareilles imputations, il faut que nousvivions avec vous. J’ai toujours fait, comme ami, beaucoup de casde M D’Alinteuil; mais ce seroit un des hommes du monde queje voudrois le moins pour amant; et je n’ai jamais variélà-dessus une minute.

Le Duc.

Je ne vois pas bien pourquoi, car il est aiséde faire pis: D’Alinteuil, avec une figure fort agréable etbeaucoup d’esprit, n’est pas un amant, ni qu’il doive être sidifficile de prendre, ni dont on puisse avoir à rougir.

Célie.

Il n’est pas ici question de son plus ou moinsde mérite: je conviens, d’ailleurs, avec vous, qu’on nesauroit de toutes façons être plus aimable; mais, comme voussavez, je crois, on n’aime pas tout ce qui paroît digne d’êtreaimé; et moins je pensois à faire de lui mon amant, moins jecrois aussi m’être conduite avec lui de façon à faire penser qu’ille fût; à moins pourtant que les plus simples témoignagesd’amitié ne passent dans l’esprit de certaines gens pour des actesde tête tournée; et, de ces derniers, je ne crois pas, quoique vous disiez, en avoir fait pour lui.

Le Duc.

Moi, madame! Est-ce que je dis rien quidoive seulement vous faire soupçonner que je cherche à vous enaccuser?

Célie.

Assurément, oui! Si, comme je le pense,dire à quelqu’un que l’on croit qu’il a fait une chose, estl’accuser de l’avoir faite.

Le Duc.

En tous cas, je n’ai pas été le seul qui l’aiecru; et l’on en fut même dans le monde si persuadé, que tousceux qui avoient des prétentions sur vous-et le nombre n’en étoitpas médiocre-les retirérent, comme convaincus qu’elles leurseroient inutiles; et, assez ordinairement, nous ne prenonspoint une pareille conviction à si bon marché, quand elle a de quoiblesser nos sentimens, ou mortifier notre amour-propre.

Célie.

Eh! Vous fûtes, apparemment, du nombrede ceux qui l’eurent, et qu’elle effraya?

Le Duc.

Je ne vois pas bien pourquoi j’en aurois étémoins épouvanté qu’un autre.

Célie.

Si vous y prenez garde, vous éludez maquestion plus que vous n’y répondez.

Le Duc.

Eh! Oui, madame, je fus de cenombre: quelle raison, encore une fois, aurois-je eue pourn’en être pas?

Célie.

Votre embarras me fait rire! Mais aussi,de quoi vous avisez-vous de vouloir me faire croire qu’en aucuntems de votre vie vous ayez pensé à moi, d’une certaine façon,lorsque j’ai du contraire toutes les preuves imaginables?

Le Duc.

Toutes ces preuves qui déposent, à ce que vouscroyez, si fortement en faveur de votre opinion, se réduisent à monsilence; et ce même silence ne me paroît rien prouver dutout, dans les circonstances où vous et moi étions alors.

Célie.

Je ne sçais pas; mais, d’ordinaire, unhomme amoureux, ou qui prévoit seulement qu’il n’est pas impossiblequ’il le devienne, ou parle de son sentiment actuel, ou prépare lesvoies à son sentiment à venir; il me semble, du moins, qu’engéneral c’est assez votre usage.

Le Duc.

Je l’avouë, madame; mais vous ne devezpas non plus ignorer que, quelque géneral que soit un usage, iln’est pas suivi par tout le monde; ou qu’en l’adoptant,chacun, d’aprés son caractére, le restreint ou le modifie.

Célie.

Si vous avez toujours été de la mêmecirconspection, vous avez dû perdre bien des occasions d’êtreheureux, ou vous avez forcé à de bien désagréables avances lesfemmes qui vous distinguoient; car il seroit injuste decroire qu’il soit également commode pour toutes de parler lespremiéres; et, indépendamment même de la violence qu’on a àse faire pour en venir là, c’est une démarche dont, quelque aimablequ’on puisse être, le succés est si peu certain, et qui,d’ailleurs, expose à donner de soi des idées si singuliéres, qu’ilfaut nécessairement, pour se la permettre, l’amour le plustendre…

Le Duc.

Ou une bien grande douceur de mœurs.

Célie.

Mais vous, duc, que penseriez-vous d’une femmequi, nourrissant depuis long-tems dans son cœur, je ne dis pas unsentiment déterminé, mais un penchant tendre, auquel différenteschoses des deux parts l’auroient empêchée de se livrer; etqui, aussi lasse de le contraindre que de ne le pas voir pénétrer,l’avoueroit, enfin, à celui qui l’auroit fait naître?

Le Duc.

Vous supposez, sans doute, qu’elle n’auroitexactement rien fait au profit du sentiment qu’elle auroit, et quieût pu le faire deviner?

Célie.

Je ne le supposois pas: mais quand celaseroit?

Le Duc.

Dans la question que vous me présentez, vousimaginez, apparemment, un homme qui a de l’usage dumonde?

Célie.

Oui, si vous le voulez: mais quand iln’en auroit pas?

Le Duc.

C’est que, dans l’un ou l’autre de ces deuxcas, l’état de la question ne sera plus du tout le même.

Célie.

Je ne vois point pourquoi, quelquesupposition, de ces deux-là, que l’on veuille admettre, l’état dela question en sera si fort changé.

Le Duc.

Mais pardonnez-moi, madame; ladifférence de l’homme qui n’est pas instruit à l’homme qui l’est,n’est point, à ce dont il s’agit, aussi étrangére que vous lepensez. Dans une trés-grande jeunesse, notre inexpérience ne nouspermet pas de lire dans le cœur de la femme même qui nous intéressele plus, ce qui s’y passe pour nous; et elle peut, sansrisque, nous l’apprendre, parce que si ce n’étoit pas l’amour quireçût sa déclaration, ce seroit le désir; et que, quand unefemme ne nous inspireroit rien, pas même la plus légére curiosité,il suffiroit, pour qu’elle nous en fît naître, ou même pour quenous nous en crûssions fort amoureux, qu’elle nous apprît que nousavons su lui plaire; mais si c’est un homme que l’usage dumonde ait éclairé, qu’elle a pour objet, et qu’elle ait tâché de lelui faire entendre, je crois qu’elle ne peut, sans hazarderbeaucoup, aller plus loin, parce qu’il est à présumer qu’il veutplus paroître ignorer ce qu’elle sent pour lui, qu’il ne l’ignoreen effet; et qu’un aveu de cette espéce ne sauroit être faitavec succés à quelqu’un qui, en ne voulant pas l’entendre, lui enfait, de son indifférence pour elle, un tort tacite, il est vrai,mais pourtant on ne peut pas plus marqué.

Célie.

Rien, sans doute, n’est mieux vu que ce quevous me dites; et c’est dommage qu’il réponde si peu à ce queje vous demandois. Ce que je voulois sçavoir simplement, c’est ceque vous penseriez, vous, d’une femme qui se mettroit dans cecas-là?

Le Duc.

Pour pouvoir répondre de ce que l’on feroitdans telles ou telles circonstances, il faudroit avoir éprouvé unesituation, sinon toute semblable, du moins, à peu préspareille; et comme il ne m’est point encore arrivé derecevoir de pareilles déclarations, il me seroit difficile de vousdire affirmativement de quelle façon je pourrois en êtreaffecté.

Célie.

Premiérement, je ne crois point, avec votrepermission, qu’il soit bien vrai qu’à cet égard, on ne vous aitjamais prévenu de politesse, mais quand cela seroit, je n’en seroispas moins persuadée qu’il y a des choses que, pour décider la sortede sensation qu’elles pourroient faire sur nous, il n’est pasnécessaire d’avoir éprouvées; et, si je ne me trompe, ce queje vous propose est de ce nombre.

Le Duc,embarrassé.

Mais… pardonnez-moi… d’abord, lescirconstances où l’on peut se trouver, doivent nécessairementinfluer beaucoup sur le fond de la chose… tel aveu que, dans uncertain tems, je recevrois avec transport, peut, dans un autre, neme pas intéresser. Il peut me plaire dans la bouche d’une femme, etme blesser dans la bouche d’une autre; ou, sans faire sur moiune si desagréable impression, me laisser, du moins, sur sessentimens, dans la plus profonde indifférence. En géneral, il mesemble que, pour cela, nous dépendons beaucoup de notre façon depenser, du plus ou du moins qu’en cet instant, une femme nousparoît sacrifier; et de nos prejugés sur ces choses-là, quisont, assez ordinairement, la régle et la mesure de notrereconnoissance; et, comme en quelque situation que nouspuissions nous trouver, nous ne perdons jamais de vuë, à un certainpoint, les interêts de notre vanité; cela dépend encore de laportion d’estime qu’elle s’est acquise, parce qu’il ne sauroit nousêtre indifférent que le triomphe que nous remportons ait de quoiflatter ou humilier notre gloire; et que, peut-être, noustenons encore plus à cela qu’au plaisir même. Ce n’est pas,cependant, que si elle est extrêmement jolie, ou seulement qu’ellepasse pour telle, qu’en faveur de ses agrémens, ou du bruit qu’ellefait, nous ne lui pardonnions de manquer de décence; et qu’àfort peu de chose prés, nous n’attachions d’abord à notre victoirele même prix que si elle eût de quoi flatter notre orgueil par sadifficulté. L’embarras, la modestie, la pudeur, ont pour les unsdes charmes inexprimables; les autres, moins délicats, nes’émeuvent qu’autant qu’une femme leur montre moins d’envie d’êtreaimée que d’être séduite, et qu’enfin le cœur est ce qu’elle paroîtle moins vouloir toucher. Les uns…

Célie.

