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Le Livre de mon ami

Le Livre de mon ami

d’ Anatole France
Partie1
LE LIVRE DE PIERRE

Dédicace

31décembre 188…

Nel mezzo del cammin di nostra vita…

Au milieu du chemin de la vie…

Ce vers, par lequel Dante commence la première cantate de La Divine Comédie, me vient à la pensée, ce soir, pour la centième fois peut-être. Mais c’est la première fois qu’il me touche.

Avec quel intérêt je le repasse en esprit, et comme je le trouve sérieux et plein ! C’est qu’à ce coup j’en puis faire l’application à moi-même. Je suis, à mon tour, au point où fut Dante quand le vieux soleil marqua la première année du XIVes iècle. Je suis au milieu du chemin de la vie, à supposer ce chemin égal pour tous et menant à la vieillesse.

Mon Dieu ! je savais, il y a vingt ans,qu’il faudrait en arriver là : je le savais, mais je ne le sentais pas. Je me souciais alors du milieu du chemin de la vie comme de la route de Chicago. Maintenant que j’ai gravi la côte, je retourne la tête pour embrasser d’un regard tout l’espace que j’ai traversé si vite, et le vers du poète florentin me remplit d’unetelle rêverie, que je passerais volontiers la nuit devant mon feu à soulever des fantômes. Les morts sont si légers, hélas !

Il est doux de se souvenir. Le silence de lanuit y invite.

Son calme apprivoise les revenants, qui sonttimides et fuyants par nature et veulent l’ombre avec la solitudepour venir parler à l’oreille de leurs amis vivants. Les rideauxdes fenêtres sont tirés, les portières pendent à plis lourds sur letapis. Seule une porte est entrouverte, là, du côté où mes yeux setournent par instinct. Il en sort une lueur d’opale ; il envient des souffles égaux et doux, dans lesquels je ne sauraisdistinguer moi-même celui de la mère de ceux des enfants.

Dormez, chéris, dormez !

Nel mezzo del cammin di nostravita…

Au coin du feu qui meurt, je rêve et je mefigure que cette maison de famille, avec la chambre où luit entremblant la veilleuse et d’où s’exhalent ces souffles purs, estune auberge isolée sur cette grand-route dont j’ai déjà suivi lamoitié.

Dormez, chéris ; nous repartironsdemain !

Demain ! Il fut un temps où ce motcontenait pour moi la plus belle des magies. En le prononçant, jevoyais des figures inconnues et charmantes me faire signe du doigtet murmurer : « Viens ! » J’aimais tant la vie,alors ! J’avais en elle la belle confiance d’un amoureux, etje ne pensais pas qu’elle pût me devenir sévère, elle qui pourtantest sans pitié.

Je ne l’accuse pas. Elle ne m’a pas fait lesblessures qu’elle a faites à tant d’autres. Elle m’a mêmequelquefois caressé par hasard, la grande indifférente ! Enretour de ce qu’elle m’a pris ou refusé, elle m’a donné des trésorsauprès desquels tout ce que je désirais n’était que cendre etfumée. Malgré tout, j’ai perdu l’espérance, et maintenant je nepuis entendre dire : « À demain ! » sanséprouver un sentiment d’inquiétude et de tristesse.

Non ! je n’ai plus confiance en monancienne amie la vie.

Mais je l’aime encore. Tant que je verrai sondivin rayon briller sur trois fronts blancs, sur trois frontsaimés, je dirai qu’elle est belle et je la bénirai.

Il y a des heures où tout me surprend, desheures où les choses les plus simples me donnent le frisson dumystère.

Ainsi, il me paraît, en ce moment, que lamémoire est une faculté merveilleuse et que le don de faireapparaître le passé est aussi étonnant et bien meilleur que le donde voir l’avenir.

C’est un bienfait que le souvenir. La nuit estcalme, j’ai rassemblé les tisons dans la cheminée et ranimé lefeu.

Dormez, chéris, dormez !

J’écris mes souvenirs d’enfance et c’est

POUR VOUS TROIS

PREMIÈRES CONQUÊTES

I – LES MONSTRES

Les personnes qui m’ont dit ne rien serappeler des premières années de leur enfance m’ont beaucoupsurpris.

Pour moi, j’ai gardé de vifs souvenirs dutemps où j’étais un très petit enfant. Ce sont, il est vrai, desimages isolées, mais qui, par cela même, ne se détachent qu’avecplus d’éclat sur un fond obscur et mystérieux. Bien que je soisencore assez éloigné de la vieillesse, ces souvenirs, que j’aime,me semblent venir d’un passé infiniment profond.

Je me figure qu’alors le monde était dans samagnifique nouveauté et tout revêtu de fraîches couleurs. Sij’étais un sauvage, je croirais le monde aussi jeune ou, si vousvoulez, aussi vieux que moi. Mais j’ai le malheur de n’être pointun sauvage. J’ai lu beaucoup de livres sur l’antiquité de la terreet l’origine des espèces, et je mesure avec mélancolie la courtedurée des individus à la longue durée des races. Je sais donc qu’iln’y a pas très longtemps que j’avais mon lit à galerie dans unegrande chambre d’un vieil hôtel fort déchu, qui a été démoli depuispour faire place aux bâtiments neufs de l’École des beaux-arts.C’est là qu’habitait mon père, modeste médecin et grandcollectionneur de curiosités naturelles. Qui est-ce qui dit que lesenfants n’ont pas de mémoire ? Je la vois encore, cettechambre, avec son papier vert à ramages et une jolie gravure encouleurs qui représentait, comme je l’ai su depuis, Virginietraversant dans les bras de Paul le gué de la rivière Noire.

Il m’arriva dans cette chambre des aventuresextraordinaires.

J’y avais, comme j’ai dit, un petit lit àgalerie qui restait tout le jour dans un coin et que ma mèreplaçait, chaque nuit, au milieu de la chambre, sans doute pour lerapprocher du sien, dont les rideaux immenses me remplissaient decrainte et d’admiration. C’était toute une affaire de me coucher.Il y fallait des supplications, des larmes, des embrassements. Etce n’était pas tout : je m’échappais en chemise et je sautaiscomme un lapin. Ma mère me rattrapait sous un meuble pour me mettreau lit. C’était très gai.

Mais à peine étais-je couché, que despersonnages tout à fait étrangers à ma famille se mettaient àdéfiler autour de moi. Ils avaient des nez en bec de cigogne, desmoustaches hérissées, des ventres pointus et des jambes comme despattes de coq. Ils se montraient de profil, avec un œil rond aumilieu de la joue, et défilaient, portant balais, broches,guitares, seringues et quelques instruments inconnus. Laids commeils étaient, ils n’auraient pas dû se montrer ; mais je doisleur rendre une justice : ils se coulaient sans bruit le longdu mur, et aucun d’eux, pas même le plus petit et le dernier, quiavait un soufflet au derrière, ne fit jamais un pas vers mon lit.Une force les retenait visiblement aux murs le long desquels ilsglissaient sans présenter une épaisseur appréciable. Cela merassurait un peu ; d’ailleurs, je veillais. Ce n’est pas enpareille compagnie, vous pensez bien, qu’on ferme l’œil.

Je tenais mes yeux ouverts. Et pourtant (celaest un autre prodige) je me retrouvais tout à coup dans la chambrepleine de soleil, n’y voyant que ma mère en peignoir rose et nesachant pas du tout comment la nuit et les monstres s’en étaientallés.

« Quel dormeur tu fais ! »disait ma mère en riant.

Il fallait, en effet, que je fusse un fameuxdormeur.

Hier, en flânant sur les quais, je vis dans laboutique d’un marchand de gravures un de ces cahiers de grotesquesdans lesquels le Lorrain Callot exerça sa pointe fine et dure etqui se sont faits rares. Au temps de mon enfance, une marchanded’estampes, la mère Mignot, notre voisine, en tapissait tout unmur, et je les regardais chaque jour, en allant à la promenade eten en revenant ; je nourrissais mes yeux de ces monstres, et,quand j’étais couché dans mon petit lit à galerie, je les revoyaissans avoir l’esprit de les reconnaître. O magie de JacquesCallot !

Le petit cahier que je feuilletais réveilla enmoi tout un monde évanoui, et je sentis s’élever dans mon âme commeune poussière embaumée au milieu de laquelle passaient des ombreschéries.

II – LA DAME EN BLANC

En ce temps-là, deux dames habitaient la mêmemaison que nous, deux dames vêtues l’une tout de blanc, l’autretout de noir.

Ne me demandez pas si elles étaientjeunes : cela passait ma connaissance. Mais je sais qu’ellessentaient bon et qu’elles avaient toutes sortes de délicatesses. Mamère, fort occupée et qui n’aimait pas à voisiner, n’allait guèrechez elles. Mais j’y allais souvent, moi, surtout à l’heure dugoûter, parce que la dame en noir me donnait des gâteaux.

Donc, je faisais seul mes visites. Il fallaittraverser la cour.

Ma mère me surveillait de sa fenêtre, etfrappait sur les vitres quand je m’oubliais trop longtemps àcontempler le cocher qui pansait ses chevaux. C’était tout untravail de monter l’escalier à rampe de fer, dont les hauts degrésn’avaient point été faits pour mes petites jambes. J’étais bienpayé de ma peine dès que j’entrais dans la chambre des dames ;car il y avait là mille choses qui me plongeaient dans l’extase.Mais rien n’égalait les deux magots de porcelaine qui se tenaientassis sur la cheminée, de chaque côté de la pendule. D’eux-mêmes,ils hochaient la tête et tiraient la langue. J’appris qu’ilsvenaient de Chine et je me promis d’y aller. La difficulté était dem’y faire conduire par ma bonne. J’avais acquis la certitude que laChine était derrière l’Arc de Triomphe, mais je ne trouvais jamaismoyen de pousser jusque-là.

Il y avait aussi, dans la chambre des dames,un tapis à fleurs, sur lequel je me roulais avec délices, et unpetit canapé doux et profond, dont je faisais tantôt un bateau,tantôt un cheval ou une voiture. La dame en noir, un peu grasse, jecrois, était très douce et ne me grondait jamais.

La dame en blanc avait ses impatiences et sesbrusqueries, mais elle riait si joliment ! Nous faisions bonménage tous les trois, et j’avais arrangé dans ma tête qu’il neviendrait jamais que moi dans la chambre aux magots. La dame enblanc, à qui je fis part de cette décision, se moqua bien un peu demoi, à ce qu’il me sembla ; mais j’insistai et elle me promittout ce que je voulus.

Elle promit. Un jour pourtant, je trouvai unmonsieur assis dans mon canapé, les pieds sur mon tapis et causantavec mes dames d’un air satisfait. Il leur donna même une lettrequ’elles lui rendirent après l’avoir lue. Cela me déplut, et jedemandai de l’eau sucrée parce que j’avais soif et aussi pour qu’onfît attention à moi. En effet, le monsieur me regarda.

« C’est un petit voisin, dit la dame ennoir.

– Sa mère n’a que celui-là, n’est-il pasvrai ? reprit le monsieur.

– Il est vrai, dit la dame en blanc. Maisqu’est-ce qui vous a fait croire cela ?

– C’est qu’il a l’air d’un enfant gâté, repritle monsieur.

Il est indiscret et curieux. En ce moment, ilouvre des yeux comme des portes cochères. » C’était pour lemieux voir. Je ne veux pas me flatter, mais je comprisadmirablement, après la conversation, que la dame en blanc avait unmari qui était quelque chose dans un pays lointain, que le visiteurapportait une lettre de ce mari, qu’on le remerciait de sonobligeance, et qu’on le félicitait d’avoir été nommé premiersecrétaire. Tout cela ne me contenta pas et, en m’en allant, jerefusai d’embrasser la dame en blanc, pour la punir.

Ce jour-là, au dîner, je demandai à mon pèrece que c’était qu’un secrétaire. Mon père ne me répondit point, etma mère me dit que c’était un petit meuble dans lequel on range despapiers. Conçoit-on cela ? On me coucha, et les monstres, avecun œil au milieu de la joue, défilèrent autour de mon lit enfaisant plus de grimaces que jamais.

Si vous croyez que je pensai le lendemain aumonsieur que j’avais trouvé chez la dame en blanc, vous voustrompez ; car je l’avais oublié de tout mon cœur, et il n’eûttenu qu’à lui d’être à jamais effacé de ma mémoire. Mais il eutl’audace de se représenter chez mes deux amies. Je ne sais si cefut dix jours ou dix ans après sa première visite.

J’incline à croire aujourd’hui que ce fut dixjours. Il était étonnant, ce monsieur, de prendre ainsi ma place.Je l’examinai, cette fois, et ne lui trouvai rien d’agréable. Ilavait des cheveux très brillants, des moustaches noires, desfavoris noirs, un menton rasé avec une fossette au milieu, lataille fine, de beaux habits, et sur tout cela un air decontentement. Il parlait du cabinet du ministre des Affairesétrangères, des pièces de théâtre, des modes et des livresnouveaux, des soirées et des bals dans lesquels il avait vainementcherché ces dames. Et elles l’écoutaient !

Était-ce une conversation, cela ? Et nepouvait-il parler, comme faisait avec moi la dame en noir, du paysoù les montagnes sont en caramel, et les rivières enlimonade ?

Quand il fut parti, la dame en noir dit quec’était un jeune homme charmant. Je dis, moi, qu’il était vieux etqu’il était laid. Cela fit beaucoup rire la dame en blanc. Cen’était pas risible, pourtant. Mais voilà, elle riait de ce que jedisais ou bien elle ne m’écoutait pas parler. La dame en blancavait ces deux défauts, sans compter un troisième qui medésespérait : celui de pleurer, de pleurer, de pleurer. Mamère m’avait dit que les grandes personnes ne pleuraient jamais.Ah ! c’est qu’elle n’avait pas vu comme moi la dame en blanc,tombée de côté sur un fauteuil, une lettre ouverte sur ses genoux,la tête renversée et son mouchoir sur les yeux. Cette lettre (jeparierais aujourd’hui que c’était une lettre anonyme) lui faisaitbien de la peine.

C’était dommage, car elle savait si bienrire ! Ces deux visites me donnèrent l’idée de la demander enmariage.

Elle me dit qu’elle avait un grand mari enChine, qu’elle en aurait un petit sur le quai Malaquais ; cefut arrangé, et elle me donna un gâteau.

Mais le monsieur aux favoris noirs revenaitbien souvent. Un jour que la dame en blanc me contait qu’elleferait venir pour moi de Chine des poissons bleus, avec une lignepour les pêcher, il se fit annoncer et fut reçu. À la façon dontnous nous regardâmes, il était clair que nous ne nous aimions pas.La dame en blanc lui dit que sa tante (elle voulait dire la dame ennoir) était allée faire une emplette aux Deux Magots. Je voyais lesdeux magots sur la cheminée et je ne concevais pas qu’il fallûtsortir pour leur acheter quoi que ce fût. Mais il se présente tousles jours des choses si difficiles à comprendre ! Le monsieurne parut nullement affligé de l’absence de la dame en noir, et ildit à la dame en blanc qu’il voulait lui parler sérieusement. Elles’arrangea avec coquetterie dans sa causeuse et lui fit signequ’elle l’écoutait. Cependant il me regardait et semblaitembarrassé.

« Il est très gentil, ce petit garçon,dit-il enfin, en me passant la main sur la tête ; mais…

– C’est mon petit mari, dit la dame enblanc.

– Eh bien, reprit le monsieur, nepourriez-vous le renvoyer à sa mère ? Ce que j’ai à vous direne doit être entendu que de vous. » Elle lui céda.

« Chéri, me dit-elle, va jouer dans lasalle à manger, et ne reviens que quand je t’appellerai. Va,chéri ! » J’y allai le cœur gros. Elle était pourtanttrès curieuse, la salle à manger, à cause d’un tableau à horlogequi représentait une montagne au bord de la mer avec une église,sous un ciel bleu. Et quand l’heure sonnait, un navire s’agitaitsur les flots, une locomotive avec ses voitures sortait d’un tunnelet un ballon s’élevait dans les airs. Mais, quand l’âme est triste,rien ne peut lui sourire. D’ailleurs, le tableau à horloge restaitimmobile, il paraît que la locomotive, le navire et le ballon nepartaient que toutes les heures, et c’est long, une heure ! Dumoins, ce l’était en ce temps-là. Par bonheur, la cuisinière vintchercher quelque chose dans le buffet et, me voyant tout triste, medonna des confitures qui charmèrent les peines de mon cœur.

Mais, quand je n’eus plus de confitures, jeretombai dans le chagrin. Bien que le tableau à horloge n’eût pasencore sonné, je me figurais que des heures et des heuress’amoncelaient sur ma triste solitude. Par moments, il me venait dela chambre voisine quelques éclats de la voix du monsieur ; ilsuppliait la dame en blanc, puis il semblait en colère contre elle.C’était bien fait. Mais n’en finiraient-ils donc jamais ? Jem’aplatis le nez contre les vitres, je tirai des crins aux chaises,j’agrandis les trous du papier de tenture, j’arrachai les frangesdes rideaux, que sais-je ?

L’ennui est une terrible chose. Enfin, n’ypouvant plus tenir, je m’avançai sans bruit jusqu’à la porte quidonnait accès dans la chambre aux magots et je haussai le bras pouratteindre le bouton. Je savais bien que je faisais une actionindiscrète et mauvaise ; mais cela même me donnait une espèced’orgueil.

J’ouvris la porte et je trouvai la dame enblanc debout contre la cheminée. Le monsieur, à genoux à ses pieds,ouvrait de grands bras comme pour la prendre. Il était plus rougequ’une crête de coq ; les yeux lui sortaient de la tête.

Peut-on se mettre dans un étatpareil ?

« Cessez, monsieur, disait la dame enblanc, qui était plus rose que de coutume et très agitée… Cessez,puisque vous me dites que vous m’aimez ; cessez… et ne mefaites pas regretter… » Et elle avait l’air de le craindre etd’être à bout de forces.

Il se releva vite en me voyant, et je croisbien qu’il eut un moment l’idée de me jeter par la fenêtre. Maiselle, au lieu de me gronder comme je m’y attendais, me serra dansses bras en m’appelant son chéri.

M’ayant emporté sur le canapé, elle pleuralongtemps et doucement sur ma joue. Nous étions seuls. Je lui dis,pour la consoler, que le monsieur aux favoris était un vilain hommeet qu’elle n’aurait pas de chagrin si elle était restée seule avecmoi, comme c’était convenu. Mais, c’est égal, je trouvai que lesgrandes personnes étaient quelquefois bien drôles.

À peine étions-nous remis, que la dame en noirentra avec des paquets.

Elle demanda s’il n’était venu personne.

« M. Arnould est venu, répondittranquillement la dame en blanc ; mais il n’est resté qu’uneseconde. » Pour cela, je savais bien que c’était unmensonge ; mais le bon génie de la dame en blanc, qui sansdoute était avec moi depuis quelques instants, me mit son doigtinvisible sur la bouche.

Je ne revis plus M. Arnould, et mesamours avec la dame en blanc ne furent plus troublées ; c’estpourquoi, sans doute, je n’en ai pas gardé le souvenir. Hierencore, c’est-à-dire après plus de trente ans, je ne savais pas cequ’elle était devenue.

Hier, j’allai au bal du ministre des Affairesétrangères. Je suis de l’avis de Lord Palmerston, qui disaitque la vie serait supportable sans les plaisirs. Mon travailquotidien n’excède ni mes forces ni mon intelligence, et j’ai puparvenir à m’y intéresser. Ce sont les réceptions officielles quim’accablent. Je savais qu’il serait fastidieux et inutile d’allerau bal du ministre ; je le savais et j’y allai, parce qu’ilest dans la nature humaine de penser sagement et d’agir d’une façonabsurde.

À peine étais-je entré dans le grand salon,qu’on annonça l’ambassadeur de *** et madame ***. J’avais rencontréplusieurs fois l’ambassadeur, dont la figure fine porte l’empreintede fatigues qui ne sont point toutes dues aux travaux de ladiplomatie. Il eut, dit-on, une jeunesse orageuse, et il court surson compte, dans les réunions d’hommes, plusieurs anecdotesgalantes. Son séjour en Chine, il y a trente ans, estparticulièrement riche en aventures qu’on aime à conter à huis closen prenant le café. Sa femme, que je n’avais pas l’honneur deconnaître, me sembla passer la cinquantaine. Elle était tout ennoir ; de magnifiques dentelles enveloppaient admirablement sabeauté passée, dont l’ombre s’entrevoyait encore. Je fus heureux delui être présenté ; car j’estime infiniment la conversationdes femmes âgées.

Nous causâmes de mille choses, au son desviolons qui faisaient danser les jeunes femmes, et elle en vint àme parler par hasard du temps où elle logeait dans un vieil hôteldu quai Malaquais.

« Vous étiez la dame en blanc !m’écriai-je.

– En effet, monsieur, me dit-elle ; jem’habillais toujours en blanc.

– Et moi, madame, j’étais votre petitmari.

– Quoi ! monsieur, vous êtes le fils decet excellent docteur Nozière ? Vous aimiez beaucoup lesgâteaux. Les aimez-vous encore ? Venez donc en manger cheznous.

Nous avons tous les samedis un petit théintime. Comme on se retrouve !

– Et la dame en noir ?

– C’est moi qui suis aujourd’hui la dame ennoir. Ma pauvre tante est morte l’année de la guerre. Dans lesderniers temps de sa vie elle parlait souvent de vous. »

Tandis que nous causions ainsi, un monsieur àmoustaches et à favoris blancs salua respectueusementl’ambassadrice, avec toutes les grâces raides d’un vieux beau. Ilme semblait bien reconnaître son menton.

« M. Arnould, me dit-elle, un vieilami. »

III – JE TE DONNE CETTE ROSE

Nous habitions un grand appartement plein dechoses étranges. Il y avait sur les murs des trophées d’armessauvages surmontés de crânes et de chevelures ; des piroguesavec leurs pagaies étaient suspendues aux plafonds, côte à côteavec des alligators empaillés ; les vitrines contenaient desoiseaux, des nids, des branches de corail et une infinité de petitssquelettes qui semblaient pleins de rancune et de malveillance. Jene savais quel pacte mon père avait fait avec ces créaturesmonstrueuses, je le sais maintenant : c’était le pacte ducollectionneur. Lui, si sage et si désintéressé, il rêvait defourrer la nature entière dans une armoire. C’était dans l’intérêtde la science ; il le disait, il le croyait ; en fait,c’était par manie de collectionneur.

Tout l’appartement était rempli de curiositésnaturelles.

Seul, le petit salon n’avait été envahi ni parla zoologie, ni par la minéralogie, ni par l’ethnographie, ni parla tératologie ; là, ni écailles de serpents ni carapaces detortues, point d’ossements, point de flèches de silex, point detomahawks, seulement des roses. Le papier du petit salon en étaitsemé. C’étaient des roses en bouton, closes, modestes, toutespareilles et toutes jolies.

Ma mère, qui avait des griefs sérieux contrela zoologie comparée et la mensuration des crânes, passait sajournée dans le petit salon, devant sa table à ouvrage. Je jouais àses pieds sur le tapis, avec un mouton qui n’avait que trois pieds,après en avoir eu quatre, en quoi il était indigne de figurer avecles lapins à deux têtes dans la collection tératologique de monpère ; j’avais aussi un polichinelle qui remuait les bras etsentait la peinture : il fallait que j’eusse en ce temps-làbeaucoup d’imagination, car ce polichinelle et ce mouton mereprésentaient les personnages divers de mille drames curieux.Quand il arrivait quelque chose de tout à fait intéressant aumouton ou au polichinelle, j’en faisais part à ma mère. Toujoursinutilement. Il est à remarquer que les grandes personnes necomprennent jamais bien ce qu’expliquent les petits enfants. Mamère était distraite. Elle ne m’écoutait pas avec assezd’attention. C’était son grand défaut. Mais elle avait une façon deme regarder avec ses grands yeux et de m’appeler « petitbêta » qui raccommodait les choses.

Un jour, dans le petit salon, laissant sabroderie, elle me souleva dans ses bras et, me montrant une desfleurs du papier, elle me dit :

« Je te donne cette rose. » Et, pourla reconnaître, elle la marqua d’une croix avec son poinçon àbroder.

Jamais présent ne me rendit plus heureux.

IV – LES ENFANTS D’ÉDOUARD

« Il a l’air d’un brigand, mon petitgarçon, avec ses cheveux ébouriffés ! Coiffez-le “aux enfantsd’Édouard”, monsieur Valence. »

M. Valence, à qui ma chère mère parlaitde la sorte, était un vieux perruquier agile et boiteux, dont laseule vue me rappelait une odeur écœurante de fers chauds, et queje redoutais, tant à cause de ses mains grasses de pommade queparce qu’il ne pouvait me couper les cheveux sans m’en laissertomber dans le cou. Aussi, quand il me passait un peignoir blanc etqu’il me nouait une serviette autour du cou, je résistais, et il medisait :

« Tu ne veux pourtant pas, mon petit ami,rester avec une chevelure de sauvage, comme si tu sortais du radeaude la Méduse. » Il racontait à tout propos, de sa voixvibrante de Méridional, le naufrage de la Méduse, dont il n’avaitéchappé qu’après d’effroyables misères. Le radeau, les inutilessignaux de détresse, les repas de chair humaine, il disait toutcela avec la belle humeur de quelqu’un qui prend les choses parleur bon côté ; car c’était un homme jovial,M. Valence !

Ce jour-là, il m’accommoda trop lentement latête à mon gré, et d’une façon que je jugeai bien étrange dès queje pus me regarder dans la glace. Je vis alors les cheveux rabattuset taillés droit comme un bonnet au-dessus des sourcils et tombantsur les joues comme des oreilles d’épagneul.

Ma mère était ravie : Valence m’avaitvéritablement coiffé aux enfants d’Édouard. Vêtu comme je l’étaisd’une blouse de velours noir, on n’avait plus, disait-elle, qu’àm’enfermer dans la tour avec mon frère aîné…

« Si l’on ose ! »ajouta-t-elle, en me soulevant dans ses bras avec une crâneriecharmante.

Et elle me porta, étroitement embrassé,jusqu’à la voiture. Car nous allions en visite.

Je lui demandai quel était ce frère aîné queje ne connaissais pas et cette tour qui me faisait peur.

Et ma mère, qui avait la divine patience et lasimplicité joyeuse des âmes dont la seule affaire en ce monde estd’aimer, me conta, dans un babil enfantin et poétique, comment lesdeux enfants du roi Édouard, qui étaient beaux et bons, furentarrachés à leur mère et étouffés dans un cachot de la tour deLondres par leur méchant oncle Richard.

Elle ajouta, s’inspirant selon toute apparenced’une peinture à la mode, que le petit chien des enfants aboya pourles avertir de l’approche des meurtriers.

Elle finit en disant que cette histoire étaittrès ancienne, mais si touchante et si belle, qu’on ne cessait d’enfaire des peintures et de la représenter sur les théâtres, et quetous les spectateurs pleuraient, et qu’elle avait pleuré commeeux.

Je dis à maman qu’il fallait être bien méchantpour la faire pleurer ainsi, elle et tout le monde.

Elle me répondit qu’il y fallait, aucontraire, une grande âme et un beau talent, mais je ne la comprispas. Je n’entendais rien alors à la volupté des larmes.

La voiture nous arrêta dans l’île Saint-Louis,devant une vieille maison que je ne connaissais pas. Et nousmontâmes un escalier de pierre, dont les marches usées et fenduesme faisaient grise mine.

Au premier tournant, un petit chien se mit, àjapper :

« C’est lui, pensai-je, c’est le chiendes enfants Édouard » Et une peur subite, invincible, folle,s’empara de moi. Évidemment, cet escalier, c’était celui de latour, et, avec mes cheveux découpés, en bonnet et ma blouse develours, j’étais un enfant Édouard On allait me faire mourir. Je nevoulais pas ; je me cramponnai à la robe de ma mère encriant :

« Emmène-moi, emmène-moi ! Je neveux pas monter dans l’escalier de la tour !

– Tais-toi donc, petit sot… Allons, allons,mon chéri, n’aie pas peur… Cet enfant est vraiment tropnerveux…

Pierre, Pierre, mon petit bonhomme, soisraisonnable. » Mais, pendu à sa jupe, raidi, crispé, jen’entendais rien ; je criais, je hurlais, j’étouffais. Mesregards, pleins d’horreur, nageaient dans les ombres animées par lapeur féconde.

À mes cris, une porte s’ouvrit sur le palieret il en sortit un vieux monsieur en qui, malgré mon épouvante etmalgré son bonnet grec et sa robe de chambre, je reconnus mon amiRobin, Robin mon ami, qui m’apportait une fois la semaine desgâteaux secs dans la coiffe de son chapeau.

C’était Robin lui-même ; mais je nepouvais concevoir qu’il fût dans la tour, ne sachant pas que latour était une maison, et que, cette maison étant vieille, il étaitnaturel que ce vieux monsieur y habitât.

Il nous tendit les bras avec sa tabatière dansla main gauche et une pincée de tabac entre le pouce et l’index dela main droite. C’était lui.

« Entrez donc, chère dame ! ma femmeva mieux ; elle sera enchantée de vous voir. Mais maîtrePierre, à ce qu’il me semble, n’est pas très rassuré. Est-ce notrepetite chienne qui lui fait peur ? – Ici, Finette. »J’étais rassuré ; je dis :

«Vous demeurez dans une vilaine tour, monsieurRobin. »À ces mots, ma mère me pinça le bras dans l’intention,que je saisis fort bien, de m’empêcher de demander un gâteau à monami Robin, ce que précisément j’allais faire.

Dans le salon jaune de M. etMme Robin, Finette me fut d’un grand secours. Je jouai avecelle, et ceci me resta dans l’esprit qu’elle avait aboyé auxmeurtriers des enfants d’Édouard. C’est pourquoi je partageai avecelle le gâteau que M. Robin me donna. Mais on ne peuts’occuper longtemps du même objet, surtout quand on est un petitenfant. Mes pensées sautèrent d’une chose à l’autre, comme desoiseaux de branche en branche, puis se reposèrent de nouveau surles enfants Édouard M’étant fait à leur égard une opinion, j’étaispressé de la produire. Je tirai M. Robin par la manche.

« Dis donc, monsieur Robin, vous savez,si maman avait été dans la tour de Londres, elle aurait empêché leméchant oncle d’étouffer les enfants Édouard sous leursoreillers. » Il me sembla que M. Robin ne comprenait pasma pensée dans toute sa force ; mais, quand nous nousretrouvâmes seuls, maman et moi, dans l’escalier, elle m’éleva dansses bras :

« Monstre ! que jet’embrasse ! »

V – LA GRAPPE DE RAISIN

J’étais heureux, j’étais très heureux. Je mereprésentais mon père, ma mère et ma bonne, comme des géants trèsdoux, témoins des premiers jours du monde, immuables, éternels,uniques dans leur espèce. J’avais la certitude qu’ils sauraient megarder de tout mal et j’éprouvais près d’eux une entière sécurité.La confiance que m’inspirait ma mère était quelque chosed’infini : quand je me rappelle cette divine, cette adorableconfiance, je suis tenté d’envoyer des baisers au petit bonhommeque j’étais, et ceux qui savent combien il est difficile en cemonde de garder un sentiment dans sa plénitude comprendront un telélan vers de tels souvenirs.

J’étais heureux. Mille choses, à la foisfamilières et mystérieuses, occupaient mon imagination, millechoses qui n’étaient rien en elles-mêmes, mais qui faisaient partiede ma vie. Elle était toute petite, ma vie ; mais c’était unevie, c’est-à-dire le centre des choses, le milieu du monde. Nesouriez pas à ce que je dis là, ou n’y souriez que par amitié etsongez-y ; quiconque vit, fût-il petit chien, est au milieudes choses.

J’étais heureux de voir et d’entendre. Ma mèren’entrouvrait pas son armoire à glace sans me faire éprouver unecuriosité fine et pleine de poésie. Qu’y avait-il donc, dans cettearmoire ? Mon Dieu ! ce qu’il pouvait y avoir : dulinge, des sachets d’odeur, des cartons, des boîtes. Je soupçonneaujourd’hui ma pauvre mère d’un faible pour les boîtes. Elle enavait de toute sorte et en prodigieuse quantité. Et ces boîtes,qu’il m’était interdit de toucher, m’inspiraient de profondesméditations. Mes jouets aussi faisaient travailler ma petitetête ; du moins, les jouets qu’on me promettait, et quej’attendais ; car ceux que je possédais n’avaient pour moiplus de mystère, portant plus de charme. Mais qu’ils étaient beaux,les joujoux de mes rêves ! Un autre miracle, c’était laquantité de traits et de figures qu’on peut tirer d’un crayon oud’une plume. Je dessinais des soldats ; je faisais une têteovale et je mettais un shako au-dessus. Ce n’est qu’après denombreuses observations que je fis entrer la tête dans le shakojusqu’aux sourcils. J’étais sensible aux fleurs, aux parfums, auluxe de la table, aux beaux vêtements. Ma toque à plumes et mes baschinés me donnaient quelque orgueil.

Mais ce que j’aimais plus que chaque chose enparticulier, c’était l’ensemble des choses : la maison, l’air,la lumière, que sais-je ? la vie enfin ! Une grandedouceur m’enveloppait. Jamais petit oiseau ne se frotta plusdélicieusement au duvet de son nid.

J’étais heureux, j’étais très heureux.Pourtant, j’enviais un autre enfant. Il se nommait Alphonse. Je nelui connaissais pas d’autre nom, et il est fort possible qu’iln’eût que celui-là. Sa mère était blanchisseuse et travaillait enville.

Alphonse vaguait tout le long de la journéedans la cour ou sur le quai, et j’observais de ma fenêtre sonvisage barbouillé, sa tignasse jaune, sa culotte sans fond et sessavates, qu’il traînait dans les ruisseaux. J’aurais bien voulu,moi aussi, marcher en liberté dans les ruisseaux.

Alphonse hantait les cuisinières et gagnaitprès d’elles force gifles et quelques vieilles croûtes de pâté.Parfois les palefreniers l’envoyaient puiser à la pompe un seaud’eau qu’il rapportait fièrement, avec une face cramoisie et lalangue hors de la bouche. Et je l’enviais. Il n’avait pas comme moides fables de La Fontaine à apprendre ; il ne craignait pasd’être grondé pour une tache à sa blouse, lui !

Il n’était pas tenu de dire bonjour monsieur,bonjour madame, à des personnes dont les jours et les soirs, bonsou mauvais, ne l’intéressaient pas du tout et, s’il n’avait pascomme moi une arche de Noé et un cheval à mécanique, il jouait à safantaisie avec les moineaux qu’il attrapait, les chiens errantscomme lui, et même les chevaux de l’écurie, jusqu’à ce que lecocher l’envoyât dehors au bout d’un balai. Il était libre ethardi. De la cour, son domaine, il me regardait à ma fenêtre commeon regarde un oiseau en cage.

Cette cour était gaie à cause des bêtes detoute espèce et des gens de service qui la fréquentaient. Elleétait grande ; le corps de logis qui la fermait au midi étaittapissé d’une vieille vigne noueuse et maigre, au-dessus delaquelle était un cadran solaire dont le soleil et la pluie avaienteffacé les chiffres, et cette aiguille d’ombre qui coulaitinsensiblement sur la pierre m’étonnait. De tous les fantômes quej’évoque, celui de cette vieille cour est un des plus étranges pourles Parisiens d’aujourd’hui. Leurs cours ont quatre mètrescarrés ; on peut y voir un morceau du ciel, grand comme unmouchoir, par-dessus cinq étages de garde-manger en surplomb. C’estlà un progrès, mais il est malsain.

Il advint un jour que cette cour si gaie, oùles ménagères venaient le matin emplir leur cruche à la pompe et oùles cuisinières secouaient, vers six heures, leur salade dans unpanier de laiton, en échangeant des propos avec les palefreniers,il advint que cette cour fut dépavée. On ne la dépavait que pour larepaver ; mais, comme il avait plu pendant les travaux, elleétait fort boueuse, et Alphonse, qui y vivait comme un satyre dansson bois, était, de la tête aux pieds, de la couleur du sol. Ilremuait les pavés avec une joyeuse ardeur. Puis, levant la tête etme voyant muré là-haut, il me fit signe de venir. J’avais bienenvie de jouer avec lui à remuer les pavés. Je n’avais pas de pavésà remuer dans ma chambre, moi. Il se trouva que la porte del’appartement était ouverte. Je descendis dans la cour.

« Me voilà, dis-je à Alphonse.

– Porte ce pavé », me dit-il.

Il avait l’air sauvage et la voixrauque ; j’obéis. Tout à coup le pavé me fut arraché des mainset je me sentis enlevé de terre. C’était ma bonne qui m’emportait,indignée. Elle me lava au savon de Marseille et me fit honte dejouer avec un polisson, un rôdeur, un vaurien.

« Alphonse, ajouta ma mère, Alphonse estmal élevé ; ce n’est pas sa faute, c’est son malheur ;mais les enfants bien élevés ne doivent pas fréquenter ceux qui nele sont pas. » J’étais un petit enfant très intelligent ettrès réfléchi. Je retins les paroles de ma mère et elless’associèrent, je ne sais comment, à ce que j’appris des enfantsmaudits en me faisant expliquer ma vieille Bible en estampes. Messentiments pour Alphonse changèrent tout à fait. Je ne l’enviaiplus ; non. Il m’inspira un mélange de terreur et depitié.

« Ce n’est pas sa faute, c’est sonmalheur. » Cette parole de ma mère me troublait pour lui. Vousfîtes bien, maman, de me parler ainsi ; vous fîtes bien de merévéler dès l’âge le plus tendre l’innocence des misérables. Votreparole était bonne ; c’était à moi à la garder présente dansla suite de ma vie.

Pour cette fois du moins, elle eut son effetet je m’attendris sur le sort de l’enfant maudit. Un jour, tandisqu’il tourmentait dans la cour le perroquet d’une vieillelocataire, je contemplai ce Caïn sombre et puissant, avec toute lacomponction d’un bon petit Abel. C’est le bonheur, hélas ! quifait les Abels. Je m’ingéniai à donner à l’autre un témoignage dema pitié. Je songeai à lui envoyer un baiser ; mais son visagefarouche me parut peu propre à le recevoir et mon cœur se refusa àce don. Je cherchai longtemps ce que je pourrais bien donner ;mon embarras était grand.

