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Le Jardin des supplices

Le Jardin des supplices

d’ Octave Mirbeau

 

Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les Hommes,je dédie ces pages de Meurtre et de Sang.

O. M.

Frontispice

 

Quelques amis se trouvaient, un soir,réunis chez un de nos plus célèbres écrivains. Ayant copieusement dîné, ils disputaient sur le meurtre, à propos de je ne sais plus quoi, à propos de rien, sans doute. Il n’y avait là que des hommes : des moralistes, des poètes, des philosophes, des médecins, tous gens pouvant causer librement, au gré de leur fantaisie, de leurs manies, de leurs paradoxes, sans crainte devoir, tout d’un coup, apparaître ces effarements et ces terreurs que la moindre idée un peu hardie amène sur le visage bouleversé des notaires. – Je dis notaires comme je pourrais dire avocats ou portiers, non par dédain, certes, mais pour préciser un état moyen de la mentalité française.

Avec un calme d’âme aussi parfait que s’il se fût agi d’exprimer une opinion sur les mérites du cigare qu’il fumait, un membre de l’Académie des sciences morales et politiques dit :

– Ma foi !… je crois bien que le meurtre est la plus grande préoccupation humaine, et que tous nos actes dérivent de lui… On s’attendait à une longue théorie. Il se tut.

– Évidemment !… prononça unsavant darwinien… Et vous émettez là, mon cher, une de ces véritéséternelles, comme en découvrait tous les jours le légendaireM. de La Palisse… puisque le meurtre est la base même denos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plusimpérieuse de la vie civilisée… S’il n’y avait plus de meurtre, iln’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce faitadmirable que le crime en général, le meurtre en particulier sont,non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… Nousvivrions alors en pleine anarchie, ce qui ne peut se concevoir…Aussi, loin de chercher à détruire le meurtre, est-il indispensablede le cultiver avec intelligence et persévérance… Et je ne connaispas de meilleur moyen de culture que les lois.

Quelqu’un s’étant récrié.

– Voyons ! demanda le savant.Sommes-nous entre nous et parlons-nous sanshypocrisie ?

– Je vous en prie !… acquiesçale maître de la maison… Profitons largement de la seule occasion oùil nous soit permis d’exprimer nos idées intimes, puisque moi, dansmes livres, et vous, à votre cours, nous ne pouvons offrir aupublic que des mensonges.

Le savant se tassa davantage sur lescoussins de son fauteuil, allongea ses jambes qui, d’avoir été troplongtemps croisées l’une sur l’autre, s’étaient engourdies et, latête renversée, les bras pendants, le ventre caressé par unedigestion heureuse, lança au plafond des ronds defumée :

– D’ailleurs, reprit-il, le meurtrese cultive suffisamment de lui-même… À proprement dire, il n’estpas le résultat de telle ou telle passion, ni la forme pathologiquede la dégénérescence. C’est un instinct vital qui est en nous… quiest dans tous les êtres organisés et les domine, comme l’instinctgénésique… Et c’est tellement vrai que, la plupart du temps, cesdeux instincts se combinent si bien l’un par l’autre, se confondentsi totalement l’un dans l’autre, qu’ils ne font, en quelque sorte,qu’un seul et même instinct, et qu’on ne sait plus lequel des deuxnous pousse à donner la vie et lequel à la reprendre, lequel est lemeurtre et lequel est l’amour. J’ai reçu les confidences d’unhonorable assassin qui tuait les femmes, non pour les voler, maispour les violer. Son sport était que le spasme de plaisir de l’unconcordât exactement avec le spasme de mort de l’autre :« Dans ces moments là, me disait-il, je me figurais quej’étais un Dieu et que je créais le monde ! »

– Ah ! s’écria le célèbreécrivain… Si vous allez chercher vos exemples chez lesprofessionnels de l’assassinat ! Doucement, le savantrépliqua :

– C’est que nous sommes tous, plus oumoins, des assassins… Tous, nous avons éprouvé cérébralement, à desdegrés moindres, je veux le croire, des sensations analogues… Lebesoin inné du meurtre, on le refrène, on en atténue la violencephysique, en lui donnant des exutoires légaux : l’industrie,le commerce colonial, la guerre, la chasse, l’antisémitisme… parcequ’il est dangereux de s’y livrer sans modération, en dehors deslois, et que les satisfactions morales qu’on en tire ne valent pas,après tout, qu’on s’expose aux ordinaires conséquences de cet acte,l’emprisonnement… les colloques avec les juges, toujours fatigantset sans intérêt scientifique… finalement la guillotine…

– Vous exagérez, interrompit lepremier interlocuteur… Il n’y a que les meurtriers sans élégance,sans esprit, les brutes impulsives et dénuées de toute espèce depsychologie, pour qui le meurtre soit dangereux à exercer… Un hommeintelligent et qui raisonne peut, avec une imperturbable sérénité,commettre tous les meurtres qu’il voudra. Il est assuré del’impunité… La supériorité de ses combinaisons prévaudra toujourscontre la routine des recherches policières et, disons-le, contrela pauvreté des investigations criminalistes où se complaisent lesmagistrats instructeurs… En cette affaire, comme en toutes autres,ce sont les petits qui paient pour les grands… Voyons, mon cher,vous admettez bien que le nombre des crimes ignorés…

– Et tolérés…

– Et tolérés… c’est ce que j’allaisdire… Vous admettez bien que ce nombre est mille fois plus grandque celui des crimes découverts et punis, sur lesquels les journauxbavardent avec une prolixité si étrange et un manque de philosophiesi répugnant ?… Si vous admettez cela, concédez aussi que legendarme n’est pas un épouvantail pour les intellectuels dumeurtre…

– Sans doute. Mais il ne s’agit pasde cela… Vous déplacez la question… Je disais que le meurtre estune fonction normale – et non point exceptionnelle – de la natureet de tout être vivant. Or, il est exorbitant que, sous prétexte degouverner les hommes, les sociétés se soient arrogé le droitexclusif de les tuer, au détriment des individualités en qui,seules, ce droit réside.

– Fort juste !… corrobora unphilosophe aimable et verbeux, dont les leçons, en Sorbonne,attirent chaque semaine un public choisi… Notre ami a tout à faitraison… Pour ma part, je ne crois pas qu’il existe une créaturehumaine qui ne soit – virtuellement du moins – un assassin… Tenez,je m’amuse quelquefois, dans les salons, dans les églises, dans lesgares, à la terrasse des cafés, au théâtre partout où des foulespassent et circulent, je m’amuse à observer, au strict point de vuehomicide, les physionomies… Dans le regard, la nuque, la forme ducrâne, des maxillaires, du zygoma des joues, tous, en quelquepartie de leur individu, ils portent, visibles, les stigmates decette fatalité physiologique qu’est le meurtre… Ce n’est point uneaberration de mon esprit, mais je ne puis faire un pas sanscoudoyer le meurtre, sans le voir flamber sous les paupières, sansen sentir le mystérieux contact aux mains qui se tendent vers moi…Dimanche dernier, je suis allé dans un village dont c’était la fêtepatronale… Sur la grand-place, décorée de feuillages, d’arcsfleuris, de mâts pavoisés, étaient réunis tous les genresd’amusements en usage dans ces sortes de réjouissances populaires…Et, sous l’œil paternel des autorités, une foule de braves gens sedivertissaient. Les chevaux de bois, les montagnes russes, lesbalançoires n’attiraient que fort peu de monde. En vain les orguesnasillaient leurs airs les plus gais et leurs plus séduisantesritournelles. D’autres plaisirs requéraient cette foule en fête.Les uns tiraient à la carabine, au pistolet, ou à la bonne vieillearbalète, sur des cibles figurant des visages humains ; lesautres, à coups de balles, assommaient des marionnettes, rangéespiteusement sur des barres de bois ; ceux-là frappaient àcoups de maillet sur un ressort qui faisait mouvoir,patriotiquement, un marin français, lequel allait transpercer de sabaïonnette, au bout d’une planche, un pauvre Hova ou un dérisoireDahoméen… Partout, sous les tentes et dans les petites boutiquesilluminées, des simulacres de mort, des parodies de massacres, desreprésentations d’hécatombes… Et ces braves gens étaientheureux !

Chacun comprit que le philosophe étaitlancé… Nous nous installâmes de notre mieux, pour subir l’avalanchede ses théories et de ses anecdotes. Il poursuivit :

– Je remarquai même que cesdivertissements pacifiques ont, depuis quelques années, pris uneextension considérable. La joie de tuer est devenue plus grande ets’est davantage vulgarisée à mesure que les mœurs s’adoucissent –car les mœurs s’adoucissent, n’en doutez pas !… Autrefois,alors que nous étions encore des sauvages, les tirs dominicauxétaient d’une pauvreté monotone qui faisait peine à voir. On n’ytirait que des pipes et des coquilles d’œufs, dansant au haut desjets d’eau. Dans les établissements les plus luxueux, il y avaitbien des oiseaux, mais ils étaient de plâtre… Quel plaisir, je vousle demande ? Aujourd’hui le progrès étant venu, il estloisible à tout honnête homme de se procurer, pour deux sous,l’émotion délicate et civilisatrice de l’assassinat… Encore ygagne-t-on, par-dessus le marché, des assiettes coloriées et deslapins… Aux pipes, aux coquilles d’œufs, aux oiseaux de plâtre quise cassaient stupidement, sans nous suggérer rien de sanglant,l’imagination foraine a substitué des figures d’hommes, de femmes,d’enfants, soigneusement articulés et costumés, comme il convient…Puis on a fait gesticuler et marcher ces figures… Au moyen d’unmécanisme ingénieux, elles se promènent, heureuses, ou fuient,épouvantées. On les voit apparaître, seules ou par groupes, dansdes paysages en décor, escalader des murs, entrer dans des donjons,dégringoler par des fenêtres, surgir par des trappes… Ellesfonctionnent ainsi que des êtres réels, ont des mouvements du bras,de la jambe, de la tête. Il y en a qui semblent pleurer… il y en aqui sont comme des pauvres… il y en a qui sont comme des malades…il y en a de vêtues d’or comme des princesses de légende. Vraimentl’on peut s’imaginer qu’elles ont une intelligence, une volonté,une âme… qu’elles sont vivantes !… Quelques-unes prennent mêmedes attitudes pathétiques, suppliantes… On croit les entendredire : « Grâce !… ne me tue pas !… »Aussi, la sensation est exquise de penser que l’on va tuer deschoses qui bougent, qui avancent, qui souffrent, quiimplorent !… En dirigeant contre elles la carabine ou lepistolet, il vous vient, à la bouche, comme un goût de sang chaud…Quelle joie quand la balle décapite ces semblants d’hommes !…quels trépignements lorsque la flèche crève les poitrines de cartonet couche, par terre, les petits corps inanimés, dans des positionsde cadavres !… Chacun s’excite, s’acharne, s’encourage… Onn’entend que des mots de destruction et de mort :« Crève-le donc !… vise-le à l’œil… vise-le au cœur… Il ason affaire ! » Autant ils restent, ces braves gens,indifférents devant les cartons et les pipes, autant ilss’exaltent, si le but est représenté par une figure humaine. Lesmaladroits s’encolèrent, non contre leur maladresse, mais contre lamarionnette qu’ils ont manquée… Ils la traitent de lâche, lacouvrent d’injures ignobles, lorsqu’elle disparaît, intacte,derrière la porte du donjon… Ils la défient : « Viens-ydonc, misérable ! » Et ils recommencent à tirer dessusjusqu’à ce qu’ils l’aient tuée… Examinez-les, ces braves gens. Ence moment-là, ce sont bien des assassins, des êtres mus par le seuldésir de tuer. La brute homicide qui, tout à l’heure, sommeillaiten eux, s’est réveillée devant cette illusion qu’ils allaientdétruire quelque chose qui vivait. Car le petit bonhomme de carton,de son ou de bois, qui passe et repasse dans le décor, n’est plus,pour eux, un joujou, un morceau de matière inerte… À le voir passeret repasser, inconsciemment ils lui prêtent une chaleur decirculation, une sensibilité de nerfs, une pensée, toutes chosesqu’il est si âprement doux d’anéantir, si férocement délicieux devoir s’égoutter par des plaies qu’on a faites… Ils vont mêmejusqu’à le gratifier, le petit bonhomme, d’opinions politiques oureligieuses contraires aux leurs, jusqu’à l’accuser d’être juif,anglais ou allemand, afin d’ajouter une haine particulière à cettehaine générale de la vie, et doubler ainsi d’une vengeancepersonnelle, intimement savourée, l’instinctif plaisir detuer.

Ici intervint le maître de la maison qui,par politesse pour ses hôtes et dans le but charitable de permettreà notre philosophe et à nous-mêmes de souffler un peu, objectamollement :

– Vous ne parlez que des brutes, despaysans, lesquels, je vous l’accorde, sont en état permanent demeurtre… Mais il n’est pas possible que vous appliquiez les mêmesobservations aux esprits cultivés, aux « naturespolicées », aux individualités mondaines, par exemple, dontchaque heure de leur existence se compte par des victoires surl’instinct originel et sur les persistances sauvages del’atavisme.

À quoi notre philosophe répliquavivement :

– Permettez… Quels sont leshabitudes, les plaisirs préférés de ceux-là que vous appelez moncher, « des esprits cultivés et des naturespolicées » ? L’escrime, le duel, les sports violents,l’abominable tir aux pigeons, les courses de taureaux, lesexercices variés du patriotisme, la chasse… toutes choses qui nesont, en réalité, que des régressions vers l’époque des antiquesbarbaries où l’homme – si l’on peut dire – était, en culturemorale, pareil aux grands fauves qu’il poursuivait. Il ne faut passe plaindre d’ailleurs que la chasse ait survécu à tout l’appareilmal transformé de ces mœurs ancestrales. C’est un dérivatifpuissant, par où les « esprits cultivés et les naturespolicées » écoulent, sans trop de dommages pour nous, ce quisubsiste toujours en eux d’énergies destructives et de passionssanglantes. Sans quoi, au lieu de courre le cerf, de servir lesanglier, de massacrer d’innocents volatiles dans les luzernes,soyez assuré que c’est à nos trousses que les « espritscultivés » lanceraient leurs meutes, que c’est nous que les« natures policées » abattraient joyeusement, à coups defusil, ce qu’ils ne manquent pas de faire, quand ils ont lepouvoir, d’une façon ou d’une autre, avec plus de décision et –reconnaissons-le franchement – avec moins d’hypocrisie que lesbrutes… Ah ! ne souhaitons jamais la disparition du gibier denos plaines et de nos forêts !… Il est notre sauvegarde et, enquelque sorte, notre rançon… Le jour où il disparaîtrait tout d’uncoup, nous aurions vite fait de le remplacer, pour le délicatplaisir des « esprits cultivés ». L’affaire Dreyfus nousen est un exemple admirable, et jamais, je crois, la passion dumeurtre et la joie de la chasse à l’homme ne s’étaient aussicomplètement et cyniquement étalées… Parmi les incidentsextraordinaires et les faits monstrueux, auxquels, quotidiennement,depuis une année, elle donna lieu, celui de la poursuite, dans lesrues de Nantes, de M. Grimaux reste le plus caractéristique ettout à l’honneur des « esprits cultivés et des naturespolicées », qui firent couvrir d’outrages et de menaces demort, ce grand savant à qui nous devons les plus beaux travaux surla chimie… Il faudra toujours se souvenir de ceci que le maire deClisson, « esprit cultivé », dans une lettre renduepublique, refusa l’entrée de sa ville à M. Grimaux et regrettaque les lois modernes ne lui permissent point de « le pendrehaut et court », comme il advenait des savants, aux bellesépoques des anciennes monarchies… De quoi, cet excellent maire futfort approuvé par tout ce que la France compte de ces« individualités mondaines » si exquises, lesquelles, audire de notre hôte, remportent chaque jour d’éclatantes victoiressur l’instinct originel et les persistances sauvages de l’atavisme.Remarquez, en outre, que c’est chez les esprits cultivés et lesnatures policées que se recrutent presque exclusivement lesofficiers, c’est-à-dire des hommes qui, ni plus ni moins méchants,ni plus ni moins bêtes que les autres, choisissent librement unmétier – fort honoré du reste – où tout l’effort intellectuelconsiste à opérer sur la personne humaine les violations les plusdiverses, à développer, multiplier, les plus complets, les plusamples, les plus sûrs moyens de pillage, de destruction et de mort…N’existe-t-il pas des navires de guerre à qui l’on a donné lesnoms, parfaitement loyaux et véridiques, de Dévastation…Furor… Terror ?… Et moi-même ?… Ah !tenez !… J’ai la certitude que je ne suis pas un monstre… jecrois être un homme normal, avec des tendresses, des sentimentsélevés, une culture supérieure, des raffinements de civilisation etde sociabilité… Eh bien, que de fois j’ai entendu gronder en moi lavoix impérieuse du meurtre !… Que de fois j’ai senti monter dufond de mon être à mon cerveau, dans un flux de sang, le désir,l’âpre, violent et presque invincible désir de tuer !… Necroyez pas que ce désir se soit manifesté dans une crisepassionnelle, ait accompagné une colère subite et irréfléchie, ouse soit combiné avec un vil intérêt d’argent !… Nullement… Cedésir naît soudain, puissant, injustifié en moi, pour rien et àpropos de rien… dans la rue, par exemple, devant le dos d’unpromeneur inconnu… Oui, il y a des dos, dans la rue, qui appellentle couteau… Pourquoi ?…

Sur cette confidence imprévue, lephilosophe se tut un instant, nous regarda tous d’un air craintif…Et il reprit :

– Non, voyez-vous, les moralistesauront beau épiloguer… le besoin de tuer naît chez l’homme avec lebesoin de manger, et se confond avec lui… Ce besoin instinctif, quiest le moteur de tous les organismes vivants, l’éducation ledéveloppe au lieu de le refréner, les religions le sanctifient aulieu de le maudire ; tout se coalise pour en faire le pivotsur lequel tourne notre admirable société. Dès que l’hommes’éveille à la conscience, on lui insuffle l’esprit du meurtre dansle cerveau. Le meurtre, grandi jusqu’au devoir, popularisé jusqu’àl’héroïsme, l’accompagnera dans toutes les étapes de son existence.On lui fera adorer des dieux baroques, des dieux fous furieux quine se plaisent qu’aux cataclysmes et, maniaques de férocité, segorgent de vies humaines, fauchent les peuples comme des champs deblé. On ne lui fera respecter que les héros, ces dégoûtantesbrutes, chargées de crimes et toutes rouges de sang humain. Lesvertus par où il s’élèvera au-dessus des autres, et qui lui valentla gloire, la fortune, l’amour, s’appuieront uniquement sur lemeurtre… Il trouvera, dans la guerre, la suprême synthèse del’éternelle et universelle folie du meurtre, du meurtre régularisé,enrégimenté, obligatoire, et qui est une fonction nationale. Oùqu’il aille, quoi qu’il fasse, toujours il verra ce mot :meurtre, immortellement inscrit au fronton de ce vaste abattoirqu’est l’Humanité. Alors, cet homme, à qui l’on inculque, dèsl’enfance, le mépris de la vie humaine, que l’on voue àl’assassinat légal, pourquoi voulez-vous qu’il recule devant lemeurtre, quand il y trouve un intérêt ou une distraction ? Aunom de quel droit la société va-t-elle condamner des assassins quin’ont fait, en réalité, que se conformer aux lois homicides qu’elleédicte, et suivre les exemples sanglants qu’elle leur donne ?…« Comment, pourraient dire les assassins, un jour, vous nousobligez à assommer un tas de gens, contre lesquels nous n’avons pasde haine, que nous ne connaissons même pas ; plus nous lesassommons, plus vous nous comblez de récompenses etd’honneurs !… Un autre jour, confiants dans votre logique,nous supprimons des êtres parce qu’ils nous gênent et que nous lesdétestons, parce que nous désirons leur argent, leur femme, leurplace, ou simplement parce que ce nous est une joie de lessupprimer : toutes raisons précises, plausibles et humaines…Et c’est le gendarme, le juge, le bourreau !… Voilà unerévoltante injustice et qui n’a pas le sens commun ! »Que pourrait répondre à cela la société, si elle avait le moindresouci de logique ?…

Un jeune homme qui n’avait pas encoreprononcé une parole, dit alors :

– Est-ce bien l’explication de cettesingulière manie du meurtre dont vous prétendez que nous sommestous, originellement ou électivement, atteints ?… Je ne lesais pas et ne veux pas le savoir. J’aime mieux croire que tout estmystère en nous. Cela satisfait davantage la paresse de mon espritqui a horreur de résoudre les problèmes sociaux et humains, qu’onne résout jamais d’ailleurs, et cela me fortifie dans les idées,dans les raisons uniquement poétiques, par quoi je suis tentéd’expliquer, ou plutôt de ne pas expliquer, tout ce que je necomprends point… Vous nous avez, mon cher maître, fait tout àl’heure une confidence assez terrible et décrit des impressionsqui, si elles prenaient une forme active, pourraient vous menerloin, et moi aussi, car ces impressions, je les ai souventressenties, et, tout dernièrement, dans les circonstances fortbanales que voici… Mais, auparavant, voulez-vous me permettred’ajouter que ces états d’esprit anormaux, je les dois peut-être aumilieu dans lequel j’ai été élevé, et aux influences quotidiennesqui me pénétrèrent à mon insu… Vous connaissez mon père, le docteurTrépan. Vous savez qu’il n’y a pas d’homme plus sociable, pluscharmant que lui. Il n’y en a pas, non plus, dont la profession aitfait un assassin plus délibéré… Bien des fois j’ai assisté à cesopérations merveilleuses qui l’ont rendu célèbre dans le mondeentier… Son mépris de la vie a quelque chose de véritablementprodigieux. Une fois, il venait de pratiquer devant moi unelaparotomie très difficile, quand, tout d’un coup, examinant samalade encore dans le sommeil du chloroforme, il se dit :« Cette femme doit avoir une affection du pylore… Si je luiouvrais aussi l’estomac ?… J’ai le temps. » Ce qu’il fit.Elle n’avait rien. Alors mon père se mit à recoudre l’inutile plaieen disant : « Au moins, comme cela, on est tout de suitefixé. » Il le fut d’autant mieux que la malade mourait le soirmême… Un autre jour, en Italie, où il avait été appelé pour uneopération, nous visitions un musée… Je m’extasiais…« Ah ! poète ! poète s’écria mon père qui, pas uninstant, ne s’était intéressé aux chefs-d’œuvre qui metransportaient d’enthousiasme… L’art !… l’art !… lebeau !… sais-tu ce que c’est ?… Eh bien, mon garçon, lebeau, c’est un ventre de femme, ouvert, tout sanglant, avec despinces dedans !… » Mais je ne philosophe plus, jeraconte… Vous tirerez du récit que je vous ai promis toutes lesconséquences anthropologiques qu’il comporte, si vraiment il encomporte…

Ce jeune homme avait une assurance dansles manières, un mordant dans la voix, qui nous fit un peufrissonner.

– Je revenais de Lyon, reprit-il, etj’étais seul dans un compartiment de première classe. À je ne saisplus quelle station, un voyageur monta. L’irritation d’être troublédans sa solitude peut déterminer des états d’esprit d’une grandeviolence et vous prédisposer à des actes fâcheux, j’en conviens…Mais je n’éprouvai rien de tel… Je m’ennuyais tellement d’être seulque la venue fortuite de ce compagnon me fut, plutôt, tout d’abord,un plaisir. Il s’installa en face de moi, après avoir déposé avecprécaution, dans le filet, ses menus bagages… C’était un groshomme, d’allures vulgaires, et dont la laideur grasse et luisantene tarda pas à me devenir antipathique… Au bout de quelquesminutes, je sentais, à le regarder, comme un invincible dégoût… Ilétait étalé sur les coussins, pesamment, les cuisses écartées, etson ventre énorme, à chaque ressaut du train, tremblait et roulaitainsi qu’un ignoble paquet de gélatine. Comme il paraissait avoirchaud, il se décoiffa et s’épongea salement le front, un front bas,rugueux, bosselé, que mangeaient, telle une lèpre, de courtscheveux, rares et collés. Son visage n’était qu’un amas debourrelets de graisse ; son triple menton, lâche cravate dechair molle, flottait sur sa poitrine. Pour éviter cette vuedésobligeante, je pris le parti de regarder le paysage et jem’efforçai de m’abstraire complètement de la présence de cetimportun compagnon. Une heure s’écoula… Et quand la curiosité, plusforte que ma volonté, eut ramené mes regards sur lui, je vis qu’ils’était endormi d’un sommeil ignoble et profond. Il dormait, tassésur lui-même, la tête pendant et roulant sur ses épaules, et sesgrosses mains boursouflées étaient posées, tout ouvertes, sur ladéclivité de ses cuisses. Je remarquai que ses yeux rondssaillaient sous des paupières plissées au milieu desquelles, dansune déchirure, apparaissait un petit coin de prunelles bleuâtres,semblables à une ecchymose sur un lambeau de peau flasque. Quellefolie soudaine me traversa l’esprit ?… En vérité, je ne sais…Car si j’ai été sollicité souvent par le meurtre, cela restait enmoi à l’état embryonnaire de désir et n’avait jamais encore pris laforme précise d’un geste et d’un acte… Puis-je croire quel’ignominieuse laideur de cet homme ait pu, seule, déterminer cegeste et cet acte ?… Non, il y a une cause plus profonde etque j’ignore… Je me levai doucement et m’approchai du dormeur, lesmains écartées, crispées et violentes, comme pour unétranglement…

Sur ce mot, en conteur qui sait ménagerses effets, il fit une pause… Puis, avec une évidente satisfactionde soi-même, il continua :

– Malgré mon aspect plutôt chétif, jesuis doué d’une force peu commune, d’une rare souplesse de muscles,d’une extraordinaire puissance d’étreinte, et, à ce moment, uneétrange chaleur décuplait le dynamisme de mes facultésphysiologiques… Mes mains allaient, toutes seules, vers le cou decet homme, toutes seules, je vous assure, ardentes et terribles… Jesentais en moi une légèreté, une élasticité, un afflux d’ondesnerveuses, quelque chose comme la forte ivresse d’une voluptésexuelle… Oui, ce que j’éprouvais, je ne puis mieux le comparerqu’à cela… Au moment où mes mains allaient se resserrer,indesserrable étau, sur ce cou graisseux, l’homme se réveilla… Ilse réveilla avec de la terreur dans son regard, et ilbalbutia : « Quoi ?… quoi ?…quoi ?… » Et ce fut tout !… Je vis qu’il voulaitparler encore, mais il ne le put. Son œil rond vacilla, comme unepetite lueur battue du vent. Ensuite, il resta fixé sur moi,immobile sur moi, dans de l’épouvante… Sans dire un mot, sans mêmechercher une excuse ou une explication par quoi l’homme eût étérassuré, je me rassis, en face de lui, et négligemment, avec uneaisance de manières qui m’étonne encore, je dépliai un journal que,d’ailleurs, je ne lus pas… À chaque minute, l’épouvante grandissaitdans le regard de l’homme qui, peu à peu, se révulsa, et je vis sonvisage se tacher de rouge, puis se violacer, puis se raidir…Jusqu’à Paris, le regard de l’homme conserva son effrayante fixité…Quand le train s’arrêta, l’homme ne descendit pas…

Le narrateur alluma une cigarette à laflamme d’une bougie, et, dans une bouffée de fumée, de sa voixflegmatique, il dit :

– Je crois bien !… Il étaitmort !… Je l’avais tué d’une congestion cérébrale…

Ce récit avait produit un grand malaiseparmi nous… et nous nous regardions avec stupeur… L’étrange jeunehomme était-il sincère ?… Avait-il voulu nousmystifier ?… Nous attendions une explication, un commentaire,une pirouette… Mais il se tut… Grave, sérieux, il s’était remis àfumer, et, maintenant, il semblait penser à autre chose… Laconversation, à partir de ce moment, se continua sans ordre, sansentrain, effleurant mille sujets inutiles, sur un tonlanguissant…

C’est alors qu’un homme, à la figureravagée, le dos voûté, l’œil morne, la chevelure et la barbeprématurément toutes grises, se leva avec effort, et d’une voix quitremblait, il dit :

– Vous avez parlé de tout, jusqu’ici,hormis des femmes, ce qui est vraiment inconcevable dans unequestion où elles ont une importance capitale.

– Eh bien !… parlons-en,approuva l’illustre écrivain, qui se retrouvait dans son élémentfavori, car il passait, dans la littérature, pour être ce curieuximbécile qu’on appelle un maître féministe… Il est temps, en effet,qu’un peu de joie vienne dissiper tous ces cauchemars de sang…Parlons de la femme, mes amis, puisque c’est en elle et par elleque nous oublions nos sauvages instincts, que nous apprenons àaimer, que nous nous élevons jusqu’à la conception suprême del’idéal et de la pitié.

L’homme à la figure ravagée eut un rire oùl’ironie grinça, comme une vieille porte dont les gonds sontrouillés.

– La femme éducatrice de lapitié !… s’écria-t-il… Oui, je connais l’antienne… C’est fortemployé dans une certaine littérature, et dans les cours dephilosophie salonnière… Mais toute son histoire, et, non seulementson histoire, son rôle dans la nature et dans la vie, démententcette proposition, purement romanesque… Alors pourquoicourent-elles, les femmes, aux spectacles de sang, avec la mêmefrénésie qu’à la volupté ?… Pourquoi, dans la rue, au théâtre,à la cour d’assises, à la guillotine, les voyez-vous tendre le col,ouvrir des yeux avides aux scènes de torture, éprouver, jusqu’àl’évanouissement, l’affreuse joie de la mort ?… Pourquoi leseul nom d’un grand meurtrier les fait-il frémir, jusque dans letréfonds de leur chair, d’une sorte d’horreur délicieuse ?…Toutes, ou presque toutes, elles rêvèrent de Pranzini…Pourquoi ?…

– Allons donc !… s’exclamal’illustre écrivain… les prostituées…

– Mais non, répliqua l’homme à lafigure ravagée… les grandes dames et les bourgeoises… C’est la mêmechose… Chez les femmes, il n’y a pas de catégories morales, il n’ya que des catégories sociales. Ce sont des femmes… Dans le peuple,dans la haute et petite bourgeoisie, et jusque dans les couchesplus élevées de la société, les femmes se ruent à ces morgueshideuses, à ces abjects musées du crime, que sont les feuilletonsdu Petit Journal… Pourquoi ?… C’est que les grandsassassins ont toujours été des amoureux terribles. Leur puissancegénésique correspond à leur puissance criminelle… Ils aiment commeils tuent !… Le meurtre naît de l’amour, et l’amour atteintson maximum d’intensité par le meurtre… C’est la même exaltationphysiologique… ce sont les mêmes gestes d’étouffement, les mêmesmorsures… et ce sont souvent les mêmes mots, dans des spasmesidentiques…

Il parlait avec effort, avec un air desouffrir… et, à mesure qu’il parlait, ses yeux devenaient plusmornes, les plis de son visage s’accentuaient davantage…

– La femme, verseuse d’idéal et depitié !… reprit-il… Mais les crimes les plus atroces sontpresque toujours l’œuvre de la femme… C’est elle qui les imagine,les combine, les prépare, les dirige… Si elle ne les exécute pas desa main, souvent trop débile, on y retrouve, à leur caractère deférocité, d’implacabilité, sa présence morale, sa pensée, son sexe…« Cherchez la femme ! » dit le sagecriminaliste…

– Vous la calomniez !… protestal’illustre écrivain, qui ne put dissimuler un geste d’indignation.Ce que vous nous donnez là pour des généralités, ce sont de trèsrares exceptions… Dégénérescence, névrose, neurasthénie…parbleu !… la femme n’est, pas plus que l’homme, réfractaireaux maladies psychiques… bien que, chez elle, ces maladies prennentune forme charmante et touchante, qui nous fait mieux comprendre ladélicatesse de son exquise sensibilité. Non, monsieur, vous êtesdans une erreur lamentable, et, j’oserai dire, criminelle… Ce qu’ilfaut admirer dans la femme, c’est au contraire le grand sens, legrand amour qu’elle a de la vie, et qui, comme je le disais tout àl’heure, trouve son expression définitive dans la pitié…

– Littérature !… monsieur,littérature !… Et la pire de toutes.

– Pessimisme, monsieur !…blasphème !… sottise !

– Je crois que vous vous trompez tousles deux, interjeta un médecin… Les femmes sont bien plus raffinéeset complexes que vous ne le pensez… En incomparables virtuoses, ensuprêmes artistes de la douleur qu’elles sont, elles préfèrent lespectacle de la souffrance à celui de la mort, les larmes au sang.Et c’est une chose admirablement amphibologique où chacun trouveson compte, car chacun peut tirer des conclusions très différentes,exalter la pitié de la femme ou maudire sa cruauté, pour desraisons pareillement irréfutables, et selon que nous sommes, dansle moment, prédisposés à lui devoir de la reconnaissance ou de lahaine… Et puis, à quoi bon toutes ces discussions stériles ?…Puisque, dans la bataille éternelle des sexes, nous sommes toujoursles vaincus, que nous n’y pouvons rien… et que tous, misogynes ouféministes, nous n’avons pas encore trouvé, pour nous réjouir etnous continuer, un plus parfait instrument de plaisir et un autremoyen de reproduction que la femme !…

Mais l’homme à la figure ravagée faisaitdes gestes de violente dénégation :

– Écoutez-moi, dit-il… Les hasards dela vie – et quelle vie fut la mienne ! – m’ont mis enprésence, non pas d’une femme… mais de la femme. Je l’ai vue, librede tous les artifices, de toutes les hypocrisies dont lacivilisation recouvre, comme d’une parure de mensonge, son âmevéritable… Je l’ai vue livrée au seul caprice, ou, si vous aimezmieux, à la seule domination de ses instincts, dans un milieu oùrien, il est vrai, ne pouvait les refréner, où tout, au contraire,se conjurait pour les exalter… Rien ne me la cachait, ni les lois,ni les morales, ni les préjugés religieux, ni les conventionssociales… C’est dans sa vérité, dans sa nudité originelle, parmiles jardins et les supplices, le sang et les fleurs, que je l’aivue !… Quand elle m’est apparue, j’étais tombé au plus bas del’abjection humaine – du moins je le pensais. Alors, devant sesyeux d’amour, devant sa bouche de pitié, j’ai crié d’espérance, etj’ai cru… oui, j’ai cru que, par elle, je serais sauvé. Eh bien,ç’a été quelque chose d’atroce !… La femme m’a fait connaîtredes crimes que j’ignorais, des ténèbres où je n’étais pas encoredescendu… Regardez mes yeux morts, ma bouche qui ne sait plusparler, mes mains qui tremblent… rien que de l’avoir vue !…Mais je ne puis la maudire, pas plus que je ne maudis le feu quidévore villes et forêts, l’eau qui fait sombrer les navires, letigre qui emporte dans sa gueule, au fond des jungles, les proiessanglantes… La femme a en elle une force cosmique d’élément, uneforce invincible de destruction, comme la nature… Elle est à elletoute seule toute la nature !… Étant la matrice de la vie,elle est, par cela même, la matrice de la mort… puisque c’est de lamort que la vie renaît perpétuellement… et que supprimer la mort,ce serait tuer la vie à sa source unique de fécondité…

– Et qu’est-ce que celaprouve ?… fit le médecin, en haussant les épaules. Il réponditsimplement :

– Cela ne prouve rien… Pour être dela douleur ou de la joie, les choses ont-elles donc besoin d’êtreprouvées ?… Elles ont besoin d’être senties…

Puis, avec timidité et – ô puissance del’amour-propre humain ! – avec une visible satisfaction desoi-même, l’homme à la figure ravagée sortit de sa poche un rouleaude papier qu’il déplia soigneusement :

– J’ai écrit, dit-il, le récit decette partie de ma vie… Longtemps, j’ai hésité à le publier, etj’hésite encore. Je voudrais vous le lire, à vous qui êtes deshommes et qui ne craignez pas de pénétrer au plus noir des mystèreshumains… Puissiez-vous pourtant en supporter l’horreursanglante !… Cela s’appelle : Le Jardin dessupplices…

Notre hôte demanda de nouveaux cigares etde nouvelles boissons…

Partie 1
En mission

 

Avant de raconter un des plus effroyablesépisodes de mon voyage en Extrême-Orient, il est peut-êtreintéressant que j’explique brièvement dans quelles conditions jefus amené à l’entreprendre. C’est de l’histoire contemporaine.

À ceux qui seraient tentés de s’étonner del’anonymat que, en ce qui me concerne, j’ai tenu à garderjalousement au cours de ce véridique et douloureux récit, jedirai : « Peu importe mon nom !… C’est le nom dequelqu’un qui causa beaucoup de mal aux autres et à lui-même, plusencore à lui-même qu’aux autres, et qui, après bien des secousses,pour être descendu, un jour, jusqu’au fond du désir humain, essaiede se refaire une âme dans la solitude et dans l’obscurité. Paixaux cendres de son péché. »

Chapitre 1

 

 

Il y a douze ans, ne sachant plus que faire etcondamné par une série de malchances à la dure nécessité de mependre ou de m’aller jeter dans la Seine, je me présentai auxélections législatives – suprême ressource –, en un département où,d’ailleurs, je ne connaissais personne et n’avais jamais mis lespieds.

Il est vrai que ma candidature étaitofficieusement soutenue par le Cabinet qui, ne sachant non plus quefaire de moi, trouvait ainsi un ingénieux et délicat moyen de sedébarrasser, une fois pour toutes, de mes quotidiennes, de mesharcelantes sollicitations.

À cette occasion, j’eus avec le ministre, quiétait mon ami et mon ancien camarade de collège, une entrevuesolennelle et familière, tout ensemble.

– Tu vois combien nous sommes gentilspour toi !… me dit ce puissant, ce généreux ami… À peine noust’avons retiré des griffes de la justice – et nous y avons eu dumal – que nous allons faire de toi un député.

– Je ne suis pas encore nommé… dis-jed’un ton grincheux.

– Sans doute !… mais tu as toutesles chances… Intelligent, séduisant de ta personne, prodigue, bongarçon quand tu le veux, tu possèdes le don souverain de plaire…Les hommes à femmes, mon cher, sont toujours des hommes à foule… Jeréponds de toi… Il s’agit de bien comprendre la situation… Du resteelle est très simple…

Et il me recommanda : – Surtout pas depolitique !… Ne t’engage pas… ne t’emballe pas !… Il y adans la circonscription que je t’ai choisie une question qui dominetoutes les autres : la betterave… Le reste ne compte pas etregarde le préfet… Tu es un candidat purement agricole… mieux quecela, exclusivement betteravier… Ne l’oublie point… Quoi qu’ilpuisse arriver au cours de la lutte, maintiens-toi, inébranlable,sur cette plate-forme excellente… Connais-tu un peu labetterave ?…

– Ma foi ! non, répondis-je… Je saisseulement, comme tout le monde, qu’on en tire du sucre… et del’alcool.

– Bravo ! cela suffit, applaudit leministre avec une rassurante et cordiale autorité… Marche carrémentsur cette donnée… Promets des rendements fabuleux… des engraischimiques extraordinaires et gratuits… des chemins de fer, descanaux, des routes pour la circulation de cet intéressant etpatriotique légume… Annonce des dégrèvements d’impôts, des primesaux cultivateurs, des droits féroces sur les matières concurrentes…tout ce que tu voudras !… Dans cet ordre de choses, tu ascarte blanche, et je t’aiderai… Mais ne te laisse pas entraîner àdes polémiques personnelles ou générales qui pourraient te devenirdangereuses et, avec ton élection, compromettre le prestige de laRépublique… Car, entre nous, mon vieux – je ne te reproche rien, jeconstate, seulement –, tu as un passé plutôt gênant…

Je n’étais pas en veine de rire… Vexé parcette réflexion, qui me parut inutile et désobligeante, jerépliquai vivement, en regardant bien en face mon ami, qui put liredans mes yeux ce que j’y avais accumulé de menaces nettes etfroides :

– Tu pourrais dire plus justement :« Nous avons un passé… » Il me semble que le tien, chercamarade, n’a rien à envier au mien…

– Oh, moi !… fit le ministre avec unair de détachement supérieur et de confortable insouciance, cen’est pas la même chose… Moi… mon petit… je suis couvert… par laFrance !

Et, revenant à mon élection, ilajouta :

– Donc, je me résume… De la betterave,encore de la betterave, toujours de la betterave !… Tel estton programme… Veille à n’en pas sortir.

Puis il me remit discrètement quelques fondset me souhaita bonne chance. Ce programme, que m’avait tracé monpuissant ami, je le suivis fidèlement, et j’eus tort… Je ne fus pasélu. L’écrasante majorité qui échut à mon adversaire, jel’attribue, en dehors de certaines manœuvres déloyales, à ceci quece diable d’homme était encore plus ignorant que moi et d’unecanaillerie plus notoire.

Constatons en passant qu’une canaillerie bienétalée, à l’époque où nous sommes, tient lieu de toutes lesqualités et que plus un homme est infâme, plus on est disposé à luireconnaître de force intellectuelle et de valeur morale.

Mon adversaire, qui est aujourd’hui une desillustrations les moins discutables de la politique, avait volé enmaintes circonstances de sa vie. Et sa supériorité lui venait de ceque, loin de s’en cacher, il s’en vantait avec le plus révoltantcynisme.

– J’ai volé… j’ai volé… clamait-il parles rues des villages, sur les places publiques des villes, le longdes routes, dans les champs…

– J’ai volé… j’ai volé… publiait-il enses professions de foi, affiches murales et confidentiellescirculaires…

Et, dans les cabarets, juchés sur destonneaux, ses agents, tout barbouillés de vin et congestionnésd’alcool, répétaient, trompetaient ces mots magiques :

– Il a volé… il a volé…

Émerveillées, les laborieuses populations desvilles, non moins que les vaillantes populations des campagnesacclamaient cet homme hardi avec une frénésie qui, chaque jour,allait grandissant, en raison directe de la frénésie de sesaveux.

Comment pouvais-je lutter contre un tel rival,possédant de tels états de service, moi qui n’avais encore sur laconscience, et les dissimulais pudiquement, que de menuespeccadilles de jeunesse, telles que vols domestiques, rançons demaîtresses, tricheries au jeu, chantages, lettres anonymes,délations et faux ?… Ô candeur des ignorantesjuvénilités !

Je faillis même, un soir, dans une réunionpublique, être assommé par des électeurs furieux de ce que, enprésence des scandaleuses déclarations de mon adversaire, j’eusserevendiqué, avec la suprématie des betteraves, le droit à la vertu,à la morale, à la probité, et proclamé la nécessité de nettoyer laRépublique des ordures individuelles qui la déshonoraient. On serua sur moi ; on me prit à la gorge ; on se passa, depoings en poings, ma personne soulevée et ballottante comme unpaquet… Par bonheur, je me tirai de cet accès d’éloquence avec,seulement, une fluxion à la joue, trois côtes meurtries et sixdents cassées…

C’est tout ce que je rapportai de cettedésastreuse aventure, où m’avait si malencontreusement conduit laprotection d’un ministre qui se disait mon ami.

J’étais outré.

J’avais d’autant plus le droit d’être outréque, tout d’un coup, au plus fort de la bataille, le gouvernementm’abandonnait, me laissait sans soutien, avec ma seule betteravecomme amulette, pour s’entendre et pour traiter avec monadversaire.

Le préfet, d’abord très humble, n’avait pastardé à devenir très insolent ; puis il me refusait lesrenseignements utiles à mon élection ; enfin, il me fermait,ou à peu près, sa porte. Le ministre lui-même ne répondait plus àmes lettres, ne m’accordait rien de ce que je lui demandais, et lesjournaux dévoués dirigeaient contre moi de sourdes attaques, depénibles allusions, sous des proses polies et fleuries. On n’allaitpas jusqu’à me combattre officiellement, mais il était clair, pourtout le monde, qu’on me lâchait… Ah ! je crois bien que jamaistant de fiel n’entra dans l’âme d’un homme !

De retour à Paris, fermement résolu à faire unéclat, au risque de tout perdre, j’exigeai des explications duministre que mon attitude rendit aussitôt accommodant etsouple…

– Mon cher, me dit-il, je suis au regretde ce qui t’arrive… Parole !… tu m’en vois tout ce qu’il y ade plus désolé. Mais que pouvais-je ?… Je ne suis pas le seul,dans le Cabinet… et…

– Je ne connais que toi !interrompis-je violemment, en faisant sauter une pile de dossiersqui se trouvait, sur son bureau, à portée de main… Les autres ne meregardent pas… Les autres, ça n’est pas mon affaire… Il n’y a quetoi… Tu m’as trahi ; c’est ignoble !…

– Mais, sapristi !… Écoute-moi unpeu, voyons ! supplia le ministre. Et ne t’emporte pas, commeça, avant de savoir…

– Je ne sais qu’une chose, et elle mesuffit. Tu t’es payé ma tête… Eh bien, non, non ! Ça ne sepassera pas comme tu le crois… À mon tour, maintenant. Je marchaisdans le bureau, proférant des menaces, distribuant des bourradesaux chaises…

– Ah ! ah ! tu t’es payé matête !… Nous allons donc rire un peu… Le pays saura donc,enfin, ce que c’est qu’un ministre… Au risque de l’empoisonner, lepays, je vais donc lui montrer, lui ouvrir toute grande l’âme d’unministre… Imbécile !… Tu n’as donc pas compris que je tetiens, toi, ta fortune, tes secrets, ton portefeuille !…Ah ! mon passé te gêne ?… Il gêne ta pudeur et la pudeurde Marianne ?… Eh bien, attends !… Demain, oui, demain,on saura tout…

Je suffoquais de colère. Le ministre essaya deme calmer, me prit par le bras, m’attira doucement vers le fauteuilque je venais de quitter en bourrasque…

– Mais, tais-toi donc ! me dit-il,en donnant à sa voix des intonations supplicatrices… Écoute-moi, jet’en prie !… Assieds-toi, voyons !… Diable d’homme qui neveut rien entendre ! Tiens, voici ce qui s’est passé…

Très vite, en phrases courtes, hachées,tremblantes, il débita :

– Nous ne connaissions pas tonconcurrent… Il s’est révélé, dans la lutte, comme un homme trèsfort… comme un véritable homme d’État !… Tu sais combien estrestreint le personnel ministrable… Bien que ce soient toujours lesmêmes qui reviennent, nous avons besoin, de temps en temps, demontrer une figure nouvelle à la Chambre et au pays… Or, il n’y ena pas… En connais-tu, toi ?… Eh bien, nous avons pensé que tonconcurrent pouvait être une de ces figures-là… Il a toutes lesqualités qui conviennent à un ministre provisoire, à un ministre decrise… Enfin, comme il était achetable et livrable, séance tenante,com-prends-tu ?… C’est fâcheux pour toi, je l’avoue… Mais lesintérêts du pays, d’abord…

– Ne dis donc pas de blagues… Nous nesommes pas à la Chambre, ici… Il ne s’agit pas des intérêts dupays, dont tu te moques, et moi aussi… Il s’agit de moi… Or, jesuis, grâce à toi, sur le pavé. Hier soir, le caissier de montripot m’a refusé cent sous, insolemment… Mes créanciers, quiavaient compté sur un succès, furieux de mon échec, me pourchassentcomme un lièvre… On va me vendre… Aujourd’hui, je n’ai même pas dequoi dîner… Et tu t’imagines bonnement que cela peut se passerainsi ?… Tu es donc devenu bête… aussi bête qu’un membre de tamajorité ?…

Le ministre souriait. Il me tapota les genoux,familièrement, et me dit :

– Je suis tout disposé – mais tu ne melaisses pas parler – je suis tout disposé à t’accorder unecompensation…

– Une ré-pa-ra-tion !

– Une réparation, soit ! –Complète ?

– Complète !… Reviens dans quelquesjours… Je serai, sans doute, à même de te l’offrir. En attendant,voici cent louis… C’est tout ce qui me reste des fonds secrets…

Il ajouta, gentiment, avec une gaietécordiale :

– Une demi-douzaine de gaillards commetoi… et il n’y a plus de budget !…

Cette libéralité, que je n’espérais pas siimportante, eut le pouvoir de calmer instantanément mes nerfs…J’empochai – en grognant encore, toutefois, car je ne voulais pasme montrer désarmé, ni satisfait – les deux billets que me tendait,en souriant, mon ami… et je me retirai dignement…

Les trois jours qui suivirent, je les passaidans les plus basses débauches…

Chapitre 2

 

 

Qu’on me permette encore un retour en arrière.Peut-être n’est-il pas indifférent que je dise qui je suis et d’oùje viens… L’ironie de ma destinée en sera mieux expliquéeainsi.