Les uns! Les autres! Qu’est-ce, jevous prie, que tout ce long verbiage? Ce que je veux sçavoirn’est pas ce qui affecte plus ou moins, en bien ou en mal, tous cesgens-là, mais ce qui vous affecte, vous, personnellement. Il ne sepeut pas que depuis que vous existez, vous ignoriez ce qui, soitpar votre constitution, soit par votre façon de penser, pourroitprendre le plus sur vous, et c’est ce que je vous demandeinutilement depuis deux heures; voudrez-vous bien enfin merépondre?

Le Duc.

A l’égard de la façon de penser, j’en ai une àmoi, rien n’est plus sûr, mais elle est, comme celle de tous leshommes du monde, si subordonnée aux circonstances qu’il y auroit, àmoi, une sorte de mauvaise foi à m’en donner une d’aprés laquellej’agisse toujours. Pour ma constitution, elle est telle, jel’avouë, que je ne voudrois pas répondre de moi bien long-tems, sil’on cherchoit plus à aller à mes sens qu’à mon cœur.

Célie, ensouriant.

C’est-à-dire qu’avec un peu d’indécence, onauroit bon marché de vous.

Le Duc.

J’en conviens, je la déteste; mais ellem’entraîne; pourvu, cependant, que ce ne soit point del’amour que l’on me demande; car, je le répète encore, ce neseroit pas là le moyen de m’en donner.

Célie.

Jureriez-vous bien de cela?

Le Duc.

Tout homme sensé, surtout quand il estquestion de choses dans lesquelles le caprice ou le goût peuventjoüer un bien plus grand rôle qu’on ne le pense, ne doit, selonmoi, jurer de rien. Tout ce que je sçais seulement, c’est que si lemépris n’a jamais empêché qu’on ne m’inspirât des désirs, il m’a,jusqu’ici, du moins, rendu inaccessible à l’amour.

Célie.

Que vous méprisassiez une femme qui, en effet,n’en voudroit qu’à vos sens, je n’ai point de peine àl’imaginer; mais il me semble que vous devriez un sentimenttout contraire à celle qui, vous aimant assez pour braver en votrefaveur tout ce qu’on dit que nous nous devons, ne chercheroit àattaquer vos sens que dans l’intention d’aller par eux jusques àvotre cœur. Vous me direz peut-être que cette confiance en sescharmes pourroit annoncer de sa part un peu tropd’amour-propre; mais quand elle a de quoi le justifier, dumoins ne peut-on pas légitimement lui en donner un ridicule.

Le Duc.

S’il est vrai, comme on le croit, quel’amour-propre nous inspire l’horreur de ce qui peut nous dégrader,ce seroit bien injustement qu’on lui en reprocheroit. à l’égard duridicule, en méritât-elle, ce n’est pas dans l’instant, ce qu’ellerisque le plus et qui nous frappe davantage: le désir nediscute rien. En supposant toutefois que, du côté des charmes, ellene pût qu’y gagner, oserois-je bien vous demander pourquoi, de toutce qu’elle pourroit tenter pour toucher un homme, elle prendroit depréférence la voie qui l’exposeroit presque infailliblement àmanquer le but qu’elle se propose?

Célie.

De préférence! Non; je supposequ’elle ne l’emploieroit que parce qu’il ne lui en resteroit pasd’autre; qu’elle auroit d’abord tâché vainement de se faireentendre, et qu’enfin ce seroit une chose moins de choix que denécessité. Il me semble, de plus, qu’une femme, sûre d’avoir dansle cœur de quoi justifier une démarche qui ne blesse que des idées,adoptées, peut-être, sans beaucoup d’examen, et dont encore il està considérer qu’elle a l’amour pour excuse, peut, à la faire,risquer moins que vous ne prétendez, et qu’enfin un méprismomentané doit l’effrayer moins que le malheur constant de vivresans ce qu’elle aime.

Le Duc.

Momentané! Eh! Qui l’assure donctant qu’il le soit?

Célie, fort impatientéeet d’un ton d’aigreur.

Oh! Monsieur le duc! Vous mepermettrez de vous le dire, pour un homme de votre rang, et qui,d’ailleurs, a vécu dans le monde comme vous avez fait, vous avezbien les préjugés les plus gothiques et les plusinattendus!

Le Duc.

Peut-être aussi sont-ce des principes;chacun, comme vous sçavez, a sa façon d’envisager les choses;cependant, il devroit y en avoir…

Célie, avec excessivementd’humeur et du ton du dédain.

Ah! De grace, ayez la bonté de ne m’endéfinir aucune; la marquise a tantôt parlé là-dessus avectant d’étendue, que je ne verrois pas avec plaisir revenir sur letapis ce sujet d’entretien.

Le Duc.

Ne l’y mettons donc pas.

Célie.

C’est dommage, n’est-il pas vrai, que je vousarrête sur cela? C’étoit, pour le coin du feu, la plusdélicieuse conversation!

Le Duc.

Elle pourroit, à mon sens, s’y supporter toutcomme une autre.

Il paroît tomber dans une rêverie assezprofonde, et il garde quelque tems le silence.

Célie.

Pourroit-on, sans troubler trop votre augusterêverie, vous en demander lesujet?

Le Duc.

Je considérois en moi-même, avec assez desurprise, à quel point le plus ou moins de faveur qu’ont auprés denous les opinions des gens, dépend du plus ou du moins de goût quenous avons pour eux.

Célie.

Cela peut être vrai; mais quel rapportpeut avoir votre réflexion avec la question présente?

Le Duc.

Que ce que vous appelez en moi les préjugésles plus gothiques, et-pour me rendre ce que votre politesse a bienvoulu m’épargner-les plus ridicules, vous paroissoit dans la bouchede Prévanes, des principes que vous n’auriez ni contestés, ni mêmesouffert que l’on contestât.

Célie,froidement.

M. De Prévanes avoit, sans doute, tropd’honneur, pour ne pas admettre tout ce qui peut l’étendre;mais ses principes étoient, ce me semble, un peu moins gourmés, etun peu plus analogues à la nature, que ne le sont les vôtres.

Le Duc.

En vérité! Ils étoient exactement lesmêmes; mais vous l’aimiez, et vous aviez raison. Ici ilprend un air et un ton attendris. Ah! Madame!Quelle perte pour vous! Combien il vous adoroit!Combien même dans ces instans affreux où la nature accablée nouslaisse à peine le sentiment de nous-mêmes, il étoit encore toutrempli de vous! … que je vous plains! Ah! Lemalheur que vous venez d’essuyer est un de ces coups dont on sesent, et dont on ne peut que s’affliger tout le reste de savie!

Célie, sans se laissergagner par le ton tragique du duc, et avec sécheresse.

Oui; ou dont on est, pour parler plusjuste, long-tems affecté d’une façon bien cruelle, et dont je croismême que l’on ne se consoleroit jamais totalement, si la naturenous permettoit sur quoi que ce fût une sensibilité éternelle.

Le Duc.

Pour moi, je suis si convaincu que l’âme nes’émousse jamais, à un certain point, sur des pertes de ce genre,que quelque vivement que je parusse aimé d’une femme qui auroit étédans la même situation que vous, je regarderois toujours satendresse pour moi, beaucoup moins comme un sentiment qu’elleauroit, que comme une distraction qu’elle voudroit se faire.

Célie.

A vous permis d’être injuste; ce neseroit peut-être pas la premiére fois que vos préjugés vousconduiroient àl’être.

Le Duc.

Quoi! Madame, est-ce qu’en pareil cas,vous n’auriez pas les mêmes craintes?

Célie.

J’avouë que ce ne seroit point pour moi uneraison de douter du goût que j’inspirerois; et que croirequ’un homme seroit devenu incapable d’aimer, parce que la mortl’auroit privé d’une femme à qui il étoit attaché, me sembleroitune chose assez absurde. Ce seroit comme si j’imaginois qu’un amantqui s’offriroit à moi, venant de faire ou d’essuyer une infidélité,ne pourroit pas m’aimer sérieusement; et chacune de cescraintes seroit, selon moi, assez peu sensée.

Le Duc.

Ainsi donc, cela vous paroîtroit revenir aumême?

Célie.

Si ce n’est, pourtant, que je compterois plussur le sentiment du premier que sur le sentiment de l’autre.

Le Duc.

Cette préférence me confond.

Célie.

Voici donc sur quoi je l’appuie. Un infidéle,sans compter qu’il annonce dans le caractére une légereté assezfaite pour effrayer, peut retrouver ce même objet qu’il abandonne,et ne le pas revoir avec toute l’indifférence qu’il avoit lieu dese supposer pour lui. Les hommes, quelquefois, croient leur cœuréteint, lorsqu’il n’éprouve dans le fond qu’une lassitude dont ilne faut qu’un peu de repos pour le remettre; et vousconviendrez qu’avec un homme de qui la maîtresse n’existe plus, onn’a pas à craindre l’inconvénient de ces retours que votre capriceou votre vanité ne rendent que trop fréquens. D’ailleurs, celui quivient d’éprouver une infidelité, peut ne se livrer à un engagementnouveau que par désœuvrement, par dépit, ou simplement pour montrerà la femme qui le quitte, combien aisément il a pu réparer saperte; et être plus occupé de ce dont il ne jouit plus que dece qu’il posséde. Il me semble donc qu’il vaut mieux n’avoir àtriompher que d’un souvenir trés-tendre, à la vérité, mais que laraison nous fait une loi de ne pas entretenir; et dont même,sans son secours, le tems ne nous laisseroit, à la fin, que detrés-foibles traces que d’avoir sans cesse à craindre le pouvoir del’habitude, la tromperie qu’on a pu se faire, le désir deretrouver, et-ce qu’il y a de plus incommode encore-le regret de cequ’on a perdu.