Donner à Alphonse mon cheval à mécanique, quiprécisément n’avait plus ni queue ni crinière, me parut toutefoisexcessif. Et puis, est-ce bien par le don d’un cheval qu’on marquesa pitié ? Il fallait un présent convenable à un maudit. Unefleur peut-être ? Il y avait des bouquets dans le salon. Maisune fleur, cela ressemble à un baiser. Je doutais qu’Alphonse aimâtles fleurs. Je fis, dans une grande perplexité, le tour de la salleà manger. Tout à coup, je frappai joyeusement dans mes mains :j’avais trouvé !

Il y avait sur le buffet, dans une coupe, demagnifiques raisins de Fontainebleau. Je montai sur une chaise etpris de ces raisins une grappe longue et pesante qui remplissait lacoupe aux trois quarts. Les grains d’un vert pâle étaient dorésd’un côté et l’on devait croire qu’ils fondraient délicieusementdans la bouche ; pourtant je n’y goûtai pas. Je couruschercher un peloton de fil dans la table à ouvrage de ma mère. Ilm’était interdit d’y rien prendre. Mais il faut savoir désobéir.J’attachai la grappe au bout d’un fil, et, me penchant sur la barrede la fenêtre, j’appelai Alphonse et fis descendre lentement lagrappe dans la cour. Pour la mieux voir, l’enfant maudit écarta deses yeux les mèches de ses cheveux jaunes, et, quand elle fut àportée de son bras, il l’arracha avec le fil ; puis, relevantla tête, il me tira la langue, me fit un pied de nez et s’enfuitavec la grappe en me montrant son derrière. Mes petits amis nem’avaient pas accoutumé à ces façons. J’en fus d’abord trèsirrité.

Mais une considération me calma. « J’aibien fait, pensai-je, de n’envoyer ni une fleur ni unbaiser. » Ma rancune s’évanouit à cette pensée, tant il estvrai que, quand l’amour-propre est satisfait, le reste importepeu.

Toutefois, à l’idée qu’il faudrait confessermon aventure à ma mère, je tombai dans un grand abattement. J’avaistort ; ma mère me gronda, mais avec de la gaieté : je levis à ses yeux qui riaient.

« Il faut donner son bien, et non celuides autres, me dit-elle, et il faut savoir donner.

– C’est le secret du bonheur, et peu lesavent », ajouta mon père.

Il le savait, lui !

VI – MARCELLE AUX YEUX D’OR

J’avais cinq ans et je me faisais du monde uneidée que j’ai dû changer depuis ; c’est dommage, elle étaitcharmante. Un jour, tandis que j’étais occupé à dessiner desbonshommes, ma mère m’appela sans songer qu’elle me dérangeait. Lesmères ont de ces étourderies.

Cette fois, il s’agissait de me faire matoilette. Je n’en sentais pas la nécessité et j’en voyais ledésagrément, je résistais, je faisais des grimaces ; j’étaisinsupportable.

Ma mère me dit :

« Ta marraine va venir : ce seraitjoli si tu n’étais pas habillé ! » Ma marraine ! jene l’avais pas encore vue ; je ne la connaissais pas du tout.Je ne savais même pas qu’elle existât. Mais je savais très bien ceque c’est qu’une marraine : je l’avais lu dans les contes etvu dans les images ; je savais qu’une marraine est unefée.

Je me laissai peigner et savonner tant qu’ilplut à ma chère maman. Je songeais à ma marraine avec une extrêmecuriosité de la connaître. Mais, bien que grand questionneurd’ordinaire, je ne demandai rien de tout ce que je brûlais desavoir.

« Pourquoi ?

– Vous me demandez pourquoi ? Ah !c’est que je n’osais ; c’est que les fées, telles que je lescomprenais, voulaient le silence et le mystère ; c’est qu’ilest dans les sentiments un vague si précieux, que l’âme la plusneuve en ce monde est, par instinct, jalouse de le garder ;c’est qu’il existe, pour l’enfant comme pour l’homme, des chosesineffables ; c’est que, sans l’avoir connue, j’aimais mamarraine. » Je vais bien vous surprendre, mais la vérité aparfois heureusement quelque chose d’imprévu, qui la rendsupportable… Ma marraine était belle à souhait. Quand je la vis, jela reconnus. C’était bien celle que j’attendais, c’était ma fée. Jela contemplais sans surprise, ravi. Pour cette fois, et parextraordinaire, la nature égalait les rêves de beauté d’un petitenfant.

Ma marraine me regarda : elle avait desyeux d’or. Elle me sourit et je lui vis des dents aussi petites queles miennes. Elle parla : sa voix était claire et chantaitcomme une source dans les bois. Elle me baisa, ses lèvres étaientfraîches ; je les sens encore sur ma joue.

Je goûtai à la voir une infinie douceur, et ilfallait, paraît-il, que cette rencontre fût charmante de toutpoint ; car le souvenir qui m’en reste est dégagé de toutdétail qui l’eût gâté. Il a pris une simplicité lumineuse. C’est labouche entrouverte pour un sourire et pour un baiser, debout, lesbras ouverts, que m’apparaît invariablement ma marraine.

Elle me souleva de terre et me dit :

« Trésor, laisse-moi voir la couleur detes yeux. » Puis, agitant les boucles de machevelure :

« Il est blond, mais il deviendrabrun. » Ma fée connaissait l’avenir. Pourtant ses prédictionsindulgentes ne l’annonçaient pas tout entier. Mes cheveux,aujourd’hui, ne sont plus ni blonds ni noirs.

Elle m’envoya, le lendemain, des joujoux quine me parurent pas faits pour moi. Je vivais avec mes livres, mesimages, mon pot de colle, mes boîtes de couleur et tout monattirail de petit garçon intelligent et chétif, déjà sédentaire,qui s’initiait naïvement par ses jouets à ce sentiment des formeset des couleurs, cause de tant de douleurs et de joies.

Les présents choisis par ma marrainen’entraient pas dans ces mœurs. C’était un mobilier complet desport-boy et de petit gymnaste à trapèze, cordes, barres,poids, haltères, tout ce qu’il faut pour exercer la force d’unenfant et préparer la grâce virile.

Par malheur, j’avais déjà le pli du bureau, legoût des découpures faites patiemment le soir à la lampe, le sensprofond des images, et, quand je sortais de mes amusementsd’artiste prédestiné, c’était par des coups de folie, par une ragede désordre, pour jouer éperdument à des jeux sans règle, sansrythme : au voleur, au naufrage, à l’incendie. Tous cesappareils de buis verni et de fer me parurent froids, lourds, sanscaprice et sans âme, jusqu’à ce que ma marraine y eût mis, en m’enenseignant l’usage, un peu de son charme. Elle soulevait leshaltères avec beaucoup de crânerie, et, portant les coudes enarrière, elle me montrait comment les barres, passées sur le dos etsous les bras, développent la poitrine.

Un jour, elle me prit sur ses genoux et mepromit un bateau, un bateau avec tous ses gréements, toutes sesvoiles et des canons aux sabords. Ma marraine parlait marine commeun loup de mer. Elle n’oubliait ni hune, ni dunette, ni haubans, niperroquet, ni cacatois. Elle n’en finissait point avec ces motsétranges et elle mettait comme de l’amitié à les dire. Ils luirappelaient sans doute bien des choses. Une fée, cela va sur leseaux.

Je ne l’ai pas reçu, ce bateau. Mais je n’aijamais eu besoin, même en bas âge, de posséder les choses pour enjouir, et le bateau de la fée m’a occupé bien des heures. Je levoyais. Je le vois encore. Ce n’est plus un jouet. C’est unfantôme. Il coule en silence sur une mer brumeuse, et j’aperçois àson bord une femme immobile, les bras inertes, les yeux grands etvides.

Je ne devais plus revoir ma marraine.

J’avais dès lors une idée juste de soncaractère. Je sentais qu’elle était née pour plaire et pour aimer,que c’était là son affaire en ce monde. Je ne me trompais pas,hélas ! J’ai su depuis que Marcelle (elle se nommait Marcelle)n’a jamais fait que cela.

C’est bien des années plus tard que j’apprisquelque chose de sa vie. Marcelle et ma mère s’étaient connues aucouvent. Mais ma mère, plus âgée de quelques années, était tropsage et trop mesurée pour devenir la compagne assidue de Marcelle,qui mettait dans ses amitiés une ardeur extraordinaire et une sortede folie. La jeune pensionnaire qui inspira à Marcelle lessentiments les plus extravagants était la fille d’un négociant, unegrosse personne calme, moqueuse et bornée. Marcelle ne la quittaitpas des yeux, fondait en larmes pour un mot, pour un geste de sonamie, l’accablait de serments, lui faisait toutes les heures desscènes de jalousie, et lui écrivait à l’étude des lettres de vingtpages, tant qu’enfin la grosse fille, impatientée, déclara qu’il yen avait assez et qu’elle voulait être tranquille.

La pauvre Marcelle se retira si abattue et sitriste, qu’elle fit pitié à ma mère. C’est alors que commença leurliaison, peu de temps avant que ma mère sortît du couvent. Ellespromirent de se rendre visite et tinrent parole.

Marcelle avait pour père le meilleur homme dumonde, charmant, avec bien de l’esprit et pas le sens commun. Ilquitta la marine, sans motif, après vingt ans de navigation.

On s’en étonnait. Il fallait s’étonner qu’ilfût resté si longtemps au service. Sa fortune était médiocre et sonéconomie détestable.

Regardant par sa fenêtre, un jour de pluie, ilvit sa femme et sa fille à pied, fort embarrassées de leurs jupeset de leur en-tout-cas. Il s’aperçut pour la première fois qu’ellesn’avaient point de voiture, et cette découverte le chagrinabeaucoup. Sur-le-champ il réalisa ses valeurs, vendit les bijoux desa femme, emprunta de l’argent à divers amis et courut à Bade.Comme il avait une martingale infaillible, il joua gros jeu àl’effet de gagner chevaux, carrosse et livrée. Au bout de huitjours, il rentra chez lui sans un sou, et croyant plus que jamais àsa martingale.

Il lui restait une petite terre dans la Brie,où il éleva des ananas. Après un an de cette culture, il dut vendrele fonds pour payer les serres. Alors il se jeta dans desinventions de machines, et sa femme mourut sans qu’il y prît garde.Il envoyait aux ministres, aux Chambres, à l’Institut, aux sociétéssavantes, à tout le monde, des plans et des mémoires. Ces mémoiresétaient quelquefois rédigés en vers. Pourtant il se faisait quelqueargent, il vivait. C’était miraculeux. Marcelle trouvait celasimple, et achetait des chapeaux avec toutes les pièces de centsous qui lui tombaient sous la main.

Pour jeune fille qu’elle était alors, ma mèrene comprenait pas la vie de cette façon, et Marcelle la faisaittrembler. Mais elle aimait Marcelle.

« Si tu savais, m’a dit cent fois mamère, si tu savais comme elle était charmante alors !

– Ah ! chère maman, je l’imaginebien. » Il y eut pourtant une brouille entre elles, et lacause en fut un sentiment délicat qu’il ne faudrait point laisserdans l’ombre où l’on cache les fautes de ceux qui nous sont chers,mais que je ne dois pas analyser, moi, comme tout autre pourrait lefaire. Je ne le dois pas, dis-je, et ne le puis non plus, n’ayantsur ce sujet que des indices extrêmement vagues. Ma mère étaitalors fiancée à un jeune médecin qui l’épousa peu après et devintmon père. Marcelle était charmante ; on vous l’a dit assez.Elle inspirait et respirait l’amour. Mon père était jeune. Ils sevoyaient, se parlaient.

Que sais-je encore ?… Ma mère se maria etne revit plus Marcelle.

Mais, après deux ans d’exil, la belle aux yeuxd’or eut son pardon. Elle l’eut si bien qu’on la pria d’être mamarraine.

Dans l’intervalle, elle s’était mariée. Cela,je pense, avait beaucoup aidé au raccommodement. Marcelle adoraitson mari, un monstre de petit moricaud qui naviguait depuis l’âgede sept ans sur un navire de commerce, et que je soupçonnevéhémentement d’avoir fait la traite des noirs.

Comme il possédait des biens à Rio de Janeiro,il y emmena ma marraine.

Ma mère m’a dit souvent :

« Tu ne peux te figurer ce qu’était lemari de Marcelle :

un magot, un singe, un singe habillé de jaunedes pieds à la tête. Il ne parlait aucune langue. Il savaitseulement un peu de toutes, et s’exprimait par des cris, des gesteset des roulements d’yeux. Pour être juste, il avait des yeuxsuperbes.

Et ne crois pas, mon enfant, qu’il fût desîles, ajoutait ma mère ; il était Français, natif de Brest, etse nommait Dupont. » Il faut vous apprendre, en passant, quema mère disait  » les îles  » pour tout ce qui n’est pasl’Europe ; et cela désespérait mon père, auteur de diverstravaux d’ethnographie comparée.

« Marcelle, poursuivait ma mère, Marcelleétait folle de son mari. Dans les premiers temps, on avait toujoursl’air de les gêner en allant les voir. Elle fut heureuse pendanttrois ou quatre ans ; je dis heureuse parce qu’il faut tenircompte des goûts. Mais, pendant le voyage qu’elle fit en France…,tu ne te rappelles pas, tu étais trop petit.

– Oh ! maman, je me rappelleparfaitement.

– Eh bien, pendant ce voyage, son moricaudprit là-bas, dans les îles, d’horribles habitudes : ils’enivrait dans les cabarets de matelots avec des créatures. Ilreçut un coup de couteau. Au premier avis qu’elle en eut, Marcelles’embarqua. Elle soigna son mari avec cette ardeur superbe qu’ellemettait à tout. Mais il eut un vomissement de sang et mourut.

– Marcelle n’est-elle pas revenue enFrance ? Maman, pourquoi n’ai-je pas revu mamarraine ? » À cette question, ma mère répondit avecembarras.

« Étant veuve, elle connut à Rio deJaneiro des officiers de marine qui lui firent grand tort. Il nefaut pas penser du mal de Marcelle, mon enfant. C’est une femme àpart, qui n’agissait pas comme les autres. Mais il devenaitdifficile de la recevoir.

– Maman, je ne pense pas du mal deMarcelle ; dites-moi seulement ce qu’elle est devenue.

– Mon fils, un lieutenant de vaisseau l’aima,ce qui était bien naturel, et la compromit, parce qu’une si belleconquête flattait son amour-propre. Je ne te le nommerai pas ;il est aujourd’hui contre-amiral, et tu as dîné plusieurs fois aveclui.

– Quoi ! c’est V…, ce gros hommerougeaud ? Eh bien, maman, il raconte de jolies histoires defemmes, après dîner, cet amiral-là.

– Marcelle l’aima à la folie. Elle le suivaitpartout. Tu conçois, mon enfant, que je ne sais pas très bien cettehistoire-là. Mais elle finit d’une façon terrible. Ils étaient tousdeux en Amérique, je ne puis te dire exactement en quel endroit,parce que je n’ai jamais pu retenir les noms de la géographie.S’étant lassé d’elle, il la quitta sous quelque prétexte et revinten France. Tandis qu’elle l’attendait là-bas, elle apprit par unpetit journal de Paris qu’il se montrait au théâtre avec uneactrice. Elle n’y put tenir, et, bien que souffrant de la fièvre,elle s’embarqua. Ce fut son dernier voyage. Elle mourut à bord, monenfant, et ta pauvre marraine, cousue dans un drap, fut jetée à lamer. » Voilà ce que m’a conté ma mère. Je n’en sais pasdavantage. Mais, chaque fois que le ciel est d’un gris tendre etque le vent a des plaintes douces, ma pensée s’envole vers Marcelleet je lui dis :

« Pauvre âme en peine, pauvre âme errantsur l’antique océan qui berça les premières amours de la terre,cher fantôme, à ma marraine et ma fée, sois bénie par le plusfidèle de tes amoureux, par le seul, peut-être, qui se souvienneencore de toi ! Sois bénie pour le don que tu mis sur monberceau en t’y penchant seulement ; sois bénie pour m’avoirrévélé, quand je naissais à peine à la pensée, les tourmentsdélicieux que la beauté donne aux âmes avides de lacomprendre ; sois bénie par celui qui fut l’enfant que tusoulevas de terre pour chercher la couleur de ses yeux !

Il fut, cet enfant, le plus heureux, et, j’osedire, le meilleur de tes amis. C’est à lui que tu donnas le plus, àgénéreuse femme, car tu lui ouvris, avec tes deux bras, le mondeinfini des rêves. »

VII – NOTRE ÉCRITE À L’AUBE

Voilà la moisson d’une nuit d’hiver, mapremière gerbe de souvenirs. La laisserai-je aller au vent ?Ne vaut-il pas mieux la lier et la porter à la grange ? Ellesera, je crois, une bonne nourriture pour les esprits.

Le meilleur et le plus savant des hommes,M. Littré, aurait voulu que chaque famille eût ses archives etson histoire morale. « Depuis, a-t-il dit, qu’une bonnephilosophie m’a enseigné à estimer grandement la tradition et laconservation, j’ai bien des fois regretté que, durant le Moyen âge,des familles bourgeoises n’aient pas songé à former de modestesregistres où seraient consignés les principaux incidents de la viedomestique, et qu’on se transmettrait tant que la famille durerait.Combien curieux seraient ceux de ces registres qui auraient atteintnotre époque quelque succinctes qu’en fussent lesnotices !

Que de notions et d’expériences perdues, quiauraient été sauvées par un peu de soin et d’esprit desuite ! » Eh bien, je réaliserai pour ma part le désir dusage vieillard : ceci sera gardé et commencera le registre dela famille Nozière. Ne perdons rien du passé. Ce n’est qu’avec lepassé qu’on fait l’avenir.

NOUVELLES AMOURS

I – L’ERMITAGE DU JARDIN DES PLANTES

Je ne savais pas lire, je portais des culottesfendues, je pleurais quand ma bonne me mouchait et j’étais dévorépar l’amour de la gloire. Telle est la vérité : dans l’âge leplus tendre, je nourrissais le désir de m’illustrer sans retard etde durer dans la mémoire des hommes. J’en cherchais les moyens touten déployant mes soldats de plomb sur la table de la salle àmanger. Si j’avais pu, je serais allé conquérir l’immortalité dansles champs de bataille, et je serais devenu semblable à quelqu’unde ces généraux que j’agitais dans mes petites mains et à qui jedispensais la fortune des armes sur une toile cirée.

Mais il n’était pas en moi d’avoir un cheval,un uniforme, un régiment et des ennemis, toutes choses essentiellesà la gloire militaire. C’est pourquoi je pensai devenir un saint.Cela exige moins d’appareil et rapporte beaucoup de louanges. Mamère était pieuse. Sa piété – comme elle aimable et sérieuse – metouchait beaucoup. Ma mère me lisait souvent La vie des Saints, quej’écoutais avec délices et qui remplissait mon âme de surprise etd’amour. Je savais donc comment les hommes du Seigneur s’yprenaient pour rendre leur vie précieuse et pleine de mérites.

Je savais quelle céleste odeur répandent lesroses du martyre. Mais le martyre est une extrémité à laquelle jene m’arrêtai pas. Je ne songeai pas non plus à l’apostolat et à laprédication, qui n’étaient guère dans mes moyens. Je m’en tins auxaustérités, comme étant d’un usage facile et sûr.

Pour m’y livrer sans perdre de temps, jerefusai de déjeuner. Ma mère, qui n’entendait rien à ma nouvellevocation, me crut souffrant et me regarda avec une inquiétude quime fit de la peine. Je n’en jeûnai pas moins. Puis, me rappelantsaint Siméon stylite, qui vécut sur une colonne, je montai sur lafontaine de la cuisine ; mais je ne pus y vivre, car Julie,notre bonne, m’en délogea promptement. Descendu de ma fontaine, jem’élançai avec ardeur dans le chemin de la perfection et résolusd’imiter saint Nicolas de Patras, qui distribua ses richesses auxpauvres. La fenêtre du cabinet de mon père donnait sur le quai. Jejetai par la fenêtre une douzaine de sous qu’on m’avait donnésparce qu’ils étaient neufs et qu’ils reluisaient ; je jetaiensuite des billes et des toupies et mon sabot avec son fouet depeau d’anguille.

« Cet enfant est stupide ! »s’écria mon père en fermant la fenêtre.

J’éprouvai de la colère et de la honte àm’entendre juger ainsi. Mais je considérai que mon père, n’étantpas saint comme moi, ne partageait pas avec moi la gloire desbienheureux, et cette pensée me fut une grande consolation.

Quand vint l’heure de m’en aller promener, onme mit mon chapeau ; j’en arrachai la plume, à l’exemple dubienheureux Labre, qui, lorsqu’on lui donnait un vieux bonnet toutcrasseux, avait soin de le traîner dans la fange avant de le mettresur sa tête. Ma mère, en apprenant l’aventure des richesses etcelle du chapeau, haussa les épaules et poussa un gros soupir. Jel’affligeais vraiment.

Pendant la promenade, je tins les yeux baisséspour ne pas me laisser distraire par les objets extérieurs, meconformant ainsi à un précepte souvent donné dans la Vie desSaints.

C’est au retour de cette promenade salutaireque, pour achever ma sainteté, je me fis un cilice en me fourrantdans le dos le crin d’un vieux fauteuil. J’en éprouvai de nouvellestribulations, car Julie me surprit au moment où j’imitais ainsi lesfils de saint François. S’arrêtant à l’apparence sans pénétrerl’esprit, elle vit que j’avais crevé un fauteuil et me fessa parsimplicité.

En réfléchissant aux pénibles incidents decette journée, je reconnus qu’il est bien difficile de pratiquer lasainteté dans la famille. Je compris pourquoi les saints Antoine etJérôme s’en étaient allés au désert parmi les lions et lesaegipans ; et je résolus de me retirer dès le lendemain dansun ermitage. Je choisis, pour m’y cacher, le labyrinthe du Jardindes plantes. C’est là que je voulais vivre dans la contemplation,vêtu, comme saint Paul l’Ermite, d’une robe de feuilles de palmier.Je pensais : « Il y aura dans ce jardin des racines pourma nourriture. On y découvre une cabane au sommet d’une montagne.Là, je serai au milieu de toutes les bêtes de la création ; lelion qui creusa de ses ongles la tombe de sainte Marie l’Égyptienneviendra sans doute me chercher pour rendre les devoirs de lasépulture à quelque solitaire des environs. Je verrai, comme saintAntoine, l’homme aux pieds de bouc et le cheval au buste d’homme.Et peut-être que les anges me soulèveront de terre en chantant descantiques. » Ma résolution paraîtra moins étrange quand onsaura que, depuis longtemps, le Jardin des plantes était pour moiun lieu saint, assez semblable au paradis terrestre, que je voyaisfiguré sur ma vieille Bible en estampes. Ma bonne m’y menaitsouvent et j’y éprouvais un sentiment de sainte allégresse. Le cielmême m’y semblait plus spirituel et plus pur qu’ailleurs, et, dansles nuages qui passaient sur la volière des aras, sur la cage dutigre, sur la fosse de l’ours et sur la maison de l’éléphant, jevoyais confusément Dieu le Père avec sa barbe blanche et dans sarobe bleue, le bras étendu pour me bénir avec l’antilope et lagazelle, le lapin et la colombe ; et quand j’étais assis sousle cèdre du Liban, je voyais descendre sur ma tête, à travers lesbranches, les rayons que le Père éternel laissait échapper de sesdoigts.

Les animaux qui mangeaient dans ma main en meregardant avec douceur me rappelaient ce que ma mère m’enseignaitd’Adam et des jours de l’innocence première.

La création réunie là, comme jadis dans lamaison flottante du patriarche, se reflétait dans mes yeux, touteparée de grâce enfantine. Et rien ne me gâtait mon paradis. Jen’étais pas choqué d’y voir des bonnes, des militaires et desmarchands de coco. Au contraire, je me sentais heureux près de ceshumbles et de ces petits, moi le plus petit de tous. Tout mesemblait clair, aimable et bon, parce que, avec une candeursouveraine, je ramenais tout à mon idéal d’enfant.

Je m’endormis dans la résolution d’aller vivreau milieu de ce jardin pour acquérir des mérites et devenir l’égaldes grands saints dont je me rappelais l’histoire fleurie.

Le lendemain matin, ma résolution était fermeencore.

J’en instruisis ma mère. Elle se mit àrire.

« Qui t’a donné l’idée de te faire ermitesur le labyrinthe du Jardin des plantes ? me dit-elle en mepeignant les cheveux et en continuant de rire.

– Je veux être célèbre, répondis-je, et mettresur mes cartes de visite : « Ermite et saint ducalendrier », comme papa met sur les siennes : «Lauréatde l’Académie de médecine et secrétaire de la Sociétéd’anthropologie. » À ce coup, ma mère laissa tomber le peignequ’elle passait dans mes cheveux.

« Pierre ! s’écria-t-elle,Pierre ! quelle folie et quel péché !

Je suis bien malheureuse ! Mon petitgarçon a perdu la raison à l’âge où l’on n’en a pas encore. »Puis, se tournant vers mon père :

« Vous l’avez entendu, mon ami ; àsept ans il veut être célèbre !

– Chère amie, répondit mon père, vous verrezqu’à vingt ans il sera dégoûté de la gloire.

– Dieu le veuille ! dit ma mère ; jen’aime point les vaniteux. » Dieu l’a voulu et mon père ne setrompait pas. Comme le roi d’Yvetot, je vis fort bien sans gloireet n’ai plus la moindre envie de graver le nom de Pierre Nozièredans la mémoire des hommes.

Toutefois, quand maintenant je me promène,avec mon cortège de souvenirs lointains, dans ce Jardin desplantes, bien attristé et abandonné, il me prend uneincompréhensible envie de conter aux amis inconnus le rêve que jefis jadis d’y vivre en anachorète, comme si ce rêve d’enfantpouvait, en se mêlant aux pensées d’autrui, y faire passer ladouceur d’un sourire.

C’est aussi pour moi une question de savoir sivraiment j’ai bien fait de renoncer dès l’âge de six ans à la viemilitaire ; car le fait est que je n’ai pas songé depuis àêtre soldat. Je le regrette un peu. Il y a, sous les armes, unegrande dignité de vie. Le devoir y est clair et d’autant mieuxdéterminé que ce n’est pas le raisonnement qui le détermine.

L’homme qui peut raisonner ses actionsdécouvre bientôt qu’il en est peu d’innocentes. Il faut être prêtreou soldat pour ne pas connaître les angoisses du doute.

Quant au rêve d’être un solitaire, je l’airefait toutes les fois que j’ai cru sentir que la vie étaitfoncièrement mauvaise : c’est dire que je l’ai fait chaquejour. Mais, chaque jour, la nature me tira par l’oreille et meramena aux amusements dans lesquels s’écoulent les humblesexistences.

II – LE PERE LE BEAU

On trouve dans les Mémoires de Henri Heine desportraits d’une réalité frappante, qu’enveloppe pourtant une sortede poésie. Tel est le portrait de Simon de Geldern, oncle du poète.« C’était, dit Henri Heine, un original de l’extérieur le plushumble et aussi le plus bizarre, une petite figure placide, unvisage pâle et sévère, dont le nez avait une rectitude grecque,bien qu’il fût assurément d’un tiers plus long que les Grecsn’avaient l’habitude de porter leur nez… Il allait toujours vêtud’après une mode surannée, portait des culottes courtes, des bas desoie blancs, des souliers à boucle, et, selon l’ancienne coutume,une queue assez longue. Lorsque ce petit bonhomme trottait à pasmenus à travers les rues, sa queue sautillait d’une épaule surl’autre, faisait des cabrioles de toute sorte, et semblait semoquer de son propre maître derrière son dos. » Ce bonhommeavait l’âme la plus magnanime, et sa petite redingote, terminée enqueue de bergeronnette, enveloppait le dernier des chevaliers. Cechevalier, toutefois, ne fut point errant. Il resta chez lui àDüsseldorf, dans L’Arche de Noé. « C’est le nom que portait lapetite maison patrimoniale, à cause de l’arche que l’on voyaitjoliment sculptée sur la porte et peinte en couleurs voyantes. Là,il put s’adonner sans repos à tous ses goûts, à tous sesenfantillages d’érudition, à sa bibliomanie et à sa raged’écrivailler, principalement dans les gazettes politiques et lesrevues obscures. » C’est par le zèle du bien public que lepauvre Simon de Geldem était poussé à écrire. Il y peinaitbeaucoup. Penser seulement lui coûtait des efforts désespérés. Ilse servait d’un vieux style roide qu’on lui avait enseigné dans lesécoles de jésuites.

« Ce fut justement cet oncle, nous ditHenri Heine, qui exerça une grande influence sur la culture de monesprit, et auquel, sur ce point, je suis infiniment redevable. Sidifférente que fût notre manière de voir, ses aspirationslittéraires, pitoyables d’ailleurs, contribuèrent peut-être àéveiller en moi le désir d’écrire. » La figure du vieux Geldemm’en rappelle une autre qui, n’existant, celle-là, que par mespropres souvenirs, semblera pâle et sans charme. À la vérité, jen’en saurai jamais faire un de ces portraits à la fois fantastiqueset vrais dont Rembrandt et Heine eurent le secret. C’estdommage ! l’original méritait un savant peintre.

Oui, j’eus aussi mon Simon de Geldem pourm’inspirer dès l’enfance l’amour des choses de l’esprit et la folied’écrire. Il se nommait Le Beau ; c’est peut-être à lui que jedois de barbouiller, depuis quinze ans, du papier avec mes rêves.Je ne sais si je peux l’en remercier. Du moins, il n’inspira à sonélève qu’une manie innocente comme la sienne.

Sa manie était de faire des catalogues. Ilcataloguait, cataloguait. Je l’admirais, et, à dix ans, je trouvaisplus beau de faire des catalogues que de gagner des batailles. Jeme suis, depuis, un peu gâté le jugement ; mais, au fond, jen’ai pas changé d’avis autant qu’on pourrait croire. Le père LeBeau, comme on l’appelait, me semble encore digne de louanges etd’envie, et, si parfois il m’arrive de sourire en pensant à cevieil ami, ma gaieté est tout affectueuse et tout attendrie.

Le père Le Beau était fort vieux quand j’étaisfort jeune ; ce qui nous permit de nous entendre très bienensemble.

Tout en lui m’inspirait une curiositéconfiante. Ses lunettes chaussées au bout du nez qu’il avait groset rond, son visage rose et plein, ses gilets à fleurs, sa grandedouillette dont les poches béantes regorgeaient de bouquins, sapersonne entière vous avait une bonhomie relevée par un grain defolie. Il se coiffait d’un chapeau bas à grands bords autourdesquels ses cheveux blancs s’enroulaient comme le chèvrefeuilleaux balustrades des terrasses. Tout ce qu’il disait était simple,court, varié, en images, ainsi qu’un conte d’enfant. Il étaitnaturellement puéril, et m’amusait sans s’efforcer en rien. Grandami de mes parents et voyant en moi un petit garçon intelligent ettranquille, il m’encourageait à l’aller voir dans sa maison, où iln’était guère visité que par les rats.

C’était une vieille maison, bâtie de côté surune rue étroite et monstrueuse qui mène au Jardin des plantes, etoù je pense qu’alors tous les fabricants de bouchons et tous lestonneliers de Paris étaient réunis. On y sentait une odeur de boucet de futailles que je n’oublierai de ma vie.

On traversait, conduit par Nanon, la vieilleservante, un petit jardin de curé ; on montait le perron etl’on entrait dans le logis le plus extraordinaire. Des momiesrangées tout le long de l’antichambre vous faisaient accueil ;une d’elles était renfermée dans sa gaine dorée, d’autres n’avaientplus que des linges noircis autour de leurs corps desséchés ;une enfin, dégagée de ses bandelettes, regardait avec des yeuxd’émail et montrait ses dents blanches.

L’escalier n’était pas moins effrayant :des chaînes, des carcans, des clefs de prison plus grosses que lebras pendaient aux murs.

Le père Le Beau était de force à mettre, commeBouvard, un vieux gibet dans sa collection. Il possédait du moinsl’échelle de Latude et une douzaine de belles poires d’angoisse.Les quatre pièces de son logis ne différaient point les unes desautres ; des livres y montaient jusqu’au plafond et couvraientles planches pêle-mêle avec des cartes, des médailles, des armures,des drapeaux, des toiles enfumées et des morceaux mutilés devieille sculpture en bois ou en pierre. Il y avait là, sur unetable boiteuse et sur un coffre vermoulu, des montagnes de faïencespeintes.

Tout ce qui peut se pendre pendait du plafonddans des attitudes lamentables. En ce musée chaotique, les objetsse confondaient sous une même poussière, et ne semblaient tenir quepar les innombrables fils dont les araignées les enveloppaient.

Le père Le Beau, qui entendait à sa façon laconservation des œuvres d’art, défendait à Nanon de balayer lesplanchers. Le plus curieux, c’est que tout dans ce fouillis avaitune figure ou triste ou moqueuse et vous regardait méchamment. J’yvoyais un peuple enchanté de malins esprits.

Le père Le Beau se tenait d’ordinaire dans sachambre à coucher, qui était aussi encombrée que les autres, maisnon point aussi poudreuse ; car la vieille servante avait, parexception, licence d’y promener le plumeau et le balai. Une longuetable couverte de petits morceaux de carton en occupait lamoitié.

Mon vieil ami, en robe de chambre à ramages etcoiffé d’un bonnet de nuit, travaillait devant cette table avectoute la joie d’un cœur simple. Il cataloguait. Et moi, les yeuxgrands ouverts, retenant mon souffle, je l’admirais. Il cataloguaitsurtout les livres et les médailles. Il s’aidait d’une loupe etcouvrait ses fiches d’une petite écriture régulière et serrée. Jen’imaginais pas qu’on pût se livrer à une occupation plus belle. Jeme trompais. Il se trouva un imprimeur pour imprimer le cataloguedu père Le Beau, et je vis alors mon ami corriger les épreuves. Ilmettait des signes mystérieux en marge des placards. Pour le coup,je compris que c’était la plus belle occupation du monde et jedemeurai stupide d’admiration.

Peu à peu, l’audace me vint et je me promisd’avoir aussi un jour des épreuves à corriger. Ce vœu n’a point étéexaucé. Je le regrette médiocrement, ayant reconnu, dans lecommerce d’un homme de lettres de mes amis, qu’on se lasse de tout,même de corriger des épreuves. Il n’en est pas moins vrai que monvieil ami détermina ma vocation.

Par le spectacle peu commun de sonameublement, il accoutuma mon esprit d’enfant aux formes ancienneset rares, le tourna vers le passé et lui donna des curiositésingénieuses ; par l’exemple d’un labeur intellectuelrégulièrement accompli sans peine et sans inquiétude, il me donnadès l’enfance l’envie de travailler à m’instruire. C’est grâce àlui enfin que je suis devenu en mon particulier grand liseur, zéléglossateur de textes anciens et que je griffonne des mémoires quine seront point imprimés.

J’avais douze ans, quand mourut doucement cevieillard aimable et singulier. Son catalogue, comme vous pensezbien, restait en placards ; il ne fut point publié. Manonvendit aux brocanteurs les momies et le reste, et ces souvenirssont vieux maintenant de plus d’un quart de siècle.

La semaine dernière, je vis exposée à l’hôtelDrouot une de ces petites Bastilles que le patriote Palloytaillait, en 1789, dans des pierres de la forteresse détruite etqu’il offrait, moyennant salaire, aux municipalités et auxcitoyens. La pièce était peu rare et de maniement incommode. Jel’examinai pourtant avec une curiosité instinctive, et j’éprouvaiquelque émotion en lisant, à la base d’une des tours, cette mentionà demi effacée : Du cabinet de M. Le Beau.

III – LA GRAND-MAMAN NOZIÈRE

Ce matin-là, mon père avait le visagebouleversé. Ma mère, affairée, parlait tout bas. Dans la salle àmanger, une couturière cousait des vêtements noirs.

Le déjeuner fut triste et plein dechuchotements. Je sentais bien qu’il y avait quelque chose.

Enfin, ma mère, tout de noir habillée etvoilée, me dit :

« Viens, mon chéri. » Je luidemandai où nous allions ; elle me répondit :

« Pierre, écoute-moi bien. Ta grand-mamanNozière… tu sais, la mère de ton père… est morte cette nuit. Nousallons lui dire adieu et l’embrasser une dernière fois. » Etje vis que ma mère avait pleuré. Pour moi, je ressentis uneimpression bien forte ; car elle ne s’est pas encore effacéedepuis tant d’années, et si vague, qu’il m’est impossible del’exprimer par des mots. Je ne puis même pas dire que c’était uneimpression triste. La tristesse du moins n’y avait rien de cruel.Un mot peut-être, un seul, celui de romanesque, peut s’appliquer enquelque chose à cette impression qui n’était formée en effet paraucun élément de réalité.

Tout le long du chemin, je pensais à magrand-mère ; mais je ne pus me faire une idée de ce qui luiétait arrivé.

Mourir ! je ne devinais pas ce que celapouvait être. Je sentais seulement que l’heure en était grave.

Par une illusion qui peut s’expliquer, je crusvoir, en approchant de la maison mortuaire, que les alentours ettout le voisinage étaient sous l’influence de la mort de magrand-mère, que le silence matinal des rues, les appels des voisinset des voisines, l’allure rapide des passants, le bruit desmarteaux du maréchal avaient pour cause la mort de ma grand-mère. Àcette idée, qui m’occupait tout entier, j’associais la beauté desarbres, la douceur de l’air et l’éclat du ciel, remarqués pour lapremière fois.

Je me sentais marcher dans une voie demystère, et, quand, au détour d’une rue, je vis le petit jardin etle pavillon bien connus, j’éprouvai comme une déception de n’y rientrouver d’extraordinaire. Les oiseaux chantaient.

J’eus peur et je regardai ma mère. Ses yeuxétaient fixés, avec une expression de crainte religieuse, sur unpoint vers lequel à mon tour je dirigeai mon regard.

Alors j’aperçus à travers les vitres et lesrideaux blancs de la chambre de ma grand-mère une lueur, une faibleet pâle lueur, qui tremblait. Et cette lueur était si funèbre dansla grande clarté du jour, que je baissai la tête pour ne plus lavoir.

Nous montâmes le petit escalier de bois etnous traversâmes l’appartement, qu’emplissait un vaste silence.