Je suis né en province d’une famille de lapetite bourgeoisie, de cette brave petite bourgeoisie, économe etvertueuse, dont on nous apprend, dans les discours officiels,qu’elle est la vraie France… Eh bien ! je n’en suis pas plusfier pour cela.

Mon père était marchand de grains. C’était unhomme très rude, mal dégrossi et qui s’entendait aux affaires,merveilleusement. Il avait la réputation d’y être fort habile, etsa grande habileté consistait à « mettre les gensdedans », comme il disait. Tromper sur la qualité de lamarchandise et sur le poids, faire payer deux francs ce qui luicoûtait deux sous, et, quand il pouvait, sans trop d’esclandre, lefaire payer deux fois, tels étaient ses principes. Il ne livraitjamais, par exemple, de l’avoine, qu’il ne l’eût, au préalable,trempée d’eau. De la sorte, les grains gonflés rendaient le doubleau litre et au kilo, surtout quand ils étaient additionnés de menugravier, opération que mon père pratiquait toujours en conscience.Il savait aussi répartir judicieusement, dans les sacs, les grainesde nielle et autres semences vénéneuses, rejetées par les vannages,et personne, mieux que lui, ne dissimulait les farines fermentées,parmi les fraîches. Car il ne faut rien perdre dans le commerce, ettout y fait poids. Ma mère, plus âpre encore aux mauvais gains,l’aidait de ses ingéniosités déprédatrices et, raide, méfiante,tenait la caisse, comme on monte la garde devant l’ennemi.

Républicain strict, patriote fougueux – ilfournissait le régiment –, moraliste intolérant, honnête hommeenfin, au sens populaire de ce mot, mon père se montrait sanspitié, sans excuses, pour l’improbité des autres, principalementquand elle lui portait préjudice. Alors, il ne tarissait pas sur lanécessité de l’honneur et de la vertu. Une de ses grandes idéesétait que, dans une démocratie bien comprise, on devait les rendreobligatoires, comme l’instruction, l’impôt, le tirage au sorti. Unjour, il s’aperçut qu’un charretier, depuis quinze ans à sonservice, le volait. Immédiatement, il le fit arrêter. À l’audience,le charretier se défendit comme il put.

– Mais il n’était jamais question chezmonsieur que de mettre les gens « dedans ». Quand ilavait joué « un drôle de tour » à un client, monsieurs’en vantait comme d’une bonne action. « Le tout est de tirerde l’argent, disait-il, n’importe d’où et comment on le tire.Vendre une vieille lapine pour une belle vache, voilà tout lesecret du commerce »… Eh bien, j’ai fait comme monsieur avecses clients… Je l’ai mis dedans…

Ce cynisme fut fort mal accueilli des juges.Ils condamnèrent le charretier à deux ans de prison, non seulementpour avoir dérobé quelques kilogrammes de blé, mais surtout parcequ’il avait calomnié une des plus vieilles maisons de commerce dela région… une maison fondée en 1794, et dont l’antique, ferme etproverbiale honorabilité embellissait la ville de père en fils.

Le soir de ce jugement fameux, je me souviensque mon père avait réuni à sa table quelques amis, commerçantscomme lui et, comme lui, pénétrés de ce principe inaugural que« mettre les gens dedans », c’est l’âme même du commerce.Si l’on s’indigna de l’attitude provocatrice du charretier, vousdevez le penser. On ne parla que de cela, jusqu’à minuit. Et parmiles clameurs, les aphorismes, les discussions et les petits verresd’eau-de-vie de marcs, dont s’illustra cette soirée mémorable, j’airetenu ce précepte, qui fut pour ainsi dire la moralité de cetteaventure, en même temps que la synthèse de mon éducation.

– Prendre quelque chose à quelqu’un, etle garder pour soi, ça c’est du vol… Prendre quelque chose àquelqu’un et le repasser à un autre, en échange d’autant d’argentque l’on peut, ça, c’est du commerce… Le vol est d’autant plus bêtequ’il se contente d’un seul bénéfice, souvent dangereux, alors quele commerce en comporte deux, sans aléa…

C’est dans cette atmosphère morale que jegrandis et me développai, en quelque sorte tout seul, sans autreguide que l’exemple quotidien de mes parents. Dans le petitcommerce, les enfants restent, en général, livrés à eux-mêmes. Onn’a pas le temps de s’occuper de leur éducation. Ils s’élèvent,comme ils peuvent, au gré de leur nature et selon les influencespernicieuses de ce milieu, généralement rabaissant et borné.Spontanément, et sans qu’on m’y forçât, j’apportai ma partd’imitation ou d’imagination dans les tripotages familiaux. Dèsl’âge de dix ans, je n’eus d’autres conceptions de la vie que levol, et je fus – oh ! bien ingénument, je vous assure –convaincu que « mettre les gens dedans », cela formaitl’unique base de toutes les relations sociales.

Le collège décida de la direction bizarre ettortueuse que je devais donner à mon existence, car c’est là que jeconnus celui qui, plus tard, devait devenir mon ami, le célèbreministre, Eugène Mortain.

Fils de marchand de vins, dressé à lapolitique, comme moi au commerce, par son père qui était leprincipal agent électoral de la région, le vice-président descomités gambettistes, le fondateur de ligues diverses, groupementsde résistance et syndicats professionnels, Eugène recelait, en lui,dès l’enfance, une âme de « véritable homme d’État ».

Quoique boursier, il s’était, tout de suite,imposé à nous, par une évidente supériorité dans l’effronterie etl’indélicatesse, et aussi par une manière de phraséologie,solennelle et vide, qui violentait nos enthousiasmes. En outre, iltenait de son père la manie profitable et conquérante del’organisation. En quelques semaines, il eut vite fait detransformer la cour du collège en toutes sortes d’associations etde sous-associations, de comités et de sous-comités, dont ils’élisait, à la fois, le président, le secrétaire et le trésorier.Il y avait l’association des joueurs de ballon, de toupie, desaute-mouton et de marche, le comité de la barre fixe, la ligue dutrapèze, le syndicat de la course à pieds joints, etc. Chacun desmembres de ces diverses associations était tenu de verser à lacaisse centrale, c’est-à-dire dans les poches de notre camarade,une cotisation mensuelle de cinq sous, laquelle, entre autresavantages, impliquait un abonnement au journal trimestriel querédigeait Eugène Mortain pour la propagande des idées et la défensedes intérêts de ces nombreux groupements « autonomes etsolidaires », proclamait-il.

De mauvais instincts, qui nous étaientcommuns, et des appétits pareils nous rapprochèrent aussitôt, luiet moi, et firent de notre étroite entente une exploitation âpre etcontinue de nos camarades, fiers d’être syndiqués… Je me rendisbien vite compte que je n’étais pas le plus fort dans cettecomplicité ; mais, en raison même de cette constatation, je nem’en cramponnai que plus solidement à la fortune de cet ambitieuxcompagnon. À défaut d’un partage égal, j’étais toujours assuré deramasser quelques miettes… Elles me suffisaient alors. Hélas !je n’ai jamais eu que les miettes des gâteaux que dévora monami.

Je retrouvai Eugène plus tard, dans unecirconstance difficile et douloureuse de ma vie. À force de mettre« les gens dedans », mon père finit par y être mislui-même, et non point au figuré, comme il l’entendait de sesclients. Une fourniture malheureuse et qui, paraît-il, empoisonnatoute une caserne, fut l’occasion de cette déplorable aventure, quecouronna la ruine totale de notre maison, fondée en 1794. Mon pèreeût peut-être survécu à son déshonneur, car il connaissait lesindulgences infinies de son époque ; il ne put survivre à laruine. Une attaque d’apoplexie l’emporta un beau soir. Il mourut,nous laissant, ma mère et moi, sans ressources.

Ne pouvant plus compter sur lui, je fus bienobligé de me débrouiller moi-même et, m’arrachant aux lamentationsmaternelles, je courus à Paris, où Eugène Mortain m’accueillit lemieux du monde.

Celui-ci s’élevait peu à peu. Grâce à desprotections parlementaires habilement exploitées, à la souplesse desa nature, à son manque absolu de scrupules, il commençait à faireparler de lui avec faveur dans la presse, la politique et lafinance. Tout de suite, il m’employa à de sales besognes, et je netardai pas, moi aussi, en vivant constamment à son ombre, à gagnerun peu de sa notoriété dont je ne sus pas profiter, comme j’auraisdû le faire. Mais la persévérance dans le mal est ce qui m’a leplus manqué. Non que j’éprouve de tardifs scrupules de conscience,des remords, des désirs passagers d’honnêteté ; c’est en moi,une fantaisie diabolique, une talonnante et inexplicable perversitéqui me forcent, tout d’un coup, sans raison apparente, à délaisserles affaires les mieux conduites, à desserrer mes doigts de dessusles gorges les plus âprement étreintes. Avec des qualités pratiquesde premier ordre, un sens très aigu de la vie, une audace àconcevoir même l’impossible, une promptitude exceptionnelle même àle réaliser, je n’ai pas la ténacité nécessaire à l’homme d’action.Peut-être, sous le gredin que je suis, y a-t-il un poètedévoyé ?… Peut-être un mystificateur qui s’amuse à semystifier soi-même ?

Pourtant, en prévision de l’avenir, et sentantqu’il arriverait fatalement un jour où mon ami Eugène voudrait sedébarrasser de moi, qui lui représenterais sans cesse un passégênant, j’eus l’adresse de le compromettre dans des histoiresfâcheuses, et la prévoyance d’en garder, par-devers moi, lespreuves indéniables. Sous peine d’une chute, Eugène devait metraîner, perpétuellement, à sa suite, comme un boulet.

En attendant les honneurs suprêmes où lepoussa le flux bourbeux de la politique, voici, entre autres choseshonorables, quels étaient la qualité de ses intrigues et le choixde ses préoccupations.

Eugène avait officiellement une maîtresse.Elle s’appelait alors la comtesse Borska. Pas très jeune, maisencore jolie et désirable, tantôt Polonaise, tantôt Russe, etsouvent Autrichienne, elle passait, naturellement, pour uneespionne allemande. Aussi son salon était-il fréquenté de nos plusillustres hommes d’État. On y faisait beaucoup de politique, etl’on y commençait, avec beaucoup de flirts, beaucoup d’affairesconsidérables et louches. Parmi les hôtes les plus assidus de cesalon se remarquait un financier levantin, le baron K…, personnagesilencieux, à la figure d’argent blafard, aux yeux morts, et quirévolutionnait la Bourse par ses opérations formidables. On savait,du moins on se disait que, derrière ce masque impénétrable et muet,agissait un des plus puissants empires de l’Europe. Puresupposition romanesque, sans doute, car, dans ces milieuxcorrompus, on ne sait jamais ce qu’il faut le plus admirer de leurcorruption ou de leur « jobardise ». Quoi qu’il en soit,la comtesse Borska et mon ami Eugène Mortain souhaitaient vivementde se mettre dans le jeu du mystérieux baron, d’autant plusvivement que celui-ci opposait à des avances discrètes, maisprécises, une non moins discrète et précise froideur. Je crois mêmeque cette froideur avait été jusqu’à la malice d’un conseil, dequoi il était résulté, pour nos amis, une liquidation désastreuse.Alors, ils imaginèrent de lancer sur le banquier récalcitrant unetrès jolie jeune femme, amie intime de la maison et de me lancer,en même temps, sur cette très jolie jeune femme qui, travaillée pareux, était toute disposée à nous accueillir favorablement, lebanquier, pour le sérieux, et moi, pour l’agrément. Leur calculétait simple et je l’avais compris du premier coup :m’introduire dans la place, et, là, moi par la femme, eux par moi,devenir les maîtres des secrets du baron, échappés aux moments detendre oubli !… C’était ce qu’on pouvait appeler de lapolitique de concentration.

Hélas ! le démon de la perversité, quivient me visiter à la minute décisive où je dois agir, voulut qu’ilen fût autrement et que ce beau projet avortât sans élégance. Audîner qui devait sceller cette bien parisienne union, je memontrai, envers la jeune femme, d’une telle goujaterie que, tout enlarmes, honteuse et furieuse, elle quitta scandaleusement le salonet rentra chez elle, veuve de nos deux amours.

La petite fête fut fort abrégée… Eugène meramena en voiture. Nous descendîmes les Champs-Élysées dans unsilence tragique.

– Où veux-tu que je te dépose ? medit le grand homme, comme nous tournions l’angle de la rueRoyale.

– Au tripot… sur le boulevard…répondis-je, avec un ricanement… J’ai hâte de respirer un peu d’airpur, dans une société de braves gens…

Et, tout à coup, d’un geste découragé, mon amime tapota les genoux et – oh ! je reverrai toute ma viel’expression sinistre de sa bouche, et son regard de haine – ilsoupira :

– Allons !… Allons !… On nefera jamais rien de toi !… Il avait raison… Et, cette fois-là,je ne pus pas l’accuser que ce fût de sa faute…

Eugène Mortain appartenait à cette école depoliticiens que, sous le nom fameux d’opportunistes, Gambetta lançacomme une bande de carnassiers affamés sur la France. Iln’ambitionnait le pouvoir que pour les jouissances matériellesqu’il procure et l’argent que des habiles comme lui savent puiseraux sources de boue. Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs, je faisau seul Gambetta l’historique honneur d’avoir combiné et déchaînécette morne curée qui dure encore, en dépit de tous les Panamas.Certes, Gambetta aimait la corruption ; il y avait, dans cedémocrate tonitruant, un voluptueux ou plutôt un dilettante de lavolupté, qui se délectait à l’odeur de la pourriture humaine ;mais il faut le dire, à sa décharge et à leur gloire, les amis dontil s’entourait et que le hasard, plus encore qu’une sélectionraisonnée attacha à sa courte fortune, étaient bien de force às’élancer eux-mêmes et d’eux-mêmes sur la Proie éternelle où, déjà,tant et tant de mâchoires avaient croché leurs dents furieuses.

Avant d’arriver à la Chambre, Eugène Mortainavait passé par tous les métiers – même les plus bas –, par lesdessous – même les plus ténébreux – du journalisme. On ne choisitpas toujours ses débuts, on les prend où ils se trouvent… Ardenteet prompte – et pourtant réfléchie – fut son initiation à la vieparisienne, j’entends cette vie qui va des bureaux de rédaction auParlement, en passant par la préfecture de Police. Dévoré debesoins immédiats et d’appétits ruineux, il ne se faisait pas alorsun chantage important ou une malpropre affaire que notre braveEugène n’en fût, en quelque sorte, l’âme mystérieuse et violente.Il avait eu ce coup de génie de syndiquer une grande partie de lapresse, pour mener à bien ces vastes opérations. Je connais de lui,en ce genre décrié, des combinaisons qui sont de purs chefs-d’œuvreet qui révèlent, dans ce petit provincial, vite dégrossi, unpsychologue étonnant et un organisateur admirable des mauvaisinstincts du déclassé. Mais il avait la modestie de ne se pointvanter de la beauté de ses coups, et l’art précieux, en se servantdes autres, de ne jamais donner de sa personne aux heures dudanger. Avec une constante habileté et une science parfaite de sonterrain de manœuvres, il sut toujours éviter, en les tournant, lesflaques fétides et bourbeuses de la police correctionnelle où tantd’autres s’enlisèrent si maladroitement. Il est vrai que mon aide –soit dit sans fatuité – ne lui fut pas inutile, en bien descirconstances. C’était, du reste, un charmant garçon, oui, envérité, un charmant garçon. On ne pouvait lui reprocher que desgaucheries dans le maintien, persistants vestiges de son éducationde province, et des détails vulgaires dans sa trop récente élégancequi s’affichait mal à propos. Mais tout cela n’était qu’uneapparence dissimulant mieux, aux observateurs insuffisants, tout ceque son esprit avait de ressources subtiles, de flair pénétrant, desouplesse retorse, tout ce que son âme contenait de ténacité âpreet terrible. Pour surprendre son âme, il eût fallu voir – comme jeles vis, hélas ! combien de fois ? – les deux plis qui, àde certaines minutes, en se débandant, laissaient tomber les deuxcoins de ses lèvres et donnaient à sa bouche une expressionépouvantable… Ah ! oui, c’était un charmant garçon !

Par des duels appropriés, il fit taire lamalveillance qui va chuchotant autour des personnalités nouvelles,et sa naturelle gaieté, son cynisme bon enfant qu’on traitaitvolontiers d’aimable paradoxe, non moins que ses amours lucrativeset retentissantes, achevèrent de lui conquérir une réputationdiscutable, mais suffisante à un futur homme de gouvernement qui enverra bien d’autres. Il avait aussi cette faculté merveilleuse depouvoir, cinq heures durant, et sur n’importe quel sujet, parlersans jamais exprimer une idée. Son intarissable éloquencedéversait, sans un arrêt, sans une fatigue, la lente, la monotone,la suicidante pluie du vocabulaire politique, aussi bien sur lesquestions de marine que sur les réformes scolaires, sur lesfinances que sur les beaux-arts, sur l’agriculture que sur lareligion. Les journalistes parlementaires reconnaissaient en luileur incompétence universelle et miraient leur jargon écrit dansson charabia parlé. Serviable, quand cela ne lui coûtait rien,généreux, prodigue même, quand cela devait lui rapporter beaucoup,arrogant et servile, selon les événements et les hommes, sceptiquesans élégance, corrompu sans raffinement, enthousiaste sansspontanéité, spirituel sans imprévu, il était sympathique à tout lemonde. Aussi son élévation rapide ne surprit, n’indigna personne.Elle fut, au contraire, accueillie avec faveur des différentspartis politiques, car Eugène ne passait pas pour un sectairefarouche, ne décourageait aucune espérance, aucune ambition, etl’on n’ignorait pas que, l’occasion venue, il était possible des’entendre avec lui. Le tout était d’y mettre le prix. Tel étaitl’homme, tel « le charmant garçon », en qui reposaientmes derniers espoirs, et qui tenait réellement ma vie et ma mortentre ses mains.

On remarquera que, dans ce croquis à peineesquissé de mon ami, je me suis modestement effacé, quoique j’aiecollaboré puissamment et par des moyens souvent curieux, à safortune. J’aurais bien des histoires à raconter qui ne sont pas, onpeut le croire, des plus édifiantes. À quoi bon une confessioncomplète, puisque toutes mes turpitudes, on les devine sans quej’aie à les étaler davantage ? Et puis, mon rôle, auprès de cehardi et prudent coquin, fut toujours – je ne dis pas insignifiant,oh non !… ni méritoire, vous me ririez au nez – mais ildemeura à peu près secret. Qu’on me permette de garder cette ombre,à peine discrète, dont il m’a plu envelopper ces années de luttessinistres et de ténébreuses machinations… Eugène ne« m’avouait » pas… Et, moi-même, par un reste de pudeurassez bizarre, j’éprouvais parfois une invincible répugnance àcette idée que je pouvais passer pour « son homme depaille ».

D’ailleurs, il m’arriva souvent, des moisentiers, de le perdre de vue, de le « lâcher », comme ondit, trouvant dans les tripots, à la Bourse, dans les cabinets detoilette des filles galantes, des ressources que j’étais las dedemander à la politique, et dont la recherche convenait mieux à mesgoûts pour la paresse et pour l’imprévu… Quelquefois, pris desoudaines poésies, j’allais me cacher, en un coin perdu de lacampagne, et, en face de la nature, j’aspirais à des puretés, à dessilences, à des reconquêtes morales qui, hélas ! ne duraientguère… Et je revenais à Eugène, aux heures des crises difficiles.Il ne m’accueillait pas toujours avec la cordialité que j’exigeaisde lui. Il était visible qu’il eût bien voulu se débarrasser demoi. Mais, d’un coup de caveçon sec et dur, je le rappelais à lavérité de notre mutuelle situation.

Un jour je vis distinctement luire dans sesyeux une flamme de meurtre. Je ne m’inquiétai pas et, d’un gestelourd, lui mettant la main à l’épaule, comme un gendarme fait d’unvoleur, je lui dis narquoisement :

– Et puis après ?… À quoi celat’avancerait-il ?… Mon cadavre lui-même t’accusera… Ne soisdonc pas bête !… Je t’ai laissé arriver où tu as voulu… Jamaisje ne t’ai contrecarré dans tes ambitions… Au contraire… j’aitravaillé pour toi… comme j’ai pu… loyalement… est-ce vrai ?Crois-tu donc que ce soit gai pour moi de nous voir, toi, en haut,à te pavaner dans la lumière, moi, en bas, à patauger stupidementdans la crotte ?… Et, pourtant, d’une chiquenaude, cettemerveilleuse fortune, si laborieusement édifiée par nous deux…

– Oh ! par nous deux… sifflaEugène…

– Oui, par nous deux, canaille !…répétai-je, exaspéré de cette rectification inopportune… Oui, d’unechiquenaude… d’un souffle… tu le sais, je puis la jeter bas, cettemerveilleuse fortune… Je n’ai qu’un mot à dire, gredin, pour teprécipiter du pouvoir au bagne… faire du ministre que tu es – ah,si ironiquement ! – le galérien que tu devrais être, s’il yavait encore une justice, et si je n’étais pas le dernier deslâches… Eh bien !… ce geste, je ne le fais pas, ce mot, je nele prononce pas… Je te laisse recevoir l’admiration des hommes etl’estime des cours étrangères… parce que… vois-tu… je trouve çaprodigieusement comique… Seulement, je veux ma part… tuentends !… ma part… Et qu’est-ce que je te demande ?…Mais c’est idiot ce que je te demande… Rien… des miettes… alors queje pourrais tout exiger, tout… tout… tout… ! Je t’en prie, nem’irrite pas davantage… ne me pousse pas à bout plus longtemps… nem’oblige pas à faire des drames burlesques… Car le jour où j’enaurai assez de la vie, assez de la boue, de cette boue – ta boue… –dont je sens toujours sur moi l’intolérable odeur… eh bien, cejour-là, Son Excellence Eugène Mortain ne rira pas, mon vieux… Ça,je te le jure !

Alors, Eugène, avec un sourire gêné, tandisque les plis de ses lèvres retombantes donnaient à toute saphysionomie une double expression de peur ignoble et de crimeimpuissant, me dit :

– Mais tu es fou de me raconter toutcela… Et à propos de quoi ?… T’ai-je refusé quelque chose,espèce de soupe au lait ?…

Et, gaiement, multipliant des gestes et desgrimaces qui m’étourdissaient, il ajouta comiquement :

– Veux-tu la croix, ah ? Oui,vraiment, c’était un charmant garçon.

Chapitre 3

 

 

Quelques jours après la scène de violence quisuivit mon si lamentable échec, je rencontrai Eugène dans unemaison amie, chez cette bonne Mme G… où nous avionsété priés à dîner tous les deux. Notre poignée de main futcordiale. On eût dit que rien de fâcheux ne s’était passé entrenous.

– On ne te voit plus, me reprocha-t-ilsur ce ton d’indifférente amitié qui, chez lui, n’était que lapolitesse de la haine… Étais-tu donc malade ?

– Mais non… en voyage vers l’oubli,simplement.

– À propos… es-tu plus sage ?… Jevoudrais bien causer avec toi, cinq minutes… Après le dîner,n’est-ce pas ?

– Tu as donc du nouveau ?demandai-je, avec un sourire fielleux, par lequel il put voir queje ne me laisserais pas « expédier », comme une affairesans importance.

– Moi ? fit-il… Non… rien… un projeten l’air… Enfin, il faut voir… J’avais sur les lèvres uneimpertinence toute prête, lorsque Mme G…, énorme paquet defleurs roulantes, de plumes dansantes, de dentelles déferlantes,vint interrompre ce commencement de conversation. Et,soupirant : « Ah ! mon cher ministre, quand doncnous débarrasserez-vous de ces affreux socialistes ? »,elle entraîna Eugène vers un groupe de jeunes femmes qui, à lamanière dont elles étaient rangées dans un coin du salon, me firentl’effet d’être là, en location, comme, au café-concert, cesnocturnes créatures qui meublent de leur décolletage excessif et deleurs toilettes d’emprunt l’apparat en trompe l’œil des décors.Mme G… avait la réputation de jouer un rôle important dans laSociété et dans l’État. Parmi les innombrables comédies de la vieparisienne, l’influence qu’on lui attribuait n’était pas une desmoins comiques. Les petits historiographes des menus faits de cetemps racontaient sérieusement, en établissant de brillantsparallèles dans le passé, que son salon était le point de départ etla consécration des fortunes politiques et des renomméeslittéraires, par conséquent le rendez-vous de toutes les jeunesambitions et aussi de toutes les vieilles. À les en croire, c’estlà que se fabriquait l’histoire contemporaine, que se tramait lachute ou l’avènement des Cabinets, que se négociaient parmi degéniales intrigues et de délicieuses causeries – car c’était unsalon où l’on cause – aussi bien les alliances extérieures que lesélections académiques. M. Sadi Carnot, lui-même – qui régnaitalors sur les cœurs français – était tenu, disait-on, à d’habilesménagements envers cette puissance redoutable, et pour en conserverles bonnes grâces il lui envoyait galamment, à défaut d’un sourire,les plus belles fleurs des jardins de l’Élysée et des serres de laVille… D’avoir connu, au temps de sa ou de leur jeunesse –Mme G… n’était pas très fixée sur ce point de chronologie –,M. Thiers et M. Guizot, Cavour et le vieux Metternich,cette antique personne gardait un prestige, dont la Républiqueaimait à se parer, comme d’une traditionnelle élégance, et sonsalon bénéficiait de l’éclat posthume que ces noms illustres, àtout propos invoqués, rappelaient aux réalités diminuées duprésent.

On y entrait, d’ailleurs, dans ce salonchoisi, comme à la foire, et jamais je n’ai vu – moi qui en ai tantvu – plus étrange mêlée sociale et plus ridicule mascarademondaine. Déclassés de la politique, du journalisme, ducosmopolitisme, des cercles, du monde, des théâtres, et les femmesà l’avenant, elle accueillait tout, et tout y faisait nombre.Personne n’était dupe de cette mystification, mais chacun setrouvait intéressé, afin de s’exalter soi-même, d’exalter un milieunotoirement ignominieux, où beaucoup d’entre nous tiraient nonseulement des ressources peu avouables, mais encore leur uniqueraison d’être dans la vie. Du reste, j’ai idée que la plupart dessalons si célèbres d’autrefois, où venaient communiquer, sous lesespèces les plus diverses, les appétits errants de la politique etles vanités sans emploi de la littérature, devaient assezfidèlement ressembler à celui-là… Et il ne m’est pas prouvé nonplus, que celui-là se différenciât essentiellement des autres donton nous vante à tout propos, en lyriques enthousiasmes, l’exquisetenue morale et l’élégante difficulté d’accès.

La vérité est que Mme G…, débarrassée dugrossissement des réclames et de la poésie des légendes, réduite austrict caractère de son individualité mondaine, n’était qu’une trèsvieille dame, d’esprit vulgaire, d’éducation négligée, extrêmementvicieuse, par surcroît, et qui, ne pouvant plus cultiver la fleurdu vice en son propre jardin, la cultivait en celui des autres,avec une impudeur tranquille, dont on ne savait pas ce qu’ilconvenait le mieux d’admirer, ou l’effronterie ou l’inconscience.Elle remplaçait l’amour professionnel, auquel elle avait dûrenoncer, par la manie de faire des unions et des désunionsextra-conjugales, dont c’était sa joie, son péché, de les suivre,de les diriger, de les protéger, de les couver et de réchaufferainsi son vieux cœur ratatiné, au frôlement de leurs ardeursdéfendues. On était toujours sûr de trouver chez cette grandepolitique, avec la bénédiction de M. Thiers et deM. Guizot, de Cavour et du vieux Metternich, des âmes sœurs,des adultères tout prêts, des désirs en appareillage, des amours detoute sorte, frais équipés pour la course, l’heure ou lemois ; précieuse ressource dans les cas de rupturesentimentale et les soirées de désœuvrement.

Pourquoi, ce soir-là, précisément, eus-jel’idée d’aller chez Mme G… ? Je ne sais, carj’étais fort mélancolique et nullement d’humeur à me divertir. Macolère contre Eugène était bien calmée, momentanément, du moins.Une immense fatigue, un immense dégoût la remplaçait, dégoût demoi-même, des autres, de tout le monde. Depuis le matin, j’avaissérieusement réfléchi à ma situation, et, malgré les promesses duministre – dont j’étais décidé, d’ailleurs, à ne pas lui donner unefacile quittance –, je n’y voyais point une convenable issue. Jecomprenais qu’il était bien difficile à mon ami de me procurer uneposition officielle, stable, quelque chose d’honorablementparasitaire, d’administrativement rémunérateur, par quoi il m’eûtété permis de finir en paix, vieillard respectable, fonctionnairesinécuriste, mes jours. D’abord, cette position, il est probableque je l’eusse aussitôt gaspillée ; ensuite, de toutes parts,au nom de la moralité publique et de la bienséance républicaine,les protestations concurrentes se fussent élevées, auxquelles leministre, interpellé, n’aurait su que répondre. Tout ce qu’ilpouvait m’offrir, c’était, par des expédients transitoires etmisérables, par de pauvres prestidigitations budgétaires, reculerl’heure inévitable de ma chute. Et puis, je ne pouvais même pascompter éternellement sur ce minimum de faveurs et de protection,car Eugène ne pouvait pas, lui non plus, compter sur l’éternellebêtise du public. Bien des dangers menaçaient alors le Cabinet, etbien des scandales auxquels, çà et là, quelques journaux mécontentsde leur part – fonds secrets – faisaient des allusions de plus enplus directes, empoisonnaient la sécurité personnelle de monprotecteur… Eugène ne se maintenait au pouvoir que par desdiversions agressives contre les partis impopulaires ou vaincus, etaussi à coup d’argent, que je le soupçonnais alors, comme cela futdémontré, plus tard, de recevoir de l’étranger, en échange, chaquefois, d’une livre de chair de la Patrie !…

Travailler à la chute de mon camarade,m’insinuer adroitement auprès d’un leader ministériel possible,reconquérir, près de ce nouveau collaborateur, une sorte devirginité sociale, j’y avais bien songé… Tout m’y poussait, manature, mon intérêt, et aussi le plaisir si âprement savoureux dela vengeance… Mais, en plus des incertitudes et des hasards donts’accompagnait cette combinaison, je ne me sentais pas le couraged’une autre expérience, ni de recommencer de pareilles manœuvres.J’avais brûlé ma jeunesse par les deux bouts. Et j’étais las de cesaventures périlleuses et précaires qui m’avaient mené où ?…J’éprouvais de la fatigue cérébrale, de l’ankylose aux jointures demon activité ; toutes mes facultés diminuaient, en pleineforce, déprimées par la neurasthénie. Ah ! comme je regrettaisde n’avoir pas suivi les droits chemins de la vie !Sincèrement, à cette heure, je ne souhaitais plus que les joiesmédiocres de la régularité bourgeoise ; et je ne voulais plus,et je ne pouvais plus supporter ces soubresauts de fortune, cesalternatives de misère, qui ne m’avaient pas laissé une minute derépit et faisaient de mon existence une perpétuelle et torturanteanxiété. Qu’allais-je donc devenir ?… L’avenir m’apparaissaitplus triste et plus désespérant que les crépuscules d’hiver quitombent sur les chambres de malades… Et, tout à l’heure, après ledîner, quelle nouvelle infamie l’infâme ministre meproposerait-il ?… Dans quelle boue plus profonde, et dont onne revient pas, voudrait-il m’enfoncer et me faire disparaître àjamais ?…

Je le cherchai du regard, parmi la cohue… Ilpapillonnait auprès des femmes. Rien sur son crâne, ni sur sesépaules, ne marquait qu’il portât le lourd fardeau de ses crimes.Il était insouciant et gai. Et de le voir ainsi, ma fureur contrelui s’accrut du sentiment de la double impuissance où nous étionstous les deux, lui de me sauver de la honte, moi, de l’yprécipiter… ah oui ! de l’y précipiter !

Accablé par ces multiples et lancinantespréoccupations, il n’était donc pas étonnant que j’eusse perdu maverve, et que les belles créatures étalées et choisies parMme G…, pour le plaisir de ses invités, ne me fussent de rien…Durant le dîner, je me montrai parfaitement désagréable, et c’est àpeine si j’adressai la parole à mes voisines dont les belles gorgesresplendissaient parmi les pierreries et les fleurs. On crut quemon insuccès électoral était la cause de ces noires dispositions demon humeur, ordinairement joyeuse et galante.

– Du ressort !… me disait-on. Vousêtes jeune, que diable !… Il faut de l’estomac dans lacarrière politique… Ce sera pour la prochaine fois. À ces phrasesde consolation banale, aux sourires engageants, aux gorgesoffertes, je répondais obstinément :

– Non… non… Ne me parlez plus de lapolitique… C’est ignoble !… Ne me parlez plus du suffrageuniversel… C’est idiot !… Je ne veux plus… Je ne veux plus enentendre parler.

Et Mme G…, fleurs, plumes et dentellessubitement soulevées autour de moi, en vagues multicolores etparfumées, me soufflait dans l’oreille, avec des pâmoisonsmaniérées et des coquetteries humides de vieilleproxénète :

– Il n’y a que l’amour, voyez-vous… Iln’y a jamais que l’amour !… Essayez de l’amour !… Tenez,ce soir, justement, il y a ici une jeune Roumaine… passionnée…ah !… et poète, mon cher… et comtesse !… Je suis sûrequ’elle est folle de vous… D’abord toutes les femmes sont folles devous… Je vais vous présenter…

J’esquivai l’occasion si brutalement amenée…et ce fut dans un silence maussade énervé, que je persistai àattendre la fin de cette interminable soirée… Accaparé de touscôtés, Eugène ne put me joindre que fort tard. Nous profitâmes dece qu’une chanteuse célèbre absorbait un moment l’attentiongénérale pour nous réfugier dans une sorte de petit fumoir,qu’éclairait de sa lueur discrète une lampe à longue tigeenjuponnée de crépon rose. Le ministre s’assit sur le divan, allumaune cigarette, et, tandis que, en face de lui, négligemment,j’enfourchais une chaise et croisais mes bras sur le rebord dudossier, il me dit avec gravité :

– J’ai beaucoup songé à toi, cesjours-ci. Sans doute, il attendait une parole de remerciement, ungeste amical, un mouvement d’intérêt ou de curiosité. Je demeuraiimpassible, m’efforçant de conserver cet air d’indifférencehautaine, presque insultante, avec lequel je m’étais bien promisd’accueillir les perfides avances de mon ami, car, depuis lecommencement de la soirée, je m’acharnais à me persuader qu’ellesdussent être perfides, ces avances. Insolemment, j’affectai deregarder le portrait de M. Thiers qui, derrière Eugène,occupait la hauteur du panneau et s’obscurcissait de tous lesreflets sombres, luttant sur sa surface trop vernie, hormis,toutefois, le toupet blanc, dont le surgissement piriforme devenaità lui seul l’expression unique et complète de la physionomiedisparue… Assourdi par les tentures retombées, le bruit de la fêtenous arrivait ainsi qu’un bourdonnement lointain… Le ministre,hochant la tête, reprit :

– Oui, j’ai beaucoup songé à toi… Ehbien !… c’est difficile… très difficile. De nouveau, il setut, semblant réfléchir à des choses profondes…

Je pris plaisir à prolonger le silence pourjouir de l’embarras où cette attitude muettement gouailleuse nepouvait manquer de mettre mon ami… Ce cher protecteur, j’allaisdonc le voir, une fois de plus, devant moi, ridicule et démasqué,suppliant peut-être !… Il restait calme, cependant, et neparaissait pas s’inquiéter le moins du monde de la trop visiblehostilité de mon allure.

– Tu ne me crois pas ? fit-il, d’unevoix ferme et tranquille… Oui, je sens que tu ne me crois pas… Tut’imagines que je ne songe qu’à te berner… comme les autres, est-cevrai ?… Eh bien, tu as tort, mon cher… Au surplus, si cetentretien t’ennuie… rien de plus facile que de le rompre…

Il fit mine de se lever.

– Je n’ai pas dit cela !…protestai-je, en ramenant mon regard du toupet de M. Thiers aufroid visage d’Eugène… Je n’ai rien dit…

– Écoute-moi, alors… Veux-tu que nousparlions, une bonne fois, en toute franchise, de notre situationrespective ?…

– Soit ! je t’écoute…

Devant son assurance, je perdais peu à peu dela mienne… À l’inverse de ce que j’avais trop vaniteusement auguré,Eugène reconquérait toute son autorité sur moi… Je le sentais quim’échappait encore… Je le sentais à cette aisance du geste, à cettepresque élégance des manières, à cette fermeté de la voix, à cetteentière possession de soi, qu’il ne montrait réellement que quandil méditait ses plus sinistres coups. Il avait alors une sorted’impérieuse séduction, une force attractive à laquelle, mêmeprévenu, il était difficile de résister… Je le connaissais pourtantet, souvent, pour mon malheur, j’avais subi les effets de ce charmemaléfique qui ne devait plus m’être une surprise… Eh bien !toute ma combativité m’abandonna, mes haines se détendirent et,malgré moi, je me laissai aller à reprendre confiance, à sicomplètement oublier le passé, que cet homme, dont j’avais pénétré,en ses obscurs recoins, l’âme inexorable et fétide, je me plus à leconsidérer encore comme un généreux ami, un héros de bonté, unsauveur.

Et voici – ah ! je voudrais pouvoirrendre l’accent de force, de crime, d’inconscience et de grâcequ’il mit dans ses paroles – ce qu’il me dit :

– Tu as vu d’assez près la vie politiquepour savoir qu’il existe un degré de puissance où l’homme le plusinfâme se trouve protégé contre lui-même par ses propres infamies,à plus forte raison contre les autres par celles des autres… Pourun homme d’État, il n’est qu’une chose irréparable :l’honnêteté !… L’honnêteté est inerte et stérile, elle ignorela mise en valeur des appétits et des ambitions, les seulesénergies par quoi l’on fonde quelque chose de durable. La preuve,c’est cet imbécile de Favrot, le seul honnête homme du Cabinet, etle seul aussi, dont la carrière politique soit, de l’aveu général,totalement et à jamais perdue !… C’est te dire, mon cher, quela campagne menée contre moi me laisse absolument indifférent…

Sur un geste ambigu que, rapidement,j’esquissai :

– Oui… oui… je sais… on parle de monexécution… de ma chute prochaine… de gendarmes… de Mazas !…« Mort aux voleurs ! »… Parfaitement… De quoi neparle-t-on pas ?… Et puis après ?… Cela me fait rire,voilà tout !… Et, toi-même, sous prétexte que tu crois avoirété mêlé à quelques-unes de mes affaires – dont tu ne connais, soitdit en passant, que la contrepartie –, sous prétexte que tu détiens– du moins, tu vas le criant partout – quelques vagues papiers…dont je me soucie, mon cher, comme de ça !…

Sans s’interrompre, il me montra sa cigaretteéteinte, qu’il écrasa ensuite dans un cendrier, posé sur une petitetable de laque, près de lui…

– Toi-même… tu crois pouvoir disposer demoi par la terreur… me faire chanter, enfin, comme un banquiervéreux !… Tu es un enfant !… Raisonne un peu… Machute ?… Qui donc, veux-tu me le dire, oserait, en ce moment,assumer la responsabilité d’une telle folie ?… Qui donc ignorequ’elle entraînerait l’effondrement de trop de choses, de trop degens auxquels on ne peut pas toucher plus qu’à moi, sous peined’abdication, sous peine de mort ?… Car ce n’est pas moi seulqu’on renverserait… ce n’est pas moi seul qu’on coifferait d’unbonnet de forçat… C’est tout le gouvernement, tout le Parlement,toute la République, associés, quoi qu’ils fassent, à ce qu’ilsappellent mes vénalités, mes concussions, mes crimes… Ils croientme tenir… et c’est moi qui les tiens !… Sois tranquille, jeles tiens ferme…

Et il fit le geste de serrer une gorgeimaginaire…

L’expression de sa bouche, dont les coinstombèrent, devint hideuse et, sur le globe de ses yeux, apparurentdes veinules pourprées qui donnèrent à son regard une significationimplacable de meurtre… Mais, il se remit vite, alluma une autrecigarette et continua :

– Qu’on renverse le Cabinet, soit !…et j’y aiderai… Nous sommes, du fait de cet honnête Favrot, engagésdans une série de questions inextricables, dont la solution logiqueest précisément qu’il ne peut pas y en avoir… Une criseministérielle s’impose, avec un programme tout neuf… Remarque, jete prie, que je suis, ou, du moins, je parais étranger à cesdifficultés… Ma responsabilité n’est qu’une fiction parlementaire…Dans les couloirs de la Chambre et une certaine partie de laPresse, on me désolidarise adroitement de mes collègues… Donc, masituation personnelle reste nette, politiquement, bien entendu…Mieux que cela… porté par des groupes, dont j’ai su intéresser lesmeneurs à ma fortune, soutenu par la haute banque et les grandescompagnies, je deviens l’homme indispensable de la combinaisonnouvelle… je suis le Président du Conseil désigné de demain… Etc’est au moment, où, de tous côtés, l’on annonce ma chute, quej’atteins au sommet de ma carrière !… Avoue que c’est comique,mon cher petit, et qu’ils n’ont pas encore ma peau…

Eugène était redevenu enjoué… Cette idée qu’iln’y eût point pour lui de place intermédiaire entre ces deuxpôles : la présidence du Conseil, ou Mazas, émoustillait saverve… Il se rapprocha de moi et, me tapotant les genoux, comme ilfaisait dans ses moments de détente et de gaieté, ilrépéta :

– Non… mais avoue que c’estdrôle !

– Très drôle !… approuvai-je… Etmoi, dans tout cela, qu’est-ce que je fais ?

– Toi ? Eh bien, voilà !… Toi,mon petit, il faut t’en aller, disparaître… un an… deux ans…qu’est-ce que c’est que cela ? Tu as besoin de te faireoublier.

Et, comme je me disposais àprotester :

– Mais, sapristi !… Est-ce de mafaute… s’écria Eugène, si tu as gâché, stupidement, toutes lespositions admirables que je t’ai mises, là, dans la main ?… Unan… deux ans… c’est vite passé… Tu reviendras avec une virginiténouvelle, et tout ce que tu voudras, je te le donnerai… D’ici là,rien, je ne puis rien… Parole !… je ne puis rien.

Un reste de fureur grondait en moi… mais cefut d’une voix molle que je criai :

– Zut !… Zut !… Zut !…

Eugène sourit, comprenant que ma résistancefinissait dans ce dernier hoquet.

– Allons ! allons !… me dit-ild’un air bon enfant… ne fais pas ta mauvaise tête. Écoute-moi… J’aibeaucoup réfléchi… Il faut t’en aller… Dans ton intérêt, pour tonavenir, je n’ai trouvé que cela… Voyons !… Es-tu… commentdirai-je ?… es-tu embryologiste ?

Il lut ma réponse dans le regard effaré que jelui jetai.

– Non !… tu n’es pas embryologiste…Fâcheux !… très fâcheux !…

– Pourquoi me demandes-tu cela ?Quelle est encore cette blague ?

– C’est que, en ce moment, je pourraisavoir des crédits considérables – oh ! relativement ! –mais enfin, de gentils crédits, pour une mission scientifique,qu’on aurait eu plaisir à te confier…

Et, sans me laisser le temps de répondre, enphrases courtes, drôles, accompagnées de gestes bouffons, ilm’expliqua l’affaire…

– Il s’agit d’aller aux Indes, à Ceylan,je crois, pour y fouiller la mer… dans les golfes… y étudier ce queles savants appellent la gelée pélasgique, comprends-tu ?… et,parmi les gastéropodes, les coraux, les hétéropodes, lesmadrépores, les siphonophores, les holothuries et les radiolaires…est-ce que je sais ?… retrouver la cellule primordiale… écoutebien… l’initium protoplasmatique de la vie organisée…enfin, quelque chose dans ce genre… C’est charmant et – comme tu levois – très simple…

– Très simple ! en effet,murmurai-je, machinalement.

– Oui, mais, voilà… conclut ce véritablehomme d’État… tu n’es pas embryologiste… Et, il ajouta, avec unebienveillante tristesse :

– C’est embêtant !…

Mon protecteur réfléchit quelques minutes… Moije me taisais, n’ayant pas eu le temps de me remettre de la stupeuroù m’avait plongé cette proposition si imprévue…

– Mon Dieu !… reprit-il… il y auraitbien une autre mission… car nous avons beaucoup de missions,actuellement… et l’on ne sait à quoi dépenser l’argent descontribuables… Ce serait, si j’ai bien compris, d’aller aux îlesFidji et dans la Tasmanie, pour étudier les divers systèmesd’administration pénitentiaire qui y fonctionnent… et leurapplication à notre état social… Seulement, c’est moins gai… et jedois te prévenir que les crédits ne sont pas énormes… Et ils sontencore anthropophages, là-bas, tu sais !… Tu crois que jeblague, hein ?… et que je te raconte une opérette ?…Mais, mon cher, toutes les missions sont dans ce goût-là…Ah !…

Eugène se mit à rire d’un rire malicieusementdiscret.

– Il y a bien encore la police secrète…Hé ! hé !… on pourrait peut-être t’y trouver une bonnesituation… qu’en dis-tu ?…

Dans les circonstances difficiles, mesfacultés mentales s’activent, s’exaltent, mes énergies sedécuplent, et je suis doué d’un subit retournement d’idées, d’unepromptitude de résolution qui m’étonnent toujours et qui, souvent,m’ont bien servi :

– Bah ! m’écriai-je… Après tout, jepuis bien être embryologiste, une fois, dans ma vie… Qu’est-ce queje risque ?… La science n’en mourra pas… elle en a vud’autres, la science !… C’est entendu ! J’accepte lamission de Ceylan.

– Et tu as raison… Bravo ! applauditle ministre… d’autant que l’embryologie, mon petit, Darwin…Haeckel… Carl Vogt, au fond, tout ça, ça doit être une immenseblague !… Ah ! mon gaillard, tu ne vas pas t’ennuyer,là-bas… Ceylan est merveilleux. Il y a, paraît-il, des femmesextraordinaires… des petites dentellières d’une beauté… d’untempérament… C’est le paradis terrestres !… Viens demain auministère… nous terminerons l’affaire, officiellement… Enattendant, tu n’as pas besoin de crier ça, par-dessus les toits, àtout le monde… parce que, tu sais, je joue là une blaguedangereuse, pour moi, et qui peut me coûter cher…Allons !…

Nous nous levâmes. Et, pendant que je rentraisdans les salons, au bras du ministre, celui-ci me disait encore,avec une ironie charmante :

– Hein ? tout de même !… Lacellule ?… si tu la retrouvais ?… Est-ce qu’onsait ?… C’est Berthelot qui ferait un nez,crois-tu ?…

Cette combinaison m’avait redonné un peu decourage et de gaieté… Non qu’elle me plût absolument… À ce brevetd’illustre embryologiste, j’eusse préféré une bonne recettegénérale, par exemple… ou un siège bien rembourré au Conseild’État… mais il faut se faire une raison ; l’aventure n’étaitpas sans quelque amusement, du reste. De simple vagabond de lapolitique que j’étais la minute d’avant, on ne devient pas, par uncoup de baguette ministérielle, le considérable savant qui allaitvioler les mystères, aux sources mêmes de la Vie, sans en éprouverquelque fierté mystificatrice et quelque comique orgueil.

La soirée, commencée dans la mélancolie,s’acheva dans la joie. J’abordai Mme G… qui, trèsanimée, organisait l’amour et promenait l’adultère de groupe engroupe, de couple en couple.

– Et cette adorable comtesse roumaine,lui demandai-je… est-ce qu’elle est toujours folle demoi ?

– Toujours, mon cher…

Elle me prit le bras… Ses plumes étaientdéfrisées, ses fleurs fanées, ses dentelles aplaties.

– Venez donc !… dit-elle… Elleflirte, dans le petit salon de Guizot, avec la princesse Onane…

– Comment, elle aussi ?…

– Mais, mon cher, répliqua cette grandepolitique… à son âge et avec sa nature de poète… il serait vraimentmalheureux qu’elle n’ait pas touché à tout !…

Chapitre 4

 

 

Mes préparatifs furent vite faits. J’eus lachance que la jeune comtesse roumaine, qui s’était fort éprise demoi, voulût bien m’aider de ses conseils et, ma foi, je le dis, nonsans honte, de sa bourse aussi.

D’ailleurs, j’eus toutes les chances.