Le Duc.

De sorte, donc, que vous ne pensez point quela perte de Prévanes vous ait séché le cœur au point de ne luijamais donner de successeur; ou ne point aimer, autant quevous l’avez aimé lui-même, celui qui lui succédera?

Célie.

En amitié, comme en amour, vous êtes,assurément, un homme bien étrange! Ce qu’ordinairement oncherche avec le plus de soin, c’est d’écarter du souvenir despertes qu’ils ont faites, l’esprit de ses amis; et il n’y a,vous, rien que vous ne fassiez pour me ramener au sentiment de lamienne. Si vous prenez ce soin-là pour un service d’ami, vouspourriez bien vous méprendre.

Le Duc.

Il faut toujours que j’aie tort, de façon oud’autre.

Célie.

Je laisserai tomber cela, je vous enavertis; toute simple qu’en devroit être la discussion, vousne manqueriez pas d’y trouver matiére à un trés-longdiscours; et, soit dit sans vous déplaire, ils ne me plaisentpas autant qu’à vous.

Le Duc.

Ma foi! Vous êtes la seule qui, depuisque j’existe, m’ayez pris pour un raisonneur.

Célie.

Si cela est, on est bien loin de vous rendrejustice; mais, comment va notrefeu?

Le Duc.

A merveille.

Célie.

Quoi! Il n’est pas tombé?

Le Duc.

Il est, au contraire, trés-ardent.

Célie.

Il faut donc que le froid augmente: jeme sens gelée!

Le Duc.

Avec tout l’édredon qui vous couvre?

Célie, d’un air sec etrailleur.

Oui, avec et malgré tout cet édredon-là, j’aifroid: cela ne se peut-il pas, à la rigueur, sans blesser nipréjugés, ni principes?

Le Duc.

Ah! Belle Célie, vous prenez del’humeur!

Célie.

Non: mais c’est que je n’aime point lesopinions déraisonnables, et qu’il peut m’être permis d’êtresurprise de vous en voir, dont votre propre conduite devroit si peuvous laisser soupçonner!

Le Duc.

La façon de penser d’un homme est quelquefoissi différente de sa façon d’agir, qu’il ne seroit pas toujours biensûr de juger de l’une par l’autre.

Célie, avec un peud’emportement. Tout comme il vous plaira, Monsieur De Clerval,mais je vous jure que si vous avez la fureur de disserter, vousaurez le plaisir de disserter tout seul.

(Elle fait un mouvement pour se lever;il court lui donner la main, et la conduit au fauteuil qu’occupoitla marquise: elle s’y jette, et s’y place d’une façon tout àfait négligée. Quoiqu’elle le boude, ou qu’elle en ait, du moins,toute l’apparence, il croit avoir senti qu’avant que de quitter samain, elle lui a pressé assez tendrement le bout des doigts;cela le force à rêver, et à la regarder avec une sorte d’émotion etd’interêt qui, pour n’être ni l’émotion, ni l’interêt que donnel’amour, tels qu’ils sont, suffisent au moment. Ce seroitd’ailleurs connoître mal les hommes-M. De Clerval fût-il mêmeannoncé aussi fidèle que l’on sait qu’il l’est peu-que d’imaginerqu’il ait, ainsi qu’il l’a fait, penetré les vuës de Célie, sansque, malgré son indifférence pour elle, et sa tendresse pour lamarquise, il n’ait pas été, par des degrés, disposé à les remplir.Il ne seroit pas même impossible que cette operation se fût faiteen lui, sans qu’il en eût eu la preuve complète qu’à l’instantactuel. Souvent le cœur se ferme à l’amour, que les sens ne s’enouvrent pas moins au desir; et quelquefois même, pourproduire sur nous cet effet, une femme a encore moins besoin d’êtreaimable, que de ne nous pas voiler ses dispositions à notre égard.Si notre vanité seule suffit pour lui faire remporter le triompheauquel elle aspire réunie à l’idée du plaisir, que ne peut-elle passur nous! Célie qui, selon toute apparence, juge sainement del’état du duc, le regarde à son tour. Le desir, la confusion, sepeignent à la fois dans ses yeux; ils sont beaux;personne n’ignore, de plus, à quel point une femme s’embellit dansces momens; le charme que le desir et l’attente de la voluptéqui, eux-mêmes, en sont une, répandent sur toute sa personne et surtous ses mouvemens; à quel point la douce langueur où elleparoît plongée, prend sur les sens; et le désordre où elleles jette. Cependant, le duc, tout agité que Célie le voit, gardele silence, et n’a pas l’air moins irrésolu que troublé. Quefaire? Quel parti prendre? Montrer du sentiment?Détail long, dont l’effet est peu sûr, et pendant lequel,peut-être, l’impression qu’elle a su faire s’affoiblira:chercher par quelqu’autre moyen à l’augmenter? C’ests’exposer à la faire tout à fait disparoître; car, les sensont aussi leur sorte de délicatesse: à un certain point, onles émeut; qu’on le passe, on les révolte. Célie, enfin, nesçachant à quoi s’arrêter, et rêvant au point qu’elle finit par secroire seule; d’ailleurs, pénétrée de froid, consulte un peumoins, pour se chauffer, ce qu’exigeroit d’elle sa décence, que lebesoin qu’elle en a. Qu’elle se l’exagère, ou non, c’est ce surquoi nous croyons qu’elle seule a droit de prononcer; carenfin, personne ne peut, avec équité, déterminer, d’après sa propresensation, le plus ou moins de froid dont une autre peut êtresusceptible. Il est vrai que Célie a la jambe parfaitementbelle; mais occupée comme elle l’est, est-il bien sûr qu’elleait pensé qu’en l’offrant aux regards du duc, elle ledéterminera? L’on convient que cela est probable; maisaussi, tout ce qui est probable n’est pas prouvé. Quoi qu’il ensoit, et en laissant à l’écart une discussion inutile à la chose,et qui, de plus, passe évidemment nos forces, nous nouscontenterons de dire que le duc, en portant, et arrêtant ses yeuxsur le spectacle qui leur est si innocemment offert, paroît tout àla fois céder à l’impression qu’il fait sur lui, et tâcher de lacombattre; cependant, ce n’est qu’un homme; et c’estdire assez que le desir doit enfin l’emporter en lui sur laréflexion. Il est, de plus, à noter que Célie est dans un de cesgrands fauteuils qui sont aussi favorables à la temerité, quepropres à la complaisance; et que sa position semble plusfaite pour annoncer l’une que pour décourager l’autre. Le duccédant enfin à une situation trop forte pour sa vertu, et quipourroit bien aussi l’être trop pour la vertu de beaucoup d’autres,n’annonce à Célie ses desirs que par tout l’emportement qu’elleétoit, depuis quelques minutes, en droit d’en espérer, ou d’encraindre.)

Le Duc, du ton dureproche et du desir.

Ah! Traîtresse!

Célie, tout à faitétourdie de l’audace de M. De Clerval.

Ah!… Monsieur De Clerval!… ypensez-vous!… Monsieur De Clerval!… devois-je? …eh bien donc!… aurois-je dû? … et vous ne m’aimezpas! … au moins dites-moi donc que vous m’aimez!

(Le duc continue de faire ce qu’on luireproche, et de se taire sur ce qu’on desire de lui. Célie, quiprésume sûrement que, plus à lui-même, il lui dira le mot qu’ellelui demande, cesse de le presser là-dessus; et, sur unesupposition si bien fondée, consent, enfin, à se comporter comme sielle l’avoit obtenu, et que même elle ne pût pas douter qu’il nelui dît très-vrai. On trouvera tout simple qu’il profite de lasécurité où elle est à cet égard; et même qu’il en abuse,quoiqu’en toute règle, il ne soit pas bien à lui de faire l’un etl’autre. Le duc, enfin, lui prend une de ses mains et la luibaise; de l’autre, elle se couvre le visage. Comme, dans unétat si violent, il est impossible de songer à tout, il se trouveque c’est la seule chose qu’elle pense à dérober à l’admiration deM. De Clerval. Telle que nous l’avons peinte, on n’aura pas depeine à croire que la verité n’entre pas moins que lareconnoissance et la galanterie dans les éloges dont ill’accable; toute satisfaite, cependant, que nous avons sujetde la croire intérieurement, de tout ce qu’il lui dit de flatteur,et des transports dont il l’accompagne, la décence la force de s’ydérober, ou de le tâcher, du moins; car M. De Clerval vientd’acquérir de si grands droits, qu’il est très-douteux que l’onn’ait pas encore plus à le ménager, que la décence même. Il est,d’ailleurs, à remarquer que la pudeur obligeant Célie à se couvrirle visage, il ne lui reste qu’une main, dont encore on ne la laissepas disposer comme elle voudroit; et qui, quand elle seroitabsolument libre, seroit encore bien peu de chose pour tout cequ’elle auroit à en faire.)