Quand ma mère allongea la main pour ouvrir laporte de la chambre, je voulus lui arrêter le bras… Nousentrâmes.

Une religieuse assise dans un fauteuil se levaet nous fit place au chevet du lit. Ma grand-mère était là,couchée, les yeux clos.

Il me semblait que sa tête était devenuelourde, lourde comme une pierre, tant elle creusaitl’oreiller ! Avec quelle netteté je la vis ! Un bonnetblanc lui cachait les cheveux ; elle paraissait moins vieillequ’à l’ordinaire, bien que décolorée.

Oh ! qu’elle n’avait pas l’air dedormir ! Mais d’où lui venait ce petit sourire narquois etobstiné qui faisait tant de peine à voir ?

Il me sembla que les paupières palpitaient unpeu, sans doute parce qu’elles étaient exposées à la clartétremblante des deux cierges allumés sur la table, à côté d’uneassiette où un rameau de buis trempait dans l’eau bénite.

« Embrasse ta grand-mère », me ditmaman.

J’avançai mes lèvres. L’espèce de froid que jesentis n’a pas de nom et n’en aura jamais.

Je baissai les yeux et j’entendis ma mère quisanglotait.

Je ne sais pas, en vérité, ce que je seraisdevenu si la servante de ma grand-mère ne m’eût pas emmené de cettechambre.

Elle me prit par la main, me mena chez unmarchand de jouets et me dit :

« Choisis. » Je choisis une arbalèteet je m’amusai à lancer des pois chiches dans les feuilles desarbres.

J’avais oublié ma grand-mère.

C’est le soir seulement, en voyant mon père,que les pensées du matin me revinrent. Mon pauvre père n’était plusreconnaissable. Il avait le visage gonflé, luisant, plein de feux,les yeux noyés, les lèvres convulsives.

Il n’entendait pas ce qu’on lui disait etpassait de l’accablement à l’impatience. Près de lui, ma mèreécrivait des adresses sur des lettres bordées de noir. Des parentsvinrent l’aider. On me montra à plier les lettres. Nous étions unedizaine autour d’une grande table. Il faisait chaud. Je travaillaisà une besogne nouvelle ; cela me donnait de l’importance etm’amusait.

Après sa mort, ma grand-mère vécut pour moid’une seconde vie plus remarquable que la première. Je mereprésentais avec une force incroyable tout ce que je lui avais vufaire ou entendu dire autrefois, et mon père faisait d’elle tousles jours des récits qui nous la rendaient vivante, si bien queparfois, le soir, à table, après le repas, il nous semblait presquel’avoir vue rompre notre pain.

Pourquoi n’avons-nous pas dit à cette chèreombre ce que dirent au Maître les pèlerins d’Emmaüs :

« Demeurez avec nous, car il se fait tardet déjà le jour baisse. » Oh ! quel gentil revenant ellefaisait, avec son bonnet de dentelles à rubans verts ! Iln’entrait pas dans la tête qu’elle s’accommodât de l’autre monde.La mort lui convenait moins qu’à personne. Cela va à un moine demourir, ou encore à quelque belle héroïne. Mais cela ne va pas dutout à une petite vieille rieuse et légère, joliment chiffonnée,comme était grand-maman Nozière.

Je vais vous dire ce que j’avais découverttout seul, quand elle vivait encore.

Grand-maman était frivole ; grand-mamanavait une morale facile ; grand-maman n’avait pas plus depiété qu’un oiseau. Il fallait voir le petit œil rond qu’elle nousfaisait quand, le dimanche, nous partions, ma mère et moi, pourl’église. Elle souriait du sérieux que ma mère apportait à toutesles affaires de ce monde et de l’autre. Elle me pardonnaitfacilement mes fautes, et je crois qu’elle était femme à enpardonner de plus grosses que les miennes.

Elle avait coutume de dire de moi :

« Ce sera un autre gaillard que sonpère. » Elle entendait par là que j’emploierais ma jeunesse àdanser et que je serais amoureux des cent mille vierges.

Elle me flattait. La seule chose qu’elleapprouverait en moi, si elle était encore de ce monde (où ellecompterait aujourd’hui cent dix ans d’âge), c’est une grandefacilité à vivre et une heureuse tolérance que je n’ai pas payéestrop cher en les achetant au prix de quelques croyances, morales etpolitiques. Ces qualités avaient chez ma grand-mère l’attrait desgrâces naturelles. Elle mourut sans savoir qu’elle les possédait.Mon infériorité est de connaître que je suis tolérant etsociable.

Elle datait du XVIIIe siècle, magrand-mère. Et il y paraissait bien ! Je regrette qu’on n’aitpas écrit ses Mémoires.

Quant à les écrire elle-même, elle en étaitbien incapable.

Mais mon père n’eût-il pas dû le faire au lieude mesurer des crânes de Papous et de Boschimans ? CarolineNozière naquit à Versailles le 16 avril 1772 ; elle étaitfille du médecin Dussuel ; dont Cabanis estimaitl’intelligence et le caractère. Ce fut Dussuel qui, en 1786, soignale dauphin, atteint d’une légère scarlatine. Une voiture de lareine allait tous les jours à Lucienne le prendre dans lamaisonnette où il vivait pauvrement avec ses livres et son herbier,comme un disciple de Jean-Jacques. Un jour la voiture rentra videau palais ; le médecin avait refusé de venir. À la visitesuivante, la reine irritée lui dit :

« Vous nous aviez donc oubliés,monsieur !

– Madame, répondit Dussuel, vos reprochesm’offensent ; mais ils font honneur à la nature et je dois lespardonner à une mère. N’en doutez pas, je soigne votre fils avechumanité. Mais j’ai été retenu hier auprès d’une paysanne encouches. » En 1789, Dussuel publia une brochure que je ne puisouvrir sans respect ni lire sans sourire. Cela a pourtitre :

Les Vœux d’un citoyen, et pourépigraphe : Miseris succurrere disco. L’auteur dit encommençant qu’il forme, sous le chaume, des vœux pour le bonheurdes Français. Il trace ensuite, avec candeur, les règles de lafélicité publique ; ce sont celles d’une sage liberté,garantie par la Constitution. Il termine en signalant à lareconnaissance des hommes sensibles Louis XVI, roi d’un peuplelibre, et il annonce le retour de l’âge d’or.

Trois ans après, on lui guillotinait sesmalades, qui étaient en même temps ses amis, et lui-même, suspectde modérantisme, était conduit, sur l’ordre du comité de Sèvres, àVersailles, dans le couvent des Récollets transformé en maisond’arrêt. Il y arriva couvert de poussière et plus semblable à unvieux gueux qu’à un médecin philosophe. Il posa à terre un petitsac contenant les œuvres de Raynal et de Rousseau, se laissa tombersur une chaise et soupira :

« Est-ce donc la récompense de cinquanteans de vertu ? » Une jeune femme admirablement belle,qu’il n’avait pas vue d’abord, s’approchant avec une cuvette et uneéponge, lui dit :

« Il est croyable que nous seronsguillotinés, monsieur. Voulez-vous, en attendant, me permettre devous laver la figure et les mains  car vous êtes fait comme unsauvage.

– Femme sensible, s’écria le vieux Dussuel,est-ce dans le séjour du crime que je devais vous rencontrer !votre âge, votre visage, vos procédés, tout me dit que vous êtesinnocente.

– Je ne suis coupable que d’avoir pleuré lamort du meilleur des rois, répondit la belle captive.

– Louis XVI eut des vertus, reprit monaïeul ; mais quelle n’eût point été sa gloire s’il avait étéfidèle jusqu’au bout à cette sublime Constitution !…

– Quoi ! monsieur, s’écria la jeune femmeen agitant son éponge dégoûtante, vous êtes un jacobin et du partides brigands !…

– Eh quoi ! madame, vous êtes de lafaction des ennemis de la France  soupira Dussuel à demidébarbouillé. Se peut-il qu’on trouve de la sensibilité chez unearistocrate ? » Elle se nommait de Laville et avait portéle deuil du roi.

Pendant les quatre mois qu’ils furent enfermésensemble, elle ne cessa de quereller son compagnon et de s’ingénierà lui rendre service. Contre leur attente, on ne leur coupa pointla tête ; ils furent relaxés sur un rapport du députéBattelier, et Mme de Laville devint par la suite lameilleure amie de ma grand-mère, qui était alors âgée de vingt etun ans et mariée depuis trois ans au citoyen Danger, adjudant-majord’un bataillon de volontaires du Haut-Rhin.

« C’est un fort joli homme, disait magrand-mère, mais je ne serais pas sûre de le reconnaître dans larue. » Elle assurait ne l’avoir jamais vu, en tout, plus desix heures en cinq fois. Elle l’avait épousé par une idée d’enfant,afin de pouvoir porter une coiffure à la nation.

En réalité, elle ne voulait point de mari. Etlui voulait toutes les femmes. Il s’en alla ; elle le laissaaller sans lui en vouloir le moins du monde.

En partant pour la gloire, Danger laissaitpour tout bien à sa femme, dans le tiroir d’un secrétaire, desreçus d’argent d’un sien frère, Danger de Saint-Elme, officier àl’armée de Condé, et un paquet de lettres écrites par des émigrés.Il y avait là de quoi faire guillotiner ma grand-mère et cinquantepersonnes avec elle.

Elle en avait bien quelque soupçon, et, àchaque visite domiciliaire qu’on faisait dans le quartier, elle sedisait :

« Il faudra pourtant que je brûle lespapiers de mon coquin de mari. » Mais les idées lui dansaientdans la tête. Elle s’y décida pourtant un matin.

Elle avait bien pris son temps !…

Assise devant la cheminée, elle triait lespapiers du secrétaire, après les avoir répandus pêle-mêle sur lecanapé. Et tranquillement, elle faisait des petits tas, mettant àpart ce qu’on pouvait garder, à part ce qu’il fallait détruire.Elle lisait une ligne de ça, une ligne de là, telle page ou telleautre, et son esprit, voyageant de souvenir en souvenir, picoraiten route quelque brin du passé, quand tout à coup elle entenditouvrir la porte d’entrée. Aussitôt, par une révélation soudaine del’instinct, elle sut que c’était une visite domiciliaire.

Elle saisit à brassée tous les papiers et lesjeta sous le canapé, dont la housse traînait jusqu’à terre. Et,comme ils débordaient, elle les repoussa du pied sous le meuble.Une corne de lettre passait encore comme le bout de l’oreille d’unpetit chat blanc, quand un délégué du Comité de sûreté généraleentra dans la chambre avec six hommes de la section, armés defusils, de sabres et de piques.

Mme Danger se tenait debout devant lecanapé. Elle songeait que la certitude de sa perte n’était pas toutà fait entière, qu’il lui restait une petite chance sur mille etmille, et ce qui allait se passer l’intéressait extrêmement.

« Citoyenne, lui dit le président de lasection, tu es dénoncée comme entretenant une correspondance avecles ennemis de la République. Nous venons saisir tous tespapiers. » L’homme du Comité de sûreté générale s’assit sur lecanapé pour écrire le procès-verbal de la saisie.

Alors ces gens fouillèrent tous les meubles,crochetèrent les serrures et vidèrent les tiroirs. N’y trouvantrien, ils défoncèrent les placards, culbutèrent les commodes,retournèrent les tableaux et crevèrent à coups de baïonnette lesfauteuils et les matelas ; mais ce fut en vain. Ilséprouvèrent les murs à coups de crosse, explorèrent les cheminéeset firent sauter quelques lames du parquet. Ils y perdirent leurpeine. Enfin, après trois heures de fouilles infructueuses et deravages inutiles, lassés, désespérés, humiliés, ils se retirèrenten promettant bien de revenir. Ils ne s’étaient pas avisés deregarder sous le canapé.

Peu de jours après, comme elle revenait de lacomédie, ma grand-mère trouva à la porte de sa maison un hommedécharné, blême, défiguré par une barbe grise et sale, qui se jetaà ses pieds et lui dit :

« Citoyenne Danger, je suis Alcide,sauvez-moi ! » Elle le reconnut alors.

« Mon Dieu ! lui dit-elle, sepeut-il que vous soyez M. Alcide, mon maître à danser ?En quel état vous revois-je, monsieur Alcide !

– Je suis proscrit, citoyenne ;sauvez-moi !

– Je ne puis que l’essayer. Je suis moi-mêmesuspecte, et ma cuisinière est jacobine. Suivez-moi. Mais veillez àce que mon portier ne vous voie pas. Il est officiermunicipal. » Ils montèrent l’escalier, et cette bonne petiteMme Danger s’enferma dans son appartement avec le déplorableAlcide, qui grelottait la fièvre et répétait en claquant desdents :

<<Sauvez-moi, sauvez-moi ! » Àlui voir une si pitoyable mine, elle avait envie de rire.

La situation pourtant était critique.

« Où le fourrer ? » sedemandait ma grand-mère en parcourant du regard les armoires et lescommodes.

Faute de lui trouver une autre place, elle eutl’idée de le mettre dans son lit.

Elle tira deux matelas en dehors des autreset, formant ainsi un espace près du mur, elle y coula Alcide. Lelit avait de la sorte un air bouleversé. Elle se déshabilla et s’ymit.

Puis, sonnant la cuisinière :

« Zoé, je suis souffrante ;donnez-moi un poulet, de la salade et un verre de vin de Bordeaux.Zoé, qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui !

– Il y a un complot de ces gueuxd’aristocrates, qui veulent se faire guillotiner jusqu’au dernier.Les sans-culottes ont l’œil. Ça ira ! ça ira !… Leportier m’a dit qu’un scélérat du nom d’Alcide est recherché dansla section, et que vous pouvez vous attendre à une visitedomiciliaire pour cette nuit. » Alcide, entre deux matelas,entendait ces douceurs. Il fut pris, après le départ de Zoé, d’untremblement nerveux qui secouait tout le lit, et sa respirationdevint si pénible qu’elle emplissait toute la chambre d’unsifflement strident.

« Voilà qui va bien », se dit lapetite Mme Danger.

Et elle mangea son aile de poulet, et passa autriste Alcide deux doigts de vin de Bordeaux.

« Ah ! madame !…ah !Jésus !… » s’écriait Alcide.

Et il se mit à geindre avec plus de force quede raison.

« À merveille se ditMme Danger ; la municipalité n’a qu’à venir… » Elleen était là de ses pensées, quand un bruit de crosses tombantlourdement à terre ébranla le palier. Zoé introduisit quatreofficiers municipaux et trente soldats de la garde nationale.

Alcide ne bougeait plus et ne faisait plusentendre le moindre souffle.

« Levez-vous, citoyenne », dit undes gardes.

Un autre objecta que la citoyenne ne pouvaits’habiller devant les hommes.

Un citoyen, voyant une bouteille de vin, lasaisit, y goûta, et les autres burent à la régalade.

Un joyeux compère s’assit sur le lit, et,prenant le menton de Mme Danger :

« Quel dommage qu’avec une si joliefigure elle soit une aristocrate et qu’il faille couper ce petitcou-là !

– Allons ! dit Mme Danger, je voisque vous êtes des gens aimables. Faites vite et cherchez tout ceque vous avez à chercher, car je meurs de sommeil. » Ilsrestèrent deux mortelles heures dans la chambre ; ilspassèrent vingt fois l’un après l’autre devant le lit etregardèrent s’il n’y avait personne dessous. Puis, après avoirdébité mille impertinences, ils s’en allèrent.

Le dernier avait à peine tourné les talons,que la petite Mme Danger, la tête dans la ruelle,appela :

« Monsieur Alcide ! monsieurAlcide ! » Une voix gémissante répondit :

«Ciel ! on peut nous entendre.Jésus ! madame, ayez pitié de moi !

– Monsieur Alcide, poursuivait ma grand-mère,quelle peur vous m’avez faite ! Je ne vous entendais plus, jecroyais que vous étiez mort, et, à l’idée de coucher sur un mort,j’ai pensé cent fois m’évanouir. Monsieur Alcide, vous n’en usezpas bien à mon égard. Quand on n’est pas mort, on le dit,vertubleu ! Je ne vous pardonnerai jamais la peur que vousm’avez faite. » Ne fut-elle pas excellente, ma grand-mère,avec son pauvre M. Alcide ? Elle l’alla cacher lelendemain à Meudon et le sauva gentiment.

On ne soupçonnerait pas la fille du philosopheDussuel d’avoir cru facilement aux miracles, ni de s’être aventuréesur les confins du monde surnaturel. Elle n’avait pas un brin dereligion, et son bon sens, un peu court, s’offensait de toutmystère. Pourtant, cette personne si raisonnable racontait à quivoulait l’entendre un fait merveilleux dont elle avait ététémoin.

En visitant son père, aux Récollets deVersailles, elle avait connu Mme de Laville, qui y étaitprisonnière. Quand cette dame fut libre, elle alla habiter rue deLancry, dans la même maison que ma grand-mère. Les deuxappartements donnaient sur le même palier.

Mme de Laville habitait avec sajeune sœur nommée Amélie.

Amélie était grande et belle. Son visage pâle,décoré d’une chevelure noire, avait une incomparable beautéd’expression. Ses yeux, chargés de langueur ou de flammes,cherchaient autour d’elle quelque chose d’inconnu.

Chanoinesse au chapitre séculier del’Argentière, en attendant un établissement dans le monde, Amélieavait éprouvé, disait-on, dès le sortir de l’enfance, les douleursd’un amour qui ne fut point partagé et qu’elle fut obligée detaire.

Elle paraissait accablée d’ennui. Il luiarrivait de fondre en larmes sans raison apparente. Tantôt ellerestait des journées entières dans une immobilité stupide, tantôtelle dévorait des livres de dévotion. Mordue par ses propreschimères, elle se tordait dans d’indicibles souffrances.

L’arrestation de sa sœur, le supplice deplusieurs de ses amis, guillotinés comme conspirateurs, etd’incessantes alertes achevèrent de ruiner sa constitutionébranlée. Elle devint d’une maigreur effrayante. Les tambours quiappelaient tous les jours les sections aux armes, les bandes decitoyens en bonnet rouge et armés de piques qui défilaient devantses fenêtres en chantant le Ça ira  la jetaient dans uneépouvante que suivaient des alternatives de torpeur etd’exaltation. Des troubles nerveux se manifestèrent avec une forceterrible et produisirent des effets étranges.

Amélie eut des songes dont la lucidité étonnaceux qui l’entouraient.

Errant la nuit, éveillée ou endormie, elleentendait des bruits lointains, des soupirs de victimes. Parfois,debout, elle étendait le bras et, montrant dans l’ombre quelquechose d’invisible, elle prononçait le nom de Robespierre.

« Elle a, disait sa sœur, despressentiments certains et elle prophétise les malheurs. » Or,dans la nuit du 9 au 10 thermidor, ma grand-mère se tenait, ainsique son père, dans la chambre des deux sœurs : ils étaienttous quatre fort agités, résumant les graves événements de lajournée et s’efforçant d’en deviner l’issue : le tyran décrétéd’arrestation, conduit au Luxembourg et refusé par le concierge,mené ensuite aux bureaux de la police, sur le quai des Orfèvres,puis délivré par la Commune et porté à l’Hôtel de ville…

Y était-il encore, et dans quelle attitude,humiliée ou menaçante ? Ils éprouvaient tous quatre une grandeanxiété et n’entendaient rien, sinon, par intervalles, le galop deschevaux des estafettes d’Henriot qui brûlaient le pavé des rues.Ils attendaient, échangeant par moments un souvenir, un doute, unvœu. Amélie restait silencieuse.

Tout à coup, elle poussa un grand cri.

Il était une heure et demie du matin. Penchéesur une glace, elle semblait contempler une scène tragique.

Elle disait :

« Je le vois ! je le vois !Qu’il est pâle ! Le sang s’échappe à flots de sa bouche, sesdents et ses mâchoires sont brisées.

Louanges, louanges à Dieu ! le buveur desang ne boira plus que le sien !…» En achevant ces paroles,qu’elle prononçait sur une étrange mélopée, elle poussa un crid’horreur et tomba à la renverse. Elle avait perduconnaissance.

À ce moment même, dans la salle du conseil del’Hôtel de ville, Robespierre recevait le coup de pistolet qui luibrisa la mâchoire et mit fin à la Terreur.

Ma grand-mère, qui était un esprit fort,croyait fermement à cette vision.

« Comment expliquez-vous cela ?

– Je l’explique en faisant remarquer que magrand-mère, pour esprit fort qu’elle était, croyait assez au diableet au loup-garou. Jeune, toute cette sorcellerie l’amusait, et elleétait, comme on dit, une grande faiseuse d’almanachs.

Plus tard, elle prit peur du diable ;mais il était trop tard : il la tenait, elle ne pouvait plusn’y pas croire. » Le 9 thermidor rendit la vie supportable àla petite société de la rue de Lancry. Ma grand-mère goûta fort cechangement ; mais il lui fut impossible de garder rancune auxhommes de la Révolution. Elle ne les admirait pas elle n’a jamaisadmiré que moi – mais elle n’avait point de haine contre eux, il nelui vint jamais en tête de leur demander compte de la peur qu’ilslui avaient faite. Cela tient peut-être à ce qu’ils ne lui avaientpoint fait peur. Cela tient surtout à ce que ma grand-mère étaitune bleue, une bleue dans l’âme. Et, comme a dit l’autre, les bleusseront toujours les bleus.

Cependant Danger poursuivait à travers tousles champs de bataille sa brillante carrière. Toujours heureux, ilétait en grand uniforme, à la tête de sa brigade, quand il fut tuéd’un boulet de canon le 20 avril 1808, dans le beau combatd’Abensberg.

Ma grand-mère apprit par Le Moniteur qu’elleétait veuve et que le brave général Danger « était ensevelisous les lauriers ».

Elle s’écria :

« Quel malheur ! un si belhomme ! » Elle épousa, l’année suivante,M. Hippolyte Nozière, commis principal au ministère de laJustice, homme pur et jovial, qui jouait de la flûte de six à neufheures du matin et de cinq à huit heures du soir. Ce fut, cettefois, un mariage pour de bon. Ils s’aimaient et, n’étant plus trèsjeunes, ils surent être indulgents l’un pour l’autre. Carolinepardonna à Hippolyte son éternelle flûte. Et Hippolyte passa àCaroline toutes les lunes qu’elle avait dans la tête. Ils furentheureux.

Mon grand-père Nozière est l’auteur d’uneStatistique des Prisons, Paris, Imprimerie royale, 1817-1819, 2vol. in-4° ; et des Filles de Momus, chansons nouvelles,Paris, chez l’auteur, 1821, in-18.

La goutte lui fit grand-guerre ; maiselle ne put lui ôter sa gaieté, même en l’empêchant de jouer de laflûte ; finalement, elle l’étouffa. Je ne l’ai pas connu, maisj’ai là son portrait : on l’y voit en habit bleu, frisé commeun agneau et le menton perdu dans une cravate immense.

« Je le regretterai jusqu’à mon dernierjour, disait à quatre-vingts ans ma grand-mère, veuve alors depuisune quinzaine d’années.

– Vous avez bien raison, madame, lui réponditun vieil ami : Nozière avait toutes les vertus qui font un bonmari.

– Toutes les vertus et tous les défauts, s’ilvous plaît, reprit ma grand-mère.

– Pour être un époux accompli, madame, il fautdonc avoir des défauts ?

– Pardi ! fit ma grand-mère en haussantles épaules ; il faut n’avoir pas de vices, et c’est un granddéfaut, cela ! » Elle mourut, le 4 juillet 1853, dans saquatre-vingt et unième année.

IV – LA DENT

Si l’on mettait à se cacher autant de soinqu’on en met d’ordinaire à se montrer, on éviterait bien despeines. J’en fis de bonne heure une première expérience.

C’était un jour de pluie. J’avais reçu encadeau tout un attirail de postillon, casquette, fouet, guides etgrelots. Il y avait beaucoup de grelots. J’attelai ; c’est moique j’attelai à moi-même, car j’étais tout ensemble le postillon,les chevaux et la voiture. Mon parcours s’étendait de la cuisine àla salle à manger par un couloir. Cette salle à manger mereprésentait très bien une place de village. Le buffet d’acajou oùje relayais me semblait sans difficulté l’auberge du Cheval-Blanc.Le couloir m’était une grande route avec ses perspectiveschangeantes et ses rencontres imprévues.

Confiné dans un petit espace sombre, jejouissais d’un vaste horizon et j’éprouvais, entre des murs connus,ces surprises qui font le charme des voyages. C’est que j’étaisalors un grand magicien. J’évoquais pour mon amusement des êtresaimables et je disposais à souhait de la nature.

J’ai eu, depuis, le malheur de perdre ce donprécieux. J’en jouissais abondamment dans ce jour de pluie où jefus postillon.

Cette jouissance aurait dû suffire à moncontentement ; mais est-on jamais content ? L’envie mevint de surprendre, d’éblouir, d’étonner des spectateurs. Macasquette de velours et mes grelots ne m’étaient plus de rien sipersonne ne les admirait. Comme j’entendais mon père et ma mèrecauser dans la chambre voisine, j’y entrai avec un grand fracas.Mon père m’examina pendant quelques instants ; puis il haussales épaules et dit :

« Cet enfant ne sait que faire ici. Ilfaut le mettre en pension.

– Il est encore bien petit, dit ma mère.

– Eh bien, dit mon père, on le mettra avec lespetits. » Je n’entendis que trop bien ces paroles ;celles qui suivirent m’échappèrent en partie, et, si je peux lesrapporter exactement, c’est qu’elles m’ont été répétées plusieursfois depuis.

Mon père ajouta :

« Cet enfant, qui n’a ni frères ni sœurs,développe ici, dans l’isolement, un goût de rêverie qui lui seranuisible par la suite. La solitude exalte son imagination et j’aiobservé que déjà sa tête était pleine de chimères. Les enfants deson âge qu’il fréquentera à l’école lui donneront l’expérience dumonde. Il apprendra d’eux ce que sont les hommes ; il ne peutl’apprendre de vous et de moi qui lui apparaissons comme des géniestutélaires. Ses camarades se comporteront avec lui comme des égauxqu’il faut tantôt plaindre et défendre, tantôt persuader oucombattre. Il fera avec eux l’apprentissage de la vie sociale.

– Mon ami, dit ma mère, ne craignez-vous pasque, parmi ces enfants, il n’y en ait de mauvais ?

– Les mauvais eux-mêmes, répondit mon père,lui seront utiles s’il est intelligent, car il apprendra à lesdistinguer des bons, et c’est une connaissance fort nécessaire.

D’ailleurs, vous visiterez vous-même lesécoles du quartier, et vous choisirez une maison fréquentée par desenfants dont l’éducation correspond à celle que vous avez su donnerà Pierre. La nature des hommes est partout la même ; mais leur« nourriture », comme disaient nos anciens, diffèrebeaucoup d’un lieu à un autre. Une bonne culture, pratiquée depuisplusieurs générations, produit une fleur d’une extrême délicatesse,et cette fleur qui a coûté un siècle à former peut se perdre en peude jours. Des enfants incultes feraient, par leur contact,dégénérer sans profit pour eux la culture de notre fils. Lanoblesse des pensées vient de Dieu ; celle des manièress’acquiert par l’exemple et se fixe par l’hérédité. Elle passe enbeauté la noblesse du nom. Elle est naturelle et se prouve par sapropre grâce, tandis que l’autre se prouve par des vieux papiersqu’on ne sait comment débrouiller.

– Vous avez raison, mon ami, répondit ma mère.J’irai dès demain à la recherche d’une bonne pension pour notreenfant. Je la choisirai comme vous dites, et je m’assurerai qu’elleest prospère, car les soucis d’argent détournent l’esprit du maîtreet aigrissent son caractère. Que pensez-vous, mon ami, d’unepension tenue par une femme ? » Mon père ne répondaitpoint.

« Qu’en pensez-vous ? répéta mamère.

– C’est un point qu’il faut examiner »,dit mon père.

Assis dans son fauteuil, devant son bureau àcylindre, il examinait depuis quelques instants une espèce de petitos pointu d’un bout et tout fruste de l’autre. Il le roulait dansses doigts ; certainement il le roulait aussi dans sa penséeet, dès lors, avec tous mes grelots, je n’existais plus pourlui.

Ma mère, accoudée au dossier du fauteuil,suivait l’idée qu’elle venait d’exprimer.

Le docteur lui montra le vilain petit os etdit :

« Voici la dent d’un homme qui vécut autemps du mammouth, pendant l’âge des glaces, dans une caverne jadisnue et désolée, maintenant à demi couverte de vigne vierge et degiroflée et près de laquelle s’élève depuis plusieurs années cettejolie maison blanche que nous habitâmes pendant deux mois d’été,l’année de notre mariage. Ce furent deux mois heureux. Comme il s’ytrouvait un vieux piano, tu y jouais du Mozart tout le jour, machérie, et, grâce à toi, une musique spirituelle et charmante, quis’envolait par les fenêtres, animait cette vallée, où l’homme de lacaverne n’avait entendu que les miaulements du tigre. » Mamère posa sa tête sur l’épaule de mon père, qui continuaainsi :

« Cet homme ne connaissait que la peur etla faim. Il ressemblait à une bête. Son front était déprimé. Lesmuscles de ses sourcils formaient en se contractant de hideusesrides ; ses mâchoires faisaient sur sa face une énormesaillie ; ses dents avançaient hors de sa bouche, voyez commecelle-ci est longue et pointue.

« Telle fut la première humanité. Maisinsensiblement, par de lents et magnifiques efforts, les hommes,devenus moins misérables, devinrent moins féroces ; leursorganes se modifièrent par l’usage. L’habitude de la penséedéveloppa le cerveau, et le front s’agrandit. Les dents, qui nes’exerçaient plus à déchirer la chair crue, poussèrent moinslongues dans la mâchoire moins forte. La face humaine prit unebeauté sublime, et le sourire naquit sur les lèvres de lafemme. » Ici, mon père baisa la joue de ma mère, quisouriait ; puis, élevant lentement au-dessus de sa tête ladent de l’homme des cavernes, il s’écria :

« Vieil homme, dont voici la rude etfarouche relique, ton souvenir me remue dans le plus profond de monêtre ; je te respecte et t’aime, à mon aïeul ! Reçois,dans l’insondable passé où tu reposes, l’hommage de mareconnaissance, car je sais combien je te dois. Je sais ce que tesefforts m’ont épargné de misères. Tu ne pensais point à l’avenir,il est vrai ; une faible lueur d’intelligence vacillait danston âme obscure ; tu ne pus guère songer qu’à te nourrir et àte cacher. Tu étais homme, pourtant. Un idéal confus te poussaitvers ce qui est beau et bon aux hommes.

Tu vécus misérable ; tu ne vécus pas envain, et la vie que tu avais reçue si affreuse, tu la transmis unpeu moins mauvaise à tes enfants. Ils travaillèrent à leur tour àla rendre meilleure. Tous, ils ont mis la main aux arts : l’uninventa la meule, l’autre la roue. Ils se sont tous ingéniés, etl’effort continu de tant d’esprits à travers les âges a produit desmerveilles qui maintenant embellissent la vie. Et, chaque foisqu’ils inventaient un art ou fondaient une industrie, ils faisaientnaître par cela même des beautés morales et créaient des vertus.Ils donnèrent des voiles à la femme, et les hommes connurent leprix de la beauté. » Ici, mon père posa sur son bureau la dentpréhistorique et il embrassa ma mère.

Il parlait encore. Il disait :

« Ainsi nous leur devons tout, à cesancêtres, tout et même l’amour ! » Je voulus touchercette dent qui avait inspiré à mon père des paroles que je necomprenais pas. Je m’approchai du bureau pour la saisir. Mais, aubruit que firent mes grelots, mon père tourna la tête de mon côté,me regarda gravement et dit :

« Tout beau ! la tâche n’est pasfinie ; nous serions moins généreux que les hommes descavernes si, notre tour étant venu, nous ne travaillais pas àrendre à nos enfants la vie plus sûre et meilleure qu’elle n’estpour nous-mêmes. Il est deux secrets pour cela : aimer etconnaître. Avec la science et l’amour, on fait le monde. Sansdoute, mon ami, dit ma mère ; mais plus j’y songe, plus je mepersuade que c’est à une femme qu’il faut confier un petit garçonde l’âge de notre Pierre. J’ai entendu parler d’une demoiselleLefort. J’irai la voir demain. »

V – LA RÉVÉLATION DE LA POÉSIE

Mademoiselle Lefort, qui tenait dans lefaubourg Saint-Germain une pension pour des enfants en bas âge,consentit à me recevoir de dix heures à midi et de deux heures àquatre. Je m’étais fait par avance une idée affreuse de cettepension, et, quand ma bonne m’y traîna pour la première fois, je mejugeai perdu.

Aussi je fus extrêmement surpris, en entrant,de voir dans une grande chambre cinq ou six petites filles et unedouzaine de petits garçons qui riaient, faisaient des grimaces etdonnaient toute sorte de signes de leur insouciance et de leurespièglerie. Je les jugeai bien endurcis.

Je vis, par contre, que Mlle Lefort étaitprofondément triste. Ses yeux bleus étaient humides et ses lèvresentrouvertes.

De pâles boucles à l’anglaise pendaient lelong de ses joues, comme au bord des eaux les branchesmélancoliques des saules. Elle regardait sans voir et semblaitperdue dans un rêve.

La douceur de cette demoiselle affligée et lagaieté des enfants m’inspirèrent de la confiance ; à la penséeque j’allais partager le sort de plusieurs petites filles, peu àpeu, toutes mes craintes s’évanouirent.

Mlle Lefort, m’ayant donné une ardoise avec uncrayon, me fit asseoir à côté d’un garçon de mon âge qui avait lesyeux vifs et l’air fin.

« Je m’appelle Fontanet, me dit-il, ettoi ? » Puis il me demanda ce que faisait mon père. Jelui dis qu’il était médecin.

« Le mien est avocat, réponditFontanet ; c’est mieux.

– Pourquoi ?

– Tu ne vois pas que c’est plus joli d’êtreavocat ?

– Non.

– Alors c’est que tu es bête. » Fontanetavait l’esprit fertile. Il me conseilla d’élever des vers à soie etme montra une belle table de Pythagore qu’il avait faite lui-même.J’admirai Pythagore et Fontanet.

Moi, je ne savais que des fables.

En partant, je reçus de Mlle Lefort un bonpoint dont je ne pus parvenir à découvrir l’usage. Ma mèrem’expliqua que n’avoir point d’utilité était le propre deshonneurs. Elle me demanda ensuite ce que j’avais fait dans cettepremière journée. Je lui répondis que j’avais regardé MlleLefort.

Elle se moqua de moi, mais j’avais dit lavérité. J’ai été enclin de tout temps à prendre la vie comme unspectacle.

Je n’ai jamais été un véritableobservateur ; car il faut à l’observation un système qui ladirige, et je n’ai point de système. L’observateur conduit savue ; le spectateur se laisse prendre par les yeux. Je suis néspectateur et je conserverai, je crois, toute ma vie cetteingénuité des badauds de la grande ville, que tout amuse et quigardent, dans l’âge de l’ambition, la curiosité désintéressée despetits enfants. De tous les spectacles auxquels j’ai assisté, leseul qui m’ait ennuyé est celui qu’on a dans les théâtres enregardant la scène. Au contraire, les représentations de la viem’ont toutes diverti, à commencer par celles que j’eus dans lapension de Mlle Lefort.

Je continuai donc à regarder ma maîtresse et,me confirmant dans l’idée qu’elle était triste, je demandai àFontanet d’où venait cette tristesse. Sans rien affirmer depositif, Fontanet l’attribuait au remords et croyait bien serappeler qu’elle fut subitement imprimée sur les traits de MlleLefort, au jour, déjà ancien, où cette personne lui confisqua sansnul droit une toupie de buis et commit presque aussitôt un nouvelattentat ; car, pour étouffer les plaintes de celui qu’elleavait spolié, elle lui enfonça le bonnet d’âne sur la tête.

Fontanet concevait qu’une âme souillée de cesactes eût perdu à jamais la joie et le repos ; mais lesraisons de Fontanet ne me suffisaient pas et j’en cherchaisd’autres.

Il était difficile, à vrai dire, de chercherquelque chose dans la classe de Mlle Lefort, à cause du tumulte quiy régnait sans cesse. Les élèves s’y livraient de grands combatsdevant Mlle Lefort, visible, mais absente. Nous nous jetions lesuns aux autres tant de catéchismes et de croûtes de pain, que l’airen était obscurci et qu’un crépitement continu remplissait lasalle. Seuls, les plus jeunes enfants, les pieds dans les mains etla langue tirée hors la bouche, regardaient le plafond avec unsourire pacifique.

Soudain Mlle Lefort, entrant dans la mêléed’un air de somnambule, punissait quelque innocent ; puis ellerentrait dans sa tristesse comme dans une tour. Faites réflexion,je vous prie, à l’état d’esprit d’un petit garçon de huit ans qui,au milieu de cette agitation incompréhensible, écrit depuis sixsemaines sur une ardoise :

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.

C’était là ma tâche. Par moments je mepressais la tête dans les mains pour contenir mes idées ; maisune seule était distincte : l’idée de la tristesse de MlleLefort. Je m’occupais sans cesse de ma désolée maîtresse. Fontanetaugmentait ma curiosité par d’étranges récits. Il contait qu’on nepouvait passer le matin devant la chambre de Mlle Lefort sansentendre des cris lamentables, mêlés à des bruits de chaînes.

« Je me rappelle, ajouta-t-il, qu’il y alongtemps, un mois peut-être, elle lut à toute la classe, ensanglotant, une histoire qu’on croit être en vers. » Il yavait dans le récit de Fontanet une expression d’horreur qui mepénétra. J’eus lieu de penser, dès le lendemain, que ce récitn’était pas imaginaire, du moins quant à la lecture à hautevoix ; car, pour ce qui est des chaînes qui faisaient pâlirFontanet, je n’en ai jamais rien su, et je suppose aujourd’hui quele bruit de ces chaînes était en réalité un bruit de pelles et depincettes.

Le lendemain, voici ce qui eut lieu :

Mlle Lefort frappa sur sa table avec une règlepour obtenir le silence, toussa et dit d’une voix sourde :

« Pauvre Jeanne ! » Après unepause elle ajouta :

« Des vierges du hameau Jeanne était laplus belle. »

Fontanet me donna un coup de coude dans lapoitrine en lançant un rire en fusée. Mlle Lefort lui jeta unregard indigné ; puis, d’une voix plus triste que les psaumesde la pénitence, elle continua l’histoire de la pauvre Jeanne. Ilest probable et même certain que cette histoire était en vers d’unbout à l’autre ; mais je suis bien forcé de la conter comme jel’ai retenue. On reconnaîtra, j’espère, dans ma prose, les membresépars du poète dispersé.