Ma mission s’annonçait bien. Par uneexceptionnelle dérogation aux coutumes bureaucratiques, huit joursaprès cette conversation décisive dans les salons de Mme G…,je touchais sans nulle anicroche, sans nul retard, les susditscrédits. Ils étaient libéralement calculés, et comme je n’osais pasespérer qu’ils le fussent, car je connaissais « lachiennerie » du gouvernement en ces matières, et les pauvrespetits budgets sommaires dont on gratifie si piteusement lessavants en mission… les vrais. Ces libéralités insolites, je lesdevais sans doute à cette circonstance que, n’étant point du toutun savant, j’avais, plus que tout autre, besoin de plus grandesressources, pour en jouer le rôle.

On avait prévu l’entretien de deux secrétaireset de deux domestiques, l’achat fort coûteux d’instrumentsd’anatomie, de microscopes, d’appareils de photographie, de canotsdémontables, de cloches à plongeur, jusqu’à des bocaux de verrepour collections scientifiques, des fusils de chasse et des cagesdestinées à ramener vivants les animaux capturés. Vraiment, legouvernement faisait luxueusement les choses, et je ne pouvais quel’en louer. Il va sans dire que je n’achetai aucun de cesimpedimenta, et que je décidai de n’emmener personne, comptant surma seule ingéniosité, pour me débrouiller au milieu de ces forêtsinconnues de la science et de l’Inde.

Je profitai de mes loisirs, pour m’instruiresur Ceylan, ses mœurs, ses paysages, et me faire une idée de la vieque je mènerais, là-bas, sous ces terribles tropiques. Même enéliminant ce que les récits des voyageurs comportent d’exagération,de vantardise et de mensonge, ce que je lus m’enchanta,particulièrement ce détail, rapporté par un grave savant allemand,qu’il existe, dans la banlieue de Colombo, parmi de féeriquesjardins, au bord de la mer, une merveilleuse villa, un bungalow,comme ils disent, dans lequel un riche et fantaisiste Anglaisentretient une sorte de harem, où sont représentées, en de parfaitsexemplaires féminins, toutes les races de l’Inde, depuis les noiresTamoules, jusqu’aux serpentines Bayadères du Lahore, et auxbacchantes démoniaques de Bénarès. Je me promis bien de trouver unmoyen d’introduction, auprès de ce polygame amateur, et borner làmes études d’embryologie comparée.

Le ministre, à qui j’allai faire mes adieux etconfier mes projets, approuva toutes ces dispositions et loua fortgaiement ma vertu d’économie. En me quittant, il me dit avec uneéloquence émue, tandis que moi-même, sous l’ondée de ses paroles,j’éprouvais un attendrissement, un pur, rafraîchissant et sublimeattendrissement d’honnête homme :

– Pars, mon ami, et reviens-nous plusfort… reviens-nous un homme nouveau et un glorieux savant… Tonexil, que tu sauras employer, je n’en doute pas, à de grandeschoses, retrempera tes énergies pour les luttes futures… Il lesretrempera aux sources mêmes de la vie, dans le berceau del’humanité que… de l’humanité dont… Pars… et si, à ton retour, turetrouvais – ce que je ne puis croire – si tu retrouvais, dis-je,les mauvais souvenirs persistants, les difficultés… les hostilités…un obstacle enfin à tes justes ambitions… dis-toi bien que tupossèdes sur le personnel gouvernemental assez de petits papiers,pour en triompher haut la main… Sursum corda !…Compte sur moi, d’ailleurs… Pendant que tu seras là-bas, courageuxpionnier du progrès, soldat de la science… pendant que tu sonderasles golfes et que tu interrogeras les mystérieux atolls, pour laFrance, pour notre chère France… je ne t’oublierai pas, crois-lebien… Habilement, progressivement, dans l’Agence Havas etdans mes journaux, je saurai créer de l’agitation autour de tonjeune nom d’embryologiste… Je trouverai des réclames admirables,pathétiques… « Notre grand embryologiste »… « Nousrecevons de notre jeune et illustre savant dont les découvertesembryologiques, etc. – Pendant qu’il étudiait, sous vingt brassesd’eau, une holothurie encore inconnue, notre infatigableembryologiste faillit être emporté par un requin… Une lutteterrible, etc. »… Va, va, mon ami… Travaille sans crainte à lagrandeur du pays. Aujourd’hui, un peuple n’est pas grand seulementpar ses armes, il est grand surtout par ses arts… par sa science…Les conquêtes pacifiques de la science servent plus la civilisationque les conquêtes, etc. Cedant arma sapientiae…

Je pleurais de joie, de fierté, d’orgueil,d’exaltation, l’exaltation de tout mon être vers quelque chosed’immense et d’immensément beau.

Projeté hors de mon moi, je ne saisoù, j’avais, en ce moment, une autre âme, une âme presque divine,une âme de création et de sacrifice, l’âme de quelque héros sublimeen qui reposent les suprêmes confiances de la Patrie, toutes lesespérances décisives de l’humanité.

Quant au ministre, à ce bandit d’Eugène, ilpouvait, à peine, lui aussi, contenir son émotion. Il y avait del’enthousiasme vrai dans son regard, un tremblement sincère dans savoix. Deux petites larmes coulaient de ses yeux… Il me serra lamain à la briser…

Durant quelques minutes, tous les deux, nousfûmes le jouet inconscient et comique de notre propremystification…

Ah ! quand j’y pense !

Chapitre 5

 

 

Muni de lettres de recommandation pour« les autorités » de Ceylan, je m’embarquai, enfin, parune splendide après-midi, à Marseille, sur leSaghalien.

Dès que j’eus mis le pied sur le paquebotj’éprouvai, immédiatement, l’efficacité de ce qu’est un titreofficiel, et comment, par son prestige, un homme déchu, tel quej’étais alors, se grandit, dans l’estime des inconnus et despassants, par conséquent, dans la sienne. Le capitaine, « quisavait mes admirables travaux », m’entoura de prévenances,presque d’honneurs. La cabine la plus confortable m’avait étéréservée, ainsi que la meilleure place à table. Comme la nouvelles’était vite répandue, parmi les passagers, de la présence, à bord,d’un illustre savant, chacun s’ingénia de me manifester sonrespect… Je ne voyais, sur les visages, que le fleurissement del’admiration. Les femmes elles-mêmes me témoignaient de lacuriosité et de la bienveillance, celle-ci, discrète, celle-là,caractéristique d’un sentiment plus brave. Une, surtout, attiraviolemment mon attention. C’était une créature merveilleuse, avecde lourds cheveux roux et des yeux verts, pailletés d’or, commeceux des fauves. Elle voyageait, accompagnée de trois femmes dechambre, dont une Chinoise. Je m’informai auprès du capitaine.

– C’est une Anglaise, me dit-il… Onl’appelle miss Clara… La femme la plus extraordinaire qui soit…Bien qu’elle n’ait que vingt-huit ans, elle connaît déjà toute laterre… Pour l’instant, elle habite la Chine… C’est la quatrièmefois que je la vois à mon bord…

– Riche ?

– Oh ! très riche… Son père, mortdepuis longtemps, fut, m’a-t-on dit, vendeur d’opium, à Canton.C’est même là qu’elle est née… Elle est, je crois, un peu toquée…mais charmante.

– Mariée ? – Non… – Et… ? Jemis, dans cette conjonction, tout un ordre d’interrogations intimeset même égrillardes… Le capitaine sourit.

– Ça… je ne sais pas… je ne crois pas… Jene me suis jamais aperçu de rien… ici.

Telle fut la réponse du brave marin, qui mesembla, au contraire, en savoir beaucoup plus qu’il ne voulait endire… Je n’insistai pas, mais je me dis, à part moi, elliptique etfamilier : « Toi, ma petite…parfaitement !… »

Les premiers passagers avec qui je me liaifurent deux Chinois de l’Ambassade de Londres et un gentilhommenormand qui se rendait au Tonkin. Celui-ci voulut bien, tout desuite, me confier ses affaires… C’était un chasseur passionné.

– Je fuis la France, me déclara-t-il… jela fuis, chaque fois que je le peux… Depuis que nous sommes enrépublique, la France est un pays perdu… Il y a trop debraconniers, et ils sont les maîtres… Figurez-vous que je ne puisplus avoir de gibier chez moi !… Les braconniers me le tuentet les tribunaux leur donnent raison… C’est un peu fort !…Sans compter que le peu qu’ils laissent crève d’on ne sait quellesépidémies… Alors, je vais au Tonkin… Quel admirable pays dechasse !… C’est la quatrième fois, mon cher monsieur, que jevais au Tonkin…

– Ah ! vraiment ?…

– Oui !… Au Tonkin, il y a de tousles gibiers en abondance… Mais surtout des paons… Quel coup defusil, monsieur !… Par exemple, c’est une chasse dangereuse…Il faut avoir l’œil.

– Ce sont, sans doute, des paonsféroces ?…

– Mon Dieu, non… Mais telle est lasituation… Là où il y a du cerf, il y a du tigre… et là où il y adu tigre, il y a du paon !…

– C’est un aphorisme ?…

– Vous allez me comprendre… Suivez-moibien… Le tigre mange le cerf… et…

– Le paon mange le tigre ?…insinuai-je gravement…

– Parfaitement… c’est-à-dire… voici lachose… Quand le tigre est repu du cerf, il s’endort… puis il seréveille… se soulage et… s’en va… Que fait le paon, lui ?…Perché dans les arbres voisins, il attend prudemment ce départ…alors, il descend à terre et mange les excréments du tigre… C’est àce moment précis qu’on doit le surprendre…

Et, de ses deux bras tendus en ligne de fusil,il fit le geste de viser un paon imaginaire :

– Ah ! quels paons !… Vous n’enavez pas la moindre idée… Car ce que vous prenez, dans nos volièreset dans nos jardins, pour des paons, ce ne sont même pas desdindons… Ce n’est rien… Mon cher monsieur, j’ai tué de tout… j’aimême tué des hommes… Eh bien !… jamais un coup de fusil ne meprocura une émotion aussi vive que ceux que je tirai sur les paons…Les paons… monsieur, comment vous dire ?… c’est magnifique àtuer !…

Puis, après un silence, il conclut :

– Voyager, tout est là !… Envoyageant on voit des choses extraordinaires et qui fontréfléchir…

– Sans doute, approuvai-je… Mais il fautêtre, comme vous, un grand observateur…

– C’est vrai !… j’ai beaucoupobservé… se rengorgea le brave gentilhomme… Eh bien, de tous lespays que j’ai parcourus – le Japon, la Chine, Madagascar, Haïti etune partie de l’Australie –, je n’en connais pas de plus amusantque le Tonkin… Ainsi, vous croyez, peut-être, avoir vu despoules ?

– Oui, je le crois.

– Erreur, mon cher monsieur… vous n’avezpas vu de poules… Il faut aller au Tonkin, pour cela… Et encore, onne les voit pas… Elles sont dans les forêts et se cachent dans lesarbres… On ne les voit jamais… Seulement, moi, j’avais un truc… Jeremontais les fleuves, en sampang, avec un coq dans une cage… Jem’arrêtais au bord de la forêt, et j’accrochais la cage au boutd’une branche… Le coq chantait… Alors de toutes les profondeurs dubois, les poules venaient… venaient… Elles venaient par bandesinnombrables… Et je les tuais !… J’en ai tué jusqu’à douzecents dans la même journée !…

– C’est admirable !… proclamai-je,enthousiaste.

– Oui… oui… Pas autant que les paons,toutefois… Ah ! les paons !… Mais il n’était pas quechasseur ce gentilhomme : il était joueur aussi. Bien avantque nous fussions en vue de Naples, les deux Chinois, le tueur depaons et moi avions établi une forte partie de poker. Grâce à mesconnaissances spéciales de ce jeu, en arrivant à Port-Saïd, j’avaisdélesté de leur argent ces trois incomparables personnages ettriplé le capital que j’emportais vers la joie des Tropiques etl’inconnu des Embryologies fabuleuses.

Chapitre 6

 

 

À cette époque, j’eusse été incapable de lamoindre description poétique, le lyrisme m’étant venu, par lasuite, avec l’amour. Certes comme tout le monde, je jouissais desbeautés de la nature, mais elles ne m’affolaient pas jusqu’àl’évanouissement ; j’en jouissais, à ma façon, qui était celled’un républicain modéré. Et je me disais :

– La nature, vue d’une portière de wagonou d’un hublot de navire est, toujours et partout, semblable àelle-même. Son principal caractère est qu’elle manqued’improvisation. Elle se répète constamment, n’ayant qu’une petitequantité de formes, de combinaisons et d’aspects qui se retrouvent,çà et là, à peu près pareils. Dans son immense et lourde monotonie,elle ne se différencie que par des nuances, à peine perceptibles etsans aucun intérêt, sinon pour les dompteurs de petites bêtes, queje ne suis pas, quoique embryologiste, et les coupeurs de cheveuxen quatre… Bref, quand on a voyagé à travers cent lieues carrées depays, n’importe où, on a tout vu… Et cette canaille d’Eugène qui mecriait : « Tu verras cette nature… ces arbres… cesfleurs ! »… Moi, les arbres me portent sur les nerfs etje ne tolère les fleurs que chez les modistes et sur les chapeaux…En fait de nature tropicale, Monte-Carlo eût amplement suffi à mesbesoins d’esthétique paysagiste, à mes rêves de voyage lointain… Jene comprends les palmiers, les cocotiers, les bananiers, lespalétuviers, les pamplemousses et les pandanus que si je puiscueillir, à leur ombre, des numéros pleins et de jolies petitesfemmes qui grignotent, entre leurs lèvres, autre chose que lebétel… Cocotier arbre à cocottes… Je n’aime les arbres que danscette classification bien parisienne…

Ah ! la brute aveugle et sourde quej’étais alors !… Et comment ai-je pu, avec un si écœurantcynisme, blasphémer contre la beauté infinie de la Forme, qui va del’homme à la bête, de la bête à la plante, de la plante à lamontagne, de la montagne au nuage, et du nuage au caillou quicontient, en reflets, toutes les splendeurs de la vie !…

Bien que nous fussions au mois d’octobre, latraversée de la mer Rouge fut quelque chose de très pénible. Lachaleur était si écrasante, l’air si lourd à nos poumonsd’Européens, que, bien des fois, je pensai mourir asphyxié. Dans lajournée, nous ne quittions guère le salon, où le grandpunka indien, fonctionnant sans cesse, nous donnaitl’illusion, vite perdue, d’une brise plus fraîche, et nous passionsla nuit sur le pont, où il ne nous était, d’ailleurs, pas pluspossible de dormir que dans nos cabines… Le gentilhomme normandsoufflait comme un bœuf malade et ne songeait plus à raconter seshistoires de chasses tonkinoises. Parmi les passagers, ceux quis’étaient montrés les plus vantards, les plus intrépides étaienttout effondrés, inertes de membres et sifflant de la gorge, ainsique des bêtes fourbues. Rien n’était plus ridicule que le spectaclede ces gens, écroulés dans leurs pidjamus multicolores…Seuls, les deux Chinois semblaient insensibles à cette températurede flamme… Ils n’avaient rien changé à leurs habitudes, pas plusqu’à leurs costumes et partageaient leur temps entre des promenadessilencieuses sur le pont et des parties de cartes ou de dés dansleurs cabines.

Nous ne nous intéressions à rien. Rien, dureste, ne nous distrayait du supplice de nous sentir cuire avec unelenteur et une régularité de pot-au-feu. Le paquebot naviguait aumilieu du golfe : au-dessus de nous, autour de nous, rien quele bleu du ciel et le bleu de la mer, un bleu sombre, un bleu demétal chauffé qui, çà et là, garde à sa surface les incandescencesde la forge ; à peine si nous distinguions les côtes somalies,la masse rouge, lointaine, en quelque sorte vaporisée, de cesmontagnes de sable ardent, où pas un arbre, pas une herbe nepoussent, et qui enserrent comme d’un brasier, sans cesse en feu,cette mer sinistre, semblable à un immense réservoir d’eaubouillante. Je dois dire que, durant cette traversée, je fis preuved’un grand courage et que je réussis à ne rien montrer de mon réelétat de souffrance… J’y parvins par la fatuité et par l’amour.

Le hasard – est-ce bien le hasard ou lecapitaine ? – m’avait donné miss Clara pour voisine de table.Un incident de service fit que nous liâmes connaissance presqueimmédiatement… D’ailleurs ma haute situation dans la science, et lacuriosité dont j’étais l’objet, autorisaient certaines dérogationsaux ordinaires conventions de la politesse.

Comme me l’avait appris le capitaine, missClara rentrait en Chine, après avoir partagé tout son été entrel’Angleterre, pour ses intérêts, l’Allemagne, pour sa santé, et laFrance, pour son plaisir. Elle m’avoua que l’Europe la dégoûtait deplus en plus… Elle ne pouvait plus supporter ses mœurs étriquées,ses modes ridicules, ses paysages frileux… Elle ne se sentaitheureuse et libre qu’en Chine !… D’allure très décidée,d’existence très exceptionnelle, causant, parfois, à tort et àtravers, parfois avec une vive sensation des choses, d’une gaietéfébrile et poussée à l’étrange, sentimentale et philosophe,ignorante et instruite, impure et candide, mystérieuse, enfin, avecdes trous… des fuites… des caprices incompréhensibles, des volontésterribles… elle m’intrigua fort, bien qu’il faille s’attendre àtout de l’excentricité d’une Anglaise. Et je ne doutai point, dèsl’abord, moi qui, en fait de femmes, n’avais jamais rencontré quedes cocottes parisiennes, et, ce qui est pire, des femmespolitiques et littéraires, je ne doutai point que j’eussefacilement raison de celle-ci, et je me promis d’agrémenter avecelle mon voyage, d’une façon imprévue et charmante. Rousse decheveux, rayonnante de peau, un rire était toujours prêt à sonnersur ses lèvres charnues et rouges. Elle était vraiment la joie dubord, et comme l’âme de ce navire, en marche vers la folle aventureet la liberté édénique des pays vierges, des tropiques de feu… Èvedes paradis merveilleux, fleur elle-même, fleur d’ivresse, et fruitsavoureux de l’éternel désir, je la voyais errer et bondir, parmiles fleurs et les fruits d’or des vergers primordiaux, non plusdans ce moderne costume de piqué blanc, qui moulait sa tailleflexible et renflait de vie puissante son buste, pareil à un bulbe,mais dans la splendeur surnaturalisée de sa nudité biblique. Je netardai pas à reconnaître l’erreur de mon diagnostic galant et quemiss Clara, au rebours de ce que j’avais trop vaniteusement auguré,était d’une imprenable honnêteté… Loin d’être déçu par cetteconstatation, elle ne m’en parut que plus jolie et je conçus unvéritable orgueil de ce que, pure et vertueuse, elle m’eûtaccueilli, moi, ignoble et débauché, avec une si simple et sigracieuse confiance… Je ne voulais pas écouter les voix intérieuresqui me criaient : « Cette femme ment… cette femme semoque de toi… Mais regarde donc, imbécile, ces yeux qui ont toutvu, cette bouche qui a tout baisé, ces mains qui ont tout caressé,cette chair qui, tant de fois, a frémi à toutes les voluptés etdans toutes les étreintes !… Pure ?… ah !…ah !… ah !… Et ces gestes qui savent ? Et cettemollesse et cette souplesse, et ces flexions du corps qui gardenttoutes les formes de l’enlacement ?… et ce buste gonflé, commeune capsule de fleur saoule de pollen ?… »… Non, envérité, je ne les écoutais pas… Et ce me fut une sensationdélicieusement chaste, faite d’attendrissement, de reconnaissance,de fierté, une sensation de reconquête morale, d’entrer chaquejour, plus avant, dans la familiarité d’une belle et vertueusepersonne, dont je me disais à l’avance qu’elle ne serait jamaisrien pour moi… rien qu’une âme !… Cette idée me relevait, meréhabilitait à mes propres yeux. Grâce à ce pur contact quotidien,je gagnais, oui, je gagnais de l’estime envers moi-même. Toute laboue de mon passé se transformait en lumineux azur… etj’entrevoyais l’avenir à travers la tranquille, la limpide émeraudedes bonheurs réguliers… Oh ! comme Eugène Mortain, Mme G…et leurs pareils étaient loin de moi !… Comme toutes cesfigures de grimaçants fantômes se fondaient, à toutes les minutes,davantage, sous le céleste regard de cette créature lustrale, parqui je me révélais à moi-même un homme nouveau, avec desgénérosités, des tendresses, des élans que je ne m’étais jamaisconnus.

Ô l’ironie des attendrissementsd’amour !… Ô la comédie des enthousiasmes qui sont dans l’âmehumaine !… Bien des fois, près de Clara, je crus à la réalité,à la grandeur de ma mission, et que j’avais en moi le génie derévolutionner toutes les embryologies de toutes les planètes del’Univers…

Nous en arrivâmes vite aux confidences… En unesérie de mensonges, habilement mesurés, qui étaient, d’une part, dela vanité, d’autre part, un bien naturel désir de ne pas medéprécier dans l’esprit de mon amie, je me montrai tout à monavantage en mon rôle de savant, narrant mes découvertesbiologiques, mes succès d’académie, tout l’espoir que les plusillustres hommes de science fondaient sur ma méthode et sur monvoyage. Puis, quittant ces hauteurs un peu ardues, je mêlais desanecdotes de vie mondaine à des appréciations de littérature etd’art, mi-saines, mi-perverses, assez pour intéresser l’espritd’une femme, sans le troubler. Et ces conversations, frivoles etlégères, auxquelles je m’efforçais de donner un tour spirituel,prêtaient à ma grave personnalité de savant, un caractèreparticulier, et, peut-être unique. J’achevai de conquérir missClara, durant cette traversée de la mer Rouge. Domptant monmalaise, je sus trouver des soins ingénieux et de délicatesattentions qui endormirent son mal. Lorsque le Saghalienrelâcha à Aden, pour y faire du charbon, nous étions, elle et moi,de parfaits amis, amis de cette miraculeuse amitié que pas unregard ne trouble, pas un geste ambigu, pas une intention coupablen’effleurent pour en ternir la belle transparence… Et pourtant lesvoix continuaient de crier en moi : « Mais regarde doncces narines qui aspirent, avec une volupté terrible, toute la vie…Regarde ces dents qui, tant de fois, ont mordu dans le fruitsanglant du péché. » Héroïquement, je leur imposaissilence.

Ce fut une joie immense quand nous entrâmesdans les eaux de l’océan Indien ; après les mortelles,torturantes journées passées sur la mer Rouge, il semblait que cefût la résurrection. Une vie nouvelle, une vie de gaieté,d’activité reprenait à bord. Quoique la température fût encore trèschaude, l’air était délicieux à respirer, comme l’odeur d’unefourrure qu’une femme vient de quitter. Une brise légère imprégnée,on eût dit, de tous les parfums de la flore tropicale,rafraîchissait le corps et l’esprit. Et, c’était, autour de nous,un éblouissement. Le ciel, d’une translucidité de grotte féerique,était d’un vert d’or, flammé de rose ; la mer calme, d’unrythme puissant sous le souffle de la mousson, s’étendaitextraordinairement bleue, ornée, çà et là, de grandes volutessmaragdines. Nous sentions réellement, physiquement, comme unecaresse d’amour, l’approche des continents magiques, des pays delumière où la vie, un jour de mystère, avait poussé ses premiersvagissements. Et tous avaient sur le visage, même le gentilhommenormand, un peu de ce ciel, de cette mer, de cette lumière.

Miss Clara – cela va sans dire – attirait,excitait beaucoup les hommes ; elle avait toujours, autourd’elle, une cour d’adorateurs passionnés. Je n’étais point jaloux,certain qu’elle les jugeait ridicules, et qu’elle me préférait àtous les autres, même aux deux Chinois avec qui elle s’entretenaitsouvent, mais qu’elle ne regardait pas, comme elle me regardait,avec cet étrange regard, où il m’avait semblé plusieurs fois, etmalgré tant de réserves, surprendre des complicités morales, et jene sais quelles secrètes correspondances… Parmi les plus fervents,se trouvait un explorateur français, qui se rendait dans lapresqu’île malaise, pour y étudier des mines de cuivre, et unofficier anglais que nous avions pris à Aden et qui regagnait sonposte, à Bombay. C’étaient, chacun dans son genre, deux épaissesmais fort amusantes brutes, et dont Clara aimait à se moquer.L’explorateur ne tarissait pas sur ses récents voyages à traversl’Afrique centrale. Quant à l’officier anglais, capitaine dans unrégiment d’artillerie, il cherchait à nous éblouir, en nousdécrivant toutes ses inventions de balistique.

Un soir, après le dîner, sur le pont, nousétions tous réunis autour de Clara, délicieusement étendue sur unrocking-chair. Les uns fumaient des cigarettes, ceux-làrêvaient… Tous, nous avions, au cœur, le même désir de Clara ;et tous, avec la même pensée de possession ardente, nous suivionsle va-et-vient de deux petits pieds, chaussés de deux petites mulesroses qui, dans le balancement du fauteuil, sortaient du caliceparfumé des jupons, comme des pistils de fleurs… Nous ne disionsrien… Et la nuit était d’une douceur féerique, le bateau glissaitvoluptueusement sur la mer, comme sur de la soie. Clara s’adressa àl’explorateur…

– Alors ? fit-elle d’une voixmalicieuse… Ça n’est pas une plaisanterie ?… Vous en avezmangé de la viande humaine ?

– Certainement oui !… répondit-ilfièrement et d’un ton qui établissait une indiscutable supérioritésur nous… Il le fallait bien… on mange ce qu’on a…

– Quel goût ça a-t-il ?…demanda-t-elle, un peu dégoûtée. Il réfléchit un instant… Puisesquissant un geste vague :

– Mon Dieu !… dit-il… comment vousexpliquer ?… Figurez-vous, adorable miss… figurez-vous ducochon… du cochon un peu mariné dans de l’huile de noix…

Négligent et résigné, il ajouta :

– Ça n’est pas très bon… on ne mange pasça, du reste, par gourmandise… J’aime mieux le gigot de mouton, oule beefsteak. – Évidemment !… consentit Clara.

Et, comme si elle eût voulu, par politesse,diminuer l’horreur de cette anthropophagie, ellespécialisa :

– Parce que, sans doute, vous ne mangiezque de la viande de nègre !…

– Du nègre ?… s’écria-t-il, ensursautant… Pouah !… Heureusement, chère miss, je n’en fus pasréduit à cette dure nécessité… Nous n’avons jamais manqué deblancs, Dieu merci !… Notre escorte était nombreuse, en grandepartie formée d’Européens… des Marseillais, des Allemands, desItaliens… un peu de tout… Quand on avait trop faim, on abattait unhomme de l’escorte… de préférence un Allemand… L’Allemand, divinemiss, est plus gras que les autres races… et il fournit davantage…Et puis, pour nous autres Français, c’est un Allemand demoins !… L’Italien, lui, est sec et dur… C’est plein denerfs…

– Et le Marseillais ?…intervins-je…

– Peuh !… déclara le voyageur, enhochant la tête… le Marseillais est très surfait… il sent l’ail…et, aussi, je ne sais pas pourquoi, le suint… Vous dire que c’estrégalant ?… non… c’est mangeable, voilà tout.

Se tournant vers Clara avec des gestes deprotestation, il insista :

– Mais du nègre… jamais !… je croisque je l’aurais revomi… J’ai connu des gens qui en avaient mangé…Ils sont tombés malades… Le nègre n’est pas comestible… Il y en amême, je vous assure, qui sont vénéneux…

Et, scrupuleux, il rectifia :

– Après tout… faut-il le bien connaître,comme les champignons ?… Peut-être les nègres de l’Inde selaissent-ils manger ?…

– Non !… affirma l’officier anglais,d’un ton bref et catégorique qui clôtura, au milieu des rires,cette discussion culinaire, laquelle commençait à me soulever lecœur… L’explorateur, un peu décontenancé, reprit :

– Il n’importe… malgré tous ces petitsennuis, je suis très heureux d’être reparti. En Europe, je suismalade… je ne vis pas… je ne sais où aller… Je me trouve aveuli etprisonnier dans l’Europe, comme une bête dans une cage… Impossiblede faire jouer ses coudes, d’étendre les bras, d’ouvrir la bouche,sans se heurter à des préjugés stupides, à des lois imbéciles… àdes mœurs iniques… L’année dernière, charmante miss, je mepromenais dans un champ de blé. Avec ma canne, j’abattais les épisautour de moi… Cela m’amusait… J’ai bien le droit de faire ce quime plaît, n’est-ce pas ?… Un paysan accourut qui se mit àcrier, à m’insulter, à m’ordonner de sortir de son champ… On n’apas idée de ça !… Qu’auriez-vous fait à ma place ?… Jelui assenai trois vigoureux coups de canne sur la tête… Il tomba lecrâne fendu… Eh bien, devinez ce qui m’est arrivé ?…

– Vous l’avez peut-être mangé ?insinua, en riant, Clara…

– Non… on m’a traîné devant je ne saisquels juges qui me condamnèrent à deux mois de prison et dix millefrancs de dommages et intérêts… Pour un sale paysan !… Et onappelle ça de la civilisation !… Est-ce croyable ?… Ehbien, merci ! s’il avait fallu que je fusse, en Afrique,condamné de la sorte, chaque fois que j’ai tué des nègres, et mêmedes blancs !…

– Car vous tuiez aussi les nègres ?…fit Clara.

– Certainement, oui, adorablemiss !…

– Pourquoi, puisque vous ne les mangiezpas ?

– Mais, pour les civiliser, c’est-à-direpour leur prendre leurs stocks d’ivoires et de gommes… Et puis… quevoulez-vous ?… si les gouvernements et les maisons de commercequi nous confient des missions civilisatrices, apprenaient que nousn’avons tué personne… que diraient-ils ?…

– C’est juste !… approuva legentilhomme normand… D’ailleurs, les nègres sont des bêtes féroces…des braconniers… des tigres !…

– Les nègres ?… Quelle erreur, chermonsieur !… Ils sont doux et gais… ils sont comme des enfants…Avez-vous vu jouer des lapins, le soir, dans une prairie, à labordure d’un bois ?…

– Sans doute !…

– Ils ont des mouvements jolis… desgaietés folles, se lustrent le poil avec leurs pattes, bondissentet se roulent dans les menthes… Eh bien, les nègres sont comme cesjeunes lapins… c’est très gentil !…

– Pourtant, il est certain qu’ils sontanthropophages ?… persista le gentilhomme…

– Les nègres ? protestal’explorateur… Pas du tout !… Dans les pays noirs, il n’estd’anthropophages que les blancs… Les nègres mangent des bananes etbroutent des herbes fleuries. Je connais un savant qui prétend mêmeque les nègres ont des estomacs de ruminants… Comment voulez-vousqu’ils mangent de la viande, surtout de la viandehumaine ?

– Alors, pourquoi les tuer ?objectai-je, car je me sentais devenir bon et plein de pitié.

– Mais, je vous l’ai dit… pour lesciviliser. Et c’était très amusant !… Quand, après desmarches, des marches, nous arrivions dans un village de nègres…ceux-ci étaient fort effrayés !… Ils poussaient aussitôt descris de détresse, ne cherchaient pas à fuir, tant ils avaient peur,et pleuraient la face contre terre. On leur distribuait del’eau-de-vie, car nous avons toujours, dans nos bagages, de fortesprovisions d’alcool… et, lorsqu’ils étaient ivres, nous lesassommions !…

– Un sale coup de fusil ! résuma,non sans dégoût, le gentilhomme normand, qui, sans doute, à cetteminute, revoyait dans les forêts du Tonkin passer et repasser levol merveilleux des paons…

La nuit se poursuivait dansl’éblouissement ; le ciel était en feu : autour de nous,l’océan balançait de grandes nappes de lumière phosphorescente… Etj’étais triste, triste de Clara, triste de ces hommes grossiers, etde moi-même, et de nos paroles, qui offensaient le silence et laBeauté !

Tout à coup :

– Connaissez-vous Stanley ? demandaClara à l’explorateur.

– Certainement, oui… je le connais,répondit celui-ci.

– Et que pensez-vous de lui ?

– Oh ! lui !… fit-il en hochantla tête…

Et, comme si d’affreux souvenirs venaientd’envahir son esprit, il acheva d’une voix grave :

– Il va tout de même un peu loin !…Je sentais que le capitaine avait, depuis quelques minutes, ledésir de parler… Il profita du moment de répit qui suivit cetaveu :

– Moi ! dit-il… j’ai fait beaucoupmieux que tout cela… Et vos petits massacres ne sont rien auprès deceux que l’on me devra… J’ai inventé une balle… Elle estextraordinaire. Et je l’appelle la balle Dum-Dum, du nom du petitvillage hindou où j’eus l’honneur de l’inventer.

– Elle tue beaucoup ?… plus que lesautres ?… demanda Clara.

– Oh ! chère miss, ne m’en parlezpas !… fit-il en riant…

C’est incalculable !… Et, modeste, ilajouta :

– Pourtant… ça n’est rien… c’est toutpetit !… Figurez-vous une petite chose… commentappelez-vous ?… une petite noisette… c’est cela !…Figurez-vous une toute petite noisette !… C’est charmant…

– Et quel joli nom, capitaine !…admira Clara.

– Très joli, en effet ! approuva lecapitaine, visiblement flatté… très poétique !…

– On dirait, n’est-ce pas ?… ondirait d’un nom de fée dans une comédie de Shakespeare… La féeDum-Dum !… cela m’enchante… Une fée rieuse, légère et touteblonde, qui sautille, danse et bondit parmi les bruyères et lesrayons de soleil… Et, allez donc, Dum-Dum !

– Et allez donc !… répétal’officier… Parfaitement ! Elle va d’ailleurs très bien,adorable miss… Et ce qu’elle a d’unique, je crois, c’est qu’avecelle… il n’y a, pour ainsi dire, plus de blessés.

– Ah !… ah !…

– Il n’y a plus que des morts !…Voilà par où elle est vraiment exquise !

Il se tourna vers moi, et avec un accent deregret, dans lequel se confondaient nos deux patriotismes, ilsoupira :

– Ah ! si vous l’aviez eue, enFrance, au moment de cette affreuse Commune !… Queltriomphe !… Et passant brusquement à une autresongerie :

– Je me demande parfois… si ce n’estpoint un conte d’Edgar Pœ, un rêve de notre Thomas de Quincey… Maisnon, puisque cette adorable petite Dum-Dum, je l’ai expérimentée,moi-même… Telle est l’histoire… J’ai fait placer douze Hindous…

– Vivants ?

– Naturellement !… L’empereurd’Allemagne, lui, pratique ses expériences balistiques sur descadavres… Avouez que c’est absurde et tout à fait incomplet… Moi,j’opère sur des personnes, non seulement vivantes, mais d’uneconstitution robuste et d’une parfaite santé… Au moins, on voit ceque l’on fait et où l’on va… Je ne suis pas un rêveur, moi… je suisun savant !…

– Mille pardons, capitaine !…continuez donc !…

– Donc, j’ai fait placer douze Hindous,l’un derrière l’autre, sur une ligne géométriquement droite… etj’ai tiré…

– Eh bien ?… interrompit Clara.

– Eh bien, délicieuse amie, cette petiteDum-Dum a fait merveille… Des douze Hindous, il n’en est pas restéun seul debout !… La balle avait traversé leurs douze corpsqui n’étaient plus, après le coup, que douze tas de chair enbouillie et d’os littéralement broyés… Magique, vraiment !… Etjamais je n’avais cru à un aussi admirable succès…

– Admirable, en effet, et qui tient duprodige. – N’est-ce pas ?… Et, songeur, après quelquessecondes d’un silence émouvant…

– Je cherche, murmura-t-il,confidentiellement… je cherche quelque chose de mieux… quelquechose de plus définitif… je cherche une balle… une petite balle quine laisserait rien de ceux qu’elle atteint… rien… rien…rien !… Comprenez-vous ?

– Comment cela ? commentrien ?

– Ou si peu de chose !… expliqual’officier… à peine un tas de cendres… ou même une légère fuméeroussâtre qui se dissiperait tout de suite… Cela se peut…

– Une incinération automatique,alors ?

– Parfaitement !… Avez-vous songéaux avantages nombreux d’une telle invention ?… De la sorte,je supprime les chirurgiens d’armée, les infirmiers, lesambulances, les hôpitaux militaires, les pensions aux blessés,etc., etc. Ce serait une économie incalculable… un soulagement pourles budgets des États… Et je ne parle pas de l’hygiène !…Quelle conquête pour l’hygiène !…

– Et vous pourriez appeler cette balle,la balle Nib-Nib !… m’écriai-je.

– Très joli… très joli !… applauditl’artilleur qui, bien qu’il n’eût rien compris à cette interruptionargotique, se mit à rire bruyamment, de ce brave et franc rire,qu’ont les soldats de tous les grades et de tous les pays…

Quand il se fut calmé :

– Je prévois, dit-il, que la France,lorsqu’elle aura connu ce splendide engin, va encore nous injurierdans tous ses journaux… Et ce seront les plus farouches de vospatriotes, ceux-là mêmes qui crient très haut qu’on ne dépensejamais assez de milliards pour la guerre, qui ne parlent que detuer et de bombarder, ce seront ceux-là qui, une fois de plus,voueront l’Angleterre à l’exécration des peuples civilisés… Maissapristi ! nous sommes logiques avec notre état d’universellebarbarie… Comment !… on admet que les obus soient explosibles…et l’on voudrait que les balles ne le fussent pas !…Pourquoi ?… Nous vivons sous la loi de la guerre… Or, en quoiconsiste la guerre ?… Elle consiste à massacrer le plusd’hommes que l’on peut, en le moins de temps possible… Pour larendre de plus en plus meurtrière et expéditive il s’agit detrouver des engins de destruction de plus en plus formidables…C’est une question d’humanité… et c’est aussi le progrès moderne… –Mais, capitaine, objectai-je… et le droit des gens ?… Qu’enfaites-vous ? L’officier ricana… et, levant les bras vers leciel :

– Le droit des gens !…répliqua-t-il… mais c’est le droit que nous avons de massacrer lesgens, en bloc, ou en détail, avec des obus ou des balles, peuimporte, pourvu que les gens soient dûment massacrés !…

L’un des Chinois intervint :

– Nous ne sommes pourtant pas dessauvages ! dit-il.

– Pas des sauvages ?… Et quesommes-nous d’autre, je vous prie ?… Nous sommes des sauvagespires que ceux de l’Australie, puisque, ayant conscience de notresauvagerie, nous y persistons… Et, puisque c’est par la guerre,c’est-à-dire par le vol, le pillage et le massacre, que nousentendons gouverner, commercer, régler nos différends, venger notrehonneur… eh bien ! nous n’avons qu’à supporter lesinconvénients de cet état de brutalité où nous voulons nousmaintenir quand même… Nous sommes des brutes, soit !… agissonsen brutes !…

Alors, Clara dit d’une voix douce etprofonde :

– Et puis, ce serait un sacrilège delutter contre la mort… C’est si beau la mort !

Elle se leva, toute blanche et mystérieuse,sous la lumière électrique du bord. Le fin et long châle de soiequi l’enveloppait, l’enveloppait de reflets pâles etchangeants.

– À demain ! dit-elle encore.

Tous, nous étions autour d’elle, empressés.L’officier lui avait pris sa main qu’il baisait… et je détestai safigure mâle, ses reins souples, ses jarrets nerveux, toute sonallure de force… Il s’excusa :

– Pardonnez-moi, dit-il, de m’être laisséemporter dans un tel sujet, et d’avoir oublié que devant une femme,telle que vous, on ne devrait jamais parler que d’amour…

Clara répondit :

– Mais, capitaine, qui parle de la mort,parle aussi de l’amour !… Elle prit mon bras, et je lareconduisis jusqu’à sa cabine, où ses femmes l’attendaient, pour latoilette de nuit…

Toute la soirée, je fus hanté de massacres etde destruction… Mon sommeil fut fort agité, cette nuit-là…Au-dessus des bruyères rouges, parmi les rayons d’un soleil desang, je vis, blonde, rieuse et sautillante, passer la petite féeDum-Dum… la petite fée Dum-Dum qui avait les yeux, la bouche, toutela chair inconnue et dévoilée de Clara…

Chapitre 7

 

 

Une fois, mon amie et moi, appuyés l’un prèsde l’autre au bastingage, nous regardions la mer et nous regardionsle ciel. La journée allait bientôt finir. Dans le ciel, de grandsoiseaux, des alcyons bleus, suivaient le navire en se balançantavec d’exquis mouvements de danseuse ; sur la mer, des troupesde poissons volants se levaient à notre approche et, tout brillantssous le soleil, allaient se poser plus loin, pour repartir ensuiterasant l’eau, d’un bleu de vivante turquoise, ce jour-là… Puis desbandes de méduses, des méduses rouges, des méduses vertes, desméduses pourprées, et roses, et mauves, flottaient, ainsi que desjonchées de fleurs, sur la surface molle, et si magnifiques decouleur que Clara, à chaque instant, poussait des cris d’admirationen me les montrant… Et, tout d’un coup, elle me demanda :

– Dites-moi ?… Comment s’appellentces merveilleuses bêtes ?

J’aurais pu inventer des noms bizarres,trouver des terminologies scientifiques. Je ne le tentai même pas…Poussé par un immédiat, un spontané, un violent besoin defranchise :

– Je ne sais pas !… répondis-je,fermement. Je sentais que je me perdais… que tout ce rêve, vague etcharmant qui avait bercé mes espoirs, endormi mes inquiétudes, jele perdais aussi sans rémission… que j’allais, d’une chute plusprofonde, retomber aux fanges inévitables de mon existence deparia… Je sentais tout cela… Mais il y avait en moi quelque chosede plus fort que moi, et qui m’ordonnait de me laver de mesimpostures, de mes mensonges, de ce véritable abus de confiance,par quoi, lâchement, criminellement, j’avais escroqué l’amitié d’unêtre qui avait eu foi en mes paroles.

– Non, en vérité, je ne sais pas !…répétai-je, en donnant à cette simple dénégation un caractèred’exaltation dramatique qu’elle ne comportait point.

– Comme vous me dites cela !… Est-ceque vous êtes fou ?… Qu’avez-vous donc ?… fit Clara,étonnée du son de ma voix et de l’étrange incohérence de mesgestes.

– Je ne sais pas… je ne sais pas… je nesais pas !… Et pour faire entrer plus de force de convictiondans ce triple « Je ne sais pas ! », je frappaitrois fois, violemment, sur le bastingage.

– Comment, vous ne savez pas ?… Unsavant… un naturaliste ?…

– Je ne suis pas un savant, miss Clara…Je ne suis pas un naturaliste… je ne suis rien, criai-je… Unmisérable… oui… je suis un misérable !… Je vous ai menti…odieusement menti… Il faut que vous connaissiez l’homme que jesuis… Écoutez-moi…

Haletant, désordonné, je racontai ma vie…Eugène Mortain, Mme G…, l’imposture de ma mission, toutes mesmalpropretés, toutes mes boues… Je prenais une joie atroce àm’accuser, à me rendre plus vil, plus déclassé, plus noir encoreque je ne l’étais… Quand j’eus terminé ce douloureux récit, je disà mon amie, dans un torrent de larmes :

– Maintenant, c’est fini !… vousallez me détester… me mépriser, comme les autres… vous vousdétournerez de moi, avec dégoût… Et vous aurez raison… et je ne meplaindrai pas… C’est affreux !… mais je ne pouvais plus vivreainsi… je ne voulais plus de ce mensonge entre vous et moi…

Je pleurais abondamment… et je bégayais desmots sans suite, comme un enfant.

– C’est affreux !… c’estaffreux !… Et moi qui… car enfin… c’est vrai, je vous lejure !… moi qui… vous comprenez… Un engrenage, c’est cela… unengrenage… ç’a été un engrenage… Je ne le savais pas, moi. Et puisvotre âme… ah ! votre âme… votre chère âme, et vos regards depureté… et votre… votre cher… oui, enfin… vous sentez bien… votrecher accueil… C’était mon salut… ma rédemption… ma… ma… C’estaffreux… c’est affreux !… Je perds tout cela !… C’estaffreux !…

Tandis que je parlais et que je pleurais, missClara me regardait fixement. Oh ! ce regard ! Jamais, nonjamais je n’oublierai le regard que cette femme adorable posa surmoi… un regard extraordinaire, où il y avait à la fois del’étonnement, de la joie, de la pitié, de l’amour – oui, de l’amour– et de la malice aussi, et de l’ironie… et de tout… un regard quientrait en moi, me pénétrait, me fouillait, me bouleversait l’âmeet la chair.

– Eh bien ! dit-elle, simplement. Çane m’étonne pas trop… Et je crois, vraiment, que tous les savantssont comme vous.

Sans cesser de me regarder, riant du rireclair et joli qu’elle avait, un rire pareil à un chantd’oiseau :

– J’en ai connu un, reprit-elle. C’étaitun naturaliste… de votre genre… Il avait été envoyé par legouvernement anglais, pour étudier, dans les plantations de Ceylan,le parasite du caféier… Eh bien, durant trois mois, il ne quittapas Colombo… Il passait son temps à jouer au poker et à se griserde champagne.

Et son regard sur moi, un étrange, profond etvoluptueux regard, toujours sur moi, elle ajouta, après quelquessecondes de silence, sur un ton de miséricorde, où il me sembla quej’entendais chanter toutes les allégresses du pardon :

– Ô la petite canaille !

Je ne savais plus que dire ni s’il fallaitrire ou encore pleurer, ou bien m’agenouiller à ses pieds.Timidement, je balbutiai :

– Alors… vous ne m’en voulez pas ?…vous ne me méprisez pas ?… vous me pardonnez ?…

– Bête ! fit-elle… Ô la petitebête !…

– Clara !… Clara !… Est-cepossible ?… m’écriai-je, presque défaillant de bonheur.

Comme la cloche du dîner avait, depuislongtemps, sonné, et qu’il n’y avait plus personne sur cette partiedu pont, je m’approchai de Clara plus près, si près que je sentissa hanche frémir contre moi, et battre sa gorge. Et saisissant sesmains qu’elle laissa dans les miennes, tandis que mon cœur sesoulevait, en tempête, dans ma poitrine, je m’écriai :

– Clara ! Clara !…m’aimez-vous ?… Ah ! je vous en supplie !…m’aimez-vous ?… Elle répliqua, faiblement : – Je vousdirai cela, ce soir… chez moi !…

Je vis passer, en ses yeux, une flamme verte,une flamme terrible qui me fit peur… Elle dégagea ses mains del’étreinte des miennes, et le front subitement barré d’un pli dur,la nuque lourde, elle se tut et regarda la mer…

À quoi pensait-elle ?… Je n’en savaisrien… Et, en regardant la mer, moi aussi, je songeais :

– Tant que j’ai été pour elle un hommerégulier, elle ne m’a pas aimé… elle ne m’a pas désiré… Mais de laminute où elle a compris qui j’étais, où elle a respiré lavéritable et impure odeur de mon âme, l’amour est entré en elle –car elle m’aime !… Allons !… allons !… Il n’y a doncde vrai que le mal !…

Le soir était venu, puis, sans crépuscule, lanuit. Une douceur inexprimable circulait dans l’air. Le navirenaviguait dans un bouillonnement d’écume phosphoreuse. De grandesclartés effleuraient la mer… Et l’on eût dit que des fées selevaient de la mer, étendaient sur la mer de longs manteaux de feu,et secouaient et jetaient, à pleines mains, dans la mer, des perlesd’or.

Chapitre 8

 

 

Un matin, en arrivant sur le pont, jedistinguai, grâce à la transparence de l’atmosphère et aussinettement que si j’en eusse foulé des pieds le sol, l’île enchantéede Ceylan, l’île verte et rouge, que couronnent les féeriquesblancheurs roses du pic d’Adam.

Déjà, la veille, nous avions été avertis deson approche par les nouveaux parfums de la mer et par unemystérieuse invasion de papillons qui, après avoir accompagnédurant quelques heures le navire, s’en étaient allés subitement. Etsans penser à plus, Clara et moi, nous avions trouvé exquis quel’île nous envoyât la bienvenue par l’entremise de ces éclatants etpoétiques messagers. J’en étais maintenant à ce point de lyrismesentimental, que la seule vue d’un papillon faisait vibrer en moitoutes les harpes de la tendresse et de l’extase.