Célie, toujours le visagecouvert et du ton le plus languissant.

Ah! Monsieur De Clerval, je vous enconjure, laissez-moi! N’avez-vous pas assez abusé de mafoiblesse, et peut-il, à cet égard, vous rester quelque chose àfaire?

(On imagine bien qu’il ne l’écoute pas, etqu’il continue toujours de la loüer, et de lui prouver, par lescaresses les plus ardentes, qu’il sent, on ne peut pas plusvivement, ce qu’il lui dit.)

Célie, continue.

Ah! Toujours des éloges!Pensez-vous qu’ils me tiennent lieu de ce que vous ne m’avez pasencore dit? S’ils suffisent à la vanité, qu’ils sont peufaits pour contenter le cœur!

(Comme il ne cesse de s’obstiner au silence,et de mettre ce qu’il sent à la place de ce qu’il ne sent pas,Célie, enfin, le repousse; et se servant de ses deux mains,s’arrange de façon que ce n’est plus que de souvenir qu’il peutencore loüer ses charmes: il se réveille. On sent assez, sansqu’il soit nécessaire de le dire, que, s’il y a, d’un côté,beaucoup d’humeur, il n’y a pas, de l’autre, médiocrementd’embarras. Célie, enfin, après avoir quelques instans attendu quele duc lui parle, comme elle le désire, voyant qu’il reste les yeuxbaissés, et debout au coin de la cheminée, après l’avoir regardéquelque tems avec la plus forte indignation, se lève avec fureur,se promène avec violence, et tantôt les yeux au ciel, tantôt lesramenant vers la terre, les arrête quelquefois aussi sur M. DeClerval, avec l’expression de la colère la plus vive, et duressentiment le plus marqué. Cette scène paroît faire, de plus enplus, repentir le duc, de l’instant de fragilité qui l’a amenée,sans cependant le conduire à ce qui pourroit la faire changer deface. Il ne seroit toutefois question, pour s’en tirer, que de direà la dame outragée de ces galanteries vagues qui ne signifient quece qu’on veut; que la passion, ou la vanité d’une femme,interprêtent comme elle a besoin qu’elles le soient, et qu’un hommeréduit aisément à la valeur qu’il leur donne lui-même, lorsqu’illui devient de quelque importance qu’elle cesse de s’y tromper. àpropos de quoi donc, de la part du duc, cette obstination à setaire qui paroît si peu fondée? On peut en donner deuxmotifs: l’un, que le désir éteint, ou, du moins, fortaffoibli, il ne sent plus que le regret d’avoir manqué à lamarquise; l’autre, qu’il entrevoit les conséquences que peutentraîner sa foiblesse. Quelqu’un répondra, sans doute, qu’il fautau désir, pour renaître, moins de tems que le duc n’en emploie àrêver, surtout lorsque l’objet n’a rien qui ne doive en hâter leretour; et qu’en occupant Célie des siens, il la distrairoitpeut-être de cette fantaisie de sentiment qui lui a pris si mal àpropos, et qui, effectivement, pourroit, s’il s’y rendoit, luidonner plus de droits qu’il ne lui convient qu’elle en ait. Sansfaire à nos lecteurs, ni l’honneur de croire que la ressourcequ’ils voudroient que le duc se cherchât ici, ne coûtât rien àaucun d’eux, ni l’injure d’imagine, qu’elle fût également péniblepour tous, nous croyons pouvoir répliquer que si jamais, peut-être,une passion, quelque vive qu’elle fût, n’a empêché un homme de selivrer à un caprice, elle peut retarder en lui la renaissance desdésirs, par l’empire que, ce caprice une fois satisfait, ellereprend sur ces mêmes sens qui viennent de la sacrifier d’une façonsi cruelle; et que, quelque aimable que puisse être unefemme, il n’appartient qu’à celle qui est véritablement aimée, dene pas voir le désir s’éteindre, ou d’en voir prendre la place pardes transports qui ne lui en laissent pas même soupçonner le repos.Si le duc étoit bien sûr qu’il suffît à Célie, pour l’interêt de sagloire, pour l’excuse de sa distraction, ou pour contenter le goûtmomentané qu’il se peut, après tout, qu’elle ait pris pour lui,qu’il lui dît ce qu’elle en exige; et qu’elle voulût bien,l’instant passé, ne se le pas rappeler plus que lui-même, il y alieu de croire qu’il ne le lui refuseroit pas: mais qui peutlui répondre de l’usage qu’elle en fera, et du prix qu’elle voudray attacher? Hé bien! En ce cas-là, il reprendra tout cequ’il lui aura dit: ne diroit-on pas que cela n’arrivejamais? Pardonnez-moi: tous les jours; maistoutes les situations ne se ressemblent point, et ne veulent pas lamême marche. Si la marquise et Célie ne vivoient pas ensemble avectant d’intimité, il lui importeroit peu d’être obligé de garderquelques semaines cette dernière; parce qu’alors rien ne luiseroit plus aisé que de cacher cette avanture; et ensupposant qu’il la confiât à la marquise, il a tant de preuves desa façon de penser à cet égard, qu’il ne devroit point douterqu’elle ne la lui pardonnât. Nous en convenons: maispardonnera-t-elle à cette même Célie d’avoir cherché à rendre sonamant infidèle, et d’avoir franchi, pour y parvenir, toutes lesbarrières que lui opposoient ce qu’elle devoit à l’amitié, cequ’elle se devroit à elle-même et à l’honneur de son sexe, etl’indifférence que ce même homme avoit pour elle? La ruptureentre ces deux femmes devient donc inévitable, si la marquise a leplus léger soupçon de ce qui s’est passé; et si cette affairedure seulement quelques jours, le moyen de pouvoir la lui dérober,avec une femme naturellement imprudente, et qui, sans se croireaimée, ni même sans se soucier de l’être, n’imagine prouver del’amour qu’autant qu’elle affiche de l’indécence? Il nesauroit donc trop tôt enchaîner, à cet égard, les idées de Célie,et l’empêcher, et de se faire des illusions, et de se flatter depouvoir lui en faire à lui-même sur ce qui s’est passé; et ilne le peut mieux qu’en rejetant, avec toute l’opiniâtreté possible,tout ce qui pourroit donner à ce caprice la plus légere apparencede sentiment. Lorsque, pour déterminer une femme, on a eu besoind’orner le désir du masque de l’amour, on ne peut, sans la dernièrecruauté, le lui arracher dans l’instant même où, si quelque chosepeut la consoler de sa foiblesse, c’est la certitude d’êtreaimée; mais loin qu’il ait eu besoin, avec Célie, de cetteressource trop fréquemment employée, c’est lui qui s’est défenducontre elle un temps considérable, qu’à peine peut-on le croired’un homme. Il ne lui doit donc pas, après son triomphe sur elle,un aveu dont il n’a pas eu besoin pour le remporter, et qui,peut-être, le mettroit dans le cas de faire traîner quelques joursune fantaisie qui, par toutes sortes de raisons, ne peut être nitrop courte, ni trop ignorée. Comme cependant il n’a pas moinsd’éclat à craindre de la colère de Célie que de ses transports dansun autre genre, il lui est de la dernière importance de l’amener,avec le plus de douceur qu’il lui sera possible, à se désister deses prétentions, et à ne se souvenir de ce qui s’est passé entreeux qu’autant et que lorsqu’il voudra bien lui-même se le rappeler.Nous osons croire fort délicate cette situation, mais il n’y a queceux de nos lecteurs qui ont eu le malheur de s’y trouver, quipuissent la juger telle qu’elle est, et nous pardonner même de lapeindre avec tant d’étendue. Toutefois, Célie et le duc ne peuventpas, l’un rêver, l’autre se promener toujours. Avec une femme decette sorte, on ne sauroit, non plus, en être quitte pour lui faireune révérence d’un air léger, et pour s’en aller après, soit parcequ’on ne veut point parler, ou qu’on ne trouve rien à dire. Le plusou le moins d’égards ne sauroit être ici déterminé par le plus oule moins de cas que l’on fait de la personne; et M. DeClerval, pour être du même rang, n’en est que plus fait,non-seulement pour sentir tout ce qu’il lui doit, mais encore pourl’outrer, si cela est nécessaire: la première chose àlaquelle la politesse, et même son interêt, lui paroissent lecondamner, c’est de prendre sur lui tous les torts; et il s’yrésigne sans peine: il se rapproche de Célie avecsoumission; elle s’éloigne de lui sans le regarder: iltente une seconde fois la même chose; et ce n’est pas avecplus de succès: il veut l’arrêter; pour lors Célie, ens’échappant, l’appelle monstre; c’est, comme chacun sait,l’injure consacrée dans les querelles de ce genre-là. Quand il voitqu’elle persiste dans sa rébellion, persuadé que l’air soumis qu’ila pris, n’est propre qu’à l’y confirmer, il la saisit, l’entraînesur sa chaise longue; et là, ne ménageant plus rien, enrevient à l’entreprise qui lui a si bien réussi au coin dufeu: qu’il ne la tente que parce qu’il a ouï dire qu’engénéral les femmes, en se plaignant de ces coups d’autorité, ycédent toujours; ou parce qu’il a des raisons particulièresde croire que Célie en sera encore plus étourdie qu’uneautre; ou encore, que ce ne soit qu’un essai qu’il veut faireà tout hazard; c’est ce qu’à cause de la temerité qu’il yauroit à le faire, nous ne déciderons pas. Pour nous borner donc,ainsi qu’il nous convient, au simple récit des faits, Célie sedéfend d’abord contre l’audace du duc, de façon à lui fairecraindre que ce qu’il tente, ne la révolte beaucoup plus qu’il nela subjugue. Poursuivra-t’il? Ne poursuivra-t’il pas sonentreprise? L’un et l’autre de ces partis ont leursrisques; mais, sans compter la honte qu’il attache à céder,qui sait si quelques instans de plus d’opiniâtreté ne lui ferontpoint remporter la victoire? Mais, dira-t’on, si ce triomphel’intéresse si peu, pourquoi le chercher? Est-ce pour avoiravec Célie un tort de plus? Tout au contraire: c’estpour que ce soit elle qui en ait un de plus avec elle-même.Ah! Cette idée est bien barbare! Point du tout, puisquece n’est pas gratuitement qu’il l’a; et qu’il n’y est conduitque par le besoin où elle le met d’échapper, s’il lui est possible,à l’aveu pour lequel elle le persécute. Pourra-t’elle, en effet,vis-à-vis d’un homme à qui elle connoît beaucoup d’usage du mondeet des femmes, mettre sur le compte de la violence seule-et dequelle violence encore! -la nouvelle complaisance qu’elleaura pour lui, surtout s’il peut parvenir à donner à cettecomplaisance un caractère qui ne permette pas à Célie de la faireregarder comme absolument extorquée? Enfin, n’y trouvât-ild’autre avantage que de se tirer, ne fût-ce même que pour quelquesminutes, d’une situation fort critique, sera-ce donc pour lui sipeu de chose? Il est, d’ailleurs, impossible que Célie neprenne rien sur lui; il y a mille femmes qu’on ne voudroitpoint aimer, et qui n’en excitent pas moins les desirs. Quoique dela façon dont il a plu à m le duc de parler sur le moment, il aitsemblé vouloir que l’on ne crût qu’à l’usage des femmes, il n’ensera pas moins vrai que les hommes sont, autant qu’elles, soumis àson empire. Soyons justes jusqu’au bout: que de raisons qu’ilest inutile d’énoncer ici, pour qu’ils le soient biendavantage! Mais quand cet instant-ci, malgré tout son amourpour la marquise, agiroit moins sur M. De Clerval, ceux quiconnoissent les hommes, savent trop combien, même avec une passiondans le cœur, de nouveaux plaisirs leur sont précieux, et tout ceque peut sur eux la curiosité, prise dans toutes ses acceptions,pour croire que, n’eût-il même, pour agir comme il fait, aucuneraison de politique, le duc se conduisît différemment.)