Jeanne était fiancée ; elle avait engagésa foi à un jeune et vaillant montagnard. Oswald était le nom decet heureux pasteur. Déjà tout est préparé pour l’hyménée, lescompagnes de Jeanne lui apportent le voile et la couronne.

Heureuse Jeanne ! Mais une langueurl’envahit. Ses joues se couvrent d’une pâleur mortelle. Oswalddescend de la montagne. Il accourt et lui dit : « N’es-tupas ma compagne ? » Elle répond d’une voix éteinte :« Cher Oswald, adieu ! Je meurs ! » PauvreJeanne ! Le tombeau fut son lit nuptial, et les cloches duhameau, qui devaient sonner pour son hymen, sonnèrent pour sesfunérailles.

Il y avait dans ce récit un grand nombre determes que j’entendais pour la première fois et dont je ne savaispas la signification ; mais l’ensemble m’en sembla si tristeet si beau que je ressentis, à l’entendre, un frissoninconnu ; le charme de la mélancolie m’était révélé par unetrentaine de vers dont j’aurais été incapable d’expliquer le senslittéral. C’est que, à moins d’être vieux, on n’a pas besoin debeaucoup comprendre pour beaucoup sentir. Des choses obscurespeuvent être des choses touchantes, et il est bien vrai que levague plaît aux jeunes âmes.

Les larmes jaillirent de mon cœur trop plein,et Fontanet ne put, ni par ses grimaces ni par ses moqueries,arrêter mes sanglots. Pourtant, je ne doutais pas alors de lasupériorité de Fontanet. Il a fallu qu’il devînt sous-secrétaired’État pour m’en faire douter.

Mes larmes furent agréables à MlleLefort ; elle m’appela auprès d’elle et me dit :

« Pierre Nozière, vous avez pleuré ;voici la croix d’honneur. Apprenez que c’est moi qui ai fait cettepoésie. J’ai un gros cahier rempli de vers aussi beaux queceux-là ; mais je n’ai pas encore trouvé l’éditeur pour lesimprimer. Cela n’est-il pas horrible et mêmeinconcevable ?

– Oh ! mademoiselle, lui dis-je, je suisbien content. Je sais maintenant la cause de votre chagrin, vousaimez la pauvre Jeanne qui est morte dans le hameau, et c’est parceque vous pensez à elle, n’est-ce pas, que vous êtes triste et quevous ne vous apercevez jamais de ce que nous faisons dans laclasse ? » Malheureusement, ces propos luidéplurent ; car elle me regarda avec colère et dit :

« Jeanne est une fiction. Vous êtes unsot. Rendez cette croix et retournez à votre place. » Jeretournai à ma place en pleurant. Cette fois, c’est sur moi que jepleurais, et j’avoue que ces nouvelles larmes n’avaient pas cetteespèce de douceur qui s’était mêlée à celles que la pauvre Jeannem’avait tirées. Une chose augmentait mon trouble : je nesavais pas du tout ce que c’était qu’une fiction ; Fontanet nele savait pas davantage.

Je le demandai à ma mère, quand je fus deretour à la maison.

« Une fiction, me répondit ma mère, c’estun mensonge.

– Ah ! maman, lui dis-je, c’est unmalheur que Jeanne soit un mensonge.

– Quelle Jeanne ? » demanda mamère.

Des vierges du hameau Jeanne était la plusbelle.

Et je contai l’histoire de Jeanne tellequ’elle me restait dans l’esprit.

Ma mère ne me répondit rien ; mais jel’entendis qui disait à l’oreille de mon père :

« Quelles pauvretés on apprend à cetenfant !

– Ce sont, en effet, de grandes pauvretés, ditmon père.

Que voulez-vous aussi qu’une vieille filleentende à la pédagogie ? J’ai un système d’éducation que jevous exposerai un jour. D’après ce système, il faut apprendre à unenfant de l’âge de notre Pierre les mœurs des animaux auxquels ilressemble par les appétits et par l’intelligence. Pierre estcapable de comprendre la fidélité d’un chien, le dévouement d’unéléphant, les malices d’un singe : c’est cela qu’il faut luiconter, et non cette Jeanne, ce hameau et ces cloches qui n’ont pasle sens commun.

– Vous avez raison, répondit ma mère ;l’enfant et la bête s’entendent fort bien, ils sont tous deux prèsde la nature. Mais, croyez-moi, mon ami, il y a une chose que lesenfants comprennent mieux encore que les ruses des singes : cesont les belles actions des grands hommes.

L’héroïsme est clair comme le jour, même pourun petit garçon ; et, si l’on raconte à Pierre la mort duchevalier d’Assas, il la comprendra, avec l’aide de Dieu, commevous et moi.

– Hélas ! soupira mon père, je crois, aucontraire, que l’héroïsme s’entend de diverses façons, selon lestemps, les lieux et les personnes. Mais il n’importe ; ce quiimporte dans le sacrifice, c’est le sacrifice même. Si l’objet pourlequel on se dévoue est une illusion, le dévouement n’en est pasmoins une réalité ; et cette réalité est la plus splendideparure dont l’homme puisse décorer sa misère morale.

Chère amie, votre générosité naturelle vous afait comprendre ces vérités mieux que je ne les comprenais moi-mêmeavec le secours de l’expérience et de la réflexion. Je les feraientrer dans mon système. » Ainsi disputaient le docteur et mamère.

Huit jours après, j’écrivais pour la dernièrefois sur mon ardoise, au milieu du tumulte :

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.

Fontanet et moi, nous quittâmes ensemble lapension de Mlle Lefort.

VI – TEUTOBOCHUS

Il ne me paraît pas possible qu’on puisseavoir l’esprit tout à fait commun, si l’on fut élevé sur les quaisde Paris, en face du Louvre et des Tuileries, près du palaisMazarin, devant la glorieuse rivière de Seine, qui coule entre lestours, les tourelles et les flèches du vieux Paris. Là, de la rueGuénégaud à la rue du Bac, les boutiques des libraires, desantiquaires et des marchands d’estampes étalent à profusion lesplus belles formes de l’art et les plus curieux témoignages dupassé. Chaque vitrine est, dans sa grâce bizarre et son pêle-mêleamusant, une séduction pour les yeux et pour l’esprit. Le passantqui sait voir en emporte toujours quelque idée, comme l’oiseaus’envole avec une paille pour son nid.

Puisqu’il y a là des arbres avec des livres,et que des femmes y passent, c’est le plus beau lieu du monde.

Au temps de mon enfance, bien plus encore qu’àprésent, ce marché de la curiosité était abondamment fourni demeubles anciens, d’estampes anciennes, de vieux tableaux et devieux livres, de crédences sculptées, de potiches à fleurs,d’émaux, de faïences décorées, d’orfrois, d’étoffes brochées, detapisseries à personnages, de livres à figures et d’éditionsprinceps reliées en maroquin. Ces aimables choses s’offraient à desamateurs délicats et savants auxquels les agents de change et lesactrices ne les disputaient point encore. Elles étaient déjàfamilières à Fontanet et à moi, quand nous avions encore des grandscols brodés, des culottes courtes et les mollets nus.

Fontanet demeurait au coin de la rueBonaparte, où son père avait son cabinet d’avocat. L’appartement demes parents touchait à une des ailes de l’hôtel de Chimay. Nousétions, Fontanet et moi, voisins et amis. En allant ensemble, lesjours de congé, jouer aux Tuileries, nous passions par ce doctequai Voltaire et, là, cheminant, un cerceau à la main et une balledans la poche, nous regardions aux boutiques tout comme les vieuxmessieurs, et nous nous faisions à notre façon des idées sur toutesces choses étranges, venues du passé, du mystérieux passé.

Eh oui, nous flânions, nous bouquinions, nousexaminions des images.

Cela nous intéressait beaucoup. Mais Fontanet,je dois le dire, n’avait pas comme moi le respect de toutes lesvieilleries. Il riait des antiques plats à barbe et des saintsévêques dont le nez était cassé. Fontanet était, dès lors, l’hommede progrès que vous avez entendu à la tribune de la Chambre.

Ses irrévérences me faisaient frémir. Jen’aimais point qu’il appelât têtes de pipe les portraits bizarresdes ancêtres.

J’étais conservateur. Il m’en est restéquelque chose, et toute ma philosophie m’a laissé l’ami des vieuxarbres et des curés de campagne.

Je me distinguais encore de Fontanet par unpenchant à admirer ce que je ne comprenais pas. J’adorais lesgrimoires ; et tout, ou peu s’en faut, m’était grimoire.Fontanet, au contraire, ne prenait plaisir à examiner un objetqu’autant qu’il en concevait l’usage. Il disait : « Tuvois, il y a une charnière, cela s’ouvre. Il y a une vis, cela sedémonte. » Fontanet était un esprit juste. Je dois ajouterqu’il était capable d’enthousiasme en regardant des tableaux debatailles. Le Passage de la Bérézina lui donnait de l’émotion. Laboutique de l’armurier nous intéressait l’un et l’autre. Quand nousvoyions, au milieu des lances, des targes, des cuirasses et desrondaches, M. Petit-Prêtre, revêtu d’un tablier de sergeverte, s’en aller, boitant comme vulcain, prendre au fond del’atelier une antique épée qu’il posait ensuite sur son établi etqu’il serrait dans un étau de fer pour nettoyer la lame et réparerla poignée, nous avions la certitude d’assister à un grandspectacle ; M. Petit-Prêtre nous apparaissait haut decent coudées. Nous restions muets, collés à la vitre. Les yeuxnoirs de Fontanet brillaient et toute sa petite figure brune etfine s’animait.

Le soir, ce souvenir nous exaltait beaucoup,et mille projets enthousiastes germaient dans nos têtes.

Fontanet me dit une fois :

« Si, avec du carton et le papier couleurd’argent qui enveloppe le chocolat, nous faisions des armessemblables à celles de Petit-Prêtre !… » L’idée étaitbelle. Mais nous ne parvînmes pas à la réaliser convenablement. Jefis un casque, que Fontanet prit pour un bonnet de magicien.

Alors je dis :

« Si nous fondions unmusée !… » Excellente pensée ! Mais nous n’avionspour le moment à mettre dans ce musée qu’un demi-cent de billes etune douzaine de toupies.

C’est à ce coup que Fontanet eut une troisièmeconception. Il s’écria :

« Composons une Histoire de France, avectous les détails, en cinquante volumes. » Cette propositionm’enchanta, et je l’accueillis avec des battements de mains et descris de joie. Nous convînmes que nous commencerions le lendemainmatin, malgré une page du De vins que nous avions à apprendre.

« Tous les détails ! répétaFontanet. Il faut mettre tous les détails ! » C’est bienainsi que je l’entendais. Tous les détails !

On nous envoya coucher. Mais je restai bien unquart d’heure dans mon lit sans dormir, tant j’étais agité par lapensée sublime d’une Histoire de France en cinquante volumes, avectous les détails.

Nous la commençâmes, cette histoire. Je nesais, ma foi, plus pourquoi nous la commençâmes par le roiTeutobochus. Mais telle était l’exigence de notre plan. Notrepremier chapitre nous mit en présence du roi Teutobochus, qui étaithaut de trente pieds, comme on put s’en assurer en mesurant sesossements retrouvés par hasard. Dès le premier pas, affronter untel géant ! La rencontre était terrible. Fontanet lui-même enfut étonné.

« Il faut sauter par-dessusTeutobochus », me dit-il.

Je n’osai point.

L’Histoire de France en cinquante volumess’arrêta à Teutobochus.

Que de fois, hélas ! j’ai recommencé dansma vie cette aventure du livre et du géant ! Que de fois, surle point de commencer une grande œuvre ou de conduire une vasteentreprise, je fus arrêté net par un Teutobochus nommé vulgairementsort, hasard, nécessité ! J’ai pris le parti de remercier etde bénir tous ces Teutobochus qui, me barrant les chemins hasardeuxde la gloire, m’ont laissé à mes deux fidèles gardiennes,l’obscurité et la médiocrité. Elles me sont douces toutes deux etm’aiment. Il faut bien que je le leur rende !

Quant à Fontanet, mon subtil ami Fontanet,avocat, conseiller général, administrateur de diverses compagnies,député, c’est merveille de le voir se jouer et courir entre lesjambes de tous les Teutobochus de la vie publique, contre lesquels,à sa place, je me serais mille fois cassé le nez.

VII – LE PRESTIGE DE M. L’ABBÉJUBAL

C’est le cœur gros de crainte et d’orgueil quej’entrai en huitième préparatoire. Le professeur de cette classe,M. l’abbé Jubal, n’était pas bien terrible par lui-même ;il n’avait pas l’air d’un homme cruel ; il avait plutôt l’aird’une demoiselle. Mais il se tenait dans une grande chaire haute etnoire, et cela me le rendait effrayant. Il avait la voix et leregard doux, les cheveux bouclés, les mains blanches, l’âmebienveillante. Il ressemblait à un mouton, plus peut-être qu’iln’était séant à un professeur.

Ma mère, l’ayant vu un jour au parloir,murmura :

« Il est bien jeune ! » Et celaétait dit d’un certain ton.

Je commençais à ne plus le craindre quand jeme vis contraint de l’admirer. Cela arriva pendant que je récitaisma leçon, qui consistait en des vers de l’abbé Gauthier, sur lespremiers rois de France.

Je disais chaque vers tout d’une haleine etcomme s’il eût été fait d’un mot unique :

Pharamondfutdit-onlepremierdecesroisQuelesfrancsdanslaGauleontmissurlepavois Clodionprendcambraipuisrègnemérovée…

Là, je m’arrêtai court et répétai :Mérovée, Mérovée, Mérovée. Cette rime, mêlant l’utile à l’agréable,me rappela que, lorsque régna Mérovée, Lutèce fut préservée… Maisde quoi ? Il m’était bien impossible de le dire, l’ayantcomplètement oublié. La chose, je l’avoue, m’avait peu frappé.

J’avais l’idée que Lutèce était une vieilledame. J’étais content qu’elle eût été préservée, mais ses affairesm’intéressaient en somme extrêmement peu. Malheureusement,M. l’abbé Jubal semblait tenir beaucoup à ce que je disse dequel dommage elle avait été préservée. Je faisais :

« Heu… Mérovée !…heu, heu,heu. »J’aurais donné ma langue au chat pour peu que c’en eûtété l’usage dans la classe de huitième préparatoire. Mon voisinFontanet se moquait de moi, et M. Jubal se limait les ongles.Enfin :

Des fureurs d’Attila Lutèce est préservée.

me dit-il. Puisque vous aviez oublié ce vers,monsieur Nozière, il fallait le refaire au lieu de rester court,vous pouviez dire :

De l’invasion d’Attila Lutèce est préservée.

ou bien :

Du sombre Attila Lutèce est préservée.

ou plus élégamment :

Du fléau de Dieu Lutèce est préservée.

« On peut changer les mots pourvu qu’onrespecte la mesure. » J’eus un mauvais point ; maisM. l’abbé Jubal acquit un grand prestige à mes yeux par safacilité poétique. Ce prestige devait croître encore.

M. Jubal, que ses fonctions attachaient àla grammaire de Noël et Chapsal et à l’Histoire de France de l’abbéGauthier, ne négligeait pourtant pas l’enseignement moral etreligieux.

Un jour, je ne sais à quel propos, il prit unair grave et nous dit :

« Mes enfants, s’il vous fallait recevoirun ministre, vous vous empresseriez de lui faire les honneurs devotre logis, comme à un représentant du souverain. Eh bien, quelshommages ne devez-vous pas rendre aux prêtres, qui représententDieu sur la terre ? Autant Dieu est au-dessus des rois, autantle prêtre est au-dessus des ministres. »

Je n’avais jamais reçu de ministre et necomptais pas en recevoir de longtemps. J’avais même la certitudeque, s’il en venait un à la maison, ma mère m’enverrait dîner, cejour-là, avec les bonnes, comme cela se pratiquait malheureusementà chaque repas de gala. Je n’en comprenais pas moins que lesprêtres sont prodigieusement respectables et, faisant àM. Jubal l’application de cette vérité, je ressentis un grandtrouble. Je me rappelai avoir, en sa présence, attaché un pantin depapier dans le dos de Fontanet. Cela était-il respectueux ?Aurais-je attaché un pantin de papier dans le dos de Fontanetdevant un ministre ?

Assurément non. Et pourtant je l’avaisattaché, ce pantin, à l’insu, il est vrai, mais en la présence deM. l’abbé Jubal, qui est au-dessus des ministres. Même iltirait la langue, le pantin ! Mon âme était éclairée. Je vécusbourrelé de remords. Ma résolution fut d’honorer M. l’abbéJubal, et, s’il m’arriva depuis de fourrer des petits cailloux dansle cou de Fontanet pendant la classe et de dessiner des bonshommessur la chaire même de l’abbé Jubal, je le fis du moins avec lasatisfaction de connaître toute l’étendue de ma faute.

Il me fut donné, à quelque temps de là, demesurer la grandeur spirituelle de M. l’abbé Jubal.

J’étais dans la chapelle, attendant avec deuxou trois camarades mon tour de me confesser. Le jour baissait. Lalueur de la lampe perpétuelle faisait trembler les étoiles d’or dela voûte assombrie. Au fond du chœur, la vierge peinte s’effaçaitdans le vague d’une apparition. L’autel était chargé de vasesdorés, pleins de fleurs ; une odeur d’encens flottait dansl’air ; on entrevoyait confusément mille choses, et l’ennui,l’ennui même, ce grand mal des enfants, prenait une teinte doucedans l’atmosphère de cette chapelle. Il me semblait que, du côté del’autel, elle touchait au paradis.

Le jour était tombé. Tout à coup je visM. l’abbé Jubal s’avancer avec une lanterne jusqu’au chœur. Ilfit une génuflexion profonde, puis, ouvrant la grille, il monta lesdegrés de l’autel. Je l’observais : il défit un paquet d’oùsortirent des guirlandes de fleurs artificielles, qui ressemblaientà ces thyrses de cerises qu’au mois de juillet de vieilles femmesnous vendaient dans les rues. Et je m’émerveillai de voir monprofesseur s’approcher de l’Immaculée Conception. Vous mîtes unepincée de pointes dans votre bouche, monsieur l’abbé ; jecraignis d’abord que ce ne fût pour les avaler, mais c’était pourles tenir à portée de votre main. Car vous montâtes sur un escabeauet vous commençâtes à clouer les guirlandes autour de la niche dela sainte vierge. Mais vous descendiez de temps en temps de votreescabeau pour juger à distance de l’effet de votre ouvrage, et vousen étiez content ; vos joues étaient rouges, votre œil étaitclair ; vous eussiez souri, sans les pointes que vous teniezentre vos dents. Et moi, je vous admirais de tout mon cœur. Et,bien que la lanterne qui était à terre vous éclairât les narinesd’une façon comique, je vous trouvais très beau. Je compris quevous étiez au-dessus des ministres, comme vous nous l’aviez insinuédans un discours habile. Je pensai que monter tout empanaché sur uncheval blanc pour gagner une bataille n’était pas une chose aussibelle et désirable que de suspendre des guirlandes aux murs d’unechapelle. Je connus que ma vocation était de vous imiter.

Je vous imitai dès le soir même à la maison,en découpant avec les ciseaux de ma mère tout le papier que je pustrouver et dont je fis des guirlandes. Mes devoirs en souffrirent.Mon exercice français en souffrit notamment dans des proportionsconsidérables.

C’était un exercice d’après le manuel d’unM. Coquempot, dont le livre était un livre cruel. Je n’aipoint de rancune, et, si cet auteur avait eu un nom moinsmémorable, je l’aurais généreusement oublié. Mais on n’oublie pasCoquempot. Je ne veux pas abuser contre lui de cette circonstancefortuite. Pourtant qu’il me soit permis de m’étonner qu’il faillefaire des exercices si douloureux pour apprendre une langue qu’onnomme maternelle et que ma mère m’apprenait fort bien, seulement encausant devant moi. Car elle parlait à ravir, ma mère !

Mais M. l’abbé Jubal était pénétré del’utilité de Coquempot, et, comme il ne pouvait entrer dans mesraisons, il me donna un mauvais point. L’année scolaire s’achevasans incident notable. Fontanet se mit à élever des chenilles dansson pupitre. Alors j’en élevai aussi par amour-propre, bienqu’elles me fissent horreur. Fontanet haïssait Coquempot, cettehaine nous réunit. Au seul nom de Coquempot, nous échangions surnos bancs des regards d’intelligence et des grimaces expressives.Cela nous vengeait. Fontanet me confia que, si l’on faisait encoredu Coquempot en huitième, il s’engageait comme mousse sur un grandnavire. Cette résolution me plut et je promis à Fontanet dem’engager avec lui. Nous nous jurâmes amitié.

Le jour de la distribution des prix, nousétions méconnaissables, Fontanet et moi. Cela tenait, sans doute, àce que nous étions peignés. Nos vestes neuves, nos pantalonsblancs, la tente de coutil, l’affluence des parents, l’estradeornée de drapeaux, tout cela m’inspirait l’émotion des grandsspectacles. Les livres et les couronnes formaient un amas éclatantdans lequel je cherchais anxieusement à deviner ma part, et jefrissonnais sur mon banc.

Mais Fontanet, plus sage, n’interrogeait pasla destinée. Il gardait un calme admirable, tournant dans tous lessens sa petite tête de furet, il remarquait les nez difformes despères et les chapeaux ridicules des mères, avec une présenced’esprit dont j’étais incapable.

La musique éclata. Le directeur, ayant sur sasoutane le petit manteau de cérémonie, parut sur l’estrade au côtéd’un général en grand uniforme et à la tête des professeurs.

Je les reconnus tous. Ils prirent place, selonleur rang, derrière le général : d’abord le sous-directeur,puis les professeurs des hautes classes ; puisM. Schuwer, professeur de solfège ; M. Trouillon,professeur d’écriture, et le sergent Morin, professeur degymnastique. M. l’abbé Jubal parut le dernier et s’assit toutau fond sur un pauvre petit tabouret qui, faute de place, ne posaitque de trois pieds sur l’estrade et crevait la toile avec lequatrième. Encore M. l’abbé Jubal ne put il garder longtempscette humble place. Des nouveaux venus le refoulèrent dans un coinoù il disparut sous un drapeau. On mit une table sur lui et ce futtout. Fontanet s’amusa beaucoup de cette suppression.

Pour moi, j’étais confondu qu’on laissât ainsidans un coin, comme une canne ou un parapluie, une personne quiexcellait dans les fleurs et la poésie et représentait Dieu sur laterre.

VIII – LA CASQUETTE DE FONTANET

Chaque samedi, on nous menait à la confesse.Si quelqu’un peut me dire pourquoi, il me fera plaisir. Cettepratique m’inspirait beaucoup de respect et d’ennui. Je ne croispas que M. l’aumônier prît un véritable intérêt à entendre mespéchés ; mais il m’était certainement désagréable de les luidire. La première difficulté était de les trouver. Vous me croirezpeut-être si je vous déclare qu’à dix ans je ne possédais pas lesqualités psychiques et les méthodes d’analyse qui m’eussent permisd’explorer rationnellement ma conscience interne.

Pourtant, il fallait avoir des péchés ;car, point de péchés, point de confession. On m’avait donné, il estvrai, un petit livre qui les contenait tous. Je n’avais qu’àchoisir. Mais le choix même était difficile. Il y en avait là tantet de si obscurs sur le larcin, la simonie, la prévarication, lafornication et la concupiscence ! Je trouvais dans ce petitlivre :

« Je m’accuse d’avoir désespéré. – Jem’accuse d’avoir entendu de mauvaises conversations. » Celaencore ne laissait pas de m’embarrasser beaucoup.

C’est pourquoi je m’en tenais d’ordinaire auchapitre des distractions. Distractions à l’office, distractionspendant les repas, distractions dans « les assemblées »,j’avouais tout, et le vide déplorable de ma conscience m’inspiraitune grande honte.

J’étais humilié de n’avoir pas de péchés.

Un jour, enfin, je songeai à la casquette deFontanet ; je tenais mon péché ; j’étais sauvé !

À compter de ce jour, je me déchargeai chaquesamedi, aux pieds de M. l’aumônier, du poids de la casquettede Fontanet.

Par la façon dont j’endommageais en elle lebien du prochain, cette casquette m’inspirait, chaque samedi,pendant quelques minutes, de vives inquiétudes sur le salut de monâme. Je la remplissais de sable ; je la jetais dans lesarbres, d’où il fallait l’abattre à coups de pierres comme un fruitavant sa maturité ; j’en faisais un chiffon pour effacer lesfigures à la craie sur le tableau noir ; je la jetais par unsoupirail dans des caves inaccessibles, et, lorsque au sortir de laclasse l’ingénieux Fontanet parvenait à la retrouver, ce n’étaitplus qu’un lambeau sordide.

Mais une fée veillait sur sa destinée, carelle reparaissait le lendemain matin sur la tête de Fontanet avecl’aspect imprévu d’une casquette propre, honnête, presque élégante.Et cela tous les jours. Cette fée était la sœur aînée de Fontanet.À ce seul trait, on peut l’estimer bonne ménagère.

Plus d’une fois, tandis que je m’agenouillaisau pied du sacré tribunal, la casquette de Fontanet plongeait, demon fait, au fond du bassin de la cour d’honneur. Il y avait alorsdans ma situation quelque chose de délicat.

Et quel sentiment m’animait contre cettecasquette ? La vengeance.

Fontanet me persécutait, à cause d’unegibecière de forme antique et bizarre que mon oncle, homme économe,m’avait donnée pour mon malheur. Elle était beaucoup trop grandepour moi et j’étais beaucoup trop petit pour elle. De plus, cettegibecière ne ressemblait pas à une gibecière, par la raison que cen’en était pas une. C’était un vieux portefeuille, qui se tiraitcomme un accordéon et auquel le cordonnier de mon oncle avait misune courroie.

Ce portefeuille m’était odieux, non sansraison. Mais je ne crois pas aujourd’hui qu’il fût assez laid pourmériter les indignités qu’on lui fit. Il était de maroquin rouge àlarge dentelle d’or, et portait au-dessus d’une serrure de cuivreune couronne et des armoiries lacérées. Une soie passée, qui avaitété bleue, le tapissait intérieurement. S’il existait encore, avecquelle attention je l’examinerais ! Car, à me rappeler lacouronne, qui devait être une couronne royale, et l’écu, sur lequelon voyait encore (à moins que je ne l’aie rêvé) trois fleurs de lysmal effacées à coups de canif, je soupçonne aujourd’hui ceportefeuille d’avoir été, à l’origine, le portefeuille d’unministre de Louis XVI.

Mais Fontanet, qui ne le considérait pointdans son passé, ne pouvait me le voir au dos sans y jeter desboules de neige ou des marrons d’Inde, selon la saison, et desballes élastiques toute l’année.

Dans le fait, mes camarades, et Fontanetlui-même, n’avaient qu’un seul grief contre ma gibecière : sonétrangeté. Elle n’était pas comme les autres ; de là tous lesmaux qu’elle m’a causés. Les enfants ont un sentiment brutal del’égalité. Ils ne souffrent rien de distinct ni d’original. C’estce caractère que mon oncle n’avait pas assez observé quand il mefit son pernicieux présent. La gibecière de Fontanet étaitaffreuse ; ses deux frères aînés l’ayant traînée tour à toursur les bancs du lycée, elle ne pouvait plus être salie ; lecuir en était tout écorché et crevé ; les boucles, disparues,étaient remplacées par des ficelles ; mais, comme elle n’avaitrien d’extraordinaire, Fontanet n’en éprouva jamais de désagrément.Et moi, quand j’entrais dans la cour de la pension, monportefeuille au dos, j’étais immédiatement assourdi par des huées,entouré, bousculé, renversé à plat ventre. Fontanet appelait celame faire faire la tortue, et il montait sur ma carapace. Il n’étaitpas bien lourd, mais j’étais humilié. Aussitôt remis debout, jesautais sur sa casquette.

Sa casquette était toujours neuve et magibecière indestructible, hélas ! Et nos violencess’enchaînaient par une inexorable fatalité, comme les crimes dansl’antique maison des Atrides.

IX – LES DERNIERES PAROLES DE DÉCIUSMUS

Ce matin, en bouquinant sur les quais, jetrouvai dans la boîte à deux sous un tome dépareillé de Tite-Live.Comme je le feuilletais au hasard, je tombai sur cettephrase : « Les débris de l’armée romaine gagnèrentCanusium à la faveur de la nuit », et cette phrase me rappelale souvenir de M. Chotard. Or, quand je pense àM. Chotard, c’est pour un bon moment. Je pensais encore à luien rentrant à la maison, à l’heure du déjeuner. Et, comme j’avaisun sourire aux lèvres, on m’en demanda la cause.

« La cause, mes enfants, c’estM. Chotard.

– Quel est ce Chotard qui te faitsourire ?

– Je vais vous le dire. Si je vous ennuie,faites semblant d’écouter et laissez-moi croire que ce n’est pas àlui-même que l’entêté conteur conte ses histoires.

« J’avais quatorze ans et j’étais entroisième. Mon professeur, qui se nommait Chotard, avait le teintfleuri d’un vieux moine, et c’en était un.

« Frère Chotard, après avoir été une desplus douces ouailles du bercail de saint François, jeta en 1830 lefroc aux orties et prit l’habit des laïques sans réussir toutefoisà le porter avec élégance. Quelle raison eut frère Chotard d’agirainsi ? Les uns disent que ce fut l’amour : les autresdisent que ce fut la peur, et qu’après les Trois Glorieuses, lepeuple souverain ayant jeté quelques trognons de choux aux capucinsde ***, le frère Chotard sauta par-dessus les murs du couvent, pourépargner à ses persécuteurs un aussi gros péché que de malmener uncapucin.

« Ce bon frère était un savant homme. Ilprit ses grades, donna des leçons et vécut tant et si bien qu’ilgrisonnait des cheveux, florissait des joues et rougeoyait du nezquand je fus amené avec mes camarades au pied de sa chaire.

« Quel belliqueux professeur de troisièmenous avions là ! Il fallait le voir, lorsque, texte en main,il conduisait à Philippes les soldats de Brutus. Quelcourage ! quelle grandeur d’âme ! quel héroïsme !Mais il choisissait son temps pour être un héros, et ce tempsn’était pas le temps présent. M. Chotard se montrait inquietet craintif dans le cours de la vie. On l’effrayait facilement.

« Il avait peur des voleurs, des chiensenragés, du tonnerre, des voitures et de tout ce qui peut, de prèsou de loin, endommager le cuir d’un honnête homme.

« Il est vrai de dire que son corps seuldemeurait parmi nous ; son âme était dans l’antiquité. Ilvivait, cet excellent homme, aux Thermopyles avec Léonidas ;dans la mer de Salamine, sur la nef de Thémistocle ; dans leschamps de Cannes, près de Paul-Émile ; il tombait toutsanglant dans le lac Trasimène, où, plus tard, un pêcheur trouverason anneau de chevalier romain. Il bravait, à Pharsale, César etles dieux ; il brandissait son glaive rompu sur le cadavre devarus, dans la forêt Hercynie. C’était un fameux homme deguerre.

« Résolu à vendre chèrement sa vie surles bords de l’Algos-Potamos et fier de vider la coupe libératricedans Numance assiégée, M. Chotard ne dédaignait nullement derecourir, avec les rusés capitaines, aux stratagèmes les plusperfides.

« – Un des stratagèmes qu’il faut recommander,nous dit un jour M. Chotard, en commentant un texte d’Elien,est d’attirer l’armée ennemie dans un défilé et de l’y écraser sousdes quartiers de roc.” Il ne nous dit point si l’armée ennemieavait souvent l’obligeance de se prêter à cette manœuvre. Mais j’aihâte d’en venir au point par lequel Chotard s’illustra dans lesesprits de tous ses élèves.

« Il nous donnait pour sujet decompositions, tant latines que françaises, des combats, des sièges,des cérémonies expiatoires et propitiatoires, et c’est en dictantle corrigé de ces narrations qu’il déployait toute son éloquence.Son style et son débit exprimaient dans les deux langues la mêmeardeur martiale. Il lui arrivait parfois d’interrompre le cours deson idée pour nous dispenser des punitions méritées, mais le ton desa voix restait héroïque jusque dans ces incidences ; en sorteque, parlant tour à tour avec le même accent comme un consul quiexhorte ses troupes et comme un professeur de troisième quidistribue des pensums, il jetait les esprits des élèves dans untrouble d’autant plus grand qu’il était impossible de savoir sic’était le consul ou le professeur qui parlait. Il lui arriva unjour de se surpasser dans ce genre, par un discours incomparable.Ce discours, nous le sûmes tous par cœur ; j’eus soin del’écrire sur mon cahier sans en rien omettre.

« Le voici tel que je l’entendis, tel queje l’entends encore, car il me semble que la voix grasse deM. Chotard résonne encore à mes oreilles et les emplit de sasolennité monotone.

DERNIERES PAROLES DE DÉCIUS MUS

Près de se dévouer aux dieux Mânes et pressantdéjà de l’éperon les flancs de son coursier impétueux, Decius Musse retourna une dernière fois vers ses compagnons d’armes et leurdit :

« Si vous n’observez pas mieux lesilence, je vous infligerai une retenue générale. J’entre, pour lapatrie, dans l’immortalité. Le gouffre m’attend. Je vais mourirpour le salut commun. Monsieur Fontanet, vous me copierez dix pagesde rudiment. Ainsi l’a décidé, dans sa sagesse, JupiterCapitolinus, l’éternel gardien de la Ville éternelle. MonsieurNozière, si, comme il me semble, vous passez encore votre devoir àM. Fontanet pour qu’il le copie, selon son habitude, j’écriraià monsieur votre père. Il est juste et nécessaire qu’un citoyen sedévoue pour le salut commun. Enviez-moi et ne me pleurez pas. Ilest inepte de rire sans motif Monsieur Nozière, vous serez consignéjeudi. Mon exemple vivra parmi vous.

« Messieurs, vos ricanements sont d’uneinconvenance que je ne puis tolérer. J’informerai M. leproviseur de votre conduite. Et je verrai, du sein de l’Élysée,ouvert aux mânes des héros, les vierges de la République suspendredes guirlandes de fleurs au pied de mes images.

« J’avais, en ce temps-là, uneprodigieuse faculté de rire. Je l’exerçai tout entière sur lesdernières paroles de Décius Mus, et, quand, après nous avoir donnéle plus puissant motif de rire, M. Chotard ajouta qu’il estinepte de rire sans motif, je me cachai la tête dans undictionnaire et perdis le sentiment. Ceux qui n’ont pas été secouésà quinze ans par un fou rire sous une grêle de pensums ignorent unevolupté.

« Mais il ne faut pas croire que j’étaiscapable seulement de muser en classe. J’étais à ma manière un bonpetit humaniste. Je sentais avec beaucoup de force ce qu’il y ad’aimable et de noble dans ce qu’on appelle si bien lesbelles-lettres.

« J’avais dès lors un goût du beau latinet du beau français que je n’ai pas encore perdu, malgré lesconseils et les exemples de mes plus heureux contemporains. Ilm’est arrivé à cet égard ce qui arrive communément aux gens dontles croyances sont méprisées. Je me suis fait un orgueil de ce quin’était peut-être qu’un ridicule. Je me suis entêté dans malittérature, et je suis resté un classique. On peut me traiterd’aristocrate et de mandarin ; mais je crois que six ou septans de culture littéraire donnent à l’esprit bien préparé pour larecevoir une noblesse, une force élégante, une beauté qu’onn’obtient point par d’autres moyens.

« Quant à moi, j’ai goûté avec délicesSophocle et Virgile. M. Chotard, je l’avoue, M. Chotard,aidé de Tite-Live, m’inspirait des rêves sublimes. L’imaginationdes enfants est merveilleuse. Et il passe de bien magnifiquesimages dans la tête des petits polissons ! Quand il ne medonnait pas un fou rire, M. Chotard me remplissaitd’enthousiasme.

« Chaque fois que de sa voix grasse devieux sermonnaire il prononçait lentement cette phrase : “Lesdébris de l’armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de lanuit”, je voyais passer en silence, à la clarté de la lune, dans lacampagne nue, sur une voie bordée de tombeaux, des visages livides,souillés de sang et de poussière, des casques bossués, descuirasses ternies et faussées, des glaives rompus. Et cette vision,à demi voilée, qui s’effaçait lentement, était si grave, si morneet si fière, que mon cœur en bondissait de douleur et d’admirationdans ma poitrine. »

X – LES HUMANITÉS

Je vais vous dire ce que me rappellent, tousles ans, le ciel agité de l’automne, les premiers dîners à la lampeet les feuilles qui jaunissent dans les arbres quifrissonnent ; je vais vous dire ce que je vois quand jetraverse le Luxembourg dans les premiers jours d’octobre, alorsqu’il est un peu triste et plus beau que jamais ; car c’est letemps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaulesdes statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c’est un petitbonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos,s’en va au collège en sautillant comme un moineau. Ma pensée seulele voit ; car ce petit bonhomme est une ombre ; c’estl’ombre du moi que j’étais il y a vingt-cinq ans. Vraiment, ilm’intéresse, ce petit : quand il existait, je ne me souciaisguère de lui ; mais, maintenant qu’il n’est plus, je l’aimebien. Il valait mieux, en somme, que les autres moi que j’ai euaprès avoir perdu celui-là. Il était bien étourdi ; mais iln’était pas méchant, et je dois lui rendre cette justice qu’il nem’a pas laissé un seul mauvais souvenir ; c’est un innocentque j’ai perdu : il est bien naturel que je le regrette ;il est bien naturel que je le voie en pensée et que mon esprits’amuse à ranimer son souvenir.

Il y a vingt-cinq ans, à pareille époque, iltraversait, avant huit heures, ce beau jardin pour aller en classe.Il avait le cœur un peu serré : c’était la rentrée.