Mais, ce matin-là, la vision réelle de Ceylanme donna de l’angoisse, plus que de l’angoisse, de la terreur. Ceque j’apercevais, là-bas, par-delà les flots, en ce moment couleurde myosotis, c’était, non point un territoire, non point un port,ni la curiosité ardente de tout ce que suscite dans l’homme levoile enfin levé sur de l’inconnu ;… c’était le rappel brutalà la vie mauvaise, le retour à mes instincts délaissés, l’âpre etdésolant réveil de tout ce qui, pendant cette traversée, avaitdormi en moi… et que je croyais mort !… C’était quelque chosede plus douloureux à quoi je n’avais jamais songé et dont ilm’était impossible, non pas même de comprendre, mais seulement deconcevoir l’impossible réalité : la fin du rêve prodigieuxqu’avait été pour moi l’amour de Clara. Pour la première fois, unefemme me tenait. J’étais son esclave, je ne désirais qu’elle, je nevoulais qu’elle. Rien n’existait plus en dehors et au-delà d’elle.Au lieu d’éteindre l’incendie de cet amour, la possession, chaquejour, en ravivait les flammes. Chaque fois, je descendais plusavant dans le gouffre embrasé de son désir et, chaque jour, jesentais davantage que toute ma vie s’épuiserait à en chercher, à entoucher le fond !… Comment admettre que, après avoir étéconquis – âme, corps et cerveau – par cet irrévocable, indissolubleet suppliciant amour, je dusse le quitter aussitôt ?…Folie !… Cet amour était en moi, comme ma propre chair ;il s’était substitué à mon sang, à mes moelles ; il mepossédait tout entier ; il était moi !… Me séparer delui, c’était me séparer de moi-même ; c’était me tuer… Pisencore !… C’était ce cauchemar extravagant que ma tête fût àCeylan, mes pieds en Chine, séparés par des abîmes de mer, et queje persistasse à vivre en ces deux tronçons qui ne se rejoindraientplus !… Que, le lendemain même, je n’eusse plus à moi ces yeuxpâmés, ces lèvres dévoratrices, le miracle, chaque nuit, plusimprévu de ce corps aux formes divines, aux étreintes sauvages et,après les longs spasmes puissants comme le crime, profonds comme lamort, ces balbutiements ingénus, ces petites plaintes, ces petitsrires, ces petites larmes, ces petits chants las d’enfant oud’oiseau, était-ce possible ?… Et je perdrais tout cela quim’était plus nécessaire pour respirer que mes poumons, pour penserque mon cerveau, pour alimenter de sang chaud mes veines que moncœur ?… Allons donc !… J’appartenais à Clara, comme lecharbon appartient au feu qui le dévore et le consume… À elle et àmoi cela paraissait tellement inconcevable une séparation, et sifollement chimérique, si totalement contraire aux lois de la natureet de la vie, que nous n’en avions jamais parlé… La veille, encore,nos deux âmes confondues ne songeaient, sans même se le dire, qu’àl’éternité du voyage, comme si le navire qui nous emportait dûtnous emporter ainsi, toujours, toujours… et jamais, jamaisn’arriver quelque part… Car arriver quelque part, c’estmourir !…

Et, pourtant, voilà que j’allais descendrelà-bas, m’enfoncer là-bas, dans ce vert et dans ce rouge,disparaître là-bas, dans cet inconnu… plus affreusement seul quejamais !… Et voilà que Clara ne serait bientôt plus qu’unfantôme, puis un petit point gris, à peine visible, dans l’espace…puis rien… puis rien… rien… rien… rien !… Ah ! toutplutôt que cela !… Ah ! que la mer nous engloutisse tousles deux !…

Elle était douce, la mer, calme et radieuse…Elle exhalait une odeur de rivage heureux, de verger fleuri, de litd’amour, qui me fit pleurer… Le pont s’animait ; rien que desphysionomies joyeuses, des regards distendus par l’attente et parla curiosité.

– Nous entrons dans la baie… nous sommesdans la baie !…

– Je vois la côte.

– Je vois les arbres.

– Je vois le phare.

– Nous sommes arrivés… nous sommesarrivés !… Chacune de ces exclamations me tombait lourdementsur le cœur…

Je ne voulus pas avoir devant moi cette visionde l’île encore lointaine mais si implacablement nette et dontchaque tour d’hélice me rapprochait, et, me détournant d’elle, jecontemplai l’infini du ciel où je souhaitai me perdre, ainsi queces oiseaux, là-bas, là-haut, qui passaient, un instant, dansl’air, et s’y fondaient si doucement.

Clara ne tarda pas à me rejoindre… Était-ced’avoir trop aimé ?… Était-ce d’avoir trop pleuré ? Sespaupières étaient toutes meurtries et ses yeux, dans leur cernebleu, exprimaient une grande tristesse. Et il y avait encore dansses yeux plus que de la tristesse ; il y avait en vérité unepitié ardente, à la fois combative et miséricordieuse. Sous seslourds cheveux d’or brun, son front se barrait d’un pli d’ombre, cepli qu’elle avait dans la volupté comme dans la douleur… Un parfum,étrangement grisant, venait de ses cheveux… Elle me dit,simplement, ce seul mot…

– Déjà ?

– Hélas ! soupirai-je…

Elle acheva d’ajuster son chapeau, un petitchapeau marin qu’elle fixa au moyen d’une longue épingle d’or. Sesdeux bras levés faisaient cambrer son buste, dont je vis sedessiner les lignes sculpturales sous la blouse blanche quil’enveloppait… Elle reprit d’une voix qui tremblait unpeu :

– Y aviez-vous pensé ? – Non !…Clara se mordit les lèvres où le sang afflua :

– Et, alors ?… fit-elle.

Je ne répondis pas… je n’avais pas la force derépondre… La tête vide, le cœur déchiré, j’aurais voulu glisser aunéant… Elle était émue, très pâle… sauf la bouche qui me semblaitplus rouge et lourde de baisers… Longtemps, ses yeuxm’interrogèrent avec une pesante fixité.

– Le bateau relâche deux jours à Colombo…Et puis, il repartira… le savez-vous ? – Oui !…Oui !…

– Et puis ?…

– Et puis… c’est fini !

– Puis-je quelque chose pourvous ?

– Rien… merci ! puisque c’estfini !… Et comprimant mes sanglots au fond de ma gorge, jebégayai :

– Vous avez été tout, pour moi… vous avezété, pour moi, plus que tout !… Ne me parlez plus, je vous enconjure !… C’est trop douloureux… trop inutilement douloureux.Ne me parlez plus… puisque, maintenant, tout est fini !…

– Rien n’est jamais fini, prononça Clara…rien, pas même la mort !… Une cloche sonna… Ah ! cettecloche !… Comme elle sonna dans mon cœur !… Comme ellesonna le glas de mon cœur !…

Les passagers s’empressaient sur le pont,criaient, s’exclamaient, s’interpellaient, braquaient deslorgnettes, des jumelles, des appareils photographiques vers l’îlequi se rapprochait. Le gentilhomme normand, désignant les masses deverdures, expliquait les jungles impénétrables au chasseur… Etparmi le tumulte, la bousculade, indifférents et réfléchis, lesmains croisées sous leurs manches larges, les deux Chinoiscontinuaient leur lente, leur grave promenade quotidienne, commedeux abbés qui récitent le bréviaire.

– Nous sommes arrivés !

– Hourra !… hourra !… noussommes arrivés !…

– Je vois la ville.

– Est-ce la ville ?…

– Non !… c’est un récif decorail…

– Je distingue le wharf…

– Mais non !… mais non !…

– Qu’est-ce qui vient là-bas, sur lamer ? Déjà, au loin, voiles toutes roses, une petite flottillede barques s’avançait vers le paquebot… Les deux cheminées,dégorgeant des flots de fumée noire, couvrirent d’une ombre dedeuil la mer, et la sirène gémit, longtemps… longtemps…

Personne ne faisait attention à nous… Clara medemanda, sur un ton d’impérieuse tendresse :

– Voyons ! qu’allez-vousdevenir ?

– Je ne sais pas ! Etqu’importe ?… J’étais perdu… Je vous ai rencontrée… Vousm’avez retenu quelques jours, au bord du gouffre… J’y retombe,maintenant… C’était fatal !…

– Pourquoi, fatal ?… Vous êtes unenfant !… Et vous n’avez pas confiance en moi… Croyez-vousdonc que c’est par hasard que vous m’avez rencontrée ?…

Elle ajouta, après un silence :

– C’est si simple !… J’ai depuissants amis en Chine… Ils pourraient, sans doute, beaucoup pourvous !… Voulez-vous que ?…

Je ne lui laissai pas le tempsd’achever :

– Non, pas ça !… suppliai-je, en medéfendant mollement, d’ailleurs… surtout, pas ça !… Je vouscomprends… Ne me dites plus rien.

– Vous êtes un enfant, répéta Clara… Etvous parlez comme en Europe, cher petit cœur… Et vous avez destupides scrupules, comme en Europe… En Chine, la vie est libre,heureuse, totale, sans conventions, sans préjugés, sans lois… pournous, du moins… Pas d’autres limites à la liberté que soi-même… àl’amour que la variété triomphante de son désir… L’Europe et sacivilisation hypocrite, barbare, c’est le mensonge… Qu’yfaites-vous autre chose que de mentir, de mentir à vous-même et auxautres, de mentir à tout ce que, dans le fond de votre âme, vousreconnaissez être la vérité ?… Vous êtes obligé de feindre unrespect extérieur pour des personnes, des institutions que voustrouvez absurdes… Vous demeurez lâchement attaché à des conventionsmorales ou sociales que vous méprisez, que vous condamnez, que voussavez manquer de tout fondement… C’est cette contradictionpermanente entre vos idées, vos désirs et toutes les formes mortes,tous les vains simulacres de votre civilisation, qui vous rendtristes, troublés, déséquilibrés… Dans ce conflit intolérable, vousperdez toute joie de vivre, toute sensation de personnalité… parceque, à chaque minute, on comprime, on empêche, on arrête le librejeu de vos forces… Voilà la plaie empoisonnée, mortelle, du mondecivilisé… Chez nous, rien de pareil… vous verrez !… Je possèdeà Canton, parmi des jardins merveilleux, un palais où tout estdisposé pour la vie libre et pour l’amour… Quecraignez-vous ?… que laissez-vous ?… qui donc s’inquiètede vous !… Quand vous ne m’aimerez plus, ou quand vous sereztrop malheureux… vous vous en irez !…

– Clara !… Clara !…implorai-je… Elle frappa, d’un coup sec, le plancher dunavire :

– Vous ne me connaissez pas encore…,dit-elle… vous ne savez pas qui je suis, et déjà vous voulez mequitter !… Est-ce que je vous fais peur ?… Est-ce quevous êtes lâche ?

– Sans toi, je ne puis plus vivre !…sans toi, je ne puis que mourir !…

– Eh bien !… ne tremble plus… nepleure plus… Et viens avec moi !…

Un éclair traversa le vert de ses prunelles.Elle dit d’une voix plus basse, presque rauque :

– Je t’apprendrai des choses terribles…des choses divines… tu sauras enfin ce que c’est quel’amour !… Je te promets que tu descendras, avec moi, tout aufond du mystère de l’amour… et de la mort !…

Et, souriant d’un sourire rouge qui me fitcourir un frisson dans les moelles, elle dit encore :

– Pauvre bébé !… Tu te croyais ungrand débauché… un grand révolté… Ah ! tes pauvres remords… tesouviens-tu ?… Et voilà que ton âme est plus timide que celled’un petit enfant !…

C’était vrai !… j’avais beau me vanterd’être une intransigeante canaille, me croire supérieur à tous lespréjugés moraux, j’écoutais encore, parfois, la voix du devoir etde l’honneur qui, à de certains moments de dépression nerveuse,montait des profondeurs troubles de ma conscience… L’honneur dequi ?… le devoir de quoi ?… Quel abîme de folie quel’esprit de l’homme !… En quoi mon honneur – monhonneur ! – était-il compromis, en quoi déserterais-je mondevoir parce que, au lieu de me morfondre à Ceylan, je poursuivraismon voyage jusqu’en Chine ?… Est-ce que, véritablement,j’entrais assez dans la peau d’un savant pour imaginer que j’allais« étudier la gelée pélasgique », découvrir « lacellule », en plongeant dans les golfes de la côtecynghalaise ?… Cette idée tout à fait burlesque que j’eussepris au sérieux ma mission d’embryologiste, me ramena vite auxréalités de ma situation… Comment !… la chance, le miraclevoulait que je rencontrasse une femme divinement belle, riche,exceptionnelle, et que j’aimais et qui m’aimait, et qui m’offraitune vie extraordinaire, des jouissances à foison, des sensationsuniques, des aventures libertines, une protection fastueuse… lesalut, enfin… et, plus que le salut… la joie !… Et jelaisserais échapper tout cela !… Une fois de plus, le démon dela perversité – ce stupide démon à qui, pour lui avoir stupidementobéi, je devais tous mes malheurs – interviendrait encore pour meconseiller une résistance hypocrite contre un événement inespéré,qui tenait des contes de fées, qui ne se retrouverait jamais plus,et dont je souhaitais ardemment, au fond de moi-même qu’il seréalisât ?… Non… non !… C’était trop bête, à lafin !

– Vous avez raison, dis-je à Clara, enmettant sur le seul compte de la défaite amoureuse une soumissionqui contentait aussi tous mes instincts de paresse et de débauche,vous avez raison… Je ne serais pas digne de vos yeux, de votrebouche, de votre âme… de tout ce paradis et de tout cet enfer, quiest vous… si j’hésitais plus longtemps… Et puis… je ne pourraispas… je ne pourrais pas te perdre… Tout concevoir, hormis cela… Tuas raison… Je suis à toi… emmène-moi où tu voudras… Souffrir…mourir… il n’importe !… puisque tu es, toi que je ne connaispas encore, mon destin !…

– Ô bébé !… bébé !…bébé !… fit Clara sur un ton singulier, dont je ne sus pasdémêler l’expression véritable, et si c’était de la joie, del’ironie ou de la pitié !

Puis, presque maternelle, elle merecommanda :

– Maintenant… ne vous occupez de rien qued’être heureux… Restez là… regardez l’île merveilleuse… Je vaisrégler avec le commissaire votre nouvelle situation à bord…

– Clara…

– Ne craignez rien… Je sais ce qu’il fautdire… Et comme j’allais émettre une objection :

– Chut !… N’êtes-vous pas mon bébé,cher petit cœur ?… Vous devez obéir… Et puis, vous ne savezpas… Et elle disparut, se mêlant à la foule des passagers entasséssur le pont, et dont beaucoup portaient déjà leurs valises et leursmenus bagages.

Il avait été décidé que, les deux jours quenous relâchions à Colombo, nous les passerions, Clara et moi, àvisiter la ville et les environs, où mon amie avait séjourné etqu’elle connaissait à merveille. Il y faisait une chaleur torride,si torride que les endroits les plus frais – par comparaison – decet atroce pays, où des savants placent le Paradis terrestre, telsles jardins au bord des grèves, me parurent d’étouffantes étuves.La plupart de nos compagnons de voyage n’osèrent pas affrontercette température de feu, qui leur enlevait la moindre velléité desortir et jusqu’au plus vague désir de remuer. Je les vois encore,ridicules et gémissants, dans le grand hall de l’hôtel, le crânecouvert de serviettes mouillées et fumantes, élégant appareilrenouvelé tous les quarts d’heure, qui transformait la plus noblepartie de leur individu en un tuyau de cheminée, couronné de sonpanache de vapeur. Étendus sur des fauteuils à bascule, sous lepunka, la cervelle liquéfiée, les poumons congestionnés,ils buvaient des boissons glacées que leur préparaient des boys,lesquels, par la couleur de la peau et la structure du corps,rappelaient les naïfs bonshommes en pain d’épice de nos foiresparisiennes, tandis que d’autres boys, de même ton et de mêmegabarit, éloignaient d’eux, à grands coups d’éventail, lesmoustiques.

Quant à moi, je retrouvai – un peu trop vite,peut-être, – toute ma gaieté, et même toute ma verve blagueuse. Messcrupules s’étaient évanouis ; je ne me sentais plus en mal depoésie. Débarrassé de mes soucis, sûr de l’avenir, je redevinsl’homme que j’étais en quittant Marseille, le Parisien stupide etfrondeur « à qui on ne la fait pas », le boulevardier« qui ne s’en laisse pas conter », et qui sait dire sonfait à la nature… même des Tropiques !…

Colombo me parut une ville assommante,ridicule, sans pittoresque et sans mystère. Moitié protestante,moitié bouddhiste, abrutie comme un bonze et renfrognée comme unpasteur, avec quelle joie je me félicitai, intérieurement, d’avoir,par miracle, échappé à l’ennui profond que ses rues droites, sonciel immobile, ses dures végétations dégageaient… Et je fis desmots d’esprit sur les cocotiers que je ne manquai pas de comparer àd’affreux et chauves plumeaux, ainsi que sur toutes les grandesplantes que j’accusai d’avoir été taillées par de sinistresindustriels dans des tôles peintes et des zincs vernis… En nospromenades à Slave-Island, qui est le Bois de l’endroit, et àPettah, qui en est le quartier Mouffetard, nous ne rencontrâmes qued’horribles Anglaises d’opérette, fagotées de costumes clairs,mi-hindous, mi-européens, du plus carnavalesque effet ; et desCynghalaises, plus horribles encore que les Anglaises, vieilles àdouze ans, ridées comme des pruneaux, tordues comme de séculairesceps de vigne, effondrées comme des paillotes en ruine, avec desgencives en plaies saignantes, des lèvres brûlées par la noixd’arec et des dents couleur de vieille pipe… Je cherchai en vainles femmes voluptueuses, les négresses aux savantes pratiquesd’amour, les petites dentellières si pimpantes, dont m’avait parléce menteur d’Eugène Mortain, avec des yeux si significativementégrillards… Et je plaignis de tout mon cœur les pauvres savants quel’on envoie ici, avec la problématique mission de conquérir lesecret de la vie.

Mais je compris que Clara ne goûtait pas cesplaisanteries faciles et grossières, et je crus prudent de lesatténuer, ne voulant ni la blesser dans son culte fervent de lanature, ni me diminuer dans son esprit. À plusieurs reprises,j’avais remarqué qu’elle m’écoutait avec un étonnement pénible.

– Pourquoi donc êtes-vous si gai ?m’avait-elle dit… Je n’aime pas qu’on soit gai ainsi, cher petitcœur… Cela me fait du mal… Quand on est gai, c’est que l’on n’aimepas… L’amour est une chose grave, triste et profonde…

Ce qui ne l’empêchait pas, d’ailleurs,d’éclater de rire à propos de tout ou à propos de rien… C’est ainsiqu’elle m’encouragea fort dans une mystification dont j’eus l’idéeet que voici.

Parmi les lettres de recommandation quej’avais emportées de Paris, s’en trouvait une pour un certain sirOscar Terwick, lequel, entre autres titres scientifiques, était, àColombo, le président de l’Association of the tropicalembryology and of the british entomology. À l’hôtel où je merenseignai, j’appris, en effet, que sir Oscar Terwick était unhomme considérable, auteur de travaux renommés, un très grandsavant, en un mot. Je résolus de l’aller voir. Une telle visite nepouvait plus m’être dangereuse, et puis je n’étais pas fâché deconnaître, de toucher un véritable embryologiste. Il demeuraitloin, dans un faubourg appelé Kolpetty et qui est, pour ainsi dire,le Passy de Colombo. Là, au milieu de jardins touffus, ornés del’inévitable cocotier, dans des villas spacieuses et bizarres,habitent les riches commerçants et les notables fonctionnaires dela ville. Clara désira m’accompagner. Elle m’attendit, en voiture,non loin de la maison du savant, sur une sorte de petite placeombragée par d’immenses tecks.

Sir Oscar Terwick me reçut poliment – sansplus. C’était un homme très long, très mince, très sec, très rougede visage, et dont la barbe blanche descendait jusqu’au nombril,coupée carrément, ainsi qu’une queue de poney. Il portait un largepantalon de soie jaune, et son torse velu s’enveloppait dans unesorte de châle de laine claire. Il lut avec gravité la lettre queje lui remis et, après m’avoir examiné du coin de l’œil avec un airméfiant – se méfiait-il de moi ou de lui ? –, il medemanda :

– Vô… etè… embryologist ?…Je m’inclinai en signe d’assentiment…

– All right ! gloussa-t-il…Et faisant le geste de traîner un filet dans la mer, ilreprit : – Vô… etè… embryologist ?…Yès… Vô… comme ça… dans le mer… fish… fish… littlefish ?

– Little fish… parfaitement…little fish… appuyai-je, en répétant le geste imitatif dusavant.

– Dans le mer ?…

– Yès !… Yès…

– Très intéressant !… très joli…très curious !… Yès !

Tout en jargonnant de la sorte – etcontinuant, tous les deux, de traîner « dans le mer » noschimériques filets –, le considérable savant m’amena devant uneconsole de bambou, sur laquelle étaient rangés trois bustes deplâtre, couronnés de lotus artificiels. Les désignant du doigt,successivement, il me les présenta, sur un ton de gravité sicomique que je faillis éclater de rire.

– Master Darwin !… trèsgrand nat’raliste… très, très… grand !… Yès !…Je saluai profondément.

– Master Haeckel… très grandnat’raliste… Pas si que loui, non !… Mais très grand !…Master Haeckel ici… comme ça… loui… dans le mer… littlefish…

Je saluai encore. Et d’une voix plus forte, ilcria, en posant toute sa main, rouge comme un crabe sur letroisième buste :

– Master Coqueline !… trèsgrand nat’raliste… du miouséum… comment appelez ?… dumiouséum Grévin… Yès !…Grévine !… Trèsjoli… très curious !…

– Très int’réssant !confirmai-je.

– Yès !… Après quoi il mecongédia. Je fis à Clara le récit détaillé et mimé de cette étrangeentrevue… Elle rit comme une folle.

– Ô bébé !… bébé… bébé… que vousêtes drôle, cher petit voyou !… Ce fut le seul épisodescientifique de ma mission. Et je compris alors ce que c’était quel’embryologie !

Le lendemain matin, après une sauvage nuitd’amour, nous reprenions la mer, en route vers la Chine.

Partie 2
Le Jardin des supplices

 

Chapitre 1

 

 

– Pourquoi ne m’avez-vous pas encoreparlé de notre chère Annie ?… Ne lui avez-vous pas appris monarrivée ici ?… Est-ce qu’elle ne viendra pasaujourd’hui ?… Est-ce qu’elle est toujours belle ?

– Comment ?… Vous ne savezpas ?… Mais Annie est morte, cher petit cœur…

– Morte ! m’écriai-je… Ce n’est paspossible… Vous voulez me taquiner…

Je regardai Clara. Divinement calme et jolie,nue dans une transparente tunique de soie jaune, elle étaitmollement couchée sur une peau de tigre. Sa tête reposait parmi descoussins, et de ses mains, chargées de bagues, elle jouait avec unelongue mèche de ses cheveux déroulés. Un chien du Laos, aux poilsrouges, dormait auprès d’elle, le museau sur sa cuisse, une pattesur son sein.

– Comment ?… reprit Clara… vous nesaviez pas ?… Comme c’est drôle !

Et, toute souriante, avec des étirements desouple animal, elle m’expliqua :

– Ce fut quelque chose d’horrible,chéri ! Annie est morte de la lèpre… de cette lèpre effrayantequ’on appelle l’éléphantiasis… Car tout est effrayant ici… l’amour,la maladie… la mort… et les fleurs !… Jamais je n’ai tant,tant pleuré, je vous assure… Je l’aimais tant, tant ! Et elleétait si belle, si étrangement belle !… Elle ajouta, dans unlong et gracieux soupir :

– Jamais plus nous ne connaîtrons le goûtsi âpre de ses baisers !… C’est un grand malheur !

– Alors… c’est donc vrai ?…balbutiai-je… Mais comment cela est-il arrivé ?

– Je ne sais… Il y a tant de mystèresici… tant de choses qu’on ne comprend pas… Toutes les deux, nousallions souvent, le soir, sur le fleuve… Il faut vous dire qu’il yavait alors dans un bateau de fleurs… une bayadère de Bénarès… uneaffolante créature, chéri, à qui des prêtres avaient enseignécertains rites maudits des anciens cultes brahmaniques… C’estpeut-être cela… ou autre chose… Une nuit que nous revenions dufleuve, Annie se plaignit de très vives douleurs à la tête et auxreins. Le lendemain, son corps était tout couvert de petites tachespourprées… Sa peau, plus rose et d’une plus fine pulpe que la fleurde l’althæa se durcit, s’épaissit, s’enfla, devint d’un griscendreux… de grosses tumeurs, de monstrueux tubercules lasoulevèrent. C’était quelque chose d’épouvantable. Et le mal qui,d’abord, s’était attaqué aux jambes, gagna les cuisses, le ventre,les seins, le visage… Oh ! son visage, son visage !…Figurez-vous une poche énorme, une outre ignoble, toute grise,striée de sang brun… et qui pendait et qui se balançait au moindremouvement de la malade… De ses yeux – ses yeux, cher amour ! –on ne voyait plus qu’une mince boutonnière rougeâtre et suintante…Je me demande encore si c’est possible !

Elle enroula autour de ses doigts la mèchedorée. Dans un mouvement, la patte du chien endormi, ayant glissésur la soie, découvrit entièrement le globe du sein qui darda sapointe, rose comme une jeune fleur.

– Oui, je me demande encore, parfois, sije ne rêve pas… dit-elle.

– Clara… Clara ! suppliai-je, éperdud’horreur… ne me dites plus rien… Je voudrais que l’image de notredivine Annie restât intacte dans mon souvenir… Comment ferai-je,maintenant, pour éloigner de ma pensée ce cauchemar ?…Ah ! Clara, ne dites plus rien, ou parlez-moi d’Annie, quandelle était si belle… quand elle était trop belle !…

Mais Clara ne m’écoutait pas. Ellepoursuivit : – Annie s’isola… se claustra dans sa maison,seule avec une gouvernante chinoise qui la soignait… Elle avaitrenvoyé toutes ses femmes et ne voulait plus voir personne… pasmême moi… Elle fit venir les plus habiles praticiens d’Angleterre…En vain, vous pensez bien… Les plus célèbres sorciers du Thibet,ceux-là qui connaissent les paroles magiques et ressuscitent lesmorts, se déclarèrent impuissants… On ne guérit jamais de ce mal,mais on n’en meurt pas non plus… C’est affreux !… Alors ellese tua… Quelques gouttes de poison, et ce fut fini de la plus belledes femmes.

L’épouvante me clouait les lèvres. Je regardaiClara, sans avoir l’idée d’une seule parole.

– J’ai appris de cette Chinoise, continuaClara, un détail vraiment curieux… et qui m’enchante… Vous savezcombien Annie aimait les perles… Elle en possédait d’incomparables…les plus merveilleuses, je crois, qui fussent au monde… Vous voussouvenez aussi avec quelle sorte de joie physique, de spasmecharnel, elle s’en parait… Eh bien, malade, cette passion lui étaitdevenue une folie… une fureur… comme l’amour !… Toute lajournée, elle se plaisait à les toucher, à les caresser, à lesbaiser ; elle s’en faisait des coussins, des colliers, despèlerines, des manteaux… Mais il arriva cette choseextraordinaire : les perles mouraient sur sa peau… elles seternissaient d’abord, peu à peu… peu à peu s’éteignaient… aucunelumière ne se reflétait plus en leur orient… et, en quelques jours,atteintes de la lèpre, elles se changeaient en de menues boules decendre… Elles étaient mortes… mortes comme des personnes, mon cheramour… Saviez-vous qu’il y eût des âmes dans les perles ?…Moi, je trouve cela affolant et délicieux… Et, depuis, j’y pensetous les jours…

Après un court silence, elle reprit :

– Et ce n’est pas tout !… Maintesfois, Annie avait manifesté le désir d’être emportée, quand elleserait morte, au petit cimetière des Parsis… là-bas… sur la collinedu Chien Bleu… Elle voulait que son corps fût déchiré par le becdes vautours… Vous savez combien elle avait des idées singulièreset violentes en toutes choses !… Eh bien, les vautoursrefusèrent ce festin royal, qu’elle leur offrait… Ilss’éloignèrent, en poussant d’affreux cris, de son cadavre… Ilfallut le brûler…

– Mais, pourquoi ne m’avez-vous pas écrittout cela ? reprochai-je à Clara. Avec des gestes lents etcharmants, Clara lissa l’or roux de ses cheveux, caressa lafourrure rouge du chien qui s’était réveillé, et elle ditnégligemment :

– Vraiment ?… Je ne vous avais rienécrit de tout cela ?…

Vous êtes sûr ?… Je l’ai oublié sansdoute… Pauvre Annie ! Elle dit encore :

– Depuis ce grand malheur… tout m’ennuieici… Je suis trop seule… Je voudrais mourir… mourir… moi aussi… ah,je vous assure !… Et si vous n’étiez pas revenu, je crois bienque je serais déjà morte…

Elle renversa sa tête sur les coussins,agrandit l’espace nu de sa poitrine…, et avec un sourire… unétrange sourire d’enfant et de prostituée, tout ensemble :

– Est-ce que mes seins vous plaisenttoujours ?… Est-ce que vous me trouvez toujours belle ?…Alors, pourquoi êtes-vous parti si… si longtemps ? Oui… oui…je sais… ne dites rien… ne répondez rien… je sais… Vous êtes unepetite bête, cher amour !…

J’aurais bien voulu pleurer ; je ne lepus… J’aurais bien voulu parler encore ; je ne le pusdavantage…

Et nous étions dans le jardin, sous le kiosquedoré, où des glycines retombaient en grappes bleues, en grappesblanches ; et nous finissions de prendre le thé… D’étincelantsscarabées bourdonnaient dans les feuilles, des cétoines vibraientet mouraient au cœur pâmé des roses, et, par la porte ouverte, ducôté du nord, nous voyions se lever d’un bassin, autour duqueldormaient des cigognes dans une ombre molle et toute mauve, leslongues tiges des iris jaunes, flammés de pourpre.

Tout à coup, Clara me demanda :

– Voulez-vous que nous allions donner àmanger aux forçats chinois ?… C’est très curieux… trèsamusant… C’est même la seule distraction vraiment originale etélégante que nous ayons, dans ce coin perdu de la Chine…Voulez-vous, petit amour ?…

Je me sentais fatigué, la tête lourde, toutmon être envahi par la fièvre de cet effrayant climat… De plus, lerécit de la mort d’Annie m’avait bouleversé l’âme… Et, la chaleur,au-dehors, était mortelle comme un poison… – J’ignore ce que vousme demandez, chère Clara… mais je ne suis pas remis de ce longvoyage à travers les plaines et les plaines… les forêts et lesforêts… Et ce soleil… je le redoute plus que la mort !… Etpuis, j’aurais tant voulu être tout à vous… et que vous fussieztout à moi, aujourd’hui…

– C’est cela !… Si nous étions enEurope, et que je vous eusse demandé de m’accompagner aux courses,au théâtre, vous n’auriez pas hésité… Mais c’est bien plus beau queles courses.

– Soyez bonne !… Demain,voulez-vous ?

– Oh ! demain… répondit Clara, avecdes moues étonnées et des airs de doux reproche… toujoursdemain !… Vous ne savez donc pas que c’est impossibledemain ?… Demain ?… mais c’est tout à fait défendu… Lesportes du bagne sont fermées… même pour moi… On ne peut donner àmanger aux forçats que le mercredi ; comment ne le savez-vouspas ?… Si nous manquons cette visite aujourd’hui, il nousfaudra attendre, toute une longue, longue semaine… Comme ce seraitennuyeux !… Toute une semaine, pensez donc !… Venez,petite chiffe adorée… oh ! venez, je vous en prie… Vous pouvezbien faire cela pour moi…

Elle se souleva à demi, sur les coussins… Latunique écartée laissa voir, plus bas que la taille, entre lesnuages de l’étoffe, des coins de sa chair ardente et rose. D’unebonbonnière d’or, posée sur un plateau de laque, elle tira, du boutde ses doigts, un cachet de quinine, et, m’ordonnant dem’approcher, elle le porta, gentiment, à mes lèvres.

– Vous verrez comme c’est passionnant…tellement passionnant !… Vous n’avez pas idée, chéri… Et commeje vous aimerai mieux ce soir !… comme je t’aimerai follement,ce soir !… Avale, cher petit cœur… avale… Et comme j’étaistoujours triste, hésitant, pour vaincre mes dernières résistances,elle dit, avec des lueurs sombres, dans ses yeux…

– Écoute !… J’ai vu pendre desvoleurs en Angleterre, j’ai vu des courses de taureaux et garrotterdes anarchistes en Espagne… En Russie, j’ai vu fouetter par dessoldats, jusqu’à la mort, de belles jeunes filles… En Italie, j’aivu des fantômes vivants, des spectres de famine déterrer descholériques et les manger avidement… J’ai vu, dans l’Inde, au bordd’un fleuve, des milliers d’êtres, tout nus, se tordre et mourirdans les épouvantes de la peste… À Berlin, un soir, j’ai vu unefemme que j’avais aimée la veille, une splendide créature enmaillot rose, je l’ai vue, dévorée par un lion, dans une cage…Toutes les terreurs, toutes les tortures humaines, je les ai vues…C’était très beau !… Mais je n’ai rien vu de si beau…comprends-tu ?… que ces forçats chinois… c’est plus beau quetout !… Tu ne peux pas savoir… je te dis que tu ne peux passavoir… Annie et moi, nous ne manquions jamais un mercredi… Viens,je t’en prie !

– Puisque c’est si beau, ma chère Clara…et que cela vous fait tant de plaisir… répondis-jemélancoliquement… allons donner à manger aux forçats…

– Vrai, tu veux bien ?…

Clara manifesta sa joie, en tapant dans sesmains, comme un baby à qui sa gouvernante vient depermettre de torturer un petit chien. Puis elle sauta sur mesgenoux, caressante et féline, m’entoura le cou de ses bras… Et sachevelure m’inonda, m’aveugla le visage de flammes d’or et degrisants parfums…

– Que tu es gentil… cher… cher amour…Embrasse mes lèvres… embrasse ma nuque… embrasse mes cheveux… cherpetit voyou !… Sa chevelure avait une odeur animale sipuissante et de si électriques caresses que son seul contact, surma peau, me faisait instantanément oublier fièvres, fatigues etdouleurs… et je sentais aussitôt circuler, galoper en mes veinesd’héroïques ardeurs et des forces nouvelles…

– Ah ! comme nous allons nousamuser, chère petite âme… Quand je vais aux forçats… ça me donne levertige… et j’ai, dans tout le corps, des secousses pareilles à del’amour… il me semble, vois-tu… il me semble que je descends aufond de ma chair… tout au fond des ténèbres de ma chair… Ta bouche…donne-moi ta bouche… ta bouche… ta bouche… ta bouche !…

Et leste, preste, impudique et joyeuse, suiviedu chien rouge qui bondissait, elle alla se remettre aux mains desfemmes, chargées de l’habiller…

Je n’étais plus très triste, je n’étais plustrès las… Le baiser de Clara, dont j’avais, sur les lèvres, le goût– comme un magique goût d’opium –, insensibilisait mes souffrances,ralentissait les pulsations de ma fièvre, éloignait jusqu’àl’invisible l’image monstrueuse d’Annie morte… Et je regardai lejardin d’un regard apaisé…

Apaisé ?… Le jardin descendait en pentesdouces, orné partout d’essences rares et de précieuses plantes… Uneallée d’énormes camphriers partait du kiosque où j’étais,aboutissait à une porte rouge, en forme de temple, qui donnait surla campagne… Entre les branches feuillues des arbres gigantesquesmasquant, à gauche, la vue, j’apercevais, par places, le fleuve quiluisait, comme de l’argent poli, sous le soleil… J’essayai dem’intéresser aux multiples décorations du jardin… à ses fleursétranges, à ses monstrueuses végétations… Un homme traversal’allée, qui conduisait en laisse deux panthères indolentes… Ici,au milieu d’une pelouse, se dressait un immense bronze,représentant je ne sais quelle divinité, obscène et cruelle… Là,des oiseaux, grues à manteau bleu, toucans à gorge rouge del’Amérique tropicale, faisans vénérés, canards casqués et cuirassésd’or, vêtus de pourpres éclatantes comme d’antiques guerriers,longirostres multicolores, cherchaient l’ombre, au bord desmassifs… Mais, ni les oiseaux, ni les fauves, ni les Dieux, ni lesfleurs ne pouvaient fixer mon attention, ni le bizarre palais qui,à ma droite, entre les cedrèles et les bambous, superposait sesclaires terrasses garnies de fleurs, ses balcons ombreux et sestoits coloriés… Ma pensée était ailleurs… très loin, très loin…par-delà les mers et les forêts… Elle était en moi… sombrée en moi…au plus profond de moi !…

Apaisé ?…

À peine Clara eut-elle disparu derrière lesfeuillages du jardin que le remords d’être là me saisit… Pourquoiétais-je revenu ?… À quelle folie, à quelle lâcheté avais-jedonc obéi ?… Elle m’avait dit un jour, vous vous souvenez, surle bateau : « Quand vous serez trop malheureux, vous vousen irez ! »… Je me croyais fort de tout mon passé infâme…et je n’étais, en effet, qu’un enfant débile et inquiet…Malheureux ?… Ah oui ! je l’avais été, jusqu’aux pirestortures, jusqu’au plus prodigieux dégoût de moi-même… Et j’étaisparti !… Par une ironie vraiment persécutrice, j’avaisprofité, pour fuir Clara, du passage à Canton d’une missionanglaise – j’étais décidément voué aux missions – qui allaitexplorer les régions peu connues de l’Annam… C’était l’oubli,peut-être… et peut-être la mort. Durant deux années, deux longueset cruelles années, j’avais marché… marché… Et ce n’avait été nil’oubli, ni la mort… Malgré les fatigues, les dangers, la fièvremaudite, pas un jour, pas une minute, je n’avais pu me guérir del’affreux poison qu’avait déposé, dans ma chair, cette femme dontje sentais que ce qui m’attachait à elle, que ce qui me rivait àelle, c’était l’effrayante pourriture de son âme et ses crimesd’amour, qui était un monstre, et que j’aimais d’être unmonstre !… J’avais cru – l’ai-je cru vraiment ? – merelever par son amour… et voilà que j’étais descendu plus bas, aufond du gouffre empoisonné dont, quand on en a une fois respirél’odeur, on ne remonte jamais plus. Souvent, au fond des forêts,hanté de la fièvre, après les étapes – sous ma tente –, j’avais crutuer, par l’opium, la monstrueuse et persistante image… Et l’opiumme l’évoquait plus formelle, plus vivante, plus impérieuse quejamais… Alors, je lui avais écrit des lettres folles, injurieuses,imprécatoires, des lettres où l’exécration la plus violente semêlait à la plus soumise adoration… Elle m’avait répondu deslettres charmantes, inconscientes et plaintives, que je trouvais,parfois, dans les villes et les postes où nous passions… Elle-mêmese disait malheureuse de mon abandon… pleurait, suppliait… merappelait. Elle ne trouvait pas d’autres excuses quecelle-ci : « Comprends donc, mon chéri – m’écrivait-elle–, que je n’ai pas l’âme de ton affreuse Europe… Je porte, en moi,l’âme de la vieille Chine, qui est bien plus belle… Est-ce désolantque tu ne puisses te faire à cette idée ? »… J’appris,ainsi, par une de ses lettres, qu’elle avait quitté Canton où ellene pouvait plus vivre sans moi, pour venir avec Annie habiter uneville plus au sud de la Chine, « qui étaitmerveilleuse »… Ah ! comment ai-je pu si longtempsrésister au mauvais désir d’abandonner mes compagnons et de gagnercette ville maudite et sublime, ce délicieux et torturant enfer, oùClara respirait, vivait… en des voluptés inconnues et atroces, dontje mourais maintenant de ne plus prendre ma part… Et j’étais revenuà elle, comme l’assassin revient au lieu même de son crime…

Des rires dans le feuillage, de petits cris…un bondissement de chien… C’était Clara… Elle était vêtue, moitié àla chinoise, moitié à l’européenne… Une blouse de soie mauve pâle,semée de fleurs à peine dorées, l’enveloppait de mille plis, touten dessinant son corps svelte et ses formes pleines… Elle avait ungrand chapeau de paille blonde, au fond duquel son visageapparaissait, pareil à une fleur rose dans de l’ombre claire… Etses petits pieds étaient chaussés de peau jaune…

Quand elle entra dans le kiosque, ce fut commeune explosion de parfums…

– Vous me trouvez drôlement fagotée,n’est-ce pas ?… Ô l’homme triste d’Europe, qui n’a pas ri, uneseule fois, depuis qu’il est de retour… Est-ce que je ne suis pasbelle ?…

Comme je ne me levais pas du divan où jem’étais allongé :

– Vite ! vite !… mon chéri… Caril faut que nous fassions le grand tour… Je mettrai mes gants enroute… Allons… Venez !… Non… non… pas vous !…ajouta-t-elle, en repoussant doucement le chien qui jappait,bondissait, frétillait de la queue…

Elle appela un boy et lui recommanda de noussuivre avec le panier à viande et la petite fourche.

– Ah ! m’expliqua-t-elle… trèsamusant !… Un amour de panier tressé par le meilleur vannierde la Chine… et la fourche… tu vas voir, une amour de petitefourche dont les dents sont de platine incrusté d’or, et le manchede jade vert… vert comme le ciel aux premières lueurs du matin…vert comme étaient les yeux de la pauvre Annie !… Allons nefaites pas cette vilaine figure d’enterrement, chéri… et venezvite… vite…

Et nous nous mîmes en marche par le soleil,par l’affreux soleil qui noircissait l’herbe, fanait toutes lespivoines du jardin, et me pesait au crâne, ainsi qu’un lourd casquede plomb.

Chapitre 2

 

 

Le bagne est de l’autre côté de la rivièrequi, au sortir de la ville, déroule lentement, sinistrement, entredes berges plates, ses eaux pestilentielles et toutes noires. Pours’y rendre, il faut faire un long détour, atteindre un pont surlequel, tous les mercredis, au milieu d’une affluence considérablede personnes élégantes, se tient le marché de laViande-aux-Forçats.

Clara avait refusé le palanquin. Nousdescendîmes, à pied, le jardin situé hors l’enceinte de la cité et,par un sentier, bordé ici de pierres brunes, là d’épaisses haies deroses blanches ou de troènes taillés, nous gagnâmes les faubourgs,à cet endroit où la ville diminuée se fait presque la campagne, oùles maisons, devenues des cahutes, s’espacent, de loin en loin,dans de petits enclos, treillagés de bambous. Ce ne sont, ensuite,que vergers en fleurs, cultures de maraîchers ou terrains vagues.Des hommes nus jusqu’à la ceinture, coiffés de chapeaux en forme decloche, travaillaient péniblement sous le soleil, et plantaient deslis – ces beaux lis tigrés dont les pétales ressemblent à despattes d’araignée marine, et dont les bulbes savoureux servent à lanourriture des riches. Nous passâmes ainsi devant quelquesmisérables hangars où des potiers tournaient des pots, où destrieurs de chiffons, accroupis, parmi de vastes corbeilles,inventoriaient la récolte du matin, tandis que passait et repassaitau-dessus d’eux, une bande de corors affamés et croassants. Plusloin, sous un énorme figuier, nous vîmes, assis à la margelle d’unefontaine, un doux et méticuleux vieillard qui lavait des oiseaux. Àchaque instant, nous croisions des palanquins qui transportaientvers la ville des matelots européens, déjà ivres. Et, derrièrenous, ardente et tassée, escaladant la haute colline, la ville,avec ses temples et ses étranges maisons rouges, vertes, jaunes,crépitait dans la lumière.

Clara marchait vite, sans pitié pour mafatigue, sans souci du soleil qui embrasait l’atmosphère et, malgrénos parasols, nous brûlait la peau ; elle marchait libre,souple, hardie, heureuse. Parfois, sur un ton de reproche enjoué,elle me disait :

– Que vous êtes lent, chéri… Dieu quevous êtes lent !… Vous n’avancez pas… Pourvu que les portes dubagne ne soient pas ouvertes quand nous arriverons et que lesforçats ne soient pas gavés !… Ce serait affreux !…Oh ! comme je vous détesterais !

De temps en temps, elle me donnait despastilles d’hamamélis, dont la vertu est d’activer la respiration,et, les yeux moqueurs :

– Oh ! petite femme !… petitefemme… petite femme de rien du tout ! Puis, moitié rieuse,moitié fâchée, elle se mettait à courir… Et j’avais beaucoup depeine à la suivre… Plusieurs fois, je dus m’arrêter et reprendrehaleine. Il me semblait que mes veines se rompaient, que mon cœuréclatait dans ma poitrine.

Et Clara répétait, de sa voixgazouilleuse :

– Petite femme !… Petite femme derien du tout !

Le sentier débouche sur le quai du fleuve.Deux grands steamers débarquaient du charbon et des marchandisesd’Europe ; quelques jonques appareillaient pour lapêche ; une nombreuse flottille de sampangs, avec ses tentesbigarrées, dormait à l’ancre, bercée par le léger clapotement del’eau. Pas un souffle ne passait dans l’air.

Ce quai m’offensa. Il était sale et défoncé,couvert de poussière noire, jonché de vidures de poisson. Depuantes odeurs, des bruits de rixes, des chants de flûte, des aboisde chien nous arrivaient du fond des taudis qui le bordent :maisons de thé vermineuses, boutiques en coupe-gorge, factorerieslouches. Clara me montra, en riant, une sorte de petite échoppe oùl’on vendait, étalés sur des feuilles de caladium, des portions derats et des quartiers de chiens, des poissons pourris, des pouletsétiques, enduits de copal, des régimes de bananes et deschauves-souris saignantes, enfilées sur de mêmes broches… À mesureque nous avancions, les odeurs se faisaient plus intolérables, lesordures plus épaisses. Sur le fleuve, les bateaux se pressaient, setassaient, mêlant les becs sinistres de leurs proues et leslambeaux déchirés de leurs pauvres voilures. Là vivait unepopulation dense – pêcheurs et pirates –, affreux démons de la mer,au visage boucané, aux lèvres rougies par le bétel, et dont lesregards vous donnaient le frisson. Ils jouaient aux dés, hurlaient,se battaient ; d’autres, plus pacifiques, éventraient despoissons qu’ils faisaient ensuite sécher au soleil, en guirlandes,sur des cordes… D’autres encore dressaient des singes à faire millegentillesses et obscénités.

– Amusants, pas ?… me dit Clara… Etils sont plus de trente mille qui n’ont pas d’autre domicile queleurs bateaux !… Par exemple, le diable seul sait ce qu’ilsfont !…

Elle releva sa robe, découvrit le bas de sajambe agile et nerveuse, et, longtemps, nous suivîmes l’horriblechemin, jusqu’au pont dont les surconstructions bizarres et lescinq arches massives, peintes de couleurs violentes, enjambent larivière, sur laquelle, au gré des remous et des courants, tournent,tournent et descendent de grands cercles huileux.

Sur le pont, le spectacle change, mais l’odeurs’aggrave, cette odeur si particulière à toute la Chine et qui,dans les villes, les forêts et les plaines, vous fait songer, sanscesse, à la pourriture et à la mort.

De petites boutiques imitant les pagodes, destentes en forme de kiosque, drapées d’étoffes claires et soyeuses,d’immenses parasols, plantés sur des chariots et des éventairesroulants, se pressent les uns contre les autres. Dans cesboutiques, sous ces tentes et ces parasols, de gros marchands, àventre d’hippopotame, vêtus de robes jaunes, bleues, vertes,hurlant et tapant sur des gongs, pour attirer les clients, débitentdes charognes de toute sorte : rats morts, chiens noyés,quartiers de cerfs et de chevaux, purulentes volailles, entassés,pêle-mêle, dans de larges bassines de bronze.

– Ici… ici… par ici !… venez parici !… Et regardez !… et choisissez !… Nulle partvous n’en trouverez de meilleure… Il n’y en a pas de pluscorrompue.

Et, fouillant dans les bassines, ilsbrandissent, comme des drapeaux, au bout de longs crochets de fer,d’ignobles quartiers de viande sanieuse, et, avec d’atrocesgrimaces qu’accentuent les rouges balafres de leurs visages peintsainsi que des masques, ils répètent parmi le retentissement enragédes gongs et les clameurs concurrentes :

– Ici… ici… par ici !… Venez parici… et regardez… et choisissez… Nulle part, vous n’en trouverez demeilleure… Il n’y en a pas de plus corrompue…

Dès que nous fûmes engagés sur le pont, Clarame dit :

– Ah ! tu vois, nous sommes enretard. C’est de ta faute !… Dépêchons-nous.

En effet, une foule nombreuse de Chinoises et,parmi elles, quelques Anglaises et quelques Russes – car il n’yavait que fort peu d’hommes, hormis les commissionnaires –grouillait sur le pont. Robes brodées de fleurs et demétamorphoses, ombrelles multicolores, éventails agiles comme desoiseaux, et des rires, et des cris, et de la joie, et de la lutte,tout cela vibrait, chatoyait, chantait, voletait dans le soleil,telle une fête de vie et d’amour.