Célie enfin,d’un air fort sérieux, mais d’un ton qui décèle plus de troublequ’elle ne voudroit qu’on lui en crût.

Ecoutez, Monsieur De Clerval, la situation oùj’ai le malheur de me trouver avec vous ne me permet pas l’éclatque je ferois avec tout autre, et qui me sauveroit de l’insolencede ses entreprises. Je me tais sur tout ce que mériteroient lesvôtres; puisque vous le sentez si peu vous-même, ce que jevous dirois sur cela, seroit bien inutile. Il est, au reste, biensingulier que ce soit de la violence que vous vouliez tenir tout,lorsque l’amour auroit tant d’envie de ne vous rien refuser!elle attend ici un instant qu’il réponde, et lui fait, d’un ton leplus doux, la question qui suit. eh bien! Vous n’en voulezdonc rien tenir, de l’amour?

Le Duc.

Mais se peut-il que vous me soupçonniez desentir si peu l’effet de vos charmes?

Célie.

Ce n’est là qu’une galanterie, et que j’osemême dire que tout autre m’accorderoit comme vous, et à meilleurmarché, assurément. Vous ne voulez donc pas me dire que vousm’aimez, que vous m’aimerez toujours?

Le Duc.

En verité! J’ai peine à concevoircomment, avec autant d’esprit que vous en avez, on peut tenir à cepoint à de pareilles misères.

Célie.

En effet! J’ai le plus grand tort dumonde! Je me donne même le dernier des ridicules, d’exigerd’un homme qui exige tout de moi, qu’il me dise qu’ilm’aime!

Le Duc.

Oui, vous vous en donnez un, puisqu’à cetégard, le doute ne vous est pas permis?

Célie.

Que de mots pour un, et qui ne le valentpas!

(Le lecteur remarquera, s’il lui plaît, quependant ce dialogue, M. De Clerval n’a pas un moment suspendu cequi l’occupoit; et que Célie, soit qu’elle se flatte qu’il nesauroit s’y fixer sans que cela le conduise où elle veut, ouqu’elle soit de ces personnes qui ne sauroient faire deux choses àla fois, dans l’instant qu’elle a recommencé à parler, a cessétoute résistance: et en ne sçachant même la physique quemédiocrement, on n’aura pas de peine à concevoir que sa fierté nepeut qu’en être considérablement alterée; m le duc, surtout,n’ayant pas un seul instant perdu son objet de vue.)

Célie, avec plus de désirque de pouvoir de se fâcher beaucoup.

Monsieur… je vois bien quelle est votreintention… mais je vous avertis, si vous n’aimez pas les statuës,que vous en trouverez une.

Le Duc, du plus grandsérieux.

Qu’à cela ne tienne: cette menace nem’effraye pas; il semble que Promethée m’ait légué sonsecret.

(Pour trouver cet endroit, un des plus beauxde cette histoire, aussi intéressant qu’il l’est, il faut serappeler combien il importe à M. De Clerval de ne laisser à Célieaucun prétexte: et combien il importe à celle-ci de pouvoirs’en réserver un. La menace qu’elle fait au duc annonce assez, etpeut-être même un peu trop, ses projets, puisqu’elle ne peut leslui laisser deviner sans l’engager à faire, pour qu’elle ne mettepoint ici toute la sécheresse dont elle se flatte, plus d’effortsqu’il n’en auroit fait: mais sans compter qu’elle ignore lesvuës du duc, on sçait assez combien la colère est imprudente.L’impression que nous font les choses, ne dépendant pas toujoursdes dispositions de notre ame, et y étant même quelquefois toutecontraire, ce n’est pas à empêcher la sensation actuelle, mais à lamasquer si bien, que le duc ne la saisisse pas, que Célie croitdevoir se borner. Ce n’est pas que, s’il est vrai que Promethée luiait fait le legs dont il se vante, la dissimulation qu’elle veut seprescrire ne devienne d’un fort difficile usage. Il est plus aiséde feindre ce qu’on ne sent pas, que de cacher ce que l’onsent; et de prescrire la loi qu’elle s’impose, que de s’yconformer, surtout avec un homme de cette opiniâtreté. Maispeut-être qu’il se vante? à tout hazard, la plus grandemajesté doit ouvrir la scène, du côté de Célie, sauf à en rabattre,si elle s’y trouve forcée; comme du sien, le duc doit touttenter pour qu’elle ne puisse la conserver. Ce n’est pas, commel’on sçait, que, dans le fond, il lui importe fort de la mettredans le cas de se manquer de parole. Il y a des délicatesses quin’appartiennent qu’à l’amour, et des inquiétudes dont le désir seulne sauroit être susceptible: mais le seul moyen qu’il aitpour simplifier cette affaire, est ce qu’il veut tenter;n’étant pas naturel que Célie ose se plaindre d’une violence qui nel’aura affectée qu’en bien, ni qu’elle ose redemander de l’amour,lorsqu’elle aura prouvé que la certitude de n’en point inspirer n’arien qui la dérange à un certain point. Comme nous avonssuffisamment rendu compte des dispositions intérieures de nosacteurs, tout ce que nous nous permettons d’ajouter ici, c’estqu’après un long combat, Célie est forcée, non de s’avoüer vaincue,mais de prouver qu’elle l’est. Ce qui ne l’empêche point de faireau duc de nouveaux reproches de ce que n’étant point son amant, etne voulant pas l’être, il a exigé d’elle ce qui ne peut être dûqu’à l’amour.)

Le Duc, d’un ton presqueaussi léger que son propos même.

Si ces sortes de familiarités n’étoient, commevous le dites, permises qu’à l’amour, à quoi donc serviroitl’amitié?

Célie.

Ah! Monsieur, les effets de ce sentimentne se confondent pas plus que ces sentimens mêmes ne se confondentdans le cœur.

Le Duc.

Parlez-moi, je vous prie, avecfranchise; vous le pouvez à présent; est-ce que je suiseffectivement le seul de vos amis à qui vous ayez accordé de cespriviléges que les amans s’arrogent à l’exception de tout le monde,et sans qu’on sçache trop pourquoi?

Célie.

Voilà bien, je crois, pour ne rien dire deplus, la question la plus ridicule qui se soit jamais faite!Mais vous m’avez mise dans le cas de tout souffrir de vous, etj’ose dire que vous en abusez cruellement.

Le Duc.

Se peut-il que vous me rendiez assez peu dejustice pour me soupçonner du dessein aussi honteux qu’il seroitbarbare de chercher à vous humilier?

Célie.

Ah! Je serois par moi-même bien loin devouloir le penser; mais s’il est possible que vous ne l’ayezpoint, comment voulez-vous donc que j’interpréte vosdiscours? Pouvez-vous me soupçonner capable de ce que vousimaginez, sans m’apprendre en même tems le peu d’estime que vousavez pour moi?