Pourtant, il trottait, ses livres sur son dos,et sa toupie dans sa poche. L’idée de revoir ses camarades luiremettait de la joie au cœur. Il avait tant de choses à dire et àentendre ! Ne lui fallait-il pas savoir si Laboriette avaitchassé pour de bon dans la forêt de l’Aigle ? Ne luifallait-il pas répondre qu’il avait, lui, monté à cheval dans lesmontagnes d’Auvergne ? Quand on fait une pareille chose, cen’est pas pour la tenir cachée. Et puis c’est si bon de retrouverdes camarades ! Combien il lui tardait de revoir Fontanet, sonami, qui se moquait si gentiment de lui, Fontanet qui, pas plusgros qu’un rat et plus ingénieux qu’Ulysse, prenait partout lapremière place avec une grâce naturelle !

Il se sentait tout léger, à la pensée derevoir Fontanet.

C’est ainsi qu’il traversait le Luxembourgdans l’air frais du matin. Tout ce qu’il voyait alors, je le voisaujourd’hui.

C’est le même ciel et la même terre ; leschoses ont leur âme d’autrefois, leur âme qui m’égaye etm’attriste, et me trouble ; lui seul n’est plus.

C’est pourquoi, à mesure que je vieillis, jem’intéresse de plus en plus à la rentrée des classes.

Si j’avais été pensionnaire dans un lycée, lesouvenir de mes études me serait cruel et je le chasserais. Maismes parents ne me mirent point à ce bagne. J’étais externe dans unvieux collège un peu monacal et caché ; je voyais chaque jourla rue et la maison et n’étais point retranché, comme lespensionnaires, de la vie publique et de la vie privée. Aussi, messentiments n’étaient point d’un esclave ; ils se développaientavec cette douceur et cette force que la liberté donne à tout cequi croît en elle. Il ne s’y mêlait pas de haine. La curiosité yétait bonne et c’est pour aimer que je voulais connaître. Tout ceque je voyais en chemin dans la rue, les hommes, les bêtes, leschoses, contribuait, plus qu’on ne saurait croire, à me fairesentir la vie dans ce qu’elle a de simple et de fort.

Rien ne vaut la rue pour faire comprendre à unenfant la machine sociale. Il faut qu’il ait vu, au matin, leslaitières, les porteurs d’eau, les charbonniers ; il fautqu’il ait examiné les boutiques de l’épicier, du charcutier et dumarchand de vin ; il faut qu’il ait vu passer les régiments,musique en tête ; il faut enfin qu’il ait humé l’air de larue, pour sentir que la loi du travail est divine et qu’il faut quechacun fasse sa tâche en ce monde. J’ai conservé de ces courses dumatin et du soir, de la maison au collège et du collège à lamaison, une curiosité affectueuse pour les métiers et les gens demétier.

Je dois avouer, pourtant, que je n’avais paspour tous une amitié égale. Les papetiers qui étalent à ladevanture de leur boutique des images d’Épinal furent d’abord mespréférés. Que de fois, le nez collé contre la vitre, j’ai lu d’unbout à l’autre la légende de ces petits drames figurés !

J’en connus beaucoup en peu de temps : ily en avait de fantastiques qui faisaient travailler mon imaginationet développaient en moi cette faculté sans laquelle on ne trouverien, même en matière d’expériences et dans le domaine des sciencesexactes. Il y en avait qui, représentant les existences sous uneforme naïve et saisissante, me firent regarder pour la premièrefois la chose la plus terrible, ou pour mieux dire la seule choseterrible, la destinée. Enfin, je dois beaucoup aux imagesd’Épinal.

Plus tard, à quatorze ou quinze ans, je nem’arrêtais plus guère aux étalages des épiciers, dont les boîtes defruits confits, pourtant, me semblèrent longtemps admirables. Jedédaignai les merciers et ne cherchai plus à deviner les sens del’énigmatique qui brille en or sur leur enseigne.

Je m’arrêtais à peine à déchiffrer les rébusnaïfs, figurés sur la grille historiée des vieux débits de vin, oùl’on voit un coing ou une comète en fer forgé.

Mon esprit, devenu plus délicat, nes’intéressait plus qu’aux échoppes d’estampes, aux étalages debric-à-brac et aux boîtes de bouquins.

Ô vieux juifs sordides de la rue duCherche-Midi, naïfs bouquinistes des quais, mes maîtres, que jevous dois de reconnaissance ! Autant et mieux que lesprofesseurs de l’Université, vous avez fait mon éducationintellectuelle.

Braves gens, vous avez étalé devant mes yeuxravis les formes mystérieuses de la vie passée et toute sorte demonuments précieux de la pensée humaine. C’est en furetant dans vosboîtes, c’est en contemplant vos poudreux étalages, chargés despauvres reliques de nos pères et de leurs belles pensées, que je mepénétrai insensiblement de la plus saine philosophie.

Oui, mes amis, à pratiquer les bouquins rongésdes vers, les ferrailles rouillées et les boiseries vermoulues quevous vendiez pour vivre, j’ai pris, tout enfant, un profondsentiment de l’écoulement des choses et du néant de tout. J’aideviné que les êtres n’étaient que des images changeantes dansl’universelle illusion, et j’ai été dès lors enclin à la tristesse,à la douceur et à la pitié.

L’école en plein vent m’enseigna, comme vousvoyez, de hautes sciences. L’école domestique me fut plusprofitable encore. Les repas en famille, si doux quand les carafessont claires, la nappe blanche et les visages tranquilles, le dînerde chaque jour avec sa causerie familière, donnent à l’enfant legoût et l’intelligence des choses de la maison, des choses humbleset saintes de la vie. S’il a le bonheur d’avoir, comme moi, desparents intelligents et bons, les propos de table qu’il entend luidonnent un sens juste et le goût d’aimer. Il mange chaque jour dece pain bénit que le père spirituel rompit et donna aux pèlerinsdans l’auberge d’Emmaüs. Et il se dit comme eux : « Moncœur est tout chaud en dedans de moi. » Les repas que lespensionnaires prennent au réfectoire n’ont point cette douceur etcette vertu. Oh ! la bonne école que l’école de lamaison !

Pourtant on entrerait bien mal dans ma penséesi l’on croyait que je méprise les études classiques. Je crois que,pour former un esprit, rien ne vaut l’étude des deux antiquitésd’après les méthodes des vieux humanistes français.

Ce mot d’humanités, qui veut dire élégance,s’applique bien à la culture classique.

Le petit bonhomme dont je vous parlais tout àl’heure avec une sympathie qu’on me pardonnera peut-être, ensongeant qu’elle n’est point égoïste et que c’est à une ombrequ’elle va, ce petit bonhomme qui traversait le Luxembourg ensautant comme un moineau, était, je vous prie de le croire, unassez bon humaniste. Il goûtait, en son âme enfantine, la forceromaine et les grandes images de la poésie antique. Tout ce qu’ilvoyait et sentait dans sa bonne liberté d’externe qui flâne auxboutiques et dîne avec ses parents, ne le rendait point insensibleau beau langage qu’on enseigne au collège. Loin de là : il semontrait aussi attique et aussi cicéronien, peu s’en faut, qu’onpeut l’être dans une troupe de petits grimauds régie par d’honnêtesbarbacoles.

Il travaillait peu pour la gloire et nebrillait guère sur les palmarès ; mais il travaillait beaucouppour que cela l’amusât, comme disait La Fontaine. Ses versionsétaient fort bien tournées et ses discours latins eussent méritéles louanges même de M. l’Inspecteur, sans quelques solécismesqui les déparaient généralement. Ne vous a-t-il pas déjà conté qu’àdouze ans les récits de Tite-Live lui arrachaient des larmesgénéreuses ?

Mais c’est en abordant la Grèce qu’il vit labeauté dans sa simplicité magnifique. Il y vint tard. Les fablesd’Ésope lui avaient d’abord assombri l’âme. Un professeur bossu leslui expliquait, bossu de corps et d’âme. Voyez-vous Thersiteconduisant les jeunes Galates dans les bosquets des Muses ? Lepetit bonhomme ne concevait pas cela. On croira que son pédagoguebossu, se vouant spécialement à expliquer les fables d’Ésope, étaitadmissible dans cet emploi : non pas ! c’était un fauxbossu, un bossu géant, sans esprit et sans humanité, enclin au malet le plus injuste des hommes. Il ne valait rien, même pourexpliquer les pensées d’un bossu. D’ailleurs, ces méchantes petitesfables sèches, qui portent le nom d’Ésope, nous sont parvenueslimées par un moine byzantin, qui avait un crâne étroit et stérilesous sa tonsure. Je ne savais pas, en cinquième, leur origine, etje me souciais peu de la savoir ; mais je les jugeaisexactement comme je les juge à présent.

Après Ésope, on nous donna Homère. Je visThétis se lever comme une nuée blanche au-dessus de la mer, je visNausicaa et ses compagnes, et le palmier de Délos, et le ciel et laterre et la mer, et le sourire en larmes d’Andromaque… Je compris,je sentis. Il me fut impossible, pendant six mois, de sortir del’Odyssée. Ce fut pour moi la cause de punitions nombreuses. Maisque me faisaient les pensums ? J’étais avec Ulysse « surla mer violette » ! Je découvris ensuite les tragiques.Je ne compris pas grand-chose à Eschyle ; mais Sophocle, maisEuripide m’ouvrirent le monde enchanté des héros et des héroïnes etm’initièrent à la poésie du malheur. À chaque tragédie que jelisais, c’étaient des joies et des larmes nouvelles et des frissonsnouveaux.

Alceste et Antigone me donnèrent les plusnobles rêves qu’un enfant ait jamais eus. La tête enfoncée dans mondictionnaire, sur mon pupitre barbouillé d’encre, je voyais desfigures divines, des bras d’ivoire tombant sur des tuniquesblanches, et j’entendais des voix plus belles que la plus bellemusique, qui se lamentaient harmonieusement.

Cela encore me causa de nouvelles punitions.Elles étaient justes : je m’occupais de choses étrangères à laclasse. Hélas ! l’habitude m’en resta. Dans quelque classe dela vie qu’on me mette pour le reste de mes jours, je crains bien,tout vieux, d’encourir encore le reproche que me faisait monprofesseur de seconde : « Monsieur Pierre Nozière, vousvous occupez de choses étrangères à la classe. » Mais c’estsurtout par les soirs d’hiver, au sortir du collège, que jem’enivrais dans les rues de cette lumière et de ce chant. Je lisaissous les réverbères et devant les vitrines éclairées des boutiquesles vers que je me récitais ensuite à demi voix en marchant.L’activité des soirs d’hiver régnait dans les rues étroites dufaubourg, que l’ombre enveloppait déjà.

Il m’arriva bien souvent de heurter quelquepatronnet qui, sa manne sur la tête, menait son rêve comme jemenais le mien, ou de sentir subitement à la joue l’haleine chauded’un pauvre cheval qui tirait sa charrette. La réalité ne me gâtaitpoint mon rêve, parce que j’aimais bien mes vieilles rues defaubourg dont les pierres m’avaient vu grandir. Un soir, je lus desvers d’Antigone à la lanterne d’un marchand de marrons, et je nepuis pas, après un quart de siècle, me rappeler ces vers :

Tombeau ! ô lit nuptial !…

sans revoir l’Auvergnat soufflant dans un sacde papier et sans sentir à mon côté la chaleur de la poêle oùrôtissaient les marrons. Et le souvenir de ce brave homme se mêleharmonieusement dans ma mémoire aux lamentations de la viergethébaine.

Ainsi j’appris beaucoup de vers. Ainsij’acquis des connaissances utiles et précieuses. Ainsi je fis meshumanités.

Ma manière était bonne pour moi ; elle nevaudrait rien pour un autre. Je me garderais bien de la recommanderà personne.

Au reste, je dois vous confesser que, nourrid’Homère et de Sophocle, je manquais de goût quand j’entrai enrhétorique. C’est mon professeur qui me le déclara, et je le croisvolontiers. Le goût qu’on a ou qu’on montre à dix-sept ans estrarement bon. Pour améliorer le mien, mon professeur de rhétoriqueme recommanda l’étude attentive des œuvres complètes de CasimirDelavigne. Je ne suivis point sa recommandation. Sophocle m’avaitfait prendre un certain pli que je ne pus défaire. Ce professeur derhétorique ne me paraissait point et ne me paraît point encore unfin lettré ; mais il avait, avec un esprit chagrin, uncaractère droit et une âme fière. S’il nous enseigna quelqueshérésies littéraires, il nous montra du moins, par son exemple, ceque c’est qu’un honnête homme.

Cette science a bien son prix. M. Charronétait respecté de tous ses élèves. Car les enfants apprécient avecune parfaite justesse la valeur morale de leurs maîtres. Ce que jepensais, il y a vingt-cinq ans, de l’injurieux bossu et del’honnête Charron, je le pense encore aujourd’hui.

Mais le soir tombe sur les platanes duLuxembourg, et le petit fantôme que j’avais évoqué se perd dansl’ombre.

Adieu, petit moi que j’ai perdu et que jeregretterais à jamais, si je ne te retrouvais embelli dans monfils !

XI – LA FORET DE MYRTES

J’avais été un enfant très intelligent, mais,vers dix-sept ans, je devins stupide. Ma timidité était tellealors, que je ne pouvais ni saluer ni m’asseoir en compagnie, sansque la sueur me mouillât le front. La présence des femmes me jetaitdans une sorte d’effarement. J’observais à la lettre ce précepte del’Imitation de Jésus-Christ, qu’on m’avait appris dans je ne saisquelle basse classe et que j’avais retenu parce que les vers, quisont de Corneille, m’en avaient semblé bizarres :

Fuis avec un grand soin la pratique desfemmes ; Ton ennemi par là peut savoir ton défaut.

Recommande en commun aux bontés du Très-Haut.Celles dont les vertus embellissent les âmes, Et, sans en voirjamais qu’avec un prompt adieu, Aime-les toutes, mais en Dieu.

Je suivais le conseil du vieux moinemystique ; mais, si je le suivais, c’était bien malgré moi.J’aurais voulu voir les femmes avec un adieu moins prompt.

Parmi les amies de ma mère, il en était uneauprès de laquelle j’aurais particulièrement aimé me tenir etcauser longtemps. C’était la veuve d’un pianiste mort jeune etcélèbre, Adolphe Gance. Elle se nommait Alice. Je n’avais jamaisbien vu ni ses cheveux, ni ses yeux, ni ses dents…

Comment bien voir ce qui flotte, brille,étincelle, éblouit ?

Mais elle me semblait plus belle que le rêveet d’un éclat surnaturel. Ma mère avait coutume de dire qu’à lesdétailler les traits de Mme Gance n’avaient riend’extraordinaire.

Chaque fois que ma mère exprimait cesentiment, mon père secouait la tête avec incrédulité. C’est qu’ilfaisait sans doute comme moi, cet excellent père : il nedétaillait pas les traits de Mme Gance. Et, quel qu’en fût ledétail, l’ensemble en était charmant. N’en croyez pointmaman ; je vous assure que Mme Gance était belle.Mme Gance m’attirait : la beauté est une doucechose ; Mme Gance me faisait peur : la beauté estune chose terrible.

Un soir que mon père recevait quelquespersonnes, Mme Gance entra dans le salon avec un air de bontéqui m’encouragea un peu. Elle prenait quelquefois, au milieu deshommes, l’air d’une promeneuse qui jette à manger aux petitsoiseaux. Puis, tout à coup, elle affectait une attitudehautaine ; son visage se glaçait et elle agitait son éventailavec une lenteur maussade. Je ne m’expliquais pas cela. Je mel’explique aujourd’hui parfaitement :

Mme Gance était coquette, voilà tout.

Je vous disais donc qu’en entrant dans lesalon, ce soir-là, elle jeta à tout le monde et même au plushumble, qui était moi, quelque miette de son sourire. Je ne laquittai point du regard et je crus surprendre dans ses beaux yeuxune expression de tristesse ; j’en fus bouleversé. C’est que,voyez-vous, j’étais une bonne créature. On la pria de jouer aupiano. Elle joua un nocturne de Chopin : je n’ai jamais rienentendu de si beau. Je croyais sentir les doigts mêmes d’Alice, sesdoigts longs et blancs, dont elle venait d’ôter les bagues,effleurer mes oreilles d’une céleste caresse.

Quand elle eut fini, j’allai d’instinct etsans y penser la ramener à sa place et m’asseoir auprès d’elle. Ensentant les parfums de son sein, je fermai les yeux. Elle medemanda si j’aimais la musique ; sa voix me donna le frisson.Je rouvris les yeux et je vis qu’elle me regardait ; ce regardme perdit.

« Oui, monsieur », répondis-je dansmon trouble…

Puisque la terre ne s’entrouvrit pas en cemoment pour m’engloutir, c’est que la nature est indifférente auxvœux les plus ardents des hommes.

Je passai la nuit dans ma chambre à m’appeleridiot et brute et à me donner des coups de poing par le visage. Lematin, après avoir longuement réfléchi, je ne me réconciliai pasavec moi-même. Je me disais : « vouloir exprimer à unefemme qu’elle est belle, qu’elle est trop belle et qu’elle saittirer du piano des soupirs, des sanglots et des larmes véritables,et ne pouvoir lui dire que ces deux mots : Oui, monsieur,c’est être dénué plus que de raison du don d’exprimer sa pensée.Pierre Nozière, tu es un infirme, va te cacher ! »Hélas ! je ne pouvais pas même me cacher tout à fait. Il mefallait paraître en classe, à table, en promenade. Je cachais mesbras, mes jambes, mon cou, comme je pouvais. On me voyait encore etj’étais bien malheureux. Avec mes camarades, j’avais au moins laressource de donner et de recevoir des coups de poing ; c’estune attitude, cela.

Mais avec les amies de ma mère, j’étaispitoyable. J’éprouvais la bonté de ce précepte del’Imitation :

Fuis avec un grand soin la pratique desfemmes.

«Quel conseil salutaire ! me disais-je.Si j’avais fuie Mme Gance dans cette soirée funeste où, jouantun nocturne avec tant de poésie, elle fit passer dans l’air devoluptueux frissons ; si je l’avais fuie alors, elle nem’aurait pas dit : « Aimez-vous la musique ? »et je ne lui aurais pas répondu : « Oui, monsieur. »Ces deux mots : « Oui, monsieur», me tintaient sans cesseaux oreilles. Le souvenir m’en était toujours présent ou plutôt,par un horrible phénomène de conscience, il me semblait que, letemps s’étant subitement arrêté, je restais indéfiniment àl’instant où venait d’être articulée cette paroleirréparable : « Oui, monsieur. » Ce n’était pas unremords qui me torturait. Le remords est doux auprès de ce que jeressentais. Je demeurai dans une sombre mélancolie pendant sixsemaines, au bout desquelles mes parents eux-mêmes s’aperçurent quej’étais imbécile.

Ce qui complétait mon imbécillité, c’est quej’avais autant d’audace dans l’esprit que de timidité dans lesmanières. D’ordinaire, l’intelligence des jeunes gens est rude. Lamienne était inflexible. Je croyais posséder la vérité. J’étaisviolent et révolutionnaire, quand j’étais seul.

Seul, quel gaillard, quel luron jefaisais ! J’ai bien changé depuis lors. Maintenant, je n’aipas trop peur de mes contemporains. Je me mets autant que possibleà ma place entre ceux qui ont plus d’esprit que moi et ceux qui enont moins, et je compte sur l’intelligence des premiers. Parcontre, je ne suis plus trop rassuré en face de moi-même…

Mais je vous conte une histoire de madix-septième année.

Vous concevez qu’alors cette timidité et cetteaudace mêlées faisaient de moi un être tout à fait absurde.

Six mois après l’affreuse aventure que je vousai dite, et ma rhétorique étant terminée avec quelque honneur, monpère m’envoya passer les vacances au grand air. Il me recommanda àun de ses plus humbles et de ses plus dignes confrères, à un vieuxmédecin de campagne, lequel pratiquait à Saint-Patrice.

C’est là que j’allai. Saint-Patrice est unpetit village de la côte normande qui s’adosse à une forêt et quidescend doucement vers une plage de sable, resserrée entre deuxfalaises. Cette plage était alors sauvage et déserte. La mer, queje voyais pour la première fois, et les bois, dont le calme étaitsi doux, me causèrent d’abord une sorte de ravissement. Le vaguedes eaux et des feuillages était en harmonie avec le vague de monâme. Je courais à cheval dans la forêt ; je me roulais à deminu sur la grève, plein de désir de quelque chose d’inconnu que jedevinais partout et que je ne trouvais nulle part.

Seul tout le jour, je pleurais sanscause ; il m’arrivait quelquefois de sentir tout à coup moncœur se gonfler si fort, que je croyais mourir. Enfin, j’éprouvaisun grand trouble ; mais est-il en ce monde un calme qui vaillel’inquiétude que je sentais ? Non. J’en atteste les bois dontles branches cinglaient mon visage ; j’en atteste la falaiseoù j’allais voir le soleil descendre dans la mer, rien ne vaut lemal dont j’étais alors tourmenté, rien ne vaut les premiers rêvesdes hommes ! Si le désir embellit toutes les choses surlesquelles il se pose, le désir de l’inconnu embellitl’univers.

J’ai toujours eu, avec assez de finesse,d’étranges naïvetés. J’aurais peut-être ignoré pendant bien desjours encore la cause de mon trouble et de mes vagues désirs. Maisun poète me la révéla.

J’avais pris aux poètes, dés le collège, ungoût que j’ai heureusement gardé. À dix-sept ans, j’adorais Virgileet je le comprenais presque aussi bien que si mes professeurs ne mel’avaient pas expliqué. En vacances, j’avais toujours un Virgiledans ma poche. C’était un méchant petit Virgile anglais deBliss ; je l’ai encore. Je le garde aussi précieusement qu’ilm’est possible de garder quelque chose ; des fleurs desséchéess’en échappent à chaque fois que je l’ouvre. Les plus anciennes deces fleurs viennent de ce bois de Saint-Patrice où j’étais siheureux et si malheureux à dix-sept ans.

Or, un jour que je passais seul à l’orée de cebois, respirant avec délices l’odeur des foins coupés, tandis quele vent qui soufflait de la mer mettait du sel sur mes lèvres,j’éprouvai un invincible sentiment de lassitude, je m’assis à terreet regardai longtemps les nuages du ciel.

Puis, par habitude, j’ouvris mon Virgile et jelus : Hic, quos durus amor…

« Là, ceux qu’un impitoyable amour a faitpérir en une langueur cruelle vont cachés dans des alléesmystérieuses, et la forêt de myrtes étend son ombragealentour… » « Et la forêt de myrtes étend sonombrage… » Oh ! je la connaissais, cette forêt demyrtes ; je l’avais en moi tout entière. Mais je ne savais passon nom. Virgile venait de me révéler la cause de mon mal. Grâce àlui, je savais que j’aimais.

Mais je ne savais pas encore qui j’aimais.Cela me fut révélé l’hiver suivant, quand je revis Mme Gance,vous êtes sans doute plus perspicace que je ne fus, vous l’avezdeviné, c’est Alice que j’aimais. Admirez cette fatalité !

J’aimais précisément la femme devant laquelleje m’étais couvert de ridicule et qui devait penser de moi pis mêmeque du mal. Il y avait de quoi se désespérer. Mais alors ledésespoir était hors d’usage ; pour s’en être trop servi, nospères l’avaient usé. Je ne fis rien de terrible ni de grand. Je nem’allai point cacher sous les arceaux ruinés d’un vieuxcloître ; je ne promenai point ma mélancolie dans lesdéserts ; je n’appelai point les aquilons. Je fus seulementtrès malheureux et passai mon baccalauréat.

Mon bonheur même était cruel : c’était devoir et d’entendre Alice et de penser : « Elle est laseule femme au monde que je puisse aimer ; je suis le seulhomme qu’elle ne puisse souffrir. » Quand elle déchiffrait aupiano, je tournais les pages en regardant les cheveux légers qui sejouaient sur son cou blanc. Mais, pour ne pas m’exposer à lui direencore une fois : « Oui, monsieur », je fis vœu dene plus lui adresser la parole. Des changements survinrent bientôtdans ma vie et je perdis Alice de vue sans avoir violé monserment.

J’ai retrouvé Mme Gance aux eaux, dans lamontagne, cet été. Un demi-siècle pèse aujourd’hui sur la beautéqui me donna mes premiers troubles, et les plus délicieux.

Mais cette beauté ruinée a de la grâce encore.Je me relevai moi-même en cheveux gris du vœu de monadolescence :

« Bonjour, madame », dis-je àMme Gance.

Et, cette fois, hélas ! l’émotion desjeunes années ne troubla ni mon regard ni ma voix.

Elle me reconnut sans trop de peine. Nossouvenirs nous unirent, et nous nous aidâmes l’un l’autre à charmerpar des causeries la vie banale de l’hôtel.

Bientôt des liens nouveaux se formèrentd’eux-mêmes entre nous, et ces liens ne seront que tropsolides : c’est la communauté des fatigues et des peines quiles forme.

Nous causions tous les matins, sur un bancvert, au soleil, de nos rhumatismes et de nos deuils. C’étaitmatière à longs propos. Pour nous divertir, nous mélangions lepassé au présent.

« Que vous fûtes belle, lui dis-je unjour, madame, et combien admirée !

– Il est vrai, me répondit-elle en souriant.Je puis le dire, maintenant que je suis une vieille femme ; jeplaisais.

Ce souvenir me console de vieillir. J’ai étél’objet d’hommages assez flatteurs. Mais je vous surprendrais biensi je vous disais quel est, de tous les hommages, celui qui m’a leplus touchée.

– Je suis curieux de le savoir.

– Eh bien, je vais vous le dire. Un soir (il ya bien longtemps), un petit collégien éprouva en me regardant untel trouble qu’il répondit : Oui, monsieur ! à unequestion que je lui faisais. Il n’y a pas de marque d’admirationqui m’ait autant flattée et mieux contentée que ce « Oui,monsieur ! » et l’air dont il était dit. »

XII – L’OMBRE

Il m’arriva, dans ma vingtième année, uneaventure extraordinaire. Mon père m’ayant envoyé dans le bas Mainepour régler une affaire de famille, je partis un après-midi de lajolie petite ville d’Ernée pour aller, à sept lieues de là,visiter, dans la pauvre paroisse de Saint-Jean, la maison,maintenant déserte, qui abrita pendant plus de deux cents ans mafamille paternelle. On entrait en décembre. Il neigeait depuis lematin. La route, qui cheminait entre des haies vives, étaitdéfoncée en beaucoup d’endroits, et nous avions grand-peine, moncheval et moi, à éviter les fondrières.

Mais, à cinq ou six kilomètres de Saint-Jean,je la trouvai moins mauvaise, et, malgré un vent furieux qui seleva et la neige qui me cinglait le visage, je pris le galop. Lesarbres qui bordaient la route fuyaient à mes côtés comme des ombresdifformes et douloureuses dans la nuit. Ils étaient horribles, cesarbres noirs, la tête coupée, couverts de tumeurs et de plaies, lesbras tordus. On les nomme dans le bas Maine des émousses. Ils mefaisaient une sorte de peur, à cause de ce qu’un vicaire deSaint-Marcel d’Ernée m’avait conté la veille. Un de ces arbres,m’avait dit le vicaire, un de ces vieux mutilés du Bocage, unchâtaignier étêté depuis plus de deux cents ans et creux comme unetour, fut fendu du haut en bas par la foudre, le 24 février 1849.Alors, à travers la fente, on vit dedans un squelette d’homme quise tenait tout debout, ayant à son côté un fusil et un chapelet.Sur une montre trouvée aux pieds de cet homme, on lut le nom deClaude Nozière. Ce Claude, grand-oncle de mon père, fut en sonvivant contrebandier et brigand. En 1794, il prit part à lachouannerie, dans la bande de Treton, dit Jambe-d’Argent. Blességrièvement, poursuivi, traqué par les bleus, il alla se cacher etmourir dans le creux de cet émousse. Ni amis ni ennemis ne surentce qu’il était devenu ; et c’est un demi-siècle après sa mortque le vieux chouan fut exhumé par un coup de tonnerre.

Je songeais à lui, en voyant fuir les émoussesde deux côtés du chemin, et j’allongeais l’allure de mon cheval. Ilétait nuit noire quand j’arrivai à Saint-Jean.

J’entrai dans l’auberge, dont l’enseignefaisait grincer tristement sa chaîne au vent, dans l’ombre. Et,après avoir conduit moi-même mon cheval à l’écurie, j’entrai dansla salle basse et me jetai dans un vieux fauteuil à oreilles, aucoin de la cheminée. Tandis que je me réchauffais ainsi, je pusvoir, à la clarté de la flamme, le visage de mon hôtesse.

C’était celui d’une horrible vieille. Sur saface, déjà couverte d’un peu de terre, on ne voyait qu’un nez rongéet des yeux morts dans des paupières sanglantes. Elle m’examinaitavec défiance, comme un étranger. C’est pourquoi je lui dis, pourla rassurer, mon nom qu’elle devait bien connaître. Elle répondit,en secouant la tête, qu’il n’y avait plus de Nozière. Pourtant,elle voulut bien m’apprêter à souper. Elle jeta un fagot dansl’âtre et sortit.

J’étais triste et las, et tourmenté d’uneangoisse indicible.

Des images sombres et violentes venaientm’assaillir. Je m’assoupis un moment ; mais, dans mondemi-sommeil, je continuai d’entendre dans la trémie lesgémissements du vent dont les rafales soulevaient sur mes bottesles cendres du foyer.

Quand, au bout de quelques minutes, je rouvrisles yeux, je vis ce que je n’oublierai jamais, je visdistinctement, au fond de la chambre, sur le mur blanchi à lachaux, une ombre immobile ; c’était l’ombre d’une jeune fille.Le profil en était si doux, si pur et si charmant, que je sentis,en le voyant, toute ma fatigue et toute ma tristesse se fondre enun sentiment délicieux d’admiration.

Je la contemplai, ce me semble, pendant uneminute ; il se peut toutefois que mon ravissement ait été plusou moins long, car je n’ai aucun moyen d’en estimer la véritabledurée. Je tournai ensuite la tête pour voir celle qui faisait unesi belle ombre. Il n’y avait personne dans la chambre… personne quela vieille cabaretière occupée à mettre une nappe blanche sur latable.

De nouveau je regardai le mur : l’ombren’y était plus.

Alors quelque chose comme une peine d’amour meprit le cœur, et la perte que je venais de faire me désola.

Je réfléchis quelques instants, avec uneentière lucidité, puis :

« La mère ! dis-je, la mère !qui donc était là, tout à l’heure ? » Mon hôtesse,surprise, me dit qu’elle n’avait vu personne.

Je courus à la porte. La neige, qui tombaitabondamment, couvrait le sol, et aucun pas n’était marqué dans laneige.

« La mère ! vous êtes sûre qu’il n’ya point une femme dans la maison ? » Elle répondit qu’iln’y avait qu’elle.

« Mais cette ombre ? »m’écriai-je.

Elle se tut.

Alors je m’efforçai de déterminer, d’après lesprincipes d’une exacte physique, la place du corps dont j’avais vul’ombre, et, montrant du doigt cette place :

« Elle était là, là, vous dis-je… »La vieille s’approcha, une chandelle à la main, et arrêta sur moises horribles yeux sans regard, puis :

« Je vois, à cette heure, dit-elle, quevous ne me trompez pas, et que vous êtes bien un Nozière.Seriez-vous point le fils à Jean, le docteur de Paris ? J’aiconnu son oncle, le gars René. Il voyait, lui aussi, une femme quepersonne ne voyait. Il faut croire que c’est une punition de Dieusur toute la famille pour la faute de Claude le chouan, qui perditson âme avec la femme du boulanger.

– Parlez-vous, lui dis-je, de Claude, dont lesquelette fut trouvé dans le tronc creux d’un émousse, avec unfusil et un chapelet ?

– Mon jeune monsieur, le chapelet ne luiservit de rien.

Il s’était damné pour une femme. » Lavieille ne m’en dit pas davantage. Je pus à peine goûter le pain,les œufs, le lard et le cidre qu’elle me servit.

Mes yeux se tournaient sans cesse vers le muroù j’avais vu l’ombre. Oh ! je l’avais bien vue ! Elleétait fine et plus nette que n’aurait dû l’être une ombre produitenaturellement par la clarté tremblante de l’âtre et la flammefumeuse d’une chandelle.

Le lendemain je visitai la maison déserte oùvécurent en leur temps Claude et René ; je parcourus le pays,j’interrogeai le curé ; mais je n’appris rien qui put me faireconnaître la jeune fille dont j’avais vu l’ombre.

Aujourd’hui encore, je ne sais s’il faut encroire la vieille cabaretière. Je ne sais si quelque fantômevisitait, dans l’âpre solitude du Bocage, les paysans dont je sors,et si l’Ombre héréditaire, qui hantait mes aïeux farouches etmystiques, ne s’est pas montrée avec une grâce nouvelle à leurenfant rêveur.

Ai-je vu dans l’auberge de Saint-Jean le démonfamilier des Nozière, ou plutôt ne me fut-il pas annoncé, danscette nuit d’hiver, que ma part des choses de ce monde serait lameilleure et que l’indulgente nature m’avait accordé le plus cherde ses dons, le don des rêves ?

Partie 2
LE LIVRE DE SUZANNE

SUZANNE

I – LE COQ

Suzanne ne s’était pas encore mise à larecherche du beau. Elle s’y mit à trois mois et vingt jours avecbeaucoup d’ardeur.

C’était dans la salle à manger. Elle a, cettesalle, un faux air d’ancienneté à cause des plats de faïence, desbouteilles de grès, des buires d’étain et des fioles de verre deVenise qui chargent les dressoirs. C’est la maman de Suzanne qui aarrangé tout cela en Parisienne entichée de bibelots.

Suzanne, au milieu de ces vieilleries, paraîtplus fraîche dans sa robe blanche brodée, et l’on se dit, en lavoyant là :

« C’est, en vérité, une petite créaturetoute neuve ! » Elle est indifférente à cette vaisselled’aïeux, aux vieux portraits noirs et aux grands plats de cuivrependus aux murs. Je compte bien que, plus tard, toutes cesantiquités lui donneront des idées fantastiques et feront germerdans sa tête des rêves bizarres, absurdes et charmants. Elle aurases visions. Elle y exercera, si son esprit s’y prête, cette jolieimagination de détail et de style qui embellit la vie. Je luiconterai des histoires insensées qui ne seront pas beaucoup plusfausses que les autres, mais qui seront beaucoup plus belles ;elle en deviendra folle. Je souhaite à tous ceux que j’aime unpetit grain de folie. Cela rend le cœur gai. En attendant, Suzannene sourit même pas au petit Bacchus assis sur son tonneau. On estsérieux, à trois mois et vingt jours.

Or, c’était un matin, un matin d’un gristendre. Des liserons emmêlés à la vigne vierge encadraient lafenêtre de leurs étoiles diversement nuancées. Nous avions fini dedéjeuner, ma femme et moi, et nous causions comme des gens quin’ont rien à dire. C’était une de ces heures où le temps coulecomme un fleuve tranquille. Il semble qu’on le voie couler et quechaque mot qu’on dit soit un petit caillou qu’on y jette. Je croisbien que nous parlions de la couleur des yeux de Suzanne. C’est unsujet inépuisable.

« Ils sont d’un bleu d’ardoise.

– Ils ont un ton de vieil or et de soupe àl’oignon.

– Ils ont des reflets verts.

– Tout cela est vrai ; ils sontmiraculeux. » En ce moment Suzanne entra ; ils étaient,pour cette fois, de la couleur du temps, qui était d’un si joligris. Elle entra dans les bras de sa bonne. L’élégance mondainevoudrait que ce fût dans les bras de sa nourrice. Mais Suzanne faitcomme l’agneau de La Fontaine et comme tous les agneaux : elletète sa mère. Je sais bien qu’en pareil cas et dans cet excès derusticité, on doit sauver au moins les apparences et avoir unenourrice sèche. Une nourrice sèche a des grosses épingles et desrubans à son bonnet comme une autre nourrice ; il ne luimanque que du lait.

Le lait, cela regarde seulement l’enfant,tandis que tout le monde voit les rubans et les épingles. Quand unemère a la faiblesse de nourrir, elle prend, pour cacher sa honte,une nourrice sèche.

Mais la maman de Suzanne est une étourdie quin’a pas songé à ce bel usage.

La bonne de Suzanne est une petite paysannequi vient de son village, où elle a élevé sept ou huit petitsfrères, et qui chante du matin au soir des chansons lorraines. Onlui accorda une journée pour voir Paris ; elle revintenchantée : elle avait vu de beaux radis. Le reste ne luisemblait point laid, mais les radis l’émerveillaient : elle enécrivit au pays. Cette simplicité la rend parfaite avec Suzanne,qui, de son côté, ne semble remarquer dans la nature entière queles lampes et les carafes.

Quand Suzanne parut, la salle à manger devinttrès gaie.

On rit à Suzanne ; Suzanne nousrit : il y a toujours moyen de s’entendre quand on s’aime. Lamaman tendit ses bras souples, sur lesquels la manche du peignoircoulait dans l’abandon d’un matin d’été. Alors Suzanne tendit sespetits bras de marionnette qui ne pliaient pas dans leur manche depiqué. Elle écartait les doigts, en sorte qu’on voyait cinq petitsrayons roses au bout des manches. Sa mère, éblouie, la prit sur sesgenoux, et nous étions tous trois parfaitement heureux ; cequi tient peut-être à ce que nous ne pensions à rien. Cet état nepouvait durer. Suzanne, penchée vers la table, ouvrit les yeux tantet si bien, qu’ils devinrent tout ronds, et secoua ses petits brascomme s’ils eussent été en bois, ainsi qu’ils en avaient l’air. Ily avait de la surprise et de l’admiration dans son regard. Sur lastupidité touchante et vénérable de son petit visage, on voyait seglisser je ne sais quoi de spirituel. Elle poussa un cri d’oiseaublessé.

« C’est peut-être une épingle qui l’apiquée », pensa sa mère, fort attachée, par bonheur, auxréalités de la vie.

Ces épingles anglaises se défont sans qu’ons’en aperçoive et Suzanne en a huit sur elle !

Non, ce n’était pas une épingle qui lapiquait. C’était l’amour du beau.

« L’amour du beau à trois mois et vingtjours ?