– Ici… ici… par ici !… Venez parici !…

Ahuri par la bousculade, étourdi par leglapissement des marchands et les vibrations sonores des gongs, ilfallut presque me battre pour pénétrer dans la foule et pourprotéger Clara contre les insultes des unes, les coups des autres.Combat grotesque, en vérité, car j’étais sans résistance et sansforce, et je me sentais emporté dans ce tumulte humain aussifacilement que l’arbre mort roulé dans les eaux furieuses d’untorrent… Clara, elle, se jetait au plus fort de la mêlée. Ellesubissait le brutal contact et, pour ainsi dire, le viol de cettefoule, avec un plaisir passionné… Un moment, elle s’écria,glorieusement :

– Vois, chéri… ma robe est toutedéchirée… C’est délicieux !

Nous eûmes beaucoup de peine à nous frayer unpassage jusqu’aux boutiques encombrées, assiégées, comme pour unpillage.

– Regardez et choisissez !… Nullepart, vous n’en trouverez de meilleure.

– Ici… ici… par ici !… Venez parici !…

Clara prit l’amour de petite fourche des mainsdu boy qui nous suivait avec son amour de panier, et elle piquadans les bassines.

– Pique aussi, toi !… pique, cheramour !… Je crus que le cœur allait me manquer, à cause del’épouvantable odeur de charnier qui s’exhalait de ces boutiques,de ces bassines remuées, de toute cette foule, se ruant auxcharognes, comme si c’eût été des fleurs.

– Clara, chère Clara ! implorai-je…Partons d’ici, je vous en prie !

– Oh ! comme vous êtes pâle !Et pourquoi ?… N’est-ce donc pas très amusant ?…

– Clara… chère Clara !… insistai-je…Partons d’ici, je vous en supplie !… Il m’est impossible desupporter plus longtemps cette odeur.

– Mais cela ne sent pas mauvais, monamour… Cela sent la mort, voilà tout !…

Elle ne semblait pas incommodée… Aucunegrimace de dégoût ne plissait sa peau blanche, aussi fraîche qu’unefleur de cerisier. Par l’ardeur voilée de ses yeux, par lebattement de ses narines, on eût dit qu’elle éprouvait unejouissance d’amour… Elle humait la pourriture, avec délices, commeun parfum.

– Oh ! le beau… beaumorceau !…

Avec des gestes gracieux, elle emplit lepanier de l’immonde débris. Et, péniblement, à travers la foulesurexcitée, parmi les abominables odeurs, nous continuâmes notreroute.

– Vite !… vite !…

Chapitre 3

 

 

Le bagne est construit au bord de la rivière.Ses murs quadrangulaires enferment un terrain de plus de cent millemètres carrés. Pas une seule fenêtre ; pas d’autre ouvertureque l’immense porte, couronnée de dragons rouges, armée de lourdesbarres de fer. Les tours des veilleurs, des tours carrées quetermine une superposition de toits aux becs recourbés, marquent lesquatre angles de la sinistre muraille. D’autres, plus petites,s’espacent à intervalles réguliers. La nuit, toutes ces tourss’allument comme des phares et projettent autour du bagne, sur laplaine et sur le fleuve, une lumière dénonciatrice. L’une de cesmurailles plonge dans l’eau noire, fétide et profonde, ses solidesassises que tapissent des algues gluantes. Une porte bassecommunique, par un pont-levis, avec l’estacade qui s’avancejusqu’au milieu du fleuve, et aux charpentes de laquelle sontamarrés de nombreuses barques de service et des sampangs. Deuxhallebardiers, lance au poing, surveillent la porte. À droite del’estacade, un petit cuirassé, du modèle de nos garde-pêche, setient immobile, la gueule de ses trois canons braquée sur le bagne.À gauche, aussi loin que l’œil peut apercevoir la rivière,vingt-cinq ou trente rangées de bateaux masquent l’autre rive d’unfouillis de planches multicolores, de mâts bariolés, de cordages,de voiles grises. Et, de temps en temps, l’on voit passer cesmassives embarcations à roue que des malheureux, enfermés dans unecage, actionnent péniblement de leurs bras secs et nerveux.Derrière le bagne, au loin, très loin, jusqu’à la montagne quiceinture l’horizon d’une ligne sombre, s’étendent des terrainsrocailleux, avec de courtes ondulations, des terrains, ici, couleurde bistre, et là, de sang séché, dans lesquels ne poussent que desacers maigres, des chardons bleuâtres et des cerisiers rabougrisqui ne fleurissent jamais. Désolation infinie ! Accablantetristesse !… Durant huit mois de l’année, le ciel reste bleu,d’un bleu lavé de rouge où s’avivent les reflets d’un perpétuelincendie, d’un bleu implacable où n’ose jamais s’aventurer lecaprice d’un nuage. Le soleil cuit la terre, torréfie les rocs,vitrifie les cailloux qui, sous les pieds, éclatent avec descraquements de verre et des crépitements de flamme. Nul oiseau nebrave cette fournaise aérienne. Il ne vit là que d’invisiblesorganismes, des grouillements bacillaires qui, vers le soir, alorsque les mornes vapeurs montent avec le chant des matelots de larivière exténuée, prennent distinctement les formes de la fièvre,de la peste, de la mort !

Quel contraste avec l’autre rive où le sol,gras et riche, couvert de jardins et de vergers, nourrit les arbresgéants et les fleurs merveilleuses !

Au sortir du pont, nous avions pu, parbonheur, trouver un palanquin qui nous transporta, à travers labrûlante plaine, presque au bagne dont les portes étaient encorefermées. Une équipe d’agents de police, armés de lances àbanderoles jaunes et d’immenses boucliers derrière lesquels ilsdisparaissaient presque, contenait la foule impatiente et trèsnombreuse. À chaque minute, elle grossissait. Des tentes étaientdressées où l’on buvait du thé, où l’on grignotait de jolisbonbons, des pétales de roses et d’acacias roulés dans de finespâtes odorantes et granitées de sucre. Dans d’autres, des musiciensjouaient de la flûte et des poètes disaient des vers, tandis que lepunka,agitant l’air embrasé, répandait une légèrefraîcheur, un frôlement de fraîcheur sur les visages. Et desmarchands ambulants vendaient des images, d’anciennes légendes decrimes, des figurations de tortures et de supplices, des estampeset des ivoires, étrangement obscènes. Clara acheta quelques-uns deces derniers, et elle me dit :

– Vois comme les Chinois, qu’on accused’être des barbares, sont au contraire plus civilisés quenous ; comme ils sont plus que nous dans la logique de la vieet dans l’harmonie de la nature !… Ils ne considèrent pointl’acte d’amour comme une honte qu’on doive cacher… Ils leglorifient au contraire, en chantent tous les gestes et toutes lescaresses… de même que les anciens, d’ailleurs, pour qui le sexe,loin d’être un objet d’infamie, une image d’impureté, était unDieu !… Vois aussi comme tout l’art occidental y perd qu’onlui ait interdit les magnifiques expressions de l’amour. Chez nous,l’érotisme est pauvre, stupide et glaçant… il se présente toujoursavec des allures tortueuses de péché, tandis qu’ici, il conservetoute l’ampleur vitale, toute la poésie hennissante, tout legrandiose frémissement de la nature… Mais toi, tu n’es qu’unamoureux d’Europe… une pauvre petite âme timide et frileuse, en quila religion catholique a sottement inculqué la peur de la nature etla haine de l’amour… Elle a faussé, perverti en toi le sens de lavie…

– Chère Clara, objectai-je…, est-il doncnaturel que vous recherchiez la volupté dans la pourriture et quevous meniez le troupeau de vos désirs s’exalter aux horriblesspectacles de douleur et de mort ?… N’est-ce point là, aucontraire, une perversion de cette Nature dont vous invoquez leculte, pour excuser, peut-être, ce que vos sensualités ont decriminel et de monstrueux ?…

– Non ! fit Clara, vivement… puisquel’Amour et la Mort, c’est la même chose !… et puisque lapourriture, c’est l’éternelle résurrection de la Vie… Voyons…

Tout à coup, elle s’interrompit et medemanda :

– Mais, pourquoi me dis-tu cela ?…Es-tu drôle !… Et, avec une moue charmante, elleajouta :

– Est-ce ennuyeux que tu ne comprennesrien !… Comment ne sens-tu pas ?… comment n’as-tu pasencore senti que c’est, je ne dis pas même dans l’amour, mais dansla luxure, qui est la perfection de l’amour, que toutes lesfacultés cérébrales de l’homme se révèlent et s’aiguisent… quec’est par la luxure, seule, que tu atteins au développement totalde la personnalité ?… Voyons… dans l’acte d’amour, n’as-tudonc jamais songé, par exemple, à commettre un beau crime ?…c’est-à-dire à élever ton individu au-dessus de tout, enfin ?…Et si tu n’y as pas songé, alors, pourquoi fais-tul’amour ?…

– Je n’ai pas la force de discuter,balbutiai-je… Et il me semble que je marche dans un cauchemar… Cesoleil… cette foule… ces odeurs… et tes yeux… ah ! tes yeux desupplice et de volupté… et ta voix… et ton crime… tout celam’effraie… tout cela me rend fou !…

Clara eut un petit rire moqueur.

– Pauvre mignon !… soupira-t-elledrôlement… Tu ne diras pas cela, ce soir, quand tu seras dans mesbras… et que je t’aimerai !…

La foule s’animait de plus en plus. Desbonzes, accroupis sous des ombrelles, étalaient de longues robesrouges autour d’eux, ainsi que des flaques de sang, frappaient surdes gongs, à coups frénétiques, et ils invectivaient grossièrementles passants qui, pour apaiser leurs malédictions, laissaientdévotement tomber, en des jattes de métal, de larges pièces demonnaie.

Clara m’emmena sous une tente toute brodée defleurs de pêcher, me fit asseoir, près d’elle, sur une pile decoussins, et elle me dit, en me caressant le front de sa mainélectrique, de sa main donneuse d’oubli et verseused’ivresse :

– Mon Dieu !… que tout cela estlong, chéri !… Chaque semaine, c’est la même chose… On n’enfinit jamais d’ouvrir la porte… Pourquoi ne parles-tu pas ?…Est-ce que je te fais peur ?… Es-tu content d’êtrevenu ?… Es-tu content que je te caresse, chère petite canailleadorée ?… Oh ! tes beaux yeux fatigués !… C’est lafièvre… et c’est moi aussi, dis ?… Dis que c’est moi ?…Veux-tu boire du thé ?… Veux-tu encore une pastilled’hamamélis ?…

– Je voudrais n’être plus ici !… Jevoudrais dormir !…

– Dormir !… Que tu esétrange !… Oh ! tu vas voir, tout à l’heure, comme c’estbeau !… comme c’est terrible !… Et quels extraordinaires…quels inconnus… quels merveilleux désirs cela vous fait entrer dansla chair !… Nous reviendrons par le fleuve, dans mon sampang…Et nous passerons la nuit dans un bateau de fleurs… Tu veux,pas ?…

Elle me donna sur les mains quelques légerscoups d’éventail :

– Mais tu ne m’écoutes pas ?…Pourquoi ne m’écoutes-tu pas ?… Tu es pâle et tu es triste…Et, en vérité, tu ne m’écoutes pas du tout… Elle se pelotonnacontre moi, tout contre moi, onduleuse et câline :

– Tu ne m’écoutes pas, vilain,reprit-elle… Et tu ne me caresses même pas !… caresse-moidonc, chéri !… Tâte comme mes seins sont froids et durs…

Et, d’une voix plus sourde, son regard dardantsur moi des flammes vertes, voluptueuse et cruelle, elle parlaainsi :

– Tiens !… il y a huit jours… j’aivu une chose extraordinaire… Oh ! cher amour, j’ai vu fouetterun homme, parce qu’il avait volé un poisson… Le juge avait déclarésimplement ceci : « Il ne faut pas toujours dire d’unhomme qui porte un poisson à la main : c’est unpêcheur ! » Et il avait condamné l’homme à mourir, sousles verges de fer… Pour un poisson, chéri !… Cela se passadans le jardin des supplices… L’homme était, figure-toi, agenouillésur la terre, et sa tête reposait sur une espèce de billot… unbillot tout noir de sang ancien… L’homme avait le dos et les reinsnus… un dos et des reins comme du vieil or !… J’arrivai justeau moment où un soldat, ayant empoigné sa natte qu’il avait trèslongue, la nouait à un anneau scellé à une dalle de pierre, dans lesol… Près du patient, un autre soldat faisait rougir, au feu d’uneforge, une petite… une toute petite badine de fer… Et voici…Écoute-moi bien !… M’écoutes-tu ?… Quand la badine étaitrouge, le soldat fouettait l’homme à tour de bras, sur les reins…La badine faisait : chuitt ! dans l’air… et ellepénétrait, très avant, dans les muscles qui grésillaient et d’oùs’élevait une petite vapeur roussâtre… comprends-tu ?… Alors,le soldat laissait refroidir la badine dans les chairs qui seboursouflaient et se refermaient… puis, lorsqu’elle était froide,il l’arrachait violemment, d’un seul coup… avec de menus lambeauxsaignants… Et l’homme poussait d’affreux cris de douleur… Puis lesoldat recommençait… Il recommença quinze fois !… Et à moi,aussi, chère petite âme, il me semblait que la badine entrait, àchaque coup, dans mes reins… C’était atroce et très doux !

Comme je me taisais :

– C’était atroce et très doux,répéta-t-elle… Et si tu savais comme il était beau, cet homme…comme il était fort !… Des muscles pareils à ceux des statues…Embrasse-moi, cher amour… embrasse-moi donc !

Les prunelles de Clara s’étaient révulsées.Entre ses paupières mi-closes, je ne voyais plus que le blanc deses yeux… Elle dit encore :

– Il ne bougeait pas… Cela faisait surson dos comme des petites vagues… Oh ! tes lèvres !…Après quelques secondes de silence, elle reprit :

– L’année dernière, avec Annie, j’ai vuquelque chose de bien plus étonnant… J’ai vu un homme qui avaitviolé sa mère et l’avait ensuite éventrée d’un coup de couteau. Ilparaît, du reste, qu’il était fou… Il fut condamné au supplice dela caresse… Oui, mon chéri… Est-ce admirable ?… On ne permetpas aux étrangers d’assister à ce supplice qui, d’ailleurs, esttrès rare aujourd’hui… Mais nous avions donné de l’argent augardien qui nous dissimula, derrière un paravent… Annie et moi,nous avons tout vu… Le fou – il n’avait pas l’air fou – étaitétendu sur une table très basse, les membres et le corps liés parde solides cordes… la bouche bâillonnée… de façon à ce qu’il ne pûtfaire un mouvement, ni pousser un cri… Une femme, pas belle, pasjeune, au masque grave, entièrement vêtue de noir, le bras nucerclé d’un large anneau d’or, vint s’agenouiller auprès du fou…Elle empoigna sa verge… et elle officia… Oh ! chéri !…chéri !… Si tu avais vu !… Cela dura quatre heures…quatre heures, pense !… quatre heures de caresses effroyableset savantes, pendant lesquelles la main de la femme ne se ralentitpas une minute, pendant lesquelles son visage demeura froid etmorne !… Le patient expira dans un jet de sang qui éclaboussatoute la face de la tourmenteuse… Jamais je n’ai rien vu de siatroce, et ce fut si atroce, mon chéri, qu’Annie et moi nous nousévanouîmes… Je pense toujours à cela !…

Avec un air de regret, elle ajouta :

– Cette femme avait, à l’un de sesdoigts, un gros rubis qui, durant le supplice, allait et venaitdans le soleil, comme une petite flamme rouge et dansante… Anniel’acheta… Je ne sais ce qu’il est devenu… Je voudrais bienl’avoir.

Clara se tut, l’esprit sans doute retourné auximpures et sanglantes images de cet abominable souvenir…

Quelques minutes après, il se fit dans lestentes et parmi la foule une rumeur. À travers mes paupièresalourdies et qui, malgré moi, s’étaient presque fermées, àl’horreur de ce récit, je vis des robes et des robes, et desombrelles, et des éventails, et des visages heureux, et des visagesmaudits danser, tourbillonner, se précipiter… C’était comme unepoussée de fleurs immenses, comme un tournoiement d’oiseauxféeriques…

– Les portes, cher petit cœur… s’écriaClara… les portes qu’on ouvre !… Viens… viens vite !… Etne sois plus triste, ah ! je t’en supplie !… Pense àtoutes les belles choses que tu vas voir et que je t’aidites !…

Je me soulevai… Et, me saisissant le bras,elle m’entraîna, avec elle, je ne sais où…

Chapitre 4

 

 

La porte du bagne s’ouvrait sur un largecouloir obscur. Du fond de ce couloir, mais de plus loin que lecouloir, nous arrivaient assourdis, ouatés par la distance, dessons de cloche. Et les ayant entendus, Clara heureuse, battit desmains.

– Oh ! cher amour !… Lacloche !… La cloche !… Nous avons de la chance… Ne soisplus triste… ne sois plus malade, je t’en prie !…

On se pressait si furieusement, à l’entrée dubagne, que les agents de police avaient peine à mettre un peud’ordre dans le tumulte. Caquetages, cris, étouffements,froissements d’étoffes, heurts d’ombrelles et d’éventails, ce futdans cette mêlée que Clara se jeta résolument, plus exaltée d’avoirentendu cette cloche, dont je ne songeai pas à lui demanderpourquoi elle sonnait ainsi et ce que signifiaient ses petits glassourds, ses petits glas lointains, qui lui causaient tant deplaisir !…

– La cloche !… la cloche !… lacloche !… Viens !… Mais nous n’avancions pas, malgrél’effort des boys, porteurs de paniers, qui, à grands coups decoude, tentaient de frayer un passage à leurs maîtresses. De longsportefaix, au masque grimaçant, affreusement maigres, la poitrine ànu et couturée sous leurs loques, tendaient en l’air, au-dessus destêtes, des corbeilles pleines de viande, où le soleil accélérait ladécomposition et faisait éclore tout un fourmillement de vieslarvaires. Spectres de crime et de famine, images de cauchemar etde tueries, démons ressuscités des plus lointaines, des plusterrifiantes légendes de la Chine, j’en voyais, près de moi, dontun rire déchiquetait en scie la bouche aux dents laquées de bételet se prolongeait jusqu’à la pointe de la barbiche, en torsionssinistres. D’autres s’injuriaient et se tiraient par la natte,cruellement ; d’autres, avec des glissements de fauves,s’insinuaient dans la forêt humaine, fouillaient les poches,coupaient les bourses, happaient les bijoux et ils disparaissaient,emportant leur butin.

– La cloche !… la cloche !…répétait Clara.

– Mais quelle cloche ?…

– Tu verras… C’est unesurprise !…

Et les odeurs soulevées par la foule – odeursde cabinets de toilette et d’abattoir mêlées, puanteurs descharognes et parfums des chairs vivantes m’affadissaient le cœur,me glaçaient la moelle. C’était en moi la même impressiond’engourdissement léthargique que tant de fois j’avais ressentiedans les forêts de l’Annam, le soir, alors que les miasmes quittentles terreaux profonds et embusquent la mort derrière chaque fleur,derrière chaque feuille, derrière chaque brin d’herbe. En mêmetemps, pressé, bousculé de tous les côtés, et la respiration memanquant presque, j’allais enfin défaillir.

– Clara !… Clara !…appelai-je.

Elle me fit respirer des sels, dont lapuissance cordiale me ranima un peu. Elle était, elle, libre, trèsjoyeuse au milieu de cette foule dont elle humait les odeurs, dontelle subissait les plus répugnantes étreintes avec une sorte devolupté pâmée. Elle tendait son corps – tout son corps svelte etvibrant – aux brutalités, aux coups, aux déchirements. Sa peau, siblanche, se colorait de rose ardent ; ses yeux avaient unéclat noyé de joie sexuelle ; ses lèvres se gonflaient, telsde durs bourgeons prêts à fleurir… Elle me dit encore, avec unesorte de pitié railleuse :

– Ah ! petite femme… petite femme…petite femme !… Vous ne serez jamais qu’une petite femme derien du tout !…

Au sortir de l’éblouissante, de l’aveuglantelumière du soleil, le couloir où, enfin, nous parvînmes, me sembla,tout d’abord, plein de ténèbres. Puis, les ténèbres peu à peus’effaçant, je pus me rendre compte du lieu où je me trouvais.

Le couloir était vaste, éclairé d’en haut parun vitrage qui ne laissait passer à travers l’opacité du verrequ’une lumière atténuée de vélarium. Une sensation de fraîcheurhumide, presque de froid m’enveloppa tout entier, comme d’unecaresse de source. Les murs suintaient, ainsi que des parois degrottes souterraines. Sous mes pieds brûlés par les cailloux de laplaine, le sable, dont les dalles du couloir étaient semées, avaitla douceur molle des dunes, près de la mer… J’aspirai l’airlargement, à pleins poumons. Clara me dit :

– Tu vois comme on est gentil pour lesforçats, ici… Du moins, ils sont au frais.

– Mais où sont-ils ?… demandai-je… Àdroite et à gauche, je ne vois que des murs ! Clarasourit.

– Comme tu es curieux !… Te voilàmaintenant plus impatient que moi !… Attends… attends unpeu !… Tout à l’heure, mon chéri… Tiens !… Elle s’étaitarrêtée et me désignait un point vague du couloir, l’œil plusbrillant, les narines battantes, l’oreille tendue aux bruits, commeune chevrette aux écoutes dans la forêt.

– Entends-tu ?… Ce sont eux !…Entends-tu ?… Alors, par-delà les rumeurs de la foule quienvahissait le couloir, par-delà les voix bourdonnantes, je perçusdes cris, des plaintes sourdes, des traînements de chaînes, desrespirations haletantes comme des forges, d’étranges et prolongésrauquements de fauves. Cela semblait venir des profondeurs de lamuraille, de dessous la terre… des abîmes mêmes de la mort… on nesavait d’où…

– Entends-tu ?… reprit Clara. Cesont eux… tu vas les voir tout de suite… avançons ! Prends monbras… Regarde bien… Ce sont eux !… Ce sont eux !…

Nous nous remîmes à marcher, suivis du boyattentif aux gestes de sa maîtresse. Et l’affreuse odeur de cadavrenous accompagnait aussi, ne nous lâchait plus, augmentée d’autresodeurs dont l’âcreté ammoniacale nous piquait les yeux et lagorge.

La cloche sonnait toujours, là-bas… là-bas…lente et douce, étouffée, pareille à la plainte d’un agonisant.Clara répéta pour la troisième fois :

– Oh ! cette cloche !… Ilmeurt… il meurt, mon chéri… nous le verrons peut-être ! Tout àcoup, je sentis ses doigts m’entrer nerveusement dans la peau.

– Mon chéri !… mon chéri !… Àta droite !… Quelle horreur !… Vivement, je tournai latête… L’infernal défilé commençait.

À droite, c’étaient, dans le mur, de vastescellules, ou plutôt de vastes cages fermées par des barreaux etséparées l’une de l’autre par d’épaisses cloisons de pierre. Lesdix premières étaient occupées, chacune, par dix condamnés ;et, toutes les dix, elles répétaient le même spectacle. Le colserré dans un carcan si large qu’il était impossible de voir lescorps, on eût dit d’effrayantes, de vivantes têtes de décapitésposées sur des tables. Accroupis parmi leurs ordures, les mains etles pieds enchaînés, ils ne pouvaient s’étendre, ni se coucher, nijamais se reposer. Le moindre mouvement, en déplaçant le carcanautour de leur gorge à vif et de leur nuque saignante, leur faisaitpousser des hurlements de souffrance, auxquels se mêlaientd’atroces insultes pour nous et des supplications aux dieux, tour àtour.

J’étais muet d’épouvante.

Légère, avec de jolis frissons et d’exquisgestes, Clara piqua dans le panier du boy quelques menus morceauxde viande qu’elle lança gracieusement à travers les barreaux dansla cage. Les dix têtes, simultanément, oscillèrent sur les carcansbalancés ; simultanément les vingt prunelles, exorbitées,jetèrent sur la viande des regards rouges, des regards de terreuret de faim… Puis, un même cri de douleur sortit des dix bouchestordues… Et conscients de leur impuissance, les condamnés nebougèrent plus. Ils restèrent la tête légèrement inclinée et commeprête à rouler sur la déclivité du carcan, les traits de leur facedécharnée et blême convulsés dans une grimace rigide, dans unesorte d’immobile ricanement.

– Ils ne peuvent pas manger, expliquaClara… Ils ne peuvent pas atteindre la viande… Dame !… avecces machines-là, ça se comprend… Au fond, ça n’est pas très neuf…C’est le supplice de Tantale, décuplé par l’horreur del’imagination chinoise… Hein ?… crois-tu, tout de même, qu’ily a des gens malheureux ?…

Elle lança encore, à travers les barreaux, unmenu morceau de charogne qui, tombant sur le coin d’un des carcans,lui imprima un léger mouvement d’oscillation… De sourds grognementsrépondirent à ce geste : une haine plus féroce et plusdésespérée s’alluma, en même temps, dans les vingt prunelles…Instinctivement, Clara recula :

– Tu vois… poursuivit-elle sur un tonmoins assuré… ça les amuse que je leur donne de la viande… ça leurfait passer un petit moment à ces pauvres diables… ça leur procureun peu d’illusion… Avançons… avançons !

Nous passâmes lentement devant les dix cages.Des femmes arrêtées poussaient des cris ou riaient aux éclats, oubien se livraient à des mimiques passionnées. Je vis une Russe,très blonde, au regard blanc et froid, tendre aux suppliciés, dubout de son ombrelle, un ignoble débris verdâtre qu’elle avançaitet retirait tour à tour. Et rétractant leurs lèvres, découvrantleurs crocs comme des chiens furieux, avec des expressionsd’affamement qui n’avaient plus rien d’humain, ils essayaient dehapper la nourriture qui, toujours, fuyait de leurs bouches,gluantes de bave. Des curieuses suivaient toutes les péripéties dece jeu cruel, d’un air attentif et réjoui.

– Quelles grues ! fit Clara,sérieusement indignée… Vraiment, il y a des femmes qui nerespectent rien. C’est honteux !… Je demandai :

– Quels crimes ces êtres ont-ils donccommis, pour de telles tortures ? Elle répondit,distraitement :

– Je ne sais pas, moi… Aucun, peut-être,ou peu de chose, sans doute… De menus vols chez des marchands, jesuppose… D’ailleurs, ce ne sont que des gens du peuple… des rôdeursdu port… des vagabonds… des pauvres !… Ils ne m’intéressentpas beaucoup… Mais il y en a d’autres… Tu vas voir mon poète, toutà l’heure… Oui, j’ai un préféré ici… et justement il estpoète !… Comme c’est drôle, pas ?… Ah ! mais, c’estun grand poète, tu sais !… Il a fait une satire admirablecontre un prince qui avait volé le trésor… Et il déteste lesAnglais… Il y a deux ans, un soir, on l’avait amené chez moi… Ilchantait des choses délicieuses… Mais c’est dans la satire surtoutqu’il était merveilleux… Tu vas le voir. C’est le plus beau… Àmoins qu’il ne soit mort déjà !… Dame ! avec ce régime,il n’y aurait rien d’étonnant… Ce qui me fait de la peine, surtout,c’est qu’il ne me reconnaît plus… Je lui parle… je lui chante sespoèmes… Et il ne les reconnaît pas non plus… C’est horrible,vraiment, pas ?… Bah ! c’est drôle aussi, après tout…

Elle essayait d’être gaie… Mais sa gaietésonnait faux… son visage était grave… Ses narines battaient plusvite… Elle s’appuyait à mon bras, plus lourdement, et je sentaiscourir des frissons tout le long de son corps…

Je remarquai alors que, dans le mur de gauche,en face de chaque cellule, étaient creusées des niches profondes.Ces niches contenaient des bois peints et sculptés quireprésentaient, avec cet effroyable réalisme particulier à l’art del’Extrême-Orient, tous les genres de torture en usage dans laChine : scènes de décollation, de strangulation, d’écorchementet de dépècement des chairs…, imaginations démoniaques etmathématiques, qui poussent, jusqu’à un raffinement inconnu de noscruautés occidentales, pourtant si inventives, la science dusupplice. Musée de l’épouvante et du désespoir, où rien n’avait étéoublié de la férocité humaine et qui, sans cesse, à toutes lesminutes du jour, rappelait par des images précises, aux forçats, lamort savante à laquelle les destinaient leurs bourreaux.

– Ne regarde pas ça !… me dit Claraavec une moue de mépris. Ça n’est que des bois peints, mon amour…Regarde par ici, où c’est vrai… Tiens !… Justement, le voilà,mon poète !…

Et, brusquement, elle s’arrêta devant la cage.Pâle, décharnée, sabrée de rictus squelettaires, les pommettescrevant la peau mangée de gangrène, la mâchoire à nu sous leretroussis tumescent des lèvres, une face était collée contre lesbarreaux, où deux mains longues, osseuses, et pareilles à despattes sèches d’oiseau, s’agrippaient. Cette face, de laquelletoute trace d’humanité avait pour jamais disparu, ces yeuxsanglants, et ces mains, devenues des griffes galeuses, me firentpeur… Je me rejetai en arrière d’un mouvement instinctif, pour nepoint sentir sur ma peau le souffle empesté de cette bouche, pouréviter la blessure de ces griffes… Mais Clara me ramena, vivement,devant la cage. Au fond de la cage, dans une ombre de terreur, cinqêtres vivants, qui avaient été autrefois des hommes, marchaient,marchaient, tournaient, tournaient, le torse nu, le crâne noir demeurtrissures sanguinolentes. Haletant, aboyant, hurlant, ilstentaient vainement d’ébranler, par de rudes poussées, la pierresolide de la cloison… Puis, ils recommençaient à marcher et àtourner, avec des souplesses de fauves et des obscénités de singes…Un large volet transversal cachait le bas de leurs corps et, duplancher invisible de la cellule, montait une odeur suffocante etmortelle.

– Bonjour, poète !… dit Clara,s’adressant à la Face… Je suis gentille, pas ? Je suis venuete voir encore une fois, pauvre cher homme !… Me reconnais-tuaujourd’hui ?… Non ?… Pourquoi ne me reconnais-tupas ?… Je suis belle, pourtant, et je t’ai aimé tout unsoir !…

La Face ne bougea pas. Ses yeux ne quittaientpoint la corbeille de viande que portait le boy… Et de sa gorgesortait un bruit rauque d’animal.

– Tu as faim ?… poursuivit Clara… Jete donnerai à manger… Pour toi, j’ai choisi les meilleurs morceauxdu marché… Mais auparavant, veux-tu que je récite ton poème :Les trois amies ?… Veux-tu ?… Cela te fera plaisir del’entendre.

Et elle récita.

J’ai trois amies.

La première a l’esprit mobile comme unefeuille de bambou.

Son humeur légère et folâtre est pareilleà la fleur plumeuse de l’eulalie.

Son œil ressemble au lotus,

Et sa gorge est aussi ferme que lecédrat.

Ses cheveux, tressés en une seule natte,retombent sur ses épaules d’or, ainsi que de noirsserpents.

Sa voix a la douceur du miel desmontagnes.

Ses hanches sont minces etflexibles.

Ses cuisses ont la rondeur de la tigelisse du bananier.

Sa démarche est celle du jeune éléphant engaieté.

Elle aime le plaisir, sait le fairenaître, et le varier !…

J’ai trois amies.

Clara s’interrompit :

– Tu ne te souviens pas ?demanda-t-elle. Est-ce donc que tu n’aimes plus ma voix ?

La Face n’avait pas bougé… Elle semblait nepas entendre. Ses regards dévoraient toujours l’horrible corbeille,et sa langue claquait dans la bouche, mouillée de salive. – Allons,fit Clara… Écoute encore !… Et tu mangeras, puisque tu as sifaim ! Et elle reprit d’une voix lente et rythmée :

J’ai trois amies.

La seconde a une abondante chevelure quibrille et se déroule en longues guirlandes de soie.

Son regard troublerait le Dieud’amour

Et ferait rougir lesbergeronnettes.

Le corps de cette femme gracieuse serpentecomme une liane d’or,

Ses pendants d’oreilles sont chargés depierreries,

Comme est ornée de givre, par un matin degelée et de soleil, une fleur.

Ses vêtements sont des jardinsd’été

Et des temples, un jour de fête.

Et ses seins, durs et rebondis, luisentainsi qu’une couple de vases d’or, remplis de liqueurs enivranteset de grisants parfums.

J’ai trois amies.

– Ouah ! ouah ! aboya la Face,tandis que dans la cage, marchant, marchant, tournant, tournant,les cinq autres condamnés répétaient le sinistre aboiement.

Clara continua :

J’ai trois amies.

Les cheveux de la troisième sont nattés etroulés sur sa tête.

Et jamais ils n’ont connu la douceur deshuiles parfumées.

Sa face qui exprime la passion estdifforme.

Son corps est pareil à celui d’unporc.

On la dirait toujours en colère.

Toujours elle gronde et grogne.

Ses seins et son ventre exhalent l’odeurdu poisson.

Elle est malpropre en toute sapersonne.

Elle mange de tout et boit àl’excès.

Ses yeux ternes sont toujourschassieux.

Et son lit est plus répugnant que le nidde la huppe.

Et c’est celle-là que j’aime.

Et celle-là je l’aime parce qu’il y aquelque chose de plus mystérieusement attirant que la beauté :c’est la pourriture.

La pourriture en qui réside la chaleuréternelle de la vie.

En qui s’élabore l’éternel renouvellementdes métamorphoses !

J’ai trois amies…

Le poème était terminé. Clara se tut.

Les yeux avidement fixés sur la corbeille, laFace n’avait pas cessé d’aboyer durant la récitation de la dernièrestrophe.

Alors, s’adressant à moi, tristement, Claradit :

– Tu vois… Il ne se souvient plus derien !… Il a perdu la mémoire de ses vers, comme de monvisage… Et cette bouche que j’ai baisée ne connaît plus la paroledes hommes !… Est-ce inouï, vraiment !

Elle choisit parmi la viande du panier lemeilleur, le plus gros morceau et, le buste joliment cambré, ellele tendit, du bout de sa fourche, à la Face décharnée dont les yeuxluirent comme deux petites braises.

– Mange, pauvre poète ! dit-elle.Mange, va !

Avec des mouvements de bête affamée, le poètesaisit dans ses griffes l’horrible morceau puant et le porta à samâchoire où je le vis, un instant, qui pendait, pareil à une ordurede la rue, entre les crocs d’un chien… Mais aussitôt, dans la cageébranlée, il y eut des rugissements, des bondissements. Ce nefurent plus que des torses nus, mêlés, soudés l’un à l’autre,étreints par de longs bras maigres, déchirés par desmâchoires ; et des griffes… et des faces tordues s’arrachantla viande !… Et je ne vis plus rien… Et j’entendis les bruitsde luttes, au fond de la cage, des poitrines haletantes etsifflantes, des souffles rauques, des chutes de corps, despiétinements de chair, des craquements d’os, des chocs mous detuerie… des râles !… De temps en temps, au-dessus du volet,une face apparaissait, la proie aux dents, et disparaissait… Desabois encore… des râles toujours… et presque le silence… puisrien !…

Clara s’était collée contre moi, toutefrémissante.

– Ah ! mon chéri !… monchéri !… Je lui criai :

– Jette-leur donc toute la viande… Tuvois bien qu’ils se tuent ! Elle m’étreignait, m’enlaçait. –Embrasse-moi. Caresse-moi… C’est horrible !… c’est trophorrible !…

Et, se haussant jusqu’à mes lèvres, elle medit, dans un baiser féroce :

– On n’entend plus rien… Ils sontmorts !… Crois-tu donc qu’ils soient tous morts ?…

Quand nous relevâmes les yeux vers la cage,une Face pâle, décharnée et toute sanglante était collée derrièreles barreaux et nous regardait fixement, presque orgueilleusement…Un lambeau de viande coulait de ses lèvres, parmi des filaments debave pourprée. Sa poitrine haletait.

Clara applaudit, et sa voix tremblaitencore.

– C’est lui !… C’est monpoète !… C’est le plus fort !… Elle lui jeta toute laviande du panier, et, la gorge serrée :

– J’étouffe un peu, dit-elle… Et toiaussi, tu es tout pâle, mon amour… Allons respirer un peu d’air auJardin des supplices…

De légères gouttes de sueur perlaient à sonfront. Elle les essuya, et, se tournant vers le poète, elle dit, enaccompagnant ses paroles d’un menu geste de sa maindégantée :

– Je suis contente que tu aies été leplus fort, aujourd’hui !… Mange !… mange !… Jereviendrai te voir… Adieu.

Elle congédia le boy, devenu inutile. Noussuivîmes le milieu du couloir d’un pas pressé, malgrél’encombrement de la foule, évitant de regarder à droite et àgauche.

La cloche sonnait toujours… Mais sesvibrations diminuaient, diminuaient jusqu’à n’être plus qu’unsouffle de brise, une toute petite plainte d’enfant, étouffée,derrière un rideau.

– Pourquoi cette cloche ?… D’oùvient cette cloche ?… questionnai-je.

– Comment ?… Tu ne sais pas ?…Mais c’est la cloche du Jardin des supplices !… Figure-toi… Onligote un patient… et on le dépose sous la cloche… Et l’on sonne àtoute volée, jusqu’à ce que les vibrations l’aient tué !… Etquand vient la mort, on sonne doucement, doucement, pour qu’elle nevienne pas trop vite, comme là-bas !… Entends-tu ?…

J’allais parler, mais Clara me ferma labouche, avec son éventail déployé : – Non… tais-toi !… nedis rien !… Et écoute, mon amour !… Et pense àl’effroyable mort que ce doit être, ces vibrations sous la cloche…Et viens avec moi… Et ne dis plus rien, ne dis plus rien…

Quand nous sortîmes du couloir, la clochen’était plus qu’un chant d’insecte… un bruissement d’ailes, à peineperceptible, dans le lointain.

Chapitre 5

 

 

Le Jardin des supplices occupe au centre de laPrison un immense espace en quadrilatère, fermé par des murs donton ne voit plus la pierre, que couvre un épais revêtementd’arbustes sarmenteux et de plantes grimpantes. Il fut créé vers lemilieu du siècle dernier par Li-Pé-Hang, surintendant des jardinsimpériaux, le plus savant botaniste qu’ait eu la Chine. On peutconsulter, dans les collections du Musée Guimet, maints ouvragesqui consacrent sa gloire et de très curieuses estampes où sontrelatés ses plus illustres travaux. Les admirables jardins de Kiew– les seuls qui nous contentent en Europe – lui doivent beaucoup,au point de vue technique, et aussi au point de vue del’ornementation florale et de l’architecture paysagiste. Mais ilssont loin encore de la beauté pure des modèles chinois. Selon lesdires de Clara, il leur manque cette attraction de haut goût qu’ony ait mêlé les supplices à l’horticulture, le sang aux fleurs.

Le sol, de sable et de cailloux, comme toutecette plaine stérile, fut défoncé profondément et refait avec de laterre vierge, apportée, à grands frais, de l’autre rive du fleuve.On conte que plus de trente mille coolies périrent de la fièvredans les terrassements gigantesques qui durèrent vingt-deux années.Il s’en faut que ces hécatombes aient été inutiles. Mélangés ausol, comme un fumier – car on les enfouissait sur place –, lesmorts l’engraissèrent de leurs décompositions lentes, et pourtant,nulle part, même au cœur des plus fantastiques forêts tropicales,il n’existait une terre plus riche en humus naturel. Sonextraordinaire force de végétation, loin qu’elle se soit épuisée àla longue, s’active encore aujourd’hui des ordures des prisonniers,du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose lafoule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilementtravaillés avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoirsspéciaux, forment un puissant compost dont les plantessont voraces et qui les rend plus vigoureuses et plus belles. Desdérivations de la rivière, ingénieusement distribuées à travers lejardin, y entretiennent, selon le besoin des cultures, unefraîcheur humide, permanente, en même temps qu’elles servent àremplir des bassins et des canaux, dont l’eau se renouvelle sanscesse, et où l’on conserve des formes zoologiques presquedisparues, entre autres le fameux poisson à six bosses, chanté parYu-Sin et par notre compatriote, le poète Robert deMontesquiou.

Les Chinois sont des jardiniers incomparables,bien supérieurs à nos grossiers horticulteurs qui ne pensent qu’àdétruire la beauté des plantes par d’irrespectueuses pratiques etde criminelles hybridations. Ceux-là sont de véritables malfaiteurset je ne puis concevoir qu’on n’ait pas encore, au nom de la vieuniverselle, édicté des lois pénales très sévères contre eux. Il meserait même agréable qu’on les guillotinât sans pitié, depréférence à ces pâles assassins dont le« selectionnisme » social est plutôt louable et généreux,puisque, la plupart du temps, il ne vise que des vieilles femmestrès laides, et de très ignobles bourgeois, lesquels sont unoutrage perpétuel à la vie. Outre qu’ils ont poussé l’infamiejusqu’à déformer la grâce émouvante et si jolie des fleurs simples,nos jardiniers ont osé cette plaisanterie dégradante de donner à lafragilité des roses, au rayonnement stellaire des clématites, à lagloire firmamentale des delphiniums, au mystère héraldique desiris, à la pudeur des violettes, des noms de vieux généraux et depoliticiens déshonorés. Il n’est point rare de rencontrer dans nosparterres un iris, par exemple, baptisé : Le généralArchinard !… Il est des narcisses – des narcisses !– qui se dénomment grotesquement : Le Triomphe duPrésident Félix Faure ; des roses trémières qui, sansprotester, acceptent l’appellation ridicule de : Deuil deMonsieur Thiers ; des violettes, de timides, frileuses etexquises violettes à qui les noms du général Skobeleff et del’amiral Avellan n’ont pas semblé d’injurieux sobriquets !…Les fleurs, toute beauté, toute lumière et toute joie… toutecaresse aussi, évoquant les moustaches grognonnes et les lourdesbasanes d’un soldat, ou bien le toupet parlementaire d’unministre !… Les fleurs affichant des opinions politiques,servant à diffuser les propagandes électorales !… À quellesaberrations, à quelles déchéances intellectuelles peuvent biencorrespondre de pareils blasphèmes, et de tels attentats à ladivinité des choses ? S’il était possible qu’un être assezdénué d’âme éprouvât de la haine pour les fleurs, les jardinierseuropéens et, en particulier, les jardiniers français, eussentjustifié ce paradoxe, inconcevablement sacrilège !…

Parfaits artistes et poètes ingénus, lesChinois ont pieusement conservé l’amour et le culte dévot desfleurs : l’une des très rares, des plus lointaines traditionsqui aient survécu à leur décadence. Et, comme il faut biendistinguer les fleurs l’une de l’autre, ils leur ont attribué desanalogies gracieuses, des images de rêve, des noms de pureté ou devolupté qui perpétuent et harmonisent dans notre esprit lessensations de charme doux ou de violente ivresse qu’elles nousapportent… C’est ainsi que telles pivoines, leurs fleurs préférées,les Chinois les saluent, selon leur forme et leur couleur, de cesnoms délicieux, qui sont, chacun, tout un poème et tout unroman : La jeune fille qui offre ses seins, ou :L’eau qui dort sous la lune, ou : Le Soleil dansla forêt, ou : Le premier désir de la Viergecouchée, ou Ma robe n’est plus toute blanche parce qu’enla déchirant le Fils du Ciel y a laissé un peu de sangrose ; ou bien encore, celle-ci : J’ai joui demon ami dans le jardin.

Et Clara, qui me contait ces choses gentilles,s’écriait, indignée, en frappant le sol de ses petits pieds,chaussés de peau jaune :

– Et on les traite de magots, desauvages, ces divins poètes qui appellent leurs fleurs :J’ai joui de mon ami dans le jardin !…

Les Chinois ont raison d’être fiers du Jardindes Supplices, le plus complètement beau, peut-être, de toute laChine, où, pourtant, il en est de merveilleux. Là, sont réunies lesessences les plus rares de leur flore, les plus délicates, commeles plus robustes, celles qui viennent des névés de la montagne,celles qui croissent dans l’ardente fournaise des plaines, cellesaussi, mystérieuses et farouches, qui se dissimulent au plusimpénétrable des forêts et auxquelles les superstitions populairesprêtent des âmes de génies malfaisants. Depuis le palétuvierjusqu’à l’azalée saxatile, la violette cornue et biflore jusqu’aunépenthès distillatoire, l’hibiscus volubile jusqu’à l’hélianthestolonifère, depuis l’androsace, invisible dans sa fissure de roc,jusqu’aux lianes les plus follement enlaçantes, chaque espèce estreprésentée par des spécimens nombreux qui, gorgés de nourrituresorganiques et traités selon les rites par de savants jardiniers,prennent des développements anormaux, des colorations dont nousavons peine, sous nos climats moroses et dans nos jardins sansgénie, à imaginer la prodigieuse intensité.

Un vaste bassin que traverse l’arc d’un pontde bois, peint en vert vif, marque le milieu du jardin au creuxd’un vallonnement où aboutissent quantité d’allées sinueuses et desentes fleuries d’un dessin souple et d’une harmonieuse ondulation.Des nymphéas, des nélumbiums animent l’eau de leurs feuillesprocessionnelles et de leurs corolles errantes jaunes, mauves,blanches, roses, pourprées ; des touffes d’iris dressent leurshampes fines, au haut desquelles semblent percher d’étrangesoiseaux symboliques, des butomes panachés, des cypérus, pareils àdes chevelures, des luzules géantes, mêlent leurs feuillagesdisparates aux inflorescences phalliformes et vulvoïdes des plusstupéfiantes aroïdées. Par une combinaison géniale, sur les bordsdu bassin, entre les scolopendres godronnés, les trolles et lesinules, des glycines artistement taillées s’élèvent et se penchent,en voûte, au-dessus de l’eau qui reflète le bleu de leurs grappesretombantes et balancées. Et des grues, en manteau gris perle, auxaigrettes soyeuses, aux caroncules écarlates, des hérons blancs,des cigognes blanches à nuque bleue de la Mandchourie, promènentparmi l’herbe haute leur grâce indolente et leur majestésacerdotale.

Ici et là, sur des éminences de terre et derocs rouges tapissés de fougères naines, d’androsaces, desaxifrages et d’arbustes rampants, de sveltes et gracieux kiosqueslancent, au-dessus des bambous et des cedrèles, le cône pointu deleurs toits ramagés d’or et les délicates nervures de leurscharpentes dont les extrémités s’incurvent et se retroussent dansun mouvement hardi. Le long des pentes, les espèces pullulentépimèdes issant d’entre les pierres, avec leurs fleurs graciles,remuantes et voletantes comme des insectes ; hémérocallesorangées offrant aux sphinx leur calice d’un jour, œnothèresblancs, leur coupe d’une heure ; opuntias charnus, éomecons,morées, et des nappes, des coulées, des ruissellements deprimevères, ces primevères de la Chine, si abondamment polymorpheset dont nous n’avons, dans nos serres, que des imagesappauvries ; et tant de formes charmantes et bizarres, et tantde couleurs fondues !… Et tout autour des kiosques, entre desfuites de pelouses, dans des perspectives frissonnantes, c’estcomme une pluie rose, mauve, blanche, un fourmillement nuancé, unepalpitation nacrée, carnée, lactée, et si tendre et si changeantequ’il est impossible d’en rendre avec des mots la douceur infinie,la poésie inexprimablement édénique.

Comment avions-nous été transportés là ?…Je n’en savais rien… Sous la poussée de Clara, une porte, soudain,s’était ouverte dans le mur du sombre couloir. Et, soudain, commesous la baguette d’une fée, ç’avait été en moi une irruption declarté céleste et devant moi des horizons, des horizons !

Je regardais, ébloui ; ébloui de lalumière plus douce, du ciel plus clément, ébloui même des grandesombres bleues que les arbres, mollement, allongeaient sur l’herbe,ainsi que de paresseux tapis ; ébloui de la féerie mouvantedes fleurs, des planches de pivoines que de légers abris de roseauxpréservaient de l’ardeur mortelle du soleil… Non loin de nous, surl’une de ces pelouses, un appareil d’arrosage pulvérisait de l’eaudans laquelle se jouaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, àtravers laquelle les gazons et les fleurs prenaient destranslucidités de pierres précieuses.