Le Duc.

Vous croyez donc bien extraordinaire votreconduite avec moi! Hélas! Ce qui vient de se passerentre nous se passe actuellement peut-être au coin de plus de centcheminées de Paris, et entre gens qui n’en ont pas, je vous jure,d’aussi bonnes raisons que nous.

Célie.

S’il vous reste encore pour moi, monsieur,quelque sentiment d’humanité, ne me parlez plus de cela, je vous enconjure, et laissez-moi m’affliger éternellement d’une foiblessequi étoit si peu faite pour moi, et que, par cette raison, je n’aipas assez crainte.

Le Duc.

Je n’avois en vous parlant d’autre projet quede tâcher de vous en consoler, et je croyois ne le pouvoir mieuxqu’en vous disant combien cette même foiblesse, que vous vousreprochez si cruellement, a d’exemples.

Célie.

Ingrat! Puisque vous pouviez si peu voustromper à ce qui se passoit dans votre cœur, pourquoi avez-vousprofité d’un instant d’égarement où le goût que j’ai depuislong-tems pour vous m’a jettée malgré moi-même? Tout vousfaisoit une loi de ne vous en pas appercevoir. L’amour seul, etmême un amour aussi tendre que le mien, pouvoit vous excuser de leporter à son comble. Hélas! Je me suis crue aimée, et dansles momens mêmes où vous me montriez le plus d’ardeur, c’étoitd’une autre que de moi que votre âme étoit remplie.

Le Duc.

Je suis coupable, sans doute, et le suis mêmed’autant plus que le reproche que vous me faites est moins injuste.Je pourrois, si je voulois l’être moi-même, vous dire que vous nedeviez point oublier à quel point et combien sincérement je suisattaché à la marquise; mais ce seroit vous faire un crimed’un sentiment qui ne peut jamais qu’honorer votre ame, et qu’il nefaut pas toujours juger par ses effets; ou à qui, du moins,on doit les pardonner. Comme vos charmes m’emportoient, il étoitplus simple encore que dans un instant d’ivresse, que mestransports n’ont su que trop augmenter, vous ayez, et plutôt quemoi encore, perdu de vuë ce même attachement qui, je le vois, avecune douleur égale à la vôtre, ne me permettra jamais peut-être derépondre, comme je le voudrois, à la malheureuse tendresse que jevous ai inspirée. Mais qui, seul avec une femme aussi aimable quevous l’êtes, ayant tant et de si fortes raisons de s’en croireaimé, eût résisté mieux que moi à l’idée des plaisirs que luipromettoit une pareille conquête?

Célie.

Non, monsieur, je ne m’y trompe point, jen’agissois que sur vos sens, et j’ose dire que vous me deviez d’enréprimer la fougue. Il est si vrai que ce n’étoit qu’à eux seulsque vous sacrifiiez pendant que j’étois livrée tout entière àl’amour et à ses erreurs, que dans les instans mêmes où cela eût dûmoins vous coûter, vous m’avez refusé-et avec quelle inhumanitéencore! -de me dire ce mot qui, si j’eusse pris sur vous,autant que vous voudriez que je le crûsse, vous seroit échappémalgré vous.

Le Duc.

Qui! Moi! Ne le prononcer que pourle reprendre, et presqu’au même instant que vous l’auriezentendu!

Célie.

Ah! Cruel! J’aurois du moins jouidu plaisir de l’entendre sortir une fois de votre bouche!

Le Duc.

Non, je ne devois jamais me permettre de voustromper.

Célie.

Que de délicatesse! Eh! Pourquoin’en avez-vous pas eu assez pour m’empêcher de me trompermoi-même? Mais la vôtre n’alloit point jusqu’à un si pénibleeffort; il vous en auroit coûté des plaisirs, et c’est cequ’un homme n’a jamais su sacrifier.

Le Duc.

Mais, ma chére Célie, ne soyez pas injuste etdaignez un instant considérer votre position et la mienne. Jesuppose que je répondisse à vos sentimens, comme vous le voudriez,et que moi-même je le désirerois…

Célie.

Ah! Si vous le désiriez!

Le Duc.

Eh bien! Que voudriez-vous que jefisse? Amie intime de la marquise comme vous l’êtes, meprescririez-vous de vous la sacrifier?

Célie.

L’amour seroit mon excuse.

Le Duc.

Vous vous abusez, ma chére Célie, j’ose vousen répondre; loin qu’il vous excusât, on ne voudroit voir envous qu’une femme sans mœurs et sans principes, qui auroit immoléjusqu’au sentiment le plus respectable de tous, au plaisir passagerde satisfaire un caprice. Si l’amour ne justifie pas, même à vospropres yeux, les crimes qu’il nous fait commettre, comment peut-onse flatter qu’il les affoiblisse aux yeux des autres?

Célie.

Un caprice! Eh! Pensez-vous quetout le monde me rendît aussi peu de justice que vous m’enrendez?

Le Duc.

Non, assurément. On ne vous rendroit pas lamême, et plût au ciel que chacun pût, comme moi, lire au fond devotre cœur! Mais, encore une fois, quel en pourroit être lefruit? Vous qui connoissez si bien le public, pouvez-vousraisonnablement vous flatter que ce fût sur la violence de votreamour pour moi qu’il rejetât la plus odieuse des infidélités, ou,puisqu’il faut le répéter, qu’il consentît à vous en faire uneexcuse?

Célie.

Ah! S’il est vrai que ce soit un crime,que de femmes me condamneroient ou l’ayant déjà commis, ou avecl’intention de le commettre, et peut-être avec moins d’effort quemoi!

Le Duc.

Je n’en doute pas plus que vous-même;mais puisqu’il paroîtroit inexcusable à celles mêmes qui s’enferoient ou s’en seroient fait le moins de scrupule, quellesqualifications ne lui donneroient pas celles que la sévérité deleurs principes en écarteroit le plus? Non, ma chére Célie,non, quelque amour qui vous transportât, jamais vous ne voudriezlivrer au mépris et dévouer à l’exécration publique, ni vous, ni ceque vous aimeriez.

Célie.

J’avouë, et vous me le faites sentir, qu’unepareille avanture feroit, en effet, à ma réputation un tortpeut-être irréparable; mais, à votre égard, que voudriez-vousqu’on y vît, qu’une inconstance à laquelle on est trop accoutumé devotre part, pour qu’on vous fît de celle-là un beaucoup plus grandcrime que des autres?

Le Duc.

Voilà ce qui, avec votre permission, n’estpoint aussi vrai qu’il vous le semble. On est, et j’en conviens,fort accoutumé à me voir prendre des femmes fort légerement et àles quitter comme je les ai prises; mais quelles sont celles,aussi, que je rends victimes de mon inconstance? Si l’on peutmême me pardonner de les prendre, ayant un engagement auquel jedevrois tant de respect, c’est qu’on est sûr que, malgré le capricequi m’emporte, tout y est et y sera toujours immolé; maisplus ce même public envie, et peut-être ne comprend pas trop monbonheur, plus il honore la marquise de son estime, moins il mepardonneroit de payer tant d’agrémens, de vertus et d’amour, de laplus lâche et de la plus noire des ingratitudes. Moi! Laquitter! Ah! Je lui ferois horreur, et je devrois me lafaire à moi-même.

Célie.

Encore une fois, je sens tout ce que vous medites; et j’avouë que je n’ai rien à y opposer. Mais si jevous eusse été un peu chére, la marquise ne vous auroit pas perdu,et je vous aurois conservé.

Le Duc, avec tout l’airdu transport.

Eh! Grand dieu! Que désiré-je doncau monde que le bonheur que vous me faites envisager! Maispouvois-je m’attendre à vous voir une condescendance qui vousparoîtroit devoir aller si peu avec l’amour?

Célie.

J’imagine – car je ne l’ai pas encoreéprouvé-qu’il doit être affreux de partager ce qu’on aime;mais le malheur de le perdre doit être incontestablement plus grandencore.

Le Duc, commeenchanté.

Ah! Il n’y a que l’amour, et l’amourmême le plus tendre, qui puisse être capable d’un si grandsacrifice!

Célie.

Bien des gens peut-être n’y trouveroient quepeu de délicatesse.

Le Duc.

C’est que ces gens-là seroient plus accoutumésà sacrifier à la vanité qu’à l’amour.

Célie.

Je le crois à présent comme vous; maisce matin encore, je pensois commeeux.

Le Duc.

Hélas! C’est que ce matin vous n’aimiezpas.

Célie.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne croyoispas aimer.

Le Duc.

Cela revenoit donc au même; car lesentiment qu’on s’ignore doit être, à bien peu de chose prés, commele sentiment qu’on n’a point.

Célie.

Je vous avertis, cependant, que je ne porteraipas l’indulgence au point où la porte la marquise. Je vous lapasse, mais songez bien que je ne vous passe qu’elle.

Le Duc.

Eh quoi! Pensez-vous qu’aimé des deuxplus aimables femmes de Paris, je ne trouve pas en elles de quoifixer mon inconstance?

Célie.

Vous le devriez, sans doute; mais vousavez depuis long-tems contracté une habitude à la légereté qui, jel’avouë, me fait trembler pour le bonheur de ma tendresse.

Le Duc.