– Jugez plutôt : coulée à demi hors desbras de sa mère, elle agitait les poings sur la table et, s’aidantde l’épaule et du genou, soufflant, toussant, bavant, elle parvintà embrasser une assiette. Un vieil ouvrier rustique de Strasbourg(ce devait être un homme simple ; la paix soit à sesos !) avait peint sur cette assiette un coq rouge. »Suzanne voulut prendre ce coq ; ce n’était pas pour le manger,c’était donc parce qu’elle le trouvait beau. Sa mère, à qui je fisce simple raisonnement, me répondit :

« Que tu es bête ! si Suzanne avaitpu saisir ce coq, elle l’aurait mis tout de suite à sa bouche aulieu de le contempler. Vraiment, les gens d’esprit n’ont pas lesens commun !

– Elle n’y eût point manqué,répondis-je ; mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que sesfacultés diverses et déjà nombreuses ont pour principal organe labouche ?

Elle a exercé sa bouche avant d’exercer sesyeux, et elle a bien fait ! Maintenant sa bouche exercée,délicate et sensible, est le meilleur moyen de connaissance qu’elleait encore à son service. Elle a raison de l’employer. Je vous disque votre fille est la sagesse même. Oui, elle aurait mis le coqdans sa bouche ; mais elle l’y aurait mis comme une bellechose et non comme une chose nourrissante. Notez que cettehabitude, qui existe en fait chez les petits enfants, reste enfigure dans la langue des hommes. Nous disons goûter un poème, untableau, un opéra. » Pendant que j’exprimais ces idéesinsoutenables que le monde philosophique accepterait toutefois, sielles étaient émises dans un langage inintelligible, Suzannefrappait l’assiette avec ses poings, la grattait de l’ongle, luiparlait (et dans quel joli babil mystérieux !) puis laretournait avec de grandes secousses.

Elle n’y mettait pas beaucoup d’adresse ;non ! et ses mouvements manquaient d’exactitude. Mais unmouvement, si simple qu’il paraisse, est très difficile à fairequand il n’est pas habituel. Et quelles habitudes voulez-vous qu’onait à trois mois et vingt jours ? Songez à ce qu’il fautgouverner de nerfs, d’os et de muscles pour seulement lever lepetit doigt. Conduire tous les fils des marionnettes deM. Thomas Holden n’est, en comparaison, qu’une bagatelle.Darwin, qui est un observateur sagace, s’émerveillait de ce que lespetits enfants pussent rire et pleurer. Il écrivit un gros volumepour expliquer comment ils s’y prenaient.

Nous sommes sans pitié, « nous autressavants », comme dit M. Zola.

Mais je ne suis pas, heureusement, un aussigrand savant que M. Zola. Je suis superficiel. Je ne fais pasdes expériences sur Suzanne, et je me contente de l’observer, quandje puis le faire sans la contrarier.

Elle grattait son coq et devenait perplexe, neconcevant pas qu’une chose visible fût insaisissable. Cela passaitson intelligence, que d’ailleurs tout passe. C’est même cela quirend Suzanne admirable. Les petits enfants vivent dans un perpétuelmiracle ; tout leur est prodige ; voilà pourquoi il y aune poésie dans leur regard. Près de nous, ils habitent d’autresrégions que nous. L’inconnu, le divin inconnu les enveloppe.

« Petite bête ! dit sa maman.

– Chère amie, votre fille est ignorante, maisraisonnable. Quand on voit une belle chose, on veut laposséder.

C’est un penchant naturel, que les lois ontprévu. Les Bohémiens de Béranger, qui disent que voir, c’est avoir,sont des sages d’une espèce fort rare. Si tous les hommes pensaientcomme eux, il n’y aurait pas de civilisation et nous vivrions nuset sans arts comme les habitants de la Terre de Feu. vous n’êtespoint de leur sentiment ; vous aimez les vieilles tapisseriesoù l’on voit des cigognes sous des arbres et vous en couvrez tousles murs de la maison.

Je ne vous le reproche pas, loin de là. Maiscomprenez donc Suzanne et son coq.

– Je la comprends, elle est comme petitPierre, qui demanda la lune dans un seau d’eau. On ne la lui donnapas. Mais, mon ami, n’allez pas dire qu’elle prend un coq peintpour un coq véritable, puisqu’elle n’en a jamais vu.

– Non ; mais elle prend une illusion pourune réalité. Et les artistes sont bien un peu responsables de saméprise.

Voilà bien longtemps qu’ils cherchent àimiter, par des lignes et des couleurs, la forme des choses. Depuiscombien de milliers d’années est mort ce brave homme des cavernesqui grava d’après nature un mammouth sur une lame d’ivoire !La belle merveille qu’après tant et de si longs efforts dans lesarts d’imitation ils soient parvenus à séduire une petite créaturede trois mois et vingt jours ! Les apparences ! Qui neséduisent-elles pas ? La science elle-même, dont on nousassomme, va-t-elle au-delà de ce qui semble ? Qu’est-ce queM. le professeur Robin trouve au fond de son microscope ?Des apparences et rien que des apparences. « Nous sommes vainementagités par des mensonges », a dit Euripide… » Je parlais ainsiet, me préparant à commenter le vers d’Euripide, j’y aurais sansdoute trouvé des significations profondes auxquelles le fils de lamarchande d’herbes n’avait jamais pensé. Mais le milieu devenaittout à fait impropre aux spéculations philosophiques ; car, nepouvant parvenir à détacher le coq de l’assiette, Suzanne se jetadans une colère qui la rendit rouge comme une pivoine, lui élargitle nez à la façon des Cafres, lui remonta les joues dans les yeuxet les sourcils jusqu’au sommet du front. Ce front, tout à couprougi, bouleversé, travaillé de bosses, de cavités, de sillonscontraires, ressemblait à un sol volcanique. Sa bouche se fenditjusqu’aux oreilles et il en sortit, entre les gencives, deshurlements barbares.

« À la bonne heure ! m’écriai-je,voilà l’éclat des passions ! Les passions, il n’en faut pasmédire. Tout ce qui se fait de grand en ce monde est fait parelles. Et voici qu’un de leurs éclairs rend un tout petit bébépresque aussi effrayant qu’une menue idole chinoise. Ma fille, jesuis content de vous. Ayez des passions fortes, laissez-les grandiret croissez avec elles. Et si, plus tard, vous devenez leurmaîtresse inflexible, leur force sera votre force et leur grandeurvotre beauté. Les passions, c’est toute la richesse morale del’homme.

– Quel vacarme ! s’écrie la maman deSuzanne. On ne s’entend plus dans cette salle, entre un philosophequi déraisonne et un bébé qui prend un coq peint pour je ne saisquoi de véritable. Les pauvres femmes ont bien besoin de senscommun pour vivre avec un mari et des enfants !

– Votre fille, répondis-je, vient de chercherle beau pour la première fois. C’est la fascination de l’abîme,dirait un romantique ; c’est, dirai-je, l’exercice naturel desnobles esprits. Mais il ne faut pas s’y livrer trop tôt et avec desméthodes trop insuffisantes. Chère amie, vous avez des charmessouverains pour calmer les douleurs de Suzanne. Endormez votrefille. »

II – ÂMES OBSCURES

Tout dans l’immuable nature

Est miracle aux petits enfants ;

Ils naissent, et leur âme obscure

Éclôt dans des enchantements.

Le reflet de cette magie

Donne à leur regard un rayon.

Déjà la belle Illusion

Excite leur frêle énergie.

L’inconnu, l’inconnu divin,

Les baigne comme une eau profonde ;

On les presse, on leur parle en vain,

Ils habitent un autre monde ;

Leurs yeux purs, leurs yeux grandsouverts,

S’emplissent de rêves étranges.

Oh ! qu’ils sont beaux, ces petitsanges

Perdus dans l’antique univers.

Leur tête légère et ravie

Songe tandis que nous pensons ;

Ils font de frissons en frissons

La découverte de la vie.

III – L’ÉTOILE

Suzanne a accompli ce soir le douzième mois deson âge, et, depuis un an qu’elle est sur cette vieille terre, ellea fait bien des expériences. Un homme capable de découvrir en douzeans autant de choses et de si utiles que Suzanne en a découvertesen douze mois serait un mortel divin. Les petits enfants sont desgénies méconnus ; ils prennent possession du monde avec uneénergie surhumaine. Rien ne vaut cette première poussée de la vie,ce premier jet de l’âme.

Concevez-vous que ces petits êtres voient,touchent, parlent, observent, comparent, se souviennent ?Concevez-vous qu’ils marchent, qu’ils vont et viennent ?Concevez-vous qu’ils jouent ? Cela surtout est merveilleuxqu’ils jouent, car le jeu est le principe de tous les arts. Despoupées et des chansons, c’est déjà presque tout Shakespeare.

Suzanne a une grande corbeille pleine dejoujoux, dont quelques-uns seulement sont des joujoux par nature etpar destination, tels qu’animaux en bois blanc et bébés decaoutchouc. Les autres ne sont devenus des jouets que par un tourparticulier de leur fortune : ce sont de vieux porte-monnaie,des chiffons, des fonds de boîtes, un mètre, un étui à ciseaux, unebouillotte, un indicateur des chemins de fer et un caillou. Ilssont les uns et les autres pitoyablement avariés. Chaque jour,Suzanne les tire un par un de la corbeille pour les donner à samère. Elle n’en remarque aucun d’une façon spéciale, et elle nefait généralement aucune distinction entre ce petit bien et lereste des choses.

Le monde est pour elle un immense joujoudécoupé et peint.

Si on voulait se pénétrer de cette conceptionde la nature et y rapporter tous les actes, toutes les pensées deSuzanne, on admirerait la logique de cette petite âme ; maison la juge d’après nos idées, non d’après les siennes.

Et, parce qu’elle n’a pas notre raison, ondécide qu’elle n’a pas de raison. Quelle injustice ! Moi quisais me mettre au vrai point de vue, je découvre un esprit de suitelà où le vulgaire n’aperçoit que des façons incohérentes.

Pourtant, je ne m’abuse pas ; je ne suispas un père idolâtre ; je reconnais que ma fille n’est pasbeaucoup plus admirable qu’un autre enfant. Je n’emploie pas, enparlant d’elle, des expressions exagérées. Je dis seulement à samère :

« Chère amie, nous avons là une bienjolie petite fille. » Elle me répond à peu près ce queMme Primerose répondait quand ses voisins lui faisaient unsemblable compliment :

« Mon ami, Suzanne est ce que Dieu l’afaite : assez belle, si elle est assez bonne. » Et, endisant cela, elle répand sur Suzanne un long regard magnifique etcandide, où l’on devine, sous les paupières abaissées, desprunelles brillantes d’orgueil et d’amour.

J’insiste, je dis :

« Convenez qu’elle est jolie. » Maiselle a, pour n’en pas convenir, plusieurs raisons que je découvremieux encore qu’elle ne ferait elle-même.

Elle veut s’entendre dire encore et toujoursque sa petite enfant est jolie. En le disant elle-même, ellecroirait manquer à certaine bienséance, et ne pas montrer toute ladélicatesse qu’il faut. Elle craindrait surtout d’offenser on nesait quelle puissance invisible, obscure, qu’elle ne connaît pas,mais qu’elle sent là, dans l’ombre, prête à punir sur leurs bébésles mamans qui s’enorgueillissent.

Et quel heureux ne le craindrait pas, cespectre si certainement caché dans les rideaux de la chambre ?Qui donc, le soir, pressant dans ses bras sa femme et son enfant,oserait dire, en présence du monstre invisible :

« Mes cœurs, où en sommes-nous de notrepart de joie et de beauté ? » C’est pourquoi je dis à mafemme :

« Vous avez raison, chère amie, vous aveztoujours raison. Le bonheur repose ici, sous ce petit toit.Chut ! Ne faisons pas de bruit : il s’envolerait. Lesmères athéniennes craignaient Némésis, cette déesse toujoursprésente, jamais visible, dont elles ne savaient rien, sinonqu’elle était la jalousie des dieux, Némésis, hélas ! dont ledoigt se reconnaissait partout, à toute heure, dans cette chosebanale et mystérieuse : l’accident. Les mèresathéniennes !… J’aime à me figurer une d’elles endormant aucri des cigales, sous le laurier, au pied de l’autel domestique,son nourrisson nu comme un petit dieu. »

« J’imagine qu’elle se nommait Lysilla,qu’elle craignait Némésis comme vous la craignez, mon amie, et que,comme vous, loin d’humilier les autres femmes par l’éclat d’unfaste oriental, elle ne songeait qu’à se faire pardonner sa joie etsa beauté… Lysilla ! Lysilla ! avez-vous donc passé sanslaisser sur la terre une ombre de votre forme, un souffle de votreâme charmante ? Êtes-vous donc comme si vous n’aviez jamaisété ? » La maman de Suzanne coupe le fil capricieux deces pensées.

« Mon ami, dit-elle, pourquoi parlez-vousainsi de cette femme ? Elle eut son temps comme nous avons lenôtre.

Ainsi va la vie.

– Vous concevez donc, mon âme, que ce qui aété puisse n’être plus ?

– Parfaitement. Je ne suis pas comme vous quivous étonnez de tout, mon ami. » Et ces paroles, elle lesprononce d’un ton tranquille en préparant la toilette de nuit deSuzanne. Mais Suzanne refuse obstinément de se coucher.

Ce refus passerait dans l’histoire romainepour un beau trait de la vie d’un Titus, d’un Vespasien ou d’unAlexandre Sévère. Ce refus fait que Suzanne est grondée. Justicehumaine, te voilà ! À vrai dire, si Suzanne veut resterdebout, c’est, non pas pour veiller au salut de l’Empire, mais pourfouiller dans le tiroir d’une vieille commode hollandaise à grosventre et à massives poignées de cuivre.

Elle y plonge ; elle se tient d’une mainau meuble, et, de l’autre, elle empoigne des bonnets, desbrassières, des robes qu’elle jette, avec un grand effort, à sespieds, en poussant de petits cris changeants, légers et sauvages.Son dos, couvert d’un fichu en pointe, est d’un ridiculeattendrissant ; sa petite tête, qu’elle tourne par momentsvers moi, exprime une satisfaction plus touchante encore.

Je n’y puis tenir. J’oublie Némésis, jem’écrie :

« Voyez-la : elle est adorable dansson tiroir ! » D’un geste à la fois mutin et craintif, samaman me met un doigt sur la bouche. Puis elle retourne auprès dutiroir saccagé. Cependant je poursuis ma pensée :

« Chère amie, si Suzanne est admirablepar ce qu’elle sait, elle est non moins admirable par ce qu’elle nesait pas.

C’est dans ce qu’elle ignore qu’elle estpleine de poésie. » À ces mots, la maman de Suzanne tourna sesyeux vers moi en souriant un peu de côté, ce qui est signe demoquerie, puis elle s’écria :

« La poésie de Suzanne ! la poésiede votre fille ! Mais elle ne se plaît qu’à la cuisine, votrefille ! Je la trouvai l’autre jour radieuse au milieu desépluchures. Vous appelez cela de la poésie, vous ?

– Sans doute, chère amie, sans doute. Lanature tout entière se reflète en elle avec une si magnifiquepureté, qu’il n’y a rien au monde de sale pour elle, pas même lepanier aux épluchures. C’est pourquoi vous la trouvâtes perdue,l’autre jour, dans l’enchantement des feuilles de chou, des peluresd’oignon et des queues de crevettes.

C’était un ravissement, madame. Je vous disqu’elle transforme la nature avec une puissance angélique, et quetout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle touche s’empreint pour ellede beauté. » Pendant ce discours, Suzanne quitta sa commode ets’approcha de la fenêtre. Sa mère l’y suivit et la prit dans sesbras. La nuit était tranquille et chaude. Une ombre transparentebaignait la fine chevelure de l’acacia dont nous voyions les fleurstombées former des traînées blanches dans notre cour. Le chiendormait, les pattes hors de sa niche. La terre était trempée auloin d’un bleu céleste. Nous nous taisions tous trois.

Alors, dans le silence, dans l’auguste silencede la nuit, Suzanne leva le bras aussi haut qu’il lui fut possibleet, du bout de son doigt, qu’elle ne peut jamais ouvrir tout àfait, elle montra une étoile. Ce doigt, qui est d’une petitessemiraculeuse, se courbait par intervalles comme pour appeler.

Et Suzanne parla à l’étoile !

Ce qu’elle disait n’était pas composé de mots,c’était un parler obscur et charmant, un chant étrange, quelquechose de doux et de profondément mystérieux, ce qu’il faut enfinpour exprimer l’âme d’un bébé quand un astre s’y reflète.

« Elle est drôle, cette petite »,dit sa mère en l’embrassant.

IV – GUIGNOL

Hier, j’ai mené Suzanne à Guignol. Nous yprîmes tous deux beaucoup de plaisir ; c’est un théâtre à laportée de notre esprit. Si j’étais auteur dramatique, j’écriraispour les marionnettes. Je ne sais si j’aurais assez de talent pourréussir ; du moins, la tâche ne me ferait point trop depeur.

Quant à composer des phrases pour la bouchesavante des belles comédiennes de la Comédie-Française, jen’oserais jamais. Et puis, le théâtre, comme l’entendent lesgrandes personnes, est quelque chose d’infiniment trop compliquépour moi. Je ne comprends rien aux intrigues bien ourdies. Tout monart serait de peindre des passions, et je choisirais les plussimples. Cela ne vaudrait rien pour le Gymnase, le vaudeville ou leFrançais : mais ce serait excellent pour Guignol.

Ah ! c’est là que les passions sontsimples et fortes. Le bâton est leur instrument ordinaire. Il estcertain que le bâton dispose d’une grande force comique. La piècereçoit de cet agent une vigueur admirable ; elle se précipitevers le « grand charassement final ». C’est ainsi que lesLyonnais, chez qui le type de Guignol fut créé, désignent la mêléegénérale qui termine toutes les pièces de son répertoire.

C’est une chose éternelle et fatale que ce« grand charassement » ! C’est le 10 août, c’est le9 thermidor, c’est Waterloo !

Je vous disais donc que j’ai mené hier Suzanneà Guignol. La pièce que nous vîmes représenter pèche sans doute parquelques endroits ; je lui trouvai notamment desobscurités ; mais elle ne peut manquer de plaire à un espritméditatif, car elle donne beaucoup à penser. Telle que je l’aicomprise, elle est philosophique ; les caractères en sontvrais et l’action en est forte. Je vais vous la conter comme jel’ai entendue.

Quand la toile se leva, nous vîmes paraîtreGuignol lui-même. Je le reconnus ; c’était bien lui. Sa facelarge et placide gardait la trace des vieux coups de bâton qui luiavaient aplati le nez, sans altérer l’aimable ingénuité de sonregard et de son sourire.

Il ne portait ni la souquenille en serge ni lebonnet de coton qu’en 1815, sur l’allée des Brotteaux, les Lyonnaisne pouvaient regarder sans rire. Mais, si quelque survivant de cespetits garçons qui virent ensemble, au bord du Rhône, Guignol etNapoléon, était venu, avant de mourir de vieillesse, s’asseoir hieravec nous aux Champs-Élysées, il aurait reconnu le fameux« salsifis » de sa chère marionnette, la petite queue quifrétille si drôlement sur la nuque de Guignol. Le reste du costume,habit vert et bicorne noir, était dans la vieille traditionparisienne qui fait de Guignol une espèce de valet.

Guignol nous regarda avec ses grands yeux, etje fus tout de suite gagné par son air de candeur effrontée etcette visible simplicité d’âme qui donne au vice une inaltérableinnocence. C’était bien là, pour l’âme et l’expression, le Guignolguignolant que le bonhomme Mourguet, de Lyon, anima avec tant defantaisie. Je croyais l’entendre répondre à son propriétaire,M. Canezou, qui lui reproche de « faire des contes àdormir debout » :

« Vous avez bien raison : allonsnous coucher. » Notre Guignol n’avait encore rien dit ;sa petite queue frétillait sur sa nuque. On riait déjà.

Gringalet, son fils, vint le rejoindre et luidonna un grand coup de tête dans le ventre avec une grâcenaturelle.

Le public ne s’en fâcha point ; aucontraire il éclata de rire.

Un tel début est le comble de l’art. Et, sivous ne savez point pourquoi cette audace réussit, je vais vous ledire :

Guignol est valet et porte la livrée.Gringalet, son fils, porte la blouse ; il ne sert personne etne sert à rien. Cette supériorité lui permet de malmener son pèresans manquer aux convenances.

C’est ce que Mlle Suzanne comprit parfaitementet son amitié pour Gringalet ne fut point diminuée. Gringalet est,en effet, un personnage sympathique. Il est grêle et mince ;mais son esprit est plein de ressources. C’est lui qui rosse legendarme. À six ans, Mlle Suzanne a son opinion faite sur lesagents de l’autorité : elle est contre eux et rit quandPandore est bâtonné. Elle a tort sans doute. Pourtant, il medéplairait, je l’avoue, qu’elle n’eût point ce tort. J’aime qu’àtout âge on soit un peu mutin. Celui qui vous parle est un paisiblecitoyen, respectueux de l’autorité et fort soumis aux lois ;cependant si, devant lui, on joue un bon tour à un gendarme, à unsous-préfet ou à un garde champêtre, il sera le premier à en rire.Mais nous en étions à une contestation entre Guignol etGringalet.

Mlle Suzanne donne raison à Gringalet. Jedonne raison à Guignol. Écoutez et jugez : Guignol etGringalet ont longtemps cheminé pour atteindre un villagemystérieux, qu’eux seuls ont découvert et où courraient en fouleles hommes hardis et cupides, s’ils le connaissaient. Mais cevillage est mieux caché que ne le fut, pendant cent années, lechâteau de la Belle au bois dormant. Il y a quelque magie àcela ; car le lieu est habité par un enchanteur, qui réserveun trésor à quiconque sortira victorieux de plusieurs épreuves,dont l’idée seule fait frémir d’épouvante.

Nos deux voyageurs entrent dans la régionenchantée, avec des dispositions bien dissemblables. Guignol estlas ; il se couche. Son fils lui reproche cette mollesse.

« Est-ce ainsi, lui dit-il, que nous nousemparerons des trésors que nous sommes venus chercher ? »Et Guignol répond :

« Est-il un trésor qui vaille lesommeil ? » J’aime cette réponse. Je vois en Guignol unsage qui sait la vanité de toute chose, et qui aspire au reposcomme à l’unique bien après les agitations coupables ou stériles dela vie. Mais Mlle Suzanne le tient pour un lourdaud qui dort mal àpropos et perdra, par sa faute, les biens qu’il était venuchercher, de grands biens, peut-être : des rubans, des gâteauxet des fleurs. Elle loue Gringalet de son zèle à conquérir cestrésors magnifiques.

Les épreuves, je l’ai dit, sont terribles. Ilfaut affronter un crocodile et tuer le Diable. Je dis àSuzanne :

« Mam’selle Suzon, voilà leDiable ! » Elle me répond :

« Ça, c’est un nègre ! » Cetteréponse, empreinte de rationalisme, me désespère.

Mais moi, qui sais à quoi m’en tenir,j’assiste avec intérêt à la lutte du Diable et de Gringalet. Lutteterrible qui finit par la mort du Diable. Gringalet a tué leDiable !

Franchement, ce n’est pas ce qu’il a fait demieux, et je comprends que les spectateurs plus spiritualistes quemam’selle Suzon restent froids et même un peu effrayés.

Le Diable mort, adieu le péché !Peut-être la beauté, cette alliée du Diable, s’en ira-t-elle aveclui ! peut-être ne verrons-nous plus les fleurs dont ons’enivre et les yeux dont on meurt ! Alors quedeviendrons-nous en ce monde ? Nous restera-t-il même laressource d’être vertueux ? J’en doute.

Gringalet n’a pas assez considéré que le malest nécessaire au bien, comme l’ombre à la lumière ; que lavertu est toute dans l’effort et que, si l’on n’a plus de diable àcombattre, les saints seront aussi désœuvrés que les pécheurs. Ons’ennuiera mortellement. Je vous dis qu’en tuant le Diable,Gringalet a commis une grave imprudence.

Polichinelle est venu nous faire la révérence,la toile est tombée, les petits garçons et les petites filles s’ensont allés, et je reste plongé dans mes réflexions. Mam’selleSuzon, qui me voit songeur, me croit triste. Elle a communémentcette idée que les gens qui réfléchissent sont des malheureux.C’est avec une pitié délicate qu’elle me prend la main et medemande pourquoi j’ai du chagrin.

Je lui avoue que je suis fâché que Gringaletait tué le Diable.

Alors elle me passe ses petits bras autour ducou et, approchant ses lèvres de mon oreille :

« Je vais te dire une chose :Gringalet a tué le nègre, mais il ne l’a pas tué pour debon. » Cette parole me rassure ; je me dis que le Diablen’est pas mort, et nous partons contents.

LES AMIS DE SUZANNE

I – ANDRÉ

Vous avez connu le docteur Trévière. Vous vousrappelez sa large face ouverte et lumineuse et son beau regardbleu.

Il avait la main et l’âme d’un grandchirurgien. On admirait sa présence d’esprit dans les circonstancesdifficiles.

Un jour qu’il faisait, à l’amphithéâtre, unegrave opération, le patient, à demi opéré, tomba dans une extrêmefaiblesse. Plus de chaleur, plus de circulation ; l’hommepassait. Alors Trévière le saisit à deux bras, poitrine contrepoitrine, et secoua avec la puissance d’un lutteur ce corpssanglant et mutilé. Puis il reprit son scalpel et le mania aveccette audace prudente qui lui était habituelle. La circulationétait rétablie, l’homme était sauvé.

En quittant le tablier, Trévière redevenaitnaïf et bonhomme. On aimait son gros rire. Quelques mois aprèsl’opération que je viens de rappeler, il se fit, en essuyant sonbistouri, une piqûre à laquelle il ne prit pas garde et qui luiinocula une affection purulente dont il mourut en deux jours, àl’âge de trente-six ans. Il laissait une femme et un enfant qu’iladorait.

On voyait, tous les jours de soleil, sous lessapins du bois de Boulogne, une jeune femme en deuil qui faisait dela guipure et regardait par-dessus son aiguille un petit garçon àquatre pattes entre sa pelle, sa brouette et des petits tas deterre. C’était Mme Trévière. Le soleil caressait la chaudepâleur de sa face et un trop-plein de vie et d’âme s’échappait eneffluves de sa poitrine, parfois oppressée, et de ses grands yeuxbruns pailletés d’or. Elle couvait du regard son enfant, qui, pourlui montrer les « pâtés » de terre qu’il avait faits,levait sa tête rousse et ses yeux bleus, la tête et les yeux de sonpère.

Il était rond et rose. Puis il s’amincit engrandissant, et ses joues, tiquetées de taches de rousseur,pâlirent. Sa mère s’inquiétait. Parfois, tandis qu’il s’amusait àcourir dans le Bois avec ses petits camarades, s’il frôlait lachaise où elle brodait, elle le saisissait au vol, lui soulevait lementon sans rien dire, fronçait le sourcil en examinant ce visagepâlot et secouait imperceptiblement la tête, tandis qu’il reprenaitsa volée. La nuit, au moindre bruit, elle se relevait et restaitnu-pieds, penchée sur le petit lit. Des médecins, anciens camaradesde son mari, la rassurèrent.

L’enfant n’était que délicat. Mais il luifallait la pleine campagne.

Mme Trévière fit ses malles et partitpour Brolles, où les parents de son mari étaient cultivateurs. Carvous savez que Trévière était fils de paysans et que, jusqu’à douzeans, il dénicha des merles en revenant de l’école.

On s’embrassa sous les jambons pendus auxsolives de la salle enfumée. La mère Trévière, accroupie devant lestisons de la grande cheminée et ne lâchant pas la queue de lapoêle, regardait d’un œil méfiant la Parisienne et sa bonne. Maiselle trouva le petit « bien mignon et tout le portrait de sonpère ». Quant au bonhomme Trévière, sec et roide dans sa vestede gros drap, il était bien content de voir son petit-filsAndré.

On n’avait pas fini de souper, et déjà Andrédonnait de gros baisers à son grand-papa, dont le menton piquait,piquait. Puis, monté tout droit sur les genoux du bonhomme, il luienfonçait le poing dans la joue, en lui demandant pourquoi c’étaitcreux.

« Parce que je n’ai plus de dents.

– Et pourquoi tu n’as plus de dents ?

– Parce qu’elles étaient devenues noires etque je les ai semées dans le sillon pour voir s’il n’en pousseraitpoint des blanches. » Et André riait de tout son cœur. Lesjoues de son grand-père, c’était bien autre chose que les joues desa maman !

On avait réservé à la Parisienne et au petitla chambre d’honneur, où était le lit nuptial, dans lequel lesbonnes gens n’avaient couché qu’une fois, et l’armoire de chêne,bourrée de linge, fermée à clef. La couchette qui avait toutefoisservi à l’enfant de la maison avait été tirée du grenier pour lepetit-fils. On l’avait dressée dans le coin le plus abrité, sousune tablette chargée de pots de confitures.

Mme Trévière, en femme ordonnée, fit,pour se reconnaître, trente-six petits tours sur le plancher desapin qui craquait. Mais elle eut la déception de ne découvriraucun porte-manteau.

Le plafond à poutres saillantes et les mursétaient blanchis à la chaux. Mme Trévière remarqua peu lesimages coloriées qui égayaient cette belle chambre ; pourtant,elle vit au-dessus du lit nuptial une gravure représentant desenfants en veste noire et en pantalon blanc, un brassard au coude,un cierge à la main, défilant dans une église gothique. Elle lutau-dessous cette formule gravée, avec les noms, date et signatureremplis à la main :

« Je, soussigné, certifie quePierre-Agénor Trévière a fait sa première communion, dans l’égliseparoissiale de Brolles, le 15 mai 1849.

« Gontard, curé. »

La veuve lut et poussa un soupir, un de cessoupirs de femme raisonnable et forte qui sont, avec les larmesd’amour, les plus beaux trésors de la terre. Ceux qui sont aimés nedevraient pas mourir.

Quand elle eut déshabillé André :

« Allons, lui dit-elle, fais taprière. » Il murmura :

« Maman, je t’aime. » Et, sur cettedévotion, laissant tomber sa tête et fermant les, deux poings, ils’endormit en paix.

À son réveil, il découvrit la basse-cour.Surpris, émerveillé, enchanté, il vit les poules, la vache, levieux cheval borgne et le cochon. Le cochon surtout le ravit. Et lecharme dura des jours et des jours. Quand c’était l’heure du repas,on parvenait à grand-peine à le ramener, couvert de paille et defumier, avec des toiles d’araignée dans les cheveux et du purindans les bottines, les mains noires, les genoux écorchés, les jouesroses, riant, heureux.

« Ne m’approche pas, petitmonstre ! » lui criait sa mère.

Et c’étaient des embrassements sans fin.

Assis devant la table, sur le bord de labancelle, et mordant un énorme pilon de volaille, il avait l’aird’un petit Hercule dévorant sa massue.

Il mangeait sans s’en apercevoir, oubliait deboire et babillait.

« Maman, qu’est-ce que c’est qu’un pouletvert ?

– Cela ne peut être qu’un perroquet »,répondit trop légèrement la Parisienne.

C’est ainsi qu’André fut induit à désigner parle nom de perroquets les canards de son grand-père, ce qui rendaitses récits prodigieusement obscurs.

Mais il ne s’en laissait pas facilementimposer.

« Maman, sais-tu ce que grand-père m’adit ? Il m’a dit que c’étaient les poules qui faisaient lesœufs. Mais je sais bien que non. Je sais bien que c’est le fruitierde l’avenue de Neuilly qui fait les œufs ; alors on les porteaux poules pour qu’elles les réchauffent. Car, comment veux-tu,maman, que les poules fassent des œufs, puisqu’elles n’ont pas demains ? » Et André continua à explorer la nature. En sepromenant dans la forêt avec sa maman, il éprouvait toutes lesémotions de Robinson Crusoé. Un jour, tandis que Mme Trévière,assise sous un chêne au bord de la route, travaillait à sa guipure,il trouva une taupe. C’est très grand, une taupe. Il est vrai quecelle-là était morte. Elle avait même du sang au museau. Sa mamanlui cria :

« André ! veux-tu bien laisser ceshorreurs… Tiens, regarde vite là, dans l’arbre. » Et ilaperçut un écureuil qui sautait dans les branches.

Sa maman avait raison : un écureuilvivant est plus joli qu’une taupe morte.

Mais il était parti trop vite, et Andrédemandait si les écureuils ont des ailes, quand un passant, dont laface mâle et franche était encadrée d’une belle barbe brune, tirason chapeau de paille et s’arrêta devant Mme Trévière.

« Bonjour, madame ; vous vous portezbien ? Comme on se retrouve ! voilà votre petitbonhomme ? Il est très gentil.

On m’avait bien dit que vous logiez ici chezle père Trévière… Excusez-moi. Je le connais depuis silongtemps !

– Nous sommes venus ici parce que mon petitgarçon avait besoin du grand air. Mais vous, monsieur, je merappelle que vous habitiez déjà dans ces parages quand j’avais monmari. » Comme la voix de la jeune veuve s’éteignait, il repritd’un ton grave :

« Je sais, madame. » Et, trèsnaturellement, il inclina la tête comme pour saluer au passage lesouvenir d’un grand deuil.

Puis, après un moment de silence :

« C’était le bon temps ! Que debraves gens il y avait alors, qui sont partis depuis ! Mespauvres paysagistes !

Mon pauvre Millet ! C’est égal. Je suisresté l’ami des peintres, comme ils m’appellent tous là-bas, àBarbizon. Je les connais tous. Ce sont de bons enfants.

– Et votre fabrique ?

– Ma fabrique ? elle va touteseule. » André vint se jeter entre eux.

« Maman ! maman ! il y a sousune grosse pierre des bêtes au Bon Dieu. Il y en a au moins unmillion, vrai !

– Tais-toi et va jouer », lui réponditsèchement sa mère.

L’ami des peintres reprit de sa belle voixchaude :

« Cela fait plaisir de se revoir !Les amis me demandent bien souvent ce qu’est devenue la belleMme Trévière. Je leur dirai qu’elle est toujours et plus quejamais la belle Mme Trévière. Au revoir, madame.

– Bonjour, monsieur Lassalle. » Andréreparut.

« Maman, est-ce que toutes les bêtes nesont pas au Bon Dieu ? Est-ce qu’il y a des bêtes auDiable ? Maman ? tu ne me réponds pas… Pourquoi ?»Et il la tira par sa jupe. Alors elle le gronda.

« André, il ne faut pas m’interrompre,quand je parle à quelqu’un. Tu m’entends ?

– Pourquoi ?

– Parce que ce n’est pas poli. » Il y eutquelques larmes qui finirent par un sourire dans des baisers. Cefut encore une jolie journée. On voit sur les campagnes de cesciels humides et traversés de rayons qui attristent etcharment.

À quelques jours de là, par une grosse pluie,M. Lassalle, haut botté, fit une visite à la jeune veuve.

« Bonjour, madame. Eh bien, pèreTrévière, plus solide que jamais ?…

– Le coffre est encore bon, mais les jambes nevalent plus rien.

– Et vous, la mère ? toujours le nez surla marmite, donc ? vous goûtez la soupe. C’est d’une bonnecuisinière. » Et ces familiarités faisaient sourire la vieilledont les prunelles pétillaient entre les pommettes ridées.

Il prit André sur ses genoux et lui pinça lesjoues. Mais l’enfant se dégagea brusquement et alla enfourcher lesjambes de son grand-père.

« Tu es le cheval. Je suis le postillon.Hue ! Plus fort, plus fort !… » La visite se passasans que la veuve et le visiteur eussent échangé quatre paroles,mais leurs regards avaient plusieurs fois croisé des lueurs, commeces éclairs qui jaillissent entre ciel et terre dans les chaudesnuits d’été.

« Papa, est-ce que vous connaissezbeaucoup ce monsieur ? demanda la jeune femme, avec un aird’indifférence.

– Je le connaissais avant qu’il portâtculottes. Et qu’est-ce qui ne connaissait pas son père dans lepays ? Des braves gens tout à fait, tout francs et tout ronds.Ils ont du bien. M. Philippe… (nous l’appelonsM. Philippe) n’emploie pas moins de soixante ouvriers dans sonusine. » André crut le moment venu d’exprimer sonsentiment :

« Il est vilain, le monsieur »,dit-il.

Sa maman lui répondit vivement que, s’il neparlait que pour dire des sottises, il ferait mieux de setaire.

Depuis lors, le hasard voulut queMme Trévière rencontrât M. Lassalle à tous les tournantsde la route.

Elle devenait inquiète, distraite, songeuse.Elle tressaillait au bruit du vent dans les feuilles. Elle oubliaitsa guipure commencée et prenait l’habitude de soutenir son mentondans le creux de sa main.

Un soir d’automne, tandis qu’une grandetempête, venue de la mer, passait avec de longs hurlements sur lamaison du père Trévière et sur toute la contrée, la jeune femme euthâte de renvoyer la bonne qui faisait le feu et de coucher André.Pendant qu’elle lui tirait ses bas de laine et qu’elle tâtait àpleines mains les petits pieds froids, lui, écoutant lesgrondements sourds du vent et les tintements de la pluie contre lesvitres, il noua ses deux bras sur le cou de sa mère penchée.

« Maman, dit-il, j’ai peur. » Maiselle, en lui donnant un baiser :

« Ne t’agite pas, dors, mon chéri. »fuis elle alla s’asseoir près du feu et lut une lettre.

À mesure qu’elle lisait, ses joues secoloraient ; un souffle chaud lui montait de la poitrine. Et,quand elle eut fini de lire, elle resta étendue dans son fauteuil,les mains inertes et l’âme perdue dans un rêve. Ellesongeait :

« Il m’aime ; il est si bon, sifranc, si honnête ! Les soirées d’hiver sont bien tristesquand on est seule. Il s’est montré si délicat avec moi !Certainement, il a beaucoup de cœur.

J’en vois la preuve, rien qu’à la manière dontil m’a fait sa demande. » Alors ses yeux rencontrèrent lagravure de la première communion. Je, soussigné, certifie quePierre-Agénor Trévière…

Elle baissa les yeux. Puis elle songea denouveau.

« Une femme ne sait pas bien élever touteseule un garçon… André aura unpère. »« Maman ! » Cet appel, sorti du petitlit, la fit tressaillir.

« Que me veux-tu, André ? Tu es bienagité ce soir !

– Maman, je pensais à une chose.

– Au lieu de dormir… À laquelle ?

– Papa est mort, n’est-ce pas ?

– Oui, mon pauvre enfant.