Je regardais avidement, sans jamais me lasser.Et je ne voyais alors aucun de ces détails que je recomposai plustard ; je ne voyais qu’un ensemble de mystères et de beautésdont je ne cherchais pas à m’expliquer la brusque et consolanteapparition. Je ne me demandais même pas, non plus, si c’était de laréalité qui m’entourait ou bien du rêve… Je ne me demandais rien…je ne pensais à rien… je ne disais rien… Clara parlait, parlait…Sans doute, elle me racontait encore des histoires et deshistoires… Je ne l’écoutais pas, et je ne la sentais pas, non plus,près de moi. En ce moment, sa présence, près de moi, m’était silointaine ! Si lointaine aussi sa voix…, et tellementinconnue !…

Enfin, peu à peu, je repris possession demoi-même, de mes souvenirs, de la réalité des choses, et je comprispourquoi et comment j’étais là…

Au sortir de l’enfer, encore tout blême de laterreur de ces faces de damnés, les narines encore toutes rempliesde cette odeur de pourriture et de mort, les oreilles vibrantencore aux hurlements de la torture, le spectacle de ce jardin mefut une détente subite : après avoir été comme une exaltationinconsciente, comme une irréelle ascension de tout mon être versles éblouissements d’un pays de rêve… Avec délices, j’aspirai, àpleines gorgées, l’air nouveau que tant de fins et mols arômesimprégnaient… C’était l’indicible joie du réveil, aprèsl’oppressant cauchemar… Je savourai cette ineffable impression dedélivrance de quelqu’un, enterré vivant dans un épouvantableossuaire, et qui vient d’en soulever la pierre et de renaître, ausoleil, avec sa chair intacte, ses organes libres, son âme touteneuve…

Un banc, fait de troncs de bambous, setrouvait là, près de moi, à l’ombre d’un immense frêne dont lesfeuilles pourpres, étincelant dans la lumière, donnaient l’illusiond’un dôme de rubis… Je m’y assis, ou plutôt, je m’y laissai tomber,car la joie de toute cette vie splendide me faisait presquedéfaillir, maintenant, d’une volupté ignorée.

Et je vis, à ma gauche, gardien de pierre dece jardin, un Buddha, accroupi sur une roche, qui montrait sa facetranquille, sa face de Bonté souveraine, toute baignée d’azur et desoleil. Des jonchées de fleurs, des corbeilles de fruits couvraientle socle du monument d’offrandes propitiatoires et parfumées. Unejeune fille, en robe jaune, se haussait jusqu’au front del’exorable dieu, qu’elle couronnait pieusement de lotus et decypripèdes… Des hirondelles voletaient autour, en poussant depetits cris joyeux… Alors, je songeai – avec quel religieuxenthousiasme, avec quelle adoration mystique ! – à la viesublime de celui qui, bien avant notre Christ, avait prêché auxhommes la pureté, le renoncement et l’amour…

Mais, penchée sur moi comme le péché, Clara,la bouche rouge et pareille à la fleur de cydoine, Clara, les yeuxverts, du vert grisâtre qu’ont les jeunes fruits de l’amandier, netarda pas à me ramener à la réalité, et elle me dit, en medésignant dans un grand geste le jardin :

– Vois, mon amour, comme les Chinois sontde merveilleux artistes et comme ils savent rendre la naturecomplice de leurs raffinements de cruauté !… En notre affreuseEurope qui, depuis si longtemps, ignore ce que c’est que la beauté,on supplicie secrètement au fond des geôles, ou sur les placespubliques, parmi d’ignobles foules avinées… Ici, c’est parmi lesfleurs, parmi l’enchantement prodigieux et le prodigieux silence detoutes les fleurs, que se dressent les instruments de torture et demort, les pals, les gibets et les croix… Tu vas les voir, tout àl’heure, si intimement mêlés aux splendeurs de cette orgie florale,aux harmonies de cette nature unique et magique, qu’ils semblent,en quelque sorte, faire corps avec elle, être les fleursmiraculeuses de ce sol et de cette lumière…

Et, comme je n’avais pu réprimer un gested’impatience :

– Bête ! fit Clara… petite bête quine comprend rien !… Le front barré d’une ombre dure, ellecontinua :

– Voyons !… Étant triste, ou malade,as-tu, quelquefois, passé dans une fête ?… Alors tu as senticombien ta tristesse s’irritait, s’exaspérait, comme d’une offense,à la joie des visages, à la beauté des choses… C’est une impressionintolérable… Pense à ce que cela doit être pour le patient qui vamourir dans les supplices… Songe combien la torture se multipliedans sa chair et dans son âme de tout le resplendissement quil’environne… et combien l’agonie s’y fait plus atroce, plusdésespérément atroce, cher petit cœur !…

– Je songeais à l’amour, répliquai-je surun ton de reproche… Et voilà que vous me parlez encore, que vous meparlez toujours de supplices !…

– Sans doute !… puisque c’est lamême chose…

Elle était restée près de moi, debout, sesmains sur mon épaule. Et l’ombre rouge du frêne l’enveloppait commed’une lueur de feu… Elle s’assit sur le banc, et ellepoursuivit :

– Et puisqu’il y a des supplices partoutoù il y a des hommes… Je n’y peux rien, mon bébé, et je tâche dem’en accommoder et de m’en réjouir, car le sang est un précieuxadjuvant de la volupté… C’est le vin de l’amour… Elle traça, dansle sable, du bout de son ombrelle, quelques figures, naïvementindécentes, et elle dit :

– Je suis sûre que tu crois les Chinoisplus féroces que nous ?… Mais non… mais non !… Nous, lesAnglais ?… Ah ! parlons-en !… Et vous, lesFrançais ?… Dans votre Algérie, aux confins du désert, j’ai vuceci… Un jour, des soldats capturèrent des Arabes… de pauvresArabes qui n’avaient pas commis d’autre crime que de fuir lesbrutalités de leurs conquérants… Le colonel ordonna qu’ils fussentmis à mort sur-le-champ, sans enquête, ni procès… Et voici ce quiarriva… Ils étaient trente… on creusa trente trous dans le sable,et on les y enterra jusqu’au col, nus, la tête rase, au soleil demidi… Afin qu’ils ne mourussent pas trop vite… on les arrosait, detemps en temps, comme des choux… Au bout d’une demi-heure, lespaupières s’étaient gonflées… les yeux sortaient de l’orbite… leslangues tuméfiées emplissaient les bouches, affreusement ouvertes…et la peau craquait, se rissolait sur les crânes… C’était sansgrâce, je t’assure, et même sans terreur, ces trente têtes mortes,hors du sol, et semblables à d’informes cailloux !… Etnous ?… C’est pire encore !… Ah ! je me rappellel’étrange sensation que j’éprouvai quand, à Kandy, l’ancienne etmorne capitale de Ceylan, je gravis les marches du temple où lesAnglais égorgèrent, stupidement, sans supplices, les petits princesModéliars que les légendes nous montrent si charmants, pareils àces icônes chinoises, d’un art si merveilleux, d’une grâce sihiératiquement calme et pure, avec leur nimbe d’or et leurs longuesmains jointes… Je sentis qu’il s’était accompli là… sur ces marchessacrées, non encore lavées de ce sang par quatre-vingts ans depossession violente, quelque chose de plus horrible qu’un massacrehumain ; la destruction d’une précieuse, émouvante, innocentebeauté… Dans cette Inde agonisante et toujours mystérieuse, àchaque pas que l’on fait sur le sol ancestral, les traces de cettedouble barbarie européenne demeurent… Les boulevards de Calcutta,les fraîches villas himalayennes de Dardjilling, les tribades deBénarès, les fastueux hôtels des traitants de Bombay n’ont pueffacer l’impression de deuil et de mort que laissent partoutl’atrocité du massacre sans art, et le vandalisme et la destructionbête… Ils l’accentuent, au contraire… En n’importe quels endroitsoù elle parut, la civilisation montre cette face gémellée de sangstérile et de ruines à jamais mortes… Elle peut dire commeAttila : « L’herbe ne croît plus où mon cheval apassé. »… Regarde ici, devant toi, autour de toi… Il n’est pasun grain de sable qui n’ait été baigné de sang… et ce grain desable lui-même, qu’est-il sinon de la poussière de mort ?…Mais comme ce sang est généreux et féconde cette poussière !…Regarde… l’herbe est grasse… les fleurs pullulent… et l’amour estpartout !…

Le visage de Clara s’était ennobli… Unemélancolie très douce atténuait la barre d’ombre de son front,voilait les flammes vertes de ses yeux… Elle reprit :

– Ah ! que la petite ville morte deKandy me sembla triste et poignante ce jour-là !… Dans lachaleur torride, un lourd silence planait, avec les vautours, surelle… Quelques Hindous sortaient du temple où ils avaient porté desfleurs au Buddha… La douceur profonde de leurs regards, la noblessede leur front, la faiblesse souffrante de leur corps, consumé parla fièvre, la lenteur biblique de leur démarche, tout cela m’émutjusques au fond des entrailles… Ils semblaient en exil, sur laterre natale, près de leur Dieu si doux, enchaîné et gardé par lescipayes… Et, dans leurs prunelles noires, il n’y avait plus rien deterrestre… plus rien qu’un rêve de libération corporelle, l’attentedes nirvanas pleins de lumière… Je ne sais quel respect humain meretint de m’agenouiller devant ces douloureux, ces vénérables pèresde ma race, de ma race parricide… Je me contentai de les saluerhumblement… Mais ils passèrent sans me voir… sans voir mon salut…sans voir les larmes de mes yeux… et l’émotion filiale qui megonflait le cœur… Et quand ils eurent passé, je sentis que jehaïssais l’Europe, d’une haine qui ne s’éteindrait jamais…

S’interrompant, tout d’un coup, elle medemanda :

– Mais je t’ennuie, dis ? Je ne saispas pourquoi je te raconte tout cela… Ça n’a aucun rapport… Je suisfolle !…

– Non… non… chère Clara, répondis-je enlui baisant les mains… Je vous aime, au contraire, de me parlerainsi… Parlez-moi toujours ainsi !… Elle continua :

– Après avoir visité le temple, pauvre etnu, qu’un gong décore à l’entrée, seul vestige des richessesanciennes, après avoir respiré l’odeur des fleurs dont l’image duBuddha était toute jonchée, je remontai mélancoliquement vers laville… Elle était déserte… Évocation grotesque et sinistre duprogrès occidental, un pasteur – seul être humain – y rôdait,rasant les murs, une fleur de lotus au bec… Sous cet aveuglantsoleil, il avait conservé, comme dans les brumes métropolitaines,son caricatural uniforme de clergyman, feutre noir et mou,longue redingote noire à col droit et crasseux, pantalon noir,retombant, en vrilles crapuleuses, sur de massives chaussures deroulier… Ce costume revêche de prédicant s’accompagnait d’uneombrelle blanche, sorte de punka portatif et dérisoire,unique concession faite par le cuistre aux mœurs locales et ausoleil de l’Inde que les Anglais n’ont pu, jusqu’ici, transformeren brouillard de suie. Et je songeai, non sans irritation, qu’on nepeut faire un pas, de l’équateur au pôle, sans se heurter à cetteface louche, à ces yeux rapaces, à ces mains crochues, à cettebouche immonde qui, sur les divinités charmantes et les mythesadorables des religions-enfants, va soufflant, avec l’odeur du gincuvé, l’effroi des versets de la Bible.

Elle s’anima. Ses yeux exprimaient une hainegénéreuse que je ne leur connaissais pas. Oubliant ce lieu où nousétions, ses enthousiasmes criminels de tout à l’heure et sesexaltations sanglantes, elle dit :

– Partout où il y a du sang versé àlégitimer, des pirateries à consacrer, des violations à bénir, dehideux commerces à protéger, on est sûr de le voir, ce Tartuffebritannique, poursuivre, sous prétexte de prosélytisme religieux oud’étude scientifique, l’œuvre de la conquête abominable. Son ombreastucieuse et féroce se profile sur la désolation des peuplesvaincus, accolée à celle du soldat égorgeur et du Shylockrançonnier. Dans les forêts vierges, où l’Européen est plusjustement redouté que le tigre, au seuil de l’humble paillotedévastée, entre les cases incendiées, il apparaît, après lemassacre, comme, les soirs de bataille, l’écumeur d’armée qui vientdétrousser les morts. Digne pendant, d’ailleurs, de son concurrent,le missionnaire catholique qui, lui aussi, apporte la civilisationau bout des torches, à la pointe des sabres et des baïonnettes…Hélas !… la Chine est envahie, rongée par ces deux fléaux…Dans quelques années, il ne restera plus rien de ce paysmerveilleux, où j’aime tant à vivre !…

Tout à coup, elle se leva, et poussant uncri : – Et la cloche, mon amour !… On n’entend plus lacloche… Ah ! mon Dieu… il sera mort !… Pendant que nousétions là, à causer, on l’aura, sans doute, conduit au charnier… Etnous ne le verrons pas !… C’est de ta faute, aussi…

Elle m’obligea à me lever du banc…

– Vite !… vite !chéri !…

– Rien ne nous presse, ma chère Clara…Nous verrons toujours assez d’horreurs… Parle-moi encore comme tume parlais il y a une seconde où j’aimais tant ta voix, où j’aimaistant tes yeux !

Elle s’impatienta :

– Vite !… vite !… Tu ne saispas ce que tu dis !… Ses yeux étaient redevenus durs, sa voixhaletante, sa bouche impérieusement cruelle et sensuelle… Il mesembla que le Buddha lui-même tordait, maintenant, dans un mauvaissoleil, une face ricanante de bourreau… Et j’aperçus la jeune filleaux offrandes qui s’éloignait, dans une allée, entre des pelouses,là-bas… Sa robe jaune était toute menue, légère et brillante, commeune fleur de narcisse.

L’allée où nous marchions était bordée depêchers, de cerisiers, de cognassiers, d’amandiers, les uns nainset taillés selon des formes bizarres, les autres, libres, entouffes, et poussant dans tous les sens leurs longues branches,chargées de fleurs. Un petit pommier dont le bois, les feuilles etles fleurs étaient d’un rouge vif, imitait la forme d’un vasepansu. Je remarquai aussi un arbre admirable, qu’on appelle lepoirier à feuilles de bouleau. Il s’élevait en pyramideparfaitement droite, à la hauteur de six mètres, et, de la basetrès large au sommet en cône pointu, il était tellement couvert defleurs qu’on ne voyait ni ses feuilles, ni ses branches.D’innombrables pétales ne cessaient de se détacher, alors qued’autres s’ouvraient, et ils voletaient autour de la pyramide, etils tombaient lentement sur les allées et les pelouses qu’ilscouvraient d’une blancheur de neige. Et l’air, au loin,s’imprégnait de subtiles odeurs d’églantine et de réséda. Puis,nous longeâmes des massifs d’arbustes que décoraient, avec lesdeutzias parviflores, aux larges corymbes rosés, ces joliesligustrines de Pékin, au feuillage velu, aux grandes paniculesplumeuses de fleurs blanches, poudrées de soufre. C’était, à chaquepas, une joie nouvelle, une surprise des yeux qui me faisaitpousser des cris d’admiration. Ici, une vigne dont j’avaisremarqué, dans les montagnes de l’Annam, les larges feuillesblondes, irrégulièrement échancrées et dentelées, aussi dentelées,aussi échancrées, aussi larges que les feuilles du ricin, enlaçaitde ses ventouses un immense arbre mort, montait jusqu’au faîte dubranchage et, de là, retombait en cataracte, en avalanche,protégeant toute une flore d’ombre qui s’épanouissait à la baseentre les nefs, les colonnades et les niches formées par sessarments croulants. Là, un stéphanandre exhibait son feuillageparadoxal, précieusement ouvré comme un cloisonné et dont jem’émerveillais qu’il passât par toute sorte de colorations, depuisle vert paon jusqu’au bleu d’acier, le rose tendre jusqu’au pourprebarbare, le jaune clair jusqu’à l’ocre brun. Tout près, un groupede viburnums gigantesques, aussi hauts que des chênes, agitaient degrosses boules neigeuses à la pointe de chaque rameau.

De place en place, agenouillés dans l’herbe,ou perchés sur des échelles rouge, des jardiniers faisaient courirdes clématites sur de fines armatures de bambous ; d’autresenroulaient des ipomées, des calystégies sur de longs et mincestuteurs de bois noir… Et, partout, dans les pelouses, les lisélevaient leurs tiges, prêtes à fleurir.

Arbres, arbustes, massifs, plantes isolées ougroupées, il semblait tout d’abord qu’ils eussent poussé là auhasard du germe, sans méthode, sans culture, sans autre volonté quela nature, sans autre caprice que la vie. Erreur. L’emplacement dechaque végétal avait été, au contraire, laborieusement étudié etchoisi, soit pour que les couleurs et les formes se complétassent,se fissent mieux valoir l’une par l’autre, soit pour ménager desplans, des fuites aériennes, des perspectives florales etmultiplier les sensations, en combinant les décors. La plus humbledes fleurs, de même que l’arbre le plus géant, concourait, par saposition même, à une harmonie inflexible, à un ensemble d’art, dontl’effet était d’autant plus émouvant qu’il ne sentait ni le travailgéométrique, ni l’effort décoratif.

Tout, aussi, semblait avoir été disposé, parla munificence de la nature, pour le triomphe des pivoines. Sur lespentes douces, semées, en guise de gazon, d’aspérules odorantes etde crucianelles roses, du rose passé des vieilles soies, despivoines, des champs de pivoines arborescentes déroulaient desomptueux tapis. Près de nous, il y en avait d’isolées, qui noustendaient d’immenses calices rouges, noirs, cuivrés, orangés,pourprés. D’autres, idéalement pures, offraient les plus virginalesnuances du rose et du blanc. Réunies en foule chatoyante, ou biensolitaires au bord de l’allée, méditatives au pied des arbres,amoureuses le long des massifs, les pivoines étaient bienréellement les fées, les reines miraculeuses de ce miraculeuxjardin.

Partout où le regard se posait, il rencontraitune pivoine. Sur les ponts de pierre, entièrement recouverts deplantes saxatiles et qui, de leurs arches audacieuses, relient lesmasses de rochers et font communiquer entre eux les kiosques, lespivoines passaient, pareilles à une foule en fête. Leur processionbrillante ascensionnait les tertres, autour desquels montent, secroisent, s’enchevêtrent les allées et les sentes que bordent demenus fusains argentés et des troènes taillés en haies. J’admiraiun monticule où, sur des murs très bas, très blancs, construits encolimaçon, s’étendaient, protégées par des nattes, les plusprécieuses espèces de pivoines, que d’habiles artistes avaientassouplies aux formes multiples de l’espalier. Dans l’intervalle deces murs, des pivoines immémoriales, en boule sur de hautes tigesnues, s’espaçaient, dans des caisses carrées. Et le sommet secouronnait de touffes épaisses, de libres buissons de la plantesacrée dont la floraison, si éphémère en Europe, se succède icidurant toutes les saisons. Et, à ma droite, à ma gauche, toutesproches de moi, ou bien perdues dans les perspectives lointaines,c’étaient encore, c’étaient toujours des pivoines, des pivoines,des pivoines…

Clara s’était remise à marcher très vite,presque insensible à cette beauté ; elle marchait, le frontbarré d’une ombre dure, les prunelles ardentes… On eût dit qu’elleallait, emportée par une force de destruction… Elle parlait, et jene l’entendais pas, ou si peu ! Les mots de « mort, decharme, de torture, d’amour » qui, sans cesse, tombaient deses lèvres, ne me semblaient plus qu’un écho lointain, une toutepetite voix de cloche à peine perceptible là-bas, là-bas, et fonduedans la gloire, dans le triomphe, dans la volupté sereine etgrandiose de cette éblouissante vie.

Clara marchait, marchait, et je marchais prèsd’elle, et partout, c’étaient, avec les surprises nouvelles despivoines, des arbustes de rêve ou de folie, des fusains bleus, deshoux aux violentes panachures, des magnolias gaufrés, frisés, descèdres nains qui s’ébouriffaient comme des chevelures, des aralias,et de hautes graminées, des eulalies géantes dont les feuilles enruban retombent et ondulent, pareilles à des peaux de serpents,lamées d’or. C’étaient aussi des essences tropicales, des arbresinconnus sur le tronc desquels se balançaient d’impuresorchidées ; le banian de l’Inde, qui s’enracine dans le solpar ses branches multipliantes ; d’immenses musas et, sousl’abri de leurs feuilles, des fleurs comme des insectes, comme desoiseaux, tel le féerique strelitzia, dont les pétales jaunes sontdes ailes, et qu’anime un vol perpétuel.

Tout à coup, Clara s’arrêta, comme si un brasinvisible se fût posé sur elle, brutalement.

Inquiète, nerveuse, les narines battantes,ainsi qu’une biche qui vient de flairer dans le vent l’odeur dumâle, elle huma l’air autour d’elle. Un frémissement, que jeconnaissais pour être l’avant-coureur du spasme, parcourut tout soncorps. Ses lèvres devinrent instantanément plus rouges etgonflées.

– As-tu senti ?… fit-elle d’une voixbrève et sourde.

– Je sens l’arôme des pivoines qui emplitle jardin… répondis-je. Elle frappa la terre de son piedimpatient :

– Ce n’est pas cela !… Tu n’as passenti ?… Rappelle-toi !…

Et, ses narines encore plus ouvertes, ses yeuxplus brillants, elle dit :

– Cela sent, comme quand jet’aime !…

Alors, vivement, elle se pencha sur uneplante, un thalictre qui, au bord de l’allée, dressait une longuetige fine, branchue, rigide, d’un violet clair. Chaque rameauaxillaire sortait d’une gaine ivoirine en forme de sexe et seterminait par une grappe de toutes petites fleurs, serrées l’unecontre l’autre et couvertes de pollen…

– C’est elle !… c’est elle !…Oh ! mon chéri !…

En effet, une odeur puissante, phosphatée, uneodeur de semence humaine montait de cette plante… Clara cueillit latige, me força à en respirer l’étrange odeur, puis, me barbouillantle visage de pollen :

– Oh ! chéri… chéri !…fit-elle… la belle plante !… Et comme elle me grise !…Comme elle m’affole !… Est-ce curieux qu’il y ait des plantesqui sentent l’amour ?… Pourquoi, dis ?… Tu ne saispas ?… Eh bien, je le sais, moi… Pourquoi y aurait-il tant defleurs qui ressemblent à des sexes, si ce n’est pas parce que lanature ne cesse de crier aux êtres vivants par toutes ses formes etpar tous ses parfums : « Aimez-vous !…aimez-vous !… faites comme les fleurs… Il n’y a quel’amour !… » Dis-le aussi qu’il n’y a que l’amour.Oh ! dites-le vite, cher petit cochon adoré…

Elle continua de humer l’odeur du thalictre etd’en mâchonner la grappe, dont le pollen se collait à ses lèvres.Et brusquement, elle déclara :

– J’en veux dans le jardin… j’en veuxdans ma chambre… dans le kiosque… dans toute la maison… Sens, petitcœur, sens !… Une simple plante… est-ce admirable !… Etmaintenant, viens… viens !… Pourvu que nous n’arrivions pastrop tard… à la cloche !…

Avec une moue, qui était comique et tragique,tout ensemble, elle dit encore :

– Pourquoi aussi t’es-tu attardé là-bas,sur ce banc ?… Et toutes ces fleurs !… Ne les regardepas… ne les regarde plus… Tu les verras mieux après… après avoir vusouffrir, après avoir vu mourir. Tu verras comme elles sont plusbelles, quelle ardente passion exaspère leurs parfums !… Sensencore, mon chéri… et viens… Et prends mes seins… Comme ils sontdurs !… Leurs pointes s’irritent à la soie de ma robe… ondirait d’un fer chaud qui les brûle… C’est délicieux… Viensdonc…

Elle se mit à courir, le visage tout jaune depollen, la tige de thalictre entre les dents…

Clara ne voulut pas s’arrêter devant une autreimage de Buddha dont la face crispée et mangée par le temps setordait dans le soleil. Une femme lui offrait des branches decydoine, et ces fleurs me semblèrent de petits cœurs d’enfant… Audétour d’une allée, nous croisâmes, portée par deux hommes, unecivière sur laquelle se mouvait une sorte de paquet de chairsanglante, une sorte d’être humain, dont la peau, coupée enlanières, traînait sur le sol, comme des guenilles. Bien qu’il fûtimpossible de reconnaître le moindre vestige d’humanité dans cetteplaie hideuse qui, pourtant, avait été un homme, on sentait que,par un prodige, cela respirait encore. Et des gouttes rouges, destraînées de sang marquaient l’allée.

Clara cueillit deux fleurs de pivoine et lesdéposa sur la civière, silencieusement, d’une main tremblante. Lesporteurs découvrirent, dans un sourire de brute, leurs gencivesnoires et leurs dents laquées… et, quand la civière eutpassé :

– Ah ! ah !… Je vois la cloche…dit Clara… je vois la cloche…

Et, tout autour de nous, et tout autour de lacivière qui s’éloignait, c’était comme une pluie rose, mauve etblanche, un fourmillement nuancé, une palpitation carnée, lactée,nacrée, et si tendre et si changeante, qu’il est impossible d’enrendre, avec des mots, la douceur infinie et le charmeinexprimablement édénique…

Chapitre 6

 

 

Nous laissâmes l’allée circulaire sur laquelles’embranchent d’autres allées sinuant vers le centre, et qui longeun talus, planté d’une quantité d’arbustes rares et précieux, etnous prîmes une petite sente qui, dans une dépression du terrain,aboutissait directement à la cloche. Sentes et allées étaientsablées de brique pulvérisée qui donne au vert des pelouses et desfeuillages une extraordinaire intensité et comme une transparenced’émeraude sous la lumière d’un lustre. À droite, des pelousesfleuries ; à gauche, des arbustes encore. Acers roses, frottésd’argent pâle, d’or vif, de bronze ou de cuivre rouge ;mahonias dont les feuilles de cuir mordoré ont la largeur despalmes du cocotier ; éleagnus qui semblent avoir été enduitsde laques polychromes ; pyrus, poudrés de mica ; laurierssur lesquels miroitent et papillotent les mille facettes d’uncristal irisé ; caladiums dont les nervures de vieil orsertissent des soies brodées et des dentelles roses ; thuyasbleus, mauves, argentés, panachés de jaunes malades, d’orangésvénéneux ; tamarix blonds, tamarix verts, tamarix rouges, dontles branches flottent et ondulent dans l’air, pareilles à de menuesalgues dans la mer ; cotonniers dont les houppes s’envolent etvoyagent sans cesse à travers l’atmosphère ; salix et l’essaimjoyeux de leurs graines ailées ; clérodendrons étalant ainsique des parasols leurs larges ombrelles incarnadines… Entre cesarbustes, dans les parties ensoleillées, des anémones, desrenoncules, des heucheras se mêlaient au gazon ; dans lesparties ombrées se montraient d’étranges cryptogames, des moussescouvertes de minuscules fleurettes blanches, et des lichenssemblables à des agglomérations de polypes, à des massesmadréporiques. C’était un enchantement perpétuel.

Et, de cet enchantement floral, se dressaientdes échafauds, des appareils de crucifixion, des gibets auxenluminures violentes, des potences toutes noires au sommetdesquelles ricanaient d’affreux masques de démons ; hautespotences pour la strangulation simple, gibets plus bas et machinéspour le dépècement des chairs. Sur les fûts de ces colonnes desupplice, par un raffinement diabolique, des calystégiespubescentes, des ipomées de la Daourie, des lophospermes, descoloquintes enroulaient leurs fleurs, parmi celles des clématiteset des atragènes… Des oiseaux y vocalisaient leurs chansonsd’amour…

Au pied d’un de ces gibets, fleuri comme unecolonne de terrasselo, un tourmenteur, assis, sa trousse entre lesjambes, nettoyait de fins instruments d’acier avec des chiffons desoie ; sa robe était couverte d’éclaboussures de sang ;ses mains semblaient gantées de rouge. Autour de lui, comme autourd’une charogne, bourdonnaient et tourbillonnaient des essaims demouches… Mais, dans ce milieu de fleurs et de parfums, cela n’étaitni répugnant, ni terrible. On eût dit, sur sa robe, une pluie depétales tombés d’un cognassier voisin… Il avait, d’ailleurs, unventre pacifique et débonnaire… Son visage, au repos, exprimait dela bonhomie, de la jovialité même ; la jovialité d’unchirurgien qui vient de réussir une opération difficile… Comme nouspassions près de lui, il leva ses yeux vers nous, et nous saluapoliment.

Clara lui adressa la parole en anglais.

– Il est vraiment fâcheux que vous nesoyez pas venus une heure plus tôt, dit ce brave homme… Vous auriezvu quelque chose de très beau… et qu’on ne voit pas tous les jours…Un travail extraordinaire, milady !… J’ai retaillé un homme,des pieds à la tête, après lui avoir enlevé toute la peau… Il étaitsi mal bâti !… Ha !… ha !… ha !…

Son ventre, secoué par le rire, s’enflait etse vidait, tour à tour, avec des bruits sourds de borborygme. Untic nerveux lui faisait remonter la fente de la bouche jusqu’auzygome, en même temps que, par le même mouvement, les paupières,s’abaissant, allaient rejoindre l’extrémité des lèvres, parmi desplis gras de la peau. Et c’était une grimace – une multitude degrimaces qui donnaient à son visage une expression de cruautécomique et macabre. Clara demanda :

– C’est lui, sans doute, que nous avonsrencontré sur une civière, tout à l’heure ?

– Ah ! vous l’avez rencontré ?…cria le bonhomme flatté… Eh bien, qu’en dites-vous ?…

– Quelle horreur !… fit Clara d’unevoix tranquille, qui démentait le dégoût de son exclamation. Alorsle bourreau expliqua :

– C’était un misérable coolie du port…rien du tout, milady… Certes, il ne méritait pas l’honneur d’un sibeau travail… Il avait, paraît-il, volé un sac de riz à desAnglais… nos chers et bons amis les Anglais… Quand je lui eusenlevé la peau et qu’elle ne tenait plus à ses épaules que par deuxpetites boutonnières… je l’obligeai à marcher, milady… Ha !…ha !… ha !… La bonne idée, vraiment !… C’était à setordre les côtes… On eût dit qu’il avait sur le corps, commentappelez-vous cette chose ?… Ah ! oui ma foi !… unmac-farlane ?… Jamais il n’avait été si bien vêtu, le chien,ni par un plus parfait tailleur… Mais il avait les os si durs quej’y ai ébréché ma scie… cette belle scie que voilà.

Un petit morceau blanchâtre et graisseux étaitresté entre les dents de la scie… Il le fit sauter d’un coupd’ongle et l’envoya se perdre dans le gazon, parmi lesfleurettes…

– C’est de la moelle, milady !… fitle joyeux bonhomme… Il n’y en a pas pour cher… Et, hochant la tête,il ajouta :

– Il n’y en a pas souvent pour cher… carnous travaillons, presque toujours, dans le bas peuple… Puis, d’unair de tranquille satisfaction :

– Hier, ma foi… ce fut très curieux… D’unhomme j’ai fait une femme… Hé !… hé !… hé !… C’étaità s’y méprendre… Et je m’y suis mépris, pour voir… Demain, si lesgénies veulent bien m’accorder la grâce que j’aie une femme, à cegibet… j’en ferai un homme… C’est moins facile !… Ha !…ha !…

Sous l’effort d’un nouveau rire, son triplementon, les bourrelets de son cou, et son ventre tremblèrent commede la gélatine… Une seule ligne rouge et arquée reliait alors lecoin gauche de sa bouche à la commissure de ses paupières droites,au milieu des bouffissures et des rigoles par où coulaient deminces filets de sueur et des larmes de rire.

Il introduisit la scie nettoyée et luisantedans la trousse qu’il referma. La boîte en était charmante et d’unlaque admirable : un vol d’oies sauvages, au-dessus d’un étangnocturne où la lune argentait les lotus et les iris.

À ce moment, l’ombre du gibet mit sur le corpsdu tourmenteur une barre transversale et violacée.

– Voyez-vous, milady, continua le bavardbonhomme, notre métier, de même que nos belles potiches, nos bellessoies brodées, nos beaux laques, se perd de plus en plus… Nous nesavons plus, aujourd’hui, ce que c’est réellement que le supplice…Bien que je m’efforce à en conserver les traditions véritables… jesuis débordé… et je ne puis, à moi tout seul, arrêter sa décadence…Que voulez-vous ? Les bourreaux, on les recrute, maintenant,on ne sait où !… Plus d’examens, plus de concours… C’est lafaveur seule, la protection qui décident des choix… Et quels choix,si vous saviez !… C’est honteux !… Autrefois on neconfiait ces importantes fonctions qu’à d’authentiques savants, àdes gens de mérite, qui connaissaient parfaitement l’anatomie ducorps humain, qui avaient des diplômes, de l’expérience, ou dugénie naturel… Aujourd’hui, va te faire fiche ! Le moindrecordonnier peut prétendre à remplir ces places honorables etdifficiles… Plus de hiérarchie, plus de traditions ! Tout s’enva… Nous vivons dans une époque de désorganisation… Il y a enChine, milady, quelque chose de pourri…

Il soupira profondément et, nous montrant sesmains toutes rouges, puis la trousse qui brillait, dans l’herbe àcôté de lui :

– Et pourtant, je m’emploie de mon mieux,comme vous avez pu voir, à relever notre prestige aboli… Car jesuis un vieux conservateur, moi… un nationaliste intransigeant… etje répugne à toutes ces pratiques, à toutes ces modes nouvellesque, sous prétexte de civilisation, nous apportent les Européens,et en particulier les Anglais… Je ne voudrais pas médire desAnglais, milady… Ce sont de braves gens, et fort respectables…Mais, il faut l’avouer, leur influence sur nos mœurs a étédésastreuse… Chaque jour ils enlèvent à notre Chine son caractèreexceptionnel… Au seul point de vue du supplice, milady, ils nousont fait beaucoup de tort… beaucoup de tort… C’est granddommage !…

– Ils s’y connaissent, pourtant !…interrompit Clara, que ce reproche blessa dans son amour-proprenational, car elle voulait bien se montrer sévère envers sescompatriotes qu’elle détestait, mais elle entendait les fairerespecter par les autres.

Le tortionnaire haussa les épaules et, sousl’empire du tic nerveux, il en arriva à composer sur son visage lagrimace la plus impérieusement comique qui se pût voir sur unvisage humain. Et, pendant que nous avions grand-peine, malgrél’horreur, à retenir nos rires, il déclarapéremptoirement :

– Non, milady, ils ne s’y connaissent pasdu tout… Sous ce rapport, ce sont de vrais sauvages… Voyons, dansles Indes – ne parlons que des Indes – quel travail grossier etsans art !… Et comme ils ont bêtement – oui, bêtement –gaspillé la mort !…

Il joignit ses mains sanglantes, comme pourune prière, leva ses yeux vers le ciel et, d’une voix où semblaientpleurer tant de regrets :

– Quand on songe, milady, s’écria-t-il, àtoutes les choses admirables qu’ils avaient à faire là-bas… etqu’ils n’ont pas faites… et qu’ils ne feront jamais !… C’estimpardonnable…

– Ça, par exemple ! protesta Clara…vous ne savez pas ce que vous dites…

– Que les génies m’emportent, si jemens !… s’exclama le gros bonhomme.

Et, d’une voix plus lente, avec des gestesdidactiques, il professa :

– En supplice, comme en toutes choses,les Anglais ne sont pas des artistes… Toutes les qualités que vousvoudrez, milady, mais pas celle-là… non, non, non.

– Allons donc !… Ils ont faitpleurer toute l’humanité !…

– Mais, milady… très mal… rectifia lebourreau… C’est que l’art ne consiste pas à tuer beaucoup… àégorger, massacrer, exterminer, en bloc, les hommes… C’est tropfacile, vraiment… L’art, milady, consiste à savoir tuer, selon desrites de beauté dont nous autres Chinois connaissons seuls lesecret divin… Savoir tuer !… Rien n’est plus rare, et tout estlà… Savoir tuer !… C’est-à-dire travailler la chair humaine,comme un sculpteur sa glaise ou son morceau d’ivoire… en tirertoute la somme, tous les prodiges de souffrance qu’elle recèle aufond de ses ténèbres et de ses mystères… Voilà !… Il y faut dela science, de la variété, de l’élégance, de l’invention… du génie,enfin… Mais, tout se perd aujourd’hui… Le snobisme occidental quinous envahit, les cuirassés, les canons à tir rapide, les fusils àlongue portée, l’électricité, les explosifs… que sais-je ?…tout ce qui rend la mort collective, administrative etbureaucratique… toutes les saletés de votre progrès, enfin…détruisent peu à peu nos belles traditions du passé… Il n’y aqu’ici, dans ce jardin, où elles soient encore conservées tant bienque mal… où nous essayons du moins de les maintenir tant bien quemal… Que de difficultés !… que d’entraves !… que deluttes continuelles, si vous saviez !… Hélas ! je sensque ça n’est plus pour longtemps… Nous sommes vaincus par lesmédiocres… Et c’est l’esprit bourgeois qui triomphe partout…

Sa physionomie eut alors une singulièreexpression de mélancolie et d’orgueil, tout ensemble, en même tempsque ses gestes révélèrent une profonde lassitude.

– Et pourtant, dit-il, moi qui vousparle, milady… je ne suis pas le premier venu, certes… Je puis mevanter d’avoir, toute ma vie, travaillé avec désintéressement à lagloire de notre grand Empire… J’ai toujours été – et de beaucoup –le premier, dans les concours de tortures… J’ai inventé –croyez-moi – des choses véritablement sublimes, d’admirablessupplices qui, dans un autre temps et sous une autre dynastie,m’eussent valu la fortune et l’immortalité… Eh bien, c’est à peinesi l’on fait attention à moi… Je ne suis pas compris… Disons lemot : on me méprise… Que voulez-vous ?… Aujourd’hui legénie ne compte pour rien… personne n’y accorde plus le moindremérite… C’est décourageant. Je vous assure !… Pauvre Chine,jadis si artiste, si grandement illustre !… Ah ! jecrains bien qu’elle ne soit mûre pour la conquête !…

D’un geste pessimiste et navré, il prit Claraà témoin de cette décadence, et ses grimaces furent quelque chosed’intraduisible…

– Enfin, voyons, milady !… Est-cepas à pleurer ?… C’est moi qui avais inventé le supplice durat. Que les génies me rongent le foie et me tordent lestesticules, si ce n’est pas moi !… Ah ! milady, unsupplice extraordinaire, je vous jure… Originalité, pittoresque,psychologie, science de la douleur, il avait tout pour lui… Et,par-dessus le marché, il était infiniment comique… Il s’inspiraitde cette vieille gaieté chinoise, si fort oubliée, de nos jours…Ah ! comme il eût excité la verve plaisante de tout lemonde !… quelle ressource pour les conversationslanguissantes !… Eh bien, ils y ont renoncé… Pour mieux dire,ils n’en ont pas voulu… Et cependant, les trois essais que nous enfîmes devant les juges avaient eu un succès colossal.

Comme nous n’avions pas l’air de le plaindre,que ses récriminations de vieil employé nous agaçaient plutôt, lebourreau répéta, en appuyant sur le mot :

– Colossal… co-los-sal !…

– Qu’est-ce que c’est que ce supplice durat ?… demanda mon amie… Et comment se fait-il que je ne leconnaisse point ?

– Un chef-d’œuvre, milady… un purchef-d’œuvre !… affirma d’une voix retentissante le gros hommedont le corps flasque se tassa davantage dans l’herbe.

– J’entends bien… mais encore ?

– Un chef-d’œuvre, en vérité !… Etvous voyez… vous ne le connaissez point… personne ne le connaît…Quelle pitié !… Comment voulez-vous que je ne sois pashumilié ?…

– Pouvez-vous nous le décrire ?…

– Si je le puis ?… Mais parfaitementoui, je le puis… Je vais vous l’expliquer, et vous jugerez…Suivez-moi bien…

Et le gros homme, avec des gestes précis quidessinaient, dans l’air, des formes, parla ainsi :

– Vous prenez un condamné, charmantemilady, un condamné, ou tout autre personnage – car il n’est pasnécessaire, pour la réussite de mon supplice, que le patient soitcondamné à n’importe quoi – vous prenez un homme, autant quepossible, jeune, fort, et dont les muscles soient bien résistants…en vertu de ce principe que plus il y a force, plus il y a lutte,plus il y a lutte, plus il y a douleur !… Bon… Vous ledéshabillez… Bon… Et, quand il est tout nu – n’est-ce pas,milady ?

– vous le faites s’agenouiller, le doscourbé, sur la terre, où vous le maintenez par des chaînes, rivéesà des colliers de fer qui lui serrent la nuque, les poignets, lesjarrets et les chevilles… Bon ! je ne sais si je me fais biencomprendre ?… Vous mettez alors, dans un grand pot percé, aufond, d’un petit trou – un pot de fleurs, milady ! – vousmettez un très gros rat, qu’il convient d’avoir privé denourriture, pendant deux jours, afin d’exciter sa férocité… Et cepot, habité par ce rat, vous l’appliquez hermétiquement, comme uneénorme ventouse, sur les fesses du condamné, au moyen de solidescourroies, attachées à une ceinture de cuir, qui lui entoure lesreins… Ah ! ah ! ça se dessine !…

Il nous regarda, malicieusement, du coin deses paupières rabattues, afin de juger de l’effet que ses parolesproduisaient sur nous…

– Et alors ?… fit Clara,simplement.

– Alors, milady, vous introduisez, dansle petit trou du pot – devinez quoi ?

– Est-ce que je sais, moi ?…

Le bonhomme se frotta les mains, souritaffreusement, et il reprit :

– Vous introduisez une tige de fer,rougie au feu d’une forge… d’une forge portative qui est là, prèsde vous… Et, quand la tige de fer est introduite, que sepasse-t-il ?… Ah ! ah ! ah !… Imaginezvous-même ce qui doit se passer, milady ?…

– Mais allez donc, vieux bavard !…ordonna mon amie dont les petits pieds colères trépignaient lesable de l’allée…

– Là !… là !… calma le prolixetourmenteur… Un peu de patience, milady… Et procédons avec méthode,s’il vous plaît… Donc, vous introduisez, dans le trou du pot, unetige de fer, rougie au feu d’une forge… Le rat veut fuir la brûlurede la tige et son éclaboussante lumière… Il s’affole, cabriole,saute et bondit, tourne sur les parois du pot, rampe et galope surles fesses de l’homme, qu’il chatouille d’abord et qu’ensuite ildéchire de ses pattes, et mord de ses dents aiguës… cherchant uneissue, à travers les chairs fouillées et sanglantes… Mais, il n’y apas d’issue… ou, du moins, dans les premières minutes del’affolement, le rat ne trouve pas d’issue… Et la tige de fer,manœuvrée avec habileté et lenteur, se rapproche toujours du rat…le menace… lui roussit le poil… Que dites-vous de ceprélude ?

Il respira, quelques secondes, et, posément,avec autorité, il enseigna : – Le grand mérite, en ceci, estqu’il faut savoir prolonger cette opération initiale le plus qu’onpeut, car les lois de la physiologie nous apprennent qu’il n’estrien de plus horrible que la combinaison sur une chair humaine deschatouillements et des morsures… Il peut même arriver que lepatient en devienne fou… Il hurle et se démène… son corps, restélibre dans l’intervalle des colliers de fer, palpite, se soulève,se tord, secoué par de douloureux frissons… Mais les membres sontmaintenus solidement par les chaînes… le pot, par les courroies… Etles mouvements du condamné ne font qu’augmenter la fureur du rat, àlaquelle, bientôt, vient s’ajouter la griserie du sang… C’estsublime, milady !…

– Et enfin ?… fit, d’une voix brèveet tremblée, Clara qui avait légèrement pâli. Le bourreau claqua dela langue et il poursuivit :

– Enfin – car je vois que vous êtespressée de connaître le dénouement de cette admirable et jovialehistoire – enfin… sous la menace de la tige rougie et grâce àl’excitation de quelques brûlures opportunes, le rat finit partrouver une issue… une issue naturelle, milady… et combienignoble !… Ah !… ah !… ah !…

– Quelle horreur !… cria Clara.

– Ah ! vous voyez… Je ne vous lefais pas dire… Et je suis fier de l’intérêt que vous prenez à monsupplice… Mais attendez… Le rat pénètre, par où vous savez… dans lecorps de l’homme… en élargissant de ses pattes et de ses dents… leterrier… Ah !… ah !… ah !… le terrier qu’il creusefrénétiquement, comme de la terre… Et il crève étouffé, en mêmetemps que le patient, lequel, après une demi-heure d’indicibles,d’incomparables tortures, finit, lui aussi, par succomber à unehémorragie… quand ce n’est pas à l’excès de la souffrance… ouencore à la congestion d’une folie épouvantable… Dans tous les cas,milady… et quelle que soit la cause finale à cette mort, croyez quec’est extrêmement beau !…

Satisfait, avec des airs d’orgueil triomphant,il conclut :

– Est-ce pas extrêmement beau,milady ? N’est-ce pas là, véritablement, une inventionprodigieuse… un admirable chef-d’œuvre, en quelque sorte classique,et dont vous chercheriez, vainement, l’équivalent, dans lepassé ?… Je ne voudrais pas manquer de modestie, maisconvenez, milady, que les démons qui, jadis, hantèrent les forêtsdu Yunnan, n’imaginèrent jamais un pareil miracle… Eh bien, lesjuges n’en ont pas voulu !… Je leur apportais là, vous lesentez, quelque chose d’infiniment glorieux… quelque chosed’unique, en son genre, et capable d’enflammer l’inspiration de nosplus grands artistes… Ils n’en ont pas voulu… Ils ne veulent plusrien… plus rien !… Le retour à la tradition classique leseffraie… Sans compter aussi toutes sortes d’interventions morales,bien pénibles à constater… l’intrigue, la concussion, la vénalitéconcurrente… le mépris du juste… l’horreur du beau… est-ce que jesais ?… Vous pensez du moins, je suis sûr, que, pour un telservice, ils m’ont élevé au mandarinat ? Ah bien oui !…Rien, milady… je n’ai rien eu… Ce sont là des symptômescaractéristiques de notre déchéance… Ah ! nous sommes unpeuple fini, un peuple mort !… Les Japonais peuvent venir…nous ne sommes plus capables de leur résister… Adieu laChine !…

Il se tut.

Le soleil gagnait l’ouest, et l’ombre dugibet, se déplaçant avec le soleil, s’allongeait maintenant, surl’herbe. Les pelouses devenaient d’un vert plus vif ; unesorte de buée rose et or montait de massifs arrosés, et les fleurss’irradiaient, plus lumineuses, semblables à de petits astresmulticolores, dans le firmament de verdure… Un oiseau, tout jaune,portant dans son bec une longue brindille de coton, réintégra sonnid, caché au fond des feuillages qui garnissaient le fût de lacolonne de supplice, au pied de laquelle était assis letourmenteur.

Celui-ci, maintenant, rêvait, avec un visageplus placide et des grimaces apaisées, où la mélancolie remplaçaitla cruauté…

– C’est comme les fleurs !…murmura-t-il, après un silence…

Un chat noir qui sortait des massifs vint,l’échine arquée et la queue battante, se frotter en ronronnantcontre lui… Il le caressa doucement. Puis le chat, ayant aperçu unscarabée, s’allongea derrière une touffe d’herbe et, l’oreille auxécoutes, les prunelles ardentes, il se mit à suivre, dans l’air, levol capricieux de l’insecte. Le bourreau, dont cette arrivée avaitinterrompu les plaintes patriotiques, hocha la tête etreprit :

– C’est comme les fleurs !… Nousavons aussi perdu le sens des fleurs, car tout se tient… Nous nesavons plus ce que c’est que les fleurs… Croiriez-vous qu’on nousen envoie d’Europe, à nous qui possédons la flore la plusextraordinaire et la plus variée du globe… Qu’est-ce qu’on ne nousenvoie pas aujourd’hui ?… Des casquettes, des bicyclettes, desmeubles, des moulins à café, du vin et des fleurs !… Et sivous saviez les mornes sottises, les pauvretés sentimentales, lesfolies décadentes que nos poètes débitent sur les fleurs !…C’est effrayant !… Il y en a qui prétendent qu’elles sontperverses !… Perverses, les fleurs !… En vérité, on nesait plus quoi inventer… Avez-vous idée d’un pareil non-sens,milady, et si monstrueux ?… Mais les fleurs sont violentes,cruelles, terribles et splendides… comme l’amour !…

Il cueillit une renoncule qui, près de lui,au-dessus du gazon, balançait mollement son capitule d’or, et, avecdes délicatesses infinies, lentement, amoureusement, il la fittourner entre ses gros doigts rouges où le sang séché s’écaillaitpar places :

– Est-ce pas adorable ?…répétait-il, en la contemplant… C’est tout petit, tout fragile… etc’est toute la nature, pourtant… toute la beauté et toute la forcede la nature… Cela renferme le monde… Organisme chétif etimpitoyable et qui va jusqu’au bout de son désir !… Ah !les fleurs ne font pas de sentiment, milady… Elles font l’amour…rien que l’amour… Et elles le font tout le temps et par tous lesbouts… Elles ne pensent qu’à ça… Et comme elles ont raison !…Perverses ?… Parce qu’elles obéissent à la loi unique de laVie, parce qu’elles satisfont à l’unique besoin de la vie, qui estl’amour ?… Mais regardez donc !… La fleur n’est qu’unsexe, milady… Y a-t-il rien de plus sain, de plus fort, de plusbeau qu’un sexe ?… Ces pétales merveilleux… ces soies, cesvelours… Ces douces, souples et caressantes étoffes… ce sont lesrideaux de l’alcôve… les draperies de la chambre nuptiale… le litparfumé où les sexes se joignent… où ils passent leur vie éphémèreet immortelle à se pâmer d’amour. Quel exemple admirable pournous !