Vous en aurez donc d’autant plus de plaisir àme voir fidéle; mais parlons à présent, un peu, desarrangemens qui nous restent à prendre. Vous ne désirez surement,pas plus que moi, que la marquise ait la plus légere suspicion dece qui se passe entre nous.

Célie.

Ah! Ciel!

Le Duc.

Vous n’ignorez pas qu’elle est d’une finesseet d’une pénétration exécrables?

Célie.

Elle m’en a donné assez de preuves, pour queje doive en être plus convaincue que personne.

Le Duc.

Ce n’est pas là tout: elle joint à sasagacité naturelle, une opinion de vous qui doit nécessairement larendre plus difficile à aveugler sur le genre de la liaison quenous venons de former, que si elle ne l’avoit pas. Elle est, et jene sais pourquoi, persuadée qu’il n’est point en vous de demeurersans rien faire; et sans doute, si vous vous obstiniez àparoître toujours, à ses yeux, dans le désœuvrement de cœur où vousétiez tout à l’heure, elle ne voudroit jamais croire qu’il fûtréel; vous observeroit sans rien dire; nous devineroitbientôt; et je n’ai pas besoin, je crois, de vous répéter àquel point il vous est important que cela n’arrivepas.

Célie.

Cela est dit et convenu; maispensez-vous qu’en lui paroissant toujours occupée également dusouvenir de Prévanes, et de la douleur de l’avoir perdu, je neparvinsse point à la tromper sur mes dispositionsactuelles?

Le Duc.

Je doute fort que cela suffît; sanscompter que, quelque bien qu’on puisse joüer un sentiment qu’on n’aplus, il est impossible de le rendre comme quand on l’avoit,surtout à des yeux qui l’ont vu dans toute sa vérité; elleest déjà, on ne peut pas plus sûre, que vous avez à présent plusd’envie de regretter Prévanes, que vous n’en avez le moyen, et que,de plus, vous soupirez aprés l’heureuse occasion de ne vous en plussouvenir du tout.

Célie.

Je ne sais sur quoi madame la marquise a puimaginer tout cela: moi-même, jusqu’au moment où vous m’avezdéterminée, je n’avois, je vous jure, aucune raison de penser quej’en fusse moins remplie; et je ne conçois pas, parconséquent, comment elle a été voir le contraire dans mon cœur.

Le Duc.

Ah! Sur cela, les autres voient souventbien mieux que nous-mêmes, et de plus, c’est qu’il n’est paspossible que, quand vous avez commencé à m’aimer, l’idée dePrévanes n’ait point perdu dans votre cœur, en proportion de ce quej’y gagnois; et que de cet instant, vous ne l’ayez, sans lecroire, plus mollement regretté, que quand vous y étiez toutentière.

Célie.

Oui, si je fusse convenue avec moi-même del’impression que vous faisiez sur moi; mais, en vérité, je nem’en doutois pas.

Le Duc.

Mais, pour croire ne pas aimer, m’enaimiez-vous moins; et pensez-vous que ce sentiment, toutsourd qu’il étoit dans votre âme, y fût absolument sanseffet?

Célie.

Vous-même, à ma conduite avec vous,auriez-vous jamais, aujourd’hui même, imaginé que nous fussions cesoir ensemble comme nous y sommes?

Le Duc.

Non: je me doutois bien, cependant, dequelque préférence en ma faveur: ce n’étoit pas qu’en mêmetemps je ne la sentisse fort restreinte; mais il meparoissoit tout simple que, dans la position où vous sçaviez quej’étois, vous craignissiez de me la montrer dans toute sonétendue; et la preuve que je vous devinois mieux que vous nevous deviniez vous-même, est, en effet, le bonheur dont je jouis.Vous m’aimez, n’est-il pas vrai?

Célie, forttendrement.

Si je vous aime!

Le Duc.

Vous désirez, par conséquent, que je puissetoujours vous donner des preuves du goût que vous m’inspirez, et enrecevoir de vos sentimens?

Célie, en le serrant dansses bras.

Si je le désire! Quellequestion!

Le Duc.

Je vous ai fait, ce me semble, sentirl’impossibilité qu’il y a, même par égard pour vous, que je quittela marquise?

Célie.

Que trop!

Le Duc.

Vous ne doutez pas plus à présent du désir quej’ai que vous ne me quittiez pas non plus?

Célie.

Je crois, en effet, sans trop me flatter, quevous ne me perdriez pas sans regret.

Le Duc.

Je le dis avec chagrin; mais la loi detromper la marquise nous est prescrite par tant de raisons, quenous ne pouvons, ni vous, ni moi, n’y pas céder. J’ai beau y rêver,je ne sçais pas de meilleur moyen d’y parvenir, que de vous donnerà ses yeux l’apparence d’une affaire nouvelle.

Célie.

Vous avez raison; mais à d’autreségards, cela me paroît bien scabreux.

Le Duc.

Scabreux! Point du tout; etseriez-vous, d’ailleurs, la premiére à qui l’on aura donné un amantqu’elle n’avoit pas?

Célie.

C’est une injustice qu’on ne nous fait quetrop souvent, et même les trois quarts du tems, sans que nous ensçachions rien. Sans vous, par exemple, j’ignorerois encore quej’ai eu D’Alinteuil; je vous dirai pourtant que cela n’estpas agréable.

Le Duc.

Il me semble, pour moi, que si j’étois femme,j’aimerois mieux qu’on me donnât l’homme que je n’aurois pas queceux que j’aurois.

Célie.

On pourroit accepter le marché, si l’unpouvoit sauver l’autre; mais il n’y a pas même cela à ygagner.

Le Duc.

Dans le fond, ces miséres-là sont bien peufaites pour troubler le repos d’une jolie femme. Mais ne perdonspas de vue notre position. Qui prendrons-nous pour tromper lamarquise?

Célie.

En vérité, je n’en sçais rien.

Le Duc.

Pourquoi pas D’Alinteuil?

Célie, d’un air dedégoût.

Oh! Non! On me l’a donné déjà.

Le Duc.

Eh bien! On vous le redonneroit;le mal est-il donc si grand?

Célie, d’un ton plusaffirmatif encore.

Je n’en veux point; il est jaloux commeun tigre, et s’il s’avisoit de devenir amoureux, il seroitinsupportable. Vous sçavez, de plus, comment il est avec lamarquise; cela peut-il s’arranger?

Le Duc.

Vous avez raison; je n’y pensois pas.Aimeriez-vous mieux Manselles?

Célie.

Eh! Bon dieu! Qui vous fait doncpenser à cet homme-là? C’est l’être le plusennuyeux!

Le Duc.

On prétend que non, et l’on assure même que,quoique dans un tête-à-tête, de quelque longueur qu’il soit, il nese dise pas quatre paroles, nous n’avons personne qui ait l’art deles rendre aussi intéressans que lui.

Célie.

Ah! L’horreur! Lui-même doit avoirbien mauvaise opinion d’une femme qu’il sçait intéresser. Ehbien?

Le Duc.

Cela devient embarrassant.

Célie.

Eh quoi! N’y a-t’il donc dans le mondeque ces deux hommes-là?

Le Duc.

Qu’importe qu’il y en ait d’autres, si vous nevoulez d’aucun?

Célie.

Mais enfin vous ne m’en avez nommé quedeux; je puis n’avoir pas contre tous les mêmes raisons.

Le Duc.

Pourquoi n’en cherchez-vous pasvous-même?

Célie.

Parce que ce n’est pas moi que cela regarde,et que, de plus, je ne crois point qu’il me convienne de désignerseulement qui que ce soit.

Le Duc.

C’est-à-dire que vous craindriez que je nedevinsse jaloux d’un homme, par la seule raison qu’il se seroit,plutôt qu’un autre, présenté à votre idée. Ah! Je ne suis passi tracassier! Voyons donc, puisqu’il faut que tout roule surmoi: connoissez-vous Bourville?

Célie.

Oui; mais pas beaucoup.

Le Duc.

Comment le trouvez-vous?

Célie.

Je vous dirai que j’ai pesé assez peulà-dessus.

Le Duc.

Votre indifférence sur cela m’étonne.

Célie.

Elle n’a pourtant, à mon sens, rien que defort naturel; pourquoi voudriez-vous que je me fusse plusarrêtée sur M. De Bourville que sur milleautres?

Le Duc.

Parce qu’il ne mérite, en aucune façon, d’êtreconfondu dans la foule, et que nous avons peu d’hommes d’une figureaussi distinguée.

Célie.

J’ai trouvé sa figure fort bien, et il m’aparu même qu’il y joint de l’esprit. Je pourrois, au reste, sij’étois plus conduite par la vanité, en parler moinsmodérément; car il n’a pas tenu à lui que je ne le crûssefort amoureux de moi.

Le Duc.

Ah! Ah! Je ne m’en étonne doncplus.

Célie.

Eh! De quoi?

Le Duc.

Du désir extrême qu’il m’a témoigné de pouvoirvous faire sa cour.

Célie.

Il me l’a marqué aussi; mais comme ildébutoit avec moi par des sentimens auxquels je ne pouvois pasrépondre, je ne jugeai pas à propos de le mettre à portée de m’enparler encore. Ce n’étoit pas que je le craignisse; mais M.De Prévanes étoit d’une jalousie qui ne lui auroit jamais permis devoir tranquillement le rival, même le plus maltraité.

Le Duc.

Vous fîtes fort bien; mais l’amour deBourville me dérange dans mes projets.