– Alors il ne reviendra plus !

– Hélas ! non, mon chéri.

– Eh bien, maman, c’est bien heureux tout demême.

Parce que Je t’aime tant, vois-tu,maman ! tant, que jet aime pour tous les deux. Et, s’ilrevenait, je ne pourrais plus l’aimer du tout. » Elle leconsidéra quelque temps avec inquiétude et retomba dans lefauteuil, où elle resta immobile, la tête dans les mains.

Il y avait déjà plus de deux heures quel’enfant dormait aux bruits de la tempête quand, s’étant approchéede lui elle soupira tout bas : ‘« Dors ! il nereviendra pas. » Et Pourtant deux mois plus tard il revint. Ilrevint sous la grosse figure hâlée de M. Lassalle, le nouveaumaître de la maison. Et le petit André recommença de jaunir, demaigrir et de tomber en langueur.

Maintenant il est guéri. Et il aime sa bonnecomme autrefois il aimait sa mère. Il ne sait pas que sa bonne a unamoureux.

II – PIERRE

« Quel âge a votre petit garçon,madame ? » À cette question, elle regarde son petitgarçon comme on regarde la pendule pour voir l’heure. Et ellerépond :

« Pierre ! il a vingt-neuf mois,madame. » Il valait autant dire deux ans et demi ; mais,comme le petit Pierre a beaucoup d’esprit et fait mille chosesétonnantes pour son âge, on craint de rendre les autres mères unpeu moins jalouses, si on le leur présente un peu plus âgé qu’iln’est, et par conséquent un peu moins prodigieux.

C’est pour une autre raison encore qu’elle neveut pas qu’on lui vieillisse son Pierre d’un seul jour. Ah !c’est qu’elle veut le garder tout petit, tout bébé. Elle sent bienque, plus il grandira, moins il sera son enfant. Elle sent qu’illui échappe peu à peu. Hélas ! ils ne cherchent qu’à sedétacher, ces petits ingrats. La première séparation date de leurnaissance. Alors, on a beau être leur mère, on n’a plus qu’un seinet deux bras pour les retenir.

Tout cela fait que Pierre a tout justevingt-neuf mois.

C’est, d’ailleurs, un bel âge et quim’inspire, pour ma part, beaucoup de considération ; j’aiplusieurs amis de cet âge dont les procédés sont excellents à monégard. Mais aucun de ces jeunes amis n’a autant d’imagination quePierre.

Pierre assemble les idées avec une extrêmefacilité et un peu de caprice.

Il se rappelle certaines idées très anciennes.Il reconnaît des visages absents depuis plus d’un mois. Ildécouvre, dans les images coloriées qu’on lui donne, milleparticularités qui le charment et l’inquiètent. Quand il feuillettele livre illustré qu’il préfère et dont il n’a déchiré que lamoitié des pages, ses joues se tachent de rouge, et une lueur tropvive passe dans ses yeux.

Sa mère a peur de ce teint-là et de cesyeux-là ; elle craint que trop de travail ne fatigue une têtesi petite et molle encore ; elle craint la fièvre, elle crainttout. Elle a peur de porter malheur à l’enfant dont elle s’estenorgueillie. Elle en est presque à souhaiter que son petit garçon,dont elle fut si fière, ressemble au petit du boulanger qu’ellevoit tous les jours sur le pas de la boutique, avec une face énormeet plate, des yeux bleus sans regard, une bouche perdue sous lesjoues et un air de santé bête.

Il ne donne pas d’inquiétude, au moins,celui-là ! Tandis que Pierre change de couleur à chaqueinstant ; il a ses petites mains brûlantes, et il dort dansson berceau d’un sommeil agité.

Le médecin n’aime guère, non plus, que notrepetit ami regarde des images. Il recommande le calme des idées.

Il fit :

« Élevez-le comme un petit chien. Cen’est pourtant pas difficile ! » En quoi il setrompe ; c’est, au contraire, très difficile. Le docteur n’aaucune idée de la psychologie d’un petit garçon de vingt-neuf mois.Et puis le docteur est-il sûr que les petits chiens s’élèvent tousdans le calme de la pensée ? J’en ai connu un qui, âgé de sixsemaines environ, rêvait toute la nuit et passait, dans sonsommeil, du rire aux larmes avec une rapidité pénible. Ilemplissait ma chambre de l’expression des sentiments les plusdésordonnés. Est-ce du calme, cela ?

Non pas ! Aussi le petit animal faisaitcomme Pierre : il maigrissait. Il vécut pourtant. Pierre a demême en lui les germes d’une généreuse vie. Il n’est atteint dansaucun organe essentiel. Mais on voudrait le voir moins maigre etmoins pâle.

Paris convient mal à ce petit Parisien. Cen’est pas qu’il s’y déplaise. Au contraire, il s’y amusetrop ; il y est attiré par trop de formes, de couleurs et demouvements ; il a trop à sentir et à comprendre ; il s’yfatigue.

Au mois de juillet, sa mère l’emmena tout pâleet mince dans un petit coin de la Suisse, où l’on ne voyait que dessapins aux flancs de la montagne, de l’herbe et des vaches au creuxde la vallée.

Un tel repos sur le sein de la grande et calmenourrice dura trois mois, trois mois pleins de riantes images etpendant lesquels beaucoup de pain bis fut mangé. Et je vis revenir,dans les premiers jours d’octobre, un petit Pierre nouveau,régénéré ; un petit Pierre bruni, doré, cuit, presque joufflu,les mains noires, la voix grosse et le rire gros.

« Regardez mon Pierre, il est affreux,disait la maman joyeuse ; il a les couleurs d’un bébé àvingt-neuf sous ! » Mais elles ne durèrent pas, cescouleurs. Bébé pâlit, redevint nerveux, délicat, avec quelque chosede trop rare et de trop fin. Paris reprenait son influence. Je veuxdire le Paris spirituel, qui n’est nulle part et qui est partout,le Paris qui inspire le goût et l’esprit, qui trouble, qui faitqu’on s’ingénie, même quand on est tout petit.

Et voilà Pierre de nouveau blêmissant etrougissant sur des images. vers la fin de décembre, je le trouvainerveux avec des yeux énormes et de petites mains sèches. Ildormait mal et ne voulait plus manger.

Le médecin disait :

« Il n’a rien ; faites-lemanger. » Mais le moyen ? Sa pauvre mère avait essayé detout, et rien n’avait réussi. Elle en pleurait, et Pierre nemangeait pas.

La nuit de Noël apporta à Pierre despolichinelles, des chevaux et des soldats en grand nombre. Et, lelendemain matin, devant la cheminée, la maman en peignoir, lesmains pendantes, regardait avec défiance toutes ces figuresgrimaçantes de jouets.

« Cela va encore l’exciter ! sedisait-elle. Il y en a trop ! » Et doucement, de peurd’éveiller Pierre, elle prit dans ses bras le polichinelle qui luiavait l’air méchant, les soldats qu’elle redoutait, les croyantfort capables d’entraîner plus tard son fils dans lesbatailles ; elle prit le bon cheval rouge lui-même, et ellealla, sur la pointe des pieds, cacher tous ces joujoux dans sonarmoire.

N’ayant laissé dans la cheminée qu’une boîtede bois blanc, le cadeau d’un pauvre homme, une bergerie detrente-neuf sous, elle alla s’asseoir près du petit lit, et regardadormir son fils. Elle était femme, et le petit air de fraudequ’avait sa bonne action la faisait sourire. Mais, voyant lespaupières bleuies du bébé, elle songea de nouveau :

« C’est horrible qu’on ne puisse pas lefaire manger, cet enfant ! » À peine habillé, le petitPierre ouvrit la boîte et vit les moutons, les vaches, les chevaux,les arbres, des arbres frisés. C’était, pour être exact, une fermeplutôt qu’une bergerie.

Il vit le fermier et la fermière. Le fermierportait une faux et la fermière un râteau. Ils allaient au préfaire les foins ; mais ils n’avaient pas l’air de marcher. Lafermière était vêtue d’un chapeau de paille et d’une roberouge.

Pierre lui donna des baisers et elle luibarbouilla la joue. Il vit la maison : elle était si petite,et si basse, que la fermière n’aurait pu s’y tenir debout ;mais cette maison avait une porte, et c’est à quoi Pierre lareconnut pour une maison.

Comment ces figures peintes sereflétèrent-elles dans les yeux barbares et frais d’un petitenfant ? On ne sait, mais ce fut une magie. Il les pressaitdans ses petits poings, qui en furent tout poissés ; il lesdressait sur sa petite table et les nommait par leurs noms avecl’accent de la passion :

Dada ! Toutou ! Moumou ! Ensoulevant un de ces étranges arbres verts, au tronc lisse et droitet dont le feuillage en copeaux forme un cône, il s’écria :« Un pin ! » Ce fut, pour sa mère, une sorte derévélation. Elle n’eût jamais trouvé cela. Et pourtant un arbrevert, en forme de cône, sur un fût droit, c’est certainement unsapin. Mais il fallait que Pierre le lui dit pour qu’elle s’enavisât :

« Ange ! » Et elle l’embrassasi fort, que la bergerie en fut aux trois quarts renversée.

Cependant Pierre découvrait aux arbres de laboîte une ressemblance avec des arbres qu’il avait vus là-bas dansla montagne, au bon air.

Il voyait encore d’autres choses que sa mamanne voyait pas. Tous ces petits morceaux de bois enluminésévoquaient en lui des images touchantes. Il revivait par eux dansune nature alpestre ; il était une seconde fois dans cetteSuisse qui l’avait si grassement nourri. Alors, les idées se liantles unes aux autres, il pensa à manger et dit :

« Je voudrais du lait et du pain. »Il but et mangea. L’appétit se réveilla. Il soupa le soir comme ilavait déjeuné le matin. Le lendemain, la faim lui revint enrevoyant la bergerie. Ce que c’est que d’avoir del’imagination ! Quinze jours après, c’était un gros petitbonhomme. Sa mère était ravie. Elle disait :

« Regardez donc : quellesjoues ! un vrai bébé à treize sous ! C’est la bergerie dece pauvre M. X… qui a fait cela. »

III – JESSY

Il y avait à Londres, sous le règned’Elizabeth, un savant nommé Bog, qui était fort célèbre, sous lenom de Bogus, pour un traité des Erreurs humaines, que personne neconnaissait.

Bogus, qui y travaillait depuis vingt-cinqans, n’en avait encore rien publié ; mais son manuscrit, misau net et rangé sur des tablettes dans l’embrasure d’une fenêtre,ne comprenait pas moins de dix volumes in-folio. Le premiertraitait de l’erreur de naître, principe de toutes les autres.

On voyait dans les suivants les erreurs despetits garçons et des petites filles, des adolescents, des hommesmûrs et des vieillards, et celles des personnages des diversesprofessions, tels que : hommes d’État, marchands, soldats,cuisiniers, publicistes, etc. Les derniers volumes, encoreimparfaits, comprenaient les erreurs de la république, quirésultent de toutes les erreurs individuelles et professionnelles.Et tel était l’enchaînement des idées, dans ce bel ouvrage, qu’onne pouvait retrancher une page sans détruire tout le reste. Lesdémonstrations sortaient les unes des autres, et il résultaitcertainement de la dernière que le mal est l’essence de la vie etque, si la vie est une quantité, on peut affirmer avec uneprécision mathématique qu’il y a autant de mal que de vie sur laterre.

Bogus n’avait pas fait l’erreur de se marier.Il vivait dans sa maisonnette seul avec une vieille gouvernantenommée Kat, c’est-à-dire Catherine, et qu’il appelait Clausentina,parce qu’elle était de Southampton.

La sœur du philosophe, d’un esprit moinstranscendant que celui de son frère, avait, d’erreur en erreur,aimé un marchand de draps de la Cité, épousé ce marchand et mis aumonde une petite fille nommée Jessy.

Sa dernière erreur avait été de mourir aprèsdix ans de ménage, et de causer ainsi la mort du marchand de draps,qui ne put lui survivre. Bogus recueillit chez lui l’orpheline, parpitié, et aussi dans l’espoir qu’elle lui fournirait un bonexemplaire des erreurs enfantines.

Elle avait alors six ans. Pendant les huitpremiers jours qu’elle fut chez le docteur, elle pleura et ne ditrien. Le matin du neuvième, elle dit à Bog :

« J’ai vu maman ; elle était touteblanche ; elle avait des fleurs dans un pli de sa robe ;elle les a répandues sur mon lit, mais je ne les ai pas retrouvéesce matin. Donne-les moi, dis, les fleurs de maman. » Bog notacette erreur, mais il reconnut, dans le commentaire qu’il en fit,que c’était une erreur innocente et en quelque sorte gracieuse.

À quelque temps de là, Jessy dit àBog :

« Oncle Bog, tu es vieux, tu eslaid ; mais je t’aime bien et il faut bien m’aimer. » Bogprit sa plume ; mais, reconnaissant, après quelque contentiond’esprit, qu’il n’avait plus l’air très jeune et qu’il n’avaitjamais été très beau, il ne nota pas la parole de l’enfant.Seulement il dit :

« Pourquoi faut-il t’aimer,Jessy ?

– Parce que je suis petite. »« Est-il vrai, se demanda Bog, est-il vrai qu’il faille aimerles petits ? il se pourrait ; car, dans le fait, ils ontgrand besoin qu’on les aime. Par là s’excuserait la commune erreurdes mères qui donnent à leurs petits enfants leur lait et leuramour. C’est un chapitre de mon traité qu’il va falloirreprendre. » Le matin de sa fête, le docteur, en entrant dansla salle où étaient ses livres et ses papiers et qu’il nommait salibrairie, sentit une bonne odeur et vit un pot d’œillets sur lerebord de sa fenêtre.

C’étaient trois fleurs, mais trois fleursécarlates que la lumière caressait joyeusement. Et tout riait dansla docte salle : le vieux fauteuil de tapisserie, la table denoyer ; les dos antiques des bouquins riaient dans leur veaufauve, dans leur parchemin et dans leur peau de truie. Bogus,desséché comme eux, se mit comme eux à sourire. Jessy lui dit enl’embrassant :

« Vois, oncle Bog, vois : ici, c’estle ciel (et elle montrait, à travers les vitres lamées de plomb, lebleu léger de l’air) ; puis, plus bas, c’est la terre, laterre fleurie (et elle montrait le pot d’œillets) ; puis,au-dessous, les gros livres noirs, c’est l’enfer. » Ces groslivres noirs étaient précisément les dix tomes du traité desErreurs humaines, rangés sous la fenêtre, dans l’embrasure. Cetteerreur de Jessy rappela au docteur son œuvre, qu’il négligeaitdepuis quelque temps pour se promener dans les rues et dans lesparcs avec sa nièce.

L’enfant découvrait mille choses aimables etles faisait découvrir en même temps à Bogus, qui n’avait guère desa vie mis le nez dehors. Il rouvrit ses manuscrits, mais il ne sereconnut plus dans son ouvrage, où il n’y avait ni fleurs niJessy.

Par bonheur, la philosophie lui vint en aideen lui suggérant cette idée transcendante que Jessy n’était bonne àrien. Il s’attacha d’autant plus solidement à cette vérité, qu’elleétait nécessaire à l’économie de son œuvre.

Un jour qu’il méditait sur ce sujet, il trouvaJessy qui, dans la librairie, enfilait une aiguille devant lafenêtre où étaient les œillets. Il lui demanda ce qu’elle voulaitcoudre.

Jessy lui répondit :

« Tu ne sais donc pas, oncle Bog, que leshirondelles sont parties ? » Bogus n’en savait rien, lachose n’étant ni dans Pline ni dans Avicenne. Jessycontinua :

« C’est Kat qui m’a dit hier…

– Kat ? s’écria Bogus, cette enfant veutparler de la respectable Clausentina !

– Kat m’a dit hier : « Les hirondellessont parties cette année plus tôt que de coutume ; cela nousprésage un hiver précoce et rigoureux. » voilà ce que m’a dit Kat.Et puis j’ai vu maman en robe blanche, avec une clarté dans lescheveux ; seulement elle n’avait pas de fleurs comme l’autrefois. Elle m’a dit : « Jessy, il faudra tirer du coffre lahouppelande fourrée de l’oncle Bog et la réparer si elle est enmauvais état. » Je me suis éveillée et, sitôt levée, j’ai tiré lahouppelande du coffre ; et, comme elle a craqué en plusieursendroits, je vais la recoudre. »

L’hiver vint et fut tel que l’avaient préditles hirondelles.

Bogus, dans sa houppelande, les pieds au feu,cherchait à raccommoder certains chapitres de son traité. Mais, àchaque fois qu’il parvenait à concilier ses nouvelles expériencesavec la théorie du mal universel, Jessy brouillait ses idées en luiapportant un pot de bonne ale, ou seulement en montrant ses yeux etson sourire.

Quand revint l’été, ils firent, l’oncle et lanièce, des promenades dans les champs. Jessy en rapportait desherbes qu’il lui nommait et qu’elle classait, le soir, selon leurspropriétés. Elle montrait, dans ces promenades, un esprit juste etune âme charmante. Or, un soir, comme elle étalait sur la table lesherbes cueillies dans le jour, elle dit à Bogus :

« Maintenant, oncle Bog, je connais parleur nom toutes les plantes que tu m’as montrées. voici celles quiguérissent et celles qui consolent. Je veux les garder, pour lesreconnaître toujours et les faire connaître à d’autres. Il mefaudrait un gros livre pour les sécher dedans.

– Prends celui-ci », dit Bog.

Et il lui montra le tome premier du traité desErreurs humaines.

Quand le volume eut une plante à chaquefeuillet, on prit le suivant, et, en trois étés, le chef-d’œuvre dudocteur fut complètement changé en herbier.

LA BIBLIOTHÈQUE DE SUZANNE

I – À MADAME D ***

Paris, le 15 décembre 188…

Voici venir le premier jour de l’an. Ce jourétant celui des dons et des souhaits, les enfants en ont lameilleure part.

Et c’est bien naturel. Ils ont grand besoinqu’on les aime.

Et puis ils ont cela de charmant, qu’ils sontpauvres. Ceux même d’entre eux qui sont nés dans le luxe n’ont rienque ce qu’on leur donne. Enfin, ils ne rendent pas ; c’estpourquoi il y a plaisir à leur faire des présents.

Rien n’est plus intéressant que de choisir lesjoujoux et les livres qui leur conviennent. J’écrirai quelque jourun essai philosophique sur les jouets. C’est un sujet qui me tente,mais que je n’ose aborder sans une longue et sérieusepréparation.

Aujourd’hui, je m’en tiendrai aux livresdestinés à récréer l’enfance, et, puisque vous avez bien voulu m’yinviter, je vous soumettrai, madame, quelques réflexions à cesujet.

Une question se pose tout d’abord. Faut-ildonner de préférence aux enfants des livres écrits spécialementpour eux ?

Pour répondre à cette question, l’expériencesuffit. Il est remarquable que les enfants montrent, la plupart dutemps, une extrême répugnance à lire les livres qui sont faits poureux. Cette répugnance ne s’explique que trop bien. Ils sentent, dèsles premières pages, que l’auteur s’est efforcé d’entrer dans leursphère au lieu de les transporter dans la sienne, qu’ils netrouveront pas, par conséquent, sous sa conduite, cette nouveauté,cet inconnu dont l’âme humaine a soif à tout âge. Ils sont déjàpossédés, ces petits, de la curiosité qui fait les savants et lespoètes. Ils veulent qu’on leur révèle l’univers, le mystiqueunivers. L’auteur qui les replie sur eux-mêmes et les retient dansla contemplation de leur propre enfantillage les ennuiecruellement.

C’est pourtant à cela qu’on s’applique, parmalheur, quand on travaille, comme on dit, pour le jeune âge. Onveut se rendre semblable aux petits. On devient enfant, sansl’innocence et la grâce. Je me rappelle un Collège incendié qu’onme donna avec les meilleures intentions du monde. J’avais sept anset je compris que c’était une niaiserie. Un autre Collège incendiém’eût dégoûté des livres, et j’adorais les livres.

« Il faut bien pourtant, me direz-vous,se mettre à la portée des jeunes intelligences. » Sans doute,mais on y réussit mal par le moyen ordinairement employé, quiconsiste à affecter la niaiserie, à prendre un ton béat, à diresans grâce des choses sans force, enfin à se priver de tout ce qui,dans une intelligence adulte, charme ou persuade.

Pour être compris de l’enfance, rien ne vautun beau génie. Les œuvres qui plaisent le mieux aux petits garçonset aux petites filles sont les œuvres magnanimes, pleines degrandes créations, dans lesquelles la belle ordonnance des partiesforme un ensemble lumineux, et qui sont écrites dans un style fortet plein de sens.

J’ai plusieurs fois fait lire à de très jeunesenfants quelques chants de l’Odyssée, dans une bonne traduction.Ces enfants étaient ravis. Le Don Quichotte est, moyennant delarges coupures, la lecture la plus agréable où puisse se plongerune âme de douze ans. Pour moi, dès que j’ai su lire, j’ai lu legénéreux livre de Cervantes, et je l’ai tant aimé et si bien senti,que c’est à cette lecture que je dois une forte part de la gaietéque j’ai encore aujourd’hui dans l’esprit.

Robinson Crusoé lui-même, qui est, depuis unsiècle, le classique de l’enfance, fut écrit en son temps pour degraves hommes, pour des marchands de la Cité de Londres et pour desmarins de Sa Majesté. L’auteur y mit tout son art, toute sarectitude d’esprit, son vaste savoir, son expérience. Et cela setrouva n’être que le nécessaire pour amuser des écoliers.

Les chefs-d’œuvre que je cite là contiennentun drame et des personnages. Le plus beau livre du monde n’a pas desens pour un enfant, si les idées y sont exprimées d’une façonabstraite. La faculté d’abstraire et de comprendre l’abstraction sedéveloppe tard et très inégalement chez les hommes. Mon professeurde sixième, qui, sans lui en faire un reproche, n’était ni unRollin ni un Lhomond, nous disait de lire pendant les vacances,pour nous délasser, le Petit Carême de Massillon. Mon professeur desixième nous disait cela pour nous faire croire qu’il se délassaitlui-même à cette lecture et nous étonner ainsi. Un enfant que lePetit Carême intéresserait serait un monstre. Je crois d’ailleursqu’il n’y a pas d’âge pour se plaire à de tels ouvrages.

Quand vous écrivez pour les enfants, ne vousfaites point une manière particulière. Pensez très bien, écriveztrès bien. Que tout vive, que tout soit grand, large, puissant dansvotre récit. C’est là l’unique secret pour plaire à voslecteurs.

Cela dit, j’aurais tout dit, si, depuis vingtans, nous n’avions en France et, je crois bien, dans le mondeentier, l’idée qu’il ne faut donner aux enfants que des livres descience, de peur de leur gâter l’esprit par de la poésie.

Cette idée est si profondément enracinée dansl’esprit public qu’aujourd’hui, quand on réimprime Perrault, c’estseulement pour les artistes et les bibliophiles. Voyez, parexemple, les éditions qu’en ont données Perrin et Lemerre.

Elles vont dans les bibliothèques des amateurset se relient en maroquin plein avec des dorures au petit fer.

Par contre, les catalogues illustrés deslivres d’étrennes enfantines présentent aux yeux, pour les séduire,des crabes, des araignées, des nids de chenille, des appareils àgaz. C’est à décourager d’être enfant. À chaque fin d’année, lestraités de vulgarisation scientifique, innombrables comme les lamesde l’Océan, inondent et submergent nous et nos familles. Nous ensommes aveuglés, noyés. Plus de belles formes, plus de noblespensées, plus d’art, plus de goût, rien d’humain. Seulement desréactions chimiques et des états physiologiques.

On m’a montré hier l’Alphabet des Merveillesde l’Industrie !

Dans dix ans, nous serons tousélectriciens.

M. Louis Figuier, qui pourtant est unhomme de bien, sort de sa placidité ordinaire à la seule pensée queles petits garçons et les petites filles de France peuventconnaître encore Peau-d’Âne. Il a composé une préface tout exprèspour dire aux parents de retirer à leurs enfants les Contes dePerrault et de les remplacer par les ouvrages du docteur LudovicusFicus son ami. « Fermez-moi ce livre, mademoiselle Jeanne,laissez là, s’il vous plaît, « l’oiseau bleu, couleur du temps » quevous trouvez si aimable et qui vous fait pleurer, et étudiez vitel’éthérisation. Il serait beau qu’à sept ans vous n’eussiez pasencore une opinion faite sur la puissance anesthésique du protoxyded’azote ! » M. Louis Figuier a découvert que lesfées sont des êtres imaginaires. C’est pourquoi il ne peut souffrirqu’on parle d’elles aux enfants. Il leur parle du guano, qui n’arien d’imaginaire. – Eh bien, docteur, les fées existentprécisément parce qu’elles sont imaginaires. Elles existent dansles imaginations naïves et fraîches, naturellement ouvertes à lapoésie toujours jeune des traditions populaires.

Le moindre petit livre qui inspire une idéepoétique, qui suggère un beau sentiment, qui remue l’âme enfin,vaut infiniment mieux, pour l’enfance et pour la jeunesse, que tousvos bouquins bourrés de notions mécaniques.

Il faut des contes aux petits et aux grandsenfants, de beaux contes en vers ou en prose, des écrits qui nousdonnent à rire ou à pleurer, et qui nous mettent dansl’enchantement.

Je reçois aujourd’hui même, avec bien duplaisir, un livre qui s’appelle Le Monde enchanté, et qui contientune douzaine de contes de fées.

L’aimable et savant homme qui les a réunis,M. de Lescure, montre, dans sa préface, à quel besoinéternel de l’âme répond la féerie.

« Le besoin, dit-il, d’oublier la terre,la réalité, leurs déceptions, leurs affronts, si durs aux âmesfières, leurs chocs brutaux, si douloureux aux sensibilitésdélicates, est un besoin universel. Le rêve, plus que le rire,distingue l’homme des animaux et établit sa supériorité. »

Eh bien, ce besoin de rêver, l’enfantl’éprouve. Il sent son imagination qui travaille, et c’est pourcela qu’il veut des contes.

Les conteurs refont le monde à leur manière etils donnent aux faibles, aux simples, aux petits, l’occasion de lerefaire à la leur. Aussi ont-ils l’influence la plus sympathique.Ils aident à imaginer, à sentir, à aimer.

Et ne craignez point qu’ils trompent l’enfanten peuplant son esprit de nains ou de fées. L’enfant sait bien quela vie n’a point de ces apparitions charmantes. C’est votre scienceamusante qui le trompe ; c’est elle qui sème des erreursdifficiles à corriger. Les petits garçons qui n’ont point dedéfiance se figurent, sur la foi de M. Verne, qu’on va en obusdans la lune et qu’un organisme peut se soustraire sans dommage auxlois de la pesanteur.

Ces caricatures de la noble science desespaces célestes, de l’antique et vénérable astronomie sont sansvérité comme sans beauté.

Quel profit tirent les enfants d’une sciencesans méthode, d’une littérature faussement pratique qui ne parle nià l’intelligence ni au sentiment ?

Il faudrait en revenir aux belles légendes àpoésie des poètes et des peuples, à tout ce qui donne le frisson dubeau.

Hélas ! notre société est pleine depharmaciens qui craignent l’imagination. Et ils ont bien tort.C’est elle, avec ses mensonges, qui sème toute beauté et toutevertu dans le monde. On n’est grand que par elle. O mères !n’ayez pas peur qu’elle perde vos enfants : elle les gardera,au contraire, des fautes vulgaires et des erreurs faciles.

II – DIALOGUE SUR LES CONTES DE FÉES –LAURE, OCTAVE, RAYMOND

LAURE

La bande de pourpre qui barrait le couchant apâli et l’horizon s’est teint d’une lueur orangée, au-dessus delaquelle le ciel est d’un vert très pâle, voici la premièreétoile ; elle est toute blanche et elle tremble… Mais j’endécouvre une autre et une autre encore, et tout à l’heure on nepourra plus les compter. Les arbres du parc sont noirs et semblentagrandis. Ce petit chemin, qui descend là-bas entre des haiesd’épines et dont je connais tous les cailloux, me paraît, à l’heurequ’il est, profond, aventureux et mystérieux, et je m’imagine,malgré moi, qu’il mène dans des contrées semblables à celles qu’onvoit dans les rêves. La belle nuit ! et comme il est bon derespirer ! Je vous écoute, mon cousin ; parlez-nous descontes de fées, puisque vous avez tant de choses curieuses à nousen dire. Mais, de grâce, ne me les gâtez pas. Je vous préviens queje les adore. C’est à ce point que j’en veux un petit peu à mafille, qui me demande si les ogres et les fées, « c’estvrai ».

RAYMOND

C’est un enfant du siècle. Le doute lui pousseavant les dents de sagesse. Je ne suis pas de l’école de cettephilosophe en jupe courte, et je crois aux fées. Les fées existent,cousine, puisque les hommes les ont faites. Tout ce qu on imagineest réel : il n’y a même que cela qui soit réel. Si un vieuxmoine venait me dire : « J’ai vu le Diable ; il aune queue et des cornes », je répondrais à ce vieuxmoine :

« Mon père, en admettant que, par hasard,le Diable n’existât pas, vous l’avez créé ; maintenant, à coupsûr, il existe.

Gardez-vous-en ! » Cousine, croyezaux fées, aux ogres et au reste.

LAURE

Parlons des fées, et laissons le reste. vousnous disiez tantôt que des savants s’occupent de nos contes bleus.Je vous le répète, j’ai une peur affreuse qu’ils ne me lesgâtent.

Tirer le petit Chaperon rouge de la« nursery » pour le mener à l’Institut !Imagine-t-on cela !

OCTAVE

Je croyais les savants d’aujourd’hui plusdédaigneux ; mais je vois que vous êtes bons princes et quevous ne méprisez pas des récits parfaitement absurdes et d’uneextrême puérilité.

LAURE

Les contes de fées sont absurdes et puérils,cela est sûr.

Mais j’ai bien de la peine à en convenir, tantje les trouve jolis.

RAYMOND

Convenez-en, cousine, convenez-en sanscrainte. L’Iliade est enfantine aussi, et c’est le plus beau poèmequ’on puisse lire. La poésie la plus pure est celle des peuplesenfants. Les peuples sont comme le rossignol de la chanson :ils chantent bien tant qu’ils ont le cœur gai. En vieillissant, ilsdeviennent graves, savants, soucieux, et leurs meilleurs poètes nesont plus que des rhéteurs magnifiques. Certes, La Belle au boisdormant est chose puérile.

C’est ce qui la fait ressembler à un chant del’Odyssée. Cette belle simplicité, cette divine ignorance dupremier âge qu’on ne retrouve pas dans les ouvrages littéraires desépoques classiques, est conservée en fleur avec son parfum dans lescontes et les chansons populaires. Ajoutons bien vite, commeOctave, que ces contes sont absurdes. S’ils n’étaient pas absurdes,ils ne seraient pas charmants.

Dites-vous bien que les choses absurdes sontles seules agréables, les seules belles, les seules qui donnent dela grâce à la vie et qui nous empêchent de mourir d’ennui. Unpoème, une statue, un tableau raisonnables feraient bâiller tousles hommes, même les hommes raisonnables. Tenez, cousine, cesvolants à votre jupe, ces plissés, ces bouillons, ces nœuds, toutce jeu d’étoffes est absurde, et c’est délicieux. Je vous en faismon compliment.

LAURE

Ne parlez point chiffons ; vous n’yentendez rien. Je vous accorde qu’il ne faut pas être trop unimentraisonnable en art. Mais dans la vie…

RAYMOND

Il n’y a de beau dans la vie que les passions,et les passions sont absurdes. La plus belle de toutes est la plusdéraisonnable de toutes : c’est l’amour. Il y a une passionmoins absurde que les autres, c’est l’avarice ; aussi est-elleeffroyablement laide. « Les fous seuls m’amusent »,disait Dickens. Malheur à qui ne ressemble pas quelquefois à donQuichotte et ne prit jamais des moulins à vent pour desgéants ! Ce magnanime don Quichotte était son propreenchanteur. Il égalait la nature à son âme.

Ce n’est être point dupe, cela ! Lesdupes sont ceux qui ne voient devant eux rien de beau ni degrand.

OCTAVE

Il me semble, Raymond, que cette absurdité,que vous admirez si fort, a sa source dans l’imagination et que ceque vous venez de nous dire sous une forme brillante et paradoxalepeut se traduire tout uniment ainsi : l’imagination fait d’unhomme ému un artiste, et d’un brave homme un héros.

RAYMOND

Vous exprimez assez exactement une des facesde ma pensée ; mais je voudrais bien savoir ce que vousentendez par le mot imagination et si, dans votre esprit, c’est lafaculté de se représenter des choses qui sont ou des choses qui nesont pas.

OCTAVE

Je suis un homme qui ne sait que planter deschoux, et je parle de l’imagination comme un aveugle descouleurs.

Mais je crois qu’elle n’est digne de son nomque quand elle donne l’être à des formes ou à des âmes nouvelles,en un mot, quand elle crée.

RAYMOND

L’imagination, telle que vous la définissez,n’est point une faculté humaine. L’homme est absolument incapabled’imaginer ce qu’il n’a ni vu, ni entendu, ni senti, ni goûté.

Je ne me mets pas à la mode et m’en tiens àmon vieux Condillac. Toutes les idées nous viennent par les sens,et l’imagination consiste, non pas à créer, mais à assembler desidées.

LAURE

Osez-vous parler ainsi ? Je puis, quandje veux, voir des anges.

RAYMOND

vous voyez des enfants avec des ailes d’oie.Les Grecs voyaient des centaures, des sirènes, des harpies, parcequ’ils avaient vu précédemment des hommes, des chevaux, des femmes,des poissons et des oiseaux. Swedenborg, qui a de l’imagination,décrit les habitants des planètes, ceux de Mars, ceux de Vénus,ceux de Saturne. Eh bien, il ne leur donne pas une seule qualitéqui ne se trouve sur la terre ; mais il assemble ces qualitésde la manière la plus extravagante ; il délire constamment.Voyez, au contraire, ce que fait une belle imagination naïve :Homère, ou, pour mieux dire, le rhapsode inconnu, fait émerger dela blanche mer une jeune femme, « comme une nuée ». Elleparle, elle se lamente avec une sérénité céleste !« Hélas ! enfant, dit-elle, pourquoi t’ai-jenourri ?… Je t’enfantai dans ma maison pour une mauvaisedestinée. Mais j’irai sur l’Olympe neigeux… J’irai dans la maisond’airain de Zeus, j’embrasserai ses genoux, et je crois qu’il seragagné. » Elle parle, c’est Thétis, elle est déesse. La naturea donné la femme, la mer et la nuée ; le poète les aassociées.

Toute poésie, toute féerie est dans cesassociations heureuses.

Voyez comme à travers la sombre ramure unrayon de lune glisse sur l’écorce argentée des bouleaux. Le rayontremble, ce n’est pas un rayon, c’est la robe blanche d’une fée.Les enfants qui l’apercevront vont s’enfuir, saisis d’un effroidélicieux.

Ainsi naquirent les fées et les dieux. Il n’ya pas, dans le monde surnaturel, un atome qui n’existe dans lemonde naturel.

LAURE

Comme vous mêlez les déesses d’Homère et lesfées de Perrault !

RAYMOND

Elles ont, les unes et les autres, la mêmeorigine et la même nature. Ces rois, ces princes charmants, cesprincesses belles comme le jour, ces ogres qui amusent et effrayentles petits enfants, furent des dieux et des déesses autrefois etremplirent d’épouvante ou d’allégresse l’enfance de l’humanité. LePetit Poucet, Peau-d’Âne et Barbe-Bleue sont d’antiques etvénérables récits qui viennent de loin, de très loin.

LAURE

D’où ?

RAYMOND

Eh ! le sais-je ? On a voulu, onveut encore nous prouver qu’ils sont originaires de laBactriane ; on veut qu’ils aient été inventés sous lestérébinthes de cette âpre contrée, par les aïeux nomades desHellènes, des Latins, des Celtes et des Germains. Cette théorie aété élevée et soutenue par des savants très graves qui, s’ils setrompent, du moins ne se trompent point à la légère. Et il faut unebonne tête pour édifier scientifiquement des billevesées. Unpolyglotte peut seul divaguer en vingt langues. Les savants dont jevous parle ne divaguent jamais. Mais certains faits, relatifs auxcontes, fables et légendes qu’ils tiennent pour indo-européens,leur causent un embarras inextricable.

Quand ils ont bien sué pour vous prouver quePeau-d’Âne vient de la Bactriane et que le roman du Renard estpropre à la race japhétique, des voyageurs retrouvent le roman duRenard chez les Zoulous et Peau-d’Âne chez les Papous.

Leur théorie en souffre cruellement. Mais lesthéories ne sont créées et mises au monde que pour souffrir desfaits qu’on y met, être disloquées dans tous leurs membres, enfleret finalement crever comme des ballons. Toutefois, ceci est assezprobable que les contes de fées, et notamment ceux de Perrault,procèdent des plus antiques traditions de l’humanité !

OCTAVE

Je vous arrête, Raymond. Bien que peu au faitde la science contemporaine, et plus occupé d’agriculture qued’érudition, j’ai lu dans un petit livre fort bien écrit que lesogres n’étaient autres que ces Hongres ou Hongrois qui ravagèrentl’Europe au Moyen Age, et que la légende de Barbe-Bleue s’étaitformée d’après l’histoire trop vraie de ce monstrueux maréchal deRaiz qui fut pendu sous Charles VII.

RAYMOND

Nous avons changé tout cela, mon cher Octave,et votre petit livre, qui a pour auteur le baron Walckenaer, estbon à faire des comtes. Les Hongrois s’abattirent, en effet, commedes sauterelles sur l’Europe à la fin du XIe siècle.

C’étaient d’épouvantables barbares ; maisla forme de leur nom dans les langues romanes s’oppose à ladérivation proposée par le baron Walckenaer. Dieu donne au mot ogreune plus ancienne origine ; il le fait sortir du latinorcus, qui, selon Alfred Maury, est d’origineétrusque.

Orcus est l’enfer, le dieu dévorant,qui se repaît de chair et préfère celle des enfants au berceau.Quant à Gilles de Raiz, il fut, en effet, pendu à Nantes en 1440.Mais ce n’est pas pour avoir égorgé sept femmes ; son histoiretrop véridique ne ressemble en rien au conte, et c’est faire tort àBarbe-Bleue que de le confondre avec cet abominable maréchal.Barbe-Bleue n’est pas aussi noir qu’on le fait.