Il écarta les pétales de la fleur, compta lesétamines chargées de pollen, et il dit, encore, les yeux noyésd’une extase burlesque :

– Voyez, milady !… Un… deux… cinq…dix… vingt… Voyez comme elles sont frémissantes !…Voyez !… Ils se mettent, quelquefois, à vingt mâles pour lespasme d’une seule femelle !… Hé !… hé !… hé !…Quelquefois, c’est le contraire !…

Un à un, il arracha les pétales de lafleur :

– Et quand elles sont gorgées d’amour,voilà que les rideaux du lit se déchirent… que se dissolvent ettombent les draperies de la chambre… Et les fleurs meurent… parcequ’elles savent bien qu’elles n’ont plus rien à faire… Ellesmeurent, pour renaître plus tard, et encore, à l’amour !…

Jetant loin de lui le pédoncule dénudé, ilclama :

– Faites l’amour, milady… faites l’amour…comme les fleurs !…

Puis, brusquement, il reprit sa trousse, seleva, sa natte de travers, et, nous ayant salués, il s’en alla, parles pelouses, foulant, de son corps pesant et balancé, le gazontout fleuri de scilles, de doronies et de narcisses.

Clara le suivit du regard quelques instants,et, comme nous nous remettions à marcher vers la cloche :

– Est-il drôle, le gros patapouf !dit-elle… Il a l’air bon enfant… Je m’écriai stupidement :

– Comment pouvez-vous supposer une tellechose, ma chère Clara ?… Mais c’est un monstre !… Il estmême effrayant de penser qu’il existe, quelque part, parmi deshommes, un tel monstre !… Je sens que, dorénavant, j’auraitoujours le cauchemar de cette face horrible… et l’effroi de cesparoles… Vous me faites beaucoup de peine, je vous assure…

Clara répliqua vivement :

– Et toi aussi, tu me fais de la peine…Pourquoi prétends-tu que le gros patapouf est un monstre ?… Tun’en sais rien !… Il aime son art, voilà tout !… Comme lesculpteur aime la sculpture, et le musicien la musique… Et il enparle merveilleusement !… Est-ce curieux et agaçant que tu neveuilles pas te mettre dans l’esprit que nous sommes en Chine etnon, Dieu merci, à Hyde-Park ou à la Bodinière, au milieu de tousles sales bourgeois que tu adores ?… Pour toi, les mœursdevraient être les mêmes dans tous les pays… Et quellesmœurs !… Belle conception !… Tu ne sens donc pas que ceserait à mourir de monotonie, à ne jamais plus voyager, moncher !…

Et, tout d’un coup, d’un ton de reproche plusaccentué : – Ah ! tu n’es pas gentil, vraiment… Pas uneminute ton égoïsme ne désarme, même devant un tout petit plaisirque je te demande… Il n’y a pas moyen de s’amuser un peu avec toi…Tu n’es jamais content de rien… Tu me contraries en tout ce quej’aime… Sans compter que, grâce à toi, nous avons manqué le plusbeau, peut-être !…

Elle soupira tristement :

– Voilà encore une journée perdue !…Je n’ai pas de chance !… J’essayai de me défendre et de lacalmer.

– Non… non… insista Clara… c’est trèsmal !… Tu n’es pas un homme… Même du temps d’Annie, c’était lamême chose… Tu nous gâtais tout notre plaisir avec tesévanouissements de petite pensionnaire et de femme enceinte… Quandon est comme toi, on reste chez soi… Est-ce bête, vraiment ?…On part, gais, heureux… pour s’amuser gentiment, voir desspectacles sublimes, s’exalter à des sensations extraordinaires… etpuis, tout d’un coup, on devient triste… et c’est fini !… Non,non !… C’est bête, bête… c’est trop bête !…

Elle se pendit à mon bras, plus fort, et elleeut une moue – une moue de fâcherie et de tendresse – si exquise,que je sentis courir, dans mes veines, un frisson de désir.

– Et moi, qui fais tout ce que tu veux…comme un pauvre chien !… gémit-elle. Puis :

– Je suis sûre que tu me crois méchante…parce que je m’amuse à des choses qui te font pâlir ettrembler ?… Tu me crois méchante et sans cœur, pas ?…

Sans attendre ma réponse, elleaffirma :

– Mais moi aussi, je pâlis… moi aussi jetremble… Sans ça, je ne m’amuserais pas… Alors, tu me croisméchante ?…

– Non, chère Clara, tu n’es pas méchante…Tu es… Elle m’interrompit vivement, me tendit ses lèvres :

– Je ne suis pas méchante… Je ne veux pasque tu me croies méchante… Je suis une petite femme gentille etcurieuse… comme toutes les femmes… Et vous, vous n’êtes qu’unevieille poule !… Et je ne vous aime plus… Et baisez votremaman, cher amour… baisez fort… plus fort… bien fort… Non, je nevous aime plus, petite chiffe… Oui, tenez… c’est cela… vous n’êtesqu’un amour de petite chiffe de rien du tout.

Gaie et sérieuse, souriante et le front barréde plis d’ombre qu’elle avait, dans la colère comme dans lavolupté, elle ajouta :

– Dire que je ne suis qu’une femme… unetoute petite femme… une femme aussi fragile qu’une fleur… aussidélicate et frêle qu’une tige de bambou… et que, de nous deux,c’est moi l’homme… et que je vaux dix hommes comme toi !…

Et le désir que provoquait en moi sa chair secompliquait d’une immense pitié pour son âme éperdue et folle. Elledit encore, avec un léger sifflement de mépris, cette phrase qui,souvent, lui revenait aux lèvres :

– Les hommes !… ça ne sait pas ceque c’est que l’amour, ni ce que c’est que la mort, qui est bienplus belle que l’amour… ça ne sait rien… et c’est toujours triste,…et ça pleure !… Et ça s’évanouit, sans raison, pour desnunus !… Puutt !… Puutt !… Puutt !…

Changeant d’idées, comme un scarabée defleurs, soudain, elle demanda :

– Est-ce vrai ce que racontait, tout àl’heure, le gros patapouf ?

– Quoi donc, chère Clara ?… Et quevous importe le gros patapouf !

– Tout à l’heure, le gros patapoufracontait que, chez les fleurs, ils se mettent quelquefois à vingtmâles pour le spasme d’une seule femelle ?… C’est vrai,ça ?

– Mais, oui !…

– Bien vrai ?… Bien… bienvrai ?

– Mais, sans doute !

– Il ne se moquait pas de nous, le grospatapouf ?… Tu es sûr ?…

– Es-tu drôle ?… Pourquoi medemandes-tu cela ?… Pourquoi me regardes-tu avec des yeux siétranges ?… Puisque c’est vrai !…

– Ah !…

Elle resta songeuse… les paupières closes, uneseconde… Son haleine s’enflait, sa gorge haletait presque… Et, trèsbas, elle murmura en appuyant sa tête contre ma poitrine : –Je voudrais être fleur… Je voudrais… Je voudrais être…tout !…

– Clara !… suppliai-je… ma petiteClara…

Je la tins serrée, dans mes bras… Je la tinsbercée, dans mes bras :

– Pas toi ?… Toi, tu ne voudraispas ?… Oh ! toi, tu aimes mieux rester, toute ta vie, unepetite chiffe molle !… Hou, le vilain !

Après un court silence, durant lequel nousentendions davantage, sous nos pas plus pesants, crier le sablerouge de l’allée, elle reprit, d’une voix chantante :

– Et je voudrais aussi… quand je seraimorte… je voudrais que l’on mît dans mon cercueil des parfums trèsforts… des fleurs de thalictre… et des images de péché… de bellesimages, ardentes et nues, comme celles qui ornent les nattes de machambre… Ou bien… je voudrais… être ensevelie… sans robes et sanssuaire, dans les cryptes du temple d’Élephanta… avec toutes cesétranges bacchantes de pierre… qui se caressent et se déchirent… desi furieuses luxures… Ah ! mon chéri… Je voudrais… je voudraisêtre morte, déjà !

Et, brusquement :

– Quand on est morte… est-ce que lespieds touchent le bois du cercueil ?…

– Clara !… implorai-je… Pourquoitoujours parler de la mort ?… Et tu veux que je ne sois pastriste ? Je t’en prie… ne me rends pas fou tout à fait…Abandonne ces vilaines idées qui me torturent… et rentrons… Parpitié, ma chère Clara, rentrons.

Elle n’écoutait pas ma prière et ellecontinuait sur un ton de mélopée dont je ne savais pas… non, envérité, je ne savais pas si c’était de l’émotion ou de l’ironie,des larmes nerveuses ou du rire grimaçant.

– Si tu es près de moi… quand je mourrai…cher petit cœur… écoute bien !… Tu mettras… c’est cela… tumettras un joli coussin de soie jaune entre mes pauvres petitspieds et le bois du cercueil… Et puis… tu tueras mon beau chien duLaos… et tu l’allongeras, tout sanglant, contre moi… comme il acoutume de s’allonger lui-même, tu sais, avec une patte sur macuisse et une autre patte sur mon sein… Et puis… longtemps…longtemps… tu m’embrasseras, cher amour, sur les dents… et dans lescheveux… Et tu me diras des choses… des choses si jolies… et quibercent et qui brûlent… des choses comme quand tu m’aimes… Pas, tuveux, mon chéri ?… Tu me promets ?… Voyons, ne fais pascette figure d’enterrement… Ce n’est pas de mourir, qui est triste…c’est de vivre quand on n’est pas heureux… Jure ! jure que tume promets !…

– Clara ! Clara !… je t’ensupplie !… Tais-toi…

J’étais, sans doute, à bout de nerfs… Un flotde larmes jaillit de mes yeux… Je n’aurais pas pu dire la raison deces larmes qui n’étaient pas très douloureuses, où j’éprouvais, aucontraire, comme un soulagement, une détente… Et Clara s’y trompa,en se les attribuant. Ce n’était pas sur elle que je pleurais, nisur son péché, ni sur la pitié que m’inspirait sa pauvre âmemalade, ni sur l’évocation qu’elle venait de faire de sa mort…C’était, peut-être, sur moi seul que je pleurais, sur ma présencedans ce jardin, sur cet amour maudit où je sentais que tout cequ’il y avait en moi, maintenant, d’élans généreux, de désirshautains, d’ambitions nobles, se profanait au souffle impur de cesbaisers dont j’avais honte, dont j’avais soif aussi ?… Ehbien, non !… Et pourquoi me mentir à moi-même ?… Larmestoutes physiques… larmes de faiblesse, de fatigue et de fièvre,larmes d’énervement devant des spectacles trop durs pour masensibilité déprimée, devant des odeurs trop fortes pour monodorat, devant les continuelles sautes, de l’impuissance àl’exaspération, de mes désirs charnels… larmes de femme… larmes derien !… Certaine que c’était d’elle, d’elle morte… d’elleallongée dans le cercueil que je pleurais, et heureuse de sonpouvoir sur moi, Clara se fit délicieusement câline.

– Pauvre mignon !… soupira-t-elle…Tu pleures !… Eh bien, alors, dis tout de suite que le grospatapouf avait l’air bon enfant… Dis-le, pour me faire plaisir… etje me tairai… et plus jamais je ne parlerai de la mort… plusjamais… Allons !… tout de suite… dites-le… petit cochon…

Lâchement, mais aussi pour en finir une bonnefois avec toutes ces idées macabres, je fis ce qu’elle medemandait. Avec une joie bruyante, elle me sauta au cou, me baisaaux lèvres, et, m’essuyant les yeux, elle s’écria :

– Oh ! tu es gentil !… tu es ungentil bébé… un amour de bébé, cher petit cœur !… Et moi, jesuis une vilaine femme… une méchante petite femme… qui te taquine,tout le temps, et qui te fait pleurer… Et puis, le gros patapoufest un monstre… je le déteste… et puis, je ne veux pas que tu tuesmon beau chien du Laos… et puis, je ne veux pas mourir… Et puis jet’adore, ah !… Et puis… et puis… tout cela, c’était pour rire,tu comprends… Ne pleure plus… ah ! ne pleure plus !…Souris, maintenant… souris, avec tes yeux si bons… et ta bouche quisait des choses si tendres… ta bouche, ta bouche !… Etmarchons plus vite… J’aime tant marcher très vite, à tonbras !…

Et son ombrelle, au-dessus de nos têtes qui setouchaient, voletait, légère, brillante et folle, ainsi qu’un grandpapillon.

Chapitre 7

 

 

Nous approchions de la cloche.

À droite et à gauche, d’immenses fleursrouges, d’immenses fleurs pourprées, des pivoines couleur de sanget, dans l’ombre, sous les énormes feuilles en parasol despetasites, les anthuriums, pareils à des plèvres saignantes,semblaient nous saluer au passage, ironiquement, et nous montrer lechemin de torture. Il y avait aussi d’autres fleurs, fleurs deboucherie et de massacre, des tigridias ouvrant des gorgesmutilées, des diclytras et leurs guirlandes de petits cœurs rouges,et aussi de farouches labiées à la pulpe dure, charnue, d’un teintde muqueuse, de véritables lèvres humaines – les lèvres de Clara –vociférant du haut de leurs tiges molles.

– Allez, mes chéris… allez donc plusvite… Là où vous allez, il y a encore plus de douleurs, plus desupplices, plus de sang qui coule et s’égoutte à travers le sol…plus de corps tordus, déchirés, râlant sur les tables de fer… plusde chairs hachées qui se balancent à la corde des gibets… plusd’épouvante et plus d’enfer… Allez, mes amours, allez, lèvrescontre lèvres et la main dans la main. Et regardez entre lesfeuillages et les treillages, regardez se développer l’infernaldiorama, et la diabolique fête de la mort.

Toute frémissante, les dents serrées, ses yeuxredevenus ardents et cruels, Clara s’était tue… Elle s’était tueet, tout en marchant, elle écoutait la voix des fleurs en qui ellereconnaissait sa propre voix à elle, sa voix des jours terribles etdes nuits homicides, une voix de férocité, de volupté, de douleuraussi, et qui, en même temps que des profondeurs de la terre et desprofondeurs de la mort, semblait venir des profondeurs, plusprofondes et plus noires, de son âme.

Un bruit strident comme un grincement depoulie traversa l’air… Puis, ce fut quelque chose de très doux, detrès pur, de pareil à la résonance d’une coupe de cristal contrelaquelle, le soir, s’est heurté le vol d’une phalène. Nous entrionsalors, dans une vaste allée tournante, bordée de chaque côté par dehauts treillages qui répandaient, sur le sable, des ombres cribléesde petits losanges de lumières. Entre les treillages et lesfeuillages, Clara, avidement, regarda. Et, malgré moi, malgré masincère résolution de désormais fermer les yeux au spectaclemaudit, attiré par cet étrange aimant de l’horreur, vaincu par cetinvincible vertige des curiosités abominables, moi aussi, entre lesfeuillages et les treillages, je regardai.

Et voici ce que nous vîmes…

Sur le plateau d’un tertre, vaste et bas,auquel l’allée aboutissait par une montée insensible et continue,c’était un espace tout rond, artistement disposé en arboretum, parde savants jardiniers. Énorme, trapue, d’un bronze mat lugubrementpatiné de rouge, la cloche, au centre de cet espace, étaitsuspendue par le crochet d’une poulie sur la traverse supérieured’une sorte de guillotine en bois noir dont les montants s’ornaientd’inscriptions dorées et de masques terrifiants. Quatre hommes, nusjusqu’à la ceinture, les muscles bandés, la peau distendue jusqu’àn’être plus qu’un paquet de bosses difformes, tiraient sur la cordede la poulie et c’est à peine si leurs efforts rythmiquementcombinés parvenaient à ébranler, à soulever la pesante masse demétal qui, à chaque secousse, exhalait un son presqueimperceptible, ce son doux, pur, plaintif que nous avions entendutout à l’heure, et dont les vibrations allaient se perdre et mourirdans les fleurs. Le battant, lourd pilon de fer, avait, alors, unléger mouvement d’oscillation, mais n’atteignait plus les paroissonores, lasses d’avoir si longtemps sonné l’agonie d’un pauvrediable. Sous la coupole de la cloche, deux autres hommes, les reinsnus, le torse ruisselant de sueur, sanglés d’une étoffe de lainebrune, se penchaient sur quelque chose qu’on ne voyait pas… Etleurs poitrines dont les côtes saillaient, leurs flancs maigressoufflaient comme ceux des chevaux fourbus.

Tout cela se distinguait vaguement, un peuconfus, un peu brouillé, se rompait soudain par milleinterpositions de choses et se recomposait ensuite, d’ensemble,dans les interstices des feuillages et les losanges destreillages.

– Il faut se dépêcher… il faut sedépêcher !… s’écria Clara qui, pour marcher plus vite, fermason ombrelle et releva sa robe sur les hanches, d’un gestehardi.

L’allée tournait toujours, tantôt ensoleillée,tantôt ombreuse et changeait d’aspect, à chaque instant, mêlant àplus de beauté florale, plus d’inexorable horreur.

– Regarde bien, mon chéri, dit Clara…regarde partout… Nous voici dans la plus belle, dans la plusintéressante partie du jardin… Tiens ! ces fleurs !oh ! ces fleurs !

Et elle me désigna de bizarres végétaux quicroissaient dans une partie du sol où l’on voyait l’eau sourdre detous côtés… Je m’approchai… C’étaient, sur de hautes tiges,squamifères et tachées de noir comme des peaux de serpents,d’énormes spathes, sortes de cornets évasés d’un violet foncé depourriture à l’intérieur, à l’extérieur d’un jaune verdâtre dedécomposition, et semblables à des thorax ouverts de bêtes mortes…Du fond de ces cornets, sortaient de longs spadices sanguinolents,imitant la forme de monstrueux phallus… Attirées par l’odeur decadavre que ces horribles plantes exhalaient, des mouches volaientautour, par essaims serrés, des mouches s’engouffraient au fond dela spathe, tapissée, de haut en bas, de soies contractiles qui lesenlaçaient et les retenaient prisonnières, plus sûrement que destoiles d’araignées… Et le long des tiges, les feuilles digitées secrispaient, se tordaient, telles des mains de suppliciés.

– Tu vois, cher amour, professa Clara…ces fleurs ne sont point la création d’un cerveau malade, d’ungénie délirant… c’est de la nature… Quand je te dis que la natureaime la mort !…

– La nature aussi crée lesmonstres !

– Les monstres !… lesmonstres !… D’abord, il n’y a pas de monstres !… Ce quetu appelles des monstres ce sont des formes supérieures ou endehors, simplement, de ta conception… Est-ce que les dieux ne sontpas des monstres ?… Est-ce que l’homme de génie n’est pas unmonstre, comme le tigre, l’araignée, comme tous les individus quivivent, au-dessus des mensonges sociaux, dans la resplendissante etdivine immoralité des choses ?… Mais, moi aussi, alors, jesuis un monstre !…

Nous étions maintenant engagés entre despalissades de bambous, le long desquelles couraient deschèvrefeuilles, des jasmins odorants, des bignones, des mauvesarborescentes, des hibiscus grimpants, non encore fleuris. Unménisperme étreignait une colonne de pierre de ses lianesinnombrables. Au haut de la colonne, grimaçait une face de divinitéhideuse dont les oreilles s’éployaient en ailes de chauve-souris,et dont la chevelure finissait en cornes de feu. Des incarvilléas,des hémérocalles, des morées, des delphiniums nudicaules endissimulaient la base qui se perdait dans leurs clochettes roses,leurs thyrses écarlates, leurs calices d’or et leurs étoilespurpurines. Couvert d’ulcères et mangé de vermine, un bonzemendiant qui paraissait être le gardien de cet édifice, et quidressait des mangoustes de Tourane à faire des sauts périlleux,nous injuria en nous apercevant…

– Chiens !… chiens !…chiens !…

Il fallut jeter quelques pièces de monnaie àcet énergumène dont les invectives dépassaient tout ce quel’indignation la plus ordurière peut concevoir d’outrageantesobscénités.

– Je le connais ! dit Clara. Il estcomme tous les prêtres de toutes les religions… il veut nouseffrayer pour se faire donner un peu d’argent… mais ce n’est pas unmauvais diable !

De place en place, dans les renfoncements dela palissade, simulant des salles de verdure et des parterres defleurs, les banquettes de bois, armées de chaînes et de colliers debronze, les tables de fer en forme de croix, les billots, lesgrils, les gibets, les machines à écartèlement automatique, leslits bardés de lames coupantes, hérissés de pointes de fer, lescarcans fixes, les chevalets et les roues, les chaudières et lesbassines au-dessus des foyers éteints, tout un outillage desacrifice et de torture étalait du sang, ici séché et noirâtre, là,gluant et rouge. Des flaques de sang remplissaient les partiescreuses ; de longues larmes de sang figé pendaient par lesassemblages disjoints… Autour de ces mécanismes, le sol achevait depomper le sang… Du sang encore étoilait de rouge la blancheur desjasmins, marbrait le rose coralin des chèvrefeuilles, le mauve despassiflores, et de petits morceaux de viande humaine, qui avaientvolé sous les coups des fouets et des lanières de cuir,s’accrochaient, çà et là, à la pointe des pétales et des feuilles…Voyant que je faiblissais et que je bronchais aux flaques, dont lestaches s’élargissaient et gagnaient le milieu de l’allée, Clara,d’une voix douce, m’encourageait :

– Ce n’est rien encore, mon chéri…Avançons !…

Mais il était difficile d’avancer. Lesplantes, les arbres, l’atmosphère, le sol étaient pleins demouches, d’insectes ivres, de coléoptères farouches et batailleurs,de moustiques gorgés. Toute la faune des cadavres éclosait là, parmyriades, autour de nous, dans le soleil… Des larves immondesgrouillaient dans les mares rouges, tombaient des branches, engrappes molles… Le sable semblait respirer, semblait marcher,soulevé par un mouvement, par un pullulement de vie vermiculaire.Assourdis, aveuglés, nous étions, à chaque instant, arrêtés partous ces essaims bourdonnants, qui se multipliaient, et dont jeredoutais pour Clara les piqûres mortelles… Et nous avions,parfois, cette sensation horrible que nos pieds enfonçaient dans laterre détrempée, comme s’il avait plu du sang !…

– Ce n’est rien encore… répétait Clara…Avançons !…

Et voici que, pour compléter le drame, desfaces humaines apparurent… des équipes d’ouvriers qui, d’un pasnonchalant, venaient nettoyer et réparer les instruments detorture, car l’heure était passée des exécutions dans le jardin…Ils nous regardèrent, étonnés sans doute de rencontrer en cetteminute, et à cette place, deux êtres encore debout, deux êtresencore vivants et qui avaient toujours leur tête, leurs jambes,leurs bras… Plus loin, accroupi sur la terre, dans la posture d’unmagot de potiche, nous vîmes un potier ventru et débonnaire quivernissait des pots de fleurs, fraîchement cuits ; près delui, un vannier, d’un doigt indolent et précis, tressait des joncssouples et des pailles de riz, ingénieux abris pour les plantes.Sur une meule, un jardinier aiguisait son greffoir, en chantonnantdes airs populaires, tandis que, mâchant des feuilles de bétel, etdodelinant de la tête, une vieille femme récurait placidement unesorte de gueule de fer, dont les dents aiguës gardaient encore, àleurs pointes, d’immondes débris humains. Nous vîmes encore desenfants tuer à coups de bâton des rats dont ils emplissaient despaniers. Et le long des palissades, affamés et féroces, traînantl’impériale splendeur de leur manteau dans la boue sanglante, despaons, des troupeaux de paons piquaient de leur bec le sang jailliau cœur des fleurs, et, avec des gloussements carnassiers,happaient les lambeaux de chair collés au feuillage.

Une odeur fade d’abattoir, qui persistaitpar-dessus toutes les autres odeurs et les dominait, nous retournale cœur et nous fit monter à la gorge d’impérieuses nausées. Clara,elle-même, fée des charniers, ange des décompositions et despourritures, moins soutenue par ses nerfs, peut-être, avaitlégèrement pâli… La sueur perlait à ses tempes… Je vis se révulserses yeux et faiblir ses jambes.

– J’ai froid ! dit-elle.

Elle eut vers moi un regard de véritabledétresse. Ses narines, toujours gonflées comme des voiles au ventde la mort, s’étaient amincies… Je crus qu’elle allaitdéfaillir…

– Clara ! suppliai-je… Vous voyezbien que c’est impossible… et qu’il y a un degré d’horreur que,vous-même, vous ne pouvez pas dépasser…

Je lui tendis mes deux bras… mais elle lesrepoussa, et, se raidissant contre le mal, de toute l’indomptableénergie de ses frêles organes :

– Est-ce que vous êtes fou ?…fit-elle… Allons, mon chéri… plus vite… marchons plus vite !…Pourtant, elle prit son flacon, en respira les sels…

– C’est vous qui êtes tout pâle… et quimarchez comme un homme ivre… Moi, je ne suis pas malade… je suistrès bien… et j’ai envie de chanter…

Elle commença de chanter :

Ses vêtements sont des jardinsd’été

Et des…

Elle avait trop présumé de ses forces… sa voixs’étrangla brusquement dans sa gorge…

Je pensai l’occasion bonne de la ramener… del’émouvoir, de la terrifier, peut-être… Vigoureusement, je tentaide l’attirer vers moi.

– Clara !… ma petite Clara !…Il ne faut pas défier ses forces… il ne faut pas défier son âme…Rentrons, je t’en prie !… Mais elle protesta : – Non…non… laisse-moi… ne dis rien… ce n’est rien… Je suisheureuse ! Et, vivement, elle se dégagea de monétreinte :

– Tu vois !… Il n’y a même pas desang sur mes souliers… Puis, agacée :

– Dieu ! que ces mouches sontassommantes !… Pourquoi y a-t-il tant de mouches ici ?…Et ces horribles paons, pourquoi ne les fais-tu pastaire ?

J’essayai de les chasser… quelques-unss’obstinèrent à leur glane sanglante ; quelques-uns,lourdement s’envolèrent et, poussant des cris plus stridents, ilsse perchèrent non loin de nous, au haut des palissades, et dans lesarbres d’où leurs traînes retombèrent, pareilles à des écroulementsd’étoffes brodées d’éblouissants joyaux…

– Sales bêtes !… fit Clara.

Grâce aux sels dont elle avait longuementrespiré les émanations cordiales, grâce surtout à son implacablevolonté de ne pas défaillir, son visage avait déjà retrouvé sescouleurs rosées, ses jarrets leur mouvement souple et nerveux…Alors, elle chanta d’une voix raffermie :

Ses vêtements sont des jardinsd’été

Et des temples, un jour de fête,

Ses seins durs et rebondis

Luisent comme une couple de vasesd’or

Remplis de liqueurs enivrantes

Et de grisants parfums…

J’ai trois amies…

Après un moment de silence, elle se remit àchanter d’une voix plus forte, qui couvrait le bourdonnement desinsectes :

Les cheveux de la troisième sontnattés,

Et roulés sur sa tête.

Et jamais ils n’ont connu la douceur deshuiles parfumées.

Sa face qui exprime la luxure estdifforme

Et son corps est pareil à celui d’unporc…

Toujours elle gronde et grogne…

Ses seins et son ventre exhalent l’odeurde poisson,

Et son lit est plus répugnant que le nidde la huppe.

C’est celle-là que j’aime.

Et celle-là, je l’aime parce qu’il estquelque chose de plus mystérieusement attirant que la beauté :la divine pourriture.

La pourriture en qui réside la chaleuréternelle de vie,

En qui s’élabora l’éternel renouvellementdes métamorphoses !…

J’ai trois amies.

Et pendant qu’elle chantait, pendant que savoix allait s’égrenant parmi les horreurs du jardin, un nuage semontra, très haut, très loin… Dans l’immensité du ciel, il étaitcomme une toute petite barque rose, une toute petite barque, avecdes voiles de soie qui grandissaient à mesure qu’elle avançait,dans un glissement doux.

Et quand elle eut fini de chanter :

– Oh ! le petit nuage ! s’écriaClara, redevenue toute joyeuse… Regarde comme il est joli, toutrose, sur l’azur !… Tu ne le connais pas ?… Tu ne l’asjamais vu ?… Mais c’est un petit nuage mystérieux… etpeut-être même que ce n’est pas un petit nuage du tout… Chaquejour, à la même heure, il apparaît, venant on ne sait d’où… Et ilest toujours seul, toujours rose… Il glisse, glisse, glisse… Puisil se fait moins dense, il s’effiloche, s’éparpille, se dissipe, sefond dans le firmament… Il est parti !… Et, pas plus que d’oùil est venu, personne ne sait où il s’en est allé !… Il y aici des astronomes très savants qui croient que c’est un génie…Moi, je crois que c’est une âme qui voyage… une pauvre petite âmeégarée comme la mienne…

Et elle ajouta, se parlant àelle-même :

– Et si c’était l’âme de la pauvreAnnie ?

Durant quelques minutes, elle contempla lenuage inconnu qui, déjà, pâlissait et, peu à peu,s’évanouissait…

– Tiens !… le voilà qui fond… quifond… C’est fini !… Plus de petit nuage !… Il estparti !… Elle demeura silencieuse et charmée, les yeux perdusdans le ciel.

Une brise légère s’était levée, qui faisaitcourir dans les arbres un frémissement doux, et le soleil étaitmoins dur, moins accablant ; sa lumière se cuivraitmagnifiquement vers l’ouest, s’amollissait à l’orient, dans destons gris perle, d’une nacrure nuancée à l’infini. Et les ombresdes kiosques, des grands arbres, des Buddhas de pierres’allongeaient plus minces, moins découpées et toutes bleues, surles pelouses…

Chapitre 8

 

 

Nous étions près de la cloche.

De très hautes tiges de prunier à fleursdoubles serrées l’une contre l’autre en interceptaient la vue. Nousla devinions par un peu plus d’ombre entre les feuilles, entre lesfleurs, de petites fleurs pomponnées, blanches et toutes rondes,comme des pâquerettes.

Les paons nous avaient suivis à quelquesmètres, effrontés et prudents à la fois, tendant le col, étalantsur le sable rouge la splendide traîne de leur queue ocellée. Il yen avait aussi de tout blancs, d’un blanc de velours, dont lepoitrail était moucheté de taches sanglantes et dont la têtecruelle se diadémait d’une large aigrette en éventail, où, chaqueplume, mince et raide, portait à la pointe comme une gouttelettetremblante de cristal rose.

Tables de fer, chevalets dressés, armaturessinistres se multipliaient. À l’ombre d’un tamarix géant, nousaperçûmes une sorte de fauteuil rococo. Les accoudoirs chantournésétaient faits alternativement d’une scie et d’une lame d’aciercoupant, le dossier et le siège d’une réunion de piques de fer. Àl’une de ces piques un lambeau de chair pendait. Légèrement,adroitement, Clara l’enleva du bout de son ombrelle et le jeta auxpaons voraces qui se précipitèrent, en battant des ailes, et se ledisputèrent à grands coups de bec. Durant quelques minutes, ce futune éblouissante mêlée, un entrechoquement de pierreries sifulgurant que, malgré tous mes dégoûts, je m’attardai à en admirerle spectacle merveilleux. Perchés dans les arbres voisins, deslophophores, des faisans vénérés, de grands coqs combattants de laMalaisie, aux cuirasses damasquinées, surveillaient le manège despaons, et, sournois, attendaient l’heure du festin.

Brusquement, dans le mur des pruniers,s’ouvrait une large trouée, une sorte d’arche de lumière et defleurs, et la cloche était là, devant nous, était là, énorme etterrible, devant nous… Ses lourdes charpentes, vernies de noir,décorées d’inscriptions d’or et de masques rouges, ressemblaient auprofil d’un temple et luisaient dans le soleil, étrangement.

Tout autour, le sol, entièrement recouvertd’une couche de sable où le son s’étouffait, était circonscrit parle mur des pruniers fleuris, fleuris de ces fleurs épaisses quitapissaient, de leurs bouquets blancs, toute la hauteur des tiges.Du milieu de ce cirque rouge et blanc, la cloche était sinistre àvoir. C’était, en quelque sorte, comme un gouffre en l’air, unabîme suspendu qui semblait monter de la terre au ciel, et dont onne voyait pas le fond, où s’accumulaient de muettes ténèbres.

Et nous comprîmes, à ce moment, sur quoiétaient penchés les deux hommes dont les torses maigres et lesreins, sanglés de laine brune, nous étaient apparus, sous le dômede la cloche, dès notre entrée dans cette partie du jardin. Ilsétaient penchés sur un cadavre qu’ils débarrassaient des liens decorde, des lanières de cuir au moyen desquels il avait étésolidement ligoté. Le cadavre, couleur d’argile ocreuse, étaitentièrement nu, et sa face touchait le sol. Il était affreusementcontracté, les muscles en sursaut, la peau toute en houlesviolentes, ici creusée, là boursouflée, comme par une tumeur. Onsentait que le supplicié s’était longtemps débattu, qu’il avaitvainement tenté de rompre ses liens et que, sous l’effort désespéréet continu, liens de corde et lanières de cuir étaient entrés peu àpeu dans la chair où ils faisaient maintenant des bourrelets desang brun, de pus figé, de tissu verdâtre. Le pied sur le mort, ledos bombé, les deux bras bandés comme des câbles, les hommestiraient sur les liens qu’ils ne pouvaient arracher qu’en ramenantdes lambeaux de chair… Et de leur gorge sortait un ahan rythmique,qui s’achevait bientôt en un rauque sifflement…

Nous nous approchâmes…

Les paons s’étaient arrêtés. Grossis denouveaux troupeaux, ils emplissaient, maintenant, l’alléecirculaire et l’ouverture fleurie qu’ils n’osaient pas franchir…Nous entendions, derrière nous, leurs rumeurs, et leur sourdpiétinement de foule. C’était, en effet, comme une foule accourueau seuil d’un temple, une foule serrée, pressée, impatiente,étouffée, respectueuse et qui, cous tendus, yeux ronds, hagarde etbavarde, regarde s’accomplir un mystère qu’elle ne comprendpas.

Nous nous approchâmes encore.

– Vois, mon chéri, me dit Clara, commetout cela est curieux et unique… et quelle magnificence !… Enquel autre pays, trouver un pareil spectacle ?… Une salle detorture parée comme pour un bal… et cette foule éblouissante despaons, servant d’assistance, de figuration, de populaire, de décorà la fête !… Dirait-on pas que nous sommes transportés, horsla vie, parmi les imaginations et les poésies de très ancienneslégendes ?… Est-ce que, vraiment, tu n’es pasémerveillé ?… Moi, il me semble que je vis ici, toujours, dansun rêve !…

Des faisans, aux plumages éclatants, auxlongues queues orfévrées, volaient, se croisaient au-dessus denous. Plusieurs osèrent se percher, de place en place, sur lesommet des tiges en fleurs.

Clara, qui suivait tous les caprices de formeset de couleurs de ces vols féeriques, reprit, après quelquesminutes d’un silence charmé :

– Admire, mon amour, comme les Chinois,si méprisés de ceux qui ne les connaissent point, sontvéritablement d’étonnantes gens !… Pas un peuple n’a suassouplir et domestiquer la nature, avec une intelligence aussiprécise… Quels artistes uniques !… et quels poètes !…Regarde ce cadavre qui sur le sable rouge a le ton des vieillesidoles… Regarde-le bien… car c’est extraordinaire… On dirait queles vibrations de la cloche, sonnant à toute volée, ont pénétrédans ce corps comme une matière dure et refoulante… qu’elles en ontsoulevé les muscles, fait craquer les veines, tordu et broyé lesos… Un simple son, si doux à l’oreille, si délicieusement musical,si émouvant pour l’esprit, devenant quelque chose de mille foisplus terrible et douloureux que tous les instruments compliqués duvieux patapouf !… Crois-tu que c’est affolant ?… Non,mais concevoir cette chose prodigieuse, que ce qui fait pleurerd’extase et de mélancolie divine les vierges amoureuses quipassent, le soir, dans la campagne, peut aussi faire rugir desouffrance, peut aussi faire mourir, dans la plus indiciblesouffrance, une misérable carcasse humaine… je dis que c’est dugénie… Ah ! l’admirable supplice !… et si discret,puisqu’il s’accomplit dans les ténèbres… et dont l’horreur, quandon y réfléchit un peu, ne saurait être égalée à aucune autre…D’ailleurs, comme le supplice de la caresse, il est très rareaujourd’hui, et tu as de la chance de l’avoir vu, à ta premièrevisite dans ce jardin… On m’a assuré que les Chinois l’avaientrapporté de Corée, où il est très ancien et où, paraît-il, il estdemeuré fréquent… Nous irons en Corée, si tu veux… Les Coréens sontdes tortureurs d’une férocité inimitable… et ils fabriquent lesplus beaux vases du monde, des vases d’un blanc épais, tout à faitunique, et qui semblent avoir été trempés… ah ! si tusavais ! – dans des bains de liqueur séminale !… Puis,revenant au cadavre :

– Je voudrais savoir qui est cethomme !… Car on n’ordonne, ici, le supplice de la cloche, quepour les criminels de qualité… les princes qui conspirent… leshauts fonctionnaires qui ne plaisent plus à l’Empereur… C’est unsupplice aristocratique et presque glorieux…

Elle me secoua le bras :

– Cela n’a pas l’air de t’emballer, ceque je dis… Et tu ne m’écoutes même pas !… Mais songe donc…Cette cloche qui sonne… qui sonne… C’est si doux !… Quand onl’entend, de loin, cela vous donne l’idée de pâques mystiques… demesses joyeuses… de baptêmes… de mariages… Et c’est la plusterrifiante des morts !… Moi je trouve cela inouï… Ettoi ?

Et comme je ne répondais pas :

– Si… si… insista-t-elle… Dis que c’estinouï !… Je veux, je veux !… Sois gentil !…

Devant mon silence persistant, elle eut unpetit mouvement de colère.

– Comme tu es désagréable !…fit-elle… Jamais tu n’aurais une gentillesse pour moi !…Qu’est-ce qui pourra donc te dérider ?… Ah ! je ne veuxplus t’aimer… je n’ai plus de désirs pour toi… Cette nuit, tucoucheras, tout seul, dans le kiosque… Moi, j’irai retrouver mapetite Fleur-de-Pêcher, qui est bien plus gentille que toi, et quiconnaît l’amour, mieux que les hommes…

Je voulus bégayer je ne sais quoi. – Non, non…laissez !… C’est fini !… Je ne veux plus vous parler… Etje regrette de n’avoir pas amené Fleur-de-Pêcher… Vous êtesinsupportable… vous me rendez triste… Vous me rendez bête… C’estodieux !… Et voilà une journée perdue, que je m’étais promisesi exaltante, avec toi !…

Son bavardage, sa voix m’irritaient. Depuisquelques instants, je ne voyais même plus sa beauté. Ses yeux, seslèvres, sa nuque, ses lourds cheveux d’or, et jusqu’aux ardeurs deson désir, et jusqu’aux luxures de son péché, tout, en elle, mesemblait hideux, maintenant. Et de son corsage entrouvert, de lanudité rose de sa poitrine où, tant de fois, j’avais respiré,j’avais bu, j’avais mordu l’ivresse de si grisants parfums, montaitl’exhalaison d’une chair putréfiée, de ce petit tas de chairputréfiée, qu’était son âme… Plusieurs fois, j’avais été tenté del’interrompre par un violent outrage… de lui fermer la bouche avecmes poings… de lui tordre la nuque… Je sentais se lever en moi,contre cette femme, une haine si sauvage que, lui saisissant lebras, rudement, je criai, d’une voix égarée :

– Taisez-vous !… Ah !taisez-vous !… ne me parlez plus jamais, jamais !… Car,j’ai envie de vous tuer, démon !… Je devrais vous tuer, etvous jeter ensuite au charnier, charogne !

Malgré mon exaltation, j’eus peur de mespropres paroles… Mais, pour les rendre, enfin, irrémédiables, jerépétai, en lui meurtrissant le bras de mes mainsforcenées :

– Charogne !… charogne !…charogne !

Clara n’eut pas un mouvement de recul, pasmême un mouvement des paupières… Elle avança sa gorge, offrit sapoitrine… Son visage s’illumina d’une joie inconnue etresplendissante… Simplement, lentement, avec une douceur infinie,elle dit :

– Eh bien !… tue-moi, chéri…J’aimerais être tuée par toi, cher petit cœur !…

Ç’avait été un éclair de révolte dans lalongue et douloureuse passivité de ma soumission… Il s’éteignitaussi vite qu’il s’était allumé… Honteux du cri injurieusementignoble que je venais de proférer, je lâchai le bras de Clara… ettoute ma colère, due à une excitation nerveuse, fondit subitementdans un grand accablement. – Ah ! tu vois… fit Clara, qui nevoulut pas profiter davantage de ma piteuse défaite et de son tropfacile triomphe… tu n’as même pas ce courage, qui serait beau…Pauvre bébé !…

Et comme si rien ne se fût passé entre nous,elle se remit à suivre, d’un regard passionné, l’affreux drame dela cloche…

Durant cette courte scène, les deux hommess’étaient reposés. Ils paraissaient exténués. Maigres, haletants,les côtes saillant sous la peau, les cuisses décharnées, ils nereprésentaient plus rien d’humain… La sueur coulait, comme d’unegouttière, par la pointe de leurs moustaches, et leurs flancsbattaient comme ceux des bêtes forcées par les chiens… Mais unsurveillant apparut, tout d’un coup, le fouet en main. Il vociférades mots de colère et, à tour de bras, il cingla de son fouet lesreins osseux des deux misérables qui reprirent leur besogne enhurlant…

Effrayés par le claquement du fouet, les paonspoussèrent des cris, battirent des ailes. Il y eut, parmi eux,comme un tumulte de fuite… une bousculade tourbillonnante, unedéroute de panique. Puis, peu à peu rassurés, ils revinrent, un àun, couple par couple, groupe par groupe, reprendre leur place sousl’arche en fleurs, gonflant davantage la splendeur de leur gorge etdardant sur la scène de mort de plus féroces regards… Les faisans,qui continuaient de passer rouges, jaunes, bleus, verts, au-dessusdu cirque blanc, brodaient d’éclatantes soies, de décors sveltes etchangeants, le lumineux plafond du ciel.

Clara appela le surveillant et engagea aveclui, en chinois, un bref colloque qu’elle me résumait, au fur et àmesure des réponses.

– Ce sont ces deux pauvres diables quiont sonné la cloche… Quarante-deux heures sans boire, sans manger,sans un seul repos !… Crois-tu ?… Et comment ne sont-ilspas morts, eux aussi ?… Je sais bien que les Chinois ne sontpas faits comme nous, qu’ils ont dans la fatigue et dans la douleurphysique une endurance extraordinaire… Ainsi, moi, j’ai voulu voircombien de temps un Chinois pouvait travailler sans prendre denourriture… Douze jours, chéri… il ne tombe qu’au bout du douzièmejour !… C’est à ne pas croire !… Il est vrai que letravail que je lui imposais n’était rien auprès de celui-là… Je luifaisais bêcher la terre, sous le soleil… Elle avait oublié mesinjures, sa voix était redevenue amoureuse et caressante, commelorsqu’elle me contait un beau conte d’amour… Ellepoursuivit :

– Car tu ne doutes pas, chéri, desefforts violents, continus, surhumains qu’il faut, pour mettre enbranle et actionner le battant de la cloche ?… Beaucoup, mêmeparmi les plus forts, y succombent… Une veine rompue… une lésiondes reins… et ça y est !… Ils tombent morts, tout d’un coup,sur la cloche !… Et ceux qui n’en meurent pas, sur place, ygagnent des maladies dont ils ne guérissent jamais !… Vois,comme par le frottement de la corde, leurs mains sont gonflées etsaignantes !… Du reste, il paraît que ce sont des condamnés,eux aussi !… Ils meurent en tuant, et les deux supplices sevalent, va !… C’est égal… il faut être bon pour cesmisérables… quand le surveillant sera parti, tu leur donnerasquelques taels, pas ?

Et, revenant au cadavre :

– Ah ! tu sais… je le connaismaintenant… c’est un gros banquier de la ville… il était très richeet volait tout le monde… Mais ce n’est pas pour cela qu’il futcondamné au supplice de la cloche. Le surveillant ne sait pasexactement pourquoi… on dit qu’il trahissait avec les Japonais… Ilfaut bien dire quelque chose…

À peine avait-elle prononcé ces paroles, quenous entendîmes comme des plaintes sourdes, comme des sanglotsétouffés… Cela venait, en face de nous, de derrière le mur blanc,le long duquel des pétales se détachaient et tombaient lentementsur le sable rouge… Chute de larmes et de fleurs !

– C’est la famille… expliqua Clara… Elleest là, selon l’usage, attendant qu’on lui livre le corps dusupplicié.

À ce moment, les deux hommes exténués qui, parun prodige de volonté, se tenaient encore debout, retournèrent lecadavre. Clara et moi, simultanément, nous poussâmes un même cri.Et, se serrant contre moi, et me déchirant l’épaule de sesongles :

– Oh !… chéri !… chéri !…chéri !… fit-elle. Exclamation par où elle exprimait toujoursl’intensité de son émotion aux approches de la terreur comme del’amour.

Et nous regardions le cadavre et, dans un mêmemouvement de stupeur, nous tendions le cou vers le cadavre et nousne pouvions détacher notre vue du cadavre. Sur sa face touteconvulsée et dont tous les muscles rétractés dessinaient,creusaient d’affreuses grimaces et des angles hideux, la bouchetordue, découvrant les gencives et les dents, mimait un rireeffroyable de dément, un rire que la mort avait raidi, fixé et,pour ainsi dire, modelé dans tous les plis de la peau. Les deuxyeux, démesurément ouverts, dardaient sur nous un regard qui neregardait plus, mais où l’expression de la plus terrifiante foliedemeurait, et si prodigieusement ricanant, si paroxystement fou, ceregard, que jamais, dans les cabanons des asiles, il ne me futdonné d’en surprendre un pareil aux yeux d’un vivant.

En observant, sur le corps, tous cesdéplacements musculaires, toutes ces déviations des tendons, tousces soulèvements des os, et, sur la face, ce rire de la bouche,cette démence des yeux survivant à la mort, je compris combien plushorrible que n’importe quelle autre torture avait dû être l’agoniede l’homme couché quarante-deux heures dans ses liens, sous lacloche. Ni le couteau qui dépèce, ni le fer rouge qui brûle, ni lestenailles qui arrachent, ni les coins qui écartent les jointures,font craquer les articulations et fendent les os comme des morceauxde bois, ne pouvaient exercer plus de ravages sur les organes d’unechair vive, et emplir un cerveau de plus d’épouvante que ce son decloche invisible et immatériel devenant, à lui seul, tous lesinstruments connus de supplice, s’acharnant, en même temps, surtoutes les parties sensibles et pensantes d’un individu, faisantl’office de plus de cent bourreaux…

Les deux hommes s’étaient remis à tirer surles liens, leur gorge à siffler, leurs flancs à battre plus vite.Mais la force leur manquait, leur coulait des membres en ruisseauxde sueur. À peine si, maintenant, ils pouvaient se tenir debout,et, de leurs doigts raidis, ankylosés, tendre les lanières decuir…

– Chiens ! hurla le surveillant… Uncoup de fouet leur enveloppa les reins et ne les fit même pas seredresser contre la douleur. Il semblait que de leurs nerfsdébandés toute sensibilité eût disparu. Leurs genoux, de plus enplus ployés, de plus en plus tremblants, s’entrechoquaient. Ce quileur restait de muscles sous la peau écorchée se contractait enmouvements tétaniques… Tout d’un coup, l’un d’eux, à boutd’épuisement, lâcha les liens, poussa une petite plainte rauque,et, portant les bras en avant, il tomba près du cadavre, la facecontre le sol, en rejetant, par la bouche, un flot de sangnoir.

– Debout !… lâche !… debout,chien !… cria encore le surveillant.