Célie.

Quels sont donc ceux que vous aviezformés?

Le Duc.

Comme il est aimable, j’avois imaginé del’offrir aux soupçons de la marquise; mais puisqu’il estamoureux, cela ne se peut plus.

Célie.

Bon! Amoureux! Parce qu’il m’a ditqu’il l’étoit, vous croyez que je le prendrai pour tel? Deplus, il a une affaire à présent.

Le Duc.

Ah! Une affaire, si vous voulez;ce qu’il a ne mérite pas même ce nom-là; et je puis vousrépondre qu’il n’a point de la chose une autre opinion quemoi; au surplus, quand il y attacheroit plus d’importance, jesuis bien sûr, n’eût-il même pas déjà essayé de vous rendresensible, qu’il ne vous verroit pas long-tems sans en avoirl’envie.

Célie.

Cela pourroit fort bien aussi ne pasarriver: ce qu’il a senti pour moi étoit peut-être moins vifqu’il ne me le disoit, et que vous ne l’imaginez; peut-êtremême ne sentoit-il rien.

Le Duc.

Ah! C’est ce qui est impossible:n’importe; comme qui que ce fût que nous prissions, s’il nevous eût point encore dit qu’il vous aime, il vous le diroit,toutes réflexions faites, rival pour rival, j’aime encore mieuxBourville qu’un autre.

Célie.

Vous devez être bien sûr que pour mon cœur,cela revient au même.

Le Duc.

Vous consentez donc que je vous leprésente?

Célie.

Oui; lui, un autre, qui vousvoudrez; puisqu’il en faut un, cela m’est égal.

Le Duc.

Voulez-vous que je vous l’amènedemain?

Célie.

Demain! Cela est bien prompt. Ilsembleroit, à votre empressement sur cela, que vous ne pouvez vousvoir assez tôt un rival.

Le Duc.

Je ne dois pas avoir besoin de me justifierlà-dessus; mais je vous avouë que la pénétration de lamarquise me fait trembler; et, d’ailleurs, dans la positionoù nous sommes respectivement, tant de choses dont on nes’apperçoit pas soi-même, échappent des deux parts que, pourl’empêcher de fixer ses regards sur nous, je ne sçais ce que jen’imaginerois pas, et combien promptement je voudrois le voirmettre en œuvre.

Célie.

Assurément, vous avez une belle peur de laperdre!

Le Duc.

Je ne croyois pas que, dans le soin que jeprends de vous dérober à ses soupçons, ce fût cela que vous dussiezvoir.

Célie, fortaffectueusement.

Ah! Duc, ne nous brouillonspas!

Le Duc.

Soyez donc raisonnable, et n’allez point nevoir que de l’indifférence dans des soins qui doivent si évidemmentvous prouver le contraire.

Célie.

Eh bien, donc! Je les prends pour ce quevous voulez. après un peu de réflexion. mais parlez-moinaturellement, et songez que c’est ici l’honnête homme quej’interroge.

Le Duc.

Soyez sûre que ce sera aussi lui qui vousrépondra.

Célie.

Ce que je vous inspire est-il del’amour?

Le Duc.

Si je n’en avois point pour la marquise, je nedouterois pas que ce n’en fût.

Célie.

Puis-je raisonnablement me flatter que le goûtque vous avez pour moi devienne jamais un sentiment?

Le Duc.

Je l’ignore; mais, pour pousser lafranchise jusqu’au bout, je ne le présume pas.

Célie.

Vous me donnez un bel exemple, et je vaisl’imiter. Je connois peu M. De Bourville: je ne sçais si lafroideur avec laquelle je l’ai vu, venoit de ma prévention pour unautre; ou si c’est parce qu’il n’est pas né pour me plairedavantage: je l’ignore exactement. Je conçois cependant qu’ilest possible qu’il plaise; et je n’en dirois pas autant detous les hommes que je vois aimés, est-ce une disposition à luirendre encore plus de justice? N’en est-ce pas une?Encore une fois, je n’en sçais rien. S’il est vrai qu’il ait, lui,un goût de préférence pour moi….

Le Duc.

Je n’en ai pour garant que la vivacité aveclaquelle, depuis trois mois, il me parle de vous; mais il enmet trop pour que votre idée ne l’occupe pas aussi fortement que jele présume.

Célie.

Depuis trois mois!

Le Duc.

Oui, plus ou moins.

Célie.

Non, vous ne vous trompez pas au tems;j’ai des raisons particulières d’en être sûre. Puisque dans descirconstances qui ne devoient pas lui laisser le même espoir quecelles où il aura lieu de me supposer, il n’a pas craint de me direqu’il m’aimoit, il y a apparence qu’il ne me verra pas long-temssans me le redire. N’ayant plus, moi, de motif apparent pour luiimposer silence, il faudra bien, surtout avec les idées que nousavons, que je me laisse persécuter de son amour. S’il vient à meplaire? Avec la certitude que vous me donnez de ne pouvoirjamais vous voir à moi, comme je le désirerois, je ne vous cachepas que cela me paroît possible.

Le Duc, après avoir parurêver un instant.

Eh bien! Vous l’aimerez!Heureusement les droits de l’amant, et les complaisances qu’on veutbien avoir pour l’ami, ne sont point incompatibles.

Célie, après avoir aussirêvé. Pas absolument, il est vrai, à la rigueur…cependant…

Le Duc.

Quoi! Vous hésitez!

Célie.

Mais non…; cela me paroît pourtant assezdifficile à arranger.

Le Duc.

Point du tout! C’est une erreur! àmoins, toutefois, que les complaisances que vous avez bien vouluavoir pour moi ne vous devinssent onéreuses. En ce cas…

Célie, avec beaucoup detendresse.

Onéreuses! Pouvez-vous le penser!Je puis vous dire que, quand vous le craignez, vous ne rendezjustice ni à vous, ni à moi. Mais voyons moins les choses tellesqu’elles sont, que comme un jour elles peuvent être. Sans avoirdécidément de l’amour pour moi, ne pouvez-vous pas devenir jalouxdes sentimens que je prendrai pour lui, s’il parvient à m’eninspirer?

Le Duc.

Ah! Cela seroit d’une déraison dont jene saurois me croire capable.

Célie.

Ne la supposons donc point: ne peut-ilpas lui-même trouver trop tendre la sorte d’amitié qu’il y auraentre nous, et en soupçonner le genre et l’étendue?

Le Duc.

Bourville n’est point jaloux. D’abord, deplus, comment voulez-vous que, présenté ici de ma propre main, ilpuisse jamais, moi surtout paroissant, non-seulement approuver sessoins, mais même les appuyer, me regarder une minute commerival?

Célie.

Tout cela est vrai; mais s’il venoit,malgré toutes vos précautions et les miennes, à avoir desinquiétudes? Vous sentez bien qu’en ce cas-là, pourtranquilliser l’amant, il faudroit nécessairement retrancher àl’ami les complaisances qu’on auroit eues pour lui, ou, du moins,les suspendre; et cela pourroit bien ne se pas faire sans lefâcher.

Le Duc.

C’est à celui qui a le moins de droit, belleCélie ou qui, pour parler plus juste, n’en a que d’absolumentprécaires, à se sacrifier; et, pénétré comme je le suis decette vérité, je me flatte que le retranchement que vous me faitesenvisager, tout cruel qu’il me paroît, ne m’arracheroit pas uneplainte que vous ne pussiez pas entendre.

Célie.

Convenez que l’indifférence rend bienraisonnable.

Le Duc, d’un air dedépit.

Beaucoup moins que vous n’êtes injuste.

Célie, toujourstendrement.

Allez-vous vous fâcher? Suis-je donc siinjuste de croire que vous ne m’aimez pas, lorsque vous ne cessezpas vous-même de me le dire?

Le Duc.

Il n’y a donc, à votre avis, aucune différenceentre l’amour et ce mouvement que nous appelons le goût; etvous pensez vraisemblablement qu’un cœur, parce qu’il est rempli dupremier, est inaccessible à l’autre?

Célie.

On prétend que cela devroit être, mais on abeaucoup d’exemples que cela n’est pas.

Le Duc.

J’en suis un moi-même: j’aime lamarquise passionnément; mais cela n’empêche pas que vous nem’inspiriez un goût si vif, qu’il m’est difficile de croire qu’il yait entre ces deux mouvemens toute la différence qu’on dit.

(Pour terminer – car enfin il faut finir -Célie paroît douter de ce que le duc vient de lui dire; etcomme par la différence très-réelle qu’il y a, quoi qu’il en dise,entre ces deux mouvemens, ce qui ne seroit point du tout une preuvequ’on a de l’amour, sert ù prouver invinciblement qu’on a du goût,le duc donne à Célie une conviction complète qu’il ne la trompepoint. Tout se passe des deux parts avec une cordialité sansexemple. Après ils se reparlent de leur arrangement, et s’yconfirment. Ensuite, on vient annoncer à Célie qu’on a servi. Lespropos du souper ne devant rien avoir de bien piquant, ce n’est pasla peine de transporter nos lecteurs dans la salle à manger:après le souper, ils repassent dans le boudoir. Célie y montreencore des doutes; le duc les lève. L’heure de se séparerarrive; il quitte Célie et va chez la marquise, qui, si, pournous servir de ses propres termes, elle le revoit toujours forttendre, doit cette fois, selon toutes les apparences, le retrouverun peu éteint.)

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