LAURE

Pas aussi noir ?

RAYMOND

Il n’est pas noir du tout, puisque c’est lesoleil.

LAURE

Le soleil qui tue ses femmes et qui est tuépar un dragon et par un mousquetaire ! Cela estridicule ! Je ne connais ni votre Gilles de Raiz ni vosHongrois ; mais il me semble beaucoup plus raisonnable decroire, avec mon mari, qu’un fait historique…

RAYMOND

Hé ! cousine, il vous semble raisonnablede vous tromper. L’humanité tout entière est comme vous. Sil’erreur paraissait absurde à tout le monde, personne ne setromperait. C’est le sens commun qui donne lieu à tous les fauxjugements. Le sens commun nous enseigne que la terre est fixe, quele soleil tourne autour et que les hommes qui vivent aux antipodesmarchent la tête en bas. Défiez-vous du bon sens, cousine. C’est enson nom qu’on a commis toutes les bêtises et tous les crimes.Fuyons-le, et revenons à Barbe-Bleue, qui est le soleil. Les septfemmes qu’il tue, sont sept aurores. En effet, chaque jour de lasemaine, le soleil, en se levant, met fin à une aurore. L’astrechanté dans les hymnes védiques a pris dans le conte gaulois, jel’avoue, la physionomie passablement féroce d’un tyranneauféodal ; mais il a gardé un attribut qui témoigne de sonantique origine et qui fait reconnaître en ce méchant hobereau unancien dieu solaire. Cette barbe à laquelle il doit son nom, cettebarbe couleur du temps, l’identifie à l’Indra védique, le dieu dufirmament, le dieu radieux, pluvieux, tonnant dont la barbe estd’azur.

LAURE

Cousin, dites-moi, de grâce, si les deuxcavaliers, dont l’un était dragon et l’autre mousquetaire, sontaussi des dieux de l’Inde.

RAYMOND

Avez-vous entendu parler des Açwins et desDioscures ?

LAURE

Jamais.

RAYMOND

Les Açwins chez les Indous et les Dioscureschez les Hellènes figuraient les deux crépuscules. C’est ainsi que,dans le mythe grec, les Dioscures Castor et Pollux délivrentHélène, la lumière matinale, que Thésée, le soleil, tientprisonnière. Le dragon et le mousquetaire du conte n’en font niplus ni moins en délivrant Mme Barbe-Bleue, leur sœur.

OCTAVE

Je ne nie pas que ces interprétations nesoient ingénieuses ; mais je les crois dénuées de toutfondement. Vous m’avez renvoyé tantôt à mes avoines avec mesHongrois.

Je vous dirai à mon tour que votre systèmen’est pas neuf et que feu mon grand-père, grand liseur de Dupuis,de Volney et de Dulaure, voyait le zodiaque à l’origine de tous lescultes. Le brave homme me disait, au grand scandale de ma pauvremère, que Jésus-Christ était le soleil, et ses douze apôtres lesdouze mois de l’année. Mais savez-vous, monsieur le savant, commentun homme d’esprit confondit Dupuis, Volney, Dulaure et mongrand-père ? Il appliqua leur théorie à l’histoire de NapoléonIer et démontra, par ce moyen, que Napoléon n’avait pas existé, queson histoire était un mythe. Ce héros qui naît dans une île,triomphe dans des contrées orientales et méridionales, perd sapuissance l’hiver dans le Nord et disparaît dans l’Océan, c’est,disait l’auteur dont j’ai oublié le nom, c’est évidemment lesoleil. Ses douze maréchaux sont les douze signes du zodiaque, etses quatre frères, les quatre saisons.

Je crains bien, Raymond, que vous neprocédiez, à l’égard de Barbe-Bleue, comme cet homme d’esprit àl’égard de Napoléon Ier.

RAYMOND

L’auteur dont vous parlez avait de l’esprit,comme vous le dites, et du savoir ; il se nommaitJean-Baptiste Pérès. Il est mort bibliothécaire, à Agen, en 1840.Son curieux petit livre : Comme quoi Napoléon n’a jamaisexisté, fut imprimé, si je ne me trompe, en 1817.

C’est, en effet, une critique très ingénieusedu système de Dupuis. Mais la théorie, dont je vous ai fait uneapplication isolée, et par conséquent sans force, est établie surla grammaire et la mythologie comparées. Les frères Grimm ontrecueilli, comme vous savez, les contes populaires de l’Allemagne.Leur exemple a été suivi dans presque tous les pays, et nouspossédons aujourd’hui des collections de contes scandinaves,danois, flamands, russes, anglais, italiens, zoulous, etc. Enlisant ces contes, d’origines si diverses, on remarque avecsurprise qu’ils procèdent tous ou presque tous d’un petit nombre detypes. Tel conte scandinave semble calqué sur tel conte français,qui lui-même reproduit les traits principaux d’un conteitalien.

Or, il n’est pas admissible que cesressemblances soient l’effet d’échanges successifs entre lesdifférents peuples.

On a donc supposé, comme je vous le disaistout à l’heure, que les familles humaines possédaient ces récitsavant leur séparation et qu’elles les imaginèrent pendant leurrepos immémorial dans leur commun berceau. Mais, comme on n’aentendu parler ni d’une contrée ni d’un âge où les Zoulous, lesPapous et les Indous paissaient leurs bœufs ensemble, il fautpenser que les combinaisons de l’esprit humain, à son enfance, sontpartout les mêmes, que les mêmes spectacles ont produit les mêmesimpressions dans toutes les têtes primitives, et que les hommes,également sujets à la faim, à l’amour et à la peur, ayant tous leciel sur leur tête et la terre sous leurs pieds, ont tous, pour serendre compte de la nature et de la destinée, imaginé les mêmespetits drames.

Les contes de nourrice n’étaient pas moins, àleur origine, qu’une représentation de la vie et des choses, propreà satisfaire des êtres très naïfs. Cette représentation se fitprobablement d’une manière peu différente dans le cerveau deshommes blancs, dans celui des hommes jaunes et dans celui deshommes noirs.

Cela dit, je crois qu’il sera sage de nous entenir à la tradition indo-européenne et de remonter à nos aïeux dela Bactriane, sans plus nous inquiéter des autres familleshumaines.

OCTAVE

Je vous suis avec plaisir. Mais ne croyez-vouspas qu’un sujet si obscur puisse être livré sans dangers auxhasards de la conversation ?

RAYMOND

À vous dire vrai, je crois que les hasardsd’une causerie familière sont moins dangereux pour mon sujet queles développements logiques d’une étude écrite. N’abusez pas contremoi de cet aveu, que je rétracterai, je vous en préviens, dès quevous ferez mine de vous en prévaloir à mes dépens. Désormais, je neprocéderai plus que par affirmations. Je me donnerai le plaisird’être certain de ce que je dirai. Tenez-vous pour averti. J’ajouteque si je me contredis, ce qui arrivera très probablement, jeconfondrai dans un même amour les deux fils ennemis de ma pensée,afin d’être sûr de ne point faire tort à celui des deux qui est lebon. Enfin, je serai âpre, tranchant, et, s’il se peut,fanatique.

LAURE

Nous verrons si cet air-là va à votre visage.Mais qui vous force à le prendre ?

RAYMOND

L’expérience. Elle me démontre que lescepticisme le plus étendu cesse là où commence soit la parole,soit l’action. Dès qu’on parle, on affirme. Il faut en prendre sonparti. Je m’y résigne. Je vous épargnerai de la sorte les« peut-être », les « si j’ose dire », les« en quelque sorte », et autres mantilles du langage,dont un Renan peut seul se parer avec grâce.

OCTAVE

Soyez âpre, tranchant. Mais, de grâce, mettezun peu d’ordre dans votre exposition. Et qu’on sache quelle estvotre thèse, maintenant que vous en avez une.

RAYMOND

Tous ceux qui savent conduire leur esprit dansles recherches d’érudition générale ont reconnu, dans les contes defées, des mythes antiques et d’antiques adages.

Max Muller a dit (je crois pouvoir citerexactement ses paroles) : « Les contes sont le patoismoderne de la mythologie, et, s’ils doivent devenir le sujet d’uneétude scientifique, le premier travail à entreprendre est de faireremonter chaque conte moderne à une légende plus ancienne, etchaque légende à un mythe primitif. »

LAURE

Eh bien, ce travail, l’avez-vous fait,cousin ?

RAYMOND

Si je l’avais fait, ce travail formidable, ilne me resterait pas un cheveu sur la tête, et je n’aurais plus leplaisir de vous voir qu’à travers quatre paires de besicles, sousle reflet protecteur d’une visière verte. Ce travail n’a pas étéfait ; mais des matériaux suffisants ont été réunis pourpermettre aux savants de se convaincre que les contes de fées nesont pas des imaginations en l’air, et qu’au contraire, « dansbien des cas, ils tiennent, comme dit Max Muller, par toutes leursracines, aux germes mêmes de l’ancien langage et de l’anciennepensée ». Les vieux dieux décrépits, tombés en enfance, et mishors des affaires humaines, servent encore à amuser les petitsgarçons et les petites filles. C’est l’emploi des grands-pères. Enest-il un seul qui convienne mieux à la vieillesse de ces anciensseigneurs de la terre et du ciel ? Les contes de fées sont debeaux poèmes religieux oubliés par les hommes et retenus par lespieuses aïeules à la longue mémoire. Ces poèmes sont devenuspuérils et sont restés charmants sur les lèvres molles de lavieille filandière qui les contait aux petits de ses fils,accroupis autour d’elle devant l’âtre.

Les tribus des hommes blancs se sontséparées ; les unes sont allées sous un ciel transparent, lelong des blancs promontoires que baigne une mer bleue quichante ; les autres se sont plongées dans les brumesmélancoliques qui, sur les rivages des mers du Nord, mêlent laterre au ciel et ne laissent deviner que des formes incertaines etmonstrueuses. D’autres ont campé dans les steppes monotones oùpaissaient leurs maigres chevaux ; d’autres ont couché sur laneige durcie, ayant sur la tête un firmament de fer et de diamants.Il en est qui sont allées cueillir la fleur d’or sur une terre degranit. Et les fils de l’Inde ont bu à tous les fleuves del’Europe. Mais, partout, dans la cabane, ou sous la tente, oudevant le feu de broussailles allumé dans la plaine, l’enfantd’autrefois, devenue aïeule à son tour, répétait aux petits lescontes qu’elle avait entendus dans son enfance. C’étaient les mêmespersonnages et la même aventure ; seulement la conteusedonnait, sans le savoir, à son récit les teintes de l’air qu’elleavait si longtemps respiré et de la terre qui l’avait nourrie etqui allait bientôt la recevoir. La tribu reprenait sa marche àtravers les fatigues et les périls, laissant derrière elle, du côtéde l’Orient, l’aïeule couchée au milieu des morts jeunes ou vieux.Mais les contes sortis de ses lèvres, maintenant glacées,s’envolaient comme les papillons de Psyché, et ces frêlesimmortels, se posant de nouveau sur la bouche des vieillesfilandières, étincelaient aux yeux agrandis des nouveauxnourrissons de l’antique race. Et qui donc apprit Peau-d’Âne auxfillettes et aux garçonnets de France, « de douceFrance », comme dit la chanson ? C’est « Ma Mèrel’Oie », répondent les savants de village, Ma Mère l’Oie, quifilait sans cesse et sans cesse devisait. Et les savants des’enquérir. Ils ont reconnu Ma Mère l’Oie dans cette reine Pédauqueque les maîtres imagiers représentèrent sur le portail deSainte-Marie de Nesles dans le diocèse de Troyes, sur le portail deSainte-Bénigne de Dijon, sur le portail de Saint-Pourçain enAuvergne et de Saint-Pierre de Nevers. Ils ont identifié Ma Mèrel’Oie à la reine Bertrade, femme et commère du roi Robert ; àla reine Berthe au grand pied, mère de Charlemagne ; à lareine de Saba, qui, étant idolâtre, avait le pied fourchu ; àFreya au pied de cygne, la plus belle des déessesscandinaves ; à sainte Lucie, dont le corps, comme le nom,était lumière. Mais c’est chercher bien loin et s’amuser à seperdre. Qu’est-ce que Ma Mère l’Oie, sinon notre aïeule à tous etles aïeules de nos aïeules, femmes au cœur simple, aux bras noueux,qui firent leur tâche quotidienne avec une humble grandeur et qui,desséchées par l’âge, n’ayant, comme les cigales, ni chair ni sang,devisaient encore au coin de l’âtre, sous la poutre enfumée, ettenaient à tous les marmots de la maisonnée ces longs discours quileur faisaient voir mille choses ? Et la poésie rustique, lapoésie des champs, des bois et des fontaines, sortait fraîche deslèvres de la vieille édentée.

… comme ces eaux si pures et si belles, quicoulent sans effort des sources naturelles.

Sur le canevas des ancêtres, sur le vieuxfonds indou, la Mère l’Oie brodait des images familières, lechâteau et les grosses tours, la chaumière, le champ nourricier, laforêt mystérieuse et les belles Dames, les fées tant connues desvillageois et que Jeanne d’Arc aurait pu voir, le soir, sous legros châtaignier, au bord de la fontaine…

Eh bien, cousine, vous ai-je gâté les contesde fées ?

LAURE

Parlez, parlez, je vous écoute.

RAYMOND

Pour moi, s’il fallait choisir, je donneraisde bon cœur toute une bibliothèque de philosophes, pour qu’on melaissât Peau-d’Âne. Il n’y a dans toute notre littérature que LaFontaine qui ait senti comme Ma Mère l’Oie la poésie du terroir, lecharme robuste et profond des choses domestiques.

Mais permettez-moi de rassembler et deresserrer quelques observations importantes qu’il ne faut paslaisser s’éparpiller dans les hasards de la conversation. Lespremières langues étaient tout en images et animaient tout cequ’elles nommaient. Elles dotaient de sentiments humains lesastres, les nuages, « vaches célestes », la lumière, lesvents, l’aurore. De la parole imagée, vivante, animée, le mythejaillit et le conte sortit du mythe. Le conte se transforma sanscesse ; car le changement est la première nécessité del’existence. Il fut pris au mot et à la lettre et ne rencontra pas,par bonheur, des gens d’esprit pour le réduire en allégorie et letuer du coup. Les bonnes gens voyaient, en Peau-d’Âne, Peau-d’Âneelle-même, rien de plus, rien de moins. Perrault n’y chercha pasautre chose. La science vint qui embrassa d’un coup d’œil le longtrajet du mythe et du conte et dit :

« L’aurore devint Peau-d’Âne. » Maisil faut qu’elle ajoute que, dès que Peau-d’Âne fut imaginée, elleprit une physionomie particulière et vécut pour son proprecompte.

LAURE

Je commence à voir clair dans ce que vousdites. Mais, puisque vous nommez Peau-d’Âne, je vous avouerai qu’ily a dans son histoire quelque chose qui me choque au dernier point.Est-ce un Indien qui a donné au père de Peau-d’Âne cette odieusepassion pour sa fille ?

RAYMOND

Pénétrons le sens du mythe, et l’inceste quivous fait horreur vous paraîtra bien innocent. Peau-d’Âne estl’aurore ; elle est fille du soleil, puisqu’elle sort de lalumière. Quand on dit que le roi est amoureux de sa fille, celasignifie que le soleil, à son lever, court après l’aurore. De même,dans la mythologie védique, Prajâ-pati, seigneur de la création,protecteur de toute créature, identique au soleil, poursuit safille Ouschas, l’aurore, qui fuit devant lui.

LAURE

Tout soleil qu’il est, votre roi me choque etj’en veux à ceux qui l’ont imaginé.

RAYMOND

Ils étaient innocents et par conséquentimmoraux… Ne vous récriez pas, cousine, c’est la corruption quidonne une raison d’être à la morale, de même que c’est la violencequi nécessite la loi. Ce sentiment du roi pour sa fille, respectéavec une naïveté religieuse par la tradition et par Perrault,atteste la vénérable antiquité du conte et le fait remonterjusqu’aux tribus patriarcales de l’Ariadne.

L’inceste était considéré sans horreur dansces innocentes familles de pâtres chez qui le père se nommait« celui qui protège », le frère «celui qui aide »,la sœur « celle qui console », la fille « celle quitrait les vaches », le mari « le fort », et l’épouse« la forte ». Ces bouviers du pays du soleil n’avaientpoint inventé la pudeur. Parmi eux, la femme, étant sans mystère,était sans danger. La volonté du patriarche était la seule loi quipermettait ou non au mari d’emmener une épouse dans le chariotattelé de deux bœufs blancs. Si, par la force des choses, l’uniondu père et de la fille était rare, cette union n’était pasréprouvée. Le père de Peau-d’Âne ne fit point scandale. Le scandaleest propre aux sociétés polies, et c’est même une de leursdistractions les plus chères.

OCTAVE

Je vous laisse dire. Mais je suis bien sûr quevos explications ne valent rien. La morale est innée dansl’homme.

RAYMOND

La morale est la science des mœurs ; ellechange avec les mœurs. Elle diffère dans tous les pays et ne restenulle part dix ans la même.

Votre morale, Octave, n’est pas celle de votrepère.

Quant aux idées innées, c’est une granderêverie.

LAURE

Messieurs, laissons, s’il vous plaît, lamorale et les idées innées, qui sont des choses fort ennuyeuses, etrevenons au père de Peau-d’Âne, qui est le soleil.

RAYMOND

vous rappelez-vous qu’il nourrissait dans sonécurie, au milieu des plus nobles chevaux richement caparaçonnés et« roides d’or et de broderies, un âne que la nature avaitformé si extraordinaire, dit le conte, que sa litière, au lieud’être malpropre, était couverte, tous les matins, de beaux écus ausoleil et de beaux louis d’or de toute espèce » ? Ehbien, cet âne oriental, onagre, hémione ou zèbre, est le coursierdu soleil, et les louis d’or dont il couvre sa litière sont lesdisques lumineux que l’astre répand à travers la feuillée. Sa peauest elle-même un emblème distinct qui représente la nuée. L’aurores’en voile et disparaît. vous rappelez-vous la jolie scène, quandPeau-d’Âne est vue, dans sa robe couleur du ciel, par le beauprince qui a mis l’œil sur le trou de la serrure ? Ce prince,fils du roi, est un rayon de soleil…

LAURE

Dardé à travers la porte, c’est-à-dire entredeux nuages, n’est-il pas vrai ?

RAYMOND

On ne peut mieux dire, cousine, et je vois quevous vous entendez admirablement en mythologie comparée. – Prenonsle conte le plus simple de tous, cette histoire d’une jeune fillequi laisse échapper de sa bouche deux roses, deux perles et deuxdiamants. Cette jeune fille est l’aurore qui fait éclore les fleurset les baigne de rosée et de lumière. Sa méchante sœur, qui vomitdes crapauds, est la brume. – Cendrillon, noircie par les cendresdu foyer, c’est l’aurore assombrie par les nuages. Le jeune princequi l’épouse est le soleil.

OCTAVE

Ainsi les femmes de Barbe-Bleue sont desaurores. Peau-d’Âne est une aurore, la jeune fille qui laissetomber de sa bouche des roses et des perles est une aurore,Cendrillon est une aurore, vous ne nous montrez que desaurores.

RAYMOND

C’est que l’aurore, l’aurore magnifique del’Inde, est la plus riche source de la mythologie aryenne. Elle estcélébrée, sous des noms et des formes multiples, dans les hymnesvédiques. Dès la nuit on l’appelle, on l’attend, avec une espérancemêlée de crainte :

« Notre antique amie, l’Aurore,reviendra-t-elle ? Les puissances de la nuit seront-ellesvaincues par le dieu de la lumière ? » Mais elle vient,la claire jeune fille, « elle s’approche de chaquemaison », et chacun se réjouit dans son cœur. C’est elle,c’est la fille de Dyaus, la divine bouvière, qui conduit, chaquematin, au pâturage les vaches célestes, dont les lourdes mamelleslaissent s’égoutter sur la terre aride une rosée fraîche etféconde.

Comme on a chanté sa venue, on chantera safuite, et l’hymne va célébrer la victoire du soleil :

« Voici encore une forte et mâle actionque tu as accomplie, à Indra ! Tu frappes la fille de Dyaus,une femme qu’il est difficile de vaincre. Oui, la fille de Dyaus,la glorieuse, l’Aurore, toi, Indra, grand héros, tu l’as mise enpièces.

« L’Aurore se précipita à bas de son charbrisé, craignant qu’Indra, le taureau, ne la frappât.

« Son char gisait là, brisé enmorceaux ; quant à elle, elle s’enfuit bien loin. »L’indou primitif se faisait de l’aurore une image changeante, maistoujours vive, et les reflets affaiblis et altérés de cette imagesont encore visibles dans les contes dont nous venons de parler,comme aussi dans Le Petit Chaperon rouge. La couleur du bonnet queporte la petite-fille de la Mère Grand est un premier indice de sacéleste origine.

L’office qu’on lui donne de porter une galetteet un pot de beurre la fait ressembler à l’aurore des védas, quiest une messagère. Quant au loup qui la dévore…

LAURE

C’est un nuage.

RAYMOND

Non pas, cousine. C’est le soleil.

LAURE

Le soleil, un loup ?

RAYMOND

Le loup dévorateur, au poil brillant,vrika, le loup védique. N’oubliez pas que deux dieuxsolaires, l’Apollon Lycien des Grecs et l’Apollon Soranus desLatins, ont le loup pour emblème.

OCTAVE

Comment a-t-on pu comparer le soleil à unloup ?

RAYMOND

Quand le soleil tarit les citernes, brûle lesprés et sèche le cuir sur l’échine amaigrie des bœufs haletants quitirent la langue, n’est-ce point un loup dévorant ? Le poil duloup reluit, ses prunelles brillent ; il montre des dentsblanches, sa mâchoire et ses reins sont forts : il procède dusoleil par l’éclat de son pelage et de ses yeux et par la puissancedestructive de ses mâchoires. vous craignez peu le soleil, Octave,dans ce pays humide où fleurissent les pommiers ; mais lepetit Chaperon rouge, qui vient de loin, a traversé de chaudescontrées.

LAURE

L’aurore meurt et renaît. Mais le petitChaperon rouge meurt pour ne plus revenir. Elle eut tort decueillir des noisettes et d’écouter le loup ; toutefois est-ceune raison pour qu’elle soit mangée sans miséricorde ? Nevaudrait-il pas mieux qu’elle sortît du ventre de la bête, commel’aurore de la nuit ?

RAYMOND

Votre pitié, cousine, est pleine d’esprit. Lamort du petit Chaperon rouge ne peut être définitive. La Mère l’Oien’avait pas bien retenu la fin du conte.

On peut bien oublier quelque chose à sonâge.

Mais les aïeules d’Allemagne et d’Angleterresavent bien que le Chaperon rouge meurt et renaît commel’aurore.

Elles content qu’un chasseur ouvrit le ventrede la bête et en tira l’enfant rose, qui ouvrit de grands yeux etdit :

« Oh ! que j’ai eu de frayeur etqu’il faisait noir là-dedans ! » Je feuilletais tantôt,dans la chambre de votre fille, un de ces cahiers d’images encouleurs que l’Anglais Walter Crane enlumine avec tant de fantaisieet d’humour. Ce gentleman a l’imagination à la fois savante etfamilière ; i la le sens des légendes et l’amour de lavie ; il respecte le passé et goûte le présent. C’est l’espritanglais. Le cahier que je feuilletais contient le texte et lesdessins du Little Red Riding Hood (Le Petit Chaperon rougede l’Angleterre).

Le loup l’avale ; mais un gentlemanfarmer, en habit vert, culotte jaune et bottes à revers, logeune balle entre les deux yeux luisants du loup, ouvre avec soncouteau de chasse le ventre de la bête, et l’enfant en sort,fraîche comme une rose.

Some sportsman (he certainly was adead shot)

Had aimed at the Wolfwhen shecried ;

So Red Riding Hood got sale home didshe not ?

And lived happily there till shedied.

Voilà la vérité, cousine, et vous l’aviezdevinée.

Quant à La Belle au bois dormant, dontl’aventure est d’une poésie naïve et profonde…

OCTAVE

C’est l’aurore !

RAYMOND

Non. La Belle au bois dormant, Le Chat bottéet Le Petit Poucet se rattachent à une autre classe de légendesaryennes, à celles qui symbolisent la lutte entre l’hiver et l’été,le renouvellement de la nature, l’éternelle aventure de l’Adonisuniversel, de cette rose du monde qui se flétrit et refleurit sanscesse. La Belle au bois dormant n’est autre qu’Astéria, claire sœurde Latone, que Cora et que Proserpine. L’imagination populaire futbien inspirée en donnant à la lumière la forme de ce que la lumièrecaresse le plus amoureusement sur la terre, la forme d’une bellejeune fille. Pour ma part, j’aime la princesse du bois dormant àl’égal de l’Eurydice de Virgile et de la Brunhild de l’Edda qui,piquées, l’une par un serpent, l’autre par une épine, sont ramenéesde l’ombre éternelle, la Grecque par un poète, la Scandinave par unguerrier, tous deux amoureux.

C’est le sort commun des héros lumineux desmythes de s’évanouir à l’atteinte d’un objet aigu, épine, griffe oufuseau. Dans une légende du Dekan, recueillie par Miss Frere, unepetite fille se pique à l’ongle qu’une Rakchasa a laissé dans uneporte ; aussitôt elle tombe inanimée. Un roi passe, l’embrasseet la réchauffe. Le propre de ces drames de l’hiver et de l’été, del’ombre et de la lumière, de la nuit et du jour est de recommencersans cesse. Le conte rapporté par Perrault recommence quand on lecroit fini. La Belle épouse le prince et a de ce mariage deuxenfants, le petit Jour et la petite Aurore, l’Aithra et l’Hémérosd’Hésiode, ou, si vous voulez, Phoebus et Artémis. En l’absence duprince, sa mère, une ogresse, une Rakchasa, c’est-à-direl’épouvante nocturne, menace de dévorer les deux enfants royaux,les deux jeunes lumières, que sauve le retour du roi soleil. LaBelle au bois dormant a, dans l’ouest de la France, une sœurrustique dont l’histoire est contée naïvement dans une très vieillechanson que je vais vous dire :

Quand j’étais chez mon père,

Guenillon,

Petite jeune fille,

Il m’envoyait au bois,

Guenillon,

Pour cueillir la nouzille,

Ah ! Ah! Ah! Ah! Ah!

Guenillon, Saute en guenille.

Il m’envoyait au bois

Pour cueillir la nouzille !

Le bois était trop haut,

La belle trop petite…

Le bois était trop haut,

La belle trop petite.

Elle se mit en main

Une tant verte épine…

Elle se mit en main

Une tant verte épine,

À la douleur du doigt

La bell’ s’est endormie…

À la douleur du doigt,

La bell’ s’est endormie…

Et au chemin passa

Trois cavaliers bons drilles…

Et le premier des trois

Dit : « Je vois une fille. »

Et le second des trois

Dit : « Elle est endormie. »

Et le second des trois,

Guenillon,

Dit : « Elle est endormie. »

Et le dernier des trois,

Guenillon, Dit :

« Ell’ sera ma mie. »

Ah ! ah! ah! ah! ah!

Guenillon,

Saute en guenille.

Ici la légende divine est tombée au dernierétage de la dégradation, et il serait impossible, si lesintermédiaires manquaient, de reconnaître en cette rustiqueGuenillon la lumière céleste qui languit pendant l’hiver et seranime au printemps. L’épopée de la Perse, le Schahnameh, nous faitconnaître un héros dont la destinée ressemble à celle de la Belleau bois dormant. Isfendiar, qui ne peut être blessé par aucuneépée, doit mourir d’une épine qui l’atteindra dans l’œil.L’histoire de Balder, dans l’Edda scandinave, présente avec cetteBelle au bois dormant des analogies encore plus saisissantes.

Comme les fées au berceau de la fille du roi,tous les dieux devant le divin enfant Balder jurent de rendreinoffensif pour lui tout ce qui est sur la terre. Mais le gui, quine croît pas sur le sol, a été oublié par les immortels comme, parle roi et la reine, la vieille qui filait au faîte de leur tour. Unfuseau pique la belle ; une branche de gui tue Balder.

« Ainsi, par terre, gît Balder, mort, ettout autour gisent, amoncelés, glaives, torches, javelots et lancesque, pour s’amuser, les dieux avaient jetés sans effet contreBalder, que ne perçait et n’entamait aucune arme ; mais danssa poitrine était enfoncée la fatale branche de gui, que Lok,l’accusateur, donna à Hoder, et que Hoder lança sans penséemauvaise. »

LAURE

Tout cela est fort beau ; maisn’avez-vous rien à nous dire de la petite chienne Pouffe qui étaitsur le lit de la princesse ? Je lui trouve un airgalant : Pouffe fut élevée sur les genoux des marquises, et jem’imagine que madame de Sévigné la caressa de ces mains quiécrivirent des lettres si belles.

RAYMOND

Pour vous être agréable, nous donnerons à lapetite chienne Pouffe des aïeux célestes ; ou ferons remontersa race à Saramâ, la chienne en quête de l’aurore, et au chienSeirios, gardien des étoiles. voilà, si je ne me trompe, une bellenoblesse. Il ne reste plus à Pouffe qu’à faire la preuve de sesquartiers pour être admise comme chanoinesse au chapitre d’unRemiremont-Canin. Un d’Hozier à quatre pattes aurait seul autoritépour établir cette filiation. Je me contenterai d’indiquer un desrameaux de ce grand arbre généalogique. Branche finlandaise :le petit chien Flô, à qui sa maîtresse dit par troisfois :

« Va, mon petit chien Flô, et vois s’ilfera bientôt jour. »

À la troisième fois, l’aube se lève.

OCTAVE

J’admire la facilité avec laquelle vous logezau ciel les bêtes et les gens des contes. Les Romains n’envoyaientpas plus aisément leurs empereurs parmi les constellations. À votregré, le marquis de Carabas ne peut manquer d’être pour le moins lesoleil en personne.

RAYMOND

N’en doutez pas, Octave. Ce personnage pauvre,humilié, qui croît en richesse et en puissance, c’est le soleil quise lève dans la brume et brille par un midi pur. Notez cepoint : le marquis de Carabas sort de l’eau pour se revêtird’habits resplendissants. On ne peut représenter le lever du soleilpar un symbole plus clair.

LAURE

Mais, dans le conte, le marquis est unpersonnage inerte, qu’on mène ; c’est le chat qui pense et quiagit, et il n’est que juste que ce chat soit, comme la chiennePouffe, un être céleste.

RAYMOND

C’en est un, et, comme son maître, il figurele soleil.

LAURE

J’en suis bien aise. Mais a-t-il, commePouffe, des parchemins en règle ? Peut-il prouver sanoblesse ?

RAYMOND

Ainsi que le dit Racine :

L’hymen n’est pas toujours entouré de flambeaux.

Il se peut que le Chat botté descende de ceschats qui traînèrent le char de Freya, la Vénus scandinave. Maisles tabellions de gouttière n’en disent rien. On connaît un trèsancien chat solaire, le chat égyptien, identique à Râ, qui parledans un rituel funéraire, traduit par monsieur de Rougé, etdit : « Je suis le grand chat qui était en l’avenue del’arbre de vie, dans An, la nuit du grand combat. » Mais cechat est un Kouschite, un fils de Cham. Le Chat botté est de larace de Japhet, et je ne vois pas du tout comment on pourrait lesrattacher l’un à l’autre.

LAURE

Ce grand chat kouschite, qui parle siobscurément dans votre rituel funéraire, était-il besacier etbotté ?

RAYMOND

Le rituel ne le dit pas. Les bottes du chat dumarquis sont analogues aux bottes de sept lieues que chausse lePetit Poucet et qui symbolisent la rapidité de la lumière. Le PetitPoucet fut originairement, selon le savant monsieur Gaston Paris,un de ces dieux aryens, conducteurs et voleurs de bœufs célestes,comme cet Hermès enfant, à qui les peintres de vases donnent unsoulier pour berceau.

L’imagination populaire logea Poucet dans laplus petite étoile de la Grande Ourse. À propos de bottes, comme ondit, vous savez que Jacquemart, qui faisait des eaux-fortes sibelles, rassembla une riche collection de chaussures. Si l’onvoulait faire, à son exemple, un musée de chaussures mythologiques,on remplirait plus d’une vitrine. À côté des bottes de sept lieues,du soulier d’Hermès enfant et des bottes du maître chat, ilfaudrait placer les talonnières d’Hermès adulte, les sandales dePersée, les chaussures d’or d’Athénée, les pantoufles de verre deCendrillon et les mules étroites de Marie, la petite Russe. Tousces vêtements de pied expriment à leur façon la vitesse de lalumière et le cours des astres.

LAURE

C’est par erreur, n’est-il pas vrai, qu’on adit que les pantoufles de Cendrillon étaient de verre ? On nepeut pas se figurer des chaussures faites de la même étoffe qu’unecarafe. Des chaussures de vair, c’est-à-dire des chaussuresfourrées, se conçoivent mieux, bien que ce soit une mauvaise idéed’en donner à une fillette pour la mener au bal.

Cendrillon devait avoir avec les siennes lespieds pattus comme un pigeon. Il fallait, pour danser si chaudementchaussée, qu’elle fût une petite enragée. Mais les jeunes filles lesont toutes ; elles danseraient avec des semelles deplomb.

RAYMOND

Cousine, je vous avais pourtant bien avertiede vous défier du bon sens. Cendrillon avait des pantoufles non defourrure, mais de verre, d’un verre transparent comme une glace deSaint-Gobain, comme l’eau de source et le cristal de roche. Cespantoufles étaient fées ; on vous l’a dit, et cela seul lèvetoute difficulté. Un carrosse sort d’une citrouille. La citrouilleétait fée. Or, il est très naturel qu’un carrosse fée sorte d’unecitrouille fée. C’est le contraire qui serait surprenant. LaCendrillon russe a une sœur qui se coupe le gros orteil pourchausser la pantoufle, que le sang macule et qui révèle ainsi auprince l’héroïque supercherie de l’ambitieuse.

LAURE

Perrault se contente de dire que les deuxméchantes sœurs firent tout leur possible pour faire entrer leurpied dans la pantoufle, mais qu’elles ne purent en venir àbout.

J’aime mieux cela.

RAYMOND

C’est aussi comme cela que l’entendait Ma Mèrel’Oie.

Mais, si vous étiez Slave, vous seriez un peuféroce, et l’orteil coupé serait tout à fait de votre goût.

OCTAVE

Voilà déjà quelque temps que Raymond nousparle des contes de fées, et il ne nous a pas encore dit un mot desfées elles-mêmes.

LAURE

Cela est vrai. Mais il vaut mieux laisser lesfées dans leur vague et leur mystère.

RAYMOND

Vous craignez, cousine, que ces capricieusescréatures, tantôt bonnes, tantôt méchantes, jeunes ou vieilles àleur gré, qui dominent la nature et semblent toujours sur le pointde s’évanouir en elle, ne se prêtent pas à notre curiosité et nenous échappent au moment où nous croirons les saisir. Elles sontfaites d’un rayon de lune. Le bruissement des feuilles trahit seulleur passage, et leur voix se mêle aux murmures des fontaines. Sil’on ose saisir un pan de leur robe d’or, on n’a dans la mainqu’une poignée de feuilles sèches. Je n’aurai point l’impiété deles poursuivre ; mais leur nom seul nous révélera le secret deleur nature.

Fée, en italien fata, en espagnolhada, en portugais et en provençal fada etfade ; Fadette dans ce patois berrichon qu’illustraGeorge Sand, est sorti du latin fatum, qui signifie destin. Lesfées résultent de la conception la plus douce et la plus tragique,la plus intime et la plus universelle de la vie humaine. Les féessont nos destinées. Une figure de femme sied bien à la destinée,qui est capricieuse, séduisante, décevante, pleine de charme, detrouble et de péril.

Il est bien vrai qu’une fée est la marraine dechacun de nous et que, penchée sur son berceau, elle lui fait desdons heureux ou terribles qu’il gardera toute sa vie. Prenez lesêtres, demandez-vous ce qu’ils sont, ce qui les fait et ce qu’ilsfont ; vous trouverez que la raison suprême de leur existenceheureuse ou funeste, c’est la fée. Claude plaît parce qu’il chantebien ; il chante bien parce que les cordes de sa voix sontharmonieusement construites. Qui les disposa ainsi dans le gosierde Claude ? C’est la fée. Pourquoi la fille du roi sepiqua-t-elle au fuseau de la vieille ? Parce qu’elle étaitvive, un peu étourdie… et que l’arrêt des fées l’ordonnaitainsi.

C’est précisément ce que répond le conte, etla sagesse humaine ne va pas au-delà de cette réponse. Pourquoi,cousine, êtes-vous belle, spirituelle et bonne ? Parce qu’unefée vous donna la bonté, une autre l’esprit, une autre la grâce. Ilfut fait comme elles avaient dit. Une mystérieuse marrainedétermine à notre naissance tous les actes, toutes les pensées denotre vie, et nous ne serons heureux et bons qu’autant qu’ellel’aura voulu. La liberté est une illusion et la fée une vérité. –Mes amis, la vertu est, comme le vice, une nécessité qu’on ne peutéluder… Oh ! ne vous récriez pas. Pour être involontaire, lavertu n’en est pas moins belle et ne mérite pas moins qu’onl’adore.

Ce qu’on aime dans la bonté, ce n’est pas leprix qu’elle coûte, c’est le bien qu’elle fait.

Les belles pensées sont les émanations desbelles âmes qui répandent leur propre substance, comme les parfumssont les particules des fleurs qui s’évaporent. Une âme noble nepeut donner à respirer que de la noblesse, de même qu’une rose nepeut sentir que la rose. Ainsi l’ont voulu les fées. Cousine,rendez-leur grâce.

LAURE

Je ne vous écoute plus, votre sagesse esthorrible. Je sais le pouvoir des fées ; je sais leurscaprices ; elles ne m’ont pas épargné plus qu’à d’autres lesfaiblesses intérieures, les chagrins et les fatigues. Mais je saisqu’au-dessus d’elles, au-dessus des hasards de la vie, plane lapensée éternelle qui nous inspira la foi, l’espérance et lacharité. – Bonne nuit, cousin.

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