À quatre reprises, le fouet siffla et claquasur le dos de l’homme… Les faisans perchés sur les tiges fleuriess’envolèrent avec un grand bruit d’ailes. J’entendis derrière nousles rumeurs affolées des paons… Mais l’homme ne se releva pas… Ilne bougeait plus et la tache de sang s’élargissait sur le sable…L’homme était mort !…

Alors, j’entraînai Clara dont les petitsdoigts m’entraient dans la peau… Je me sentais très pâle, et jemarchais, et je trébuchais comme un ivrogne…

– C’est trop !… c’est trop !…ne cessais-je de répéter. Et Clara, qui me suivait docilement,répétait aussi :

– Ah ! tu vois, mon chéri !… jesavais bien, moi !… t’avais-je menti ? Nous gagnâmes uneallée qui conduisait au bassin central et les paons, qui nousavaient suivis jusque-là, nous abandonnèrent tout d’un coup et serépandirent, à grand bruit, à travers les massifs et les pelousesdu jardin.

Cette allée, très large, était, de chaquecôté, bordée d’arbres morts, d’immenses tamariniers dont lesgrosses branches dénudées s’entrecroisaient en dures arabesques surle ciel. Une niche était creusée dans chaque tronc. La plupartrestaient vides, quelques-unes enfermaient des corps d’hommes et defemmes violemment tordus et soumis à de hideux et obscènessupplices. Devant les niches occupées, une sorte de greffier, enrobe noire, se tenait debout, très grave, avec une écritoire sur leventre et un registre de justice dans les mains.

– C’est l’allée des prévenus… me ditClara… Et ces gens debout que tu vois ne sont là que pourrecueillir les aveux que la souffrance prolongée pourrait arracherà ces malheureux… Il est rare qu’ils avouent… ils préfèrent mourirainsi, pour n’avoir pas à traîner leur agonie dans les cages dubagne et, finalement, périr en d’autres supplices… Généralement,les tribunaux n’abusent pas, sauf dans les crimes politiques, de laprévention… Ils jugent en bloc, par fournées, au petit bonheur… Dureste, tu vois que les prévenus ne sont pas nombreux et que laplupart des niches sont vides… Il n’en est pas moins vrai quel’idée est ingénieuse. Je crois bien qu’elle leur vient de lamythologie grecque… C’est, dans l’horreur, une transposition decette fable charmante des hamadryades, captives desarbres !

Clara s’approcha d’un arbre dans lequel râlaitune femme encore jeune. Elle était suspendue, par les poignets, àun crochet de fer et les poignets étaient réunis entre deux piècesde bois, serrées à grande force. Une corde raboteuse, en filamentsde coco, couverte de piment pulvérisé et de moutarde, trempée dansune solution de sel s’enroulait autour des deux bras.

– On maintient cette corde, voulut bienremarquer mon amie, jusqu’à ce que les membres soient enflés auquadruple de leur grosseur naturelle… Alors, on la retire, et lesulcères qu’elle produit souvent crèvent en plaies hideuses. On enmeurt souvent, on n’en guérit jamais.

– Mais si le prévenu est reconnuinnocent ? demandai-je.

– Eh bien… voilà ! fit Clara.

Une autre femme, dans une autre niche, lesjambes écartées, ou plutôt écartelées, avait le cou et les brasdans des colliers de fer… Ses paupières, ses narines, ses lèvres,ses parties sexuelles étaient frottées de poivre rouge et deuxécrous lui écrasaient la pointe des seins… Plus loin, un jeunehomme était pendu au moyen d’une corde passée sous sesaisselles ; un gros bloc de pierre lui pesait aux épaules etl’on entendait le craquement des jointures… Un autre encore, lebuste renversé, maintenu en équilibre par un fil d’archal quireliait le cou aux deux orteils, était accroupi avec des pierrespointues et tranchantes entre les plis des jarrets… Les niches dansles troncs devenaient vides. De place en place, seulement, unligoté, un crucifié, un pendu dont les yeux étaient fermés, quisemblait dormir, qui était mort, peut-être ! Clara ne disaitplus rien, n’expliquait plus rien… Elle écoutait le vol pesant desvautours qui, au-dessus des branchages entrecroisés, passaient, et,plus haut encore, le croassement des corbeaux qui, par bandesinnombrables, planaient dans le ciel…

L’allée lugubre des tamariniers finissait surune large terrasse fleurie de pivoines et par où nous descendîmesau bassin…

Les iris dressaient hors de l’eau leurslongues tiges portant des fleurs extraordinaires, aux pétalescolorés comme les vieux vases de grès ; précieux émauxviolacés avec des couleurs de sang ; pourpres sinistres, bleusflammés d’ocre orangée, noirs de velours, avec des gorges desoufre… Quelques-uns, immenses et crispés, ressemblaient à descaractères kabbalistiques… Les nymphéas et les nélumbiums étalaientsur l’eau dorée leurs grosses fleurs épanouies qui me firentl’effet de têtes coupées et flottantes… Nous restâmes quelquesminutes penchés sur la balustrade du pont à regarder l’eau,silencieusement. Une carpe énorme, dont on ne voyait que le mufled’or, dormait sous une feuille, et les cyprins, entre les typhas etles joncs, passaient, pareils à des pensées rouges dans le cerveaud’une femme.

Chapitre 9

 

 

Et voilà que la journée finit.

Le ciel devient rouge, traversé de largesbandes smaragdines, d’une surprenante translucidité. C’est l’heureoù les fleurs prennent un éclat mystérieux, un rayonnement violentet contenu à la fois… Partout, elles flambent comme si, le soir,elles rendaient à l’atmosphère toute la lumière, tout le soleildont leur pulpe s’imprégna durant le jour. Les allées de briquepulvérisée semblent, entre le vert exalté des pelouses, ici, desrubans de feu, là, des coulées de lave incandescente. Les oiseauxse sont tus dans les branches ; les insectes ont cessé leurbourdonnement, meurent ou s’endorment. Seuls les papillonsnocturnes et les chauves-souris commencent de circuler dans l’air.Du ciel à l’arbre, de l’arbre au sol, partout, le silences’établit. Et je le sens qui pénètre aussi en moi et qui me glace,comme de la mort.

Un troupeau de grues descend lentement lapente gazonnée et vient se ranger non loin de nous, autour dubassin. J’entends le frôlis de leurs pattes dans l’herbe haute, etle claquement sec de leurs becs. Puis dressées sur une seule patte,immobiles, la tête sous leurs ailes, on dirait des décors debronze. Et la carpe au museau d’or qui dormait sous une feuille denélumbium, vire dans l’eau, s’enfonce, disparaît, laissant à lasurface de larges ondes qui agitent d’un mol balancement lescalices refermés des nymphéas, vont s’élargissant, se perdant,parmi les touffes des iris dont les diaboliques fleurs, étrangementsimplifiées, inscrivent dans la magie du soir des signesfatalistes, échappés au livre des destins…

Une énorme aroïdée évase, au-dessus de l’eau,le cornet de sa fleur verdâtre piquée de taches brunes, et nousenvoie une odeur forte de cadavre. Longtemps, des mouchespersistent, s’obstinent, s’acharnent autour du charnier de soncalice…

Accoudée à la rampe du pont, le front barré,les yeux fixes, Clara regarde l’eau. Un reflet du soleil couchantembrase sa nuque… Sa chair s’est détendue et sa bouche est plusmince. Elle est grave et très triste.

Elle regarde l’eau, mais son regard va plusloin et plus profond que l’eau ; il va, peut-être, versquelque chose de plus impénétrable et de plus noir que le fond decette eau ; il va, peut-être, vers son âme, vers le gouffre deson âme qui, dans les remous de flammes et de sang, roule lesfleurs monstrueuses de son désir… Que regarde-t-elle,vraiment ?… À quoi songe-t-elle ? Je ne sais pas… Elle neregarde peut-être rien… elle ne songe peut-être à rien… Un peulasse, les nerfs brisés, meurtrie sous les coups de fouet de tropde péchés, elle se tait, voilà toutes… À moins que, par un derniereffort de sa cérébralité, elle ne ramasse tous les souvenirs ettoutes les images de cette journée d’horreur, pour en offrir unbouquet de fleurs rouges à son sexe ?… Je ne sais pas…

Je n’ose plus lui parler. Elle me fait peur,et elle me trouble aussi jusqu’au tréfonds de moi-même, par sonimmobilité, et par son silence. Existe-t-elle réellement ?… Jeme le demande, non sans effroi… N’est-elle point née de mesdébauches et de ma fièvre ?… N’est-elle point une de cesimpossibles images, comme en enfante le cauchemar ?… Une deces tentations de crime comme la luxure en fait lever dansl’imagination de ces malades que sont les assassins et lesfous ?… Ne serait-elle pas autre chose que mon âme, sortiehors de moi, malgré moi, et matérialisée sous la forme dupéché ?…

Mais non… Je la touche. Ma main a reconnu lesréalités admirables, les réalités vivantes de son corps… À traversla mince et soyeuse étoffe qui la recouvre, sa peau a brûlé mesdoigts… Et Clara n’a pas frémi à leur contact ; elle ne s’estpoint pâmée, comme tant de fois, à leur caresse. Je la désire et jela hais… Je voudrais la prendre dans mes bras et l’étreindrejusqu’à l’étouffer, jusqu’à la broyer, jusqu’à boire la mort – samort – à ses veines ouvertes. Je crie d’une voix, tour à tourmenaçante et soumise :

– Clara !… Clara !…Clara !

Clara ne répond pas, ne bouge pas… Elleregarde toujours l’eau qui, de plus en plus, s’assombrit ;mais je crois en vérité qu’elle ne regarde rien, ni l’eau, ni lereflet rouge du ciel dans l’eau, ni les fleurs, ni elle-même…Alors, je m’écarte un peu pour ne plus la voir et ne plus latoucher, et je me tourne vers le soleil qui disparaît, vers lesoleil dont il ne reste plus sur le ciel que de grandes lueurséphémères qui, peu à peu, vont bientôt se fondre, s’éteindre dansla nuit…

L’ombre descend sur le jardin, traîne sesvoiles bleus, plus légers sur les pelouses nues, plus épais sur lesmassifs qui se simplifient. Les fleurs blanches des cerisiers etdes pêchers, d’un blanc maintenant, lunaire, ont des aspectsglissants, des aspects errants, des aspects étrangement penchés defantômes… Et les gibets et les potences dressent leurs fûtssinistres, leurs noires charpentes, dans le ciel oriental, couleurd’acier bleui.

Horreur !… Au-dessus d’un massif, sur lapourpre mourante du soir, je vois tourner et tourner, tourner surdes pals, tourner lentement, tourner dans le vide, et se balancer,pareilles à d’immenses fleurs dont les tiges seraient visibles dansla nuit, je vois tourner, tourner les noires silhouettes de cinqsuppliciés.

– Clara !… Clara !…Clara !…

Mais ma voix n’arrive pas jusqu’à elle… Clarane répond pas, ne bouge pas, ne se retourne pas… Elle reste penchéeau-dessus de l’eau, au-dessus du gouffre de l’eau. Et de mêmequ’elle ne m’entend plus, elle n’entend plus les plaintes, lescris, les râles de tous ceux-là qui meurent dans le jardin.

Je ressens en moi comme un lourd accablement,comme une immense fatigue après des marches et des marches, àtravers les forêts fiévreuses, au bord des lacs mortels… et je suisenvahi par un découragement, dont il me semble que je ne pourraiplus jamais l’éloigner de moi… En même temps, mon cerveau estpesant, et il me gêne… On dirait qu’un cercle de fer m’étreint lestempes, à me faire éclater le crâne.

Alors, peu à peu, ma pensée se détache dujardin, des cirques de torture, des agonies sous les cloches, desarbres hantés de la douleur, des fleurs sanglantes et dévoratrices…Elle voudrait franchir le décor de ce charnier, pénétrer dans lalumière pure, frapper, enfin, aux Portes de vie… Hélas ! lesPortes de vie ne s’ouvrent jamais que sur de la mort, ne s’ouvrentjamais que sur les palais et sur les jardins de la mort… Etl’univers m’apparaît comme un immense, comme un inexorable jardindes supplices… Partout du sang, et là où il y a plus de vie,partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scientles os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres dejoie…

Ah oui ! le jardin des supplices !…Les passions, les appétits, les intérêts, les haines, lemensonge ; et les lois, et les institutions sociales, et lajustice, l’amour, la gloire, l’héroïsme, les religions, en sont lesfleurs monstrueuses et les hideux instruments de l’éternellesouffrance humaine… Ce que j’ai vu aujourd’hui, ce que j’aientendu, existe et crie et hurle au-delà de ce jardin, qui n’estplus pour moi qu’un symbole, sur toute la terre… J’ai beau chercherune halte dans le crime, un repos dans la mort, je ne les trouvenulle part…

Je voudrais, oui, je voudrais me rassurer, medécrasser l’âme et le cerveau avec des souvenirs anciens, avec lesouvenir des visages connus et familiers… J’appelle l’Europe à monaide et ses civilisations hypocrites, et Paris, mon Paris duplaisir et du rire… Mais c’est la face d’Eugène Mortain que je voisgrimacer sur les épaules du gros et loquace bourreau qui, au pieddes gibets, dans les fleurs, nettoyait ses scalpels et ses scies…Ce sont les yeux, la bouche, les joues flasques et tombantes deMme G… que je vois se pencher sur les chevalets,ses mains violatrices que je vois toucher, caresser, les mâchoiresde fer, gorgées de viande humaine… C’est tous ceux et toutes cellesque j’ai aimés ou que j’ai cru aimer, petites âmes indifférentes etfrivoles, et sur qui s’étale maintenant l’ineffaçable tache rouge…Et ce sont les juges, les soldats, les prêtres qui, partout, dansles églises, les casernes, les temples de justice s’acharnent àl’œuvre de mort… Et c’est l’homme-individu, et c’est l’homme-foule,et c’est la bête, la plante, l’élément, toute la nature enfin qui,poussée par les forces cosmiques de l’amour, se rue au meurtre,croyant ainsi trouver, hors la vie, un assouvissement aux furieuxdésirs de vie qui la dévorent et qui jaillissent, d’elle, en desjets de sale écume ! Tout à l’heure, je me demandais qui étaitClara et si, réellement, elle existait… Si elle existe ?… MaisClara, c’est la vie, c’est la présence réelle de la vie, de toutela vie !…

– Clara !… Clara !…Clara !

Elle ne répond pas, ne bouge pas, ne seretourne pas… Une vapeur, plus dense, bleu et argent, monte despelouses, du bassin, enveloppe les massifs, estompe les charpentesde supplice… Et il me semble qu’une odeur de sang, qu’une odeur decadavre monte avec elle, encens que d’invisibles encensoirs,balancés par d’invisibles mains, offrent à la gloire immortelle dela mort, à la gloire immortelle de Clara !

À l’autre bout du bassin, derrière moi, legecko commence à sonner les heures… Un autre gecko lui répond… puisun autre… à intervalles réguliers… C’est comme des cloches quis’appellent et conversent en chantant, des cloches festivales d’untimbre extraordinairement pur, d’une sonorité cristalline et douce,si douce, qu’elle dissipe tout d’un coup les figures de cauchemar,dont le jardin est hanté, qu’elle donne de la sécurité au silence,et à la nuit un charme de rêve blanc… Ces notes si claires, siinexprimablement claires, évoquent alors, en moi, mille et millepaysages nocturnes, où mes poumons respirent, où ma pensée sereprend… En quelques minutes, j’ai oublié que je suis auprès deClara, que, tout autour de moi, le sol et les fleurs achèvent depomper du sang, et je me vois errant, à travers le soir argenté, aumilieu des féeriques rizières de l’Annam.

– Rentrons ! dit Clara. Cette voixbrève, agressive et lasse me rappelle à la réalité…

Clara est devant moi… Ses jambes croisées sedevinent sous les plis collants de sa robe… Elle s’appuie sur lemanche de son ombrelle. Et, dans la pénombre, ses lèvres brillentcomme, dans une grande pièce fermée, une petite lueur voilée d’unrose abat jour…

Comme je ne bouge pas, elle ditencore :

– Eh bien !… Je vous attends !…Je veux lui prendre le bras… Elle refuse.

– Non… non… Marchons à côté l’un del’autre !… J’insiste.

– Vous devez être fatiguée, chère Clara…Vous…

– Non… non… pas du tout ! – Lechemin est long, d’ici au fleuve… Prenez mon bras, je vous enprie !

– Non… merci !… Ettaisez-vous !… oh ! taisez-vous !…

– Clara ! vous n’êtes plus lamême…

– Si vous voulez me faire plaisir…taisez-vous !… Je n’aime pas qu’on me parle à cetteheure !…

Sa voix est sèche, coupante, impérieuse… Nousvoilà partis… Nous traversons le pont, elle devant, moi derrière,et nous nous engageons dans les petites allées qui serpentent àtravers les pelouses. Clara marche à pas brusques, par saccades,péniblement… Et telle est l’invulnérable beauté de son corps, queces efforts n’en rompent point la ligne harmonieuse, souple etpleine… Ses hanches gardent une ondulation divinement voluptueuse…Même, quand son esprit est loin de l’amour, qu’il se raidit, secrispe et proteste contre l’amour, c’est de l’amour, toujours, cesont toutes les formes, toutes les ivresses, toutes les ardeurs del’amour qui animent, et pour ainsi dire, modèlent ce corpsprédestiné… En elle, il n’est pas une attitude, pas un geste, pasun frisson, il n’est pas un froissement de sa robe, un envolementde ses cheveux, qui ne crient l’amour, qui ne suent l’amour, qui nelaissent tomber de l’amour et de l’amour autour d’elle, sur tousles êtres et sur toutes les choses. Le sable de l’allée crie sousses petits pieds, et j’écoute le bruit du sable qui est comme uncri de désir, et comme un baiser, et où je distingue, nettementrythmé, ce nom qui est partout, qui était au craquement despotences, au râle des agonisants, et qui emplit maintenant, de sonobsession exquise et funèbre, tout le crépuscule :

– Clara !… Clara !…Clara !… Pour le mieux entendre, le gecko s’est tu… Tout s’esttu…

Le crépuscule est adorable, d’une douceurinfinie, d’une fraîcheur caressante qui donne de l’ivresse… Nousmarchons dans les parfums… Nous frôlons des fleurs merveilleuses,plus merveilleuses d’être à peine visibles, et qui s’inclinent etqui nous saluent sur notre passage comme de mystérieuses fées. Plusrien ne reste de l’horreur du jardin ; sa beauté seuledemeure, frémit et s’exalte avec la nuit qui tombe, de plus en plusdélicieuse, sur nous. Je me suis ressaisi… Il me semble que mafièvre s’en est allée… Mes membres deviennent plus légers, plusélastiques, plus forts… À mesure que je marche, ma fatigue sedissipe, et je sens monter en moi quelque chose comme un violentbesoin d’amour… Je me suis rapproché de Clara, et je marche à côtéd’elle… tout près d’elle… brûlé par elle… Mais Clara n’a plus safigure de péché, alors qu’elle mordillait la fleur de thalictre etqu’elle barbouillait ses lèvres, passionnément, à l’âcre pollen…L’expression glacée de son visage dément toutes les ardeurslascives de son corps… Du moins, autant que je puis l’examiner, ilme paraît bien que la luxure qui était en elle, qui frémissait,d’un si étrange éclat, en ses yeux, qui se pâmait sur sa bouche, adisparu, complètement disparu de sa bouche et de ses yeux, en mêmetemps que les sanglantes images des supplices du jardin.

Je lui demande d’une voix tremblée :

– Vous m’en voulez, Clara ?… Vous medétestez ? Elle me répond d’une voix irritée :

– Mais non ! mais non ! Celan’a aucun rapport, mon ami… Je vous en prie, taisez-vous… Vous nesavez pas combien vous me fatiguez !…

J’insiste :

– Si ! si !… Je vois bien quevous me détestez… Et c’est affreux !… Et j’ai envie depleurer !…

– Dieu ! que vous m’agacez !…Taisez-vous… et, pleurez, si cela peut vous faire plaisir… Maistaisez-vous !…

Et comme nous repassons devant l’endroit oùnous nous arrêtâmes à causer avec le vieux bourreau, je dis,croyant par ma persistance stupide ramener un sourire aux lèvresmortes de Clara :

– Vous souvenez-vous du gros patapouf,mon amour ?… Et comme il était drôle, avec sa robe couverte desang… et sa trousse, et ses doigts rouges, cher petit cœur… et sesthéories sur le sexe des fleurs ?… Vous souvenez-vous ?…Ils se mettent quelquefois à vingt mâles, pour le spasme d’uneseule femelle…

Cette fois, c’est un haussement d’épaules quime répond… Elle ne daigne même plus s’irriter de mes paroles…

Alors, poussé par un rut grossier,maladroitement, je me penche sur Clara, tente de l’enlacer, et,d’une main brutale, je lui empoigne les seins. – Je te veux… là… tuentends… dans ce jardin… dans ce silence… au pied de cesgibets…

Ma voix est haletante ; une bave ignoblecoule de ma bouche et, en même temps que cette bave, des motsabominables… les mots qu’elle aime !…

D’un coup de rein, Clara se dégage de magauche et lourde étreinte ; et, avec une voix où il y a de lacolère, de l’ironie et aussi de la lassitude et del’énervement :

– Dieu ! que vous êtes assommant, sivous saviez… et ridicule, mon pauvre ami !… Le vilain bouc quevous êtes !… Laissez-moi… Tout à l’heure, si vous y tenez,vous passerez vos sales désirs sur les filles… Vous êtes tropridicule, vraiment !…

Ridicule !… Oui, je sens que je suisridicule… Et je prends le parti de me tenir tranquille… Je ne veuxplus tomber, dans son silence, comme une grosse pierre dans un lacoù des cygnes dorment, sous la lune !…

Chapitre 10

 

 

Le sampang, tout illuminé de lanternes rouges,nous attendait à l’embarcadère du bagne. Une Chinoise, au visagerude, vêtue d’une blouse et d’un pantalon de soie noire, les brasnus, chargés de lourds anneaux d’or, les oreilles ornées de largescercles d’or, tenait l’amarre. Clara sauta dans la barque. Je lasuivis.

– Où faut-il vous conduire ? demandala Chinoise, en anglais. Clara répondit d’une voix saccadée et quitremblait un peu :

– Où tu voudras… n’importe où… sur lefleuve… Tu le sais bien…

J’observai alors qu’elle était très pâle. Sesnarines pincées, ses traits tirés, ses yeux vagues exprimaient dela souffrance… La Chinoise hocha la tête.

– Oui !… oui… je sais… fit-elle.Elle avait de grosses lèvres rongées par le bétel, de la duretébestiale dans le regard. Comme elle grommelait encore des mots queje ne compris pas :

– Allons, Ki-Paï, ordonna Clara, d’un tonbref, tais-toi !… et fais ce que je te dis… D’ailleurs, lesportes de la ville sont fermées…

– Les portes du jardin sont ouvertes…

– Fais ce que je dis. Lâchant l’amarre,la Chinoise, d’un mouvement robuste, empoigna la godille qu’ellemanœuvra avec une souple adresse… Et nous glissâmes sur l’eau. Lanuit était très douce. Nous respirions un air tiède, maisinfiniment léger… L’eau chantait à la pointe du sampang… Etl’aspect du fleuve était celui d’une grande fête.

Sur la rive opposée, à notre droite et à notregauche, les lanternes multicolores éclairaient les mâts, lesvoitures, les ponts pressés des bateaux… Une étrange rumeur – cris,chants, musiques – venait de là, comme d’une foule en joie… L’eauétait toute noire, d’un noir mat et gras de velours avec, çà et là,des lueurs sourdes et clapotantes et sans autres vifs reflets, queles reflets brisés, les reflets rouges et verts des lanternes quidécoraient les sampangs, dont le fleuve, à cette heure, étaitsillonné en tous les sens. Et par-delà un espace sombre, dans leciel obscur, surgissant d’entre les noires découpures des arbres,la ville, au loin, les terrasses étagées de la ville s’allumaientcomme un immense brasier rouge, comme une montagne de feu.

À mesure que nous nous éloignions, nousapercevions, plus confusément, les hautes murailles du bagne dont,à chaque tour des veilleurs, les phares tournants projetaient surle fleuve et sur la campagne des triangles d’aveuglantelumière.

Clara était entrée sous le baldaquin quifaisait de cette barque une sorte de mol boudoir, tendu de soie etqui sentait l’amour… De violents parfums brûlaient en un trèsancien vase de fer ouvré, représentation naïvement synthétique del’éléphant, et dont les quatre pieds barbares et massifs reposaientsur un délicat entrelacs de roses. Aux tentures, des estampesvoluptueuses, des scènes hardiment luxurieuses, d’un art étrange,savant et magnifique. La frise du baldaquin, précieux travail debois colorié, reproduisait exactement un fragment de cettedécoration du temple souterrain d’Elephanta, que les archéologues,selon les traditions brahmaniques, appellent pudiquement :l’Union de la Corneille… Un large et profond matelas de soie brodéeoccupait le centre de la barque, et du plafond descendait unelanterne à transparents phalliques, une lanterne en partie voiléed’orchidées et qui répandait sur l’intérieur du sampang unedemi-clarté mystérieuse de sanctuaire ou d’alcôve.

Clara se jeta sur les coussins. Elle étaitextraordinairement pâle et son corps tremblait, secoué par desspasmes nerveux. Je voulus lui prendre les mains… Ses mains étaienttoutes glacées. – Clara !… Clara !… implorai-je…qu’avez-vous ?… De quoi souffrez-vous ?…Parlez-moi !…

Elle répondit d’une voix rauque, d’une voixqui sortait péniblement du fond de sa gorge contractée :

– Laisse-moi tranquille… Ne me touchepas… ne me dis rien… Je suis malade.

Sa pâleur, ses lèvres exsangues et sa voix quiétait comme un râle, me firent peur… Je crus qu’elle allait mourir…Effaré, j’appelai à mon aide la Chinoise :

– Vite !… vite ! Clarameurt ! Clara meurt !…

Mais, ayant écarté les rideaux et montré saface de chimère, Ki-Paï haussa les épaules, et elle s’écriabrutalement :

– Ça n’est rien… C’est toujours comme ça,chaque fois qu’elle revient de là-bas.

Et, maugréant, elle retourna à sa godille.

Sous la poussée nerveuse de Ki-Paï, la barquesoulevée glissa plus vite sur le fleuve. Nous croisâmes dessampangs pareils au nôtre et d’où partaient, sous les baldaquinsaux rideaux fermés, des chants, des bruits de baisers, des rires,des râles d’amour, qui se mêlaient au clapotis de l’eau et à dessonorités lointaines, comme étouffées, de tam-tams et de gongs… Enquelques minutes, nous eûmes atteint l’autre rive, et, longtempsencore, nous longeâmes des pontons noirs et déserts, des pontonsallumés et pleins de foule, bouges populaciers, maisons de thé pourles portefaix, bateaux de fleurs pour les matelots et la racailledu port. À peine si, par les hublots et les fenêtres éclairées, jepus voir – visions rapides – d’étranges figures fardées, des danseslubriques, des débauches hurlantes, des visages en mal d’opium…

Clara restait insensible à tout ce qui sepassait autour d’elle, dans la barque de soie et sur le fleuve.Elle avait la face enfouie dans un coussin qu’elle mordillait…J’essayai de lui faire respirer des sels. Par trois fois, elleéloigna le flacon d’un geste las et pesant. La gorge nue, les deuxseins crevant l’étoffe déchirée du corsage, les jambes tendues etvibrantes ainsi que les cordes d’une viole, elle respirait aveceffort… Je ne savais que faire, je ne savais que dire… Et j’étaispenché sur elle, l’âme angoissée, pleine d’incertitudes tragiqueset de choses troubles, troubles… Afin de m’assurer que c’était bienune crise passagère et que rien en elle ne s’était brisé desressorts de la vie, je lui saisis les poignets… Dans ma main sonpouls battait, rapide, léger, régulier comme un petit cœur d’oiseauou d’enfant… De temps en temps, un soupir s’exhalait de sa bouche,un long et douloureux soupir qui soulevait et gonflait sa poitrineen houle rose… Et, tout bas, tremblant, avec une voix très douce,je murmurais :

– Clara !… Clara !…Clara !…

Elle ne m’entendait pas, ne me voyait pas, laface perdue dans le coussin. Son chapeau avait glissé de sescheveux dont l’or roux prenait, sous les reflets de la lanterne,des tons de vieil acajou, et, débordant la robe, ses deux pieds,chaussés de peau jaune, gardaient encore, çà et là, de petitestaches de boue sanglante.

– Clara !… Clara !…Clara !…

Rien que le chant de l’eau et les musiqueslointaines et, entre les rideaux du baldaquin, là-bas, la montagneen feu de la ville terrible, et plus près, les reflets rouges,verts, les reflets alertes, onduleux, semblables à de mincesanguilles lumineuses, qui s’enfonceraient dans le fleuve noir.

Un choc de la barque… Un appel de la Chinoise…Et nous accostions une sorte de longue terrasse, la terrasseilluminée, toute bruyante de musiques et de fêtes, d’un bateau defleurs.

Ki-Paï amarra la barque à des crochets de fer,devant un escalier qui trempait, dans l’eau, ses marches rouges.Deux énormes lanternes rondes brillaient en haut de deux mâts, oùflottaient des banderoles jaunes.

– Où sommes-nous ?… demandai-je.

– Nous sommes là où elle m’a donnél’ordre de vous conduire, répondit Ki-Paï, d’un ton bourru. Noussommes là où elle vient passer la nuit, quand elle rentre delà-bas…

Je proposai :

– Ne vaudrait-il pas mieux la ramenerchez elle, dans l’état de souffrance où elle est ? Ki-Païrépliqua :

– Elle est toujours ainsi, après lebagne… Et puis, la ville est fermée, et pour gagner le palais, parles jardins, c’est trop loin, maintenant… et trop dangereux.

Et elle ajouta, méprisante :

– Elle est très bien ici… Ici, on laconnaît !… Je me résignai.

– Aide-moi, alors, commandai-je… Et nesois pas brusque avec elle. Très doucement, avec des précautionsinfinies, Ki-Paï et moi, nous saisîmes, dans nos bras, Clara quin’opposait pas plus de résistance qu’une morte et, la soutenant, laportant plutôt, nous la fîmes à grand-peine sortir de la barque etmonter l’escalier. Elle était lourde et glacée… Sa tête serenversait un peu en arrière ; ses cheveux entièrementdénoués, ses épais et souples cheveux ruisselaient sur ses épaulesen ondes de feu. S’accrochant d’une main molle, presquedéfaillante, au cou rude de Ki-Paï, elle poussait de petitesplaintes vagues, lâchait de petits mots inarticulés, ainsi qu’unenfant… Et moi, un peu haletant, sous le poids de mon amie, jegémissais :

– Pourvu qu’elle ne meure pas, monDieu !… pourvu qu’elle ne meure pas ! Et Ki-Paï ricanait,la bouche féroce :

– Mourir !… Elle !… Ah bienoui !… Ce n’est pas de la souffrance qui est dans son corps…c’est de la saleté !…

Nous fûmes reçus, en haut de l’escalier, pardeux femmes, aux yeux peints, et dont la nudité doréetransparaissait, toute, dans les voiles légers, vaporeux, dontelles étaient drapées. Elles avaient des bijoux obscènes dans lescheveux, des bijoux aux poignets et aux doigts, des bijoux auxchevilles et aux pieds nus, et leur peau frottée de fines essencesexhalait une odeur de jardin.

L’une d’elles tapa, en signe de joie, dans sesmains.

– Mais c’est notre petite amie !…cria-t-elle… Je te le disais bien, moi, qu’elle viendrait, le chercœur… Elle vient toujours… Vite… vite… couchez-la sur le lit, cepauvre amour.

Elle désignait une sorte de matelas, ou plutôtde brancard allongé contre la cloison, et sur lequel nous déposâmesClara…

Clara ne remuait plus… Sous ses paupièreseffrayamment ouvertes, les yeux révulsés ne laissaient voir queleurs deux globes blancs… Alors, la Chinoise aux yeux peints sepencha sur Clara, et d’une voix délicieusement rythmée, comme sielle chantait une chanson, elle dit :

– Petite, petite amie de mes seins et demon âme… que vous êtes belle ainsi !… Vous êtes belle commeune jeune morte… Et pourtant, vous n’êtes pas morte… Vous allezrevivre, petite amie de mes lèvres, revivre sous mes caresses etsous les parfums de ma bouche.

Elle lui mouilla les tempes d’un parfumviolent, lui fit respirer des sels.

– Oui, oui !… chère petite âme… vousêtes évanouie… et vous ne m’entendez pas !… Et vous ne sentezpas la douceur de mes doigts… mais votre cœur bat, bat, bat… Etl’amour galope en vos veines, comme un jeune cheval… l’amour bonditen vos veines comme un jeune tigre.

Elle se tourna vers moi.

– Il ne faut pas être triste… parcequ’elle est toujours évanouie, quand elle vient ici… Dans quelquesminutes, nous crierons de plaisir dans sa chair heureuse etbrûlante…

Et j’étais là, inerte, silencieux, les membresde plomb, la poitrine oppressée ainsi qu’il arrive dans lescauchemars… Je n’avais plus la sensation du réel… Tout ce que jevoyais – images tronquées surgissant de l’ombre environnante, del’abîme du fleuve, et y rentrant pour en ressurgir bientôt, avecdes déformations fantastiques – m’effarait… La longue terrasse,suspendue dans la nuit, avec ses balustres laqués de rouge, sesfines colonnettes, supportant le hardi retroussement du toit, sesguirlandes de lanternes alternant avec des guirlandes de fleurs,était remplie d’une foule bavarde, remuante, extraordinairementcolorée. Cent regards fardés étaient sur nous, cent bouches peinteschuchotaient des mots que je n’entendais pas, mais où il mesemblait que revenait sans cesse le nom de Clara.

– Clara ! Clara !Clara !

Et des corps nus, des corps enlacés, des brastatoués, chargés d’anneaux d’or, des ventres, des seins tournaientparmi de légères écharpes envolées… Et dans tout cela, autour detout cela, au-dessus de tout cela, des cris, des rires, des chants,des sons de flûte, et des odeurs de thé, de bois précieux, desarômes puissants d’opium, des haleines lourdes de parfums…

Griserie de rêve, de débauche, de supplice etde crime, on eût dit que toutes ces bouches, toutes ces mains, tousces seins, toute cette chair vivante, allaient se ruer sur Clara,pour jouir de sa chair morte !…

Je ne pouvais faire un geste, ni prononcer uneparole… Près de moi, une Chinoise, toute jeune et jolie, presqueune enfant, avec des yeux candides et lascifs à la fois, promenaitsur un éventaire des objets étrangement obscènes, d’impudiquesivoires, des phallus en gomme rose et des livres enluminés oùétaient reproduites, par le pinceau, les mille joies compliquées del’amour…

– De l’amour !… de l’amour !…qui veut de l’amour ?… J’ai de l’amour pour tout lemonde !… Pourtant, je me penchai sur Clara…

– Il faut la porter chez moi… commanda laChinoise aux yeux peints. Deux hommes robustes soulevèrent lebrancard… Machinalement je les suivis…

Guidés par la courtisane, ils s’engagèrentdans un vaste couloir, somptueux comme un temple. À droite et àgauche, des portes s’ouvraient sur de grandes chambres, toutestendues de nattes, éclairées de lumières roses très douces etvoilées de mousselines… Des animaux symboliques, dardant des sexesénormes et terribles, des divinités bisexuées, se prostituant àelles-mêmes ou chevauchant des monstres en rut, en gardaient leseuil. Et des parfums brûlaient en de précieux vases de bronze…

Une portière de soie brodée de fleurs depêcher s’écarta, et dans l’écartement deux têtes de femme semontrèrent… L’une de ces femmes demanda, en nous regardantpasser :

– Qu’est-ce qui est mort ? L’autrerépondit :

– Mais non !… Personne n’est mort…Tu vois bien que c’est la femme du Jardin des supplices…

Et le nom de Clara, chuchoté de lèvres enlèvres, de lit en lit, de chambre en chambre, emplit bientôt lebateau de fleurs comme une obscénité merveilleuse. Il me semblamême que les monstres de métal le répétaient dans leurs spasmes, lehurlaient dans leurs délires de luxure sanglante.

– Clara ! Clara !Clara !…

Ici, j’entrevis un jeune homme étendu sur unlit. La petite lampe d’une fumerie d’opium brûlait, à portée de samain. Il y avait dans ses yeux, étrangement dilatés, comme del’extase douloureuse… Devant lui, bouche à bouche, ventre à ventre,des femmes nues, se pénétrant l’une l’autre, dansaient des dansessacrées, tandis que, accroupis derrière un paravent, des musiciens,soufflaient dans de courtes flûtes… Là, d’autres femmes assises enrond ou couchées sur la natte du plancher, dans des poses obscènes,avec des faces de luxure plus tristes que des faces de supplice,attendaient. C’était, devant chaque porte où nous passions, desrâles, des voix haletantes, des gestes de damnés, des corps tordus,des corps broyés, toute une douleur grimaçante qui, parfois,hurlait sous le fouet de voluptés atroces et d’onanismes barbares.Je vis, défendant l’entrée d’une salle, un groupe de bronze dont laseule arabesque des lignes me donna une secousse d’horreur… Unepieuvre, de ses tentacules, enlaçait le corps d’une vierge et, deses ventouses ardentes et puissantes, pompait l’amour, toutl’amour, à la bouche, aux seins, au ventre.

Et je crus que j’étais dans un lieu de tortureet non dans une maison de joie et d’amour.

L’encombrement du couloir devint tel que,durant quelques secondes, nous fûmes obligés de nous arrêter enface d’une salle – la plus vaste de toutes – qui se différenciaitdes autres par sa décoration et par son éclairage d’un rougesinistre… D’abord, je ne vis que des femmes – une mêlée de chairsforcenées et de vives écharpes –, des femmes qui se livraient à desdanses frénétiques, à des possessions démoniaques, autour d’unesorte d’Idole dont le bronze massif, d’une patine très ancienne, sedressait au centre de la salle et montait jusqu’au plafond. Puisl’Idole elle-même se précisa, et je reconnus que c’était l’Idoleterrible, appelée l’Idole aux Sept Verges… Trois têtes armées decornes rouges, casquées de chevelures en flammes tordues,couronnaient un torse unique ou plutôt un seul ventre, lequels’incorporait à un énorme pilier barbare et phalliforme. Toutautour de ce pilier, à l’endroit précis où le ventre monstrueuxfinissait, sept verges s’élançaient auxquelles les femmes, endansant, offraient des fleurs et de furieuses caresses. Et la lueurrouge de la salle donnait aux billes de jade qui servaient d’yeux àl’Idole, une vie diabolique… Au moment où nous nous remîmes enmarche, j’assistai à un spectacle effrayant et dont il m’estimpossible de rendre l’infernal frémissement. Criant, hurlant, septfemmes, tout à coup, se ruèrent aux sept verges de bronze. L’Idoleenlacée, chevauchée, violée par toute cette chair délirante, vibrasous les secousses multipliées de ces possessions et de ces baisersqui retentissaient, pareils à des coups de bélier dans les portesde fer d’une ville assiégée. Alors, ce fut autour de l’Idole uneclameur démente, une folie de volupté sauvage, une mêlée de corpssi frénétiquement étreints et soudés l’un à l’autre qu’elle prenaitl’aspect farouche d’un massacre et ressemblait à la tuerie, dansleurs cages de fer, de ces condamnés, se disputant le lambeau deviande pourrie de Clara !… Je compris, en cette atroceseconde, que la luxure peut atteindre à la plus sombre terreurhumaine et donner l’idée véritable de l’enfer, de l’épouvantementde l’enfer…

Et il me semblait que tous ces chocs, toutesces voix haletantes, tous ces râles, toutes ces morsures, etl’Idole elle-même, n’avaient, pour exprimer, pour éructer leur raged’inassouvissement et leur supplice d’impuissance qu’un mot… unseul mot !

– Clara !… Clara !…Clara !…

Lorsque nous eûmes gagné la chambre et déposésur un lit Clara toujours évanouie, la conscience me revint, et dumilieu où je me trouvais, et de moi-même. De ces chants, de cesdébauches, de ces sacrifices, de ces parfums déprimants, de cesimpurs contacts qui souillaient davantage l’âme endormie de monamie, j’éprouvais, en plus de l’horreur, une accablante honte…J’eus beaucoup de peine à éloigner les femmes, curieuses etbavardes, qui nous avaient suivis, non seulement du lit où nousavions étendu Clara, mais encore de la chambre, où je voulaisrester seul… Je ne gardai avec moi que Ki-Paï, laquelle, malgré sesairs bourrus et ses rudes paroles, se montrait très dévouée à samaîtresse et mettait une grande délicatesse et une adresseprécieuse, dans les soins qu’elle prenait d’elle.

Le pouls de Clara battait toujours avec lamême régularité rassurante, comme si elle eût été en pleine vigueurde santé. Pas une minute, la vie n’avait cessé d’habiter cettechair qui semblait à jamais morte. Et tous les deux, Ki-Paï et moi,nous étions penchés, anxieusement, sur sa résurrection…

Tout à coup, elle poussa une plainte ;les muscles de son visage se crispèrent, et de légères secoussesnerveuses agitèrent sa gorge, ses bras et ses jambes. Ki-Païdit :

– Elle va avoir une crise terrible. Ilfaut la maintenir vigoureusement et prendre bien garde qu’elle nese déchire la figure et ne s’arrache les cheveux avec ses ongles.Je pensai qu’elle pouvait m’entendre, et que de me savoir là, prèsd’elle, la crise qu’avait annoncée Ki-Paï en serait adoucie… Jemurmurai à son oreille, en essayant de mettre dans mes parolestoutes les caresses de ma voix, toutes les tendresses de mon cœuret aussi, toutes les pitiés – ah ! oui – toutes les pitiés quisont sur la terre…

– Clara ! Clara… c’est moi…Regarde-moi… écoute-moi… Mais Ki-Paï me ferma la bouche.

– Taisez-vous donc !… fit-elle,impérieuse… Comment voulez-vous qu’elle nous entende ?… Elleest encore avec les mauvais génies…

Alors, Clara commença de se débattre. Tous sesmuscles se bandèrent, effroyablement soulevés et contractés… sesarticulations craquèrent, comme les jointures d’un bateau désemparédans la tempête… Une expression de souffrance horrible, d’autantplus horrible, qu’elle était silencieuse, envahit sa face crispéeet pareille à la face des suppliciés, sous la cloche du jardin. Deses yeux, entre les paupières mi-fermées et battantes, on ne voyaitplus qu’un mince trait blanchâtre… Un peu d’écume moussait à seslèvres… Et, tout haletant, je gémissais :

– Mon Dieu… mon Dieu !… Est-cepossible ?… Et que va-t-il arriver ? Ki-Païordonna :

– Maintenez-la… tout en laissant soncorps libre… car il faut que les démons s’en aillent de son corps…Et elle ajouta :

– C’est la fin… Tout à l’heure, elle vapleurer…

Nous lui tenions les poignets de façon àl’empêcher de se labourer la figure avec ses ongles. Et il y avait,en elle, une telle force d’étreinte que je crus qu’elle allait nousbroyer les mains… Dans une dernière convulsion son corps s’arqua,des talons à la nuque… Sa peau tendue vibra. Puis la crise, peu àpeu, mollit… Les muscles se détendirent, reprirent leur place, etelle s’affaissa, épuisée, sur le lit, les yeux pleins delarmes…

Durant quelques minutes, elle pleura, pleura…Larmes qui coulaient de ses yeux intarissablement et sans bruit,comme d’une source !

– C’est fini ! dit Ki-Paï… Vouspouvez lui parler… Sa main était, maintenant, toute molle, moite etbrûlante dans ma main. Ses yeux, encore vagues et lointains,cherchaient à reprendre conscience des objets et des formes, autourd’elle. Elle semblait revenir d’un long, d’un angoissantsommeil.

– Clara ! ma petite Clara !…murmurai-je.

Longtemps elle me regarda d’un regard tristeet voilé, à travers ses larmes.

– Toi… fit-elle… Toi… ah ! oui… Etsa voix était comme un souffle…

– C’est moi, c’est moi !… Clara, mevoilà… Me reconnais-

tu ? Elle eut une sorte de petit hoquet,de petit sanglot… Et elle bégaya :

– Oh ! mon chéri !… monchéri !… mon pauvre chéri !… Mettant sa tête contre lamienne, elle supplia :

– Ne bouge plus… je suis bien ainsi… jesuis pure ainsi… je suis toute blanche… toute blanche comme uneanémone !… Je lui demandai si elle souffrait encore :

– Non ! non !… je ne souffrepas… Et je suis heureuse d’être là, près de toi… toute petite, prèsde toi… toute petite, toute petite… et toute blanche, blanche commeces petites hirondelles des contes chinois… tu sais bien… cespetites hirondelles…

Elle ne prononçait – à peine si elle lesprononçait – que de petits mots… de petits mots de pureté, deblancheur… Sur ses lèvres, ce n’était que petites fleurs, petitsoiseaux, petites étoiles, petites sources… et des âmes, et desailes, et du ciel… du ciel… du ciel…

Puis, de temps en temps, interrompant songazouillement, elle me serrait la main, plus fort, appuyait,pelotonnait sa tête contre la mienne, et elle disait, avec plusd’accent :

– Oh ! mon chéri !… plusjamais, je te le jure !… Plus jamais, plus jamais… plusjamais !…

Ki-Paï s’était retirée, au fond de la chambre.Et, tout bas, elle chantait une chanson, une de ces chansons quiendorment et bercent le sommeil des petits enfants.

– Plus jamais… plus jamais… plusjamais !… répétait Clara, d’une voix lente, d’une voix quiallait se perdant, se fondant dans la chanson de plus en plus lenteaussi de Ki-Paï. Et elle s’endormit, contre moi, d’un sommeilcalme, lumineux et lointain, et profond, comme un grand et douxlac, sous la lune d’une nuit d’été.

Ki-Paï se leva doucement, sans bruit.

– Je m’en vais ! dit-elle… je m’envais dormir dans le sampang… Demain matin, quand l’aube viendra,vous ramènerez ma maîtresse au palais… Et ce sera àrecommencer !… Ce sera toujours à recommencer !

– Ne dis pas cela, Ki-Paï, suppliai-je…Et regarde-la dormir contre moi, regarde-la dormir d’un si calme etsi pur sommeil, contre moi !…

La Chinoise hocha sa tête grimaçante, et ellemurmura, avec des yeux tristes, où la pitié maintenant remplaçaitle dégoût :

– Je la regarde dormir contre vous et jevous dis… Dans huit jours, je vous conduirai comme ce soir, tousles deux, sur le fleuve, rentrant du Jardin des supplices… Et, danshuit années encore, je vous conduirai pareillement sur le fleuve,si vous n’êtes pas parti et si je ne suis pas morte !

Elle ajouta :

– Et si je suis morte, une autre vousconduira, avec ma maîtresse, sur le fleuve. Et si vous êtes parti,un autre que vous accompagnera ma maîtresse sur le fleuve… Et iln’y aura rien de changé…

– Ki-Paï… Ki-Paï… pourquoi dis-tucela ?… Encore une fois, regarde-la dormir… Tu ne sais pas ceque tu dis !…

– Chut ! fit-elle en posant un doigtsur sa bouche. Ne parlez pas si haut… Ne vous remuez pas si fort…Ne la réveillez pas… Au moins, quand elle dort, elle ne fait pointde mal, ni aux autres, ni à elle-même !…

Marchant avec précaution, sur la pointe de sespieds, ainsi qu’une garde-malade, elle se dirigea vers la portequ’elle ouvrit.

– Allez-vous-en !…allez-vous-en ! C’était la voix de Ki-Paï, impérieuse parmiles voix bourdonnantes des femmes…

Et je vis des yeux peints, des visages fardés,des bouches rouges, des seins tatoués, des bouches sur des seins…et j’entendis des cris, des râles, des danses, des sons de flûte,des résonances de métal et ce nom qui courait, haletait, de lèvresen lèvres, et secouait, comme un spasme, tout le bateau defleurs : – Clara !… Clara !… Clara ! La portese referma et les bruits s’assourdirent, et les visagesdisparurent.

Et j’étais seul dans la chambre, où deuxlampes brûlaient, voilées de crêpe rose… seul avec Clara quidormait et, de temps en temps, répétait en son sommeil, comme unpetit enfant rêvant :

– Plus jamais !… Plusjamais !…

Et comme pour donner un démenti à ces paroles,un bronze que je n’avais pas encore aperçu, une sorte de singe debronze, accroupi dans un coin de la pièce, tendait vers Clara, enricanant férocement, un sexe monstrueux.

Ah ! si plus jamais, plus jamais, elle nepouvait se réveiller !…

– Clara !… Clara !…Clara !…

Clos Saint-Blaise, Paris, 1898-1899.

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